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Cristian CIOCAN
(Centre d’études phénoménologiques, Université de Bucarest)
Les deux tomes dont nous voulons parler ici sont d’une importance tout à
fait particulière pour l’évolution de la phénoménologie en tant qu’orientation
philosophique. Chacun d’entre eux étant le fruit des institutions phénoméno-
logiques les plus productives d’Amérique, ces volumes sont les premières
encyclopédies de phénoménologie1. Encyclopedia of Phenomenology (EP) re-
présente le travail d’un collectif conduit par Lester Embree, publié sous l’égi-
de du Center for Advanced Research in Phenomenology du département de
philosophie de l’Université de Florida, en tant que 18ème volume de la col-
lection Contributions to Phenomenology, chez Kluwer Academic Publishers.
À son tour, Phenomenology World Wide (PWW), sous-titré Encyclopedia of
Learning, est édité par Anna-Teresa Tymieniecka, la directrice du World
Phenomenology Institute, Hanover, en tant que 80ème volume du périodique
Analecta Husserliana. Nous pouvons dire d’emblée que la parution de ces
tomes constitue un événement éditorial: non seulement par leur ampleur,
bien qu’ils s’imposent aussi de ce point de vue; ayant presque 750 pages cha-
cun, en grand format, ces amples ouvrages constituent des instruments très
utiles pour le chercheur qui approfondit le vaste territoire de la phé-
noménologie. Par le fait même qu’ils représentent le fruit du travail orchestré
de deux amples collectifs de chercheurs nous ne pouvons que les recomman-
der: environ 150 auteurs ont contribué, par exemple, aux articles compris
dans EP, pendant qu’au projet de PWW ont participé presque 70 chercheurs.
Mais au-delà de la valeur contextuelle de ces volumes, au-delà des principes
de leur constitution (sur lesquels nous reviendrons), ce qui nous semble
d’une signification tout à fait particulière, c’est le tournant qu’ils signalent et
le changement de paradigme qu’ils mettent en lumière en ce qui concerne
l’état actuel de la phénoménologie.
2 On peut entrevoir dès le début que l’esprit de l’élaboration de ces volumes est
très positif et que la vision est pleine de promesses et d’encouragements. La prolificité
de la phénoménologie, la fertilité de sa démarche et la diversification de son champ de
rayonnement constituent, pour les éditeurs de ces encyclopédies, la garantie avérée
pour la vitalité et la légitimité future de cette démarche: «the history of the phenome-
nological movement bears testimony to the enormous fecundity of phenomenology –
compared to which the other philosophical currents of today seem barren» écrit-on
dans le préface d’EP (p. 10). «Here is the harvest of a hundred years», affirme
l’éditrice de PWW (p. xi), les fruits et les résultats positifs d’un siècle de réflexion phéno-
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Dans l’effort réflexif par lequel la phénoménologie évalue son passé, son pré-
sent et ses chances pour un avenir valide, cette démarche de totalisation qui
doit exposer aussi bien son histoire arborescente que l’intégralité des prob-
lèmes suscités par cette tradition, est inévitable. Son identité doit être ainsi re-
définie par rapport aux multiples ramifications surgies lors des successifs
divorces méthodologiques et thématiques. La question est, en conséquence,
de savoir si un programme phénoménologique unitaire, capable d’envelopper
tous les types de discours qui peuvent être désignés comme phénoménologi-
ques, peut encore être proposé.
La question de savoir si la phénoménologie est totalisable de point d’un
vue historique doit cependant être doublée d’une autre interrogation, préa-
lable: la phénoménologie a-t-elle, dans le sens essentiel de sa démarche, la vo-
cation de la totalité? L’idée de la totalisation est-elle spécifique au type
phénoménologique d’investigation? Lévinas a-t-il raison quand il inclut la
phénoménologie dans l’aire de la philosophie de la totalité? En effet, cette
discussion doit commencer par la clarification du concept de totalité. Quel
sens possède donc la totalité que la totalisation de la phénoménologie essaie
de mettre en jeu, en tant que projet, quand on essaie d’en réaliser une ency-
clopédie? Or, à première vue, nous pouvons saisir plusieurs significations se-
lon lesquelles l’idée de la totalité est propre à la phénoménologie et à son
histoire.
Par exemple, par la théorie du tout et des parties, le thème de la «totali-
té» est présent dès le début dans la phénoménologie husserlienne. De plus, le
projet phénoménologique husserlien peut être caractérisé, dans sa vision
fondamentale, comme «démarche totale». Husserl entendait la tâche de la
phénoménologie comme clarification descriptive, bien orientée méthodologi-
quement, de l’intégralité des champs, des niveaux et des structures de l’expé-
rience. Le cadre intégrateur étant tracé, la carte complète étant jalonnée, les
démarches ultérieures, régionales et appliquées, reviennent à ceux qui tra-
vaillent à la clarification de tel ou tel aspect de l’expérience, aspect qui garde
sa place déterminée dans la perspective englobante initiale, architectonique-
ment constituée, méthodologiquement préordonnée. La tâche de la recherche
est assurément infinie, mais son cadre total est dès le début fixé. On sait, par
exemple, que Husserl a pensé à un moment donné que Heidegger a choisi de
défricher un certain fragment de cette totalité, notamment la phénoménolo-
gie de la vie religieuse. Et grande a été sa surprise quand il a compris finale-
ment que les intentions fondamentales de son disciple favori ne se focalisaient
point sur une sous-classe de l’expérience et que Heidegger avait changé le
cadre même de la discussion, donnant une nouvelle orientation à la phénomé-
nologie. À son tour, Heidegger, du moins dans Être et temps, poursuit ses
analyses dans une perspective totale: même si l’analytique du Dasein ne
constitue pas une ontologie complète de l’être humain, elle trace le cadre in-
tégral dans lequel les divers aspects de l’existence humaine pourraient être
clarifiés à partir de ses fondements ontologiques, en vue d’une anthropologie
concrète déployée à la lumière de l’analytique et en conformité avec son fil
conducteur.
L’extension «totale» de la phénoménologie a été facilitée, dans un autre
sens, par son caractère méthodologique préalable. En s’exer¢ant d’abord
comme méthode et manière de clarification du tel ou tel secteur déterminé de
l’expérience (ou de ses structures), la phénoménologie peut se référer à n’im-
porte quel domaine de l’expérience: elle devient phénoménologie (de la con-
science intime) du temps, phénoménologie de la vie facticielle, de la vie
religieuse, des dispositions affectives, de la perception ou de la corporéité
charnelle, de l’art ou de la musique, de l’altérité ou de l’intersubjectivité, des
sens principaux ou secondaires, de la naissance ou de la mort, de l’amour, des
psychoses, de la promesse, de la prière ou du tragique etc. Ce qui est impor-
tant c’est le mode de dévoilement du phénomène en question et non pas quel
est (et doit être) le phénomène que la phénoménologie a à thématiser. La ques-
tion «quel est l’objet par excellence de la phénoménologie?» ou «qu’est-ce
qu’un phénomène au sens insigne?» est rarement soulevée dans les milieux
phénoménologiques contemporains, tant éloignés de toute nuance «maxima-
liste». Ainsi, toute chose semble pouvoir être, en principe, objet de la phéno-
ménologie et nous pouvons imaginer tant de variantes de «phénoménologie
de la…»
La phénoménologie a connu dans les dernières décennies une expansion
«totale» dans un autre sens, notamment d’un point de vue disciplinaire, par
le commerce croissant avec autres disciplines. Ainsi se sont constituées des di-
verses orientations disciplinaires qui, par le contact avec la phénoménologie,
sont devenues à leur tour «phénoménologiques»: les dénominations d’esthé-
tique phénoménologique, d’architecture phénoménologique, de sociologie
phénoménologique, de psychiatrie ou psychopathologie phénoménologique
etc. sont déjà classiques. Plus récemment ont proliféré des connexions de plus
en plus insolites entre la phénoménologie et autres orientations, savoirs ou
pratiques, dont quelques unes sont très lointaines du type traditionnel de phi-
losophie. Cette situation apporte aussi bien la promesse d’un enrichissement
sans précédent et d’une ouverture inespérée vers des domaines théoriques de
plus en plus éloignés, que le risque de la dispersion, du gaspillage et de
l’émiettement minimaliste et appliqué. Ainsi, on parle de phénoménologie et
film, phénoménologie et danse, phénoménologie et féminisme, phénoméno-
logie et nursing, phénoménologie et éducation physique, phénoménologie et
gender etc. La phénoménologie devient ainsi une «perspective», pas seule-
ment philosophique et, finalement, pas seulement théorique. Cette vision
élargie – qui peut susciter des réserves chez ceux qui sont attachés au sens tra-
ditionnel de la phénoménologie – est promue par les éditeurs de ces deux en-
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3 La vocation totalisante et planétaire est visible également dans les deux volumes:
«it is plausible […] to suppose that […] a planetary period is beginning» (EP, p. 5). En
ce qui concerne PWW, la vision planétaire est visible dès son titre: il s’agit d’un institut
«mondial» de phénoménologie (World Phenomenology Institute) et le volume regarde
la phénoménologie world wide. Cette perspective «globale» a été consacrée institution-
nellement par la fondation (en 2002 à Prague, à l’initiative du Center for Advanced Re-
search in Phenomenology) d’une institution planétaire, intitulée «L’organisation des
organisations de phénoménologie» (O.P.O.), coupole sous laquelle sont réunies environ
100 organisations nationales ou régionales de phénoménologie. Sous ce regard, les deux
volumes se sont également consacrés à mettre en lumière les traditions locales de la
phénoménologie dans le cadre des diverses cultures philosophiques nationales.
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 297
Comme nous lisons dans la préface (signé par Lester Embree, pp. xiii-
xiv), le projet d’une encyclopédie de phénoménologie a été entamé en 1992 à
l’initiative du comité directeur du Center for Advanced Research in Pheno-
menology. L’introduction du volume (pp. 1-10) clarifie d’une manière suc-
cincte le concept de phénoménologie avec lequel on opère ici, indiquant ses
caractéristiques essentielles. On présente une périodisation minimale, nuan-
¢ant la fa¢on dont the phenomenological agenda a évolué au cours de son his-
toire. L’introduction s’achève avec une courte démarche comparative entre la
phénoménologie et le néokantisme, la philosophie analytique, le marxisme et
la psychanalyse. Toutefois, nous ne trouvons pas de discussion concernant
l’intention de cette encyclopédie et la vision des éditeurs eu égard à l’impor-
tance stratégique d’un tel moment de totalisation. EP possède la structure
convenable d’un dictionnaire, contenant 166 articles ordonnés alphabétique-
ment, chaque article ayant environ 3000 mots et étant accompagné par une
courte bibliographie où sont indiquées les ressources essentielles pour l’ap-
profondissement du problème en question. Les éditeurs ont inclus sept caté-
gories principales d’articles: 1) les quatre tendances majeures de la
phénoménologie, 2) vingt-trois traditions nationales en phénoménologie, 3)
vingt-deux disciplines philosophiques secondaires, 4) une série d’orienta-
tions phénoménologiques, 5) quarante major topics phénoménologiques, 6)
vingt-huit figures majeures de phénoménologues, et 7) vingt-sept figures et
mouvements non-phénoménologiques mais qui semblent avoir des similari-
tés significatives par rapport à la phénoménologie. Les articles sont en géné-
ral homogènes, aussi bien quant à la perspective qu’en ce qui concerne le style
de traitement, ce qui confère au volume une nuance unitaire, très nécessaire
étant donnée son étendue.
Les quatre tendances majeures de la phénoménologie correspondent, en
grandes lignes, aux périodes de son développement. Les deux premières sont
originairement husserliennes, étant continuées par des «chaînes» de descen-
dants (la phénoménologie réaliste et la phénoménologie constitutive), les
autres surgissant en réaction à l’œuvre de Husserl (la phénoménologie exis-
tentiale et la phénoménologie herméneutique). Barry Smith, dans son article
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der pourquoi ces auteurs ont-ils été introduits dans une encyclopédie de phé-
noménologie, ou, si la perspective était vraiment si large, pourquoi seulement
eux? Au fond, même Aristote a été à un moment donné absolument détermi-
nant pour la configuration de la phénoménologie de Heidegger, pourquoi
donc ne mériterait-il pas une place dans une encyclopédie de phéno-
ménologie? On peut accentuer cette question si l’on considère qu’on intro-
duit des auteurs non susceptibles d’être situés sous la catégorie de la
phénoménologie, tels Wittgenstein ou Frege. Enfin, c’est en quelque sorte
inexplicable que dans une encyclopédie de phénoménologie on puisse trouver
place pour Wittgenstein, Weber ou Fichte, mais qu’on n’accorde pas d’artic-
les séparés à des voix novatrices de la phénoménologie contemporaines, telles
celles de Jan Patoèka, Michel Henry, Marc Richir ou J.-L. Marion.
Une autre catégorie d’articles inclus dans EP discute des traditions phéno-
ménologiques nationales. Nous trouvons ainsi une série de descriptions très
instructives concernant la genèse et l’expansion de la phénoménologie dans
divers pays, esquissant les étapes de son développement régional: les princi-
paux auteurs et ouvrages, les traductions, les collections, les programmes uni-
versitaires, aussi que le stade actuel de la discipline – représentants, centres de
recherche, revues de spécialité etc. Sont ainsi analysées les histoires de la phé-
noménologie dans des pays ayant un prestige déjà reconnu et une tradition
bien enracinée et très fertile, tels que l’Allemagne, la France, Les Pays-Bas,
l’Autriche, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Italie, le Japon ou Les États-Unis.
L’expansion de la phénoménologie est aussi poursuivie dans des régions où
elle présente un intérêt croissant pour la communauté philosophique: l’An-
gleterre, le Canada, la Chine, la Corée, l’Espagne, l’Afrique du Sud, l’Austra-
lie, l’Hongrie, l’Inde, la Yougoslavie, le Portugal, la Russie (et l’ex-Union
Soviétique), la Scandinavie ou l’Amérique latine. Le fait que la Roumanie
n’est pas présente dans cette encyclopédie (comme, d’ailleurs, elle n’est pas
présente ni dans PWW, de date plus récente) n’est pas seulement un handicap
qui n’honore point les milieux philosophiques roumains, mais aussi le signe
d’une tâche urgente qui revient directement à ceux qui travaillent en phénomé-
nologie dans notre pays. Outre l’article de Gabriel Liiceanu4 sur la réception de
Heidegger en Roumanie et, plus récemment, les présentations succinctes de
Mãdãlina Diaconu5 et Gabriel Cercel6, il n’y avait aucune tentative systéma-
tique et appliquée, fondée sur un travail soutenu d’archive, d’esquisser la ge-
nèse et le développement de la phénoménologie en Roumanie et de présenter
cette image d’ensemble au public international. Cette déficience caractérise de
fait la philosophie roumaine en son entier, celle-ci étant absente (ou, dans les
meilleurs cas, présente seulement de fa¢on vague) dans les encyclopédies ré-
centes de philosophie qui totalisent le savoir au niveau international. En ce
qui concerne la phénoménologie, un travail animé par une perspective uni-
taire historique et généalogique, ayant une prétention de complétude, qui re-
construise pas à pas l’infiltration de la phénoménologie dans les milieux
philosophiques roumains, dès le début du siècle dernier jusqu’au nôtre, serait
nécessaire.
Revenant à EP, une autre série d’articles est consacrée aux concepts qui
jouent un rôle central en phénoménologie, tels «ego», «chair», «Dasein»,
«action», «mémoire», «vérité», «évidence», «attente», «intersubjectivité»,
«sens», «noème», «perception», «espace», «temps», «monde», «émo-
tion», «imagination», «intentionnalité», «monde de la vie», «langage» ou
«représentation». Des articles distincts sont dédiés aux déterminations de la
phénoménologie, par exemple en tant qu’ontologie formelle et matérielle,
comme ontologie régionale ou comme ontologie fondamentale; d’autres ar-
ticles se focalisent sur des méthodes spécifiques de la phénoménologie (mé-
thode eidétique, e}poch/ et réduction). Aussi, on discute le rapport de la
phénoménologie aux autres orientations philosophiques, les unes plus
proches (comme l’existentialisme ou l’herméneutique), les autres plus éloig-
nées (comme le post-modernisme, le structuralisme, le marxisme, le fémi-
nisme) voire même d’autres plutôt rivales, comme la philosophie analytique,
l’empirisme logique ou le positivisme logique. (Nous remarquons l’absence
d’article consacré au néokantisme, bien que même la préface ait attiré l’atten-
tion sur la relation particulière que la phénoménologie a entretenue avec ce
courant philosophique, pp. 6-7). Il y a des articles qui thématisent l’impact de
la phénoménologie sur des domaines classiques de la philosophie, tels la lo-
gique, la théorie de la valeur, la philosophie de la mathématique, l’esthétique
ou l’éthique – nous avons des articles distincts sur l’éthique chez Husserl,
Scheler et Sartre. On discute aussi le rapport entre la phénoménologie et la
philosophie moderne, la théorie morale britannique, l’empirisme britannique,
la philosophie politique, l’anthropologie philosophique ou la philosophie de
la communication. Étant donnée la relation privilégiée de la phénoménologie
avec les sciences du psychique, nous trouvons une série d’articles sur la psy-
chologie, le psychologisme, Gestalt psychology, la philosophie de la psycho-
logie, psychanalyse, psychiatrie, cognitive sciences ou artificial intelligence.
Une autre ligne thématisée est celle liée aux sciences de la nature (natural
science in constitutive perspective ou natural science in hermeneutical perspec-
tive, sur le naturalisme et l’objectivisme dans la phénoménologie), aux
sciences de l’environnement (ecology, deep ecology, social geography ou beha-
vioral geography) et aux diverses sciences humaines ou disciplines culturelles
(ethnic studies, ethnology, critical theory, reading, theater, l’anthropologie
culturelle, la théorie de la littérature, la pédagogie). Une attention spéciale est
accordée au rapport entre la phénoménologie et la sociologie (on a des articles
sur la sociologie en l’Allemagne, au Japon et aux États-Unis) et l’économie.
Apparaît aussi une série d’articles qui concrétisent la problématique phéno-
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 301
7 Nous sommes obligés dans ce contexte de signaler que les dates de Mircea Eli-
ade, historien des religions d’origine roumaine, ne sont nullement 1867-1953, comme
il est marqué de fa¢on erronée à la page 599, mais 1907-1986.
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8 Dans la préface (pp. xi-xii), l’éditrice de PWW affirme clairement l’originalité du dé-
marche proposé dans ce volume («So far unique in its kind, our guide is meant to of-
fer a survey in depth of phenomenological learning», p. xi, n.s.); toutefois, il mériterait,
dans ce sens, de rappeler la tentative antérieure de EP comme indice d’un raccord ob-
jectif et collégial par rapport aux résultats du travail d’un autre collectif de chercheurs
qui ont visé, en quelque sorte, la même chose.
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 303
9 Évidemment, cette option n’est pas tout à fait congruente avec les affirmations de
la préface: «I hope that all of the classical phenomenological thinkers of the first wave
of phenomenology have been mentioned in appropriate place; we have chosen for a spe-
cial entry only a few, namely, those whose influence remains alive and actual in con-
temporary phenomenological reflection» (PWW, p. xi).
304 CRISTIAN CIOCAN
10 L’explication éditoriale est la suivante: «From the second wave of the phenome-
nological efflorescence, we have given an individual entry to all the thinkers who made
a substantial contribution to the field or exercised a major influence in their cultural
area, while others have been mentioned in appropriate places in either specialized stud-
ies or in an account of phenomenology in their nation» (PWW, p. xi). C’est peut-être le
cas de Jan Patoèka, qui apparaît seulement dans le contexte du développement de la
phénoménologie en Bohême et Slovaquie.
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 305
11 Nous pouvons nous demander dans ce contexte à quel degré l’acribie philolo-
gique, surtout classique, est-elle obligatoire pour les phénoménologues et pour la phé-
noménologie. Normalement, elle devrait être (au moins presque) irréprochable. Mais
voilà que dans l’article de P.A. HEELAN on trouve quelques fois une occurrence sur-
prenante: «the transcendental eidoi» (p. 632). La surprise est plus grande quand on
tombe sur le même syntagme: «eidoi» – peut-être comme forme de pluriel pour ei-
dos – même dans l’introduction de l’éditrice (p. 4), signifiant par cela «les structures
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idéales». Mais le pluriel en grec du eidos est toutefois eide (plus précisément ei!dh), le
mot ei!doj (qui a seulement forme de pluriel) signifiant en fait les ides (lat. idus) du ca-
lendrier romain (jour qui tombait le 15 en mars, mai, juillet, octobre et le 13 dans les
autres mois); pour ce détail, cf. A. BAILLY, Dictionnaire Grec-Fran¢ais, Hachette, Paris,
p. 584 et LIDDEL & SCOTT, A Greek-English Lexicon, Claredon Press, Oxford, 1996,
p. 482. Voir aussi les erreurs d’écriture en grec qui apparaissent aux pp. 75-76 dans l’ar-
ticle de J. SURZYN sur Jan Hering.
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 307
Pour finir, nous voulons accentuer un aspect qui est en quelque sorte spé-
cifique pour chacune de ces deux encyclopédies qui, d’une fa¢on ou d’autre,
rendent compte de la situation actuelle dans phénoménologie: il s’agit du
geography, alors il serait peut-être plus cohérent que cette générosité concep-
tuelle puisse inclure plus abondamment l’œuvre phénoménologique de celui
que Husserl considérait, auprès de lui-même, «la phénoménologie»13.
On peut avouer toutefois que cette marginalisation de Heidegger dans le
champ de la phénoménologie est due aussi aux heideggériens eux-mêmes, qui
se sont trop contentés d’être «seulement heideggériens» sans explorer la di-
mension phénoménologique de la pensée du «maître», donc sans se situer
dans la circulation des idées dans le contexte général phénoménologique. Par
une lecture immanente et autarcique, «Heidegger» est devenu ainsi un con-
tinent à part, séparé et détaché du champ phénoménologique commun. Les
chercheurs heideggériens ont constitué une caste étanche, avec des probléma-
tiques incommunicables et une terminologie imperméable, qui ne s’est pas
laissée assimiler dans l’aire générale de la phénoménologie. Mais précisément
parce que Heidegger, au moins celui de 1919 à 1930, appartient essentielle-
ment à la phénoménologie et en propose un renouvellement radical, il serait
peut-être plus fécond de revenir aux impulsions initiales phénoménologiques
de sa pensée, et cela non pas seulement dans une scholastique de l’archivisme,
de l’édition ou même de l’exploration historique et de l’investigation généa-
logique, mais pour mettre en œuvre la possibilité d’exercer une réflexion phé-
noménologique vivante que la pensée de Heidegger peut encore éveiller.
Cependant, cette suggestion ne veut pas proposer une autre grille de lecture
de l’histoire de la phénoménologie ou une autre réduction de sa diversité à
une autre source, mais seulement signaler les possibilités de réflexion phéno-
ménologiques que la pensée de Heidegger peut susciter et indiquer que les re-
cherches heideggériennes doivent sortir d’un certain isolement et se placer
dans le contexte dynamique de la réflexion phénoménologique contempo-
raine.
13 Il est vrai que Heidegger apparaît aussi dans d’autres articles, mais pas toujours
correctement interprété. Par exemple, même dans la préface de EP on affirme que
«technology […] was introduced as an issue for phenomenology in Sein und Zeit» (EP,
p. 5), alors que ce problème ne sera abordé que presque vingt ans après. Dans l’ouvrage
de 1927 il s’agit seulement d’«ustensilité», de Zeughaftigkeit, et l’exemple que Heideg-
ger donne est l’utilisation d’un marteau, ce qui est toute autre chose que «la technique
ou la technologie» (cf. le même glissement de sens dans l’article de Don IHDE, EP, p.
690 sq.). Dans PWW, Roberta DE MONTICELLI situe les concepts de Befindlichkeit et
Stimmung dans une sphère des «sentiments vitaux» (p. 71), ce qui est toutefois très
loin de la position de Heidegger, qui essaie de dépasser précisément la vision d’un
Scheler, par exemple, par l’envergure ontologique de ces concepts. Dans le cadre du
même sujet, l’article Emotions de EP signé par Algis MIKUNAS affirme que «our in-
volvement in the world (Bewandtnis) is primordially enveloped in emotions» (EP, p.
174). Il est vrai que le concept de Bewandtnis (traduit en fran¢ais par «conjointure»
ou «tournure») est l’un des plus difficiles à comprendre d’Être et temps, mais on doit
préciser que cette structure n’appartient guère au Dasein, mais à l’outil comme tel, étant
son mode spécifique d’articulation dans le monde.