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Histoire

approfondie – MA1













Margaux Sladden
Année 2016-2017

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Persistance du passé dans la musique des 20e et 21e siècles




Depuis toujours, le principe de réutilisation des acquis antérieurs constitue un moteur de création
essentiel. Dans le domaine musical, l'emprunt semble aller de soi et concerne aussi bien les
thèmes, les formes, les formules, les figures et les styles. En réalité, une œuvre est nécessairement
en relation plus ou moins étroite avec d'autres énoncés musicaux, antérieurs ou contemporains. Et
de fait, toute création artistique est assurée par une dynamique entre l'absorption (la tradition) et
la transformation (l’innovation). Il y aurait dès lors, pour chaque période de l’histoire de la musique,
un travail de recherche et de synthèse à effectuer, en vue de dévoiler un vaste réseau d'emprunts,
lequel prend souvent des voies multiples (il s’agirait en effet de veiller à distinguer ce qui peut être
emprunté : un schéma formel, un thème, un « système » de pensée plus général,...).
Cependant, si le phénomène d’emprunt au sens large a toujours existé, il va prendre une ampleur
considérable au 20e siècle. De façon en apparence paradoxale, les principaux acteurs de la
modernité musicale – Debussy, Stravinski, Messiaen, Schönberg, Berg ou Webern – et bien
d’autres à leur suite dans la seconde moitié du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui, vont faire référence
au passé dans leurs compositions par l'emploi de formes traditionnelles, d'instruments anciens, de
thèmes préexistants, et revendiquer le plus souvent cette intertextualité comme l’effet d’une
volonté faisant partie intégrante de la réflexion sur l’acte de création et le langage musical.
Pourquoi ce phénomène d’appropriation consciente et volontaire d’éléments anciens a-t-il pris
une ampleur toute particulière aux 20e et 21e siècles ? Pour quelles raisons, à mesure que l’on
s’avance dans l’exploration de nouveaux langages et de nouvelles formes, le passé semble
constituer une source d’inspiration de plus en plus importante ? Face à l’éclatement des tendances
stylistiques et la perte d’un « langage commun », les compositeurs ont-ils ressenti la nécessité de
situer leurs œuvres par rapport à l’histoire et d’inscrire leur production dans une forme de
continuité ? L'accès facilité aux langages du passé – la redécouverte de certaines œuvres, la volonté
de réaliser des interprétations plus fidèles au point de vue historique, et les travaux
d’enregistrement et d’édition qui en découlent – ont-ils par ailleurs contribué à ce phénomène ?

Ce syllabus a pour but, à travers une présentation d’œuvres phares remises en contexte, de créer
une forme d’historicité « au second degré » : un parcours chronologique (depuis le Moyen-Age
jusqu’au classicisme) sera poursuivi, mais à travers le regard qu’ont porté sur ces périodes de
l’histoire certains créateurs des 20e et 21e siècles. Le but de ce cheminement, non exhaustif et non
systématique, est de voir à quel point passé et présent peuvent s’éclairer mutuellement.



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I. MOYEN AGE

a) Olivier Messiaen (France, 1908-1992)

Œuvres à écouter :

• « Psalmodie de l’Ubiquité par amour », Petites Liturgies (1943-44)
• « Subtilité des Corps glorieux », Corps glorieux (1939)
• « Regard de la Vierge », Vingt Regards sur l’Enfant Jésus (1944)

Parmi les sources d’inspiration diverses ayant marqué le langage d’Olivier Messiaen (la métrique
grecque antique, la rythmique hindoue, les chants d’oiseaux,…), le plain-chant occupe une place
particulière. Nommé titulaire du grand orgue Cavaillé-Coll de l’Eglise de la Trinité en 1931,
Messiaen va faire de cet instrument un extraordinaire champ d'investigation sonore, qui lui permet
notamment d’improviser sur le répertoire du plain-chant. Le contact direct avec ce répertoire va
affecter divers paramètres du langage du compositeur : harmonie (usage des modes), texture
(parfois monodique), forme et rythme. Concernant ce dernier aspect, les neumes du plain-chant
exercent une fascination toute particulière sur Messiaen : lui qui tente, notamment par la mise en
place des rythmes non-rétrogradables, de déjouer le temps irréversible, lui qui entend par-dessus
tout de refuser la tyrannie de la mesure régulière et des périodicités fixes, se voit profondément
marqué par la subtilité rythmique des neumes grégoriens.
« Les neumes sont des formules mélodiques, analogues à ce que les traités d’harmonie appellent des broderies, des
appogiatures, des notes de passage – mais en beaucoup plus vaste. On les trouve aussi dans le chant des oiseaux : la
fauvette des jardins, la fauvette à tête noire, la grive musicienne, l’alouette des champs, le rouge-gorge font des
neumes. Et ce qui est admirable dans le neume, c’est la souplesse rythmique qu’il engendre. » (Messiaen, 1997, p. 67.)
Messiaen souligne que la souplesse rythmique du plain-chant est manifeste à plusieurs égards :
par le mélange du binaire et du ternaire, par les groupes inégaux en durée, par les variations de
rythme et de tempo extrêmement délicates, et ces différentes caractéristiques vont avoir un
impact décisif sur sa propre conception du phrasé rythmique de la mélodie.

L’intégration d’éléments de plain-chant dans la musique de Messiaen se situe à différents niveaux,
que l’on peut définir d’après leur degré croissant de fidélité à l’original :
1° Le premier stade consiste à prendre le plain-chant comme modèle général de formation
rythmique ou mélodique. Ainsi la « Psalmodie de l’Ubiquité par amour », troisième des Petites
Liturgies, alterne psalmodies (en déclamation syllabique recto tono) et vocalises alléluiatiques (près
de deux tiers des emprunts de Messiaen au plain-chant concernent des Alleluias, dont l’exubérante
richesse de vocalises mélismatiques a tout particulièrement séduit le compositeur).
2° Au deuxième stade, des mélodies de plain-chant précises sont prises comme « modèles », mais
de manière libre et fragmentaire. Modes et rythmes deviennent ceux de Messiaen lui-même, de
sorte que la mélodie d’origine est souvent méconnaissable pour l’auditeur (ainsi la « Subtilité des
Corps glorieux », issue des Corps glorieux, s’inspire très librement du Salve Regina :

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3° Plus tardivement, Messiaen en arrivera à citer les mélodies du plain-chant plus ou moins
entièrement, mais il les déformera toujours au point de vue des intervalles et des durées, afin de
les adapter à son propre langage (Messiaen ajoute notamment des tritons, et il harmonise les
mélodies empruntées).

Par ailleurs, dès les années 1930, Messiaen s’intéresse également à une autre dimension du plain-
chant : la forme. Les antiennes, alleluias, psalmodies, kyrie, séquences vont constituer autant de
modèles formels pour le compositeur. Comme le souligne Harry Halbreich, Messiaen n’a pas
entièrement échappé à la grande crise de la forme musicale qui affecte la musique européenne
depuis le début du 20e siècle, suite à la dissolution du langage tonal et des formes qui en étaient
issues (formes d’essence éminemment dynamique, effectuant une certaine trajectoire, dont les
retours du thème principal marquaient les principaux repères de tonalités liées à la tonalité de
départ). Dans ce contexte, Messiaen ne va pas suivre la voie des compositeurs sériels : c’est plutôt
dans la solution enrichie de Debussy qu’il faut situer sa conception de la forme musicale. En effet,
la conception statique de l’harmonie debussyste, où chaque agrégat tend à devenir un objet
autonome n’ayant besoin ni de préparation, ni de résolution, se trouve renforcée chez Messiaen
par une conception particulière du temps musical nourrie au contact de la temporalité propre au
plain-chant, dont la « sérénité hors temps » dénuée de l’alternance dynamique entre tensions et
détentes s’oppose à la temporalité discursive, dialectique, dynamique de la musique régie par le
système tonal. Cela apparaît de façon très nette dans « Regard de la Vierge » : Messiaen veut
atteindre, lui, à l’intemporalité de la contemplation (dont les tensions psychologiques des formes
issues du langage tonal ne peuvent que perturber l’épanouissement).

Pour en savoir plus :

• H. Halbreich, L’œuvre d’Olivier Messiaen, Paris, Fayard, 2008.
• C. Dingle & R. Fallon, Messiaen Perspectives: Sources and Influences, Burlington, Ashgate,
2013.




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b) Arvo Pärt (°Estonie, 1935)

Œuvres à écouter :

• Collage sur B-A-C-H (1964)
• Für Alina (1976)
• Tabula Rasa (1977)

Arvo Pärt naît le 11 septembre 1935 en Estonie. En 1944, l’URSS occupe le pays et y maintiendra
son emprise plus d’un demi-siècle : les compositeurs estoniens devront suivre les mêmes
injonctions esthétiques autoritaires que les russes.
Initialement tenté par le sérialisme occidental, Pärt réagit pourtant immédiatement contre le
rigorisme de la technique des douze sons, en pratiquant notamment la technique du « collage » :
dans le Collage sur Bach (1964), Pärt « colle » les uns à côté des autres des passages tout à fait
tonals (accords parfaits répétés de façon dynamique), et des passages dissonants (qui rappellent
un peu Stravinski). Et cette opposition dialectique se renforce rapidement dans les années qui
suivent : Pärt articule de façon dès lors presque systématique des univers caricaturalement tonals
et atonals (par là, il résume bien une tension qui parcours tout le 20e siècle).
Mais ces recherches sonores vont se heurter radicalement au régime soviétique : en raison de ses
références religieuses et de son langage avant-gardiste, l’œuvre de Pärt est censurée par le régime.
Pärt travers alors une crise créatrice (il renonce à la composition) et existentielle : il s’impose des
ascèses religieuses de silence contemplatif, mais il se plonge également dans l’étude de la musique
ancienne : plain-chant grégorien, modes ecclésiastiques, utilisation des quintes à vide, style de
l’Ecole de Notre Dame, œuvres polyphoniques de Machaut, Ockeghem, Josquin des Prés,…
Progressivement, Pärt va retrouver une clarté d’inspiration au contact de ces musiques, et son
langage musical va en ressortir profondément métamorphosé : en 1976 est créée la pièce Für Alina
pour piano seul, laquelle signe l’acte de naissance du style « tintinnabuli » (du latin tintinnabulum,
« petite cloche »), un qualificatif choisi par Pärt lui-même pour définir ce qui correspond à la fois à
une philosophie musicale (volonté de se rapprocher d’une forme de mysticisme religieux) et à une
technique (volonté d’épuration stylistique et de retour à la tonalité).
Au point de vue technique, le tintinnabuli consiste en un procédé très simple : l’œuvre se répartit
en deux voix (ou deux ensembles de voix) ; la première est mélodique : elle évolue en degrés le
plus souvent conjoints autour d’un centre (la tonique) ; la deuxième « tintinnabule » comme une
cloche (c’est-à-dire s’obstine à ne répéter qu’une seule note ou ses harmoniques) ; le plus souvent
cette voix arpège les notes d’un accord parfait, mineur ou majeur. Enfin, selon le tintinnabuli le
plus simple, celui de Für Alina, les voix évoluent de façon homorythmique (comme dans la première
forme de contrepoint au Moyen Age, « note contre note »).

Dans les deux mouvements de Tabula rasa, double concerto pour deux violons, piano préparé et
orchestre à cordes (1977), tout repose sur l’axe permanent d’une note originelle (la),
progressivement brodée par des oscillations de plus en plus larges :

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la
la-sol-la-si-la
la-sol-fa-sol-la-si-do-si-la
la-sol-fa-mi-fa-sol-la-si-do-ré-do-si-la
etc.

L’accompagnement égrène de manière continue l’accord de la mineur. L’expansion est clairement
balisée en « sections » séparées par des silences dans le premier mouvement (Ludus), qui exploite
conjointement le procédé du canon. Dans le second mouvement (Silentium), le procédé
d’expansion est continu (il n’y a plus de coupures), mais les strates instrumentales n’évoluent pas
toutes à la même vitesse, générant par là une impression de déphasage et un contrepoint d’ondes
de périodicités différentes.

On peut résumer comme suit les caractéristiques du langage de Pärt :
- tonalité archaïsante (diatonisme mélodique modal) et harmonie totalement consonante résultant
de lignes contrapuntiques arpégiant les notes de la triade parfaite (style « tintinabuli ») ;
- balancement rythmique simple fondé sur des mètres élémentaires (LB, BL, voire LBB) ;
- effet extatique d’immobilité (conception de la tonalité étrangère à toute fonctionnalité, à tout
binarisme de type tension/détente, ce qui génère un effet d’annulation du temps) ;
- utilisation d’ostinatos, qui contribuent eux aussi à l’immobilisme ;
- grande économie de moyens : inclination pour la lenteur (les chants grégoriens ont influencé le
style de Pärt quant à la modulation lente des sons), la résonance, les pédales (bourdons), les
quintes à vide, les petits ambitus, les mélodies conjointes ;
- utilisation du silence comme élément de texture important (au fond, une dialectique perdure mais
épurée à l’extrême : on n’a plus la dialectique tension/détente, mais la dialectique
musique/silence) ;
- dans les années 1980, Pärt privilégie les œuvres religieuses vocales, emprunte souvent aux anciens
genres liturgiques (il compose un Stabat Mater, un Salve Regina, une messe,…) et utilise toujours
le latin pour ces œuvres vocales ;
- syntaxe basée sur des techniques de croissance du matériau de base par prolifération
automatique.

Pour en savoir plus :

• J. Amblard, « Arvo Pärt », Ircam, Centre Pompidou, Brahms Ircam (en ligne).
http://brahms.ircam.fr/ (dernière consultation le 28/02/2017)
• D. Caux, « Arvo Pärt : l’art du « tintinnabulum » », L’Éducation musicale, 2003, p.36-37.






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c) Steve Reich (°New York, 1936)

Œuvre à écouter :

• Proverb (1995)

Comme chez Arvo Pärt, une série de concepts simples réside à la base du langage musical de Steve
Reich :
- un matériau mélodique tonal/modal limité à quelques notes jouées sur un rythme reposant
sur une pulsation constante ;
- un cycle de déphasage de ce matériau par rapport à lui-même ;
- une prédilection pour les sonorités percussives et la recherche d’une diversité de timbres
concernant les instruments à percussion.
Ces principes, Reich les a élaborés progressivement, en puisant à des sources d’inspiration variées :
les percussions de Centrafrique, le gamelan balinais, le jazz de John Coltrane,…mais aussi les organa
de Pérotin (12e siècle, Ecole de Notre-Dame de Paris).

Cette dernière source d’inspiration apparaît de façon explicite dans Proverb, une œuvre
composée pour trois sopranos, deux ténors, deux vibraphones et deux orgues électriques en 1995
à l’instigation de Paul Hillier (baryton et chef d'orchestre britannique spécialisé dans la musique
vocale ancienne et contemporaine, cofondateur du Hilliard Ensemble).
Lors d’un entretien, Reich précise qu’il avait en permanence la transcription du Viderunt Omnes
de Pérotin sur son piano lors du travail de composition de Proverb. Il s'agit d’ailleurs d'une des
seules pièces que Reich ait consacrée à la voix quasiment a cappella.
Proverb se déploie autour d’une phrase unique issue de Culture and Value de Ludwig Wittgenstein
: « How small a thought it takes to fill a whole life ». Sans doute faut-il voir là une résonance avec
l’esthétique minimaliste de Reich. L’œuvre débute avec les sopranos, lesquelles chantent la
mélodie initiale en canons qui augmentent graduellement :
« Augmentation is kind of a subtext in a lot of my music. The first use of it was in Four Organs, which was also done
under the influence of Pérotin. In Pérotin, and in Léonin too for that matter, you basically have notes of Gregorian
chant that are stretched out to enormous proportions. In Proverb, you start with melodic material and canon, and
when the canons augment to enormous proportions, you get almost shifting clouds of harmony because each tone
is held out so long that it just feels like suspensions and chords that don’t resolve. » (From New York to Vermont:
Conversation with Steve Reich, interview menée par Rebecca Y. Kim en 2000).

Débutant a cappella, les sopranos sont ensuite doublées par les orgues, qui ont pour fonction
d’ajouter les harmoniques et par là de créer les harmonies et de renforcer les phénomènes de
scintillation et de résonance acoustique (effets fréquemment recherchés par Reich). Ce sont
ensuite les percussions qui vont intervenir pour exécuter les groupes rythmiques caractéristiques
de l’esthétique reichienne, puis les deux ténors qui évoluent eux aussi en canon, mais avec des
valeurs rythmiques plus brèves, sur les notes tenues des sopranos (à cet égard, Reich inverse les
rôles tels qu’ils étaient définis à l’époque Pérotin : ce ne sont plus les voix aigues qui évoluent en
valeurs plus brèves et le tenor qui « tient », mais l’inverse). Ce sont d’ailleurs les ténors, plus que
les sopranos, qui rappellent de façon explicite Pérotin (tempo plus animé et traitement du texte
mélismatique). Mais la parenté avec l’organum du 12e siècle se joue également au niveau du

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rythme : les groupements métriques oscillent constamment entre deux et trois, ce qui donne aux
voix un caractère de grande liberté rythmique et rappelle les « modes rythmiques » du 12e siècle.
Après environ trois minutes exclusivement consacrées aux voix et aux orgues, les vibraphones
feront leur entrée : ils énonceront eux aussi des groupes mobiles de deux ou trois temps
(alternance perpétuelle et serrée entre groupes de 4 et 9 croches).
Du pôle harmonique initial et prédominant de si mineur, une section contrastante va explorer la
tonalité de mib mineur (dans cette section centrale, la mélodie initiale des sopranos est traitée en
mouvement inversé, ce qui crée des frottements harmoniques) ; ensuite, on constate un retour à
la tonalité de si mineur et à la phrase dans son état initial. L’œuvre s’achève comme elle avait
commencé, avec le seul canon aux sopranos.

Pour en savoir plus :

• S. Reich, Music as Gradual Process, 1968.
• S. Reich, « L’école de jour et l’école de nuit ». Philharmonie de Paris, Cité de la musique (en
ligne). http://live.philharmoniedeparis.fr/interview/0813059/steve-reich-entretien.html)
(dernière consultation le 24/02/2017)
• M. Noubel, « Steve Reich », Ircam, Centre Pompidou, Brahms Ircam (en ligne).
http://brahms.ircam.fr/ (dernière consultation le 28/02/2017).



d) Philippe Boesmans (°Belgique, 1936)

A écouter :

• Fanfare II (1972)
• Machaut, Kyrie de la Messe de Notre-Dame (entre 1360 et 1365)

Dans Fanfare II, Boesmans démontre que le son de l’orgue n’est pas donné d’avance, mais qu’il
doit être écrit, inventé. Dans cette perspective, l’exploration menée par Boesmans ne se fonde pas
sur la recherche de registrations nouvelles ou de modes de jeux annexes : ce sont les fondements
mêmes de l’orgue qu’il remet en question en procédant à la manière d’un peintre pointilliste, par
décomposition et recomposition. L’écriture éclate en effet systématiquement les lignes
mélodiques entre les différents claviers (l’orgue offrant la possibilité de disposer chaque voix d’une
écriture polyphonique sur un plan sonore différent) ; par conséquent, l’écriture de Boesmans dans
Fanfare II oblige l’interprète à de constants déplacements, tant latéraux que verticaux. Chaque
plan de la polyphonie ainsi atomisée va perpétuellement circuler d’un plan sonore à l’autre,
reformant, par la vitesse et la résonance, des lignes nouvelles et diversement timbrées. Tout cela
génère la perpétuelle mouvance du son (le début de la pièce est à cet égard éloquent : le ré,
translaté d’un clavier à l’autre, prend peu à peu vie à nos oreilles par sa mobilité ; notre attention
doit se concentrer sur le déploiement d’un matériau, sur le son lui-même et son devenir).
« Les fanfares remontent assez loin dans mes souvenirs d’enfant. Quand elles donnaient un concert sur le kiosque où
j’allais les entendre avec mon père. Mais surtout quand elles passaient dans la rue. J’adorais entendre passer la fanfare

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dans la rue car on entendait se succéder les registres différents des instruments et tout se terminait par les
grondements du bombardon ! J’adorais aussi les marches de procession qui n’étaient pas trop rapides. Dans ces
musiques, en fait, tout est dans le mouvement. Ives l’a très bien compris dans ces superpositions de thèmes de
fanfares. Pour moi, les entendre jouer et passer tenait du miracle : à la fin, on n’entendait plus le thème aux clarinettes,
mais seulement son accompagnement aux cuivre gras. (…) Ecouter une fanfare représentait une sorte de
démultiplication du phénomène musical. C’est pour cela que j’ai donné ce titre à des œuvres qui tentent de donner
l’impression d’un dépassement de l’instrument, de sa démultiplication. » (Entretien avec Serge Martin)

Pour rendre compréhensible ce minutieux travail d’écriture, il fallait à Philippe Boesmans un
matériau impersonnel, universel, archétypal, un « objet trouvé » musical en quelque sorte, qui lui
permette de placer l’accent en premier lieu sur sa transformation : Fanfare II trouve donc sa
matrice harmonique dans la Messe de Notre-Dame de Machaut (composée entre 1360 et 1365).
Ce choix n’est bien sûr pas anodin : la Messe de Notre Dame de Guillaume de Machaut résume en
quelque sorte la musique médiévale dans ses aspects les plus singuliers, apportant notamment
une justification historique aux spéculations rythmiques les plus poussées.
« Cette désarticulation (Boesmans vient d’expliquer que Fanfare II exploite le phénomène de démultiplication en
faisant voyager les mains de l’organiste à toute vitesse entre les deux claviers) n’était possible qu’avec des choses
simples. Si on désarticule les choses trop complexes, on ne reconnaît plus la déstructuration et la démarche devient
inutile. On doit déstructurer du connu. La Messe de Machaut, c’est quelque chose dont tout le monde a l’harmonie
dans l’oreille : on pouvait donc la casser en petits morceaux et en faire une variation perpétuelle de timbres. Mais je
n’aurais jamais pu faire cela avec une œuvre déjà déstructurée. Personne n’aurait rien compris. » (Entretien avec Serge
Martin)
Le compositeur a dès lors adopté un plan harmonique simple et clair, d’allure modale, basé sur le
Kyrie de la Messe de Notre-Dame de Machaut. Ré, la dominante du mode choisi, parcourt l’œuvre
entière, souvent en guise de pédale, assurant ainsi la référence harmonique.

Pour en savoir plus :

• V. Dufour, Catalogue commenté des œuvres de Philippe Boesmans, Sprimont, Mardaga, s.d.
• C. Deliège, Cinquante ans de modernité musicale – De Darmstadt à l’Ircam, Sprimont,
Mardaga, 2003.
• C. Renard & P. Wangermée, Philippe Boesmans : entretiens et témoignages, Sprimont,
Mardaga, 2005.




II. RENAISSANCE

a) Crossover : comment les musiques passent d'un style à l'autre ? L’exemple de la
Renaissance

Le terme de « crossover » (qu’on emploie pour désigner un croisement entre un style et un ou
plusieurs autres) est tout à fait adapté pour qualifier, déjà, la musique de la Renaissance : durant
cette période en effet, la distinction entre les domaines « savant » et « populaire » n’était bien
souvent pas clairement établie (les nombreuses « messes parodie » basées sur des chansons

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profanes composées durant cette période attestent, entre autres, ce phénomène). Dans une
perspective similaire, il est fréquent que le répertoire renaissant soit réinvesti et en quelque sorte
« réactualisé », ou à tout le moins « réinterprété », par les musiciens.

A écouter :

• La chanson Flow my tears, qui à l’époque de sa création à la fin du 16e siècle avait déjà
suscité une multitude d’arrangements pour diverses formations instrumentales, a plus
récemment été « reprise » par le Kronos Quartet ; dans le CD « Early Music » (1997), le
quatuor confronte les univers de Guillaume de Machaut, John Dowland, Hildegard von
Bingen ou Henry Purcell avec ceux de Arvo Pärt, John Cage et Alfred Schnittke,… dévoilant
les liens qu’entretiennent entre elles des époques pourtant très éloignées dans le temps.
• Jan Garbarek & The Hilliard Ensemble, Parce mihi Domine : le travail de Jan Garbarek
(°Norvège, 1947) couvre un très large faisceau d’influences musicales (du free jazz de ses
débuts à ses échanges avec la musique indienne de L. Shankar et avec le luth arabe de
Anouar Brahem, notamment). Garbarek va également se tourner vers la musique de la
Renaissance, en collaborant avec le quatuor vocal Hilliard Ensemble : 1993 voit la sortie de
l’album Officium chez le label ECM. Le principe d’Officium est simple : superposer à des
mélodies du Moyen Age et de la Renaissance (de Pérotin, Guillaume Dufay, Cristobal de
Morales,…), les traits minimalistes et cristallins du saxophoniste scandinave. Concrètement,
Garbarek improvise une cinquième voix sur les œuvres chantées par le quatuor vocal
anglais ; par là, Garbarek expérimente à son tour le mélange de l'improvisation avec la
musique « savante ». Par ailleurs, la rencontre avec la musique du Moyen Age et de la
Renaissance va véritablement nourrir son esthétique stylisée et attentive au silence et à la
lenteur.



III. EPOQUE BAROQUE

a) Maurice Ravel (1875-1937)

A écouter :

• Ravel, « Forlane » du Tombeau de Couperin (1914-1917)
• Couperin, « Forlane » des Concerts royaux (Quatrième Concert, 1714-1715)

Le Tombeau de Couperin, suite de six pièces pour piano (prélude, fugue et quatre danses) écrite
entre 1914 et 1917, montre clairement l’ancrage de la musique de Ravel dans la tradition de l’art
baroque français et s’inscrit par là dans la mouvance néoclassique. Avec cette œuvre, en effet,
Ravel reprend un genre musical très courant de l’époque baroque : le « Tombeau », à travers lequel
un compositeur rend hommage à un confrère. Ravel, lui, fait honneur à Couperin, qui le précède
d’un peu plus de deux siècles… Cependant, Ravel a insisté sur le fait que cette pièce ne rend pas

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seulement hommage à la personne particulière de Couperin mais, plus généralement, à la
sensibilité de la musique baroque française. Bien qu’il compose le Tombeau durant la première
guerre mondiale (d’ailleurs, chaque mouvement est dédicacé à la mémoire d’un ami de Ravel,
tombé sur le front), la suite se distingue par un caractère léger, voire lumineux. Tout en utilisant
de nombreuses innovations rythmiques et harmoniques, le style de Ravel (privilégiant la mélodie
et faisant grand usage de l’ornementation – trilles, broderies,…) possède la clarté des compositeurs
français du 18e siècle,.

Avant de composer la « Forlane » (3e mouvement du Tombeau), Ravel transcrit pour piano la
Forlane issue de la suite Les Concerts royaux de Couperin destinée à la cour de Louis XIV (1714-
1715). Est-ce pour lui un exercice préparatoire, une façon de s’imprégner du style de son
prédécesseur ? La question reste ouverte. Quoi qu’il en soit, en avril 1914, Ravel écrivait à son ami
Cipa Godebski : « Je turbine à l'intention du Pape1. Vous savez que cet auguste personnage (...)
vient de lancer une nouvelle danse, la forlane. J'en transcris une de Couperin. »
De la danse de Couperin qu’il a transcrite pour piano, Ravel relève soigneusement la forme
rondeau, la mesure 6/8, le rythme et la présence de syncopes, la tonalité de mi dont il minorise le
mode (la complexité des altérations ravéliennes ne doit rien au diatonisme clair de Couperin ; mais
les basses, chez les deux musiciens, commencent par dégringoler) :



à


Le contour mélodique, lui aussi, est inspiré de celui de Couperin :


à



Pour en savoir plus :

• Nancy Bricard, « About the Music », in M. Ravel, Le tombeau de Couperin, Van Nuys: Alfred
Publishing, 2003.
• M. Faure, « Origine et analyse de la Forlane du Tombeau de Couperin de Ravel » (en ligne).
http://musique.histoire.free.fr/michel-faure-
musique.php?musicologue=lexique&lexique=forlane (dernière consultation le 15/01/17).


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Il s’agit de Pie X : un peu avant 1914, le pape Pie X tentait de remettre au goût du jour la forlane, jugeant le tango
licencieux.

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b) Le clavecin au 20e siècle

A écouter :

• Francis Poulenc, 3e mouvement du Concert champêtre (1928)
• György Ligeti, Continuum (1968)
• Alfred Schnittke, « Toccata » et « Rondo » issus du 1er Concerto grosso (1977)

Le passage du clavecin au pianoforte s’étant effectué dans le courant du 18e siècle, le clavecin est
délaissé par les compositeurs au détriment du piano durant tout le 19e siècle ; c'est également au
piano que l'on joue alors les œuvres du passé (lorsqu'elles n'avaient pas été oubliées). Mais au
cours du 20e siècle, sous l'impulsion de la pianiste et claveciniste Wanda Landowska notamment,
une redécouverte du clavecin se produit et les œuvres pour clavier de l’époque baroque vont être
interprétées à l’instrument pour lequel elles ont été écrites. Cependant, la renaissance du clavecin
ne se limite pas à l’exécution des œuvres du passé : elle se concrétise également dans une toute
nouvelle production de compositions explicitement écrites pour cet instrument, à partir des
années 1920 (plusieurs centaines d’œuvres seront écrites pour le clavecin tout au long du 20e
siècle). Les premières œuvres pour clavecin au 20e siècle sont le Concerto pour clavecin, flûte,
hautbois, clarinette, violon et violoncelle de Manuel de Falla (1923-1926) et le Concert champêtre
de Francis Poulenc (1928), écrites, spécifiquement, pour Wanda Landowska.

Membre du Groupe des Six, Francis Poulenc (1899-1963) entend se positionner clairement contre
les « excès » du Romantisme et du post-Romantisme : est-ce pour cela que le compositeur destine
une de ses œuvres au clavecin (instrument par essence « anti-romantique » ?). Au point de vue
factuel, l’idée d’écrire une œuvre pour le clavecin est née de sa rencontre avec Wanda Landowska,
qui lui fait découvrir les clavecinistes français des 17e et 18e siècles.
Le troisième mouvement du Concert champêtre débute par l’évocation d’une gigue et s’inscrit, au
point de vue du langage harmonique et mélodique, dans la continuité de l’époque baroque : dans
une perspective similaire à celle adoptée par Stravinski dans Pulcinella (dont l’influence est énorme
dans les années 1920), Poulenc propose ici une « reconstitution » du langage baroque. Comme la
plupart des œuvres pour clavecin du 20e siècle, le Concert champêtre est écrit pour un clavecin
« moderne », c’est-à-dire une reconstitution de clavecin (avec cadre en métal, pédales, touches
assez lourdes,…) ; malgré cela, on perçoit à quel point Poulenc oppose la sonorité assez ténue du
clavecin à l’ensemble de l’orchestre (qui contient notamment vents et percussions). On distingue
là une caractéristique essentielle du style de compositeur : son anticonformisme.

***

Continuum de Ligeti (1923-2006) est également une pièce destinée à une interprète : la
claveciniste Antoinette Vischer. Cette pièce très courte, œuvre phare du répertoire pour clavecin
moderne, est artificielle par sa rapidité (rapidité qui vise à la continuité, obtenue théoriquement
par 18 notes par seconde). La partition oblige l'interprète à jouer dans la même position sur les
deux claviers superposés de l'instrument, donnant une impression de musique répétitive au sens
des minimalistes américains. En réalité, cette pièce ne pourrait être interprétée au piano : le

12
clavecin, offrant un contact plus léger au toucher, permet un jeu plus rapide. La pièce débute
énergiquement par une série d'impulsions sonores, puis s'accélère fiévreusement ; parfois des
intonations émergent, puis les tournoiements prévalent avec un mouvement moteur, mais très
vite ils deviennent mécaniques et surtout, par effet de fusion, donnent l'impression d'une quasi-
immobilité.
En effet, Continuum est conçu comme un paradoxe et destiné à créer la continuité pour un
instrument produisant par nature des sons discontinus. Pour réaliser son projet, Ligeti parie sur la
rapidité du tempo, l’attaque de petits intervalles et la répétition des cellules. Son modèle, ici, est
Scarlatti.
« D'où les effets « couverts », parfois même des intonations, mais l'une poussant l'autre et sans mouvement réel. Un
mouvement « idéal » provient alors de la superposition des tonalités, comme deux vagues qui s'accordent l'une l'autre
puis se repoussent. Il est possible de jouer encore plus vite au clavecin qu'au piano, avec une grande rapidité, avec
une légèreté extrême du toucher. Cette vitesse aboutit à la fusion des sons successifs, de telle manière que le vol du
prestissimo donne l'impression d'une quasi immobilité. Mais cette immobilité, si souvent reconnue dans mes œuvres,
cliquette et bourdonne ici comme un fantôme, cela grâce au clavecin ». (Notice de programme rédigée par Ligeti).

***

Devenu assez rapidement l’un des chefs de file de la musique moderne soviétique, Alfred Schnittke
(1934-1998) synthétise dans ses œuvres différentes sources d'inspiration : l'école russe de
Prokofiev, le dodécaphonisme, le post-sérialisme, la musique électroacoustique et le post-
modernisme (Schnittke a souvent recours aux principes du collage et de la citation). Ses Concerti
grossi (au nombre de 6) témoignent de cette tendance polystylistique.
Le premier Concerto grosso date de 1977 et est écrit pour clavecin, piano préparé et cordes. Cette
œuvre est l’une des plus représentatives du polystylisme de Schnittke, lequel l'a définie comme
« un jeu entre trois univers, le Baroque, le Moderne et le banal ». Les collages et les citations (vraies
ou fausses) abondent dans cette œuvre : on peut y reconnaître, entre autres, des chants populaires
russes et soviétiques, une valse déconstruite et un troublant épisode de tango ralenti. Le deuxième
mouvement (dont l’intitulé même, « Toccata », rappelle l’univers baroque) constitue un clin d’œil
aux codes du concerto baroque, mais traités ici de façon polytonale…
« Dans cette œuvre passent des citations non déguisées, des racines de notre passé qui réaffleurent sous le socle du
présent, des citations imaginaires, un lied et même un tango ; (…) cette musique tente de se faire, ne se fait pas et
entre-temps l’œuvre s'est achevée ; pour bâtir l'univers du Concerto Grosso n°1, le compositeur fait se juxtaposer trois
sphères musicales mélangées, concassées entre elles dans leur opposition constante : d'abord, la sphère de musique
baroque, bâtie autour de Vivaldi et de Corelli ; ensuite, la sphère moderne, bâtie autour d'un chromatisme total ; enfin,
la sphère du banal, faite de musique fonctionnelle (c'est-à-dire le quotidien de nos jours et son utilitaire exacerbé)
(…) ; dans la pensée du compositeur, rien n'est acquis, aucune valeur n'est stable et le vulgaire peut faire irruption à
chaque instant dans le dramatique et le lyrique ; le Concerto Grosso n'est pas un regard nostalgique sur le temps passé,
mais, par son jeu de miroirs, de citations, de mélange entre styles, il constitue une véritable machine à ébranler les
certitudes ; partant du fait que même le modernisme le plus actuel s'émousse malgré toute hardiesse, pour redevenir
instantanément du passé, du périmé, le compositeur joue à fond le mélange des temps ; (…) au-delà d'une simple
pochade, cette œuvre pose philosophiquement la question de l'actualité du temps et sa fuite : tout est déjà passé,
tout se mêle, tout se vaut, en fait rien n'est jamais acquis. » (Gil Pressnitzer ;
http://www.espritsnomades.com/siteclassique/schnittkeconcertogrosso.html)

Pour en savoir plus :

13
• C. Deliège, Cinquante ans de modernité musicale – De Darmstadt à l’Ircam, Sprimont,
Mardaga, 2003.
• P. Albèra, « György Ligeti », Ircam, Centre Pompidou, Brahms Ircam (en ligne).
http://brahms.ircam.fr/ (dernière consultation le 28/02/2017).
• H. Sabbe, György Ligeti. Studien zur kompositorischen Phänomenologie, München, Muzik-
Konzepte, 1987.



IV. LA PRESENCE DE BACH AU 20E SIECLE


a) La querelle Stravinski-Schoenberg

A écouter :

• Stravinski, « Ouverture » issue de Pulcinella (1919)
• Schoenberg, « Vielseitigkeit » issue des Trois satires (1925-26)
• Schoenberg, « Musette » issue de la Suite op. 25 (1924)

Vers 1910, Vienne élève Schoenberg et Paris élève Stravinski au rang des meneurs de la vie
musicale moderne. Cette lutte est rapidement intensifiée par la Première Guerre mondiale : les
esthétiques francophone et germanophone sont désormais ouvertement opposées. Et dans les
années 1920, la querelle s’intensifie encore : Stravinski a alors élaboré une esthétique
néoclassique, et il est d’autant plus facile d’opposer néoclassicisme et dodécaphonisme.
Néoclassicisme et dodécaphonisme constituent deux conceptions radicalement différentes de la
modernité musicale, et il va résulter de cette polarité une situation où les deux compositeurs
deviennent des rivaux et n’hésitent pas à prendre parti publiquement l’un contre l’autre. En
témoignent notamment Les Trois Satires op. 28 de Schoenberg (1925-26), dans la préface
desquelles le compositeur allemand affirme :
« Je prends pour cible ceux qui prétendent opérer un « retour à … ». Qu’aucun d’entre eux ne s’avise à nous faire
croire qu’il est maître de décider combien de retard il aura ainsi bientôt accumulé ; ni surtout qu’il rejoint par là tel
grand maître du passé tendu, lui, de tout son effort vers l’avenir ; il l’a sans cesse à la bouche, mais en fait il lui marche
sur les pieds ».
En guise d’introduction au mouvement intitulé « Vielseitigkeit » (en français, « Versatilité »),
Schoenberg écrit encore : « Mais qui tambourine donc ainsi ? C’est le petit Modernsky. Il s’est fait
une tresse : quelle fière allure ! avec ses vrais faux cheveux, comme une perruque ! Tout à fait —
comme le petit Modernsky se l’imagine — tout à fait Papa Bach ! »
Par la suite, et encore après la mort des compositeurs, cette dichotomie est investie par de
nombreux critiques et compositeurs (voir notamment les écrits d’Adorno (« Schoenberg le
rénovateur », « Stravinski le restaurateur ») et de Boulez (« Schoenberg est mort », « Stravinski
demeure »)).

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Il y a lieu pourtant d’un peu « déconstruire » cette querelle, car dès lors qu’on porte son attention
sur son œuvre, on constate que Schoenberg lui-même, qui critiquait pourtant de façon acerbe le
« Retour à… » opéré par Stravinski, a massivement eu recours aux formes traditionnelles. Dans
« Vielseitigkeit », notamment, Schonberg écrit un canon en miroir, exactement comme Bach ! Par
là, Schoenberg montre que lui aussi peut revenir aux formes du 18e siècle.
En effet, malgré sa modernité, la musique de Schoenberg se veut enracinée dans le passé : le
compositeur voit son œuvre dans la continuité de la tradition allemande, allant de Wagner à
Beethoven, Mozart et Bach. D’ailleurs, en tant que pédagogue, Schoenberg veillera toujours à
enseigner à ses élèves les règles du contrepoint et de l’harmonie traditionnelle. Quant à son Traité
d’harmonie, les exemples musicaux qui l’illustrent sont très majoritairement empruntés à Bach,
Mozart et Beethoven. On peut résumer les choses comme cela : au fond, Schoenberg est un
héritier des Lumières, pour qui l’intelligibilité du propos est d’une importance extrême. C’est
pourquoi même les œuvres les plus radicales de la période dodécaphonique recourent à l’habillage
de formes conventionnelles issues du baroque et du classicisme.
La Suite op. 25 pour piano composée en 1924 constitue un exemple révélateur de ce phénomène :
il s’agit de la première œuvre intégralement sérielle de Schoenberg et les six mouvements qui la
composent, comme chez Ravel, renouent avec l’époque baroque : Schoenberg compose un
prélude, une gavotte, une musette, un intermezzo, un menuet et trio, une gigue. Conjointement,
la série originale de l’op. 25 est loin d’être quelconque :



La série se compose de 3 groupes de 4 notes. Les 1er et 2e groupes s’achèvent sur un triton, et
l’ensemble de la série s’articule lui-même au sein du triton. Le 3e groupe propose quant à lui, en
mouvement rétrograde, les lettres du nom de Bach, que Bach lui-même avait l’habitude de citer
dans ses œuvres (par la suite, on retrouvera la présence du nom BACH dans les séries de l’op. 31
de Schoenberg, des op. 21 et 28 de Webern,… Cela n’est pas surprenant, tant il est vrai que la
composition à douze sons est pour ces compositeurs la tentative de proposer une grammaire aussi
rigoureuse que l’écriture et les structures développées par Bach).
Par ailleurs, dans l’op. 25, Schoenberg ne va exploiter que quatre présentations de la série (sur les
48 possibles), à savoir la forme originale et son renversement, la 7e transposition et son
renversement (ces deux dernières se situent à un
intervalle de triton de la série initiale, c’est dire le
rôle névralgique de cet intervalle) :

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Pourquoi avoir choisi de présenter la série initiale et 3 seulement de ses formes dérivées ? Parce
que toutes conservent les lettres BACH dans la cellule finale :


















Etc.



Dans la Suite op. 25, Schoenberg explore les possibilités de sa « méthode de composition avec
douze sons ». Les utilisations diverses de la série, loin de le contraindre et de gêner son inspiration,
décuplent son imagination, se mettent au service d’un discours éminemment expressif, pétillant
et plein d’humour. L’oreille et le souci musical prévalent. A aucun moment ne s’impose le
sentiment d’une œuvre intellectuelle. A tel point que la question est permise : s’il avait été donné
à Bach de revivre au 20e siècle, aurait-il écrit des œuvres sérielles ?
Quoi qu’il en soit, on voit que l’esthétique de Schoenberg consiste en un un va-et-vient incessant
entre nouveauté et tradition : il s’agit bien pour Schoenberg de se confronter à la question du
progrès en art et du rapport au passé, et aussi de soulever la question du statut de l’œuvre d’art,
prise entre mouvement historique et autonomie :
« On se rend rarement compte qu’il y a nécessairement un lien entre l’écriture des anciens et celle des novateurs,
qu’aucune technique nouvelle en art ne peut être créée qui n’ait trouvé ses racines dans le passé. » (A. Schoenberg,
« Auto-Analyse », publié dans Program Book of New Friends of Music, New York, 13 novembre 1949).

Pour en savoir plus :

• C. Rosen, Arnold Schoenberg, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
• C. Dahlhaus, « Schoenberg et Bach », in Schoenberg, Genève, Contrechamps, 1997, p. 55-
60.

16
• C. Merlin, « Progressiste ou conservateur : les paradoxes de Schoenberg », Germanica,
2003, p. 201-210.


b) Alban Berg (Vienne, 1885-1935)

A écouter :

• Berg, Adagio issu du Concerto à la mémoire d'un ange (1935)

Le 22 avril 1935, Manon Gropius, fille d'Alma Mahler et de l'architecte Walter Gropius, meurt à 18
ans des suites d'une poliomyélite. Berg, ami proche d'Alma Mahler, est bouleversé, et il envisage
de donner au concerto pour violon qu’il est alors en train de composer le caractère d'un requiem
à sa mémoire, « à la mémoire d'un ange ».
Bien que ce concerto présente de nombreux échos évoquant la tonalité, il est écrit selon le principe
d'écriture dodécaphonique (Berg, cependant, emploie la série avec beaucoup moins de rigueur
que Schoenberg et Webern) :



La série initiale repose sur une grande courbe ascendante de plus de deux octaves ; cette
ascension, figurant peut-être celle de l'ange vers le ciel, se fait par tierces, générant
successivement les accords de sol m, ré M, la m et mi M (la série a été construite selon les « facilités
naturelles » du violon). Berg se comporte évidemment de façon peu orthodoxe par rapport au
système dodécaphonique : là où un Schoenberg exigeait que l'œuvre évite à tout prix toute
sonorité évoquant la tonalité, Berg, lui, agence sa série de telle façon qu'elle procède par
entassement de tierces majeures et mineures créant ainsi des accords parfaits. Par ailleurs, la série
s’achève par un début de gamme par tons (dont la première note s'articule à la dernière de l'accord
parfait qui précède) ; Berg préfigure par ces quatre notes la citation d'un choral de Bach qui
surviendra dans l'adagio final du concerto :


Dans l’Adagio, quand survient la citation, Berg conserve en grande partie l'harmonisation de Bach ;

17
le traitement du choral évoque la liturgie : ses « versets » sont chantés alternativement par le «
ministre » (violon solo) et la « congrégation » (orchestre) ; enfin, les fragments sont orchestrés
pour bois seuls, imitant ainsi l'effet de l'orgue. Mais il y aussi une raison d'ordre sémantique à cette
citation, car le texte initial du choral énonce les paroles suivantes : « C’en est assez Seigneur, quand
il te plaira, Délivre-moi de mes liens. Mon Jésus vient : Adieu ô monde ! je m’en vais vers la demeure
céleste. Je pars dans la certitude et dans la paix, Laissant derrière moi ma grande misère. C’en est
assez. »

A plusieurs reprises durant le concerto, on entend la série présentée sous sa forme initiale ; au-
delà de ces subtiles et discrètes répétitions (qui agissent comme un facteur d'unification de la
forme), il est difficile de déceler des indices permettant la détermination d’une forme précise. La
composition semble très libre et l’exégèse explique traditionnellement l’enchaînement des deux
mouvements du concerto comme suit :

1) L’andante - allegretto symboliserait la vie (l'enfance de Manon, sa grâce et sa joie de vivre,
avec l’intervention de thèmes populaires autrichiens et les mentions de caractère
Wienerisch, Rustico, Come una pastorale,…).
2) L’allegro - adagio symboliserait la mort (l'irruption brutale du mal, sa progression par la
formation progressive d’un rythme fatidique, destructeur, qui sera martelé au point
culminant de l’œuvre, et enfin la délivrance finale : après l'écriture déchirée, fragmentée
de la « catastrophe », la musique se fait moins dissonante et le concerto s’achève même
sur un accord tonal).

On le voit, l’œuvre tente de rassembler des matériaux tout à fait hétérogènes, et par là
d’embrasser un vaste héritage musical : dodécaphonisme sériel, univers atonal fortement teinté
de suggestions tonales, oscillations entre travail d’élaboration savant et références à des mélodies
populaires, réseau serré et complexe d’allusions et de citations plus ou moins transparentes.

Pour en savoir plus :

• M. Fano, « Alban Berg », Encyclopédie Universalis (en ligne).
http://www.universalis.fr/encyclopedie/alban-berg/ (consulté le 24/01/17).
• J.-M. Onkelinx, « Concerto à la mémoire d’un ange », En avant la musique (en ligne).
http://jmomusique.skynetblogs.be/tag/%C3%A0+la+m%C3%A9moire+d'un+ange
(consulté le 24/01/17).


c) Paul Hindemith (1895-1963)

A écouter :

• Hindemith, « Prélude » issu du Ludus Tonalis (1942)

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Dans l’ouvrage Unterweisung im Tonsatz (« Les techniques de la composition ») publié en 1937,
Hindemith explique les fondements du système harmonique qu’il a inventé, lequel reprend une
caractéristique du système dodécaphonique et une caractéristique du système tonal : les douze
demi-tons de la gamme tempérée sont utilisés, mais Hindemith conserve la notion de tonique. En
do, par exemple, l’ordre décroissant d’affinité harmonique avec la tonalité sera le suivant : DO
(tonique), SOL FA LA MI MIb LAb (degrés nommés « fils » par Hindemith), RE Sib REb SI (« petits-
fils »), FA# (« arrière petit-fils »). On voit que la conception de la tonalité défendue par Hindemith
est basée sur les harmoniques produites par la résonance d’une seule note qui, selon les lois
universelles de l’acoustique, est liée de façon précise aux douze degrés de la gamme chromatique.
C’est dans le recueil intitulé Ludus Tonalis et sous-titré Kontrapunktische, tonale und
klaviertechnische Übungen (« Études du contrepoint, organisation tonale et techniques de piano »)
que Hindemith va exploiter le système qu’il a lui-même créé. Ce recueil comprend 25 morceaux
pour piano : 12 fugues sur tous les demi-tons de l’échelle tempérée, 11 interludes insérés entre
les fugues (chaque interlude débute dans la tonalité de la fugue précédente et s’achève dans la
tonalité de la fugue qui va suivre) ; un prélude et un postlude. On voit immédiatement la parenté
avec le Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach (Hindemith cherchant à justifier un système
en l’inscrivant dans une continuité historique). Cependant, l’ordre des pièces n’est pas celui de la
progression chromatique : les tonalités des fugues suivent l’ordre des fils, petits-fils et arrière petits
fils.
Le premier prélude (en do) est écrit dans le style caractéristique d’une toccata de Bach : la texture
est nettement polyphonique, le rythme est régulier, le développement du discours musical est
basé sur la répétition d’un motif. Le postlude, quant à lui, est l’exacte inversion rétrograde du
prélude : là encore, l’héritage de Bach est indéniable.

Pour en savoir plus :

• G. Schubert, « Hindemith, Paul », Oxford Music Online (en ligne).


http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/grove/music/13053?q=hindemith
&search=quick&pos=1&_start=1#firsthit (consulté le 28/02/17).
• Siglind Bruhn, « Symmetry and Dissymmetry in Paul Hindemith’s Ludus Tonalis », Symmetry:
Culture and Science, 1996, p. 116-132.


d) La transcription des œuvres de Bach

A écouter :

• Transcription de la Chaconne de Bach réalisée par Brahms (1877)
• Transcription de la Chaconne de Bach réalisée par Busoni (1897)
• Transcription de la Chaconne de Bach réalisée par Helga Thoene (interprétée par le Hilliard
Ensemble, 2000)
• Orchestration du Ricercare à 6 issu de l’Offrande musicale réalisée par Webern (1935)

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A travers l’histoire, aucun compositeur n’a autant été prétexte à transcriptions que Bach (on peut
citer les transcriptions, entre autres, de Mozart, Schumann, Mendelssohn, Liszt, Brahms, Saint-
Saëns, Rachmaninov, Mahler, Reger, Busoni, Schoenberg, Webern ou Stravinski). En effet, la clarté
de l’écriture, et l’absence parfois constatée dans certaines œuvres d’une instrumentation définie
(L’Art de la fugue p. ex.) laissent penser que la structure et l’organisation formelle sont les
préoccupations prioritaires chez Bach (notons également que Bach lui-même a transcrit certains
de ses contemporains et qu’il a aussi transcrit ses propres œuvres à plusieurs reprises).
L’apport d’une marque stylistique personnelle est particulièrement perceptible au 20e siècle :
Schoenberg, Webern et Stravinski proposeront des orchestrations d’œuvres de Bach et chez eux,
le changement de timbre implique un changement d’esthétique (Schoenberg, p. ex., introduit dans
son orchestration des timbres complètement étrangers à l’esthétique de Bach : xylophone,
glockenspiel ; Stravinski, quant à lui, déconstruit puis reconstruit délibérément le phrasé, en
ajoutant des notes et des accents étrangers à l’écriture de Bach).

La Chaconne issue de la Partita en ré mineur de Bach a fait l'objet d’innombrables transcriptions,
en particulier destinées au piano (parmi elles, la transcription de Ferruccio Busoni – laquelle, si on
la compare à celle de Brahms p. ex., paraît beaucoup moins « littérale »), mais aussi à la guitare,
l’accordéon, le trio à cordes, l’ensemble vocal,…
Ferruccio Busoni (1866-1924) est vite acclamé comme un enfant prodige et ses nombreux récitals
de piano l’amènent comme l’avait fait Liszt avant lui à paraphraser certains opéras célèbres. Par la
suite, la transcription va devenir un pan essentiel de l’activité de Busoni : il revisite Bach (7 volumes
de transcriptions consacrés à ce compositeur), mais aussi Mozart, Beethoven, Schubert, Chopin,
Liszt, Paganini, Mendelssohn, Brahms, Wagner, Schoenberg,… Le compositeur n’hésite pas à
enrichir le langage harmonique des œuvres qu’il transcrit. Dans le passage d’une pièce pour violon
comme la Chaconne à une pièce pour piano, là où beaucoup de transcripteurs donnent au piano
la fonction de déployer l’harmonie implicite que génère le violon, Busoni, lui, ajoute des harmonies,
« repense » l’œuvre en profondeur. Dans ce sens, il multiplie les indications de nuances et de
modes de jeux (du ppp au fff, du marcatissimo au « quasi tromboni »,…). Par ailleurs, le spectacle
visuel et gestuel du violoniste jouant la Chaconne a incité Busoni à travailler entre autres sur cet
élément : dès les premières mesures, les croisements de mains sont obligés et toute la largeur du
clavier est investie. On l’aura compris, Busoni exploite l’intégralité des possibilités du piano
moderne.

Plus récemment, la musicologue Helga Thoene a ajouté des fragments de chorals chantés sur la
ligne de violon de la Chaconne. Considérant que la musique baroque vocale, mais aussi
instrumentale, exprime toujours des idées ou des sentiments précis (voire qu’elle contient des
messages cachés, que nos oreilles superficielles du 21e siècle ne sont plus à mêmes de
comprendre), Thoene postule que la Chaconne de Bach est un tombeau, consacré par le
compositeur à la mémoire de sa première femme, Maria Barbara, qui était décédée alors qu’il était
en voyage. La musicologue a dès lors ajouté des fragments de chorals, afin d’ « expliciter » par un
ajout de textes le sens contenu dans cette œuvre destinée initialement au violon seul.

Sur base de ces deux exemples, Busoni et Thoene, on voit que l’arrangement constitue un rapport
aux œuvres, une sorte d’appropriation active, voire un moyen d’analyse et de critique de l’œuvre

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originale et de son langage. Selon cette hypothèse, l’arrangement serait une façon de mettre les
œuvres à l’épreuve, de les éprouver dans leur facture et dans leur plasticité – autrement dit : de
faire, à travers un nouveau corps instrumental, l’expérience de leur résistance. Liszt disait d’ailleurs
« l’arrangement est dérangement » ; Busoni, quant à lui, affirmait à propos de Liszt :
« Quiconque a eu l’occasion d’entendre souvent Liszt, alors que par exemple pour le cercle de ses fidèles il jouait
Beethoven, a forcément dû avoir de tout temps, l’intuition qu’il était en présence non d’une reproduction, mais d’une
véritable production. Or, caractériser exactement le point par où les deux formes d’activité se différencient, c’est là
chose infiniment plus difficile qu’on ne le croit d’ordinaire. Mais il est une certitude que j’ai acquise, c’est que, pour
pouvoir reproduire Beethoven, il faut être capable de produire avec lui. »

Ce que cette affirmation révèle, c’est tout le rapport problématique de l’original à la copie dans le
processus de transcription. A cet égard, le chef d’orchestre Fritz Stiedry avait reproché à
Schoenberg d’avoir transcrit des œuvres de Bach. Face à cette critique, le compositeur se justifie
de façon détaillée :

31 juillet 1930

Cher Monsieur Stiedry,
Je crois avoir déjà consigné pour moi-même par écrit, dans mes « petits manuscrits », une explication pour mes
instrumentations de Bach.
I. Bach a fait lui-même des instrumentations, des arrangements des œuvres des autres : Vivaldi !
II. A l’exception des choses pour clavier (…), vous ne pouvez pas jouer Bach sans interprétation : vous devez
proposer un continuo ! (…)
III. Ce qu’était l’orgue de Bach, nous le savons à peine !
IV. Quant à la manière dont il était utilisé, nous n’en savons absolument rien !
(…)
VII. Notre « exigence sonore » ne vise pas la coloration « de bon goût » ; les couleurs ont bien plutôt comme
objectif d’expliciter le déroulement des voix, ce qui est très important dans le tissu contrapuntique !
L’orgue de Bach pouvait-il le faire ? Nous n’en savons rien. Mais les organistes d’aujourd’hui en sont
incapables : cela, je le sais (et c’est un de mes points de départ !).
VIII. Notre conception musicale actuelle exige une explicitation de l’évolution des motifs tant dans la
dimension horizontale que dans la verticale. C’est-à-dire que nous ne nous contentons pas de faire
confiance à l’effet immanent de la structure contrapuntique, dans son évidence supposée ; nous voulons
percevoir ce contrepoint : comme ensemble de connexions motiviques. (…) Nous avons besoin de
transparence pour pouvoir voir à travers. (…)
Je crois qu’ainsi le droit à la transcription devient ici un devoir.
Avec mes plus cordiales salutations, votre
Arnold Schoenberg. »

Dans ce débat, il faut convoquer, comme « pièce à conviction », l’Offrande musicale de Bach :
comme pour d’autres œuvres, entre autres L’Art de la fugue, Bach n’a pas précisé l’effectif, invitant
par là tout particulièrement au travail de transcription. C’est dans ce contexte qu’Anton Webern
va livrer sa propre orchestration du Ricercare 6, pour laquelle il applique les principes de la
Klangfarbenmelodie (« mélodie de timbres ») inventée en 1909 par Schoenberg.
Cependant, ce n’est peut-être pas la seule recherche de couleurs orchestrales qui a poussé Webern
à varier à ce point les timbres dans son orchestration : le musicologue Carl Dahlhaus, dans un article
intitulé « Instrumentation analytique : le ricercare à six voix de Bach dans l’orchestration d’Anton
Webern », reconnaît que l’instrumentation réalisée par Webern du ricercare a la mauvaise

21
réputation d’être « post-romantique ». Le coloris orchestral serait décoratif (enveloppant la
musique d’un supplément ornemental au lieu d’être déduit de sa structure) et la polyphonie
abstraite de l’original serait en conséquence dissoute en « taches colorées ». Dahlhaus, pour sa
part, adopte une perspective différente : selon lui, l’instrumentation élaborée par Webern est au
contraire très transparente ; même si elle déploie un orchestre de 6 bois, 3 cuivres, timbales, harpe
et quintette à cordes, elle garde toujours un caractère de musique de chambre et s’avère plus
soucieuse d’une conduite plastique des lignes que d’une sonorité pleine (nulle part on ne trouve
un tutti compact avec des redoublements de voix). Après une analyse détaillée, Dahlhaus est en
mesure d’affirmer que l’orchestration de Webern est analytique, qu’elle vise une explicitation de
la structure compositionnelle, et non le coloris pour lui-même ; ainsi, transcrire consiste pour
Webern à arranger un texte existant afin qu’il donne à entendre ce qui en lui était latent.
Webern ressent une proximité entre son propre mode d’écriture et la polyphonie contrapuntique
de Bach : chez Bach comme chez Webern (et Schoenberg), ce ne sont pas une ou quelques voix,
mais toutes les voix qui participent au contrepoint et s’articulent de façon motivique (à chaque
instant, l’ensemble des voix participent à la polyphonie et au travail thématique ; la texture n’est
pas répartie entre mélodie et accompagnement comme c’est le cas durant les époques classique
et romantique). Dès lors, par son orchestration du ricercare, Webern veut rendre explicite ce
processus propre à Bach : il élabore des procédés qui mettent en évidence les articulations de la
structure formelle et de la texture contrapuntique et c’est en ce sens que Dahlhaus peut dire que
l’arrangement de Webern est de nature « analytique ».


Le thème est décomposé par Webern en pas moins de 7 fragments qui
se détachent l’un de l’autre par le changement de couleur.
On voit clairement, sur base de cet exemple, que Webern conçoit la
polyphonie de Bach comme un contrepoint décomposé en courts
motifs, et non comme un contrepoint linéaire.





Pour en savoir plus :

• P. Szendy (éd.), Arrangements, dérangements : la transcription musicale aujourd'hui, Paris,
Les cahiers de l'Ircam, 2000.
• C. Dahlhaus, « Instrumentation analytique : le ricercare à six voix de Bach dans
l’orchestration d’Anton Webern », in Schönberg und andere, Schott, 1978, p. 210-217.






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V. LA SYMPHONIE AU 20E SIECLE (IVES, BERIO)

A écouter :

• Ives, 1er mouvement de la Symphonie n°2 (1900-1902)
• Berio, 3e mouvement de la Sinfonia (1968)

Genre éminemment « historique », la symphonie continue à être pratiquée par les compositeurs
au 20e siècle. Mais le passé musical est souvent bien présent dans leurs créations. Deux exemples
vont nous permettre d’illustrer ce phénomène.

Le père de Charles Ives (1875-1954) était chef de fanfare à Danbury ; vers l’âge de 12 ans, Ives
commence à composer tout en jouant du tambour dans les fanfares que dirige son père.
L’évocation des parades de rue sera persistante dans les compositions ultérieures de Ives (le
compositeur fera des souvenirs et des impressions sonores de son enfance la source principale de
son inspiration).
Sa Symphonie n°2 (composée entre 1900 et 1902, créée en 1951) est assez conventionnelle au
point de vue de l’harmonie, de la construction formelle et de l’orchestration ; en réalité,
l’innovation réside ailleurs : cette symphonie est truffée de « citations ». En permanence, à chaque
détour de la partition, on peut trouver du matériau emprunté ou de la musique dérivée d’un
matériau emprunté. Certaines citations sont immédiatement reconnaissables, d’autres non : le
compositeur déploie dans cette œuvre tout un éventail de techniques d’emprunt (citation mais
aussi paraphrase : remodelage du matériau initial par le travail de variation, d’ornementation,
d’omission, de répétition, de transposition, d’élision, d’interpolation,… Finalement, il n’y a
quasiment pas de citation littérale). Les sources varient elles aussi fortement : Ives emprunte son
matériel mélodique à des hymnes américains, à des chansons populaires, mais aussi à la tradition
savante occidentale, voulant par là réunir les deux traditions en une œuvre unique.
Contrairement à la plupart des œuvres qui se fondent sur la technique de la citation, le matériau
emprunté utilisé par Ives n’est pas intégré dans un canevas préexistant ; au contraire, le matériau
emprunté constitue ici la base même de la musique.
Les citations se répartissent comme suit :
- Les chants populaires américains servent à former les mélodies principales, la substance du
matériau thématique (dans la Symphonie n°2, notamment, on peut entendre Oh ! Susanna,
My Old Kentucky Home, Massa’s in de Cold Ground ou Pig Town Flig ; la partition est conçue
comme un autoportrait du compositeur : Ives se décrit lui-même comme entouré de la
musique avec laquelle il a grandi et vécu) ;
- La musique savante européenne (Bach, Brahms ou Wagner, p. ex.) génère les transitions,
c’est-à-dire le matériau non thématique (Ives se sert véritablement de modèles dans son
travail de composition : Brahms pour le développement thématique, Bach et Dvorak pour
la superposition de lignes contrapuntiques, Tchaïkovski pour la structuration symphonique,
Wagner pour la mise en place d’une rhétorique,…).

Pour utiliser les chants populaires dans une telle perspective, Ives a dû résoudre un problème de

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structure. En effet, une mélodie populaire se caractérise par la périodicité (périodicité basée sur
des cycles de 4 mesures le plus souvent) / des cadences qui aboutissent sur la tonique, très solides
et réitérées / des répétitions fréquentes de patterns rythmiques et mélodiques qui empêchent en
quelque sorte la notion même de développement. Afin de traiter une mélodie populaire selon la
technique du développement symphonique, Ives a été mené à transformer les mélodies populaires
(il supprime notamment la répétition exclusive, isole des motifs pour les soumettre ensuite à la
technique du développement, crée des voix secondaires en contrepoint, évite certaines cadences
trop marquées).
Par ailleurs, Ives veille à passer progressivement d’une citation à l’autre, par le détour de la
variation progressive. En effet, le compositeur souligne les caractéristiques communes (les
relations motiviques) entre différentes chansons pour générer des « chaînes thématiques ». Enfin,
une même chanson se retrouve à plusieurs niveaux de citation : de la citation la plus évidente à la
plus masquée, obscure. Tout ce travail sur la « reconnaissabilité » (et ses différents niveaux) était
très important pour Ives : ses esquisses en témoignent.

On peut affirmer que Ives voit l’action du compositeur comme un art combinatoire : il assemble
des éléments hétérogènes (empruntés le plus souvent), de manière à créer un tout dont
l’expressivité résulte précisément du caractère inattendu des associations. Par la suite, après la
Symphonie n°2, l’emploi de la citation pourra d’ailleurs conduire à la polytonalité (Ives ne rejettera
jamais la tonalité classique, mais il la considérera comme une possibilité parmi beaucoup d’autres).

***

La pratique de la citation a de tout temps existé en musique. Elle apparaît même comme une des
composantes essentielles de l'écriture musicale, comme en témoigne la variété des termes
techniques qui peuvent caractériser cette pratique (coloration, contrafacture, fragments,
paraphrase, parodie, pastiche, pot-pourri, variations sur un thème...). La citation musicale présente
d’ailleurs une particularité par rapport à la citation textuelle : chaque son musical est défini par 4
paramètres (hauteur, intensité, durée, timbre) et ses éléments se combinent en séquences
mélodiques et en superposition harmoniques ou contrapuntiques : c’est dire que les possibilités
de transformation sont quasiment infinies.
Mais la citation, si elle a toujours été pratiquée, a cependant pris, dans le courant du 20e siècle, un
tournant : elle est devenue l’objet même de certaines compositions. L’art de citer s’avère alors
aussi important que la citation elle-même, d’autant que ce qui a changé entre la pratique d’un
Mozart citant Jean-Chrétien Bach et celle d’un Berio, p. ex., c’est le fait que le compositeur
revendique désormais cette intertextualité comme l’effet d’une volonté faisant partie intégrante
de sa réflexion sur l’écriture et sur le langage musical. La citation a donc pris la forme d’allusions
signifiantes.

Une œuvre emblématique à cet égard est la Sinfonia de Berio, composée en 1968, créée à
l'occasion du 125e anniversaire de l'Orchestre Philharmonique de New-York et dédiée à Leonard
Bernstein.
L’œuvre, intitulée sinfonia, ne fait plus référence à la forme symphonique (comme c’était encore
le cas chez Ives) ; littéral, son titre ne renvoie qu’à la volonté de faire sonner (-phonê) ensemble

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(sun-), de combiner en une forme homogène une multitude de références musicales et textuelles
(Berio affirme à ce propos : « J'ai voulu surtout combiner et unir des musiques différentes, voire
même éloignées, étrangères les unes des autres. ») A cet égard, c’est le 3e mouvement qui met
véritablement à l’honneur la pratique citationnelle de Berio, en la distinguant de celle de ses
contemporains. Là où la citation cherche chez Zimmermann à créer des chocs, à ouvrir des abîmes
temporels et esthétiques, elle se fait chez Berio « Dans un mouvement tranquillement coulant »
(le 3e mouvement de Sinfonia est sous-titré « fliessender Bewegung »). La référence est explicite :
Berio construit son troisième mouvement à partir du troisième mouvement de la Symphonie n° 2
de Gustav Mahler. Berio cite intégralement le scherzo de la Symphonie n° 2 de Mahler mais, sur ce
châssis, il invente une autre œuvre : les enchaînements harmoniques de Mahler deviennent le
terreau d’où jaillissent, de façon plus ou moins éphémère, diverses citations empruntées au
répertoire traditionnel, depuis Bach jusqu’à Stockhausen, en passant par Beethoven, Brahms,
Strauss, Hindemith, Stravinsky, Debussy, Ravel, Boulez, etc. : sur la charpente empruntée à Mahler,
Berio organise et enchâsse des citations provenant d’œuvres plus moins connues.
Cette démarche n’est d’ailleurs pas tout à fait étrangère à celle de Mahler qui faisait lui-même
cohabiter et proliférer des éléments hétérogènes dans ses propres symphonies.
Berio précise que les différentes citations musicales sont toujours intégrées à la structure
harmonique du scherzo de Mahler : « Si je veux décrire la présence du scherzo de Mahler dans Sinfonia, l'image
qui me vient spontanément à l'esprit est celle d'une rivière traversant un paysage constamment changeant,
disparaissant parfois sous terre pour ressortir dans un décor totalement différent, dont le cours est parfois visible,
parfois caché, parfois sous une forme reconnaissable et parfois comme une multitude de petits détails perdus dans
l'environnement musical. »

Et c’est vrai que la citation se fait la plupart du temps sur le mode de la greffe ponctuelle : le
matériau de Mahler « appelle » un certain nombre de réminiscences qui s’y superposent puis
disparaissent. Par de tels procédés, la musique de Mahler, et à travers elle tout un pan de l’histoire
de la musique, semble se trouver annotée, griffonnée, augmentée de commentaires marginaux…
Berio nous fait entendre son écoute exégétique de Mahler, ce qui fait de ce mouvement une
écoute au second degré (comme si nous écoutions Berio écouter Mahler). Voir
http://education.citedelamusique.fr/CMDA/Public/CMDA100007000/default.htm

Pour en savoir plus :

• J. P. Burkholder, « Quotation and Paraphrase in Ives's Second Symphony », 19th-Century
Music, Summer, 1987, p. 3-25.

• C. Sterne, « The Quotations in Charles Ives's Second Symphony », Music & Letters, Jan.
1971, p. 39-45.
• J. B. Sinclair, A Descriptive Catalogue of the Music of Charles Ives, Yale, Yale University Press,
1999.
• C. Deliège, Cinquante ans de modernité musicale – De Darmstadt à l’Ircam, Sprimont,
Mardaga, 2003.


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VI. Une figure caractéristique du post-modernisme en musique : Mauricio Kagel

A écouter :

• Kagel, Variations sans fugue sur un thème de Haendel, pour orchestre (1973)

Certains philosophes affirment que nous avons dépassé le « modernisme » et que nous sommes
actuellement dans une période « post-moderne ». D'abord théorisé par Charles Jencks dans le
cadre de l'architecture et de l'urbanisme, le postmodernisme désignait au départ un mouvement
artistique établissant une rupture ironique par rapport aux prétentions du modernisme d'ignorer
l'histoire (c'est en effet là tout le sens de la modernité, de renoncer à toute forme de tradition).
Dans Le Langage de l'architecture postmoderne, paru à Londres en 1974, Jencks réinscrit
l'architecture dans le fil d'une histoire générale des mouvements artistiques, et incite à un retour
aux compositions et aux motifs empruntés au passé.
Si le modernisme se caractérise par la recherche de l'originalité et la volonté de création de formes
nouvelles, inédites, insolites (la tradition étant considérée comme un frein à la création), le
postmodernisme admet qu'il réutilise des formes préexistantes, y compris les plus familières.

Mauricio Kagel (Buenos Aires, 1931 – Cologne, 2008) est à la fois compositeur, dramaturge et
cinéaste (Kagel explore les ressources dramatiques du langage musical contemporain dans des
pièces radiophoniques, des films, des œuvres électroacoustiques) : autant de manières de le
désigner qui semblent insuffisantes. Une constante cependant : Kagel porte un regard neuf sur la
forme du concert, il critique le fait que le concert soit devenu moment convenu et sclérosé ; il va
dès lors interroger toutes sortes de matériaux et de formes musicales, du théâtre musical à l’œuvre
instrumentale « pure ».
D’Argentine, Kagel arrive en Allemagne, à Cologne, en 1957 ; il est alors marqué par le langage de
Stockhausen mais il se distancie rapidement de l'avant-garde sérielle et introduit dans sa musique
des éléments extérieurs à la musique elle-même (élément visuel, magnétophone, silences, bruits,
gestes, couleurs, éclairages, actions deviennent des objets de la composition) ; il va aussi
investiguer les voies de l'humour, de l'ironie, de la parodie. Enfin, il va intégrer à son langage
musical des éléments issus de la tradition, notamment dans Musik für Renaissance instrumente
(1966) : sans doute Kagel a-t-il ici en tête le Syntagma Musicum de Praetorius.

Kagel se focalise alors sur la question de la perception de la musique. Cette préoccupation apparaît
dans les premiers mots d’une communication qu’il donne à la radio de Cologne en 1960 : « Nous
voulons présenter à l’auditeur un problème qui est de la plus grande importance pour le
compositeur aujourd’hui : l’audibilité du système musical. » (Mauricio Kagel, « Hörbarkeit vom
Seriellem », Musikalisches Nachtprogramm, Cologne, 1960)
De façon discrète, subtile, Kagel va alors commencer à critiquer le système sériel (qui vire selon lui
au fétichisme, à la forme figée, à la formule canonique) : « Dans un article sur la perceptibilité du
cheminement sériel, j’ai fait remarquer l’inaudibilité reliée aux procédés de composition et aux principes de nature
sérielle. La distinction entre procédés et déroulements audibles et inaudibles est la véritable raison d’être de mon
texte. Audible renvoie, pour moi, dans ce contexte, à tout événement acoustique dans lequel on peut reconnaître
l’intention de l’auteur de caractériser son matériel d’après certains critères formels. » (Mauricio Kagel, Tam-Tam, édité

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par Jean-Jacques Nattiez, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 76)
Selon Kagel, la musique est un matériau qui se transforme continuellement ; or cette idée de
développement rétablit un lien avec les formes traditionnelles de la musique, à l’inverse de
l'uniformité du déroulement du processus sériel qui neutralise selon lui l'exercice de la perception,
annihile les catégories de l'anticipation et de la mémorisation.
C’est dès lors en vertu de cette nécessité de revenir à la « capacité perceptive » de l'auditeur que
Kagel va s'imposer une série de contraintes compositionnelles, qui doivent pouvoir être perçues
par l’auditeur : écrire pour instruments de la Renaissance, écrire à partir de la musique de
Beethoven, mais aussi écrire une étude pour piano dans la lignée de Chopin, réaliser un opéra sur
les lieder romantiques ou une pièce à partir d’extraits du journal personnel de Robert Schumann,…
A partir de là, Kagel va s'immiscer systématiquement dans la « musique d'après la musique ». Dans
Variations sans fugue sur un thème de Haendel, pour orchestre (1973), Kagel se base sur quelques
moments d'une des œuvres majeures de Brahms : les Variations et Fugue sur un thème de Haendel
op. 24 : pour construire au second degré, Kagel part lui-même d'un second degré.
Kagel transforme l'harmonie et les tempi tels qu’ils étaient présents chez Brahms, il ajoute
également des « couches » à l'œuvre initiale (jusqu'à arriver à un résultat polytonal, voire
hétérophonique), mais il conserve les rythmes et les retours du thème principal.
« Je ne crois pas que le nouveau soit une négation de l’ancien, mais au contraire une accentuation des possibilités de
formuler à nouveau des aspects inconnus de ce qui est connu. En d’autres termes, la musique “nouvelle” n’est pas
nouvelle parce qu’elle est écrite aujourd’hui, mais parce qu’elle fait entendre des aspects nouveaux d’une dimension
“musique” qui en soi reste toujours la même. » (Mauricio Kagel, Tam-Tam, op. cit., p. 99)
Quoi qu'il en soit, les Variations sans fugue signent une étape importante dans le parcours de
Kagel : à partir de là, le compositeur va s'engager toujours plus loin dans un double processus
d’hommage et de déconstruction de la musique du passé. En effet, désormais, Kagel composera
de façon presque systématique une musique qui mêle les caractéristiques du langage de son temps
(tonalité mise à mal voire atonalité, principes d’écriture relevant de l’aléatoire, etc.) et les allusions
à Mozart, Haendel, Schubert, Schumann, Beethoven, Bach,... Il en résulte une musique
profondément hétérogène.
Les allusions peuvent prendre la forme de citations ponctuelles, ou de références explicites,
comme dans les œuvres Prince Igor, Stravinsky (1982), la Passion selon saint Bach (1985) ou
Interview avec D (D pour Debussy, 1994).

Pour en savoir plus :

• C. Deliège, Cinquante ans de modernité musicale – De Darmstadt à l’Ircam, Sprimont,
Mardaga, 2003.
• J.-F. Trubert, « Mauricio Kagel », Ircam, Centre Pompidou, Brahms Ircam (en ligne).
http://brahms.ircam.fr/ (dernière consultation le 28/02/2017).

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