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DU MÊME AUTEUR Etienne Balibar

LIRE LE CAPITAL (en collaboration avec L. Althusser, P. Macherey, J. Rancière ,


R. Establet), Éd . Maspero, 1965 (Nouvelle édition revue , PUF, coll.« Qua-
drige», 1996).
CINQ ÉTUDESDU MATÉRIALISMEHISTORIQUE, Éd. Maspero, 1974.
SUR LA DICTATUREDU PROLÉTARIAT,Éd. Maspero, 1976.
OUVRONS LA FENÊTRE,CAMARADES . ! (en collaboration avec G. Bois, G. Labica, .
J.-P. Lefebvre), Éd . Maspero, 1979. ·
MARX ET SA CRITIQUE DE LA POLITIQUE (en collab.oraüon avec C. Luporini et
La crainte des masses
A. Tose!), Éd. Maspero, 1979.
SPINOZA.ET LA POLITIQUE, PUF, 1985. Politique et philosophie avant et après Marx
RACE, NATION, CLASSE(en collaboration avec 1. Wallerstein), Éd. La Décou-
verte, 1988.
ÉCRITS POUR ALTHUSSER, Éd. La Découverte, 1991.
' LES FRONTIÈRESDE LA DÉMOCRATIE,Éd. La Découverte, 1992.
LA PHILOSOPHIEDE MARX, coll. « Repères», Éd. La Déc ouverte, 1993.
LIEUX ET NOMS DE LA.VÉRITÉ, Éd. de l'Aube, La Tour d'Aigues, 1994.
SPINOZA: FROM INDIVfDUALITYTO TRANSINDIVIDUALITY,Mededelingen van-
wege het Spinozahuis 71, Ebùron Delft , 1996.

 paraître:
LOCKE: IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE.L' INVENTION DE LA CONSCIENCEDE SOI, Éd.
Le Seuil.
EXTREME VIOLENCE AND THE PROBLEM OF CivILITY (The Wellek Library
Lectures , 1996), Columbia University Press .

_/ ......--

Galilée
Avertissement
---\
Les essais rassemblés dans ce livre, selon une disposition que
j'espère éclairante, ont été rédigés entre 1983 (pour le plus ancien)
et 1996 (pour le plus récent). Ils traitent d'auteurs et de thèmes
variés dans le champ de la « philosophie politique», c'est-à-dire de
la philosophie tout court. Je ne saurais prétendre qu'ils procèdent
d'ùne même inspiration, et il ne sera pas difficile au lecteur de
'· relever entre eux de nombreuses disparités. J'ai voulu néanmoins en
faire les pièces d'un même dossier (et, pour les derniers écrits, je me
suis orienté vers la recherche des complémentarités que cela supposait,
en mettant à profit diverses circonstances), cela pour deux raisons.
La première est que, me semble-t-il, les œuvres commentées ici,
les questions d'interprétation et de conceptualisation, les analyses de
situations esquissées, les engagements pris illustrent une équivocité
du concept même de la politique à laquelle, bien loin de la considérer
comme un défaut ou une incertitude provisoire, j'en suis venu à
conférer la valeur d'un outil de réflexion fondamental. Elle est exposée
dans l'essai introductif: Trois conceptsde la politique: Émancipation,
Transformation, Civilité, que la revue Les Temps Modernesm'a fait
l'honneur de me demander l'an dernier parmi d'autres contributions
qu'elle réunissait pour son 50• anniversaire. Je me permets donc d'y
renvoyer aussitôt le lecteur. J'essaie de revenir sur l'utilisation que
je crois pouvoir faire de certains grands textes classiques (dont aucun,
bien entendu, ne se réduit à la condition d'une illustration de thèses
© 1997, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris. ou de définitions préexistantes : il s'agirait plutôt de les faire travailler
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement pour approcher la définition des concepts, s'il est vrai, comme j'ai
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre été amené à l'écrire à propos de Fichte, que « le texte philosophique
français <rexploication du droit de copie (CFC), 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris.
porte à l'extrême des. contradictions qui le dépassent, mais qui ne
ISBN 2-7186-0462-X ISSN 0768-2395
trouvent nulle part ailleurs une formulation aussi contraignante»).
Mais je tente aussi de montrer pourquoi la construction d'un système

9
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DU MÊME AUTEUR Etienne Balibar

LIRE LE CAPITAL (en collaboration avec L. Althusser, P. Macherey, J. Rancière ,


R. Establet), Éd . Maspero, 1965 (Nouvelle édition revue , PUF, coll.« Qua-
drige», 1996).
CINQ ÉTUDESDU MATÉRIALISMEHISTORIQUE, Éd. Maspero, 1974.
SUR LA DICTATUREDU PROLÉTARIAT,Éd. Maspero, 1976.
OUVRONS LA FENÊTRE,CAMARADES . ! (en collaboration avec G. Bois, G. Labica, .
J.-P. Lefebvre), Éd . Maspero, 1979. ·
MARX ET SA CRITIQUE DE LA POLITIQUE (en collab.oraüon avec C. Luporini et
La crainte des masses
A. Tose!), Éd. Maspero, 1979.
SPINOZA.ET LA POLITIQUE, PUF, 1985. Politique et philosophie avant et après Marx
RACE, NATION, CLASSE(en collaboration avec 1. Wallerstein), Éd. La Décou-
verte, 1988.
ÉCRITS POUR ALTHUSSER, Éd. La Découverte, 1991.
' LES FRONTIÈRESDE LA DÉMOCRATIE,Éd. La Découverte, 1992.
LA PHILOSOPHIEDE MARX, coll. « Repères», Éd. La Déc ouverte, 1993.
LIEUX ET NOMS DE LA.VÉRITÉ, Éd. de l'Aube, La Tour d'Aigues, 1994.
SPINOZA: FROM INDIVfDUALITYTO TRANSINDIVIDUALITY,Mededelingen van-
wege het Spinozahuis 71, Ebùron Delft , 1996.

 paraître:
LOCKE: IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE.L' INVENTION DE LA CONSCIENCEDE SOI, Éd.
Le Seuil.
EXTREME VIOLENCE AND THE PROBLEM OF CivILITY (The Wellek Library
Lectures , 1996), Columbia University Press .

_/ ......--

Galilée
Avertissement
---\
Les essais rassemblés dans ce livre, selon une disposition que
j'espère éclairante, ont été rédigés entre 1983 (pour le plus ancien)
et 1996 (pour le plus récent). Ils traitent d'auteurs et de thèmes
variés dans le champ de la « philosophie politique», c'est-à-dire de
la philosophie tout court. Je ne saurais prétendre qu'ils procèdent
d'ùne même inspiration, et il ne sera pas difficile au lecteur de
'· relever entre eux de nombreuses disparités. J'ai voulu néanmoins en
faire les pièces d'un même dossier (et, pour les derniers écrits, je me
suis orienté vers la recherche des complémentarités que cela supposait,
en mettant à profit diverses circonstances), cela pour deux raisons.
La première est que, me semble-t-il, les œuvres commentées ici,
les questions d'interprétation et de conceptualisation, les analyses de
situations esquissées, les engagements pris illustrent une équivocité
du concept même de la politique à laquelle, bien loin de la considérer
comme un défaut ou une incertitude provisoire, j'en suis venu à
conférer la valeur d'un outil de réflexion fondamental. Elle est exposée
dans l'essai introductif: Trois conceptsde la politique: Émancipation,
Transformation, Civilité, que la revue Les Temps Modernesm'a fait
l'honneur de me demander l'an dernier parmi d'autres contributions
qu'elle réunissait pour son 50• anniversaire. Je me permets donc d'y
renvoyer aussitôt le lecteur. J'essaie de revenir sur l'utilisation que
je crois pouvoir faire de certains grands textes classiques (dont aucun,
bien entendu, ne se réduit à la condition d'une illustration de thèses
© 1997, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris. ou de définitions préexistantes : il s'agirait plutôt de les faire travailler
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement pour approcher la définition des concepts, s'il est vrai, comme j'ai
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre été amené à l'écrire à propos de Fichte, que « le texte philosophique
français <rexploication du droit de copie (CFC), 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris.
porte à l'extrême des. contradictions qui le dépassent, mais qui ne
ISBN 2-7186-0462-X ISSN 0768-2395
trouvent nulle part ailleurs une formulation aussi contraignante»).
Mais je tente aussi de montrer pourquoi la construction d'un système

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La crainte des masses Avertissement

de philosophie politique est affectée d'une aporie de principe - alors marxisme», et non laissé dans la situation aussi fascinante qu'élégante
même que la systématisation prendrait la forme d'une historisation de place vide qu 'avait ménagée Vaughan . En fait, c'est par l'étude
ou d'une critique. C'est donc le recoupement à chaque fois singulier, critique (et autocritique) des. textes de Marx que j'avais commencé
élaboré dans la conjoncture, des chaînes signifiantes les plus anciennes à élaborer ces réflexions. Le noyau de la partie centrale (qui lui donne
(pour ne pas dire éternelles) : celles du sujet et de l'identité, de la son titre) est constitué par un groupe d 'essais dont une partie est
citoyenneté et de la multitude, de la frontière et de la communauté, inédite. Ils auraient dû constituer par eux-mêmes un livre, il y a
etc., et des urgences les plus immédiates - peut-être les plus éphé- dix ans de .cela, si la bousculade des circonstances et aussi, sans
mères, mais nous n'en savons rien - qui, à mes yeux, doit être l'objet doute, l'incertitude relative des conclusions ne m'avaient détourné ;
même de la pensée théorique et de sa relance infinie 1• à l'époque, de chercher à le publier tel ,quel. Dans les années qui
La seconde raison (qui, bien sûr, n'est pas indépendante de la ont suivi, sans me désintéresser des problèmes posés par l'interpré-
première) tient dans la façon dont les étud(!S présentées ici peuvent tation de la philosophie (ou plutôt des philosophies) de Marx 1, j'ai
se disposer par rapport à l'examen des problèmes de lecture et mieux perçu la nécessité, aussi bien pour comprendre Marx que pour
d'application que soulève l'œuvre de Marx. Dans mon sous-titre, le mobiliser à nouveau dans une réflexion vivante, de l'enserrer entre
j'ai démarqué le titre du célèbre ouvrage posthume de C.E. Vaughan, un «avant» et un «après». Mais aussi, de façon moins linéaire, de
publié à Manchester en 1925 , Studies in the History of Political l'opposer à des points de vue qui diffèrent radicalement du sien, et
Philosophy be/ore and a/ter Rousseau 2 , dans lequel plusieurs généra- d'éprouver ses limites internes (qui ne sont pas nécessairement des
tions d'étudiants ont découvert, disposées autour du centre absent faiblesses) face à des questions qui nous obligent à penser contre lui
que signalait le nom du philosophe genevois, les doctrines de Spinoza, en même temps qu'avec lui . .J'espère avoir dessiné ainsi, peu à peu ,
de Locke, de Vico, de .Burke, de Fichte, de Mazzini et d'autre~ Or un espace théorique dont la géographie, tout en conservant un centre
nous nous trouvons aujourd'hui à la même distance du Manifeste d'observation, n'est pas trop uniforme.
du parti communiste (réd.igé en 1847), du Capital (dont le premier Je donne comme titre général à cet ouvrage 1'expression qui formait
Livre. paraît en 1867), ou de l'Anti-Dühring (1878) que .la première à l'origine le sous-titre .de l'étude que j'ai consacrée aux rapports de
génération de « marxistes » par rapport au Discours sur l'origine et la métaphysique et de la politique chez Spinoza, par où s'ouvre
les fondements de l'égalité parmi les hommes (1754) ou au Contrat l'enquête (Spinoza, l'anti-Orwell. La crainte des masses). L'incertitude
social ( 1762). Et .l'on pourrait se demander si · 1e contraste . entre sémantique qu '.il comporte (génitif objectif? subjectif?) est tout à
l' « avant Marx » et l' « après Marx » ne constitue pas - ainsi que fait délibérée. Elle est l'indice du rapport de « double contrainte »
naguère le rapport 'à Rousseau - le centre absent de nos lectures de liant la théorie à la politique, dont on trouvera ici constamment la
la tradition politique; dans lesquelles nous cherchons des clés pour marque. Et je comprends mieux aujourd'hui ~ qy_el point la question
le présent. De plus, il y a entre Ja pensée de Rousseau, paradigme de l'antinomisme (qu'il s'agisse de violence, d'univ~alité ou d'iden-
dè ce que j'appellerai plus loin l'autonomie de la politique, et celle tification), qui est au centre de la pensée de Spinoz et que j'avais
de Marx, le plus grand représèi:itant de son hétéronomie, une continuité cherché à expliciter dans les années 80 pour faire éd ter définitive-
et un renversement de point dê-vue qui pouvaient suggérer de tenter ment le « progressisme » métaphysique du marxisme classique, sans .
ce démarquage. pour autant aller me jeter dans les bras de la transcendance, toujours
Cependant, le centre est ici présenté, ou plutôt .représenté, par ouverts pour nous accueillir, forme . l'horizon de toutes les interro-
mon étude de 1983 sur « la vacillation de l'idéologie dans le gations auxquelles nous sommes conduits par le déplacement actuel
de la politique dans l'espace du monde. Ou plutôt; par son installation
sur cette « frontière » mouvante des classes, des Etats et des religions
l. J'ai développé cette idée dans mon exposé de soutenance d'habilitation à
l'Université de Paris I ( 1993), « La contradiction infinie», publié depuis (en anglais)
dans Yale French St11dies,n° 88 (1995) , numéro coordonné par Jacques Lezra. 1. On trouvera pour une bonne part les résultat~ de ce travail dans mon petit
2. C. E. Vaughan, Stttdies in the History of Political Phi/osophybe/ore 1nd after livre La philosophie de Marx, collection Repères , Ed. La Découverte, 1993, qui
Ro11ssea11,edited by A. G . Little, New and cheaper edition , 2 vol., Manchester recoupe, complète ou rectifie certaines des formulations proposées ici sans pour
University Press, 1939. autant faire double emploi avec elles.

10 11
La crainte des masses Avertissement

de philosophie politique est affectée d'une aporie de principe - alors marxisme», et non laissé dans la situation aussi fascinante qu'élégante
même que la systématisation prendrait la forme d'une historisation de place vide qu 'avait ménagée Vaughan . En fait, c'est par l'étude
ou d'une critique. C'est donc le recoupement à chaque fois singulier, critique (et autocritique) des. textes de Marx que j'avais commencé
élaboré dans la conjoncture, des chaînes signifiantes les plus anciennes à élaborer ces réflexions. Le noyau de la partie centrale (qui lui donne
(pour ne pas dire éternelles) : celles du sujet et de l'identité, de la son titre) est constitué par un groupe d 'essais dont une partie est
citoyenneté et de la multitude, de la frontière et de la communauté, inédite. Ils auraient dû constituer par eux-mêmes un livre, il y a
etc., et des urgences les plus immédiates - peut-être les plus éphé- dix ans de .cela, si la bousculade des circonstances et aussi, sans
mères, mais nous n'en savons rien - qui, à mes yeux, doit être l'objet doute, l'incertitude relative des conclusions ne m'avaient détourné ;
même de la pensée théorique et de sa relance infinie 1• à l'époque, de chercher à le publier tel ,quel. Dans les années qui
La seconde raison (qui, bien sûr, n'est pas indépendante de la ont suivi, sans me désintéresser des problèmes posés par l'interpré-
première) tient dans la façon dont les étud(!S présentées ici peuvent tation de la philosophie (ou plutôt des philosophies) de Marx 1, j'ai
se disposer par rapport à l'examen des problèmes de lecture et mieux perçu la nécessité, aussi bien pour comprendre Marx que pour
d'application que soulève l'œuvre de Marx. Dans mon sous-titre, le mobiliser à nouveau dans une réflexion vivante, de l'enserrer entre
j'ai démarqué le titre du célèbre ouvrage posthume de C.E. Vaughan, un «avant» et un «après». Mais aussi, de façon moins linéaire, de
publié à Manchester en 1925 , Studies in the History of Political l'opposer à des points de vue qui diffèrent radicalement du sien, et
Philosophy be/ore and a/ter Rousseau 2 , dans lequel plusieurs généra- d'éprouver ses limites internes (qui ne sont pas nécessairement des
tions d'étudiants ont découvert, disposées autour du centre absent faiblesses) face à des questions qui nous obligent à penser contre lui
que signalait le nom du philosophe genevois, les doctrines de Spinoza, en même temps qu'avec lui . .J'espère avoir dessiné ainsi, peu à peu ,
de Locke, de Vico, de .Burke, de Fichte, de Mazzini et d'autre~ Or un espace théorique dont la géographie, tout en conservant un centre
nous nous trouvons aujourd'hui à la même distance du Manifeste d'observation, n'est pas trop uniforme.
du parti communiste (réd.igé en 1847), du Capital (dont le premier Je donne comme titre général à cet ouvrage 1'expression qui formait
Livre. paraît en 1867), ou de l'Anti-Dühring (1878) que .la première à l'origine le sous-titre .de l'étude que j'ai consacrée aux rapports de
génération de « marxistes » par rapport au Discours sur l'origine et la métaphysique et de la politique chez Spinoza, par où s'ouvre
les fondements de l'égalité parmi les hommes (1754) ou au Contrat l'enquête (Spinoza, l'anti-Orwell. La crainte des masses). L'incertitude
social ( 1762). Et .l'on pourrait se demander si · 1e contraste . entre sémantique qu '.il comporte (génitif objectif? subjectif?) est tout à
l' « avant Marx » et l' « après Marx » ne constitue pas - ainsi que fait délibérée. Elle est l'indice du rapport de « double contrainte »
naguère le rapport 'à Rousseau - le centre absent de nos lectures de liant la théorie à la politique, dont on trouvera ici constamment la
la tradition politique; dans lesquelles nous cherchons des clés pour marque. Et je comprends mieux aujourd'hui ~ qy_el point la question
le présent. De plus, il y a entre Ja pensée de Rousseau, paradigme de l'antinomisme (qu'il s'agisse de violence, d'univ~alité ou d'iden-
dè ce que j'appellerai plus loin l'autonomie de la politique, et celle tification), qui est au centre de la pensée de Spinoz et que j'avais
de Marx, le plus grand représèi:itant de son hétéronomie, une continuité cherché à expliciter dans les années 80 pour faire éd ter définitive-
et un renversement de point dê-vue qui pouvaient suggérer de tenter ment le « progressisme » métaphysique du marxisme classique, sans .
ce démarquage. pour autant aller me jeter dans les bras de la transcendance, toujours
Cependant, le centre est ici présenté, ou plutôt .représenté, par ouverts pour nous accueillir, forme . l'horizon de toutes les interro-
mon étude de 1983 sur « la vacillation de l'idéologie dans le gations auxquelles nous sommes conduits par le déplacement actuel
de la politique dans l'espace du monde. Ou plutôt; par son installation
sur cette « frontière » mouvante des classes, des Etats et des religions
l. J'ai développé cette idée dans mon exposé de soutenance d'habilitation à
l'Université de Paris I ( 1993), « La contradiction infinie», publié depuis (en anglais)
dans Yale French St11dies,n° 88 (1995) , numéro coordonné par Jacques Lezra. 1. On trouvera pour une bonne part les résultat~ de ce travail dans mon petit
2. C. E. Vaughan, Stttdies in the History of Political Phi/osophybe/ore 1nd after livre La philosophie de Marx, collection Repères , Ed. La Découverte, 1993, qui
Ro11ssea11,edited by A. G . Little, New and cheaper edition , 2 vol., Manchester recoupe, complète ou rectifie certaines des formulations proposées ici sans pour
University Press, 1939. autant faire double emploi avec elles.

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La crainte des masses Avertissement

ou des idéologies qui, de façon mi-réelle mi-imaginaire, nous conjoint et des façons de penser n'atténue pas notre accord sur des points
au monde. Elle a fini par priver de tous ses référents classiques la fondamentaux, en philosophie comme en politique, mais ajoute à
question de savoir « ce qui fait qu'un peuple est un peuple », aussi l'estime et à l'amitié mutuelles. Il est teinté de tristesse et de regret
vitale naguère pour les constructions étatiques que pour les mou- dans le souvenir de Sarah, amie et collègue de toujours, qui prenait
vements révolutionnaires. Que cette situation mondiale et mondia- ce projet particulièrement à cœur et ne cessait, mois après mois, de
lisée, avec les déplacements d'identités qu'elle implique, soit au m'en demander la réalisation.
centre de toutes les énonciations contemporaines de la politique, des
plus exigeantes aux plus vulgaires, n'empêche pas qu'elle demeure
profondément énigmatique. La condition de violence dont elle semble
annoncer la généralisation (ou le retour) est évidemment de nature
à alimenter le pragmatisme le plus cynique ·aussi bien que les
messianismes les plus délirants. Contre quoi, aujourd'hui encore,
nous n'avons guère de ressources que dans le fameux « pessimisme
de l'intelligence, optimisme de la volonté» que Gramsci avait
emprunté (selon ses dires) à Romain Rolland. Ou mieux, dans la
combinaison risquée du cri de l'émancipation : « on a raison de se
révolter», avec la maxime de Spinoza: sed inte//igere.

Je donne ci-dessous les lieux de première publication ou présén-


tation des essais.. suivants . Ce m'est l'occâsion bien agréable de
remercier les édtteurs et les institutions qui m'ont offert l'hospitalité,
souvent dans Ifs formes les plus généreuses et les plus amicales.
Tantôt ces textes ont été reproduits à l'identique, tantôt ils ont fait
l'objet d'allègements, ou de compléments pour les références et les
notes, ou de corrections de style, mais il ne m'a pas semblé utile
d'en rendre compte à chaque fois. J'espère avoir honnêtement préservé
le sens des exposés originaux.
À l'origine, ce livr~ devait être une simple adaptation française
du , recueil paru aux Etats-Unis en 1994 chez l'éditeur Routledge:
(_
Masses, Classes, Ideas. Studies on Po/itics and Phi/osophy be/ore and
afier Marx. Le temps passant, et le fait que certains des essais traduits
en américain étaient déjà disponibles en France dans un autre ouvrage,
• m'ont amené, tout en conservant une structure analogue et un grand
nombre de chapitres communs, à en modifier et amplifier le contenu.
Cela ne m'empêche pas, bien au contraire, de remercier chaleureu-
.sement la Maison Routledge pour m'avoir autorisé à transposer le
livre qu'elle avait d'abord accueilli, et dont la conception doit
beaucoup à mon ami John Rajchman et à l' editor Maureen McGrogan.
Pour finir je dirai que c'est pour moi un honneur d'être accueilli
dans la collection qu'ont fondée Jacques Derrida, Sarah Kofman,
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Cet honneur est doublé
de la joie de constater qu'après tant d'années la diversité des goûts

12
La crainte des masses Avertissement

ou des idéologies qui, de façon mi-réelle mi-imaginaire, nous conjoint et des façons de penser n'atténue pas notre accord sur des points
au monde. Elle a fini par priver de tous ses référents classiques la fondamentaux, en philosophie comme en politique, mais ajoute à
question de savoir « ce qui fait qu'un peuple est un peuple », aussi l'estime et à l'amitié mutuelles. Il est teinté de tristesse et de regret
vitale naguère pour les constructions étatiques que pour les mou- dans le souvenir de Sarah, amie et collègue de toujours, qui prenait
vements révolutionnaires. Que cette situation mondiale et mondia- ce projet particulièrement à cœur et ne cessait, mois après mois, de
lisée, avec les déplacements d'identités qu'elle implique, soit au m'en demander la réalisation.
centre de toutes les énonciations contemporaines de la politique, des
plus exigeantes aux plus vulgaires, n'empêche pas qu'elle demeure
profondément énigmatique. La condition de violence dont elle semble
annoncer la généralisation (ou le retour) est évidemment de nature
à alimenter le pragmatisme le plus cynique ·aussi bien que les
messianismes les plus délirants. Contre quoi, aujourd'hui encore,
nous n'avons guère de ressources que dans le fameux « pessimisme
de l'intelligence, optimisme de la volonté» que Gramsci avait
emprunté (selon ses dires) à Romain Rolland. Ou mieux, dans la
combinaison risquée du cri de l'émancipation : « on a raison de se
révolter», avec la maxime de Spinoza: sed inte//igere.

Je donne ci-dessous les lieux de première publication ou présén-


tation des essais.. suivants . Ce m'est l'occâsion bien agréable de
remercier les édtteurs et les institutions qui m'ont offert l'hospitalité,
souvent dans Ifs formes les plus généreuses et les plus amicales.
Tantôt ces textes ont été reproduits à l'identique, tantôt ils ont fait
l'objet d'allègements, ou de compléments pour les références et les
notes, ou de corrections de style, mais il ne m'a pas semblé utile
d'en rendre compte à chaque fois. J'espère avoir honnêtement préservé
le sens des exposés originaux.
À l'origine, ce livr~ devait être une simple adaptation française
du , recueil paru aux Etats-Unis en 1994 chez l'éditeur Routledge:
(_
Masses, Classes, Ideas. Studies on Po/itics and Phi/osophy be/ore and
afier Marx. Le temps passant, et le fait que certains des essais traduits
en américain étaient déjà disponibles en France dans un autre ouvrage,
• m'ont amené, tout en conservant une structure analogue et un grand
nombre de chapitres communs, à en modifier et amplifier le contenu.
Cela ne m'empêche pas, bien au contraire, de remercier chaleureu-
.sement la Maison Routledge pour m'avoir autorisé à transposer le
livre qu'elle avait d'abord accueilli, et dont la conception doit
beaucoup à mon ami John Rajchman et à l' editor Maureen McGrogan.
Pour finir je dirai que c'est pour moi un honneur d'être accueilli
dans la collection qu'ont fondée Jacques Derrida, Sarah Kofman,
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Cet honneur est doublé
de la joie de constater qu'après tant d'années la diversité des goûts

12
. RÉFÉRENCES DES .PREMIÈRES PUBLICATIONS

Trois concepts de la politiqite: Émancipat ion, Transformation, Civilité - Les


Temps Modernes, n° 587, mars-avril-mai 1996
Spinoza, l 'anti -Orwell. La crainte des masses - Les Temps Modernes, n° 470,
septembre 1985 (version abrégée; Actes du Colloque d'Urbino, Spinoza
,
:....___
nell' 350. Anniversario della Nascita, sous la direction d'Emilia Giancotti,
Bibliopolis , Naples, 1985)
Ce qni fait q11'1mpez,ple est impenple (Ronsseau et Kant) - Revue de Synthèse,
IV" Série, ni>•3-4, juil.-déc. 1989
La frontière intérieure : à propos des « Discours à la Nation allemande » de
Fichte - Cahiers de Fontenay, n°' 58-59, juin 1990
Un jacobin nommé Marx? - Le magazine littéraire, n° 258, octobre 1988;
réédité dans Permanences de la Révoltttion . Pour un at(tre bicentenaire,
présentation de Daniel Bensaïd, Éditions La Brèche-PEC, Paris, 1989 \
La vacillation de /iidéologie dans le marxisme - Édition française parttelle
dans Raison présente, n° 66, 2<trimestre 1983 ; Marx en perspective (Edi-
tions B. Chavance), E.H .E.S.S., Paris, 1985 ; Épistémologieet matérialisme,
Séminaire sous la direction d'Olivier Bloch, Méridiens Klincksieck, Paris,
1986; édition américaine dans Marxism and the Interpretation of Cttltnre,
edited by Cary Nelson and Lawrence Grossberg, University of Illinois
Press, 1988
Foucault et Marx (L'enjeu dtt nominalisme) - Michel Foucault philosophe,
ouvr. coll., Éditions du Seuil, 1989
Fascisme, psychanalyse, frettdo-marxisme - Psychanalyse et Nazisme, Actes
du Colloque de Montpellier, 9-10 déc. 1988, revue Dires, Université
Paul Valéry, Montpellier, 1990
Existe-t-il rm « racisme ettropéen» ? - Gibt es einen « Europaischen Rassis-
mus » ? Elemente einer Analyse und einer Handlungsorientierung, in
Schwierige Fremdheit. Über Integration tmd Attsgrenztmg in Einwandemngs-

15
La crainte des masses

ländern, Hrg. von Friedrich Balke, Rebekka Habermas, Patrizia Nanz,


Peter Siilem, Fischer Taschenbuch Verlag, 1993
Le racisme : encore un universalisme ? — Racism as Universalism, New
Political Science, Fall/W inter 1989 (trad. fr. Mots — Les langages du
politique, n° 18, mars 1989)
Les identités ambiguës —Internationalisme ou barbarie, Lignes, n“ 17, octobre
1992
Qu’est-ce qu'une frontière ? — Caloz-Tschopp Marie-Claire, Clevenot Axel,
Tschopp Maria-Pia (eds.), Asile, Violence, Exclusion en Europe. Histoire,
Analyse, Prospective, Groupe de Genève « Violence et droit d’Asile en
Europe » et Cahiers de la Section des Sciences de l’Éducation de l’Uni­
versité de Genève, 1994
Les frontières de l’Europe — L’idée d’Europe et la philosophie, Colloque de
l’Association des professeurs de Philosophie de l’Académie de Poitiers,
CRDP de Poitou-Charente, 1995
Violence : idéalité et cruauté — Séminaire de Françoise Héritier, De la
violence, Éditions Odile Jacob, Paris, 1996
Les universels — « Ambiguous Universality » (communication au séminaire
Cultural Diversities : On Democracy, Community, and Citizenship, The
Bohen Foundation, New York), in differences: A Journal of Feminist
Cultural Studies, 7.1 (1995).

16
Trois concepts de la politique :
Emancipation, transformation, civilité
J
.j
"f

:.~

· S'agissant de penser la politique (et comment la faire, sans la


penser ?) je crois bien que nous ne pouvons pas nous en tirer à moins
de trois concepts distincts, dont l'articulation est problématique. Sans
doute cette dialectique (car c'en est une, même si elle ne comporte
aucune synthèse finale) n'est pas la seule pensable. Les noms et les
'--...
\.-. .. figures qu'elle désignera pourraient l'être autrement. Provisoires, ils
ne tendent qu'à cerner certaines différences. Mais le principe même
me semble incontournable.
J'essaierai de caractériser ces concepts d'un point de vue logique et
d'un point de vue éthique, en me référant à chaque fois à des
formulations typiques, et en esquissant une discussion des problèmes
qu'elles posent. J'appellerai le premier autonomiede la politique, et je
lui ferai correspondre la figure éthique del' émancipation.Par contraste,
j'appelle 'rai le second hétéronomiede la politique, ou politique rapportée
à des conditionsstructurelles et conjoncturelles, et je lui ferai corres-
pondre les figures (nous verrons qu'elles sont elles-mêmes multiples)
de la transformation.Il faudra alors introduire, à partir de certaines
apories du second, mais comme une nouvelle figure de plein droit,
un concept que j'appellerai hétéronomiede !'hétéronomie,car il montrera
que les conditions auxquelles se rapporte une politique ne sont jamais
une dernière instance : au contraire, ce qui les rend déterminantes est
la façon dont elles portent des sujets ou sont portées par eux. Or les
sujets agissent conformément à l'identité qui leur est imposée, ou
qu'ils se créent. L'imaginaire des identités, des appartenances et des
ruptures, est donc la condition des conditions, il est comme l'autre
scène .sur laquelle se machinent les effets de l'autonomie et de l'hé-
téronomie de la politique. À quoi correspond aussi une· politique,
irréductible à l'émancipation autant qu'à la transformation, et dont
je caractériserai l'horizon éthique comme civilité.

19
'{
La crainte des masses Trois conceptsde la politique

exclusivement, ni que les régimes et les États qui en procèdent et


qui en ont inscrit les formules dans leur constitution, soient ceux
qui en conservent le mieux l'efficacité symbolique et pratique.
Autonomie de la politique : l'émancipation Pourquoi considérer que nous avons là une formulation typique
de l'autonomie de la politique, dont il nous reviendrait encore
aujourd'hui de constater la vérité et de mesurer les difficultés? Pour
L'autonomie de la politique n'est pas celle du politique. Il ne deux raisons, me semble-t-il, mais qui ne cessent de se renforcer
s'agit ni d'isoler la sphère des pouvoirs et des institutions, ni de l'une l'autre. La proposition d'égale liberté, dans son énoncé révo-
faire place dans le ciel des idées à l'essence de la communauté. Mais lutionnaire 1, a une formelogique remarquable qu'on appelle depuis
de comprendre comment se définit la politique lorsqu'elle se réfère les Grecs un elenchos,c'est-à,-dire une auto-réfutation de sa négation.
à une universalité de droit, qu'on peut dire intensive 1, parce qu'elle Elle constate qu'il est impossible de soutenir jusqu'au bout, sans
exprime le principe, déclaré ou n~n, que la collectivité (le « peuple », absurdité, l'idée d'une liberté civile parfaite reposant sur les discri-
la « nation », la « société», l' « Etat» , mais aussi la « collectivité minations, les privilèges et les inégalités de conditions (et a fortiori
internationale» ou l'« humanité») ne peut exister comme telle ni de l'instituer), de même qu'il est impossible de penser et d'instituer
donc se gouverner, aussi longtemps qu'elle est fondée sur l'assujet- une égalité entre les hommes reposant sur le despotisme (même
tissement de ses membres à une autorité naturelle ou transcendante, «éclairé»), sur le monopole du pouvoir. L'égale liberté est donc
sur l'institution de la contrainte et de la discrimination. inconditionnée. Mais ceci se traduit plus concrètement par deux
En d'autres lieux, partant de ce qui, à l'évidence, n'est pas la conséquences.
seule, mais bien l'une des énonciations les plus décisives de la La première, c'est que la politique est un déploiement de l'auto-
politique entendue en ce sens (la Déclaration des Droits de.l'Homme détermination du peuple (demos)(si nous donnons ce nom générique
et dtt Citoyen de 1789), j'avais proposé d'appeler « proposition de à l'ensemble des citoyens« libres et égaux en droits»), qui se constitue
l' égaliberté 2 » la formulation générique dans laquelle se rassemblent dans et par l'établissement de ses droits. Quelles que soient en effet
les deux côtés, pratiquement inséparables, de cette proclamation les conditions dans lesquelles se trouvent placés les individus, les
d'autonomie: pas d'égalité sans liberté ni de liberté sans égalité. Il collectivités ou communautés susceptibles de se reconnaître comme
est certain que les révolutions dites bourgeoises (qui le furent bien J sujets politiques, et les causes des restrictions apportées à la · liberté
'
peu, dans leur moment d'insurrection contre le despotisme et les l et à l'égalité, elles sont de ce fait même illégitimes : leur abolition
privilèges, celui que Negri appelle « constituant 3 »), ont donné un .i est immédiatement exigible. Dans l'interprétation la plus profonde
tranchant tout particulier à cette proclamation, en la rattachant à j de cette situation, il ne s'agit pas tant d'écarter un pouvoir oppressif
une idéologie du retour à l'origine (naturelle et rationnelle) perdue 4 • -·,1;: extérieur, que de supprimerce qui sépare le peuple de lui-même (de sa
Mais il n'y a aucune raison de penser, ni qu'elle leur appartienne ·:.
propre autonomie). Du moins cette génération ou régénération du
·1
peuple est-elle la condition de sa « conquête de la démocratie » face
1. Par opposition aux universalités extensives, qui visent au rassemblement de
li à toute domination, elle est donc de sa propre responsabilité, comme
l'humanité, ou de la «majeure» partie d 'entre elle, sous une autorité, une croyance l l'exprimera Kant dans un texte célèbre inspiré de Saint Paul 2 • D'où
ou une espérance unique, voire un simple way of lift commun . •. î
l
2. Contraction de « égale liberté» : cf E. Balibar, « Droits de l'homme » et .,'
« droits du citoyen» . La di~lectique moderne de l'égalité et de la liberté, in Les
frontières de la démocratie, Ed. La Découverte, Paris, 1992. L'expression vient de . ,(
t 1. C'est-à-dire lorsqu'elle n'est pas «q ualifiée» de façon restrictive, par l'intro-
l'aeqtta libertas romaine, et ne cesse de courir jusqu'aux débats du néo-concractua- "J duction d'un ordrede priorité entre les deux valeurs ou «principes» qu 'elle affirme
lisme contemporain. "i (la liberté dans l'égalité et l'égalité dans la liberté), comme c'est le cas par exemple
3. Antonio Negri, Il poterecostitt,ente.Saggiosttlle alternative.del moderno,SugarCo q chez Rawls (Théorie de la j11stice),qui reprend la formule classique - ce ne peut
Edizioni, 1992 (cr. fr. à paraître aux PUF). . .
4. « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers », avait écrit Rousseau.
ll
être un hasard-, mais pour poser aussitôt que le premier est inconditionnel, le
second ne pouvant être que conditionnel.
Et la Déclaration de 1789, de façon qu'on dirait aujourd'hui performative: « Les 2. « Qu'est-ce que les Lumières? La sortie de l'homme de sa Minorité, dont il
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » · est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son

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'
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'{
La crainte des masses Trois conceptsde la politique

exclusivement, ni que les régimes et les États qui en procèdent et


qui en ont inscrit les formules dans leur constitution, soient ceux
qui en conservent le mieux l'efficacité symbolique et pratique.
Autonomie de la politique : l'émancipation Pourquoi considérer que nous avons là une formulation typique
de l'autonomie de la politique, dont il nous reviendrait encore
aujourd'hui de constater la vérité et de mesurer les difficultés? Pour
L'autonomie de la politique n'est pas celle du politique. Il ne deux raisons, me semble-t-il, mais qui ne cessent de se renforcer
s'agit ni d'isoler la sphère des pouvoirs et des institutions, ni de l'une l'autre. La proposition d'égale liberté, dans son énoncé révo-
faire place dans le ciel des idées à l'essence de la communauté. Mais lutionnaire 1, a une formelogique remarquable qu'on appelle depuis
de comprendre comment se définit la politique lorsqu'elle se réfère les Grecs un elenchos,c'est-à,-dire une auto-réfutation de sa négation.
à une universalité de droit, qu'on peut dire intensive 1, parce qu'elle Elle constate qu'il est impossible de soutenir jusqu'au bout, sans
exprime le principe, déclaré ou n~n, que la collectivité (le « peuple », absurdité, l'idée d'une liberté civile parfaite reposant sur les discri-
la « nation », la « société», l' « Etat» , mais aussi la « collectivité minations, les privilèges et les inégalités de conditions (et a fortiori
internationale» ou l'« humanité») ne peut exister comme telle ni de l'instituer), de même qu'il est impossible de penser et d'instituer
donc se gouverner, aussi longtemps qu'elle est fondée sur l'assujet- une égalité entre les hommes reposant sur le despotisme (même
tissement de ses membres à une autorité naturelle ou transcendante, «éclairé»), sur le monopole du pouvoir. L'égale liberté est donc
sur l'institution de la contrainte et de la discrimination. inconditionnée. Mais ceci se traduit plus concrètement par deux
En d'autres lieux, partant de ce qui, à l'évidence, n'est pas la conséquences.
seule, mais bien l'une des énonciations les plus décisives de la La première, c'est que la politique est un déploiement de l'auto-
politique entendue en ce sens (la Déclaration des Droits de.l'Homme détermination du peuple (demos)(si nous donnons ce nom générique
et dtt Citoyen de 1789), j'avais proposé d'appeler « proposition de à l'ensemble des citoyens« libres et égaux en droits»), qui se constitue
l' égaliberté 2 » la formulation générique dans laquelle se rassemblent dans et par l'établissement de ses droits. Quelles que soient en effet
les deux côtés, pratiquement inséparables, de cette proclamation les conditions dans lesquelles se trouvent placés les individus, les
d'autonomie: pas d'égalité sans liberté ni de liberté sans égalité. Il collectivités ou communautés susceptibles de se reconnaître comme
est certain que les révolutions dites bourgeoises (qui le furent bien J sujets politiques, et les causes des restrictions apportées à la · liberté
'
peu, dans leur moment d'insurrection contre le despotisme et les l et à l'égalité, elles sont de ce fait même illégitimes : leur abolition
privilèges, celui que Negri appelle « constituant 3 »), ont donné un .i est immédiatement exigible. Dans l'interprétation la plus profonde
tranchant tout particulier à cette proclamation, en la rattachant à j de cette situation, il ne s'agit pas tant d'écarter un pouvoir oppressif
une idéologie du retour à l'origine (naturelle et rationnelle) perdue 4 • -·,1;: extérieur, que de supprimerce qui sépare le peuple de lui-même (de sa
Mais il n'y a aucune raison de penser, ni qu'elle leur appartienne ·:.
propre autonomie). Du moins cette génération ou régénération du
·1
peuple est-elle la condition de sa « conquête de la démocratie » face
1. Par opposition aux universalités extensives, qui visent au rassemblement de
li à toute domination, elle est donc de sa propre responsabilité, comme
l'humanité, ou de la «majeure» partie d 'entre elle, sous une autorité, une croyance l l'exprimera Kant dans un texte célèbre inspiré de Saint Paul 2 • D'où
ou une espérance unique, voire un simple way of lift commun . •. î
l
2. Contraction de « égale liberté» : cf E. Balibar, « Droits de l'homme » et .,'
« droits du citoyen» . La di~lectique moderne de l'égalité et de la liberté, in Les
frontières de la démocratie, Ed. La Découverte, Paris, 1992. L'expression vient de . ,(
t 1. C'est-à-dire lorsqu'elle n'est pas «q ualifiée» de façon restrictive, par l'intro-
l'aeqtta libertas romaine, et ne cesse de courir jusqu'aux débats du néo-concractua- "J duction d'un ordrede priorité entre les deux valeurs ou «principes» qu 'elle affirme
lisme contemporain. "i (la liberté dans l'égalité et l'égalité dans la liberté), comme c'est le cas par exemple
3. Antonio Negri, Il poterecostitt,ente.Saggiosttlle alternative.del moderno,SugarCo q chez Rawls (Théorie de la j11stice),qui reprend la formule classique - ce ne peut
Edizioni, 1992 (cr. fr. à paraître aux PUF). . .
4. « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers », avait écrit Rousseau.
ll
être un hasard-, mais pour poser aussitôt que le premier est inconditionnel, le
second ne pouvant être que conditionnel.
Et la Déclaration de 1789, de façon qu'on dirait aujourd'hui performative: « Les 2. « Qu'est-ce que les Lumières? La sortie de l'homme de sa Minorité, dont il
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » · est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son

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La crainte des masses

l’étroite affinité qui, tout au long de l’histoire (du moins l’histoire


occidentale), unit la politique d’autonomie aux principes philoso­
phiques du Droit Naturel.
Mais la forme inconditionnée de la proposition emporte encore
une autre conséquence nécessaire, qu’on peut appeler la clause de
réciprocité. Je l’exprimerai pour ma part en disant qu’une telle
proposition implique un droit universel à la politique : nul(le) ne
peut être libéré ni promu à l’égalité — disons être émancipé — par
une décision extérieure, unilatérale, ou par une grâce supérieure, mais
seulement de façon réciproque, par une reconnaissance mutuelle. Les
droits qui forment le contenu de l’égale liberté et la matérialisent
sont par définition des droits individuels, des droits des personnes.
Mais ne pouvant être octroyés, ils doivent être conquis, et ils ne se
conquièrent que collectivement. Leur essence est d ’être des droits
que les individus se confèrent, se garantissent les uns les autres
Par ce biais nous débouchons de l’auto-détermination du peuple
dans l’autonomie de la politique elle-même. L’autonomie de la
politique (en ce qu’elle représente un processus n’ayant d’origine et
de fin que lui-même, ou ce qu’on appellera la citoyenneté) n’est pas
concevable sans l’autonomie de son sujet, et celle-ci en retour n’est
pas autre chose que le fait pour le peuple de se « faire » lui-même,
en même temps que les individus qui le constituent se confèrent
mutuellement des droits fondamentaux. Il n’y a d ’autonomie de la
politique que dans la mesure où les sujets sont les uns pour les
autres la source et la référence ultime de l’émancipation.
Les sujets de la politique entendue en ce sens sont par définition
porteurs de l’universel dans lequel ils se trouvent impliqués. Cela
veut dire d ’abord qu’ils en portent actuellement la revendication :
dans le moment actuel (qui, on l’a vu, est tout moment, c’est-à-dire
qu’il est toujours déjà temps d’exiger l’émancipation pour soi-même
et pour les autres), et de façon effective, dans un système d ’institutions
et de pratiques citoyennes qui ne représentent pas autre chose que
la dignité accomplie de chaque homme. Pour être citoyen, il suffit
d'être hormne, ohne Eigenschaften. Du même coup les sujets de la
entendement sans la direction d ’autrui, minorité dont il est lui-m êm e responsable,
puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un
manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d'autrui » (I. Kant,
Réponse à la question : qu’est-ce que « les Lumières » ?, in La philosophie de l'histoire
(opuscules), trad. S. Piobetta, Paris, 1947, p. 83).
1. Le préam bule des Statuts de l’Internationale, rédigé par Marx en 1864, est
dans la droite ligne de cette conception lorsqu’il écrit : « L’émancipation des tra­
vailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. »

22
Trois concepts de la politique

politique sont les porte-parole de l’universel, dans la mesure où ils


se « représentent eux-mêmes » (ce qui n’exclut évidemment aucune
procédure institutionnelle de délégation de pouvoir, à condition
qu’elle soit contrôlable et révocable).
Ne nous le cachons pas cependant, ces propositions, bien qu’elles
aient la même effectivité que tous les mouvements d’émancipation
qui ont traversé et traverseront l’histoire, sont grosses de contradic­
tions et d’apories. C’est le cas en particulier pour l’idée de se
représenter soi-même et de se faire le porte-parole de l’universel, dès
lors qu’une parole est aussi un rapport de pouvoir, et que la
distribution inégale des capacités de parole ne se laisse pas simplement
corriger par la reconnaissance du titre de citoyen. Mais il y a d’autres
exemples. Il faut donc esquisser une dialectique interne à l’éman­
cipation.
Dans son livre, La Mésentente, Rancière a longuement analysé une
aporie (il dit « un scandale de pensée ») qui me paraît réelle, et l’un
des aspects importants de cette dialectique l. Il montre que la poli­
tique droite, celle qui oppose en permanence la logique égalitaire à
la logique policière (et qui se distingue par là de l’antipolitique,
procédant au mouvement inverse), consiste non pas dans la formation
d’un consensus universel au sein du demos, mais au contraire dans
l’institution d’une « part des sans part » (les pauvres dans la cité
antique, ailleurs les ouvriers, les immigrés ou les femmes, mais
l’expression désigne une place, elle ne peut être enfermée dans aucune
condition sociologique particulière) dont l’existence signale la pré­
sence irréductible d ’un litige, ou l’impossibilité de constituer le demos
comme une totalité, une simple distribution ou réciprocité de parties.
De ce qu’il n’y a pas de politique démocratique sans un tel litige,
peut cependant résulter, à mon point de vue, qu’il n’y en ait pas
du tout, car les « sans part » (ou les non-propriétaires, die Eigen-
tumslosen, les « dépropriés » au sens le plus général de ce terme) ne
peuvent être ni les sujets de la politique, ce qui supposerait par
exemple qu’ils s’organisent en vue de la conquête de l’égalité, se
concevant eux-mêmes comme le tout virtuel de l’humanité citoyenne,
ni des sujets dans la politique, ce qui supposerait par exemple qu’ils
forcent l’entrée de l’institution, de façon à faire entendre leur voix
en dénonçant le tort qui leur est fait, instituant ainsi une publicité
dont ils sont exclus, et qui cependant n’existe pas sans eux. Les
« sans part » en ce sens radical ne peuvent donc être ni tout ni partie,

1. J. Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Éd. Galilée, Paris, 1995.

23
ha crainte des masses

leur existence qui est condition de possibilité de la politique est en


même temps sa condition d ’impossibilité.
Mais on peut aussi se demander comment cette aporie se développe
historiquement. La réponse est qu’elle se déplace : vers ce que
Rancière appelle de façon provocatrice et même un tantinet polé­
mique « le pathos de la victime universelle » (ouvr. cit., p. 63), mais
qui forme sans doute, dialectiquement, le processus par où l'auto­
nomie devient une politique effective de l’émancipation. Plutôt que
dans sa seule énonciation initiale, qui dit le fait de droit de la non-
exclusion, celle-ci me semble en effet résider dans Y après-coup qu’elle
comporte, par le biais d ’une nouvelle négation. L’autonomie devient
une politique lorsqu’il s’avère qu’une « part » de la société (donc de
l’humanité) est exclue - légalement ou non — du droit universel à
la politique (serait-ce sous la forme d ’une simple opposition, mais
qui dit déjà tout, entre des « citoyens actifs » et des « citoyens passifs »,
c’est-à-dire des majeurs et des mineurs). Cette part (qui devient
inévitablement un parti : le parti de l’universel ou le parti de
l’abolition des particularités et des classes) se présente alors non
seulement comme le porte parole le plus actif de la citoyenneté mais
comme cette fraction qui est susceptible de faire valoir sa propre
émancipation comme le critère de l’émancipation générale (ou comme
celle dont la continuation de l’esclavage, de l’aliénation, entraîne
inévitablement la non-liberté de tous). C’est, nous le savons, ce qui
s’est présenté successivement ou simultanément dans le discours et
la pratique politique des prolétaires, des femmes, des peuples de
couleur colonisés et réduits en esclavage, des minorités sexuelles, etc.,
et ces exemples montrent assez qu’en réalité toute l’histoire de
l’émancipation n’est pas tant l’histoire de la revendication de droits
ignorés, que celle de la lutte réelle pour la jouissance de droits déjà
déclarés. S’il en est ainsi, le combat contre le déni de citoyenneté 1
est bien la vie de la politique d ’émancipation. Mais cela ne va
certainement pas sans complications, et finalement sans une profonde
ambivalence.
Ambivalence du côté des dominés, des exclus de la politique, qui
revendiquent leur émancipation particulière comme la condition et
la preuve de l’émancipation de tous, en invoquant la vérité de la

1. Et à travers lui, le déni d'hum anité, car le déni de citoyenneté se fonde


toujours sur l’exhibition de quelque différence anthropologique discriminante, pou­
vant être opposée à l’universalité au nom des caractéristiques de l'espèce humaine :
fonction maternelle, infériorité raciale ou intellectuelle, inassimilabilité ou anormalité
prétendues, etc.

24
Trois concepts de la politique

proposition d’égale liberté, et en vérifiant de ce fait même son


effectivité. Il leur faut pour cela se présenter comme le peuple du
peuple, ou encore, dans la terminologie qui fut un temps celle de
Marx, comme la classe universelle : classe-non classe dont tout l’être
réside précisément dans son aliénation, envers de la réciprocité (de
la « libre association de tous », de la « communauté des égaux »), et
donc exigence elle-même inconditionnée de sa réalisation. En clair,
c’est parce que l’autonomie de la politique se présente d ’abord comme
une négation que la politique de l’autonomie doit se présenter à son
tour comme une négation de la négation, et ainsi comme un absolu.
Y! idéalisation de la politique et de ses sujets est la contrepartie de
l'idéalité qui les fonde (et sans laquelle elle n’aurait aucune réalité
pratique). Et comme de juste cette idéalisation se traduit par des
nominations, des créations de maîtres mots, dont le pouvoir de
captation imaginaire est d’autant plus grand qu’ils ont davantage, à
l'origine, exprimé une négativité radicale, le refus des représentations
substantielles de la « capacité politique ». Peuple fut l’un d’entre eux,
bien entendu, ainsi que prolétariat (sans doute le peuple du peuple
par excellence dans l’histoire moderne). Femme, Étranger pourraient
le devenir.
Mais cette ambivalence a encore un autre aspect, du côté des
dominants. C’est Nietzsche qui peut nous servir de guide, lorsqu’il
explique que toute politique démocratique exprime une « morale
d’esclaves ». Le plus important ici n’est pas la stigmatisation contre-
révolutionnaire de la politique faite par et pour les masses, ni
l’idéalisation corrélative des individus d’exception, c’est la proposition
d’une analyse et d’une généalogie mettant à nu le mécanisme des
constructions d ’hégémonie et des fabrications de consensus. Je pren­
drai la liberté d’aller jusqu’à l’interprétation suivante : la domination
d ’un ordre établi repose bien, comme le disait Marx après Hegel,
sur l’universalisation idéologique de ses principes ; mais, contraire­
ment à ce qu’il croyait, les « idées dominantes » ne peuvent être
celles de la « classe dominante ». Il faut que ce soient celles « des
dominés », celles qui énoncent leur droit théorique à la reconnaissance
et à l’égale capacité. Mieux, il faut que le discours de la domination
hégémonique soit celui dans lequel il est possible d ’en appeler d’une
discrimination de fa it à une égalité de droit, non seulement sans que
les principes soient ébranlés, mais de telle sorte qu’ils soient rétablis
et fassent la preuve en permanence de leur caractère absolu : puisque
ce sont eux qui, toujours encore, constituent le recours contre le
défaut de leur application. Toutes les contestations peuvent alors
tourner à la légitimation puisque, face à l’injüstice de l’ordre établi,

25
ha crainte des masses

elles n’en appellent pas à l'hétérogène, mais à l’identité des principes.


Mais ceci, au bout du compte, ne serait pas possible si les principes
universels n’exprimaient pas, comme le voulait Nietzsche (pour qui
il s’agissait d’un défaut rédhibitoire), le droit des dominés, et la
valeur de critère que revêt leur émancipation. C’est pourquoi, à la
limite, il suffit que l’institution de la politique soit énoncée comme
le « droit des exclus », pour que, dans des conditions données, la
possibilité d ’un schéma de consécration de l’ordre établi, ou de
consensus, soit donnée par là-même. Et cette ambivalence, de même
que la précédente, ne saurait disparaître aussi longtemps que la
politique aura pour concept l’émancipation humaine et la citoyen­
neté. C’est-à-dire qu’elle ne saurait jamais disparaître. Il est vrai
qu’on peut aussi considérer que la politique, c’est justement une
pratique qui affronte de telles ambivalences. Mais la question se
posera alors de savoir si le concept qui lui convient est toujours celui
de l’autonomie.

Hétéronomie de la politique : la transformation

Les hommes font leur propre histoire (machen ihre eigene Ges-
chichte), mais ils ne la fonc pas arbitrairement, dans des conditions
choisies par eux (selbstgewàhlten), mais dans des conditions toujours
déjà données et héritées du passé (unmlttelbar vorgefundenen, gegebenen
und lïberlieferten).
Cette citation du 1S Brumaire de houis Bonaparte dont Sartre avait
fait le concentré de la dialectique historique (et du problème qu’elle
pose au philosophe), nous permettra d’énoncer d ’emblée ce qui fait
la différence d’un concept de l’autonomie et d’un concept de l’hé-
téroriomie de la politique (qu’on pourrait aussi appeler, on verra
pourquoi, politique de l’en deçà, du Diesseits).
Sans doute Marx lui-même était bien loin de voir entre les deux
une incompatibilité : on peut même dire que la plus grande partie
de sa réflexion politique a consisté à essayer de les incorporer à un
unique scénario. Par toute une partie de lui-même, comme les
révolutionnaires dont il se voulait le théoricien, il était en effet un
jacobin, pour qui « la démocratie est la vérité de toutes les consti-

26
Trois concepts de la politique

tuâons 1» et le prolétariat la « classe universelle » dont l’émancipation


constitue la pierre de touche d ’une libération de l’humanité entière.
Cependant, ce qui nous intéresse ici d’abord, c’est le fait qu’il en
ait complètement renversé les. présupposés, exposant une conception
radicale de l’hétéronomie de la politique, et l’imposant à toute une
époque dont nous ne sommes pas encore sortis. Pour Marx, exem­
plairement, il n’y a de politique (« faire l’histoire ») que dans {ou
sous) des conditions déterminées (Umständen, Bedingungen, Verhält­
nissen), dans lesquelles les individus et les groupes « entrent » parce
qu’ils y sont toujours déjà placés. Bien loin que ces conditions
abolissent la politique, elles la définissent au contraire intrinsèque­
ment et lui confèrent sa réalité. En m ’appuyant sur l’exemple pri­
vilégié de Marx, dont je rappellerai quelques propositions bien
connues, je voudrais donc exposer ce qui, en général, caractérise un
tel concept.
Mais, comme nous allons le découvrir, ce qui fait aussi l’intérêt
d’une telle discussion, c’est le fait qu’il n’existe pas un seul modèle
de l’hétéronomie de la politique, ou de la politique sous conditions,
mais plusieurs, opposés entre eux autour d ’un certain point d ’hérésie.
Je ne pense pas tant ici au fait que, de l’idée de conditions matérielles
déterminantes pour la politique, on peut donner des versions et tirer
des conséquences pratiques opposées (ce que Marx avait déjà fait en
retournant un certain économisme antérieur à lui). N i même au fait
que, dans la catégorie des conditions ou des rapports sociaux, on
peut privilégier aussi bien des structures de production et d’échange
que des structures culturelles, ou symboliques, comme l’ont fait
d’autres courants de sociologie critique. Mais je pense au fait que la
notion même de conditions peut être transmuée, sans que disparaisse
pour autant, bien au contraire, l’idée d ’une politique essentiellement
hétéronome. Les thèmes développés par Foucault, depuis la « société
disciplinaire » jusqu’à l’idée générale d’une « microphysique du pou­
voir » et à l’étude de la « gouvernementalité », sont ici exemplaires.
Et bien entendu, si la représentation qu’on se fait de ses conditions
constitutives change, c’est le mode d’être de la politique elle-même
qui se transforme. La différence est proprement ontologique, elle

1. « Manuscrit de 1843 » (Critique de la philosophie hégélienne de l ’État). L’idée


a ses racines chez Aristote, mais à l’époque moderne elle court depuis les Monar-
chomaques, Spinoza et Locke jusqu’à Rousseau, avec toutes les critiques de l’idée
d'un pactum subjectionis originaire. Chacun à sa façon, Ernst Bloch et Antonio Negri
sont, au x x ' siècle, les héritiers les plus éloquents et les plus cohérents de cet aspect
du marxisme.

27
La crainte des masses

concerne l’individualité (alors que leur différence commune, par


rapport à un concept de l’autonomie, était d ’abord logique et éthique,
différence d’un idéalisme et d’un réalisme ou matérialisme)
Nous allons donc, en quelques paragraphes où il faudrait plusieurs
pages, essayer de caractériser non pas l’enveloppe commune à ces
deux conceptions, mais le point où elles divergent, car c’est lui,
justement, qui est caractéristique. Partons de Marx, et commençons
par établir deux préalables, d'ailleurs étroitement liés. Marx pense
une politique dont la vérité doit être cherchée, non dans sa propre
conscience de soi ou son activité constituante, mais dans le rapport
qu’elle entretient à des conditions et à des objets qui forment sa
« matière » et la constituent elle-même comme une activité matérielle.
Mais cette position n’a rien à voir avec une liquidation de Y autonomie
des sujets de la politique (nommément : du « peuple »). C’est même
l’inverse : la politique de Marx a tout autant que la politique
d ’émancipation la fin d’instituer l’autonomie de ses sujets, mais elle
se la représente comme un résultat de son propre mouvement, et
non comme un présupposé. Elle s’inscrit dans la perspective d’un
devenir-nécessaire de la liberté. Alors que la proposition d ’égale liberté
présuppose l’universalité des droits, les renvoyant ainsi à une origine
transcendantale toujours disponible, la pratique politique marxienne
est une transformation interne des conditions, qui produit comme
son résultat (et déjà dans la mesure où elle s’effectue, c’est-à-dire
dans la « lutte ») la nécessité de la liberté, l’autonomie du peuple
(désigné comme le prolétariat).
Ensuite, il faut dire tout de suite un mot du fait que, selon Marx,
les conditions de la politique sont caractérisées comme une « base »
ou « structure économique » de l’histoire. Sans cette détermination,
évidemment, nous ne serions plus dans le marxisme proprement dit,
mais il faut y distinguer un aspect particulier et un aspect général.
Est particulier le fait que Marx, « reflétant » activement le processus
historique auquel il assiste, et se reconnaissant impliqué dans la lutte
qui s’y développe, choisisse d ’universaliser la base économique de
l’histoire et, par voie de conséquence, l’anthropologie qui fait de
l’homme avant tout un être de travail. L’économie entendue en ce
sens est par excellence l’autre de la politique, son extérieur absolu

1. On me demandera pourquoi je ne fais pas ici référence à W eber : c’est que


mon objectif n’est pas de tout inclure, mais de rechercher le point d ’une différence.
Marx et Foucault ne sont pas choisis au hasard, mais ils n ’épuisent pas la question.
Sur le « point de vue de l'en-deçà » commun à Marx et W eber, on lira la discussion
de C. Colliot-Thélène, M ax Weber et l’histoire, PUF, 1990, p. 35 sq.

28
Trois concepts de la politique

qui lui impose des conditions structurelles incontournables. Pour


penser la réalité de la politique, il faut donc court-circuiter la
politique et son autre (par une double critique : de l’autonomisation
de la politique, et de la fétichisation de l’économie). Il faut montrer
que, comme politique révolutionnaire, elle n’est pas autre chose que
le développement des contradictions de l’économie *. Pour trans­
gresser les limites du politique reconnu, artificiellement séparé, qui
ne sont jamais que les limites de l’ordre établi, la politique doit
remonter jusqu’aux conditions « non politiques » (donc, en dernière
instance, éminemment politiques) de cette institution, c’est-à-dire aux
contradictions économiques, et avoir prises sur elles de l’intérieur.
C’est cette figure qui est généralisable, et l’a été effectivement, à
mesure que, sur le modèle du marxisme et en liaison avec de
nouveaux mouvements sociaux (donc souvent contre Marx, tacti­
quement), on théorisait le rapport de la politique avec la transfor­
mation de « conditions » ou de « structures » historiques différentes,
mais non moins déterminantes que l’économie, et non moins exté­
rieures à l’institution du politique : en particulier celles de la famille,
ou du patriarcat, c’est-à-dire des rapports de domination entre les
sexes, et celles du « capital symbolique », ou des rapports de domi­
nation intellectuelle et culturelle. Rétrospectivement, le court-circuit
marxien apparaît ainsi comme le prototype d ’une figure plus générale,
qui est celle de la remontée aux conditions matérielles de la politique,
elle-même requise par la transformation politique interne de ces
conditions 2.
Enonçons alors ce qu’on peut considérer comme les théorèmes de
Marx. Le premier dit que les conditions sont en réalité des rapports
sociaux, ou naturels-sociaux comme le précisait Althusser, c’est-à-
dire qu’elles consistent dans l’ensemble objectif, régulièrement repro­
duit au prix de ses contradictions mêmes, de pratiques trans-indi-
viduelles (comme la production, la consommation, l’échange, le droit,
la culture ou les pratiques idéologiques), et non pas dans une
accumulation de « choses » inertes, ou inversement dans une malé­
diction transcendante de la condition humaine. En conséquence la
1. Sur ce « court-circuit » caractéristique de Marx, cf. mon essai antérieur : « L’idée
d ’une politique de classe chez Marx », in Les Temps Modernes, février 1984, n° 451.
(Ci-dessous : « Le prolétariat introuvable », p. 221 sq.)
2. L’ouvrage publié en 1970 par P. Bourdieu et J. Cl. Passeron, La reproduction.
Eléments pour une théorie du système d ’enseignement (Ed. de M inuit), est très carac­
téristique de cette position. On se souvient q u ’il fut vivement attaqué, pour cette
raison, par le Collectif « Révoltes logiques » dans L ’empire du sociologue (Ed. La
Découverte, 1984).

29
La crainte des masses

politique est elle-même une pratique déterminée, et non pas l’utopie


d ’une bonne administration des choses, ou l’espérance eschatologique
d’une conversion de l’homme à la justice.
Le second théorème dit alors, on l’a vu, que les rapports sociaux
sont des rapports économiques. Mais de leur côté les rapports éco­
nomiques sont des rapports sociaux. Nouvelle équation dont l’ex­
position forme le cœur de la critique marxienne. Je n’en retiens ici
que l’aspect suivant : toute analyse des conditions sociales de la
politique doit mettre en évidence à la fois la causalité structurante
qu’elles exercent, et l’effet de société (Althusser) qu’elles produisent.
Dans le cas de Marx cette structure de cause et d’effet est identifée
au « procès de production et de reproduction du capital » et à sa
dynamique propre. La propriété privée des moyens de production
est une fonction de ce procès, qui fait corps avec une certaine forme
d ’organisation de communautés dans lesquelles s’exerce précisément
la domination du capital. La grande ambition de Marx étant de
montrer que la même structure élémentaire, celle du procès d’ex­
ploitation de la force de travail salariée, constitue à la fois le « germe »
d ’une forme de « communauté économique » (en l’occurrence le
marché, ou la communauté des producteurs-échangistes) et d ’une
forme d’État (ou de souveraineté-sujétion, donc d’une « communauté
politique »), et par conséquent de la dépendance ou corrélation qui,
tout au long de l’histoire, se perpétue entre elles
La pratique politique a alors pour condition —et c’est le troisième
théorème — le fait que les rapports sociaux (les conditions) ont une
histoire, dont le sens s’explique précisément par la dynamique du
procès économique. Ceci ne veut pas dire que les résultats de la
pratique politique soient prédéterminés, au contraire : mais cela veut
dire que la pratique politique s’insère de l’intérieur (à partir de ses
propres forces, décrites comme « forces productives » et comme « cons­
cience sociale ») dans le cours d’un changement qui a toujours déjà
commencé. La structure capitaliste de la société ne peut pas ne pas
changer, en vertu de ses contraintes propres. La politique n’est donc
pas le simple changement des conditions, comme s’il était possible
de les isoler et de s’en abstraire pour avoir prise sur elles, mais elle
est le changement dans le changement, ou la différenciation du
changement, qui fait que le sens de l’histoire n’est fixé qu’au présent2.

1. Cf. Marx, Le Capital, Livre III, Éd. sociales, tome 8, p. 172, et mon commen-
taire dans « L’idée d ’une politique de classe... », cit.
2. J ’ai présenté cet aspect de la pensée de Marx — que le marxisme économiste

30
Trois concepts de la politique

Rien n’est donc plus absurde — si répandue qu’en soit l’idée —


que de croire qu’une telle politique serait « sans sujet » (c’est l’histoire
qui est sans sujet). Je soutiendrai au contraire que tout concept de
la politique implique un concept du sujet, à chaque fois spécifique.
Mais il faut voir en quoi consistent les difficultés d’un concept du
sujet qui est associé à l’hétéronomie de la politique. Dans le cas de
Marx, dont on sait que sur ce point il hérite directement de Hegel,
la conception du sujet politique renvoie immédiatement à l’idée de
contradiction. La subjectivation, c’est l’individualisation collective qui
se produit au point où le changement change, où « ça commence à
changer autrement ». Partout, donc, où la tendance immanente au
système des conditions historiques se trouve affectée de l’inœrieur
par l’action d ’une contre-tendance elle aussi immanente.
Il serait évidemment dérisoire de se poser la question de savoir
si ce qui est premier est la formation de la contre-tendance objective,
ou si c’est le mouvement de la subjectivation, l’activité historique
des sujets qui, à eux tous, forment le sujet politique — puisqu’il
s’agit d ’une seule et même réalité. En revanche, ce qui est pertinent,
c’est d ’observer l’effet en retour de cette relation. Marx a assez montré
que la puissance du Capital (sa productivité toujours croissante aussi
bien que sa destructivité apparemment sans limite) ne se nourrit que
de la grandeur des résistances qu’il suscite lui-même \ Le mouvement
de la contradiction, dans lequel se combattent ou se nient l’une
l’autre tendance et contre-tendance, est donc une spirale sans fin, ce
qui veut dire aussi que, du point de vue de la politique, il ne cesse
de passer par des phases de subjectivation et de désubjectivation.
Cela veut dire que la lutte des classes est une formation de pouvoirs
et de contre-pouvoirs, ou d’investissement des pouvoirs et des contre-
pouvoirs existants par des forces antagonistes, enfin de conquête et
de récupération des positions de pouvoir occupées par la classe
adverse.
Mais le fond de la dialectique des tendances contradictoires n’est
pas la conquête du pouvoir (sans quoi on serait très vite reconduit
à un schème d’autonomisation de la politique, simplement nourri,
de façon formelle, d’une référence à la lutte des classes). C’est la
dissociation des modes de socialisation antagonistes qui sont impliqués

et évolutionniste a eu tôt fait d ’oublier — dans le chap. IV, p. 78 s q de mon livre


La philosophie de M arx, Ed. La Découverte, 1993.
1. C’est tout le « secret » de la survaleur relative, qu’il inscrit au cœur du procès
d ’accumulation intensive ou de la « subsomption réelle » (Le Capital, Livre I,
IV ' section).

31
La crainte des masses

dans l’accumulation capitaliste, où ils se développent l’un contre


l’autre : d’un côté ce que Marx appelait la subsomption réelle des
individus et de leur force de travail sous la domination du rapport
capitaliste (la « valeur se mettant elle-même en valeur »), de l’autre
ce qu’il appelait la libre association des producteurs. Le point fon­
damental de cette relation étant précisément qu’il s’agit d’une dis­
sociation, c’est-à-dire que les termes opposés n’y sont pas vus comme
des entités extérieures l’une à l’autre, auxquelles il faudrait que les
individus appartiennent de façon univoque, mais comme des modes
d ’existence incompatibles qui, pour une part essentielle, peuvent
affecter les mêmes individus ou les sommer de choisir contre eux-
mêmes. On retrouve donc le lien entre hétéronomie de la politique
et autonomisation du peuple.
On trouve alors, dans la pratique, toute une phénoménologie de
l’existence sociale qui est le champ, l’enjeu et la matière même de
la politique. La forme générale de la lutte des classes ne suffit pas
vraiment à en rendre compte, à moins d ’y inclure toutes les modalités
d ’existence auxquelles renvoient, outre le terme même de classe, ceux
à.’individualité et de masse. Au fond, la politique telle que l’a
théorisée Marx est un trajet de subjectivation qui relie ces différentes
modalités de la pratique, en illustrant la variabilité des effets d ’un
ensemble de conditions structurelles. Et c’est de ce côté qu’il faudrait
chercher la filiation des théorisations les plus intéressantes de la
politique qui se situent dans la descendance de Marx.
Coupant maintenant au plus court, je vais laisser de côté, comme
je l’ai annoncé, toute comparaison entre la conception marxiste et
d ’autres conceptions de la politique renvoyant à la contradiction
interne d'une structure de conditions déjà données {vorgefundenen),
et je vais esquisser la confrontation la plus paradoxale, mais aussi la
plus instructive, celle qui peut s’instaurer avec certaines théorisations
de Foucault. Dans un texte de 1982, écrit pour son public américain,
il déclare ceci :
Il ne s’agit pas de nier l’importance des institutions dans l’amé­
nagement des relations de pouvoir. Mais de suggérer qu’il faut plutôt
analyser les institutions à partir des relations de pouvoir et non
l’inverse ; et que le point d’ancrage fondamental de celles-ci, même
si elles prennent corps et se cristallisent dans une institution, est à
chercher en deçà (...) Ce qui serait ainsi le propre d’une relation de
pouvoir, c’est qu’elle serait un mode d’action sur des actions. C’est-
à-dire que les relations de pouvoir s’enracinent loin dans le nexus
social ; et qu’elles ne reconstituent pas au-dessus de la « société » une
structure supplémentaire et dont on pourrait peut-être rêver l’effa-

32
Trois concepts de la politique

cernent radical. Vivre en société, c’est de toute façon, vivre de m anière


qu’il soit possible d’agir sur l’action les uns des autres. Une société
« sans relations de pouvoir » ne peut être qu’une abstraction. Ce qui,
soit dit en passant, rend politiquement d’autant plus nécessaire l ’ana­
lyse de ce qu’elles sont dans une société donnée, de leur formation
historique, de ce qui les rend solides ou fragiles, des conditions qui
sont nécessaires pour transformer les unes, abolir les autres. Car dire
qu’il ne peut pas y avoir de société sans relation de pouvoir ne veut
dire ni que celles qui sont données sont nécessaires, ni que de toute
façon le pouvoir constitue au cœur des sociétés une fatalité incon­
tournable ; mais que l'analyse, l’élaboration, la remise en question
des relations de pouvoir, et de 1’« agonisme » entre relations de pouvoir
et intransitivité de la liberté, sont une tâche politique incessante ; et
que c’est même cela la tâche politique inhérente à toute existence
sociale
On le voit, ce texte confère une place centrale au vocabulaire des
« conditions » et de la « transformation ». Mais il le fait en opérant
une sorte de retournement de l’ontologie marxienne, aussi bien pour
ce qui concerne la représentation des rapports ou relations que pour
ce qui concerne les rapports entre pratique, nécessité et contingence.
Ce qui est particulièrement intéressant dans cette théorisation, telle
qu’elle est mise en oeuvre par ailleurs dans des analyses concrètes
qui vont de Surveiller et punir aux leçons du Collège de France sur
le « bio-pouvoir » et la « bio-politique 2 », c’est le fait que la distance
entre les conditions et la transformation y est réduite au minimum :
elles deviennent contemporaines les unes de l’autre (dans un présent
à la fois ontologique, éthique et politique, dont l’analyse est l’objet
même de cette pensée critique que, au même moment, Foucault a
tenté de redéfinir en combinant la leçon de Nietzsche avec celle de
Kant). Mais le fait que la distance pratique disparaisse, c’est-à-dire
que les conditions de l’existence, qu’il s’agit de transformer, soient
tissées de la même matière que la pratique de transformation elle-
même, c’est-à-dire soient de l’ordre d’une « action sur une action »,
et fassent partie d’un réseau infini de « relations dissymétriques »
entre la puissance des uns et celle des autres, les dominations et les
résistances, ce fait ne signifie aucunement que la différence concep­
tuelle soit sans objet.
1. M. Foucault, «Le sujet et le pouvoir», in Dits et écrits. 1954-1988, Éd.
G allim ard, 1994, vol. IV, p. 239.
2. Dont on trouvera une discussion remarquable dans le livre de Ann Laura
Stoler, Race and the Education of Desire. Foucault’s History of Sexuality and the
Colonial Order of Things, Duke University Press, 1995.

33
La crainte des masses

C’est bien pourquoi, plus que jamais, Foucault continue de parler


d’histoire, et de société, comme horizons de la politique, même et
surtout alors qu’il entreprend de déposséder les institutions, les
grandes entités et les grandes machines (États, classes, partis...) de
leur monopole, pour ramener la politique, à chaque instant, à la
portée des individus, ou des coalitions d’individus. Entre le point
de vue de la société et celui des individus, la réciprocité est totale.
La société est le complexe des actions qui se conditionnent ou se
transforment les unes les autres — et à vrai dire aucune action n’a
jamais pu en transformer une autre, qu’il s’agisse de production,
d ’éducation, de punition, de discipline, de libération ou de contrainte
politique, autrement qu’en créant des conditions nouvelles pour son
exercice, de même qu’aucune action ne peut en conditionner une
autre autrement qu’en la transformant, ou en transformant la liberté
de son porteur comme dit Foucault. Mais les individus sont toutes
les singularités de ce complexe (ou mieux : les corps associés à toutes
ces singularités), comme l’a bien dit Deleuze dans son commentaire
de la politique foucaldienne ’. Dès lors ce qui devient absolument
sans objet, c’est l’idée d’une dialectique de « médiations » au moyen
de laquelle penser, en suivant le fil conducteur du temps historique,
la jonction des conditions et de la pratique transformatrice, avec ses
rendez-vous « critiques » entre conditions objectives et subjectives,
conflits de classes et mouvements de masses, forces et consciences,
etc. Car le conflit historique est toujours déjà inhérent aux relations
de pouvoir, et toujours encore actif dans leur institutionnalisation,
ou du moins il devrait l’être — idéalement.
La façon dont Foucault constitue la politique n’a donc rien à voir,
en dépit de certaines apparences que pourrait susciter son indivi­
dualisme méthodologique, avec une reconstitution de l’autonomie
de la politique. En effet la relation de pouvoir est bien constituante,
alors que les formes sociales plus ou moins stabilisées, les normes
de conduite, sont constituées. Mais la relation de pouvoir n’est jamais
pensée comme une volonté ou un affrontement de volontés, qu'elles
soient conscientes ou inconscientes. Cela tient en particulier à la façon
dont Foucault fait fonctionner la référence au corps comme réfèrent
ultime de l’individualité. Et par voie de conséquence, cela tient à la
façon dont les relations de pouvoir, l’assujettissement, sont interprétés
non en termes de maîtrise et de servitude (d’imposition d'une loi,
juste ou injuste) mais comme technologies matérielles et spirituelles
1. G. Deleuze, « Q u’est-ce qu'un dispositif? », in Michel Foucault philosophe, Éd.
Le Seuil, 1989.

34
Trois concepts de la politique

qui « forment » les corps et les disposent à certaines actions, et qui


peuvent se renforcer ou se neutraliser les unes les autres.
L’action politique, on le sait, doit être alors pensée en termes de
stratégies. Que signifie ce mot, que Foucault se garde bien d’employer
au singulier ? On pourrait dire que c’est un schème général, ou
généralisable, d’anticipation et de contrôle des réactions de l’indi­
vidualité adverse, ou mieux encore de transformation de ses dispo­
sitions corporelles de telle sorte que ses réactions deviennent prévi­
sibles et contrôlables. Un tel schème peut être mis en oeuvre par des
institutions, des groupes, en dernière analyse des individu:;. Il peut
être aussi bien incorporé à une vaste structure sociale de très longue
durée qu’à une configuration locale et transitoire, mais le principe
de son efficace est toujours « micro-politique », puisqu’il réside dans
la façon dont les technologies de pouvoir s’appliquent « jusque dans
la trame la plus ténue de la société 1 ».
On pourrait avoir l’impression, au vu du résumé précédent, que
la politique selon Foucault est retournée se loger, sinon du côté des
dominants, du moins du côté des forts (les « gouvernants »). Lui-
même a éprouvé le besoin de s’en défendre, ce qui en un sens n’était
pas nécessaire (car cette imputation ne traduisait qu’une mauvaise
lecture), mais touche cependant à une difficulté par laquelle je
voudrais terminer cet examen. La notion cruciale est ici celle de
résistance. De ce que tout pouvoir présuppose une résistance, et repose
ainsi sur l’incertitude du point où se situent ses limites, ne résulte
pas clairement la forme que peut prendre la « libération de la liberté »,
lorsque la relation de pouvoir est aussi une relation de domination.
La question qui se trouve posée ici n’a pas qu’une dimension
pragmatique, elle est au fond métaphysique. De même qu’on avait
chez Marx une problématique du devenir nécessaire de la liberté (dans
la lignée de Spinoza et de Hegel), de même il conviendrait de penser
ici (autrement que dans le « dehors » ou le « plissement » des analyses

1. Foucault ne croit nullement que les stratégies de pouvoir s’appliquent d ’une


façon automatique, ce qui conduirait à transformer la théorie de la politique en
« analyse stratégique » formelle. Au contraire, il s'intéresse systématiquement à l'écart
entre l’anticipation stratégique et les conduites ou les méthodes de gouvernement
réelles, qu’il appelle l’usage. Ce point est particulièrement illustré dans son analyse
des prisons (cf. notam ment « Q u’appelle-t-on punir ? », entretien, 1984, rééd. in
Dits et écrits, IV, p. 636 sq.). De même, il tente de faire coexister dans son analyse,
en particulier celle des politiques d ’Etat à l’époque moderne, les stratégies d ’indi­
vidualisation et de massification. Ce point est particulièrement illustré par son
analyse du « bio-pouvoir » médical et de la « bio-politique » démographique, hygié­
nique et sexuelle.

35
La crainte des masses

théoriques, dont parle Deleuze) une production de contingence, que


je me risquerai à appeler un devenir contingent des résistances. Mais
n’est-ce pas le point sur lequel Foucault a hésité, en même temps
qu’il ouvrait plusieurs directions possibles, entre lesquelles sa poli­
tique (sinon son éthique) se trouve écartelée ?
On peut penser que l’analytique des relations de pouvoir chez
Foucault butte sur une limite, qui est constituée par la question de
leur dissymétrie, plus précisément d ’une dissymétrie qui ne serait
pas « inversable », et qu’on pourrait dire absolue. Il y a d’abord le
problème des situations extrêmes, dans lesquelles les technologies de
pouvoir comme individualisation des sujets (pris omnes et singulatim
pour cibles d’une gouvernementalité) cèdent la place, non seulement
à un antagonisme global, mais à une force nue, qui s’exerce dans
l’ordre de la destruction et de la mort pour la mort. Seule la vie
peut être « gouvernée », seul un vivant peut être discipliné de façon
à devenir productif. La question qui se pose ici est celle des pratiques
d ’extermination sous leurs diverses formes dont certaines nous sont
plus que jamais contemporaines. Mais il y a aussi, en général, la
question des structures de domination invétérées :
Les analyses que j'essaie de faire portent essentiellement sur les
relations de pouvoir. J ’entends par là quelque chose de différent des
états de domination (...) Lorsqu'un individu ou un groupe social
arrivent à bloquer un champ de relations de pouvoir, à les rendre
immobiles et fixes et à empêcher toute réversibilité du mouvement
(...) on est devant ce qu’on peut appeler un état de domination. Il
est certain que dans un tel état les pratiques de liberté n’existent pas
ou n’existent qu’unilatéralement ou ne sont qu’extrêmement bornées
et limitées. Je suis donc d'accord avec vous que la libération est
parfois la condition politique ou historique pour une pratique de
liberté (...) La libération ouvre un champ pour de nouveaux rapports
de pouvoir, qu’il s’agit de contrôler par des pratiques de liberté.
(DE, IV, 710-711)
Dans les relations de pouvoir, il y a forcément possibilité de
résistance, car s’il n'y avait pas possibilité de résistance —de résistance
violente, de fuite, de ruse, de stratégies qui renversent la situation —
il n’y aurait pas du tout de relations de pouvoir (...) S’il y a des
relations de pouvoir à travers tout champ social, c’est parce qu’il y
a de la liberté partout. Maintenant, il y a effectivement des états de
domination. Dans de très nombreux cas, les relations de pouvoir sont
fixées de telle sorte qu’elles sont perpétuellement dissymétriques et
que la marge de liberté est extrêmement limitée (...) Dans ces cas
de domination —économique, sociale, institutionnelle ou sexuelle —,

36
Trois concepts de la polïtiqice

le problème est en effet de savoir où va se former la résistance... (id.,


pp. 720-721)
On voit que Foucault, ici, est obligé de distendre le temps du présent
stratégique, dans lequel la dissymétrie des relations de pouvoir
renvoyait toujours à la possibilité immédiate d ’un renversement ou
d ’un déplacement : des structures sont apparues (qu’elles soient de
l’ordre de la contrainte, de la loi ou de la norme), dont les sujets
sont en quelque sorte séparés, et qui « fixent » le pouvoir jusque dans
l’intimité des corps d ’une façon qui n’est pas à leur portée. Au
problème qu’elles posent, Foucault, ici et là, ne sait répondre que
par le recours classique aux « mouvements sociaux », la seule origi­
nalité qu’il apporte étant d’affirmer que l’éventail des mouvements
sociaux est coextensif à celui de toutes les relations de domination
qui peuvent se former dans la société, et qu’ils n’ont donc aucune
forme d ’organisation préétablie.
Mais l’indication selon laquelle les pratiques de liberté ne sont
pas tant la condition préalable d’une libération, qu’une nécessité
surgissant après-coup, nous oriente dans une autre voie. Celle-même
qui, finalement, monopolise de plus en plus l’attention de Foucault :
l’analyse des « techniques de soi » (technologies of the Self). C’est
encore le lieu d’une difficulté, car l’idée de résistance renvoie main­
tenant à la question de savoir comment évolue le « rapport de soi à
soi » des individus, comment il peut lui-même changer de signe, ou
de régime, et nous risquons d ’être engagés dans une régression à
l’infini. De cette difficulté ultime, Foucault veut faire une force,
c’est-à-dire qu’il veut analyser non plus le pouvoir mais le « soi »
de l’individu et son mode de production ou de création (« esthétique »
du soi). Il y a là un mouvement d’inspiration stoïcienne, à ceci près
qu’il ne s’agit pas tant de tracer une ligne de démarcation entre ce
qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, que de montrer
comment, d’une certaine façon, la modalité de ce qui ne dépend pas
de nous (par exemple la domination) est encore déterminée par ce
qui dépend de nous. En ce sens l’étude des techniques de soi n’est
pas tant une fuite devant la question des structures massives de
domination qu’elle n’est la recherche d ’un niveau plus originaire de
détermination, et par conséquent d’un point de construction ou de
déconstruction pour la politique.
Je soutiendrai ici que ce mouvement, en dernière analyse, est non
seulement inachevé, donc ouvert, mais philosophiquement aporé-
tique. L’aporie porte justement sur les notions de « soi » ou d’indi­
vidualité, dont on voit bien que Foucault ne les a nullement élaborées

37
ha crainte des masses

de façon critique (Deleuze a voulu le faire pour lui), mais qu’il les
a prises telles quelles, de façon à la fois empirique et éclectique.
Cependant le plus intéressant est de mettre en parallèle, à nouveau,
l’aporie de Foucault et celle de Marx. Elles portent sur des termes
opposés, comme on pouvait s’y attendre, mais sont toutes les deux
inhérentes à l’idée centrale de transformation. En faisant des « rapports
sociaux de production », nommément du capital et de son procès
d’expansion indéfinie, à la fois les conditions externes, vorgefundenen,
de la pratique politique, et l'élément dans lequel se développe sa
négativité interne ou son procès de scission révolutionnaire, Marx a
donné pour horizon ultime à toute transformation effective (englobant
la totalité des conditions) ce qu’il a lui-même appelé d’emblée la
transformation du monde (yerànderung der Welt), laquelle suppose le
surgissement (ailleurs que dans l’imaginaire) d ’une politique-monde
et d ’un sujet (de la) politique lui-même « mondial ». Or cette notion
est clairement dialectique, non pas cette fois au sens du dévelop­
pement historique des contradictions, mais au sens de la critique
kantienne des antinomies de la raison (serait-elle la raison de la
pratique). Elle ne nous engage que dans une régression à l’infini,
dont les figures sont devenues parfaitement visibles depuis que le
monde se trouve effectivement « mondialisé » (ou « globalisé » ')•
Inversement Foucault, s’il s’est prémuni contre les formes classiques
du paralogisme de la personnalité, en déplaçant la question du « soi »
et de sa constitution du terrain de la conscience et de la substance
vers celui de la corporéité (grande force de Foucault : expliquer que
la production de l’intériorité se situe entièrement dans le « dehors »,
la constitution du sujet dans l’objectivité), et donc de l'ascèse, n’a
probablement pas échappé pour autant à une réédition de ce para­
logisme, dans la mesure où il fait du « travail de soi sur soi » à la
fois le côté passif (l’historicité des modes de subjectivation) et le
côté actif (la production, pour ne pas dire le modelage, de son style
de vie et de pensée) : à la fois donc la normalité d’une culture et le
risque délibérément couru d ’un devenir différent de ce que l’on était.
Cette situation de double bind n’est pas moins dialectique (au sens
kantien) que la précédente. D ’où l’oscillation latente entre un fata­

1. On trouvera dans le livre récent de Jean Robelin, ha rationalité de la politique,


Annales Littéraires de l’Université de Besançon (Diffusion Les Belles Lettres, Paris),
1995, p. 437 sq., une remarquable formulation de Y incomplétude de la politique et
de l’aporie q u ’elle installe au cœur de l’idée de « transformation des rapports
sociaux » comme maîtrise d ’une totalité.

38
Trois concepts de la politique

lisme (périodiquement dénié), et un volontarisme de fait, auquel la


référence nietzschéenne ne sert pas vraiment de correctif.
On conclurait à tort de tout ceci que l’idée d’une politique comme
transformation, finalement, s’effondre sur elle-même. De même que
les apories de l’émancipation ne cessent d’en relancer la formulation
et l’exigence, de même le fait qu’une formulation radicale de l’idée
de transformation butte, soit sur l’aporie de la « transformation du
monde », soit sur celle de la « production de soi-même », qui déli­
mitent ensemble le champ des problèmes qu’elle pose (et qu’elle
impose à la politique), n’est pas ce qui la disqualifie. C’est au
contraire le ressort d’une invention permanente. Pour qu’une telle
conception soit véritablement confrontée à l’impossible, il faut passer
sur une autre scène.

Hétéronomie de l'hétéronomie : le problème de la civilité

Dans un interview de 1983 (DE, IV, 587), Foucault parlait de


« problèmes qui prennent la politique à revers ». Ce sont en un sens
les plus immédiats. Ceux que je voudrais évoquer maintenant lui
arrivent par la violence (et la cruauté), par l’identité (et Yidentity
pqlitics), par les « effets pervers » de la rationalité et de l’universalité.
Nous pouvons partir de deux textes d’inspiration bien distincte. Le
premier est du psychanalyste Fethi Benslama, tentant de réfléchir
sur « le franchissement d’une nouvelle limite dans la destruction
humaine » auquel font penser les entreprises actuelles de la « puri­
fication ethnique » :
L’étranger dont il est question, ne fonde pas, ne distingue pas, ne
se laisse pas dialectiser ni surmonter, ne permet pas d’entrevoir la
sainteté ni la guérison, ii n’est pas absolu et n'absolutise pas (...) Son
étrangeté n’est pas due au fait qu'il soit autre ou qu’il vienne
d’ailleurs. Bien plutôt, il s’agit de quelqu’un (d’un groupe, d'un
ensemble d’individus) qui est très proche, très familier, très mêlé à
soi, comme une part inextricable de soi-même. Tout le ravage du
mal identitaire procède précisément de cette condition où l’étrangeté
a surgi de la substance de l’identité communautaire dans le plus
grand entremêiement des images, des afFects, des langues, des réfé­
rences. Aussi, quand se répand l’impérieuse nécessité de la réappro­
priation du propre - ce qui est le mot d'ordre de toutes les épurations
- la rage purificatrice et vengeresse montre un acharnement particulier,

39
ha crainte des masses

non pas à vaincre ou à expulser l’ennemi, mais à mutiler et à


exterminer, comme s’il s’agissait d’extirper le corps étranger et l’étran­
ger du corps encollé à la représentation de son propre corps (...) C’est
un écartement à l’intérieur du Nous qui ne peut plus être colmaté,
ni expulsé (...) C’est le trouble de la dés-identification d’un soi
irreprésentable à soi, vivant dans la crainte de l’anéantissement par
une étrangeté venue de son fond. Les effets d'une telle situation
peuvent être contenus politiquement, et seul le politique est capable
de les contenir. Mais s’il advenait une faillite ou un effondrement de
l’institution politique (...) on assiste alors à un retour de l’angoisse
d’anéantissement et au déchaînement des forces purificatrices qui
procèdent par mutilation et automutilation, tant soi et l’autre sont
étroitement emmêlés '.
Et voici d ’autre part un texte, plus ancien, de Deleuze et Guattari :
Pourquoi y a-t-il tant de devenirs de l’homme, mais pas de devenir-
homme ? C’est d’abord parce que l’homme est majoritaire par excel­
lence, tandis que les devenirs sont minoritaires, tout devenir est un
devenir-minoritaire. Par majorité, nous n’entendons pas une quantité
relative plus grande, mais la détermination d’un état ou d’un étalon
par rapport auquel les quantités plus grandes aussi bien que les plus
petites seront dites minoritaires : homme-blanc-adulte-mâle, etc.
Majorité suppose un état de domination, non pas l’inverse (...) C’est
peut-être même la situation particulière de la femme par rapport à
l’étalon-homme qui fait que tous les devenirs, étant minoritaires,
passent par un devenir-femme. Il ne faut pourtant pas confondre
« minoritaire » en tant que devenir ou processus, et. « minorité »
comme ensemble ou état. Les juifs, les tziganes, etc., peuvent former
des minorités dans telles ou telles conditions ; ce n’est pas encore
suffisant pour en faire des devenirs. On se reterritorialise, ou on se
laisse reterritorialiser sur une minorité comme état ; mais on se
déterritorialise dans un devenir. Même les Noirs, disaient les Black
Panthers, ont à devenir-noir. Même les femmes, à devenir-femme.
Même les juifs, à devenir-juif (...) Mais s’il en est ainsi, le devenir-
juif affecte nécessairement le non-juif autant que le juif, etc. Le
devenir-femme affecte nécessairement les hommes autant que les
femmes. D’une certaine manière, c’est toujours « homme » qui est le
sujet d’un devenir ; mais il n’est un tel sujet qu’en entrant dans un
devenir-minoritaire qui l’arrache à son identité majeure (...) C’est le
contraire de la macro-politique, et même de l’Histoire, où il s’agit
plutôt de savoir comment l'on va conquérir ou devenir une majorité.

1. F. Benslama : « La dépropriacion », in Lignes, n° 24, février 1995, pp. 36, 39-


40 .

40
Trois concepts de la politique

Comme disait Faulkner, il n’y avait pas d’autre choix que de devenir-
nègre, pour ne pas se retrouver fasciste
A beaucoup d’égards le développement du troisième concept que je
propose devrait se présenter comme une discussion entre (et avec)
Benslama et Deleuze-Guattari, pesant ce qui les rapproche et les
oppose. Mais il faudra couper court. Dans un premier temps, je
tenterai de préciser les termes de l’énigme constituée par la fusion
du problème de la violence et du problème de l’identité, dès lors
qu’on veut bien ne pas se satisfaire d ’un « ça va de soi » ou d’un
« ça se voit bien ». Cette unité qui n’est ni nécessaire (comme si la
conjonction de la violence et de l’identité appartenait à leur essence)
ni contingente (comme si elle était de hasard), nous renvoie à ce
que j’appellerai abstraitement, en référence aux moments précédents,
une hétéronomie de l’hétéronomie dans la politique. Dans un deuxième
temps, je ferai l’essai du concept de civilité pour caractériser la
politique qui prend pour « objet » la violence même des identités.
Considérons d’abord la violence du côté de ses extrêmes, ce qu’en
d ’autres lieux j’avais appelé la cruauté, en soulignant l'oscillation
permanente qu’elle manifeste entre des formes ultra-naturalistes,
ultra-objectives, et des formes ultra-subjectives, des paroxysmes de
l’intentionnalité (y compris lorsque cette intentionnalité est retournée
contre elle-même, « suicidaire » en même temps que « meurtrière » 2).
,B. Ogilvie a repris récemment cette question des figures nouvelles,
spécifiquement modernes, de la violence, dans lesquelles la frontière
du naturel et du social semble s’effacer tendanciellement, et il les a
rassemblées d’un mot terrible emprunté à la langue hispano-amé­
ricaine : la « production de l’homme-jetable » (poblacion chatarra) 3.
Il prend pour exemples toutes les formes de « l’extermination indi­
recte et déléguée » qui consistent à « abandonner à leur sort » (fait
de catastrophes dites naturelles, de pandémies, de génocides réci­
proques, ou plus ordinairement de nettoyage périodique, aux fron­
tières troubles de la criminalité et de sa répression, comme les
meurtres d’enfants des favelas brésiliennes) les populations excéden­
taires sur le marché mondial, non sans que prolifèrent à la marge

1. G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Éd. de M inuit, Paris, 1980,


pp. 356-357.
2. E. Balibar, « Violence : idéalité et cruauté », actes du séminaire sur la violence
dirigé par F. Héritier-Augé, Ed. Odile Jacob. (Ci-dessous, p. 397 sq.)
3. B. Ogilvie : « Violence et représentation. La production de l’hom m e jetable »,
in Lignes, n° 26, octobre 1995.

41
ha crainte des masses

quelques opérations de couverture humanitaire ou, au contraire,


quelques entreprises d’exploitation du matériel humain destinées à
rentabiliser l’exclusion (commerce d’organes, trafic d’enfants, etc.).
Avec cette « pression fantastique de l’a-subjectivité », nous sommes
clairement aux antipodes de toute relation de pouvoir, telle que se
proposait de la théoriser Foucault. Nous sommes aussi en un lieu où
la revendication du droit à la politique est devenue dérisoire : non
parce que l’universalité de la condition humaine n’y serait pas en jeu,
ou n’y figurerait que l’expression d’une rationalité dominatrice, mais
parce qu’il n’existe pratiquement aucune possibilité pour les victimes
de se penser et de se présenter en personne comme sujets politiques,
capables d’émanciper l’humanité en s’émancipant eux-mêmes. Serait-
ce parce que certaines conditions historiques ne sont pas (ou pas encore)
réalisées ? Et qu’en est-il, généralement, du rapport entre de telles
pratiques d ’élimination et l’idée de violence structurelle ?
Je dirai qu’au fond ce n’est pas la même chose, ou plus exactement
qu’elles en font éclater la représentation. Par violence structurelle
nous entendons en effet généralement une oppression inhérente aux
rapports sociaux qui (par tous les moyens, des plus ostentatoires aux
plus invisibles, des plus économiques aux plus coûteux en vies
humaines, des plus quotidiens aux plus exceptionnels) brise les
résistances incompatibles avec la reproduction d ’un système. En ce
sens elle fait corps avec sa durée même, à moins qu’elle ne l’accom­
pagne comme son ombre. La fonctionnalité qui la caractérise peut
être, dans l’absolu, totalement irrationnelle, elle peut bien ne se
manifester qu’après-coup, en tant que « main invisible », elle n’en
est pas moins nécessaire pour qu’on puisse identifier les intérêts, les
positions de pouvoir, les formes de domination sociales auxquelles
elle correspond (esclavage, patriarcat ou capital), et poser le problème
de leur renversement. Mais, avec l’élimination totalement non-fonc-
tionnelle, et cependant exactement inscrite dans les planifications de
l’économie-monde, de millions d ’hommes jetables (dont il se pourrait
cependant qu’elle traduise une certaine incapacité d’exploiter qui
« bloque » le développement actuel du capital, c’est-à-dire une inca­
pacité de faire face aux coûts financiers, sécuritaires, idéologiques et
en dernière analyse politiques d ’un processus d’accumulation véri­
tablement mondialisé), nous sommes précisément passés derrière cette
limite, autrement dit nous sommes entrés dans la quotidienneté
d ’une cruauté objective qui excède toute reproduction de structure '.
1. Peut-être Foucault, s’il avait pu observer la façon dont la «dém ographie»
africaine se trouve « régulée » au moyen de l’épidémie de SIDA (et de quelques

42
Trois concepts de la politique

Cependant, sans qu’on puisse assigner ici un lien de causalité


univoque, il se trouve que de telles formes ultra-objectives de la
violence voisinent, ou se superposent localement et temporellement,
avec d ’autres de signe opposé. Pas seulement la généralisation des
« violences sans adresse » (Ogilvie), généralement classées dans la
délinquance, ne visant à aucune transformation, qui se crient comme
la révolte sans espoir, la haine d’une société intégralement naturalisée.
Mais surtout ce qu’on est contraint de désigner comme des formes
ultra-subjectives de la violence. En particulier ces retournements de
la volonté de puissance en volonté de « décorporation », de désaffi­
liation forcée de l’autre et de soi-même —non seulement par rapport
à l’appartenance communautaire, à la cité, mais par rapport à la
condition humaine —que Benslama décrit à propos de la purification
ethnique en Bosnie (massacre des élèves par leurs propres instituteurs,
viols collectifs destinés à engendrer leur propre ennemi dans le ventre
des femmes d’en face, etc., en même temps que sont rasés tous les
monuments de l’histoire multi-culturelle), et qui l’amènent à se
poser la question de savoir s’il ne faudrait pas théoriser non seulement
« au-delà du principe de plaisir », mais « au-delà de la pulsion de
mort » !
Nous ne sommes pas là dans les formes ordinaires du fascisme
(dont il est temps, en effet, de reconnaître qu’elles n’ont jamais cessé
d’accompagner les constructions et destructions d'Etats et l’affron­
tement des «systèmes sociaux» au XXe siècle), mais dans la m ulti­
plication, possible en tout lieu, au sein de toute « culture », de cette
idéalisation de la haine 1 qu’on avait un peu vite, après le nazisme,
déclarée unique, échappant à toute possibilité de répétition. Je parle
de violence ultra-subjective parce que, sans doute, de telles actions
sont voulues et elles ont un but déterminé, elles ont un visage —
celui de bourreaux trop humains, cruels et lâches, rusés et stupides -,
mais la volonté dont elles procèdent ne peut se décrire, à la limite,
que comme l’expression d’une « chose » (selon le mot de Freud,
repris par Lacan) dont le sujet n’est que l’instrument : de cette
identité, précisément, qui est (qu’il « croit » être) en lui, totalement
exclusive de toute autre, et qui commande impérieusement sa propre
réalisation, à travers l’élimination de toute trace d’altérité dans le
« nous » et dans le « soi ». Disposée par conséquent à « préférer » sa

autres, toutes placées sous l’observatoire d ’une « organisation mondiale de la santé »),
se serait-il risqué à parler de « bio-politique négative » ?
1. L’expression est du psychanalyste A. Green, La folie privée. Psychanalyse des
cas-limites, Éd. Gallim ard, 1990, p. 287 sq.

43
La crainte des masses

propre mort à ce qui lui apparaît comme le risque mortel d’un


mélange ou d’une dépropriation.
Dans chacune de ces formes ou figures extrêmes, il faut voir
l’indice d’un fait irréductible qui n’est pas simplement « le mal »,
mais la non-convertibilité (ou la non-dialecticité) de la violence. Plus
précisément, la preuve qu’une certaine violence ne peut ni être
refoulée, mise à l’écart (ce qui, pour une part essentielle, est l’objectif
des théorisations du politique, comme justice, logos, lien social), ni
être convertie politiquement en moyen de « faire l’histoire » : par le
regroupement des violences individuelles en violences collectives, et
l’utilisation délibérée ou non de celles-ci comme moyen de prendre
des pouvoirs, de les consolider institutionnellement en les associant
avec des hégémonies idéologiques, ou comme moyen d ’émancipation
et de transformation. Une telle violence est donc la matière à la fois
de la politique et de l’histoire, elle devient (ou redevient) tendan-
ciellement une condition permanente de leur déroulement (en ce sens
au moins qu’il n’est plus question pour elles d’en sortir), et cependant
elle marque la limite des actions réciproques, du passage de la
politique dans le champ de l’historicité et des conditions historiques
dans la portée de la politique. C’est pourquoi je propose de voir ici,
par delà l’hétéronomie de la politique, une hétéronomie de l'hétéronomie
qui vient remettre en question la constitution de la politique comme
transformation aussi bien que comme émancipation. Et pourtant il
faut (d’une nécessité logique ou éthique) qu’une politique soit encore
impliquée dans la condition de sujets qui sont collectivement confrontés
aux limites de leur propre pouvoir. Du moins faut-il en poser la
question.
Sans doute convient-il pour cela de remettre en discussion deux
termes que nous venons d’employer : formes « extrêmes » et « limites ».
De quelles extrémités s’agit-il ? et où faut-il localiser ces limites ?
On devra en venir à l’idée qu’elles sont inassignables, en tout cas
qu’elles ne sont pas fixes, parce que l’ultra-objectivité de la violence
est toujours inscrite, au moins de façon latente, dans la naturalisation
des rapports de domination (ou même dans ce que, combinant le
lexique de Marx et celui de Foucault, nous pourrions appeler la
naturalisation des relations de pouvoir dissymétriques), et son ultra-
subjectivité à l'horizon de tout assujettissement des individus à
l’empire d’une autorité spirituelle suffisamment féroce et incompré­
hensible pour exiger « plus que la mort ». Ces limites sont donc en
réalité des seuils successifs, appartenant aussi bien à la sphère privée
que publique, franchis institutionnellement ou dans le cours des
existences individuelles, et parfois articulés les uns sur les autres. On

44
Trois concepts de la politique

voit par là (sans que pour autant toute énigme en soit évacuée) que
leur histoire n’est jamais séparable de la façon dont sont elles-mêmes
fixées ou transformées les identités. Plutôt que d’engager ici une
longue discussion, je proposerai trois thèses, en renvoyant ailleurs
leur justification plus complète
La première est que toute identité est fondamentalement transin­
dividuelle, ce qui veut dire qu'elle n’est ni (purement) individuelle
ni (purement) collective. Ce qu’on appelle le « soi » peut (dans le
meilleur des cas) être vécu comme absolument singulier, un fond
d ’existence propre qui ne se réduit à aucun modèle, à aucun rôle
choisi ou imposé. Il n’en est pas moins construit (dès avant la
naissance) par un système de relations sociales, réelles et symboliques.
Réciproquement, une identité collective, c’est-à-dire la constitution
d ’un rapport d’appartenance ou d’un « nous », au double sens de ce
terme (« nous » appartenons à la communauté, par exemple la patrie,
qui peut disposer de nous, ou la famille, qui peut requérir notre
soutien, et elles « nous » appartiennent, ce qui fait qu’on ne doit pas
nous en priver), n’est jamais que la constitution d’un lien qui se fait
valoir dans la réalité entre des imaginaires individuels. Mais l’ima­
ginaire est aussi indispensable à la vie des individus que l'air qu’ils
respirent. C’est pourquoi si « la nature ne fait pas de nations »
(Spinoza), aucun individu ne peut s’installer (sauf précisément par
l’imagination) dans la « situation originelle » qui précède les nations
(ou leur équivalent).
Ce qui nous conduit à une deuxième thèse : plutôt que d’identités,
il faut parler d’identifications et de processus d ’identification, car
aucune identité n’est ni donnée ni acquise une fois pour toute (elle
peut être fixée, ce qui n’est pas la même chose), mais elle résulte
d ’un procès toujours inégal et inachevé, de constructions risquées,
appelant des garanties symboliques plus ou moins fortes. Or l’iden­
tification se reçoit des autres et dépend toujours encore d’eux. Dans
l’établissement des multiples boucles identitaires qui se superposent
ainsi, pour se renforcer ou se combattre, les conditions matérielles
pèsent naturellement de tout leur poids, se traduisant en possibilités
et impossibilités de communication, d’accès aux « biens communs »
de toute nature. Mais la condition des conditions est constituée par
l’existence d’institutions, dont dépend la possibilité de symboliser

1. Elles sont pour une part le résumé d'analyses engagées dans des essais antérieurs.
Cf. E. Balibar et I. W allerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Ed. La
Découverte, 1988; ainsi que «Internationalisme ou barbarie», in Lignes, n° 16,
1992. (Ci-dessous, « Les identités ambiguës », p. 353 sq.)

45
ha crainte des masses

les rôles de soi et d ’autrui, les liaisons et les ruptures — que ces
institutions soient d ’ailleurs très anciennes ou très récentes, officielles,
dominantes (comme ce qu’Althusser appelait les appareils idéolo­
giques d’Etat), ou bien contestataires, « anti-systémiques ».
D ’où notre troisième thèse : toute identité est ambiguë. On peut
comprendre cela du point de vue du sujet : aucun individu (sauf
situation-limite, je vais y revenir) quoi qu’il en dise ou qu’il en croie,
n’a en propre une identité unique, ce qui voudrait dire aussi une
appartenance unique ; mais tout individu combine plusieurs identités,
inégalement prégnantes, inégalement conflictuelles. Cependant il est
plus intéressant encore de le comprendre du point de vue de l’identité,
qui ne saurait être univoque. Une identité quelle qu’elle soit (sexuelle,
professionnelle, religieuse, nationale, linguistique, esthétique...) est
toujours surdéterminée, remplissant plusieurs fonctions à la fois (on
n’est pas « professeur » que pour faire cours à ses étudiants, et moins
encore « étudiant » que pour étudier), elle est toujours en transit entre
plusieurs références symboliques (ainsi les événements courants font
qu’on recommence à se demander, sans résolution possible, si l’is­
lamisme est aujourd’hui une identité religieuse, ou nationale-cultu-
relle, anti-impérialiste, etc.). Elle est aussi en ce sens toujours à côté,
exposée à se tromper sur elle-même et à être prise pour une autre.
A se traduire successivement par des engagements différents.
Ces thèses permettent, me semble-t-il, d ’au moins poser la question
de la conjonction entre violence et identités (que se passe-t-il lorsque
des conflits d ’identité deviennent destructeurs ou auto-destructeurs ?
que se passe-t-il lorsque la violence courante, d ’origine structurelle
ou momentanée, se cristallise autour de revendications et d ’imposi­
tions d ’identités ?). En réfléchissant à partir de l’identité, on peut
suggérer que deux situations extrêmes sont également impossibles — en
ce sens qu’elles sont invivables, qu’elles correspondent à un degré
zéro d’autonomie tel qu’une existence, une communication « nor­
males » y sont détruites ; mais non pas en ce sens qu’elles ne seraient
jamais requises, engendrées ou imposées par des institutions et des
conditions historiques : c’est pourquoi peut-être il y a de la violence
inconvertible. L’une de ces situations est celle qui réduirait l’indi­
vidualité à une identité unique et univoque, « massive » et « exclusive »
(n’être qu’une femme, ou un homme, ou un enfant, c’est-à-dire une
chose sexuelle ; n’être qu'un prof, ou un prolo, un chef d’entreprise,
un président, un militant, un bon élève ou un fidèle, totalement
identifié à son rôle, c’est-à-dire absorbant immédiatement tout autre
rôle, toute rencontre, dans sa fonction ou sa vocation, son Beruf\
n’être qu’un Français, un Juif, un Breton ou un Serbe...). L’autre

46
Trois concepts de la politique

est celle qui —conformément à une certaine utopie « post-moderne »,


mais aussi à une certaine exigence d’élasticité portée par le marché
généralisé —permettrait à l’identité de flotter librement encre tous les
rôles, entre les identifications de rencontre, de plaisir (ou de bénéfice).
Être absolument un, ou n’être personne. Et peut-être pouvons-nous
faire l’hypothèse que certaines des situations de violence auxquelles
nous sommes confrontés se produisent, non pas simplement quand
des individus et des groupes se trouvent déportés vers l’une de ces
extrémités, mais quand leurs impossibilités respectives se touchent,
quand ils cherchent une échappatoire dans une brutale oscillation
d’un pôle à l’autre.
Force est alors de supposer que le rôle des institutions est préci­
sément de réduire, sans la supprimer, la multiplicité, la complexité
et la conflictualité des identifications et des appartenances -- au besoin
par l’application d’une violence préventive, ou d ’une contre-violence
organisée, « symbolique » et matérielle, corporelle. C’est pourquoi il
n’y a pas de société (ou de société viable et vivable), sans institutions
et contre-institutions (avec les oppressions qu’elles légitiment et les
révoltes qu’elles induisent). Mais des institutions ne sont pas une
politique. Tout au plus peuvent-elles en constituer les instruments,
ou le résultat.
J ’appellerai civilité la politique en tant qu’elle règle le conflit des
identifications, entre les limites impossibles (et pourtant, en un sens,
bien réelles) d’une identification totale et d’une identification fluc­
tuante. La civilité en ce sens n’est certainement pas une politique
qui supprime toute violence : mais elle en écarte les extrémités, de
façon à donner de l’espace (public, privé) pour la politique (l’éman­
cipation, la transformation), et permettre l’historisation de la violence
elle-même. Ce qui m ’intéresse n'est pas de la codifier, mais d’essayer,
pour finir, d’en signaler quelques problèmes '.

1. Un mot ne se justifie que par son usage, dont font partie ses voisinages. Je
choisis civilité pour son double rapport avec la citoyenneté (civilitas en latin fut la
traduction de politeia, et le m ot français fut d ’abord introduit pat Otesme au sens
de « institution, gouvernement d ’une communauté », donc comme synonyme de ce
que nous appelons « politique », de même que civility en anglais) et avec les mœurs,
aussi bien publiques que privées (donc au sens de la Sittlichkeit hégélienne). Je le
préfère à « gouvernement », « police » ou « politesse », mais aussi à « civilisation »
(en dépit de l’usage actif qui en est fait par Norbert Elias - dans Ueber den Prozess
der Zivilisation, 1936, et dans ses autres ouvrages - incontestablement apparenté à
ce qui nous occupe ici, bien qu’Elias s’intéresse plus à la socialisation qu’à la
politique, et tire les choses dans le sens de l'éducation à la discipline intérieure et
extérieure). D ’autre part «civilisation» est difficilement dissociable de l’idée qu’il

47
ha crainte des masses

Le premier grand problème est de savoir si toute politique en tant


que civilité se fait nécessairement « d ’en haut », c’est-à-dire par
l’action et l’autorité d ’un « maître » (serait-il un maître intérieur) \
ou bien si elle peut aussi se faire « d ’en bas », par l’effort et les
forces propres des individus et des collectifs. On pourrait avoir le
sentiment que la question est réglée d’avance, parce que la philo­
sophie politique (mais aussi la tradition religieuse, la tradition socio­
logique) n’a cessé d’enseigner que la multitude est intrinsèquement
violente, et de mettre en rapport la nécessité de l’éducation avec
l’institution d ’une justice, d ’un ordre social qui, même s’il ne compor­
tait pas d’autre hiérarchie, supposerait qu’il y ait du pouvoir et des
pouvoirs. Disons de l’hégémonie. C’est aussi comme facteur de civilité
qu’un pouvoir peut apparaître légitime (à commencer par le pouvoir
du droit). Mais c’est pour apparaître comme le seul facteur de civilité
concevable que le pouvoir élabore une théorie des passions de la
multitude comme réservoir inépuisable et menaçant d’incivilité.
Cependant la forme sous laquelle il est le plus intéressant de
discuter la question est celle qui, à l’inverse, tente de concilier l’idée
de civilité avec celle d ’une autonomie de la multitude. C’est-à-dire
avec les formes démocratiques. Je serais même tenté de considérer
que la civilité devient une politique, au sens fort du terme, distincte
d’une discipline, d ’une éducation civique, ou même d’une sociali­
sation, chaque fois que, dans l’histoire, elle se présente comme le
développement, ou le complément du principe démocratique. Et de
ce point de vue l’élaboration philosophique la plus complexe est
celle que Hegel a proposée (avant tout dans la Philosophie du droit).
Je lui emprunterai quelques thèmes généraux pour avancer d’un pas.
L’idée que Hegel se fait de la civilité est la contrepartie de sa
conviction dialectique selon laquelle, dans l’histoire, la violence est
convertible (« le réel est rationnel »), pourvu qu’elle soit préventi­
vement traitée par un Etat qui, lui-même, soit un Etat de droit,
c’est-à-dire se constitue en vue de la libération des individus. Et le
noyau en est l’exposition d ’un processus de médiation réciproque du
particulier et de l’universel permettant à l’individu d’appartenir à
des « communautés » multiples (familiales, régionales, religieuses,
professionnelles, politiques, etc.), donc de maintenir des identités

y a des barbares et des sauvages qu'il faut «civiliser» (c'est-à-dire, en pratique,


soumettre à la pire des violences).
I. Kant, toujours d ’après Saint-Paul (et Luther) : « L’hom m e est un animal qui,
du mom ent où il vit parm i d ’autres individus de son espèce, a besoin d'un maître »
(Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, VI).

48
Trois concepts de la politique

concrètes, ainsi que 1’« honneur » de ces identités, tout en acquérant


(par le droit, l’éducation, les fonctions publiques, la citoyenneté
sociale) une identité abstraite, universelle ou mieux, universalisante,
qui se superpose aux précédentes et devient leur condition de pos­
sibilité. Plus précisément l’idée de Hegel est qu’il faut que les
identités et les appartenances primaires soient virtuellement détruites
pour être, non pas purement et simplement éliminées, mais recons­
truites en tant qu’expressions particulières et médiations de l’identité
politique collective, ou de l’appartenance à l’État. Ce qui suppose
évidemment un traitement différentiel des identités primaires, une
sélection parmi elles, une hiérarchisation de leur importance au regard
des intérêts de l’Etat et donc de leur reconnaissance, et dans tous les
cas une dénaturation. Disons dans un autre langage qu’il y a un
double mouvement simultané <de désidentification et à ’identification,
mais contrôlé par avance par l’État ou la communauté « supérieure »,
et dont le résultat est garanti, puisqu’il a été préparé de loin par
les formations éthiques de la société civile. Ce mouvement a évi­
demment une signification universaliste, et même il produit un effet
d’universalisation intensive, parce qu’il dégage l’individualité de son
enfermement « naturel » dans une communauté unique (dont le
modèle est la famille), en lui ouvrant l’espace d ’un jeu, où il assumera,
tantôt simultanément tantôt successivement, plusieurs rôles ou per­
sonnalités. Il permet en somme à chaque sujet de passer de l’adhérence
à l’adhésion, qui suppose toujours la possibilité relative d’un choix,
bien que dans un cadre social préexistant.
Nous pouvons tenir pour acquis, à la suite de Hegel, que le
mouvement de désidentification-identification est le cœur même d’un
concept de la civilité. On dirait aussi appropriation-dépropriation.
Ce qui nous retient pourtant de nous déclarer hégéliens, c’est une
triple contradiction non dialectisable inscrite au cœur de la construc­
tion hégélienne. Premièrement Hegel ignore, ou feint d’ignorer, que
la déconstruction des identités primaires, même et surtout comme
prix d’une libération, est un processus en lui-même extrêmement
violent, une « désincorporation » ou un « démembrement » de l’in­
dividu et de l’appartenance qui fonctionnait pour lui comme une
adhérence. Il ne se pose pas la question du prix et des effets d’après-
coup de cette liberté, en termes d ’agressivité intérieure ou extérieure '.
Deuxièmement il ignore, ou feint d ’ignorer, que la communauté
1. P. Bourdieu cite sur ce point, à juste titre, des pages sans concession de
Thomas Bernhard dans Maîtres anciens. Cf. E. Balibar, La violence des intellectuels,
in Violence et politique (Colloque de Cerisy, 1994), Lignes, n° 25, mai 1995.

49
La crainte des masses

universaliste (l’État), si républicaine et laïque soit-elle, doit être aussi


une communauté. Dans la pratique elle est à l’époque moderne une
communauté nationale ou quasi-nationale, dont les sujets doivent
aussi imaginer leur appartenance commune, et plus profondément
constituer dans l’imaginaire la « substance », appropriée en commun,
de leur identité politique : ce que j’ai proposé ailleurs de désigner
comme Yethnicité fictive, quasi-généalogique, tissée de liens familiaux,
linguistiques ou religieux, déposée dans les lieux et les mythes de
la mémoire historique, etc. Cette fois c’est d ’une identification de la
désidentification qu’il s’agit. Elle constitue la médiation indispensable
pour l’exportation de la barbarie au-dehors des frontières, en direction
des « autres », corrélative de la jouissance de la paix et de la civilisation
au-dedans. Et, lorsque survient la mondialisation (ou plutôt lors­
qu’elle franchit une nouvelle étape), elle prépare (conjointement à
d ’autres identifications totalisantes, traditionnelles ou réactives) la
reproduction du conflit des incorporations sur une échelle élargie.
Or, dans l’espace mondialisé, où les frontières sont à la fois hystérisées
et vacillantes, où les appareils trans-nationaux de communication,
de surveillance et de crédit viennent chercher les individus à domicile,
il n’y a pas d ’équivalent de l’État et de sa Sittlichkeit, pas de
« hauteur civilisatrice ». La seule hauteur, apparemment, est celle des
satellites de renseignement et de télévision. Ce qui nous amène à la
troisième contradiction. Cette fois on ne peut dire que Hegel l’ait
déniée, mais ne s’est-il pas mépris sur son développement ? En
appelant « société civile » (bürgerliche Gesellscbaft) le système des
relations marchandes dominées par l’impératif de valorisation de la
valeur, et en lui assignant la fonction essentielle de préparer l’indi­
vidualisation des sujets, par la dissolution des liens traditionnels et
la généralisation des rapports contractuels, Hegel a su que l’État (ou
le politique) ne construit son universalité propre qu’en s’incorporant
la puissance destructrice (la négativité) inhérente à son autre, le
processus économique. Mais a-t-il compris que celui-ci, bien loin de
se cantonner dans une fonction subalterne, au service de l’universel
éthique et de l’institution politique, était au contraire, à terme, en
mesure de désagréger toute puissance qui ne soit pas celle du « travail
abstrait » ? On est ici au point le plus ambigu de la théorisation
hégélienne, puisque d ’un côté il explique clairement que le mou­
vement autonome de la propriété privée produit inéluctablement une
polarisation faite de richesse excédant tout besoin et de pauvreté
tombant en deçà de toute subsistance, mais que de l’autre il présente
cette polarisation des Klassen, destructrice des conditions mêmes de
la civilité, comme un phénomène marginal. Il reviendra à Marx

50
Trois concepts de la politique

d’expliquer que ce que Hegel avait vu aux marges était en réalité


au centre *.
La perspective peut alors être retournée, et nous devons nous
demander, non pas si l’État ne joue jamais aucun rôle dans la
constitution d’une civilité, mais dans quelles conditions et dans
quelles limites il peut le faire. Ne doit-on pas sérieusement douter
que l’État soit un agent de civilité par lui-même ? Marx l’avait suggéré,
lorsque (dans la Critique du Programme de Gotha) il objectait aux
projets d’éducation nationale populaire des socialistes la nécessité
pour le peuple de^ se faire d’abord, « et rudement », l’éducateur
démocratique de l’État. Au vu de l’histoire du XXe siècle, on peut
penser qu’il en est bien allé ainsi, encore que d’une façon tout à fait
locale et provisoire. C’est-à-dire que les multitudes — des citoyens
« ordinaires », des classes, des partis « de masse » — se sont coalisées
pour contraindre l’État à reconnaître leur dignité, et à introduire des
normes de civilité dans l’administration ou dans l’espace public.
Elles l’ont fait dans l’exacte mesure où elles se servaient de l’État et
de ses institutions (école, justice, système politique) pour se civiliser
elles-mêmes, c’est-à-dire, au premier chef, pour se représenter le
monde comme un espace commun où elles ont bien leur place. A
nouveau, donc, la « morale d’esclaves » ? Mais on peut penser au
contraire qu’une telle initiative n’aurait jamais lieu sans un degré
suffisant d ’autonomie de la multitude, sans que des « pratiques de
soi » autonomes ne soient inventées en permanence par ceux qui la
composent.
C’est pourquoi il faut reposer la question qui, au début de cette
dernière partie, motivait la référence au texte de Deleuze et Guattari.
Q u’est-ce que « le bas », dans la perspective d ’une civilité ? Ou si
l’on préfère, qu’est-ce que la multitude ? Dans la perspective de
Deleuze, la multitude ce sont les minorités, ou plutôt (puisqu’il
explique très bien que les minorités sont des fonctions étatiques,
« territoriales »), ce sont les processus du devenir-minoritaire qui font
prévaloir de façon radicale la dés-identification sur toute identifica­
tion, sur toute reconnaissance collective de soi dans la figure d’un
modèle normatif (ou d ’un « étalon »). On ne discutera pas ici la
question de savoir si les exemples pris par Deleuze (le Noir, la
femme, le Juif) sont tenables, si quelque exemple que ce soit est tenable
(il répondrait probablement que ceci est un cercle : il s’agit non de
l’identité noire, juive, etc., donnée, mais du signe d ’un possible, dans
1. Cf. dans B. Ogilvie, «Violence et représentation», art. cit., une lecture un
peu différente des mêmes analyses hégéliennes.

51
La crainte des masses

une certaine conjoncture). On se demandera plutôt si la même


dialectisation (mais oui) ne devrait pas être appliquée, symétrique­
ment, à la notion de majorité.
Deleuze et Guattari placent toute leur réflexion dans la perspective
de l’anti-fascisme, donc, même s’ils n’emploient pas le mot, d’une
politique de la civilité. Il s’agit de savoir à quel niveau doit s’enraciner
la transmutation de l’individualité pour que devienne impossible le
devenir-fasciste des masses, l’émergence d ’un désir qui « désire sa
propre répression 1 ». Mais ne peut-on, là encore, suggérer qu’entre
l’antifascisme des multitudes majoritaires et celui des multitudes
minoritaires règne une sorte d ’antinomie de la raison pratique ?
Chaque point de vue se nourrit en effet de la réfutation de son
contraire. Pour une micro-politique du désir, l’organisation des mou­
vements de masse qui visent à contrôler l’Etat, et pour cela à l’investir
du dedans, à gagner sa reconnaissance ou à le transformer de façon
révolutionnaire, a partie liée avec un projet d ’hégémonie, avec la
constitution d ’une idéologie « totale » sinon totalitaire, et la repré­
sentation de la société comme un tout divisé en parts antagonistes,
qui risque toujours de déboucher sur « l’idéalisation de la haine ».
Pour une macro-politique de la citoyenneté sociale, les « agencements
machiniques de désir », visant à déterritorialiser toutes les formations
et déformations de groupes, risquent toujours d ’entrer en résonance,
involontaire mais non contingente, avec des courants de naturalisation
de la « connexion sociale » et de désindividualisation radicale qui ne
sont que l’envers de la mégamachine de communication, de consom­
mation et de contrôle. La désincorporation est une arme à double
tranchant. L’hypothèse politique d ’une civilité « d ’en bas » ne saurait
donc choisir entre la stratégie (ou le langage) du devenir-majoritaire
et celui du devenir-minoritaire des résistances, puisqu’elle se définit
à la fois comme alternative à la violence propre de l’État et comme
remède à son impuissance, face aux deux visages de la cruauté. S’il
ne s’agit pas de choix théorique, c’est donc qu’il s’agit de conjoncture,
ou d’art politique. Peut-être aussi d ’art tout court, puisque les moyens
de la civilité ne sont jamais que des énoncés, des signes et des rôles.

Deux mots pour conclure. J ’ai constamment parlé d’aporie, à


propos de chaque concept de la politique, tout en essayant de ne
pas la confondre avec une impasse. On peut reformuler les choses
1. Mille plateaux, cit., pp. 261-262.

52
Trois concepts de la politique

ainsi : aucun concept de la politique n’est complet. Donc chacun


présuppose les autres, dans le temps historique et l’espace de la
« vie » : pas d’émancipation sans transformation ni civilité, pas de
civilité sans émancipation ni transformation, etc. Mais de ces pré­
suppositions complexes il est vain de vouloir faire un système, un
ordre invariant. On n’obtiendrait ainsi qu’une philosophie politique
de plus, un schéma de transformation des problèmes de la politique
en représentation du politique. En tant que les concepts dont nous
avons parlé concernent la politique, ils ne peuvent s’articuler que
sur des chemins individuels (ou mieux, à la croisée des chemins
individuels). De tels chemins, comme la vérité, sont nécessairement
singuliers, et donc sans modèle.
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.:~}J;
.··tf

Spinoza, l' anti-Orwell


La crainte des masses 1

À Emilia Giancotti

Terrere, nisi paveant

Je tenterai ici d'expliquer (et de m'expliquer) ce qui fait que la


pensée politique de Spinoza (ou mieux, si nous partageons sur ce
point la conception brillamment exposée par Negri 2 : la pensée de
Spinoza, pour autant qu'elle est de part en part politique) nous est
indispensable, bien qu'elle nous apparaisse totalement aporétique. Je

r1
crois en effet impossible de ramener les positions du « Juif renégat »
de La Haye, sous leur apparence déductive, à une définition unique,
même à titre de tendance qui, progressivement, l'emporterait sur
d'autres dans son itinéraire intellectuel. Il me semble au contraire
que ce sur quoi il débouche, ou ce sur quoi nous débouchons quand
no.us faisons l'expérience de le lire et tentons de penser dans les . ~

~.
concepts qu'il nous propose, c'est un complexe de contradictions sans
solution véritable. Mais, bien loin que les problèmes qu'il pose se

....
1. Cette étude reprend et développe des idées que j'avais présentées au Colloque
d'Urbino, « Spinoza nel 350 ' Anniversario della Nascita », octobre 1982. Je remercie
également Olivier Bloch, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe de m'avoir
fourni l'occasion d 'y revenir dans leurs séminaires respectifs. [Pour la présente
réédition j'ai rétabli le texte complet des noces qui avaient dû être écourtées.]
2. Antonio Negri, L'Anoma!ie sa11 vage, p11issanceet po11
voir chez Spinoza (trad.
fr. par F. Matheron), Paris, PUF, 1982. Cf également les commentaires pub liés
dans les Cahiers Spinoza, n° 4, hiver 1982-1983 . Je regrette de n'avoir pu tenir
compte du livre cl'André Tose!, Spinoza ott le·crép111rn!e de la servitr,de(Paris, Éd.
Aubier, 1984), paru entre-temps, dont la perspective différente est également très
stimul ante. Plusieurs des questions soulevées ci-dessous auraient pu s'en trouver
précisées.

57
La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

trouvent par là renvoyés dans un passé révolu, c'est justement ce qui achevé mais d'un problème insistant, plusieurs fois reformulé - cette
les rend incontournables, et confère pour nous, aujourd'hui, à sa comparaison est justifiée et elle .est éclairante.
métaphysique une puissance critique et une capacité constructive Spinoza s'inscrit pleinement dans le context~ d'une période où les
singulières. Peut-être est-ce le signe auquel nous pouvons reconnaître transformations politiques , · la formation de l'Etat moderne absolu-
ce que nous appelons un philosophe.
tiste, au milieu des troubles et des violences révolutionnaires, ont
Il n'est donc pas question de résoudre fictivement ces contradic- fait émerger comme tel le problème des mouvements de masses,
tions, en prenant position au-delà du point atteint par Spinoza dans donc de leur contrôle, de leur utilisation ou de · leur répression
sa recherche, ou de la place qu'il occuperait , dans une évolution préventive . Ni cette préoccupation , ni la référence correspondante au
historique dont nous croirions détenir le sens. A cet égard, dans son couple théorique imperium/multitudo ne lui appartiennent en propre :
Hegel ou Spinoza (Paris, 1979) 1, Pierre Macherey a produit une il suffit de lire Hobbes . Mais son originalité apparaît dans le fait
démonstration qui me paraît décisive. Toute lecture est certes une que, pour Spinoza, la masse est comme telle le principal objet
transformation. Mais seule est effective une transformation qui se d 'investigation, de réflexion et d'analyse historique. En ce sens, on
refuse la facilité du jugement rétrospectif, qui se refuse à projeter peut dire que Spinoza est en son temps et par-delà son temps l'un
sur les contradictions de Spinoza un schéma (dialectique .,ou autre) des très rares théoriciens politiques pour qui le problème central
qu'il aurait déjà lui-même, par avance, invalidé. C'est donc l'inverse n'est pas seulement celui de la constitution de l'État (ou de l'ordre,
qui importe : mettre en évidence , s'il se peut, des contradictions voire de l'appareil, étatique), réduisant l'existence des mouvements
caractéristiques de sa pensée qui s'avèrent en même temps tout à de masses à une nature préalable ou à un horizon menaçant pour sà
fait actuelles, et permettent ainsi de comprendre à la fois cequ 'il y sécurité et sa stabilité, mais qui recherche avant tout une explication
a, pour nous, à penser dans les concepts spinozistes, et en quoi ceux- de leurs causes et de leur logique propre. Ce qui va bien au.,.delà
ci, à leur tour, peuvent être actifs dans notre propre recherche, sans du fait de conférer à la multitudo une positivité symbolique, pour
solution préétablie .
en faire l'autre nom du peuple ou de la société civile, et proclamer
en elle le fondement de l'ordre politique et juridique. Chez Spinoza
la masse, ou disons mieux encore, les masses, deviennent objet théo-
rique explicite, parce que ce sont, en dernière analyse, leurs différentes
L 'ambivalence du point de vue de masse modalités d'existence, selon les conjonctures et selon les économies
ou les régimes passionnels, qui déterminent les chances d'orienter
une pratique politique vers telle ou telle issue 1•
Les traducteurs français, bien que souvent peu rigoureux sur ce C'est pourquoi on doit aller jusqu'à se demander, problémati-
point, ont rendu par masse, dans certains contextes, la multitudo de quement, si l'originalité, l'aspect irréductiblement subversif de la
Spinoza. Ils n'ont cherché ni à souligner systématiquement le rapport pensée de Spinoza, attesté par les réactions qu 'elle a d'emblée pro-
qui articule différents usages de multitudo, ni à clarifier l'utilisation voquées, bref, pour reprendre à Negri son expression percutante,
successive ou simultanée de notions qui interfèrent avec elle, comme l'anomalie sauvage du spinozisme , ne consiste pas dans le fait d'avoir
vulgus, plebs, turba, et aussi populus (j'y reviendrai). Mais ils ont été adopté dans la théorie le « point de vue des ~asses » - ou le « point
sensibles à ce qui, dans l'usage qu'en fait Spinoza, appelle la confron- de vue de masse» - sur la politique et sur l'Etat. Point de vue qui
tation avec des problématiques · beaucoup plus récentes quï se for-
mulent dans ce qu'on a appelé l'âge 1es masses, ou encore des 1. Dans le Traité politiq11e,
Appuhn traduit 1n11/tit11dopar « masse», « multitude »,
foules, et des mouvements de masses. A condition de prendre au « population », « peuple» , « masse du peuple », etc., ce qui est peu rigoureux, mais
sérieux toutes les nuances de l'argumentation et de la terminologie illustre le polymorphisme de la notion. Sylvain Zac traduit généralement par
spinozistes - et l'on s'aperçoit alors qu'il ne s'agit pas d'un concept « multitude », mais aussi par « populati on » ; . Madeleine Francès par « la masse »
(exceptionnellement par «popul ation »). Pierre-François Moreau traduit systémati-
quement par « multitude », sauf au chap . IX , 13, où il remarque que « le terme a
1. Réédité en 1990, Éd. La Découverte . un sens plus statistique que politique ». Je reviendrai plus bas sur la possibilité de
réduire cette ultime distinction .

58 59
,j;
La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

trouvent par là renvoyés dans un passé révolu, c'est justement ce qui achevé mais d'un problème insistant, plusieurs fois reformulé - cette
les rend incontournables, et confère pour nous, aujourd'hui, à sa comparaison est justifiée et elle .est éclairante.
métaphysique une puissance critique et une capacité constructive Spinoza s'inscrit pleinement dans le context~ d'une période où les
singulières. Peut-être est-ce le signe auquel nous pouvons reconnaître transformations politiques , · la formation de l'Etat moderne absolu-
ce que nous appelons un philosophe.
tiste, au milieu des troubles et des violences révolutionnaires, ont
Il n'est donc pas question de résoudre fictivement ces contradic- fait émerger comme tel le problème des mouvements de masses,
tions, en prenant position au-delà du point atteint par Spinoza dans donc de leur contrôle, de leur utilisation ou de · leur répression
sa recherche, ou de la place qu'il occuperait , dans une évolution préventive . Ni cette préoccupation , ni la référence correspondante au
historique dont nous croirions détenir le sens. A cet égard, dans son couple théorique imperium/multitudo ne lui appartiennent en propre :
Hegel ou Spinoza (Paris, 1979) 1, Pierre Macherey a produit une il suffit de lire Hobbes . Mais son originalité apparaît dans le fait
démonstration qui me paraît décisive. Toute lecture est certes une que, pour Spinoza, la masse est comme telle le principal objet
transformation. Mais seule est effective une transformation qui se d 'investigation, de réflexion et d'analyse historique. En ce sens, on
refuse la facilité du jugement rétrospectif, qui se refuse à projeter peut dire que Spinoza est en son temps et par-delà son temps l'un
sur les contradictions de Spinoza un schéma (dialectique .,ou autre) des très rares théoriciens politiques pour qui le problème central
qu'il aurait déjà lui-même, par avance, invalidé. C'est donc l'inverse n'est pas seulement celui de la constitution de l'État (ou de l'ordre,
qui importe : mettre en évidence , s'il se peut, des contradictions voire de l'appareil, étatique), réduisant l'existence des mouvements
caractéristiques de sa pensée qui s'avèrent en même temps tout à de masses à une nature préalable ou à un horizon menaçant pour sà
fait actuelles, et permettent ainsi de comprendre à la fois cequ 'il y sécurité et sa stabilité, mais qui recherche avant tout une explication
a, pour nous, à penser dans les concepts spinozistes, et en quoi ceux- de leurs causes et de leur logique propre. Ce qui va bien au.,.delà
ci, à leur tour, peuvent être actifs dans notre propre recherche, sans du fait de conférer à la multitudo une positivité symbolique, pour
solution préétablie .
en faire l'autre nom du peuple ou de la société civile, et proclamer
en elle le fondement de l'ordre politique et juridique. Chez Spinoza
la masse, ou disons mieux encore, les masses, deviennent objet théo-
rique explicite, parce que ce sont, en dernière analyse, leurs différentes
L 'ambivalence du point de vue de masse modalités d'existence, selon les conjonctures et selon les économies
ou les régimes passionnels, qui déterminent les chances d'orienter
une pratique politique vers telle ou telle issue 1•
Les traducteurs français, bien que souvent peu rigoureux sur ce C'est pourquoi on doit aller jusqu'à se demander, problémati-
point, ont rendu par masse, dans certains contextes, la multitudo de quement, si l'originalité, l'aspect irréductiblement subversif de la
Spinoza. Ils n'ont cherché ni à souligner systématiquement le rapport pensée de Spinoza, attesté par les réactions qu 'elle a d'emblée pro-
qui articule différents usages de multitudo, ni à clarifier l'utilisation voquées, bref, pour reprendre à Negri son expression percutante,
successive ou simultanée de notions qui interfèrent avec elle, comme l'anomalie sauvage du spinozisme , ne consiste pas dans le fait d'avoir
vulgus, plebs, turba, et aussi populus (j'y reviendrai). Mais ils ont été adopté dans la théorie le « point de vue des ~asses » - ou le « point
sensibles à ce qui, dans l'usage qu'en fait Spinoza, appelle la confron- de vue de masse» - sur la politique et sur l'Etat. Point de vue qui
tation avec des problématiques · beaucoup plus récentes quï se for-
mulent dans ce qu'on a appelé l'âge 1es masses, ou encore des 1. Dans le Traité politiq11e,
Appuhn traduit 1n11/tit11dopar « masse», « multitude »,
foules, et des mouvements de masses. A condition de prendre au « population », « peuple» , « masse du peuple », etc., ce qui est peu rigoureux, mais
sérieux toutes les nuances de l'argumentation et de la terminologie illustre le polymorphisme de la notion. Sylvain Zac traduit généralement par
spinozistes - et l'on s'aperçoit alors qu'il ne s'agit pas d'un concept « multitude », mais aussi par « populati on » ; . Madeleine Francès par « la masse »
(exceptionnellement par «popul ation »). Pierre-François Moreau traduit systémati-
quement par « multitude », sauf au chap . IX , 13, où il remarque que « le terme a
1. Réédité en 1990, Éd. La Découverte . un sens plus statistique que politique ». Je reviendrai plus bas sur la possibilité de
réduire cette ultime distinction .

58 59
,j;
f,,
f ··.;
La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

n'est ni celui de l'État lui-même, dans ses différentes variantes; ni


un point de vue populaire ou démocratique ; ni à proprement parler
un point de vue de classe.
l tout à fait problématique et probablement utopique, que nous
pourrions échapper à cette détermination, et que la pratique politique
pourrait cesser d'être commandée par la crainte réciproque et la
S'il faut, toutefois, adopter une formulation délibérément ambi- fluctuation entre l'amour et la haine.
1
valente, c'est aussi pour une autre raison. La crainte des masses est Et pourtant - c'est la seconde observation - il n'est pas possible
1 à entendre au double sens du génitif : objectif et subjectif. C'est la non plus d'ignorer tout ce qui, dans le texte spinoziste, évoque
J
! crainte qu'éprouvent les masses. Mais c'est aussi la crainte que les l'idéal, ou du moins le modèle (exemplar) de cette neutralisation des
masses inspirent à quiconque se trouve en position de gouverner ou passions et s'efforce d'en définir les conditions, à la fois par rapport
d'agir politiquement, donc à l'État comme tel. En sorte que, sur- à l'individu et par rapport à la collectivité. C'est le cas chaque fois
gissant dans l'élément de la puissance des masses et de leurs m9u- que Spinoza trace le programme d' institudons conformes à la nature,
1 vements, le problème de la constitution-ou ·de lâ réforme de l'Etat où le désir de conservation de son être s'exprimerait directement
1
se pose d'emblée dans l'élément de cette crainte, qui peut aller pour chacun dans la reconnaissance rationnelle de l'intérêt collectif.
jusqu'à la panique ou se trouver rationnellement modérée, mais sans C'est aussi le cas dans la figure du Christ.
jamais disparaître purement et simplement. Crainte réciproque, dont Ce qui s'impose alors à notre attention, c'est une autre ambivalence,
il s'agit de comprendre comment elle pourrait s'équilibrer, et ainsi d'autant plus remarquable qu'elle est à certains égards formulable
faire place à d'autres forces plus constructives (celles de l'amour, de dans des catégories spinozistes, et qu'elle pourrait autoriser par là
l'admiration, de la dévotion, et aussi celles de l'utilité commune une sorte d'autocritique du système: je veux dire l'ambivalence que
rationnellement perceptible), ou bien à l'inverse s'auto-entretenir trahit l'attitude, la position même de Spinoza à l'égard des masses.
jusqu'à menacer de dissolution le corps social : les masses étant Rappelons schématiquement comment elle se manifeste en des
d'autant plus redoutables et plus incontrôlables qu'elles sont plus moments décisifs de l' œuvre.
terrorisées par les forces naturelles ou par la violence qu'elles subissent, Ce sont d'abord les scolies de la proposition 3 7, IVe partie de
et celle-ci à son tour d'autant plus démesurée ,qu'un pouvoir tyran- l' Éthique, - auxquels fait écho le chapitre IV du Traité théologico-
nique se sent, en fait, secrètement désarmé devant elles. po!itique, et qui formulent l'hypothèse d'une cité directement consti-
Deux observations peuvent alors être formulées. tuée par des hommes « vivant sous la conduite de la raison », et par
Premièrement, en prenant ainsi pour objet la dynamique même conséquent libérés des désirs et des craintes qui obsèdent le vu/gus,
de la crainte éprouvée et inspirée par les masses, avec ses renverse- c'est-à-dire le vulgaire ou la foule, mais capables de se régler direc-
ments possibles, Spinoza n'a pas manqué de conceptualiser lui-même tement sur la perception des notions communes à toute l'humanité.
l'ambivalence affective qui la caractérise. Pas de crainte sans espoir . Sans .entrer ici dans la discussion qui renaît sans cesse à propos de
ni d'espoir sans crainte, proposition qui se déduit immédiatement ta· nature exacte de la sagesse définie dans l' Éthique par le troisième
de la division primitive (Joie et Tristesse) à laquelle est soumis le genre de connaissance et par l'amour intellectuel de Dieu, on peut
concept du désir comme « essence même de l'homme»- Or c'est ce déjà se poser la question : dès lors qu'il est possible de trouver une
complexe qui devient dans l' Éthique le principe d'explication de voie, même « très ardue », pour se libérer des passions, c'est-à-dire
toute la vie passionnelle.
pour combattre les passions tristes non seulement par le renforcement
Tout l'effort de Spinoza tend certes à définir une voie permettant des passions joyeuses, mais par le développement d'affections actives,
d'orienter cette vie, individuellement et collectivement, vers l'ac- qui résulteraient immédiatement de la connaissance adéquate des
croissement de la puissance d'agir, vers la prépondérance des passions causes, l'hypothèse un instant posée mais aussitôt rejetée (puisque
joyeuses, et ainsi de réduire autant que possible l'empire de la « les hommes » en général ne vivent pas sous la conduite de la raison)
tristesse, de la crainte et de la haine. On peut cependant douter que, ne devient-elle pas à son tour une réalité, soit comme fin de l'histoire,
au niveau collectif du moins, une réduction complète du conflit soit comme projet d'une société d'hommes libres, liés par l'amitié
psychique soit jamais possible, qui mettrait fin à la fluctuatio animi et par l'entreprise commune de la connaissance, et vivant entre eux,
dans l'âme des masses. Elle reste une tendance ou un effort (selon sans conflit interne ou externe, au milieu de la foule des autres ?
le mot de Spinoza). C'est donc seulement dans une situation limite, Mais une telle société reconstituerait ainsi, qu'on le veuille ou non,

60 61
r..
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f ··.;
La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

n'est ni celui de l'État lui-même, dans ses différentes variantes; ni


un point de vue populaire ou démocratique ; ni à proprement parler
un point de vue de classe.
l tout à fait problématique et probablement utopique, que nous
pourrions échapper à cette détermination, et que la pratique politique
pourrait cesser d'être commandée par la crainte réciproque et la
S'il faut, toutefois, adopter une formulation délibérément ambi- fluctuation entre l'amour et la haine.
1
valente, c'est aussi pour une autre raison. La crainte des masses est Et pourtant - c'est la seconde observation - il n'est pas possible
1 à entendre au double sens du génitif : objectif et subjectif. C'est la non plus d'ignorer tout ce qui, dans le texte spinoziste, évoque
J
! crainte qu'éprouvent les masses. Mais c'est aussi la crainte que les l'idéal, ou du moins le modèle (exemplar) de cette neutralisation des
masses inspirent à quiconque se trouve en position de gouverner ou passions et s'efforce d'en définir les conditions, à la fois par rapport
d'agir politiquement, donc à l'État comme tel. En sorte que, sur- à l'individu et par rapport à la collectivité. C'est le cas chaque fois
gissant dans l'élément de la puissance des masses et de leurs m9u- que Spinoza trace le programme d' institudons conformes à la nature,
1 vements, le problème de la constitution-ou ·de lâ réforme de l'Etat où le désir de conservation de son être s'exprimerait directement
1
se pose d'emblée dans l'élément de cette crainte, qui peut aller pour chacun dans la reconnaissance rationnelle de l'intérêt collectif.
jusqu'à la panique ou se trouver rationnellement modérée, mais sans C'est aussi le cas dans la figure du Christ.
jamais disparaître purement et simplement. Crainte réciproque, dont Ce qui s'impose alors à notre attention, c'est une autre ambivalence,
il s'agit de comprendre comment elle pourrait s'équilibrer, et ainsi d'autant plus remarquable qu'elle est à certains égards formulable
faire place à d'autres forces plus constructives (celles de l'amour, de dans des catégories spinozistes, et qu'elle pourrait autoriser par là
l'admiration, de la dévotion, et aussi celles de l'utilité commune une sorte d'autocritique du système: je veux dire l'ambivalence que
rationnellement perceptible), ou bien à l'inverse s'auto-entretenir trahit l'attitude, la position même de Spinoza à l'égard des masses.
jusqu'à menacer de dissolution le corps social : les masses étant Rappelons schématiquement comment elle se manifeste en des
d'autant plus redoutables et plus incontrôlables qu'elles sont plus moments décisifs de l' œuvre.
terrorisées par les forces naturelles ou par la violence qu'elles subissent, Ce sont d'abord les scolies de la proposition 3 7, IVe partie de
et celle-ci à son tour d'autant plus démesurée ,qu'un pouvoir tyran- l' Éthique, - auxquels fait écho le chapitre IV du Traité théologico-
nique se sent, en fait, secrètement désarmé devant elles. po!itique, et qui formulent l'hypothèse d'une cité directement consti-
Deux observations peuvent alors être formulées. tuée par des hommes « vivant sous la conduite de la raison », et par
Premièrement, en prenant ainsi pour objet la dynamique même conséquent libérés des désirs et des craintes qui obsèdent le vu/gus,
de la crainte éprouvée et inspirée par les masses, avec ses renverse- c'est-à-dire le vulgaire ou la foule, mais capables de se régler direc-
ments possibles, Spinoza n'a pas manqué de conceptualiser lui-même tement sur la perception des notions communes à toute l'humanité.
l'ambivalence affective qui la caractérise. Pas de crainte sans espoir . Sans .entrer ici dans la discussion qui renaît sans cesse à propos de
ni d'espoir sans crainte, proposition qui se déduit immédiatement ta· nature exacte de la sagesse définie dans l' Éthique par le troisième
de la division primitive (Joie et Tristesse) à laquelle est soumis le genre de connaissance et par l'amour intellectuel de Dieu, on peut
concept du désir comme « essence même de l'homme»- Or c'est ce déjà se poser la question : dès lors qu'il est possible de trouver une
complexe qui devient dans l' Éthique le principe d'explication de voie, même « très ardue », pour se libérer des passions, c'est-à-dire
toute la vie passionnelle.
pour combattre les passions tristes non seulement par le renforcement
Tout l'effort de Spinoza tend certes à définir une voie permettant des passions joyeuses, mais par le développement d'affections actives,
d'orienter cette vie, individuellement et collectivement, vers l'ac- qui résulteraient immédiatement de la connaissance adéquate des
croissement de la puissance d'agir, vers la prépondérance des passions causes, l'hypothèse un instant posée mais aussitôt rejetée (puisque
joyeuses, et ainsi de réduire autant que possible l'empire de la « les hommes » en général ne vivent pas sous la conduite de la raison)
tristesse, de la crainte et de la haine. On peut cependant douter que, ne devient-elle pas à son tour une réalité, soit comme fin de l'histoire,
au niveau collectif du moins, une réduction complète du conflit soit comme projet d'une société d'hommes libres, liés par l'amitié
psychique soit jamais possible, qui mettrait fin à la fluctuatio animi et par l'entreprise commune de la connaissance, et vivant entre eux,
dans l'âme des masses. Elle reste une tendance ou un effort (selon sans conflit interne ou externe, au milieu de la foule des autres ?
le mot de Spinoza). C'est donc seulement dans une situation limite, Mais une telle société reconstituerait ainsi, qu'on le veuille ou non,

60 61
r..
La crainte des masses Spinoza, t' anti-Orwett

un « empire dans un empire». Sans compter qu'en projetant pour sation des passions antagonistes : essentiellement les passions reli-
le petit nombre un exercice pur de l'intelligence qui coïnciderait avec gieuses, issues des divergences inévitables d'opinion à propos de la
le retrait de la collectivité, ou du moins avec la neutralisation ou la divinité (c'est-à-dire du Sujet suprême dont paraissent émaner les
négation des effets que la société produit sur l'individu, elle ferait à commandements moraux d'amour et de justice), et qui renversent
nouveau de la sagesse spinoziste le mot d'ordre d'un ascétisme, ou ainsi cet amour en haine mutuelle. Mais cette neutralisation, qui est
d'une autonomie absolue de l'individu. Bref le fantasme d'une bien, cette fois, explicitement une réduction de la masse comme
maîtrise de soi en totale contradiction avec l'analyse spinoziste de forme d'existence sociale, est tout aussi problématique.
l'enchaînement des causes naturelles et du développement de la Elle conduit Spinoza à définir - non seulement à propos de la
puissance des corps 1• théocratie mosaïque, mais aussi à propos de la démocratie hollandaise
Plus nettement encore, le fil conducteur de l'argumentation du telle qu'elle est ou telle qu'elle devrait être - une modalité de
Traité théologico-politique conduit à définir un régime de neutrali- l'obéissance à la loi dans laquelle l'amour et le choix conscient du
moindre mal se substitueraient entièrement pour chacun à la crainte
1. Quand les commentateurs de Spinoza ne· se sont pas contentés d'invoquer du châtiment. Faut-il alors se représenter une telle obéissance comme
la. place occupée par la Proposition 3 7 et ses deux Scolies dans !.\\ IV' partie de la résurgence du cas limite que nous évoquions à l'instant (comme
l'Ethique comme preuve suffisante d 'une articulation cohérente i:le la « théorie le suggère d'ailleurs l' Éthique, IV, prop. 73), et qu'on pourrait ?tre
politique » et de « l'ordre des raisons » spinoziste, mais se sont interrogés sur son tenté de définir comme une « obéissance - non-obéissance », un « Etat
contenu et sur les démonstrations qui en sont proposées, ils ont dû inévitablement
relever l'existence d'une difficulté. · - non-État» (comme dira plus tard Lénine), ou si l'on veut un
C'est le cas notamment de Negri , qui souligne à ce propos « les confusions et dépérissement de l'État dans l'accomplissement de sa fin? Ou bien
les dissymétries de l'argumenratoin du Livre IV» : « une incertitude traverse incon- faut-il généraliser la surprenante formule du chapitre XVII, qui
testablement le système ». C'est que , nous dit-il, dans son effort pour passer « du évoque la « constante pratique de l'obéissance» des Hébreux (« en
schéma abstrait de la libération », fondé sur l'analyse des passions, « à celui, concret,
de la constitution» collective, Spinoza n'aboutit qu'à « une solution purement raison de l'accoutumance, elle n'était plus une servitude, mais devait
formelle », une «tautologie»: l' opposition passionnelle sera surmontée si et seule- se confondre à leurs yeux avec la liberté »), et déboucher ainsi sur
ment si les hommes, vivant sous la conduite de la raison, s'accordent en nature ... l'idée d'une liberté politique consistant essentiellement dans l'illusion
« Dans l' Éthique, on en restera là. Le problème politique, en tant que problème de la liberté - dénommée amour (ou obéissance par amour) 1 ? En
constitutif, est renvoyé au Traité politique . » L'ordre du système s'infléchit alors,
selon Negri, en direction d'une « tâche théorique qui se pose comme une solution
de rechange» : l'analyse du corps « comme pulsion matérielle parcourue par la
conscience». Il est vrai que cette analyse prépare en fait la solution véritable·: « le 1. Traité théologico-politique, chap. XVII, Éd. Appuhn , Garnier-Flammarion,
déploiement de la raison dans son articulation et dans son équilibre avec le corps p. 278 : « Pour bien connaître cependant jusqu'où s'étend le droit et le pouvoir du
constitue le véritable passage de l'appetit us à la virtlts ... ». Ce passage resterait pourtant souverain de l'État, il faut noter que son pouvoir n'est pas limité à l'usage de la
« extrêmement laborieux - avec des reculs,_et aussi souvent des analyses qui agitent contrainte appuyée sur la crainte, mais comprend tous les .moyens de faire que les
des banalités ! Le poids des recueils de morale du XVII' siècle se fait ici sentir. Et hommes obéissent à ses· commandements: ce n'est pas la raison pour laquelle il
pourtant le procès constitutif va de l'avant . C'est une morale de la générosité qui obéit, c'est l'obéissance qui fait le sujet[ ...] l'obéissance ne concerne pas tant l'action
surgit dans un premier temps, etc. » (A. Negri, op. cit., pp. 25 5-262). Mais le blocage, extérieure que l'action interne de l'âme . »
ou la contradiction, ressurgiront au Livre V, dans lequel Negri voit une formation La question de savoir s'il faut lire chez Spinoza une équivalence entre la doctrine
de compromis entre les deux « fondations » successivesdu système. de l'amour et celle de l'illusion de liberté fait l'objet d'une discussion interminable,
Très différemment, sinon même à l'opposé , Matheron estime que la seconde dont on retiendra le point de départ chez Leibniz, où elle s'autorise d'un rappro-
démonstration de la Proposition 3 7 du Livre IV constitue « le couronnement » de chement avec la Kabbale (« Chez les cabalistes hébreux, malcuth ou le règne, la
toute l'argumentation de Spinoza dans la première partie du Livre IV, « qui va dernière des séphiroth, signifiait que Dieu gouverne tout irrésistiblement, mais
achever la révolution intellectualiste » qui s'y opère. « Nous · retrouvons alors, écrit doucement et sans violence, en sorte que l'homme croit suivre sa volonté pendant
Matheron, sous une forme désaliénée tout ce qu'avaient de positif les affections qu'il exécute celle de Dieu. Ils disaient que le péché d'Adam avait été truncatio
étudiées dans le Livre III », par une sorte de voie directe vers ljl finalité de la raison ma/mth a caeteris plantis , c'est-à-dire qu'Adam avait retranché la dernière des
(cf. A. Matheron, Individu et co1mnunauté chez Spinoza, Paris, Ed. de Minuit , 1969, séphires en se faisant un empire dans l'empire de Dieu , et en s'attribuant une
p. 249 sq.).
liberté indépendante de Dieu ; mais que sa chute lui avait appris qu'il ne pouvait
[Sur ce point d'interprétation de l'ordre géométrique , cf. mon livre Spinoza et la point subsister par lui-même, et que les hommes avaient besoin d'être relevés par
po/itiqr,e, Paris, PUF, 1985, p. 93 sq.] le Messie. Cette doctrine peut recevoir un bon sens. Mais Spinoza, qui était versé

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La crainte des masses Spinoza, t' anti-Orwett

un « empire dans un empire». Sans compter qu'en projetant pour sation des passions antagonistes : essentiellement les passions reli-
le petit nombre un exercice pur de l'intelligence qui coïnciderait avec gieuses, issues des divergences inévitables d'opinion à propos de la
le retrait de la collectivité, ou du moins avec la neutralisation ou la divinité (c'est-à-dire du Sujet suprême dont paraissent émaner les
négation des effets que la société produit sur l'individu, elle ferait à commandements moraux d'amour et de justice), et qui renversent
nouveau de la sagesse spinoziste le mot d'ordre d'un ascétisme, ou ainsi cet amour en haine mutuelle. Mais cette neutralisation, qui est
d'une autonomie absolue de l'individu. Bref le fantasme d'une bien, cette fois, explicitement une réduction de la masse comme
maîtrise de soi en totale contradiction avec l'analyse spinoziste de forme d'existence sociale, est tout aussi problématique.
l'enchaînement des causes naturelles et du développement de la Elle conduit Spinoza à définir - non seulement à propos de la
puissance des corps 1• théocratie mosaïque, mais aussi à propos de la démocratie hollandaise
Plus nettement encore, le fil conducteur de l'argumentation du telle qu'elle est ou telle qu'elle devrait être - une modalité de
Traité théologico-politique conduit à définir un régime de neutrali- l'obéissance à la loi dans laquelle l'amour et le choix conscient du
moindre mal se substitueraient entièrement pour chacun à la crainte
1. Quand les commentateurs de Spinoza ne· se sont pas contentés d'invoquer du châtiment. Faut-il alors se représenter une telle obéissance comme
la. place occupée par la Proposition 3 7 et ses deux Scolies dans !.\\ IV' partie de la résurgence du cas limite que nous évoquions à l'instant (comme
l'Ethique comme preuve suffisante d 'une articulation cohérente i:le la « théorie le suggère d'ailleurs l' Éthique, IV, prop. 73), et qu'on pourrait ?tre
politique » et de « l'ordre des raisons » spinoziste, mais se sont interrogés sur son tenté de définir comme une « obéissance - non-obéissance », un « Etat
contenu et sur les démonstrations qui en sont proposées, ils ont dû inévitablement
relever l'existence d'une difficulté. · - non-État» (comme dira plus tard Lénine), ou si l'on veut un
C'est le cas notamment de Negri , qui souligne à ce propos « les confusions et dépérissement de l'État dans l'accomplissement de sa fin? Ou bien
les dissymétries de l'argumenratoin du Livre IV» : « une incertitude traverse incon- faut-il généraliser la surprenante formule du chapitre XVII, qui
testablement le système ». C'est que , nous dit-il, dans son effort pour passer « du évoque la « constante pratique de l'obéissance» des Hébreux (« en
schéma abstrait de la libération », fondé sur l'analyse des passions, « à celui, concret,
de la constitution» collective, Spinoza n'aboutit qu'à « une solution purement raison de l'accoutumance, elle n'était plus une servitude, mais devait
formelle », une «tautologie»: l' opposition passionnelle sera surmontée si et seule- se confondre à leurs yeux avec la liberté »), et déboucher ainsi sur
ment si les hommes, vivant sous la conduite de la raison, s'accordent en nature ... l'idée d'une liberté politique consistant essentiellement dans l'illusion
« Dans l' Éthique, on en restera là. Le problème politique, en tant que problème de la liberté - dénommée amour (ou obéissance par amour) 1 ? En
constitutif, est renvoyé au Traité politique . » L'ordre du système s'infléchit alors,
selon Negri, en direction d'une « tâche théorique qui se pose comme une solution
de rechange» : l'analyse du corps « comme pulsion matérielle parcourue par la
conscience». Il est vrai que cette analyse prépare en fait la solution véritable·: « le 1. Traité théologico-politique, chap. XVII, Éd. Appuhn , Garnier-Flammarion,
déploiement de la raison dans son articulation et dans son équilibre avec le corps p. 278 : « Pour bien connaître cependant jusqu'où s'étend le droit et le pouvoir du
constitue le véritable passage de l'appetit us à la virtlts ... ». Ce passage resterait pourtant souverain de l'État, il faut noter que son pouvoir n'est pas limité à l'usage de la
« extrêmement laborieux - avec des reculs,_et aussi souvent des analyses qui agitent contrainte appuyée sur la crainte, mais comprend tous les .moyens de faire que les
des banalités ! Le poids des recueils de morale du XVII' siècle se fait ici sentir. Et hommes obéissent à ses· commandements: ce n'est pas la raison pour laquelle il
pourtant le procès constitutif va de l'avant . C'est une morale de la générosité qui obéit, c'est l'obéissance qui fait le sujet[ ...] l'obéissance ne concerne pas tant l'action
surgit dans un premier temps, etc. » (A. Negri, op. cit., pp. 25 5-262). Mais le blocage, extérieure que l'action interne de l'âme . »
ou la contradiction, ressurgiront au Livre V, dans lequel Negri voit une formation La question de savoir s'il faut lire chez Spinoza une équivalence entre la doctrine
de compromis entre les deux « fondations » successivesdu système. de l'amour et celle de l'illusion de liberté fait l'objet d'une discussion interminable,
Très différemment, sinon même à l'opposé , Matheron estime que la seconde dont on retiendra le point de départ chez Leibniz, où elle s'autorise d'un rappro-
démonstration de la Proposition 3 7 du Livre IV constitue « le couronnement » de chement avec la Kabbale (« Chez les cabalistes hébreux, malcuth ou le règne, la
toute l'argumentation de Spinoza dans la première partie du Livre IV, « qui va dernière des séphiroth, signifiait que Dieu gouverne tout irrésistiblement, mais
achever la révolution intellectualiste » qui s'y opère. « Nous · retrouvons alors, écrit doucement et sans violence, en sorte que l'homme croit suivre sa volonté pendant
Matheron, sous une forme désaliénée tout ce qu'avaient de positif les affections qu'il exécute celle de Dieu. Ils disaient que le péché d'Adam avait été truncatio
étudiées dans le Livre III », par une sorte de voie directe vers ljl finalité de la raison ma/mth a caeteris plantis , c'est-à-dire qu'Adam avait retranché la dernière des
(cf. A. Matheron, Individu et co1mnunauté chez Spinoza, Paris, Ed. de Minuit , 1969, séphires en se faisant un empire dans l'empire de Dieu , et en s'attribuant une
p. 249 sq.).
liberté indépendante de Dieu ; mais que sa chute lui avait appris qu'il ne pouvait
[Sur ce point d'interprétation de l'ordre géométrique , cf. mon livre Spinoza et la point subsister par lui-même, et que les hommes avaient besoin d'être relevés par
po/itiqr,e, Paris, PUF, 1985, p. 93 sq.] le Messie. Cette doctrine peut recevoir un bon sens. Mais Spinoza, qui était versé

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La crainte des masses Spinoza, I'anti-Orwett

d'autres termes, faut-il reconnaître en Spinoza l'un des théoriciens directe dans la conjoncture poli~ique de crise de la République, pour
classiques de la servitude volontaire ? défendre une certaine forme d'Etat donnée comme démocratique, en
On sait que cette neutralisation de l'antagonisme se concentre dans l'aidant à se réformer, Spinoza en réserve la lecture aux philosophes,
l'énoncé même des dogmes de la foi universelle et de leur fonction il la déconseille aux «autres», c'est-à-dire qu'il craint de la voir
pratique (puisqu'ils doivent permettre à chacun de pratiquer la justice faite par le vu/gus, l'homme de la foule, dont il est « impossible
et la charité dans ses.œuvres, quelles que soient ses opinions, donc d'espérer la soumission», parce que la superstition et la crainte ne
instituer une sorte d'équivalence des hypothèses théologiques sous le peuvent être extirpées de son âme.
contrôle des pouvoirs publics). Mais ces dogmes eux-mêmes, comment Sans doute ces difficultés sont-elles au fond celles mêmes qui
les penser ? Comme une enveloppe commune aux différentes concep- habitent l'usage fait par Spinoza dans le Traité théologico-potitique
tions religieuses, immanente, par conséquent, à la pensée imaginaire ? du concept des notionscommunes,dont le texte de l'ouvrage ne permet
Sont-ils en ce sens acceptés par tous en vertu d'urie pratique collective jamais clairement de décider si elles sont définies théoriquementcomme
des hommes qui communiquent entre eux malgré ·leurs divergences, des axiomes de la lumière naturelle, ou si elles sont définies prati-
et produisent ainsi eux-mêmes les conditions de leur coexistence et quement comme la perception de l'utilité, semblable pour tous les
de leur commerce mutuel? Ou bien, à l'opposé, s'agit-il d'une idée hommes, au sein même de l'imagination. C'est peut-être - conten-
de l'entendement, que le philosôphe produit à l'écart de la foule, en tons-nous ici de cette hypothèse - l'indice du fait que, en transportant
s'extrayant de ses conflits et en appliquant une méthode de critique sur un terrain d'analyse concrète et d'intervention militante la thèse
historique fondée sur les axiomes scientifiques, et qu'il propose à de l' Éthique selon laquelle les idées inadéquates ont elles-mêmes une
l'État (c'est-à-dire à ses magistrats ou à ses régents) d'imposer à la réalité et une vérité par rapport à ceux qui les pensent, le Traité
foule et de s'imposer à lui-même, dans la perspective d'un arbitrage théologico-potitiqueest amené en pratique à modifier la définition
(jus circa sacra) et d'un progrès raisonné, tel que l'envisagera l'Auf- apparemment rigide et intellectualiste des deux premiers genres de
ktarung? connaissance (donc implicitement du troisième, s'éloignant ainsi encore
Le sens même de la théologie et de l' e~c!ésiologie spinozistes plus de l'élitisme intellectuel qui caractérisait le Traité de ta réforme
dépendent clairement de cette alternative. A la limite : soit une de l'entendement,auquel s'oppose la théorie des notions communes,
version radicale, populaire, de l' Imitation de Jésus-Christ dans la comme l'explique bien Deleuze) 1 •
tradition de la Devotio modernamédiévale et de toutes les théologies
de la libération, soit une religion naturelle bourgeoise, prérousseauiste
et prékantienne. 1. Cf Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Éd. de Minuit, Paris,
Bien entendu, cette alternative est en un sens le problème même 1968, pp. 252-281. La démonstration de Deleuze, quant à la rupture intervenue
que le Traité théologico-politique cherche à déplacer, car elle est comme encre le Traité de la Réforme de /' Entendement et l' Éthique, permet de bien articuler
telle stérile. Mais on peut douter que son chapitre final produise à les deux modes de présentation des « notions communes » dans l' Éthique (logique,
et pratique) ec ainsi de couper coure à une lecture intellectualiste . Mais sa note 6
cet égard autre chose qu'une aporie, dans la mesure où il se ramène de la p. 270 montre l'embarras qu'il éprouve, après tant d 'autres, devant le« mélange
à pne double interpellation, dirigée à la fois vers les citoyens et vers des genres» (de connaissance) opéré par le T. T.P .
l'Etat, pour leur demander de reconnaître l'intérêt qu'ils auraient Excluant l'argument paresseux d'une duplicité de Spinoza, ou de sa prétendue
chacun à faire de ces dogmes la règle limitative de leur comportement. complaisance pour les préjugés des Chrétiens à qui il s'adresse, je verrai pour ma
parc dans cette impureté du Traité théologico-politiqtte, non seulement le ressort de
L'aveu de cette aporie se lit en clair dans l'envoi qui figure à la fin la « seconde fondation» du système (comme dit Negri), mais l'amorce d'une autre
de la Préface : ce livre, voulu et composé comme une intervention fondation possible, en partie contradictoire avec l'épistémologie de !'Éthique - et
permettant d'en critiquer les apories : au lieu de subordonner la définition du
langage (ou du signe) au concept général de l'imagination, elle tend plutôt à repenser
dans la cabale des auteurs de sa nation, ec qui die (Traité politique, chap. 2, n. 6) complètement l'imagination dans l'élément de_ la communication matérielle, du
que les hommes, concevant la liberté comme ils font, établissent un empire dans récit institutionnel et de la parole historique .
l'empire de Dieu, a outré les choses. Etc. » (Leibniz, Essais de théodicée sur la bonté Toutefois, même dans le T.T.P., la conception spinoziste du langage n'est jamais
de Dieu, la liberté de /'ho1mne et l'origine du ,na/, Éd. J. Brunschwig, Garnier- parfaitement cohérente. Et c'est, en effet, le« type idéal» du Christ, interprète d'une
Flammarion 1969, § 372, p . 337). révélation « purement intellectuelle », c'est-à-dire absolument non verbale, de la loi

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La crainte des masses Spinoza, I'anti-Orwett

d'autres termes, faut-il reconnaître en Spinoza l'un des théoriciens directe dans la conjoncture poli~ique de crise de la République, pour
classiques de la servitude volontaire ? défendre une certaine forme d'Etat donnée comme démocratique, en
On sait que cette neutralisation de l'antagonisme se concentre dans l'aidant à se réformer, Spinoza en réserve la lecture aux philosophes,
l'énoncé même des dogmes de la foi universelle et de leur fonction il la déconseille aux «autres», c'est-à-dire qu'il craint de la voir
pratique (puisqu'ils doivent permettre à chacun de pratiquer la justice faite par le vu/gus, l'homme de la foule, dont il est « impossible
et la charité dans ses.œuvres, quelles que soient ses opinions, donc d'espérer la soumission», parce que la superstition et la crainte ne
instituer une sorte d'équivalence des hypothèses théologiques sous le peuvent être extirpées de son âme.
contrôle des pouvoirs publics). Mais ces dogmes eux-mêmes, comment Sans doute ces difficultés sont-elles au fond celles mêmes qui
les penser ? Comme une enveloppe commune aux différentes concep- habitent l'usage fait par Spinoza dans le Traité théologico-potitique
tions religieuses, immanente, par conséquent, à la pensée imaginaire ? du concept des notionscommunes,dont le texte de l'ouvrage ne permet
Sont-ils en ce sens acceptés par tous en vertu d'urie pratique collective jamais clairement de décider si elles sont définies théoriquementcomme
des hommes qui communiquent entre eux malgré ·leurs divergences, des axiomes de la lumière naturelle, ou si elles sont définies prati-
et produisent ainsi eux-mêmes les conditions de leur coexistence et quement comme la perception de l'utilité, semblable pour tous les
de leur commerce mutuel? Ou bien, à l'opposé, s'agit-il d'une idée hommes, au sein même de l'imagination. C'est peut-être - conten-
de l'entendement, que le philosôphe produit à l'écart de la foule, en tons-nous ici de cette hypothèse - l'indice du fait que, en transportant
s'extrayant de ses conflits et en appliquant une méthode de critique sur un terrain d'analyse concrète et d'intervention militante la thèse
historique fondée sur les axiomes scientifiques, et qu'il propose à de l' Éthique selon laquelle les idées inadéquates ont elles-mêmes une
l'État (c'est-à-dire à ses magistrats ou à ses régents) d'imposer à la réalité et une vérité par rapport à ceux qui les pensent, le Traité
foule et de s'imposer à lui-même, dans la perspective d'un arbitrage théologico-potitiqueest amené en pratique à modifier la définition
(jus circa sacra) et d'un progrès raisonné, tel que l'envisagera l'Auf- apparemment rigide et intellectualiste des deux premiers genres de
ktarung? connaissance (donc implicitement du troisième, s'éloignant ainsi encore
Le sens même de la théologie et de l' e~c!ésiologie spinozistes plus de l'élitisme intellectuel qui caractérisait le Traité de ta réforme
dépendent clairement de cette alternative. A la limite : soit une de l'entendement,auquel s'oppose la théorie des notions communes,
version radicale, populaire, de l' Imitation de Jésus-Christ dans la comme l'explique bien Deleuze) 1 •
tradition de la Devotio modernamédiévale et de toutes les théologies
de la libération, soit une religion naturelle bourgeoise, prérousseauiste
et prékantienne. 1. Cf Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Éd. de Minuit, Paris,
Bien entendu, cette alternative est en un sens le problème même 1968, pp. 252-281. La démonstration de Deleuze, quant à la rupture intervenue
que le Traité théologico-politique cherche à déplacer, car elle est comme encre le Traité de la Réforme de /' Entendement et l' Éthique, permet de bien articuler
telle stérile. Mais on peut douter que son chapitre final produise à les deux modes de présentation des « notions communes » dans l' Éthique (logique,
et pratique) ec ainsi de couper coure à une lecture intellectualiste . Mais sa note 6
cet égard autre chose qu'une aporie, dans la mesure où il se ramène de la p. 270 montre l'embarras qu'il éprouve, après tant d 'autres, devant le« mélange
à pne double interpellation, dirigée à la fois vers les citoyens et vers des genres» (de connaissance) opéré par le T. T.P .
l'Etat, pour leur demander de reconnaître l'intérêt qu'ils auraient Excluant l'argument paresseux d'une duplicité de Spinoza, ou de sa prétendue
chacun à faire de ces dogmes la règle limitative de leur comportement. complaisance pour les préjugés des Chrétiens à qui il s'adresse, je verrai pour ma
parc dans cette impureté du Traité théologico-politiqtte, non seulement le ressort de
L'aveu de cette aporie se lit en clair dans l'envoi qui figure à la fin la « seconde fondation» du système (comme dit Negri), mais l'amorce d'une autre
de la Préface : ce livre, voulu et composé comme une intervention fondation possible, en partie contradictoire avec l'épistémologie de !'Éthique - et
permettant d'en critiquer les apories : au lieu de subordonner la définition du
langage (ou du signe) au concept général de l'imagination, elle tend plutôt à repenser
dans la cabale des auteurs de sa nation, ec qui die (Traité politique, chap. 2, n. 6) complètement l'imagination dans l'élément de_ la communication matérielle, du
que les hommes, concevant la liberté comme ils font, établissent un empire dans récit institutionnel et de la parole historique .
l'empire de Dieu, a outré les choses. Etc. » (Leibniz, Essais de théodicée sur la bonté Toutefois, même dans le T.T.P., la conception spinoziste du langage n'est jamais
de Dieu, la liberté de /'ho1mne et l'origine du ,na/, Éd. J. Brunschwig, Garnier- parfaitement cohérente. Et c'est, en effet, le« type idéal» du Christ, interprète d'une
Flammarion 1969, § 372, p . 337). révélation « purement intellectuelle », c'est-à-dire absolument non verbale, de la loi

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l:·~
La crainte des masses Spinoza, l'anti-Orwell

Mais ces difficultés sont aussi très manifestement celles de la On ne peut considérer comme un hasard le fait que le terme soit
position prise par Spinoza envers le mouvement de la masse religieuse totalement absent del' Éthique. Plus exactement il n'y apparaît qu'une
décrite dans le Traité théologico-politique et dans l' Éthique, et à travers fois, au sens de l'indéfini numérique: in multitudine causarum(Éthique,
elle de la masse religieuse qui menace de l'intérieur la République V, scolie de la proposition 20). Mais même dans ce sens qui est
hollandaise au moment où il écrit. Car cette masse est à la fois la important aussi bien pour caractériser la relation des modes à la
force qu 'il faudrait dissoudre pour priver la subversion monarchiste substance que pour exposer la physique de la convenance et de la
de sa « base de masse», et la force qu'il faudrait constituer pour disconvenance entre les corps, Spinoza utilise partout ailleurs d'autres
élargir la base démocratique de la République ; peut-être même est- formulations : mufti, plures,plurimi, etc. A fortiori l' Éthiquene désigne-
elle aussi la fore~ qu'il faudrait développer en raison de la vigueur t-elle pas comme multitudo la somme des individus qui constituent
de sa foi dans l'Evangile et de sa moralité, tout en la purgeant de le genre humain ou une communauté définie. Comme nous le verrons,
ses superstitions et de son intolérance .. : - cette absence signifie que le problème de la masse humaine est
présent dans l' Éthique sous une autre modalité, à la fois plus indirecte,
ou plus complexe, et plus essentielle que la détermination numérique.
Non moins significative est, cependant, la référence constante de
La mort dans la vie du peuple l' Éthique au vu/gus, qu 'on traduit généralement de façon indéfinie
comme le vulgaire, mais qui désigne inséparablement la foule. Cette
référence est présente uniquement dans les scolies (dont Deleuze a
Avant d'aller plus loin, il est maintenant nécessaire de nous arrê- montré la fonction stratégique), à partir de la II· partie. Mais déjà
ter sur l'évolution très frappante de la terminologie de Spinoza, l' Appendice de la I• partie se référait en ce sens aux ignari. L' Éthique
qui conduit finalement à donner son nom au concept des masses : combine alors deux démarches corrélatives : rapporter au point de
multitudo 1• vue du « vulgaire » tout le système des illusions anthropomorphiques
et téléologiques qui résultent naturellement de l'ignorance des causes
naturelles, et expliquer la nécessité de ce point de vue de façon
<livine, qui illustre le mieux ces difficultés. Car le Christ devrait être pensé, s'il se anthropologique.
peut, comme un point singulier interrompant le circuit de la communication , Le terme de vu/gus est dépréciatif : ce qui renforcerait notre soupçon
destinant aux hommes un discours dont il n'a lui-même jamais été le destinataire,
sans bénéficier pour autant d'aucune position d'éminence ou de transcend~nce. On
qu'échapper à l'ignorance est aussi s'extraire de la foule. Peut-on lui
pourrait évidemment« résoudre » la difficulté en faisant du Christ une pure allégorie. conférer cependant une signification analytique, et pas seulement
On ne serait plus alors dans la problématique de Spinoza, mais dans celle de polémique? Sans doute, puisque l'imagination est à la fois un genre
Maïmonide (cf.S. Zac, Spinoza et l'interprétation de /'Écriture, Paris, 1965, p. 190 sq.) de connaissance et un genre de vie auquel concourent les forces
ou dans celle d'un Winstanley (cf Christopher Hill, The World tttrned upside down. passionnelles de tous ; l'ignorance est, positivement, un premier genre
Radical ideas dttring the English Revolution, Penguin Books, 1975, p . 139 sq., qui
évoque à ce propos l'héritage intellectuel de Joachim de Flore). de connaissance (inadéquate), dont les sources sont à la fois l'expé-
Ces difficultés sont manifestement liées à celles que j'évoquais ci-dessus concernant rience immédiate et le «ouï-dire», c'est-à-dire le processus de cir-
la « société d 'hommes raisonnables» projetée par l' Ethique, IV, 37 et scolies: au culation des signes du langage et des rumeurs collectives. Mais le
point qu'on pourrait dire que cette société serait pensable s'il y avait un sens à contenu .de l'imagination se présente d'emblée avec une connotation
l'imaginer constituée d'hommes-non hommes, ou d'hommes-plus-qu 'hommes, sur
le modèle du Christ, communiquant entre eux par la seule intelligence non verbale ...
politique, puisqu'il associe l'illusion de la volonté humaine libre à
Cf également A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants, Paris, 1971 , p . 144 sq. ; la représentation de Dieu comme maître et comme roi de la nature,
S. Zac, « Spinoza et le langage », in Philosophie, théologie, politiqtte dans l'œuvre de ou comme législateur. Une telle représentation implique que l'hu-
Spinoza, Paris, 1979, p. 45 sq.; et le commentaire d 'Emilia Giancotti-Boscherini manité se perçoive elle-même comme le peuple de Dieu, ensemble
dans son édition de Spinoza, Trattato teologico-politico, Einaudi , Torino , 1980, d'individus qui entretiennent avec lui un rapport personnel d'amour
pp. 40-42.
1. Pour le recensement des occurrences de multitudo chez Spinoza et l'évolution et de haine (dévotion, récompense ou vengeance divine, etc.). En
des contextes, cf E. Giancotti-Boscherini, Lexicon Spinozantttn, 2 vol., La Haye, même temps qu'elle suscite une idée inadéquate de l'individualité,
1970. elle constitue donc déjà une anticipation, une garantie inversée de la

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l:·~
La crainte des masses Spinoza, l'anti-Orwell

Mais ces difficultés sont aussi très manifestement celles de la On ne peut considérer comme un hasard le fait que le terme soit
position prise par Spinoza envers le mouvement de la masse religieuse totalement absent del' Éthique. Plus exactement il n'y apparaît qu'une
décrite dans le Traité théologico-politique et dans l' Éthique, et à travers fois, au sens de l'indéfini numérique: in multitudine causarum(Éthique,
elle de la masse religieuse qui menace de l'intérieur la République V, scolie de la proposition 20). Mais même dans ce sens qui est
hollandaise au moment où il écrit. Car cette masse est à la fois la important aussi bien pour caractériser la relation des modes à la
force qu 'il faudrait dissoudre pour priver la subversion monarchiste substance que pour exposer la physique de la convenance et de la
de sa « base de masse», et la force qu'il faudrait constituer pour disconvenance entre les corps, Spinoza utilise partout ailleurs d'autres
élargir la base démocratique de la République ; peut-être même est- formulations : mufti, plures,plurimi, etc. A fortiori l' Éthiquene désigne-
elle aussi la fore~ qu'il faudrait développer en raison de la vigueur t-elle pas comme multitudo la somme des individus qui constituent
de sa foi dans l'Evangile et de sa moralité, tout en la purgeant de le genre humain ou une communauté définie. Comme nous le verrons,
ses superstitions et de son intolérance .. : - cette absence signifie que le problème de la masse humaine est
présent dans l' Éthique sous une autre modalité, à la fois plus indirecte,
ou plus complexe, et plus essentielle que la détermination numérique.
Non moins significative est, cependant, la référence constante de
La mort dans la vie du peuple l' Éthique au vu/gus, qu 'on traduit généralement de façon indéfinie
comme le vulgaire, mais qui désigne inséparablement la foule. Cette
référence est présente uniquement dans les scolies (dont Deleuze a
Avant d'aller plus loin, il est maintenant nécessaire de nous arrê- montré la fonction stratégique), à partir de la II· partie. Mais déjà
ter sur l'évolution très frappante de la terminologie de Spinoza, l' Appendice de la I• partie se référait en ce sens aux ignari. L' Éthique
qui conduit finalement à donner son nom au concept des masses : combine alors deux démarches corrélatives : rapporter au point de
multitudo 1• vue du « vulgaire » tout le système des illusions anthropomorphiques
et téléologiques qui résultent naturellement de l'ignorance des causes
naturelles, et expliquer la nécessité de ce point de vue de façon
<livine, qui illustre le mieux ces difficultés. Car le Christ devrait être pensé, s'il se anthropologique.
peut, comme un point singulier interrompant le circuit de la communication , Le terme de vu/gus est dépréciatif : ce qui renforcerait notre soupçon
destinant aux hommes un discours dont il n'a lui-même jamais été le destinataire,
sans bénéficier pour autant d'aucune position d'éminence ou de transcend~nce. On
qu'échapper à l'ignorance est aussi s'extraire de la foule. Peut-on lui
pourrait évidemment« résoudre » la difficulté en faisant du Christ une pure allégorie. conférer cependant une signification analytique, et pas seulement
On ne serait plus alors dans la problématique de Spinoza, mais dans celle de polémique? Sans doute, puisque l'imagination est à la fois un genre
Maïmonide (cf.S. Zac, Spinoza et l'interprétation de /'Écriture, Paris, 1965, p. 190 sq.) de connaissance et un genre de vie auquel concourent les forces
ou dans celle d'un Winstanley (cf Christopher Hill, The World tttrned upside down. passionnelles de tous ; l'ignorance est, positivement, un premier genre
Radical ideas dttring the English Revolution, Penguin Books, 1975, p . 139 sq., qui
évoque à ce propos l'héritage intellectuel de Joachim de Flore). de connaissance (inadéquate), dont les sources sont à la fois l'expé-
Ces difficultés sont manifestement liées à celles que j'évoquais ci-dessus concernant rience immédiate et le «ouï-dire», c'est-à-dire le processus de cir-
la « société d 'hommes raisonnables» projetée par l' Ethique, IV, 37 et scolies: au culation des signes du langage et des rumeurs collectives. Mais le
point qu'on pourrait dire que cette société serait pensable s'il y avait un sens à contenu .de l'imagination se présente d'emblée avec une connotation
l'imaginer constituée d'hommes-non hommes, ou d'hommes-plus-qu 'hommes, sur
le modèle du Christ, communiquant entre eux par la seule intelligence non verbale ...
politique, puisqu'il associe l'illusion de la volonté humaine libre à
Cf également A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants, Paris, 1971 , p . 144 sq. ; la représentation de Dieu comme maître et comme roi de la nature,
S. Zac, « Spinoza et le langage », in Philosophie, théologie, politiqtte dans l'œuvre de ou comme législateur. Une telle représentation implique que l'hu-
Spinoza, Paris, 1979, p. 45 sq.; et le commentaire d 'Emilia Giancotti-Boscherini manité se perçoive elle-même comme le peuple de Dieu, ensemble
dans son édition de Spinoza, Trattato teologico-politico, Einaudi , Torino , 1980, d'individus qui entretiennent avec lui un rapport personnel d'amour
pp. 40-42.
1. Pour le recensement des occurrences de multitudo chez Spinoza et l'évolution et de haine (dévotion, récompense ou vengeance divine, etc.). En
des contextes, cf E. Giancotti-Boscherini, Lexicon Spinozantttn, 2 vol., La Haye, même temps qu'elle suscite une idée inadéquate de l'individualité,
1970. elle constitue donc déjà une anticipation, une garantie inversée de la

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

représentation qui soumet une foule à un pouvoir politique monar- individu, l'appareil monarchique et ecclésiastique de la superstition
chique en conférant à celui-ci l'apparence d'un droit divin. la reproduit et donc l'amplifie comme phénomène de masse, et la
C'est seulement dans le Traité théologico-politique que s'établit une rend ainsi incontrôlable. Le régime monarchique, pour cette raison,
connexion étroite entre plebs, vulgus et, pour la première fois, mul- est une régression à la barbarie initiale de l'humanité, ou plus
titttdo. Mais elle reste très ambivalente, on va le voir. exactement il est une production de la seule barbarie qui paraisse
À première vue, tous ces termes sont réservés à l'aspect négatif, vraiment sans espoir : Ultimi barbarorum !
antagoniste et violent, destructeur de 1a vie sociale, par opposition Les hommes, alors, « combattent pour leur servitude, comme s'il
à l'aspect positif du droit naturel que désigne le populus, l'ensemble s'agissait de leur salut, et croient non pas honteux mais honorable
des cives. Dans le chapitre XVI en particulier, ce qui est très au plus haut point de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire
remarquable par comparaison avec le Traité politique, Spinoza ne la vanité d 'un seul homme » (ibid.). Thèse surprenante, de la part
parle jamais ni de multitudo, ni de pleb.i,- ni de vulgus, notamment de Spinoza, puisque cette inversion du conatus naturel des individus
pas à propos de la démocratie, qu'il présente com!Ue l'État « le plus va jusqu'à donner corps, dans l'emportement des mouvements de
naturel», c'est-à-dire à la fois comme une forme d'Etat parmi d'autres masse, au désir de leur propre mort , à l'autodestruction. Il faut en
(l' imperium populare) et comme la vérité originaire des différentes effet rattacher à cette extrémité, où la nature semble se contredire
constitutions. Mais, alors que vulgus (qui a essentiellement une elle-même en tant qu 'instinct de conservation, le véritable cercle de
connotation épistémologique : c'est la foule ignorante, pour ne pas mort décrit plus loin par Spinoza lorsqu 'il analyse l'enchaînement
dire arriérée, caractérisée par ses préjugés) et plebs (qui a une conno- des monarchies tyranniques et des révolutions populaires :
tation socio-politique : c'est la masse du peuple par opposition aux
gouvernants, donc ce sont les inférieurs, en droit ou en fait) sont [ ...] Il n'est pas moins périlleux d'ôter la vie à un Monarque, alors
présents d'un bout à l'autre du Traité théologico-politique, multitudo, même qu 'il est établi de toutes les manières qu 'il est un Tyran . De
qui représente l'unité des deux aspects, n'intervient qu'en trois points quel œil en effet pourra-t-il voir des citoyens aux mains ensanglantées
par le meurtre d'un roi, et se glorifiant d'un parricide comme d'une
stratégiques, qu'il vaut la peine d'examiner de plus près. belle action qu'ils ne peuvent pas ne pas considérer comme i.Inexemple
D'abord dans la Préface, c'est-à-dire dans l'analyse du mécanisme pour lui? [ ...] Or, il ne pourra aisément venger la mort du tyran en
de la superstition populaire. Il s'agit on le sait d'un système ou, envoyant à la mort des citoyens, s'il ne fait pas sienne en même
mieux, d'un appareil politique et idéologique d'asservissement de la temps la cause du tyran auquel il succède, n'approuve ses actes et
pensée: en conséquence ne marche entièrement sur ses traces. Ainsi est-il
arrivé que le peuple [popultu] a bien pu changer de tyran, mais non
La cause d 'où naît la superstition, qui la conserve et l'alimente , jamais supprimer le tyran, ni changer un gouvernement [imperium]
est donc la crainte [ ...] tous les hommes y sont sujets de nature [ ...] monarchique en un autre d'une forme différente. De cette impossi- ,
La foule (vtt!gtts) demeurant toujours également misérable [... ] cette bilité le peuple anglais a donné un exemple fatal [ ...] après beaucoup
inconstance a été cause de beaucoup de troubles et de guerres atroces de sang répandu , il en est venu à saluer d 'un autre nom un nouveau
[ ...] Nul moyen de gouverner la multitude n'est plus efficace que la Monarque (comme si toute la question était celle du nom donné au
superstition [nihil efficacitts multitudinem regit, qttam superstitio] [...] souverain) [ ...] Trop tard le peuple s'aperçut qu'il n'avait rien fait
on s'est appliqué avec le plus grand soin à entourer la religion , vraie pour le salut de la patrie, sinon violer le droit du roi légitime et
ou fausse, d'un culte et d'un appareil [cultu et apparattt] propres à changer l'ordre existant en un pire [ ...] (T raité théologico-politique,
lui donner dans l'opinion plus de poids qu 'à tout autre mobile [ ...] XVIII, pp . 308-309) .
ces mesures n'ont eu nulle part plus d'effet que chez les Turcs [... ]
le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de La Révolution dévore ses propres enfants et conduit à la restau-
tromper les hommes. Etc. ration. ·
Spinoza pense ici naturellement à Cromwell, et plus généralement
, Ces indications seront confirmées plus loin par la description de à la controverse contemporaine sur le régicide. Ce qui est significatif,
l'Etat des Hébreux et par les références à l'histoire catastrophique c'est que non seulement il n'adopte pas la perspective théocratique
de la monarchie anglaise. Exploitant une crainte naturelle à chaque (celle qu'illustre par exemple son contemporain Racine dans Athalie),

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

représentation qui soumet une foule à un pouvoir politique monar- individu, l'appareil monarchique et ecclésiastique de la superstition
chique en conférant à celui-ci l'apparence d'un droit divin. la reproduit et donc l'amplifie comme phénomène de masse, et la
C'est seulement dans le Traité théologico-politique que s'établit une rend ainsi incontrôlable. Le régime monarchique, pour cette raison,
connexion étroite entre plebs, vulgus et, pour la première fois, mul- est une régression à la barbarie initiale de l'humanité, ou plus
titttdo. Mais elle reste très ambivalente, on va le voir. exactement il est une production de la seule barbarie qui paraisse
À première vue, tous ces termes sont réservés à l'aspect négatif, vraiment sans espoir : Ultimi barbarorum !
antagoniste et violent, destructeur de 1a vie sociale, par opposition Les hommes, alors, « combattent pour leur servitude, comme s'il
à l'aspect positif du droit naturel que désigne le populus, l'ensemble s'agissait de leur salut, et croient non pas honteux mais honorable
des cives. Dans le chapitre XVI en particulier, ce qui est très au plus haut point de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire
remarquable par comparaison avec le Traité politique, Spinoza ne la vanité d 'un seul homme » (ibid.). Thèse surprenante, de la part
parle jamais ni de multitudo, ni de pleb.i,- ni de vulgus, notamment de Spinoza, puisque cette inversion du conatus naturel des individus
pas à propos de la démocratie, qu'il présente com!Ue l'État « le plus va jusqu'à donner corps, dans l'emportement des mouvements de
naturel», c'est-à-dire à la fois comme une forme d'Etat parmi d'autres masse, au désir de leur propre mort , à l'autodestruction. Il faut en
(l' imperium populare) et comme la vérité originaire des différentes effet rattacher à cette extrémité, où la nature semble se contredire
constitutions. Mais, alors que vulgus (qui a essentiellement une elle-même en tant qu 'instinct de conservation, le véritable cercle de
connotation épistémologique : c'est la foule ignorante, pour ne pas mort décrit plus loin par Spinoza lorsqu 'il analyse l'enchaînement
dire arriérée, caractérisée par ses préjugés) et plebs (qui a une conno- des monarchies tyranniques et des révolutions populaires :
tation socio-politique : c'est la masse du peuple par opposition aux
gouvernants, donc ce sont les inférieurs, en droit ou en fait) sont [ ...] Il n'est pas moins périlleux d'ôter la vie à un Monarque, alors
présents d'un bout à l'autre du Traité théologico-politique, multitudo, même qu 'il est établi de toutes les manières qu 'il est un Tyran . De
qui représente l'unité des deux aspects, n'intervient qu'en trois points quel œil en effet pourra-t-il voir des citoyens aux mains ensanglantées
par le meurtre d'un roi, et se glorifiant d'un parricide comme d'une
stratégiques, qu'il vaut la peine d'examiner de plus près. belle action qu'ils ne peuvent pas ne pas considérer comme i.Inexemple
D'abord dans la Préface, c'est-à-dire dans l'analyse du mécanisme pour lui? [ ...] Or, il ne pourra aisément venger la mort du tyran en
de la superstition populaire. Il s'agit on le sait d'un système ou, envoyant à la mort des citoyens, s'il ne fait pas sienne en même
mieux, d'un appareil politique et idéologique d'asservissement de la temps la cause du tyran auquel il succède, n'approuve ses actes et
pensée: en conséquence ne marche entièrement sur ses traces. Ainsi est-il
arrivé que le peuple [popultu] a bien pu changer de tyran, mais non
La cause d 'où naît la superstition, qui la conserve et l'alimente , jamais supprimer le tyran, ni changer un gouvernement [imperium]
est donc la crainte [ ...] tous les hommes y sont sujets de nature [ ...] monarchique en un autre d'une forme différente. De cette impossi- ,
La foule (vtt!gtts) demeurant toujours également misérable [... ] cette bilité le peuple anglais a donné un exemple fatal [ ...] après beaucoup
inconstance a été cause de beaucoup de troubles et de guerres atroces de sang répandu , il en est venu à saluer d 'un autre nom un nouveau
[ ...] Nul moyen de gouverner la multitude n'est plus efficace que la Monarque (comme si toute la question était celle du nom donné au
superstition [nihil efficacitts multitudinem regit, qttam superstitio] [...] souverain) [ ...] Trop tard le peuple s'aperçut qu'il n'avait rien fait
on s'est appliqué avec le plus grand soin à entourer la religion , vraie pour le salut de la patrie, sinon violer le droit du roi légitime et
ou fausse, d'un culte et d'un appareil [cultu et apparattt] propres à changer l'ordre existant en un pire [ ...] (T raité théologico-politique,
lui donner dans l'opinion plus de poids qu 'à tout autre mobile [ ...] XVIII, pp . 308-309) .
ces mesures n'ont eu nulle part plus d'effet que chez les Turcs [... ]
le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de La Révolution dévore ses propres enfants et conduit à la restau-
tromper les hommes. Etc. ration. ·
Spinoza pense ici naturellement à Cromwell, et plus généralement
, Ces indications seront confirmées plus loin par la description de à la controverse contemporaine sur le régicide. Ce qui est significatif,
l'Etat des Hébreux et par les références à l'histoire catastrophique c'est que non seulement il n'adopte pas la perspective théocratique
de la monarchie anglaise. Exploitant une crainte naturelle à chaque (celle qu'illustre par exemple son contemporain Racine dans Athalie),

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

mais il montre qu'elle est interne au mécanisme passionnel qui par complaisance pour la colère des Pharisiens, fit crucifier le Christ
enferme le monarque et le peuple dans le cercle de mort. Il ne s'agit [ ...] à l'exemple des Pharisiens, les pires hypocrites, animés de la
pas non plus, par conséquent, de guerre de chacun contre chacun au même rage, ont partout persécuté des hommes d'une probité insigne
sens de Hobbes, c'est-à-dire d'une anthropologie essentialiste. La et d'une vertu éclatante, odieux par là même à la foule [plebi invisos],
violence et la menace de mort qu'impliquent les guerres civiles ou en dénonçant leurs opinions comme abominables et en enflammant
extérieures n'expriment pas une condition originaire située en deçà contre eux de colère la foule féroce [saevam multitttdinem] [ ... ] (Traité
théologico-politique,XVIII, pp. 307-308).
de l'état civil et plus ou moins bien refoulée par sa constitution. La
négativité qu'elles introduisent n'est pas l'antithèse de l'état de droit,
chaque terme excluant l'autre par définition, mais plutôt la consé- Ces formulations passionnées, sinon passionnelles elles-mêmes, sont
quence extrême de sa propre histoire, l'effet d'inversion du désir au cœur de l'argumentation politique et historique des chapitres XVII
humain qu'entraînent ses antagonismes iininarients, dans des condi- et XVIII du Traité théologico-politique, qui donne seule le sens
tions déterminées. Nous sommes, j'y reviendrai, aux antipodes de complet de la théorie contractuelle exposée au chapitre XVI, et lui
Hobbes 1• confère après coup une fonction proprement dialectique 1• C'est en
Après cette ouverture, multitudo ne ressurgira qu'aux chapitres XVII effet, exactement le même système de causes qui, dans des conditions
et XVIII du Traité théologico-politique : nouvelles, explique d'abord la stabilité remarquable de l'État hébreux
(en particulier l'institutionnalisation de la haine patriotique, « l'em-
Aussi bien les gouvernants que ceux qui sont gouvernés sont tous portant en fixité sur tout autre sentiment, une haine née de la
des hommes en effet, c'est à-dire des êtres enclins à abandonner le
0
dévotion, de la piété, crue elle-même pieuse: ce qu'il y a de plus
travail pour chercher le plaisir [ex labore proclives ad libidinem]. Qui fort, de plus irréductible») (Traité théologico-politique, XVII, p. 293)
même a éprouvé la complexion si inconstante de la masse [varittm et qui explique ensuite sa ruine progressive et totale. C'est pourquoi
1mtltitudinis ingenium] est près de désespérer d'elle. Non la raison, une telle ruine ne peut apparaître à ceux qui la provoquent et la
en effet, mais les seules affections de l'âme la gouvernent( ...] (Traité subissent que comme une vengeance anticipée, déjà prévue, du
théologico-politique,XVII, p. 279).
législateur divin. C'est aussi pourquoi son explication véritable requiert
une histoire du peuple hébreu, en particulier de l'évolution des
Tel est le danger, et le problème, que tout État doit affronter en
institutions vers le conflit des pouvoirs politique et religieux. Le
combinant des moyens passionnels (piété, dévotion patriotique) et
concept de la multitudo devient alors, par excellence, celui qui fait
rationnels (utilité, donc propriété privée) 2 •
passer la pensée politique de Spinoza de l'abstraction à l'unité concrète
Mais au terme de la corruption politique le danger ressurgit,
incoercible : de théorie et de pratique, comme l'indique le début du chapitre XVII.
On débouche par là sur l'aspect le plus important de sa démons-
(...] Dans un État de cette sorte, c'est la furieuse passion populaire
qui commande habituellement [plebis ira maxime regnare solet]. Pilate, l. Plusieurscommentateursrécentsont bien reaifié l'erreur qui consisteà ranger
Spinoza parmi les « théoriciensdu contrat», donc du « droit naturel», au sens
inaugurépar Hobbes, donc parmi les fondateursde l'idéologiejuridique moderne,
1. C'est toute une discussionqu'il faudrait consacrerà compareren détail, sous et montré les confusionsqui en découlent: cf A. Matheron,Individ11et Co1mmmauté
l'angle de cette inversionou de cette limite, la théorisationde Spinoza avec celle chez Spinoza, Paris, 1969, pp. 287 et sq. ; G. Deleuze, op.cit., pp. 234 et sq. ; et
de la « pulsion de mort» telle que Freud la développesous l'impact immédiat de surtout, à nouveau, Negri, op. cit., pp. 182-200. Il n'en découle évidemmentpas
la guerre mondialede 1914-1918, au croisementde ses réflexionssur l'ambivalence que la pensée de Spinoza relève de l'organicisme,ni que l'usage du terme de
sado-masochistecomme effet de régressionet de mblimation psychiques.Il semble «pacte» dans le Traité théologico-politiquen'ait que la significationd'une survivance
à premièrevue que Freud soit beaucoupplus « hobbesien» que « spinoziste». ou d'une incohérence;au contraire, il joue un rôle central dans l'analyse de la
2. ComparerFreud, L'avenir d'une illu.rion:« En somme deux caractèreshumains surdéterminationdu rapport politique par l'imaginaire religieux. Cf les analyses
des plus répandussont causeque l'édificede la civilisationne peut se soutenirsans très éclairantesde Sylvain Zac, in Philosophie,théologie,politiq1tedans l'œttvre de
une certainedose de contrainte: les hommes n'aiment pas spontanémentle travail, Spinoza,Paris, 1979, pp. 145-176 et pp. 203-214; j'ai tenté de les prolongerdans
et les arguments ne peuvent rien sur leurs passions... » (trad. fr., Denoël et Steele, mon article «}1ts - Pact111n - Lex, Sur la constitution du sujet dans le Traité
1932). 1 théologico-politiq11e
», St11diaSpinozana,n° l , 1985.

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

mais il montre qu'elle est interne au mécanisme passionnel qui par complaisance pour la colère des Pharisiens, fit crucifier le Christ
enferme le monarque et le peuple dans le cercle de mort. Il ne s'agit [ ...] à l'exemple des Pharisiens, les pires hypocrites, animés de la
pas non plus, par conséquent, de guerre de chacun contre chacun au même rage, ont partout persécuté des hommes d'une probité insigne
sens de Hobbes, c'est-à-dire d'une anthropologie essentialiste. La et d'une vertu éclatante, odieux par là même à la foule [plebi invisos],
violence et la menace de mort qu'impliquent les guerres civiles ou en dénonçant leurs opinions comme abominables et en enflammant
extérieures n'expriment pas une condition originaire située en deçà contre eux de colère la foule féroce [saevam multitttdinem] [ ... ] (Traité
théologico-politique,XVIII, pp. 307-308).
de l'état civil et plus ou moins bien refoulée par sa constitution. La
négativité qu'elles introduisent n'est pas l'antithèse de l'état de droit,
chaque terme excluant l'autre par définition, mais plutôt la consé- Ces formulations passionnées, sinon passionnelles elles-mêmes, sont
quence extrême de sa propre histoire, l'effet d'inversion du désir au cœur de l'argumentation politique et historique des chapitres XVII
humain qu'entraînent ses antagonismes iininarients, dans des condi- et XVIII du Traité théologico-politique, qui donne seule le sens
tions déterminées. Nous sommes, j'y reviendrai, aux antipodes de complet de la théorie contractuelle exposée au chapitre XVI, et lui
Hobbes 1• confère après coup une fonction proprement dialectique 1• C'est en
Après cette ouverture, multitudo ne ressurgira qu'aux chapitres XVII effet, exactement le même système de causes qui, dans des conditions
et XVIII du Traité théologico-politique : nouvelles, explique d'abord la stabilité remarquable de l'État hébreux
(en particulier l'institutionnalisation de la haine patriotique, « l'em-
Aussi bien les gouvernants que ceux qui sont gouvernés sont tous portant en fixité sur tout autre sentiment, une haine née de la
des hommes en effet, c'est à-dire des êtres enclins à abandonner le
0
dévotion, de la piété, crue elle-même pieuse: ce qu'il y a de plus
travail pour chercher le plaisir [ex labore proclives ad libidinem]. Qui fort, de plus irréductible») (Traité théologico-politique, XVII, p. 293)
même a éprouvé la complexion si inconstante de la masse [varittm et qui explique ensuite sa ruine progressive et totale. C'est pourquoi
1mtltitudinis ingenium] est près de désespérer d'elle. Non la raison, une telle ruine ne peut apparaître à ceux qui la provoquent et la
en effet, mais les seules affections de l'âme la gouvernent( ...] (Traité subissent que comme une vengeance anticipée, déjà prévue, du
théologico-politique,XVII, p. 279).
législateur divin. C'est aussi pourquoi son explication véritable requiert
une histoire du peuple hébreu, en particulier de l'évolution des
Tel est le danger, et le problème, que tout État doit affronter en
institutions vers le conflit des pouvoirs politique et religieux. Le
combinant des moyens passionnels (piété, dévotion patriotique) et
concept de la multitudo devient alors, par excellence, celui qui fait
rationnels (utilité, donc propriété privée) 2 •
passer la pensée politique de Spinoza de l'abstraction à l'unité concrète
Mais au terme de la corruption politique le danger ressurgit,
incoercible : de théorie et de pratique, comme l'indique le début du chapitre XVII.
On débouche par là sur l'aspect le plus important de sa démons-
(...] Dans un État de cette sorte, c'est la furieuse passion populaire
qui commande habituellement [plebis ira maxime regnare solet]. Pilate, l. Plusieurscommentateursrécentsont bien reaifié l'erreur qui consisteà ranger
Spinoza parmi les « théoriciensdu contrat», donc du « droit naturel», au sens
inaugurépar Hobbes, donc parmi les fondateursde l'idéologiejuridique moderne,
1. C'est toute une discussionqu'il faudrait consacrerà compareren détail, sous et montré les confusionsqui en découlent: cf A. Matheron,Individ11et Co1mmmauté
l'angle de cette inversionou de cette limite, la théorisationde Spinoza avec celle chez Spinoza, Paris, 1969, pp. 287 et sq. ; G. Deleuze, op.cit., pp. 234 et sq. ; et
de la « pulsion de mort» telle que Freud la développesous l'impact immédiat de surtout, à nouveau, Negri, op. cit., pp. 182-200. Il n'en découle évidemmentpas
la guerre mondialede 1914-1918, au croisementde ses réflexionssur l'ambivalence que la pensée de Spinoza relève de l'organicisme,ni que l'usage du terme de
sado-masochistecomme effet de régressionet de mblimation psychiques.Il semble «pacte» dans le Traité théologico-politiquen'ait que la significationd'une survivance
à premièrevue que Freud soit beaucoupplus « hobbesien» que « spinoziste». ou d'une incohérence;au contraire, il joue un rôle central dans l'analyse de la
2. ComparerFreud, L'avenir d'une illu.rion:« En somme deux caractèreshumains surdéterminationdu rapport politique par l'imaginaire religieux. Cf les analyses
des plus répandussont causeque l'édificede la civilisationne peut se soutenirsans très éclairantesde Sylvain Zac, in Philosophie,théologie,politiq1tedans l'œttvre de
une certainedose de contrainte: les hommes n'aiment pas spontanémentle travail, Spinoza,Paris, 1979, pp. 145-176 et pp. 203-214; j'ai tenté de les prolongerdans
et les arguments ne peuvent rien sur leurs passions... » (trad. fr., Denoël et Steele, mon article «}1ts - Pact111n - Lex, Sur la constitution du sujet dans le Traité
1932). 1 théologico-politiq11e
», St11diaSpinozana,n° l , 1985.

70 71
La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

tration : montrer que, en tout état de cause, le danger principal pour


l'État est toujours intérieur, toujours constitué par le peuple lui-
même.
Le retour à la masse
Toutefois on n'est jamais arrivé au point que la sécurité de l'État
fût moins menacée par les citoyens [cives] que par les ennemis du
dehors [hostes],et que ceux qui exercent le pouvoir [imperium tenent]
Après l'événement tragique de 1672 (la révolution orangiste) qui
eussent moins à craindre les prem iers que les seconds. Témoin la
République des Romains[ ...] (Traité théologico-politique,XVII, p . 280). vérifie sa prévision tout en contredisant ses efforts, Spinoza ne modi-
fiera pas cette conclusion. M~is il tentera de reprendre tout le
En d'autres termes ce sont les condition_srniturelles de la civitas, problème des fondements de l'Etat d'une façon à la fois plus radicale
de la constitution d'un peuple dans et par l'État (puisqu'il n'y a pas (en faisant de la multitudo le concept même du peuple qu'il s'agit
de peuple hors de l'État) qui impliquent la tendance à la guerre de gouverner, et au sein duquel sont choisis les gouvernants) et
civile. D'où la nécessité (reprise de Machiavel) d'armer ceux-là mêmes moins «sauvage» (en déplaçant l'analyse des processus imaginaires
qui représentent le danger principal, à condition de pouvoir créer vers les institutions juridiques et la statistique administrative). L'apo-
une dévotion et une discipline qui soient pour eux comme une rie ne disparaîtra pas, mais la multitudo deviendra le concept fon-
seconde nature. D'où la nécessité surtout de limiter la violence de damental de la théorie politique, comme le montre brillamment
l'État envers les individus de façon telle qu'elle n'entretienne pas la Negri.
contre-violence des masses. On assiste en effet, dans le Traité politique, à une véritable
Le peuple (populus) et la multitudo ne sont donc pas quelque chose explosion du concept de la masse, qui recouvre maintenant tous les
cl'essentiellement différent : c'est un processus historique qui fait aspects du problème politique, à la fois au niveau théorique du droit
exister le peuple comme multitudo, c'est-à-dire comme sa négation naturel et au niveau pratique de la régulation de chaque régime
apparente, la « foule » ; et c'est une certaine pratique qui peut en politique. Cette innovation par rapport à l' Éthique et même au Traité
contrôler l'évolution . Mais la conclusion reste totalement aporétique : théologico-politique(auxquels Spinoza renvoie comme présupposés par
de ce que les causes de ruine sont toujours internes , Spinoza conclut le Traité politique) reflète le fait que le droit naturel est maintenant,
que toute révolution est par nature nuisible. Il faut avant tout pour la première fois, pensé explicitement comme la puissance de la
conserver la forme de l'État existant, quel qu'il soit, avec les habitudes masse (potentia multitudinis) donc comme le « droit du nombre»
de pensée qu'il a implantées dans l'âme populaire (populi animus) (puisque jus = potentia), non pas certes au sens d'une somme
et auxquelles s'est adaptée la complexion (ingenium) de chacun. Tout arithmétique , mais d'une interaction de forces. Les différentes formes
mouvement de masse est synonyme de servitude intérieure et ne d'État sont autant de modalités de cette interaction, ce qui permet
peut conduire qu 'à remplacer une tyrannie par une autre~ Il est, en à Spinoza, tout en conservant leur distinction traditionnelle, de
ce sens, déjà intérieurement monarchique par nature . A la tâche dépasser le formalisme arithmét ique (pouvoir d'un seul, de plusieurs,
pratique qui s'impose au peuple des citoyens: conserver ou déve- de tous) et de les analyser selon la progression dialectique d'une
lopper pour eux-mêmes la constitution, la forme de convenance ou question plus fondamentale : celle du pouvoir absolu (imperium
de rapports mutuels qui les libère au maximum de la crainte et de absolutum). Disons plus explicitement que ce qui est en jeu est la
la violence, ne correspond en fait aucun moyen collectif, aucune question de l'absolu du pouvoir : dans quelle mesure l'est-il ? et à
pratique politique... La démocratie est souhaitable, mais elle est quelles conditions ? La connexion entre multitudo et imperium, entre
désarmée. modalités cl'existence de la masse et modalités de fonctionnement
de l'État, est donc le ressort interne de toute la politique, en même
temps que le fil conducteur de tout le raisonnement du Traité
politique.
La divergence de Hobbes et de Spinoza apparaît 1C1 en pleine
lumière, ainsi que la raison pour laquelle Spinoza a finalement

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

tration : montrer que, en tout état de cause, le danger principal pour


l'État est toujours intérieur, toujours constitué par le peuple lui-
même.
Le retour à la masse
Toutefois on n'est jamais arrivé au point que la sécurité de l'État
fût moins menacée par les citoyens [cives] que par les ennemis du
dehors [hostes],et que ceux qui exercent le pouvoir [imperium tenent]
Après l'événement tragique de 1672 (la révolution orangiste) qui
eussent moins à craindre les prem iers que les seconds. Témoin la
République des Romains[ ...] (Traité théologico-politique,XVII, p . 280). vérifie sa prévision tout en contredisant ses efforts, Spinoza ne modi-
fiera pas cette conclusion. M~is il tentera de reprendre tout le
En d'autres termes ce sont les condition_srniturelles de la civitas, problème des fondements de l'Etat d'une façon à la fois plus radicale
de la constitution d'un peuple dans et par l'État (puisqu'il n'y a pas (en faisant de la multitudo le concept même du peuple qu'il s'agit
de peuple hors de l'État) qui impliquent la tendance à la guerre de gouverner, et au sein duquel sont choisis les gouvernants) et
civile. D'où la nécessité (reprise de Machiavel) d'armer ceux-là mêmes moins «sauvage» (en déplaçant l'analyse des processus imaginaires
qui représentent le danger principal, à condition de pouvoir créer vers les institutions juridiques et la statistique administrative). L'apo-
une dévotion et une discipline qui soient pour eux comme une rie ne disparaîtra pas, mais la multitudo deviendra le concept fon-
seconde nature. D'où la nécessité surtout de limiter la violence de damental de la théorie politique, comme le montre brillamment
l'État envers les individus de façon telle qu'elle n'entretienne pas la Negri.
contre-violence des masses. On assiste en effet, dans le Traité politique, à une véritable
Le peuple (populus) et la multitudo ne sont donc pas quelque chose explosion du concept de la masse, qui recouvre maintenant tous les
cl'essentiellement différent : c'est un processus historique qui fait aspects du problème politique, à la fois au niveau théorique du droit
exister le peuple comme multitudo, c'est-à-dire comme sa négation naturel et au niveau pratique de la régulation de chaque régime
apparente, la « foule » ; et c'est une certaine pratique qui peut en politique. Cette innovation par rapport à l' Éthique et même au Traité
contrôler l'évolution . Mais la conclusion reste totalement aporétique : théologico-politique(auxquels Spinoza renvoie comme présupposés par
de ce que les causes de ruine sont toujours internes , Spinoza conclut le Traité politique) reflète le fait que le droit naturel est maintenant,
que toute révolution est par nature nuisible. Il faut avant tout pour la première fois, pensé explicitement comme la puissance de la
conserver la forme de l'État existant, quel qu'il soit, avec les habitudes masse (potentia multitudinis) donc comme le « droit du nombre»
de pensée qu'il a implantées dans l'âme populaire (populi animus) (puisque jus = potentia), non pas certes au sens d'une somme
et auxquelles s'est adaptée la complexion (ingenium) de chacun. Tout arithmétique , mais d'une interaction de forces. Les différentes formes
mouvement de masse est synonyme de servitude intérieure et ne d'État sont autant de modalités de cette interaction, ce qui permet
peut conduire qu 'à remplacer une tyrannie par une autre~ Il est, en à Spinoza, tout en conservant leur distinction traditionnelle, de
ce sens, déjà intérieurement monarchique par nature . A la tâche dépasser le formalisme arithmét ique (pouvoir d'un seul, de plusieurs,
pratique qui s'impose au peuple des citoyens: conserver ou déve- de tous) et de les analyser selon la progression dialectique d'une
lopper pour eux-mêmes la constitution, la forme de convenance ou question plus fondamentale : celle du pouvoir absolu (imperium
de rapports mutuels qui les libère au maximum de la crainte et de absolutum). Disons plus explicitement que ce qui est en jeu est la
la violence, ne correspond en fait aucun moyen collectif, aucune question de l'absolu du pouvoir : dans quelle mesure l'est-il ? et à
pratique politique... La démocratie est souhaitable, mais elle est quelles conditions ? La connexion entre multitudo et imperium, entre
désarmée. modalités cl'existence de la masse et modalités de fonctionnement
de l'État, est donc le ressort interne de toute la politique, en même
temps que le fil conducteur de tout le raisonnement du Traité
politique.
La divergence de Hobbes et de Spinoza apparaît 1C1 en pleine
lumière, ainsi que la raison pour laquelle Spinoza a finalement

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La crainte des masses Spinoza, l'anti-Orwell

renoncé à utiliser le concept de contrat ongmaire, même sous la Au contraire, Spinoza combine immédiatement ces deux éléments,
forme déjà très différente qu'il lui avait donnée dans le Traité il traite d'emblée du rôle de la multitude dans la constitution de
théologico-politique(puisque non juridique, mais d'emblée historique, l'État en entendant par là, non l'abstraction du peuple, mais la
et incluant l'analyse des garanties imaginaires qui surdéterminent le réalité historique et politique de la masse et des foules en mouve-
pacte et le rendent effectif) 1• ment... C'est pourquoi le rôle du concept n'est pas chez lui celui
Hobbes n'est pas moins que Spinoza, bien sûr, un théoricien hanté d'un présupposé abstrait aussitôt nié, dépassé dans une dialectique
par la crainte des masses et de leur tendance naturelle à la subversion. téléologique, mais celui d'un principe d'analyse concrète qui va
Toute son organisation de l'État, y compris la façon dont il opère j s'amplifiant sans cesse dans une dialectique constructive. C est pour-
la distinction des sphères publique et privée, peut être comprise quoi, surtout, la question de l'unanimité, non moins centrale que
comme un système de défense préventive contre les mouvements de chez Hobbes, acquiert une signification diamétralement opposée.
masses qui font les guerres civiles· (de classes et de religions) et les Chez Hobbes l'unanimité est l'essence de la machine politique,
révolutions. C est dans ce contexte que la multitude devient chez lui impliquée logiquement dans son dispositif même. Chez Spinoza
le concept initial de la définition du contrat (cf. De Cive, chap. VI, l'unanimité est un problème.
et Léviathan, chap. XVII et XVIII), afin de constituer juridiquement L'existence de l'Etat est celle d'un individu d'individus qui ne
le système, et de le fonder idéologiquement (sur l'égalité). Mais il peut exister sans se donner « comme une âme», c'est-à-dire comme
ne s'agit, chez Hobbes, que d'un point de départ, aussitôt dépassé. Les une volonté : « le corps de l'État [imperii corpus] doit être · dirigé
deux éléments que Spinoza veut penser ensemble (combinant ainsi comme par une seule âme [una veluti mente duci], et c'est pourquoi
étroitement le démocratisme et le réalisme machiavélien), Hobbes la volonté de la cité [civitatis voluntas] doit être tenue pour la volonté
les sépare soigneusement : la multitude qui fonde le contrat n'est pas de tous [pro omnium voluntate] » (Traité politique, III, 5). Mais cette
chez lui le concept de la masse, c'est le concept d'un peuple toujours unanimité n'est pas acquise automatiquement (a fortiori n'est-elle
déjà décomposé, réduit par avance (préventivement) à la somme de pas garantie a priori, comme chez Rousseau, dans l'idée métaphysique
ses atomes constituants (les hommes de l'État de Nature), et sus- de la Volonté Générale, au risque de voir ressurgir après coup , sur
ceptibles d'entrer un par un, par le contrat, dari.s le nouveau rapport le terrain de la pratique, le spectre d'abord refoulé des «fractions»
institutionnel de la société civile. C'est cette multitude « individua- et des « sociétés particulières ») : il faut la construire en fonction des
liste» hobbesienne, remarquons-le, dont Locke, philosophe de la contraintes que constituent les mouvements des esprits ou âmes de
tolérance en un sens diamétralement opposé à Spinoza malgré cer- la masse (Traité politique, VIII, 41 : multitudinis animos movere) et
taines concordances verbales, transformera le concept au chapitre VIII du plus ou moins de connaissance ou d'information de la chose
du Second Traité, pour montrer que l'accord de la majorité tient lieu publique que procurent aux individus leur propre instruction et la
en droit et en fait de l'acte du tout, ou d'unanimité 2 • forme des institutions . Le problème de l'unanimité fait un avec celui
des conditions matérielles de l'obéissance, donc avec celui des condi-
tions qui rendent possible une représentation de la multitude dans
1. Cf E. Balibar, Jus - Pactum - Lex, art. cit. l'État, et avec celui des conditions d'un pouvoir de décision effectif 1 •
2. Ce qui signifie qu'à la trajectoire allant de la multitud e à la totalité, Locke
substituera celle qui va de la multitude à la majorité : « Quand des hommes en
nombre quelconque, grâce au consentement individuel de chacun, instituent une power of the Whole). Etc. » (Deuxième traité d11Gouvernementcivil, Éd. B. Gilson,
comm11na11té (Comtmmity),ils donnent à cette cotmn11nauté, par là-même, les caractères Paris, 1977, pp . 130-132).
d'un corps unique et le pouvoir d'agir comme un corps unique, c'est-à-dire seulement 1. Sur l'information des citoyens comme condition de l'unanimité, cf TP,
comme la majorité (majority) le veut et le décide (. ..) Dans les Assemblées qui chap . VII, § 27 (qu'il faudrait pouvoir citer en entier). Spinoza y paraphrase, mais
tiennent leur pouvoir de lois positives (Arsetnbliesimpoweredto act by positive Laws), en la déplaçant , l'argumentation de Machiavel dans le chap . 48 du Livre Premier
quand la loi qui les habilite à agir ne fixe pas le nombre requis, nous voyons que des Discom:r.
le choix de la majorité passe pour celui de l'ensemble et qu'il emporte la décision La problématique de la décisionest tout aussi essentielle à Spinoza que celle de
sans contestation, parce qu'il a derrière lui la puissance de l'ensemble, en vertu de la souveraineté,ou plutôt elle en est indissociable puisque le « droit» n'a de sens
la loi de la nature et de la raison (the act of the Majority passesfor the act of the que comme puissance effective. Ce point est sous-estimé dans les interprétations
whole, and of cottrsedetennines, as having by the Law of Nature and Reason, the « contractualistes » ou « jusnaturalistes » de Spinoza. Mais paradoxalement Negri

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La crainte des masses Spinoza, l'anti-Orwell

renoncé à utiliser le concept de contrat ongmaire, même sous la Au contraire, Spinoza combine immédiatement ces deux éléments,
forme déjà très différente qu'il lui avait donnée dans le Traité il traite d'emblée du rôle de la multitude dans la constitution de
théologico-politique(puisque non juridique, mais d'emblée historique, l'État en entendant par là, non l'abstraction du peuple, mais la
et incluant l'analyse des garanties imaginaires qui surdéterminent le réalité historique et politique de la masse et des foules en mouve-
pacte et le rendent effectif) 1• ment... C'est pourquoi le rôle du concept n'est pas chez lui celui
Hobbes n'est pas moins que Spinoza, bien sûr, un théoricien hanté d'un présupposé abstrait aussitôt nié, dépassé dans une dialectique
par la crainte des masses et de leur tendance naturelle à la subversion. téléologique, mais celui d'un principe d'analyse concrète qui va
Toute son organisation de l'État, y compris la façon dont il opère j s'amplifiant sans cesse dans une dialectique constructive. C est pour-
la distinction des sphères publique et privée, peut être comprise quoi, surtout, la question de l'unanimité, non moins centrale que
comme un système de défense préventive contre les mouvements de chez Hobbes, acquiert une signification diamétralement opposée.
masses qui font les guerres civiles· (de classes et de religions) et les Chez Hobbes l'unanimité est l'essence de la machine politique,
révolutions. C est dans ce contexte que la multitude devient chez lui impliquée logiquement dans son dispositif même. Chez Spinoza
le concept initial de la définition du contrat (cf. De Cive, chap. VI, l'unanimité est un problème.
et Léviathan, chap. XVII et XVIII), afin de constituer juridiquement L'existence de l'Etat est celle d'un individu d'individus qui ne
le système, et de le fonder idéologiquement (sur l'égalité). Mais il peut exister sans se donner « comme une âme», c'est-à-dire comme
ne s'agit, chez Hobbes, que d'un point de départ, aussitôt dépassé. Les une volonté : « le corps de l'État [imperii corpus] doit être · dirigé
deux éléments que Spinoza veut penser ensemble (combinant ainsi comme par une seule âme [una veluti mente duci], et c'est pourquoi
étroitement le démocratisme et le réalisme machiavélien), Hobbes la volonté de la cité [civitatis voluntas] doit être tenue pour la volonté
les sépare soigneusement : la multitude qui fonde le contrat n'est pas de tous [pro omnium voluntate] » (Traité politique, III, 5). Mais cette
chez lui le concept de la masse, c'est le concept d'un peuple toujours unanimité n'est pas acquise automatiquement (a fortiori n'est-elle
déjà décomposé, réduit par avance (préventivement) à la somme de pas garantie a priori, comme chez Rousseau, dans l'idée métaphysique
ses atomes constituants (les hommes de l'État de Nature), et sus- de la Volonté Générale, au risque de voir ressurgir après coup , sur
ceptibles d'entrer un par un, par le contrat, dari.s le nouveau rapport le terrain de la pratique, le spectre d'abord refoulé des «fractions»
institutionnel de la société civile. C'est cette multitude « individua- et des « sociétés particulières ») : il faut la construire en fonction des
liste» hobbesienne, remarquons-le, dont Locke, philosophe de la contraintes que constituent les mouvements des esprits ou âmes de
tolérance en un sens diamétralement opposé à Spinoza malgré cer- la masse (Traité politique, VIII, 41 : multitudinis animos movere) et
taines concordances verbales, transformera le concept au chapitre VIII du plus ou moins de connaissance ou d'information de la chose
du Second Traité, pour montrer que l'accord de la majorité tient lieu publique que procurent aux individus leur propre instruction et la
en droit et en fait de l'acte du tout, ou d'unanimité 2 • forme des institutions . Le problème de l'unanimité fait un avec celui
des conditions matérielles de l'obéissance, donc avec celui des condi-
tions qui rendent possible une représentation de la multitude dans
1. Cf E. Balibar, Jus - Pactum - Lex, art. cit. l'État, et avec celui des conditions d'un pouvoir de décision effectif 1 •
2. Ce qui signifie qu'à la trajectoire allant de la multitud e à la totalité, Locke
substituera celle qui va de la multitude à la majorité : « Quand des hommes en
nombre quelconque, grâce au consentement individuel de chacun, instituent une power of the Whole). Etc. » (Deuxième traité d11Gouvernementcivil, Éd. B. Gilson,
comm11na11té (Comtmmity),ils donnent à cette cotmn11nauté, par là-même, les caractères Paris, 1977, pp . 130-132).
d'un corps unique et le pouvoir d'agir comme un corps unique, c'est-à-dire seulement 1. Sur l'information des citoyens comme condition de l'unanimité, cf TP,
comme la majorité (majority) le veut et le décide (. ..) Dans les Assemblées qui chap . VII, § 27 (qu'il faudrait pouvoir citer en entier). Spinoza y paraphrase, mais
tiennent leur pouvoir de lois positives (Arsetnbliesimpoweredto act by positive Laws), en la déplaçant , l'argumentation de Machiavel dans le chap . 48 du Livre Premier
quand la loi qui les habilite à agir ne fixe pas le nombre requis, nous voyons que des Discom:r.
le choix de la majorité passe pour celui de l'ensemble et qu'il emporte la décision La problématique de la décisionest tout aussi essentielle à Spinoza que celle de
sans contestation, parce qu'il a derrière lui la puissance de l'ensemble, en vertu de la souveraineté,ou plutôt elle en est indissociable puisque le « droit» n'a de sens
la loi de la nature et de la raison (the act of the Majority passesfor the act of the que comme puissance effective. Ce point est sous-estimé dans les interprétations
whole, and of cottrsedetennines, as having by the Law of Nature and Reason, the « contractualistes » ou « jusnaturalistes » de Spinoza. Mais paradoxalement Negri

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

Et pourtant, le rôle constitutif de la multitudo risque fort, malgré fidélité. Mais comme il est certain que les dispositions de la nature
tout, d'apparaître comme purement théorique, au mauvais sens du humaine sont tout autres, l'État doit être réglé de telle sorte que
terme, celui d'une théorie qui reste irréductiblement inadéquate à la tous, aussi bien ceux qui gouvernent que ceux qui sont gouvernés,
fassent de bon ou de mauvais gré ce qui importe au salut commun,
pratique. On sait que c'est la préoccupation permanente du Traité
c'est-à-dire que tous, de leur propre volonté ou par force ou par
politique. Le chapitre X constitue à mes yeux la preuve, et prati- nécessité, soient contraints de vivre selon les préceptes de la raison
quement l'aveu, de cette difficulté: avant même d'en venir ~ux (Traité politiqtte, VI, 3).
apories propres à la démocratie, c'est la construction même de l'Etat
aristocratique dont la stabilité (le caractère « absolu ») se trouve après Énoncé avant d'engager l'analyse de la monarchie, ce principe n'en
coup remise en cause et se découvre insuffisante en son genre. Il faut avait pas moins une portée générale . Il faut donc supposer qu'il s'est
alors invoquer un nouveau principe moral qui confère à cette construc- trouvé modifié ou rectifié entre-temps ... Nous verrons bien. Reste
tion le supplément de stabilité nécessaire :· ce ·sera la vertu civique, que le chapitre X s'achève sur ce qui ne peut apparaître que comme
l'amour des lois à la romaine, un vœu pieux : devant les situations critiques où la masse est terrorisée
par les dangers qu'elle doit affronter, et tend à se jeter dans les bras
car les lois sont l'âme de l'État. Aussi longtemps qu'elles demeurent, d'un homme providentiel, « il faudra nécessairement revenir aux lois
l'État subsiste nécessairement. Mais les lois ne peuvent demeurer établies, acceptées par tous». Mais qu'est-ce qui nous prouve, sinon
inviolées si elles ne sont sous la protection de la raison et des alfections
communes aux hommes ... (Traité politiqrte, X, 9) . la pétition de principe, qu'on ne verra pas plutôt sombrer l'État
dans une guerre civile inexpiable ?
Or le nerf de l'argumentation du Traité politique (et de son réalisme
Si l'on veut bien considérer le Traité politique, non pas comme
propre) avait été au contraire le principe posé d'emblée, selon lequel:
l'exécution d'un plan préétabli, parfaitement cohérent, et déjà sûr
[...] si la nature humaine était disposée de telle façon que le plus de ses conclusions, mais comme une expérience de pensée, ou mieux
grand désir des hommes se portât sur ce ,qui leur est le plus utile, encore une · expérimentation théorique aux prises avec ses propres
il n'y aurait besoin d'aucun art pour maintenir la concorde et la difficultés internes, l'absence d'une théorie de la démocratie, qui a
toujours suscité l'irritation des exégètes et donné lieu à des tentatives
parfois ingénieuses pour suppléer la partie manquante, nous appa-
l'ignore lui aussi (sans doute parce-qu'il craint de réintroduirepar là un élément raîtra alors sous un jour nouveau. Nous ne pourrons nous contenter
de potestas éminente, volontariste, dans l'imperimn, au détriment de la potentia,
immanente, de la mttltitttdo). Cf TP, chap. VII, § 5 : « La masse ne transférerait de l'imputer à l'accident que constitue la mort de l'auteur, encore
jamaisson droit à un petit nombre d'hommes ou à un seul si elle pouvait s'accorder moins nous proposer de nous substituer à lui pour en déduire les
avec elle-même(inter ipsam convenire),et si les discussionsqui s'engagent le plus grandes lignes des principes initialement posés. Nous devrons bien
souvent dans les grandes assembléesn'engendraientpas des séditions (seditiones). nous interroger sur ce qui, dans la définition même des concepts,
D'après cela la masse (mttltitttdo) ne transférerajamais librement à un roi que ce
qu'il lui est absolument impossible de garder en son pouvoir (qttod absolttte in conduit finalement au blocage théorique, et rend impossible la
potestate ipsa habere neqttit), c'est-à-direle droit de mettre fin aux discussionset de constitution d'une théorie cohérente de la démocratie, parce que son
prendre une décisionrapide (controversiarmndiremptionem et in decernandoexpedi- · concept serait fondamentalement équivoque . Une telle lecture ne
tionem)... Et ainsi le salut du peuple étant la loi suprême, c'est-à-direle droit le constituerait pas, loin de là, une réfutation de Spinoza ou une
plus haut du roi (stttmnmnjm), l'on voit que le droit du roi est de choisir(eligere) disqualification de son point de vue comme il y en eut tant. Elle
l'une des opinionsreprésentéesau conseil,mais non de rien décidercontre la pensée
de tout le conseil,ni d'émettre lui-même une opinion (sententiamferre) etc. » pourrait au contraire nous en montrer encore mieux la puissance, ne
Il serait tout à fait erronéde tenir pour négligeablece droit (pouvoir)de décision serait-ce qu'en interdisant de découvrir chez lui comme c'est le cas
exécutive,si l'on veut comprendre,précisément, ce qui fait la faiblesserelative de chez d'autres un type de pensée circulaire, dans lequel les principes
la monarchiemême la meilleure. Le problème,d'ailleurs, se posera à nouveaupour théoriques initiaux ne sont jamais que l'anticipation abstraite des
l'aristocratie(cf TP, chap. VIII, §§ 3-4, 36, 44; chap. IX, § 14). Quant à sa
solutiondans un État démocratique,poséecommepossibleet même préférable,elle conclusions. En l'occurrence la définition initiale du droit naturel, le
resteinconnuefaute de textecorrespondant.J'essayede montrermaintenantpourquoi fondement de l'État sur l'accord de la multitude des individus
elle me paraît intrinsèquementimpossible. garantirait d'avance la découverte finale : que l'État démocratique

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Et pourtant, le rôle constitutif de la multitudo risque fort, malgré fidélité. Mais comme il est certain que les dispositions de la nature
tout, d'apparaître comme purement théorique, au mauvais sens du humaine sont tout autres, l'État doit être réglé de telle sorte que
terme, celui d'une théorie qui reste irréductiblement inadéquate à la tous, aussi bien ceux qui gouvernent que ceux qui sont gouvernés,
fassent de bon ou de mauvais gré ce qui importe au salut commun,
pratique. On sait que c'est la préoccupation permanente du Traité
c'est-à-dire que tous, de leur propre volonté ou par force ou par
politique. Le chapitre X constitue à mes yeux la preuve, et prati- nécessité, soient contraints de vivre selon les préceptes de la raison
quement l'aveu, de cette difficulté: avant même d'en venir ~ux (Traité politiqtte, VI, 3).
apories propres à la démocratie, c'est la construction même de l'Etat
aristocratique dont la stabilité (le caractère « absolu ») se trouve après Énoncé avant d'engager l'analyse de la monarchie, ce principe n'en
coup remise en cause et se découvre insuffisante en son genre. Il faut avait pas moins une portée générale . Il faut donc supposer qu'il s'est
alors invoquer un nouveau principe moral qui confère à cette construc- trouvé modifié ou rectifié entre-temps ... Nous verrons bien. Reste
tion le supplément de stabilité nécessaire :· ce ·sera la vertu civique, que le chapitre X s'achève sur ce qui ne peut apparaître que comme
l'amour des lois à la romaine, un vœu pieux : devant les situations critiques où la masse est terrorisée
par les dangers qu'elle doit affronter, et tend à se jeter dans les bras
car les lois sont l'âme de l'État. Aussi longtemps qu'elles demeurent, d'un homme providentiel, « il faudra nécessairement revenir aux lois
l'État subsiste nécessairement. Mais les lois ne peuvent demeurer établies, acceptées par tous». Mais qu'est-ce qui nous prouve, sinon
inviolées si elles ne sont sous la protection de la raison et des alfections
communes aux hommes ... (Traité politiqrte, X, 9) . la pétition de principe, qu'on ne verra pas plutôt sombrer l'État
dans une guerre civile inexpiable ?
Or le nerf de l'argumentation du Traité politique (et de son réalisme
Si l'on veut bien considérer le Traité politique, non pas comme
propre) avait été au contraire le principe posé d'emblée, selon lequel:
l'exécution d'un plan préétabli, parfaitement cohérent, et déjà sûr
[...] si la nature humaine était disposée de telle façon que le plus de ses conclusions, mais comme une expérience de pensée, ou mieux
grand désir des hommes se portât sur ce ,qui leur est le plus utile, encore une · expérimentation théorique aux prises avec ses propres
il n'y aurait besoin d'aucun art pour maintenir la concorde et la difficultés internes, l'absence d'une théorie de la démocratie, qui a
toujours suscité l'irritation des exégètes et donné lieu à des tentatives
parfois ingénieuses pour suppléer la partie manquante, nous appa-
l'ignore lui aussi (sans doute parce-qu'il craint de réintroduirepar là un élément raîtra alors sous un jour nouveau. Nous ne pourrons nous contenter
de potestas éminente, volontariste, dans l'imperimn, au détriment de la potentia,
immanente, de la mttltitttdo). Cf TP, chap. VII, § 5 : « La masse ne transférerait de l'imputer à l'accident que constitue la mort de l'auteur, encore
jamaisson droit à un petit nombre d'hommes ou à un seul si elle pouvait s'accorder moins nous proposer de nous substituer à lui pour en déduire les
avec elle-même(inter ipsam convenire),et si les discussionsqui s'engagent le plus grandes lignes des principes initialement posés. Nous devrons bien
souvent dans les grandes assembléesn'engendraientpas des séditions (seditiones). nous interroger sur ce qui, dans la définition même des concepts,
D'après cela la masse (mttltitttdo) ne transférerajamais librement à un roi que ce
qu'il lui est absolument impossible de garder en son pouvoir (qttod absolttte in conduit finalement au blocage théorique, et rend impossible la
potestate ipsa habere neqttit), c'est-à-direle droit de mettre fin aux discussionset de constitution d'une théorie cohérente de la démocratie, parce que son
prendre une décisionrapide (controversiarmndiremptionem et in decernandoexpedi- · concept serait fondamentalement équivoque . Une telle lecture ne
tionem)... Et ainsi le salut du peuple étant la loi suprême, c'est-à-direle droit le constituerait pas, loin de là, une réfutation de Spinoza ou une
plus haut du roi (stttmnmnjm), l'on voit que le droit du roi est de choisir(eligere) disqualification de son point de vue comme il y en eut tant. Elle
l'une des opinionsreprésentéesau conseil,mais non de rien décidercontre la pensée
de tout le conseil,ni d'émettre lui-même une opinion (sententiamferre) etc. » pourrait au contraire nous en montrer encore mieux la puissance, ne
Il serait tout à fait erronéde tenir pour négligeablece droit (pouvoir)de décision serait-ce qu'en interdisant de découvrir chez lui comme c'est le cas
exécutive,si l'on veut comprendre,précisément, ce qui fait la faiblesserelative de chez d'autres un type de pensée circulaire, dans lequel les principes
la monarchiemême la meilleure. Le problème,d'ailleurs, se posera à nouveaupour théoriques initiaux ne sont jamais que l'anticipation abstraite des
l'aristocratie(cf TP, chap. VIII, §§ 3-4, 36, 44; chap. IX, § 14). Quant à sa
solutiondans un État démocratique,poséecommepossibleet même préférable,elle conclusions. En l'occurrence la définition initiale du droit naturel, le
resteinconnuefaute de textecorrespondant.J'essayede montrermaintenantpourquoi fondement de l'État sur l'accord de la multitude des individus
elle me paraît intrinsèquementimpossible. garantirait d'avance la découverte finale : que l'État démocratique

76 77
La crainte des masses Spinoza, I' anti-Orwell

est par nature le meilleur, le plus naturel ou le plus stable, selon la Ne pouvant ici suivre en détail les voies de cette recherche d 'un
ligne de pensée caractéristique de tout le libéralisme bourgeois. chapitre à l'autre du Traité politique, selon sa progression dialectique
Disons les choses autrement . Le rapport constitutif entre les masses inachevée, je veux seulement rappeler ce qui se lit en clair dans
et l'État (multitudo et imperium) est pensé d'emblée par Spinoza l'insistance d'un thème caractéristique, introduit à propos de la
comme une contradiction interne de façon rigoureuse . Aussi l'argu- monarchie : celui du retour à la masse dont le risque et même
mentation du Traité politique est-elle la plus explicitement dialectique l'occurrence inévitable sont impliqués par la nature d'un État qui
de son œuvre : explorer les voies d'une résolution de la contradiction, construit son « âme » en représentant toutes les volontés par celle
c'est d'abord en développer les termes. d'un seul individu mortel :
La thèse qui, dans le Traité théologico-politique, émergeait comme
la forme de l'État doit demeurer la · même et en conséquence le
une constatation historique , devient cette fois le principe même de
roi doit être unique, toujours du même sexe, et le pouvoir doit être
l'analyse (et Spinoza relit Machîavel poùr y rechercher tout ce qui, indivisible. Pour ce que j'ai dit que le fils aîné du roi devait lui
chez lui, en réfléchit déjà les implications) : « il est certain que les succéder [...] cela ressort clairement [...] de cette considération que
périls menaçant la cité ont pour cause toujours les citoyens plus que l'élection du roi, voulue par la masse [quae a multitudine fit] , devrait
les ennemis du dehors, car les bons citoyens sont rares» (Traité être éternelle si c'était possible. Autrement il arrivera nécessairement
politique, VI , 6) - je reviendrai, plus loin, sur le corrélat, essentiel, que le pouvoir souverain passe à la masse de la population, chan-
de cette thèse: que la dissolution de l'État sous l'effet de ses gement qui est le plus grand possible, et par là très périlleux [ ...]
contradictions internes n'est jamais totale . chacun dans l'état civil conserve après sa mort le droit qu 'il avait de
son vivant de disposer de ses biens, mais cela non par sa propre
De même est réaffirmée (après 1672 !) la thèse politique: changer
puissance mais par celle de la Cité qui est éternelle. la condition
la forme de l'État par une révolution ou une contre-révolution est [ratio] du roi est entièrement différente : la volonté du roi c'est la loi
toujours la pire solution (c'est pourquoi il importe de montrer que de la cité, et le roi c'est la Cité elle-même; quand le roi meurt, la
chaque forme d 'État peut être stable, absolue en son genre ou, si Cité meurt aussi en quelque manière et, en conséquence, le pouvoir
l'on me permet l'expression, « relativement absolue » c'est-à-dire souverain fait naturellement retour à la masse [summa potestas ad
historiquement viable). multitudin àn naturaliter redit] de la population qui a le droit d'établir
La crainte des masses, dans son ambivalence, est plus que jamais des lois nouvelles et d'abroger les anciennes [ ...] (Traité politique,
la question fondamentale : toute la recherche du Trt:ûtépolitique tend VII, 25 ; tout le paragraphe est essentiel).
donc à trouver le point d'équilibre (ou les points d'équilibre) entre la
Un peu plus loin (chapitre VIII, § 3) Spinoza résumera tout
puissance de la masse et la puissance des gouvernants, étant entendu
qu'il s'agit précisément de la même puissance, prise dans un procès l'argument en écrivant :
de division et de combinaison, donc à la fois une et multiple ,
les rois sont mortels, les Assemblées se perpétuent indéfiniment ; le
concentrée ou dispersée, s'exprimant à la fois dans l'obéissance (ou pouvoir une fois transféré à une Assemblée ne fera donc jamais retour
la rébellion) et dans la décision (ou l'indécision). Ou encore : cette à la masse [numquam ad multitudinem redit] [ ...] Nous concluons donc
recherche tend à trouver le point d'équilibre, de balance politique, que le pouvoir conféré à une assemblée suffisamment nombreuse est
qui permette à la fois à la masse et aux gouvernants de maîtriser la absolu ou se rapproche beaucoup de cette condition [...].
terreur qu'ils s'inspirent réciproquement, au lieu de se laisser entraîner
par elle dans un tourbillon de mort . Alors le concept d 'une libera Arrêtons-nous ici un instant; Tel est bien le fil conducteur de
mrtltitudo (une masse libre ou en liberté) pourrait ne plus désigner l'argument qui recherche un équilibre stable conférant à l'État une
seulement une donnée politique externe (le fait qu 'un État se constitue sorte d'éternité : trouver la formation qui, en rendant la représentation
de l'intérieur, et non par la conquête), mais exprimerait la qualité du peuple juridique et collective, et non plus physique et individuelle,
intrinsèque d 'une existence sociale qui a « le culte de la vie» (Traité empêche pour toujours, autant qu'il est humainement pensable, le
politique, V, 6). « retour à la masse».
Mais Spinoza continue: « S'il existe un pouvoir absolu, ce ne peut

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La crainte des masses Spinoza, I' anti-Orwell

est par nature le meilleur, le plus naturel ou le plus stable, selon la Ne pouvant ici suivre en détail les voies de cette recherche d 'un
ligne de pensée caractéristique de tout le libéralisme bourgeois. chapitre à l'autre du Traité politique, selon sa progression dialectique
Disons les choses autrement . Le rapport constitutif entre les masses inachevée, je veux seulement rappeler ce qui se lit en clair dans
et l'État (multitudo et imperium) est pensé d'emblée par Spinoza l'insistance d'un thème caractéristique, introduit à propos de la
comme une contradiction interne de façon rigoureuse . Aussi l'argu- monarchie : celui du retour à la masse dont le risque et même
mentation du Traité politique est-elle la plus explicitement dialectique l'occurrence inévitable sont impliqués par la nature d'un État qui
de son œuvre : explorer les voies d'une résolution de la contradiction, construit son « âme » en représentant toutes les volontés par celle
c'est d'abord en développer les termes. d'un seul individu mortel :
La thèse qui, dans le Traité théologico-politique, émergeait comme
la forme de l'État doit demeurer la · même et en conséquence le
une constatation historique , devient cette fois le principe même de
roi doit être unique, toujours du même sexe, et le pouvoir doit être
l'analyse (et Spinoza relit Machîavel poùr y rechercher tout ce qui, indivisible. Pour ce que j'ai dit que le fils aîné du roi devait lui
chez lui, en réfléchit déjà les implications) : « il est certain que les succéder [...] cela ressort clairement [...] de cette considération que
périls menaçant la cité ont pour cause toujours les citoyens plus que l'élection du roi, voulue par la masse [quae a multitudine fit] , devrait
les ennemis du dehors, car les bons citoyens sont rares» (Traité être éternelle si c'était possible. Autrement il arrivera nécessairement
politique, VI , 6) - je reviendrai, plus loin, sur le corrélat, essentiel, que le pouvoir souverain passe à la masse de la population, chan-
de cette thèse: que la dissolution de l'État sous l'effet de ses gement qui est le plus grand possible, et par là très périlleux [ ...]
contradictions internes n'est jamais totale . chacun dans l'état civil conserve après sa mort le droit qu 'il avait de
son vivant de disposer de ses biens, mais cela non par sa propre
De même est réaffirmée (après 1672 !) la thèse politique: changer
puissance mais par celle de la Cité qui est éternelle. la condition
la forme de l'État par une révolution ou une contre-révolution est [ratio] du roi est entièrement différente : la volonté du roi c'est la loi
toujours la pire solution (c'est pourquoi il importe de montrer que de la cité, et le roi c'est la Cité elle-même; quand le roi meurt, la
chaque forme d 'État peut être stable, absolue en son genre ou, si Cité meurt aussi en quelque manière et, en conséquence, le pouvoir
l'on me permet l'expression, « relativement absolue » c'est-à-dire souverain fait naturellement retour à la masse [summa potestas ad
historiquement viable). multitudin àn naturaliter redit] de la population qui a le droit d'établir
La crainte des masses, dans son ambivalence, est plus que jamais des lois nouvelles et d'abroger les anciennes [ ...] (Traité politique,
la question fondamentale : toute la recherche du Trt:ûtépolitique tend VII, 25 ; tout le paragraphe est essentiel).
donc à trouver le point d'équilibre (ou les points d'équilibre) entre la
Un peu plus loin (chapitre VIII, § 3) Spinoza résumera tout
puissance de la masse et la puissance des gouvernants, étant entendu
qu'il s'agit précisément de la même puissance, prise dans un procès l'argument en écrivant :
de division et de combinaison, donc à la fois une et multiple ,
les rois sont mortels, les Assemblées se perpétuent indéfiniment ; le
concentrée ou dispersée, s'exprimant à la fois dans l'obéissance (ou pouvoir une fois transféré à une Assemblée ne fera donc jamais retour
la rébellion) et dans la décision (ou l'indécision). Ou encore : cette à la masse [numquam ad multitudinem redit] [ ...] Nous concluons donc
recherche tend à trouver le point d'équilibre, de balance politique, que le pouvoir conféré à une assemblée suffisamment nombreuse est
qui permette à la fois à la masse et aux gouvernants de maîtriser la absolu ou se rapproche beaucoup de cette condition [...].
terreur qu'ils s'inspirent réciproquement, au lieu de se laisser entraîner
par elle dans un tourbillon de mort . Alors le concept d 'une libera Arrêtons-nous ici un instant; Tel est bien le fil conducteur de
mrtltitudo (une masse libre ou en liberté) pourrait ne plus désigner l'argument qui recherche un équilibre stable conférant à l'État une
seulement une donnée politique externe (le fait qu 'un État se constitue sorte d'éternité : trouver la formation qui, en rendant la représentation
de l'intérieur, et non par la conquête), mais exprimerait la qualité du peuple juridique et collective, et non plus physique et individuelle,
intrinsèque d 'une existence sociale qui a « le culte de la vie» (Traité empêche pour toujours, autant qu'il est humainement pensable, le
politique, V, 6). « retour à la masse».
Mais Spinoza continue: « S'il existe un pouvoir absolu, ce ne peut

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

être que celui que possède le peuple entier [quod integra multitudo Et encore:
tenet]. » Un pas de plus, donc, après la monarchie et l'aristocratie,
selon la logique de ce calcul politique, et nous aurons la solution les hommes, nous l'avons dit, sont par nature ennemis [natttra hostes],
démocratique du problème ? Mais ce pas est une contradiction dans et, en .dépit des lois qui les unissent et les lient, ils gardent leur
les termes : que peut bien être le concept d'un pouvoir définitivement nature. C'est pour cette raison, je crois, que les États démocratiques
arraché au risque du retour à la masse, parce qu'il appartiendrait se changent en aristocraties, et ces ,dernières en monarchies. Je suis
persuadé en effet que la plupart des Etats aristocratiques ont commencé
toujours déjà à cette masse entière ? Ou si l'on veut : si la masse est
par être des démocraties ... (Traité politique, VIII, 12).
par nature « redoutable aux détenteurs du pouvoir [mttftitudo impe-
rantibus formidolosa est]» (Traité politique, VIII, 4), ce qui fait« qu'en
Et enfin:
pratique le pouvoir n'est pas absolu», en quoi le passage à la limite
(démocratie) peut-il garantir si peu que ce soit qtte la masse au pouvoir
la première cause possible de dissolution (de l'aristocratie) est celle
ne sera pas redoutable à elle-même ? qu'observe le très pénétrant Florentin dans son premier discours sur
Allons plus loin. Cherchant à construire progressivement les condi- le Troisième Livre de Tite-Live: dans un État, tous les jours, comme
tions de l'unanimité (donc de l'obéissance du corps social à la loi dans le corps humain, il y a certains éléments qui s'adjoignent aux
qui est pour lui « comme une âme»), le Traité politique entrelace autres [quotidie aggregatur aliquid] et dont la présencerequiert de temps
plusieurs fils, il suit plusieurs idées inégalement développées. à autre un traitement médicql : il est donc nécessaire, dit-il, que parfois
L'une d'elles, qui reste secondaire, fait écho à l'intérêt du Traité une intervention ramène l'Etat aux principes sur lesquels il est fondé.
théologico-politique pour la vie de l'imagination, en examinant à Si cette intervention fait défaut, le mal ira en croissant à ce po1nt qu'il
quelles conditions le gouvernement ne provoquera pas « l'indignation ne pourra plus être supprimé, sinon par la suppression de l'Etat lui-
de la plus grande partie de la population [maximae partis multitu- même ... (Traité politique, X, 1).
dinis] » (Traité politique, III, 9 ; VII, 2 ; etc.), soit que le roi ou
l'aristocratie séduisent la foule, soit qu'ils entourent de prestige leur Cette thèse nous ramène donc tendanciellement vers une logique
propre figure, soit que s'institue dans l'État une combinaison de elatonicienne de la dégradation de l'absolu, ou de la puissance des
tolérance et de religion d'État. Etats. Mais de l'autre côté Spinoza retrouve le postulat optimiste déjà
Mais l'idée principale est désormais tout autre : elle concerne la énoncé par le Traité théologico-politique (XVI, G.F. p . 276) : « Il est
reconnaissancedes notions communes qui expriment l'utilité publique ·presque impossible que la majorité des hommes, unis en un tout, si
en même temps que l'intérêt de chacun, c'est-à-dire la conservation ce tout est considérable, s'accordent en une absurdité.» Quand la
même du corps social. Or la pensée de Spino}a, ici, se divise à solitude menace (Traité politique, Vl, 1), quand leur intérêt vital est
nouveau, selon des postulats passionnels antithétiques. en jeu, un grand nombre d'individus ne peuvent pas majoritairement
D'un côté, une série de textes (où, significativement, plebs et errer, mieux encore: la multitude comme telle ne peut pas délirer
vu/gus, voire turba, viennent à nouveau connoter multitudo) énoncent absolument (cf par ex. Traité politique, IV, § 4; VII, §§ 4 et 7 : « la
une thèse pessimiste, qui rend la foule incapable de se gouverner, nature humaine est ainsi faite que chacun cherche toujours avec la
de se modérer elle-même, car les divisions en son sein, d'où procèdent plus grande ardeur ce qui lui est utile à lui-même[ ...] et qu'il défend
les séditions, renaissent toujours : la cause d'un autre dans la mesure où il pense par là affermir sa propre
situation [ ...] Et bien que ce conseil composé d'un si grand nombre
de citoyens doive comprendre nécessairement beaucoup d'hommes
Il est évident par suite que la masse de la population [multitudo
integra]ne transférerait jamais son droit à un petit nombre d'hommes incultes, il est cependant certain que [...] la majorité de ce conseil
ou à un seul si elle pouvait s'accorder avec elle-même, et si les n'aura jamais le désir de faire la guerre, mais au contraire aura un
discussions qui s'engagent le plus souvent dans les grandes assemblées grand zèle pour la paix, et qu'elle la préférera toujours [ ...] ») 1•
[ex controversiis,quae plerumqtte in magnis Conciliis excitantur] n'en-
gendraient pas des séditions ... (Traité politiqtte, VII, 5).
1. Ces formules concernant la capacité délibérative de la multitude font écho à
une longue tradition, qui remonte à Aristote (Politique, III, 1281 b) . Mais surtout

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

être que celui que possède le peuple entier [quod integra multitudo Et encore:
tenet]. » Un pas de plus, donc, après la monarchie et l'aristocratie,
selon la logique de ce calcul politique, et nous aurons la solution les hommes, nous l'avons dit, sont par nature ennemis [natttra hostes],
démocratique du problème ? Mais ce pas est une contradiction dans et, en .dépit des lois qui les unissent et les lient, ils gardent leur
les termes : que peut bien être le concept d'un pouvoir définitivement nature. C'est pour cette raison, je crois, que les États démocratiques
arraché au risque du retour à la masse, parce qu'il appartiendrait se changent en aristocraties, et ces ,dernières en monarchies. Je suis
persuadé en effet que la plupart des Etats aristocratiques ont commencé
toujours déjà à cette masse entière ? Ou si l'on veut : si la masse est
par être des démocraties ... (Traité politique, VIII, 12).
par nature « redoutable aux détenteurs du pouvoir [mttftitudo impe-
rantibus formidolosa est]» (Traité politique, VIII, 4), ce qui fait« qu'en
Et enfin:
pratique le pouvoir n'est pas absolu», en quoi le passage à la limite
(démocratie) peut-il garantir si peu que ce soit qtte la masse au pouvoir
la première cause possible de dissolution (de l'aristocratie) est celle
ne sera pas redoutable à elle-même ? qu'observe le très pénétrant Florentin dans son premier discours sur
Allons plus loin. Cherchant à construire progressivement les condi- le Troisième Livre de Tite-Live: dans un État, tous les jours, comme
tions de l'unanimité (donc de l'obéissance du corps social à la loi dans le corps humain, il y a certains éléments qui s'adjoignent aux
qui est pour lui « comme une âme»), le Traité politique entrelace autres [quotidie aggregatur aliquid] et dont la présencerequiert de temps
plusieurs fils, il suit plusieurs idées inégalement développées. à autre un traitement médicql : il est donc nécessaire, dit-il, que parfois
L'une d'elles, qui reste secondaire, fait écho à l'intérêt du Traité une intervention ramène l'Etat aux principes sur lesquels il est fondé.
théologico-politique pour la vie de l'imagination, en examinant à Si cette intervention fait défaut, le mal ira en croissant à ce po1nt qu'il
quelles conditions le gouvernement ne provoquera pas « l'indignation ne pourra plus être supprimé, sinon par la suppression de l'Etat lui-
de la plus grande partie de la population [maximae partis multitu- même ... (Traité politique, X, 1).
dinis] » (Traité politique, III, 9 ; VII, 2 ; etc.), soit que le roi ou
l'aristocratie séduisent la foule, soit qu'ils entourent de prestige leur Cette thèse nous ramène donc tendanciellement vers une logique
propre figure, soit que s'institue dans l'État une combinaison de elatonicienne de la dégradation de l'absolu, ou de la puissance des
tolérance et de religion d'État. Etats. Mais de l'autre côté Spinoza retrouve le postulat optimiste déjà
Mais l'idée principale est désormais tout autre : elle concerne la énoncé par le Traité théologico-politique (XVI, G.F. p . 276) : « Il est
reconnaissancedes notions communes qui expriment l'utilité publique ·presque impossible que la majorité des hommes, unis en un tout, si
en même temps que l'intérêt de chacun, c'est-à-dire la conservation ce tout est considérable, s'accordent en une absurdité.» Quand la
même du corps social. Or la pensée de Spino}a, ici, se divise à solitude menace (Traité politique, Vl, 1), quand leur intérêt vital est
nouveau, selon des postulats passionnels antithétiques. en jeu, un grand nombre d'individus ne peuvent pas majoritairement
D'un côté, une série de textes (où, significativement, plebs et errer, mieux encore: la multitude comme telle ne peut pas délirer
vu/gus, voire turba, viennent à nouveau connoter multitudo) énoncent absolument (cf par ex. Traité politique, IV, § 4; VII, §§ 4 et 7 : « la
une thèse pessimiste, qui rend la foule incapable de se gouverner, nature humaine est ainsi faite que chacun cherche toujours avec la
de se modérer elle-même, car les divisions en son sein, d'où procèdent plus grande ardeur ce qui lui est utile à lui-même[ ...] et qu'il défend
les séditions, renaissent toujours : la cause d'un autre dans la mesure où il pense par là affermir sa propre
situation [ ...] Et bien que ce conseil composé d'un si grand nombre
de citoyens doive comprendre nécessairement beaucoup d'hommes
Il est évident par suite que la masse de la population [multitudo
integra]ne transférerait jamais son droit à un petit nombre d'hommes incultes, il est cependant certain que [...] la majorité de ce conseil
ou à un seul si elle pouvait s'accorder avec elle-même, et si les n'aura jamais le désir de faire la guerre, mais au contraire aura un
discussions qui s'engagent le plus souvent dans les grandes assemblées grand zèle pour la paix, et qu'elle la préférera toujours [ ...] ») 1•
[ex controversiis,quae plerumqtte in magnis Conciliis excitantur] n'en-
gendraient pas des séditions ... (Traité politiqtte, VII, 5).
1. Ces formules concernant la capacité délibérative de la multitude font écho à
une longue tradition, qui remonte à Aristote (Politique, III, 1281 b) . Mais surtout

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

Se référant explicitement ou non à cette thèse, Spinoza construit voie de passage de l' « équilibre statique » à l' « équilibre dynamique »
un modèle d'équilibre des pouvoirs, un système hiérarchique de du corps social. Sur ce point Negri a tort selon moi d'affirmer que
conseils de gouvernement qui maximise les possibilités de délibé- la pensée spinoziste de la « constitution », en tant qu'elle se présente
ration et de décision rationnelle. D'où cette phrase étonnante : « le comme le développement de la puissan~e de la multitude, ne ferait
nombre des patriciens peut être beaucoup plus grand que celui de aucune place à l'idée de médiation. A coup sûr Spinoza récuse
la masse. C'est seulement dans leur trop petit nombre que gît le finalement la médiation juridique de type contractuel, comme fon-
péril... » (Traité politique, VIII, 13). dement réel ou imaginaire de la souveraineté. Mais c'est pour mieux
Nous sommes ici au cœur de la tentative du Traité politique. développer, dans le Traité politique, l'analyse de la médiation ins-
Les constructions constitutionnelles qu'il nous propose ne sont titutionnelle; ce qui fait de lui l'un des premiers théoriciens de
d'ailleurs pas tellement juridiques que statistiqttes, en conservant l'appareil d'Etat moderne (je rejoins sur cè point l'interprétation de
au terme son double sens initial, que Spinoza pouvait recevoir du P. F. Moreau), alors que Machiavel, nonobstant sa réflexion sur l'or-
mercantilisme. Ces rapports fonctionnels (rationes) entre parties de ganisation de l'armée, en restait à l'analyse du pouvoir d'État comme
la multitude, entre dirigeants et dirigés, entre pouvoir exécutif, source ou objet de stratégie politique, et Hobbes, comme nous l'avons
pouvoir délibératif et pouvoir de contrôle, ont touj9urs simulta- dit, à la distinction des sphères publique et privée (de façon à
nément une triple fonction : fixer la structure de l'Etat ou indi- déterminer quelles «sociétés», distinctes de l'État lui-même, peuyent
vidualiser sa forme ; décomposer la multitude préexistante pour la exister légitimement, sans constituer des « féodalités » ou des « Etats
recomposer rationnellement, en fonction des conditions (par exemple dans l'État») 1•
les conditions économiques : commerce, richesse et pauvreté, évo- Mais le résultat est, à nouveau, théoriquement aporétique, comme
quées au passage, mais surtout culturelles : savoir et ignorance) ; il est politiquement équivoque (en particulier dans l'usage de la
enfin dégager les conditions d'urie décision politique effective (par notion d'absolu). En quoi cette construction, si significative qu'elle
exemple contraindre les patriciens à former un corps unique dirigé soit du point de vue historique, répond-elle en effet à la question
par une pensée commune) et constituer . les instances chargées d'un ~~? ,
contrôle de sa rationalité. Organiser numériquement le rapport imperium-multitudo (Etat, ou
La stat~stique de Spinoza doit pouvoir se lire à la fois comme po_µvoir d'État vs masses), c'est bien introduire dans chaque forme
science d'Etat et comme science de la population, à la fois du point d'Etat un principe en fait démocratique. Non pas au sens d'un
de vue de l' imperium (sécurité, régulation de l'obéissance et des
délibérations) et du point de vue de la muliitudo (décision effective,
concentration de sa puissance d'agir). C'est une sorte de comptabilité l. Lucien Mugnier-Pollet, La Philosophiepolitique de Spinoza, Paris, 1976, p. 226
à double entrée de la politique. Plusieurs interprètes récents ont bien (cf aussi ses chapitres IV et XVIII) ; Alexandre Matheron, op. cit., pp. 465-502 ;
vu l'importance et l'originalité de cette entreprise: ainsi Mugnier- Pierre-François Moreau, « La Notion d' lmperimn dans le Traité politique», Actes du
Colloque d'Urbino, op. cit.
Pollet, qui parle d'une « véritable métrétique politique», terme Qu'.il y ait, derrière cette spéculation, une tradition et un problème historique
cependant trop platonicien. Matheron se prend au jeu et développe précis d'organisation des hiérarchies sociales dans les monarchies et les oligarchies
brillamment les calculs indiqués par Spinoza, à la recherche d'une du xv1• et dù xvu• siècle, on s'en convaincra en lisant les pages que Fernand Braudel
consacre aux échelles de richesse et de pouvoir à Venise, à Gênes et en Angleterre,
dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, vol. 2, Les Jeux de l'échange,
elles évoquent directement certains arguments avancés par Machiavel (Discours, 1, Paris, 1979, pp. 415 et sq. Voir aussi plus loin, p. 487, sa mise au point concernant
chap. 47 et 57-58, où surgit précisément le concept de multitude comme autre nom les modalités du mercantilisme hollandais, souvent dénié. Sur ce point, cf lmmanuel ·
du pe11ple), qui ont toujours alimenté la lecture « démocratique» de son œuvre. Wallerstein, Le Mercantilisme et la consolidation de l'Écono1nie-1nondeeuropéenne,
C'est dans la mesure où Spinoza à la fois reprend en sous-œuvre la question de la 1600-1750, trad. fr., Paris, 1984, chap. II, « La période d'hégémonie hollandaise».
structure imaginaire de la ·multitude et pose, au-delà, le problème de son organi- Sur la statistique comme « science d'État» et « science de l'État», cf J. Hecht,
sation, qu'il peut dépasser les restrictions dont Machiavel assortissait sa thèse. Cf « L'idée de dénombrement jusqu'à la Révolution» (in Jacques Mairesse et al., Pour
les commentaires de Leo Strauss, Pensées sur Machiavel, trad. fr., Paris, 1982, 11nehistoire de la statistiq11e, t. 1, Paris, I.N .S.E.E., s.d.) qui souligne le rôle direct
pp . 147 et sq. ; et de Claude Lefort, Le Travail de l'œuvre Machiavel, Paris, 1972, de Jan de Witt et de Christian Huyghens, proches amis de Spinoza, dans le
pp. 520 et sq. développement de la statistique hollandaise.

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

Se référant explicitement ou non à cette thèse, Spinoza construit voie de passage de l' « équilibre statique » à l' « équilibre dynamique »
un modèle d'équilibre des pouvoirs, un système hiérarchique de du corps social. Sur ce point Negri a tort selon moi d'affirmer que
conseils de gouvernement qui maximise les possibilités de délibé- la pensée spinoziste de la « constitution », en tant qu'elle se présente
ration et de décision rationnelle. D'où cette phrase étonnante : « le comme le développement de la puissan~e de la multitude, ne ferait
nombre des patriciens peut être beaucoup plus grand que celui de aucune place à l'idée de médiation. A coup sûr Spinoza récuse
la masse. C'est seulement dans leur trop petit nombre que gît le finalement la médiation juridique de type contractuel, comme fon-
péril... » (Traité politique, VIII, 13). dement réel ou imaginaire de la souveraineté. Mais c'est pour mieux
Nous sommes ici au cœur de la tentative du Traité politique. développer, dans le Traité politique, l'analyse de la médiation ins-
Les constructions constitutionnelles qu'il nous propose ne sont titutionnelle; ce qui fait de lui l'un des premiers théoriciens de
d'ailleurs pas tellement juridiques que statistiqttes, en conservant l'appareil d'Etat moderne (je rejoins sur cè point l'interprétation de
au terme son double sens initial, que Spinoza pouvait recevoir du P. F. Moreau), alors que Machiavel, nonobstant sa réflexion sur l'or-
mercantilisme. Ces rapports fonctionnels (rationes) entre parties de ganisation de l'armée, en restait à l'analyse du pouvoir d'État comme
la multitude, entre dirigeants et dirigés, entre pouvoir exécutif, source ou objet de stratégie politique, et Hobbes, comme nous l'avons
pouvoir délibératif et pouvoir de contrôle, ont touj9urs simulta- dit, à la distinction des sphères publique et privée (de façon à
nément une triple fonction : fixer la structure de l'Etat ou indi- déterminer quelles «sociétés», distinctes de l'État lui-même, peuyent
vidualiser sa forme ; décomposer la multitude préexistante pour la exister légitimement, sans constituer des « féodalités » ou des « Etats
recomposer rationnellement, en fonction des conditions (par exemple dans l'État») 1•
les conditions économiques : commerce, richesse et pauvreté, évo- Mais le résultat est, à nouveau, théoriquement aporétique, comme
quées au passage, mais surtout culturelles : savoir et ignorance) ; il est politiquement équivoque (en particulier dans l'usage de la
enfin dégager les conditions d'urie décision politique effective (par notion d'absolu). En quoi cette construction, si significative qu'elle
exemple contraindre les patriciens à former un corps unique dirigé soit du point de vue historique, répond-elle en effet à la question
par une pensée commune) et constituer . les instances chargées d'un ~~? ,
contrôle de sa rationalité. Organiser numériquement le rapport imperium-multitudo (Etat, ou
La stat~stique de Spinoza doit pouvoir se lire à la fois comme po_µvoir d'État vs masses), c'est bien introduire dans chaque forme
science d'Etat et comme science de la population, à la fois du point d'Etat un principe en fait démocratique. Non pas au sens d'un
de vue de l' imperium (sécurité, régulation de l'obéissance et des
délibérations) et du point de vue de la muliitudo (décision effective,
concentration de sa puissance d'agir). C'est une sorte de comptabilité l. Lucien Mugnier-Pollet, La Philosophiepolitique de Spinoza, Paris, 1976, p. 226
à double entrée de la politique. Plusieurs interprètes récents ont bien (cf aussi ses chapitres IV et XVIII) ; Alexandre Matheron, op. cit., pp. 465-502 ;
vu l'importance et l'originalité de cette entreprise: ainsi Mugnier- Pierre-François Moreau, « La Notion d' lmperimn dans le Traité politique», Actes du
Colloque d'Urbino, op. cit.
Pollet, qui parle d'une « véritable métrétique politique», terme Qu'.il y ait, derrière cette spéculation, une tradition et un problème historique
cependant trop platonicien. Matheron se prend au jeu et développe précis d'organisation des hiérarchies sociales dans les monarchies et les oligarchies
brillamment les calculs indiqués par Spinoza, à la recherche d'une du xv1• et dù xvu• siècle, on s'en convaincra en lisant les pages que Fernand Braudel
consacre aux échelles de richesse et de pouvoir à Venise, à Gênes et en Angleterre,
dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, vol. 2, Les Jeux de l'échange,
elles évoquent directement certains arguments avancés par Machiavel (Discours, 1, Paris, 1979, pp. 415 et sq. Voir aussi plus loin, p. 487, sa mise au point concernant
chap. 47 et 57-58, où surgit précisément le concept de multitude comme autre nom les modalités du mercantilisme hollandais, souvent dénié. Sur ce point, cf lmmanuel ·
du pe11ple), qui ont toujours alimenté la lecture « démocratique» de son œuvre. Wallerstein, Le Mercantilisme et la consolidation de l'Écono1nie-1nondeeuropéenne,
C'est dans la mesure où Spinoza à la fois reprend en sous-œuvre la question de la 1600-1750, trad. fr., Paris, 1984, chap. II, « La période d'hégémonie hollandaise».
structure imaginaire de la ·multitude et pose, au-delà, le problème de son organi- Sur la statistique comme « science d'État» et « science de l'État», cf J. Hecht,
sation, qu'il peut dépasser les restrictions dont Machiavel assortissait sa thèse. Cf « L'idée de dénombrement jusqu'à la Révolution» (in Jacques Mairesse et al., Pour
les commentaires de Leo Strauss, Pensées sur Machiavel, trad. fr., Paris, 1982, 11nehistoire de la statistiq11e, t. 1, Paris, I.N .S.E.E., s.d.) qui souligne le rôle direct
pp . 147 et sq. ; et de Claude Lefort, Le Travail de l'œuvre Machiavel, Paris, 1972, de Jan de Witt et de Christian Huyghens, proches amis de Spinoza, dans le
pp. 520 et sq. développement de la statistique hollandaise.

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La crainte des masses Spinoza, l 'anti-Orwell

fondement idéal de la souveraineté, mais au sens d'un mécanisme terrere, nw paveant: si la masse ne craint pas, elle terrorise 1 ! La
régulateur et d'une tendance naturelle . Même une monarchie n'est définition initiale de l'arisrocratie la contenait déjà entièrement :
stable ou « absolue » que si, répudiant les pratiques tyranniques qui,
sous l'apparente toute-puissance d'un seul, cachent en fait une aris- Il apparaît ainsi qu'un tel État aura la meilleure situation [condi-
tocratie déguisée et un ferment d'anarchie (Traité politique, VI, 5), tionem optimam] s'il est établi de facon à se rapprocher au maximum
de l'État absolu, c'est-à-dire à rendre la masse, autant que cela se
elle devient non seulement une monarchie constitutionnelle, se limi- peut, le moins redoutable possible ec à ne lui accorder d'autre liberté
tant elle-même en s'imposant des contraintes, comme Ulysse devant que celle qui doit nécessairement lui être impartie en vertu de la
les Sirènes 1, mais une monarchie faisant le maximum de place en constitution même de l'État. Cette liberté est moins le droit de la
son sein à l'élément démocratique (puisse Guillaume d ;Orange ~asse que celui de l'État tout entier [non tam multitudinis, quam
entendre cet avertissement, pensait peut~_être_Spinoza!). De même , totim imperii jus], que seuls les nobles [ou les supérieurs : optimates]
et a fortiori, en ce qui concerne l;aristocratie: d'où la démonstration revendiquent et maintiennent comme leur propre droit (Traité poli-
qui établit la supériorité de l'aristocratie urbaine fédérative (Traité tique, VIII, 5).
politique, IX) sur l'aristocratie centralisée (domination d'une ville sur
sa campagne) dans laquelle les sujets restent des étrangers (Traité Et Spinoza d'ajouter:« C'est de cette façon que la pratique s'accordera
politique, VIII, 9-12) - ce qui éclaire peut-être les causes de l'effon- le mieux avec la théorie [...] comme il est manifeste de soi. » Peut-
drement du régime républicain en 1672, dans la mesure où le être ... mais comment concilier cette affirmation avec la perspective
fédéralisme tendait à s'y dégrader en centralisme hollandais (Traité d'une identification de l'assemblée souveraine et du peuple entier,
politique, IX, 2). sans que la définition fondamentale du droit naturel comme potentia
multitu4inis, « puissance de la masse », bien loin d'être « conservée
dans l'Etat civil lui-même», ne se trouve vidée de son contenu
Mais, derechef, qu'est-ce que la démocratie elle-même, s'il faut effectif? Tout État stable est absolu dans la mesure où sa structure
enfin la définir comme un régime de plein exercice, un concept de réalise la tendance démocratique. Mais la démocratie elle-même ne
plein droit, et non plus seulement comme un . élément ou une pourra jamais se définir que comme une aristocratie parfaite : concept
tendance stabilisatrice à l'œuvre dans les institutions d'autres régimes? intrinsèquement contradictoire. Ou si l'on préfère: le concept d'un
Dès lors que, voulant combiner la théorie à la pratique, Spinoza État non contradictoire (et corrélativement, d'une masse non contra-
s'engage dans une réflexion institutionnelle, la démocratie n'est plus dictoire) est lui-même contradictoire. Les commentateurs n'ont cessé
que la limite du perfectionnement de l'aristocratie, selon le même de tourner dans · ce cercle.
principe statistique de décomposition et de recomposition de la D'où l'importance extrême de la formule, à vrai dire troublante,
multitudo. Elle ne saurait donc, paradoxalement, trouver de principe qui précisait le sens de ces termes, à propos de la sélection du
propre. patriciat:
l'aporie est à nouveau inévitable, dès lors que la nature même
des concepts utilisés implique à la fois la nécessité de multiplier les Nous avons nommé aristocratique l'État dont la souveraineté est
institutions qui fixent l'aristocratie en incorporant à sa hiérarchie de détenue non par un seul homme mais par un certain nombre d 'in-
conseils toute la multitudo, et la nécessité de transformer radicalement dividus, choisis dans la masse [ex multitudin e selecti] et que nous
son principe, toujours encore prisonnier de la règle qu'exprime le appellerons désormais patriciens. Je dis expressément : un certain

I . Traité politiqrte, VII, 27 . Le fait que cette maxime (qui vient de Tacite,
I . Traité politique, chap. VII, § 1 : <<l'exemple d'Ulysse». Dans son brillant Annales, l, 29) figure ici dans le contexte d 'une réfutation par Spinoza des arguments
essai, Ulysses and the Sirens, Studies in rationality and irrationality, Cambridge antidémocratiques, incite généralement les commentateurs à penser que Spinoza ne
University Press / Ed. Maison des Sciences de l'Homme , Paris-Londres-New York, la prend pas à son compte . C'est gommer toute l'ambivalence que, précisément , je
1979, Jon Elster discute des textes de Pascal et de Descartes qui ne se réfèrent pas cherche à expliciter. La même formule, on va le voir, figure dans l' Éthique sous
à ce paradigme, même s'ils peuvent l'éclairer. En revanche il ignore celui de Spinoza j une forme à peine différente (Terret vulgtis, nisi metuat), assumée cette fois par
qui en fait expressément usage. l'auteur.

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fondement idéal de la souveraineté, mais au sens d'un mécanisme terrere, nw paveant: si la masse ne craint pas, elle terrorise 1 ! La
régulateur et d'une tendance naturelle . Même une monarchie n'est définition initiale de l'arisrocratie la contenait déjà entièrement :
stable ou « absolue » que si, répudiant les pratiques tyranniques qui,
sous l'apparente toute-puissance d'un seul, cachent en fait une aris- Il apparaît ainsi qu'un tel État aura la meilleure situation [condi-
tocratie déguisée et un ferment d'anarchie (Traité politique, VI, 5), tionem optimam] s'il est établi de facon à se rapprocher au maximum
de l'État absolu, c'est-à-dire à rendre la masse, autant que cela se
elle devient non seulement une monarchie constitutionnelle, se limi- peut, le moins redoutable possible ec à ne lui accorder d'autre liberté
tant elle-même en s'imposant des contraintes, comme Ulysse devant que celle qui doit nécessairement lui être impartie en vertu de la
les Sirènes 1, mais une monarchie faisant le maximum de place en constitution même de l'État. Cette liberté est moins le droit de la
son sein à l'élément démocratique (puisse Guillaume d ;Orange ~asse que celui de l'État tout entier [non tam multitudinis, quam
entendre cet avertissement, pensait peut~_être_Spinoza!). De même , totim imperii jus], que seuls les nobles [ou les supérieurs : optimates]
et a fortiori, en ce qui concerne l;aristocratie: d'où la démonstration revendiquent et maintiennent comme leur propre droit (Traité poli-
qui établit la supériorité de l'aristocratie urbaine fédérative (Traité tique, VIII, 5).
politique, IX) sur l'aristocratie centralisée (domination d'une ville sur
sa campagne) dans laquelle les sujets restent des étrangers (Traité Et Spinoza d'ajouter:« C'est de cette façon que la pratique s'accordera
politique, VIII, 9-12) - ce qui éclaire peut-être les causes de l'effon- le mieux avec la théorie [...] comme il est manifeste de soi. » Peut-
drement du régime républicain en 1672, dans la mesure où le être ... mais comment concilier cette affirmation avec la perspective
fédéralisme tendait à s'y dégrader en centralisme hollandais (Traité d'une identification de l'assemblée souveraine et du peuple entier,
politique, IX, 2). sans que la définition fondamentale du droit naturel comme potentia
multitu4inis, « puissance de la masse », bien loin d'être « conservée
dans l'Etat civil lui-même», ne se trouve vidée de son contenu
Mais, derechef, qu'est-ce que la démocratie elle-même, s'il faut effectif? Tout État stable est absolu dans la mesure où sa structure
enfin la définir comme un régime de plein exercice, un concept de réalise la tendance démocratique. Mais la démocratie elle-même ne
plein droit, et non plus seulement comme un . élément ou une pourra jamais se définir que comme une aristocratie parfaite : concept
tendance stabilisatrice à l'œuvre dans les institutions d'autres régimes? intrinsèquement contradictoire. Ou si l'on préfère: le concept d'un
Dès lors que, voulant combiner la théorie à la pratique, Spinoza État non contradictoire (et corrélativement, d'une masse non contra-
s'engage dans une réflexion institutionnelle, la démocratie n'est plus dictoire) est lui-même contradictoire. Les commentateurs n'ont cessé
que la limite du perfectionnement de l'aristocratie, selon le même de tourner dans · ce cercle.
principe statistique de décomposition et de recomposition de la D'où l'importance extrême de la formule, à vrai dire troublante,
multitudo. Elle ne saurait donc, paradoxalement, trouver de principe qui précisait le sens de ces termes, à propos de la sélection du
propre. patriciat:
l'aporie est à nouveau inévitable, dès lors que la nature même
des concepts utilisés implique à la fois la nécessité de multiplier les Nous avons nommé aristocratique l'État dont la souveraineté est
institutions qui fixent l'aristocratie en incorporant à sa hiérarchie de détenue non par un seul homme mais par un certain nombre d 'in-
conseils toute la multitudo, et la nécessité de transformer radicalement dividus, choisis dans la masse [ex multitudin e selecti] et que nous
son principe, toujours encore prisonnier de la règle qu'exprime le appellerons désormais patriciens. Je dis expressément : un certain

I . Traité politiqrte, VII, 27 . Le fait que cette maxime (qui vient de Tacite,
I . Traité politique, chap. VII, § 1 : <<l'exemple d'Ulysse». Dans son brillant Annales, l, 29) figure ici dans le contexte d 'une réfutation par Spinoza des arguments
essai, Ulysses and the Sirens, Studies in rationality and irrationality, Cambridge antidémocratiques, incite généralement les commentateurs à penser que Spinoza ne
University Press / Ed. Maison des Sciences de l'Homme , Paris-Londres-New York, la prend pas à son compte . C'est gommer toute l'ambivalence que, précisément , je
1979, Jon Elster discute des textes de Pascal et de Descartes qui ne se réfèrent pas cherche à expliciter. La même formule, on va le voir, figure dans l' Éthique sous
à ce paradigme, même s'ils peuvent l'éclairer. En revanche il ignore celui de Spinoza j une forme à peine différente (Terret vulgtis, nisi metuat), assumée cette fois par
qui en fait expressément usage. l'auteur.

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

nombre d'individus qui sont choisis ; car telle est la principale


différence encre cet État et l'État démocratique [ ...]. Ainsi, quand
bien même dans quelque État la masse tout entière [integra muttitudo]
serait admise au rang des patric~ens, pourvu que cela ne constitue
pas un droit héréditaire [... ] l'Etat n'en resterait pas moins une Individualité et communication
aristocratie au sens strict, puisque nul . n'y serait admis au nombre
des patriciens sans avoir été expressément choisi [nisi expresse selecti].
Je l'ai dit plus haut, il ne s'agit pas ici de prétendre réfuter
Voici donc que vient se faire entendre à nouveau la vieille utopie Spinoza, mais de chercher à dégager ce qui fait la puissance singulière
d'un gouvernement qui serait le meilleur parce qu'il est (et dans la de sa pensée, en tentant de l'arracher à des confusions rétrospectives
mesure où il est) le gouvernement des meilleurs, même s'il s'agit de qui veulent à toute force trouver en lui le précurseur de Rousseau,
démontrer que ces meilleurs doivent être « la majorité »... Comment de Marx ou de Nietzsche. Il s'agit d'essayer de comprendre comment,
ne pas confronter ces formulations à l'ébauche du chapitre XI, concer- animé contradictoirement par sa propre crainte des masses et par
nant l'État démocratique,« absolument absolu» (omnino absolutum)? l'espoir d'une démocratie entendue comme libération de masse,
C'est bien le moment crucial où cette dialectique fait face à son Spinoza a pu en venir à conférer à ce concept une importance et une
propre défi intellectuel. Hic Rhodus, hic sa/ta ! complexité sans égales chez ses contemporains ou ses successeurs,
Or nous voyons alors Spinoza renoncer à définir d'emblée la dans des conditions historiques qui le condamnaient de toute façon
démocratie par une forme propre de la relation . imperium-multitudo, à une complète solitude théorique: C'est pourquoi, en dernier lieu,
comme il l'avait fait pour les régimes précédents. Le fait même je voudrais revenir, en deçà du Traité politique, · qui nomme expli-
qu'elle serait alors tautologique (ce qui, chez Rousseau par exemple, _citement ce problème, aux concepts qui expriment cette originalité
lui donnerait valeur de fondement) constitue évidemment pour lui et cette actualité de la façon la plus nette.
un blocage insurmontable, le signe du retour de l'utopie longtemps C'est bien dans l' Éthique et dans le Traité théologico-politique que
différée. D'où des manœuvres dilatoires,, l'invocation de préalables: nous les trouverons, à condition de renoncer à y chercher la cohérence
il faut d'abord distinguer « divers genres de démocratie» ... Nous le d'une solution politique ou philosophique définitive.
voyons enfin s'enliser dans la recherche de critères ((naturels )) de la Il ne suffit pas de remarquer, comme on l'a déjà dit, que la théorie
citoyenneté, justifiant l'exclusion a priori de telle ou telle classe (avant ( des passions dans l' Éthique repose sur le développement de leur
tout celle des femmes, dont la séduisante faiblesse, ultime réduit i ambivalence, depuis la division initiale du conatus jusqu'à l'analyse
des passions de la multitude, fait toujours courir à l'État un danger de la ftuctuatio animi. Encore faut-il se demander quel est l'objet
mortel. ..) 1• Et, si j'ose dire, nous le voyons mourir devant cette page -1 théorique de cette analyse.
blanche. l Cet objet n'est pas l'individu, mais l'individualité, mieux , la forme
·! de l'individualité: comment elle se constitue, comment elle tend à
·1
1 se conserver, comment elle se compose avec d'autres selon des rapports
1 de convenance et de disconvenance, ou d'activité et de passivité. S'il
! est bien connu que l'individualité spinoziste n'est à aucun degré
substance, il faut rappeler qu'elle n'est pas davantage conscience ni
1. L'exclusion nécessaire des femmes de la citoyenneté - au même titre que les personne au sens juridique ou théologique. Les hommes, modes finis
étrangers et les esclaves - est bien entendu un lieu commun de la philosophie singuliers, sont conscients de leurs désirs et inconscients des causes
politique, qui remonte au moins à Aristote et s!enracine dans l'histoire des insti- qui les produisent, c'est-à-dire qu'ils «pensent», ce qui est tout
tutions. Mais que le Traité politiqfle « s'inachève » précisément sur ce point, ou autre chose. Toute individualité humc1ine est prise ainsi dans l'entre-
disons mieux, qu'en ce point précisément la crainte des femmes, véritable métonymie
de la crainte des masses, vienne bloquer l'analyse et inachever l'exposition théorique, deux des formes d'individualité inférieures qui se composent en elle,
ne peut être considéré comme une simple coritingenèe. C'est un indice à l'appui de mais ne s'y dissolvent pas pour autant, et des formes d'individua-
l'hypothèse que j'avançais plus haut quant à l'aporie finale propre au Traité politique, lité supérieures dans lesquelles elle peut entrer - gradation qu'on
et à la mort de l'auteur. pourrait exprimer métaphoriquement, dans le langage des mathé-

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nombre d'individus qui sont choisis ; car telle est la principale


différence encre cet État et l'État démocratique [ ...]. Ainsi, quand
bien même dans quelque État la masse tout entière [integra muttitudo]
serait admise au rang des patric~ens, pourvu que cela ne constitue
pas un droit héréditaire [... ] l'Etat n'en resterait pas moins une Individualité et communication
aristocratie au sens strict, puisque nul . n'y serait admis au nombre
des patriciens sans avoir été expressément choisi [nisi expresse selecti].
Je l'ai dit plus haut, il ne s'agit pas ici de prétendre réfuter
Voici donc que vient se faire entendre à nouveau la vieille utopie Spinoza, mais de chercher à dégager ce qui fait la puissance singulière
d'un gouvernement qui serait le meilleur parce qu'il est (et dans la de sa pensée, en tentant de l'arracher à des confusions rétrospectives
mesure où il est) le gouvernement des meilleurs, même s'il s'agit de qui veulent à toute force trouver en lui le précurseur de Rousseau,
démontrer que ces meilleurs doivent être « la majorité »... Comment de Marx ou de Nietzsche. Il s'agit d'essayer de comprendre comment,
ne pas confronter ces formulations à l'ébauche du chapitre XI, concer- animé contradictoirement par sa propre crainte des masses et par
nant l'État démocratique,« absolument absolu» (omnino absolutum)? l'espoir d'une démocratie entendue comme libération de masse,
C'est bien le moment crucial où cette dialectique fait face à son Spinoza a pu en venir à conférer à ce concept une importance et une
propre défi intellectuel. Hic Rhodus, hic sa/ta ! complexité sans égales chez ses contemporains ou ses successeurs,
Or nous voyons alors Spinoza renoncer à définir d'emblée la dans des conditions historiques qui le condamnaient de toute façon
démocratie par une forme propre de la relation . imperium-multitudo, à une complète solitude théorique: C'est pourquoi, en dernier lieu,
comme il l'avait fait pour les régimes précédents. Le fait même je voudrais revenir, en deçà du Traité politique, · qui nomme expli-
qu'elle serait alors tautologique (ce qui, chez Rousseau par exemple, _citement ce problème, aux concepts qui expriment cette originalité
lui donnerait valeur de fondement) constitue évidemment pour lui et cette actualité de la façon la plus nette.
un blocage insurmontable, le signe du retour de l'utopie longtemps C'est bien dans l' Éthique et dans le Traité théologico-politique que
différée. D'où des manœuvres dilatoires,, l'invocation de préalables: nous les trouverons, à condition de renoncer à y chercher la cohérence
il faut d'abord distinguer « divers genres de démocratie» ... Nous le d'une solution politique ou philosophique définitive.
voyons enfin s'enliser dans la recherche de critères ((naturels )) de la Il ne suffit pas de remarquer, comme on l'a déjà dit, que la théorie
citoyenneté, justifiant l'exclusion a priori de telle ou telle classe (avant ( des passions dans l' Éthique repose sur le développement de leur
tout celle des femmes, dont la séduisante faiblesse, ultime réduit i ambivalence, depuis la division initiale du conatus jusqu'à l'analyse
des passions de la multitude, fait toujours courir à l'État un danger de la ftuctuatio animi. Encore faut-il se demander quel est l'objet
mortel. ..) 1• Et, si j'ose dire, nous le voyons mourir devant cette page -1 théorique de cette analyse.
blanche. l Cet objet n'est pas l'individu, mais l'individualité, mieux , la forme
·! de l'individualité: comment elle se constitue, comment elle tend à
·1
1 se conserver, comment elle se compose avec d'autres selon des rapports
1 de convenance et de disconvenance, ou d'activité et de passivité. S'il
! est bien connu que l'individualité spinoziste n'est à aucun degré
substance, il faut rappeler qu'elle n'est pas davantage conscience ni
1. L'exclusion nécessaire des femmes de la citoyenneté - au même titre que les personne au sens juridique ou théologique. Les hommes, modes finis
étrangers et les esclaves - est bien entendu un lieu commun de la philosophie singuliers, sont conscients de leurs désirs et inconscients des causes
politique, qui remonte au moins à Aristote et s!enracine dans l'histoire des insti- qui les produisent, c'est-à-dire qu'ils «pensent», ce qui est tout
tutions. Mais que le Traité politiqfle « s'inachève » précisément sur ce point, ou autre chose. Toute individualité humc1ine est prise ainsi dans l'entre-
disons mieux, qu'en ce point précisément la crainte des femmes, véritable métonymie
de la crainte des masses, vienne bloquer l'analyse et inachever l'exposition théorique, deux des formes d'individualité inférieures qui se composent en elle,
ne peut être considéré comme une simple coritingenèe. C'est un indice à l'appui de mais ne s'y dissolvent pas pour autant, et des formes d'individua-
l'hypothèse que j'avançais plus haut quant à l'aporie finale propre au Traité politique, lité supérieures dans lesquelles elle peut entrer - gradation qu'on
et à la mort de l'auteur. pourrait exprimer métaphoriquement, dans le langage des mathé-

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1 .
.

matmens, en rappelant que la puissance d'un ensemble (infini) et il l'avait seul en sa possession, il sera affecté de haine envers la chose
li
celle de l'ensemble de ses parties sont toujours incommensurables. aimée elle-même, et sera envieux de l'autre[ ...] parce qu'il est obligé
i:1'
l
C'est pourquoi, si l'âme (l'ensemble des pensées) doit être définie de joindre l'image de la chose aimée à l'image de celui qu'il hait. i~
comme idée du corps, l'individualité n'a rien à voir avec une union Cette dernière raison se trouve généralement dans l'amour qu'on a
de l'âme et du corps, et même exclut totalement cette représentation pour une femme; qui imagine en effet la femme qu'il aime se livrant
mystique 1• à un autre [alt eri sese prostitttere] sera contristé, non seulement parce
Si nous nous retournons alors vers l'analyse des passions, ou vers que son propre désir est refoulé [ipsius appetitus coercetur], mais aussi
la vie propre de l'imagination, nous voyons que la fluctuation de parce qu'il est obligé de joindre l'image de la chose aimée aux parties
l'âme s'explique à la fois par la complexité ou multiplicité du corps honteuses et aux excrétions de l'autre [rei amatae imaginem pudendis
et excrementis alterius jungere cogitur], il l'a en aversion [ ...] (Éthique,
et par celle des rapports extérieurs avec d'autres .corps « ambiants »
III, prop. 3 5 et scolie). 1
(Gueroult) : c'est à la rencontre de ces deux multiplicités - qu'il est '
tout à fait impossible à l'homme de connaître adéquatement, mais
dont il perçoit toujours une partie - que surgit le conflit des affections. Dès lors il n'est pas arbitraire d'affirmer que !'Éthique opère un
Mais plus remarquable encore est l'analyse du mécanisme de cette véritable renversement anticopernicien. Le processus qu'elle étudie
rencontre : les hommes qui tendent à se conserver eux-mêmes, à apparaissait d'abord référé à et supporté par un individu, certes
accroître leur puissance d'agir, associent l'amour et la haine au quod complexe, mais relativement autonome, voire isolé, considéré abs-
simile (Éthique, III, prop. 15-17), c'est-à-dire au trait de ressemblance traitement comme exemplaire du genre humain, qu'affecteraient de
qu'ils perçoivent entre eux-mêmes et des «choses» extérieures, qui l'extérieur, de façons diverses et contradictoires, des choses semblables
se trouvent être d'autres hommes. Autrement dit l'amour et la haine et dissemblables entre elles, qu'il ne maîtrise pas, et qui en ce sens
ne sont pas une relation de reconnaissance entre sujets : ce sont des menacent son intégrité. En réalité, sans que disparaisse l'idée d'in-
enchaînements d'affects toujours partiels, qui se renforcent par la dividualité (c'est-à-dire de stabilité d'un composé), sans laquelle il
répétition des rencontres, par la collision des mots et des images, et n'y aurait pas de désir ni de force (conatus), c'est le processus même,
qui séparent ou réunissent les individus dans l'imagination. Ces le réseau affectif traversant chaque individu, passant et repassant par
enchaînements par similitude entre les parties ne sont pas une ses « parties » et par leurs idées ou images, qui devient bientôt le
modalité du rapport entre« moi» et «autrui». Ce sont des rapports véritable objet (ou le véritable sujet). Chaque homme, chaque indi-
transverses (pour ne pas dire transférentiels) qui passent d'un objet vidu, comme tel singulier, est toujours à la fois semblable et dis-
à l'autre, en deçà et au-delà de l'individualité corporelle. Ils ne sont semblable à lui-même et aux autres, et son isolement subjectif n'est
pas le produit d'une conscience, mais ils produisent l'effet de cons- qu'une fiction. Cette fiction culmine dans l'imagination de la liberté
cience, c'est-à-dire la connaissance inadéquate de notre multiplicité des autres, à partir de laquelle j'imagine des secours ou des obstacles
corporelle, indissociable du désir lui-même, donc de la joie et de la à la mienne propre, et qui porte à l'extrême les passions d'amour
tristesse, de la crainte et de l'espoir, etc. et de haine (cf Éthique, III, scolie de la prop . 49).
Sans doute l'illustration la plus étonnante de ce principe d'analyse La constitution de l'individualité et celle de la multitude dans
du mécanisme de l'identification affective (et de son ambivalence) l'imaginaire sont un seul et même problème, un seul et même
est-elle donnée par la définition de la jalousie : processus : ce que Spinoza appelle affectuum imitatio. C'est pourquoi
il n'est pas abusif de soutenir que l'objet de l'analyse spinoziste est,
Si quelqu'un imagine qu'un autre s'attache la chose aimée par le en fait, un système de rapports sociaux, ou de rapports de masse,
même lien d 'amitié, ou un plus étroit [arctiore], que celui par lequel qu'on peut appeler imagination, et dont l'exemple concret, mieux
encore la forme historique singulière, a toujours été constitué pour
1. Cf Martial Gueroult, Spinoza, vol. II, L 'Âme (Éthique Il), Paris, 1974, pp. 110 Spinoza par la religion (et la morale). Le concept qu'il en propose
etsq., pp . 135 et sq., pp . 165 etsq. ; et Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris, échappe à la fois au psychologisme et au sociologisme. Il n'est
1979, pp . 208 etsq . Sur tout ceci, la discussion de Deleuze, op. cit., pp. 187 ersq., réductible, ni à l'idée d'une intersubjectivité originaire (telle qu'on
est évidemment essentielle.
la trouvera par exemple chez Fichte), ni à l'idée d'un conditionnement

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell
1 .
.

matmens, en rappelant que la puissance d'un ensemble (infini) et il l'avait seul en sa possession, il sera affecté de haine envers la chose
li
celle de l'ensemble de ses parties sont toujours incommensurables. aimée elle-même, et sera envieux de l'autre[ ...] parce qu'il est obligé
i:1'
l
C'est pourquoi, si l'âme (l'ensemble des pensées) doit être définie de joindre l'image de la chose aimée à l'image de celui qu'il hait. i~
comme idée du corps, l'individualité n'a rien à voir avec une union Cette dernière raison se trouve généralement dans l'amour qu'on a
de l'âme et du corps, et même exclut totalement cette représentation pour une femme; qui imagine en effet la femme qu'il aime se livrant
mystique 1• à un autre [alt eri sese prostitttere] sera contristé, non seulement parce
Si nous nous retournons alors vers l'analyse des passions, ou vers que son propre désir est refoulé [ipsius appetitus coercetur], mais aussi
la vie propre de l'imagination, nous voyons que la fluctuation de parce qu'il est obligé de joindre l'image de la chose aimée aux parties
l'âme s'explique à la fois par la complexité ou multiplicité du corps honteuses et aux excrétions de l'autre [rei amatae imaginem pudendis
et excrementis alterius jungere cogitur], il l'a en aversion [ ...] (Éthique,
et par celle des rapports extérieurs avec d'autres .corps « ambiants »
III, prop. 3 5 et scolie). 1
(Gueroult) : c'est à la rencontre de ces deux multiplicités - qu'il est '
tout à fait impossible à l'homme de connaître adéquatement, mais
dont il perçoit toujours une partie - que surgit le conflit des affections. Dès lors il n'est pas arbitraire d'affirmer que !'Éthique opère un
Mais plus remarquable encore est l'analyse du mécanisme de cette véritable renversement anticopernicien. Le processus qu'elle étudie
rencontre : les hommes qui tendent à se conserver eux-mêmes, à apparaissait d'abord référé à et supporté par un individu, certes
accroître leur puissance d'agir, associent l'amour et la haine au quod complexe, mais relativement autonome, voire isolé, considéré abs-
simile (Éthique, III, prop. 15-17), c'est-à-dire au trait de ressemblance traitement comme exemplaire du genre humain, qu'affecteraient de
qu'ils perçoivent entre eux-mêmes et des «choses» extérieures, qui l'extérieur, de façons diverses et contradictoires, des choses semblables
se trouvent être d'autres hommes. Autrement dit l'amour et la haine et dissemblables entre elles, qu'il ne maîtrise pas, et qui en ce sens
ne sont pas une relation de reconnaissance entre sujets : ce sont des menacent son intégrité. En réalité, sans que disparaisse l'idée d'in-
enchaînements d'affects toujours partiels, qui se renforcent par la dividualité (c'est-à-dire de stabilité d'un composé), sans laquelle il
répétition des rencontres, par la collision des mots et des images, et n'y aurait pas de désir ni de force (conatus), c'est le processus même,
qui séparent ou réunissent les individus dans l'imagination. Ces le réseau affectif traversant chaque individu, passant et repassant par
enchaînements par similitude entre les parties ne sont pas une ses « parties » et par leurs idées ou images, qui devient bientôt le
modalité du rapport entre« moi» et «autrui». Ce sont des rapports véritable objet (ou le véritable sujet). Chaque homme, chaque indi-
transverses (pour ne pas dire transférentiels) qui passent d'un objet vidu, comme tel singulier, est toujours à la fois semblable et dis-
à l'autre, en deçà et au-delà de l'individualité corporelle. Ils ne sont semblable à lui-même et aux autres, et son isolement subjectif n'est
pas le produit d'une conscience, mais ils produisent l'effet de cons- qu'une fiction. Cette fiction culmine dans l'imagination de la liberté
cience, c'est-à-dire la connaissance inadéquate de notre multiplicité des autres, à partir de laquelle j'imagine des secours ou des obstacles
corporelle, indissociable du désir lui-même, donc de la joie et de la à la mienne propre, et qui porte à l'extrême les passions d'amour
tristesse, de la crainte et de l'espoir, etc. et de haine (cf Éthique, III, scolie de la prop . 49).
Sans doute l'illustration la plus étonnante de ce principe d'analyse La constitution de l'individualité et celle de la multitude dans
du mécanisme de l'identification affective (et de son ambivalence) l'imaginaire sont un seul et même problème, un seul et même
est-elle donnée par la définition de la jalousie : processus : ce que Spinoza appelle affectuum imitatio. C'est pourquoi
il n'est pas abusif de soutenir que l'objet de l'analyse spinoziste est,
Si quelqu'un imagine qu'un autre s'attache la chose aimée par le en fait, un système de rapports sociaux, ou de rapports de masse,
même lien d 'amitié, ou un plus étroit [arctiore], que celui par lequel qu'on peut appeler imagination, et dont l'exemple concret, mieux
encore la forme historique singulière, a toujours été constitué pour
1. Cf Martial Gueroult, Spinoza, vol. II, L 'Âme (Éthique Il), Paris, 1974, pp. 110 Spinoza par la religion (et la morale). Le concept qu'il en propose
etsq., pp . 135 et sq., pp . 165 etsq. ; et Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris, échappe à la fois au psychologisme et au sociologisme. Il n'est
1979, pp . 208 etsq . Sur tout ceci, la discussion de Deleuze, op. cit., pp. 187 ersq., réductible, ni à l'idée d'une intersubjectivité originaire (telle qu'on
est évidemment essentielle.
la trouvera par exemple chez Fichte), ni à l'idée d'un conditionnement

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des individus par leurs conditions sociales d'existence (à laquelle pas véritablement elle-même pour passer d'un genre de connaissance
Marx n'a pas échappé). à un autre (ou lorsqu'on effectue ce passage selon la «voie» décrite
C'est sur cette base que Spinoza peut démontrer que les passions par Spinoza). Son histoire, pourtant requise dès l'origine, reste pro-
mauvaises en elles-mêmes sont néanmoins nécessaires à la Cité pour blématique. Et ceci, bien que la conception spinoziste de l'objectivité
discipliner la foule (vu/gus). Car, derechef, « la foule est terrible de l'idée (l'identité de l'ordre et de la connexion des choses et de
quand elle est sans crainte» (Éthique, IV, scolie de la prop. 54). l'ordre et de la connexion des idées) ait posé d'emblée que la
L'ambivalence ici joue à plein, puisque la gloire sur laquelle repose connaissance n'est pas subjective : ni prise de conscience, ni volonté
la connaissance du pouvoir, si elle peut tirer son origine de la raison, de savoir, mais processus immanent au réel lui-même 1 .
n'est le plus souvent qu'un « contentement de soi alimenté par la Cependant, s'il y a sur ce point aporie, elle n'est que la contrepartie
seule opinion de la foule», et que « par suite, comme il s'agit d'une d'une idée d'une prodigieuse nouveauté, non seulement pour son
lutte pour ce qui est estimé le bien suprême,· un furieux appétit temps, mais peut-être aussi pour le nôtre: celle d'une communication
prend naissance de s'humilier les uns les autres (opprimendi)» (Éthique, qui n'a plus rien à voir, en tant que rapport contradictoire, avec
IV, scolie de la prop. 58). l'idée de communion (y compris dans ses variantes mécanistes ou
C'est sur cette base enfin que Spinoza peut examiner en détail les organicistes). Non seulement la réalité des corps, et donc leur mul-
conséquences contradictoires qui résultent en permanence de la façon tiplicité externe-interne, remplace ainsi définitivement le fantasme
dont, identifiant les autres à des représentants d'une Idée générale du Corpusmysticum, mais l'analyse de l'ambivalence passionnelle qui
de l'Homme, chaque individu s'efforce toujours d' « amener les autres structure leur relation réciproque interdit qu'on débouche simple-
à vivre selon sa propre complexion» (Éthique, III, prop. 31) comme ment, à l'inverse, sur une mystique du corps. Admirons au passage
si c'était la condition de sa propre existence, d' ot\ résultent ces que la violence d'une excommunication, initialement exercée sur
Universaux pratiques, vulgaires par excellence, que sont les idées de Spinoza, ait été ainsi surmontée par une transformation radicale de
classe et de nation (cf Ethique, II, scolie I de la prop. 40 ; III, l'idée même de communication. Et constatons que,' dans ces condi-
prop. 46). , tions, la· question de son historicité rebondit une nouvelle fois.
Pour le dire en d'autres termes, l'objet de Spinoza est le rapport L'imagination des masses est le champ même dans lequel s'inscrit
de communication des affects entre eux, et donc le rapport de l'argumentation · du Traité théologico-politique,essentiellement sous
communication des individus à travers leurs affects. En ce sens, la 1
les espèces du prophétisine, qui est tout entier commandé par les
communication affective est le concept même de la masse. Mais l 1
j . mécanismes de transfert, d'identification, et par la réponse anticipée
l'effort qui traverse cette communication depuis le désir de chacun i.·
1 du prophète à la demande dans laquelle s'exprime la complexion
jusqu'au désir de tous dans }a Cité signifie qu'il faut toujours 1 de son peuple. Ce qui n'est qu'une façon de dire que sont reconnus
l'analyser selon une polarité. A l'un des pôles, correspondant à la
superstition, la communication est commandée tout entière par un
I· comme prophètes les individus dont l'imagination reproduit la col-
i lusion de mots et d'images dans laquelle une nation vit son identité.
mécanisme d'identification, c'est-à-dire de méconnaissance des sin-
gularités réelles. À l'autre pôle, correspondant à l'affirmation des
I'
l. C'est pourquoi toute l'histoire des nations, telle que la comprend
i. Spinoza, s'inscrit dans la contradiction d'une convergence à la fois
notions communes qui sont, comme toutes les idées, des actions
pratiques, la communication est l'unité de connaissances adéquates nécessaire et i~probable de la Religion et de l'État, du prophétisme
et d'affections joyeuses qui multiplient la puissance des individus. 1
! et de la communication rationnelle.
La difficulté du spinozisme vient de ce que, ayant d'emblée pensé Mais, s'il en est ainsi, l'aporie finale du Traité théologico-politique
l'imagination et la faiblesse de l'homme ignorant comme un processus
de collectivisation, toujours déjà social, et non comme l'imperfection
1 1. Naturellement cette critique n'a de sens que dans la mesure où Spinoza lui-
ou le péché originel d'un sujet, il s'avère pourtant incapabie, dans
. ! même, définissantle bien comme essentiellement communicable(c'est-à-dire comme
ses propres concepts, de penser la connaissance et la maîtrise des forme, plutôt que comme objet, de communication collective) et la sagesse comme
i
conditions d'existence qu'elle procure aux hommes comme une pra- affirmation pratique, oblige à se demander ce qu'il en est chez lui de la pratique
tique également collective. La foule fluctue ; elle ne se transforme \ collective.

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des individus par leurs conditions sociales d'existence (à laquelle pas véritablement elle-même pour passer d'un genre de connaissance
Marx n'a pas échappé). à un autre (ou lorsqu'on effectue ce passage selon la «voie» décrite
C'est sur cette base que Spinoza peut démontrer que les passions par Spinoza). Son histoire, pourtant requise dès l'origine, reste pro-
mauvaises en elles-mêmes sont néanmoins nécessaires à la Cité pour blématique. Et ceci, bien que la conception spinoziste de l'objectivité
discipliner la foule (vu/gus). Car, derechef, « la foule est terrible de l'idée (l'identité de l'ordre et de la connexion des choses et de
quand elle est sans crainte» (Éthique, IV, scolie de la prop. 54). l'ordre et de la connexion des idées) ait posé d'emblée que la
L'ambivalence ici joue à plein, puisque la gloire sur laquelle repose connaissance n'est pas subjective : ni prise de conscience, ni volonté
la connaissance du pouvoir, si elle peut tirer son origine de la raison, de savoir, mais processus immanent au réel lui-même 1 .
n'est le plus souvent qu'un « contentement de soi alimenté par la Cependant, s'il y a sur ce point aporie, elle n'est que la contrepartie
seule opinion de la foule», et que « par suite, comme il s'agit d'une d'une idée d'une prodigieuse nouveauté, non seulement pour son
lutte pour ce qui est estimé le bien suprême,· un furieux appétit temps, mais peut-être aussi pour le nôtre: celle d'une communication
prend naissance de s'humilier les uns les autres (opprimendi)» (Éthique, qui n'a plus rien à voir, en tant que rapport contradictoire, avec
IV, scolie de la prop. 58). l'idée de communion (y compris dans ses variantes mécanistes ou
C'est sur cette base enfin que Spinoza peut examiner en détail les organicistes). Non seulement la réalité des corps, et donc leur mul-
conséquences contradictoires qui résultent en permanence de la façon tiplicité externe-interne, remplace ainsi définitivement le fantasme
dont, identifiant les autres à des représentants d'une Idée générale du Corpusmysticum, mais l'analyse de l'ambivalence passionnelle qui
de l'Homme, chaque individu s'efforce toujours d' « amener les autres structure leur relation réciproque interdit qu'on débouche simple-
à vivre selon sa propre complexion» (Éthique, III, prop. 31) comme ment, à l'inverse, sur une mystique du corps. Admirons au passage
si c'était la condition de sa propre existence, d' ot\ résultent ces que la violence d'une excommunication, initialement exercée sur
Universaux pratiques, vulgaires par excellence, que sont les idées de Spinoza, ait été ainsi surmontée par une transformation radicale de
classe et de nation (cf Ethique, II, scolie I de la prop. 40 ; III, l'idée même de communication. Et constatons que,' dans ces condi-
prop. 46). , tions, la· question de son historicité rebondit une nouvelle fois.
Pour le dire en d'autres termes, l'objet de Spinoza est le rapport L'imagination des masses est le champ même dans lequel s'inscrit
de communication des affects entre eux, et donc le rapport de l'argumentation · du Traité théologico-politique,essentiellement sous
communication des individus à travers leurs affects. En ce sens, la 1
les espèces du prophétisine, qui est tout entier commandé par les
communication affective est le concept même de la masse. Mais l 1
j . mécanismes de transfert, d'identification, et par la réponse anticipée
l'effort qui traverse cette communication depuis le désir de chacun i.·
1 du prophète à la demande dans laquelle s'exprime la complexion
jusqu'au désir de tous dans }a Cité signifie qu'il faut toujours 1 de son peuple. Ce qui n'est qu'une façon de dire que sont reconnus
l'analyser selon une polarité. A l'un des pôles, correspondant à la
superstition, la communication est commandée tout entière par un
I· comme prophètes les individus dont l'imagination reproduit la col-
i lusion de mots et d'images dans laquelle une nation vit son identité.
mécanisme d'identification, c'est-à-dire de méconnaissance des sin-
gularités réelles. À l'autre pôle, correspondant à l'affirmation des
I'
l. C'est pourquoi toute l'histoire des nations, telle que la comprend
i. Spinoza, s'inscrit dans la contradiction d'une convergence à la fois
notions communes qui sont, comme toutes les idées, des actions
pratiques, la communication est l'unité de connaissances adéquates nécessaire et i~probable de la Religion et de l'État, du prophétisme
et d'affections joyeuses qui multiplient la puissance des individus. 1
! et de la communication rationnelle.
La difficulté du spinozisme vient de ce que, ayant d'emblée pensé Mais, s'il en est ainsi, l'aporie finale du Traité théologico-politique
l'imagination et la faiblesse de l'homme ignorant comme un processus
de collectivisation, toujours déjà social, et non comme l'imperfection
1 1. Naturellement cette critique n'a de sens que dans la mesure où Spinoza lui-
ou le péché originel d'un sujet, il s'avère pourtant incapabie, dans
. ! même, définissantle bien comme essentiellement communicable(c'est-à-dire comme
ses propres concepts, de penser la connaissance et la maîtrise des forme, plutôt que comme objet, de communication collective) et la sagesse comme
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conditions d'existence qu'elle procure aux hommes comme une pra- affirmation pratique, oblige à se demander ce qu'il en est chez lui de la pratique
tique également collective. La foule fluctue ; elle ne se transforme \ collective.

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['<'·.
La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

peut se lire d'une façon qui n'a rien de purement négatif, au moins niquer ne serait-ce qu'avec un cercle d'amis. Le lieu de la pensée n'est
théoriquement. pas l'individu privé ou le secret de la conscience qui en est l'hypostase
Sans doute le Traité théologico-politique débouche-t-il sur le vœu philosophique : c'est la communication elle-même, quelles que soient
pieux d'une société dans laquelle gouvernants et gouvernés enten- ses limites, son extension (cf Traité théologico-politique,XX, pp. 328-
draient à la fois la voix raisonnable qui leur explique · leur intérêt 329). On -comprend pourquoi l' Éthique ne postulait pas que « je
commun; sans doute le pacte qui leur est ainsi proposé a-t-il pour pense», mais que « l'homme pense», avant de montrer qu'il pense
contenu une Foi universelle qui paraît d'abord fort peu différente d'autant plus que ses notions sont davantage des notions communes.
d'une religion naturelle. Mais ceci n'est que l'aspect secondaire. Inversement, la distinction postulée est tout aussi intenable par
L'aspect principal, c'est au contraire le fait que Spinoza n'ait cessé défaut car, même lorsqu'il n'est pas «corrompu», l'État ne peut pas
d'analyser l'historicité de la religion (et de la «superstition»). C'est ne pas poser (et Spinoza avec lui) la question des opinions séditieuses:
donc le fait que la Foi universeile, dont id importe surtout la « quelles opinions sont séditieuses dans l'État ? Ce sont celles qu'on
fonction pratique, doive être produite à partir d'une pratique et ne peut poser sans lever le pacte ... » (cf Traité théologico-politique,
d'une tradition théologique de masse. Bref, et nous sommes ici non XX, G.F., p. 331). Certes Spinoza nous dit que « celui qui pense
seulement aux antipodes de l'idéologie des Lumières, mais à l'opposé ainsi est séditieux, non à raison du jugement qu'il porte et de son
de sa postérité positiviste, laïque, matérialiste, voire matérialiste- opinion considérée en elle-même, mais à cause de l'action qui s'y
dialectique, c'est le fait que Spinoza ait eu l'audace de penser et de trouve impliquée [propter factum, - quod talia judicia involvunt] »
justifier théoriquement le projet d'une transformation collective de (ibid.). Mais en pratique, dès lors que le problème ne concerne pas
la religion, de l'intérieur, comme une tâche politique fondamentale, des individus isolés mais la foule - ou la masse-, par quels moyens
et de se demànder à quelles conditions un tel problème avait un opérera-t-on le partage? C'est qu'en réalité les individus - généra-
sens rationnel. lement non philosophes, et même s'ils le sont - vivant dans la foule
L'un des points névralgiques du raisonnement du Traité théologico- et non pas hors d'elle, il n'est pas en leur pouvoir de ne pas agir
politique, on s'en souvient, où se manifes(e le mieux son aporie, conformément à leurs opinions, ou de retenir les actions qu'elles
réside dans la difficulté de donner un sens précis à la solution finale impliquent . L'État ne pourra donc pas se contenter de définir logi-
concernant la liberté de penser, qui est pourtant l'objectif même de quement les opinions subversives ; il lui faudra encore rechercher qui
tout le livre. pense subversivement, pour s'en prémunir. A moins de reconnaître
En effet, Spinoza nous dit bien que tous doivent s'accorder-pour que le critère est inapplicable, ou insuffisant. Spinoza l'avait d'ailleurs
« laisser aux hommes la liberté de juger», tout en leur interdisant clairement dit : « l'obéissance ne concerne pas tant l'action extérieure
le « droit d'agir par [leur] propre décret», qui doît être entièrement que l'action interne de l'âme [animi internam actionem] » (Traité
transféré au souverain dans l'intérêt de tous, quitte pour celui~ci à théologico-politique,XVII, p. 278), et c'est de cette action interne que
en rétrocéder telle ou têlle partie s'il le juge possible. Cette solution dépend la reconnaissance - ou non - de la nécessité des lois de la
consiste donc - ou devrait consister - dans le tracé d'une ligne de cité.
démarcation entre liberté privée et droit public, qui coïncide avec la Il n'est pas difficile de voir que, dans tous les cas, ces difficultés
division de la pensée et de l'action. ne sont pas des objections sophistiques, mais résultent de ce qu 'il y
Pourtant, et le texte même de Spinoza suffit à _le montrer, ce tracé a de plus fort, original et, en un sens, libérateur dans la pensée de
n'a jamais qu'une existence théorique, et en réalité il est impensable Spinoza. Les raisons s'en trouvent dans l' Éthique, comme je l'ai
de façon rigoureuse. Il est donc exclu que « les individus » et « l'État » indiqué rapidement. Si l'individu ne peut pas penser sans agir en
arrivent jamais à se mettre d'accord sur son lieu et sur ses modalités. quelque façon (en tenant compte de ce que, dans la terminologie de
La distinction entre « pensée » et « actions » se trouve aussitôt remise l' Éthique, certaines actions ne sont que des passions ... mais aussi que
en question, en effet, à la fois par excès et par défaut. toute passion, même inadéquatement, exprime une affirmation, c'est-
Par excès, car la liberté de penser (de raisonner, de juger) n'est à-dire une action), c'est que, adéquatement ou non, il est de son
rien sans la liberté de communiquer ses opinions : nul ne peut, en essence d'affirmer son être propre. Il est par nature désir et donc
pratique, penser tout seul, sans exprimer ses opinions, sans commu- conatus.

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

peut se lire d'une façon qui n'a rien de purement négatif, au moins niquer ne serait-ce qu'avec un cercle d'amis. Le lieu de la pensée n'est
théoriquement. pas l'individu privé ou le secret de la conscience qui en est l'hypostase
Sans doute le Traité théologico-politique débouche-t-il sur le vœu philosophique : c'est la communication elle-même, quelles que soient
pieux d'une société dans laquelle gouvernants et gouvernés enten- ses limites, son extension (cf Traité théologico-politique,XX, pp. 328-
draient à la fois la voix raisonnable qui leur explique · leur intérêt 329). On -comprend pourquoi l' Éthique ne postulait pas que « je
commun; sans doute le pacte qui leur est ainsi proposé a-t-il pour pense», mais que « l'homme pense», avant de montrer qu'il pense
contenu une Foi universelle qui paraît d'abord fort peu différente d'autant plus que ses notions sont davantage des notions communes.
d'une religion naturelle. Mais ceci n'est que l'aspect secondaire. Inversement, la distinction postulée est tout aussi intenable par
L'aspect principal, c'est au contraire le fait que Spinoza n'ait cessé défaut car, même lorsqu'il n'est pas «corrompu», l'État ne peut pas
d'analyser l'historicité de la religion (et de la «superstition»). C'est ne pas poser (et Spinoza avec lui) la question des opinions séditieuses:
donc le fait que la Foi universeile, dont id importe surtout la « quelles opinions sont séditieuses dans l'État ? Ce sont celles qu'on
fonction pratique, doive être produite à partir d'une pratique et ne peut poser sans lever le pacte ... » (cf Traité théologico-politique,
d'une tradition théologique de masse. Bref, et nous sommes ici non XX, G.F., p. 331). Certes Spinoza nous dit que « celui qui pense
seulement aux antipodes de l'idéologie des Lumières, mais à l'opposé ainsi est séditieux, non à raison du jugement qu'il porte et de son
de sa postérité positiviste, laïque, matérialiste, voire matérialiste- opinion considérée en elle-même, mais à cause de l'action qui s'y
dialectique, c'est le fait que Spinoza ait eu l'audace de penser et de trouve impliquée [propter factum, - quod talia judicia involvunt] »
justifier théoriquement le projet d'une transformation collective de (ibid.). Mais en pratique, dès lors que le problème ne concerne pas
la religion, de l'intérieur, comme une tâche politique fondamentale, des individus isolés mais la foule - ou la masse-, par quels moyens
et de se demànder à quelles conditions un tel problème avait un opérera-t-on le partage? C'est qu'en réalité les individus - généra-
sens rationnel. lement non philosophes, et même s'ils le sont - vivant dans la foule
L'un des points névralgiques du raisonnement du Traité théologico- et non pas hors d'elle, il n'est pas en leur pouvoir de ne pas agir
politique, on s'en souvient, où se manifes(e le mieux son aporie, conformément à leurs opinions, ou de retenir les actions qu'elles
réside dans la difficulté de donner un sens précis à la solution finale impliquent . L'État ne pourra donc pas se contenter de définir logi-
concernant la liberté de penser, qui est pourtant l'objectif même de quement les opinions subversives ; il lui faudra encore rechercher qui
tout le livre. pense subversivement, pour s'en prémunir. A moins de reconnaître
En effet, Spinoza nous dit bien que tous doivent s'accorder-pour que le critère est inapplicable, ou insuffisant. Spinoza l'avait d'ailleurs
« laisser aux hommes la liberté de juger», tout en leur interdisant clairement dit : « l'obéissance ne concerne pas tant l'action extérieure
le « droit d'agir par [leur] propre décret», qui doît être entièrement que l'action interne de l'âme [animi internam actionem] » (Traité
transféré au souverain dans l'intérêt de tous, quitte pour celui~ci à théologico-politique,XVII, p. 278), et c'est de cette action interne que
en rétrocéder telle ou têlle partie s'il le juge possible. Cette solution dépend la reconnaissance - ou non - de la nécessité des lois de la
consiste donc - ou devrait consister - dans le tracé d'une ligne de cité.
démarcation entre liberté privée et droit public, qui coïncide avec la Il n'est pas difficile de voir que, dans tous les cas, ces difficultés
division de la pensée et de l'action. ne sont pas des objections sophistiques, mais résultent de ce qu 'il y
Pourtant, et le texte même de Spinoza suffit à _le montrer, ce tracé a de plus fort, original et, en un sens, libérateur dans la pensée de
n'a jamais qu'une existence théorique, et en réalité il est impensable Spinoza. Les raisons s'en trouvent dans l' Éthique, comme je l'ai
de façon rigoureuse. Il est donc exclu que « les individus » et « l'État » indiqué rapidement. Si l'individu ne peut pas penser sans agir en
arrivent jamais à se mettre d'accord sur son lieu et sur ses modalités. quelque façon (en tenant compte de ce que, dans la terminologie de
La distinction entre « pensée » et « actions » se trouve aussitôt remise l' Éthique, certaines actions ne sont que des passions ... mais aussi que
en question, en effet, à la fois par excès et par défaut. toute passion, même inadéquatement, exprime une affirmation, c'est-
Par excès, car la liberté de penser (de raisonner, de juger) n'est à-dire une action), c'est que, adéquatement ou non, il est de son
rien sans la liberté de communiquer ses opinions : nul ne peut, en essence d'affirmer son être propre. Il est par nature désir et donc
pratique, penser tout seul, sans exprimer ses opinions, sans commu- conatus.

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

C'est d'ailleurs ce même terme qu'emploie Spinoza dans le Traité


théologico-politique:
[ ...] le crime de lèse-majesté n'est possible qu'à des sujets ou à des
Le minimum incompressible
citoyens [... ] un sujet a commis ce crime quand il a tenté de ravir
pour une raison quelconque, ou de transférer à un autre , le droit du
souverain. Je dis quand il a tenté [dicoconatusest]; car si la condam- Si ce qui rend impossible la solution proposée par le Traité
nation devait suivre la commission du crime, la cité la plupart du théologico-politique,dès lors qu'on cherche à la penser comme une
temps s'efforcerait [conaretur]trop tard de condamner, le droit étant limitation réciproque fixée et codifiée, c'est l'expansivité du conatus
déjà acquis ou transféré à un autre [ ...]. Quelle que soit la raison de lui-même, n'est-ce pas en réalité parce qu 'une telle solution juri-
sa tentative [conatusest], il y a eu .lèse-:majesçéet il est condamné à dique - ou compréhension juridique de la solution - est tout à
bon droit [ ...] (Traité théologico-politique,
XVI, pp. 270-271). fait hétérogène à la problématique où elle figure ? Spinoza, ne
l'oublions pas, résume son analyse en montrant qu'il est impossible
La« tentative» d 'agir (bien ou mal) commence toujours déjà dans et dangereux pour l'État de vouloir abolir entièrement la liberté
la pensée,elle y esr «impliquée» : c'est-à-dire qu'il n'existe en aucune de penser des citoyens ou sujets, et de prétendre qu'elle s'identifie
façon, comme Spinoza ne cesse de le démontrer, une décision d'agir, intégralement à la pensée, aux opinions du souverain - non
une volonté venant s'ajouter après coup à l'acte propre de l'enten- seulement dans son expression verbale, mais dans les images qu'elle
dement, pour l'exécuter ou le suspendre. se forge - devenant ainsi indiscernable de la sienne. Comme si
Proposition qui, encore une fois, ne prend tout son sens qu'en l'État n'était véritablement qu'un individu unique, au sens anthro-
reconnaissant l'objet théorique propre de l' Éthique : non le sujet pomorphique (un Léviathan), et non un individu de puissance,
cartésien, ou empiriste , mais le procès ou le réseau de la circulation complexité, ou multiplicité supérieures. Rejoignant le thème de la
des affects et des idées 1• Préface, Spinoza pense ici avant tout, mais non uniquement à la
Quant à l'impossibilité de penser hors du procès de la commu- monarchie absolue, à son rêve meurtrier d'uniformité politico-
nication - même si elle implique chez Spinoza de remarquables religieuse dans l'espace national :
difficultés à propos du langage - .j'ai rappelé également comment
elle se fonde dans la façon même dont l' Éthique expose ce qu'est la ·Vouloir tout régler par des lois, c'est irriter les vices plutôt que
pensée. les corriger. Ce que l'on ne peut prohiber, il faut nécessairement
Mais le sens de ces difficultés, alors, se renverse : elles délivrent le permettre, en dépit du dommage qui souvent peut en résul-
une leçon et une connaissance positive. C'est en ce point précis que, ter [ ...]. Posons cependant que cette liberté [ = de jugement] peut
pour ma part, je prendrais le risque de poser qu'on peui: essayer de être comprimée [opprimi]et qu'il est possible de tenir les hommes
lire Spinoza en le transformant, contre ses propres thèses conserva- dans une dépendance telle qu'ils n'osent pas proférer une parole,
trices, mais au plus près de sa propre tendance transformatrice : non sinon par la prescription du souverain; encore n'obtiendra-t-il jamais
qu'ils n'aient de pensées que celles qu'il aura voulues; et ainsi,
pas comme une tentative avortée de définition de l'État démocratique, par une conséquence nécessaire [necessariosequeretur],les hommes
mais comme un effort sans égal pour penser rigoureusement la ne .cesseraient d'avoir des opinions en désaccord avec leur langage
démocratie comme transformation de l'État, ou de l'étatique. Et celle- et la bonne foi, cette première nécessité de l'État, se corromprait
ci, encore, non pas dans sa chronologie imaginaire, mais dans ses [ ...]. Les hommes sont ainsi faits qu 'ils ne supportent rien plus
conditions et ses objets. malaisément que de voir les opinions qu'ils croient vraies tenues
pour criminelles, et imputé à méfait ce qui émeut leurs âmes à
la piété envers Dieu et les hommes [ipsos ... movet].Par où il arrive
1. Sur l'impossibilité de distinguer « la volonté » et «l'entendement», et l'ab- qu'ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats,
surdité de l'idée volontariste d'un « libre pouvoir de suspendre le jugement», cf à juger non pas honteux mais très beau d'émouvoir [mover e] des
Éthique, Il, prop. 48 et 49 avec leurs scolies, qu'il est impossible de reproduire ici.
La thèse de Spinoza vise Descartes mais aussi, à l'opposé, Calvin (cf Institution de
séditions pour une telle cause et de tenter quelque entreprise violente
la religion chrétienne, chap. II, « De la connaissance de l'homme »). que ce soit [quodvis/acinus tentare]. Puis donc que telle est la

94 95
La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

C'est d'ailleurs ce même terme qu'emploie Spinoza dans le Traité


théologico-politique:
[ ...] le crime de lèse-majesté n'est possible qu'à des sujets ou à des
Le minimum incompressible
citoyens [... ] un sujet a commis ce crime quand il a tenté de ravir
pour une raison quelconque, ou de transférer à un autre , le droit du
souverain. Je dis quand il a tenté [dicoconatusest]; car si la condam- Si ce qui rend impossible la solution proposée par le Traité
nation devait suivre la commission du crime, la cité la plupart du théologico-politique,dès lors qu'on cherche à la penser comme une
temps s'efforcerait [conaretur]trop tard de condamner, le droit étant limitation réciproque fixée et codifiée, c'est l'expansivité du conatus
déjà acquis ou transféré à un autre [ ...]. Quelle que soit la raison de lui-même, n'est-ce pas en réalité parce qu 'une telle solution juri-
sa tentative [conatusest], il y a eu .lèse-:majesçéet il est condamné à dique - ou compréhension juridique de la solution - est tout à
bon droit [ ...] (Traité théologico-politique,
XVI, pp. 270-271). fait hétérogène à la problématique où elle figure ? Spinoza, ne
l'oublions pas, résume son analyse en montrant qu'il est impossible
La« tentative» d 'agir (bien ou mal) commence toujours déjà dans et dangereux pour l'État de vouloir abolir entièrement la liberté
la pensée,elle y esr «impliquée» : c'est-à-dire qu'il n'existe en aucune de penser des citoyens ou sujets, et de prétendre qu'elle s'identifie
façon, comme Spinoza ne cesse de le démontrer, une décision d'agir, intégralement à la pensée, aux opinions du souverain - non
une volonté venant s'ajouter après coup à l'acte propre de l'enten- seulement dans son expression verbale, mais dans les images qu'elle
dement, pour l'exécuter ou le suspendre. se forge - devenant ainsi indiscernable de la sienne. Comme si
Proposition qui, encore une fois, ne prend tout son sens qu'en l'État n'était véritablement qu'un individu unique, au sens anthro-
reconnaissant l'objet théorique propre de l' Éthique : non le sujet pomorphique (un Léviathan), et non un individu de puissance,
cartésien, ou empiriste , mais le procès ou le réseau de la circulation complexité, ou multiplicité supérieures. Rejoignant le thème de la
des affects et des idées 1• Préface, Spinoza pense ici avant tout, mais non uniquement à la
Quant à l'impossibilité de penser hors du procès de la commu- monarchie absolue, à son rêve meurtrier d'uniformité politico-
nication - même si elle implique chez Spinoza de remarquables religieuse dans l'espace national :
difficultés à propos du langage - .j'ai rappelé également comment
elle se fonde dans la façon même dont l' Éthique expose ce qu'est la ·Vouloir tout régler par des lois, c'est irriter les vices plutôt que
pensée. les corriger. Ce que l'on ne peut prohiber, il faut nécessairement
Mais le sens de ces difficultés, alors, se renverse : elles délivrent le permettre, en dépit du dommage qui souvent peut en résul-
une leçon et une connaissance positive. C'est en ce point précis que, ter [ ...]. Posons cependant que cette liberté [ = de jugement] peut
pour ma part, je prendrais le risque de poser qu'on peui: essayer de être comprimée [opprimi]et qu'il est possible de tenir les hommes
lire Spinoza en le transformant, contre ses propres thèses conserva- dans une dépendance telle qu'ils n'osent pas proférer une parole,
trices, mais au plus près de sa propre tendance transformatrice : non sinon par la prescription du souverain; encore n'obtiendra-t-il jamais
qu'ils n'aient de pensées que celles qu'il aura voulues; et ainsi,
pas comme une tentative avortée de définition de l'État démocratique, par une conséquence nécessaire [necessariosequeretur],les hommes
mais comme un effort sans égal pour penser rigoureusement la ne .cesseraient d'avoir des opinions en désaccord avec leur langage
démocratie comme transformation de l'État, ou de l'étatique. Et celle- et la bonne foi, cette première nécessité de l'État, se corromprait
ci, encore, non pas dans sa chronologie imaginaire, mais dans ses [ ...]. Les hommes sont ainsi faits qu 'ils ne supportent rien plus
conditions et ses objets. malaisément que de voir les opinions qu'ils croient vraies tenues
pour criminelles, et imputé à méfait ce qui émeut leurs âmes à
la piété envers Dieu et les hommes [ipsos ... movet].Par où il arrive
1. Sur l'impossibilité de distinguer « la volonté » et «l'entendement», et l'ab- qu'ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats,
surdité de l'idée volontariste d'un « libre pouvoir de suspendre le jugement», cf à juger non pas honteux mais très beau d'émouvoir [mover e] des
Éthique, Il, prop. 48 et 49 avec leurs scolies, qu'il est impossible de reproduire ici.
La thèse de Spinoza vise Descartes mais aussi, à l'opposé, Calvin (cf Institution de
séditions pour une telle cause et de tenter quelque entreprise violente
la religion chrétienne, chap. II, « De la connaissance de l'homme »). que ce soit [quodvis/acinus tentare]. Puis donc que telle est la

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

nature humaine, il est évident que les lois concernant les opinions théorie de la nature humaine, un principe du minimum d'individua-
menacent non les criminels , mais les hommes de caractère indé- lité, ou du maximum de compressibilité de l'individu, qui est justement
pendant [non scelestos, sed ingenuos] [... ] et qu'elles ne P,euvent être l'opposé de l'individualisme classique 1 •
maintenues en conséquence sans grand danger pour l'Etat (Traité Ce principe a d'autres équivalents dans son œuvre. Par exemple
théologico-politique, XX, p. 332). celui du chapitre VII du Traité théologico-politiqtte, qui porte sur le
minimum de signification du langage (« personne en effet n'a jamais
Enchaînement causal qui mérite fort d'être comparé à celui que pu avoir profit [ex usu esse] à changer le sens d'un mot, tandis qu'il
Thomas More avait exposé dans l' Utopie (de la propriété privée à y a souvent profit à changer le sens d'un texte»), principe qui se
l'oppression, de l'oppression au crime, du crime à la sédition et déduit du fait que l'usage de la langue, qui détermine le sens des
à la guerre civile) : chacun a ses implications et sa postérité mots, n'est pas individuel, c'est-à-dire privé, mais commun (« la
théorique. langue est conservée à la fois par le vulgaire et par les doctes » :
Hobbes, on s'en souvient, avait soutenu le contraire: les hommes Traité théologico-politique, VII, 146).
peuvent croire ce qu'ils veulent pourvu qu'ils remuent les lèvres du Mais surtout, ce principe rejoint celui qui, dans le Traité politique,
même mouvement que le souverain, et cette opinion avait paru énonce les limites d'une dissolution possible de l'État, et que nous
scandaleusement cynique, même et surtout aux tenants de l'ordre avions rencontré déjà comme contrepartie des thèses portant sur la
établi 1• Or Spinoza ne l'attaque pas d'un point de vue moral. Il guerre civile :
montre qu'elle est dangereuse parce que physiquement impossible :
cela veut dire que toute tentative - Dieu sait qu'elles ne manquent Tous les hommes redoutent la solitude, parce que nul d'entre eux
pas - pour identifier absolument les opinions, pour comprimer dans la solitude n'a de force pour se défendre et se procurer les choses
l'individualité, ne peut que se retourner contre elle-même : susciter nécessaires à la vie ; il en résulte que les hommes ont de l'état civil
une réaction explosive. Car elle ignore pratiquement que l'indivi- un appétit naturel et qu'il ne peut se faire que cet état soit jamais
dualité n'est pas une totalité simple, qu'on puisse circonscrire dans entièrement dissous. Les discordes donc et les séditions qui éclatent
un discours, un genre de vie uniques; toujours subsiste une multi- · dans la Cité n'ont jamais pour effet la dissolution de la Cité (comme
plicité indéfinie de parties , de rapports et de fluctuations qui excède c'est le cas dans les autres sociétés) mais le passage d'une forme à
une autre, si du moins les dissensions ne se peuvent apaiser sans
un tel projet imaginaire, et finit par le subvertir . changement de régime [servata Civitatis facie] [ ... ] (Traité politique,
Nous voyons ici Spinoza appliquer, en pleine concordance avec sa VI, 1-2).

1. Cf Hobbes, Léviathan, chap. XXXII : « il nous est enjoint de faire en sorte De même qu'il y a un minimum d'individualité incompressible,
que les mots du texte subjuguent notre entendement... Faire en sorte que notre il y a aussi un minimum de rapport social et même politique,
entendement soit subjugué , cela ne veut pas dire soumettre notre faculté intellectuelle également incompressible, même sous l'effet des révolutions popu-
à l'opinion de quelque autre homme, mais soumettre notre volonté à l'obéissance, laires les plus anarchiques. Contrairement à ce qu'implique l'indi-
là où l'obéissance est due . Car il n'est pas en notre pouvoir de changer sensation,
souvenir, entendement , raison et opinion : ces choses sont toujours et nécessairement vidualisme abstrait des théories du contrat originaire, Spinoza, tout
telles que les objets que nous voyons, entendons et considérons nous les mettent en en recherchant la stabilité de l'État comme un« absolu», pense qu'il
l'esprit . Elles ne sont pas des effets de notre volonté, c'est notre volonté qui est leur y a toujours encore de la politique par-delà son instabilité.
effet. C'est en nous abstenant de contredire que nous faisons que notre entendement
et notre raison soient subjugués, en parlant comme nous l'ordonne l'autorité légitime,
en vivant, enfin, en conformité avec ces prescriptions ; ce qui revient, en bref, à 1. Deleuze, op. cit., pp . 184-185, 201 -203, etc., ébauche une formulation de ce
placer sa confiance et sa foi dans celui qui parle, même si les mots employés ne principe, à propos précisément de la façon dont , dans le mode fini, se trouve
peuvent éveiller en l'esprit aucune notion d'aucune sorte» (trad . Tricot , p . 396) . impliquée ou exprimée « une multitude qui dépasse tout nombre » : « Spinoza
Cf également Léviathan, chap. XLIII, ibid., pp . 620-621; De Cive, chap. XVIII, suggère que le rapport qui caractérise un mode existant dans son ensemble est doué
§§ 12-13. Commentaire indiscutable de Matheron, « Politiqu~ et religion chez Hobbes d'une sorte d'élasticité [ ...] certains passages de la Lettre XII à Meyer prennent ici
et Spinoza», in C.E.R.M ., Philosophie et religion, Paris, Editions Sociales, 1974 , tout leur sens, qui font allusion à l'existence d'un maximum et d'un minimum »
l'P· 91 et sq. [rééd~ in Anthropologie et politiqtte au xvrr siècle (Études sttr Spinoza), (souligné par moi, É.B.); et plus haut: « L'individuation, chez Spinoza, n'est ni
Ed. Vrin, · 1986, p. 123 sq.]. qualitative ni extrinsèque, elle est quantitative-intrinsèque, intensive » (ibid ., p. 180).

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La crainte des masses Spinoza, l' anti-Orwell

nature humaine, il est évident que les lois concernant les opinions théorie de la nature humaine, un principe du minimum d'individua-
menacent non les criminels , mais les hommes de caractère indé- lité, ou du maximum de compressibilité de l'individu, qui est justement
pendant [non scelestos, sed ingenuos] [... ] et qu'elles ne P,euvent être l'opposé de l'individualisme classique 1 •
maintenues en conséquence sans grand danger pour l'Etat (Traité Ce principe a d'autres équivalents dans son œuvre. Par exemple
théologico-politique, XX, p. 332). celui du chapitre VII du Traité théologico-politiqtte, qui porte sur le
minimum de signification du langage (« personne en effet n'a jamais
Enchaînement causal qui mérite fort d'être comparé à celui que pu avoir profit [ex usu esse] à changer le sens d'un mot, tandis qu'il
Thomas More avait exposé dans l' Utopie (de la propriété privée à y a souvent profit à changer le sens d'un texte»), principe qui se
l'oppression, de l'oppression au crime, du crime à la sédition et déduit du fait que l'usage de la langue, qui détermine le sens des
à la guerre civile) : chacun a ses implications et sa postérité mots, n'est pas individuel, c'est-à-dire privé, mais commun (« la
théorique. langue est conservée à la fois par le vulgaire et par les doctes » :
Hobbes, on s'en souvient, avait soutenu le contraire: les hommes Traité théologico-politique, VII, 146).
peuvent croire ce qu'ils veulent pourvu qu'ils remuent les lèvres du Mais surtout, ce principe rejoint celui qui, dans le Traité politique,
même mouvement que le souverain, et cette opinion avait paru énonce les limites d'une dissolution possible de l'État, et que nous
scandaleusement cynique, même et surtout aux tenants de l'ordre avions rencontré déjà comme contrepartie des thèses portant sur la
établi 1• Or Spinoza ne l'attaque pas d'un point de vue moral. Il guerre civile :
montre qu'elle est dangereuse parce que physiquement impossible :
cela veut dire que toute tentative - Dieu sait qu'elles ne manquent Tous les hommes redoutent la solitude, parce que nul d'entre eux
pas - pour identifier absolument les opinions, pour comprimer dans la solitude n'a de force pour se défendre et se procurer les choses
l'individualité, ne peut que se retourner contre elle-même : susciter nécessaires à la vie ; il en résulte que les hommes ont de l'état civil
une réaction explosive. Car elle ignore pratiquement que l'indivi- un appétit naturel et qu'il ne peut se faire que cet état soit jamais
dualité n'est pas une totalité simple, qu'on puisse circonscrire dans entièrement dissous. Les discordes donc et les séditions qui éclatent
un discours, un genre de vie uniques; toujours subsiste une multi- · dans la Cité n'ont jamais pour effet la dissolution de la Cité (comme
plicité indéfinie de parties , de rapports et de fluctuations qui excède c'est le cas dans les autres sociétés) mais le passage d'une forme à
une autre, si du moins les dissensions ne se peuvent apaiser sans
un tel projet imaginaire, et finit par le subvertir . changement de régime [servata Civitatis facie] [ ... ] (Traité politique,
Nous voyons ici Spinoza appliquer, en pleine concordance avec sa VI, 1-2).

1. Cf Hobbes, Léviathan, chap. XXXII : « il nous est enjoint de faire en sorte De même qu'il y a un minimum d'individualité incompressible,
que les mots du texte subjuguent notre entendement... Faire en sorte que notre il y a aussi un minimum de rapport social et même politique,
entendement soit subjugué , cela ne veut pas dire soumettre notre faculté intellectuelle également incompressible, même sous l'effet des révolutions popu-
à l'opinion de quelque autre homme, mais soumettre notre volonté à l'obéissance, laires les plus anarchiques. Contrairement à ce qu'implique l'indi-
là où l'obéissance est due . Car il n'est pas en notre pouvoir de changer sensation,
souvenir, entendement , raison et opinion : ces choses sont toujours et nécessairement vidualisme abstrait des théories du contrat originaire, Spinoza, tout
telles que les objets que nous voyons, entendons et considérons nous les mettent en en recherchant la stabilité de l'État comme un« absolu», pense qu'il
l'esprit . Elles ne sont pas des effets de notre volonté, c'est notre volonté qui est leur y a toujours encore de la politique par-delà son instabilité.
effet. C'est en nous abstenant de contredire que nous faisons que notre entendement
et notre raison soient subjugués, en parlant comme nous l'ordonne l'autorité légitime,
en vivant, enfin, en conformité avec ces prescriptions ; ce qui revient, en bref, à 1. Deleuze, op. cit., pp . 184-185, 201 -203, etc., ébauche une formulation de ce
placer sa confiance et sa foi dans celui qui parle, même si les mots employés ne principe, à propos précisément de la façon dont , dans le mode fini, se trouve
peuvent éveiller en l'esprit aucune notion d'aucune sorte» (trad . Tricot , p . 396) . impliquée ou exprimée « une multitude qui dépasse tout nombre » : « Spinoza
Cf également Léviathan, chap. XLIII, ibid., pp . 620-621; De Cive, chap. XVIII, suggère que le rapport qui caractérise un mode existant dans son ensemble est doué
§§ 12-13. Commentaire indiscutable de Matheron, « Politiqu~ et religion chez Hobbes d'une sorte d'élasticité [ ...] certains passages de la Lettre XII à Meyer prennent ici
et Spinoza», in C.E.R.M ., Philosophie et religion, Paris, Editions Sociales, 1974 , tout leur sens, qui font allusion à l'existence d'un maximum et d'un minimum »
l'P· 91 et sq. [rééd~ in Anthropologie et politiqtte au xvrr siècle (Études sttr Spinoza), (souligné par moi, É.B.); et plus haut: « L'individuation, chez Spinoza, n'est ni
Ed. Vrin, · 1986, p. 123 sq.]. qualitative ni extrinsèque, elle est quantitative-intrinsèque, intensive » (ibid ., p. 180).

96 97
La crainte des masses Spinoza , l'anti-Orw ell

Notre époque est elle-même hantée par une crainte des masses pas plutôt éloigné davantage encore des jeux de miroir de la cons-
qui conjoint les images de l'absolutisme étatique , voire du contrôle cience (ou liberté) et du conditionnement (ou nécessité) ?
électronique des opinions, et celles de la violence révolutionnaire ou En montrant qu'individualité et multitude sont indissociables,
du terrorisme. Dans la figure mythique du totalitarisme - étayée sur Spinoza montre aussi par avance l'absurdité des théories du totali-
des faits bien réels, mais bien hétéroclites - elle a donné corps au tarisme , qui ne voient dans les mouvements de masses que la figure
fantasme d'un mouvement de masse «total», suscité du dedans ou d'un mal historique radical, et ne savent lui opposer que la foi dans
du dehors par une menace de mort, par une négativité radicale, et l'éternel recommencement de la conscience humaine et dans sa
capable d'imposer l'uniformité absolue des individus. Identifiant ainsi capacité d'instituer le règne des Droits de l'Homme. Bien loin lui-
la multitude avec la solitude sans laisser subsister aucun espace à même d'être un démocrate au sens que nous pourrions donner à ce
l'humain, Hannah Arendt en a proposé la métaphysique, mais terme , Spinoza se trouve peut-être fournir par là à notre actualité
George Orwell (dans 1984) en a donné ùne ·présentation de fiction des indications et des moyens de pensée contre la sujétion qui sont
(fiction sur une fiction, donc) bien plus efficace, dont l'histoire ne plus durables que s'il avait réussi à décrire les institutions de la
cesse de suggérer l'actualité. Le génie littéraire de cette fiction tient , démocratie. Sa crainte des masses n'est pas de celles, totalement
notamment , dans le fait d 'avoir poussé l'idée de domination jusqu'à irrationnelles, qui paralysent l'intelligence et ne peuvent servir qu 'à
celle de conditionnement absolu et, simultanément, l'idée de pro- stupéfier les individus. L'effort de comprendre qui l'habite (sed
pagande politique jusqu 'à celle de la création d'une langue artificielle, intelligere) est suffisant pour qu'elle puisse servir à résister, à lutter,
dont les mots mêmes annulent la liberté de pensée. et à transformer la politique.
Spinoza est l'ami-Orwell. Pas plus que ne sont pensables pour lui
une réduction et un contrôle absolu du sens des mots , pas davantage
ne peut-on penser une réduction absolue de l'individualité par la
masse, ni de la masse par l'absorption dans l'individualité au pouvoir.
Ces cas extrêmes, qui seraient des négations radicales ou des figures
de la mort, présente jusque dans la vie même, sont aussi des fictions,
physiquement impossibles et, par conséquent, intellectuellement inu-
tiles, politiquement néfastes.
Il est vrai que Spinoza, s'il a reculé devant l'idée d'un délire
absolu de la foule, capable de préférer la mort à sa propre utilité et
à sa propre conservation, a rencontré sans l'approfondir, de peur de
tomber lui-même dans la «superstition» , le problème du délire de
l'individu :

Nulle raison ne m 'oblige à admettre qu'un corps ne meurt que


s'il est changé en cadavre : l'exp érience même semble persuader le
contraire. Parfois en effet un homme subit de tels changements qu 'il
serait difficile de dire qu'il est le même ; j'ai entendu parler , en
particulier, d 'un certain poète espagnol atteint d'une maladie et qui,
bien que guéri, dem eura dans un tel oubli de sa vie passée qu 'il ne
croyait pas siennes les comédies et les tragédies par lui composées ;
on eût pu le tenir pour un enfant adult e s'il avait oublié aussi sa
langue maternelle (Ethique, IV, scolie de la prop. 39).

Mais cette question, s'il l'avait examinée, l'aurait-elle ramené vers


plus d'individualisme psychologique et juridique? Ne l'aurait-elle

98
La crainte des masses Spinoza , l'anti-Orw ell

Notre époque est elle-même hantée par une crainte des masses pas plutôt éloigné davantage encore des jeux de miroir de la cons-
qui conjoint les images de l'absolutisme étatique , voire du contrôle cience (ou liberté) et du conditionnement (ou nécessité) ?
électronique des opinions, et celles de la violence révolutionnaire ou En montrant qu'individualité et multitude sont indissociables,
du terrorisme. Dans la figure mythique du totalitarisme - étayée sur Spinoza montre aussi par avance l'absurdité des théories du totali-
des faits bien réels, mais bien hétéroclites - elle a donné corps au tarisme , qui ne voient dans les mouvements de masses que la figure
fantasme d'un mouvement de masse «total», suscité du dedans ou d'un mal historique radical, et ne savent lui opposer que la foi dans
du dehors par une menace de mort, par une négativité radicale, et l'éternel recommencement de la conscience humaine et dans sa
capable d'imposer l'uniformité absolue des individus. Identifiant ainsi capacité d'instituer le règne des Droits de l'Homme. Bien loin lui-
la multitude avec la solitude sans laisser subsister aucun espace à même d'être un démocrate au sens que nous pourrions donner à ce
l'humain, Hannah Arendt en a proposé la métaphysique, mais terme , Spinoza se trouve peut-être fournir par là à notre actualité
George Orwell (dans 1984) en a donné ùne ·présentation de fiction des indications et des moyens de pensée contre la sujétion qui sont
(fiction sur une fiction, donc) bien plus efficace, dont l'histoire ne plus durables que s'il avait réussi à décrire les institutions de la
cesse de suggérer l'actualité. Le génie littéraire de cette fiction tient , démocratie. Sa crainte des masses n'est pas de celles, totalement
notamment , dans le fait d 'avoir poussé l'idée de domination jusqu'à irrationnelles, qui paralysent l'intelligence et ne peuvent servir qu 'à
celle de conditionnement absolu et, simultanément, l'idée de pro- stupéfier les individus. L'effort de comprendre qui l'habite (sed
pagande politique jusqu 'à celle de la création d'une langue artificielle, intelligere) est suffisant pour qu'elle puisse servir à résister, à lutter,
dont les mots mêmes annulent la liberté de pensée. et à transformer la politique.
Spinoza est l'ami-Orwell. Pas plus que ne sont pensables pour lui
une réduction et un contrôle absolu du sens des mots , pas davantage
ne peut-on penser une réduction absolue de l'individualité par la
masse, ni de la masse par l'absorption dans l'individualité au pouvoir.
Ces cas extrêmes, qui seraient des négations radicales ou des figures
de la mort, présente jusque dans la vie même, sont aussi des fictions,
physiquement impossibles et, par conséquent, intellectuellement inu-
tiles, politiquement néfastes.
Il est vrai que Spinoza, s'il a reculé devant l'idée d'un délire
absolu de la foule, capable de préférer la mort à sa propre utilité et
à sa propre conservation, a rencontré sans l'approfondir, de peur de
tomber lui-même dans la «superstition» , le problème du délire de
l'individu :

Nulle raison ne m 'oblige à admettre qu'un corps ne meurt que


s'il est changé en cadavre : l'exp érience même semble persuader le
contraire. Parfois en effet un homme subit de tels changements qu 'il
serait difficile de dire qu'il est le même ; j'ai entendu parler , en
particulier, d 'un certain poète espagnol atteint d'une maladie et qui,
bien que guéri, dem eura dans un tel oubli de sa vie passée qu 'il ne
croyait pas siennes les comédies et les tragédies par lui composées ;
on eût pu le tenir pour un enfant adult e s'il avait oublié aussi sa
langue maternelle (Ethique, IV, scolie de la prop. 39).

Mais cette question, s'il l'avait examinée, l'aurait-elle ramené vers


plus d'individualisme psychologique et juridique? Ne l'aurait-elle

98
Modernités :
Peuple, Etat, Révolution
/
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple
Rousseau et K ant

La philosophie moderne a pivoté autour d’un énoncé théorique­


ment révolutionnaire, celui qui figure au début du Contrat social
(Livre I, chap. 5) : « Avant donc que d ’examiner l’acte par lequel
un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un
peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement anterieur à
l’autre est le vrai fondement de la société. » Trente ans plus tard, la
révolution politique lui a procuré le réfèrent dont il manquait. De
l’évidence qu’il a alors acquise, mais aussi de ses apodes, a résulté
la transformation de la philosophie politique en une philosophie de
l’histoire, et plus profondément, l’inscription de la question du sujet
(politique, juridique, transcendantal) dans un espace théorique cir­
conscrit par les deux catégories du sujet historique (sujet dans l’histoire,
constitué par elle) et du Sujet de l’histoire (sujet constituant, dont
l’histoire serait le procès de réalisation). Je me propose ici d’esquisser
cette généalogie, en limitant mon exposé à la transition qui, de
Rousseau, nous mène aux positions de Kant.

La question de Rousseau : Qu’est-ce qu’un citoyen ?

Rousseau commence par montrer que toutes les fondations de


l’ordre social qui reposent sur un principe de sujétion sont intrin­
sèquement contradictoires. Il est ainsi conduit à opposer entre elles
une « aggrégation » (ce qu’est une multitude soumise à un maître)
et une «association» (ce que doit être un peuple). Cette dernière
notion récuse à la fois les représentations individualistes et corpo­
ratistes de la société civile. En effet, dans les deux cas, la distinction

101
La crainte des masses Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

entre le privé/ et le public, sans laquelle il n’y a à proprement parler Il en résulte une définition particulièrement exigeante de la citoyen­
ni droit, ni Etat, deviendrait inintelligible. Et dans les deux cas les neté : absolument souverain, le citoyen dispose collectivement du
hommes sont politiquement passifs, ce qui signifie qu’il n’y a pas à pouvoir illimité de « faire la loi » et de la transformer. Mais en
proprement parler de citoyens. Une association véritable ne peut être contrepartie chaque citoyen pris individuellement doit une obéissance
ni la juxtaposition des individualités ni leur fusion mystique, ni la absolue à la loi. Au sujet du prince, soumis à un arbitraire permanent,
multiplicité pure ni l’émanation de l’Un. D ’où la question : quel se substitue le sujet de la loi, soumis à une nécessité rationnelle. Tel
est l'acte par lequel une association se constitue, par lequel « un est le véritable sens de son autonomie : décider lui-même en général
peuple est un peuple 1 » ? d ’une façon absolument libre la législation à laquelle il obéira
Le mot acte doit être pris à la fois au sens d’institution et au sens absolument en particulier. Le citoyen d’Aristote était tantôt en posi­
d ’activité permanente, de « production ». C’est le pacte ou contrat, tion de commandement (archôn), tantôt en position d’obéissance
dans lequel, par une « aliénation totale de chaque associé avec tous Carcbomenos) '. Celui de Rousseau est à la fois l’un et l’autre : le
ses droits à toute la communauté », une personne publique se trouve citoyen est immédiatement sujet, et réciproquement.
instantanément constituée qui concentre toute la souveraineté. Mais Il est clair toutefois que cette remarquable unité de contraires est
comme cette personne n’est autre que l’unité des citoyens, elle n’est suspendue à une hypothèse très stricte, et peut-être très irréaliste :
pas synonyme d’assujettissement à un maître : au contraire, elle qu’aucun écart ne s’introduise jamais, ni dans leur composition ni
institue véritablement la liberté et l’égalité, comme si chacun « ne dans leurs comportements, entre le corps des citoyens et le corps des
contractait qu’avec lui-même » et, « se donnant à tous », ne se donnait sujets, afin qu’il s’agisse bien toujours exactement du même corps.
« à personne ». L’aliénation totale est une conversion permanente de Or les difficultés commencent à se manifester dans le texte même
l’individualité privée en individualité sociale, c’est-à-dire politique. du Contrat social.
Quelles sont les conséquences de cette conception ? La volonté La première, c’est le cercle logique inhérent à la notion de volonté
générale, qui s’exprime par la loi c’est-à-dire par des décisions à la générale. Par définition (précisément parce qu’elle ne se confond pas
fois universelles et impératives, est nécessairement immanente à avec la « volonté de tous »), elle ne saurait exister aussi longtemps
chacune des décisions que prend la société lorsqu’elle a en vue que le « corps moral et collectif » n’est pas constitué, autrement dit
l’intérêt commun et lui seul. Alors surgit un « moi commun » inter­ avant Yacte qui conclut le pacte social. Pourtant, comment cet acte
individuel, avec sa vie propre, qui confère au peuple son identité. lui-même serait-il possible s’il n’émanait d’une volonté, d’un « moi »
conscient ou inconscient ? A cette difficulté s’en ajoute une autre,
1. Naturellement une « question », surtout si elle est révolutionnaire, n'est jamais pratiquement plus redoutable. La volonté générale est « indivi­
absolument sans précédents. Elle doit au contraire s’inscrire dans une chaîne signi­ sible » : c’est une condition essentielle pour que la loi qu’elle institue
fiante, dont elle vient réitérer la prégnance en même temps qu’elle en bouleverse n’exprime pas l’intérêt d’un individu ou d’un groupe. Elle doit
l’économie au feu d ’une conjoncture inédite. Pour ce qui nous concerne, il faudrait « partir de tous pour s’appliquer à tous ». Mais qu’en sera-t-il en
ici remonter à la « définition » du peuple (romain) placée par Cicéron dans la bouche
de Scipion : « Est igitur, inquit Africanus, respublica, res populi ; populus autem non
otnnis hominum coetus qitoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis juris consensu
et utilitatis communione sociatusii {De la république, I, 25). À quoi saint Augustin 1. C’est, on le sait, la seconde des définitions formelles du citoyen données par
répond dans la Cité de Dieu (XIX, 21) en niant que, conformément à sa définition Aristote au Livre III de la Politique (1277 a 25) : « on loue le fait d ’êtri; capable
même, la République romaine ait jamais été - faute de véritable justice — la « chose aussi bien de gouverner que d ’être gouverné, et il semble que d'une certaine manière
du peuple» : « Qiiapropter nunc est locus, ut (...) secundum definitiones, quibus apud l'excellence d ’un bon citoyen soit d ’être capable de bien commander et de bien
Ciceronem utitur Scipio in libris de re publica, mimquam rem publicam fuisse romanam. obéir» {to dunasthai kai archein kai archesthai kalôs). Ici encore nous avons affaire
Breviter enim rem publicam définit esse rem populi. Qtiae definitio si vera est, numquam à une chaîne signifiante dont l’origine remonte au moins au « discours d Otanès »
fu it Romana res publica, quia numquam fu it res populi, quam definitionem voluit esse dans Hérodote, Histoires, III (Thalie), 83 : « Car je ne veux ni commander, ni être
rei publicae. Populmn enirn esse definivit coetum multitudinis juris consensu et utilitatis commandé » (Oute gar archein oute archesthai ethelô). Avec ces trois formules, nous
communione societatum... » C'est à cette alternative que, par delà les siècles, Rousseau avons donc la série apparemment complète des possibilités logiques : ni commander
va imposer un déplacement radical. Mais pour cela il lui faut « problématiser » ni obéir (principe d ’« an-archie »), ou commander ou obéir (alternativement), et
toute la chaîne, c’est-à-dire énoncer en toutes lettres la question latente pour laquelle commander et obéir (simultanément). [Cf. le commentaire de E. Terray, La politique
différentes « réponses » étaient disponibles. dans la caverne, Ed. Le Seuil, Paris 1990, p. 210/?.]

102 103
La crainte des masses Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

entre le privé/ et le public, sans laquelle il n’y a à proprement parler Il en résulte une définition particulièrement exigeante de la citoyen­
ni droit, ni Etat, deviendrait inintelligible. Et dans les deux cas les neté : absolument souverain, le citoyen dispose collectivement du
hommes sont politiquement passifs, ce qui signifie qu’il n’y a pas à pouvoir illimité de « faire la loi » et de la transformer. Mais en
proprement parler de citoyens. Une association véritable ne peut être contrepartie chaque citoyen pris individuellement doit une obéissance
ni la juxtaposition des individualités ni leur fusion mystique, ni la absolue à la loi. Au sujet du prince, soumis à un arbitraire permanent,
multiplicité pure ni l’émanation de l’Un. D ’où la question : quel se substitue le sujet de la loi, soumis à une nécessité rationnelle. Tel
est l'acte par lequel une association se constitue, par lequel « un est le véritable sens de son autonomie : décider lui-même en général
peuple est un peuple 1 » ? d ’une façon absolument libre la législation à laquelle il obéira
Le mot acte doit être pris à la fois au sens d’institution et au sens absolument en particulier. Le citoyen d’Aristote était tantôt en posi­
d ’activité permanente, de « production ». C’est le pacte ou contrat, tion de commandement (archôn), tantôt en position d’obéissance
dans lequel, par une « aliénation totale de chaque associé avec tous Carcbomenos) '. Celui de Rousseau est à la fois l’un et l’autre : le
ses droits à toute la communauté », une personne publique se trouve citoyen est immédiatement sujet, et réciproquement.
instantanément constituée qui concentre toute la souveraineté. Mais Il est clair toutefois que cette remarquable unité de contraires est
comme cette personne n’est autre que l’unité des citoyens, elle n’est suspendue à une hypothèse très stricte, et peut-être très irréaliste :
pas synonyme d’assujettissement à un maître : au contraire, elle qu’aucun écart ne s’introduise jamais, ni dans leur composition ni
institue véritablement la liberté et l’égalité, comme si chacun « ne dans leurs comportements, entre le corps des citoyens et le corps des
contractait qu’avec lui-même » et, « se donnant à tous », ne se donnait sujets, afin qu’il s’agisse bien toujours exactement du même corps.
« à personne ». L’aliénation totale est une conversion permanente de Or les difficultés commencent à se manifester dans le texte même
l’individualité privée en individualité sociale, c’est-à-dire politique. du Contrat social.
Quelles sont les conséquences de cette conception ? La volonté La première, c’est le cercle logique inhérent à la notion de volonté
générale, qui s’exprime par la loi c’est-à-dire par des décisions à la générale. Par définition (précisément parce qu’elle ne se confond pas
fois universelles et impératives, est nécessairement immanente à avec la « volonté de tous »), elle ne saurait exister aussi longtemps
chacune des décisions que prend la société lorsqu’elle a en vue que le « corps moral et collectif » n’est pas constitué, autrement dit
l’intérêt commun et lui seul. Alors surgit un « moi commun » inter­ avant Yacte qui conclut le pacte social. Pourtant, comment cet acte
individuel, avec sa vie propre, qui confère au peuple son identité. lui-même serait-il possible s’il n’émanait d’une volonté, d’un « moi »
conscient ou inconscient ? A cette difficulté s’en ajoute une autre,
1. Naturellement une « question », surtout si elle est révolutionnaire, n'est jamais pratiquement plus redoutable. La volonté générale est « indivi­
absolument sans précédents. Elle doit au contraire s’inscrire dans une chaîne signi­ sible » : c’est une condition essentielle pour que la loi qu’elle institue
fiante, dont elle vient réitérer la prégnance en même temps qu’elle en bouleverse n’exprime pas l’intérêt d’un individu ou d’un groupe. Elle doit
l’économie au feu d ’une conjoncture inédite. Pour ce qui nous concerne, il faudrait « partir de tous pour s’appliquer à tous ». Mais qu’en sera-t-il en
ici remonter à la « définition » du peuple (romain) placée par Cicéron dans la bouche
de Scipion : « Est igitur, inquit Africanus, respublica, res populi ; populus autem non
otnnis hominum coetus qitoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis juris consensu
et utilitatis communione sociatusii {De la république, I, 25). À quoi saint Augustin 1. C’est, on le sait, la seconde des définitions formelles du citoyen données par
répond dans la Cité de Dieu (XIX, 21) en niant que, conformément à sa définition Aristote au Livre III de la Politique (1277 a 25) : « on loue le fait d ’êtri; capable
même, la République romaine ait jamais été - faute de véritable justice — la « chose aussi bien de gouverner que d ’être gouverné, et il semble que d'une certaine manière
du peuple» : « Qiiapropter nunc est locus, ut (...) secundum definitiones, quibus apud l'excellence d ’un bon citoyen soit d ’être capable de bien commander et de bien
Ciceronem utitur Scipio in libris de re publica, mimquam rem publicam fuisse romanam. obéir» {to dunasthai kai archein kai archesthai kalôs). Ici encore nous avons affaire
Breviter enim rem publicam définit esse rem populi. Qtiae definitio si vera est, numquam à une chaîne signifiante dont l’origine remonte au moins au « discours d Otanès »
fu it Romana res publica, quia numquam fu it res populi, quam definitionem voluit esse dans Hérodote, Histoires, III (Thalie), 83 : « Car je ne veux ni commander, ni être
rei publicae. Populmn enirn esse definivit coetum multitudinis juris consensu et utilitatis commandé » (Oute gar archein oute archesthai ethelô). Avec ces trois formules, nous
communione societatum... » C'est à cette alternative que, par delà les siècles, Rousseau avons donc la série apparemment complète des possibilités logiques : ni commander
va imposer un déplacement radical. Mais pour cela il lui faut « problématiser » ni obéir (principe d ’« an-archie »), ou commander ou obéir (alternativement), et
toute la chaîne, c’est-à-dire énoncer en toutes lettres la question latente pour laquelle commander et obéir (simultanément). [Cf. le commentaire de E. Terray, La politique
différentes « réponses » étaient disponibles. dans la caverne, Ed. Le Seuil, Paris 1990, p. 210/?.]

102 103
La crainte des masses

réalité ? Rousseau voit se profiler le risque d ’un décalage considérable


entre un peuple idéal et un peuple réel (celui qui ne cesse de se
résoudre en individus « privés », dont rien ne garantit qu’ils feront
prévaloir la communauté sur leurs intérêts particuliers)
C’est pourquoi il lui faut supposer que l’existence de la volonté
générale est sous-tendue par un intérêt général, supérieur aux intérêts
particuliers, ou plutôt capable de les intégrer et de se les subordonner.
Ici se trouve le coeur de la politique rousseauiste : préserver l’intérêt
général et le faire prévaloir sur les intérêts particuliers est la tâche
principale du gouvernement. Mais pour que cette politique réussisse
il faut que les intérêts particuliers soient réellement compatibles. Aux
yeux de Rousseau, la condition en est que les écarts de fortune soient
maintenus dans des limites très étroites, en sorte que ne se forment
pas au sein du corps social de « petites sociétés » antagoniques, d’où
résulteraient des factions ou des partis. Là encore il y a cercle : à
moins de conditions historiques miraculeuses, seule une législation
égalitariste peut autoriser l’action permanente du gouvernement contre
le développement des inégalités de classes. Or elle présuppose elle-
même une volonté, donc un intérêt, donc une société égalitaires !
Rousseau en est parfaitement conscient. Sans doute il se place au
point de vue du droit, non du fait. Mais il entend décrire ce qui
peut être, pourvu que certaines conditions soient remplies. C’est
pourquoi le Contrat social se termine par un chapitre consacré à la
« religion civile » (concept importé, apparemment, de l’histoire de
l’Antiquité, mais dont le contenu doit être la réalité nouvelle du
patriotisme), dont il propose l’institution pour cimenter le consensus
social. « Faisant de la patrie l’objet de l’adoration des Citoyens, elle
leur apprend que servir l’Etat c’est en servir le Dieu tutélaire... »
{Contrat social, livre IV, chap. 8). A supposer qu’une telle « religion »
soit consistante, qu’elle puisse être instituée à la place ou à côté des
religions traditionnelles (sans « mettre l’homme en contradiction avec
lui-même »), enfin qu’elle ne débouche pas sur la guerre généralisée
entre les peuples en les rendant « sanguinaires et intolérants » - cela
fait beaucoup de conditions... — on peut effectivement supposer que
l’intérêt général, sacralisé, l’emporte sur tout autre.
Pacte, Volonté générale, Intérêt général, Religion civile : tel est en
somme le système au moyen duquel Rousseau résolvait son propre
problème. Il représente — en face des traditions naturalistes et théo-
cratiques, ou de la raison d ’Etat monarchique — une alternative
1. Cf. L. Althusser, « Sur le Contrat social (les Décalages) », Cahiers pour l ’Analyse,
n° 8, Autom ne 1967, rééd. Ed. Le Seuil.

104
Ce qui fa it qu'un peuple est un peuple

démocratique au courant libéral. Pour la première fois on se propose


de fonder le droit non pas sur une communauté d’origine (natura­
lisme), ou sur une grâce divine (transcendantalisme), ou sur une
convention arbitraire (artificialisme), mais sur la liberté et l’égalité
qu’il implique lui-même : en quelque sorte une auto-fondation du
droit. Mais les apories sont à la mesure de cette nouveauté.
En premier lieu, la notion même de peuple s’avère équivoque.
Ce que Rousseau appelait peuple ou souverain, la Révolution fran­
çaise l’appelle « nation » : « le principe de toute souveraineté réside
essentiellement dans la Nation » (Déclaration des Droits de l’homme
et du citoyen, 1789). Ici le terme désigne clairement un corps politique,
une collectivité de citoyens unie par les droits qu’ils se reconnaissent
mutuellement et par l’acte de libération qu’ils accomplissent ensemble.
C’est pourquoi la portée de la Déclaration est absolument universelle
(et sera comprise comme telle). Mais au cours des années suivantes,
le mot nation acquiert une autre signification : envahie, la République
se fixe comme objectif la conquête des « frontières naturelles », et
devient ainsi la « Grande Nation » ; cette entreprise débouche sur
une entreprise d’hégémonie qui semble réactiver le rêve de la monar­
chie universelle ; de leur côté les Etats conquis ou menacés déve­
loppent une idéologie nationaliste. Le peuple, entendu comme nation,
ne désigne plus dès lors uniquement un corps politique, mais une
unité historique, dont on cherche à expliquer l’identité et à justifier
les prétentions. La notion du patriotisme subit la même évolution.
En second lieu, la notion d’égalité recèle une redoutable alternative.
Ou bien on l’entend de façon formelle : tous les individus ont les
mêmes droits et les mêmes devoirs, cela signifie qu’ils sont également
traités par le droit. Non seulement cette égalité n’implique pas la
suppression des différences sociales, mais en un sens elle les présup­
pose : la fonction du droit est justement de faire en sorte que, par
delà ces différences, des règles universelles soient observées et que
tous soient « représentés » dans l’Etat. On rejoint les thèmes du
libéralisme. Ou bien, interprétation qu’on a vu s’esquisser chez
Rousseau, qui sera en partie assumée par Robespierre et que tentera
d ’imposer la Conspiration des Egaux, elle est pensée comme une
égalité « réelle » des droits des individus (de ce à quoi les individus
ont droit), donc une égalité des conditions sociales : car dans toute
société où les conditions sont inégales, les rapports de pouvoir font
inévitablement obstacle aux rapports de droit, les droits de l'homme
sont constamment niés en pratique. Ainsi surgit au premier plan la
question des luttes de classes.
En conséquence, la notion rousseauiste de volonté générale, telle

105
La crainte des masses

que la Révolution la diffuse comme un véritable mot d’ordre, ne


cesse d ’osciller entre les deux pôles de la constitution et de l’insur­
rection. On peut s’y référer pour légitimer un Etat, mais on peut
aussi s’en réclamer pour légitimer la révolution. Les penseurs poli­
tiques de tous les camps se sont immédiatement rendu compte
qu’elle recèle un élément de contestation de tout ordre établi, dès
lors que « peuple » (ou « nation », ou « société ») et « Etat » ne sont
pas des réalités identiques '. D ’où la nécessité, aux yeux de la plupart
d ’entre eux, d’en récuser le concept, ou du moins de le transformer
profondément.
Dans cette conjoncture bien précise, l’énoncé de Rousseau reste
incontournable, c’est-à-dire qu’il barre toute possibilité de retour en
arrière, vers une problématique de l’État comme corporation ou
comme société civile. Mais au lieu de constituer une réponse satis­
faisante au problème politique il devient une question. Kant - et
après lui Fichte, Hegel, Saint-Simon, plus tard Comte ou Marx,
chacun à sa façon - ne cessent de la reformuler pour pouvoir lui
apporter une autre réponse.

La réponse de Kant : Un citoyen est (toujours encore) un sujet

Le Kant auquel nous nous intéressons ici est le Kant « critique »,


exactement contemporain des événements révolutionnaires2. C’est
aussi celui dont on s'accorde à faire, dans les matières morales, un
disciple de Rousseau - non sans déceler à cet égard une évolution
au cours des années. Mais la difficulté principale réside dans l’écart

1. Y. Vargas, Rousseau, Économie politique, 1755, PUF, collection « Philosophies »,


1986, p. 55 sq. : « La révolte précipite les individus en un corps collectif qui a une
volonté que nul n ’a enfantée et que chacun reconnaît pour sienne. La dynamique
de la révolte remplace la métaphore de l’organisme. Elle conserve le moi commun,
mais au lieu de le définir comme structurel et aveugle, elle le définit comme loi
objective de réciprocité et concilie par là d ’emblée l'individu et le groupe. Seul un
peuple qui se bat pour sa liberté se reconnaît dans l’unité de sa Volonté générale
(...) le problème théorique de base est bien la question de l'insurrection fondatrice
du droit des peuples. C’est le fond du problème, le contrat n’est que la forme... »
2. Dans son livre récent, Kant révolutionnaire - Droit et politique (PUF, coll.
« Philosophies », 1988), André Tosel caractérise la position de Kant - favorable à
l'institutionnalisation de la révolution face aux Etats d ’Ancien Régime — comme
« thermidorienne ».

106
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

qui se creuse d’emblée entre les énoncés apparemment les plus


proches.

Le peuple introuvable

Lorsque Kant reprend à son compte la notion du contrat, il semble


bien retrouver exactement la conception de Rousseau : « L’acte par
lequel un peuple se constitue lui-même en Etat, à proprement parler
l’Idée de celui-là, qui seule permet d ’en penser la légalité, est ie
contrat originaire, d’après lequel tous abandonnent dans le peuple
leur liberté extérieure, pour la retrouver derechef comme membres
d ’une république, c’est-à-dire d’un peuple considéré comme Etat ;
et l’on ne peut pas dire que l’homme dans l'État ait sacrifié une
partie de sa liberté extérieure à une fin, mais il a entièrement
abandonné la liberté sauvage et sans loi, pour retrouver sa liberté en
général dans une dépendance légale, c’est-à-dire dans un état juri­
dique : elle est donc entière, car cette dépendance procède de sa
propre volonté législatrice» (Doctrine du droit, 1797, §47). Où
pourrait résider la différence ? Kant vient de nous dire que le « sou­
verain universel » dans l’État, « considéré selon les lois de la liberté,
nç peut être autre que le peuple uni lui-même ». La constitution du
peuple et celle de l’État s’impliquent donc réciproquement : le peuple
ne précède pas l’État (en fait il n’a aucune existence indépendamment
de lui), mais en retour l’État (du moins celui qui est conforme à
son Idée rationnelle) n’est rien d ’autre que la représentation instituée
du peuple.
Mais Kant le précise lui-même : il s’agit du peuple au sens
juridique, celui qui articule des intitutions à une Idée (on dira plus
tard : une « norme fondamentale »). Un tel peuple ne saurait donc
être confondu avec le peuple empiriqtie, ou plutôt il doit être pensé
comme le résultat d ’une transformation du peuple empirique d’après
une norme juridique et au moyen de sa mise en œuvre. Le peuple
empirique va nous apparaître alors, contradictoirement, à la fois
comme l’anticipation, la condition de possibilité du peuple luridique
(c’est-à-dire de l’État) et comme l’obstacle que sa constitution doit
surmonter, l’élément de naturalité qu’il lui faut toujours encore
réduire. Toutefois cette transformation ne sera pas simple à exposer,
car l’idée d’empiricité contient à la fois une référence à des liens
« naturels » de sociabilité qui singularisent les nations les unes en

107
ha crainte des masses

face des autres et une référence à des rapports « culturels » qui font
intervenir des conditions sociales. Dans la représentation du peuple
comme étant cet état de nature qui doit devenir un état de droit,
ces deux aspects sont inextricablement mêlés.
Soit en effet un autre texte, emprunté cette fois à l'Anthropologie
du point de vue pragmatique (1798). Au paragraphe intitulé « Le
Caractère du peuple » (lui-même inséré entre le « Caractère du sexe »
et le « Caractère de la race ») nous lisons ceci : « Par le terme de
peuple (populus), on entend la masse des hommes réunis en une
contrée, pour autant qu’ils constituent un tout. Cette masse, ou les
éléments de cette masse à qui une origine commune permet de se
reconnaître comme unie en une totalité civile, s’appelle nation (gens) ;
la partie qui s'exclut de ces lois (l’élément indiscipliné de ce peuple)
s’appelle la plèbe (vulgus) ; quand elle se coalise contre les lois, c’est
la révolte (agere per turbas) : conduite qui la déchoit de sa qualité
de citoyen » (trad. M. Foucault). Plutôt que de dénoncer l’incohérence
de cette juxtaposition, ou d’en rechercher l’explication dans les cir­
constances complexes de la rédaction et de la publication du texte,
il vaut la peine de lui accorder une valeur de symptôme. Nous
voyons en effet s’inscrire ici au compte de la nature un élément
irréductible au droit qui est en fait d’ordre politique (l’indiscipline
des masses comme aporie de la citoyenneté). Comment ne pas nous
demander si ce n’est pas justement cet élément qui conférera indé­
finiment à l’origine commune du peuple — ce qu’on peut bien
appeler une « ethnicité » —une fonction régulatrice nécessaire au droit
lui-même ? Sans elle, il n’est pas certain que la masse se reconnaîtrait
en toutes circonstances comme « unie en une totalité civile », autre­
ment dit se soumettrait à la forme juridique qui la libère collecti­
vement, et qui fait d’elle un peuple « constitué en E ta t1 ».
Ces formulations dirigent alors notre attention sur deux grandes
différences entre le peuple rousseauiste et l’État kantien.
La première, c’est le fait que, chez Kant, la distinction des
« citoyens actifs » et des « citoyens passifs » est constitutive. « Seule
1. II est éclairant d ’opposer à la formulation de Kant (qui exclut de fait la plèbe
de la citoyenneté) celle pratiquem ent contemporaine de Saint-Just, qui exclut de
droit les gouvernants : « Quiconque est magistrat, n'est plus du peuple ; il ne peut
entrer dans le peuple aucun pouvoir individuel. Si les autorités faisaient partie du
peuple, elles seraient plus puissantes que lui (...) Lorsqu’on parle à un fonctionnaire,
on ne doit pas dire citoyen ; ce titre est au-dessus de lui » (Fragments des Institutions
Républicaines, III.4) ; cf. mon article « Citoyen Sujet — Réponse à la question de
Jean-Luc Nancy : Qui vient après le sujet ? », Cahiers Confrontation (Éd. Aubier),
n° 20, Hiver 1989.

108
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

la capacité de donner son suffrage fonde la qualification comme


citoyen ; mais celle-là présuppose l’indépendance dans le peuple de
celui qui ne veut point être une simple partie de la république, mais
aussi un membre de celle-ci, c’est-à-dire qui veut être une partie
agissant par son propre arbitre avec d’autres en communauté. Cette
dernière qualité rend toutefois nécessaire la distinction des citoyens
actifs des citoyens passifs, encore que ce dernier concept semble d’une
manière générale en contradiction avec la définition du concept de
citoyen en général » (Doctrine du droit, § 46, remarque). Il ne suffit
donc pas, pour devenir citoyen actif, d ’être partie prenante au contrat :
encore faut-il apporter avec soi des « propriétés » qui sont l’équivalent
d’une nature, ou plus vraisemblablement qui rendent possible un
certain rapport « libre » à la nature (et c’est peut-être, nous le verrons
plus loin, dans la modalité de ce rapport que réside avant tout la
« contradiction »). Ceux qui travaillent au service d’autrui, les mineurs,
les femmes, en général les dépendants « manquent de personnalité
civile et leur existence n’est pour ainsi dire qu’inhérence... ils doivent
être protégés ou commandés par d’autres individus» (ibid.).
Dès lors une distinction doit être posée entre « droits de l’homme »
et « droits du citoyen » (ou entre « liberté et égalité naturelles » d’une
part, « constitution civile » d’autre part). La notion du peuple est
scindée. L’idée de représentation acquiert par là même une double
signification : d’une part les citoyens qui forment activement le peuple
se représentent eux-mêmes dans l’Etat (et dans le système de ses
différents « pouvoirs ») ; d ’autre part certains citoyens en représentent
d’autres, ceux qui précisément « dépendent naturellement » d’eux, et
par suite ne peuvent devenir des sujets de droit autonomes. Ceux-
là mêmes, sans doute, qui ont tendance à se révolter car ils risquent
toujours de préférer l’impératif du bonheur (ou le « droit à l’exis­
tence ») à l’impératif catégorique ou à l’Idée de la raison *. Nous
pouvons risquer l’hypothèse que si le peuple comme tel doit être
représenté dans l’Etat, c’est qu'au sein du peuple certaines « parties »,
certains « éléments » doivent en représenter d ’autres.
Une deuxième grande différence, c’est le fait que la communauté
politique kantienne soit explicitement inscrite dans un système d’Etats.
C’est pourquoi l’individu ne peut être caractérisé comme sujet de
droit (y compris comme sujet de droit public) d ’une façon univoque.
Mais il doit être reconnu et déployer son activité dans une pluralité
d’ordres juridiques auxquels correspondent autant de « citoyennetés » :
1. «L'adversité, la douleur, la pauvreté sont de grandes tentations menant
l’hom m e à violer son devoir» (Doctrine de la vertu, Introduction).

109
La crainte des masses

non seulement l’ordre juridique national et l’ordre juridique inter­


national, mais aussi, innovation propre à Kant, l’ordre « cosmopo­
litique » (Weltbürgerrecht).
Le sens de cette innovation est exactement inverse du précédent :
non pas restriction, mais extension de la citoyenneté : il s’agit de
faire en sorte que, même au delà des limites de l’Etat, l’individu soit
encore à certains égards un citoyen (et non pas simplement le sujet
d’un pouvoir qui l’utilise comme sa propriété ou son instrument).
C’est au problème de la guerre que Kant veut ici faire face. Un
argument essentiel de Rousseau consistait, on le sait, à poser que la
guerre n’est pas un rapport entre individus, mais uniquement un
rapport entre Etats (Contrat social, I, 4). Le fait est pourtant que
dans ce « rapport » très particulier les Etats utilisent les individus qui
sont leurs sujets comme des propriétés ou comme des instruments à
leur disposition, et visent les individus sujets d ’autres Etats pour
pouvoir atteindre ceux-ci. Le droit cosmopolitique kantien a pour
objectif de limiter cette utilisation en imposant juridiquement aux
Etats certaines formes morales du respect de la personne humaine,
qui anticipent sur un régime de « paix perpétuelle ».
Ici aussi, cependant, une contradiction se présente. Pour qu’une
telle limitation soit effective, il faudrait une autorité qui l’impose :
mais celle-ci supposerait la constitution d’un « Etat des Etats », soit
sous la forme d ’un Etat supra-national, soit sous la forme d’une
fédération. Dès lors que cette constitution n’est pas possible (car elle
suppose résolu le problème d ’une moralisation de l’humanité à
laquelle précisément les guerres font obstacle) il ne peut s’agir que
d’une Idée à la réalisation de laquelle travailleront différentes forces
convergentes. Quelles forces ? On devra, selon Kant, les rechercher
simultanément de deux côtés : dans la constitution républicaine de
chaque Etat en particulier, et dans les effets civilisateurs du commerce
universel (cf. Vers la paix perpétuelle, 1795, 2e section). Mais cette
solution hypothétique suppose que soit maintenu le niveau inter­
médiaire, celui d ’une appartenance des individus, en tant que « sujets »
(Untertan), à une communauté naturelle ou quasi naturelle. Les deux
niveaux de la citoyenneté (Staatsbürgerrecht, Weltbürgerrecht), dont
la réunion seule ferait exactement coïncider la condition de l’homme
en général et celle du citoyen, restent séparés par un Völkerrecht dans
lequel les individus affrontent des pouvoirs qu’ils ne constituent pas
librement. C’est pourquoi, peut-être, Kant maintient ici l’analogie
du peuple et de la famille : « Les hommes qui constituent un peuple
peuvent être représentés d’après l’analogie d’origine comme des
indigènes issus d’une souche commune, bien qu’ils ne le soient pas ;

110
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

néanmoins en un sens intellectuel et juridique, comme nés d’une


mère commune (la république), ils constituent pour ainsi dire une
famille (gens, natio), dont les membres (les citoyens) sont tous
apparentés... » (Doctrine du droit, § 53). Le peuple est une nation,
c’est-à-dire une famille fictive. La confusion semble plus que jamais
régner entre l’ordre du droit et celui de la nature. Mais le fond de
la question réside en ceci que Kant prend acte de l’impossibilité où
se trouve le concept du peuple de coïncider parfaitement avec lui-
même, dans une définition univoque, en raison de réalités historiques
dont il renvoie l’explication à la nature humaine.
Quelle relation pouvons-nous établir entre ces deux problèmes :
celui de la représentation des citoyens « passifs » par les citoyens
« actifs » dans l'État, celui de l’établissement d ’un droit cosmopo­
litique limitant la liberté des Etats nationaux envers leurs propres
sujets ? D ’abord une relation négative : dans les deux cas l’équilibre
entre l’idée du droit et la réalité des antagonismes sociaux est obtenu
par la forme républicaine, définie selon Kant par une double exclusion,
celle du despotisme et celle de la démocratie - deux extrêmes qui
paradoxalement se rejoignent dans leur négation de la division des
pouvoirs et dans leur tentative de faire le bonheur des hommes au
détriment de leur liberté. Ensuite une relation positive, dans la
perspective du progrès de l’humanité : il suffit que la constitution
ne soit pas contraire « à la liberté et à l’égalité, comme hommes, des
individus qui constituent ensemble un peuple » (Doctrine du droit,
§ 46) pour que ceux-ci puissent « travailler à s’élever de l’état pas­
sif à l’état actif » (ibid.) ; et il suffit que l’État républicain (voire
un État républicain, pour commencer) s’assigne comme objectif
de faire prévaloir la communication (Verkehr) entre les hommes et
ses avantages matériels sur les risques de la guerre pour que le règne
universel du droit devienne au moins pensable, réalisable « par
approximation ».
Nous sommes finalement très loin de Rousseau. La notion idéale
du peuple comme « moi commun » des citoyens s’est dissoute dans
le réalisme de la nature humaine. Mais dans le même temps son
contenu essentiel, l’identité du sujet et du citoyen, qui peut être
considérée comme l’existence même de la liberté, a été sublimé
sous la forme d’une « Idée » régulatrice du progrès historique. Il est
vrai qu’on pourrait dire aussi bien : c’est une certaine idée de la
liberté du sujet, irréductible à la citoyenneté rousseauiste, qui est
susceptible de fonder cette dissolution — sublimation. Nous devons
essayer de la reconstituer.

111
La crainte des masses

Le sujet divisé : l’héroïque humiliation

On ne saurait dire, sans précision, que Kant ait formulé une


définition de la nature humaine. Car la reconnaissance du motif
anthropologique s’entoure chez lui de curieuses précautions \ L’énoncé
explicite de la question « Qu'est-ce que l’homme ? » doit être recherché
en des textes excentriques (le Cours de logique, recueil de notes publié
en 1800 par Jâsche). Et encore : le seul texte dans lequel la philo­
sophie comme telle soit identifiée à une anthropologie et son pro­
gramme complètement développé (« la philosophie n’est pas, à vrai
dire, une science des représentations, concepts et idées ou une science
des sciences (...) mais une science de l’homme, de sa représentation,
de sa pensée et de son action »), il l’emprunte à un disciple pour
l’insérer dans son propre écrit, ce qui lui permet en même temps de
prendre ses distances {Conflit des Vacuités, 1798, Première section,
Appendice). Nous pouvons penser que cette valse-hésitation ne
recouvre pas seulement la difficulté qu’il y a à introduire un néo­
logisme de sens 2, mais une persistante tension intérieure à la notion
même de l’homme ou de la nature humaine. Cette notion en effet
n ’est ni celle de la tradition théologique et de la métaphysique
substantialiste (le dualisme de l’âme et du corps), ni celle de la
psychologie empiriste, ni celle d ’une anthropologie positiviste.
Pour pouvoir la penser, Kant forge précisément le concept du
sujet dans son acception moderne —ou du moins il le nomme : libre
conscience de soi. Mais cette acception est inséparable d ’un double
conflit intérieur : sensibilité et raison, raison théorique et raison
pratique.

1. C’est Michel Foucault, plutôt que Heidegger, qui a mis cette question en
pleine lumière. Cf. également G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique. Essai
sur la « Critique de la faculté de juger », 1970, Librairie Arm and Colin, chap. XVII
« Le droit du seigneur », p. 467 sq.
2. Je dis de sens, car l’expression « science de l’hom m e » - forgée par Malebranche
dans sa signification moderne, où l'hom m e n ’est plus « sujet », par opposition à une
« science de Dieu », mais « objet » de connaissance - figure, au xvnr siècle, chez
Diderot et d ’Alembert (article « Encyclopédie » et Discours préliminaire de l'Ency­
clopédie), chez H um e, plus tard chez les médecins français, avant de déboucher chez
les Idéologues (cf. G. Gusdorf, La conscience révolutionnaire - Les Idéologues, Paris,
1978, p. 384 sq).

112
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

Dans l’ordre de la connaissance - à l’intérieur de ses limites — le


conflit de la sensibilité et de la raison peut se résoudre en complé­
mentarité, en harmonie (bien que le fondement de cette harmonie -
l’auto-affection du sujet —demeure toujours pour nous inconnaissable,
« mystérieux»). Dans l'ordre de la pratique, il s’avère inconciliable,
car la sensibilité et la raison présentent des mobiles incompatibles.
Ceux de la sensibilité sont « pragmatiques », ils expriment pour
chaque individu le désir de son propre bonheur, la poursuite de son
intérêt et la recherche des moyens correspondants ; ceux de la raison
se réduisent à l’unique impératif du devoir qui s’impose incondi­
tionnellement à la conscience, et que résume l’obligation de toujours
traiter autrui comme une personne (ou comme une « fin en soi ») et
jamais seulement comme une chose (ou un « moyen »). Le sujet se
trouve alors pris dans ce que, suivant une terminologie moderne,
nous pouvons appeler un double bind : il ne peut pas ne pas désirer
le bonheur, la « synthèse » de la moralité et de l’affectivité, mais il
ne peut pas non plus se soustraire à l’impératif catégorique, qui se
présente à lui comme l’obligation de faire abstraction des mobiles
de la sensibilité, donc en pratique de leur résister « héroïquement ».
Finalement ce qui est constitutif du sujet est un clivage de soi-même
qui ne peut être vécu que dans l’admiration et le déplaisir, voire
l’humiliation « dans notre propre conscience 1 ». On pourrait dire que
la modalité spécifique du sentiment moral, chez Kant, est celle de
l’héroïque humiliation. Là sans doute est la question centrale : comment
faire en sorte que la division du sentiment n’exclue pas l’identité (la
conscience de soi, la présence à soi), voire même la constitue ?
Il semble bien que Kant lui-même ait évolué vers une lecture de
plus en plus tragique du conflit pratique, et du clivage qu’il induit
dans le sujet2. Mais c’est ce tragique même qui permet d’énoncer
une solution, car il donne congé à toute tentation substandalxste, à
toute représentation du sujet comme « chose », pour l’identifier à sa
propre activité « pratique ». Au départ, l’antithèse de la sensibilité
et de la raison apparaît purement et simplement comme l’expression
du conflit entre la nature et la liberté, entre l’inclination affective et
la « bonne volonté » conforme au devoir. Au bout du compte, de
façon paulinienne et augustinienne, le conflit est réinscrit dans la
liberté elle-même, qui n’est pas simplement l’autre de la nature
(l’anti-nature), mais qui se « divise en deux ». C’est alors que l’in­
1. Critique de la raison pratique, tr. fr. Picavet, PUF, Paris, I960, p. 78.
2. Je rejoins sur ce point, entre autres, l’interprétation de Franca Papa, Tre Sttidi
su Kant, Lacaita editore, M anduria - Bari - Roma, 1984.

113
La crainte des masses

clination devient proprement le désir humain. Pour exprimer cette


relation Kant joue sur les deux termes dont il dispose en allemand,
Freiheit (liberté morale, autonomie) et Willkür (qu’on a traduit assez
malaisément par « arbitre » ou « libre arbitre ») : la liberté est à la
fois auto-nomie et hétéro-nomie, ce qui veut dire qu’elle porte en
elle-même son autre. En effet sans libre arbitre il n’y a pas de
responsabilité, donc pas d ’autonomie : le devoir n’a de sens que pour
un être déterminant lui-même son action d’après des fins. Mais le
libre arbitre est aussi le principe de la résistance à la moralité : il
est « faculté de désirer », inévitablement affectée par la sensibilité (ce
que Kant appelle « l’inclination »). Bien que les mobiles sensibles
traduisent la passivité de l’individu, par opposition à Xaction libre
du sujet qui s’impose à lui-même une règle, ils n’en résistent pas
moins de l’intérieur à l’intention morale. C’est pourquoi celle-ci
apparaît comme une obligation ou un impératif auquel, bien qu’il
émane de moi-même, j’ai à « obéir », et non pas simplement comme
une décision personnelle dont les circonstances me rendent l’exécution
plus ou moins facile Alors s’éclaire le terme de «pathologique»
dont Kant se sert pour désigner les mobiles sensibles, en tant que
désir : bien que leur résistance ne soit pas l’expression de ma volonté
(en tant que « bonne volonté » dont je ne peux méconnaître la
nécessité), elle n’est pas pour autant « non moi », autre que moi. Ce
que je découvre en « moi », c’est en quelque sorte l’impossibilité de
m ’identifier à « ma volonté 2 », Dans la Religion dans les limites de
la simple raison (1793) Kant désignera cette intervention du patho­
logique au cœur même de la liberté non comme une simple « fai­
blesse », mais comme le « mal radical », la perversion originaire, le
« mauvais principe » avec lequel « nous sommes secrètement en intel­
ligence », et qu’il n’est pas au pouvoir des forces humaines d’extirper,
mais qui les condamne en quelque sorte à la tâche infinie d’une
libération de la liberté.
En réalité ce que veut dire Kant c’est que l’expérience morale, ou
pratique, comme expérience de la division intérieure, est justement
l’accès que nous avons à la nature humaine, le moyen dont nous
disposons pour rattacher la représentation (et la conscience de soi)

1. Dans la Critique de la raison pratique, K ant ne cesse d ’enchaîner la série des


termes devoir (Pflicht), responsabilité (Schuldigkeit), obligation (Verbindlichkeit),
commandement (Gebot), soumission (Unterwerfung), contrainte (Nötigung), coercition
(Zwang). La Doctrine de la vertu (1797) parlera de « dictature ».
2. Ce que les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) appellent en latin
antagonismus (Ed. Delbos, Librairie Delagrave, 1962, p. 143).

114
Ce qui fa it qu'un peuple est un peuple

de l’individu à une idée générale de l’Humanité, et en même temps


pour mesurer l’écart qui sépare toujours encore un individu quel
qu’il soit de l'humain comme tel. Mais ce qu’il veut aussi montrer,
c’est que le clivage du sujet est étroitement lié à l’être social, ou
communautaire, de l’homme. Si le sujet peut intérioriser sa propre
appartenance à une communauté qui, pour lui, sera la réalisation
d ’une idée morale et non pas simplement une coalition d ’intérêts,
ou une entité extérieure (plus ou moins contraignante, utile, juste,
etc.), ce n’est pas en dépit, mais précisément à cause de son propre
clivage, dans lequel va s’insérer la société. Mais réciproquement si
la société (le peuple, l’Etat) doit se constituer en une « communauté »
organique, c’est qu’elle peut être intériorisée par des sujets, « voulue »
spontanément par eux comme le moyen de leur propre liberté. On
pressent ici que le « dualisme » kantien n’a pas qu’une fonction
négative. D ’un côté il engage dans une perpétuelle fuite en avant.
De l’autre il devient le moyen théorique par excellence de la construc­
tion de la politique et de l’histoire.
Dès lors nous devons considérer comme le noyau même de la
philosophie pratique le système des catégories qui permettent de
penser le fondement de la communauté sur la liberté du sujet, et
corrélativement l’insertion de la communauté dans le clivage du
sujet. On le sait, il s’agit des catégories de devoir et droit (moralité
et légalité), à!intériorité et à'extériorité, de liberté et contrainte, dont
Kant a systématiquement opéré le recouvrement.

La présentation de l’Autre : droit et moralité

La moralité est « intérieure », ou plutôt elle va de l’intérieur vers


l’extérieur : elle consiste dans le fait d’agir de telle ou telle façon en
vertu d ’une nécessité immédiatement éprouvée par la conscience (au
double sens de Bewusstsein et de Gewissen). Mais pour que ce « fait
de la raison » débouche sur des actes déterminés (et rien n’est plus
étranger à Kant que l’indifférence aux actes), il faut un jugement :
c’est ici qu’interviennent des « maximes » ou des principes qui tra­
duisent le devoir dans le langage de l’universel. Formellement, cela
veut dire que des devoirs particuliers (par exemple : rendre à chacun
le sien, respecter la parole donnée) seront perçus comme l’expression
du devoir lorsqu’ils auront été subsumés sous une règle universelle
déduite de la conscience morale. Substantiellement, cela veut dire

115
La crainte des masses

que mes devoirs m ’obligent par la médiation de la représentation


que je me fais de l’existence des autres, de leur humanité incondi­
tionnellement respectable. La représentation de l’Autre comme Homme
est le critère intérieur de la moralité de mes intentions.
Est-ce à dire que la subjectivité morale soit ici conçue comme
intersubjectivitê, c’est-à-dire comme constitution originaire du « moi »
à partir de la présence intérieure du « non moi » (le Je — Tu de
Fichte, de Feuerbach, plus tard de Buber) ? Ou comme trans­
individualité, c’est-à-dire comme « rapport social », pratique ou sym­
bolique (Spinoza, Hegel, Marx) ? N i l’un ni l’autre, car une médiation
formelle est requise, sans laquelle « l’Autre » ne saurait revêtir la
figure de l’universel, qui commande les maximes de l’impératif
catégorique. Sans doute il faut dire que la conscience morale rassemble
le sujet individuel et la communauté humaine dans l’élément de
l’intériorité. Mais cette appartenance mutuelle n’est pas originaire.
Sa réalisation passe nécessairement par son contraire : le droit, ou
plutôt son « idée ». Cet Autre universel que je dois me représenter
pour assurer en moi-même le primat de la moralité, c’est le droit
qui me le présente, en me le désignant comme « personne », comme
une autre liberté réelle, dans l’extériorité. Sont Hommes pour la
moralité (donc Autres universellement respectables) tous les sujets de
droit possibles (dont je fais moi-même partie) '. L’idée du droit
(« ensemble des conditions sous lesquelles l’arbitre de l’un peut être
uni à l’arbitre de l’autre selon une loi universelle de la liberté »)
(.Doctrine du droit, introduction) apparaît ainsi comme le minimum
d ’extériorité requis pour que le devoir soit déterminé, pour qu’il ait
un objet.
En effet le droit est l’inscription de la loi dans l’extériorité, définie
par ses cadres naturels (l’espace, le temps). Il est le système des
actions extérieurement conformes à la loi, en ce sens qu’elle prévoit
telle règle de comportement dans tel type de situation, et que les
individus doivent suivre. Il est ainsi une « machine » qui, à partir
de certains principes et en vue d’organiser les rapports des individus
entre eux et aux « choses », divise les actions humaines en deux
classes : celle des actions légales et celle des actions illégales (tout ce
qui n’est pas illégal étant légal et réciproquement). Toutefois cette
division n’a de sens que parce que les individus humains ont la
capacité de se déterminer par eux-mêmes : parce qu’ils sont libres
au sens de la Willkür. Le jeu du droit inclut donc un moment
1. Cf. en particulier 1'« amphibologie des concepts de la réflexion morale»,
Doctrine de la vertu, 1.1.2., § 16.

116
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

subjectif: celui de la compréhension des règles juridiques et de la


décision de les appliquer. Ici doit intervenir la seconde opposition :
liberté et contrainte.
La moralité est libre, le droit est toujours une contrainte. Il serait
plus juste de dire que la moralité est la liberté, car s’il n’y a pas de
liberté sans loi qui s’impose au désir, il n’y en a pas non plus sans
une loi que je puisse formuler moi-même comme si j’en étais l’auteur,
le « législateur ». C’est ce qui a lieu précisément avec la loi morale,
et uniquement avec elle. De là cette conséquence : par la moralité
je n’accède pas seulement à ma propre liberté, mais j’inscris en
général la liberté dans le monde, au moins à titre de fin d’après
laquelle les événements ou le cours du monde deviennent intelligibles.
Mais de quelle fin s’agit-il ? Les fins de la liberté ne peuvent être
que la réalisation de la liberté elle-même, c’est-à-dire une transfor­
mation du monde — entendons : du monde humain — telle que la
moralité y règne « spontanément ». En d’autres termes la moralité
est cette activité ou cette pratique par laquelle, librement, les hommes
tentent de se transformer eux-mêmes en êtres naturellement libres,
d ’instituer un « règne de la liberté », un « règne des fins ».
Étrange formulation, il faut bien l’avouer. Pour qu’elle ne recèle
pas, soit une contradiction insoluble, soit une pure tautologie, il faut
considérer le moyen qui permet de réaliser collectivement la tâche
ainsi prescrite à chaque sujet en particulier : c’est-à-dire, à nouveau,
le droit. Or celui-ci nous confronte aussitôt à un contraste brutal.
Le droit, nous dit Kant, est contrainte. Non pas, sans doute, que
l’essence du droit soit la contrainte, car toute contrainte n’est pas
juridique ni a fortiori légitime. Mais l’essence du droit implique la
contrainte, au moyen de laquelle la loi doit être mise en vigueur,
et sans laquelle elle ne pourrait pas l’être. En d’autres termes le
concept du droit est obtenu à partir de celui de l’obligation morale
en ajoutant à celle-ci la nécessité d’une contrainte externe (en quelque
sorte pour faire respecter le respect...). On se demandera alors comment
1’« ajout » de la contrainte à ce qui est en soi la liberté peut se faire
sans anéantir purement et simplement la liberté.
Ce paradoxe se résout dans l’énoncé même des raisons qui
expliquent la nécessité de la contrainte. La première, c’est que les
différentes libertés individuelles ne coexistent pas spontanément, en
tant que libertés « de choix », de « décision » : au contraire, elles se
heurtent, elles se « font obstacle ». D ’où la superbe formule de Kant :
le droit est « l’obstacle à ce qui fait obstacle à la liberté » (Doctrine
du droit, Introduction). Ce qui revient à dire : le droit est l’expression
(et la formalisation) d’une contrainte réciproque que les individus

117
ha crainte des masses

exercent les uns sur les autres pour éviter que leurs libertés ne se
détruisent. De telle sorte que les individus, en s’y soumettant, agissent
comme si ils s’accordaient pour faire coexister leurs libertés, pour les
rendre mutuellement compatibles. C’est en ce sens qu’il faut entendre
d ’abord l’expression de Kant : « le droit et la faculté de contraindre
sont une seule et même chose » (ibid,). A cette raison s’en ajoute
pourtant une seconde, qui s’introduit dès qu’on recherche pourquoi
les libertés individuelles se contrarient : la contrainte juridique est
nécessaire pour obliger chacun à bien agir envers autrui alors même
qu’il incline à oublier son devoir, c’est-à-dire comme substitut « exté­
rieur » de la force morale intérieure, ou de la vertu. Mais ces deux
raisons en réalité n’en font qu’une, et c’est la solution de notre
paradoxe. Car si les libertés individuelles ne s’accordent pas immé­
diatement, c’est justement que chacun n’a pas toujours la force
intérieure de faire son devoir, de s’humilier lui-même héroïquement.
La contrainte juridique réciproque apparaît comme le moyen de
transformer une liberté qui se détruit elle-même, en une liberté non
conflictuelle, qui passe dans les actes. Au fond de la contrainte, il y
a la liberté, et au fond de la liberté il y a la contrainte.
Dans la structure du rapport juridique, nous retrouvons alors
exactement la même dualité que dans le sujet lui-même, tel que le
constituait la moralité : mais sous une forme inversée. La contrainte
juridique a exactement la même finalité que la moralité : faire en
sorte que les hommes deviennent ce qu’ils sont essentiellement, des
êtres libres se reconnaissant mutuellement comme tels. Mais alors
que, dans le concept de la moralité, la dualité interne de la liberté
affectée par son autre « pathologique » était en quelque sorte refoulée
- à la fois trahie et sublimée dans la conscience de l’obligation -,
le concept du droit exhibe, lui, le conflit subjectif dans son extériorité
propre, en même temps qu’il propose le moyen de le trancher.
Pourquoi cette corrélation de la moralité et du droit n’a-t-elle
cessé de faire difficulté ? Apparemment c’est qu’elle peut être lue de
deux façons, complémentaires mais non symétriques.
Soit on la lit à partir de la moralité, comme Kant nous y incite
lui-même en définissant le devoir comme un impératif inconditionné.
On comprend alors que, même si l’organisation des rapports sociaux
d’après des normes juridiques se rapprochait indéfiniment de l’idée
morale d ’une communauté humaine, fondée sur le respect absolu
des personnes, un écart subsisterait toujours : la règle de droit ne
sera jamais la pure conscience du devoir, de même que l’observance
des lois, si « volontaire » soit-elle, ne sera jamais la « bonne volonté ».
De cet écart à nouveau on fera une lecture optimiste (il restera

118
Ce qui fa it qu'un peuple est un peuple

toujours des efforts à faire pour que les hommes soient pleinement
humains), ou une lecture pessimiste (quoi qu’ils fassent, les hommes
ne seront jamais vraiment humains : du moins auront-ils toujours
conscience de ce qui leur manque pour le devenir). D ’une certaine
façon, Kant a lui-même pratiqué ces deux lectures de sa propre
doctrine.
Soit on la lit à partir du droit. On comprend alors qu’un ordre
juridique peut exister. Il est rationnellement pensable, compatible
avec les lois générales de la nature, et d’autre part il est réalisable
empiriquement si certaines conditions sont réunies '. Mais la condi­
tion par excellence, c’est la moralité des individus : entendue non
pas en ce sens qu’ils feraient toujours « leur devoir par devoir », mais
qu’ils entendent toujours la voix de la conscience, qu’ils ne peuvent
jamais la faire taire en eux. En retour la contrainte juridique éduque
moralement les individus, elle confère à l’obligation morale la force
d’une disposition constante : la force de le mettre lui-même en
vigueur. Finalement l’opposition du droit et de la moralité se résout
dans l’idée d'éducation de l’individu (et de fait la contrainte juridique
telle que la décrit Kant est essentiellement éducative).
Tout ceci peut se dire encore autrement : le sujet de droit, par lui-
même, ne serait pas un sujet s’il n’était pas identique au sujet de la
moralité. Mais le sujet moral qui s’efforce, avec plus ou moins de
succès, de faire son devoir, est déjà inscrit dans un ordre juridique
qui requiert cette moralité et qui, au besoin, l’aide à pallier ses
défaillances. On a remarqué plus haut qu’il fallait un ordre juridique
pour présenter à la conscience morale l’Autre homme dont elle exige
le respect. On peut maintenant préciser : le droit présente à la
conscience l’Autre comme personne, comme « fin en soi », en face
de l’objet du désir ou de l’intérêt (qu’on pourrait encore appeler
l’autre homme « en moi »). Cest à la moralité qu’il revient de
« choisir » entre eux. Mais ce choix consiste précisément à traiter
l’Autre en soi comme un sujet de droit. Ainsi droit et moralité sont
réciproquement condition de leur effectivité : face au sujet clivé, la
loi se dédouble et se donne à elle-même le supplément nécessaire à
sa réalisation. Dans le dédoublement de la loi morale et de la loi
juridique s’explicite, pour se résoudre aussitôt, le conflit intérieur à
l’existence humaine qui en fait une vie de lutte entre le « soi »

1. L’importance de la Révolution française pour Kant, c'est d'abord qu'elle


montre que ces conditions ont été réunies au moins une lois dans l'histcire contem­
poraine.

119
La crainte des masses

pathologique et le « sujet » universel, et qui place en quelque sorte


le sujet « hors du soi » : dans la communauté.

L ’idée d’organisation

Observons alors les conséquences qui en résultent pour la politique.


De même qu’on a abusé de l’idée selon laquelle la morale de Kant
serait une morale de l’intention indifférente aux actes, ou à leurs
conséquences, de même on a souvent présenté la politique kantienne
comme une politique morale, voire une politique qui se réduit à la
morale, en se détournant du monde réel *. Mais il est clair que la
politique, telle que la conçoit Kant, n’est pas, soit du côté de la
moralité et du devoir, soit du côté du droit et de son effectivité,
mais précisément dans l’articulation, la « synthèse » pratique de ces
deux éléments interdépendants. Elle consiste à gouverner les hommes
de telle façon qu’ils agissent les uns envers les autres selon ces deux
exigences. La dualité de la morale et du droit est constitutive du
citoyen comme elle est constitutive du sujet, et pour les mêmes
raisons. Et par conséquent elle est nécessaire pour penser la notion
historico-politique du peuple, que nous avions-abandonnée aux prises
avec les apories de la « nature » et de la « sociabilité ». Formellement,
le peuple vient s'inscrire, dans la topique kantienne, exactement au
même lieu que le sujet : dans l’entre-deux conflictuel du droit et de
la moralité, lui-même requis par le conflit interne de la liberté et de
la nature. Dans un instant nous verrons que l’histoire est aussi inscrite
en ce lieu. C’est pourquoi ces trois termes ne cessent de voisiner.
Gouverner, c’est organiser le peuple. Mieux : c’est fournir au
peuple, par un « art » non pas caché mais public (une « cyberné­
tique »), les moyens de son auto-organisation. On a souvent cité à
cet égard une note ajoutée par Kant au § 65 de la Critique du
Jugement (1790) : «... un tel produit en tant qu’être organisé et
s'organisant lui-même, pourra être nommé fin de la nature (...)
l’organisation de la nature n’offre rien d ’analogue avec une causalité
quelconque à nous connue, (note) Par contre, on peut éclairer une

1. Kant lui-même a employé l’expression de « politique morale », mais dans un


contexte bien précis : en l’opposant à la fois à la « politique moralisatrice » et à la
« morale politique » (c’est-à-dire une morale flexible en fonction des impératifs
politiques). Cf. le commentaire d ’André Tosel, op. cit., p. 19 sq.

120
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

certaine liaison (Verbindung) rencontrée d’ailleurs plutôt en idée qu'en


réalité (mehr in der Idee als in der Wirklichkeit), par une analogie
avec les fins naturelles immédiates indiquées. Ainsi dans la trans­
formation totale {gänzlichen Umbildung) récemment entreprise d’un
grand peuple en un Etat, on s’est fréquemment servi du terme
organisation, et très justement, pour l’institution des magistratures,
etc., et même du corps total de l’État (des ganzen Staatskörpers) ;
car dans un pareil tout chaque membre doit être non seulement un
moyen mais aussi une fin, et tout en contribuant à la possibilité du
tout, il doit être à son tour déterminé dans sa place et sa fonction
propres par l’idée du tout (durch die Idee des Ganzen). » On pourrait
lire un tel texte comme l’une des nombreuses manifestations de la
propension des philosophes à penser la totalité politique (ou sociale,
ou historique) sur le modèle d’un organisme vivant. On en ferait
alors un chaînon assurant la transition entre les représentations médié­
vales du corpus mysticum (dont les physiques du « corps politique »,
à l’époque classique, ne représentent à tant d’égards que le renver­
sement matérialiste) et les socio-biologismes à venir du XIXe et du
xx‘" siècle Comment cette interprétation se concilierait-elle avec le
primat, constamment réaffirmé par Kant, du point de vue de la
liberté dans le jugement qui s’exerce sur le droit, la politique et
l’histoire ? Serait-ce par l’intermédiaire de l’antithèse à laquelle l’idéa­
lisme romantique donnera une extension extraordinaire : celle de la
totalité mécanique et de la totalité organique, qui s’opposent entre
elles comme l’extériorité et l’intériorité, l’hétéronomie et l’autono­
mie ? Mais précisément2 ce qui caractérise Kant, c’est qu’une telle
opposition chez lui n’est pas pertinente : l’opposition juste est celle
du mécanisme et de la liberté, qui renvoie aux deux côtés de
l’antinomie de la raison pure.
Sans doute faut-il alors s’étonner, avec G. Canguilbem 3, que
« lorsque Kant abandonne, en se justifiant de le faire, le recours à
tout modèle technologique de l’unité organique, il s’empresse de
donner l’unité organique comme modèle possible d’une organisation
sociale». En effet, cette analogie transgresse le critère de distinction

1. Cf. le livre de Judith Schlanger, Les métaphores de l'organisme, Paris, 1971.


2. Comme le montre de façon convaincante Domenico Losurdo d.ins son livre
où se trouve résumée et rapportée à ses enjeux politiques immédiats toute cette
thém atique « anti-mécaniste » : Hegel, Questions nazionale. Restaurazione, Pubbli-
cazioni dell’Università di Urbino, 1983, p. 18 sq.
3. « Le tout et la partie dans la pensée biologique», in Etudes d'Histoire et de
Philosophie des Sciences, Librairie Vrin, Paris, 1968, p. 327.

121
La crainte des masses

qui vient d ’être proposé entre « finalité externe » (certaines choses,


ou certains êtres sont destinés à en servir d’autres en vue d ’une fin)
et « finalité interne » (différentes parties d’un tout existent non seu­
lement les unes pour les autres, mais aussi les unes par les autres :
elles se causent réciproquement en vue d’une fin commune).
Je suggérerai une solution, en renversant la perspective. Ce qui a
toujours été affirmé par Kant comme clairement (et même originai­
rement) défini, c’est la finalité pratique, et ce qui est problématique
c’est la finalité naturelle. Toute la discussion de celle-ci repose sur
deux thèses : 1. — il existe des productions naturelles qui resteraient
inintelligibles si nous n’admettions pas que leur organisation est
régie par des causes finales (internes) : avec les corps vivants, « la
nature nous fait en quelque sorte signe » (Critique du Jugement, § 72)
dans la direction d’une analogie entre la vie et l'intentionnalité, la
«spontanéité»; 2. - il nous est impossible de déterminer effecti­
vement cette finalité dans l’expérience (ou encore de passer d’une
hypothèse régulatrice à une connaissance constituée), et a fortiori de
découvrir un principe commun à la causalité mécanique et aux causes
finales (qui fonderait en raison la spécificité des organismes), car ces
deux types de causes sont pour notre entendement radicalement
contradictoires. Le statut d’une science des organismes naturels (ou
des automates) comme tels est ainsi irrémédiablement hypothétique ’.
Mais ce qui est impossible pour les organisations naturelles est à la
fois possible et nécessaire pour les organisations politiques. En effet
l’idée de parties d'un tout qui soient « causes » les unes des autres
— ou causes de leurs actions réciproques — en tant qu’elles se
représentent les unes les autres leur existence comme « fin » est exac­
tement l’idée d ’une communauté régie par des rapports juridiques
dépendant de la norme fondamentale du Droit.
C’est ce qu’énonce l’Introduction de la Doctrine du droit (§ E) :
« Le droit strict [c’est-à-dire “fondé sur la conscience de l’obligation
de tout un chacun suivant la loi ”, mais faisant abstraction de cette
conscience “ en tant que mobile "] peut aussi être représenté comme
la possibilité d’une contrainte réciproque complète s’accordant avec
la liberté de chacun suivant des lois universelles. » Et c’est ce que
développait déjà, en termes de société civile (bürgerliche Gesellschaft :
société des citoyens) l'Idée d’une Histoire universelle au point de vue
cosmopolitique de 1784 : « Le problème essentiel pour l’espèce humaine,
1. Ce qui est d ’autant plus frappant que, comme le m ontre encore Canguilhem,
Kant est ici, entre Lavoisier et Claude Bernard, le premier à concevoir clairement,
en termes philosophiques, la spécificité de la vie comme régulation.

122
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

celui que la nature contraint l’homme à résoudre, c’est la realisation


d’une société civile administrant le droit de façon universelle — Ce
n’est que dans la société, et plus précisément dans celle où l’on
trouve le maximum de liberté, par là même un antagonisme général
entre les membres qui la composent, et où pourtant l’on rencontre
aussi le maximum de détermination et de garantie pour les limites
de cette liberté, afin qu’elle soit compatible avec celle d’autrui (...)
que la nature peut réaliser son dessein suprême, c’est-à-dire le plein
épanouissement de toutes ses dispositions dans le cadre de l’humanité.
Mais la nature exige aussi que l’humanité soit obligée de réaliser
par ses propres ressources ce dessein, de même que toutes Jes autres
fins de sa destination. Par conséquent une société dans laquelle la
liberté soumise à des lois extérieures se trouvera liée au plus haut
degré possible à une puissance irrésistible, c’est-à-dire à une consti­
tution civile parfaitement conforme au droit (eine vollkommen gerechte
bürgerliche Verfassimg), doit être pour l’espèce humaine la tâche
suprême de la nature » (5e proposition). La Critique du Jugement le
redira plus brièvement (§ 83).
Cette construction du concept de droit, en tant qu’il représente la
liberté dans l’élément contraire de la contrainte, et ainsi en permet
la réalisation par voie de réciprocité, est donc la clé de l’idée
d’organisation, et non l’inverse. Le cycle complet est le suivant : en
s’affectant secrètement l’une l’autre, la nature et la liberté déterminent
l’antagonisme (intérieur/extérieur), lequel développe la contrainte
réciproque (extérieure/intérieure), laquelle induit la régulation,
laquelle inscrit la liberté comme fin (intérieure) dans la nature
(extérieure). Risquons cette formulation : en articulant liberté et
nature au moyen de la contrainte juridique, sans supprimer leur
conflit, mais en montrant la possibilité d’une solution par le déve­
loppement complet des antagonismes qu’il implique, la société définit
conceptuellement le type d’organisation d’après lequel, en retour, elle
pourra elle-même être figurée analogiquement comme un « tout ». Il
se pourrait bien que, par là, nous soyons parvenus au plus près de
ce qui fait qu’un peuple est un peuple : l’auto-organisation d’une
communauté qui tend à transformer la nature à partir de ses propres
moyens naturels. Mais le ressort de cette auto-organisation n’a jamais
cessé d’être le retour contraignant de la liberté sur elle-même.

123
La crainte des masses

Le Maître des maîtres : État et Progrès

Or le nom propre de cette contrainte générique est l'État. On


peut le montrer du point de vue du droit, et aussi du point de vue
de la moralité. A condition de bien comprendre, comme y incite
constamment Kant, que l’organisation n’est pas un donné, moins
encore un fait originaire, mais une tâche en cours, une pratique qui
s’inscrit elle-même dans l’histoire. Mieux : qui confère à l’histoire sa
progressivité, sa temporalité spécifique. Le temps de l’histoire n’est
en réalité rien d ’autre que le temps de l’auto-organisation de la
communauté.
Les énoncés concernant la société ou constitution civile, que j’ai
reproduits ci-dessus, sont insérés entre deux autres, plus fréquemment
cités. D ’une part la quatrième proposition : « Le moyen dont la nature
se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions
est leur antagonisme au sein de la société, pour autant que celui-ci
est cependant au bout du compte la cause d ’un ordre légal de celle-
ci. » Et d’autre part la sixième proposition : « La difficulté qui saute
aux yeux dès que l’on conçoit la simple idée de cette tâche, la voici :
l’homme est un animal (Tier) qui, du moment où il vit parmi
d ’autres animaux de son espèce, a besoin d’un maître (einen Herrn
nôtig hat). » Or l’Etat est le maître des maîtres : le seul qui soit à
la fois effectivement contraignant et absolument légitime, parce qu’il
est le seul à ne pas occuper cette position dominante en raison de
circonstances particulières, mais en vertu de son concept même, le
seul qui dans l’exercice de la contrainte ne risque pas (« en droit »...)
de s’identifier à un point de vue et à des intérêts particuliers. Le
seul qui incorpore à la représentation même de la contrainte qu’il
exerce sa raison d ’être : le fait qu'elle est destinée à assurer la
coexistence des libertés. C’est cette transition qu’il nous faut expliciter
pour finir, mais dont nous devrons aussi montrer les limites.
L’antagonisme est défini par Kant « Yinsociable sociabilité des
hommes (ungesellige Geselligkeit), c’est-à-dire leur inclination à entrer
en société, inclination qui est cependant nouée ensemble (verbunden)
avec une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de
dissocier cette société ». Les conflits sociaux ne sont que les phéno­
mènes de cet antagonisme : en son fond il est une contradiction (un
« rapport de forces ») de la société avec elle-même, qui lui pose le

124
Ce qui fa it qu'un peuple est un peuple

problème de son propre gouvernement, mieux : de sa propre « gou-


vemabilité ». Il n’est donc pas autre chose que le déploiement, dans
l’espace et le temps de l’histoire, du conflit interne à la liberté, se
présentant comme un conflit de la nature. Sans ce mauvais côté de
la nature humaine, la progression morale de l’humanité vers le règne
du droit n’aurait ni mobile ni force (de même que, dans la Critique
de la raison pratique, le conflit avec l’inclination est ce qui donne
de la force au devoir). C'est dans l'antagonisme que l’humanité
trouve la force, en même temps qu’elle en éprouve la nécessité, de
redresser (et donc de dresser) sa nature « courbe ».
Cela peut évidemment s’entendre de plusieurs façons. Le texte de
1784 privilégie une perspective optimiste, conforme à l’idéologie de
1’Aufklärung, Le développement de l’antagonisme est présenté dans
un langage naturaliste (et par contrecoup il lui faut aussi recourir à
une idée providentialiste : c'est le « dessein de la nature », qui ne
laisse pas d’évoquer la « main invisible » d’Adam Smith, venue de
la théologie, et paradoxalement transposée de l’ordre économique à
la constitution politique) On doit comprendre que les mobiles
pathologiques des hommes (l’intérêt, la recherche du bonheur per­
sonnel) les précipitent incessamment dans une guerre de tous contre
tous, mais que cette « guerre » même appelle une régulation. Surgirait
alors, par un « accord pathologiquement extorqué » (c’est-à-dire lui-
même intéressé) une sociabilité organisée dans la forme d’un État.
Et de l’antagonisme au second degré entre ces deux côtés (l’insocia­
bilité, la sociabilité) résulterait progressivement une prépondérance
du second sur le premier, qui se « convertirait » en une seconde
nature, un « tout moral » dans lequel les règles juridiques sont
acceptées pour elles-mêmes. L’État ne deviendrait pas inutile, mais
ii perdrait les caractères de violence et d ’arbitraire qui sont le prix
à payer pour unir les hommes dans une phase initiale de barbarie.
C'est dans les guerres entre États que cette barbarie se perpétue (et
de là elle menace constamment de les pénétrer et de les ramener en
arrière). C’est pourquoi le terme du progrès ne peut être qu’un « Etat
cosmopolitique universel», un «grand corps étatique futur», une
« communauté politique » capable « de se conserver elle-même comme
un automate» {ibid., 7e et 8e propositions).
Or cette formulation n’a pu se maintenir telle quelle, même et

1. Cf. Paulette Taieb, «Tours de mains», in Revue de Synthèse, n" 2, avril-juin


1989, pp. 189-203, et Jean-Claude Perrot, « La main invisible et le Dieu caché »,
in Différences, valeurs, hiérarchies, Textes offerts â Louis Dumont réunis par
J.-C l. Galley, Éd. de l'EHESS, Paris, 1984, p. 157 sq.

125
ha crainte des masses

surtout si l’idée de la progression vers l’État de droit universel n ’a


pas été abandonnée. Les raisons en sont exactement parallèles à celles
que j’évoquais plus haut pour justifier l’interprétation par Kant lui-
même de son idée du pathologique en termes de « mal radical » :
il s’agit d’inscrire le conflit dans la liberté elle-même (dans sa tendance
à la perversion), et non dans la nature '. Toute convergence spontanée,
« naturelle », entre deux modalités du lien social (celle qui fait des
individus les moyens de leur utilité réciproque, celle qui fait de
chacun une fin en soi pour chaque autre) est alors exclue. Les
circonstances contemporaines expliquent peut-être aussi cette évolu­
tion. En effet c’est la guerre proprement dite qui apparaît alors
comme le révélateur essentiel de cette « méchanceté (Bösartigkeit) de
la nature humaine » qui « se montre à nu dans les libres relations
des peuples entre eux, alors que, dans l’Etat civil et juridique (im
bürgerlich-gesetzlichen Zustande), elle est voilée par la contrainte du
gouvernement» (Vers la paix perpétuelle, Second article définitif,
1795), tandis que dans le texte de 1784 elle apparaissait plutôt
comme cas particulier d’une sorte de concurrence généralisée. « La
guerre n’a besoin d’aucun m otif particulier ; elle semble avoir sa
racine dans la nature humaine » (ibid., premier supplément).
La nature dont il est ici question n’a donc plus le sens d ’un
naturalisme physique et, corrélativement, elle n’appelle plus l’idée
externe de Providence. Ce qui est essentiel c’est la dialectique de la
liberté aux prises avec son altérité intérieure. L’insociable sociabilité
ne produit pas univoquement une communauté juridique libre, par
le développement linéaire d ’un germe, mais elle produit une anti­
thèse, qui est peut-être le fond de ce que nous devons appeler
« culture ». D ’un côté une « société » d’hommes égoïstes, unis et
aussitôt divisés par l’intérêt : dans une telle société les hommes se
pervertissent réciproquement dans leurs dispositions morales et se rendent
méchants les uns les autres 2. De l’autre côté une réaction morale à

1. Jiirgen Habermas perçoit, lui, la question en termes de doctrine exotérique/


ésotérique : « La philosophie politique de Kant autorise qu'on y fasse clairement
apparaître deux versions différentes. La première, la version officielle, utilise l’hy­
pothèse d ’un ordre cosmopolitique qui émane de la seule nécessité naturelle (...)
La deuxième version, la version officieuse, part de l’idée qu’on ne peut instaurer
cet ordre légal qu’en exerçant une violence politique. C’est pourquoi elle prend
pour hypothèse un ordre cosmopolitique qui, certes, émane d ’une nécessité naturelle,
mais aussi et avant tout d ’une politique qui repose sur la morale... » (L ’espace public.
Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad.
fr., Paris, 1978, p. 124 sq.).
2. La religion dans les limites de la simple raison, 3 'partie, introduction.

126
Ce qui fa it qu’tm peuple est un peuple

cette société pathologique, réaction immanente guidée par l’idée


d’une « communauté éthique », et d’autant plus forte que la per­
version est plus grande. De même l’État est à la fois cet instrument
violent qui neutralise les passions en utilisant les hommes les uns
contre les autres (et qui, nous dit Kant, pourrait ainsi organiser
« même un peuple de démons ») et ce processus d’auto-éducation du
peuple qui procède d’après l’Idée pure du droit comme d’après une
directive (Richtschnur) intérieure (Doctrine du droit, § 45). Il faut
qu’existent de tels États eux-mêmes en voie de transformation pour
que le commerce universel soit effectivement un agent de moralisation
des conduites humaines. La perspective historique (la « fin de l’his­
toire ») est alors ouverte. Le triomphe du bon principe sur le mauvais
dans l’ordre social, et la possibilité de son triomphe en chaque
individu, c’est la progression vers un « État universel » : mais plutôt
sous la forme de /’universalisation de chaque Etat, incarnation du
principe universel, que sous la forme d’une organisation unique.
L’idée d’auto-organisation est passée du registre de l’espace au registre
du temps.
L’État universalisé ou l’Etat selon l'Idée (qui est nécessairement
l’Idée de la liberté réalisable dans l’empiricité) est exactement celui
que Kant appelle républicain (en prenant bien soin, nous l'avons
vu, de distinguer cette notion de celle d’un gouvernement démocra­
tique, égalitariste et donc insurrectionnel). Un tel État est le seul
« maître » capable d ’éduquer les hommes, en « disant la loi » qui
signifie à tous les individus la règle de leur propre liberté collective.
Tout autre maître (le père de famille, le prêtre, l’instituteur, voire
le médecin) ne peut exercer d’autorité qu’en son nom car, à défaut
de son autorité supérieure, ou bien la liberté retomberait dans
l’anarchie du libre arbitre, ou bien la contrainte serait exercée par
une autorité arbitraire. Ce qui, au fond, revient au même. On peut
toutefois aller plus loin, car l’idée d’éducation est une notion dérivée.
Elle n’est que le symptôme d ’une liaison plus originaire entre la
liberté et la contrainte. Ce qu’elle vise en fait, c’est l’existence d’un
lien synthétique entre la morale et l'Etat. Employant de façon extensive
cette catégorie (qui recouvre toujours chez Kant le « secret » de l’unité
des contraires) je dirai qu’il s’agit d’un lien synthétique a priori. Car
il est maintenant tout à fait clair que l’État n’est pas (seulement)
un concept « empirique » : il remplit bel et bien une fonction
« transcendantale ».
Sans doute il est hors de question de prétendre que les individus
font leur devoir en se représentant une autorité politique qui le leur
prescrit (nous avons vu que ce qu’ils se représentent c’est la personne,

127
La crainte des masses

l’Autre). A fortiori est-il impossible de voir dans la moralité l’inté­


riorisation d’une instance sociale « répressive ». De même qu’il est
impossible de prétendre que l’Etat devrait, pour accomplir sa fonction
politique, intervenir dans la moralité « privée » des citoyens (il ces­
serait par là même d ’être un Etat de droit). Mais il y a un lien
synthétiquement nécessaire en ce sens que, si la réalisation d ’un
monde moral exigée par la conscience elle-même —la transformation
du monde —doit être possible, il faut que l’Etat existe. On est tenté
de dire : il fa u t qu’il y ait « de l'État », car il faut qu’il y ait du
droit, dont l’existence implique celle de l’État. Celle-ci, à bien plus
juste titre que l’existence de Dieu, doit être considérée comme un
« postulat de la raison pratique ». Réciproquement, si l’État existe
et dure, s’il triomphe tendanciellement de l’insociable sociabilité,
c’est que les hommes sont des êtres pour qui la « voix de la
conscience » (qui est celle d’un tribunal, d’un « juge que chacun
porte en soi ») est imprescriptible. Et c’est cette liaison synthétique
qui nous garantit que tout État, si contraires à la liberté que soient
peut-être son origine et son régime actuel, peut être réformé pour
devenir un État de droit et servir au perfectionnement de l’humanité.
C’est pourquoi aussi l’État comme tel est indépassable dans l’histoire,
en tant qu’elle est l’histoire de la liberté *.
Sans doute il y a bien des ambiguïtés latentes dans une telle
conception. Certaines se font jour chez Kant lui-même. Dire que
l’État est historiquement indépassable tout en pensant l’histoire
comme progression indéfinie, c’est soulever la question d’une subli­
mation tendancielle de sa fonction coercitive, en direction d’une
communauté éthique dont l’idée le guide déjà lui-même. Une telle
communauté serait la fusion de la légalité et de la moralité, de la

1. Cette unité synthétique de la moralité et de l’État (comparable à une harmonie


préétablie) pourrait nous faire penser à celle que toute la tradition avait établie
entre la morale et la religion. Pourtant la différence est essentielle : c’est une nouvelle
économie de 1’« intériorité » et de 1’« extériorité » dont nous avons vu plus haut la
formule, donc une nouvelle conception du sujet. Si l'État est directement identifié à
l’autorité qui, dans l’élément du droit, correspond à l’existence de la loi morale,
cela veut dire que cette autorité est totalement extériorisée dans le m onde historique
et donc laïcisée : du ciel de la révélation elle descend sur la terre des hommes. Mais
en même temps elle est intériorisée, comme une « cause absente » : dans la conscience
du devoir l’hom me ne trouve aucune représentation de l’autorité, mais la pure
forme de la loi qui l’oblige à se considérer comme « sujet » universel. La figure du
Dieu ou du Prophète qui commande n’est pas remplacée par celle de l’État ou du
Chef d ’État, elle est forclose de la conscience dans le moment même où l’État
apparaît dans le réel (« phénoménal ») comme instance seule légitime de contrainte
juridique.

128
Ce qui fa it qu’un peuple est un peuple

« loi extérieure » et de la loi « intérieure ». Il est à peu près inévitable


qu’on ne puisse pas se représenter une telle fusion sans la projeter
plutôt dans l’extériorité ou plutôt dans l’intériorité (même le Savoir
Absolu hégélien, pour ne rien dire du Communisme marxien,
n’échappera pas à cette contrainte...). C’est pourquoi tantôt Kant en
donne une présentation juridique (c’est la Société des Nations : le
« pacte de paix universelle et durable » de la Doctrine du droit et de
l’opuscule Vers la paix perpétuelle), tantôt il en donne une présentation
religieuse, bien que non mystique (c’est 1’« Eglise invisible » de la
Religion dans les limites de la raison, « concept d’un peuple en tant
que communauté soumise à Dieu comme à un Chef moral du genre
humain »).
Surtout cette conception — ce sont ses limites — est suspendue à
deux présupposés. L’un métaphysique : la thèse qui fait du sensible
la perversion intérieure de la liberté, sa pathologie menaçante. L'autre
politique (ou politico-anthropologique) : l’unification, dans un seul
et même concept « pragmatique » de l'humanité empirique, de l’in­
térêt privé des individus, de Yhostilité naturelle des nations et de
l'inégalité sociale des conditions, c’est-à-dire des formes de conflic-
tualité qui constituent ensemble l’obstacle que le droit doit reduire
et codifier. Sans ces présupposés, la synthèse subjective de la moralité
et de l’État n’est pas pensable. Reste que, grâce à eux, l’Humanité
peut être pensée comme le moteur et la fin de sa propre histoire.
Fichte et la frontière intérieure
À propos des Discoursà la nation allemande1

L'ambivalence de la philosophie politique de Fichte est un des


grands lieux communs de notre culture. Peu de générations intel-
lectuelles, depuis un siècle et demi, ont évité de se demander s'il
fallait ranger ce « maître penseur » parmi les hérauts de la liberté ou
les fourriers du totalitarisme, les défenseurs du droit et de la cons-
cience rationnelle, ou les précurseurs de l'irrationalisme et de l'or-
ganicisme (pour ne pas dire du racisme).
Un des intérêts de cette discussion, dans laquelle on retrouve
périodiquement les mêmes arguments, les mêmes points sensibles,
c'est qu'elle constitue par elle-même un phénomène idéologique dans
),
• l'histoire du problème franco-allemand 2 : depuis la question de
savoir comment s'articulent le sens intérieur et le sens extérieur de
la Révolution française jusqu'à la question de savoir en quel sens les
nationalismes modernes trouvent leur prototype (sinon leur origine)
dans . les réactions allemandes à la conquête napoléonienne, suite
nécessaire ou non de l'événement révolutionnaire. Un autre intérêt,
c'est que l'interférence y est constante entre la question qui porte sur
le sens propre de la pensée 6.chtéenne, et celle qui porte sur les
usages qui ont été faits de certains de ses énoncés. C'est un cas
privilégié dans lequel la lettre des textes ne peut plus être analysée
si l'on fait abstraction des significations contradictoires qui lui ont

1. Version révisée d'une conférence prononcée à l'École Normale Supérieure de


Saint-Cloud/Fontenay , publiée dans les Cahiers de Fontenay, n° 58/59, juin 1990
(n° spécial « Philosophie allemande aux xvm' et XIX' siècles»).
2. C'est Fichte (plus encore que Herder) qu i sert à L. Dumont (après tant
d'autres) à élucider la différence entre les « sous-cultures» allemande et française
(donc, qu'il le veuille ou non, la germanité et la latinité) comme «variantes» de
l'« individualisme moderne» (cf « Une variante nationale: le peuple et la nation
chez Herder et Fichte», in Essais sttr l'individ11alis1ne,
Éd. Le Seuil, 1983).

131
La crainte des masses La frontière intérieure

été conférées par l'usage : Fichte a bel et bien été « porté dans les persistante - théorique, politique - de ces catégories d'idéalisme et
de nationalisme à travers lesquelles se fait et se dit l'histoire.
tranchées 1 », tout au plus peut-il passer d'une tranchée à l'autre.
Mais sa pensée contient sans doute aussi, pour peu que nous sachions
i Je me propose ici de tenter cette analyse à partir d'une expression
1
l'expliquer, quelques-unes des clés du problème des tranchées en étonnante, employée dans les Discours à la nation allemande, où elle
général : pourquoi, en dépit de leur tracé si clair sur les cartes, les occupe une position stratégique: celle de « frontière intérieure». Je
combats qui s'y livrent sont-ils tellement douteux ? voudrais essayer d'en faire le révélateur des tensions qui confèrent
Cette ambivalence peut être présentée à partir d'un problème au texte sa dynamique propre et sa valeur de provocation - terme
d'évolution intellectuelle. Y a-t-il plusieurs Fichte? Deux, voire trois
i lui-même très fichtéen: Anstoss, Anregung, Anruf Je voudrais en
l'
systèmes successifs? D'un philosophe de la pratique, de l'idéal moral, . 1' même temps en faire la pierre de touche d'une pratique de lecture
passe+on à un philosophe de !'Absolu? d'un Fichte laïque à un et d'analyse des textes philosophiques qui surmonte l'alternative
Fichte religieux? d'un Fichte individualiste à tin Fichte organiciste? traditionnelle de la reconstitution des systèmes, dans laquelle la
d'un Fichte théoricien du droit naturel à un Fichte théoricien de la philosophie s'attribue une autonomie imaginaire, et de l'usage docu-
mission historique des peuples, ou plutôt d'un peuple bien déter- mentaire, dans lequel l'énoncé philosophique n'est qu'une expression
miné? d'un Fichte propagandiste enthousiaste (et peut-être agent) ou une composante parmi d'autres de l'histoire des idées, de l'archive
de la révolution jacobine et de l'égalitarisme, à un Fichte qui en d'une époque. Je tiens que le texte philosophique porte à l'extrême
appelle à l'autorité monarchique prussienne comme Zwingsherr de des contradictions qui le dépassent, mais qui ne trouvent nulle part
l'unité allemande? d'un Fichte cosmopolitique à un Fichte natio- ailleurs une formulation aussi contraignante.
naliste ? Entre ces différentes formulations elles-mêmes, y a-t-il simple Toute formulation ne se prête pas également à une telle analyse.
juxtaposition, due aux circonstances, ou bien correspondance terme Celle de « frontière intérieure » - pour peu que nous réussissions à
à terme, reflétant une même détermination ? Et encore : faut-il véri- montrer qu ·elle a bien une fonction centrale - présente à cet égard
tablement parler de coupures, en raison de la radicalité d'expression un avantage : on peut bien dire que cette expression est en elle-
que revêtent, à chaque fois, les positions du philosophe, ou bien même un symptôme, un condensé de contradictions. D'abord à cause
plutôt voir dans ces positions elles-mêmes le symptôme d'une contra- del' ambivalence de la notion même de frontière : la frontière ( Grenze)
diction permanente qui se traduirait par d'incessants déplacements 2 ? ); :'t est à la fois ce qui enferme, voire ce qui emprisonne, et ce qui met
La philosophie fichtéenne ne serait alors en elle-même qu'un processus en contact : le lieu d'un passage ou d'une communication ; elle
de transition. Plusieurs interprètes l'ont perçue de cette façon, rétros- constitue à la fois l'obstacle à toute progression ultérieure, et le point
pectivement bien entendu, et à la lumière des questions de leur de départ d'une expansion, la limite essentiellement provisoire d'une
temps, quitte, pour déterminer d'où vient cette transition et vers où exploration. Mais surtout à cause de l'équivoque que comporte
elle se dirige, à la replacer dans une histoire des idées toute conven- nécessairement l'apposition « frontières intérieures» (au pluriel) : soit
tionnelle : par exemple « l'idéalisme allemand», ou « la genèse du qu'on entende par là les frontières qui divisent intérieurement un
nationalisme». On est alors tenté de renverser la perspective : plutôt territoire ou un empire (Boden, Reich) en domaines déterminés (Gebiet),
que de rechercher, de façon historiciste, le reflet de ces grandes soit qu'on entende par là les frontières qui isolent une région d'un
transitions (trop) bien connues, tenter de déceler, dans les paradoxes milieu environnant et ainsi l'individualisent, comme expressions de
du texte fichtéen, quelques-unes des raisons qui font l'équivoque la constitution même du sujet. Des frontières intérieures désignent
en quelque sorte la limite non représentable de toute frontière, telle
qu'elle serait vue du dedans de son tracé. Aussi cette expression fait-
1. En ,1915, à la suite de ce mot d'ordre lancé par le gouvernement impérial, elle immédiatement surgir l'ensemble des apories classiques de l'in-
le Haut Etat-Major allemand fit imprimer des centaines de milliers d'exemplaires tériorité et de l'extériorité. Dans le contexte d'une réflexion sur
des Disco11rsà la_nation allemande, de façon que chaque soldat ·partant au frgnt l'identité d'un peuple, d'une nation ou plus généralement d'un
pût en emporter un dans sa giberne (cf Xavier Léon, Fichte et son temps, Ed.
Armand Colin, Paris, 1922-1927). groupe humain, elle renvoie nécessairement à une problématique de
2. Cf à nouveau Dumont : en Fichte se livrerait à chaque instant l'immémorial la pureté, ou mieux de la purification, c'est-à-dire qu'elle pointe vers
combat de l'égalitarisme et de la hiérarchie (d'où sa «dialectique»). l'incertitude de cette identité: ce en quoi l'intérieur peut être pénétré

132 133
La crainte des masses La frontière intérieure

été conférées par l'usage : Fichte a bel et bien été « porté dans les persistante - théorique, politique - de ces catégories d'idéalisme et
de nationalisme à travers lesquelles se fait et se dit l'histoire.
tranchées 1 », tout au plus peut-il passer d'une tranchée à l'autre.
Mais sa pensée contient sans doute aussi, pour peu que nous sachions
i Je me propose ici de tenter cette analyse à partir d'une expression
1
l'expliquer, quelques-unes des clés du problème des tranchées en étonnante, employée dans les Discours à la nation allemande, où elle
général : pourquoi, en dépit de leur tracé si clair sur les cartes, les occupe une position stratégique: celle de « frontière intérieure». Je
combats qui s'y livrent sont-ils tellement douteux ? voudrais essayer d'en faire le révélateur des tensions qui confèrent
Cette ambivalence peut être présentée à partir d'un problème au texte sa dynamique propre et sa valeur de provocation - terme
d'évolution intellectuelle. Y a-t-il plusieurs Fichte? Deux, voire trois
i lui-même très fichtéen: Anstoss, Anregung, Anruf Je voudrais en
l'
systèmes successifs? D'un philosophe de la pratique, de l'idéal moral, . 1' même temps en faire la pierre de touche d'une pratique de lecture
passe+on à un philosophe de !'Absolu? d'un Fichte laïque à un et d'analyse des textes philosophiques qui surmonte l'alternative
Fichte religieux? d'un Fichte individualiste à tin Fichte organiciste? traditionnelle de la reconstitution des systèmes, dans laquelle la
d'un Fichte théoricien du droit naturel à un Fichte théoricien de la philosophie s'attribue une autonomie imaginaire, et de l'usage docu-
mission historique des peuples, ou plutôt d'un peuple bien déter- mentaire, dans lequel l'énoncé philosophique n'est qu'une expression
miné? d'un Fichte propagandiste enthousiaste (et peut-être agent) ou une composante parmi d'autres de l'histoire des idées, de l'archive
de la révolution jacobine et de l'égalitarisme, à un Fichte qui en d'une époque. Je tiens que le texte philosophique porte à l'extrême
appelle à l'autorité monarchique prussienne comme Zwingsherr de des contradictions qui le dépassent, mais qui ne trouvent nulle part
l'unité allemande? d'un Fichte cosmopolitique à un Fichte natio- ailleurs une formulation aussi contraignante.
naliste ? Entre ces différentes formulations elles-mêmes, y a-t-il simple Toute formulation ne se prête pas également à une telle analyse.
juxtaposition, due aux circonstances, ou bien correspondance terme Celle de « frontière intérieure » - pour peu que nous réussissions à
à terme, reflétant une même détermination ? Et encore : faut-il véri- montrer qu ·elle a bien une fonction centrale - présente à cet égard
tablement parler de coupures, en raison de la radicalité d'expression un avantage : on peut bien dire que cette expression est en elle-
que revêtent, à chaque fois, les positions du philosophe, ou bien même un symptôme, un condensé de contradictions. D'abord à cause
plutôt voir dans ces positions elles-mêmes le symptôme d'une contra- del' ambivalence de la notion même de frontière : la frontière ( Grenze)
diction permanente qui se traduirait par d'incessants déplacements 2 ? ); :'t est à la fois ce qui enferme, voire ce qui emprisonne, et ce qui met
La philosophie fichtéenne ne serait alors en elle-même qu'un processus en contact : le lieu d'un passage ou d'une communication ; elle
de transition. Plusieurs interprètes l'ont perçue de cette façon, rétros- constitue à la fois l'obstacle à toute progression ultérieure, et le point
pectivement bien entendu, et à la lumière des questions de leur de départ d'une expansion, la limite essentiellement provisoire d'une
temps, quitte, pour déterminer d'où vient cette transition et vers où exploration. Mais surtout à cause de l'équivoque que comporte
elle se dirige, à la replacer dans une histoire des idées toute conven- nécessairement l'apposition « frontières intérieures» (au pluriel) : soit
tionnelle : par exemple « l'idéalisme allemand», ou « la genèse du qu'on entende par là les frontières qui divisent intérieurement un
nationalisme». On est alors tenté de renverser la perspective : plutôt territoire ou un empire (Boden, Reich) en domaines déterminés (Gebiet),
que de rechercher, de façon historiciste, le reflet de ces grandes soit qu'on entende par là les frontières qui isolent une région d'un
transitions (trop) bien connues, tenter de déceler, dans les paradoxes milieu environnant et ainsi l'individualisent, comme expressions de
du texte fichtéen, quelques-unes des raisons qui font l'équivoque la constitution même du sujet. Des frontières intérieures désignent
en quelque sorte la limite non représentable de toute frontière, telle
qu'elle serait vue du dedans de son tracé. Aussi cette expression fait-
1. En ,1915, à la suite de ce mot d'ordre lancé par le gouvernement impérial, elle immédiatement surgir l'ensemble des apories classiques de l'in-
le Haut Etat-Major allemand fit imprimer des centaines de milliers d'exemplaires tériorité et de l'extériorité. Dans le contexte d'une réflexion sur
des Disco11rsà la_nation allemande, de façon que chaque soldat ·partant au frgnt l'identité d'un peuple, d'une nation ou plus généralement d'un
pût en emporter un dans sa giberne (cf Xavier Léon, Fichte et son temps, Ed.
Armand Colin, Paris, 1922-1927). groupe humain, elle renvoie nécessairement à une problématique de
2. Cf à nouveau Dumont : en Fichte se livrerait à chaque instant l'immémorial la pureté, ou mieux de la purification, c'est-à-dire qu'elle pointe vers
combat de l'égalitarisme et de la hiérarchie (d'où sa «dialectique»). l'incertitude de cette identité: ce en quoi l'intérieur peut être pénétré

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La crainte des masses La frontière intérieure

ou adultéré par son rapport avec l'extérieur, qu 'on appellera ici Cette présentation synthétique de ce qui fait « qu'un peuple est
l'étranger, ou tout simplement pensé sans communication avec lui . un peuple » combine, on le voit, quatre idées essentielles :
Nous verrons ces différentes . connotations jouer dans le texte de a - l'unité naturelle d'un peuple, qui commande celle d'un État,
Fichte, et nous devrons nous demander s'il les maîtrise complètement, et qui en fait un tout indissociable, n'.est pas territoriale mais
conceptuellement. Naturellement nous pouvons aussi supposer qu 'il linguistique.
en joue délibérément, pour provoquer un effet critique. b - la langue est l'essence du lien social, parce qu'elle forme
Venons maintenant au texte . Celui-ci se situe au début de l'avant- naturellement (avant tout «artifice», toute application d'un «art»
dernier (13') discours, dans lequel sont récapitulées les leçons de politique, toute « convention » délibérée) l'élément de la compré-
l'ensemble, et où s'amorce, en relation immédiate avec l'actualité hension ou de l'entente ( Versiandigung) des parties du tout (désignées
historique, l'appel que Fichte entend adresser à ses auditeurs, et à par le neutre Es).
travers eux à la nation allemande tout entière · dans la situation de c - la nature du naturel de la langue est spirituelle : en ce sens
détresse qui est la sienne (après Iéna et Tilsit) : les frontières linguistiques, ou les frontières qui se manifestent par
l'identité linguistique, sont «intérieures» et non pas «extérieures».
Les frontières premières, originelles et vraiment naturelles , (die cl- l'extérieur peut réagir sur l'intérieur: le mélange (Vermischung)
')
ersten, 11rsprünglichenund wahrhaft natürlichen Grenzen) des Etats de peuples historiquement et culturellement hétérogènes (voire le
sont sans aucun doute leurs frontières intérieures (ihre innern Grenzen). simple contact avec l'étranger : comment faut-il comprendre : in sich
Ce qui parle la même langue (Was dieselbe Sprache redet) est, avant aufnehmen ? où commence l'accueil mortel de l'étranger ?) détruit
tout artifice humain (vor aller menschlichen Kunst vorher), déjà noué l'identité spirituelle, le sens de l'histoire d'un peuple : il lui ferme
ensemble par la seule nature, d'une multiplicité de liens invisibles ; l'avenir.
cela se comprend mutuellement et possèdè la faculté de se comprendre J'examinerai d 'abord le sens de ces énoncés dans le contexte du
toujours plus clairement, cela appartient au même ensemble, est
naturellement Un et forme un tout indivisible (es gehort zusammen, 13eDiscours, et plus généralement de l'appel lancé par Fichte à ses
tmd ist natiirlich Eins, und ein unzertrennliches Ganzes). Un tel compatriotes, avant de rechercher comment la notion de frontière
< peuple> ne peut en accueillir dans son sein aucun autre de linguistique se définit à partir des concepts proprement fichtéens de
provenanceet de langue différentes(Ein solches kann kein Volk anderer »• 1 .) l' Ursprache et de l' Urvolk, c'est-à-dire de l'unité originaire du peuple
Abk tmft und Sprache in sich aufnehmen) et vouloir se mélanger avec
lui, sans en être pour le moins désorienté, et sans déranger brutalement
r et de la langue.

la continuité du progrès de sa culture. C'est de cette frontière inté-


rieure, tracée par la nature spirituelle même de l'homme (durch die Le 13e discours comporte un très beau passage, qui nous fait
geistige Natur des Menschen selbst gezogenen) que résulte seulement le penser, en vertu de l'analogie des circonstances, au Silence de la mer
tracé des frontières extérieures de son habitat (die a11ssereBegrenzung de Vercors (ou encore au discours que tiennent aujourd'hui dans la
der Wohnsitze), qui n'en est que la conséquence: à regarder les choses
selon leur nature (in der natürlichen Ansicht der Dinge) les hommes Tchécoslovaquie occupée certains porte-parole de la Charte 77) :
ne forment nullement un peuple unique en tant qu'ils habitent à
l'intérieur de certaines lignes de montagnes et de fleuves (welche Vaincus, voilà ce que nous sommes. Maintenant, serons-nous aussi
innerhalb gewisser Berge und Flüsse wohnen, um deswillen Ein Volk), méprisés? Voulons-nous mériter le mépris? Voulons-nous, en plus
mais à l'inverse les hommes vivent ensemble, protégés par des fleuves de tout ce que nous avons perdu déjà, perdre aussi l'honneur? Cela
i ne dépendra jamais que de nous-mêmes.·La lutte armée est terminée
et des montagnes si leur bonne fortune l'a voulu ainsi, parce qu'ils
formaient déjà un peuple unique conformément à une loi naturelle (beschlossen): mais si nous le voulons commence la nouvelle lu.tte,
infiniment supérieure (weil sie schon /rüher durch ein ·· weit hoheres celle des principes (Grundsatze), des mœurs (Sitten) , du caractère
Naturgesetz Ein Volk waren) 1

(Charakter). À nos hôtes (tmsern Gasten) donnons le spectacle d'un
1 dévouement fidèle à la patrie et aux amis, d'une honnêteté incor-
ruptible, du sens du devoir, de toutes les vertus publiques et privées
l. Reden an die derttsche Nation , Philos. Bibliothek 204 , Felix Meiner Verlag, (aller bürgerlichen und hauslichen Tttgenden) : ce sera le cadeau d'ad ieu
1
1978, p. 207 < VII, 460 > . f' que leur fera notre amitié, lorsqu'ils retourneront chez eux (ais

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ou adultéré par son rapport avec l'extérieur, qu 'on appellera ici Cette présentation synthétique de ce qui fait « qu'un peuple est
l'étranger, ou tout simplement pensé sans communication avec lui . un peuple » combine, on le voit, quatre idées essentielles :
Nous verrons ces différentes . connotations jouer dans le texte de a - l'unité naturelle d'un peuple, qui commande celle d'un État,
Fichte, et nous devrons nous demander s'il les maîtrise complètement, et qui en fait un tout indissociable, n'.est pas territoriale mais
conceptuellement. Naturellement nous pouvons aussi supposer qu 'il linguistique.
en joue délibérément, pour provoquer un effet critique. b - la langue est l'essence du lien social, parce qu'elle forme
Venons maintenant au texte . Celui-ci se situe au début de l'avant- naturellement (avant tout «artifice», toute application d'un «art»
dernier (13') discours, dans lequel sont récapitulées les leçons de politique, toute « convention » délibérée) l'élément de la compré-
l'ensemble, et où s'amorce, en relation immédiate avec l'actualité hension ou de l'entente ( Versiandigung) des parties du tout (désignées
historique, l'appel que Fichte entend adresser à ses auditeurs, et à par le neutre Es).
travers eux à la nation allemande tout entière · dans la situation de c - la nature du naturel de la langue est spirituelle : en ce sens
détresse qui est la sienne (après Iéna et Tilsit) : les frontières linguistiques, ou les frontières qui se manifestent par
l'identité linguistique, sont «intérieures» et non pas «extérieures».
Les frontières premières, originelles et vraiment naturelles , (die cl- l'extérieur peut réagir sur l'intérieur: le mélange (Vermischung)
')
ersten, 11rsprünglichenund wahrhaft natürlichen Grenzen) des Etats de peuples historiquement et culturellement hétérogènes (voire le
sont sans aucun doute leurs frontières intérieures (ihre innern Grenzen). simple contact avec l'étranger : comment faut-il comprendre : in sich
Ce qui parle la même langue (Was dieselbe Sprache redet) est, avant aufnehmen ? où commence l'accueil mortel de l'étranger ?) détruit
tout artifice humain (vor aller menschlichen Kunst vorher), déjà noué l'identité spirituelle, le sens de l'histoire d'un peuple : il lui ferme
ensemble par la seule nature, d'une multiplicité de liens invisibles ; l'avenir.
cela se comprend mutuellement et possèdè la faculté de se comprendre J'examinerai d 'abord le sens de ces énoncés dans le contexte du
toujours plus clairement, cela appartient au même ensemble, est
naturellement Un et forme un tout indivisible (es gehort zusammen, 13eDiscours, et plus généralement de l'appel lancé par Fichte à ses
tmd ist natiirlich Eins, und ein unzertrennliches Ganzes). Un tel compatriotes, avant de rechercher comment la notion de frontière
< peuple> ne peut en accueillir dans son sein aucun autre de linguistique se définit à partir des concepts proprement fichtéens de
provenanceet de langue différentes(Ein solches kann kein Volk anderer »• 1 .) l' Ursprache et de l' Urvolk, c'est-à-dire de l'unité originaire du peuple
Abk tmft und Sprache in sich aufnehmen) et vouloir se mélanger avec
lui, sans en être pour le moins désorienté, et sans déranger brutalement
r et de la langue.

la continuité du progrès de sa culture. C'est de cette frontière inté-


rieure, tracée par la nature spirituelle même de l'homme (durch die Le 13e discours comporte un très beau passage, qui nous fait
geistige Natur des Menschen selbst gezogenen) que résulte seulement le penser, en vertu de l'analogie des circonstances, au Silence de la mer
tracé des frontières extérieures de son habitat (die a11ssereBegrenzung de Vercors (ou encore au discours que tiennent aujourd'hui dans la
der Wohnsitze), qui n'en est que la conséquence: à regarder les choses
selon leur nature (in der natürlichen Ansicht der Dinge) les hommes Tchécoslovaquie occupée certains porte-parole de la Charte 77) :
ne forment nullement un peuple unique en tant qu'ils habitent à
l'intérieur de certaines lignes de montagnes et de fleuves (welche Vaincus, voilà ce que nous sommes. Maintenant, serons-nous aussi
innerhalb gewisser Berge und Flüsse wohnen, um deswillen Ein Volk), méprisés? Voulons-nous mériter le mépris? Voulons-nous, en plus
mais à l'inverse les hommes vivent ensemble, protégés par des fleuves de tout ce que nous avons perdu déjà, perdre aussi l'honneur? Cela
i ne dépendra jamais que de nous-mêmes.·La lutte armée est terminée
et des montagnes si leur bonne fortune l'a voulu ainsi, parce qu'ils
formaient déjà un peuple unique conformément à une loi naturelle (beschlossen): mais si nous le voulons commence la nouvelle lu.tte,
infiniment supérieure (weil sie schon /rüher durch ein ·· weit hoheres celle des principes (Grundsatze), des mœurs (Sitten) , du caractère
Naturgesetz Ein Volk waren) 1

(Charakter). À nos hôtes (tmsern Gasten) donnons le spectacle d'un
1 dévouement fidèle à la patrie et aux amis, d'une honnêteté incor-
ruptible, du sens du devoir, de toutes les vertus publiques et privées
l. Reden an die derttsche Nation , Philos. Bibliothek 204 , Felix Meiner Verlag, (aller bürgerlichen und hauslichen Tttgenden) : ce sera le cadeau d'ad ieu
1
1978, p. 207 < VII, 460 > . f' que leur fera notre amitié, lorsqu'ils retourneront chez eux (ais

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La crainte des masses La frontière intérieure

fretmdliches Gastgeschenk mit in ihre Heimat), ce qui finira bien par s'ils n'étaient qu'entre eux, si - anticipant Gandhi - ils pratiquent
arriver un jour. Gardons-nous de leur permettre de n9us mépriser, une absolue non-coopération, une « frontière invisible » les séparera
ce qui se produirait infailliblement, aussi bien si nous avions d'eux du conquérant, reportant à l'intérieur; en un lieu qui est partout et
une peur exagérée que si nous renoncions à notre mode d'être (unsre donc nulle part, inaccessible, la ligne de défense. Inversement, une
Weise dazttsein aufzttgeben) et nous efforcions de nous assimiler au frontière intérieure passe dans l'esprit ou dans l'âme de chaque
leur. Loin de nous, certes, l'inconvenance de les provoquer, de les
exciter d'individu à individu (die Ungèbühr, dass der einzelne die
Allemand, qui sépare la résignation de la fierté, l'assimilation aux
einzelnen herausfordere, und reize). Mais - ce qui sera d'ailleurs la idées étrangères (la francisation) de la germanité: c'est celle-là qu'il
méthode la plus ·sûre (die sicherste Massrege!) - allons toujours notre faut fortifier et défendre, par une résolution (Entschluss) de chaque
chemin partout où nous avons affaire, comme si nous étions seuls instant, au besoin contre soi-même (dans un combat intérieur du
avec nous-mêmes (ais ob wir mit uns se/ber allein waren), et n'éta- Selbst et de la Selbstsucht) ·
blissons < avec eux> d'autres ra:ppowr que ceux qui nous seront Dans cette première lecture, l'idée est celle de résistance ( Widers-
strictement imposés par la nécessité (durchaus kein Verhaltnis anzu- tand), de citadelle (on pourrait dire : les vraies fortifications dans
kniipfen, das uns die Notwendigkeit nicht schlechthin auftegt). Nous une guerre sont intérieures, ce qui lève l'objection de Machiavel).
avons pour cela un moyen assuré (das sicherste Mittel hierzu) : que Non seulement cette résistance n'est pas incompatible avec l'appel
chacun se contente de ce que les anciens rapports patriotiques lui aux armes, mais elle peut en être considérée comme la préparation,
permettent de réaliser (was die alten Vaterlandischen Verhaltnisse ihm
ztt leisten vermiigen), porte le fardeau commun (die gemèinschaftliche
le « réarmement moral » qui précède et conditionne le réarmement
Last) selon ses forces, et tienne toute faveur venue de l'étranger (jede militaire ; de même que le plan d'éducation nationale qui est au
Begiinstigtmg durch das Ausland) pour un déshonneur et un avilis- cœur du programme de régénérescence de l'Allemagne précède et
sement 1 • conditionne une lutte armée, car la guerre ne fait jamais que continuer
la politique par d'autres moyens: ou plutôt elle ne la continuera
que si la politique se fonde sur une mystique civique, si les soldats
Il s'agit de la description d'une attitude morale, qui renvoie à
- comme à Valmy - sont les citoyens d'une communauté éthique.
nouveau au tracé d'une frontière intérieure. Cependant elle peut être
J;)e même que l'unité politique de l'Allemagne (la fondation d'un
lue, entendue, de deux façons, avec deux accents bien différents. Le
tl' t Etat national) présuppose la conscience de son unité spirituelle. Le
contexte ne lèvera pas cette équivoque. On peut même s'assurer, par
tracé des frontières intérieures de la liberté est la condition de la
les débats qu'elle a suscités jusqu'à nos jours en Allemagne même,
libération des frontières extérieures, qui viendra en son temps.
qu'elle est pratiquement insurmontable. Voyons plutôt.
Or, à cette lecture possible - mais qui suppose de compléter la
Première possibilité : les frontières extérieures (ou ce qui en tenait
lettre .du texte par quelques éléments du contexte - s'en oppose une
lieu : la fragile souveraineté des États allemands, la fiction du Saint-
autre : non pas centrée sur l'idée de résistance mais sur celle du
Empire) sont franchies et détruites. Napoléon est à Berlin, il a
refuge (Zufluchtsort : terme clé de la tradition protestante, et sin-
proclamé la dissolution du Saint-Empire, incorporé une partie de
gulièrement de l'histoire de la Prusse dans ses relations avec la
l'Allemagne à la Confédération du Rhin ... Restent les frontieres inté-
France, qui joue un rôle central dans les Discours). Sans doute nous
rieures : pour peu que les Allemands soient intérieurement invincibles
sommes vaincus, nos États territoriaux sont satellisés : mais ceci est
- ce qui est toujours au pouvoir de l'homme - cette forteresse-là
secondaire, ce n'est en vérité qu'extérieur. Pour l'identité nationale,
est imprenable (comme la foi de Luther : ein' /este Burg), ces fron-
qui de toute façon n'a jamais eu qu'un lien second et artificiel
tières-là sont infranchissables. Avec sa langue et sa culture, chaque
(künstlich) avec ces États et leurs frontières, identité essentiellement
individu en effet porte en lui le tout de la communauté ; mais aussi
morale (de l'ordre de la Gesinnung et de la Sittlichkeit), un refuge
chaque individu est personnellement responsable, par son attitude
existe toujours, et c'est précisément le «soi» (Selbst) des Allemands.
morale, de toute la communauté. D'où cette idée: si, parmi les
Ou plutôt ce refuge est la liaison invisible que tissent entre eux les
troupes d'occupation (Gaste !), les Allemands vivent seuls, comme
liens de la langue, l'unité invisible de ce qu'on ne tardera pas à
appeler la Kulturnation. Non seulement ce refuge est le seul qui
l. Ibid., p. 217. mérite d'être défendu (car il ne concerne pas la grandeur passée des

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La crainte des masses La frontière intérieure

fretmdliches Gastgeschenk mit in ihre Heimat), ce qui finira bien par s'ils n'étaient qu'entre eux, si - anticipant Gandhi - ils pratiquent
arriver un jour. Gardons-nous de leur permettre de n9us mépriser, une absolue non-coopération, une « frontière invisible » les séparera
ce qui se produirait infailliblement, aussi bien si nous avions d'eux du conquérant, reportant à l'intérieur; en un lieu qui est partout et
une peur exagérée que si nous renoncions à notre mode d'être (unsre donc nulle part, inaccessible, la ligne de défense. Inversement, une
Weise dazttsein aufzttgeben) et nous efforcions de nous assimiler au frontière intérieure passe dans l'esprit ou dans l'âme de chaque
leur. Loin de nous, certes, l'inconvenance de les provoquer, de les
exciter d'individu à individu (die Ungèbühr, dass der einzelne die
Allemand, qui sépare la résignation de la fierté, l'assimilation aux
einzelnen herausfordere, und reize). Mais - ce qui sera d'ailleurs la idées étrangères (la francisation) de la germanité: c'est celle-là qu'il
méthode la plus ·sûre (die sicherste Massrege!) - allons toujours notre faut fortifier et défendre, par une résolution (Entschluss) de chaque
chemin partout où nous avons affaire, comme si nous étions seuls instant, au besoin contre soi-même (dans un combat intérieur du
avec nous-mêmes (ais ob wir mit uns se/ber allein waren), et n'éta- Selbst et de la Selbstsucht) ·
blissons < avec eux> d'autres ra:ppowr que ceux qui nous seront Dans cette première lecture, l'idée est celle de résistance ( Widers-
strictement imposés par la nécessité (durchaus kein Verhaltnis anzu- tand), de citadelle (on pourrait dire : les vraies fortifications dans
kniipfen, das uns die Notwendigkeit nicht schlechthin auftegt). Nous une guerre sont intérieures, ce qui lève l'objection de Machiavel).
avons pour cela un moyen assuré (das sicherste Mittel hierzu) : que Non seulement cette résistance n'est pas incompatible avec l'appel
chacun se contente de ce que les anciens rapports patriotiques lui aux armes, mais elle peut en être considérée comme la préparation,
permettent de réaliser (was die alten Vaterlandischen Verhaltnisse ihm
ztt leisten vermiigen), porte le fardeau commun (die gemèinschaftliche
le « réarmement moral » qui précède et conditionne le réarmement
Last) selon ses forces, et tienne toute faveur venue de l'étranger (jede militaire ; de même que le plan d'éducation nationale qui est au
Begiinstigtmg durch das Ausland) pour un déshonneur et un avilis- cœur du programme de régénérescence de l'Allemagne précède et
sement 1 • conditionne une lutte armée, car la guerre ne fait jamais que continuer
la politique par d'autres moyens: ou plutôt elle ne la continuera
que si la politique se fonde sur une mystique civique, si les soldats
Il s'agit de la description d'une attitude morale, qui renvoie à
- comme à Valmy - sont les citoyens d'une communauté éthique.
nouveau au tracé d'une frontière intérieure. Cependant elle peut être
J;)e même que l'unité politique de l'Allemagne (la fondation d'un
lue, entendue, de deux façons, avec deux accents bien différents. Le
tl' t Etat national) présuppose la conscience de son unité spirituelle. Le
contexte ne lèvera pas cette équivoque. On peut même s'assurer, par
tracé des frontières intérieures de la liberté est la condition de la
les débats qu'elle a suscités jusqu'à nos jours en Allemagne même,
libération des frontières extérieures, qui viendra en son temps.
qu'elle est pratiquement insurmontable. Voyons plutôt.
Or, à cette lecture possible - mais qui suppose de compléter la
Première possibilité : les frontières extérieures (ou ce qui en tenait
lettre .du texte par quelques éléments du contexte - s'en oppose une
lieu : la fragile souveraineté des États allemands, la fiction du Saint-
autre : non pas centrée sur l'idée de résistance mais sur celle du
Empire) sont franchies et détruites. Napoléon est à Berlin, il a
refuge (Zufluchtsort : terme clé de la tradition protestante, et sin-
proclamé la dissolution du Saint-Empire, incorporé une partie de
gulièrement de l'histoire de la Prusse dans ses relations avec la
l'Allemagne à la Confédération du Rhin ... Restent les frontieres inté-
France, qui joue un rôle central dans les Discours). Sans doute nous
rieures : pour peu que les Allemands soient intérieurement invincibles
sommes vaincus, nos États territoriaux sont satellisés : mais ceci est
- ce qui est toujours au pouvoir de l'homme - cette forteresse-là
secondaire, ce n'est en vérité qu'extérieur. Pour l'identité nationale,
est imprenable (comme la foi de Luther : ein' /este Burg), ces fron-
qui de toute façon n'a jamais eu qu'un lien second et artificiel
tières-là sont infranchissables. Avec sa langue et sa culture, chaque
(künstlich) avec ces États et leurs frontières, identité essentiellement
individu en effet porte en lui le tout de la communauté ; mais aussi
morale (de l'ordre de la Gesinnung et de la Sittlichkeit), un refuge
chaque individu est personnellement responsable, par son attitude
existe toujours, et c'est précisément le «soi» (Selbst) des Allemands.
morale, de toute la communauté. D'où cette idée: si, parmi les
Ou plutôt ce refuge est la liaison invisible que tissent entre eux les
troupes d'occupation (Gaste !), les Allemands vivent seuls, comme
liens de la langue, l'unité invisible de ce qu'on ne tardera pas à
appeler la Kulturnation. Non seulement ce refuge est le seul qui
l. Ibid., p. 217. mérite d'être défendu (car il ne concerne pas la grandeur passée des

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La crainte des masses La frontière intérieure

États, irrémédiablement détruite, mais la grandeur .à venir par-delà être, étaient les ennemis du républicanisme de Fichte (encore rappelé
toute politique de puissance, la destination de l'homme) ; mais il dans le texte) . Elle nous fait savoir aussi que, parmi les organisateurs
est le seul qui puisse l'être, sur la base de la défaite elle-même. des corps de volontaires qui préparaient la guerre de « libération
Moment de vérité donc, et chance unique dont il faut se saisir : car nationale » de 1813 (origine historique de cette expression), figuraient
ce refuge ·n'est pas délimité par une « frontière extérieure » où les de jeunes auditeurs enthousiasmés par les discours de 1808. On
Allemands se heurteraient à d'autres; il consiste dans la réalité pouvait donc, sans qu'il fût besoin d'un savant décryptage et en
invisible de leur monde intérieur, où ils peuvent progresser indéfi- tenant compte au besoin des limitations imposées par la censure,
niment en ne rencontrant jamais qu'eux-mêmes, en ne se heurtant entendre l'appel aux armes dans l'appel à la résolution morale.
jamais qu'à leur propre inertie (Tragheit) ou paresse morale. Alors Reste que Fichte décrit celle-ci avec insistance comme purement
le sens de l'appel n'est pas de préparer une reconquête ou une intérieure :
revanche, mais d'inciter à un recueillement (Andacht; andenken) dans
lequel l'extériorité perd toute importance. Ce n'est pas de reconquérir Et quiconque entend cette voix, qu'il prenne cette résolution en
les frontières (au sens usuel), mais de conquérir la moralité et la lui-même, et pour lui seul, comme s'il se trouvait là tout seul, et
devait tout faire tout seul. Si beaucoup d'individus pensent ainsi, un
culture. grand tout sera bientôt là, dans lequel toutes les forces fusionneront
Cette équivoque peut-elle être levée par le contexte, ou bien. s'en étroitement en une seule ... La résolution que vous devez prendre est
trouve-t-elle renforcée? Que devons-nous comprendre (que devaient telle que chacun ne peut la mettre en œuvre que par lui-mêm~ et
comprendre les auditeurs de Fichte) lorsqu'il s'écrie: dans sa propre personne ... Ce qui est exigé de vous c'est une résolution
qui soit aussi immédiatement vie, action intérieure, et qui par là
Les discours que j'achève aujourd'hui, c'est à vous sans doute qu'ils même dure indéfiniment sans hésiter ni se refroidir, inébranlable
se sont adressés à voix haute : mais c'est la nation allemande tout jusqu'au but final (und jedweder, der diese Stimme vernimmt, fasse
· entière qu'ils avaient en vue, et leur propos s'étend , aussi loin que diesen Entschlrm bei sich selbst, und für sich selbst, gleich ais ob er
porte le parler allemand (so weit die deutsche Zunge reicht), à tout ce allein da sei, und alles allein tun müsse. Wenn recht viele einzelne so
qui peut en comprendre la portée, et qui vient se rassembler en ce denken, so wird bald ein grosses Ganzes dastehen, das in eine einzige
lieu où je vous vois respirer. Si jamais j'ai réussi à faire jaillir une engverbundene Kraft zusammenfliesse... Eine Entschliessung sollt ihr
étincelle dans une seule des poitrines qui ont ainsi battu sous mes te.·
fassen, die jedweder nur durch sich selbst und in seiner eignen Persan
yeux, qui ait pris vie et vous ait embrasé le cœur, il ne faut pas ausführen kann ... Es wird von euch gefordert ein solcher Entschlusi, der
qu'elle reste solitaire: mais, d'un bout à l'autre de notre sol commun zugleich 11mnittelbar Leben sei, und inwendige Tat , und der da ohne
(über den ganzen gemeinsamen Bodtn hinweg), je voudrais rassembler wanken oder Erkaltung fortdaure und fortwalte, bis er am Zi ele sei)
des convictions et des résolutions semblables aux vôtres, et les nouer (ibid., pp. 229-230).
aux vôtres, en sorte que, jaillie de · ce foyer central, .une flamme de
pensée patriotique unique, unifiant tout dans son cours (eine einzige Et surtout ce but final lui-même n'est jamais décrit autrement
fortfliessende und zusammenhangende Flamme vaterlandischer Denkart), que comme un but moral et spirituel, la (re)constitution d'une
gagne jusqu'aux frontières les plus lointaines du sol de la patrie et
communauté vertueuse dont le caractère spécifiquement allemand se
l'enflamme tout entier (14e discours, p. 228) ? ·
fondera sur l'inhérence réciproque de la langue allemande (langue
Et de quelle «résolution» s'agit-il lorsqu'il poursuit : <~vraie» ou sincère par excellence) et d'une culture de la moralité.
A la fin du 13e Discours, après avoir, à mots à peine couverts,
Cette fois ne sortez pas d'ici sans avoir pris une ferme résolution ... stigmatisé la napoléonolâtrie de certains de ses compatriotes, Fichte
Prenez-la sur-le-champ, cette résolution (Geht nur dieses Mal nicht réclame seulement d'eux qu'ils « préservent de cette souillure (Besu-
von der Stelle, ohne einen festen Entschluss gefasst ztt haben... Fasset delung) leur langue formée pour exprimer le vrai (unsrer zum Aus-
ibn att/ der Stelle, diesen Entschluss) ? drucke des Wahren gebildeten Sprache) » (p. 227). Son appel est un
appel à la réflexion (Nachdenken) (p . 231), à la réalisation d'un
L'histoire a enregistré que les Discours avaient été unanimement « monde des esprits» ( Geisterwelt), « libéré de toute impulsion sen-
applaudis par des « Allemands » dont beaucoup, la plupart peut- sible» (der Geist allein, rein, und ausgezogen von al/en sinnlichen

138 139
La crainte des masses La frontière intérieure

États, irrémédiablement détruite, mais la grandeur .à venir par-delà être, étaient les ennemis du républicanisme de Fichte (encore rappelé
toute politique de puissance, la destination de l'homme) ; mais il dans le texte) . Elle nous fait savoir aussi que, parmi les organisateurs
est le seul qui puisse l'être, sur la base de la défaite elle-même. des corps de volontaires qui préparaient la guerre de « libération
Moment de vérité donc, et chance unique dont il faut se saisir : car nationale » de 1813 (origine historique de cette expression), figuraient
ce refuge ·n'est pas délimité par une « frontière extérieure » où les de jeunes auditeurs enthousiasmés par les discours de 1808. On
Allemands se heurteraient à d'autres; il consiste dans la réalité pouvait donc, sans qu'il fût besoin d'un savant décryptage et en
invisible de leur monde intérieur, où ils peuvent progresser indéfi- tenant compte au besoin des limitations imposées par la censure,
niment en ne rencontrant jamais qu'eux-mêmes, en ne se heurtant entendre l'appel aux armes dans l'appel à la résolution morale.
jamais qu'à leur propre inertie (Tragheit) ou paresse morale. Alors Reste que Fichte décrit celle-ci avec insistance comme purement
le sens de l'appel n'est pas de préparer une reconquête ou une intérieure :
revanche, mais d'inciter à un recueillement (Andacht; andenken) dans
lequel l'extériorité perd toute importance. Ce n'est pas de reconquérir Et quiconque entend cette voix, qu'il prenne cette résolution en
les frontières (au sens usuel), mais de conquérir la moralité et la lui-même, et pour lui seul, comme s'il se trouvait là tout seul, et
devait tout faire tout seul. Si beaucoup d'individus pensent ainsi, un
culture. grand tout sera bientôt là, dans lequel toutes les forces fusionneront
Cette équivoque peut-elle être levée par le contexte, ou bien. s'en étroitement en une seule ... La résolution que vous devez prendre est
trouve-t-elle renforcée? Que devons-nous comprendre (que devaient telle que chacun ne peut la mettre en œuvre que par lui-mêm~ et
comprendre les auditeurs de Fichte) lorsqu'il s'écrie: dans sa propre personne ... Ce qui est exigé de vous c'est une résolution
qui soit aussi immédiatement vie, action intérieure, et qui par là
Les discours que j'achève aujourd'hui, c'est à vous sans doute qu'ils même dure indéfiniment sans hésiter ni se refroidir, inébranlable
se sont adressés à voix haute : mais c'est la nation allemande tout jusqu'au but final (und jedweder, der diese Stimme vernimmt, fasse
· entière qu'ils avaient en vue, et leur propos s'étend , aussi loin que diesen Entschlrm bei sich selbst, und für sich selbst, gleich ais ob er
porte le parler allemand (so weit die deutsche Zunge reicht), à tout ce allein da sei, und alles allein tun müsse. Wenn recht viele einzelne so
qui peut en comprendre la portée, et qui vient se rassembler en ce denken, so wird bald ein grosses Ganzes dastehen, das in eine einzige
lieu où je vous vois respirer. Si jamais j'ai réussi à faire jaillir une engverbundene Kraft zusammenfliesse... Eine Entschliessung sollt ihr
étincelle dans une seule des poitrines qui ont ainsi battu sous mes te.·
fassen, die jedweder nur durch sich selbst und in seiner eignen Persan
yeux, qui ait pris vie et vous ait embrasé le cœur, il ne faut pas ausführen kann ... Es wird von euch gefordert ein solcher Entschlusi, der
qu'elle reste solitaire: mais, d'un bout à l'autre de notre sol commun zugleich 11mnittelbar Leben sei, und inwendige Tat , und der da ohne
(über den ganzen gemeinsamen Bodtn hinweg), je voudrais rassembler wanken oder Erkaltung fortdaure und fortwalte, bis er am Zi ele sei)
des convictions et des résolutions semblables aux vôtres, et les nouer (ibid., pp. 229-230).
aux vôtres, en sorte que, jaillie de · ce foyer central, .une flamme de
pensée patriotique unique, unifiant tout dans son cours (eine einzige Et surtout ce but final lui-même n'est jamais décrit autrement
fortfliessende und zusammenhangende Flamme vaterlandischer Denkart), que comme un but moral et spirituel, la (re)constitution d'une
gagne jusqu'aux frontières les plus lointaines du sol de la patrie et
communauté vertueuse dont le caractère spécifiquement allemand se
l'enflamme tout entier (14e discours, p. 228) ? ·
fondera sur l'inhérence réciproque de la langue allemande (langue
Et de quelle «résolution» s'agit-il lorsqu'il poursuit : <~vraie» ou sincère par excellence) et d'une culture de la moralité.
A la fin du 13e Discours, après avoir, à mots à peine couverts,
Cette fois ne sortez pas d'ici sans avoir pris une ferme résolution ... stigmatisé la napoléonolâtrie de certains de ses compatriotes, Fichte
Prenez-la sur-le-champ, cette résolution (Geht nur dieses Mal nicht réclame seulement d'eux qu'ils « préservent de cette souillure (Besu-
von der Stelle, ohne einen festen Entschluss gefasst ztt haben... Fasset delung) leur langue formée pour exprimer le vrai (unsrer zum Aus-
ibn att/ der Stelle, diesen Entschluss) ? drucke des Wahren gebildeten Sprache) » (p. 227). Son appel est un
appel à la réflexion (Nachdenken) (p . 231), à la réalisation d'un
L'histoire a enregistré que les Discours avaient été unanimement « monde des esprits» ( Geisterwelt), « libéré de toute impulsion sen-
applaudis par des « Allemands » dont beaucoup, la plupart peut- sible» (der Geist allein, rein, und ausgezogen von al/en sinnlichen

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La crainte des masses La frontière intérieure

Antrieben, soli an das Ruder der menschlichen Angelegenheiten treten) également intérieure des Allemands à la liberté ne constituent pas
(p. 243), l'avènement d'un « royaume du droit, de la raison et de deux faits de nature différente : ce ne sont que les deux faces du
la vérité» (ein Reich des Rechts, der Vernunft und der Wahrheit) même événement spirituel dans lequel se manifeste le sens de l'his-
(p . 245). toire présente.
Ces formulations signifient-elles que Fichte n'a fait que plaquer Mais cette unité profonde n'a-t-elle pas pour condition positive
un discours prophétique (en son fond clairement théologique) sur la (sur le mode mystique et apocalyptique) l'anéantissement de toutes
conjoncture historique ? Et pour quel bénéfice alors : celui de la lesformes extérieures de l'identité allemande, qui n'est que le concentré
religion ? ou celui de la politique ? Ou bien s'expliquent-elles par des « traits fondamentaux» de l'époque, en tant qu'elle se présente
des préoccupations tactiques, soit que Fichte ait surestimé la puissance comme la fin d'un monde? La clé du problème réside manifestement
de l'empire napoléonien et n'ait pas cru que la libération politique dans la signification que revêt la « mission universelle » de la nation
pourrait être l'œuvre de la génération présente , soit qu'il ait tout allemande, ou encore dans la façon dont, dans la perspective de cette
simplement pratiqué le double langage polir déjouer la censure ? On élection historique singulière, la particularité du peuple allemand se
pourrait le penser, en l'entendant dès son premier Discours expliquer trouve niée et relevée au profit de son universalité. Les signes de
à ses auditeurs que ses thèses ne présenteront aucun danger, ou encore cette élection ont été recherchés précédemment à travers divers évé-
que la formation d'une conscience nationale par l'éducation est une nements historiques (résistance des Germains à la romanisation,
tâche de longue haleine, pour plusieurs générations. libertés civiles des villes allemandes, Réforme luthérienne, Gründ-
Mais d'autres développements montrent que ce « retrait du poli- lichkeit de la philosophie allemande) mais ils ne prennent sens que
tique» a une signification plus essentielle, qu'il fait partie du but rétrospectivement, depuis le moment présent de crise radicale. Ce
final lui-même. Ainsi la gloire militaire est dénoncée comme étrangère qui caractérise politiquement cette crise aux yeux de Fichte, c'est
à la pureté de l'esprit allemand. Il semble bien que la non-violence que, d'un affrontement séculaire entre deux principes de gouverne-
soit la caractéristique principale du patriotisme réclamé par Fichte, ment et d'organisation de l'Europe: l'impérialisme et l'équilibre
comme le moyen d 'une vraie libération, même s'il décrit la mort européen, elle fait surgir pour la première fois la possibilité d'un
pour la patrie comme le sacrifice suprême. On s'explique alors que autre ordre, intrinsèquement oµ naturellement pacifique. Ce qui la
Fichte n'ait pas présenté comme un malheur ou un défaut le mor- H ) caractérise moralement; c'est qu'elle donne naissance à un esprit
cellement politique de l'Allemagne, cause apparente de sa faiblesse entièrement nouveau .(das Beginnen eines ganz neuen Geistes) par une
militaire, mais tout au contraire - reprenant avec insistance le modèle révolution qui « recrée » tout l'être humain (eine ganzliche Umschaf-
romantique de l'hellénisme antique - comme la fortune historique fung) (p. 223). Comment cette morale et cette politique sont-elles
à laquelle les Allemands doivent cl'avolr préservé l'originalité de leur liées? Par une philosophie de l'histoire. Examinons-la brièvement.
culture et développé « l'humain comme tel» (das rein Menschliche)
dans leur conscience populaire. Car ce morcellement politique avait
pour effet de dissocier l'État de la Nation (p. 139). On s'explique Deux dialectiques s'entrecroisent dans le tableau historique dressé
même qu'il puisse présenter l'indépendance nationale allemande, au par Fichte : une dialectique temporelle, une dialectique du territoire.
sens où elle est ici définie, comme une exigence de l'humanité tout Elles relèvent du réalisme empirique, ou caractérisent le monde du
entière, à commencer par l'étranger conquérant : phénomène (Erscheinung) - un phénomène derrière lequel, confor-
mément à la critique constante de Fichte, il est inutile de chercher
C'est l'étranger lui-même qui vous en conjure, pour peu qu'il se une« chose en soi». Mais leur connexion ne se fait qu'à l'aide d'une
comprenne encore un peu lui-même, et qu'il sache voir où est son
catégorie morale: celle de l'égoïsme. L'une et l'autre sont en effet des
avantage vrai (Es beschworet euch selbst das Atuland , inwiefern dasselbe
nttr noch im mindesten sich selbst versteht, und noch ein· Auge hat /ilr dialectiques de son déploiement et de son auto-destruction.
seinen wahren Vorteil) (14 • Discours, p. 244). On peut résumer simplement la dialectique temporelle des formes
de domination dans l'histoire européenne. Elle copmence avec l'im-
De ce point de vue, l'aspiration · intérieure des peuples à la paix périalisme romain, prolongé au sein du Moyen Age par le rêve, de
universelle (distincte des intérêts de leurs gouvernants) et l'aspiration la Monarchie universelle fusionnant la conception romaine de l'Etat

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La crainte des masses La frontière intérieure

Antrieben, soli an das Ruder der menschlichen Angelegenheiten treten) également intérieure des Allemands à la liberté ne constituent pas
(p. 243), l'avènement d'un « royaume du droit, de la raison et de deux faits de nature différente : ce ne sont que les deux faces du
la vérité» (ein Reich des Rechts, der Vernunft und der Wahrheit) même événement spirituel dans lequel se manifeste le sens de l'his-
(p . 245). toire présente.
Ces formulations signifient-elles que Fichte n'a fait que plaquer Mais cette unité profonde n'a-t-elle pas pour condition positive
un discours prophétique (en son fond clairement théologique) sur la (sur le mode mystique et apocalyptique) l'anéantissement de toutes
conjoncture historique ? Et pour quel bénéfice alors : celui de la lesformes extérieures de l'identité allemande, qui n'est que le concentré
religion ? ou celui de la politique ? Ou bien s'expliquent-elles par des « traits fondamentaux» de l'époque, en tant qu'elle se présente
des préoccupations tactiques, soit que Fichte ait surestimé la puissance comme la fin d'un monde? La clé du problème réside manifestement
de l'empire napoléonien et n'ait pas cru que la libération politique dans la signification que revêt la « mission universelle » de la nation
pourrait être l'œuvre de la génération présente , soit qu'il ait tout allemande, ou encore dans la façon dont, dans la perspective de cette
simplement pratiqué le double langage polir déjouer la censure ? On élection historique singulière, la particularité du peuple allemand se
pourrait le penser, en l'entendant dès son premier Discours expliquer trouve niée et relevée au profit de son universalité. Les signes de
à ses auditeurs que ses thèses ne présenteront aucun danger, ou encore cette élection ont été recherchés précédemment à travers divers évé-
que la formation d'une conscience nationale par l'éducation est une nements historiques (résistance des Germains à la romanisation,
tâche de longue haleine, pour plusieurs générations. libertés civiles des villes allemandes, Réforme luthérienne, Gründ-
Mais d'autres développements montrent que ce « retrait du poli- lichkeit de la philosophie allemande) mais ils ne prennent sens que
tique» a une signification plus essentielle, qu'il fait partie du but rétrospectivement, depuis le moment présent de crise radicale. Ce
final lui-même. Ainsi la gloire militaire est dénoncée comme étrangère qui caractérise politiquement cette crise aux yeux de Fichte, c'est
à la pureté de l'esprit allemand. Il semble bien que la non-violence que, d'un affrontement séculaire entre deux principes de gouverne-
soit la caractéristique principale du patriotisme réclamé par Fichte, ment et d'organisation de l'Europe: l'impérialisme et l'équilibre
comme le moyen d 'une vraie libération, même s'il décrit la mort européen, elle fait surgir pour la première fois la possibilité d'un
pour la patrie comme le sacrifice suprême. On s'explique alors que autre ordre, intrinsèquement oµ naturellement pacifique. Ce qui la
Fichte n'ait pas présenté comme un malheur ou un défaut le mor- H ) caractérise moralement; c'est qu'elle donne naissance à un esprit
cellement politique de l'Allemagne, cause apparente de sa faiblesse entièrement nouveau .(das Beginnen eines ganz neuen Geistes) par une
militaire, mais tout au contraire - reprenant avec insistance le modèle révolution qui « recrée » tout l'être humain (eine ganzliche Umschaf-
romantique de l'hellénisme antique - comme la fortune historique fung) (p. 223). Comment cette morale et cette politique sont-elles
à laquelle les Allemands doivent cl'avolr préservé l'originalité de leur liées? Par une philosophie de l'histoire. Examinons-la brièvement.
culture et développé « l'humain comme tel» (das rein Menschliche)
dans leur conscience populaire. Car ce morcellement politique avait
pour effet de dissocier l'État de la Nation (p. 139). On s'explique Deux dialectiques s'entrecroisent dans le tableau historique dressé
même qu'il puisse présenter l'indépendance nationale allemande, au par Fichte : une dialectique temporelle, une dialectique du territoire.
sens où elle est ici définie, comme une exigence de l'humanité tout Elles relèvent du réalisme empirique, ou caractérisent le monde du
entière, à commencer par l'étranger conquérant : phénomène (Erscheinung) - un phénomène derrière lequel, confor-
mément à la critique constante de Fichte, il est inutile de chercher
C'est l'étranger lui-même qui vous en conjure, pour peu qu'il se une« chose en soi». Mais leur connexion ne se fait qu'à l'aide d'une
comprenne encore un peu lui-même, et qu'il sache voir où est son
catégorie morale: celle de l'égoïsme. L'une et l'autre sont en effet des
avantage vrai (Es beschworet euch selbst das Atuland , inwiefern dasselbe
nttr noch im mindesten sich selbst versteht, und noch ein· Auge hat /ilr dialectiques de son déploiement et de son auto-destruction.
seinen wahren Vorteil) (14 • Discours, p. 244). On peut résumer simplement la dialectique temporelle des formes
de domination dans l'histoire européenne. Elle copmence avec l'im-
De ce point de vue, l'aspiration · intérieure des peuples à la paix périalisme romain, prolongé au sein du Moyen Age par le rêve, de
universelle (distincte des intérêts de leurs gouvernants) et l'aspiration la Monarchie universelle fusionnant la conception romaine de l'Etat

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La crainte des masses La frontière intérieure

avec l'autorité ecclésiastique, c'est-à-dire avec la re!igion extérieure, humaine infranchissable-, la terre allemande n'a jamais été que leur
l'incorporation des individus aux structures de l'Eglise visible, la proie commune, le champ clos de leurs intérêts politigues, où se
négation « latine » ·des particularités nationales. Cette domination projettent les divisions de l'Europe (sous forme de petits Etats éclatés
(Herrschaft) a trouvé d'emblée sa limite dans la résistance des Ger- - Kleinstaaterei -, d'alliances faites et défaites, de rivalités dynas-
mains, rapportée par Tacite en une phrase célèbre. Surtout elle s'est tiques). L'Allemagne étrangère à elle-même est l'image de l'Europe
brisée devant l'affirmation des individus qui veulent sich selbst gleich aliénée, et la cause permanente de son instabilité ( Unruhe) 1• Aussi
bleiben (p. 219). De l'indépendance naturelle, ils passent à la cons- l'équilibre européen est-il un« rêve» (Traum) meurtrier, un« néant»
cience de soi-même, c'est-à-dire à la conscience du «soi» dans la (Nichtigkeit) qui retourne au néant.
culture et l'éducation (ibid.). Contre l'uniformité étatique et ecclé- C'est ce que donne à contempler la situation présente. En détruisant
siastique, on voit alors surgir de nouveaux sujets historiques, les définitivement l'ombre d'autonomie de l'Allemagne, la conquête
princes et les peuples - les uns dorriinarits· mais surtout mus par des napoléonienne ressuscite le projet de monarchie universelle, en même
intérêts particuliers, les autres subordonnés mais représentant des · temps que le culte de l'État, le développement de la machine
intérêts universels, donc véritablement actifs. Lorsque ces intérêts administrative comme fin en soi. Pourtant ce retour aux commen-
fusionnent, par exemple dans la Réforme luthérienne (cf le cements - à la conception « romaine » du lien social - est en totale
6° discours), l'humanité comme telle progresse. contradiction avec l'aspiration actuelle à la liberté civique. Et aussi,
Alors s'ouvre une nouvelle période, qu'on peut caractériser comme sans douce, avec le fait économique de l'expansion universelle du
celle de l'aliénation (Entfremdung) proprement dite : celle des indi- commerce. Autre figure de l' «égoïsme», vers laquelle nous devons
vidualités concurrentes, ou · de la guerre de ·tous contre tous, dans maintenant nous retourner.
laquelle les ·peuples sont poussés (Trieb) à s'affirmer aux dépens les Dans les Diicours, Fichte se réfère à sa propre analyse de l'État
uns des autres, et deviennent les instruments d'ambitions dynastiques. commercial fermé (Der geschlossene Handelsstaat, 1800) 2 • Texte
Cette situation prend la figure de l' « équilibre européen », institué controversé - cible privilégiée des ironies de Hegel, et généralement
officiellement par les Traités de Westphalie et théorisé par l'art du courant libéral-, générateur de malaise dès l'origine, alternati-
politique de l'entendement classique. La politique du Verstand traite vement présenté comme une utopie égalitariste (rousseauiste, babou-
les individus et les peuples, à l'intérieur et à l'extérieur, comme les
rouages d'une savante mécanique, non comme des citoyens auto-
f/)J
• viste), comme l'expression d'un mercantilisme archaïque, comme une
anticipation de la planification socialiste, ou du nationalisme éco-
nomes : elle a donc partie liée avec la monarchie absolue, le des- nomique (de List à Schacht, ou à Keynes...). Je n'en retiendrai ici
potisme éclairé, etc. que quelques thèmes. L'objectif déclaré de l'État commercial fermé
L'équilibre européen est un rapport de forces qu 'on espère sou- est double : la paix sociale intérieure, et la paix universelle extérieure.
mettre au calcul et stabiliser. Il vise certes officiellement la paix, Mais ces deux objectifs se heurtent à un même obstacle : la puissance
mais il ne l'atteint pas, pour une double raison. L'une est théorique, dè l'argent, derrière laquelle il faut restituer sa cause : l'expansion
c'est son artifice même, la contradiction permanente entre ses mobiles indéfinie du commerce, et en particulier du commerce international.
et ses moyens : il suffit de lire Machiavel pour se convaincre qu'il Autre forme d'impérialisme. Les «outrances» bien connues de l'État
n'y a pas de bornes naturelles à l'avidité humaine (natürliche Bes- commercialfermé (la suppression du droit de propriété de la terre au
chrankung der menschlichen Habsucht) (p . 209). L'autre raison est nom du droit au travail, garanti par une stricte réglementation d'État,
pratique, historiquement singulière : le système de l'équilibre euro-
péen repose dès l'origine sur la présence, au centre de l'Europe (im
Mittelpunkte von Europa), d'un non-État (l'Allemagne) qui ne prend 1. Fichte s'inscrit ici dans une longue tradition, marquée par les textes de Saint-
pas part au pillage (Beute), qui est excepté du rapport des forces, et Pierre et de Rousseau : mais il en inverse exactement les conclusions.
peut ainsi l'équilibrer, en maintenant toutes les forces à distance. 2. Der GeschiossneHandelstaat. Ein philosophischerEntwurf ais Anhang u,r Rechts-
lehre und Probe einer kiinftig w liefernden Politik, in J.G . Fichte, A11sg ewahlte
Malheureusement cette situation se renverse en son contraire : au lieu politische Schriften, Herausgegeben von Zwi Batscha und Richard Saage, Suhrkamp
de tenir en respect les adversaires, comme un mur ou un écran yerlag, Frankfort am Main 1977, pp. 59-167 (trad. fr. L'État commercialfermé,
dissuasif (ein fester Wall) (p. 210) - c'est-à-dire comme une frontière Ed. L'Age <l'Homme, Lausanne, 1980) .

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avec l'autorité ecclésiastique, c'est-à-dire avec la re!igion extérieure, humaine infranchissable-, la terre allemande n'a jamais été que leur
l'incorporation des individus aux structures de l'Eglise visible, la proie commune, le champ clos de leurs intérêts politigues, où se
négation « latine » ·des particularités nationales. Cette domination projettent les divisions de l'Europe (sous forme de petits Etats éclatés
(Herrschaft) a trouvé d'emblée sa limite dans la résistance des Ger- - Kleinstaaterei -, d'alliances faites et défaites, de rivalités dynas-
mains, rapportée par Tacite en une phrase célèbre. Surtout elle s'est tiques). L'Allemagne étrangère à elle-même est l'image de l'Europe
brisée devant l'affirmation des individus qui veulent sich selbst gleich aliénée, et la cause permanente de son instabilité ( Unruhe) 1• Aussi
bleiben (p. 219). De l'indépendance naturelle, ils passent à la cons- l'équilibre européen est-il un« rêve» (Traum) meurtrier, un« néant»
cience de soi-même, c'est-à-dire à la conscience du «soi» dans la (Nichtigkeit) qui retourne au néant.
culture et l'éducation (ibid.). Contre l'uniformité étatique et ecclé- C'est ce que donne à contempler la situation présente. En détruisant
siastique, on voit alors surgir de nouveaux sujets historiques, les définitivement l'ombre d'autonomie de l'Allemagne, la conquête
princes et les peuples - les uns dorriinarits· mais surtout mus par des napoléonienne ressuscite le projet de monarchie universelle, en même
intérêts particuliers, les autres subordonnés mais représentant des · temps que le culte de l'État, le développement de la machine
intérêts universels, donc véritablement actifs. Lorsque ces intérêts administrative comme fin en soi. Pourtant ce retour aux commen-
fusionnent, par exemple dans la Réforme luthérienne (cf le cements - à la conception « romaine » du lien social - est en totale
6° discours), l'humanité comme telle progresse. contradiction avec l'aspiration actuelle à la liberté civique. Et aussi,
Alors s'ouvre une nouvelle période, qu'on peut caractériser comme sans douce, avec le fait économique de l'expansion universelle du
celle de l'aliénation (Entfremdung) proprement dite : celle des indi- commerce. Autre figure de l' «égoïsme», vers laquelle nous devons
vidualités concurrentes, ou · de la guerre de ·tous contre tous, dans maintenant nous retourner.
laquelle les ·peuples sont poussés (Trieb) à s'affirmer aux dépens les Dans les Diicours, Fichte se réfère à sa propre analyse de l'État
uns des autres, et deviennent les instruments d'ambitions dynastiques. commercial fermé (Der geschlossene Handelsstaat, 1800) 2 • Texte
Cette situation prend la figure de l' « équilibre européen », institué controversé - cible privilégiée des ironies de Hegel, et généralement
officiellement par les Traités de Westphalie et théorisé par l'art du courant libéral-, générateur de malaise dès l'origine, alternati-
politique de l'entendement classique. La politique du Verstand traite vement présenté comme une utopie égalitariste (rousseauiste, babou-
les individus et les peuples, à l'intérieur et à l'extérieur, comme les
rouages d'une savante mécanique, non comme des citoyens auto-
f/)J
• viste), comme l'expression d'un mercantilisme archaïque, comme une
anticipation de la planification socialiste, ou du nationalisme éco-
nomes : elle a donc partie liée avec la monarchie absolue, le des- nomique (de List à Schacht, ou à Keynes...). Je n'en retiendrai ici
potisme éclairé, etc. que quelques thèmes. L'objectif déclaré de l'État commercial fermé
L'équilibre européen est un rapport de forces qu 'on espère sou- est double : la paix sociale intérieure, et la paix universelle extérieure.
mettre au calcul et stabiliser. Il vise certes officiellement la paix, Mais ces deux objectifs se heurtent à un même obstacle : la puissance
mais il ne l'atteint pas, pour une double raison. L'une est théorique, dè l'argent, derrière laquelle il faut restituer sa cause : l'expansion
c'est son artifice même, la contradiction permanente entre ses mobiles indéfinie du commerce, et en particulier du commerce international.
et ses moyens : il suffit de lire Machiavel pour se convaincre qu'il Autre forme d'impérialisme. Les «outrances» bien connues de l'État
n'y a pas de bornes naturelles à l'avidité humaine (natürliche Bes- commercialfermé (la suppression du droit de propriété de la terre au
chrankung der menschlichen Habsucht) (p . 209). L'autre raison est nom du droit au travail, garanti par une stricte réglementation d'État,
pratique, historiquement singulière : le système de l'équilibre euro-
péen repose dès l'origine sur la présence, au centre de l'Europe (im
Mittelpunkte von Europa), d'un non-État (l'Allemagne) qui ne prend 1. Fichte s'inscrit ici dans une longue tradition, marquée par les textes de Saint-
pas part au pillage (Beute), qui est excepté du rapport des forces, et Pierre et de Rousseau : mais il en inverse exactement les conclusions.
peut ainsi l'équilibrer, en maintenant toutes les forces à distance. 2. Der GeschiossneHandelstaat. Ein philosophischerEntwurf ais Anhang u,r Rechts-
lehre und Probe einer kiinftig w liefernden Politik, in J.G . Fichte, A11sg ewahlte
Malheureusement cette situation se renverse en son contraire : au lieu politische Schriften, Herausgegeben von Zwi Batscha und Richard Saage, Suhrkamp
de tenir en respect les adversaires, comme un mur ou un écran yerlag, Frankfort am Main 1977, pp. 59-167 (trad. fr. L'État commercialfermé,
dissuasif (ein fester Wall) (p. 210) - c'est-à-dire comme une frontière Ed. L'Age <l'Homme, Lausanne, 1980) .

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La crainte des masses La frontière intérieure

la fermeture des frontières à toute circulation de biens et de personnes, tion , pour les intellectuels ( Gelehrten) et pour le peuple : les uns ne
à l'exception de quelques savants et artistes chargés d'organiser les sentent rien de ce qu 'ils expriment dans une langue étrangère (leurs
échanges culturels) renvoient sans doute à diverses sources idéolo- concepts sont vides), les autres ne savent rien, rationnellement , de
giques. Mais elles s'expliquent en dernière analyse par la « consé- ce qu'ils sentent (leurs intuitions sont aveugles) et deviennent ainsi
:1 quence » avec laquelle Fichte entend s'attaquer au principe commun
de l'inégalité et des guerres. D'un côté la subordination de la division
étrangers à leur propre pensée (on retrouvera dans un instant ce
problème de la face sensible et de la face intellectuelle du langage).
Il
111
1 !,
du travail à la propriété marchande, l' antagonisll}e des conditions Contrairement aux apparences, impérialisme moderne (napoléonien)
et libéralisme économique, ou encore cosmopolitisme « à la française»
:: ~ociales; de l'autre l'antagonisme économique des Etats, devenus des
!! Etats commerciaux «ouverts», dont la colonisation (violemment" et « à l'anglaise», ces deux formes de décomposition de l'équilibre
critiquée par Fichte) est un moment essentiel. La « guerre secrète» européen dont l'incompatibilité mutuelle caractérise la crise actuelle,
qui débouche sur la guerre ouverte. La fermeture autoritaire des et relance indéfiniment la guerre , ne sont donc pas des phénomènes
frontières qu'il réclame, moyen selon lui de supprimer l'argent (ou, de nature différente. Ce sont l'un et l'autre des formes d'extériorisation
du moins, de séparer monnaie intérieure et monnaie internationale , du lien social (Band), dans lesquelles le Soi (Selbst) se perd et se
1;
donc de supprimer l'espace mondial de l'accumulation capitaliste), cherche en vain (malgré la fausseté de l'étymologie, comment ne pas
Il~
[I devrait résoudre d'un seul coup ce double problème. être tenté ici par le jeu de mots sur Selbstsucht, l'égoïsme?) à
;:
. De la confrontation entre l'Etat commercialfermé et les Discours à l'extérieur de soi (das Fremde, das Ausland). Et cette aliénation
la nation allemande, nous pouvons tirer une leçon très intéressante commence avec le fétichisme de !a propriété (Habsucht), qu'il s'agisse
quant aux raisons qui sous-tendent sa critique du cosmopolitisme, de l'expansion territoriale d'un Etat ou de la possession individuelle
eqque nous retrouverons plus loin à propos de ses plans d'éducation du sol, c'est-à-dire avec la substitution d'un être ce qu'on a à l'être
'fi .
'I
nationale. Le cosmopolitisme se présente comme un universalisme ce qu 'on fait, de l'être pour la chose (Ding), chose dans le monde
1 (par delà les frontières historiques) et comme un humanisme (par des choses, à l'être par l'action (Tat, Tatigkeit).
delà les différences de statut social, de « majorités » et de « mino- C'est cette configuration qui donne à l'Allemagne une mission
1I.~
i
· rités»). En réalité il ne peut être ni l'un ni l'autre. Le cosmopolitisme universelle. Non pas en vertu d 'une prédestination, mais en vertu
1!
- tel qu'il s'est présenté au xvrnesiècle dans la République des
Lettres, dont il était le point d'honneur - n'est que la figure aliénée
)>
• d'une situation historique, dans laquelle cependant le fait empirique
se heurte à ses propres limites intérieures. En bref une situation de
de l'humanisme et de l'universalité 1• Bien loin d'annoncer le dépas- tout ou rien : pour l'Allemagne, disparition ou régénération sur un
sement des rivalités nationales, il en est la manifestation idéologique, autre plan; pour l'Europe, guerre généralisée, indéfiniment, ou
dont la vérité réside dans ce qui se fait sous son nom, et non pas recommencement de l'histoire d'après d'autres principes. Pour peu
dans ce qui se dit. Or ce qui se fait, c'est d'une part l'imposition que l'Allemagne veuille effectivement ce à quoi la nécessité l'a réduite
l, d'une « langue universelle» (le français) à la philosophie et aux - former une nation des esprits unie autour d'un principe moral,
il sciences de tous les peuples, d'autre part l'institution de la coupure intrinsèquement pacifique-, l'exemple qu'elle donnera peut être
I
1!i i
entre le bas peuple, la masse, et la « classe cultivée » de toutes les irrésistible, une ère nouvelle pourra commencer. Et sa propre indé-
nations, les deux processus étant évidemment liés 2 • Double aliéna- pendance lui sera donnée par surcroît.

Une telle explication, cependant, n'est-elle pas contredite par la


l. On se souviendra que chez Kant, par delà l'évolution de la thématique du
« cosmopolitisme», celle-ci présente une constante: l'étroite association des deux façon dont, au préalable, Fichte avait conféré à la germanité (Deutsch-
formes du « commerce» (circulation des marchandises et circulation des idées, donc heit) un privilège de nature, en faisant du peuple allemand l' Urvolk
circulation libre des hommes en tant que marchands et en tant qu 'incelleccuels) de l'histoire européenne : à la fois origine des autres peuples, peuple
comme condition natur elle (mais non suffisante) de la paix universelle.
2 . Frédéric II, qui affectait de ne pas savoir l'allemand de ses sujets, avait fait
proclamer « l'universalité de la langue française» par l'Académie de Berlin; cf linguistique» en Allemagne dans Ferdinand Brunot, Histoire de la lang11e
française,
l'histoire complète de cet événement décisif pour la constitution du « nationalisme tome VIII, Librairie Armand Colin, Paris, 1935.

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la fermeture des frontières à toute circulation de biens et de personnes, tion , pour les intellectuels ( Gelehrten) et pour le peuple : les uns ne
à l'exception de quelques savants et artistes chargés d'organiser les sentent rien de ce qu 'ils expriment dans une langue étrangère (leurs
échanges culturels) renvoient sans doute à diverses sources idéolo- concepts sont vides), les autres ne savent rien, rationnellement , de
giques. Mais elles s'expliquent en dernière analyse par la « consé- ce qu'ils sentent (leurs intuitions sont aveugles) et deviennent ainsi
:1 quence » avec laquelle Fichte entend s'attaquer au principe commun
de l'inégalité et des guerres. D'un côté la subordination de la division
étrangers à leur propre pensée (on retrouvera dans un instant ce
problème de la face sensible et de la face intellectuelle du langage).
Il
111
1 !,
du travail à la propriété marchande, l' antagonisll}e des conditions Contrairement aux apparences, impérialisme moderne (napoléonien)
et libéralisme économique, ou encore cosmopolitisme « à la française»
:: ~ociales; de l'autre l'antagonisme économique des Etats, devenus des
!! Etats commerciaux «ouverts», dont la colonisation (violemment" et « à l'anglaise», ces deux formes de décomposition de l'équilibre
critiquée par Fichte) est un moment essentiel. La « guerre secrète» européen dont l'incompatibilité mutuelle caractérise la crise actuelle,
qui débouche sur la guerre ouverte. La fermeture autoritaire des et relance indéfiniment la guerre , ne sont donc pas des phénomènes
frontières qu'il réclame, moyen selon lui de supprimer l'argent (ou, de nature différente. Ce sont l'un et l'autre des formes d'extériorisation
du moins, de séparer monnaie intérieure et monnaie internationale , du lien social (Band), dans lesquelles le Soi (Selbst) se perd et se
1;
donc de supprimer l'espace mondial de l'accumulation capitaliste), cherche en vain (malgré la fausseté de l'étymologie, comment ne pas
Il~
[I devrait résoudre d'un seul coup ce double problème. être tenté ici par le jeu de mots sur Selbstsucht, l'égoïsme?) à
;:
. De la confrontation entre l'Etat commercialfermé et les Discours à l'extérieur de soi (das Fremde, das Ausland). Et cette aliénation
la nation allemande, nous pouvons tirer une leçon très intéressante commence avec le fétichisme de !a propriété (Habsucht), qu'il s'agisse
quant aux raisons qui sous-tendent sa critique du cosmopolitisme, de l'expansion territoriale d'un Etat ou de la possession individuelle
eqque nous retrouverons plus loin à propos de ses plans d'éducation du sol, c'est-à-dire avec la substitution d'un être ce qu'on a à l'être
'fi .
'I
nationale. Le cosmopolitisme se présente comme un universalisme ce qu 'on fait, de l'être pour la chose (Ding), chose dans le monde
1 (par delà les frontières historiques) et comme un humanisme (par des choses, à l'être par l'action (Tat, Tatigkeit).
delà les différences de statut social, de « majorités » et de « mino- C'est cette configuration qui donne à l'Allemagne une mission
1I.~
i
· rités»). En réalité il ne peut être ni l'un ni l'autre. Le cosmopolitisme universelle. Non pas en vertu d 'une prédestination, mais en vertu
1!
- tel qu'il s'est présenté au xvrnesiècle dans la République des
Lettres, dont il était le point d'honneur - n'est que la figure aliénée
)>
• d'une situation historique, dans laquelle cependant le fait empirique
se heurte à ses propres limites intérieures. En bref une situation de
de l'humanisme et de l'universalité 1• Bien loin d'annoncer le dépas- tout ou rien : pour l'Allemagne, disparition ou régénération sur un
sement des rivalités nationales, il en est la manifestation idéologique, autre plan; pour l'Europe, guerre généralisée, indéfiniment, ou
dont la vérité réside dans ce qui se fait sous son nom, et non pas recommencement de l'histoire d'après d'autres principes. Pour peu
dans ce qui se dit. Or ce qui se fait, c'est d'une part l'imposition que l'Allemagne veuille effectivement ce à quoi la nécessité l'a réduite
l, d'une « langue universelle» (le français) à la philosophie et aux - former une nation des esprits unie autour d'un principe moral,
il sciences de tous les peuples, d'autre part l'institution de la coupure intrinsèquement pacifique-, l'exemple qu'elle donnera peut être
I
1!i i
entre le bas peuple, la masse, et la « classe cultivée » de toutes les irrésistible, une ère nouvelle pourra commencer. Et sa propre indé-
nations, les deux processus étant évidemment liés 2 • Double aliéna- pendance lui sera donnée par surcroît.

Une telle explication, cependant, n'est-elle pas contredite par la


l. On se souviendra que chez Kant, par delà l'évolution de la thématique du
« cosmopolitisme», celle-ci présente une constante: l'étroite association des deux façon dont, au préalable, Fichte avait conféré à la germanité (Deutsch-
formes du « commerce» (circulation des marchandises et circulation des idées, donc heit) un privilège de nature, en faisant du peuple allemand l' Urvolk
circulation libre des hommes en tant que marchands et en tant qu 'incelleccuels) de l'histoire européenne : à la fois origine des autres peuples, peuple
comme condition natur elle (mais non suffisante) de la paix universelle.
2 . Frédéric II, qui affectait de ne pas savoir l'allemand de ses sujets, avait fait
proclamer « l'universalité de la langue française» par l'Académie de Berlin; cf linguistique» en Allemagne dans Ferdinand Brunot, Histoire de la lang11e
française,
l'histoire complète de cet événement décisif pour la constitution du « nationalisme tome VIII, Librairie Armand Colin, Paris, 1935.

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La crainte des masses La frontière intérieure

originaire, peuple en soi ou peuple par excellence... Et cette carac- parce qu'elle réside uniquement dans la qualité des liens vécus entre
téristique n'impliquait-elle pas de lui conférer également une pri- les hommes. Mais il faut remonter plus loin : sinon aux origines
mauté politique ? (nébuleuses) de la notion des « frontières naturelles», du moins à
Or la définition de l' Urvolk germanique est inséparable de celle son usage au xvm• siècle. L' Encyclopédie définissait la Nation « mot
qui fait de l'allemand l' Ursprache, la langue originaire ou première collectif dont on fait usage pour exprimer une quantité considérable
langue. C'est même à partir de cette conjonction (dans les 4<, Y et de peuple, qui habite une certaine étendue de pays, renfermée dans
6ediscours) que Fichte avait noué les thèmes de l'identité et de la de certaines limites, et qui obéit au même gouvernement». Les
pureté nationale qui seront mis en ceuvre par la suite (tout au long notions de territoire et de frontière étaient ici strictement liées à celle
des XIXe et xxe siècles) par la « politique linguistique » des États de souveraineté, bien que toujours dans la perspective d'une sujétion,
nationaux, ou qui, à l'inverse, seront revendiqués par les mouvements d'une unité conférée« par en haut». En revendiquant pour les armées
« nationalitaires », et qui apparaîtront de cè fait comme la vérité du de la Révolution française la conquête des « frontières naturelles »,
nationalisme telle qu'il l'énoncerait lui-même. Examinons-les de plus prélude à l'expansion de la Grande Nation sur des territoires de
près, en repartant, comme le fait Fichte, de l'idée de frontière. plus en plus vastes, cette fois au nom de ralutte contre le despotisme,
L'ordre même, très rigoureux, de son développement, nous éclairera Danton conférait en pratique à cette version du « droit naturel » sa
sur la signification singulière que revêt finalement cette formule véritable figure. On peut dire que Fichte en tire ici la conséquence :
constamment répétée : le peuple originel (das ursprüngliche Volk) ou les seules frontières «naturelles» sont les frontières humaines d'une
peuple originaire (das Urvolk) est« le peuple d'une langue originaire» communauté linguistique spontanée, les frontières territoriales sont
(das Volk einer Ursprache) (p. 91, 6e discours). toujours politiques (c'est-à-dire étatiques), elles ne sont que des ins-
En premier lieu, Fichte fait subir à la notion de « frontière natu- titutions, les marques d'une appropriation des choses et non les
relle » un déplacement polémique. On a cité plus haut le passage expressions du sujet lui-même. Elles renvoient à la force, non à la
clé du 13ediscours. Le même thème s'énonçait déjà dans le 4e discours : liberté. Ces analyses rectifient par là même la thèse de l'État commer-
il n'y a pas de déterminisme géographique ou géo-politique ; ce qui cialjmné, qui revendiquait pour l'État historique en voie de transition
fait la différence de sens (et de valeur) entre l'histoire allemande et vers l' « État de raison » l'établissement des frontières (géographiques)
celle des autres peuples issus d'une «souche» ou «lignée» germa- >)) (t naturelles; ou plutôt elles en relativisent le sens, qui n'est toujours
nique (Stamm), ce n'est pas l'autochtonie des uns par opposition aux qu'extérieur.
migrations des autres, mais uniquement le rapport à l'origine lin- Mais ceci n'est que le premier déplacement. En quoi consiste
guistique. On rappellera ici que, quelques années auparavant, dans l'unité collective, la communauté anthropologique ? Ici intervient un
un style bien caractéristique du «primitivisme» romantique, Arndt second élément polémique :
avait écrit :
La diversité des influences naturelles dans les contrées qu'habitent
La première frontière naturelle, c'est celle que toute terre reçoit de des peuples germaniques n'est elle-même pas bien grande. On
· sa propre mer, la seconde c'est la langue ... La terre qui s'appelle n'entend pas davantage attribuer ici d'importance à cette circonstance
aujourd'hui Teuronie doit posséder le Rhin à elle seule, et la mer que, dans les pays conquis, la souche germanique (die germanische
de part et d 'autre du Rhin comme sa frontière naturelle (Die erste Abstammtmg) se soit mélangée .avec les habitants antérieurs ; car ce
Natttrgrenze ist, dass jedes Land sein Meer bekomme, die zweite die sont bien les Germains, et eux seuls, qui ont vaincu, qui ont
Sprache... das Land, das jetzt Teutsch!and heisst, mttss den Rhein allein dominé, et qui ont façonné le peuple nouveau issu de ce mélange
besitzen, ttnd das Meer ztt beiden Seiten des Rheins ais seine Naturgrenze) (denn Sieger, und Herrscher, und Bildner des aus der Vermischtmg
(Germanien und Ettropa, cité par F. Meinecke, Weltbürgertmn und entstehenden neuen Volks waren doch nur die Germanen). Ajoutons
Nationalstaat, München 1962, pp. 84-85). que le mélange qui s'est fait à l'étranger avec des Gaulois, des
Cantabriques, etc., s'est fait sur la terre maternelle (im Mutterlande)
Fichte renverse l'ordre de détermination : ce qui fait le peuple avec des Slaves dans une proportion tout aussi grande, si bien
n'est pas le territoire mais la langue, que les hommes emportent qu 'aucun des peuples d 'origine germanique existant aujourd'hui ne
avec eux; l'unité nationale est anthropologique, non écologique, peut prétendre à exhiber une ascendance plus pure que les autres

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originaire, peuple en soi ou peuple par excellence... Et cette carac- parce qu'elle réside uniquement dans la qualité des liens vécus entre
téristique n'impliquait-elle pas de lui conférer également une pri- les hommes. Mais il faut remonter plus loin : sinon aux origines
mauté politique ? (nébuleuses) de la notion des « frontières naturelles», du moins à
Or la définition de l' Urvolk germanique est inséparable de celle son usage au xvm• siècle. L' Encyclopédie définissait la Nation « mot
qui fait de l'allemand l' Ursprache, la langue originaire ou première collectif dont on fait usage pour exprimer une quantité considérable
langue. C'est même à partir de cette conjonction (dans les 4<, Y et de peuple, qui habite une certaine étendue de pays, renfermée dans
6ediscours) que Fichte avait noué les thèmes de l'identité et de la de certaines limites, et qui obéit au même gouvernement». Les
pureté nationale qui seront mis en ceuvre par la suite (tout au long notions de territoire et de frontière étaient ici strictement liées à celle
des XIXe et xxe siècles) par la « politique linguistique » des États de souveraineté, bien que toujours dans la perspective d'une sujétion,
nationaux, ou qui, à l'inverse, seront revendiqués par les mouvements d'une unité conférée« par en haut». En revendiquant pour les armées
« nationalitaires », et qui apparaîtront de cè fait comme la vérité du de la Révolution française la conquête des « frontières naturelles »,
nationalisme telle qu'il l'énoncerait lui-même. Examinons-les de plus prélude à l'expansion de la Grande Nation sur des territoires de
près, en repartant, comme le fait Fichte, de l'idée de frontière. plus en plus vastes, cette fois au nom de ralutte contre le despotisme,
L'ordre même, très rigoureux, de son développement, nous éclairera Danton conférait en pratique à cette version du « droit naturel » sa
sur la signification singulière que revêt finalement cette formule véritable figure. On peut dire que Fichte en tire ici la conséquence :
constamment répétée : le peuple originel (das ursprüngliche Volk) ou les seules frontières «naturelles» sont les frontières humaines d'une
peuple originaire (das Urvolk) est« le peuple d'une langue originaire» communauté linguistique spontanée, les frontières territoriales sont
(das Volk einer Ursprache) (p. 91, 6e discours). toujours politiques (c'est-à-dire étatiques), elles ne sont que des ins-
En premier lieu, Fichte fait subir à la notion de « frontière natu- titutions, les marques d'une appropriation des choses et non les
relle » un déplacement polémique. On a cité plus haut le passage expressions du sujet lui-même. Elles renvoient à la force, non à la
clé du 13ediscours. Le même thème s'énonçait déjà dans le 4e discours : liberté. Ces analyses rectifient par là même la thèse de l'État commer-
il n'y a pas de déterminisme géographique ou géo-politique ; ce qui cialjmné, qui revendiquait pour l'État historique en voie de transition
fait la différence de sens (et de valeur) entre l'histoire allemande et vers l' « État de raison » l'établissement des frontières (géographiques)
celle des autres peuples issus d'une «souche» ou «lignée» germa- >)) (t naturelles; ou plutôt elles en relativisent le sens, qui n'est toujours
nique (Stamm), ce n'est pas l'autochtonie des uns par opposition aux qu'extérieur.
migrations des autres, mais uniquement le rapport à l'origine lin- Mais ceci n'est que le premier déplacement. En quoi consiste
guistique. On rappellera ici que, quelques années auparavant, dans l'unité collective, la communauté anthropologique ? Ici intervient un
un style bien caractéristique du «primitivisme» romantique, Arndt second élément polémique :
avait écrit :
La diversité des influences naturelles dans les contrées qu'habitent
La première frontière naturelle, c'est celle que toute terre reçoit de des peuples germaniques n'est elle-même pas bien grande. On
· sa propre mer, la seconde c'est la langue ... La terre qui s'appelle n'entend pas davantage attribuer ici d'importance à cette circonstance
aujourd'hui Teuronie doit posséder le Rhin à elle seule, et la mer que, dans les pays conquis, la souche germanique (die germanische
de part et d 'autre du Rhin comme sa frontière naturelle (Die erste Abstammtmg) se soit mélangée .avec les habitants antérieurs ; car ce
Natttrgrenze ist, dass jedes Land sein Meer bekomme, die zweite die sont bien les Germains, et eux seuls, qui ont vaincu, qui ont
Sprache... das Land, das jetzt Teutsch!and heisst, mttss den Rhein allein dominé, et qui ont façonné le peuple nouveau issu de ce mélange
besitzen, ttnd das Meer ztt beiden Seiten des Rheins ais seine Naturgrenze) (denn Sieger, und Herrscher, und Bildner des aus der Vermischtmg
(Germanien und Ettropa, cité par F. Meinecke, Weltbürgertmn und entstehenden neuen Volks waren doch nur die Germanen). Ajoutons
Nationalstaat, München 1962, pp. 84-85). que le mélange qui s'est fait à l'étranger avec des Gaulois, des
Cantabriques, etc., s'est fait sur la terre maternelle (im Mutterlande)
Fichte renverse l'ordre de détermination : ce qui fait le peuple avec des Slaves dans une proportion tout aussi grande, si bien
n'est pas le territoire mais la langue, que les hommes emportent qu 'aucun des peuples d 'origine germanique existant aujourd'hui ne
avec eux; l'unité nationale est anthropologique, non écologique, peut prétendre à exhiber une ascendance plus pure que les autres

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La crainte des masses La frontière intérieure

(eine grifssereReinheit seiner Abstammung vor den übrigen darzutun) Qu'est-ce alors que la langue originaire, ou plutôt l'originaire de
W discours, pp. 60-61). la langue (Ursprache)? Tout est finalement suspendu à cette question.
Or elle nous réserve une nouvelle surprise. C'est le troisième dépla-
Autrement dit l'unité anthropologique n'est pas généalogique. cement du problème. La langue originaire, Fichte ne cesse de le
Alors même que Fichte s'oppose à Kant en conférant à la langue et répéter, c'est la langue «vivante» (die lebendigeSprache, par oppo-
à l'unité linguistique une importance éthique, il le suit dans la sition à die tote Sprache).
dissociation complète des notions de « race » et de « peuple », et il Mais Fichte, ici, joue sur les mots. Et sur le mot de langue et sur
s'oppose à l'idée qu'il y aurait un lien historique entre la continuité le mot de vie. Les linguistes romantiques 1, substituant à la question
linguistique et la continuité biologique. Les héritiers d'une langue rationaliste classique de l'origine des langues (et du langage primitif)
et d'une culture qui représentent l'unité temporelle d'une nation (et la question « historique » de l' Urspracheou « langue mère » de toutes
en particulier de la germanité) n'orit rien à-voit d'essentiel avec les les autres, en avaient conclu - en se fondant sur les techniques
descendants « par le sang » des Germains, des Slaves ou des Celtes. naissantes de la grammaire comparée - à la priorité du germanique,
D'où la thèse fondamentale : ou plutôt de l'indo-germanique. Fichte ignore totalement ce point
de vue génétique, de même qu'il ignore la réalité linguistique et en
Ce qui est plus significatif,et qui selon moi fonde une opposition particulier la grammaire, qui n'a rien à voir avec son problème.
complète entre les Allemands et les autres peuples d'origine ger- L'opposition qu'il trace entre les Allemands et les autres peuples
manique, c'est la deuxième transformation, celle de la langue... d'origine germanique ne tient pas à la complexion ou constitution
laquelle ne dépend pas de l'ascendance (die vorige Abstammung) de (Beschaffenheit)de leurs langues respectives, « mais uniquement au
ceux qui continuent à parler une langue originelle (derer, die eine fait que d'un côté le propre soit conservé, tandis que de l'autre
urspriinglicheSprachefortsprechen),mais uniquement du fait que cette l'étranger est admis (sondern allein darauf, dass es dort Eigenes
langue se soit toujours parlée sans interruption (dass diese Sprache
ohne Unterbrech11ngfortgesprochen werde), car ce ne sont pas les hommes behalten, hier Fremdesangenommenwird) » (p. 61), c'est-à-dire au fait
qui font la langue, mais c'est la langue qui fait les hommes (indem de la «pureté» ou du «mélange». Indépendamment de la question
weitmehrdie Menschenvon der Sprachegebildetwerden, denn die Sprache secondaire de son ancienneté, une langue vivante est une langue pure
UJ d'influences, soustraite par sa nature même au cosmopolitisme, et
von den Menschen)(ibid.).
' plus profondément à ce qu'on est tenté d'appeler ici, pour reprendre
une terminologie récemment proposée 2 , le « colinguisme » européen
Cette thèse renverse l'usage de la notion d'origine, et avec lui le
sens de la notion d' Urvolk appliquée aux Allemands. Elle nous (c'est pourquoi le Grec et !'Allemand sont des langues vivantes au
permet de comprendre que Fichte, en réalité, applique une stratégie même titre). Mais ceci, à quelques éléments près qui sont plutôt des
théorique qui a pour fin de détourner cette notion de son usage indices que des caractères essentiels (emprunts de vocabulaire latin
contemporain. On peut certes penser que cette stratégie est politi- chez les lettrés de l'Aufklarung), ne renvoie pas tant à l'objectivité
quement redoutable, puisqu'elle permet de substituer un Urvolk (les de la langue qu'à la subjectivité de la parole: c'est une façon de
Allemands), ou peut-être deux (les Allemands, les Grecs), à la « vivre » la langue et de vivre « dans » l'élément de la langue, une
multiplicité égalitaire des sources culturelles nationales-populaires, attitude éthique. C'est pourquoi finalement Fichte caractérise la
défendue par Herder. Mais les choses sont moins simples puisque, langue vivante, originaire ou authentique, par l'unité de trois phé-
simultanément, c'est le mythe de la descendance qui se trouve récusé. nomènes : elle est pratiquée de façon continue, ce qui lui permet de
Dans ce qui fait qu'un peuple est un peuple il y a bien essentiellement recueillir sa propre histoire en elle-même et de se transformer sans
un lien à l'originaire, mais cet originaire n'est pas l'être empirique cesse ; elle repose sur la communication directe entre les diverses
du peuple, il n'est que l'effet de son rapport pratique à l'origine
linguistique. Il y a bien une continuité essentielle, mais cette conti- 1. C'est exactement au même moment que Fr. Schlegel publie l'ouvrage inaugural
nuité ne résulte pas « naturellement » de la suite des générations : de la philologie historique : Über die Sprache und Weisheit der Inder, 1808 .
elle doit au contraire conférer un sens intelligible, proprement his- 2. Cf Renée Balibar, L'institt1tion du français, Essai sur le colinguisme des Caro-
torique, à cette suite. lingiens à la République, PUF, 1985.

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(eine grifssereReinheit seiner Abstammung vor den übrigen darzutun) Qu'est-ce alors que la langue originaire, ou plutôt l'originaire de
W discours, pp. 60-61). la langue (Ursprache)? Tout est finalement suspendu à cette question.
Or elle nous réserve une nouvelle surprise. C'est le troisième dépla-
Autrement dit l'unité anthropologique n'est pas généalogique. cement du problème. La langue originaire, Fichte ne cesse de le
Alors même que Fichte s'oppose à Kant en conférant à la langue et répéter, c'est la langue «vivante» (die lebendigeSprache, par oppo-
à l'unité linguistique une importance éthique, il le suit dans la sition à die tote Sprache).
dissociation complète des notions de « race » et de « peuple », et il Mais Fichte, ici, joue sur les mots. Et sur le mot de langue et sur
s'oppose à l'idée qu'il y aurait un lien historique entre la continuité le mot de vie. Les linguistes romantiques 1, substituant à la question
linguistique et la continuité biologique. Les héritiers d'une langue rationaliste classique de l'origine des langues (et du langage primitif)
et d'une culture qui représentent l'unité temporelle d'une nation (et la question « historique » de l' Urspracheou « langue mère » de toutes
en particulier de la germanité) n'orit rien à-voit d'essentiel avec les les autres, en avaient conclu - en se fondant sur les techniques
descendants « par le sang » des Germains, des Slaves ou des Celtes. naissantes de la grammaire comparée - à la priorité du germanique,
D'où la thèse fondamentale : ou plutôt de l'indo-germanique. Fichte ignore totalement ce point
de vue génétique, de même qu'il ignore la réalité linguistique et en
Ce qui est plus significatif,et qui selon moi fonde une opposition particulier la grammaire, qui n'a rien à voir avec son problème.
complète entre les Allemands et les autres peuples d'origine ger- L'opposition qu'il trace entre les Allemands et les autres peuples
manique, c'est la deuxième transformation, celle de la langue... d'origine germanique ne tient pas à la complexion ou constitution
laquelle ne dépend pas de l'ascendance (die vorige Abstammung) de (Beschaffenheit)de leurs langues respectives, « mais uniquement au
ceux qui continuent à parler une langue originelle (derer, die eine fait que d'un côté le propre soit conservé, tandis que de l'autre
urspriinglicheSprachefortsprechen),mais uniquement du fait que cette l'étranger est admis (sondern allein darauf, dass es dort Eigenes
langue se soit toujours parlée sans interruption (dass diese Sprache
ohne Unterbrech11ngfortgesprochen werde), car ce ne sont pas les hommes behalten, hier Fremdesangenommenwird) » (p. 61), c'est-à-dire au fait
qui font la langue, mais c'est la langue qui fait les hommes (indem de la «pureté» ou du «mélange». Indépendamment de la question
weitmehrdie Menschenvon der Sprachegebildetwerden, denn die Sprache secondaire de son ancienneté, une langue vivante est une langue pure
UJ d'influences, soustraite par sa nature même au cosmopolitisme, et
von den Menschen)(ibid.).
' plus profondément à ce qu'on est tenté d'appeler ici, pour reprendre
une terminologie récemment proposée 2 , le « colinguisme » européen
Cette thèse renverse l'usage de la notion d'origine, et avec lui le
sens de la notion d' Urvolk appliquée aux Allemands. Elle nous (c'est pourquoi le Grec et !'Allemand sont des langues vivantes au
permet de comprendre que Fichte, en réalité, applique une stratégie même titre). Mais ceci, à quelques éléments près qui sont plutôt des
théorique qui a pour fin de détourner cette notion de son usage indices que des caractères essentiels (emprunts de vocabulaire latin
contemporain. On peut certes penser que cette stratégie est politi- chez les lettrés de l'Aufklarung), ne renvoie pas tant à l'objectivité
quement redoutable, puisqu'elle permet de substituer un Urvolk (les de la langue qu'à la subjectivité de la parole: c'est une façon de
Allemands), ou peut-être deux (les Allemands, les Grecs), à la « vivre » la langue et de vivre « dans » l'élément de la langue, une
multiplicité égalitaire des sources culturelles nationales-populaires, attitude éthique. C'est pourquoi finalement Fichte caractérise la
défendue par Herder. Mais les choses sont moins simples puisque, langue vivante, originaire ou authentique, par l'unité de trois phé-
simultanément, c'est le mythe de la descendance qui se trouve récusé. nomènes : elle est pratiquée de façon continue, ce qui lui permet de
Dans ce qui fait qu'un peuple est un peuple il y a bien essentiellement recueillir sa propre histoire en elle-même et de se transformer sans
un lien à l'originaire, mais cet originaire n'est pas l'être empirique cesse ; elle repose sur la communication directe entre les diverses
du peuple, il n'est que l'effet de son rapport pratique à l'origine
linguistique. Il y a bien une continuité essentielle, mais cette conti- 1. C'est exactement au même moment que Fr. Schlegel publie l'ouvrage inaugural
nuité ne résulte pas « naturellement » de la suite des générations : de la philologie historique : Über die Sprache und Weisheit der Inder, 1808 .
elle doit au contraire conférer un sens intelligible, proprement his- 2. Cf Renée Balibar, L'institt1tion du français, Essai sur le colinguisme des Caro-
torique, à cette suite. lingiens à la République, PUF, 1985.

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La crainte des masses La frontière intérieure

classes du peuple, ce qui permet au peuple d'être éduqué par ses En dernière analyse ce cercle est la forme que prend chez Fichte
propres intellectuels, et à ceux-ci de se comprendre eux-mêmes ; elle dans les Discours, donc dans un style «populaire» (qui lui a sans
a un caractère symbolique (sinnbildlich), ce qui veut dire, par oppo- doute permis de trouver la solution théorique vainement poursuivie
sition à l'arbitraire du signe d'emprunt, à la convention liée aux à travers les incessants remaniements de la Wissenschaftslehre), la
mélanges, qu'elle réalise immédiatement, dans chaque « acte de notion du transcendantal.
langage», l'unité nécessaire du sensible et du spirituel. En effet il faut dire à la fois que « les hommes sont formés par
Arrêtons-nous ici pour examiner les effets de ces déplacements la langue» et que « les hommes se font eux-mêmes», en tant qu'ils
successifs. Il est clair, d'abord, que Fichte a progressivement vidé les font la vie de leur langue : mais pas dans le même sens. En tant que
i
notions d' Urvolk et d' Ursprache, non seulement de tout contenu les hommes sont des individus empiriques, c'est-à-dire qu'ils appar-
1
naturaliste, mais aussi de tout contenu historiciste. Aussi la germanité tiennent au monde des «choses» réciproqùement déterminées (qu'ils
dont il cherche à caractériser l'essence n'â-t-elle pius rien à voir sont etwas), on peut dire qu'ils sont« faits» avant tout par la langue,
d'essentiel avec un passé, sinon en tant que le passé inspire un projet c'est-à-dire qu'elle fixe les limites ou les conditions de possibilité de
d'avenir (en dernière analyse la régénération spirituelle et morale), leur compréhension, de leur connaissance. On peut même dire : selon
en tant que la contingence du passé est sublimée dans la production que la langue est pure ou pervertie, cette compréhension est véritable
de l'avenir. La « vie originelle» du peuple et, d'abord, de la langue ou elle est illusoire et inauthentique. Sans la forme de la langue, on
qui tisse les liens de communauté, c'est essentiellement le mouvement ne comprendrait pas pourquoi Fichte peut écrire :
d'une formation continuée (Bildung), d'une activité pratique (Tatig-
keit), d'un dépassement de tout ce qui est donné, et déterminé [...) je dois vous inviter à prendre en considération l'essence de la
comme donné (Etwas). C'est une révolution intérieure permanente. langue comme telle (das Wesen der Sprache überha11pt). la langue
L'originaire ne désigne pas ce dont provient un peuple, mais ce vers comme telle, notamment si nous la considérons au point de vue de
qttoi il s'avance, ou plus précisément encore la destination morale la désignation des objets au moyen de sons émis par les organes de
qu'il s'assigne activement, et dont Fichte pense trouver les preuves la parole (besonders die Bezeichnttng der Gegenstande in derselben durch
das Latttwerden der Sprachwerkzeuge), ne dépend nullement de déci-
dans une certaine disposition « allemande » à prendre att sérieux les sions arbitraires, ou de conventions: au contraire, il y a une loi
mots de la langue, à « vivre comme on parle » et à « parler comme 1})) )
fondamentale préalable qui, dans les organes vocaux humains, trans-
on agit». La langue originaire, authentique, n'est pas seulement la forme chaque concept en tel son, à l'exclusion de tout autre (es gibt
langue de l'action, elle est action morale dans la langue ; non pas wvorderst ein Gnmdgesetz, nach welchem jedweder Begriff in den
une langue qui a une histoire, mais une « parole vive » qui fait une menschlichen Sprachwerkzettgen Z1t diesem, 1md keinem andern La11te
histoire, et qu'il faut saisir au moment où elle la fait. . wird) ... en réalité ce n'est pas l'homme qui parle, mais c'est la nature
Il est non moins clair, dans ces conditions, que la définition de humaine qui parle en lui, et qui se fait connaître à d'autres, ses
Fichte est circulaire. Mais c'est précisément ce cercle qui lui importe. semblables (Nicht eigentlich redet der Mensch, sondern in ihm redet
Cercle de la langue et du peuple, de leur appartenance réciproque : die menschliche Natttr, ttnd verkiindiget sich andern seinesgleichen). Il
un peuple lui-même vivant fait une langue vivante, une parole faudrait donc dire que la langue < comme telle > est unique, et
intégralement nécessaire ( Und so miisste man sagen : die Sprache ist
vivante donne vie à la langue d'un peuple et ainsi le fait vivre lui-
eine einzîge, 11nddttrchatts notwendige) (p . 61) .
même. Cercle de la vie (Leben) et de la formation spirituelle (geistige
Bildung): 1 Et plus loin :
Dans le peuple de la langue vivante [de la parole vive) la formation
de l'esprit s'ancre dans la vie; dans son opposé formation spirituelle Que si l'on donne le nom d'un peuple aux hommes dont l'organe
et vie s'en vont chacune de leur côté (Beim Volke der lebendigen de la parole se trouve soumis aux mêmes influencesextérieures, qui
Sprache greift die Geistesbildrmg ein ins Leben ; beim Gegenteile geht vivent ensemble, et qui façonnent leur langue < commune> dans
geistige Bildung, 1md Leben jedes seinen Gang fiir sich fort) (4• discours, une communication ininterrompue (tmd in fortgesetzter Mitteilttng ihre
p. 74) . Sprache forbildenden), force est de dire que la langue ·de ce peuple
est nécessairetelle qu'elle est, et que ce n'est pas en réalité ce peuple

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La crainte des masses La frontière intérieure

classes du peuple, ce qui permet au peuple d'être éduqué par ses En dernière analyse ce cercle est la forme que prend chez Fichte
propres intellectuels, et à ceux-ci de se comprendre eux-mêmes ; elle dans les Discours, donc dans un style «populaire» (qui lui a sans
a un caractère symbolique (sinnbildlich), ce qui veut dire, par oppo- doute permis de trouver la solution théorique vainement poursuivie
sition à l'arbitraire du signe d'emprunt, à la convention liée aux à travers les incessants remaniements de la Wissenschaftslehre), la
mélanges, qu'elle réalise immédiatement, dans chaque « acte de notion du transcendantal.
langage», l'unité nécessaire du sensible et du spirituel. En effet il faut dire à la fois que « les hommes sont formés par
Arrêtons-nous ici pour examiner les effets de ces déplacements la langue» et que « les hommes se font eux-mêmes», en tant qu'ils
successifs. Il est clair, d'abord, que Fichte a progressivement vidé les font la vie de leur langue : mais pas dans le même sens. En tant que
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notions d' Urvolk et d' Ursprache, non seulement de tout contenu les hommes sont des individus empiriques, c'est-à-dire qu'ils appar-
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naturaliste, mais aussi de tout contenu historiciste. Aussi la germanité tiennent au monde des «choses» réciproqùement déterminées (qu'ils
dont il cherche à caractériser l'essence n'â-t-elle pius rien à voir sont etwas), on peut dire qu'ils sont« faits» avant tout par la langue,
d'essentiel avec un passé, sinon en tant que le passé inspire un projet c'est-à-dire qu'elle fixe les limites ou les conditions de possibilité de
d'avenir (en dernière analyse la régénération spirituelle et morale), leur compréhension, de leur connaissance. On peut même dire : selon
en tant que la contingence du passé est sublimée dans la production que la langue est pure ou pervertie, cette compréhension est véritable
de l'avenir. La « vie originelle» du peuple et, d'abord, de la langue ou elle est illusoire et inauthentique. Sans la forme de la langue, on
qui tisse les liens de communauté, c'est essentiellement le mouvement ne comprendrait pas pourquoi Fichte peut écrire :
d'une formation continuée (Bildung), d'une activité pratique (Tatig-
keit), d'un dépassement de tout ce qui est donné, et déterminé [...) je dois vous inviter à prendre en considération l'essence de la
comme donné (Etwas). C'est une révolution intérieure permanente. langue comme telle (das Wesen der Sprache überha11pt). la langue
L'originaire ne désigne pas ce dont provient un peuple, mais ce vers comme telle, notamment si nous la considérons au point de vue de
qttoi il s'avance, ou plus précisément encore la destination morale la désignation des objets au moyen de sons émis par les organes de
qu'il s'assigne activement, et dont Fichte pense trouver les preuves la parole (besonders die Bezeichnttng der Gegenstande in derselben durch
das Latttwerden der Sprachwerkzeuge), ne dépend nullement de déci-
dans une certaine disposition « allemande » à prendre att sérieux les sions arbitraires, ou de conventions: au contraire, il y a une loi
mots de la langue, à « vivre comme on parle » et à « parler comme 1})) )
fondamentale préalable qui, dans les organes vocaux humains, trans-
on agit». La langue originaire, authentique, n'est pas seulement la forme chaque concept en tel son, à l'exclusion de tout autre (es gibt
langue de l'action, elle est action morale dans la langue ; non pas wvorderst ein Gnmdgesetz, nach welchem jedweder Begriff in den
une langue qui a une histoire, mais une « parole vive » qui fait une menschlichen Sprachwerkzettgen Z1t diesem, 1md keinem andern La11te
histoire, et qu'il faut saisir au moment où elle la fait. . wird) ... en réalité ce n'est pas l'homme qui parle, mais c'est la nature
Il est non moins clair, dans ces conditions, que la définition de humaine qui parle en lui, et qui se fait connaître à d'autres, ses
Fichte est circulaire. Mais c'est précisément ce cercle qui lui importe. semblables (Nicht eigentlich redet der Mensch, sondern in ihm redet
Cercle de la langue et du peuple, de leur appartenance réciproque : die menschliche Natttr, ttnd verkiindiget sich andern seinesgleichen). Il
un peuple lui-même vivant fait une langue vivante, une parole faudrait donc dire que la langue < comme telle > est unique, et
intégralement nécessaire ( Und so miisste man sagen : die Sprache ist
vivante donne vie à la langue d'un peuple et ainsi le fait vivre lui-
eine einzîge, 11nddttrchatts notwendige) (p . 61) .
même. Cercle de la vie (Leben) et de la formation spirituelle (geistige
Bildung): 1 Et plus loin :
Dans le peuple de la langue vivante [de la parole vive) la formation
de l'esprit s'ancre dans la vie; dans son opposé formation spirituelle Que si l'on donne le nom d'un peuple aux hommes dont l'organe
et vie s'en vont chacune de leur côté (Beim Volke der lebendigen de la parole se trouve soumis aux mêmes influencesextérieures, qui
Sprache greift die Geistesbildrmg ein ins Leben ; beim Gegenteile geht vivent ensemble, et qui façonnent leur langue < commune> dans
geistige Bildung, 1md Leben jedes seinen Gang fiir sich fort) (4• discours, une communication ininterrompue (tmd in fortgesetzter Mitteilttng ihre
p. 74) . Sprache forbildenden), force est de dire que la langue ·de ce peuple
est nécessairetelle qu'elle est, et que ce n'est pas en réalité ce peuple

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qui exprime sa connaissance, mais sa connaissance elle-même qui


s'exprime par lui (nicht eigentlich dieses Volk spricht seine Erkenntnis
transforme incessamment en avenir, c'est-à-dire en historicité réelle,
le passé historique fixé dans l' « espace » institutiohnel. Mais aussi le
atts, sondern seine Erkenntnis selbst spricht sich atts aus demselben) point où « cela » - la langue, essence du lien social (die Sprache, die
(p. 62). niemals ist, sondernewigfort wird: la langue/parole, qui · n'est jamais,
mais qui devient toujours) (5" Discours, p. 86) - parle en première
Mais inversement il faut dire (7• discours) : personne. Or cette auto-référence se soutient d'un nom, à la fois
«propre» et« commun» (der Deutsche, die Deutschheit): sans lui la
Pour lui < i.e. pour celui qui pense à l'allemande: der deutsch parole ne procéderait d'aucune langue déterminée, la langue ne serait
Denkende > l'histoire du genre humain ne se déroule pas d'après la l'acte de personne.Mais ce nom recouvre une équivocité, une scission
loi cachée, miraculeuse, d'un retour éternel (nach dem verborgenenttnd
wunderlichen Gesetze eines Kreistanzes), mais l'homme authentique et
interne: Moi, Fichte, nouvel « homme allemand», je parle aux
droit se fait lui-même (macht der ~igentliche und rechie Mensch jfrh Allemands parce qu'ils sont autres qu'ils ne croient, je donne un
selbst), ce qui signifie qu'il ne se contente pas de répéter ce qui a sens pur aux mots de leur tribu (Stamm) pour qu'ils deviennent des
déjà été, mais qu'il entre dans l'avenir pour créer le radicalement hommes (allemands) nouveaux. Il faut alors aller jusqu'à dire que
nouveau (nicht etwa mtr wiederholend das schon Dagewesene, sondern cette frontière ne sépare pas des espaces (qu'il s'agisse d'espaces
in die Zeit hinein erscha/fend das dttrchatts Nette) (p. 115). territoriaux ou, métaphoriquement, d'univers culturels), mais plutôt
qu'elle représente le point ou moment de conversion de l'espace
L'homme dont il s'agit ici n'est plus alors l'homme empirique, constitué au temps constituant, qui est le temps de la projection, de
mais l'homme essentiel ou l'homme intérieur, celui qui décideconfor- la décision, de l'action, de l'avenir (en tant que) spirituel.
mément à sa vision de l'absolu, de la vie éternelle, donc en même
temps l'homme pratique, l'homme qui n'est pas autre chose que
son propre acte constitutif. Cet homme-là n'est pas fait par la langue, Concluons provisoirement. Passer, à travers le symbole de la
mais, en la parlant de façon originaire ou authentique, donc en la langue, de l'espace immobile à la mobilité invisible du temps, c'est
transformant à l'infini, en posant toujours ses limites au-delà de ce par là même poser la question du progrès (Fortgang, Fortschreiten),
qtti existe, il fait pénétrer l'idée dans la vie. Le transcendantal de la ,;, r~t -• de la perfectibilité (Verbesserlichkeit),de la formation (Ausbildung).
langue n'est donc pas un transcendantal donné, dans lequel la pensée Cette question, Fichte ne l'expose pas d'une façon purement spé-
est enfermée par des catégories ou des moyens d'expression, mais culative, mais d'une façon très concrète : il en fait le champ ·par
une parole .transcendantale, qui est en même temps l'acte d'auto- excellence de la réalisation de sa politique, en tant que politique par
constitution de la pensée. À ces deux faces indissociables (du moins et pour l'éducation morale (Erziehung).
originairement) correspondent les deux côtés du symbole, le côté Sur ce point je me contente d'extraire quelques traits significatifs
sensible et le côté spirituel, ou encore le côté image (Bild) et le côté des longs développements des 2", 3•, 9•, 10• et 11• Discours. Nou-
invisible de la langue. Il n'est pas impossible de considérer que cette velles figures de la frontière, c'est-à-dire de la division et de l'unité,
conception se soutient d'une auto-référence permanente: le type de de la fermeture et de l'ouverture, du déplacement des limites. Le
la parole constituante, c'est la parole de Fichte lui-même, en train propos tient en trois thèses :
de recréer l'unité (la compréhension de soi) de la nation allemande - la constitution d'un nouveau système d'éducation est la condi-
par sa prédication (de même que naguère Luther, der deutscheMann), tion, mieux : la forme même que doit prendre la régénérescence de
c'est le sens originaire qu'il redonne ainsi aux mots allemands, en l'Allemagne: en fait, comme cette régénérescence représente l'actua-
donnant corps sensible (imagé) au peuple à venir, en ouvrant par lisation d'un caractère originaire (Ursprünglichkeit)qui n'a pas encore
là-même la possibilité d'une nouvelle histoire. Par cette conception, commencéd'exister dans l'histoire, il faut dire : c'est la forme que
la notion d'une frontière intérieure acquiert sa portée la plus pro- doit prendre la naissance de l'Allemagne. Il s'agit d'un moyen, mais
fonde : elle est le point où ça parle. Mieux : elle est le point où je qui contient en lui-même l'actualisation de sa fin, qui est activité
parle en m'identifiant à cela (souvenons-nous ici du Es insistant dans (Tatigkeit) par excellence;
le texte que nous avions cité pour .. commencer) ; le point où je - ceci est possible dans la mesure où l'éducation est conçue comme

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qui exprime sa connaissance, mais sa connaissance elle-même qui


s'exprime par lui (nicht eigentlich dieses Volk spricht seine Erkenntnis
transforme incessamment en avenir, c'est-à-dire en historicité réelle,
le passé historique fixé dans l' « espace » institutiohnel. Mais aussi le
atts, sondern seine Erkenntnis selbst spricht sich atts aus demselben) point où « cela » - la langue, essence du lien social (die Sprache, die
(p. 62). niemals ist, sondernewigfort wird: la langue/parole, qui · n'est jamais,
mais qui devient toujours) (5" Discours, p. 86) - parle en première
Mais inversement il faut dire (7• discours) : personne. Or cette auto-référence se soutient d'un nom, à la fois
«propre» et« commun» (der Deutsche, die Deutschheit): sans lui la
Pour lui < i.e. pour celui qui pense à l'allemande: der deutsch parole ne procéderait d'aucune langue déterminée, la langue ne serait
Denkende > l'histoire du genre humain ne se déroule pas d'après la l'acte de personne.Mais ce nom recouvre une équivocité, une scission
loi cachée, miraculeuse, d'un retour éternel (nach dem verborgenenttnd
wunderlichen Gesetze eines Kreistanzes), mais l'homme authentique et
interne: Moi, Fichte, nouvel « homme allemand», je parle aux
droit se fait lui-même (macht der ~igentliche und rechie Mensch jfrh Allemands parce qu'ils sont autres qu'ils ne croient, je donne un
selbst), ce qui signifie qu'il ne se contente pas de répéter ce qui a sens pur aux mots de leur tribu (Stamm) pour qu'ils deviennent des
déjà été, mais qu'il entre dans l'avenir pour créer le radicalement hommes (allemands) nouveaux. Il faut alors aller jusqu'à dire que
nouveau (nicht etwa mtr wiederholend das schon Dagewesene, sondern cette frontière ne sépare pas des espaces (qu'il s'agisse d'espaces
in die Zeit hinein erscha/fend das dttrchatts Nette) (p. 115). territoriaux ou, métaphoriquement, d'univers culturels), mais plutôt
qu'elle représente le point ou moment de conversion de l'espace
L'homme dont il s'agit ici n'est plus alors l'homme empirique, constitué au temps constituant, qui est le temps de la projection, de
mais l'homme essentiel ou l'homme intérieur, celui qui décideconfor- la décision, de l'action, de l'avenir (en tant que) spirituel.
mément à sa vision de l'absolu, de la vie éternelle, donc en même
temps l'homme pratique, l'homme qui n'est pas autre chose que
son propre acte constitutif. Cet homme-là n'est pas fait par la langue, Concluons provisoirement. Passer, à travers le symbole de la
mais, en la parlant de façon originaire ou authentique, donc en la langue, de l'espace immobile à la mobilité invisible du temps, c'est
transformant à l'infini, en posant toujours ses limites au-delà de ce par là même poser la question du progrès (Fortgang, Fortschreiten),
qtti existe, il fait pénétrer l'idée dans la vie. Le transcendantal de la ,;, r~t -• de la perfectibilité (Verbesserlichkeit),de la formation (Ausbildung).
langue n'est donc pas un transcendantal donné, dans lequel la pensée Cette question, Fichte ne l'expose pas d'une façon purement spé-
est enfermée par des catégories ou des moyens d'expression, mais culative, mais d'une façon très concrète : il en fait le champ ·par
une parole .transcendantale, qui est en même temps l'acte d'auto- excellence de la réalisation de sa politique, en tant que politique par
constitution de la pensée. À ces deux faces indissociables (du moins et pour l'éducation morale (Erziehung).
originairement) correspondent les deux côtés du symbole, le côté Sur ce point je me contente d'extraire quelques traits significatifs
sensible et le côté spirituel, ou encore le côté image (Bild) et le côté des longs développements des 2", 3•, 9•, 10• et 11• Discours. Nou-
invisible de la langue. Il n'est pas impossible de considérer que cette velles figures de la frontière, c'est-à-dire de la division et de l'unité,
conception se soutient d'une auto-référence permanente: le type de de la fermeture et de l'ouverture, du déplacement des limites. Le
la parole constituante, c'est la parole de Fichte lui-même, en train propos tient en trois thèses :
de recréer l'unité (la compréhension de soi) de la nation allemande - la constitution d'un nouveau système d'éducation est la condi-
par sa prédication (de même que naguère Luther, der deutscheMann), tion, mieux : la forme même que doit prendre la régénérescence de
c'est le sens originaire qu'il redonne ainsi aux mots allemands, en l'Allemagne: en fait, comme cette régénérescence représente l'actua-
donnant corps sensible (imagé) au peuple à venir, en ouvrant par lisation d'un caractère originaire (Ursprünglichkeit)qui n'a pas encore
là-même la possibilité d'une nouvelle histoire. Par cette conception, commencéd'exister dans l'histoire, il faut dire : c'est la forme que
la notion d'une frontière intérieure acquiert sa portée la plus pro- doit prendre la naissance de l'Allemagne. Il s'agit d'un moyen, mais
fonde : elle est le point où ça parle. Mieux : elle est le point où je qui contient en lui-même l'actualisation de sa fin, qui est activité
parle en m'identifiant à cela (souvenons-nous ici du Es insistant dans (Tatigkeit) par excellence;
le texte que nous avions cité pour .. commencer) ; le point où je - ceci est possible dans la mesure où l'éducation est conçue comme

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La crainte des masses I'
,J,H, La frontière intérieure
/?;~..··k
une éducation nationale (Nationalerziehung), et non pas comme une f' moins pour la majorité des hommes, l'expression de leur bonté
formation littéraire et cosmopolite des seules classes cultivées, ou originelle (lO e discours). Mais elle ne la détermine pas. On peut
comme une simple école du peuple destinée aux enfants des condi- donc se demander si tout le processus éducatif ne tend pas à
tions sociales inférieures ( Volksbildung) ; substituer, à la division historique des conditions sociales, une autre
- enfin l'éducation nationale doit être organisée par l'État, ce qui division entre les bons et les méchants, une frontière invisible .entre
veut dire à la fois qu'elle doit être soustraite à l'autorité de la famille deux espèces d'hommes : ceux qui vivent dans l'égoïsme et ceux qui
et de l'Église, et qu'elle doit être immédiatement une éducation vivent dans le règne de l'esprit.
civique (Fichte nous indique que, par ce trait, elle retrouvera l'unité 1-.· On débouche alors sur une ultime figure de l'ambivalence. · Les
grecque de l'éducation et de la citoyenneté). Toutefois ceci ne signifie « vrais allemands », sujets et produits de cette éducation nationale,
pas que l'éducation nationale soit une éducation «laïque», ni au ne sont autres que ceux des Allemands .empiriques, historiques, qui
sens d 'une opposition entre éducation religiêuse et éducation civique, sont des Allemands vrais, mieux : des Allemands réalisant en acte
ni au sens d'une séparation entre la moralité collective et la foi la destination spirituelle de l'Allemagne, c'est-à-dire l'humanité éter-
individuelle. Au contraire, l'éducation nationale est celle del'« homme nelle (ceux dont la patrie est « le ciel descendant sur la terre ») 1•
total» (der vollendete Mensch), sensible et spirituel, physique et Ou encore les Allemands tels qu'ils devraient être plutôt que les
intellectuel, dans la perspective de l'identification du patriotisme à Allemands tels qu 'ils sont. Mieux encore: les Allemands de l'avenir,
la moralité pure, ou de l'intériorisation par chacun de la comm.unauté empiriquement mêlés dans le présent, dans le transitoire de la crise,
patriotique comme étant celle des libertés humaines, le lieu du avec les Allemands du passé. Mais ceci veut dire que la Nation
progrès moral des générations. C'est le thème, notamment, du allemande ne pourra jamais coïncider avec l'État allemand, cet État
11t discours. Corrélativeme~t, la fonction éducative apparaît comme serait-il un État unitaire et indépendant, un État éducatif et égalitaire,
la fonction principale de l'Etat, qui définit son caraaère rationnel : une «république». Ou plutôt, ceci veut dire que le concept de la
elle commande les fonctions militaires, économiques et judiciaires, nation à nouveau, comme tout à l'heure celui de l'homme dans ses
et peut à la limite se ~ubstituer à elles. Historiquement, elle nous rapports avec la langue, se divise en une nation empirique et une
permet de comparer l'Etat réel (empirique) à l'Etat de raison dont nation transcendantale (qui es~ aussi la nation spirituelle) : la nation
il doit s'approcher, qui est un État éducatif Dans sa visée ultime, •)" ) empirique est produite par l'Etat (et toute production - Erzeugung
elle prépare la fin de l'État, son dépérissement dans l'accomplissement - de q10mme est fondamentalement une éducation - Erziehung),
de son essence. mais l'Etat ne peut produire la nation comme communauté réelle
L'exposition de ces thèses, plusieurs fois reprises et concrétisées qu'en se soumettant au primat de la nation idéale, dont il n'est que
dans un plan d'éducation nationale, est parcourue par un mouvement l'instrument. Ou encore, si nous synthétisons les déterminations
qu'on peut résumer ainsi : l'éducation nationale crée la communauté «extérieures» et «intérieures» de la liberté : l'État ne peut produire
nationale en supprimant les différences de conditions, autres frontières l'indépendance extérieure de la nation, condition matérielle de sa
intérieures mais artificielles, qui installent sous les apparences de la culture, du développement autonome de son «soi» (Selbst), de la
nature le règne de l'égoïsme. Mais, en supprimant ces différences, vie de sa langue et de sa littérature, etc., qu'en se faisant l'organisateur
elle ajoute un élément spirituel à la nature (un «surplus» ou « sup- de l'éducation d'après le modèle idéal de la nation intérieure, nation
plément» : ein Mehr) sans lequel la nature n'est pas proprement invisible des esprits, et à condition que ce modèle « vive » en lui
humaine, et qui est justement la moralité. La question qui se pose F· comme un Urbild, comme une résolution morale constante.
alors est la suivante : moralité veut dire liberté individuelle, égalité C'est pourquoi le patriotisme de Fichte apparaît finalement comme
des citoyens quelle que soit leur condition, et fraternité humaine conditionnel, alors même qu'il se proclame inconditionné (et qu'il
universelle. Mais moralité veut dire aussi décision spirituelle entiè- proclame le devoir patriotique comme devoir inconditionnel de
rement autonome de ceux qui sont capables d'amour, et d'espérance chacun). Ce qui se traduit par l'activité de Fichte de 1808 à 1813 :
dans la perfectibilité humaine. L'éducation prépare cette décision, en
particulier en s'organisant sous la forme d'une fermeture, d'une l. Ils sont le reste de l'Allemagne, comme Isaïe avait parlé du « reste d'Israël»
clôture pédagogique quasi monastique , qui doit rendre possible, au (Is., 4, 2-3; 10, 19-21; etc.).

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une éducation nationale (Nationalerziehung), et non pas comme une f' moins pour la majorité des hommes, l'expression de leur bonté
formation littéraire et cosmopolite des seules classes cultivées, ou originelle (lO e discours). Mais elle ne la détermine pas. On peut
comme une simple école du peuple destinée aux enfants des condi- donc se demander si tout le processus éducatif ne tend pas à
tions sociales inférieures ( Volksbildung) ; substituer, à la division historique des conditions sociales, une autre
- enfin l'éducation nationale doit être organisée par l'État, ce qui division entre les bons et les méchants, une frontière invisible .entre
veut dire à la fois qu'elle doit être soustraite à l'autorité de la famille deux espèces d'hommes : ceux qui vivent dans l'égoïsme et ceux qui
et de l'Église, et qu'elle doit être immédiatement une éducation vivent dans le règne de l'esprit.
civique (Fichte nous indique que, par ce trait, elle retrouvera l'unité 1-.· On débouche alors sur une ultime figure de l'ambivalence. · Les
grecque de l'éducation et de la citoyenneté). Toutefois ceci ne signifie « vrais allemands », sujets et produits de cette éducation nationale,
pas que l'éducation nationale soit une éducation «laïque», ni au ne sont autres que ceux des Allemands .empiriques, historiques, qui
sens d 'une opposition entre éducation religiêuse et éducation civique, sont des Allemands vrais, mieux : des Allemands réalisant en acte
ni au sens d'une séparation entre la moralité collective et la foi la destination spirituelle de l'Allemagne, c'est-à-dire l'humanité éter-
individuelle. Au contraire, l'éducation nationale est celle del'« homme nelle (ceux dont la patrie est « le ciel descendant sur la terre ») 1•
total» (der vollendete Mensch), sensible et spirituel, physique et Ou encore les Allemands tels qu'ils devraient être plutôt que les
intellectuel, dans la perspective de l'identification du patriotisme à Allemands tels qu 'ils sont. Mieux encore: les Allemands de l'avenir,
la moralité pure, ou de l'intériorisation par chacun de la comm.unauté empiriquement mêlés dans le présent, dans le transitoire de la crise,
patriotique comme étant celle des libertés humaines, le lieu du avec les Allemands du passé. Mais ceci veut dire que la Nation
progrès moral des générations. C'est le thème, notamment, du allemande ne pourra jamais coïncider avec l'État allemand, cet État
11t discours. Corrélativeme~t, la fonction éducative apparaît comme serait-il un État unitaire et indépendant, un État éducatif et égalitaire,
la fonction principale de l'Etat, qui définit son caraaère rationnel : une «république». Ou plutôt, ceci veut dire que le concept de la
elle commande les fonctions militaires, économiques et judiciaires, nation à nouveau, comme tout à l'heure celui de l'homme dans ses
et peut à la limite se ~ubstituer à elles. Historiquement, elle nous rapports avec la langue, se divise en une nation empirique et une
permet de comparer l'Etat réel (empirique) à l'Etat de raison dont nation transcendantale (qui es~ aussi la nation spirituelle) : la nation
il doit s'approcher, qui est un État éducatif Dans sa visée ultime, •)" ) empirique est produite par l'Etat (et toute production - Erzeugung
elle prépare la fin de l'État, son dépérissement dans l'accomplissement - de q10mme est fondamentalement une éducation - Erziehung),
de son essence. mais l'Etat ne peut produire la nation comme communauté réelle
L'exposition de ces thèses, plusieurs fois reprises et concrétisées qu'en se soumettant au primat de la nation idéale, dont il n'est que
dans un plan d'éducation nationale, est parcourue par un mouvement l'instrument. Ou encore, si nous synthétisons les déterminations
qu'on peut résumer ainsi : l'éducation nationale crée la communauté «extérieures» et «intérieures» de la liberté : l'État ne peut produire
nationale en supprimant les différences de conditions, autres frontières l'indépendance extérieure de la nation, condition matérielle de sa
intérieures mais artificielles, qui installent sous les apparences de la culture, du développement autonome de son «soi» (Selbst), de la
nature le règne de l'égoïsme. Mais, en supprimant ces différences, vie de sa langue et de sa littérature, etc., qu'en se faisant l'organisateur
elle ajoute un élément spirituel à la nature (un «surplus» ou « sup- de l'éducation d'après le modèle idéal de la nation intérieure, nation
plément» : ein Mehr) sans lequel la nature n'est pas proprement invisible des esprits, et à condition que ce modèle « vive » en lui
humaine, et qui est justement la moralité. La question qui se pose F· comme un Urbild, comme une résolution morale constante.
alors est la suivante : moralité veut dire liberté individuelle, égalité C'est pourquoi le patriotisme de Fichte apparaît finalement comme
des citoyens quelle que soit leur condition, et fraternité humaine conditionnel, alors même qu'il se proclame inconditionné (et qu'il
universelle. Mais moralité veut dire aussi décision spirituelle entiè- proclame le devoir patriotique comme devoir inconditionnel de
rement autonome de ceux qui sont capables d'amour, et d'espérance chacun). Ce qui se traduit par l'activité de Fichte de 1808 à 1813 :
dans la perfectibilité humaine. L'éducation prépare cette décision, en
particulier en s'organisant sous la forme d'une fermeture, d'une l. Ils sont le reste de l'Allemagne, comme Isaïe avait parlé du « reste d'Israël»
clôture pédagogique quasi monastique , qui doit rendre possible, au (Is., 4, 2-3; 10, 19-21; etc.).

154 155
ha crainte des masses

ses projets d’organisation de l’Université contre la revendication des


libertés académiques mais au nom de la liberté supérieure de l’esprit,
ou encore, quand elle finira par éclater, son hésitation permanente
entre la parole publique et la parole privée à propos de la guerre
patriotique : comme s’il n’était jamais parvenu à déterminer si elle
était ou non conforme au concept de la libération nationale, et donc
à se décider lui-même
Mais naturellement cette incertitude personnelle de Fichte — le
Fichte empirique... —laisse grande ouverte la possibilité pour d’autres,
parlant au sein de l’appareil d ’État, ou en face de lui, de décider
non moins empiriquement du sens conjoncturel de son interpella­
tion. La controverse commence donc aussitôt après sa mort, et elle
montrera qu’en pratique l’idée nationale, formulée ainsi, est infini­
ment plastique.

1. Cf. les «fragm ents» d'un écrit politique en 1813, répondant à l’appel au
peuple du roi de Prusse (Aus dem Entwürfe zu einer politischer Schrift im 'Frühlinge
1813, Sämtliche Werke, 1845-46/1965, VII, pp. 546-73) (Extraits cités dans Johann
G ottlieb Fichte, Lo Stato di tutto il popolo, a cura di Nicolao Merker, Editori
Riuniti, Rome, 1978, p. 321 sq.).

156
Un jacobin nommé Marx 1?

Le chant du coq gaulois annoncera le jour de la


libération allemande 2.

Marx et la Révolution française : cette confrontation depuis presque


un siècle a été pratiquée dans tous les sens. Comme problème
théorique et comme question d ’histoire des idées, comme problème
d ’histoire politique et sociale. Sous forme de filiation, de dépasse­
ment, d ’antithèse, d ’énigme. Elle a été singulièrement vive et riche
d’épisodes en France même, évidemment, puisqu’elle touche à la
fois à l’événement fondateur des institutions nationales et à ce
phénomène politique déterminant, des années 1880 aux années 1980,
qu’a été l’existence d ’un puissant mouvement ouvrier organisé, for­
tement influencé sinon dominé par le marxisme. Marx et Robespierre,
associés dans la gloire ou dans l’exécration, Marx ou Robespierre
opposés entre eux « de droite » et « de gauche » (une topique dont
la signification elle-même est associée à ces deux noms)... Périodi­
quement, on reprend toutes les cartes et on recommence la partie,
sous l’impact des conjonctures dans lesquelles les grands événements
semblent se rejouer en drame ou en comédie (Octobre 17, les guerres
franco-allemandes, le Front populaire, Mai 68...). Récemment encore,
le monde intellectuel a été convié à une grande joute entre l’histo-

1. Contribution au volume Permanences de la Révolution. Pour un autre bicente­


naire., présentation de Daniel Bensaïd, Ed. La Brèche-PEC, Paris, 1989.
2. Formule messianique empruntée à Heine et employée par Marx à deux reprises
(au moins) : Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit (1843)
et Der Aufstand in Frankfurt, article du 20 septembre 1848 dans la Neue Rheinische
Zeitung.

157
La crainte des masses

riographie néo-libérale de la Fondation Saint-Simon (emmenée par


François Furet) et l’historiographie communiste (Albert Soboul, et
ses disciples après lui), dans laquelle, d’un côté, la critique des
interprétations marxiennes et marxistes de la Révolution française
contribue à réviser (en baisse) l’appréciation des valeurs révolution­
naires (suspectées de totalitarisme), cependant que, de l’autre, la
défense de la tradition jacobine sert, au moins indirectement, à
renforcer le camp du socialisme (« à la française ») '.
Inutile, donc, d’espérer s’échapper de ce champ de bataille ou, en
quelques feuillets, le dominer. Soyons plus modestes : essayons de
pointer, autour de quelques signifiants et concepts clés, l’enjeu des
débats et leur portée interne. Essayons de comprendre pourquoi les
alternatives d’école sont inopérantes, pourquoi la question est
complexe, pourquoi les positions même les plus argumentées sont
ambivalentes. Pourquoi, cependant, aujourd’hui encore —bien qu’on
puisse se croire sorti de toute cette « modernité » qui s’enfonce
désormais dans le temps (dans le « stupide dix-neuvième siècle »,
comme disait l’autre) —, il y va en cette confrontation de la vérité
de nos politiques.
Je choisis comme fil conducteur les trois mots de la « devise
républicaine » : liberté, égalité, fraternité. A chacun d’entre eux, aux
significations qu’il emporte et qu’il importe dans la pratique sociale,
aux conflits dont il est l’emblème, nous pouvons rattacher un moment
de la pensée de Marx, qui est aussi un tournant dans son inscription
historique, et l’ouverture d'un problème d’interprétation. L’ordre
toutefois se modifie (sans doute non arbitrairement).
Fraternité, d ’abord : c’est la question des années 1840 et 1850,
lorsque Marx, jeune philosophe, jeune révolutionnaire, prend le
leadership de la Ligue des Justes, devenue Ligue des communistes,
et lui impose de changer son mot d ’ordre, passant de « Tous les
hommes sont frères » à « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».
Liberté, ensuite : c’est la question des années 1860, les années de

1. Deux anthologies critiques des textes de Marx consacrés à l’interprétation de


la Révolution française ont été publiées : François Furet, M arx et la révolution
française, suivi de Textes de Marx présentés, réunis, par Lucien Calvié, Ed. Flam­
marion, Paris, 1986 ; Claude Mainfroy, Sur la Révolution française. Ecrits de Karl
M arx et Friedrich Engels, Paris, Ed. sociales, 1985. Cf. également Jacques Guil-
haumou, Le jeune Marx et le langage jacobin (1843-1846) : lire et traduire «la
langue de la politique et de la pensée intuitive », in Révolutions françaises et pensée
allemande (1789-1871), collectif, P. U. de Grenoble, 1989 (et, du même auteur,
les articles Jacobinisme et Révolution française dans le Dictionnaire critique du
marxisme, sous la direction de G. Labica, 2' édition, PUF, 1985).

158
Un jacobin nommé Marx ?

« l’économie », lorsque l’auteur du Capital démonte le mécanisme


d ’exploitation fondé sur le libre contrat de l’entrepreneur et du salarié,
et qu’il écrit cette phrase vengeresse : « En réalité, la sphère de la
circulation ou de l’échange des marchandises, entre les bornes de
laquelle se meuvent l’achat et la vente de la force de travail, était
un véritable Eden des droits innés de l’homme. Ne régnent ici que
la Liberté, l'Égalité, la Propriété et Bentham » Egalité, enfin :
peut-être le point le plus délicat, car il engage la définition du
communisme, donc le « sens de l’histoire ». C’est la question des
années 1870, après la Commune de Paris (qui tirait elle-même son
nom du prototype de 1793), lorsque Marx, «maître à penser» du
socialisme international, est confronté à l’idéologie des partis social-
démocrates : égalité des droits, égalité des tâches, égalité des besoins,
quel est le principe qui fait « sortir » de l’ordre bourgeois ?
Mais, auparavant, il nous faut rappeler une évidence, à laquelle
il arrive qu’on ne prête plus assez d’attention : la Révolution française
fut une coupure dans le tissu de l’histoire, qui excéda immédiatement
de tous ses effets l’accumulation des causes qui l’avaient « produite ».
Et cette coupure ne concerna pas seulement la France, mais toute
l’Europe : l’Allemagne, l’Italie certes, mais aussi l’Angleterre ou la
Russie. Marx, bien au-delà de sa période de « formation », est encore
entièrement situé dans le tranchant de cette coupure, dans le suspens
de l’événement révolutionnaire qui domine les conflits du temps.
Seule la deuxième moitié du XIXe siècle, avec les impérialismes, le
suffrage universel, le début d ’institutionnalisation de la « question
sociale », la scolarisation généralisée, achèvera le cycle ouvert par
1789. Ainsi, l'idéalisme allemand (Fichte, Schelling, Hegel) - en
tant que philosophie de la liberté, réorganisant le vieux schème du
« sens de l'histoire » autour de l’idée du sujet de l’histoire (que celui-
ci soit pensé comme l’Humanité, la Nation spirituelle, ou l’État de
droit), qui fournira, au prix d’un « renversement matérialiste », ses
armes philosophiques au marxisme — est avant tout une réflexion
sur la Révolution française et sur l’initiative qu’elle a conférée au
peuple. Le socialisme européen, en gestation dans les années 1820-
1830, est certes une conséquence de l’industrialisation, et du point
de vue de ses sources intellectuelles une étonnante combinaison
d’humanisme des Lumières et d'idéologie romantique de lorgani-
sation sociale et de la vie, mais, en tant que mouvement politique
(et défi lancé à la politique), il s’inscrit totalement dans le contrecoup
1. Le Capital, Livre Premier (nouvelle traduction par J.-P. Lefebvre et coll.),
Ed. sociales, 1983 [réédition à l’identique, PUF collection Quadrige, 1993], p. 198.

159
La crainte des masses

de l’ébranlement révolutionnaire, dans le développement de ses


contradictions propres. « Révolution dans la révolution », déjà... « au
besoin pour la combattre », comme dira (à propos de la République)
un humoriste du temps. Le chartisme anglais, premier grand mou­
vement de masse prolétarien, où Engels et Marx verront le prototype
d’un « parti de classe » et d ’une « conscience de classe » opposés à
l’esprit sectaire du babouvisme et du blanquisme à la française, ne
s’en réclame pas moins du jacobinisme.
Même si Marx n’avait pas été le fils d’un de ces bourgeois
allemands éclairés, venant d ’une de ces provinces rhénanes qui gar­
daient le souvenir du « lever de soleil » révolutionnaire (pour en
parler comme Hegel) — mais sans doute aussi celui du crépuscule
des idoles dans l’aventure napoléonienne... —, il n’aurait pas échappé
à cette situation. Il serait quand même devenu le « citoyen Marx »,
selon l’appellation en vigueur dans la Première Internationale.
Nous voici directement amenés à notre premier nœud : fraternité,
et à la conjoncture des années 1840. On sait que l’expression « Liberté,
Égalité, Fraternité » n’a été fixée comme « devise républicaine » que
par la Révolution de 1848, ressuscitant (et tronquant) un des mots
d ’ordre de 1793 : « Unité indivisibilité de la République Liberté
Égalité Fraternité ou la mort 1 ». Ce que l’on sait peut-être moins,
c’est que le troisième terme avait fait l’objet d’un vif débat. S’il
l’emporta finalement, c’était pour barrer la route, dans une perspective
« philanthropique », à l’inscription parmi les droits de l’homme et
les principes constitutionnels du droit au travail, notion d’origine
fouriériste reprise par les ouvriers parisiens. Qui dit droit au travail
dit remise en cause, à tout le moins limitation des droits de la
propriété. Qui dit « fraternité » contre le droit au travail dit sim­
plement que l’État ou la société ont un devoir d’assistance aux
démunis. Bien entendu, en choisissant comme devise « Tous les
hommes sont frères », la Ligue des Justes, organisation d’ouvriers et
d’intellectuels révolutionnaires émigrés allemands et belges, se référait
à un autre versant de la « philanthropie » : le cosmopolitisme des
hommes de progrès, ignorants des frontières. Mais, en y substituant
la formule promise à un tel avenir d’usages et de mésusages :
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », Marx et son ami Engels
faisaient quelque chose de plus : d’un seul mouvement ils posaient
dans la classe le principe d’une condition sociale objective et d ’une

1. Cf. Marcel David, Fraternité et révolution française, Éd. Aubier, Paris, 1987.

160
Un jacobin nommé Marx ?

subjectivité révolutionnaire qui transcendent la nation, horizon pra­


tique de la fraternité bourgeoise, et qui simultanément la divisent,
suivant l’inconciliable clivage de la propriété. Un se divise en deux :
d’un côté l’accumulation des richesses et la direction des « opérations
productives », de l'autre le travail et la paupérisation. Du même
coup, ils introduisaient avec effraction dans la phraséologie révolu­
tionnaire ce qu’on peut appeler une utopie réaliste (largement inspirée
du discours des prolétaires parisiens) : le communisme comme « libre
association des individus » (en tant que travailleurs) substituant, dans
la perspective de libération des hommes, le principe objectif de la
société sans classes au principe subjectif de la fraternité (c’est-à-dire
de l’amour). Dès lors il ne serait plus possible de considérer la liberté
elle-même comme un terme univoque.
Car la liberté, c’est le mouvement des « sujets » qui conquièrent
collectivement la souveraineté, abattant Bastilles et privilèges, et
deviennent ainsi des « citoyens ». Mais la liberté c’est aussi... Ben-
tham : l’utilitarisme, la libre concurrence, et par conséquent l’individu
comme force de travail, comme « marchandise ». Que veut dire la
phrase du Capital que nous avons citée ? Sans doute - et je laisse à
chacun le soin de réintroduire ici les polémiques avec Smith, avec
Malthus, avec Kant et Hegel, avec Proudhon, ainsi que l’interpré­
tation des Lois Le Chapelier contre les associations ouvrières identifiées
aux « corporations », etc. —elle signifie que les formes juridiques du
droit des personnes (liberté et égalité « formelles ») et l’idéologie qui
les fonde en « nature » (dans la nature humaine : les « droits innés
de l’homme ») sont les formes mêmes de la circulation généralisée
des marchandises, en particulier les formes qui permettent de faire
du « travail » humain à son tour une marchandise rationnellement
exploitable. Et qu’en ce sens les « chaînes » qu’il importait à la
Révolution de « briser » (selon la formule du Manifeste) — celles de
la vieille sujétion personnelle — ont dû et pu l’être avant tout parce
qu’elles constituaient autant d ’entraves matérielles à l’expansion du
capital. Mais en rester là serait manquer l’essentiel. Car le projet
théorique dont sont tissées les analyses du Capital est de penser les
conditions d ’une libération, et non pas d’épingler « la liberté » comme
telle au tableau des erreurs idéologiques.
L’idée la plus profonde de Marx — sa découverte —, c’est que, si
l’exploitation du travail salarié est bien une oppression, si les pro­
létaires sont bien « assujettis » de toutes les façons possibles au
mécanisme de l’accumulation pour l’accumulation, s’ils sont bien la
chair à canon des batailles de la production capitaliste, le capital

161
La crainte des masses

n’est pas pour autant un souverain, un despote, un maître. Mais un


rapport social anonyme, personnel-réel, immanent à la division du
travail et à l’organisation économique. Et par conséquent la libération
des travailleurs, dans un nouveau procès révolutionnaire qui creuse
comme une taupe sous les résultats de l’ancien, n’est pas une pro­
clamation des droits de l’homme — du moins tels que 1789 les a
pensés et institués. Ecrivant ceci, je n’oublie pas que Marx (suivant
Ure) a décrit le capital, ou plutôt la machine automatique, comme
un « autocrate », et la discipline de fabrique comme une « législation
privée » autocratique : mais ce que disent ces formulations, c’est que
le rapport social implique une violence collective qui excède toujours
les normes du droit, tout en étant constamment refoulée hors du
champ politique.
On peut alors comprendre, non seulement que la Révolution de
1789-1799 (et ses rééditions au XIXe siècle) ait servi à mettre en
place une « superstructure 1 » juridico-politique de l’exploitation (qui,
ailleurs, s’est constituée par d’autres voies) mais, surtout, on peut
comprendre la contradiction qui tenaille la Révolution, d ’emblée elle
se divise à propos de l’exploitation comme à propos de la citoyenneté
« active » et « passive » (cf. les subsistances, le maximum, le droit à
l’existence), contribuant à ce que Marx dans le Manifeste appellera
l’éducation politique des prolétaires par la bourgeoisie. Mais, d ’un
bout à l’autre, elle prépare la mobilisation des « masses », du « peuple »,
au service de leur propre libération pour l’exploitation, ce qu’on
peut appeler l’aliénation politique.
Pendant la plus grande partie de son itinéraire, Marx a réfléchi
cette contradiction dans les catégories philosophiques de la réalité et
de l’illusion. Réalité des « luttes de classes » sous la Révolution
française (dont il trouve le reflet chez les historiens libéraux - Thierry,
Guizot, ou même Tocqueville —, à moins que ceux-ci ne lui servent
de garants pour son interprétation de la Révolution comme transition
d ’une configuration de la lutte des classes à une autre), mais caractère
fondamentalement illusoire de leur « représentation » politique. J ’ai
proposé naguère, concurremment à d’autres, une interprétation de
cette antithèse grosse de toutes sortes d’ambiguïtés historiques 2 : je

1. [Le mot « superstructure» vient de Harrington, et par conséquent des débats


de la Révolution anglaise : cf. A. Negri, Il potere costituente. Saggio sulle alternative
ciel modemo, SugarCo edizioni, 1992, pp. 138 et 405 n. 25] (trad. fr. à paraître
aux PUF).
2. MarX' et sa critique de la politique (en collaboration avec C. Luporini et
A. Tosel), Éd. Maspero, Paris, 1979-

162
Un jacobin nommé Marx ?

crois qu’elle ne vise pas tant, en fait, l’interprétation du passé que


la façon dont, en s’intégrant aux institutions de l’État représentatif
moderne, le mouvement ouvrier se trouve actuellement dépossédé
de son autonomie politique. Mais il est vrai que cette thèse suppose
d’interpréter l’État représentatif comme l’achèvement de la « révo­
lution bourgeoise ». Par où nous débouchons sur notre troisième
thème : l'égalité.
Ici encore, nous sommes attendus par quelques formules aussi
célèbres qu’équivoques. Dans les notes baptisées Critique du pro­
gramme de Gotba (1875), Marx écrivait que « le droit égal est toujours,
dans son principe, le droit bourgeois 1 », et il définissait, en somme,
le droit par cette propriété qu’il a de réduire les inégalités pratiques
à une commune mesure, une égalité formelle. Le même texte contient
l’expression la plus déclarée de 1’« anarchisme » théorique de Marx
(qu’il lui est arrivé de revendiquer contre Bakounine comme 1’« anar­
chisme vrai »), c’est-à-dire de la thèse selon laquelle le communisme
est incompatible avec l’existence de l’État : donc la lutte pour le
communisme est incompatible avec le renforcement de l’État. Si l’on
replace dans ce contexte des formulations antérieures comme : « Toutes
les révolutions jusqu’à présent n’ont fait que perfectionner la machine
d ’É tat2 » (y compris bien entendu la Révolution française, avec son
prolongement bonapartiste), on aboutit aisément à l’idée que droit,
État, égalité sont les éléments d ’un « appareil politique » bourgeois,
auquel la Révolution a donné sa forme la plus pure, et par conséquent
la plus éloignée du « but final » de l’autre révolution, celle du
prolétariat. Ce que l’une a fait, l’autre doit le défaire. L égalité
devient le signifiant clé de l’idéologie bourgeoise, précisément en
tant qu’idéologie juridique, consciente d ’elle-même.
Pourtant, les choses sont en réalité plus complexes. Il suffirait pour
s’en convaincre de noter que le même texte, lorsqu’il entreprend de
définir les « phases » successives de la « société communiste », a recours
à deux formules d ’origine immémoriale (Aristote, l’Apocalypse), mais
immédiatement empruntées au socialisme utopique, et qui lui arrivent
des débats et des conflits de la Révolution française ; elles sont l’une
et l’autre des interprétations du principe d ’égalité : « A travail égal,
salaire égal », et « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses

1. K. Marx et F. Engels, Critique des programmes de Gotha et Erfurt, Ed. sociales,


1950, p. 24.
2. Le D ix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Ed. sociales, 1963, p. 103 Le
thèm e est repris notam m ent dans La guerre civile en France (1871),

163
La crainte des masses

besoins ». Prenant, comme toujours, le risque d’expliciter les choses


et donc de mordre le trait, Engels dans YAnti-Dühring (1878)
opposait la revendication bourgeoise d ’égalité à la revendication
prolétarienne du même nom : prenant la première au mot, retournant
contre les capitalistes leur propre langage, « la revendication prolé­
tarienne d’égalité a pour contenu réel l’abolition des classes. Toute
revendication d’égalité qui va au-delà tombe nécessairement dans
l’absurde 1 ».
Ce qui veut dire trois choses : 1. la lutte des classes en tant que
lutte politique ne peut se formuler que dans le langage universel de
la politique (celui de la citoyenneté) ; 2. la politique ne cesse d’être
une mystification collective que lorsqu’elle contraint ses mots ou
idéaux à sortir d ’eux-mêmes au contact de leurs propres « effets
pervers » ; 3. le communisme n’est pas l’égalitarisme (dont le risque
hante toujours la « radicalité » jacobine), mais il est la différenciation
des individualités.
Sur le premier point on peut dire qu’Engels a vu plus juste encore
qu’il ne croyait : car le langage n’est pas une illusion, ou plutôt c’est
l’idée d ’une politique « libérée » du langage politique qui est une
illusion ; en renonçant à ce langage (celui de l’égalité), la lutte des
classes ipso facto retomberait en deçà de son effort de libération.
Sur le second point, on peut dire qu’il touche une contradiction
réelle, qui fait toute la tension de la politique moderne : si, dans
une société de classes, la revendication d’égalité se présente comme
autre chose que comme un combat collectif pour l’abolition des
classes, elle ne tarde pas à masquer les réalités de la lutte des classes ;
mais si la revendication d’égalité est réduite à la lutte contre l’ex­
ploitation, elle ne tarde pas à réduire aussi les individus à la figure
que tente de leur imposer le capitalisme (des « marchandises » pro­
ductrices et consommatrices de marchandises, pourrait-on dire), et
elle n’a aucune chance de déboucher sur le communisme.
Enfin, sur le troisième point, on peut dire qu’Engels, à rebours
de ce qu’on a souvent cru lire chez Marx et chez lui, est parfaitement
conscient des paradoxes de la notion d’égalité — qu’elle soit « bour­
geoise » ou pas -, vacillant entre les pôles de l’identification des
individus et leur différenciation, ou, plus politiquement, entre l’uni­
formité juridique et l’association dans une œuvre commune. Mais
on peut dire aussi bien qu’il n’y a là rien de nouveau, car ces
paradoxes sont entièrement contenus dans la « proclamation » de

1. F. Engels, Anti-Dühring, Éd. sociales, 1950, p. 139-

164
Un jacobin nommé Marx ?

1789 et ont déjà été vécus au cours du processus révolutionnaire,


même s’ils connaîtront (jusqu’à aujourd’hui) de nouveaux dévelop­
pements. Et on peut ajouter qu’il s’illusionne en pensant que le
communisme dépasse ces paradoxes : il leur fournit plutôt un nou­
veau terrain d ’exercice, sur lequel ils seront peut-être susceptibles de
se dissiper, sans que nous en ayons la moindre garantie. Au bout
du compte, dans le rapport « critique » de Marx à la Révolution
française — événement, processus et symbole - subsiste donc un
élément d ’irréductible aporie.
Mais cette aporie nous suggère deux réflexions. Premièrement
—toutes autres causes dûment prises en compte : traditions, influences,
etc. —, elle éclaire l’inévitable répétition historique du schème « révo­
lutionnaire » (jacobinisme, commune, thermidor, bonapartisme...)
dans l’histoire du marxisme et de ses mises en œuvre *. Ensuite le
marxisme — en tout cas celui de Marx —, distinct à la fois du culte
révolutionnaire et de la dénonciation du mythe révolutionnaire (comme
si la Révolution n’était qu'une illusion de l’histoire sur elle-même),
reste un révélateur privilégié des contradictions à long terme portées
par la Révolution, qui font qu’elle n’a jamais pu être « terminée »
- et sans doute ne le sera pas.

1. Sur ce thèm e de la répétition, tel que Marx l’avait lui-même refléchi, je


rappelle le précieux travail de P. L. Assoun, M arx et la répétition historique, PUF,
1978.
l
i La présente étude, issue pour une part de réflexions susc1tees
r par des discu~sions du Centre de recherches philosophiques sur le
politique à l'Ecole Normale Supérieure, animé par J.-L.Nancy et
t· Ph. Lacoue-Labarthe, a été rédigée en 1983 . Je l'ai revue pour
... cette publication complète en français en lui apportant seulement
i
l}ï i: ·- ~:') quelques corrections.
i;:- La première partie a paru dans la revue Raison présente, n• 66,
2• trimestre 1983. La deuxième partie, légèrement abrégée, a paru
dans l'ouvrage collectif Épistémologie et matérialisme, . sous la direc-
tion d'Olivier Bloch, Klincksieck, 1987 . La troisième partie a paru
dans Marx en perspective (sous la direction de B. Chavance),
Éditions de l'E.H.E.S.S. 1985, et dans Les Temps Modernes, n" 451,
février 1984, sous le titre « L'idée d'une politique de classe chez
Marx» . La quatrième partie est inédite en français. La revue
Paradigmi, Schena editore, Bari, a publié des traductions italiennes
des deux premières parties (Anno I, n• 3, 1983 et Anno II, n• 5,
1984). L'ensemble des l", 2• et 4• parties a été traduit en anglais
sous le titre « The Vacillation of Ideology » dans le recueil dirigé
par Cary Nelson et Larry Grossberg, Marxism and the lnterpretation
of Cttltttre, The University of Illinois Press, Chicago and Urbana,
1988.
Je publie en Annexes, d'une part, mon intervention à la Ren-
contre internationale Mich el Foucattlt philosophe, Paris, 9, 10,
11 janvier 1988, d'autre part mon intervention au Colloque orga-
nisé la même année à Montpellier par Henri Rey-Plaud sur Psy-
chanalyse et nazinne, qui me donnèrent l'occasion de revenir sur
les apories de la relation entre « matérialisme historique», « idéo-
logie » et « idéalités » à propos de la question du racisme.
La science éprouve alors ce que Ni etzsche appelle « un
tremblement de concepts», comme si la Terre, le Monde,
les choses prenaient une autre structure du fait qu'on
pose l'explication sur de nouvelles bases. Toute l'orga-
nisation rationnelle « tremble » quand les concepts fon-
damentaux sont dialectisés.

G. BACHELARD
« La dialectique ph ilosophique
des notions de la relativité »,
L 'engagement rationaliste, PUF , 1972 .
()} ·) .~
I
La relève de l'idéalisme

Les usages de la théorie marxiste ne sont pas plus impliqués


logiquement dans ses formulations d'origine qu'ils ne sont extérieurs
à son sens. En fait, ils continuent le processus historique de production
de ce sens, dans lequel prennent déjà place les textes même de Marx
et de Engels, ou de lews successeurs immédiats. De ce point de vue,
le discours marxiste présente d'emblée la contradiction interne la
plus aiguë entre l'_~~~i.<:: .~ et l~_.n9..1:,1
x ç~~' entre ~atérialis-!P:~.et ti,~.:-
1.isme, e!fe.t <:i
.~..!}1J~!1:1~~
-C.é"'?~!~<?1.1E~~e et effet de récupération conser-
·vatrice, voire effet contre-révolutionnaire au sens strict du terme.
Du fait que la contradiction du marxisme ne passe pas simplement
·»~ •• entre telle ou telle partie du système, mais traverse chacun de ses
concepts ou de ses thèses fondamentales, du fait qu'elle ne cesse de
déplacer son point d'application, il est tout à fait vain d'imagin~.!.
qu'on_E..uisse s'en _débarrasser soit- en ~rant le m~rxisme de _son__
mauvais cq_téQour l'installer enfin dans la positivité, soit en le réfutant ···
.pour - ie 1;récipiterenhn
.. -dânr Tés' "pôübêllés dë ··1'histëiifë::~···S-ot1s
- le
ii.oi:n.êle-:&farx. ou tout autre (((marxisme~lêninisnie », ((socialisme
scientifique», « matérialisme dialectique», etc.) les contradictions qui
sont ici en jeu sont rigoureusement indépassables : elles ne cessent
de travailler notre actualité, comme notre actualité ne cesse de les
travailler. Sur ce point je serai tout à fait d'accord avec Alain Badiou :
nous n'avons d'autre possibilité pour penser aujourd'hui philoso-
phiquement et politiquement, que de nous tenir dans le voisinage
immédiat de cette crise interne/externe, au plus près de ses points
névralgiques 1•
La « coupure » épistémologique et politique initiale du marxisme

1. Cf. Alain Badiou, Pe11t-onpenser la politiq11e?, Éd. Le Seuil, Paris, 1985.

173
La crainte des masses La relève de l'idéalisme

n'est autre que le moment où se nouent les termes de cette contra- parler comme Althusser, sa formulation est l'une des marques de la
diction, avec la double mise en place des concepts d'une « science « coupure » par laquelle il commence. Mais cette formulation a eu
de l'histoire» et des mots d'ordre d'une « politique prolétarienne», lieu en fait W:_eux
. .foiJ~dans des problématiques qu'il n'est pas possible
)'

dans l'unité d'un « point de vue théorique de classe». Toutefois _la de confondrè· purement et simplement. Une première fois, dans
_c:9ntradiction__pu _marxisme _n'existe _ que ., dao.s..une . histoire. Pour L'iefé__ologie
_J1lje1r1:1nde,
texte de Marx et Engels (principalement de
essayer d'avoir prise sur elle, il faut s'engager dans l'investigation 'Mâ.i:x)\ non publié, dont la trace persistante, inégale, réactivée par
détaillée de cette histoire, par un travail qui porte à la fois sur des différentes relectures ou redécouvertes, se lit pourtant dans toute
formulations de problèmes, des usages de concepts, des pratiques l'histoire du marxisme jusqu'à nos jours. Une seconde fois dans le
sociales de masse. Une telle analyse ne s'invente pas; elle n'est pas groupe des textes historiques et philosophiques, principalement d'En .::
bien connue; elle ne s'obtient pas non plus par le renversement pur ig"els\1qui visent à conférer au marxisme sa première présentation de
et simple des illusions classiques portant sur le· sens et la cohérence système. Il se trouve qu'Engels, en rédigeant ces textes qui s'étendent
interne du marxisme comme « conception scientifique du monde». sur une vingtaine d'années, a tout à la fois baptisé le « matérialisme
Mais elle ne comporte a priori rien d'inconnaissable ou de mystérieux. historique», redécouvert le terme d'idéologie, et du même coup
Ce que Je ·propose icî nren est qu'un élément prenant les chosës recouvert(provisoirement) les problèmes qu'il posait sous les appa-
du côté de l'histoire de la théorie. Je veux parler de la place occupée rences d'une définition entièrement cohérente, voire même positive.
par le concept d'idéologie dans le marxisme de Marx et Engels. Il Comment ne pas accorder une '7aleur de symptôme à cette ~cl_ipse
y a là quelque chose de décisif pour la suite. Or cette place est de vi12:gt.ans dt1 _~erinrs~ntral d'ï.1.~<>logie,,
._après son usage mâssîf
hautement paradoxale. Je l'exprimerai en parlant de la vacillation dans L'idéologieallemande? De fait il disparaît à peu près complè-
théorique caractéristique du concept d'idéologie, qui n'a cessé de se tement du discours de Marx et Engels. Quelques occurrences fugitives,
traduire en éclipses, déviations antithétiques: et déplacements de surtout en référence polémique aux « idéologues » de la bourgeoisie
problématiques. et de la petite-bourgeoisie (Proudhon en particulier) dans les années 46
à 52, puis plus rien. Rien dans les grandes analyses de conjoncture
et de rapports de forces, comme le Dix-huit Brumaire, dont pourtant
Deux naissancespour un concept J';,) .) Engels fera le prototype d'une explication matérialiste de l'événement
historique : dans cette analyse subtile de la « représentation » politique
Notre point de départ sera constitué par l'étrange distribution du des forces sociales, il n'est question que de « classe en soi» et de
terme d'idéologie dans les textes mêmes de Marx et Engels : omni- « classe pour soi». Rien dans les travaux préparatoires du Capital
(notamment les Grundrisse)ni même dans la critique détaillée des
P!!~entdrmJJ~~~~~J~s q~J?.1}~1§
___ _4<?,.
P:1~ ..!§9~!_!. ~~q~~l91:_1~s
ôëëîir: économistes (« Théories sur la plus-value») : il n'y est question que
rences IQ.argma1esdans les annees 1847-1852, quasiment mtrouvable
e~c; ~sq~?f sa
·Î-e_5-uig§~cê m~v(4i~1
l_es._années _IO,essentiel- de la différence entre « économie classique » et « économie vulgaire »
lement à partir de l;Anti-Dühring.--E-î un
séns; t'est là un simple ou apologétique 1•
fait philologique bien connu. Mais à y regarder de plus près, c'est Rien surtout dans le Capital, qui est bien, qu'on le veuille ou
aussi l'origine d'une fausse reconnaissance qui se poursuit dans tout non, la pierre d'angle sur laquelle repose l'édifice marxiste. Sans
le discours contemporain sur le marxisme, à commencer par celui doute peut-on objecter qu'un certain nombre de dispositifs théoriques
qu'il tient sur lui-même. qui figurent ou figureront dans les analyses classiques de l'idéologie
Le concept d'idéologie est bien une innovation décisive, l'un des sont bel et bien présents dans le Capital, à propos du « fétichisme »
v -'•·' "·- • '· ~ -:.-· ··--· ·

concepts qui constituent la spécificité théorique du marxisme 1 . Pour


1. À ce tableau schématique, une seule exception notable : la référence que fait
1. Je laisse ici de côté la question de la reprise par M~ du terme d'<ddéolggjt» .fi.Ja_f'r.}!.!!J!!e..J!!..
la iJ>téface· de la . Corz.!J:i!?.!!.!jon .l'f.Ql..1liltlllLP..of.iti9_1_1.f_.
.aux « formes
aux Idéologues sensualistes français, et de la distortion qu'il lui fait subir . [L'étude idéofogiqûes », identifiées à la « conscience sociale». Ce texte est explicitement
sur ce point la plus complète est celle de Patrick Quantin, LCJorigineJde [idéologie, rétrospectif, renvoyant en particulier à L'idéologieallemande, dont il marque ainsi
Economica, Paris, 1987.) r ·-·-' · -- .. ., --·-- -·· ·· · - ·
la trace persistante.

174 175
La crainte des masses La relève de l'idéalisme

n'est autre que le moment où se nouent les termes de cette contra- parler comme Althusser, sa formulation est l'une des marques de la
diction, avec la double mise en place des concepts d'une « science « coupure » par laquelle il commence. Mais cette formulation a eu
de l'histoire» et des mots d'ordre d'une « politique prolétarienne», lieu en fait W:_eux
. .foiJ~dans des problématiques qu'il n'est pas possible
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dans l'unité d'un « point de vue théorique de classe». Toutefois _la de confondrè· purement et simplement. Une première fois, dans
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détaillée de cette histoire, par un travail qui porte à la fois sur des différentes relectures ou redécouvertes, se lit pourtant dans toute
formulations de problèmes, des usages de concepts, des pratiques l'histoire du marxisme jusqu'à nos jours. Une seconde fois dans le
sociales de masse. Une telle analyse ne s'invente pas; elle n'est pas groupe des textes historiques et philosophiques, principalement d'En .::
bien connue; elle ne s'obtient pas non plus par le renversement pur ig"els\1qui visent à conférer au marxisme sa première présentation de
et simple des illusions classiques portant sur le· sens et la cohérence système. Il se trouve qu'Engels, en rédigeant ces textes qui s'étendent
interne du marxisme comme « conception scientifique du monde». sur une vingtaine d'années, a tout à la fois baptisé le « matérialisme
Mais elle ne comporte a priori rien d'inconnaissable ou de mystérieux. historique», redécouvert le terme d'idéologie, et du même coup
Ce que Je ·propose icî nren est qu'un élément prenant les chosës recouvert(provisoirement) les problèmes qu'il posait sous les appa-
du côté de l'histoire de la théorie. Je veux parler de la place occupée rences d'une définition entièrement cohérente, voire même positive.
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y a là quelque chose de décisif pour la suite. Or cette place est de vi12:gt.ans dt1 _~erinrs~ntral d'ï.1.~<>logie,,
._après son usage mâssîf
hautement paradoxale. Je l'exprimerai en parlant de la vacillation dans L'idéologieallemande? De fait il disparaît à peu près complè-
théorique caractéristique du concept d'idéologie, qui n'a cessé de se tement du discours de Marx et Engels. Quelques occurrences fugitives,
traduire en éclipses, déviations antithétiques: et déplacements de surtout en référence polémique aux « idéologues » de la bourgeoisie
problématiques. et de la petite-bourgeoisie (Proudhon en particulier) dans les années 46
à 52, puis plus rien. Rien dans les grandes analyses de conjoncture
et de rapports de forces, comme le Dix-huit Brumaire, dont pourtant
Deux naissancespour un concept J';,) .) Engels fera le prototype d'une explication matérialiste de l'événement
historique : dans cette analyse subtile de la « représentation » politique
Notre point de départ sera constitué par l'étrange distribution du des forces sociales, il n'est question que de « classe en soi» et de
terme d'idéologie dans les textes mêmes de Marx et Engels : omni- « classe pour soi». Rien dans les travaux préparatoires du Capital
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lement à partir de l;Anti-Dühring.--E-î un
séns; t'est là un simple ou apologétique 1•
fait philologique bien connu. Mais à y regarder de plus près, c'est Rien surtout dans le Capital, qui est bien, qu'on le veuille ou
aussi l'origine d'une fausse reconnaissance qui se poursuit dans tout non, la pierre d'angle sur laquelle repose l'édifice marxiste. Sans
le discours contemporain sur le marxisme, à commencer par celui doute peut-on objecter qu'un certain nombre de dispositifs théoriques
qu'il tient sur lui-même. qui figurent ou figureront dans les analyses classiques de l'idéologie
Le concept d'idéologie est bien une innovation décisive, l'un des sont bel et bien présents dans le Capital, à propos du « fétichisme »
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concepts qui constituent la spécificité théorique du marxisme 1 . Pour


1. À ce tableau schématique, une seule exception notable : la référence que fait
1. Je laisse ici de côté la question de la reprise par M~ du terme d'<ddéolggjt» .fi.Ja_f'r.}!.!!J!!e..J!!..
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sur ce point la plus complète est celle de Patrick Quantin, LCJorigineJde [idéologie, rétrospectif, renvoyant en particulier à L'idéologieallemande, dont il marque ainsi
Economica, Paris, 1987.) r ·-·-' · -- .. ., --·-- -·· ·· · - ·
la trace persistante.

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La crainte des masses La relève de l'idéalisme

de la marchandise et de l'argent, et plus généralement à propos du faire voire ce qu'a, alors, de paradoxal le concept de l'idéologie. On
rapport d'inversion posé par Marx entre la sphère « profonde » de la peut repartir de la double question : en quoi le matérialisme de
production et la_3'.hlf_5;"JLSJJ.J;>e,rfi~i
.~1!~
}>.
.sk lciJicçqlation. Admettons Marx est-il « historique » ? En quoi sa conception de l'histoire est-
que ces analysés, par leur objet, doivent rentrer dans le champ d'une elle « matérialiste » ?
théorie de l'idéologie (ou de l'idéologie bourgeoise), soit à titre L'histoire de Marx n'est évidemment pas matérialiste du seul fait
d'effets particuliers, soit à titre d'explications de sa genèse. Mais cela qu'elle prétend éli.ni1.nerlà spéêiïliù:iori--poï.ïr"se fondëf1;ti'r-urre--cau-
ne fait que davantage ressortir l'absence en personne de l'idéologie salité erripii:iqüëmérit'ëoiisîâi:ablë."'Éfimiriër"lâ 'spééülàtiôri 'v'ëürdire,
dans l'espace théorique du Capital, et généralement dans tout ce qui en principe, soustraire l'histoire à l'emprise de la téléologie, depuis
constitue le moment du Capital dans le marxisme. Cela ne signifie ses formes religieuses (Providence, Sens de !'Histoire, Origines et
pas l'absence de toute question correspondante , mais cela signifie Fins dernières) jusqu'à ses formes philosophiques : périodisation sou-
que la question n'était pas simple au point de pouvoir figurer de mise à la manifestation d'un principe de Progrès de l'Humanité,
façon univoque dans n'importe quelle exposition de la théorie. qu'il soit moral, juridique, spirituel ou logique : en bref toute
Il vaut la peine de considérer par hypothèse une telle éc;lipsenon identification d'un Sujet de l'histoire. Cette critique coïncide immé-
comme un hasard ou comme une variante terminologique inessen- diatement avec la dénonciation d'une double illusion: celle qui fait
tielle, mais comme l'indice d'une difficulté de fond. Hypothèse qui . ~e _!'_~tat l'élément général du procès historique, et 'de !'Ii.omiP-~,
se confirmerait si nous pouvions découvrir un ou plusieurs points comnieal5stradioni.iriivêrse1lë; sôiï sujet propre. Mais elle ne peut,
d'incompatibilité entre la définition de l'idé9.logie et la critique de . pour autant, se résumer dans urierripîrismë ()ll dans un positivisme.
l'économie politique, dans laquelle s'insère la description du féti- Elle ne peut pas non plus consister dans la simple mise à jour du
cnisirië. Hypothêse dont voici déjà la contre-épreuve : après le Capital, processus économique, du travail social, des besoins et des intérêts
le terme de fétichisme disparaît à son tour des textes de Marx ou matériels de classes. Car une telle analyse (celle des « bases réelles »
d'Engels, malgré sa précision conceptuelle, et malgré la place orga- de l'histoire), à elle seule, ne ferait que rejoindre les présupposés
nique qu'il occupait au cœur du développement de la forme valeur, communs à l'économie politique et à l'utilitarisme philosophique
à la racine même du rapport entre l'essence et les apparences de la
production capitaliste, donc du rapport entre l'exploitation salariale, 1) ., classiques, dont le",.mat.ér.ialism~m.gjyidualistereposait lui aussi sur
une hypostase abstraite de la nature humaine, comme l'avait montré
la conscience que peuvent en ,prendre les travailleurs eux-mêmes, et Marx dans les Thèsessur Feuerbach.
le discours des économistes. A_l~_pla~~- 4..1:l _J~t.i<:~isme- mais est.-ce En fait, malgré l'évidence traditionnelle du terme, le « matéria-
bien à la même place ? - un nouveau t~l'.W~_a.;pparaît, qu'Engels va lisme» de Marx ne peut résider ni dans la définition d'une matière
chercher dans un manuscrit oublié \ «Idéologie )>, et dont il trans- de l'histoire, ni dans l'application d'un point de vue historique
forme le sens. Cet étonnant chassé-èfüis€---.peut' signifier que, si la , lut1'f , progress1
(evo 'f , d'ia1ect1que
. ) a' 1a mat1ere.
., Il se presente
' en \ ·,
),, \: .;.'->·\'
question de l'idéologie est constitutive du matérialisme historique, position essentiellement seconde,comme~~ critis_ue des représen- "'r-1 · ~r<. 0

plusieurs voies relativement incompatibles s'ouvrent en fait dans son 1~1~ill~Ji.<?~~,~~~!~~~ <a~st~aites,spéculativës~tcTêiuîriîasqüënt,
traitement, qui ont dû être essayées tour à tour. L'examen de ces .~.xg .t§.ent.!!...!.~fa~~t;nt_la_rea1fréctêfëriiffriai:itê
-au'frâvail''dês"îndivid~~
différencesdevient alors une voie d'accès privilégiée aux contradictions es. de _la 1:r?Ji..t!_çtlon.sociafe. __Seu1e cette crmqtie,- par son . travail
internes de la problématique de Marx. propre, peut conférer au matérialisme son contenu déterminé.
Mais surtout, le matérialisme historique est comme tel un pro-
gramme d'analyse du processus de formation, de production réelle
des représentations idéalistes de l'histoire et de la politique, bref de
Matérialisme et critique ce que nous pourrions appeler le processusd'idéali~a,_tiofl,. Tel est en
effet l'objectif avoué, dans L'idiologiê allèmândè~ d'une construction
complexe et inachevée, centrée sur la dialectique des conditions_
Sans entrer ici dans le détail du texte sinueux de L'idéologie d' existenœ particulières .· et universelles, et sur le rôlëctéla - dl.V1Slôn
allemande, je soulignerai quelques traits remarquables, de façon à dù travaîf rna~uëCè1: ·Eri a'aùtrës ..termes, le.niâtérialisme
-·1nrë1Iëëi:üeT.

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La crainte des masses La relève de l'idéalisme

de la marchandise et de l'argent, et plus généralement à propos du faire voire ce qu'a, alors, de paradoxal le concept de l'idéologie. On
rapport d'inversion posé par Marx entre la sphère « profonde » de la peut repartir de la double question : en quoi le matérialisme de
production et la_3'.hlf_5;"JLSJJ.J;>e,rfi~i
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que ces analysés, par leur objet, doivent rentrer dans le champ d'une elle « matérialiste » ?
théorie de l'idéologie (ou de l'idéologie bourgeoise), soit à titre L'histoire de Marx n'est évidemment pas matérialiste du seul fait
d'effets particuliers, soit à titre d'explications de sa genèse. Mais cela qu'elle prétend éli.ni1.nerlà spéêiïliù:iori--poï.ïr"se fondëf1;ti'r-urre--cau-
ne fait que davantage ressortir l'absence en personne de l'idéologie salité erripii:iqüëmérit'ëoiisîâi:ablë."'Éfimiriër"lâ 'spééülàtiôri 'v'ëürdire,
dans l'espace théorique du Capital, et généralement dans tout ce qui en principe, soustraire l'histoire à l'emprise de la téléologie, depuis
constitue le moment du Capital dans le marxisme. Cela ne signifie ses formes religieuses (Providence, Sens de !'Histoire, Origines et
pas l'absence de toute question correspondante , mais cela signifie Fins dernières) jusqu'à ses formes philosophiques : périodisation sou-
que la question n'était pas simple au point de pouvoir figurer de mise à la manifestation d'un principe de Progrès de l'Humanité,
façon univoque dans n'importe quelle exposition de la théorie. qu'il soit moral, juridique, spirituel ou logique : en bref toute
Il vaut la peine de considérer par hypothèse une telle éc;lipsenon identification d'un Sujet de l'histoire. Cette critique coïncide immé-
comme un hasard ou comme une variante terminologique inessen- diatement avec la dénonciation d'une double illusion: celle qui fait
tielle, mais comme l'indice d'une difficulté de fond. Hypothèse qui . ~e _!'_~tat l'élément général du procès historique, et 'de !'Ii.omiP-~,
se confirmerait si nous pouvions découvrir un ou plusieurs points comnieal5stradioni.iriivêrse1lë; sôiï sujet propre. Mais elle ne peut,
d'incompatibilité entre la définition de l'idé9.logie et la critique de . pour autant, se résumer dans urierripîrismë ()ll dans un positivisme.
l'économie politique, dans laquelle s'insère la description du féti- Elle ne peut pas non plus consister dans la simple mise à jour du
cnisirië. Hypothêse dont voici déjà la contre-épreuve : après le Capital, processus économique, du travail social, des besoins et des intérêts
le terme de fétichisme disparaît à son tour des textes de Marx ou matériels de classes. Car une telle analyse (celle des « bases réelles »
d'Engels, malgré sa précision conceptuelle, et malgré la place orga- de l'histoire), à elle seule, ne ferait que rejoindre les présupposés
nique qu'il occupait au cœur du développement de la forme valeur, communs à l'économie politique et à l'utilitarisme philosophique
à la racine même du rapport entre l'essence et les apparences de la
production capitaliste, donc du rapport entre l'exploitation salariale, 1) ., classiques, dont le",.mat.ér.ialism~m.gjyidualistereposait lui aussi sur
une hypostase abstraite de la nature humaine, comme l'avait montré
la conscience que peuvent en ,prendre les travailleurs eux-mêmes, et Marx dans les Thèsessur Feuerbach.
le discours des économistes. A_l~_pla~~- 4..1:l _J~t.i<:~isme- mais est.-ce En fait, malgré l'évidence traditionnelle du terme, le « matéria-
bien à la même place ? - un nouveau t~l'.W~_a.;pparaît, qu'Engels va lisme» de Marx ne peut résider ni dans la définition d'une matière
chercher dans un manuscrit oublié \ «Idéologie )>, et dont il trans- de l'histoire, ni dans l'application d'un point de vue historique
forme le sens. Cet étonnant chassé-èfüis€---.peut' signifier que, si la , lut1'f , progress1
(evo 'f , d'ia1ect1que
. ) a' 1a mat1ere.
., Il se presente
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question de l'idéologie est constitutive du matérialisme historique, position essentiellement seconde,comme~~ critis_ue des représen- "'r-1 · ~r<. 0

plusieurs voies relativement incompatibles s'ouvrent en fait dans son 1~1~ill~Ji.<?~~,~~~!~~~ <a~st~aites,spéculativës~tcTêiuîriîasqüënt,
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différencesdevient alors une voie d'accès privilégiée aux contradictions es. de _la 1:r?Ji..t!_çtlon.sociafe. __Seu1e cette crmqtie,- par son . travail
internes de la problématique de Marx. propre, peut conférer au matérialisme son contenu déterminé.
Mais surtout, le matérialisme historique est comme tel un pro-
gramme d'analyse du processus de formation, de production réelle
des représentations idéalistes de l'histoire et de la politique, bref de
Matérialisme et critique ce que nous pourrions appeler le processusd'idéali~a,_tiofl,. Tel est en
effet l'objectif avoué, dans L'idiologiê allèmândè~ d'une construction
complexe et inachevée, centrée sur la dialectique des conditions_
Sans entrer ici dans le détail du texte sinueux de L'idéologie d' existenœ particulières .· et universelles, et sur le rôlëctéla - dl.V1Slôn
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176 177
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La crainte des masses La relève de l'idéalisme
7V-
historique se constitue dans · la mesure où il peut prouver que Ainsi produit par une triple détermination (critique de la téléologie
l'idéalisation de l'histoire est elle-même le résultat nécessaire d'une et de la spéculation, genèse matérialiste de l'idéalisation, analyse de
histoire déterminée. On peut alors indiquer ce qui justifie l'idée d'une l'effet de domination), le concept d'idéologie apparaît bien comme
-~~Iti,9.~.t!-c .~~que (et l'é~u~tion ~~ien.ç _~ = _hi~~P~~): c'est le fait le con:élat d'une défin}tion des rapports réels qui déterminent le
que les questions ouvrant a 1 analyse sont produites dans un mou- processus historique. A l'invocation du réel, de l'empirique, ne
vement de critique qui est lui-même tout aussi bien le résultat des correspond traditionnellement en philosophie qu'une dénonciation
« rapports réels» de l'histoire que les idéalités qu'il vise. de l'erreur, de l'illusion, une antithèse de l'idéalisme et du réalisme.
Mais ceci ne suffit pas encore : il faut rendre compte de la force, La critique matérialiste de l'idéologie correspond, elle, à l'analyse du
ou des forces, qui permettent à l't<!éalisation de l'hi~E9ire de s'im- reel comme rdpport,--ou éomme sti:ùctt1re3k rnppi?1.rf ·p~<tgqq_es. "Elle·
poser, non seulement à ceux qui y ont « intérêt», mais à ceux dont 1:or-rèsponô "â ëë'tte décoûvërté'- èïûë' la- réalité du réel n'est pas un
elle mystifie la condition réelle et interdit te·moiJvement de libération. «être» immédiatement identique à lui-même, mais en un sens une
Un Stirner sur ce point, si efficace que soit sa critique des « uni- «abstraction» déterminée, dont les individus ne peuvent d'abord
versaux», ne sait invoquer qu'une tautologie: la_domînation -~~s prendre conscience que par une abstraction au second degré, spécu-
idées c'est le règne des idées de dominatiog _foi;çke, lûérll.1'.d:iie, .s.~cré.. J lative, ou, comme dit Marx, inversée et autonomisée. Ce ne sont
<~u,.en- ëst~il' 'aiôrs -desid-éês· ·ae·-m,-é7ati~~ démocratiqu~ (dr~its .de donc pas les individus qui créent l'abstraction : fondamentalement
l'homme, égalité, politique), lorsqu'elles s'incarnent à leur tour dans ils ne_s?nt eux-mêmes que ~es rapports, _<?.~ . J~~.J?roduitde rapports.
un ordre étatique, mais profane, non hiérarchique, celui de la bour- Ou s1 1on veut (on se souvient de la <( 6e thesè')Sur Feuerbach») :
geoisie post-révolutionnaire ? En posant que tout État utilise la leur_être_(Sein, Wesen) ~st _toujours . déjà ·transintlividuel, ,_relationnel .,
religion et la morale pour imposer son pouvoir, en notant que tout (Verhaltnis). Toute science del'histoire est distinction en aêtë' ëie-êës
discours divise les hommes dès lors qu'il entre en conflit avec leurs deux abstractions antithétiques, c'est-à-dire qu'elle déconstruit leur
intérêts, Machiavel ou Hobbes ne sortaient pas vraiment de ce cercle : identification, et c'est en cela qu'elle est «concrète».
ils ne
. ........
faisaient
...... ... __..,,,.____
que
__ ____
le traduire dans les termes d'une philosophie
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fonctionnaliste du pouvoir (~s_jçl_~<;!S _dominantes; · quelles qu'el es
so1ënt,--soriCèëlles ·auxqüêliës - les puissants doivent .croire eux~mêmés
,,poÜr qiï'ë' ceux . qii'ils"·domînênt "}'"croi:ë~t: ~!!ssl.f
' Îl faut~ là ,encore,
1) )
• L'acte pur du prolétariat
·déterminer hiitoriqÜemént la question, poser le problème de ce que
sont les « pensées de la classe dominante », et de la façon dont elles
deviennent « les pensées dominantes » de l' époqqe 1 • Le concept Toutefois, à relire l'argumentation de Marx, il apparaît aussitôt
d'idéologie ajoute donc cette troisième question aux deux précédentes. qu'elle est entièrement commandée par un coup de force théorique
C'est l'originalité de Marx, par rapport à d'autres critiques de l'il-
lusion -spéculative (Kant, Feuerbach) ou de la nécessité des apparences
déterminée : voir, en amont Spinoza, en aval Freud . Il est remarquable que ces
(Hegel), les unes anthropologiques, les autres dialectiques, de sur- trois tentatives manifestement parentes intellectuellement, mais formulées dans des
déterminer ainsi la question de la cause ou de la nécessité des idéalités concepts t0ut à fait différents, aient pour l'essentiel surgi indépendammentles unes
par la question de leur mode d'action, de leur puissance ou de leurs des autres. Marx avait lu de près Spinoza, mais par un ét0nnant quiproquo, inscrit
effets d'assujettissement 2 • dans la tradition de l'Att[klartmg et dans sa lutte contre le « panthéisme» romantique,
il n'y avait vu qu'une apologie du rationalisme et de 111 .démocratie (cf sur ce point
A. Madïeroîi~ «leTraitl'thloTogtCïi::poltilq11e vu par le jeune Marx », in Cahiers
Spinoza, n° l, été -1977). [Parmi les tentatives contemporaines de retrouver sur ce
1. K. Marx et F. Engels, L'idéologieallemande. Critique de la philosophieallemande poin_t !.~-.n.?91,1.:Vt;I:tent
de pensée de Marx, la plus intéressante ,est évidemment celle
la p/11srécentedans la personnede ses représentantsFeuerbach, B. Batter et Stirner, et de 'Mic.h.el He11iy;;'dans Marx l, .!!.!Y..
Pli.!.<!!..OP/ûrul
.dff,..i!!!}J!.ef,
Ed. Gallimard, 1976,
d11socialismeallemand ,dans celle de ses différents prophètes, trad. fr. présentée et qui se situe exactement à l'opposé de ce que nous tentons ici, en ce qu'elle substitue
annotée par G . Badia, Ed. sociales, Paris, 1976, p. 44 . à l'historisation du texte de Marx une reprise phénoménologique à partir de
2. Marx n'est ni le premier ni le dernier philosophe à se poser le problème de l'intuition de l'individualité vivante; on notera que M . Henry est encore plus « anti-
la production des idéalités, ou du processus d'idéalisation, dans cette forme sur- hégélien » qu'Althusser .] ~- ··· · · ··- ·
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La crainte des masses La relève de l'idéalisme
7V-
historique se constitue dans · la mesure où il peut prouver que Ainsi produit par une triple détermination (critique de la téléologie
l'idéalisation de l'histoire est elle-même le résultat nécessaire d'une et de la spéculation, genèse matérialiste de l'idéalisation, analyse de
histoire déterminée. On peut alors indiquer ce qui justifie l'idée d'une l'effet de domination), le concept d'idéologie apparaît bien comme
-~~Iti,9.~.t!-c .~~que (et l'é~u~tion ~~ien.ç _~ = _hi~~P~~): c'est le fait le con:élat d'une défin}tion des rapports réels qui déterminent le
que les questions ouvrant a 1 analyse sont produites dans un mou- processus historique. A l'invocation du réel, de l'empirique, ne
vement de critique qui est lui-même tout aussi bien le résultat des correspond traditionnellement en philosophie qu'une dénonciation
« rapports réels» de l'histoire que les idéalités qu'il vise. de l'erreur, de l'illusion, une antithèse de l'idéalisme et du réalisme.
Mais ceci ne suffit pas encore : il faut rendre compte de la force, La critique matérialiste de l'idéologie correspond, elle, à l'analyse du
ou des forces, qui permettent à l't<!éalisation de l'hi~E9ire de s'im- reel comme rdpport,--ou éomme sti:ùctt1re3k rnppi?1.rf ·p~<tgqq_es. "Elle·
poser, non seulement à ceux qui y ont « intérêt», mais à ceux dont 1:or-rèsponô "â ëë'tte décoûvërté'- èïûë' la- réalité du réel n'est pas un
elle mystifie la condition réelle et interdit te·moiJvement de libération. «être» immédiatement identique à lui-même, mais en un sens une
Un Stirner sur ce point, si efficace que soit sa critique des « uni- «abstraction» déterminée, dont les individus ne peuvent d'abord
versaux», ne sait invoquer qu'une tautologie: la_domînation -~~s prendre conscience que par une abstraction au second degré, spécu-
idées c'est le règne des idées de dominatiog _foi;çke, lûérll.1'.d:iie, .s.~cré.. J lative, ou, comme dit Marx, inversée et autonomisée. Ce ne sont
<~u,.en- ëst~il' 'aiôrs -desid-éês· ·ae·-m,-é7ati~~ démocratiqu~ (dr~its .de donc pas les individus qui créent l'abstraction : fondamentalement
l'homme, égalité, politique), lorsqu'elles s'incarnent à leur tour dans ils ne_s?nt eux-mêmes que ~es rapports, _<?.~ . J~~.J?roduitde rapports.
un ordre étatique, mais profane, non hiérarchique, celui de la bour- Ou s1 1on veut (on se souvient de la <( 6e thesè')Sur Feuerbach») :
geoisie post-révolutionnaire ? En posant que tout État utilise la leur_être_(Sein, Wesen) ~st _toujours . déjà ·transintlividuel, ,_relationnel .,
religion et la morale pour imposer son pouvoir, en notant que tout (Verhaltnis). Toute science del'histoire est distinction en aêtë' ëie-êës
discours divise les hommes dès lors qu'il entre en conflit avec leurs deux abstractions antithétiques, c'est-à-dire qu'elle déconstruit leur
intérêts, Machiavel ou Hobbes ne sortaient pas vraiment de ce cercle : identification, et c'est en cela qu'elle est «concrète».
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• L'acte pur du prolétariat
·déterminer hiitoriqÜemént la question, poser le problème de ce que
sont les « pensées de la classe dominante », et de la façon dont elles
deviennent « les pensées dominantes » de l' époqqe 1 • Le concept Toutefois, à relire l'argumentation de Marx, il apparaît aussitôt
d'idéologie ajoute donc cette troisième question aux deux précédentes. qu'elle est entièrement commandée par un coup de force théorique
C'est l'originalité de Marx, par rapport à d'autres critiques de l'il-
lusion -spéculative (Kant, Feuerbach) ou de la nécessité des apparences
déterminée : voir, en amont Spinoza, en aval Freud . Il est remarquable que ces
(Hegel), les unes anthropologiques, les autres dialectiques, de sur- trois tentatives manifestement parentes intellectuellement, mais formulées dans des
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par la question de leur mode d'action, de leur puissance ou de leurs des autres. Marx avait lu de près Spinoza, mais par un ét0nnant quiproquo, inscrit
effets d'assujettissement 2 • dans la tradition de l'Att[klartmg et dans sa lutte contre le « panthéisme» romantique,
il n'y avait vu qu'une apologie du rationalisme et de 111 .démocratie (cf sur ce point
A. Madïeroîi~ «leTraitl'thloTogtCïi::poltilq11e vu par le jeune Marx », in Cahiers
Spinoza, n° l, été -1977). [Parmi les tentatives contemporaines de retrouver sur ce
1. K. Marx et F. Engels, L'idéologieallemande. Critique de la philosophieallemande poin_t !.~-.n.?91,1.:Vt;I:tent
de pensée de Marx, la plus intéressante ,est évidemment celle
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Ed. Gallimard, 1976,
d11socialismeallemand ,dans celle de ses différents prophètes, trad. fr. présentée et qui se situe exactement à l'opposé de ce que nous tentons ici, en ce qu'elle substitue
annotée par G . Badia, Ed. sociales, Paris, 1976, p. 44 . à l'historisation du texte de Marx une reprise phénoménologique à partir de
2. Marx n'est ni le premier ni le dernier philosophe à se poser le problème de l'intuition de l'individualité vivante; on notera que M . Henry est encore plus « anti-
la production des idéalités, ou du processus d'idéalisation, dans cette forme sur- hégélien » qu'Althusser .] ~- ··· · · ··- ·
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La crainte des masses La relève de l'idéalisme

aussi spectaculaire que fragile : celui qui pose, face à l'idéologie, Sî à-fait originale), elle n'en reconstitue pas moins une philosophie au
comme force ou comme instance antithétique, l'être même du pro- ~;e
l moment même où Marx prétendait abolir définitivement toute phi-
létariat. Ou plus exactement, celui qui, prophétiquement, installe losophie (~ _sortir» définitivement de_l'élémem .de]<Lphiloso_Qhie}.
le discours critiquant l'idéologie au point même qu'occupe dans la En réalité, ce cercle est l'effet d'un coup de force (séparant radi-
réalité le prolétariat révolutionnaire. Car c'est de ce lieu, véritable calement pratique et abstraction théorique), suivi d'une dénégation:
lieu de la vérité en même temps que lieu de la transformation du le discours théorique qui, « performativement », énonce cette sépa-
monde, que peut être saisie l'équivalence des différentes modalités ration ne serait pas lui-même un «discours», il n'occuperait pas un
d'idéalis~t1on_qw.··-cofistîtfü~rit -f1dêolog~e: « conscienêe » proauite lieu « théorique », mais le lieu de la pratique elle-même, en personne.
il distance du réeï;'·«-"a"Estraction » des ·conditions d'existence, renver- Il ne serait autre que la pratique s'énonçantelle-même(ce qui suppose,
sement de leur limitation (ou de leur particularité) en universalité entre autres, une. co~ception de ~..E~~~~f~I1E! --~?~°-
-1,t:t~~e.:
fictive, autonomisation du « travail ·intellectuel >>,idéalisme politique, « lan_gue__de la v1~__ reelle ») 1• Ou encore, il est le seul discours qui,
spéculation philosophique-religieuse (dont la philosophie hégélienne par la vertu de son évidence, n'est pas tenu par des intellectuels,
allemande représenterait la quintessence). C'est donc de ce lieu seul mais par le prolétariat lui-même, en tout cas au lieu même du
que peut être vue l'équivalence fondamentale entre idéolqgk et _idéa- prolétariat : le discours du communisme.
J~!..1f!.tJ
1 ,qui fait que l'idée d'une « idéologie matérialiste» (et par De ce cercle initial découle évidemment une difficulté majeure,
conséquent d'une « philosophie matérialiste») serait une absurdité que L'idéologieallemande conjure seulement au moyen de nouvelles
dans les termes. dénêgatforis,· ë'est=â-'dii:ë"èn reproduisant le même cercle à propos du
Mais, corrélativement, l'instance matérialiste ne se définit pas prolétariat. Sans les énumérer toutes, relevons deux de ses figures :
autrement que comme le terme absolument positif qui rassemble-~!! _:: -~ !'illt1sion/it1versio11.i~éologique .s'oppose'la ~conscienc~ i#~-~?.i)
_
lui-même toutes les antithèses de l'idéologie-idéalisme: 1a :v- ie(réëi"Ie), du prolétariat. Mais cette conscience doit être à la fois .immédiate
.tt~?jvf?~all1?-<i~~rré) ~1ii.lt~~~çt,iô1î'(ciës ; !]Ir.~
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ë()f!çli~~~t~rçË)
fü1_~i~-~t~.l<!:.__eratï,glf_~__r[~~(tt.t},onn.1iredu pro-
(cônsciencè de son être, c;est-f-dire dé ses ëonditions d'existencë), et
pro.duitecomme négation pratique .•de · r immédiateté: · pour .coïncider
létariat - (ou le communisme, non pas comme avenir idéal, mais · avec son concept, le prolétariat doit avant tout se transformèr, se
comme « mouvement réel qui abolit l'état de choses existant 1 » sans 4)) . -~ ' ·'·' ·\!) - révolutionner lui-même. Le prolétariat est condition préalable et
avoir jamais décollé de sa condition initiale, la production). Le résultat final de sa propre pratique révolutionnaire. Marx écrit : « dans
mouvement réel de l'histoire, est un devenir-travail de la production ' l'activité révolutionnaire, se changer soi-même et changer ces condi-
'<«ce que les phifosophes-appèlléëifîilîênaffori·»;·noiis-aii Mârx),·suivi tions [d'existence] coïncide 2 ».
d; un .dèvenir~pr9gµÇÏ:ion ::'(@ _·.m~e~ ··enëôrë .undêienfr~prodùciivité) - le prolétariat est certes d'abord une classe, antagoniste de la
dti frayait"te prolétariat est ainsi une auto-affirmation de fa"pro- classe bourgeoise, et faisant valoir contre elle son intérêt propre.
duction et une auto-négation du travail. Il est par excellence « force Mais, ainsi défini, il n'aurait par définition aucune universalité, ou
productive». Mais force est de dire que l'instance matérialiste n'est plus exactement il ne pourrait que s'engager à son tour dans le
-~~~ ·..
vue comme pratique (révolutionnaire) qu'à partir du poin.t d'iden- processus mystificateur qui érige abstraitement un « intérêt particu-
tification de l'idéologie en général et de l'idéalisme, lequel à son
tour n'est visible que du point de vue du prolétariat.
Il y a donc cercle complet de l'argumentation de Matx. Ce cercle
est proprement philosophique.Et s'il ne fait pas de doute qu'une telle
·
l
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lier» en « intérêt général». Pour que l'intérêt du prolétariat coïncide
immédiatement avec une universalité réelle, avec la pratique comme

:~
thèse - identifiant absolument l'être matériel et la pratique, rassemblés 1. L'idéologieallemande,cit., p. 20 : « La production des idées, des représentations
dans la figure de ce que Marx appelle finalement « la totalité des
forces productives » - est extrêmement forte et profonde (sinon tout-

1. L'idéologieallemande, cit., p. 33.


il
·1Î
1
:j
et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle
et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle » (le texte
allemand, comportant la même équivoque des génitifs objectif et subjectif, dit :
Sprachedes wirklichen Lebens) (Karl Marx - Friedrich Engels, Werke, Dietz Verlag
Berlin, 1959, 3, p. 26) .
2. L'idéologieallemande, cit., p . 208 .

)~
180 181
d
La crainte des masses La relève de l'idéalisme

aussi spectaculaire que fragile : celui qui pose, face à l'idéologie, Sî à-fait originale), elle n'en reconstitue pas moins une philosophie au
comme force ou comme instance antithétique, l'être même du pro- ~;e
l moment même où Marx prétendait abolir définitivement toute phi-
létariat. Ou plus exactement, celui qui, prophétiquement, installe losophie (~ _sortir» définitivement de_l'élémem .de]<Lphiloso_Qhie}.
le discours critiquant l'idéologie au point même qu'occupe dans la En réalité, ce cercle est l'effet d'un coup de force (séparant radi-
réalité le prolétariat révolutionnaire. Car c'est de ce lieu, véritable calement pratique et abstraction théorique), suivi d'une dénégation:
lieu de la vérité en même temps que lieu de la transformation du le discours théorique qui, « performativement », énonce cette sépa-
monde, que peut être saisie l'équivalence des différentes modalités ration ne serait pas lui-même un «discours», il n'occuperait pas un
d'idéalis~t1on_qw.··-cofistîtfü~rit -f1dêolog~e: « conscienêe » proauite lieu « théorique », mais le lieu de la pratique elle-même, en personne.
il distance du réeï;'·«-"a"Estraction » des ·conditions d'existence, renver- Il ne serait autre que la pratique s'énonçantelle-même(ce qui suppose,
sement de leur limitation (ou de leur particularité) en universalité entre autres, une. co~ception de ~..E~~~~f~I1E! --~?~°-
-1,t:t~~e.:
fictive, autonomisation du « travail ·intellectuel >>,idéalisme politique, « lan_gue__de la v1~__ reelle ») 1• Ou encore, il est le seul discours qui,
spéculation philosophique-religieuse (dont la philosophie hégélienne par la vertu de son évidence, n'est pas tenu par des intellectuels,
allemande représenterait la quintessence). C'est donc de ce lieu seul mais par le prolétariat lui-même, en tout cas au lieu même du
que peut être vue l'équivalence fondamentale entre idéolqgk et _idéa- prolétariat : le discours du communisme.
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1 ,qui fait que l'idée d'une « idéologie matérialiste» (et par De ce cercle initial découle évidemment une difficulté majeure,
conséquent d'une « philosophie matérialiste») serait une absurdité que L'idéologieallemande conjure seulement au moyen de nouvelles
dans les termes. dénêgatforis,· ë'est=â-'dii:ë"èn reproduisant le même cercle à propos du
Mais, corrélativement, l'instance matérialiste ne se définit pas prolétariat. Sans les énumérer toutes, relevons deux de ses figures :
autrement que comme le terme absolument positif qui rassemble-~!! _:: -~ !'illt1sion/it1versio11.i~éologique .s'oppose'la ~conscienc~ i#~-~?.i)
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lui-même toutes les antithèses de l'idéologie-idéalisme: 1a :v- ie(réëi"Ie), du prolétariat. Mais cette conscience doit être à la fois .immédiate
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pro.duitecomme négation pratique .•de · r immédiateté: · pour .coïncider
létariat - (ou le communisme, non pas comme avenir idéal, mais · avec son concept, le prolétariat doit avant tout se transformèr, se
comme « mouvement réel qui abolit l'état de choses existant 1 » sans 4)) . -~ ' ·'·' ·\!) - révolutionner lui-même. Le prolétariat est condition préalable et
avoir jamais décollé de sa condition initiale, la production). Le résultat final de sa propre pratique révolutionnaire. Marx écrit : « dans
mouvement réel de l'histoire, est un devenir-travail de la production ' l'activité révolutionnaire, se changer soi-même et changer ces condi-
'<«ce que les phifosophes-appèlléëifîilîênaffori·»;·noiis-aii Mârx),·suivi tions [d'existence] coïncide 2 ».
d; un .dèvenir~pr9gµÇÏ:ion ::'(@ _·.m~e~ ··enëôrë .undêienfr~prodùciivité) - le prolétariat est certes d'abord une classe, antagoniste de la
dti frayait"te prolétariat est ainsi une auto-affirmation de fa"pro- classe bourgeoise, et faisant valoir contre elle son intérêt propre.
duction et une auto-négation du travail. Il est par excellence « force Mais, ainsi défini, il n'aurait par définition aucune universalité, ou
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tification de l'idéologie en général et de l'idéalisme, lequel à son
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lier» en « intérêt général». Pour que l'intérêt du prolétariat coïncide
immédiatement avec une universalité réelle, avec la pratique comme

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dans la figure de ce que Marx appelle finalement « la totalité des
forces productives » - est extrêmement forte et profonde (sinon tout-

1. L'idéologieallemande, cit., p. 33.


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et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle
et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle » (le texte
allemand, comportant la même équivoque des génitifs objectif et subjectif, dit :
Sprachedes wirklichen Lebens) (Karl Marx - Friedrich Engels, Werke, Dietz Verlag
Berlin, 1959, 3, p. 26) .
2. L'idéologieallemande, cit., p . 208 .

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telle, il faut que cet intérêt cesse d'être un intérêt de classe. Et pour létariat, . de même que plus haut il y aurait eu absurdité à parler
cela il faut que le prolétariat lui-même cessed'être une classe: qu'il d'une idéologie matérialiste. Le prolétariat est justement la masse
soit une « classe/non classe». Marx écrit: « une classe qui s'est des individus réels pour autant que, sous l'effet de leurs conditions
réellement débarrassée du monde ancien et qui s'oppose à lui en d'existence, ils détruisent en eux-mêmes toute conscience idéologique.
même temps 1 ». Et c'est ,l'étonnante distinctio~ intr()q~~~~--~l}.!_r~ _le C'est pourquoi, comme le redira toujours le Manifeste, ils n'ont ni
p_ro_f!.tariat
commeclqsse;l:'.lfJJ._ol{~t!!.}ff-!
. CO'f!l:_'!'!_e_
'fll:tl_Sse_,
ànalogue à bien patrie, ni religion, ni famille, ni moralité, ni illusions politico-
juridiques. lllusionslosigkeitabsolue du prolétariat comme tel 1 • Ce
des égards à la distinction rousseauiste de -la « volonté de tous » et
de la « volonté générale » (nous retrouverons Rousseau plus loin). .. ., qui oblige évidemment à se demander ce qu'il en est de la classe
Seule la masse est révolutionnaire, parce qu'elle est la dissolution en ouvrière empirique; hic et nunc : est-elle véritablement aussi dénuée
acte de la «société» existante, lorsque l'exploitation, parvenue à sa ld de toute conscience idéologique? La réponse qu'implique le texte
dernière extrémité, a totalement dêpouil1é -les travailleurs de toute de L'idéologieallemande est simple, mais tout à fait tautologique:
«propriété» (Eigentum, mais aussi Eigenheitou Eigenschaft),de toute une telle classe ouvrière ne serait pas (ou pas encore) le prolétariat
particularité héritée du passé historique, en les laissant comme nus. I.

révolutionnaire 2 •••
Marx nous présente cette perte radicale d'individualité comme une
individualisation radicale. Et la révolution n'est que l'action même Il ne faudrait pourtant pas se hâter, à mon sens, de porter sur
de cet acte, ou si l'on préfère la façon dont l'histoire prend acte de cette construction un jugement qui, répétant à l'égard de Marx
cette dissolution qu'elle a elle-même -produite. Mais cela veut dire 1 l'opération tentée par lui contre la philosophie hégélienne et post-
que, dans cette perspective, il n'y pas, en toute rigueur - ou il n'y
a plus, à ce moment - « lutte de classes». À vrai dire la bourgeoisie
i hégélienne, en dénoncerait sans plus l'idéalisme et le caractère spé-
culatif pour ne pas -dire mystique.
est la seule classede l'histoire, au sens propre : avant elle il n'y avait D'une part, en effet; cette construction fait corps avec des concepts
que des castes, des ordres, des états (Stande) qui n'étaient pas encore qui se montreront susceptibles _de rectifications successives, d'où
vraiment des classes; quant au prolétariat, lorsqu'il devient conforme sortira justement son contraire : une analyse de l'histoire des luttes
à son concept, il n'est déjà plus une classe (mais la masse) 2 • de classes prolétariennes telles que les déterminent des configurations
Je n'entrerai pas ici dans l'examen des analyses historiques par 1J 1 ~ successives de la classe ouvrière et de la bourgeoisie, créées. par le
lesquelles Marx soutient cette thèse : elles sont avant tout une ·géné- capitalisme. ·
ralisation, une extension hyperbolique des conceptions d'Adam Smith D'autre part, et surtout, parce que, du fait même de leur radicalité
sur la division du travail. Il est clair que ces analyses sont comman- critique, ces formulations sont susceptibles de recevoir dans un
dées, en fait, par le postulat politico~philosophique qui définit le contexte différent un usage et donc un sens nouveaux. Elles pourront
prolétariat. Par contre il faut souligner la conséquence logique dévas- . alors signifier - ce qui ne manque pas d'actualité au moment où
tatrice qui en résulte quant aux rapports entre « prolétariat » et · notts les lisons - quelque chose de plus qu'une séparation: une
« politique » : entre ces deux termes il y a tout simplement incom- contradictioninévitable entre les idéologies« du prolétariat» (qu'elles
patibilité. Le prolétariat est par définition la négation de toute lui soient «spontanées» ou « apportés du dehors») et la pratique
politique, identifiée à une illusjon/abstraction idéologique. De même, révolutionnaire. Ce qui veut dire, corrélativement : il vient toujours
le communisme est le non-Etat (Staat), il est un état de choses
(Zustand) dans lequel toute médiation politique a, par définition, 1. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste d11parti comm11niste, Éd. sociales,
disparu. Paris, 1959, II< pàrtie, pp. 31-32.
Mais, plus généralement, du fait que le prolétariat est l'acte de 2. Et la vraie réponse c'est le témoignagede Marx et Engels: nous avons rencontré
négation pratique de toute idéologie, il n'y a évidemment aucun ce prolétariat radicalement dénué d'idéologie: « j'ai trotJvé que vous étiez bien plus
que les membres d'une nation isolée, qui ne .voudraient être_qu'Anglais; j'ai constaté
sens à parler d'une idéologieprolétarienne, d'une idéologie du pro- que vous êtes des hommes... » (ce qui est aussi, notons-le, renverser des formules
célèbres de Burke et de Joseph de Maistre) (Friedrich Engels, « Aux classes laborieuses
1. L'idéologieallemande, cit., p. 59. de Qraride-Bretàgne », La Sit11ationde la classe laborieuseen Angleterre, 1845, trad.
2. L'idéologieallemande, cit., p . 33 . fr., Ed. Sociales, Paris; 1960, p. 29) .

182 183
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La crainte des masses ··1 ·· La relève de l'idéalisme


1
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telle, il faut que cet intérêt cesse d'être un intérêt de classe. Et pour létariat, . de même que plus haut il y aurait eu absurdité à parler
cela il faut que le prolétariat lui-même cessed'être une classe: qu'il d'une idéologie matérialiste. Le prolétariat est justement la masse
soit une « classe/non classe». Marx écrit: « une classe qui s'est des individus réels pour autant que, sous l'effet de leurs conditions
réellement débarrassée du monde ancien et qui s'oppose à lui en d'existence, ils détruisent en eux-mêmes toute conscience idéologique.
même temps 1 ». Et c'est ,l'étonnante distinctio~ intr()q~~~~--~l}.!_r~ _le C'est pourquoi, comme le redira toujours le Manifeste, ils n'ont ni
p_ro_f!.tariat
commeclqsse;l:'.lfJJ._ol{~t!!.}ff-!
. CO'f!l:_'!'!_e_
'fll:tl_Sse_,
ànalogue à bien patrie, ni religion, ni famille, ni moralité, ni illusions politico-
juridiques. lllusionslosigkeitabsolue du prolétariat comme tel 1 • Ce
des égards à la distinction rousseauiste de -la « volonté de tous » et
de la « volonté générale » (nous retrouverons Rousseau plus loin). .. ., qui oblige évidemment à se demander ce qu'il en est de la classe
Seule la masse est révolutionnaire, parce qu'elle est la dissolution en ouvrière empirique; hic et nunc : est-elle véritablement aussi dénuée
acte de la «société» existante, lorsque l'exploitation, parvenue à sa ld de toute conscience idéologique? La réponse qu'implique le texte
dernière extrémité, a totalement dêpouil1é -les travailleurs de toute de L'idéologieallemande est simple, mais tout à fait tautologique:
«propriété» (Eigentum, mais aussi Eigenheitou Eigenschaft),de toute une telle classe ouvrière ne serait pas (ou pas encore) le prolétariat
particularité héritée du passé historique, en les laissant comme nus. I.

révolutionnaire 2 •••
Marx nous présente cette perte radicale d'individualité comme une
individualisation radicale. Et la révolution n'est que l'action même Il ne faudrait pourtant pas se hâter, à mon sens, de porter sur
de cet acte, ou si l'on préfère la façon dont l'histoire prend acte de cette construction un jugement qui, répétant à l'égard de Marx
cette dissolution qu'elle a elle-même -produite. Mais cela veut dire 1 l'opération tentée par lui contre la philosophie hégélienne et post-
que, dans cette perspective, il n'y pas, en toute rigueur - ou il n'y
a plus, à ce moment - « lutte de classes». À vrai dire la bourgeoisie
i hégélienne, en dénoncerait sans plus l'idéalisme et le caractère spé-
culatif pour ne pas -dire mystique.
est la seule classede l'histoire, au sens propre : avant elle il n'y avait D'une part, en effet; cette construction fait corps avec des concepts
que des castes, des ordres, des états (Stande) qui n'étaient pas encore qui se montreront susceptibles _de rectifications successives, d'où
vraiment des classes; quant au prolétariat, lorsqu'il devient conforme sortira justement son contraire : une analyse de l'histoire des luttes
à son concept, il n'est déjà plus une classe (mais la masse) 2 • de classes prolétariennes telles que les déterminent des configurations
Je n'entrerai pas ici dans l'examen des analyses historiques par 1J 1 ~ successives de la classe ouvrière et de la bourgeoisie, créées. par le
lesquelles Marx soutient cette thèse : elles sont avant tout une ·géné- capitalisme. ·
ralisation, une extension hyperbolique des conceptions d'Adam Smith D'autre part, et surtout, parce que, du fait même de leur radicalité
sur la division du travail. Il est clair que ces analyses sont comman- critique, ces formulations sont susceptibles de recevoir dans un
dées, en fait, par le postulat politico~philosophique qui définit le contexte différent un usage et donc un sens nouveaux. Elles pourront
prolétariat. Par contre il faut souligner la conséquence logique dévas- . alors signifier - ce qui ne manque pas d'actualité au moment où
tatrice qui en résulte quant aux rapports entre « prolétariat » et · notts les lisons - quelque chose de plus qu'une séparation: une
« politique » : entre ces deux termes il y a tout simplement incom- contradictioninévitable entre les idéologies« du prolétariat» (qu'elles
patibilité. Le prolétariat est par définition la négation de toute lui soient «spontanées» ou « apportés du dehors») et la pratique
politique, identifiée à une illusjon/abstraction idéologique. De même, révolutionnaire. Ce qui veut dire, corrélativement : il vient toujours
le communisme est le non-Etat (Staat), il est un état de choses
(Zustand) dans lequel toute médiation politique a, par définition, 1. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste d11parti comm11niste, Éd. sociales,
disparu. Paris, 1959, II< pàrtie, pp. 31-32.
Mais, plus généralement, du fait que le prolétariat est l'acte de 2. Et la vraie réponse c'est le témoignagede Marx et Engels: nous avons rencontré
négation pratique de toute idéologie, il n'y a évidemment aucun ce prolétariat radicalement dénué d'idéologie: « j'ai trotJvé que vous étiez bien plus
que les membres d'une nation isolée, qui ne .voudraient être_qu'Anglais; j'ai constaté
sens à parler d'une idéologieprolétarienne, d'une idéologie du pro- que vous êtes des hommes... » (ce qui est aussi, notons-le, renverser des formules
célèbres de Burke et de Joseph de Maistre) (Friedrich Engels, « Aux classes laborieuses
1. L'idéologieallemande, cit., p. 59. de Qraride-Bretàgne », La Sit11ationde la classe laborieuseen Angleterre, 1845, trad.
2. L'idéologieallemande, cit., p . 33 . fr., Ed. Sociales, Paris; 1960, p. 29) .

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La crainte des masses La relève de l'idéalisme

un moment où les « idéologiesrévolutionnaires» s'avèrent en pratique Bien loin de supprimer cette difficulté, le fait de pousser la critique
contre-révolutionnaires.Et il vient toujours un moment où les révo- jusqu'aux principes de l'économie ricardienne (c'est-à-dire jusqu'à la
lutions se font contreles « idéologies révolutionnaires » ou les « idéo- définition même du travail et de la valeur), comme Marx le fera
logies du prolétariat», en les détruisant pratiquement ... En d'autres ensuite, ne .pourra que l'exacerber : la critique des catégories éco-
termes, ce que Marx n'a pas «pensé», mais que nouspoQvons penser nomiques ne pourra plus consister alors dans un partage préalable
dans certains des concepts de L'idéologie allemande d'une façon entre le domaine du réel et celui de l'illusion, mais dans un travail
nullement arbitraire, ce que ces concepts peuvent penser aujourd'hui, de . déconstruction interne de chaque catégorie théorique. Critique
c'est le rapport intrinsèquement contradictoire de la révolution à signifiera alors le fait d'isoler les éléments contradictoires imbriqués
l'idéologie. Encore une fois, ce n'est pas ce · que dit Marx dans dans les concepts économiques, pour les confronter à une pratique
L'idéologieallemande, mais c'est l'usage que nous pouvons faire de qui n'est pas directement la pratique révolutionnaire du prolétariat,
ses thèses philosophiquement extrêmes, retoûrnées coritre elles-mêmes mais plutôt la pratique du capital (avec ses contradictions propres).
et contre le « sommeil dogmatique » du marxisme. Il faudrait donc pouvoir penser à la fois l'objectivité du discours
économiqueet son caractèrede classe « bourgeois ». Ou encore, contre
la définition initiale, il faudrait pouvoir penser dans l'idéologie à la
fois le réel et l'imaginaire. C'est précisément ce que Marx tentera
Domination sans dominés? dans son analyse du fétichisme, en essayant de montrer comment
s'effectue la genèse simultanée de la « forme de la valeur » et des
li illusions nécessaires de la production marchande, tout en revenant
Il n'en reste pas moins que, dans l'immédiat, les thèses de pour une part à une problématique de l'illusion inspirée de Kant et
L'idéologie allemande· devaient soulever pour Marx lui-même des de Feuerbach 1 • ·
contradictions insolubles. On comprend à partir de là pourquoi, à Mais une seconde difficulté était peut-être plus immédiatement
terme, et en fait très rapidement, il lui faudrait se débarrasser de ce décisive. Elle découlait de cette antithèse radicale, que nous avons
concept, sinon des problèmes qu'il recouvrait. relevée,. entre l'acte autonome du prolétariat (absolument créateur
La première difficulté, c'était l'impossibilité de plac~r dans l'espace ,11 ' > ,)
parce qu'absolument déterminé par ses conditions d'existence) et le
théorique ainsi défini le discours de l'économiepolitique. Celui-ci monde « abstrait » de la politique. On peut penser qu'au moment
n'entrait, en fait, ni dans la catégorie de l'abstraction idéologique même où Marx écrit (avec Engels) L'idéologieallemande, cette .dif-
(puisqu'il avait précisément pour objet le travail productif, analysé ficulté ne peut déjà plus être ignorée de lui puisque c'est aussi le
comme rapport social : division du travail et échange), ni dans celle moment où il s'efforce de catalyser le regroupement des communistes
du matérialisme historique ou de la « science de l'histoire » (puisque, de plusieurs pays dans une seule organisation internationale, qui
exprimant tin point de vue de classe ·bourgeois - Marx appelle les deviendra bientôt la « Ligue des communistes». Si ce n'est pas là
économistes des « représentants scientifiques » de la bourgeoisie - il faire de la politique, contre celle des États et des classes dominantes,
érige -toujours un intérêt particulier, la propriété privée, en réalisation on peut se demander ce que c'est 2 ...
de la nature humaine en général). Cette difficulté est au cœur de En témoigneraient, dans le texte lui-même, des incohérences symp-
L'idéologieallemande: c'est en effet d'Adam Smith, de Ferguson et tomatiques, des thèses politiques qui figurent comme des corps
des saint-simoniens que Marx tire alors les catégories « matérialistes »
d'une périodisation de la « société civile-bourgeoise» (bürgerliche
Gesellschaft),c'est-à-dire d'une correspondance entre les formes de 1. Cf E. Balibar, La philosophiede Marx, coll. Repères, Éd. La Découverte,
la propriété et les formes de la division du travail. Mais elle deviendra Paris, 1993, p. 55 sq..
intenable à partir du moment où, progressant de Smith à Ricardo, 2. Sur la fondation de la Ligue des communistes, outre les documents réunis
par Bert Andreas, La lig11edes co1rt1rt1mistes
(1847) (Docmnents constit11tifs),Éd.
Marx r~prendra à son compte la définition ricardienne de la valeur Aubier, 1972, voir Fernando Cla~din, Marx, Engelsy la Revol11cionde 1848, Siglo
pour en déduire des conclusions socialistes - ce qui est le cas dans XXI de Espana Editores, 1975. Egalement J. Grandjonc, Marx et les co1rtm11nistes
Misère de la Philosophieet, implicitement, dans le Manifeste. ·1 allemands à Paris. Vorwiirts, 1844, Éd. Maspero, 1974 .

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un moment où les « idéologiesrévolutionnaires» s'avèrent en pratique Bien loin de supprimer cette difficulté, le fait de pousser la critique
contre-révolutionnaires.Et il vient toujours un moment où les révo- jusqu'aux principes de l'économie ricardienne (c'est-à-dire jusqu'à la
lutions se font contreles « idéologies révolutionnaires » ou les « idéo- définition même du travail et de la valeur), comme Marx le fera
logies du prolétariat», en les détruisant pratiquement ... En d'autres ensuite, ne .pourra que l'exacerber : la critique des catégories éco-
termes, ce que Marx n'a pas «pensé», mais que nouspoQvons penser nomiques ne pourra plus consister alors dans un partage préalable
dans certains des concepts de L'idéologie allemande d'une façon entre le domaine du réel et celui de l'illusion, mais dans un travail
nullement arbitraire, ce que ces concepts peuvent penser aujourd'hui, de . déconstruction interne de chaque catégorie théorique. Critique
c'est le rapport intrinsèquement contradictoire de la révolution à signifiera alors le fait d'isoler les éléments contradictoires imbriqués
l'idéologie. Encore une fois, ce n'est pas ce · que dit Marx dans dans les concepts économiques, pour les confronter à une pratique
L'idéologieallemande, mais c'est l'usage que nous pouvons faire de qui n'est pas directement la pratique révolutionnaire du prolétariat,
ses thèses philosophiquement extrêmes, retoûrnées coritre elles-mêmes mais plutôt la pratique du capital (avec ses contradictions propres).
et contre le « sommeil dogmatique » du marxisme. Il faudrait donc pouvoir penser à la fois l'objectivité du discours
économiqueet son caractèrede classe « bourgeois ». Ou encore, contre
la définition initiale, il faudrait pouvoir penser dans l'idéologie à la
fois le réel et l'imaginaire. C'est précisément ce que Marx tentera
Domination sans dominés? dans son analyse du fétichisme, en essayant de montrer comment
s'effectue la genèse simultanée de la « forme de la valeur » et des
li illusions nécessaires de la production marchande, tout en revenant
Il n'en reste pas moins que, dans l'immédiat, les thèses de pour une part à une problématique de l'illusion inspirée de Kant et
L'idéologie allemande· devaient soulever pour Marx lui-même des de Feuerbach 1 • ·
contradictions insolubles. On comprend à partir de là pourquoi, à Mais une seconde difficulté était peut-être plus immédiatement
terme, et en fait très rapidement, il lui faudrait se débarrasser de ce décisive. Elle découlait de cette antithèse radicale, que nous avons
concept, sinon des problèmes qu'il recouvrait. relevée,. entre l'acte autonome du prolétariat (absolument créateur
La première difficulté, c'était l'impossibilité de plac~r dans l'espace ,11 ' > ,)
parce qu'absolument déterminé par ses conditions d'existence) et le
théorique ainsi défini le discours de l'économiepolitique. Celui-ci monde « abstrait » de la politique. On peut penser qu'au moment
n'entrait, en fait, ni dans la catégorie de l'abstraction idéologique même où Marx écrit (avec Engels) L'idéologieallemande, cette .dif-
(puisqu'il avait précisément pour objet le travail productif, analysé ficulté ne peut déjà plus être ignorée de lui puisque c'est aussi le
comme rapport social : division du travail et échange), ni dans celle moment où il s'efforce de catalyser le regroupement des communistes
du matérialisme historique ou de la « science de l'histoire » (puisque, de plusieurs pays dans une seule organisation internationale, qui
exprimant tin point de vue de classe ·bourgeois - Marx appelle les deviendra bientôt la « Ligue des communistes». Si ce n'est pas là
économistes des « représentants scientifiques » de la bourgeoisie - il faire de la politique, contre celle des États et des classes dominantes,
érige -toujours un intérêt particulier, la propriété privée, en réalisation on peut se demander ce que c'est 2 ...
de la nature humaine en général). Cette difficulté est au cœur de En témoigneraient, dans le texte lui-même, des incohérences symp-
L'idéologieallemande: c'est en effet d'Adam Smith, de Ferguson et tomatiques, des thèses politiques qui figurent comme des corps
des saint-simoniens que Marx tire alors les catégories « matérialistes »
d'une périodisation de la « société civile-bourgeoise» (bürgerliche
Gesellschaft),c'est-à-dire d'une correspondance entre les formes de 1. Cf E. Balibar, La philosophiede Marx, coll. Repères, Éd. La Découverte,
la propriété et les formes de la division du travail. Mais elle deviendra Paris, 1993, p. 55 sq..
intenable à partir du moment où, progressant de Smith à Ricardo, 2. Sur la fondation de la Ligue des communistes, outre les documents réunis
par Bert Andreas, La lig11edes co1rt1rt1mistes
(1847) (Docmnents constit11tifs),Éd.
Marx r~prendra à son compte la définition ricardienne de la valeur Aubier, 1972, voir Fernando Cla~din, Marx, Engelsy la Revol11cionde 1848, Siglo
pour en déduire des conclusions socialistes - ce qui est le cas dans XXI de Espana Editores, 1975. Egalement J. Grandjonc, Marx et les co1rtm11nistes
Misère de la Philosophieet, implicitement, dans le Manifeste. ·1 allemands à Paris. Vorwiirts, 1844, Éd. Maspero, 1974 .

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La crainte des masses !If
:f:::i~~.
( ···:..:.
:.
La relève de l'idéalisme
i:·..:·-
étrangers, ou comme des énoncés à double entrée, dont plusieurs r ..· là même l'époque de son propre règne plus ou moins sans partage 1,
lectures contradictoires sont possibles. ou bien dominationqui s'exerce (de façon« répressive», ouvertement
Ainsi des formulations qui portent, non plus sur le communisme ou non) d'un · corps de représentations sur un autre et, par cet
comme « mouvement réel » de l'histoire universelle, mais sur les intermédiaire, d'une pratique sur une autre, d'un mode de vie · ou
communistesempiriques, tels qu'on peut les rencontrer hic et nunc de pensée sur un autre ? Les deux sont vrais, en réalité, mais pour
(par exemple à Paris ... ), et qu'il faut bien évoquer pour expli- comprendre quelle causalité est ici à l' œuvre, nous sommes renvoyés
quer ce nom qu'on donne au mouvement réel : « les rares bourgeois à une autre ambiguïté, plus incontournable.
communistes qui se soient manifestés depuis l'époque de Babeuf et Ou· bien, en effet, nous nous représentons l'idéologie dominante
qui n'étaient pas révolutionnaires se comptent . sur les doigts · de la comme une sorte de « capital symbolique » de la classe dominante
main ; dans tous les pays, la grande masse des communistes est elle-même, comme le corps des représentations qui expriment son
révolutionnaire 1••• ». rapport à ses propresconditions et moyens d'existence (par exemple,
Ainsi des différences qui sont indiquées entre l'idéologie française pour la bourgeoisie, la propriété marchande, l'égalité juridique, la
(politique) et l'idéologie allemande (philosophique) : la première est liberté politique); mieux: nous nous représentons l'idéologie domi-
à la seconde ce que l'histoire ou la pratique en général . sont à nante comme l'expression du rapport des individus moyens de la
l'idéologiè en général, c'est-à-dire son antithèse et donc sa mesure classe dominante aux conditions communes de domination de leur
réelle. Et Marx de reprendre à son compte la vieille idée nostalgique classe (d'où la forme de valeurs «universelles» qu'elle assume pour
des jeunes radicaux allemands (qui remonte au moins à Fichte) : « il chacun d'eux). Mais comment cette représentation s'impose-t-elle
est impossible d'écrire l'histoire en Allemagne parce qu'il ne s'y passe alors aux individus qui n'ont pas le même rapport aux conditions
pas d'histoire2 ». C'est donc qu'en France il se passe de l'histoire, et d'existence de ·la classe dominante (par exemple les travailleurs
que cette histoire se passe dans l'élément de la politique... C'est «manuels>>)? Ce ne peut être, apparemment, que parce qu'elle leur
donc que cet élément n'est pas purement illusoire, ou plutôt c'est est imposée par des moyens matériels · (y compris la presse, la
que toutes les illusions ne s'équivalent pas, qu'entre elles se creusent production intellectuelle en général) dont la classe dominante a le
des différences réelles, qui fournissent ·au concept du prolétariat
révolutionnaire un fondement peut-être aussi important que le pré-
supposé originaire de la vie matérielle ou de la production. Mais ces
(lf -~ monopole (ou dont elle acquiert le monopole par l'intermédiaire de
ses serviteurs «idéologiques», scribes et clercs de tout poil).
Mais une telle domination reste nécessairement extérieure à la
différences sont avant tout l'effet d'un rapport différent à l'État. Elles conscience des dominés (à moins d'introduire, ce que ne fait ·pas
ne renvoient pas à un acte absolu, sans passé ni avenir, mais à une Marx, l'hypothèse irrationaliste d'un« désir de soumission» ...). C'est
mémoire historique déterminée : les uns ont eu Danton et Robes- pourquoi Marx écrit, à propos du prolétariat, que pour lui au fond
pierre, la « levée en masse», Babeuf et Bonaparte; les autres n'ont les représentations juridiques morales, patriotiques, etc., de l'idéologie
eu que Metternich et Frédéric-Guillaume, au mieux ils ont vu passer dominante n'existent pas, ne sont qu'une fiction 2 • Mais alors le
l'histoire à cheval sous leurs fenêtres ... concept d'idéologie se dissout : il ne reste qu'une variante des théories
Le problème se précise avec la paradoxale formule de Marx sur conspiratives de la« fable utile» au pouvoir(« si Dieu n'existait pas,
l'idéologiedominante, dont nous avons indiqué l'importance. « Idéo- il faudrait l'inventer ») telles que les a diffusées le rationalisme
logie de la classe dominante », qu'est-ce à dire ? En, fait; d'un mécaniste du xvrn• siècle.
paragraphe sur l'autre, Marx nous donne deux «réponses», et c'est Ou bien nous nous représentons au contraire la domination idéo-
à partir de ces réponses que nous induisons, non sans ambiguïté, le
sens de la question qu'il pose. Ambiguïté qui renvoie d'abord à la
double valeur sémantique du terme herrschend:dominanced'un corps 1. Songeons par exemple, tout près de nous, aux « épistèmè » de Michel Foucault,
de représentations ou d'un paradigme discursif, qui caractérise par et plus généralement à tous les invariants culturalistes. Le rapport historique est
clair, non seulement avec la notion de rn!ture, mais avec celle d'esprit, donc avec
l'usage hégélien du Zeitgeist: pour un rapprochement soigné, cf S. Mercier-Josa,
1. L'idéologie allemande, cit;, p. 221. Pour lire Hegel et Marx, Éd. sociales, 1980.
2. L'idéologie allemande, cit., pp. 23, 185 sq., 461 sq., etc. 2. L'idéologie allemande, cit., p. 41.

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étrangers, ou comme des énoncés à double entrée, dont plusieurs r ..· là même l'époque de son propre règne plus ou moins sans partage 1,
lectures contradictoires sont possibles. ou bien dominationqui s'exerce (de façon« répressive», ouvertement
Ainsi des formulations qui portent, non plus sur le communisme ou non) d'un · corps de représentations sur un autre et, par cet
comme « mouvement réel » de l'histoire universelle, mais sur les intermédiaire, d'une pratique sur une autre, d'un mode de vie · ou
communistesempiriques, tels qu'on peut les rencontrer hic et nunc de pensée sur un autre ? Les deux sont vrais, en réalité, mais pour
(par exemple à Paris ... ), et qu'il faut bien évoquer pour expli- comprendre quelle causalité est ici à l' œuvre, nous sommes renvoyés
quer ce nom qu'on donne au mouvement réel : « les rares bourgeois à une autre ambiguïté, plus incontournable.
communistes qui se soient manifestés depuis l'époque de Babeuf et Ou· bien, en effet, nous nous représentons l'idéologie dominante
qui n'étaient pas révolutionnaires se comptent . sur les doigts · de la comme une sorte de « capital symbolique » de la classe dominante
main ; dans tous les pays, la grande masse des communistes est elle-même, comme le corps des représentations qui expriment son
révolutionnaire 1••• ». rapport à ses propresconditions et moyens d'existence (par exemple,
Ainsi des différences qui sont indiquées entre l'idéologie française pour la bourgeoisie, la propriété marchande, l'égalité juridique, la
(politique) et l'idéologie allemande (philosophique) : la première est liberté politique); mieux: nous nous représentons l'idéologie domi-
à la seconde ce que l'histoire ou la pratique en général . sont à nante comme l'expression du rapport des individus moyens de la
l'idéologiè en général, c'est-à-dire son antithèse et donc sa mesure classe dominante aux conditions communes de domination de leur
réelle. Et Marx de reprendre à son compte la vieille idée nostalgique classe (d'où la forme de valeurs «universelles» qu'elle assume pour
des jeunes radicaux allemands (qui remonte au moins à Fichte) : « il chacun d'eux). Mais comment cette représentation s'impose-t-elle
est impossible d'écrire l'histoire en Allemagne parce qu'il ne s'y passe alors aux individus qui n'ont pas le même rapport aux conditions
pas d'histoire2 ». C'est donc qu'en France il se passe de l'histoire, et d'existence de ·la classe dominante (par exemple les travailleurs
que cette histoire se passe dans l'élément de la politique... C'est «manuels>>)? Ce ne peut être, apparemment, que parce qu'elle leur
donc que cet élément n'est pas purement illusoire, ou plutôt c'est est imposée par des moyens matériels · (y compris la presse, la
que toutes les illusions ne s'équivalent pas, qu'entre elles se creusent production intellectuelle en général) dont la classe dominante a le
des différences réelles, qui fournissent ·au concept du prolétariat
révolutionnaire un fondement peut-être aussi important que le pré-
supposé originaire de la vie matérielle ou de la production. Mais ces
(lf -~ monopole (ou dont elle acquiert le monopole par l'intermédiaire de
ses serviteurs «idéologiques», scribes et clercs de tout poil).
Mais une telle domination reste nécessairement extérieure à la
différences sont avant tout l'effet d'un rapport différent à l'État. Elles conscience des dominés (à moins d'introduire, ce que ne fait ·pas
ne renvoient pas à un acte absolu, sans passé ni avenir, mais à une Marx, l'hypothèse irrationaliste d'un« désir de soumission» ...). C'est
mémoire historique déterminée : les uns ont eu Danton et Robes- pourquoi Marx écrit, à propos du prolétariat, que pour lui au fond
pierre, la « levée en masse», Babeuf et Bonaparte; les autres n'ont les représentations juridiques morales, patriotiques, etc., de l'idéologie
eu que Metternich et Frédéric-Guillaume, au mieux ils ont vu passer dominante n'existent pas, ne sont qu'une fiction 2 • Mais alors le
l'histoire à cheval sous leurs fenêtres ... concept d'idéologie se dissout : il ne reste qu'une variante des théories
Le problème se précise avec la paradoxale formule de Marx sur conspiratives de la« fable utile» au pouvoir(« si Dieu n'existait pas,
l'idéologiedominante, dont nous avons indiqué l'importance. « Idéo- il faudrait l'inventer ») telles que les a diffusées le rationalisme
logie de la classe dominante », qu'est-ce à dire ? En, fait; d'un mécaniste du xvrn• siècle.
paragraphe sur l'autre, Marx nous donne deux «réponses», et c'est Ou bien nous nous représentons au contraire la domination idéo-
à partir de ces réponses que nous induisons, non sans ambiguïté, le
sens de la question qu'il pose. Ambiguïté qui renvoie d'abord à la
double valeur sémantique du terme herrschend:dominanced'un corps 1. Songeons par exemple, tout près de nous, aux « épistèmè » de Michel Foucault,
de représentations ou d'un paradigme discursif, qui caractérise par et plus généralement à tous les invariants culturalistes. Le rapport historique est
clair, non seulement avec la notion de rn!ture, mais avec celle d'esprit, donc avec
l'usage hégélien du Zeitgeist: pour un rapprochement soigné, cf S. Mercier-Josa,
1. L'idéologie allemande, cit;, p. 221. Pour lire Hegel et Marx, Éd. sociales, 1980.
2. L'idéologie allemande, cit., pp. 23, 185 sq., 461 sq., etc. 2. L'idéologie allemande, cit., p. 41.

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La relève de l'idéalisme
La crainte des masses

logique comme le résultat (toujours déjà présent, ce qui ne veut pas


dire éternellement acquis) d'une véritable lutte idéologique,c'est-à- '
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expression. Toute L'idéologie allemande se tient · dans cet équilibre
instable d'un concept de l'idéologie dominante à laquelle ne corres-
dire comme domination d'une «conscience» idéologique sur une pond aucune idéologie dominée ! Car ce terme ne pourrait être posé
autre. De ce point de vue, à la constitution d'une idéologie dominante en toutes lettres sans former, au bout du compte, le concept d'une
correspond toujours, au moins tendanciellement, celle d'une idéologie idéologie prolétarienne, donc sans remettre en question la séparation
dominée,soumise à un processus de refoulement, mais capable aussi du prolétariat et de toute idéologie. Et c'est tout l'édifice constituant
de le perturber. Comment interpréter cette genèse conflictuelle? En le matérialisme, c'est la chaîne des équivalences entre matérialité,
posant, par exemple, que s'affrontent les représentations du rapport production, pratique; histoire et révolution qui alors s'écroulerait ...
qu'ont les individus des classes antagonistes à leurs conditions d' exis-
tence respectives?Non, sans doute, mais plutôt en posant l'une contre
l'autre, et l'une sous l'autre, les rèpréseritâtioris du rapport qu'ont
tli!\,
les individus des classes antagonistes à l'antagonismelui-même, c'est- . . Matérialisme historique ou matérialismepolitique
à-dire au rapport social qui les réunit en leJ opposant, et à ses formes
dérivées (propriété, division du travail, Etat ...) : rapport qu'ils ne
peuvent évidemment « vivre » de la même façon, mais qui représente
!i On voit que pour Marx le problème est insoluble. Mais il ne lui
! .
1 ·.
nécessairement pour les uns comme pour les autres « l'universel » 1 ~. est pas pour autant possible de l'éluder, puisque c'est le problème
1' '
d'une époque donnée, qui est leur époque, ou l'époque de leur même de la politique révolutionnaire. Il suffit pour s'en corivaincre
antagonisme. /. ,' de se reporter au Ma.EJI!ste .d!f._PJ!..r!.Lf.<!
.1flJ!JUn_ÏJJe,
écrit quelque deux
Cette seconde interprétation est beaucoup plus profonde que la ans plus tard. Dans le Manifeste est plus que jamais présente l'anti-
précédente. C'est en fait celle vers laquelle s'oriente le texte de Marx. thèse radicale du prolétariat et de toutes les formes de « conscience
En tout cas c'est celle dont nous trouverons la trace différée dans le sociale » qui renvoient, en fait, à l'histoire passée des dominations
résumé de 1859 (la Préface de la Contribution à la critique de __~~~
de .classe antérieures : ~ La ré'-'_~~1_:~qn -J.a.r\.!Pt.1:l!~Jc!Rlµ~çgt_ak .
l'économiepolitique), dans l'allusion aux « formes idéologiques dans avec le régime_ traditionnel cfe propriété .; rien él'étonnant si, dans
')_H ;,
lesquelles les hommes prennent conscience du conflit et le mènent · 1e··coûrs' de son développement, elle ronipt de la façon la plus
jusqu'au bout (ausfechten)1 ». radicale avec les idées traditionnelles 1• » Or ces idées ne sont autres
Si nous" allons nous mêmes au bout de la logique qui s'engage )i que celles de patrie, de religion, de famille, de llberté, de culture,

lir>
ici, nous nous retrouverons évidemment aux antipodes de toute thèse de droit, etc., qui constituaient auparavant le contenu de ce que
frappant d'irréalité absolue le monde idéologique, et nous ne Marx appelait idéologie.
comprendrons plus du tout, ni en quel sens ce monde peut « ne pas Si le Manifeste réfute les accusations d'immoralité et de barbarie
avoir d'histoire », ni en quel sens il peut « ne pas exister » pour le i· '. portées contre le communisme, ce « spectre qui hante l'Europe », ce
prolétariat. Nous déboucherons sur l'idée qu'il y a non seulement n'est évidemment pas pour dresser le portrait d'une morale prolé-
des différences réelles dans le monde idéologique, mais des contra- tarienne, ni même d'une « culture prolétarienne», mais c'est pour
1
dictions, et que ces contradictions interfèrent avec celles de la pratique, 1 établir que les bases de la morale et de la cùlture ont déjà _é.t~ ..
sont dies-mêmes partie de la « vie réelle». . 1r·- dé!r~!~~~J?~J - le règne delà prnê.~~étt_b,g 2
_~~g_eoi~e• Cette ~ê.QJo-
Toutefois cette interprétation, en l'état actuel de la problématique ïûsation essêntiene:·o"iï'-sCFon veut ce caractère a-idéologique du
de Marx, n'est pas moins aporétique que la précédente: pour pouvoir
la développer jusqu'au bout, il faudrait poser en face de l'idéologie
'! -- ,. . · ··-------- - ...- .

1. Manifeste... , cit ., p . 33.


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dominante une « idéologie dominée». Ce que justement il ne fait pas, ! 2. Bien plutôt Marx fidèle sur ce point à sa propre idéologie allemande, sug- <
sinon implicitement, dans le creux ou la vacillation de sa première ;' i1..·
gérerait-il que le prolétariat peut seul sauver la Culture classique de l'humanité
'
(Homère, Dante, Shakespeare) de sa dégénérescence dans le philistinisme bourgeois
1. Karl Marx, Contrib11tion
à la critiqm de l'écono1nie
politique, Éd. Sociales, Paris, (cf le beau livre de S. S. Prawer, Karl Marx and World Literature, Clarendon Press,
1957, pp . 4-5 .
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i
Oxford, 1976).

188 1 189
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La relève de l'idéalisme
La crainte des masses

logique comme le résultat (toujours déjà présent, ce qui ne veut pas


dire éternellement acquis) d'une véritable lutte idéologique,c'est-à- '
1!
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expression. Toute L'idéologie allemande se tient · dans cet équilibre
instable d'un concept de l'idéologie dominante à laquelle ne corres-
dire comme domination d'une «conscience» idéologique sur une pond aucune idéologie dominée ! Car ce terme ne pourrait être posé
autre. De ce point de vue, à la constitution d'une idéologie dominante en toutes lettres sans former, au bout du compte, le concept d'une
correspond toujours, au moins tendanciellement, celle d'une idéologie idéologie prolétarienne, donc sans remettre en question la séparation
dominée,soumise à un processus de refoulement, mais capable aussi du prolétariat et de toute idéologie. Et c'est tout l'édifice constituant
de le perturber. Comment interpréter cette genèse conflictuelle? En le matérialisme, c'est la chaîne des équivalences entre matérialité,
posant, par exemple, que s'affrontent les représentations du rapport production, pratique; histoire et révolution qui alors s'écroulerait ...
qu'ont les individus des classes antagonistes à leurs conditions d' exis-
tence respectives?Non, sans doute, mais plutôt en posant l'une contre
l'autre, et l'une sous l'autre, les rèpréseritâtioris du rapport qu'ont
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les individus des classes antagonistes à l'antagonismelui-même, c'est- . . Matérialisme historique ou matérialismepolitique
à-dire au rapport social qui les réunit en leJ opposant, et à ses formes
dérivées (propriété, division du travail, Etat ...) : rapport qu'ils ne
peuvent évidemment « vivre » de la même façon, mais qui représente
!i On voit que pour Marx le problème est insoluble. Mais il ne lui
! .
1 ·.
nécessairement pour les uns comme pour les autres « l'universel » 1 ~. est pas pour autant possible de l'éluder, puisque c'est le problème
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d'une époque donnée, qui est leur époque, ou l'époque de leur même de la politique révolutionnaire. Il suffit pour s'en corivaincre
antagonisme. /. ,' de se reporter au Ma.EJI!ste .d!f._PJ!..r!.Lf.<!
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Cette seconde interprétation est beaucoup plus profonde que la ans plus tard. Dans le Manifeste est plus que jamais présente l'anti-
précédente. C'est en fait celle vers laquelle s'oriente le texte de Marx. thèse radicale du prolétariat et de toutes les formes de « conscience
En tout cas c'est celle dont nous trouverons la trace différée dans le sociale » qui renvoient, en fait, à l'histoire passée des dominations
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jusqu'au bout (ausfechten)1 ». radicale avec les idées traditionnelles 1• » Or ces idées ne sont autres
Si nous" allons nous mêmes au bout de la logique qui s'engage )i que celles de patrie, de religion, de famille, de llberté, de culture,

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ici, nous nous retrouverons évidemment aux antipodes de toute thèse de droit, etc., qui constituaient auparavant le contenu de ce que
frappant d'irréalité absolue le monde idéologique, et nous ne Marx appelait idéologie.
comprendrons plus du tout, ni en quel sens ce monde peut « ne pas Si le Manifeste réfute les accusations d'immoralité et de barbarie
avoir d'histoire », ni en quel sens il peut « ne pas exister » pour le i· '. portées contre le communisme, ce « spectre qui hante l'Europe », ce
prolétariat. Nous déboucherons sur l'idée qu'il y a non seulement n'est évidemment pas pour dresser le portrait d'une morale prolé-
des différences réelles dans le monde idéologique, mais des contra- tarienne, ni même d'une « culture prolétarienne», mais c'est pour
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dictions, et que ces contradictions interfèrent avec celles de la pratique, 1 établir que les bases de la morale et de la cùlture ont déjà _é.t~ ..
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de Marx, n'est pas moins aporétique que la précédente: pour pouvoir
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1. Manifeste... , cit ., p . 33.


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(Homère, Dante, Shakespeare) de sa dégénérescence dans le philistinisme bourgeois
1. Karl Marx, Contrib11tion
à la critiqm de l'écono1nie
politique, Éd. Sociales, Paris, (cf le beau livre de S. S. Prawer, Karl Marx and World Literature, Clarendon Press,
1957, pp . 4-5 .
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Oxford, 1976).

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La crainte des masses La relève de l'idéalisme

prolétariat est cohérent avec le catastrophisme des thèses du Manifeste l'État, ou sur l'État de l'avenir, ou sur l'avenir de l'État (serait-il sa
disparition)? .. . - --·---·· .. .. ,,...... ... - · .. .... ...... .. .
sur l'antagonisme de classes (l'idée de la « paupérisation absolue » :
la bourgeoisie ne peut plus nourrir ceux qui la nourrissent) et avec / Sur ce point, le Manifeste rend évidemment un tout autre son \\. ,,.,
son« universalisme» messianique (l'idée de la crise et de la révolution
mondiales). Il est cohérent avec la description de la « littérature
j que l'ldéologi~t:l~emande.Ce q~'il_ expose, ou ce 9u:il ~etrouve,~est S,-,
,; un autre ~atenal~sme que ce_l~i,_simplement, ?~
""dJ_i
l histoire et meme "';-r·>·~~
o- '\v
socialiste et communiste » proposée dans le chapitre III : remarquable f de la pratique : _c_~s_t un_materialtftl_Ze de la polt!tqtf_e
. Son analyse de Js ··
esquisse d'une « analyse de classe» des idéologies anti-capitalistes, la lutte des classes est articulée à la définition d'une stratégie 1• L'idée ~-Ji -
mais strictement limitée à l'éventail des discours non prolétariens,ou ·1 principale, à propos de la révolution, n'est plus celle d'un acte à la
des discours dans lesquels s'exprime non pas le prolétariat lui-même, fois total et instantané (bien que cette représentation hante toujours
mais la figure qu'il revêt dans l'imaginaire des autres classes, et qui sa vision catastrophique de la crise du capitalisme). C'est celle d'un
lui est ainsi renvoyée d'en face. processus,ou d'une transition qui effectuera le passage de la société
Face à cet imaginaire, catalogué comme« bourgeois» ou« féodal», de classës à la société'''sans classes, à partir des contradictions sociales
le discours qu'énonce le Manifeste est à la fois situé, par le rapport . dans leur configuration actuelle. Dès lors le concept même de pratique
critique qu'il soutient avec lui, et radicalement hétérogène, puisqu'il ~ change de sens: il lui faut inclure le moment d'une direction, au
renvoie, luit....no!!_au
__,ea~ mais à_l'avenir du __ in~:mvem~nt,et _à_la il double sens du terme (orientation, et programme). Le mouvement
façoi:i dont ce.t iiye_n(r. .~r.a
_y~!g~--c!_~j~
--l~__p_1J~~nt : ce que, dans le !1 réel de la révolution n'est plus celui d'une extrême ç!i/!Plf!!.!..011 . de la
tourbillon des révolutions de 48, Marx appellera bientôt la « révo- ~ société bourgeoise « libérant » la totalité des forces productives, ou
lution , en permanence 1 ». Et pourtant il faut bien donner un nom li du moins ceci n'en est que la condition négative. Il est une construc-
et une preuve d'existence empirique de ce discours autre qu'idéo- \ .tion ou _une_compositionp~ressive des forc:es,capables de relier les
logique, ne serait-ce que pour conjurer le œrcle vicieux qui appa- : « intérêts et les buts immédiats de la. classe ouvrière» à « l'avenir
raîtrait immédiatement si le caractère « prolétarien » des thèses de du mouvement», et capable de dégager ainsi l'enveloppe commune
Marx et de Engels ne « s'autorisait que de lui-même», si le commu-
\ à tous les « partis ouvriers déjà constitués», dépassant leurs divisions
nisme n'avait d'autre existence politique que la publication de son \ nationales, et les limitations de leurs « points de vue de classe »
« manifeste » ! Ce nom et cette preuve tiennent alors une phrase : '?- • 1·
Gl) • \ pamcu iers. ..
« Il ne s'agit pas ici de la littérature qui, dans toutes les grandes En conséquence, il n'est plus question de se représenter le prolé-
révolutions modernes a formulé les revendications du prolétariat : tariat révolutionna1i=ë'comme situf aî/:Jèl,i de Péxistence de .classe,
écrits de Babeuf, etc. » On pourrait dire que toute la difficulté réside . dans une ((masse)) d'individus désindividua.lisés, comme le faisait
dans l'interprétation de cet « etc. » ! Quelle tendanceirréductible s'in- - -Fîdiôlogîè-allemandè. n faut au · conti:afre étendre- le concept de la
dique donc dans les écrits de Babeuf? Et en quoi cette tendance est- · h:Ïtte '"dés classes au processus révolutionnaire lui-même, penser la
elle moins idéologique que celle des « systèmes de Saint-Simon, de révolution sous la lutte des classes (et non la lutte des classes sous
Fourier, d'Owen, etc. 2 » ?
Le contexte est clair sur ce point :. ce qui distingue le communisme /

babouviste (et blanquiste), c'est justement d'être purement politique, 1. Le· modèle alors dominant dans la pensée de Marx pour cette strateg1e est
de s'identifier à la volonté révolutionnaire pratique, contre les « sys- celui de la « révolution en permanence», qui permet à la fois de penser, sur le long
tèmes », eux-mêmes identifiés au réformisme. Mais par là nous terme, la transformation des révolutions bourgeoises en révolutions prolétariennes,
et, à court terme, la transformation du programme démocratique radical en pro-
sommes en plein dans la contradiction du Manifeste. CÜmmentpenser gramme communiste du fait que la polarisation des luttes de classes anéantit la
__1!_1'l_e _ief.éo_lo_g_l~
_polit~qtt~!_a_n_s __po_li_!iq!_t_~.1
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_~-Ai~e.5.~11s.
--~is~ours sur, «petite-bourgeoisie» comme force autonome (cf. Stanley Moore, Three Tactics, the
Backrormd in Marx, New York, Monthly Review Press, 1963; et mon article
« Dictature du prolétariat», in Dictionnaire critique du marxisme, dir. G. Labica et
1. K. Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850), trad. fr., Éd. sociales, G . Bensussan, PUF, 2' éd., 1985). Sur la façon dont la conception du mouvement
Paris, 1952, pp. 99-100; K. Marx/ F. Engels, Ansprache der Zentralbehorde an de masse révolutionnaire évolue chez Marx du «parti-conscience» au « parti-orga-
den Brmd vom Marz 1850, M.E.W., Bd 7, pp. 247-248. nisation », cf. mon étude « État, parti, idéologie», in E. Balibar, C. Luporini,
2. Manifeste... , cit., pp. 43-44 (III• partie, § 3.) / A. Tose!, Marx et sa critiqr,e de la politiqtte, Éd. Maspero, 1979.

190 191
La crainte des masses La relève de l'idéalisme

prolétariat est cohérent avec le catastrophisme des thèses du Manifeste l'État, ou sur l'État de l'avenir, ou sur l'avenir de l'État (serait-il sa
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la bourgeoisie ne peut plus nourrir ceux qui la nourrissent) et avec / Sur ce point, le Manifeste rend évidemment un tout autre son \\. ,,.,
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mondiales). Il est cohérent avec la description de la « littérature
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socialiste et communiste » proposée dans le chapitre III : remarquable f de la pratique : _c_~s_t un_materialtftl_Ze de la polt!tqtf_e
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mais strictement limitée à l'éventail des discours non prolétariens,ou ·1 principale, à propos de la révolution, n'est plus celle d'un acte à la
des discours dans lesquels s'exprime non pas le prolétariat lui-même, fois total et instantané (bien que cette représentation hante toujours
mais la figure qu'il revêt dans l'imaginaire des autres classes, et qui sa vision catastrophique de la crise du capitalisme). C'est celle d'un
lui est ainsi renvoyée d'en face. processus,ou d'une transition qui effectuera le passage de la société
Face à cet imaginaire, catalogué comme« bourgeois» ou« féodal», de classës à la société'''sans classes, à partir des contradictions sociales
le discours qu'énonce le Manifeste est à la fois situé, par le rapport . dans leur configuration actuelle. Dès lors le concept même de pratique
critique qu'il soutient avec lui, et radicalement hétérogène, puisqu'il ~ change de sens: il lui faut inclure le moment d'une direction, au
renvoie, luit....no!!_au
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tourbillon des révolutions de 48, Marx appellera bientôt la « révo- ~ société bourgeoise « libérant » la totalité des forces productives, ou
lution , en permanence 1 ». Et pourtant il faut bien donner un nom li du moins ceci n'en est que la condition négative. Il est une construc-
et une preuve d'existence empirique de ce discours autre qu'idéo- \ .tion ou _une_compositionp~ressive des forc:es,capables de relier les
logique, ne serait-ce que pour conjurer le œrcle vicieux qui appa- : « intérêts et les buts immédiats de la. classe ouvrière» à « l'avenir
raîtrait immédiatement si le caractère « prolétarien » des thèses de du mouvement», et capable de dégager ainsi l'enveloppe commune
Marx et de Engels ne « s'autorisait que de lui-même», si le commu-
\ à tous les « partis ouvriers déjà constitués», dépassant leurs divisions
nisme n'avait d'autre existence politique que la publication de son \ nationales, et les limitations de leurs « points de vue de classe »
« manifeste » ! Ce nom et cette preuve tiennent alors une phrase : '?- • 1·
Gl) • \ pamcu iers. ..
« Il ne s'agit pas ici de la littérature qui, dans toutes les grandes En conséquence, il n'est plus question de se représenter le prolé-
révolutions modernes a formulé les revendications du prolétariat : tariat révolutionna1i=ë'comme situf aî/:Jèl,i de Péxistence de .classe,
écrits de Babeuf, etc. » On pourrait dire que toute la difficulté réside . dans une ((masse)) d'individus désindividua.lisés, comme le faisait
dans l'interprétation de cet « etc. » ! Quelle tendanceirréductible s'in- - -Fîdiôlogîè-allemandè. n faut au · conti:afre étendre- le concept de la
dique donc dans les écrits de Babeuf? Et en quoi cette tendance est- · h:Ïtte '"dés classes au processus révolutionnaire lui-même, penser la
elle moins idéologique que celle des « systèmes de Saint-Simon, de révolution sous la lutte des classes (et non la lutte des classes sous
Fourier, d'Owen, etc. 2 » ?
Le contexte est clair sur ce point :. ce qui distingue le communisme /

babouviste (et blanquiste), c'est justement d'être purement politique, 1. Le· modèle alors dominant dans la pensée de Marx pour cette strateg1e est
de s'identifier à la volonté révolutionnaire pratique, contre les « sys- celui de la « révolution en permanence», qui permet à la fois de penser, sur le long
tèmes », eux-mêmes identifiés au réformisme. Mais par là nous terme, la transformation des révolutions bourgeoises en révolutions prolétariennes,
et, à court terme, la transformation du programme démocratique radical en pro-
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--~is~ours sur, «petite-bourgeoisie» comme force autonome (cf. Stanley Moore, Three Tactics, the
Backrormd in Marx, New York, Monthly Review Press, 1963; et mon article
« Dictature du prolétariat», in Dictionnaire critique du marxisme, dir. G. Labica et
1. K. Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850), trad. fr., Éd. sociales, G . Bensussan, PUF, 2' éd., 1985). Sur la façon dont la conception du mouvement
Paris, 1952, pp. 99-100; K. Marx/ F. Engels, Ansprache der Zentralbehorde an de masse révolutionnaire évolue chez Marx du «parti-conscience» au « parti-orga-
den Brmd vom Marz 1850, M.E.W., Bd 7, pp. 247-248. nisation », cf. mon étude « État, parti, idéologie», in E. Balibar, C. Luporini,
2. Manifeste... , cit., pp. 43-44 (III• partie, § 3.) / A. Tose!, Marx et sa critiqr,e de la politiqtte, Éd. Maspero, 1979.

190 191
La crainte des masses

l'imminence de la révolution). Bien loin que, dans la révolution, le


prolétariat se distingue de la bourgeoisie en ce qu'il ne serait déjà
plus une véritable classe, c'est au contraire le moment où il « se
constitue en classe dominante » (par la « conquête de la démocra-
tie») 1, et c'est cette constitution qui doit, dialectiquement si l'on
veut, entraîner sa propre négation et la destruction de toute domi-
nation de classe, y compris là sienne .propre. Il est difficilement II
pensable que, dans ce processus, le prolétariat agissant comme classe
particulière ne soit pas, du même coup, porteur d'une idéologie Les conceptions du monde
propre, et mû par les représentations qu'elle comporte. · Donc, à la
limite, déterminédans son action, ou dans les vicissitudes stratégiques
de son action, par ses représentations.
Marx s'est-il posé le problème ? Oui, à en juger par toute sa
réflexion sur les conditions historiques dans lesquelles la . lutte de Je prendrai maintenant la liberté de sauter vingt ou vingt-cinq
classe bourgeoisea dû, inévitablement, « éduquer » politiquement la ans d'histoire, pour m'intéresser aux conditions de la résurgence du
lutte de classe prolétarienne, qui l'amène en particulier à remonter concept cfidéologie dans le marxisme sous la forme que lui a conférée
aux épisodes de la Révolution française pour esquisser une histoire Engels. A nouveau, nous pourrons parler d'une vacillation, mais
politique du prolétariat. Non, en ce sens qu'aucune thèse du Manifeste selon une configuration différente. Il ne s'agira plus de double lecture
ne rectifie, si peu que ce soit, le mythe d'une conscience de classe possible d'un même terme, mais du conflit non résolu qu'exprime
radicalement extérieure à l'idéologie, ni n'indique ce que pourrait le recours à deux termes concurrents, l'un et l'autre promis à un
être une idéologie prolétarienne. Dès lors le conflit théorique ne long usage:« idéologie» et« conception du monde». En quoi consiste
pouvait se résoudre (en apparence) que par la décomposition. du ce conflit ? Que peut-il nous apprendre des articulations contradic-
concept même d'idéologie, et par la renonciation à l'usage de ce toires de la théorie et de la politique ?
terme. Exit l'idéologie, qu'elle soit allemande ou autre. ·J .1 ..)

. Deux conceptspour un seul problème?

C'est au même moment que ces deux termes s'introduisent dans


les écrits d'Engels. On peut prendre pour repère les formulations de
/ .
l'Anti-Dühring. On trouve en effet, au début du chapitre X de la
1repartie, « Morale et droit - égalité », une première définition de
l'idéologie : elle découle de l'opposition entre méthode de pensée
matérialiste, qui va du réel au concept, et méthode de pensée idéaliste
(« a-prioriste » et «axiomatique»), qui renverse le processus réel,
pour aller (fictivement) du concept ou de l'abstraction au réel, qu'elle
se donne l'illusion cl'engendrer 1• Cette définition est donc purement

1. Friedrich E!'lgels, Anti-D1ïhring (M. E. Diihring bottleversela science), trad.


d'E. Bottigelli, Ed. sociales, Paris, 1950, p. 129 sq. (Pour le texte allemand :
1. Manifeste... , cit., p. 34 (II< partie). M.E.W., 20, 1962, contenant également les manuscrits Dialektik und Natur.)

193
La crainte des masses

l'imminence de la révolution). Bien loin que, dans la révolution, le


prolétariat se distingue de la bourgeoisie en ce qu'il ne serait déjà
plus une véritable classe, c'est au contraire le moment où il « se
constitue en classe dominante » (par la « conquête de la démocra-
tie») 1, et c'est cette constitution qui doit, dialectiquement si l'on
veut, entraîner sa propre négation et la destruction de toute domi-
nation de classe, y compris là sienne .propre. Il est difficilement II
pensable que, dans ce processus, le prolétariat agissant comme classe
particulière ne soit pas, du même coup, porteur d'une idéologie Les conceptions du monde
propre, et mû par les représentations qu'elle comporte. · Donc, à la
limite, déterminédans son action, ou dans les vicissitudes stratégiques
de son action, par ses représentations.
Marx s'est-il posé le problème ? Oui, à en juger par toute sa
réflexion sur les conditions historiques dans lesquelles la . lutte de Je prendrai maintenant la liberté de sauter vingt ou vingt-cinq
classe bourgeoisea dû, inévitablement, « éduquer » politiquement la ans d'histoire, pour m'intéresser aux conditions de la résurgence du
lutte de classe prolétarienne, qui l'amène en particulier à remonter concept cfidéologie dans le marxisme sous la forme que lui a conférée
aux épisodes de la Révolution française pour esquisser une histoire Engels. A nouveau, nous pourrons parler d'une vacillation, mais
politique du prolétariat. Non, en ce sens qu'aucune thèse du Manifeste selon une configuration différente. Il ne s'agira plus de double lecture
ne rectifie, si peu que ce soit, le mythe d'une conscience de classe possible d'un même terme, mais du conflit non résolu qu'exprime
radicalement extérieure à l'idéologie, ni n'indique ce que pourrait le recours à deux termes concurrents, l'un et l'autre promis à un
être une idéologie prolétarienne. Dès lors le conflit théorique ne long usage:« idéologie» et« conception du monde». En quoi consiste
pouvait se résoudre (en apparence) que par la décomposition. du ce conflit ? Que peut-il nous apprendre des articulations contradic-
concept même d'idéologie, et par la renonciation à l'usage de ce toires de la théorie et de la politique ?
terme. Exit l'idéologie, qu'elle soit allemande ou autre. ·J .1 ..)

. Deux conceptspour un seul problème?

C'est au même moment que ces deux termes s'introduisent dans


les écrits d'Engels. On peut prendre pour repère les formulations de
/ .
l'Anti-Dühring. On trouve en effet, au début du chapitre X de la
1repartie, « Morale et droit - égalité », une première définition de
l'idéologie : elle découle de l'opposition entre méthode de pensée
matérialiste, qui va du réel au concept, et méthode de pensée idéaliste
(« a-prioriste » et «axiomatique»), qui renverse le processus réel,
pour aller (fictivement) du concept ou de l'abstraction au réel, qu'elle
se donne l'illusion cl'engendrer 1• Cette définition est donc purement

1. Friedrich E!'lgels, Anti-D1ïhring (M. E. Diihring bottleversela science), trad.


d'E. Bottigelli, Ed. sociales, Paris, 1950, p. 129 sq. (Pour le texte allemand :
1. Manifeste... , cit., p. 34 (II< partie). M.E.W., 20, 1962, contenant également les manuscrits Dialektik und Natur.)

193
La crainte des masses Les conceptionsdu monde

épistémologique. Toutefois, elle implique que, si l'effet du discours d'un emprunt: plus encore qu'« idéologie», mot traversé d 'allusions
idéologique est de l'ordre de la connaissance (et de la méconnais- aux enjeux philosophiques de l'histoire franco-allemande 1 , mais qui,
sance), son« objet» et sa raison d'être sont d'ordre social et politique: avant la diffusion du marxisme, et si l'on excepte la brève carrière
les systèmes idéologiques résultent toujours de la combinaison entre des «Idéologues» français (Destutt de Tracy, etc.), n'a jamais figuré
un élément complètement arbitraire qui, selon Engels, serait issu de comme concept systématique, « conception du monde » est un terme
l'imagination individuelle, et un élément objectif constitué par les reçu de l'extérieur. En fait, dans l'Anti-Dühring, et, au même moment,
«vues» ou « conceptions » (Anschattungen) sociales préexistantes, dans une série d'autres écrits, publiés ou non (en particulier ceux
« exprimant » les rapports sociaux réels. Or ces vues sont toujours qui ont été rassemblés sous le titre de Dialektik und Natur) 2 , nous
déjà investies dans une prise de parti ou de position (« positiv oder avons sous ce terme à la fois une tentative d'opposer à l'idéologie
negativ, bestatigendoder bekampfend») 1• Nous sommes donc incités (et à l'idéalisme) une « conception du monde matérialiste» et« scien-
à penser que, si la modalité caractéristique cles ·« idées » de l'idéologie tifique», et une tentative d'exposer pour elle-même ce qu'Engels
est d'apparaître comme des « vérités éternelles», universelles et anhis- appelle « la conception communiste du monde que nous [représen-
toriques, c'est précisément en tant qu'elles représentent un jugement tions], Marx et moi, dans une série assez vaste de domaines» (ce
de valeur politique, une légitimation de l'ordre social existant qui qui, pris à la lettre, laisse entendre que d'autres pouvaient la repré-
s'avance masquée. senter, à leur façon, dans d 'autres «domaines») 3 •
Cette interprétation est renforcée du · fait que le prototype du L'objet de cette entreprise fait aussitôt problème. L'idée d'une
discours idéologique est le discours juridique portant sur la liberté, « conception du monde » communiste et matérialiste, par opposition
l'égalité, la justice, les droits et devoirs de l'homme, les rapports de à l'idéalisme de l'idéologie bourgeoise, qui serait la justification de
contrat ou de violence. Engels rejoint ici un thème constant de la l'ordre existant, se constitue comme un contrecoup de la « décou-
critique de Marx, dans lequel fusionnent la « critique de l'économie » verte » théorique de Marx : théorie de l'exploitation capitaliste et de
et la « critique de la politique», en faisant de l'idéologie juridique l'État. C'est le fait de cette découverte qui la soutient 4 • Nous nous
le noyau de toute l'idéologie philosophique bourgeoise 2 • Dans cette trouvonsdès lors à l'opposéde ce qu'avaient été lesthèses de « L'idéologie
présentation, le terme d'idéologie ne .désigne toutefois proprement allemande». Lors même que des termes et des propositions sont
que l'effet de méconnaissance ou d'illusion impliqué par ces élabo-
rations secondaires. L'idéologie, par définition, ne comporte aucune
,))
• reprises (ou redécouvertes), le point de référence (et le « point de
vue» sur la structure, sur les fonctions de l'idéologie) s'est apparem-
efficacité historique, sinon de faire obstacle à la connaissance et à la ment déplacé de façon radicale, à l'autre extrême du spectre philo-
conscience du mouvement réel: l'idéolùgie, ce sont de« pures» idées. sophique: de la pratique (et même de la pratique pure) à la théorie,
Cependant, parallèlement à cette critique, surgit un autre terme : c'est-à-dire au matérialisme historique comme sciencede la produc-
celui de « conception du monde». Il est frappant qu 'Engels ne tente tion sociale et de la lutte des classes.
jamais d'en donner une définition générale. Manifestement, il s'agit
l. Cf. les illustrations données dans l'article « Ideologie » par Ulrich Dierse in
Brunner, Conze et Koselleck (dir.) , GeschichtlicheGrrmdbegriffe,HistorischesLexicon
1. A.D., cit., p. 130, M.E.W., 20, p. 89. Cf les discussions menées, notamment, zr1rpolitisch-sozialenSprache in Detttschland, 2, Stuttgart, 1978.
par G. Labica, « De l'égalité », Diafectiqrm, n° l (mai 1973), n° 6 (1974) , n° 22 2. Ce titre est celui qui avait été donné par le premier éditeur Riazanov. En
( 1978). transformant le recueil en « livre» illustrant l'idée des « lois de la dialectique», et
2. Depuis les Gmndrisse jusqu'à la Critiqtte dtt Programmede Gotha, en passant considéré comme fondateur du « matérialisme dialectique» , l'édition stalinienne le
par les livres 1 et 111du Capital, Marx a exposé une même analyse critique des transforma en Dialectiqtte de la natttre (trad. fr. par E. Bottigelli, Éd. sociales; Paris,
catégories de « liberté » et « égalité » comme reflet intérieur de la production et de 1952, que je citerai D.N .).
la circulation marchandes. Ce qui induit - par exemple dans le chapitre sur le 3. A.D., cit., p. 38 (Préface à la 2• édition de 1885).
« fétichisme de la marchandise» - une comparaison entre idéalités (ou abstractions) 4. Sur le thème des « découvertes » de Marx, cf. la Préface d'Engels au Livre Il
juridiques et religieuses, et une substitution des unes aux autres dans l'histoire. du Capital (trad. fr. Karl Marx, Le Capital. Critiq11ede l'économiepolitiqtte, Livre
Toutefois, ce qui n'est jamais vraiment clair chez Marx, c'est si le droit est lui- Deuxième, Le procès de circulation du capital, Éd. sociales, Paris, 1960) , commenté
même idéologique, ou s'il convient de faire une distinction entre« droit » (propriété, par Althusser dans Lire le Capital, et le texte toue aussi important de l'article Karl
contrat) et « idéologie juridique» (liberté et égalité) . Marx publié en 1878 par Engels dans le Volks-kalender, M.E.W ., 19, pp. 96-106.

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

épistémologique. Toutefois, elle implique que, si l'effet du discours d'un emprunt: plus encore qu'« idéologie», mot traversé d 'allusions
idéologique est de l'ordre de la connaissance (et de la méconnais- aux enjeux philosophiques de l'histoire franco-allemande 1 , mais qui,
sance), son« objet» et sa raison d'être sont d'ordre social et politique: avant la diffusion du marxisme, et si l'on excepte la brève carrière
les systèmes idéologiques résultent toujours de la combinaison entre des «Idéologues» français (Destutt de Tracy, etc.), n'a jamais figuré
un élément complètement arbitraire qui, selon Engels, serait issu de comme concept systématique, « conception du monde » est un terme
l'imagination individuelle, et un élément objectif constitué par les reçu de l'extérieur. En fait, dans l'Anti-Dühring, et, au même moment,
«vues» ou « conceptions » (Anschattungen) sociales préexistantes, dans une série d'autres écrits, publiés ou non (en particulier ceux
« exprimant » les rapports sociaux réels. Or ces vues sont toujours qui ont été rassemblés sous le titre de Dialektik und Natur) 2 , nous
déjà investies dans une prise de parti ou de position (« positiv oder avons sous ce terme à la fois une tentative d'opposer à l'idéologie
negativ, bestatigendoder bekampfend») 1• Nous sommes donc incités (et à l'idéalisme) une « conception du monde matérialiste» et« scien-
à penser que, si la modalité caractéristique cles ·« idées » de l'idéologie tifique», et une tentative d'exposer pour elle-même ce qu'Engels
est d'apparaître comme des « vérités éternelles», universelles et anhis- appelle « la conception communiste du monde que nous [représen-
toriques, c'est précisément en tant qu'elles représentent un jugement tions], Marx et moi, dans une série assez vaste de domaines» (ce
de valeur politique, une légitimation de l'ordre social existant qui qui, pris à la lettre, laisse entendre que d'autres pouvaient la repré-
s'avance masquée. senter, à leur façon, dans d 'autres «domaines») 3 •
Cette interprétation est renforcée du · fait que le prototype du L'objet de cette entreprise fait aussitôt problème. L'idée d'une
discours idéologique est le discours juridique portant sur la liberté, « conception du monde » communiste et matérialiste, par opposition
l'égalité, la justice, les droits et devoirs de l'homme, les rapports de à l'idéalisme de l'idéologie bourgeoise, qui serait la justification de
contrat ou de violence. Engels rejoint ici un thème constant de la l'ordre existant, se constitue comme un contrecoup de la « décou-
critique de Marx, dans lequel fusionnent la « critique de l'économie » verte » théorique de Marx : théorie de l'exploitation capitaliste et de
et la « critique de la politique», en faisant de l'idéologie juridique l'État. C'est le fait de cette découverte qui la soutient 4 • Nous nous
le noyau de toute l'idéologie philosophique bourgeoise 2 • Dans cette trouvonsdès lors à l'opposéde ce qu'avaient été lesthèses de « L'idéologie
présentation, le terme d'idéologie ne .désigne toutefois proprement allemande». Lors même que des termes et des propositions sont
que l'effet de méconnaissance ou d'illusion impliqué par ces élabo-
rations secondaires. L'idéologie, par définition, ne comporte aucune
,))
• reprises (ou redécouvertes), le point de référence (et le « point de
vue» sur la structure, sur les fonctions de l'idéologie) s'est apparem-
efficacité historique, sinon de faire obstacle à la connaissance et à la ment déplacé de façon radicale, à l'autre extrême du spectre philo-
conscience du mouvement réel: l'idéolùgie, ce sont de« pures» idées. sophique: de la pratique (et même de la pratique pure) à la théorie,
Cependant, parallèlement à cette critique, surgit un autre terme : c'est-à-dire au matérialisme historique comme sciencede la produc-
celui de « conception du monde». Il est frappant qu 'Engels ne tente tion sociale et de la lutte des classes.
jamais d'en donner une définition générale. Manifestement, il s'agit
l. Cf. les illustrations données dans l'article « Ideologie » par Ulrich Dierse in
Brunner, Conze et Koselleck (dir.) , GeschichtlicheGrrmdbegriffe,HistorischesLexicon
1. A.D., cit., p. 130, M.E.W., 20, p. 89. Cf les discussions menées, notamment, zr1rpolitisch-sozialenSprache in Detttschland, 2, Stuttgart, 1978.
par G. Labica, « De l'égalité », Diafectiqrm, n° l (mai 1973), n° 6 (1974) , n° 22 2. Ce titre est celui qui avait été donné par le premier éditeur Riazanov. En
( 1978). transformant le recueil en « livre» illustrant l'idée des « lois de la dialectique», et
2. Depuis les Gmndrisse jusqu'à la Critiqtte dtt Programmede Gotha, en passant considéré comme fondateur du « matérialisme dialectique» , l'édition stalinienne le
par les livres 1 et 111du Capital, Marx a exposé une même analyse critique des transforma en Dialectiqtte de la natttre (trad. fr. par E. Bottigelli, Éd. sociales; Paris,
catégories de « liberté » et « égalité » comme reflet intérieur de la production et de 1952, que je citerai D.N .).
la circulation marchandes. Ce qui induit - par exemple dans le chapitre sur le 3. A.D., cit., p. 38 (Préface à la 2• édition de 1885).
« fétichisme de la marchandise» - une comparaison entre idéalités (ou abstractions) 4. Sur le thème des « découvertes » de Marx, cf. la Préface d'Engels au Livre Il
juridiques et religieuses, et une substitution des unes aux autres dans l'histoire. du Capital (trad. fr. Karl Marx, Le Capital. Critiq11ede l'économiepolitiqtte, Livre
Toutefois, ce qui n'est jamais vraiment clair chez Marx, c'est si le droit est lui- Deuxième, Le procès de circulation du capital, Éd. sociales, Paris, 1960) , commenté
même idéologique, ou s'il convient de faire une distinction entre« droit » (propriété, par Althusser dans Lire le Capital, et le texte toue aussi important de l'article Karl
contrat) et « idéologie juridique» (liberté et égalité) . Marx publié en 1878 par Engels dans le Volks-kalender, M.E.W ., 19, pp. 96-106.

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

1
Un thème insistant, que développent surtout les fragments de la 1 Ne nous hâtons pas ici, . comme on l'a fait trop souvent de
Dialectique de la Nature, marque bien ce renversement de point de 1
caractériser ce nouveau discours d'Engels comme une régression. Une
vue: c'est celui d'une « histoire de la pensée» (des Denkens), dont telle façon de poser le problème du matérialisme, quelles que soient
Engels essaye de décrire la trajectoire et les moments principaux 1• .! ses difficultés propres, est beaucoup moins spéculative que celle qui
Alors que, selon L'idéologieallemande, la pensée n'avait pas d'histoire c:i consistait à identifier d'emblée la pratique au réel, en l'égalant à
propre, c'est maintenant la logique de cette histoire qui permet ./ l'acte pur du prolétariat révolutionnaire, et à installer l'idéologie
i
d'assigner son contenu à la «conception .du monde» matérialiste- (voire toute théorie) dans l'élément de l'illusion ou du non-être ...
communiste, et de comprendre la nécessité historique des idéalisations .{} Du moins, dans cette nouvelle présentation, un lieu (celui du dis-
de l'idéologie. De façon ultra~positiviste, Marx dans L'idéologiealle-
mande refusait à la philosophie toute valeur de connaissance, toute
., cours ?) est-il postulé pour la confrontation entre la pratique révo-
lutionnaire etla domination idéologique, à travers l'affrontement des
positivité historique. Engels adopte inairitènant une position inverse : conceptions du monde, et l'interférence entre l'histoire« de la pensée»
'.·
,.
1
s'il hésite à qualifier de philosophie (ou de philosophie matérialiste) et celle des luttes de classes, Si le matérialisme est un certain rapport
la conception du monde communiste dont le noyau est la théorie entre théorie et pratique, il doit pouvoir se lire aussi dans la théorie
de l'histoire « découverte » par Marx 2 , il n'en attribue pas moins à elle-même.
la philosophie un « domaine » légitime (<<les lois et les opérations Que cette modification soit liée à de nouvelles conditions politiques
de la pensée »), et surtout il présente la genèse de la théorie de dans le mouvement ouvrier, c'est ce que nous verrons tout à l'heure.
l'histoire dans un rapport essentiel à la philosophie et à son histoire. Mais il est aussi clair qu'elle est commandée par ce « fait » intellectuel
La conception du monde matérialiste n'est pas, à cet égard, chan- qu'est la production d'une théorie de la lutte des classes (par Marx).
gement de terrain radical, antithèse absolue de toute philosophie : '•j Alors que le premier concept d'idéologie se heurtait aussitôt à la
si elle peut dépasser le mode de pensée philosophique, c'est qu'elle difficulté de penser comme «science», ou d'ailleurs comme « non-
en sort, ou plutôt c'est qu'elle sort de ses contradictions. Donc il y science », la théorie économique classique visée par le projet critique
a, bel et bien, des contradictions dans la philosophie (et, par consé- de Marx au début des années 50, le second concept d'idéologie et son
quent, en bonne dialectique, même si la philosophie n'est pas elle- antithèse, la conception du monde, constituent une première tentative
même le réel, il y a une réalité de la philosophie : car, comme le '))/ a ..·• pour rendre compte du résultat scientifique de cette critique : tant
dira plus tard à peu de choses près Engels dans sa meilleure lecture ;;1 dans le champ théorique (identification des présupposés juridiques et
-:4'
de Hegel, tout ce qui est contradictoire est réel !). ~
·•"'-
anthropologiques de l'économie bourgeoise) que dans le champ pra-
Pour le dire autrement, le matérialisme , ou mieux dtt matérialisme );;~1
-~;g' tique de la révolution prolétarienne (passage de l'idéalisme moral du
est présent dans cette histoire de la pensée, comme élément toujours j « socialisme utopique » à la politique de masse du « socialisme scien-
déjà constitutif de la philosophie (même ·sous la forme de son tifique», dépassement des alternatives abstraites du droit et de la
renversement ou de sa dénégation). L'histoire de la pensée, dont la violence, ou de l'anarchisme et du « socialisme d'État», etc.).
philosophie nous donne en quelque sorte le concentré, est lutte pour Une expression bien connue résume cette refonte de la problé-
et contre le matérialisme. Il faut donc, contrairement à L'idéologie matique marxiste : « dialectique matérialiste» (ou « méthode dialec-
allemande pour laquelle seule la pratique est matérialiste au sens tique»). Mais ce terme ambivalent (l'histoire ultérieure du marxisme
fort, poser qu'il y a un matérialisme théorique(bien avant le « maté- le prouvera assez) 1 ne recouvre-t-il pas, à nouveau, un simple coup
rialisme historique »). de force? L'idée d'une « histoire de la pensée», qui sous-tend ce
recours à la dialectique, est-elle autre chose que la désignation confuse
l. D.N ., cit., p. 47 sq. (« Ancienne préface à l'Anti-Diihring sur la dialectique»). de deux processus qui ne sont pas rigoureusement unifiables, et qui
2. Le ,problème de terminologie rencontré ici par Engels est très loin de lui être tendront inévitablement à se disjoindre à nouveau : celui d'une
propre. A la même époque des positivistes français comme Littré proposeront eux histoire des idéologies (histoire politique), celui d'une « histoire des
aussi de substituer « conception du monde » à « philosophie » pour désigner la forme
sous laquelle, de spontané et inconscient, l'esprit positif devient conscient de lui-
même et systématique (cf E. Coumet, « La philosophie positive d'E . Littré», in
1~1
Revtte de Synthèse, avril-déc. 1982) . 1. Cf E. Balibar, La philosophie de Marx, cit., p. 4.

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

1
Un thème insistant, que développent surtout les fragments de la 1 Ne nous hâtons pas ici, . comme on l'a fait trop souvent de
Dialectique de la Nature, marque bien ce renversement de point de 1
caractériser ce nouveau discours d'Engels comme une régression. Une
vue: c'est celui d'une « histoire de la pensée» (des Denkens), dont telle façon de poser le problème du matérialisme, quelles que soient
Engels essaye de décrire la trajectoire et les moments principaux 1• .! ses difficultés propres, est beaucoup moins spéculative que celle qui
Alors que, selon L'idéologieallemande, la pensée n'avait pas d'histoire c:i consistait à identifier d'emblée la pratique au réel, en l'égalant à
propre, c'est maintenant la logique de cette histoire qui permet ./ l'acte pur du prolétariat révolutionnaire, et à installer l'idéologie
i
d'assigner son contenu à la «conception .du monde» matérialiste- (voire toute théorie) dans l'élément de l'illusion ou du non-être ...
communiste, et de comprendre la nécessité historique des idéalisations .{} Du moins, dans cette nouvelle présentation, un lieu (celui du dis-
de l'idéologie. De façon ultra~positiviste, Marx dans L'idéologiealle-
mande refusait à la philosophie toute valeur de connaissance, toute
., cours ?) est-il postulé pour la confrontation entre la pratique révo-
lutionnaire etla domination idéologique, à travers l'affrontement des
positivité historique. Engels adopte inairitènant une position inverse : conceptions du monde, et l'interférence entre l'histoire« de la pensée»
'.·
,.
1
s'il hésite à qualifier de philosophie (ou de philosophie matérialiste) et celle des luttes de classes, Si le matérialisme est un certain rapport
la conception du monde communiste dont le noyau est la théorie entre théorie et pratique, il doit pouvoir se lire aussi dans la théorie
de l'histoire « découverte » par Marx 2 , il n'en attribue pas moins à elle-même.
la philosophie un « domaine » légitime (<<les lois et les opérations Que cette modification soit liée à de nouvelles conditions politiques
de la pensée »), et surtout il présente la genèse de la théorie de dans le mouvement ouvrier, c'est ce que nous verrons tout à l'heure.
l'histoire dans un rapport essentiel à la philosophie et à son histoire. Mais il est aussi clair qu'elle est commandée par ce « fait » intellectuel
La conception du monde matérialiste n'est pas, à cet égard, chan- qu'est la production d'une théorie de la lutte des classes (par Marx).
gement de terrain radical, antithèse absolue de toute philosophie : '•j Alors que le premier concept d'idéologie se heurtait aussitôt à la
si elle peut dépasser le mode de pensée philosophique, c'est qu'elle difficulté de penser comme «science», ou d'ailleurs comme « non-
en sort, ou plutôt c'est qu'elle sort de ses contradictions. Donc il y science », la théorie économique classique visée par le projet critique
a, bel et bien, des contradictions dans la philosophie (et, par consé- de Marx au début des années 50, le second concept d'idéologie et son
quent, en bonne dialectique, même si la philosophie n'est pas elle- antithèse, la conception du monde, constituent une première tentative
même le réel, il y a une réalité de la philosophie : car, comme le '))/ a ..·• pour rendre compte du résultat scientifique de cette critique : tant
dira plus tard à peu de choses près Engels dans sa meilleure lecture ;;1 dans le champ théorique (identification des présupposés juridiques et
-:4'
de Hegel, tout ce qui est contradictoire est réel !). ~
·•"'-
anthropologiques de l'économie bourgeoise) que dans le champ pra-
Pour le dire autrement, le matérialisme , ou mieux dtt matérialisme );;~1
-~;g' tique de la révolution prolétarienne (passage de l'idéalisme moral du
est présent dans cette histoire de la pensée, comme élément toujours j « socialisme utopique » à la politique de masse du « socialisme scien-
déjà constitutif de la philosophie (même ·sous la forme de son tifique», dépassement des alternatives abstraites du droit et de la
renversement ou de sa dénégation). L'histoire de la pensée, dont la violence, ou de l'anarchisme et du « socialisme d'État», etc.).
philosophie nous donne en quelque sorte le concentré, est lutte pour Une expression bien connue résume cette refonte de la problé-
et contre le matérialisme. Il faut donc, contrairement à L'idéologie matique marxiste : « dialectique matérialiste» (ou « méthode dialec-
allemande pour laquelle seule la pratique est matérialiste au sens tique»). Mais ce terme ambivalent (l'histoire ultérieure du marxisme
fort, poser qu'il y a un matérialisme théorique(bien avant le « maté- le prouvera assez) 1 ne recouvre-t-il pas, à nouveau, un simple coup
rialisme historique »). de force? L'idée d'une « histoire de la pensée», qui sous-tend ce
recours à la dialectique, est-elle autre chose que la désignation confuse
l. D.N ., cit., p. 47 sq. (« Ancienne préface à l'Anti-Diihring sur la dialectique»). de deux processus qui ne sont pas rigoureusement unifiables, et qui
2. Le ,problème de terminologie rencontré ici par Engels est très loin de lui être tendront inévitablement à se disjoindre à nouveau : celui d'une
propre. A la même époque des positivistes français comme Littré proposeront eux histoire des idéologies (histoire politique), celui d'une « histoire des
aussi de substituer « conception du monde » à « philosophie » pour désigner la forme
sous laquelle, de spontané et inconscient, l'esprit positif devient conscient de lui-
même et systématique (cf E. Coumet, « La philosophie positive d'E . Littré», in
1~1
Revtte de Synthèse, avril-déc. 1982) . 1. Cf E. Balibar, La philosophie de Marx, cit., p. 4.

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La crainte des masses Les conceptions du monde

conceptions du monde » (histoire théorique) ? Le fait est que, chez '] anticiperaient déjà sur les caractéristiques de la « crise du marxisme »
Engels lui-même, on observera tout de suite la dissolution de cette qui sera ouvertement proclamée dans les années qui suivront immé-
fausse unité . Les formulations que je viens d'évoquer ne seront que diatement la mort d'Engels. Elles s'inscrivent , en tout cas; dans le
le point de départ d 'une double dérive. cadre des mêmes contradictions pratiques, et des mêmes décalages
Il faut ici se souvenir des conditions qui confèrent son temps historiques . Mêmes contradictions : d 'un côté la croissance du parti
propre, sur vingt ans, à la réflexion théorique d'Engels. Lorsqu'elle socialiste, le renforcement de son organisation, de ses liens avec les
commence, la formation des partis ouvriers est à l'ordre du jour, syndicats ; de l'autre sa subordination tendanci~lle aux « règles du
après la Commune et la dissolution de la Première Internationale. jeu» de la politique bourgeoise, fixées par l'Etat, qui peut faire
Ils se développent dans la lutte de tendances contre ces « déviations » craindre à Engels la reproduction en Allemagne du contre-exemple
que représentent l'anarchisme, le syndicalisme trade-unioniste (« apo- anglais (un «embourgeoisement» du prolétariat, que ne suffit certes
litique») , le socialisme d 'État national (Lassalle)· ou libéral (par pas à expliquer le concept de l' « aristocratie ouvrière »). Mêmes
exemple le « socialisme de juristes », dont nous reparlerons plus loin, décalages: entre les thèses naguère tirées du Capital quant à l'évo-
ou en France le « possibilisme »). Lutte pour un socialisme révolu- lution des rapports de classes dans la société capitaliste, et les résultats
tionnaire, et lutte pour l'hégémonie de la théorie marxiste - voire auxquels aboutit en fait la Grande Dépression des années 70-80
pour le contrôle du parti social-démocrate - se confondent prati ;.. (émergence d 'un capital financier et premières formes d'une « poli-
quement. Mais à partir des années 80 (après la mort de Marx), la tique sociale » de la bourgeoisie, difficilement réductibles au simple
situation se renverse : dans la social-démocratie allemande, déjà, cette schéma d 'une bourgeoisie devenue une « classe superflue») 1•
hégémonie est officiellement acquise (ce que sanctionnera le Pro- Ce déplacement - au sens strict : Engels change de place par rapport
gramme d'Erfurt). Le Livre I du Capital, replacé par Engels lui- au« marxisme» , ou si l'on préfère le« marxisme» tend à lui échapper ...
même dans le cadre historique plus général exposé par le Manifeste, - se traduit en remaniements conceptuels. La dérive du couple
et l'interprétation qu'en proposait l'Anti-Diihring; sont reconnus « idéologie - conception du monde» peut être tenue pour l'indice
comme théorie du parti. Alors que les premiers textes d' Engels sont pertinent de la crise. Tendanciellement, ces concepts changent de
écrits pour fonder · et imposer le « marxisme» , les . derniers sont écrits terrain: issus d'une problématique essentiellement « épistémo-
aussi contre lui, pour s'en démarquer , parce que l'entreprise, même JîJI logique», · ils aboutissent dans les ·années 90 à des formulations
inachevée, a <etrop bien » réussi. Du moins ·sont-ils écrits pour tenter essentiellement historiques et politiques (on est tenté de dire en fait
de rectifier ce qui, dans l' « orthodoxie » en cours de constitution, qu'ils y reviennent). Leur symétrie se défait : ils deviennent partiel-
apparaît d'emblée comme une idéalisation et une idéologisation de lement substituables l'un à l'autre et, du même coup, partiellement
la théorie, aussi inquiétante sous sa forme « critique » (néo-kantienne : incompatibles.
Bernstein) que sous sa forme« matérialiste» (darwinienne: Kautsky) 1•
Se peut-il que, dans cette rectification, n'entre pas aussi une part
plus ou moins avouée d'autocritique, portant non seulement sur les
propres écrits d'Engels (puisque Bernstein et Kautsky ont répété L'échec du projet épistémologique d 'Engels
qu'ils étaient devenus «marxistes» à travers la lecture de l'Anti-
Dühring), mais sur les effets« pervers» des textes (connus) de Marx,
de leurs manques et de leurs excès ? Par là même , ces réflexions Si les premières formulations d'Engels sont aussi fortement tirées
vers l'épistémologie, ce n'est pourtant pas seulement en fonction du
«fait» théorique que représente le Capital (et de l'usage qu'il s'agit
1. Sur l'us age du terme « marxisme» et sur l'ambivalence des rapports que d'en faire dans la construction d'un parti), c'est aussi l'effet de
Marx, puis Engels, entretiennent avec lui, cf la mise au point détaillée de Georges l'environnement intellectuel. Erkenntnistheoretisch, l'adjectif employé
Haupt, « De Marx au marxisme», in L'historien et le mouvement social, Maspero,
1980 . Sur la « crise du marxisme» après la mort d'Engels , cf R. Racinaro, La crùi
del marx ismo, De Donato , Bari 1976; H.J . Steinberg, « Il partito e la formazione 1. Cf l'article essentiel d 'Engels, « Notwendige und überflüssige Gesellschafts-
dell'ortodossia marxista », in Storia del Marxismo, Einaudi, Turin, 1978, vol. 2. klassen » (1881), M.E.W ., 19, p. 287 sq.

198 199
La crainte des masses Les conceptions du monde

conceptions du monde » (histoire théorique) ? Le fait est que, chez '] anticiperaient déjà sur les caractéristiques de la « crise du marxisme »
Engels lui-même, on observera tout de suite la dissolution de cette qui sera ouvertement proclamée dans les années qui suivront immé-
fausse unité . Les formulations que je viens d'évoquer ne seront que diatement la mort d'Engels. Elles s'inscrivent , en tout cas; dans le
le point de départ d 'une double dérive. cadre des mêmes contradictions pratiques, et des mêmes décalages
Il faut ici se souvenir des conditions qui confèrent son temps historiques . Mêmes contradictions : d 'un côté la croissance du parti
propre, sur vingt ans, à la réflexion théorique d'Engels. Lorsqu'elle socialiste, le renforcement de son organisation, de ses liens avec les
commence, la formation des partis ouvriers est à l'ordre du jour, syndicats ; de l'autre sa subordination tendanci~lle aux « règles du
après la Commune et la dissolution de la Première Internationale. jeu» de la politique bourgeoise, fixées par l'Etat, qui peut faire
Ils se développent dans la lutte de tendances contre ces « déviations » craindre à Engels la reproduction en Allemagne du contre-exemple
que représentent l'anarchisme, le syndicalisme trade-unioniste (« apo- anglais (un «embourgeoisement» du prolétariat, que ne suffit certes
litique») , le socialisme d 'État national (Lassalle)· ou libéral (par pas à expliquer le concept de l' « aristocratie ouvrière »). Mêmes
exemple le « socialisme de juristes », dont nous reparlerons plus loin, décalages: entre les thèses naguère tirées du Capital quant à l'évo-
ou en France le « possibilisme »). Lutte pour un socialisme révolu- lution des rapports de classes dans la société capitaliste, et les résultats
tionnaire, et lutte pour l'hégémonie de la théorie marxiste - voire auxquels aboutit en fait la Grande Dépression des années 70-80
pour le contrôle du parti social-démocrate - se confondent prati ;.. (émergence d 'un capital financier et premières formes d'une « poli-
quement. Mais à partir des années 80 (après la mort de Marx), la tique sociale » de la bourgeoisie, difficilement réductibles au simple
situation se renverse : dans la social-démocratie allemande, déjà, cette schéma d 'une bourgeoisie devenue une « classe superflue») 1•
hégémonie est officiellement acquise (ce que sanctionnera le Pro- Ce déplacement - au sens strict : Engels change de place par rapport
gramme d'Erfurt). Le Livre I du Capital, replacé par Engels lui- au« marxisme» , ou si l'on préfère le« marxisme» tend à lui échapper ...
même dans le cadre historique plus général exposé par le Manifeste, - se traduit en remaniements conceptuels. La dérive du couple
et l'interprétation qu'en proposait l'Anti-Diihring; sont reconnus « idéologie - conception du monde» peut être tenue pour l'indice
comme théorie du parti. Alors que les premiers textes d' Engels sont pertinent de la crise. Tendanciellement, ces concepts changent de
écrits pour fonder · et imposer le « marxisme» , les . derniers sont écrits terrain: issus d'une problématique essentiellement « épistémo-
aussi contre lui, pour s'en démarquer , parce que l'entreprise, même JîJI logique», · ils aboutissent dans les ·années 90 à des formulations
inachevée, a <etrop bien » réussi. Du moins ·sont-ils écrits pour tenter essentiellement historiques et politiques (on est tenté de dire en fait
de rectifier ce qui, dans l' « orthodoxie » en cours de constitution, qu'ils y reviennent). Leur symétrie se défait : ils deviennent partiel-
apparaît d'emblée comme une idéalisation et une idéologisation de lement substituables l'un à l'autre et, du même coup, partiellement
la théorie, aussi inquiétante sous sa forme « critique » (néo-kantienne : incompatibles.
Bernstein) que sous sa forme« matérialiste» (darwinienne: Kautsky) 1•
Se peut-il que, dans cette rectification, n'entre pas aussi une part
plus ou moins avouée d'autocritique, portant non seulement sur les
propres écrits d'Engels (puisque Bernstein et Kautsky ont répété L'échec du projet épistémologique d 'Engels
qu'ils étaient devenus «marxistes» à travers la lecture de l'Anti-
Dühring), mais sur les effets« pervers» des textes (connus) de Marx,
de leurs manques et de leurs excès ? Par là même , ces réflexions Si les premières formulations d'Engels sont aussi fortement tirées
vers l'épistémologie, ce n'est pourtant pas seulement en fonction du
«fait» théorique que représente le Capital (et de l'usage qu'il s'agit
1. Sur l'us age du terme « marxisme» et sur l'ambivalence des rapports que d'en faire dans la construction d'un parti), c'est aussi l'effet de
Marx, puis Engels, entretiennent avec lui, cf la mise au point détaillée de Georges l'environnement intellectuel. Erkenntnistheoretisch, l'adjectif employé
Haupt, « De Marx au marxisme», in L'historien et le mouvement social, Maspero,
1980 . Sur la « crise du marxisme» après la mort d'Engels , cf R. Racinaro, La crùi
del marx ismo, De Donato , Bari 1976; H.J . Steinberg, « Il partito e la formazione 1. Cf l'article essentiel d 'Engels, « Notwendige und überflüssige Gesellschafts-
dell'ortodossia marxista », in Storia del Marxismo, Einaudi, Turin, 1978, vol. 2. klassen » (1881), M.E.W ., 19, p. 287 sq.

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

par Engels (qu'on traduira plus tard par « gnoséologique ») est le n'est ni achevée ni exempte de flottement (en particulier, on l'a vu,
f
mot même qui, chez les néo-kantiens, qualifie le problème de la sur la définition de la «philosophie»). Mais elle n'est nullement
connaissance. .ce n'est pas le cas pour Weltanschauung- ou du moins «vulgaire», et certainement pas «scientiste», au regard des discours
pas encore 1• contemporains 1•
Dans l'Anti-Dühring, Engels commence par opposer à la philo- Il ·faudrait en confronter le détail avec .le positivisme proprement
sophie une simple Anschauung der Welt ; il en vient progressivement dit : où l'on verrait, me semble-t-il, que des convergences signifi-
à l'idée d 'une Weltanschauung (ou Weltauffassung), qui reprendrait catives n'en débouchent pas moins sur une tout autre pensée des
à son compte le côté matérialiste de la philosophie, et se fonderait « tendances » historiques, qui exclut généralement qu'on se représente
sur une histoire de la nature, de la société et de la pensée. Il faut le rapport entre la théorie et la pratique (et par conséquent le statut
donc que cette conception du monde soit « scientifique » aussi bien d'une« science de la politique») sur le mode positiviste d'une simple
par sa forme que par son contenu. Ce qui nous renvoie d'abord à extériorité, comme prévision, ou comme application, impliquant le
une question de «méthode», à une opposition traditionnelle entre primat inconditionnel de la théorie.
« système de la connaissance», illusoirement achevé, et« connaissance Beaucoup plus délicate est la question des rapports entre le projet
systématiquè », progressant indéfiniment sans clôture. Quant au épistémologique d'Engels et l'idéologieévolutionnistepost-darwinienne.
contenu, il nous renvoie aux lois de la « connexion interne » des Lorsqu'il s'agit de caractériser l'élément dialectique de la« conception
choses que les sciences découvrent; et à la « loi cl'évolution » générale du monde», Engels renvoie toujours à l'exemple darwinien, à l'ana-
que, pour chaque domaine spécifique, elles parviennent finalement logie entre la découverte d'une « loi historique de la nature» et celle
à énoncer (exemples: Laplace en cosmologie, Helmholtz en physique, par Marx d'une« loi naturelle de l'histoire», ainsi qu 'entre ces deux
Darwin en biologie, Marx en économie) 2 • Si la philosophie, telle découvertes d'une part, et l'historicisme hégélien d'autre part (elles
que la pratique Engels, ne prétend pas « fonder » ces lois, elle réfléchit ont en commun, nous dit-il, l'idée fondamentale de processus). Plus
leur opposition commune à la métaphysique et leur analogie entre grave : le même Engels,.qui récuse clairement le « darwinisme social»
elles (Engels est ici, au fond, beaucoup plus aristotélicien que kan- (par exemple dans sa lettre à Lavrov, souvent citée, du 12 [17] nov.
tien). L'idée d'histoire de la pensée se précise alors: ce qu'elle signifie, 1875) 2, n'hésitera pas à appliquer des modèles pseudo-darwiniens
c'est que « matérialisme » et « dialectique » s'impliquent réciproque- (!!/ de « sélection naturelle des idées >>à l'histoire du christianisme et du
ment dans l'histoire. Chacun des deux aspects est moyen pour le socialisme (il est vrai que, sur cette piste toujours très fréquentée
développement de l'autre 3. L'argumentation d'Engels, à l'évidence, aujourd'hui, il ne sera ni le seul ni Je dernier !).
Nous observons ici d'indéniables effets de l'attraction exercée sur
la pensée d'Engels par celle de Haeckel - le premier, si je ne me
1. Le livre de F.A. Lange, Histoire du matérialisme, qui a constitué le trait d'union
entre cercles « marxistes », «néo-kantiens» et «darwiniens », est de 1866 (première
édition) [cf O. Bloch, Le matérialisme, PUF, « Que sais-je? », 1985 , p. 21 sq.]. théorie », considérée ultérieurement par le même Althusser comme le propre de la
Engels en rejette les thèses épistémologiques, mais lui emprunte un schéma ou philosophie (cf Un ine et la ph ilosophie, 1969, et les études recueillies dans Position,
plutôt un projet historique . C'est seulement avec Dilthey à la fin du siècle, on le 1976), et que nous retrouverons plus loin à partir du texte même d 'Engels.
sait, que le terme de Weltanscharmng, d'origine romantique (Schleiermacher, Schel- 1. L'étude de B. Kedrov, La classification des sciences, vol. 1, « Engels et ses
ling; Hegel au contraire l'emploie très peu) deviendra le mot d'ordre de la prédécesseurs», trad. fr., Moscou 1977, est malheureusement toujours viciée par la
philosophie de l'histoire et de l'herméneutique développées par le courant vitaliste volonté de présenter la pensée d 'Engels comme la « résolution marxiste » du « pro-
du néo-kantisme, contre le courant rationaliste (de Cohen à Cassirer). blème de la classification des sciences». Il semble bien, au contraire, .qu'il y ait du
2. A.D., cit., p. 54 sq. ; D .N ., cit., p. 38 sq. ; cf également Ludwig Fmerbach neuf à trouver dans l'étude très documentée de Sven Eric Liedman , Motsatsernas
ef la fin de la philosophie classiqtte allemande ( 1888), in K. Marx et F. Engels, Spel (« Le jeu des contradictions », La philosophie d'Engels et les sciencesau XIX' siècle,
, Ed. sociales, Paris, 1961, p. 46 sq.
Etudes phil osophiq11es 2 vol., Bo Cavefors Bokforlag, Lund , 1977 (en suédois), dont je n'ai pu consulter
3. L'idée d'une « histoire de la pensée», entendue en ce sens, ouvre évidemment qu'un court résumé en anglais). [Il existe désormais une édition allemande abrégée:
à plusieurs interprétations ou programmes de recherches : celle d 'une histoire empi- Das Spiel der Gegensatze. Friedrich Engels' Philosophie 11nd die Wissenschaft des
rique des sciences et de leurs effets sur la philosophie ; celle d'une « histoire du 19.Jahrhimderts , Campus Verlag, Frankfort/New York, 1986 .]
théorique », celle que la proposait Althusser dans Lire le Capital (1965), en reprenant 2. Correspon,dance Marx-Engels, Lettres mr « Le Capital », présentées et annotées
une expression de Hegel ; enfin celle d'une histoire des « luttes de classes dans la par G . Badia, Ed. sociales, 1964, p. 276 sq.

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

par Engels (qu'on traduira plus tard par « gnoséologique ») est le n'est ni achevée ni exempte de flottement (en particulier, on l'a vu,
f
mot même qui, chez les néo-kantiens, qualifie le problème de la sur la définition de la «philosophie»). Mais elle n'est nullement
connaissance. .ce n'est pas le cas pour Weltanschauung- ou du moins «vulgaire», et certainement pas «scientiste», au regard des discours
pas encore 1• contemporains 1•
Dans l'Anti-Dühring, Engels commence par opposer à la philo- Il ·faudrait en confronter le détail avec .le positivisme proprement
sophie une simple Anschauung der Welt ; il en vient progressivement dit : où l'on verrait, me semble-t-il, que des convergences signifi-
à l'idée d 'une Weltanschauung (ou Weltauffassung), qui reprendrait catives n'en débouchent pas moins sur une tout autre pensée des
à son compte le côté matérialiste de la philosophie, et se fonderait « tendances » historiques, qui exclut généralement qu'on se représente
sur une histoire de la nature, de la société et de la pensée. Il faut le rapport entre la théorie et la pratique (et par conséquent le statut
donc que cette conception du monde soit « scientifique » aussi bien d'une« science de la politique») sur le mode positiviste d'une simple
par sa forme que par son contenu. Ce qui nous renvoie d'abord à extériorité, comme prévision, ou comme application, impliquant le
une question de «méthode», à une opposition traditionnelle entre primat inconditionnel de la théorie.
« système de la connaissance», illusoirement achevé, et« connaissance Beaucoup plus délicate est la question des rapports entre le projet
systématiquè », progressant indéfiniment sans clôture. Quant au épistémologique d'Engels et l'idéologieévolutionnistepost-darwinienne.
contenu, il nous renvoie aux lois de la « connexion interne » des Lorsqu'il s'agit de caractériser l'élément dialectique de la« conception
choses que les sciences découvrent; et à la « loi cl'évolution » générale du monde», Engels renvoie toujours à l'exemple darwinien, à l'ana-
que, pour chaque domaine spécifique, elles parviennent finalement logie entre la découverte d'une « loi historique de la nature» et celle
à énoncer (exemples: Laplace en cosmologie, Helmholtz en physique, par Marx d'une« loi naturelle de l'histoire», ainsi qu 'entre ces deux
Darwin en biologie, Marx en économie) 2 • Si la philosophie, telle découvertes d'une part, et l'historicisme hégélien d'autre part (elles
que la pratique Engels, ne prétend pas « fonder » ces lois, elle réfléchit ont en commun, nous dit-il, l'idée fondamentale de processus). Plus
leur opposition commune à la métaphysique et leur analogie entre grave : le même Engels,.qui récuse clairement le « darwinisme social»
elles (Engels est ici, au fond, beaucoup plus aristotélicien que kan- (par exemple dans sa lettre à Lavrov, souvent citée, du 12 [17] nov.
tien). L'idée d'histoire de la pensée se précise alors: ce qu'elle signifie, 1875) 2, n'hésitera pas à appliquer des modèles pseudo-darwiniens
c'est que « matérialisme » et « dialectique » s'impliquent réciproque- (!!/ de « sélection naturelle des idées >>à l'histoire du christianisme et du
ment dans l'histoire. Chacun des deux aspects est moyen pour le socialisme (il est vrai que, sur cette piste toujours très fréquentée
développement de l'autre 3. L'argumentation d'Engels, à l'évidence, aujourd'hui, il ne sera ni le seul ni Je dernier !).
Nous observons ici d'indéniables effets de l'attraction exercée sur
la pensée d'Engels par celle de Haeckel - le premier, si je ne me
1. Le livre de F.A. Lange, Histoire du matérialisme, qui a constitué le trait d'union
entre cercles « marxistes », «néo-kantiens» et «darwiniens », est de 1866 (première
édition) [cf O. Bloch, Le matérialisme, PUF, « Que sais-je? », 1985 , p. 21 sq.]. théorie », considérée ultérieurement par le même Althusser comme le propre de la
Engels en rejette les thèses épistémologiques, mais lui emprunte un schéma ou philosophie (cf Un ine et la ph ilosophie, 1969, et les études recueillies dans Position,
plutôt un projet historique . C'est seulement avec Dilthey à la fin du siècle, on le 1976), et que nous retrouverons plus loin à partir du texte même d 'Engels.
sait, que le terme de Weltanscharmng, d'origine romantique (Schleiermacher, Schel- 1. L'étude de B. Kedrov, La classification des sciences, vol. 1, « Engels et ses
ling; Hegel au contraire l'emploie très peu) deviendra le mot d'ordre de la prédécesseurs», trad. fr., Moscou 1977, est malheureusement toujours viciée par la
philosophie de l'histoire et de l'herméneutique développées par le courant vitaliste volonté de présenter la pensée d 'Engels comme la « résolution marxiste » du « pro-
du néo-kantisme, contre le courant rationaliste (de Cohen à Cassirer). blème de la classification des sciences». Il semble bien, au contraire, .qu'il y ait du
2. A.D., cit., p. 54 sq. ; D .N ., cit., p. 38 sq. ; cf également Ludwig Fmerbach neuf à trouver dans l'étude très documentée de Sven Eric Liedman , Motsatsernas
ef la fin de la philosophie classiqtte allemande ( 1888), in K. Marx et F. Engels, Spel (« Le jeu des contradictions », La philosophie d'Engels et les sciencesau XIX' siècle,
, Ed. sociales, Paris, 1961, p. 46 sq.
Etudes phil osophiq11es 2 vol., Bo Cavefors Bokforlag, Lund , 1977 (en suédois), dont je n'ai pu consulter
3. L'idée d'une « histoire de la pensée», entendue en ce sens, ouvre évidemment qu'un court résumé en anglais). [Il existe désormais une édition allemande abrégée:
à plusieurs interprétations ou programmes de recherches : celle d 'une histoire empi- Das Spiel der Gegensatze. Friedrich Engels' Philosophie 11nd die Wissenschaft des
rique des sciences et de leurs effets sur la philosophie ; celle d'une « histoire du 19.Jahrhimderts , Campus Verlag, Frankfort/New York, 1986 .]
théorique », celle que la proposait Althusser dans Lire le Capital (1965), en reprenant 2. Correspon,dance Marx-Engels, Lettres mr « Le Capital », présentées et annotées
une expression de Hegel ; enfin celle d'une histoire des « luttes de classes dans la par G . Badia, Ed. sociales, 1964, p. 276 sq.

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La crainte des masses Les conceptions dtt monde

trompe, à avoir employé 1'expression de « lutte entre les deux concep- philosophie politique et dela métaphysique des xvn• et xvm• siècles.
tions du monde», l'une «moniste», «mécaniste» et même « maté- Mais la critique, aussitôt, inverse ses batteries : après avoir combattu
rialiste», l'autre <<"dualiste»,« finaliste» et «spiritualiste», dans son le fixisme .avec.les armes de l'évolutionnisme , elle va combattre par
Histoire de la création naturelle de 1868. Si Engels ne reprend pas des références hégéliennes (et aussi, à l'occasion, fouriéristes, suivant
à son compte l'énoncé « technique » dont Haeckel avait fait le une vieille prédilection d'Engels) 1- la transformation de l'évolution-
fondement de son évolutionnisme : la « loi biogénétique fondamen- nisme à son tour en une métaphysique ou en un système. L'idée de
tale», ou « théorie de la récapitulation de la phylogenèse dans toi d 'évolution, chez Engels, ne va jamais seule: elle s'accompagne
l'ontogenèse 1 » - serait-ce qu'il le juge, précisément, trop « méca- . l toujours de l'élément antithétique, · qui définit la dialectique par la
niste»? - il n'en retient pas moins l'idée d'une généralisation du contradiction. Ce que précisément l'évolutionnisme ignore totalement
principe d'évolution, comme passage de l'inférieur au supérieur, au (y compris Darwin, et en tout cas Haeckel). Or la contradiction n'est
sens d'une complexité croissante, par changement de niveau d'or- pas la « lutte pour l'existence». L'importance de la pensée de Hegel
ganisation . Dans cette «loi» s'inscrit le «passage» de la nature à vient de ce que, selon Engels, tout en étant parfaitement incapable
l'histoirè humaine, avec leur propre différenciation (de la vie au d'en découvrir les lois déterminées, il pose le monde entier (naturel
travail, du travail au langage et à la conscience). Alors l'enchaînement i et social) comme processus, et identifie immédiatement ce processus
de Darwin et de Marx, l'un théoricien de la descendance de l'homme, au jeu immanent, à l'enchaînement interne d'un ensemble de contra-
ii
l'autre théoricien de la nécessité du passage du capitalisme au socia- dictions. Au sens d'Engels, une « loi dialectique», s'exerçant dans
lisme, conduit effectivement à fonder celui-ci sur la maîtrise croissante des conditions matérielles données qui la spécifient, avec lesquelles
de la nature : de la « préhistoire » à l' « histoire » de l'humanité par l elle «interagit» (ce qu !Engels appelle, de façon plus spinoziste que
la science, la planification. Et, tendanciellement, le prolétariat n'est kantienne, -la Wechselwirktmg, le Zusammenhang) 2 , n'exprime pas la
pas seulement « l'héritier de la philosophie classique allemande» continuité du développement d'un ordre ou d'un plan préétabli
(comme il l'écrira plus tard), il est l'héritier de l'évolution tout entière, (c'est-à-dire implicitement d'un ordre ou d'un sujet), mais les moments
bref le Fils de l'Homme (non certes l'Homme théologique, mais d'une contradiction ou les phases d'un antagonisme. C'est ici surtout
l'Homme «naturel» : darwinien ... ) 2 • qu'il faut accorder toute son importance à la thèse qui demande de
S'il faut aller ainsi à l'extrême d'une tendance qui est bel et bien q!ft ,.' - ·\) penser le monde, non comme « complexe de choses », mais comme
présente chez Engels - et qui régnera sans partage dans une bonne « complexe de processus », c' est~à-dire complexité sans identité préa-
partie de sa postérité - c'est qu'elle s'accompagne aussitôt d'une lable ou finale, sans identité substantielle des éléments dont se
contre-tendance. Est-il paradoxal de la déceler dans la façon même compose sa réalité.
dont il va alors « retrouver » Hegel, et recourir à sa dialectique, certes Bien que le résultat de cette élaboration ait été présenté plus tard
elle:-même «évolutionniste», mais irréductible au modèle de l'évo- comme un . système cohérent, je ne soutiendrai pas, pour ma part,
lutionnisme biologique? L'idée d'hi _stoire de la nature, conçue comme qu'il soit véritablement tenable. Bien au contraire. Mais il faut
loi d'évolution, bien que lourde de conséquences, ne fournit que pro-
visoirement ·à Engels la matrice de sa ·« dialectique matérialiste » :
par rapport à une conception ou image du monde déterminée, au 1. Qui resurgit notamment à l'occasion de la rédaction de L 'origine de la /atnille ,
fixisme ou au « mécanisme » de la science de la nature, de la de la propriété privée et de l 'État (1884) . Dans l'Anti-Dühring , Engels dit que
« Fourier manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel.
Avec une égale dialectique, il fait ressortir que , contrairement au bavardage sur la
perfectibilité indéfinie de l'homme, coute phase historique a sa branche ascendante,
1. Cf G . Canguilhem, G. Lapassade, J. Piquemal, J. Ulmann, Dtt développement mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l'avenir
à l'évoltttion att XIX' siècle, in Thalès, Année 1960 [réédition PUF , collection « Pra- de l'humanité dans son ensemble. De même que Kant a introduit la fin à venir de
tiques théoriques», 1985]: de très loin l'étude de la plus rigoureuse en langue la terre dan s la-science de la nature, Fourier introduit dans l'étude de l'histoire la
française sur l'histoire et les concepts de l'évolutionnisme avant et après Darwin. fin à venir de l'humanité» (A.D ., cit., pp. 299-300) . Engels admire particulièrement
2. Une étonnante illustration de ce thème est le livre de H .G. Wells, A Short la conception fouriériste des crises comme effets de contradictions immanentes à la
History of the World, qui « raconte » l'histoire de l'humanité en commençant à la « civilisation ».
formation du système solaire et en aboutissant au socialisme. 2. « Travaux préliminaires » pour l' Anti-Diihring (A.D ., cit., pp. 392-393) .

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La crainte des masses Les conceptions dtt monde

trompe, à avoir employé 1'expression de « lutte entre les deux concep- philosophie politique et dela métaphysique des xvn• et xvm• siècles.
tions du monde», l'une «moniste», «mécaniste» et même « maté- Mais la critique, aussitôt, inverse ses batteries : après avoir combattu
rialiste», l'autre <<"dualiste»,« finaliste» et «spiritualiste», dans son le fixisme .avec.les armes de l'évolutionnisme , elle va combattre par
Histoire de la création naturelle de 1868. Si Engels ne reprend pas des références hégéliennes (et aussi, à l'occasion, fouriéristes, suivant
à son compte l'énoncé « technique » dont Haeckel avait fait le une vieille prédilection d'Engels) 1- la transformation de l'évolution-
fondement de son évolutionnisme : la « loi biogénétique fondamen- nisme à son tour en une métaphysique ou en un système. L'idée de
tale», ou « théorie de la récapitulation de la phylogenèse dans toi d 'évolution, chez Engels, ne va jamais seule: elle s'accompagne
l'ontogenèse 1 » - serait-ce qu'il le juge, précisément, trop « méca- . l toujours de l'élément antithétique, · qui définit la dialectique par la
niste»? - il n'en retient pas moins l'idée d'une généralisation du contradiction. Ce que précisément l'évolutionnisme ignore totalement
principe d'évolution, comme passage de l'inférieur au supérieur, au (y compris Darwin, et en tout cas Haeckel). Or la contradiction n'est
sens d'une complexité croissante, par changement de niveau d'or- pas la « lutte pour l'existence». L'importance de la pensée de Hegel
ganisation . Dans cette «loi» s'inscrit le «passage» de la nature à vient de ce que, selon Engels, tout en étant parfaitement incapable
l'histoirè humaine, avec leur propre différenciation (de la vie au d'en découvrir les lois déterminées, il pose le monde entier (naturel
travail, du travail au langage et à la conscience). Alors l'enchaînement i et social) comme processus, et identifie immédiatement ce processus
de Darwin et de Marx, l'un théoricien de la descendance de l'homme, au jeu immanent, à l'enchaînement interne d'un ensemble de contra-
ii
l'autre théoricien de la nécessité du passage du capitalisme au socia- dictions. Au sens d'Engels, une « loi dialectique», s'exerçant dans
lisme, conduit effectivement à fonder celui-ci sur la maîtrise croissante des conditions matérielles données qui la spécifient, avec lesquelles
de la nature : de la « préhistoire » à l' « histoire » de l'humanité par l elle «interagit» (ce qu !Engels appelle, de façon plus spinoziste que
la science, la planification. Et, tendanciellement, le prolétariat n'est kantienne, -la Wechselwirktmg, le Zusammenhang) 2 , n'exprime pas la
pas seulement « l'héritier de la philosophie classique allemande» continuité du développement d'un ordre ou d'un plan préétabli
(comme il l'écrira plus tard), il est l'héritier de l'évolution tout entière, (c'est-à-dire implicitement d'un ordre ou d'un sujet), mais les moments
bref le Fils de l'Homme (non certes l'Homme théologique, mais d'une contradiction ou les phases d'un antagonisme. C'est ici surtout
l'Homme «naturel» : darwinien ... ) 2 • qu'il faut accorder toute son importance à la thèse qui demande de
S'il faut aller ainsi à l'extrême d'une tendance qui est bel et bien q!ft ,.' - ·\) penser le monde, non comme « complexe de choses », mais comme
présente chez Engels - et qui régnera sans partage dans une bonne « complexe de processus », c' est~à-dire complexité sans identité préa-
partie de sa postérité - c'est qu'elle s'accompagne aussitôt d'une lable ou finale, sans identité substantielle des éléments dont se
contre-tendance. Est-il paradoxal de la déceler dans la façon même compose sa réalité.
dont il va alors « retrouver » Hegel, et recourir à sa dialectique, certes Bien que le résultat de cette élaboration ait été présenté plus tard
elle:-même «évolutionniste», mais irréductible au modèle de l'évo- comme un . système cohérent, je ne soutiendrai pas, pour ma part,
lutionnisme biologique? L'idée d'hi _stoire de la nature, conçue comme qu'il soit véritablement tenable. Bien au contraire. Mais il faut
loi d'évolution, bien que lourde de conséquences, ne fournit que pro-
visoirement ·à Engels la matrice de sa ·« dialectique matérialiste » :
par rapport à une conception ou image du monde déterminée, au 1. Qui resurgit notamment à l'occasion de la rédaction de L 'origine de la /atnille ,
fixisme ou au « mécanisme » de la science de la nature, de la de la propriété privée et de l 'État (1884) . Dans l'Anti-Dühring , Engels dit que
« Fourier manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel.
Avec une égale dialectique, il fait ressortir que , contrairement au bavardage sur la
perfectibilité indéfinie de l'homme, coute phase historique a sa branche ascendante,
1. Cf G . Canguilhem, G. Lapassade, J. Piquemal, J. Ulmann, Dtt développement mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l'avenir
à l'évoltttion att XIX' siècle, in Thalès, Année 1960 [réédition PUF , collection « Pra- de l'humanité dans son ensemble. De même que Kant a introduit la fin à venir de
tiques théoriques», 1985]: de très loin l'étude de la plus rigoureuse en langue la terre dan s la-science de la nature, Fourier introduit dans l'étude de l'histoire la
française sur l'histoire et les concepts de l'évolutionnisme avant et après Darwin. fin à venir de l'humanité» (A.D ., cit., pp. 299-300) . Engels admire particulièrement
2. Une étonnante illustration de ce thème est le livre de H .G. Wells, A Short la conception fouriériste des crises comme effets de contradictions immanentes à la
History of the World, qui « raconte » l'histoire de l'humanité en commençant à la « civilisation ».
formation du système solaire et en aboutissant au socialisme. 2. « Travaux préliminaires » pour l' Anti-Diihring (A.D ., cit., pp. 392-393) .

202 203
l
La crainte des 1nasses î Les conceptionsdu monde

l'apprécier dans son contexte. En somme nous voyons ici Engels jouer tian du monde matérialiste et communiste», comme la fin du
une téléologiecontre une autre. Et nous ne devons pas, dans ces processus.Elle tombe facilement par là sous la critique adressée par
conditions, nous étonner outre mesure de l'ambiguïté théorique qui Engels lui-même à Hegel, à propos du système de l'esprit absolu.
en résulte lorsque, au terme de son exposé « dialectique » de la Le communisme--matérialisme ne serait-il donc que l'autre nom de
tendance au socialisme - dont le point de départ est la célèbre phrase l'esprit absolu ? Comment ne pas se poser la question ?
de Marx sur l' « expropriation des expropriateurs » comme négation Surtout; Engels présuppose que la conception du monde « maté-
de la négation 1 - il se retrouve pris dans le pro,blème insoluble rialiste» est identique à la conception« communiste». Qu'est-ce qui
d'une conception nog téléologique de la « fin de l'Etat», ou si l'on justifie cette identification? Dire que c'est l'achèvement du matéria-
veut, d'une fin de l'Etat qui ne serait pas la fin de l'histoire ... Mais lisme par Marx dans une science de la nécessité historique du
si l'on veut bien admettre, au moins comme hypothèse de travail, communisme ne fait que reproduire la question en miroir. On peut
le caractère inévitable de l' évolutionisme engénéral comme idéologie \ dire que la conception du monde communiste sera nécessairement
scientifique au x1x siècle 2, on relèvera à la fois l'impasse engendrée
0 1.
matérialiste puisqu'elle se fondera sur l'extension à l'histoire et à la
par ce recours à Hegel dans la constitution d'une « conception du !
! politique de ·la « méthode » sciendfique contemporaine, qui culmine
i
monde matéd.aliste », et la place singulière qu'elle occupe histori- dans l'énoncé de lois d'évolution. Mais on peut dire aussi que
quement entre l'évolutionnisme « bourgeois » officiel du XIX siècle « matérialisme» ne signifie rien d'autre, fondamentalement, que cette
0

(celui qui, notamment, inspirera le Kulturkampf), et le « darwino- pétition de principe: « communisme+ science= matérialisme». Ce qui
marxisme » de la social-démocratie. Ce qu'Engels a tenté peut alors semble manquer ici, c'est un élément directement politique, qui soit
nous apparaître comme une critique anticipée de l'évolutionnisme en même temps interne au théorique, nécessairement impliqué dans
au sein du mouvement ouvrier et du marxisme lui-même. son histoire.
Que cette tentative se soit révélée cependant intenable, nous en Mais de quel côté faut-il rechercher ce manque ? Est-ce du côté
avons d'abord l'indice dans l'inachèvement et l'abandon du projet du matérialisme, ou du côté du communisme ? Quel est celui de
théorique dont la Dialectique de la nature rassemble les fragments. ces deux termes qui implique un « point de vue de classe», et qui
Et nous pouvons le comprendre à partir du paradoxe inhérent à peut ainsi l'ajouter à la science, sans qu'il agisse pour autant d'une
l'idée d'une telle histoire de la pensée : plus Engels multiplie, en ,} ·1) « addition étrangère » ? En réalité deux figures de l'historicité, au
effet, les proclamations empiristes (du type : toute pensée vient de fond incompatibles, sont ici investies, et comme plaquées l'une sur
l'expérience, ou de l'expérience sociale, etc.), plus il apparaît que l'autre. La première est celle des aventures de la diàlectique, de ses
son histoire de la «pensée» est fondamentalement autonome, ayant origines grecques à son achèvement dans le matérialisme historique.
sa propre logique préétablie, conforme à une figure dialectique La seconde est celle de la << lutte » entre matérialisme et idéalisme
d'ensemble qui ne vient certes pas de l'expérience... mais de la dans toute l'histoire de la pensée. Chacune d 'entre elles, prise iso-
tradition idéaliste ! Comme par hasard, cette figure retombe toujours lément, peut se lire de façon parfaitement idéaliste elle-même, comme
sur le modèle à trois temps des aventures bien connues de la une figure de l'autonomie de la pensée. Ce qui autoriserait une
dialectique 3 , et elle fait apparaître le matérialisme, donc la « concep- lecture différente, ce serait de comprendre chacune d'elles comme
représentant par rapport à l'autre l'instance même de la lutte des
classes. Il faudrait pouvoir dire, par exemple, que le matérialisme
1. K. Marx, Le Capital. Livre I, trad. d'après la 4• éd. allemande, sous la
aux différentes époques historiques « exprime » la résistance à l'ordre
responsabilité de J.-P. Lefebvre, PUF, Quadrige , 1993 , p . 856. Engels la commente
dans l'Anti-Diihrin g, l '° partie, chap. 13 (A.D ., cit., p . 161 sq.).
2. Cf G. Canguilhem , Idéologieet rationalité dans l'histoire des sciencesde la vie,
Éd. Vrin, Paris, 1977 . Également sur ce point : De Darwin au daryuini,nne, science encore : 1. Unité abstraite de la dialectique et du matérialisme (« physique») ;
et idéologie, Congrès international de Chantilly édité par Y. Conry, Ed. Vrin , Paris, 2. Division de la dialectique et du matérialisme; 3. Nouvelle unité, concrète, de
1983. la dialectique et du matérialisme («histoire»). Ou enfin: 1. Unité de la philosophie
3. On peut lire ainsi le schéma historique d'Engels (cf notamment, dans la et des sciences (dans l'élément de la philosophie) ; 2. Division de là philosophie
Dialectiqtte de la nature, le texte intitulé« Ancienne Préface à l'Anti-Dühr ing») : (spéculation) et des sciences (empirisme) ; 3. Nouvelle unité de la philosophie et
1. Dialectique grecque ; 2. Métaphysique classique ; 3. Dialectique moderne. Ou des sciences (dans l'élément des sciences).

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La crainte des 1nasses î Les conceptionsdu monde

l'apprécier dans son contexte. En somme nous voyons ici Engels jouer tian du monde matérialiste et communiste», comme la fin du
une téléologiecontre une autre. Et nous ne devons pas, dans ces processus.Elle tombe facilement par là sous la critique adressée par
conditions, nous étonner outre mesure de l'ambiguïté théorique qui Engels lui-même à Hegel, à propos du système de l'esprit absolu.
en résulte lorsque, au terme de son exposé « dialectique » de la Le communisme--matérialisme ne serait-il donc que l'autre nom de
tendance au socialisme - dont le point de départ est la célèbre phrase l'esprit absolu ? Comment ne pas se poser la question ?
de Marx sur l' « expropriation des expropriateurs » comme négation Surtout; Engels présuppose que la conception du monde « maté-
de la négation 1 - il se retrouve pris dans le pro,blème insoluble rialiste» est identique à la conception« communiste». Qu'est-ce qui
d'une conception nog téléologique de la « fin de l'Etat», ou si l'on justifie cette identification? Dire que c'est l'achèvement du matéria-
veut, d'une fin de l'Etat qui ne serait pas la fin de l'histoire ... Mais lisme par Marx dans une science de la nécessité historique du
si l'on veut bien admettre, au moins comme hypothèse de travail, communisme ne fait que reproduire la question en miroir. On peut
le caractère inévitable de l' évolutionisme engénéral comme idéologie \ dire que la conception du monde communiste sera nécessairement
scientifique au x1x siècle 2, on relèvera à la fois l'impasse engendrée
0 1.
matérialiste puisqu'elle se fondera sur l'extension à l'histoire et à la
par ce recours à Hegel dans la constitution d'une « conception du !
! politique de ·la « méthode » sciendfique contemporaine, qui culmine
i
monde matéd.aliste », et la place singulière qu'elle occupe histori- dans l'énoncé de lois d'évolution. Mais on peut dire aussi que
quement entre l'évolutionnisme « bourgeois » officiel du XIX siècle « matérialisme» ne signifie rien d'autre, fondamentalement, que cette
0

(celui qui, notamment, inspirera le Kulturkampf), et le « darwino- pétition de principe: « communisme+ science= matérialisme». Ce qui
marxisme » de la social-démocratie. Ce qu'Engels a tenté peut alors semble manquer ici, c'est un élément directement politique, qui soit
nous apparaître comme une critique anticipée de l'évolutionnisme en même temps interne au théorique, nécessairement impliqué dans
au sein du mouvement ouvrier et du marxisme lui-même. son histoire.
Que cette tentative se soit révélée cependant intenable, nous en Mais de quel côté faut-il rechercher ce manque ? Est-ce du côté
avons d'abord l'indice dans l'inachèvement et l'abandon du projet du matérialisme, ou du côté du communisme ? Quel est celui de
théorique dont la Dialectique de la nature rassemble les fragments. ces deux termes qui implique un « point de vue de classe», et qui
Et nous pouvons le comprendre à partir du paradoxe inhérent à peut ainsi l'ajouter à la science, sans qu'il agisse pour autant d'une
l'idée d'une telle histoire de la pensée : plus Engels multiplie, en ,} ·1) « addition étrangère » ? En réalité deux figures de l'historicité, au
effet, les proclamations empiristes (du type : toute pensée vient de fond incompatibles, sont ici investies, et comme plaquées l'une sur
l'expérience, ou de l'expérience sociale, etc.), plus il apparaît que l'autre. La première est celle des aventures de la diàlectique, de ses
son histoire de la «pensée» est fondamentalement autonome, ayant origines grecques à son achèvement dans le matérialisme historique.
sa propre logique préétablie, conforme à une figure dialectique La seconde est celle de la << lutte » entre matérialisme et idéalisme
d'ensemble qui ne vient certes pas de l'expérience... mais de la dans toute l'histoire de la pensée. Chacune d 'entre elles, prise iso-
tradition idéaliste ! Comme par hasard, cette figure retombe toujours lément, peut se lire de façon parfaitement idéaliste elle-même, comme
sur le modèle à trois temps des aventures bien connues de la une figure de l'autonomie de la pensée. Ce qui autoriserait une
dialectique 3 , et elle fait apparaître le matérialisme, donc la « concep- lecture différente, ce serait de comprendre chacune d'elles comme
représentant par rapport à l'autre l'instance même de la lutte des
classes. Il faudrait pouvoir dire, par exemple, que le matérialisme
1. K. Marx, Le Capital. Livre I, trad. d'après la 4• éd. allemande, sous la
aux différentes époques historiques « exprime » la résistance à l'ordre
responsabilité de J.-P. Lefebvre, PUF, Quadrige , 1993 , p . 856. Engels la commente
dans l'Anti-Diihrin g, l '° partie, chap. 13 (A.D ., cit., p . 161 sq.).
2. Cf G. Canguilhem , Idéologieet rationalité dans l'histoire des sciencesde la vie,
Éd. Vrin, Paris, 1977 . Également sur ce point : De Darwin au daryuini,nne, science encore : 1. Unité abstraite de la dialectique et du matérialisme (« physique») ;
et idéologie, Congrès international de Chantilly édité par Y. Conry, Ed. Vrin , Paris, 2. Division de la dialectique et du matérialisme; 3. Nouvelle unité, concrète, de
1983. la dialectique et du matérialisme («histoire»). Ou enfin: 1. Unité de la philosophie
3. On peut lire ainsi le schéma historique d'Engels (cf notamment, dans la et des sciences (dans l'élément de la philosophie) ; 2. Division de là philosophie
Dialectiqtte de la nature, le texte intitulé« Ancienne Préface à l'Anti-Dühr ing») : (spéculation) et des sciences (empirisme) ; 3. Nouvelle unité de la philosophie et
1. Dialectique grecque ; 2. Métaphysique classique ; 3. Dialectique moderne. Ou des sciences (dans l'élément des sciences).

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

établi, la lutte politique des opprimés et des exploités, pour Cette définition, très détaillée, repart de la critique de la dialectique
comprendre comment l'histoire de la dialectique, traversée par cette hégélienne, en montrant que la contradiction du matérialisme et de
lutte, aboutit précisément à une théorie de l'exploitation et du passage l'idéalisme doit être pensée comme immanente. Un idéalisme peut
au communisme. Il faudrait, à l'inverse, pouvoir montrer que la être lui-même historique. Mais surtout, il faut distinguer idéalisme
première forme, grecque, de la dialectique, est «organiquement» et « processus idéologique » en général. Le processusidéologique-
liée à l'émergence' de l'État de classe dans la Cité antique, et que sa formulation qui apparaît dans le Ludwig Feuerbach- est plus général
forme ultime (qui en représenterait alors, en quelque sorte, l'auto- que l'idéalisme, qui en constitue un aboutissement nécessaire, mais
critique immanente) a pour objet essentiel de penser la dissolution dérivé: « Des idéologies encore plus élevées, c'est-à-dire plus éloi-
de ce lien, la fin de l'État et des classes. On pourrait alors s'expliquer gnées de leur base matérielle, économique, prennent la forme de la
que, sous .nos yeux, le rapport s'inverse. entre matérialisme et idéa- philosophie et de la religion. Ici, la liaison des représentations avec
lisme : que, pour la première fois, la lutte des exploités cesse de se leurs conditions d'existence matérielles devient de plus en plus
présenter simplement comme une résistance, une révolte sans len- J complexe, de plus en plus obscurcie par les maillons intennédiaires.
demains, ou comme le marchepièd d'une nouvelle domination; que
pour la première fois la «conscience» des exploités en lutte cesse
] Mais elle existe cependant (. ..) chaque idéologie, une fois constituée,
se développe sur la base des éléments de représentation donnés et
d'être idéaliste (ou utopique), et que la théorie de cette lutte puisse ! continue à les· élaborer ; sinon elle ne serait pas une idéologie, c'est-
s'identifier au matérialisme, à la pensée du mouvement réel. Mais à-dire le fait de s'occuper d'idées comme d 'entités autonomes , se
pour que cette interprétation, ou toute autre voisine, . nous fasse développant de façon indépendante, et uniquement soumises à leurs
effectivement sortir d ·un schéma préétabli, c'est toute une histoire propres lois. Que les conditions d'existence matérielle des hommes,
effective des « luttes de classes dans la théorie » et de leurs conditions dans le cerveau desquels se poursuit .ce processus mental, en déter-
matérielles qui serait nécessaire. La fusion du matérialisme et des minent le cours en dernière instance, cela reste chez eux nécessairement
luttes de classes n'apparaîtrait plus alors comme naturellement donnée inconscient, sinon c'en serait fini de toute idéologie 1• » On le voit,
ou déjà garantie - à la façon dont la Philosophie des Lumières s'était l'idéologie est avant tout une chaîne de médiations. L'opposition de
représenté l'identité de nature entre l'idéalisme de la raison et la la pratique et de l'idéologie prend la forme d'un rapport (la« dernière
.,. l no.
lutte de l'humanité pour les libertés bourgeoises - mais comme J' l '::!Il instance» inconsciente) entre deux histoires dont l'une (celle des
produite au terme d'une rencontre, dans des conditions déterminées élaborations idéologiques secondaires) est insérée dans l'autre (celle
dont dépendent ses modalités. Or ce problème historique, on peut \ de l'économie) par une genèse «matérialiste».

Î..
bien dire que, si le postulat d'Engels l'enveloppe implicitement, il Rien de tout ceci ne nous ferait encore sortir d'un génétisme ei:
en .bloque immédiatement l'examen concret. :.r
.·._ d'un empirisme assez communs, n'était la façon qont Engels rattache
cette définition à une nouvelle conèeption de l'Etat. La genèse des
formes idéologiques a pour médiation essentielle l'histoire desformes
État, masses,idéologie ,:·11 de l'appareil de l'État (« l'État est la première puissance idéolo-
}
gique») 2 • Il y a donc de nouveau (comme dans L'idéologieallemande,
qu'Engels vient de relire sur le manuscrit) simultanément « théorie
Si cette interprétation est juste, nous mesurons mieux l'intérêt de de l'État» et« théorie de l'idéologie». Mais leur articulation a changé.
la nouvelle définition de l'idéologie qu'Engels propose dans Ludwig D~ns L'idéologieallemande, l'idéologie est formellement antérieure à
Fe11erbach et la fin de la philosophie classique allemande (1888) et l'Etat (puisqu'elle dérive directement du processus de la division du
qui s'inscrit clairement dans cette phase de reçtification, voire de
réaction contre la forme prise par le « marxisme » naissant, que j'ai
évoquée plus haut 1 • t,
Hi.
antique (philosophes et juristes), et ceux du monde médiéval (théologiens et clercs).
Tous ces textes sont publiés initialement dans la Nette Zeit, la revue de Kautsky,
:5: bastion du « marxisme » orthodoxe.
l. Cf en particulier l'article Bmno Batter tmd das Urchristentttm
, 1882, M.E .W ., l. L11dwigFetterbath... , cit., pp. 55-56 .
19, qui établit un parallèle entre les « idéologues modernes», ceux du monde 2. Lndwig Ferterbach ... , cit., p. 54.
Ji
206
ii
207
La crainte des masses Les conceptionsdu monde

établi, la lutte politique des opprimés et des exploités, pour Cette définition, très détaillée, repart de la critique de la dialectique
comprendre comment l'histoire de la dialectique, traversée par cette hégélienne, en montrant que la contradiction du matérialisme et de
lutte, aboutit précisément à une théorie de l'exploitation et du passage l'idéalisme doit être pensée comme immanente. Un idéalisme peut
au communisme. Il faudrait, à l'inverse, pouvoir montrer que la être lui-même historique. Mais surtout, il faut distinguer idéalisme
première forme, grecque, de la dialectique, est «organiquement» et « processus idéologique » en général. Le processusidéologique-
liée à l'émergence' de l'État de classe dans la Cité antique, et que sa formulation qui apparaît dans le Ludwig Feuerbach- est plus général
forme ultime (qui en représenterait alors, en quelque sorte, l'auto- que l'idéalisme, qui en constitue un aboutissement nécessaire, mais
critique immanente) a pour objet essentiel de penser la dissolution dérivé: « Des idéologies encore plus élevées, c'est-à-dire plus éloi-
de ce lien, la fin de l'État et des classes. On pourrait alors s'expliquer gnées de leur base matérielle, économique, prennent la forme de la
que, sous .nos yeux, le rapport s'inverse. entre matérialisme et idéa- philosophie et de la religion. Ici, la liaison des représentations avec
lisme : que, pour la première fois, la lutte des exploités cesse de se leurs conditions d'existence matérielles devient de plus en plus
présenter simplement comme une résistance, une révolte sans len- J complexe, de plus en plus obscurcie par les maillons intennédiaires.
demains, ou comme le marchepièd d'une nouvelle domination; que
pour la première fois la «conscience» des exploités en lutte cesse
] Mais elle existe cependant (. ..) chaque idéologie, une fois constituée,
se développe sur la base des éléments de représentation donnés et
d'être idéaliste (ou utopique), et que la théorie de cette lutte puisse ! continue à les· élaborer ; sinon elle ne serait pas une idéologie, c'est-
s'identifier au matérialisme, à la pensée du mouvement réel. Mais à-dire le fait de s'occuper d'idées comme d 'entités autonomes , se
pour que cette interprétation, ou toute autre voisine, . nous fasse développant de façon indépendante, et uniquement soumises à leurs
effectivement sortir d ·un schéma préétabli, c'est toute une histoire propres lois. Que les conditions d'existence matérielle des hommes,
effective des « luttes de classes dans la théorie » et de leurs conditions dans le cerveau desquels se poursuit .ce processus mental, en déter-
matérielles qui serait nécessaire. La fusion du matérialisme et des minent le cours en dernière instance, cela reste chez eux nécessairement
luttes de classes n'apparaîtrait plus alors comme naturellement donnée inconscient, sinon c'en serait fini de toute idéologie 1• » On le voit,
ou déjà garantie - à la façon dont la Philosophie des Lumières s'était l'idéologie est avant tout une chaîne de médiations. L'opposition de
représenté l'identité de nature entre l'idéalisme de la raison et la la pratique et de l'idéologie prend la forme d'un rapport (la« dernière
.,. l no.
lutte de l'humanité pour les libertés bourgeoises - mais comme J' l '::!Il instance» inconsciente) entre deux histoires dont l'une (celle des
produite au terme d'une rencontre, dans des conditions déterminées élaborations idéologiques secondaires) est insérée dans l'autre (celle
dont dépendent ses modalités. Or ce problème historique, on peut \ de l'économie) par une genèse «matérialiste».

Î..
bien dire que, si le postulat d'Engels l'enveloppe implicitement, il Rien de tout ceci ne nous ferait encore sortir d'un génétisme ei:
en .bloque immédiatement l'examen concret. :.r
.·._ d'un empirisme assez communs, n'était la façon qont Engels rattache
cette définition à une nouvelle conèeption de l'Etat. La genèse des
formes idéologiques a pour médiation essentielle l'histoire desformes
État, masses,idéologie ,:·11 de l'appareil de l'État (« l'État est la première puissance idéolo-
}
gique») 2 • Il y a donc de nouveau (comme dans L'idéologieallemande,
qu'Engels vient de relire sur le manuscrit) simultanément « théorie
Si cette interprétation est juste, nous mesurons mieux l'intérêt de de l'État» et« théorie de l'idéologie». Mais leur articulation a changé.
la nouvelle définition de l'idéologie qu'Engels propose dans Ludwig D~ns L'idéologieallemande, l'idéologie est formellement antérieure à
Fe11erbach et la fin de la philosophie classique allemande (1888) et l'Etat (puisqu'elle dérive directement du processus de la division du
qui s'inscrit clairement dans cette phase de reçtification, voire de
réaction contre la forme prise par le « marxisme » naissant, que j'ai
évoquée plus haut 1 • t,
Hi.
antique (philosophes et juristes), et ceux du monde médiéval (théologiens et clercs).
Tous ces textes sont publiés initialement dans la Nette Zeit, la revue de Kautsky,
:5: bastion du « marxisme » orthodoxe.
l. Cf en particulier l'article Bmno Batter tmd das Urchristentttm
, 1882, M.E .W ., l. L11dwigFetterbath... , cit., pp. 55-56 .
19, qui établit un parallèle entre les « idéologues modernes», ceux du monde 2. Lndwig Ferterbach ... , cit., p. 54.
Ji
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travail, à la base même du développement de la « société civile- d'une idéologie à sa« base matérielle 1 ». C'est alors qu'Engels reprend
bourgeoise »). Mais elle n'est pas d'autre nature que l'État lui-même: à son compte la question classique depuis Machiavel et Hegel du
ce sont deux faces réversibles de la même critique de l' « illusion « rapport entre l'individualité et la masse», et qu'il tente de lui
politique». À la limite, l'État (bourgeois) n'est lui-même qu'une apporter une solution en combinant deux éléments théoriques pré-
forme idéologique, dont la division du travail manuel et intellectuel existants : d'une part toute la construction gnoséologique du reflet
est la base matérielle, seule vraiment réelle. Dans le Ludwig Feuer- idéologiqueinversé, de façon à expliquer comment, « dans la tête des
bach, au contraire, il y a teridanciellement une complexité réelle de hommes », les intérêts deviennent idées, puis mobiles, puis volontés ;
l'État : non seulement parce qu'il assume à la fois des fonctions d'autre part la construction statistique de la compositiondes volontés
générales, «productives», de la société et le rôle coercitif d'un État individt,elles, qui permet de comprendre que « les hommes » veulent
de classe, mais parce qu'il représente une récapitulation ou une une fin déterminée, mais ·parviennent à un tout autre résultat. C'est
condensation de toutes les formes historiques antérieures de la domi- l'ensemble de ces deux éléments qui aboutit à faire des formes
nation (alors que le rapport de production capitaliste, lui, est plutôt idéologiques l'explication fondamentale de la Rückwirkung, l' « action
un rapport qui fait table rase du passé ...). en retour» ·par laquelle se définit le mouvement historique. L'im-
C'est cette réalité singulière de l'appareil d'État qui permet de portant étant ici non tant Je fait que l'idéologie agisse « en retour»
poser la question d'une reproduction de l'idéologie par l'État, par sur la base, mais plus fondamentalement, que l'idéologie soit en tant
des institutions à caractère étatique (comme l'Eglise médiévale). que telle le moyen terme du procès historique, ou de la réflexion
C'est seulement à travers cette médiation étatique que s'établit le exercée.par la sociétésttr elle-même,qui engendre :en permanence son
historicité 2 •

l
rapport aux antagonismes sociaux, dont l'État est le produit,
« autonomisé » comme appareil de classe... Seul ce rapport interne Quelle que soit, dans le détail, la validité ou l'originalité des
à l'État permet de comprendre pourquoi l'organisation de l'idéo- constructions d 'Engels, elles aboutissent à un résultat incontestable :
logie tend finalement à constituer des « dogmes » ou des « sys- le concept d'idéologie devient potentiellement à la fois un instrument
tèmes», et à leur conférer cette logique qui leur donnera l'apparence d'analyse différentielle des formations sociales, et une pièce organique
illusoire de la vérité absolue : aucun Etat, en effet, n'est viable,
qui ne refoule la contradiction, en germe dans toute différence,
!) 1,
'.it
de la théorie de l'histoire. En réalité, il n'y a eu du « matérialisme
historique», au-delà d'une critique de l'idéologie et d'une critique
de l'économie politique, qu'à partir du moment où se trouvait ainsi
sous l'unité d'un discours dominant. C'est ce rapport enfin qui
posée la question du .rapport entre les · « instances » économique,
permet d'esquisser une «topographie» des régions idéologiques j politique et idéologique. Ou si l'on veut la question du schème de
(idéologie religieuse, juridique, morale, philosophique) : il indique jl causalité historique et de sa complexité propre. Il est fondamental
que, dans chaque formation sociale, leur articulation, leur hiérarchie :i!
que ce problème soit immédiatement spécifié comme celui du rapport
change. En même temps qu'une nouvelle classe devient dominante, il;
" historique entre les masses et l'État,
et que l'appareil d'État change de forme, une nouvelle forme ~i
ï, Ce qui constitue le matérialisme historique pour Engels n'est
idéologique devient également « dominante » au sein de l'idéologie, 11 donc ni le seul concept de la lutte des classes, ni même la
ce qui veut dire qu'elle impose aux autres formes sa propre logique $1
!1
-~:
« correspondance » de l'idéologie et des rappor~s de classes, mais
et comme son éclairage (métaphore inspirée de Hegel). On comprend 11 l'articulation d'une série de concepts : classes, Etat, masses, idéo-
'·\i
alors que toute révolte contre l'État, soumise à cette détermination logie. Que la lutte des · classes soit .le « moteur de l'histoire », et
du système « dominant », prenne d'abord nécessairement la forme
l'
l que ce soient « les masses qui font l'histoire», ne désigne pas
de l'hérésie. 1.r
Mais cette définition des formes idéologiques n'est pas donnée
pour elle-même. Elle remplit une fonction bien définie : résoudre, l. L11dwigFe11erbach ..., p. 50.
d'une façon «matérialiste» et «scientifique», la question du mou- 2. Mesurons ici la progression par rapport ~ux formulations de Marx dans le
Capital, où c'est l'intervention régulatrice de l'Etat (la législation de fabrique) qui
vement historique (geschichtlicheBewegung)et de ses « forces motrices » est donnée comme « réaction consciente » de la société sur son propre « organisme » :
(Triebkrafte), autrement dit le problème inverse de la réduction Livre Premier, éd. cit., p. 540.
~!

208 1·11
209
il,
La crainte des masses Les conceptionsdu monde

travail, à la base même du développement de la « société civile- d'une idéologie à sa« base matérielle 1 ». C'est alors qu'Engels reprend
bourgeoise »). Mais elle n'est pas d'autre nature que l'État lui-même: à son compte la question classique depuis Machiavel et Hegel du
ce sont deux faces réversibles de la même critique de l' « illusion « rapport entre l'individualité et la masse», et qu'il tente de lui
politique». À la limite, l'État (bourgeois) n'est lui-même qu'une apporter une solution en combinant deux éléments théoriques pré-
forme idéologique, dont la division du travail manuel et intellectuel existants : d'une part toute la construction gnoséologique du reflet
est la base matérielle, seule vraiment réelle. Dans le Ludwig Feuer- idéologiqueinversé, de façon à expliquer comment, « dans la tête des
bach, au contraire, il y a teridanciellement une complexité réelle de hommes », les intérêts deviennent idées, puis mobiles, puis volontés ;
l'État : non seulement parce qu'il assume à la fois des fonctions d'autre part la construction statistique de la compositiondes volontés
générales, «productives», de la société et le rôle coercitif d'un État individt,elles, qui permet de comprendre que « les hommes » veulent
de classe, mais parce qu'il représente une récapitulation ou une une fin déterminée, mais ·parviennent à un tout autre résultat. C'est
condensation de toutes les formes historiques antérieures de la domi- l'ensemble de ces deux éléments qui aboutit à faire des formes
nation (alors que le rapport de production capitaliste, lui, est plutôt idéologiques l'explication fondamentale de la Rückwirkung, l' « action
un rapport qui fait table rase du passé ...). en retour» ·par laquelle se définit le mouvement historique. L'im-
C'est cette réalité singulière de l'appareil d'État qui permet de portant étant ici non tant Je fait que l'idéologie agisse « en retour»
poser la question d'une reproduction de l'idéologie par l'État, par sur la base, mais plus fondamentalement, que l'idéologie soit en tant
des institutions à caractère étatique (comme l'Eglise médiévale). que telle le moyen terme du procès historique, ou de la réflexion
C'est seulement à travers cette médiation étatique que s'établit le exercée.par la sociétésttr elle-même,qui engendre :en permanence son
historicité 2 •

l
rapport aux antagonismes sociaux, dont l'État est le produit,
« autonomisé » comme appareil de classe... Seul ce rapport interne Quelle que soit, dans le détail, la validité ou l'originalité des
à l'État permet de comprendre pourquoi l'organisation de l'idéo- constructions d 'Engels, elles aboutissent à un résultat incontestable :
logie tend finalement à constituer des « dogmes » ou des « sys- le concept d'idéologie devient potentiellement à la fois un instrument
tèmes», et à leur conférer cette logique qui leur donnera l'apparence d'analyse différentielle des formations sociales, et une pièce organique
illusoire de la vérité absolue : aucun Etat, en effet, n'est viable,
qui ne refoule la contradiction, en germe dans toute différence,
!) 1,
'.it
de la théorie de l'histoire. En réalité, il n'y a eu du « matérialisme
historique», au-delà d'une critique de l'idéologie et d'une critique
de l'économie politique, qu'à partir du moment où se trouvait ainsi
sous l'unité d'un discours dominant. C'est ce rapport enfin qui
posée la question du .rapport entre les · « instances » économique,
permet d'esquisser une «topographie» des régions idéologiques j politique et idéologique. Ou si l'on veut la question du schème de
(idéologie religieuse, juridique, morale, philosophique) : il indique jl causalité historique et de sa complexité propre. Il est fondamental
que, dans chaque formation sociale, leur articulation, leur hiérarchie :i!
que ce problème soit immédiatement spécifié comme celui du rapport
change. En même temps qu'une nouvelle classe devient dominante, il;
" historique entre les masses et l'État,
et que l'appareil d'État change de forme, une nouvelle forme ~i
ï, Ce qui constitue le matérialisme historique pour Engels n'est
idéologique devient également « dominante » au sein de l'idéologie, 11 donc ni le seul concept de la lutte des classes, ni même la
ce qui veut dire qu'elle impose aux autres formes sa propre logique $1
!1
-~:
« correspondance » de l'idéologie et des rappor~s de classes, mais
et comme son éclairage (métaphore inspirée de Hegel). On comprend 11 l'articulation d'une série de concepts : classes, Etat, masses, idéo-
'·\i
alors que toute révolte contre l'État, soumise à cette détermination logie. Que la lutte des · classes soit .le « moteur de l'histoire », et
du système « dominant », prenne d'abord nécessairement la forme
l'
l que ce soient « les masses qui font l'histoire», ne désigne pas
de l'hérésie. 1.r
Mais cette définition des formes idéologiques n'est pas donnée
pour elle-même. Elle remplit une fonction bien définie : résoudre, l. L11dwigFe11erbach ..., p. 50.
d'une façon «matérialiste» et «scientifique», la question du mou- 2. Mesurons ici la progression par rapport ~ux formulations de Marx dans le
Capital, où c'est l'intervention régulatrice de l'Etat (la législation de fabrique) qui
vement historique (geschichtlicheBewegung)et de ses « forces motrices » est donnée comme « réaction consciente » de la société sur son propre « organisme » :
(Triebkrafte), autrement dit le problème inverse de la réduction Livre Premier, éd. cit., p. 540.
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il,
La crainte des masses Les conceptions du monde

encore une solution, mais le problème même. Et c'est à la jointure un principe d'explication du mouvement historique en termes d'idéo-
de ce qu'on peut analyser comme classes (antagonisme) et comme logie, de l'autre une force révolutionnaire sans idéologie, qui, en ce
masses (ou mouvements de masses) que tente ici de se définir ce sens, n'est pas une force. Et nous sommes au rouet... 1•
qu'il faut entendre par idéologie. Car si les masses, dans leur
« être », ne sont pas autre chose que les classes -:- ou si l'on veut
ne consistent pas en d'autres individus « réels » que les individus
de classes déterminées - leur modalité d'existence historique ne se « Ni Dieu, ni César, ni Tribun » ?
réduit pas à celle des classes.
En somme, de même que Rousseau se demandait « ce qui fait
qu'un peuple est un peuple», et répondait par le contrat et son 011 peut penser que c'est pour résoudre ce problème par un autre
idéalité (ou sa forme symbolique) propre, · Engels se demande ici biais qu'Engels s'engage simultanément dans une nouvelle tentative
ce qui constitue les masses en masses, et répond par l'idéologie et de définition de la « conception du monde». Le texte le plus inté-
son « inconscience» proP.re, en la rapportant à une genèse maté- ressant peut-être à cet égard est l'article qu'il rédige en 1887 en
rialiste dans laquelle l'État représente l'instance . de la lutte des collaboration avec Kautsky, contre les thèses d' Anton Menger :
classes. Sur la scène politique, où se font et se défont les domi- « Socialisme de juristes 2 ».
nations historiques, les classes ne se présentent pas « en personne», Son argumentation repose sur la comparaison des « trois grandes
c'est-à-dire abstraitement, mais en tant que masses et mouvements conceptions du monde » : médiévale, bourgeoise et prolétarienne.
de masses, toujours déjà soumises à l'effet en retour de l'idéologie. « La conception médiévale du monde était d'essence théologique( ... )
Et c'est ce derriier moment qui représente le concret de la politique. :l"f
C'est le catholicisme qui constitua l'unité du monde européen occi-
Pourtant, malgré ce qui vient d'être suggéré, il serait illusoire dental, fait de peuples en évolution et en constants rapports de
de croire que le concept d'idéologie, ainsi défini, permet réellement if
réciprocité. Cette unification (Zusammenfassung) n'était pas simple-
à Engels de résoudre le problème du rapport entre la « théorie ment produite en idée (ideell). EUe l'était effectivement (wir~lich)
scientifique » du matérialisme historique et la pratique politique (. ..) avant togt du fait de l'organisation féodale hiérarchisée de l'Eglise
prolétarienne, ou l'organisation des luttes de classes dans la forme )! Jf . , ( ...). C'est l'Eglise, avec sa propriété foncière féodale, qui constituait
du parti, dont la solution permettrait seule, ·hic et nunc, de fi
·~I. le lien réel (reale) entre les différentes nati<;ms,et qui donnait sa
distinguer entre une politique révolutionnaire « aboutissant à une consécration religieuse à l'ordre terrestre de l'Etat féodal. Au demeu-
grande transformation historique», et ce qu'il nomme un simple
« feu de paille rapidement éteint 1 ». Cela tient à ce que la construc-
1•,,
·~
rant le clergé était alors la seule classe cultivée. Il allait de soi que
toute,pensée ait pour point de départ et pour base (Basis) le dogme
tion théoriqüe du Ludwig Feuerbach en revient toujours à réduire
les formations idéologiques de masse à une résultante de « mobiles »
n
j
de l'Eglise. Droit, science naturelle, philosophie : tout se réglait en
.•! fonction de l'accord du contenu avec les enseignements de l'Eglise.»
individuels. Et cela tient à ce que, dans sa problématique, deux Cependant, poursuit Engels, la puissance de la bourgeoisie marchande
i t;:
expressions sont plus que jamais informulables: d'une · part celle se développait au sein même de la féodalité. La Réforme « dans son
d'idéologie matérialiste, d'autre part celle d'idéologie prolétarienne, aspect théorique n'était rien d'autre qu'une succession d'efforts de la
J?Uisqu'elles impliqueraient l'une et l'aurre, sinon l'existence d'un bourgeoisie, des plébéiens des villes et des paysans révoltés, pour
Etat du prolétariat, en tout cas que l'Etat existant joue un rôle
constitutif dans leur formation. S'il y a une « idéologie du pro-
1. Gramsci n'aura pas tort, de ce point de vue, de poser ensemblele problème
létariat», soit c'est une non-idéologie, soit c'est l'idéologie domi- de l'« hégémonie» prolétarienne et celui de la « crise de l'État» (ignoré d'Engels,
nante elle-même, survivant dans le « retard des consciences» ou sinon de Lénine).
miraculeusement retournée contre l'État. Engels a donc, d'un côté, 2. J11ri.rtensoziali.r1n11.r,
M.E.W., 21, p. 491 et .rq. C'est à Peter Schottler, qui en
donne une analyse très éclairante, qu'on doit d'avoir attiré l'attention sur l'importance
de ce texte (cf son étude (( Engels und Kautsky ais Kritiker des Juristensozialismus »,
in Detnokratie 11ndRecht, 8, 1980, Nr . 1). Trad . fr. in Procèi, Cahiers d 'analyse
l. Ludwig Fe11erbach
..., cit., p. 50. politique et juridique, 1982 n• 9, pp. 145-177.

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La crainte des masses Les conceptions du monde

encore une solution, mais le problème même. Et c'est à la jointure un principe d'explication du mouvement historique en termes d'idéo-
de ce qu'on peut analyser comme classes (antagonisme) et comme logie, de l'autre une force révolutionnaire sans idéologie, qui, en ce
masses (ou mouvements de masses) que tente ici de se définir ce sens, n'est pas une force. Et nous sommes au rouet... 1•
qu'il faut entendre par idéologie. Car si les masses, dans leur
« être », ne sont pas autre chose que les classes -:- ou si l'on veut
ne consistent pas en d'autres individus « réels » que les individus
de classes déterminées - leur modalité d'existence historique ne se « Ni Dieu, ni César, ni Tribun » ?
réduit pas à celle des classes.
En somme, de même que Rousseau se demandait « ce qui fait
qu'un peuple est un peuple», et répondait par le contrat et son 011 peut penser que c'est pour résoudre ce problème par un autre
idéalité (ou sa forme symbolique) propre, · Engels se demande ici biais qu'Engels s'engage simultanément dans une nouvelle tentative
ce qui constitue les masses en masses, et répond par l'idéologie et de définition de la « conception du monde». Le texte le plus inté-
son « inconscience» proP.re, en la rapportant à une genèse maté- ressant peut-être à cet égard est l'article qu'il rédige en 1887 en
rialiste dans laquelle l'État représente l'instance . de la lutte des collaboration avec Kautsky, contre les thèses d' Anton Menger :
classes. Sur la scène politique, où se font et se défont les domi- « Socialisme de juristes 2 ».
nations historiques, les classes ne se présentent pas « en personne», Son argumentation repose sur la comparaison des « trois grandes
c'est-à-dire abstraitement, mais en tant que masses et mouvements conceptions du monde » : médiévale, bourgeoise et prolétarienne.
de masses, toujours déjà soumises à l'effet en retour de l'idéologie. « La conception médiévale du monde était d'essence théologique( ... )
Et c'est ce derriier moment qui représente le concret de la politique. :l"f
C'est le catholicisme qui constitua l'unité du monde européen occi-
Pourtant, malgré ce qui vient d'être suggéré, il serait illusoire dental, fait de peuples en évolution et en constants rapports de
de croire que le concept d'idéologie, ainsi défini, permet réellement if
réciprocité. Cette unification (Zusammenfassung) n'était pas simple-
à Engels de résoudre le problème du rapport entre la « théorie ment produite en idée (ideell). EUe l'était effectivement (wir~lich)
scientifique » du matérialisme historique et la pratique politique (. ..) avant togt du fait de l'organisation féodale hiérarchisée de l'Eglise
prolétarienne, ou l'organisation des luttes de classes dans la forme )! Jf . , ( ...). C'est l'Eglise, avec sa propriété foncière féodale, qui constituait
du parti, dont la solution permettrait seule, ·hic et nunc, de fi
·~I. le lien réel (reale) entre les différentes nati<;ms,et qui donnait sa
distinguer entre une politique révolutionnaire « aboutissant à une consécration religieuse à l'ordre terrestre de l'Etat féodal. Au demeu-
grande transformation historique», et ce qu'il nomme un simple
« feu de paille rapidement éteint 1 ». Cela tient à ce que la construc-
1•,,
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rant le clergé était alors la seule classe cultivée. Il allait de soi que
toute,pensée ait pour point de départ et pour base (Basis) le dogme
tion théoriqüe du Ludwig Feuerbach en revient toujours à réduire
les formations idéologiques de masse à une résultante de « mobiles »
n
j
de l'Eglise. Droit, science naturelle, philosophie : tout se réglait en
.•! fonction de l'accord du contenu avec les enseignements de l'Eglise.»
individuels. Et cela tient à ce que, dans sa problématique, deux Cependant, poursuit Engels, la puissance de la bourgeoisie marchande
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expressions sont plus que jamais informulables: d'une · part celle se développait au sein même de la féodalité. La Réforme « dans son
d'idéologie matérialiste, d'autre part celle d'idéologie prolétarienne, aspect théorique n'était rien d'autre qu'une succession d'efforts de la
J?Uisqu'elles impliqueraient l'une et l'aurre, sinon l'existence d'un bourgeoisie, des plébéiens des villes et des paysans révoltés, pour
Etat du prolétariat, en tout cas que l'Etat existant joue un rôle
constitutif dans leur formation. S'il y a une « idéologie du pro-
1. Gramsci n'aura pas tort, de ce point de vue, de poser ensemblele problème
létariat», soit c'est une non-idéologie, soit c'est l'idéologie domi- de l'« hégémonie» prolétarienne et celui de la « crise de l'État» (ignoré d'Engels,
nante elle-même, survivant dans le « retard des consciences» ou sinon de Lénine).
miraculeusement retournée contre l'État. Engels a donc, d'un côté, 2. J11ri.rtensoziali.r1n11.r,
M.E.W., 21, p. 491 et .rq. C'est à Peter Schottler, qui en
donne une analyse très éclairante, qu'on doit d'avoir attiré l'attention sur l'importance
de ce texte (cf son étude (( Engels und Kautsky ais Kritiker des Juristensozialismus »,
in Detnokratie 11ndRecht, 8, 1980, Nr . 1). Trad . fr. in Procèi, Cahiers d 'analyse
l. Ludwig Fe11erbach
..., cit., p. 50. politique et juridique, 1982 n• 9, pp. 145-177.

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

adapter la vieille conception du monde théologique à la transfor- Sommes-nous plus avancés sur le fond? Ce n'est pas sûr. En nous
mation des conditions économiques et aux conditions d'existence des décrivant « la lutte prolongée de deux conceptions du monde »,
classes nouvelles. La bannière de la religion flotta pour la dernière juridique bourgeoise et prolétarienne communiste, comme la forme
fois sur l'Angleterre au xvn• siècle, mais cinquante ans avaient à même des luttes de classes actuelles, Engels nous montre sans doute
peine passé que la nouvelle conception du monde se manifesta en que la seconde d'entre elles a une place nécessaire dans l'histoire. Il
France dans toute sa pureté, comme conceptionjuridique du monde. est important que cette démonstration se fonde, en somme, sur la
Elle devait devenir la conception classique de la bourgeoisie. C'était ·1 réaffirmation de l'existence de l'idéologiejuridique, qui fait toujours
iÎ l'objet d'une dénégation tenace même chez les critiques de l'école
une sécularisation ( Verweltlichung)de la conception théologique : à 1.'
la place du droit divin le droit de l'homme, à la place de l'Église
;'fi
:li
du Droit naturel 1. Mais il est symptomatique qu'elle ait pour
l'État. Les rapports économiques et sociaux, qu'on s'était représentés il contrepartie, maintenant, l'éclipsedu terme mêmed'idéologie.De plus,
comme une création du dogme et de l'Églisè parce qu'ils étaient 11 Engels est fort embarrassé, manifestement, pour définir le contenu
sanctionnés par celle-ci, on se les représ~nta maintenant comme fondés propre de la « conception du monde» prolétarienne , d'un terme qui
sur le droit et comme création de l'Etat ( ... ) ». Ce qui s'explique, soit comparable au « théologique » et au « juridique ». Ces difficultés,
selon Engels, par la triple action qu'exercent l'universalisation de il se débat en fait obstinément avec elles. Tel est, en particulier, le
l'échange (qui requiert une forme contractuelle fixée selon des normes sens de la description qu'il nous propose pour la transition de la
étatiques), la libre concurrence (qui impose le mot d'ordre de l'égalité « conception bourgeoise du monde » à la « conception du monde
de tous devant la loi), et les luttes de la bourgeoisie pour le pouvoir prolétarienne», clarifiant l'analyse du « socialisme utopique» pro-
politique (qui devaient prendre, contre les privilèges, la forme de posée naguère par l'Anti-Dühring, en y distinguant deux étapes: les
revendications de droits civiques). Tout cela, notons-le, reste certes idées socialistes apparaissent d ·abord sous forme elle-mêmejuridique,
très général, mais paraît peu contestable. en retournant contre la bourgeoisie son mot d'ordre et son idéal
:li
À ces deux conceptions du monde des classes dominantes du passé, i! 1· d'égalité: elles apparaissent ensuite sous forme humaniste, donc
Engels oppose alors la « conception du monde prolétarienne», qui implicitement morale, qui permet la critique du juridisme, mais
est « en train de conquérir le monde » à travers le socialisme et le entraîne en même temps le rejet de toute «politique», considérée
}J) ' . • comme bourgeoise (ce qui correspond assez bien, entre autres, aux
renforcement du mouvement ouvrier (Lénine, puis Gramsci diront
qu'elle devient tendanciellement hégémonique). thèmes des œuvres de jeunesse de Marx et d'Engels eux-mêmes).
On le voit, cette présentation ne se distingue d'abord du schéma Nous comprenons ce que cette évolution prépare en fait, avec l'ex-
exposé dans Ludwig Feuerbachque par une substitution de terme. périence des révolutions et le développement du mouvement ouvrier :
Mais cette substitution permet de lever formellement l'obstacle sur la reconnaissance du caractère politique de la lutte des classes, dénié
lequel ne cessait de buter le concept d'idéologie : elle libère une par toutes les conceptions du monde antérieures, pour qui la « poli-
«place » pour le prolétariat. On peut maintenant parler d'une tique » est au contraire la suppression de la lutte des classes (mais
« conception du monde prolétarienne», qui serait à la lutte de classe
du prolétariat ce que la « conception du monde juridique >> a été
pour la lutte de classe de la bourgeoisie :· son arme et sa justification. l. On retrouve constamment cette dénégation de l'existence d'une idéologie
On passe ainsi, semble-t-il, d'un schéma de reproductiondes domi- juridique , à partir de points de vue très différents. La position la plus délicate à
discuter serait évidemment celle du « positivisme juridique» (Kelsen), puisqu'elle
nations idéologiques (dans lequel, à vrai dire, en tant que légiti- oppose d'abord normes de droit positif et « idéologie juridique» , contre le Droit
mations de l'ordre existant, elles sont toutes substantiellement équi- na~urel. La posï°ciond'Althusser, exprimée dans« Idéologie et appareil s idéologiques
valentes), à un schémade transformation,dans lequel pourrait s'inverser d'Etat» [aujourd'hui réédité avec l'ensemble de son manuscrit inachevé sur la
le rapport à l'État : le conflit des « conceptions du monde », selon « superstructure », De la reprod11ction,introduction par J. Bidet, PUF, 1995] lui
doit certainement quelque chose. Elle s'oppose diamétralement à la tradition issue
leur contenu et le caractère des classes qui les «portent», ne se de Pasukanis (Evgueny Pasukanis : La théorie générale drt droit et le marxism e,
contenterait pas d'agencer autrement le.jeu des régions idéologiques présentation par J. M. Vincent , EDI, Paris, 1970). Cf également B. Edelman, Le
(ou des discours de domination, qui s'étayent les uns sur les autres), droit saisi par la photographie, Éd. Maspero, 1973 ; J. Michel , Marx et la société
mais en inverserait les effets. Il deviendrait libérateur. j11ridiqtte, coll. Critique du droit, Publisud, Paris, 1983.

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

adapter la vieille conception du monde théologique à la transfor- Sommes-nous plus avancés sur le fond? Ce n'est pas sûr. En nous
mation des conditions économiques et aux conditions d'existence des décrivant « la lutte prolongée de deux conceptions du monde »,
classes nouvelles. La bannière de la religion flotta pour la dernière juridique bourgeoise et prolétarienne communiste, comme la forme
fois sur l'Angleterre au xvn• siècle, mais cinquante ans avaient à même des luttes de classes actuelles, Engels nous montre sans doute
peine passé que la nouvelle conception du monde se manifesta en que la seconde d'entre elles a une place nécessaire dans l'histoire. Il
France dans toute sa pureté, comme conceptionjuridique du monde. est important que cette démonstration se fonde, en somme, sur la
Elle devait devenir la conception classique de la bourgeoisie. C'était ·1 réaffirmation de l'existence de l'idéologiejuridique, qui fait toujours
iÎ l'objet d'une dénégation tenace même chez les critiques de l'école
une sécularisation ( Verweltlichung)de la conception théologique : à 1.'
la place du droit divin le droit de l'homme, à la place de l'Église
;'fi
:li
du Droit naturel 1. Mais il est symptomatique qu'elle ait pour
l'État. Les rapports économiques et sociaux, qu'on s'était représentés il contrepartie, maintenant, l'éclipsedu terme mêmed'idéologie.De plus,
comme une création du dogme et de l'Églisè parce qu'ils étaient 11 Engels est fort embarrassé, manifestement, pour définir le contenu
sanctionnés par celle-ci, on se les représ~nta maintenant comme fondés propre de la « conception du monde» prolétarienne , d'un terme qui
sur le droit et comme création de l'Etat ( ... ) ». Ce qui s'explique, soit comparable au « théologique » et au « juridique ». Ces difficultés,
selon Engels, par la triple action qu'exercent l'universalisation de il se débat en fait obstinément avec elles. Tel est, en particulier, le
l'échange (qui requiert une forme contractuelle fixée selon des normes sens de la description qu'il nous propose pour la transition de la
étatiques), la libre concurrence (qui impose le mot d'ordre de l'égalité « conception bourgeoise du monde » à la « conception du monde
de tous devant la loi), et les luttes de la bourgeoisie pour le pouvoir prolétarienne», clarifiant l'analyse du « socialisme utopique» pro-
politique (qui devaient prendre, contre les privilèges, la forme de posée naguère par l'Anti-Dühring, en y distinguant deux étapes: les
revendications de droits civiques). Tout cela, notons-le, reste certes idées socialistes apparaissent d ·abord sous forme elle-mêmejuridique,
très général, mais paraît peu contestable. en retournant contre la bourgeoisie son mot d'ordre et son idéal
:li
À ces deux conceptions du monde des classes dominantes du passé, i! 1· d'égalité: elles apparaissent ensuite sous forme humaniste, donc
Engels oppose alors la « conception du monde prolétarienne», qui implicitement morale, qui permet la critique du juridisme, mais
est « en train de conquérir le monde » à travers le socialisme et le entraîne en même temps le rejet de toute «politique», considérée
}J) ' . • comme bourgeoise (ce qui correspond assez bien, entre autres, aux
renforcement du mouvement ouvrier (Lénine, puis Gramsci diront
qu'elle devient tendanciellement hégémonique). thèmes des œuvres de jeunesse de Marx et d'Engels eux-mêmes).
On le voit, cette présentation ne se distingue d'abord du schéma Nous comprenons ce que cette évolution prépare en fait, avec l'ex-
exposé dans Ludwig Feuerbachque par une substitution de terme. périence des révolutions et le développement du mouvement ouvrier :
Mais cette substitution permet de lever formellement l'obstacle sur la reconnaissance du caractère politique de la lutte des classes, dénié
lequel ne cessait de buter le concept d'idéologie : elle libère une par toutes les conceptions du monde antérieures, pour qui la « poli-
«place » pour le prolétariat. On peut maintenant parler d'une tique » est au contraire la suppression de la lutte des classes (mais
« conception du monde prolétarienne», qui serait à la lutte de classe
du prolétariat ce que la « conception du monde juridique >> a été
pour la lutte de classe de la bourgeoisie :· son arme et sa justification. l. On retrouve constamment cette dénégation de l'existence d'une idéologie
On passe ainsi, semble-t-il, d'un schéma de reproductiondes domi- juridique , à partir de points de vue très différents. La position la plus délicate à
discuter serait évidemment celle du « positivisme juridique» (Kelsen), puisqu'elle
nations idéologiques (dans lequel, à vrai dire, en tant que légiti- oppose d'abord normes de droit positif et « idéologie juridique» , contre le Droit
mations de l'ordre existant, elles sont toutes substantiellement équi- na~urel. La posï°ciond'Althusser, exprimée dans« Idéologie et appareil s idéologiques
valentes), à un schémade transformation,dans lequel pourrait s'inverser d'Etat» [aujourd'hui réédité avec l'ensemble de son manuscrit inachevé sur la
le rapport à l'État : le conflit des « conceptions du monde », selon « superstructure », De la reprod11ction,introduction par J. Bidet, PUF, 1995] lui
doit certainement quelque chose. Elle s'oppose diamétralement à la tradition issue
leur contenu et le caractère des classes qui les «portent», ne se de Pasukanis (Evgueny Pasukanis : La théorie générale drt droit et le marxism e,
contenterait pas d'agencer autrement le.jeu des régions idéologiques présentation par J. M. Vincent , EDI, Paris, 1970). Cf également B. Edelman, Le
(ou des discours de domination, qui s'étayent les uns sur les autres), droit saisi par la photographie, Éd. Maspero, 1973 ; J. Michel , Marx et la société
mais en inverserait les effets. Il deviendrait libérateur. j11ridiqtte, coll. Critique du droit, Publisud, Paris, 1983.

212 213
La crainte des masses Les conceptionsdu monde

non, évidemment, celles des classes elles-mêmes). Donc la recon-


naissance du fait que le champ politique est constitué - au sens fort
du principe de déploiement de ses formes - non par la communauté
, 'Hi
par la poièsis, et réciproquement). Ce que j'ai proposé ailleurs d'ana-
lyser comme le deuxième concept de la « dictature du prolétariat »
chez Marx et Engels, forme nouvelle de la politique et non simple
substantielle, ou par l'ordre établi, ou par la justice, mais par le stratégie révolutionnaire de prise du pouvoir 1 •
caractère inconciliahlede certains antagonismes. Ainsi ce n'est pas
une déduction a priori, mais son histoire même, qui nous donnerait
la clé du contenu original de · la conception prolétarienne, à savoir 1
1. Mais cette lecture du schéma historique d'Engels suppose que
nous mettions fin à l'équivoque du terme de« domination», présente
aussi bien dans l'expression d'idéologiedominante que dans celle de
une autre théorie et une autre pratique de la politique.
Nous pouvons dire alors que dans toutes les conceptions du monde
1~r
conceptiondu monde dominante (sans parler de celle de classe domi-
nante). Jusqu'ici, paradoxalement, Engels lui-même n'a cessé de
il s'agit toujours de conception (de la) po!itique, « car toute lutte de J traiter la conception du monde prolétarienne, qui est celle des exploités,
classe est politique», comme le posait déjà le Manifeste (ce que nous d'une façon strictement parallèle à celle des exploiteurs(esclavagistes,
avons appelé plus haut un « matérialisme de la politique»). Mais servagistes, capitalistes). Décrivant cette conception du monde révo-
dans le cas de la féodalité et de la bourgeoisie, la politique se présente lutionnaire, il anticipe fictivement sur le moment où elle sera à son
sous d'autres formes, sous d'autres noms qui la traduisent et la tour «dominante», où elle aura « conquis le monde». N'est-ce pas
masquent : des noms religieux ou juridiques. Dans quelques textes justement cette anticipation fictive qui condamne à rester dans l'im-
de la même époque (préparatoires à son ouvrage L'Origine de la passe toute analyse de l'organisation prolétarienne, en la faisant
/ami/lé:..), Engels emploie à ce propos une expression remarquable, osciller sans cesse de l'analogie étatique à son antithèse abstraite, du
en parlant d'un processus de déplacement vers des buts ou des objets «parti-État» au parti (ou au mouvement) « anti-État » ? De fait,
latéraux (Nebenzwecke,Nebendinge), « à côté» du problème fonda- dans la logique du schéma historique d' Engels, .il faudrait apparem-
mental de lutte des classes 1• On est ainsi conduit à l'idée que la ment qu'une «institution» ou une organisatiol]-, correspon?ant pour
politique, dans son essence, n'est pas juridique (contrairement à ce le prolétariat à ce qu'étaient précédemment l'Eglise ou l'Etat, rem-
qu'admettaient toujours, pour en faire la critique:\ les œuvres de plisse cette fonction d 'élaboration théorique du « point cle vue de
jeunesse humanistes ou L'idéologieallemande). Le juridique est lui- classe» qu'exprime la conception du monde . Dire que cette insti-
fi) .~ •.
même un masque du politique, l'un des moyens de faire de la '! • .,
tution est « le parti révolutionnaire» (ce que ne fait pas Engels), ce
politique en la détournant vers des Nebenzweckeréels ou fictifs. Ce -~ serait donnerun nom au processus qu'il évoque , celui d'une rencontre
qui caractériserait la conception du monde prolétarienne, dans la
mesure où elle tend à lever la contrainte étatique, serait la recon-
naissance du politique lui-mêmesous forme immédiatement politique, 1. ·Cf mon article « Dictature du prolétariat», in Dictionnairecritiqtted111narxis1ne ,
sans « déplacement » ni détournement. dir. G . Labica, PUF, Paris, 1982 . On doit reconnaître à Hannah Arendt (Condition
Ce qui n'est tautologique qu'en apparence. Car la lutte de classes, de l'homme moderne) le mérite d'avoir insisté sur cette question, tout en la posant
autrement. Il est frappant que, dans cette pér iode, Engels ait été amené à proposer
en dernière analyse, a un enjeu précis. Engels peut ici reprendre à une nouvelle réflexion sur la cité antique (cf. L'Origine de la famille), qui projette
son compte toute une réflexion sur le communisme, dont on trouve sur le terme de communisme l'idée d'une communauté «civique» . Ce qui éclaire
déjà l'esquisse chez Marx (en particulier dans la « Critique du Pro- l'arrière-pensée de l'étonnante phrase «aristotélicienne» de la Critiq11ed11Programme
gramme de Gotha ») : le communismeest une politique du travail, d'Erfurt (contre les anarchistes) selon laquelle « les ouvriers sont politiqu es par
non seulement en tant que lutte des travailleurs tendant au « gou- nature». Plus qu 'unè définition nostalgique de la politique par l'exemple grec, il
s'agit ici de penser le propre de la conception du monde prolétarienne par référence
vernement de la classe ouvrière», mais plus profondément comme à ce qui, dans route la tradition classique, symbolise le politique comme rel. Venant
recomposition de la politique à partir de l'activité même du travail, après l'analyse de la ciré grecque comme première forme , naissante et contradictoire ,
comme transformation réciproque de la politique par le travail et de fusion du politique et de l'étatique dans l'histoire des luttes de classes, c'est une
du travail par la politique (les philosophes diraient : de la praxis façon d'indiquer que, dans la transition au communisme , l'enjeu décisif de la lutte
est la possibilité de dissocier le politique de l'étatique en associant (ou fusionnant)
la politique et le travail , la praxis et la poièsis : deux pôles d'une contradiction qui
traverse toute l'histoire. Cf E. Balibar, C. Luporini, A. Tose!, Marx et sa critiq11e
1. Cf fragment préparatoire à L'Origine de la famille, in M .E.W., 21, p. 391. de la p11/itiq11e,cit.

214 215
La crainte des masses Les conceptionsdu monde

non, évidemment, celles des classes elles-mêmes). Donc la recon-


naissance du fait que le champ politique est constitué - au sens fort
du principe de déploiement de ses formes - non par la communauté
, 'Hi
par la poièsis, et réciproquement). Ce que j'ai proposé ailleurs d'ana-
lyser comme le deuxième concept de la « dictature du prolétariat »
chez Marx et Engels, forme nouvelle de la politique et non simple
substantielle, ou par l'ordre établi, ou par la justice, mais par le stratégie révolutionnaire de prise du pouvoir 1 •
caractère inconciliahlede certains antagonismes. Ainsi ce n'est pas
une déduction a priori, mais son histoire même, qui nous donnerait
la clé du contenu original de · la conception prolétarienne, à savoir 1
1. Mais cette lecture du schéma historique d'Engels suppose que
nous mettions fin à l'équivoque du terme de« domination», présente
aussi bien dans l'expression d'idéologiedominante que dans celle de
une autre théorie et une autre pratique de la politique.
Nous pouvons dire alors que dans toutes les conceptions du monde
1~r
conceptiondu monde dominante (sans parler de celle de classe domi-
nante). Jusqu'ici, paradoxalement, Engels lui-même n'a cessé de
il s'agit toujours de conception (de la) po!itique, « car toute lutte de J traiter la conception du monde prolétarienne, qui est celle des exploités,
classe est politique», comme le posait déjà le Manifeste (ce que nous d'une façon strictement parallèle à celle des exploiteurs(esclavagistes,
avons appelé plus haut un « matérialisme de la politique»). Mais servagistes, capitalistes). Décrivant cette conception du monde révo-
dans le cas de la féodalité et de la bourgeoisie, la politique se présente lutionnaire, il anticipe fictivement sur le moment où elle sera à son
sous d'autres formes, sous d'autres noms qui la traduisent et la tour «dominante», où elle aura « conquis le monde». N'est-ce pas
masquent : des noms religieux ou juridiques. Dans quelques textes justement cette anticipation fictive qui condamne à rester dans l'im-
de la même époque (préparatoires à son ouvrage L'Origine de la passe toute analyse de l'organisation prolétarienne, en la faisant
/ami/lé:..), Engels emploie à ce propos une expression remarquable, osciller sans cesse de l'analogie étatique à son antithèse abstraite, du
en parlant d'un processus de déplacement vers des buts ou des objets «parti-État» au parti (ou au mouvement) « anti-État » ? De fait,
latéraux (Nebenzwecke,Nebendinge), « à côté» du problème fonda- dans la logique du schéma historique d' Engels, .il faudrait apparem-
mental de lutte des classes 1• On est ainsi conduit à l'idée que la ment qu'une «institution» ou une organisatiol]-, correspon?ant pour
politique, dans son essence, n'est pas juridique (contrairement à ce le prolétariat à ce qu'étaient précédemment l'Eglise ou l'Etat, rem-
qu'admettaient toujours, pour en faire la critique:\ les œuvres de plisse cette fonction d 'élaboration théorique du « point cle vue de
jeunesse humanistes ou L'idéologieallemande). Le juridique est lui- classe» qu'exprime la conception du monde . Dire que cette insti-
fi) .~ •.
même un masque du politique, l'un des moyens de faire de la '! • .,
tution est « le parti révolutionnaire» (ce que ne fait pas Engels), ce
politique en la détournant vers des Nebenzweckeréels ou fictifs. Ce -~ serait donnerun nom au processus qu'il évoque , celui d'une rencontre
qui caractériserait la conception du monde prolétarienne, dans la
mesure où elle tend à lever la contrainte étatique, serait la recon-
naissance du politique lui-mêmesous forme immédiatement politique, 1. ·Cf mon article « Dictature du prolétariat», in Dictionnairecritiqtted111narxis1ne ,
sans « déplacement » ni détournement. dir. G . Labica, PUF, Paris, 1982 . On doit reconnaître à Hannah Arendt (Condition
Ce qui n'est tautologique qu'en apparence. Car la lutte de classes, de l'homme moderne) le mérite d'avoir insisté sur cette question, tout en la posant
autrement. Il est frappant que, dans cette pér iode, Engels ait été amené à proposer
en dernière analyse, a un enjeu précis. Engels peut ici reprendre à une nouvelle réflexion sur la cité antique (cf. L'Origine de la famille), qui projette
son compte toute une réflexion sur le communisme, dont on trouve sur le terme de communisme l'idée d'une communauté «civique» . Ce qui éclaire
déjà l'esquisse chez Marx (en particulier dans la « Critique du Pro- l'arrière-pensée de l'étonnante phrase «aristotélicienne» de la Critiq11ed11Programme
gramme de Gotha ») : le communismeest une politique du travail, d'Erfurt (contre les anarchistes) selon laquelle « les ouvriers sont politiqu es par
non seulement en tant que lutte des travailleurs tendant au « gou- nature». Plus qu 'unè définition nostalgique de la politique par l'exemple grec, il
s'agit ici de penser le propre de la conception du monde prolétarienne par référence
vernement de la classe ouvrière», mais plus profondément comme à ce qui, dans route la tradition classique, symbolise le politique comme rel. Venant
recomposition de la politique à partir de l'activité même du travail, après l'analyse de la ciré grecque comme première forme , naissante et contradictoire ,
comme transformation réciproque de la politique par le travail et de fusion du politique et de l'étatique dans l'histoire des luttes de classes, c'est une
du travail par la politique (les philosophes diraient : de la praxis façon d'indiquer que, dans la transition au communisme , l'enjeu décisif de la lutte
est la possibilité de dissocier le politique de l'étatique en associant (ou fusionnant)
la politique et le travail , la praxis et la poièsis : deux pôles d'une contradiction qui
traverse toute l'histoire. Cf E. Balibar, C. Luporini, A. Tose!, Marx et sa critiq11e
1. Cf fragment préparatoire à L'Origine de la famille, in M .E.W., 21, p. 391. de la p11/itiq11e,cit.

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

ou d'une correspondance entre ce qui se passe dans la tête des simultanément les rapprochent et perpétuent leurs divisions, et qui
prolétaires et ce qu'avait produit la tête de Marx: une conception font l'objet même d'une explication des mouvements révolutionnaires
matérialiste de l'histoire. Mais ce serait risquer, comme l'objecteront de masses. À l'opposé du modèle «jacobin», c'est l'Église ou plutôt
les anarchistes (et plus tard certains marxistes «dissidents», comme la communauté religieuse (le ,christianisme « préconstantinien » éga-
W. Benjamin), de perpétuer une forme politique qui ne fait pas litaire, image terrestre . de l'Eglise Invisible) qui représentent ici,
rupture avec la succession historique des formes de la domination. comme souvent dans la tradition philosophique allemande, de Kant
Dieu et César sont «morts». Restent les Tribuns? à Ernst Bloch, l'antithèse de l'imperium étatique et la forme d'or-
ganisation autonome de la conscience sociale.
« En fait, écrit Engels, la lutte contre un monde qui a, au début,
l'avantage de la puissance, et la lutte simultanée des novateurs entre
Religion et « pensée des masses» eux, sont communes à tous deux : aux chrétiens · primitifs et aux
socialistes. Les deux grands mouvements ne sont pas faits par des
chefs et des prophètes - bien que les prophètes ne manquent ni chez
Engels a cherché lui-même à opérer cette' conversion théorique, l'un ni chez l'autre - ce sont des mouvements de masses. Et tout
en évoquant à nouveau les masses, telles qu'elles seraient vues non mouvement de masses est au début nécessairement confus ; confus
plus« d'en haut» mais« d'en bas», à partir de leurs propres« convic- parce que toute pensée-de-masse (Massendenken)se meut d'abord
tions» ou «certitudes» (ce que, dans la préface à l'édition anglaise dans des contradictions, parce qu'elle manque de clarté et de cohé-
de Socialisme utopique et socialisme scientifique· il désigne comme rence (sich zuerst in Widerjprüchen, Unklarheiten, Zusammenhangslo-
« creed», qu'on a traduit par credo ou « profession de foi») 1• Mais sigkeit bewegt); confus encore, précisément, à cause du rôle qu'y
il n'a pu le faire que de façon toujours indirecte, à travers une jouent les prophètes dans les commencements ... » Et plus loin :
comparaison (une de plus), entre l'histoire du socialisme et celle du « Parmi quelles gens les premiers chrétiens se recrutèrent-ils ? Prin-
christianisme. · cipalement parmi " les laborieux et les accablés ·, appartenant aux
Relisons de ce point de vue l'un des derniers écrits d'Engels : la plus basses couches du peuple, ainsi qu'il convient à un élément
,l[',l révolutionnaire ( ... ) Il n'y avait absolument pas de voie commune
Contributionà l'histoire du christianismeprimitif, datant de 1894-
1895 2 • Il y dit sa satisfaaion à découvrir chez Renan une compa- d'émancipation pour tant d'éléments divers. Pour tous, le paradis
raison entre les groupes formés par les premiers chrétiens dans perdu était derrière eux ( ... ) Quel remède à cela, quel refuge pour
l'Empire romain décadent, et les modernes sections de l'Internationale les asservis, les opprimés , les appauvris, quelle issue (Ausweg)commune
des travailleurs, comparaison qu'il se propose aussitôt de « remettre pour ces groupes humains divers, aux intérêts divergents ou même
sur ses pieds» pour éclairer, à l'inverse, l'histoire du socialisme opposés ? Il fallait bien pourtant en trouver une, il fallait qu'un seul
moderne par celle du christianisme. C'est qu'il ne suffit pas d'iden- grand mouvement révolutionnaire les embrassât tous. Cette issue se
tifier la base de l'unité politique de classe dans la révolte des exploités, trouva: mais non pas dans ce monde. En l'état des choses d'alors,
esclaves ou travailleurs salariés. Il faut encore montrer comment elle ce ne pouvait être qu'une issue religieuse. On découvrit un nouveau
s'est produite à partir d'une multiplicité de groupes, de sectes, monde 1... »
d'organisations rivales : il faut décrire la façon dont, face à l' exploi- Ces textes, qui représentent le bord extrême de la réflexion d'En-
tation, elles se représentent le salut, les espérances et les luttes qui gels, ne sont pas sans pertinence, même historique. Mais ils sont
manifestement circulaires, présupposant ce qu'il faudrait démontrer.
Sans doute, nous disent-il en termes très nets que « les masses
1. K. ~arx - F. Engels, Socialisme utopique et socia!iJme scientifique, édition pensent», que la conceptiondu mondeprolétariennen'est autre que la
bilingue, Ed. sociales, Paris, 1977, p. 16 sq. pensée-des-masses,dont le contenu spécifique (ce que nous avons
2. Z11r Geschichte des Urch,ristentums, 1984-95, M.E.W ., 22, p. 449 sv. (trad . fr.
dans le recueil, épuisé, des Ed. sociales, Marx - Engels, Sur la Religion). Michèle
Bertrand est l'une des rares à l'avoir commenté chez nous dans son livre Le statut
de la religion chez Marx et Engels, Éd. sociales, 1979. 1. M.E.W ., 22, pp. 463-464 .

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

ou d'une correspondance entre ce qui se passe dans la tête des simultanément les rapprochent et perpétuent leurs divisions, et qui
prolétaires et ce qu'avait produit la tête de Marx: une conception font l'objet même d'une explication des mouvements révolutionnaires
matérialiste de l'histoire. Mais ce serait risquer, comme l'objecteront de masses. À l'opposé du modèle «jacobin», c'est l'Église ou plutôt
les anarchistes (et plus tard certains marxistes «dissidents», comme la communauté religieuse (le ,christianisme « préconstantinien » éga-
W. Benjamin), de perpétuer une forme politique qui ne fait pas litaire, image terrestre . de l'Eglise Invisible) qui représentent ici,
rupture avec la succession historique des formes de la domination. comme souvent dans la tradition philosophique allemande, de Kant
Dieu et César sont «morts». Restent les Tribuns? à Ernst Bloch, l'antithèse de l'imperium étatique et la forme d'or-
ganisation autonome de la conscience sociale.
« En fait, écrit Engels, la lutte contre un monde qui a, au début,
l'avantage de la puissance, et la lutte simultanée des novateurs entre
Religion et « pensée des masses» eux, sont communes à tous deux : aux chrétiens · primitifs et aux
socialistes. Les deux grands mouvements ne sont pas faits par des
chefs et des prophètes - bien que les prophètes ne manquent ni chez
Engels a cherché lui-même à opérer cette' conversion théorique, l'un ni chez l'autre - ce sont des mouvements de masses. Et tout
en évoquant à nouveau les masses, telles qu'elles seraient vues non mouvement de masses est au début nécessairement confus ; confus
plus« d'en haut» mais« d'en bas», à partir de leurs propres« convic- parce que toute pensée-de-masse (Massendenken)se meut d'abord
tions» ou «certitudes» (ce que, dans la préface à l'édition anglaise dans des contradictions, parce qu'elle manque de clarté et de cohé-
de Socialisme utopique et socialisme scientifique· il désigne comme rence (sich zuerst in Widerjprüchen, Unklarheiten, Zusammenhangslo-
« creed», qu'on a traduit par credo ou « profession de foi») 1• Mais sigkeit bewegt); confus encore, précisément, à cause du rôle qu'y
il n'a pu le faire que de façon toujours indirecte, à travers une jouent les prophètes dans les commencements ... » Et plus loin :
comparaison (une de plus), entre l'histoire du socialisme et celle du « Parmi quelles gens les premiers chrétiens se recrutèrent-ils ? Prin-
christianisme. · cipalement parmi " les laborieux et les accablés ·, appartenant aux
Relisons de ce point de vue l'un des derniers écrits d'Engels : la plus basses couches du peuple, ainsi qu'il convient à un élément
,l[',l révolutionnaire ( ... ) Il n'y avait absolument pas de voie commune
Contributionà l'histoire du christianismeprimitif, datant de 1894-
1895 2 • Il y dit sa satisfaaion à découvrir chez Renan une compa- d'émancipation pour tant d'éléments divers. Pour tous, le paradis
raison entre les groupes formés par les premiers chrétiens dans perdu était derrière eux ( ... ) Quel remède à cela, quel refuge pour
l'Empire romain décadent, et les modernes sections de l'Internationale les asservis, les opprimés , les appauvris, quelle issue (Ausweg)commune
des travailleurs, comparaison qu'il se propose aussitôt de « remettre pour ces groupes humains divers, aux intérêts divergents ou même
sur ses pieds» pour éclairer, à l'inverse, l'histoire du socialisme opposés ? Il fallait bien pourtant en trouver une, il fallait qu'un seul
moderne par celle du christianisme. C'est qu'il ne suffit pas d'iden- grand mouvement révolutionnaire les embrassât tous. Cette issue se
tifier la base de l'unité politique de classe dans la révolte des exploités, trouva: mais non pas dans ce monde. En l'état des choses d'alors,
esclaves ou travailleurs salariés. Il faut encore montrer comment elle ce ne pouvait être qu'une issue religieuse. On découvrit un nouveau
s'est produite à partir d'une multiplicité de groupes, de sectes, monde 1... »
d'organisations rivales : il faut décrire la façon dont, face à l' exploi- Ces textes, qui représentent le bord extrême de la réflexion d'En-
tation, elles se représentent le salut, les espérances et les luttes qui gels, ne sont pas sans pertinence, même historique. Mais ils sont
manifestement circulaires, présupposant ce qu'il faudrait démontrer.
Sans doute, nous disent-il en termes très nets que « les masses
1. K. ~arx - F. Engels, Socialisme utopique et socia!iJme scientifique, édition pensent», que la conceptiondu mondeprolétariennen'est autre que la
bilingue, Ed. sociales, Paris, 1977, p. 16 sq. pensée-des-masses,dont le contenu spécifique (ce que nous avons
2. Z11r Geschichte des Urch,ristentums, 1984-95, M.E.W ., 22, p. 449 sv. (trad . fr.
dans le recueil, épuisé, des Ed. sociales, Marx - Engels, Sur la Religion). Michèle
Bertrand est l'une des rares à l'avoir commenté chez nous dans son livre Le statut
de la religion chez Marx et Engels, Éd. sociales, 1979. 1. M.E.W ., 22, pp. 463-464 .

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

identifié par ailleurs comme politique du travail) ne se déduit pas christianisme primitif, mais le produit lointain de sa transformation
d'une configuration simple de la lutte de classes, mais représente - à travers les mouvements de masses révolutionnaires du Moyen
l'aboutissement d'une longue histoire (et d'une mémoire historique Âge et de la Renaissance, la Guerre des·Paysans, l'utopie des Levellers
propre). Cette pensée, en ce sens, n'est pas celle des «individus», et des Diggers anglais, les luttes du « quatrième état » sous la
elle n'est pas une somme ou une résultante de psychologies indivi- Révolution française - Engels inscrit de fait (par une sorte de « cercle
duelles (intérêts/mobiles/volontés). Relève-t-elle d'une« psychologie herméneutique»)le rapportidéologiqueà l'histoiredans le contenumême
sociale » telle que, exactement au même moment, des théoriciens de la « conceptiondu monde» prolétarienne. Ou, si l'on peut dire,
ouvertement contre-révolutionnaires et anti-démocratiques en dres- dans le mode de production de la conscience des masses. Mais il ne
saient le programme 1 ? Je dirai que non, s'il est vrai que nous ne le fait que pour confirmer une vue évolutionniste de cette histoire :
trouvons chez Engels nulle trace des deux éléments caractéristiques au bout du compte (« en dernière instance») la raison suffisante de
d'une telle psychologie: ni l'idée que le -processus constitutif de la la transformation réside toujours dans ce qu'il appelle les« conditions
masse est son rapport à un chef, à un « meneur » ; ni l'idée que la réelles » de la libération, c'est-à-dire dans le développement des forces
pensée des masses est en dernière analyse «religieuse», au titre d'une productives et dans la « simplification » ou la radicalisation des
soi-disant religiosité élémentaire (archaïque, primitive) qui ferait antagonismes de classes par le capitalisme. Si le communisme réel
périodiquement retour dans le . comportement .social des hommes. peut naître du communisme imaginaire, c'est que ces conditions
Nous trouvons bien plutôt l'idée inverse : que la conviction religieuse, forceraient aujourd'hui le prolétaire à sortir de l'illusion, à passer
avec son ambivalence propre, est une forme historique donnée de la derrière le miroir de ses rêves; c'est qu'il existerait en fait une
pensée des masses. Reste que la ligne de démarcation ne pourrait harmonie préétablie entre la paupérisation des masses, .l'absence
être explicitement tracée sans coQ:struire un concept de l'inconscient radicale de ,propriétédes ouvriers salariés (Eigentumslosigkeit),et l' ab-
qui soit autre chose que l'ombre portée de la «conscience», mais sence radicale d'illusions de la théorie marxiste (lllusionslosigkeit).
qui réfléchisse théoriquement à la fois l'imaginaire du salut (la C'est que le prolétaire est « l'homme sans qualités » dont avaient
« réalisation du désir») et l'interpellation des individus (au besoin parlé L'idéologieallemande et le Manifeste, contemplant son essence
par eux-mêmes) comme «porteurs» de l'identité collective ou ins- dans le texte nu du théoricien, qui dit la réalité « sans addition
titutionnelle du mouvement social. étrangère», sans regrets comme sans espérances. Le contenu politique
· Or la comparaison d'Engels ne s'arrache jamais véritablement à de la pensée des masses reste suspendu à cette harmonie préétablie,
l'antithèse positiviste entre« illusion» et« réalité», même lorsqu'elle qui est toujours au fond l'expression d'une négativité radicale (où
veut en combattre les formes les plus simplistes et les plus dog- l'on retrouverait sans peine la trace persistante du concept d 'aliéna-
matiques. Déjà l'insistance d'Engels sur l'héritage de la philosophie tion, puisque le travail y est par rapport à la propriété comme la
classique allemande et du socialisme utopique dans le matérialisme réalité par rapport à l'illusion), et qu'il faut pourtant tout le travail
historique voulait s'opposer à ce scientisme propre aux « intellectuels d'éducation et d'organisation d'un «parti» pour mettre au jour et
organiques» du parti ouvrier (ou plutôt inhérent au rapport histo- au monde.
rique entre «intellectuels» et «ouvriers», constitutif du parti de L'incertitude de la position d'Engels est alors manifeste. On peut,
masse). de façon assez académique, la percevoir comme l'expression d'une
Mais elle ne se référait toujours qu'à des productions intellectuelles double impossibilité : impossibilité de s'en tenir à une position
abstraites. En faisant du socialisme, non seulement l'analogue du simplement anti-hégélienne,opposant le réel comme pratique à l'idéo-
logie comme spéculation ; impossibilité d'en revenir à une position
hégélienne(ou perçue comme telle) dans laquelle pratique et théorie,
1. L'ouvrage de Gustave le Bon, La Psychologiedes Fordes,que Freud discutera être et conscience, fusionneraient dans la figure «finale» d'un pro-
dans Massenpsychologie rmd [ch-analyse,date également de 1895 . Labriola et Plekha- létariat, vérité absolue de l'histoire, non pas situé hors de toute
nov, notamment, sont très préoccupés par la question du rapport entre « théorie de
l'idéologie» et « psychologie sociale». La psychologie sociale de Le Bon influencera condition matérielle déterminée, mais au-delà de ces conditions, au
notamment Sorel. Elle ne se veut pas « matérialiste » mais « déterministe » et, terme de leur développement.
corrélativement, ne se fonde pas sur la lutte des classes, mais sur celle des « races». De là sans doute cette ligne équivoque des réflexions épistémo-

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La crainte des masses Les conceptionsdu monde

identifié par ailleurs comme politique du travail) ne se déduit pas christianisme primitif, mais le produit lointain de sa transformation
d'une configuration simple de la lutte de classes, mais représente - à travers les mouvements de masses révolutionnaires du Moyen
l'aboutissement d'une longue histoire (et d'une mémoire historique Âge et de la Renaissance, la Guerre des·Paysans, l'utopie des Levellers
propre). Cette pensée, en ce sens, n'est pas celle des «individus», et des Diggers anglais, les luttes du « quatrième état » sous la
elle n'est pas une somme ou une résultante de psychologies indivi- Révolution française - Engels inscrit de fait (par une sorte de « cercle
duelles (intérêts/mobiles/volontés). Relève-t-elle d'une« psychologie herméneutique»)le rapportidéologiqueà l'histoiredans le contenumême
sociale » telle que, exactement au même moment, des théoriciens de la « conceptiondu monde» prolétarienne. Ou, si l'on peut dire,
ouvertement contre-révolutionnaires et anti-démocratiques en dres- dans le mode de production de la conscience des masses. Mais il ne
saient le programme 1 ? Je dirai que non, s'il est vrai que nous ne le fait que pour confirmer une vue évolutionniste de cette histoire :
trouvons chez Engels nulle trace des deux éléments caractéristiques au bout du compte (« en dernière instance») la raison suffisante de
d'une telle psychologie: ni l'idée que le -processus constitutif de la la transformation réside toujours dans ce qu'il appelle les« conditions
masse est son rapport à un chef, à un « meneur » ; ni l'idée que la réelles » de la libération, c'est-à-dire dans le développement des forces
pensée des masses est en dernière analyse «religieuse», au titre d'une productives et dans la « simplification » ou la radicalisation des
soi-disant religiosité élémentaire (archaïque, primitive) qui ferait antagonismes de classes par le capitalisme. Si le communisme réel
périodiquement retour dans le . comportement .social des hommes. peut naître du communisme imaginaire, c'est que ces conditions
Nous trouvons bien plutôt l'idée inverse : que la conviction religieuse, forceraient aujourd'hui le prolétaire à sortir de l'illusion, à passer
avec son ambivalence propre, est une forme historique donnée de la derrière le miroir de ses rêves; c'est qu'il existerait en fait une
pensée des masses. Reste que la ligne de démarcation ne pourrait harmonie préétablie entre la paupérisation des masses, .l'absence
être explicitement tracée sans coQ:struire un concept de l'inconscient radicale de ,propriétédes ouvriers salariés (Eigentumslosigkeit),et l' ab-
qui soit autre chose que l'ombre portée de la «conscience», mais sence radicale d'illusions de la théorie marxiste (lllusionslosigkeit).
qui réfléchisse théoriquement à la fois l'imaginaire du salut (la C'est que le prolétaire est « l'homme sans qualités » dont avaient
« réalisation du désir») et l'interpellation des individus (au besoin parlé L'idéologieallemande et le Manifeste, contemplant son essence
par eux-mêmes) comme «porteurs» de l'identité collective ou ins- dans le texte nu du théoricien, qui dit la réalité « sans addition
titutionnelle du mouvement social. étrangère», sans regrets comme sans espérances. Le contenu politique
· Or la comparaison d'Engels ne s'arrache jamais véritablement à de la pensée des masses reste suspendu à cette harmonie préétablie,
l'antithèse positiviste entre« illusion» et« réalité», même lorsqu'elle qui est toujours au fond l'expression d'une négativité radicale (où
veut en combattre les formes les plus simplistes et les plus dog- l'on retrouverait sans peine la trace persistante du concept d 'aliéna-
matiques. Déjà l'insistance d'Engels sur l'héritage de la philosophie tion, puisque le travail y est par rapport à la propriété comme la
classique allemande et du socialisme utopique dans le matérialisme réalité par rapport à l'illusion), et qu'il faut pourtant tout le travail
historique voulait s'opposer à ce scientisme propre aux « intellectuels d'éducation et d'organisation d'un «parti» pour mettre au jour et
organiques» du parti ouvrier (ou plutôt inhérent au rapport histo- au monde.
rique entre «intellectuels» et «ouvriers», constitutif du parti de L'incertitude de la position d'Engels est alors manifeste. On peut,
masse). de façon assez académique, la percevoir comme l'expression d'une
Mais elle ne se référait toujours qu'à des productions intellectuelles double impossibilité : impossibilité de s'en tenir à une position
abstraites. En faisant du socialisme, non seulement l'analogue du simplement anti-hégélienne,opposant le réel comme pratique à l'idéo-
logie comme spéculation ; impossibilité d'en revenir à une position
hégélienne(ou perçue comme telle) dans laquelle pratique et théorie,
1. L'ouvrage de Gustave le Bon, La Psychologiedes Fordes,que Freud discutera être et conscience, fusionneraient dans la figure «finale» d'un pro-
dans Massenpsychologie rmd [ch-analyse,date également de 1895 . Labriola et Plekha- létariat, vérité absolue de l'histoire, non pas situé hors de toute
nov, notamment, sont très préoccupés par la question du rapport entre « théorie de
l'idéologie» et « psychologie sociale». La psychologie sociale de Le Bon influencera condition matérielle déterminée, mais au-delà de ces conditions, au
notamment Sorel. Elle ne se veut pas « matérialiste » mais « déterministe » et, terme de leur développement.
corrélativement, ne se fonde pas sur la lutte des classes, mais sur celle des « races». De là sans doute cette ligne équivoque des réflexions épistémo-

218 219
La crainte des masses

logiques d'Engels, qui côtoie sans s'y identifier totalement, en leur


empruntant tour à tour exemples et notions, la voie « critique » du
néo-kantisme et celle, «matérialiste», de l'évolutionnisme et du
naturalisme. À cet égard, l'insistance même du problème philoso-
phique de « l'inconnaissabilité de la chose en soi», ou de la « vérité
relative» et de la« vérité absolue», n'est pas seulement l'effet d'une
ambiance d'époque: · elle .exprime de façon aporétique la recherche III
d'une troisième voie qui ne cesse pourtant de se dérober à son
concept. Le prolétariat insaisissable
Or cette troisième voie qui devrait représenter à la fois une nouvelle
position philosophique et une sortie de l'élément de la philosophie,
le parti révolutionnaire de masse est censé l'incarner à sa façon,
comme unité de contraires : expression et transformation de la « cons-
cience » des prolétaires ; réplique prolétarienne des formes étatiques Si nous ne voulons pas, au terme de ce parcours, en rester à cette
de la « puissance idéologique» et anticipation pratique d'une civilité interrogation décevante, il nous faut maintenant opérer un assez long
communiste dans le cours même de la lutte des classes. Nous pouvons détour: par l'examen du rapport que; chez Marx lui-même, l'idée
certes estimer que cette incertitude représentait simplement le maillon d'une « politique de classe», d't~ne « autonomie historique» des
intermédiaire entre un concept d'idéologie purement critique, récu- ouvriers à l'égard des formes de l'Etat et de la politique bourgeoise,
sant toute domination (celui de Marx à l'origine) et un concept a entretenu avec la notion du prolétariat. Et d'abord il nous faut
exactement inverse, qui préparerait d'autres dominations (sous le prendre toute la mesure du nouveau paradoxe que recèlent les usages
nom d'idéologie prolétarienne, puis d'idéologie marxiste..;léninisteet mêtnes de ce terme, chez l'auteur du Capital.
d'« esprit de parti»). Mais cette conclusion serait aussi une façon de A partir de la rencontre qui s'est opérée en 1843-1844 à Paris
refermer le problème qu'Engels ouvrait, sous l'effet du trouble que (rencontre théorique, mais aussi rencontre personnelle et vécue), le
l'émergence d'une lutte de classes organisée produisait dans la concept de prolétariat résume chez Marx toutes les implications du .
confrontation traditionnelle de la politique et de la philosophie. Elle « point de vue de classe » : objet principal de l'investigation qui
ne ferait que nous reconduire aux antithèses de la connaissance porte sur le mode de production capitaliste, c'est-à-dire sur cette
théorique, libre des conditionnements idéologiques (Wertfrei), et de forme d'exploitation qui est issue de la transformation de la force
la position de parti exprimant une « conception du monde » subjec- de travail en marchandise et de la révolution industrielle ; dernier
tive. N'est-ce pas justement l'insuffisance et la stérilité de cette terme, par conséquent, de l'évolution historique de la division sociale
opposition que manifeste la recherche d'Engels, dans son incertitude du travail; et - bien que l'argumentation autorisant cette conclusion
même? ait profondément évolué entre les années 1840 et les années 1870-
1880 - sujet tendanciel de la pratique révolutionnaire qui doit
« accoucher » la société bourgeoise de ses propres contradictions
internes. Et pourtant le nom même du prolétariat est pratiquement
absent du «Capital» (Livre 1), qui constitue bien, qu'on le veuille
ou non, le texte dans lequel se joue la validité du marxisme. Non
seulement le terme universel de « prolétariat », comme substantif
singulier, virtuellement spéculatif, mais même le pluriel plus empi-
rique : les <<prolétaires » sont eux aussi quasiment absents de ces 800
pages, résultat de vingt ans de travail, de corrections ligne à ligne,
dans lesquelles Marx a voulu concentrer toute la systématicité de sa
théorie. Pour l'essentiel Le Capital ne traite pas du prolétariat, mais

221
La crainte des masses

logiques d'Engels, qui côtoie sans s'y identifier totalement, en leur


empruntant tour à tour exemples et notions, la voie « critique » du
néo-kantisme et celle, «matérialiste», de l'évolutionnisme et du
naturalisme. À cet égard, l'insistance même du problème philoso-
phique de « l'inconnaissabilité de la chose en soi», ou de la « vérité
relative» et de la« vérité absolue», n'est pas seulement l'effet d'une
ambiance d'époque: · elle .exprime de façon aporétique la recherche III
d'une troisième voie qui ne cesse pourtant de se dérober à son
concept. Le prolétariat insaisissable
Or cette troisième voie qui devrait représenter à la fois une nouvelle
position philosophique et une sortie de l'élément de la philosophie,
le parti révolutionnaire de masse est censé l'incarner à sa façon,
comme unité de contraires : expression et transformation de la « cons-
cience » des prolétaires ; réplique prolétarienne des formes étatiques Si nous ne voulons pas, au terme de ce parcours, en rester à cette
de la « puissance idéologique» et anticipation pratique d'une civilité interrogation décevante, il nous faut maintenant opérer un assez long
communiste dans le cours même de la lutte des classes. Nous pouvons détour: par l'examen du rapport que; chez Marx lui-même, l'idée
certes estimer que cette incertitude représentait simplement le maillon d'une « politique de classe», d't~ne « autonomie historique» des
intermédiaire entre un concept d'idéologie purement critique, récu- ouvriers à l'égard des formes de l'Etat et de la politique bourgeoise,
sant toute domination (celui de Marx à l'origine) et un concept a entretenu avec la notion du prolétariat. Et d'abord il nous faut
exactement inverse, qui préparerait d'autres dominations (sous le prendre toute la mesure du nouveau paradoxe que recèlent les usages
nom d'idéologie prolétarienne, puis d'idéologie marxiste..;léninisteet mêtnes de ce terme, chez l'auteur du Capital.
d'« esprit de parti»). Mais cette conclusion serait aussi une façon de A partir de la rencontre qui s'est opérée en 1843-1844 à Paris
refermer le problème qu'Engels ouvrait, sous l'effet du trouble que (rencontre théorique, mais aussi rencontre personnelle et vécue), le
l'émergence d'une lutte de classes organisée produisait dans la concept de prolétariat résume chez Marx toutes les implications du .
confrontation traditionnelle de la politique et de la philosophie. Elle « point de vue de classe » : objet principal de l'investigation qui
ne ferait que nous reconduire aux antithèses de la connaissance porte sur le mode de production capitaliste, c'est-à-dire sur cette
théorique, libre des conditionnements idéologiques (Wertfrei), et de forme d'exploitation qui est issue de la transformation de la force
la position de parti exprimant une « conception du monde » subjec- de travail en marchandise et de la révolution industrielle ; dernier
tive. N'est-ce pas justement l'insuffisance et la stérilité de cette terme, par conséquent, de l'évolution historique de la division sociale
opposition que manifeste la recherche d'Engels, dans son incertitude du travail; et - bien que l'argumentation autorisant cette conclusion
même? ait profondément évolué entre les années 1840 et les années 1870-
1880 - sujet tendanciel de la pratique révolutionnaire qui doit
« accoucher » la société bourgeoise de ses propres contradictions
internes. Et pourtant le nom même du prolétariat est pratiquement
absent du «Capital» (Livre 1), qui constitue bien, qu'on le veuille
ou non, le texte dans lequel se joue la validité du marxisme. Non
seulement le terme universel de « prolétariat », comme substantif
singulier, virtuellement spéculatif, mais même le pluriel plus empi-
rique : les <<prolétaires » sont eux aussi quasiment absents de ces 800
pages, résultat de vingt ans de travail, de corrections ligne à ligne,
dans lesquelles Marx a voulu concentrer toute la systématicité de sa
théorie. Pour l'essentiel Le Capital ne traite pas du prolétariat, mais

221
La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

!: de la classe ouvrière (Arbeiterklasse) et des ouvriers (tels qu'ils capitalisme . Mais on n'en remarque que davantage l'absence de toute
transparaissent en particulier à travers l'utilisation constante des référence au prolétariat dans le corps de l'analyse consacrée au procès
li

::
rapports des inspecteurs de fabriqtte anglais) 1 • ji, de travail, au salariat, aux méthodes de l'exploitation. Tout se passe
!
\;
Je dis quasiment absent : il faut donc préciser. Il faut en particulier
soigneusement distinguer les deux éditions successives du Capital i: comme si le prolétariat n'avait rien à voir, en tant que tel, avec la
fonction positive que la force de travail exploitée remplit dans la
publiées par Marx (l'• éd. 1867; 2• éd. 1872) 2 • sphère de la production, en tant que « force productive» par excel-
Dans la première édition, à une exception près (p. 319, chapitre lence; comme s'il n'avait rien à voir avec la formation de la valeur,
sur la journée de travail, à propos des rapports des inspecteurs de la transformation du surtravail en survaleur, la métamorphose du
fabriques), le «prolétariat» et les «prolétaires» ne sont présents que -~l<-
« travail vivant» en «capital». Tout se passe comme si ce terme
1
dans la dédicace à Wilhelm Wolff et (une vingtaine d'occurrences 1 connotait seulement le caractère « transitionnel» de la classe ouvrière,
en un triple sens :
en tout) dans les deux sections finales sur la « loi générale de "t
li l'accumulation » (à propos de la « loi de population » impliquée par
··,, 1
- la condition ouvrière est un état instable, voire un état de
I!
'I!I

iJ
11
il
le mode de production capitaliste) et, surtout, sur le processus de la
« prétendue accumulation initiale» («primitive»; dans la trad. Roy).
Une seule occurrence dress/ face à face « le prolétaire» et « le capi-
taliste » (alors que ce second personnage est omniprésent dans Le
tJ

:1
/,
«marginalité», d'exclusion par rapport à l'existence sociale « nor-
male » (la société qui se prolétarise tend donc vers une situation
d'insécurité généralisée) ;
- elle perpétue une violence qui a caractérisé d'abord, de façon
Capital) 3 • ouverte et «politique», la transition du féodalisme au capitalisme,
il
il
Cette localisation est très cohérente. Le point commun de ces t et à laquelle celui-ci substitue ensuite un mécanisme d'apparence
Il passages consiste dans leur instance sur l'insécurité qui caractérise la
condition prolétarienne, d'abord comme résultat de l'expropriation
~)~
""t
purement « économique », tout simplement parce que juridiquement
normalisé;
::
des travailleurs« indépendants» des campagnes, ensuite comme effet t - elle est historiquement intenable et .implique donc une ·autre
}:.
1 permanent de la grande industrie capitaliste. On s'explique en partie, $ transition qui annulera la précédente, et dont l'accumulation capi-
ainsi, la position à première vue aberrante des t_hèses sur l' expro- . i. taliste a préparé les conditions matérielles .
ji priation des expropriateurs, qui annoncent le renversement révolu- frj 'i
il tionnaire de la tendance inaugurée par la violence des débuts du
Remarquons que ces (rares) références du Capital au prolétariat
appartiennent à une couche d'écriture du texte très particulière : celle
li i_-' .

iti qui permet d'enchâsser l'analyse nouvelle du mode de production


Il dans la perspective historique, naguère élaborée par, Marx dans la
il 1. À beaucoup d'égards Le Capital, autant qu'avec Srriith ou- Ricardo, est un conjoncture révolutionnaire de 1848 (la dédicace à W. Wolff, c'est
lii[· dialogue avec les inspecteurs de fabrique Alex:ander Redgrave et surtout Leonard la continuité symboliquement affirmée avec la Ligue des commu-
Homer, « censeur infatigable » des . fabricants anglais, dont Marx oppose la .figure nistes ; surtout, le terme de prolétariat est ici le « pont » qui permet
et les œuvres (les Factory Reports) à ceux des économistes « apologètes du capital »
i:!! (Nassau W . Senior) . Homer « s'est acquis des droits immortels à la reconnaissance de · citer en note Misère de la philosophie) 1• Elles èonstituent ainsi
de la classe ouvrière anglaise» (Le Capital, Livre Premier, cit., p. 251). [Michel l'amorce de ce qui deviendra à partir de 1870 le « matérialisme
Henry, qui souligne très justement l'importance des longues citations des Factory historique». Mais de ce fait même elles accusent la difficulté qu'il
Reports dans la progression théorique du Capital, estime curieusement que ceux-ci y a à faire tenir ensemble le matérialisme historique et la théorie du
font surgir dans le texte même de Marx « la sphère d 'appartenance de l'ego», c'est-
Capital sans aporie ni contradiction, bien que ces « deux décou-
à-dire la voix et comme la chair même des travaillèurs en tant que sujets ; c'est
« neutraliser » la médiation ·des inspecteurs, donc la fonction politique ·de leur vertes», pour reprendre l'expression d'Engels 2 , aient constamment
intervention et le sens des opérations d'écriture agencé!!s dans le texte de Marx (cf interféré entre elles.
M. Henry, Marx Il, Une philosophie de l'économie, Ed. Gallimard, Paris, 1976, Ce problème reçoit une dimension supplémentaire avec les ajouts
pp. 409-445 « La structure du Livre I »).) de la 2' édition ( 1872) : deux références très significatives au prolé-
2. Je cite Le Capital , Livre Premier, dans la traduction nouvelle 1<d'après la
4• édition allemande» , sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Ed. sociales,
1983 (réimpr. PUF, Collection Quadrige, 1993). 1. Le Capital, cit., p . 725.
3. Le Capital, cit., p. 688 . 2. F. Engels, article Karl Marx, cit.

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La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

!: de la classe ouvrière (Arbeiterklasse) et des ouvriers (tels qu'ils capitalisme . Mais on n'en remarque que davantage l'absence de toute
transparaissent en particulier à travers l'utilisation constante des référence au prolétariat dans le corps de l'analyse consacrée au procès
li

::
rapports des inspecteurs de fabriqtte anglais) 1 • ji, de travail, au salariat, aux méthodes de l'exploitation. Tout se passe
!
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Je dis quasiment absent : il faut donc préciser. Il faut en particulier
soigneusement distinguer les deux éditions successives du Capital i: comme si le prolétariat n'avait rien à voir, en tant que tel, avec la
fonction positive que la force de travail exploitée remplit dans la
publiées par Marx (l'• éd. 1867; 2• éd. 1872) 2 • sphère de la production, en tant que « force productive» par excel-
Dans la première édition, à une exception près (p. 319, chapitre lence; comme s'il n'avait rien à voir avec la formation de la valeur,
sur la journée de travail, à propos des rapports des inspecteurs de la transformation du surtravail en survaleur, la métamorphose du
fabriques), le «prolétariat» et les «prolétaires» ne sont présents que -~l<-
« travail vivant» en «capital». Tout se passe comme si ce terme
1
dans la dédicace à Wilhelm Wolff et (une vingtaine d'occurrences 1 connotait seulement le caractère « transitionnel» de la classe ouvrière,
en un triple sens :
en tout) dans les deux sections finales sur la « loi générale de "t
li l'accumulation » (à propos de la « loi de population » impliquée par
··,, 1
- la condition ouvrière est un état instable, voire un état de
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le mode de production capitaliste) et, surtout, sur le processus de la
« prétendue accumulation initiale» («primitive»; dans la trad. Roy).
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taliste » (alors que ce second personnage est omniprésent dans Le
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«marginalité», d'exclusion par rapport à l'existence sociale « nor-
male » (la société qui se prolétarise tend donc vers une situation
d'insécurité généralisée) ;
- elle perpétue une violence qui a caractérisé d'abord, de façon
Capital) 3 • ouverte et «politique», la transition du féodalisme au capitalisme,
il
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Cette localisation est très cohérente. Le point commun de ces t et à laquelle celui-ci substitue ensuite un mécanisme d'apparence
Il passages consiste dans leur instance sur l'insécurité qui caractérise la
condition prolétarienne, d'abord comme résultat de l'expropriation
~)~
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purement « économique », tout simplement parce que juridiquement
normalisé;
::
des travailleurs« indépendants» des campagnes, ensuite comme effet t - elle est historiquement intenable et .implique donc une ·autre
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1 permanent de la grande industrie capitaliste. On s'explique en partie, $ transition qui annulera la précédente, et dont l'accumulation capi-
ainsi, la position à première vue aberrante des t_hèses sur l' expro- . i. taliste a préparé les conditions matérielles .
ji priation des expropriateurs, qui annoncent le renversement révolu- frj 'i
il tionnaire de la tendance inaugurée par la violence des débuts du
Remarquons que ces (rares) références du Capital au prolétariat
appartiennent à une couche d'écriture du texte très particulière : celle
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iti qui permet d'enchâsser l'analyse nouvelle du mode de production


Il dans la perspective historique, naguère élaborée par, Marx dans la
il 1. À beaucoup d'égards Le Capital, autant qu'avec Srriith ou- Ricardo, est un conjoncture révolutionnaire de 1848 (la dédicace à W. Wolff, c'est
lii[· dialogue avec les inspecteurs de fabrique Alex:ander Redgrave et surtout Leonard la continuité symboliquement affirmée avec la Ligue des commu-
Homer, « censeur infatigable » des . fabricants anglais, dont Marx oppose la .figure nistes ; surtout, le terme de prolétariat est ici le « pont » qui permet
et les œuvres (les Factory Reports) à ceux des économistes « apologètes du capital »
i:!! (Nassau W . Senior) . Homer « s'est acquis des droits immortels à la reconnaissance de · citer en note Misère de la philosophie) 1• Elles èonstituent ainsi
de la classe ouvrière anglaise» (Le Capital, Livre Premier, cit., p. 251). [Michel l'amorce de ce qui deviendra à partir de 1870 le « matérialisme
Henry, qui souligne très justement l'importance des longues citations des Factory historique». Mais de ce fait même elles accusent la difficulté qu'il
Reports dans la progression théorique du Capital, estime curieusement que ceux-ci y a à faire tenir ensemble le matérialisme historique et la théorie du
font surgir dans le texte même de Marx « la sphère d 'appartenance de l'ego», c'est-
Capital sans aporie ni contradiction, bien que ces « deux décou-
à-dire la voix et comme la chair même des travaillèurs en tant que sujets ; c'est
« neutraliser » la médiation ·des inspecteurs, donc la fonction politique ·de leur vertes», pour reprendre l'expression d'Engels 2 , aient constamment
intervention et le sens des opérations d'écriture agencé!!s dans le texte de Marx (cf interféré entre elles.
M. Henry, Marx Il, Une philosophie de l'économie, Ed. Gallimard, Paris, 1976, Ce problème reçoit une dimension supplémentaire avec les ajouts
pp. 409-445 « La structure du Livre I »).) de la 2' édition ( 1872) : deux références très significatives au prolé-
2. Je cite Le Capital , Livre Premier, dans la traduction nouvelle 1<d'après la
4• édition allemande» , sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Ed. sociales,
1983 (réimpr. PUF, Collection Quadrige, 1993). 1. Le Capital, cit., p . 725.
3. Le Capital, cit., p. 688 . 2. F. Engels, article Karl Marx, cit.

222 223
La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

tariat, toujours localisées aux mêmes bords du texte, et qui viennent au «prolétariat». De plus, centrées sur le droit et les rapports de
par conséquent renforcer l'effet cl'enchâssement. force (ou les deux aspects de la Gewalt) dans la sphère de la
L'une figure dans la Postface (éd. cit. p. 13), pour montrer production et sur le marché du travail, elles faisaient intervenir l'État
comment la « maturité » des luttes de classes après 48 a déterminé bourgeois à la fois comme une instance Telativement autonome par
l'éclatement de la problématique « scientifique » de l'économie rapport aux intérêts immédiats des capitalistes et comme une instance
il : classique, en la confrontant au refoulé politique de ses propres de régulation des antagonismes sociaux (Marx parlait dè « première
l concepts. D'où sa transformation antithétique, en économie « vul-
gaire» d'un côté (f.-S. Mill), en socialisme comme « science du
réaction consciente · et méthodique de la société à la configuration
il prolétariat» de l'autre (Marx lui-même) . Se trouve ainsi posée la
naturelle prise par · son procès de production», éd. cit. p . 540).
(Souligné par moi, E.B.)
1
question d'un rapport nouveau entre science et politique (autre En bref, la classe ouvrière s'y présentait comme le sujet d'une
11 nom de la « dialectique ») 1• lutte «économique», tandis que la «politique» concernait p!utôt la
i! Quant à la seconde référence, la plus symptomatique, elle figure classe bourgeoise, dans la mesure où celle-ci, à travers l'Etat, se
il dans un paragraphe ajouté sur l'abolition des lois contre les « coa- distinguait de la simple somme des capitalistes, propriétaires de
11
,1 litions ouvrières » (lois antisyndicales) en Angleterre sous l'effet de moyens de production.
:J
la lutte des classes, décrite par Marx comme une « longue guerre b) Un peu auparavant, les énoncés de Salaire, prix et profit (1865)
li'.! civile 2 ». C'est le trait d'union t!ntre le thème précédent (émergence définissaient le capitalisme comme un «système» doté d'un intérieur
il
d'une« économie politique de la classe ouvrière») et celui de l'action et d'un extérieur, ou de limites de fonctionnement régulatrices: en
,' .
politique autonome dé la classe ouvrière, de son «organisation». deçà de ces limites, le système est stable ; au-delà il doit se transformer
·11 i C'est donc l'introduction dans le texte du Capital d'un problème en un autre système, fonctionnant selon d'autres lois. C'était pour
11
qui, jusqu'alors, en était formellement absent: celui de la forme Marx le moyen cl'articuler lutte économique et lutte politique : la
1 d'existence politique de la classe ouvrière dans les limites du « sys- première reste « interne » au système, la seconde par définition le
! tème» capitaliste, et de ses effets. sur le fonctionnement même du contredit et le dépasse 1• ·
11 ·
li; système. C'est du même coup une façon non plus simplement Mais cette définition risquait fort de n'être qu'une tautologie. On
historique (au titre d'une « loi tendancielle») mais stratégique de pouvait la lire comme .la constatation que la lutte ouvrière remet en
11
poser le problème des conditions dans lesquelles l'action politique càtise le système à partir du momerit seulement où elle dépasse elle-
il de la classe . ouvrière peut engager le dépassement du mode de même la forme syndicale (définie comme défense collective du niveau
11 production capitaliste ou la transition au communisme. des salaires) pour assumer une forme et des objectifs politiques
Pour préciser encore ce point, il . faut se reporter à plusieurs
li.
ij ! contextes pertinents de ces énoncés. Mais, par là même, on en percevra
(renversement de la domination bourgeoise). On pouvait aussi la
lire comme un acte de décision théorique : est « politique » par
I! mieux l'ambivalence. définition la lutte de classes dans la mesure où elle passe de la
Il a) Les analyses détaillées que Le Capital consacre à la longueur revendication du « salaire normal » de la « journée de travail nor-
1; 1
!r de la journée de travail et à la « législation sur les fabriques » male», etc., à la revendication de l'« abolition du salariat». Salaire,
(limitation du travail des femmes et des enfants, etc.) constituaient prix et profit justifiait cette décision en décrivant le « double résultat »
indiscutablement une pièce maîtresse dans la définition de la lutte de la lutte économique des ouvriers. D'un côté elle contrecarre la
de classes. Mais elles ne comportaient, je l'ai rappelé, aucune allusion tendance du capital à faire baisser le salaire en dessous de la valeur
de .la force de travail : résultat purement défensif et historiquement
con.servatoire (comparable au rocher de Sisyphe, qu'il faut indéfini-
1. Sur cette façon d'introduire la question de la dialectique à travers l'opposition
ment remonter). Résultat qui , en ce sens, effectue plutôt l'intérêt de
de l'économie «vulgaire» . et de l'économie «scientifique», cf mon essai « Matéria-
lisme et idéalisme dans, l'histoire de la i:héo~ie marxiste », dans Cinq Études dtt classe des capitalistes que des prolétaires. Mais, à cette occasion, la
matérialisme historiqtte, Ed. Maspero, Paris, 1974, ainsi que l'article « Critique de
l'économie politique», dans le Dictionnaire critique du marxisme, cit. 1. Karl Marx, Travail salarié et capital, suivi de Salaire, prix et profit, Éd.
2. Le Capital, Livre Premier, cit., pp . 832-833 . sociales, Paris, 1960, pp. 105-110.

224 225
La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

tariat, toujours localisées aux mêmes bords du texte, et qui viennent au «prolétariat». De plus, centrées sur le droit et les rapports de
par conséquent renforcer l'effet cl'enchâssement. force (ou les deux aspects de la Gewalt) dans la sphère de la
L'une figure dans la Postface (éd. cit. p. 13), pour montrer production et sur le marché du travail, elles faisaient intervenir l'État
comment la « maturité » des luttes de classes après 48 a déterminé bourgeois à la fois comme une instance Telativement autonome par
l'éclatement de la problématique « scientifique » de l'économie rapport aux intérêts immédiats des capitalistes et comme une instance
il : classique, en la confrontant au refoulé politique de ses propres de régulation des antagonismes sociaux (Marx parlait dè « première
l concepts. D'où sa transformation antithétique, en économie « vul-
gaire» d'un côté (f.-S. Mill), en socialisme comme « science du
réaction consciente · et méthodique de la société à la configuration
il prolétariat» de l'autre (Marx lui-même) . Se trouve ainsi posée la
naturelle prise par · son procès de production», éd. cit. p . 540).
(Souligné par moi, E.B.)
1
question d'un rapport nouveau entre science et politique (autre En bref, la classe ouvrière s'y présentait comme le sujet d'une
11 nom de la « dialectique ») 1• lutte «économique», tandis que la «politique» concernait p!utôt la
i! Quant à la seconde référence, la plus symptomatique, elle figure classe bourgeoise, dans la mesure où celle-ci, à travers l'Etat, se
il dans un paragraphe ajouté sur l'abolition des lois contre les « coa- distinguait de la simple somme des capitalistes, propriétaires de
11
,1 litions ouvrières » (lois antisyndicales) en Angleterre sous l'effet de moyens de production.
:J
la lutte des classes, décrite par Marx comme une « longue guerre b) Un peu auparavant, les énoncés de Salaire, prix et profit (1865)
li'.! civile 2 ». C'est le trait d'union t!ntre le thème précédent (émergence définissaient le capitalisme comme un «système» doté d'un intérieur
il
d'une« économie politique de la classe ouvrière») et celui de l'action et d'un extérieur, ou de limites de fonctionnement régulatrices: en
,' .
politique autonome dé la classe ouvrière, de son «organisation». deçà de ces limites, le système est stable ; au-delà il doit se transformer
·11 i C'est donc l'introduction dans le texte du Capital d'un problème en un autre système, fonctionnant selon d'autres lois. C'était pour
11
qui, jusqu'alors, en était formellement absent: celui de la forme Marx le moyen cl'articuler lutte économique et lutte politique : la
1 d'existence politique de la classe ouvrière dans les limites du « sys- première reste « interne » au système, la seconde par définition le
! tème» capitaliste, et de ses effets. sur le fonctionnement même du contredit et le dépasse 1• ·
11 ·
li; système. C'est du même coup une façon non plus simplement Mais cette définition risquait fort de n'être qu'une tautologie. On
historique (au titre d'une « loi tendancielle») mais stratégique de pouvait la lire comme .la constatation que la lutte ouvrière remet en
11
poser le problème des conditions dans lesquelles l'action politique càtise le système à partir du momerit seulement où elle dépasse elle-
il de la classe . ouvrière peut engager le dépassement du mode de même la forme syndicale (définie comme défense collective du niveau
11 production capitaliste ou la transition au communisme. des salaires) pour assumer une forme et des objectifs politiques
Pour préciser encore ce point, il . faut se reporter à plusieurs
li.
ij ! contextes pertinents de ces énoncés. Mais, par là même, on en percevra
(renversement de la domination bourgeoise). On pouvait aussi la
lire comme un acte de décision théorique : est « politique » par
I! mieux l'ambivalence. définition la lutte de classes dans la mesure où elle passe de la
Il a) Les analyses détaillées que Le Capital consacre à la longueur revendication du « salaire normal » de la « journée de travail nor-
1; 1
!r de la journée de travail et à la « législation sur les fabriques » male», etc., à la revendication de l'« abolition du salariat». Salaire,
(limitation du travail des femmes et des enfants, etc.) constituaient prix et profit justifiait cette décision en décrivant le « double résultat »
indiscutablement une pièce maîtresse dans la définition de la lutte de la lutte économique des ouvriers. D'un côté elle contrecarre la
de classes. Mais elles ne comportaient, je l'ai rappelé, aucune allusion tendance du capital à faire baisser le salaire en dessous de la valeur
de .la force de travail : résultat purement défensif et historiquement
con.servatoire (comparable au rocher de Sisyphe, qu'il faut indéfini-
1. Sur cette façon d'introduire la question de la dialectique à travers l'opposition
ment remonter). Résultat qui , en ce sens, effectue plutôt l'intérêt de
de l'économie «vulgaire» . et de l'économie «scientifique», cf mon essai « Matéria-
lisme et idéalisme dans, l'histoire de la i:héo~ie marxiste », dans Cinq Études dtt classe des capitalistes que des prolétaires. Mais, à cette occasion, la
matérialisme historiqtte, Ed. Maspero, Paris, 1974, ainsi que l'article « Critique de
l'économie politique», dans le Dictionnaire critique du marxisme, cit. 1. Karl Marx, Travail salarié et capital, suivi de Salaire, prix et profit, Éd.
2. Le Capital, Livre Premier, cit., pp . 832-833 . sociales, Paris, 1960, pp. 105-110.

224 225
Il
!/ La crainte des masses Le prolétariat insaisissable
li
il
t
li
lutte ouvrière produit un second résultat, potentiellement révolu- claJSe a toujours été et est nécessairement toujours un mouvement
l! tionnaire celui-là, obtenu comme par surcroît et pourtant beaucoup politiqrte (Lettre de Marx à Paul et Laura Lafargue, 19 avril 1870;
" id .) 1•
!I
!I
plus décisif : renforcer l'organisation des ouvriers, accumuler leurs
ii
il forces de façon durable et rendre conscient leur objectif révolution-
il naire, jusqu'au point de rupture avec le système. Superbe dialectique, On le voit , par rapport aux analyses de la législation sur les
!/
Il on le voit. Mais étroitement dépendante de présupposés que l'histoire fabriques, le renversement est complet. Tout se passe comme si les
r! du capitalisme, du vivant même de Marx et d'Engels, n'allait pas deux classes antagonistes de la société avaient échangé leur_place au
tarder à infirmer : que les rapports de production capitalistes regard du «politique» et de l'« économique». C'est la classe bour-
impliquent le maintien du salaire moyen au minimum vital ; que geoise qui borne maintenant ses horizons _à une lutte économique,
l'organisation permanente du prolétariat est à _terme incompatible dont l'organisation politique ne représente qu'une pratique corpo-
avec le « système » ; que la lutte dès--classes, tant bourgeoise que ratiste, «syndicale», au sens large du terme. C'est le prolétariat dont
prolétarienne, unifie irréversiblement la classe ouvrière ... l'action de masse fait émerger, au contraire, des formes et des enjeux
c) L'ajout de 1872 au Capital s'inscrit, lui, dans un contexte proprement «politiques». Ou si l'on préfère, c'est l'initiative pro-
politique très précis : lendemains de la Commune de Paris, conflit létarienne, même lorsqu'elle ne se perçoit encore elle-même que
dans l'Internationale avec les trade-unionistes anglais et les anar- comme syndicale, qui contraint la bourgeoisie à « faire de la poli-
chistes, résurgence du concept de la « dictature du prolétariat » avec tique», à doter son État d'une capacité politique pour utiliser,
une signification nouvelle, tentative d'élaboration d'une théorie du contrôler, réprimer le prolétariat. Thèse cohérente avec l'exigence du
parti révolutionnaire et de ses principes d'organisation. Relisons alors parti de masse ouvrier, avec l'idée d'une « conception prolétarienne
cet ajout: du monde» , avec l'analyse de là Commune comme premier « gou-
vernement de la classe ouvrière», avec l'énoncé d'Engels selon qui
Les cruelles lois anticoalitions s'effondrèrent en 1825 devant l'at- « les ouvriers sont politiques par n~ture » ( Critique du Programme
titude menaçante du prolétariat. Toutefois elles ne furent annulées d'Erfurt) 2, avec la définition du communisme comme résolution de
qu'en partie ( ...) jusqu'à ce que le « grand Parti libéral» eût enfin la vieille contradiction historique entre travail et politique (ouverte
trouvé, grâce à une alliance avec les tories, le courage de se retourner à l'aube de l'histoire par la cité grecque démocratique et esclavagiste),
résolument contre ce même prolétariat qui l'avait porté au pouvoir toutes thèses qui s'énoncent au même moment dans les textes « his-
( ...). Comme on voit, c'est seulement à contrec<:ruret sous la pression toriques » et « politiques » de Marx et d'Engels.
<les masses que le Parlement anglais a renoncé aux lois contre les
grèves et les trades' unions après avoir ocwpé lui-même pendant cinq
siècles, avec un égoïsme éhonté, la position d 'tme trades' union per-
manente des capitalistes contre les ouvriers (pp. 832 -833 , souligné par Antinomiû de la « politique prolétarienne »
moi, E.B.).

C'est la terminologie même des critiques contre l'anarchisme, qui Si nous partons de l'idée, suggérée par l'ensemble des écrits de
affectent le plus souvent le ton de l'ironie : Marx, que le terme de prolétariat désigne précisément le sens poli-
La classe ouvrière ne doit pas s'occuper de politique. Sa tâche se
borne à s'organiser en syndicats. Un be!lu jour, avec l'aide de l'In- l. M.E.W ., 32 , p. 675 .
:i
ternationale, ils supplanteront tous les Etats existants. Voyez quelle , 2. Karl Marx ec Friedrich Engels, Critiques des programmes de Gotha et d'Erfurt,
caricature il [=Bakounine] a fait de ma doctrine! Comme la trans- Ed. sociales, Paris, 1950, pp. 104-10 5 : « Mais la masse des cravaiHeursne se laissera
formation des États ·existants en une association est notre but final, jamais mettre dans la tête que les affaires publiques de son pays ne sont pas en
même temps ses propres affaires ; les travailleurs sont politiques par nature (sie sind
nous devrions permettre aux gouvern·ements, ces grands syndicats des von Nat11r politisch), ec celui qui leur raconte qu 'ils doivent laisser la politique de
classes dominantes, de faire ce que bon leur semble, car nous occuper côté, ils le laissent finalement en plan . Prêcher aux ouvriers de s'abstenir de la
_,
d 'eux serait les reconnaître ... Cet âne n'a jamais compris que tout politique en coutes circonstances, c'est les pousser dans les bras des curés ou des
; mouvement de classe (Klassenbewegtmg) en tant que mouvement de républicains bourgeois » (cf M.E.W. , 33 , p. 389).

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!/ La crainte des masses Le prolétariat insaisissable
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lutte ouvrière produit un second résultat, potentiellement révolu- claJSe a toujours été et est nécessairement toujours un mouvement
l! tionnaire celui-là, obtenu comme par surcroît et pourtant beaucoup politiqrte (Lettre de Marx à Paul et Laura Lafargue, 19 avril 1870;
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plus décisif : renforcer l'organisation des ouvriers, accumuler leurs
ii
il forces de façon durable et rendre conscient leur objectif révolution-
il naire, jusqu'au point de rupture avec le système. Superbe dialectique, On le voit , par rapport aux analyses de la législation sur les
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Il on le voit. Mais étroitement dépendante de présupposés que l'histoire fabriques, le renversement est complet. Tout se passe comme si les
r! du capitalisme, du vivant même de Marx et d'Engels, n'allait pas deux classes antagonistes de la société avaient échangé leur_place au
tarder à infirmer : que les rapports de production capitalistes regard du «politique» et de l'« économique». C'est la classe bour-
impliquent le maintien du salaire moyen au minimum vital ; que geoise qui borne maintenant ses horizons _à une lutte économique,
l'organisation permanente du prolétariat est à _terme incompatible dont l'organisation politique ne représente qu'une pratique corpo-
avec le « système » ; que la lutte dès--classes, tant bourgeoise que ratiste, «syndicale», au sens large du terme. C'est le prolétariat dont
prolétarienne, unifie irréversiblement la classe ouvrière ... l'action de masse fait émerger, au contraire, des formes et des enjeux
c) L'ajout de 1872 au Capital s'inscrit, lui, dans un contexte proprement «politiques». Ou si l'on préfère, c'est l'initiative pro-
politique très précis : lendemains de la Commune de Paris, conflit létarienne, même lorsqu'elle ne se perçoit encore elle-même que
dans l'Internationale avec les trade-unionistes anglais et les anar- comme syndicale, qui contraint la bourgeoisie à « faire de la poli-
chistes, résurgence du concept de la « dictature du prolétariat » avec tique», à doter son État d'une capacité politique pour utiliser,
une signification nouvelle, tentative d'élaboration d'une théorie du contrôler, réprimer le prolétariat. Thèse cohérente avec l'exigence du
parti révolutionnaire et de ses principes d'organisation. Relisons alors parti de masse ouvrier, avec l'idée d'une « conception prolétarienne
cet ajout: du monde» , avec l'analyse de là Commune comme premier « gou-
vernement de la classe ouvrière», avec l'énoncé d'Engels selon qui
Les cruelles lois anticoalitions s'effondrèrent en 1825 devant l'at- « les ouvriers sont politiques par n~ture » ( Critique du Programme
titude menaçante du prolétariat. Toutefois elles ne furent annulées d'Erfurt) 2, avec la définition du communisme comme résolution de
qu'en partie ( ...) jusqu'à ce que le « grand Parti libéral» eût enfin la vieille contradiction historique entre travail et politique (ouverte
trouvé, grâce à une alliance avec les tories, le courage de se retourner à l'aube de l'histoire par la cité grecque démocratique et esclavagiste),
résolument contre ce même prolétariat qui l'avait porté au pouvoir toutes thèses qui s'énoncent au même moment dans les textes « his-
( ...). Comme on voit, c'est seulement à contrec<:ruret sous la pression toriques » et « politiques » de Marx et d'Engels.
<les masses que le Parlement anglais a renoncé aux lois contre les
grèves et les trades' unions après avoir ocwpé lui-même pendant cinq
siècles, avec un égoïsme éhonté, la position d 'tme trades' union per-
manente des capitalistes contre les ouvriers (pp. 832 -833 , souligné par Antinomiû de la « politique prolétarienne »
moi, E.B.).

C'est la terminologie même des critiques contre l'anarchisme, qui Si nous partons de l'idée, suggérée par l'ensemble des écrits de
affectent le plus souvent le ton de l'ironie : Marx, que le terme de prolétariat désigne précisément le sens poli-
La classe ouvrière ne doit pas s'occuper de politique. Sa tâche se
borne à s'organiser en syndicats. Un be!lu jour, avec l'aide de l'In- l. M.E.W ., 32 , p. 675 .
:i
ternationale, ils supplanteront tous les Etats existants. Voyez quelle , 2. Karl Marx ec Friedrich Engels, Critiques des programmes de Gotha et d'Erfurt,
caricature il [=Bakounine] a fait de ma doctrine! Comme la trans- Ed. sociales, Paris, 1950, pp. 104-10 5 : « Mais la masse des cravaiHeursne se laissera
formation des États ·existants en une association est notre but final, jamais mettre dans la tête que les affaires publiques de son pays ne sont pas en
même temps ses propres affaires ; les travailleurs sont politiques par nature (sie sind
nous devrions permettre aux gouvern·ements, ces grands syndicats des von Nat11r politisch), ec celui qui leur raconte qu 'ils doivent laisser la politique de
classes dominantes, de faire ce que bon leur semble, car nous occuper côté, ils le laissent finalement en plan . Prêcher aux ouvriers de s'abstenir de la
_,
d 'eux serait les reconnaître ... Cet âne n'a jamais compris que tout politique en coutes circonstances, c'est les pousser dans les bras des curés ou des
; mouvement de classe (Klassenbewegtmg) en tant que mouvement de républicains bourgeois » (cf M.E.W. , 33 , p. 389).

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1

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La crainte des masses

tique des analyses.qu'il conduit, non seulement en tant que conclusion


d'une analyse économique ou d'un raisonnement historique, mais en
tant que tendance nécessaire reliant entre elles la théorie de l'ex-
r\
~

.}J
·
Le prolétariat insaisissable

que les travaux du « vieux Marx» après 1870, dans ce que j'ai cru
pouvoir appeler naguère la période de rectification 1, sont dominés
1
r ploitation et celle de la révolution; si d'autre part nous acceptons
.
..
par la thèse inverse, c'est-à-dire un concept positif de la politique .
D'abord en ce sens que la nécessité d'une organisation et d'une
~
'
}
~:
de voir dans Le Capital l'élaboration la plus précise de cette tendance,
alors la configuration discursive que je viens d'évoquer ne peut nous
apparaître que comme profondément paradoxale. Elle signifie, en
1
:
1
action politiques du prolétariat y est constamment affirmée : en ce
sens par conséquent que la transition au communisme n'est plus la
négation de la politique, encore moins son abolition, mais plutôt
rJ effet, que le concept déterminant de l'analyse ne peut y figurer sous son élargissement, sa transformation par la pratique de masse de
f
son nom qu'en position d'extériorité relative, et même qu'il doit y 1
• travailleurs qui s'en emparent (c'est tout . l'objet de la « deùxième »
être rapporté après ·coup. On devine que cette situation, si elle doit 1l dictature du prolétariat à laquelle, de ce point de vue, Lénine et
f
,1
réduire une équivoque engendrée par l'àrialyse du mode de produc-
tion capitaliste (c'est-à-dire par le développement de l'antithèse
~ Gramsci seront strictement fidèles). Ensuite, en ce que le concept de
t
Il ' 1• l'État bourgeois garde le sens d'une domination, mais s'éloigne de
travail/capital), ne peut à son tour qu'en engendrer de nouvelles.
li Il s'agit maintenant de montrer en quoi cette difficulté ne fait que
~ plus en plus de l'idée d'illusion, dans la mesure où le pouvoir de
la classe dominante est caractérisé par l'existence et la structure d'un
~
11
1'

li
refléter une incertitude omniprésente chez Marx. Celle-ci, cependant,
n'est pas tant la marque de sa faiblesse au regard des idées dominantes
que, d'abord, celle de la rupture qu'il opère par rapport à ces idées,
et dont il subit en quelque sorte les retombées.
1
i
ÎI
appareil d'État 2 •
Cette évolution est bien réelle : mais elle n'est que tendancielle,
et elle fait plutôt ressortir l'existence d'une contradiction permanente.
11 En effet, la période initiale n'est pas seulement celle dans laquelle
Incertitude omniprésente : on peut la repérer au niveau théorique îi le prolétariat apparaît investi d'une mission historique révolutionnaire
i/ 1 et surtout au niveau de l'action politique qu'il a essayé de conduire. t
V parce qu'il serait déjà «libéré» de toute illusion politique. C'est
1!1 Jamais Marx n'a pu stabiliser son discours à l'égard du concept de r aussi la période dans laquelle Marx définit la révolution comme
!!1
politique. Sans doute il est possible de retracer une évolution sur ce t
~1
li!
« politique prolétarienne » en se rattachant pour cela directement à
1
lii point, si l'on isole des termes extrêmes .. On .peut dire en effet que l'expérience qui lui semble la plus éloignée de l'utopisme des pro-
JI!
''I les travaux de jeunesse de Marx (qui, à cet égard, ·doivent indure j phètes de la « fin du politique » : celle du néo-babouvisme et du
l/1·
~
aussi L'idéologie allemande, 'Misère de la philosophie) sont dominés blanquisme. · Le concept même de « communisme» apparaît ainsi, au
i,,
jl par une thèse négative, qui n'est évidemment pas propre à Marx, I terme d'une évolution très rapide, comme la correction l'une par
l'i
il'
J
mais qui l'insère dans tout le courant de la pensée ouvrière et socialiste
du début du XIX siècle opposant à la révolution 5<politique » bour-
0

geoise la « révolution sociale » des producteurs, ~ l'Etat constitutionnel


1
1
i
-

l'autre des tendances anticapitalistes ·qui se veulent «politiques» et
de celles qui se veulent «apolitiques» ou « antipolitiques ». Il en va
de même pour la conception du parti qui parcourt le Manifeste, et
l'association libre, etc. 1 • Cette thèse fait de l'Etat et de la politique 1 qui s'alimente contradictoirement aux exemples du chartisme anglais
une représentation aliénée (ou séparée) des conflits et des intérêts ~ et du blanquisme français.
l'i
réels constituant la société. Elle implique que l'État politique soit De la même façon, à l'autre extrême, il suffit de rapprocher la
pensé à la fois comme une illusion, et commel'instrument matériel Critique du programme de Gotha et l'Anti-Dühring d'Engels (avec le
d'une domination oppressive selon toutes sortes de modalités: domi- chapitre de Marx), malgré leurs différences significatives (le premier
nation bureaucratico-militaire, plus ou moins archaïque ; « comité texte étant apparemment beaucoup plus« anti-étatiste » que le second),
qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » pour constater que cette période d'affirmation de la nécessité du
(Manifeste); produit ultime de la « division du travail manuel et
intellectuel» (Idéologie allemande) ; etc. On peut, à l'autre bout, dire
l. Cinq ét11desdu matérialisme historique, Éd. Maspero, Paris, 1974 .
2. Cf mon anide « Diaature du prolétariat», in Dictionnaire critique dr, marxiime,
l. Voir les travaux de E. Halévy, Ch. Andler, et plus récemment de B. Andreas, cit., dans leq~el j'ai rectifié certaines des formulations ,de mon livre Sur la dictature
H. Desroche, J. Grandjonc, J. Rancière, M. Lowy. Le texte essentiel est !'Exposition du prolériat, Ed. Maspero, Paris, 1976 ; et mon essai « Etat, parti, idéologie : esquisse
de la Doctrine saint-simonienne de 1829 . d'un problème» , cit.

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travail/capital), ne peut à son tour qu'en engendrer de nouvelles.
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la classe dominante est caractérisé par l'existence et la structure d'un
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n'est pas tant la marque de sa faiblesse au regard des idées dominantes
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Cette évolution est bien réelle : mais elle n'est que tendancielle,
et elle fait plutôt ressortir l'existence d'une contradiction permanente.
11 En effet, la période initiale n'est pas seulement celle dans laquelle
Incertitude omniprésente : on peut la repérer au niveau théorique îi le prolétariat apparaît investi d'une mission historique révolutionnaire
i/ 1 et surtout au niveau de l'action politique qu'il a essayé de conduire. t
V parce qu'il serait déjà «libéré» de toute illusion politique. C'est
1!1 Jamais Marx n'a pu stabiliser son discours à l'égard du concept de r aussi la période dans laquelle Marx définit la révolution comme
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du début du XIX siècle opposant à la révolution 5<politique » bour-
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geoise la « révolution sociale » des producteurs, ~ l'Etat constitutionnel


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l'autre des tendances anticapitalistes ·qui se veulent «politiques» et
de celles qui se veulent «apolitiques» ou « antipolitiques ». Il en va
de même pour la conception du parti qui parcourt le Manifeste, et
l'association libre, etc. 1 • Cette thèse fait de l'Etat et de la politique 1 qui s'alimente contradictoirement aux exemples du chartisme anglais
une représentation aliénée (ou séparée) des conflits et des intérêts ~ et du blanquisme français.
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réels constituant la société. Elle implique que l'État politique soit De la même façon, à l'autre extrême, il suffit de rapprocher la
pensé à la fois comme une illusion, et commel'instrument matériel Critique du programme de Gotha et l'Anti-Dühring d'Engels (avec le
d'une domination oppressive selon toutes sortes de modalités: domi- chapitre de Marx), malgré leurs différences significatives (le premier
nation bureaucratico-militaire, plus ou moins archaïque ; « comité texte étant apparemment beaucoup plus« anti-étatiste » que le second),
qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » pour constater que cette période d'affirmation de la nécessité du
(Manifeste); produit ultime de la « division du travail manuel et
intellectuel» (Idéologie allemande) ; etc. On peut, à l'autre bout, dire
l. Cinq ét11desdu matérialisme historique, Éd. Maspero, Paris, 1974 .
2. Cf mon anide « Diaature du prolétariat», in Dictionnaire critique dr, marxiime,
l. Voir les travaux de E. Halévy, Ch. Andler, et plus récemment de B. Andreas, cit., dans leq~el j'ai rectifié certaines des formulations ,de mon livre Sur la dictature
H. Desroche, J. Grandjonc, J. Rancière, M. Lowy. Le texte essentiel est !'Exposition du prolériat, Ed. Maspero, Paris, 1976 ; et mon essai « Etat, parti, idéologie : esquisse
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politique est aussi, contradictoirement, celle dans laquelle la déné- ne peut sans sombrer dans la métaphysique servir à classer une fois
l:iLi.·; gation du politique trouve ses formulations les · plus frappantes et pour toutes les stratégies, les formes d'organisation ou les théories
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destinées à la plus longue influence : ainsi la revendication, face à du mouvement social. Elle n'a d'utilité que si elle est elle-même
'li
1.1 Bakounine, de l'idée d'<<anarchisme dans le vrai sens du terme 1 », soumise à l'appréciation des conjonctures et au « critère de la pra-
••
:Ili et la reprise à l'école saint-simonienne du mot d'ordre de « substi- tique» des actions concrètes qu'elle recouvre. En ce sens nous
'
N: tution de l'administration des choses au gouvernement des hommes»; commençons à percevoir que les contradictions, la vacillation des
insérée dans un schéma dialectique . du dépérissement de l'État. Il concepts fondamentaux chez Marx ne recouvrent pas simplement une
1:
1:: est donc clair, comme je le disais plus haut, que le discours de Marx incapacité théorique, mais plutôt un décalage entre la réalité histo-
1
f est sur ce point littéralement contradictoire. rique qu'il met au jour et le discours nécessairement «impur» dans
r,: Sans doute on objectera que la contradiction se résout au moyen lequel une telle mise à jour peut se formuler. Reste à comprendre
[!
d'une distinction nécessaire entre le poiitique et l'étatique, abusive- pourquoi ce décalage est inévitable.
!.'·
',.j ment confondus dans le résumé précédent. On ajoutera que les textes La même conclusion ressortirait d'une étude (qui, à ma connais-
!; de Marx (et des meilleurs marxistes), pris dans leur ensemble, sance, n'a jamais été faite complètement) des contradictions de l'action
fü.
111: fournissent même un critère pour cette distinction, qui aurait l'im- politique de Marx, dans la mesure où, contrairement au vœu énoncé
mense avantage de ne pas concerner simplement l'avenir ou l'idéal par le Manifeste (« les communistes ne forment pas un parti distinct
1: d'une société sans État, mais l'actualité immédiate: l'étatique Jerait opposé aux autres partis ouvriers (. ..) Dans les différentes phases que
·11,
I' la politique faite hon du maJJes, par une minorité oppressive ou traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours
t manipulatrice, ou tout simplement par un système « représentatif» ; les intérêts du mouvement dans sa totalité 1 .»), elle n'a pu se développer
f la politique au sens fort du terme serait la politique des maJJes, faite que contre une série de positions politico-idéologiques concurrenteJ dont
r
~
non seulement pour mais par elles, ·« en personne», et en ce sens certaines, à tel ou tel moment, ont été bien plus réellement implantées
anti-étatique par définition. Admettons que ce critère soit proprement dans le mouvement ouvrier. Je suis même tenté de dire que, prises
marxiste (ce qui est douteux, car il court à travers toute une partie ensemble, ces positions concurrentes (proudhoniennes, lassalliennes,
de la philosophie politique classique, où il apparaît comme l'ombre bakouniniennes, collectivistes, etc.) ont toujours été plus massivement
portée de la formation de l'appareil d'État bourgeois) : bien loin de admises que la sienne, y compris après la reconnaissance ici et là
· résoudre la contradiction, il ne fait que l'accuser. Il suffit en effet de d'une orthodoxie marxiste. Situation dont Marx a dû tenir compte
relire les textes que j'ai évoqués ci-dessus pour constater l'impos- pratiquement, mais dont il a totalement méconnu les raisons 2 •
sibilité dans laquelle s'est toujours trouvé Marx de définir une Ne retenons ici qu'un seul exemple: celui du triangle constitué
fois pour toutes, du point de vue du prolétariat, la ligne de par Marx, Lassalle, Bakounine. On ne s'étonne pas assez; peut-être,
démarcation entre « politique » et « étatique » entendus en · ce sens, que Marx ou son fidèle second Engels, ces polémistes infatigables,
ou si l'on veut la ligne de démarcation entre le « compromis » se soient avérés en fin de compte incapables d'écrire un anti-LaJJalle
avec les formes étatiques existantes et leur « retournement » contre ou un anti-Bakounine, autrement importants pratiquement qu'un
la classe dominante. « anti-Dühring » ou même que la réédition d'un «ami-Proudhon».
Déjà les analyses du Capital quant au rapport entre l'État et les Toutes les raisons personnelles et les raisons tactiques du monde ne
luttes ouvrières .montraient la même impossibilité . Et je dirai heu- réussiront jamais à expliquer complètement cette défaillance (chargée
reuJement, car Marx (plus encore, peut-être, Lénine) montre ainsi de conséquences politiques, on le sait de reste). S'i/J ne l'ont pas fait,
qu 'une distinction du «politique» et de l' «étatique» peut certes c'est qu'ils ne pouvaient paJ le faire.
avoir une fonction régulatrice dans la pratique révolutionnaire , mais La lecture des textes qui constituent en quelque sorte les « brouil-

l. Die angeblichen Spaltungen in der Internationale, M.E.W ., 18, p. 50 . Cette 1. Manifeste ..., cit., II• partie, p . 27.
formule aux conséquences incertaines détermine largement l'argument de Lénine 2. Voir sur ce point les excellences indications de Oskar Negt, « Il marxismo e
dans L 'État et la Révolmion. Voir mon article « Bakouninisme ». in Dictionnaire la teoria della rivoluzione nell'ultimo Engels», in Storia del Marxismo, Einaudi,
critique d11marxisme, cit. vol. 2, pp. 107- 179.

230 231
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La crainte deJ maJJeJ Le prolétariat insaisissable
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politique est aussi, contradictoirement, celle dans laquelle la déné- ne peut sans sombrer dans la métaphysique servir à classer une fois
l:iLi.·; gation du politique trouve ses formulations les · plus frappantes et pour toutes les stratégies, les formes d'organisation ou les théories
h:
destinées à la plus longue influence : ainsi la revendication, face à du mouvement social. Elle n'a d'utilité que si elle est elle-même
'li
1.1 Bakounine, de l'idée d'<<anarchisme dans le vrai sens du terme 1 », soumise à l'appréciation des conjonctures et au « critère de la pra-
••
:Ili et la reprise à l'école saint-simonienne du mot d'ordre de « substi- tique» des actions concrètes qu'elle recouvre. En ce sens nous
'
N: tution de l'administration des choses au gouvernement des hommes»; commençons à percevoir que les contradictions, la vacillation des
insérée dans un schéma dialectique . du dépérissement de l'État. Il concepts fondamentaux chez Marx ne recouvrent pas simplement une
1:
1:: est donc clair, comme je le disais plus haut, que le discours de Marx incapacité théorique, mais plutôt un décalage entre la réalité histo-
1
f est sur ce point littéralement contradictoire. rique qu'il met au jour et le discours nécessairement «impur» dans
r,: Sans doute on objectera que la contradiction se résout au moyen lequel une telle mise à jour peut se formuler. Reste à comprendre
[!
d'une distinction nécessaire entre le poiitique et l'étatique, abusive- pourquoi ce décalage est inévitable.
!.'·
',.j ment confondus dans le résumé précédent. On ajoutera que les textes La même conclusion ressortirait d'une étude (qui, à ma connais-
!; de Marx (et des meilleurs marxistes), pris dans leur ensemble, sance, n'a jamais été faite complètement) des contradictions de l'action
fü.
111: fournissent même un critère pour cette distinction, qui aurait l'im- politique de Marx, dans la mesure où, contrairement au vœu énoncé
mense avantage de ne pas concerner simplement l'avenir ou l'idéal par le Manifeste (« les communistes ne forment pas un parti distinct
1: d'une société sans État, mais l'actualité immédiate: l'étatique Jerait opposé aux autres partis ouvriers (. ..) Dans les différentes phases que
·11,
I' la politique faite hon du maJJes, par une minorité oppressive ou traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours
t manipulatrice, ou tout simplement par un système « représentatif» ; les intérêts du mouvement dans sa totalité 1 .»), elle n'a pu se développer
f la politique au sens fort du terme serait la politique des maJJes, faite que contre une série de positions politico-idéologiques concurrenteJ dont
r
~
non seulement pour mais par elles, ·« en personne», et en ce sens certaines, à tel ou tel moment, ont été bien plus réellement implantées
anti-étatique par définition. Admettons que ce critère soit proprement dans le mouvement ouvrier. Je suis même tenté de dire que, prises
marxiste (ce qui est douteux, car il court à travers toute une partie ensemble, ces positions concurrentes (proudhoniennes, lassalliennes,
de la philosophie politique classique, où il apparaît comme l'ombre bakouniniennes, collectivistes, etc.) ont toujours été plus massivement
portée de la formation de l'appareil d'État bourgeois) : bien loin de admises que la sienne, y compris après la reconnaissance ici et là
· résoudre la contradiction, il ne fait que l'accuser. Il suffit en effet de d'une orthodoxie marxiste. Situation dont Marx a dû tenir compte
relire les textes que j'ai évoqués ci-dessus pour constater l'impos- pratiquement, mais dont il a totalement méconnu les raisons 2 •
sibilité dans laquelle s'est toujours trouvé Marx de définir une Ne retenons ici qu'un seul exemple: celui du triangle constitué
fois pour toutes, du point de vue du prolétariat, la ligne de par Marx, Lassalle, Bakounine. On ne s'étonne pas assez; peut-être,
démarcation entre « politique » et « étatique » entendus en · ce sens, que Marx ou son fidèle second Engels, ces polémistes infatigables,
ou si l'on veut la ligne de démarcation entre le « compromis » se soient avérés en fin de compte incapables d'écrire un anti-LaJJalle
avec les formes étatiques existantes et leur « retournement » contre ou un anti-Bakounine, autrement importants pratiquement qu'un
la classe dominante. « anti-Dühring » ou même que la réédition d'un «ami-Proudhon».
Déjà les analyses du Capital quant au rapport entre l'État et les Toutes les raisons personnelles et les raisons tactiques du monde ne
luttes ouvrières .montraient la même impossibilité . Et je dirai heu- réussiront jamais à expliquer complètement cette défaillance (chargée
reuJement, car Marx (plus encore, peut-être, Lénine) montre ainsi de conséquences politiques, on le sait de reste). S'i/J ne l'ont pas fait,
qu 'une distinction du «politique» et de l' «étatique» peut certes c'est qu'ils ne pouvaient paJ le faire.
avoir une fonction régulatrice dans la pratique révolutionnaire , mais La lecture des textes qui constituent en quelque sorte les « brouil-

l. Die angeblichen Spaltungen in der Internationale, M.E.W ., 18, p. 50 . Cette 1. Manifeste ..., cit., II• partie, p . 27.
formule aux conséquences incertaines détermine largement l'argument de Lénine 2. Voir sur ce point les excellences indications de Oskar Negt, « Il marxismo e
dans L 'État et la Révolmion. Voir mon article « Bakouninisme ». in Dictionnaire la teoria della rivoluzione nell'ultimo Engels», in Storia del Marxismo, Einaudi,
critique d11marxisme, cit. vol. 2, pp. 107- 179.

230 231
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if . La crainte des masses Le prolétariat insaisissable


il
~
1~
ili:
ic Ions» de ces critiques avortées, (Notes critiques sur le Programme de qui constituent le fond commun de l'anti-étatisme (y compris l'anar-
I'
d Gotha, Notes marginales sur « Etatisme et anarchie » de Bakounine) 1 .-~ ,(
chisme), en essayant de leur imprimer une torsion suffisante pour les
li'f montre assez bien pourquoi. Lorsque Bakounine~ attaquant (avec une il,: -concilier avec l'affirmation de la dictature du prolétariat. Et par là
habilité vraiment diabolique !) la dictature du prolétariat et la concep- il se retrouve «piégé» dans le rapport spéculaire (étatisme/anar-
1
lh
N
tion marxiste du parti révolutionnaire, amalgame le « socialisme
scientifique» de Marx avec le « socialisme d'État» de Lassalle, quelle
;f j
chisme) dont il faudrait s'extraire ...
Ce que ces analyses, même très allusives, nous montrent en fait,
est la réplique de Marx? Il n'a d'autre ressource que de réaffirmer c'est que la théorie et l'action «politiques» de Marx n'ont aucun

~ le sens du programme démocratique du Manifeste (qui permettait


justement à Lassalle de se réclamer de lui) ou, à l'inverse, de se
espace propre dans la configuration idéologique de son temps. Cette
configuration est en somme elle-même un espace« plein», sans lacune
~ réclamer contre Bakounine du « véritable anarchisme», qu 'il aurait îi
tt
où le discours spécifiquement <<marxiste·» aurait pu trouver à se
~t découvert et défendu ((bien avant foi )) ! le sùmmum de cette réponse loger à côté des autres, ou en face d'eux. C est pourquoi il se trouve
f consiste à affirmer que le marxisme et l'anarchisme bakouninien réduit à jouer ces discours les uns contre les autres, de même que,
ff seraient exactement inverses l'un del'autre (ce qui revient à accorder, pratiquement, tout son art politique a consisté à constituer des

r
!il
concession énorme, qu'ils seraient constitués à p,artir des mêmes organisations du mouvement ouvrier de plus en plus massives, en
termes) : l'un ferait du capital le produit de !'.Etat (et donc de -1.·.
î .. , jouant les sectarismes les uns contre les autres, en les. neutralisant

1
~.,,.,
i'P
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1r
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l'abolition du capital le résultat de l'abolition de l'État), l'autre ferait
de l'État le produit du capital (donc, etc.). Réciproquement lorsque
Marx est confronté aux thèses lassalliennes - à la fois nationalistes,
étatistes, ouvriéristes 2 - entérinées par le projet de programme de
Gotha, il peut certes réaffirmer ces thèmes essentiels d'une politique
..i .
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suffisamment pour qu'ils puissent s'additionner, pendant un temps
au moins .
Or cet espace est entièrement structuré par une série d'oppositions
qui se traduisent les uns dans les autres : avant tout État et société,
mais aussi capital et travail, contrainte et liberté, hiérarchie et égalité,
intérêt public et intérêts privés, plan et marché. Le seul « jeu » possible,
'ij~ de classe que sont l'internationalisme, l'autonomie du mouvement
ouvrier par rapport à l'État, et la fonction critique de la théorie par dans un tel espace, consiste à substituer une antithèse à une autre.
rapport à l'institution du parti. Mais il n'a d'autre solution, au bout Ou bien à s'identifier alternativement à l'un des termes de l'antithèse
'f~! du compte , que de récupérer les mots d'ordre de l'utopie (« de contre l'autre. C est ce jeu que « jouent » inconsciemment toutes les
,i chacun selon ses capacités· à chacun selon son travail », ou « selon · parties prenantes des luttes qui ont pour enjeu la constitution du

ti
~Il.
1
I
ses besoins»), venus du fond de l'évangélisme apocalyptique 3, et

1. · Les documents essentiels sont constitués par les ·« notes marginales» (Rand-
mouvement ouvrier. C est ce jeu que « joue » également Marx, tantôt
en position défensive, on vient de le voir, tantôt (lorsqu'il croit
choisir son terrain) en position offensive, à partir d'une théorie dont
il pense qu'elle lui donne prise sur les données mêmes du jeu et sur
m_l· glossen) rédigées par Marx, d'un côté sur. le livre de Bakounine, Étatisme et anarchie,
li paru en 1873 (Étatism e et anarchie. La ftttte des dettx partis dans l'Association
ses conditions (la genèse des idées qui le constituent, la base matérielle
internationale des Travaille11rs, texte russe et crad. française de Marcel Body, Archives
de leur constitution) . Suggérons simplement ici que ce n'est pas,
,,,1,
11 loin de là, lorsque Marx et les marxistes se croient le plus assurés
ti. Bakounine, Brill, Leyden, vol. IV, 1967; édition reprise en France par Champ
Libre, sous le titre Œttvres complètes de Michel Bakounine), de l'autre sur le « projet de maîtriser le jeu politique auquel, inévitablement, ils prennent
~:11
i'.i' de programme du parti ouvrier allemand» rédigé en 1875. Les premières sont part, que ce jeu, en fait, leur échappe le moins et qu'il peut le moins

j,
restées inédites jusqu'à leur édition au xx• siècle avec d'autres manuscrits de Marx se retourner contre eux 1•
,·: (cf notamment M.E.W ., 18, pp. 597-642; extraies traduits dans Marx/Bakounine ,
J Socialisme atttoritaire 011 libertaire, textes rassemblés et présentés par G. Ribeill, Mais cette constatation ne signifie nullement qu'on puisse se
contenter d'enregistrer et d 'illustrer l'inscription du marxisme dans
fi: U .G .E. 10/18 , Paris, 1975, vol. 2), bien qu'on en trouve de nombreux échos dans
la correspondance. Les secondes, communiquées en son temps aux dirigeants socia- l'espace de l'idéologie dominante et les effets en retour de cette
li' listes allemands à titre privé, ont été jointes par Engels, vingt ans plus tard, à sa
propre Critiq11ed11 Programme d'Erfttrt (1892).
2. Cf H. Lefebvre, De l'État, 2, Théorie marxiste de l'État de Hegel à Mao,
idéologie sur son propre discours, quej'ai évoqués ci-dessus en termes
~
. ' Union Générale d'Éd ., coll. « 10/18 », 1976, p. 272 sv. · 1. Cf mon essai <<Marx le Joker - ou le tiers inçlus », in Rejouer le politique,
~ 3. Apocalypse de Jean, 22, 12-17. sous la dir . de Ph. Lacoue-Labarthe et J .-1 . Nancy, Ed. Galilée, Paris, 1981.
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chisme), en essayant de leur imprimer une torsion suffisante pour les
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scientifique» de Marx avec le « socialisme d'État» de Lassalle, quelle
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chisme) dont il faudrait s'extraire ...
Ce que ces analyses, même très allusives, nous montrent en fait,
est la réplique de Marx? Il n'a d'autre ressource que de réaffirmer c'est que la théorie et l'action «politiques» de Marx n'ont aucun

~ le sens du programme démocratique du Manifeste (qui permettait


justement à Lassalle de se réclamer de lui) ou, à l'inverse, de se
espace propre dans la configuration idéologique de son temps. Cette
configuration est en somme elle-même un espace« plein», sans lacune
~ réclamer contre Bakounine du « véritable anarchisme», qu 'il aurait îi
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où le discours spécifiquement <<marxiste·» aurait pu trouver à se
~t découvert et défendu ((bien avant foi )) ! le sùmmum de cette réponse loger à côté des autres, ou en face d'eux. C est pourquoi il se trouve
f consiste à affirmer que le marxisme et l'anarchisme bakouninien réduit à jouer ces discours les uns contre les autres, de même que,
ff seraient exactement inverses l'un del'autre (ce qui revient à accorder, pratiquement, tout son art politique a consisté à constituer des

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concession énorme, qu'ils seraient constitués à p,artir des mêmes organisations du mouvement ouvrier de plus en plus massives, en
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Or cet espace est entièrement structuré par une série d'oppositions
qui se traduisent les uns dans les autres : avant tout État et société,
mais aussi capital et travail, contrainte et liberté, hiérarchie et égalité,
intérêt public et intérêts privés, plan et marché. Le seul « jeu » possible,
'ij~ de classe que sont l'internationalisme, l'autonomie du mouvement
ouvrier par rapport à l'État, et la fonction critique de la théorie par dans un tel espace, consiste à substituer une antithèse à une autre.
rapport à l'institution du parti. Mais il n'a d'autre solution, au bout Ou bien à s'identifier alternativement à l'un des termes de l'antithèse
'f~! du compte , que de récupérer les mots d'ordre de l'utopie (« de contre l'autre. C est ce jeu que « jouent » inconsciemment toutes les
,i chacun selon ses capacités· à chacun selon son travail », ou « selon · parties prenantes des luttes qui ont pour enjeu la constitution du

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~Il.
1
I
ses besoins»), venus du fond de l'évangélisme apocalyptique 3, et

1. · Les documents essentiels sont constitués par les ·« notes marginales» (Rand-
mouvement ouvrier. C est ce jeu que « joue » également Marx, tantôt
en position défensive, on vient de le voir, tantôt (lorsqu'il croit
choisir son terrain) en position offensive, à partir d'une théorie dont
il pense qu'elle lui donne prise sur les données mêmes du jeu et sur
m_l· glossen) rédigées par Marx, d'un côté sur. le livre de Bakounine, Étatisme et anarchie,
li paru en 1873 (Étatism e et anarchie. La ftttte des dettx partis dans l'Association
ses conditions (la genèse des idées qui le constituent, la base matérielle
internationale des Travaille11rs, texte russe et crad. française de Marcel Body, Archives
de leur constitution) . Suggérons simplement ici que ce n'est pas,
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ti. Bakounine, Brill, Leyden, vol. IV, 1967; édition reprise en France par Champ
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contenter d'enregistrer et d 'illustrer l'inscription du marxisme dans
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la correspondance. Les secondes, communiquées en son temps aux dirigeants socia- l'espace de l'idéologie dominante et les effets en retour de cette
li' listes allemands à titre privé, ont été jointes par Engels, vingt ans plus tard, à sa
propre Critiq11ed11 Programme d'Erfttrt (1892).
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idéologie sur son propre discours, quej'ai évoqués ci-dessus en termes
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1 de vacillations, contradictions ou incertitude. Ce serait quand même riques, mais surtout par une multiplication d'institutions matérielles
i 1,1 un peu trop facile. Et on s'expliquerait assez mal dans ces conditions « médiatrices » : le procès de travail et l'État.
1}
pourquoi le marxisme (ou qttelque chose du marxisme, qui lui est Entre ces deux réalités ayant chacune son histoire, son personnel,
li
~,1·1
manifestement central) au lieu de se trouver digéré, amalgamé au sa finalité sociale, l'idéologie bourgeoise élabore tout un système de
~!· tout venant des idées dominantes, a constitué au contraire en per- médiations, dans lesquelles jouent à plein les ressources du droit,
i~
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11

i·.·.11'
manence, depuis un siècle, l'un des points d'ancrage permanents notamment la distinction du public et du privé 1• Le procès du
~ ·1 pour toute critique d'une domination sociale (au besoin par le moyen travail est une activité privée: sa fonction sociale n'est qu'une

•it
, ,1
,_,'r1I
préalable d'une « critique du marxisme» sous sa forme officielle).
À cette fonction critique il y a à la fois, me semble-t-il, des raisons
théoriques et des raisons de fait. Le jeu politique n'est pas statique:
résultante de l'activité privée, soit qu'on l'imagine surgissant spon-
tanément de la division du travail et de la concurrence, soit qu'on
pose la nécessité d'une intervention régulatrice pour limiter les effets
.1'I
' 1
c'est un procès historique qui doit affronter l'irriprévu d'un réel, en pervers de l'initi~tive privée et pour en orienter les buts. Au contraire,
excès et en contradiction avec les représentations qu'il organise. Ce l'existence de l'Etat incarne un principe tout à fait différent, qui
qui, par conséquent, est significatif, ce sont les déplacements de exprime la nécessité d'une «totalité», d'un pouvoir central, d'une

i'
concepts, les effets de torsion du discours dominant, qui en font loi commune, et qui s'organise selon différentes modalités « poli-
vaciller à son tour la cohérence dans une conjoncture donnée. C'est tiques». Entre ces deux pôles, la distance est infranchissable en raison
11\
le fait que, si aucun discours ne peut être tenu « en dehors » de d'une institution incontournable qui s'appelle la propriété. Car la
li l'espace idéologique, tout discours dans une conjoncture ou dans un propriété fait corps avec l'une et l'autre de ces deux réalités, mais
rapport de forces donné n'.est pas pour autant réductible à sa logique selon deux modalités tout à fait irréductibles l'une à l'autre. D'un
1 et ne fonctionne pas pour autant comme un moment de sa repro- côté elle « commande le travail» (comme dit Adam Smith) en vue
.11
duction. Le fait est que le« marxisme» (ou quelque chose du discours de satisfaire les besoins humains; De l'autre elle reçoit une sanction
,,1. de Marx), dans une conjoncture dont nous ne sommes peut"'.'êtrepas juridique, mais son sens est renversé : au lieu de « commander »
li encore sortis, produit cet effet de torsion, et que les concepts décisifs l'existence des individus, elle apparaît comme une, faculté ou une
il - avant tout ceux qui dans Le Capital explicitent la logique de
l'exploitation - figurent comme des corps étrangers dans l'espace de
capacité qui leur appartient en tant que sujets de l'Etat, citoyens ou
personnes publiques.
l'idéologie dominante, irréductibles à ses effets de «consensus», L'importance de l'économie politique, comme forme tendanciel-
obligeant ainsi à un perpétuel travail de réfutation, interprétation, lement dominante de l'idéologie dominante, vient notamment de ce
1
reformulation. que, au prix d'adaptations historiques successives, elle permet d'or-
1 C'est pourquoi nous devons maintenant examiner ce qui, dans la ganiser pratiquement cette disjonction et lui confère un fondement
111· référence de Marx au prolétariat, dérange les représentations binaires scientifique : soit qu'elle boucle l'équation de la propriété et du
iJ11l
li1'1 · que j'ai évoquées ci-dessus, et libère ainsi un autre champ d'inves- travail dans la sphère de la production (en faisant du « travail
l',_.il ·1
tigation. productif» l'origine de la propriété en général, ce qui permet en
ilp1
retour de justifier l'organisation du travail d'après les intérêts et la
111·1 logique des propriétaires), soit qu 'elle introduise pour parvenir à
1!111

~·i cette justification des médiations supplémentaires, qui sont celles de


J':! Le court-circuit théorique de Marx l'utilité, du rapport d'équilibre entre production et consommation,
)!;: i
{!.

f'~i Cet élément irréductible , c'est le court-circuit instauré par les 1. Que Norberto Bobbio appelle significativement « la grande dichotomie» : cf
analyses de Marx entre deux réalités que tout le mouvement de la N. Bobbio, Dalla stmttttra alla fimzione . Nttovi st11didi teoria del diritto , Comunità,
Milan 1977, pp. 145-163 ; et « Diritto privato e diritto pubblico in Hegel », in
pensée bourgeoise, depuis les commencements de la « phase de Stttdi hegeliani. Diritto, società civile, stato, Einaudi, Turin 1981, p . 85 sq. Voir
transition » des xv1e et . XVII° siècles, tendait au contraire à éloigner également les discussions de C.B. MacPherson, Democratic Theory : Essays in Retrie-
Jii au maximum l'une de l'autre, non seulement par ses discours théo- val, Clarendon Press, Oxford, 1973 .

1: 234 235
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·1 La crainte des masses. Le prolétariat insaisissable
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1 de vacillations, contradictions ou incertitude. Ce serait quand même riques, mais surtout par une multiplication d'institutions matérielles
i 1,1 un peu trop facile. Et on s'expliquerait assez mal dans ces conditions « médiatrices » : le procès de travail et l'État.
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pourquoi le marxisme (ou qttelque chose du marxisme, qui lui est Entre ces deux réalités ayant chacune son histoire, son personnel,
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manifestement central) au lieu de se trouver digéré, amalgamé au sa finalité sociale, l'idéologie bourgeoise élabore tout un système de
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manence, depuis un siècle, l'un des points d'ancrage permanents notamment la distinction du public et du privé 1• Le procès du
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préalable d'une « critique du marxisme» sous sa forme officielle).
À cette fonction critique il y a à la fois, me semble-t-il, des raisons
théoriques et des raisons de fait. Le jeu politique n'est pas statique:
résultante de l'activité privée, soit qu'on l'imagine surgissant spon-
tanément de la division du travail et de la concurrence, soit qu'on
pose la nécessité d'une intervention régulatrice pour limiter les effets
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c'est un procès historique qui doit affronter l'irriprévu d'un réel, en pervers de l'initi~tive privée et pour en orienter les buts. Au contraire,
excès et en contradiction avec les représentations qu'il organise. Ce l'existence de l'Etat incarne un principe tout à fait différent, qui
qui, par conséquent, est significatif, ce sont les déplacements de exprime la nécessité d'une «totalité», d'un pouvoir central, d'une

i'
concepts, les effets de torsion du discours dominant, qui en font loi commune, et qui s'organise selon différentes modalités « poli-
vaciller à son tour la cohérence dans une conjoncture donnée. C'est tiques». Entre ces deux pôles, la distance est infranchissable en raison
11\
le fait que, si aucun discours ne peut être tenu « en dehors » de d'une institution incontournable qui s'appelle la propriété. Car la
li l'espace idéologique, tout discours dans une conjoncture ou dans un propriété fait corps avec l'une et l'autre de ces deux réalités, mais
rapport de forces donné n'.est pas pour autant réductible à sa logique selon deux modalités tout à fait irréductibles l'une à l'autre. D'un
1 et ne fonctionne pas pour autant comme un moment de sa repro- côté elle « commande le travail» (comme dit Adam Smith) en vue
.11
duction. Le fait est que le« marxisme» (ou quelque chose du discours de satisfaire les besoins humains; De l'autre elle reçoit une sanction
,,1. de Marx), dans une conjoncture dont nous ne sommes peut"'.'êtrepas juridique, mais son sens est renversé : au lieu de « commander »
li encore sortis, produit cet effet de torsion, et que les concepts décisifs l'existence des individus, elle apparaît comme une, faculté ou une
il - avant tout ceux qui dans Le Capital explicitent la logique de
l'exploitation - figurent comme des corps étrangers dans l'espace de
capacité qui leur appartient en tant que sujets de l'Etat, citoyens ou
personnes publiques.
l'idéologie dominante, irréductibles à ses effets de «consensus», L'importance de l'économie politique, comme forme tendanciel-
obligeant ainsi à un perpétuel travail de réfutation, interprétation, lement dominante de l'idéologie dominante, vient notamment de ce
1
reformulation. que, au prix d'adaptations historiques successives, elle permet d'or-
1 C'est pourquoi nous devons maintenant examiner ce qui, dans la ganiser pratiquement cette disjonction et lui confère un fondement
111· référence de Marx au prolétariat, dérange les représentations binaires scientifique : soit qu'elle boucle l'équation de la propriété et du
iJ11l
li1'1 · que j'ai évoquées ci-dessus, et libère ainsi un autre champ d'inves- travail dans la sphère de la production (en faisant du « travail
l',_.il ·1
tigation. productif» l'origine de la propriété en général, ce qui permet en
ilp1
retour de justifier l'organisation du travail d'après les intérêts et la
111·1 logique des propriétaires), soit qu 'elle introduise pour parvenir à
1!111

~·i cette justification des médiations supplémentaires, qui sont celles de


J':! Le court-circuit théorique de Marx l'utilité, du rapport d'équilibre entre production et consommation,
)!;: i
{!.

f'~i Cet élément irréductible , c'est le court-circuit instauré par les 1. Que Norberto Bobbio appelle significativement « la grande dichotomie» : cf
analyses de Marx entre deux réalités que tout le mouvement de la N. Bobbio, Dalla stmttttra alla fimzione . Nttovi st11didi teoria del diritto , Comunità,
Milan 1977, pp. 145-163 ; et « Diritto privato e diritto pubblico in Hegel », in
pensée bourgeoise, depuis les commencements de la « phase de Stttdi hegeliani. Diritto, società civile, stato, Einaudi, Turin 1981, p . 85 sq. Voir
transition » des xv1e et . XVII° siècles, tendait au contraire à éloigner également les discussions de C.B. MacPherson, Democratic Theory : Essays in Retrie-
Jii au maximum l'une de l'autre, non seulement par ses discours théo- val, Clarendon Press, Oxford, 1973 .

1: 234 235
La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

donc en élargissant sa conception du ·marché. On comprend, dans représentation sociale, à nier d'une certaine façon la distance insti-
ces conditions, d'une part pourquoi les postulats du libéralisme (y tutionnelle qui sépare la « base » de l'organisme social et son « som-
compris sa conception de l'individu), qui trouvent dans le raison- met». Mais cette formulation n'est pas purement de mon invention.
nement économique leur vérification permanente, n'ont jamais fait C'est la façon la plus rigoureuse, me semble-t-il, de lire l'énoncé
obstacle, bien au contraire, à l'extension continue de l'appareil d'État. dans lequel Marx s'est lui-même expliqué sur la façon dont il
D'autre part pourquoi l'entreprise de Marx, inaugurée en 1843 concevait l'objet du « matérialisme historique » :
comme une tentative de « critique . de la politique », devait très
rapidement se transformer en une« critique de l'économie politique», La forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non
dont.l'effet n'est pas de confirmer, mais bien de contesteret d'invalider payé est extorqué [litt. « pompé » : ausgep11mpt] aux producteurs immé-
la séparation qu'elle instaure (bien que toute une partie de la tradition diats, détermine le rapport de dom.ination et de dépendance (Herrs-
marxiste s'y soit constamment trompée). · chafts-und Knechtschaftsverhaltnis), tel qu 'il surgit immédiatementde
C'est en effet une pièce essentielle de la construction des écono- la production et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci.
C'est la base de toute la configuration de la communauté (Gemein-
mistes non pas d'ignorer des notions telles que «classes» et « luttes
wesen)économique, issue des rapports de production eux-mêmes, et
de classes», mais de les cantonner d'un seul côté de la séparation : du mêmecottp[damit zttgleich]la base de sa forme (Gestalt) politique
le travail, l'économie unissent; la politique divise (ou l'inverse, selon spécifique. C'est toujours dans le rapportimmédiatentre le propriétaire
qu'on croit à la toute-puissance du« besoin», ou à celle du« groupe»). des moyens de production et le producteurimmédiat (....) qu'il nous
Il faut donc ici redonner toute son importance à l'affirmation constante faut chercher le secret le plus profond, la base cachée de tout l'édifice
de Marx selon laquelle il « ne (lui) :revient pas» d'avoir introduit social et par conséquent de la forme (Form) politique que prend le
)11 les concepts de classes et de lutte de classes 1• Ce qui caractérise rapport de souveraineté / sujétion (des Souveranitats - und Abhjtn-
,.1 gigkeitsverhaltnisses), bref la base de chaque forme spécifique d'Etat
plutôt l'opération de Marx, c'est d'avoir réunifié logiquément les
1
deux aspects, contre les évidences de la société bourgeoise, mais en (Le Capital, Livre III, Éd. sociales, t. 8, p. 172, trad . revue).
111 tirant les conséquences extrêmes des premières luttes sociales suscitées
1 par la révolution industrielle, et en anticipant de façon assez stu- Le mot important est «immédiat>> : le rapport de travail (comme
péfiante sur l'histoire ultérieure du capitalisme. C'est le fait d'intro- rapport d'exploitation) est immédiatement économique et politique ;
jli duire la notion politique d'antagonisme dans l'analyse même du
procès de travail (au lieu de la cantonner sur ses marges, du côté de
et c'est simultanément que surgissent de c~tte base la forme de la
« communauté économique» et celle de l'Etat. Aucune ambiguïté
1
ses conséquences) et d'en faire le principe d 'explication de ses ten- par conséquent : si « médiations» il y a, elles n'interviennent pas
dances historiques. C'est donc le fait de penser paradoxalement entre une sphère économique et une sphère politique préexistantes,
l'existence et l'identité même des classes comme l'effet tendanciel de ou comme une genèse de l'une à partir de l'autre déjà donnée, mais
leur lutte, et d'ouvrir ainsi la question historique de leur transfor- dans la formation et l'évolution de chacune d'entre elles à partir de
mation surdéterminée . Par là même, au prix d'une s~bversion qui leur base commune permanente, ce qui permet précisément de
concerne aussi bien la notion de «travail» que celle d'Etat, le travail comprendre la corrélation qui se maintient entre elles. En d'autres
avec sa complexité propre devient le rapport social fondamental, en termes, le rapport d'exploitation du travail ,est « germe » de marché
dehors duquel tous les rapports politiques resteraient inintelligibles, (« communauté économique») et germe d'Etat (« souveraineté-sujé-
qu'ils soient conçus comme contractuels ou comme de «purs» rap- tion ») de la même façon. Thèse qui peut paraître brutale, contestable
ports de forces. dans une perspective statique, si l'on ne raisonne qu'en termes de
J'ai parlé d'un court-circuit parce que cette opération critique de structures données et de « correspondances » entre ces structures . Mais
Marx, si elle libère manifestement tout un champ d'analyses jus- qui devient déjà singulièrement plus explicative si l'on donne un
qu'alors occulté, nous oblige à penser contre les évidences de la sens fort à la notion de «détermination», c'est-à-dire si on la prend
comme fil conducte,ur pour analyser les tendances de transformation
1. Cf la célèbre lettre de Marx à J. Weydemeyer, 5 mars 1852, in Lettres sur du marché et de l'Etat bourgeois dans les deux derniers siècles ou,
« Le Capital», cit., p. 59. mieux encore, à l'exemple des meilleures analyses concrètes du

236 237
La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

donc en élargissant sa conception du ·marché. On comprend, dans représentation sociale, à nier d'une certaine façon la distance insti-
ces conditions, d'une part pourquoi les postulats du libéralisme (y tutionnelle qui sépare la « base » de l'organisme social et son « som-
compris sa conception de l'individu), qui trouvent dans le raison- met». Mais cette formulation n'est pas purement de mon invention.
nement économique leur vérification permanente, n'ont jamais fait C'est la façon la plus rigoureuse, me semble-t-il, de lire l'énoncé
obstacle, bien au contraire, à l'extension continue de l'appareil d'État. dans lequel Marx s'est lui-même expliqué sur la façon dont il
D'autre part pourquoi l'entreprise de Marx, inaugurée en 1843 concevait l'objet du « matérialisme historique » :
comme une tentative de « critique . de la politique », devait très
rapidement se transformer en une« critique de l'économie politique», La forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non
dont.l'effet n'est pas de confirmer, mais bien de contesteret d'invalider payé est extorqué [litt. « pompé » : ausgep11mpt] aux producteurs immé-
la séparation qu'elle instaure (bien que toute une partie de la tradition diats, détermine le rapport de dom.ination et de dépendance (Herrs-
marxiste s'y soit constamment trompée). · chafts-und Knechtschaftsverhaltnis), tel qu 'il surgit immédiatementde
C'est en effet une pièce essentielle de la construction des écono- la production et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci.
C'est la base de toute la configuration de la communauté (Gemein-
mistes non pas d'ignorer des notions telles que «classes» et « luttes
wesen)économique, issue des rapports de production eux-mêmes, et
de classes», mais de les cantonner d'un seul côté de la séparation : du mêmecottp[damit zttgleich]la base de sa forme (Gestalt) politique
le travail, l'économie unissent; la politique divise (ou l'inverse, selon spécifique. C'est toujours dans le rapportimmédiatentre le propriétaire
qu'on croit à la toute-puissance du« besoin», ou à celle du« groupe»). des moyens de production et le producteurimmédiat (....) qu'il nous
Il faut donc ici redonner toute son importance à l'affirmation constante faut chercher le secret le plus profond, la base cachée de tout l'édifice
de Marx selon laquelle il « ne (lui) :revient pas» d'avoir introduit social et par conséquent de la forme (Form) politique que prend le
)11 les concepts de classes et de lutte de classes 1• Ce qui caractérise rapport de souveraineté / sujétion (des Souveranitats - und Abhjtn-
,.1 gigkeitsverhaltnisses), bref la base de chaque forme spécifique d'Etat
plutôt l'opération de Marx, c'est d'avoir réunifié logiquément les
1
deux aspects, contre les évidences de la société bourgeoise, mais en (Le Capital, Livre III, Éd. sociales, t. 8, p. 172, trad . revue).
111 tirant les conséquences extrêmes des premières luttes sociales suscitées
1 par la révolution industrielle, et en anticipant de façon assez stu- Le mot important est «immédiat>> : le rapport de travail (comme
péfiante sur l'histoire ultérieure du capitalisme. C'est le fait d'intro- rapport d'exploitation) est immédiatement économique et politique ;
jli duire la notion politique d'antagonisme dans l'analyse même du
procès de travail (au lieu de la cantonner sur ses marges, du côté de
et c'est simultanément que surgissent de c~tte base la forme de la
« communauté économique» et celle de l'Etat. Aucune ambiguïté
1
ses conséquences) et d'en faire le principe d 'explication de ses ten- par conséquent : si « médiations» il y a, elles n'interviennent pas
dances historiques. C'est donc le fait de penser paradoxalement entre une sphère économique et une sphère politique préexistantes,
l'existence et l'identité même des classes comme l'effet tendanciel de ou comme une genèse de l'une à partir de l'autre déjà donnée, mais
leur lutte, et d'ouvrir ainsi la question historique de leur transfor- dans la formation et l'évolution de chacune d'entre elles à partir de
mation surdéterminée . Par là même, au prix d'une s~bversion qui leur base commune permanente, ce qui permet précisément de
concerne aussi bien la notion de «travail» que celle d'Etat, le travail comprendre la corrélation qui se maintient entre elles. En d'autres
avec sa complexité propre devient le rapport social fondamental, en termes, le rapport d'exploitation du travail ,est « germe » de marché
dehors duquel tous les rapports politiques resteraient inintelligibles, (« communauté économique») et germe d'Etat (« souveraineté-sujé-
qu'ils soient conçus comme contractuels ou comme de «purs» rap- tion ») de la même façon. Thèse qui peut paraître brutale, contestable
ports de forces. dans une perspective statique, si l'on ne raisonne qu'en termes de
J'ai parlé d'un court-circuit parce que cette opération critique de structures données et de « correspondances » entre ces structures . Mais
Marx, si elle libère manifestement tout un champ d'analyses jus- qui devient déjà singulièrement plus explicative si l'on donne un
qu'alors occulté, nous oblige à penser contre les évidences de la sens fort à la notion de «détermination», c'est-à-dire si on la prend
comme fil conducte,ur pour analyser les tendances de transformation
1. Cf la célèbre lettre de Marx à J. Weydemeyer, 5 mars 1852, in Lettres sur du marché et de l'Etat bourgeois dans les deux derniers siècles ou,
« Le Capital», cit., p. 59. mieux encore, à l'exemple des meilleures analyses concrètes du

236 237
1. .:;jiJ
i11.~
La crainte des masses

marxisme, les conjoncturescritiques qui scandent cette transformation


tendancielle et en précipitent les infléchissements.
Le prolétariat insaisissable

aussi bien que la machinerie mise en place par la révolution indus-


trielle (ou plutôt par la succession des révolutions industrielles) pour
1·11 Dans ces conditions, que veut dire « antagonisme » ? Sans entre- « pomper » la force de travail. La machine centrale n'est pas seulement
;,11 prendre ici la tâche démesurée et inutile de résumer la théorie de automate, mais aussi autocrate, écrit Marx interprétant Ure, « le
!irlt l'exploitation, on peut en rappeler quelques caractéristiques remar- Pindare de la fabrique» (Le Capital, Livre I, pp. 470-471) 1• Cette
1~11
Ir,,, quables. identité de terminologie qui permet de parler au sens strict pour
li.li Ce que Marx appelle exploitation est un procès à deux faces, dont décrire la contrainte au surtravail de « despotisme du capital », fait
jJ[ aucune n'est privilégiée par rapport à l'autre, et que désignent les sans doute problème. Mais elle met en lumière une double carac-
11 deux termes corrélatifs de surtravail et de survaleur (Mehrarbeit/ téristique du rapport de production capitaliste qui en confirme la
Mehrwert). Surtravail: organisation «concrète» de la dépense de nature indistinctement « économique » et « politique », ou plutôt,

,: force de travail sociale, ou si l'on ·vëut, · différentielle du travail


nécessaire et du travail non payé, de la productivité et de la durée-
intensité du travail, qui s'accroît à travers les phases successives de
comme nous pouvons maintenant l'écrire, ni économiqueni politique
au sens que ces catégories reçoivent dans l'idéologie bourgeoise.
La première, c'est qu'il n'y a pas de procès d'exploitation «pur»,
r la révolution industrielle. Survaleur : mouvement« abstrait» de valo-
risation de la valeur, ou si l'on veut, différentielle d'accroissement
sans domination imbriquée avec lui. En fait, l'idée de « pure exploi-
tation», simple différence comptable entre la valeur de la force de
du capital. C'est la découverte des Grundrisse, mise en forme dans travail et la survaleur capitalisable, est une illusion qui résulte
!~il
i 1 Le Capital. Màrx appelle ce mouvement un « auto-mouvement » (comme Marx l'explique très clairement dans son analyse du salaire)
1 (Selbstbewegung)du capital, mais il ne faut pas se laisser induire en de la forme contractuelle dans laquelle « vendeur » et « acheteur »
erreur par ce mot: l'auto-mouvement n'est pas une « surnaturelle de la force de travail « échangent » leur « propriétés » · respectives.
puissance» (Marx) du capital, mais un résultat 1 • Il est l'effet d'un Mais si cette illusion traduit ainsi l'effectivité de la forme juridique
rapport social dans lequel la force de travail est traitée comme et interdit précisément de considérer le droit lui-même comme une
«marchandise», et dans la mesure seulement où elle peut l'être (car illusion; elle ne tient cependant pas longtemps au contact d'une
elle résiste...). Autrement dit, il présuppose une série de conditions réalité faite inséparablement de normes juridiques et de rapports de
instables, les unes à créer dans la sphère de la production (discipline force, dans laquelle droit (Recht) et violence ( Gewalt) échangent leurs
et habitudes de travail, hiérarchie de qualifications et de salaires, rôles en permanence. Exactement de la même façon, dans le principe
etc.), les autres à créer« hors» de cette sphère, dans l'espace« social» au moins, qu'ils échangent leurs rôles et passent l'un dans l'autre
quadrillé par l'État . En dernière analyse, aucune de ces conditions au niveau de ce qu'on appelle communément «l'État», la « vie
n'existe autrement que par la lutte des classes, et toutes sont éminem- politique 2 ».
ment < <politiques» (ce qui nous permet de comprendre pourquoi, au Quant à l'autre caractéristique, elle est essentielle pour comprendre
cours du développement du capitalisme, elles ont été institutionnel- la nouveauté du concept de « rapport social» élaboré par Marx: en
lement reconnuescomme « politiques », à mesure qu'elles donnaient
lieu à des conflits plus aigus et à des interventions « régulatrices »
(i! de l'État, donnant progressivement corps à la « politique sociale», 1. Il faut rendre à Tronti (Ouvriers et capital, 1966, trad . fr., Paris, 1977) et à

l
antithèse du concept classique de la politique libérale) 2 • l'« operaïsme » italien le mérite d'avoir énoncé de façon tranchante l'unité politico-
1:i
rali
.. l J'ai eu l'occasion après d'autres d'attirer l'attention sur la termi- technologique du despotisme de fabrique . La révolution culturelle chinoise, dans sa
~!
phase ascendante, et les luttes ouvrières des années 60- 70, devaient confirmer la
nologie que Marx emploie pour décrire la « machinerie » étatique justesse de ce point de vue, mais aussi invalider le « catastrophisme volontariste »
Ili! qui, sur cette base, tendait à réduire la société à l'usine, la politique de classe à
ifli
%i « l'auto-organisation ouvrière». Cf aus~i les textes réunis et présentés par A. Gorz
![!j f 1. Cf Le capital, Li~re Premier, cit., p. 165 sq. , dans Critiqtte de la division dr, travail (Ed. Le Seuil, Paris, 1973). Et les deux livres
1,1
·.
Ji! 2. S. de Brunhoff, Etat et capital. Recherches s11r la politique économiqtte, Ed. de R. Linhart: L'Établi (Éd. de Minuit, 1978) et Unine, les paysans, Taylor (Éd.
if.i P.U.G. - Maspero, Grenoble, 1976 ; P. Schottler, Naissance des bo11rsesdu travail. Le Seuil, 1976).
!fji Un appareil idéologique d'État à !a fin du XlX' siècle, PUF, 1985. Voir aujourd'hui 2. Cf mes articles «Pouvoir», et « Appareil», in Dictionnaire critiqtte d11marxisme,

i~
l
:m
:
les travaux de J. Donzelot et de R. Castel. · cit.

~i 238 239
i[·i
1. .:;jiJ
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La crainte des masses

marxisme, les conjoncturescritiques qui scandent cette transformation


tendancielle et en précipitent les infléchissements.
Le prolétariat insaisissable

aussi bien que la machinerie mise en place par la révolution indus-


trielle (ou plutôt par la succession des révolutions industrielles) pour
1·11 Dans ces conditions, que veut dire « antagonisme » ? Sans entre- « pomper » la force de travail. La machine centrale n'est pas seulement
;,11 prendre ici la tâche démesurée et inutile de résumer la théorie de automate, mais aussi autocrate, écrit Marx interprétant Ure, « le
!irlt l'exploitation, on peut en rappeler quelques caractéristiques remar- Pindare de la fabrique» (Le Capital, Livre I, pp. 470-471) 1• Cette
1~11
Ir,,, quables. identité de terminologie qui permet de parler au sens strict pour
li.li Ce que Marx appelle exploitation est un procès à deux faces, dont décrire la contrainte au surtravail de « despotisme du capital », fait
jJ[ aucune n'est privilégiée par rapport à l'autre, et que désignent les sans doute problème. Mais elle met en lumière une double carac-
11 deux termes corrélatifs de surtravail et de survaleur (Mehrarbeit/ téristique du rapport de production capitaliste qui en confirme la
Mehrwert). Surtravail: organisation «concrète» de la dépense de nature indistinctement « économique » et « politique », ou plutôt,

,: force de travail sociale, ou si l'on ·vëut, · différentielle du travail


nécessaire et du travail non payé, de la productivité et de la durée-
intensité du travail, qui s'accroît à travers les phases successives de
comme nous pouvons maintenant l'écrire, ni économiqueni politique
au sens que ces catégories reçoivent dans l'idéologie bourgeoise.
La première, c'est qu'il n'y a pas de procès d'exploitation «pur»,
r la révolution industrielle. Survaleur : mouvement« abstrait» de valo-
risation de la valeur, ou si l'on veut, différentielle d'accroissement
sans domination imbriquée avec lui. En fait, l'idée de « pure exploi-
tation», simple différence comptable entre la valeur de la force de
du capital. C'est la découverte des Grundrisse, mise en forme dans travail et la survaleur capitalisable, est une illusion qui résulte
!~il
i 1 Le Capital. Màrx appelle ce mouvement un « auto-mouvement » (comme Marx l'explique très clairement dans son analyse du salaire)
1 (Selbstbewegung)du capital, mais il ne faut pas se laisser induire en de la forme contractuelle dans laquelle « vendeur » et « acheteur »
erreur par ce mot: l'auto-mouvement n'est pas une « surnaturelle de la force de travail « échangent » leur « propriétés » · respectives.
puissance» (Marx) du capital, mais un résultat 1 • Il est l'effet d'un Mais si cette illusion traduit ainsi l'effectivité de la forme juridique
rapport social dans lequel la force de travail est traitée comme et interdit précisément de considérer le droit lui-même comme une
«marchandise», et dans la mesure seulement où elle peut l'être (car illusion; elle ne tient cependant pas longtemps au contact d'une
elle résiste...). Autrement dit, il présuppose une série de conditions réalité faite inséparablement de normes juridiques et de rapports de
instables, les unes à créer dans la sphère de la production (discipline force, dans laquelle droit (Recht) et violence ( Gewalt) échangent leurs
et habitudes de travail, hiérarchie de qualifications et de salaires, rôles en permanence. Exactement de la même façon, dans le principe
etc.), les autres à créer« hors» de cette sphère, dans l'espace« social» au moins, qu'ils échangent leurs rôles et passent l'un dans l'autre
quadrillé par l'État . En dernière analyse, aucune de ces conditions au niveau de ce qu'on appelle communément «l'État», la « vie
n'existe autrement que par la lutte des classes, et toutes sont éminem- politique 2 ».
ment < <politiques» (ce qui nous permet de comprendre pourquoi, au Quant à l'autre caractéristique, elle est essentielle pour comprendre
cours du développement du capitalisme, elles ont été institutionnel- la nouveauté du concept de « rapport social» élaboré par Marx: en
lement reconnuescomme « politiques », à mesure qu'elles donnaient
lieu à des conflits plus aigus et à des interventions « régulatrices »
(i! de l'État, donnant progressivement corps à la « politique sociale», 1. Il faut rendre à Tronti (Ouvriers et capital, 1966, trad . fr., Paris, 1977) et à

l
antithèse du concept classique de la politique libérale) 2 • l'« operaïsme » italien le mérite d'avoir énoncé de façon tranchante l'unité politico-
1:i
rali
.. l J'ai eu l'occasion après d'autres d'attirer l'attention sur la termi- technologique du despotisme de fabrique . La révolution culturelle chinoise, dans sa
~!
phase ascendante, et les luttes ouvrières des années 60- 70, devaient confirmer la
nologie que Marx emploie pour décrire la « machinerie » étatique justesse de ce point de vue, mais aussi invalider le « catastrophisme volontariste »
Ili! qui, sur cette base, tendait à réduire la société à l'usine, la politique de classe à
ifli
%i « l'auto-organisation ouvrière». Cf aus~i les textes réunis et présentés par A. Gorz
![!j f 1. Cf Le capital, Li~re Premier, cit., p. 165 sq. , dans Critiqtte de la division dr, travail (Ed. Le Seuil, Paris, 1973). Et les deux livres
1,1
·.
Ji! 2. S. de Brunhoff, Etat et capital. Recherches s11r la politique économiqtte, Ed. de R. Linhart: L'Établi (Éd. de Minuit, 1978) et Unine, les paysans, Taylor (Éd.
if.i P.U.G. - Maspero, Grenoble, 1976 ; P. Schottler, Naissance des bo11rsesdu travail. Le Seuil, 1976).
!fji Un appareil idéologique d'État à !a fin du XlX' siècle, PUF, 1985. Voir aujourd'hui 2. Cf mes articles «Pouvoir», et « Appareil», in Dictionnaire critiqtte d11marxisme,

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les travaux de J. Donzelot et de R. Castel. · cit.

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!Ht'
La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

quoi ce concept, visant essentiellement une réalité transindividuelle, aujourd'hui, cent ans après Marx, le détail institutionnel est beaucoup
!~
.l. 11 ;
!~i : échappe aux antithèses de la nature et de l'histoire, ou de la nature mieux connu, grâce aux travaux d'historiens, «marxistes» ou non).
llli
ci ; et de l'institution, comme à celles du mécanisme et de l'organisme Alors même que la lutte de classes et le mouvement ouvrier ont
~L
I,~!! . social (ou, comme on aime à dire maintenant, del'« individualisme» considérablement déplacé cette frontière à la fois imaginaire dans ses
i~II
l~ H et du « holisme » 1). Toutes ces antithèses classiques présupposent en justifications et tout à fait réelle dans ses effets il y a toujours encore
l!ij!
effet que le rapport social soit conçu ou bien comme un contrat, un du côté du travail, de la production et de la reproduction de la force
il![; « accord des volontés», ou bien comme un lien communautaire, même du travail une sphère qui se définit comme « non politique», qu'il
si ce lien est susceptible d'exister sous deux formes contradictoires, faut à l'État préserver « hors politique» pour fonctionner comme
;11 dont l'une serait «droite», «vraie», ou «essentielle», tandis que État d'une classe dominante 1•
1
ni l'autre serait «fausse», «pervertie» ou «aliénée». Autrement dit, On peut même se demander si la contrepartie des acquisitions du
1 elles présupposent que le rapport soèial · est ùn lien d'homme à mouvement ouvrier sur ce point n'a pas été une constante reconsti-
i homme qui les unit ou les oppose en fonction du rapport qu'ils tution de la sphère du « non politique » sous des formes nouvelles
~iI ' entretiennent à une idée commune 2 •
À l'encontre de ces conceptions, comme Althusser l'avait bien
(précisément des formes étatiques, ou «technocratiques»). On peut
aussi se demander si cette division de fait (alimentée par une série
montré naguère, l'analyse de l'exploitation implique que tout rapport de clivages «culturels» en même temps qu'économiques et insti-
social soit l'organisation d'une contrainte matérielle sur des groupes tutionnels , inscrite dans l'organisation de l'espace, dans l'emploi du
"Il
'! sociaux définis en fonction de la nature de cette contrainte. De même
qu'il n'y a pas de « pure exploitation», il n'y a donc pas non plus
temps des individus) ne représente pas la forme bourgeoise d 'une
division beaucoup plus ancienne (ce qui justifierait Marx d'avoir
de « pur antagonisme» sans matérialité (c'est-à-dire s~ns techniques cherché à insérer le mode de production capitaliste dans un schéma
et moyens de pouvoir dissymétriquement répartis). A partir de là d'évolution hypothétique des « sociétés de classes depuis l' Anti-
on peut discuter, en effet, du rôle plus ou moins nécessaire que Marx quité ... »). Quoi qu'il en soit, l'horizon des luttes ouvrières ne peut
assigne à la « violence » dans son explication de l'histoire et dans sa se formuler dans ces conditions que dans les termes d'une politique
1
définition de la pratique révolutionnaire : cette violence ne devrait du travail, au triple sens d'un pouvoir politique des travailleurs (ou
11 plus revêtir une signification métaphysique : de même qu'elle n'est mieux: des citoyens en tant que travailleurs), d'une transformation
·I pas « le mal», elle ne donne lieu à aucune «théodicée». des formes du travail par la lutte politique, et d'une transformation
Le court-circuit de Marx, c'est la découverte d'un rapport immé~ des formes du « gouvernement » par la reconnaissance des capacités
diat, d'une corrélation sans médiation (mais qui, au contraire, se d'expansion de la force de travail (à l'encontre du productivisme,
développe historiquement dans des médiations économiq~es et poli- qui au contraire les réprime ou les transfère à la machine!).
tiques) entre la forme du procès de travail et celle de l'Etat. Alors En opérant ce court-circuit, le marxisme produit donc plutôt qu'un
le concept du prolétariat, ceux de « politique prolétarienne » et de « renversement » selon la métaphore classique, un déplacement des
« révolution prolétarienne » peuvent manifester plus clairement leurs représentations du social : il prive la notion juridique de propriété de
implications. La condition prolétarienne, les revendications proléta- sa fonction centrale (qu'elle conserve dans la plupart des idéologies
riennes sont d'emblée perçues, dans l'espace de l'idéologie dominante, socialistl:;Sdu XIXe siècle), et il remplace l'axe« vertical» des rapports
:ii comme « non politiques», même s'il faut pour obtenir ce résultat société/Etat par le réseau transversal des effets et conditions du rapport
déployer tout un arsenal de moyens et d'efforts étatiques (dont de production. Du même coup il crée une tension insupportable dans
I!: l'espace intellectuel. Comme je le disais plus haut, il est inévitable-
!ij!
"1· 1. Cf mon intervention au colloque franco-italien de Besançon : « Gramsci, Marx
111
!
et le rapport social», in Modernité de Gramsci ?, sous la direction d 'André Tosel, 1. N'est-ce pas parce l'État bourgeois travaille à installer toute une partie des
lil! Annales littéraires de l'Université de Besançon n° 481 (Diffusion Les Belles Lettres) conflits sociaux « hors politique » que la tradition révolutionnaire (y compris marxiste)
:r: .
1992. en vient à se concevoir elle-même comme une « politique hors État » ? Cf la
t~ i
•J'1 2. Cf L. Althusser , « La critique de Marx», in L. Althusser et coll., Lire Le discussion relancée naguère par Althusser et Rossana Rossa:nda : Discutere lo Stato,
,,!
I~1! Capital, nouv. éd., PUF, coll. Quadrige , 1996 , p. 372 sq. De Donato, Bari, 1978.
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240 241
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111
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La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

quoi ce concept, visant essentiellement une réalité transindividuelle, aujourd'hui, cent ans après Marx, le détail institutionnel est beaucoup
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.l. 11 ;
!~i : échappe aux antithèses de la nature et de l'histoire, ou de la nature mieux connu, grâce aux travaux d'historiens, «marxistes» ou non).
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ci ; et de l'institution, comme à celles du mécanisme et de l'organisme Alors même que la lutte de classes et le mouvement ouvrier ont
~L
I,~!! . social (ou, comme on aime à dire maintenant, del'« individualisme» considérablement déplacé cette frontière à la fois imaginaire dans ses
i~II
l~ H et du « holisme » 1). Toutes ces antithèses classiques présupposent en justifications et tout à fait réelle dans ses effets il y a toujours encore
l!ij!
effet que le rapport social soit conçu ou bien comme un contrat, un du côté du travail, de la production et de la reproduction de la force
il![; « accord des volontés», ou bien comme un lien communautaire, même du travail une sphère qui se définit comme « non politique», qu'il
si ce lien est susceptible d'exister sous deux formes contradictoires, faut à l'État préserver « hors politique» pour fonctionner comme
;11 dont l'une serait «droite», «vraie», ou «essentielle», tandis que État d'une classe dominante 1•
1
ni l'autre serait «fausse», «pervertie» ou «aliénée». Autrement dit, On peut même se demander si la contrepartie des acquisitions du
1 elles présupposent que le rapport soèial · est ùn lien d'homme à mouvement ouvrier sur ce point n'a pas été une constante reconsti-
i homme qui les unit ou les oppose en fonction du rapport qu'ils tution de la sphère du « non politique » sous des formes nouvelles
~iI ' entretiennent à une idée commune 2 •
À l'encontre de ces conceptions, comme Althusser l'avait bien
(précisément des formes étatiques, ou «technocratiques»). On peut
aussi se demander si cette division de fait (alimentée par une série
montré naguère, l'analyse de l'exploitation implique que tout rapport de clivages «culturels» en même temps qu'économiques et insti-
social soit l'organisation d'une contrainte matérielle sur des groupes tutionnels , inscrite dans l'organisation de l'espace, dans l'emploi du
"Il
'! sociaux définis en fonction de la nature de cette contrainte. De même
qu'il n'y a pas de « pure exploitation», il n'y a donc pas non plus
temps des individus) ne représente pas la forme bourgeoise d 'une
division beaucoup plus ancienne (ce qui justifierait Marx d'avoir
de « pur antagonisme» sans matérialité (c'est-à-dire s~ns techniques cherché à insérer le mode de production capitaliste dans un schéma
et moyens de pouvoir dissymétriquement répartis). A partir de là d'évolution hypothétique des « sociétés de classes depuis l' Anti-
on peut discuter, en effet, du rôle plus ou moins nécessaire que Marx quité ... »). Quoi qu'il en soit, l'horizon des luttes ouvrières ne peut
assigne à la « violence » dans son explication de l'histoire et dans sa se formuler dans ces conditions que dans les termes d'une politique
1
définition de la pratique révolutionnaire : cette violence ne devrait du travail, au triple sens d'un pouvoir politique des travailleurs (ou
11 plus revêtir une signification métaphysique : de même qu'elle n'est mieux: des citoyens en tant que travailleurs), d'une transformation
·I pas « le mal», elle ne donne lieu à aucune «théodicée». des formes du travail par la lutte politique, et d'une transformation
Le court-circuit de Marx, c'est la découverte d'un rapport immé~ des formes du « gouvernement » par la reconnaissance des capacités
diat, d'une corrélation sans médiation (mais qui, au contraire, se d'expansion de la force de travail (à l'encontre du productivisme,
développe historiquement dans des médiations économiq~es et poli- qui au contraire les réprime ou les transfère à la machine!).
tiques) entre la forme du procès de travail et celle de l'Etat. Alors En opérant ce court-circuit, le marxisme produit donc plutôt qu'un
le concept du prolétariat, ceux de « politique prolétarienne » et de « renversement » selon la métaphore classique, un déplacement des
« révolution prolétarienne » peuvent manifester plus clairement leurs représentations du social : il prive la notion juridique de propriété de
implications. La condition prolétarienne, les revendications proléta- sa fonction centrale (qu'elle conserve dans la plupart des idéologies
riennes sont d'emblée perçues, dans l'espace de l'idéologie dominante, socialistl:;Sdu XIXe siècle), et il remplace l'axe« vertical» des rapports
:ii comme « non politiques», même s'il faut pour obtenir ce résultat société/Etat par le réseau transversal des effets et conditions du rapport
déployer tout un arsenal de moyens et d'efforts étatiques (dont de production. Du même coup il crée une tension insupportable dans
I!: l'espace intellectuel. Comme je le disais plus haut, il est inévitable-
!ij!
"1· 1. Cf mon intervention au colloque franco-italien de Besançon : « Gramsci, Marx
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!
et le rapport social», in Modernité de Gramsci ?, sous la direction d 'André Tosel, 1. N'est-ce pas parce l'État bourgeois travaille à installer toute une partie des
lil! Annales littéraires de l'Université de Besançon n° 481 (Diffusion Les Belles Lettres) conflits sociaux « hors politique » que la tradition révolutionnaire (y compris marxiste)
:r: .
1992. en vient à se concevoir elle-même comme une « politique hors État » ? Cf la
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•J'1 2. Cf L. Althusser , « La critique de Marx», in L. Althusser et coll., Lire Le discussion relancée naguère par Althusser et Rossana Rossa:nda : Discutere lo Stato,
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I~1! Capital, nouv. éd., PUF, coll. Quadrige , 1996 , p. 372 sq. De Donato, Bari, 1978.
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La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

1:
1Il:I !I ment soumis à une force de réintégration, de réinscription dans les
représentations qu'il contredit. L'histoire du marxisme (et de ses
capitaliste» surgisse surtout lorsqu'il s'agit, pour Marx, de montrer
comment l'antagonisme capital-travail salarié l'emporte sur la concur-
«crises») est faite d'une dialectique continue d'approfondissement rence entre les capitaux « individuels ». Quant au concept de bour-

l
:I
..'·!\
'.il !I
:i!,!
;li:
i ::
jl
de la coupure et cl'élaboration des moyens théoriques d'opérer la
réinscription. Elle commence avec Marx lui-même : il ne serait pas
difficile de montrer ici comment la fameuse «topique» de 1859
geoisie, il intervient surtout pour conférer à la classe capitaliste une
individualité dans la perspective de l'histoire universelle : rôle de la
bourgeoisie dans la désintégration du mode de production « féodal »,
:1il (dans la Préface de la Contribution à la critique de l'économiepolitique), dans la généralisation des rapports marchands et la socialisation des
\i Il ou schéma de correspondance entre la base et la superstructure, forces productives, limites historiques de ce rôle. Mais cette présen-
répond à cette nécessité. Ce qu'elle réunit d'un côté dans les termes tation en fait toujours un «support» (Trager) du rapport de pro-
~I
Il
~11 d'un conflit, d'un antagonisme, elle le dissocie en effet de l'autre, duction, y compris lorsque la bourgeoisie tntervient comme une force
:! réintroduisant l'idée d'une série de nrédiations entre l'économique politique organisée, c'est-à-dire comme Etat. L'individualité histo-
et le politique, dont il s'agirait de« construire» l'architecture. Mani- rique de la bourgeoisie est donc évoquée Uniquement en fonaion
,·11':
des déterminations que lui confère le mouvement du « capital » , et
f1 i
Ill!;
festement aussi, cette construction répond au besoin qu'éprouve Marx
de déduire de la lutte des classes une représentation de la société c'est ce point de vue très particulier que désigne la référence abstraite/
H comme «tout», comme organisme ou comme mécanisme unifié à concrète au «capitaliste».
il
ul partir d'un principe qui serait en même temps le principe de son Dans ces conditions, le fait qu'il ne soit pas question explicitement
histoire. Indépendamment des influences intellectuelles qui peuvent du prolétariat revêt diverses significations. Il correspond au fait que
éclairer ce besoin de la théorie marxiste (philosophie hégélienne de la classe ouvrière ne peut pas figurer en face du capital, symétri-
l'histoire ou évolutionnisme sociologique), on peut dire qu'il signale quement; comme s'il s'agissait de deux termes extérieurs l'un à
une véritable difficulté : comment définir un rapport social don:t.les l'autre. Le travail, et par voie de conséquence la totalité des pratiques
effets s'étendent à toute pratique, sans pour autant identifier la ouvrières liées à la dépense et à la reconstitution de la force de
pratique sociale comme telle au développement de cet unique rapport ? travail, font partie du mouvement du « capital». En fait, ils en consti-
On touche ici à l' équivocité permanente de l'idée · de l' « universalité tuent la réalité concrète. Cette dissymétrie théorique (abstraction du
de la lutte des classes» (hêritière de l'universalité du travail aliéné, capital, concrétude du travail) est la forme même du « point de vue
donc métonymie de l'universalité humaine) dans la théorie ·marxiste. théorique de classe». Ou encore: l'abstraction du capital · et du
capitaliste découvre la réalité concrète du travail salarié et en fait
;! Fobjet même de l'investigation. Étudier le capitalisme, ce n'est pas
·1 r
,1 calculer le taux de profit, c'est analyser le procès de travail en tant
i Classes et masses: le non-sttjet de l'histoire que « consommation productive » de la force de travail ! C'est pour-
I· quoi, à la différence de ce qui a lieu dans l'économie politique, le
travail peut ici cesser de fonctionner comme un concept indifférencié,
,,
11
et devenir un processus 1• En second lieu, la dualité d'aspects (ni
i' Peut-être pourrons-nous alors regarder d'un autre œil ce qui nous
;I est d'abord apparu comme un paradoxe dans la terminologie du purement économique ni purement politique) de l'objet du Capital
Capital : l'éclipse du terme de prolétariat dans le corps de ses analyses, conduirait Marx, s'il lui fallait personnaliser le prolétariat en même
et en proposer une nouvelle interprétation . temps qu'il en développe l'analyse concrète, à un dilemme insoluble:
Le Capital est une œuvre analytique, mais dans la forme d'un un tel « personnage » historique aurait dû à nouveau se définir soit
récit. Même si ce récit n'est pas strictement linéaire, s'il comporte comme une entité «économique», soit comme une entité « poli-
des ruptures, il lui faut un sujet formel: ce sujet est « le capital». tique». Ou encore, il lui aurait fallu se définir soit comme l'autre
Ou plus précisément, ce sujet est ce que nous avons mentionné plus (ou l'adversaire) du capital, soit comme l'autre (ou l'adversaire) de
haut comme « auto-mouvement du capital » (Selbstbewegung), sus-
ceptible de s'incarner dans un personnage à la fois individuel et 1. Comme j'avais essayé de le montrer dans mon essai « Plus-value et classes
collectif: « le capitaliste». Il est frappant que la référence à la« classe sociales», in Cinq Ét11desd11matérialisme historiq11e,cit.

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La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

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1Il:I !I ment soumis à une force de réintégration, de réinscription dans les
représentations qu'il contredit. L'histoire du marxisme (et de ses
capitaliste» surgisse surtout lorsqu'il s'agit, pour Marx, de montrer
comment l'antagonisme capital-travail salarié l'emporte sur la concur-
«crises») est faite d'une dialectique continue d'approfondissement rence entre les capitaux « individuels ». Quant au concept de bour-

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de la coupure et cl'élaboration des moyens théoriques d'opérer la
réinscription. Elle commence avec Marx lui-même : il ne serait pas
difficile de montrer ici comment la fameuse «topique» de 1859
geoisie, il intervient surtout pour conférer à la classe capitaliste une
individualité dans la perspective de l'histoire universelle : rôle de la
bourgeoisie dans la désintégration du mode de production « féodal »,
:1il (dans la Préface de la Contribution à la critique de l'économiepolitique), dans la généralisation des rapports marchands et la socialisation des
\i Il ou schéma de correspondance entre la base et la superstructure, forces productives, limites historiques de ce rôle. Mais cette présen-
répond à cette nécessité. Ce qu'elle réunit d'un côté dans les termes tation en fait toujours un «support» (Trager) du rapport de pro-
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~11 d'un conflit, d'un antagonisme, elle le dissocie en effet de l'autre, duction, y compris lorsque la bourgeoisie tntervient comme une force
:! réintroduisant l'idée d'une série de nrédiations entre l'économique politique organisée, c'est-à-dire comme Etat. L'individualité histo-
et le politique, dont il s'agirait de« construire» l'architecture. Mani- rique de la bourgeoisie est donc évoquée Uniquement en fonaion
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des déterminations que lui confère le mouvement du « capital » , et
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festement aussi, cette construction répond au besoin qu'éprouve Marx
de déduire de la lutte des classes une représentation de la société c'est ce point de vue très particulier que désigne la référence abstraite/
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ul partir d'un principe qui serait en même temps le principe de son Dans ces conditions, le fait qu'il ne soit pas question explicitement
histoire. Indépendamment des influences intellectuelles qui peuvent du prolétariat revêt diverses significations. Il correspond au fait que
éclairer ce besoin de la théorie marxiste (philosophie hégélienne de la classe ouvrière ne peut pas figurer en face du capital, symétri-
l'histoire ou évolutionnisme sociologique), on peut dire qu'il signale quement; comme s'il s'agissait de deux termes extérieurs l'un à
une véritable difficulté : comment définir un rapport social don:t.les l'autre. Le travail, et par voie de conséquence la totalité des pratiques
effets s'étendent à toute pratique, sans pour autant identifier la ouvrières liées à la dépense et à la reconstitution de la force de
pratique sociale comme telle au développement de cet unique rapport ? travail, font partie du mouvement du « capital». En fait, ils en consti-
On touche ici à l' équivocité permanente de l'idée · de l' « universalité tuent la réalité concrète. Cette dissymétrie théorique (abstraction du
de la lutte des classes» (hêritière de l'universalité du travail aliéné, capital, concrétude du travail) est la forme même du « point de vue
donc métonymie de l'universalité humaine) dans la théorie ·marxiste. théorique de classe». Ou encore: l'abstraction du capital · et du
capitaliste découvre la réalité concrète du travail salarié et en fait
;! Fobjet même de l'investigation. Étudier le capitalisme, ce n'est pas
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,1 calculer le taux de profit, c'est analyser le procès de travail en tant
i Classes et masses: le non-sttjet de l'histoire que « consommation productive » de la force de travail ! C'est pour-
I· quoi, à la différence de ce qui a lieu dans l'économie politique, le
travail peut ici cesser de fonctionner comme un concept indifférencié,
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et devenir un processus 1• En second lieu, la dualité d'aspects (ni
i' Peut-être pourrons-nous alors regarder d'un autre œil ce qui nous
;I est d'abord apparu comme un paradoxe dans la terminologie du purement économique ni purement politique) de l'objet du Capital
Capital : l'éclipse du terme de prolétariat dans le corps de ses analyses, conduirait Marx, s'il lui fallait personnaliser le prolétariat en même
et en proposer une nouvelle interprétation . temps qu'il en développe l'analyse concrète, à un dilemme insoluble:
Le Capital est une œuvre analytique, mais dans la forme d'un un tel « personnage » historique aurait dû à nouveau se définir soit
récit. Même si ce récit n'est pas strictement linéaire, s'il comporte comme une entité «économique», soit comme une entité « poli-
des ruptures, il lui faut un sujet formel: ce sujet est « le capital». tique». Ou encore, il lui aurait fallu se définir soit comme l'autre
Ou plus précisément, ce sujet est ce que nous avons mentionné plus (ou l'adversaire) du capital, soit comme l'autre (ou l'adversaire) de
haut comme « auto-mouvement du capital » (Selbstbewegung), sus-
ceptible de s'incarner dans un personnage à la fois individuel et 1. Comme j'avais essayé de le montrer dans mon essai « Plus-value et classes
collectif: « le capitaliste». Il est frappant que la référence à la« classe sociales», in Cinq Ét11desd11matérialisme historiq11e,cit.

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La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

l'État bourgeois, dont les manifestations empmques, les formes même où se trouve posé le problème du passage de la « classe en
développées, sont différentes, même si elles évoluent en corrélation. soi» à la « classe pour soi 1 ». Non seulement les schémas à « deux
On sait que, historiquement, le terme de prolétariat vient à Marx classes » ou à « trois classes » explosent en une série de subdivisions,
d'une tradition qui pense l'antagonisme de classes comme une lutte mais surtout l'idée étonnante apparaît que les conjonctures de crise
politique. Il n'a pas, à l'inverse, d'existence significative chez les (et de révolutions) sont celles dans lesquelles les classes se décomposent
économistes 1 . en tant que groupes sociaux définis par des « intérêts » simples et
Mais je voudrais suggérer ici que si, dans Le Capital, le prolétariat distincts, susceptibles de trouver une expression ou une représentation
est concrètement présent, mais sans signifiant unique, c'est surtout politique directes (notamment sous la forme de partis bien définis).
qu'il intervient selon deux modalités qui ne sont pas purement et Comme Marx affirme en même temps que ces conjonctures sont
simplement superposables. Disons pour reprendre des catégories dont celles dans lesquelles «s'accélère» le cours de l'histoire, dans les-
nous avons déjà rencontré l'opposition : à la fois comme classe et quelles se manifeste la polarisation de la société en camps ·adverses,
comme masse. il faut évidemment en conclure que cette polarisation révolutionnaire
Cette polarité, à l'évidence, est toujours étroitement liée à l'ap- ne surgit pas directement de l'existence des classes, mais d'un pro-
proche du problème de la révolution, ou du mouvement révolu- cessus plus complexe (Althusser dira : surdéterminé) dont la matière
tionnaire. Dans L'idéologieallemande, à la limite, seule la bourgeoisie première est faite de mouvements, de pratiques et d'idéologies de
est une « classe » ; le prolétariat dénué de coute idéologie particulière masse. Marx ne dit pas que « les classes font l'histoire », mais que
au contraire se définit comme une « masse », produit ultime de la « les masses (ou les hommes en masse) font l'histoire» (dans des
décomposition de la société, ce qui justement en fait l'agent d'une conditions déterminées).
révolution communistedans laquelle aucun intérêt «particulier » (aucun Mais s'il est possible, en se référant à la définition du mode de
« intérêt de classe») n'a plus à se faire valoir. A l'autre extrémité production, de donner des classesfondamentales une définition appa-
du parcours, les textes d'Engels qui tentent d'élaborer une définition remment simple et spécifiquement «marxiste», il n'en va pas de
de la « conception du monde prolétarienne», et de répondre à la · · même des masses (ou des classes en tant que, concrètement, elles
question des « forces motrices >> de la transformation historique, existent comme masses). Pour en rester à Marx et à Engels (car on
reposent entièrement sur ce couple des classes et des masses : le sait que, de Lénine ou Rosa Luxemburg à Mao, le problème n'a
prolétariat devient une classe effectivement révolutionnaire lorsqu'il cessé de hanter le marxisme), il est évident que l'usage qu'ils font
s'organise comme un mouvement de masses, ce qui repose para- de ce terme n'est pas différent, le plus souvent, de celui de leurs
doxalement le problème de son « idéologie » ou de son « discours contemporains littérateurs, historiens ou idéologues politiques. Il ne
universaliste » propre. cesse d'osciller entre la description d'une condition sociale, dans
Entre ces deux extrêmes, certaines analyses concrètes de Marx, liées laquelle on voit se désagréger les « liens communautaires » des sociétés
à l'évaluation de la conjoncture , s'organisent directement autour de traditionnelles et par conséquent émerger un isolement radical des
11: ce problème. Ainsi le Dix-huit Brumaire, dans lequel on assiste à individus, et la description d'un mouvementdans lequel la diversité
!il une véritable décomposition du concept de classe dans le moment des conditions est recouverte par une « conscience » ou une idéologie
11:1: commune , visant à la transformation de l'ordre existant. En d'autres
termes, d'un côté l'extrême désorganisation, de l'autre l'extrême
~Il
i 1. Une confrontation serrée serait ici très instructive entre le texte du Capital et
celui des No11vea11x principes d'économiepolitiqrte (1819 et 1827) de Sismondi, dont
Marx transpose toute une série de formuiations. Or ce qui caractérise le texte de
organisation historique : l'atomisation des individus, ou la poussée
d'une force collective. Ambivalence constitutive, qui est peut-être

lt Sismondi , c'est justement de reformuler le discours de l'économie politique eri termes


d'antithèse capital/prolétariat. Mais ce « prolétariat » (cf par exemple sa définition
de la paupérisation comme « disproportion des rapports», résultat d'une « fausse 1. Christine Buci-Glucksmann a mis en lumière l'importance de ce point dans
sa contribution au Colloque « Marx et la représentation de l'histoire », Q11efaire
direction économique») a une signification purement économiste . [Cf désormais le
l'~
!: grand travail de J. Grandjonc , Comm11nism e / Kom1mmismm/ Commrmism. Origine
et développement international de la terminologie co1mmmatttairepré-marxiste des
a11jo11rd'h11i
?, janvier 1984. Notons que Marx n'a, semble-t-il, jamais employé lui-
même l'expression « conscience de classe», qui sera consacrée dans les marxismes
li. utopistes ar,x néo-babo11vistes, 1785-1842, Karl Marx-Haus , Trier 1990.] de la II• et de la III• Internationale.
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La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

l'État bourgeois, dont les manifestations empmques, les formes même où se trouve posé le problème du passage de la « classe en
développées, sont différentes, même si elles évoluent en corrélation. soi» à la « classe pour soi 1 ». Non seulement les schémas à « deux
On sait que, historiquement, le terme de prolétariat vient à Marx classes » ou à « trois classes » explosent en une série de subdivisions,
d'une tradition qui pense l'antagonisme de classes comme une lutte mais surtout l'idée étonnante apparaît que les conjonctures de crise
politique. Il n'a pas, à l'inverse, d'existence significative chez les (et de révolutions) sont celles dans lesquelles les classes se décomposent
économistes 1 . en tant que groupes sociaux définis par des « intérêts » simples et
Mais je voudrais suggérer ici que si, dans Le Capital, le prolétariat distincts, susceptibles de trouver une expression ou une représentation
est concrètement présent, mais sans signifiant unique, c'est surtout politique directes (notamment sous la forme de partis bien définis).
qu'il intervient selon deux modalités qui ne sont pas purement et Comme Marx affirme en même temps que ces conjonctures sont
simplement superposables. Disons pour reprendre des catégories dont celles dans lesquelles «s'accélère» le cours de l'histoire, dans les-
nous avons déjà rencontré l'opposition : à la fois comme classe et quelles se manifeste la polarisation de la société en camps ·adverses,
comme masse. il faut évidemment en conclure que cette polarisation révolutionnaire
Cette polarité, à l'évidence, est toujours étroitement liée à l'ap- ne surgit pas directement de l'existence des classes, mais d'un pro-
proche du problème de la révolution, ou du mouvement révolu- cessus plus complexe (Althusser dira : surdéterminé) dont la matière
tionnaire. Dans L'idéologieallemande, à la limite, seule la bourgeoisie première est faite de mouvements, de pratiques et d'idéologies de
est une « classe » ; le prolétariat dénué de coute idéologie particulière masse. Marx ne dit pas que « les classes font l'histoire », mais que
au contraire se définit comme une « masse », produit ultime de la « les masses (ou les hommes en masse) font l'histoire» (dans des
décomposition de la société, ce qui justement en fait l'agent d'une conditions déterminées).
révolution communistedans laquelle aucun intérêt «particulier » (aucun Mais s'il est possible, en se référant à la définition du mode de
« intérêt de classe») n'a plus à se faire valoir. A l'autre extrémité production, de donner des classesfondamentales une définition appa-
du parcours, les textes d'Engels qui tentent d'élaborer une définition remment simple et spécifiquement «marxiste», il n'en va pas de
de la « conception du monde prolétarienne», et de répondre à la · · même des masses (ou des classes en tant que, concrètement, elles
question des « forces motrices >> de la transformation historique, existent comme masses). Pour en rester à Marx et à Engels (car on
reposent entièrement sur ce couple des classes et des masses : le sait que, de Lénine ou Rosa Luxemburg à Mao, le problème n'a
prolétariat devient une classe effectivement révolutionnaire lorsqu'il cessé de hanter le marxisme), il est évident que l'usage qu'ils font
s'organise comme un mouvement de masses, ce qui repose para- de ce terme n'est pas différent, le plus souvent, de celui de leurs
doxalement le problème de son « idéologie » ou de son « discours contemporains littérateurs, historiens ou idéologues politiques. Il ne
universaliste » propre. cesse d'osciller entre la description d'une condition sociale, dans
Entre ces deux extrêmes, certaines analyses concrètes de Marx, liées laquelle on voit se désagréger les « liens communautaires » des sociétés
à l'évaluation de la conjoncture , s'organisent directement autour de traditionnelles et par conséquent émerger un isolement radical des
11: ce problème. Ainsi le Dix-huit Brumaire, dans lequel on assiste à individus, et la description d'un mouvementdans lequel la diversité
!il une véritable décomposition du concept de classe dans le moment des conditions est recouverte par une « conscience » ou une idéologie
11:1: commune , visant à la transformation de l'ordre existant. En d'autres
termes, d'un côté l'extrême désorganisation, de l'autre l'extrême
~Il
i 1. Une confrontation serrée serait ici très instructive entre le texte du Capital et
celui des No11vea11x principes d'économiepolitiqrte (1819 et 1827) de Sismondi, dont
Marx transpose toute une série de formuiations. Or ce qui caractérise le texte de
organisation historique : l'atomisation des individus, ou la poussée
d'une force collective. Ambivalence constitutive, qui est peut-être

lt Sismondi , c'est justement de reformuler le discours de l'économie politique eri termes


d'antithèse capital/prolétariat. Mais ce « prolétariat » (cf par exemple sa définition
de la paupérisation comme « disproportion des rapports», résultat d'une « fausse 1. Christine Buci-Glucksmann a mis en lumière l'importance de ce point dans
sa contribution au Colloque « Marx et la représentation de l'histoire », Q11efaire
direction économique») a une signification purement économiste . [Cf désormais le
l'~
!: grand travail de J. Grandjonc , Comm11nism e / Kom1mmismm/ Commrmism. Origine
et développement international de la terminologie co1mmmatttairepré-marxiste des
a11jo11rd'h11i
?, janvier 1984. Notons que Marx n'a, semble-t-il, jamais employé lui-
même l'expression « conscience de classe», qui sera consacrée dans les marxismes
li. utopistes ar,x néo-babo11vistes, 1785-1842, Karl Marx-Haus , Trier 1990.] de la II• et de la III• Internationale.
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La -crainte des masses Le prolétariat insaisissable
1111
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~~ i'1 l'indice d'une caractéristique essentielle de la dynamique historique
;'!Il·
~i!ii': facturière et par la mécanisation, la force de travail n'est pas que
JI! (une «différentielle» de décomposition-recomposition), mais qui marchandise (même en tant que « valeur d'usage», ou en tant que
11'_1'1'_i
1 1
oppose évidemment un « obstacle épistémologique » de taille à la qualité) : elle est aussi division du travail manuel et intellectuel,
'i! conceptualisation.
1!i
iul!l
11.,
Dans Le Capital, Matx a tenté de surmonter ce dilemme, qui
reste évidemment très abstrait. C'est-à-dire que la description de la
combinaison hiérarchique de travail « qualifié » et « non qualifié »,
emploi d'hommes, de femmes ou d'enfants, attraction et répulsion
de main-d'œuvre immigrée irlandaise ... L'usage de cette force de
1
classe ouvrière, dans laquelle il a cherché à intégrer toute l'information travail n'est pas non plus une simple «consommation», il est insé-
~' 1111
possible pour lui, vise à la fois à caractériser une structure de classes parablement gestion de ces différences et par conséquent des conflits
~11 «typique» du capitalisme et à éclairer, par référence à l'actualité qu'elles entraînent, entre les travailleurs e_ux-mêmes comme entre les
li.
immédiate, le processus qui tend à transformer une « condition travailleurs et le capital, ou plutôt ses représentants. Il y a donc une
:l'I prolétarienne » plus ou moins tiniforriüséè en ·un mouvement de complète identité d'objet entre l'analyse de la force de travail qui
!j
masse. est ainsi engagée et l'analyse historique des luttes ouvrières (sur la
Le premier aspect s'organise autour de la notion du salariat, ou durée du travail, contre la déqualification, le chômage « technolo-
i 11 du rapport capitaliste défini comme « vente-achat » de la force de
travail. C'est celui qui prévaut dans l'exposé général du mécanisme
gique» et l'emploi des machines comme moyen d'intensifier le
travail, etc.). ·
JI i, de valorisation de la valeur, et qui permet d'affirmer que « seul le Ajoutons que toutes ces analyses sont liées à l'usage que Marx
;
1
111
capital variable est productif de survaleur». Il est donc étroitement (qui avait lu de. très près, non seulement Malthus, mais Quêtelet)
f-
lié à la représentation de la force de travail comme marchandise. fait du concept-de population 1 • Il est vrai que l'idée d'une « loi de
Mais il s'accompagne, chemin faisant, d 'une série de postulats ou population » du mode de production capitaliste, si elle devait être
de simplifications. Par exemple la justification de la réduction du entendue dans le sens d'un automatisme de régulation, aboutirait à
« travail complexe» au « travail simple», à partir d'une tendance à nouveau à une négation de la conjoncture historique. Le fait qu'elle
l'uniformité, à l'interchangeabilité des travailleurs, qui pourrait être soit indissociable de l'étude del'« armée industrielle de réserve» (qui
historiquement constatée. Variante marxienne de l'idée d'une société ne se réduit pas, on le sait, au chômage périodique, mais inclut
«atomistique» ou «individualiste» 1• Ou surtout, malgré l'allusion toutes les formes -de ce qu'on appellerait aujourd'hui l'exclusion)
qui est faite à un « élément historique et moral» dans la détermi- suffit déjà à l'en distinguer. De ce point de vue, le conceptde population
nation dé la valeur de la force de travail 2 , la reprise aux économistes
,,l" est la médiation par excellenceentre l'idée de « classe» et celle de
d'une équation directe entre la valeur de cette force de travail et la « masse». Et l'on pourrait aller jusqu'à dire que les «mouvements
li valeur des moyens de consommation «nécessaires» (c'est-à-dire une
!Il de populations » sont ·la base principale d'explication des « mouve-
!li théorie du « salaire réel » : le fameux « panier de la ménagère » de ments de masses». Mais alors, la localisation excentrique du terme
'i'
notre jeunesse). de prolétariat dans Le Capital, précisément au moment où ce pro-
11 !
1111!
Le second aspect implique au contraire que soit développée une blème des mouvements de population est complètement explicité,
1111
I!! i
série d'analyses historiques qui éloignent d'autant plus le concept de devient extraordinairement pertinente.
il!i: la force de travail de la simple notion de marchandise. Le salariat, Essayons pour finir de préciser la limite de ces analyses. Leur
··1,i:!' ici, n'est plus une forme simple, -mais diversifiée et évolutive. Dans
.iti:li intérêt, c'est qu'elles nou:s permettent de donner congé à la problé-
le procès de travail capitaliste, selon la période considérée, selon les matique du « sujet de l'histoire » comme invariant téléologique sans
~il
~
il!!
ii:liw
branches de production inégalement affectées par la division manu- · pour autant ni récuser l'idée de la pratique comme moment décisif
de la transformation des rapports sociaux, ni adopter la thèse d'une
ljli! reproductionindéfinie du mode de production comme un système
1. La notion d'individ11alisme dans son acception moderne apparaît déjà chez
Tocqueville en 1840 (Premier volume de la Démocratie en Amérique). Marx, pour invariant. L'idée du prolétariat comme« sujet» suppose en effet une

M
~i1!ill
•-, ,..
'"'I
!l,1:,
sa part, dans ses« œuvres de jeunesse», notamment La Sainte Famille, parle toujours
le langage de l'« égoïsme».
2. Le Capital, Livre I, éd. cit., p. 193. 1. Le Capital, Livre Premier , cit., chap . XXIII.
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246 247
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reste évidemment très abstrait. C'est-à-dire que la description de la
combinaison hiérarchique de travail « qualifié » et « non qualifié »,
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possible pour lui, vise à la fois à caractériser une structure de classes parablement gestion de ces différences et par conséquent des conflits
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immédiate, le processus qui tend à transformer une « condition travailleurs et le capital, ou plutôt ses représentants. Il y a donc une
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Le premier aspect s'organise autour de la notion du salariat, ou durée du travail, contre la déqualification, le chômage « technolo-
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travail. C'est celui qui prévaut dans l'exposé général du mécanisme
gique» et l'emploi des machines comme moyen d'intensifier le
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capital variable est productif de survaleur». Il est donc étroitement (qui avait lu de. très près, non seulement Malthus, mais Quêtelet)
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de simplifications. Par exemple la justification de la réduction du entendue dans le sens d'un automatisme de régulation, aboutirait à
« travail complexe» au « travail simple», à partir d'une tendance à nouveau à une négation de la conjoncture historique. Le fait qu'elle
l'uniformité, à l'interchangeabilité des travailleurs, qui pourrait être soit indissociable de l'étude del'« armée industrielle de réserve» (qui
historiquement constatée. Variante marxienne de l'idée d'une société ne se réduit pas, on le sait, au chômage périodique, mais inclut
«atomistique» ou «individualiste» 1• Ou surtout, malgré l'allusion toutes les formes -de ce qu'on appellerait aujourd'hui l'exclusion)
qui est faite à un « élément historique et moral» dans la détermi- suffit déjà à l'en distinguer. De ce point de vue, le conceptde population
nation dé la valeur de la force de travail 2 , la reprise aux économistes
,,l" est la médiation par excellenceentre l'idée de « classe» et celle de
d'une équation directe entre la valeur de cette force de travail et la « masse». Et l'on pourrait aller jusqu'à dire que les «mouvements
li valeur des moyens de consommation «nécessaires» (c'est-à-dire une
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!li théorie du « salaire réel » : le fameux « panier de la ménagère » de ments de masses». Mais alors, la localisation excentrique du terme
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notre jeunesse). de prolétariat dans Le Capital, précisément au moment où ce pro-
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Le second aspect implique au contraire que soit développée une blème des mouvements de population est complètement explicité,
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série d'analyses historiques qui éloignent d'autant plus le concept de devient extraordinairement pertinente.
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1. La notion d'individ11alisme dans son acception moderne apparaît déjà chez
Tocqueville en 1840 (Premier volume de la Démocratie en Amérique). Marx, pour invariant. L'idée du prolétariat comme« sujet» suppose en effet une

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sa part, dans ses« œuvres de jeunesse», notamment La Sainte Famille, parle toujours
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La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

identité, soit spontanée, soit acquise au terme d'un processus de du mouvement ouvrier : centre théorique, et centre stratégique 1• Ce
formation et de prise de conscience, mais toujours déjà garantie par qui a entraîné d'une part l'illusion .de maîtriser le sens de l'histoire
la condition de classe. Le fait que le prolétariat, qui est à la fois ou de coïncider avec lui, d'autre part l'illusion que l'unité de
«classe» et «masse», ne soit pas un sujet donné, qu'il ne . coïncide l'organisation représentait par elle-même l'unité de la classe ouvrière.
jamais avec lui-même - qu'il soit en quelque sorte ontologiquement Dans les deux cas cette illusion ne pouvait être conservée que par
dissocié-, ne signifie pas qu'il ne «lui» arrive jamais de se présenter une fuite en avant dans l'imaginaire du « prolétariat » tel que l'or-
et d'agir commesujet dans l'histoire. Mais cette action révolutionnaire ganisation se le représentait (et le représentait pour les prolétaires),
est toujours liée à une conjoncture, durable ou non, et n'existe que donc dans l'exercice de la contrainte pour conjurer l'irruption mena-
dans les limites qu'elle prescrit. Cette thèse ouvre donc la question çante du réel.
pratique des conditions et des formes dans lesquelles un tel effet de La seconde raison, c'est l'impossibilité où
se sont trouvés Marx et
subjectivation peut se produire, oü enècii:ede ce qui, d'une condition Engels de penser la dialectique des classes et des masses en termes
de classe déterminée, passe dans un mouvement de masse capable d'idéologie et non pas de «conscience» ou de « conscience de soi».
de se faire « reconnaître » pratiquement pour l'expression de cette Jamais Marx ou Engels, on l'a vu, n'ont pu formuler le concept
classe. Poser que l'émergence d'une forme de subjectivité (ou d'iden- d'une idéologie prolétarienne, au sens de l'idéologiedes prolétaires:
tité) révolutionnaire est toujours un effet partiel, jamais une propriété ni comme problème de l'idéologie ouvrière (nationale, religieuse,
de nature, et ne comporte par conséquent aucune garantie, c'est familiale, juridique), même lorsqu'ils ont buté sur la question de
s'obliger à rechercher les conditions qui, dans la conjoncture, peuvent l' <~aristocratie ouvrière » anglaise ou sur celle de la « superstition de
précipiter des luttes de classes en mouvements de masses, et les l'Etat » dans la classe ouvrière allemande ; ni comme problème de
formes de représentation collective qui, dans ces conditions, peuvent l'idéologie d'organisation du parti prolétarien.
maintenir dans les mouvements .de masses 1'instance de la lutte des Mais cette incapacité nous renvoie elle-même à une autre aporie
classes. Rien ne dit, bien au contraire, que ces formes soient éter- du marxisme. S'il est inutile de poser le problème de l'idéologie
nellement les mêmes ... prolétarienne d'une façon critique, n'est-ce pas parce que , aux yeux
Il est pourtant évident que ni Marx lui-même, ni Engels, Lénine, de .Marx et d'Engels, il est tendanciellement sans objet ? « Classes »
Gramsci, Mao, etc., bien qu'ils n'emploient pas cette terminologie, et « masses » se distinguent provisoirement, dessinent une complexité
n'ont échappé absolument à la représentation du prolétariat comme empirique qui n'est bientôt plus qu'une survivance. À la limite, cet
sujet de l'histoire . Au point qu'on continue de les lire comme s'ils écart ne caractérise que les sociétés pré-capitalistes, ou la « transition »
f en étaient les fauteurs par excellence 1• Il y a à cela plusieurs raisons. au capitalisme, mais il n'existe plus dès que le monde de production
La plus immédiate, c'est qu'ils ont vu dans la forme parti non capitaliste fonctionne « sur sa propre base » et s'étend au « marché
1 seulement une forme conjoncturelle d'organisation de la lutte des mondial» tout entier. On aura reconnu ici la thèse, étrangère à la
classes, mais la forme essentielle qui permettrait d'en garantir la logique du Capital, mais essentielle à la philosophie de l'histoire

~,

continuité, et de surmonter les vicissitudes de l'histoire du capitalisme exposée dans le Manifeste, de la « simplification des antagonismes
[,
111 et de · ses crises, à la fois en direction de la révolution prolétarienne de classes» par le capitalisme. Au double sens d'une réduction de
!jil ou de la prise de pouvoir, et par delà cette révolution. Dans ces tous les antagonismes sociaux à un seul conflit fondamental, et d'une
conditions, il s'est avéré extrêmement difficile, pour ne pas dire radicalisation continue de celui-ci.
~! impossible, de maintenir la distance critique entre les deux « centres » Or cette thèse à son tour n'est qu'une formulation extrême de ce

~,
~f
~]

~l
!)(
l. L'expression « sujet de l'histoire » ne figure pas , bien entendu, chez Marx. Elle
n'est pas non plus, stricto sensu, hégélienne. Elle figure en revanche chez l'historien
Droysen . Refondée par Lukacs dans Geschichte und Klassenbewusstsein, elle a rayonné
sur toute la philosophie marxiste du xx• siècle, et même sur notre perception des
classiques (Kant, Fichte, Hegel). Son adoption généralisée est, en ce sens, un indice
que j'appellerai l' historicismeanhistorique,ou l'historicitésans histoire
de la pensée de Marx, et qui cette fois concerne également des pans
entiers de la théorie du Capital. Entendons par là que la reconnais-
sance critique (contre l'économie politique) de l'historicité du capi-

1. Lettre d'Engels à pebel du 18-28 mars 1975 , in Critique des programmesde


~.
~1
1:' 11,, non équivoque de l'incidence du marxisme sur la philosophie contemporaine . Gotha et d'Erf11rt, cit. , Ed. sociales.

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m~ 248 249
La crainte des masses Le prolétariat insaisissable

identité, soit spontanée, soit acquise au terme d'un processus de du mouvement ouvrier : centre théorique, et centre stratégique 1• Ce
formation et de prise de conscience, mais toujours déjà garantie par qui a entraîné d'une part l'illusion .de maîtriser le sens de l'histoire
la condition de classe. Le fait que le prolétariat, qui est à la fois ou de coïncider avec lui, d'autre part l'illusion que l'unité de
«classe» et «masse», ne soit pas un sujet donné, qu'il ne . coïncide l'organisation représentait par elle-même l'unité de la classe ouvrière.
jamais avec lui-même - qu'il soit en quelque sorte ontologiquement Dans les deux cas cette illusion ne pouvait être conservée que par
dissocié-, ne signifie pas qu'il ne «lui» arrive jamais de se présenter une fuite en avant dans l'imaginaire du « prolétariat » tel que l'or-
et d'agir commesujet dans l'histoire. Mais cette action révolutionnaire ganisation se le représentait (et le représentait pour les prolétaires),
est toujours liée à une conjoncture, durable ou non, et n'existe que donc dans l'exercice de la contrainte pour conjurer l'irruption mena-
dans les limites qu'elle prescrit. Cette thèse ouvre donc la question çante du réel.
pratique des conditions et des formes dans lesquelles un tel effet de La seconde raison, c'est l'impossibilité où
se sont trouvés Marx et
subjectivation peut se produire, oü enècii:ede ce qui, d'une condition Engels de penser la dialectique des classes et des masses en termes
de classe déterminée, passe dans un mouvement de masse capable d'idéologie et non pas de «conscience» ou de « conscience de soi».
de se faire « reconnaître » pratiquement pour l'expression de cette Jamais Marx ou Engels, on l'a vu, n'ont pu formuler le concept
classe. Poser que l'émergence d'une forme de subjectivité (ou d'iden- d'une idéologie prolétarienne, au sens de l'idéologiedes prolétaires:
tité) révolutionnaire est toujours un effet partiel, jamais une propriété ni comme problème de l'idéologie ouvrière (nationale, religieuse,
de nature, et ne comporte par conséquent aucune garantie, c'est familiale, juridique), même lorsqu'ils ont buté sur la question de
s'obliger à rechercher les conditions qui, dans la conjoncture, peuvent l' <~aristocratie ouvrière » anglaise ou sur celle de la « superstition de
précipiter des luttes de classes en mouvements de masses, et les l'Etat » dans la classe ouvrière allemande ; ni comme problème de
formes de représentation collective qui, dans ces conditions, peuvent l'idéologie d'organisation du parti prolétarien.
maintenir dans les mouvements .de masses 1'instance de la lutte des Mais cette incapacité nous renvoie elle-même à une autre aporie
classes. Rien ne dit, bien au contraire, que ces formes soient éter- du marxisme. S'il est inutile de poser le problème de l'idéologie
nellement les mêmes ... prolétarienne d'une façon critique, n'est-ce pas parce que , aux yeux
Il est pourtant évident que ni Marx lui-même, ni Engels, Lénine, de .Marx et d'Engels, il est tendanciellement sans objet ? « Classes »
Gramsci, Mao, etc., bien qu'ils n'emploient pas cette terminologie, et « masses » se distinguent provisoirement, dessinent une complexité
n'ont échappé absolument à la représentation du prolétariat comme empirique qui n'est bientôt plus qu'une survivance. À la limite, cet
sujet de l'histoire . Au point qu'on continue de les lire comme s'ils écart ne caractérise que les sociétés pré-capitalistes, ou la « transition »
f en étaient les fauteurs par excellence 1• Il y a à cela plusieurs raisons. au capitalisme, mais il n'existe plus dès que le monde de production
La plus immédiate, c'est qu'ils ont vu dans la forme parti non capitaliste fonctionne « sur sa propre base » et s'étend au « marché
1 seulement une forme conjoncturelle d'organisation de la lutte des mondial» tout entier. On aura reconnu ici la thèse, étrangère à la
classes, mais la forme essentielle qui permettrait d'en garantir la logique du Capital, mais essentielle à la philosophie de l'histoire

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continuité, et de surmonter les vicissitudes de l'histoire du capitalisme exposée dans le Manifeste, de la « simplification des antagonismes
[,
111 et de · ses crises, à la fois en direction de la révolution prolétarienne de classes» par le capitalisme. Au double sens d'une réduction de
!jil ou de la prise de pouvoir, et par delà cette révolution. Dans ces tous les antagonismes sociaux à un seul conflit fondamental, et d'une
conditions, il s'est avéré extrêmement difficile, pour ne pas dire radicalisation continue de celui-ci.
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n'est pas non plus, stricto sensu, hégélienne. Elle figure en revanche chez l'historien
Droysen . Refondée par Lukacs dans Geschichte und Klassenbewusstsein, elle a rayonné
sur toute la philosophie marxiste du xx• siècle, et même sur notre perception des
classiques (Kant, Fichte, Hegel). Son adoption généralisée est, en ce sens, un indice
que j'appellerai l' historicismeanhistorique,ou l'historicitésans histoire
de la pensée de Marx, et qui cette fois concerne également des pans
entiers de la théorie du Capital. Entendons par là que la reconnais-
sance critique (contre l'économie politique) de l'historicité du capi-

1. Lettre d'Engels à pebel du 18-28 mars 1975 , in Critique des programmesde


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La crainte des masses

talisme (du fait que le rapport capitaliste n'est ni «naturel» ni


«éternel», mais produit d 'une genèse déterminée et soumis à des
contradictions internes) se paye paradoxalement d'une incapacité à
penser et à analyser la propre histoire du capitalisme.
Cette incapacité a plongé Marx et Engels dans des contradictions
insolubles à propos .·des « révolutions par en haut » (bonapartisme,
bismarckisme ; mais à la limite, comme l'a bien perçu Gramsci, IV
c'est tout le XIXe siècle bourgeois qui relève de la révolution par en
haut, ou de la « révolution passive») qui, sous leurs yeux mêmes, Politique et vérité
commençaient à conférer à l'État un rôle direct dans le contrôle· de
l'accumulation du capital et, par l'ébauche d'une<<politique sociale»,
dans celui des conditions de la prolétarisation. Au même moment,
ils s'embourbaient dans l'idée que la bourgeoisie était en train de
devenir une « classe superflue» . Ou encore dans l'idée que la« bour- Le rôle constitutif du concept d 'idéologie dans le matérialisme
geoisie ne peut exercer elle-mêmele pouvoir politique 1 » (au lieu de historique correspond à l'émergence du mouvement ouvrier comme
se demander comment les fonctions, l'exercice du pouvoir politique force dans le champ politique au XIXe siècle, d'où résulte la réduction
contribuent à constituer ou à reconstituer une bourgeoisie). de sa complexité initiale et sa polarisation en deux «camps». Mais
Cette incapacité signifie que Marx n'a jamais pu véritablement sa reprise dans le discours des « sciences sociales » et de la politique
penser que, dans l'histoire du capitalisme , le rapport capital-travail correspond aussi à cet effet de polarisation 1• Ce qui en indique à la
salarié (le rapport salaria/) prend des formes nouvelles. Qu'elles fois la nécessité et les limites. Au départ, le mouvement ouvrier est
soient toujours fondées sur l'accumulation monétaire du capital, la le « corps étranger» de la politique : il s'agit donc de l'expulser.
circulation des marchandises et l'achat de la force de travail, que Plus tard, lorsque sous forme de parti (socialiste, communiste) son
même cette forme s'étende (d'où une salarisation généralisée et par inclusion dans l'espace public devient irréversible, c'est toute la
conséquent une« loi de population» modifiée) n'empêche pas qu'elles politique réelle - discours et pratique """qui s'organise en fonction
soient qualitativement différentes de celles qu ·avait suscitées la pre- de cette présence incontournable. Quant au thème de la « fin des
mière révolution industrielle. Chacun sait aujourd'hui que l'organi- idéologies», soit sous une forme décisionniste, soit sous forme scep-
sation (syndicale et . même politique) de la classe ouvrière, non tique (désignant la critique des idéologies dominantes comme elle-
seulement n'est pas exclusive des rapports de production capitalistes, même idéologique) , il correspond lui aussi depuis plus d'un demi-
mais constitue - dans des conditions historiques et « géo-politiques » siècle à la tentative de relativiser cet effet de division du politique,
données, en fonction des rapports de force, des rapports entre « déve- donc à la tentative de découvrir une structure du politique - que
loppement » et « sous-développement », de la conjoncture écono- ce soit la Nation ou le Marché - qui serait située en deçà ou au-
mique - un aspect organiquede leur forme moderne (ce qui n'a rien delà des luttes de classes, et serait par là plus essentielle qu'elles.
à voir avec le mythe de la classe ouvrière «intégrée» , symétrique de Mais le « parti de classe » est lui-même une forme contradictoire .
celui du parti ou du syndicat organisations révolutionnaires « par L'histoire du mouvement ouvrier, dès les années 40 du x1x•siècle,
nature»). est une dialectique d'intégration et d'opposition des masses à la
forme« parti» 2 • L'existence même d'une classeouvrière comme force

1. Cf le thème des « trois idéologies » développé par I. W allerstein dans le


Dossier de la revue Genèses, n° 9, ocrobre 1992 : « Conservatisme, libéralisme,
l. K. Marx, Le 18 Bmmaire de Louis Bonaparte, trad. fr., Éd. sociales, 1963, socialisme» .
pp . 56, 87-88; et La Guerre civile en France (1871), Édition nouvelle accompagnée 2. Cette dialectique a été remarquablement étudiée, pour le chartisme anglais,
des travaux préliminaires de Marx, trad . fr. Ed. sociales, 1968, pp. 40-41 . par John Foster, Class str11ggle and the Industrial Revolution, Methuen, Londres,

251
La crainte des masses

talisme (du fait que le rapport capitaliste n'est ni «naturel» ni


«éternel», mais produit d 'une genèse déterminée et soumis à des
contradictions internes) se paye paradoxalement d'une incapacité à
penser et à analyser la propre histoire du capitalisme.
Cette incapacité a plongé Marx et Engels dans des contradictions
insolubles à propos .·des « révolutions par en haut » (bonapartisme,
bismarckisme ; mais à la limite, comme l'a bien perçu Gramsci, IV
c'est tout le XIXe siècle bourgeois qui relève de la révolution par en
haut, ou de la « révolution passive») qui, sous leurs yeux mêmes, Politique et vérité
commençaient à conférer à l'État un rôle direct dans le contrôle· de
l'accumulation du capital et, par l'ébauche d'une<<politique sociale»,
dans celui des conditions de la prolétarisation. Au même moment,
ils s'embourbaient dans l'idée que la bourgeoisie était en train de
devenir une « classe superflue» . Ou encore dans l'idée que la« bour- Le rôle constitutif du concept d 'idéologie dans le matérialisme
geoisie ne peut exercer elle-mêmele pouvoir politique 1 » (au lieu de historique correspond à l'émergence du mouvement ouvrier comme
se demander comment les fonctions, l'exercice du pouvoir politique force dans le champ politique au XIXe siècle, d'où résulte la réduction
contribuent à constituer ou à reconstituer une bourgeoisie). de sa complexité initiale et sa polarisation en deux «camps». Mais
Cette incapacité signifie que Marx n'a jamais pu véritablement sa reprise dans le discours des « sciences sociales » et de la politique
penser que, dans l'histoire du capitalisme , le rapport capital-travail correspond aussi à cet effet de polarisation 1• Ce qui en indique à la
salarié (le rapport salaria/) prend des formes nouvelles. Qu'elles fois la nécessité et les limites. Au départ, le mouvement ouvrier est
soient toujours fondées sur l'accumulation monétaire du capital, la le « corps étranger» de la politique : il s'agit donc de l'expulser.
circulation des marchandises et l'achat de la force de travail, que Plus tard, lorsque sous forme de parti (socialiste, communiste) son
même cette forme s'étende (d'où une salarisation généralisée et par inclusion dans l'espace public devient irréversible, c'est toute la
conséquent une« loi de population» modifiée) n'empêche pas qu'elles politique réelle - discours et pratique """qui s'organise en fonction
soient qualitativement différentes de celles qu ·avait suscitées la pre- de cette présence incontournable. Quant au thème de la « fin des
mière révolution industrielle. Chacun sait aujourd'hui que l'organi- idéologies», soit sous une forme décisionniste, soit sous forme scep-
sation (syndicale et . même politique) de la classe ouvrière, non tique (désignant la critique des idéologies dominantes comme elle-
seulement n'est pas exclusive des rapports de production capitalistes, même idéologique) , il correspond lui aussi depuis plus d'un demi-
mais constitue - dans des conditions historiques et « géo-politiques » siècle à la tentative de relativiser cet effet de division du politique,
données, en fonction des rapports de force, des rapports entre « déve- donc à la tentative de découvrir une structure du politique - que
loppement » et « sous-développement », de la conjoncture écono- ce soit la Nation ou le Marché - qui serait située en deçà ou au-
mique - un aspect organiquede leur forme moderne (ce qui n'a rien delà des luttes de classes, et serait par là plus essentielle qu'elles.
à voir avec le mythe de la classe ouvrière «intégrée» , symétrique de Mais le « parti de classe » est lui-même une forme contradictoire .
celui du parti ou du syndicat organisations révolutionnaires « par L'histoire du mouvement ouvrier, dès les années 40 du x1x•siècle,
nature»). est une dialectique d'intégration et d'opposition des masses à la
forme« parti» 2 • L'existence même d'une classeouvrière comme force

1. Cf le thème des « trois idéologies » développé par I. W allerstein dans le


Dossier de la revue Genèses, n° 9, ocrobre 1992 : « Conservatisme, libéralisme,
l. K. Marx, Le 18 Bmmaire de Louis Bonaparte, trad. fr., Éd. sociales, 1963, socialisme» .
pp . 56, 87-88; et La Guerre civile en France (1871), Édition nouvelle accompagnée 2. Cette dialectique a été remarquablement étudiée, pour le chartisme anglais,
des travaux préliminaires de Marx, trad . fr. Ed. sociales, 1968, pp. 40-41 . par John Foster, Class str11ggle and the Industrial Revolution, Methuen, Londres,

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La crainte des masses Politique et vérité

politique n'a jamais pu se passer de cette forme (même sous d'autres ouvnere une reconnaissance pratique de sa propre différence histo-
noms), mais elle n'a jamais pu non plus s'y réduire. Le parti est à rique. Mieux que le concept de « conscience de classe » (lequel,
la fois la forme sous laquelle le mouvement ouvrier résiste à l'assi- d'ailleurs, ne figure nulle part littéralement chez Marx ou Engels),
milation au modèle dominant de la politique, et celle sous laquelle l'idée d 'une « conception prolétarienne du monde» désigne cette
il s'y introduit dans l'espoicde le transformer à la façon d 'un Cheval perspective et peut lui donner pratiquement son nom . Si elle devient
de Troie 1• C'est la forme sous laquelle des ouvriers, plus générale- historiquement indissociable de l'objectif de construction d'un parti,
ment des travailleurs, sont contraints d 'établir un rapport organique en sorte que la conception du monde du prolétariat se réalise au
aux intellectuels pour donner corps et structure à leur propre classe xxe siècle comme conceptionde parti, c'est d'abord parce qu'elle
(car aucun « parti de la classe ouvrière» n'a jamais existé que comme n'existe que dans le cadre d'une lutte contre la conception du monde
fusion relative et conflictuelle d'une partie de la classe ouvrière avec (ou idéologie) dominante, en se dissociant d'elle par une scission
un groupe déterminé d'intellectuels). C'est aussi la for~e sous laquelle symbolique périodiquement réaffirmée. C'est ensuite parce qu'il faut
des intellectuels, «produits» du développement de l'Etat bourgeois, conférer à l'identité de classe, issue de cette scission, une continuité
sont contraints d'établir un nouveau rapport social et institutionnel historique, au-delà des conjonctures révolutionnaires dans lesquelles
avec des travailleurs «productifs» . elle s'est manifestée au grand jour, eg sorte que l'unité du corps
C'est pourquoi, lorsque se développe historiquement la crise de social autour d'une certaine forme d'Etat est apparue comme une
la forme parti dans le mouvement ouvrier, on assiste du même coup fiction, voire même s'est effectivement brisée. Depuis leur catastro-
à une remise en question du discours marxiste (et non marxiste) sur phisme des années 1848-1850 jusqu'à leur évolutionnisme de la
l'idéologie, et à une décomposition du concept même d'idéologie dernière période, l'élaboration théorique de Marx et Engels vise
dominante. Pour une part, cette remise en question constitue aussi précisément cet objectif : étaler et accumuler dans le temps, dans la
une réactivation des difficultés internes refoulées au moment de ·la succession des conjonctures, l'énergie de rupture des mouvements
constitution du concept. · L'histoire du problème de l'idéologie, y révolutionnaires. Elle vise à surmonter les effets de détente des phases
compris lorsqu'elle répète simplement les oscillations de sa formu- «contre-révolutionnaires», qui sont des phases d'expansion du capi-
lation initiale, exprime ainsi de façon privilégiée les contradictions talisme, ou de ce que Gramsci appellera plus tard les « révolutions
historiques de la forme parti . passives». Elle vise à créer les conditions d'une expérimentation
La position de Marx et Engels est, de ce point de vue, très politique collective et d'une rectification des stratégies. Elle vise ainsi
révélatrice. Dans quelle mesure ont-ils réfléchi les implications de ce à anticiper pratiquement sur la construction de nouveaux rapports
problème ? Il faut ici questionner pour eux-mêmes les concepts sociaux. La base de cette continuité, à leurs yeux, c'est la révolution
d'identité de classe et d'autonomie politique du prolétariat. industrielle elle-même ; sa « matière » est engendrée au contact de
l'exploitation par l' « instinct de classe » et de révolte des prolétaires ;
mais sa forme ne peut venir que de l'organisation 1• Organisation
Forme-partiet identité de classe de parti et conception du monde cristallisent un rapport de forces,
médiatisent une conquête effective de pouvoir et une appropriation
Marx et Engels tendent déjà, comme le fera après eux toute la effective de savoir, sans lesquelles il serait vain d'imaginer que les
tradition marxiste, à formuler un concept qui procure à la classe masses puissent jamais « faire leur propre histoire». Studieren, Pro-
pagandieren, Organisieren , selon la formule de Liebknecht canonisée
dans la social-démocratie allemande. À cette condition, la lutte de
1977 , et Gar eth Stedman Jones, Lang11a ges of class, Cambridge University Press, classe dans la société peut porter aux limites du «système» , et au-
1983.
delà de ces limites.
1. La thématique du « parti hors-État» (presque un oxymoron) , telle qu 'elle a
ressurgi au moment del'« eurocommunisme» et de la controverse sur l'abandon de
la « dictature du prolétariat » dans les partis communistes, en est un indice pertinent. 1. Sorel dira : du « mythe » organisateur. Mais, inversement , toute organisation
Cf Dismtere lo Stato. Posiz ioni a confrontos111ma tesi di Lo11isAlthusser, De Donato, n'a-t-elle pas son mythe de fonctionnement ? Gramsci , notamment, se posera la
Bari, 1978. question .

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La crainte des masses Politique et vérité

politique n'a jamais pu se passer de cette forme (même sous d'autres ouvnere une reconnaissance pratique de sa propre différence histo-
noms), mais elle n'a jamais pu non plus s'y réduire. Le parti est à rique. Mieux que le concept de « conscience de classe » (lequel,
la fois la forme sous laquelle le mouvement ouvrier résiste à l'assi- d'ailleurs, ne figure nulle part littéralement chez Marx ou Engels),
milation au modèle dominant de la politique, et celle sous laquelle l'idée d 'une « conception prolétarienne du monde» désigne cette
il s'y introduit dans l'espoicde le transformer à la façon d 'un Cheval perspective et peut lui donner pratiquement son nom . Si elle devient
de Troie 1• C'est la forme sous laquelle des ouvriers, plus générale- historiquement indissociable de l'objectif de construction d'un parti,
ment des travailleurs, sont contraints d 'établir un rapport organique en sorte que la conception du monde du prolétariat se réalise au
aux intellectuels pour donner corps et structure à leur propre classe xxe siècle comme conceptionde parti, c'est d'abord parce qu'elle
(car aucun « parti de la classe ouvrière» n'a jamais existé que comme n'existe que dans le cadre d'une lutte contre la conception du monde
fusion relative et conflictuelle d'une partie de la classe ouvrière avec (ou idéologie) dominante, en se dissociant d'elle par une scission
un groupe déterminé d'intellectuels). C'est aussi la for~e sous laquelle symbolique périodiquement réaffirmée. C'est ensuite parce qu'il faut
des intellectuels, «produits» du développement de l'Etat bourgeois, conférer à l'identité de classe, issue de cette scission, une continuité
sont contraints d'établir un nouveau rapport social et institutionnel historique, au-delà des conjonctures révolutionnaires dans lesquelles
avec des travailleurs «productifs» . elle s'est manifestée au grand jour, eg sorte que l'unité du corps
C'est pourquoi, lorsque se développe historiquement la crise de social autour d'une certaine forme d'Etat est apparue comme une
la forme parti dans le mouvement ouvrier, on assiste du même coup fiction, voire même s'est effectivement brisée. Depuis leur catastro-
à une remise en question du discours marxiste (et non marxiste) sur phisme des années 1848-1850 jusqu'à leur évolutionnisme de la
l'idéologie, et à une décomposition du concept même d'idéologie dernière période, l'élaboration théorique de Marx et Engels vise
dominante. Pour une part, cette remise en question constitue aussi précisément cet objectif : étaler et accumuler dans le temps, dans la
une réactivation des difficultés internes refoulées au moment de ·la succession des conjonctures, l'énergie de rupture des mouvements
constitution du concept. · L'histoire du problème de l'idéologie, y révolutionnaires. Elle vise à surmonter les effets de détente des phases
compris lorsqu'elle répète simplement les oscillations de sa formu- «contre-révolutionnaires», qui sont des phases d'expansion du capi-
lation initiale, exprime ainsi de façon privilégiée les contradictions talisme, ou de ce que Gramsci appellera plus tard les « révolutions
historiques de la forme parti . passives». Elle vise à créer les conditions d'une expérimentation
La position de Marx et Engels est, de ce point de vue, très politique collective et d'une rectification des stratégies. Elle vise ainsi
révélatrice. Dans quelle mesure ont-ils réfléchi les implications de ce à anticiper pratiquement sur la construction de nouveaux rapports
problème ? Il faut ici questionner pour eux-mêmes les concepts sociaux. La base de cette continuité, à leurs yeux, c'est la révolution
d'identité de classe et d'autonomie politique du prolétariat. industrielle elle-même ; sa « matière » est engendrée au contact de
l'exploitation par l' « instinct de classe » et de révolte des prolétaires ;
mais sa forme ne peut venir que de l'organisation 1• Organisation
Forme-partiet identité de classe de parti et conception du monde cristallisent un rapport de forces,
médiatisent une conquête effective de pouvoir et une appropriation
Marx et Engels tendent déjà, comme le fera après eux toute la effective de savoir, sans lesquelles il serait vain d'imaginer que les
tradition marxiste, à formuler un concept qui procure à la classe masses puissent jamais « faire leur propre histoire». Studieren, Pro-
pagandieren, Organisieren , selon la formule de Liebknecht canonisée
dans la social-démocratie allemande. À cette condition, la lutte de
1977 , et Gar eth Stedman Jones, Lang11a ges of class, Cambridge University Press, classe dans la société peut porter aux limites du «système» , et au-
1983.
delà de ces limites.
1. La thématique du « parti hors-État» (presque un oxymoron) , telle qu 'elle a
ressurgi au moment del'« eurocommunisme» et de la controverse sur l'abandon de
la « dictature du prolétariat » dans les partis communistes, en est un indice pertinent. 1. Sorel dira : du « mythe » organisateur. Mais, inversement , toute organisation
Cf Dismtere lo Stato. Posiz ioni a confrontos111ma tesi di Lo11isAlthusser, De Donato, n'a-t-elle pas son mythe de fonctionnement ? Gramsci , notamment, se posera la
Bari, 1978. question .

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ll

I Il La crainte des masses Politique et vérité


1

l il Mais la position de Marx et d'Engels est-elle vraiment aussi simple (bien incapable de faire manœuvrer ses « sections » comme les déta-
,, 11 que ce continuisme? L'impossibilité de parler d'une « idéologie chements d 'une armée) que comme médiateur et manipulateur des
prolétarienne » - à ·la différence de ce qui se fera couramment plus conflits de tendance dans l'organisation, et non pas comme théoricien
tard, dans les partis socialistes et surtout communistes-, l'oscillation du mode de production capitaliste. La division est alors p~sée d'une
· 11. entre les concepts d' « idéologie» et de « conception du monde », certaine façon en lui-même, dans sa propre« subjectivité». A l'époque
1
~11
li1
1
peuvent être considérés ici comme un symptôme décisif. Elles ne
signifient pas que les concepts de l'identité de classe et de l'autonomie
de la social-démocratie, Marx et surtout Engels . ont officiellement
occupé la place de la direction théorique, mais non à proprement
prolétarienne sèraient vides, sans objet. Mais elles nous renvoient aux parler celle de la direction · politique. À cette place figuraient des
!I apories tout aussi manifestes, à la même époque, dans 1a définition « intellectuels organiques» de l'appareil du parti 1 avec lesquels ils
;~
1
li1 de la forme parti. La question reste indéfiniment posée, eri effet, de se trouvaient dans un. rapport constammerit ambivalent de conflit .et
g
l
1
savoir si la conception énoncée par Marx et Engels,. et leur définition d'utilisation réciproque, en vue de «s'unir» les uns et les autres aux
1
de la « politique prolétarienne», représentent autre chose qu'une masses ouvrières. Au xx• siècle enfin, les théoriciens placés par l'his-
critique des tendances concurrentes au sein du mouvement ouvrier toire et la politique au voisinage ou au centre même de la « décision »,
(en particulier là tendance anarchiste <<ami-étatique» et la tendance finiront par se taire, par être exclus ou par en mourir (de diverses
l1 adverse du « socialisme national» post-lassallien). La force de la façons), cependant que les noms des «grands» dirigeants vien-
!11 position marxiste, c'est de démasquer le « fétichisme de l'État» dront se graver dans le cœur des militants, et que leurs .portraits
,91 présent dans · ses négations abstraites comme dans ses . fantasmes géants monteront sous le ciel étoilé de leurs rassemblements de
..
d'utilisation réformiste, et de poser ainsi sur un terrain d'autonomie masse. Une succession d'épisodes historiques bien connus illustrent
i, 11
le problème d'une politique du mouvement ouvrier. Sa faiblesse, cette contradiction.
c'est de ne pouvoir faire exister cette autonomie théorique que par Nous ne pouvons plus nous imaginer aujourd'hui qu'elle repré-
1
W
~ [·
1
i un compromis tactique permanent entre ces tendances, ou si l'on sente seulement un « retard » historique, soit dans la constitution de
!~ ·li veut par un « art » politique · de la lutte sur plusieurs fronts; en la classe ouvrière en « intellectuel collectif», soit dans la « proléta-
fonction des conjonctures, dans le moment même .où l'on réclame risation» des appareils politiques, puisqu 'elle s'est reproduite d'une
comme garantie de sa justesse la continuité d'organisation. Qu'est- façon ou d'une autre à chacune des étapes de l'histoire du mouvement
111 ce que le« socialisme scientifique»? L'ami-Proudhon, l'ami-Blanqui, ouvrier et du marxisme. C est pourquoi, sans doute , la théorie de
l'anti~Bakounine, l'anti-Lassalle, l'anti-Dühring, et ainsi de suite ... la forme-parti n'.est jamais sortie des dilemmes du « spontanéisme »
ifil 'I
l 1,
La même aporie se manifeste dans l'incapacité où se sont trouvés
Marx et Engels, en tant que «porteurs» de l'activité théorique et
et du « centralisme », sauf dans quelques intuitions fragiles de Rosa
Luxemburg, de Gramsci, de Trotsky, de Mao, de Che Guevara ou
il !1
nw 1·
des découvertes scientifiques concernant la lutte des classes, d'occuper de Mariategui, contemporaines des adaptations, des crises .et des
i 1: une place stable, institutionnelle, à l'intérieur de l'organisation, dans refontes de cette forme politique. En réalité, l'idée de direction
ce qu'on pourrait appeler ,plus généralement l'.économie de la forme intellectuelle des luttes de classes ne peut que se diviser constamment
ij !1 parti. La même remarque vaudrait pour les plus authentiquement entre les deux formes discursives qu'elle doit prendre simultanément:
~~ .
révolutionnaires de leurs successeurs, à la fois « dirigeants » et « théo- d'un côté la forme du programme (voire du mot d'ordre), de l'autre
11 !; riciens» de la classe ouvrière. Tout se passe en effet comme si l'unité celle de la théorie, qui constituent l'une et l'autre des façons de
Ir: proclamée du « centre » théorique et du « centre » politique, ou de « s'approprier par la pensée» le processus de l'histoire en cours, mais
l!
if
la direction théorique et de la direction stratégique - cette unité que qui ne le font pas du même point de vue, à travers les mêmes
les anarchistes avaient dénoncée préventivement comme la « dicta- « règles du jeu » conceptuel, la même division du travail, le même
Ill ture» personnelle de Marx, fournissant ainsi par avance l'un des
!.: éléments de la future critique du « totalitarisme marxiste» - n'avait
jamais pu exister sans se diviser elle-même à nouveau. 1. Ctux qui inspireront à Max Weber er à Robert Michels l'idée d'un conflit
À l'époque de la Première Internationale, Marx n'a occupé la pecmanenc entre « pouvoir charismatique » et « rationalité bureaucratique » dans la
place de la direction stratégique d'un mouvement très embryonnaire politique moderne.

254 255
ll

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l il Mais la position de Marx et d'Engels est-elle vraiment aussi simple (bien incapable de faire manœuvrer ses « sections » comme les déta-
,, 11 que ce continuisme? L'impossibilité de parler d'une « idéologie chements d 'une armée) que comme médiateur et manipulateur des
prolétarienne » - à ·la différence de ce qui se fera couramment plus conflits de tendance dans l'organisation, et non pas comme théoricien
tard, dans les partis socialistes et surtout communistes-, l'oscillation du mode de production capitaliste. La division est alors p~sée d'une
· 11. entre les concepts d' « idéologie» et de « conception du monde », certaine façon en lui-même, dans sa propre« subjectivité». A l'époque
1
~11
li1
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peuvent être considérés ici comme un symptôme décisif. Elles ne
signifient pas que les concepts de l'identité de classe et de l'autonomie
de la social-démocratie, Marx et surtout Engels . ont officiellement
occupé la place de la direction théorique, mais non à proprement
prolétarienne sèraient vides, sans objet. Mais elles nous renvoient aux parler celle de la direction · politique. À cette place figuraient des
!I apories tout aussi manifestes, à la même époque, dans 1a définition « intellectuels organiques» de l'appareil du parti 1 avec lesquels ils
;~
1
li1 de la forme parti. La question reste indéfiniment posée, eri effet, de se trouvaient dans un. rapport constammerit ambivalent de conflit .et
g
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savoir si la conception énoncée par Marx et Engels,. et leur définition d'utilisation réciproque, en vue de «s'unir» les uns et les autres aux
1
de la « politique prolétarienne», représentent autre chose qu'une masses ouvrières. Au xx• siècle enfin, les théoriciens placés par l'his-
critique des tendances concurrentes au sein du mouvement ouvrier toire et la politique au voisinage ou au centre même de la « décision »,
(en particulier là tendance anarchiste <<ami-étatique» et la tendance finiront par se taire, par être exclus ou par en mourir (de diverses
l1 adverse du « socialisme national» post-lassallien). La force de la façons), cependant que les noms des «grands» dirigeants vien-
!11 position marxiste, c'est de démasquer le « fétichisme de l'État» dront se graver dans le cœur des militants, et que leurs .portraits
,91 présent dans · ses négations abstraites comme dans ses . fantasmes géants monteront sous le ciel étoilé de leurs rassemblements de
..
d'utilisation réformiste, et de poser ainsi sur un terrain d'autonomie masse. Une succession d'épisodes historiques bien connus illustrent
i, 11
le problème d'une politique du mouvement ouvrier. Sa faiblesse, cette contradiction.
c'est de ne pouvoir faire exister cette autonomie théorique que par Nous ne pouvons plus nous imaginer aujourd'hui qu'elle repré-
1
W
~ [·
1
i un compromis tactique permanent entre ces tendances, ou si l'on sente seulement un « retard » historique, soit dans la constitution de
!~ ·li veut par un « art » politique · de la lutte sur plusieurs fronts; en la classe ouvrière en « intellectuel collectif», soit dans la « proléta-
fonction des conjonctures, dans le moment même .où l'on réclame risation» des appareils politiques, puisqu 'elle s'est reproduite d'une
comme garantie de sa justesse la continuité d'organisation. Qu'est- façon ou d'une autre à chacune des étapes de l'histoire du mouvement
111 ce que le« socialisme scientifique»? L'ami-Proudhon, l'ami-Blanqui, ouvrier et du marxisme. C est pourquoi, sans doute , la théorie de
l'anti~Bakounine, l'anti-Lassalle, l'anti-Dühring, et ainsi de suite ... la forme-parti n'.est jamais sortie des dilemmes du « spontanéisme »
ifil 'I
l 1,
La même aporie se manifeste dans l'incapacité où se sont trouvés
Marx et Engels, en tant que «porteurs» de l'activité théorique et
et du « centralisme », sauf dans quelques intuitions fragiles de Rosa
Luxemburg, de Gramsci, de Trotsky, de Mao, de Che Guevara ou
il !1
nw 1·
des découvertes scientifiques concernant la lutte des classes, d'occuper de Mariategui, contemporaines des adaptations, des crises .et des
i 1: une place stable, institutionnelle, à l'intérieur de l'organisation, dans refontes de cette forme politique. En réalité, l'idée de direction
ce qu'on pourrait appeler ,plus généralement l'.économie de la forme intellectuelle des luttes de classes ne peut que se diviser constamment
ij !1 parti. La même remarque vaudrait pour les plus authentiquement entre les deux formes discursives qu'elle doit prendre simultanément:
~~ .
révolutionnaires de leurs successeurs, à la fois « dirigeants » et « théo- d'un côté la forme du programme (voire du mot d'ordre), de l'autre
11 !; riciens» de la classe ouvrière. Tout se passe en effet comme si l'unité celle de la théorie, qui constituent l'une et l'autre des façons de
Ir: proclamée du « centre » théorique et du « centre » politique, ou de « s'approprier par la pensée» le processus de l'histoire en cours, mais
l!
if
la direction théorique et de la direction stratégique - cette unité que qui ne le font pas du même point de vue, à travers les mêmes
les anarchistes avaient dénoncée préventivement comme la « dicta- « règles du jeu » conceptuel, la même division du travail, le même
Ill ture» personnelle de Marx, fournissant ainsi par avance l'un des
!.: éléments de la future critique du « totalitarisme marxiste» - n'avait
jamais pu exister sans se diviser elle-même à nouveau. 1. Ctux qui inspireront à Max Weber er à Robert Michels l'idée d'un conflit
À l'époque de la Première Internationale, Marx n'a occupé la pecmanenc entre « pouvoir charismatique » et « rationalité bureaucratique » dans la
place de la direction stratégique d'un mouvement très embryonnaire politique moderne.

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1:
La crainte des masses Politique et vérité
j
il rapport au processus historique et à la temporalité propre de l'ex-
!; périmentation politique.
Iii Le fait que Marx et Engels (de même que, à leur façon, Lénine
i' et Gramsci) ne se résignent jamais complètement à réduire l'une des D'une historicité sans histoire
positions à l'autre, explique leurs résistances à la constitution d'un
t
11:
«dogme» politico~théorique. Dans ce contexte, l'idée même de
« socialisme scientifique » possède toujours chez eux une signification J'ai proposé de lire comme un symptôme l'oscillation conceptuelle
11 critique, et démocratique au sens fort du terme. Ce n'est pas encore du marxisme entre « idéologie » et « conception du monde » : symp-
il le moyen de se prévaloir de la science pour légitimer une fonction tôme d'une contradiction pratique. Mais symptôme également d'un
de direction, encore moins le moyen de conférer à une caste d'in- blocage de la théorie, qui affecte de proche en proche ses analyses de
11 téllectuels « marxistes », disciples de !':Auteur du Capital, l'onction l'État et du «système» capitaliste. Ce blocage est très évident (pour
Il théorique dont ils ont besoin pour monopoliser la direction politique nous) dans la plupart des textes de Marx et d'Engels qui portent
IJ
1, (et pour nourrir eux-mêmes l'illusion de «diriger» le cours des sur la crise, sur la forme salaire, sur le syndicalisme et sur la différence
,1 entre «réforme» et «révolution». Finalement, c'est la façon même
tl i événements). C'est plutôt une tentative, dans l'esprit de l'Aufklarung,
f pour mettre à la disposition des masses, ou de la « base » elle-même, dont Le Capital se représente l'historicité du mode de production
I',\ les instruments de son orientation historique et du contrôle de son capitaliste qui est ici en cause.
organisation de classe, contre le règne des chefs grands et petits, des Ce qui frappe dans les figures théoriques que nous avons décrites·,
c'est qu'elles n'échappent jamais à la symétrie philosophique de la
il prophètes et autres «leaders». L'idée régulatrice de la pensée des
masses (et du mouvement de masse) a précisément constitué l'indice Vérité et de l'illusion (ou de l~être et de l'irréalité), ni à la symétrie
11:
f'
permanent, l'aiguillon pratique de cette mobilité. De cette façon, la politique de la Société et de l'Etat, bien que de nouvelles définitions
Il ! se présentent toujours comme des tentatives de dépassement de cette
ii:
,,
I''
circonférence organisationnelle n'étant plus « nulle part», le centre
symétrie. Il se pourrait bien que ces ·deux schèmes soient intrinsè-
théorique serait tendanciellement situé« partout», il deviendrait donc
un non-centre. Mais, si l'unité de la pensée théorique (science, phi- quement liés, et que les problèmes qu'ils posent, en l'occurrence,
11
·!. losophie) et de la pensée des masses constitue bien ainsi l'effet visé n'en fassent qu'un se~l, puisqu'il n'est pas de «relève» (Aufhebung)
1'
1: par la conception du monde prolétarienne, elle reste l'objet d'un de la Société dans l'Etat (ou inversement) qui . ne s'énonce comme
liI postulat, c'est-à-dire qu'elle est d'autant plus affirmée, comme« unité la Vérité d'une Illusion. Pas plus qu'il n'est de cartographie du pays
de la vérité dans « l'océan de l'illusion» (pour emprunter la méta-
de contraires », qu'elle demeure empiriquement plus ·fragile et plus
il! incertaine. Au bout du compte objectivement et subjectivement phore kantienne) sans l'institution d'un tribunal, lui-même rattaché
li: intenable 1 • à l'idéal d'une communauté de droit.
ii
I: C'est pourquoi lorsque Marx pose que « le secret le plus profond
,,
JI· de toute la production sociale et par conséquent aussi de la forme
i• politique que prend le rapport de souveraineté-sujétion doit toujours
11 être cherché dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens
!i de production et le producteur immédiat » - autrement dit que le
rapport social antagoniste n'est en fait ni économique ni politique,
l. La disparition, qui semble irréversible, du« dirigeant-théoricien» sous la forme
ni « privé » ni « public » au sens de la représentation classique -, ce
qu'a revêtue ce personnage historique de Marx à Mao Zedong, est l'un des indices court-circuit théorique implique aussi virtuellement une autre dis-
pertinents de la crise de la forme-parti dans le mouvement ouvrier. [Cf ma tribution des noms de la vérité et de l'illusion (un autre partage de
contribution au Colloque d'Urbino, Mao Zedong dalla politica alla storia, a cura leurs « lieux » respectifs dans l'histoire que celui · de l'extériorité
di Enrica Collotti-Pischel, Emilia Giancotti, Aldo Natoli, Editori Riuniti, Rome, réciproque).
1988, p. 252 sq. « Mao : critica interna della stalinismo? »] Contrairement à ce
qu'espéraient la plupart des militants «critiques» de «droite» et de «gauche», Ce qu'il nous faut donc examiner maintenant - toujours à partir
elle n'a pas libéré la figure inverse de l'« intellectuel collectif» . des textes - c'est la question suivante : comment se fait-il que la

256 257
1:
La crainte des masses Politique et vérité
j
il rapport au processus historique et à la temporalité propre de l'ex-
!; périmentation politique.
Iii Le fait que Marx et Engels (de même que, à leur façon, Lénine
i' et Gramsci) ne se résignent jamais complètement à réduire l'une des D'une historicité sans histoire
positions à l'autre, explique leurs résistances à la constitution d'un
t
11:
«dogme» politico~théorique. Dans ce contexte, l'idée même de
« socialisme scientifique » possède toujours chez eux une signification J'ai proposé de lire comme un symptôme l'oscillation conceptuelle
11 critique, et démocratique au sens fort du terme. Ce n'est pas encore du marxisme entre « idéologie » et « conception du monde » : symp-
il le moyen de se prévaloir de la science pour légitimer une fonction tôme d'une contradiction pratique. Mais symptôme également d'un
de direction, encore moins le moyen de conférer à une caste d'in- blocage de la théorie, qui affecte de proche en proche ses analyses de
11 téllectuels « marxistes », disciples de !':Auteur du Capital, l'onction l'État et du «système» capitaliste. Ce blocage est très évident (pour
Il théorique dont ils ont besoin pour monopoliser la direction politique nous) dans la plupart des textes de Marx et d'Engels qui portent
IJ
1, (et pour nourrir eux-mêmes l'illusion de «diriger» le cours des sur la crise, sur la forme salaire, sur le syndicalisme et sur la différence
,1 entre «réforme» et «révolution». Finalement, c'est la façon même
tl i événements). C'est plutôt une tentative, dans l'esprit de l'Aufklarung,
f pour mettre à la disposition des masses, ou de la « base » elle-même, dont Le Capital se représente l'historicité du mode de production
I',\ les instruments de son orientation historique et du contrôle de son capitaliste qui est ici en cause.
organisation de classe, contre le règne des chefs grands et petits, des Ce qui frappe dans les figures théoriques que nous avons décrites·,
c'est qu'elles n'échappent jamais à la symétrie philosophique de la
il prophètes et autres «leaders». L'idée régulatrice de la pensée des
masses (et du mouvement de masse) a précisément constitué l'indice Vérité et de l'illusion (ou de l~être et de l'irréalité), ni à la symétrie
11:
f'
permanent, l'aiguillon pratique de cette mobilité. De cette façon, la politique de la Société et de l'Etat, bien que de nouvelles définitions
Il ! se présentent toujours comme des tentatives de dépassement de cette
ii:
,,
I''
circonférence organisationnelle n'étant plus « nulle part», le centre
symétrie. Il se pourrait bien que ces ·deux schèmes soient intrinsè-
théorique serait tendanciellement situé« partout», il deviendrait donc
un non-centre. Mais, si l'unité de la pensée théorique (science, phi- quement liés, et que les problèmes qu'ils posent, en l'occurrence,
11
·!. losophie) et de la pensée des masses constitue bien ainsi l'effet visé n'en fassent qu'un se~l, puisqu'il n'est pas de «relève» (Aufhebung)
1'
1: par la conception du monde prolétarienne, elle reste l'objet d'un de la Société dans l'Etat (ou inversement) qui . ne s'énonce comme
liI postulat, c'est-à-dire qu'elle est d'autant plus affirmée, comme« unité la Vérité d'une Illusion. Pas plus qu'il n'est de cartographie du pays
de la vérité dans « l'océan de l'illusion» (pour emprunter la méta-
de contraires », qu'elle demeure empiriquement plus ·fragile et plus
il! incertaine. Au bout du compte objectivement et subjectivement phore kantienne) sans l'institution d'un tribunal, lui-même rattaché
li: intenable 1 • à l'idéal d'une communauté de droit.
ii
I: C'est pourquoi lorsque Marx pose que « le secret le plus profond
,,
JI· de toute la production sociale et par conséquent aussi de la forme
i• politique que prend le rapport de souveraineté-sujétion doit toujours
11 être cherché dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens
!i de production et le producteur immédiat » - autrement dit que le
rapport social antagoniste n'est en fait ni économique ni politique,
l. La disparition, qui semble irréversible, du« dirigeant-théoricien» sous la forme
ni « privé » ni « public » au sens de la représentation classique -, ce
qu'a revêtue ce personnage historique de Marx à Mao Zedong, est l'un des indices court-circuit théorique implique aussi virtuellement une autre dis-
pertinents de la crise de la forme-parti dans le mouvement ouvrier. [Cf ma tribution des noms de la vérité et de l'illusion (un autre partage de
contribution au Colloque d'Urbino, Mao Zedong dalla politica alla storia, a cura leurs « lieux » respectifs dans l'histoire que celui · de l'extériorité
di Enrica Collotti-Pischel, Emilia Giancotti, Aldo Natoli, Editori Riuniti, Rome, réciproque).
1988, p. 252 sq. « Mao : critica interna della stalinismo? »] Contrairement à ce
qu'espéraient la plupart des militants «critiques» de «droite» et de «gauche», Ce qu'il nous faut donc examiner maintenant - toujours à partir
elle n'a pas libéré la figure inverse de l'« intellectuel collectif» . des textes - c'est la question suivante : comment se fait-il que la

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~1111 La crainte des masses
Politique et vérité
,~ 1

1, l?roblématique de l'idéologie, suscitée par la crmque du dualisme


...,1: « action en retour» d'une sphère sur l'autre . Car les masses excèdent
Etat/Société (ou si l'on veut par la découverte que «tout» de
dl1i évidemment la sphère de l'État, conçu comme appareil de pouvoir,
l'économie est politique, de même que «tout» de la politique, en
tout en déterminant ses formes concrètes. Pour expliciter cette ~éter-
tout cas de la politique moderne, est économique), aboutisse finalement mination réciproque du mode de pensée idéologique et de l'Etat il
;111 à annuler cette critique, à réinscrire le dualisme ontologique dans la
faudrait donc, soit procéder à un « élargissement du concept d'État»
dialectique historique ?
qui le fasse empiéter structurellement sur la sphère de la société (ce
~
1

Dans la mesure où le rapport d'expression entre Société et État


,, 1
.,=11 i!
ri.. !'
sera la voie de Gramsci) ; soit essayer, de penser une « action à
1.

se trouve remis en cause, nous pressentons qu'il y a, au fond,


i! distance», une « causalité absente » de l'Etat dans le processus idéo-
1
1

incompatibilité entre le matérialisme historique et cette représentation


logique tout enti7r, qui dénote la complexité irréductible de ce que
d'un système social comme superposition de deux sphères qui pro-
,; 11. 1 vient de la . philosophie et de l'économie politique classique. En
nous appelons« Etat» (ce sera la voie d'Althusser) . L'intérêt de cette
t 11
dernière analyse c'est le concept de la lutte des classes qui contredit
seconde voie serait évidemment de donner un sens fort à l'insistance
Il il cette représentation, en invalidant toute conception de l'histoire
d'Engels sur le caractère «inconscient» du processus idéologique. La
notion d'inconscient exprimerait justement cette double modalité
•liIl''
il comme expression de la Société dans l'État, ou symétriquement
d'action historique de l'État des classes dominantes, à la fois immé-
, . 1,
absorption de l'État dans la Société. Le concept d'idéologie implique,
1
1li diate et visible dans son appareil coercitif et administratif, et indirecte,
en principe, la même critique, puisqu'il désigne un rapport de
!'
;1 ,! invisible dans son effet sur l'idéologie des masses. L'écart différentiel
domination politique inhérent à l'organisation même du travail
de la « conscience » et de l' « inconscience » dans les luttes sociales et
1 ii comme la matrice des « universaux » dans lesquels c~aque époque politiques désignerait ainsi la matérialité même de l'idéologie, son
! 1 historique représente symétriquement la Société et l'Etat (individu mode d'action historique.
1 i: et collectivité, peuple et nation, etc.). Mais finalement chaque nou-
Il n'est pourtant pas difficile de voir comment la symétrie classique
velle définition proposée reproduit, à sa façon, la même symétrie ou
de la Société et de l'État se loge aussitôt au cœur même de cette
1 le même dualisme : . elle n'a donc fait que le déplacer, le formuler

I
définition de l'idéologie. Elle y est représentée (très classiquement,
autrement. Le concept de la lutte des classes est ainsi recouvert sous
!·'·
pour quiconque a lu Hobbes et Hegel) par le schéma de la genèse
1 la problématique de l'économie, de la philosophie politique et de
• I; de l'idéologie à partir des intérêts . individuels . Le fait que ces
!; la philosophie de l'histoire. C'est donc paradoxalement le référent
1
. :i «intérêts» soient définis comme des intérêts de classe, c'est-à-dire
même de la critique qui annule chez Marx l'effet de rupture théo- qu'ils soient déterminés par les conditions matérielles de travail et
: ;I rique, ou de « coupure » épistémologique du matérialisme historique .
d'existence sociale des individus, ne change rien au fait que cette
1 i1
' i, Ainsi la vacillation propre au concept d'idéologie entretient la vacil-
genèse reproduit le modèle classique de la formation de l' « intérêt
11: lation théorique du marxisme entre l'en deçà et l'au-delà d'une
général» (et de la « volonté générale») , à partir de la concurrence
rupture avec l'idéologie «bourgeoise» qu'il dénonce lui-même ...
des .intérêts individuels. C'est, on s'en souvient, l'idée de résultante
La construction d'Engels nous montre cela d'une façon particuliè-
des mobiles. Autrement dit, le concept engelsien d'idéologie retrouve
rement significative. Contre une représentation « économiste » de
tout simplement par sa forme théorique, sinon par son contenu
l'histoire qui se donnait pour «marxiste», dans laquelle l'État ne
politique, la conception classique du surgissement de l'État à partir
serait rien d'autre que l'instrument de la classe dominante dans la
des contradictions de la « société civile » : ce que Hegel baptisait
lutte des classes, et celle-ci à son tour la simple expression d'une loi « ruse de la raison 1 ».
de « correspondance » entre rapports de propriété et développement
· Formellement, le mouvement des masses est à l'antagonisme des
! des forces productives, Engels esquisse l'analyse d'un jeu dialectique ,
désigné par la différence des classes et des masses. Poser comme il le
fait la question de la constitution des masses comme « forces motrices » · 1. Althusser avait analysé la construction théorique d'Engels d'après le texte de
de l'histoire dans l'élément de l'idéologie, et définir le processus la Lettre à Bloch du 21 septembre 1880 [in Étt,desphilosophiques,cit., p. 154) dans
i idéologique par son rapport interne à l'État, c'est introduire un un passage de son étude « Contradiction et Surdétermination » dont la publication
concept qui pourrait nous entraîner beaucoup plus loin que la simple (ut retardée en son temps « pour ménager certaines susceptibilités » (cf Po11r Marx,
Ed. Maspero, Paris, 1965, p. 117 et sq.)

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1
~1111 La crainte des masses
Politique et vérité
,~ 1

1, l?roblématique de l'idéologie, suscitée par la crmque du dualisme


...,1: « action en retour» d'une sphère sur l'autre . Car les masses excèdent
Etat/Société (ou si l'on veut par la découverte que «tout» de
dl1i évidemment la sphère de l'État, conçu comme appareil de pouvoir,
l'économie est politique, de même que «tout» de la politique, en
tout en déterminant ses formes concrètes. Pour expliciter cette ~éter-
tout cas de la politique moderne, est économique), aboutisse finalement mination réciproque du mode de pensée idéologique et de l'Etat il
;111 à annuler cette critique, à réinscrire le dualisme ontologique dans la
faudrait donc, soit procéder à un « élargissement du concept d'État»
dialectique historique ?
qui le fasse empiéter structurellement sur la sphère de la société (ce
~
1

Dans la mesure où le rapport d'expression entre Société et État


,, 1
.,=11 i!
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sera la voie de Gramsci) ; soit essayer, de penser une « action à
1.

se trouve remis en cause, nous pressentons qu'il y a, au fond,


i! distance», une « causalité absente » de l'Etat dans le processus idéo-
1
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incompatibilité entre le matérialisme historique et cette représentation


logique tout enti7r, qui dénote la complexité irréductible de ce que
d'un système social comme superposition de deux sphères qui pro-
,; 11. 1 vient de la . philosophie et de l'économie politique classique. En
nous appelons« Etat» (ce sera la voie d'Althusser) . L'intérêt de cette
t 11
dernière analyse c'est le concept de la lutte des classes qui contredit
seconde voie serait évidemment de donner un sens fort à l'insistance
Il il cette représentation, en invalidant toute conception de l'histoire
d'Engels sur le caractère «inconscient» du processus idéologique. La
notion d'inconscient exprimerait justement cette double modalité
•liIl''
il comme expression de la Société dans l'État, ou symétriquement
d'action historique de l'État des classes dominantes, à la fois immé-
, . 1,
absorption de l'État dans la Société. Le concept d'idéologie implique,
1
1li diate et visible dans son appareil coercitif et administratif, et indirecte,
en principe, la même critique, puisqu'il désigne un rapport de
!'
;1 ,! invisible dans son effet sur l'idéologie des masses. L'écart différentiel
domination politique inhérent à l'organisation même du travail
de la « conscience » et de l' « inconscience » dans les luttes sociales et
1 ii comme la matrice des « universaux » dans lesquels c~aque époque politiques désignerait ainsi la matérialité même de l'idéologie, son
! 1 historique représente symétriquement la Société et l'Etat (individu mode d'action historique.
1 i: et collectivité, peuple et nation, etc.). Mais finalement chaque nou-
Il n'est pourtant pas difficile de voir comment la symétrie classique
velle définition proposée reproduit, à sa façon, la même symétrie ou
de la Société et de l'État se loge aussitôt au cœur même de cette
1 le même dualisme : . elle n'a donc fait que le déplacer, le formuler

I
définition de l'idéologie. Elle y est représentée (très classiquement,
autrement. Le concept de la lutte des classes est ainsi recouvert sous
!·'·
pour quiconque a lu Hobbes et Hegel) par le schéma de la genèse
1 la problématique de l'économie, de la philosophie politique et de
• I; de l'idéologie à partir des intérêts . individuels . Le fait que ces
!; la philosophie de l'histoire. C'est donc paradoxalement le référent
1
. :i «intérêts» soient définis comme des intérêts de classe, c'est-à-dire
même de la critique qui annule chez Marx l'effet de rupture théo- qu'ils soient déterminés par les conditions matérielles de travail et
: ;I rique, ou de « coupure » épistémologique du matérialisme historique .
d'existence sociale des individus, ne change rien au fait que cette
1 i1
' i, Ainsi la vacillation propre au concept d'idéologie entretient la vacil-
genèse reproduit le modèle classique de la formation de l' « intérêt
11: lation théorique du marxisme entre l'en deçà et l'au-delà d'une
général» (et de la « volonté générale») , à partir de la concurrence
rupture avec l'idéologie «bourgeoise» qu'il dénonce lui-même ...
des .intérêts individuels. C'est, on s'en souvient, l'idée de résultante
La construction d'Engels nous montre cela d'une façon particuliè-
des mobiles. Autrement dit, le concept engelsien d'idéologie retrouve
rement significative. Contre une représentation « économiste » de
tout simplement par sa forme théorique, sinon par son contenu
l'histoire qui se donnait pour «marxiste», dans laquelle l'État ne
politique, la conception classique du surgissement de l'État à partir
serait rien d'autre que l'instrument de la classe dominante dans la
des contradictions de la « société civile » : ce que Hegel baptisait
lutte des classes, et celle-ci à son tour la simple expression d'une loi « ruse de la raison 1 ».
de « correspondance » entre rapports de propriété et développement
· Formellement, le mouvement des masses est à l'antagonisme des
! des forces productives, Engels esquisse l'analyse d'un jeu dialectique ,
désigné par la différence des classes et des masses. Poser comme il le
fait la question de la constitution des masses comme « forces motrices » · 1. Althusser avait analysé la construction théorique d'Engels d'après le texte de
de l'histoire dans l'élément de l'idéologie, et définir le processus la Lettre à Bloch du 21 septembre 1880 [in Étt,desphilosophiques,cit., p. 154) dans
i idéologique par son rapport interne à l'État, c'est introduire un un passage de son étude « Contradiction et Surdétermination » dont la publication
concept qui pourrait nous entraîner beaucoup plus loin que la simple (ut retardée en son temps « pour ménager certaines susceptibilités » (cf Po11r Marx,
Ed. Maspero, Paris, 1965, p. 117 et sq.)

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1 11 La crainte des masses Politique et vérité
!
'il
'I" ,1
1,1
p classes, chez Engels, ce que l'État est à la société civile chez Hegel : dire entre deux modes de manifestation d 'une même réalité sociale
!1 son dépassement dialectique, sa totalisation en acte. On peut exprimer (l'un passif, l'autre actif, ou si l'on veut l'un comme effet, l'autre
iIl cela d'une autre façon, en disant que dans les deux cas il s'agit d'une
genèse de l'individualité historique à partir de l'individualité « infra-
comme cause de transformation des rapport sociaux), dans lequel il
n'est pas interdit de lire l'expression la plus adéquate du devenir-
1iIl historique », celle des classes économiques et des individus empiriques sujet du prolétariat, est de toute façon destiné à être réduit. Dans le
il
: !
!11 qui les composent. Il n'est pas jusqu'à la thèse (qui est en même mouvement historique du prolétariat, masse et classe coïncident
l!
1 '
temps un mot d'ordre) selon laquelle « ce sont les masses qui font finalement à nouveau.
' li l'histoire», qui ne reçoive alors un nouvel éclairage, comme équi- La comparaison du christianisme primitif et du socialisme, telle
1 i valent du rôle attribué par Hegel aux « grands hommes» (et l'on se que la conduit le vieil Engels, va exactement dans le même sens : à
souvient que, précisément en ce point, Engels éprouvait le besoin de la complexité, à l'hétérogénéité irréductible des « laborieux et des
111 réduire explicitement le rôle des grands- hommes à celui des masses). accablés» qui s'unissent dans l'espérance imaginaire du salut chrétien,
La construction d 'Engels signifie ,que les masses sont les véritables s'oppose terme à terme l'homogénéité, l'unité déjà donnée du pro-
« grands hommes» (ou hommes d'Etat) de l'histoire: en ce sens elle létariat moderne, qui constitue à lui seul la masse de la société
11
1 renverse le thème idéologique, étatique, que la philosophie de Hegel bourgeoise . Dans un cas l'écart reste irréductible, dans l'autre il se
avait repris à son compte 1 • Mais ce renversement en conserve la referme. Et c'est une fois de plus la thèse venue du Manifeste (et
1111
structure théorique : le couple des masses et de l'idéologie opère de projetée sur la théorie du Capital, suivant les indications mêmes de
1
la même façon que celui du « grand homme >) et .de l' « esprit du Marx) d'une simplification historique des antagonismes de classes,
peuple » chez Hegel, à savoir comme « esprit du temps » (Zeitgeist) qui permet d'opérer cette réduction . L'idéologie de masse des pro-
se réalisant effectivement. Le trajet qui, chez Engels (et Marx), conduit létaires peut être, en tant que telle, homogène à une conscience de
de l'antagonisme de classes au communisme à travers l'action des classe immédiatement politique et à une conception du monde
1
masses (ou leur «individuation» historique) devient entièrement scientifique-matérialiste, parce que la forme moderne de l'exploitation,
11 parallèle, nonobstant l'opposition des contenus, à celui qui, chez c'est la constitution tendancielle d'une sertie « norme d'existence»
1.
i .il
Hegel, conduit de la société civile à la liberté dans l'État, à travers (Lebensstandard, dit Engels dans un curieux néologisme anglo-alle-
le dépassement de la concurrence, et qu'exprime précisément l'in- mand), c'est le« salariat à vie» pour tous, la soumission de la grande
'11, dividualité du « grand homme». Au mythe du grand homme se masse des individus à un processus de prolétarisation (et de pau-
·~ li
: li substitue un mythe symétrique des masses 2 ••• périsation) dans lequel ils deviennent tous identiques.
11 J'ai relevé précédemment le paradoxe qui pose, d'un côté la Par cet argument pseudo-historique, la théorie de l'exploitation
dynamique des mouvements de masses dans l'élément de l'idéologie, capitaliste elle-même révèle son blocage interne. Le marxisme bute
!1
I! de l'autre une force révolutionnaire sans idéologie propre. Il aurait ici sur une limitation paradoxale - mais très profonde - de sa
fallu ajouter que, profondément, c'est le concept même du mouve- représentation de l'histoire, et qu'on peut illustrer de plusieurs façons.
1 111
1
i'i ment de l'histoire ou de l'historicité qui se trouve par là mis en Le matérialisme historique s·est construit autour de la découverte
'I J! question. Car la dialectique d'Engels n'a jamais qu'une fonction de l'historicité du mode de production capitaliste et des catégories
i iil
l 1
1! 11
provisoire : l'écart différentiel entre « classes » et « masses », c'est-à- économiques correspondantes. Le rapport capital - travail salarié,
li li:
nous dit Marx, n'est pas « éternel » : produit de l'histoire, il doit un
jour disparaître sous l'effet de ses contradictions internes. Ce que
liil! 1. Hegel avait insisté à plusieurs repri~es, en marge de sa lecture de Machiavel
comme théoricien de la « transition » à l'Etat moderne, sur le fait que les héros ou Marx, toutefois, n'a jamais vraiment pensé (et les marxistes, après
gr_ands hommes disparaissent avec l'achèvement de la construction ·rationnelle de lui, très difficilement), c'est une histoire du capitalisme dans laquelle
l'Etat (cf. par exemple le Zttsatz au § 93 de la Philosophie du droit : « lm Staat kann le rapport capital - travail salarié (donc la lutte de classes entre
j: es keine Heroen mehr geben... »). Sur la possibilité de voir en Marx « le Machiavel bourgeoisie et prolétariat, et la composition même de ces classes)
!:: du prolétariat », exploitée dans la philosophie italienne de Croce à Gramsci, cf
i:'
!::
mon étude « Marx le Joker », cit.
prendrait des formes nouvelles, toujours fondées sur l'accumulation
2. Cf l'étude de S. Mercier-Jasa, « Esprit du peuple et idéologie », dans son du capital, mais qualitativement différentes de celles qu'avait suscitée
livre Pottr lire Hegel et Marx , Éd. sociales, Paris, 1980, p. 69 et sq. la première révolution industrielle. Cette incapacité est très claire
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iIl cela d'une autre façon, en disant que dans les deux cas il s'agit d'une
genèse de l'individualité historique à partir de l'individualité « infra-
comme cause de transformation des rapport sociaux), dans lequel il
n'est pas interdit de lire l'expression la plus adéquate du devenir-
1iIl historique », celle des classes économiques et des individus empiriques sujet du prolétariat, est de toute façon destiné à être réduit. Dans le
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l!
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temps un mot d'ordre) selon laquelle « ce sont les masses qui font finalement à nouveau.
' li l'histoire», qui ne reçoive alors un nouvel éclairage, comme équi- La comparaison du christianisme primitif et du socialisme, telle
1 i valent du rôle attribué par Hegel aux « grands hommes» (et l'on se que la conduit le vieil Engels, va exactement dans le même sens : à
souvient que, précisément en ce point, Engels éprouvait le besoin de la complexité, à l'hétérogénéité irréductible des « laborieux et des
111 réduire explicitement le rôle des grands- hommes à celui des masses). accablés» qui s'unissent dans l'espérance imaginaire du salut chrétien,
La construction d 'Engels signifie ,que les masses sont les véritables s'oppose terme à terme l'homogénéité, l'unité déjà donnée du pro-
« grands hommes» (ou hommes d'Etat) de l'histoire: en ce sens elle létariat moderne, qui constitue à lui seul la masse de la société
11
1 renverse le thème idéologique, étatique, que la philosophie de Hegel bourgeoise . Dans un cas l'écart reste irréductible, dans l'autre il se
avait repris à son compte 1 • Mais ce renversement en conserve la referme. Et c'est une fois de plus la thèse venue du Manifeste (et
1111
structure théorique : le couple des masses et de l'idéologie opère de projetée sur la théorie du Capital, suivant les indications mêmes de
1
la même façon que celui du « grand homme >) et .de l' « esprit du Marx) d'une simplification historique des antagonismes de classes,
peuple » chez Hegel, à savoir comme « esprit du temps » (Zeitgeist) qui permet d'opérer cette réduction . L'idéologie de masse des pro-
se réalisant effectivement. Le trajet qui, chez Engels (et Marx), conduit létaires peut être, en tant que telle, homogène à une conscience de
de l'antagonisme de classes au communisme à travers l'action des classe immédiatement politique et à une conception du monde
1
masses (ou leur «individuation» historique) devient entièrement scientifique-matérialiste, parce que la forme moderne de l'exploitation,
11 parallèle, nonobstant l'opposition des contenus, à celui qui, chez c'est la constitution tendancielle d'une sertie « norme d'existence»
1.
i .il
Hegel, conduit de la société civile à la liberté dans l'État, à travers (Lebensstandard, dit Engels dans un curieux néologisme anglo-alle-
le dépassement de la concurrence, et qu'exprime précisément l'in- mand), c'est le« salariat à vie» pour tous, la soumission de la grande
'11, dividualité du « grand homme». Au mythe du grand homme se masse des individus à un processus de prolétarisation (et de pau-
·~ li
: li substitue un mythe symétrique des masses 2 ••• périsation) dans lequel ils deviennent tous identiques.
11 J'ai relevé précédemment le paradoxe qui pose, d'un côté la Par cet argument pseudo-historique, la théorie de l'exploitation
dynamique des mouvements de masses dans l'élément de l'idéologie, capitaliste elle-même révèle son blocage interne. Le marxisme bute
!1
I! de l'autre une force révolutionnaire sans idéologie propre. Il aurait ici sur une limitation paradoxale - mais très profonde - de sa
fallu ajouter que, profondément, c'est le concept même du mouve- représentation de l'histoire, et qu'on peut illustrer de plusieurs façons.
1 111
1
i'i ment de l'histoire ou de l'historicité qui se trouve par là mis en Le matérialisme historique s·est construit autour de la découverte
'I J! question. Car la dialectique d'Engels n'a jamais qu'une fonction de l'historicité du mode de production capitaliste et des catégories
i iil
l 1
1! 11
provisoire : l'écart différentiel entre « classes » et « masses », c'est-à- économiques correspondantes. Le rapport capital - travail salarié,
li li:
nous dit Marx, n'est pas « éternel » : produit de l'histoire, il doit un
jour disparaître sous l'effet de ses contradictions internes. Ce que
liil! 1. Hegel avait insisté à plusieurs repri~es, en marge de sa lecture de Machiavel
comme théoricien de la « transition » à l'Etat moderne, sur le fait que les héros ou Marx, toutefois, n'a jamais vraiment pensé (et les marxistes, après
gr_ands hommes disparaissent avec l'achèvement de la construction ·rationnelle de lui, très difficilement), c'est une histoire du capitalisme dans laquelle
l'Etat (cf. par exemple le Zttsatz au § 93 de la Philosophie du droit : « lm Staat kann le rapport capital - travail salarié (donc la lutte de classes entre
j: es keine Heroen mehr geben... »). Sur la possibilité de voir en Marx « le Machiavel bourgeoisie et prolétariat, et la composition même de ces classes)
!:: du prolétariat », exploitée dans la philosophie italienne de Croce à Gramsci, cf
i:'
!::
mon étude « Marx le Joker », cit.
prendrait des formes nouvelles, toujours fondées sur l'accumulation
2. Cf l'étude de S. Mercier-Jasa, « Esprit du peuple et idéologie », dans son du capital, mais qualitativement différentes de celles qu'avait suscitée
livre Pottr lire Hegel et Marx , Éd. sociales, Paris, 1980, p. 69 et sq. la première révolution industrielle. Cette incapacité est très claire
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La crainte des masses Politique et vérité
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If! Il1 dans Le Capital: même si Marx n'y assigne pas de terme calculable du monde: d'abord féodale-théologique contre bourgeoise-juridique,
ll au développement des contradictions du capitalisme, celles-ci n'en puis bourgeoise-juridique contre prolétarienne-communiste. Mais le
i 1I sont pas moins pensées comme mortelles dans leur forme immédiate, changement de configuration n'affecte en rien le contenu de la

~
1
1 /li
c'est-à-dire n'ouvrant d'autre issue que la sortie du « système » ou conception juridique bourgeoise, qui reste fixé une fois pour toutes
1111/! sa destruction. par ses origines (comme si le droit fonctionnait de la même façon
1 Jr.i

l
r J'l On se trouve ainsi en présence d'une théorie qui combine para- contre les « privilèges »' corporatifs et seigneuriaux et contre les reven~
: 111i doxalement l'affirmation de l'historicité du capitalisme et sa déné- dications ouvrières). En d'autres termes l'existence du prolétariat et
gation. Alors que la lutte des classes est présentée comme l'effet de sa lutte sociale (celle du mouvement ouvrier) ne joue aucun rôle
( 'il
~J
i
'j'
ffl
,il
nécessaire des rapports de production capitalistes, elle ne produit
pourtant aucun effet déterminé sur el}-x,aussi longtemps que n'in-
tervient pas une transformation révolutionnaire. Elle n'agit que sous
la forme du « tout ou rien >> : en conservant le capitalisme identique
dans la formation et la transformation del'idéologie dominante. On
retrouve le paradoxe d'une« domination sans dominés», dont j'avais
parlé dans la première partie de cette étude.
Le même obstacle théorique peut se lire du côté du prolétariat. Si
:~/1li,1! à lui~même aussi longtemps qu'elle ne le détruit pas. Cette dénégation le rapport de production est un «invariant», la classe ouvrière n'a
est particulièrement sensible dans ·les analyses du syndicalisme, qui pas d'autre histoire que celle des extensions successives du salariat.
visent toujours ·à montrer que les luttes ouvrières « économiques » Dès lors la question de l'« idéologie prolétarienne» se présente éga-
1 !I n'ont qu'un effet de régulation des «normes» de l'exploitation, et
ne modifient en rienles rapports de production 1• Ce paradoxe d'une
lement en termes de tout ou rien : soumission du prolétariat à
l'idéologie dominante ou libération des «illusions», conscience ou
1 11 historicité sans histoire se résout précisément par l'énoncé de « lois inconscience. Qu'il y ait historiquement des idéologies ouvrières, liées
d'évolution», qui postulent la permanence de la structure du système à la diversité des formes de l'exploitation, à celles des lieux et des
11
tout en préfigurant sa négation. conditions d'existence, des «traditions» culturelles (nationales, fami-
I
l!
,: Entre ce blocage et les difficultés que nous avons relevées à propos liales, religieuses) des masses ouvrières, demeure impensé et impen-
1i/ de l' « idéologie dominante», il y a un lien immédiat. Lorsque Engels sable à la rigueur: ce n'est plus qu'une somme d'exceptions et de
définit la « conception du monde bourgeoise » par sa base juridique, retards sans pertinence théorique réelle. De même, que l'organisation
l'argument qu'il invoque est emprunté à l'histoire des luttes de la politiqué, y compris lorsqu'elle se fait à l'aide d'une théorie scien-
1111li bourgeoisie contre la féodalité, qui se sont faites au nom du droit
tji tifique, produise des effets idéologiques de masse sur la classe ouvrière,

'
et dans la forme dominante du discours juridique. Il ne nous fournit dans la mesure même où elle lui fournit les moyens de se reconnaître
1:1
1Ili
i,,: aucun moyen de savoir si cette forme demeure indéfiniment la même une «identité» collective, demeure hors de portée d'ànalyse histo-
;!i lorsque la bourgeoisie est dominante à son tour, et que le problème rique et de critique. La classe ouvrière devient ainsi le point aveugle
i!i

111'i:
politique principal devient la lutte pour le maintien de l'exploitation dé sa propre politique. Le champ est libre pour l'idéologisation
de la classe ouvrière. On peut supposer qu'il le pense effectivement: messianique 1•

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I, i l1'.
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·

.
1· ,i/i
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car d'une part la forme générale du rapport salarial est toujours celle
'li·
1'
d'un échange marchand «contractuel»; et d'autre part l'instrument
' 1 1'!î matériel de la lutte est toujours directement l'État, qui s'institue en · 1. Dans cette situation chaque mot devient une arme à double tranchant . La
.·!t garant juridique de la propriété privée en général. Mais ces arguments notion d'une« conception du monde prolétarienne» peur fonctionner comme l'indice
! ii' implicites recèlent le même paradoxe d'une historicité sans histoire d'idéologies ouvrières (au sens de pratiques, plutôt que d 'opinions) irréductibles à
I
. ilj;
' 1, qu'à propos du rapport de production. lui-même . Nous avons bien l'idéologie dominante (cf de façon analogue l'opposition entre « bürgerliche » et
i [~ « proletarische Oeffentlichkeit », proposée par Oskar Negt et Alexander Kluge, en
1 !j; deux configurations successives pour le conflit entre les conceptions réponse à Habermas , dans leur livre Oeffentlichkeit und Erfahrung, Frankfort 1972) .
Mais elle peut aussi bloquer toute élaboration critique de ces idéologies sur elles-
mêmes dans la mesure où, suivant une fois de plus la logique de l'empirisme
"ii) 1. Cf Salaire, prix et profit, cit., mais aussi la s.uite des articles d'Engels, « Ein
gerechter Tagelohn für ein gerechrer Tagewerk », « Das Lohnsystem », « Die Trade-
spéculatif, elle les érige directement en «représentants» de l'universel (et forge à
travers elles le type anhisrorique de !'Ouvrier). Inversement, il n'est pas du tout
1,: Unions >>,parus en 1881 dans The Labour Standard (trad. all., M.E.W., 19, évident que le fait de parler, à la différence de Marx et d 'Engels, d 'idéologieouvrière,
j: p . 247 sq.) . suffise à déranger ce rapport spéculaire. Car «ouvrier» est d'abord une place dans
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visent toujours ·à montrer que les luttes ouvrières « économiques » Dès lors la question de l'« idéologie prolétarienne» se présente éga-
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lement en termes de tout ou rien : soumission du prolétariat à
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tout en préfigurant sa négation. conditions d'existence, des «traditions» culturelles (nationales, fami-
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111,
Prenons alors un peu de recul, et contemplons ce paradoxe. Le de la «méthode» et du «système», dans laquelle la méthode n'est
li/i
,.1 Marx de L'idéologie allemande (imprégné de Rousseau, de Kant et pas simplement ce qui reste du système une fois soustraites ses
de Feuerbach) appelle «idéologie» l'universel anhistorique (et anti- conclusions ou ses fins, mais plutôt ce qui entre en contradiction
/l 1'J
'1.i historique) dans lequel une classe dominante projette l'éternité ima- avec ces conclusions et ces fins, et par conséquent - tôt ou tard -
11,
1
ginaire de ses conditions d'existence, qui sont aussi les conditions de provoque la crise du système.
111·1
11i/1 sa domination. Le .·Marx du Capital, le vieil Engels du Ludwig Dans les différentes-figures théoriques que nous avions rencontrées,
1 Fetterbach (bons lecteurs de Hegel), critiques de « l'idéologie domi- a toujours été présente l'idée d'un écart att réel, d'une pensée qui
'1
111 nante » économique du point de vue de la classe révolutionnaire viserait « à côté», vers un « objet latéral» (Nebenobjekt), et qui
i 1:J,· « jusqu'au bout», voient dans l'historicité du capitalisme la figure détournerait ainsi la pratique vers un but fictif, un Nebenzweck.
111
1
mobile de son invariance, de son éternelle identité à soi-même. Dans Illusion, certes, mais dans la forme d'une allusion. II a toujours été
l /1 Misère de la philosophie ( 184 7), . Marx· ironisait sur le naturalisme clair que cette opération de détournement (ou de métaphore) avait
1.'I essentialiste des é~onomistes : « ainsi il y a eu de l'histoire, mais il un effet politique, au sens de la lutte des classes, mais nous avons
n'y en a plus 1 ». A notre tour d'ironiser: ainsi il n'y a plus d'histoire, vu également Marx et Engels hésiter à la définir, soit comme l'écart
mais il y en aura ... Un petit détail - le fait que le concept d'une au réel de t0ute politique soit comme l'écart à une politique qui
1111 « idéologie prolétarienne » reste décidément informulable - aboutit serait le réel même.
à ce grand résultat: histoire devient l'autre nom de l'éternité (et Reportons-nous alors à la façon dont ont été périodisées les domi-
matérialisme l'autre nom de l'idéalisme). nations idéologiques ou les conceptions du monde. Dans la figure
médiévale théologique serait impliquée une division des instances
du pouvoir (et de «conscience», de «représentation» ou de « dis-
i cour,s») : d'un côté l'État féodal organi~ation de la classe dominante
i!III Le masque de la politique des propriétaires fonciers, de l'autre l'Eglise, à la fois prise dans le
système féodal dont elle est un maillon et s'élevant « au-dessus » de
lui, susceptible ainsi de lui procurer une garantie d'autorité sacrée.
Ce renversement se traduit directement dans l'incapacité à déve- L'écart au réel de l'idéologie religieuse (chrétienne) s'expliquerait par
1 lopper la dialectique des mouvements de masse et des positions de cette division, dont on pourrait ensuite développer les implications :
'1111
cla~se, qui émerge pourtant chez Marx et Engels comme le noyau alors que l'État féodal (monarchie, empire) se présente ouvertement
pratico-théorique du matérialisme historique . Au contraire - à travers comme le sommet de la hiérarchie des dominants (les seigneurs),
1 la thèse de la « simplification des luttes de classes dans l'histoire du l'Église est en droit mais aussi en fait, par les pratiques semblables
capitalisme » - ils ne cessent de réduire à néant cette dialectique, en qu'elle leur impose, une communauté de tous les fidèles, dominants
i 'tli rabattant l'individualité historique des masses sur l'épure de l'an-
1/ 1 J et,dominés : alors que l'État constitue le monde à part des dominants,
1 tagonisme de classe. l'Eglise qui tire son unité de se référer à un Jenseits, un Au-delà
11 11

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Dès lors c'est, plus profondément encore, le concept même de la . mystique, est en même temps l'organisatrice du Diesseits, de la vie
11
I! i ii politique à l'œuvre dans le marxisme qu'il faut réexaminer, en quotidienne de chacun, de la «société».
,, Ir'[, commençant par appliquer à Marx et à Engels leur propre distinction
Il :11 i
Que se passe-t-il lorsque, à cet appareil idéologique religieux, se
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'11lij' 1·'11 substitue une idéologie bourgeoise «laïque» (une sagesse profane -
1
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!' ;l':i- le procès de travail capitaliste : sous couvert de « donner le pouvoir » des idées ou Weltweisheit - comme disajt Hegel après Saint Paul) ? En apparence,
!!il! des mots aux ouvriers, une telle notion les perpétue donc à lettr place (voir les y la, division se résorbe : l'Eglise, dénoncée comme un « Etat dans

llii[ !li;
remet, comme on parle de « remettre quelqu'un à sa place»). Elle peut donc être
l' instrument d'une « nouvelle bourgeoisie» (y compris une nouvelle bourgeoisie de
parti, subalterne, mais tenace).
l'.Etat » en même temps que la religion est dénoncée comme mys-
tification, ne disparaît certes·pas, mais elle perd sa fonction de garantie
. <;lel'autorité, cependant que l'~tat cesse de s'organiser autour d'une
!! ;i.f; 1. K. Marx, Misère de la Philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère de
il di M. Pro11d hon, Éd. sociales, Paris, 1961, p . 129 (rappelons que Marx a écrit Misère Ca§te. Seul subsisterait alors l'Etat lui-même , à la fois «objet» et
de la philosophie directement en français). « sujet » des représentations de l'idéologie dominante, et fonctionnant
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mais il y en aura ... Un petit détail - le fait que le concept d'une au réel de t0ute politique soit comme l'écart à une politique qui
1111 « idéologie prolétarienne » reste décidément informulable - aboutit serait le réel même.
à ce grand résultat: histoire devient l'autre nom de l'éternité (et Reportons-nous alors à la façon dont ont été périodisées les domi-
matérialisme l'autre nom de l'idéalisme). nations idéologiques ou les conceptions du monde. Dans la figure
médiévale théologique serait impliquée une division des instances
du pouvoir (et de «conscience», de «représentation» ou de « dis-
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système féodal dont elle est un maillon et s'élevant « au-dessus » de
lui, susceptible ainsi de lui procurer une garantie d'autorité sacrée.
Ce renversement se traduit directement dans l'incapacité à déve- L'écart au réel de l'idéologie religieuse (chrétienne) s'expliquerait par
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capitalisme » - ils ne cessent de réduire à néant cette dialectique, en qu'elle leur impose, une communauté de tous les fidèles, dominants
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1i. alors, on pourrait dire tout aussi bien qu'elle est elle-même pure des représentations dominantes de la domination (par, exemple le
mystification au service de cette domination : transparence absolue passage de l'autorité sacrée à l'autorité juridique, de l'Etat chrétien
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!\j i'' En fait, la descriptiog d'Engels. comme l'ensemble des analyses du savant, etc.).
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f; i!l\ de Marx à propos de l'Etat bourgeois dont il s'inspire, suggère une On peut appeler « politique » par excellence le moment où cette
~_-il!il11l
autre lecture : à nouveau il y a dédoublement de ce qui, face au transformation laisse ainsi apercevoir son enjeu réel (le pouvoir d'État,
11,· passé féodal, paraissait d'abord «simple». ~ais cette fois le dédou- la forme de son appareil) dans -une théorie et dans une pratique
blement se produit à partir de la machine d'Etat elle-même, comme historique de masse. Une théorie de la lutte des classes, ou plutôt
)1111111 une distinction du pouvoir d'État et dè l'ordre juridique. À nouveau une analyse concrète des formes qu'elle prend dans telle transition
,11i!1j cette division, gui structure les pratiques de classe, recouvre la historique déterminée, peut nous montrer quel en est, à chaque fois,
;11~1, il. distinction de l'Etat, « organisation de la classe dominante», et de l'objectif. -Pour décrire la modalité du rapport qui s'établit ainsi entre
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la « Société » civile, dans laquelle sont inscrits tous les rapports la lutte de classes et sa représentation comme «politique», il nous
d'échange, qui font circuler les, marchandises et les hommes, et qui faut utiliser nous-mêmes un . jeu de métaphores. Réutilisant en sens
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Tjil:- prennent la forme du contrat. A nouveau cette division enfin permet inverse notre formulation précédente, -disons donc que c'est dans la

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1
à un terme idéal (le Droit) de fonctionner comme garantie du pouvoir vacillation de l'idéologie qu'apparaît la politique: mais cette fois au
11·1
11 d'État : elle permet de distinguer le politique du juridique, qui se sens où une forme de domination idéologique (par exemple le
i- ii
situerait «au-dessus» de, lui, et exprimerait en même temps la théologique) doit être annulée dans son pouvoir de masse, dans sa
~!11 1.
communauté de ses sujets. A nouveau enfin l'existence de cette division capacité historique de représentation du réel, pour qu'une autre (par
r1·1111 permet d'opérer le déplacement, ou le détournement des «buts» de exemple le juridique) se mette en place. Nous pourrions aussi utiliser
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la pratique vers un objet idéal (en l'occurrence le « règne des fins»
du droit, la «justice», le règne des « droits de l'Homme», Liberté-
une autre métaphore: celle d'une torsion du rapport entre État et
idéologie, qui doit être défaite pour que le rapport soit tordu à
ij! Égalité-Fraternité, etc.), de façon à atteindre plus sûrement son but nouveau en sens opposé, de même qu'ùne corde se détord et se
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•j réel, la reproduction de l'ordre établi. retord sous l'effet d'un couple de forces 1•
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- Tout ce procès paraît ainsi illustrer une sorte de loi de transfor- L'accession de la bourgeoisie au pouvoir (sa transformation en
1 mation des dominations idéologiques : ·loi de division ...,..unité - classe dominante) s'est ainJi déjà représentée comme politique (en
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.._ division, .ou plutôt (car l'unité n'est jamais qu'une abstraction théo- forgeant le concept de l'Etat moderne). Elle n'a pas attendu le
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rique), loi de déplacement, de substitution des divisions. Ce que « matérialisme historique » pour cela. Et cette représentation sous-
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désigne en fait l'unité intermédiaire, c'est le moment de transition tend son « matérialisme » propre, dont la pointe critique est dirigée
rn . i:i
11- 11: dans lequel la forme de l'Etat est perçue comme l'enjeu réel d'une contre la théologie : il s'agit de détruire l'idée, inhérente au compor-
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11:':' transformation, d'une« prise de pouvoir». Ou encore, c'est le moment tement quotidien des hommes, d'une communauté de péché .et de
111,_·1 salut, pour la remplacer par l'idée d'un lien social immanent, tissé
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i[11ljli 1. Cette réversibilité immédiate de . la transparence et de la mystification se lit
en pointillé dans les textes du Capital où Marx a prolongé le thème du « fétichisme 1. La th éorie politique classique, avec ses conformistes et ses hérétiques, de
de là marchandise» par celui d'un « fétichisme juridique» , centré sur l'évidence Marsile à Machiavel et de Hobbes à Rousseau, illustre cette vacillation de l'idéologie
'Ill
11
il
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non de la « chose » mais de la « personne» . La question ne sera pas reprise avant
le grand travail de Pasukanis en 1924 (cf. La théorie générale du droit et le marxisme,
du théologique au juridique, avec le moment -de reconnaissance politique de l'État
réel qu'elle comporte. Mais ce moment n'est jamais« pur », puisque le mouvement
Présentation de J.-M . Vincent, Introduction de Karl Korsch, E.D.I., 1970). Mais de détorsion du recouvrement théologique est aussi_ toujours déjà mouvement de
Pasukanis, lointain représentant en ce sens de la théorie du Droit naturel, veut torsion du recouvrement juridique. Le matérialisme, en tant que reconnaissance de
dériver toute la forme juridique des catégories du droit privé. Voir également les la matérialité de la politique , ne serait ainsi repérable dans l'h istoire ni aux origines,
analyses de P.-F. Moreau, Le récit 11topique.Droit ·naturel et roman de l 'État, PUF, ni à la fin, mais périodiquement, pour ne pas dire cycliquement, dans les« transitions»
1982. dont le nombre n'est pas préétabli.
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directement comme « puissance idéologique». L'idéologie juridique de transition dans lequel coïncident en pratique une transformation
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. serait ainsi l'expression immédiate de la domination étatique. Mais de la forme de l'État par la lutte des classes, et une transformation
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1i. alors, on pourrait dire tout aussi bien qu'elle est elle-même pure des représentations dominantes de la domination (par, exemple le
mystification au service de cette domination : transparence absolue passage de l'autorité sacrée à l'autorité juridique, de l'Etat chrétien
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iÎl 11! équivaut à manipulation absolue 1... à l'État de droit, de l'intellectualité du clerc à ·celle du magistrat et
!\j i'' En fait, la descriptiog d'Engels. comme l'ensemble des analyses du savant, etc.).
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autre lecture : à nouveau il y a dédoublement de ce qui, face au transformation laisse ainsi apercevoir son enjeu réel (le pouvoir d'État,
11,· passé féodal, paraissait d'abord «simple». ~ais cette fois le dédou- la forme de son appareil) dans -une théorie et dans une pratique
blement se produit à partir de la machine d'Etat elle-même, comme historique de masse. Une théorie de la lutte des classes, ou plutôt
)1111111 une distinction du pouvoir d'État et dè l'ordre juridique. À nouveau une analyse concrète des formes qu'elle prend dans telle transition
,11i!1j cette division, gui structure les pratiques de classe, recouvre la historique déterminée, peut nous montrer quel en est, à chaque fois,
;11~1, il. distinction de l'Etat, « organisation de la classe dominante», et de l'objectif. -Pour décrire la modalité du rapport qui s'établit ainsi entre
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du théologique au juridique, avec le moment -de reconnaissance politique de l'État
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Présentation de J.-M . Vincent, Introduction de Karl Korsch, E.D.I., 1970). Mais de détorsion du recouvrement théologique est aussi_ toujours déjà mouvement de
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analyses de P.-F. Moreau, Le récit 11topique.Droit ·naturel et roman de l 'État, PUF, ni à la fin, mais périodiquement, pour ne pas dire cycliquement, dans les« transitions»
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ici-bas par les hommes eux-mêmes dans l'échange des marchandises, Ainsi lors de l'épisode du « Programme de Gotha», dont l'issue
il la division du travail, le contrat, les institutions du gouvernement, décevante (le retrait par Marx de ses critiques, exhumées plus tard
~ ~i
la constitution de l'État et de ses différents «pouvoirs» . par Engels, lorsque la mort aura commencé de statufier leur auteur)
ii Qu'en est-il, dans ces conditions, des représentations qui ,surgissent est tout aussi intéressante que le point de départ (le débat sur
liij avec la lutte d'une classe nouvelle, le prolétariat, contre l'Etat bour- l'étatisme et l'ouvriérisme). Si les critiques de Marx sont restées
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i geois? Elles prennent la forme d'un« nouveau matérialisme» (comme inédites (dixi et salvavi animam meam) 1 c'est sans doute sous la


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disaient les Thèses sur Feuerbach), dont la pointe critique est dirigée
cette fois contre l'idéalisme propre à l'idéologie juridique (contre la
pression des dirigeants socialistes qu'elles risquaient de gêner, mais
c'est aussi, nous dit Engels, parce que, dans cette conjoncture; les
t torsion idéologique du réel dans la forme du droit), et qu'on peut
bien appeler matérialisme «historique» ou «dialectique». Elles font
ouvriers ont lu dans le Programme« ce qui n'y était pas» (une position
de classe) et qu'elles devenaient de ce fait «inutiles». Mais s'ils ont
ru ainsi émerger un autre concept de la politique, qui prend d'abord «lu» cette position, il fallait bien qu'elle y soit d'une certain façon,
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~
la forme du concept d'une autre politique, qui serait irréductible à au moins sous la forme de' mots à investir d'une pratique de classe,
la politique bourgeoise : politique de masse, politique du travail, c'est-à-dire qu'elle soit présente dans un rapport conjoncturel et
~ politique communiste. Mais ne pouvons-nous supposer que cette
critique comporte aussi son propre mouvement de torsion idéolo-
collectif à ces mots, ou dans la ligne de démarcation que ces mots
pouvaient alors tracer entre les discours. Nous serons peut-être aujour-
~
tt
gique? Ou encore que, si la politique prolétarienne réduit à Funité
ce qui se présentait sous la double forme du « politique » et du
d'hui moins étonnés qu'un tel jeu puisse se produire, après que
l'histoire des révolutions de ce siècle nous a montré tantôt comment
11
«juridique» (en mettant « à nu» les ressorts et les enjeux politiques les mots de la religion, ou du patriotisme (voire du nationalisme)
jl du droit), elle comporte aussi à nouveau sa propre division, ses peuvent porter la lutte de classe, tantôt à l'inverse comment les mots
propres métaphores ou déplacements? Toute la question est là. de la lutte de classe peuvent ne porter que le nationalisme, sinon la
J Dire que l'unité de la «politique» se divise à nouveau, c'est dire religion.
m que, dans certaines conditions, la politique peut elle-même devenir le Est-ce à dire que, dans le bruit et la fureur de l'histoire, ne se
!!
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«masque» de la politique: elle ne constitue pas un terme dernier, manifesterait finalement aucune différence pratique et univoque, mais
une « solution enfin trouvée» de l'énigme de la lutte des classes (ou seulement la succession des formes ambivalentes d'une perpétuelle
de l'histoire), mais l'une de ses formes, dans laquelle nous trouvons illusion ? Au contraire : ce qui se manifeste, ce sont précisément des
Il toujours encore les symptômes de l'écart au réel qu'a désigné le différences, dont certaines s'avèrent irréductibles. Ce n'est pas parce
t
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concept d'idéologie. En d'autres termes, il nous faut complètement
renoncer à l'idée d'un « langage de la vie réelle», cette terre promisè
que, avec l'antagonisme de la bourgeoisie et du prolétariat, le juri-
dique apparaît comme un « masque » du politique, que la critique
1F de la critique dont parlait L'idéologie allemande, quel que soit d'ail- bourgeoise de l'idéologie religieuse se trouve entièrement annulée :
ij;:' leurs celui des deux sens possibles de cette expression que nous ce qui tombe , c'est seulement sa prétention à représenter la vérité
aurions été tentés de choisir (soit que nous y lisions une réduction ultime de l'Homme ou de !'Histoire. De même, le fait que la
.i:l à l'en deçà de tout langage, à la« vie» qu'il exprime; soit que nous « politique prolétarienne » se divise et se recouvre à nouveau elle-
'.i{ i y lisions au contraire l'idéal d'un langage ordinaire, absolument même dès qu'elle acquiert quelque autonomie, n'annule pas l'idée
«vrai», non métaphorique). La politique, y compris celle de la classe d'une différence entre droit et politique découverte par la critique
exploitée, étant toujours à la fois pratique et langage, pratique dans de l' « idéologie juridique » bourgeoise. Il signifie simplement que
i;
le langage, doit être indéfiniment ce qui se masque, et ce qui se cette critique est à son tour le moment d'un processus inachevé sans
démasque dans ses propres mots, ou plutôt dans l'usage qui en est terme assignable. C'est au point de vue de ce processus infini (qui
fait. se présente rétrospectivement comme un progrès, bien qu'il ne soit
Il n'est pas impossible de trouver chez Marx et Engels des moments ni continu, ni ordonné à une fin préétablie) que la succession des
de reconnaissance « pratique » de cette situation. Cette reconnaissance
non théorisée est liée aux expériences qu'ils ont pu faire du décalage 1. K. Marx et F. Engels, Critiq11edes Programmesde Gotha et d'Erfttrt, cit., p. 39
entre le langage de la théorie et le fonctionnement du parti politique. (M.E.W ., 19, p. 32).

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l'histoire des révolutions de ce siècle nous a montré tantôt comment
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«juridique» (en mettant « à nu» les ressorts et les enjeux politiques les mots de la religion, ou du patriotisme (voire du nationalisme)
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propres métaphores ou déplacements? Toute la question est là. de la lutte de classe peuvent ne porter que le nationalisme, sinon la
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«masque» de la politique: elle ne constitue pas un terme dernier, manifesterait finalement aucune différence pratique et univoque, mais
une « solution enfin trouvée» de l'énigme de la lutte des classes (ou seulement la succession des formes ambivalentes d'une perpétuelle
de l'histoire), mais l'une de ses formes, dans laquelle nous trouvons illusion ? Au contraire : ce qui se manifeste, ce sont précisément des
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concept d'idéologie. En d'autres termes, il nous faut complètement
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1F de la critique dont parlait L'idéologie allemande, quel que soit d'ail- bourgeoise de l'idéologie religieuse se trouve entièrement annulée :
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aurions été tentés de choisir (soit que nous y lisions une réduction ultime de l'Homme ou de !'Histoire. De même, le fait que la
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fait. se présente rétrospectivement comme un progrès, bien qu'il ne soit
Il n'est pas impossible de trouver chez Marx et Engels des moments ni continu, ni ordonné à une fin préétablie) que la succession des
de reconnaissance « pratique » de cette situation. Cette reconnaissance
non théorisée est liée aux expériences qu'ils ont pu faire du décalage 1. K. Marx et F. Engels, Critiq11edes Programmesde Gotha et d'Erfttrt, cit., p. 39
entre le langage de la théorie et le fonctionnement du parti politique. (M.E.W ., 19, p. 32).

268 269
La crainte des masses Politique et vérité

« conceptions du monde » nous apparaît comme la série des divisions comme celui de l'Impératif Industriel socialiste substitué aux conflits
et des identifications de la politique. Et cette figure - si elle n'est du Capital et du Travail...). Elle peut se lire aussi bien dans le mot
pas absolue - n'est pas cependant pas plus irréelle que ne l'est le d'ordre d'abolition du travail des œuvres de jeunesse de Marx que
processus actuel lui-même. dans celui, plus tardif, d'une politique (communiste) du travail. Sans
Allons plus loin : si l'idéologie bourgeoise, en confondant dans doute cette distinction confuse n ·est-elle pas autre chose que l'effet
,11ii[ une seule et même catégorie de raison ou de rationalité à la fois le prolongé dans la « politique prolétarienne » elle-même, du dualisme
discours juridique et le discours scientifique, a construit le moyen institutionnel qui structure la « politique bourgeoise », et que j' évo-
de présenter « la science » comme une nouvelle figure de l'absolu, quais plus haut à propos des analyses d'Engels.
inversement le fait que la politique prolétarienne ne se fonde pas, · Mais surtout il est évident qu'elle structure la façon dont le
en dernière analyse, sur la «raison», mais sur l'irréductibilité de mouvement ouvrier a pratiqué la politique, contre le « juridisme »
l'antagonisme des classes, telle que l'analyse pollr la première fois de la politique bourgeoise : non pas en niant purement et simplement
une théorie matérialiste, permet une reconnaissance de l'objectivité la forme juridique, mais précisément, en distinguant le droit et
du savoir scientifique dans ses limites , soustraite à l'oscillation du 1'.idéologie juridique, de façon à ne pas se trouver prisonnier du droit
« tout ou rien » (subjectivisme ou objectivisme, scepticisme ou spé- existant à travers l'idéologie juridique, à ne pas « croire au droit»,
culation). Dans ces conditions, le fait que le concept d'idéologie chez mais à l'utiliser en le «retournant» contre la classe dominante (soit
Marx ou Engels se constitue sur le fond d'une dénégation du caractère dans les formes du syndicalisme de masse, soit par l'utilisation du
métaphorique du langage, s'il explique que se reconstitue autour de suffrage universel). C'est alors, tandis que la pratique du mouvement
lui une métaphysique de la Vérité(ou du Sens de !'Histoire), n'oblige ouvrier tendait généralement au réformisme, que la révolution est
pas pour autant - comme le voudraient nos post-modernes - à devenue le point d'honneur et le mythe de cette pratique : la
substituer à la critique des idéologies un scepticisme généralisé (sous révolution est devenue ce à quoi l'on croit pour ne pas croire à l'idéologie
lequel pourraient ressurgir d'autres métaphysiques, voire d'autres juridique. Et c'est à cette époque - celle de la première « crise du
religions): il ne s'agit pas, dans un dépassement hyperbolique des marxisme», dans les années 1895 à 1905 - que se sont constituées
« grands récits» et des « conceptions du monde» (ou si l'on veut les idéologies d'organisation (encore -actives aujourd'hui : « Sorel »
dans un « retrait du politique » bien problématique) 1 de substituer contre « Lénine ») qui représentent tantôt le syndicat, tantôt le parti,
la métaphoricité du langage au tracé des différences idéologiques, comme la vraie forme révolutionnaire, seule incompatible avec « le
mais d'inscrire les effets idéologiques comme effets différentiels dans système» (alors que l'autre resterait prise dans ses limites), donc
l'élément historique du langage. seule porteuse de la conception prolétarienne du monde. L'une et
S'-il y a, de nouveau, division et recouvrement de la « politique l'autre de ces représentations peuvent d 'ailleurs apparaître comme
prolétarienne », quels sont les termes qui l'opèrent ? C'est d'abord, marxistes, soit au nom de la critique de l' économisme, soit au titre
me semble-t-il, le jeu répété des distinctions et des confusions entre de la lutte contre les illusions constitutionnelles , le « crétinisme
l' «économie» et la «politique». Distinction et confusion sont symp- parlementaire» ou le «jacobinisme».
tomatiquement présentes dans la formule saint-simonienne que Mais ce qui importe surtout ici, c'est le fait que la · confuse
ili reprendra Engels dans l' Anti-Dühring : « remplacer le gouvernement disti~ction de l'économie et du politique structure le fonctionnement
li! des hommes par l'administration des choses et la direction des de l'Etat bourgeois lui-même, son rapport à la «société». Bien loin
opérations productives 2 » (qu'on a pu interpréter aussi bien comme d'y changer quelque chose, l'extension de la « politique sociale » et
;I,..1
1.11

il le mot d'ordre d'une Société sans État, «autogestionnaire», que d~ la « politique économique» modernes (dans ce qu'on a appelé
flli l'Etat «interventionniste» ou le « Welfare State », et qu 'il vaudrait
ih
:,!:
mieux appeler l'État national social), n'ont fait que confirmer la
1. Cf le volume collectif Le retrait du politique, Galilée, Paris, 1983, et en prégnance de ces catégories. Elles ont dû s'inscrire, non sans acrobaties ,
li!! particulier l'essai de Denis Kambouchner, « De la condition la plus générale de la
~!! philosophie politique», p . 113 sq., qui conteste vigoureusement cette possibilité.
dans le champ de ces représentations préexistantes . L'économique est
rn 2. A.D., cit., pp. 298, 320 (formule reprise et popularisée par Socialismeutopiqtte devenu le domaine principal d'intervention de l'État dans la pratique
f;li et socialismescientifiqtte). sociale. Il est aussi, contradictoirement, ce qui ne cesse de faire
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La crainte des masses Politique et vérité

« conceptions du monde » nous apparaît comme la série des divisions comme celui de l'Impératif Industriel socialiste substitué aux conflits
et des identifications de la politique. Et cette figure - si elle n'est du Capital et du Travail...). Elle peut se lire aussi bien dans le mot
pas absolue - n'est pas cependant pas plus irréelle que ne l'est le d'ordre d'abolition du travail des œuvres de jeunesse de Marx que
processus actuel lui-même. dans celui, plus tardif, d'une politique (communiste) du travail. Sans
Allons plus loin : si l'idéologie bourgeoise, en confondant dans doute cette distinction confuse n ·est-elle pas autre chose que l'effet
,11ii[ une seule et même catégorie de raison ou de rationalité à la fois le prolongé dans la « politique prolétarienne » elle-même, du dualisme
discours juridique et le discours scientifique, a construit le moyen institutionnel qui structure la « politique bourgeoise », et que j' évo-
de présenter « la science » comme une nouvelle figure de l'absolu, quais plus haut à propos des analyses d'Engels.
inversement le fait que la politique prolétarienne ne se fonde pas, · Mais surtout il est évident qu'elle structure la façon dont le
en dernière analyse, sur la «raison», mais sur l'irréductibilité de mouvement ouvrier a pratiqué la politique, contre le « juridisme »
l'antagonisme des classes, telle que l'analyse pollr la première fois de la politique bourgeoise : non pas en niant purement et simplement
une théorie matérialiste, permet une reconnaissance de l'objectivité la forme juridique, mais précisément, en distinguant le droit et
du savoir scientifique dans ses limites , soustraite à l'oscillation du 1'.idéologie juridique, de façon à ne pas se trouver prisonnier du droit
« tout ou rien » (subjectivisme ou objectivisme, scepticisme ou spé- existant à travers l'idéologie juridique, à ne pas « croire au droit»,
culation). Dans ces conditions, le fait que le concept d'idéologie chez mais à l'utiliser en le «retournant» contre la classe dominante (soit
Marx ou Engels se constitue sur le fond d'une dénégation du caractère dans les formes du syndicalisme de masse, soit par l'utilisation du
métaphorique du langage, s'il explique que se reconstitue autour de suffrage universel). C'est alors, tandis que la pratique du mouvement
lui une métaphysique de la Vérité(ou du Sens de !'Histoire), n'oblige ouvrier tendait généralement au réformisme, que la révolution est
pas pour autant - comme le voudraient nos post-modernes - à devenue le point d'honneur et le mythe de cette pratique : la
substituer à la critique des idéologies un scepticisme généralisé (sous révolution est devenue ce à quoi l'on croit pour ne pas croire à l'idéologie
lequel pourraient ressurgir d'autres métaphysiques, voire d'autres juridique. Et c'est à cette époque - celle de la première « crise du
religions): il ne s'agit pas, dans un dépassement hyperbolique des marxisme», dans les années 1895 à 1905 - que se sont constituées
« grands récits» et des « conceptions du monde» (ou si l'on veut les idéologies d'organisation (encore -actives aujourd'hui : « Sorel »
dans un « retrait du politique » bien problématique) 1 de substituer contre « Lénine ») qui représentent tantôt le syndicat, tantôt le parti,
la métaphoricité du langage au tracé des différences idéologiques, comme la vraie forme révolutionnaire, seule incompatible avec « le
mais d'inscrire les effets idéologiques comme effets différentiels dans système» (alors que l'autre resterait prise dans ses limites), donc
l'élément historique du langage. seule porteuse de la conception prolétarienne du monde. L'une et
S'-il y a, de nouveau, division et recouvrement de la « politique l'autre de ces représentations peuvent d 'ailleurs apparaître comme
prolétarienne », quels sont les termes qui l'opèrent ? C'est d'abord, marxistes, soit au nom de la critique de l' économisme, soit au titre
me semble-t-il, le jeu répété des distinctions et des confusions entre de la lutte contre les illusions constitutionnelles , le « crétinisme
l' «économie» et la «politique». Distinction et confusion sont symp- parlementaire» ou le «jacobinisme».
tomatiquement présentes dans la formule saint-simonienne que Mais ce qui importe surtout ici, c'est le fait que la · confuse
ili reprendra Engels dans l' Anti-Dühring : « remplacer le gouvernement disti~ction de l'économie et du politique structure le fonctionnement
li! des hommes par l'administration des choses et la direction des de l'Etat bourgeois lui-même, son rapport à la «société». Bien loin
opérations productives 2 » (qu'on a pu interpréter aussi bien comme d'y changer quelque chose, l'extension de la « politique sociale » et
;I,..1
1.11

il le mot d'ordre d'une Société sans État, «autogestionnaire», que d~ la « politique économique» modernes (dans ce qu'on a appelé
flli l'Etat «interventionniste» ou le « Welfare State », et qu 'il vaudrait
ih
:,!:
mieux appeler l'État national social), n'ont fait que confirmer la
1. Cf le volume collectif Le retrait du politique, Galilée, Paris, 1983, et en prégnance de ces catégories. Elles ont dû s'inscrire, non sans acrobaties ,
li!! particulier l'essai de Denis Kambouchner, « De la condition la plus générale de la
~!! philosophie politique», p . 113 sq., qui conteste vigoureusement cette possibilité.
dans le champ de ces représentations préexistantes . L'économique est
rn 2. A.D., cit., pp. 298, 320 (formule reprise et popularisée par Socialismeutopiqtte devenu le domaine principal d'intervention de l'État dans la pratique
f;li et socialismescientifiqtte). sociale. Il est aussi, contradictoirement, ce qui ne cesse de faire
11111:
i!i!il!
270 271
111
1111
!11111
La crainte des masses
1
il
;:j !
Politique et vérité

obstacle à son efficacité, à ses «décisions». C'est ce qu'on appelle la


« crise » : tout le discours politique tournant autour de la façon dont
on en assignera la «cause», voire même dont on en imputera la
il i «responsabilité», soit à l'intérieur, soit en dehors de la sphère de
'Il l'État et de ses interventions régulatrices ou perturbatrices. Or cette De la « vérité » et du « tout »
,.
11
1!1
1 transformation n'est évidemment pas séparable des effets sur l'État
jl ' bourgeois du développement d'un mouvement ouvrier de masse.
1!' Mais elle ne l'est pas davantage de la façon dont, forçant l'État S'il est vrai que le processus réel (ce que nous nous représentons
:j i bourgeois à se réorganiser en fonction de son existence, le mouvement comme « l'histoire ») ne suit jamais la voie droite à laquelle, du fait
'i i ouvrier a vu ses propres objectifs se déplacer, et s'est trouvé lui- même de sa propre torsion idéologique interne, il paraît tendre, alors
même déplacé dans le champ de la ··politique. Les mêmes mots toute représentation d 'une «issue» (c'est-à-dire d'un salut, même
(«réforme», «révolution») qui désignaient dans des conditions his- terrestre) est nécessairement un leurre, celle d'.un Nebenzweck, même
toriques données, un objectif politique «réel», en viennent alors à si c'est la forme nécessaire de la pratique collective'. Mais ce qui est
désigner un objectif latéral ou métaphorique, un Nebenzweck : soit bien réel, c'est justement qu 'une transformation se-fasse dans -cette
parce qu 'il a déjà été atteint dans les luttes, mais sous une autre forme. C'est la divergence de la série, non sa convergence idéale.
forme qui le rend méconnaissable (celle de l'État national social), C'est la bifurcation, de forme imprévisible, qui résulte de l'instabilité
1

,, 1
soit parce qu'il ne peut plus l'être, les conditions qui le rendaient des rapports sociaux et de l'effet en retour des luttes sociales sur
! pensable et pratiquable historiquement ayant elles-mêmes été détruites leurs conditions de possibilité.
par la lutte de classes 1• La représentation de la convergencehistorique du temps (la conver-
Derrière le déplacement indéfini des formes idéologiques, nous gence de cette « série » qui scande le temps historique) est un des
découvrons ainsi le déplacement des conditions de la lutte des classes. grands lieux communs de la philosophie de l'histoire qui, à l'époque
L'un et l'autre procès peuvent être pensés dans la notion d 'une moderne, va de Leibniz à Teilhard de Chardin(« tout ce qui s'élève
divergence permanente de l'histoire réelle par rapport au « sens » que converge ») 1 • Chez Marx et Engels elle est présente comme figure
dessine, pour chaque période, la résultante des conflits sociaux dans laïque de la « négation de la négation » : elle sous-tend alors l'extra-
l'élément du discours. Il est frappant que, par leur critique de polation des tendances du capitalisme en direction .de sa « crise
l'utopisme, mais aussi par l'aporie de leur conception du monde générale » (alors que . l'histoire est · plutôt celle du changement de
prolétarienne dépourvue de contenu spécifique, ou de leur « idéologie forme et de fonction des crises), en direction de la maturation des
prolétarienne» pensée comme non-idéologie, Marx et Engels aient en « conditions de la révolution » (alors que l'histoire est plutôt celle
somme laissé ouverte une double possibilité : soit le mythe d'une des révolutions qui se produisent ailleurs, là où leurs conditions ne
sortie définitive de l'idéologie (ou d'une «science» sans conditions sont pas exactement réunies). Témoin, faisant écho à quarante ans
'1 i
ni effets idéologiques), équivalent à celui d'une fin de l'histoire, soit de distance aux anticipations de Marx après 48, cette « prévision »
j, i
ri!
,1
le concept d'une « critique matérialiste de la politique», qui s'adresse
aux façons dont la politique se masque elle-même indéfiniment sa
réalité et ses illusions 2 •
d'Engels (où se combinent étroitement la théologie et le positivisme:

li
ij
!, incapables de soupçonner que la politique de la lutte de classes, susèeptible d'arracher
1. C,elane veut pas dire que l'idéologie prolétarienne soit devenue «dominante»
les« masques » de la religion ou du droit, est aussi susceptible d'engendrersespropres
dans l'Etat moderne : mais sans aucun doute elle a joué un rôle déterminant dans
masqtm. Et que, par çonséquent, la dialectique des rapports entre l'idéologie d'Etat,
ri ses transformations, avant et plus encore après la Révolution soviétique, dont les
dominante, et l'idéologie révolutionnaire, n'a pas de fin absolue assignable. Quant
bourg~oisies capitalistes n'ont eu de cesse d'avoir assimilé la leçon et l'avertissement .
aux implications d'une telle position pour une théorie du disc~urs, on se reportera
i! Tout Etat bourgeois, même dans le « monde capitaliste», est aujourd'hui en un aux travaux de Michel Pêcheux : Les Vérités de La Palice, Ed. Maspero, Paris,
!I' sens fort post-révol11tionnaire.Negri (parti d 'une brillante relecture de Keynes) a
1975; et (avec F. Gadet) La Langue intro11vab/e,Éd. Maspero, Paris, 1981.
li raison sur ce point (cf La classe 01tvrièrecontre l'État, Éd. Galilée, Paris, 1976).
I''
ii 2. C'est por,r notts, évidemment, qu'il est contradiccoire de voir Marx et Engels
1. Cf l'excellent article, signé XXX (sic), paru naguère dans Les Temps Modernes,
il n° 243, août 1966 : « L'idéologie technocratique et le teilhardisme ».

,,
il 272 273
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La crainte des masses
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Politique et vérité

obstacle à son efficacité, à ses «décisions». C'est ce qu'on appelle la


« crise » : tout le discours politique tournant autour de la façon dont
on en assignera la «cause», voire même dont on en imputera la
il i «responsabilité», soit à l'intérieur, soit en dehors de la sphère de
'Il l'État et de ses interventions régulatrices ou perturbatrices. Or cette De la « vérité » et du « tout »
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1!1
1 transformation n'est évidemment pas séparable des effets sur l'État
jl ' bourgeois du développement d'un mouvement ouvrier de masse.
1!' Mais elle ne l'est pas davantage de la façon dont, forçant l'État S'il est vrai que le processus réel (ce que nous nous représentons
:j i bourgeois à se réorganiser en fonction de son existence, le mouvement comme « l'histoire ») ne suit jamais la voie droite à laquelle, du fait
'i i ouvrier a vu ses propres objectifs se déplacer, et s'est trouvé lui- même de sa propre torsion idéologique interne, il paraît tendre, alors
même déplacé dans le champ de la ··politique. Les mêmes mots toute représentation d 'une «issue» (c'est-à-dire d'un salut, même
(«réforme», «révolution») qui désignaient dans des conditions his- terrestre) est nécessairement un leurre, celle d'.un Nebenzweck, même
toriques données, un objectif politique «réel», en viennent alors à si c'est la forme nécessaire de la pratique collective'. Mais ce qui est
désigner un objectif latéral ou métaphorique, un Nebenzweck : soit bien réel, c'est justement qu 'une transformation se-fasse dans -cette
parce qu 'il a déjà été atteint dans les luttes, mais sous une autre forme. C'est la divergence de la série, non sa convergence idéale.
forme qui le rend méconnaissable (celle de l'État national social), C'est la bifurcation, de forme imprévisible, qui résulte de l'instabilité
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soit parce qu'il ne peut plus l'être, les conditions qui le rendaient des rapports sociaux et de l'effet en retour des luttes sociales sur
! pensable et pratiquable historiquement ayant elles-mêmes été détruites leurs conditions de possibilité.
par la lutte de classes 1• La représentation de la convergencehistorique du temps (la conver-
Derrière le déplacement indéfini des formes idéologiques, nous gence de cette « série » qui scande le temps historique) est un des
découvrons ainsi le déplacement des conditions de la lutte des classes. grands lieux communs de la philosophie de l'histoire qui, à l'époque
L'un et l'autre procès peuvent être pensés dans la notion d 'une moderne, va de Leibniz à Teilhard de Chardin(« tout ce qui s'élève
divergence permanente de l'histoire réelle par rapport au « sens » que converge ») 1 • Chez Marx et Engels elle est présente comme figure
dessine, pour chaque période, la résultante des conflits sociaux dans laïque de la « négation de la négation » : elle sous-tend alors l'extra-
l'élément du discours. Il est frappant que, par leur critique de polation des tendances du capitalisme en direction .de sa « crise
l'utopisme, mais aussi par l'aporie de leur conception du monde générale » (alors que . l'histoire est · plutôt celle du changement de
prolétarienne dépourvue de contenu spécifique, ou de leur « idéologie forme et de fonction des crises), en direction de la maturation des
prolétarienne» pensée comme non-idéologie, Marx et Engels aient en « conditions de la révolution » (alors que l'histoire est plutôt celle
somme laissé ouverte une double possibilité : soit le mythe d'une des révolutions qui se produisent ailleurs, là où leurs conditions ne
sortie définitive de l'idéologie (ou d'une «science» sans conditions sont pas exactement réunies). Témoin, faisant écho à quarante ans
'1 i
ni effets idéologiques), équivalent à celui d'une fin de l'histoire, soit de distance aux anticipations de Marx après 48, cette « prévision »
j, i
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,1
le concept d'une « critique matérialiste de la politique», qui s'adresse
aux façons dont la politique se masque elle-même indéfiniment sa
réalité et ses illusions 2 •
d'Engels (où se combinent étroitement la théologie et le positivisme:

li
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!, incapables de soupçonner que la politique de la lutte de classes, susèeptible d'arracher
1. C,elane veut pas dire que l'idéologie prolétarienne soit devenue «dominante»
les« masques » de la religion ou du droit, est aussi susceptible d'engendrersespropres
dans l'Etat moderne : mais sans aucun doute elle a joué un rôle déterminant dans
masqtm. Et que, par çonséquent, la dialectique des rapports entre l'idéologie d'Etat,
ri ses transformations, avant et plus encore après la Révolution soviétique, dont les
dominante, et l'idéologie révolutionnaire, n'a pas de fin absolue assignable. Quant
bourg~oisies capitalistes n'ont eu de cesse d'avoir assimilé la leçon et l'avertissement .
aux implications d'une telle position pour une théorie du disc~urs, on se reportera
i! Tout Etat bourgeois, même dans le « monde capitaliste», est aujourd'hui en un aux travaux de Michel Pêcheux : Les Vérités de La Palice, Ed. Maspero, Paris,
!I' sens fort post-révol11tionnaire.Negri (parti d 'une brillante relecture de Keynes) a
1975; et (avec F. Gadet) La Langue intro11vab/e,Éd. Maspero, Paris, 1981.
li raison sur ce point (cf La classe 01tvrièrecontre l'État, Éd. Galilée, Paris, 1976).
I''
ii 2. C'est por,r notts, évidemment, qu'il est contradiccoire de voir Marx et Engels
1. Cf l'excellent article, signé XXX (sic), paru naguère dans Les Temps Modernes,
il n° 243, août 1966 : « L'idéologie technocratique et le teilhardisme ».

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La crainte des masses Politique et vérité

Pour la première fois dans l'histoire, un parti ouvrier solidement concrètes», et en substituant à la conception de la vérité absolue
soudé (eine solid geschlosseneArbeiterpartei: ce qu'on peut entendre comme « intégration progressive » des vérités relatives, selon une
aussi comme « un parti bien clos ») apparaît comme véritable puis- courbe prédéterminée, une conception du moment de vérité absolue
sance politique (ais wirklichepolitischeMacht) (. ..) C'est une puissance présent dans chaque« vérité relative » ( Cahiersphilosophiques)1• Allant
dont l'existence et le gonflement sont aussi incompréhensibles et plus loin, nous pouvons dire que toute « vérité » est un fait de
mystérieux aux gouvernements et aux vieilles classes dominantes que conjoncture,et un effet de conjoncture, en plusieurs sens.
la montée du flot chrétien l'était aux puissances de la Rome décadente. La «vérité», ou mieux, le vrai est effet de conjoncture en ce sens
Il grandit et développe ses forces .aussi sûrement et irrésistiblement
qu'il contredit les formes, ou les critères de l'universalité qui sont
qlle jadis le christianisme , si bien que l'équation de son taux de
croissance (die Gleichungihrer wachsendenGeschwindigkeit)- et donc «dominants», c'est-à-dire qu'il fait corps avec une critique pratique
le moment de sa victoire finale - peut d'ores et déjà être calculée de l'idéologie. Donc il se produit dans l'élément même de l'idéologie.
mathématiquement . Au lieu de l'étouffer, la loi ami-socialiste l'a On peut lire de cette façon la thèse de Hegel qui fait de toute vérité
poussé en avant. Etc. (lettre d'Engels à Kautsky, 8 nov. 1884) •
1
l'après-coupd'une négation, en la définissant par son essentielle récur-
rence, qui n'est justement pas la glorification du « fait accompli»,
Mais cette représentation évolutionniste sous-tend tout aussi bien puisque le fait accompli se donne à voir dans les formes mêmes de
la notion épistémologique d 'une vérité absolue comme« procès d'in- l'idéologie dominante. Ce qui est certain, c'est seulement - mais
tégration» des vérités relatives (ou des erreurs relatives), telle que c'est au moins - ceci qu'il y a de l'idéologique incompatibleavec une
l'énonçait l' Anti-Dühring. certaine pratique de transformation en cours (donc aussi avec une
La métaphysique de la vérité et de la totalité continue ainsi de certaine forme de communication sociale). C'est dans la mesure où
hanter le matérialisme historique, par delà la rupture. Une telle il indique cet effet que le concept d'idéologie est matérialiste, et
configuration contradictoire mérite cependant d'être étudiée dans la qu'il permet de s'extraire du cercle du dogmatisme (vérité, ou vérité
singularité de ses conditions et de . son temps, plutôt que d'être originaire, ou finale) et du scepticisme (pas de vérité, ou vérité
renvoyée aux « origines de la métaphysique occidentale», par une comme pure mystification, fiction morale, élaboration du désir, etc.).
application mécaniste de la philosophie de Heidegger. Il n'est pas Si le premier effet idéologique est ainsi de métamorphoser toute
certain qu'elle soit propre à Marx: plus vraisemblablement s'agit-il connaissance en une illusion d'universalité, le conceptd'idéologie a,
de la contradiction qui, depuis la constitution presque simultanée, lui, pour premier effet de diviser la vérité : entre un concept de vérité
au début du x1x• siècle, d'une philosophie de l'histoire « laïque ~ et qui postule son auto-suffisance, et un concept de vérité qui énonce
d'une biologie évolutionniste, d'une « science économique» d'Etat sa dépendance pratique de la conjoncture. Ou, pour le dire autre-
et d 'une logique formelle (ou d'une mathématique du langage), ment : entre un concept qui appelle « vérité » (au besoin pour en
travaille les rapports des sciences et de la politique 2 : Mais la position nier la possibilité) le fantasme d'une« conscience de soi» absolument
que le marxisme occupe dans le jeu de cette contradiction n'en reste contemporaine d'elle-même et de ses conditions, et un concept du
pas moÎns originale. vrai comme procès de connaissance, impliquant une non-coïncidence,
Cette métaphysique peut être non pas « supprimée », du moins une non-contemporanéité irréductible du discours et de ses conditions.
contrecarrée, si nous posons simultanément l'irréductibilité de l'an- Mais pour ce qui est des luttes historiques, le « vrai » est aussi
tagonisme et son caractère non téléologique (donc incompatible avec effet de conjoncture en ce sens qu 'il se produit commeune rencontre,
toute anticipation d'une « résolution finale»). C'est seulement dans ou comme une condensation exceptionnelle de luttes de classes et
le « moment actuel » que la réalité historique péut faire l'objet d'une de mouvements de masses, deux réalités qui restent toujours relati-
appropriation pratique. Lénine avait nettement désigné ce point en vement hétérogènes. Des seuls mouvements de masses, unifiés par
définissant le marxisme comme « l'analyse concrète des situations une « croyance » ou une « espérance » idéologique, et qui sont par
définition - même lorsqu'ils durent, lorsqu'ils fondent une prise de
1. M.E.W ., 36, p , 230 .
, 2. Je renvoie ici aux analyses de Dominique ,Lecourt, L'ordre et les jeux ,
Ed. Grasset, Paris, 1981 ; La philosophiesansfeinte, Ed. Albin Michel, Paris, 1982. 1. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, 1971, tome 38, pp. 170-172 .

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La crainte des masses Politique et vérité

Pour la première fois dans l'histoire, un parti ouvrier solidement concrètes», et en substituant à la conception de la vérité absolue
soudé (eine solid geschlosseneArbeiterpartei: ce qu'on peut entendre comme « intégration progressive » des vérités relatives, selon une
aussi comme « un parti bien clos ») apparaît comme véritable puis- courbe prédéterminée, une conception du moment de vérité absolue
sance politique (ais wirklichepolitischeMacht) (. ..) C'est une puissance présent dans chaque« vérité relative » ( Cahiersphilosophiques)1• Allant
dont l'existence et le gonflement sont aussi incompréhensibles et plus loin, nous pouvons dire que toute « vérité » est un fait de
mystérieux aux gouvernements et aux vieilles classes dominantes que conjoncture,et un effet de conjoncture, en plusieurs sens.
la montée du flot chrétien l'était aux puissances de la Rome décadente. La «vérité», ou mieux, le vrai est effet de conjoncture en ce sens
Il grandit et développe ses forces .aussi sûrement et irrésistiblement
qu'il contredit les formes, ou les critères de l'universalité qui sont
qlle jadis le christianisme , si bien que l'équation de son taux de
croissance (die Gleichungihrer wachsendenGeschwindigkeit)- et donc «dominants», c'est-à-dire qu'il fait corps avec une critique pratique
le moment de sa victoire finale - peut d'ores et déjà être calculée de l'idéologie. Donc il se produit dans l'élément même de l'idéologie.
mathématiquement . Au lieu de l'étouffer, la loi ami-socialiste l'a On peut lire de cette façon la thèse de Hegel qui fait de toute vérité
poussé en avant. Etc. (lettre d'Engels à Kautsky, 8 nov. 1884) •
1
l'après-coupd'une négation, en la définissant par son essentielle récur-
rence, qui n'est justement pas la glorification du « fait accompli»,
Mais cette représentation évolutionniste sous-tend tout aussi bien puisque le fait accompli se donne à voir dans les formes mêmes de
la notion épistémologique d 'une vérité absolue comme« procès d'in- l'idéologie dominante. Ce qui est certain, c'est seulement - mais
tégration» des vérités relatives (ou des erreurs relatives), telle que c'est au moins - ceci qu'il y a de l'idéologique incompatibleavec une
l'énonçait l' Anti-Dühring. certaine pratique de transformation en cours (donc aussi avec une
La métaphysique de la vérité et de la totalité continue ainsi de certaine forme de communication sociale). C'est dans la mesure où
hanter le matérialisme historique, par delà la rupture. Une telle il indique cet effet que le concept d'idéologie est matérialiste, et
configuration contradictoire mérite cependant d'être étudiée dans la qu'il permet de s'extraire du cercle du dogmatisme (vérité, ou vérité
singularité de ses conditions et de . son temps, plutôt que d'être originaire, ou finale) et du scepticisme (pas de vérité, ou vérité
renvoyée aux « origines de la métaphysique occidentale», par une comme pure mystification, fiction morale, élaboration du désir, etc.).
application mécaniste de la philosophie de Heidegger. Il n'est pas Si le premier effet idéologique est ainsi de métamorphoser toute
certain qu'elle soit propre à Marx: plus vraisemblablement s'agit-il connaissance en une illusion d'universalité, le conceptd'idéologie a,
de la contradiction qui, depuis la constitution presque simultanée, lui, pour premier effet de diviser la vérité : entre un concept de vérité
au début du x1x• siècle, d'une philosophie de l'histoire « laïque ~ et qui postule son auto-suffisance, et un concept de vérité qui énonce
d'une biologie évolutionniste, d'une « science économique» d'Etat sa dépendance pratique de la conjoncture. Ou, pour le dire autre-
et d 'une logique formelle (ou d'une mathématique du langage), ment : entre un concept qui appelle « vérité » (au besoin pour en
travaille les rapports des sciences et de la politique 2 : Mais la position nier la possibilité) le fantasme d'une« conscience de soi» absolument
que le marxisme occupe dans le jeu de cette contradiction n'en reste contemporaine d'elle-même et de ses conditions, et un concept du
pas moÎns originale. vrai comme procès de connaissance, impliquant une non-coïncidence,
Cette métaphysique peut être non pas « supprimée », du moins une non-contemporanéité irréductible du discours et de ses conditions.
contrecarrée, si nous posons simultanément l'irréductibilité de l'an- Mais pour ce qui est des luttes historiques, le « vrai » est aussi
tagonisme et son caractère non téléologique (donc incompatible avec effet de conjoncture en ce sens qu 'il se produit commeune rencontre,
toute anticipation d'une « résolution finale»). C'est seulement dans ou comme une condensation exceptionnelle de luttes de classes et
le « moment actuel » que la réalité historique péut faire l'objet d'une de mouvements de masses, deux réalités qui restent toujours relati-
appropriation pratique. Lénine avait nettement désigné ce point en vement hétérogènes. Des seuls mouvements de masses, unifiés par
définissant le marxisme comme « l'analyse concrète des situations une « croyance » ou une « espérance » idéologique, et qui sont par
définition - même lorsqu'ils durent, lorsqu'ils fondent une prise de
1. M.E.W ., 36, p , 230 .
, 2. Je renvoie ici aux analyses de Dominique ,Lecourt, L'ordre et les jeux ,
Ed. Grasset, Paris, 1981 ; La philosophiesansfeinte, Ed. Albin Michel, Paris, 1982. 1. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, 1971, tome 38, pp. 170-172 .

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La crainte des masses Politique et vérité

pouvoir ou dévastent un ordre institutionnel établi - toujours habités de l'imprévu qui oblige la lutte de classes à faire retour, et rectifi-
de façon ambivalente par l'attraction et la répulsion de l'État, ne cation, sur ses propres représentations (et ses propres mythes) 1.
procède aucun effet de connaissance. Mais ce ne peut être le cas non De ces hypothèses je tirerai encore deux conséquences. La première,
plus pour les configurations stables, ou stabilisées, de la lutte de c'est que le grand leurre théorique, dans l'histoire du marxisme, a
classes, qui alimentent au contraire le dogmatisme de l'ordre établi, été constitué par le projet toujours renaissant et toujours avorté d'une
ou celui («subalterne», comme disait Gramsci avec une féroce théorie de l'idéologie. Projet incontournable, puisque, sans l'énoncé
lucidité) de la résistance des exploités organisés dans leurs « tran- d'un concept de l'idéologie, il n'y a ni « matérialisme historique»
chées» : l'une et l'autre caractéristiques, en somme, de ce que le ni« point de vue de classe» dans la théorie. On peut dire que après
même Gramsci appelait les processus de « révolution passive», dont Marx et Engels ce projet s'enracine à la fois dans l'insatisfaction que
on peut se demander s'ils ne sont pas plutôt l'ordinaire de l'histoire provoque la vacillation perpétuelle de leur concept d'idéologie, et
en tant qu'elle se méconnaît. dans la tentation de « développer » en une théorie cohérente, articulée
Ce qui fait surgir de la connaissance (ou du moins certaines de avec celle de l'exploitation capitaliste et de l'État, les descriptions
ses conditions), c'est l'imprévu de leur conjonction: ce sont ces« jours de l'effet d'inversion idéologique du réel qu'ils nous proposent.
pendant lesquels les masses apprennent plus qu'en des années», dont Pourtant ni Marx ni Engels ne semblent jamais avoir pensé à une
parle Lénine après Marx 1 (mais les jours peuvent être eux-mêmes telle « théorie » (sauf peut-être, précisément, sous le nom de « dia-
des années, s'il est vrai que le problème ici n'est pas chronométrique, lectique»). Car l'instabilité constitutive d'un concept fondateur, si
mais structural : il faudrait interroger à nouveau la métaphore de la elle produit bien une série d'obstacles et d'apories théoriques, n'est
«crise» qui sous-tend cette formulation). Soit que, comme l'avait pas exactement une lacune qu'il suffirait de combler. Ce projet est
brillamment analysé Marx à propos des révolutions du x1x• siècle, plutôt le symptôme du rapport à Marx qu'entretiennent les « marxistes»,
l'antagonisme de classes en vienne à polariser, à déplacer et à et de .ses contradictions. C'est en même temps le champ clos de
« radicaliser » les mouvements de masses. Soit que, surtout, comme leurs affrontements, de leurs « déviations » antithétiques. Il faudrait
l'ont beaucoup mieux vu Lénine, Gramsci ou Mao, les mouvements ici rappeler comment il s'est formé (Bernstein e_st,me semble-t-il,
de masses déterminent une lutte de classe restée hypothétique, et lui le premier à le formuler en ces termes, dans le camp« révisionniste»,
confèrent son contenu concret. Je dis surtout, parce que c'est sans mais aussitôt, dans le camp «orthodoxe», Plekhanov le reprend à
1. doute faute d'avoir envisagé cette réciproque que Marx et Engels, son compte, opposant au devenir de la conscience éthique la psy-
malgré toute leur dialectique, ont généralement appliqué une concep- chologie sociale, à la leçon de Kant celle de Taine, etc.) - et quelles
tion réductionniste de la lutte de classes, et se sont du même coup formes il prend ensuite jusqu'à Sartre ou Althusser de nos jours,
interdit de développer réellement l'idée critique d'un procès histo- dans ce qu'on peut considérer à cet égard comme la période du
rique dont la causalité n'exprimerait pas le destin d'un «sujet» marxisme « classique » (formation et dissolution des partis de la II·
prédestiné (prolétariat ou autre), mais l'articulation contradictoire de et de la III• Internationales, dont la base théorique est en substance
masses .et de classes jamais totalement réductibles les unes aux autres, la même). Tantôt ce projet est «économiste», tantôt il est « anti-
même «.en dernière instance». économiste ». Il peut être paradoxalement à la fois l'un et l'autre
Parodiant alors Kant, on pourrait dire : sans mouvements de masses, (comme chez Lukàcs, et généralement dans toute théorisation qui
les luttes de classes sont vides (c'est-à-dire qu'elles restent pleines tente d'utiliser «dialectiquement» la forme-marchandise contre le
d'idéologie dominante). Mais sans luttes de classes les mouvements de mécanisme, l'évolutionnisme ou le réductionnisme de classe, comme
masses sont aveugles (c'est-à-dire qu'ils produisent aussi bien la révo- c'était déjà le cas chez Engels).
lution que la contre-révolution, voire le fascisme). Mais entre ces Ce que je veux souligner ici, c'est que l'idée d'une théorie marxiste
deux formes il n'y a pas de correspondance préétablie, pas de de l'idéologie n'a jamais été qu'un moyen de compléter idéalement le
« schématisme » universel. Le vrai se produit comme l'effet critique matérialisme historique, de « boucher un trou» dans sa représentation

1. C'est la th èse althussérienne de la « surdétermination » et de la « sous-déter-


l. Lénine, Œuvres, cit., tome 21, p. 71. mination » des contradictions : cf Pour Marx, 1965, et Positions, 1976, ouvr . cit.

276 277
La crainte des masses Politique et vérité

pouvoir ou dévastent un ordre institutionnel établi - toujours habités de l'imprévu qui oblige la lutte de classes à faire retour, et rectifi-
de façon ambivalente par l'attraction et la répulsion de l'État, ne cation, sur ses propres représentations (et ses propres mythes) 1.
procède aucun effet de connaissance. Mais ce ne peut être le cas non De ces hypothèses je tirerai encore deux conséquences. La première,
plus pour les configurations stables, ou stabilisées, de la lutte de c'est que le grand leurre théorique, dans l'histoire du marxisme, a
classes, qui alimentent au contraire le dogmatisme de l'ordre établi, été constitué par le projet toujours renaissant et toujours avorté d'une
ou celui («subalterne», comme disait Gramsci avec une féroce théorie de l'idéologie. Projet incontournable, puisque, sans l'énoncé
lucidité) de la résistance des exploités organisés dans leurs « tran- d'un concept de l'idéologie, il n'y a ni « matérialisme historique»
chées» : l'une et l'autre caractéristiques, en somme, de ce que le ni« point de vue de classe» dans la théorie. On peut dire que après
même Gramsci appelait les processus de « révolution passive», dont Marx et Engels ce projet s'enracine à la fois dans l'insatisfaction que
on peut se demander s'ils ne sont pas plutôt l'ordinaire de l'histoire provoque la vacillation perpétuelle de leur concept d'idéologie, et
en tant qu'elle se méconnaît. dans la tentation de « développer » en une théorie cohérente, articulée
Ce qui fait surgir de la connaissance (ou du moins certaines de avec celle de l'exploitation capitaliste et de l'État, les descriptions
ses conditions), c'est l'imprévu de leur conjonction: ce sont ces« jours de l'effet d'inversion idéologique du réel qu'ils nous proposent.
pendant lesquels les masses apprennent plus qu'en des années», dont Pourtant ni Marx ni Engels ne semblent jamais avoir pensé à une
parle Lénine après Marx 1 (mais les jours peuvent être eux-mêmes telle « théorie » (sauf peut-être, précisément, sous le nom de « dia-
des années, s'il est vrai que le problème ici n'est pas chronométrique, lectique»). Car l'instabilité constitutive d'un concept fondateur, si
mais structural : il faudrait interroger à nouveau la métaphore de la elle produit bien une série d'obstacles et d'apories théoriques, n'est
«crise» qui sous-tend cette formulation). Soit que, comme l'avait pas exactement une lacune qu'il suffirait de combler. Ce projet est
brillamment analysé Marx à propos des révolutions du x1x• siècle, plutôt le symptôme du rapport à Marx qu'entretiennent les « marxistes»,
l'antagonisme de classes en vienne à polariser, à déplacer et à et de .ses contradictions. C'est en même temps le champ clos de
« radicaliser » les mouvements de masses. Soit que, surtout, comme leurs affrontements, de leurs « déviations » antithétiques. Il faudrait
l'ont beaucoup mieux vu Lénine, Gramsci ou Mao, les mouvements ici rappeler comment il s'est formé (Bernstein e_st,me semble-t-il,
de masses déterminent une lutte de classe restée hypothétique, et lui le premier à le formuler en ces termes, dans le camp« révisionniste»,
confèrent son contenu concret. Je dis surtout, parce que c'est sans mais aussitôt, dans le camp «orthodoxe», Plekhanov le reprend à
1. doute faute d'avoir envisagé cette réciproque que Marx et Engels, son compte, opposant au devenir de la conscience éthique la psy-
malgré toute leur dialectique, ont généralement appliqué une concep- chologie sociale, à la leçon de Kant celle de Taine, etc.) - et quelles
tion réductionniste de la lutte de classes, et se sont du même coup formes il prend ensuite jusqu'à Sartre ou Althusser de nos jours,
interdit de développer réellement l'idée critique d'un procès histo- dans ce qu'on peut considérer à cet égard comme la période du
rique dont la causalité n'exprimerait pas le destin d'un «sujet» marxisme « classique » (formation et dissolution des partis de la II·
prédestiné (prolétariat ou autre), mais l'articulation contradictoire de et de la III• Internationales, dont la base théorique est en substance
masses .et de classes jamais totalement réductibles les unes aux autres, la même). Tantôt ce projet est «économiste», tantôt il est « anti-
même «.en dernière instance». économiste ». Il peut être paradoxalement à la fois l'un et l'autre
Parodiant alors Kant, on pourrait dire : sans mouvements de masses, (comme chez Lukàcs, et généralement dans toute théorisation qui
les luttes de classes sont vides (c'est-à-dire qu'elles restent pleines tente d'utiliser «dialectiquement» la forme-marchandise contre le
d'idéologie dominante). Mais sans luttes de classes les mouvements de mécanisme, l'évolutionnisme ou le réductionnisme de classe, comme
masses sont aveugles (c'est-à-dire qu'ils produisent aussi bien la révo- c'était déjà le cas chez Engels).
lution que la contre-révolution, voire le fascisme). Mais entre ces Ce que je veux souligner ici, c'est que l'idée d'une théorie marxiste
deux formes il n'y a pas de correspondance préétablie, pas de de l'idéologie n'a jamais été qu'un moyen de compléter idéalement le
« schématisme » universel. Le vrai se produit comme l'effet critique matérialisme historique, de « boucher un trou» dans sa représentation

1. C'est la th èse althussérienne de la « surdétermination » et de la « sous-déter-


l. Lénine, Œuvres, cit., tome 21, p. 71. mination » des contradictions : cf Pour Marx, 1965, et Positions, 1976, ouvr . cit.

276 277
I
~
~r
J_,

11
La crainte des masses

de la totalité sociale, donc un moyen de constituer idéalement le


Politique et vérité

qu temps (puisqu'il postule l'imprévisibilité relative des effets de


w matérialisme historique en un système d'explication complète en son causes déterminées), mais dans sa «topique» théorique, puisqu'elle

'
~

~
1d
~·~
genre, au moins « en droit». Ce projet toujours renaissant doit être
lu sur le mode du symptôme: s'il faut « compléter le toùt social»
- ce qui est d'ailleurs l'ambition reconnue ou non de toute sociologie,
de toute « science sociale», et non du seul marxisme, et c'est bien
requiert l'articulation de la lutte des classes à des procès dont la
matérialité se déploie sttr une autre scène(par exemple l'inconscient).
Une telle position me semble cohérente avec l'idée d'un effet de
vérité dans la conjoncture. Elle implique, en termes politiques, non
I!! en ce point que surgissent ses concepts ad hoc: le «mana», « l'ordre pas une séparation absolue ou un antagonisme de nature entre la
l1rii
t symbolique», la« contrainte systémique», etc. - c'est afin de pouvoir connaissance et la décision (ou l'organisation), mais l'impossibilité
.
ij entièrement localiser la cause dans une représentation donnée, dans d'une «fusion» totale, acquise une fois pour toutes, des fonctions
un schéma de structure de la totalité sociale. Soit dans l'une de ses théorique et stratégique. Si c'est de la rencontre, et du conflit, entre
parties; identifiée comme le lieu même de la détermination en · la théorie, ou plutôt entre les théories et les pratiqu1=s,que surgissent
1 dernière instance, soit dans le jeu réciproque de toutes les parties, à la fois' la connaissance et la «politique», il faut bien que, de temps
de leur complexité ou de leur Wechselwirkungd'ensemble, le « phé- à autre au moins, la théorie soit produite en dehorsde l'organisation.

! nomène social total».


Et si le maillon manquant doit être désigné comme« l'idéologie»,
c'est parce que ce terme, retourné contre son usage initial, en vient
On peut même penser que dans ce « parallélisme » résident plus de
chances - et non pas moins - pour qu'évolue aujourd'hui la division
sociale du travail, et que la « théorie» (en tant qu'activité sociale)
à connoter l'adéquation imaginaire de la pratique d'organisation et cesse progressivement de constituer un monopole d'individus ou de
du savoir théorique dans un programme qui serait formulé une fois caste, une affaire d'intellectuels, bref de ce qu'à l'origine Marx
pour toutes. En ce sens, le retour de la téléologie dans le marxisme appelait des idéologues.
et le projet d'une théorie de l'idéologie (ou d'une science marxiste
des idéologies) me semblent avoir toujours été strictement corrélatifs.
On pourrait même suggérer qu'ils ont toujours servi à compenser
(dirons-nous suturer?) la division «horizontale» qu'introduit la lutte
l'i de classes dans la société par une autre unité fictive, plus abstraite
il est vrai, un principe de totalisation « verticale » dans le schéma
d'explication théorique. Divisée en classes, et donc scindéepratique-
ment, la société est réunifiée par la théorie, comme « formation
sociale». La « théorie marxiste de l'idéologie» serait ainsi le symp-
1. tôme du trouble permanent qù' entretient dans le marxisme sa propre
:11 reconnaissance de la lutte des classes !
'I
1.
,l
On doit pouvoir soutenir, me semble-t-il, à l'inverse : que les
:I
:i programmes et les plans ne sont jamais remplis, bien qu'ils soient
~~ parfois adéquats à leur conjoncture ; que la théorie ou plutôt le
~ concept de l'idéologie ne désigne pas d'autre« objet» que la complexité
rn
Il
non totalisable (ou non représentable dans un ordre donné) du
Ir, . processus historique 1 ; enfin, que le matérialisme historique est ina-
J:
1 chevé (et inachevable) par principe, non seulement dans la dimension

~
~
1--,
l. Ce qu'Althusser avait tenté d'exprimer en construisant la topique marxiste
autour du concept paradoxal d'une « cause absence», d'un terme inspiré par la
i::; psychanalyse et par le spinozisme : cf « L'immense révolution théorique de Marx»,
:::1 in Lire le Capital, Nouv . éd., cit., p. 396 sq.
1;11
li!l
!~: 278
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La crainte des masses

de la totalité sociale, donc un moyen de constituer idéalement le


Politique et vérité

qu temps (puisqu'il postule l'imprévisibilité relative des effets de


w matérialisme historique en un système d'explication complète en son causes déterminées), mais dans sa «topique» théorique, puisqu'elle

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genre, au moins « en droit». Ce projet toujours renaissant doit être
lu sur le mode du symptôme: s'il faut « compléter le toùt social»
- ce qui est d'ailleurs l'ambition reconnue ou non de toute sociologie,
de toute « science sociale», et non du seul marxisme, et c'est bien
requiert l'articulation de la lutte des classes à des procès dont la
matérialité se déploie sttr une autre scène(par exemple l'inconscient).
Une telle position me semble cohérente avec l'idée d'un effet de
vérité dans la conjoncture. Elle implique, en termes politiques, non
I!! en ce point que surgissent ses concepts ad hoc: le «mana», « l'ordre pas une séparation absolue ou un antagonisme de nature entre la
l1rii
t symbolique», la« contrainte systémique», etc. - c'est afin de pouvoir connaissance et la décision (ou l'organisation), mais l'impossibilité
.
ij entièrement localiser la cause dans une représentation donnée, dans d'une «fusion» totale, acquise une fois pour toutes, des fonctions
un schéma de structure de la totalité sociale. Soit dans l'une de ses théorique et stratégique. Si c'est de la rencontre, et du conflit, entre
parties; identifiée comme le lieu même de la détermination en · la théorie, ou plutôt entre les théories et les pratiqu1=s,que surgissent
1 dernière instance, soit dans le jeu réciproque de toutes les parties, à la fois' la connaissance et la «politique», il faut bien que, de temps
de leur complexité ou de leur Wechselwirkungd'ensemble, le « phé- à autre au moins, la théorie soit produite en dehorsde l'organisation.

! nomène social total».


Et si le maillon manquant doit être désigné comme« l'idéologie»,
c'est parce que ce terme, retourné contre son usage initial, en vient
On peut même penser que dans ce « parallélisme » résident plus de
chances - et non pas moins - pour qu'évolue aujourd'hui la division
sociale du travail, et que la « théorie» (en tant qu'activité sociale)
à connoter l'adéquation imaginaire de la pratique d'organisation et cesse progressivement de constituer un monopole d'individus ou de
du savoir théorique dans un programme qui serait formulé une fois caste, une affaire d'intellectuels, bref de ce qu'à l'origine Marx
pour toutes. En ce sens, le retour de la téléologie dans le marxisme appelait des idéologues.
et le projet d'une théorie de l'idéologie (ou d'une science marxiste
des idéologies) me semblent avoir toujours été strictement corrélatifs.
On pourrait même suggérer qu'ils ont toujours servi à compenser
(dirons-nous suturer?) la division «horizontale» qu'introduit la lutte
l'i de classes dans la société par une autre unité fictive, plus abstraite
il est vrai, un principe de totalisation « verticale » dans le schéma
d'explication théorique. Divisée en classes, et donc scindéepratique-
ment, la société est réunifiée par la théorie, comme « formation
sociale». La « théorie marxiste de l'idéologie» serait ainsi le symp-
1. tôme du trouble permanent qù' entretient dans le marxisme sa propre
:11 reconnaissance de la lutte des classes !
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On doit pouvoir soutenir, me semble-t-il, à l'inverse : que les
:I
:i programmes et les plans ne sont jamais remplis, bien qu'ils soient
~~ parfois adéquats à leur conjoncture ; que la théorie ou plutôt le
~ concept de l'idéologie ne désigne pas d'autre« objet» que la complexité
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Il
non totalisable (ou non représentable dans un ordre donné) du
Ir, . processus historique 1 ; enfin, que le matérialisme historique est ina-
J:
1 chevé (et inachevable) par principe, non seulement dans la dimension

~
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1--,
l. Ce qu'Althusser avait tenté d'exprimer en construisant la topique marxiste
autour du concept paradoxal d'une « cause absence», d'un terme inspiré par la
i::; psychanalyse et par le spinozisme : cf « L'immense révolution théorique de Marx»,
:::1 in Lire le Capital, Nouv . éd., cit., p. 396 sq.
1;11
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l 1
1
La vacillation de l’idéologie
dans le marxisme
A nnexe I

Foucault et Marx
L’enjeu du nominalisme

Pourquoi revenir aujourd’hui sur cette question des rapports entre


Foucault et Marx (ou de l’attitude de Foucault envers le « marxisme »),
dont on peut penser que les charmes et les bénéfices sont épuisés
depuis la fin des années soixante-dix au moins, tous les arguments
ayant été échangés à l’occasion de véhéments règlements de comptes
que nous avons tous en mémoire ? Foucault s’est beaucoup commenté
lui-même à longueur d’articles et d’entretiens. Pourtant il n’est pas
difficile d ’imaginer l’ironie que lui auraient inspirée les dissections
et interprétations formelles auxquelles aboutissent, inévitablement,
les parallèles entre des oeuvres et des auteurs consacrés, réputés tout
d’une pièce. En m ’engageant pourtant dans cette voie, je voudrais
lui faire prendre un chemin de traverse (une « diagonale ») qui en
déplacerait quelque peu les enjeux, à la recherche des questions à
poser pour continuer de travailler dans la philosophie avec Foucault
comme avec Marx.
Il est tentant — peut-être indispensable pour une lecture qui ne
soit pas pieuse - d ’appliquer aux textes de Foucault (je pense ici,
avant tout, à ses livres) son principe d ’analyse des règles de formation
ou d ’individualisation des énoncés : chercher leur corrélation avec
d’autres, qui « peuplent leurs marges », avec lesquels ils entrent « dans
l’ordre des contestations et des luttes », pour « retrouver leur incidence
d’événement 1 ». Et, pour cela, rattacher les énoncés effectifs à des
tactiques discursives qui se constituent, et produisent leurs effets,
dans un champ stratégique déterminé, étudier les transformations de
ces tactiques à mesure que, du fait même de leur énonciation, elles
modifient le terrain de leur intervention. Il ne s’agit pas là, on l’aura

1. L ’Archéologie du savoir [AS], Éd. G allim ard, Paris, 1969, pp. 128, 138, 159.

281
La crainte des masses

compris, de spéculer sur quelque non-dit ou sur des intentions, mais


de prendre à la lettre l’affirmation du caractère toujours déjà politique
du discours théorique, dans sa « matérialité incorporelle » propre *.
La philosophie, on le sait bien depuis Kant, est un Kampfplatz, dans
lequel il n’y a pas de règlement définitif des conflits, et où par suite
aucun projet intellectuel n’occupe jamais de position absolument
simple et stable, mais se développe par son opposition aux énoncés
existants, par leur « problématisation » incessante.
Accorder une fonction privilégiée à l’opposition de Marx et de
Foucault, dans cette perspective, appelle cependant une précision
immédiate. Je formerai l’hypothèse que, sous des formes constam­
ment renouvelées, un véritable combat avec Marx est coextensif à
toute l’œuvre de Foucault, et l’un des ressorts essentiels de sa
productivité : combat déjà engagé au moment où s’écrit l'Histoire de
la folie, puisque, comme l’a opportunément rappelé P. Macherey
dans un article récent2, c’est dans le renversement de son adhésion
initiale au marxisme, conçu comme une « critique concrète » de
l’aliénation, qu’il faut chercher les raisons pour lesquelles, désormais,
il s’est « méfié comme de la peste de tout ce qui venait du maté­
rialisme dialectique » ; combat encore ouvert après La volonté de
savoir, comme en témoignent les extraits de cours, articles et confé­
rences des années quatre-vingt. Toutefois, ce combat n’est pas un
simple duel. A cela plusieurs raisons très manifestes. D ’abord, il
s’insère dans des programmes de travail différents, où la confrontation
avec Marx intervient de façon inégalement décisive, et plus profon­
dément ne s’adresse pas toujours au même « Marx », au même
« marxisme ». Il est vrai que, inversement, la relance de cette confron­
tation peut nous apparaître, après coup, comme l’une des continuités
qui assurent l’unité de la recherche poursuivie par Foucault de livre
en livre, et d’archive en archive. De plus, il est assez manifeste que
les énoncés venus de Marx ne sont pas saisis dans un isolement
académique, mais en fonction de la conjoncture, surdéterminés par
leurs usages et leurs interprétations, dans une sorte de radiographie
du tissu marxiste, et d’évaluation de son rôle dans le savoir contem­
porain (les noms de Sartre, de Merleau-Ponty, d’Althusser, de l’École
de Francfort peuvent ici servir de repères). Mais surtout, il apparaît
d’emblée que, pour Foucault, le combat avec Marx n’a jamais eu sa
1. AS, p. 158.
2. P. Macherey, « Aux sources de l’Histoire de la folie : une rectification et ses
lim ites», in Critique, août-septembre 1986, n” 471-472, p. 753 sq.

282
Foucault et Marx

fin en lui-même, et ne peut être dissocié d ’autres confrontations,


dans lesquelles il intervient en tiers, en première ou en deuxième
ligne. Notons tout de suite que cette situation de « polyvalence
tactique des discours 1 » interdit, ici, non seulement toute prétention
à l’exhaustivité, mais toute prétention de circonscrire l’enjeu du
combat à une question unique. Elaborant ses propres questions,
Foucault ne cesse de poser à Marx des questions qui lui viennent
d’autres lieux philosophiques et historiques, comme il ne cesse de
poser à d’autres interlocuteurs, ou adversaires, des questions dont la
formulation dépend de Marx.
Je me propose d’illustrer cette hypothèse par un exemple singu­
lièrement frappant. Il s’agit de la façon dont se croisent, dans La
volonté de savoir, la question du marxisme et celle de la psychanalyse.
Ouvrage fortement polémique, en même temps que programmatique,
dont on sait bien que la perspective sera en partie corrigée, mais
dont l’unité vient précisément des adversaires qu’il se choisit et de
la façon dont il les associe.
Il ne suffit pas de dire que Foucault entreprend ici de récuser une
certaine conception du pouvoir, et une certaine conception de la
sexualité, en montrant ce qui les sous-tend l’une et l’autre (l’hypothèse
répressive), et conduit à leur conférer une définition essentialiste. Il
faut accorder toute son importance au fait que, de bout en bout, il
s’attache à ruiner une problématique diffuse de l’époque, mais sys­
tématisée dans ce que nous pouvons appeler, génériquement, le
freudo-marxisme contemporain (Reich étant, en particulier, nommé
à plusieurs reprises). Foucault nous en indique lui-même, avec pré­
cision, les thèmes majeurs :
-im plication réciproque de la répression du sexe et de l’exploi­
tation de la force de travail dans la société capitaliste2, à laquelle
veut répondre une grande prédication de la libération sexuelle comme
composante de la révolution politique et sociale 3 ;
—complicité de la censure morale, de la « police des énoncés » et
de la reproduction des rapports économiques sous la domination
d’un même ordre politique 4 ;
—homologie à cet égard de l’ordre bourgeois global et de l’autorité

1. La volonté de savoir [VS], Histoire de la sexualité I, Éd. G allim ard, Paris,


1976, p. 132.
2. VS,pp. 12-13, 150-151, 173.
3. VS,pp. 14-15, 105, 173.
4. VS,pp. 25-26, 51.

283
La crainte des masses

qui s’exerce dans les « cellules » familiale et éducative, sous la figure


commune du Père 1 ;
— opposition plus générale, enfin, entre une énergie naturelle orien­
tée vers la recherche du plaisir, et l’ordre artificiel des institutions,
depuis la prohibition de l’inceste jusqu’à la famille monogamique
et à l’É tat2. De là l’hypocrisie sexuelle des classes dominantes 3,
culminant dans la fiction d ’un principe de réalité auquel s’oppose le
grand refus utopique, la subversion globale des valeurs établies et
du mensonge qu’elles incarnent4.
Pourquoi la critique de ces thèmes est-elle tellement importante
aux yeux de Foucault ? Sans doute parce que le freudo-marxisme est
à la fois de l’ordre de la culture populaire et de la culture savante,
que c’est une sorte de lieu géométrique des courants intellectuels qui
mettent en relation des disciplines différentes, des discours philoso­
phiques, scientifiques et littéraires, des pratiques militantes, théo­
riques ou esthétiques ; parce que c’est en somme le lieu naturel vers
lequel tend /’alternative aux sciences humaines. L’emprise du freudo-
marxisme s’étend ainsi bien au-delà de ses réalisations explicites, elle
englobe aussi bien les discours actuels de la psycho-sociologie que
la postérité de Bataille, dont Foucault s’est senti si proche. Or le
freudo-marxisme (sous telle ou telle variante) est bien un renversement
de valeurs énoncées par de puissants appareils institutionnels, il
inspire des contestations dans ces appareils, des luttes dont Foucault
reconnaît l’importance, mais dont il lui importe essentiellement de
se demander jusqu’à quel point elles rompent véritablement avec la
formation discursive qu’elles dénoncent. Il n’est pas abusif de sup­
poser ici que ce que Foucault veut questionner radicalement, c’est
l’évidence, et l’efficacité, d ’un certain gauchisme ou utopisme révo­
lutionnaire.
D ’autres raisons encore me paraissent déterminantes. La façon
même dont Foucault critique le freudo-marxisme suggère que, à ses
yeux, une telle combinaison doit, en règle générale, révéler précisé­
ment ce par quoi marxisme et psychanalyse appartiennent à un même
champ de savoir, voire à un même socle préconceptuel. Il n’est pas
sûr qu’ils soient réductibles à ce qu’ils mettent ainsi en commun,
mais il est certain que, dans cette mise en commun, doit opérer une
détermination qui leur est essentielle. Marxisme et psychanalyse ne

1. VS, pp. 62-64, 111-113, 132, 143.


2. VS, pp. 95, 107-108, 146, 151.
3. VS, p. 168.
4. VS, p. 126.

284
Foucault et Marx

peuvent être interprétés dans une illusoire pureté, mais dans des
usages ou des applications, et notamment dans leur application l’un
sur l’autre (cas particulier de la façon dont chacun d ’entre eux travaille
le champ des « sciences humaines »).
Inversement, il apparaît aussi qu’une telle critique est la contre-
épreuve de l’autonomie du propre discours de Foucault, en tant qu’il
porte, à première vue au moins, sur les mêmes objets : les institutions
de pouvoir, les résistances, les exclusions, le traitement social des
« déviances » morales et sexuelles, et son importance dans l’économie
politique des sociétés modernes. Des notions comme celles de nor­
malisation et de société disciplinaire, avancées dans Surveiller et punir,
recoupent au moins verbalement les thèmes du freudo-marxisme,
auxquels des lecteurs qui ne sont pas nécessairement niais eu mal­
veillants peuvent penser qu’elles apportent un substitut ou une
généralisation (ce risque - si l’on peut dire - sera toujours présent
dans l’analyse de la forme « pastorale » du pouvoir, puisqu’elle a
affaire à la façon dont un certain régime de la sexualité prend place
dans l’économie du pouvoir d’Etat moderne ').
Or ce voisinage des objets et des mots mêmes du freudo-marxisme
et de l’enquête foucaldienne (un voisinage qui pourrait se perpétuer
encore s’il apparaissait que Foucault procède à une combinaison
antithétique de concepts anti-freudiens avec des concepts anti-marxistes)
est accentué dans La volonté de savoir par l’émergence finale de la
notion du biopouvoir, et par la désignation répétée du racisme contem­
porain comme le phénomène crucial dont elle devrait rendre compte.
Dans sa première conception, l'Histoire de la sexualité devait se
conclure par un volume sur « Population et races ». La place occupée
par le problème du racisme, dans les perspectives de recherche que
trace ici Foucault, est considérable 2. N ’est-ce pas là, finalement,
l’effet « concret » le plus révélateur du jeu des technologies politiques
modernes qui portent sur la vie au niveau des corps individuels et
au niveau des populations ou de « l’espèce » et de sa reproduction ?
N ’est-ce pas l’indice majeur de la profondeur à laquelle, dans le
régime contemporain de savoir-pouvoir (et même, comme le précise

1. Voir les « Deux essais sur le sujet et le pouvoir», reproduits dans lt livre de
H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique. Ed. G alli­
mard, Paris, 1984.
2. VS, p. 37, 56, 73, 88, 155-157, 161-168, 179/?., 193-198. [Depuis que
ces lignes ont été écrites, la question a fait l'objet d ’une remarquable étude de Ann
Laura Stoler, Race and the Education of Desire. Foucault’s History of Sexu.ility and
the Colonial Order of Things, Duke University Press, 1995.]

285
La crainte des masses

ultimement Foucault, de « savoir-pouvoir-plaisir »), sont ancrées des


notions comme celles de dégénérescence et d’eugénisme, dans les­
quelles il faudrait voir le type même de la formation de compromis
entre la symbolique du sang et l’analytique de la sexualité 1 ? Or
Foucault sait parfaitement que la nécessité de rendre compte des
formes contemporaines du racisme, de leur dynamique « de masse »,
de leur emprise sur la « personnalité » individuelle et de leur relation
avec la guerre (longuement évoquée dans le dernier chapitre de La
volonté de savoir), est à l’origine du freudo-marxisme chez Reich
comme chez Adorno ou Marcuse (théoricien par excellence de la
«civilisation répressive»). Il sait aussi que l’une des difficultés les
plus flagrantes soulevées par les théorisations freudo-marxistes (en
tout cas chez Reich, à qui précisément il ne cesse de se référer ici)
tient à la troublante proximité de leur biologisme, ou de leur
énergétisme, avec celui des idéologies racistes elles-mêmes. Et il ne
peut pas ne pas se poser la question de savoir dans quelles conditions
une analyse du pouvoir dans les sociétés contemporaines - en tant
que, fondamentalement, il serait un bio-pouvoir ou pouvoir sur
l’espèce, enraciné dans une « bio-histoire » et commandant une « bio-
politique » — ne sera pas prise dans la même équivoque.
A ce point, la critique du freudo-marxisme ne sera donc pas
seulement un préalable théorique, mais une épreuve indispensable
pour dégager la différence de ses propres concepts et en ajuster les
effets pratiques. On sait comment, tout au long de La volonté de
savoir, se développe la critique de 1’« hypothèse répressive », en même
temps que l’explication de la fonction qu’elle remplit dans l’économie
des discours sur le sexe : l’injonction de parler du sexe, d ’en produire
la vérité, d’y chercher la vérité de chacun. Injonction qui assure la
prolifération des discours (faisant des sociétés occidentales modernes
probablement les plus bavardes de l’histoire sur le sexe, dont elles
inventent la notion générique), et qui n’est pas atténuée mais au
contraire renforcée tactiquement par la représentation de l’interdit.
Partant de cette caractérisation, Foucault opposera trois grands
arguments au freudo-marxisme :
1. — D ’abord, sa fausseté historique. Il est matériellement faux
que la société qui se développe à partir du xviii' siècle - « qu’on
appellera comme on voudra bourgeoise, capitaliste ou industrielle 2 »
- ait opposé au sexe un refus fondamental, qu’elle l’ait censuré. Elle
l’a plutôt produit comme l’objet de ses soins constants. Et de même
1. VS, p. 195.
2. VS, p. 92.

286
Foucault et Marx

il est faux que la « mise au travail » des masses ouvrières, du


prolétariat, ait eu pour condition préalable une surveillance castratrice
du corps sexué des ouvriers l. Ici Foucault cite directement Marx 2.
Ce qui est historiquement vrai, c’est au contraire que la sexualité
avec ses dispositifs régulateurs et contraignants (moralité familiale,
en particulier prohibition de l’inceste, dressage éducatif, médicali­
sation et psychiatrisation) a été importée dans la sphère du travail à
partir d’un modèle bourgeois, dès lors que les rapports économiques
évoluaient vers une intégration sociale et une normalisation fine de
la force de travail (sans doute aussi une intellectualisation croissante
de cette force). Corrélativement, il faut se représenter l’ascétisme
moral de la bourgeoisie, non pas comme une condition de rationalité
économique ou, à l’inverse, comme une hypocrisie, mais bien comme
une tactique d’intensification du plaisir corporel.
2. — Ensuite, sa dépendance d’un modèle purement juridique du
pouvoir, à la fois limité et archaïsant, centré sur les représentations
de la souveraineté et de la loi (Loi morale, Loi politique, Loi
symbolique). On touche ici au noyau commun de la psychanalyse
et du marxisme, qui a rendu possible et même inévitable leur
combinaison. Chacun a reconnu dans l’autre son propre présupposé.
Et plus précisément chacun a reconnu dans l’autre une variante de
l’idée d’assujettissement des individus à un pouvoir de domination,
qui doit prendre la forme de l’obéissance }, et à laquelle Foucault,
depuis Surveiller et punir au moins, ne cesse d’opposer la positivité
ou la productivité du pouvoir, l’idée de discipline (mais en fait cette
idée est chez lui beaucoup plus ancienne : voir l'Histoire de la folie,
sur le sens « positif » du pouvoir d’internement, ou L ’Ordre du discours
sur le « pouvoir d’affirmation » qu’essaie de décrire une généalogie).
Remarquons alors qu’entre l’idée d ’assujettissement-obéissance et
celle & aliénation, il y a une profonde parenté (puisque l’obéissance,
en dernière instance, doit se fonder sur l’intériorisation de la Loi qui
émane d ’une autorité extérieure ; puisqu’elle détermine ainsi une
scission du sujet, qui prendra la forme privilégiée du dualisme âme-
corps, mais qu’on retrouvera aussi bien dans le dualisme public-
privé, ou dans le dualisme Etat-société, dont la « métaphysique »
commune se trouve ainsi manifestée). Croyant découvrir un principe
d’explication dans l’homologie de l’État et de la Censure morale, le
freudo-marxisme, et généralement toutes les variantes de l’hypothèse
1. VS, pp. 151, 158/?.
2. VS, p. 167.
3. VS, pp. 112-113.

287
La crainte des masses

répressive, ne font que répéter le schéma imaginaire déjà présent, à


l’identique, dans chacune de leurs deux composantes.
3. — Faisant alors un pas de plus nous pouvons découvrir tout au
long du texte de La volonté de savoir une critique systématique de
ce que j’appellerai volontiers, en référence à une tradition philoso­
phique idéaliste sur laquelle se sont très tôt concentrées les attaques
des matérialistes (Lucrèce ’)> le principe de l'homéomêrie sociale : enten­
dons par là l’idée que, dans le « tout » social (ou politique, ou
culturel), les « parties » ou les « cellules » sont nécessairement sem­
blables au tout lui-même. En l’occurrence, la pointe de la critique de
Foucault (matérialiste en ce sens) se concentre sur la question de la
famille (mais elle touche aussi à d’autres institutions ou appareils,
telles l’école et la médecine). Autant Foucault souligne le rôle
stratégique de la famille (de sa moralisation, de sa médicalisation)
dans le dispositif de régulation des populations qui forme l’un des
pouvoirs essentiels des Etats « bourgeois », autant il s’attache à mon­
trer que la famille, qui est tout à la fois le lieu de la perversion
institutionnelle 2 et de l’hystérisation du corps de la femme 3, l’autre
de l’espace psychiatrique 4, l’enjeu des concurrences entre les déten­
teurs des savoirs professionnels sur l’homme 5, le moyen de la socia­
lisation des conduites procréatrices, mais surtout le lieu du « reco­
dage » juridique des techniques du corps en général dans la forme
de l’alliance ou de la parenté 6, ne peut pas, pour cette raison même,
être considérée comme l’image réduite de la société globale. « La famille
ne reproduit pas la société, et celle-ci, en retour, ne l’imite pas 7. »
La famille est un « foyer local » de pouvoir-savoir 8, mais non pas
une monade, pars totalis de « la société », et ce qui fait son importance
stratégique n’est pas sa ressemblance mais sa spécificité ou sa diffé­
rence. Donc, pas plus que la famille n’est un petit Etat, l’État n’est
une grande patriarchie.
Or cette analyse se généralise aussitôt à toutes les institutions dont
les pratiques contribuent à produire cet objet complexe qu’est « la
sexualité », et elle forme une pièce essentielle de la critique de la
1. Voir la critique de « l'homéomérie d ’Anaxagore » dans Lucrèce, De natura
rerum, Chant I, v. 830-920.
2. VS, p. 50/?.
3- VS, pp. 137 sq., 160.
4. VS, pp. 147-148.
5. VS, pp. 131, 138, 146.
6. VS, pp. 138, 142-150, 165.
7. VS, p. 132.
8. VS, p. 130.

288
Foucault et Marx

représentation du pouvoir comme « un système général de domination


exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets,
par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier 1 » :
autrement dit de l’organicisme (un organicisme dans lequel, plutôt
que le modèle du corps, il faut lire la perpétuation d ’une idée de
l’âme, ou de l’esprit). Elle vient donc illustrer concrètement ce que
Foucault appelle la nécessité du nominalisme 2, et qui n’est pas sans
produire des effets critiques sur certaines de ses propres formulations
antérieures.
Dans Surveiller et punir, il avait écrit, au terme de sa description
du panoptisme : « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines,
aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux
prisons 3 ? » Et, s’il avait clairement mis le lecteur en garde contre
la tentation de voir dans le Panoptique autre chose qu’un programme,
immédiatement soumis aux aléas de sa réalisation dans un champ
de résistances, il n’en avait pas moins présenté la prison comme un
« archipel carcéral 4 » fait de plusieurs cercles concentriques d’insti­
tutions, de pratiques disciplinaires constituant « un moyen de sur­
veillance perpétuelle sur la population : un appareil qui permet de
contrôler, à travers les délinquants eux-mêmes, tout le champ social5 »,
un point de départ et d’aboutissement pour toutes les variétés du
pouvoir normatif dont l’ensemble constitue une société disciplinaire.
Désormais Foucault a, semble-t-il, rompu avec l’idée que la définition
des grands « diagrammes de pouvoir », propres à une société donnée,
puisse se fonder sur l’homologie formelle des institutions (dans
laquelle rôde toujours l’idée que chacune d’entre elles est une pièce
du grand mécanisme du pouvoir, ou participe de l’essence générique
du pouvoir), et il est passé à la thèse de Yêquivocitê du pouvoir et à
l’étude de l’articulation historique de ses différentes pratiques, laquelle
implique à son tour — en rupture avec la tradition philosophique
qui va de Kant à Marx (ou du moins au jeune Marx) — qu’il n’y a
pas la pratique, mais des pratiques, chacune spécifiée par sa « t ech­
nologie » propre.
Mais cette critique rejoint, en lui conférant une précision nouvelle,
un thème fondamental dont on peut bien dire qu’il aura traversé
toute l’ceuvre de Foucault, en contrepoint de sa critique de l’hu­

1. VS, p. 121.
2. VS, p. 123.
3. Surveiller et punir [SP], Éd. Gallim ard, Paris, 1975, p. 229.
4. SP, p. 304.
5. SP, p. 287.

289
La crainte des masses

manisme et du « cercle anthropologique » : la remise en question du


psychologisme politique, au sens le plus large du terme. Entendons
par là aussi bien l’idée que les processus historiques et sociaux
trouvent leur ancrage, leur condition de possibilité dans la façon
dont se déterminent les individus, que ce soit librement ou sous la
contrainte (idée à laquelle une psychologie sexuelle ou une psycho­
logie de la personnalité sexuelle apportent un supplément d’objec-.
tivité apparente), que l’idée symétrique selon laquelle la psychologie,
le comportement ou la conscience des individus reflète la place
fonctionnelle qu’ils occupent dans le champ des institutions ou des
contradictions politiques (la « conscience de classe » marxiste n’était
le plus souvent qu’une variante de cette idée).
Cette relation spéculaire, Foucault n’a cessé d’en explorer les
origines et les formes institutionnelles, c’est-à-dire qu’il n’a cessé de
se demander pourquoi, dans la société contemporaine, et d’autant
plus qu’elle se « modernise », donc qu’elle se « politise », la politique
(qu’il s’agisse des pratiques de gouvernement ou des résistances
qu’elles suscitent) se projette dans la psychologie, contraint les indi­
vidus à s’identifier à un « moi » (ou à un « nous ») pour agir en tant
qu’êtres sociaux. Quels sont les modèles de subjectivité que les
individus doivent imiter pour s’insérer dans le jeu des pratiques ? A
cet égard, l’utopie politique du freudo-marxisme apparaît bien comme
un simple renversement de valeurs, qui reste totalement pris dans
le réseau psychopolitique, et comme le révélateur du psychologisme
inhérent à ses deux parents, Marxisme et Psychanalyse.
Là s’arrête toutefois la symétrie. Dans le contexte de La volonté
de savoir, Marx et Freud font l’objet de traitements tout à fait
différents. Il ne s’agira pas ici de déterminer si l’un est plus juste
que l’autre, mais de décrire la façon dont cette dissymétrie traduit
la stratégie discursive de Foucault.
Il apparaît que celle-ci (en raison même de l’objectif initial d ’une
« histoire de la sexualité ») est d ’abord dirigée contre la psychanalyse,
en tant que celle-ci postule essentiellement que la sexualité n’a pas
d ’histoire (ou que le sexe est ce qui dans toute histoire transcende
l’histoire, selon le schéma de l’énonciation des limites de la finitude
humaine, décrit dans les dernières pages de Les Mots et les Choses).
Mais il apparaît aussi que, la critique de la psychanalyse se faisant
au moyen d ’un certain usage du marxisme (ou, si l’on veut, en
retournant contre la psychanalyse elle-même les énoncés marxistes
qui lui sont associés dans le mixte freudo-marxiste), il importe de
récuser toute cette part de transcendance du marxisme, donnée dans

290
Foucault et Marx

le langage même de l’immanence historique (l’idée d ’une loi de


l’histoire), qui en réduit la portée critique à néant. Ainsi selon le
point de vue auquel on se placera (je n’ose pas dire la préférence
qu’on portera à Marx ou à Freud comme référents théoriques), on
pourra avoir le sentiment, soit que l’essentiel est la rupture avec
Freud dont la critique de Marx n’est qu’un moyen, soit que la
critique de Marx est d ’autant plus impitoyable qu’elle conditionne
tout règlement de compte définitif avec le psychologisme dans lequel
est incluse la psychanalyse.
Et c’est, naturellement, tout le dispositif de « l’histoire politique
de la vérité 1» qui est ici en cause : montrer, en retournant le thème
traditionnel (confirmé, en particulier, chez Heidegger) d ’une vérité
qui serait « dans une parenté originaire avec la liberté », que « la
vérité n’est pas libre par nature, ni l’erreur serve, mais que sa
production est tout entière traversée de rapports de pouvoir ». A
cette thèse critique, la psychanalyse telle que la perçoit Foucault
oppose un obstacle fondamental, parce qu’elle est prise tout entière
dans la pratique de l’aveu, et dans la dénégation de cette pratique,
parce qu’elle fait du sexe lui-même la vérité qui « demande » à être
libérée ; tandis que le marxisme peut apporter une contribution
décisive, si toutefois nous savons le dissocier de toute cette partie de
lui-même qui identifie le telos de la libération avec la manifestation
finale de la vérité, et qui relève en dernière analyse de l’hypothèse
répressive.
Est-ce à dire que la critique de la psychanalyse relève de la catégorie
des idéologies ? Foucault a toujours récusé le terme 2, à une brève
mais notable exception près, dans L ’Archéologie du savoir. Mais pas
toujours pour la même raison fondamentale. Une rétrospective ferait
apparaître, me semble-t-il, que la notion marxiste de l’idéologie
(telle qu’elle s’énonce dans L ’idéologie allemande, c’est-à-dire plutôt
comme « conscience de soi » de l’être social, ou comme abstraction
du « langage de la vie réelle », que comme reflet de la lutte des
classes) a toujours dû figurer, ne serait-ce que virtuellement, dans le
champ même des discours et des savoirs dont une archéologie permet
de critiquer la prétention scientifique. On est passé, toutefois, d ’une
problématique de la représentation et du signe à une problématique
de la pratique.
A relire Naissance de la clinique (1963), livre où il n’est pas
question de Marx, et pour cause, mais où les catégories historiques
1. VS, p. 81.
2. Et le fait à nouveau ici : VS, pp. 91, 129, 135, 168.

291
ha crainte des masses

de l’expérience culturelle s’infléchissent dans le sens d ’une analyse


des pratiques institutionnelles, on n’échappe pas à la conclusion que
le « langage de la vie réelle » de Marx devait apparaître à Foucault
comme une variante, à peine transformée, du « langage d’action »
de Condillac (et par conséquent toute théorie de l’idéologie comme
une postérité des Idéologues !) - au prix d ’une substitution de
l’Histoire à la Nature dans le rôle d’expérience originaire, où se
nouerait l’appartenance réciproque du signe et de la chose.
A relire les analyses de la production du discours qui se succèdent
à partir de L ’ordre du discours (1970), il apparaît au contraire que
ce qui fait problème dans la notion d ’idéologie, c’est son présupposé
anthropologique, sa référence implicite à l’aliénation d ’un sujet, y
compris sous la forme de la « méconnaissance », ou de 1’« illusion »
impliquée dans un rapport de domination.
Entre ces deux critiques, h ’Archéologie du savoir (1969) a représenté
un moment fugitif d’équilibre instable (qui est aussi le seul moment
où Foucault s’est référé sur un pied d’égalité à Marx, Freud et
Nietzsche comme aux initiateurs d’un « décentrement du sujet ») '.
Le Marx auquel Foucault renvoie alors, pour inscrire la « coupure »
entre les idéologies et les sciences dans l’histoire des formations
discursives 2, n’est autre que le Marx transformé par Althusser en un
théoricien de l’articulation des pratiques, parmi lesquelles figureraient
aussi les « pratiques discursives ». Mais ce moment est instable, parce
que la désignation des formations discursives comme formations
idéologiques tend toujours à rabattre l’articulation du pouvoir et du
savoir sur celle de la méconnaissance et de la connaissance. Dès lors,
l’unité du « pouvoir-savoir » déplace la question de l’idéologie vers
une totale équivalence des pratiques au regard de la vérité, plutôt
qu’elle ne lui substitue un autre nom pour une critique des genres
de connaissance. Toute pratique, en tant qu’exercice d’un pouvoir,
implique des normes de vérité, des procédures de partage entre vérité
et fausseté, et la connaissance (scientifique) ne représente à cet égard
qu’un pouvoir s’exerçant parmi d’autres.
Si la psychanalyse n’a pas à être critiquée comme une idéologie,
Foucault nous propose pourtant bel et bien, en des formules qui

]. L'article «Nietzsche, Freud, M arx» (Cahiers de Roy a a moni, t. VI, Éd. de


M inuit, Paris, 1967, Nietzsche) reproduit il est vrai une conférence de 1964
[aujourd’hui dans Michel Foucault, Dits et écrits, Ed. G allim ard, 1994, vol. I,
p. 564 sq.\
2. AS, p. 232 sq. (« Science et savoir »).

292
foucault et Marx

font plus qu’évoquer la critique marxienne de la spéculation telle


qu’on la lit par exemple dans L ’idéologie allemande, une genèse du
sexe comme « point idéal », « élément le plus spéculatif, le plus idéal,
le plus intérieur », « point imaginaire » ou « élément imaginaire »
auquel le dispositif historique de la sexualité ordonne toute l'expé­
rience individuelle Et il nous dit que cette genèse vaut en même
temps comme « une archéologie de la psychanalyse 2 ». A l’emprise
de cette idée du sexe, la psychanalyse ne peut se soustraire ni théo­
riquement (puisque c’est pour elle le nom même de la vérité) ni
pratiquement (puisque la technique psychanalytique dépend tout
entière de l’existence d’un interdit sexuel et de l’injonction d ’avoir
à le relever). En sorte que l’hypothèse d ’un nominalisme psychana­
lytique est tout simplement absurde, tandis que celle d ’un marxisme
nominaliste peut au moins être considérée.
Le rejet du freudo-marxisme peut alors se lire comme un simple
préalable pour une critique marxiste de la psychanalyse :
Certains croient pouvoir dénoncer à la fois deux hypocrisies symé­
triques (...) C’est mal comprendre le processus par lequel la bour­
geoisie au contraire s’est dotée, dans une affirmation politique arro­
gante, d’une sexualité bavarde que le prolétariat a refusé longtemps
d’accepter dès lors qu’elle lui était imposée par la suite à des fins
d'assujettissement. S’il est vrai que la «sexualité», c’est l’ensemble
des effets produits dans les corps, les comportements, les rapports
sociaux par un certain dispositif relevant d’une technologie politique
complexe, il faut reconnaître que ce dispositif ne joue pas de façon
symétrique ici et là, qu’il n’y produit donc pas les mêmes effets. Il
faut donc revenir à des formulations depuis longtemps décriées (sic) ;
il faut dire qu’il y a une sexualité bourgeoise, qu’il y a des sexualités
de classe. Ou plutôt que la sexualité est originairement, historique­
ment bourgeoise et qu’elle induit, dans ses déplacements successifs
et ses transpositions, des effets de classe spécifiques (VS, p. lf>8).
C’est précisément l’un de ces déplacements que Foucault évoque
pour expliquer, sinon la possibilité même de la psychanalyse (car
celle-ci s’inscrit dans toute l’histoire de l’objectivation du sexe comme
v objet de savoir, qui lie sexe, parole et interdit), du moins le lieu et
le moment de sa constitution.
De même qu’il y a un être, ou plutôt un « corps de classe » de

1. VS, pp. 205-207.


2. VS, p. 172.

293
La crainte des masses

la sexualité de même l’être de discours et de pratique de la


psychanalyse est indissociable d’une position de classe, au sens d’une
place qu’elle occupe dans les rapports de forces, les rapports straté­
giques entre les classes2. Auparavant, Foucault a longuement argu­
menté contre l’idée d ’un parallélisme entre la répression politique
des classes pauvres et le contrôle du sexe 3. Dès lors que la famille
doit être conçue plutôt comme un lieu d’intensification du disposi­
tif de la sexualité, celle-ci a d’abord constitué un privilège de la
bourgeoisie, aussi bien dans son versant de plaisir que dans son ver­
sant médical, un élément fondamental de sa culture. Mais aussi la
base du racisme d ’Etat proprement bourgeois, lié à l’hérédité et à
l’eugénisme.
Et ce processus était lié au mouvement par lequel elle affirmait sa
différence et son hégémonie. Il faut sans doute admettre qu’une des
formes primordiales de la conscience de classe, c’est l’affirmation du
corps ; du moins ce fut le cas pour la bourgeoisie au cours du
xvur siècle ; elle a converti le sang bleu des nobles en un organisme
bien portant et en une sexualité saine ; on comprend pourquoi elle
a mis si longtemps et opposé tant de réticences à reconnaître un corps
et un sexe aux autres classes - à celles justement qu’elle exploitait
(VS, p. 166-167).
L’industrialisation, l’urbanisation et les conflits sociaux du XIX' siècle
remettent en question ce privilège, entraînent l’extension du « corps
sexuel » au corps social tout entier 4 — c’est-à-dire l’extension des
techniques familiales, médicales, démographiques de sexualisation.
Le partage de classe se déplace alors : il ne porte plus sur la jouissance
ou non d ’un corps sexuel, mais sur la manière dont est imposé et
traité l’interdit.
Ceux qui avaient perdu le privilège exclusif d’avoir souci de leur
sexualité ont désormais le privilège d’éprouver plus que d’autres ce
qui l’interdit et de posséder la méthode qui permet de lever le
refoulement3.

1. VS, p. 164.
2. VS, p. 170 sq.
3. VS, p. 158 sq.
4. VS, p. 169.
5. VS, p. 172.

294
Foucault et Marx

Dans le même temps, la psychanalyse prend, dans la classe bour­


geoise, la place de couronnement critique du dispositif psychiatrique,
et les classes populaires sont stigmatisées comme foyer de dégéné­
rescence de la race, soumises au quadrillage administratif et judiciaire
destiné à pourchasser l’inceste, etc.
Cette position de classe de la psychanalyse n'est que l’un des deux
versants de la critique. Sur l’autre versant, qui concerne proprement
la genèse des idéalités de la psychanalyse, une thématique proche du
marxisme est également à l’œuvre. O u plutôt c’est là que la référence
à Marx doit entrer inévitablement dans un procès de division. Dans
la représentation psychanalytique du sexe, fondée sur le jeu du caché
et du manifeste, du désir et de la loi, de la mort et de la parenté
originairement nouées, plutôt qu’une simple conséquence du déve­
loppement des disciplines de normalisation des corps il faut voir
selon Foucault un effet en retour du modèle juridique — ou mieux :
« juridico-discursif1 » —du pouvoir sur les pratiques qui le réalisent.
Ce qu’on est tenté de considérer comme une contradiction interne
au complexe des règles et des normes, tel que l’avait analysé plus
en détail Surveiller et punir, opposant d’abord « pouvoir de la Norme »
et « pouvoir de la L oi2 », puis montrant dans le pouvoir disciplinaire,
c’est-à-dire normatif, le « plus de pouvoir » ou le supplément qui
confère seul à des fictions juridiques leur prise sur le réel, en produisant
du réel juridique 3. C’est d’ailleurs en se référant à ce retournement
critique, effectué au nom du droit ou de son idéal juridique, contre
les disciplines dont cependant elle procède, que Foucault pointe ce
qu’il appelle « l’honneur politique de la psychanalyse 4 », son oppo­
sition théorique et pratique au fascisme et qui remonte à la source
même de sa rupture initiale avec le « grand système » organiciste de
la perversion, de l’hérédité et de la dégénérescence 5.
Au cœur de l’idéalisme (psychanalytique) figure donc l’empire
incontesté de l'idéalité juridique, l’imaginaire historiquement consti­
tué de la souveraineté. Cet empire, Foucault le décrit bien comme
une illusion, mais seulement en tant qu’il perpétue un anachronisme :
Une société normalisarrice est l’effet historique d’une technologie
de pouvoir centrée sur la vie. Par rapport aux sociétés que nous avons

1. VS, p. 109.
2. SP, pp. 185-186.
3. SP, pp. 224, 251, etc.
4. VS, p. 197.
5. VS, pp. 157-158.

295
La crainte des masses

connues jusqu'au xvnr siècle, nous sommes entrés dans une phase
de régression du juridique ; les Constitutions écrites dans le monde
entier depuis la Révolution française, les Codes rédigés et remaniés,
toute une activité législative permanente et bruyante ne doivent pas
faire illusion : ce sont là les formes qui rendent acceptable un pouvoir
essentiellement normalisateur (VS, p. 190).
A quelques mots près (vie contre travail, normalisateur contré
économique : mais dans les deux discours il sera question de production,
ou mieux de productivité) nous sommes là, semble-t-il, étrangement
proches du marxisme : celui qui, avec le Marx de Misère de la
philosophie, posait que « le moulin à bras vous donnera la société
avec le suzerain ; le moulin à vapeur la société avec le capitalisme
industriel », et dénonçait chez Proudhon « la fiction de la société
personne 1 » ; celui qui, avec le Marx du 18 Brumaire et le Lénine
de 1905, décrivait les « illusions constitutionnelles» des révolution­
naires, répétant les formes de la lutte contre la féodalité 2 ; celui,
bien entendu, qui avec le Marx du Capital décrivait dans la législation
de fabrique un effet de 1’« excès » permanent des rapports de forces
sur les formes juridiques du contrat3.
Pourtant, nous en sommes finalement au plus loin. Non seulement
parce que Foucault décrit, indirectement, le marxisme comme pris
lui-même, à propos de l’État, dans la représentation de la souveraineté
monarchique, ce qui le condamne à osciller entre l’idée d’une toute-
puissance et l’idée d’une radicale impuissance ou d ’une fonction
purement parasitaire de l’État, selon la dialectique d’un tout ou rien
(déjà dans Surveiller et punir, discutant les analyses de Rusche et
Kirchheimer inspirées par l’École de Francfort4, il avait systémati­
quement opposé la loi du tout ou rien, du contrôle ou de la
destruction, telle qu’on l’imagine à propos des appareils étatiques,
et le réseau diffus des « micropouvoirs » effectifs, qui agissent au
contact même des corps) 5. Car cette dépendance du marxisme à
1. Marx, Misère de la philosophie, cit., p. 119, p. 100 sq.
2. Lénine, Œuvres, cit., tome 10, p. 280 sq., p. 363 sq. ; tome 13, p. 21 sq. (et
généralement l'ensemble des analyses de la révolution en 1905-1907, Œuvres, tomes
10 à 13).
3- Cf. mon article «Pouvoir» dans G. Labica et G. Bensussan, Dictionnaire
critique du marxisme, PUF, Paris, 1985.
4. Georg Rusche, O tto Kirchheimer, Punishment and Social Structure, Columbia
University Press, New York, 1939 ; trad. all. Sozialstruktur und Strafvollzug, Euro­
päische Verlagsanstalt, 1974.
5. SP, p. 29 sq.

296
Foucault et Marx

l’égard de l’illusion juridique qu’il critique lui-même (ou à l’égard


de l’illusion décisionniste, fondée sur l’antithèse du droit et de la
violence), pourrait s’interpréter à la limite en termes de coupure
interne, ou de décalage entre son analyse de l’exploitation et son
analyse de l’État. Une part du discours marxiste s’interpréterait alors
comme une contestation interne à la représentation juridique du
pouvoir, symétrique en ce sens de la contestation interne que porte
la psychanalyse dans les pratiques disciplinaires et partie intégrante
du socialisme humaniste du XIXe siècle :
Un autre type de critique des institutions politiques est apparu au
XIX' siècle :critique beaucoup plus radicale puisqu’il s’agissait de
montrer non pas seulement que le pouvoir réel échappait aux règles
du droit, mais que le système du droit lui-même n’était qu’une
manière d’exercer la violence, de l’annexer au profit de certains, et
de faire fonctionner, sous l’apparence de la loi générale, les dissy­
métries et les injustices d'une domination. Mais cette critique du
droit se fait encore sur fond du postulat que le pouvoir doit, par
essence, s’exercer selon un droit fondamental (VS, p. 117).
De cette relation spéculaire entre le droit et la critique du droit,
Foucault suggère en effet lui-même les moyens de sortir. Il le fait
dans Surveiller et punir, en reprenant les analyses de Marx dans Le
Capital à propos de la division manufacturière du travail, pour
montrer comment les procédés disciplinaires font croître l’utilité des
corps en neutralisant leur résistance, et plus généralement permettent
l’unification des deux processus d’accumulation des hommes et d’ac­
cumulation du capital l. La discipline, le micropouvoir représentent
alors à la fois l’autre versant de l’exploitation économique et l’autre
versant de la domination juridico-politique de classe, dont ils per­
mettent de penser l’unité ; c’est-à-dire qu’ils viennent s’insérer exac­
tement au point du court-circuit opéré par Marx entre l’économique
et le politique, la société et l’État, dans son analyse du procès de
production. Il le fait à nouveau, mais d’une autre façon, dans La
volonté de savoir, en reprenant à son compte une notion & hégémonie
( qui n’est pas sans évoquer fortement Gramsci : il s’agit en effet de
cesser de se représenter les classes comme des sujets ou comme des
castes 2, et surtout d ’incorporer à leur définition même la complexité
des relations de pouvoir, la multiplicité des formes de conflit et de

1. SP, p. 221 sq.


2. VS, p. 125.

297
ha crainte des masses

résistance 1, de façon à sortir du schéma d’un « grand partage binaire 2 »


dans lequel la nécessité d’une crise finale et d’un renversement est
toujours idéalement contenue. Les « hégémonies sociales 3 », les « effets
hégémoniques » qui font les « grandes dominations 4 », la constitution
de « foyers hégémoniques » à partir desquels un réseau d'institutions
et de pratiques disciplinaires s’étend à la société tout entière 5 doivent
être conçus non comme des données mais comme des résultats ou
des résultantes, des « formes terminales » qui sont en même temps
des formes différentielles ou relationnelles. De même les révolutions
doivent être conçues comme des « codages stratégiques des points de
résistance 6 », en d ’autres termes des effets d’intégration conjoncturelle,
non prédéterminés 7. En bref, ces corrections vont sans aucun doute
à l’encontre de l’imaginaire eschatologique de l’histoire dont le
marxisme est partie prenante, mais elles n’ont rien d ’incompatible
avec les analyses stratégiques pratiquées par Marx, pas plus qu’elles
ne contredisent l’idée de surdétermination dont Althusser s’était servi
à des fins analogues de critique de la téléologie « marxiste ».
Ce qui, en revanche, marque une divergence irréductible, c’est
l’idée que propose Foucault pour la structure du conflit social. La
divergence ne porte pas sur l’alternative du local et du global (d’une
microphysique et d ’une macrophysique du pouvoir, pour ainsi dire),
mais sur l’opposition entre une logique dti rapport de forces, dont la
« contradiction » n ’est au mieux qu’une configuration particulière, et
une logique de la contradiction, dont le « rapport des forces » n’est
que le moment stratégique. Pour Marx comme pour Foucault, en
dernière analyse, il serait juste de poser que « les relations de pouvoir
ne sont pas en position d’extériorité à l’égard d’autres types de
rapports (...) mais qu’elles leur sont immanentes8 », ou encore que

1. VS, p. 126.
2. VS, p. 127.
3. VS, p. 122.
4. VS, p. 124.
5. VS, p. 169.
6. VS, p. 127.
7. Notons que Lénine, sur qui il est arrivé à Foucault d ’ironiser à propos de sa
« théorie » du « maillon le plus faible » de la domination - « Pouvoirs et stratégies »,
entretien avec J . Rancière, Les Révoltes logiques, n° 4, hiver 1977 —, avait écrit de
son côté : « s'imaginer qu’une armée prendra position en un lieu donné et dira :
" nous sommes pour le socialisme ", et qu’une autre, en un autre lieu, dira : “ nous
sommes pour l’impérialisme ”, et que ce sera alors la révolution sociale (...) c’est
être un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce q u ’est une véritable
révolution » - Œuvres, t. 22, p. 383.
8. VS, pp. 123-124.

298
Foucault et Marx

« le pouvoir vient d ’en bas 1 », c’est-à-dire qu’il tire toute son efficacité
où sa réalité des conditions dans lesquelles il s’exerce ; a fortiori
serait-il juste de poser que « là où il y a pouvoir il y a résistance 2 ».
Mais ces thèses ne s’entendent pas de la même façon. On pourrait
dire que Foucault les entend purement en extériorité, ce qui veut
dire à la fois que les « visées » qui s’affrontent dans un conflit
stratégique se détruisent, se neutralisent, se renforcent mutuellement
ou se modifient, mais ne forment pas d ’unité ou d ’individualité
supérieure. Au contraire, pour Marx, le développement d’un conflit
a pour condition l’intériorisation du rapport lui-même, en sorte que
les termes antagonistes deviennent des fonctions ou des porteurs de
ce rapport : c’est pourquoi il n’est pas essentiel à la représentation
marxiste de la lutte des classes de décrire empiriquement la société
comme entièrement caractérisée par « une opposition binaire et glo­
bale entre les dominateurs et les dom inés3 », mais il lui est bel et
bien essentiel de concevoir les rapports de classes comme intérieu­
rement inconciliables, comme des rapports auxquels les dominés ne
peuvent échapper qu’en détruisant le rapport d’assujettissement lui-
même, et par là en se transformant en d’autres individus que ceux
que « constitue » le rapport existant4.
Paradoxalement peut-être, cette divergence - qui fait que, chez
Foucault, on a toujours l’impression qu’il serait possible de déplacer
indéfiniment les termes d’un conflit pour en différer l’issue - renvoie
à une divergence en sens inverse à propos de la pratique. Pour Marx,
la pratique par excellence est une production extérieure, qui produit
ses effets en dehors d ’elle-même, et par contrecoup des effets de
subjectivation (le conflit se développe dans le champ des :<rapports
de production »). Tandis que pour Foucault le pouvoir est une
pratique productive agissant d ’abord sur les corps eux-mêmes, visant
d’abord une individualisation ou une subjectivation- (à la limite une
«pratique de soi» ou une pratique «du soi »), et? par contrecoup
produisant des effets d ’objectivité ou de savoir. Au bout du compte
la logique foucaldienne des rapports de forces est sous-tendue par
l’idée d’une plasticité de la vie, tandis que la logique marxiste de

1. VS, p. 124.
2. VS, p. 125.
3. VS, p. 124.
4. [Cette intériorisation du rapport comme condition de la contradiction est
exactement ce q u ’avait récusé comme thèse hégélienne et, par-delà, néo-platonicienne,
l'école de Delia Volpe et singulièrement Lucio Colletti : cf. son essai « Contradiction
dialectique et non-contradiction », in Le déclin du marxisme, PUF, Paris, 1984.]

299
ha crainte des masses

la contradiction (intériorisant les rapports de forces) est indissociable


d’une immanence de la structure.

Cette longue discussion, étayée sur la relecture d’un texte de Michel


Foucault, nous aura peut-être permis d ’apercevoir un peu plus concrè­
tement la forme complexe sous laquelle se présente son rapport à
Marx, en un moment il est vrai privilégié. Mais la leçon peut, je
crois, en être généralisée. Une égale complexité stratégique, autrement
organisée, caractérise chacune des phases de son travail, telles que
nous pouvons les repérer à travers ses livres. Je suggérerais volontiers
qu’elle obéit à un schème général, plusieurs fois réitéré, dans lequel
on passe d ’une rupture à une alliance tactique, la première entraînant
une critique globale du marxisme comme théorie, et la seconde un
usage partiel d’énoncés marxistes ou compatibles avec le marxisme.
On peut même suggérer que ceux-ci sont à la fois de plus en plus
limités dans leur objet et de plus en plus spécifiquement marxistes.
Ainsi, contradictoirement, l’opposition avec la « théorie » de Marx
ne cessera de se creuser cependant que la convergence avec des analyses
et des concepts déterminés de Marx deviendra plus significative.
Ajoutons que ce n’est pas quand Foucault a le plus cité Marx qu’il
s’en est le plus servi, mais que ce n’est pas non plus quand il l’a
lu au plus près qu’il en a proposé les critiques les plus radicales (le
régime des citations et des références mériterait à lui seul une étude
attentive).
Comme Marx, et pourtant autrement que lui (d’où leur affron­
tement nécessaire), Foucault à un siècle de distance a réalisé ce qu’il
appelle lui-même « des fragments philosophiques dans des chantiers
historiques 1 ». Les mêmes instances sont ici en jeu : la philosophie
sous les espèces de la philosophie de l’histoire (et il n’y en a
probablement qu’une, ou plutôt elle n’a qu’un seul problème : celui
de la singularité de la société « bourgeoise » et de ses formes politiques
successives) ; l'histoire sous les espèces de l’enquête et de l’écriture
historienne (et il y en a manifestement plusieurs). On s’est constam­
ment demandé, depuis un siècle, si l’entreprise de Marx devait être
considérée comme /'achèvement de la philosophie de l’histoire ou bien
comme le commencement d’un autre rapport, non philosophique, à
l’histoire. Foucault lui-même participe de cette interrogation. Mais à
la différence de tant d ’autres (je suis tenté de dire : de presque tous
1. L ’Impossible Prison, Recherches sur le système pénitentiaire au X IX' siècle réunies
par Michelle Perrot, Éd. Le Seuil, 1980, p. 41.

300
Foucault et Marx

les autres), après avoir formulé une réponse purement théorique (celle
qu’on peut trouver dans les pages fameuses des Mots et les Choses
sur les « tempêtes au bassin des enfants » que représenteraient les
débats entre économie bourgeoise et économie révolutionnaire au
XIXe siècle) il la reprend sous une forme pratique, en recommençant,
à partir d ’autres objets dans une autre conjoncture, le saut de la
philosophie dans la non-philosophie, qui découvre soudain un autre
visage des questions philosophiques (celles de la vérité, du pouvoir
et de la pratique, celles du temps et du sujet).
De là que, si notre intérêt est de déterminer en quoi notre horizon
philosophique est irréversiblement post-marxiste (au double sens de
l’expression), la lecture de Foucault constitue un biais privilégié.
Mais on peut risquer davantage. S’il est vrai que les tactiques
discursives de Foucault, pour une part essentielle, peuvent être ana­
lysées comme des tactiques anti-marxistes, il faut bien qu’existent
quelques enjeux communs. S’il est vrai que le déplacement de la
philosophie pratiqué par Marx et par Foucault concerne, pour le dire
d’un mot, la nécessité où nous nous trouvons depuis un siècle au
moins de passer d ’une philosophie de l’histoire à une philosophie
dans l’histoire, il faut bien que, dans la forme rigoureuse d’une série
de dilemmes (pu bien Marx, ou bien Foucault), se dessinent les lignes
de force d ’un champ théorique à définir. Il faut que ce champ, d’une
certaine façon, soit déjà là, qu’il ait déjà été parcouru et singularisé.
Il faut cependant qu’il reste pour une bonne part à décomrir et à
cartographier.
Dirons-nous que ce champ est celui du « matérialisme histo­
rique » ? Marx, on le sait, n’a pas lui-même utilisé cette expression
pour caractériser la position philosophique impliquée dans son analyse
critique de la société capitaliste, mais il en est passé fort près et ne
l’a pas récusée. Tout compte fait, elle indique moins mal qu’aucune
autre le point sensible et l’ancrage de la philosophie "clans l’objet que
se donne la théorie : matérialité de la lutte des classes et donc de la
contradiction, donc nécessité de la transformation historique (par
l’efficace de la contradiction et dans le champ des rapports sociaux
constitués par la lutte des classes). D ’où la question philosophique
I ouverte, qui reste aporétique : une dialectique est-elle pensable, qui
ne serait plus l’anticipation imaginaire de la fin des contradictions,
mais l’analyse de leur mouvement actuel, dans ses déterminations
internes ? Au cœur de la difficulté figure le concept du « rapport
1. Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Ed. Gallimard,
Paris, 1966, p. 274.

301
La crainte des masses

social », ou de la contradiction comme structure immanente aux


rapports de forces. C’est lui qui soutient l’idée marxienne du maté­
rialisme historique. Or c’est lui aussi que, de plus en plus explici­
tement, Foucault remettra en question. Au terme (provisoire) de son
évolution sur ce point (dans Surveiller et punir, La volonté de savoir,
et les textes annexes), il en vient à des thèses qu’il n’est pas abusif
de désigner elles aussi du nom de « matérialisme historique », mais,
qui s’opposent terme à terme à celles de Marx : matérialité non pas
du « rapport social » mais des dispositifs et des pratiques du pouvoir,
en tant qu’il s’exerce sur les corps ; historicité non pas de la contra­
diction (qu’elle soit conçue comme totalisation des luttes ou intério­
risation de leur nécessité), mais de l'événement —résultante improbable
de stratégies d’assujettissement et de résistances multiples et partiel­
lement incontrôlables. D ’où l’aporie philosophique ouverte à son
tour par Foucault : elle ne réside pas tant, à mon sens, dans la
difficulté de penser la transformation à partir d’une « micro-physique
du pouvoir » (donc en termes aléatoires) que dans celle de penser
l’historicité à partir de la matérialité du corps sans inscrire pour
autant l’événement historique et ses catégories propres dans l’horizon
des métamorphoses de la vie — autre forme de téléologie.
Si le matérialisme historique de Marx est toujours encore hanté
par la spiritualité des philosophies de l’histoire (la contradiction, la
nécessité, l’immanence de la structure comme logique ou discursivité
du temps historique), la question ne peut pas ne pas être posée de
ce qui, dans le « matérialisme » et 1’« historicisme » de Foucault,
amène au voisinage immédiat du vitalisme, pour ne pas dire du
biologisme. A quoi on objectera aussitôt qu’il s’en est prémuni : par
son positivisme (ce mot qu’on lui a jeté comme une disqualification,
et dont il a retourné l’usage), mieux encore par son nominalisme.
Double bénéfice de ce terme : car pratiquer un nominalisme histo­
rique, ce n’est pas seulement radicalement dissoudre des idéalités
telles que « le sexe », « la raison », « le pouvoir » ou « la contradic­
tion », mais c’est aussi s’interdire de passer de la matérialité des
corps à l’idéalité de la vie, quand d ’autres ne cessent de (re)passer
de la matérialité des rapports sociaux à l'idéalité de la dialectique.
Un interdit, toutefois, y compris quand on le formule pour soi-
même, n’est jamais qu’une injonction ambivalente. Elle ne supprime
pas la question, elle ne fait que la refouler.
Et surtout la situation peut être renversée. Donnons ici fictivement
la parole à Marx : vous prétendez, contre le substantialisme de toute
conception du pouvoir comme une « chose » qu’on s’approprie, contre
l’idéalisme (juridique) qui identifie tout pouvoir à l’émanation d ’une

302
Foucault et Marx

souveraineté, constituer une analytique du pouvoir qui en explicite la


nature purement relationnelle. Or, non seulement, en analysant l'ex­
ploitation capitaliste comme un procès de consommation-reproduction de
la force de travail et comme un excès permanent sur les formes du
contrat et de l’échange, je n’ai jamais rien fa it d’autre ; mais j'en ai
virtuellement tiré des conséquences qui critiquaient par avance les
ambiguïtés de votre « matérialisme » : je vous accorde entièrement que
les individus historiques sont des corps assujettis à des disciplines, à des
normes et à des régulations politiques, mais je pose que ces « corps ■>eux-
mêmes, dans leur singularité de classe (et pourquoi pas de sexe, de
savoir, ou de culture), doivent être pensés en termes de rapports. Le
nominaliste conséquent — le moins métaphysicien des deux —, c’esf moi.
De mon point de vue il ne s’agit pas ici de trancher, en tout cas
sans autre examen de ce qu’impliquent, de part et d’autre, de tels
concepts (« corps » et « rapports »). Mais seulement de préciser la
question abstraitement formulée il y a un instant. Dans la critique
des philosophies de l’histoire, de Marx à Foucault, il s’agit toujours
de matérialité, donc de « matérialisme ». Quant à penser l’historique
dans sa matérialité, ou comme « matériel », c’est, on le voit, une
entreprise ambiguë, qui prête aux retournements. On peut s’accorder
pour appeler nominalisme le supplément de matérialisme qui est
nécessaire pour interdire à une matérialité - économique, politique
ou discursive — tout retour vers la métaphysique. Mais la confron­
tation Marx/Foucault montre qu’il y a au moins deux façons d’être
nominaliste. Donc deux façons de pratiquer la philosophie dans
l’histoire, en opposition aux philosophies de l’histoire.
C’est dans l’écart, l’opposition active de ces deux manières (au
moins) que se situe aujourd’hui, pour ce qui est de son rapport à
la connaissance historique, le sort de la philosophie. C’est donc un
immense avantage que de pouvoir nous appuyer sur le travail de
Michel Foucault : au lieu de ruminer Marx, au lieu de rester pris
dans la recherche équivoque du point d’appui en Marx pour une
critique de Marx, nous disposons maintenant de deux ensembles
théoriques, à la fois disjoints et nécessairement confrontés, d’un point
d’hérésie autour duquel énoncer les questions d’un savoir.
ANNEXE II
1
Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme

Mon intervention - qui n'est évidemment pas celle d'un analyste


- voudrait seulement marquer ceci : dans une réflexion sur le rapport
de la psychanalyse au nazisme (ce qu'elle _en a subi, ce qu'elle en a
pensé, comment elle en a été transformée) il n'est pas possible de
ne pas mentionner ce qu'on a appelé le « freudo-marxisme ». Terme
1 équivoque .par définition, non seulement à cause de la variété des
l''1
,1 !
positions et des individualités qu 'il recouvre, mais à cause du vide
théorique de l'objet que, semble-t-il, il désigne. La cause, aujourd 'hui,
, : semble entendue de tous côtés, aussi bien pour ceux qui renvoient
1 dos à dos marxisme et psychanalyse comme spéculations incertaines
-/1
' :. (car cette critique vaut a fortiori contre leur combinaison) que pour
11l
t
I~~ ceux qui se réclament de l'une ou de l'autre (car l'antithèse des
i: points de vue est tenue pour acquise). Pourtant je soutiendrai que
li
ce procès jugé et rejugé laisse en fait une question ouverte 2 • Et s'il
11
ne s'agit pas de recommencer, dans de tout autres conditions, l'aven-
Il ture du freudo-marxisme, peut-être conviendrait-il de reformuler la
1/Ji. question dont il procède, d'en rappeler la nécessité · et d'identifier
exactement ce qui la conduit dans l'impasse, c'est-à-dire en rend

1
~
l'entreprise impossible. Peut-être est-ce précisément ce statut d'im-
possible nécessaire qui lui confère aujourd'hui son intérêt, à un
moment où les discours qui portent sur le racisme contemporain et
li1~·1 sur la «filiation» qui l'unit au nazisme d'hier frappent plutôt par
1i
leur abondance cacophonique que par leur efficacité et leur précision.
~
-~. 1
i'
iî 1. Communication présentée aux Journées psychanalytiques de Montpellier, 9 et
~ 10 décembre 1988 : « Psychanalyse et Nazisme », sous la direction de Henri Rey-

~,
'p Flaud .
ti~ 2. Ce que signalait en 1973 Élisabeth Roudinesco : « Mais la qu estion laissée
par Reich en sa béance demeure» (Un discoursa 11 réel, Éd. Marne, Tours, p. 35) .

~ 305
~
J1l
J 11
La crainte des masses Fascisme, psychanalyse,freudo-marxisme

En réalité ce n'est pas au « freudo-marxisme » en général que illuministe de Freud. Reich .n'est pas le seul, on le sait, à avoir
j'appliquerai cette catégorie de l'impossible nécessaire, mais à un cherché du côté du marxisme la reconnaissance de cette politique et
seul auteur, Wilhelm Reich, et à l'unique livre qui, situé dans la de ses forces «réelles». L'échec de sa tentative n'a laissé subsister à
conjoncture exacte de sa rédaction (1933) et relu dans la France des nouveau que deux possibilités : l' indifférentisme politique (ou si l'on
années 80, apparaisse vraiment symptomatique: la Psychologiede veut la possibilité pour les analystes et leurs patients, constitués en
massedu fascisme 1• Cet ouvrage, on le sait, avec l'activité militante une petite « société » au sein de la grande, de « choisir » selon leurs
dont il prétendait jeter les bases, a valu immédiatement à son auteur préférences ou leurs tempéraments ou leurs appartenances sociales
l'exclusion des deux organisations dont il était membre : l'Association soit des rôles politiques conservateurs, soit des rôles réformistes ou
Internationale de Psychanalyse et le Parti communiste allemand contestataires), et la politique interprétative, c'est-à-dire le commen-
(section de l'Internationale communiste). En d'autres termes les deux taire, en langage psychanalytique, des événements et des formations
organisations auxquelles, chacune sur Soh «terrain», se posait immé- sociales, la « psychanalyse appliquée».
diatement le problème d'une explication du nazisme et d'une inter- Ce discours touche juste aussi du côté du marxisme, parce qu'il
vention contre ce qui menaçait leur raison d'être et leur existence désigne en son sein et dans son évolution la cause de la victoire
physique. De ce double rejet simultané il serait absurde de faire un possible du nazisme. Cette thèse «excessive» par définition prend
argument théorique (Reich aurait été récusé, éliminé, parce qu'il plusieurs formes : assigner l'origine des mouvements fascistes (dont
était dans le vrai). Mais il est trop facile aussi de le sanctionner a Je nazisme) dans l'échec des révolutions prolétarie~nes au sein d'une
posteriori indéfiniment (comme si les orthodoxies avaient fait la conjoncture de crise mondiale ; montrer dans l' « Etat socialiste » et
preuve de leur lucidité) et a fortiori de le justifier par l'évolution <dansle parti correspondant (de type soviétique) une structure auto-
« délirante » qui marque les théorisations ultérieures de Reich. Ce ritaire de même nature que le fascisme, impuissante par conséquent
qui doit nous frapper plutôt, si nous relisons aujourd'hui ses analyses, à lui opposer des forces radicalement autres que les siennes et à le
c'est l'étrange statut d'un discours sans doute faux, mais qui touche désintégrer de l'intérieur, au sein même de la société dont il se rend
juste. maître. Deux variantes, en somme, du modèle de la « contre-révo-
Ce discours touche juste du côté de la psychanalyse, parce qu'il l1,1tion». Mais surtout, remontant en deçà de ces événements et de
lui pose la question de sa « politique » au moment où elle devient ces phénomènes, énoncer la tache aveugle du marxisme : son propre
elle-même un enjeu politique. Plus exactement il lui pose la question rnythe de la « conscience de classe » et, corrélativement, son incom-
d'une politique qui ne serait ni tactique d'investissement des insti- préhension, sa dénégation de ce qu'il appelle lui-même l'« idéologie».
tutions médicales existantes, ni projet de se transformer en « concep- Wilhelm Reich va beaucoup plus loin en effet que d'indiquer une
tion du monde » ambitionnant de guider la transformation de la lacune théorique du marxisme (faute d'une conception adéquate de
société, mais qui trouverait un point d'articulation avec des forces l'idéologie il n'aurait pu prendre la mesure de la puissance d'un
sociales (classes, masses, «partis») déjà constituées dans l'histoire, « mouvement idéologique» comme le nazisme). Ce qu'il ose affirmer,
dans les combats de la démocratie et dans la confrontation avec c'est que le matérialisme historique (le seul « réel » à un moment
l'État. Cette question est incontournable dans la conjoncture de donné) dénie par principe la réalité, la « puissance matérielle » de
montée au pouvoir du nazisme, précisément parce que celui-ci met l'idéologie comme structure« émotionnelle» ou affective des masses,
en place un ordre social radicalement incompatible avec la connais- distincte de la «conscience» qu'elles prennent de leurs conditions
sance de l'inconscient et la pratique de la cure : un ordre social, dira d'existence, et par conséquent qu'il dénie l'écart irréductible entre la
Reich, qui d'une certaine façon met en scène et instrumentalise condition de classe et les mouvements de masses. Or les mouvements
l'inconscient. Dès lors il n'est plus temps de lui opposer une « péda- de masses sont la matière même de la politique (car elle a une
gogie», les enseignements de la science à venir, selon le programme matière !) et c'est pourquoi le fascisme a pu se construire directement
sur l'exploitation de la contradiction interne au marxisme et aux
1. Wilhelm Reich, La psychologie de masse dtt fascisme, trad. fr., Petite Biblio-
pratiques politiques qu'il inspirait, en se contentant de retourner
thèque Payot, Paris, 1972. Cf également W. Reich, Les hommes dans l'État, Éd. contre lui la « subjectivité » collective dont il exaltait le rôle révo-
Payot, Paris, 1978. lutionnaire. Pour qu'il en allât autrement, il aurait fallu l'intervention

306 307
La crainte des masses Fascisme, psychanalyse,freudo-marxisme

En réalité ce n'est pas au « freudo-marxisme » en général que illuministe de Freud. Reich .n'est pas le seul, on le sait, à avoir
j'appliquerai cette catégorie de l'impossible nécessaire, mais à un cherché du côté du marxisme la reconnaissance de cette politique et
seul auteur, Wilhelm Reich, et à l'unique livre qui, situé dans la de ses forces «réelles». L'échec de sa tentative n'a laissé subsister à
conjoncture exacte de sa rédaction (1933) et relu dans la France des nouveau que deux possibilités : l' indifférentisme politique (ou si l'on
années 80, apparaisse vraiment symptomatique: la Psychologiede veut la possibilité pour les analystes et leurs patients, constitués en
massedu fascisme 1• Cet ouvrage, on le sait, avec l'activité militante une petite « société » au sein de la grande, de « choisir » selon leurs
dont il prétendait jeter les bases, a valu immédiatement à son auteur préférences ou leurs tempéraments ou leurs appartenances sociales
l'exclusion des deux organisations dont il était membre : l'Association soit des rôles politiques conservateurs, soit des rôles réformistes ou
Internationale de Psychanalyse et le Parti communiste allemand contestataires), et la politique interprétative, c'est-à-dire le commen-
(section de l'Internationale communiste). En d'autres termes les deux taire, en langage psychanalytique, des événements et des formations
organisations auxquelles, chacune sur Soh «terrain», se posait immé- sociales, la « psychanalyse appliquée».
diatement le problème d'une explication du nazisme et d'une inter- Ce discours touche juste aussi du côté du marxisme, parce qu'il
vention contre ce qui menaçait leur raison d'être et leur existence désigne en son sein et dans son évolution la cause de la victoire
physique. De ce double rejet simultané il serait absurde de faire un possible du nazisme. Cette thèse «excessive» par définition prend
argument théorique (Reich aurait été récusé, éliminé, parce qu'il plusieurs formes : assigner l'origine des mouvements fascistes (dont
était dans le vrai). Mais il est trop facile aussi de le sanctionner a Je nazisme) dans l'échec des révolutions prolétarie~nes au sein d'une
posteriori indéfiniment (comme si les orthodoxies avaient fait la conjoncture de crise mondiale ; montrer dans l' « Etat socialiste » et
preuve de leur lucidité) et a fortiori de le justifier par l'évolution <dansle parti correspondant (de type soviétique) une structure auto-
« délirante » qui marque les théorisations ultérieures de Reich. Ce ritaire de même nature que le fascisme, impuissante par conséquent
qui doit nous frapper plutôt, si nous relisons aujourd'hui ses analyses, à lui opposer des forces radicalement autres que les siennes et à le
c'est l'étrange statut d'un discours sans doute faux, mais qui touche désintégrer de l'intérieur, au sein même de la société dont il se rend
juste. maître. Deux variantes, en somme, du modèle de la « contre-révo-
Ce discours touche juste du côté de la psychanalyse, parce qu'il l1,1tion». Mais surtout, remontant en deçà de ces événements et de
lui pose la question de sa « politique » au moment où elle devient ces phénomènes, énoncer la tache aveugle du marxisme : son propre
elle-même un enjeu politique. Plus exactement il lui pose la question rnythe de la « conscience de classe » et, corrélativement, son incom-
d'une politique qui ne serait ni tactique d'investissement des insti- préhension, sa dénégation de ce qu'il appelle lui-même l'« idéologie».
tutions médicales existantes, ni projet de se transformer en « concep- Wilhelm Reich va beaucoup plus loin en effet que d'indiquer une
tion du monde » ambitionnant de guider la transformation de la lacune théorique du marxisme (faute d'une conception adéquate de
société, mais qui trouverait un point d'articulation avec des forces l'idéologie il n'aurait pu prendre la mesure de la puissance d'un
sociales (classes, masses, «partis») déjà constituées dans l'histoire, « mouvement idéologique» comme le nazisme). Ce qu'il ose affirmer,
dans les combats de la démocratie et dans la confrontation avec c'est que le matérialisme historique (le seul « réel » à un moment
l'État. Cette question est incontournable dans la conjoncture de donné) dénie par principe la réalité, la « puissance matérielle » de
montée au pouvoir du nazisme, précisément parce que celui-ci met l'idéologie comme structure« émotionnelle» ou affective des masses,
en place un ordre social radicalement incompatible avec la connais- distincte de la «conscience» qu'elles prennent de leurs conditions
sance de l'inconscient et la pratique de la cure : un ordre social, dira d'existence, et par conséquent qu'il dénie l'écart irréductible entre la
Reich, qui d'une certaine façon met en scène et instrumentalise condition de classe et les mouvements de masses. Or les mouvements
l'inconscient. Dès lors il n'est plus temps de lui opposer une « péda- de masses sont la matière même de la politique (car elle a une
gogie», les enseignements de la science à venir, selon le programme matière !) et c'est pourquoi le fascisme a pu se construire directement
sur l'exploitation de la contradiction interne au marxisme et aux
1. Wilhelm Reich, La psychologie de masse dtt fascisme, trad. fr., Petite Biblio-
pratiques politiques qu'il inspirait, en se contentant de retourner
thèque Payot, Paris, 1972. Cf également W. Reich, Les hommes dans l'État, Éd. contre lui la « subjectivité » collective dont il exaltait le rôle révo-
Payot, Paris, 1978. lutionnaire. Pour qu'il en allât autrement, il aurait fallu l'intervention

306 307
La crainte des masses Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme

d'un tiers élément, susceptible de déplacer et de déranger cette cisme » - car inscrite désormais dans les institutions mêmes du
relation mimétique : l'élément venu de Freud qui permet, notam- système des États et des « camps » de la politique mondiale.
ment, d'analyser le rôle du refoulement sexuel dans la structure des W. Reich est finalement l'un des très rares théoriciens de formation
institutions « autoritaires » en fonction desquelles (au sein desquelles, marxiste (avec le Gramsci des Cahiers de la Prison) à avoir perçu ce
mais aussi contre lesquelles, dans un mouvement de « révolte ») se tournant et tenté d'en anticiper - sinon d'en prévenir - les consé-
développent les solidarités émotionnelles. quences, en critiquant la vision conspirative de l'histoire à laquelle
~ Arrêtons-nous ici un instant. Sans discuter d'emblée l'idée que se aboutissait la problématique de la lutte des classes : avant tout l'idée
fait Reich d'une « sociologie sexuelle» inspirée par Freud (mais du racisme et du nationalisme comme instruments idéologiques
opposée à la « philosophie de la culture » de Freud lui-même), on · manipulés par les classes dominantes contre le prolétariat, supposé
peut rétrospectivement confirmer ce qui touche juste (et tragique- «.naturellement » révolutionnaire. Ce que nous pouvons lire aussi
ment) quant au marxisme. Reich disàit que le marxisme avait été rétrospectivement dans cette critique et dans l'insistance de Reich

Il incapable d'expliquer pourquoi les masses paupérisées passaient au


nationalisme (plutôt qu'à la conscience de classe révolutionnaire), ce
sur l'« armature émotionnelle» de la famille et de l'État, c'est une
critique de l'individ~alisme et du sociologisme marxiste qui n'a cessé
qui avait ouvert toute grande au nazisme la possibilité d'écraser la de se représenter l'Etat comme une structure artificielle, parasitaire
1·1'
1
lutte des classes sous le nationalisme. Nous savons aujourd'hui que, (une « superstructure » inessentielle) : d'où la conviction anticipée
1· de cette défaite, le marxisme ne s'est pas (encore) relevé. Ce qu'on a que l'effondrement symbolique et matériel de l'État dans une période
l
11! appelé la « crise du marxisme » est un processus à multiples épisodes, de guerre et de révolution serait vécue par le prolétariat (et plus
1
en un sens coextensif à toute son histoire (de même qu'une « crise . généralement par la « société ») comme une libération de ses forces
il du freudisme » est en un sens coextensive à toute l'histoire de la .·<::ssentielles1• Mais la crise allemande et européenne de~ années 20
psychanalyse), puisqu'il commence avec la constitution même d'une et 30 manifestait exactement l'inverse: l'effondrement de l'Etat, comme
li « science » marxiste. Mais le tournant de cette crise est précisément
l'affrontement avec le nazisme et plus généralement avec le fascisme
· autorité de la loi et comme appareil coercitif, n'engendre pas la
.. puissance d'agir, la « libre association » des individus, mais la panique
1, européen: parce que le marxisme n'a pas résisté politiquement au . émotionnelle et le besoin des individus de se reconnaître en masse
Il fascisme sur sa propre base (comme force révolutionnaire de classe) dans la figure « charismatique » d'un Chef à la fois féroce et maternel.
il et n'a acquis aucune prise théorique sur le fonctionnement de celui- )l y a dans les analyses de Reich à cet égard une oscillation révélatrice
ci, et surtout parce qu'il a interprété et présenté après coup cette • entre deux tendances : reconduction du mythe libertaire (en parti-
11• défaite comme une victoire (interprétant par exemple la victoire culier de l'idée que le prolétariat comme tel est étranger à l' « ar-
1·,
1ri militaire de l'U.R.S .S. comme une victoire du « socialisme »J alors chaïsme» du lien familial autoritaire, de même qu'il serait étranger

1 :i
~1 qu'il s'agissait de celle d'un nationalisme ou patriotisme d'Etat) 1•
D'où ce résultat notamment que la scission du marxisme - entre le
'. à:J' «honneur» nationaliste), mais aussi critique de l'illusion anar-
; chiste toujours vivace au sein du marxisme (et que manifestent ses
communisme et la social-démocratie - dont le fascisme et le nazisme .')ll}ctuations constantes entre le « néant d'État» et le « tout par
~1·:
! ;·.1..1 avaient joué systématiquement (et dans laquelle se cristallisaient ..·v:Etat»).
w ;; toutes les formes antérieures de la crise) est sortie non pas surmontée,
) ~
mais irrémédiablement consommée, de l'expérience de l'« anti-fas- \; Ainsi Reich touche doublement juste dans la désignation de
''.. 1· .•
l'insuffisance et de l'impuissance de ses propres références théoriques,
1
w de ses propres «positions» stratégiques (peut-être parce que, se
Œ.i 1. Ajourons, pour ne rien éluder : de là est née aussi la grande imposture qui :Y,Oulantmembre de deux organisations à la fois, sans réduire aucune
1
1 rongeait de l'intérieur l'adhésion de masse aux partis communistes «occidentaux» des deux à n'être que l'instrument de l'autre, il ne peut idéaliser

•1
dans les années d'après-guerre : celle qui consistait à croire et à faire croire qu'on
6 adhérait par là non seulement à une force démocratique de classe, non seulement
à l'aile révolutionnaire du mouvement ouvrier, mais au mouvement vainqueur du '·: 1.· Sans cette conviction profonde, le mot d'ordre de« transformation de la guerre

~
fascisme à l'échelle mondiale, et donc porteur « par essence» de l'alternative au Jriipérialiste en guerre civile révolutionnaire» , par exemple, n'aurait jamais pu être
fascisme sous ses formes anciennes et nouvelles. lancé par Lénine et les bolcheviks après 1914.

1
308 309
1
La crainte des masses Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme

d'un tiers élément, susceptible de déplacer et de déranger cette cisme » - car inscrite désormais dans les institutions mêmes du
relation mimétique : l'élément venu de Freud qui permet, notam- système des États et des « camps » de la politique mondiale.
ment, d'analyser le rôle du refoulement sexuel dans la structure des W. Reich est finalement l'un des très rares théoriciens de formation
institutions « autoritaires » en fonction desquelles (au sein desquelles, marxiste (avec le Gramsci des Cahiers de la Prison) à avoir perçu ce
mais aussi contre lesquelles, dans un mouvement de « révolte ») se tournant et tenté d'en anticiper - sinon d'en prévenir - les consé-
développent les solidarités émotionnelles. quences, en critiquant la vision conspirative de l'histoire à laquelle
~ Arrêtons-nous ici un instant. Sans discuter d'emblée l'idée que se aboutissait la problématique de la lutte des classes : avant tout l'idée
fait Reich d'une « sociologie sexuelle» inspirée par Freud (mais du racisme et du nationalisme comme instruments idéologiques
opposée à la « philosophie de la culture » de Freud lui-même), on · manipulés par les classes dominantes contre le prolétariat, supposé
peut rétrospectivement confirmer ce qui touche juste (et tragique- «.naturellement » révolutionnaire. Ce que nous pouvons lire aussi
ment) quant au marxisme. Reich disàit que le marxisme avait été rétrospectivement dans cette critique et dans l'insistance de Reich

Il incapable d'expliquer pourquoi les masses paupérisées passaient au


nationalisme (plutôt qu'à la conscience de classe révolutionnaire), ce
sur l'« armature émotionnelle» de la famille et de l'État, c'est une
critique de l'individ~alisme et du sociologisme marxiste qui n'a cessé
qui avait ouvert toute grande au nazisme la possibilité d'écraser la de se représenter l'Etat comme une structure artificielle, parasitaire
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lutte des classes sous le nationalisme. Nous savons aujourd'hui que, (une « superstructure » inessentielle) : d'où la conviction anticipée
1· de cette défaite, le marxisme ne s'est pas (encore) relevé. Ce qu'on a que l'effondrement symbolique et matériel de l'État dans une période
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en un sens coextensif à toute son histoire (de même qu'une « crise . généralement par la « société ») comme une libération de ses forces
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li « science » marxiste. Mais le tournant de cette crise est précisément
l'affrontement avec le nazisme et plus généralement avec le fascisme
· autorité de la loi et comme appareil coercitif, n'engendre pas la
.. puissance d'agir, la « libre association » des individus, mais la panique
1, européen: parce que le marxisme n'a pas résisté politiquement au . émotionnelle et le besoin des individus de se reconnaître en masse
Il fascisme sur sa propre base (comme force révolutionnaire de classe) dans la figure « charismatique » d'un Chef à la fois féroce et maternel.
il et n'a acquis aucune prise théorique sur le fonctionnement de celui- )l y a dans les analyses de Reich à cet égard une oscillation révélatrice
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11• défaite comme une victoire (interprétant par exemple la victoire culier de l'idée que le prolétariat comme tel est étranger à l' « ar-
1·,
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1 :i
~1 qu'il s'agissait de celle d'un nationalisme ou patriotisme d'Etat) 1•
D'où ce résultat notamment que la scission du marxisme - entre le
'. à:J' «honneur» nationaliste), mais aussi critique de l'illusion anar-
; chiste toujours vivace au sein du marxisme (et que manifestent ses
communisme et la social-démocratie - dont le fascisme et le nazisme .')ll}ctuations constantes entre le « néant d'État» et le « tout par
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w ;; toutes les formes antérieures de la crise) est sortie non pas surmontée,
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dans les années d'après-guerre : celle qui consistait à croire et à faire croire qu'on
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fascisme à l'échelle mondiale, et donc porteur « par essence» de l'alternative au Jriipérialiste en guerre civile révolutionnaire» , par exemple, n'aurait jamais pu être
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Il'
J\I Fascisme,psychanalyse,freudo-marxisme
1J La crainte des masses
,11
LI
dans la complétude illusoire d'une pure structure de classes. Et,
;li_i_
r,i totalement aucune d'entre elles). Il faut se demander si cet effet de symétriquement, le travail (la division du travail) est justement ce
\'ii
justesse a été possible malgré la dangereuse proximité de son propre que Freud a exclu de la définition du « lien social» (sauf à l'idéaliser
El biologisme (biologisme du « travail», biologisme de l' « économie
::·1 en le subsumant comme tel, toute contradiction mise à part, donc
' 'i'
!(1
sexuelle» et du« bonheur génital») avec le biologisme de l'adversaire
: : ii au prix d'un certain moralisme , sous la catégorie du « principe de
l ,ji
1
\11i qu'il combat (biologisme de la «race»), ou s'il n'en est pas para-
réalité ») pour pouvoir le penser dans la complétude illusoire de
,11'l doxalement une conséquenc e, dans une conjoncture donnée: risquons
l .!li l'identification, c'est-à-dire de l'imaginaire.
1 1111 cette hypothèse qu'en présence de l'efficacité de masse, donc histo-
De ces deux «manques», Reich a fait des pleins (ou du mangue
rique, du racisme nazi; qui n'est pas n'importe quelle « route-
l 1·,11
___
\ de chacun il a fait immédiatement le plein de l'autre). Face à l'État
puissance des idées» mais justement celle d'une idéologie de la
I[li
1\il nazi en formation qui « mobilise » le peuple en tant que communauté
,!lJ
nature et de la vie, il fallait se transporter sur le terrain de l'adversaire
de Travailleurs héroïques (de « soldats du travail» qui sont aussi
. 11 pour avoir quelque prise sur lui . Pour arriver à penser , la banalité,
i li: des travailleurs-soldats) et, simultanément, lui assigne comme destin
1 la monstrueuse normalité des institutions du nazisme (Etat du chef
·111\ la conservation de la famille allemande (car celle-ci s'identifie à la
1 ii charismatique dans lequel se, trouvent simplement recomposées les substance même de la« germanité » millénaire), Reich recherche une
111
1
tendances permanentes de l'Etat moderne, à la fois «nationaliste»
synthèse des deux institutions « ~utoritaires » : son raisonnement revient
:I 1.1 et « social ») au cœur même de la crise, des circonstances dramatiques
i 1 en somme à penser que si l'Etat répressif comporte à la fois une
de l'État d'exception. En quelque sorte la norme dans l'excès, et
1 ! discipline de la production qui vise à briser la résistance au surtravail,
l ! sous sa forme apparemment anormale , inconcevable. De même, à
! 1 et une transposition des affects infantiles sur la personne du chef de
nouveau, que Gramsci n'a pu dépasser les banalités impuissantes du
11 parti devenu chef d'État, qui implique d'instituer officiellement la
marxisme orthodoxe sur la fonction réactionnaire du fascisme italien
famille en gardienne de la race et de la discipline sexuelle (ou de la
11 qu'en prenant au sérieux le thème de la « volonté national-popu-
· «:morale»), un élément commun doit être postulé. C'est cet élément
1 laire ». Seuls, à ce moment du moins, les théoriciens qui ont ainsi
en définitive que Reich appelle« biologie» ou « économie sexuelle»,
-~. 1 1
i! i i\ pris le risque de s'approcher du langage de l'adversaire , c'est-à-dire
ceux qui y ont cherché la trace d'une vérité , sont effectivement sortis
ünité archaïque ou originaire de l'histoire et de l'inconscient, ou de
111\ · la lutte dès classes et de la sexualité (donc de la parenté) : au contenu
de l'impuissance - au moins intellectuellement. ;près, la démarche d'unification est commune à toutes les entreprises
\il Le biologisme de Reich ne constitue que secondairement une
freudo-marxistes (la même fonction sera remplie chez Marcuse par
spéculation sur la vie, sur l' « énergie naturelle » qui pénètre les
1
1: \_I\!
·I~·
l ' \1
li,I
1

1
11
individus (même cette thématique, d'ailleurs , mériterait d'être ana-
lysée de près, car dans le registre de la métaphore, voire du fantasme
l'idée de culture, ainsi que dans le texte d' Althusser « Freud et
. '1.acan» de 1964). Chez Deleuze et Guattari, ce sera la machine
••désirante ou l'inconscientmachinique.
I!'' · _i,j - un fantasme qui oppose paradoxalement la représentation de
i·l·. [1·1
· Il est intéressant de constater que cette synthèse fictive (mais non
l! l'orgasme, ou du bonheur sexuel individuel, à la thèse « irrationa-
~'li..
improductive) correspond exactement à ce que Foucault, dans La

tl
1;1: \1 liste » et «mystique» d'un lien de jouissance entre le Chef et les
volonté de Savoir, appellera « l'hypothèse répressive» . Et Foucault
masses-, elle constitue aussi à sa façon une approche naturaliste de
pris dans le jeu de miroirs avec Reich qui est en fait sous-tendu par
la dimension transindividuelledu rapport social où se trouve impliqué
l'urgence des mêmes questions - le racisme, la « bio-politique » -
l'inconscient). Dans Psychologiede masse du fascisme, le biologisme
'f''
.! !'< et1 conclura que l'hypothèse répressive est indissociable du marxisme
n'est que l'horizon théorique , ontologique, d'une articulation entre
et de la psychanalyse en eux-mêmes , alors qu'elle résulte plutôt de
l'histoire de la famille et l'histoire du travail. Mais la famill e (et
'.~
1 singulièrement la famille ouvrière, qui fait qu'un ouvrier réel se
leur addition. Mais elle peut être entendue plus profondément encore
li', comme la reconstitution de l'unité de l'Homme, une métonymie de
distingue d'un prolétaire idéal en tant que sa « force de travail » doit
mi la« nature humaine» . On soupçonne ainsi que l'articulation freudo-
être reproduite,et pas seulement vendue , achetée, consommée comme , marxiste du travail et de la famille est la forme spécifique prise par
!i!i
1:1:1
une «marchandise») est justement ce que, d'entrée de jeu, l'analyse
":laquesti~n anthropologique et critique (« empirico-transcendantale »)
marxiste a réduit et finalement exclu des facteurs déterminants du
)iil ,. ·quand l'Etat se reconstruit au moyen d'une politique raciale. Une
,,;,
'_J_:,!
procès historique, pour pouvoir se représenter le « rapport social »
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310
111
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tendances permanentes de l'Etat moderne, à la fois «nationaliste»
synthèse des deux institutions « ~utoritaires » : son raisonnement revient
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! 1 et une transposition des affects infantiles sur la personne du chef de
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11 parti devenu chef d'État, qui implique d'instituer officiellement la
marxisme orthodoxe sur la fonction réactionnaire du fascisme italien
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••désirante ou l'inconscientmachinique.
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volonté de Savoir, appellera « l'hypothèse répressive» . Et Foucault
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n'est que l'horizon théorique , ontologique, d'une articulation entre
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l'histoire de la famille et l'histoire du travail. Mais la famill e (et
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:!,. formulation naturaliste est mise en avant, mais une lecture structurale même temps que d'économie. L'écart entre la configuration théorique
est aussi .possible, qui maintient ouverte la question du rôle ,des des classes et leur propre être (en) masse cesse d'être contingent, il
:111 institutions en tant que système de subjectivation collective. L'Etat devient structurel, et il peut acquérir la fonction d'une causalité
(ou plus précisément l'État nationaliste, l'État comme appareil de historique.
~Il
,1ii
nationalisation de la société) n'est ni une « famille » élargie ni une Dans la dénégation de cet écart (liée à une anthropologie utili-
« usine» ou une« fabrique» généralisée (pas plus qu'il n'est, comme tariste, et non pas vraiment matérialiste) s'origine l'incapacit,é récur-
·111:
·<1 pourraient le faire croire certaines formulations transitoires de Fou- rente du marxisme à rendre compte de l'autonomie de l'Etat, ou
I;! cault, l'enveloppe ou l'armature d'une« société disciplinaire») : mais plutôt de la tendance à l'autonomisation de celui-ci, en particulier
n il faut, pour caractériser le comportement spécifique des « hommes sous forme de nationalisation de la famille« petite-bourgeoise», d'où
111 dans l'État», analyser au niveau des structures elles-mêmes la sur- procède la représentation du peuple comme une « parenté nationale »
•I•
Ili!
t:q détermination de la famille par ·la domination capitaliste de la force généralisée, ce qu'on peut appeler une ethnicité fictive 1• C'est pour-
1 de travail. Comme ni l'une ni l'autre ne vont de soi, la politique a quoi la pertinence des questions soulevées par Reich - sinon de ses
' 11
effectivement une histoire, et pas seulement une réalisation ou une réponses - doit nous apparaître au moment où, parlant du marxisme,
~ fin. nous nous interrogeons sur le fonctionnement relatif du nationalisme
.!
et du racisme. Ce sont bien ces questions, ou des questions de ce
1111, ·:

~
Sans doute, dans la tradition marxiste, le thème de la masse n'est genre, qui doivent être posées lorsqu'il apparaît que la« communauté
pas propre à Reich : il est omniprésent comme mot d'ordre politique raciste » est à la fois l'antithèse de la « communauté de classe ». et
(« les masses font l'histoire», c'est-à-dire qu'elles font les révolutions, le modèle qui fait retour en son sein (ainsi dans la représentation
ce qui à la limite est une tautologie : non pas tant parce qu'histoire de l'« origine de classe», et plus généralement dans toute la méta-
I' 1 serait synonyme de révolution, mais surtout parce que les masses phorisation des différences sociales en termes de différences hérédi-
11 sont l'opposé de l'État, et que la révolution est la dissolution de taires, implicitement ou explicitement sexualisées). De même lors-
'i
11 l'État). Mais il n'est alors que l'autre nom de la classe, ou plutôt qu'il apparaît que les formes extrêmes du nationalisme (ainsi
de la classe purement active, devenant enfin «sujet». De même, l'idéologie nazie du peuple élu comme « race de maîtres ») combinent
1/

li
1 11
111
l'idée qu'il manquerait au matérialisme historique une « théorie des
idéologies» et de leur efficacité spécifique revient sans cesse d'Engels
à Gramsci et au-delà : mais le plus souvent dans la perspective de
essentiellement l'idéalisation des buts impérialistes, sans laquelle
aucune violence collective ne pourrait se soutenir (et notamment celle
de la « guerre totale», intérieure et extérieure), avec les pratiques de
la «conscience», c'est-à-dire comme exigence d'une connaissance de l'-eugéqique ou du populationnisme qui tendent à élever le « tra-
Iil l'individu soumis à l'emprise de la structure sociale, et dont il s'agit vailleur» au dessus de l' « esclave».
de savoir quelle « liberté » il conserve par rapport à la détermination Pouvons-nous déceler au moins l'amorce d'une dialectisation ana-
i.1
·1
: il du collectif (division du travail, rapports marchands, antagonisme logue du côté de la théorie freudienne ? Reportons-nous alors à
de classes). Reich renverse doublement cette problématique: en Massenpsychologie und !ch-Analyse. En un sens ce qui est absent du
,,,1
posant que le facteur idéologique manquant n'est pas l'expression matérialisme historique est ici présupposé d 'emblée: ce que nous
li:I
~.
1'.
~'
~I
de la rationalité économique, le reflet ou le présupposé des rapports
de production, mais leur autre (ce qu'il appelle «l'irrationalité»),
pouvons appeler avec Lacan le caractère transindividuel (et donc
transférentiel) de l'inconscient (par opposition à l'idée d'un « incons-
et en l'identifiant avec une forme de socialisation primaire précédant cient individuel», mais aussi d'un « inconscient collectif» ou d'un
]( l'individualité. La « puissance idéologique» n'est plus alors l'effet « inconscient des peuples »). Il suffirait pour l'exhiber en pleine
dérivé ou le phénomène externe de la lutte des classes, réductible à lumière de considérer que le tableau du chapitre VIII 2 représente,
Ir une psychologie de classes c'est-à-dire de groupe (elle-même reflet
fi~ « dans la conscience» de l'être de classe), mais bien la matière
l. J'ai développé cette notion dans Race, Nation, Classe: Les identités ambiguës
f1i'. préalable sur laquelle opère la lutte des classes, et qu'elle rationalise (en collaboration avec lmmanuel Wallerstein), Éd. La Découverte, Paris, 1988.
l1!l:
·Il ;
ill j,
plus ou moins complètement. L'être social n'est pas ce qu'on obtient 2. Page 139 de la petite édition Payot de« Psychologie collective et analyse du
en faisant abstraction de l'idéologie, mais ce qui en est tissé, en Moi», in Freud, Essais de Psychanalyse, Paris, 1963.
~1
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~1
!i La crainte des masses Fascisme,psychanalyse,freudo-marxisme
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:!,. formulation naturaliste est mise en avant, mais une lecture structurale même temps que d'économie. L'écart entre la configuration théorique
est aussi .possible, qui maintient ouverte la question du rôle ,des des classes et leur propre être (en) masse cesse d'être contingent, il
:111 institutions en tant que système de subjectivation collective. L'Etat devient structurel, et il peut acquérir la fonction d'une causalité
(ou plus précisément l'État nationaliste, l'État comme appareil de historique.
~Il
,1ii
nationalisation de la société) n'est ni une « famille » élargie ni une Dans la dénégation de cet écart (liée à une anthropologie utili-
« usine» ou une« fabrique» généralisée (pas plus qu'il n'est, comme tariste, et non pas vraiment matérialiste) s'origine l'incapacit,é récur-
·111:
·<1 pourraient le faire croire certaines formulations transitoires de Fou- rente du marxisme à rendre compte de l'autonomie de l'Etat, ou
I;! cault, l'enveloppe ou l'armature d'une« société disciplinaire») : mais plutôt de la tendance à l'autonomisation de celui-ci, en particulier
n il faut, pour caractériser le comportement spécifique des « hommes sous forme de nationalisation de la famille« petite-bourgeoise», d'où
111 dans l'État», analyser au niveau des structures elles-mêmes la sur- procède la représentation du peuple comme une « parenté nationale »
•I•
Ili!
t:q détermination de la famille par ·la domination capitaliste de la force généralisée, ce qu'on peut appeler une ethnicité fictive 1• C'est pour-
1 de travail. Comme ni l'une ni l'autre ne vont de soi, la politique a quoi la pertinence des questions soulevées par Reich - sinon de ses
' 11
effectivement une histoire, et pas seulement une réalisation ou une réponses - doit nous apparaître au moment où, parlant du marxisme,
~ fin. nous nous interrogeons sur le fonctionnement relatif du nationalisme
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et du racisme. Ce sont bien ces questions, ou des questions de ce
1111, ·:

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Sans doute, dans la tradition marxiste, le thème de la masse n'est genre, qui doivent être posées lorsqu'il apparaît que la« communauté
pas propre à Reich : il est omniprésent comme mot d'ordre politique raciste » est à la fois l'antithèse de la « communauté de classe ». et
(« les masses font l'histoire», c'est-à-dire qu'elles font les révolutions, le modèle qui fait retour en son sein (ainsi dans la représentation
ce qui à la limite est une tautologie : non pas tant parce qu'histoire de l'« origine de classe», et plus généralement dans toute la méta-
I' 1 serait synonyme de révolution, mais surtout parce que les masses phorisation des différences sociales en termes de différences hérédi-
11 sont l'opposé de l'État, et que la révolution est la dissolution de taires, implicitement ou explicitement sexualisées). De même lors-
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11 l'État). Mais il n'est alors que l'autre nom de la classe, ou plutôt qu'il apparaît que les formes extrêmes du nationalisme (ainsi
de la classe purement active, devenant enfin «sujet». De même, l'idéologie nazie du peuple élu comme « race de maîtres ») combinent
1/

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111
l'idée qu'il manquerait au matérialisme historique une « théorie des
idéologies» et de leur efficacité spécifique revient sans cesse d'Engels
à Gramsci et au-delà : mais le plus souvent dans la perspective de
essentiellement l'idéalisation des buts impérialistes, sans laquelle
aucune violence collective ne pourrait se soutenir (et notamment celle
de la « guerre totale», intérieure et extérieure), avec les pratiques de
la «conscience», c'est-à-dire comme exigence d'une connaissance de l'-eugéqique ou du populationnisme qui tendent à élever le « tra-
Iil l'individu soumis à l'emprise de la structure sociale, et dont il s'agit vailleur» au dessus de l' « esclave».
de savoir quelle « liberté » il conserve par rapport à la détermination Pouvons-nous déceler au moins l'amorce d'une dialectisation ana-
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·1
: il du collectif (division du travail, rapports marchands, antagonisme logue du côté de la théorie freudienne ? Reportons-nous alors à
de classes). Reich renverse doublement cette problématique: en Massenpsychologie und !ch-Analyse. En un sens ce qui est absent du
,,,1
posant que le facteur idéologique manquant n'est pas l'expression matérialisme historique est ici présupposé d 'emblée: ce que nous
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de la rationalité économique, le reflet ou le présupposé des rapports
de production, mais leur autre (ce qu'il appelle «l'irrationalité»),
pouvons appeler avec Lacan le caractère transindividuel (et donc
transférentiel) de l'inconscient (par opposition à l'idée d'un « incons-
et en l'identifiant avec une forme de socialisation primaire précédant cient individuel», mais aussi d'un « inconscient collectif» ou d'un
]( l'individualité. La « puissance idéologique» n'est plus alors l'effet « inconscient des peuples »). Il suffirait pour l'exhiber en pleine
dérivé ou le phénomène externe de la lutte des classes, réductible à lumière de considérer que le tableau du chapitre VIII 2 représente,
Ir une psychologie de classes c'est-à-dire de groupe (elle-même reflet
fi~ « dans la conscience» de l'être de classe), mais bien la matière
l. J'ai développé cette notion dans Race, Nation, Classe: Les identités ambiguës
f1i'. préalable sur laquelle opère la lutte des classes, et qu'elle rationalise (en collaboration avec lmmanuel Wallerstein), Éd. La Découverte, Paris, 1988.
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plus ou moins complètement. L'être social n'est pas ce qu'on obtient 2. Page 139 de la petite édition Payot de« Psychologie collective et analyse du
en faisant abstraction de l'idéologie, mais ce qui en est tissé, en Moi», in Freud, Essais de Psychanalyse, Paris, 1963.
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ljj
312 313
La crainte des masses Fascisme, psychanalyse,freudo-marxisme

non pas la mise en parallèle de « personnalités psychiques» indivi- claires). Seules ces dernières sont institutionnelles, et par conséquent
duelles semblablement structur ées, mais justement le repérage d'une seules elles présentent au « Moi », comme « objet» possible, une
structure « sociale » dont dépend l'organisation du psychisme en combinaison de personnes inscrites dans un rôle social (par exemple
instances distinctes (donc la formation d'une personnalité). En effet celui du Chef), de normes contraignantes et d 'idées générales (donc
le schéma montre la simultanéité de trois phénomènes : l' identifi- d'idéaux: le patriotisme, l'amour du prochain dans le Christ, l'élec-
cation des différents «Moi» entre eux (donc la formation de leur tion, etc.) nouées entre elles dans le discours : elles ne suivent donc
communauté imaginaire) ; la substitution, pour chaque Moi, d'un pas, mais précèdent,structuralement, la « masseprimaire». En fait il
«objet» de son amour (ou de son désir) à l'idéal du Moi; et n'y a pas de « masseprimaire », sinon comme effet d'identification
l'unification des différents idéaux du fait que, dans la substitution, ambivalente induit en permanence par l'existence des « masses
c'est un même « objet extérieur» (ou objet réel: qu'il s'agisse d'un conventionnelles».
chef, d'une institution, d'un dogme historique) qui vient à cette Ce qui dirige notre attention vers les restrictions singulières dont
place imaginaire. La progression suivie par Freud dans sa construction s'accompagne , chez Freud, la désignation de celles-ci. Aussi long-
n'est pas causale, mais pédagogique (l'objet extérieur est identique- temps que les « masses conventionnelles » peuvent être considérées
ment aimé par chaque moi comme le serait un objet narcissique). simplement comme des exemples , des casparticuliersà partir desquels
Mais si nous nous demandons ce qui fait qu'un même « objet l'analyse va remonter vers le problème fondamental de l'identifica-
extérieur» (qui plus est un objet dont la modalité de réalité est aussi tion, il importe assez peu que leur description soit incomplète. Mais
hétérogène que le propose Freud) peut simultanément se substituer à dès lors que, sous ce nom, est visée la structure institutionnelle qui
une multiplicité de Moi idéaux, nous sommes amenés à faire fonc- noue ensemble , dans la simultanéité, la constitution du psychisme
tionner le schéma de façon inverse, rétroactive: ceci ne se produira individuel et le rapport d'identification collective, on ne peut plus
qu'à partir de l'identification des différents «moi», c'est-à-dire à ne pas s'interroger sur les ellipses de Freud. Pour le dire schémati-
partir de la « mise en commun» de leurs idéaux. Un pas de plus quement, .« Armée » et « Église » sont ici des appareils d'État qui ne
nous conduira alors à l'hypothèse que la constitution même du disent pas leur nom . 0~ plutôt : leur association évoque, de façon
«moi» (décrite par ailleurs par Freud comme liée à l'ambivalence partielle, un appareil d 'Etat idéal (combinant la fonction d 'organi-
du refoulement, à la double pression d'un désir et d'une censure, sation de la violence et la fonction de sacralisation de la loi), mais
ou d'un ça et d'un surmoi avec lesquels il faut «négocier»), est elle laisse en dehors - donc en fait elle écarte .,.. la question de ce
li plutôt l'effet que la cause du processus d 'idéalisation collective. On
pourrait même suggérer que tout ce processus est commandé par le
qui les unit, la question de l'institution «souveraine» dont l'Armée
et l'Église tirent leur permanence .
On peut imaginer plusieurs raisons à cette singulière élision par
~
fait que le soi-disant « objet extérieur» est en réalité une structure
complexe, à la fois représentée par des personnes, par des institutions Freud du problème de l'État qui se profilait à l'horizon de sa propre
et par des croyances ou idées : en bref une structure de « rapport analyse des masses. N'en suggérons que deux. D 'une part il ne serait
j~ social ». Ce qui mieux qu'une psycho-genèse individuelle expliquerait probablement pas possible d 'identifier en général les« masses conven-

~1~11 l'ambivalence de l'instance idéale, inscrite après coup par Freud dans
ses diverses dénominations (Sur-Moi , Moi idéal). Alors, comme Freud
#<>nnelles» à l'institution sociale sans se demander à nouveau comment
la famille (ou certaines formes historiques de la famille) fonctionne
!( l'indique parfois lui-même dans le texte, s'éclairerait le caractère comme institution , c'est-à-dire sans remettre en cause un concept de
1,\1
1i::1 circulaire de l'analyse : plutôt qu 'une explication de la structure des la famille qui, implicitement au moins, la réduit à n'être que la
1,
"·.\1.·. masses à partir du psychisme individuel, il s'agirait de l'explication cristallisation (pour ne pas dire la projection) des rôles prescrits par
~-
d'une constitution individuelle qui inclut toujours déjà la structure le complexe d'Œdipe (et de leurs variations individuelles possibles) 1•

1;1:~
00
.

11:1,
de «masse». Telle est implicitement la voie dans laquelle nous
engage le freudo-marxisme , y compris Reich.
Mais cette voie oblige à son tour à remettre en question la lecture
immédiate, « génétique », de la distinction freudienne entre « masses
l. Ne pourrait-on suggérer au contraire qu e le complexe d'Œ dipe n'est pas ce
qui f onde la structure familiale, mais ce qui inscrit irrémédiablement le conflit et
la variabilité des positions subjectives au sein de l'instituti on familiale, interdisant
primaires» et « masses organisées» ou« conventionnelles» (ou secon- par là même à celle-ci tout e possibilité d'im poser les rôles qu 'elle prescrit comme
~ -

~in1
314 315
La crainte des masses Fascisme, psychanalyse,freudo-marxisme

non pas la mise en parallèle de « personnalités psychiques» indivi- claires). Seules ces dernières sont institutionnelles, et par conséquent
duelles semblablement structur ées, mais justement le repérage d'une seules elles présentent au « Moi », comme « objet» possible, une
structure « sociale » dont dépend l'organisation du psychisme en combinaison de personnes inscrites dans un rôle social (par exemple
instances distinctes (donc la formation d'une personnalité). En effet celui du Chef), de normes contraignantes et d 'idées générales (donc
le schéma montre la simultanéité de trois phénomènes : l' identifi- d'idéaux: le patriotisme, l'amour du prochain dans le Christ, l'élec-
cation des différents «Moi» entre eux (donc la formation de leur tion, etc.) nouées entre elles dans le discours : elles ne suivent donc
communauté imaginaire) ; la substitution, pour chaque Moi, d'un pas, mais précèdent,structuralement, la « masseprimaire». En fait il
«objet» de son amour (ou de son désir) à l'idéal du Moi; et n'y a pas de « masseprimaire », sinon comme effet d'identification
l'unification des différents idéaux du fait que, dans la substitution, ambivalente induit en permanence par l'existence des « masses
c'est un même « objet extérieur» (ou objet réel: qu'il s'agisse d'un conventionnelles».
chef, d'une institution, d'un dogme historique) qui vient à cette Ce qui dirige notre attention vers les restrictions singulières dont
place imaginaire. La progression suivie par Freud dans sa construction s'accompagne , chez Freud, la désignation de celles-ci. Aussi long-
n'est pas causale, mais pédagogique (l'objet extérieur est identique- temps que les « masses conventionnelles » peuvent être considérées
ment aimé par chaque moi comme le serait un objet narcissique). simplement comme des exemples , des casparticuliersà partir desquels
Mais si nous nous demandons ce qui fait qu'un même « objet l'analyse va remonter vers le problème fondamental de l'identifica-
extérieur» (qui plus est un objet dont la modalité de réalité est aussi tion, il importe assez peu que leur description soit incomplète. Mais
hétérogène que le propose Freud) peut simultanément se substituer à dès lors que, sous ce nom, est visée la structure institutionnelle qui
une multiplicité de Moi idéaux, nous sommes amenés à faire fonc- noue ensemble , dans la simultanéité, la constitution du psychisme
tionner le schéma de façon inverse, rétroactive: ceci ne se produira individuel et le rapport d'identification collective, on ne peut plus
qu'à partir de l'identification des différents «moi», c'est-à-dire à ne pas s'interroger sur les ellipses de Freud. Pour le dire schémati-
partir de la « mise en commun» de leurs idéaux. Un pas de plus quement, .« Armée » et « Église » sont ici des appareils d'État qui ne
nous conduira alors à l'hypothèse que la constitution même du disent pas leur nom . 0~ plutôt : leur association évoque, de façon
«moi» (décrite par ailleurs par Freud comme liée à l'ambivalence partielle, un appareil d 'Etat idéal (combinant la fonction d 'organi-
du refoulement, à la double pression d'un désir et d'une censure, sation de la violence et la fonction de sacralisation de la loi), mais
ou d'un ça et d'un surmoi avec lesquels il faut «négocier»), est elle laisse en dehors - donc en fait elle écarte .,.. la question de ce
li plutôt l'effet que la cause du processus d 'idéalisation collective. On
pourrait même suggérer que tout ce processus est commandé par le
qui les unit, la question de l'institution «souveraine» dont l'Armée
et l'Église tirent leur permanence .
On peut imaginer plusieurs raisons à cette singulière élision par
~
fait que le soi-disant « objet extérieur» est en réalité une structure
complexe, à la fois représentée par des personnes, par des institutions Freud du problème de l'État qui se profilait à l'horizon de sa propre
et par des croyances ou idées : en bref une structure de « rapport analyse des masses. N'en suggérons que deux. D 'une part il ne serait
j~ social ». Ce qui mieux qu'une psycho-genèse individuelle expliquerait probablement pas possible d 'identifier en général les« masses conven-

~1~11 l'ambivalence de l'instance idéale, inscrite après coup par Freud dans
ses diverses dénominations (Sur-Moi , Moi idéal). Alors, comme Freud
#<>nnelles» à l'institution sociale sans se demander à nouveau comment
la famille (ou certaines formes historiques de la famille) fonctionne
!( l'indique parfois lui-même dans le texte, s'éclairerait le caractère comme institution , c'est-à-dire sans remettre en cause un concept de
1,\1
1i::1 circulaire de l'analyse : plutôt qu 'une explication de la structure des la famille qui, implicitement au moins, la réduit à n'être que la
1,
"·.\1.·. masses à partir du psychisme individuel, il s'agirait de l'explication cristallisation (pour ne pas dire la projection) des rôles prescrits par
~-
d'une constitution individuelle qui inclut toujours déjà la structure le complexe d'Œdipe (et de leurs variations individuelles possibles) 1•

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.

11:1,
de «masse». Telle est implicitement la voie dans laquelle nous
engage le freudo-marxisme , y compris Reich.
Mais cette voie oblige à son tour à remettre en question la lecture
immédiate, « génétique », de la distinction freudienne entre « masses
l. Ne pourrait-on suggérer au contraire qu e le complexe d'Œ dipe n'est pas ce
qui f onde la structure familiale, mais ce qui inscrit irrémédiablement le conflit et
la variabilité des positions subjectives au sein de l'instituti on familiale, interdisant
primaires» et « masses organisées» ou« conventionnelles» (ou secon- par là même à celle-ci tout e possibilité d'im poser les rôles qu 'elle prescrit comme
~ -

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La crainte des masses Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme

1
1
D'autre part il ne serait pas possible de désigner comme État l'horizon de l'inconscient avec l'organisation sociale de la sexualité, il rejoint
1.
~.i
,1 commun à toutes les « masses conventionnelles » sans appliquer finalement l'utopie d'un psychisme sans inconscient en assignant
li,1 directement à celui-ci le concept de l'ambivalence qui est lié par comme objectif à la politique la levée du refoulement lui-même.
,i Freud au processus de l'identification : en somme l'État apparaîtrait Cette utopie est cohérente avec l'idée que ce qu'il faut opposer à la
i!
~! dans le présent comme la véritable « masse primaire», donc le lieu mobilisation des masses par le fascisme est une « masse prolétarienne »
li" de conflits indépassables, d'une violence latente. Il est frappant que libérée (par la démocratie du travail et la révolution sexuelle) du
Freud, au bout du compte, ait explicitement reconnu le conflit dans «mysticisme» et de la « peste émotionnelle». La revendication de
I la culture (le « malaise dans la civilisation»), mais se soit bien gardé la politique débouche ainsi sur son contraire : une nouvelle version
·1
J
'.i de le reconnaître dans l'État, a fortiori de désigner l'État comme de la fin du politique ou de la nostalgie de l' Âge d'Or. Toutefois
i une institution de contrôle des masses qui engendre à la fois la la tentative «délirante» peut nous inciter· à prolonger encore d'un
sécurité et l'insécurité, ou la violence. Ce que nous découvrons ici ou deux crans la critique de la conception du lien social ébauchée
1
iJ:
1!
chez Freud ce n'est pas tellement un «psychologisme», comme le par la psychanalyse classique.
voudrait une critique superficielle, mais un « sociologism~ », entendu Le rapport d'identification formalisé par Freud en termes de
comme hypostase de la société globale organisée dans l'Etat au-delà transfert de l'objet du « Moi » à l' « idéal du Moi » institue bien dans
des conflits sociaux (comme si la société ne pouvait être en soi l'imaginaire une figure surhumaine, à la fois toute-puissante (donc
conflictuelle). menaçante ou punissante autant que bienveillante ou gratifiante) et
objet d'amour, figure archéo-paternelle surimposée au père individuel.
Il est douteux que la théorisation de Reich puisse nous sortir de C'est précisément lorsqu'il inclut dans sa topique la dimension sociale
ces difficultés. Car elle se caractérise précisément par la confusion, que Freud explicite cette référence au «surhumain». L'analyse des
ou la réduction naturaliste, des dimensions de l'institution qui, configurations historiques du racisme (ou mieux encore, du racisme-
historiquement, confèrent sa complexité à l' «objet». Prenant le sexisme, s'il est vrai qu'ils sont toujours étroitement associés) nous
nazisme au mot, de peur de manquer une fois de plus les raisons oblige à nous demander si, en fait, une telle figure peut exister
de son efficacité(« Il nous faut résolument prendre l'habitude d'écou- indépendamment de figures sous-humaines. Autrement dit si, comme
j ter attentivement ce que dit le fasciste ») 1, il croit que l'autorité le suggère Freud, le corrélat de la « toute-puissance du père » est
ij
répressive est immédiatement «réelle» et «imaginaire», c'est-à-dire bien « l'égalité des fils». Il est étrange que Freud I se soit référé au
qu'elle coïncide avec la personne qui l'exerce et la figure. De ce fait «surhomme de Nietzsche» pour en faire l'autre nom de la figure
1 il passe de l'idée d'une articulation historiquement nécessaire entre archaïque du Père, sans même évoquer celle des sous-hommes. Il
est encore plus étrange que, décrivant la disposition sexuelle des
la famille patriarcale et l'État nationaliste à celle d'une homologie,
voire d'une identité de structures. Il rend ainsi incompréhensibles femmes comme l'enjeu fantasmatique de la rivalité entre le « père »
1
~
aussi bien la différence entre un mouvement fasciste t;t un État
totalitaire que la coexistence contradictoire, dans cet Etat, d'une
et les «fils», d'où procède l'ambivalence de leur relation, il n'ait
pas un instant évoqué la position des ·femmes elles-mêmes dans la
w

~
~
double politique : conservation des structures familiales traditionnelles structure transindividuelle nouée par l'identification (dont, remar-
quons-le ici, les «Moi» sont tous implicitement masculins). Mais
ou « familialisme » réactîonnaire, et destruction de ces mêmes struc-
~ en réalité il n'y a de surhommes que là où il y a également des
~
li~- tures par l'eugénique, le contrôle inquisitorial des alliances et des
l naissances 2 • De même, ayant identifié tendanciellement la structure sous-hommes, eux-mêmes répartis en plusieurs catégories: d'un côté
~ des étrangers, des esclaves, des colonisés, des ouvriers, constitués en
t
• «race» spéciale par l'imaginaire des sociétés industrielles, de l'autre
de simples fonctions « normalement» accomplies par les individus (sauf « anor-
malité», « perversion», etc.) ?
1. La psychologie de masse d11fascisme, cit., p. 105. encourager une prostitution contrôlée par l'État. Cf George L. Mosse, Nationalism
r 2. On sait qu'à la limite, dans la politique proposées par Himmler (et mise en and Sex11ality, Middle-Glass Morality and Sex11al Norms in Modern Europe, The
11 œuvre par lui au sein de la S.S.), la famille «légitime» n'a plus aucune importance University of Wisconsin Press, Madison (U.S.A.) and London (U.K.), 1985.
i!·~i au regard de la « pureté raciale » des filiations « biologiques », ce qui conduit à 1. Op.cit., p. 151.
1:1
1, :

316 317
~-
La crainte des masses Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme

1
1
D'autre part il ne serait pas possible de désigner comme État l'horizon de l'inconscient avec l'organisation sociale de la sexualité, il rejoint
1.
~.i
,1 commun à toutes les « masses conventionnelles » sans appliquer finalement l'utopie d'un psychisme sans inconscient en assignant
li,1 directement à celui-ci le concept de l'ambivalence qui est lié par comme objectif à la politique la levée du refoulement lui-même.
,i Freud au processus de l'identification : en somme l'État apparaîtrait Cette utopie est cohérente avec l'idée que ce qu'il faut opposer à la
i!
~! dans le présent comme la véritable « masse primaire», donc le lieu mobilisation des masses par le fascisme est une « masse prolétarienne »
li" de conflits indépassables, d'une violence latente. Il est frappant que libérée (par la démocratie du travail et la révolution sexuelle) du
Freud, au bout du compte, ait explicitement reconnu le conflit dans «mysticisme» et de la « peste émotionnelle». La revendication de
I la culture (le « malaise dans la civilisation»), mais se soit bien gardé la politique débouche ainsi sur son contraire : une nouvelle version
·1
J
'.i de le reconnaître dans l'État, a fortiori de désigner l'État comme de la fin du politique ou de la nostalgie de l' Âge d'Or. Toutefois
i une institution de contrôle des masses qui engendre à la fois la la tentative «délirante» peut nous inciter· à prolonger encore d'un
sécurité et l'insécurité, ou la violence. Ce que nous découvrons ici ou deux crans la critique de la conception du lien social ébauchée
1
iJ:
1!
chez Freud ce n'est pas tellement un «psychologisme», comme le par la psychanalyse classique.
voudrait une critique superficielle, mais un « sociologism~ », entendu Le rapport d'identification formalisé par Freud en termes de
comme hypostase de la société globale organisée dans l'Etat au-delà transfert de l'objet du « Moi » à l' « idéal du Moi » institue bien dans
des conflits sociaux (comme si la société ne pouvait être en soi l'imaginaire une figure surhumaine, à la fois toute-puissante (donc
conflictuelle). menaçante ou punissante autant que bienveillante ou gratifiante) et
objet d'amour, figure archéo-paternelle surimposée au père individuel.
Il est douteux que la théorisation de Reich puisse nous sortir de C'est précisément lorsqu'il inclut dans sa topique la dimension sociale
ces difficultés. Car elle se caractérise précisément par la confusion, que Freud explicite cette référence au «surhumain». L'analyse des
ou la réduction naturaliste, des dimensions de l'institution qui, configurations historiques du racisme (ou mieux encore, du racisme-
historiquement, confèrent sa complexité à l' «objet». Prenant le sexisme, s'il est vrai qu'ils sont toujours étroitement associés) nous
nazisme au mot, de peur de manquer une fois de plus les raisons oblige à nous demander si, en fait, une telle figure peut exister
de son efficacité(« Il nous faut résolument prendre l'habitude d'écou- indépendamment de figures sous-humaines. Autrement dit si, comme
j ter attentivement ce que dit le fasciste ») 1, il croit que l'autorité le suggère Freud, le corrélat de la « toute-puissance du père » est
ij
répressive est immédiatement «réelle» et «imaginaire», c'est-à-dire bien « l'égalité des fils». Il est étrange que Freud I se soit référé au
qu'elle coïncide avec la personne qui l'exerce et la figure. De ce fait «surhomme de Nietzsche» pour en faire l'autre nom de la figure
1 il passe de l'idée d'une articulation historiquement nécessaire entre archaïque du Père, sans même évoquer celle des sous-hommes. Il
est encore plus étrange que, décrivant la disposition sexuelle des
la famille patriarcale et l'État nationaliste à celle d'une homologie,
voire d'une identité de structures. Il rend ainsi incompréhensibles femmes comme l'enjeu fantasmatique de la rivalité entre le « père »
1
~
aussi bien la différence entre un mouvement fasciste t;t un État
totalitaire que la coexistence contradictoire, dans cet Etat, d'une
et les «fils», d'où procède l'ambivalence de leur relation, il n'ait
pas un instant évoqué la position des ·femmes elles-mêmes dans la
w

~
~
double politique : conservation des structures familiales traditionnelles structure transindividuelle nouée par l'identification (dont, remar-
quons-le ici, les «Moi» sont tous implicitement masculins). Mais
ou « familialisme » réactîonnaire, et destruction de ces mêmes struc-
~ en réalité il n'y a de surhommes que là où il y a également des
~
li~- tures par l'eugénique, le contrôle inquisitorial des alliances et des
l naissances 2 • De même, ayant identifié tendanciellement la structure sous-hommes, eux-mêmes répartis en plusieurs catégories: d'un côté
~ des étrangers, des esclaves, des colonisés, des ouvriers, constitués en
t
• «race» spéciale par l'imaginaire des sociétés industrielles, de l'autre
de simples fonctions « normalement» accomplies par les individus (sauf « anor-
malité», « perversion», etc.) ?
1. La psychologie de masse d11fascisme, cit., p. 105. encourager une prostitution contrôlée par l'État. Cf George L. Mosse, Nationalism
r 2. On sait qu'à la limite, dans la politique proposées par Himmler (et mise en and Sex11ality, Middle-Glass Morality and Sex11al Norms in Modern Europe, The
11 œuvre par lui au sein de la S.S.), la famille «légitime» n'a plus aucune importance University of Wisconsin Press, Madison (U.S.A.) and London (U.K.), 1985.
i!·~i au regard de la « pureté raciale » des filiations « biologiques », ce qui conduit à 1. Op.cit., p. 151.
1:1
1, :

316 317
~-
'il ~:
11 1( La crainte des masses Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme
il il
,,ii.
JI r
it··.:·
précisément les femmes, également susceptibles - de l' Antiquité à
1 ;;,
contemporain se noue au racisme par la projection agressive du type
1 ,, nos jours - d'être perçues comme une «race» (genos, Geschlecht) «viril», par l'organisation spectaculaire d'une sorte de jouissance en
l) li·: opposée à celle des hommes, et à qui il a toujours été particulièrement
1,,
commun des corps, non seulement dans le comportement et la mise
!,.Ij J:.t l
1 ., .
interdit de faire «masse». Cette configuration n'est réductible ni à
l'opposition Père-Fils, ni à la dialectique du semblable et du dis-
"-.?
;
't
en scène des mouvements de masses, mais aussi dans l'entreprise de
régénération des corps. Ici encore la référence est double : au Mâle
semblable.
1
1 t
j
S'il est vrai que l'expérience des mouvements fascistes suggère une
sorte de « passage à l'acte » collectif lié à l'angoisse des situations de
..
{~I';
1:. '
et au Travailleur, d'autant plus martelée que les hommes sont
incertains de leur rôle sexuel, et les travailleurs physiquement et
intellectuellement exploités. Donc, si l'addition freudo-marxiste d'une
crise ou de transformation sociale, le contenu même de leur idéologie
?~· interprétation sexuelle «primaire» du fantasme et d'une réduction
fif[i et de leur politique suggère que la topique au sein de laquelle cette
dynamique psychique deviendrait intelligible doit être complétée par
{f;
~f
l
historique des rapports sociaux aux conditions de l'exploitation ne
délivre aucune théorie synthétique véritable (sauf, encore une fois, à
'·Y
une dimension ignorée de Freud. L'oscillation « irrationnelle » du Il invoquer des entités comme la Nature et la Vie), la surdétermination
sujet, entre la crainte ou la révolte que lui inspire un pouvoir (d'État) ff
i de fait est bien le champ dans lequel marxisme et psychanalyse sont

·~
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. -·!
1
1
: ::
!il!:
discrétionnaire et le recours à un État encore plus autoritaire et confrontés par le nazisme à l'épreuve de réalité. Et cette épreuve leur
personnalisé, peut-elle se comprendre si nous ne supposons pas que ~ est, pour une large part , commune. Mais ce champ, me semble-
. li i·:.·
11 .
Id '!· .·;
..
les individus (en fait les hommes) craignent inconsciemment en 1t
if. r-il, est purement et simplement celui de l'événement, ou de l'être
1\
il i·(lj
!ltj!
permanence que le pouvoir qui les maintient collectivement au-dessus
des différents « sous-hommes», ne soit aussi capable de les précipiter
parmi eux par ses décisions arbitraires ? Ou encore - autre confi- ~
1 autre (« hors de soi») de la politique, dans sa matérialité. Ce qu'il
était arrivé à Marx d'appeler le « mauvais côté» de l'histoire, qui
fait toute sa réalité.
(
1 fh
,1!'
11, guration possible - ne faut-il pas supposer qu'ils craignent incons- I
\}Î

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ciemment de découvrir ou de s'avouer le vide de cette place « sur-
i! i•i//.::

.
. 11·,
hu,maine » de l'autorité (instituée par l'État, occupée par le « chef
il füi!!j d'Etat»), à laquelle est pourtant suspendue par un lien d'amour et
1
i 'll'i;
:.1
'1:,.• 1.

de reconnaissance institutionnelle leur condition d'hommes, c'est-à- ..


,,, ,I1, ·i··.
dire leur élévation collective au-dessus des sous-hommes et notam-
1.

s· .

j'l 'li' '1.1ii/'.·'.


ment' des femmes ? Force est de constater que, conformément à une
longue tradition politique et philosophique, Freud construit sa repré- J
1

I .w
l ~
,
1 i'1!·
sentation du social en isolant l'une de l'autre la sphère de la famille,
dont le rapport des sexes est constitutif, et celle des institutions
publiques, où il est refoulé (au bénéfice d'une «identification»
1
, 1:ii[i,·
l .:! purement masculine). 1,.
·i
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Mais la figure du sous-homme - là encore le racisme est révélateur,
~

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1 y compris dans sa forme nazie - est indissociable de la représentation
/../1,i du corps, individuellement et collectivement vécue dans un rapport
;~I à la violence et à l'esthétique en même temps qu'au désir sexuel et
1 ljj
à la mort. Insister sur le travail, comme le fait Reich, c'est au moins
poser la question du recoupement qui s'institue entre deux séries de
I'.·' !il
l',,,! fantasmes du « morcellement » et de la « réunification » du corps :
I ~i
f ;
it,
ceux qui sont liés à la sexualité, à la présence ou à l'absence du
membre symbolique, et ceux qui sont liés au travail manuel, et plus
r 111 encore au travail mécanisé de l'époque moderne (dans lequel il faut
1 ·'J ·
1-h! inclure, de plus en plus , le travail intellectuel mécanisé). Le fascisme

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sorte de « passage à l'acte » collectif lié à l'angoisse des situations de
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et au Travailleur, d'autant plus martelée que les hommes sont
incertains de leur rôle sexuel, et les travailleurs physiquement et
intellectuellement exploités. Donc, si l'addition freudo-marxiste d'une
crise ou de transformation sociale, le contenu même de leur idéologie
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des différents « sous-hommes», ne soit aussi capable de les précipiter
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était arrivé à Marx d'appeler le « mauvais côté» de l'histoire, qui
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1 y compris dans sa forme nazie - est indissociable de la représentation
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à la mort. Insister sur le travail, comme le fait Reich, c'est au moins
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1-h! inclure, de plus en plus , le travail intellectuel mécanisé). Le fascisme

!h 318
L'autre scène
Violence, frontière, universalité
l
fi Existe-t-il un racisme européen 1 ?
i
''
I\

~ Les réflexions que je propose à la discussion prennent place en un


l lieu déterminé (la grande métropole financière et intellectuelle de
l'Allemagne fédérale), et en un moment déterminé : au lendemain
des attentats atroces qui ont frappé la communauté des travailleurs
turcs immigrés, mais aussi des premières grandes démonstrations
11 d'un ·refus de la violence fasciste et xénophobe dans les villes alle-
li mimdes. Tout en gardant ces conditions en mémoire, je me placerai
I' l,
à lln niveau plus général: non seulement parce que je ne .veux pas
i traiter superficiellement d'une situation que d'autres orateurs mieux
I informés auront présentée de l'intérieur, mais parce que je suis
1\
convaincu que la situation allemande actuelle, malgré sa spécificité
1
,1
l;üstorique, représente en réalité une composante de la conjoncture
européenne. C'est à ce niveau, me semble-t-il, qu'elle peut être
1 comprise et, en dernière instance, traitée.
· Je soutiendrai les thèses suivantes :
- premièrement le racisme dont nous observons l'intensification et
\~. diffusion dans tout le continent européen - à l'Est comme à
(',Ouest - a bel et bien des racines profondes dans notre histoire,
t,nême s'il convient de ne jamais présenter celle-ci comme un déter-
minisme linéaire. Les connexions qui s'établissent entre les formes
populaires de ce néo-racisme et les activités de minorités ultra-
d
ii
nationalistes organisées, font craindre à bon droit la constitution d'un
i\ néo-fascisme en Europe. Particulièrement grave à cet égard est l'hé-
il
li
·il
j:, L Communication au Congrès « Fremd ist der Fremde nur in der Fremde »,
Frankfort am Main, 1 1-13 déc. 1992, organisé par Friedrich Balke, Rebekka
;1
·'1li.
Habermas, Patrizia Nanz, Peter Sillem, et l'éditeur Fischer (publié sous le titre
Schwierige Fremdheit. Über Integration rmd Attsgrenwng in Einwanderungs-landern,
11 ·Fischer Taschenbuch Verlag, 1993).
il
323
Ili
La crainte des masses Existe-t-il un racisme européen ?

gémonie virtuelle de ces mouvements dans une partie de la jeunesse Il importe en particulier de se demander ce qui exactement est
_ ]1
désocialisée par le chômage ; nouveau, et ce qui en réalité prolonge ou reproduit une situation
i i, - deuxièmement, la question se pose de savoir si cette dynamique venue de très loin. Ce qui est incontestablement nouveau, c'est
l I' procède d'une puissance autonome, ou représente une réaction à une l'intensification des manifestations violentes et collectives du racisme,
1
1
!
1
situation de blocage social et d'impuissance politique. C'est cette c'est le « passage à l'acte» qui franchit collectivement et publique-
!! deuxième hypothèse qui me paraît la bonne : le racisme et le néo- ment l'interdit du meurtre, et se donne ainsi, même sous des formes
1 \\ fascisme en Europe aujourd'hui sont les effets conjoncturels des : · qui nous paraissent vulgaires et primitives, la terrible bonne cons-
Ili
11··
contradictions insolubles dans lesquelles, en dépit de leur apparent
triomphe, se trouvent plongées l'économie néo-libérale et surtout le
cience d'un droit historique. Le franchissement de ce seuil, ou plutôt
d'une série de seuils successifs dans cette direction, s'est effectué dans
système politique dit représentatif (et gui,. en vérité, « représente» un pays européen après l'autre, en visant toujours génériquement les
de moins en moins ses mandants). Il est vrai que, plus ces contra- populations de « travailleurs immigrés» et de «réfugiés», et notam-
111 dictions s'aggravent, plus s'amorce une spirale auto-destructive dont ment ceux venus du Sud, mais aussi - je vais y revenir - une partie
i 1,
' li les effets sont imprévisibles ; · des populations étrangères européennes, voire des populations natio-
J '1
- troisièmement, je ne crois pas pour autant que cette évolution, nales partageant les mêmes caractéristiques sociales (essentiellement
1 11
même très avancée, soit incontrôlable par les forces démocratiques, 1è statut de personnes déplacées, déterritorialisées). Tout s'est passé
I Il à condition qu'elles prennent toute la mesure des initiatives qui comme si le relais était transmis depuis une dizaine d'années d'un
ddivent être élaborées sans attendre aux niveaux local et transnational. pays à l'autre, dans une sorte d'émulation négative. En sorte qu'aucun
1 Il me semble réaliste de considérer que des obstacles internes, pro- .pays ·européen ne peut aujourd'hui se prétendre indemne : de l'Est
visoirement insurmontables, empêchent que se reproduise aujourd'hui à l'Ouest, de l'Angleterre et de la France à l'Italie, à l'Allemagne,
1 purement et simplement à l'échelle européenne un processus analogue àJa Hongrie et à la Pologne (je n'ose parler ici du« cas» yougoslave).
à celui qui, au début du siècle, avait entraîné le triomphe politique Et chaque fois cette intensification s'est accompagnée, avec des liens
'11
du fascisme et du nazisme. Une «fenêtre» existe donc pour l'action plus ou moins étroits et confirmés, d'une progression de groupes
1 collective, dans laquelle nous pouvons et devons inscrire nos efforts. · ultra-nationalistes organisés et d'une résurgence de l'antisémitisme -
~- un antisémitisme essentiellement symbolique comme le soulignait
1~ hier Dan Diner 1 : ce qui n'est pas en diminuer la gravité, puisque
l Examinons le premier point. Les circonstances dans lesquelles nous
I1
. cela·prouve que tel est bien le modèle auquel se réfèrent les repré-
ij nous trouvons, trois ans après ce que certains ont appelé la « révolution
sentations xénophobes, hantées par le rêve d'une « solution finale de
~ de 1989 1 », appellent un diagnostic politique qui soit sans complai-
la-question de l'immigration 2 ». Chaque fois les sondages d'opinion
~ sance : ni pour la société dans laquelle nous vivons, ni pour nous-
omrévélé, à tous ceux qui se berçaient de l'illusion inverse, que les
mêmes qui nous flattons parfois d'en constituer la conscience critique.
1 Je dis un diagnostic politique, mais il s'agit tout aussi bien d'un thèmes légitimant le racisme comme une sorte de réaction de défense
·d'.une identité nationale et d'une sécurité sociale « menacées», sont
~
!;
diagnostic moral : non pas, sans doute, en ce sens qu'il faudrait
porter · sur la réalité des jugements moraux, mais en ce sens qu'il . largement admis par des couches nombreuses dans coutes les classes
!t s'agit également d'apprécier des capacités morales, et qu'une crise sociales, même si ses formes extrêmes ne sont pas (ou pas encore?)
Il morale fait partie ' de la situation historique. Au centre de cette crise généralement approuvées: en particulier l'idée que la présence de
r figurent les sentiments de complaisance, mais aussi d'effroi et d'im- nombreux étrangers ou immigrés menacerait le niveau de vie, l' em-
puissance, voire de fascination face au racisme européen. Or plus les ploi, la paix publique, et l'idée que certaines différences culturelles
circonstances revêtent un caractère d'urgence, plus il est nécessaire .,..parfois très minces en réalité - constitueraient des obstacles insur-
i:
de s'interroger froidement sur leur réalité et de les penser.
1. Dari Diner, « Nationalscaat und Migration. Zu Begriff und Geschichte », in
Schwierige Fremdheit ... , cit., p . 2 l sq.
1. Ralf Dahrendorf, Betrachttmgen iiber die Revolution in Europa, Taschenbuch- 2. Dans l'attitude récente de certains groupes auteurs de pogroms, mais aussi
!i;
ausgabe, Bastei-Lübbe, 1992. du gouvernement allemand envers les tsiganes, cette régression devient explicite.

324 325
La crainte des masses Existe-t-il un racisme européen ?

gémonie virtuelle de ces mouvements dans une partie de la jeunesse Il importe en particulier de se demander ce qui exactement est
_ ]1
désocialisée par le chômage ; nouveau, et ce qui en réalité prolonge ou reproduit une situation
i i, - deuxièmement, la question se pose de savoir si cette dynamique venue de très loin. Ce qui est incontestablement nouveau, c'est
l I' procède d'une puissance autonome, ou représente une réaction à une l'intensification des manifestations violentes et collectives du racisme,
1
1
!
1
situation de blocage social et d'impuissance politique. C'est cette c'est le « passage à l'acte» qui franchit collectivement et publique-
!! deuxième hypothèse qui me paraît la bonne : le racisme et le néo- ment l'interdit du meurtre, et se donne ainsi, même sous des formes
1 \\ fascisme en Europe aujourd'hui sont les effets conjoncturels des : · qui nous paraissent vulgaires et primitives, la terrible bonne cons-
Ili
11··
contradictions insolubles dans lesquelles, en dépit de leur apparent
triomphe, se trouvent plongées l'économie néo-libérale et surtout le
cience d'un droit historique. Le franchissement de ce seuil, ou plutôt
d'une série de seuils successifs dans cette direction, s'est effectué dans
système politique dit représentatif (et gui,. en vérité, « représente» un pays européen après l'autre, en visant toujours génériquement les
de moins en moins ses mandants). Il est vrai que, plus ces contra- populations de « travailleurs immigrés» et de «réfugiés», et notam-
111 dictions s'aggravent, plus s'amorce une spirale auto-destructive dont ment ceux venus du Sud, mais aussi - je vais y revenir - une partie
i 1,
' li les effets sont imprévisibles ; · des populations étrangères européennes, voire des populations natio-
J '1
- troisièmement, je ne crois pas pour autant que cette évolution, nales partageant les mêmes caractéristiques sociales (essentiellement
1 11
même très avancée, soit incontrôlable par les forces démocratiques, 1è statut de personnes déplacées, déterritorialisées). Tout s'est passé
I Il à condition qu'elles prennent toute la mesure des initiatives qui comme si le relais était transmis depuis une dizaine d'années d'un
ddivent être élaborées sans attendre aux niveaux local et transnational. pays à l'autre, dans une sorte d'émulation négative. En sorte qu'aucun
1 Il me semble réaliste de considérer que des obstacles internes, pro- .pays ·européen ne peut aujourd'hui se prétendre indemne : de l'Est
visoirement insurmontables, empêchent que se reproduise aujourd'hui à l'Ouest, de l'Angleterre et de la France à l'Italie, à l'Allemagne,
1 purement et simplement à l'échelle européenne un processus analogue àJa Hongrie et à la Pologne (je n'ose parler ici du« cas» yougoslave).
à celui qui, au début du siècle, avait entraîné le triomphe politique Et chaque fois cette intensification s'est accompagnée, avec des liens
'11
du fascisme et du nazisme. Une «fenêtre» existe donc pour l'action plus ou moins étroits et confirmés, d'une progression de groupes
1 collective, dans laquelle nous pouvons et devons inscrire nos efforts. · ultra-nationalistes organisés et d'une résurgence de l'antisémitisme -
~- un antisémitisme essentiellement symbolique comme le soulignait
1~ hier Dan Diner 1 : ce qui n'est pas en diminuer la gravité, puisque
l Examinons le premier point. Les circonstances dans lesquelles nous
I1
. cela·prouve que tel est bien le modèle auquel se réfèrent les repré-
ij nous trouvons, trois ans après ce que certains ont appelé la « révolution
sentations xénophobes, hantées par le rêve d'une « solution finale de
~ de 1989 1 », appellent un diagnostic politique qui soit sans complai-
la-question de l'immigration 2 ». Chaque fois les sondages d'opinion
~ sance : ni pour la société dans laquelle nous vivons, ni pour nous-
omrévélé, à tous ceux qui se berçaient de l'illusion inverse, que les
mêmes qui nous flattons parfois d'en constituer la conscience critique.
1 Je dis un diagnostic politique, mais il s'agit tout aussi bien d'un thèmes légitimant le racisme comme une sorte de réaction de défense
·d'.une identité nationale et d'une sécurité sociale « menacées», sont
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diagnostic moral : non pas, sans doute, en ce sens qu'il faudrait
porter · sur la réalité des jugements moraux, mais en ce sens qu'il . largement admis par des couches nombreuses dans coutes les classes
!t s'agit également d'apprécier des capacités morales, et qu'une crise sociales, même si ses formes extrêmes ne sont pas (ou pas encore?)
Il morale fait partie ' de la situation historique. Au centre de cette crise généralement approuvées: en particulier l'idée que la présence de
r figurent les sentiments de complaisance, mais aussi d'effroi et d'im- nombreux étrangers ou immigrés menacerait le niveau de vie, l' em-
puissance, voire de fascination face au racisme européen. Or plus les ploi, la paix publique, et l'idée que certaines différences culturelles
circonstances revêtent un caractère d'urgence, plus il est nécessaire .,..parfois très minces en réalité - constitueraient des obstacles insur-
i:
de s'interroger froidement sur leur réalité et de les penser.
1. Dari Diner, « Nationalscaat und Migration. Zu Begriff und Geschichte », in
Schwierige Fremdheit ... , cit., p . 2 l sq.
1. Ralf Dahrendorf, Betrachttmgen iiber die Revolution in Europa, Taschenbuch- 2. Dans l'attitude récente de certains groupes auteurs de pogroms, mais aussi
!i;
ausgabe, Bastei-Lübbe, 1992. du gouvernement allemand envers les tsiganes, cette régression devient explicite.

324 325
li La crainte des masses Existe._t-il un racisme européen?
, 1

1 i montables à la cohabitation, voire risqueraient de « dénaturer » nos misme, ou de l'anti-africanisme, ou de l'anti-tiers-mondisme. Ceci
1 : identités traditionnelles. montre que, sans doute, l'identité européenneest bien l'un des enjeux
C'est l'ensemble de ce tableau qui suscite l'inquiétude, et même imaginaires de cette intolér~nce de masse, mais qu'elle n'en constitue
la peur (avant tout, ne l'oublions pas, la peur de ceux qui sont nullement le présupposé . A l'évidence, dans l'horizon idéologique
personnellement visés), et qui suggère des analogies avec la conjonc- du« racisme européen» actuel, il s'agit autant d'un refus de l'Europe,
1
ture de montée des fascismes en Europe dans les années 20 et 30 : dans toute une série de ses composantes historiques (et donc, pour
Sans doute s'agit-il en effet d'un défi d'une gravité comparable, mais une part , d'une façon pour les Européens de se refuser mutuellement),
1 111 pas nécessairement des mêmes processus historiques . Pour savoir que d'une revendication ou d 'une défense de l '« identité européenne».
exactement à quoi nous avons affaire, il convient, selon moi, non Ou, pour aller au bout de cette hypothèse, il s'agit autant d'un

1 ! pas de relativiser, mais de qualifier pl1:1sprécisément ce tableau, et


ceci de deux façons.
D'une part il faut souligner que le racisme, en tant qu'il vise
« rejet de l'autre» , stigmatisé racialement et culturellement, que d'une
exacerbation de la perception des différences intra-européennes et, en
quelque sorte, d 'une « auto-racisation » de l'Europe en un sens nou-
avant tout des populations de travailleurs (même de travailleurs veau, dirigé contre elle-même.
virtuels, dont font partie les réfugiés) venus du monde « sous- Ce point me paraît important notamment dans la mesure où nos
développé », généralement ex-colonial, ou semi-colonial, est un phé- . analyses doivent se mouvoir sur une voie étroite, entre la dénégation
nomène qui vient de loin en Europe, y compris sous ses formes de certains héritages eurocentriques massifs, de certaines traces per-
violentes. Ce n'est pas d'aujourd'hui que, ganz unten, il y a des sistantes de la domination européenne, à commencer par la trace de
« têtes de Turcs 1 ». Ce phénomène est simplement devenu plus l'esclavage, de la conquête, de la colonisation et de l'impérialisme,
visible, en particulier parce qu'il est sorti du lieu principal où il et l'adoption de schémas tiers-mondistes simplistes. L'objet (la cible)
' 'i se trouvait cantonné : le lieu de travail, c'est-à-dire le lieu d' exploi- · du racisme européen actuel n'est pas seulement, tant s'en faut, le
tation, et son environnement immédiat plus ou moins constitué
i en ghetto. ·Mais il faut le dire immédiatement, la visibilité ou la
Black ou l'Arabe ou le Musulman , bien qu'ils en supportent sans
doute le poids principal. Ce point est important également parce
diffusion est, en elle-même un élément d'aggravation, en particulier qu'il nous oblige une fois de plus à dépasser les interprétations
~
I lorsqu'elle contribue à entretenir une insécurité de masse et à
banaliser les actes criminels, avec l'aide au moins passive des
· abstraites en termes de conflits d 'identité , ou de rejet de l'Autre et de
l'« altérité» comme telle - comme si l'altérité était quelque chose
grands moyens de · communication. de constitué a priori -, explications qui ne font en réalité que
,Il -· D'autre pan (seconde qualification), il faut souligner que ce racisme, reproduire une partie du discours raciste lui-même.
hautement idéologisé, n'en demeure pas moins historiquement .;: Cependant, ces qualifications ou complications ayant été esquissées,
1 complexe, voire contradictoire. Il s'adresse à la fois à des groupes il faut revenir aux éléments du tableau d'ensemble qui justifient la
1 ,i d'origine «externe» («extra-européenne», «extra-communautaire»
! 1 crainte du développement d'un néo-fascisme, et nous donnent à
:j - dont certains cependant appartiennent à l'espace social européen ··..penser que nous devrons affronter sur la longue durée une crise autant
1
depuis très longtemps, et en ce sens lui sont complètement « intégrés » morale que sociale. Sans revenir sur les éléments struaurels relatifs
1: j\
;1'.
1::
avec leurs différences culturelles) et à des groupes d'origine« interne» à l'économie et à l'intervention de l'État, sans dénier non plus
I,1 !!-;
l (parfois nationale , comme dans le cas des terroni du Sud italien l'importance de ce que, dans un récent article, Uli Bielefeld a appelé
li l~:
i victimes du racisme dans le Nord) qui sont typiquement amalgamés . un « extrémisme populaire du centre 1 », je voudrais mentionner ici
i!i 1~
· dans la catégorie confuse et confusionniste d'immigrés ou de migrants.
1 deux d'entre eux qui exigeraient des analyses détaillées. Peut-être
''1111:
!, Et il se projette simultanément dans des récits mythiques incom- d'.ailleurs sont-ils indirectement liés entre eux.
I1Ji'j '1t:
I•
1,:
patibles entre eux, notamment celui de l'antisémitisme (qu 'il vaudrait Le premier réside dans l'extension, qu ;on peut dire potentiellement
mieux appeler à nouveau «ami-judaïsme») et celui de l'anti-isla- ·.hégémonique (au sens de la capacité de donner lieu à un mouvement
liiI lii'
11,,11 !\ l. Titr e de la traduction française du livre de Günther Wallraff (Éd . La Décou- ' 1. U. Bielefeld, « Popul arer Extrem ismus der Mitte. Die neuen Legirimations-
j!i
1 '"
l verte , Paris, 1986) . · probleme in Deutschl and », Frankfi, rter Rundschau, 5. 12. 1992 .

j Il\!
: 326 327
1 lt·
' "
li La crainte des masses Existe._t-il un racisme européen?
, 1

1 i montables à la cohabitation, voire risqueraient de « dénaturer » nos misme, ou de l'anti-africanisme, ou de l'anti-tiers-mondisme. Ceci
1 : identités traditionnelles. montre que, sans doute, l'identité européenneest bien l'un des enjeux
C'est l'ensemble de ce tableau qui suscite l'inquiétude, et même imaginaires de cette intolér~nce de masse, mais qu'elle n'en constitue
la peur (avant tout, ne l'oublions pas, la peur de ceux qui sont nullement le présupposé . A l'évidence, dans l'horizon idéologique
personnellement visés), et qui suggère des analogies avec la conjonc- du« racisme européen» actuel, il s'agit autant d'un refus de l'Europe,
1
ture de montée des fascismes en Europe dans les années 20 et 30 : dans toute une série de ses composantes historiques (et donc, pour
Sans doute s'agit-il en effet d'un défi d'une gravité comparable, mais une part , d'une façon pour les Européens de se refuser mutuellement),
1 111 pas nécessairement des mêmes processus historiques . Pour savoir que d'une revendication ou d 'une défense de l '« identité européenne».
exactement à quoi nous avons affaire, il convient, selon moi, non Ou, pour aller au bout de cette hypothèse, il s'agit autant d'un

1 ! pas de relativiser, mais de qualifier pl1:1sprécisément ce tableau, et


ceci de deux façons.
D'une part il faut souligner que le racisme, en tant qu'il vise
« rejet de l'autre» , stigmatisé racialement et culturellement, que d'une
exacerbation de la perception des différences intra-européennes et, en
quelque sorte, d 'une « auto-racisation » de l'Europe en un sens nou-
avant tout des populations de travailleurs (même de travailleurs veau, dirigé contre elle-même.
virtuels, dont font partie les réfugiés) venus du monde « sous- Ce point me paraît important notamment dans la mesure où nos
développé », généralement ex-colonial, ou semi-colonial, est un phé- . analyses doivent se mouvoir sur une voie étroite, entre la dénégation
nomène qui vient de loin en Europe, y compris sous ses formes de certains héritages eurocentriques massifs, de certaines traces per-
violentes. Ce n'est pas d'aujourd'hui que, ganz unten, il y a des sistantes de la domination européenne, à commencer par la trace de
« têtes de Turcs 1 ». Ce phénomène est simplement devenu plus l'esclavage, de la conquête, de la colonisation et de l'impérialisme,
visible, en particulier parce qu'il est sorti du lieu principal où il et l'adoption de schémas tiers-mondistes simplistes. L'objet (la cible)
' 'i se trouvait cantonné : le lieu de travail, c'est-à-dire le lieu d' exploi- · du racisme européen actuel n'est pas seulement, tant s'en faut, le
tation, et son environnement immédiat plus ou moins constitué
i en ghetto. ·Mais il faut le dire immédiatement, la visibilité ou la
Black ou l'Arabe ou le Musulman , bien qu'ils en supportent sans
doute le poids principal. Ce point est important également parce
diffusion est, en elle-même un élément d'aggravation, en particulier qu'il nous oblige une fois de plus à dépasser les interprétations
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I lorsqu'elle contribue à entretenir une insécurité de masse et à
banaliser les actes criminels, avec l'aide au moins passive des
· abstraites en termes de conflits d 'identité , ou de rejet de l'Autre et de
l'« altérité» comme telle - comme si l'altérité était quelque chose
grands moyens de · communication. de constitué a priori -, explications qui ne font en réalité que
,Il -· D'autre pan (seconde qualification), il faut souligner que ce racisme, reproduire une partie du discours raciste lui-même.
hautement idéologisé, n'en demeure pas moins historiquement .;: Cependant, ces qualifications ou complications ayant été esquissées,
1 complexe, voire contradictoire. Il s'adresse à la fois à des groupes il faut revenir aux éléments du tableau d'ensemble qui justifient la
1 ,i d'origine «externe» («extra-européenne», «extra-communautaire»
! 1 crainte du développement d'un néo-fascisme, et nous donnent à
:j - dont certains cependant appartiennent à l'espace social européen ··..penser que nous devrons affronter sur la longue durée une crise autant
1
depuis très longtemps, et en ce sens lui sont complètement « intégrés » morale que sociale. Sans revenir sur les éléments struaurels relatifs
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avec leurs différences culturelles) et à des groupes d'origine« interne» à l'économie et à l'intervention de l'État, sans dénier non plus
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l (parfois nationale , comme dans le cas des terroni du Sud italien l'importance de ce que, dans un récent article, Uli Bielefeld a appelé
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i victimes du racisme dans le Nord) qui sont typiquement amalgamés . un « extrémisme populaire du centre 1 », je voudrais mentionner ici
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· dans la catégorie confuse et confusionniste d'immigrés ou de migrants.
1 deux d'entre eux qui exigeraient des analyses détaillées. Peut-être
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patibles entre eux, notamment celui de l'antisémitisme (qu 'il vaudrait Le premier réside dans l'extension, qu ;on peut dire potentiellement
mieux appeler à nouveau «ami-judaïsme») et celui de l'anti-isla- ·.hégémonique (au sens de la capacité de donner lieu à un mouvement
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La crainte des masses Existe-t-il un racisme européen ?

social), du spectre des attitudes collectives et des formations idéo- est politiquement très inquiétant. L'histoire n'est pas faite par des
1
logiques qui se concentrent autour du thème (et parfois du mot gens d'âge mûr.
'i: d'ordre) du rejet de l'étranger. Plus profondément encore, et plus
précisément, ce sont les thèmes du rejet de l'étrangeté, de la déné- Avec cette constatation, nous sommes amenés à mon second point,
i \\\
. 11 gation .passionnelle, hystérique, de sa fonction culturelle et historique que je traiterai beaucoup plus brièvement : quelles sont les tendances
l1 li!J!i'! (au sens cette fois ·de la Bildung et de la Zivilisation) : ce qui se historiques qui s'indiquent dans ces phénomènes sociaux, dont font
1Ir traduit .notamment, dans des discours populaires aussi bien que bien entendu intégralement partie les phénomènes idéologiques de
savants, par l'obsession véritablement projective d'un déferlement de contagion collective? En clair, puisque j'ai cru· devoir parler d'une
1 11\i hégémonie potentielle, s'agit-il d'un mouvement ou d'une conver-
: 1JI l'étranger et de l'étrangeté, dont « nous » serions assaillis sous les
espèces de la « société multi-culturelle >} et .du «métissage». Il serait gence de mouvements possédant une « base » propre , ou bien « seu-
1111
,1 ,,, essentiel de comprendre concrètement, à partir d'enquêtes effectives, lement» (ce qui ne nous facilite pas nécessairement les choses) d'un
comment ce pur fantasme peut devenir un phénomène de masse et mouvement réactif, du contrecoup de certaines contradictions appa-
'1
procurer un discours, donc une conscience, à toutes sortes de conflits remment insolubles? Je l'ai dit , c'est en fait cette seconde orientation
que je retiens, ou que je souhaite soumettre à la discussion. Non
:11 sociaux déplacés.
L'autre élément que je veux désigner ici concerne l'implication pas pour rejoindre à tout prix un schéma marxiste classique. Mais
croissante de la jeunesse (principalement « marginale», mais il s'agit pour deux raisons précises.
.,il[ d'une marginalité de masse, qui tend à devenir constitutive de la En premier lieu, dans le syndrome raciste actuel, le phénomène
ill « condition de jeune » pour des groupes sociaux entiers) dans les de l' excluJion (et la conscience d'être « exclus », ou la crainte de le
manifestations du racisme. Nous allons donc devoir nous demander devenir, ou simplement le refus de cohabiter avec ceux qui sont
jl\\ à nouveau ce que c'est que la jeunesse - nous qui ne sommes plus exclus) occupe manifestement une place centrale. Ce qui renvoie
jeunes - , et la première chose à faire est sans doute de confesser que directement , gu' on le veuille ou non, à une base économique massive
nous n'en savons rien, en dépit d'innombrables statistiques 1 • Il serait (qui inclut l'Etat , car elle n'est pas tant faite de« structures» durables
11 hasardeux de croire qu'il s'agit là d'un groupe isolé (à nouveau, ce que d 'une politique économique déterminée) . Qui est exclu, et de
quoi ceux qui sont « exclus » sont-ils exclus ? Répondre à ces ques-
li.li
·11!
1:11
serait prendre pour argent comptant la conscience de marginalité,
d'exclusion, qui s'exprime dans les mouvements de jeunes, y compris tions, c'est à la fois déployer les conditions concrètes de toutes les
confusions et ambivalences que nous avons relevées dans les cibles
par le phénomène capital, mais complexe, des bandes locales, qui
,l
t1 ne sont pas toutes inspirées par le mimétisme nazi, bien qu'elles du néo-racisme (y compris en tant que processus d'« auto-racisa-
li soient toutes à la recherche de symboles de l'exclusion sociale et de tion »), et désigner en dernière analyse la contradiction principale de
iffll !Il l'infamie dans le bric-à-brac de l'histoire européenne). Mais il serait la conjoncture actuelle : ce que j'appellerai l'expansion régressivedu
marché dans notre société. Entendons par là que le mot d'ordre et
l~IliI ai'
tout . aussi hasardeux de dénier que, qu'on le veuille ou non, les
actions racistes ou qui se rattachent simplement de façon indirecte le projet d 'universalisation des rapports marchands et des normes
1 ii; sociales correspondantes (on peut, dans certains cas, aller paradoxa-
111 à la revendication identitaire, sont peut-être les seules aujourd'hui à

·1 1
00 ii '
-·1
opérer des «rassemblements» politiques de la jeunesse commetelle. lement jusqu'à parler d 'un plan d 'élimination systématique des entraves
~ilîi' En Europe il n'y a jamais eu de jeunesses libérales organisées, il n'y au marché) aboutit non pas à une croissanceréelle de l'économie
li li'
111,·,
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,,
,J!,
a plus de jeunesses communistes ou socialistes, ou pacifistes, il n'y capitaliste, mais à la désindustrialisation et au chômage structurel
croissants.Ce qui, notons-le, n'est aucunement un phénomène qui
a sauf exceptions que très peu de jeunesses écologistes ou chrétiennes .
l~i!foltl;
iit~! En revanche il y a virtuellement des jeunesses néo-fascistes. Ce qui caractérise uniquement l' Abwicklung des pays de l'ex-bloc soviétique.
!1,1if.
j;'lj~! Le développement de la productivité en représenterait-il , comme
1
,,. on le dit souvent, la cause essentielle? Ne faut-il pas chercher plutôt
i:,, Ji;:
1!.f
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t ! ;j
i!i; : 1. La présence ici de François Dubet est pour moi au moins une garantie que
du côté de la contradiction économique qui consiste à essayer d'édifier
11
11 if: une forteresse monétaire et financière dans un espace européen isolé,
certains se posent bien la question : cf son livre La Galère, jeun es en .mrvie, Ed.
.,
fl11~.
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Ir., ::
Fayard, Paris, 1987 [rééd. Ed. Le Seuil , 1995].
qu'on voudrait transformer en marché protégé et en réserve de

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La crainte des masses Existe-t-il un racisme européen ?

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logiques qui se concentrent autour du thème (et parfois du mot gens d'âge mûr.
'i: d'ordre) du rejet de l'étranger. Plus profondément encore, et plus
précisément, ce sont les thèmes du rejet de l'étrangeté, de la déné- Avec cette constatation, nous sommes amenés à mon second point,
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1Ir traduit .notamment, dans des discours populaires aussi bien que bien entendu intégralement partie les phénomènes idéologiques de
savants, par l'obsession véritablement projective d'un déferlement de contagion collective? En clair, puisque j'ai cru· devoir parler d'une
1 11\i hégémonie potentielle, s'agit-il d'un mouvement ou d'une conver-
: 1JI l'étranger et de l'étrangeté, dont « nous » serions assaillis sous les
espèces de la « société multi-culturelle >} et .du «métissage». Il serait gence de mouvements possédant une « base » propre , ou bien « seu-
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,1 ,,, essentiel de comprendre concrètement, à partir d'enquêtes effectives, lement» (ce qui ne nous facilite pas nécessairement les choses) d'un
comment ce pur fantasme peut devenir un phénomène de masse et mouvement réactif, du contrecoup de certaines contradictions appa-
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procurer un discours, donc une conscience, à toutes sortes de conflits remment insolubles? Je l'ai dit , c'est en fait cette seconde orientation
que je retiens, ou que je souhaite soumettre à la discussion. Non
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croissante de la jeunesse (principalement « marginale», mais il s'agit pour deux raisons précises.
.,il[ d'une marginalité de masse, qui tend à devenir constitutive de la En premier lieu, dans le syndrome raciste actuel, le phénomène
ill « condition de jeune » pour des groupes sociaux entiers) dans les de l' excluJion (et la conscience d'être « exclus », ou la crainte de le
manifestations du racisme. Nous allons donc devoir nous demander devenir, ou simplement le refus de cohabiter avec ceux qui sont
jl\\ à nouveau ce que c'est que la jeunesse - nous qui ne sommes plus exclus) occupe manifestement une place centrale. Ce qui renvoie
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nous n'en savons rien, en dépit d'innombrables statistiques 1 • Il serait (qui inclut l'Etat , car elle n'est pas tant faite de« structures» durables
11 hasardeux de croire qu'il s'agit là d'un groupe isolé (à nouveau, ce que d 'une politique économique déterminée) . Qui est exclu, et de
quoi ceux qui sont « exclus » sont-ils exclus ? Répondre à ces ques-
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serait prendre pour argent comptant la conscience de marginalité,
d'exclusion, qui s'exprime dans les mouvements de jeunes, y compris tions, c'est à la fois déployer les conditions concrètes de toutes les
confusions et ambivalences que nous avons relevées dans les cibles
par le phénomène capital, mais complexe, des bandes locales, qui
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t1 ne sont pas toutes inspirées par le mimétisme nazi, bien qu'elles du néo-racisme (y compris en tant que processus d'« auto-racisa-
li soient toutes à la recherche de symboles de l'exclusion sociale et de tion »), et désigner en dernière analyse la contradiction principale de
iffll !Il l'infamie dans le bric-à-brac de l'histoire européenne). Mais il serait la conjoncture actuelle : ce que j'appellerai l'expansion régressivedu
marché dans notre société. Entendons par là que le mot d'ordre et
l~IliI ai'
tout . aussi hasardeux de dénier que, qu'on le veuille ou non, les
actions racistes ou qui se rattachent simplement de façon indirecte le projet d 'universalisation des rapports marchands et des normes
1 ii; sociales correspondantes (on peut, dans certains cas, aller paradoxa-
111 à la revendication identitaire, sont peut-être les seules aujourd'hui à

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opérer des «rassemblements» politiques de la jeunesse commetelle. lement jusqu'à parler d 'un plan d 'élimination systématique des entraves
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a sauf exceptions que très peu de jeunesses écologistes ou chrétiennes .
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,,. on le dit souvent, la cause essentielle? Ne faut-il pas chercher plutôt
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du côté de la contradiction économique qui consiste à essayer d'édifier
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11 if: une forteresse monétaire et financière dans un espace européen isolé,
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Fayard, Paris, 1987 [rééd. Ed. Le Seuil , 1995].
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La crainte des masses Existe-t-il un racisme européen ?

capitaux hautement rémunérateurs (une sorte de Suisse élargie) ? Et Si on n'analysait pas ce paradoxe, qui donne lieu en permanence
d'autre part, peut-être surtout, dans le fait que l'expansion de la au spectacle grotesque d'un État social ami-social, d'États nationaux
production capitaliste et de la consommation marchande ne peuvent ami-nationaux (en dépit de périodiques manifestations symboliques
se réaliser aujourd'hui par un retour en deçà des formes de représen- de souveraineté, qui se retournent contre eux-mêmes, comme la
tation sociale et de participation collective qui avaient été conquises participation française à la Guerre du Golfe), et pour finir au spectacle
en un siècle et plus par le mouvement ouvrier? La croissance (quelles d 'un État« supra-national» absolument réfractaire au développement
qu'en soient les modalités qualitatives, et qualitativement nouvelles) de toute forme d'internationalisme populaire ou collectif, on ne
supposerait au contraire leur élargissement : ce qui veut dire en comprendrait pas, me semble-t-il, la façon dont se combinent aujour-
pratique un compromis social plus équilibré, un accroissement de d'hui les thèmes de l'exclusion, de la corruption, mais aussi de
puissance collective et d'initiative indivi~ueHe des travailleurs, au l'impuissance politique dans la perception de la crise de l'État.
sens large de ce terme. Mais c'est précisément ce que les « élites du J'ai, ailleurs, tenté d'indiquer les effets psychologiques P,aradoxaux
pouvoir» actuelles refusent même d'envisager, pour des raisons poli- du phénomène d'impuissance politique et sociale d'un Etat admi-
tiques plus encore que techniques. Et c'est ce que les vieilles orga- nistrativement proliférant, et suréquipé d'appareils sécuritaires, qui
nisations du monde du travail ont été incapables de penser, de sont omniprésents dans la façon dont les questions d'insécurité col-
revendiquer et d'organiser 1 • En clair, l'exclusion n'a de sens que par lective, d'intégration des migrants ou d'accueil des réfugiés viennent
rapport au blocage et à la régression de l'État national-social (j'em- alimenter le racisme populaire 1• Mais j'insiste également sur ce point
ploie ce terme comme un équivalent réaliste de la notion mythique pour souligner les limites de l'analogie avec la constitution du
d 'État du Bien-Être, ou d'État-Providence). fascisme. Le fascisme européen, et notamment le nazisme, f est
Mais ceci me conduit à une seconde raison. Elle n'est, en réalité, constitué pour une part comme une réaction à l'effondrement de l'Etat,
que la contrepartie de la précédente. Si l'État national-social se trouve sous l'effet de la défaite et de la guerre civile, mais non à la conscience
écartelé entre le marché financier mondial et la gestion régressive du généralisée de son impuissance. Au contraire, il a constitué à sa façon
conflit social domestique , sa propre crise politique se développe de une composante d'une phase d'apothéose de l'État, à laquelle contri-
façon relativement autonome. Le paradoxe de cette crise est qu'elle buaient alors tous les régimes et toutes les idéologies politiques , et
se présente à la fois comme une crise des États existants (crise à laquelle il a brutalement soumis, son propre « mouvement de masse
d'efficacité, crise de légitimité) et comme une crise de cet État totalitaire». L'effondrement de l'Etat existant est peut-être à l'ordre
inexistant qui est idéalement visé par la construction européenne 2 • du jour dans une partie de l'Europe (à l'Est), mais ce qui domine
C'est dans la direction de cet État inexistant (ou plutôt de la plus généralement est la manifestation de son impuissance (et d'abord
bureaucratie qui en tient lieu, à la fois assujettie aux fluctuations des de son impuissance à se transformer, à se réformer et à se régénérer
intérêts politiques locaux et soustraite à tout contrôle public véritable) lui-même). La différence avec le fascisme historique, même s'il y a
que sont déplacées des décisions institutionnelles et économiques de aujourd'hui des tendances et des mouvements fascistes, c'est qu'au-
plus en plus nombreuses. Mais cet État qui est en réalité un non- cune force ne peut construire un discours politique à prétention
État est évidemment incapable de définir pour lui-même (et tout hégémonique autour d'un prograip.me de renforcement de l'État, ou
simplement d'envisager) une base sociale fondée sur une représen- de centralisation renforcée de l'Etat. De même je crois pouvoir
tation et une médiation des conflits c9llectifs analogues à celles qui suggérer qu'aucune force ne peut fédérer les revendications identitaires
avaient progressivement conféré aux Etats nationaux démocratiques en Europe autour d'un nationalisme univoque.
leur légitimité. Il reste que nationalisme(s), racisme(s) et fascismes(s) constituent
un spectre de formations idéologiques qui se présupposent en quelque
sorte les unes les autres. Mais ceci ne conduit qu'au fantôme d'un
1. Cf, il y a dix ans déjà, les réflexions de Jean-Louis Moynot, alors secrétaire nationalisme intégral et intégrateur. De même que la crise sociale se
confédéral de la CGT française : A11 milieu d11g11é. CGT, syndicalisme et démocratie
de masse, PUF , Paris, 1982.
2. E. Balibar, ~s gibt keinen Staat in Europa, rééd. (en français) dans Les frontières
de la démocratie, Ed. la Découverte, 1992 . 1. « Racisme, nationalisme , État », in Les frontières de la démocratie, àt.

330 331
La crainte des masses Existe-t-il un racisme européen ?

capitaux hautement rémunérateurs (une sorte de Suisse élargie) ? Et Si on n'analysait pas ce paradoxe, qui donne lieu en permanence
d'autre part, peut-être surtout, dans le fait que l'expansion de la au spectacle grotesque d'un État social ami-social, d'États nationaux
production capitaliste et de la consommation marchande ne peuvent ami-nationaux (en dépit de périodiques manifestations symboliques
se réaliser aujourd'hui par un retour en deçà des formes de représen- de souveraineté, qui se retournent contre eux-mêmes, comme la
tation sociale et de participation collective qui avaient été conquises participation française à la Guerre du Golfe), et pour finir au spectacle
en un siècle et plus par le mouvement ouvrier? La croissance (quelles d 'un État« supra-national» absolument réfractaire au développement
qu'en soient les modalités qualitatives, et qualitativement nouvelles) de toute forme d'internationalisme populaire ou collectif, on ne
supposerait au contraire leur élargissement : ce qui veut dire en comprendrait pas, me semble-t-il, la façon dont se combinent aujour-
pratique un compromis social plus équilibré, un accroissement de d'hui les thèmes de l'exclusion, de la corruption, mais aussi de
puissance collective et d'initiative indivi~ueHe des travailleurs, au l'impuissance politique dans la perception de la crise de l'État.
sens large de ce terme. Mais c'est précisément ce que les « élites du J'ai, ailleurs, tenté d'indiquer les effets psychologiques P,aradoxaux
pouvoir» actuelles refusent même d'envisager, pour des raisons poli- du phénomène d'impuissance politique et sociale d'un Etat admi-
tiques plus encore que techniques. Et c'est ce que les vieilles orga- nistrativement proliférant, et suréquipé d'appareils sécuritaires, qui
nisations du monde du travail ont été incapables de penser, de sont omniprésents dans la façon dont les questions d'insécurité col-
revendiquer et d'organiser 1 • En clair, l'exclusion n'a de sens que par lective, d'intégration des migrants ou d'accueil des réfugiés viennent
rapport au blocage et à la régression de l'État national-social (j'em- alimenter le racisme populaire 1• Mais j'insiste également sur ce point
ploie ce terme comme un équivalent réaliste de la notion mythique pour souligner les limites de l'analogie avec la constitution du
d 'État du Bien-Être, ou d'État-Providence). fascisme. Le fascisme européen, et notamment le nazisme, f est
Mais ceci me conduit à une seconde raison. Elle n'est, en réalité, constitué pour une part comme une réaction à l'effondrement de l'Etat,
que la contrepartie de la précédente. Si l'État national-social se trouve sous l'effet de la défaite et de la guerre civile, mais non à la conscience
écartelé entre le marché financier mondial et la gestion régressive du généralisée de son impuissance. Au contraire, il a constitué à sa façon
conflit social domestique , sa propre crise politique se développe de une composante d'une phase d'apothéose de l'État, à laquelle contri-
façon relativement autonome. Le paradoxe de cette crise est qu'elle buaient alors tous les régimes et toutes les idéologies politiques , et
se présente à la fois comme une crise des États existants (crise à laquelle il a brutalement soumis, son propre « mouvement de masse
d'efficacité, crise de légitimité) et comme une crise de cet État totalitaire». L'effondrement de l'Etat existant est peut-être à l'ordre
inexistant qui est idéalement visé par la construction européenne 2 • du jour dans une partie de l'Europe (à l'Est), mais ce qui domine
C'est dans la direction de cet État inexistant (ou plutôt de la plus généralement est la manifestation de son impuissance (et d'abord
bureaucratie qui en tient lieu, à la fois assujettie aux fluctuations des de son impuissance à se transformer, à se réformer et à se régénérer
intérêts politiques locaux et soustraite à tout contrôle public véritable) lui-même). La différence avec le fascisme historique, même s'il y a
que sont déplacées des décisions institutionnelles et économiques de aujourd'hui des tendances et des mouvements fascistes, c'est qu'au-
plus en plus nombreuses. Mais cet État qui est en réalité un non- cune force ne peut construire un discours politique à prétention
État est évidemment incapable de définir pour lui-même (et tout hégémonique autour d'un prograip.me de renforcement de l'État, ou
simplement d'envisager) une base sociale fondée sur une représen- de centralisation renforcée de l'Etat. De même je crois pouvoir
tation et une médiation des conflits c9llectifs analogues à celles qui suggérer qu'aucune force ne peut fédérer les revendications identitaires
avaient progressivement conféré aux Etats nationaux démocratiques en Europe autour d'un nationalisme univoque.
leur légitimité. Il reste que nationalisme(s), racisme(s) et fascismes(s) constituent
un spectre de formations idéologiques qui se présupposent en quelque
sorte les unes les autres. Mais ceci ne conduit qu'au fantôme d'un
1. Cf, il y a dix ans déjà, les réflexions de Jean-Louis Moynot, alors secrétaire nationalisme intégral et intégrateur. De même que la crise sociale se
confédéral de la CGT française : A11 milieu d11g11é. CGT, syndicalisme et démocratie
de masse, PUF , Paris, 1982.
2. E. Balibar, ~s gibt keinen Staat in Europa, rééd. (en français) dans Les frontières
de la démocratie, Ed. la Découverte, 1992 . 1. « Racisme, nationalisme , État », in Les frontières de la démocratie, àt.

330 331
La crainte des masses Existe-t-il un racisme européen ?

cristallise autour d'un État inexistant - je suggérerais : autour de Après les contributions très intéressantes que nous avons entendues,
l'absence d'un État ou de l'idée d'un État-, de même le racisme en dépit de leurs divergences (ou grâce à leurs divergences mêmes),
européen se constitue de multiples réactions identitaires qui occupent je voudrais préciser ceci et le rattacher aux thèmes de la société
la place d'un nationalisme impossible (et qui, de ce fait, en miment multi-culturelle et de la citoyenneté.
obsessionnellement les symboles à différents niveaux). J'ai dit que ce qui me paraissait le plus inquiétant dans la situation
1
actuelle, en tant que situation européenne qui tend à se généraliser
! (chaque pays étant parvenu à ce point par des voies différentes), c'est
Je conclurai maintenant sur une hypothèse cl'interprétation et l'hégémonie potentielle d'une idéologie néo-fasciste dans une jeunesse
1 d'intervention. Non pas, bien entendu, un programme, mais une objectivement victime d'exclusion, qu'il s'agisse d'exclusion du travail
! proposition cl'orientation. Si les éléments de description précédents et de la consommation, donc de paupérisation, ou, ce qui va toujours
sont justifiés, au moins partiellement, cela veut dire que la conjonc- de pair, d'exclusion de statut et de reconnaissance, ou tout simple-
ture européenne actuelle, pour inquiétante qu'elle soit, ne traduit ment d'exclusion de perspective. Pour une telle jeunesse « citoyen-
11
pas une tendance univoque, moins encore un déterminisme catas- neté » est un mot vide, et par conséquent « démocratie » risque de
trophique. Elle traduit simplement - mais c'est beaucoup - l'exi- l'être - pour ne rien dire des « droits de l'homme». Pardonnez-moi
gence d'un renouvellement et d'une refondation radicale des pra- d'employer ici un langage un peu démodé, langage militant plutôt
tiques démocratiques, nécessairement colleaives, qui sont susceptibles que militaire : tel est, j'en suis convaincu, le terrain principal sur
de débloquer par en bas le cercle vicieux de la construction lequel il faut livrer bataille. Des jeunes sans perspectives cherchent
européenne, et, par là même, de procurer à l'institution politique la solidarité, la communauté sans doute : ils cherchent donc une
comme telle la possibilité d'une nouvelle étape - néèessairement identité. Ou plutôt ils cherchent les moyens et les formes d'une
dans le sens de sa démocratisation, ou si l'on veut dans le sens identification.
d'une régression des privilèges et d'un élargissement des droits qui Mais ceci veut dire qu'ils ne cherchent aucunement à préserver
1. constituent la citoyenneté. ou reconstruire ou retrouver une culture, au sens quasi-ethnogra-
11
La conjoncture européenne, pour un certain temps encore, est èn phique du terme, au sens d'un mode de vie, d'un ensemble de rites
1~ suspens, même si elle est de plus en plus tendue. Ce qui m'incite et de mœurs constitutifs d'un Lebenswelt. Ils haïssent en réalité leur
à proposer cette hypothèse - relativement optimiste, mais sous condi- Lebenswelt, et leur culture en ce sens. Ou alors il faut prendre
tion - c'est qu'il me semble qu'on peut identifier un considérable « culture » (Kultur) au sens où Freud a parlé de « das Unbehagen in
décalage entre l'aggravation des phénomènes d'exclusion et de démo- der Kultur », au sens de «civilisation». La jeunesse exclue de la cité
ralisation politique qui nourrissent l'expansion européenne du racisme, d'aujourd'hui, objet de manipulation potentielle par un néo-fascisme,
et les capacités de quelque mouvement politique que ce soit à ou plutôt objet potentiel de sa propre manipulation, jusque dans les
globaliser les revendications sociales et les revendications identitaires formes exacerbées de son «nationalisme» anglais, écossais, allemand
autour du rejet de l'étranger. Celui-ci est donc condamné à demeurer (ou plutôt «ouest-allemand» et «est-allemand»), italien du Nord
jll

,~
divisé intérieurement, et en ce sens à se neutraliser en quelque sorte ou du Sud, etc. ne cherche pas fondamentalement des cultures, mais
/ij lui-même, à l'intérieur de chaque pays et à l'échelle européenne qui ,
~-j
des idéaux, et bien entendu elle les cherche dans des symboles, qui
de plus en plus, est l'horizon de notre pratique politique. Cela peuvent se réduire à des fétiches. Le vieux marxiste, le vieux maté-
n'enlève rien, malheureusement, à ses capacités destructives - et nous rialiste que je suis en est convaincu : la principale façon d'être
rc
i} savons ou nous devrions savoir, nous le voyons d'ailleurs à nos portes matérialiste, ou réaliste, aujourd'hui en politique, c'est d'être« idéa-
n~ à moins que nous ne nous bouchions les yeux - que la « barbarie »
est toujours aussi une alternative possible. Mais dans ce décalage, ou
liste», ou plus exactement c'est de poser la question des idéaux, et
des choix à faire entre idéaux. Ces idéaux seront nécessairement des
~f cette fenêtre politique, la possibilité d'une alternative intellectuelle
et morale fondée sur l'antiracisme, c'est-à-dire sur le refus du refus
expressions renouvelées de très anciennes idées dont la démocratie se
réclame, mais dont ses réalisations actuelles donnent un spectacle très
~~ de l'autre, est sans doute encore possible . triste, des idées qui soient traductibles à la fois sur le terrain de
~~1 l'économie et sur celui de la reconnaissance symbolique : je pense
iii1;
mr
~) ' 332 333
11 1
La crainte des masses Existe-t-il un racisme européen ?

cristallise autour d'un État inexistant - je suggérerais : autour de Après les contributions très intéressantes que nous avons entendues,
l'absence d'un État ou de l'idée d'un État-, de même le racisme en dépit de leurs divergences (ou grâce à leurs divergences mêmes),
européen se constitue de multiples réactions identitaires qui occupent je voudrais préciser ceci et le rattacher aux thèmes de la société
la place d'un nationalisme impossible (et qui, de ce fait, en miment multi-culturelle et de la citoyenneté.
obsessionnellement les symboles à différents niveaux). J'ai dit que ce qui me paraissait le plus inquiétant dans la situation
1
actuelle, en tant que situation européenne qui tend à se généraliser
! (chaque pays étant parvenu à ce point par des voies différentes), c'est
Je conclurai maintenant sur une hypothèse cl'interprétation et l'hégémonie potentielle d'une idéologie néo-fasciste dans une jeunesse
1 d'intervention. Non pas, bien entendu, un programme, mais une objectivement victime d'exclusion, qu'il s'agisse d'exclusion du travail
! proposition cl'orientation. Si les éléments de description précédents et de la consommation, donc de paupérisation, ou, ce qui va toujours
sont justifiés, au moins partiellement, cela veut dire que la conjonc- de pair, d'exclusion de statut et de reconnaissance, ou tout simple-
ture européenne actuelle, pour inquiétante qu'elle soit, ne traduit ment d'exclusion de perspective. Pour une telle jeunesse « citoyen-
11
pas une tendance univoque, moins encore un déterminisme catas- neté » est un mot vide, et par conséquent « démocratie » risque de
trophique. Elle traduit simplement - mais c'est beaucoup - l'exi- l'être - pour ne rien dire des « droits de l'homme». Pardonnez-moi
gence d'un renouvellement et d'une refondation radicale des pra- d'employer ici un langage un peu démodé, langage militant plutôt
tiques démocratiques, nécessairement colleaives, qui sont susceptibles que militaire : tel est, j'en suis convaincu, le terrain principal sur
de débloquer par en bas le cercle vicieux de la construction lequel il faut livrer bataille. Des jeunes sans perspectives cherchent
européenne, et, par là même, de procurer à l'institution politique la solidarité, la communauté sans doute : ils cherchent donc une
comme telle la possibilité d'une nouvelle étape - néèessairement identité. Ou plutôt ils cherchent les moyens et les formes d'une
dans le sens de sa démocratisation, ou si l'on veut dans le sens identification.
d'une régression des privilèges et d'un élargissement des droits qui Mais ceci veut dire qu'ils ne cherchent aucunement à préserver
1. constituent la citoyenneté. ou reconstruire ou retrouver une culture, au sens quasi-ethnogra-
11
La conjoncture européenne, pour un certain temps encore, est èn phique du terme, au sens d'un mode de vie, d'un ensemble de rites
1~ suspens, même si elle est de plus en plus tendue. Ce qui m'incite et de mœurs constitutifs d'un Lebenswelt. Ils haïssent en réalité leur
à proposer cette hypothèse - relativement optimiste, mais sous condi- Lebenswelt, et leur culture en ce sens. Ou alors il faut prendre
tion - c'est qu'il me semble qu'on peut identifier un considérable « culture » (Kultur) au sens où Freud a parlé de « das Unbehagen in
décalage entre l'aggravation des phénomènes d'exclusion et de démo- der Kultur », au sens de «civilisation». La jeunesse exclue de la cité
ralisation politique qui nourrissent l'expansion européenne du racisme, d'aujourd'hui, objet de manipulation potentielle par un néo-fascisme,
et les capacités de quelque mouvement politique que ce soit à ou plutôt objet potentiel de sa propre manipulation, jusque dans les
globaliser les revendications sociales et les revendications identitaires formes exacerbées de son «nationalisme» anglais, écossais, allemand
autour du rejet de l'étranger. Celui-ci est donc condamné à demeurer (ou plutôt «ouest-allemand» et «est-allemand»), italien du Nord
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divisé intérieurement, et en ce sens à se neutraliser en quelque sorte ou du Sud, etc. ne cherche pas fondamentalement des cultures, mais
/ij lui-même, à l'intérieur de chaque pays et à l'échelle européenne qui ,
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des idéaux, et bien entendu elle les cherche dans des symboles, qui
de plus en plus, est l'horizon de notre pratique politique. Cela peuvent se réduire à des fétiches. Le vieux marxiste, le vieux maté-
n'enlève rien, malheureusement, à ses capacités destructives - et nous rialiste que je suis en est convaincu : la principale façon d'être
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i} savons ou nous devrions savoir, nous le voyons d'ailleurs à nos portes matérialiste, ou réaliste, aujourd'hui en politique, c'est d'être« idéa-
n~ à moins que nous ne nous bouchions les yeux - que la « barbarie »
est toujours aussi une alternative possible. Mais dans ce décalage, ou
liste», ou plus exactement c'est de poser la question des idéaux, et
des choix à faire entre idéaux. Ces idéaux seront nécessairement des
~f cette fenêtre politique, la possibilité d'une alternative intellectuelle
et morale fondée sur l'antiracisme, c'est-à-dire sur le refus du refus
expressions renouvelées de très anciennes idées dont la démocratie se
réclame, mais dont ses réalisations actuelles donnent un spectacle très
~~ de l'autre, est sans doute encore possible . triste, des idées qui soient traductibles à la fois sur le terrain de
~~1 l'économie et sur celui de la reconnaissance symbolique : je pense
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i
i La crainte des masses Exi ste-t -il un racisme européen ?

avant tout , premièrement à l'idée de l'égalité des citoyens, deuxiè- devenu depuis quelque temps, au moins au niveau de la conscience
1
mement à l'idée de la vérité du discours politique, et troisièmement et du discours public, un face-à-face des communautés cultur elles et
à l'idée de la sûreté - entendue comme réduction de la violence, et de l'État dans lequel s'anéantit la politique, et de réintroduire un
1
du « rôle de la violence» dans la politique, ce qui n'est évidemment troisième terme : celui du mouvement politique (je n'ai pas dit du parti,
l! pas la répression, c'est-à-dire la contre-violence 1• Probablement les ou de l'organisation).
!
i; trois choses qui font le plus gravement défaut à nos États de droit Il faut donc viser la reconnaissance par les institutions, par l'État
li actuels.
Mais nous pouvons alors essayer de déplacer un peu le débat sur
à ses différents niveaux , de la« différence culturelle» existante, qu 'elle
soit individuelle ou communautaire (et l'État commence au niveau
Il la multi-culturalité. Ce débat me semble enfermé dans une alternative d'une commune, ou d'un service de logement , ou d'une école, pour
absurde. Disons plus modestement : je crains qu'il ne s'enferme dans aller jusqu 'aux administrations supra-nationales). Par exemple en
une alternative absurde. À nouveau, sans "doute, à cause de l'équi- France il faut exiger que la religion islamique cesse d'être institu-
. voque intrinsèque de l'idée même de culture . Je comprends bien
'I l'utilité qu 'il peut y avoir à parler de société multi-culturelle ou
tionnellement discriminée au nom même de la laïcité officielle
(qu'Edgar Morin a eu parfaitement raison de rebaptiser « catholaï-
multi-ethnique (comme le font Daniel Cohn-Bendit et Claus Leg- cité »). Mais il faut en même temps, et je pense que c'est la condition
gewie) 2 dans un pays comme l'Allemagne où l'idée de l'homogénéité sans laquelle rien ne sera obtenu, reconstituer un démos pour la
culturelle, celle de la Kulturnation, a été officialisée et incorporée aux démocratie: das Volk, et non pas « ein Volk », comme l'avaient
institutions, au droit de la Staatsnation : par exemple aux conditions initialement proclamé les manifestants de Leipzig il y a cinq ans.
de la naturalisation (Einbürgerung). Il n'est pas sûr d'ailleurs - C'est-à-dire en clair des mouvements démocratiques, civiques mais
contrairement à une légende tenace des deux côtés du Rhin - que non étatiques , et en particulier des mouvements trans-culturels (et
la France représente à cet égard un cas absolument opposé. -Mais de même des « mouvements culturels trans-culturels »). À la fois des
toute façon cela devrait plutôt nous conduire à dé-construire cette mouvements qui traversent les frontièr es culturelles, et des mouve-
notion, à démontrer qu 'il n'existe en Europe aucune culture nationale ments qui dépassent le point de vue des identités culturelles, c'est-
qui soit« homogène», surtout pas la prétendue « culture allemande». à-dire qui rendent possibles et incarnent d'autres identifications.
L'objectif ne peut donc être d'amener plus ou moins pacifiquement La question que je me pose alors est de savoir si ce double objectif :
telle ou telle « culture nationale » à se considérer elle-même sur son inscrire dans les institutions de l'État la reconnaissance du « droit à
propre ternt01re, imaginairement clos, comme une cultur e parmi la différence», et développer face à l'État (ce qui ne veut pas dire
d'autr es, c'est-à-dire à passer en quelque sorte du monisme au contre lui : dem Staat gegenüber, nicht dem Staat entgegen) des mou-
pluralisme culturels. vements politiques , des mouvements civiques, si donc ce double
Encore une fois ce qui est en jeu ici ce ne sont pas des mœurs objectif peut être atteint aujourd'hui dans le cadre national, ou
ou des traditions, mais des lignes de démarcation symboliques , et purement national. Je n'ai pas le temps de justifier ici complètement
i 1. ces lignes de démarcation sont inscrites dans des institutions, dans ma position, mais je pense que c'est en fait impossible, et que le
il;:!
"."' 11
l'architecture et la pratique de massifs appareils d'État, de même
l~1:
;_
I~ . i
qu 'elles sont surdéterminées par des clivages de conditions sociales
sèul niveau où il y a une chance d'y parvenir (je ne dis pas une
certitude) est le niveau européen : celui d'une citoyenneté européenne
1·1l; et économiques . Ce qui est à l'ordre du jour, c'est donc, selon moi, trans-nationale ouverte, qui est à discuter et à définir en même temps
Jr
J~t : 1
'i
de déranger le face-à-face de la « société civile » et de l' « État », qu'elle élabore ses bases sociales, son idéologie. En effet la question
l~i:
~ .;
d'une culture européenne ne se pose même pas (sauf dans les rêves

',
Îll: !i 1. [Cf E. Balibar, « ... la sûreté et la résistance à l'oppr ession ». Sûreté, sécurité,
sécuritaire, in Cahiers Marxistes, Bruxelles, n° 200 , nov.-déc. 1995 .)
nostalgiques du pape Jean-Paul II), celle d'une nation ou d 'une
supernation européenne est dénuée de sens, y compris et surtout sur
le modèle américain . En revanche ce qui est à l'ordre du jour, c'est
~
•i
µ
i'j
f' l ili i
'!1
2. Claus Leggewie, M11 lti K11lti . Spielregeln fi ïr die Vielvolkerrepttblik, N euauflage,
Rotbuch Verlag, Berlin 1993 (et son intervention au colloque de Francfort : « Vom
Deutschen Reich zur Bundesrepublik - und niche zurück. Zur politischen Gestalt
einer multikulrurellen Gesellschaft », in Schwierige Fremdheit..., dt .).
la construction d 'un espace public européen, d 'une Offentlichkeit
européenne. Et nous ne faisons rien d 'autre ici qu'y travailler, avec
nos moyens d'intellectuels.

M
~ 334 335
~1l1i: ,!
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i La crainte des masses Exi ste-t -il un racisme européen ?

avant tout , premièrement à l'idée de l'égalité des citoyens, deuxiè- devenu depuis quelque temps, au moins au niveau de la conscience
1
mement à l'idée de la vérité du discours politique, et troisièmement et du discours public, un face-à-face des communautés cultur elles et
à l'idée de la sûreté - entendue comme réduction de la violence, et de l'État dans lequel s'anéantit la politique, et de réintroduire un
1
du « rôle de la violence» dans la politique, ce qui n'est évidemment troisième terme : celui du mouvement politique (je n'ai pas dit du parti,
l! pas la répression, c'est-à-dire la contre-violence 1• Probablement les ou de l'organisation).
!
i; trois choses qui font le plus gravement défaut à nos États de droit Il faut donc viser la reconnaissance par les institutions, par l'État
li actuels.
Mais nous pouvons alors essayer de déplacer un peu le débat sur
à ses différents niveaux , de la« différence culturelle» existante, qu 'elle
soit individuelle ou communautaire (et l'État commence au niveau
Il la multi-culturalité. Ce débat me semble enfermé dans une alternative d'une commune, ou d'un service de logement , ou d'une école, pour
absurde. Disons plus modestement : je crains qu'il ne s'enferme dans aller jusqu 'aux administrations supra-nationales). Par exemple en
une alternative absurde. À nouveau, sans "doute, à cause de l'équi- France il faut exiger que la religion islamique cesse d'être institu-
. voque intrinsèque de l'idée même de culture . Je comprends bien
'I l'utilité qu 'il peut y avoir à parler de société multi-culturelle ou
tionnellement discriminée au nom même de la laïcité officielle
(qu'Edgar Morin a eu parfaitement raison de rebaptiser « catholaï-
multi-ethnique (comme le font Daniel Cohn-Bendit et Claus Leg- cité »). Mais il faut en même temps, et je pense que c'est la condition
gewie) 2 dans un pays comme l'Allemagne où l'idée de l'homogénéité sans laquelle rien ne sera obtenu, reconstituer un démos pour la
culturelle, celle de la Kulturnation, a été officialisée et incorporée aux démocratie: das Volk, et non pas « ein Volk », comme l'avaient
institutions, au droit de la Staatsnation : par exemple aux conditions initialement proclamé les manifestants de Leipzig il y a cinq ans.
de la naturalisation (Einbürgerung). Il n'est pas sûr d'ailleurs - C'est-à-dire en clair des mouvements démocratiques, civiques mais
contrairement à une légende tenace des deux côtés du Rhin - que non étatiques , et en particulier des mouvements trans-culturels (et
la France représente à cet égard un cas absolument opposé. -Mais de même des « mouvements culturels trans-culturels »). À la fois des
toute façon cela devrait plutôt nous conduire à dé-construire cette mouvements qui traversent les frontièr es culturelles, et des mouve-
notion, à démontrer qu 'il n'existe en Europe aucune culture nationale ments qui dépassent le point de vue des identités culturelles, c'est-
qui soit« homogène», surtout pas la prétendue « culture allemande». à-dire qui rendent possibles et incarnent d'autres identifications.
L'objectif ne peut donc être d'amener plus ou moins pacifiquement La question que je me pose alors est de savoir si ce double objectif :
telle ou telle « culture nationale » à se considérer elle-même sur son inscrire dans les institutions de l'État la reconnaissance du « droit à
propre ternt01re, imaginairement clos, comme une cultur e parmi la différence», et développer face à l'État (ce qui ne veut pas dire
d'autr es, c'est-à-dire à passer en quelque sorte du monisme au contre lui : dem Staat gegenüber, nicht dem Staat entgegen) des mou-
pluralisme culturels. vements politiques , des mouvements civiques, si donc ce double
Encore une fois ce qui est en jeu ici ce ne sont pas des mœurs objectif peut être atteint aujourd'hui dans le cadre national, ou
ou des traditions, mais des lignes de démarcation symboliques , et purement national. Je n'ai pas le temps de justifier ici complètement
i 1. ces lignes de démarcation sont inscrites dans des institutions, dans ma position, mais je pense que c'est en fait impossible, et que le
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l'architecture et la pratique de massifs appareils d'État, de même
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qu 'elles sont surdéterminées par des clivages de conditions sociales
sèul niveau où il y a une chance d'y parvenir (je ne dis pas une
certitude) est le niveau européen : celui d'une citoyenneté européenne
1·1l; et économiques . Ce qui est à l'ordre du jour, c'est donc, selon moi, trans-nationale ouverte, qui est à discuter et à définir en même temps
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de déranger le face-à-face de la « société civile » et de l' « État », qu'elle élabore ses bases sociales, son idéologie. En effet la question
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d'une culture européenne ne se pose même pas (sauf dans les rêves

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sécuritaire, in Cahiers Marxistes, Bruxelles, n° 200 , nov.-déc. 1995 .)
nostalgiques du pape Jean-Paul II), celle d'une nation ou d 'une
supernation européenne est dénuée de sens, y compris et surtout sur
le modèle américain . En revanche ce qui est à l'ordre du jour, c'est
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2. Claus Leggewie, M11 lti K11lti . Spielregeln fi ïr die Vielvolkerrepttblik, N euauflage,
Rotbuch Verlag, Berlin 1993 (et son intervention au colloque de Francfort : « Vom
Deutschen Reich zur Bundesrepublik - und niche zurück. Zur politischen Gestalt
einer multikulrurellen Gesellschaft », in Schwierige Fremdheit..., dt .).
la construction d 'un espace public européen, d 'une Offentlichkeit
européenne. Et nous ne faisons rien d 'autre ici qu'y travailler, avec
nos moyens d'intellectuels.

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La crainte des masses

Cette construction d'un espace public ou d'un espace de citoyenneté


européenne est à l'ordre du jour parce qu'il n'y a pas eu de « révo-
lution>>en Europe en 1789, n'en déplaise à Dahrendorf; parce que
1
le projet d 'Europe des banques centrales et des bureaucraties est
'; politiquement mort; mais aussi parce qu'il est impossible et insup-
Ji
!I.
I,· portable de se laisser enfermer dans l'alternative de ce cadavre et du
'111'.
. retour aux nationalismes du x1x• siècle - que dis-je du x1x• siècle ?
l: du Moyen Âge, fil est vrai que dans quelques années il n'y aura
I11 peut-être plus d'Etat national britannique ou italien ... Le racisme : encore un universalisme 1 ?
Dans cette longue marche vers l'.e~pace public européen, qui est
[li aussi une course de vitesse, nous voyons bien que l'intervention des
membres des communautés ou pseudo-communautés turques d'Al-
lemagne, indiennes ou pakistanaises d'Angleterre, arabes ou africaines
1:
de France, etc., aujourd'hui enjeux démagogiques et objets de fixation J'ai bien conscience du caractère provocateur de ce titre. C'est un
1 j obses~ionnelle, demain acteurs de la politique, est un mofuent essen- paradoxe, mais ce n'est pas un jeu. Cette formulation s'est imposée
;I tiel. A condition qu'ils ne restent pas « entre eux », et que nous ne à moi lorsque, dans la dernière période, j'ai tenté d'analyser la
1 restions pas « entre nous». Le jour où quelque chose comme une spécificité du racisme contemporain (ce qu'on a pu appeler le « néo-
i
! marche, un congrès, une manifestation ou un réseau des initiatives racisme » ou le« racisme différentialiste », selon l'expression proposée
de la jeunesse d'Europe pour les droits démocratiques et l'égalité par P.-A. Taguieff), et de comprendre pourquoi, face à lui, la pensée
1
aura surgi, ce jour là une porte se sera ouverte . et la politique antiracistes étaient parfois aussi désarmées.
11
Une partie de ces réflexions figure dans le livre que j'ai publié en
1 1
't·i collaboration avec Immanuel Wallerstein , Race, nation, classe. Les
1: identités ambiguës 2 • Je me suis dit alors qu'il fallait, une fois au
lî 11' moins, tenter de la discuter pour elle-même.
ill. Mais reprenons au début. Dire que le racisme est encore un
universalisme, ou une forme d'universalisme, c'est aller au devant
de réactions d 'étonnement, parce que nous avons tous l'idée que le
"! 1
racisme, étant une forme extrême de particularisme , est le contraire
de l'universalisme. Il nous faudra revenir sur cette notion d'extrême
Il
11
ou d'extrémité. Notons toutefois d 'emblée que l'universalisme a
il· d'autres contraires: ainsi le sexisme ou le nationalisme. Je mentionne
ces termes à dessein : nous verrons qu'ils ne sont pas, en fait, extérieurs
~, !i à la question du racisme. Ce que racisme, nationalisme ou sexisme
~~~ :_ i_

I· semblent avoir de commun, c'est qu'ils divisent l'universalité de


li': il l'espèce humaine en groupes transhistoriques , mutuellement exclusifs,
i entre lesquels existeraient des différences essentielles, ou qui se
~
f) li.
~ïl· 1
l. Le présent article est l'adaptation française de la conférence donn ée le 6 octobre
1988 à la New School for Social Research de New York , à l'invitation des
i.'1.i.
il<
départements de Philosophie et de Sciences politiques, sous le titre : « Racism as
'~ Universalism ».
1,,1
'·li :·,.·

j,! 2. Éd. La Découverte, Paris, 1988 .


f;.
1
J
337
La crainte des masses

Cette construction d'un espace public ou d'un espace de citoyenneté


européenne est à l'ordre du jour parce qu'il n'y a pas eu de « révo-
lution>>en Europe en 1789, n'en déplaise à Dahrendorf; parce que
1
le projet d 'Europe des banques centrales et des bureaucraties est
'; politiquement mort; mais aussi parce qu'il est impossible et insup-
Ji
!I.
I,· portable de se laisser enfermer dans l'alternative de ce cadavre et du
'111'.
. retour aux nationalismes du x1x• siècle - que dis-je du x1x• siècle ?
l: du Moyen Âge, fil est vrai que dans quelques années il n'y aura
I11 peut-être plus d'Etat national britannique ou italien ... Le racisme : encore un universalisme 1 ?
Dans cette longue marche vers l'.e~pace public européen, qui est
[li aussi une course de vitesse, nous voyons bien que l'intervention des
membres des communautés ou pseudo-communautés turques d'Al-
lemagne, indiennes ou pakistanaises d'Angleterre, arabes ou africaines
1:
de France, etc., aujourd'hui enjeux démagogiques et objets de fixation J'ai bien conscience du caractère provocateur de ce titre. C'est un
1 j obses~ionnelle, demain acteurs de la politique, est un mofuent essen- paradoxe, mais ce n'est pas un jeu. Cette formulation s'est imposée
;I tiel. A condition qu'ils ne restent pas « entre eux », et que nous ne à moi lorsque, dans la dernière période, j'ai tenté d'analyser la
1 restions pas « entre nous». Le jour où quelque chose comme une spécificité du racisme contemporain (ce qu'on a pu appeler le « néo-
i
! marche, un congrès, une manifestation ou un réseau des initiatives racisme » ou le« racisme différentialiste », selon l'expression proposée
de la jeunesse d'Europe pour les droits démocratiques et l'égalité par P.-A. Taguieff), et de comprendre pourquoi, face à lui, la pensée
1
aura surgi, ce jour là une porte se sera ouverte . et la politique antiracistes étaient parfois aussi désarmées.
11
Une partie de ces réflexions figure dans le livre que j'ai publié en
1 1
't·i collaboration avec Immanuel Wallerstein , Race, nation, classe. Les
1: identités ambiguës 2 • Je me suis dit alors qu'il fallait, une fois au
lî 11' moins, tenter de la discuter pour elle-même.
ill. Mais reprenons au début. Dire que le racisme est encore un
universalisme, ou une forme d'universalisme, c'est aller au devant
de réactions d 'étonnement, parce que nous avons tous l'idée que le
"! 1
racisme, étant une forme extrême de particularisme , est le contraire
de l'universalisme. Il nous faudra revenir sur cette notion d'extrême
Il
11
ou d'extrémité. Notons toutefois d 'emblée que l'universalisme a
il· d'autres contraires: ainsi le sexisme ou le nationalisme. Je mentionne
ces termes à dessein : nous verrons qu'ils ne sont pas, en fait, extérieurs
~, !i à la question du racisme. Ce que racisme, nationalisme ou sexisme
~~~ :_ i_

I· semblent avoir de commun, c'est qu'ils divisent l'universalité de


li': il l'espèce humaine en groupes transhistoriques , mutuellement exclusifs,
i entre lesquels existeraient des différences essentielles, ou qui se
~
f) li.
~ïl· 1
l. Le présent article est l'adaptation française de la conférence donn ée le 6 octobre
1988 à la New School for Social Research de New York , à l'invitation des
i.'1.i.
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départements de Philosophie et de Sciences politiques, sous le titre : « Racism as
'~ Universalism ».
1,,1
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j,! 2. Éd. La Découverte, Paris, 1988 .


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337
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La crainte des masses Le racisme : encoreun universalisme?
jl
ii
l! \'I' français : il dit que les individus sont (ou peuvent être) bi-sexual,
comporteraient et prendraient conscience d'eux-mêmes comme si des
I''
, !; différences essentielles les séparaient. Ajoutons que, tacitement au mais qu'ils se choisissent un gender. Choix rien moins que facile, en
!!
!1 moins, ces différences sont toujours conçues et instituées comme des dépit des « évidences biologiques», à moins d'un supplément ou
li. hiérarchies. d 'un excès de masculinité ou de féminité , qu'une histoire personnelle,
ii' une éducation, des rôles sociaux, des hystéries ou des perversions,
( 1: Notons-le d'emblée, la notion de classe, bien qu 'elle soit encore
1: plus explicitement conflictuelle, ne fonctionne pas de cette façon·: en incorporent au «soi».
'i'
!. tant qu'elle renvoie à l'idée de lutte des classes,elle s'inscrit immé- Passons au nationalisme. Les choses, ici, sont peut-être encore plus
il ! claires. Si nous nous concentrons sur la signification moderne de
1 i
; [1
diatement dans une perspective universaliste. Or, si j'avais parlé du
sexisme ou du nationalisme comme universalismes, il est probable l'idée de nation, donc sur le nationalisme comme phénomène moderne,
11
1

que le paradoxe aurait paru moindr~. Une longue discussion nous a nous pourrons dire, sans doute, que le nationalisme est un particu-
11
enseigné que de telles formulations peuvent avoir un sens, dans larisme, puisqu'il assigne à chaque entité nationale des «origines»,
1 ,1I'
certaines limites et sous certaines conditions . Commençons par rap- un «enracinement» différents, puisqu'il proclame que ces entités
l1 11
,1 peler ce qu'il en est.
Pour ce qui est du sexisme, plusieurs interprétations sont possibles.
doivent contrôler la destinée de « leurs » membres (qui leur « appar-
tiendraient» au sens strict), et qu'elles doivent rester isolées les unes
J li Une interprétation faible: jusqu'à nos jours, le sexisme a toujours des autres pour préserver leur identité. D'où la lutte pour l'existence,
été une composante des cultures humaines ; comme tel, il a structuré, et ·la hiérarchisation des nations.
i l\ en leur imposant une torsion «machiste» ou «patriarcale» , toutes Pourtant, l'idéologie nationale, ou nationaliste , est aussi univer-
; 1
nos représentations de l'unité de l'espèce humaine (jusque dans les ~aliste, et ceci de deux façons au moins . D'abord, en ce qu'elle est
1 1 mots dont nous la désignons). Une interprétation forte : le sexisme généralement indissociable de l'idée qu'entre les hommes (sinon les
l 11 n'est pas seulement à l' œuvre dans telle ou telle représentation femmes ...) appartenant à une mêmenation il ne devrait exister aucune
différence naturelle ou héréditaire, et que tous les « fils >>(plus souvent
l li1: (aliénée) de l'unité de l'espèce, mais, implicitement, dans la notion
même d'universalité telle que, dans la tradition occidentale, la pen- que les <<filles >>) de la nation doivent avoir des chances égales. De
serait ce que nous appelons raison ou rationalité. Je pense ici à fait, à l'époque moderne, c'est probablement le nationalisme qui a
1 l'analyse proposée par Derrida du phallogocentrisme,qui est sans fourni ses armes idéologiques les plus efficaces à l'idée d'égalité
'·1i,
li.1 1 («formelle», parfois même «réelle»), ce qui ne veut pas dire qu'il
l 1; doute la version la plus élaborée de cette argumentation • Comme
l'ait instituée.
'

I Ji
1
on sait également, et c'est là une difficulté non négligeable (que
. li Derrida n'ignore pas), il est très difficile de combattre le sexisme · '·>'Ensuite, le nationalisme a le plus souvent pris la forme d'une
entendu en ce sens sans lui opposer une sorte de contre-sexisme. Et, ':idéologie du « peuple élu» (The Elect Nation) 1, soit en empruntant
ce qui n'est sans doute pas de hasard, sans que la différence des tètte formulation directement à la tradition biblique, soit en d ·autres
\\
.,
1' sexes ne s'exprime en des termes chargés de très anciens mythes, qui termes pratiquement synonymes. Or la notion de « peuple élu >>est
i! les représentent comme des races distinctes. Il se peut que cette ·ambivalente : particularisme et universalisme s'y mêlent inextrica-
r,
pénible situation de double bind renvoie au fait, si important pour ..blement. Une nation existant en acte ou en puissance ne peut s'investir
Freud, de la hi-sexualité humaine. Tous les individus sont fantas- de la mission de sauver l'humanité, ou de lui apporter la paix, ou
matiquement hi-sexuels, mais cette situation est invivable: c'est de la civiliser, etc., qu'à la condition de se penser comme immé-
pourquoi il leur faut se construire une identité en choisissant un sexe
déterminé.
li L'anglais est ici plus clair, mais aussi plus conciliant que le 1. Le thème de la « nation élue » ou « nation des élus » ressurgit dès le début
'!
_de la révolution calviniste : cf la discussion entre Michael Walzer , The Revolution
of the Saints. A Study in the Origins of Radical Politics, Harvard University Press,
\. Cf notamm ent J. Derrida , Glas, Éd. Galilée, Paris, 1974 ; Éperons. Les styles · '1965, et J.G.A. Pocock, The Machia vellian Moment. Florentine Political Thought
de Ni etzsche, Éd. Flamrµarion, Paris, 1978; ainsi que la longue note critiquant and the Atlantic Political Tradit ion, Princeton University Press, 1975 (p. 333 sq.).
Lacan ,dans « Le facteur de la vérité» , La carte postale de Socrate à Frettd et a11- Une faut donc pas s'étonner que Spinoza en ait fait l'une des cibles du Traité
.théologico-polit ique.
delà, Ed. Flammario n, 1980, p . 506 sq.

338 339
1,
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La crainte des masses Le racisme : encoreun universalisme?
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!1 moins, ces différences sont toujours conçues et instituées comme des dépit des « évidences biologiques», à moins d'un supplément ou
li. hiérarchies. d 'un excès de masculinité ou de féminité , qu'une histoire personnelle,
ii' une éducation, des rôles sociaux, des hystéries ou des perversions,
( 1: Notons-le d'emblée, la notion de classe, bien qu 'elle soit encore
1: plus explicitement conflictuelle, ne fonctionne pas de cette façon·: en incorporent au «soi».
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!. tant qu'elle renvoie à l'idée de lutte des classes,elle s'inscrit immé- Passons au nationalisme. Les choses, ici, sont peut-être encore plus
il ! claires. Si nous nous concentrons sur la signification moderne de
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diatement dans une perspective universaliste. Or, si j'avais parlé du
sexisme ou du nationalisme comme universalismes, il est probable l'idée de nation, donc sur le nationalisme comme phénomène moderne,
11
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que le paradoxe aurait paru moindr~. Une longue discussion nous a nous pourrons dire, sans doute, que le nationalisme est un particu-
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enseigné que de telles formulations peuvent avoir un sens, dans larisme, puisqu'il assigne à chaque entité nationale des «origines»,
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certaines limites et sous certaines conditions . Commençons par rap- un «enracinement» différents, puisqu'il proclame que ces entités
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Pour ce qui est du sexisme, plusieurs interprétations sont possibles.
doivent contrôler la destinée de « leurs » membres (qui leur « appar-
tiendraient» au sens strict), et qu'elles doivent rester isolées les unes
J li Une interprétation faible: jusqu'à nos jours, le sexisme a toujours des autres pour préserver leur identité. D'où la lutte pour l'existence,
été une composante des cultures humaines ; comme tel, il a structuré, et ·la hiérarchisation des nations.
i l\ en leur imposant une torsion «machiste» ou «patriarcale» , toutes Pourtant, l'idéologie nationale, ou nationaliste , est aussi univer-
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nos représentations de l'unité de l'espèce humaine (jusque dans les ~aliste, et ceci de deux façons au moins . D'abord, en ce qu'elle est
1 1 mots dont nous la désignons). Une interprétation forte : le sexisme généralement indissociable de l'idée qu'entre les hommes (sinon les
l 11 n'est pas seulement à l' œuvre dans telle ou telle représentation femmes ...) appartenant à une mêmenation il ne devrait exister aucune
différence naturelle ou héréditaire, et que tous les « fils >>(plus souvent
l li1: (aliénée) de l'unité de l'espèce, mais, implicitement, dans la notion
même d'universalité telle que, dans la tradition occidentale, la pen- que les <<filles >>) de la nation doivent avoir des chances égales. De
serait ce que nous appelons raison ou rationalité. Je pense ici à fait, à l'époque moderne, c'est probablement le nationalisme qui a
1 l'analyse proposée par Derrida du phallogocentrisme,qui est sans fourni ses armes idéologiques les plus efficaces à l'idée d'égalité
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l 1; doute la version la plus élaborée de cette argumentation • Comme
l'ait instituée.
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on sait également, et c'est là une difficulté non négligeable (que
. li Derrida n'ignore pas), il est très difficile de combattre le sexisme · '·>'Ensuite, le nationalisme a le plus souvent pris la forme d'une
entendu en ce sens sans lui opposer une sorte de contre-sexisme. Et, ':idéologie du « peuple élu» (The Elect Nation) 1, soit en empruntant
ce qui n'est sans doute pas de hasard, sans que la différence des tètte formulation directement à la tradition biblique, soit en d ·autres
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1' sexes ne s'exprime en des termes chargés de très anciens mythes, qui termes pratiquement synonymes. Or la notion de « peuple élu >>est
i! les représentent comme des races distinctes. Il se peut que cette ·ambivalente : particularisme et universalisme s'y mêlent inextrica-
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pénible situation de double bind renvoie au fait, si important pour ..blement. Une nation existant en acte ou en puissance ne peut s'investir
Freud, de la hi-sexualité humaine. Tous les individus sont fantas- de la mission de sauver l'humanité, ou de lui apporter la paix, ou
matiquement hi-sexuels, mais cette situation est invivable: c'est de la civiliser, etc., qu'à la condition de se penser comme immé-
pourquoi il leur faut se construire une identité en choisissant un sexe
déterminé.
li L'anglais est ici plus clair, mais aussi plus conciliant que le 1. Le thème de la « nation élue » ou « nation des élus » ressurgit dès le début
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_de la révolution calviniste : cf la discussion entre Michael Walzer , The Revolution
of the Saints. A Study in the Origins of Radical Politics, Harvard University Press,
\. Cf notamm ent J. Derrida , Glas, Éd. Galilée, Paris, 1974 ; Éperons. Les styles · '1965, et J.G.A. Pocock, The Machia vellian Moment. Florentine Political Thought
de Ni etzsche, Éd. Flamrµarion, Paris, 1978; ainsi que la longue note critiquant and the Atlantic Political Tradit ion, Princeton University Press, 1975 (p. 333 sq.).
Lacan ,dans « Le facteur de la vérité» , La carte postale de Socrate à Frettd et a11- Une faut donc pas s'étonner que Spinoza en ait fait l'une des cibles du Traité
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11 j i'
La crainte des masses Le racisme : encore un universalisme ?

1:
lit diatement universelle dans sa singularité même. Il faut donc qu'elle nalisme, empêchant par là même la composante universaliste de
:P vide cette singularité de tout caractère et de tout mode d'être par- l'emporter , voire de se manifester. Ce qui peut avoir lieu de deux
i' façons au moins. Soit en créant des divisions statutaires et des
ticularistes, pour la remplir d'éléments universalistes (qui consistent
,!;
l,!, le plus souvent dans une version laïcisée des grandes religions, avec discriminations au sein de la communauté nationale, d'où procèdent
li) leur idéal de justice et de fraternité humaine universelle). ·des inégalités institutionnelles et des persécutions . Soit justement en
1
·1',1 On se souvient ici de la vision hégélienne des Volksgeister comme prétendant identifier le caractère national ou sa singularité absolue,

' I·'
1!11
moments du Weltgeist dans la Philosophie de l' Histoire : superbe
présentation de cette idéologie qui en constitue en même temps déjà
avec quelque substance héréditaire, qu 'elle soit pseudo-biologique
ou culturelle : ce qui, en pratique, aboutit à isoler la « nation idéale »
l 1'1
1
1'!1 la critique ou la relativisation (au nom de « !'Esprit absolu»). Mais,
pour rester dans la même période décisive, c'est Fichte qui, dans ses
ou « essentielle » au sein même de la nation, du reste de l'humanité.
Si donc nous devions admettre qu'en un certain sens, ou dans certaines
Discours à la Nation allemande de 1807-1808, a su élaborer la conditions, le nationalisme conduit nécessairement au racisme, comme,
1 i I! théorie du peuple élu sous la forme la plus typique (et, jusqu'à . après d'autres, je l'avais soutenu notamment dans mon étude Sujets
il l 1j aujourd'hui, la plus influente) 1• Ce qui frappe chez Fichte, ce n'est · ou Citoyens? Pour l'égalité 1, et qu'il y conduit de cette façon, 1~
" \i pas seulement que son nationalisme universaliste et prophétique, . thèse d'un « universalisme raciste» serait difficilement tenable ... A
héritier de la Révolution française, fasse une place centrale au mot . moins que, par un autre tour de raison, nous ne découvrions que
'li
11
Jes choses sont en réalité plus ambivalentes, et que le racisme n'est
d'ordre égalitaire; ce n'est pas seulement qu'à l'encontre des Roman-
tiques il vide la « germanité » (Deutschheit) qu 'il sacralise de toute > pas simplement une expression de ce qu'il y a d'irréductiblement
' : particulariste dans le nationalisme, mais plutôt lè· symptôme d'une
:! caractéristique traditionaliste ou particulariste (d' ou la facilité avec
laquelle il a pu être traduit dans le langage de presque tous les çontradiction originaire du nationalisme : le symptôme de la situation
[i
il nationalismes modernes) 2 ; c'est le fait que son nationalisme soit
explicitement antiraciste, antibiologique, qu'il soit au fond totalement
impossible dans laquelle se trouve prise toute prétention individuelle
< ou collective à l'identité conçue et instituée comme une « identité
· 11.1 opposé à toute représentation génétique ou généalogique de l'entité nàtionale ».
!il1 nationale : critique la plus radicale d'une conception «naturelle» de :/ Avant de développer ce point, tentons une nouvelle expérience.
1
1 il:li la nation (ou de la nation comme descendance naturelle), au profit \ !ri.versons la formulation: non pas pour nous demander si le racisme
1
'111
'I' d)une conception « spirituelle» (ou mieux linguistique - spirituelle, .,.,.' « encore un universalisme», mais pour nous demander si l'uni-
;,:êst
,/ Versalisme ne serait pas « toujours un racisme». Sans doute la pro-
i i1I
1 i:
dans laquelle c'est le langage, la communication ~t l'éthique de la
·(;e vocation est-elle ici encore plus flagrante. Pourtant, nous nous retrou-
1 !li communication qui incarnent l'esprit collectif). A coup sûr, cette
ff,~ons en terrain plus familier. De même qu'à propos du sexisme,
!1 l\f!i radicalité ne protège pas Fichte contre les conséquences politiques

~J I('
1 •11
1
:n
plus qu' ambiguës de sa doctrine : mais elle nous suggère une réflexion
cruciale pour notre examen . Dans la mesure où il y a corrélation
entre le nationalisme et le racisme, où ces notions évoquent une
/*qüs reconnaissons le thème d'une discussion déjà bien avancée.
(1:~giquement parlant, nous pouvons à nouveau distinguer une thèse
:J ruhle et une thèse forte.
\i,i ''l1 i i'
l:j 1' ; ;'}fJ'appelle thèse faible l'idée que l'universalisme a été « machia-
longue histoire conjointe, il semblerait plutôt que ce soit le racisme
w·•
qui prive le nationalisme de son universalité, ou qui constitue le / ~~liquement » utilisé comme le masque et l'instrument de politiques
~} ;{i.''âdstes,pour légitimer des idéologies racistes en leur conférant une
r~
,J;
it,l
révélateur d'une composante ami-universaliste latente dans le natio-
t,}J>parence pseudo-scientifique , pour rationaliser le racisme institu-
:fji:) .~fonnel, pour imposer la domination de certaines cultures ; les faits
Hr , c~rrespondants iraient du darwinisme social jusqu 'aux politiques
1 ~! 1. Cf mon article « Fichte et la frontière intérieure. À propos des Discours la
Nati on Allemande», repris dans ce volume [supra, p . 131 sq.].
&:1;

ll
!lj·
;·!·. 2. La trace du texte de Fichte (non seulement celle de ses idées, mais celle de
~·1 ses mots) peut être s\iivie aux XIX' et XX' siècles depuis la France (Renan) jusqu'à iH l. Les Temps Modernes, avril-juin 1984 (n° spécial, « L'immigrati~n maghr ébine
·Ïj:
,,.IJ
' la Turquie kémaliste, depuis le Machrek arabe (M. Aflak) jusqu 'au Japon de Meiji. : :<:_0:
France») (réédité dans E. Balibar , Les frontières de la démocratie, Ed. La Décou-
;î~ Sans oublier le sionisme. Il y aurait là une étude de «ré ception» à écrire qui n'a ',V~n:e;Paris, 1992). Également« Racisme et nationalisme» , dans Race, nation, classe,
rc,t.
,!~:;1 jamais été systématiquem ent entreprise, à ma com;1aissance.
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La crainte des masses Le racisme : encore un universalisme ?

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:P vide cette singularité de tout caractère et de tout mode d'être par- l'emporter , voire de se manifester. Ce qui peut avoir lieu de deux
i' façons au moins. Soit en créant des divisions statutaires et des
ticularistes, pour la remplir d'éléments universalistes (qui consistent
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présentation de cette idéologie qui en constitue en même temps déjà
avec quelque substance héréditaire, qu 'elle soit pseudo-biologique
ou culturelle : ce qui, en pratique, aboutit à isoler la « nation idéale »
l 1'1
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1'!1 la critique ou la relativisation (au nom de « !'Esprit absolu»). Mais,
pour rester dans la même période décisive, c'est Fichte qui, dans ses
ou « essentielle » au sein même de la nation, du reste de l'humanité.
Si donc nous devions admettre qu'en un certain sens, ou dans certaines
Discours à la Nation allemande de 1807-1808, a su élaborer la conditions, le nationalisme conduit nécessairement au racisme, comme,
1 i I! théorie du peuple élu sous la forme la plus typique (et, jusqu'à . après d'autres, je l'avais soutenu notamment dans mon étude Sujets
il l 1j aujourd'hui, la plus influente) 1• Ce qui frappe chez Fichte, ce n'est · ou Citoyens? Pour l'égalité 1, et qu'il y conduit de cette façon, 1~
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héritier de la Révolution française, fasse une place centrale au mot . moins que, par un autre tour de raison, nous ne découvrions que
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Jes choses sont en réalité plus ambivalentes, et que le racisme n'est
d'ordre égalitaire; ce n'est pas seulement qu'à l'encontre des Roman-
tiques il vide la « germanité » (Deutschheit) qu 'il sacralise de toute > pas simplement une expression de ce qu'il y a d'irréductiblement
' : particulariste dans le nationalisme, mais plutôt lè· symptôme d'une
:! caractéristique traditionaliste ou particulariste (d' ou la facilité avec
laquelle il a pu être traduit dans le langage de presque tous les çontradiction originaire du nationalisme : le symptôme de la situation
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il nationalismes modernes) 2 ; c'est le fait que son nationalisme soit
explicitement antiraciste, antibiologique, qu'il soit au fond totalement
impossible dans laquelle se trouve prise toute prétention individuelle
< ou collective à l'identité conçue et instituée comme une « identité
· 11.1 opposé à toute représentation génétique ou généalogique de l'entité nàtionale ».
!il1 nationale : critique la plus radicale d'une conception «naturelle» de :/ Avant de développer ce point, tentons une nouvelle expérience.
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1
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i i1I
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dans laquelle c'est le langage, la communication ~t l'éthique de la
·(;e vocation est-elle ici encore plus flagrante. Pourtant, nous nous retrou-
1 !li communication qui incarnent l'esprit collectif). A coup sûr, cette
ff,~ons en terrain plus familier. De même qu'à propos du sexisme,
!1 l\f!i radicalité ne protège pas Fichte contre les conséquences politiques

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plus qu' ambiguës de sa doctrine : mais elle nous suggère une réflexion
cruciale pour notre examen . Dans la mesure où il y a corrélation
entre le nationalisme et le racisme, où ces notions évoquent une
/*qüs reconnaissons le thème d'une discussion déjà bien avancée.
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Hr , c~rrespondants iraient du darwinisme social jusqu 'aux politiques
1 ~! 1. Cf mon article « Fichte et la frontière intérieure. À propos des Discours la
Nati on Allemande», repris dans ce volume [supra, p . 131 sq.].
&:1;

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;·!·. 2. La trace du texte de Fichte (non seulement celle de ses idées, mais celle de
~·1 ses mots) peut être s\iivie aux XIX' et XX' siècles depuis la France (Renan) jusqu'à iH l. Les Temps Modernes, avril-juin 1984 (n° spécial, « L'immigrati~n maghr ébine
·Ïj:
,,.IJ
' la Turquie kémaliste, depuis le Machrek arabe (M. Aflak) jusqu 'au Japon de Meiji. : :<:_0:
France») (réédité dans E. Balibar , Les frontières de la démocratie, Ed. La Décou-
;î~ Sans oublier le sionisme. Il y aurait là une étude de «ré ception» à écrire qui n'a ',V~n:e;Paris, 1992). Également« Racisme et nationalisme» , dans Race, nation, classe,
rc,t.
,!~:;1 jamais été systématiquem ent entreprise, à ma com;1aissance.
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340 341
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La crainte des masses Le racisme : encoreun universalisme?
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11
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11:il scolaires d'assimilation ou d'occidentalisation des populations « indi- J'évoquerai un autre exemple, qu'il faudrait pouvoir analyser en
,•il gènes» dans le~ empires coloniaux d'autrefois, et à leurs prolonge- détail : celui d'Aristote. Sans doute avons-nous là l'origine de ce qui,
:/Jil
l!i! ments actuels. A quoi nous devrions ajouter que de telles politiques, pour nous, est la rationalité universelle. En un sens, il nous est
1.u!I'
!llî de telles pratiques idéologiques ne sont efficaces que si ceux qui les impossible de ne pas concevoir la pensée logique et l'action volontaire
jll

il"' mettent en œuvre sont convaincus de leur légitimité, en dernière dans des catégories aristotéliciennes. Or ces catégories - depuis celle
1
analyse de leur vérité. D'où la nécessité d'élaborer l'universalisme de la substance individuelle comme composéde forme et de matière,
1.iJ'i..·1
IIJ,' lui-même de façon qu'il puisse conférer à des pratiques discrimi- jusqu'à celle d'essence ou de définition, comme expression linguis-
natoires ou impérialistes un fondement « logique » : ce qui est déjà tique de la substance - sont intrinsèquement liées à un concept
11111 le cas avec le discours du « fardeau de l'Homme Blanc», avec <<politique» de l'homme dont le noyau même est une triple relation
l' européocentrisme, incontestablement, mais aussi peut-être avec l' in- hiérarchique, pensée comme une hiérarchie inhérente à la « nature » :
111
11 dividualisme, sans oublier le commÙnisme. celle de l'homme à la femme (ou mieux du ·masculin au féminin),
Mais ceci nous conduit tout droit a une thèse plus forte. J'entends celle du maître à l'esclave (ou mieux de l'intellectualité à l'instru-
l'·1.'liI
1
par là, à nouveau, une thèse qui met en question la constitution des
idées d'universalisme, d'universalité et d'universel, et leurs impli-
mentalité), celle du père au fils (ou mieux de la maturité à l'im-
i 'I cations. De fait, ces idées ont une histoire (ce qui ne signifie pas
maturité), qui exhibent chacune à sa façon un aspect du rapport
· fondamental entre « activité » et « passivité » 1• La seconde de ces
1 : que nous pourrons les réduire à un modèle préexistant de genèse relations (celle du maître intellectuel à l'esclave instrumental) n'est
u 1 : historique), une histoire qui n'est ni tout à fait pure, ni tout à fait .•peut-:-êtrepas exactement le racisme au sens moderne, mais elle en
innocente. Dans sa forme la plus exigeante, une telle idée va bien
~
' 11
Y illustre et en prépare déjà plusieurs traits typiques, allant de l' eth-
111
au-delà du relativisme : à la limite, elle n'a plus rien a voir avec ,· nicisation des inégalités sociales à la projection somatique des juge-
lui. Ce dont il s'agit, c'est de la liaison interne qui s'est établie entre
1 f 111
les. notions d'humanité, d'espèce humaine, de progrès culturel de
, ·. ments moraux, et à l'assimilation des différences entre les hommes
< à ,des différences entre l'humanité et l'animalité. Que montrerait ici
" 1 11
1
l'humanité, et des« préjugés» anthropologiques concernant les races, ·; µne discussion détaillée ? Non pas, me semble-t-il, qu'Aristote était
ou les bases naturelles de l'esclavage. C'est de la notion même de . A,lR « raciste » dont les préjugés ont « déformé » la rationalité philo-
race, dont la signification moderne commence à se dessiner dans la /{,$Qphique. Pas davantage que, chez lui, un universalisme « vrai » ou
période des Lumières - ce grand épanouissement de l'universalisme ',; .!<~idéal » s'est combiné avec des conceptions particularistes. Mais
- et l'affecte en retour : non pas accidentellement, extérieurement à ;;( plutôt ceci que l'universalisme, dès qu'il cesse d'être un simple mot,
'. ! ,il son « essence », mais intrinsèquement 1• ·0;: ~ne philosophie possible, pour devenir un système de concepts
Plus un philosophe est rigoureux, plus il est moralement et ,:";explicites, ne peut pas ne pas indttre son contraire en son centre
intellectuellement exigeant, plus son discours est significatif. Kant, (L- inême. Impossible de définir le logos sans le faire dépendre d'une
l ! 1111

I
le philosophe du « point de vue cosmopolitique », est certainement f 'h,i.érarchie anthropologique et ontologique, même chez le philosophe
~ !' :i!,
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le défenseur le plus conséquent de l'universel dans cette période. (!:faplus laïque qui soit.
Pourtant, n'y a-t-il pas étroite correspondance entre la distinction ·~'ùL J:irai plus loin. Ce que nous montre cet exemple, c'est qu 'il n'a
.r / :11; fondamentale pour lui de la raison et de la sensibilité (ou entre ses ;':i~.piais été possible de proposer une« définition» de l'espèce humaine
;i i p concepts transcendantal et empirique du sujet) et ce qu'il appelle {\,@~in'implique une hiérarchie latente. Or une telle définition est
~ fi une anthropologie « pragmatique », dans laquelle les caractères du ':'.Ç{pc~ale pour tout universalisme . Sans doute est-ce la conséquence
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1
!'.: sexe, de la race et de la nationalité («peuple») sont pensés comme
catégorie naturelles, intermédiaires entre l'individu et l'espèce 2 ?
';'~;,~r impossibilité où nous sommes de fixer les ((limites )) de ce que
fi) 1 :J\Wts appelons «l'humain», les frontières à l'intérieur desquelles
ijt j: ë {~sembler idéalement tous les humains. Souvenons-nous qu'Aristote

~~ 1. Michèle Duchet, Anthropologieet histoire a11sieèle des Lmnie"res,Éd. Maspero, ;,J$utait sur la difficulté à décider si les esclaves étaient des animaux
ri Paris, 1971.
,1!

~~.,~:
2. I. Kant, Anthropologiedu point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Éd.
Vrin, 1984, p. 148 sq. l. Aristote, Politiq11e,Livre I, 1253 b 1 - 1260 b 25.

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au-delà du relativisme : à la limite, elle n'a plus rien a voir avec ,· nicisation des inégalités sociales à la projection somatique des juge-
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- et l'affecte en retour : non pas accidentellement, extérieurement à ;;( plutôt ceci que l'universalisme, dès qu'il cesse d'être un simple mot,
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Pourtant, n'y a-t-il pas étroite correspondance entre la distinction ·~'ùL J:irai plus loin. Ce que nous montre cet exemple, c'est qu 'il n'a
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Vrin, 1984, p. 148 sq. l. Aristote, Politiq11e,Livre I, 1253 b 1 - 1260 b 25.

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ou des hommes, en raison de leur relation unilatérale au langage 1 • terminologie hégélienne : universalisme et racisme sont des contraires
jri'.1!
, Symétriquement, il lui paraissait nécessaire d'inscrire dans son concept déterminés, ce qui fait précisément que chacun affecte l'autre « de
llil!
de la politique et de la sagesse une autre « limite » entre les hommes l'intérieur».
11111
:..
i[lt simplement hommes et les individus« divins» 2 • Nous avons aujour- Une telle hypothèse est sans doute moins simple, mais aussi à
!•J
1:1111 d'hui des difficultés analogues avec les humains et les robots ou les mon avis plus fructueuse que celle d'une complémentarité entre
'1111.1
ordinateurs. En réalité, on n'a jamais pu tenter de« définir» l'humain universalisme et racisme, ou plus généralement entre universalisme
. î'ii'I! sans inclure dans cette définition même le procès infini de démarcation et particularisme (raciste, sexiste, nationaliste) , telle que l'expose
11 i.1!i.1 entre l'humain, le supra,-humain et l'infra-humain (le Superman, notamment I. W allerstein dans ses contributions à notre ouvrage cité 1•
!'
' 'I l' Untermensch), ainsi que la réflexion de ces limites à l'intérieur des L'idée de complémentarité signifie qu'au sein d'un même «monde»
ll 1l
i
frontières del'« espèce» humaine. En sorte qu'on n'a jamais pu éviter
de se demander si certains hommes ôu certaines femmes, en raison
(ou «système») coexistent des idéologies universalistes, et des idéo-
logies racistes, sexistes, nationalistes, qu'on peut expliquer par réfé-
:1 Il 1 1

de caractères naturels, ou de fonctions sociales, ou de comportements rence aux polarités du système: par exemple, d'un côté, l'universalité
11
!1
! personnels, n'étaient pas plus ou moins que lès êtres humains ordi- de la forme marchandise, des rapports d'échange et d'accumulation,

l 111
111
naires. Ce qui nous ramène à la question de l'identité. Il n'est pas
besoin d'être nietzschéen pour reconnaître que les fantasmes du
du droit, de l'autre la forme nationale du monopole politique du
pouvoir d'État, les divisions de la force de travail suivant des lignes
surhomme et du sous-homme font éternellement retour dans nos sexuelles, ethniques, générationnelles. Au bout du compte, la complé-
tentatives de définition de l'humain en général, ou, pour parler mentarité s'avérerait politiquement fonctionnelle : l'universalisme,
comme Spinoza, de « l'idée générale de l'homme». suggère Wallerstein , compense les excès du racisme, de même que
~ 1
Mais si la distinction du surhumain et de l'infrahumain n'est pas
le racisme comme tel, elle en est certainement une composante
le• racisme compense les excès de l'universalisme. On évite certes
ainsi de s'imaginer que l'un des côtés puisse tout simplement sup-
essentielle, qui demeure invariante à travers toute l'histoire des primer l'autre: il n'est possible d'imaginer la disparition d 'un côté
1 1 idéologies racistes, en traversant les problématiques généalogiques,
biologiques, culturalistes, différentialistes. Et si l'essai de définir une
. (par exemple le racisme) qu'à travers l'émergence d'un troisième
terme, « extérieur » au système constitué par les deux premiers. Mais
M 111
,11, « idée générale » de l'homme n'est pas l'universalisme comme tel, .· l'cidéeque les contraires se transforment réciproquement de l'intérieur
:11,
elle en est certainement une composante essentielle, pour autant que nous conduit à penser entre les deux côtés une unité encore plus
1
nous avons en vue l'universalisme éthique (et l'on peut douter que · profonde . En contrepartie elle ne nous oblige pas à poser qu'il s'agit
111 dans l'histoire un universalisme se soit jamais constitué en dehors d'.une unité fonctionnelle. Elle nous conduit plutôt à penser que,
111
d'une éthique ou d 'une morale) . . même si l'unité des contraires est établie sur des fondements très
anciens, dont certains sont à l'origine même de notre culture , elle
111 .11 Arrêtons-nous ici un instant. Rien de tout ceci ne prouve que . n'est pour autant ni stable, ni prévisible : elle peut elle-même être
!f:
1,~ 111
·1
l'universalisme soit le racisme, pas même qu'il soit comme tel · transformée de l'intérieur. Ce qui est plus contraignant, en un sens.
:; ii! )/n'y a pas d 'essence univoque de l'universalisme: nous n'avons pas
.~ ,,!, « raciste» : formulation philosophiquement intenable, qui ferait de
ii '.•il
l'universalisme en soi une entité, un sujet qu'on peut qualifier. Mais la certitude qu 'il puisse exister sans être affecté de l'intérieur par un
IJ l!i!: racisme ou un sexisme, mais ce n'est pas à dire que ce soit impensable.
·~ ili' cela prouve, me semble-t-il, qu 'il n'y a pas de démarcation claire
~ !!!!
1

entre universalisme et racisme : on ne réussira pas à désigner deux J}ne telle transformation devrait sans doute commencer par un autre
i
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·. '!'.''
li!'' usage de catégories comme , précisément, l'universel, la différence, le
ti li: ensembles historico-idéologiques disjoints dont l'un inclurait toutes
~ ;:::· les idées (potentiellement) universalistes, tandis que l'autre inclurait tingttlier.
rt: ', toutes les idées (potentiellement) racistes. ]' exprimerai ceci dans une Si Wallerstein s'est référé à l'idée de complémentarité, c'est évi-
;~ ij!: demment pour tenter de comprendre ce qui fait que le nationalisme
~1!~
~ !!,, 111
1. Aristote, Politiqtte, cit ., 1260 b 5. · 1. Voir en particulier, dans Race, nation, classe, cit., son essai « Universalisme ,

1 l'.ii
2. Politiqtte, Livre III, 1288 a 15.

344
· racisme, sexisme : les tensions idéologiques du capitalisme ».

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surhomme et du sous-homme font éternellement retour dans nos sexuelles, ethniques, générationnelles. Au bout du compte, la complé-
tentatives de définition de l'humain en général, ou, pour parler mentarité s'avérerait politiquement fonctionnelle : l'universalisme,
comme Spinoza, de « l'idée générale de l'homme». suggère Wallerstein , compense les excès du racisme, de même que
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Mais si la distinction du surhumain et de l'infrahumain n'est pas
le racisme comme tel, elle en est certainement une composante
le• racisme compense les excès de l'universalisme. On évite certes
ainsi de s'imaginer que l'un des côtés puisse tout simplement sup-
essentielle, qui demeure invariante à travers toute l'histoire des primer l'autre: il n'est possible d'imaginer la disparition d 'un côté
1 1 idéologies racistes, en traversant les problématiques généalogiques,
biologiques, culturalistes, différentialistes. Et si l'essai de définir une
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terme, « extérieur » au système constitué par les deux premiers. Mais
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1. Aristote, Politiqtte, cit ., 1260 b 5. · 1. Voir en particulier, dans Race, nation, classe, cit., son essai « Universalisme ,

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embrase de toutes parts notre monde actuel, un monde officiellement aux situations de violence et d'insécurité. Ce désir est en réalité une
décolonisé, un monde qui est censé avoir exorcisé le nazisme. Un façon de s.e demander sans cesse « qui » on est dans un certain
monde dans lequel la nation elle-même a peut-être cessé d'être la «monde» social, «pourquoi» ce monde comporte des places obli-
seule unité politique autonome, et se trouve donc relativisée. Mais gatoires auxquelles il faut s'adapter, plus ou moins facilement, plus
aussi un monde que l'exploitation, la richesse et la pauvreté divisent ou moins volontairement, en s'imposant à soi-même le dressage
plus profondément que jamais. Dans ce monde, le racisme a été nécessaire, en s'attribuant soi-même une «identité» (et une seule :
universalisé. Il est devenu une « conception du monde » effective. ce qui est bien plus contraignant qu'un «rôle» social, avec lequel
C'est au fond ce qu'il aurait fallu poser au départ: de fait, le racisme on peut jouer). C'est une façon de se demander et de s'expliquer
est aujourd'hui «universel». Et ce n'est pas jouer sur les mots que « pourquoi » on est soi-même violent, incapable de résister à l!i
de se demander comment le racisme pourrait être universel (empi- violence qui excède les nécessités « rationnelles » du conflit social. A
riquement) s'il n'était pas aussi univèî:sel (théoriquement), s'il n'y toutes ces questions qui, par définition, sont vitales, le racisme
avait pas en lui, paradoxalement, un aspect d'universalité. répond : c'est parce que nous sommes différents et, tautologiquement,
Depuis deux siècles au moins, le racisme a été critiqué d'un point parce que la différenceest l'essenceuniversellede ce que nous sommes.
1
11: de vue rarionaliste : comme un préjugé, comme une « fausse cons- Non pas la différence individuelle, la singularité absolue, qui est
11
cience». A de rares exceptions près, la psychanalyse et la sociologie presque insoutenable, mais la différence collective, faite d'analogies
n'ont elles-mêmes rien changé à ce point de vue: elles se sont et de similitudes. Non pas, par conséquent, la différence qui diffère
contentées de rechercher les racines, les conditions de la fausse · d'elle-même,mais la différence qui revient au même. La différence qui
conscience du côté de la personnalité pathologique ou du conflit s'annule imagiriairement comme telle.
social. Ce qui a laissé entièrement subsister le dilemme d'une « cri- Entendu en ce sens large, le champ d'application du racisme est
tique» du racisme, comme erreur et préjugé (massif, résistant), et aussi illimité que sa fonction est quotidienne. La situation de classe
d'une «justification» du racisme comme phénomène naturel, ce qui elle-même - surtout la situation .de classe, peut-être, dans le monde
rejoint au fond les idéologies racistes elles-mêmes (la sociobiologie contemporain - sera perçue en ces termes, comme le manifeste
en est un remarquable exemple) 1• C'est ce dilemme qu'il nous faut clairement la prégnance de la notion d'origine de classe, avec toutes
essayer de surmonter, au risque de compliquer le tableau et la tâche. ses métonymies (ce que Bourdieu appelle les habitus). Mais il ne
s'agit pas seulement de perception, ou du désir de savoir que vient
Le racisme est un modede pensée: entendons par là non seulement accomplir un système de catégories différentielles (ce que, démarquant
une façon d'attacher des mots à des choses, mais plus profondément Levi-Strauss, nous pourrions appeler la pensée sauvage des sociétés
des mots à des images, à des récits, pour en faire des concepts. C'est modernes): il s'agit de la construction d'une communauté. Or, ainsi
pourquoi, dans l'expérience individuelle comme dans l'expérience . ~ue je l'ai écrit ailleurs, toutes les communautés sont imaginaires :
collective, surmonter le racisme ne peut pas consister simplement mais seules les communautés imaginaires sorit réelles. Tout le pro-
dans le fait d'ouvrir les yeux sur la réalité (avec l'aide, au besoin, ëessus de la pensée raciste est commandé par la nécessité de créer
de la science et aes savants). Il s'agit, ce qui est beaucoup plus des affects et des évidences « communs » entre individus dans une
difficile, et peut-être à jamais inachevé, de changerde modede pensée. société où, notamment, la parenté a perdu progressivement son rôle
Plus nous discutons du racisme, plus nous participons à des de structure sociale déterminante. On pourrait s'expliquer ainsi que,
activités ami-racistes, plus nous sommes frappés du fait qu'au cœur dans toutes ses variantes historiques, le racisme soit obsédé par
du racisme réside un très insistant désir de savoir, qui va bien au- l'imaginaire de la parenté, par la projection des règles de l'exogamie
delà de la légitimation des privilèges, de l'agressivité contre des et de l'endogamie sur des collectivités qui ne sont ni des familles
concurrents, de l'inertie des traditions du «groupe» ou de la réaction ni des clans, mais des nations ou des nationalités 1•

. 1. On rendra ici justice au travail de Léon Poliakov et de ses collaborateurs dans


ili! 1. Cf Martin Barker, The New Racism. Conservatives and the Ideology of the Tribe, la série des
Entretiens mr le racisme, en particulier le vol. Ill, Le Couple interdit,
J unction Books, Londres, 1981. · Ed. Mouton, Paris-La Haye, 1980.
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La crainte des masses Le racisme : encoreun universalisme?

embrase de toutes parts notre monde actuel, un monde officiellement aux situations de violence et d'insécurité. Ce désir est en réalité une
décolonisé, un monde qui est censé avoir exorcisé le nazisme. Un façon de s.e demander sans cesse « qui » on est dans un certain
monde dans lequel la nation elle-même a peut-être cessé d'être la «monde» social, «pourquoi» ce monde comporte des places obli-
seule unité politique autonome, et se trouve donc relativisée. Mais gatoires auxquelles il faut s'adapter, plus ou moins facilement, plus
aussi un monde que l'exploitation, la richesse et la pauvreté divisent ou moins volontairement, en s'imposant à soi-même le dressage
plus profondément que jamais. Dans ce monde, le racisme a été nécessaire, en s'attribuant soi-même une «identité» (et une seule :
universalisé. Il est devenu une « conception du monde » effective. ce qui est bien plus contraignant qu'un «rôle» social, avec lequel
C'est au fond ce qu'il aurait fallu poser au départ: de fait, le racisme on peut jouer). C'est une façon de se demander et de s'expliquer
est aujourd'hui «universel». Et ce n'est pas jouer sur les mots que « pourquoi » on est soi-même violent, incapable de résister à l!i
de se demander comment le racisme pourrait être universel (empi- violence qui excède les nécessités « rationnelles » du conflit social. A
riquement) s'il n'était pas aussi univèî:sel (théoriquement), s'il n'y toutes ces questions qui, par définition, sont vitales, le racisme
avait pas en lui, paradoxalement, un aspect d'universalité. répond : c'est parce que nous sommes différents et, tautologiquement,
Depuis deux siècles au moins, le racisme a été critiqué d'un point parce que la différenceest l'essenceuniversellede ce que nous sommes.
1
11: de vue rarionaliste : comme un préjugé, comme une « fausse cons- Non pas la différence individuelle, la singularité absolue, qui est
11
cience». A de rares exceptions près, la psychanalyse et la sociologie presque insoutenable, mais la différence collective, faite d'analogies
n'ont elles-mêmes rien changé à ce point de vue: elles se sont et de similitudes. Non pas, par conséquent, la différence qui diffère
contentées de rechercher les racines, les conditions de la fausse · d'elle-même,mais la différence qui revient au même. La différence qui
conscience du côté de la personnalité pathologique ou du conflit s'annule imagiriairement comme telle.
social. Ce qui a laissé entièrement subsister le dilemme d'une « cri- Entendu en ce sens large, le champ d'application du racisme est
tique» du racisme, comme erreur et préjugé (massif, résistant), et aussi illimité que sa fonction est quotidienne. La situation de classe
d'une «justification» du racisme comme phénomène naturel, ce qui elle-même - surtout la situation .de classe, peut-être, dans le monde
rejoint au fond les idéologies racistes elles-mêmes (la sociobiologie contemporain - sera perçue en ces termes, comme le manifeste
en est un remarquable exemple) 1• C'est ce dilemme qu'il nous faut clairement la prégnance de la notion d'origine de classe, avec toutes
essayer de surmonter, au risque de compliquer le tableau et la tâche. ses métonymies (ce que Bourdieu appelle les habitus). Mais il ne
s'agit pas seulement de perception, ou du désir de savoir que vient
Le racisme est un modede pensée: entendons par là non seulement accomplir un système de catégories différentielles (ce que, démarquant
une façon d'attacher des mots à des choses, mais plus profondément Levi-Strauss, nous pourrions appeler la pensée sauvage des sociétés
des mots à des images, à des récits, pour en faire des concepts. C'est modernes): il s'agit de la construction d'une communauté. Or, ainsi
pourquoi, dans l'expérience individuelle comme dans l'expérience . ~ue je l'ai écrit ailleurs, toutes les communautés sont imaginaires :
collective, surmonter le racisme ne peut pas consister simplement mais seules les communautés imaginaires sorit réelles. Tout le pro-
dans le fait d'ouvrir les yeux sur la réalité (avec l'aide, au besoin, ëessus de la pensée raciste est commandé par la nécessité de créer
de la science et aes savants). Il s'agit, ce qui est beaucoup plus des affects et des évidences « communs » entre individus dans une
difficile, et peut-être à jamais inachevé, de changerde modede pensée. société où, notamment, la parenté a perdu progressivement son rôle
Plus nous discutons du racisme, plus nous participons à des de structure sociale déterminante. On pourrait s'expliquer ainsi que,
activités ami-racistes, plus nous sommes frappés du fait qu'au cœur dans toutes ses variantes historiques, le racisme soit obsédé par
du racisme réside un très insistant désir de savoir, qui va bien au- l'imaginaire de la parenté, par la projection des règles de l'exogamie
delà de la légitimation des privilèges, de l'agressivité contre des et de l'endogamie sur des collectivités qui ne sont ni des familles
concurrents, de l'inertie des traditions du «groupe» ou de la réaction ni des clans, mais des nations ou des nationalités 1•

. 1. On rendra ici justice au travail de Léon Poliakov et de ses collaborateurs dans


ili! 1. Cf Martin Barker, The New Racism. Conservatives and the Ideology of the Tribe, la série des
Entretiens mr le racisme, en particulier le vol. Ill, Le Couple interdit,
J unction Books, Londres, 1981. · Ed. Mouton, Paris-La Haye, 1980.
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1!111 La crainte des masses Le racisme : encore un universalisme ?
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Iii Résumons tout ceci en disant que le mode de pensée raciste est d'idéaux moraux ou d'idéaux esthétiques : la maîtrise «virile» et
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!il.il au fond un mode de production de « sa propre communauté», la «civilisée» des passions, l'exigence d'une vie selon la beauté).
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1
communauté raciste (ou le mode communautaire ordonné aux signi- Or la production des idéaux est aussi, sinon la clé des relations
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, fiants de la race, de la descendance, de la différence héréditaire), en entre racisme et nationalisme, du moins un aspect déterminant du
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même temps qu'un mode d'interprétation du inonde social dans problème. Jamais une nation n'a pu exister, sans une, idéologie
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lequel cette communauté peut être située. D'où la difficulté pratique. nationaliste qui précède ou qui suive sa « formation» : l'Etat-nation
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1 Il y a plus que des analogies entre la communauté raciste et la suppose que la solidarité nationale, ou plutôt les liens de dépendance
i 11
1 .;
il communauté sexiste, ou la communauté des mâles. Le féminisme a
montré que le problème posé par le sexisme n'est pas simplement
désignés sous ce nom, l'emportent tendanciellement sur tout autre,
en particulier ceux qui se forment dans la lutte des classes. C est
11, 1
1 1 Î: de résister à la domination des mâles ou de lutter contre elle, mais pourquoi, sans doute, il est aussi difficile de tracer une fois pour
de parvenir à ce que la communauté niâle ·soit détruite de l'intérieur . toutes une ligne de démarcation entre patriotisme et nationalisme, ou
1 11 Il en va de même pour le racisme : il s'agit de détruire de l'intérieur si l'on veut entre un nationalisme modéré, défensif, «propre», et
1 111 la communauté raciste, en tant que communauté institutionnelle, un nationalisme excessif, agressif, «sale», lié à l'impérialisme et à
mais aussi en tant que communauté spontanée, fondée sur des l'oppression des minorités ethniques 1 •
privilèges collectifs (réels et imaginaires) et sur le désir de savoir de · Mais il faut faire un pas de plus. S'il n'y a pas de nations sans
lili chacun. nationalisme, et si dans le monde moderne tous les États sont des
!

Arrivés à ce point, nous ne pouvons pas ne pas nous demander États-nations, il ne faut pas s'étonner que le nationalisme soit partout,
s'il s'agit bien, en fait, de «communautés» différentes. Je ne puis -·.à la fois dans les Etats et entre eux. L'enjeu du nationalisme est la
1 discuter ici èn détail la question de savoir si la communauté raciste .·• reconstitution permanente de l'uJlité nationale, menacée par des luttes
de classes, et par le fait que les Etats-nations ont absorbé des groupes

l
et la communauté des mâles sont une seule et même« communauté»,
mais l'hypothèse me semble plausible 1 • Si ces deux communautés humains dont l'histoire et les traditions sont différents, sinon irré-
n'étaient pas (ou n'étaient pas devenues) inséparables, je ne vois pas ·•.ductibles . À cette fin tendent de puissantes institutions comme
!11
1 l'armée ou l'école. Les guerres, épreuves de vie et de mort, sont le
comment nous pourrions comprendre qu'en fait toutes les catégories
1 1 de l'imaginaire raciste, ou de sa perception du monde, soient sexuel- ·'J<jugement de Dieu» de l'unité nationale . La scolarisation généralisée
i ! lement surdéterminées. Les « universaux anthropologiques » à l' œuvre .· est un mode d'universalisation du langage qui remplace les parti-
1 11
dans la production des différences raciales sont tous des métapho- ·..· cularismes ethniques par des particularismes socio-linguistiques, qui
1i i! 1,
·1

risations de la différence sexuelle, depuis la notion d'hérédité jusqu'à < fait passer tendanciellement de la juxtaposition des idiomes locaux
à.la hiérarchie « culturelle » des usages sociaux de la langue nationale.
· celles d'agressivité, de sensualité, de bestialité. Ce qui éclaire d'un
WI
! jour nouveau la question de l'universalisme, en tant qu'elle est liée
au procès d'« idéalisation» des différences individuelles , ou de l'iden-
··_···
Ces institutions ne fonctionnent pas partout de la même manière :
' on peut même supposer qu'elles doivent fonctionner partout autre-
!111111 ·' ment, ce qui fait partie de l'identité nationale. Leur puissance est
l1,H;·l·1·!
~ 11 1:
1 tité . Paradoxalement, le racisme et le sexisme pris séparément sont
/ presque suffisante pour produire ce que j'ai appelé ailleur,s l'ethnicité
en effet des particularismes - puisqu'ils divisent espèce humaine et
~il!il{
•l. '11"iil!i!.
Il ! :•l'
naturalisent les divisions, les hiérarchies - mais le racisme et le
sexisme noués ensemble, se «travaillant» l'un l'autre, forgent des types
L fictive qui permet de se représenter la population d 'un Etat-nation,
_le peuple par excellence, comme une communauté. Aucune nation
r: 11111,.
p irn

1
moderne, en effet, n'a une base ethnique, au sens d'une filiation
d'humanité idéale, qui sont universels par définition (qu'il s'agisse continue de sa population à partir de groupes de parenté préhisto-
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1. Elle sous-tend les travaux de Colette Guillaumin , réunis dans Sexe, Race et ; l. Fidèle à une longue tradition , H . Arendt dans L 'impérialisme (2< partie des
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1,1
:
1rn1:
1
Prat iqtte dtt pouvoir. L'idé e de Nature, Côté-Femmes éditions, Paris, 1992, ainsi Origines d11 Totalitarisme, trad . fr. Fayard, 1982) projette cette antithèse dans le
que l'œuvre de George Mosse, dont Nationalism and Sexua lity. Middle-Class · t emps, comme une « perversion » du nationalism e démocratique par l'impérialisme
~lt!!'iii: Morality and Sex11al Nonns in Modern Europe, The University of Wisconsin Press, européen : mais pour nous aujourd 'hui le problème viendrait plutôt de la fl11ct11ation

l des mouvements nationaux entre ces pôles, au gré des « conditions ».


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mais aussi en tant que communauté spontanée, fondée sur des l'oppression des minorités ethniques 1 •
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que l'œuvre de George Mosse, dont Nationalism and Sexua lity. Middle-Class · t emps, comme une « perversion » du nationalism e démocratique par l'impérialisme
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La crainte des masses Le racisme : encore un universalisme ?
li
1 riques. La constitution des nations modernes a précisément coïncidé sens, à aucune simplification, à aucune conclusion définitive. Puisque
:11 avec la décomposition des groupes ethniques, entendus en ce sens. cependant il nous faut, à l'évidence, une conclusion «pratique», elle
Mais toutes les nations modernes ont réussi à créer, ou ont tenté de pourra être au moins négative : il est dérisoire de penser combattre
créer une ethnicité fictive. Il faut pourtant tempérer cette constata- le racisme au nom de l'universalité en général. Le racisme est déjà
111 dans la place. C'est donc dans la place que se déroule la lutte : pour
tion: la réussite n'est pas, et ne peut jamais être, totale. Je main-
fii
tiendrai que les antagonismes et les luttes de classes en sont l'une transformer ce que nous entendons par universalisme. Qu'on ne me
·1 des raisons principales, non pas simplement comme obstacle extérieur fasse pas dire que cela reviendrait à abandonner tout universalisme,
au nationalisme, plus ou moins puissant suivant les conjonctures, puisque ce serait mettre bas les armes sans combat.
mais, plus profondément sans doute, à cause du rapport intrinsèque
11
entre le nationalisme et l'idée d'égalité sociale, qui entretient en son
i\ sein une contradiction permanente. Les États-nations, alors même
qu'ils sont devenus des «États-providence», ou des États nationaux
(et) sociaux, n'ont sans doute pas aboli la domination de classe, mais
1
l'idéologie nationaliste a toujours dû comporter une dénégation de
la différence et de l'inégalité sociales, un élément« populiste». D'où
une fuite en avant perpétuelle. Il faut toujours plus de nationalisme :
un nationalisme qui soit, pour ainsi dire, plus « national» que le
nationalisme lui-même. Ce que, dans les mots de Bataille, j'appellerai
l'excès intérieur du nationalisme ou, dans ceux de Derrida, le sup-
plément de nationalisme sans lequel il n'y a pas de nationalisme.
1
Le racisme contemporain, par-delà toutes ses variations, a au moins
ceci de commun qu'il vient occuper la place de ce supplément,

1 ,
donner corps à cet excès. Mais les exemples historiques auxquels
nous pouvons penser nous montrent qu'il se trouve pris lui-même,
de ce fait, dans un procès contradictoire. Il lui faut se constituer
comme un « surnationalisme », qui tend à définir le noyau d'identité
nationale (l' Englishness ou Britishness, la Deutschheit, la francité
authentiques) en termes de pureté raciale ou culturelle, qu'il s'agisse
1r' d'imposer sa domination ou «seulement» de le préserver du métis-
sage, de la dégénérescence. Mais il · lui faut également référer le
!1
l 1
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caractère national, le destin ou la mission de la nation, à l'existence
jij! d'une communauté idéale, potentiellement universelle ou universa-
liste, qui dépasse la nation historique, car elle vient d'avant et se
IF.[
J1 projette au-delà dans le temps et dans l'espace: race «aryenne» ou

[
« indo-germanique », Chrétienté, mission de l'Homme Blanc, Civi-
lisation Occidentale, Nation Arabe Islamique, Monde Libre, Inter-
nationalisme prolétarien, etc. Une fois de plus nous sommes confrontés
à l'ambivalence du procès d'idéalisation et des universaux qu'il
,11
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produit. Et nous voyons qu'il s'agit d'un procès sans fin prédéter-
!t minée: l'excès n'abolit pas la contradiction, il ne fait que la déplacer.
La confrontation du racisme et de l'universalisme ne conduit, en ce
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:11 avec la décomposition des groupes ethniques, entendus en ce sens. cependant il nous faut, à l'évidence, une conclusion «pratique», elle
Mais toutes les nations modernes ont réussi à créer, ou ont tenté de pourra être au moins négative : il est dérisoire de penser combattre
créer une ethnicité fictive. Il faut pourtant tempérer cette constata- le racisme au nom de l'universalité en général. Le racisme est déjà
111 dans la place. C'est donc dans la place que se déroule la lutte : pour
tion: la réussite n'est pas, et ne peut jamais être, totale. Je main-
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tiendrai que les antagonismes et les luttes de classes en sont l'une transformer ce que nous entendons par universalisme. Qu'on ne me
·1 des raisons principales, non pas simplement comme obstacle extérieur fasse pas dire que cela reviendrait à abandonner tout universalisme,
au nationalisme, plus ou moins puissant suivant les conjonctures, puisque ce serait mettre bas les armes sans combat.
mais, plus profondément sans doute, à cause du rapport intrinsèque
11
entre le nationalisme et l'idée d'égalité sociale, qui entretient en son
i\ sein une contradiction permanente. Les États-nations, alors même
qu'ils sont devenus des «États-providence», ou des États nationaux
(et) sociaux, n'ont sans doute pas aboli la domination de classe, mais
1
l'idéologie nationaliste a toujours dû comporter une dénégation de
la différence et de l'inégalité sociales, un élément« populiste». D'où
une fuite en avant perpétuelle. Il faut toujours plus de nationalisme :
un nationalisme qui soit, pour ainsi dire, plus « national» que le
nationalisme lui-même. Ce que, dans les mots de Bataille, j'appellerai
l'excès intérieur du nationalisme ou, dans ceux de Derrida, le sup-
plément de nationalisme sans lequel il n'y a pas de nationalisme.
1
Le racisme contemporain, par-delà toutes ses variations, a au moins
ceci de commun qu'il vient occuper la place de ce supplément,

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donner corps à cet excès. Mais les exemples historiques auxquels
nous pouvons penser nous montrent qu'il se trouve pris lui-même,
de ce fait, dans un procès contradictoire. Il lui faut se constituer
comme un « surnationalisme », qui tend à définir le noyau d'identité
nationale (l' Englishness ou Britishness, la Deutschheit, la francité
authentiques) en termes de pureté raciale ou culturelle, qu'il s'agisse
1r' d'imposer sa domination ou «seulement» de le préserver du métis-
sage, de la dégénérescence. Mais il · lui faut également référer le
!1
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caractère national, le destin ou la mission de la nation, à l'existence
jij! d'une communauté idéale, potentiellement universelle ou universa-
liste, qui dépasse la nation historique, car elle vient d'avant et se
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J1 projette au-delà dans le temps et dans l'espace: race «aryenne» ou

[
« indo-germanique », Chrétienté, mission de l'Homme Blanc, Civi-
lisation Occidentale, Nation Arabe Islamique, Monde Libre, Inter-
nationalisme prolétarien, etc. Une fois de plus nous sommes confrontés
à l'ambivalence du procès d'idéalisation et des universaux qu'il
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produit. Et nous voyons qu'il s'agit d'un procès sans fin prédéter-
!t minée: l'excès n'abolit pas la contradiction, il ne fait que la déplacer.
La confrontation du racisme et de l'universalisme ne conduit, en ce
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Les identités ambiguës

Internationalisme ou Barbarie

En l'espace de quelques années, de quelques mois, la question du


Jlationalisme qui semblait un pur objet d'intérêt historique ou, ce
. ;quirevient à peu près au même, n'avoir dans l'actualité de la plupart
1
.·q~s régions du monde que la fonction d'une survivance, est devenue
11
\ j . Ja ,question centrale de la politique et des sciences sociales. Autour
: ~'elle se multiplient les débats, les publications, les diagnostics et
1
les : généalogies. Alors que la fin de la grande confrontation Est-
111
1.11·1 !,
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1; semblait devoir marquer la« fin des idéologies», on approche semble-
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\siétermineront pour ou contre le nationalisme, ou mieux pour ou
11 ! {Contre telle ou telle forme de nationalisme ou de critique du natio-
i,alisme. Où l'on scrutait, naguère encore, les textes de Marx, de
11
1 ! ~~y11eset de Hayek, ce sont les théoriciens du nationalisme culturel
: 1. 'i iî,olitique: Herder, Fichte, Mazzini, Renan ... dont les œuvres sont
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1. · 'üurd'hui étudiées, à la recherche de clés pour interpréter l'histoire.
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111· ~ <l.Ilsle même temps - sans qu'il soit aisé de déterminer ce qui
n11 i, ,cause et ce qui est effet - les discours économiques et sociaux (y
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'1111j envahi : celui d'identité. Le prototype de l'identité est bien , semble- entre tous les nationalismes une similitude formelle absolue, un
:111 t-il, l'identité nationale, quand elle n'est pas «ethnique». Toute mimétisme concurrentiel uniformisateur, et que , de l'autre côté,
sociologie devient ou redevient sociologie des identités (c'est-à-dire chaque nation, c'est-à-dire chaque nationalisme, a une façon abso-
'1
n11 qu'elle devient ou redevient psycho-sociologie) : identités linguis- lument singulière de définir le nationalisme et notamment de le
l' i r
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· li tiques, identités religieuses, identités de classe... et l'on s'efforce de projeter chez l'autre (le nationalisme est une idéologie essentiellement
f,1[li!11( mesurer les obstacles qu'elles constituent ou les dimensions qu'elles projective). Dans ces conditions il y a de fortes chances pour que
Il,![,1 toute définition du nationalisme soit insupportable à ses destinataires,
ajoutent à l'identité nationale.
i
1111 Je vais donc, moi aussi, essayer de proposer les linéaments d 'une puisqu'elle les renvoie à leur propre méconnaissance d'eux-mêmes.
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1 analyse.des identités, ou plutôt du concept même d'identité collective, Ceci veut-il dire que le nationalisme ne peut être analysé de façon
1

dont la thèse essentielle sera paradox_al~me_ntqu'il n'y a pas d'identité · objective? Non sans doute, pas plus qu'aucui;i. phénomène social,
llil1i qui soit « identique à elle-même», que toute identité est fondamen-
talement ambiguë. Mais ces linéaments, pour être bien compris,
objectivité ne signifiant pas ici réduction a p,·iori du nationalisme à
_-·quelque « base matérielle » ou à quelque « mécanisme psycholo-
!1_·1,1 ! exigent quelques préalables (je ne dis pas précautions) concernant la
possibilité même de tenir aujourd'hui, quelque part dans le monde,
. gique », mais étude historique de sa constitution , de ses formes
singulières, de son interaction avec d'autres phénomènes sociaux.
1 11 ·. Cependant l'objectivité ne peut se confondre ici avec la simple
q un discours audible sur le nationalisme. La recherche d'une logique
des ambiguïtés de l'identité me conduira d'autre part à formuler '{ présupposition d'un point de vue universaliste. Le particttlarisme (ou
<
1
111 i quelques thèses théoriques sur la forme nation elle-même, ainsi que
sur les variations conjoncturelles du racisme. En conclusion j'essayerai
de donner mon opinion sur la question qui, implicitement, hante
exceptionalisme) affiché par chaque nationalisme conduit aisément à
('ridée que le « point de vue » nécessaire à son analyse doit être un
},point de vue universaliste: mais il s'avère immédiatement que tout
1
11 beaucoup des discussions actuelles : l'alternative de la nation et de / nationalisme comporte en lui-même un élément d'universalisme, une
.,J ' la classe, du nationalisme et de l'idéologie de classe (dont une forme ( prétention plus ou moins messianique à l'universalité, cependant que
i ji
i tôut universalisme théorique (qu'il soit religieux, scientifique ou
1
privilégiée est le socialisme) a-t-elle aujourd'hui complètement perdu
1. 11l sa fonction d'explication et sa valeur historiquement discriminante ? social) contient toujours un particularisme occulte.
!, : j, (}';,·La situation du marxisme est ici particulièrement intéressante par
iJ I il ',acuité de la contradiction qu'elle révèle. En se fondant sur une
n! I: I'
I' ,!
I
ërspective historique, et plus particulièrement sur le point de vue
~,la lutte des classes, il semble que le marxisme pourrait trouver
1 il
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c«-point d 'Archimède» , le point de vue non pas supra-national
dais extra-national, le « regard éloigné» - et cependant intérieur au
'Ii!I I Commençons par rappeler une évidence, malheureusement parfois rtouvement historique - permettant de dépasser les jeux de miroir
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oubliée : en quelque lieu qu'on parle du nationalisme et de quelque \rec le nationalisme. Cette préoccupation lui est en effet essentielle.
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façon qu'on en parle, on est nécessairement en porte-à-faux. Car on Pendant on sait que l'analyse et la prise en compte du nationalisme
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est nécessairement porteur d'un nationalisme déterminé, et virtuel- t été la véritable tache aveugle du marxisme historique, théorique
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~ !1,:f~ champs de l'idéologie, il n'y a pas de position ou de discours neutre, é l' économisme, que le marxisme partage avec son frère ennemi
! 111J11 qui soit « au dessus de la mêlée». Toute position est partiale et libéralisme, et qui lui fait considérer comme une « superstructure »
i 1!!ilL partielle. Elle ne l'est pas seulement en tant que prise de position te idéologie, toute construction subjective à l'exception de sa
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pottr ott contre tel nationalisme, le nationalisme de telle nation et ropre « conscience de classe» (en un sens l'aveuglement du marxisme
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li}i donc finalement pour ou contre telle nation elle-même (puisque, ar. les origines et les développements du nationalisme est donc
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nscience de classe, ce qui donne une indication sur la nécessité de
i. :!f!~ 1 nalisme), mais en tant que tentative pour définir le nationalisme.
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~ La crainte des masses Les identités ambiguës
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~ marxismes historiques, de parti ou d'État, dans les formes mêmes façon de messianisme religieux et d'idéologie de classe ou de « cons-
~J de leur internationalisme, ont été pénétrés de nationalisme au sens
large (y compris ce nationalisme élargi qu'est l' ethnocentrisme occi-
cience de classe », et pas nécessairement selon la distribution la plus
communément admise. Ainsi l'une des difficultés qui s'oppose le
1
1 dental, ou son antithèse, le tiers-mondisme). plus couramment à la reconnaissance du nationalisme (nord)américain,
~J Une brève remarque de conjoncture ici, puisque nous sortons de l'intérieur et de l'extérieur, c'est justement le fait qu'il s'agit d'un
!~ aujourd'hui, avec la « fin de la guerre froide», de la confrontation très puissant nationalisme de classe bourgeois (l' American Way of
1
entre les deux grands camps et les deux grands systèmes idéologiques Life, c'est-à-dire le primat absolu de l'individualisme concurrentiel
rivaux (les deux « conceptions du monde») qui auront dominé les et le dogme de sa supériorité humaine) en même temps que d'une
analyses politiques pendant deux, voire trois générations. Chacun se

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réalisation privilégiée de l'idée du « peuple élu» (élu pour sauver le
présentait comme supra-national, comme un internationalisme, car monde et combattre le «Mal»). On voit par là même que les
1 il y a eu un internationalisme libéral de la même façon qu'il y a eu composantes tmiversalistes du nationalisme sont probablement indis-
un internationalisme socialiste. Cependant il est douteux que les sociables des relations que, en tant que schème idéologique, il
1 «camps», en tant précisément qu'ils s'excluaient l'un l'autre et entretient historiquement avec d'autres, qui semblent le contredire :
s'organisaient autour de constructions étatiques, aient trouvé un autre l'universalisme religieux, l'universalisme social ou de classe... Et pour
1 ciment qu'une forme élargie, distendue, de nationalisme. L'inter-
nationalisme libéral a été, à beaucoup d'égards, un nationalisme
en finir avec cet exemple on pourrait ici suggérer que, paradoxale-
J . ment, l'internationalisme le plus purement «national», mais aussi
occidental, de même que l'internationalisme socialiste a été un natio- le moins effectif, aura été durant la même période celui du troisième
nalisme soviétique, chacun avec ses dissidences. . ensemble supra-national virtuel, tentant de se faire une place entre
Nous voyons par là quelque chose de très important, c'est que ; les deux précédents, c'est-à-dire le tiers-mondisme de Nehru, Tito,
bien que le nationalisme soit historiquement, institutionnellement . Nasser et Nkrumah, comme alliance de toutes les « libérations
voire « organiquement » lié à un certain type de formation sociale et nationales » politiques, économiques et culturelles ...
historique, qu'on peut appeler l'État nation (soit comme le reflet de J'ai développé un peu longuement ces considérations pour faire
son existence, soit comme l'exigence de sa constitution), il peut aussi ·.pressentir une autre proposition. Une des grandes difficultés aux-
fonctionner à d'autres échelles : non seulement des échelles inférieures, ,: quelles est confrontée toute analyse du nationalisme est ce que
«locales», qu'elles se réfèrent à des entités administratives ou cultu- , j'appellerai le jeu des nationalismes invisibles et des nationalismes
relles, mais des échelles supérieures, « mondiales », déterminées à la (trop) visibles, qui est inextricablement mêlé au clivage des natio-
fois par la tradition et par la conjoncture. Il y a, du moins à l'époque . nalismes dominants et dominés, ou mieux : des nationalismes qui
contemporaine, des nationalismes infra-nationaux et des nationalismes ' expriment et cimentent une domination et des nationalismes qui
supra-nationaux pour ainsi dire. Ce qui revient à suggérer que le ê:xpriment et cimentent une résistance. Entre ceux-ci il y a évidem-
nationalisme est à la fois l'expression de certaines structures sociales · i'neht, du point de vue politique et éthique, du point de vue du
et, de façon relativement autonome, un schème spécifique de consti- {U ôle historique, une dissymétrie fondamentale. Il y a aussi nécessai-
tution idéologique, de construction communautaire, de production i:Jëment un mimétisme. Exemple: ce ne peut être un hasard si le
et . de reconnaissance conflictuelle des identités collectives. Mais le > maximum de la tentative des Noirs américains pour se penser eux-
même exemple, imposé par l'actualité (et on ferait les mêmes consta- : fnêmes comme un mouvement «national», à l'exemple d'autres
tations à propos de nationalismes plus spécifiques), montre qu'il y ( mouvements de libération, a coïncidé avec la Guerre du Vietnam et
a très rarement - peut-être jamais - un nationalisme «pur», un c généralement avec le maximum d'affirmation impériale du natio-
fonctionnement du schème idéologique du « rassemblement » 1 de f nalisme américain «blanc».
façon purement nationale, c'est-à-dire purement politique. _ · Excepté lorsqu'ils entrent en conflit les uns avec les autres, les
Chacun des deux grands supra-nationalismes a été pénétré à sa ( nationalismes dominants ou oppressifs sont généralement « invi-
'.~ibles » en tant que nationalismes, en tout cas pour eux-mêmes, mais
:t1s se présentent plutôt comme des universalismes politiques et
1. Cf Jean-Claude Milner, Les Noms Indistincts, Éd. Le Seuil, Paris, 1983. ; éUlturels, dans lesquels peuvent coexister des composantes religieuses

356 357
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~ La crainte des masses Les identités ambiguës
~
~
~ marxismes historiques, de parti ou d'État, dans les formes mêmes façon de messianisme religieux et d'idéologie de classe ou de « cons-
~J de leur internationalisme, ont été pénétrés de nationalisme au sens
large (y compris ce nationalisme élargi qu'est l' ethnocentrisme occi-
cience de classe », et pas nécessairement selon la distribution la plus
communément admise. Ainsi l'une des difficultés qui s'oppose le
1
1 dental, ou son antithèse, le tiers-mondisme). plus couramment à la reconnaissance du nationalisme (nord)américain,
~J Une brève remarque de conjoncture ici, puisque nous sortons de l'intérieur et de l'extérieur, c'est justement le fait qu'il s'agit d'un
!~ aujourd'hui, avec la « fin de la guerre froide», de la confrontation très puissant nationalisme de classe bourgeois (l' American Way of
1
entre les deux grands camps et les deux grands systèmes idéologiques Life, c'est-à-dire le primat absolu de l'individualisme concurrentiel
rivaux (les deux « conceptions du monde») qui auront dominé les et le dogme de sa supériorité humaine) en même temps que d'une
analyses politiques pendant deux, voire trois générations. Chacun se

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présentait comme supra-national, comme un internationalisme, car monde et combattre le «Mal»). On voit par là même que les
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un internationalisme socialiste. Cependant il est douteux que les sociables des relations que, en tant que schème idéologique, il
1 «camps», en tant précisément qu'ils s'excluaient l'un l'autre et entretient historiquement avec d'autres, qui semblent le contredire :
s'organisaient autour de constructions étatiques, aient trouvé un autre l'universalisme religieux, l'universalisme social ou de classe... Et pour
1 ciment qu'une forme élargie, distendue, de nationalisme. L'inter-
nationalisme libéral a été, à beaucoup d'égards, un nationalisme
en finir avec cet exemple on pourrait ici suggérer que, paradoxale-
J . ment, l'internationalisme le plus purement «national», mais aussi
occidental, de même que l'internationalisme socialiste a été un natio- le moins effectif, aura été durant la même période celui du troisième
nalisme soviétique, chacun avec ses dissidences. . ensemble supra-national virtuel, tentant de se faire une place entre
Nous voyons par là quelque chose de très important, c'est que ; les deux précédents, c'est-à-dire le tiers-mondisme de Nehru, Tito,
bien que le nationalisme soit historiquement, institutionnellement . Nasser et Nkrumah, comme alliance de toutes les « libérations
voire « organiquement » lié à un certain type de formation sociale et nationales » politiques, économiques et culturelles ...
historique, qu'on peut appeler l'État nation (soit comme le reflet de J'ai développé un peu longuement ces considérations pour faire
son existence, soit comme l'exigence de sa constitution), il peut aussi ·.pressentir une autre proposition. Une des grandes difficultés aux-
fonctionner à d'autres échelles : non seulement des échelles inférieures, ,: quelles est confrontée toute analyse du nationalisme est ce que
«locales», qu'elles se réfèrent à des entités administratives ou cultu- , j'appellerai le jeu des nationalismes invisibles et des nationalismes
relles, mais des échelles supérieures, « mondiales », déterminées à la (trop) visibles, qui est inextricablement mêlé au clivage des natio-
fois par la tradition et par la conjoncture. Il y a, du moins à l'époque . nalismes dominants et dominés, ou mieux : des nationalismes qui
contemporaine, des nationalismes infra-nationaux et des nationalismes ' expriment et cimentent une domination et des nationalismes qui
supra-nationaux pour ainsi dire. Ce qui revient à suggérer que le ê:xpriment et cimentent une résistance. Entre ceux-ci il y a évidem-
nationalisme est à la fois l'expression de certaines structures sociales · i'neht, du point de vue politique et éthique, du point de vue du
et, de façon relativement autonome, un schème spécifique de consti- {U ôle historique, une dissymétrie fondamentale. Il y a aussi nécessai-
tution idéologique, de construction communautaire, de production i:Jëment un mimétisme. Exemple: ce ne peut être un hasard si le
et . de reconnaissance conflictuelle des identités collectives. Mais le > maximum de la tentative des Noirs américains pour se penser eux-
même exemple, imposé par l'actualité (et on ferait les mêmes consta- : fnêmes comme un mouvement «national», à l'exemple d'autres
tations à propos de nationalismes plus spécifiques), montre qu'il y ( mouvements de libération, a coïncidé avec la Guerre du Vietnam et
a très rarement - peut-être jamais - un nationalisme «pur», un c généralement avec le maximum d'affirmation impériale du natio-
fonctionnement du schème idéologique du « rassemblement » 1 de f nalisme américain «blanc».
façon purement nationale, c'est-à-dire purement politique. _ · Excepté lorsqu'ils entrent en conflit les uns avec les autres, les
Chacun des deux grands supra-nationalismes a été pénétré à sa ( nationalismes dominants ou oppressifs sont généralement « invi-
'.~ibles » en tant que nationalismes, en tout cas pour eux-mêmes, mais
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1. Cf Jean-Claude Milner, Les Noms Indistincts, Éd. Le Seuil, Paris, 1983. ; éUlturels, dans lesquels peuvent coexister des composantes religieuses

356 357
La crainte des masses Les identités ambiguës

et économiques. Réciproquement on est tenté de dire que, du moins constitution actuelle d'un nationalisme «européen». Le nationalisme
à une certaine époque, les nationalismes de résistance politique et en général, en tant que tel, n'est ni bon ni mauvais: c'est une forme
culturelle à une domination centrale, impériale, coloniale ou étrangère historique pour des intérêts et des luttes opposées.Mais la conjoncture
sont généralement « trop visibles», en ce sens que, d'une part, pour oblige à faire des choix. Et ces choix sont souvent difficiles, parce
eux-mêmes et pour l'extérieur, ils sont généralement aveugles à celles que les nationalismes dominants, «hégémoniques», peuvent inclure
de leurs causes et déterminations qui ne proviennent pas du problème un bénéfice non négligeable d'universalisme (ce qu'eux-mêmes
de la nation, et d'autre part ils ont tendance à résorber en eux- appellent civilisation), tandis que les nationalismes dominés, qu'ils
mêmes - notamment au moyen de la èatégorie de culture, ou soient à tonalité ethnique ou religieuse, incluent inévitablement une
d'« identité culturelle», métaphore de l'identité nationale - tous les tendance à l'exclusivisme, sinon à l'exclusion, d'autant plus forte
autres schèmes idéologiques, sociaux et rel_igieµx.. Il est vrai que ceci qu'ils résistent à l'uniformisation. C'est pourquoi il importe essen-
peut changer. Le fait que, dans la conjoncture actuelle, de nombreux tiellement de disposer d'instruments d'analyse non pas neutres mais
mouvements nationaux dans le monde passent d'un discours laïque comparatifs.
à un discours religieux est sans doute à la fois le symptôme d'un Quant à la question des causes - pourquoi, dans telle conjoncture,
grand changement de conjoncture, d'une crise des représentations par exemple aujourd'hui en Europe, des mouvements nationaux se
dominantes de la politique (dans laquelle tous les mouvements multiplient-ils à tous les niveaux, et de l'Ouest à l'Est - elle nous
identitaires auront à se redéfinir, y compris les plus anciens), et la renvoie en dernière analyse à la question de l'historicité de l'État-
preuve que le rapport entre les composantes sociale et communautaire, nation et de la forme-nation elle-même. Ici, il est impossible de
et entre les différents schèmes communautaires n'est jamais - contrai- développer une argumentation complète - ce que j'ai tenté d'esquisser
1
rement à ce qu'on avait pu croire au nom d'une certaine idéologie ailleurs - mais il est nécessaire de prendre parti dans quelques
de la « modernité » elle-même étroitement liée aux nationalismes grandes alternatives. La question de savoir quel rapport existe entre
dominants - établi une fois pour toutes. État et Nation connaît une nouvelle actualité, après les débats du
XIXe siècle, et dans un contexte tout à fait nouveau marqué par une
internationalisation ou une «mondialisation» qui touche d'abord la
vie économique et les systèmes de communication, la circulation des
II marchandises, des hommes et des informations, mais qui s'étend
inévitablement aux appareils militaires, aux systèmes judiciaires, etc.
Qu'observons-nous cependant à cet égard? Une tendance renou-
Que montrent ces considérations ? Que la première tâche à laquelle velée à considérer que la construction nationale est (ou peut être)
nous sommes confrontés n'est pas de juger les nationalismes et le relativement indépendante de la construction étatique, mais en des
nationalisme en général, mais d'abord de le comprendre, c'est-à-dire sens opposés. D'un côté, c'est la proposition de dissocier plus ou
d'analyser rationnellement sa spécificité. Et cette tâche, si elle ne moins complètement « citoyenneté » et « nationalité >~(autrement dit
peut être dissociée de la recherche des causes du nationalisme dans droit à la politique et appartenance exclusive à un Etat-nation). De
le cours de l'histoire et dans telle conjoncture, ne s'y réduit pourtant l'autre c'est la proposition de réaliser une « séparation de la nation
pas, elle comporte une dimension philosophique ou anthropologique et de l'État», qui serait, mu!atis mutandis 1 comparable à ce que fut
qui concerne avant tout; précisément, le schème communautaire naguère la « séparation de l'Eglise et de l'Etat». On voit qu'il s'agit
spécifiquement national ou le mode d'identification subjective qui à la limite de perspectives adverses, la seconde étant formellement
relie la constitution de la personnalité individuelle à la nation, aux conservatrice (la mondialisation rend enfin possible l' auton~misation
institutions nationales et à l'idée de nation. des nations, comme entités culturelles, par rapport aux Etats), la
La question du jugement à porter sur le nationalisme dans telle
conjoncture est évidemment incontournable dans la pratique. Je l'ai
1. Dans mes ouvrages Race, nation, classe. Les identités ambigué'r(en collaboration
rappelé en évoquant ci-dessus la différence entre nationalismes domi- avec Immanuel Wallerstein), Éd. La Découverte, Paris, 1988, et Les frontières de
nants et dominés. On pourrait l'illustrer encore en se référant à la la démocratie,Éd. La Découverte, Paris, 1992.

358 359
La crainte des masses Les identités ambiguës

et économiques. Réciproquement on est tenté de dire que, du moins constitution actuelle d'un nationalisme «européen». Le nationalisme
à une certaine époque, les nationalismes de résistance politique et en général, en tant que tel, n'est ni bon ni mauvais: c'est une forme
culturelle à une domination centrale, impériale, coloniale ou étrangère historique pour des intérêts et des luttes opposées.Mais la conjoncture
sont généralement « trop visibles», en ce sens que, d'une part, pour oblige à faire des choix. Et ces choix sont souvent difficiles, parce
eux-mêmes et pour l'extérieur, ils sont généralement aveugles à celles que les nationalismes dominants, «hégémoniques», peuvent inclure
de leurs causes et déterminations qui ne proviennent pas du problème un bénéfice non négligeable d'universalisme (ce qu'eux-mêmes
de la nation, et d'autre part ils ont tendance à résorber en eux- appellent civilisation), tandis que les nationalismes dominés, qu'ils
mêmes - notamment au moyen de la èatégorie de culture, ou soient à tonalité ethnique ou religieuse, incluent inévitablement une
d'« identité culturelle», métaphore de l'identité nationale - tous les tendance à l'exclusivisme, sinon à l'exclusion, d'autant plus forte
autres schèmes idéologiques, sociaux et rel_igieµx.. Il est vrai que ceci qu'ils résistent à l'uniformisation. C'est pourquoi il importe essen-
peut changer. Le fait que, dans la conjoncture actuelle, de nombreux tiellement de disposer d'instruments d'analyse non pas neutres mais
mouvements nationaux dans le monde passent d'un discours laïque comparatifs.
à un discours religieux est sans doute à la fois le symptôme d'un Quant à la question des causes - pourquoi, dans telle conjoncture,
grand changement de conjoncture, d'une crise des représentations par exemple aujourd'hui en Europe, des mouvements nationaux se
dominantes de la politique (dans laquelle tous les mouvements multiplient-ils à tous les niveaux, et de l'Ouest à l'Est - elle nous
identitaires auront à se redéfinir, y compris les plus anciens), et la renvoie en dernière analyse à la question de l'historicité de l'État-
preuve que le rapport entre les composantes sociale et communautaire, nation et de la forme-nation elle-même. Ici, il est impossible de
et entre les différents schèmes communautaires n'est jamais - contrai- développer une argumentation complète - ce que j'ai tenté d'esquisser
1
rement à ce qu'on avait pu croire au nom d'une certaine idéologie ailleurs - mais il est nécessaire de prendre parti dans quelques
de la « modernité » elle-même étroitement liée aux nationalismes grandes alternatives. La question de savoir quel rapport existe entre
dominants - établi une fois pour toutes. État et Nation connaît une nouvelle actualité, après les débats du
XIXe siècle, et dans un contexte tout à fait nouveau marqué par une
internationalisation ou une «mondialisation» qui touche d'abord la
vie économique et les systèmes de communication, la circulation des
II marchandises, des hommes et des informations, mais qui s'étend
inévitablement aux appareils militaires, aux systèmes judiciaires, etc.
Qu'observons-nous cependant à cet égard? Une tendance renou-
Que montrent ces considérations ? Que la première tâche à laquelle velée à considérer que la construction nationale est (ou peut être)
nous sommes confrontés n'est pas de juger les nationalismes et le relativement indépendante de la construction étatique, mais en des
nationalisme en général, mais d'abord de le comprendre, c'est-à-dire sens opposés. D'un côté, c'est la proposition de dissocier plus ou
d'analyser rationnellement sa spécificité. Et cette tâche, si elle ne moins complètement « citoyenneté » et « nationalité >~(autrement dit
peut être dissociée de la recherche des causes du nationalisme dans droit à la politique et appartenance exclusive à un Etat-nation). De
le cours de l'histoire et dans telle conjoncture, ne s'y réduit pourtant l'autre c'est la proposition de réaliser une « séparation de la nation
pas, elle comporte une dimension philosophique ou anthropologique et de l'État», qui serait, mu!atis mutandis 1 comparable à ce que fut
qui concerne avant tout; précisément, le schème communautaire naguère la « séparation de l'Eglise et de l'Etat». On voit qu'il s'agit
spécifiquement national ou le mode d'identification subjective qui à la limite de perspectives adverses, la seconde étant formellement
relie la constitution de la personnalité individuelle à la nation, aux conservatrice (la mondialisation rend enfin possible l' auton~misation
institutions nationales et à l'idée de nation. des nations, comme entités culturelles, par rapport aux Etats), la
La question du jugement à porter sur le nationalisme dans telle
conjoncture est évidemment incontournable dans la pratique. Je l'ai
1. Dans mes ouvrages Race, nation, classe. Les identités ambigué'r(en collaboration
rappelé en évoquant ci-dessus la différence entre nationalismes domi- avec Immanuel Wallerstein), Éd. La Découverte, Paris, 1988, et Les frontières de
nants et dominés. On pourrait l'illustrer encore en se référant à la la démocratie,Éd. La Découverte, Paris, 1992.

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première formellement progressiste (la mondialisation va définitive- grand clivage entre les « nations » du centre et les « nations » de la
ment relativiser le critère exclusif de la nationalité, non seulement périphérie mondiale: mais ce clivage (qui rend problématique l'uni-
en matière économique et culturelle, mais en matière politique). vocité du terme «nation», en tant qu'il nomme une formation
En réalité il n'est pas sûr que la notion de construction nationale sociale) ne souligne que davantage l'hégémonie de la forme « cen-
soit prise ici dans un sens univoque. C'est ce qui rend d'autant plus trale » 1• C'est le paradoxe, précisément, des mouvements historiques
nécessaire à mes yeux de réaffirmer la connexion historique existant de «libération» et du «développement», que d'avoir voulu abolir
entre la forme de la nation (donc de la «communauté» et de cette division en faisant de la périphérie (ou, pour parler comme
l'idéologie nationales, ou du nationalisme) et une certaine forme Wallerstein, de la« semi-périphérie») le nouveau champ d'expansion
d'État (qu'on peut appeler bourgeofs,à condition de ne pas identifier et de régénération de la forme centrale elle-même.
cette notion avec celle d'un pur Etat capitaliste, je vais y reve~ir). Ensuite, il n'y a ni naturalité ni stabilité (pour ne pas parler de
La transformation de la forme nation et la relativisation de l'Etat fixité) de cette forme : mais un procès de reproduction, de rétablis-
nation ne peuvent consister, dès lors, dans une simple séparation : sement permanent de la nation. La nationalisation de la société que
elles impliquent nécessairement une regéfinition, une recomposition, noùs avons évoquée (et dont on pourrait décrire les aspects de
et de l'Etat lui-même (l'histoire de l'Etat n'est donc pas terminée, centralisation/ décentralisation administrative, les aspects écono-
contrairement à ce qu'avaient pensé de très grands esprits, comme miques et culturels, notamment scolaires, etc.) se présente histori-
Hegel et Marx, et que répètent de tout petits, comme Fukuyama) quement comme une tâche infinie. À la limite la nation est une
et de la société (ou si l'on veut de la communauté et de la collectivité, entité impossible,qui ne saurait réaliser complètement son idéal, et
en .tant que formes et lieux du « politique »). c'est en tant que telle, c'est-à-dire comme problème, qu'elle est réelle.
Dire que le nationalisme est, génériquement, l'idéologie organique Tâche impossible culturellement, car le« pluri-ethnisme », le« multi-
de l'État nation, ou mieux encore de l'époquede l'État nation comme culturalisme » sont originaires et ne cessent de se reconstituer 2 • Tâche
forme dominante, ce n'est pas dire que tous les nationalismes soient i:rnpossible économiquement, car la « répartition intégrale » des
étatiques, pas plus que toutes les idéologies et tous les mouvements hommes et des ressources entre des unités nationales n'est nullement
religieux n~ l'étaient à une époque antérieure. Ce n'est pas non plus une tendance du capitalisme : tout au plus est-elle un moyen de sa
dire que l'Etat bourgeois fonctionne sur la seule base du nationalis~e. · « reproduction » politique, ou de son « hégémonie » (ce qui souligne
Mais c'est dire que tous les nationalismes sont en rapport avec l'Etat àl nouveau l'écart entre les notions théoriques de capitalisme et de
nation, c'est-à-dire le servent, le contestent ou le reproduisent. Ce société ou domination bourgeoises).
qui fait du nationalisme l'agent fondamental de la diffusion de cette · ;·Dans ces conditions la nationalisation de la société est un processus
forme, laquelle, on le sait, n'est nullement imposée partout en même d'étatisation spécifique. Mais c'est aussi un compromis: non seulement
,,
j temps et de la même façon par l'économiecapitaliste. C'est aussi ce
qui nous permet de comprendre pourquoi le nationalisme change
Ùtl·compromis plus ou moins stable entre des classes, mais un
ii · êqmprornis entre les deux « principes » eux-mêmes, celui de la natio-
I!
!if:
d'échelle, pourquoi les « infra-nationalismes » et les « supra-nationa-
lismes », viables ou non, sont encore des nationalismes. .. 1. Les débats actuels sur la sociologie de la nation, pour une part commandés
i1 Que voulons-nous dire quand nous parlons de l'historicité de la j:,ar les vicissitudes de la « construction européenne » et les tensions auxquelles elle
':Ï forme nation, ou de la forme de l'État nation? Deux choses essen- soumet l'équation de la citoyenneté et de la nationalité, privilégient l'examen des
::1 différences entre« modèle français» et « modèle allemand» (parfois «britannique»)
tiellement, qui vont de pair.
iH D'abord, il y a eu dans l'histoire d'autres formes étatiques, et çle la nationalité (cf par exemple l'ouvrage remarquable de D . Schnapper, La France
,:!: 'dei'intégràtion.Sociologiede la nation en 1990, Éd. Gallimard, 1991), en les érigeant
;,i' même, virtuellement, d'autres formes étatiques« bourgeoises» (comme pàrfois au rang de polarité idéal-typique. Ce qui est, entre autres, une façon très
la cité, l'empire). Or le problème de ces alternatives n'est nullement «:eurocentrique » de gommer la détermination: autrement plus décisive par la struc-
i'.1!1
périmé : les mêmes formes, plus ou moins transformées, ressurgissent tute centre-périphérie (qui, bien entendu, passe en Europe même).
;] aujourd'hui comme formes «méta-nationales». Qui plus est, il y a
eu dans l'histoire plusieurs voies de constitution de la nation, condui-
..;.;,,2. Il est difficile, on le sait, de fonder vraiment une société nationale sur le
.·.·«:;i,
11étissage» (malgré le Mexique) ou sur le « multilinguisme » (malgré la Suisse
iJ c àtd'Iride); il n'est pas sûr qu'il soit plus aisé de la fonder sur la multi-confessionalité
lIl,f,l/1i, sant à la « nationalisation de la société» par l'État. Et il subsiste un i,:' (ôu moins n'est-ce pas sans prix, comme le montre l'exemple de l'Allemagne).

,,~1
1: 360 361
La crainte des masses Les identités ambiguës

première formellement progressiste (la mondialisation va définitive- grand clivage entre les « nations » du centre et les « nations » de la
ment relativiser le critère exclusif de la nationalité, non seulement périphérie mondiale: mais ce clivage (qui rend problématique l'uni-
en matière économique et culturelle, mais en matière politique). vocité du terme «nation», en tant qu'il nomme une formation
En réalité il n'est pas sûr que la notion de construction nationale sociale) ne souligne que davantage l'hégémonie de la forme « cen-
soit prise ici dans un sens univoque. C'est ce qui rend d'autant plus trale » 1• C'est le paradoxe, précisément, des mouvements historiques
nécessaire à mes yeux de réaffirmer la connexion historique existant de «libération» et du «développement», que d'avoir voulu abolir
entre la forme de la nation (donc de la «communauté» et de cette division en faisant de la périphérie (ou, pour parler comme
l'idéologie nationales, ou du nationalisme) et une certaine forme Wallerstein, de la« semi-périphérie») le nouveau champ d'expansion
d'État (qu'on peut appeler bourgeofs,à condition de ne pas identifier et de régénération de la forme centrale elle-même.
cette notion avec celle d'un pur Etat capitaliste, je vais y reve~ir). Ensuite, il n'y a ni naturalité ni stabilité (pour ne pas parler de
La transformation de la forme nation et la relativisation de l'Etat fixité) de cette forme : mais un procès de reproduction, de rétablis-
nation ne peuvent consister, dès lors, dans une simple séparation : sement permanent de la nation. La nationalisation de la société que
elles impliquent nécessairement une regéfinition, une recomposition, noùs avons évoquée (et dont on pourrait décrire les aspects de
et de l'Etat lui-même (l'histoire de l'Etat n'est donc pas terminée, centralisation/ décentralisation administrative, les aspects écono-
contrairement à ce qu'avaient pensé de très grands esprits, comme miques et culturels, notamment scolaires, etc.) se présente histori-
Hegel et Marx, et que répètent de tout petits, comme Fukuyama) quement comme une tâche infinie. À la limite la nation est une
et de la société (ou si l'on veut de la communauté et de la collectivité, entité impossible,qui ne saurait réaliser complètement son idéal, et
en .tant que formes et lieux du « politique »). c'est en tant que telle, c'est-à-dire comme problème, qu'elle est réelle.
Dire que le nationalisme est, génériquement, l'idéologie organique Tâche impossible culturellement, car le« pluri-ethnisme », le« multi-
de l'État nation, ou mieux encore de l'époquede l'État nation comme culturalisme » sont originaires et ne cessent de se reconstituer 2 • Tâche
forme dominante, ce n'est pas dire que tous les nationalismes soient i:rnpossible économiquement, car la « répartition intégrale » des
étatiques, pas plus que toutes les idéologies et tous les mouvements hommes et des ressources entre des unités nationales n'est nullement
religieux n~ l'étaient à une époque antérieure. Ce n'est pas non plus une tendance du capitalisme : tout au plus est-elle un moyen de sa
dire que l'Etat bourgeois fonctionne sur la seule base du nationalis~e. · « reproduction » politique, ou de son « hégémonie » (ce qui souligne
Mais c'est dire que tous les nationalismes sont en rapport avec l'Etat àl nouveau l'écart entre les notions théoriques de capitalisme et de
nation, c'est-à-dire le servent, le contestent ou le reproduisent. Ce société ou domination bourgeoises).
qui fait du nationalisme l'agent fondamental de la diffusion de cette · ;·Dans ces conditions la nationalisation de la société est un processus
forme, laquelle, on le sait, n'est nullement imposée partout en même d'étatisation spécifique. Mais c'est aussi un compromis: non seulement
,,
j temps et de la même façon par l'économiecapitaliste. C'est aussi ce
qui nous permet de comprendre pourquoi le nationalisme change
Ùtl·compromis plus ou moins stable entre des classes, mais un
ii · êqmprornis entre les deux « principes » eux-mêmes, celui de la natio-
I!
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d'échelle, pourquoi les « infra-nationalismes » et les « supra-nationa-
lismes », viables ou non, sont encore des nationalismes. .. 1. Les débats actuels sur la sociologie de la nation, pour une part commandés
i1 Que voulons-nous dire quand nous parlons de l'historicité de la j:,ar les vicissitudes de la « construction européenne » et les tensions auxquelles elle
':Ï forme nation, ou de la forme de l'État nation? Deux choses essen- soumet l'équation de la citoyenneté et de la nationalité, privilégient l'examen des
::1 différences entre« modèle français» et « modèle allemand» (parfois «britannique»)
tiellement, qui vont de pair.
iH D'abord, il y a eu dans l'histoire d'autres formes étatiques, et çle la nationalité (cf par exemple l'ouvrage remarquable de D . Schnapper, La France
,:!: 'dei'intégràtion.Sociologiede la nation en 1990, Éd. Gallimard, 1991), en les érigeant
;,i' même, virtuellement, d'autres formes étatiques« bourgeoises» (comme pàrfois au rang de polarité idéal-typique. Ce qui est, entre autres, une façon très
la cité, l'empire). Or le problème de ces alternatives n'est nullement «:eurocentrique » de gommer la détermination: autrement plus décisive par la struc-
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périmé : les mêmes formes, plus ou moins transformées, ressurgissent tute centre-périphérie (qui, bien entendu, passe en Europe même).
;] aujourd'hui comme formes «méta-nationales». Qui plus est, il y a
eu dans l'histoire plusieurs voies de constitution de la nation, condui-
..;.;,,2. Il est difficile, on le sait, de fonder vraiment une société nationale sur le
.·.·«:;i,
11étissage» (malgré le Mexique) ou sur le « multilinguisme » (malgré la Suisse
iJ c àtd'Iride); il n'est pas sûr qu'il soit plus aisé de la fonder sur la multi-confessionalité
lIl,f,l/1i, sant à la « nationalisation de la société» par l'État. Et il subsiste un i,:' (ôu moins n'est-ce pas sans prix, comme le montre l'exemple de l'Allemagne).

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La crainte des masses Les identités ambiguës

nalité et celui de la lutte des classes. Premier grand facteur d'am- représentations ou des symboles collectifs 1, mais au niveau de la
biguïté des identités nationales et des identités de classe, et contre- productionde l'individualité elle-même. En quoi la forme nation est-
partie de leur détermination réciproque. elle liée à la production d'un certain type d'« homme» (et d'être
Nulle part cette ambiguïté n'est plus apparente que dans la crise homme dans le monde) qu'on pourrait appeler homo nationalis
conjointe de ces identités, à laquelle nous assistons aujourd'hui. (comme il y a homoreligiosus,homooeconomicus, etc.)? Ou, en langage
Restons pour l'instant au centre du système : les effets de la mon- plus philosophique, quel est le rapport de soi à soi, conscient et
dialisation se font sentir partout, mais c'est au centre (là où les effets inconscient, impliquant à la fois la personnalité individuelle et la
de la . polarisation sociale, de la paupérisation sont relativement communauté, qui produit ici le sentiment d'appartenance dans les
suspendus, où « l'homme ne vit pas seulement de pain », ou de trois sens du terme (appartenance de l'individu à la communauté,
pétrole ...) que se manifeste surtout la dimension idéologique. La mais aussi, ce qui n'est pas moins essentiel - voir le thème de la
crise politique (à laquelle la fin de la confrontation Est-Ouest va « préférence nationale» - appartenance de la communauté aux indi-
laisser le champ libre, qui va se déployer dans la « construction vidus et aux groupes «nationaux», donc appartenance mutuelle des
européenne» autour de la question cruciale: qu'est-ce que le peuple? individus) ?
Y a-t-il un peuple européen, et pas seulement une banque ou des Toute identité, il faut ici le redire contre les mythes « holistes »
frontières européennes?) ,n'est pas seulement une crise de l'État en ou « organicistes », est individuelle. Mais toute individualité est plus
général, ni même de l' « Etat bourgeois» dont nous venons de pa~ler. qu'individuelle, et autre chose : elle est immédiatement trans-indi-
Mais elle est une crise de la forme ultime prise par cet « Etat 11iduelle,faite de représentations du « nous », ou du rapport entre soi
bourgeois », qu'on a désignée par les termes de Welfare State ou et autrui, qui sont tissées dans des rapports sociaux, dans des activités
d'État providence(encore la religion et l'économie ...), et qu'il convien- quotidiennes, publiques et privées. Il suffirait, pour s'en convaincre,
drait de définir plus rigoureusement comme l'État national social : de reprendre ici la description de la famille, de l'école (les grands
en d'autres termes c'est une crise de l'intégration relative· de la lutte « appareils idéologiques d'État» d' Althusser).
des classes et des classes elles-mêmes dans et par la forme nation. Je proposerai à cet égard trois idées fondamentales :
C'est pourquoi il s'agit bien d'une crise d'hégémonie, au sens de
Gramsci, dans laquelle se produisent des phénomènes de « décom- 1. - Il n'y a pas d'identité donnée,il n'y a que de l'identification,
position » · des classes (à la fois par le haut et par le bas) et de c'est-à-dire un procès toujours inégal, des constructions risquées,
vacillation de l'identité nationale, conduisant à de puissantes réactions !lPPelant des garanties symboliques plus ou moins fortes.
nationalistes (je préférerais dire : de puissantes réactions du natio- Car l'identification se reçoit des autres et dépend toujours encore
. nalisme, caractérisées par le fait que les nationalismes « dominants » des autres : qui sont-ils? comment « répondent »-ils? et d'abord :
eux-mêmes y deviennent défensifs, et donc intérieurement agressifs). sont-ils même en situation de répondre? (et ici les conditions maté-
rielles, par exemple celles de l'inégalité et de l'exclusion sociales,
pèsent de tout leur poids). Mais cette boucle identitaire a pour
condition et pour élément des institutions historiques (non seulement
Ill des institutions officielles, dominantes, mais aussi des institutions
révolutionnaires: c'est pourquoi les« mouvements ami-systémiques»
se donnent des ami-institutions pour construire leur «identité»,
Nous pouvons alors revenir au problème de l'identité et de son condition de leur durée, de leur autonomie relative) 2 •
schème national. Y a-t-il, à proprement parler, un mode de consti-
tution de l'identité individuelle et collective qui soit spécifiquement 1. Qui a fait l'objet des remarquables analyses de Benedict Anderson, Imagined
national? Com,mities.Reflectionson the Originand Spread of Nationalism, Verso, 1973 [trad. fr.
L'imaginaire national, Éd. La Découverte, Paris, 1996).
Il faut, me semble-t-il, étudier cette question au niveau le plus ~.-2. Il n'y a pas de «classe» sans «parti», quelle qu'en soit la structure. La
profond : non pas celui des simples discours (grands récits mythiques, .. difficulté du féminisme n'est-elle pas de déterminer ce que serait l'institution anti-
historiques et littéraires) de la communauté, ni même celui des ) famille (ou anti-patriarcale) ?

362 363
La crainte des masses Les identités ambiguës

nalité et celui de la lutte des classes. Premier grand facteur d'am- représentations ou des symboles collectifs 1, mais au niveau de la
biguïté des identités nationales et des identités de classe, et contre- productionde l'individualité elle-même. En quoi la forme nation est-
partie de leur détermination réciproque. elle liée à la production d'un certain type d'« homme» (et d'être
Nulle part cette ambiguïté n'est plus apparente que dans la crise homme dans le monde) qu'on pourrait appeler homo nationalis
conjointe de ces identités, à laquelle nous assistons aujourd'hui. (comme il y a homoreligiosus,homooeconomicus, etc.)? Ou, en langage
Restons pour l'instant au centre du système : les effets de la mon- plus philosophique, quel est le rapport de soi à soi, conscient et
dialisation se font sentir partout, mais c'est au centre (là où les effets inconscient, impliquant à la fois la personnalité individuelle et la
de la . polarisation sociale, de la paupérisation sont relativement communauté, qui produit ici le sentiment d'appartenance dans les
suspendus, où « l'homme ne vit pas seulement de pain », ou de trois sens du terme (appartenance de l'individu à la communauté,
pétrole ...) que se manifeste surtout la dimension idéologique. La mais aussi, ce qui n'est pas moins essentiel - voir le thème de la
crise politique (à laquelle la fin de la confrontation Est-Ouest va « préférence nationale» - appartenance de la communauté aux indi-
laisser le champ libre, qui va se déployer dans la « construction vidus et aux groupes «nationaux», donc appartenance mutuelle des
européenne» autour de la question cruciale: qu'est-ce que le peuple? individus) ?
Y a-t-il un peuple européen, et pas seulement une banque ou des Toute identité, il faut ici le redire contre les mythes « holistes »
frontières européennes?) ,n'est pas seulement une crise de l'État en ou « organicistes », est individuelle. Mais toute individualité est plus
général, ni même de l' « Etat bourgeois» dont nous venons de pa~ler. qu'individuelle, et autre chose : elle est immédiatement trans-indi-
Mais elle est une crise de la forme ultime prise par cet « Etat 11iduelle,faite de représentations du « nous », ou du rapport entre soi
bourgeois », qu'on a désignée par les termes de Welfare State ou et autrui, qui sont tissées dans des rapports sociaux, dans des activités
d'État providence(encore la religion et l'économie ...), et qu'il convien- quotidiennes, publiques et privées. Il suffirait, pour s'en convaincre,
drait de définir plus rigoureusement comme l'État national social : de reprendre ici la description de la famille, de l'école (les grands
en d'autres termes c'est une crise de l'intégration relative· de la lutte « appareils idéologiques d'État» d' Althusser).
des classes et des classes elles-mêmes dans et par la forme nation. Je proposerai à cet égard trois idées fondamentales :
C'est pourquoi il s'agit bien d'une crise d'hégémonie, au sens de
Gramsci, dans laquelle se produisent des phénomènes de « décom- 1. - Il n'y a pas d'identité donnée,il n'y a que de l'identification,
position » · des classes (à la fois par le haut et par le bas) et de c'est-à-dire un procès toujours inégal, des constructions risquées,
vacillation de l'identité nationale, conduisant à de puissantes réactions !lPPelant des garanties symboliques plus ou moins fortes.
nationalistes (je préférerais dire : de puissantes réactions du natio- Car l'identification se reçoit des autres et dépend toujours encore
. nalisme, caractérisées par le fait que les nationalismes « dominants » des autres : qui sont-ils? comment « répondent »-ils? et d'abord :
eux-mêmes y deviennent défensifs, et donc intérieurement agressifs). sont-ils même en situation de répondre? (et ici les conditions maté-
rielles, par exemple celles de l'inégalité et de l'exclusion sociales,
pèsent de tout leur poids). Mais cette boucle identitaire a pour
condition et pour élément des institutions historiques (non seulement
Ill des institutions officielles, dominantes, mais aussi des institutions
révolutionnaires: c'est pourquoi les« mouvements ami-systémiques»
se donnent des ami-institutions pour construire leur «identité»,
Nous pouvons alors revenir au problème de l'identité et de son condition de leur durée, de leur autonomie relative) 2 •
schème national. Y a-t-il, à proprement parler, un mode de consti-
tution de l'identité individuelle et collective qui soit spécifiquement 1. Qui a fait l'objet des remarquables analyses de Benedict Anderson, Imagined
national? Com,mities.Reflectionson the Originand Spread of Nationalism, Verso, 1973 [trad. fr.
L'imaginaire national, Éd. La Découverte, Paris, 1996).
Il faut, me semble-t-il, étudier cette question au niveau le plus ~.-2. Il n'y a pas de «classe» sans «parti», quelle qu'en soit la structure. La
profond : non pas celui des simples discours (grands récits mythiques, .. difficulté du féminisme n'est-elle pas de déterminer ce que serait l'institution anti-
historiques et littéraires) de la communauté, ni même celui des ) famille (ou anti-patriarcale) ?

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La crainte des masses Les identités ambiguës

Les institutions réduisent la multiplicité ou complexité des iden- sens générique), deux thèmes idéologiques fondamentaux (donnant
tifications. Mais est-ce qu'elles la suppriment, de façon à constituer lieu à une constante élaboration de discours, de récits propres à
une seule et unique identité ? On peut, me semble-t-il, affirmer que chaque « peuple » ou chaque « nation ») correspondent à chacun de
c'est « normalement » impossible,bien que ce soit, tout aussi « nor- ces pôles:
malement», requis. Il y a là une situation de double-bind. Le fond - d'un côté (celui de l'imaginaire ou du rituel), ce que j'ai appelé
du problème de la société « multi-culturelle » (multi-nationale , multi- l' ethnicité fictive : aucune nation ne repose historiquement sur une
religieuse, etc.) est là : non pas simplement dans le pluralisme de base ethnique «pure», mais toute nation construit à travers ses
l'État, mais dans l'oscillation, pour chaque individu, entre les deux institutions une ethnicité fictive qui la distingue des autres par des
extrêmes également impossibles de l'identité absolument simple et marques sensibles (visibles, audibles, etc.), des traits de comporte-
de la dispersion infinie des identités au. gré des . relations sociales ment « typiques » ou « emblématiques » susceptibles d'être exaspérés
multiples; dans la difficulté de se gérer soi-même comme différent en critères d'exclusion;
de soi-même, en rapport virtuel avec plusieurs «nous». Il faut, dès - et de l'autre le patriotisme, c'est-à-dire la nadon comme commu-
lors, qu'une partie au moins de l'identité de chacun semble donnée. nauté transcendante, impliquant un « destin » commun, et au moins
implicitement liée à l'idée d'une mission transhistorique, celle du
2. - L'identification ainsi contrainte oscille elle-même constam- salut de ses membres (susceptible d'être sublimée en mission de
ment entre deux grandes modalités de comportement, deux pôles sauver l'humanité tOut entière, au besoin« contre elle-même»), ayant
inséparables l'un de l'autre mais en équilibre instable . Nous les pour contrepartie le devoir de chaque individu de « transmettre » de
trouvons conjoints dans ce que la philosophie de l'histoire et les génération en génération un symbole propre (qui est par excellence
sciences sociales de l'époque bourgeoise (c'est-à-dire précisément de celui de la langue, mais aussi du « rêve » national, etc.) 1•
l'époque nationale) ont appelé la culture 1 • Or toute définition de la Ces deux pôles, bien qu'ils soient de nature tout à fait différente,
culture combine toujours, au fond, les deux mêmes catégories de ne peuvent être réellement séparés, car chacun en pratique « garantit »
traits distinctifs : l'autre. Mais ils peuvent être unilatéralement accentués et exaspérés :
- les traits de coutume, ou encore de rite : c'est là l'élément de dans un cas on. trouve alors ce supplément de nationalisme qu'est
i «similitude» imaginaire, exhibant l'appartenance de l'individu à la le racisme (qu'il s'agisse de racisme pseudo-biologique ou de racisme
1 communauté comme une « nature » ou une « substance » commune, culturel, « différentialiste »), dans l'autre on trouve le nationalisme
physique ou spirituelle, qui se manifesterait dans la ressemblance religieux ou quasi religieux 2 : soit l'alliance du nationalisme avec
i des apparences, des comportements et des gestes ; · une religion qui, de fait, est « religion d'État», soit la production
d'une simili-religion (ce qu 'est, à beaucoup d'égards, la «laïcité»
1. . - les traits de croyance ou de foi : c'est là l'élément de « fraternité »
! symbolique, qui se manifeste avant tout dans la réponse commune française). Il est assez évident que ces deux «excès» peuvent être
1

j
(non seulement la même pour tous, mais proférée, symboliquement, également dangereux selon les conjonctures (pour ne pas parler de
en commun) à un appel transcendant : appel de Dieu, appel de la leur combinaison, qui caractérisa paradoxalement le nazisme).
Patrie, appel de la Révolution ... généralement relayés (transmis,
répétés et interprétés) par des voix inspirées et autorisées qui disent ·3. - Mais, c'est notre troisième idée, en raison même de la pluralité
~ ! le devoir (au bout du compte, pour chacun, sa propre voix, en tant constamment réactivée des procès d'identification, en dernière analyse
i,
li que voix intérieure de la « conscience »).
Or, dans le cas de l'identité nationale (ou du nationalisme, au
,, · 1. On voit que, d'une certaine façon, je disjoins deux éléments qui sont pensés
{ ' ensemble par Benedict Anderson dans sa description des « lmagined Comunities » :
fi 1

~ ' 1. Il est frappant de voir que la notion de « culture » (dans son double aspect ~ais c'est pour essayer de mieux penser leur articulation nécessaire.
.!!
de Kultur et de Bildrmg), après avoir été projetée sur les «peuples» non nationaux · · 2. On lira dans Ernst Kantorowicz (notamment Mo11rir pour la patrie et autres
,,il
· H··
qu'elle a permis de se représenter comme des «ethnies» non historiques , fermées · .textes, trad. fr. PUF, Paris, 1984, Préface de Pierre Legendre) l'histoire du transfert
!,

li . sur elles-mêmes, a été ensuite rétro-projetée sur les sociétés «nationales », qui sont
aujourd 'hui en pleine auto-ethnologie.
symbolique de la notio.n de « patriotisme» du champ religieux dans celui de l'État
. national.

Jt
~~ 364 365
La crainte des masses Les identités ambiguës

Les institutions réduisent la multiplicité ou complexité des iden- sens générique), deux thèmes idéologiques fondamentaux (donnant
tifications. Mais est-ce qu'elles la suppriment, de façon à constituer lieu à une constante élaboration de discours, de récits propres à
une seule et unique identité ? On peut, me semble-t-il, affirmer que chaque « peuple » ou chaque « nation ») correspondent à chacun de
c'est « normalement » impossible,bien que ce soit, tout aussi « nor- ces pôles:
malement», requis. Il y a là une situation de double-bind. Le fond - d'un côté (celui de l'imaginaire ou du rituel), ce que j'ai appelé
du problème de la société « multi-culturelle » (multi-nationale , multi- l' ethnicité fictive : aucune nation ne repose historiquement sur une
religieuse, etc.) est là : non pas simplement dans le pluralisme de base ethnique «pure», mais toute nation construit à travers ses
l'État, mais dans l'oscillation, pour chaque individu, entre les deux institutions une ethnicité fictive qui la distingue des autres par des
extrêmes également impossibles de l'identité absolument simple et marques sensibles (visibles, audibles, etc.), des traits de comporte-
de la dispersion infinie des identités au. gré des . relations sociales ment « typiques » ou « emblématiques » susceptibles d'être exaspérés
multiples; dans la difficulté de se gérer soi-même comme différent en critères d'exclusion;
de soi-même, en rapport virtuel avec plusieurs «nous». Il faut, dès - et de l'autre le patriotisme, c'est-à-dire la nadon comme commu-
lors, qu'une partie au moins de l'identité de chacun semble donnée. nauté transcendante, impliquant un « destin » commun, et au moins
implicitement liée à l'idée d'une mission transhistorique, celle du
2. - L'identification ainsi contrainte oscille elle-même constam- salut de ses membres (susceptible d'être sublimée en mission de
ment entre deux grandes modalités de comportement, deux pôles sauver l'humanité tOut entière, au besoin« contre elle-même»), ayant
inséparables l'un de l'autre mais en équilibre instable . Nous les pour contrepartie le devoir de chaque individu de « transmettre » de
trouvons conjoints dans ce que la philosophie de l'histoire et les génération en génération un symbole propre (qui est par excellence
sciences sociales de l'époque bourgeoise (c'est-à-dire précisément de celui de la langue, mais aussi du « rêve » national, etc.) 1•
l'époque nationale) ont appelé la culture 1 • Or toute définition de la Ces deux pôles, bien qu'ils soient de nature tout à fait différente,
culture combine toujours, au fond, les deux mêmes catégories de ne peuvent être réellement séparés, car chacun en pratique « garantit »
traits distinctifs : l'autre. Mais ils peuvent être unilatéralement accentués et exaspérés :
- les traits de coutume, ou encore de rite : c'est là l'élément de dans un cas on. trouve alors ce supplément de nationalisme qu'est
i «similitude» imaginaire, exhibant l'appartenance de l'individu à la le racisme (qu'il s'agisse de racisme pseudo-biologique ou de racisme
1 communauté comme une « nature » ou une « substance » commune, culturel, « différentialiste »), dans l'autre on trouve le nationalisme
physique ou spirituelle, qui se manifesterait dans la ressemblance religieux ou quasi religieux 2 : soit l'alliance du nationalisme avec
i des apparences, des comportements et des gestes ; · une religion qui, de fait, est « religion d'État», soit la production
d'une simili-religion (ce qu 'est, à beaucoup d'égards, la «laïcité»
1. . - les traits de croyance ou de foi : c'est là l'élément de « fraternité »
! symbolique, qui se manifeste avant tout dans la réponse commune française). Il est assez évident que ces deux «excès» peuvent être
1

j
(non seulement la même pour tous, mais proférée, symboliquement, également dangereux selon les conjonctures (pour ne pas parler de
en commun) à un appel transcendant : appel de Dieu, appel de la leur combinaison, qui caractérisa paradoxalement le nazisme).
Patrie, appel de la Révolution ... généralement relayés (transmis,
répétés et interprétés) par des voix inspirées et autorisées qui disent ·3. - Mais, c'est notre troisième idée, en raison même de la pluralité
~ ! le devoir (au bout du compte, pour chacun, sa propre voix, en tant constamment réactivée des procès d'identification, en dernière analyse
i,
li que voix intérieure de la « conscience »).
Or, dans le cas de l'identité nationale (ou du nationalisme, au
,, · 1. On voit que, d'une certaine façon, je disjoins deux éléments qui sont pensés
{ ' ensemble par Benedict Anderson dans sa description des « lmagined Comunities » :
fi 1

~ ' 1. Il est frappant de voir que la notion de « culture » (dans son double aspect ~ais c'est pour essayer de mieux penser leur articulation nécessaire.
.!!
de Kultur et de Bildrmg), après avoir été projetée sur les «peuples» non nationaux · · 2. On lira dans Ernst Kantorowicz (notamment Mo11rir pour la patrie et autres
,,il
· H··
qu'elle a permis de se représenter comme des «ethnies» non historiques , fermées · .textes, trad. fr. PUF, Paris, 1984, Préface de Pierre Legendre) l'histoire du transfert
!,

li . sur elles-mêmes, a été ensuite rétro-projetée sur les sociétés «nationales », qui sont
aujourd 'hui en pleine auto-ethnologie.
symbolique de la notio.n de « patriotisme» du champ religieux dans celui de l'État
. national.

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La crainte des masses Les identités ambiguës

il n'y a pas d'identité (surtout pas comme identité individuelle) sans vient de s'ouvrir, alors que celle de la religion (ou de l'universalisme
que soit fixée une hiérarchie des références communautaires (et, à de type religieux) est toujours inachevée - et probablement inache-
travers elle, des « appartenances » : Arlequin ne peut être le serviteur vable.
de deux maîtres qui seraient égaux entre eux, il ne peut qu'essayer
de jouer sur les deux tableaux).
Fixer une hiérarchie de références communautaires, ce n'est pas
absorber leur diversité dans l'uniformité d'une unique appartenance IV
«totalitaire», c'est au contraire constituer ce que, empruntant à
nouveau au vocabulaire de Gramsci, nous pouvons appeler une
hégémonieau sein même de l'idéologie. Historiquement, à l'époque Résumons-nous et concluons.
moderne (qui plonge ses racines au cœur du ((moyen âge»), il Il est difficile de trouver un point d'appui extérieur pour définir
semble bien que deux schèmes idéologiques (deux schèmes de le nationalisme, analyser la transformation de ses fonctions et de sa
« communauté totale» ou, comme dit Ernest Gellner, de Terminal place dans le monde: d'où la nécessité d'une confrontation de
Court of Appeal 1) et deux seulement ont pu, en concurrence et en l'intérieur et d'une critique immanente. C'était notre premier point.
alternance, devenir ainsi hégémoniques : celui de la religion (je pense La forme nation est de part en part historique : tel était notre
ici avant tout àux grandes religions universelles de l'Occident : second point. Mais cette historicité a elle-mêmeune histoire : celle qui
Christianisme et Islam) et celui du nationalisme. nous fait passer aujourd'hui d'une configuration classique, marquée
Chacun d'entre eux permet en effet une construction à la fois par l'opposition des nationalismes« dominants» et« dominés», donc
spirituelle et temporelle (donnant en particulier aux «règles» la aussi par les luttes politiques pour et contre la nationalisation de la
forme d'un système de droit), susceptible d'incorporer des rites et société (prenant la forme de résistances de classe ou de résistances
des croyances, donc de créer une «culture». Chacun concilie à sa elles-mêmes nationales, rarement totalement indépendantes), à une
façon le particularisme et l'universalisme, et hiérarchise les appar- nouvelle configuration marquée, là où il existe, par la crise de l'État
tenances (donc les identités communautaires), en les obligeant au H national social, et là où il n'a jamais vraiment existé (c'est-à-dire
besoin de façon brutale à se transformer; mais sans les détruire (à la dans la périphérie) par la crise sans doute encore plus grave de la
différence précisément d'une domination totalitaire, si tant est qu'elle perspectivemême de sa construction 1•
ait jamais existé de façon complète : précisément parce que toute Enfin, troisième point : ambivalence et ambiguïté intrinsèque des
domination durable d'une idéologie sur des groupes sociaux distincts, identités. Car il n'y a pas de naturalité en ce domaine, mais un
et a fortiori antagonistes, a besoin de médiations). Chacune, rivale processus d'identification, ou de production des formes de l'indivi-
historique de l'autre, a son propre point d'honneur politique : ainsi, dualité humaine dans l'histoire, en rapport avec la « communauté »
du côté de la religion, pacifier les nations et leurs relations mutuelles ; transindividuelle toujours déjà donnée, selon les voies complémen-
du côté du nationalisme, contraindre les religions à la tolérance. taires de la ressemblance et de la vocation symbolique. Ce qui
Si cette présentation est fondée, il faudrait donc rectifier l'erreur conduit à constater l'irréductible pluralité des grands schèmes idéo-
(suggérée par une philosophie de l'histoire elle-mêine très étroitement logiques de construction de l'identité communautaire (ou idéologies
liée au nationalisme moderne) qui voit une évolution linéaire dans « totales »).
le destin des idéologies : en l'occurrence une « sécularisation » ou un À partir de là, on pourrait tenter de situer historiquement un
« désenchantement » progressif des sociétés et de la politique qui phénomène comme le racisme ou néo-racisme actuel, notamment en
recouvre en pratique le déclin de la religion au profit du nationalisme. Occident et spécifiquement en Europe. Incontestablement, même si
L'histoire est bien irréversible, mais elle n'est pas linéaire : la preuve
en est que, sous nos yeux, la crise d'hégémonie du nationalisme
1. Pour une tentative d'interprétation de l'histoire du « socialisme réel» comme
construction avortée de l'État national social dans la «semi-périphérie» , voir mon
1. E. Gellner, « Tractatus Sociologico-Philosophicus », in Crdtt1re, Identity, and ~ssai « L'Europe après le Communisme», repris dans Les frontières de la dhnocratie,
Politics, Cambridge University Press, 1987, p. 166 sq. Ed. La Découverte, 1992.

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La crainte des masses Les identités ambiguës

il n'y a pas d'identité (surtout pas comme identité individuelle) sans vient de s'ouvrir, alors que celle de la religion (ou de l'universalisme
que soit fixée une hiérarchie des références communautaires (et, à de type religieux) est toujours inachevée - et probablement inache-
travers elle, des « appartenances » : Arlequin ne peut être le serviteur vable.
de deux maîtres qui seraient égaux entre eux, il ne peut qu'essayer
de jouer sur les deux tableaux).
Fixer une hiérarchie de références communautaires, ce n'est pas
absorber leur diversité dans l'uniformité d'une unique appartenance IV
«totalitaire», c'est au contraire constituer ce que, empruntant à
nouveau au vocabulaire de Gramsci, nous pouvons appeler une
hégémonieau sein même de l'idéologie. Historiquement, à l'époque Résumons-nous et concluons.
moderne (qui plonge ses racines au cœur du ((moyen âge»), il Il est difficile de trouver un point d'appui extérieur pour définir
semble bien que deux schèmes idéologiques (deux schèmes de le nationalisme, analyser la transformation de ses fonctions et de sa
« communauté totale» ou, comme dit Ernest Gellner, de Terminal place dans le monde: d'où la nécessité d'une confrontation de
Court of Appeal 1) et deux seulement ont pu, en concurrence et en l'intérieur et d'une critique immanente. C'était notre premier point.
alternance, devenir ainsi hégémoniques : celui de la religion (je pense La forme nation est de part en part historique : tel était notre
ici avant tout àux grandes religions universelles de l'Occident : second point. Mais cette historicité a elle-mêmeune histoire : celle qui
Christianisme et Islam) et celui du nationalisme. nous fait passer aujourd'hui d'une configuration classique, marquée
Chacun d'entre eux permet en effet une construction à la fois par l'opposition des nationalismes« dominants» et« dominés», donc
spirituelle et temporelle (donnant en particulier aux «règles» la aussi par les luttes politiques pour et contre la nationalisation de la
forme d'un système de droit), susceptible d'incorporer des rites et société (prenant la forme de résistances de classe ou de résistances
des croyances, donc de créer une «culture». Chacun concilie à sa elles-mêmes nationales, rarement totalement indépendantes), à une
façon le particularisme et l'universalisme, et hiérarchise les appar- nouvelle configuration marquée, là où il existe, par la crise de l'État
tenances (donc les identités communautaires), en les obligeant au H national social, et là où il n'a jamais vraiment existé (c'est-à-dire
besoin de façon brutale à se transformer; mais sans les détruire (à la dans la périphérie) par la crise sans doute encore plus grave de la
différence précisément d'une domination totalitaire, si tant est qu'elle perspectivemême de sa construction 1•
ait jamais existé de façon complète : précisément parce que toute Enfin, troisième point : ambivalence et ambiguïté intrinsèque des
domination durable d'une idéologie sur des groupes sociaux distincts, identités. Car il n'y a pas de naturalité en ce domaine, mais un
et a fortiori antagonistes, a besoin de médiations). Chacune, rivale processus d'identification, ou de production des formes de l'indivi-
historique de l'autre, a son propre point d'honneur politique : ainsi, dualité humaine dans l'histoire, en rapport avec la « communauté »
du côté de la religion, pacifier les nations et leurs relations mutuelles ; transindividuelle toujours déjà donnée, selon les voies complémen-
du côté du nationalisme, contraindre les religions à la tolérance. taires de la ressemblance et de la vocation symbolique. Ce qui
Si cette présentation est fondée, il faudrait donc rectifier l'erreur conduit à constater l'irréductible pluralité des grands schèmes idéo-
(suggérée par une philosophie de l'histoire elle-mêine très étroitement logiques de construction de l'identité communautaire (ou idéologies
liée au nationalisme moderne) qui voit une évolution linéaire dans « totales »).
le destin des idéologies : en l'occurrence une « sécularisation » ou un À partir de là, on pourrait tenter de situer historiquement un
« désenchantement » progressif des sociétés et de la politique qui phénomène comme le racisme ou néo-racisme actuel, notamment en
recouvre en pratique le déclin de la religion au profit du nationalisme. Occident et spécifiquement en Europe. Incontestablement, même si
L'histoire est bien irréversible, mais elle n'est pas linéaire : la preuve
en est que, sous nos yeux, la crise d'hégémonie du nationalisme
1. Pour une tentative d'interprétation de l'histoire du « socialisme réel» comme
construction avortée de l'État national social dans la «semi-périphérie» , voir mon
1. E. Gellner, « Tractatus Sociologico-Philosophicus », in Crdtt1re, Identity, and ~ssai « L'Europe après le Communisme», repris dans Les frontières de la dhnocratie,
Politics, Cambridge University Press, 1987, p. 166 sq. Ed. La Découverte, 1992.

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La crainte des masses Les identités ambigués

le nationalisme n'est pas identique au racisme, le racisme et le néo- sions intérieures. Mais ce sont des exclusions dramatiques , tellement
racisme sont des phénomènes intérieursà l'histoire actuelle des natio- violentes qu 'elles ressuscitent et généralisent les représentations natu-
nalismes (de même que l'ont été naguère le racisme colonial et ralistes du sur-homme et du sous-homme ... sans parler de tous ceux
l'antisémitisme, dont on ne cesse de retrouver aujourd'hui les traces qui sont dans l'incertitude de leur place (actuelle et surtout à venir) :
actives dans ce qu'on appelle le néo-racisme). Incontestablement aussi masse de manœuvre de tous les «populismes».
le racisme est l'un des effets, et le symptôme le plus inquiétant, de La conscience de classe n'a jamais été indépendante du nationa-
la crise de l'État national-social: il est lié à l'exclusion des« nouveaux lisme. Voulant en être l'alternative, elle a été pénétrée par lui (ce
pauvres », amalgamés à ceux d'entre eux qui portent les stigmates dont l'histoire de l'URSS et du « socialisme réel » en général donne
de l'extériorité nationale ou culturelle (ainsi que, secondairement, au une illustration dramatique). Même avec le racisme, la conscience
ressentiment contre ceux des « étrangers_» qui, en dépit de la « pré- de classe entretient un rapport ambivalent. D'un côté (aspect his-
férence nationale» institutionnelle, s'intègrent à la société bourgeoise). torique trop souvent sous-estimé), la conscience de classe « proléta-
Enfin il est un moyen, à la fois réel et fantasmatique, de leur exclusion rienne » a été une réaction de lutte au véritable racisme de classe
qui visait les ouvriers européens au XIX e siècle (et qui n'a pas disparu
\\ préventive.
Pour finir le racisme correspond clairement à un déplacement aujourd'hui). L'internationalisme a trouvé certaines de ses bases (et
du système identitaire du nationalisme (des représentations et des mobiles de son humanisme pratique) dans la lutte contre les
discours qui lui permettent de produire et hiérarchiser les identités) formes «excessives» c'est-à-dire racistes du nationalisme lui-même.
vers le pôle de l'ethnicité (fictive). Mais il correspond aussi à une Mais de l'autre côté la conscience de classe est elle-même pénétrée
transnationalisation du nationalisme lui-même. D'où l'exacerbation d;un sentiment identitaire formellement proche du racisme: le féti-
des revendications de la différence « ethnique » à la fois vers le chisme et les rites de l'origine de classe. D'où sa vulnérabilité à la
1 haut et vers le bas: en France, l'anti-américanisme se combine à xénophobie, au thème de la menace étrangère (exploité par les classes
l'ami-arabisme 1... Mais selon une étrange combinaison de parti- dirigeantes) .
cularisme (il faudrait purifier le « nous») et d'universalisme nos- Sans doute le temps de l'internationalisme ~uvrier est-il aujourd 'hui
talgique (évoquant le paradis perdu de l'Occident, de la « civili- achevé, qu 'il s'agisse d'internationalisme d 'Etat ou même de parti
sation européenne »). (même s'il subsiste des aspects corporatistes importants, ou s'ils
C'est en ce point que se reposerait la question du rapport ambigu peuvent se reconstituer dans la convergence internationale des intérêts
1 entre l'identité nationale et l'identité de classe. J'ai dit qu'elles étaient syndicaux). Mais la nécessité d'une réaction internationaliste à l'ex-
ï ébranlées ensemble,sinon détruites, par la mondialisation. Car c'est plosion des « nationalismes de crise», défensifs-agressifs, est mani-
11 feste. Pour une part essentielle d'ailleurs la crise de l'État national
dans ce cadre qu'il faut toujours se replacer. La crise de l'État nation
et les phénomènes d'exclusion se produisent comme un aspect d'une social vient de l'inadaptation totale de cette structure historique
mutation de l'histoire mondiale extraordinairement contradictoire : lorsqu'il s'agit de «réguler» un antagonisme social à l'échelle mon-
pour la première fois une humanité effectivement unifiée (écono- diale, de construire des médiations politiques dans le champ d 'une
miquement et technologiquement), en communicationimmédiate avec prolétarisation mondiale , contemporaine de la mondialisation effec-
elle-même,d'un bout du monde à l'autre (y compris militairement), tive du capitalisme. Les voies de l'internationalisme ou universalisme
a commencé d'exister. Mais aussi pour la première fois la polarisation politique post-national se cherchent apparemment de façon dispersée
,[ sociale se présente comme une division des riches et des pauvres à depuis quelques années entre le pacifisme, l'ami-racisme, voire l' éco-
!!
,t l'échelle mondiale, dans une seule formation sociale : il n'y a donc logie (une écologie qui ne se préoccuperait pas seulement de la nature
i! plus d'exclusions extérieures,tendanciellement il n'y a que des exclu- mais de l'économie et des rapports de pouvoir). Cependant un tel
internationalisme ne serait plus fondé immédiatement sur une « base
Il
11 de classe», cherchant à en exprimer mythiquement et messianique-
li 1. Ou se distribue selon les positions sociales : ceux qui n'ont pas les moyens
d'être anti-américains sont anti-arabes , tandis que beaucoup d'écrivains et univer-
,. ment l'identité. Même s'il conservait un contenu de classe et de

~"
r.,
~I
sitaires qui se feraient vergogne d'être anti-arabes partent en croisade contre « l'in-
vasion culturelle » am éricaine.
· luttes de classes, sa forme devrait s'autonomiser et pour cela trouver
une identité politique dont le nom reste à inventer .

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La crainte des masses Les identités ambigués

le nationalisme n'est pas identique au racisme, le racisme et le néo- sions intérieures. Mais ce sont des exclusions dramatiques , tellement
racisme sont des phénomènes intérieursà l'histoire actuelle des natio- violentes qu 'elles ressuscitent et généralisent les représentations natu-
nalismes (de même que l'ont été naguère le racisme colonial et ralistes du sur-homme et du sous-homme ... sans parler de tous ceux
l'antisémitisme, dont on ne cesse de retrouver aujourd'hui les traces qui sont dans l'incertitude de leur place (actuelle et surtout à venir) :
actives dans ce qu'on appelle le néo-racisme). Incontestablement aussi masse de manœuvre de tous les «populismes».
le racisme est l'un des effets, et le symptôme le plus inquiétant, de La conscience de classe n'a jamais été indépendante du nationa-
la crise de l'État national-social: il est lié à l'exclusion des« nouveaux lisme. Voulant en être l'alternative, elle a été pénétrée par lui (ce
pauvres », amalgamés à ceux d'entre eux qui portent les stigmates dont l'histoire de l'URSS et du « socialisme réel » en général donne
de l'extériorité nationale ou culturelle (ainsi que, secondairement, au une illustration dramatique). Même avec le racisme, la conscience
ressentiment contre ceux des « étrangers_» qui, en dépit de la « pré- de classe entretient un rapport ambivalent. D'un côté (aspect his-
férence nationale» institutionnelle, s'intègrent à la société bourgeoise). torique trop souvent sous-estimé), la conscience de classe « proléta-
Enfin il est un moyen, à la fois réel et fantasmatique, de leur exclusion rienne » a été une réaction de lutte au véritable racisme de classe
qui visait les ouvriers européens au XIX e siècle (et qui n'a pas disparu
\\ préventive.
Pour finir le racisme correspond clairement à un déplacement aujourd'hui). L'internationalisme a trouvé certaines de ses bases (et
du système identitaire du nationalisme (des représentations et des mobiles de son humanisme pratique) dans la lutte contre les
discours qui lui permettent de produire et hiérarchiser les identités) formes «excessives» c'est-à-dire racistes du nationalisme lui-même.
vers le pôle de l'ethnicité (fictive). Mais il correspond aussi à une Mais de l'autre côté la conscience de classe est elle-même pénétrée
transnationalisation du nationalisme lui-même. D'où l'exacerbation d;un sentiment identitaire formellement proche du racisme: le féti-
des revendications de la différence « ethnique » à la fois vers le chisme et les rites de l'origine de classe. D'où sa vulnérabilité à la
1 haut et vers le bas: en France, l'anti-américanisme se combine à xénophobie, au thème de la menace étrangère (exploité par les classes
l'ami-arabisme 1... Mais selon une étrange combinaison de parti- dirigeantes) .
cularisme (il faudrait purifier le « nous») et d'universalisme nos- Sans doute le temps de l'internationalisme ~uvrier est-il aujourd 'hui
talgique (évoquant le paradis perdu de l'Occident, de la « civili- achevé, qu 'il s'agisse d'internationalisme d 'Etat ou même de parti
sation européenne »). (même s'il subsiste des aspects corporatistes importants, ou s'ils
C'est en ce point que se reposerait la question du rapport ambigu peuvent se reconstituer dans la convergence internationale des intérêts
1 entre l'identité nationale et l'identité de classe. J'ai dit qu'elles étaient syndicaux). Mais la nécessité d'une réaction internationaliste à l'ex-
ï ébranlées ensemble,sinon détruites, par la mondialisation. Car c'est plosion des « nationalismes de crise», défensifs-agressifs, est mani-
11 feste. Pour une part essentielle d'ailleurs la crise de l'État national
dans ce cadre qu'il faut toujours se replacer. La crise de l'État nation
et les phénomènes d'exclusion se produisent comme un aspect d'une social vient de l'inadaptation totale de cette structure historique
mutation de l'histoire mondiale extraordinairement contradictoire : lorsqu'il s'agit de «réguler» un antagonisme social à l'échelle mon-
pour la première fois une humanité effectivement unifiée (écono- diale, de construire des médiations politiques dans le champ d 'une
miquement et technologiquement), en communicationimmédiate avec prolétarisation mondiale , contemporaine de la mondialisation effec-
elle-même,d'un bout du monde à l'autre (y compris militairement), tive du capitalisme. Les voies de l'internationalisme ou universalisme
a commencé d'exister. Mais aussi pour la première fois la polarisation politique post-national se cherchent apparemment de façon dispersée
,[ sociale se présente comme une division des riches et des pauvres à depuis quelques années entre le pacifisme, l'ami-racisme, voire l' éco-
!!
,t l'échelle mondiale, dans une seule formation sociale : il n'y a donc logie (une écologie qui ne se préoccuperait pas seulement de la nature
i! plus d'exclusions extérieures,tendanciellement il n'y a que des exclu- mais de l'économie et des rapports de pouvoir). Cependant un tel
internationalisme ne serait plus fondé immédiatement sur une « base
Il
11 de classe», cherchant à en exprimer mythiquement et messianique-
li 1. Ou se distribue selon les positions sociales : ceux qui n'ont pas les moyens
d'être anti-américains sont anti-arabes , tandis que beaucoup d'écrivains et univer-
,. ment l'identité. Même s'il conservait un contenu de classe et de

~"
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~I
sitaires qui se feraient vergogne d'être anti-arabes partent en croisade contre « l'in-
vasion culturelle » am éricaine.
· luttes de classes, sa forme devrait s'autonomiser et pour cela trouver
une identité politique dont le nom reste à inventer .

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!j Qu'est-ce qu'une frontière 1 ?
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\\

Ili! '1
\, On peut être citoyen ou apatride, mais il est difficile
d'imaginer qu'on est une frontière 2 •
\i

\\
À la question« qu'est-ce qu'une frontière?», qui est certainement
\\ l'un des préalables de nos discussions, il n'est pas possible de donner
\1
une réponse simple. Pourquoi ? Fondamentalement, parce qu'on ne
peut attribuer à la frontière une essence qui vaudrait pour tous les
'1\ lieux et tous les temps, pour toutes les échelles de lieu et de temps,
1 11 et qui serait incluse de la même façon dans toutes les expériences
i 11
1 i individuelles et collectives. Sans remonter au limes romain, la « fron-
j,!! tière» d'une monarchie européenne, au XVIIIe siècle, quand s'invente
1 li la notion de cosmopolitisme, a peu à voir avec celles que, aujourd'hui,
s'efforce de renforcer la Convention de Schengen. Et nous savons
11
• 11
tous que la frontière franco-suisse, ou italo-suisse, ne se franchit pas
de la même façon avec un « passeport européen » ou un passeport
1.
\
,1 ex-yougoslave. C'est même pour en parler que nous sommes ici.
1
l'. iii'. Mais en vérité, cette impossibilité, qui nous complique théori-
quement les choses, est aussi notre chance. Car pour comprendre le
!1 :: monde instable dans lequel nous vivons, nous avons besoin de notions
! i :, complexes, c'est-à-dire dialectiques. Voire même nous avons besoin
:: i: ;·: de compliquer les choses. Et pour contribuer à changer ce monde,
l, i.
!1 ••
! .'.· 1. Communication au Colloque Violence et droit d'asile en Europe: Des frontières
\ 1
~ i '.
des États-Nati ons à la responsabilité partagée dans un seul monde, sous la direction
de Marie-Claire Caloz-Tschopp et Axel Clévenot, Université de Genève, 23-
i [i.
li\.· 25 septembre 1993.
! ; 2. André Green, La folie privée. Psychanalyse des cas-limites, Éd. Gallimard,
' Paris, 1990 , p. 107.
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Il 1. ::
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l La crainte des masses Qu'est-ce qu'une frontière?

}• dans ce qu'il a d'inacceptable et d'insupportable - ou, ce qui revient politiques qui ne soient pas cette réduction « hobbesienne » de la
i1l
l1 .i peut-être au même, pour résister aux changements qui s'y produisent complexité que représente une simple autorité centrale sacralisée par
r
1\i·;· et qu'on nous présente volontiers comme inéluctables - nous avons le droit et armée du monopole de la violence légitime - solution
\~ besoin de renverser la fausse simplicité de certaines notions évidentes. au reste inopérante à l'échelle globale, mondiale, où elle pourrait
Permettez-moi pendant une minute de flirter avec les jeux de tout au plus écraser ici ou là tel perturbateur, et encore... Au mépris
\' '·f1'. langage de mes collègues philosophes. L'idée d'une définition simple de certaines frontières, à moins que ce ne soit sous leur couvert, des
,..
, 1i1
de ce qu'est une frontière est absurde par définition : car tracer une identités indéfinissables et impossibles surgissent ici ou là, qui sont
·I
\~ frontière c'est précisément définir un territoire, le délimiter, et ainsi par conséquent considérées comme des non-identités, mais leur exis-
l lï1 enregistrer son identité ou la lui conférer. Mais réciproquement définir tence n'en est pas moins une question d_e vie ou de mort pour des
I'.' ou identifier en général ce n'est rien d' a.utre que tracer une frontière, quantités d'êtres humains. Le problème est tendanciellement de
· 1 11
assigner des bornes (en grec horos, en latin finis ou terminus, en partout, et ce qui se pose dans l'horreur en « ex-Yougoslavie »
~ allemand Grenze, en anglais borderou boundary, etc.). Le théoricien (l'expression elle-même en dit long) nous concerne tous, en réalité,
~ de l'intérieur et à partir de notre propre histoire.
~!~ qui veut définir ce qu'est une frontière est au rouet, car la représen-
tation même de la frontière est la condition de toute définition. Car les frontières ont une histoire, la notion même de frontière a
111

~t Cela, qui peut paraître spéculatif et même oiseux, a pourtant aussi une histoire - qui n'est pas la même partout et à chaque niveau, je
une face très concrète. Car toute discussion sur les frontières concerne vais y revenir 1• De notre point de vue, hommes et femmes européens
de l'extrémité du xx• siècle, cette histoire semble aller vers un idéal
f précisément l'institution d'identités définies: nationales et autres. Or
d'appropriation réciproque des individus par l'État et de l'État par
il est certain qu'il y a des identités, ou plutôt des ideI].tifications -
1 actives et passives, voulues et subies, individuelles et collectives à les individus au moyen du «territoire». Ou plutôt, comme l'avait
1
,
ij
I,
divers degrés. Leur multiplicité, leur caractère de constructions ou
de fictions ne les rendent pas moins effectives. Mais il est palpable
que ces identités rie sont pas bien définies. Et par conséquent, d'un
. .admirablement annoncé Hannah Arendt, et on a raison de l'invoquer
à ce propos, elle va vers un point de rebroussementoù se manifeste
Fimpossibilité d'atteindre cet idéal au moment même où sa réali-
.sation semble la plus proche. Ce point, nous y sommes. ,
~1h
point de vue logique, ou juridique, ou national, elles ne sont pas
définies du tout. Ou plutôt elles ne le seraient pas si, en dépit de ·-•Depuis l'antiquité la plus haute, les «origines» de l'Etat, des
• l'impossibilité qui les affecte fondamentalement, elles ne faisaient ·cités, des empires, il y a eu des « frontières » et des « marches »,
~ pas l'objet d'une définition forcée. En d'autres termes leur définition c'est-à-dire des lignes ou des zones, des bandes de séparation et de

'
1 pratique requiert une« réduction de complexité», l'application d'une
force simplificatrice, ce qu'on pourrait appeler paradoxalement un
. Contact ou de confrontation, de barrage et de passage (ou de« péage»).
'' Fixes ou mobiles, continues ou discontinues. Mais ces frontières n'ont

'' supplément de simplicité - qui naturellement complique aussi beau- Jâmais eu exactement la même fonction. Ce n'est même pas le cas
coup de choses. L'État, entre autres, en tant qu'État-nation et en polir les deux ou trois derniers siècles, en dépit de la codification à
1 tant qu'État de droit, est un terrible réducteur de complexité, bien
que son existence même soit un facteur permanent de la complexité
(on pourrait dire aussi : de désordre) qu'il lui appartient ensuite de Europe», in Marie-Claire Caloz-Tschopp, Axel Clévenot, Maria-Pia Tschopp (eds),
, Asile - Violence - Exclusion en Ettrope. Histoire, analyse, prospective, Co-édition
réduire. ' Cahiers de la Section des Sciences de !'Éducation de l'Université de Genève (9 route
Tout ceci, nous le savons, n'est pas purement théorique. Les i de Drize, CH-1227 Carouges-Genève) et Groupe de Genève « Violence et droit
conséquences violentes s'en éprouvent tous les jours, elles sont consti- ( d'Asile en Europe», 1994 .
tutives de cette condition de violence dont parle le texte de notre :.'f.t.1. Cette histoire commence à s'écrire - doublée d'une anthropologie et d'une
appel 1, face à laquelle nous cherchons des idées et des initiatives s~rnantique. Cf D. Nordmann, « Des limites d'État aux frontières nationales» , in
J. Nora (éd.) ,- Les lieux de mémoire, vol. II, Paris, Gallimard, 1986, p . 35 sq. ;
·J>.Sahlins, Botmdaries : The Making of France and Spain in the Pyrenees, University
of California Press, Berkeley 1989; M. Foucher, Fronts et frontières, Éd. Fayard,
1. « La violence est une condition d'existence dans les sociétés d'exil et dans les Paris, 1991 ; revue Qttaderni, Automne 1995, « Penser la frontière », sous la direction
de Yves Winkin .
~ sociétés du Nord », Texte d'appel à la rencontre « Violence et droit d'asile en
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une face très concrète. Car toute discussion sur les frontières concerne vais y revenir 1• De notre point de vue, hommes et femmes européens
de l'extrémité du xx• siècle, cette histoire semble aller vers un idéal
f précisément l'institution d'identités définies: nationales et autres. Or
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il est certain qu'il y a des identités, ou plutôt des ideI].tifications -
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1 pratique requiert une« réduction de complexité», l'application d'une
force simplificatrice, ce qu'on pourrait appeler paradoxalement un
. Contact ou de confrontation, de barrage et de passage (ou de« péage»).
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'' supplément de simplicité - qui naturellement complique aussi beau- Jâmais eu exactement la même fonction. Ce n'est même pas le cas
coup de choses. L'État, entre autres, en tant qu'État-nation et en polir les deux ou trois derniers siècles, en dépit de la codification à
1 tant qu'État de droit, est un terrible réducteur de complexité, bien
que son existence même soit un facteur permanent de la complexité
(on pourrait dire aussi : de désordre) qu'il lui appartient ensuite de Europe», in Marie-Claire Caloz-Tschopp, Axel Clévenot, Maria-Pia Tschopp (eds),
, Asile - Violence - Exclusion en Ettrope. Histoire, analyse, prospective, Co-édition
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Tout ceci, nous le savons, n'est pas purement théorique. Les i de Drize, CH-1227 Carouges-Genève) et Groupe de Genève « Violence et droit
conséquences violentes s'en éprouvent tous les jours, elles sont consti- ( d'Asile en Europe», 1994 .
tutives de cette condition de violence dont parle le texte de notre :.'f.t.1. Cette histoire commence à s'écrire - doublée d'une anthropologie et d'une
appel 1, face à laquelle nous cherchons des idées et des initiatives s~rnantique. Cf D. Nordmann, « Des limites d'État aux frontières nationales» , in
J. Nora (éd.) ,- Les lieux de mémoire, vol. II, Paris, Gallimard, 1986, p . 35 sq. ;
·J>.Sahlins, Botmdaries : The Making of France and Spain in the Pyrenees, University
of California Press, Berkeley 1989; M. Foucher, Fronts et frontières, Éd. Fayard,
1. « La violence est une condition d'existence dans les sociétés d'exil et dans les Paris, 1991 ; revue Qttaderni, Automne 1995, « Penser la frontière », sous la direction
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1~ La crainte des masses Qu'est-ce qu'une frontière ?

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laquelle s'est employé continûment l'État-nation. La tyrannie du leur polysémie,c'est-à-dire le fait que les frontières n'existent jamais
11 de la même façon pour des individus appartenant à des groupes
national, pour employer l'expression de Gérard Noiriel 1, elle-même
~
1"
change incessamment de formes, y compris les formes policières. sociaux différents. Enfin troisièmement leur hétérogénéité,c'est-à-dire
\~j le fait qu'il y a toujours, en réalité, plusieurs fonctions de démarcation,
lij Sous nos yeux elle est en train de changer à nouveau de fonctions.
ir Une des significations majeures de la Convention de Schengen - qui
de rerritorialisation remplies simultanément par les frontières, entre
\11 des matières ou des flux sociaux distincts, entre des droits distincts.
1t
li1
est bien le seul aspect de la « Construction européenne » en train de
11!
progresser actuellement, non pas du côté de la citoyenneté, mais de
il! l' anti-citoyenneté,par le biais des concertations policières autant que 1. - Premièrement, donc, ce que j'appelle à titre indicatif surdé-
!!l celui des révisions législatives et constitutionnelles plus ou moins termination. On sait bien - c'est presque un lieu commun des manuels
•il
simultanées concernant le droit d'asile etJes modalités d'immigration, d'histoire -'- que chaquefrontière a son histoire propre, dans laquelle
11·1
!: se combinent la revend1cation du droit des peuples et la puissance
regroupement familial, accès à la nationalité , etc. - c'est que désor-

!
l
I!
mais, sur « sa » frontière ou plutôt sur certains points-frontièrepri-
vilégiés de « son » territoire, chaque État membre se fait le repré-
ou l'impuissance des Etats, les démarcations culturelles (souvent
biiptisées « naturelles ») et les intérêts économiques, etc. On remarque
!) sentant des autres. Par où s'institue un nouveau mode de discrimination moins qu'aucune frontière politique n'est jamais la simple limite de
lj, entre le national et l'étranger. Ce qui est en train de changer afnsi, deux États, mais toujours surdéterminée , et en ce sens à la fois
ce sont bien les conditions d'appartenance des individus à un Etat, sanctionnée, redoublée et relativisée par d'autres divisions géo-poli-
dans les différentes acceptions du terme, indissociablement liées. Il t'iquès; Ce trait n'est absolument pas accessoire, ou contingent, mais
1 li suffit de voir avec quelle répugnance les États, pratiquement sans intrinsèque. Sans la fonction de configuration du monde qu'elles
11.

1
11 exception, considèrent les statuts de double ou multiple nationalité, témplissent, il n'y aurait pas de frontières, ou pas de frontières
pour comprendre à quel point il est essentiel à l'État:..nation de se 'âürables .
comporter comme le propriétaire de ses ressortissants (et, théorique- '' ·Sans remonter au-delà de l'époque moderne, donnons deux
11\.·..

ment au moins, de procéder à une répartition exhaustive, sans reste .·.~kêmples dont les effets se font encore sentir. Les empires coloniaux
i[ll11 ni recouvrement, des individus entre les territoires). Ce n'est que la hiropéens - en gros depuis le Traité de Tordesillas jusqu'aux années
1 ,rrj
contrepartie du principe d'exclusion, au moins relative et symbolique, 1'.960 - ont bel et bien été, dans le cadre de successives économies-
1 \11 des étrangers. Mais il ne fait aucun doute que, dans la normalité q{6ndes, la condition d'émergence, de renforcement et de subsistance
1
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111
nationale, la normalité du citoyen-sujet national, une telle appro- ·ails États-nations de l'Europe occidentale et même orientale . En
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priation est aussi intérioriséepar les individus , car elle devient une ~Snsêquence les frontières de ces États entre eux étaient à la fois,
111
11i condition, un repère essentiel de leur sentiment collectif, commu- ·tNdissociablement, des frontières nationales et des frontières impé-
1;1
I![] nautaire, et donc, à nouveau, de leur identité (ou de l'ordre, de la i'lâles, avec leurs prolongements et répliques jusqu'au « cœur des
i,~\ hiérarchie qu'ils mettent dans leurs identités multiples). De ce fait, ~Ënèbres », quelque part en Afrique et en Asie. Et en conséquence
lH ~11~~ ont servi à séparer différentes catégories de «ressortissants». Car
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les frontières cessent d'être des réalités purement extérieures, elles
:J! ':~l deviennent aussi et peut-être avant tout ce que Fichte dans ses Reden Jçs~tats nationaux-impériaux n'avaient pas seulement des« citoyens»
1, ~ais aussi des « sujets » 1 • Et ces sujets, au regard de l'administration
an die deutsche Nation avait superbement appelé les « frontières
H ~àtionale, étaient à la fois moins étrangers que des étrangerset cepen-
!\ intérieures»: innere Grenzen, c'est-à-dire, il le dit lui-même, invi-
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il sibles, situées « partout et nulle part». ?.,.ant plus différents (ou plus « étranges») qu'eux : ce qui veut dire
,ê(u'à certains égards ou dans certaines circonstances (comme en temps
!lii
d Pour essayer d'en comprendre les modalités, j'évoquerai brièvement ~e guerre) leur traversée des frontières était tantôt plus facile, tantôt
~ea.ticoup plus difficile que celle des étrangers stricto sensu.
il,, trois grands aspects de l'équivocité historique des frontières. Pre-
mièrement ce que j'appellerai leur surdétermination. Deuxièmement
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· i · Cf mon essai « Sujets ou citoyens - Pour l'égalit é », in Les front ières de la
démocratie, Éd. La Découverte , Paris, 1992.
!! ] ;: l. Éd. Calmann-Lévy , 1991.
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change incessamment de formes, y compris les formes policières. sociaux différents. Enfin troisièmement leur hétérogénéité,c'est-à-dire
\~j le fait qu'il y a toujours, en réalité, plusieurs fonctions de démarcation,
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\11 des matières ou des flux sociaux distincts, entre des droits distincts.
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progresser actuellement, non pas du côté de la citoyenneté, mais de
il! l' anti-citoyenneté,par le biais des concertations policières autant que 1. - Premièrement, donc, ce que j'appelle à titre indicatif surdé-
!!l celui des révisions législatives et constitutionnelles plus ou moins termination. On sait bien - c'est presque un lieu commun des manuels
•il
simultanées concernant le droit d'asile etJes modalités d'immigration, d'histoire -'- que chaquefrontière a son histoire propre, dans laquelle
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regroupement familial, accès à la nationalité , etc. - c'est que désor-

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vilégiés de « son » territoire, chaque État membre se fait le repré-
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biiptisées « naturelles ») et les intérêts économiques, etc. On remarque
!) sentant des autres. Par où s'institue un nouveau mode de discrimination moins qu'aucune frontière politique n'est jamais la simple limite de
lj, entre le national et l'étranger. Ce qui est en train de changer afnsi, deux États, mais toujours surdéterminée , et en ce sens à la fois
ce sont bien les conditions d'appartenance des individus à un Etat, sanctionnée, redoublée et relativisée par d'autres divisions géo-poli-
dans les différentes acceptions du terme, indissociablement liées. Il t'iquès; Ce trait n'est absolument pas accessoire, ou contingent, mais
1 li suffit de voir avec quelle répugnance les États, pratiquement sans intrinsèque. Sans la fonction de configuration du monde qu'elles
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11 exception, considèrent les statuts de double ou multiple nationalité, témplissent, il n'y aurait pas de frontières, ou pas de frontières
pour comprendre à quel point il est essentiel à l'État:..nation de se 'âürables .
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contrepartie du principe d'exclusion, au moins relative et symbolique, 1'.960 - ont bel et bien été, dans le cadre de successives économies-
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I![] nautaire, et donc, à nouveau, de leur identité (ou de l'ordre, de la i'lâles, avec leurs prolongements et répliques jusqu'au « cœur des
i,~\ hiérarchie qu'ils mettent dans leurs identités multiples). De ce fait, ~Ënèbres », quelque part en Afrique et en Asie. Et en conséquence
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an die deutsche Nation avait superbement appelé les « frontières
H ~àtionale, étaient à la fois moins étrangers que des étrangerset cepen-
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mièrement ce que j'appellerai leur surdétermination. Deuxièmement
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· i · Cf mon essai « Sujets ou citoyens - Pour l'égalit é », in Les front ières de la
démocratie, Éd. La Découverte , Paris, 1992.
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La crainte des masses
Qu'est-cequ'une frontière?

Second exemple : celui des « camps » ou des « blocs » de la guerre


venir surdéterminer les frontières, et quant à la question de savoir
froide, de 1945 à 1990. Alors que le « partage du monde» entre
empires coloniaux renforcecertaines souverainetés nationales (mais à avec quel type ou quel degré d'autonomie nationale ces superfron-
tières hypothétiques seraient compatibles, compte tenu de leur fonc-
la condition d'en interdire purement et simplement certaines autres),
tion militaire, économique, idéologique ou symbolique. Avec la
la division des blocs (dont, ne l'oublions pas, la création et le
fonctionnement de l'ONU furent la contrepartie) a semble-t-il combiné · question , des clivages intérieurs (ethniques, sociaux, religieux ...) de
une généralisation au monde entier de la forme nation (et par chaque Etat-nation, même très «ancien», il se pourrait bien que
cette question angoissante mais généralement inavouée, lourde de
conséquent de l'identité nationale au moins théorique comme identité
« de base» pour tous les individus), une hiérarchisation de fait entre
conflits potentiels, soit décisive pour déterminer celles des frontières
ces nations au sein de chaque bloc, et par.conséquent une souveraineté nationales qui, en Europe même, sont susceptibles de résister au
changement d'époque . Celle d'Allemagne a déjà changé, celles de la
plus ou moins limitée pour la plupart d'entre elles. En conséquence
les frontières nationales d'États ont été à nouveau surdéterminées et, Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie aussi, selon deux modalités
bien distinctes; il se pourrait que d'autres suivent, plus à l'Ouest.
selon les cas, renforcées ou affaiblies. En conséquence également il y
a eu de nouveau en pratique plusieurs types d'étrangers et d'extra-
.·2. - Deuxièmement, ce que j'ai appelé prétentieusement polysémie
néité, et plusieurs modalités de passage des frontières. Lorsque la
des. frontières, c'est-à-dire le fait que, pratiquement, elles n'ont pas
frontière ou le sens de passage de la frontière a coïncidé avec la
le même sens pour tout le monde. Les faits correspondants sont
super-frontière des camps, elle a été en règle générale plus difficile
1 absolument courants, et forment le cœur de notre discussion ici
à franchir, parce que l'étranger était alors un ennemi, voire un espion
11 potentiel. Sauf précisément pour les réfugiés, parce · que le droit · même. Rien ne ressemble moins à la matérialité d'une frontière, qui
i est officiellement « la même » (identique à elle-même et donc bien
ll/ d'asile était utilisé comme arme dans la lutte idéologique. Les
définie) selon qu'on la franchit dans un sens ou dans l'autre, en tant
'Il dispositions officialisées dans les années 50 et 60 pour l'accueil des
l 1;1
1
demandeurs d'asile, soit par des conventions internationales, soit par
des constitutions nationales (le droit allemand qu1 vient d'être modifié
.que businessmanou univ~rsitaire en mute pour un colloque, ou en
tant que jeune chômeur. A la limite ce sont deux frontières distinctes
qui n'ont de commun que le nom, et pour une part les frontières
/ 11 étant un cas révélateur, mais extrême), ne doivent-elles pas beaucoup
l 1i · · aujourd'hui (mais en réalité depuis longtemps) sont justement faites
1
de leur formulation et de leur libéralisme théorique à cette situation ?
··pour cela. Pas seulement pour procurer aux individus provenant de
il 11!1 Si on ne la gardait pas en mémoire, on ne comprendrait pas, me
· différentes classes sociales des expériences différentes de la loi, de
semble-t-il, les termes dans lesquels se présente aujourd'hui la ques-
1,1
1 Fadministration, de la police, des droits élémentaires comme la liberté
tion des réfugiés de l'Est (cet Est qui soudain n'est plus l'Est, mais
; :de circulation et la liberté d'entreprendre, mais pour différencier
j,·,
' 1,,,
If plutôt une sorte de demi-Sud). On ne comprendrait pas non plus
les difficultés que la « communauté européenne » éprouve à se conce-
c: 4«:tivement les individus selon les classes sociales.
,,~ . 1 fi•/
·I', : ' \ r:··L'État, campant sur ses propres frontières et constitué par elles,
voir, précisément, comme une communautésous-tendue par un intérêt
'Il
Uli,,n propre, alors que pour une part essentielle elle fut le sous-produit
- joue ici au cours de l'histoire un rôle fondamentalement ambivalent,
.!].car d'un côté il masque et, jusqu'à un certain point, limite formel-
î!Il'i,. et l'un des maillons de la guerre froide, jusque dans l'objectif de

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1

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t
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faire contrepoids, au sein du « bloc occidental», à la puissance
hégémonique américaine.
Les empires coloniaux d'avant-hier et les blocs d'hier ont laissé
'}Jtment la différenciation, de façon à faire prévaloir la notion de
:;..:*oyen national et, à travers elle, un certain primat de la puissance
\=P4blique sur les antagonismes sociaux. Mais d'un autre côté, plus
m11l.
, n/ ·
; la circulation transnationale s'intensifie, qu'il s'agisse d'hommes ou
ii' des traces profondes dans les institutions, le droit et les mentalités,
~Ili// : mais ils ne sont plus . Cependant il serait naïf de croire qu'ils cèdent
?>91!capitaux, plus se constitue par conséquent un espace transnational
la place, aujourd 'hui, à une simple juxçaposition de nations sem-
/?Politico-économique, plus aussi les États, y compris et surtout les
Il',·!ir.•
~ i Jii! blables. Ce qu'on appelle la crise de l'Etat-nation, c'est pour une
f: plus « puissants » d'entre eux, ont tendance à fonctionner au service
à•!I;I:. i tune différenciation de classe internationale, et à utiliser pour cela
1l~
part (même si ce n'est pas que cela) l'incertitude objective quant à
ii.11.1
.,..,,1 ,.:,
·I la nature et au tracé des démarcations géo-politiques qui peuvent
(}~urs frontières et leurs appareils de contrôle frontalier comme des
\ Jrlstruments de discrimination et de tri. Simplement ils essayent de
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1
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,il, 1/l. 376
377
La crainte des masses
Qu'est-cequ'une frontière?

Second exemple : celui des « camps » ou des « blocs » de la guerre


venir surdéterminer les frontières, et quant à la question de savoir
froide, de 1945 à 1990. Alors que le « partage du monde» entre
empires coloniaux renforcecertaines souverainetés nationales (mais à avec quel type ou quel degré d'autonomie nationale ces superfron-
tières hypothétiques seraient compatibles, compte tenu de leur fonc-
la condition d'en interdire purement et simplement certaines autres),
tion militaire, économique, idéologique ou symbolique. Avec la
la division des blocs (dont, ne l'oublions pas, la création et le
fonctionnement de l'ONU furent la contrepartie) a semble-t-il combiné · question , des clivages intérieurs (ethniques, sociaux, religieux ...) de
une généralisation au monde entier de la forme nation (et par chaque Etat-nation, même très «ancien», il se pourrait bien que
cette question angoissante mais généralement inavouée, lourde de
conséquent de l'identité nationale au moins théorique comme identité
« de base» pour tous les individus), une hiérarchisation de fait entre
conflits potentiels, soit décisive pour déterminer celles des frontières
ces nations au sein de chaque bloc, et par.conséquent une souveraineté nationales qui, en Europe même, sont susceptibles de résister au
changement d'époque . Celle d'Allemagne a déjà changé, celles de la
plus ou moins limitée pour la plupart d'entre elles. En conséquence
les frontières nationales d'États ont été à nouveau surdéterminées et, Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie aussi, selon deux modalités
bien distinctes; il se pourrait que d'autres suivent, plus à l'Ouest.
selon les cas, renforcées ou affaiblies. En conséquence également il y
a eu de nouveau en pratique plusieurs types d'étrangers et d'extra-
.·2. - Deuxièmement, ce que j'ai appelé prétentieusement polysémie
néité, et plusieurs modalités de passage des frontières. Lorsque la
des. frontières, c'est-à-dire le fait que, pratiquement, elles n'ont pas
frontière ou le sens de passage de la frontière a coïncidé avec la
le même sens pour tout le monde. Les faits correspondants sont
super-frontière des camps, elle a été en règle générale plus difficile
1 absolument courants, et forment le cœur de notre discussion ici
à franchir, parce que l'étranger était alors un ennemi, voire un espion
11 potentiel. Sauf précisément pour les réfugiés, parce · que le droit · même. Rien ne ressemble moins à la matérialité d'une frontière, qui
i est officiellement « la même » (identique à elle-même et donc bien
ll/ d'asile était utilisé comme arme dans la lutte idéologique. Les
définie) selon qu'on la franchit dans un sens ou dans l'autre, en tant
'Il dispositions officialisées dans les années 50 et 60 pour l'accueil des
l 1;1
1
demandeurs d'asile, soit par des conventions internationales, soit par
des constitutions nationales (le droit allemand qu1 vient d'être modifié
.que businessmanou univ~rsitaire en mute pour un colloque, ou en
tant que jeune chômeur. A la limite ce sont deux frontières distinctes
qui n'ont de commun que le nom, et pour une part les frontières
/ 11 étant un cas révélateur, mais extrême), ne doivent-elles pas beaucoup
l 1i · · aujourd'hui (mais en réalité depuis longtemps) sont justement faites
1
de leur formulation et de leur libéralisme théorique à cette situation ?
··pour cela. Pas seulement pour procurer aux individus provenant de
il 11!1 Si on ne la gardait pas en mémoire, on ne comprendrait pas, me
· différentes classes sociales des expériences différentes de la loi, de
semble-t-il, les termes dans lesquels se présente aujourd'hui la ques-
1,1
1 Fadministration, de la police, des droits élémentaires comme la liberté
tion des réfugiés de l'Est (cet Est qui soudain n'est plus l'Est, mais
; :de circulation et la liberté d'entreprendre, mais pour différencier
j,·,
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If plutôt une sorte de demi-Sud). On ne comprendrait pas non plus
les difficultés que la « communauté européenne » éprouve à se conce-
c: 4«:tivement les individus selon les classes sociales.
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·I', : ' \ r:··L'État, campant sur ses propres frontières et constitué par elles,
voir, précisément, comme une communautésous-tendue par un intérêt
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Uli,,n propre, alors que pour une part essentielle elle fut le sous-produit
- joue ici au cours de l'histoire un rôle fondamentalement ambivalent,
.!].car d'un côté il masque et, jusqu'à un certain point, limite formel-
î!Il'i,. et l'un des maillons de la guerre froide, jusque dans l'objectif de

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faire contrepoids, au sein du « bloc occidental», à la puissance
hégémonique américaine.
Les empires coloniaux d'avant-hier et les blocs d'hier ont laissé
'}Jtment la différenciation, de façon à faire prévaloir la notion de
:;..:*oyen national et, à travers elle, un certain primat de la puissance
\=P4blique sur les antagonismes sociaux. Mais d'un autre côté, plus
m11l.
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; la circulation transnationale s'intensifie, qu'il s'agisse d'hommes ou
ii' des traces profondes dans les institutions, le droit et les mentalités,
~Ili// : mais ils ne sont plus . Cependant il serait naïf de croire qu'ils cèdent
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la place, aujourd 'hui, à une simple juxçaposition de nations sem-
/?Politico-économique, plus aussi les États, y compris et surtout les
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~ i Jii! blables. Ce qu'on appelle la crise de l'Etat-nation, c'est pour une
f: plus « puissants » d'entre eux, ont tendance à fonctionner au service
à•!I;I:. i tune différenciation de classe internationale, et à utiliser pour cela
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part (même si ce n'est pas que cela) l'incertitude objective quant à
ii.11.1
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·I la nature et au tracé des démarcations géo-politiques qui peuvent
(}~urs frontières et leurs appareils de contrôle frontalier comme des
\ Jrlstruments de discrimination et de tri. Simplement ils essayent de
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La crainte des masses Qu'est-cequ'une frontière?

le faire en préservant au maximum les sources symboliques de leur riche d'un pays riche, tendanciellement cosmopolite (et dont le
légitimité populaire. C'est pourquoi ils se trouvent pris dans la passeport signifie de plus en plus, non pas une simple appartenance
contradiction de devoir à la fois relativiser et souligner la notion nationale, une protection et un droit de citoyenneté, mais un surcroît
d'identité ou d'appartenance nationale, l'équation de la citoyenneté de droits, en particulier un droit mondial de circulation sans entraves),
et de la nationalité. la frontière est devenue une formalité d'embarquement, un point de
Un double bind du même genre réside dans la notion même de reconnaissance symbolique de son statut social qui se franchit au pas
circulation des personnes. Ce qui fait problème n'est pas tant la de course. Pour un pauvre d'un pays pauvre, la frontière est ten-
différence de traitement entre circulation des marchandises ou des danciellement tout autre chose : non seulement c'est un obstacle très
capitaux et circulation des individus, car le mot circulation ne se difficile à franchir, mais c'est un lieu où l'on revient sans cesse se
prend pas ici dans le même sens. C'est plutôt le fait qu'en dépit de heurter, que l'on passe et repasse au gré d'expulsions et de regrou-
l'informatique et des télécommunications 1es capitaux ne circulent pements familiaux, dans lequel finalement on séjourne.C'est une zone
toujours pas sans une abondante circulation d'hommes, les uns vers spatio-temporelle extraordinairement visqueuse, presque un lieu de
« le haut», les autres vers « le bas». Mais l'institution d'un apartheid vie - une vie qui est une attente de vivre, une non-vie. Le psycha-
mondial, ou d'un double régime de circulation des individus, soulève nalyste André Green a écrit quelque part qu'il est déjà difficile de
de redoutables problèmes politiques d'acceptabilité et d'institution. vivre sur une frontière, mais que ce n'est rien auprès d'être soi-même
La colour bar qui désormais ne sépare plus seulement « centre » et une frontière. Il l'entendait au sens du déchirement des identités
«périphérie», ou Nord et Sud, mais traverse toutes les sociétés, n'en multiples, des identités migrantes, mais il faut bien voir aussi les
est pour cette raison même qu'un équivalent approché assez malaisé, bases matérielles de la chose.
dont le maniement, dans les faits, est massif, mais à double tranchant,
parce qu'il renforce un racisme incontrôlable, et favorise l'insécurité 3. - Ceci me conduirait tout naturellement, si j'en avais le temps,
qui appelle une surenchère de dispositions sécuritaires. Sans compter à discuter du troisième point que j'avais annoncé : l'hétérogénéité et
qu'entre les deux extrêmes, les hommes qui font circulerles capitaux l'ubiquité des frontières, c'est-à-dire le fait que la confusiontendan-
et ceux que les capitaux font circuler, au gré des « délocalisations » ··· delle des frontières politiques, culturelle~, socio-économiques, naguère
et de la « flexibilité », il y a une énorme masse intermédiaire non · < plus ou moins bien réalisée par les Etats-nations, ou plutôt par
classifiable. certains d'entre eux, tend aujourd'hui à se défaire. En sorte que
C'est peut-être aussi de ce point de vue qu'il faudrait réfléchir à certainesfrontières ne sont plus du tout situées aux frontières, au sens
l'un des aspects les plus odieux de la question des migrations et des géographico-politico-administratif du terme, mais sont ailleurs, par-
réfugiés, à laquelle M.C. Caloz-Tschopp et ses amis ont consacré ..tout où s'exercent des contrôles sélectifs, par exemple des contrôles
récemment une étude détaillée : celle des « zones internationales » ou sanitaires (relevant de ce que Michel Foucault appelait le bio-
« zones de transit » dans les ports et aéroports 1• Non seulement on pouvoir), ou sécuritaires.Que toutes ces fonctions (par exemple le
a ici une illustration de la condition de violence généraliséè sur le contrôle des marchandises et celui des hommes - voire des microbes
fond de laquelle se détachent, désormais, aussi bien les migrations eç des virus-, la séparation administrative et culturelle, etc.) aient
dites économiques que les flux de réfugiés reconnus ou non comme été concentrées en un même point, sur une même ligne à la fois
tels, mais on a la matérialisation du fonctionnement différentiel et épurée et densifiée, opacifiée, est une tendance dominante pendant
pour ainsi dire du dédoublement de la notion de frontière, qui . llne certaine période, constitutive de l'État-nation (là où il a vraiment
s'esquissait déjà avec les formalités différentes de franchissement. existé en se rapprochant de son type idéal), mais non une nécessité
Il est essentiel de procéder ici non seulement à une discussion · historique irréversible. Sous nos yeux, et depuis longtemps déjà, elle
juridique mais aussi à une description phénoménologique. Pour un est en train de faire place à une nouvelle ubiquité de la frontière .

1. Marie-Claire Caloz-Tschopp (ed.), Frontières du droit, frontières des droits.


. ·· Ce que j'ai voulu souligner, en somme - peut-être s'agit-il d'un
L'intro11vablestatut de la « zone internationale», Préface de François-Julien Laferrière, . truisme - c'est que dans la complexité historique de la notion de
Éd. L'Harmattan, Paris, 1993. frontière, qui est en train de resurgir pour nous en même temps

378 379
La crainte des masses Qu'est-cequ'une frontière?

le faire en préservant au maximum les sources symboliques de leur riche d'un pays riche, tendanciellement cosmopolite (et dont le
légitimité populaire. C'est pourquoi ils se trouvent pris dans la passeport signifie de plus en plus, non pas une simple appartenance
contradiction de devoir à la fois relativiser et souligner la notion nationale, une protection et un droit de citoyenneté, mais un surcroît
d'identité ou d'appartenance nationale, l'équation de la citoyenneté de droits, en particulier un droit mondial de circulation sans entraves),
et de la nationalité. la frontière est devenue une formalité d'embarquement, un point de
Un double bind du même genre réside dans la notion même de reconnaissance symbolique de son statut social qui se franchit au pas
circulation des personnes. Ce qui fait problème n'est pas tant la de course. Pour un pauvre d'un pays pauvre, la frontière est ten-
différence de traitement entre circulation des marchandises ou des danciellement tout autre chose : non seulement c'est un obstacle très
capitaux et circulation des individus, car le mot circulation ne se difficile à franchir, mais c'est un lieu où l'on revient sans cesse se
prend pas ici dans le même sens. C'est plutôt le fait qu'en dépit de heurter, que l'on passe et repasse au gré d'expulsions et de regrou-
l'informatique et des télécommunications 1es capitaux ne circulent pements familiaux, dans lequel finalement on séjourne.C'est une zone
toujours pas sans une abondante circulation d'hommes, les uns vers spatio-temporelle extraordinairement visqueuse, presque un lieu de
« le haut», les autres vers « le bas». Mais l'institution d'un apartheid vie - une vie qui est une attente de vivre, une non-vie. Le psycha-
mondial, ou d'un double régime de circulation des individus, soulève nalyste André Green a écrit quelque part qu'il est déjà difficile de
de redoutables problèmes politiques d'acceptabilité et d'institution. vivre sur une frontière, mais que ce n'est rien auprès d'être soi-même
La colour bar qui désormais ne sépare plus seulement « centre » et une frontière. Il l'entendait au sens du déchirement des identités
«périphérie», ou Nord et Sud, mais traverse toutes les sociétés, n'en multiples, des identités migrantes, mais il faut bien voir aussi les
est pour cette raison même qu'un équivalent approché assez malaisé, bases matérielles de la chose.
dont le maniement, dans les faits, est massif, mais à double tranchant,
parce qu'il renforce un racisme incontrôlable, et favorise l'insécurité 3. - Ceci me conduirait tout naturellement, si j'en avais le temps,
qui appelle une surenchère de dispositions sécuritaires. Sans compter à discuter du troisième point que j'avais annoncé : l'hétérogénéité et
qu'entre les deux extrêmes, les hommes qui font circulerles capitaux l'ubiquité des frontières, c'est-à-dire le fait que la confusiontendan-
et ceux que les capitaux font circuler, au gré des « délocalisations » ··· delle des frontières politiques, culturelle~, socio-économiques, naguère
et de la « flexibilité », il y a une énorme masse intermédiaire non · < plus ou moins bien réalisée par les Etats-nations, ou plutôt par
classifiable. certains d'entre eux, tend aujourd'hui à se défaire. En sorte que
C'est peut-être aussi de ce point de vue qu'il faudrait réfléchir à certainesfrontières ne sont plus du tout situées aux frontières, au sens
l'un des aspects les plus odieux de la question des migrations et des géographico-politico-administratif du terme, mais sont ailleurs, par-
réfugiés, à laquelle M.C. Caloz-Tschopp et ses amis ont consacré ..tout où s'exercent des contrôles sélectifs, par exemple des contrôles
récemment une étude détaillée : celle des « zones internationales » ou sanitaires (relevant de ce que Michel Foucault appelait le bio-
« zones de transit » dans les ports et aéroports 1• Non seulement on pouvoir), ou sécuritaires.Que toutes ces fonctions (par exemple le
a ici une illustration de la condition de violence généraliséè sur le contrôle des marchandises et celui des hommes - voire des microbes
fond de laquelle se détachent, désormais, aussi bien les migrations eç des virus-, la séparation administrative et culturelle, etc.) aient
dites économiques que les flux de réfugiés reconnus ou non comme été concentrées en un même point, sur une même ligne à la fois
tels, mais on a la matérialisation du fonctionnement différentiel et épurée et densifiée, opacifiée, est une tendance dominante pendant
pour ainsi dire du dédoublement de la notion de frontière, qui . llne certaine période, constitutive de l'État-nation (là où il a vraiment
s'esquissait déjà avec les formalités différentes de franchissement. existé en se rapprochant de son type idéal), mais non une nécessité
Il est essentiel de procéder ici non seulement à une discussion · historique irréversible. Sous nos yeux, et depuis longtemps déjà, elle
juridique mais aussi à une description phénoménologique. Pour un est en train de faire place à une nouvelle ubiquité de la frontière .

1. Marie-Claire Caloz-Tschopp (ed.), Frontières du droit, frontières des droits.


. ·· Ce que j'ai voulu souligner, en somme - peut-être s'agit-il d'un
L'intro11vablestatut de la « zone internationale», Préface de François-Julien Laferrière, . truisme - c'est que dans la complexité historique de la notion de
Éd. L'Harmattan, Paris, 1993. frontière, qui est en train de resurgir pour nous en même temps

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La crainte des masses
1
1i~l·
qu 'elle évolue, qu'elle revêt de nouvelles formes, il y a la question
~ de l'institution. L'institution et les modalités d'institution de la
~1ft:
frontière, mais aussi la frontière comme condition de possibilité
!1•

~4
d'une multiplicité d'institutions. Si la frontière a été définie ficti-
vement d'une manière simple et simplificatrice, si, comme je le
~ suggérais en commençant, sa simplicité a été forcée,c'est-à-dire qu'elle


~
·1•
a fait l'objet d 'un forçage étatique, c'est précisément pour cette raison.
Mais la conséquence a été ipso fa cto que les frontières, à l'abri
Les frontières de l'Europe 1

~~I
desquelles ont été conquises dans certains cas les conditions d'une
démocratie relative, ont elles-mêmes toujours été des institutions
absolument ami-démocratiques : échappant à toute prise et à toute
pratique politique. Les « citoyens » ne s'y sont installés durablement
~ que pour s'exterminer ...
Les frontières ont été les conditions anti -démocratiques de cette Réfléchir sur les« frontières de l'Europe» (génitif objectif? génitif
~1 démocratie partielle, limitée , qu'ont connue certains États-nations
pendant une certaine période, en gérant leurs propres conflits internes
subjectif? nous verrons qu'il s'agit nécessairement des deux, que ce
qui est en cause est justement l'européanité des frontières de l'Europe),
t (parfois aussi en les exportant, _mais pour cela il faut justement le
tracé d'une frontière) . C'est pourquoi je pense que vous -avez raisqn,
n'est-ce pas la façon la moins abstraite dont nous disposions pour
sortir de ce philosophème constamment ruminé, auquel la prolifé-
1 dans votre Appel, de parler d'une exigence de« démocratie radicale» . ration des discussions sur l'avenir, le sens, la culture et l'exception
Dès lors que les frontières se différencient et se démultiplient à çulturelle de l'Europe aura donné une nouvelle jeunesse : je veux
r
nouveau - ce qui veut dire en clair qu'elles tendent à quadriller le dire l'antithèse du particulier et de l'universel? Mais n'est-ce pas
1
nouvel espace social et non plus seulement à le borner de l'extérieur aussi, plus spéculativement , une façon de comprendre ce qui, chez
\ 111
- l'alternative est bien entre un durcissement autoritaire, et en fait ceux qui se veulent ou se croient « européens », a imposé une certaine
1
11~ violent, de toutes les ségrégations, et une radicalité démocratique :conception de l'universel et du particulier comme contraires, quitte
~ entreprenant de déconstruire l'institution frontalière. à assigner à la philosophie, comme sa tâche la plus haute, d'en
J'hésiterais toutefois , pour ma part, à identifier une telle démocratie relever l'abstraction dans une synthèse supérieure? La figure de l'unité
~t,
11 radicale, nécessairement internationaliste, ou mieux : transnationale, ;c:lescontraires (elle-même, à beaucoup d'égards , sous-tendue par le
D avec la poursuite d'un « monde sans frontières» , au sens juridico- }.Chème ou la métaphore de la frontière) n'a jamais aboli cette
politique du terme. Un tel« monde» risquerait de n'être que l'arène
Il conception, au contraire elle a confirmé que le dé/imitable, le défi-
·111
1

d'une domination sauvage des puissances privées qui monopolisent niss.able,le déterminable,entretiennent une relation constitutive avec
·11.~11
i'II le capital, la communication, peut-être l'armement ... La question J'.idée même du pensable. Mettre en question la notion de frontière,
ljH
' ·_i[I
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qui se pose est plutôt celle d'un contrôle déO}ocratique à exercer sur indissociablement concept et image, ou plutôt antérieure à la dis-
1!i:n les contrôleurs des frontières, c'est-à-dire les Etats ou les institutions
,a_11 tinction même du concept et de l'image (faudra-t-il la dire « euro-
l
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1 supra-nationales elles-mêmes. Elle dépend entièrement de la question
de savoir si ceux qui sont d'un côté et de l'autre trouveront finalement
p~enne » ?), c'est donc toujours affronter d'une certaine façon l'im-
1:,îi1,
1Jlt ·.possible, la limite d'une détermination par elle-même, d'une
·1i~
11:11
des intérêts et un langage commun (donc des idéaux communs) . . Selbstbestimmungde la pensée, c'est essayer de penser la ligne sur
IJ~
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Mais elle dépend aussi de la question de savoir qui se rencontrera
·1 1:1·:_
: sur ces lieux invivables que sont les différentes frontières. Or pour
%~ se rencontrer il faut le plus souvent des interprètes, des médiateurs.
·i~ C, . 1. Commun ication présentée au Colloque: L'idée d'Europe et la philosophie,
lt, Si désespérante que soit aujourd'hui leur expérience, il me semble " Association des professeurs de philosophie de l'Académie de Poitiers, Poitiers, 2-
,,,
1ti
.1 ·1
;';·
que les défenseurs du droit d'asile sont justement une partie de ces
médiateurs .
, }Pdécembre 1993, publicat ion des Actes du Colloque, CRDP de Poitou-Char entes,
c Poitiers, 1995.

1;' 381
1Ili!i
La crainte des masses
1
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qu 'elle évolue, qu'elle revêt de nouvelles formes, il y a la question
~ de l'institution. L'institution et les modalités d'institution de la
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frontière, mais aussi la frontière comme condition de possibilité
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d'une multiplicité d'institutions. Si la frontière a été définie ficti-
vement d'une manière simple et simplificatrice, si, comme je le
~ suggérais en commençant, sa simplicité a été forcée,c'est-à-dire qu'elle


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a fait l'objet d 'un forçage étatique, c'est précisément pour cette raison.
Mais la conséquence a été ipso fa cto que les frontières, à l'abri
Les frontières de l'Europe 1

~~I
desquelles ont été conquises dans certains cas les conditions d'une
démocratie relative, ont elles-mêmes toujours été des institutions
absolument ami-démocratiques : échappant à toute prise et à toute
pratique politique. Les « citoyens » ne s'y sont installés durablement
~ que pour s'exterminer ...
Les frontières ont été les conditions anti -démocratiques de cette Réfléchir sur les« frontières de l'Europe» (génitif objectif? génitif
~1 démocratie partielle, limitée , qu'ont connue certains États-nations
pendant une certaine période, en gérant leurs propres conflits internes
subjectif? nous verrons qu'il s'agit nécessairement des deux, que ce
qui est en cause est justement l'européanité des frontières de l'Europe),
t (parfois aussi en les exportant, _mais pour cela il faut justement le
tracé d'une frontière) . C'est pourquoi je pense que vous -avez raisqn,
n'est-ce pas la façon la moins abstraite dont nous disposions pour
sortir de ce philosophème constamment ruminé, auquel la prolifé-
1 dans votre Appel, de parler d'une exigence de« démocratie radicale» . ration des discussions sur l'avenir, le sens, la culture et l'exception
Dès lors que les frontières se différencient et se démultiplient à çulturelle de l'Europe aura donné une nouvelle jeunesse : je veux
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nouveau - ce qui veut dire en clair qu'elles tendent à quadriller le dire l'antithèse du particulier et de l'universel? Mais n'est-ce pas
1
nouvel espace social et non plus seulement à le borner de l'extérieur aussi, plus spéculativement , une façon de comprendre ce qui, chez
\ 111
- l'alternative est bien entre un durcissement autoritaire, et en fait ceux qui se veulent ou se croient « européens », a imposé une certaine
1
11~ violent, de toutes les ségrégations, et une radicalité démocratique :conception de l'universel et du particulier comme contraires, quitte
~ entreprenant de déconstruire l'institution frontalière. à assigner à la philosophie, comme sa tâche la plus haute, d'en
J'hésiterais toutefois , pour ma part, à identifier une telle démocratie relever l'abstraction dans une synthèse supérieure? La figure de l'unité
~t,
11 radicale, nécessairement internationaliste, ou mieux : transnationale, ;c:lescontraires (elle-même, à beaucoup d'égards , sous-tendue par le
D avec la poursuite d'un « monde sans frontières» , au sens juridico- }.Chème ou la métaphore de la frontière) n'a jamais aboli cette
politique du terme. Un tel« monde» risquerait de n'être que l'arène
Il conception, au contraire elle a confirmé que le dé/imitable, le défi-
·111
1

d'une domination sauvage des puissances privées qui monopolisent niss.able,le déterminable,entretiennent une relation constitutive avec
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i'II le capital, la communication, peut-être l'armement ... La question J'.idée même du pensable. Mettre en question la notion de frontière,
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qui se pose est plutôt celle d'un contrôle déO}ocratique à exercer sur indissociablement concept et image, ou plutôt antérieure à la dis-
1!i:n les contrôleurs des frontières, c'est-à-dire les Etats ou les institutions
,a_11 tinction même du concept et de l'image (faudra-t-il la dire « euro-
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1 supra-nationales elles-mêmes. Elle dépend entièrement de la question
de savoir si ceux qui sont d'un côté et de l'autre trouveront finalement
p~enne » ?), c'est donc toujours affronter d'une certaine façon l'im-
1:,îi1,
1Jlt ·.possible, la limite d'une détermination par elle-même, d'une
·1i~
11:11
des intérêts et un langage commun (donc des idéaux communs) . . Selbstbestimmungde la pensée, c'est essayer de penser la ligne sur
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,l" i
Mais elle dépend aussi de la question de savoir qui se rencontrera
·1 1:1·:_
: sur ces lieux invivables que sont les différentes frontières. Or pour
%~ se rencontrer il faut le plus souvent des interprètes, des médiateurs.
·i~ C, . 1. Commun ication présentée au Colloque: L'idée d'Europe et la philosophie,
lt, Si désespérante que soit aujourd'hui leur expérience, il me semble " Association des professeurs de philosophie de l'Académie de Poitiers, Poitiers, 2-
,,,
1ti
.1 ·1
;';·
que les défenseurs du droit d'asile sont justement une partie de ces
médiateurs .
, }Pdécembre 1993, publicat ion des Actes du Colloque, CRDP de Poitou-Char entes,
c Poitiers, 1995.

1;' 381
1Ili!i
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1
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i
1
La crainte des masses

laquelle nouspensons,la condition de possibilité ou l' « art caché » des


découpages et des schématismes.
En quoi cette tâche serait-elle plus aisée aujourd 'hui qu'hier ? Plus
Les frontières de l'Europe

ralement à propos de tout ce que le vieux Kant aurait appelé des


amphibologies de la réflexion.
1
Dans une telle conjoncture il faut essayer de penser ce qui est
'il
1;1 '
1
aisée, peut-être non, mais plus incontournable, oui, en ceci que nous difficile à imaginer. Mais il peut être aussi fructueux de travailler
1
111 1 vivons une conjoncture de vacillation des frontières, de leur tracé et l'imagination elle-même, d'explorer ses possibilités de variation. Le
I~!1 de leur fonction, qui est en même temps la vacillation de la notion psychanalyste André Green dans un beau livre récent 1, a ~crit : « On
·11.1 1
1~
p
!t! : l
même de frontière, devenue particulièrement équivoque. Cette vacil- peut être citoyen ou apatride, mais il est difficile d'imaginer qu'on
lation affecte notre conscience même d'une identité européenne , parce est une frontière.» N'est-ce pas cependant ce qu'autour de nous
,,~ !i que l'Europe est le point du monde d'où sont parties, d'où ont été beaucoup d'individus, de groupes, de territoires, doivent bien tenter
~: Ili
~' !
tracées partout dans le monde . les lignes frontalières, parce qu'elle d'imaginer, puisque c'est justement ce qu'ils vivent , ce qui affecte
. I'.
·1i
1' est la terre natale de la représentation même de la frontière, comme au plus près leur «être» en tant qu'il n'est ni ceci ni cela? C'est
,1 .1 cette «chose» sensible et suprasensible qui doit être ou ne pas être, peut-être ce que toute l'Europe, et pas seulement ses « marges », ses
li 1
1 ! être ici ou là, un peu au-delà (jenseits) ou un peu en deçà (diesseits) «marches» ou ses« banlieues», doit aujourd'hui imaginer puisqu'elle
1, ! de sa position idéale, mais toujours quelque part (ici encore, il y en fait quotidiennement l'expérience - alors que la plupart des
aurait lieu d'amorcer une réflexion de la pensée sur elle-même, et parties, des nations, des régions qui la constituent avaient pris
i.1 ' de s'interroger sur le rapport intime ·entre la représentation de la l'habitude de considérer qu'elles avaient des frontières, plus ou moins
11 1
frontière, lieu où se jouent bien souvent la vie et la mort) et l'idée « sûres et reconnues», mais non pas sans doute qu'elles étaient une
,!il1 d'un «passage» univoque entre la vie et la mort, « aùtre de la vie» frontière.
et « autre vie », qui a commandé toute la théologie et la morale , J'esquisserai cette variation autour de trois aspects du problème
1
«européennes» ... à ceci près qu'elle a d'abord été pensée sous la (en quelque sorte le «réel», le «symbolique» et l'« imaginaire» de
1
for1:1edont nous sommes les héritiers par les « Égyptiens ») 1 • . Ja frontière) : 1. la vacillation actuelle des frontières, 2. l'intériorité
1
A cette constatation d'une incertitude de la représentation même et-l'idéalité des frontières, enfin 3. le conflit ou le recouvrement des
1.111 ! des frontières ne contredit pas, bien entendu, l'insistance (qui peut- ·«cultures», autour de ce que, reprenant un vieil archétype, je pro-
111
être violente ou pacifique) sur l'indépassable ou sur la sacralité des . poserai d'appeler le point triple européen.
~I frontières - peut-être même l' explique-t-elle 2 • La conjoncture que
nous vivons en Europe - de l'Atlantique à l'Oural, à moins que ce , 1. - Que les frontières vacillent est un fait d'expérience: et d'abord
l
11 ne soit au fleuve Amour, et du Cap Nord au Bosphore, à moins / dies ne sont plus aux frontières, en ce lieu institutionnel, matéria-
. que ce ne soit au Golfe Persique, partout où règne la représentation )i s~ble sur le terrain, inscriptible sur la carte, où cesseune souveraineté
Ili 1
de la frontière comme particularisation et partition de l'universel - } êi: en commenceune autre où les individus changent d'obligations en
1 ~i
l, opère un brutal court-circuit des dimensions empiriques et des dimen-
sions transcendantales de la notion de frontière. Elle fait de questions
·? même temps que de devises, où s'effectuent en temps de paix les
/ fontrôles douaniers, les vérifications d'identité, les acquittements de
administratives et diplomatiques, politiques et policières, des ques- :/ clroits et de péages, où convergent en temps de guerre les populations
i 111 [ i
tions immédiatement philosophiques, elle confère une portée pratique ) armées venues défendre la patrie en attaquant l'expansionnismeadverse.
1!t'I à des décisions spéculatives · à propos de ce que signifie définir un _,Ne discutons pas sur le point de savoir si cette forme d'institution
1

1'
ilJ'1111 «intérieur» et un «extérieur», un «ici» et un «ailleurs», et géné- < 'clela frontière est ancienne ou récente, universelle ou particulière.
i. Ll1/! :; Oµ plutôt rappelons qu'elle est le résultat d'une longue gestation,
nt /{d'üne série de choix dont aucun n'était nécessaire, mais qui se sont
, 1,1
i,1 ,.i.
'.i'1"1' l. Cf l'article d 'Yvette Concy : Frontières de vie, frontières de mort, Raison ;}~ônimandés
(:,
les uns les autres, et qui coïncident avec l'universalisation
[11 , présente, n° 85, Paris, Nouvelles éditions rationalistes.
i 'il'!
1
1:_1:1.1 2. « La réhabilitation de la frontière est aujourd 'h ui la condition de toute poli-
tique, comme elle est la condition de tout échange vrai » (Philippe Seguin, « La ,):'- 'L ·André Green, La folie privée. Psychanalyse des cas-limites, Éd. Gallimard,
1·,t.ii1
république et l'exception française», Philosophie politique , n° 4, 1993) . ,ffl:ltis·, 1990, p. 107 .
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les uns les autres, et qui coïncident avec l'universalisation
[11 , présente, n° 85, Paris, Nouvelles éditions rationalistes.
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t1
La crainte des masses Les frontières de l'Europe

Ili jji
de cette forme d'État très particulière, ongmaire d'Europe, qu'est définitivement échappé au ressort principal des États nationaux, sans
11:

l'État national. Et contentons-nous ici de constater que cette insti- être pour autant pris en compte par des appareils qu'on puisse dire
1

\ mondiaux.
1, !1 tution, aujourd'hui, se défait irréversiblement.
1!
Ce n'est pas, pour ce qui nous concerne, avec l'entrée en vigueur Il vient de ce que la hiérarchie des idiomes dans lesquels s' ef-
d1 du Traité de Maastricht, ou l'application annoncée de la Convention fectuent la formation des individus et la reconnaissance culturelle
!J li des groupes, et par conséquent l'évolution même des langues, hié-
111
11
de Schengen, que cette situation a commencé. Le mal vient de plus
11
rarchie qui a toujours combiné les trois niveaux du national, du
1, loin. dialectal (ou du «vernaculaire», qu'il soit socialement ou régiona-
11
. ,,1 Il vient d'une mutation des moyens de communication interna-
tionaux, qui a relativisé les fonctions du port et du poste frontière, lement défini) et du trans-national (aisément baptisé : universel) 1, a
"111 ,, en revalorisant par contraste les contrôles intérieurs, en créant, au tendanciellement inversé ses rapports de forces.
Il vient de ce que la possibilité de concentreren un même lieu
l!rI il, centre de chaque territoire dès zonès dè transit et de transition, des
(«capitale», «métropole») l'exercice du pouvoir politique, la prise
il ! populations « en instance » d'entrée ou de sortie (parfois sur plusieurs
années, parfois de façon périodiquement répétée), engagées indivi- des décisions économiques, la production des modèles esthétiques, a
duellement ou collectivement dans un processus de négociation de définitivement disparu.
1 \ leur présence et de leur mode de présence (c'est-à-dire de leurs droits Et pour finir (mais pour finir seulement) il vient en effet de ce
politiq1;1es,économiques, culturels, religieux, etc.) avec un ou plu- que, à ces différents processus de « mondialisation du monde» (ce
\:
.!,
\
. que les Anglo-Saxons appellent Globalization),une partie des nations
;
i
sieurs Etats. européennes ou plutôt de leurs classes dirigeantes a tenté de
! Il vient de ce que la vitesse des ordres de vente ou d'achat, de
conversion monétaire, qui s'exécutent « en temps réel» (voire en répliquer en amorçant un transfert des institutions à l'échelon
intégrant dans l'imaginaire des ordinateurs les « anticipations ration- supra-national : processus dont la signification même (le statut
i nelles» du comportement des agents publics et privés), a dépassé juridico-politique, la valeur qu'il confère à l'idée de communauté)
les possibilités de contrôle par des administrations (pour ne rien dire côntinue et continuera probablement de les diviser sur l'union, pour
1
une période imprévisible.
du contrôle par des citoyens).
1I, Il vient de ce que l'appropriation des facteurs «naturels» (ou , i'. :Ainsi les frontières vacillent. Cela veut dire qu'elles ne sont plus
naturels-culturels) « communs à l'espèce humaine » par des in9ividus focalisables de façon univoque . . Cela veut dire aussi qu'elles ne
1\ pérmettent plus de superposer l'ensemble des fonctions de souverai-
i i ou des groupes eux-mêmes contrôlés et appropriés par des Etats, a
lI 1' rencontré ses limites : on n'arrête pas aux frontières le nuage de ::N~té, d'administration, de contrôle culturel, de taxation, etc., et par
Tchernobyl, pas plus que le virus du Sida, en dépit du contrôle Çonséquent de conférer au territoire, ou mieux : au couple du territoire
renforcé qu'on peut rêver d'instaurer sur ses porteurs, c'est-à-dire {~t·de la population, une signification à la fois englobante et univoque
virtuellement sur nous tous. On n'arrête pas davantage les images ':·Ae présupposé de tous les autres rapports sociaux 2 • Cela veut dire
de la CNN, même en réglementant la vente des paraboles : tout au /épJ:orequ'elles ne fonctionnent pas de la même façon pour les
plus peut-on essayer de leur en superposer d'autres, d'instaurer le ( <f,cboses » et les « personnes » - ne parlons pas de ce qui n'est ni
\ phose ni personne: les virus, les informations, les idées-, et par
« zapping » mondial.
Il vient de ce que les moyens de la guerre moderne ne fra.nchissent
plus à proprement parler les frontières (souvenons-nous de ces for- \.:.;,L On lira dans Ferdinand Brunot, Histoire de la langtte française, tome VIII,
mules et de ces images archéologiques : la « violation de la neutralité <Librairie Armand Colin, Paris, 1935, l'histoire complète de cet événement décisif
belge», le « renversement des poteaux-frontières»), mais virtuelle- :(•
pour les représentations de l'universalisme et du particularisme dans l'élément de
)a langue : la proclamation par l'Académie de Berlin en 1784 de « l'universalité de
ment (et actuellement, comme l'a prouvé la Guerre du Golfe) les Jà langue française». ,
surplombent, c'est-à-dire les annulent. ?!'~· Ce que, dans Mille platea11x, Ed. de Minuit, Paris, 1980, Deleuze et Guattari
Il vient de ce que la lutte des classes, comme on disait naguère, 'JWa1eritdécrit naguère, de façon mi-réaliste mi-fantasmée, comme l'entrée dans l'ère
ou la gestion des phénomènes d'inégalité et d'exclusion comme on '?ès <<flux déterritorialisés », dans une nouvelle ère de « nomadisation », qui peut
!!tte une nomadisation mr place.
dit aujourd'hui, celle des flux de populations active et inactive a

384 385
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La crainte des masses Les frontières de l'Europe

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Il vient de ce que la possibilité de concentreren un même lieu
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intégrant dans l'imaginaire des ordinateurs les « anticipations ration- supra-national : processus dont la signification même (le statut
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une période imprévisible.
du contrôle par des citoyens).
1I, Il vient de ce que l'appropriation des facteurs «naturels» (ou , i'. :Ainsi les frontières vacillent. Cela veut dire qu'elles ne sont plus
naturels-culturels) « communs à l'espèce humaine » par des in9ividus focalisables de façon univoque . . Cela veut dire aussi qu'elles ne
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lI 1' rencontré ses limites : on n'arrête pas aux frontières le nuage de ::N~té, d'administration, de contrôle culturel, de taxation, etc., et par
Tchernobyl, pas plus que le virus du Sida, en dépit du contrôle Çonséquent de conférer au territoire, ou mieux : au couple du territoire
renforcé qu'on peut rêver d'instaurer sur ses porteurs, c'est-à-dire {~t·de la population, une signification à la fois englobante et univoque
virtuellement sur nous tous. On n'arrête pas davantage les images ':·Ae présupposé de tous les autres rapports sociaux 2 • Cela veut dire
de la CNN, même en réglementant la vente des paraboles : tout au /épJ:orequ'elles ne fonctionnent pas de la même façon pour les
plus peut-on essayer de leur en superposer d'autres, d'instaurer le ( <f,cboses » et les « personnes » - ne parlons pas de ce qui n'est ni
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« zapping » mondial.
Il vient de ce que les moyens de la guerre moderne ne fra.nchissent
plus à proprement parler les frontières (souvenons-nous de ces for- \.:.;,L On lira dans Ferdinand Brunot, Histoire de la langtte française, tome VIII,
mules et de ces images archéologiques : la « violation de la neutralité <Librairie Armand Colin, Paris, 1935, l'histoire complète de cet événement décisif
belge», le « renversement des poteaux-frontières»), mais virtuelle- :(•
pour les représentations de l'universalisme et du particularisme dans l'élément de
)a langue : la proclamation par l'Académie de Berlin en 1784 de « l'universalité de
ment (et actuellement, comme l'a prouvé la Guerre du Golfe) les Jà langue française». ,
surplombent, c'est-à-dire les annulent. ?!'~· Ce que, dans Mille platea11x, Ed. de Minuit, Paris, 1980, Deleuze et Guattari
Il vient de ce que la lutte des classes, comme on disait naguère, 'JWa1eritdécrit naguère, de façon mi-réaliste mi-fantasmée, comme l'entrée dans l'ère
ou la gestion des phénomènes d'inégalité et d'exclusion comme on '?ès <<flux déterritorialisés », dans une nouvelle ère de « nomadisation », qui peut
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dit aujourd'hui, celle des flux de populations active et inactive a

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La crainte des masses
Les frontières de l'Europe
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,1, si, dans leur franchissement, ce sont les personnes qui transportent cernent acharné, et notamment de leur fonction sécuritaire. Mais cela
veut dire aussi - irréversiblement - que les frontières ont cessé de
1,::
P: M
1
'i !;i
et font voyager les choses, ou les choses qui transportent et font
voyager les personnnes : ce qu'on pourrait appeler en général la
question empirico-transcendantale des bagages. Cela veut dire enfin 1 marquerles limites où s'arrête la politique parce que cesse la commu-
nauté (qu'on la pense en termes de contrat ou d'origine n'ayant ici,


:/1\i à vrai dire, qu'une importance relative : le résultat pratique est le
qu 'elles ne fonctionnent pas de la mêmefaçon, «également», pour
1 même), où la politique ne peut se continuer que « par d'autres
111!
1:,;c
toutes les « personnes », et notamment pour celles qui sont originaires ,~
moyens» que les siens propres (comme disait Clausewitz). Cela veut
de différentes parties du monde, qui (cela revient largement au
:/[i dire en effet que les frontières ne sont plus le bord du politique,

f
.
même) n'ont pas le même statut social, le même rapport à l'appro-
·l/!f! priation et à l'échange des idi0:rnes_1 : différenciation proprement
_'i_.·
mais en sont bel et bien devenus - serait-ce par le biais de la police :
toute police des frontières est aujourd'hui un organe de sécurité
'11[
' ..

sociale qui, d'ores et déjà, désagrège puissamment l'équation moderne,


,,:r
'.· 1-
•.
:·."..
fondamentalement « frontalière» (douanière, identitaire) 2, de la
~
intérieure - des objets,disons plus exactement des chosesdans l'espace
même du politique .
~
1,11:
...
1 1•J. citoyennetéet de la nationalité, et par conséquent transforme irréver-
' lf.,1
siblement la notion même de peuple, Volk, narod, umran et açabiyya,
l'/l.l etc. Car cette équation suppose que puisse être maintenue au moins
2. - Cette situation nous donne alors les moyens de nous retourner
vers le passé de la frontière, et de corriger une représentation qui
j 11
!/:L
! 1hi
• 1 ·':•
comme une fiction de droit - mais tout droit est fictif, ou fictionnel
- l'égalité des citoyennetés en tant qu'égalité des nationalités 3 •
semble naturelle, mais qui n'en est pas moins manifestement fausse,
en tout cas trop simple : celle qui faisait de la frontière la simple
Les frontières vacillent : cela ne veut pas dire qu 'elles disparaissent. limite entre deux entités territoriales , semblables mais indépendantes

ilj
Moins que jamais le monde actuel est un monde « sans frontières». l'une de l'autre . La mondialistation actuelle aboutit certes à ce qu'on
Cela veut dire au contraire qu'elles se multiplient et se démultiplient pourrait appeler une sous-détermination de la frontière, un affaiblis-
dans leur localisation et dans leur fonction, qu 'elles se distendent ou sement de son identité. Elle n'en est pas moins évidemment travaillée
se dédoublent, devenant des zones, des régions, des pays frontières, par le souvenir proche, la rémanence insistante de la figure inverse :
1i /,(~l
111i dans lesquels on séjourne et l'on vit . C'est le rapport entre la celle de la surdétermination des frontières. Je veux désigner par là
!.! r•
tt f1 «frontière» et le «territoire» qui s'inverse. Cela veut dire qu'elles le fait que, du moins en Europe(mais ce modèle est celui que « nous »
1:!
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\~~ font l'objet d 'une revendication et d'une contestation, d 'un renfor- avons proposé et imposé au monde entier, à travers la conquête et
,• r.w,i la colonisation, puis la décolonisation et l'établissement de la « société
1
/i,l 1. Puis-je évoquer un souvenir personnel? Je pris conscience de cette question des nations»), les frontières d'État entendues également comme des
l,H! le jour où , après que nous eûmes parta_gé la bière et le chocolat, un vieux pêcheur frontières de culture et d 'identité au moins fictive, ont toujours été
;! :jfl ind ien des bords du lac de Patzcuaro (Etat de Michoacan, au Mexique ) m'expliqu a
dans un parfait espagnol (j'appelle ainsi celui que je comprends sans difficulté) qu 'il
immédiatement dotées d 'une signification mondiale.Elles n'ont jamais
avait découvert, après coup, pourqu oi ses tentatives d 'émigrer aux USA avaient servi seulement à séparer des particularités, mais toujours en même
r /1;1
~ toujours échoué : c'est que, me dit-il, dans la langue tarasca (sa langue maternelle) , temps, pour pouvoir remplir cette fonction « locale» , à « partager le
'1/:er
« il manque une lettre », hacef a/ta tma letra, entiendes amigo... Et cette lettre perdue monde», à le configurer, à lui donner une figure représentable dans
depuis toujours ne se retrouve jamais. Or c'est justement celle qu'il faudrait avoir la modalité du partage , de la distribution et de l'attribution des
f if,
i1' à sa disposit ion pour passer la frontière du N ord . Mais cette situation n'est pas
régions de l'espace. Disons mieux : de la distribution historique des
::riJ!. réciproque : car jamais de sa vie le tourist e gringo ne retrouvera la lettre qui manqu e
en anglais, ou en français, ou en allemand , et cependant il franchira la frontière régions de l'espace, qui soit comme la projection instantanée des
!ilii( routes les fois qu 'il voudra pour aussi longtemps qu 'il voudr a, au point qu'elle
perdra singulièrement de sa matérialité .
progrès et des procès de son histoire . Toute carte en ce sens est
toujours une carte du monde, car elle représente une « partie du
i1.
1111.1.
J :;,
·.
2. Cf le livre de Gérard Noirie! : La Tyrannie dtt national. Le droit d'asile en
monde» , elle projette localement l'universitas qui est omnitudo
Europe 1793-1993, Éd . Calm ann-Lévy, 1991. compartiumabsoluta 1•
tt'/ c' 3. Sur la citoyenneté comm e statut dans l'espace « international » actuel, cf mon
i~ f:r essai « L'Europe des citoyens », in Les étrangers dans la cité. Expériences ettropfennes,
1111:.•• sous la direction de O . Le Cour Grandmaison et C. Wihtol de Wenden , Ed. La
: · l. Kant , De mtmdi sensibilis atq11eintelligibilis Jonna et principiis (« Dissertation
llli )j Découverte, Paris, 1993. de 1770 »), Section 1, § 2, m.

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La crainte des masses
Les frontières de l'Europe
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lii conséquent reposent de façon parfois violente la question de savoir
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,1, si, dans leur franchissement, ce sont les personnes qui transportent cernent acharné, et notamment de leur fonction sécuritaire. Mais cela
veut dire aussi - irréversiblement - que les frontières ont cessé de
1,::
P: M
1
'i !;i
et font voyager les choses, ou les choses qui transportent et font
voyager les personnnes : ce qu'on pourrait appeler en général la
question empirico-transcendantale des bagages. Cela veut dire enfin 1 marquerles limites où s'arrête la politique parce que cesse la commu-
nauté (qu'on la pense en termes de contrat ou d'origine n'ayant ici,


:/1\i à vrai dire, qu'une importance relative : le résultat pratique est le
qu 'elles ne fonctionnent pas de la mêmefaçon, «également», pour
1 même), où la politique ne peut se continuer que « par d'autres
111!
1:,;c
toutes les « personnes », et notamment pour celles qui sont originaires ,~
moyens» que les siens propres (comme disait Clausewitz). Cela veut
de différentes parties du monde, qui (cela revient largement au
:/[i dire en effet que les frontières ne sont plus le bord du politique,

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.
même) n'ont pas le même statut social, le même rapport à l'appro-
·l/!f! priation et à l'échange des idi0:rnes_1 : différenciation proprement
_'i_.·
mais en sont bel et bien devenus - serait-ce par le biais de la police :
toute police des frontières est aujourd'hui un organe de sécurité
'11[
' ..

sociale qui, d'ores et déjà, désagrège puissamment l'équation moderne,


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fondamentalement « frontalière» (douanière, identitaire) 2, de la
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intérieure - des objets,disons plus exactement des chosesdans l'espace
même du politique .
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1,11:
...
1 1•J. citoyennetéet de la nationalité, et par conséquent transforme irréver-
' lf.,1
siblement la notion même de peuple, Volk, narod, umran et açabiyya,
l'/l.l etc. Car cette équation suppose que puisse être maintenue au moins
2. - Cette situation nous donne alors les moyens de nous retourner
vers le passé de la frontière, et de corriger une représentation qui
j 11
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• 1 ·':•
comme une fiction de droit - mais tout droit est fictif, ou fictionnel
- l'égalité des citoyennetés en tant qu'égalité des nationalités 3 •
semble naturelle, mais qui n'en est pas moins manifestement fausse,
en tout cas trop simple : celle qui faisait de la frontière la simple
Les frontières vacillent : cela ne veut pas dire qu 'elles disparaissent. limite entre deux entités territoriales , semblables mais indépendantes

ilj
Moins que jamais le monde actuel est un monde « sans frontières». l'une de l'autre . La mondialistation actuelle aboutit certes à ce qu'on
Cela veut dire au contraire qu'elles se multiplient et se démultiplient pourrait appeler une sous-détermination de la frontière, un affaiblis-
dans leur localisation et dans leur fonction, qu 'elles se distendent ou sement de son identité. Elle n'en est pas moins évidemment travaillée
se dédoublent, devenant des zones, des régions, des pays frontières, par le souvenir proche, la rémanence insistante de la figure inverse :
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,• r.w,i la colonisation, puis la décolonisation et l'établissement de la « société
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/i,l 1. Puis-je évoquer un souvenir personnel? Je pris conscience de cette question des nations»), les frontières d'État entendues également comme des
l,H! le jour où , après que nous eûmes parta_gé la bière et le chocolat, un vieux pêcheur frontières de culture et d 'identité au moins fictive, ont toujours été
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dans un parfait espagnol (j'appelle ainsi celui que je comprends sans difficulté) qu 'il
immédiatement dotées d 'une signification mondiale.Elles n'ont jamais
avait découvert, après coup, pourqu oi ses tentatives d 'émigrer aux USA avaient servi seulement à séparer des particularités, mais toujours en même
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depuis toujours ne se retrouve jamais. Or c'est justement celle qu'il faudrait avoir la modalité du partage , de la distribution et de l'attribution des
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i1' à sa disposit ion pour passer la frontière du N ord . Mais cette situation n'est pas
régions de l'espace. Disons mieux : de la distribution historique des
::riJ!. réciproque : car jamais de sa vie le tourist e gringo ne retrouvera la lettre qui manqu e
en anglais, ou en français, ou en allemand , et cependant il franchira la frontière régions de l'espace, qui soit comme la projection instantanée des
!ilii( routes les fois qu 'il voudra pour aussi longtemps qu 'il voudr a, au point qu'elle
perdra singulièrement de sa matérialité .
progrès et des procès de son histoire . Toute carte en ce sens est
toujours une carte du monde, car elle représente une « partie du
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2. Cf le livre de Gérard Noirie! : La Tyrannie dtt national. Le droit d'asile en
monde» , elle projette localement l'universitas qui est omnitudo
Europe 1793-1993, Éd . Calm ann-Lévy, 1991. compartiumabsoluta 1•
tt'/ c' 3. Sur la citoyenneté comm e statut dans l'espace « international » actuel, cf mon
i~ f:r essai « L'Europe des citoyens », in Les étrangers dans la cité. Expériences ettropfennes,
1111:.•• sous la direction de O . Le Cour Grandmaison et C. Wihtol de Wenden , Ed. La
: · l. Kant , De mtmdi sensibilis atq11eintelligibilis Jonna et principiis (« Dissertation
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,i La crainte des masses Les frontières de l'Europe
' lH:il
''1 Il faudrait avoir ici le temps d'illustrer cette thèse par des exemples pensées comme le support de l'universel, si elles n'étaient pas ima-
1
1
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,,, successifs, de s'attarder sur les figures successives de la surdétermi-
1
· 1,1 ginées comme le point où sont en jeu les « conceptions du monde »,
j[:
nation symbolique des frontières, qui se présente ici comme la portée donc aussi les conceptions de l'homme : le point où il faut choisir,
·I immédiatement mondiale du moindre détour de frontière. Il faudrait et se choisir.
l!i en énumérer les noms théologico-politiques, depuis le premier partage Mais le terme de conception est beaucoup trop vague. Ou plus
!: ·1
I'·
,1
du monde opéré par le Pape Alexandre VI entre les Espagnols et exactement il est redoutablement équivoque, car il recouvre, selon
les Portugais au Traité de Tordesillas (1494) 1, aussitôt contesté par les besoins, tantôt la notion de différenceculturelle.(qu'il s'agisse, de
''(·· J!i
J!j d'autres (Anglais, Français...), jusqu'à ses modernes répliques: le rites, de mœurs, de traditions), notion fondamentalement imaginaire
,; 1 1;:
,, !· partage de l'Afrique à la Conférence de Berlin (1895), ou le partage puisque le ressort de sa définition est la perception des « ressem-
·JI de Yalta. Il faudrait montrer . - en_reprenant cette fois Braudel, et blances» et des «dissemblances», le principe de voisinage et d'éloi-
11 1 !I Wallerstein - comment le partage du monde entre les Européens ou gnement, tantôt la notion d 'une différencesymbolique,à laquelle pour
les quasi-Européens a toujours été la condition de la stabilisation,
if:
•' I illi me faire comprendre je réserverai le nom de différence de civilisation :

l
au moins relative, des frontières qui, en Europe même, les séparaient différence qui ne porte pas sur la ressemblance mais sur le conciliable
:: ' il,1 les uns des autres, et formaient la condition de leur «équilibre». Et et l'inconciliable, le compatible et !'.incompatible.
toujours il faudrait remarquer la même figure: celle d'une division Chacun sent bien, pour ne prendre qu'un exemple emprunté à
: ,11 binaire de l'espace mondial (de la « sphère » ou du « tout ») qui se
. ·11 l'actualité immédiate, que lorsque des Français (mais certainement
!, h trouve dérangée non pas tant par les fluctuations du rapport de forces pas tous) se récrient avec indignation devant la condamnation à une
[ 1.11
entre les camps que par l'intervention d'un tiers, qui peut se mani- peine dite« illimitée» de deux enfants meurtriers en Angleterre (dont
1
i ' 1 fester comme agression, ou comme résistance, ou comme simple il n'est pas certain pour autant qu'elle fasse l'unanimité parmi les
présence passive, invalidant le partage. Il faudrait faire l'histoire des Anglais), dans le moment même où notre propre ministre de la
,1 111 successifs « Tiers-Mondes » - avant même l'invention de l'expression Justice se fait, ou croit se faire, l'interprète de l'opinion publique en
1
- et voir comment, à chaque fois, ils ont brouillé la question locale réclamant l'institution d'une « perpétuité réelle» pour les assassins
i1 !!'
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,,-
i 11
, du partage du monde parce qu'ils en brouillaient, idéologiquement et les violeurs d'enfants, ce n'est pas de différence culturelle qu'il
autant que stratégiquement, la représentation globale. Mais surtout

IIl
l I il il faudrait montrer qu'une telle surdétermination n'est jamais - si
s'agit, mais d'un trait symbolique ou trait de civilisation, portant
sur la façon même dont Jes sujets se rapportent à l'enfance et à l'âge
décisif que soit cet aspect - une simple question de pouvoir extérieur,
.1 1 il de rapports de forces et de répartition des populations entre les États,
adulte, à l'innocence et à la perversion, à la relation du fait et de
l'intention, de la responsabilité et de l'irresponsabilité dans la défi-
mais toujours aussi, ainsi que l'a justement souligné Derrida, une nition du crime. Chacun comprend donc que de telles différences
Ill question d'idéalités : question spirituelle, donc, ou mieux, question ont peu ou rien à voir avec la « distance culturelle», ou plutôt
'11 11 lii
symbolique . qu'elles sont probablement d'autant plus accusées que la proximité
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, !' J!
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Les frontières nationales ne sauraient fixer (ou tenter de fixer) des
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1
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"
identités, elles ne sauraient marquer le seuil où se jouent la vie et la
mort (dans ce qu'on appelle en Europe le «patriotisme») 2, en bref
culturelle est plus grande, et qu'ainsi il est beaucoup plus difficile
d'imaginer une harmonisation des systèmes judiciaires anglais et
français que de résoudre la question de l'acceptation ou du rejet des
ll! pour reprendre la formulation décisive élaborée par Fichte dans les
ri: ~oulards dits islamiques portés par certaines petites filles dans les
~/1 Discoursà la Nation allemande de 1807, elles ne sauraient être des Ecoles de la République . Je risquerai même l'hypothèse qu'à cet
il:!
frontières intérieures(frontières intériorisées, frontières pour l' intério- égard toute fraction de l'Europe, si délimitée soit-elle, contient encore
lfI rité) si elles n'étaient pas idéalisées. Et elles ne seraient pas idéalisées,
: !~l
en fait ou en puissance, comme résultat de l'histoire et des choix
r:: subjectifs auxquels elle a donné lieu, la même diversité, .les mêmes
(i1
i ~!., 1. Cf Résis Debray, Christophe Colo,nb, le visiteur de l'ar,be, suivi des Traités de
clivages que le monde considéré dans son ensemble.
111:
i il~, Tordesillas, Ed. La Différence, Paris, 1991. Traditionnellement les traits différentiels de civilisation, en ce sens,
2. Cf Ernst Kantorowicz, Mourir pour la patrie et autres textes, présentation de ont été assignés par notre histoire et notre sociologie au domaine du
lï Pierre Legendre, PUF, Paris, 1985 . religieux.Il s'agit là, sans doute, d'une conséquence de l'identification
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au moins relative, des frontières qui, en Europe même, les séparaient différence qui ne porte pas sur la ressemblance mais sur le conciliable
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toujours il faudrait remarquer la même figure: celle d'une division Chacun sent bien, pour ne prendre qu'un exemple emprunté à
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[ 1.11
entre les camps que par l'intervention d'un tiers, qui peut se mani- peine dite« illimitée» de deux enfants meurtriers en Angleterre (dont
1
i ' 1 fester comme agression, ou comme résistance, ou comme simple il n'est pas certain pour autant qu'elle fasse l'unanimité parmi les
présence passive, invalidant le partage. Il faudrait faire l'histoire des Anglais), dans le moment même où notre propre ministre de la
,1 111 successifs « Tiers-Mondes » - avant même l'invention de l'expression Justice se fait, ou croit se faire, l'interprète de l'opinion publique en
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autant que stratégiquement, la représentation globale. Mais surtout

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l I il il faudrait montrer qu'une telle surdétermination n'est jamais - si
s'agit, mais d'un trait symbolique ou trait de civilisation, portant
sur la façon même dont Jes sujets se rapportent à l'enfance et à l'âge
décisif que soit cet aspect - une simple question de pouvoir extérieur,
.1 1 il de rapports de forces et de répartition des populations entre les États,
adulte, à l'innocence et à la perversion, à la relation du fait et de
l'intention, de la responsabilité et de l'irresponsabilité dans la défi-
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d'imaginer une harmonisation des systèmes judiciaires anglais et
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ll! pour reprendre la formulation décisive élaborée par Fichte dans les
ri: ~oulards dits islamiques portés par certaines petites filles dans les
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Les frontières de l'Europe
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~
I' Je crois qu'une idée de ce genre est à l'œuvre, par exemple, dans
~~ proprement européenne de la notion générale du symbolique avec le livre récent de Brague, Europe: la voie romaine1 - un de ceux
les idéalités religieuses, en d'autres termes du fait que les Maîtres-
~ qui, peut-être, survivront à l'actuelle surproduction d 'ouvrages his-
~ mots au nom desquels se fait l'interpellation des individus en sujets torico-philosophiques sur le thème de l'identité européenne. Brague
r'Il
.: sont en Europe, ou plus exactement dans l'aire méditerranéenne, des recherche la définition de l'identité européenne dans un jeu de
\11,
mots de la religion ou qui ont passé par la religion. Celui de patrie,
~ celui de loi en sont de bons exemples. C'est donc aussi une consé-
quence du fait que l'implantation (puis la crise) des hégémonies
clivages, de successives démarcations religieuses, qui auraient frac-
tionné entre l' Antiquité et nos jours l'espace proto-européen, circum-
jr,
t.1·i
méditerranéen: Orient .et Occident, Nord et Sud, chacun de ces axes
~ étatiques laïques, dont la forme d'universalité est avant tout juridico- étant susceptible de se répliquer lui-même une ou plusieurs fois. La
~ politique, ne succède pas simplement, de façon linéaire, à l'implan- « définiti~:m» de l' européanité à laquelle il parvient est du plus grand
n tation et à, la crise des hégémonies ou universalismes religieux. La intérêt. A bien des égards elle renoue, par delà d'autres téléologies,
li crise de l'Etat-nation a commencé aujourd'hui en Europe, sans fin avec le concept hégélien de l'historicité, c'est-à-dire du mouvement
~ prévisible, alors que la crise de la conscience religieuse n'est nullement
~ conflictuel qui projette chaque « principe » de civilisation hors de
~
~ achevée ou résolue. Cependant les mêmes précautions s'imposent à lui-même, vers une relève qui appellera sa propre relève, sans fin
~ propos de la notion de religion qu'à propos de la notion de frontière : prévisible. Elle caractérise la romanité-latinité-européanité non par

~~
nul ne sait ce qu'est la religion en général, ou plutôt nul ne peut une origine, non par une fondation, non par la fidélité à des racines
définir la différence entre un symbole religieux et un symbole profane authentiques qui lui seraient propres, mais par la traditio elle-même :
autrement que · par une référence tautologique à ce qui a été, de la trahison de l'héritage et sa transmission (qui en suppose la
~ proche en proche, identifié comme « religion » dans l'histoire euro- trahison), ce qu'il appelle la «secondarité». Les Européens, selon
~ péenne, et partout où l'histoire a été repensée à l'européenne. Brague, ne sont à proprement parler ni des «Juifs» ni des «Grecs»
~I'';1 3. _:_Admettons cependant une telle identification, au moins à
(grand dilemme pour lequel, de Renan à Matthew Arnold, tout le
XIX" siècle s'est enflammé), mais ils sont toujours encore des
titre d'hypothèse de travail provisoire. Alors la surdétermination
l~
\li
symbolique des frontières nous apparaîtra sous un jour nouveau. Que
~ les frontières soient toujours doubles, qu'elles ne puissent séparer des ~<
.républicain » par excellence, nouvel Empire romain) . Entre ces deux tracés, infi-

Iri
l..·,
\li
territoires particuliers qu'en structurant l'universalité du monde, et
que ce redoublement soit la condition même de leur intériorisation
nJ,ment proches en droit, infiniment éloignés en pratique (non parce que des milliers
·?.~kilomètres les séparent, mais parce que l'un renferme des citoyensfranfaÎJ, l'autre
P,"oùrl'essentiel des s11jets
franfais, dits « indigènes »), l'interstice, colorié de rose sur
jll
11! par les individus, donc de leur fonction constitutive d'identités, nous •ifos vieux planisphères, est la zone des missions,celle dans laquelle le recrutement
M! pouvons le reformuler en disant que toute frontière instituée, ou · des soldats pour la défense de la métropole a pour contrepartie la diffusion d 'un
l.1
H revendiquée, ou fantasmée, doit être à la fois une frontière politique '' héritage sacré de civilisation: les Droits de l'Homme, la Langue française, la Laïcité
\ / .';1,niverselle... On comprend mieux, dès lors, les formes que peut prendre aujourd'hui
J: et une frontière religieuse en ce sens. Et inversement qu'il n'y a pas
11• fê combat contre« l'intégrisme» dans certaines écoles de la République, par exemple
\1:.
!.!" d'autre moyen de réaliser la frontière comme séparation absolue, que . des épisodes qui peuvent sembler disproportionnés comme la mobilisation unanime
t de la représenter comme une frontière religieuse - y compris lorsque
cette religion est une religion laïque, sécularisée, religion de la langue,
:' des enseignants d'un collège contre l'admission dans l'école républicaine de quelques
: fillettes porteuses plus ou moins volontaires de « voiles islamiques », ou la résistance
1 · açharnée à l'octroi de « dispenses de gymnastique» qui, pour d'autres motifs, se
de l'école ou du principe constitutionnel • '( 1istribuent presque à la demande... C'est que la frontière intérieure est en jeu :
l'i<Empire» n'existe plus, mais son idée est toujours là, comme le fantôme de ses
«·sujets», avec leurs « superstitions» ou leurs « fanatismes ». Chacun des voiles qui
l . On se pose souvent la question de savoir en quoi consiste exactement le lien franchit la porte d'une école surmontée de la devise « Liberté Égalité Fraternité»
/1 interne, historiquement manifeste mais théoriquement énigmatique, entre la scola- est la preuve, non seulement que nous avons dû renoncer à l'Empire, ce qui est au
•1
,1 risation et la colonisationfrançaises, l'une et l'autre symbolisées par le nom de Jules /ortd secondaire, mais surtout nous en retirer sam avoir accomplila missionque nous
Ferry. Je crois que ce lien passe par l'institution religieuse de la frontière. La frontière ( fr ciyions devoir y remplir : libérer tous les peuples de leur ignorance et de leur
1i de la nationfrançaise, indissolublement idéale et réelle, est au XIX• siècle une frontière ·. intolérance, enseigner à tous la religion laïque à la française.
;~ double: tracé « européen » (l'hexagone, les « frontières naturelles » .du Rhin, des
Alpes et des Pyrénées), tracé « mondial » (les limites de l'Empire français, empire
1. Rémi Brague, E11rope:la voie romaine, Éd. Critérion, Paris, 1992.
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390
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Les frontières de l'Europe
1i1,li La crainte des masses
11:
~
I' Je crois qu'une idée de ce genre est à l'œuvre, par exemple, dans
~~ proprement européenne de la notion générale du symbolique avec le livre récent de Brague, Europe: la voie romaine1 - un de ceux
les idéalités religieuses, en d'autres termes du fait que les Maîtres-
~ qui, peut-être, survivront à l'actuelle surproduction d 'ouvrages his-
~ mots au nom desquels se fait l'interpellation des individus en sujets torico-philosophiques sur le thème de l'identité européenne. Brague
r'Il
.: sont en Europe, ou plus exactement dans l'aire méditerranéenne, des recherche la définition de l'identité européenne dans un jeu de
\11,
mots de la religion ou qui ont passé par la religion. Celui de patrie,
~ celui de loi en sont de bons exemples. C'est donc aussi une consé-
quence du fait que l'implantation (puis la crise) des hégémonies
clivages, de successives démarcations religieuses, qui auraient frac-
tionné entre l' Antiquité et nos jours l'espace proto-européen, circum-
jr,
t.1·i
méditerranéen: Orient .et Occident, Nord et Sud, chacun de ces axes
~ étatiques laïques, dont la forme d'universalité est avant tout juridico- étant susceptible de se répliquer lui-même une ou plusieurs fois. La
~ politique, ne succède pas simplement, de façon linéaire, à l'implan- « définiti~:m» de l' européanité à laquelle il parvient est du plus grand
n tation et à, la crise des hégémonies ou universalismes religieux. La intérêt. A bien des égards elle renoue, par delà d'autres téléologies,
li crise de l'Etat-nation a commencé aujourd'hui en Europe, sans fin avec le concept hégélien de l'historicité, c'est-à-dire du mouvement
~ prévisible, alors que la crise de la conscience religieuse n'est nullement
~ conflictuel qui projette chaque « principe » de civilisation hors de
~
~ achevée ou résolue. Cependant les mêmes précautions s'imposent à lui-même, vers une relève qui appellera sa propre relève, sans fin
~ propos de la notion de religion qu'à propos de la notion de frontière : prévisible. Elle caractérise la romanité-latinité-européanité non par

~~
nul ne sait ce qu'est la religion en général, ou plutôt nul ne peut une origine, non par une fondation, non par la fidélité à des racines
définir la différence entre un symbole religieux et un symbole profane authentiques qui lui seraient propres, mais par la traditio elle-même :
autrement que · par une référence tautologique à ce qui a été, de la trahison de l'héritage et sa transmission (qui en suppose la
~ proche en proche, identifié comme « religion » dans l'histoire euro- trahison), ce qu'il appelle la «secondarité». Les Européens, selon
~ péenne, et partout où l'histoire a été repensée à l'européenne. Brague, ne sont à proprement parler ni des «Juifs» ni des «Grecs»
~I'';1 3. _:_Admettons cependant une telle identification, au moins à
(grand dilemme pour lequel, de Renan à Matthew Arnold, tout le
XIX" siècle s'est enflammé), mais ils sont toujours encore des
titre d'hypothèse de travail provisoire. Alors la surdétermination
l~
\li
symbolique des frontières nous apparaîtra sous un jour nouveau. Que
~ les frontières soient toujours doubles, qu'elles ne puissent séparer des ~<
.républicain » par excellence, nouvel Empire romain) . Entre ces deux tracés, infi-

Iri
l..·,
\li
territoires particuliers qu'en structurant l'universalité du monde, et
que ce redoublement soit la condition même de leur intériorisation
nJ,ment proches en droit, infiniment éloignés en pratique (non parce que des milliers
·?.~kilomètres les séparent, mais parce que l'un renferme des citoyensfranfaÎJ, l'autre
P,"oùrl'essentiel des s11jets
franfais, dits « indigènes »), l'interstice, colorié de rose sur
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11! par les individus, donc de leur fonction constitutive d'identités, nous •ifos vieux planisphères, est la zone des missions,celle dans laquelle le recrutement
M! pouvons le reformuler en disant que toute frontière instituée, ou · des soldats pour la défense de la métropole a pour contrepartie la diffusion d 'un
l.1
H revendiquée, ou fantasmée, doit être à la fois une frontière politique '' héritage sacré de civilisation: les Droits de l'Homme, la Langue française, la Laïcité
\ / .';1,niverselle... On comprend mieux, dès lors, les formes que peut prendre aujourd'hui
J: et une frontière religieuse en ce sens. Et inversement qu'il n'y a pas
11• fê combat contre« l'intégrisme» dans certaines écoles de la République, par exemple
\1:.
!.!" d'autre moyen de réaliser la frontière comme séparation absolue, que . des épisodes qui peuvent sembler disproportionnés comme la mobilisation unanime
t de la représenter comme une frontière religieuse - y compris lorsque
cette religion est une religion laïque, sécularisée, religion de la langue,
:' des enseignants d'un collège contre l'admission dans l'école républicaine de quelques
: fillettes porteuses plus ou moins volontaires de « voiles islamiques », ou la résistance
1 · açharnée à l'octroi de « dispenses de gymnastique» qui, pour d'autres motifs, se
de l'école ou du principe constitutionnel • '( 1istribuent presque à la demande... C'est que la frontière intérieure est en jeu :
l'i<Empire» n'existe plus, mais son idée est toujours là, comme le fantôme de ses
«·sujets», avec leurs « superstitions» ou leurs « fanatismes ». Chacun des voiles qui
l . On se pose souvent la question de savoir en quoi consiste exactement le lien franchit la porte d'une école surmontée de la devise « Liberté Égalité Fraternité»
/1 interne, historiquement manifeste mais théoriquement énigmatique, entre la scola- est la preuve, non seulement que nous avons dû renoncer à l'Empire, ce qui est au
•1
,1 risation et la colonisationfrançaises, l'une et l'autre symbolisées par le nom de Jules /ortd secondaire, mais surtout nous en retirer sam avoir accomplila missionque nous
Ferry. Je crois que ce lien passe par l'institution religieuse de la frontière. La frontière ( fr ciyions devoir y remplir : libérer tous les peuples de leur ignorance et de leur
1i de la nationfrançaise, indissolublement idéale et réelle, est au XIX• siècle une frontière ·. intolérance, enseigner à tous la religion laïque à la française.
;~ double: tracé « européen » (l'hexagone, les « frontières naturelles » .du Rhin, des
Alpes et des Pyrénées), tracé « mondial » (les limites de l'Empire français, empire
1. Rémi Brague, E11rope:la voie romaine, Éd. Critérion, Paris, 1992.
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iii La crainte des masses Les frontières de l'Europe
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«Romains», parce qu 'ils héritent des Grecs et des Juifs (ou des cartographie qui a engendré la notion même de frontière, dans ses
t 1.. 11:
1._ 1_:1
.. Sémites) un logos qui ne leur appartient pas en propre, qu'ils ne différents usages). Elle commence avec le schéma d'inscription du
1
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1
1:r peuvent par conséquent s'approprier qu 'à la condition de le trans- TAU dans le cercle(« schéma en T/0 ») que les Grecs, et notamment
11
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11•
+
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11
former sans cesse et de le transmettre - voire, bien entendu, de Hérodote, opposèrent à la figure d'une terre et d'un océan concen-
j, ,!lr1:: l'imposer - par delà toute frontière préétablie. Disons à la limite : triques, et dans laquelle, plus tard, les chrétiens crurent voir la croix
1
t l·i!Ji! à la· condition de le perdre. du Christ, comme inscrite de façon prédestinée à la face même de
11:. 1 111!!\
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Cependant Brague, manifestement , croit à la latinité ou romanité la terre 1• Elle est toujours là dans le grand mythe romantique de la
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il!
entendue en ce sens, et il y croit pour des raisons proprement « triarchie européenne», selon le .titre du livre de Moses Hess, qui
If
1· ! l_'I! religieuses autant que « culturelles » : pour lui, le centre de l' orbis deviendra par exemple dans le marxisme le schème d'interprétation
Il I, est bien dans l' urbs, et plus précisément à la Loggia de la place
:1 li!i des « trois sources» (économie, politique, philosophie : Angleterre,
Saint-Pierre, d'où rayonne la splendeur de la vérité. C'est pourquoi, France, Allemagne). On peut y trouver une des figures privilégiées
I' jll après avoir tenté de ramener la notion de l'identité à un schéma de du jeu de miroir, par où la figure du monde se retrouve dans la
structure, comme tel formel, ou différentiel (ce qu'exprime la notion constitution de l'Europe, de façon qu'en retour l'universalité du
'i 111111 parfaitement universalisable de secondarité, dont les meilleurs exemples monde exhibe à chaque instant son européanité essentielle. On la
. 1r.·I
1 actuels sont sans doute procurés par l'Amérique du Nord et plus retrouve aussi, bien sûr, dans les trois empires du 1984 de G~orge
l 1111!
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1 1
encore par le Japon, double héritier infidèle des civilisations étrangères Orwell, que beaucoup imaginent aujourd'hui sous les traits des Etats-
.,1, 1 1! de la Chine et de l'Occident), il finit néanmoins par considérer que Unis, de l'Europe occidentale et du Japon ...
la structure de transmission et de trahison est spécifiquement attachée À cette figure traditionnelle - plus que traditionnelle : archéty-
1 1 ljl ,1
à un lieu, à un espace,bref qu'elle a son lieu historico-naturel d'un
côté du clivage Orient-Occident (savoir : en Occident) plutôt que de
pique, et en ce sens imprescriptible, mais non pas nécessairement
inaltérable, car elle peut bouger dans ses contours et dans son lieu
Il; 'I
./,
1 l'autre, d'un côté du clivage Nord-Sud (ou Chrétienté-Islam), savoir : d'application - je n'apporte qu'une variation légère, mais qui suffit
au Nord, sur le « bord chrétien» de la Méditerranée. Chez lui, je crois à remettre en mouvement la représentation des frontières :
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1,
comme chez tant d'autres, la pensée de la structure finit par répéter
·,. !
1
"li! une pensée de la substance.
je dis que l'Europe n'est pas faite et n'a jamais été durablement faite
. de régions séparées («empires», «camps», «nations»), mais de
1 li
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a: li·!
111
: Est-il si facile d 'échapper à une telle contrainte de répétition? Je
n'en suis pas sûr. Pour ma part, cependant, je préfère travailler et
)· nappes qui se recouvrent, et que sa spécificité est ce recouvrement
même : un Ouest, un Est, un Sud, pour fixer les idées. C'était déjà
1 1 !]!!
~, faire travailler directement un autre schéma de configuration du le cas du temps d'Hérodote, et il n'est pas indispensable d'adhérer
1
11
monde, qui me semble d'ailleurs sous-jacent à l'argumentation de à la totalité des hypothèses de Martin Bernai 2 pour supposer que
,.1
11
Brague lui-même. J'appelle ce schéma le point triple, ou le triple le point triple déterminé par la rencontre de la Méditerranée, du
111
. l 1111
point d'hérésie (au sens étymologique du mot hérésie, qui est aussi
·i 1 !i,1 '. Nil et du Tanaïs est plutôt une zone d'interpénétration des cultures
~i
~1
I Illi
1 ,t,.
bien le fond de son sens théologique, ou théologico-politique : choisir
un côté plutôt que l'autre dans l'ordre du symbolique, et donc
( <<germaniques», «sémitiques» et «égyptiennes» (ou « libyennes»)
1 1 •·•·qu'un tracé de ségrégation. A fortiori est-ce le cas aujourd'hui, alors
11! . If représenter l'erreur pour une vérité, et la vérité pour une erreur). Le ;: que, des empires européens ayant conquis la terre, puis ayant dû
temps manque, sans doute, pour en rapporter la longue généalogie 1 . s'en retirer officiellement, mais sans couper les ponts, c'est du monde
, i \!i Rappelons cependant que cette figure est constitutive de la représen-
tation même de l'Europe en tant que« partie du monde», comparable
ëntier que nous reviennent, comme un choc en retour, les discours,
les capitaux, les forces de travail - parfois les armes - de l'Europe.
!/~·.
i i, !
;!
à l'Afrique (ou Libye) et à l'Asie. Elle est donc à l'origine d'une

i1 [:I ' ' 1. Cf Christian Jacob,« Le contour et la limite. Pour une approche philosophique
11 ~i i.·
1. Pour quelques développements complémentaires, cf. ma contribution « Quelles
frontières de l'Europe?» au volume Penser l'Europe à ses frontières, Géophilosophie
·· des cartes g,éographiques », in Frontières et limites, sous la direction de Christian
'..Dèscamps, Ed. du Centre Pompidou , Paris, 1991. ·
il~I
1 ~i
l :;• \
de l'Europe /Carrefour des Littératures européennes de Strasbourg, Ed. de l'Aube,
La Tour d'Aigues, 1993, dont je reprends ici une partie.
: : 2. Martin Bernai, Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization,
'. llutgers University Press/Free Association Books, 1987 (trad . fr. PUF, 1996).
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Saint-Pierre, d'où rayonne la splendeur de la vérité. C'est pourquoi, France, Allemagne). On peut y trouver une des figures privilégiées
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structure, comme tel formel, ou différentiel (ce qu'exprime la notion constitution de l'Europe, de façon qu'en retour l'universalité du
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encore par le Japon, double héritier infidèle des civilisations étrangères Orwell, que beaucoup imaginent aujourd'hui sous les traits des Etats-
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la structure de transmission et de trahison est spécifiquement attachée À cette figure traditionnelle - plus que traditionnelle : archéty-
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comme chez tant d'autres, la pensée de la structure finit par répéter
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même : un Ouest, un Est, un Sud, pour fixer les idées. C'était déjà
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Brague lui-même. J'appelle ce schéma le point triple, ou le triple le point triple déterminé par la rencontre de la Méditerranée, du
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bien le fond de son sens théologique, ou théologico-politique : choisir
un côté plutôt que l'autre dans l'ordre du symbolique, et donc
( <<germaniques», «sémitiques» et «égyptiennes» (ou « libyennes»)
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11! . If représenter l'erreur pour une vérité, et la vérité pour une erreur). Le ;: que, des empires européens ayant conquis la terre, puis ayant dû
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tation même de l'Europe en tant que« partie du monde», comparable
ëntier que nous reviennent, comme un choc en retour, les discours,
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frontières de l'Europe?» au volume Penser l'Europe à ses frontières, Géophilosophie
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de l'Europe /Carrefour des Littératures européennes de Strasbourg, Ed. de l'Aube,
La Tour d'Aigues, 1993, dont je reprends ici une partie.
: : 2. Martin Bernai, Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization,
'. llutgers University Press/Free Association Books, 1987 (trad . fr. PUF, 1996).
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La crainte des masses Les frontières de l'Europe

Je vois quelques avantages à faire jouer et travailler des représen- coutes se sont constituées en travaillant et adaptant à leur contingence
tations de ce genre, plutôt que de les laisser agir en nous inaperçues, propre les schèmes européens du partage et de la frontière.
hors de toute conscience et de toute prise. C'est pourquoi toutes nous enseignent que l'Europe est partout
Le premier est de nous alerter quant aux significations qui sont à hors d'elle-même, et qu'en ce sens il n'y a plus d'Europe - ou qu'il
l' œuvre en tout tracé de frontières, par delà les déterminations y en aura de moins en moins. Mais sans que, dans cette dissémination
immédiates, apparemment factuelles, de la langue, de la religion, sans recours, il y ait jamais à perdre plus qu 'à gagner: non quant
des idéologies et des rapports de forces. Chacun sent bien que, dans à l'essence ou à la substance de l'Europe, mais quant à la capacité
le « partage », la « purification ethnique » de la Yougoslavie et de ce de penser et au projet de se gouverner qu'elle représenta aussi.
·:1
ij concentré de la Yougoslavie qu'est la Bosnie, ce sont une idée, une
J image, un fantasme de l'Europe q1:1-i produisent, sous nos yeux, leurs
effets de mort. Que c'est l'Europe qui s'y suicide en laissant se
Il
1
suicider en son nom ces fragments d'un même« peuple», dont toute
l'histoire n'est faite que du contrecoup de ses propres divisions.
Mais il faut dire plus: «Croates», «Serbes» et «Musulmans»
ne sont, à coup sûr, ni des nations ni des religions. Pour leur malheur
ils sont beaucoup plus : des incarnations volontaires ou involontaires
de traits de civilisation « inconciliables», de « principes », et ils sont
beaucoup moins : de simples solidarités claniques, resurgissant comme
l'ultime recours contre le ravage des identités politiques de la
«modernité». En réalité je ne vois qu'un seul nom qui leur convienne
exactement : ce sont des races (entendons par là : des racismes réci-
proques, comme les « Sémites » et les « Aryens » furent des « races »
en Europe). La Yougoslavie est un « point triple » des relations
raciales européennes. S'y joue, par conséquent, devant nous et par
nous, la question de savoir si un État, une nation, une démocratie,
une société se construisent par la dissociation ou par la combinaison,
par le recouvrement des composantes de toute culture« européenne»,
à l'échelle du continent comme à l'échelle de chacune de ses parties,
de ses projections locales.
Mais ce qui peut se lire, comme une trace lointaine et comme un
dilemme actuel, dans la grande Europe ou dans chaque petite Europe,
on peut aussi le retrouver, désormais, en mainte partie du monde.
C'est pourquoi je suggérerai qu'il y a aujourd'hui de par le monde
bien d'autres Europes que nous ne savons pas reconnaître. Nous
cherchons partout des images de nous-mêmes, narcissiquement, alors
qu 'il faudrait chercher des structures . Depuis que la dichotomie des
camps s'est effondrée de son succès même, c'est partout que resur-
gissent les points triples: les Est, les Sud, les Ouest ... En clair les
recouvrements culturels ou identitaires dans lesquels se joue la pos-
sibilité de construire aujomd'hui des singularités politiques. Chacune
de ces figures a certes sa propre histoire, sa propre dynamique. Mais

394
La crainte des masses Les frontières de l'Europe

Je vois quelques avantages à faire jouer et travailler des représen- coutes se sont constituées en travaillant et adaptant à leur contingence
tations de ce genre, plutôt que de les laisser agir en nous inaperçues, propre les schèmes européens du partage et de la frontière.
hors de toute conscience et de toute prise. C'est pourquoi toutes nous enseignent que l'Europe est partout
Le premier est de nous alerter quant aux significations qui sont à hors d'elle-même, et qu'en ce sens il n'y a plus d'Europe - ou qu'il
l' œuvre en tout tracé de frontières, par delà les déterminations y en aura de moins en moins. Mais sans que, dans cette dissémination
immédiates, apparemment factuelles, de la langue, de la religion, sans recours, il y ait jamais à perdre plus qu 'à gagner: non quant
des idéologies et des rapports de forces. Chacun sent bien que, dans à l'essence ou à la substance de l'Europe, mais quant à la capacité
le « partage », la « purification ethnique » de la Yougoslavie et de ce de penser et au projet de se gouverner qu'elle représenta aussi.
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J image, un fantasme de l'Europe q1:1-i produisent, sous nos yeux, leurs
effets de mort. Que c'est l'Europe qui s'y suicide en laissant se
Il
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suicider en son nom ces fragments d'un même« peuple», dont toute
l'histoire n'est faite que du contrecoup de ses propres divisions.
Mais il faut dire plus: «Croates», «Serbes» et «Musulmans»
ne sont, à coup sûr, ni des nations ni des religions. Pour leur malheur
ils sont beaucoup plus : des incarnations volontaires ou involontaires
de traits de civilisation « inconciliables», de « principes », et ils sont
beaucoup moins : de simples solidarités claniques, resurgissant comme
l'ultime recours contre le ravage des identités politiques de la
«modernité». En réalité je ne vois qu'un seul nom qui leur convienne
exactement : ce sont des races (entendons par là : des racismes réci-
proques, comme les « Sémites » et les « Aryens » furent des « races »
en Europe). La Yougoslavie est un « point triple » des relations
raciales européennes. S'y joue, par conséquent, devant nous et par
nous, la question de savoir si un État, une nation, une démocratie,
une société se construisent par la dissociation ou par la combinaison,
par le recouvrement des composantes de toute culture« européenne»,
à l'échelle du continent comme à l'échelle de chacune de ses parties,
de ses projections locales.
Mais ce qui peut se lire, comme une trace lointaine et comme un
dilemme actuel, dans la grande Europe ou dans chaque petite Europe,
on peut aussi le retrouver, désormais, en mainte partie du monde.
C'est pourquoi je suggérerai qu'il y a aujourd'hui de par le monde
bien d'autres Europes que nous ne savons pas reconnaître. Nous
cherchons partout des images de nous-mêmes, narcissiquement, alors
qu 'il faudrait chercher des structures . Depuis que la dichotomie des
camps s'est effondrée de son succès même, c'est partout que resur-
gissent les points triples: les Est, les Sud, les Ouest ... En clair les
recouvrements culturels ou identitaires dans lesquels se joue la pos-
sibilité de construire aujomd'hui des singularités politiques. Chacune
de ces figures a certes sa propre histoire, sa propre dynamique. Mais

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i Violence : idéalité et cruauté 1

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hiding from some momentary flashy glare of his Cre-
ditor ' s ourraged face exasperated beyond ail endurance,
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hiding , scuttling into respectability like a jackal into a
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i,I rockpile, so she thought at first, unril she realized that


I·il\11 he was not hiding , did not want to hide ...

WILLIAM FAULKNER,
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Absalom, Absalom!, Penguin Books 1971 , pp. 146-147 .
li':
·1111
Initialement, cet exposé s'intitulait simplement: Violence et Idéa-
J\ i lité. Pour des raisons que je vais essayer d'expliquer, il s'est complété
li i 1
·.d'un troisième terme. Rapprocher violence et idéalité, c'est attirer
1i.t1
notre attention sur une série de paradoxes.J'examinerai d'abord deux
1111
: propositions réciproques l'une de l'autre. La première pose que la
1,1;
,1
violence, ou de la violence, entre nécessairement dans l'économie de
1 lii
l'idéalité, c'est-à-dire qu 'elle fait partie de ses conditions et de ses
11'111
·
q:.\ . effets. La seconde, que l'idéalité entre tout aussi nécessairement dans
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!,lill ; l'économie de la violence, même s'il nous faut admettre qu'elle n'en
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j!II · · est jamais le seul facteur ou la seule détermination.
111:Jj ·.. De telles propositions expriment une profonde ambivalence du
::!Il . rapport entre violence et idéalité (j'emploie ce terme de façon géné-
.:f . rique, incluant par conséquent tout le cycle des idées, idéaux, idéa-
~isations). C'est cette ambivalence qui nous interdit de tenir un
w · ~iscours simple sur les problèmes de la violence, de leur apporter

.· 1. Exposé présenté au séminaire de Françoise Héritier sur la Violence, Collège


de .France, le 25 janvier 1995, et répété à l'Université Cornell, lthaca, USA, le
24 février 1995 ; texte révisé pour la présente publication.

397
11\l\i\\ La crainte des masses Violence: idéalité et cruauté
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une «solution» univoque . Nous supposons généralement que nous il faut pratiquer un réformisme social à la fois réaliste et graduel
'',
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,11 (« piecemeal engineering »).


1
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i désirons fuir la violence, sous ses différentes formes, ou en réduire
11·11·1 le niveau dans notre existence privée et publique : « civiliser les On a ici une version classique de la critique des effets pervers de
'.il mœurs », selon l'expression de Norbert Élias. Ce qui ne peut se faire l'idéalisme , dont le prototype a été donné dans les pages consacrées
11\1\ili\ sans invoquer des idéaux et les faire passer dans la réalité, sans à la Terreur dans la Phénoménologie de /'Esprit de Hegel (qui n'était
li sublimer certaines· de nos tendances. Mais, si les propositions que pas, sans doute , l'une des lectures favorites de sir Karl) . Mais je la
I',:
j'avance ici sont vraies, il faudra convenir que toute position prise mentionne pour une autre raison. En relisant le texte de Popper , on
contre la violence, toute action entreprise pour l'éliminer (ce qui a est frappé de voir que son organisation rhétorique est tout entière
Il toujours été considéré comme un aspect constitutif du « politique ») commandée par la répétition des formules « je hais la violence » (« I
'i1,11 devra faire face à ses propres effets en. retour. hate violence»), « ceux qui, comme moi, haïssent la violence ... »,
etc. D'où un extraordinaire court-circuit du discours et du méta-
La politique, la civilisation elle-même ne sauraient être pensées
\1111
1 comme un pur programme d'élimination de la violence, bien qu'elles discours, des thèses de l'essai et de la position subjective de son
ne puissent jamais renoncer à se poser la question. auteur, que Popper reconnaît d'ailleurs en partie lui-même, lorsqu'il
111111 admet que sa prise de position contre la violence ne peut elle-même
Sans doute en effet désirons-nous en finir avec la violence. Mais s'expliquer rationnellement, mais renvoie à un certain parti-pris (en
111!1 Il cette attitude n'est-elle pas elle-même très ambivalente? Je voudrais faveur de l'humanité).
le suggérer, d'un exemple choisi pour son indiscutable sincérité. L'intérêt de cette aporie ressort mieux si nous juxtaposons le texte
1 Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Karl Popper de Popper à d'autres discours en part ie homonymes. Dans une
rédigea un essai intitulé « Utopie et violence», plus tard réédité dans excellente analyse, le sociologue Phil Cohen de l'Université d 'East
le recueil Conjectureset réfutations 1• Il y exprimait sa crainte que la London interprète le discours raciste de certains « hooligans » anglais
\l 1\\
~I. victoire des démocraties sur le nazisme ne débouche pas sur une dont le mot d'ordre favori est tout simplement« We hate Humans ! »,

ir
1 Jill réduction du niveau de la violence dans le monde, mais au contraire
sur de nouveaux épisodes barbares . Faisant explicitement référence à
comme le désir de se transformer eux-mêmes en envahisseurs extra-
terrestres tout-puissants 1• Sans doute Popper n'écrit-il pas « je hais
l'explosion d'Hiroshima, il estimait que les États de la coalition anti- ·.·.les êtres violents », ou : « je hais ceux qui haïssent les êtres humains ».
111\I nazie, et notamment les États-Unis d'Amérique, avaient dû retourner \ Mais il écrit : « je hais la violence», c'est-à-dire précisément une idée,
contre leurs adversaires les moyens de terreur dirigés contre la popu- <<ou une idéalité. On conviendra qu'il faut toujours faire la différence
1 l\·11 lation civile. Quelque chose, cependant, l'inquiétait encore plus que ;,:entre les idées et les individus qui les professent. Il faut rejeter,
1 l\1'11 la contagion de ces méthodes de guerre contraires au droit de 'f;'éliminer les premières lorsqu'elles sont mauvaises, en elles-mêmes
1 'i'1\\
l'humanité: c'était la perspective d'une nouvelle vague d'utopies ·ôupar leurs conséquences, mais toujours respecter les seconds, et si
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11,
111
11:li! politiques et sociales, d'inspiration «platonicienne» , visant à trans- ?'possible les sauver de leurs principes mêmes. Cette distinction fon-
i ,! l'll former le monde et la nature humaine, à défaire les institutions de ::}
damentale, qu'il est toujours opportun de rappeler, fait partie des
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1
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i.1I, la société tout entière pour les reconstruire suivant des principes itonditions mêmes du droit et de la justice. Mais est-il toujours
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,,i:. 1 idéaux de justice. Popper croyait donc devoir mettre en garde l'hu- , possible de séparer les individus humains de leurs idéaux (ce qu 'en
1
j I fü!\
,!! manité : une fois de plus , de tels objectifs ne pourraient être poursuivis ·,;d'autres temps on aurait appelé leur âme ou leur esprit) ? Et surtout :
1 i'.\1\11=
sans recourir à des moyens eux-mêmes extrêmement violents, qu'on .'h'y a-t-il pas quelque chose qui, précisément, est intermédiaire entre
l'ait voulu ou non à l'origine. C'est pourquoi, dès lors que le monde }e~-«idées» et les « individus», participant des uns et des autres et
dans lequel nous vivons n'est pas satisfaisant à beaucoup d'égards, <interdisant par là même de les « déconnecter », et qui serait constitué
1 et si l'on ne veut pas s'en tenir à une attitude purement conservatrice, par les collectifs?
T;, Dès lors que des groupeshumains entrent en scène (ce qui arrive
1
1. Karl R. Popper, Utopie et violence (Communication à l'Institut des Arrs de
Bruxelles, juin 1947), in Conject11res et réfutations. La croissanced11savoir scientifique, '." · 1. Phil Cohen, « We hate humans », in Violence et politique (Colloqm de Cerisy
1 trad. fr. Payot , 1985 , chap . 18.
:1994), Lignes n° 25, ma i 1995 .

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'.il mœurs », selon l'expression de Norbert Élias. Ce qui ne peut se faire l'idéalisme , dont le prototype a été donné dans les pages consacrées
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li sublimer certaines· de nos tendances. Mais, si les propositions que pas, sans doute , l'une des lectures favorites de sir Karl) . Mais je la
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j'avance ici sont vraies, il faudra convenir que toute position prise mentionne pour une autre raison. En relisant le texte de Popper , on
contre la violence, toute action entreprise pour l'éliminer (ce qui a est frappé de voir que son organisation rhétorique est tout entière
Il toujours été considéré comme un aspect constitutif du « politique ») commandée par la répétition des formules « je hais la violence » (« I
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1 comme un pur programme d'élimination de la violence, bien qu'elles discours, des thèses de l'essai et de la position subjective de son
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Sans doute en effet désirons-nous en finir avec la violence. Mais s'expliquer rationnellement, mais renvoie à un certain parti-pris (en
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le suggérer, d'un exemple choisi pour son indiscutable sincérité. L'intérêt de cette aporie ressort mieux si nous juxtaposons le texte
1 Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Karl Popper de Popper à d'autres discours en part ie homonymes. Dans une
rédigea un essai intitulé « Utopie et violence», plus tard réédité dans excellente analyse, le sociologue Phil Cohen de l'Université d 'East
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l'explosion d'Hiroshima, il estimait que les États de la coalition anti- ·.·.les êtres violents », ou : « je hais ceux qui haïssent les êtres humains ».
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contre leurs adversaires les moyens de terreur dirigés contre la popu- <<ou une idéalité. On conviendra qu'il faut toujours faire la différence
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La crainte des masses Violence: idéalité et cruauté
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'ilmi!'
inévitablement lorsque les problèmes dont nous traitons relèvent du En 1933-1934 Bataille avait rédigé, pour la revue La crtttque
social et du politique), la question est bien de savoir si « ha:ir la sociale, l'essai bien connu « La structure psychologique du fas-
1
violence», pour défendre la liberté et la dignité des personnes, etc., cisme». Pensant plus particulièrement à la forme nazie, il en
ne revient qu'à «haïr» des idéalités, ou implique aussi qu'on haïsse proposait une interprétation à partir de l'opposition entre deux
des groupes, des institutions, des régimes, des colleaivités qui incarnent aspects de la vie sociale : l' « homogène » et l' « hétérogène », c'est-
en quelque sorte la violence, pour les éliminer eux-mêmes ? à-dire, d'un côté, l'ordre ou le système de normes au sein duquel
il l Comment, si je puis dite, « éliminer les éliminateurs » ? les conflits sociaux eux-mêmes doivent se maintenir et s'organiser
Mais quelle alternative à cela ? Serait-ce la « non-violence » ? Lais- pour que soit assurée la stabilité d'une structure de pouvoir ou
11111'·,111;1
11. sant de côté pour l'instant les débats qui concernent son efficacité, d'autorité, et de l'autre l'ensemble des forces irrationnelles qui se
1 lp
1
, i ,I je rappellerai seulement ce que suggère la lecture de Freud, même déchaînent lorsque l'antagonisme devient inconciliable, et qui s'ex-
1
rapide : la non-violence ne met pas .riecessairement fin à toute inter- priment nécessairement dans une forme violente. Bataille a-t-il
rogation, car elle a partie liée avec un effort que nous faisons pour alors employé l'expression de « surfascisme », au nom de laquelle
haïr l'instinct de violence en nous-mêmes(ce qu'en d'autres temps on il sera, peu après, vivement pris à partie par André Breton ? C'est
1111
11' aurait appelé notre élément diabolique, le « mal » en nous) 1 • A.ussi douteux, bien que le terme ait été créé par son ami Jean Dautry,
côtoie-t-elle toujours au moins symboliquement l'auto-destruction, en compagnie de qui Bataille, Breton lui-même et l'ensemble du
1
111 j' le désir de sa propre mort. Comme s'il existait une alternative entre
deux formes de destruction : d'un côté la contre-violence,voire la
groupe « Contre Attaque», avaient signé un tract dirigé contre les
• <!chancelleries » européennes, où l'on pouvait lire : « Nous leur
représaille,de l'autre l'auto-destruction ou l'anéantissement de soi 2. :préférons, en tout état de cause, la brutalité antidiplomatique de
C'est pourquoi Popper est sans doute beaucoup plus « platonicien » Jlitler, plus pacifique, en fait, que l'excitation baveuse des diplo-
qu'il ne le voudrait lui-même, comme d'ailleurs quiconque fait de mates et des politiciens 1. » « Surfascisme » tirait à l'extrême, en
1
l'idéalité du droit (ou de la communication, ou de la personne ·lui ôtant son caractère d'hypothèse intellectuellement risquée, l'idée
humaine) un absolu, et l'antidote à la violence, c'est-à-dire pense :':développée dans la « Structure psychologique du fascisme » (assez
que la violence se combat par l'idéalisation de ses contraires : le proche, sur certains points, des analyses contemporaines de Reich) :
1
droit, la justice, le respect, l'amour. Du moins peut-on le suggérer. le seul mouvement proprement anti-fasciste des intellectuels révo-
Après l'exemple de Popper, je voudrais en prendre un second, à Jj.Itionnaires et des ouvriers, qui puisse effectivement résister à la
1 tous égards opposé: celui de Georges Bataille. Il ne s'agit pas de !fü.ontée du nazisme en Europe, était celui qui apprendrait quelque
discuter l'ensemble d'une œuvre qui passe souvent pour illustrer '.çhose du fascisme lui-même, et qui se fonderait sur les mêmes
jusqu'au paroxysme une certaine « fascination des intellectuels pour !forces violentes, «hétérogènes», que le fascisme avait déchaînées,
la violence», et qui suscite à ce titre (plus encore que celle de )le façon à les retourner contre l'ordre capitaliste au lieu de s'en
Nietzsche) des réactions et des jugements diamétralement opposés 'tervir pour le défendre. Perspective radicalement opposée à celle
entre eux, mais d'évoquer un épisode précis qui donne à ce débat :µu Front populaire et du Parti communiste, à laquelle certains
un enjeu politique. {des surréalistes s'étaient ralliés.
Sans entrer à nouveau dans les controverses de l'époque (bien
qu'elles ne manquent pas d'actualité), je voudrais ici rappeler deux
1. Cf en particulier Das Unbehagen in der Kultur, 1929 (trad . fr. Malaise dans faits.
la civilisation, PUF, 1971) .
2. La métapsychologie de la «non-violence» est un problème fondamental, qui
périodiquement remet en question les limites du point de vue occidental. Une
conception « orientale » de la non-violence ne la voit certainement pas comme une )Ci l. Cf G. Bataille, Œttvres complètes, Éd. Gallimard , 1970 , volume I, p. 398.
auto-destruction, c'est-à-dire qu'elle n'imagine pas que la maîtrise de soi puisse être :;k:~rricle sur la « structure psychologique du fascisme » est dans le même volume
identifiée à une mutilation. Cependant elle suppose que le sujet renonce à une ; l,lµx pp. 339-3 71. Sur cette question , cf M. Surya, Georges Bataille . La mort à
individualité séparée, à une« activité» qui affirme le «soi» contre l'environnement •'"âmvre, Librairie Séguier 1987, p . 229 ; Henri Dubief, « Témoignage sur Contre-
dont il fait partie. La question se pose donc avec acuité de savoir quel « prix » ou ttaq11e», Text11res, n° 6, 1970; G. Leroy et A. Roche, Les écrivains et le Front
contrepartie est impliqué dans l'idéal de la non-violence. l!Pttlaire, Presses de la FNSP, 1986, pp. 167-173.

400 401
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violence», pour défendre la liberté et la dignité des personnes, etc., cisme». Pensant plus particulièrement à la forme nazie, il en
ne revient qu'à «haïr» des idéalités, ou implique aussi qu'on haïsse proposait une interprétation à partir de l'opposition entre deux
des groupes, des institutions, des régimes, des colleaivités qui incarnent aspects de la vie sociale : l' « homogène » et l' « hétérogène », c'est-
en quelque sorte la violence, pour les éliminer eux-mêmes ? à-dire, d'un côté, l'ordre ou le système de normes au sein duquel
il l Comment, si je puis dite, « éliminer les éliminateurs » ? les conflits sociaux eux-mêmes doivent se maintenir et s'organiser
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côtoie-t-elle toujours au moins symboliquement l'auto-destruction, en compagnie de qui Bataille, Breton lui-même et l'ensemble du
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111 j' le désir de sa propre mort. Comme s'il existait une alternative entre
deux formes de destruction : d'un côté la contre-violence,voire la
groupe « Contre Attaque», avaient signé un tract dirigé contre les
• <!chancelleries » européennes, où l'on pouvait lire : « Nous leur
représaille,de l'autre l'auto-destruction ou l'anéantissement de soi 2. :préférons, en tout état de cause, la brutalité antidiplomatique de
C'est pourquoi Popper est sans doute beaucoup plus « platonicien » Jlitler, plus pacifique, en fait, que l'excitation baveuse des diplo-
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que la violence se combat par l'idéalisation de ses contraires : le proche, sur certains points, des analyses contemporaines de Reich) :
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droit, la justice, le respect, l'amour. Du moins peut-on le suggérer. le seul mouvement proprement anti-fasciste des intellectuels révo-
Après l'exemple de Popper, je voudrais en prendre un second, à Jj.Itionnaires et des ouvriers, qui puisse effectivement résister à la
1 tous égards opposé: celui de Georges Bataille. Il ne s'agit pas de !fü.ontée du nazisme en Europe, était celui qui apprendrait quelque
discuter l'ensemble d'une œuvre qui passe souvent pour illustrer '.çhose du fascisme lui-même, et qui se fonderait sur les mêmes
jusqu'au paroxysme une certaine « fascination des intellectuels pour !forces violentes, «hétérogènes», que le fascisme avait déchaînées,
la violence», et qui suscite à ce titre (plus encore que celle de )le façon à les retourner contre l'ordre capitaliste au lieu de s'en
Nietzsche) des réactions et des jugements diamétralement opposés 'tervir pour le défendre. Perspective radicalement opposée à celle
entre eux, mais d'évoquer un épisode précis qui donne à ce débat :µu Front populaire et du Parti communiste, à laquelle certains
un enjeu politique. {des surréalistes s'étaient ralliés.
Sans entrer à nouveau dans les controverses de l'époque (bien
qu'elles ne manquent pas d'actualité), je voudrais ici rappeler deux
1. Cf en particulier Das Unbehagen in der Kultur, 1929 (trad . fr. Malaise dans faits.
la civilisation, PUF, 1971) .
2. La métapsychologie de la «non-violence» est un problème fondamental, qui
périodiquement remet en question les limites du point de vue occidental. Une
conception « orientale » de la non-violence ne la voit certainement pas comme une )Ci l. Cf G. Bataille, Œttvres complètes, Éd. Gallimard , 1970 , volume I, p. 398.
auto-destruction, c'est-à-dire qu'elle n'imagine pas que la maîtrise de soi puisse être :;k:~rricle sur la « structure psychologique du fascisme » est dans le même volume
identifiée à une mutilation. Cependant elle suppose que le sujet renonce à une ; l,lµx pp. 339-3 71. Sur cette question , cf M. Surya, Georges Bataille . La mort à
individualité séparée, à une« activité» qui affirme le «soi» contre l'environnement •'"âmvre, Librairie Séguier 1987, p . 229 ; Henri Dubief, « Témoignage sur Contre-
dont il fait partie. La question se pose donc avec acuité de savoir quel « prix » ou ttaq11e», Text11res, n° 6, 1970; G. Leroy et A. Roche, Les écrivains et le Front
contrepartie est impliqué dans l'idéal de la non-violence. l!Pttlaire, Presses de la FNSP, 1986, pp. 167-173.

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·!qr
l'..,:i: Premièrement, contrairement à certaines allégations, l'immense Benjamin et R. Aron, et il en a clairement dégagé l'enjeu 1• Je
1 majorité des intellectuels européens qui, au xxesiècle, se sont réclamés reprendrai ce thème, mais avec une double précaution.
;,1 li
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1,il11
de Sade et de Nietzsche, ne furent pas fascistes (même si les nazis Premièrement, je considère que l' équivocité de la Gewalt oscillant
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'· · 1 ·
ont revendiqué Nietzsche - mais jamais Sade, à ma connaissance - entre « pouvoir » et « violence » (pour nous Français bien entendu,
hbui au prix de notoires falsifications). Cependant certains d'entre eux se
iiiltl!fi
.· puisque pour un Allemand ce sont à l'inverse les notions de « pouvoir »
sont approchés de très près de l'idée qu'il y a une sorte de vérité et de « violence » qui viennent se loger dans le spectre des signifi-
'"'1
1 111
du fascisme, ou qu'en un sens le fascisme ne peut être combattu cations complexes de la Gewalt) pose un problème équivalent à celui
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1
que « de l'intérieur ». des rapports de forces intérieurs et extérieurs aux institutions (ou
1 1111
111'11 Deuxièmement, si tant est qu'il existe quelque chose comme une appareils) de toute « hégémonie » historique. Ces appareils sont
1,
.
.11!1,U
!1 ((fascination des intellectuels pour ra -violence>>,elle a certainement légitimes, par définition, même s'ils ne sont pas toujours capables
'q 'I ri
111,
à voir avec la transgression de certains interdits. Mais parmi ceux
qui doivent ainsi être transgressés ne figure pas seulement l'interdit
d'imposer leur légitimité. Notons au passage que l'idée d'un pouvoir
.social qui soit absolument reconnu, donc automatiquement obéi, est
1
l 11
11 !
qui frappe la révolte au nom de l'ordre, forçant les individus à
accepter le joug des institutions et de la morale, il y a aussi
une contradiction dans les termes. Mais la légitimité de tels appareils
-est nécessairement suspendue à celle de grandes idéalités, de grandes
1111
11 l'interdit d'en connaître, de savoir et d'explorer « de l'intérieur» / formes transcendantes, au sens platonicien, qui en retour contribuent
'1111 f
ce qu'il en est de la violence en général et de chaque violence en
particulier. Comme s'il existait un puissant intérêt à ce que la
<à ,idéaliser leur fonctionnement. Contentons-nous ici d'en invoquer
: :quelques-unes : Dieu et l'État, ou Dieu et la Nation, la Loi elle-
violence reste en dehors du pensable en tant que détermination \ m:êine (qu'elle soit pensée comme Torah, Nomos ou Chariah, ou
l1li'1'
1
«normale» des rapports sociaux, cause d'effets politiques, sociaux ::Constitution) 2 •
·1111.1
11
et historiques. Une sorte de « police de la pensée» vient alors :'.ii,:Cest ainsi que, pour ma part, dans la circonstance présente, je
1 11111
!
redoubler celle de la rue, qui maintient les bons citoyens à distance
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··111'11:,
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de l'endroit où un crime, une émeute se déroulent. « Circulez, il
n'y a rien à voir ... ! » Question de sécurité, d'ordre des cités et
:}èformulerais la thèse d' Althusser identifiant les institutions étatiques
~ ,~es « Appareils idéologiques d'État 3 ». Mais je suis encore plus
;_
:'tenté de recourir pour désigner ce nœud du pouvoir, de la violence
1 des âmes. Sans doute la police laisse-t-elle accéder quelques spé- ,'ef de l'idéalité, à la notion de l' Esprit «objectif», telle que Hegel
! 1!1 li! cialistes qui mettent en œuvre des méthodes sociologiques et - expose dans la Philosophie du droit et la Philosophie de l'histoire.
11,111
lli psychologiques, font de telle ou telle forme de violence, individuelle 11::aucoupdes questions qui nous concernent ici sont déjà po~ées
1 1 ou collective, un objet d'investigation et, si possible, de contrôle. os fa théorie hégélienne de l'histoire et de la constitution de l'Etat
1 111,
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!!Il il... N'est-ce pas précisément pour cette raison que certains intellectuels ;tant que, précisément, elle se présente comme théorie de l' Esprit,
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1,,: ont la tentation de transgresser l'interdit? Et qu'ils en viennent à !tout si nous nous efforçons de nous tenir sur le bord des contra-
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...
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imaginer que rien, du moins rien qui soit décisif, ne peut être à
proprement parler pensé en dehors de la violence et de son « élément »
ztions désignées par ce terme, qui reflète le fonctionnement « hégé-
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ill:t propre, si la pensée et l'écriture ne deviennent pas elles-mêmes
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' «violentes», ne se calquent pas de façon mimétique sur une certaine
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1 p,lt:1,
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violence...
·L . Cf J. Derrida, Force de loi. Le "fondement mystique de l'autorité», Éd. Galilée,
'f,,Pour Marx, cf mon article « Pouvoir», Dictionnaire critiqtte dtt marxisme,
~: la direction de G. Labica et G . Bensussan, PUF, 1982. W., Benjamin,
ilil!i!lk ·
,i 'l'il"".
Iégomènes à une critique de la violence, rééd. in Mythe et violence, Ed. Denoël,
? l. ~. Aron, « Macht, P_ow er, Puissance, prose démocratique ou poésie démo-
j~iI j!j;l:1;. Revenons donc à la question même de la définition de la violence. ,tque? >>,1964, rééd. in Etttdes politiqttes, Ed. Gallimard.
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Nous pouvons, suivant une tradition désormais classique, partir de
fi~p !! i11;: 2. Il y aurait lieu, ici, naturellement, de discuter la façon dont des langues et
1
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~·ril ·. '.'.·,,!,,,, l'usage et de la signification ambigus du mot allemand Gewalt, qui s traditions institutionnelles différentes distribuent autrement les domaines de la
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Pi » et du « droit », de law et right, entre les domaines du transcendant et de
lj i :1iii:1:1: selon les circonstances est traduit en français par « violence », « pou-
,~ 1 !:lli.,:
'r, •
1 manent, du « naturel» et du « positif ».
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: voir», ou« force», ou s'avère intraduisible. Derrida est revenu récem- ; ·.L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'État», in Positions,
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ment sur cette question, après quelques autres dont Marx, Weber, • sociales, 1976.
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l'..,:i: Premièrement, contrairement à certaines allégations, l'immense Benjamin et R. Aron, et il en a clairement dégagé l'enjeu 1• Je
1 majorité des intellectuels européens qui, au xxesiècle, se sont réclamés reprendrai ce thème, mais avec une double précaution.
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de Sade et de Nietzsche, ne furent pas fascistes (même si les nazis Premièrement, je considère que l' équivocité de la Gewalt oscillant
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ont revendiqué Nietzsche - mais jamais Sade, à ma connaissance - entre « pouvoir » et « violence » (pour nous Français bien entendu,
hbui au prix de notoires falsifications). Cependant certains d'entre eux se
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.· puisque pour un Allemand ce sont à l'inverse les notions de « pouvoir »
sont approchés de très près de l'idée qu'il y a une sorte de vérité et de « violence » qui viennent se loger dans le spectre des signifi-
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du fascisme, ou qu'en un sens le fascisme ne peut être combattu cations complexes de la Gewalt) pose un problème équivalent à celui
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que « de l'intérieur ». des rapports de forces intérieurs et extérieurs aux institutions (ou
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111'11 Deuxièmement, si tant est qu'il existe quelque chose comme une appareils) de toute « hégémonie » historique. Ces appareils sont
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!1 ((fascination des intellectuels pour ra -violence>>,elle a certainement légitimes, par définition, même s'ils ne sont pas toujours capables
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à voir avec la transgression de certains interdits. Mais parmi ceux
qui doivent ainsi être transgressés ne figure pas seulement l'interdit
d'imposer leur légitimité. Notons au passage que l'idée d'un pouvoir
.social qui soit absolument reconnu, donc automatiquement obéi, est
1
l 11
11 !
qui frappe la révolte au nom de l'ordre, forçant les individus à
accepter le joug des institutions et de la morale, il y a aussi
une contradiction dans les termes. Mais la légitimité de tels appareils
-est nécessairement suspendue à celle de grandes idéalités, de grandes
1111
11 l'interdit d'en connaître, de savoir et d'explorer « de l'intérieur» / formes transcendantes, au sens platonicien, qui en retour contribuent
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ce qu'il en est de la violence en général et de chaque violence en
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lli psychologiques, font de telle ou telle forme de violence, individuelle 11::aucoupdes questions qui nous concernent ici sont déjà po~ées
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proprement parler pensé en dehors de la violence et de son « élément »
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·L . Cf J. Derrida, Force de loi. Le "fondement mystique de l'autorité», Éd. Galilée,
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~: la direction de G. Labica et G . Bensussan, PUF, 1982. W., Benjamin,
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Iégomènes à une critique de la violence, rééd. in Mythe et violence, Ed. Denoël,
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402 403
La crainte des masses Violence : idéalité et cruauté

manique» de l'État (et de la Religion). La théorie hégélienne peut Je dirai donc, contre Foucault (ou plutôt contre une idée qu'on
ainsi sortir d'une description formaliste ou positiviste du droit ou a voulu lire chez lui) qu'il y a du pouvoir, et même un appareil du
des institutions, dans laquelle le rôle de la violence est toujours déjà pouvoir doté d'un ou plusieurs «centres», si complexe et multiple
circonscrit et forclos. que soit leur constitution. Et certes le pouvoir n'est jamais simple,
Deuxième précaution : aucune réflexion sur la violence historique il n'est jamais stable, implanté ici ou là pour toujours, entre telles
et sociale ne peut jamais se limiter à l'examen des questions du ôu telles mains, sous forme de tel ou tel «monopole». Mais il est
pouvoir, si décentré ou décentralisé qu'on le pense. La polysémie du toujours simplificateur , « réducteur de complexité», selon l'expression
terme Gewalt nous aide à le faire comprendre, puisqu'elle excède popularisée par Luhmann . Il peut réduire la complexité, donc la
d'emblée les limites d'une théorisation du «pouvoir». Les questions · diversité (processus par lui-même déjà violent, dans certains cas),
du pouvoir sont réellement au cœur de ce que j'ai appelé l'économie non seulement à cause de sa force matérielle , qui n'y suffirait jamais
de la violence : il y a une violence prèmière du pouvoir, une contre- ·:,ou que lui-même ne suffirait jamais à concentrer, mais en raison de
violence dirigée contre le pouvoir, ou une tentative de construire des s~ transcendance fictive. Je dirai: en raison du « pouvoir tautolo-
contre-pouvoirs, qui prend la forme de contre-violence. Cependant gique» et de la violence symbolique de sa propre idéalité, s'exprimant
il y a aussi des niveaux de la violence qui ne gravitent pas autour précisément dans des propositions idéalisantes telles que Dieu est
de l'alternative du pouvoir et du contre-pouvoir, même si, inévita- J)ieu, La loi c'est la loi (Gesetz ist Gesetz), qui« renferment» l'absolu
blement, elles y font retour, et pour ainsi dire viennent les infecter clans leur parfaite identité 1 • Mais ceci étant dit, parodiant Lacan
(il est difficile d'éviter ici les métaphores pathologiques, puisque la ( .à}:>rèsFoucault, j'ajouterai: le pouvoir n'est pas tout, et même il
représentation même du pouvoir incorpore un concept de la norme \ êsçessentiellement « pas-tout », c'est-à-dire déficient, même si nous
1 et de la normalité). Nous visons ici cette part en quelque sorte \'y/i ncluons son opposé et son adversaire, le contre-pouvoir, c'est-à-
!11
111
inconvertible de la violence qui est la plus «excessive», la plus dite , la révolution et la révolte, les mouvements «ami-systémiques»
destructrice et auto-destructrice, celle qui met en jeu non seulement, .(Wallerstein).
1,
1 comme dans la dialectique de l'esprit, le risque de la mort propre, Le contre-pouvoir est encore un pouvoir, ou du moins il a le
qui est le prix du pouvoir et de la puissance, mais celui de l' apo- ttnême type de rapport à l'esprit, à la transcendance 2 •
1111
1111 calypse barbare et de la destruction mutuelle. Ou pire. { i:i 'Pour fixer les idées, toujours très abstraitement , et pour tenir
Un tel discours, peut-être, court le risque de la tautologie. Si nous ~(tprtlpte de cette incomplétude dialectique de la Gewalt, il nous faut
r/1! disons qu'une certaine violence est «auto-destructrice» ou irration- ' , troisième terme. L'antithèse de la force et de la violence ne nous
nelle, qu'elle échappe à la logique des fins et des moyens - je me ra pas. Quelle troisième notion employer ?
souviens que des formules de ce genre furent utilisées, par exemple, ··•'Out choix est naturellement en partie une affaire de convention.
1 11
111.
1,111
1

à propos des « formes extrêmes » prises par certaines révoltes urbaines, · 'us .pourrions penser à terreur, mais qui comporte une référence
, 11
1
111 quels qu'en fussent les mobiles et les causes parfaitement assignables, ,torique trop datée, et trop limitée. Nous pourrions penser à
1![11,:1
111,,q: comme en 1993 à Los Angeles, ou chez nous dans ces banlieues où ·"fbarie,mais je préfère éviter ce terme en raison de ses connotations
11
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1r
h,1! l'on dit que règne « la haine»-, c'est tout simplement parce que · fibcemriques, liées à l'opposition de la barbarie et de la civilisation.
;:,i1!i nous avons le sentiment qu'elle échappe à la logique du pouvoir et .utilise ce terme quand on pense qu 'il existe (ou qu'il a existé)
•l1li1·'
1:11·:i du contre-pouvoir. Quelquefois c'est pour nous rassurer, quelquefois
ltil' pour nous faire peur à nous-mêmes, quelquefois aussi pour idéaliser
ment tendue, déchirée, par l'impossibil ité de renoncer au sacrifice» (« L'insacri-
·,1,!;
à nouveau la violence par un autre biais, par exemple en usant du 3le », dans Une p ensée finie, Éd. Galilée , 1990, p . 86).
mot de sacrifice (ou, dans une terminologie bataillïénne , de J;: Cf Stanislas Breton, « Di eu est Di m : Essai sur la violence des propositions
r:!r «dépense») 1• ,ftologiques», in Philo.rophiebuissonnière, Jérôme Millon , Grenoble, 1989.
2;, Cette formule n'est qu'apparemm enr contradictoire : ce que Hegel nous aide
!omprendre, c'est que le rapport hisrorique des institutions et des forces sociales
j:Jii: '1a··transcendance - qui est tout sauf une simpl e « mystification », pu isque les
ri!',·
lt{:
::u
l. On lira ici l'anal yse de J . L. N ancy qui soutient que la pensée de Bataille
« fut peut-être moins, à la limite, une pensée du sacrifice, qu'une pensée impitoya-
1
!!~ctivités en vivent autant que de pain - n'est pas lui-m ême transcendant, mais
..1t1erementimmanent.

![1 404 405


La crainte des masses Violence : idéalité et cruauté

manique» de l'État (et de la Religion). La théorie hégélienne peut Je dirai donc, contre Foucault (ou plutôt contre une idée qu'on
ainsi sortir d'une description formaliste ou positiviste du droit ou a voulu lire chez lui) qu'il y a du pouvoir, et même un appareil du
des institutions, dans laquelle le rôle de la violence est toujours déjà pouvoir doté d'un ou plusieurs «centres», si complexe et multiple
circonscrit et forclos. que soit leur constitution. Et certes le pouvoir n'est jamais simple,
Deuxième précaution : aucune réflexion sur la violence historique il n'est jamais stable, implanté ici ou là pour toujours, entre telles
et sociale ne peut jamais se limiter à l'examen des questions du ôu telles mains, sous forme de tel ou tel «monopole». Mais il est
pouvoir, si décentré ou décentralisé qu'on le pense. La polysémie du toujours simplificateur , « réducteur de complexité», selon l'expression
terme Gewalt nous aide à le faire comprendre, puisqu'elle excède popularisée par Luhmann . Il peut réduire la complexité, donc la
d'emblée les limites d'une théorisation du «pouvoir». Les questions · diversité (processus par lui-même déjà violent, dans certains cas),
du pouvoir sont réellement au cœur de ce que j'ai appelé l'économie non seulement à cause de sa force matérielle , qui n'y suffirait jamais
de la violence : il y a une violence prèmière du pouvoir, une contre- ·:,ou que lui-même ne suffirait jamais à concentrer, mais en raison de
violence dirigée contre le pouvoir, ou une tentative de construire des s~ transcendance fictive. Je dirai: en raison du « pouvoir tautolo-
contre-pouvoirs, qui prend la forme de contre-violence. Cependant gique» et de la violence symbolique de sa propre idéalité, s'exprimant
il y a aussi des niveaux de la violence qui ne gravitent pas autour précisément dans des propositions idéalisantes telles que Dieu est
de l'alternative du pouvoir et du contre-pouvoir, même si, inévita- J)ieu, La loi c'est la loi (Gesetz ist Gesetz), qui« renferment» l'absolu
blement, elles y font retour, et pour ainsi dire viennent les infecter clans leur parfaite identité 1 • Mais ceci étant dit, parodiant Lacan
(il est difficile d'éviter ici les métaphores pathologiques, puisque la ( .à}:>rèsFoucault, j'ajouterai: le pouvoir n'est pas tout, et même il
représentation même du pouvoir incorpore un concept de la norme \ êsçessentiellement « pas-tout », c'est-à-dire déficient, même si nous
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inconvertible de la violence qui est la plus «excessive», la plus dite , la révolution et la révolte, les mouvements «ami-systémiques»
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1 comme dans la dialectique de l'esprit, le risque de la mort propre, Le contre-pouvoir est encore un pouvoir, ou du moins il a le
qui est le prix du pouvoir et de la puissance, mais celui de l' apo- ttnême type de rapport à l'esprit, à la transcendance 2 •
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Un tel discours, peut-être, court le risque de la tautologie. Si nous ~(tprtlpte de cette incomplétude dialectique de la Gewalt, il nous faut
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mot de sacrifice (ou, dans une terminologie bataillïénne , de J;: Cf Stanislas Breton, « Di eu est Di m : Essai sur la violence des propositions
r:!r «dépense») 1• ,ftologiques», in Philo.rophiebuissonnière, Jérôme Millon , Grenoble, 1989.
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La crainte des masses Violence : idéalité et cruauté

quelque chose comme des «barbares», qui pourraient revenir parmi Et par un second tour de raison, elle doit se constituer elle-même
nous 1• Je me servirai donc du terme de cruauté, et je dirai que la en force capable d 'écraser les résistances à la matérialisation des
phénoménologie de la violence doit inclure, en même temps que sa idéalités, ou à l'incarnation des principes idéaux : que ce soit Dieu,
relation intrinsèque au pouvoir, sa relation à la cruauté, qui est ou la Nation, ou le Marché, etc. Au contraire, les formes de cruauté
quelque chose de différent. sont avec la matérialité dans une relation sans médiation, qu'elle soit
En d'autres termes la phénoménologie du pouvoir implique ~ne intéressée ou symbolique. Dans ce rapport « nu » certaines idéalités
dialectique «spirituelle» du pouvoir et du contre-pouvoir, de l'Etat terribles font retour : mais elles sont déployées comme « fétiches » ou
et de la révolution, de l'orthodoxie et de l'hérésie, qui, rout au long comme« emblèmes».
de son développement, est faite d'actes violents et de rapports de L'idéalité cruelle a essentiellement, non une dimension hégémo-
violence. Mais elle inclut aussi, non_ pa~ ailleurs ou au-delà, hors nique ou «idéologique», mais fétichiste et emblématique. Ce qu'on
limites, mais dans une intrication permanente avec ce développement, pourrait rapprocher du fait que, dans tout processus de symbolisation
une manifestation de la cruauté, qui est une autre réalité, et comme des forces matérielles et des intérêts dans l'histoire (condition même
l'affleurement ou l'aperçu d'une autre scène. Et bien qu'une part d'une repré~entation: quoi de plus symbolique à cet égard que les
essentielle du problème soit de comprendre pourquoi le pouvoir récits de l'Etat, de la Révolution, de l'expansion commerciale et
(qu'il s'agisse d'État, de domination coloniale, de pouvoir mâle, çoloniale, du progrès technologique, etc.), il doit toujours exister un
patronal, etc.) doit être non seulement violent, puissant, brutal, mais r:~steinconvertible ou un résidu matériel d 'idéalité , inutile et dépourvu
aussi «cruel» (ou «féroce», «sadique»), c'est-à-dire pourquoi il 1
<;le« sens » • La question de savoir pourquoi ce résidu émerge essen-
doit tirer de lui-même et procurer à ceux qui l'exercent un effet de :tiellement, sinon uniquement, dans la forme de la cruauté, est, je
« jouissance » 2 , il me semble que la difficulté fondamentale vient de }J'admets volontiers, quelque chose d'extrêmement embarrassant pour
ce que, à l'opposé de ce qui a lieu dans la dialectique de l'Esprit, <quiconque ne se sent pas disposé à tenir un discours sur le mal (entre
il n'existe rien de tel qu'un centre de la cruauté - pas même un .,:.autres raisons, pour ne pas avoir à tenir symétriquement un discours
centre déporté ou décentré 3 • \ surle bien...).
Je dirai, en reprenant la terminologie de Bataille, qu'il y a dans
la cruauté quelque chose d'intrinsèquement hétérogène. La cruauté a
une relation aux idées et à l'idéalité (donc à l'idéologie) qui n'est pas ;\i;'.,Mon intention n'est pas de discuter ici en détail la dialectique du
du tout celle du pouvoir. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'en ait ';p,<mvoir
, et son « résidu » de cruauté. Mais je voudrais mettre à profit
aucune. Peut-être pourrions-nous suggérer ceci : la Gewalt, ou vio- }j:i:temps dont je dispose encore pour, d'abord, rappeler quelques-
lence-du-pouvoir, est en relation immédiate avec les idéalités his- PBScdes «moments» classiques de cette dialectique; et, ensuite,
toriques parce que, selon le mécanisme auquel se sont intéressés J~~~>urneraux énigmes de la cruauté, de façon à bien circonscrire les
Hegel et Marx (l'un pour en montrer la nécessité, l'autre pour en :~isons qui nous interdisent de considérer aujourd 'hui la question
faire la critique), dans la mesure même où elle sert des intérêts ;~nn.me marginale ou secondaire 2 •
publics et privés très précis, elle ne cesse de matérialiser des idéalités. •r.:,
--. .

):/L - La dialectique de la Gewalt (ou de la violence-du-pouvoir


~~·de son « esprit » propre) telle que l'ont exposée les grands théo-
1. On se souvient de l'exclamation attribuée à Spinoza au moment de l'assassinat
des frères De Witt par la foule révolutionnaire : Ultimi barbarormn.
2 . .Cf Slavoj Zizek, L'intraitable. Psychanalyse,politique et wltttre de masse, Éd. }'i;;;
d , Pour l'usage de la notion de « résidu », on se reportera aux analyses de
Anthropos, 1993. Du même auteur : The Metastases of Enjoyment. Six Essays on Jiic
~J.Lecerde : The Violence of Langttage, Roucledge, 1990 (trad . fr. La violencedtt
Women and Ca11 1alities, Verso 1994. '1,fftigage, PUF, 1996).
3. Cette question est philosophiquement - et politiquement - si cruciale, qu'on
doit aussi poser le problème inverse : toute pensée, toute représentation de la réalité
}i>
~- On pourrait naturellem ent se dem ander si la se11le« dialectique » n ·est pas,
>ncelle du pouvoir et de l'idéolog ie, mais celle qui les confronte à leur résidu de
en tant qu' elle serait radicalement priv ée de centre ou de cœur, «public» ou ~auté, si to11tefois
c'est encoretme dialectique. La philosophie française de la deuxième
« privé », dans les institutions ou dans les individus , n'est-elle pas une pensée et .()itié du xx• siècle, après Bataille, a largement tourné autour de cette question à
une représentation de la cruauté comme telle? quelle elle n'a pas apporté une réponse univoque.

406 407
La crainte des masses Violence : idéalité et cruauté

quelque chose comme des «barbares», qui pourraient revenir parmi Et par un second tour de raison, elle doit se constituer elle-même
nous 1• Je me servirai donc du terme de cruauté, et je dirai que la en force capable d 'écraser les résistances à la matérialisation des
phénoménologie de la violence doit inclure, en même temps que sa idéalités, ou à l'incarnation des principes idéaux : que ce soit Dieu,
relation intrinsèque au pouvoir, sa relation à la cruauté, qui est ou la Nation, ou le Marché, etc. Au contraire, les formes de cruauté
quelque chose de différent. sont avec la matérialité dans une relation sans médiation, qu'elle soit
En d'autres termes la phénoménologie du pouvoir implique ~ne intéressée ou symbolique. Dans ce rapport « nu » certaines idéalités
dialectique «spirituelle» du pouvoir et du contre-pouvoir, de l'Etat terribles font retour : mais elles sont déployées comme « fétiches » ou
et de la révolution, de l'orthodoxie et de l'hérésie, qui, rout au long comme« emblèmes».
de son développement, est faite d'actes violents et de rapports de L'idéalité cruelle a essentiellement, non une dimension hégémo-
violence. Mais elle inclut aussi, non_ pa~ ailleurs ou au-delà, hors nique ou «idéologique», mais fétichiste et emblématique. Ce qu'on
limites, mais dans une intrication permanente avec ce développement, pourrait rapprocher du fait que, dans tout processus de symbolisation
une manifestation de la cruauté, qui est une autre réalité, et comme des forces matérielles et des intérêts dans l'histoire (condition même
l'affleurement ou l'aperçu d'une autre scène. Et bien qu'une part d'une repré~entation: quoi de plus symbolique à cet égard que les
essentielle du problème soit de comprendre pourquoi le pouvoir récits de l'Etat, de la Révolution, de l'expansion commerciale et
(qu'il s'agisse d'État, de domination coloniale, de pouvoir mâle, çoloniale, du progrès technologique, etc.), il doit toujours exister un
patronal, etc.) doit être non seulement violent, puissant, brutal, mais r:~steinconvertible ou un résidu matériel d 'idéalité , inutile et dépourvu
aussi «cruel» (ou «féroce», «sadique»), c'est-à-dire pourquoi il 1
<;le« sens » • La question de savoir pourquoi ce résidu émerge essen-
doit tirer de lui-même et procurer à ceux qui l'exercent un effet de :tiellement, sinon uniquement, dans la forme de la cruauté, est, je
« jouissance » 2 , il me semble que la difficulté fondamentale vient de }J'admets volontiers, quelque chose d'extrêmement embarrassant pour
ce que, à l'opposé de ce qui a lieu dans la dialectique de l'Esprit, <quiconque ne se sent pas disposé à tenir un discours sur le mal (entre
il n'existe rien de tel qu'un centre de la cruauté - pas même un .,:.autres raisons, pour ne pas avoir à tenir symétriquement un discours
centre déporté ou décentré 3 • \ surle bien...).
Je dirai, en reprenant la terminologie de Bataille, qu'il y a dans
la cruauté quelque chose d'intrinsèquement hétérogène. La cruauté a
une relation aux idées et à l'idéalité (donc à l'idéologie) qui n'est pas ;\i;'.,Mon intention n'est pas de discuter ici en détail la dialectique du
du tout celle du pouvoir. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'en ait ';p,<mvoir
, et son « résidu » de cruauté. Mais je voudrais mettre à profit
aucune. Peut-être pourrions-nous suggérer ceci : la Gewalt, ou vio- }j:i:temps dont je dispose encore pour, d'abord, rappeler quelques-
lence-du-pouvoir, est en relation immédiate avec les idéalités his- PBScdes «moments» classiques de cette dialectique; et, ensuite,
toriques parce que, selon le mécanisme auquel se sont intéressés J~~~>urneraux énigmes de la cruauté, de façon à bien circonscrire les
Hegel et Marx (l'un pour en montrer la nécessité, l'autre pour en :~isons qui nous interdisent de considérer aujourd 'hui la question
faire la critique), dans la mesure même où elle sert des intérêts ;~nn.me marginale ou secondaire 2 •
publics et privés très précis, elle ne cesse de matérialiser des idéalités. •r.:,
--. .

):/L - La dialectique de la Gewalt (ou de la violence-du-pouvoir


~~·de son « esprit » propre) telle que l'ont exposée les grands théo-
1. On se souvient de l'exclamation attribuée à Spinoza au moment de l'assassinat
des frères De Witt par la foule révolutionnaire : Ultimi barbarormn.
2 . .Cf Slavoj Zizek, L'intraitable. Psychanalyse,politique et wltttre de masse, Éd. }'i;;;
d , Pour l'usage de la notion de « résidu », on se reportera aux analyses de
Anthropos, 1993. Du même auteur : The Metastases of Enjoyment. Six Essays on Jiic
~J.Lecerde : The Violence of Langttage, Roucledge, 1990 (trad . fr. La violencedtt
Women and Ca11 1alities, Verso 1994. '1,fftigage, PUF, 1996).
3. Cette question est philosophiquement - et politiquement - si cruciale, qu'on
doit aussi poser le problème inverse : toute pensée, toute représentation de la réalité
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~- On pourrait naturellem ent se dem ander si la se11le« dialectique » n ·est pas,
>ncelle du pouvoir et de l'idéolog ie, mais celle qui les confronte à leur résidu de
en tant qu' elle serait radicalement priv ée de centre ou de cœur, «public» ou ~auté, si to11tefois
c'est encoretme dialectique. La philosophie française de la deuxième
« privé », dans les institutions ou dans les individus , n'est-elle pas une pensée et .()itié du xx• siècle, après Bataille, a largement tourné autour de cette question à
une représentation de la cruauté comme telle? quelle elle n'a pas apporté une réponse univoque.

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r· riciens du « rôle de la violence dans l'histoire», selon le fameux titre Mais ce n'est pas le seul, et l'on sait que, souvent, nous sommes ici
lijli!Ji!' d ·Engels, ceux qu'on pourrait encore appeler les rationalistes du précisément aux limites mêmes de la cruauté.
1'.,j,11
1,,11i1li. négatif et de la négativité (Hegel lui-même, Clausewitz, Marx,
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Weber), doit sans doute commencer avec le problème du droit, dans 2. - Une dialectique de la violence devrait continuer par ce fait
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ses deux dimensions : élément de violence toujours présent dans le
fait même de sori.imposition (ou « force de loi»), et développement
que l'affrontement entre pouvoirs et contre-pouvoirs n'implique pas
seulement la manifestation continue ou épisodique de violence et de
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liq·'lliiiH
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d'une violence légale, codifiée, d'un droit d'exercer la violence. contre-violence, dont l'efficacité, de part et d'autre, dépend en partie
11.1,
11!11 D'un côté, c'est l'antinomie classique résultant du fait que le de la puissance de ses justifications symboliques, ou si l'on veut de
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pouvoir d'État a le monopole de la violence 1, des armes (ou de l'élément idéologique «sublime» qu'il contient. Il y a autre chose,
certaines catégories d'armes, avec de ~onsidérables variations de temps en effet. Plus nous entendons les historiens, les philosophes, les
i1N1: et de lieu 2 ••• ), bref du fait qu'il soustrait de la «société» la violence juristes, les politologues discuter de la violence, plus nous nous
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11 J11.:I:
1-fi'·'· et les moyens de la violence, en les prenant pour lui-même, et sur convainquons que le schème logique et rhétorique principal - peut-
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lui-même. Le sens et les formes de cette antinomie, les mystères être unique - servant à légitimer la violence est celui de la contre-
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1 théologiques et politiques qu'elle recèle, ont été discutés de Hobbes violence préventive .
~ 111
11·IH
1 à Kant, de Weber à Derrida. Mais ils ne sauraient être isolés de Toute Gewalt qui a besoin d'une légitimation doit en effet se
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•. l'autre aspect, plus quotidien et «profane», celui qui concerne la présenter elle-même comme le châtiment ou le refoulement de forces
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11 violence codifiée : répression, punition, esclavage ancien et moderne, enracinées dans la nature humaine, ou dans des conditions sociales
ll 1Jl1 li etc. Chaque fois en effet que nous entreprenons d'étudier des situa- déterminées, ou dans des croyances et des idéologies, qui auraient
i. 1 11il !:
' 1111111,1
tions concrètes, comme le fonctionnement des prisons, nous nous troublé ou détruit un ordre idéal, originairement pacifique, non
1
trouvons placés devant la difficulté pratiquement insurmontable qu'il violent, ou simplement menaceraient de le détruire.
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1 y a à tracer une ligne de démarcation bien claire, au sein du domaine Ce schéma peut s'appliquer directement, être énoncé en termes
illill'!,.
11 de la loi elle-même, entre la «justice» et la «violence» (et je ne positifs qui associent immédiatement description et prescription, ou
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parle pas ici, bien sûr, de législations dictatoriales ou totalitaires, il peut renvoyer à un archétype mythique, à un modèle transcendantal
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mais des systèmes civilisés et libéraux «normaux»). Au fond ce contenant toujours déjà le récit de l'antagonisme éternel entre Bien
qu; on appelle la « violence de fondation » qui confère au pouvoir et Mal, ordre et désordre, justice et violence, etc., et de ses épisodes
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, .,'1 d'Etat son caractère d'absolu (ou de monopole idéal), a besoin pour récurrents. Bien entendu il est possible de figurer l'État lui-même,
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,, exister (et apparaître comme le signe et le moyen d'une fondation), ou l'autorité spirituelle, comme puissance suprêmement «violente»,
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non seulement - ce qui va de soi - d'être idéalisée ou sacralisée, destructrice de l'ordre idéal. Il se peut même que les puissances
Il!) !, f';!l1H mais aussi d'être matériellement exercée, effectivement mise en œuvre établies apparaissent comme l'incarnation par excellence de la des-
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!· en certains lieux et temps, en certaines « zones » de la société. truction de l'ordre naturel ou moral. C'est la source de jeux de
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;' D'où l'importance et la difficulté politique (et pas seulement miroirs infinis entre «société» et « État», où paraîtront des termes
morale) d'un problème comme celui de la peine de mort, et la place tels qu 'injustice et illégalisme, révolte, révolution, etc.
li qu'il occupe historiquement dans l'économie de la violence légale. Mais la conséquence la plus importante à mes yeux est celle-ci :
1: s'il est vrai qu'au niveau des fondements de l'institution la violence
i'ii 1. Sur cette expression wébérienne, reprise par Kelsen, et les problèmes que pose
ne peut se justifier que comme une contre-violence préventive, alors
on doit dire aussi que ce qui est appelé «violence», «désordre»,

1
11i son interprétation, cf dans Violenceet politique (Co!!oqttede Cerisy, 1994), cit., les «destruction» , etc., qu'ils soient publics ou privés, individuels ou
1
1,!j1nt p'./.
1 ~' • ' contributions de M\chel Troper (« Le monopole de la contrainte légitime - Légitimité collectifs, n'existent que dans la mesure où l'on anticipe déjà leur
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et légalité dans l'Etat moderne»), Jean-François Kervégan (« Politique, violence,
philosophie») et Catherine Colliot-Thélène (« Violence et contrainte »).
répression violente. En d'autres termes ce qu 'on appelle «violence»,
1 ~!li ,;':tl 2. Cf Jean-Paul Brodeur, « Violence spéculaire (le problème du port , d'armes les lignes de démarcation qu'on trace entre des conduites considérées
:1p!:li:;
11 aux USA)» et Christian Geffray, « Lamain sur le cœur , l'arme à la main (A propos · comme violentes et celles qui ne le sont pas, tout cela n'est visible
111
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~111
P1i,i des assassinats sociaux en Amazonie brésilienne) », in Violenceet politiq11e, cit. et nommable que rétrospectivement, dans la récurrence anticipatrice
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1: s'il est vrai qu'au niveau des fondements de l'institution la violence
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ne peut se justifier que comme une contre-violence préventive, alors
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11i son interprétation, cf dans Violenceet politique (Co!!oqttede Cerisy, 1994), cit., les «destruction» , etc., qu'ils soient publics ou privés, individuels ou
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La crainte des masses Violence: idéalité et cruauté

de la contre-violence. L'État se constitue en acquérant non seulement j'entrais dans l'école , j'entrais dans l'État, et comme l'État détruit les
le monopole de la contrainte mais, selon l'expression de Heide êtres, j'entrais dans l'établissement de destruction des êtres ( ... ) L'État
m'a fait entrer en lui de force, comme d'ailleurs tous les autres, et
Gerstenberger, la « puissance de définir 1 ». Or cette situation a des
m'a rendu docile à lui, l'État, et a fait de moi un homme étatisé,
effets indéniables sur l'analyse de la violence, la recherche de ses un homme réglementé et enregistré et dressé et diplômé, et perverti
manifestations et de ses causes, qui fait qu'elle peut être connue et et déprimé, comme tous les autres. Quand nous voyons des hommes,
tout simplement pensée. nous ne voyons que des hommes étatisés, des serviteurs de l'État,
Un pouvoir qui s'organise lui-même comme contre-violence pré- qui, durant toute leur vie, servent l'État et, dès lors, durant toute
ventive (y compris lorsqu 'il s'agit d'un pouvoir insurrectionnel, révo- leur vie servent la contre-nature 1...
lutionnaire) a incontestablement besoin de connaissancessur la vio-
lence : typologies juridiques, explications et scénarios sociologiques Tout procès d'éducation élémentaire, en effet, est une façon d'in-
et psychologiques, statistiques de sa progression ou de son recul, etc. tégrer les individus dans la structure de l' « hégémonie » dont je
Il n'y aurait sans cela ni police ni politique. Mais nous n'abolirons parlais au début. Elle consiste non seulement dans une normalisation
jamais le soupçon, surtout quand nous contribuons nous-même en des sujets, mais dans une fabrication de leur individualité de façon
tant que« chercheurs» à l'accumulation de ces connaissances, qu'elles qu'elle porte les valeurs, les idéaux de la société. Ce qui - bien
comportent en leur centre une tache aveugle, provenant non seulement qu'opérant par des moyens intellectuels - n'est aucunement un pur
de ce qu'un tel savoir est associé au pouvoir (ce qui est le cas de procès d'apprentissage, une acquisition de capacités, de savoirs, d'idées,
tout savoir), mais du schéma même de la contre-violence préventive, etc. venant se graver sur une « table rase», comme l'imaginaient
ou du rétablissementde l'ordre en fonction (et en vue) duquel il est aimablement l'empirisme et le libéralisme classiques 2 • Ce doit être
demandé et produit 2 • Sur ce point, entre autres, il faudrait reprendre au contraire la déconstruction d'une individualité existante et la
1
une discussion minutieuse avec la façon dont Foucault a réfléchi la construction d'une nouvelle.
1 « productivité du pouvoir», en termes précisément de connaissance. Risquons l'expression suivante: il faut que ce soit un démembrement
1
pour que puisse avoir lieu un remembrementou une refonte de l'esprit
111111 ' 3. - Et pour finir, une dialectique de la Gewalt doit inclure (et c'est précisément en tant qu'il est démembré et remembré que
!11 I
une description des formes de violence les plus idéalistes, les plus l'esprit peut lui aussi exister comme un « corps »).
i spirituelles et apparemment les plus « douces » qui sont impliquées On pourrait dire cela en termes religieux : toute éducation est
1
1
dans l'histoire des institutions de pouvoir. On a pris l'habitude une « conversion » ; ce qui nous renverrait à une longue histoire,
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de les désigner sous le nom de violence symbolique, expression
1
dont l'équivoque est elle-même notable. Dans un article récent
Pierre Bourdieu cite un passage du roman de Thomas Bernhard, 1. Thomas Bernhard, Maîtres anciens, trad. fr. Éd. Gallimard, 1988, p. 34 (cité
111:1·
·
par P. Bourdieu , « L'État et la concentration du capital symbolique », in B. Théret
·l'1l1 Maîtres anciens, où éducation et violence d 'État se trouvent ainsi
11
1
1:·, et al., L'État, la finance et le social, Éd. La Découverte, 1995, p. 73). Ce qui est
ll!'llI identifiées : étoi;mant c'est que Bourdieu cite un texte qui illustre la violence de l'éducation
(d'Etat) - en la présentant de façon « excessive» comme une véritable cruauté-,
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i·i•.
L'école est l'école de l'État, où l'on fait des jeunes gens les créatures mais le fait servir à tout autre chose : la démonstration d'un théorème épistémo-
i1··11
11·.
'.l .i.,:i. de l'État, c'est-à-dire rien d'autre que des suppôts de l'État. Quand logique: « La rhétorique très particulière de Thomas Bernhard, celle ·de l'excès, de
ll'' [tiil i'
'' 'l. l'hyperbole dans l'anathème, convient bien à mon intention d 'appliquer une sorte
h11H,,:
il!1ii, li! de dottte hyperboliq11e à l'État et à la pensée d'État. Mais l'exagération littéraire
1. H. Gerstenberger, « La violence dans l'histoire de l'État, ou la puissance de risque toujours de s'anéantir elle-même en se déréalisant par son excès même . Et
l\ilt définir», in Violenceet politique, cit. pourtant i1 faut prendre au sérieux ce que dit Thomas Bernhard : pour se donner
2. Il l'est naturellement d'autant plus que l'État en la matière n'est pas le seul quelque chance de penser un État qui se pense encore à travers ceux qui s'efforcent
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ou l'ultime «demandeur», mais relaie et formalise la demande qui lui est adressée de le penser (tels Hegel ou Durkheim par exemple), il faut tâcher à mettre en
par « la société » (ou qu 'il incite la société à lui adresser). Il y aurait lieu de discuter question tous les présupposés et toutes les préconstructions qui sont inscrits dans la
ici à fond des notions de paix sociale (ou de consensus)et de sémrité. De même _ réalité qu'il s'agit d'analyser et dans la pensée même des analystes... »
illilii
i!11! qu'il faudrait se demander quand la contre-violence vire à la représaille (retaliation), 2. Il est vrai que, par sa violence latente, l'expression même de « table rase»
li!ii!i nouvelle « frontière » incertaine de la violence convertible et de la cruauté. comportait aussitôt la dénégation de l'idylle ·qu'elle permettait de construire.
1:.l.ii
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l:f1l:i, 410 411
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La crainte des masses Violence: idéalité et cruauté

de la contre-violence. L'État se constitue en acquérant non seulement j'entrais dans l'école , j'entrais dans l'État, et comme l'État détruit les
le monopole de la contrainte mais, selon l'expression de Heide êtres, j'entrais dans l'établissement de destruction des êtres ( ... ) L'État
m'a fait entrer en lui de force, comme d'ailleurs tous les autres, et
Gerstenberger, la « puissance de définir 1 ». Or cette situation a des
m'a rendu docile à lui, l'État, et a fait de moi un homme étatisé,
effets indéniables sur l'analyse de la violence, la recherche de ses un homme réglementé et enregistré et dressé et diplômé, et perverti
manifestations et de ses causes, qui fait qu'elle peut être connue et et déprimé, comme tous les autres. Quand nous voyons des hommes,
tout simplement pensée. nous ne voyons que des hommes étatisés, des serviteurs de l'État,
Un pouvoir qui s'organise lui-même comme contre-violence pré- qui, durant toute leur vie, servent l'État et, dès lors, durant toute
ventive (y compris lorsqu 'il s'agit d'un pouvoir insurrectionnel, révo- leur vie servent la contre-nature 1...
lutionnaire) a incontestablement besoin de connaissancessur la vio-
lence : typologies juridiques, explications et scénarios sociologiques Tout procès d'éducation élémentaire, en effet, est une façon d'in-
et psychologiques, statistiques de sa progression ou de son recul, etc. tégrer les individus dans la structure de l' « hégémonie » dont je
Il n'y aurait sans cela ni police ni politique. Mais nous n'abolirons parlais au début. Elle consiste non seulement dans une normalisation
jamais le soupçon, surtout quand nous contribuons nous-même en des sujets, mais dans une fabrication de leur individualité de façon
tant que« chercheurs» à l'accumulation de ces connaissances, qu'elles qu'elle porte les valeurs, les idéaux de la société. Ce qui - bien
comportent en leur centre une tache aveugle, provenant non seulement qu'opérant par des moyens intellectuels - n'est aucunement un pur
de ce qu'un tel savoir est associé au pouvoir (ce qui est le cas de procès d'apprentissage, une acquisition de capacités, de savoirs, d'idées,
tout savoir), mais du schéma même de la contre-violence préventive, etc. venant se graver sur une « table rase», comme l'imaginaient
ou du rétablissementde l'ordre en fonction (et en vue) duquel il est aimablement l'empirisme et le libéralisme classiques 2 • Ce doit être
demandé et produit 2 • Sur ce point, entre autres, il faudrait reprendre au contraire la déconstruction d'une individualité existante et la
1
une discussion minutieuse avec la façon dont Foucault a réfléchi la construction d'une nouvelle.
1 « productivité du pouvoir», en termes précisément de connaissance. Risquons l'expression suivante: il faut que ce soit un démembrement
1
pour que puisse avoir lieu un remembrementou une refonte de l'esprit
111111 ' 3. - Et pour finir, une dialectique de la Gewalt doit inclure (et c'est précisément en tant qu'il est démembré et remembré que
!11 I
une description des formes de violence les plus idéalistes, les plus l'esprit peut lui aussi exister comme un « corps »).
i spirituelles et apparemment les plus « douces » qui sont impliquées On pourrait dire cela en termes religieux : toute éducation est
1
1
dans l'histoire des institutions de pouvoir. On a pris l'habitude une « conversion » ; ce qui nous renverrait à une longue histoire,
,1111 11 1
de les désigner sous le nom de violence symbolique, expression
1
dont l'équivoque est elle-même notable. Dans un article récent
Pierre Bourdieu cite un passage du roman de Thomas Bernhard, 1. Thomas Bernhard, Maîtres anciens, trad. fr. Éd. Gallimard, 1988, p. 34 (cité
111:1·
·
par P. Bourdieu , « L'État et la concentration du capital symbolique », in B. Théret
·l'1l1 Maîtres anciens, où éducation et violence d 'État se trouvent ainsi
11
1
1:·, et al., L'État, la finance et le social, Éd. La Découverte, 1995, p. 73). Ce qui est
ll!'llI identifiées : étoi;mant c'est que Bourdieu cite un texte qui illustre la violence de l'éducation
(d'Etat) - en la présentant de façon « excessive» comme une véritable cruauté-,
Il' ' l'.
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i·i•.
L'école est l'école de l'État, où l'on fait des jeunes gens les créatures mais le fait servir à tout autre chose : la démonstration d'un théorème épistémo-
i1··11
11·.
'.l .i.,:i. de l'État, c'est-à-dire rien d'autre que des suppôts de l'État. Quand logique: « La rhétorique très particulière de Thomas Bernhard, celle ·de l'excès, de
ll'' [tiil i'
'' 'l. l'hyperbole dans l'anathème, convient bien à mon intention d 'appliquer une sorte
h11H,,:
il!1ii, li! de dottte hyperboliq11e à l'État et à la pensée d'État. Mais l'exagération littéraire
1. H. Gerstenberger, « La violence dans l'histoire de l'État, ou la puissance de risque toujours de s'anéantir elle-même en se déréalisant par son excès même . Et
l\ilt définir», in Violenceet politique, cit. pourtant i1 faut prendre au sérieux ce que dit Thomas Bernhard : pour se donner
2. Il l'est naturellement d'autant plus que l'État en la matière n'est pas le seul quelque chance de penser un État qui se pense encore à travers ceux qui s'efforcent
ilii\i!l
ou l'ultime «demandeur», mais relaie et formalise la demande qui lui est adressée de le penser (tels Hegel ou Durkheim par exemple), il faut tâcher à mettre en
par « la société » (ou qu 'il incite la société à lui adresser). Il y aurait lieu de discuter question tous les présupposés et toutes les préconstructions qui sont inscrits dans la
ici à fond des notions de paix sociale (ou de consensus)et de sémrité. De même _ réalité qu'il s'agit d'analyser et dans la pensée même des analystes... »
illilii
i!11! qu'il faudrait se demander quand la contre-violence vire à la représaille (retaliation), 2. Il est vrai que, par sa violence latente, l'expression même de « table rase»
li!ii!i nouvelle « frontière » incertaine de la violence convertible et de la cruauté. comportait aussitôt la dénégation de l'idylle ·qu'elle permettait de construire.
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La crainte deJ maJJeJ Violence : idéalité et cruauté

allant du « forcez-les d 'entrer» (compelle eoJ intrare) de saint Luc aujourd 'hui « sociétés d'abondance» , affluent Jocieties •. Qu'a-t-elle
et de saint Augustin (dont nous savons qu'en dépit de ses appli- donc de si désespéré ?
cations militaires , il eut essentiellement un sens spirituel) jusqu'à Sans doute un élément, une «frontière» de la cruauté, n'ont-ils
la scolarisation obligatoire moderne et à ses crises, qu'elle soit de jamais été absents des formes classiques de l'exploitation et du
forme « autoritaire» ou « libertaire». Il arrive d 'ailleurs que les chômage . Cela nous rappelle (et l'explication que Marx en a donnée
formes « libertaires .» soient en réalité les plus violentes, parce que demeure insurpassable) que l'économie capitaliste ne repose pas sur
c'est à l'enfant lui-même qu'elles imposent le fardeau du démem- la simple exploitation, mais sur la Jurexploitation, comme on a eu
brement et du remembrement, lui d~mandant d'être son propre trop tendance à l'oublier, parce que c'est moralement gênant, mais
chirurgien, mécanicien et bourreau . A nouveau nous devons ici aussi parce que, dans nos Etats « développés », la lutte des classes et
nous poser la question de ce qui, dans la dialectique de la Gewalt, la politique sociale ont eu pour fin d'éliminer tendanciellement les
faite de violence et d'idéalité, peut virer à là cruauté, demeure formes de surexploitation des hommes, femmes ou enfants qui
toujours suspendu au-dessus de gouffres de çruauté, aperçus ou transforment leur travail en torture, ou de les renvoyer à l' «extérieur».
inaperçus. Et puisque je citais Bourdieu , suggérons que la situa- Au mécanisme de l'exploitation et de la surexploitation, Marx avait
tion même qu'il a décrite comme la plus «avantageuse» du point rattaché l'analyse d 'un effet de «surpopulation» cyclique ou « rela-
de vue de la réussite scolaire, celle des « héritiers » bourgeois, tive», qu 'il interprétait comme constitution d'une « armée indus-
que leur famille a munis implicitement des « pré-savoirs » que trielle de réserve » pour le capital. La misère « physiologique » qui
précisément l'école va réclamer d'eux, pourrait bien être la plus s'étend aujourd'hui avant tout dans le monde« sous-développé» (ou
ambiguë de toutes . Sans doute est-elle socialement profitable, mais dans cette partie de l'ancien monde sous-développé laissée de côté
il n'est pas certain qu'elle soit aussi bien «protégée» pour ce qui · par la « nouvelle industrialisation», par exemple en Afrique), est
est des négociations de chacun avec la férocité de son propre apparemment d'une autre . nature. La destruction des activités tra-'
surmoi. ditionnelles combinée avec la domination de puissances financières
· mondiales et de leurs clientèles locales conduit à ce que, d'une
expression elle-même extrêmement violente, Bertrand Ogilvie appe-
lait récemment la prodttction de l'homme jetable 2 • Sans que personne
Le droit, la sécurité, l'éducation : tels seraient peut-être les
ait réellement « voulu » ni « prévu » cette situation, des millions
moments de la dialectique de l'Esprit, ou de la conversion mutuelle
d;hommes sont superflus,· dépourvus d'utilité et d'utilisation : il
de la violence en pouvoir et inversement. Si l'on m'a bien compris,
. faudrait pouvoir s'en débarrasser .
ce qui importe surtout dans une telle dialectique , dont l'effectivité
Ainsi se profilent à nouveau des perspectives d'élimination et
est indéniable, c'est surtout l'incertitude de ses limites ou de son
sens. d'extermination qui ne sont pas seulement violentes, mais spécifi-
Revenons alors au problème de la cruauté . J'ai dit que la question quement cruelles : à l'horizon des famines et des guerres « civiles »
me semblait particulièrement actuelle. Mais je dois convenir que je ou des ethnocides alimentés par de constantes ventes d'armes (il faut
ne suis nullement certain que les phénomènes auxquels je pense ici écouler les surplus, et par surcroît l'homme jetable s'extermine lui-
possèdent entre eux une véritable unité . Ne cherchons donc pas à même), ou des conditions dans lesquelles le SIDA envahit l'Afrique
leur imposer une essence commune qui serait purement métaphysique depuis le début de l'épidémie (il est commode, sinon souhaitable,
(comme si nous devions les rattacher à l'existence du «mal» ou que la « nature » contribue à l'élimination de l'homme jetable, à
d'un de ses substituts). D'un autre côté nous pouvons soupçonner
que cette hétérogénéité même est la marque des modes selon lesquels
la cruauté se manifeste dans l'expérience historique. Je pense ici à ,. l. Cf E. Balibar, « Exclusion ou lutte des classes ?» , in Les Frontières de la
démocratie, Éd. La Découverte, 1992.
deux ordres de phénomènes. 2. B. Ogilvie , « Violence et représentation : la produ ction de l'homme jetable»
Par exemple, ce qu'on nomme «exclusion» des pauvres à l'in- (exposé présenté au colloque Violenciay tra11matismos historicos, Montevideo 1994),
térieur de nos sociétés« post-industrielles », qu'on n'ose plus appeler Lignes n° 26, 1995 .

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La crainte deJ maJJeJ Violence : idéalité et cruauté

allant du « forcez-les d 'entrer» (compelle eoJ intrare) de saint Luc aujourd 'hui « sociétés d'abondance» , affluent Jocieties •. Qu'a-t-elle
et de saint Augustin (dont nous savons qu'en dépit de ses appli- donc de si désespéré ?
cations militaires , il eut essentiellement un sens spirituel) jusqu'à Sans doute un élément, une «frontière» de la cruauté, n'ont-ils
la scolarisation obligatoire moderne et à ses crises, qu'elle soit de jamais été absents des formes classiques de l'exploitation et du
forme « autoritaire» ou « libertaire». Il arrive d 'ailleurs que les chômage . Cela nous rappelle (et l'explication que Marx en a donnée
formes « libertaires .» soient en réalité les plus violentes, parce que demeure insurpassable) que l'économie capitaliste ne repose pas sur
c'est à l'enfant lui-même qu'elles imposent le fardeau du démem- la simple exploitation, mais sur la Jurexploitation, comme on a eu
brement et du remembrement, lui d~mandant d'être son propre trop tendance à l'oublier, parce que c'est moralement gênant, mais
chirurgien, mécanicien et bourreau . A nouveau nous devons ici aussi parce que, dans nos Etats « développés », la lutte des classes et
nous poser la question de ce qui, dans la dialectique de la Gewalt, la politique sociale ont eu pour fin d'éliminer tendanciellement les
faite de violence et d'idéalité, peut virer à là cruauté, demeure formes de surexploitation des hommes, femmes ou enfants qui
toujours suspendu au-dessus de gouffres de çruauté, aperçus ou transforment leur travail en torture, ou de les renvoyer à l' «extérieur».
inaperçus. Et puisque je citais Bourdieu , suggérons que la situa- Au mécanisme de l'exploitation et de la surexploitation, Marx avait
tion même qu'il a décrite comme la plus «avantageuse» du point rattaché l'analyse d 'un effet de «surpopulation» cyclique ou « rela-
de vue de la réussite scolaire, celle des « héritiers » bourgeois, tive», qu 'il interprétait comme constitution d'une « armée indus-
que leur famille a munis implicitement des « pré-savoirs » que trielle de réserve » pour le capital. La misère « physiologique » qui
précisément l'école va réclamer d'eux, pourrait bien être la plus s'étend aujourd'hui avant tout dans le monde« sous-développé» (ou
ambiguë de toutes . Sans doute est-elle socialement profitable, mais dans cette partie de l'ancien monde sous-développé laissée de côté
il n'est pas certain qu'elle soit aussi bien «protégée» pour ce qui · par la « nouvelle industrialisation», par exemple en Afrique), est
est des négociations de chacun avec la férocité de son propre apparemment d'une autre . nature. La destruction des activités tra-'
surmoi. ditionnelles combinée avec la domination de puissances financières
· mondiales et de leurs clientèles locales conduit à ce que, d'une
expression elle-même extrêmement violente, Bertrand Ogilvie appe-
lait récemment la prodttction de l'homme jetable 2 • Sans que personne
Le droit, la sécurité, l'éducation : tels seraient peut-être les
ait réellement « voulu » ni « prévu » cette situation, des millions
moments de la dialectique de l'Esprit, ou de la conversion mutuelle
d;hommes sont superflus,· dépourvus d'utilité et d'utilisation : il
de la violence en pouvoir et inversement. Si l'on m'a bien compris,
. faudrait pouvoir s'en débarrasser .
ce qui importe surtout dans une telle dialectique , dont l'effectivité
Ainsi se profilent à nouveau des perspectives d'élimination et
est indéniable, c'est surtout l'incertitude de ses limites ou de son
sens. d'extermination qui ne sont pas seulement violentes, mais spécifi-
Revenons alors au problème de la cruauté . J'ai dit que la question quement cruelles : à l'horizon des famines et des guerres « civiles »
me semblait particulièrement actuelle. Mais je dois convenir que je ou des ethnocides alimentés par de constantes ventes d'armes (il faut
ne suis nullement certain que les phénomènes auxquels je pense ici écouler les surplus, et par surcroît l'homme jetable s'extermine lui-
possèdent entre eux une véritable unité . Ne cherchons donc pas à même), ou des conditions dans lesquelles le SIDA envahit l'Afrique
leur imposer une essence commune qui serait purement métaphysique depuis le début de l'épidémie (il est commode, sinon souhaitable,
(comme si nous devions les rattacher à l'existence du «mal» ou que la « nature » contribue à l'élimination de l'homme jetable, à
d'un de ses substituts). D'un autre côté nous pouvons soupçonner
que cette hétérogénéité même est la marque des modes selon lesquels
la cruauté se manifeste dans l'expérience historique. Je pense ici à ,. l. Cf E. Balibar, « Exclusion ou lutte des classes ?» , in Les Frontières de la
démocratie, Éd. La Découverte, 1992.
deux ordres de phénomènes. 2. B. Ogilvie , « Violence et représentation : la produ ction de l'homme jetable»
Par exemple, ce qu'on nomme «exclusion» des pauvres à l'in- (exposé présenté au colloque Violenciay tra11matismos historicos, Montevideo 1994),
térieur de nos sociétés« post-industrielles », qu'on n'ose plus appeler Lignes n° 26, 1995 .

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La crainte des masses Violence : idéalité et cruauté

condition qu'un cordon sanitaire efficace puisse être tiré autour des secrète, au contraire elle sert une exhibition qui fait partie de la
continents perdus). cruauté même) plongent leurs racines dans l'histoire du nationalisme,
Le «Nord» ne connaît pas exactement ce type de situation. Et et par conséquent dans l'imaginaire de l'État et de la forme nation.
cependant le développement de la « nouvelle pauvreté » ou de l'un- Et cependant elles ne sont pas complètement intelligibles dans la
derclass (ce qu'on appelait autrefois le« prolétariat», lorsque ce terme logique du pouvoir, dans l'économie de la Gewalt : elles signent
ne connotait pas une idéologie ou une dictature, mais l'extrême plutôt l'irruption de la cruauté. Elles nous font éprouver un« malaise
insécurité de l'existence) y prend des formes qu'on peut dire cruelles, de la civilisation» d'autant plus profond que nous sommes obligés
en tout cas singulièrement perverses. La seconde ou troisième géné- de le reconnaître comme « déjà vu».
ration des jeunes chômeurs ne vi~nt pas, en effet, avant l'institution J'ai parlé il y a un instant du rapport indirect, énigmatique, que
plus ou moins complète d'un « Etat social », mais après sa crise et nous sommes tentés d'apercevoir entre le sous~développement, l'ainsi
l'amorce de son démembrement. Marx pensait que le chômage nommée «sur-population» (un mot qui, notons-le, n'évitera jamais
cyclique était mis à profit par le capitalisme pour faire baisser le toute connotation d'élimination), et le développement du SIDA. Ce
prix du travail et relancer l'accumulation. Ou bien il le pensait rapprochement est obscène, mais il est intentionnel, car il nous
« dialectiquement » comme limite du capitalisme, témoignant de la conduit maintenant à rechercher une formulation symétrique.
nécessité historique d'une autre organisation sociale du travail. Il ne L'homme jetable est certes un phénomène social, mais qui apparaît
prévoyait pas une situation dans laquelle des millions d'hommes comme quasi «naturel», ou comme la manifestation d'une violence
superflus sont à la fois exclus de l'activité, et maintenus à l'intérieur dans laquelle les limites de ce qui est humain et de ce qui est naturel
des limites du marché (puisque le marché mondial est un absolu, sont tendanciellement brouillées. C'est ce que j'appellerai une forme
sans extérieur: quand vous en êtes« exclu», vous ne pouvez chercher ultra-objective de la violence 1, ou encore une cruauté sans visage.
ailleurs, une «Amérique» où s'établir pour recommencer l'histoire). Telle est peut-être la véritable « violence sans sujet», pour détourner
J! Une situation qui, loin de préparer un dépassement dialectique, une l'expression de Heide Gerstenberger 2 • Mais les pratiques et les
lit « fin de l'histoire», semble en détruire les bases objectives (et ne théories de la purification ethnique nous mettent plutôt en présence
q ·.' laisser subsister que la référence à l'utopie, c'est-à-dire à l'amour, ou de formes ultra-subjectives, d'une cruauté au visage de Méduse, à
I1
!,
i;
à la haine). la fois humain et surhumain . Il n'est pas étonnant qu'elles provoquent
",1:Iii Je pense d'autre part au retour des guerres «ethniques» et « reli-
gieuses» (donc raciales, puisque la catégorie de race n'a jamais désigné
en nous l'angoisse d'une sorte de «mutation» de l'espèce humaine
qui serait passée inaperçue, d'une « frontière » invisible qui aurait
], historiquement qu'une combinaison de ces deux facteurs, projetés été franchie involontairement et sans le savoir. Car elles déchaînent
Il.!
..
dans un imaginaire généalogique et biologique). Apparemment et font surgir « dans le réel » des processus qui ne peuvent être
r contraires à toute logique d'utilité, elles ont réintrod).lit le génocide complètement symbolisés, ceux qu'en langage freudien on décrirait
dans le monde d'après la Guerre Froide, au Nord comme au Sud, comme «primaires» ou « pré-œdipiens ».
sous le nom de « purification ethnique» et d'autres.
Mais la purification ethnique n'est pas seulement pratiquée, elle
est théorisée. En sorte que le « passage à l'acte.», la violence exter-
minatrice et sadique (les tortures, les mutilations, les viols collectifs,
1. Cf E. Balibar, « Violence et politique. Quelques questions », in Colloque de
dont la Yougoslavie n'a pas le monopole 1) se présente comme mise
Cerisy, Le passage des frontières. At1to11rdu travail de Jacques Derrida, sous la
en œuvre d'un scénario où se combinent étroitement le fantasme et direction de Marie-Louise Mallet, Éd. Galilée, 1994 . Il faudrait dire à la fois que
l'argumentation. Une telle violence et sa mise en scène (grandement ces phénomènes paraissent contre-nature (si la nature « ne fait rien pour rien ») et
facilitée par l'omniprésence de la télévision: n'ayons pas la naïveté qu'ils donnent corps à l'idée d'une criminalité de la natttre (selon l'étrange et
de croire que celle-ci dévoile une cruauté qui voudrait demeurer provocante formule de Sade). J'ai développé ces hypothèses dans la série des Wellek
tibrary Lectures à l'Université d 'Irvine en 1996 (à paraître sous le titre Extreme
Violence and the Problem of Civility, Columbia University Press).
1. Cf Harbans Mukhia , « La violence communautaire et la transmutation des 2. H. Gerscenberger, Die mbjektlose Gewalt. Theorie der Entsteh11ngbiirgerlicher
identités», in Violence et politiqtte, cit. Staatsgewalt, Verlag Westfa:lischer Dampfboot, Münster, 1990 .

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condition qu'un cordon sanitaire efficace puisse être tiré autour des secrète, au contraire elle sert une exhibition qui fait partie de la
continents perdus). cruauté même) plongent leurs racines dans l'histoire du nationalisme,
Le «Nord» ne connaît pas exactement ce type de situation. Et et par conséquent dans l'imaginaire de l'État et de la forme nation.
cependant le développement de la « nouvelle pauvreté » ou de l'un- Et cependant elles ne sont pas complètement intelligibles dans la
derclass (ce qu'on appelait autrefois le« prolétariat», lorsque ce terme logique du pouvoir, dans l'économie de la Gewalt : elles signent
ne connotait pas une idéologie ou une dictature, mais l'extrême plutôt l'irruption de la cruauté. Elles nous font éprouver un« malaise
insécurité de l'existence) y prend des formes qu'on peut dire cruelles, de la civilisation» d'autant plus profond que nous sommes obligés
en tout cas singulièrement perverses. La seconde ou troisième géné- de le reconnaître comme « déjà vu».
ration des jeunes chômeurs ne vi~nt pas, en effet, avant l'institution J'ai parlé il y a un instant du rapport indirect, énigmatique, que
plus ou moins complète d'un « Etat social », mais après sa crise et nous sommes tentés d'apercevoir entre le sous~développement, l'ainsi
l'amorce de son démembrement. Marx pensait que le chômage nommée «sur-population» (un mot qui, notons-le, n'évitera jamais
cyclique était mis à profit par le capitalisme pour faire baisser le toute connotation d'élimination), et le développement du SIDA. Ce
prix du travail et relancer l'accumulation. Ou bien il le pensait rapprochement est obscène, mais il est intentionnel, car il nous
« dialectiquement » comme limite du capitalisme, témoignant de la conduit maintenant à rechercher une formulation symétrique.
nécessité historique d'une autre organisation sociale du travail. Il ne L'homme jetable est certes un phénomène social, mais qui apparaît
prévoyait pas une situation dans laquelle des millions d'hommes comme quasi «naturel», ou comme la manifestation d'une violence
superflus sont à la fois exclus de l'activité, et maintenus à l'intérieur dans laquelle les limites de ce qui est humain et de ce qui est naturel
des limites du marché (puisque le marché mondial est un absolu, sont tendanciellement brouillées. C'est ce que j'appellerai une forme
sans extérieur: quand vous en êtes« exclu», vous ne pouvez chercher ultra-objective de la violence 1, ou encore une cruauté sans visage.
ailleurs, une «Amérique» où s'établir pour recommencer l'histoire). Telle est peut-être la véritable « violence sans sujet», pour détourner
J! Une situation qui, loin de préparer un dépassement dialectique, une l'expression de Heide Gerstenberger 2 • Mais les pratiques et les
lit « fin de l'histoire», semble en détruire les bases objectives (et ne théories de la purification ethnique nous mettent plutôt en présence
q ·.' laisser subsister que la référence à l'utopie, c'est-à-dire à l'amour, ou de formes ultra-subjectives, d'une cruauté au visage de Méduse, à
I1
!,
i;
à la haine). la fois humain et surhumain . Il n'est pas étonnant qu'elles provoquent
",1:Iii Je pense d'autre part au retour des guerres «ethniques» et « reli-
gieuses» (donc raciales, puisque la catégorie de race n'a jamais désigné
en nous l'angoisse d'une sorte de «mutation» de l'espèce humaine
qui serait passée inaperçue, d'une « frontière » invisible qui aurait
], historiquement qu'une combinaison de ces deux facteurs, projetés été franchie involontairement et sans le savoir. Car elles déchaînent
Il.!
..
dans un imaginaire généalogique et biologique). Apparemment et font surgir « dans le réel » des processus qui ne peuvent être
r contraires à toute logique d'utilité, elles ont réintrod).lit le génocide complètement symbolisés, ceux qu'en langage freudien on décrirait
dans le monde d'après la Guerre Froide, au Nord comme au Sud, comme «primaires» ou « pré-œdipiens ».
sous le nom de « purification ethnique» et d'autres.
Mais la purification ethnique n'est pas seulement pratiquée, elle
est théorisée. En sorte que le « passage à l'acte.», la violence exter-
minatrice et sadique (les tortures, les mutilations, les viols collectifs,
1. Cf E. Balibar, « Violence et politique. Quelques questions », in Colloque de
dont la Yougoslavie n'a pas le monopole 1) se présente comme mise
Cerisy, Le passage des frontières. At1to11rdu travail de Jacques Derrida, sous la
en œuvre d'un scénario où se combinent étroitement le fantasme et direction de Marie-Louise Mallet, Éd. Galilée, 1994 . Il faudrait dire à la fois que
l'argumentation. Une telle violence et sa mise en scène (grandement ces phénomènes paraissent contre-nature (si la nature « ne fait rien pour rien ») et
facilitée par l'omniprésence de la télévision: n'ayons pas la naïveté qu'ils donnent corps à l'idée d'une criminalité de la natttre (selon l'étrange et
de croire que celle-ci dévoile une cruauté qui voudrait demeurer provocante formule de Sade). J'ai développé ces hypothèses dans la série des Wellek
tibrary Lectures à l'Université d 'Irvine en 1996 (à paraître sous le titre Extreme
Violence and the Problem of Civility, Columbia University Press).
1. Cf Harbans Mukhia , « La violence communautaire et la transmutation des 2. H. Gerscenberger, Die mbjektlose Gewalt. Theorie der Entsteh11ngbiirgerlicher
identités», in Violence et politiqtte, cit. Staatsgewalt, Verlag Westfa:lischer Dampfboot, Münster, 1990 .

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La crainte des masses Violence : idéalité et cruauté

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Ce n'est pas ici le lieu d'engager une lourde théorisation méta- riques et ailleurs 1• Aucune différence de nature n'est repérable entre
i::ii psychologique. Il faut bien cependant évoquer le lien entre ces ces formes de cruauté et celles, tout aussi ritualisées, que les nazis
1
dimensions «excessives» de la violence sociale et leur intense sexua- et particulièrement les SS ont exercées.
lisation, laquelle à mon avis n'est pas tant de l'ordre de la cause, Il y en a une, cependant, en ce sens que les conquistadores ou les
tl11li
11H ou de la « pulsion » sexuelle, que, inversement, de l'exhibition de la planteurs esclavagistes vivaient, agissaient et jouissaient - quoique
sexualité (comme on le voit dans le cas des viols terroristes en sur ses bords, à sa « périphérie » - dans le cadre d'une hégémonie
Yougoslavie ou en Inde, où il me paraît plus intéressant de dire que reconnue, donc sous l'autorité d'une chaîne d'idéalités extrêmement
la guerre et son « machisme » propre instrumentent la sexualité, les puissantes : celles de la religion chrétienne et de son messianisme
hommes faisant de leur sexe l'instrument de la violence communau- propre, celles du droit, d'où ils tiraient l.a possibilité de subsumer
taire, que de décrire, à l'inverse, la violence comme l'expression d'une leur propre cruauté sous les formes d'une «civilisation», de la
sexualité masculine latente, iritrinsèqùemènt violente, comme le sou- ramener dans les limites d'une violence matérielle et spirituelle qui
tiendraient certaines féministes) 1 • En d'autres termes le caractère peut être contrôlée, c'est-à-dire calculée et idéalisée. Pour se convaincre
« normalement » sexué et sexualisé des pratiques humaines dans cependant que le même et l'autre sont ici dangereusement proches,
toutes les sociétés (y compris les sociétés modernes, qui ont leurs il suffit de relire un roman tel que !'Absalon, Absalon de Faulkner,
propres formes de « refoulement » et d' « exhibition ») franchit ici un qui n'a pas d'autre sujet. De même que tout à l'heure j'évoquais
certain seuil, en même temps que les barrières de l'individuel et du ces formes de la violence légale ou codifiée qui dérapent constamment
collectif, du réel et de l'imaginaire, sont effacées. dans la cruauté, de même il faut se poser ici la question de la
C'était, bien entendu, le cas dans le nazisme, et peut-être dans frontière entre la cruauté « pure » - si elle existe - et l'institution,
d'autres phénomènes «totalitaires» de l'histoire. Il faudrait engager la « civilisation », l' « esprit ». C'est justement cette frontière qui est
une comparaison détaillée entre toutes ces pratiques, tantôt généra- intéressante, parce que énigmatique .
lisées, tantôt localisées, tantôt « exceptionnelles » et tantôt « ordi-
naires». Relisons seulement un terrible récit de Rafael Sanchez
Ferlosio dans lequel, en « prélude au 500e anniversaire de la décou- Je ne délivrerai donc aucune conclusion, mais seulement deux
verte des Amériques », il décrivait la façon dont les conquistadores questions finales :
espagnols élevaient des races « nobles » de chi.ens dotés de grands Premièrement, quelles sont les institutions (appareils et pouvoirs
noms et de généalogies parallèles aux leurs, dressés à la chasse aux d'État, formes d'action révolutionnaire ou de « contre-pouvoir ») dont
Indiens. Des pratiques semblables (dans lesquelles on voit fonctionner nous pourrions imaginer qu'elles circonscrivent aujourdhui la cruauté,
à la fois une identification des victimes et des bourreaux à l' « ani- reprenant ainsi la dialectique de la force et de la violence (de la
malité ») ont accompagné toute l'histoire de l'esclavage aux Amé- Gewalt) dans l'espace de la mondialisation? (Ou si l'on veut: quelle
serait la forme de « !'Esprit du monde», alors que la mondialité
n'est plus un horizon à rejoindre, mais un fait acquis?) .
1. L'idée« féministe » (nullement généralisée) d'une sexualité masculine qui serait
intrinsèquement agressive ou sadique , est elle-même paranoïaque . Elle tend à priver
Deuxièmement, en supposant (comme je l'admettrais pour ma
le sexe masculin de toute ambivalence, dans le même temps où elle imagine l'acte part) que la contrepartie des expériences de la cruauté est toujours
sexuel comme fondamentalement collectif, exhibitionn iste, et non individuel, « privé ». quelque soif d'idéalité particulièrement exigeante, que ce soit au sens
Mais cet excès même peut nous mettre sur la voie de certaines des conditions de des idéaux non-violents ou au sens des idéaux de justice, comment
la cruauté contemporaine et de l'irruption de formes de guerre dans lesquelles le nous accommoderons-nous de cette finitude insurmontable, à la fois
« rapport de sexes » est comme tel un « but de guerre » : elles sont contemporaines
d'une profonde remise en cause de la supériorité institutionnelle des hommes , qui obstacle et condition de la vie sociale (ou de la civilité) : sans idéaux
est un phénomène mondial (ces questions ont été, entre autres, discutées au cours il n'y a ni libération ni résistance aux pires formes de la violence,
du séminaire La nation mâle, organisé en 1994-1995 au Collège International de
Philosophie sous la direction de Rada Ivekovic et de Michel Tort) . Cf également
les livres de George Mosse, Nationalism and Sex11ality. Middl e-Class Morality and 1. R . Sanchez Ferlosio, « Lâchez les chiens. Prélude au 500' anniversaire de la
Sex11al Norms in Modern Europe, Th e University of Wisconsin Press, 1985, et de découverte des Amériques », trad. fr. Les Temps Modernes, n° 509 , décembre 1988.
Klaus Theweleit, Mannerphantasien, Rowohlt, Hamburg, 1980 . Et cf Louis Sala-Molins, Le Code noir 011le calvaire de Canaan, PUF, 1984.

416 417
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La crainte des masses Violence : idéalité et cruauté

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Ce n'est pas ici le lieu d'engager une lourde théorisation méta- riques et ailleurs 1• Aucune différence de nature n'est repérable entre
i::ii psychologique. Il faut bien cependant évoquer le lien entre ces ces formes de cruauté et celles, tout aussi ritualisées, que les nazis
1
dimensions «excessives» de la violence sociale et leur intense sexua- et particulièrement les SS ont exercées.
lisation, laquelle à mon avis n'est pas tant de l'ordre de la cause, Il y en a une, cependant, en ce sens que les conquistadores ou les
tl11li
11H ou de la « pulsion » sexuelle, que, inversement, de l'exhibition de la planteurs esclavagistes vivaient, agissaient et jouissaient - quoique
sexualité (comme on le voit dans le cas des viols terroristes en sur ses bords, à sa « périphérie » - dans le cadre d'une hégémonie
Yougoslavie ou en Inde, où il me paraît plus intéressant de dire que reconnue, donc sous l'autorité d'une chaîne d'idéalités extrêmement
la guerre et son « machisme » propre instrumentent la sexualité, les puissantes : celles de la religion chrétienne et de son messianisme
hommes faisant de leur sexe l'instrument de la violence communau- propre, celles du droit, d'où ils tiraient l.a possibilité de subsumer
taire, que de décrire, à l'inverse, la violence comme l'expression d'une leur propre cruauté sous les formes d'une «civilisation», de la
sexualité masculine latente, iritrinsèqùemènt violente, comme le sou- ramener dans les limites d'une violence matérielle et spirituelle qui
tiendraient certaines féministes) 1 • En d'autres termes le caractère peut être contrôlée, c'est-à-dire calculée et idéalisée. Pour se convaincre
« normalement » sexué et sexualisé des pratiques humaines dans cependant que le même et l'autre sont ici dangereusement proches,
toutes les sociétés (y compris les sociétés modernes, qui ont leurs il suffit de relire un roman tel que !'Absalon, Absalon de Faulkner,
propres formes de « refoulement » et d' « exhibition ») franchit ici un qui n'a pas d'autre sujet. De même que tout à l'heure j'évoquais
certain seuil, en même temps que les barrières de l'individuel et du ces formes de la violence légale ou codifiée qui dérapent constamment
collectif, du réel et de l'imaginaire, sont effacées. dans la cruauté, de même il faut se poser ici la question de la
C'était, bien entendu, le cas dans le nazisme, et peut-être dans frontière entre la cruauté « pure » - si elle existe - et l'institution,
d'autres phénomènes «totalitaires» de l'histoire. Il faudrait engager la « civilisation », l' « esprit ». C'est justement cette frontière qui est
une comparaison détaillée entre toutes ces pratiques, tantôt généra- intéressante, parce que énigmatique .
lisées, tantôt localisées, tantôt « exceptionnelles » et tantôt « ordi-
naires». Relisons seulement un terrible récit de Rafael Sanchez
Ferlosio dans lequel, en « prélude au 500e anniversaire de la décou- Je ne délivrerai donc aucune conclusion, mais seulement deux
verte des Amériques », il décrivait la façon dont les conquistadores questions finales :
espagnols élevaient des races « nobles » de chi.ens dotés de grands Premièrement, quelles sont les institutions (appareils et pouvoirs
noms et de généalogies parallèles aux leurs, dressés à la chasse aux d'État, formes d'action révolutionnaire ou de « contre-pouvoir ») dont
Indiens. Des pratiques semblables (dans lesquelles on voit fonctionner nous pourrions imaginer qu'elles circonscrivent aujourdhui la cruauté,
à la fois une identification des victimes et des bourreaux à l' « ani- reprenant ainsi la dialectique de la force et de la violence (de la
malité ») ont accompagné toute l'histoire de l'esclavage aux Amé- Gewalt) dans l'espace de la mondialisation? (Ou si l'on veut: quelle
serait la forme de « !'Esprit du monde», alors que la mondialité
n'est plus un horizon à rejoindre, mais un fait acquis?) .
1. L'idée« féministe » (nullement généralisée) d'une sexualité masculine qui serait
intrinsèquement agressive ou sadique , est elle-même paranoïaque . Elle tend à priver
Deuxièmement, en supposant (comme je l'admettrais pour ma
le sexe masculin de toute ambivalence, dans le même temps où elle imagine l'acte part) que la contrepartie des expériences de la cruauté est toujours
sexuel comme fondamentalement collectif, exhibitionn iste, et non individuel, « privé ». quelque soif d'idéalité particulièrement exigeante, que ce soit au sens
Mais cet excès même peut nous mettre sur la voie de certaines des conditions de des idéaux non-violents ou au sens des idéaux de justice, comment
la cruauté contemporaine et de l'irruption de formes de guerre dans lesquelles le nous accommoderons-nous de cette finitude insurmontable, à la fois
« rapport de sexes » est comme tel un « but de guerre » : elles sont contemporaines
d'une profonde remise en cause de la supériorité institutionnelle des hommes , qui obstacle et condition de la vie sociale (ou de la civilité) : sans idéaux
est un phénomène mondial (ces questions ont été, entre autres, discutées au cours il n'y a ni libération ni résistance aux pires formes de la violence,
du séminaire La nation mâle, organisé en 1994-1995 au Collège International de
Philosophie sous la direction de Rada Ivekovic et de Michel Tort) . Cf également
les livres de George Mosse, Nationalism and Sex11ality. Middl e-Class Morality and 1. R . Sanchez Ferlosio, « Lâchez les chiens. Prélude au 500' anniversaire de la
Sex11al Norms in Modern Europe, Th e University of Wisconsin Press, 1985, et de découverte des Amériques », trad. fr. Les Temps Modernes, n° 509 , décembre 1988.
Klaus Theweleit, Mannerphantasien, Rowohlt, Hamburg, 1980 . Et cf Louis Sala-Molins, Le Code noir 011le calvaire de Canaan, PUF, 1984.

416 417
La crainte des masses

surtout pas de résistance collective (mais une résistance qui ne serait


pas collective serait à peine une résistance) ; et cependant il ne peut
y avoir aucune garantie concernant le « bon usage » et le « mauvais
usage » des idéaux. Disons mieux : il y a certainement des degrés
dans la violence qui accompagne la formulation et la mise en œuvre
des idéaux, mais pas de degré zéro. Il n'y a donc pas de non-
violence. Ce que nous ne devrions pas oublier tandis que nous nous Les universels
élevons contre l'excès de la violence sous ses différentes formes.
Les universels
« Ambiguous Universality ». Intervention au Colloque « Cultural Diversities : On
Democracy, Community, and Citizenship », The Bohen Foundation, New York, 18
février 1994. l a présente adaptation française a été lue en partie, le 5 m ai 1996,
au séminaire « Les mondes possibles » à l’Ecole Norm ale Supérieure (Ulm) de Paris.
Il nous faut donc penser ceci : c’est la « fin du monde »,
mais nous ne savons pas en quel sens.
J.-L. N ancy
Le sens du inonde, Galilée, Paris, 1993- p. 15.

« Les universels », ou l’universalité ambiguë, car je voudrais montrer


que nos débats sur l’universel, et par voie de conséquence sur ses
« contraires » (le particulier, la différence, la singularité), ne peuvent
se fonder sur une référence univoque. Celle-ci, notons-le d ’emblée,
est encore à l’œuvre dans les distributions kantienne de l’universalité
entre le domaine théorique et le domaine pratique, ou hégélienne
entre l’universalité « abstraite » et l’universalité « concrète », alors
même qu’on peut les considérer comme des projets d ’explicitation -
mais aussi de réduction — de l’équivocité de l’universel, au moyen
de schèmes disjonctifs, ou hiérarchiques, ou autres. Ce qui est peut-
être l’objectif de toute grande philosophie. S’il est vrai cependant
que nous faisons constamment l’expérience, et notamment dans le
champ de l’histoire et de la politique, de l’impossibilité qu’il y a à
distribuer, concilier ou médiatiser de façon complète les différents
usages de l’universel, peut-être faudra-t-il en venir à penser comme
telle, et comme constitutive, l’équivocité de l’universel.
Un tel projet n’a rien à voir avec un abandon, ou avec une
démystification. Il ne fait pas de l’universel une « idole » et conduit
encore moins à ériger l’un de ses opposés —qu’il s’agisse du Singulier,
ou du Particulier, ou de la Différence — en « maître mot » pour la
philosophie. Mais il devrait nous amener à rechercher systématique­
ment les énoncés qui permettent de passer d’une modalité à une
autre, de constituer des trajets intelligibles, même partiels, et nous

421
La crainte des masses

aider à effectuer, en dernière analyse, les choix éthiques et politiques


correspondant à l’un ou l’autre de ces ordres.
Dans la suite de cet exposé, je vais faire l’essai d’un tel ordre, en
distinguant - suivant une terminologie inspirée de Lacan, d ’une façon
très générale —trois universels que j’appellerai l’universel comme réalité,
l’universel comme fiction, et l’universel comme idéalité. Le premier me
conduira notamment à mettre en question la représentation de l’unité
et de la diversité du monde. Le second m ’apparaît comme le lieu
propre du débat qui voit s’opposer symétriquement les notions
d’universalisme et de particularisme. Le troisième débouche sur
l’examen des difficultés d’interprétation du symbolique comme « uni­
versel ». De façon générale, ce sont plutôt les contradictions inhérentes
à chacun de ces concepts qui m ’intéresseront, et je conçois l’ensemble
(une fois de plus) comme une contribution à une aporétique plutôt
qu’à une véritable topique de l’universel.

Partons de l’universel comme réalité. J ’entends par là l’idée d’une


interdépendance effective entre les éléments ou unités dont on peut
former ce que nous appelons le monde : institutions, groupes, indi­
vidus, mais aussi, plus profondément, l’ensemble des processus qui
subsument ces institutions, ces groupes et ces individus : la circulation
des choses et des personnes, les rapports de forces et les compromis
politiques, les contrats juridiques, la communication des informations
et des modèles culturels, etc.
Il est clair que cette interdépendance a un aspect extensif. Si
paradoxal qu’en soit le concept, on peut dire aujourd’hui que les
« limites » ou les « extrémités » du monde ont été atteintes par
différentes entreprises d’exploration et de conquête, ou que l’expan­
sion de techniques et d ’institutions dominantes a réussi à unifier, en
se les incorporant, « toutes les parties du monde ». Mais elle a surtout
un aspect intensif. Pour toutes les unités qui forment le monde, des
aspects toujours plus nombreux de leur existence dépendent en réalité
de ce que les autres unités sont ou font aujourd’hui, et de ce qu’elles
ont été ou ont fait dans le passé. Et surtout, ce qui constitue un
aspect encore plus concret de cette interdépendance intensive, on
peut dire qu’elle affecte toujours davantage les individus d’une façon
directe, sans passer par l'intermédiaire des institutions ou des commu­

422
Les universels

nautés auxquelles ils appartiennent et qui, jusqu’à présent, formaient


leur horizon ou leur « monde ».
Sans doute l’aspect extensif et l’aspect intensif ne sont pas indé­
pendants l’un de l’autre. C’était d’universalité extensive qu’il s’agis­
sait, en apparence, lorsque peu à peu la colonisation « européenne »
a englobé toutes les terres habitées et inhabitées, puis lorsque le
monde a été politiquement divisé, sans « reste » apparent, entre des
États-nations dont l’ensemble forme une seule « Organisation des
Nations unies », ou lorsque des réseaux de communication mondiale
diffusent les mêmes programmes dans le monde entier, au moyen
d’une langue internationale, ou simplement d’images identiques
relayées partout. Mais on peut parler d’universalité intensive lorsque
ces images —de même que les enregistrements de comptes bancaires
ou les offres de vente publicitaires, les informations d ’Internet, demain
peut-être les procédures de surveillance policière et d’identification
des « risques » sociaux — viennent chercher les individus du monde
entier « à domicile » (transformant la notion même de domicile). On
peut parler d’universalité intensive lorsque la qualification, l’emploi,
le niveau de vie de chaque individu dépend à chaque instant d ’une
concurrence universelle sur le marché du travail, lorsque toute for­
mation intellectuelle dépend de l’apprentissage d’une langue et de
codes internationaux, lorsque les modes alimentaires et sanitaires, les
moeurs sexuelles des individus sont soumis à des réglementations
mondiales, etc.
L’universalité « réelle » en ce sens, me direz-vous, n’a rien de
nouveau. Sans doute n’a-t-elle pas toujours existé, car il fut un temps
où « le monde » comme tel n’était concevable qu’en termes cosmo­
logiques. Mais depuis l’émergence du « monde moderne » au moins,
cette réalité est présente, elle est tout simplement l’horizon de ce
que nous appelons modernité. Oui certes. C’est pourquoi il faut
préciser ce que nous avons en tête. L’universalité réelle a connu des
étapes au cours de son extension, des degrés dans son intensité. Mais,
pour « finir » (qu’est-ce que cette « fin » ? grande question, ou peut-
être grand mirage de la postmodernité...), un certain seuil a dû être
franchi, au-delà duquel le processus est devenu irréversible, qui rend
impossible toute « déconnexion» (S. Amin), tout retour à l’autarcie
au sein du « système-monde» (I. Wallerstein).
En conséquence, les figures utopiques de l’universalité et de la
mondialité, qui projetaient la création d ’une cosmopolis ou la mise
en relation de l’humanité avec elle-même en même temps que son
émancipation, donc comme une figure à la fois naturelle et morale,
sont devenues soudain obsolètes, sans objet. Non parce qu’il se serait

423
La crainte des masses

finalement avéré impossible de relier entre elles les différentes parties


du monde au sein d’un espace unique, mais pour la raison exactement
inverse : parce que cette réunion de l’humanité avec elle-même a été
effectuée, parce qu’elle est déjà derrière nous. Les deux phénomènes
ne forment en réalité que l’endroit et l’envers d ’un même événement,
mais dont nous prenons acte avec retard, et comme à regret. Sans
doute parce que, bien loin de marquer la « fin de l’histoire », il
marque la fin du « cosmopolitisme utopique », et donc d’un certain
humanisme théorique, en nous contraignant à reconnaître que l’uni­
fication de l’humanité, telle que l’accomplit la mondialisation, ou
l’avènement de l’universalité réelle, n’a rien à voir avec avec la mise
en œuvre des valeurs morales ou culturelles que l’utopie se repré­
sentait comme son présupposé ou comme sa conséquence immédiate.
Dirons-nous alors qu’il ne s'agit plus de faire l’unitê du monde,
ou de faire exister le monde réellement, mais de le transformer ? Non
par hasard, nous évoquons ici la célèbre formulation des Thèses sur
Feuerbach de Marx : « jusqu’à présent les philosophes n’ont fait
qu’interpréter le monde de diverses façons, il s’agit maintenant de
le transformer» (XIe Thèse). Mais c’est peut-être pour voir surgir
une aporie plus incontournable encore. Si l’on peut parler de « trans­
former le monde », c’est que sans doute il possède comme tel une
réalité, ou forme la figure d’une universalité réelle. Et sans doute
Marx avait une perception très vive du processus qui conduisait à
cette réalité. Il y voyait une conséquence de l’extension de la division
du travail et de la soumission de tous les rapports sociaux à la
circulation des marchandises. L’élément utopique n’en était pas moins
présent dans l’idée qu’il se faisait du développement du capitalisme
comme « simplification radicale » des structures sociales, dépérisse­
ment de toutes les formes de domination traditionnelles au profit
de la pure exploitation du travail salarié, qui conduirait finalement
à l’émergence d’un seul et unique antagonisme entre le développe­
ment de l’individualité et celui du capitalisme mondial, donc à un
renversement « catastrophique » de l’aliénation et au communisme
entendu comme réappropriation de soi de la Produktivkraft humaine.
Cette représentation non seulement téléologique mais métaphysique
était probablement la seule façon de donner forme discursive à cette
figure paradoxale : celle du dernier des utopistes annonçant en réalité
l’impossibilité des utopies.
Cependant l’universalité réelle, dans le monde actuel, ne se réduit
pas à la mondialisation des structures économiques. Avec l’émergence
de stratégies transnationales et de sujets qui ne constituent plus des
instances ou des individualités locales, elle est aussi devenue politique.

424
Les universels

Et elle est devenue culturelle avec l’émergence de networks dominants


qui suscitent à leur tour, dialectiquement, des mouvements de « contre-
culture » à travers les frontières. Le schème d’intelligibilité qui, de
ce fait même, paraît le plus adapté pour interpréter les manifestations
de la politique-monde, est plutôt le schème hobbesien de la « guerre
de chacun contre chacun » que le schème clausewitzien, hégélien ou
marxiste d ’un antagonisme opposant des forces symétriques et sus­
ceptible de « monter aux extrêmes ». Mais les interprétations hob-
besiennes sont mises en échec dès qu’on pose la question corrélative,
celle des possibilités de contrôle au moyen d ’une autorité politique
et juridique qui s’élèverait au dessus du conflit des individus. Q u’il
repose sur la contrainte, sur le consentement, ou sur leur combinaison,
un Léviathan mondial, c’est-à-dire un centre de régulation des conflits
sociaux à l’échelle mondiale (rational central rule) 1 semble plus que
jamais hors d’atteinte, ou sans prise sur la complexité qu’ils mani­
festent, et qui nous ferait plutôt penser au Béhémoth.
Permettez-moi de faire ici quelques remarques très; simples pour
caractériser la figure de cette nouvelle complexité. Il se pourrait bien
qu’à cet égard l’expression anglaise globalization qu’on a rendue chez
nous par « mondialisation », soit particulièrement équivoque. Elle
comporte encore une référence implicite à l’image d’un « centre »,
même constitué de puissances rivales, qui se soumettrait ou s’incor­
porerait peu à peu des « périphéries » et des « régions extérieures »
(que Wallerstein, pour son compte, distingue soigneusement). Ce
processus tel qu’il s’est déroulé au cours des siècles précédents, se
présentait comme mainmise sur des Etats et des sociétés entières,
importation de biens et de forces humaines, exploitation de main-
d ’œuvre et de ressources naturelles, exportation corrélative de langues,
de techniques, d ’institutions (y compris l’institution nationale elle-
même, pour finir). Le «choc en retour» de cette expansion qui
caractérise la situation actuelle à l'évidence n’abolit ni la domination
politique ni les inégalités économiques —on pourrait même dire que
sous nos yeux la polarisation de la richesse et de la misère, du
pouvoir et de l’impuissance, atteint un degré sans précédent. Mais
il n’y a plus de centre unique ou de « région centrale » : plutôt un
réseau, un équilibre instable de l’expansion néo-coloniale et de la
pénétration inverse des phénomènes et des groupes périphériques
dans la texture même des sociétés du centre.
C’est l’occasion de dire un premier mot des effets singuliers des
1. H . van Gunsteren, The Quest for Control, A critique of the rational-central-
rule approach in public affairs, J. W iley and sons, 1976.

425
La crainte des masses

migrations de populations massives qui caractérisent désormais l’exis­


tence de l’espèce humaine, en essayant d ’éviter les a priori eurocen­
tristes ou occidentaux. Lors d'un colloque organisé à Paris récemment,
le sociologue mexicain Pablo Gonzalez Casanova a fait observer que
dans le Tiers-Monde et particulièrement dans les anciens pays colo­
niaux, on connaît depuis longtemps ce qui est désigné aujourd’hui
sous le nom de « multiculturalisme ». C’est le Tiers-Monde qui, à
cet égard, était en avance, qui montrait le chemin. Cette configuration
avec les conflits qu’elle comporte virtuellement ou effectivement et
les adaptations qu’elle impose ne formait pas une exception ou une
étape transitoire, c’est la situation générale, typique de notre époque
d ’universalité réelle '. On devine que les débats en cours sur le
« Nouvel Ordre Mondial », sur le statut des langages et des codes
culturels dominants et dominés, etc., n’ont pas d’autre enjeu que de
savoir si elle est compatible avec une pure et simple continuité des
institutions et des formes politiques qui résultaient de la conquête
européenne (et nord-américaine) de l’hégémonie mondiale, en par­
ticulier l’institution de l’Etat-nation plus ou moins totalement sou­
verain, et l’institution d ’une culture nationale plus ou moins complè­
tement unifiée.
Ce qui me paraît peut-être le plus intéressant dans cette situation,
c’est la transformation qu’elle fait subir à la notion de minorité.
Notion complexe, qui comporte à la fois une référence juridique et
une référence socio-politique. Juridiquement, on appelle « mineurs »
les individus et les groupes humains qui se trouvent soumis à
l’autorité protectrice des citoyens de plein droit, l’exemple classique
étant celui des enfants par rapport à leurs parents. C’est à partir de
ce sens que Kant, dans un texte célèbre de 1784, avait défini le
procès d ’émancipation de l’ensemble de l’humanité, qu’il identifiait
aux Lumières, comme « la sortie de l’homme de sa Minorité, dont
il est lui-même responsable 2 ». Divers groupes humains sont restés
plus ou moins longtemps et complètement cantonnés dans un statut
de minorité : les femmes, les employés salariés, les peuples colonisés,
les « races inférieures » (c’est-à-dire susceptibles d ’être réduites en
esclavage), et l’on sait bien que même lorsqu’ils obtiennent la
reconnaissance d’une égalité formelle, de façon plus ou moins rapide

1. Pablo Gonzalez Casanova, « Ciudadanos, Proletários y Pueblos : El Univer­


salismo Hoy », contribution au colloque L'avenir des idéologies, les idéologies de
l ’avenir, multicopié, Maison des Sciences de l'H om m e, Paris, 1993.
2. I. Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que « les Lumières » ?, in La
philosophie de l’histoire (opuscules), trad. S. Piobetta, Paris, 1947, p. 83.

426
Les universels

et aisée, une véritable parité des droits et des devoirs, des capacités
reconnues, des rangs sociaux, est très loin d’en découler ipso facto.
Quant à l’autre signification du terme, elle relève plutôt de
l’administration et de la statistique. Elle désigne ce fait que certains
groupes caractérisés par leur spécificité religieuse ou ethnique se
trouvent installés au milieu d ’une population dominante dite « majo­
ritaire ». Ce qui est notamment le cas dans les États nationaux ou
impériaux. Ségrégation, statut spécial, protection de leur « identité »
collective, mais aussi tendance à l’assimilation au modèle majoritaire
constituent alors les pôles de leur situation. On pourrait dire que
traditionnellement celle-ci se présentait comme une situation d’ex­
ception, mais normalisée. Le nationalisme du XIX' siècle et la for­
mation des États-nationaux conduisait à cet égard à une situation à
double tranchant. D ’un côté on a généralement considéré comme
« normal » qu’un État-nation tende à réaliser une homogénéité eth­
nique, et parfois aussi religieuse, de sa population, en particulier
pour ce qui concerne la langue nationale officialisée dans le droit, la
politique, l’éducation, l’administration, etc. D ’où toute une série
d ’effets culturels massifs. De l’autre côté c’est précisément le fait que
les communautés politiques se présentent comme des États-nations
qui fait exister les « minorités », c’est-à-dire que les populations
soient classées et « territorialisées », au sens large, d ’après des critères
d’appartenance nationale ou ethnique, souvent aussi religieuse, et
que les individus se voient identifiés d’après leur statut majoritaire
ou minoritaire commun, par delà toutes leurs autres ressemblances
et différences. L’existence même de minorités, allant de pair avec
leur statut plus ou moins élevé, fut une construction étatique,
corrélative du développement de la forme nation.
Or l’universalité réelle a un effet très ambivalent sur cette situation.
D ’un côté elle généralise les statuts de « minorité », en ce sens d’abord
qu’il y a maintenant des minorités partout, qu’elles soient d ’origine
ancienne ou récente, et qui ne sont pas seulement traditionnellement
implantées sur place, mais qui arrivent du monde entier. Mais dans
le même temps c’est la distinction même entre minorités et majorités
qui tend à s’obscurcir. Un nombre croissant d ’individus et de groupes
ne se laissent pas aisément répartir entre des identités ethniques,
culturelles, linguistiques, ou même religieuses, univoques.
J ’insiste sur ce point politiquement très sensible. Ce qu’on appelle
le discours « communautaire » (même si l’on ne va pas jusqu’aux
formes extrêmes de revendication de la « pureté ethnique »), et dont
il faut se souvenir qu’il peut surgir aussi bien dans le cadre de
groupes dominants que de groupes dominés, comme action ou

427
La crainte des masses

comme réaction, souligne le fait que les sociétés sont devenues plus
hétérogènes. Partout il y a des « autres » en quantité croissante,
installés au milieu de la population « nationale » : ainsi il y a de
plus en plus à ’hispanos ou de latinos aux Etats-Unis qui s’alignent
de moins en moins sur les modèles dominants de la culture anglo-
saxonne (ou réputée telle), de même qu’il y a de plus en plus de
« musulmans » ou réputés tels qui, en Europe occidentale, conservent
ouvertement une part plus ou moins importante de leur langage ou
de leurs croyances. Mais à l’évidence ceci n’est qu’un côté de la
médaille, l’autre qui n’est pas moins décisif étant le fait que chez
ces « autres » ou « étrangers » de même que parmi les « nationaux »
on trouve de plus en plus d’individus qui ne sont pas simplement
classables, de façon univoque. Ils épousent des individus d’une autre
culture ou d’une autre race, ils passent leur existence à traverser les
frontières fictives des communautés, et donc à faire l’expérience d ’une
identité multiple, ou divisée. Ils pratiquent des langages et des
allégeances distinctes selon les circonstances de la vie publique et
privée. Si les individus correspondants sont parfois stigmatisés comme
marginaux, la situation qu’ils illustrent n’a plus rien, elle, de mar­
ginal. Ainsi, plus les minorités se multiplient, moins on comprend
aisément, de l’intérieur comme de l’extérieur, ce qu’est une « mino­
rité ». C’est pourquoi, peut-être, on essaye parfois de le déterminer
à nouveau par la violence.
Ce procès contradictoire se voit en grandes lettres dans le cas des
constructions supra-nationales, même lorsqu’elles demeurent pré­
caires, comme en Europe occidentale. Chacun des Etats-nations qui
compose l’unité à venir comporte ses populations « majoritaires » et
« minoritaires », bien que le mode de définition ou de reconnaissance
n’en soit jamais exactement le même : principalement linguistique
ou principalement religieux (ou vaguement référé à l’unité culturelle
des deux, comme dans le cas des « musulmans » ou « arabes »),
rattaché ou non à un territoire déterminé, à une origine ancienne ou
récente, géographiquement proche ou lointaine, avec ou sans droit
de cité et de citoyenneté. Cependant il suffit de considérer cette
mosaïque d’un point de vue global, en l’occurrence européen, pour
que certaines « majorités » risquent d’apparaître à leur tour comme
des « minorités », dont les traits d ’identité linguistique, religieuse,
culturelle, n’ont pas de privilège absolu. Même les populations qui
bénéficient politiquement de la représentation par un Etat puissant
(comme les Anglais, les Français, les Allemands) ne constituent plus
à cet égard une référence absolue. Or dans le même temps des traits
culturels qui, au sein de chaque Etat-nation, paraissaient minoritaires,

428
Les universels

comme la référence islamique, deviennent un lien virtuel et peut-


être un intérêt commun entre des populations « européennes » d’ori­
gine diverse. Il devient alors difficile de justifier rationnellement le
fait que, dans la « construction de l’Europe », parmi tous les groupes
qui se mêlent et se recouvrent pour en constituer le système ethnique
et social, et qui contribuent à sa vie économique ou culturelle, ou
au fonctionnement de ses institutions, certains soient reconnus comme
tels, bénéficient d ’un statut privilégié, tandis que d’autres demeurent
discriminés. L’apartheid qui, sur chaque scène nationale, demeurait
à peine visible, se manifeste en pleine lumière sur la scène supra­
nationale. Mais précisément ces deux scènes sont de moins en moins
isolées. A l’évidence c'est cette situation qui conduit une proportion
plus ou moins grande de la population dite « majoritaire » à se sentir
menacée : dans le moment où l’État « Providence », l'État national-
social, est en partie détruit, elle craint d’être ramenée à un statut
d’infériorité. C’est l’une des raisons qui contribue, à l’échelle conti­
nentale, au développement d ’idéologies de « préférence nationale »
et de « purification ethnique » dans chaque cadre national, même
lorsqu’elles manquent de toute base historique.
Je suggérerais volontiers, en dépit de ses limites, de concevoir
d’après ce modèle le processus qui émerge à l’échelle mondiale : de
plus en plus de minorités, de moins en moins de majorités stables ou
indiscutables. Et je crois qu’il faut le rattacher directement à la
contradiction la plus explosive qui caractérise l’universalité réelle, je
veux dire la combinaison des différences ethniques et des inégalités
sociales dans le cadre d’un système unique d 'exclusion intérieure.
La colonisation, l’impérialisme, mais aussi l’histoire des luttes de
classes nationales, avaient déterminé un processus d’intégration sociale
au moins relative, en même temps qu’une tendance dominante à
l’assimilation culturelle, en tout cas dans les nations dites « dévelop­
pées » du « centre » de l’économie-monde. Les différences de statut
ainsi que les formes extrêmes de la polarisation sociale se concentraient
dans la « périphérie ». On peut se représenter jusqu’à un certain point
les entreprises de développement socialiste et anti-impérialiste comme
des tentatives de lutter contre Y exclusion extérieure et de combler ce
fossé. Mais désormais la distinction territoriale entre les régions
développées et les régions sous-développées est moins stable, la
polarisation des statuts économiques se traduit moins directement
en structures territoriales, l’interférence ou la surdétermination des
différences de classes et des discriminations ethniques se produit aussi
bien dans le Nord que dans le Sud, en sorte que partout l’exclusion
intérieure remplace l’exclusion extérieure. Une « classe inférieure »

429
La crainte des masses

(underclass), qui précisément n’est pas un néo-prolétariat, semble en


voie de constitution à l’échelle mondiale, cependant que, à l’autre
extrême, une classe privilégiée transnationale cherche à se former des
intérêts et un langage commun. C’est pourquoi, en d ’autres lieux,
j’ai insisté sur l’idée que les nouvelles formes du racisme ne renvoient
pas tant à la forme traditionnelle du nationalisme et de la xénophobie,
qu’à la façon dont ces schèmes identitaires, avec leur ambivalence
caractéristique, évoluent dans le cadre d’une exclusion intérieure
mondialisée. Elles renvoient aux discriminations et antagonismes qui
opposent des populations appartenant désormais à une seule et même
société, où elles sont à la fois complètement atomisées et irréversi­
blement mélangées.
Ce qui nous permet de décrire (sans en esquiver les incertitudes)
l’universalité réelle comme une époque ou étape historique dans
laquelle, pour la première fois, l’humanité n’est plus simplement un
idéal, une notion utopique, mais est devenue la condition d’existence
des individus humains eux-mêmes. Cependant une telle condition
n’a rien à voir avec une reconnaissance mutuelle, elle coïnciderait
plutôt avec la généralisation des conflits et des exclusions. Plutôt
qu’une situation dans laquelle tout individu communique au moins
virtuellement avec tous les autres, selon la description que Marx,
après Adam Smith, avait proposée dans L ’idéologie allemande, c’est
une situation dans laquelle des réseaux de communication mondiale
procurent à chaque individu humain une image déformée, un sté­
réotype de tous les autres, en les projetant sur la dichotomie des
« semblables » et des « différents », voire des individus « d ’une autre
espèce ». Il faut alors convenir que les identités qui sont de moins
en moins séparées sont aussi de plus en plus inconciliables, à la fois
moins univoques et plus antagonistes.

II

Je voudrais passer maintenant à l’examen d’un concept tout à fait


différent, celui de l’universel comme fiction (ou de l’universalité fictive).
Toute terminologie, sans doute, comporte une part d’arbitraire, et
ce n’est que le développement de l’argumentation qui peut le cas
échéant faire disparaître les risques de malentendu. En disant ici
qu’il nous faut considérer l’universel comme une « fiction », je ne
suggère nullement qu’il est privé d ’existence, qu’il demeure à l’état

430
Les universels

de possible ou d’idée par opposition au domaine des réalités et des


faits. J ’en viendrai dans un instant au problème de l’universalité
idéale. La fiction dont je veux parler ici est tout à fait effective
0wirklich), elle consiste en institutions et en représentations, c’est-à-
dire en réalités qui ont fait l’objet d ’une construction ou d’une
élaboration. Pour autant, je souhaite éviter l’idée trop répandue selon
laquelle toute identité personnelle ou collective renvoie précisément
à une « construction culturelle » dans le même sens du terme, selon
le schème relativiste brillamment défendu, en particulier, par certaines
théoriciennes féministes '. Celui-ci nous amène en effet à placer sur
un seul et même plan tous les processus historiques et discursifs qui
ont pour effet de constituer des formes d’identité et d ’individualité
et de les hiérarchiser de façon que certaines deviennent plus fonda­
mentales que d’autres, à qui elles procureront les conditions de leur
complémentarité ou de leur incompatibilité. Or les distinctions de
niveau me semblent d’autant plus nécessaires que nous sommes
confrontés à une vacillation des structures normatives de l’identité
et de l’individualité, autrement dit des institutions qui produisent
nos représentations communes de la personne, du soi et du sujet, et
les inculquent aux individus dans un procès d ’éducation ou plus
généralement d’expérience sociale. Ce qu’on appelle parfois la crise
des valeurs est bien plutôt une crise des références, ou si l’on veut
du « sens ». Ce qui y est en cause est précisément le caractère de
normes subjectives et de modèles d ’individualité qui ne sont ni
naturels ni arbitraires, et c’est cette double négation que représente
ici le mot de fiction.
Une longue tradition qui fait corps avec l’histoire même des
sciences sociales s’occupe de l’universalité fictive en ce sens. La
formulation qui, cependant, me semble ici la plus éclairante, est la
formulation hégélienne, en particulier dans le cadre de ce que Hegel
avait appelé d ’un terme souvent considéré comme intraduisible, la
Sittlichkeit, dont je privilégierai, même de façon très allusive, la
présentation qu’en donne la Philosophie du D roit2. L’acuité de la
construction hégélienne de l’individualité en tant que notion « éthique »
1. Jud ith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Rout-
ledge, 1990. En conséquence, le procès de « déconstruction » peut être interprété de
façon très volontariste comme une pratique de la « répétition parodique ».
2. G .W .F. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, ou droit naturel et science
de l’État en abrégé, trad. fr. par R. Derathé, Librairie Vrin, Paris, 1975, en particulier
3' partie, §§ 142-360. Voir également l’Introduction aux Leçons sur la philosophie
de l’histoire (« La raison dans l’histoire ») et l’Encyclopédie des sciences philosophiques
en abrégé (§ 548 et suivants).

431
ha crainte des masses

provient sans doute de ce que, tout en défendant un certain système


de valeurs collectives, celles de l’État « moderne » ou du Rechststaat
qui trouve sa configuration « rationnelle » en Europe occidentale au
tournant du x v n f siècle, après les révolutions dites « bourgeoises »,
il a une très vive conscience du conflit qui oppose entre elles deux
réalisations antithétiques de l’universel comme fiction, et par consé­
quent de leurs analogies : d’un côté la forme religieuse, de l’autre
la forme politique nationale. On pourrait dire qu’en un sens la
dialectique hégélienne tout entière n’a pas d’autre objet que d’ex­
pliquer comment une grande fiction historique, celle de l’Église
universelle, a dû être remplacée par une autre, celle de la constitution
laïque et rationnelle de l’État, qui est en pratique l’État-nation, dont
les buts sont tout aussi profondément universalistes *.
Nous savons qu’aux yeux de Hegel ce procès est indissociable de
l’idée que l’histoire conduit nécessairement d’une universalité reli­
gieuse, ou théologique, à une universalité politique, autrement dit
d’une sécularisation. En termes hégéliens l’universalité religieuse n’est
rationnelle qu'an sich ou de façon aliénée, tandis que l’universalité
politique est consciente d ’elle-même, rationnelle für sich. De l’un à
l’autre il faudrait lire une progression irréversible. Et de ce fait même
l’universalité politique apparaît comme un absolu dans son ordre,
celui précisément de la fiction. On admettra que nous sommes amenés
aujourd’hui à relativiser cette représentation, non pas tant en raison
de ce qu’on a appelé le « retour du religieux » qu’en raison de la
façon dont se développent les contradictions internes de l’universalité
politique, ou de la laïcité, alors même que les contradictions internes
de l’universalisme religieux sont très loin, à l’évidence, d’avoir épuisé
leurs potentialités. Disons que la crise des hégémonies religieuses est
toujours ouverte, alors que celle des hégémonies laïques, ou de la
forme-nation, est déjà en train de se développer sans fin prévisible.
Mais je pense que cette critique de la téléologie hégélienne ne prive
pas sa construction analytique de toute pertinence, bien au contraire.
C’est pourquoi je ne refuserais pas, en un certain sens, d’appeler
« universalité hégélienne » (sinon « universalité dialectique ») ce que
je viens d’appeler « universalité fictive 2 ».
1. Cf. en particulier la Remarque et Y Addition au § 270 de la Philosophie du droit,
ainsi que la Remarque au § 552 de l’Encyclopédie (reproduites dans Hegel, Principes...,
éd. cit., p. 271 sq. et 343 sq.). Voir le commentaire de C. Colliot-Thélène, Le
désenchantement de l’Etat de Hegel à M ax Weber, Éd. de M inuit, 1992 (chap. I,
« Hegel et la modernité », p. 32 sq.) et, selon une autre orientation, celui de B. Bourgeois,
Éternité et historicité de l ’esprit selon Hegel, Librairie Vrin, Paris, 1991.
2. Je rejoins sur ce point Derrida, dont le grand livre Glas, Éd. Galilée, 1974,

432
Les universels

La pertinence de la construction provient essentiellement: de la


façon dont elle a entrepris de dépasser l’alternative abstraite de
l’individualisme et de l’organiscisme (« holisme »). Ce qui intéresse
en effet Hegel, c’est la façon dont s’édifie une hégémonie, ce que
j’appellerai une idéologie totale (et non pas « totalitaire »), et le lien
qu’elle entretient avec la notion de personne ou d ’individualité auto­
nome. Les religions universalistes aussi bien que l’hégémonie de l’État
national en tant qu’État de droit reposent sur des idéologies « totales »
en ce sens, c’est-à-dire qui soient capables d ’inclure un grand nombre
d ’identités et d’appartenances différentes. Leur prétention à l’univer­
salité est donc le contraire même d ’une conception du monde tota­
litaire, où les individus sont censés adopter le même système de
croyances, suivre des règles univoques de comportement, dans la
perspective d ’un salut commun ou dans celle d ’une naturalisation
de leur identité commune. Les idéologies totales sont essentiellement
pluralistes, indissociables d ’une reconnaissance, et plus fondamenta­
lement d’une institution de l’individu en tant qu’entité relativement
autonome. Je dis relativement car il ne s’agit évidemment pas de
poser l’individu hors de toute appartenance ; mais il s’agit de montrer
qu’il n’est réductible à aucune en particulier, et qu’en ce sens
théoriquement aussi bien que pratiquement —dans le fonctionnement
quotidien d’institutions fondamentales de caractère confessionnel,
judiciaire, éducatif, professionnel, civique, etc. — il dépasse les limi­
tations et les restrictions caractéristiques des identités et des appar­
tenances particulières *. Je propose donc d ’interpréter ainsi l’idée de
l’universalité fictive, ou de l’universel comme fiction : non pas dans
le sens d’une nature humaine commune déjà donnée, inhérente aux
individus, mais dans le sens d’une relativisation des identités par­
ticulières, permettant en retour qu’elles deviennent les médiations
de la réalisation d ’une fin supérieure.
Je voudrais montrer très schématiquement que cette figure est tout

pour la moitié qui concerne Hegel, n’a pas d ’autre objet que de montrer comment
cette universalité achoppe intérieurement sur la question de l’union des sexes dans
le mariage (ou repose sur son propre achoppement, selon un autre point de vue).
1. « Le principe des États modernes a cette force et cette profondeur prodigieuses
de perm ettre au principe de la subjectivité de s’accomplir au point de devenir
l'extrême autonome de la particularité personnelle (zum selbständigen Extreme der
persönlichen Besonderheit) et de le ramener en même temps dans l’unité substantielle
et ainsi de conserver en lui-m êm e cette unité substantielle » (Principes, cit., § 260).
Le caractère « pluraliste » en ce sens de la pensée politico-juridique de Hegel est
bien exposé dans le livre de S. Avineri, Hegel’s Theory of the Modem State, Cambridge
University Press, 1972, notam m ent p. 167 sq.

433
La crainte des masses

à fait effective, et que cependant elle comporte un présupposé très


strict, qui peut rendre compte de sa crise et même de son effondre­
ment, pour peu que d’autres conditions (en particulier des conditions
économiques) soient données. Ce qui la rend effective, c’est le fait
que l’individualité elle-même soit toujours une institution, c’est-à-
dire qu’elle n’existe pas en dehors d’une représentation et d’une
reconnaissance, qui suppose à son tour que l’individu soit détaché
de l'appartenance stricte ou de la fusion au sein d’une communauté
primaire ou Gemeinschaft : il acquiert ainsi la capacité de jouer
simultanément plusieurs rôles sociaux, de jouer sur plusieurs appar­
tenances, et de changer d’identité de façon à pouvoir remplir plusieurs
types de fonctions sociales, tout en demeurant le membre d ’une
communauté supérieure qui fait de lui, en dernière instance, un
« sujet ». Mais cette figure a des présupposés très problématiques
dans la mesure où elle s’avère indissociable (comme Hegel l’expose
lui-même) de l’imposition d ’une norme, de la constitution d’une
normalité morale et idéologique : il faut qu’une « idéologie pratique
dominante », un ensemble de croyances et de règles de comportement,
soit maintenue dans le temps, c’est-à-dire dans la suite des généra­
tions, au moins pour la « majorité », donc par-delà les divisions
sociales, qu’elles soient des divisions de classes ou autres.
Ce double résultat a été obtenu de façon exemplaire par les
religions universelles, et c’est ce qui explique pourquoi elles conti­
nuent de fournir le type idéal de l'hégémonie. Elles n’abolissent pas
les adhésions à la communauté familiale, à la profession ou à
l'organisation du travail, ni l’identification selon les différences eth­
niques et raciales, ni les hiérarchies sociales et politiques. Au contraire
- si du moins nous laissons de côté les mouvements messianiques
ou apocalyptiques dont l’émergence constitue précisément un élément
de leur crise — elles représentent la reconnaissance mutuelle des
fidèles, et l’amour parfait du prochain, comme un but transcendant,
qui sur cette terre ne peut être qu’approché, et qui relève de l’es­
pérance plutôt que de la stratégie. En revanche elles enjoignent aux
individus de vivre intérieurement et extérieurement leur particularité
selon des devoirs, des règles qui s’accordent avec l’objectif final du
salut et sont censées en préparer la réalisation. C’est ainsi que telle
ou telle institution profane peut devenir « chrétienne » (ou « isla­
mique»), en tant qu’elle offre la possibilité d’une vie qui en fait
une médiation, ou un moyen indirect de la rédemption. Toutes les
institutions particulières, ainsi que les communautés, les identités et
les formes de réciprocité qui les accompagnent, sont ainsi décons­
truites et reconstruites, ou rétablies après transformation, de façon à

434
Les universels

s’intégrer à une totalité. Un individu peut être reconnu comme étant


le membre ou le représentant d ’une famille, d’une profession, d’un
voisinage, d ’un lignage, etc., agir conformément aux obligations et
bénéficier des privilèges que confèrent les appartenances communau­
taires, en remplir les devoirs et en endurer les peines, comme père
ou mère, soldat ou prêtre, maître ou serviteur, Français ou Allemand,
etc., parce que toutes ses pratiques sont sanctifiées, parce qu’en un
sens éminent elles ne sont jamais que des rites correspondant à toutes
les circonstances de la vie sociale, ou s’accompagnent de rites cor­
respondants. Mais l’inverse est vrai également : chacune de ces qua­
lités, chacune de ces pratiques, distribuée entre les groupes sociaux
ou successivement portée par les mêmes individus, peut être vécue
comme une médiation intrinsèque de la vie religieuse.
Il en va de même pour l’hégémonie nationale chaque fois qu’elle
se matérialise dans la construction d ’un État indépendant, ce qui lui
permet de « nationaliser » les aspects principaux de la vie sociale et
de la culture. Telle est en effet la signification la plus précise que
nous puissions donner à l’idée de sécularisation. D ’un point de vue
religieux, l’hégémonie nationale apparaît aisément comme une pure
et simple uniformisation, un nivellement des différences, si ce n’est
une entreprise totalitaire, de même que, d’un point de vue national
et laïque, l’hégémonie religieuse apparaît comme incompatible avec
l’autonomie de l’individu et sa liberté de conscience. Et de fait
chacune de ces deux hégémonies propose une vue différente de ce
qui est essentiel à la personne humaine, de ce qui en constitue la
« substance ». Pour la même raison, chacune professe un point d’hon­
neur antithétique, révélateur de la valeur suprême dont elle poursuit
la réalisation. Dans le cas des religions universelles, ce point d ’honneur
est la paix entre les nations, la reconnaissance d'une communauté
sujpra-nationale par tous les pouvoirs politiques. Dans le cas de
l’État-nation, c’est plutôt la paix ou la tolérance entre les confessions,
et plus généralement, sur ce modèle, entre les différentes « idéolo­
gies », au nom de la citoyenneté commune et du maintien de l’ordre
public, légal. Mais en fait l’une autant que l’autre constitue, de son
propre point de vue, donc à l’intérieur de ses propres limites, ce
qu’on appelle aujourd’hui un pluralisme [. Les Etats-nations, selon

1. Ce n’est pas à dire, évidemment, q u ’aucun mouvement historique ne se fonde


sur une base religieuse ou nationale pour parvenir à l’identification mutuelle des
esprits, de façon messianique ou « mystique ». Mais ces mouvements, précisément,
sont « excessifs » et partisans, ils sont incompatibles avec la « normalité » des
institutions, ce que W eber appelait la « routinisation du charisme ». Sur la notion

435
La crainte des masses

les vicissitudes de leur histoire généralement conflictuelle et même


sanglante, ont trouvé différents moyens de pacifier les relations entre
les religions, de faire coexister des identités régionales ou ethniques,
et des « consciences de classes ». On sait d’ailleurs que ces moyens
sont généralement assez éloignés de l’égalité stricte, de même qu’ils
sont sous-tendus par des rapports de force jamais totalement stabilisés.
Ils réussissent, pourtant, parce qu’ils permettent aux différentes
communautés, non seulement de s’intégrer à une « communauté
totale », ou « supérieure », celle des citoyens de l’État-nation, mais
surtout d’en devenir elles-mêmes les médiations. La reconnaissance des
différences, ou l’altérité dans les limites de la citoyenneté, le « droit
à la différence », est ainsi la médiation essentielle de la citoyenneté
nationale.
Pourquoi, dans ces conditions, parler encore d’universalité ? On
me dira que l’universel ici relève de la fausse conscience, du fait
qu’une Eglise ou un Etat comme institution de pouvoir a besoin
d’un discours de « légitimation » dans lequel il masque et transfigure
à la fois sa particularité, en mettant au premier plan des buts
idéologiques, des valeurs idéalisées. Je ne conteste pas la réalité de
cet aspect des choses. C’est celui que la critique marxienne ou
marxisante (Ecole de Francfort) a particulièrement souligné, et chaque
fois qu’un discours de critique sociale, de contestation^ de protestation
contre les inégalités réelles s’en prend à l’Etat, à l’Ecole, au Droit,
etc., pour montrer qu’ils fonctionnent au service d ’une classe ou
d ’une caste dominante (qu’il s’agisse de la classe capitaliste, ou de
l’impérialisme, ou des blancs, ou du sexe masculin, etc.), on retrou­
vera la même dénonciation. Je n'en suis pas moins convaincu qu’il
y a « consensus » ou « hégémonie » pour une autre raison, parce que,
simultanément, le discours s’enracine dans une structure plus élé­
mentaire, qui est véritablement universaliste ou universalisante. Une
telle structure existe nécessairement chaque fois qu’une communauté
seconde, une « Terminal Court of Appeal » (Gellner) s’élève au-dessus
des appartenances « primaires », qu’on peut dire aussi traditionnelles
ou « naturelles » par antithèse, une communauté qui interpelle leurs
membres en tant qu’individus. Autrement dit chaque fois que les
appartenances immédiates sont virtuellement déconstruites et recons­
truites en tant que médiations de la totalité. Ainsi, vue de l’extérieur
(ou, comme aurait dit Hegel, du point de vue de l’absolu, de
de « pluralisme » comme désignation nationale de l’hégémonie dans l’histoire des
États-Unis, cf. O. Zunz, «Genèse du pluralisme américain», Annales E.S.C., 2
(1987), pp. 429-444.

436
Les universels

l’Histoire universelle comme telle) la totalité certainement doit appa­


raître comme particulariste au plus haut point : car il y a plusieurs
« religions universelles », ou plusieurs interprétations rivales de l’uni­
versalité religieuse, de même qu’il y a plusieurs États-nations, plu­
sieurs idéologies nationalistes, dont chacune prétend incarner des
valeurs universelles, de même que chaque nation prétend être la
« nation élue » ou avoir reçu la mission d’éclairer la route du progrès,
du droit, etc., pour l’humanité tout entière. Nous le savons bien, il
n’y a rien de plus particulariste en ce sens que les prétentions
institutionnelles à l’universalité (c’est-à-dire le discours de l’universel).
Mais ceci n’empêche pas la présence d ’un élément de véritable
universalité interne qui réside dans le procès d ’individualisation, de
production de l’individu, en tant que déconstruction et reconstruction
virtuelle des identités primaires. Il est d’autant plus effectif qu’il est
passé par des difficultés, des conflits plus violents, des successions
d ’oppression et de révolte qui ont mis en danger la structure hégé­
monique. Ce que je me risquerai à appeler des « individus indivi­
dualisés » n’existe certainement pas par nature : c’est la désintégration
et l’intégration conflictuelles des appartenances primaires qui les
instituent. C’est pourquoi les individus peuvent voir la communauté
supérieure comme une instance de libération, qui les délivre de
l’appartenance, de l’adhérence à un seul groupe, ou de l’identification
à une seule et unique identité massive, indifférenciée. Ce qui est
« universaliste », c’est ce court-circuit typique qui fait que la libération
ou la distanciation est requise à la fois d ’en haut et d ’en bas. Sans
doute aussi faut-il admettre que l’expérience correspondante est par
nature ambivalente : elle peut et doit en même temps être vécue
comme dénaturation, « contrainte » imposée aux liens affectifs et aux
sentiments naturels au nom de la Raison, des Notions Communes.
Cette ambivalence, on le sait, fait tout l’objet des théories de
l’éducation l.
Un tel processus a fonctionné depuis l’origine même des structures
d’Etat. S’il constitue un moyen décisif pour l’incorporation des
individus dans une communauté, c’est parce qu’il est producteur de
subjectivité : entendons par là à la fois qu’il institue le devoir de
l’individu envers une communauté plus abstraite, symbolique, une
communauté imaginée au sens de Benedict Anderson, donc Y assujettit,
et qu’il creuse un écart entre vie privée et vie sociale, initiative
individuelle et obligations collectives, donc une obéissance qui est
1. Voir Hegel, Principes, cit., § 149, et les §§ suivants où est développé le thème
de la seconde nature.

437
ha crainte des masses

morale et non pas seulement rituelle, où la conviction et la conscience


de soi l’emportent sur la coutume, l’autorité dite « naturelle ». Hegel,
sans aucun doute, avait raison sur ce point : c’est précisément en
conséquence de cette soumission et de cette transformation des appar­
tenances « naturelles », des cultures « primaires » sous la loi de l’État,
dont elles ne cessent de dépendre, que la « vie privée » et la « cons­
cience personnelle » s’autonomisent. Ou plutôt la vie privée et la
conscience peuvent devenir l’enjeu de conflits entre les intérêts par­
ticuliers de telle ou telle communauté et les intérêts communs de
l’État dans la mesure même où l’individu auparavant a été placé à
distance de son appartenance immédiate, avant même d’être né; du
fait de l’existence de l’État ou de la sphère publique. Dans les États
modernes, cette constitution de la subjectivité est une tension per­
manente entre les appartenances et la citoyenneté : elle prend la forme
de la propriété individuelle, du choix de la profession et des opinions,
du « libre jeu » (formellement au moins) entre les engagements que
proposent les églises, la famille, l’école, les partis politiques et les
syndicats, en d’autres termes ce qu’on peut appeler avec Michael
Walzer ' une « égalité complexe », qui est l’essence même de la
« société civile » telle que l’ont successivement théorisée les penseurs
du libéralisme et du pluralisme (de Locke à Hegel, de Tocqueville
à Gramsci).
Ajoutons pour finir que l’universalité totale réussit effectivement
à intégrer les individus au moyen de leurs appartenances et contre
elles, à démontrer son universalité pour ainsi dire, dans la mesure où
elle amène des groupes dominés (et même opprimés) à se battre
contre la discrimination, contre l’inégalité au nom des valeurs supé­
rieures de la communauté, c’est-à-dire au nom des valeurs éthiques et
juridiques de l’Etat, incorporées à l’idéal de la citoyenneté.
C’est le cas tout particulièrement de la valeur de « justice ». Nous
voyons cette situation se produire lorsque, au nom même de l’égalité
des droits et des chances proclamée entre tous les êtres humains, des
mouvements féministes s’en prennent aux lois et aux moeurs « patriar­
cales » (ou patriarchiques) qui, plus que jamais, protègent la structure
autoritaire de la famille et étendent la domination masculine qui s’y
enracine à l’ensemble des sphères publiques, de la politique à la
profession et à la culture 2. Nous l’observons aussi lorsque des groupes

1. M. W alter, Spheres of Justice. A Defense of Pluralism and Equality, Basic


Books, New York, 1983.
2. Cf. Geneviève Fraisse, La Raison des femmes, Plon, 1992, p. 98 sq., 103 sq.
G. Fraisse montre aussitôt q u ’une telle démarche est aporétique, c’est-à-dire à la

458
Les universels

ethniques ou confessionnels dominés — « minoritaires » — réclament


l’égalité dans la différence, au nom des valeurs de liberté et de
pluralisme que l’État a officiellement inscrites dans sa constitution
Et elle s’est déployée tout au long des XIXe et XXe siècles dans la
mesure où les luttes de classes ont contraint l’État-nation à reconnaître
les droits du travail et à les incorporer à l’ordre constitutionnel :
processus « marxiste » dans ses modalités, mais « hégélien » dans son
résultat final. Car les ouvriers qui imposèrent leur droit de s'organiser
et de lutter contre l’exploitation ne firent rien d ’autre, au bout du
compte, que de s’affirmer comme individus et, reconnus comme tels,
ils construisirent les nouvelles médiations collectives dont dépendait
la continuité de l’État. Il n’y a pas, en effet, de moyen plus sûr pour
avérer l’universalité d’une structure hégémonique, que de se dresser
contre elle en dénonçant, avec plus ou moins de réussite, le fossé
qui sépare ses principes de sa pratique réelle, et la met ainsi en
contradiction avec elle-même.
N ’oublions pas pour autant ce qui forme la contrepartie inévitable
de cette universalité : c’est, bien sûr, la normalité, et par conséquent
l’ensemble des pratiques instituées de la normalisation. C’est pourquoi
la liberté que procure toute hégémonie est nécessairement ambiguë :
elle délivre l’individu de l’appartenance exclusive ou de l’adhérence
aux communautés primaires, mais de quel « individu » s’agit-il ? elle
requiert la subjectivité et la développe, mais sous quelle forme ?
Uniquement celle qui est compatible avec la normalité 2. Dans les
limites de l’universalité fictive (et par conséquent ses frontières inté­
rieures, à la fois exhibées et refoulées), un individu est libre (il jouit
de la liberté de conscience et de mouvement, il est propriétaire de
lui-même et de ses biens, il dispose d ’une vie privée inviolable, il
a droit au secret aussi bien qu’à s’exprimer sur la scène publique, il
fois nécessaire et impossible, car sa revendication de droits repose sur l'usage d ’un
« comme (les hommes) », qui doit inclure à la fois l’identité et l’altérité.
1. Je pense notam m ent aux mouvements de 1983 et 1984 en France (« Marche
pour l’égalité », « Convergence pour l’égalité »).
2. Les mêmes institutions «hégém oniques» sont en ce sens libératrices et nor-
malisatrices, de la famille à l’éducation, à la médecine, etc., ce q u ’il faut m ettre en
relation avec leur structure « n ip u b liq u e ni privée » (comme le disait Althusser de
ses « Appareils Idéologiques d ’État »), c’est-à-dire opérante en deçà de cette distinc­
tion. L’interprétation de l’universel comme structure normative est l’enjeu même
du « différend » entre l’École de Francfort et Michel Foucault : cf. M.F., <•. Entretien »
avec D. Trombadori, Il Contributo, janv.-mars 1980 [rééd. dans Dits et Écrits,
vol. IV, p. 41 sq. - en particulier pp. 72-77], Également la discussion de D. Janicaud,
« Rationalité, puissance et pouvoir », in Michel Foucault philosophe, Éd. Le Seuil,
1989.

439
ha crainte des masses

entre dans la course aux diplômes et aux places, etc.) dans la mesure
même où il est « normal ». Et ceci en plusieurs sens étroitement
imbriqués : moralement « correct », respectant les règles de l’hon­
nêteté ; jouissant de « toutes ses facultés », ou « mentalement sain »,
c’est-à-dire obéissant aux modèles de raisonnement et de compor­
tement qui sont conformes aux modes de communication reconnus ;
sexuellement « normal », ou conforme aux modèles de la sexualité
dominante (ou du moins, si ce n’est pas le cas, acceptant de cacher
ses goûts et ses moeurs sexuels pour les vivre de façon schizophré-
nique, ou dans le « meilleur » des cas au sein de quelque « minorité »
stigmatisée ou subculture de ghetto \ Relever ce fait, ce n’est pas
prendre position pour ou contre l’existence du sujet « normal » (et la
normalisation correspondante), c’est tout simplement rappeler que
la normalité est le prix à payer par le sujet, d ’une façon elle-même
« universelle » (en apparence au moins, ou sans que nous soyons en
mesure d’en indiquer l’alternative de façon autre qu’utopique), pour
obtenir sa libération universaliste de l’assujettissement primaire 2. La
normalité au sens fort n’est pas, en effet, le simple fait de se conformer
extérieurement à des mœurs ou d'obéir à des lois, mais elle réside
dans l’identification à l’universel, elle signifie par conséquent que le
sujet individuel intériorise, et s’incorpore, les représentations d’un
exemplar du sujet « humain » (authentiquement humain), qui n’est
pas tant une essence ou un type théorique qu’un modèle, un ensemble
de règles de comportement. Sans cela il ne sera pas reconnu comme
personne. Pour pouvoir se présenter (être représenté ou représentant),
il faut être présentable. Pour pouvoir être respecté il faut être respec­
table, responsable.
Nous comprenons ainsi pourquoi les structures clés de l’hégémonie

1. II faudrait donc engager ici un débat sur le conflit qui peut s'engager entre
les effets de l ’universalité réelle et ceux de l’universalité fictive : le comportement
« déviant » ou « minoritaire » peut manifestement, dans des conditions économiques
déterminées, se trouver valorisé ou simplement exploité par le marché, ce qui ne
l’empêche pas de continuer à être stigmatisé par la morale hégémonique, publique
et privée. Mais la déstabilisation des « normalités » hégémoniques peut aussi consti­
tuer, par réaction, un puissant facteur de transformation des identités « majoritaires »
en idéologies d'exclusion ou « fondamentalismes ». Il n'y a pas q u ’aux États-Unis
que, depuis vingt ans au moins, cette contradiction se déploie sur une scène sans
cesse élargie.
2. N oter ici que les utopies, en particulier les utopies « cosmopolitiques », oscillent
significativement entre deux modèles : celui de la contrainte morale à la fois absolue
et spontanée (le « règne des fins » kantien) et celui de la licence sans règles (au sein
de laquelle il n’est pas certain que ne se retrouve pas « en abyme » une autre loi) :
Thomas More et Fourier.

440 !
Les universels

(les structures profondes de la « raison » hégémonique) sont toujours


celles de la famille, des institutions d ’éducation et de santé mentale,
des institutions judiciaires : non pas tant parce qu’elle serviraient à
inculquer artificiellement les opinions dominantes (la « philosophie
officielle ») ou à conforter des traditions autoritaires, que parce qu’elles
exhibent quotidiennement, d’une façon immédiate et quasi sensible,
les modèles symboliques de la normalité et de la responsabilité :
normalité de la différence et de la complémentarité des sexes, nor­
malité des hiérarchies intellectuelles et des modèles du discours
rationnel, normalité de l’opposition entre le bien et le mal, les modes
honnêtes ou malhonnêtes d’acquérir du pouvoir et de la richesse
(bref, tout ce que la philosophie morale de l’âge classique a rassemblé
sous le terme de « loi naturelle »). Il ne s’agit évidemment pas de
suggérer ici que dans une société « normale » (c’est-à-dire normalisée)
tout un chacun soit « normal », qu’il n’y ait ni déviance ni hypocrisie,
mais simplement que quiconque ne l’est pas se trouve par là même
isolé, exclu ou soumis à la répression, qu’il doit se cacher ou jouer
double jeu. Telle est la condition implicite et contraignante sous
laquelle l’altérité ou la différence peuvent être incorporées à une
idéologie « totale » ou une hégémonie et y trouver place.
Elle nous indique aussi ce qui ne cesse de hanter toute hégémonie :
non la simple crainte des conflits, pas même celle d'antagonismes
sociaux radicaux, si menaçants soient-ils pour le pouvoir des classes
dominantes, et pas non plus, de l’autre côté, l’existence d ’individus
ou de groupes « déviants », de mouvements « subversifs » dirigés
contre les normes de la moralité et de la culture, mais leur combinaison,
qui surgit lorsqu’il apparaît impossible de revendiquer l’individualité
et son droit sans se heurter aux règles de la normalité, et les remettre
en question. Mais ceci nous conduit à une troisième forme de
l’universel, que j’appelle universalité idéale.

III

A nouveau, nous devons tenter d’éviter ici quelque équivoques.


Plutôt qu’idéale, je devrais peut-être parler ici d’universalité symbo­
lique, car ce qui est en cause n’est pas un degré supplémentaire de
fiction, mais le fait que l’universel existe aussi comme un idéal, dans
la forme d ’exigences absolues ou infinies susceptibles d ’être invoquées
symboliquement contre toute limitation institutionnelle. « Ironie de

441
La crainte des masses

la communauté », comme dit Hegel à propos d ’Antigone et de la


façon dont son refus d ’obéir divise la raison contre elle-même *.
Sans doute nous devrions préciser aussitôt que dans les faits, selon
toute probabilité, une universalité « fictive » ne peut jamais exister
sans une référence latente à l’universalité « idéale » (ou du moins,
comme dirait Derrida, à son spectre indéconstructible, qui semble
toujours encore l’attendre et la sommer de se justifier depuis son
origine symbolique : Déclaration des droits par exemple). La justice
en tant qu’institution pourrait bien avoir pour condition, non seu­
lement le fait que les individus « intériorisent » des valeurs communes
ou universelles, des obligations, mais plus profondément le fait que
celles-ci s’enracinent dans quelque insurrection fondatrice, enregistrée
par l’histoire ou par le mythe, d ’où procède pour la subjectivité sa
propre « infinité », ou qui en fait l’équivalent d’une exigence de
liberté « absolue », à l’encontre de tout statut social purement ins­
titutionnel (lex, nomos).
Si l’on veut revenir ici pour un instant à une terminologie marxiste,
le problème qui se pose est celui de la constitution des idéologies
dominantes au regard de la « conscience » des dominants et des
dominés. A l’origine (dans les développements de L ’idéologie alle­
mande.), Marx avait posé comme un théorème constitutif du « maté­
rialisme historique » la proposition selon laquelle « l’idéologie domi­
nante est toujours l’idéologie de la classe dominante », mais cette
proposition est intenable. Non seulement elle fait des « idéologies »
le simple redoublement ou reflet du pouvoir économique (ce qui
rend incompréhensible le fait que la domination « idéologique »
puisse étayer la domination « réelle », ou lui ajouter quelque chose),
mais elle interdit de comprendre la formation d’un consentement ou
d ’un consensus (donc tout processus de légitimation) autrement que
par l’action de la ruse, la mystification et la tromperie, bref les
catégories d’une psychologie sociale fantastique et fantasmatique. Il
semble donc qu’il faille renverser le schème d’intelligence de la
domination, pour introduire l’idée (qui n’est paradoxale qu’en appa­
rence) selon laquelle la condition nécessaire pour qu’une idéologie
« domine » (au double sens de l’allemand berrschen), c’est qu’elle

1. Phénoménologie de l ’esprit, traduction par J.-P. Lefebvre, Ed. Aubier, 1991,


p. 323. Ici l'écriture de Hegel tentant de cerner l'essence du tragique va peut-être
au-delà de ce q u ’il veut dire : cf. l ’interprétation de Suzanne Gearhart, The interrupted
dialectic: Philosophy, Psychoanalysis, and their Tragic Other, The Johns Hopkins
University Press, Baltimore, 1992. Interprétation opposée de Françoise Duroux,
Antigone encore. Les femmes et la loi, Côté-femmes éditions, Paris, 1993.

442
Les universels

constitue une élaboration des valeurs et des exigences du « peuple »,


de la « majorité », voire de la « multitude », bref qu’elle se constitue
en discours des dominés, aussi distordu ou inversé qu’on veuille
l’imaginer. « La société », ou les forces qui la dominent, ne peuvent
parler aux masses le langage de l’universel et de ses valeurs (droits,
justice, égalité, bonheur, progrès...) que dans la mesure où un noyau
de signification et d’interpellation subsiste au cœur de ce langage,
qui provient des masses elles-mêmes et qui leur est retourné. Et la
question fondamentale qui se pose alors est de savoir si un tel
retournement (peut-être même préventif...) peut jamais s’effectuer
sans reste, ou sans malaise.
Une telle formulation pourtant n’élimine pas tout mystère. Et
d ’abord parce que le discours authentique des dominés (des « subal­
ternes »), « indépendant » de toute utilisation ou inversion hégémo­
nique, n’est pas isolable comme tel. S’il apparaît, c’est comme une
origine « oubliée », ou comme « symptôme » individuel et: collectif,
non pas tant manifesté dans des mots et des discours que dans une
résistance pratique, dans Yexistence ou la présence irréductible des
dominés au cœur de la domination elle-même... C’est pourquoi il
faut reconnaître que les formes réelles du rapport entre dominants
et dominés dans le champ de l’idéologie ne sauraient échapper à
l’ambivalence historique, mais aussi que l’une des significations de
l’universel est intrinsèquement liée à la notion d'insurrection, au sens
large du terme (ceux qui se révoltent collectivement contre la domi­
nation au nom de la liberté et de l’égalité sont précisément ceux
que l’histoire a nommé des insurgés, Insurgents, Insurgentes). J ’appelle
cette signification une universalité idéale, non seulement parce qu’elle
a fourni sa base à tout 1’« idéalisme » philosophique qui fait du
cours de l’histoire le procès même de l’émancipation, la réalisation
de l’idée de l’homme (ou de l’essence humaine, de la société sans
classes, etc.), mais parce qu’avec elle la notion d ’un inconditionné
s’introduit dans le champ de la politique.
Un inconditionné n’est pas nécessairement une transcendance, au
contraire. On le voit en toute clarté avec l’exemple majeur des
propositions concernant les droits de l’homme sur laquelle se fondent
les différentes Déclaration des droits ou Bill ofrights de l’âge classique,
dites « bourgeoises » par l’historiographie '. Ceci vaut tout particu­

1. N on seulement il y a plusieurs déclarations, mais il est probable que leur


contenu essentiel a été répété un grand nombre de fois dans l’histoire. Cependant
les formulations lancées à la face du monde par la Révolution française et la
Révolution américaine à la fin du x v n f siècle ont un privilège qu’on peut dire

443
La crainte des masses

lièrement de la proposition qui renverse le rapport établi tradition­


nellement entre sujétion et citoyenneté, justifiant l’extension univer­
selle des droits politiques ou civiques (ou l’équation universelle de
« l’homme » et du « citoyen », dans la terminologie classique), en
expliquant que l’égalité et la liberté sont indissociables, et plus
profondément identiques elles-mêmes. Je l’ai appelée « proposition
de l’égaliberté », en m ’appuyant sur la vieille formule romaine de
Yaequa libertas, qui n’a jamais cessé de hanter la philosophie politique
des temps modernes, de Spinoza à Marx et de Tocqueville à Rawls
et Arendt '. Mais ce qui doit nous retenir ici est justement le caractère
absolu, le « tout ou rien », de l’égaliberté : elle ne peut se relativiser
d ’après la diversité des conditions historiques ou culturelles, elle ne
relève d’aucun progrès, mais elle est ou elle n’est pas, c’est-à-dire
qu’elle est reconnue ou déniée en tant que principe, ou mieux, en
tant qu’impératif.
Mais l’universalité entendue en ce sens comporte, à nouveau, un
aspect extensif et un aspect intensif. L’aspect extensif, c’est le fait
que l’application des droits de l’homme ne peut être limitée ou
restreinte à certains bénéficiaires : il y a une contradiction intrinsèque
dans l’idée que tout homme sur terre ne jouit pas des droits qui
sont constitutifs de l’humanité. C’est pourquoi l’égaliberté est une
idée qui porte au prophétisme et au prosélytisme ou qui a, comme
disait Gramsci du communisme, un caractère « expansif » (ce qui ne
préjuge pas de la nature des pratiques auxquelles son discours peut
servir de vêtement). Il peut s’agir d’expansion géographique, mais
aussi et surtout d ’expansion civile ou sociologique, en ce sens qu’au­
cun groupe ne saurait jamais être « par nature » rejeté hors de l’espace
de la revendication des droits. La contradiction éclate lorsque dans
le cadre des institutions politiques, sociales, domestiques, telle « caté­
gorie » ou telle « classe » est maintenue dans un statut de minorité,
oscillant entre la répression et la protection, sans que pour autant le
principe lui-même cesse d’être proclamé. Les ouvriers, les femmes,
les esclaves ou les serviteurs, les étrangers, etc., ont pu constituer
autant d’exemples de telles « minorités » impensables, sinon irréali­
sables. Mais ceci nous conduit à l’aspect intensif qui, à nouveau, est
l'aspect décisif.
Il me semble que nous pouvons identifier cette universalité inten­
sive avec l’effet critique opéré par tout discours où se trouve réitérée
« épocal » ou « hiscorial » dans un langage heideggérien, c’est-à-dire q u ’elles font
événement rétrospectivement et prospectivement.
1. Cf. E. Balibar : Les frontières de la démocratie, Ed. La Découverte, Paris, 1992.

444
Les universels

la proposition selon laquelle « égalité » et « liberté » ne sont pas, ne


sauraient être en vérité des concepts distincts, et a fortiori aucune
« contradiction » ne saurait surgir entre leurs exigences respectives.
C’est pourquoi il n’y a jamais lieu, quoi qu’en ait dit et argumenté
un certain discours libéral, de les « réconcilier » par l’institution d’un
« ordre préférentiel » de subordination, ou par une limitation réci­
proque (Rawls, Kant). Plus pragmatiquement, c’est dire que si nulle
égalité ne peut s’instaurer sans que la liberté en forme la condition,
alors l’inverse n’est pas moins vrai : nulle liberté ne saurait exister
qui n’ait pour condition l’égalité '.
Une telle proposition (doublement négative, correspondant du
point de vue logique à ce que les Grecs appelaient un elencbos) est
évidemment dialectique par nature. Incontestablement elle a un
contenu positif, puisqu’elle pose que la liberté et l’égalité procèdent
du même pas dans la «cité» ou dans la «société», dans l’espace
national ou international (soit qu’elles progressent, soit qu’elles
régressent). Mais la seule façon d ’en démontrer la vérité ou de la
justifier en elle-même est négative : c’est la réfutation de ses propres
négations ou dénégations, c’est donc la manifestation de la négativité
interne qui la caractérise. Cela revient à définir la « liberté » comme
une non-contrainte et 1’« égalité » comme une non-discrimination,
chacune de ces notions restant ouverte à une multiplicité de déter­
minations, qui dépendent précisément des expériences négatives que
nous faisons, qu’elles soient anciennes ou nouvelles. La proposition
se comprend alors ainsi : abolir ou simplement combattre la discri­
mination implique nécessairement d ’abolir ou de combattre la
contrainte et la répression, et inversement. Ce qui rend tout à fait
patente la teneur « insurrectionnelle » de l’universalité idéale.
De cette négativité découle aussi ce que j’appellerai le caractère
transindividuel de l’universalité idéale. Des droits d’égaltté et de
liberté sont, bien entendu, des droits individuels : car seuls des
individus peuvent les revendiquer et les porter. Mais la suppression
conjointe de la contrainte et de la discrimination (ce que nous pouvons
1. Je choisis ces termes à dessein, comme je l’avais déjà fait dans Les frontières
de la démocratie, cit., pour faire voir l’opposition entre une telle conception de
l'universel, qui me semble constamment à l’œuvre dans l’interprétation de la
démocratie comme «insurrection» (ou insurrection permanente), commune aux
traditions révolutionnaires néerlandaise, française, anglo-américaine et latino-amé­
ricaine, et le « problème » dont J. Rawls fait dériver sa théorie de la justice, rectifiée
dans ses textes récents. Lui-même ne contesterait d ’ailleurs pas l'opposition. Il serait
en revanche plus délicat de décider si la philosophie kantienne peut être simplement
classée d'un côté ou de l’autre de cette opposition.

445
La crainte des masses

appeler l’émancipation) est toujours clairement un processus collectif.


Il ne peut se dérouler que si de nombreux individus (virtuellement
tous les individus) unissent leurs forces contre l’oppression, contre les
hiérarchies sociales et les inégalités. En d ’autres termes l’égalité et la
liberté ne peuvent jamais être octroyées, distribuées parmi les hommes,
elles ne peuvent être que conquises. On pense ici à ce que Hannah
Arendt appelait « le droit aux droits 1 », qui ne se réduit jamais au
fait de jouir de tel ou tel droit déjà acquis et garanti par la loi. Il
est clair que le droit aux droits n’est pas essentiellement une notion
morale, mais une notion politique. Le processus auquel elle se réfère
commence avec la résistance et vise l’exercice d’un « pouvoir consti­
tuant», sous quelque forme historique que ce soit. Il faudrait donc
toujours aussi l’entendre comme un droit à la politique, au sens large,
c’est-à-dire au sens où personne ne peut jamais être émancipé du
dehors ou d ’en haut, mais seulement par sa propre action et la
collectivisation de celle-ci. Exactement ce que les insurgés ou insurgents
des révolutions démocratiques du passé ont proclamé (et proclament,
s’il y a des révolutions dans le présent).
Un tel concept de l’universalité, j’y insiste, est idéal : cela n’a rien
à voir avec l’idée qu’il ne jouerait pas de rôle actif, ou qu’il n’y
aurait pas de processus d ’émancipation dans l’histoire. Nous obser­
vons plutôt que l’idéal de la non-discrimination et de la non-
contrainte est « immortel », indestructible 2, qu’il ne cesse de renaître
et de revivre dans les situations les plus diverses, mais aussi qu’il se
déplace constamment : d ’un lieu à l’autre, d’un groupe à l’autre,
d’un enjeu à un autre. Nous savons bien que si les Révolutions
américaine et française avaient proclamé que « tous les hommes
naissent et demeurent libres et égaux », les ordres sociaux, les consti­
tutions politiques qui sont sortis de cette proclamation ont abondé
en restrictions, discriminations, institutions autoritaires (à commencer
par l’exclusion des femmes et des travailleurs salariés de la « citoyen­
neté active », alors que la notion même d’une citoyenneté passive est
une contradiction dans les termes). Elles ont donc produit la négation
de leurs propres principes. C’est pourquoi les mots d’ordre du
mouvement ouvrier, à ses débuts, se présentent comme une renais­
sance de l’égaliberté, comme une revendication du droit universel à
la politique : « l’émancipation du travail sera l’œuvre des travailleurs

1. H. Arendt, L ’impérialisme, trad, fr., Fayard, Paris, 1982, p. 281 sq.


2. Spinoza aurait rattaché cela au « m inim um incompressible » que représente le
conatus individuel.

446
Les universels

eux-mêmes » (Adresse Inaugurale de l’Association Internationale des


Travailleurs, 1864).
Il en va de même pour ceux du féminisme. On peut même dire
qu’en répétant la même dialectique, bien qu’en des termes absolu­
ment singuliers et pratiquement irréductibles, le mouvement de
« libération des femmes » a seul clarifié cette instance de l’universel.
Le féminisme est aussi un mouvement égalitaire, issu de cette évi­
dence que la distribution des droits et des chances aux femmes par
la (bonne) volonté des hommes est une contradiction dans les termes.
Même si elle était concevable pratiquement, elle conduirait inéluc­
tablement à son contraire, une « identification » des rôles. Le fémi­
nisme n’est donc pas simplement un « mouvement politique », même
pourvu d ’une dimension éthique et sociale, il est le germe d’une
transformation de la politique, ou d ’une transformation du rapport
entre les sexes qui s’exprime (entre autres) dans la pratique politique
existante.
La dimension symbolique universelle d ’un mouvement d’éman­
cipation de ce type est intrinsèque, elle ne dépend pas de l’extension
de son influence ou de sa popularité. Il peut bien mobiliser avant
tout des individus appartenant au groupe (classe) opprimé(e), ses
buts ne seront atteints que s’il devient un mouvement général, s’il
vise à changer toute la structure de la société. Dans la mesure où
des femmes en lutte pour l’égalité passent de la simple résistance à
la politique, elles ne recherchent pas l’obtention de droits pour une
« communauté », qui serait la « communauté des femmes ». Car, du
point de vue de l’émancipation, le « genre » sexué ne définit ni
appartenance ni communauté. A moins qu’il ne convienne de dire
que le seul genre communautaire est le genre masculin, du fait que
les hommes du sexe mâle (ou une partie d ’entre eux, ceux qui
s’identifient publiquement à leur sexe) créent des institutions et déve­
loppent des pratiques de reproduction de leurs privilèges collectifs,
« génériques ». Transformant ainsi virtuellement la société politique
en communauté reposant sur des affects et des liens narcissiques.
Dans sa réponse à l’essai de Charles Taylor, Multiculturalism and
« the Politics of Récognition » ', Susan W olf a justement défendu l’idée
qu’il n’y a pas de « culture féminine » ou de « culture des femmes »
au sens où les anthropologues parlent de la culture de telle ou telle
communauté (ethnique, mais aussi nationale ou socio-profession­
nelle). La contrepartie de ce fait est que toute culture est organisée
1. Princeton University Press, 1992, pp. 75-85 [trad. fr. Multiculturalisme : dif­
férence et démocratie, Ed. Aubier, 1994],

447
ha crainte des masses

d’après une certaine forme de la différence des sexes, impliquant du


même coup des formes déterminées de soumission sexuelle, affective,
économique. Il faut donc admettre que la position des femmes dans
la société (position « réelle » dans la division des tâches et la répar­
tition des pouvoirs, position « symbolique » dans le discours et
l’imaginaire) est un élément de structure qui spécifie le caractère de
chaque culture, qu’elle soit dominante ou dominée, culture d’un
groupe particulier ou d ’une société globale avec son héritage de
civilisation, voire d’un mouvement social.
Si la lutte des femmes pour l’égaliberté se développe ainsi comme
un mouvement complexe tendant à établir la non-indifférenciation
au sein de la non-discrimination, elle crée une solidarité (et en ce
sens elle contribue à un progrès de la citoyenneté), mais elle ne crée
aucune communauté. Pour le dire dans le langage de Jean-Claude
Milner ', les femmes sont typiquement une « classe paradoxale », qui
n’est formée ni par l’imaginaire de la ressemblance ou de la parenté
« naturelle », ni par la réponse à l’appel d’une Voix symbolique qui
les autoriserait à se penser comme un groupe « élu ». Cette lutte a
plutôt pour objet, potentiellement, de transformer la communauté
comme telle. Elle est ainsi immédiatement universaliste, elle nous
permet d ’imaginer ce que pourrait être une transformation de la
notion même de politique et de ses formes d ’autorité, de légitimité,
de représentation, qui - si « démocratiques » soient-elles - apparais­
sent soudain entachées de particularisme.
Un raisonnement comme celui-ci ne saurait, évidemment, rester
sans conséquences sur les débats qui concernent les « minorités », les
« droits des minorités », ainsi que, indirectement au moins, le « mul­
ticulturalisme » et les conflits inter-culturels. L’histoire si ambivalente
(et parfois si tragique) des unités de circonstance et des fausses
reconnaissances entre luttes d’émancipation : mouvement de libéra­
tion des femmes d ’un côté, mouvements de libération nationale (ou
culturelle, ou ethnique) de l’autre (pour ne rien dire des formes du
«retour du religieux»), attend encore une présentation d ’ensemble.
On sait que les conflits n’y sont pas moins vifs qu’entre le mouve­
ment ouvrier et le féminisme (qui sont loin de s’atténuer lorsque la
lutte de classes devient une lutte défensive cherchant à protéger
une « culture ouvrière » dans le cadre d’ensemble d ’une hégémonie
nationale).
Il serait léger - pour le moins — d’en tirer des conclusions

1. Les Noms indistincts, Éd. Le Seuil, 1983.

448
Les universels

unilatérales. Certes il nous faut admettre que de telles contradictions


ne sont ni purement accidentelles, ni simplement empiriques. Il s’agit
de contradictions inhérentes aux principes eux-mêmes, je dirais même
au fait qu’il y ait des « principes ». Mais la conséquence qu’il faut
en tirer, c’est que nous devons renoncer à user des termes de
« minorité » et de « différence » d ’une manière elle-même indifféren­
ciée. Si les femmes sont une « minorité » ou sont « minoritaires », ce
ne saurait être au sens où il y a des « minorités » culturelles, reli­
gieuses, ethniques. Si elles sont considérées comme la « majorité »,
ou mieux comme représentant les intérêts de la majorité dans des
conditions historiques données, ce ne peut être au sens où, discutant
de 1’« universalité réelle », je disais que nous assistons au surgissement
de nouvelles cultures transnationales qui sont virtuellement majori­
taires dans un monde où les migrations et les phénomènes de
métissage vont sans cesse augmentant.
De l’autre côté, cependant, cette reconnaissance de la tension qui
affecte les « différences» de l’intérieur (et qui rend compte de bien
des déceptions succédant aux discours utopiques de la « nouvelle
citoyenneté» ou de « l’arc-en-ciel» des différences) ne saurait nous
faire conclure que les luttes « culturelles », exprimant une revendi­
cation d’autodétermination, de reconnaissance ou d’égalité, de la part
de communautés qui pendant longtemps ont été et demeurent exclues
de la représentation politique, prises dans le double bind des politiques
d’exclusion et d’assimilation (comme les communautés d ’immigrés),
ne relèvent que du particularisme. A l’évidence, dans une conjoncture
donnée, elles ont une composante et un rôle universalistes, et selon
les trois axes que j’ai tenté d’articuler. Du point de vue de l’uni­
versalité réelle, parce qu’elles tendent à contester 1’« exclusion inté­
rieure » à l’échelle du monde entier qui reproduit incessamment le
racisme. Du point de vue de l’universalité fictive aussi, parce qu'elles
tendent à élargir le spectre du pluralisme au-delà des limites d ’une
hégémonie donnée, c’est-à-dire à étendre la subjectivité, remettant en
question les formes de vie et de pensée qui s’imposent à la société
comme autant d’images de la « raison », tout en renvoyant à un
groupe dominant sa propre image idéalisée. Du point de vue de
l’universalité idéale, enfin, parce que la discrimination entre les
cultures (qu’elles soient des cultures de classe ou des cultures eth­
niques venues de différentes régions du monde) est un moyen décisif
de reproduire la différence intellectuelle, les hiérarchies de savoir et
d ’autorité qui privilégient les hommes, femmes, enfants pour qui
les modèles culturels, les normes de communication instituées sont
les plus « naturels ». Une forme de contrainte et de discrimination

449
ha crainte des masses

qui a toujours existé dans les sociétés nationales et leurs empires


coloniaux, mais qui devient véritablement explosive dans un cadre
social transnational. Nous le constatons donc une fois de plus, dans
la politique il y a des réalités, des fictions et des idéaux, mais il n’y
a pas d’essences invariables.

La triple signification de l’universel, telle que je viens d ’essayer


de la décrire, ne débouche sur aucune « réponse » simple et définitive
à la demande de définition qui se fait entendre aujourd’hui, notam­
ment dans le cadre des débats qui opposent tenants de 1’« univer­
salisme » et du « relativisme » (ou du culturalisme). Elle comporte
cependant une leçon philosophique ainsi que des implications pra­
tiques.
Dire que l’universel est essentiellement équivoque (pollakhôs lego-
menon, selon la formule d’Aristote, employée par lui à propos de
l'être, mais aussi de l’âme, de la cause et du principe) ce n’est pas
dire que les universels se partageraient l’universalité, comme une
origine perdue ou un horizon de sens à venir, mais plutôt que chacun
est et n’est pas l’universel. En d’autres termes il ne l’est qu’aporéti-
quement, et surtout il ne l’est que par voisinage, par interférence,
par « identification » problématique aux autres, à ce qu’il n’est pas
du tout lui-même. Ainsi « l’universel » —s’il en était un, et qui soit
« un » - ce serait la liaison, ou le passage d’une figure à l’autre. Mais
ce passage lui-même n’a aucune figure, aucune unité, aucune stabilité.
Il n’est que glissements, conflits, quiproquos ou déchirements
Les trois instances de l’universalité que j’ai distinguées sont mutuel­
lement irréductibles, mais jamais isolées, indépendantes l’une de
l’autre. La présentation que j’en ai donnée reflète évidemment les
contraintes et les sommations singulières d’une certaine conjoncture.
Essayons de résumer ce que nous en avons appris.
L’universalité réelle est un processus qui simultanément construit
et détruit l’unité du « monde », en multipliant les dépendances mutuelles
entre « unités » politiques, économiques ou culturelles, dont l’en­
semble forme l’activité sociale. Ce que les Anglo-Saxons appellent
globalization et que nous pourrions appeler « mondialisation du
monde » n’est que l’effet en retour d’un processus entamé depuis des

1. C’est pourquoi, en particulier, si l’on a forgé ici l’idée de l’équivocité de


l’universel d ’après celle de l’équivocité de l’être, il est hors de question de retrouver,
comme les néo-platoniciens anciens et modernes, une unité hyperessentielle « au-
delà » de l’être ou « autrement » que lui.

450
Les universels

siècles, alimenté par l’expansion du capitalisme, qui s’était traduit


au départ par la formation d’ensembles étatiques rivaux les uns
des autres, au moins dans le « centre » de l’économie-monde. Bien
qu’ils n’aient pas disparu, loin de là (encore qu’une étude attentive
nous montrerait de nombreuses transformations sous l’unité fictive
de chaque « nom »), ils ne sont plus en mesure de procurer des
modèles aux institutions et aux formations communautaires qui se
dessinent à l’échelle mondiale. J ’ai suggéré que les conséquences
de cette situation n’étaient pas seulement politiques, mais philo­
sophiques : en particulier en ceci qu’elle périme les utopies clas­
siques du cosmopolitisme, qui reposaient sur l’idée d ’une sphère
morale ou d’un « règne des esprits » situé par delà les institutions
positives des Etats. Ces constructions intellectuelles (communes au
« libéralisme » et au « socialisme ») sont invalidées par le mouve­
ment même de l’universalisation.
J ’ai surtout insisté sur les deux points suivants. En premier lieu,
la mondialisation du monde multiplie les statuts « minoritaires »,
mais dans le même temps elle rend de plus en plus difficile, pour
un nombre toujours croissant d’individus et de groupes, leur clas­
sement sous une attribution simple. En second lieu, l’effet le plus
immédiat, mais probablement durable, de la relativisation des fron­
tières entre les « nations », les « empires » (ou les « camps ») est un
développement massif des conflits ethniques ou pseudo-ethniques,
qui se revendiquent eux-mêmes de stéréotypes culturels. Nous pour­
rions reformuler tout cela en disant que, dans un tel contexte, les
identités sont plus que jamais utilisées au service de stratégies poli­
tiques défensives et agressives, ce qui implique de les imposer d’une
façon plus ou moins violente à soi-même et aux autres. Mais les
stratégies que nous voyons ainsi se déployer demeureraient inintel­
ligibles si nous faisions mine d’oublier que le jeu des « différences »
est toujours sous-tendu ou surdéterminé par une structure générale
d ’inégalités anciennes et nouvelles, héritées du colonialisme et de
l’impérialisme, ou issues de la désintégration tendancielle de l’État
national-social. En conséquence, les politiques identitaires (identity
polïtics) ou les stratégies de défense de l’identité menacée sont aussi
en définitive des moyens de résister à l’universalisation de l’inégalité,
à l’inégalité comme forme d ’universalité. Mais l’inverse est vrai :
nous ne saurions imaginer que la lutte contre les inégalités, dans un
monde « mondialisé », abolira jamais le problème de la différence,
ou de la diversité culturelle, donc la résistance à l’uniformisation et
à l’homogénéisation. La question qui se pose alors avec acuité est
de savoir comment universaliser la résistance sans pour autant renforcer

451
La crainte des masses

et sacraliser la représentation des identités comme altérité exclusive,


alors que le système lui-même ne cesse de la reproduire et de s’en
servir.
J ’ai proposé ensuite de distinguer une universalité fictive et une
universalité idéale. La première me paraît être impliquée dans la
constitution des hégémonies historiques et sociales (que j’ai appelées
également des « idéologies totales »). Elle est donc toujours articulée
à l’existence d’institutions ou d’appareils étatiques, qu’ils soient
traditionnels ou modernes, religieux ou sécularisés. Après Hegel (et
d’après lui), j’ai tenté de décrire l’ambiguïté typique d’une telle
universalité comme la combinaison d’une libération de l’individu par
rapport aux liens d’adhérence de type communautaire et d’une
normalisation du comportement individuel, qui suppose évidemment
des « modèles » explicites ou implicites. C’est pourquoi précisément
l’individualité, corrélat d’une telle universalité, ne peut exister que
sous la condition au moins latente du refoulement d’une déviance,
susceptible d’être revendiquée. Le point sur lequel j’ai voulu surtout
insister est celui-ci : bien qu’elle soit, par définition, une construction,
une « seconde nature », ou plutôt parce qu’elle l’est, l’hégémonie
comporte toujours un véritable élément d’universalité, qui est pré­
cisément la reconnaissance de l’homme comme individu.
Quelles en sont les conséquences ? D ’un côté la possibilité, qu’offre
notamment dans le monde moderne l’institution politique prenant
la forme « laïque » d’une citoyenneté nationale, d’échapper à l’oscil­
lation violente entre les deux extrêmes « impossibles », la réduction
de l’identité personnelle à une seule et unique appartenance, un rôle
prédéterminé par la naissance ou l'adoption, et la fluctuation per­
manente entre une infinité d ’identités contingentes, toutes offertes
par le marché des cultures, telle que l’a idéalisée un certain discours
« post-moderne ». Mais cette possibilité se paie d’un prix élevé —
qu’on peut ne pas vouloir ou pouvoir payer. À la lisière de la
normalité se dessine alors l'exclusion sous ses différentes formes,
comme exclusion intérieure (celle du désir singulier ou de la puissance
d’agir de l’individu) et comme exclusion sociale (celle des compor­
tements et des rassemblements « déviants »).
Je suis convaincu que l’identité collective «substantielle» typi­
quement produite et reproduite par le fonctionnement des institutions
hégémoniques (que, dans le cas de l’État-nation, j’ai proposé d’ap­
peler une ethnicité fictive) 1 représente la clé de voûte de tout le
1. «La forme nation», dans E. Balibar et I. W allerstein, Race, nation, classe.
Les identités ambiguës, Éd. La Découverte, Paris, 1988.

452
Les universels

système de normalisation et d ’exclusion justement dans la mesure


où elle est, ou a été, le plus puissant des moyens historiques d ’étatiser
l’espace des libertés, en formalisant les luttes sociales et les reven­
dications démocratiques. D ’où la tension permanente qui affecte la
« citoyenneté ». Cette tension devient critique, et potentiellement
destructrice, dès lors que le processus de mondialisation impose la
construction ou la reconstruction d’institutions démocratiques de type
« post-national », ou du moins « trans-national ». Telle est sans doute
la raison qui fait que l’universalité fictive régresse vers le particula­
risme, c’est-à-dire que l’identité nationale perd virtuellement son
caractère « hégémonique », sa signification « pluraliste » (quelles qu’en
aient été les limites plus ou moins étroites), pour devenir une autre
forme de communautarisme ou d’identité unilatérale.
L’élément de subversion que les philosophes ont appelé « néga­
tivité » correspond à ce que j’ai appelé ici universalité idéale. Il se
peut que toute hégémonie politique, dans l’histoire, se soit fondée
sur une expérience « révolutionnaire », ou sur une « insurrection du
peuple ». Il n’empêche que la négativité à l’œuvre au sein même de
l’hégémonie va inévitablement au-delà de toute citoyenneté insti­
tutionnelle. La question de 1’« égale liberté » (ou de l’impossibilité
d’une liberté sans égalité comme d’une égalité sans liberté) qu’elle
pose, est en effet en elle-même infinie. Un tel idéal d ’universalité
n’a rien à voir avec le fait de parler le langage constitué de la
politique (en particulier celui de l’individualisme ou du socialisme),
ni avec le fait d’en jouer le jeu déjà réglé. En revanche il vise
l’invention d’un langage nouveau qui « force » les barrières de la
communication publique. C’est pourquoi il est illustré avant tout
par le mouvement des « classes paradoxales » qui ne défendent pas
les droits d’un groupe particulier au nom de cette particularité même,
mais en proclamant que la discrimination ou l’exclusion qui le
frappent représentent une négation de l’humanité comme telle. Tels
sont, ou ont été, les mouvements de libération du prolétariat au
nom de la lutte contre l’exploitation du « travail », ou de libération
des femmes au nom de l’égalité dans la différence des sexes.
Je crois essentiel de maintenir entièrement ouverte la possibilité,
pour d’autres mouvements sociaux, d'avoir une composante: univer­
selle en ce sens, c’est-à-dire de mener un combat universaliste contre
la discrimination dans la mesure même où ils exhibent une différence
anthropologique fondamentale. Mais il me semble tout aussi essentiel
de reconnaître qu’aucune harmonie préétablie ne peut exister entre
les expressions de l’universalité idéale entendue en ce sens, qui toutes,
pourtant, se réfèrent à la même forme, à la même négativité. Il se

453
La crainte des masses

peut que nous soyons contraints d’admettre, non seulement comme


un fait d ’expérience, mais comme un trait de finitude affectant la
constitution même de l’idéal d'humanité, que la négativité est intrin­
sèquement multiple, « éclatée » : ce qui ne nous conduira pas à la
relativiser, à en rabattre de son caractère inconditionnel, mais à
comprendre qu’une instance de l’universel ainsi constituée doit plutôt
engendrer éternellement le conflit ou la scission que se reposer dans
la simplicité et l’unité d’un savoir absolu. Ce qui a des conséquences
très concrètes : il n’y a pas de front spontané, en quelque sorte
naturel, des « exclus », des « minoritaires » (ceux que J. Rancière,
dans son récent livre l, appelle les « sans part »), contre l’universalité
dominante ou le système établi de la politique. Cela ne signifie
nullement qu’une telle unité ne puisse exister dans des circonstances
déterminées. Simplement elle doit être construite, et même elle doit
faire l’objet d’un choix : elle en illustre ainsi la finitude ou le risque,
à laquelle je me référais déjà en parlant de l’ambiguïté des idéaux.
Ce problème, la philosophie peut le nommer, mais non le résoudre.

1. J. Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Éd. Galilée, Paris, 1995.


Table

Avertissement....................................................................................... 9
Références des premières publications.......................................... 15
Trois concepts de la politique : Émancipation, transformation,
civilité.................................................................................................... 17
Modernités: Peuple, État, Révolution.............................................. 55
Spinoza, l’anti-Orwell — La crainte des masses................. 57
Ce qui fa it qu'un peuple est un peuple — Rousseau et
K ant.............................................................................................. 101
Fichte et la frontière intérieure : à propos des Discours à
la Nation allemande.................................................................. 131
Un jacobin nommé Marx ? ..................................................... 157
ha vacillation de l’idéologie dans lemarxisme............................... 167
I. La relève de l’idéalisme........................................................... 173
II. Les conceptions du monde...................................................... 193
III. Le prolétariat insaisissable....................................................... 221
IV. Politique et vérité...................................................................... 251
Annexe I : Foucault et Marx - L’enjeu du nominalisme......... 281
Annexe II: Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme............. 305
L ’autre scène : Violence, frontière, universalité.............................. 321
Existe-t-il un racisme européen ?........................................... 323
Le racisme : encore un universalisme ? ................................. 337

455
La crainte des masses

Les identités ambiguës............................................................. 353


Q u’est-ce qu’une frontière ? .................................................... 371
Les frontières de l’Europe....................................................... 381
Violence : idéalité et cruauté.................................................. 397
Les universels........................................................................................ 419
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