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Anonyme. Le Tour du monde (Paris. 1860). 1861.

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LE

TOUR DU MONDE
PARIS. IMPRI~IERIE DE CH. LAHURI.
Rue de Fleurus, 9
LE

TOUR DU MONDE
NOUVEAU DESVOYAGES
JOURNAL
PUBLIE. SOUS LA DIRECTION

DE M. ÉDOUARDCHARTON

ET ILLUSTRÉ PAR NOS PLUS CÉLEBRES ARTISTES

ssci
DEUXIÈniE
SEmESTI~E

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET CIE


BOULEVARD
PARIS, tN°77
SAINT-GERl\IAIN
LONDRES, KING WILLIAM STREET STRAND
LEIPZIG. 15, POST-STRASSE

1861
LE TOUR DIl MOND
.t~U~E:~
NOUVEAU DES VOYAGES.
JOURNAL
10rn à
lé;~

Musiciens allemands à bord du u Tyne. Dessin de Riou d'après Biard.

VOYAGE AU BRÉSIL,

PAR M. BIARD',

1858-1859. TEXTEET DESSINS


INEDITS

Surprise de mes amis. Questions. Conseils. Pourquoi vais-je au Brésil? Séparation douloureuse. Départ.

Mon cher ami, dites-moi donc, je vous prie, d'oit du Brésil. Êtes-vous nommé du
empereur empereur
vous vient cette idée d'aller au Brésil? C'est un pays très- Brésil?
mal sain. La fièvre
jaune y est en'permanence; et on Comme cela se trouve bien s'écria un
jour mon
assure qu'il y a là des serpents très-venimeux qui font bottier. Quel bonheur que vous alliez au Brésil! Vous
mourir les gens en quelques minutes. pouvez me rendre un service. Figurez-vous qu'un Mon-
N'allez pas au Brésil, me disait un autre. Qui va sieur qui se disait marquis, est venu me faire une com-
au Brésil? On ne va pas au Brésil à moins d'ètre nommé mande, et lorsque après je lui ai envoyé
quelques jours

1. M. Biard (Auguste-François), né à Lyon, en 1800, suivit en Laponie et au Spitzberg (1838-1840), il rapporta de ces régions
dans cette ville les cours de peinture de Reveil et de Richard. lointaines une série d'études, de types et d'objets rares, qui,
Il visita, en 1826 et 1827, Malte, Chypre, la Syrie, Alexandrie et joints aux collections qu'il vient de recueillir au Brésil, font de
une grande. partie de l'Europe. Ensuite il vint se fixer à Paris son atelier un musée curieux que peuvent consulter avec intérêt
où l'originalité et la variété de son talent ne tardèrent pas à lui le géographe et le naturaliste.
l'anthropologiste,
valoir une renommée populaire. Attaché comme peintre d'histoire Tous les dessins
'2. joints à cette relation ont été exécutés par
à la commission scientifique envoyée par le gouvernement français M. Riou d'après les croquis et sous les yeux de M. Biard.
IV. ~s· I.lv. 1
2 LE TOUR DU MONDE.
sa note, il était parti pour son pays, dans un endroit tout Paris les_portraits de mes compagnons de la forêt
qu'on appelle Bourbon. » vierge ou autres lieux, que j'ai représentés avec la fidé-
Je promis à mon bottier de faire tous mes efforts pour lité la plut. scrupuleuse mais non sans quelque diffi-
obtenir de son marquis, mon futur voisin de quelques culté, je l'avoue.
mille lieues, la somme qui lui était due, ou tout au Je m'aperçois, dit t'este, qu'après avoir parlé des
moins un fort à-compte. Par reconnaissance mon homme questions qu'on m'avait faites avant mon voyage, je n'ai
me servit encore plus mal que d'habitude. rien dit de mes réponses. Pour en finir à tout jamais
Je n'en finirais pas, si je voulais chercher dans mes même avec ceux qui ne m'ont pas interrogé du tout, je
souvenirs toutes les questions, toutes les demandes de reviens un moment sur ce point, tout en déplorant la
service qui me pleuvaient de toutes parts, et aussi tous mauvaise habitude que j'ai de quitter souvent un sujet
les conseils que l'on me donnait pour me mettre en garde pour passer à un autre sans nécessité apparente. Le lec-
contre mille et mille accidents, dont je serais inévita- teur devra s'y faire et me pardonner.
blement la victime, si je ne faisais à la lettre ce qu'on me Deux causes bien différentes m'avaient exiga;~é-l aller
prescrivait. D'abord je devais mettre toujours de la fla- en Amérique.
n~lle, et porter sans cesse des habits blancs, à cause du Depuis bieix des années j'habitais le n° 8 de la place
sol^il. Il fallait me défendre comme d'une ennemie mor- ~endûme; j'y jouissais d'un logement que je croyais ne
telle de la toile, fût-ce de la batiste, mais en revanche il devoir jamais quitter; toute ma vie d'artiste s'était pas-
m'était permis d'user tout à mon aise de chemises de sée là. A chacun de mes voyages, des objets nouveaux
coton etde bas de coton. Il est probable qu'on me con- étaient venus augmenter mon petit musée, et, comme
seilla aussi le bonnet de la même étoffe, mais je ne l'af- l'amour-propre se glisse partout, j'étais fier quand on
firmerais pas. Je ne devais pas oublier d'emporter une disait que j'avais le plus bel atelier de Paris, ou tout au
cargaison de poudre contre les punaises, parce qu'à bord moins le plus curieux. Comment aurais-je pu prévoir
il y en a toujours. J'ai suivi cet avis amical, mais je n'ai qu'un jour t·iendrait où l'on détruirait d'une parole tout
jamais vu sur le navire une seule de ces vilaines petites cet édifice construit avec tant de peine et de soins! Dé-
bêtes. On me recommanda encore de me procurer, s'il ménager, je ne connaissais pas cela, Je ne pouvais sur-
était possible, une cabine à bâbord parce qu'en allant monter la tristesse qui me suivait partout depuis que
en Amérique, je pourrais ouvrir ma petite fenêtre pour j'étais menacé de ce désastre.
profiter de la fralclieur des vents alizés. Or, j'ai fait Une autre cause qu'on pourra bien juger très-futile,
des bassesses pour jouir de cet inappréciable avantage, me décida tout à coup à partir pour le Brésil, en offrant
mais le vent a toujours été si fort qu'on n'a pu ouvrir en à mon imagination le but précis que je n'avais pas en-
route que les fenêtres opposées, et j'étouffais dans ma core trouvé.
cabine. J'avais mis tout le magasin de la Betle-JardE~ziè~~e Je dinais un jour avec ma fille chez un de mes amis.
à contribution. Ce qu'il y avait de plus sombre daus les Le hasard me plaça près d'un général belge qui habi-
,nuances fut repoussé impitoyablement par la personne tait Baya depuis quelques années. Nous causâmes des
qui m'accompagnait elle ne voulut choisir pour moi merveilles qu'on trouve à chaque pas dans ce pays de
que les nuances les plus tendres; bien à propos, car féeries.
au Brésil tout le monde s'habille en noir, non-seulement « Pourquoi ne viendriez-vous pas passer quelques mois
pour aller en soirée, mais au milieu même de la journée au Brésil, me dit-il? Cette excursion vous retremperait,
quand le soleil tombe à plomb sur les tètes. et vous ferait oublier vos ennuis.
Voilà quelques-uns des agréments du départ. Depuis L'insinuation me plut; ce voyage convenait à mes
que je suis dé retour, c'est autre chose. ,,oîits; je pris ma résolution sur-le-champ.
« Vous avez dû avoir bien chaud! Ah! comme vous En reconduisant ma fille à son pensionnat, je lui fis
avez dû souffrir de la chaleur On dit que vous avez vécu part de la conversation que je venais d'avoir avec le gé-
avec les sauvages? Sont-ils méchants Vous devez avoir néral, et, souriant de mon mieux, je lui dis
rapporté de bien jolies choses. Est-il vrai que vous ayez Eh bien, si j'allais là-bas passer un mois ou deux, je
été aussi dans l'Amérique du Nord, au Caûada,~à Nia- reviendrais pour les vacances, ce serait comme si j'étais
gara? Alors vous avez vu Blondin? Existe-t-il réellement à la campagne. puisque je ne te vois pas souvent l'été! »
ou est-co un canard? » Dès le lendemain j'arrangeai nos petites affaires, et
J'avais prévu que je serais assiégé de ces questions. Je puisque je devais être forcé de quitter mon logement
n'avais pas oublié qu'au retour de mon voyage au pôle en 1859, il me parut très-simple de m'en aller dès 1858.
Nord, on 'm'avait demandé pendaüt plus de deux ans et On parle souvent du courage qu'il faut pour entrepren-
plus si j'avais eu bien froid? Par prudence j'avais donc dre les voyages de long cours. On énumère les dangers,
apporté de New-Yorli un verre stéréoscopique qui re- les prïvatious de toute sorte qu'on y rencontre à chaque
présente Blondin sur sa corde. Dès qu'on prononce la pas. Oui, certes, il faut du courage, mais ce n'est pas
nom de cet homme, je tire aussitôt ce témoignage presque celui que l'on suppo;;e. L'instinct de la conservation
vivant d'une pose qu'il affectionne, et cela m'évite une donne la force nécessaire pour braver les périls; l'habi-
explication. Hélas! pour l'article des sauvages, ce n'est tude émousse tout; on s'accoutume à vivre dans les lieux
pas aussi facile, et je ne puis emporter avec moi dans les plus sauvages et les plus mal sains. On ne pense ni à
LE TOUR DU MONDE. 3

la peste, ni à la fièvre jaune, ni aux lions, ni aux ours passage et aller à la recherche des pierres précieuses. Il
blancs quand on a passé quelques mois dans leur voisi- n'avait presque pas de linge, et, sauf au moment des re-
nage. C'est ce que j'ai pu constater depuis longtemps; pas, il restait couché afin d'économiser le peu qu'il en pos-
mais les angoisses du départ! voilà ce qu'il est le plus sédait. Cependant le sujet véritable de la curiosité uni-
difficile de braver Je me souviens de la journée passée verselle était hien réellement au milieu de nous; vivant
avec ma fille, des contes dont je l'entretenais pour lui comme tout le monde, conversant avec quelques amis, et
faire accepter l'idée de mon absence. Sur le point de ses amis étaient ses aides de camp ou des officiers de sa
la quitter, il fallait bien lui cacher ce que j'éprouvais. suite. Notre capitaine vint éclaircir tous les doutes en
J'osais à peine la regarder. Je lui faisais sur l'Amérique faisant installer pour lui une petite cabane numnrotée
du Sud un cours de géographie tout à fait fantaisiste. qu'on plaça près du grand mÙt, afin qu'il' pût jouir du
Je lui disais bien gaiement que d'abord il n'y avait spectacle de la mer à son aise, sans ètre exposé air grand
pas plus de tigres ni de serpents au Brésil qu'au Jardin air qui était toujours très-vif. Maison n'eut garde de pré-
des Plantes. Et Dieu savait les merveilleuses choses venir Son Altesse que son nouveau logement avait été
que j'allais lui rapporter Pour la rassurer et éloigner construit dans le cours du voyage précédent pour abriter
d'elle la tristesse, je plaisantais, .je redevenais enfant. de pauvres gens atteints de cette terrible fièvre jaune (lui
Mais quand je me retrouvai seul, bien seul ait milieu alors préoccupait tout le monde..
de Paris, ce fut alors qu'il me fallut de l'héroïsme pour Parmi les passagers, les uns jouaient sans cesse, s'in-
ne pas revenir sur mes pas. Le souvenir de cette jour- juriaient et semblaient prêts à chaque il}.stantà se pren-
née oit'j'affectai la légèreté et l'insouciance, quand j'a- dre aux cheveux. D'autres ôtaient leurs souliers ou leurs
vais le c.oeur brisé, est de tous, on peut me croire, le pantoufles pour se reposer plus commodément sur les
plus amer. bancs. D'autres, à table, emplissaient leur assiette de
Quelques affaires m'appelaient il Londres. Je fis trans- tout ce qui était leur portée, arrachaient les plats des
porter mes bagages au Havre et de là à Southampton. mains des domestiques, dévorant tout avec uue avidité dé
cannibales, sans égard pour les personnes placées près
Départ. Le princeinconnu. Musiciensallemands. Madère. d'eux. Enfin dans tous les coins, couchés autour de la
Ténériffe. Saint-vincent.
cheminée à l'avant sur des cordages, souvent sur le
Le 9 avril 1858, je m'embarquai sur le bateau -t va- pont, un certain nombre d'individus se faisaient remâr-
peur anglais le T~/ne. Je partageai la cabine n° 2 1, à quer par leur somnolence continuelle. C'étaient de pau-
bâbord, avec un brave professeur nommé Trinain. Nos vres colons allemands qui, sur la foi de promesses qu'on
deux ou trois premiers jours furent employés à nous in- voit rarement se réaliser, allaient tenter la fortune dans
staller, à nous observer les uns les autres. Presque tous le nouveau monde.
les passagers étaient Français Anglais, Portugais ou Le 13, notre vapeur entrait dans le Tage, que je ne
Brésiliens. Cependant le bruit vint à se répandre qu'un vis pas il faisait nuit. Nous mouillâmes de très-boune
prince allemand étair à bord. Il allait, disait-on, à Lis- heure devant Lisbonne'
bonne, pour y épouser la princesse de Portugal. Rien En revenant à bord, j'étais de fort mauvaise humeur,
d'apparent n'indiquait la présence d'un si haut person- et tandis que l'en redescendait le Tage, je me retirai dans
nage. On se communil1uait mutuellement les conjectures ma cabine, sans souci de la célèbre romance, boudant
les plus burlesques, les suppositions les plus étranges à tout le monde, le passé, le présent, et surtout mon bot-
propos de ce mystère. Naturellement un prince devait tier. M'avait-il fait des chaussures si étroites pour me
se distinguer par sa fierté; il devait éviter d'ètre en con- forcer à penser il lui et à son débiteur?
tact avec le vulgaire. Peu à peu tous les regards se tour- Cependant le bateau avançait avec rapidité. Les vents
nèrent vers un individu qui, depuis notre entrée sur le alizés soufflaient toujours un peu trop fort, ma fenètre
navire, avait déjà fait bien des pas en long et en large ne s'ouvrait pas, et je maudissais celui ou celle qui m'a-
sans jamais parler à personne. Je né savais trop qu'en vait donné le conseil de me caser à bâbord; de l'autre
dire, quoiqu'il m'eût été désagréable d'apprendre que côté du navire on jouissait de l'air et de la lumière qui
ce long et ridicule personnage fût le futur époux de m'4'taient refusés. Vers le soir seulement, je quittai mon
quelque belle infante. On reconnnt bientôt que le prince réduit, et je montai sur le pont, précisément au même
supposé était un petit diplomate anglais, allant, je ne moment qu'une troupe de musiciens allemands. Distrac-
sais où, prendre possession d'un poste quelconque. Le tion inattendue!
besoin de savoir à quoi s'en tenir était si pressant, qu'on Chacun des concertants prit sa place en silence et par
alla ensuite jusqu'à soupçonner de ce glorieux incognito rang de taille; puis, à un signal dount. par le chef d'or-
un individu qui avait coutume, après avoir diné leste- cbestre, vingt instruments forr;1idables éhranlèrent le
ment, de quitter- subtilement la table, sans bruit, et navire depuis la quille jusqu'aux barres de perroquet. Par
ne reparaissait plus de la journée. Or, ce pauvre diable, une bizarrerie que j'ai souvent remarquée, et de même
loin d'être prince, était, selon ce que j'appris de son
compagnon de cabine, un autre Anglais qui, ayant en- 1. Ces pages fontpartied'une relationmanuscriteplus étendue,
tendu dire qu'il y avait des diamants au Brésil, s'était qui, plus tard, sera publiéeen volume notre cadre n'aurait pu
tout contenir. Nousavonsdû nous contenterd'extraitsd'un8éten-
débarrassé de tout ce qu'il possédait pour payer son due d'ailleursconsidérable.
4 LE TOUR DU MONDE.
que maintes petites femmes aiment les tambours majors grande distance. Le sommet parait noir. Le reste est
et vicP versa, les musiciens affectionnent presque tou- couvert de neige; plus bas, les brouillards empêchaient de
jours les instruments en désaccord avec leur taille. Une voir l'aspect du pays'.t.
p~tite clarinette échappait aux regards sous les doigts Le 19, nous étions en vue du Cap-Vert. Quelques
énormes d'un honnête et colossal Allemand, tandis que heures après, nous jetâmes l'ancre à Saint-Vincent,
son fils, âgé à peine de dix ans, soufflait avec effort dans dont l'aspect désolé, sans végétation, me frappa d'autant
un trombone plus grand que lui. Depuis lors, ce concert plus que nous venions de Madère. En parcourant l'ile,
se renouvela souvent. Le premier jour, on écouta simple- je ne rencontrai que quelques arbres rachitiques, res-
ment, mais le lendemain, deux aimables messieurs val- semblant à des genévriers. Des enfants tout nus me sûi-
sèrent ensemble, deux autres les imitèrent; ensuite on se vaient à»distance.- J'avais soif SOU6ce soleil ardent. M'é-
hasarda à faire des invitations aux dames, dont les pieds tant approché d'une petite citerne, j'allais solliciter de
battaient la mesure enfin un bal, digne pendant de la la générosité de deux vieilles négresses un peu d'eau
musique, fut improvisé, et tout se passa très-bien, sauf qu'elles tiraient à grand'peine dans leurs cruches, mais
quelques petits accidents occasionnés par le roulis. Un la couleur rougeâtre du liquide me fit oublier ma soif.
abime cependant était sous nos pas, mais qui songe à Sur la place, dont un détritus de coquillages remplace
cela quand. on danse 1 Apartir de ce moment, la familia- le sable, un petit obélisque a été élevé à la mémoire
rité entre les passagers devint plus grande, et grâce à ces d'une femme par son mari, capitaine d'un' navire nau-
bons Allemands, on vit des intimités éclore en un jour fragé dont on voit les débris épars.
comme les plantes en serre-chaude.
Le 14, nous avions aperçu Porto-Santo. Le 15, nous Les ennuis de la pleine mer. Poissonsvolants. Une alerte.
arrivâmes devant Madère. C'était un des lieux que je La Croixdu Sud. Terre! Fernamuouc. Bahia; les
les
rues; nègres.
désirais le plus visiter. Malheureusement, nous avions
si peu de temps à rester au mouillage, que nous De Saint-Vincent à Fernambouc; le trajet est long. Il
pûmes
à peine nous faire une faible idée de la ville et de ses fallut traverser tout de bon l'Atlantique en ne touchant
habitants. L'embarcation que plusieurs passagers et moi nulle part. L'ennui ne tarda pas à se faire sentir. La
avions louée, avait été conduite,.je ne sais si c'est mal- chaleur devenait étouffante; nous allions entrer dans
adresse ou habitude, au milieu d'une plageCO!lVerte de cette régioa appelée par les marins le Pot-au-Noir et
galets. On n'osait pas encore sauter, car la mer défer- où des grains violents viennent parfois tout à coup rem-
lait de telle sorte qu'ilfavait risqué d'ètre pris par les placer le calme. La chaleur énerve et amoindrit tout; on
lames qui se succédaient avec une grande rapidité. Nos entendait dé tous côtés sur le navire de longs et sonores
canotiers eurent l'heureuse idée d'atteler deux boeufs bâillements. Le balon'~vait plusd'attra~ts. Quand pa-
à notre embarcation, si bien qu'à moitié. chemin nous raissait une baleine, quelques curieux' se levaient avec
tombâmes les uns sur les autres, comme des capucins de effort, régardaient sans voir,~et se replongeaient bien vite
carte, ce qui fit bien rire une foule de drôles déguenillés dans leur taciturnité.' Un jour cependant, un banc de
qui probablement s'attendaient à cet agréable spectable, poissons volants vint s'abattre ,sur le pont. On s'anima
et au milieu desquels il nous fallut passer mouillés jus- en leur faveur; on les mit dans de la saumure, et après
qu'aux os, et par conséquent de fort mauvaise humeur. cette première et indispensable précaution, des matelots
Heureusement, une autre troupe vint faire diversion en experts en ce genre d'opération les étendirent sur de pe-
nous amenant des chevaux tout sellés et tout bridés. tites planchettes, puis, à l'aide d'épingles, ouvrirent leurs
Chacun de nous en prit un. Nous allâmes visiter une. nageoires faisant fonctions d'ailes et étalèrent à tous les
église dônt j'ai oublié le nom. En route, disait-on, nous regards cet appareil curieux.'Ce fut un enthousiasme
aurions une vue magnifique; mais nous passâmes entre général, mais hélas passager Le découragement sem-
des murs de jardins, tous chargés de plantes grimpantes, blait s'être emparé de tout le monde'; une secousse seule
dont les fleurs retombaient jusqu'à terre. Pour ma
part, pouvait nous tirer de l'espèce de léthargie qui pesait sur
je fis un bouquet digne d'un marié de village. tous. Tout à coup, à un signal donné, l'équipage entier
Madère est un jardin. Tous les fruits d'Europe, ceux parut sur le pont; des matelots se précipitèrent dans les
des tropiques, y viennent à merveille. On y jouit de la embarcations accrochées au portemanteau de l'arrière,
température la plus saine du monde les médecins y en- larguant les amarres; on mit à la mer les canots, la cha-
voient les malades dont on n'espère plus la guérison. loupe, jusqu'à la plus petite embarcation; les rames fu-
Les Anglais y possèdent les plus belles habitations rent placées le long des bancs; d'autres matelots couru-
voilà ce que j'ai appris et vu en courant. Je cherchais de rent au sac qui contenait les lettres, le portèrent près
tous côtés les fameuses'vignes elles avaient été arra- du grand canot, prêt à être embarqué le premier. Que
chées, pour faire place à des cannes à sucre. Il parait se passait-il donc? Étions-nous arrivés? Loin de là Des
cependant qu'on a respecté les ceps de vigne qui sont de matelots amenaient des pompes. Était-ce un sinistre Le
l'autre côté de la montagne, àTest. feu était-il au navire? Non, grâce au ciel; il ne s'agissait
Le 17, nous étions mouillés à Ténériffe. Je n'allai que d'un simulacre d'exercice en prévision de quelque
pas à terre on ne nous accordait que deux heures pour
aller et revenir; je dessinai le pic que l'on voit à une 1. Nousavonsdonnéune vue du pic de Ténériffe,t. le<,p. 225.
LE TOUR DU MONDE. 5

incendie possible. Chacun de nous respira, mais l'alarme effrayants que m'apparut pour la première fois la con-
avait été chaude 1 stellation de la Croix du Sud, qui n'est visible que dans
Le 29, à 8 heures et demie du soir, nous passâmes la l'hémisphère austral. L'étoile polaire avait disparu de-
ligne; divers mouvements inusités dans la journée m'a- puis quelques jours. Plusieurs d'entre nous ne devaient
vaient fait penser qu'on nous préparait quelque mystifi- plus la revoir. Cette pensée m'avait attristé pendant toute
cation peu agréable. Il n'en fut rien. On se contenta la nuit. En voyant ces étoiles nouvelles, je sentais plus
de faire une petite cotisation, et l'on but du champagne vivement la distance qui me séparait de ceux que j'avais
à la santé du capitaine. laissés là-bas, et je me promettais bien de ne pas tarder
1°~mai. Le lever du soleil était magnifique. Le ciel, à aller les rejoindre. Au milieu de ces réflexions et de
comme je l'avais déjà plusieurs fois remarqué,'présen- ces projets de retour, comme je regardais fixement à
tait un aspect extraordinaire. Je ne m'étais presque pas l'horizon, je crus voir se former un nouveau nuage qui
couché afin de suivre les effets des nuages, qui ne res- s'apprêtait à remplacer celui qui venait de traverser l'es-
semblent pas à ce qu'on voit ailleurs. Souvent, au ini- pace. Mais il me semblait aussi entrevoir quelques oi-
lieu d'un ciel très-pur, paraît un immense nuage opa- seaux. Mon attention redoubla. Des apparences d'arbres
que, presque noir. Ce fut au-dessus d'un de ces nuages se détachaient du tond du ciel, pareilles à des points

Port de Fernambouc.

obscurs nageant dans l'air. Je me dressai debout, ne res- dit un Marseillais qui habitait depuis vingt ans Buenos-
pirant plus. Non, je ne me trompais pas, j'avais devant Ayres. Vous allez voir comme c'est solide, sans que cela
moi l'Amérique; ces points noirs étaient les cimes des paraisse. Effectivement, c'était solide. Une demi-
palmiers, dont les troncs étaient estompés et comme ef- douzaine de poutres, liées entre elles, formant une sorte
facés par la vapeur. de radeau, une espèce de banc, et au centre un trou dans
Terre! terre 1 Et voilà que tous ces hôtes du navire, lequel était planté le mât, voilà tout. Avec ces embarca-
souffrants, ennuyés, fatigués, s'élancent sur le pont, ré- tions on peut chavirer, c'est vrai, mais on a toujours les
veillés et intéressés cette fois, bien mieux que par un pieds dans l'eau,- souvent plus encore. a. Savez-vous,
exercice impromptu de sauvetage Peu à peu, les pal- monsieur, que ces gaillards-là, si on les payait bien, se-
miers devinrent plus distincts., mais pas de monta- raient capables d'aller jusqu'à Lisbonne. Par exemple,
gnes, pas de second plan des arbres et le ciel. Une répondis-je, cela me paraît un peu fort. Comment s'y
petite voile, qui avait l'air de sortir des flots, venait à prendraient-ils? Eh morbleu rien de plus simple
nous, vent arrière. Une voile seule, et rien pour indi- en côtoyant! I! » Je n'en demandai pas davantage,
quer où était son. point d'appui aucun bateau. Nous j'étais convaincu:
cherchions à comprendre. Ce sont des rengades, me Nous approchions de Fernambouc, et bientôt nous
û LE TOUR DU MONDE.

jetâmes l'ancre; mais il était impossible de voir la ville, mes espéranc:es; c'était lui qui le premier m'annonçait
bâtie sur un terrain plat-Une embarcation seule fut dé- vraiment le nouveau monde.
tachée et emoyée à terre pour y porter des dépëcbe~.
Personne ne se souciait de descendre dans ces charmantes La baiede Rio-Janeiro.-Le paysage. Lesrues. Lescancre-
Jas, Lettre d'introduction. Les habitsnoirs.
embilrcations du pays, surtout en voyant la mer passer
par-dessus les brisants. Troisjours après, le 5 mai, nous entrions dans la magni-
De I! ernamboucà Bahia, il ne se passa rien de nouveau fique baie de i3io-de-Janeiro. Un négociant français; avec
des haleines, des oiseaux, des paille-en-queue des tro- lequel je m'étais mis plus en rapport qu'avec les autres,
piques, et quelques me décrivait avec
poissons volants. A chaleur le panora-
notre arrivée de nuit ma qui se déroulait
à Bahia il pleu- devant nous. Il ad-
vait à torrents. Un mirait fout j'étais
brouillard épais ca- plus lent à m'émou-
chait une partie de voir. Nos impres-
la ville. Je n'étais sions ne pouvaient
gGère satisfait. Rien pas être les mêmes.
de ce que je voyais Les souvenirs, qu
ne me donnait une rue poursuivaient
idée de ce que j'es- faisaient quelque-
pérais voir au Bré- fois paraître à mes
sil. Nous abordâ- yeux en noir ce qui
mes. A terre, pas de pour lui était rose.
pittoresque; desnè- Marié à une femme
gres, toujours des charmante, en pos-
nègres criant se session d'une for-
remuant, se pous- tune qu'il devait à
sant les uns les son travail et qui
autres. Point d'in- chaque jour s'aug-
attendu dans les mentait, il allait re-
costumes des pan- trouver sa famille;
talons sales, des moi au contraire
chemises sales, des je quittais la mien-
pieds crottés, sou- ne, et je ne pouvais
vent gros comme encore me distraire
ceux des éléphants, de mes pensées ni
pour cause d'élé- par le travail au-
phantiasis, affreuse quel j'étais habi-
maladie! J'avais tué, ni par la con-
toujours entendu templation de ces
dire que pour voir merveilles, de cet
de belles négresses, inconnu que j'é-
il fallait aller à Ba- tàis venu chercher.
hia. J'en vis effec- « Voilà Botafogo,
tivement plusieurs me disait-il; voilà
qui n'étaient pas l'hôpital! Cette pe-
mal, mais tout cela tite montagne qui
grouillait dans les s'avance dans la
rues étroites de la mer, où vous voyez
Une rue à D.lhia.
ville basse, où les ces maisonnettes si
négociants français, anglais, portugais, juifs et catho- jolies et toutes cachées par des arbres de toute espèce,
liques vivaient dans une atmosphère empestée Je me c'est la Gloria. Ce groupe de maisons blanches et roses,
hâtai de sortir de cette fourmilière, en grimpant avec c'est le faubourg Saint-Germain de Rio; regardez aussi
difficulté, comme à Lisbonne, une grande rue condui- ce grand aqueduc, et plus loin Sainte-Thérèse, un en-
sant dans la ville haute. Là, en passant devant un jar- droit fort sain Allez loger là. On ne craint pas la fièvre
din, je vis pour la première fois un oiseau-mouche jaune sur cette hauteur. De ce côté, sur ce rocher,
voltigeant sur un oranger.. Je le regardai comme un dans la ville ml~me, c'est le Castel. C'est, comme vous
présage heureux: il me réconciliait avec moi-mème et pouvez le voir, le lieu où l'on place les signaux. Chaque
LE TOUR DU MONDE.

navire est annoncé longtemps avant qu'il soit entré dans d'intérêt; c'était bien autre chose qu'à Bahia. Aussi je
le port. D me laissai gaener peu à peu par l'enthousiasme de mon
Tous ces détails avaient pour moi de plus en plus compatriote. Il me montrait avec orgueil les moindres

Le Pain de sucre, à Rio-de-Janeiro

détails, me les expliquant à mesure que nous passions à partie blanche qui ponrtant ne devait pas être de la
leur portée. On eût dit que tout cela était à lui et ait pour1 neige, il m'expliqua que plusieurs accidents étant arri-
lui. Le soleil n'était d'or vés à des voyageurs qui
qu'à Rio, l'air n'était em- traversaient là une espèce
baumé qu'à Rio. Quant à de crevasse, le gouverne-
ce dernier avantage, j'a- ment y avait fait bâtir une
vais bien pu concevoir muraille. Depuis ce temps
quelques doutes nous on n'y court au~un dau-
approchions d'un quai où ger. Tous ceux qui font le
l'on voyait une foule de voyage du Brésil tous
nègres, portant certains' ~eu~: qui passent à Rio,
objets équivoques, au-des- vont au Corcovado, pour
sus desquels des centaines admirer la baie.
de goëlands voltigeaient Enfin le bateau s'arrêta.
en tournoyant. Que vou- Il ne fallait pas songer à
laient ces oiseaux? Quel emporter nos bagages;
attrait avaient pour eux chacun fit un léger pa-
ces pauvres noirs et leurs quet de ce qui pouvait lui
fardeaux ? être indispensable pen-
Mon guide cependant dant deux ou trois jours.
achevait mon instruction Le reste devait être trans-
il m'avait déjà fait faire porté à la douane. De
connaissance avec ce ro- tous cî~tés des embarca-
cher, connu de tous les tions nous offraient leurs
Négresses, à r.io-de-Janeiro.
navigateurs et qu'on a jus- services. En débarquant,
tement surnommé le Pain de sucre, puis le Corcovado sur de grands degrés de pierre je faillis tomber dans
(le bossu), d'où l'on découvre le pays à une grande dis- l'eau. De là on entre .dans la rue Direita, habitée en
tance, et commeje m'étonnais de voir à son sommetyne. 1I partie par des marchands portugais c'est dans cette rue
8 LE TOUR DU MOND:E.

que se trouvent la douane et la poste. Sur les trottoirs' Arrivé à l'hôtel, j'y trouvai avec plaisir un repas pas-
étaient assises les plus belles négresses que j'aie jamais sable, mais., hélas! la seule chambre dont l'on pouvait
vues; elles sont tellement grandes qu'on les prendrait disposer en ma faveur n'avait pour fenêtre qu'un petit
pour une race de géants. Ce qui me les gâtait un peu, jour de souffrance. Il me fallait donc me contenter d'une
c'est que plusieurs d'entre elles vendaient du gras-double espèce de cachot pour me reposer d'un mois de fatigue.
qu'elles tripotaient sans cesse. De la rue Direita on Au Brésil, manquer d'air, c'est subir le supplice des
entre dans la fameuse rue d'Ouvidor, qui me rappela plombs de Venise, c'est pire que d'avoir à endurer le
notre rue Vivienne. Toute la ville semble s'y donner calme plat sous la ligne. Vers minuit, pour échapper à
rendez-vous; c'est là que les dames viepnent montrer la chaleur de mon matelas, je m'avisai de me coucher
leur toilette. Mais ce n'était pas encore le moment d'étu- sur un,canapé en jonc; mais là, je me sentis bientôt
dier les moeurs du Brésil. Avant tout il fallait songer à attaqué par des ennemis inconnus. J'avais déjà eu à me
me loger. Je savais que le moins' qu'il m'en coûterait débattre avec les moustiques, qui eussent bien suffi pour
serait vingt francs par jour. J'étais résigné. me tenir éveillé. Cette fois, c'était bien autre chose,

et ces nouveaux assaillants devaient être assez gros. Je chaque fois que ce souvenir s'était présenté à mon espl'it,
voulus savoir à qui j'avais affaire. La bougie allumée, un frisson m'avait parcouru tout le corps; et voilà qu'àà
une foule d'individus il antennes longues d'un pouce, ra- Rio revenaient ces épreuves de frissonnante mémoire 1
pides comme des étoiles filantes, disparurent comme par Le cancrelas allait de nouveau décolorer mon exis-
enchantement; si bien que mes recherches les plus mi- tence. Le plus simple me parut être de passer la nuit
nutieuses n'amenèrent aucun résultat. Mais à peine ma sur une chaise. J'attendis le jour dans cette triste po-
lumière fut-elle éteinte que le siége recommença de plus sition, après avoir illuminé mon appartement avec. tou-
belle. Pour le coup, j'allumai bien doucement ma bougie, tes les matières inflammables qui étaient à ma dispo-
et, me précipitant sous le lit, j'écrasai sans pitié un des sition.
fuyards. Quelle fut mon horreur? c'était un cancrelas de Le lendemain de notre arrivée, j'allai faire une visite
la plus grosse espèce, un vrai cancrelas' le plus affreux de à M. Taunay, consul de France; il eut la bonté de me
mes souvenirs de voyage Un bâtiment de guerre dans donner une lettre d'introduction pour le majordome du
lequel j'avais vécu plus d'une année, avait apporté du palais, M. Paul Barboza, que j'allai voir à Saint-Chris-
Sénégal quelques individus de cette espèce, qui s'étaient tophe, à une lieue de Rio. M. P. Barboza fut fort gra-
multipliés de telle sorte que le navire en avait été infesté. cieux pour moi et me promit de me présenter à Sa Ma-
Bien des années, s'étaient écoulées depuis, et cependant jesté 1'empereur du Brésil, auprès duquel j'avais de
précieuses recommandations. Mais il fallait attendre
1. Blatta insi~nisC'Jrthoptère). quelques jours, Sa Majesté habitant encore Pétropolis,
LE TOUR DU MONDE. 9
résidence d'hiver, ce qui veut dire de l'époque des plus ce supplice de l'habit noir. Croyez donc et suivez les
grandes chaleurs. conseils!
En attendant, je parcourus la ville, revêtu d'un cos- J'avais, on le devine, une idée fixe celle de trouver un
tume d'une blancheur de neige, que j'avais acheté dans logement où je n'aurais pas à me battre avec les cancrelas.
les magasins de la Belle-Jardinière; mais combien fut Je passai d'abord sur une place ornée d'une fontaine ma-
grande mon humiliation quand je vis qu'on me regardait gnifique et surtout bien ouiginale; jamais je n'ai vu, à au-
un peu comme autrefois nous regardions à Paris un cune autre, une quantité si prodigieuse de robinets Une
Arabe avec son burnous, ou un Grec avec sa fustanelle! cinquantaine de nègres et de négresses, toujours criant,
Dans la ville de Rio, la couleur noire dominait partout. se démenant, gesticulant, y pouvaient emplir leurs cru-
Les commis de magasin avec leur balai, portaient, dès ches sans trop attendre.. Je traversai plusieurs rues et je
sept heures du matin, d'élégantes redingotes de drap. me trouvai au bord de la mer, précis¿ment à l'endroit où
Le blanc n'existait nulle part dans ce pays, où les crimi- j'avais vu tournoyer tant de goëlands. Un coup d'ail jeté
nels seuls, m'avait-on dit, eussent dû êtré condamnésà en passant sur ce que portaient deux nègres, me fit recon-

Avenue
dela Gloria,à Rio-de-Janeiro.
naitre ce qui attirait ces oiseaux. intelligents sur le quai, ni appartement ni chambre. En définitive, je compris
en face de la mer, s'élevait un vaste hôpital. que je devais renoncer à mes illusions. D'ailleurs, il
Eu continuant de côtoyer la mer, je passai sous une m'eût fallu acheter des meubles, louer un nègre et une
terrasse terminée à ses deux extI'émités par des pavil- négresse le mieux était de demander modestement au
Ions c'est le jardin publie. Mais j'avais hâte d'arriver seigneur et maitre de mon hôtel une chambre à fenêtre.
en haut d'une petite colline où j'apercevais une église,
de jolies maisons et des arbres. Quel plus charmant en- Audiencede'l'empereurdu Brésil. Excursiondans la montagne.
droit pour se loger! des ombrages et la mer pour se La grande cascade. Travailet repos.Une mémorable
interruption.
baigner! Mais je cherchai en vain rien n'était à louer.
Après la Gloria » (c'est le nom de cette colline), je Déjà mon oisiveté me pesait, et je méditais de faire
visitai le quartier du Catète, où demeure toute l'aristo- sans plus de retard le voyage de Pétropolis, quand on
cratie de noblesse et d'argent, le faubourg Saint-Ger- m'annonça que Sa Majesté l'empereur arrivait le soir
main et la Chaussée-d'Antin de Rio réunis. Ce n'était même à Rio. Le jour suivant, dès le matin, je me rendis
point encore là que j'avais chance de me loger. De là, au palais de Saint-Christophe, et vers onze heures,
j'allai à Botafogo, sur le bord de la mer, et j'y admirai M. Barboza rue conduisit dans une galerie d'une archi-
de fort belles habitations, entre autres celle de M. d'A- tecture très-simple. Comme on m'avait assuré que j'aurais
brantès qui est, dit-on, un généreux protecteur des arts; à subir toutes les cérémonies de l'étiquette la plus minu-
mais là comme ailleurs il n'y avait à espérer pour moi tieuse, je cherchais de tous côtés un introducteur mais
10 LE TOUR DU MONDE:.
du fond de la galerie je vis sortir et s'avancer vers moi l'em- qui les louent. Malgré cette assurance, je n'étais pas
pereur lui-même, qui d'un air fort gracieux reçut les let- trop disposé à laisser partir ma malle à l'aventure, et je
tres que je lui présentai. Sa Majesté eut la bonté de résolus de la suivre à pied jusqu'à l'endroit où je trou-
causer avec moi assez longtemps, et je fus frappé de l'in- verais les mules. Toutes les personnes à qui je fis part
struction profonde qu'il montra pendant cette audience. de mon intention se récrièrent à l'envi. Il fallait que je
Il me parut, par exemple, plus au courant de ce qui se fusse fou. Je n'arriverais pas vivant. Il est bon de dire
passe en Laponie, en Norvége, au Spitzberg, que les que le climat de Rio rend les Européens tout aussi pa-
gens de ces pays mêmes. Sa Majesté exprima le désir de resseux que les gens du Sud. Peu après leur arrivée au
voir quelques es- Brésil, vaincus par
quisses que j'avais le soleil, ils s'affai-
apportées au Bré- blissent, ne mar-
sil, et insista pour chent plus ou atten-
me faire accepter dent'" la nuit pour
un logement à son se hasarder à une
palais de ville. Il petite promenade.
donna l'ordre de Aussi, ma détermi-
m'y conduire et de nation de faire un
m'y laisser choisir trajet de quelques
l'appartement qui kilomètres au mi-
me conviendrait. lieu de la journée
En sortant, je paraissait elle un
m'empressai d'aller acte de témérité in-
à la douane d'où je qualifiable; ce qui
tirai mes bagages n'empêcha pas que
et mes malles à vers onze heures,
grand'peine. nous partimes bra-
Au jour convenu, vement, mon nègre
l'empereur vint me et moi. Ma malle
visiter; la chaleur était pesante, et au
m'avait à moitié en- bout d'une demi-
dormi je me ré- heure, le pauvre
veillai' en sursaut diable ressemblait à
croyant entendre en' une statue de bron-
rêve des pas préci- ze, tant sa peau
pités c'étaient ceux était devenue lui-
de Sa Majesté. Sa sante sous la sueur
bienveillance me fit qui l'inondait de
oublier m'es petites tous cûtés. Quant à
mésaventures. moi abrité sous
Les jours sui- mon parasol je le
vants, je continuai suivais non sans fa-
à visiter la ville. tigue trouvant à
Cependant, je ne chaque pas que je
pouvais passer plus pouvais bien avoir
longtemps ma vie eu tort, car cette
à courir les rues. marche forcée, par
En attendant divers un soleil auquel je
renseignements gue n'étais pas encore
je ne trouvais pas, Portrait de l'cmpereur du Brésil d'apres le tableau d~; Biard. accoutumé com-
je me décidai à mençait à me don-
sortir de Rio, pour aller faire ([uelques études de pa3··age ner le vertige. Nous fimes ainsi plusieurs lieues; puis
dans une montagne nommée Tijouka, à quelques lieues nous montâmes une côte tellement rapide que, tout à fait
de la ville. Pour s'y rendre, on se fait tramporter d'a- convaincu, je pris sérieusement le parti de coucher à un
bord en omnibus, puis on prend des mules au bas de hôtel qui se trouve fort à propos au bout de cette pre-
la montagne. On me conseilla de louer un nègre, qui mière partie de la route. Le lendemain matin, je payai
porterait ma malle de son côté, sans que j'eusse à m'en mon nègre deux mille reis, un peu moins de six francs,
préoccuper autrement. Les nègres font à Rio l'office de et, après avoir diné moitié à l'anglaise, moitié à la bré-
nos commissionnaires; ils appartiennent à des maitres silienne., je montai, seul, libre, heureux de pouvoir, pour
LE TOUR DU MONDE. 11
la première fois, courir jusqu'à. la nuit, admirant tout, dans lesquels l'on peut se baigner sans crainte; puis elle
et respirant à l'aise un air frais, presque froid, dont j'é- rencontre une pente unique et glisse d'une très-grande
tais privé depuis longtemps. Le jour suivant, j'hésitais hauteur, en passant dans le voisinage de plusieurs habi-
encore sur ce que je devais peindre et je préparais mes tations, pour porter ses eaux la mer. Tout en chemi-
matériaux, quand plusieurs de mes compagnons de nant et regardant, j'avisai un délicieux petit coin tapissé
voyage arrivèrent montés sur des mules, pour passer de plantes bien fraiches, arlosé d'une eau pure et cou-
le dimanche avec moi. Ils étaient tous gais et dispos vert d'ombre. C'était un charmant sujet d'étude j'en
plus prudents que je ne l'avais été, ils avaient pris pris note. Le soir, mes compagnons me quittèrent et
l'omnibus et n'a- je retournai à mon
vaient pas gravi à hôtel de la monta-
pied la montagne. gne, ravi à la pen-
J'enfourchai, à leur sée qu'en attendant
exemple, une mule, les forêts vierges,
et nous descend!- j'allais avoir de quoi
mes tous gaiement m'occuper quinze
pour aller voir « la jours très-agréable-
grande cascade. D ment, car ce qui
Dès le début de m'entourait avait
cette excursion, je tout au moins le
commençai à avoir mérite de la nou-
un avant goût de veauté.
ce dont je devais Le soir même,.
jouir plus tard. De je me fis donner
tous côtés, j'aper- des vivres pour mon
cevais des planta- déjeuner, et à six
tions de café de- heures du matin
vant chaque habi- j'endossai le havre-
tation s'étendait un sac. La course était
grand terrain plat, longue; j'arrivai ha-
ressemblant à nos rassé je pris un
aires à battre le bain qui me fitt
blé. Derrière d'im- beaucoup de bien
menses rochers tout Pendant toute la
unis et de couleur journée je fis de
violette, j'entendais la peinture bien
le bruit du torrent, abrité par de grands
caché par la vé- arbres et au bruit
gétation luxuriante de la cascade. Je
à travers laquelle vivais enfin! J'étais
nous cheminions. redevenu peintre
Une heure après J'avais sous les yeux
notre départ, nous une nature splen-
nousarrêtâmesdans dide Pour la pre-
Ulle baraque où l'on mière fois depuis
trouve toutes cho- mon départ, j'étais
ses, excepté ce dont pleinement heu-
on a besoin. Lais- réux. Pour la pre-
sant là nos montu- mière fois aussi
res, nous nous en- Portrait de l'impératrice du Brésil J'après le tableau de Biard. je fis connaissance
gageâmes dans des avec les fourmis
sentiers tout envahis par les herbes et serpentant parmi qui mangèrent une partie de mon déjeuner pendant
les bananiers et les caféiers; bientôt nous étions en face que je travaillais. Malgré ce petit inconvénient, quelle
de la cascade. Un énorme rocher sans végétation, sup- bonne journée Et comme je me promettais bien de re-
porté seulement par une pierre qui laisse voir le vide tourner le lendemain Mais l'homme propose. comme
au ,dessous, surplombe à la gauche de la cascade, comme on dit. Ma séance terminée, je repris mon sac et mon
pour lui servir de a repoussoir. L'eau, après avoir parapluie. La montée me parut bien longue. De temps
glissé de saillie en saillie, semble se reposer un instant en temps, des esclaves que je rencontrais n'avaient pas
sur une partie plate où se forment de petits bassins,. assez de leurs gros yeux pour me regarder. C'était si
12 LE TOUR DU MONDE.

énorme, ce qu'ils vôyaient! Un homme libre, un doc- diais le portugais en chemin; je me reposais çà et
teur peut-être, car au Brésil chaque profession a son là, je faisais des croquis, et je revenais de même,
docteur, un blanc qui pliait sous un fardeau Ce fut toujours lisant ou dessinant.-
bien autre chose, quand j'arrivai à la porte de l'hôtel; Dans le palais de la ville où je ,m'étais installé, je
une foule bizarre entourait un jouissais d'une liberté eiitièi~e.
cheval, monté par un courrier Pour m'éviter l'ennui de passer
doré sur tranche, et ce courrier dans les cours où étaient'les îac-
était là pour moi Qu'on juge tionnaires, on m'avait donné
du contraste Un courrier du une clef qui ouvrait une porte
palais impérial, d'une part, du côté de la rue de la Miséri-
un portefaix, de l'autre. On par- corde. Cette clef fut pour moi
lera longtemps dans la monta- à première vue l'objet de deux
gne de cette aventure inexplica- sentiments bien opposés; l'un
ble. Enfin, comme après tout, du plaisir de pouvoir entrer et
la missive était bien adressée à sortir à toute heure sans con-;
moi, Biard, chevalier de la Lé- trôle, l'autre de stupéfaction en
gion d'honneur, et que ce même voyant la longueur de cet in-
nom figurait sur le livre des strument vraiment prodigieux 1
voyageurs, il' fallait bien recon- aucune de mes poches n'était
naître que j'avais le droit de capable de le contenir cepen-
décacheter ma lettre. On m'an- dant je l'acceptai avec gratitude,
nonçait que Sa Majesté l'impé- me réservant in ,roetto de faire
ratrice désirait que je fisse son faire des allonges à chacun de
portrait en pied et en grand cos- mes pans d'habit, projet que je
tume, ainsi que ceux de Leurs mis à exécution sur-le-champ.
Altesses Impériales les princes- Mais je ne puis dissimuler que
ses Isabelle et Léopoldine. Adieu donc à la cascade parrais l'habitude me faisait oublier cette clef, à laquelle
et à cette bonne vie d'études que j'avais tant désirée était liée mon existence alors s'il m'arrivait de m'as-
et que j'allais quitter, hélas pour trop longtemps seoir, on me voyait me relever avec la vivacitéd'un homme
qui vient de marcher sur
Uneclefdu palais. Le mar- un serpent: Après tout, je
ché. Les oiseaux. La
garde nationale. Concert m'habituai peu à peu à
privé. Promenades au mon cauchemar.
Castel. Processions.
Dans les intervalles de
Je revins à Rio, et, le mes travaux, j'achevai d'é-
plus tôt qu'il me fut pos- tudier la ville J'allais tous
sible, je commençai les les jours ait marché.
portraits de l'impératrice C'est là que l'on juge le
et des deux princesses. mieux les habitudes du
Tous les jours j'allais à peuple. Chaque matin des
Saint-Christophe, à une embarcations, venant des
lieue de la. capitale; les îles voisines apportent
séances avaient lieu dans des provisions d'oranges,
la bibliothèque de l'em- de bananes, du bois, des
pereur. La tenue de ri- poissons; c'est un specta-
gneur était l'habit noir; cle étrange où l'on ne
or, comme il m'était dif- voit que nègres q1tÏ se cul-
ficile de t~ ouver des ou- butent, crient, appellent,
vriers qui comprissent ce rient ou pleurent, et com-
dont j'avais besoin, j'é- me ces barques ne peu-
tais obligé de tendre mes vent approcher du quai,
toiles moi mème, en cos- à cause d'un talus en pierre
tume de cérémonie, après
Une clef du palais de Rio-je-Janeiro. qui descend en pente vers
avoir eu bien de la peine la mer, d'autres nègres,
à expliquer comment se font les châssis car, ne sa- armés de paniers ronds, se précipitent au-devant, se
chant pas le portugais, il me fallait donner mes indica- jettent dans l'eau, et quelquefois font la chaine pour ar-
tions par interprète, ce qui me gênait, chaque instant. river plus tôt. Quand la marée est haute, le sabbat or-
Le plus ordinairement, je venais de Rio à pied; j'étu- dinaire augmente on se pousse, on s'ahurit, on tombe
LE TO UR DU MONDE. 13

à. l'eau, on gâte la marchandise, et les coups de bâton le thé et le café, peints à l'huile d'une façon réjouis-
sante. Je pouvais admirer tout à mon aise l'armée et
récompensent les maladroits. Plus loin, des négresses,
abritées sous des baraques faites à la hâte, distribuent MM. ses officiers, portant sous le bras le bonnet à
des manœu-
aux uns le café; aux autres des écuelles pléines de caone poil ou le shako. Devant moi s'exécutaient 1- 1~11_
vres savantes,. dans lesquelles Je
secca (voy. t. III, p. 331, note)
et de feijoens (haricots), nourriture remarquais avec plaisir la pru-
.dence qui-anime en tous lieux la
habituelle des gens de couleur, et
bien souvent aussi des classes plus garde nationale chaque soldat
élevées.' Sur le ,quai se promènent citoyen, dans l'intérêt de son voi-
les revendeurs, attendant ef guet- sin sans doute, faisait feu un peu
tant de loin les objets qu'ils veu- avant ou un peu après le com-
mandement en détournant la tête.
lent acheter. Ce qui m'intéressait
D'une belle toilette en marbrc
par-dessus tout, c'étaient des bro-
chettes d'oiseaux.de toutes cou- blanc du palais, j'avais fait une
leurs. J'aurais voulu les acheter table à: manger, et je me compo-
sais d'assez bons repas, où abon-
tous; mais l'art de les conserver
daient les conserves, les bananes
que j'ai acquis dans la suite me
et les oranges; mais il me fallait
manquait alors. En face de ce quai
si animé se trouve le marché inté- toujours disputer mon diner aux
invasions des fourmis. Le soir ar-
rieur, où l'on vend des paillas-
rivé, si je restais à prendre le frais
sons, des nattes, des calebasses,
à ma fenêtre, vis-à-vis de moi
et généralement des ustensiles de
une chambre s'éclairait, une gui-
ménage. Là se vendent aussi et se
tare et une flûte s'accordaient
découpent d'énormes poissons, là
enfin sont les marchands d'oiseaux puis des voix lamentables psalmo
de sin!!es. Je m'étonnais tou-
p.t.~ diaient des romances sur des airs
d'acheter d'enterrement. Ces chanteurs funèbres parto~s satten-
jours de voir combien on s'empressait peu
ces oiseaux d'une richesse et d'une variété de couleurs drissaient, roulaient et levaient les yeux au plafond. Le
l sentiment les débordait. Cela:1 durai! hélas! jusqu'à
si admirables. Si dans les rues on voit accrochée à une 1--1.-
deux heures du matm
fenêtre une petite cage en
dans de. pareils moments,
jonc, on est sûr que c.'est si quelqu'un se fût ap-
un serin ou un chardon-
neret qu'elle renferme. Il proché de moi, j'aurais
mordu! Mais le plus or-
en est de même des fleurs;
on ne rencontre presque dinairement, à la tombée
de la nuit, je montais au
pas de fleurs tropicales à
Castel, cette petite colline
Rio; des roses toujours.
où sont les signaux et qui
Mon temps se passait
est dans la ville même.
.agréablement. Je travail- J'ai passé là de bonnes
lais pendant une partie
du jour. Je dessinais des heures, contemplant tou-
jours avec admiration l'im-
paysages je recevais de mensité de la baie avec
nombreuses visites tous
ses îles si nombreuses
les journalistes me trai-
taient avec beaucoup de que la vue ne peut toutes
les embrasser. Du côté de
bienveillance; j'avais ache-
la mer, la sérra dos Or-
té une redingote noire
gaos se découpe sur l'ho-
j'avais chaud, mais j'étais
rizon en formes bizar-
considéré, cela eût dû me
res. Quand j'avais regardé
suffire. Que me manquait-
il ? Logé dans un palais, longtemps à une même.
je voyais, de mes croi- place, j'allais m'asseoir à
sées, la chambre des dé- quelques pas plus loin, et
nl1té1;et j'entenùais. sans le spectacle était toujours.
me déranger, de beaux discours; je voyais aussi ma- nouveau pour moi. La n'nit venait peu à peu, la pIaille
nœuvrer la garde nationale, avec ses sapeurs, dont le et la montagne se couvraient de feux, la ville s'illumi"
je m'endormais sur le
tablier était varié selon les régiments les uns imitant la nait' à mes pieds. Quelquefois,
m'aurait pré-
peau de tigre, d'autres ornés des deux plantes nationales, parapet, d'olt le moindre petit mouvenieut
14 LE TOUR DU MONDE.

cipité à quelques centaines de toises,. sur un chemin ou trevu les belles Brésiliennes étalant leurs toilettes aux lu-
sur un rocher. mières des boutiques, et suivies, selon l'usage, d'une ou
Quant à me promener dans la magnifique rue d'Ouvi- deux mulàtresses ou d'autant de négresses et de quel-
dor, je m'en gardais bien. Il me suffisait d'y avoir en- ques négrillons; le tout marchant avec lenteur et gravité,

Dames brésiliennes, à Rio-dc-Janeiro~

le mari en tète. Du reste, dans ces toilettes, presque de soie, dE' velouis, et' surtout d'immenses ballons.
toujours de couleurs très-voyantes, j'avais remarqué un Elles dansaient en s'avançant d'un air coquet. Par con«-
esprit d'économie et d'ordre que nos Françaises n'ont pas traste plusieurs d'entre elles étaient accompagnées d'in-
toujours. Ces couleurs un peu exagérées peuvent, en effet, dividus, leurs pères sans doute, marchant fièrement à
braver impunément le soleil pendant côté d'elles, avec des souquenilles
quelque temps, puis elles se transfor- vèrtes rouges, des parapluies à la
ment en nuances plus tendres, ce main et un-cigare à la bouche. Les
qui produit un changement complet officiers de l'armée, toujours leur
de toilettes sans nouveaux frais. Cha- bonnet à poil ou leur shako sous le
que jour, à l'un des bouts de la rue, bras, portaient des effigies de saints
j'aurais pli entendre une douzaiue et de saintes; un tambour-major, tout
d'orgues et autant de pianos qui rouge des pieds à la tête précédait
jouaient ensemble, pour attirer les les sapeurs à tabliers couleur tigre.
chalands aux boutiques c'était à qui A l'arrière-gande, des nègres tiraient
ferait le plus de bruit. Mais je m'é- des pétards dans les jambes des cu-
tais lassé bien vite de la-ville et de rieux. C'est un usage qui parait in-
ses distractions. Je dois noter cepen- séparahle à Rio de toute fête, reli-
daut deux processions qui défilèrent gieuse ou autre.
sous ma fenêtre. L'une d'elles avait
pour objet de célébrer saint Georges. Les nègres. Déménagement. 'Vente
d'esclaves.
Tous les grands dignitaires faisaient
escorte à un mannequin à cheval Ils sont bien drôles, ces nègres de
cuirassé de pied en cap, représentant Rio, le pays où ils sont, je crois, le
le saint. De loin je l'avais pris pour plus heureux, si des esclaves peuvent
un personnage naturel. Par hasard, jamais l'être! L'un des premiers
et comme pour me tirer d'incerti- jours de mon installation, je quittai
tude, les gens chargés de surveiller malgré moi mon travail, poussé par
le glorieux cavalier l'ayant oublié uli instant, un saut la curiosité j'entendais certains sons étranges d'un bout
du cheval faillit le désarçonner. Dans l'autre proces- de la rue à l'autre. Il s'agissait tout simplement d'un
sion figuraient de charmantes petites filles de huit à déménagement. Chaque nègre portait un meuble, gros
douze ans; habillées à la Louis XV, aVec des manteaux ou petit, lourd ou léger, selon la chance. Tous mar-
LE TOUR DU MONDE. 15
chaient à peu près en mesure, en répétant soit une syl- de cette file d'une cinquantaine d'individus venait un
labe ou deux, soit en poussant un son guttural. Il y en peu plus gravement un piano, que six hommes portaient
avait qui portaient des tonneaux vides, formant un vo- sur leur tête. L'un d'eux, faisant fonctions de chef d'or-
lume trois fois plus gros que leur corps. A la queue chestre, tenait un objet ressemblant à une pomme d'ar-

Déménagemcnt d'un piano, Rio-de-Janeiro.

rosoir, dans lequel se trouvaient de petits cailloux. Avec Un autre jour, je vis trois négresses causer en gesti-
cet instrument, le nègre battait joyeusement la mesure. culant beaucoup et portant aussi sur leur tête, l'une un

Négresses, à Rio-de-Janeiro. Nègre commissiunnaire, à. Rio-de-Janeiro.

parapluie fermé, la seconde une orange et la troisième d'avoir quelquefois dans leur marche une dignité que
une petite bouteille. Ne serait-ce pas à cet usage de leur emieraient beaucoup de femmes des classes blan-
porter tout sur la tête que les négresses doivent d'ètre ches les plus riches
généralement bien faites de porter le buste en avant et Il se fait souvent des ventes d'esclaves dans certaines
16 LE TOUR DU MONDE.

boutiques et dans des maisons particulières, pour cause de et je n'y ai remarqué aucune différence avec les ventes.
départ ou de décès. J'ai assisté à plusieurs de ces ventes, de marchandises ordinaires, sinon que le marchand était

monté sur une cai$se à fromage, et qu'un autre indi- une chaise, un petit marteau à la main. Au milieu de
vidu, sorte de commissaire-priseur, était grimpé sur guéridons, de fauteuils, de lampes, étaient assis cinq

Nègre, à Rio-de-Janeiro.. Negl'es gandins, Rio-de-Janeiro.

nègres et négresses. Je m'étais attendu à les voir4fort l'emplette de deux femmes, d'un négrillon, d'une table,
triste5;; il n'en était rien. Ces cinq nègres furent vendus de plusieurs ustensiles et d'un cheval. BIARD.
chacun l'un dans l'autre six mille francs: Un acheteur fit (La suite à la prochainelivraison.)
LE TOUR DU MONDE. 17

Retour d'une vente d'esclaves à Rio-de-Janeiro (voy. p. 16),

VOYAGE AU BRÉSIL.
PAR M. BIARD'.

1858-1859, TEXTE ET DESSINS INtDlTS

Condition des esclaves. £migrants. Une lutte nocturne,

Pendant mari séjour à Rio-de-JaneirÕ, t'm"vendit 'sept En sorllme,la- vie dunïègivaü Brésil-est bien préfé-
nègres qui avaient appartenu à un maître humain' et rable à celle de la plupart des malheureux colons que des
bienveillant. Ces pauvres diables, habitués à être traités spéculateurs y expédient avec de belles promesses et qui
avec furent pris d'effroi à la pensée de deve- sont victimes à leur arrivée des plus douloureuses dé-
nir les esclaves d'un autre maître. ,Ils se révoltèrent et ceptioiis. Onrencontre dans les rues de pauvres gens
se barricadèrent; mais, après avoiropj:JOséàune soixan- de tous les pays, pules, hâves, mendiant leur pain.
taine dé gendarmes une défense désespérée, après avoir J'ai vu deux Chinois, dont l'un était aveugle, recevoir
été blessés pour la plupart, ils furent conduits à une l'aumône d'un vieux nègre. Il faut bien des conditions,
maison de correction -où"les maitres; mécontents de leurs que probablement on ne fait pas connaitre à l'avance,
esclaves, -les font enfermer et quelquefois punir. de' la pour -qu'un colon puisse se livrer avec profit à la culture
peine du fouet. Du reste, les cruautés sont devenues:fort dans un pays vierge comme le Brésil. Avant qu'il retire
rares au Brésil. Pei.lt,.êtrel'intérêt des maîtres est-il pour'quelque fruit de son travail, il s'écdule plusieurs années,,
quelque chose dans la façon plus.humiÜne dont on traite et si, pendant cet intervalle, il n'est pas soutenu, sa
aujourd'hui les. nègres. Depuis que la traité. est abolie,. perte est certaine.
un nègre qui autrefois coûtait mille ou douze cents francs, Mais revenons à mes travaux. J'avais hâte de terminer
en vaut six à sept mille. les portraits de l'impératrice et des princesses. Je refu-
sais toutes les autres demandes. Je n'avais qu'un bnt
I, Suite. Voy.page1. faire des études, et retourner en France au plus
2. Nousrappelonsqué tous les dessinsde ces livraisonssur le voyager,
Brésil ont été exécutéspar M. Riou d'après les croquiset sous vite; cependant l'heure de la liberté n'était pas près de
les yeuxde M.-Biard.. sdnner encore. L'empereur vint un jour voir les trois
IV. 8u' LI\ 2
18 LE TOUR DU MONDE.
portraits, et, après m'avoir donné quelques avis sur la J'allai iLimédiatement à l'Académie pour y emprunter
ressemblance, il me dit qu'il fallait'aussi faire le sien. un mannequin, ne pouvant, par convenance, mettre les
Je recommençai donc mes promenades à Saint-Chris- habits de Sa Majesté sur le corps d'un modèle vivant.
tophe, ce qui me valut de devenir fort en portugais, D'ailleurs, ce modèle eût été difficile à trouver l'em-
parce que je me remis à étudier en chemin, de même pereur a six pieds, moins deux lignes. Le mannequin
que je clouais et tendais ma toile toujours en habit noir. disponible était de beaucoup trop' petit; un autre se
Je fis le portrait de l'empereur en bourgeois, habit troutait chez un artiste, et on lie pouvait me le prêter
et pantalon noirs, mais ensuite je le priai de me prêter que dans le cours de la semaine; quant à celui-là, il
son costume de cérémonie, celui qu'il ne porte que deux remplissait toutes les conditions voulues. J'étais fort con-
fois l'année, à l'ouverture et à la clôture des Chambres. tlarié due ma démarche n'eiit pas mieux réussi. J'étais
Il voulut bien m'accorder cette faveur, d'autant plus inquiet d'axoir daus ma chambre des objets d'une si
grande que cette fois c'était pour moi seul que je tra- grande valeur. Il me passait des craintes par l'esprit:
vaillais, désirant emporter ce portrait en Europe. Des Ce jour-là précisément, je rentrai fort ta~d; j'avais
nègres du palais m'apportèrent plusieurs malles en fer- diné et pa:,sé la soirée chez ~T. le ministre des atl'aires
blanc, contenant Je manteau de velours vert, doublé de étrangères, et, par mégarde, je m'étais plusieurs fois
drap d'or, la tueique en soie 'blanche, avec la cein- assis sur ma clef c'était presque toujours le présage de
ture, le sceptre, enfin tout ce qui m'était nécessaire. quelque malheur. Quand j'eus refermé avec soin la porte

L;I.C luq, llVl,1l111. Ud.I1~ 1.; 1'0.1.1;:) UC1 p.. ull Ul{;Hl.

de la rue de la Miséricorde, je suivis à tâtons un couloir pas autrement extravagante,n'avait rien de nès-rassu-
sombre et humide, et au bout je montai un escalier rant. Je dois l'avouer, j'avais peur, ma main tremblait,
dérobé jusqu'à l'entrée d'un autre corridor, à l'extré- je ne pouvais trouver ma serrure, ce qui ne m'était en-
mité duquel était la porte de mon appartement. Il m'é- core jamais arrivé; tout à coup, je sentis une haleine
tait souvent arrivé de songer, en marchant dans ces chaude tout près de moi. Certainement il y avait là un
ténèbres, que si quelqu'un avait voulu me faire un mau- homme. Son corps interceptait par moments la faible
vais parti, il lui ei~t ét~ facile de m'y tordre le cou. lumière vacillante du corridor. Il était évident que cet
L'immense corridor oti donnait la porte de mon appar- individu se penchait vers moi; il cherchait l'endroit où il
tement était éclairé tout à l'autre bout par une lampe devait me frapper pour m'abattre d'un coup, sans que
dont la lumière était ce soir-là près de s'éteindre. Je me j'eusse le temps de pousser un seul cri. Dars ce moment
sentais le coeur serré. Je ne vois pas ce qu'il y aurait suprême, j'eus la force de demander d'un ton qui m'ef-
eu d'étonnant, me disais-je, à ce que quelques malfai- ftaya moi-même encore davantage Qui va là? D
teurs eussent conçu le projet de faire main basse pen- Ne recevant pas de réponse, j'osai répéter ma question
dant mon absence sur les costumes et les üisignes im- en portugais; une belle langue! 1\~Ièrnesilence. Il y a
périaux, et, s'ils me rencontraient avant d'avoir dévalisé dos moments où une détermination est vite prise. Sûr
ma chambre, qui les enipècherait de se débarrasser de maintenant d'être tué, j n'avais rien à ménager. Diri-
moi d'un.bon coup de coutea:u ou en m'élranglant sans geant donc mon poing fermé à la hauteur du visage de
bruit? On conviendra que cette idée'là, qui n'était l'assassin, je l'envoyai tomber à quelques pas de moi,
LE TOUR DU MONDE. 19

puis je me précipitai aveuglément sur lui, sans me Aussi, n'épargna-t-il aucune des formules de la re-
soucier qu'il eût ou non des armes, et je lui assenai. connaissance la mieux sentie pour me remercier. Je
Mais le bruit de sa chute ayant attiré aux portes des n'avais qu'à me fier à lui pour écarter devant moi toutes
corridors une vingtaine de nègres et autres habitants les difficultés du voyage. Je ne serais pas son hôte,
du palais armés de bougies, je fus surpris, hélas! luttant mais son parent. Tout ce qui était à lui serait à moi, et
avec un mannequin, dont je venais de faire voler la tèt!) il s'empresserait de mettre son logis et tout son monde
et de casser le nez, en m'écorchant les doigts. J'appris à ma disposition. Bref, j'étais enchanté, et il fut décidé
alors que vers la fin du jour on m'avait envoyé ce man- que je m'engagerais dans les contrées les plus sauvages
nequin, et que les porteurs ne me trouvant pas chez sous la dire~tion et la protection du signor X.
moi, l'avaient posé près de ma porte. C'était une aimable Sur le point de partir, il me vint en tète de faire une
galanterie du secrétaire der Académie, qui aussitôt après chose dont je n'avais aucune idée de la photographie.
ma visite avait réclamé pour moi le susdit mannequin à Comme je n'y comprenais rien., j'achetai de vieux in-
l'artiste ql,Ji s'en servait. On imagine aisément combien struments tout désorganisés, des produits avariés, et
cette ridicule histoire fit rire à mes dépens. un livre quelconque avec l'intention de l'étudier en
Ce maudit mannequin ne m'avait pas joué là son route.
dernier tour. Je voulus le faire reporter à l'Académie Le 2 novembre, le signor X. et moi, nous nous
dès que le portrait de l'empereur fut à peu près terminé. embarquàmes sur le navire à vapeur le Dlercure.,trainant
Je demandai un nègre. Les esclaves du palais n'étaient à notre remorque un petit vapeur destiné à remonter le
pas gens à se soumettre à pareille besogne. Ils allèrent fleuve de l'Espiritu-Santo. La mer était mauvaise; il
donc chercher un commissionnaire, aussi noir qu'eux, ventait; ce navire à trainer retardait sensiblement notre
mais moins élevé dans l'échelle sociale. Aussitôt que ce marche. La plupart des passagers étaient des colons al-
pauvre diable vit de quoi il s'agissait, il jeta son panier, lemands qui allaient grossir le nombre de leurs compa-
enfonça sur sa tète un reste de chapeau de femme, qu'il triotes déjà établis sur les bords du fleuve. Notre vapeur
s'était arrangé en mettant le devant derrière, ce qui lui n'était pas très-grand et plusieurs de nous couchaient
donnait un air assez agréable, et prenant, comme on dans des espèces d'armoires construites sur le pont. J'é-
dit, ses jambes à son cou, il se perdit en hurlant dans tais dans l'une d'elles, et comme le roulis était très~fort,
l'immensité des corridors. j'avais pris le parti de rester dans la position horizontale
toute la journée. Pour tout dire, ce n'était pas la seule
Départpourla provincede l'Espiritu-Santo. Unincendieen mer. cause qui me retint couché; depuis quelque temps j'é-
Arrivéeà Victoria. Prièresà faire peur. Le signorX.
et leslettresde recommandation. tais malade par excès de travail, et aussi par suite de
ma manière de me nourrir, ne mangeant guère que des
Bien des fois déjà j'avais demandé aux Français rési- fruits et des salaisons. Le pire était que nous appro-
dant à Rio où il faudrait aller pour trouver des Indiens. chions de l'hiver, époque où la terrible fièvre jaune
Je n'avais reçu aucune réponse satisfaisante. D'après la jette l'épouvante dans toute la contrée. Cependant, la
plupart de ces messieurs, les Indiens n'existaient presque troisième nuit de notre navigation le sommeil, dont je
pas, c'était une race perdue; cependant il me'semblait ne connaissais plus depuis quelque temps les douceurs,
qu'il devait en exister un peu quelque pai't; j'en vou- venait de me surprendre, quand une détonation épou-
lais à tout prix. J'amis vu des nègres en Afrique; à Pa- vantable m'éveilla en sursaut. Une grande lueur pa-
ris même il y a des nègres je ne tenais pas aux nègres. raissant sortir de la ruer, reflétait et rougissait nos cor-
Un jour, enfin, j'entendis parler d'un Italien qui habi- dages d'un éclat sinistre. Des cris partaient du navire
tait depuis une huitaine d'années l'intérieur du Brésil, auquel nous étions liés; à ces cris succédèrent des gé-
avait acheté des terrains dans les forêts vierges de_la missements; à la.lumière rougeâtre succéda aussi l'ob-
province de l'Espiritu-Santo et faisait le commerce de bois scurité la plus profonde. On se sépara du navire en
de palissandre. Celui-là devait savoir à quoi s'en tenir larguant les amarres pour ne point se laisser gagner
sur la question des Indiens. J'exprimai le désir de le par le sinistre. Puis, notre capitaine ordonna de mettre
connaitre, et on me promit de me présenter à lui, dès deux embarcations à la. mer; on. s'empressa de lui
qu'il viendrait à I3io. En effet, bientôt on l'amena dans obéir. Mais il faut savoir que les équipages des na-
mon atelier et précisément un jour où je faisais le por- vires brésiliens sont en partie composés de nègres et
trait en pied d'une charmante Brésilienne, la fille du due le service ne s'y fait pas très-promptement,' malgré
ministre des affaires étrangères. L'a circonstance était la bonne volonté des officiers. Ull hommese plaça près
bonne pour mon futur hôte, qui naturellement avait be- des amarres, une hache à la main, et au signal donné,
soin de protections. Je fis de mon mieux pour lui pa yer, je vis enfin s'éloigner, malgréle vent, une première em-
d'avance l'hospitalité qu'il serait heureux, disait-il, de barcation qui ne tarda pas à se perdre dans les ténèbres
m'offrir. Je le'c0l1duisis chez les personnes dont le crédit les plus épaisses. L'autre, repoussée avec force par les
pouvait. lui être le plus utile, J'intercédai en sa faveur lanies, ne put se séparer de notre bateau; elle fut sur le
plus que je ne l'aurais assurément jamais fait pour moi- point de s'y briser. Parmi les passagers, aucun ne par-
même, et il obtint tout l'avantage qu'il pouvait tirer de lait; on regardait avec effroi de petites étincelles s'élever
l'intérêt aimable qu'on voulait ,·bien me témoigner. de seconde en seconde au-dessus du navire que nous
20 LE TOUR DU MONDE.
avions remorqué et qui, à cette heure, était déjà loin chaudière. Un incendie commençait à se propager lors-
de nous. que les matelots de notre embarcation étaient arrivés fort
On entendait un bruit confus, des plaintes lointaines; heureuseffio3nt pour l'éteindre. Ils avaient coupé quel-
le vent les emportait dans l'espace, et cependant des ques parties déjà endommagées, et donné les premiers
coups de hache, des notes lamentables, se mêlant au secours néc.essaires à trois de leurs malheureux cama-
bruit des flots, venaient d'instants en instants porter rades. Ces hommes du'on avait montés à notre bord n'é-
le trouble et l'effroi dans nos âmes. Enfin, sous notre taient pas tout à fait morts, comme on l'avait cru an
ombre, un point se dessina entre deux lames, se perdit, premier moment. On les enveloppa dans des draps
reparut, et, au milieu d'un silence de mort, nous vimes imbibés d'huile; la douleur les rappela à la vie. On
hisser vers nous, trois corps n'ayant presque plus figure les coucha ensuite avec le plus grand soin. II était dé-
humaine. Nous apprimes alors que, pour alléger autant cidé qu'on les déposerait Victoria. Notre docteur espé-
que possible la charge de notre navire et accélérer sa rait en sauver deux; le troisième un nègre, n'étaii,
marche, les hommes qui étaient à bord du petit vapeur qu'une plaie de la tête aux pieds. Celui-là échappa
avaient chauffé outre mesure, ce qui avait fait éclater la aussi à la mort. Je le revis longtemps après; il était de-

incendie en mer.

venu blanc et noir, sa peau était tigrée de la tête aux petite forteresse me parut plus grand que le hàtimellt
pieds les brûlures sur les peaux noires laissent des tout entier.
traces blanches. Mon hôte italien alla chercher par la ville des.hôtels.
Cette triste aventure nous avait faitperdre beaucoup de Il y en avait un, mais quel hôtel et surtout quel lit Je
temps et il fallut mouiller en pleine mer pour ne pas nous fis mettre un matelas sur un billard et, au grand désap-
briser. en essayant d'entrer à Victoria pendant la nuit. pointement de quelques habitués, je coupai court aux ré-
Ce fut seulement vers huit heures du matin que nous clamations, en tirant un verrou (lui eût. pu rivaliser avec
entrâmes dans les eaux de Victoria Longtemps avant de ma clef du palais.
débarquer on échangea des paroles, à l'aide du porte- Brisé de fatigue, par notre désagréable navigation et
voix, avec un personnage monté sur un affût de canon. par des émotions qu'il est facile de comprendre, j'aurais
Nous passions devant la Fortalesca, et je ne sais si c'est dormi, je crois, même sur un billard; mais, vers neuf
un effet d'optique, mais le drapeau qui flottait sur cette heures du soir, des cris ou plutôt des hurlements qui
n'avaient rien d'humain, poussés par des nègres, me fi-
1. La villadeNostra-Senhôrade i'ictoria, chef-lieude l'Espiritu- rent sauter brusquemeni à bas de mon lit. Je me préci-
Santo, est situéesur une ile, au milieude l'embouchuredu fleuve pitai vers une fenêtre d'où je pus voir une foule qui se
de ce nom, par vingt degrés dix-huit minutesde latitude sud;
sa populationest de douzemillecinqcents habitants. dirigeait vers nn grand bâtiment. Ce bâtiment était une
LE TOUR DU MONDE. 21

église, ces cris étaient des chants religieux poussés par rêts, et faisait appel à leur bienveillance en leur expli-
les gens de couleur, qui sont coutumiers du fait, et qui quant longuement les projets merveilleux qu'il avait
en hurlant, se figurent qu'ils chantent leurs prières. Je conçus dans'le seul but d'être utile au pays. Cela fait,
m'habituai peu à peu à ces moeurs étrangères. nous partions, lui foèt satisfait, et moi me demandant si
Le lendemain, mon hôte italien vint présenter avec c'était bien là le but que mes hauts protecteurs de Rio
moi les lettres de recommandation qu'on m'avait don- s'étaient proposé en prenant la peine d'écrire en ma fa-
nées pour le président de la proyince, le chef de la police veur les lettres dont un autre se servait à son profit. Ce-
et quelques riches particuliers. Dès ce début, je vis avec pendant je dois reconnaitre que grâce à l'une de ces
'plaisir que le signor 1. était un homme habile et qui épitres bienveillantes on nous prêta des chevaux et un
savait tirer parti de tout. Il me donna vraiment bonne nègre, chargé de les ramener du lieu où nous nous pro-
opinion de lui. Ces lettres me concernaient particulière- posions de- nous rendre. Il avait été résolu que nous lais-
.ment quand on les avait lues, il me traduisait quelques serions n6s bàgages à Victoria, où dès notre arrivée à
mots de compliments, d'offres de service, puis aussitôt', Santa-Cruz on enverrait des canots..
sans transition, il entretenait ces messieurs de ses inté- Notre départ ayant été remis au jour suivant, j'allai

Le drapeau de la l·'or(alesca dans le port de Victoria.

visiter la ville et les environs. J'y trouvai enfin le com- Selleset étriers. Nova-Almeïda,Tribulations.- orchidées.
mencement de ce que je venais chercher des Indiens. l'églisede Sauta-Cruz.
Quelques-uns de ces pauvres anciens sauvages demeu- Le lendemain matin, les chevaux étaient à notre
rent dans ce qu'on pourrait appeler des faubourgs, si porte tout bridés on n'avait oublié que les selles.
Victoria était réellement une ville. Ce qu'ils habitent ne Pour s'en procurer, il fallut parcourir de nouveau la
ressemble guère à des maisons; ce ne sont pas des cases ville, ce qui n'était pas absolument récréatif, certains
non plus; pour mon gala, ces Indiens-là n'étaient pas quartiers étant perchés sur des hauteurs, et les rues n'é-
encore assez naturels un peu de civilisation avait dé- tant bien souvent que des rochers sur lesquels on glisse
teint sur eux, et ce peu était déjà beaucoup trop. Dans à chaque pas. Après avoir bien questionné des passants et
plusieurs de leurs taudis où j'entrai, je fus surpris de avoir été renvoyé de maison en maisons après avoir en-
voir presque toutes les Indiennes faire de la dentelle de tendu mon compagnon s'écrier mille fois avec des ges-
fil. Partout, en outre une perruche privée était attachée. tes de désespoir a Un cavallo, senza. » et tous ceux
à un bâton fiché au mur. Pendant cette promenade, j'eus qui l'écoutaient, répéter, en s'éloignant et en levant les
du moins'la satisfaction dé rencontrer quelques beaux yeux au ciel, la même exclamation a Un cheval sans
perroquets à l'état tout à fait saw·age. selle je commençais à penser que le plus court serait
22 LE TOUR DU MONDE.
de partir à poil. Mais peu à peu le malheur
qui nous quelquefois trente à quarante pieds de hauteur; elle
frappait était devenu une sorte de calamité publique remplace le liége on la vend par morceaux dans les
si bien que des officiers s'étant mêlés de
l'affaire, deux marchés. De même que le jour précédent mon compa-
selles ornées de leurs étriers nous furent apportées en
gnon allait devant. Je le laissai aller à sa guise et tou-
triomphe. Cette fois nous partimes pour tout de bon. jours accompagné de mon nègre. Pour moi, devenu pas-
Le pays que nous parcourûmes pendant la première sionnément entomologiste et conchyologiste, je continuai
journée ne me procura pas encore les émotions dont j'é- mes collections. On avait déjeuné assez, bien avec des
tais avide. La nature, loin d'être vierge, avait
déjà subi haricots et de la carne secca. On avait pris par pré-
de profondes modifications; nous passions au milieu de
caution, non-,seulement du vin, mais encore une lourde
terres défrichées depuis longtemps et abandonnées. Sou- cruche
pleine d'eau, fort à propos, car ce jour-là nous
vent il nous fallait traverser des flaques d'eau où nos mon- rencontrâmes
beaucoup de sources d'eau très-fraiche.
tnres enfonçaient jusqu'aux genoux. Vers le milieu du jour, la chaleur était accablante;_
Nous arrivâmes vers le soir dans le village indien de c'était avec bien de la
peine que je me voyais forcé de
Nova-Almeïda, habité jadis par les Jésuites. Au milieu quitter l'ombre pour regagner les bords de la mer. Je
de la place, on voit encore une grosse pierre, à
laquelle me ressentais encore de mes'souffrances de Rio et j'é-
les pères faisaient attacher les Indiens coupables de
quel- tais impatient d'arriver à Santa-Cruz, le reste de mon
que délit. voyage devant se faire en canot. Aussi je fus bien heu-
Mon premier soin, en mettant pied à terre, fut d'aller reux quand j'aperçus au loin, de la plage où nous étions,
boire et me laver dans une fontaine un clocher se dessiner sur le ciel.
où je restai quelque temps sans pou- Voilà Santa-Cruz!! voilà le farniente
voir m'y rassasier de fraîcheur. La
pour quelques jours Je m'éton-
nuit fut la bienvenue après ce bain, nai cependant on ne m'avait pas
car à peu de chose près je puis
prévenu qué j'allais arriver dans un
donner ce nom aux aspersions que lieu si important. J'avais pensé que
je m'étais prodiguées. Toutefois je Santa-Cruz était tout simplement un
commençais à songer que l'heure du village indien, et l'église que nous
diner était passée depuis longtemps.
apercevions me paraissait impo-
Mon estomac n'avait plus qu'un sante. Pour le moment il fallait ren-
très-vague souvenir d'un pâté dont le trer sous les arbres. Quand nous
matin j'avais donné la moitié à deux débouchâmes dans la plaine, je vis
chiens que j'avais rencontrés sur la bien des huttes couvertes avec des
route. NIon hôte avait une connais- branches de palmier, quelques mai-
sance dans le village. Il vint me sonnettes peintes à la chaux; je vis
dire qu'on nous préparait un lit; bien des .pêcheurs, des femmes, cou-
quant à la nourriture, le maître du leur de pain brûlé, vêtues de robes
logis étant pauvre, il y aurait, ajou- jaunes, rouges, oranges, avec des
tait-il, indiscrétion à lui en deman- volants et des pieds nus; par-ci,
der. Il lGe parut d'autant plus ré-
par-là, quelques messieurs portu-
signé qu'il n'avait pas comme moi gais en habit noir, cravate blanche
partagé son pâté avec les chiens et Bain dans une auge.
et les mains sales. Mais plus de clo-
qu'en ce moment même il achevait cher il avait disparu, et pourtant
de grignoter quelque chose. Enfin il pouvait atten- comment avais-je pu m'y tromper? Il avait la forme
dre. Pour moi, je me disposais à aller rôder dans le ordinaire des clochers espagnols, portugais et brésiliens.
village pour demander l'al1Il1ôned'un morceau d~ pain; J'avais bien remarqué de loin, par ce soleil qui fait dis-
il me pria de n'en riPn faire, car ce serait grandement tinguer une mouche à cent pas, qu'il était peint en blanc,
offenser celui qui nous accordait si généreusement l'hos- qu'il avait des ornements, des vases sculptés et des clo-
pitalité. Mais ne vous inquiétez pas, me dit-il, au ches; j'étais d'autant plus certain d'avoir vu ces der-
point du jour, avant de monter à cheval, nous ferons des nières que je les avais entendues. Que penser de la dis-
provisions. D Je trouvai qu'il était dur de se coucher parition d'un édifice que je n'avais certes pas rêvé? Je
sans souper, surtout quand ou n'a pas diné, et il me ne pouvais avoir eu l'intention de me mystifier moi-
semblait que le compagnon entre les mains duquel je même. Incapahlé de supporter plus longtemps cette in-
m'étais mis un peu légèrement n'avait pas précisément certitude, je me décidai à demander à mon compagnon
pour moi tous les égards qu'en pareille occurrence j'au- le mot de l'énigme. Il me montra un mur de trois pieds
rais eus pour lui; mais j'étais engagé et je n'avais plus d'épaisseur que j'avais déjà remarqué à cause de sa
qu'à prendre mon parti.
Le lendemain je vis pour la première fois des orchidées 1. Ce petitvillagepeu connu ne doit pas être confonduavec le
accrochées aux arbres. Nous passâmes aussi entre des bourg du mêmenomsitué à environ quarante-huitkilomètresde
Rio-de-Janeiro,et où l'on 'voitune villa et une ferme imp,é-
espèces d'allées bordées de cactus géants, dont-la tige a riales.
LE TOUR DU MONDE. 23

hauteur, mais dont je ne m'étais pas préoccupé davan- des richesses d'art qui ne pouvaient pas manquer de
tage, étant à la recherche du monument qui était devenu décorer l'intérieur. Voilà ce que j'avais entrevu de loin;
invisible pour moi. J'allais émettre un doute bien na- mais voici ce que je vis de près en me plaçant d'un autre
turel sur la réponse de mon voisin, mais ayant fait quel- cûté. Ce mur, si bien orné de face, était seul, bien seul,
ques pas de plus en avant, tout un poëme se déroula étayé par des contre-forts qui le défendaient du vent.
devant mes yeux et je vis le chef-d'œuvre complet de Ceux qui étaient entrés dans l'épaisseur du mur, en
l'orgueil humain dans sa plus naïve expression. Ce roui- montant les marches de cette cathédrale, en rede!'cen-
était bien réellement l'église, destinée à faire de l'effet daient par derrière pour entrer dans une triste ba-
sur le vulgaire, car si de profil il n'avait que trois pieds raqne à peine un peu plus grande que les autres cases.
d'épaisseur, de face il présentait un portail complet, Ceux qui avaient vu les cloches dans l'intérieur du
une façade. On entrait dans l'église en montant plu- clocher, quand ils étaient placés devant la façade, pou-
sieurs marches; au travers des fenêtres supérieures, on vaient voir en profil un échafaudage de maçon sur le-
voyait des cloches qui laissaient soupçonner celles qu'on quel le sonneur était placé commodément pour caril-
ne voyait pas. Des ornements, des vases sculptés don- lonner on anlÎt si bien fait les choses uniquement
naient à ce monument un extérieur grandiose, préface pour la gloriula que l'épaisseur du mur du côté de

L'église de Sanla-Cruz vue de face. L'église de Santa-Cruz vue de profil.

.l'arrivée était seule enduite avec du plâtre, le revers qui sont des Vèn~leclôrs, car dans leurs boutiques, on
n'offrait aux yeux que des pierres ,brutes; qu'importe trouve des vases toujours ébréchés, de la poudre tou-
l'honneur, ou plutôt la ¿anité était satisfaite. jours éventée, des allumettes invariablement humides,
en un mot, malgré toute l'apparence aristocratique des
Séjourà Santa-Cruz.-1y'ac~igation.-Les
mangliers, habitants de Sânta-Cruz, j'eus l'inconvenance de me dé-
Lesoiseaux.- Unepirogue.
barrasser de mes bottes et de m'en aller par les rues,
Mon compagnon possédait une petite maison dans la pavées avec du gazon, pour chercher le bord de la mer et
ville, mais elle était tellement encombrée de caisses et m'ÿ coucher sur le sable, sous des mangliers que j'avais
de paquets qu'afin de s'évitèr des dérangements il em- vus de loin. J'avais encore la faiblesse de croire qu'on
prunta pour moi, à fun de ses voisins, une grande pièce peut dormir en plein air au Brésil. A peine étendu sur le
humide servant de magasin à plâtre. On balaya la place sol je fus assailli par des armées d'insectes de toute es-
de'mon et d'un tonneau de morue on me fit pèce. Le moyen de fermer les yeux? Pourtant j'en avais
urie table-toilette. Pendant qu'on prenait ces soins, je bien besoin. Je quittai forcément ce lieu et je revins me
me mis à l'aise et malgré la somptuosité de l'église, mettre sur le matelas qui m'avait été préparé. Seu-
malgré, quelques habits noirs portés par des individus lement, comme ou venait de balayer ma chambre, il
24 LE TOUR DU MONDE.
me fallut en passer par un nuage de plâtre. Mon hôte, yanture d'une cathédrale. Je n'y ai pas vu d'autres mo-
dont l'extrème convenance ne se-démentit jamais, vint numeÍlts'dig'Íles d'être cités; sinon une',fontairié nouvelle-
m'apprendre avec emÍ)reSSemeilt. qué MM~ les, rriar- ment construite.' Le ,resteesipeù de' chose, de petites
çhands cro5raient:que, 'étais'un ,colùn et qu'ils, ni'a- maisons 'placées sans syniétrie, de l'herbe poussant par-
yaient-pris pour un' domestique,blanc¡ changé de rem- tout dans ce qui pourrait s'appeler ailleurs des rues, un
placer une mulâtresse, sa cuisinière; dont-il n'était pas petit port,' abrité par des brisants. Ma seule distraction
content. Il me fut très-agréable d'apprendre, comme on était de regarder les équipages de trois navires eri char-
le pense bien, cette flatteuse opinionqüe l'on se faisait gement de bois.qui chantaient' d'es airs bien 'monotones,
de moi. soit envirant au cabestan, soit en hissant les troncs d'ar-
'-Le lendemain de. notre arrivée,'on'avait chargé quel- bres. J'avais pris le- parti deme bouclier les oreilles, afin
ques Indiens d'aller chercher nos bagages restés à Vic- de ne pas retenir ces airs dans ma mémoire. Vaine pré-
toria. Malheureusement le vent était contraire et les caution; car aujourd'hui, eri écri"anLces.lignes, je m'a-
légers canots faits de troncs d'arbres ne pouvaient-lutteri~ perçois que je 7les chante d'inshü·âtion. Généralement,
contre sa violence.~Il.fallut attendre. ce sont des lnois-de ~palissandre qu'on envoie à Rio et de
On sait. déjà :que' la ville de Santa-Cruz possède la de- là en Europé. Les: possesseurs de terrain, qui font le

commerce, se bornent à exploite¡' cette espèce. Onn'ap- un autre canot et me laissa dans le mien qui était le plus
porte Santa-Cruz (lue les ti'oncs coupés à- la hauteur eiicômbré. Nous remontioils à force' de rames la rivière
des prenÚères'lmtnches, et là on les scié en'deux avant de' Sagnassoll" où je rèssentais encore l'iÙfluence' de la
de-les embÚqu'er." mer; mais le spectacle' était intéréssant; des forêts de
Trois. semaii1es'se passèrent. Chaque jÓur, je consul- mangliers s'étemJ1\ient avec leurs myriades de racines
tais le :vent toujours le mêmé. Eufiu arrisa celui 'dont bien avant dans l'eau:
nous avioits besoin les canots revinrent; iéàis dans quel Une demi-heure après le départ, des grains vinrent
état! Nos'effets étaient détéi'iotés et nos malles lileines de quart d'heurè e~ quart d'heure'fondre sur nous avec
d'eau, à,en juger du moitispar ]:extériéUJ', car on ne s e une telle force que mon parapluie fut cassé, -niés malles
doni1~'pas' le temps de vérifier:lés désastres.: et le joûr bousculées et le canot rempli d'eau, en sorte que ,si un
de. l'arrivée de nos liagagés fut celui' de notre départ. Indien ne se fùt einpressé de le vider; nÓ1iseusSions
Cette fois, c'était poudongtemps. coulé bas inévitablenierÍt.Cet Indien' h'ayaritpas sous
Trois cimbts furent chargés'de nos divers effets,-parmi la maiIi de vase pôur cette opération, eut-l'heureuse idée
lesquels il fallait se casei- d'une façon assez iticômmode. de se servir d'un verre, tandis que les autres pôiissaient
Ge que.yoyarit,_môti hôte, qui n'avait tôujours' que mon -terre le canot. Nôns déliarqüâàiés 'heureusement, et
intérêt' en vile, alla, sans me rien dire, 9'installer*dans nous attendimes que lé temps devint'meilleur.-Dès que
26. LE TOUR DU MONDE.

je n'eus plus à craindre un bain forcé, j'employai le rapprochant davantage de ces scènes grandioses, efface
temps que nous passâmes accrochés sur mi rocher, à cal- peu à peu le souvenir du passé. La rivière se rétrécit
culer. combien de jours il eût fallu à l'ingénieux In- sensiblement les deux bords vont convergeant l'un vers
dien ,pour vider notre emharcation avec son verre, et il l'autre. Les mangliers disparaissent. L'eau douce rem-
me fut démontré que trois semaines eussent à peu près place l'eau ~;alée. Les plantes aquatiques cachent le
suffi. rivage. Bientôt paraissent des arbres immenses cou-
Le ciel enfin devint bleu et nous remontâmes en ba- verts de plantes parasites, de fleurs, d'orchidées qu'on
teau. Je n'avais pas nomme très-juste-
assez de mes yeux ment les filles de
pour regarder de l'air, vivant sans
tous les côtés. Nous racine, suspendues
approchions cette souvent à des lia-
fois des forêts vier- nes, comme des
ges. La rivière était lustres, sans qu'il
large. De loin je me soit possible de
voyais de grands bien comprendre
oiseaux blancs comment et pour-
c'étaient des aigrèt- quoi le hasard. les
tes, puis des hé- a placées ainsi. Le
rons à bec couleur lit de la rivière de-
bleu de ciel et or- vient peu à peu si
nés de panaches étroit, qu'il est né-
retombant de cha- cessaire de se bais-
que côté de la tête, ser souvent, afin
des martins pè- d'éviter les arbres
cheurs, etc. Près penchés et dont les
de nous passa une racines se déta-
pirogue montée chent à demi arra-
par un jeune cou- chées de la rive
ple, le mari au gou- minée par l'eau. A
vernail, la femme chaque instant nous
placée au milieu, passons sous des ar-
tenant dans ses bras cades formées par
un buisson qui ser- des myriades de
vait de voile: sujet palmistes, au tronc
de tableau char- si frêle qu'il sem-
mant 1Cepetit ca- ble, quand on les
llot ainsi pousse par voit de loin, que le
le vent disparut en moindre souffle de
peu de minutes. ventdoive lesbriser.
Mon hôte ne com-
Nousentrons dans la prenait pas mon
forêt vierge. -,Ar- admiration quand
bres. Animaux.
La propriétéde mon je m'extasiais à la
hôte. Machambre. vue des formes fan-
Mapremièrenuit
dans la solitude. tastiques que les
plantes grimpan-
Enfin, enfin, voilà tes, chargées de
la forêt vierge voilà fleurs donnaient
le commencement aux arbres qu'elles
de cette nature à envahissaient si-
Gra; ~e p ar Erh.udRJ3oN.-pone 42
peu près inconnue mulantdans lesairs
Jamais la hache n'a passé par là. Le pied de l'homme n'a toutes les figures que pourrait rêver l'imagination la plus
pas foulé cette terre. Il me semble qu'une vie nouvelle riche. Les sensations que j'éprouvais étaient de celles
se révèle à moi. Ma tendance naturelle à ne saisir que le qu'un peintre peut tenter de rendre avec son pinceau,
côté ridicule de tout ce que j'avais vu jusqu'alors, fait mais que sa parole et sa plume sont tout à fait-impuis-
place tout à coup à des pensées sérieuses, à un recueille- santes à exprimer. J'en croyais à peine mes yeux. Il
ment presque religieux. Chaque coup de rame en me me semblait voir des temples, des cirques, des animaux
LE TOUR DU MONDE. 2.7

fantastiques, effacés à chaque pas que nons faisions lisation de mesplus chers désirs. Les Indiens appartenant
et remplacés par d'autres images; car, dans cette nou- à l'habitation vinrent enlever nos effets qu'il était assez
velle partie de la rivière, les arbres étaient enveloppés difficile de monter sur l'herbe glissante. Ils portèrent
de lianes montant jusqu'à leur sommet, descendant en d'abord au logis tout ce qui appartenait à leur maître,
grappes entrelacées, puis remontant pour redescendre conformément à ses ordres. Quant moi, assis sur un
encore, formant de toutes parts des réseaux inextri- tronc d'arbre, j'admirais en silence les attentions deli-
cables, toujours verts et fleuris. De la cime de ces ar- cates dont je me voyais l'objet. Mon tour vint toutefois.
bres envahis, tombaient, comme des cordages de na- On me conduisit dans mon logement, et je reconnus que
vire, d'autres lianes, tellement régulières qu'on les eÙt la chambre dont on me faisait hommage, était encom-
prises pour des œuvres d'art. A ces lianes se pendaient brée de caisses, de tonneaux et de paquets de" cannes
des familles de singes ouistitis, due notre présence ne sèches. Impossible d'entrer. Je me retirai donc et j'allai
faisait pas fuir et qui au contraire nous regardaient de nouveau m'asseoir sur l'herbe, oubliant une de mes
avec curiosité, en poussant de petits cris pareils à des mésaventures de Santa-Cruz: une nuée d'insectes im-
sifflements. Mais à toute chose, il y a des contrastes. pitoyables vint me la rappeler cruellemeIit.
C'en était un que ces affreux crabes qui à notre approche Forcé de revenir au gite, je visitai, en attendant l'heure
décampaient au grand effort de leurs grandes pattes ar- du diner, l'intérieur et l'extérieur de la case. La cuisine
mées de pinces formidables, et ces crapauds de la gros- surtout était. d'une saleté impossible à décrire. Line vieille
seur d'un chat, qui ont Indienne faisait cuire,
un regard si doux sous étendu sur des char-
une enveloppe si re- bons, un tatou que je
poussante. Il vint un crus destiné à notre dî-
moment où d'iin côté ner. Le foyer au milieu
nous aperçûmes une de la pièce se compo-
clairière. On y avait sait d'une douzaine de
abattu les arbres en pierres; à droite et à
défrichant, mais on en gauche du feu étaient
avait laissé une rangée des hancs sur lesquels
debout. La rivière était dormaient les Indiens
en cet endroit le lieu qui avaient fait notre
du monde le plus agréa- déménagement. Je me
ble pour se baigner. trompais cependant à
Le sable fin et jaune l'égard du tatou. On
comme de l'or m'invi- préparait à part. notre
tait à profiter de l'oc- diner une jeune mu-
casion, mais ce fut un làtresse en était char-
désir qu'il me fallut gée. Pendant ce temps,
cette fois réprimer. mon hûte oubliant que
Nous étions arrivés au je ne savais où me
terme du voyage. Mes La chambre que ma rései vée mon hôte. caser, peut-être même
impressions poétiques que j'existais, causait
se dissipèrent tout à coup dès que j'eus mis pied terre. avec son ~'eitor, titre correspondant à celui de comman-
Je vis d'abord sur un coteau une case un peu plus deur dans les Antilles.
grande que celles des Indiens de Santa-Cruz, un très- Je continuai donc ma visite, et j'eus le loisir d'exami-
grand terrain plat, coupé par des flaques d'eau et couvert ner tout à mon aise la salle à manger; un petit ouistiti,
d'une mauvaise herbe, puis aussi loin que mon retard méchant et mordant tout le monde, attaché à la croisée;
pouvait atteindre, des bois vierges, dont l'aspect vague six à huit chiens étiques; une fournée de chats grands
ne m'intéressait plus autant. On avait brûlé de tous cû- et petits; des poules, des canards et des cochons, vimnt
tés les arbres après les avoir abattus, ainsi que les plantes familièrement avec les maîtres, et commettant, ainsi que
parasites de ceux qui restaient debout. Aussi ces derniers j'ai pu m'en assurer plus tard, bien des actions repré-
me paraissaient-ils maigres et décharnés. Peut-être mon hensibles pendant les repas.
désenchantement tenait-il à une autre cause. L'enthou- A la fin, le maitre de la maison vint me dire d'une
siasme n'est pas un état normal, et à force d'avoir trop façon tout aimable « Mon brave, allons diner! » Je
admiré, je n'admirais plus. D'ailleurs le caractère de fus flatté de l'épithète, et j'allai diner en remettant au
l'hôte chez lequel j'allais passer six mois, et sa case lendemain la suite de mes explorations;
couverte en palmiers, daus une partie privée d'arbres, Après le repas, il n'y avait rien de mieux à faire que de
auraient suffi, je crois, pour refroidir monimagination. se coucher. La fatigue me fit trouver la vue d'un matelas
Enfin sans trop pouvoir ni'expliquer pourquoi, je me étendu à terre aussi agréable que celle du meilleur lit.
sentais triste et désenchanté au moment même de la réa- Le lieu où l'on m'avait déposé momentanément avec d'au-
28 LE TOUR DU MONDE.

ti'es colis n'offrait, comme tout le reste de la case, pour se à Rio, et alors je le rembourserais. J'étais donc à sa
garantir du soleil et des insectes, qu'un morceau de toile merci. La perspective n'était pas riante. Je voulus avoir
bleuâtre, en coton, accroché avec des clous. Pendant cette une explication avec lui. Je me plaignis du peu d'atten-
première nuit j'enlendis des cris dé toils les côtés; plu- tion qu'il prètait.ymes demandes, à mes prières. Il parut
sieurs me parurent fort désagréables,' surto'ut celui. d'un exti'èmenÍent surpris.' N'étions-nous pas convenus, me
oiseau dont on m'avait paulé. Cet oisea-ii,que les Indiens dit-il; d'agir sans façon l'ml' avec l'autre? Mais comme
nomment saci, parce qu'il seluble prononcer ce.sdeu'x-s~1- au sujet d'u sans-façon la partie entre nous n'était pas
labes, est pour eux un objet dé supersÍiti()Ji ils pensent égale;je lui déclarai que j'avais envie de m'en aller. Il se
que c'est l'âme de quelqu'un dé leurs pÚeilts. J'ai passé récria, me fit t débelles prôtestations, et cette fois encore
plus tard bien des jours à le chasser.'Il se-faisait entendre je me résignai. Ma chanibre fut enfin misé en état de
dans un buisson isolé. Guidé' paiv sôn cri je m'avançais me recevoir.
doucement, avec précaution, retenant riioil ,haleine. Un Un matin j'obtins le secours d'un ouvrier qui, armé
instant il se taisait, et quand je faisais un lias de plus, de marteaux et de vi~illes, me prêta son aide pour con-
le cri se répétait, mais derrière moi; jainàis'je n'ai pu fectioinier 'un tout 'pétit lalioratoire nécessaire à mes
voir cet oiseau. Son cri, lors'que je Tenteildis pour la premiers'essais' de photographie. Si j'ai mentionné spé-
première fois, m'avait si longtemps empêché de.dormir, cialement des vrilles, c'est que les bois du Brésil ne'
que j'en serais devenu permettent pas, tant ils
presque enragé si je ne sont dnrs, aux clous seuls
me fusse levé; mais*je de les entamer. Ce qui
dois dire que je fus bien. se nomme planche au
récompense du parti que Brésil pèse autant que
j'avais pris; par le tableau nos madriers en Europe.
qui" s'.offrit à mes yeux. La petite pièce destinée
Sous l'ombre que proje- à me servir de cabinet;
taient au loin lés forêts, d'atelier, de chambre à
depuis'le bas de la mon- coucher, de laboratoire
tagne jusqu'au sÓmmet., pour l'histoire naturelle,
des myriades de mou- n'était écliiiree que par
ches lumineuses bril- la porte. Le toit couvert
laient commedes étoiles. de branches de palmier,
Ji oliblÍai bien vite le saci, s'avançait très loin et
cris aigus des hérons, donnait de l'ombre plus
les hurlements des chats qu'il n'en fallait, mais ce
sauvages,a spectacle de qui était à certains égards
ces feux, d'artifice natu- un inconvéniènt était
rels devant lesquels j`au- racheté par l'avantage
rais volontiers .passé le d'arrèter un peu le soleil.
reste da la nuit si des Dans mon installation, les
insectes de toute espèce planches massives et les
se ruant sur mon.visage tonneaux Yides jouaient
ne m'eussent obligé à dé- le principal rôle. Les in-
guerpir et à me réfugier derrière lion' ridéau et ses terstices des planches qui formaient les cloisons de mOIl
clous. petitcabinët de photographie furent bouchées avec du
papier et du foin. Deux tonneaux me servirent de ta-
Tribulations. Je me raisun lahoratoire-etune-tente.
La chasse. Crapaudet crabe. ble, et j'eus pour chaise une caisse sur laquelle j'avais
cloué dès morceaux de latania. De ma vieille natte je
Le lendemain je priai mon hôte de faire débarrasser me fis une porte. J'avais tout juste de quoi entrer et
la chambre qui m'était destinée de tout ce qui l'emplissait. sortir, rien de plus. Sur toute la longueur de ma cham-
Il trouva que rien n'étàit plus juste. Mais il n'en per~ bre je disposài en tablettes les deux plus grandes plan-
sista pas moins à s'occuper exclusivement du soin de faire ches, et lés deux plus grands tonneaux vides furent
vider ses malles et d'emménager tout ce qui était à lui. remplis de millé objets nécessaIres. Tout autour du ca-
Bien des jours s'écoulèrent ainsi. J'eus le temps de binet s'étalaieûtmes' habits qui achevaient de couvrir
songer à tous les services que j'avais rendus à ce per- les intervalles des planches déjà en partie masquées
sonnage pour m'assurer de ses bons procédés. Ne m'é- par du papier.' Je mis alors en ordre les outils qui de-
tàÍs-je pas enhardi jusqu'à exposer et recommander ses vaient servir à chacnn des états que j'étais venu exercer
plans de colonisation à l'empereur? Il m'avait-dissuadé dans les bois. En première ligne venaient la boîte aux
d'emporter mon argent, se chargeant, me disait-il, de couleurs, les papiers préparé&.pour le dessin et destinés à
me défrayer de toutes choses. Il devait revenir avec moi composer plus tard un album; après quoi je posai sur la
LE TOUR DU MONDE. 29
planche une petite bûche en guise de cloison. Plus loin, 1 res du matin. Tout hiell considéré, il me parut qu'il
je rangeai les flacons, serait assez difficile
les épingles, les plan- d'obtenir un résultat
chettes d'aloès que j'a- photographique quel-
vais sciées et passées conque: avant huit heu
à la râpe. Dans le troi- res trop d'humidité,
sièIne casier furent dé- après huit heures 'trop
posés les scalpels, les de vent; le moyen de
ciseaux, le savon arse- rien faire de bon? Je
nical, les balances. Je commençai à croire
ne dois pas oublier le qu'il serait sage d'a=
livre où je devais ap- bandonner la photo-
prendre les premiers graphie et de revenir
éléments de la photo- tout simplement à la
graphie, art auquel j'é- peinture, d'autant plus
tais alors aussi étran- que les pluies qui alors
ger qu'à celui de pré- tombaient à torrents,
parer les animaux, qui ne me permettaient
d'ailleurs n'étaient pas plus de sortir. J'avais
encore tués. Dans le des Indiens sous la
même casier que les main et je résolus de
balances se trouvaient composer un tableau.
les produits chimiques. Moninstallation. Mais, comme dit le pro-
Une fois les instruments de toutes mes diverses bran- verbe, j'avais compté sans mon hôte. Au premier mot,
ches classés, je songeai à sur ce sujet il me fit des ob-
travailler. Cependant il me jections a Les Indiens sont
fut démontré que tout n'é- superstitieux, me dit-il, ja-
tait pas terminé. Par éco- mais ils ne voudront po-
nomie j'avais voulu me pri- ser. Quant à lui il trouvait
ver de la tente nécessaire à
trop délicat de le-leur pro-
lit photographie; il rie me
poser. Je parvins néan'
fallut pas longtemps pour moins à persuader et à pein-
me convaincre qu'il m'était dre un de nos Indiens do-
impossible de m'en passer. mestiques; il ne fallait pas
Puis le premier jour où je
songer à en.persuader un
voulus essayer de faire de la second. Polycarpe s'était
photographie, je cassai mon déjà montré fort mécontent.
verre dépoli, et l'humidité J'avais exprimé le désir
fit décoller tous mes ins- d'avoir un canot, et un
truments. Je passai quinze homme pour me ramener
jours à réparer ces mal- vers un de ces endroits de
heurs en même temps qu'à notre route fluviale d'où j'a-
me faire une tente au vais rapporté tant de beaux
moyen de quelques étoffes souvenirs; l'homme et le
que je trouvai dans mes canot ne venaient point.
malles et de trois upons,- Pour éviter le vent, j'avais
déguenillés empruntés à la conçu l'idée d'aller dans
vieille cuisinière. J'eus d'ail- l'intérieur des bois et d'y
leurs 'l'heureuse idée d'a- faire mes études au moyen
dapter ma tente à mon pa- de photographies mais.
rasol de paysagiste. J'atta-
Jiour cela encore me fallait-
chai à chaque baleine une il un homme, car il s'agis-
ficelle puis à l'aide de sait de porter un bagage as-
pieux que e fichai en terre, sez lourd. Impossible de
je fis en sorte que ma tente trouver cet homme.
ne fût pas trop bousculée Un jour cependantje ren-
par le vent or ce vent du contrai un Indien; ie liai
_»_
Brésil vient régulièrement tous les
jours vers huit heu- conversation avedui, je lui prêtai mon fusil; tle la pon-
lb
30 LE TOUR DU MONDE.

dre, du plomb et il tua quelques oiseaux. Alors je lui pro- Je n'avais de ressource que la chasse, quand la pluie
posai adroitement de rester auprès de moi et de m'accom- me permettait de sortir. En peu de temps, je devins
pagner dans mes courses, lui expliquant qu'une fois mon fort habile. l\!Ia chasse terminée, je préparais mes oi-
bagage porté chaque matin dans le bois, il serait libre seaux, mes mammifères, mes serpents. Quant aux insec-
de chasser en m'attendant. Je dois reconnaitre du reste tes, il eût fallu des boites pour les renfermer, et j'avais
que c'était mon hôte qui in'a%7aitsuggéré cette idée d'en- négligé d'en apporter, m'étant fié aux promesses que
gager, pour mon service, quelqu'un. à mes frais. J'a- mon hôte m'avait faites à Rio. Heureusement, les boites
vais suivi son conseil tout en tramant ce procédé original à cigares n'étaient pas rares. Je sciai de petites plan-
de la part d'un individu qui avait beaucoup de domes- chettes de ca,;tus, je les collai au fond des boites, et peu
tiques, et pouvait, sans se gêner, m'en céder un chaque à peu mes collections trouvèrent à se placer. Je passai
jour pour quelques heures. ainsi la fin de novembre et le mois de décembre dans
L'Indien n'hésita pas et vint se mettre à ma disposi- des occupations tout autres que celles qui avaient pour
tion mais aussitôt l'Italien le lit travailler pour lui- moi une réelle importance.
même, en me disant que c'était un paress"eux qui ne me A défaut d'Indiens, j'aurais 'du moins voulu faire des
conviendrait pas. Ainsi tout me manquait, tout m'é- paysages. J'attendais le retour du beau temps avec bien
chappait, gràce à ce sentiment d'obligeance inépuisable. de l'impatienæ. Provisoirement, j'avais choisi pour sujet

Une rencontre dans la forêt,

de tableau un naturaliste -entouré du produit de ses ex- sus, et, malgré sa résistance, je l'attachai par les pattes
plorations. Aux heures favorables, j'allais au plus près de derrière. Une fois le crapaud ainsi suspendu en l'air,
choisir quelques fleurs, mes seuls modèles possibles. il me fut facile de l'apporter sans crainte d'ètre mordu.
Un soir, je revenais d'une de ces excursions, chargé Les Indiens, après leur travail, se reposaient à la porte
de fleurs que j'avais été chercher bien loin. Je descen- de la case. Ce fut une grande partie de plaisir pour tout
dais dans un sentier alors changé en torrent. J'étais nu- le monde que ce crapaud, car une fois à terre, il s'é-
pieds et j'avais de l'eau à mi-jambes. La nuit approchait lança sur moi pour me mordre, en ouvrant une 'gueule
rapidement, car dans ces contrées il n'y a pas de cré- formidable et en jappant comme une hyène. J'aurais
puscule on passe du grand jour sans transition à la bien voulu enrichir ma collection d'un individu aussi in-
nuit. Sautant pour éviter d'enfoncer au milieu des détri- téressant, mais je ne savais comment m'y prendre pour
tus.de toute espèce que les eaux emportaient, je marchai le tuer sans le détériorer. Pour me tirer d'embarras,
sur un objet gluant et mou! C'était un de ces é~ormes M. le fei.ton, qui était présent et avait pris sa part de
crapauds que les Indiens appellent sape-boï, « crapaud- la gaieté inspirée. par les grâces de mon crapaud, trouva
boeuf! Familiarisé déjà avec de pareilles rencontres, je un moyen aussi simple que facile. Avant 'qu'il ne me
fi\t possible de l'en enipêcher, il brisa la tête de l'a-
jetai sur le crapaud ma veste, puis je mis le pied par-des- 0
LE TOUR DU MONDE. 31
nimal avec une pierre. Je l'aurais battu, le malheu- manquerait pas le sien. Tout en discutant avec moi-même,
reux il avait gâté mon sujet. Cependant, à force de j'avais glissé deux balles dans mon fusil. La tête du ser-
soins, j'ai rendu le crapaud monstre à sa première forme, pent avait disparu, mais certaines ondulations dans les
et aujourd'hui ce n'est pas l'un des moindres ornements herbes me révélaient sa présence. Donc, après avoir re-
de ma collection. gardé 'derrière moi, pour m'assurer du chemin à prendre
Le matin suivant, j'allai voir ce due faisait un groupe en cas de retraite, je tirai sur une touffe sous laquelle je
d'Indiens dans une espèce de parc où l'on enfermait les venais d'apercevoir à l'instant l'énorme tète du serpent.
boeufs. Mon hôte avait tout récemment acheté plusieurs La difficulté était ensuite de s'assurer s'il était mort. Il
de ces animaux, et comme en jouant seulement ils pou- pouvait n'ètre que blessé. Rien ne bougeait; j'attendis
vaient blesser les gens, on leur sciait le bout des cornes. un quart d'heure avant d'approcher, et ce fut seulement
Je fus bien surpris quand je vis par quel procédé. C'était après avoir rechargé mon fusil qu'enfin je me décidai
tout simplement une ficelle qui faisait l'office de scie. réellement à aller reconnaitre en quel état était mon terri-
Depuis, j'ai plusieurs fois vu répéter cette opération, et ble ennemi. Décidément j'étais un brave, un véritable
j'avoue que si je l'avais seulement entendu dire, j'aurais foudre de guerre; quelque temps avant, un mannequin
eu de la peine à y croire. était tombé sous mes coups; aujourd'hui, je venais de
On m'avait parlé bien souvent, depnis due j'étais au tuer. un crabe l'dais que faisait ce crabe dans une
Brésil, d'un affreux ser- prairie, loin de la rivière,
pent, le plus grand des cro- et pourquoi avait-il un
tales, le soucourouhyou. morceau de liane à la
Quand. j'exprimai à mon patte'? Avec un peu de -ré-
hôte le désir d'en tuer un, flexion je m'expliqua
ses cheveux se dressèrent bientôt ce phénomène.
sur sa tête. a Que Dieu Les Indiens avaient rap-
vous préserve, me dit-il, porté la veille une très-
d'une pareille rencontre. grande quantité de crabes
C'est la mort certaine de la pèche, et ils les
Non-seulement; le mons- avaient sans doute atta-
tre a des crochets à venin chés par les pinces. Celui-
et ull dard'dans la gueule, ci s'était esquivé chemin
mais il a un autre dard il faisant, et ne savait que
la queue, et il ne fuit' ja- faire de sa liberté quand
mais. » Il me répétait je l'avais rencontré. On
ainsi une chose que tous comprendra que je ne fus
les Indiens affirment de pas très-empressé. dé me
bonne foi. Du reste, en vanter de ce nouvel ex-
laissant de côté la fable ploit.
du dard dans la. gueule et
dans la queue, j'étais con- Ma premièrejournéedansla
forêtvierge.
vaincu de la- force prodi-
giense du soucourouhyou Autre rencontre.
Depuis plus de deux
et je savais que le poi- mois, j'avais essayé de pé-
son qu'il distillait à la plus légère morsure était mortel. nélrer dans l'intérieur de la forèt que je ne connaissais
Un jour, je guettais quelques oiseaux, enfoncé jus- pas encore, et j'avais toujours été arrèté parun grandamas
qu'aux genoux dans les hautes herbes d'une prairie d'eau stagnante qui, n'ayant pas d'issue, formait' devant
lorsque j'aperçus tout.à coup une tête et deux yeux flam- le bois un petit lac qui ne devait s'assécher que peu à
boyants dirigés sur moi. En vrai citadin d'Europe, j'é- peu, quand les pluies auraient cessé. Le moment arriva
prouvais encore à cette époque une espèce de frayeur enfin où je pus continuer mes excursions. J'avais fait des
rien qu'à voir un reptile, quelque petit qu'il fùt d'ail- pro~i~ions pour la journée mon livre de croquis; le
leurs. La peur était plus excusable dans la circonstance plomb, la poudre, les flacons destinés à contenir les in-
où je me trouvais. On m'avait dit due le soucourouhyou sectes, tout était en bon état; mon carnier était rempli de
s'élançait sur tont ce qui passait à sa portée. Aussi, re- tout ce qui pouvait m'ëtre nécessaire. Je me mis en route
culant avec précipitation, je commençai par mettre une avant le lever du soleil. Les eaux avaient considérable-
distance raisonnable entre le serpent et moi. Un peu ras- meut baissé; je n'en alais que jusqu'à mi-cuisse; et cette
suré, je me mis à délibérer sur le parti que je devais fois, bien tout de bon, dix mois après avoir quitté Pa-
prendre. Valait-il mieux m'en aller tout à fait ou ferais-je ris, je voyais se réaliser tiès-véritablement le plus beau
bien de me rapprocher pour tirer sur le monstre? Ce de mes rèves. Je serais fort embarrassé pour exprimer
dernier parti était chanceux. On m'avait prévenu que si ce que je ressentis alors C'était un mélange d'admira-
par malheur on manquait son coup, le serpent, lui, ne tion, d'étonnement, quelque chose de solennel. Combien
32 LE TOUR DU MONDE.
Je me trouvais petit en présence de ces arbres gigantes- tiques. Il n'en fut pas de même d'un très-bel oiseau
ques, qui dataient des premiers âges du monde J'aurais que j'allais viser et que je voyais. déjà dans ma: car-
voulu peindre tout ce que je voyais, et je lie me sentais nassière au moment où je le mettais en joue un
la force de rien commencer. Hélas faut-il le dire aussi, affreux moustique m'entra dans la -iiat,iiie, et quand je
les moustiques me dévoraient. Ils règnent en maîtres dans me fus déharrassé de cet impoI't~m, l'oiseau était parti..
i.
ces bois qui lais-
Comme pendant
sent à peine pé- ma chasse aux in-
nétrer quelques sectes j'avais ou-
rayons de soleil blié de prendre.
sur le sol où l'om-
lesprécautionsné-
bre épaisse entre- cessaires pour re-
tient une humidité connaître la direc-
perpétuelle. Là ja- tion que j'avais
mais ne passe
suivie, il y eut un
aucune créature instant où je fus
humaine; il faut saisi d'un serre-
se frayer des seii- ment de coeur af-
tiers à coups de freux.. Se perdre
sabre. Si l'on s'ar- dans ces bois in-
rète un instant,
~xtricables, c'est
on est assailli de courir mille chan-
tous les côtés. Je ces de mort. En
conserverai long- cherchant bien je
temps le souvenir retrouvai heureu-
de ce premier jour sement non-seu-
de mes grandes ex- lement l'endroit
cursions dans les d'où j'étais parti
forèts. J'entends
pour entrer dans
encore les cris des
la. clairière, mais
perroquets per- .encore quelques
chés aux plus hau-
pas plus loin, un
tes branches, ainsi
petit sentier déjà
que ceux des tou- caché en partie
cans je vois en- par les herbes, et
core rarnper sous
que je ne quittai
l'herbe ce joli rep-
plus.
tile peint avec du Je m'étais don-
brillant vermillon, né la journée pour
qu'on appelle le aller à l'aventure:
serpent=corail, et j'étais armé d'un
qui donne la mort bon coutelas, fer
aussi sûrement tranchant d'un cô-,
que la vipère et le lé, scie de l'autre:
crotale. Toujours
j'avais des balles.
coupantles lianes, toutes prêtes, en
toujours gagnant cas de rencontre
du terrain non avec des tigres. Je
pas pied à pied, dis tigres, mais
mais pouce à pouce, j'arrivai à une espèce de clairière. seulement'au figui é, car il n'y en a pas en Amérique; on
Une douzaine d'arbres brisés peut-être par le tonnerre y trouve des jaguars des panthère! des ours, des chats-
avaient donné passage au soleil; des insectes volti- tigres. Cette fois, je ne rEncontrai qu'un petit singe.
geaient.sur ces fleurs immenses qu'on trouve à cha- BIARD.
que pas j'en fis une riche récolte en dépit d3s mous- (Lafin à la prochainelivraison..
LE TOUR DU MONDE. 33

Opération désagréable.

VOYAGE AU BRÉSIL,
PARM.BIARD',
1858-1859. TEXTEET DESSINS
INÉDITS

Suite :de ma promenade dans]a fo'rêtvierge. Les Indiens Puris. -7 OpératIOn désagréable.-Les-cancrelats et là couleur rouge.

Je marchai longte~ps, toujours escorté de mes enne- plus hardis, tinrent ferme, mais parurent fort.étonnés
mis les moustiques, sans pouvoir, à cause d'eux, me surtout à la vue de mes collections d'insectes, sorte -decu-
décider à faire le moindre croquis. Après une descente riosité tout à fait inconnue chez eux. Je ne remarquai
très-rapide, j'arrivai _près d'un torrent, où j'allai bien d'ailleurs rien d'hostile dans leur façon de m'examiner;
vite- me désaltérer.et.me laver, les: pieds et les mains loin dé là, voyant que, grâce à la trêve que me laissaitl'é-
son' eau çoulant.sous les arbres, et toujours dans l'ombre, loignement des moustiques, j'allais préluder à mon dé-
était pourtant,.chaude, dumoins presque.tiède..J'ai ap- jeuner en ramassant quelques oranges sur le sol,.deux
pris plus tard que ce torrent était la limite d'une cer- de ces Indiens, armés -d'une grande perche, vinrent
taine quantité de terrain accordée par le gouvernement vers moi, firent tomber une demi,douzaine de ces beaux
à une petite tribu indigène, les Puris. J'étals en ce mo- fruits, et me les offrirent avec la meilleure grâce du
ment sur leur territoire. Je vis quelques plantations, monde. Dès que je fus assis sous les orangers,' mes deux
des ricins, des orangers, dès citronniers et des champs nouveaux amis prirent sur eux de s'approcher encore
de manioc. plus près de moi. Mon couteau de chasse, mes flacons
Quand je parus dans le voisinage des cases, les femmes pleins d'insectes, mon couteau à plusieurs lames les
et les enfants se sauvèrent à toutes jambes. Les hommes, préoccupaient beaucoup.
Il était déjà tard le soleil avait fourni les deux tiers
1. suite et fin. Voy.pages 1 et 17. de sa carrière, et moi j'avais bien autant de chemin que
2. Tous les dessins de ces livraisonssur le Brésil ont été
exé'cutéspar M. Riou d'après les croquis et sous les',yeux de lui à faire-pour retourner à mon gite; je rentrai dans la
M.Biard., forêt, en notant du regard les sites qu'il serait le, plus
IV. atnI.lV. 3
34 LE TOUR DU MONDE.

intéressant de peindre. Quand j'arrivai chez le signor couleur. Le lendemain, tout le rouge avait disparu. Je
X. il était nuit sombre, mais personne ne s'y induié- rétablis cette couleur plusieurs jours de suite elle dis-
tait guère de moi. paraissalt chaque fois. Je suspendis le tableau à mon
Les jours suivants, je me familiarisai de plus en plus plafond et, au milieu de la nuit, allumant subitement ma
avec la forêt, sans rien perdre de mon admiration. Je me chandelle, je sûrpris mes cancrelats acharnés à leur œu-
désignais, à l'avance, tel tronc d'arbre, telle plante que je vre destructive. Pourquoi en voulaient-ils tant à la cou-
me proposais de copier.1\Ion habitude était de porter mon leur rouge? Je n'avais pas besoin de ce dernier trait pour
déjeuner avec moi, et une partie de ma journée se pas- vouer à c:esmonstres une guerre à mort! Étaient-ce là,
sait à l'ombre, toujours harcelé par les moustiques, tou- du moin,>, tous mes ennemis? Hélas! non. Des troupes
jours défendant mes provisions contre les fourmis. J'avais de rats vlmaient vers minuit tout grignoter autour de moi.
ajouté à mes collections les orchidées. Une fois j'en appor- Une fois réveillé, je les combattais dans l'ombre à coups
tai un si grand nombre que j'y gagnai une courbature. de bâton; ce qui ne m'empêchait pas, au chant du coq,
Au retour des bois, j'allais passer une heure dans la de m'habiller et de partir.
plus délicieuse petite rivière du monde; j'y trouvais un
sable très-fin, des arbres touffus au-dessus de ma tête, Une émigrationde fourmis. La fête de saint Benolt dans un
villagein~~ien. Incendie'dansla forêt cierpe.
des fleurs pendantes de tous les côtés. Le soleil descen-
dait, et je pouvais, après le bain, me reposer ou faire la Un jour, je peignais un tronc d'arbre entouré de
chasse aux insectes. Enfin malgré l'impossibilité où l'on lianes; elles l'enveloppaient comme les cercles d'un ton-
m'avait mis de peindre des Indiens, de photographier, neau. Leur volume était bien plus considérable que celui
faute de porteur pour mes bagages, je trouvais moyen de l'arbre même, qui, à première vue, paraissait énorme,
de réparer le temps perdu, en faisant des paysages; ou mais qui en réalité n'était qu'une tige assez frêle, en com-
bien fatigué de courir les bois depuis l'aube, et ne me paraison de la masse de ses parasites. Tout en travaillant
sentant pas la force de marcher encore, je m'asseyais sur je voyais des insectes, des lézards passer près de moi et
l'herbe et je dessinais des feuilles. La variété ne me se diriger tous du même coté; j'entendais aussi derrière
manquait pas. Je mettais ensuite une partie de ces feuil- moi des cris d'oiseaux se rapprocher insensiblement. Ma
les dans un herbier, précaution dont je ne saurais trop première pensée fut de terminer promptement mes étu-
me féliciter, car elle me sert beaucoup pour arriver à la des, car tout ce mouvement ne me semblait pouvoir an-
vérité du moindre détail dans un grand tableau de forêt noncer autre chose qu'un formidable orage, et comme
vierge que je fais en ce moment. j'avais à peu près une lieue faire, je me disposai à quit-
Pendant ce temps mon hôte eut l'heureuse idée d'a- ter l'endroit où j'étais pour retourner au logis; mais tout
grandir sa maison. Pour lier sa nouvelle toiture avec à coup je fus envahi des pieds à la tète par une légion de
l'ancienne, il fallut enlever celle de ma chambre et on la fourmis. Je n'eus que le temps de me lever; je renver-
remplaca par une peau de boeuf trop étroite, ce qui nie sai dans ma précipitation tout le contenu d'une boite à
procura la visite du vent, de la pluie, et de toutes' sortes' couleurs, et je m'enfuis à toutes jambes, en faisant tous
d'insectes. Chaque soir, j'étais condamné à.une opération les efforts possibles pour me débarrasser de mes enne-
douloureuse. Il existe une espèce de puce imperceptible, mis. Quant à revenir sur mes pas et à essayer de sauver du
qui se glisse sous les ongles des pieds, entre dans la chair désastre ha objets que j'avais été forcé de laisser à terre,
et y dépose une petite poche remplie de ses o,,ufs; on l'ap- il ne fallait pas y penser. Sur une largeur de dix mètres
pelle communément tiqtte'. Ces horribles petites bêtes à peu près, et tellement serrées qu'on ne voyait pas un
faisaient de mes pieds leur proie habituelle. Avant de pouce de terrain, des myriades de fourmis voyageuses
pouvoir songer à dormir, il me fallait m'étendre sur mon marchaient sans s'arrêter devant aucun obstacle, fran-
matelas, et la vieille mulàtresse armée d'un canif et d'une chissant, sans se détourner d'une ligne, les 'lianes,
aiguille, fouillait mes doigts et s'ingéniait à extraire les les plantes, les arbres les plus élevés. Des oiseaux de
poches, tandis que les mouches et autres insectes pi- toute espèce, des pics surtout, volant de branche en
queurs, attirés par la chandelle, tourbillonnaient en sif- branche, suivaient les émigrantes et se nourrissaient
flant au-dessus de moi, et me dardaient à me rendre fou; à leurs dépens. C'était là un spectacle séduisant pour
leurs piqÚres m'avaient fait enfler le nez et les yeux. Des un chasseur. J'aurais bien voulu avoir mon fusil, que
milliers de coléoptères, par la même occasion, aceou- j'avais oublié dans ma précipitation, mais c'était im-
raient et se précipitaient sur tous les objets brillants possible, car sur un espace qu'on n'aurait pas pu par-
je les prenais à poignées pour les jeter dehors. courir en moins d'une heure, je ne voyais pas la moindre
De leur côté les odietix cancrelats ne me faisaient pas place où il fût sans péril de marcher. Enfin, peu à peu,
grâce de leurs visites, et à leur sujet j'eus l'occasion de j'aperçus de petits sentiers, sur lesquels je me hasardai
faire une remarque curieuse. Un soir, j'avais peint une à sauter, en évitant de mettre le pied à côté des places
fleur rouge et un oiseau dont le ventre était de la même blanches; j'aurais été escaladé de nouveau. Néanmoins,
je ne poucais échapper tout à fait aux piqûres, car lors-
1. Les tiques, riccins, insectesparasitesde l'hommeet des-ani- que j'enlevai mon fusil, il était noir comme une four-
maux, forment, sous les nomsd'irodes, la cinquièmetribu de la
familledes acariensou acarides.La variétédont il est ici question milière heureux de l'avoir, je retournai en arrière à
est l'ixodenigra ou i.rodesamericanrts. cloche-pied, comme j'étais venu, afin de me mettre de
LE TOUR DU MONDE. 35
nouveau hors de portée, et je tuai plusieurs oiseaux;. tendant le retoUl'.chrol1iqlle des rats, résolu cette fois à
bien inutilement, car, avant qu'il me fût possible de les les exterminer. Mais voilà que j'entendis dans le lointain
relever, ils étaient transformés en squelettes; tout ce (lui un bruit confus très-singulier; on frappait sur quelque
était mangeable avait été dévoré jusqu'aux plumes. En chose comme un tambour dont lapeau aurait été mouillée.
revenant à la case, j'appris qu'une autre troupe était en- Que pouvait signifier un pareil bruit dans nos solitudes?
trée dans ma chambre; elle était bien moins nombreuse Je restai éveillé presque toute la nuit. Le matin, je m'em-
que la première, et comme je n'avais que des oiseaux pressai de prendre des informations et on me donna les
préparés, le savon arsenical n'ayant aucun attrait pour les renseignements qui suivent.
voyageuses, mes collections avaient été épargnées. Il n'en La fête de saint Benoit est en grande vénération
était pas de même de moi. J'avais été piqué de plusieurs parmi les Indiens. Ils s'y préparent six mois à l'avance,
côtés; cela m'avait irrité le système nerveux. Aussi étais- et en conservent six mois après un souvenir très-exact. Du
je tout disposé pour les combats de jour et de nuit. Au moment olt le tambour a commencé à battre, il ne s'ar-
lieu de m'endormir, je m'armai d'une massue et de mon rête ni jour ni nuit. Cet instrument est l'ait d'un tronc
bàton ferré de paysagiste. Je me mis en embuscade, at- d'arbre, creux dans l'intérieur et recouvert sur un seul

côté d'un morceau de peau de boeuf. Le jour de la fête, basse pleine de câouêbâ, politesse inspirée par le seul
j'allai avec mon hôte m'en réjouir la vue. La cérémonie désir de me rendre populaire et. d'attraper plus tard un
avait lieu dans un petit village nommé, je crois, Dessacu- portrait. Pourtant je n'ignorais pas de quelle manière
mento. Les Indiens allaient de case en case, pour y boire cette boisson se préparait. Je savais que les vieilles femmes
du câouèbâ et de la cachasse; on ne chantait pas, on (et ce sont toujours elles qui sont chargées de l'impor-
hurlait. Les hommes étaient assis, leur tambour entre les tant devoir de fabriquer de la boisson) m:lchaient des
jambes; quelques-uns grattaient avec un petit bâton un racines de manioc, avant de les jeter dans une marmite;
instrument fait d'un morceau de bambou entaillé de haut je savais qu'elles crachaient ensuite 1'une.après l'autre
en bas. Au bruitde ce charivari, les plus vieilles femmes dans le vase, et. puis laissaient le tout fermenter. Mon
dansaient dévotement un affreux cancan que nos ser- amour de l'art l'avait emporté sur mon dégoût.
gents de ville eussent certainement désapprouvé. Quand Dans une autre case où il n'y a~ait point de femmes,
on avait bien dansé, bien bu, bien hurlé dans une case, un Indien chantait en s'accompagnant d'une guitare son
on allait recommencer le même sabbat dans une autre. chant, bien que faible et monotone, avait un charme tout
Pour mon compte, je fis preuve d'un bien grand cou- particulier. J'allai m'asseoir en face de lui, et je fus bieri
rage dans une de ces cases, je bus à même d'une cale- joyeux, quand je compris que j'étais l'objet de ses im-
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LE TOUR DU MONDE. 37

provisations, dont le refrain était!: Sô Bia au scrtoin, baudrier. Dans la boîte on voyait la figure de saint Be-
« raiamata-rpassari-nhos,vaiamatarsoucourôuhyov.- noit qui je ne sais pourquoi est nègre. Cette boîte ren-
n M. Biard, dans la forêt déserte, va tuer petits oiseaux, ferme aussi des fleurs; de.plus elle est destinée à xecevoir
rt 1VT:Biard, dans la forêt déserté, va ttiéé. serpent dange- les offrandes. Le second personnage, digne de faire par-
« J'eux.»Il fallait voir tous les auditeurs enchantés de tie de l'ancienne armée de Soulouque, était vètu d'un lia-
me voir rire aux éclats de cette légende en mon honneur. bit militaire en indienne bleu de ciel, avec collet et pare-
Bientôt après ,arriva le moment.'attendu avec impa- mellts également en indienne imitânt le 'damas rouge;
tience par tout le monde deux personnages importants, au-dessous du collet étaient attachées de petites épau-
les plus hauts dignitaires, parurent sûr la place. Lé pre- lettes qui retombaient pâr derrière, comme celles du gé-
mier, un grand Indien revètu d'une souquenillé hlanche, néral la Fayette. De plus notre homme était orné d'un
imitant de fort loin le surplis d'un enfant de chœur, te- chapeau à cornes phénoménal de longueur et de han-
nait d'ui:Ie main un parapluie rouge, orné de fleurs j au- teur, et surmonté d'un plumet jadis vert; pour.cocarde
nes; son autre main portait une boite, soutenue déjà par il avait une étiquette dont le centre offrait à l'admiration
les plis d'un -vieux châle à franges, disposé en façon de trois cerises du plus beau vermillon. Ce second person-

nage 3: le titre de capitaine. Pour être digne de jouer ce tour intérieur de la maison. La musique allait son train,
rôle, il faut avoir un jarret d'une force supérieure à ceux en hurlait, puis on repartait pour répéter la même c~ré-
de toute la bourgade, car le capitaine ne' doit pas cesser monie d'invitation en invitation jusqu'à la dernière, soit
de danser pendant toute la cérémonie. Il ouvrit donc la sur terre, soit au moyen d'un bateau où le capitaine sautait
marche en dansant, et en agitant devant lui une petite avec la même ardeur. Erifin on entra dans l'église où des
canne de tambour-major qu'il tenait'avec délicatesse, per- palmiers avaient été disposés par les décorateurs du lieu;
pendiculairement, comme un cierge. Le bedeau portant des calebasses contenant de l'huile tenaient lieu de lam-
le saint, suivait, parasol au vent, en guise de dais. Les, pions. Par crainte des araignées et de toute autre espèce
musiciens, sur deux rangs, venaient immédiatement après. malséante, on avait prudemment recouvert la table dressée
Les instruments de musique, les tambours, et les vieilles devant l'autel avec des draps cousus ensemble. Le soir,
dévotes dansant le cancan, complétaient le groupe. De 'on:enferma saint Benoît dans sa boîte, après avoir enlevé
loin en loin, on voyait de jeunes et jolies têtes, cachées les offrandes. Ce fut seulement alors que nous partimes.
derrière les fenêtres'et les portes, jeter des regards fur- Cette fête m'avait surtout intéressé comme sujet de ta-
tifs. On s'arrêtait devant la case de chaque invité au ban- bleau bientôt j'eus à me réjouir d'une bien autre bonne
quet. Le capitaine toujours dansant,-entrait et fàis'ait-le fortune. On avait abattu une grande partie de bois le
38 LE TOUR DU MONDE.

moment vint d'achever avec le feu ce qu'avait commencé et se succédaient avec impétuosité les tourbillons de fu-
la hache. Pour cette opération on avait choisi une jour- mée et de flammes. Il y eut un instant où le vent ve-
née très-chaude et où soufflait un certain vent de l'est, nant à changer subitement de direction, je fus enveloppé
je crois. A l'heure convenue, tous les domestiques de la d'étincelles brûlantes. J'eus à peine le temps de me sau-
case et d'autres attirés par la cachasse que l'on distribue ver avec ma boite de couleur et mon papier, mais en
généreusement à cette occasion, s'assemblèrent armésde abandonnant mon chapeau et mon siége de campagne.
torches. Je cherchai une place favorable, et je me mis en Je revins plus tard, et, cette fois, assis commodément
mesure de peindre. Des amas de vieux troncs d'arbres, sur une pointe de rocher, je contemplai sans péril un
de branches, de feuilles, desséchés par le soleil pendant admirable spectacle. Plusieù'rs arbres étaient encore
six mois, s'enflammèrent de tous côtés. Les torc'ies exci- debout n'attendant que le moindre souffle de vent pour
taient l'incendie dans les endroits où il n'était pas assez s'écrouler le feu rongeait leur base. Je fermais à moitié
rapide. Ces hommes, rouges et noirs, s'agitant, courant les yeux en suivant les progrès lents,du feu et je ne les
a travers la fumée, donnaient une idée du sabbat le feu ouvrais tout à fait que quand l'arbre perdait son point
montait en serpentant jusqu'aux cimes des arbres que d'appui. Alors d'immenses nuages de cendres s'éle-
n'avait point frappés la hache, et ces arbres, ainsi flam- vaient, le bruit de la chute se répétait au loin, et descris
boyants, ressemblaient à des torches gigantesques. Je ne perçants y répondaient; c'étaient ceux des chats sauva-
savais par où commencer, tant s'élançaient, se mêlaient ges et des siu¡2'esfuyant ces lieux autrefois leur domaine.

N. Biard en voyage.

Excursiondanslesforêts. Lecoati. Dansla rivière. Nous couchâmes, la première nuit, dans une baraque
Le soucourouLyou._ faite à peu -près comme celles des cantonniers sur nos
Je fis un jour la partie de pénétrer plus avant dans grandes routes, et malgré les inconvénients ordinaires de
l'intérieur de la forêt, du côté du Rio Doce et des Bolo- pareils- gites, j'y sommeillai agréablement au bruit d'une
cudos. Un jeune ingénieur chargé d'exécuter certains cascade. Le second soir nous arrivâmes dans une case
travaux d'arpentage voyageait avec moi. Je savais que les appartenant à mon hôte, et où viraient, avec Manoël le
difficultés ne me manqueraient pas, et je pris mes pré- féitor, plusieurs Indiens cherchant du bois de palis-
cautions en conséquence. Nous marchâmes deux journées sandre. Ces bois, transformés en madriers, étaient
entières, toujours à travers les bois, mais dans des che- trainés par d3s bceufs jusqu'au bord d'une petite ri-
mins un peu frayés. En allant de Victoria à Santa-Sruz, vière dont les eaux basses empêchaient alors les com-
j'avais dû entrer souvent dans l'eau; cette fois j'étais munications naturelles avec Santa-Cruz. Je me couchai
dans la boue. Plus d'une fois nos chevaux faillirent y sur quelques planches; messieurs les Indiens ajoutèrent
rester; ils en avaient jusqu'au ventre. Cependant plus à la chaleur de l'atmosphère celle d'un feu considérable
nous avancions, plus les- arbres et la végétation en gé- et se couchèrent tout alentour. J'étouffais et j'eus d'af-
néral me paraissaient admirables. Nous passions dans freux cauchemars.
des clairières, où chaque arbre était couvert de fleurs. Au point du jour, on parlit, et l'on entra dans des
De temps à autre je descendais de cheval pour tuer .bois encore plus impraticables que ceux qui étaient près
quelques oiseaux. de mon habitation ordinaire. Chacun de nous, armé
LE TO UR DU MONDE, 39

d'un IQng sabre, nommé manclzetta, coupait et taillait à ger, d'autant plus qu'il fallut en faire autant de mes
droite et à gauche. Les araignées, en très-grand nombre, autres instruments de chasse que j'aurais bien voulu
qu'on dérangeait, s'accrochaient partout à nos personnes. n'avoir pas apportés. Je laissais loin devant moi mes
J'en avais des douzaines quelquefois sur le corps et sur compagnons, et quelquefois, quand je n'avais de l'eau que
le visage. jusqu'au cou, j'élevais les bras et je faisais lestement
Plus nous marchions, plus il nous devenait difficile un croquis, regrettant de n'avoir pas derrière moi un
d'avancer. Les bras se fatiguaient à force de couper. collègue qui pût prendre une autre esquisse d'après moi
Nous étions au milieu d'une forêt de bambous tellement ma pose avec mes bras en l'air, mes habits et mon fusil
serrés que nos ha- sur le cou, et bien
bits étaient par- peu de chose hors
tout déchirés. Nous de l'eau, devait être
marcliions sur des d'un aspect assez
tiges innombrables pittoresque.
dont le sol était Après avoir mar-
jonché à une très- ché ainsi quelques
grande hauteur; le heures dans l'eau,
tout entremêlé de nous rencontràmes
grandes feuilles ar- des troncs d'arbres
mées de pointes ai- brisés, et d'immen-
guës. ses pierres prove-
Nous arrivâmes nant de la mon-
ainsi au bord d'une tagne. Il fallut
rivière sans nom rentrerdans le bois,
elle coulait fort bas et comme les eaux
au-dessous de nous; à l'époque où elles
pour arriver jus- sont grosses dé-
qu'à elle, il fallait trempent la terre
s'aider des arbres pour longtemps, en
qui la cachaient mettant les pieds
souvent au risque sur un terrain qui
de se briser la tète nous paraissait so-
ou de s'estropier, lide, nous étions ex-
si le point d'appui posés à nous y en-
venait à manquer. foncer jusqu'à la
J'a,vais déjà pris bauteurdelacuisse;
mon parti sur les quandnous
contusions. Tout le rencontrions quel-
monde était lia- ques uns de cEs s
rassé nous allâ- petits sentiers que
mes nous asseoir en font les tapirs pour
plein soleil sur une aller boire à la ri-
petit butte de sable vière. Dansces bois
pour nous reposer impraticables, nous
et déjeuner. Com- lie pouvions plus
me mon hôte avait guère faire usage
intérêt à ménager de nos sabres., et,
l'ingénieur, il avait comme j'avais bien
su trouver dans simplifié mon cos-
quelque coin retiré tume j'étais dé-
de sacase, quelques chiré de tous les
bonnes provisions qui m'étaient tout à fait inconnues. côtés. Aussi, dès que les obstacles qui nous retenaient
Il fut décidé dans cette lialte qu'on ne.pouvait retour- hors de la rivière étaient .franchis, pareils à une compa-
ner dans les bois et qu'on essayerait de. remonter la ri- gnie de canards-, nous nous précipitions dans l'eau où
vière. Je n'eus d'abord de l'eau que jusqu'aux lianches, du moins nous pouvions marcher plus commodément tant
mais au bout de quelque, temps je fus forcé de quitter du'elle ne nous montait que jusqu'à la lèvre inférieure.
jusqu'à mon dernier vêtement, d'en faire un paquet Une fois, dans la forêt, l'lndien qui me précédait
et ensuite de le placer sur mon fusil attaché en travers m'arrêta en étendant la main, ce que j'allais faire de moi-
sur mes épaules. Ce n'était guère commode pour voya- même, car tin immense tronc d'arbre barrait le passage.
40 LE TOUR DU MONDE.
Cét homme n'avait eu que son fusil à préserver de fet que produisit sur moi cette gueule béante, mon-
l'eau; il ne l'avait pas quitté, se bornant à l'élever de trant deux crochets de venin, dont la moindre atteinte
temps en temps, pour ne pas le mouiller. Il visa un ob- nous eût donné instantanément la mort. Il se débattit
jet que je ne voyais pas, et tira à bout portant sous une demi-heure. Les Indiens voulaient l'achever, mais
le tronc d'arbre que j'allais essayer de franchir. Ce qui mon parti était pris; je tenais à l'emporter sans le dété-
en sortit me fit reculer d'un pas. Je tombai à la ren- riorer sa blessure ne l'avait pas trop endommagé. Je le
verse au milieu d'un tas d'épines. La douleur me fit vis s'affaiblir insensiblement de lui-même et quand il ne
me relever d'autant plus vivement que j'étais en pré- fit plus aucun mouvement, je coupai une forte liane, car
sence du fameux serpent soucourouhyou. Il était blessé il ne fallait pas songer à demander aux Indiens de m'ai-
~à mort; ce monstre paraissait avoir une dizaine de der je m'a.pprochai avec précaution, je touchai l'animal
pieds; il brisait avec sa queue tout ce qui était à sa à la tête avec une branche, et m'étant assuré qu'il était
portée. Sa tète, épaisse comme un grouin de cochon, bien mort, je lui passai la liane au cou en faisant un
se dressait, et il faisait des efforts pour s'élancer sur noeud. Les Indiens regardaient en silence. Ensuite je
nous, mais vainement il avait la colonne vertébrale trainai longtemps le monstre, ce qui n'était pas facile
brisée. Je me souviens, comme si c'était d'hier, de l'ef- les divers objets attachés à mes épaules me fatiguaient,

Le soucourouhyou.

et le poids du serpent était considérable. Cependant l'In- Cependant je tirais toujours mon serpent, moitié seul,
dien qui avait tué le soucourouhyou m'offrit de m'aider, moitié avec 1'Indien, mais quand nos guides eurent re-
ce dont je fus fort aise, car je ne sais si mes forces m'eus- connu qu'ils étaient à peu de distance d'une case, ils me
sent suffi pour continuer la route. La nuit tombée, les prièrent de laisser là ma proie, afin, disaient-ils, de ne
Indiens, avec l'instinct de la bète fauve, nous dirigeaient pas attirer d'autres individus de la même espèce qui or-
tout en taillant notre chemin. Souvent on entendait fuir dinairement suivent la trace du sang. J'accédai à leur de-
des êtl'es qu'on ne pouvait apercevoir; les chiens se ser- mande, mais le lendemain, au point du jour, armé d'un
raient près de nous. De tous côtés on entrevoyait des ob- scalpel et de mon bon vieux coutelas, je vins me mettre
jets de nature à effrayer des. feux pareils aux feux fol- de tout eceui-à l'opération que j'avais projetée; j'attachai
lets qui égarent le voyageur voltigeaient çà et là. J'eus la à une haute branche le soucourouhyou, après lui avoir
curiosité de connaitre par quelle cause ils étaient pro- coupé la tête que je mis aussitôt dans un gros flacon rem-
duits. Je mis la main sur de vieilles souches pourries, et pli d'esprit-de-vin. A peine les Indiens eurent-ils com-
j'y pris quelques parcelles brillantes comme de longs pris ce que je voulais faire qu'ils se sauvèrent dans le
vers luisants. Plus tard, quand-je voulus en voir l'effet, le bois, et pendant tout le temps que j'employai à dépouil-
phosphore avait disparu. ler et à retourner la peau du serpent, ce qui futassez
LE TOUR DU MONDE. 41

long,je pus apercevoir derrière des troncs leurs yeux ter, on apporta, étendu dans un hamac, un Indien pres-
effrayés. Mon travail achevé, tout le monde rentra dans que mort c'était le brave garçon qui avait tué le ser-
la case, et malgré l'assurance que je mis déclarer que pent et m'avait aidé à le trainer. Il mourut le lendemain.
je n'avais pas trouvé de dard à la queue, aucun Indien J'appris à mon réveil qn'on avait fait prévenir ses pa-
ne voulut me croire. rents et que l'on ne tarderait pas à enlever le pauvre
corps. L'idée me vint aussitôt que puisque je n'avais
Peinture d'après un Indien mort. Insolencede mon hôte, pas pli peindre d'Indiens vivants, il ne fallait ,pas laisser
Je quitte sa case pour aller vivre seul au fond des bois. Une cette occasion d'en
casedéserte. Colloqueavecdes Indiens. Monétablissement peindre' un mort. J'allai immédiate-
dans la solitude. ment me placer dans le petit réduit oit l'Indien gisait
sur une vieille natte, son lit ordinaire, les mains serrées
J'approchais, sans le savoir, du moment où la case l'une contre l'autre, le tronc enveloppé d'une vieille
inhospitalière du signor X. allait cesser de m'a- blouse bleue, les cuisses et les jambes nues. Tout à côté
briter. était la cuisine. Ses camarades, qu8 je voyais à travers
Quelques jours après l'excursion que je viens de racon- les interstices de la cloison d'où la terre qui décore les

Un Indien mort et sa mère.

cases était tombée, causaient et riaient devant un grand hôte, se précipitant dans la cahine, me dit avec un
feu où ils faisaient cuire des poissons. Près du défunt se ton plus que grossier « Allons, il faut en finir; dépè-
tenait sa mère, la vieille Rose elle murmurait à voix chez-vous » Et, sur ma réponse que dès que la mère
basse le chant des morts, chassant les mouches du visage trouvait bon ce que je faisais, je ne voyais pas pourquoi
de son fils, lui ouvrant les yeux de temps à autre ou in- des parents éloignés seraient plus difficiles, il sortit, et
terrompant son chant pour mordre dans un des poissons j'entendis qu'il criait, en se promenant de long en large
qu'elle allait chercher à la cuisine. J'avais dit, en me « Qu'il termine son ouvrage! nous verrons une autre
préparant à faire cette étude, que je me retirerais dès fois. Croit-il que je vais me brouiller pour lui avec les
que je verrais venir les parents invités la mère, à ma Indiens? »
grande surprise, non-seulement n'avait exprimé aucun Je suis féroce quand on me trouble dans mon travail.
mécontentement en voyant due je me mettais au travail, Il n'en fallait pas tant, d'ailleurs, pour faire déborder
mais encore elle m'avait aidé à arranger divers objets mon indignation contenue depuis trop longtemps. Je
dont j'avais besoin. Je ne perdis pas de temps; j'avais pris à la hâte tout ce que j'avais apporté près de la cou-
presque terminé l'ébauche quand j'entendis que l'on di- che mortuaire, je passai en silence près de cet homme
sait Voilà les Indiens » A ce moment même mon qui m'avait causé tant d'ennuis, en me jurant de ne plus
42 LE TOUR DU MONDE.

vivre un jour de plus sous son toit, dussé-je aller mourir un peu le portugais. Je leur souhaitai le bonjour le plus
seul au milieu des bois gracieusement possible. Puis, me j'appelant avoir en-
J'entrai donc dans ma clamlre j'enfermai tout ce tendu diré qu'un vieil Européen habitait de ce côté, je
qui m'appartenait dans mes malles, je mis les clefs dans leur demandai s'ils le connaissaient. Ils ne me compri-
ma poche et m'éloignai pour ne plus revenir. rent pas. f:tait-ce ma faute ou la leur? Je ne savais. Les
Où aller? Quel autre logement trouverais-je.? Qui me deux hommes se consultèrent. Pendant ce temps, les
nourrirait? N'importe La faim, la soif, la fatigue, les trois femmes, confiantes dans leurs défenseurs, attisè-
dangers, je saurai tout braver pour ne plus subir cette rent le feu:, retournèrent les bananes, en placèrent deux
ignoble hospitalité. Tandis que je marchais à grands pas des plus belles sur une feuille de manioc, et l'une d'elles
au hasard, mon estomac me fit comprendre vivement vint me le~ offrir. De leur côté, les hommes déposèrent
qu'il n'était point satisfait. Par bonheur, j'avais ra- leurs fusils contre la paroi. Les chiens eux-mêmes, qui
massé, la veille, en chassant, une vingtaine de go3ra~,es jusdue-là 1; !avaientcessé de grogner contre mes jambes',
je m'assis près d'un torrent et les mangeai. Après ce fru- commencèlent à s'apaiser. Un des deux Indiens trouva
gal repas, èt le premier moment de ma fière irritation moyen de me dire que ce que j'avais demandé était pour
passé, je me remis en route, non sans faire alors quel- eux inintelligible. Alors, je crus devoir mêler à mon dé-
ques réflexions assez peu agréables sur la situation où testable portugais, une pantomime savante et animée.
je me trouvais. Pendant plusieurs heures, je suivis à Pour indiquer le blanc que je cherchais, je me montrais
l'aventure des sentiers envahis par les hautes herbes. La modestement, je portais le bout de mon doigt contre mon
nuit approchait j'entendais déjà des cris bien connus; visage, et je disais, dans mon langage très-rudimentaire
je me sentais accablé de fatigue, et la faim recommençait crOlt demeurer celui qui est blanc comme moi? D J'ou-
à m'aiguillonner. L'émotion passionnée qui m'avait sou- bliais que j'étais couleur pain d'épice.
tenu d'abord s'était apaisée. Si je ne sortais pas bientôt A la fin, à travers mes gestes ou mes paroles, ma pen-
de la forèt, je n'aurais d'autre ressource que de me cou- sée se fit jour, car l'un des hommes reprit son fusil et
cher à terre. Ce n'était pas rassurant. Je redoublai me fit signe de l'accompagner. Après une heure de mar-
d'efforts, et j'arrivai enfin il une grande clairière des che sur un terrain qui paraissait avoir été cultivé, mon
arbres en partie brûlés jonchaient çà et là le sol, où guide frappa à la porte d'une baraque d'où sortit un
déjà de nouvelles plantes poussaient; on avait essayé bonhomme que j'aurais volontiers embrassé, parce qu'il
de construire en cet endroit une case; elle était tout 11 me demanda en espagnol ce que je désirais. Nous cau-
jour comme une cage. Je fis fuir plusieurs animaux sâmes longtemps. Je lui exposai mon projet de vivre seul
lorsque j'y entrai, mais je ne les vis pas. L'obscurité dans le bois si j'y trouvais une case. D'abord il essaya de
était profonde; je me couchai dans le coin le plus me décourager. Je tins bon, et il me conduisit à un en-
abrité, et, malgré les souffrances de la faim, je m'endor- droit où se trouvaient plusieurs cases. Dénx Indiens en
mis profondément. Je ne me réveillai qu'au lever du ce moment ajoutaient à l'une d'elles une petite chambre.
jour, en sentant une grande chauve-souris qui me bat- La case était composée, selon l'usage, de légers troncs
tait le visage de ses.ailes. Je me dressai rapidement pour d'arbres, de parois faites de petites branches horizon-
la prendre elle manquait à mes collections; je ne pus la tales, attachées aux troncs par des lianes et recrépies
saisir. avec de la terre détrempée. Le toit était couvert de
Le jour précédent, si j'avais été plus calm3, j'aurais branches de palmier. J'entrai dans la petite chambre
du moins fui dans la direction des lieux due j'avais déjà d'où on avait tiré la terre à recrépir, si bien que j'y en-
explorés; mais j'avais cédé au seul désir de ne plus être fonçai jusqu'à la cheville. Je déclarai néanmoins que
exposé à rencontrer mon hôte. Maintenant, il Ill' était c'était là que j'étais déterminé à établir mon domicile.
indifférent d'aller d'un côté ou d'un autre. Après quel- Lé bonhomme me dit que je voulais donc y mourir. Mais
que temps de marche, je découvris des arbres char- je lui répondis que tout me paraissait préférable à la
gés de goyaves -je fis avec ces fruits un repas copieux, nécessité de retourner dans la demeure du signor N.
et, par précaution j'en remplis mes poches. Je conti- Voyant t qneje ne changerais pas de résolution, il demanda
nuai ensuite mes recherches. Enfin, des aboiements pour moi Cette loge humide, que l'on m'octroya sans exi-
se firent entendre. J'allai du côté d'où ils venaient et ger aucune rétribution, et, de plus, il me procura pour
j'arrivai devant utle case. Une douzaine de chiens har- serviteur un jeune garçon nommé Manoël. Enfin, il dé-
gneux m'assaillirent, mais ils étaient si poltrons qu'au cida trois hommes à aller chercher mes malles à la case
premier geste que je fis ils se sauvèrent en, hurlant. de l'Italien, qui se trouvait beaucoup moins éloignée que
J'entrai dans la case il ne s'y trouvait personne mon voyage en zigzags dans la forêt ne me l'avait fait
les habitants, toutefois, ne devaient pas être bien éloi- supposer. Le bonhomme eut encore la complaisance de
gnés, car je voyais, sur de la cendre chaude, cuire dou- me donner un banc, quelques bananes, un morceau de
cement quelques-unes de ces grosses bananes qu'on lard complétement gras et de la farine sèche.
mange rarement crues. Je m'assis; une demi-heure Le lendemain, les deux Indiens arrivèrent avec mes
après, les chiens ahoyèrent, puis deux hommes armés malles. Le signor X. avait fait triste mine en appre-
de fusils entrèrent avec trois femmes, dont ~1'une était nant ma résolution. Entouré de voisins dont il s'était fait
très-vieille. Par grande fortune, ces Indiens-là parlaient des ennemis, il avait répandu le bruit que j'étais un
LE TOUR DU 'MONDE. 43

grand personnage, très-bien en cour, et qu'il fallait me Un dimanche, j'étais fatigué, et je revins de bonne
ménager. Qu'allaient penser maintenant les voisins à la heure à ma case ma chasse n'avait pas été très-heu-
nouvelle que j'avais rompu avec lui pour aller vivre seul reuse. Déjà, selon l'habitude qu'avaient prise les Indiens
dans les bois, sans autre protection que mon fusil! pour lesquels je n'étais plus un objet de crainte supersti-
Mais que m'importait le tieuse, plusieurs d'entre
signor X. Désormais, eux étaient assis chez
j'étais bien réellement li- moi. Quelques instants
bre Ce fut avec joie que après j'eus la surprise de
je sortis de mes malles voir entrer les parents du
tous mes ustensiles et un pauvre Almeyda qui au
hamac dont je n'avais pas dire de mon hôte devaient
fait usage jusqu'alors. si fort s'irriter en me
Avec le secours de Ma- voyant peindre le mort et
noël, il ne me fallut pas qui avaient été la cause de
plus de deux jours pour mon départ. Ils venaient
rendre mon petit inté- d'eux mènies s'offrir à
rieur tout à fait confor- mon pinceau. J'en peignis
table. deux en présence de l'as-
semblée, et j'entendis ré-
Je donne des soiréesauxIn- péter de tous côtés en
diens. Travaux. Les formé d'éloges pour la
indiens Botocudos,
ressemblance tali qu.al
Le lieu que j'habitais (tel quel). Si j'avais été
était le sommet d'une disposé à continuer, je
colline plus éloignée de n'aurais eu qu'à choisir.
la rivière que ma pre- Je donnai pour chaque
mière demeure. En face étude environ la valeur
Indienne du Brésil, province'de l'Espirilu-Santo
de moi, les montagnes, de cinquante centimes.
toujours boisées, se dessinaient en belles lignes ondu- Ensuite vint, comme d'usage, la distribution de la ca-
lées sur le ciel. On apercevait au loin une case autour de chasse, aux hommes d'abord, et après eux aux dames.
laquelle on avait selon Ma générosité allait à
l'habitude, enlevé les ar- une bouteille par récep-
bres. Les Indiens 5~ al- tion. Une fois que tout
laient le dimanche boire était bu, la société s'en
de la cachasseet passaien t allait; sans même dire
à cette occasion près de « Adieu sô Bia. » J'avais
mes domaines. Peu à peu bien quelques protégées,
ils se familiarisèrent en celles qui n'avaient pas
me voyant chasser non- encore posé je tenais en
seulement les oiseaux réserve quelques petits
mais les quadrupèdes, les verres à leur intention.
sauriens et les serpents. L'une d'elles, profitant
Ils vinrent m'en apporter de ce que je m'étais ab-
eux-mêmes, et heureuse- senté un ,instant, me vola
ment j'étais en mesure de une bouteille et but à la
payer leur peine; j'avais liàte tout ce qu'elle con-
fait venir de Santa-Cruz tenait. Un instant après
une provision de petite elle se mit à pousser
monnaie. Tous les di- des hurlements en faisant
manches, les indigènes des contorsions épouvan"
des deux sexes prirent tables. Au milieu de ses
l'habitude de venir me cris, je compris qu'elle
voir. Je m'étais aussi pro- se croyait empoisonnée.
curé de la cachasse ils la Indien du Brésil, même province, Elle disait qu'elle avait
sentaient de loin. Je profitai de ces visites pour les faire avalé une de mes drogues. J'avais prudemment fait cou-
poser et me remettre aux tableaux que j'avais été forcé rir le bruit que plusieurs de mes bouteilles conteuaient
d'abandonner, et, à peu d'exceptions près, je ne rencon- du poison, et mes doigts tout noirs de nitrate d'argent
trai plus les difficultés qui m'avaient arrêté longtemps. en paraissaient un témoignage irrécusable. Du-r-est~,
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LE TOUR DU MONDE, 45
la bouteille vide que l'Indienne avait laissée tomber ne plus; de belles paroles, des promesses magnifiques qui
me laissait aucun doute sur la nature de son mal elle n'engageaient à rien.. A peine hors de la ville, attendu
n'était qu'ivre. Mais comme son époux rentrait et com- que les vêtements dérangeaient un peu leurs habitudes,
mençait à mêler ses criailleries au; siennes, je me vis ils avaient fait comme moi pendant mon voyage au mi-
forcé de les jeter à la porte avec'force coups de pied. lieu de l'eau, c'est-à-dire que, roulant en paquets leurs
Je me levais, selon mon habitude, au premier chant habits, ils les avaient placés sur leur dos. Ils portaient
du coq. Je rencontrais d'abord une grande montée à tra- leurs fusils en bandoulière et à la main leurs arcs. J'a-
vers un défrichement, puis j'entrais dans le bois, toujours vais par hasard sur moi quelques petits objets, entre
en gravissant, et enfin je~me trouvais sur un terrain plat. autres un couteau et une lime ongles achetés dans
J'étais déjà tout en sueur bien avant le lever du soleil. les baraques du boulevard Bonne-Nouvelle, la semaine
J'avais négligé longtemps certains oiseaux ressemblant à du jour de l'an. J'en fis présent à celui qui parais-
des grives, nommés sahias. Ils n'étaient pas brillants de, sait le clief de la troupe. Nous fûmes bien vite bons
couleur, mais comme il s'agi03saitde manger, il ne fallait amis, et il me donna en échange un arc et trois flèches.
pas faire le difficile. J'en trouvais souvent sur mon che- J'ajoutai 11mon présent la moitié de mon déjeuner, qui
min, ainsi que. des engoulevents. Je n'avais qu'à me bais- fut également bien reçu. Je fus récompensé de cette
ser un peu pour déposer mon sac à terre, puis je faisais bonne action par ce clue je vis. Celui qui me paraissait
glisser sans bruit le long de mon bras libre ma carabine être le chet avait, comme ses compagnons, dans une
qui pendait à mon épaule en bandoulière, et rare- ouverture faite à la lèvre inférieure, un morceau de
ment je manquais d'abattre plus de gibier qu'il ne m'en bois rond, un peu plus large qu'une pièce de cinq
fallait pour mes
mes repas. Plus loin, francs. Il se servit de ce morceau de
j'entrais dans les grands bois. En bois comme d'une table découpant
attendant ma chambre noire et ma dessus avec mon couteau un morceau
tente que Manoël m'apportait chaque de viande fumée qui n'avait qu'à
jour, j'essartais avec mon couteau de glisser de là dans l'intérieur de sa
chasse le terrain propre à l'édifica- bouche., Cette façon de se servir de
tion de mon atelier. Ce n'était pas la lèvre 'commed'une table me parut
chose aisée, surtout si je rencontrais d'une grande commodité. Mes nou-
de grosses racines. Le choix des vues velles connaissances avaient égale-
à peindre n'était pas non plus exempt ment de grands'morceaux de bois pa-
de difficultés. Comme j'étais sou- reils dans le lobe des oreilles. Sans
vent trop rapproéhé de mes niodè- cette précaution, elles eussent pendu
les, il-me fallait travailler à genom. d':un.demi pied.
dans ma tente. Parfois un orage,
dont rien n'annonçait l'approche, ve- Un chatsauvage. Rusesde guerreinu-
tilescontretesmoustiques. Départ.
nait fondre sur nous'. Nous nous em- Retourà Rio-de-Janeiro.
pressions de tout emballer, et quand
nous étions prêts à partir, les che- En errant, je découvris le plus
mins, ou plutôt les sentiers, déjà si charmant endroit que pût désirer un
encombrés, se changeaient en torrents. Je rentrais au chasseur c'était un sentier praticable, sous de grands
gite dans un piteux état. Je buvais alors un verre de ca- arbres très-épais, avec des éclaircies de chaque côté.
chasse et je me jetais sur mon hamac. Les oiseaux, après avoir butiné çà et là, venaient se
Un jour j'étais à genoux dans ma tente, et tout en reposer à l'ombre. Je n'avais qu'à choisir parmi eux
travaillant avec ardeur, j'entendais des voix. On parlait mes victimes. Je me promenais là nonchalamment
avec Manoël. Quel fut mon étonnement, quand en met- sans me fatiguer, bien abrité. Dès que je me sentais
tant la tète à la hauteur de la portière, je vis une dou- un peu las j'allais chercher des oranges et je m'as=
zaine de sauvages Botocudos avec leurs lèvres défor- seyais sur quelque tronc. d'arbre. Je dessinais des
mées et leurs oreilles d'un demi-pied de long Ils ne fleurs des feuilles, sans perdre de vue le sommet des
comprenaïént certainement rien à cette tente, dans la- arbres. Un jour, comme je ne faisais pas grand bruit,
quelle, au milieu du jour, ils apercevaient de la lumière. tout occupé à examiner à la loupe un insecte, j'en-
,Ce fut bien pis quand ils en virent sortir en rampant tendis derrière moi quelque animal marcher dans les
un homme à tête rasée et à longue barbe. herbes. En me retournant doucement, je vis un très-
Ces douze Botocudos avaient été envoyés en députa- beau chat sauvage, se promenant aussi de son côté.
tion près du président de la capitainerie de Victoria. Il faisait de petits sauts, s'accrochait aux lianes, et
Ils étaient entrés dans la ville tout nus, sans y être an- de temps en temps poussait de petits miaulements.
noncés, et au grand-effroi plus encore qu'au grand scan- C'était le premier de son espèce qui venait ainsi à ma
dale des habitants qui leur avaient aussitôt offert des portée. J'avais toujours dans les poches des balles et
chemises et des pantalons.. A leur départ on leur avait des chevrotines. J'en glissai quelques-unes dans ma
donné des fusils, de- la poudre et du plomb, et, de carabine. Quand je voulus me lever, le chat s'élança
46 LE TOUR DU MONDE.
sur un arbre, et avant. que je pusse le viser, il était fus bien ,iUrpris quand je le vis tomber en s'accro-
tout en haut. Je le tirai presque au hasard, et je chant de branche en branche; arrivé à terre, il était

Le chat sauvage

mort. J'en avais assez pour ce jour-là, et je revins à Tout n'était pas plaisir, même dans les sites les plus
la case, portant ma chasse, qui me parut très-lourde. charmants, et parmi les désagréments dont il ne me

Moyen d'écarter les moustiques. La moustiquaire.

fut jamais possible de prendre mon parti, l'honneur du ,tourmentaient partout, au logis et dans la foret.
premier rang ne peut être disputé aux moustiques qui mePour éviter leurs piqûres pendant mon travail, j'avais
LE TOUR DU MONDE. 47
d'abord imaginé de faire faire près de moi un grand feu reste du corps. J'étais ravi de mon invention. La journée
par Manoël tandis que je peignais. "Mais, outre que du lendemain serait bonne rien ne me troublerait dans
je rôtissais, je n'échappai pas à mes ennemis. Il m'eîit mon travail; je partis gaiement. Arrivé sur mon plateau,
fallu me mettre dans le feu même. Alors je m'arrangeai je m'affublai de mon nouveau costume. Moustiques et
une moustiquaire, au moyen de quatre bâtons après en maiingôuins furent bien attrapés. Je peignais à mon
avoir chassé les insectes je me glissai lestement dessous aise, lorsque, fatalité étrange! voilà que mes lunettes
comme à Rio, dans le palais. Il y avait bien à cela sautent en l'air! je venais, par mégarde, de leur donner
un petit inconvénient; l'é- un coup qui heureuse-
toffe de la moustiquaire nient ne les avait pas cas-
était verte, et il s'ensuivait sées niais un maringouin
qu'en peignant je voyais s'était aussitôt introduit
tout en vert. Je n'en étais par la brèche et glissé
pas moins très fier là dans mon œil gauche. C'en
dedans, assis sur un siége était trop 1je jetai mes
de ma façon et entouré armes défensiVEs et, sans
de milliers d'assiégeants, même avoir la force de
exaspérés de ne pouvoir me mettre en colère, j'ac-
m'atteindre. Ils étaient ceptai le martyre. Je n'eus
monstrueux; ce n'étaient plus le courage de recou-
pas des moustiques, mais rir à d'autres expédients,
Li_n d'affreux marin- J'ai tant souffert pEndar,tt
gouins, dont les pidtwes les trois semaines suivan-
causent une douleur plus vive et sont vénéneuses. tes, due je dois renoncer à en parler davantage, certain
Une fois, tandis que je riais sous cape de leur impuis- que je ne serais pas compris. Les moustiques avaien1
sance, travaillant avec courage pour réparer le temps que beau jeu. Ils furent sans pitié. Je n'avais presque plu:
j'avais perdu à dresser ma prison verte, tout à coup je figure humaine; on me voyait à peine les yeux; mais,
me sentis piqué au front un maringouin était entré La aussi résolîunent qu'au pôle nord et au milieu dcs om:
cliasse fut longue mais je parvins à écraser mon en- blancs, j'avais travaillé et j'éiais parvenu à f.eindre un
nemi entre mes deux mains. Je re- vaste panorama. Il était composé de
pris ma palette. Bientôt, autre pi- six feuilles-où, avec une grande con-
qùre, autre chasse. En m'agitant, je science j'avais copié servilement
fis une ouverture à la partie infé- plantes, arbres et fleurs, de même
rieure de la moustiquaire. j'en de- qu'autrefois les glaciers, les rocher,
vins enragé Je renversai tout, boite, noirs et aigus du Spitzberg.
études. J'essayai de m'arracher les Je considérais cette peinture (;om.
cheveux, mais ils étaient trop courts. me mon oeuvre capitale; je n'espé.
Si Manoël avait été là, je l'aurais rais rien faire de mieux. Il étai
assommé. Je cassai en tout petits donc sage de songer au retour. En
morceaux les supports de mon éta- core une semaine au plus et j'allai:
blissement et je déchirai la toile. quitter ces lieux, qui, bien qu'on ai
De retour àla maison, voyant qu'a- des maux à y endurer, font perdn
près tout la colère ne remédiait à la mémoire du passé et donnen
rien j'essayai de plusieurs autres cette sorte de fièvre que le capitaine
procédés. Faute de posséder un mas- Mayne-Reid nomme dans son romar
que de salle d'armes, j'essayai d'en intitulé Les chasseurs de chevelure~
faire un avec du fil de fer, mais la fièvre de la Prairie. » C'étail
cela ne me réussit pas, et je m'ar- parfaitement vrai pour moi je vi-
rêtai-à un autre parti qui me parut vais en sauvage, me nourrissant h
le meilleur; Sur un grand chapeau plus souvent du seul produit de m~
de planteur j'attachai un morceau chasse, sans devoirs à remplir, san~
Costume contre les moustiques.
de ma moustiquaire à peu près engagements, mais aussi sans af-
comme un voile de mariée. Il me tombait sur les épaules feciioiis. Je n'avais plus à compter que sur mes propre~
que je cuirassai avec un cahier de papier. Mon cou se forces; elles me suffisaient.
trouvait ainsi préservé par devant et par derrière. Vis-h- L'heure du départ arriva enfin. J'allais quitter Ille~
vis mes yeux j'avais fait deux petits trous bordés avec un g~ards bois, un an après mon départ de Paris, le joui
ruban de fil et que je me proposai de couvrir l'aide de mes de Pàques. Je retournai encore une fois dans les lieu)
lunettes. De vieuxjupons, descendant bienplus bas due les que j'avais parcourus le plus habituellement. J'allai dirE
pieds et pouvant encore se replier me garantissaient le adieu à ces longs sentiers, où, à l'abri du soleil brû-
48 LE TOUR DU MONDE.

lant, j'avais passé mes journées à chasser et à dessiner. promenais sans but sur la place du Palais, m'étonnant
Je restai longtemps assis sur un tronc d'arbre, mon ca- d'avoir alors des sensations si différentes de celles dont
napé habituel. Là je m'étais andormi quelquefois, rê- j'avais joui vendant les six mois que j'avais passés pré-
vant que j'élais. l'homme le plus heureux du monde cédemment à Rio. Je ne voyais plus la civilisation du
dans mon extase,j je ne peignais que des chefs-d' œuvre; même oeil. J'avais laissé dans les forêts que je venais
je n'avais qu'à choisir parmi les animaux les plus mer- de quitter tout mon enthousiasme pour ce pays qu'on
veilleux qui se faisaient un plaisir et un devoir de venir pourrait rendre si florissant, et qui, en ce moment de
se placer au bout de mon fusil; mes repas prenaient les mélancolie injuste, avait tant perdu de son charme à
plus belles proportions je mangeais des bananes gros- mes yeux.
ses comme la tète, des haricots plus gros que des noix, Je n'étais pas très-empressé de m'habiller de noir.
et le reste à l'avenant. Hélas! ce rêve allait se dissiper. Mes pensées, qui n'étaient pas couleur de rose, n'ajou-
Il fallait retourner à la ville, reprendre l'habit de rigueur, taient guère aux agréments de mon visaâe basané. Il me
remettre des bas, des souliers et un chapeau d'une forme fut facile de voir qu'on lue rrgardait avec une certaine
ridicule, à la place de mon grand sombrero de planteur. surprise. Mais j'étais loin de soupçonner tout l'effet que
Je revins plein de tris- je produisais sur la popu-
tesse à ma case et le lation tant civile que mi-
lendemain je montai un litaire. Le lendemain de
canot pour redescendre mon arrivée on lisait
cette rivière de Sagnassou, dans un journal de Rio
à laquelle j'avais dû mes .· Hier soir, un individu
impressions les plus neu- dont le costume laissait
ves etles plus originales; beaucoup à désirer, se
Quelques jours après, promenait en silence, sur
je rentrai à Rio, en tra- la place du Palais, les
versant de nouveau cette mains derrière le dos. Cet
baie immense dont parlent individu porteur d'une
si diversement les voya- longue barbe de patriar-
geurs. Les uns, dans leur che, semblait méditer quel-
description, en font une que mauvais coup. Les pe-
merveille, les autres dé- tits enfants qui par mé-
clarent n'y avoir rien vu garde passaient près de lui,
de merveilleux. Je crois s'enfuyaient au plus vite
avoir compris la raison de après l'avoir regardé. Un
cette différence dans leurs poste de «permanents, à
impressions. Les uns y un signe donné par l'offi-
sont entrés au moment du cier commandant, se te-
coucher du soleil; la tem- nait tout prêt à marcher
pérature était douce les Retour de l'auteur à Rio-de-Janeiro.
au moindre mouvement
plans des montagnes se équivoque de l'individu.
coloraient de mille manières, sans laisser la moindre Le jour suivant, onlisaitdansune autre feuille publique
place à la monotonie la nature grandiose du Brésil se « Le personnage éminent, dont parlait hier d'une fa-
déroulait dans tout son éclat. Les autres voyageurs, fati- çon si inconvenante le journal de est le célèbre ar-
gués, harassés par la chaleur, ne distinguaient pas très- tiste français Biard, de retour d'une longue excursion
bien les objets; éblouis par un mirage fatigant, tout leur dans les forêts de la province de l'Espiritu-Santo, etc. »

paraissait triste et monotone cette couleur violàtre de J'étais réhabilité.

presque tous les rochers déteignait sur le paysage. BIARD.

C'était exactement ce que j'éprouvais à mon retour. Je


me fis conduire au palais, mais je ne m'y logeai pas. Voici deux erreurs à rectifier dans la note biographique placée
au bas de la première page de ce voyage (t. IV, page 1)
On m'assura qu'il était destiné à être abattu. Les fourmis- 10 nt. Biard, au début de sa carrière, n'a suivi que pendant une
coupis l'avaient miné. Les nègres qui m'avaient servi n'y année au plus les cours de l'école lyonnaise de peinture; depuis
étaient déjà plus. J'allai donc simplement à l'hôtel, après lors il n'a plus eu d'autre maître que la nature; 20 il n'a pas été
attaché par le gouvernement français à la commission scientifique
avoir déposé mes malles dans mon ancien appartement. et mais il a pris part à cette
envoyée en Laponie au Spitzberg,
J'éprouvai un ennui profond, ce premier jour, et je me expédition volontairement et à ses frais.
LE TOUR DU MONDE, 49

Intérieur de café à Bagdad. Dessin de itl. E. Flandin.

VOYAGE EN MÉ SOPOTAMIE,
PARM.EUGÈNE
FLANDIN,
CHARGÉ D'UNE MISSION ARCHÉOLOGIQUE A MOSSOUL.

1840-1842. TEXTE INÈDIT,

· J'avais employé dix-huit mois à parcourir la Perse ia traverser, aucune ressource à espérer avant la mois-
dans tous les sens, et je m'acheminais vers la frontière son. Il en résultait l'impossibilité de choisir entre les
d'Azerbaïdjàn 1 pour rentrer en France. Des obstacles deux routes d'Érivan et d'Erzeroum. De l'égale com-
imprévus vinrent barrer la route qui devait me ramener modité de ces deux voies de retour aurait pu naitre
le plus directement en Europe. La peste au nord, une l'embarras du choix; mais les difficultés insurmonta-
horrible famine à l'ouest, avaient élevé des barrières bles que chacune d'elles présentait, ne me permirent
infranchissables, soit du côté de la Russie, soit à l'entrée pas de balancer, et je dus renoncer à rentrer en Eu-
de l'Asie Mineure. En effet, le premier de ces fléaux rope par le Bosphore ou par le Caucase. Force me fut
décimait les populations russo-géorgiennes des bords de regarder au sud si un chemin ne serait pas ouvert
de l'Araxe, tandis qu'une affreuse disette ne laissait aux pour sortir des États du eliâli et traverser, sans nouvel
habitants de l'Arménie, ou aux voyageurs qui voulaient encombre, ceux du sultan.
La route de Bagdad était la seule. Mais n'y avait-
1. Provinceseptentrionalede Perse, touchantà la Géorgieet à il pas à hésiter avant de se lancer au milieu des mon-
l'Arménié. tagnes du Kurdistanponr redesceudre dans les plaines
IV. 82"uv.
50 LE TOUR DU MONDE.
embrasées de la Mésopotamie, une époque de l'an- très-bien disposée et assez spacieuse pour que nous y
née déjà avancée ? Le mois de juin commençait, la fussions tous réunis avec nos chevaux. Nous pouvions
course était longue, et des chaleurs excessives m'at- désormais coucher en plein air. La tiédeur des nuits
tendaient au pied des monts qui défendent le nord de et la purnté du climat nous y invitaient, de préférence
la Perse contre les courants enflammés du sann, loi·s- aux maisons qui, pour la plupart, étaient loin de réu-
qu'il a balayé le sable du désert et qu'il pousse devant nir toutea les conditions désirables de conifoi-t et de
lui les exhalaisons empestées des sources bitumineuses. propreté.
Cependant il fallait partir, et l'attrait du nom de Bag- Le lendemain, au moment de mettre le pied à l'étrier,
dad, joint aux souvenirs de Babylone ou de SéffiirMllis, notre hôte vint nous offrir pour guide son propre frère
effaçait à mes yeux les difficultés ou les peines de ce avec lequd nous partîmes. Nous fûmes bientôt rejoints
rude voyage. par un nouveau compagnon de voyage qui me demanda
la faveur de prèndre place dans ma caravane c'était un
Kurdismu. Suleïwauyèli. vieux ~i~i.;w«'de Iieuhuuh, enchanté de trouver enfin
l'occasion qu'il attendait depuis. plusieurs jours, de ne
J'avais formé ma petite caravane. Elle se composait pas faire seul la route fort peu siu~e qu'il avait à par-
de quelques chevaux de selle pour mes gens, et de mu- courir jusqu'à sa destination. Nous traversions un pays
lets de bât pour les bagages. Trois ou quatre muletiers couvert de bois, que notre guide nous dit être extrême-
accompagnaient leurs bêtes, et devaient me servir de ment dangereux -t cause des voleurs. Les accidents de
guides. terrain se succédaient de façon à faciliter les embus-
Partis le 4 juin 1841 de Tabriz, nous avions, en le cades, et les ravins tortueux que nous avions à franchir à
contournant, côtoyé le lac d'Ourmyah, et nous nous chaque pas, étaient autant de lieux propices à des atta-
étions engagés dans le réseau serré des montagnes du ques. Je dus constamment marcher avec mes bagages, et
Kurdistan, Après avoir, pendant quelques jours, suivi deux de mes muletiers faisaient, à quelque distance en
les sentiers accidentés qui serpentent dans leurs déiilés, avant, le service d'éclaireurs, Ils s'avançaient avec pré-
nous commençâmes à descendre en suivant les pentes caution, le fusil haut et prêt; et, à la manière dont ils
méridionales des monts Kardouks. Le pays chan- sondaient les moindres plis du sol, on voyait que ce
geait d'aspect au lieu des rocs sévères, çà et là re- pays, qu'ils connaissaient d'ailleurs, ne'leur inspirait
couverts de tapis de verdure qui ne pouvaient que aucune confiance. Néanmoins nous lie fimes aucune ren-
faiblement faire illusion sur leur aridité habituelle contre f,~ctieuse.
les montagnes se couvraient d'une végétation -active A la fin de la journée, nous aperçûmes devant nous
puissante, au milieu de laquelle se faisaient remar- un village entouré d'une belle végétation; ce devait être
quer une grande quantité de cette espèce de chênes qui notre halte, et, à l'aspect des vignes cultivées aux alen-
produisent la noix de galle, et d'arbustes qui. donnent tours, nous en augurions un assez bon gite. Quel fut no-
la gomme. tre désappointement en n'y trouvant que des ruines!
Nous traversions alors une contrée dont les limites sont Nous ne pitmes y avoir d'autre abri qu'un bouquet d'ar-
mal déterminées, et qui forme une zone dont les habi- bres sous lesquels nous nous établimes, au milieu des
tants, à peu j>rès indépendants, n'obéissent à aucune tombes d'un cimetière..
autorité, ne se reconnaissent sujets d'aucune puissance, Le jour suivant, de ravin en ravin, après avoir fran-
mais se rangent tour à tour, et selon leur intérêt du chi plusieurs sommets monté et descendu des monta-
moment, sous le sceptre du châh, ou sous celui du sul- gnes qui se reliaient entre elles, et aperçu, à notre
tan. Nous y rencontrions peu de villages, la vie nomade droite, les cimes neigeuses de Ravandouz, nous attei-
convenant mieux à des populations qui veulent vivre en gnimes Sllleïmanyèh, Cette ville on lui donne ce
état d'indépendance, Plier les tentes, et, en quelques nom quoiqu'elle lie le mérite guère est située au pied
heures de marche, passer sur un sol reconnu iii~4,olable, du versant, méridional des monts Khoïdjâh qui se rat-
est pour elles une ressource qu'elles se réservent tou- tachent, dans le nord, aux montagnes élevées appelées
jours pour échapper au pouvoir qui les gène. Contrai- f~arcloulïs ou des ICo.;oles,et qui, dans le sud, rejoignent
rement à ce qui nous était arrivé à notre dernière halte la grande chaine du Zagros, frontière occidentale de la
sur le territoire persan, où nous avions eu à nous plain- Perse.
dre des autorités, nous fûmes accueillis d'une façon très- Suleïmanyèh est dans une sorte de plaine ou large
hospitalière par le F~etlihocdâlt.,maire du premier village vallée coupée de tous côtés par des ravins, et dont l'ari-
turc où nous nous arrètâmes. Abdoul-Rhaman-Bek, dité lui donne un aspect des plus désolés. Elle est le
c'était son nom, vint courtoisement au-devant de nous, chef-lieu d'un des'snitdjnlcs ou gouvernements du Iiur-
et nous conduisit à notre logis qu'il. -avait fait pré- distan turc, et la résidence d'un pacha indépendant de
parer et où il voulut pourvoir à tous nos besoins, Nous la Porte, ou pour mieux dire, feudataire du sultan, sans
étions, selon l'usage du pays, dans la belle saison, tenir de lui ni son titre, ni son autorité qui sont hérédi-
installés dans une grande cahutte faite avec des can- taires dans sa famille. Le territoire de Suleïmanyèh a été
nes, et couverte de branches d'arbre dont le feuillage
donnait de l'ombre sans intercepter l'air. Elle était 1. Onappelle mir~a un lettré, un hommede bonnenàissance.
LE TOUR DU MONDE. 51

souvent le théâtre de combats, ou tout au m~ins un sujet mains de laquelle il restait pour le moment, jusqÚ'à ce
de
de querelles et de contestations sans cesse renaissantes que la force des armes ou une surprise le rangeât
entre la Turquie et la Perse. A plusieurs.reprises le châh nouveau sous l'obéissance du chàh. Les beys kurdes de ce
de ce
l'a réclamé comme une de ses dépendances, et, de sandjak ont eux-mêmes entretenu les prétentions
même que plusieurs autres localités situées dans cette souverain, en refusant, maintes fois, de se reconnaitre
en effet; il
zone indéterminée, il a été quelquefois,
de fait, posses- sujets de la Porte. Cet état leur convenait,
sion persane, puis est retourné à la Turquie entre les favorisait, momentanément du moins leurs velléités

d'indépendance. Quand ils voulaient secouer le joug entre les deux empires, les chefs kurdes réalisaient, en
but
turc, ils se rangeaient sous la protection du roi de Perse partie et pour un temps, leur affranchissement,
constant vers lequel ont toujours tendu et tendent en-
qui; trompé par le fallacieux hommage qu'il recevait de
ces beys, non-seulement leur prêtait appui, mais reven- core leurs efforts et leurs intrigues. Pour le moment, et
difluait encore le territoire de Suléïmanyèh comme Sa malgré des velléités d'indépendance de la part d'Ahmet-
-propriété légitime. pacha, alors gouverneur de Suleïmanyèh, le pays était
Entretenant ainsi habilement -cette situation flottante -tranquille. Ce pacha, quoique fort jeune, s'était fait,
52 LE TOUR DU MONDE.
chez les Kurdes; une grande renommée par la justice et dormaient encore; les caraoûls ou sentinelles turques
la sévérité de son administration..Heureusement pour veillaient. Nous mimes pied à terre, car nous ne pouvions
les voyageurs, il était la terreur 'des malfaiteurs, aux- entrer en ville il fallait attendre l'heure de l'ouverture
quels jamais il ne faisait grâce; aussi,. était-il nommé des portes. Enfin l'officier du poste fit ses ablutions ma-
hilicla-pacha ou pacha dit Sâbré. tinales, et quand il eut achevé sa prière, nous entrâ-
Après avoir traversé un pays'dé l'aspect le plus tris.le; mes les, rues, comme les bazars, étaient encore désertes,
nous eûmes à franchir le mont Saguermâh qui foi·mait et j'arrivai au logis qui m'était destiné sans avoir pu me
comme le dernier gradin en descendant du haut de la faire une idée de la population de cette grande ville.
contrée élevée où sont amoncelées les grandes iponta- La maison qui fut mise à ma disposition se com-
gnes du Kurdistan. La chalne du Saguermâh est une posait d'une cour sur laquelle ouvraient l'écurie la
barrière naturelle placée entre les plaines de la Mésopo- cuisine 'et ce qu'on appelle dans la langue du pays
tamie et le pays des Kurdes. Ainsi comprise par un cer- le scrdâ6 c'est une salle plus basse que le sol, dans
tain Abdoui-Rhamân, précédemment pacha de Suleï- laquelle on descend par quelques marches et qui
manyèh, ce chef rebelle en avait tiré parti pour se comme une cave, offre aux habitants, par sa fraicheur,
mettre à couvert des attaques du pacha de Bagdad, et il un lieu plus commode pour supporter la chaleur du
en avait fait une ligne de défense imposante. Le seul ,jour. Par un petit escalier, on arrivait à une gale-
chemin praticable au travers de cette montagne est ex- rie composée de plusieurs travées qui étaient formées
cessivement difficile et étroit. Abdoul-Rhamân avait par des colonnettes en bois de palmier, surmontées de
cherché à rendre ce passage infranchissable au troupes charmants chapiteaux en encorbellements dans le goût
turques au moyen d'une muraille fortifiée, placée au arabe. Sur cette galerie assez spacieuse ouvraient plu-
sommet, dans une partie très-resserrée du défilé qu'il sieurs chambres, mais les portes en restèrent fermées,
était parvenu à barrer coinplétement. Cependanlla mu- ou ne s'ouvrirent que pour laisser passer les bagages
raille fut renversée, forcée, et le pacha kurde, obligé de qui y furent déposés, car je préférai de beaucoup m'in-
fuir, vivait alors dans l'exil, à Sennah, en Perse. Nous staller dans la galerie où j'avais de l'air sans être incom-
passâmes au milieu des ruines de cette forteresse, après modé par le soleil Par un escalier intérieur on arrivait
quoi une pente rapide nous conduisit sur un versant cou- sur le haut de la maison qui était, comme toutes celles
vert de bois, vers une contrée que ne bornair devant du pays, terminée en terrasse. Là après le coucher du
nous aucune montagne. soleil, je pouvais aller chercher une petite brise bien
rare et bien peu rafraichissânte, mais d'au la nt plus pré-
-` cieuse après les ardeurs dont j'avais souffert dans ces
Marchede nuit. = Arrivéeà f3agdad.'=-Habitation.
longues heures pendant lesquelles le soleil dardait,ses
Nous étions au le~ juillet. Descendus des hauteurs où rayons et faisait monter le thermomètre, à J'ombre, jus-
jusqu'alors la température s'était maintenue assez mo- qu'à quarante-six et quarante-huit degrés. De cette ter-
dérée, nous commencions à cheminer dans des plaines rasse je jouissais d'une admirable vue l'oeil embrassait
immenses qui allaient s'abaissant toujours jusqu'au golfe l'ensemble'de la ville de Bagdad avec ses remparts, ses
Persique..Un horizon sans bornes, insaisissable à la minarets dont les derniers rayons du soleil éclairaient
vue, miroitait incertain et tremblotant sous les rayons encore les pointes; au second plan le cours du Tigre dé-
d'un soleil de feu. Désormais nous ne pouvions j)lus, crivait ses sinuosités au milieu des innombrables dat-
pour nos montures et pour nous-mêmes, marcher que tiers qui en couvraient les bords. Au loin, dans un ho-
la nuit, nous reposant le jour manière fort triste de rizon immense, au delà du désert et dans une atmosphère
voyager, qui, au désagrément de ne rien voir, ajoute le embrasée, le disque agrandi du soleil s'abaissait vers la
supplice de lutter contre le sommeil. Nous attendions terre du tllüyhrcb, comme disent les Arabes en dési-
que le soleil fût couché pour reprendre notre marche à gnant l'Occident.
travers ces plaines désertes et sans fin où rien, dans les
modernes.
Bagdad. Les ruines. llTonuments
ténèbres, ne pouvait nous distraire d'une course pénible Etudesde la ville.
pendant laquelle nous nous laissions conduire par nos
chevaux, dont l'allure monotone augmentait chez nous le Après avoir consacré la première heure à mon instal-
besoin de dormir. lation, je me laissai aller à ce plaisir du voyageur, qui
Il y avait trente-quatre jours que nous cheminions -ainsi est d'errer à l'aventure au milieu d'une grande ville
au milieu de solitudes où rien ne nous avait engagés à qui lui est inconnue. Celle-ci excitait à un haut degré
nous arrêter, lorsque, à l'aube vermeille du jour naïssant, ma curiosité monuments, habitants, cO'otumesou usa-
nous entrevimes les minarets de' Bagdad au travers du mi- ges de la vie, tout n'était-il pas intéressant dans cette
rage qui cherchait déjà ses formes trompeuses dans leS' cité tant vantée par la tradition, et qui avait de ,plus,
vapeurs que les premiers feux du soleil faisaient sortir aux yeux d'un Européen, le prestige de l'inconnu, située
d'un sol encore brûlant de la veille; = c'était le 1 juil- qu'elle est à l'extrémité de contrées éloignées, désertes
let. La voûte bleue d'un. ~iel .pun et diaphâne com- et difficiles à traverser? Tout y était donc nouveau pour
mençait à s'éclairer quand nous arrivâmes devant la porte moi, car je ne devais pas retrouver là les moeurs de la
Bab-el-Kicadem, la porte des Esclaves. Les Bagdadins Perse. La vio arabe a sa physionomie propre, et le cita-
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54 LE TOUR DU MONDE.
clin de Bagdad, aussi bien que le Bedclaoui ou Bédouin ques bastions et un large fossé facilement submersible
dit désert, a un caractère particulier dont les signes se par les eaux du Tigre. Cette enceinte s'appuie, à ses deux
montrent en toutes choses. Je me représentais d'ailleurs extrémités, au rivage du fleuve qui baigne la partie oc-
cette ville pleine encore de souvenirs de la grande épo- cidentale d~;la ville. C'est de ce côté que Bagdad se pré-
que où la pui~aance des khalifes la couvrit de gloire. sente sous son plus bel aspect. Le palais du pacha, les
Je m'attendais à y voir; à chaque pas, quelques restes mosquées, les cafés, les maisons ou les jardins qui se
des merveilles de cette ère célèbre de l'islamisme, et il succèdent en se reflétant dans l'eau qui les baigne, for-
n'y avait pas jusqu'aux réminiscences des contes de Che- ment un très-beau coup d'oeil. Derrière cette ligne d'édi-
herazad qui n'éveillassent chez moi des pensées bizarres fices ou' de maisons au pied desquels coule le Tigre, se
empruntées aux v9lilleeLu~te~ttcits. Mais, il faut le dire, groupent les divers quartiers de la ville au travers des-
Bagdad est bien déchue. Sous une épaisse poussière est quels circulent de nombreuses rues, de grands bazars,
enseveli le pied des édifices où se retrouve à peine visible' et où s'élèvent çà et lit plusieurs mosquées, L'une des
la trace d'Haroun-el-Rechid et de Zobéidèh, Çà et là on plus belles est la mosquée du Olcïclcïnou d'Ahmet-
découvre, dans quelques coins des bazars, sur le rivage Iihiaia; elle est entièrement recouverte de briques émail..
du Tigre, au milieu des décombres qui ont perdu leur lées qui forment de gracieuses arabe,ques aux plus
nom, des pans de murs sur lesquels se lisent avec peine vives couleurs. Elle domine une grande place ou Meïdân
des fragments d'inscriptions coufiques, un minaret dont sur laquelle s'ouvrent des cafés, des boutiques, des ca-
l'origine ancienne est attestée par sa ruine même, et ravansérails, et qui, le matin, est encombrée d'Arabes
quelques débris de portail émaillé dont les mosaïques de qui viennent y vendre leurs melons, pastèques, poules
couleur se détachent sur un fond de maçonnerie brisée, et autres denrées. C'est aussi le lieu d'arrivée ou de
sans.que les Turcs se soucient de la disparition de ces départ des caravanes du Nord; leurs nombreux chameaux
témoins d'une civilisation rivale de celle de Byzance. et mulets y sont déchargés de leurs lourds fardeaux,
A l'exception de ces débris aussi rares que dénués d'in- en attendant ceux'qu'ils doivent transporter vers l'Asie
térêt, on remuerait vainement la poussière accumulée Mineure. Près de là est la porte Bab-el-hliâdem., à côté
dans. Bagdad. On peut dire que cette grande ville n'a de laquelle est une autre petite mosquée dont l'entrée
rien conservé qui rappelle ses glorieux khalifes. On y remarquable présente une porte en ogive ornée de des-
cherche en vain ces vieux temples mahométans où les sins en reliE:f,composés avec de petites briques dont les
fanatiques Abassides demandaient au prophète de re- arrangements forment comme des espèces de broderies
tremper leur cimeterre avant de courir à de nouveaux et gracieuses. Au-dessus une sorte d'auvent en bois découpé
barbares exploits. Si la trace de cet âge héroïque de abrite cette porte contre les rayons verticaux du soleil.
l'Islam n'est point entièrement effacée- Bagdad, elle y La partie de la ville comprise entre le Tigre et la mu-
est cependant tellement incertaine, tellement perdue au raille est très-vaste mais il s'en faut de beaucoup
milieu des ruines entassées dans cette noble cité, que le qu'elle soit entièrement couverte d'habitations. A l'est
souvenir seul du passé est resté debout à côté de la dé- et au sud s'étendent de vastes terrains sur lesquels s'é-
vastation du présent. Les onze siècles qui se sont écoulés lèvent quelques ruines, et dont la plus grande superficie
depuis sa fondation par Abou-Safer-el-Mansour, les est abandonnée à la pâture que YÏennent y chercher les
guerres. les envahissements des Turcomans rebelles à chameaux. Au milieu de ce sol inculte et abandonné,
l'autorité des khalifes, les inondations du Tigre, et jus- s'élève le t(1mbeau d'un cheik. C'est un petit monument
qll'aux orages venus du désert, tout a contribué à la surmonté d'une espèce de pyramide ou de cône dont
destruction des splendides édifices dont la civilisation toute la surface est ornée de facettes cannelées. Attenant
arabe et une foi exaltée avaient doté cette superbe reine à ce mausolée est un jardin clos de murs crénelés, au-
de l'Orient. Le voyageur doit aujourd'hui renoncer à dessus desquels montent des touffes d'arbres surpassées
ses illusions sur Bagdad. Il faut qu'il se contente d'y par les tiges souples et gracieuses de quelques pal-
chercher la ville moderne, d'y voir ses mosquées nou- miers. Alentour sont disséminées, en assez grand nom-
velles, ses arts qui ont quelque analogie avec ceux de la bre, des tombes modestes dont les briques dépassent à
Perse. Il y trouvera encore assez d'aliments pour ras- peine la surface dit sol.
sasier sa curiosité, sinon pour exciter son admiration. Par l'étendue de l'enceinte fortifiée de Bagdad, qui
Le fleuve arabe le beau ciel de la Mésapotamie qui date des khalifes, on voit que cette ville eut autrefois
reflète son azur sur les faïences des coupoles, quelques une importance incomparablement supérieure à celle
mosquées, des bazars pittoresques, l'affluence bigarrée qui lui reste. La population actuelle n'est plus que
de presque toutes les nations de l'Orient, lui offriront d'environ cinquante mille habitants, parmi lesquels on
encore assez de tableaux attrayants pour que Bagdad compte un grand nombre de chrétiens de diverses com-
reste dans son souvenir. munions, et,des juifs.
Bagdad a l'aspect d'une grande ville, et, de loin, ses mi-
Environsde Bagdad. Le pont. Le Tigre. La mosquée
narets la font distinguÚ au milieu de l'immense désert Imam.Moussa. Le tombeaude Zobeïd~h.
qui l'entoure et où elle semble placée comme une oasis.
Du côté de l'Orient, elle est fermée par une vaste cein- En face du quartier bâti sur la rive gauche du Chatt-
ture de murailles en assez bon état, que protégent quel- c'est le nom que les Arabes donnent au Tigre s'en
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56 LE TOUR DU MONDE.
élève un autre qui, tout en étant moins considérable Ces deu:evilles sont liées ensemble par un pontde ba-
que celui de la rive gauche, a néanmoins une impor- teaux fort :.ong, car le Tigre est très-large. On y voit sans
tance qui: peut le faire passer pour une seconde ville, cesse passer des caravanes bédouines, des cavaliers, des
d'autant inieux que sa population ne ressemble guère chameaux chargés ou des troupeaux de moutons amenés
à celle du bord opposé. Elle se compose presque ex- des tribus du voisinage pour l'alimentation de Bagdad.
clusivement d'Ai;ibes du désert qui y sont logés tem- Aux deux extrémités de ce pont sont deux cafés il galerie
porairement, et de Persans qui en préfèrent le sé- ouverte où les Bagdadins vont chercher le plaisir du
jour à celui de la ville même. La différence de croyances ie/' en fumant dans d'élégants narghiléhs 1 le meilleur
"et la haine religieuse qui existent entre enx et les sua2- tabac de l'Orient et en dégustant leur fin café de Moka.
~zites'1 leur ont fait adopter ce quartier. Ils y -sont plus Du haut de ces galeries la vue s'étend sur la rive oppo-
à l'abri des vexations de la population de Bâgdad, et.t sée où Bagdad se développe dans sa plus grande éten-
,plus en liberté d'aller et de venir entre cette-ville et- due, étalant, sous son ciel pur et radieux, ses coupoles
lvcnbelâlz., lieu ile pèlerinage fréquenté par les cti.~a.s. ovoïdes, ses minarets aux couleurs chatoyantes, entre-

Mosquee Imam-voussa, à Bagdad. -Dessin de 1\1. E. Flandin.

mêlés çà et là d'élégants bouquets de dattiers. Au pied et de cannes. C'est du bois à brûler qui vient des monta-
des édifices que baigne le Tigre, se halancent mollement gnes du Kurdistan, et arrive après avoir parcouru plus
quelques grandes harques ou bngalos, aux vergues im- de cent cinquante lieues en suivant les sinuosités du Ti-
menses, en attendant leur chargement pour redescendre gre. C'est ainsi que Bagdadest approvisionné de combus-
vers Bassorah et,1*egolfe Persique. Quelquefpis passe, tible. Les Kurdes qui exercent cette industrie attachent
lentement entrainé par le cours pares,elJX dit fleuve, un leur bois sur un certain nombre d'outres en peau de cbè-
large radeau conduit par un seul homme, et sur::lequel vre, afin d'en assurer le floltage, après q'Joi ils l'aban-
se dresse une petite cabane formée de branches d'arbres donnent au courant. Arrivés à destination, leurs outres

1. On app~lleainsi les musulmansqui, commeles Turcs, sont Omaret ne reconnaissentqu'Ali, gendre du prophète, pour son
de la sected'Omar, c'est-à-diren'admettentpas d'antrehéritieFde successeur.Ceschismea engendréentre lesTurcset les Persans
hlahométque son cousin.Le nom.de sur·~ii(esou sumaisleur est une haineimplacableet des guerres où le fanatismereligieuxa eu
donné par oppositionà celui de chyas ou chütes qui appartient plus de partque l'ambitionet le désirde conquêtes.
aux mahométansdi-sident5,à ceux qui, au contraire, repoussent 1. Pipe à réservoird'eau.
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58 LE TOUR DU MONDE.

dégonflées sont, sous un petit volume, chargées sur un Importancepolitiquede Bagdad. Soncommerce-
âne, le conducteur dit radeau monte dessus, .et il s'en
retourne à son point de départ pour recommencer, Ce Le pachalik de Bagdad était autrefois indépendant.
transport est très-économique, comme on voit, puisqu'un Les pachas, qui étaient princes héréditaires, rendaient
seul homme et un âne suffisent à opérer l'aller et le simplement hommage au Grand Seigneur. Aujourd'hui,
retour. c'est la Porte (lui les nomme. Cette province est une des
Dans la saison où je le voyais, le Tigre avait l'aspect plus importantes et en même temps une des plus diffi-
d'un fleuve majestueux dont les eaux abondantes se dis- ciles à gouverner de l'empire. L'autorité du pacha de
tribuaient dans lesterres et les jardins pour en vivifier la Bagdad s'étend du golfe Persique aux monts Kardouks,
culture. C'est aux nombreuses irrigations qu'on lui em- et de la frontière persane au delà de la. rive droite de
prunte qu'est due la fécondité du sol qui peut les recevoir. l'Euphrate,. c'est-à-dire sur une étendue de deux cents
Mais il est une saison où, de,bienfaisant qu'il est, le C~.att lieues en longueur et à peu près cent lieues en largeur.
devient un fléau, sinon pour la campagne, du moins pour Cette autorité est plus nominale qu'effective, à cause de
la ville. C'est awprintemps, vers le mois de mai, quand l'esprit d'insubordination des populations sur lesquelles
l'ardeur du soleil fait fondre les neiges qu'un rigoureux elle doit s'exercer, et par suite de l'extrème mobilité de
hiver a amoncelées sur les montagnes de l'Arménie et la plus graLlde partie d'entre elles. Le pacha de Bagdad
du Kurdistan. Ses eaux, grossies, ne tardent pas à'dépas- n'a pas assez de troupes régulières pour tenir tète aux
ser ses rives, et leur volume augmentant toujours, ne tribus nomades quand elles se révoltent, et il est souvent
trouvant pas un débouché suffisant dans le désert où arrivé qu'il a été lui-même bloqué par les Arabes. Ce
elles pourraient se répandre sans dommage, font irrup- territoire compte, en effet, quatre grandes familles dont
tion dans la ville et souvent y causent des malheurs incal- les tentes se groupent dans le désert, à droite ou à gauche
culables en minant les maisons, les édifices, et en sapant du Tigre celles des illonie~hs, des Clia.~nars, des Djer-
leur base jusqu'à les renverser. On voit, près du pont, bâs et des Aboubiels, qui peuvent réunir près de vingt
une mosquée jadis fort belle qu'une inondation récente mille cavaliers. De plus, il est souvent arrivé que ces tri-
a fait écrouler, et dont toute une moitié a été entrainée bus, étant en guerre avec la Porte ou avec ses représen-
dans le lit du fleuve. tants, elles ont reçu l'appui d'autres tribus plus éloi-
De ce côté du Tiare, et près de la ville, on distingue, gnées, excitées par l'amour de l'indépendance arabe,
au milieu des palmiers, quatre gracieux minarets émail- qui est commune à toutes les populations de cette origine,
lés entre lesquels s'élèvent deux coupoles également bril- ou attirées par l'appât du pillage, qui est pour elles une
lantes d'émail et d'arabesques. C'est une grande mosquée passion non moins vive que celle de la liberté. Ainsi on
autour de laquelle se sont groupées les maisons d'un a vu, an nord, les Dlu!ualis de Syrie, ou les l'aabis, au
village presque entièrement habité par des mollahs 6Liprê- sud, joindre leurs lances à celles des tentes situées aux
tres et par des pèlerins qui viennent y faire leurs dévo- bords du Chatt. Quelque peu aguerries et peu redou-
tions. On appelle ce monument :llatchid-Imn~~a-Bfoussa., tables que soient ces multitudes pour les troupes à peu
ou mosquée de l'Imam-Moussa.. près régulières de la Turquie, leur nombre ne laisse pas
Non loin de là, dans la plaine inculte qui a déjà tout que d'être inquiétant, et quand tous ces cavaliers tiennent
l'aspect du désert, sont quelques tombeaux dont la partie la campagne, il est presque impossible de sortir de la
supérieure a une forme conique. L'un d'eux, qui est plus ville.
grand due les autres, abrite les cendres de T.obeïdèla,de Bagdad est sans contredit l'un des points les plus im-
cette célèbre sultane qui exerça un si grand empire sur portants du continent asiatique. Vaste entrepôt des mar-
le coeur du khalife Haa°oma-el-Récla.id, et qui, par-ses grâ- chandises de l'Inde, de la Perse et de la Turquie, ses
ces personnelles, mérita le nom de /leu-o des dames. Son immenses bazars offrent un grand intérêt de variété. On
mausolée est bien solitaire bien négligé. Si quelques y trouve réunies les productions de presque tous les pays
Arabes lettrés se souviennent que cette prinçesse fut une de l'Asie, et l'art oriental, sous toutes les formes, s'y fait
des gloires de Bagdad et célébrée même en Perse, le admirer sur une infinité d'objets qui rivalisent de goût
vulgaire ne parait pas se douter que le sol de ce pays en et d'originalité. C'est là qu'arrivent les caravanes de l'A-
conserve les restes. Sur les deux bords du Cliatt, en aval sie Mineure, les nombreux chameaux de l'Arabie ou de
et en amont, s'étendent des jardins immenses, véritables la Syrie; c'est là qu'abordent les bagalos qui viennent,
forêts de dattiers que l'on cultive avec plus de soins que par Bassorah, de Boueliir, de Bahrein, de Mascat ou
dans nos pays on n'en donne aux vergers. Ces arbres, en même de Bombay. De l'orient à l'occident, du nord au
effet, sont précieux pour les habitants, auxquels ils four- sud, toute l'Asie afflue à Bagdad. C'est le vaste marché
nissent une abondante nourriture non moins saine qu'a- d'un riche commerce, le centre de relations auxquelles
gréable avec quelques dattes un Arabe fait un repas. participent tous.les peuples de cette partie du monde.
Aussi, par des irrigations bien entendues et une culture Pour donner une idée des transactions commerciales qui
soigneuse, entretient-il ces palmiers élégants et généreux ont lieu à Bagdad, il suffira de dire qu'on y compte
qui lui permettent de cueillir sous leurs gracieux panaches soixante maisons de commerce européennes par lesquelles
d'énormes régimes de fruits dont le suc qu'ils contien- sont représentés tous les pays.
nent facilite la conservation d'une récolte à l'autr-e.. En outre la position de cette ville sur un grand
LE TOUR DU MONDE. 59

fleuve qui descend vers l'océan des Indes, sa situa- maçonnerie,.Je compris que nous étions sur l'emplace-
tion à l'extrémité de l'empire ottoman, et presqu'à la ment de l'ancienne ville, et je reconnus Ctésiphon, à la
limite de celui des Anglais, sur la frontière de Perse et silhouette obscure qui accusait devant nous le monu-
sur celle d'Arabie, lui donnent une importance incon- ment appelé Talt-i-hlaosrô. Nous fûmes bientôt auprès,
testable comme centre d'action politique, De plus, elle En ce moment la lune l'éclairait de tous ses rayons, et je
est située au milieu d'un territoire dont la fertilité serait pus distinguer, malgré l'heure qui rendait toutes les for-
incalculable, si l'on se décidait à y faire revivre l'indus- mes douteuses et insaisissables, la large façade d'un
trie des Babyloniens, à y rappeler la civilisation de Sé- grand édifice au centre duquel s'ouvrait une haute et
miramis. Des monts hardouks au rivage du golfe Fersi- mystérieuse voûte dont les oiseaux de nuit, épouvantés
de notre arrivée, remplissaient la profondeur du bruit de
due, de la chaîne des Zagros à l'Euphrate, s'étend une
contrée immense arrosée par plusieurs rivières, traver- leurs ailes. et de leurs cris funèbres. Sous cette arcade
sée par des canaux antiques que les Romains furent les à peine éclairée par un pâle reflet de la lune, tout était
derniers à utiliser; partout la terre généreuse appelle vague et sombre; elle paraissait immense.
la culture, la population, et ne demande que des bras Bien des heures devaient encore s'écouler jusqu'au
pour en extraire des richesses égales à celle de l'Inde ou jour; il fallait prendre un peu de repos, nous nous je-
de l'Arabie heureuse. Là, l'indigo, le sucre, le café, le co- tàmes sur l'herbe.
ton, le plus beau froment enrichiraient des milliers de co- L'étoilé du matin pâlissait déjà, et le ciel blanchis-
lons qui y apporteraient leur science agricole ces arts sait à l'horizon, quand je m'éveillai. Je jetai mes re-
d'une civilisation que le Bédouin méprise parce qu'il n'en gards tout autour de moi, pour reconnaitre le lieu où je
sent pas le besoin. me trouvais. Çà et là, à droite, à gauche et au loin, s'é-
tendaient les monticules que j'avais remarqués la veille
en arrivant. Des arbustes épineux en couvraient les pen-
Ctésiphon. Séleucie.
tes, mais ne dérobaient rien à la vue, car la plus minu-
Je n'avais plus rien à demander à Bagdad (lue j'a- tieuse recherche ne m'amena pas à trouver sous leurs
vais explorée dans les plus minutieux détails; il fallait rameaux la moindre trace de constructions. Tout l'inté-
un autre but à mes recherches, un nouvel aliment à ma rêt de cette localité appartenait donc exclusivement à l'é-
curiosité. Je me remis en selle pour faire une excursion difice qui se dressait devant nous. Bientôt le soleil, ce
à quelques lieues de Bagdad, en aval et sur le bord du magnifique soleil d'Asie, majestueusement élancé dans
Tigre. Je voulais visiter les ruines dont l'antiquité nous' un ciel de nacre azurée, le frappa en face de toute sa
a transmis le souvenir sous le nom de Cté.siphnn. ou lumière et en fit ressortir les moindres détails.
zilaclcrïn. La Mésopotamie fut autrefois une province de la
Je partis par une chaude soirée, à-l'heure à laquelle Perse 'lui avait poussé ses conquêtes jusqu'en Asie Mi-
le soleil, en disparaissant derrière la ligne droite du dé- neure. Parmi les villes de la Babylonie dont les portes
sert, allait enfin permettre de respirer plus à l'aise. s'ouvrirent devant les armées victorieuses des princes de
Nous franchimes les fossés de la ville, et bientî~t, au la dynastie sassanide, figurait Séleucie. Cette cité fon-
milieu des landes hrïilées et du silence de la campagne dée par Séleucus Nicator, sur la rive droite du Tigre, fut
on n'entendit plus, d'abord affaiblie, puis perdue dans longtemps la capitale du royaume dont ce lieutenant
l'air calme du soir, que la voix du muezzin qui appelait, d' Alexandreavait hérité après la mort de son glorieux
pour la cinquième fois, les fidèles musulmansà la prière. maitre. Chosroès le Grand que les Persans appellent
A ce moment la lune se levait au-dessus des montagnes l:ltosrô et Nozcchi~~vau ou le ,luste, s'empara de celle ville
de la Perse. Peu à peu sa lumière froide et bleuâtre dans le cours des victoires qu'il remporta en Mésopota-
remplaça les tons roux du soleil couchant. Nos chevaux nie sur les Romains. Ce prince sut imprimer à sa con-
ouvraient les naseaux avec avidité pour respirer un peu quête une stabilité telle qu'il eut le loisir de fonder plu-
de la fraïclreur que la nuit apportait avec une parcimo- sieurs établissements dans les pays qu'il avait soumis. Si
nie qui était bien loin de les satisfaire. Nous avancions l'on en croit les vestiges et les ruines qui se voient en-
toujours, descendant le rivage du Tigre, le perdant ici core s~r le bord occidental du Tigre, on doit penser que
pour le retrouver plus loin. Les chants de quelques ma- le point oit florissait alors Séleucie avait particulière-
riniers arabes qui tiraient la corde de leurs lourdes bar- ment attiré son attention. Mais par suite d'une idée qui
ques, venaient jusqu'à nous; leurs accents languissants est tout à fait dans la nature du caractère asiatique,
et mélancoliques disaient bien la peine et la fatigue Chosroès, jaloux d'attacher son nom à une ville qui lui
qu'ils avaient à remonter le courant. dût son origine, et ne voulant pas résider à Séleucie, fitt
Après deux heures de route nous rencontrâmes la ri- bâtü~,sur la rive opposée une seconde cité connue sous le
vière de Detlm.b; il fallut la passer en bac, car elle est nom de Ctésiphon ou de Madaïn. Le siége du gouverne-
très-profonde. Trois heures plus tard, un peu avant mi- ment de la province étant là, ainsi que la demeure du
nuit, nous nous trouvions sur un terrain toès-accidenté. souverain, il était naturel que la population de la ville
Partout autour de nous s'élevaient des éminences; nous déchue vint se fixer dans la nouvelle. Par suite, l'aban-
les gravissions, nous les tournions; sous la faible clarté don dans lequel tomba Séleucie ne tarda pas à avoir
de la lune, nos chevaux trébuchaient sur des débris de pour elle des conséquences funestes. Elle se couvrit de
60 LE TOUR DU MONDE.

ruines qui, s'amoindrissant toujours, finirent par ne plus pour les musulmans, remplacé le vainqueur de Bélisaire,
laisser d'autres traces que quelques éminences de terre, et le nom de Tak-i-Khosrô a été effacé par celui de
recouvertes aujourd'hui par.les.broussailles du désert. Soliman-Pak.
Quant à Ctésiphon, l'aspect qu'elle présente est à
peu de chose près le même tout en a disparu, à l'ex- Excursionà Bahylone. Le sam.
ception de ce grand monument auquel les Arabes ont con-
servé le nom de Tak i-I~hosrô, Arc de hhosroès, ou de J'étais revenu depuis quelques jours à Bagdad, et j'a-
Nou.chirvaii, qui est le nom que lui donnent la plupart vais préparé la course que je méditais vers Babylone.
des archéologues. Cette désignation d'arc lui a été attri- Le 4 août, je me mis en route, accompagné de trois
buée à' cause de sa partie.centrale qui, en effet,-se com- cavaliers que le pacha voulut me donner pour m'escorter.
nos chevaux
pose d'une voùte ;;igantesdue n'ayant pas moins de vingt- Le soleil se couchait au moment où le pas de
huit mètres de hauteur, sur trente-cinq mètres de-.lângeur résonnait sur les planches du pont que nous franchissions
et'plus de .vingt-deux en largeur, L'immense salle qu'elle pour passer sur l'autre bord du Tigre. La chaleur se
couvre est-sans doute celle où se tenait le roi, au milieu soutenant toujours avec la m,,me intensité persévérante,
de sa. couret-dans tout l'éclat de sa grandeur. droite et je dus voyager la nuit. Le jour baissait quand j'entrai
à gauche de cette salle ou de cette arcade étaient les au- en Mésopotamie, c'est-à-dire dans le pays compris.entre
tres appartements. La façade entière de l'édifice-a près de les deux grands fleuves l'Euphrate et le Tigre, pays
quatre-vingt-trois mètres; son ornementation consiste en que les Turcs et les Arabes appellent du même nom,
une succession d'arcades sur toute sa largeur et dans Dje~irèh,. La monotonie de la route ne se démentait
toute sa hauteur, comprises entre des pilastres ou co- pas un seul -instant c'était partout la même aridité,
lonnettes engagées. Tous les arceaux sont à plein cintre, la même solitude et la même perspective horizontale
excepté celui de la grande salle voûtée. Par. une singu- se perdant à l'infini. Le voyage de Bagdad à Hellcili.
larité doilt il faut sans doute chercher la cause dans des est très-fatigant, surtout en cette saison. Aussi, quel-
raisons de solidité, cette immense voûte fait une courbe ques bonnes âmes poussées par la charité ou par le
elliptique, le grand axe étant vertical. L'architecte qui besoin de racheter de grandes fautes, ont-elles eu la
l'a élevée a eu recours à un mode de construction très- bonne pensée de faire exécuter, à des distances très-rap-
curieux il a placé bout à bout des tubes ou tuyaux en prochées, des lieux de repos, des khans ou caravansé-
four-
poterie de vingt centimètres de diamètre, de distance en rails où l'on trouve quelques rares habitants qui
distance et perpendiculairement au périmètre de cette nissent aux voyageurs de l'eau, du pain, des melons, et
arcade. On est souvent réduit aux conjectures en face de de l'orge toutes choses dont on manquerait ¡¡.bsolu-
ces antiques monuments; on se demande dans quel but ment salis cela. Deux journées suffisent pour atteindre
avaient été placés ces tuyaux,. et la seille raison d_ùel'on Hellàh, ét le trajet est, pour la commodité du voyage,
la
puisse en trouver aujouI'cl'hui est.qu'on a voulu sans doute divisé en ciuq haltes. Nous ne pouvions marcher que
y établir des courants d'air, si précieux et si nécessaires nuit. Le jour, enfermés dans des écuries, sous des voûtes
sous le climat brûlant de cette contrée, On distingue en- somhres, nous attendions impatiemment que le soleil eût
core sur. la face et le retour du grand arceau des pièces disparu derrière la bande bleuâtre du grand désert d'A-
de bois d'un fort équarrissage et très-longues qui lient la rabie.
naissance de la voûte avec les murs de la façade. Ces Nous évitions ainsi ses rayons ardents et presque mor-
poutres paraissent être en bois de cèdre ou de cyprès. Il tels, mais nous étouffions en aspirant les bouffées brû-
est donc probable que ces essences d'arbres existaient lantes que nous envoyait le.sam. Nous eûmes, dans une
alors sur .cette terre qui aujourd'hui n'alimente que de de ces interminables journées de repos forcé, le triste
tor-
maigres broussailles que le soleil calcine chaque été. spectacle de cet orage, de cette avalanche de sable
Il ne reste rien des parties de ce palais qui servaient réfié que soulève le vent impétueux du Sah.rala, qui passe
d'habitation. Des arrachements de murs et d'arceaux in- comme une flamme, renverse, brûle et tue bien sou-
il
diquent seuls qu'elles se trouvaient de chaque côté de-la vent. -Rien ne peut donner l'idée de ce phénomène;
grande salle voûtée par laquelle on pouvait y pénétrer, faut l'avoir vu.- Des courants d'air chaud arrivent par in-
au moyen des trois portes dont l'une était au fond, et tervalles, a.vant-coureurs de la tempête, comme pour aver-
les deux autres sur les faces latérales. Selon l'usage de tir les êtres vivants qu'ils aient à se soustraire à ses effets.
la Babyloiiie, cet édifice est entièrement élevé en bri- Alors chacun se cache, s'abrite, s'il peut. Les animaux
ques, mais cuites, carrées, et recouvertes d'un enduit craintifs, l'oreille basse, l'ceil morne, courbent la tête et
dont on retrouve quelques traces. semblent attendre avec inquiétude quelque chose qu'ils
.La tradition historique va se perdant de plus en.plus, redoutent. La température s'élève, le vent augmente. A
une bande rouge, opa-
et, pour la multitude,.le souvenir du grand Chosroès a l'horizon, ducùté où il souffle,
et saa
fait place à celui d'uii-personnage vulgaii'e, un certain que, barre le ciel bleu; la bande sinistre s'élargit,
au-
Soli.ntatt-Pa~ qui fut, dit-on, le barbier de. Mahomet. frange dorée; qu'éclaire le soleil, monte lentement
On lui a élevé en ce lieu un petit mausolée, à coupole dessus du nuage redouté. Tout devient sombre, l'obscu-
elle sem-
blanche,. ombragée d'un palmier, et les dévots y vont rité se fait. Une lueur livide couvre le désert,
en pèlerinage. Ce barbier du prophète a tout à fait, ble un reflet de la mort. Le nuage approche, il est
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62 LE TOUR DU MONDE.
immense et cache le ciel tout entier. La tempête mugit nous le traversâmes sur un pont de bateaux et nous
'de toute sa force. La rafale impétueuse courbe et brise y vimes quelques-unes des grandes barques qui navi-
tout sur son passage. Un vent sulfureux brûle, asphyxie. guent sur le Tigre. Elles s'y trouvaient arrêtées par
Les hommes se mettent à plat-ventre et se couvrent de suite de l'abaissement subit des eaux, qui deviennent
leurs manteaux'; les animaux effrayés, tremblants, ou- stagnantes pendant plusieurs mois de l'année, lorsque
vrent les naseaux avec terreur et se mettent les uns à la crue des deux fléuves est retombée au-dessous du ni-
côté des autres cachant mutuellement leur tête sous veau du lit actuel de ce canal. A vingt-sept kilomètres
leur ventre; leurs crins agités se dressent et se mêlent. plus loin, on en traverse un second qu'on appelle -nahr-
Les plis des manteaux volent en tournoyant Les brÓus- Dlal~~laalz;il est actuellement complétement à sec, et en
saillesdesséchées voltigent et se heurtent en. tous; sens, partie comblé. On en rencontre successivement ainsi
Le palmier solitaire se courbe, et ses rameaux flexibles, quatre autres plus étroits, tous de,séchés, mais auxquels
penchés sur la terre, se souillent de poussière. Tout les Arabes ont conservé le nom de ~tahr ou canal. En
semble mort.-L'arbre seul crie en se tordant, et les mu- effet, toutes ces tranchées sont bien le résultat du tra-
railles ébranlées se balancent sous les effets de la tour- vail des hommes dans un autre temps que celui de l'in-
mente. Le sable qu'elle apporte du fond du; désert, curie du gouvernement turc, et de la paresse fataliste
qu'elle soulève en tourbillons, siffle de toutes parts. Le des Arabes. A trente-quatre kilomètres du nahr-Mal-
soleil est impuissant à percer l'enveloppe opaque et rous- kliali, on franchit sur un pont construit en briques, un
sàtre qui couvre toute la contrée. Enfin, ses rayons se dernier cours d'eau canalisé, piès d'un hameau ruiné
font jour peu à peu, le vent mollit, l'air est toujours appelé ~ifahuhou~i.l.Tous ces canaux suivent des di-
brûlant, mais moins empesté. L'orage va plus loin, il rections parallèles et leurs eaux viennent toutes de
continue sa course et porte en d'autres lieux le ravage et l'Etiplirate ce qui prouve que le lit de ce fleuve est,
la mort. Les voyageurs que n'a point asphyxiés le cou- du moins jusque-là, plus élevé que celui du Tigre.
rant mortel se redressent, les animaux se hasardent à Les débordements périodiques des deux grands fleu-
lever la tête ils sont tout couverts d'une couche de sa- ves de la Mésopotamie à l'époque de la fonte des
ble impalpable, brillant et chaud, qui a pénétré partout neiges, dans les montagnes de l'Arménie où ils nais-
et les empêche de respirer. Le sain est passé, on le voit sent et oit ils reçoivent de nombreux affluents, ser-
s'éloigner, on le redoute encore jusqu 1à ce que le terri- vent certainement à expliquer ces grands canaux qui
ble nuage ait disparu. coupent la Mésopotamie de l'Euphrate au Tigre. Ces
Nous mimes deux jours, divisés err cinq étapes,pour travaux étaient trop gigantesques, étaient exécutés dans
atteindre le territoire de Hellâh qui: est celui de:l'anti- des proportions trop colossales pour n'avoir été entre-
que Babylone. La petite ville arabe qui a succédé à la pris qu'en vue des irrigations nécessaires à l'agricul-
grande cité de Sémiramis et de Bélus, est à soixante- ture il faut leur attribuer un but plus sérieux encore
dix-huit kilomètres au sud-sud-ouest de Bagdad. Sur ce qui les rendait indispensables, celui de préserver le pays
parcours la contrée qu'on traverse entre les deux grands d'une submersion presque complète et d'une périodicité
fleuves qui renferment la Mésopotamie est complétement annuelle à laquelle il n'échappe plus aujourd'hui, En
déserte. On y rencontre de loin en loin, quelques ten- même temps la culture en profitait., les racines de tous
tes d'Arabes Beddaouïs ou nomades, groupées autour les végétaux trouvaient une uourriture abondante dans
des puits où viennent s'abreuver les caravanes. le sol rendu humide par d'innombrables ruisseaux d'ar-
On sait, par les traditions historiques, combien les rosement, et leurs fruits, échauffés par un soleil ardent,
Babyloniens avaient fertilisé cette immense plaine que mûrissaient vite en donnant d'abondantes récoltes.-Ainsi
l'insouciance musulmane a laissée se transformer en dé- ce que la simple prudence avait commandé tournait au
sert. Elle était coupée, en. beaucoup d'endroits, par de profit d'une richesse territoriale jadis proverbiale en Asie.
grandes et profondes tranchées qui mettaient en commu- Il n'y a plus aujourd'hui ni prudence, ni indus-
nication les eaux de l'Euphrate et celles du Tigre. Par trie agricole; il ne reste que la misère apathique de l'A-
ces travaux gigantesques, ils avaient créé des canaux rabe nomade, à côté de la disparition presque totale de
qui remplaçaient les courants d'eau naturels dont ils tous les ouvrages d'une antiquité qui fait honte au temps 4
manquaient, qui portaient bateaux et faisaient ainsi cir- actuel.
culer les produits de toute sorte, en alimentant un com- De Mahaouïl on commence à distinguer, au-dessus
merce immense. de la ligne horizontale du désert qui s'étend jusqu'à
Enfin, au moyen de saignées habilement dispooées, Bassorah, les ondulations d'un sol accidenté que domi-
l'eau était distribuée avec art, au travers des champs où nent quelques rares monticules. Des éminences qui de
ces irrigations portaient la fécondité. De tous ces ouvra- loin ne paraissent être autre chose que des accidents na-
ges qui faisaient tant d'honneur à l'industrie des Baby- turels, et (lue recouvrent quelques maigres broussailles,
loniens, et auxquels se rattachent le nom de Sémiramis, sont tout ce qui reste de Babylone. On parcourt treize
il n'en reste plus aujourd'hui que deux où les eaux kilomètres sur un terrain ainsi relevé et ondulé de toutes
n'aient pas vu leur route obstruée complétement par parts.
les éboulements et l'entassement des terres.. Un pre- La_plus grande éminence que l'on y remarque est à
mier canal est à trente-huit kilomètres de Bagdad; quatorze kilomètres au delà de lvlahahouïl et à huit
LE TOUR DU MONDE. 63

en deçà de Hellàh, en suivant un chemin frayé vers ~l'emrod, tour de ~emrocl, est le monument qui, seul,
l'ouest. Les Arabes l'appellent de deux n.oms Babel soit resté debout au milieu de cette complète destruc-
qui parait être resté traditionnellement, et ~ilucljelibèh tion. Cependant, si l'on en croit son,nom, il devrait être
qui, dans leur langue, signifie rwiné de fond en cowble. le plus ancien, et remonter au fondateur de Babylone.
Elle se présente sous la forme d'un vaste plateau rectan- Le monticule qui le porte s'élève à soixante mètres au-
gulaire, du sommet duquel se sont éboulées, sur les qua- dessus de la plaine il a cent quatre-vingt-quatorze mè-
tre côtés, des terres qui forment tout autour un plan in- tres en longueur et cent cinquante mètres en largeur.
cliné dont la base est très-étendue. En gravissant ces Sa base. a la forme d'un rectangle. Au sommet et pres-
pentes où les pluies ont creusé une multitude de ravins, qu'au centre, est debout un pilier massif entièrement
on trouve des débris de briques et des apparences de construit. en briques semblables à celles qu'on trouve
constructions sur les angles, qui font présumer que cet sur les autres points. De distance en distance, et symé-
édifice était flanqué de tours. En étudiant ce monticule, triquement disposées, sont des ouvertures dont le vide
on reconnait qu'il a été élevé avec des briques séchées traverse l'épaisseur du pilier, mais dont on ne s'explique
au soleil, et que ses revêtements ont dtr être faits avec pas le but. Cette masse, évidemment incomplète, s'élève
des matériaux plus solides, peut-ètre des pierres, ou, à à peu près carrément au-dessus du sommet du monti-
défaut d'elles, des briques cuites. Je trouvai plusieurs cule à une hauteur de dix mètres. Vers l'angle sud-
fragments de ces dernières portant des inscriptions et en- ouest, au pied de la face occidentale, se voient divels
core enduites de bitume. La longueur du plateau est de fragments et arrachements de maçonnerie qui ont dù
cent soixante-dix mètres, sa largeur de cent soixante, et appartenir à des arceaux de voûtes circulaires dont les
sa hauteur de trente-six à quarante. Autour quelques briques paraissent avoir éprouvé l'action d'un incendie.
mouvements de terrain qui se succèdent parallèlement à A une très-petite distance de là, dans la direction de
sa base, font penser qu'ils pourraient se rapporter à une l'ouest, s'étend, du nord au sud, la nappe d'un lac d'eau
enceinte dans laquelle ce monument aurait été enfermé. douce. Là, comme sur beaucoup d'autres points, sont
On y trouve également des débris de briques. Le justifiés les récits d'Hérodote. Ce lac rappelle, en effet,
nom de Babel, qui est resté à cette éminence, indique- celui que cet historien raconte avoir été creusé par la
rait-il la fameuse tour dont parle l'Écriture, et le tem- reine Nitocris pour y introduire les eaux de l'Euphrate,
ple de Bélus, spolié et renversé par Xerxès? On sait et dont elle profita pour détourner' ce fleuve, afin de con-
que de tous les édifices de Babylone celui-là était le plus struire les digues et les quais entre lesquels elle voulait
grandiose et la ruine appelée par les ArabesJ.Iudjeli- le contenir, ainsi que le pont qui devait réunir les deux
bèh est celle qui présente aujourd'hui les vestiges les quartiers de Babylone. Quelle qu'ait été la masse d'eau
mieux accusés. qui fut à cette époque détournée de son cours habituel
Au sud du Mudjelibèh on voit une autre éminence vers ce point, il est difficile de croire que ce lac s'y soit
que les Arabes distinguent sous le nom de kasr ou cltâ- formé alors et s'y soit toujours maintenu depuis. Mais il
Leata,~ctlais. La base en est très-irrégulière, mais très- est plus probable qu'un abaissement naturel du sol entre
étendue elle n'a °pas moins de huit cents mètres de cir- ses rives et celles du fleuve y porte les eaux de celui-ci
cuit. Son-état actuel offre plutôt l'aspect d'un monticule dans la saison où elles débordent, et en assez grande
naturel que celui d'une ruine. Cependant, çà et là, on y abondance pour qu'il en reste d'une année à l'autre.
découvre quelques arrachements de murs en briques for- On voit que Babylone qui, dans les siècles passés, fut
tement liées entre elles par une couche de chaux et de la plus grande ville de l'univers, la tète et l'âme d'un des
cendrée ou- par du bitume mais ces restes de construc- plus vastes empires, dont la splendeur même attira la
tions ont été tellement exploités par les habitants de ruine, est aujourd'hui celle dont il reste le moins de
Hellâh, qui, depuis des siècles, en arrachent les briques traces. Depuis le jour où Cyrus s'en empara, elle ne fit
cuites pour bàtir leurs propres maisons, qu'il est impos- que déchoir. Passant d'un vainqueur à l'autre pour chan-
sible de reconnaitre une forme ou un plan quelconque, ger encore de maitre, elle finit par devenir une esclave
On n'oserait, en effet, se hasarder à prendre pour des dont aucun ne se souciait plus. La mort d'Alexandre
galeries antiques les excavations que l'on rencontre sur lui porta un coup funeste. Son lieutenant Séleucus, à
ce sol tourmenté, et qui ne sont autre chose que des es- qui elle était échue en partage, lui donna une ri-
pèces de carrières ouvertes par les Arabes pour extraire vale, et Séleucie fut pour Babylone ce que Ctésiphon
des matériaux qu'ils y trouvent tout prêts à employer. devait être plus tard pour Séleucie. De déchéance en
De l'autre côté de l'Euphrate, au delà de Hellàh, on déchéance, la ville s'est vue devenir et ne plus être
distingue aussi quelques mouvements de terrain sem- qu'un nom, qu'un souvenir. Où sont ses palais, ses
blables à ceux de la rive gauche. Or, on sait que Baby- jardins suspendus, ses temples, ses murailles ? Le
lone s'étendait. de chaque côté du fleuve, et que la reine voyageur cherche en vain leurs vestiges; rien ne le guide
Nitocris fit construire un pont pour joindre les deux pour les découvrir, il n'en reste pas même des ruines; et
quartiers de la ville, Maisles éminences de la rive droite au milieu du désert sans limites, où brillait d'un si grand
ne présentent aucun intérêt, à l'exception de celle qui est éclat la ville de Sémiramis, c'est à peine si quelques
la plus éloignée et se trouve à neuf kilomètres de Hellàh. tertres informes indiquent la place où fut cette capitale
Sur cette éminence qu'on appelle Bl.rs-Nenarodou Bouaolj- du monde antique. Sur ces bords de l'Euphrate, où se
64 LE TOUR DU MONDE.

prolongeaient les quais magnifiques dont Hérodote parle qui la rendaient périlleuse, Les Arabes du nord de la
avec admiration, s'élèvent aujourd'hui quelques masures Mésopotamie et de la rive droite du Tigre s'étaient ré-
en terre composant une bourgade arabe qui n'a même voltés, et ils étendaient leurs brigandages jusque sous les
murs de Bagdad. Le gouverneur de Hellàh ne consentit
pas, dans son nom, conservé le souvenir de Babylone.
à me laisser partir qu'avec une escorte de quarante ca-
Retourà Bagdad. Révoltedes Bédouins. Départ valiers albanais et arnaoutes qui devaient meconduire jus-
pour Mossoul.
qu'à Bagdad, et lui répondre de moi sur letcr tête. Nous
Après trois jours passés à Hellâh en recherches et en marchâmes militairement, prenant toutes les précautions
regrets, je repris la route de Bagdad. Je l'avais par- que la circonstance exigeait. Vedettes, avant-gardes,
courue facilement, sans danger; mais, dans l'espaceâe flanqueurs, :°ienlie manquait pour donner à notre petite
trois jours, il était soudainement survenu des événements troupe l'aspect d'un corps de cavalerie s'avançant en

Vue prise à Hellàl1, sur l'Eupl1rate. Dessin de M. E. Flandin.

pays ennemi. Les rares habitants que nous rencontrâmes et j'étais impatient de le voir venir pour me remettre en
sur la route, dans les caravansérails, nous dirent qu'en route vers le nord afin de rentrer en Europe. Le voyage
effet ils avaient été pillés le jour précédent, que les Ara- qui me restait à faire était encore bien long il me fal-
bes étaient nombreux et se montraient incessamment lait remonter toute la Mésopotamie, passer par Mossoul,
dans toutes les directions. Soit qu'ils aient fui devant les atteindre Diarbekhir, et de là aller en Syrie chercher
cavaliers de l'escorte, soit que notre bonne étoile nous l'occasion d'un vapeur. Deux mois passés furent néces-
ait préservés de leur attaque, nous ne les vimes pas, et saires pour accomplir le trajet de Bagdad à la Méditer-
nous atteignimes Bagdad sans accident. ranée, que je côtoyai depuis Latakièh jusqu'à Beyrouth,
Je demeurai dans cette ville quelques jours encore en où je m'embarquai pour la France.
attendant l'abaissement de la température. Le mois de Eugène FLANDIN.
septembre me faisait espérer des chaleurs moins fortes, (Lafin à la prochainelivraison.)
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66 LE TO UR DU MONDE.

VOYAGE EN l~2ÉSOP0'rAIIMIE', 9
PARM.EUGÈNE
FLANDIN,
CHARGf: D'UNE MISSION ARCHÉOLOGIQUE A lIIOSSOUL,

18~3-1845. TEXTE INÉDIT.

Première nouvelle de la découverte de r\ini,-e. Départ. S,~jour à Constantinople. Firitiatis.

J'étais de retour de Perse et de Mésopotamie depuis toujours que ce sont des trésors que les Européens cher-
quelques mois seulement. J'avais à peine eu le temps de chent dans la terre; la seconde c'est que, pour les Turcs
me reposer des fatigues d'un voyage qui avait duré plus ou les Arabes, les moiiumerits ensevelis, surtout ceux
.de trente mois, lorqu'une nouvelle inattendue éclata qui portent des sculptures, sont des aeuvres de l'enfer ou
soudainement au milieu des archéologues, en pleine aca- du démon, Djelzenncï.rn, Diu. Djim~ Allnlz!
démie des inscriptions et belles-lettres. Ninive était alltcie répètent-ils avec horreur, et leur fanatisme
retrouvée. Une émotion bien légitime s'empara des réprouve les recherches de l'archéologue, de même que
savants, de tons ceux qui s'intéressaient à l'histoire de par avarice ils leur attribuent un vil motif de cupidité.
l'art ou se livraient à l'étude de l'antiquité. La décou- Afin d'éviter les tracasseries de tout genre auxquelles on
verte annoncée allait enfin combler une lacune qui dés- eût été exposé dans le cours de l'exploration des ruines
espérait les antiquaires, et renverser peut-être bien des ninivites, il était indispensable d'obtenir de la Porte les
systèmes préconçus. Néanmoins elle fut accueillie avec firmans nécessaires pour avoir un point d'appui auprès
joie, car elle était appelée à jeter une vive lumière sur du pacha de Mossoul. Mais il y avait encore une autre
les récits des historiens qui nous avaient transmis les pierre d'achoppement à l'obtention de ces firmans. Les
traditions du passé, mais auxquels on n'osait pas ajouter rivalités qui, de tout temps, existent entre les représen-
une foi entière. tants des divers gouvernements européens à Constanti-
On avait donc découvert Ninive et c'était le consul nople, s'étaient éveillées à propos de la découverte faite
de France à Mossoul, M. Botta, qui était l'heureux à Mossoul. La bonne chance de la France, qui allait
chercheur du trésor dont il comprenait l'importance pos- s'emparer de richesses archéologiques du plus haut in-
sible, sans pourtant en connaitre encore touie la valeur. térêt, portait ombrage aux chefs des diverses ambassa-
Pour la révélation complète de cette civilisation assy- des, et cette jalousie s'interposait entre la Porte et notre
rienne effacée, anéantie, depuis tant de siècles, et dont ambassadeur pour empêcher la réussite de la mission
tous les mystères avaient été jusqu'alors dérobés aux in- que j'avais reçue. Cependant les obstacles finirent par
vestigations des voyageurs, il fallait de grands travaux ëtre levés et des firmans en règle étant adressés au
de fouilles et beaucoup d'argent; il fallait encore se livrer consul, à Mossoul, je me mis en route pour gagner au
avec le plus grand soin à l'étude délicate de cet art qui plus vite cette ville par la Syrie.
surgissait tout à coup du sein de la terre.
Mossoul était loin, en plein Orient l'Assyrie touchait Départde l3eçrouth. Hamah. GrandeC8ravane. Halep.
Arrivéeà Mossoul. Les Yezidis.
à la Perse; on pensait, non sans raison, qu'il devait y
avoir analogie entre l'art ninivite et l'art persépolitain. La traversée de Constantinople jusqu'à la côte de
L'habitude des longs voyages et des mceurs orientales, Syrie ne fut pas longue. Après avoir touché à Smyrne,
l'expérience acquise au milieu des ruines de l'antiquité à Rhodes et en Chypre, j'arrivai à Beyrouth. C'est là que
asiatique, étaient des garanties qu'il était naturel de de- je devais organiser ma petite caravane, qui se compoa
mander à celui qui serait choisi. pour explorateur des d'un domestique gênois parlant italien, français, turc et
ruines de Ninive. La confiance de ceux qui s'étaient faits grec, d'un cuisinier maronite, d'un palefrenier chaldéen
les patrons de la nouvelle découverte tomba sur moi, catholique et de trois muletiers arabes qui m'avaient
comme sur celui qui, par ses récents travaux, pouvait le loué une dizaine de mules et me servaient en même
mieux y répondre. J'en fus très-honoré et je partis de temps de guides. Quand tout fut prêt pour le voyage, je
nouveau pour les bords du Tigre, le le~novembre. 1843. sortis de Beyrouth, et, suivant le littoral, au pied du
Le 15 du même mois, je débarquais à Constantinople. Liban, je le remontai jusqu'à Tripoli. De là., me dirigeant
Ce n'était pas une petite affaire que de procéder, en au nord-est, je traversai la contrée montagneuse que l'on
Turquie, à des fouilles de la nature de celles auxquelles croit être celle du'habitaient, au temps des croisades,
j'étais appelé, Deux raisons rendaient cette opération les anciens Hassâs.sis, les fanatiques exécuteurs des vo-
fort délicate la première est que les Orientaux croient lontés sanguinaires du Vieux de la ~~iô~i.tagne.Après
quatre journées de marche, j'arrivai à Hamâh, ville im-
1. Suite et fin. Voy.page 49. portante située sur la limite du désert où sont dissémi-
LE TOUR DU MONDE. 67
nées les tentes des Arabes ~lluttaa.liset Ha~ta~i.s.En rai- des tentes, puis on plaçait tout autour du' camp des
son de ce voisinage, la route que j'avais à parcourir pour ccrrcrouls,ou factionnaires, qui faisaient une fusillade pro-
atteindre Halep était fort peu sûre. Elle se prolongeait longée pour bien avertir les Bédouins qu'on était armé
à travers un pays inhabité, où le voyageur n'avait chance et sur ses gardes. Souvent la nuit on avait une alerte,
de rencontrer que des Bédouins pillards rôdant avec l'es- on croyait apercevoir les Arabes les vedettes elles-
poir d'une proie facile; mais le hasard me servit à point. mêmes, pour se donnerde l'importauce, imaginaient cette
Depuis la veille, Hamàh était encombré par une nom- apparition, et alors partaient, dans toutes les directions,
breuse caravane venant de Damas, et dans laquelle il y des coups de feu tirés au hasard et avec une précipitation
avait beaucoup de hadjis, ou pèlerins de la Mecque, qui qui rendait prudent de ne pas bouger et de rester à terre.
voyageaient en armes. Cette caravane partait dès le len- Malgré ces paniques le voyage s'effectua heureusement,
demain pour Alep, et je me joignis à elle. Elle se com- et après avoir vu pour la quatrième fois le soleil se cou-
posait au moins de cinq ou six cents personnes, et comp= cher depuis Hamâh, nous entrions à Alep.
tait environ deux cents chameaux, en outre des chevaux Après un repos de quelques jours, j'en repartis pour
de selle ou des mulets de bât. Cette troupe était ex- Mossoul. La route était longue, et mes muletiers ne s'é-
trèmement pittoresque. Au milieu d'elle se trouvaient taient engagés à m'y rendre qu'au bout d'un mois. Mais
beaucoup de femmes et de personnages de distinction, un hiver prolongé, des neiges inattendues qui me barrè-
qui voyageaient en talil~.t--oat~cîn,sorte de litière por- rent le chemin du côté de Diarbekhir, retardèrent beau-
tée sur des brancards par deux chameaux, l'un devana, coup mon arrivée sur le sol de Ninive, que je ne pus
l'autre derrière. Parmi les hadjis figurait le chef d'une atteindre que dans les premiers jours de mai.
mosquée d'Alep. Enfoncé et accroupi dans son takht- Mossoul est le chef-lieu d'un pachalik assez étendu, qui
ravân, il paraissait somnolent ou absorbé dans une ré- comprend une partie du pays montagneux des Kurdes,
miniscence contemplative de la fameuse Al~abcîlt'.Des ca- et s'étend, dans le sud et l'ouest, de chaque côté du
valiers armés de fusils et de lances. l'entouraient en le Tigre, sur les plaines ou les solitudes de la Mésopotamie
protégeant contre l'approche du vulgaire. En raison de septentrionale. Les populations de ce pachalik sont très-
sa haute position, les chameaux à qui était confié l'hon- bigarrées, et se distinguent les unes des autres par la
neur de poi~ter la litière de ce -aollalv étaient capara- nationalité, le langage, la religion ou les mceurs. Les
çonnés et ornés d'une façon toute particulière. Le pre- Arabes du désert ou des villages composent, avec les
mier, remarquable par la blancheur de ~on poil et la Kurdes, la portion mahométane, Le christianisme, très-
gravité de sa démarche, portait majestueusement sur sa répandu. dans ces contrées, est représenté par une popu-
bosse une espèce de trophée formé d'étendards rouges, la1Ïonnombreuse, divisée en plusieurs sectes, parmi.les-
blancs ou jaunes surmontés-de bouquets en plumes quelles on compte des catholiques, des nestoriens et des
d'autruche, et accompagnés de grands panaches sem- jacobites. Quelques grands et beaux villages, voisins de
blables. Quantité de petites sonnettes agitées par le pas Mossoul, sont habités par des chrétiens de ces divers
cadencé de l'animal fai:;aient un carillon qui prévenait rites, qui vivent entre eux eu assez bonne intelligence.
de l'approche du saint personnage ce groupe, pour le- Ils s'adonnent à la culture des terres, ou à de petites
quel tous les voyageurs paraissaient professer le plus industries dont ils trouvent la rémunération dans les ba-
grand respect, était le plus remarquable par l'apparat zars de Mossoul. Mais la plus grande partie des chré-
avec lequel il s'avançait au milieu de la caravane mais tiens du pays vivent dans les montagnes du voisinage,
il y en avait d'autres en grand nombre, plus modestes, où ils trouvent une sécurité aussi bien qu'une indépen-
et qui formaient une longue suite de litières et de cava- dance plus grandes.
liers marchant au milieu des drapeaux, des armes ou des A côté de ces deux grandes divisions de la population
panaches de toutes sortes. du territoire de Mossoul, il y a un troisième fragment
Les Arabes du désert ne pouvaient songer à nous atta- peu important, numériquement, mais qui se fait remar-
quer. Néanmoins, le chef qui présidait à la marche avait quer par la singularité de ses moeurs et la bizarrerie de
jugé prudent de flanquer notre troupe par des cavaliers son culte. C'est la tribu des I'e~idis. J'en dirai quelques
éclaireurs et de la faire suivre d'une arrière-garde qui mots, parce qu'ils sont très-peu connus, et à cause de ce
ramassait tous les traïnards. Ces soins n'étaient pas su- qu'il y a de curieux dans quelques-unes de leurs prati-
perflus, car, quelque hien gardés que nous fussions, on ques, qui semblent un reste de l'idolâtrie assyrienne,
apercevait çà et là des lances qui pointaient an loin der- dont ils rapl.ellent probablement aussi la nationalité.
rière des replis de terrain; et il arriva une fois que On croit que les Yezidis tiennent leur nom du cheik
trois ou quatre de nos compagnons, qui s'étaient at- 3'eaiclou lt.nli/'e qui fut, après Mahomet, le per-
tardés, furent lestement dépouillés à quelques pas der- sécuteur de la famille du prophète; dans la personne
rière nous. des enfants de sa fille. En dépit de cette origine, qui de-
Le soi.r, on campait militairement; les tentes se dres- vrait être un titre au respect des musulmans orthodoxes,
saient avec ordre les unes près des autres, tous les ba- ces sectaires en sont très-mal vus. Eux-mêmes détestent
gages ramassés auprès, les animaux atitellés aux piquets également Sumeites ou Clvyites, et, chose singulière, ils
se rapprochent plus volontiers des chrétiens dont ils vi-
1. Nomdu sanctuairede la Mecque. sitent avec dévotion les églises, professant, à l'égard de
6g LE TOUR DU MONDE.
leurs saints, une grande vénération. D'après cela, fau- parmi elle qui offensent au plus haut point la morale
drait-il voir dans les Yezidis des mahométans ébranlés et dont l'o:bscénité interdit de retracer ici les honteux
dans leur foi, ramenés en partie à celle du Christ, sans mystères, Hepoussée qu'elle est hors du giron chrétien,
être complétement convertis, et mêlant les croyances de et honnie Far les musulmans, quels peuvent donc être les'
l'islamisme aux pratiques du culte chrétien? Mais leur éléments de la religion de cette secte singulière, et où
manièrede vivre,. l'isolement dans lequel ils se main- faut-il chercher l'origine du culte barbare que les tradi-
tiennent au milieu des populations- mahométane et chré- tions ont conservé chez les Yezidis? Ce culte paraitt
tienne, la sauvagerie de leurs moeurs et leur cruauté avoir certains points de contact avec celui des peuples
même, ne permettent guère de les assimiler aux chré- idolâtres de l'antique Assyrie. Reconnaissant, comme
tiens, qui ont d'ailleurs pour eux une répulsion non eux, deux génies supérieurs, deux êtres surhumains,
moins grande que les musulmans'. Si les Yezidis fréquen- l'un présidant au bien, l'autre inspirant et faisant le mal,
tent les églises, il faut ajouter que leurs pratiques reli- ils adorent le premier sous le nom de Tai~ovs, et le se-
gieuses devraient plutôt les en éloigner, car il en est cond sous celui de Cheïtan, nom commun du démon

Vue prise à Mossoul. Dessin de AI. E. FJandin.

dans tout l'Orient. De ces deux divinités, le démon est cipalement à l'agriculture. On les reconnait à leurs vête-
celle à laquelle ils adressent.le plus souvent leurs hom- ments, qui se distinguent de ceux des mahométans ou
mages, prétendant, avec cette logique que le mauvais es- des chrétiens par l'absence de couleurs vives et tranchées.
prit peut seul inspirer, que Ch.eïtan étant le génie mal- Leurs femmes sont entièrement vêtues de blanc; leur
faisant, celui dont les hommes ont tout à redouter, c'est tête seule est couverte d'un mouchoir noir.
principalement sa colère dont ils doivent se garder, son Dans les siècles passés, Mossoul a eu une plus grande
influence dont ils ont à se défendre. Ils l'appellent le importance que de nos jours. Elle a eu ses sultans parti-
grand cheik et ont pour lui une vénératiÕn telle que l'on culiers, et l'un d'eux, célèbre par sa férocité autant que
ne pourrait, sans danger pour sa vie, invoquer ou même par son courage, a figuré à la tête des armées musulmanes
prononcer son nom devant eux. qui combattirent et harcelèrent sans relâche celles que
Les Yezidis se divisent en plusieurs familles ou tribus les croisades de l'Occident envoyaient vers les lieux saints.
groupées au pied des montagnes qui bornent la Mésopo- Aujourd'hui, rangée sous l'autorité de la Porte, ville de
tamie au nord-est. Ils sont sédentaires 'etse livrent prin- second ou troisième ordre, éloignée de Constantinople,
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70 LE TOUR DU MONDE,

elle est rarement l'objet de l'ambition d'un pacha turc. sés laissent voir çà et là des rangées de briques larges,
Aussi n'est-ce,point une faveur que d'y être envoyé, et épaisses et cimentées avec du bitume, semblait offrir plus
l'effendi qui s'y rend tristement, sur un ordre du Grand de chances de découvertes. Des voyageurs, des antiquai-
Seigneur, se considère-t-il comme exilé. Soit que l'ad- res ont, à différentes époques, fait des recherches dans
ministration ottomane y ait tari les sources de la vie, cette plaine. Moi-même, quelques mois auparavant, je
soit que les fléaux naturels, la peste ou le choléra, qui l'arais explMée tout y atteste le plan d'un grand édifice,
se sont tant de fois appesantis sur cette ville, en aientt d'une citadelle, d'un temple ou d'un palais; cependant
décimé la population, on y est attristé par la solitude des rien d'entier, rien de complet ne permet de déterminer
rues, par l'abandon des plus belles maisons, par les rui- avec assurance ni l'époque, ni l'espèce, ni la construc-
nes qui, au dedans comme au dehors, couvrent le sol de tion de ce monument. Personne n'avait encore pu y
la cité ou de ses environs. constater le caractère de l'art assyrien, et tout espoir
lVlossou lie présente donc rien de remarquable; les semblait perdu d'acquérir sur Ninive et son véritable
mosquées même sont privées de ce luxe d'architecture emplacement des données précises.
ou de décorations qui attestent, dans tant d'autres villes Ce ne fut que dans le cours de l'année 1842 que le
turques, la dévotion des mahométans. Aussi mon séjour consul de France, s'attaquant, pendant ses loisirs, à ce'S
Ÿ fut-il très-court, et je ne pensai bientôt plus qu'à ce éminences qui semblaient devoir recéler les secrets de
qui m'avait, pour la seconde fois, appelé à Mossoul, l'antiquité ninivite, parvint à y reconnaitre, au milieu
c'est-à-dire les antiquités assyriennes nouvellement trou- d'entassements de briques enduites de bitume, quelques
vées et dont il s'agissait, pour moi, de continuer les dé- fragments d'une pierre grise, gypseuse et portant les tra-
couvertes. ces de sculptures presque effacées, mais qui trahissaient
un ciseau habile et un caractère original. Rien malheu-
Les ruines. Khouïounjouk. Tombeaude Jonas. reusement n'était complet, et il était impossible de recon-
naitre un plan ou une construction quelcon({ue dans le
En sortant de Mossoul par la porte du Pont, et quand chaos résultant du bouleversement des édifices qui jadis
on a traversé le Tigre, on se trouve sur la rive gauche, avaient couronné cette éminence, Là, comme en beau-
en face de monticules assez étendus auxquels les gens du coup d'endroits, il paraissait évident qu'on avait enlevé
pays ont donné le nom vulgaire de Rl~ouïounjotch ou la pierre, arraché la brique, très-probablement pour
Ofontdes I1~02610)1S, parce que ce sol abandonné n'est plus faire servir les unes et les autres à la construction d'une
foulé aujourd'hui clue parles troupeaux que l'on y mène ville et de maisons modernes. La bourgade arabe de
pâturer. Cependant à ces éminences, actuellement cou- Hellàh a étf; bâtie aux dépens de Babylone; de même
vertes d'herbes et de broussailles, se relient les extré- on remarque à Mossoul que toutes les maisons sont
mités d'une vaste enceinte, évidemment les restes d'un construites en briques revêtues de plaques d'une pierre
se retrouve
rempart très-épais et encore très-élevé. L'une de ces gypseuse exactement semblable à celle qui
éminences est factice, c'est-à-dire qu'elle porte les traces dans les profondeurs des fouilles faites à Neïnivèh; on
de constructions que prouve d'ailleurs sa forme assez demeure convaincu que les somptueux palais de Sarda-
aux
régulière; l'autre, (lui est naturelle et rocailleuse, laisse napale ou de Sennachérib ont fourni des matériaux
également apercevoir çà et là des vestiges de maçonne- constructions arabes de Mossoul et des villages environ-
ries antiques, au-dessous des maisons d'un village arabe nants. Il était naturel que les populations profitassent
factices que leur
qui porte encore le nom de Ne'i.nivèh.ou Nebi-Ounotcs. de la proximité des grandes carrières
Dans le premier de ces noms on retrouve évidemment offraient les monticules de la plaine en face de Mossoul
celui de ~l'ini2~e;quant au second, qui signifie tombea~c et les énormes murailles (lui bordent le Tigre. C'est
de Jonas, il est dû à une pierre, ornée de caractères, que aujourd'hui. pour les habitants, une mine inépuisable,
les musulmans conservent religieusement dans une petite et l'on y voit journellement des ouvriers occupés à en
mosquée at.teilante au village. Le fanatisme des habitants extraire ave~, précaution de grandes briques très-bien
ne permet pas de voir cette relique qu'ils disent être la faites et parfaitement conservées, qui leur évitent la peine
pierre sépulcrale du prophète. Il est probable qu'elle d'en fabriquer de nouvelles. Ils pensent d'ailleurs que
toutes faites, éprouvées par tant de
porte une inscription assyrienne, mais on ne peut le vé- celles qu'ils trouvent
rifier. Il faut s'en rapporter au dire des gens du pays et siècles, leur présentent des garanties certaines de solidité.
croire. C'est à ces emprunts successifs que les générations ont
On peut prendre le tombeancde Jonas ou le village de faits aux ruines antiques qu'il faut, en grande partie,
A'eïnivèh pour point de départ des investigations qui sont attribuer le nivellement qui s'est opéré d'âge en âge, et
indiquées d'abord à l'intérieur du périmètre décrit par qui tend à aplanir tout à fait le sol de Ninive comme
les longues murailles en terre qui se rattachent aux deux celui de Babylone.
monticules. Là, le sol peu accidenté et de même nature
de Khorsabad. Origine de la découverte. Moyend'en
n'offre aucun point indicateur qui trahisse quelque place Village
poursuivreles premiersrésultats. Massacresde chrétiens.
mtéressante, et on a beau le parcourir en tous sens, on
n'y rencontre rien qui attire l'attention. Mais le grand Il n'y avait rien à espérer au lieu de Neïnivèh ni le
monticule factice, dont les flancs entr'ouverts et crevas- Khouïounjouk, ni le tombeau de Jonas ne pouvaient
LE TOUR DU MONDE. 71
rien offrir d'intéressant. Le marteau et la pioche des le nom de hhorsa.~od. Il est habité par des Kurdes croi-
modernes y avaient achevé la destruction commencée sés de sang arabe et situé à environ seize kilomètres de
par les armées et les machines de guerre des temps an- Mossoul.
ciens. C'est un petit village hors de la route des ca- A défaut des tessons de briques et des quelques pierres
ravanes, ignoré des voyageurs, encore plus inconnu aux dé taille restés à moitié du talus, l'isolement de ce mon-
archéologues, qui devait livrer au monde actuel les se- ticule promerait suffisamment qu'il est factice. La forme
crets de ce monde biblique, dont les traditions nous en est irrégulière, cependant on reconnait quelques
avaient à peine indiqué l'histoire. Un groupe d'une cin- angles que le temps, les pluies et le passage des eaux et
quantaine de maisons placées sur une petite éminence, des troupeaux n'ont pu entièrement effacer. Les premiers
élevée de douze à treize mètres au-dessus de la plaine, a indices des trésors archéologiques que recélait ce tumu-

Cuve chez
ErhWdRBonnparle 42.
Plan des ruines de Ninive. Dessin de 1\I. E. Flandin.

lus furent fournis par de grosses pierres à fleur de cles, une tête, une superbe tète, au profil droit et pur,
terre qui servaient comme de pavage à la maison d'un d'un caractère antique, se montra aux yeux émerveillés
habitant du village. Ces pierres étaient grisâtres et des travailleurs. Mais ce fragment indiquait-il un filon
avaient l'apparence de celles retrouvées dans les décom- qui eût une suite, ou bien était-il isolé, et le néant, la
bres voisins de Mossoul. Étaient-ce des débris de con- poussière allaient-ils se.rencontrer seuls tout autour? On
structions antiques? étaient-ce des pierres sculptées comprend par combien d'incertitudes, de perplexités doit
comme à Neïnivèh? il fallait s'en assurer on piocha, passer l'antiquaire qui se livre à des recherches de cette
on déterra. 0 surprise ô bonheur inespéré après quel- nature. Il fallait marcher en avant, piocher avec courage.
ques coups qui arrachèrent la terre durcie par les siè- La pierre s'allongea, elle grandit, la tète trouve se
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LE TOUR DU MONDE. 73

compléta, un corps vint l'accompagner; d'autres sculp- mesure de procéder aux travaux nécessaires pour suivre
tures s'y ajoutaient plus de doute, on tenait le commen- les indications fournies par les premières excavations.
cement d'une série de bas-reliefs, le mur d'un édifice Cependant déplacer des Arabes de chez eux, gêner leurs
dont on avait attaqué l'un des angles. habitudes domestiques, exproprier des musulmans au
Ces premiers résultats étaient encourageants; ils de- profit des chrétiens pour ouvrir, sous leurs pieds, une
vaient en faire espérer d'autres, et, d'après la forme, terre du sein de laquelle on allait exhumer ,des oeuvres
comme d'après l'étendue du monticule de Khorsabad, il du clémov, eïit été affronter de graves difficultés, et
y avait toute raison de penser que ce qui restait à décou- s'exposer peut-être à des conflits fâcheux, si une circon-
vrir était de beaucoup plus important que ce qu'on avait stance toute favorable ne fùtvenue en aide pour dimi-
trouvé jusqu'alors. Mais comment fouiller tout ce sol nuer les obstacles. Depuis assez longtemps déjà les ha-
occupé par les maisons du village? On avait un firman bitants de Khorsabad désiraient quitter l'éminence au
qui permettait l'expropriation des habitants; avec de sommet de laquelle ils s'étaient établis, et descendre
l'argent on pouvait les dédommager. On était donc en dans la plaine pour se rapprocher d'une petite rivière

Village arabe de Khorsabad (Ninive).

qui coulait à quelques pas de là. En Orient, tous les tra- chant du ruisseau. Ce fut là l'occasion dont nous profi-
vaux de ménage, sans exception, sont abandonnés à la tàmes, et gràce à cette circonstance, grâce aux quelques
femme, et quelque pénible qu'un de ces soins puisse piastres qu'on donnait pour chaque maison renversée,
être, un musulman ne le lui évite jamais; il croirait le terrain fut facilement déblayé. Le prix d'une expro-
déroger à son rang, comme chef de famille, et manquer priation n'était pas élevé, mais il était tout bénéfice pour
à sa barbe, comme homme. Parmi les charges qui in- les villageois, attendu que leur manière de construire
combent ainsi aux femmes, est celle de fournir la mai- est aussi économique qu'expéditive. Ils gâchent de la
son d'eau. Celles de Khorsabad devaient descendre du terre avec de l'eau en y mêlant quelques hrins de paille;
village dans la plaine, et après avoir rempli leurs ou- ils mettent cette espèce de mortier dans de petits moules
tres, les porter sur les épaules et remonter péniblement en bois pour lui donner une forme de briques; ils lais-
les pentes du monticule. C'était une grande fatigue qui sent sécher à l'air ces carrés qui ne sont d'abord qu'une
n'était pas supportée sans murmures, et les maris s'é- pàte molle, mais qui, sous l'action d'un soleil ardent,
taient décidés à l'éviter à leurs femmes en se rappro- acquièrent bientôt une dureté presque égale à celle de
74 LE TOUR DU MONDE.
la pierre. Leurs maisons étant démolies, on leur aban- main secourable à ces infortunés, victimes d'un fana-
donna tout le bois de charpente qui s'y trouvait, la terre tisme brutal et sanguinaire. Mais les musulmans et les
leur fournissait les autres matériaux; on conçoit donc autorités turques, de leur côté, furent également fidèles
que l'indemnité qui leur était donnée était ull gain à leurs traditions ni les uns ni les autres ne s'em-
tentant, et qu'ils abandonnèrent leurs vieilles cahutes ployèrent, soit pour alléger les souffrances des Tiaris,
sans regret. soit pour punir ceux qui les leur avaient fait endurer.
Mais ce n'était pas tout il fallait, après la possession Bien au contraire, il sembla que l'attaclue des tribus
du sol, exploiter la mine qu'il recélait, il fallait des chrétiennes de la montagne par les Kurdes de Djézirèb
bras, Certes les gens de Khorsabad alll'aient pu mieux eût enflammé le zèle religieux de la population maho-
que d'autres se livrer à ce travail, et ils auraient pu en métane de Mossoul, et qu'elle aussi voulût tremper ses
ajouter le prix à celui qu"ils retiraient de leurs maisons. mains dans le sang, en offrant à son prophète des sacri-
Mais comment faire travailler des Arabes ? comment fices humains dont les chrétiens devaient fournir les
leur demander d'ouvrir les portes du Djehemtcïin.,de cet nombreuses victimes. En effet, à quelque temps de là,
enfer peuplé de démons de pierres ils auraient cru une rumeur lugubre s'étendit jusqu'à Khorsabad et vint
devoir être perdus, damnés, et renoncer à leur part de m'apprendre qu'il Mossoul la population musulmane
paradis, de houris et de toutes les félicités que Mahomet soulevée sans motifs, s'était ruée sur le couvent des mis-
a promises à tout vrai croyant. Il était inutile d'essayer sionnaires, l'avait ruiné de fond en comble ainsi que l'é-
de mettre une pioche à la main d'aucun des habitants glise, avait poignardé un des pères, et que c'était le si-
du village. gnal, comme le prélude, d'un massacre général dans
Le hasard, un hasard malheureux, vint à notre aide, lequel tous les chrétiens du pays devaient disparaitre.
et suppléa à ce qui nous manquait sur place. Quelques Cependant Dieu ne le permit pas par un miracle, car
mois avant l'époque de notre arrivée à Mossoul, vers la c'en fut un, les poignards rentrèrent au fourreau. Pen-
fin de 1842 les courriers de l'Orient avaient apporté en dant plusieurs jours toutes les maisons restèrent fer-
Europe la triste nouvelle que des tribus chrétiennes éta- mées les musulmans étonnés de ne pas laisser un libre
blies dans les contrées les plus élevées des montagnes cours à leur férocité; les chrétiens dans la stupeur et
qui séparent le Kurdistan central des plaines de la Mé- ne comprenant pas comment ils vivaient encore. Mos-
sopotamie, avaient soudainement été attaquées par plu- soul, oit tout était silence, ressemblait à une ville aban-
sieurs peuplades kurdes réunies sous le commandement donnée de ses habitants, ou qu'un tléau destructeur, une
de Beder-Iihan-Bek, seigneur suzerain de Djezirèh. grande peste aurait balayée complétement. Personne ne
Cette guerre avait pour prétexte apparent des querelles se montrait, les rues étaient entièrement désertes, C'était
de voisinage, mais en réalité les motifs sérieux étaient la à peine si, de loin en loin, on apercevait quelques mu-
différence de culte et l'exaltation des haines religieuses. sulmans en vedette et le fusil prêt; pour les chrétiens, ils
Les montagnards chrétiens, qui portent le nom de Ti.aris, étaient sans armes et barricadés chez eux. Enfin cette
sont de race chaldéenne et nestoriens de religion ils sou- terrible émotion' se calrna, sans autre conséquence; et
tinrent bravement le choc des Kurdes, et l'horreur que c'était beaucoup trop, qu'une église en ruines, et un prê-
leur inspiraient les musulmans tourna au profit de la dé- tre dangereusement blessé. La Porte ordonna un sem-
fense de leurs foyers. Ils obtinrent d'abord quelques avan- hlant d'instruction, le pacha s'empara de dueldues pau-
tages, et repoussèrent leurs farouches ennemis; malheu- \Tes diables qui furent emprisonnés, et ce fut toute la
reusement le courage qu'ils déployèrent, et qui aurait dû réparation, et il en sera toujours ainsi. Jamais ni les
les sauver, fut la cause de leur ruine. Les Kurdes, iii(li- Turcs, ni leur gouvernement, ni leurs pachas lie com-
gnés que des chrétiens eussent l'audace de leur résister, prendront que le sang chrétien ait quelque prix et qu'il
alapelèrent à eux tous leurs coreligionnaires, et les pau- demande vengeance. Comment en pourra-t-il jamais être
vres Tiaris, accablés par le nombre, vaincus par la fé- autrement aux yeux d'une nation dont la religion dit, et
rocité de leurs adversaires furent enveloppés de toutes dont les prétres enseignent, quele chemin de la vie éter-
parts, refoulés vers le sommet de leurs montagnes, et nelle doit être arrosé de sang chrétien ?`?
massacrés sans pitié ni merci. Leurs misérables lia-
meaux incendiés ne pouvaient plus servir d'asile aux Fouilles. Ensembledesdécouvertes.
fugitifs que le carnage avait épargnés, et on les vit er-
rer, pendant plusieurs jours sur les pentes des mon- Nous avions donc dans les montagnards réfugiés à
tagnes du Kurdistan, Un grand nombre de ces malheu- Mossoul d'excellents instruments pour nos travaux de
reux allèrent à Mossoul implorer la compassion de leurs fouilles. Ces hommes, descendants des anciens Chal-
frères en Jésus-Christ, pour l'amour de qui ils avaient déens, dont ils parlent encore la langue, qui avaient
souffert. Ils vinrent frapper à la porte des consuls euro- bâti Ninive, et l'avaient vu s'abimer dans sa cendre, al-
péens, Le gouvernement français d'alors, sollicité par son laient, après deux mille cinq cents ans, en exhumer les
représentant à Mossoul, se montra fidèle à un usage tra- vestiges cakinés, et rendre à la science et à l'infati-
ditionnel pour notre politique en Orient, et envoya des gable curiosité de notre époque les produits d'un art
secours à ces fugitifs qui furent ainsi arrachés à la mort. ignoré, que la barbarie des peuples du Nord, alliée à la
La France, selon sa coutume séculaire, tendit une jalousie haineuse de ceux du midi de la Mésopotamie,
LE TOUR DU MONDE, 75
avaient voulu faire disparaitre et avaient enfouis jusqu'à
Sculptures. Détails.
ce jour.
Deux cents Tiaris furent installés aux premières tran- De tout cet ensemble de découvertes, ce qui offrait
chées. Leur profondeur, la dureté du sol, et le soin avec le plus d'intérêt, c'étaient évidemment les sculptures.
lequel il fallait dégager les parties retrouvées. exigeaient Tous les murs, sans exception, intérieurs ou extérieurs,
beaucoup de temps. Six mois y furent employés. Mais étaient décorés de tableaux taillés dans la pierre, avec
si l'on songe que cette seconde période des fouilles com- une admirable féconditp de ciseau. Rois et vizirs, prêtres
mença en mai, que, durant plus de trois mois, le ther- et idoles, eunuques ou guerriers, combats et fêtes joyeu-
momètre marqua quarante-six degrés à l'ombre, et que ses, tout y était représenté. La vie des Ninivites, prési-
pendant tout ce temps le vent meurtrier du désert, le dée par leurs princes, venait miraculeusement se dérou-
Sa~n, venait nous asphyxier, on s'étonnera sans doute ler là, depuis les symboles religieux jusqu'aux usages
de la persévérance et de l'énergique volonté qui main- domestiques, depuis l'orgie du triomphe jusqu'aux sup-
tinrent les ouvriers dans les tranchées, malgré la mala- plices des vaincus.
die d'un grand nombre atteint des fièvres, et la mort de Deux genres de sculptures tapissaient les murs de ce
quelques-uns que le Scrriafoudroya, palais, qui étaient construits en briques crues ou sé-
Après une demi-année de ce labeur opiniâtre et con- chées au soleil, enduites de bitume et recouvertes de
sciencieux, nous avions mis au soleil les restes d'un vaste grandes plaques d'une pierre. gypseuse qui avaient trois
palais; -il était loin d'êtrc entier.- Si les vestiges éloi- mètres de hauteur sur deux à trois mètres de largeur.
gnés les uns des autres, que nous pûmEs reconnaitre, Dans plusieurs salles, ces plaques étaient divisées en deux
nous permirent une appréciation exacte de son étendue, zones de 1 m.20de haut, sur lesquelles était un nombre
malheureusement nous n'en retrouvâmes qu'une poE·- considérable de figures ayant une hauteur d'un mètre.
tion formant un ensemble à peu près complet. D'après Ces deux zones étaient séparées par une bande d'inscrip-
les points extrêmes reconnus, il est possible d'en évaluer tions en caractères cunéiformes, allant d'un bord 11l'au-
les dimensions, qui devaient être de trois cents mètres tre de la pierre. Dans d'autres salles et sur les façades
en longueur sur cent cinquante mètres en largeur. extérieures, les pierres de revêtement portaient des
Qu'est devenu tout ce qui manque? C'est ce qu'il est figures plus grandes qui les couvraient de haut en bas, et
impossible de dire. f;tions-nous en face d'un édifice ina- dont le relief, proportionné à leur taille, avait une saillie
elievé? Ce n'est pas à croire, d'après le fini des parties de quelques centimètres. Ces murs représentaient des
que le sol a conservées. Il est bien plus probable que, rois, des guerriers, des eunuques ou des prêtres et des
comme Babylone et le Khouïoundjouk devant Mossoul, divinités dont les formes et les attributs bizarres ne peu-
ces ruines ont encore été une carrière exploitée au pro- vènt s'expliquer que par les idées symboliques que
fit d'habitations du temps postérieur à l'existence du l'idolâtrie assyrienne y attachait. Tous ces personnages
palais dont elles occupent la place. C'est d'ailleurs ce humains ou fabuleux formaient des processions sans fin
qu'il a été facile de constater, tant pal' la disparition des qui devaient, au temps de Ninive, faire complétement le
matériaux évidemment liés à ceux restés en place, que tour de ce palais. De distance en distance, elles étaient
par une certaine quantité de pierres travaillées et pré- interrompues par des portes, dont les principales étaient
parées pour une autre destination et sur lesquelles se flanquées de gigantesques taureaux ailés à tête humaine.
voyaient les traces d'un ciseau qui s'était efforcé de faire Ces morceaux de sculpture qui sont, sans contredit, les
disparaitre les sculptures antiques. Ainsi va le monde, plus étonnants spécimens de l'art ninirite, avaient jus-
De même que le froment retourne à la terre sous qu'à cinq et six mètres de hauteur. Exécutés en ronde
formé d'engrais, les ruines des palais et des plus beaux bosse, ils offraient une saillie d'un mètre. Le nombre
édifices de l'antiquité servent de matériaux à de plus de ces minotaures assyriens devait être très-grand, car,
humbles constructions des temps modernes. malgré la disparition d'une partie considérable des restes
Quoi qu'il en soit, il y avait dans les résultats dus aux de ce palais, nous en trouvâmes encore une vingtaine.
coups de pioche de nos Tiaris de quoi satisfaire ample- L'aspect de ces façades, sur lesquelles ils présentaient
ment l'archéologue le plus avide. La nuit de vingt-cinq leur fier poitrail surmonté d'une large et noble tète
siècles au moins qui avait enseveli dans son obscurité coiffée d'une tiare, devait évidemment avoir une grande
toutes ces splendeurs du passé, fit place à un beau so- majesté; et il était impossible de se défendre, même en
leil qui vint d'un seul coup éclairer tout cet ensemble face de la bizarrerie de ces représentations, d'une pro-
de grandeurs, de gloires, auxquelles l'art avait prêté fonde admiration pour la grandeur et la conception de
l'habileté d'un ciseau consommé. Neuf salles intactes, ces monuments empreints d'une pompe qui avait à la
avec leurs quatre murs debout, six salles en partie rui- fois quelque chose de sauvage et d'élevé,
nées, un grand nombre de façades, de portes, présen- A l'intérieur et sur les murs des salles, se voyaient
taient toutes leurs faces ornées de sculptures, accom- deux genres de bas-reliefs. Les grands étaient, à quelques
pagnées d'inscriptions, montrant et racontant les faits variantes près, des répétitions de ceux des façades, et les
et gestes héroïques des princes successeurs de Ninus seuls sujets nouveaux qu'ils représentaient étaient des
qui réunirent sous leur sceptre toute cette partie de génuflexions de captifs enchaînés et suppliants devant le
1 'Asie grand roi qui, méconnaissant le plus beau privilége de
76 LE TOUR DU MONDE.

la royauté, leur faisait subir sous ses yeux les plus cruels et à cheval. avec la lance ou l'épée, et tenant au-dessus
supplices. de la tête ces boucliers circulaires qu'ils présentaient à
Quant aux bas-reliefs compris dans les deux zones l'ennemi. On y voyait, en première ligne, des archers qui
étroites qui, avec la bande d'inscriptions, se partageaient bandaient leur arc, décochaient leurs !lèches derrière de
la surface des murs, les scènes qui s'y trouvaient retra- grands boucliers posés à terre, et qui les dérobaient tout
cées offraient plus de variété. Les unes représentaient des entiers aux coups de l'ennemi. Le roi présidait du haut
combats livrés à des enneruis de nations différentes, à de son cha,r à neuf batailles différentes. Il foulait aux
en juger par la diversité des costumes, et des assauts pieds de ses chevaux les mourants et les morts. Les ca-
donnés à plus de vingt forteresses, chacune acé'ompa- ~dav·resdécapitzs prouvaient que l'usage de trancher la
gnée" d'une courte inscription qui, très-probablement, tête aux vaincus était pratiqué par certains peuples bien
en conservai[ le nom. Ces tableaux, où les ressources mi- avant les musulmans, qui, on le sait, décapitent leurs
litaires dé 1.'antiquité apparaissaient dans tous leurs dé- ennemis pour les priver du secours de l'ange qui doit
tails, étaient animés par des guerriers combattant à pied les enlever au ciel pal; cette partie du corps. Au milieu

Bas-relief à Khorsabad (Ninive). Dessin de nI. E. Flandin.

de toutes ces scènes variées de combats et d'assauts Derrière leurs siéges, des gardes agitaient les chasse-
figuraient aussi les files de prisonniers, parmi lesquels mouches, des musiciens jouaient de la lyre, et des eunu-
on reconnaissait, à certains signes caractéristiques, les ques chargés du service remplissaient et apportaient les
tribus juives; et, en effet, on sait que les Assyriens vases pleins de vin.'
vainqueurs de la Judée emmenèrent les habitants en Comment ne pas penser, en voyant ces tables luxueu-
captivité vers Ninive et Babylone. A d'autres signes, ses entourées dé buveurs, à cet interminable festin de
on reconnaissait encore d'autres races, telles que les cent quatre-vingts jours qu'Assuérus donna aux grands
Arabes ou des nègres dont les têtes nues et les cheveux de son royaume dans son palais de Suze? Pendant ce
crépus, ainsi que les traits écrasés, ne laissaient aucun repas, dit 1'1:critUl'e, au livre d'Esther, a ayant le coeur
doute. gai de vin, il commanda aux sept eunuques qui servaient
A toutes ces scènes de combats ou de victoires se IIlê- devant lui de lui amener la reine Vasti, afin de faire voir
laient les réjouissances. C'étaient des festins, des tables sa-beauté aux seigneurs de sa cour. Les choses ne
servies et de chaque cÔté desquelles étaient assis descon- durent p as se passer ainsi à Ninive, car il est remarqua-
vives élevant leurs verres et semblant porter des santés. ble que l'on n'y retrouvait pas une seule figure de femme,
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78 LE TOUR DU MONDE.

si ce n'est parmi les captifs que conduisaient des soldats. être les memes que celles qui donnént encore aujour-
Il faut croire que les Assyriens, comme les Orientaux d'hui tant de vivacité aux sculptures égyptiennes. Les
aujourd'hui, cachaient les femmes, et du'ils n'ont mon- tons en sont très-peu variés, et, d'après les observations
tré celles de leurs ennemis vaincus du'avéc l'intention de minutieuses auxquelles je nie suis liué, ils se bornent
leur faire subir une humiliation de plus. au bleu, au. vert, au rouge, au jaune et au noir. On sait
Ce que nous retrouvâmes dans les fouilles n'était évi- que, depuis quelques années et contrairement à l'opi-
demment que la partie inférieure des murs. Sur les pla- nion qui refusait d'admettre que les Grecs eussent ja-
dues de pierre portant les bas-reliefs, s'élevait la partie mais caché leurs belles .formes architecturales ou sculp-
supérieure, dont, en aucune place, il n'a été possible Lui-ales sous de la peinture plastique, la plupart des
de reconnaitre la forme. Mais, parmi les débris tombés, savants archéologues ont accepté la polychromie comme
les probabilités ont pu se présenter de telle façon qu'il une des ressources artistiques à l'usage des Grecs, pour
est permis de dire, avec quelque certitude, que les mu- la décoration de leurs édifices; et toutes les recherches
railles sculptées se terminaient par une frise formée de que l'ou a faites à ce sujet tendent prouver que les
briques émaillées qui, par leur assemblage, représen- couleurs désignées précédemment étaient pour les tem-
taient des dessins coloriés, rappelant quelques-unes des ples de la comme pour ceux de l'Égypte, les
scènes dès bas-reliefs. Quelquefois aussi, ces frises de- seules en usage.
vaient avoir une ornementation consistant en une suite On se rend, d'ailleurs, aisément compte des raisons
de rosaces, ou en guirlandes de fleurs de lotus épanouies, qui, indépendamment d'un goût particulier, ont pu en-
qui alternaient avec des boutons de la même plante. En gager les Assyriens à peindre les sculptures de leurs
certains endroits, on retrouve encore des briques qui fai- palais ou de leurs temples le contraste des émaux bril-
saient partie de longs cordons figurant des dessins aux- lants et de la pierre nue eût produit un fàcheux effet.
quels on a depuis donné le nom de grecques, et qui sont, Cette pierre est, par elle-même, peu agréable à l'œil;
comme on le voit, originaires de Ninive. Ces frises en elle est d'un ton grisâtre, sans brillant, et n'a point
briques émaillées que l'on retrouve là, et qui ont dû être d'homogénéité. Elle est mélangée, comme la plupart des
également adoptées dans l'ornementation des édifices de gypses, de parties mates et de parties transparentes qui
Babylone, expliquent ce passage d'Hérodote où l'historien nuisent à l'aspect général. On conçoit donc que les
grec fait la description des tableaux qu'il a vus dans le Assyriens n'aient pas été arrêtés par la qualité de la ma-
palais de Sémiramis, et qui représentaient des cle.asscsoù tière employée à leurs sculptures, et qu'ils aient sans
sont des oiscuncxet nutres a~timaux ~einls. ~crupule revêtu celles-ci de peintures. Ce qui se com-
Les voyageurs admirent encore aujonrd'hui l'élégance prend plus difficileineiit, c'est que les Grecs, dont tous
des coupoles et des minarets de Bagdad, surtout de la les monuments ont été construits avec des matériaux de
Perse, qui sont entièrement recouverts de mosaïques la plus belle qualité, tels que le marbre dit Pentélique
du même genre, de l'émail le plus brillant et le plus ou de Paros, et dont les ornements architectoniques
solide. Invention chaldéenne, l'art des émaux s'est étaient si finement exécutés, aient pu se décider à cacher
perpétué chez les peuples qui ont remplacé les anciens l'empreinte du ciseau de leurs habiles sculpteurs sous
Niniviles et les Babyloniens. Les Arabes, conqué- dés couches de bleu et de rouge que rien ne nécessitait.
rants de l'Asie centrale, au nom de :Mahomet, et pour D'après cela, il est permis de croire que les Hellènes,
la gloire de l'islam, l'ont introduit dans tout l'Iràn et dans leurs habitudes de polychromie, ont moins obéi à
jusque dans l'Afghanistan, ôù il a servi d'ornement un goût qui leur était propre, qu'ils n'ont voulu suivre
aux coupoles chatoyantes des mosquées de Ghiznèh èt un genre de décoration déjà adopté en Asie. Ils complé-
d'Ispahan, qui ont succédé aux palais et aux temples de taient ainsi les emprunts du'ils ont faits à l'art assyrien
marbre d'Ecbatane et de Persépolis. ou égyptien pour les autres éléments de leur architec-
L'œil se serait difficilement habitué au contraste ture ou de leur sculptul'è, Sans doute, cet art a été
qu'aurait produit, à côté de ces émaux aux couleurs vives profondément modifié pal' leur génie, mais on ne peut,
et variées,. les bas-reliefs qu'ils surmontaient, si leurs sans injustice, leur accorder l'honneur d'avoir imaginé
sculptures étaient restées nues et n'avaient eu d'autre le principe qui a eu l'antique Orient pour berceau.
ton que celui de la pierre grisâtre sur laquelle ils étaient Pour en revenir à Ninive, je ne trouve pas surprenant
exécutés. Les artistes de Ninive ont voulu éviter cet effet cru'on y ait pratiqué le même système de coloration
désagréable, et ils ont colorié de tons à peu près sem- qu'en Égypte, C'est encore une conséquence de l'esprit
blables à ceux des briques émaillées, tous les bas-reliefs d'imitation dont l'influence se révèle dans tous les grands
qui décoraient les salles ou les façades; c'est ce qui monuments exécutés par les Assyriens. Je n'oserais
est prouvé par les traces nombreuses de coloration qui se point avancer que les murs des palais de Khorsabad
retrouvent sur les sculptures que le feu n'a pas endom- étaient entièrement coloriés, et, à cet égard, je suis dans
magées. Cette polychromie est depuis longtemps re- le doute..11 est possible que certaines parties seulement
connue comme particulière aux monuments de l'Egypte; des bas-reliefs aient été peintes, et qu'afin de produiree
de célèbres voyageurs l'ont constat(' et de consciencieux plus d'effet, en laissant la pierre à son état naturel, sur
ouvrages nous ont conservé à cet égard de curieux dé- les grandes surfaces, on n'ait colorié que quelques dé-
tails. Les couleurs retrouvées à Khorsabad paraissent tails cependant j'ai peine à le penser, à cause du dispa-
LE TOUR DU MONDE. 79

rate qui en serait résulté. Il est vrai que les tons retrou- sujets représentés ne sont pas munis d une tablette de ce
vés se remarquent principalement sur les armes des genre, qui lui soit relative. Ainsi,. il y a des processions
guerriers, ou les harnais des chevaux. Mais on ne peut de rois, d'eunuques, de gardes ou de prêtres, qui n'ont
conclure de cette particularité que ces places soient les pas besoin d'explication. Ce sont évidemment des cor-
seules que l'on ait eu l'intention de colorier. Il faut, téges royaux ou des hommages rendus au souverain.
sans doute, attribuer leur conservation à la forme et aux Mais le plus grand nombre des tableaux sculptés, dans
détails refouillés des objets dont je parle tandis que, sur les salles du palais découvert, ont pour sujets des
de grandes surfaces polies, on comprend que l'altération batailles; et, bien que le caractère propre aux divers
des couleurs qui pouvaient les recouvrir ait eu lieu plus groupes de combattants, fasse comprendre qu'il s'agit de
facilement. Il est possible aussi que celles des couleurs peuples divers en guerre avec les Assyriens, cependant
retrouvées aient été obtenues au moyen d'oxydes métal- rien n'indiquerait quelle est la nation attaquée, vaincue,
liques présentant une plus grande solidité que les de même que rien ne pourrait faire présumer quelles
autres dues à'des préparations végétales plus légères et sont toutes ces villes, ces forteresses prises d'assaut
moins adhérentes. Au reste, j'ai reconnu, sur certaines aussi, pour l'intelligence de ces fastes militaires que les
plaques sculptées, assez d'autres vestiges de cuuleur, rois de Ninire voulaient évidemment faire passer à la
pour croire que la surface des bas-reliefs a dù être, en postérité, ont-ils pris soin de graver dans des cadres
totalité, couverte de peinture; car j'ai vu des coiffures et séparés, au-dessus de chaque sujet, une longue inscrip-
des tuniques encore teintées de rouge de deux nuances, tiou qui, à en juger par le nombre de lignes et par la
l'une se rapprochânt du pourpre, l'autre jaunutre, ayant finesse des caractère" doit en dire fort long sur l'épisode
toute l'apparence du minium. Comme on remarque par- guerrier auquel elle se rapporte. On trouve donc à
ticulièrement cette nuance sur la tiare ou le bandeau Khorsabad une histoire authentique, illustrée, des faits
royal des souverains, il est permis de croire que la et gestes d'un ou plusieurs princes assyriens. Espé-
couche rougeâtre, retrouvée sur ces ornements distinc- rons qu'un jour viendra oit la.science philologique sera
tifs de la royauté, n'était autre chose qu'une préparation assez avancée pour déchiffrer ces caractères, seuls textes
destinée à recevoir une application d'or. En continuant dans lesquels il soit possible de retrouver l'histoire de
avec soin mon examen au sujet de cette coloration ce peuple sur lerluel nous n'avons que des traditions
générale, je me suis aperçu`en beaucoup d'autres eu- hien douteuses.
droits, et sur les murs des façades, où l'incendie a fait Il est remarquable qu'aucune des plaques faisant par-
moins de ravages, que le fond de la pierre conservait tie des façades extérieures ne porte d'inscriptions, quel
encore une teinte d'ocre, et que les visages des person- que soit le sujet représenté. Faut-il attribuer cette par-
nages, ainsi que leurs rüembres nus, paraissaient parti- ticularité à un préjugé religieux ou à un respect exagéré
ciper de ce même ton, d'ailleurs assez léger. Une des pour la royauté, qui empêchait de laisser des légendes
particularités les plus remarquables de la coloration des' mystiques sous les yeux du vulgaire admis dans les cours,
figures, est le soin avec lequel ont été peintes en noir mais exclu de l'asile sacré du souverain'1 On peut croire,
vif les prunelles des yeux et les paupières, ce qui ferait en effet, que lés princes et les prêtres chaldéens de Ni-
penser que, déjà dans l'antiquité la plus reculée, était nive, retranchés derrière un rideau. mystérieux, avaient
adopté l'usage de se peindre le bord des yeux, qui s'est pour principe de dérober aux regards et à l'intelligence
perpétué dans tout l'Orient, et qui fait partie encore de du peuple les dogmes de la religion ou les attributions
la toilette des raffinés. Il est curieux de rapprocher de presque aussi sacrées de la puissance royale; car, indé-
cette observation, faite devant les sculptures de Khorsa- pendamment des inscriptions qui accompagnent les
bad, ce que raconte H,~rodúte de la manie du'avaient les sculptures, et qui sont ainsi mises en évidence, chaque
Mèdes d'imiter, dans leurs habitudes privées, les Assy- plaque des murs est encore munie d'une autre bande de
riens qui ils empruntèrent les lon~ues nobescl lo cotr- caractères placés derrière et de façon à ne pouvoir ja-
tunze de se teinclne la Ge~abe,les claeoe«~co~.cles Geux. mais être vus. Il lie faudrait pas en conclure que ces
Parmi les admirables fragments de sculpture qui ont plaques ont fait partie d'une construction antérieure, car
été apportés à notre musée clu Louvre, il se trouve quel- la manière dont les lignes y sont tracées prouve évidem-
ques plaques qui portent de précieuses empreintes de ment qu'elles ont été écrites avec intention sur le revers
cette polychromie adoptée généralement dans l'antiduité du bàs-relief et pour être placées comme nous les avons
orientale, et sur laquelle les cuniiaissances des anciens trouvées. En effet, l'envers de chaque plaque est brut,
archéologues avaient été mises en défaut par les Romains et porte encore les traces des coups de marteau de l'ou-
qui, tout en imitant l'architecture grecque, s'étaient re- vrier qui l'a préparée; le centre seul présente une sur-
fusés à suivre cet usage. Il a fallu que, dans ces derniers face polie, un peu creuse, sur lacluelle sont les inscrip-
temps, la sagacité des contemporains, aidée de la facilité tions gravées avec négligence, et sans aucun des soins
des voyages, vint décider la question, et combler ainsi que l'on a pris pour le même travail sur les murs des
une lacune dans l'histoire de l'art. salles. Ce qui achève de convaincre que ces inscriptions
Les sculptures de Khorsabad étaient accompagnées de n'étaient pas destinées à être vues, c'est que toutes les
longues bandes d'inscriptions. Les caractères sont cu- encoignures des salles sont d'un seul morceau de pierre
néiformes et gravés en creux dans la pierre; tous les taillé en équerre, et sur le derrière de ces coins, sur
80 LE TOUR DU MONDE.

l'angle saillant qu'elles présentent vues de dos, sont tent également de petites inscriptions qu'on ne pouvait
des signes semblables qui tournent avec l'équerre et évidemment pas voir, posées à plat comme elles étaient,
suivent les deux côtés, Ces singulières inscriptions con- Indépendamment des inscriptions ainsi placées der-
servaient, selon toute apparence, des textes religieux rière les plaques sculptées. ou accompagnant les bas-
qui, dans ces temps où'la religion s'enveloppait de mys- reliefs, il y eu a encore un g.rand nombre d'autres, et
tère et se cachait aux yeux du peuple, avaient été avec ce sont les plus longues, sur les larges dalles qui for-
intention, et peut-être comme talismans, de même que ment le pavé de toutes les portes. Il est probable, d'après
les idoles que l'on trouve enfouies, placées derrière les quelques indices que l'on y retrouve, que ces caractères
plaques de revêtement du mur. Au reste, cette particu- devaielit avoir reçu des incrustations métalliques desti-
larité n'a rien de plus surprenaut que celle que présen- nées à les protéger contre le frottement des sandales de
tent les briques cuites qui font partie du mur, et qui por- ceux qui avaient leurs entrées au palais du grand roi.

Chambranle de porte, à Khorsabad (Ninive). Des,.in de nI. E. Flandin.

Tel est l'ensemble des monuments si heureusement tion, comme ils révèlent, dans toute sa majesté et toute
découverts à Khorsabad. On peut dire que jamais, à au- son élégance, un art qui fait comprendre à quel degré
cune époque, on n'a fait une découverte archéologique de civilisation était déjà arrivé cet empire, qu'on n'avait
aussi imprévue que celle des palais retrouvés sous ce encore jugé grand que par ses conquè Les 1.

village arabe. Les idées qu'on avait sur Ninive étaient Eugène FLANDIN,
très-confuses, très-contradictoires. En faisant la part trop
large aux récits figurés et éminemment poétiques de l'O- 1. Postérieurement à la m'issioti de M. Eugène Flandin, les
rient, on était tout près de croire fabuleuses les traditions fouilles de :'I:inive ont été continuées avec une grande 3ctiYité et
de la Bible ou les pages d'Hérodote. Les monuments de un succès remarquable par plusieurs savants français et anglais
M. Vivien de vaint-blartin veut bien préparer pour nous, sur ce
Khorsabad auront pour résultat de justifier Hérodote et
sujet, un travail qui fera connaître l'ensemble des découvertes et
la Bible aux yeux de ceux qui les accusaient d'exagéra- les diverses conjectures auxquelles elles ont donné lieu.
LE TOUR DU MONDE. 81

NAUrIt.AGE ET SCÈNES D'ANTHROPOPHAGIE A L'ÎLE ROSSELL


DANSL'ARCHIPEL
DELALOUISIADE
(1VIÉLAN~ÉSIE),
RÉCIT DE M. V. DE ROCHAS.

1858. TEX TEE ET DESSINS INÉDITS'.

Naufrage du trois-mâts le Saint-Pâvl. L'ilot du refuge. -'Les sont attaqués


naufragés par les indigènes de l'ile Rossell.
Séparation.

Au mois de décembre Le capitaine P. était parti dans le courant du mois de


1858, sept naufragés français
recueillis par le schooner anglais Prince-of Danemarl~ juillet précédent de Hong-Kong (Chine), sur le trois-mâts
arrivaient à Port-de-France dans la Nouvelle-Calédo- le Saint-Pavcl, avec vingt hommes d'équipage et trois cent
nie', Le chef de ces infortunés, le capitaine p"" se pré- dix-sept passagers chinois, engagés pour l'exploitation des
senta devant les autorités de la- colonie, où je me trouvais mines d'or d'Australie. Longtemps contrarié par les cal-
alors, et leur fit un rapport verbal dont voici le résumé. mes et menacé de la disette par la prolongation anomale
1. L'un de nos dessinateurs, NI. Hadamard, s'est rendu à Brest, de la traversée, il s'était décidé à s'écarter de la route or-
où réside actuellement nI. de Roclias, et c'est avec les
croquis et dinaire, qui lui aurait fait doubler les iles Salomon, pour
d'après les conseils du voyageur lui-même qu'il a pu dessiner les
scènes dont cette livraison est illustrée. en prendre une qui devait l'amener plus promptement à
2. Voy. sur la Nouvelle-Calédonie notre 61" livraison, t. III. Sydney, son port de destination, et qui l'obligeait à pas-
p. 129, et la vue de Port-de-France, t. IV, p. 84. ser entre ces dernières iles et l'archipel de la Louisiade.
IV. 8~ r.m.
82 LE TOUR DU MONDE.

C'était, il est vrai, s'engager dans une voie plus p0ril- y fit choix d'un campement sur le bord d'un ruisseau, à
leuse mais il obéissait à une impérieuse nécessité. Mal- quelques pas du rivage et en vue de l'dot que nous ap-
heureusement, aux calmes succédèrent bieutût les ~lros pellerons désormais l'ïlot cltaRe`~r~c.
trmp.s, et des brouillards épais qui, durant trois jours Comme on s'y attendait, on trouva des habitants
'cons0cuti.fs, empèchèt'en le capitaine P. de faire le noirs, laids, nus, ,auva~es, mais de prime abord timide,
point, de relever, par l'observation du so- ce qui était en semblable occurrence une qualité pré-
leil, sa position exacte sur le glolie. cieuse. On parvint mnme à se procurer quelques cocos,
Il fallait donc naviguer d'après l'esti~üc moyenne de et l'on prenait les dispositions cunvenables pour recevoir
rigueur, trop souvent trompeuse, et qui le fut tellement la totalité des quand on fut attaqué à la
dans cette circonstance, que le troisième jour le Sninl- pointe dit jour et à l'improviste par une nombreuse
l'aul faisait côte. Où? on n'en savait rien, au moins d'une trôupe armée de lances et de massues.
façon précise; ce que l'on voyait seulement trop bien Les sauvabes, comme il est d'ordinaire, s'étaient peu à
c'est qu'on était en 1\lélaiiésie, el, pal' conséquent, sur peu enharclis, et, sans bien savoir compter, ils n'avaient
une terre inhospitalière, certitude qui ne re~!dait pas la pas tardé s'apercevoir qu'ils constituaient une masse
position plus gaie. plus compacte que la petite troupe de ces ètres fan-
Le navire s'était. échoué (luelc¡nes heures avant le tastiques, qui, sauf la bizarre couleur de leur peau,
jour, et quand le soleil vint éclairer la scène, on recon- avaient d'ailleurs toutes les apparences d'hommes comme
nut qu'on s'était. jet sur la pointe extrême d'un im- eux. Ils pensèrent qu'ils pourraient par conséquent les
mense récif de corail, qui se déroulait comme un ruban combattre avec avantage et subséquemment les manger,
à quelques milliers de mètres d'une terre montagneuse, à condition cependant de les approcher en tapinois et
couverte d'arbres et très-vraisemblablement habitée 1. de tomber sur eux à l'improviste, avant qu'ils n'aient eu
Triste consolation en de pareilles contrées que la possi- le temps de se mettre en défense. Donc, après s'être
bilité de rencontrer des hommes en mettant le pied stit- bien consultés, après av~ir dressé leur plan avec cette
une plage, inconnue Si l'on disait u un qui se sagacité du mal naturelle à tous les sauvages, ils atta-
dispose à traverser des régions inexplorées, des forêts quèrent les malheureux naufragés. Le combat ne fut pas
vierges ou d'incultes pampas Dans les immenses long sallS doute: les uns périrent victimes d'un massacre
solitudes où vous allez vous engager, vous ne serez plutôt qu'ils ne succombèrent. dans une lutte; les autres
pas seul les lions et les tigres y vivent en nombreu- pal'vinrent à gagner l'ilot du Refuge ~,tla nage, ou furent
ses troupes, » le pauvre voyageur, d~~sagréablement recueillis par le canot du capitaine, qui commençait en
ému, dirait certainement qu'il se passerait bien d'une ce moment même le transport des hommes restés sur
pareille société. Eh bien lions et tigres ne sont pas plus l'ilot. Quand on en vint à se compter, on s'aperçut ç¡u'il
avides de sang que les sauvages de l'ile où l'on avait manquait huit marins et nu certain nombre de Chinois.
été jeté.. Avaient-ils tous péri dans l'attaque ou avaient-ils cherché
LeSccint-Pn.t~l,,battu par les vagues qui venaient défer- leur salut dans la fuite, et devait-on les retrouver plus
ler et se briser sur le récif, ne tarda pas il se défoncer tard? C'est ce qu'il était impossible de savoir pour le
il fallut l'abandonner. Les canots dont dispose un na- moment.t.
vire marchand eussent été bien insuffisants à trans- Devait=on se porter immédiatement à la recherche et
porter trois cents hommes dans le court espace de temps au secours de ceux dont le sort inspirait tant d'inquié-
qui devait s'écouler entre le moment du naufrage et celui tudes et dans tous les cas prendre une juste revanche?
de la destruction complète du Sai~tt-Patcl. Heureuse- Il parut imprudent de céder à cette tentation. D'abord
ment l'écueil était guéable, si je puis m'exprimer ainsi, on manquait de canots pour débarquer en troupe nom-
et les pauvres naufragés purent gagner à pied un ilot breuse; puis, les armes faisaient défaut, car on ne pos-
situé entre .le lieu du sinistre et l'ile qu'on apercevait sédait que dueldues haches et cinq ou six fusils enfin
plus loin. C'était un refuge qui permettait d'attendre les Chinois étaient presque tous pusillanimes et démo-
'quelque temps en sûreté le résultat de l'exploration ralisés..
qu'on se proposait de faire sur une terre plus habi- On résolut donc d'attendre et d'aviser à quelque expé-
table et plus fertile. Cette recherche était tout à fait dient. t..
nécessaire, car tout ce qu'on avait pu arracher aux dé- Peudant ce temps les naturels vinrent rôder autour de
bris que disputaient les flots, consistait en quelques l'ilot du Refuge. Quelques coups de fusil suffirent pour
barils de farine imbibée d'eau, deux ou trois quarts de les éloigner. Pour comble de malheur, on n'avait point
viande salée et un petit nombre de boites de conserve. de capsules, en sorte qu'il avait fallu démonter les che-
Maigres ressources pour un si nombreux personnel De miuées des fusils et mettre le feu avec un tison à peu
plus, on manquait complétement d'eau douce. près comme on le faisait, il y a quelques siècles, pour
Le capitaine P. accompagné d'une partie de l'équi- les mousquets. Deux hommes étaient employés à tirer
page et des passagers, débarqua sur la grande terre et un coup de fusil, l'un qui mettait en joue et l'autre qui
mettait le feu.
1. Voy.les étudesdu savantDarwinsur les îles à coraux,36' li- Le lendemain matin dit jour où commencèrent les si-
vraison~u TOil1'du monde,t. Il, p. 151.
t. nistres péripéties d'un naufrage aussi lamentable qu'il en
LE TOUR DU MONDE. 83

fut jamais, le capitaine P. profitant des premières Le 3 octobre 1858, après avoir lutté contre le vent
.lueurs dit soleil et des dernières heures de sommeil des contraire' pendant plusieurs jours, on renonça à faire
féroces habitants de l'de, débarqua au lieu du campe- route au sud et on piqua vers le nord pour gagner le dé-
ment et fit dans les environs quelques recherches en troit de Torrès, où le vent semblait vouloir pousser les
faveur de ses malheureux compagnons. Il trouva le cam- naufragés.
pement dévasté, et pas un être vivant, pas même un Ce détroit de Torrès, qui sépare la côte septentrionale
cadavre. Regagnant alors l'ilot du Refuge il exposa aux d'Australie de la Nouvelle-Guinée donne accès de l'océan
Chinois son avis sur la situation, et leur demanda s'ils Pacifique dans la mer des Indes.
ne jugeaient pas que le mieux était, dans l'intérêt com- Le premier port européen que l'on trou~·e après être
mun, qu'il partit avec les onze marins qui lui restaient sorti du détroit de Torrès est Timor; c'était là le but et
pour tâcher d'atteindre l'établissement anglais d'Austra- le terme projeté des pér8grinations du frêle esquif. Mais
lie le plus voisin et d'y fi éter un navire afin de venir en- le détroit de Tonès lui-même offrait aux naufragés un
suite les recueillir et les sauver, secours en quelque sorte providentiel.
La proposition fut acceptée il était difficile de faire Sur l'Hot Booby situé liai- 10036' 30" de latitude sud
prévaloir un autre avis. On con,~int ensuite clue les Chi- et Ild 35' 6" de longitude est, l'amirauté britannique a
nois resteraient en possession des vivres arrachés au nau- fait placer des approvisionnements pour les naufragés de
frage et qui pouvaient les nourrit- à la courte ration peu- toutes nations et une boite aux lettres. Un ni,,il au som-
daut une semaine ait plus. Ceux qui partaient n'avaient met duquel flotte le pavillon anglais appelle l'attenliou
à emporter qu'lll~e douzaine de boites de conserve et la des navigateurs que leur route conduit en ces parages, ou
provision d'eau douce que pouvaient contenir trois pai- qu'un siuistre récent y attire à la recherche de vi \Tes,
res de bottes de mer. Les fusils et les munitions restaient Au pied du mât est un baril recouvert d'un capot gou-
aussi entre les mains des Chinois. drottné sur lequel est écrit Post-o/ce. C'est une boite
Nous allons abandonner ces malheureux pour suivre aux lettres où l'on trouve de l'encre, des plumes, du pa-
le capitaine P. plus tard on counaltra leur sort. pier, des livres et un sac pour y déposer ce qu'on croit
utile d'écrire, On trouve en outre dans le mème baril des
Acenturesde la chaloupe. Une boIle aux lettres dnns un Hot cigares, du sucre, du thé, du sel, du tabac. Dans la grotte
désert. Volde la chaloupe. Les Françaissontfait, prison- est au pied du inàt sont des provisions de bouche
niers par des ¡'hl¡]"ires anaraliens. Ils sont délivléspar un qui
navireanglaiset transportésilla Nouvelle-Calédonie. boeufet porc salé, biscuit, rhum, eau potable.
Un registre, déposé près des provisions, a pour titre
Le capitaine P. et ses compagnons ent!'eprenaient Rc~istr~e-clel'rrsile des rrnLr/'ra~és. Les marins de toutes
un voyage de trois cents lieues dans llne embarcation un les nations sont imités, est-il écrit sur ce registre, à in-
peu plus grande que celles que des amateurs parisiens fontt scrire toutes les informations qu'ils pourront donner sur
voguer sur la Seine avec non moins de succès et bean- le détroit de Torrès Les capitaines sont priés d'en-
,coup moins de péril. Après douze jours d'angoisses phy- tretenir les ressources de l'asile des naufragés.
siques et morales pendant lesquels les naufragés eurentt Dans les endroits les plus propices de l'ile on a planté
recours à l'eau de mer et at un autre liquide plus nauséa- des oignons, des patates et des citrouilles.
bond pour humecter leur bouche desséchée, ils prirent Dans la cave qui est sous le vent de l'ile on a emmaga-
terre en vue du cap Flattery sur la côte australienne. Ils siné une grande quantité de vêtements. Enfin sous le
n'y trouvèrent pour se restaurer due que]<lues fruits sau- vent de l'ile on a ouvert des puits d'eau potable.
va¡::es et des coquillages marins, mais ce qui leur sem- Peut-être les renseignements précédents pourront-ils
blait le plus précieux des biens, ils découvrirent de l'eau servir un jour à quelque personne qui ne s'y attend
douce. guère.
Plusieurs jours durant on navigua vers le sud pour at- Dieu vous garde, lecteurs, de jamais en avoir besoin Et
teindre un établissement anglais. On atterrissait chaque répétez-vous chaque jour le mot de Rabelais pour en faire
soir pour boire, manger et dormir. Autant que possible votre profit « Bienheureux sont planteurs de choux! »
on relâchair, dans un des ilots dont ces parages sont se- Mais revenons à nos infortunés compatriotes.
més on s'y procurait toujours à manger tant bien que Le 5 octobre au soir, ils halaient leur chaloupe sur la
mal, mais pas toujours à boire. Un jour, la soif l'em- grève d'un ilot où ils se proposaient de passer la nuit.
portaÚt sur la crainte des sauvages, on aborda le continent. Le lendemain au réveil, plus de chaloupe! on regarde
La discipline faisait défaut dans cette petite société de autour de soi, on interroge de l'œil la surface de la mer
gens exténués et plus ou moins démoralisés; chacun jusqu'à l'horiz0n, pas de chaloupe! La bosse qui la rete-
agissait à sa guise et se dirigeait \'ers.le lieu qui semblait nait avait été coupée. Hélas! les malheureux se croyaientt
lui promettre le plus de chance de ressources. Quand, seuls sur l'ile leur erreur fut de courte durée. Des indi-
vers le soir, on se réunit à la chaloupe, un individu mati- gènes du continent venus sans doute par hasard sur l'ilot
duait à l'appel, c'était le mousse; on l'appela, on le pour y pêcher, voyant arriver des étrangers s'étaient ca-
chercha, on ne le trouva point et le lendemain matin on
l. On sait que les travaux madréporiquess'exhaussentdans le
reprit la mer. Le jour sùivant, un homme mourut dans détroit de Torrès de manièreà faire craindre que la navigat.ion
le délire du désespoir et de l'épuisement. n'y soit tout à fait entravéedansun avenirplus ou moinséloigné.
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LE TOUR DU MONDE. 85

et après leur avoir coupé la retraite en éloignant par le capitaine P. est celui que donnent les ethno-
et cachant leur embarcation, ils les firent prisonniers et logistes qui ont visité la côte septentrionale d'Australie
les emmenèrent sur la grande terre. Cejour fut le terme (grosse tête fort laide, peau noire, membres longs et grê-
des misèrès d'un autre des matelots. les, ventre proéminent) vivent en petites tribus'.
Dépouillés de tous leurs vêtements, nos malheureux La tribu dont nos compatriotes étaient prisonniers
compatriotes menèrent jusqu'au 11 octobre la vie misé- se composait de quatre-vingts individus environ, habi-
rable des sauvages, ou plutôt une vie plus misérable en- tant des huttes faites de branches d'arbre garnies de
core, puisqu'ils avaient en moins la liberté. Les "naturels leur feuillage. Ces Australiens s'écar.tent peu du ri-
les gardaient à vue dans leur campement, leur jetant vage et vivent de poissons, de tortues dont il y a grande
une pitoyable nourriture, quand la récolte de provisions abondance sur la côte de coquillages, de fruits sali-
avait été bonne, leur donnant une ration insuffisante ou vages et de racines. Ils n'ont aucune culture; la canne
même rien, quand ils étaient réduits eux-mêmes à une à sucre dont ils mangent les tiges croit spontanément.
disette momentanée. Ces sauvages, dont le portrait tracé Les femmes paraissent avoir une grande influence

L'équipage du Sain!-Paul attaqué par les indigènes de l'ile Rossell. Dessin d'Hadamard.

parmi eux, chose remarquable et tout à tait extraordi- lité des Australiens. Du reste, cette captil'Îté, qui sem-
naire chez des sauvages. Chaque matin une matrone, blait devoir leur enlever toute chance de revoir la pa-
qui paraissait être investie du commandement, réveillait trie fut au contraire leur salut.
le camp, et appelant chaque individu par son nom, lui iin- En effet, le 11 octobre en vue du une
apparut rivage
posait sa tâche. Cette tâche consistait pour chacun à se goëlette portant pavillon anglais. Les prisonniers firent t
mettre en quête de yivres, suivant son aptitude et la di- des signaux furent et bientôt ils étaient re-
qui aperçus,
rection qui lui axait été assignée. cueillis par le capitaine Mac-Farlane, qui traita de leur
Ces sauvages ne se montrèrent pas très-cruels, et
bien que nos compatriotes aient eu à subir quelques 1. Ce portrait, reproduit par la plupart de ceux qui ont écritit
sur les Australiens et qui est devenu pour ainsi dire leur signale-
mauvais traitements, que l'un d'eux même ait succombé
ment, a été beaucoup trop généralisé, ainsi que le Tour d2c ~nonde
à la suite de coups reçus dans une tentative d'évasion, le l'a déjà démontré (voy. t. Il, p. 186, et t. III, p. 97 et 100). L'er-
malheur et les souvenirs de Pile' Rossell les avaient ren- reur tient à deux causes d'abord à ce que les premiers Austra-
liens vus par des Européens étaient précisément ceux qui habi-
dus si patients qu'ils se félicitay.1t presque de l'hospita- tent les bords du détroit de Torrès et auxquels la description est
86 LE TOUR DU MONDE.

rachat avec les sauvages et parvint à recouvrer jusqu'à La poésie n'est pas riche, mais les matelots sont sans
la chaloupe. Ceci se passait près dit cap Grertt~ille(lati- prétention -t cet égard,
tude douze degrés), D'après ..es rapports du capitaine du Snint-Paul, le
Le schooner angl~is, pour une raison que.j'ignore, ne naufrage avait eu lieu à l'extrémité orientale de l'archipel
mit pas beiticoi-il) d'empressement ramener ses hÔtesà de la Lonisiade, probablement à l'ile Adèle.
la Nouvelle-Calédonie, colonie françaioe la plus voisine. Le 5 jallÙer 1859 nous arrivâmes en vue de cette île,
Il les employa à recueillir de l'écaille de tortue dans les de corail, couverte de bois et saus traces
petite, fOI"lr:.ée"
îlots voisins du cap Grenville et ce,in du lécif d'En- d'llahitalÎoL, Nous ne pûmes découvrir aucun vestige du
trecasteaus -.1l'extl'émité septentrionale de la Nouvelle- .Saint-l'ntul et le capitaine P. que nous aYÎons à bord,
Calédollie. Pendant ce temps les Chinois attendaient à déclara qu'il avait fait côte près d'une terre beaucoup
l'ile Rossell plus élevée et qui pourrait bien être celle que nous aper-
Enfin le Pr~ince-o/~I)ar)f~nra~r'lt
arriva à Port-de-France ceyions un peu plus loin c'était l'de Russell que nous
le 25 décembre 18:)8, ne tardâmes pas à atteindre, Le Saint-Pnvl laissait
encore apercevoir son beaupré et sa poupe sur le récif
Un bâtiment de gllerre est envoyé au secoursdes de qui, de mème que dans la plupart des des de l'Océanie,
l'ile Rossell. ¡'élinance il'un petit Chinois. Spectaclehor-
rible. Quelavaitété le soitdes truiscents Chinois. s'élève comme une entre la haute mer et la terre
dont il semble défendre l'approche. Quelques centai-
Jusqu'ici, j'ai seulement rapporté ce que j'ai entendu ne~ de mètres plus en dehors, le Snin.t-PctuGeût doublé
dire par le capitaine P. je vais désormais prendre sain et sauf ce formidable écueil! Dieu ne l'avait pas
une part active dans les événements qu'il me reste à voulu.
raconter ou du moins dire ce que j'ai J'étais en effet Nous aperçûmes aussi l'ilot du Refuge, mais pas un
embarqué sur le bâtiment de guerre expédié de.la Nou- être vivant, pas un signal sur ce pâté de corail de YÎngt
velle-Calédonie pour recueillir les malheureux qui at- mètres environ de largeur sur trente-cinq de longueur.
tendaient, depuis cent jours, leurs sauveurs, sur le ro- Un officier descet:dit sur l'Ilot et y remarqua une tente
cher de corail de l'lIe Rossell. en lambeaux encore fixée sur deux arbres, des troncs
Nous partllnes de Port-de-France le 27 décembre, heu- d'arbres sciés à un mètre du sol et creusés comme pour
reux et fiers de notre mission. Pas un de nos matelots servir de réservoir, deux cadavres ensevelis sous Ullecou-
n'ignorait notre destination et les horribles circonstances che de cailloux, des débris de toile épars sur le sol avec
qui l'avaient provoquée. Les explications saua.ntes des ti- une grande quantité de coquilles qui, ayant subi l'action
moniers avaient appris à chacun que nous allions visiter du feu, avaient dù servir à la nourriture des naufragés.
des parages inexplorés et que la route que nous avions à La nuit survenant et aucun mouillage ne nous étant
faire pour y arriver, celle qu'il nous faudrait parcourir connu, il fallut attendre en dehors du récif la journée du
pour transporter les naufragés de Rossell à Sydney, lendemain.
étaient susceptibles de nous faire découvrir non pas pré- Dès l'aurore notre commandant se mit en quête d'un
cisément un continent, mais quelque ile inconnue. Aussi, mouillage. Cet officier, l'un des plus habiles de notre
dans les belles soirées où le vent régulier du tropique marine, avait observé dans ses longues pérégrinations en
dispensait de toute manoeuvre et alors qu'une atmo- Océanie, un phénomène si général qu'il pourrait être
sphère attiédie invitait la bor~cléé/'ranclre de qtta~'t à preu- établi en loi c'est qu'à l'embouchure de toute rivière
dre les premières heures du repos sur le pont, tout l'é- il y a scission dans le récif de corail (récif-barrière ou
quipage chantait-il en chœur une romance bien connue pâté). Le mélange d'eau "douceet d'eau salée semble an-
des marins et que les circonstances actuelles leur faisaient tipathique aux polypes coralliens. Son premier som fut
aimer davantage donc de chercher une et, quand il en eut aperçu
une, il fit sonder devant et troma un espace libre où
Gais matelots voguons sur l'onde, nous pîtmes jeter l'ancre en sÙreté, C'est le seul mouil-
la
Sillonnons plaine profonde
Pour découvrir un nouveau monde. lage connu jusqu'ici ~,il'ile Rossell, et la sagacité avec la-
C'est pour cela queUe il a été trouvé fait certainement le plus grand hon-
Que Dieu nous créa. neur à celui qui en a doté la navigation1.

parfaitementapplicable; ensuiteà ce que la plupart des naviaa- Ils n'étaient pas inintelligents,tant s'en faut. Voilàpourtant les
teurs et d2s personnesqui parlent et écrivent sans avoir vu, gens que i\l.de Rienzicompareaux orangs-outangs!
n'clntrien trouvé de mieuxà faire que de copier et répéter ce qui Le grandargumentcontre eux c'est que les Anglaisn'ont pu les
avaitété dit avanteux. Cependantrappelonsque tous lesAustra- civiliser.MaisIoliti Bullest un mÙchallcl;il vendses pa~:oti'.les à
liens ne se ressem1Jlentpas non plusque lesNormandsoitles Fla- tousles peupleset n'eu civiliseaucun. (luanclllse fait cultirateur',
mand-ne ress. ml,lentaux Basqueset aux Provençaux,quoirlueles it transformela terre la plus ingrate, la métamorphosepar des
uns et les autres soient Européenset, qui plus est, Français. [es prodigesd'intelligenceet cI'industrie.mai:;il n'en transformepas
Australiensque j'ai vus à Sy(Inuy-etqui reliaient des environsde les habitants.Ceux-cile gênent.ct il les chasse.(Notede 1<I.de Ro-
New-C;¡gtle n'étaient guère conformesau portraitvulgaire.Nileurs CHASJ
membres,ni leur tète ni leur ventren'otfraientde disproportions 1. Auretour du voyagel'fle Rossell, une cruelle maladiesé-
sensibles.Ils n'étaient pas plus laids que les nègres que tout le para M.G.du Slg.r, qu'il com:nanclaitavec autautde honté que de
monde connait; ils avaientmêmesur eux l'avantaged'une belle Úle. et lui rac·itle fruit du qu'il avait semé sic ros non
chevelurelongue et tombant en mèches friséessur les épaules. v:obis,etc. (Notede M. de ROCHAS.)
LE TOUR DU MONDE. 87

,A peine étions-nous mouillés, que les embarcations d'os que les insulaires de RosseU et de toutes les terres
armées en guerre étaient détachées à la recherche des environnantes considèrent comne le plus bel ornement.
naufragés dont le sort nous inspirait déjà de vives appré- Sans. doute le charpentier avait été adopté par quelque
hensious. J'étais dans l'une d'elles. Naviguant à quelques chef comme le petit Chinois lrü-même, qui portait un
toises du rivage que nous avions l'oi-d-pe de parcourir collier et des bracelets. L'un des premiers mouvements
dans la plus grande étendue possible pour tucher de de ce pauvre garçon, quand il fut en sûreté" dans notre
rencontrer soit des indigènes soit des naufragés, nous ne embarcation, fut d'arracber et de jeter avec indignation
tardâmes pas à apercevoir deux pirogues conduites par ces colifichets de la vanité des sauvages.
six naturels. En vain leur faisious-nous des signaux d'a- Nous poussàmes un peu plus loin et nous nous
mitié et de ralliement, ils fuyaient au plus vite en pous- eugageàmes dans une crique où notre nouveau compa-
saW de fond avec une perche. Au moment où nous allions gnon nous aniioiicait l'existence d'un village. Il y en
les atteindre, ils abandonnèrent leurs pirogues et dis- avait un en effet, et nous nous trouvumes de suite en
parurent dans les palélmie¡'s qui forment 'LilI rideau [H'ésenced'une trentaitie d'indigènes. Nos armes étaient
iinpé.néti,able tout le long de la plage. cachées dans le fond des enilarcations pour ne pas être
Ces pirogues, à peu près semblables à celles qu'on voit un sujet d'effroi et par conséquent de méfiance; cepen-
dans toutes les iles de la 1\'lélanésie, se composent d'un dant les naturels se tenaient a une distance plus que res-
tronc d'arbre creusé. Elles sont munies d'nn balancier pectueuse, en sorte que nous ne pouvions entamer de né-
destiné à maintenir leur équilibre. Ce balancier se com- gociations. Les plu, bardis de la bande s'approchèrent
pose d'un cadre flottant à droite ou à gauche et solide- enfin, armés de lances, et firent i!1l111édiatementtoutes >01'-
ment t fixépar un de ses côtés au bordage de la pirogue. tes d'avances au Chinois pour l'engagér revenir parmi
Comme onle pense bien, de pareilles nacelles son fort eux. Ils lui énuméraieut. tous les mets, toutes les jouis-
étroites; elles ont de trois à quatre mètres de 10ng\1em, sances qu'ils lui réservaient, mais-notre compagnon, qui
Il en est d'accouplées, et alors l'une plus petite que l'autre nous traduisait leurs pmpositions, y restait tout à fait in-
joue le rùle de balancier. Les indigènes les font naviguer différent.
à la perche, à la rame et à la mile, espèce de natte de Après s'être tant occupés du Chinois qu'Ils paraissaient
joue portée par un mâtereau et fixée par des corclages véritablement aimer, les sauvages finirent har s'uccuper
faits avec diverses fibres végétales, comme celle de la noix uitipeu de nous qui leur présentions de belles cotonnades
du cocotier, rouges, du tabac, des piles, et qui en jetions même à
Nous n'eûmes garde de détruire les deux pirogues leurs pieds, mais en vain, car ces barbares ne daignaient
tombées entre nos mains, car nous tenions, dans l 'intéI'l't pas les ramasser. Ils ignoraient jusqu'~l l'usage du tabac,
de ceux que nous étions venus secourir, il des rela- ignorance fabuleuse et qui ne peut s'expIÙ!ner que par
tions amicales avec les indigènes, Nous continuâmes leur séparation comlalàte du genre humain. Les traitants
donc notre route, et bientôt nous aperçûmes un petit austtaliens ont en effet propagé l'usage du tahac dans
homme nu, dans l'eau jusqu'à la ceinture, et qui nous toutes les iles de qu'ils fréquentent. Si M. de
faisait des signes de ralliement, sans proférer une parole, Rienzi avait vu les Rosseliens, il aurait peut-être cru
sans pousser un cri. Cette conduite si réservée nous tromer dans cette ignorance une preuve à l'appui de
donna tout d'abord à penser que c'était un fuyard qui son originale comparai.on, car il est probable qu'on n'a
n'osait pas crier et par conséquent un des naufragés. C'en jamais vu d'orang-outang fumer la pipe.
était un en effet, mais non un compatriote. Les sauvages firent une manœU\'l'e pour nous cerner,
Le pauvre petit Chinois se jeta dans les bras du capi- mais ils reconnurent à notre mouvement que le leur était
taine P. et ses premiers mots furent all deacl! (tous 'déjoué. Ils employèrent nunobstant tous les efforts mimi-
morts!) Qu'on juge de notre consternation! Nous ne pou- ques de leur rhétorir(ue pour nous engager à retirer de
vions pas nous figurer que trois cent dix-sept hommes l'étroit goulet qui donnait accès dans la cri'lue une de nos
avaientt pu devenir la proie de sauvages mal armés et ma- embarcations qui gardait le passage et en prohibait même
lingres comme ceux que nous avions vus tout à l'heure, les abords. Il était impossible de leur donner cette satis-
Les assertions du Chinois qui se traduisaieut autant par faction. A la fin, convaincus que nous ne réussirions à
des signes que par quelques mots de mauvais anglais ne rien obtenir de ces misérables à qui nous demandions
nous laissaient cependant que peu de doute sur une aussi par l'intermédiaire du Chinois les quatre prisonniers
épouvantable catastrophe. Il parvint à nous faire com- qu'ils détenaient, nous partimes pour aller tenter ailleurs
prendre qu'il restait seulement quatre de ses compagnons de nouvelles négociations.
à terre, dont.un appartenait à l'équipage du Sniilt-Pa.ril Nous nous arrêtâmes à l'embouchure du ruisseau près
et était probablement le maitre charpentier 1. duquel le capitaine P. avait établi son camp lors du
Suivant le Chinois ce malheureux était gardé à vue désastre..
dans les environs, garrotté, réduit au dernier degré de Là un spectacle horrible s'offrit à nos yeux. Des mon-
marasme. On lui avait passé dans la cloison du nez la tige ceaux de vêtements et de queues de Chinois (on sait qu'ils
étaient plus de trois cents) marquaient la place où les
1. D'aprèsLerapport du capitaine P. cet hommeétait un malheureus avaient été massacrés. Un tronc d'arbre ren-
f'ru,sien embarquéà Hon~-Konâ,colonieanglaiseen Chine. versé avait servi de billot où l'on appuyait le cou des vic-
88 LE TOUR DU MONDE.

times. Les meurtriers aVaientarraché la queue de chaque prodiges d'industrie, je voudrais dire d'ingéniosité, dont
Chinois encore vivant, puis l'avaient égorgé à coups de lance la nécessité seule peut donner le secret
et enfin s'en étaient partagé les lambeaux palpitants. a Nécessité d'industrie est la mère,
Ces affreuses explications que notre compagnon par-
venait à nous faire comprendre sur le théâtre même de les Chinois étaient parvenus à se-faire de l'eau potable
l'événement; nous furent confirmées et développées plus au moyen d'appareils distillatoires improvisés avec de
tard à Sydney par un interprète. Voici exactement ce qui grosses conques marines et des bouts de manches de cuir
avait eu lieu provenant du Sain.(-Pa.ul. Ils avaient en outre coupé ett
'Tant.que les pauvres naufragés avaient pu se sustenter creusé les deux arbres un peu plus gros que les. brous-
sur l'ilot du Refuge, ils étaient .restés sourds aux invita- sailles dont le sol était couvert pour en faire dés réser-
tion~ insidieuses des sauvages, qui étaient venus rôder en voirs de l'eau pluviale qu'ils recevaient sur la toile des
pirogues autour d'eux et les convier à .passer sur la grande tentes; Mai.s enfin ayant épuisé les quelques vivres arra-
terre pour avoir de l'eau et des vivres. Par un de ces chés au naufrage et les bancs de coquillages qui avoisi-

Un des matelots meurt dans la chaloupe du Saint-Paul (voy. p. 83). Dessin d'Hadamard.

naient l'ilot; ayant déjà.vu deux d~ leurs compagnons Les cris des victimes ne pouvaient parvenir jusqu'à
mourir de faim; les plus hardis ou les plus désespérés l'ilot, distant de un à deux kilomètres, et quelques arbres
accédèrent aux perfides avances des sauvagés et s'em- touffus dérobaient le massacre à la vue des infortunés
barquèrerit avec eux. Ceux-ci, qui ne pouvaient et ne demeurés sur le rocher. Ce fut ainsi que successivement
voulaient d'ailleurs prendre qu'un très-petit nombre de trois cents et quelques hommes purent être massacrés
passagers à la fois, les emmenaient trois par trois, à sans combat. Quatre seulement, ai-je dit, furent épar-
l'ancien campement, où les Chinois demandaient à être gnés parce qu'ils avaient été adoptés par des.chefs.
conduits. Là, une troupe nombreuse fondait sur ces mal-
heureux exténués et les sacrifiait de la façon la plus Représailleset départ.
barbare, puisqu'elle poussait la rage de la férocité et
d'une sensualité horrible jusqu'à les rompre de coups Le théâtre de cette boucherie humaine soulevait nos
pour amohir la chair vivante dont elle se préparait à se cœurs; Nous eûmes hâte de le fuir, et bientôt, reprenant
repaitre. notre marche vers le navire nous arrivâmes à l'embou-
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90 LE" TOUR DU MONDE,.

chure de la rivière devant laquelle il était mouillé. Une donc probal:le que. nous trouverions des habitations ence
colonne de fumée s'éle~~aità une grande distance dans lieu. Nous r-ous engageâmes dans la riyièl'e étroite, mais
le bois qui couvre les bords de ce cours d'eau; il était profonde. Une. Vl:gt!tation luxuriante l'ombrageait au

l'asvé chez Erhard REonap~rte 4L

point de nous plonger dans une obscurité qui, tout en Cependant un matelot crut apercev-oir un homme per-
nous permettant de continuer notre navigation, nous ché au sommet d'un arbre. Des hurlements affreux et une
einpêchait de distinguer claiuemeut ce qui se passait au- grèle de pierres qui se succédèrent presque immédiate-
tour de nous. ment, prouvèrent qu'il ne s'était pas trompé sur la pré-
LE TOUR DU MONDE. 91
sence de cet éclaireur. Nous ,aisimes précipitamment qui s'avançaient pour nous jeter des pierres, une bande
nos armes, qui consistaient en armes blanches propres de gaillards armés de lances faisaient des prouesses
à défendre un abordage, et en quelques fusils et pisto- de gymnastique sur la plage, où ils nous attendaient.
lets. Les premiers coups de feu n'éloig nèrent pas nos Les femmes, semblables à des furies, excitaient les guer-
agresseurs, qui se tenaient, en très-grand nombre, à riers, auxquels elles s'étaient mèlées, battant la surface
quelques pas de. nous, s'abritant derrière les arbres, de l'eau de longues gaules et hurlant comme des pos-
mais ils ne tardèrent pas cependant 1t prendre la fuite, sédées.
et nous n'entendimes plus que leurs hurlements qu'on Pendant ce temps nos embarcations se disposaient de
ne saurait cumparer (1n'~ct ceux des bêtes féruces. Deu-N la façon la plus propice à balayer la plage, après s'ètre
ou trois de nos hommes seulement avaient reçu des avancées jusqu'au point où elles ne flottaient plus qu'à
horions. Nous continuâmes d'avancer", mais la rivière peine. Chacun prenait son fusil caché jusqu'alors et on
cessaÎ1t d'ètre navigable ayant due nons ne fussions el! dt:'ll1asqnait un obu~ier dissimulé sous un crt~iol. A la
vue du YÏllage supposé, nous fûmes 0 bligés de nous re- vue de ce bloc emmaillotté dont ils ne connaissaient
tirer, d'après la défense expresse qui nous avait été faite certes pas l'usage, mais qui, nonobstant, ne leur disait
d'entreprendre aucune attaque, et nous dtunes regagner rien qui vaille, les guerriers commencèrent à reculer,
le bord, l~uis il déguerpir et dès lors commenç.a le feu. L'explo-
Toute la nuit qui suivit, nous entendimes des cris et sion de notre petit canon provoqua un cri de détresse
des sons de trompe que les sauvages produisent en souf- inimaginable, bien que, par une circonstance fatale, il
flant dans une conque mârine percée à la pointe. J'a- n'eût pu produire tout l'etfet qu'on en attendait. Nous
vais trouvé une trompe semblal)]e au campement de la dé, harquàures amsit0t au nombre d'une vinglaine
~~iuièr°edu ~)Jnsscrcne.Des feux s'allumaient de tous ctl- d'hommes, pendant qu'une dizaine d'autres gardaient
tés aux alentours de notre mouillage. Tout cela nous fai- les embarcations afin de les empêcher d'aller à la dérive
sait supposer des signaux de ralliement, suivis peut-être ou de s'échouer..
d'affreux festins. Inutile de dire que nul ne s'opposa ft notre débarque-
Le lendemain matin, nos embarcatious retournèrent ment. Nous iucendiômes le village complètement désert.
à l'endroit où nous aYÏons rencontré le Chinois, et auvil- Une perche plantre en terre et portant à sonextrémité une
lage où nous étions entrés en pourparlers; mais, atta- 1-)elitetige transversale sur laquelle étaient peiutes des
quées, elles durent se défendre, et revenir à bord sans harres rouges et noires attira notre attention parce qu'elle
résultats satisfaisants, car on ne pouvait pas mème con- figurait une croix. Nous nous dirigeâmes de ce côté; nous
sidérer comme une représaille suffisante la mort de visitâmes la cabane près de laquelle elle était placée, de
trois ou quatré sauvages tombés dans cette affaire. même clue nous avions du reste fureté dans' toutes les
On se dirigea vers un deuxième village construit sur la autres avant de les incendier; nous fouillâmes en outre
plage du côté opposé et à un ou deux milles du navire. les environs du village, mais, hélas! sans trouver trace
De nombreux indigènes'nous firent un accueil 'hostile, d'aucun des compatriotes auxquels cette sorte de croix
mais sans tenter contre nous aucun acte de violence. On nous avait fait songer.-Enfin nous regagnâmes nos em-
ne put rien obtenir d'eux. Alors notre commandant, per- liai-cations, chargés des vêtements de Chinois que les sau-
suadé que toute nouvelle démarche serait cle même sans vages avaiéut entassés dans leurs greniers sans daigner
résultat, ne songea plus qu'aux représailles. Les embar- s'en servir, et emportant au~si quelques-unes de ces ba-
cations bien années retournèrent d'abord au village dont gatelles qui ne sont précieuses que pour les ethnologistes
il vient d'être parlé et où un plus grand nombre d'indi- et les amateurs de colleclions,
gènes se trouvaient réunis. Nous fümes accueillis cette Du village incendié nous allâmes dans la rivière où
fois à coups de pierres qui' eussent pu nous faire des nous avions été attaqués la veille, mais sans pouvoir ren-
blessures graves; elles étaient en basalte, très-dures contrer un seul indigène, dont nous n'entendrmes que les
par conséquent, et angulaires. Mais, comme elles étaient cris éloignés et, cette fois, plutôt gémissants que mena-
lancées à la main, sans l'intermédiaire de la fronde, çants.
qui est inconnue des Rosseliens et par suite douées Bientôt enfin le navire leva l'ancre, et nous fimes route
de peu de vitesse il était assez facile de les voir ar- vers Sydney pour y déposer les naufragés que nous
river et de les éviter à l'aide de quelques mouvements avions à Lord, y compris le capitaine P. qui avait
appropriés à la circonstance. Deux de nos hommes seu- pris part nos expéditions investigatrices et venge-
lement furent atteints légèrement. Un matelot ¡)lacé 11 resses.
l'avant de l'embarcation où. je me trouvais eut l'idée Certes, le résultat obtenu était médiocre, et le lecteur ju-
de ramasser un-de ces projectiles et de le renvoyer ',i gera que les représailles avaient été peu en rapport avec
son pyopriétaire qui semblait être le plus courageux les sanglantes horreurs qui les avaient provoquées, mais
de la bande et s'était avancé le plus près de nous. Le on avait fait ce qu'il était possible de faire avec les forces
guerrier fit un geste d'estime et d'approbation en fa- trè.restreintes d'un équipage d'ariso à vapeur, conte-
véur de cet ennemi qui, seul au milieu de ses compa- nues d'ailleurs dans une prudence forcée par des iustruc-
gnons avait enfin le courage de saisir une arme et de tions très-sérères données avant le départ de la Nouvelle-
répondre aux coups qui lui ntaient portés. Outre ceux Calédonie,
92 LE TOUR DU MONDE.
ment sur l'ile Rossell, non plus que sur la plupart des iles
Descriptionde l'ile Russellet de seshabitants.
du mème archipel. D'Entrecasteaux et Dumont d'Urville
Il me reste à donner quelques détails sur l'ile Rossell en avaient relevé la position et les contours, mais sans y
et sur ses habitants. Le lecteur -curieux de géographie laisser tomber l'ancre.
ne me pardonnerait pas de l'avoir conduit si loin pour ne Les marins australiens, qui connaissent le mieux et
lui rien faire voir, et d'avoir parlé si longuement de ce parcourent le plus souvent l'Océanie dans tous les sens,
triste épisode de naufrage sans tracer au moins l'esquisse n'ont pas encore osé entamer de relations commerciales
de la scène où il s'est passé. avec les féroces habitants de ces iles.
L'ile Rossell est la plus orientale de l'archipel de la La priorité qui nous. appartient donnera peut-être
Louisiade,.dont elle fait partie. Cet archipel est lui-même quelque intérêt à la courte description que je vais faire.
situ,' au sud-est de la Nouvelle-Guinée, dans cette partie L'ile Ros,:ell est montagneuse et de formation volcani-
d-- l'Océanie qu'on a désignée sous le nom de Mélanésie. que. Son sommet le plus élevé doit atteindre neuf cents à
On n'avait, avant notre expédition, aucun renseigne- mille mètre" environ. Son plus grand diamètre, qui l'em-

Attaque des villages de l'ile Rossdl. Dessin d'Hadamard.

porte peu sur les autres, est d'à peu près douze milles. et ombragées d'arbres fruitiers. An pied des coteaux sont
Ses montagnes s'élèvent en pentes roides, ne laissant en- épars de petits villages comme les deux que nous avons
tre leur base et le rivage qu'un étroit cordon de terrain vus, au miliewd'arbres à pain, de cannes à sucre et de
plat, marécageux et envahi par les palétuviers. bananiers.
A en juger par les.l).ombreux cours d'eau qui viennent Le cœm saigne quand on songe que cette splendide
déboucher au rivage, on peut dire que l'ile est parfaite- nature n'élahore ses productions que pour des êtres aussi
ment arrosée. dégradés que ceux qui habitent cet admirable pays.
La.-r~i.vièredit ~llouillage, celle où nous avons été atta- Le village que nous avons détruit, etdont j'ai examiné
qués, étroite mais profonde, serpente dans une belle val- avec curiosité les habitations, se composaitde sixcabanes
lée couverte d'arbres gigantesques. L'aspect général du seulement. Ces cases sont d'une construction fort originale
pays est magnifique les forêts s'élèvent jusqu'à la crête et très-appropriée au climat. Ce sont de grandes cages en
des montagnes, qui ne laissent à découvert sur leurs claies de jonc, munies d'une porte et d'une fenêtre à bat-
flancs que des cabanes entourées d'une pelouse verdoyante tants, et soutenues par des piquets à soixante centimètres
La rivière du Mouillage, dans l'ile Rossell. Dessin dlladamard.
94 LE TOUR DU MONDE.

environ au.-dessus du sol. Leur toiture à double plan in- Ils fabriquent des nattes et des paniers avec des laniè-
cliné déborde de beauc.oup les murailles, de façon à for- res végélalE:s, Leurs couteaux sont des valves d'huitre
mer une galerie autour de l'habitation; elle est faite en finement dentelées sur les hords.
feuilles de '3anne à sucre ou de cocotiers et élégamment enfin au portrait de ces affreux personnages,
soutenue par des poteaux indépendants de la muraille et Ils ont la peau d'un noir mat comme la suie, le nez écrasé,
placés aux quatre coins. la bouche large, l'ail noir eu injecté, les pommettessail-
Ces cases ont, en moyenne, une dizaine de mètres de lantes, la chevelure noire, longue et crépue, la barbe
longueur sur trois en largeur et autant en hauteur. Éle- rare et frisée, le front un peu fuyant. Leur taille et leur
vées comme elles sont au-dessus du sol, il n'est facile d'y musculatmo sont très-médiocres.
pénétrer qu'à la faveur d'un escalier rudimentaire fixé en L'usage du bétel donne à leurs lèvres et à leurs gen-
permanence devant la porte. C'est un morceau de bois cives la couleur de l'écrevisse cuite; leurs dents sont noires
bifurqué dont la fourche sert d'échelon. et corrodée:
Elles sont passablement aéI'ées par la porte et la fenê- Les femmes sont obèses, avec des traits grossiers, une
tre, qui sont, à vrai dire, très-exiguës. Il est facultatif de chevelme semblahle à celle de leurs malis, un sein exu-
les ouvrir ou de les fermer au moyen des battants dont bérant et piriforme.
elles sont munies. Les élégants ·e font des favoris avec de la chaux et se
Au milieu se trouve un foyer circonscrit par des cail- passent transversalement dans la cloison du nez une tige
loux. On entretient sans doute la nuit un feu permanent d'os grosse GOIllIlleune plume d'oie. C'est la même tige
pour écai-tet-les moustiques, qui pnllulent sur le rivage. due les matelots de Cook remarquaient avec étonnement
Pareille disposition et pareille coutume existent eu Nou- au nez des Auaraliens et qu'ils appelaient comiquement
velle-Calédonie, aux iles Fidjis, et probablement ail- la t;er~ue clc beatepré. Le costume des hommes consiste
leurs, mais je ne parle que de ce que j'ai vu. en une poche faite avec une feuille d'arbre.-
En résumé, la const.ruction de ces habitations est fort Les femmes ont pour tout vêtement une ceinture à
bien entendue pour procurer à leurs hideux propriétaires franges, en fibres d'écorce, et qui retombe jusqu'à mi-
un abri contre les ardeurs du soleil de feu qui les éclaire cuisses. ·
et qui ferait mieux de les brîrler; en mëme temps qu'elle Les deux sexes font un fréquent usage du bétel. A cha-
les met à l'abri de l'humidité du sol, avantage précieux que instant, on les voit mordre un morceau de noix d'a-
durant l'hivernage.. rec (fruit du palmier arec) et de feuille d'un poivrier
Les Rosseliens sont loins d'apporter en toutes choses (piper bétel), et porter sur les gencires,' au moyen d'une
la même industrie, car, si j'en juge par les objets spatule en bois, la c'1aux qu'ils puisent dans une cale-
trouvés dans leur village et enlevés par nous à l'impro- basse', J'ai rapporté en France tous ces objets, pris soit
viste, de telle sorte que les fuyards n'eurent le temps dans le village, soit entre les mains de notre Chinois, qui
d'en rien emporter, ils n'ont d'autre instrument d'in- nous arriva avec un costume et un appareil de toilette
dustrie qu'une petite herminette.. C'est une pierre de complets.
basalte articulée en coude avec le manche. La sagaie et Le climat de Rossell est très-chaud:
la pierre sont leurs seules armes de guerre. J'ai fait con- Si tout le littoral est peuplé comme la partie de la côte
naitre la trompe (conque marine) dont ils sonnent pour que nous avons parcourue, il doit y avoir plusieurs mil-
se rallier. C'est quelque chose d'analogue à ce qui sert, liers d'habitants dans l'ile.
dans nos campagnes, h o/j'nir un charivari à la dame qui V. DE ROCHAS.
convole à de nouvelles noces.
qui se fait
1. C'est ce mélange qui constituele bétel; P:1élange
On connait leurs pirogues ils les manœuITent très- dans la bouchedes sauvages,et Il'est pas préparéd'avancecomme
bien.. dans t'¡lIdo-Chineet à Java.

NOTICE SUR LA BASSE COCHINCHINE.

En attendant les documents nouveam destinés il com- Formée nar les atterrissements successifs que le lVIé-
pléter ceux que nous avons déjà publiés sur l'empire kom, Song-Len ou fleuve du Cambodge, un des plus
d'Annam nous croyons devoir offrir, dès aujourd'hui, grands cours d'eau de 1'Asie, a déposés, dans la suite
aux lecteurs du Tour di~.~zoncle,une carte exacte de la des siècles, entre le golfe de Siam et la mer de Chine,
portion de cette contrée où flotte à demeure le drapeau la basse (:ochipchine est une sorte de Delta, une vaste
de la France. alluvion, d'une superficie égale à cinq ou six départe-
ments français, et découpée par un nombre infini de
1. Tour du wwade, Ie~vol.. p. 50 et suivantes. bras de rivières et de canaux, aussi favorables à l'a-
LE TOUR DU MONDE. 95
venir de l'agriculture qu'à celui de l'industrie et du grenadier, le pamplemousse, l'aréquier, le bananier,
commerce. l'ananas, croissent et se multiplient presque sans culture
Ce pays, passé sous le joÙg des Annamites, lorsque autour des habitations. Un peu de soins ferait prospérer
vers la fin du siècle dernier s'écroula le vieux royaume de même la cannelle, la muscade, le poivre, toutes les
de Cambodge, formait naguère une.vice-royauté divisée épices des iles de la Sonde et des Moluques,
en six provinces, classées dans l'ordre suivant, en allant On peut juger, par cette seule énumération, du parti
de l'est à l'ouest du'une bonne administration peut tirer de la basse Co-
chinchine. A ce sujet, un journal de Sincapour, que sa
Provincede Bien-Hoa, capitale-Bien-Hoa:
de Gia-Dinh. qualité d'anglais ne rend pas suspect de flatterie à notre
Saigon;
de Dinh-1'huong, Mythà, égard, 2.ppréciait dernièrement dans les termes suivants
de Ano-Gian~, Chumloc: notre établissement sur ces rives lointaines
de Long~HÕ Vinh-Louu~; w « Les
d'Athien, Atliien. Français, en faisant succéder immédiatement à
la conquête l'ordre et la sécurité, ont bien mérité de leurs
La population de C"eSprovinces se compose d'anciens nomeaux sujets. Ils ont noinmé des maires dans tous les
indigènes cambodgiens, d'Annamites venus dans le pays villages et les ont choisis autant que possible parmi les
depuis moins d'un siècle, et enfin de Chinois émigrés du anciens titulaires, ce (lui produit un excellent effet sur
Céleste-Empire. C'est peut-être l'estimer trop hant que les indigènes,
d'en fixer le chiffre à deux millions d'habitan ts « Les habitants de la ville chinoise (bâtie dans une
Sous le gouvernement cochinchinois, chacune de ces cridue ou loanche de la riviè¡'e de Saigon, à trois milles
provinces était régie parun mandarin gou~erneur, rele- de cette capitale) avaient, tout d'abord, pris la fuite en
vant du grand mandarin résidant ~iSaigon. La proviuce masse, par crainte des Français; ilssont pour la plupart
se divisait en plusieurs sous-préfectures, gouvernées par revepus à l'heure actuelle, et les bords de la rivière por-
des mandarins de classes diverses, suivant le rang des tent des marques visibles d'activité commerciale. Dans la
villes. Enfin, au-dessous des préfectures, l'administra- seule période de 1860, le commerce d'exportation' de la
tion était confiée, par groupes de dix villages, à des seule ville de Saigon a dépassé ~·ingt millions de. francs.
fonctionnaires inférieurs, qu'on pourrait comparer à nos Les Français ont droit u de grands éloges pour les omra-
maires de cantons, et chaque village avait ~~lsa tète un ges publics de toute espèce qu'ils ont construits. Réduits,
maire et un adjoint, assistés d'un conseil de lettrés ou de comme ils l'ont été, à des ressources et à des forces mi-
notahles. Ces fonctionnaires et ces municipalités, joignant nimes pendant la plus grande partie de l'année 1860,
aux attributions qu'on leur accorde parmi nous celles tenus constamment sur le qui-vive par l'ennemi qui s'ap-
d'agents de la force pu'hliclue, de juges, de censitaires prochait souvent de leurs retranchements, à moins de
pour.l'assiette du recrutement et de l'impùt, offraient à 300 mètres de leurs postes avancés, opérait des atta-
une administration européenne des iustruments tout pré- dues nocturnes, menaçait les communications et enlevait
parés. Les Français profitent à l'heure actuelle de ce tout ce qui se hasardait en dehors des retranchements,
système de centralisation. Ils trouvent uu auxiliaire non les Français ont pourtant réussi, la bêche et la truelle
moins puissant dans le caractère de la population. Elle d'une main, et le sabre ou la carabine de l'autre, à bàtir
est douce, polie, intelligente, et surtout passive, Faible et des hôpitaux pour plusieurs centaines de malades, et des
débile dans les cités, forte et laborieuse dans les campa- casernes pour plusieurs milliers d'hommes; ils ont, dans
gnes, elle est.partout àpre au gain. Rendue fourbe par le même temps, élevé de solides fortifications et créé plu-
l'arbitraire et la tyrannie, elle cache sa ruse native sous sieurs milles d'excellentes routes. En outre, depuis qu'ils
un masque de crainte très-facile à mener, elle tend le se sont emparés de l'intérieur du pays, des routes ont
front -~in'ÏIÙporte q~ieljoug, et" par-dessus tout un grand été ouvertes ou réparées, les forts occupés par eux assai-
respect pour l'autorité, dont elle ne discute jamais les ac- nis, et les magasins à riz, de grands hangars, changés
tes, les ordres et l'origine. en casernes commodes. Rien ne s'oppose à ce que la
Le riz dont cette population se nourrit presque exclu- basse Cochinchine, si elle est bien gouvernée, ne de-
sivement est tout à la fois l'objet de la principale cul- vienne en peu d'années une des plus riches contrées de
ture et du principal commerce de la contrée. Mais ce de l'Orient. L'intérieur du pays, qui n'a pas encore été
sol fertile, où la chaleur-et l'humidité se combinent dans exploré, abonde, assure-t-on, en minéraux, en étain,
les conditions les plus heureuses, produit également la en mivre, en zinc, etc. Le pays n'est que faiblement
canne à sucre, l'indigo, le tabac, le coton, le cinnamome,
peuplé maintenant, mais un bon gouvernement, en as-
plusieurs variétés de mûriers, sur lesquels lps vers à surant la sécurité des habitants, ne peut manquer d'atti-
soie peuvent vivre et prospérer en plein air. Le coco- rer bientùt un grand nombre d'émigrants des États envi-
tier, le manguier, le mangoustan, l'oranger, l'attier, le ronuants. » (Si~acapoura F~~eeP~°ess.)
LE TOUR DU MONDE, 97

Récolte du tabac près de Villa-Rica. Dessin de ViUevieiUe 11I. Demersay


d'après

FRAGMENTS D'UN VOYAGE AU PARAGUAY,


PAR LE D~' A. DE11TERSAY'.
1.

t844-(847. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

De Paris aux rives de l'Uruguay.

Chargé en 1844 d'une mission scientifique dans le plein air, sur. notre selle installée dans ce but, et la liste
Paraguay, je dus pénétrer dans cette contrée par la pro- des jours où je me suis endormi sans souper est assez
vince brésilienne de Rio-Grande d'el Sul, la guerre que longue pour que j'aie oublié les jours plus rares où nous
nous soutenions alors contre Rosas me fermant la voie
pouvions obtenir de l'hospitalité des habitants un rôti
bien plus commode du Rio de la Plata.
(asarln) de viande séchée au soleil.
Je ferai grâce au lecteur des incidents de cette pre- A San-Boija, ancienne Mission des Jésuites, sur la
'ère partie de mon voyage, à travers une province fort rive gauche de l'Uruguay, j'eus le bonheur de rencontrer
appauvrie par les discordes civiles. Nous couchions en 1~-T.Aimé Bonpland, le botaniste célèbre, le compagnon
de voyage de M. de Humboldt, qui a peu survécu lui-
1. Ces fragments sont extraits de l'lfistoire
physique, écono-
ntique et politique du Parayuay et de~ ÉtabLisse~nents des Jé- même à son meilleur ami. Ce que j'avais appris du Pa-
suites. Deux volumes grand in-8, avec Atlas de
quatorze plan- raguay, de la réserve et de l'extrême circonspection dont
ches teintées et deux cartes, ouvrage en
publié quatre livraisons. il fallait s'y entourer dans les relations les plus ordinaires
En vente le premier volume de texte et deux livraisons de
l'Atlas. Le deuxième volume est sous de la vie, me faisait vivement désirer de recevoir les con-
presse, et paraîtra prochai-
nement. Paris; librairie Hachette et Ci,. seils éclairés du savant compatriote qui avait eu le loisir
IV. s5e Ln".
7
98 LE TOUR DU J\1ONDE.

de le bien connaitre, durant les longues heures de son garrotté par les soldats du docteur Tarancia, qui le retint
emprisonnement. prisonnier pendant dix années, en dépit d'une royale in-
J'aurai toujours présente au souvenir mon entrevue terventiou et des démarches actires de M. de Chateau-
avec le savant modeste, avec le vieillard affectueux dont briand alors ministre des affaires étrangères. En yél-ité,
je devais rester l'hôte pendant plusieurs mois, gràce aux il faudrait interroger l'histoire peu connue de quelque
événements politiques qui surgissaient incessamment vieux voyageur du seizième siècle pour trouve!: une
dans les provinces voisines je cède malgré moi au plai- existence plus aventureuse que celle-ci; car, air temps
sir de la raconter. où nous virons, on rencontre parmi les savants peu de
Je n'avais pas jugé à propos d'accepter ces lettres de ces destinée>. bizarres et capricieuses où l'imprévu do-
recommandation banale qui vous sont offertes à chaque mine, et aux'luelles semble présider une fatalité incom-
instant en Amérique, et l'accoutrement dans lequel je préhensible sans doute, mais dont il est difficile de
rue présentai, n'était pas, il faut l'avouer, de nature à mécounaitre entièrement la puissançe et les effets. Doué
m'en tenir lieu. Il était deux heures de l'après-midi, d'une mémoire peu commune, l'ancien intendant de Jo-
lorsque je mis pied à terre devant la demeure modeste séphine une conversation facile, enjouée, semée de
que mon guide avait eu beaucoup de peine à découvrir à traits anecdotiques, et fort attachante. Sa vigueur égalait
l'extrémité du village' de San-Boijq. Assailli depuis le sa mémoire, et malgré son grand âge, il était infatigable
matin par un violent orage, une pluie continuelle, tropi- il cheval'. Comme son illustre ami M. de Humboldt, il
cale, avait déformé mes habits. Mes longues et larges avait puisé dans les Andes cette vitalité centenaire que
bottes détrempées par l'eau retombaient en spirales sur n'usent ni l'activité du corps, ni les travaux de l'esprit.
mes talons, où les retenaient" d'énormes éperons en fer Il semble que les voyageurs qui ont explorti les hautes
achetés dans la province de Saint-Paul. Un ~orrcl~,oen montagnes voisines du ciel soient comme les navigateurs
cotonnade anglaise rayée de couleurs tranchantes, assez des régions horéennes. Lorsqu'on visite Greenwich, on
semblable à ceux que portent les nègres, mais souillé s'incline avec surprise devant des siècles ambulants qui
d'une boue argileuse et rougeàtre, me couvrait les épau- ont passé leur jeunesse au milieu des glaLes éternelles
les, et le sabre obligé de Rio-Goaradcnscsme battait aux des pûles. La même longévité parait réservée aux voya-
jambes. Le désordre de cette tenue m'inspirait bien geurs (lui out atteint les sommets neigeux de l'Illimani
quelque inquiétude, car la présence d'un domestique et du Chimborazo.
français aussi pauvrement vêtu que le maitre n'était Je consacrais chaque jour les heures de la sieste à la
pas faite pour rassurer l'hôte que je zn'étais choisi; rédaction de mes notes, à l'étude des questions que mon
et sans l'escorte que les autorités brésiliennes avaient hôte m'indiquait comme devant être l'objet de mes re-
mise à xnà disposition, je courais grand risque de passer cherches. Sur ses instances pressantes, j'avais consenti à
à des yeux muins indulgents pour un voyageur con- me remettre au dessin, que des études plus positives,
duit dans ces contrées lointaines par un mobile au mais non plus intéressantes, m'avaient fait abandonner.
moins étranger à la science. Quelques mots me suffi- Je comprenais de quel prix devaient être un jour pour
rent pour donner une autre expression aux regards moi ces souvenirs incorrects, et sans me laisser rebuter
scrutateurs et surpris de M. Bonpland, pour le mettre par les imperfections du début, j'allais par les plus
au courant de mes projets, et lui faire connaitre le but chaudes heures de la journée m'asseoir au milieu des
de ma visite. Le soir, j'étais installé dans sa maison, et ruines de l'église là, abrité par un pan de muraille
nous étions devenus en quelques heures de vieux amis de lézardée, je m'appliquais patiemment à reproduire un
vingt ans. à un tous les détails archéologiques de cet édifice im-
Par suite des événements dont j'ai parlé lilus haut., je posant, que l'on renversa quelques mois plus tard pour
ne pouvais penser à continuer mon voyage vers le Para- édifier à sa place une nouvelle construction. Bientôt.i e
guay; il fallait se résigner et attendre. Je donnai le m'enhardis; des richesses sculpturales mais inanimées
change à mon impatience en recueillant précieusement de l'église jésuitique, je passai au paysage, et enfin
les souvenirs du naturaliste célèbre qui, après avoir été aux hommes. Je fis le portrait de plusieurs Indiens,
le collaborateur de l'illustre Humboldt dans un voyage en commenyant par les serviteurs de M. Bonpland.
scientifique resté jusqu'ici sans égal, dut ~Lson seul mé- Topfer dit quelque part dans ses Y'r~ages e~a zigzags,
rite, promptement apprécié par l'impératrice Joséphine, en parlant du talent comme peintres des nobles va-
les fonctions d'intendant des domaines de la Malmaison laisaiis, « qu'ils sont réduits à se faire scrupuleux par
et de Navarre. Ces fonctions, il les conserva jusqu'à la gaucherie, et copistes par inexpérience » je m'effor-
chute de l'empire. Alors, tourmenté du désir de re- çais de mériter l'application de ce jugement d'un char-
voir l'Amét'ique, il s'embarque de nouveau, arrive à mant esprit.
Buenos-Ayres et entreprend une longue expédition
qui devait le conduire à travers les pampas, le Grand- 1. Néle 22 août 1773,M.Bonplandavaitalors plus de soixante-
Chaco et la Bolivie, au pied des Andes t¡u'il voulait ex- douzeans. Lenomde sa familleétait Goujaud, mais elle reçut à
une époquedéjà ancienne, on ignore pour.quelmotif, le surnom
plorer une seconde fois. Mais, parvenu dans les ancien- de Bonpland..1la longue,le nom de Goujatvddisparut et fit place
nes Missions des Jésuites, situées sur la rive gauche du au surnom; substitutionsfl'équentesdans l'histoire privéedes fa-
Paranà, M. Bonpland fut attaqué l'improviste, saisi et milles. Bonplandest mort le Il mai 1858.
LI~: TOUIi I)Cl A90NL~ 99

Le matin {accompagnais M. Bonpland de ses tains souvenirs. Souven


t. a Ilssi nous allions jusqu'au Passo
malades; le soir, nous noÜs promenions dans les envi- de l'Uruguay, petit hameau qu'habitait alors l'ancien gou-
rons de la ville, en laissant toute liberté d'allure il nos vernenr de Corrientes D. Pedro Ferré, exilé par la politi-
chevaux. Parfois nous passions plusieurs jours de suite, que d'me province qu'il avait longtemps et sagement ad-
campés au milieu des forèts vierges, afin de faire tout ministrée. 1\1.Ferré avait pour commensaux trois jésuites
l'aise de l'histoire natnrelle. Cette vie al'entureuse espagnols revenus depuis peu de mois du Paraguay, et je
plaisait fort au célèbre voyageur, dont elle ravivait les loin- recueillais de leur houclie de précieux renseignements.

6fissions orientales. Les villes de l'Incarnation et de l'Assomp- cement du siècle, en accomplissant tout d'abord cette par-
tion. Le diaLle et le docteur Fraucia.
tie de mon itinéraire dont j'avais renvoyé l'exécution à
Cependant les complications politiques menaçaient de mon retour. Mes préparatifs de départ furent poussés
s'éterniser, et la route du Paraguay restait close. Pour activement, et je partis pénétré des instructions de
mettra le tenihs à profit, je résolus alors d'explorer les M. Bonpland, pour visiter une à une toutes les Missions
Missions orientales, réunies ait Brésil depuis le comme.n- de la rive gauche de Quelques-unes possé-
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LE TOUR DU MONDE. 101

daient encore des ruines remarquableS' de leur splen- celle du général Rivera en 1828 et les désastres plus ré-
deur passée l'emplacement des autres se révélait seule- cents, mais non moins déplorables, de la guerre civile
ment parun amas confus de pierres amoncelées, envahies apaisée depuis quelques mois.
et presque cachées par une végétation parasite. Pour ha- Revenu de ce long voyage de privations et de fatigues,
bitants, çit et là quelques pauvres Indiens disséminés je trouvai chez M. Bonpland d'excellenteslettres duPara-
alentour dans des cabanes,'ou réfugiés dans les bâtiments guay. M. Pimenta Bueno, chargé d'affaires du Brésil à
des colléges. Ceux-ci prenaient soin des églises, quand l'Assomption, auquel j'avais écrit en même temps qu'au
elles étaient encore debout. De tous côtés la misère, la présidentde la république, avait obtenu pour moi la per-
solitude, l'abandon. On pouvait suivre à leurs traces pro- mission refusée quelques mois auparavant à M. de Cas-
fondes les ravages de la guerre étrangère, causés par la telnau. Les instances de l'habile diplomate avaient eu
double invasion des hordes indisciplinées d'Artigas, par raison des hésitations présidentielles, et à l'annonce de la

délivrance d'un passe-port qui allait m'attendre à la fron- pez m'y avaient précédé, et ce ne fut pas sans un vif ser-
tière, il ajoutait l'offre courtoise de la plus franche hos- timent de satisfaction que je reçus du commandant de la
pitalité. place le passe-port qui m'accordait les secours en hommes
Mes préparatifs promptement terminés sous le coup et en chevaux nécessaires pour me rendre dans la capi-
de ces heureuses nouvelles, je pris enfin congé de l'ex- tale de la nouvelle et mystérieuse république. Ainsi s'a-
cellent homme qui m'avait si cordialement accueilli; et baissaient devant moi des barrières que j'avais redouté si
suivi de quelques soldats, je traversai lestement un pays longtemps de trouver infranchissables.
sans ressources, peuplé de maraudeurs recrutés dans les Bâtie sur la rive gauche du Panama, au point où ce
rangs d une armée ennemie. grand fleuve, descendant du nord, tourne droit à l'ouest
Le jour où j'entrai dans la Mission d'Itapua, atijour- pour aller rejoindre le Rio-Paraguay, l'Incarnation se
d'hui ville de l'Incarnation, les retards, les fatigues et trouve à trois cents kilomètres en ligne droite de l'As-
les dangers, j'oubliai tout. Les ordres du président Lo- somption, capitale de la république.
102 LE TOUR DU MONDE.

L'Assomption fut colonisée pont- la première fois car un terrible _n3·stère pèse sur c~tte enceinte sacrée
en 1536. Elle compte maintenant une population de douze elle contenait à une certaine époque les dépouilles mor-
mille âmes environ, et se trouve, selon les détermina-. telles du dictateur Francia. C'est là qu'il fut enterré et
tions de l'Américain Page, par vingt-cinq degrés seize qu'on éleva un monument au-dessus de sa tombe. Mais
minutes. trente secondes latitude sud, et soixante degrés nu beau matin, au moment où selon l'habitude, l'église
de longitude. La ville est bien située, sur une berge éle- s'ouvrait aux tidèles, le monument fut brisé en mille
vée de cinquante pieds au-dessus de la rivière. Avec morceaux qui jonchèrent aussitôt le sol, et les ossement~
quelques améliorations, elle aurait une position com- du tyran disparurent à jamais, sans que personne se
merciale avantageuse. Mais l'esprit d'entreprise indivi- souciàt de savoir comment; et depuis lors la rumeur pu-
duelle n'y qu'une sphère très-restreinte, vit que le ~lcrya blique chuchote que le diable a réclamé son bien l'âme
ou le port est la propriété dugouvei-iiement. En 1854, et le corps du défunt.
on y construisit un quai en pierre, mais bien que ce soit
incontestablement un ouvrage en maçonnerie assez im- Queliluesmotssur le.docteur Francia, dictateurdu Paraguay:
portant, il serait insuffisant à faciliter les transactions,
si jamais l'Assomption arrivait il nu grand commerce L'histoire dit Paraguay, depuis sa sortie des mains de
extérieur.. Il l'Espagne, n'est autre que celle du personnage célèbre
La population est adonnée aux vieilles habitudes et qui eut l'art de maintenir son pays durant trente années
continuera quand mème à charger et .l décharger les na- sous le joug du plus capricieux despotisme de l'homme
vires au moyen de canots, à moins qu'un étranger entua- étrange que sa politique égoïste et cruelle place au rang
prenant ne propose un nouveau plan. Grâce aux règle- des fléaux de l'humanité.
meuts extraordinaires de Francia, les rues sont régulières José Gaspar-Rodriguez de Francia, né vers 1757,
et les façades des maisons sont partout unies. Un pro- mort à l'Assomption le 20 septembre 1840, aimait à rn-
priétaire un peu fantaisiste, dont la maison n'aurait pas péter que le sang qui coulait dans ses veines était un
été bâtie conformément aux prescriptions du dictateur, sang français; mais rien ne justifie cette prétention pué-
aurait eu la satisfaction de voir sa construction minée, rile. Après avc~irpris le grade de docteur en droit canon
divisée en deux ou quatre parties, selon les exigences de à l'Université célèbre de Cordova, dirigée par les Fran-
la symétrie, et cela sans aucun avis, sans aucun ordre ciscains depuis l'expulsion des Jésuites, le jeune José-
préalable. On enlevait parfois des tranehesde maisons et Gaspar revint dans sa patrie, se fit homme de loi, et
on laissait des salons et des chambres à coucher dans des sut mériter l'estime, sinon l'affection de ses concitoyens,
dimensions moitié moindres qu'aup'aravant. Quelques- par son talent et son intégrité; aussi, lorsque quelques
unes de ces malheureuses constructions ainsi rognées se années plus tard le moment de constituer un gouverne-
trouvent encore dans les rues, faisant l'effet de « grandes ment, après la déposition du gouverneur Velasco, fut ar-
poiècesentaniées laissées après le dtner. rivé, la place du docteur se trouvÇl-t-elle marquée d'a-
Les habitations se composent iuvarialilement d'un seul yance dans ses' conseils. Élu successivement membre
étage; quelques-unes d'entre elles sont grandes et bien d'une junte exécutive, premier consul, dictateur pour
construites, et contiennent six, huit ou dix cha[llbres bien trois ans, il eut l'art de se faire nommer clictaten:r her-
aérées, donnant sur une cour. Les briques qui entrent pétuel par un congrès composé de pauvres gens incapa-
dans ces constructions sont de formes et de dimensions ])les de compreudre l'étendue et la signification du titre
particulières, ayant de dix à douze pouces de 1011g,huit et des prérogatives redoutables qu'ils venaient de lui
de largeur sur environ deux pouces d'épaisseur. Les conférer. Alors, délivré de la crainte des caprices tou-
maisons les plus riches sont couvertes de tuiles; les tuits jours inquiétants du scrutin, Francia, qui avait su se
se projettent trois ou à quatre pieds au delà des gout- contenir pendant sa magistrature temporaire, donna li-
tières mais, dans la plupart des autres cunstructions, bre carrière à ses instincts et fit peser sur son malheu-
c'est le toit qui est achevé avant tout le reste on fixe des reu~ pays le joug de la tyrannie la plus odieuse.
pieux dans la terre, au-dessus on pose des planches qui La découverte d'une conspiration ourdie contre le
soutiennent les solives et les c.hevrons, et puis on met despote et ses principaux séides, augmenta les terreurs
transversalement des lanières dg cana ou de bambou, de son esprit soupçonneux et défiant. Les coupables fu-
assez rapprochées les unes des autres pour retenir le rent saisis, emprisonnés, et fusillés pour la plupart. La
mortier qui cimente les jointures ou uni l.~stuiles. Dans torture arracha aux autres quelques aveux, et amena la
des maisons de ce genre, C9 sont les troncs de palmier, découverte de nouveaux complices. Plus d'un citoyen
préparés comme je viens de le décrire, qui sont le plus injustement dnnoncé, fut jeté dans ces cellules étroites,
souvent employés. plus affreuses que les plombs de Venise. Rarement le
Les principaux édifices publics sont le Cabi.lilo, la prisonnier parvenait même à connaitre le motif de son
cathédrale et deux ou trois autres églises datant du temps arrestation. Quant à la durée de la peine, elle était tou-
des Jésuites. C'est dans le Cabildo que l'assemblée na- jours illimitée ou le prisonnier mourait dans les fers,
tionale tient ses séances. Les églises sont très-bien en- ou, après de longues années de cruelles souffrances,
tretenues, excepté une (lui parait bien moins fréquentée Francia l'envoyait au supplice c'était sa manière de
que les autres. Les bons lnbitants en parlent rarement, faire place à d'autres.
LE TOUR DU MONDE. 103
Désireux de mettre son pouvoir à l'abri de toute ten- à intimider son interlocuteur. Mais s'il rencontrait une
tative de renversement, il prit le parti de fermer le Pa- contenance ferme et un regard assur8, son ton devenait
raguay et de l'isole¡' des provinces voisines, trop sou- plus doux; il causait avec esplit et laissait voir alors des
veut en proie (il est juste de le dire aussi) à l'anarcliie connaissances étendues sur les sujets les plus variés.
et à la guei~re civile. Imbu de cette étrange maxime Sans amis, sans parents auprès de lui, car il congédia
économique à savoir que les Anglais et ~énéoaleü~e~at I,ientôt sa sceur sous le prétexte le plus frivole et empri-
toits les Et~a~opéen.s~·u.i.ne~zt
les autres ~zalions par lei~ sonna ses neveux, il cherchait des distractioiJs dms l'é-
conz~oence.,il se fit le seul trafiquant du pays, dont il tude, et y consacrait les instants que ne uéclamait pas le
échangeait les produits à Itapna, contre des armes et gomernement de sa république.
des munitions qu'il y recevait du Brésil. Il prit ainsi au a L'époque moderne, dit le commandant Page', n'a rien
et retint prisonnier pendant de longues années, produit de comparable à ce régime odieux du dictateur
quelques-uns jusqu'à sa mort, des négociants étrangers dit Paraguay. Pendant tout un quart de siècle, et au mé-
et des savants qui avaient tenté d'explorer ce pays en- pris des avis et des reproches des gouvernements étran-
core si peu connu des naturalistes, malgré les beaux tra- gers, Francia régna en tyran sur ce beau pays et com-
,Vaiixde Félix de Azara. Parmi ces derniers il faut citer mit une foule de crimes, sons ce prétexte spécieux, érigé
les docteurs Rengger et Longchamp, et avant, eux par lui en aphorisme, que la llberté doit être mesu.rée
M. Bonpland, qui expia par dix années d'une dure cap- nvtx h.o~ümessur len-r de~ré de civilisatiott. A sa mort,
tivité son amour désintéressé pour la science. malgré les exécutions sans nombre qui souillèrent son rè-
Les années, en s'accumulant sur la tête de Francia, :;ne, les prisons de l'Assomption regorgeaient de prison-
furent impuissantes à calmer les accès de son humeur niers. Il y en avait plus de sept cents, dont quelques-uns
fantasque et ses exceniricités sanguinaires; et la mort le enfermés depuis vingt ans. Comme les prisonniers de la
surprit dans l'exercice d'un despotisme inflexible, après Bastille délivrés le 14 juillet, ces malheureux étaient
quelques jours de maladio, pendant lesquels il continua physiquement anéantis, quelques-uns d'entre eux tom-
de s'occuper seul de l'expédition des affaires. Vainement hés dans l'idiotisme. En rentrant dans le monde, ils n'y
on le presse de se désigner un successeur, afin de pré- ont retrouvé ni leurs foyers ni leurs familles, balayées
server le pays de l'anarchie à ces instances il se con- par cet affreux courant de tyrannie. »
tente de répond¡'e qu'il ne manquera pas d'héritiers,
Peu s'en fallut qu'il ne sortît de la vie par un crime. Ethnographieet populationdu Paraguay. Caractèresphysiolo-
giqueset morauxdes habitants.
Saisi tout à coup d'un violent accès de colère contre son
médecin (ct~.rnncleoo),il se lève, s'arme d'un sabre, et Au Paraguay, comme dans la plupart des colonies eu-
allait en frapper l'homme de l'art tremblant et déjà ré- ropéo-américaines, une observation superficielle suffit
signé, lo~sque ses forces le trahissent et il tombe éva- pour constater au sein de la population, la présence d'é-
noui. Aux cris du larbier accourt le sergent de garde, léments hétérogènes. On y reconnait aisément l'existence
qui refuse d'approcher avant d'en avoir reçu l'ordre de simultanée de trois races séparées par des différences
sa bouche profondes dans leurs caractères physiologiques, leur ori-
Mais il ne parle plus, dit le mulâtre. gine, leurs aptitudes et leurs instincts. La race guara-
Peu importe, répond le soldat, fidèle observateur nie, chez laquelle le naturaliste remarque plus d'un
de la consigne; s'il revenait, il me punirait d'avoir dés- trait d'organisation mongolique, autochthone et mai-
obéi. » tresse du sol ait moment de la découverte, constitue le
Enfin on le porte rnouraüt sur son lit, et le 20 sep- plus important de ces éléments; viennent ensuite la race
tembre 1840 au matin il expire, à l'âge de quatre-vingt- latine ou conquérante, sortie de l'Espagne, et la race nè-
trois ans. gre, importée par celle-ci des rivages de l'Afrique.
Francia était d'une taille moyenne. NervellX et mai- Il est assurément. plus aisé de se figurer que de décrire
gre, il offrait tous les signes qui caractérisent le tempé- les mélanges à tous les degrés, les croisements nom-
rament bilieux. De beaux yeux noirs enfoncés sous l'or- breuz et presque infinis qui ont dû naitre du contact
bite et couverts d'épais sourcils, des regards perçants et de ces trois variétés de l'espèce humaine, vivant ainsi
un front largement développé imprimaient à sa physio- pèle mèle depuis plusieurs siècles. Je ne m'y arrè-
nomie un remarquable cachet d'intelligence et de péné- terai pas je craindrais de répéter des définitions trop
tration. Admirateur enthousiaste de l'empereur Napo- connues 2.
léon, il croyait le copier en montant cheval en robe de La race latine se personnifie dans cette poignée d'a-
chambre, avec des bas de soie et des souliers à boucles venturiers intrépides, sortis de la péninsule ibérique
d'or un tricorne de dimensions fabuleuses, et qui re- à la suite de Sébastien Cabot, d.'Ayolas, et d'Alvar'
présentait dans 'sa pensée le petit chapeau historique, Nunez.
complétait son costume, dont il avait pris le modèle sur 1. La Plata, the 3rgentine Confedera.tiortand Paragva~, a
une caricature de Malgré ce léger ridicule, J. U. S.
nnrrative, etc., by Thomas, Page, N., commanderof
le- maintien grave et digne de FranÓ;1 commandait le the expedition.London, 1859.
2. Personnen'ignore la significationdes mots mvldtre, rnétis,
respect, et son abord était imposant. Fort de cette pre-
qnurteron, salto-atras, etc. On appelle zambo l'individuné de
mière impression, il cherchait par uue hauteur étudiée l'alliancedes sangsnègre et indien.
104 LE TOUR DU MONDE.
d'un chef commun, obéissant à une même direction; et
Lôrsque ces déco~evreursaudacieux remontèrent le Pa-
ranà et le Rio-Paraguay, en quête du Roi d'argent (Rey ce fractionnement en tribus souvent hostiles, le défaut
platèa~lo), ils trouvèrent les rives des deux fleuves au pou- d'union ou la rivalité des chefs, en affaiblissant leur ré-
voir d'un peuple puissant, partagé en de nombreuses sistance, rendirent leur défaite plus facile à des hommes
tribus que beaucoup d'écrivains ont à tort considérées qu'aucun obstacle n'arrêtait dans des luttes continuelles
comme autant de nations distinctes, et qui s'étendait pres- avec la nature terrible du désert. On le sait, la force ne
fut pas d'ailleurs leur unique point d'appui, et de nom-
que sans interruption du trente-quatrième au seizième
breuses unions avec les femmes indigènes, unions dont
degré de latitude sud, en couvrant les provinces de Cor-
rientes, du Paraguay, et la partie méridionale du Brésil. Martinez de Irala fut l'ardent promoteur, constituent
C'était la nation guaranie, dont le nom tient une large peut-être le plus puissant levier de la conquête de cette
place dans l'histoire des peuples aborigènes de ce demi- belle province.
continent. Mais sur cette vaste étendue les Guaranis Tandis qu'à Buenos-Ayres la race latine, dédaignant
ne formaient pas un corps homogène, soumis à l'autorité de s'allier aux Indiens peu nombreux ou hostiles des

des provinces frontières de la Plata. Dessin de J. Pelcoq d'après AI. Demersay


Une venta ou cabaret

ainsi dire de ces alliances, les conquérants firent faire à la coloni-


pampas, se conservait sans mélange et pour
dans toute sa pureté, ou se renouvelait seulement à l'aide sation de rapides progrès, car ils créèrent dans leurs éta-
des recrues fournies par l'Espagne, au Paraguay elle blissements, pour les défendre, un peuple nouveau, or-
était contrainte par les circonstances, à moins de hauteur gueilleux de ses ancêtres, jaloux de conserver la gloire
et de fierté. Ce fut, en effet, une nécessité à la fois poli- et d'étendre encore les immenses domaines dont il hé-
des expé- ritait.
tique et physiologique pour les hardis soldats
ditions centrales de l'Amérique du Sud, de s'allier à la Tel est le point de départ de la population du Para-
de
race qu'ils allaient soumettre: D'un côté, leur nombre guay, qui conserve profondément gravée l'empreinte
ne fut jamais en rapport avec celui de leurs ennemis; de son origine maternelle. Il convient d'ajouter que les races
dans l'inté- américaines, en général, se prètent admirablement à ces
l'autre, le chiffre des femmes qui émigrèrent tandis
rieur, demeura à toutes les époques dans d'insuffisantes mélanges intimes avec le sang européen. Ainsi,
exem-
proportions. En choisissant des épouses parmi
les In- que certains caractères physiques du nègre, par
des
diennes, en déclarant Espagnols les métis qui naquirent ple l'état crépu des cheveux, la grosseur et la saillie
LE TOUR DU MONDE. 105

lèvres, persistent souvent au delà de la cinquième géné- lante et nieux caractérisée que dans les plaines du Pa-
ration, ceux de l'Indien, très-affaiblis dès la première, ragmiy, où la race des vaincus a pour ainsi dire absorbé
disparaissent presque entièrement à la troisième. Aussi, celle. des vainqueurs, auxquels elle a imposé son langage
toutes les fois que des circonstances analogues à celles et ses habitudes. C'est d'ailleurs, comme on l'a fait ju-
dont je viens de parler se sont présentées, le même fait dicieusement observer, c'est le propre des colonies d'o-
remarquable d'assimilation s'est-il produit. Et ce résul- rigine latine d'offrir de nomhreux mélanges des nations
tat si intéressant pour l'ethnologie, on peut le constater conquérantes avec les nations conquises, tandis que la
géographiquement en effet, à mesure que l'on s'éloigne race du Nord, le sang anglo-saxon s'est conservé pur
du littoral, l'élémen t européendiminue, et l'élément in- dans le nouveau monde comme dans l'Inde, sans se
dien augmente, pour finir par dominer. C'est ainsi que croiser jamais avec celui qu'il était appelé à dominer.
minorité sur les côtes du Pérou et du Chili, il devient Cette remarque n'a pas besoin de commentaires; et tou-
majorité à Cochabamba, à la Paz et à Chuquisaca; mais tes les explications que pourrait fournir de cette opposi-
nulle part, je crois, cette prédominance n'est plus sail- tion l'étude des influences climatériques ou l'examen des

Indiens du Grand-Chaco il la vue d'un bateau à vapeur. Dessin de Villevieille d'après le commandant Page.

institutions civiles et politiques, disparaissent devant une isolée par la politique des peuples de même origine qui
cause qu'il faudrait appeler la loi du sang, car, partout l'avoisinent, est remarquable tout à la fois par ses carac-
supérieure aux lois sociales et à l'action des agents ex- tères physiologiques et ses qualités morales. On peut y
térieurs, elle suffit à déterminer le caractère primordial suivre les modifications imprimées à la race latine par la
des races. race autochthone, et constater les heureux résultats du
En considérant sous ce double rapport l'ensemble du mélange des deux sangs, résultats déjà signalés par
nouveau continent, on pourrait dire que la race con- M. d'Orbigny sur d'autres points de l'Amérique méri-
quérante domine dans le Nord-Amérique; que la race dionale.
importée s'élève au Brésil à une supériorité numérique Ainsi, en prenant pour modèle le type général, et sans
incontestable, tandis qu'au Paraguay la race autoclahone s'arrêter aux exceptions, on peut dire que les hommes
a imprimé tous ses caractères au peuple issu de son al- sont généralement grands et bien conformés. Leur taille,
liance avec les Européens. souvent supérieure à celle des Européens, est élancée et
Considérée dans son ensemble, la nation paraguayenne, bien prisé. La cause de cette amélioration nous échappe;
lû6 LE TOUR DU D~TONI)E.

il faut admettre des influences locales qui modifient ce dance, les provinces Argentines. Edin, il lesdoit encore,
trait de conformation qui par sa généralité devient ici un selon moi, à son mode d'alimentation.
caractère de race. Des mesures nombreuses prises daus Sous une forme d'apparence frivole, le spirituel au-
plusieurs localités sur des individus adultes, m'ont donné teur de la Ph.~siologietlu.Goîsta formulé cet axiome d'une
pour moyenne de-la taille, un mètre sept cent vingt milli- grande vérité Dis-moi ce que tu ma7t.ges,je te dirai. cr,
mètres. qtie,tu es..Te n'hésite pas à en faire ici l'application.
Leur extérieur régulier n'offre d'ailleurs rien de re- L'influe:zce de la nourriture, incontestable chez les
marquable. Leur air est doux et efféminé, et leur dé animaux, :ssez évidente dans tous les pays, nulle part.
marche a perdu cette gravité que l'on accorde générale- ne m'a paru plus sensible que chez les Paraguayos.
ment aux Espagnols. L'Argentin ne quitte le sein maternel que pourmordre
La peau est t blanche, parfois avec de très-légères dans un morceau de boeuf saignant et souvent cru. Il dé-
nuances de bistre. Souvent on peut y saisir des traces daigne les fruits spontanés de la terre, d'ailleurs fort rares
non équivoques de sang indien. Dans les campagnes, il au milieu des solitudes qui l'environnent, et redoute par-
faut joindre à cette cause l'influence des agents atino- dessus tout le travail et les soins que réclame la culture
sphériques. Beaucoup d'individus ont la peau d'un blanc de ceux que l'homme s'est assimilés. Il n'en est pas de
mat très-remarquable. même au Paraguay. Des obstacles nombreux à l'accrois-
Produit hétérogène du mélange à tous les degrés de sement illimité du bétail, en imposant un ordre et une
trois races d'origine et de provenance distinctes, la popu- économie nécessaires dans l'exploitation des troupeaux,
lation présente l'homogénéité la plus complète et la plus laissent assez prévoir que l'éducation des hommes s'y
entière uniformité dans ses mœurs, ses goeits, dans ses accomplit dans des conditions bien différentes. Des ha-
habitudes et ses sentiments religieux. J'omets à dessein bitudes sédentaires leur sont d'ailleurs imposées par les
de parler de ses convictions politiques elle a eu rare- occupations agricoles, car l'agriculture, objet du dédain
ment ~iles manifester, car il est bien difficile de prendre des gattelt.ns, est justement honorée dans un pays dont
au sérieux les délibérations d'un congrès national, émané elle a été jusqu'ici l'unique ressource.
du sriffrage universel, chez un peuple indifféreut à tout, La viande ne constitue pas, en effet, la base de la nour-
à peine entré dans les voies de la civilisation, et auquel riture du Paraguayo, laquelle est plutôt végétale qu'ani-
on a appris à répéter à tout propos les mots sacrés d'in- male. Une partie peu considérable de la population des
dépemlnnce et de pcrtnie, en lui imposant en politique, villes se nourrit habituellement de viande, en y associant
en industrie, en commerce, une tutelle et des entraves u dans de fortes proportions la racine de manioc et les
faire regratter le régime si durement reproché à la rné- oranges; une autre partie, plus nombreuse, ne mange
tropole. de la viande que de temps à autre; une autre enfin n'en
Résignés, doux, patients, flegmatiques, bienveillauts mange jamais, ou seulement à de rares intervalles, et
dans les relations ordinaires de la vie, les Paraguayos, s'alimente exclnsivement de la racine du Jatropa. mani-
profondément imbus du sentiment de l'autorité, se mon- hot, et des fruits que fournit en abondance le précieux
trent en toute circonstance d'une soumission aveugle, végétal multiplié jusqu'à l'excès par la prévoyance des
presque servile, vis-à-vis de leurs magistrats. Ils obéis- Jésuites. Ces différences dans les habitudes et la manière
sent avec la plus entière a!mégation aux ordres émanés de vivre, expliquent en partie, je le crois, aux yeux du
de leur « Suprême Gouvernement, » ou de ses moindl'es voyageur qui débarque à l'Assomption, après avoir touché
agents. La doctrine de l'obéissance absolue, pratiquée à Buenos-Ayres et à Corrientes, le contraste frappant
pendant trois siècles, n'avait pas eu le temps de faire qu'il remarque entre tous ces anciens sujets de l'Espagne,
naufrage dans le rapide passage des institutions colonia- dont les allures, le caractère et l'esprit sont si différents.
les à l'étrange républicanisme inauguré par le dictateur, Le couteau.n'est donc pas, comme pour ses voisins,
et il n'était pas homme à lui laisser perdre son prestige. l'tclti~~iaratio de l'habitant du Paraguay. Il ne le passe
Aussi s'attacha-t-il toujours à semer au sein d'une popu- pas, en se levant, à sa ceinture, pour le conserver tout le
lation déjà craintive, l'effroi et la terreur par des exécu- jour sur lui, dans sa maison. Il ne le porte qu'en voyage,
tions répétées à de courts intervalles, et toujours sans et d'une manière peu apparente. Il devient alors sa seule
jugement. Ces habitudes de soumission la séparent des arme, car le sabre est le signe distinctif des employés du
peuples de la Plata, qui sortis tout armés du sein de l'in- gouvernement et des postillons qui portent ses ordres.
surrection ne savent pas aussi voit-on alternative- Protégé dans sa vie par une administration vigilante
ment chez eux, comme le remarque fort justement M. de et ferme, le Paraguayo n'a pas besoin de se faire justice
Brossard, la liberté dégénérer en licence, et l'autorité à lui-même; et loin de chercher à entraver l'action de la
réagir jusqu'au despotisme. justice, il lui prête, le cas échéant, un énergique con-
Ses mceurs paisibles et sa douceur, l'habitant du Pa- cours. Un vol d'une certaine importance a-t-il été com-
raguay les doit à plusieurs causes à une disposition in- mis (car les crimes y sont rares, presque inconnus) si-
née d'abord; ensuite au bonheur qu'il a eu, bonheur gnale-t-on la présence d'un malfaiteur dans le district à
payé un peu cher, de n'être pas lancé par une soudaine la-voix du juge de paix (,jr.te~con2isiot2ado), soudain les
et violente transition, dans l'ère révolutionnaire au mi- habitants sont sur pied; ils traquent le coupable comme
lieu de laquelle se débattent épuisé-es, depuis l'Indépen- ils feraient d'une bête fauve; conduits, il est juste de le
LE TOUR DU MONDE. 107

dire, dans cette circonstance, autant par leur aversion à la guerre offensive, possède de précieuses qualités pour
pour le crime, que par leur déférence profonde aux or- la défense de son pays, que l'Europe entière, dont il n'a
dres du magistrat. aucune idée, ne saurait ~~i ses yeux égaler en puissance
L'isolement du pays, en le mettant à l'ahri des révolu- et en richesse. En inspirant à ses concitoyens un patrio-
tions presque incessantes dans les provinces voisines, a tisme aveugle; mais qui peut devenir entre des mains
eu du moins pour résultat de préserver ses habitants de habiles un lévier puissant, si le dictateur a fait naître an
leurs tristes conséquences. La maûière de vivre du Para- dehors une idée exagérée des forces de son pays, il lui a
guayo, ses occupations agricoles, ses habitudes séden- montré qu'il pouvait conquérir l'indépendance en lui
taires, tranquilles; une placidité qu'aucun événement soit enseignant l'art difficile de l'obéissance, il lui a donné le
e'xtérieur, soit intérieur, ne vient troubler, le maintien- moyen de la conserver. Déjà cette politique a porté ses
neut dans des dispositions d'une remarquable douceur fruits. On retrouve dans notre hémisphère, chez quelques
ou, à parler vrai, d'une indifférence complète. Dans son peuples du Nord, la sobriété, le flegme et la résignation
patriotisme aveugle, il ne voit rien au delà: il ne met rien de l'habitant du Paraguay, et l'on a pu dire, non sans
au-dessus de son pauvre pays, dont ses chefs lui exagè- raison, qu'il était le Russe de l'Amérique.
i-ent à tout propos la fertilité et l'importance. Pour lui,
le monde finit aux confins de la république. Parfois, il Le Quarteldel Cerito.
entend parler de l'Europe, et plus souvent de Buenos-
.'lyres; mais il n'en sait que ce qu'on veut qu'il en sache, Le président Lopez repousse hautement les préten-
c'est-à-dire, ce qu'il en appr8nd par hasard du juge do ti.onsde la confédération Argentine et de la Bolivie à la
paix de son district, auquel panjcmt chaque semaine 10 propriété exclusive du Grand-Chaco, immense contrée
journal souvent rédigé par le présid~nt, et toujours pu- presque inconnue encore, située à l'occident du Rio-Pa-
blié sous ses yeux. La feuille officielle arrive-t-elle en- raguay, sur laquelle les autorités espagnoles établirent
fin, après de longs jours d'attente? Quelques amis eu à plusieurs reprises des postes et des hlockhaus pour con-
petit nombre, fonctionnaires tous ou à peu près, aussitût tenir les hordes sauvages et défendre la province de leurs
convoqués, se réunissent chez le magistrat qui fait la lec- inclll'sions (voy. t. III, p. 321). Le fort Bourbon ou Olympo
ture des articles du « Suprème Gouvernement, » lente- fut fondé en 1792, et plus tard on créa l'établissement
ment, avec gravité en coupant sa lecture de quelques à cinq lieues de l'Assomption.
du Qu.artel del Cer~~i.to,
apostrophes à l'adresse autrefois de Rosas, aujourd'hui Plusieurs motifs m'ayant fait prendre la résolution
sans doute du Brésil ou des No: d-lméricaius, suivaut d'aller passer quelques jours au Quartel, j'en fis part au
les circonstances et les besoins de la politique du mo- président, qui voulut bien mettre à mes ordres un canot
ment. La lecture achevée, la prose officielle va dormir et quelques hommes. La voie de la rivière est plus lon-
précieusement enfermée dans un coffre de cuir qui la met 'gue, mais elle est aussi plus sÙre. Je quittai donc l'As-
à l'abri de la dent des insectes. somption dans une après-midi du mois d'aoÙt, et après
Après le dévouement absolu des magistrats de tout avoir passé la nuit dans un des postes de la rive gauche
rang aux fonctions qui leur sont confiées, etsur la même (ils sont de ce côté très-rapprochés), je débarquai de
ligne, il faut placer leur désintéressement. Tous tiennent bonne heure le lendemain dans une clairière ouverte à
à honneur de servir leur pays (el G'statlo, la Pntria.), et ils travers les arbres qui bordent le fleuve. Là se trouvait un
le servent avec un zèle qui ne se dément jamais. Là, piquet de soldats, d'où j'expédiai un exprès (chasqi~e) an
presque toutes les fonctions sont gratuites; celles qui commandant du fort qui vint à ma rencontre en m'ame-
très-exceptionnellement émargent au budget, le grèvent nant des chevaux et une escorte.
de sommes on ne peut plus minimes. Point de gros trai- Nous partimes, et après une demi-heure de marche,
tements Le respect de la chose publique est descendu nous aperçÙmes le QunrUCl.L'emplacement du poste pa-
dans la classe la plus infime de la population, et l'on ne rait bien choisi. Placé au centre d'une plaine découverte,
saurait citer un exemple d'improbité envers 17État,même sur une élévation peu considérable, mais d'où la vne
de la part du plus nécessiteux. Puisse cet exemple trop s 'étend sans obstacle, il est, de jour, à l'abri d'une sur-
rare devenir contagieux. dans les autres républiques du prise. Grâce à l'exhaussement du sol, les pâturages qui
nouveau monde, et même un peu dans l'ancien l'environnent, d'excellente qualité, se trouvent hors de
Ce qui précède laisse assez prévoir ce que l'on doit l'atteinte des inondations du fleuve, et les troupeaux y
attendre de la population, et les ressources qu'elle peut multiplient dans d'incroyables proportions.
offrir au gouvernement- au point de vue militaire. Plein L'établissement consiste en un long bâtiment couvert
de confiance eri lui-même et dans ses chefs, inaccessible en paille, dans lequel logent, d'un côté, le commandant
à l'enthousiasme, prévenu par un effet de l'éducation et son second (alferes), de l'autre, les soldats. Au milieu
contre tout ce qui est étranger (tn~üe), soumis jusqu'à la s'ouvre une large porte qui donne accès dans une pièce
plus entière abnégation, le soldat paraguayo, peu propre destinée aux armes et aux munitions. J'y ai remarqué un
petit canon de bronze, espèce de pierrier monté sur un
l. Qu'onen juge. Le présidenttoucheannuellementhuit mille affût de campagne. A ce corps de logis principal sont
piastres(43200fr.); l'évêque cinq cents piastres (2~OO fr.). Les
officiersde l'armée ont une payeinsignifiante,et les simplessol- adossées d'autres dépendances consacrées aux usages do-
dats ne reçôiventque la nourritureet l'habillement. mestidues.
108 LE TOUR DU MONDE.
Une forte palissade fait de pieux hauts de trois à cend vers le soir, car par une nuit obscure les sauvages
quatre mètres entoure le Quarlel l'espace qu'elle ren- pourraient l'atteindre de leurs flèches en dépit de sa
ferme est nn carré dont les côtés ont quatre-vingts mè- vigilance.
tres, avec des angles en pan coupé, garnis d'un banc La garnison se compose de vingt-cinq hommes pris
sur lequel se place une sentinelle dont la tête seule dé- dans toutes les armes, mais le plus ordinairement parmi
passe le sommet de l'estacade. Une espèce de cage, les lanciers. Tbus les deux mois elle relève le détache-
élevée sur une poutre gigantesque, domine au loin la ment placé près du fleuve, que sa faiblesse numérique,
campagne. De jour, un soldat s'y tient; mais il en des- son isolement, et l'absence de clôture autour du rancho

Indiens Tobas. Dessin de J. Pelcoq d'après M. Demersay.

qu'il occupe, astreignent à un service de surveillance in- apparaissent en bandes nombreuses, poussent le cri de
cessant et fort pénible. guerre, et lancent une grêle de flèches sur les sentinelles
Il y aurait, en effet, de l'imprudence à se fier aux dis- puis ils se retirent en enlevant tout ce qu'ils peuvent
positions pacifiques des Indiens et à leurs démonstrations réunir de tl'Oupeaux.
amicales. Si leurs agressions ne sont pas continuelles, si Ces brigandages périodiques n empêchent pourtant pas
dés années s'écoulent souvent sans qu'on ait à leur re- certaines relations de s'établir entre la garnison et ses
procher même une tentative de vol, tout à coup, profi- irréconciliables ennemis Parmi les tribus, il en est d'ail-
tant de l'obscurité profonde d'une nuit tempêtueuse, ils leurs qui portent aux blancs une haine moins vivace de
LE TOUR DU MONDE. 109.
ce nombre sont les Lenguas, qui viennent souvent tro- d'eau-de-vie leur avait fait faire diligence. Je recueillis
quer des chevaux contre de l'eau-de-vie, des oranges, alors sur eux, et tout à l'aise, à l'aide d'un interprète, les
quelques épis de maïs, ou de menus objets de fabrication renseignements suivants
européenne. Dans le court 'trajet du fleuve au poste,
j'avais rencontré quelques Indiens de cette nation, et sur Indiensdu Grand-Chaco, Lenguas,Tobas, Machicuys.
le désir que j'exprimai de les voir de plus près, le com-
mandant les invita à venir me trouver. Dès le lendemain Nation lengzccz.. Aujourd'hui très-peu nombreuse,
matin ils accoururent la promesse d'une bonne ration et presque éteinte, la nation lengua vit au nord du Pil-

Indiens Lenguas. Dessin de J. Pelcoq d'après M. Demersay.

comayo, unie et mélangée aux Énimagas et aux Machi- des ~llascoysest en même temps le leur. Ce cacique se
cuys, à peu de distance du Qua~~tel.Leurs ennemis actuels nomme Viskê. Les Paraguayos lui ont donné le surnom
sont les Tobas unis aux Pitiligas, aux Chunipis et aux de Casacapyta, mot hybride formé d'un vocable espagnol
Aguilots. Ces derniers constituent une horde nombreuse et de pyta, rouge, qualificatif guarani. Ce surnom lui
de l'autre côté du Pilcomayo. vient d'une casaque rouge dont lui fit présent un officier
C'est surtout avec les Machicuys, que les restes de la du Quantel.
nation lengua sont unis et confondus. En effet, ils di- Les Lenguas ont des payes ou médecins qui n'admi-
sent ne plus former que douze familles, et le cacique nistrent aux.malades que de l'eau et des fruits, et
pra-
uo 0 LE TOUR DU MONDE.

tidueut des succions avec la bouche sur les plaies et les rnurceau de bois ils font des rènes avec des fils (le 2
endroits douloureux. Ils entremdent cette opération de canawatca.
jongleries et de chants accompagnés avec des calebasses Leur couleur brun plus foncée que celle des
(poronr~os) qu'ils secouent aux oreilles du malade. Ces Tobas, des lnonirnettes saiflantes, leurs petits yeux, une'
porongos remplis de petites pierres, font un bruit assour- face large, aplatie, leur nez ouvert, un peu écrasé, leur
dissant. Les p~aye,ssont en même temps sorciers, prédi- large bù1u;lte, de grosses lèvres, donnent à la physio-
sent les événements, et lisent dans l'avenir. nomit' de -,es sauvages un aspect singulier, auquel lie
Quelques femmes (la coutume n'est pas générale) se contribue pas médiocrement une paire d'oreilles tombant
tatouent d'une manière indélébile à l'époque de la pu- la base du cou, et L;h2zquelques individus jus-
berté, qui toujours est marquée par une fête. Cette ft-te qu'aux clavicules. Les Lenguas, comme tous les Indiens,
consiste dans une réunion de famille, où les hommes deviennent hideux en vieillissant.
s'enivrent avec de l'eau-de-vie s'ils ont pu s'en procurer Quelque:; semaines s'étaient écoulées depuis mon ex-
par échange, ou avec la liclueur fermentée ('cl~icl~c~)qu'ils Ctli'Sioli sur ce point, et je rentrais à l'Assomption après
tirent des fruits de l'vlgoro(~o. un nouveau voyage dans l'intérieur du pays, lorsque
Le tatouage des femmes consiste en quatre raies l.:Ieues, j'appris que le Qunrtcl avait été l'objet d'une agression
étroites et parallèles, qui tonibent du haut du front sur tout à fait imprévue de la part des tribus du Chaco, et
le nez qu'elles suivent jusqu'il l'extrémité, sans conti- qu'il la suite d'un engagement dans lequel deux Indiens
nuer sur la lèvre supérieure, et en anneaux irrégulie¡'s, avaient trollVéla mort, les soldats avaient pu reprendre
dessinés sur les cûtés du front jusqu'aux tempes exclusi- le bétail dérobé, et faire des prisonniers, aussitôt dirigés
vement, sur les joues et le menton. sur la capitale, et confiés à la garde de la troupe dans la
Les deux sexes se percent les oreilles dès l'àge le plus caserne de cavalerie située près de l'arsenal et du port.
tendre, et y passent un morceau de bois dont ils aug- L'occasion était on ne peut plus favorable pour continuer
mentent sans cesse le diamètre, de telle sorte que vers mes études etnographiques et les compléter dès le len-
l'àge de quarante ans, ce trou offre d'énormes dimensions. demain j'al;eonrais à la caserne.
J'en ai m2sUl'é plusieurs, et j'ai tuouvé pour moyenne, Je trouvai, en arrivant, une douzaine d'Indiens chargés
dans le sens longitudinal, six centimètres. Le diamètre de fers (grillos), et assis çà et là au milieu d'une cour
antéro-postérieur était un peu moins consicléraLle. Ces étroite. Couverts de sordides vtJtements européens, de
morceaux de bois, pleins, sont irrégulièrement arron- ponchos en guenilles, ou drapés à l'antique dans de mau-
dis, et m'out présenté dans leur plus grand diamètre, valses couvertures, les prisonniers, parmi lesquels figu-
jusqu'à quatre centimètres et demi. Souvent aussi les raient deux enfants, l'un de huit ans, l'autre de quinze,
Lenguas les remplacent par un long morceau d'écorce pauaissaient tristes et abattus. Ils gardaient un silence
d'arbre roulé en spirale comme un ressort de pendule. profond, dont j'eus quelque peine à les tirer.
Quelle que soit sa nature, ce morceau de bois se nomme A côté des Lenguas que j'avais vus au Qtcaotel, il y
ilr~skê. avait des 'l'obas et des 1\Iachicuys; mais quoique connu
Les Lenguas se peignent les cheveux, qu'ils coupent des premiers, ce fut en vain que mon interprète les ques-
sur le haut du front, et font une mèche, qui du milieu de tionna sur le motif de leur agression.
la tète va rejoindre en passant au-dessus de l'oreille ~lTat,io~a
toba. Les 'l'obas nommés par les Enimagas
gauche, la masse réunie et attachée derrière la tète, et les Lenguas, i~'atocoetet 3'ncanabacté, et Guanla~iq
avec un ruban ou une corde de laine. Ces cheveux tou- dans la langue mataguaya, sont d'une taille généralement
,jours noirs, droits et généralement longs et très-fins, élevée et bien prise. J'en ai mesuré trois, et j'ai trouvé un
soyeux mème, sont donc tombants entre les deux épaules. mètre quatre-vingt-un centimètres, un mètre soixante-
Les femmes ne réunissent pas ainsi leur chevelure tous dix-sept centimètres, et un mètre soixante-onze centimè-
les jours. J'en ai vu plusieurs qui la laissaient flotter. Au tres. Leur système musculaire est développé et leurs
reste, s'ils se peignent tluelquefois, on ne peut pas dire membres, bien conformés, se terminent, comme chez
que les Lenguas aient soin de leurs cheveux; leur ex- toutes les nations du Chaco, par des mains et des pieds à
trème malpropreté s'y oppose. Il est en effet impossible faire envie à des Européennes.
de rien voir de plus sale que cette nation, si semblable Ils ont un front ordinaire, non fuyant; des yeux vifs,
en cela aux autres. plus grands que ceux des Lenguas, et surmontés de sour-
Les Lenguas ont pour armes un arc et des flèches qu'ils cils minces et peu fournis l'iris est noir. Ils ne s'arra-
portent derrière le dos serrées dans un cuir. Ils ont aussi chent pas les cils. Leur nez, régulier, allongé, s'arrondit à
une hache qu'ils appellent ncltag~, et qu'ils portent de son extrémité en s'élargissant un peu. La bouche légère-
layëme manière. Ils tiennent à la main une ~nalanna, ment relevée aux angles, mieux proportionnée et moins
bâton fait de bois dur et pesant. A cela ils ajoutent en- largement fendue que celle des Lenguas, est garnie d",
core une lance garnie de fer, et quelques-uns les bolas belles dents qu'ils conservent dans un âge fort avancé. Ils
et le lazo. Ils sont excellents cavaliers, montent à poil, n'ont pas non plus les pommettes saillantes et la face anssi
avec leur femme et leurs enfants, plusieurs sur le mème large.
cheval, et ils montent à droite, les femmes comme les Les Tobas paraissent avoir renoncé à l'usage du bar-
hommes. Ils n'out pas de mors et se contentent d'un bote qu'ils purtaient encore au temps d'Azara aucun
LE TOUR DU MONDE Ili
d'eux n'avait de cicatrice à la lèvre inférieure. Leurs ments, tantôt en les attaquant à force ouverte, tantôt en
oreilles n'étaient pas percées. Ils laissent croitre et flotter lillant leurs troupeaux. Les villes de Corrientes et de
librement leurs cheveux sans les attacher. Quelques-uns Santa-Fé, cette dernière surtout, eurent beaucoup à
cependant les coupent carrément sur le front cette cou-. souffrir de leurs déprédations. Les Santafécinos, aidés
tume existe même chez certaines femmes. par les gouvm-neurs des provinces voisines, ont à plu-
La couleur de la peau, moins foncée que celle des sieurs reprises dirige contre leurs ennemis implacables
Lenguas, est d'un brun olive, sans reflets jaunâtres au de coûteuses et sanglantes expéditions. Cette lutte entre
reste, j'avoue qu'il est très-difficile d'eYprimer ces nuan- la barbarie et la civilisation continue de nos jours plus
ces si variées de coloration. ardente que jamais. Un voyageur raconte que les Indiens
Rien ne pouvait distraire les hommes de leur tacitur- ont fait sur les rives du Salado, du mois d'anil lF5l¡ au
nité; à toutes nos questions leur physionomie restait mois d'aoÙt 1855, six invasions qui ont coûté à la pro-
impassible, froide et sérieuse. Quelques voyageurs ac- vince de Santiago cent treize haLÜants emmenés comme
cordent aux femmes encore jeunes uri sourire graciem, captifs ou assassinés sur place. Nulle sécurité pour les
une figure intéressante mais le.urs traits se défor- habitations éparses ni mème pour les villes. Ces hordes
ment de bonne heure, et, comme les hommes, elles pillardes, qui savent doubler les forces et la vitesse du
deviennent d'une laideur' repous- cheval, traversent comme une ava-
sante. En même temps, le sein lanclie d'immenses déserts, et
d'un volume normal, d'abord bien tombent tout à coup sur de pau-
placé, s'allonge 'au point de leur \'l'es familles presque folles de
permettre d'allaiter leurs enfants frayeur et sans défense. Qu'on
qu'elles portent derrière le dos. suppose ces Indiens pourvus quel-
Ainsi réunie aux Mbocobis, la que jour d'armes -,tfeu, et ils cien-
nation toba occupe, ou plus exac- dront impunis asseoir leurs tentes
temen parcourt une étendue con- sur les ruines des cités. En atten-
sidérable des plaiues du Chaco. dant que le croisement des races
On la rencontre sur les bords du les fasse entrer, modifits et adou-
Pilcomayo, depuis son embou- cis, dans la grande famille lui-
chure jusqu'au pied des premiers maine, l'imminence du péril oblige
contre-forts des Andes, oit elle est à des mesures énergiclms d'exter-
en contact et souvent en gu erre miuation dont l'intéressant récit
avec les Chiriguanos. nous ent! ainerait trop loin.
Gnnéralemeiit nomades, les 'l'o-. ~)!acl~icuy.s. Tout en admet-
bas. sont pêchems et chasseurs. tant une identité presque complète
Pour armes, ils ont des holas, des entre les Tobas et les Mbocobis,
flèches, des m.nl~anc~.o et de lon- nous faisons nos réserves jusqu'à
gues lances armées de pointes de plus ample informé à l'égard des
fer. Quelques-'unes de leurs tri- Machicuys, que 1\1. d'Orbigny re-
hus, plus sédentaires, ajoutent les garde comme une tribu des Mbo-
produits de l'agriculture a ceux cobis et des Tobas dont ils par-
de la chasse elles cultivent le leraient la langue. L'étude spéciale
maïs, le manioc et les patates. que nous avons faite ne nous per-
Les enfants des deux sexes vont met pas de partager cette manière
oreille de Lenguas.
nus; les hommes et les femmes de voir.
portent une pièce d'étoffe enroulée autour des reins, A côté des différences de langage, nous en trouvons
ou se drapent dans un manteau fait de la dépouille des d'autres. Ainsi, plus sédentaires, agriculteurs, doués de
animaux sauvages. Les femmes ont pour ornements mceurs moins farouches, les 1\Tachicuys se rapprochent
des colliers et des bracelds de perles de verre ou de des Lenguas par les dimensions extraordinaires du lobule
petits coquillages; et dans certaines tribus, les hommes des oreilles, par leurs armes et la manière de combattre.
s'entourent le corps de longs chapelets blancs, composés Azara dit qu'ils s'en éloignent par la forme de leur bar-
de petits fragments de coquilles arrondis en forme de bote, lequel ressemblerait à celui des Charruas. Nous ré-
boutons, et enfilés de manièra à conserver une position péterons ici l'observation que nous avons faite précédem-
uniforme. ment aUCUlldes J\/fachicuys que nous avons vus ne
La circonstance à laquelle nous avons dù de retrouver présentait la cicatrice de l'ourerture destinée il recevoir
à l'AssomptioIi ces hordes indomptahles, laisse assez ce sauvage ornement qu'ils abandonnent, l'exemple en-
pressentir ce qu'il nous reste à dire de leurs nmurs et core des Botocudos du Brésil, tandis que certaines peu-
de leurs habitudes. Les Tobas, fiers, jaloux de leur li- plades de l'ancien continent le cunservent religieuse-
berté, ont de tout temps montré des dispositions hostiles ment. C'est ainsi que les Berry, nation noire des bords
aux créoles et n'ont cessé d'inquiéter leurs établisse- du Saubat, affluent de la rive droite du Nil, se percent
112 LE TOUR DU MONDE.
la lèvre inférieure pour y introduire un morceau de cris- narines ouvertes. Ils laissent flotter leurs cheveux, dont
tal de plus d'un pouce. les boucle: épaisses couvrent en partie leur visage, et re-
La taille, les formes, les proportions des Machicuys, tombent snr leurs épaules.
sont celles des Lenguas. Comme eux, ils ont de petits Le langage de ces nations est, comme celui de tous les
yeux, la face large, une,'grande bouche, le nez épaté, les Indiens du Chaco, très-accentué et rempli de sons arra-

Indien Machicuy. Dessin de d. Pelcoqd'après1\1.Demersay.

chés avec effort du nez et de la gorge il présente des des redites, je renvoie le lecteur désireux de plus amples
redoublements de consonnes d'une extrême difficulté de détails, aux ouvrages que j'ai cités dans le courant de
prononciation. cette notice, et à ceux qui trouveront place dans la Bi-
Tels sont les caractères principaux de l'organisation bliograplaie du Paraguay et des Missions.
des Indiens que nous avons pu observer. Dans la crainte Alfred DEMERSAY.
LE TOUR DU MONDE. ] 13

La djiguitovka woy. p. Dessin de Blanchard.

VOYAGE DE TIFLIS A STAVROPO.L,

PARLEDÉFILÉ
DUDARIAL
PAR nI. BLANCHARD.

1858. -"TEXTE ET DESSINS INEDITS.

Enti'ée triomphale à Tiflis, Costumes. Fêtes da Pàques. Le baiser. Danse guerrière des Touchines.

Le 18-30 -avril 1857, je quittais Tiflis après un séjour ce point nous avions accompli le reste du trajet sur deux
'de cinq mois et demi. Mais avant d'en partir peut-être autres navires également de la marine impériale, et
me purmettra-t-on de dire comment j'y étais arrivé. après une heureuse et courte navigation sur-la mer Cas-
Invité par le prince Alexandre BariaÍinsky à l'accom' pienne, nous avions débarqué à Petrovsky, où je foulai
pagner au Caucase, alors qu'il allait prendre possession pour la première fois la terre du Caucase.
de son poste de va.mestnih~(lieutenant de l'empereur), je A compter de ce jour, ce fut une suite.non interrom-
l'avais rejoint à Nijni-Novgorod une hospitalité prin- pue de fêtes. La nomination du prince avait eu l'assen-
cière m'avait'été offerte à bord de l'Istara, bateau à va- timent général, et chacun tenait pour sa part à manifes-
peur de la marine impériale, venu d'Astrakhan pour trans- ter la satisfaction qu'il en éprouvait on attendait tout de
porter le namestnik jusqu'à l'embouchure du Volga; de lui, et la suite a fait voir que cette espérance était fon-
dée. C'était au Caucase qu'il avait fait ses premières
Voy.sur Tiflis, t. I, p. 3H. Ce voyagede M.Blanchardpeut
être considérécommefaisantsuite à celuid'Astrakhanà Tiflispar armes, là qu'il avait gagné tous ses grades; hommes et
M.Moynet.- choses, rien ne lui était étranger dans ce pays qu'il
IV. 86" mv 8
~14 LE TOUR DU MONDE.
allait régir avec des pouvoirs plus étendus qu'aucun na- les uniforir.es beaux, mais simples, de l'armée russe,
mestnik avant lui l'accueil qu'il recevait était le gage contrastant par leur sévérité. avec l'éclat des costumes
de ses futurs succès, de la soumission complète de ces orientaux, l'empressement de tous off t'aient un coup d'œil
contrées, dont la population guerrière tenait depuis cin- vraiment rE:marquable, et il aurait fallu être plus que
quante ans les forces de la Russie en échec. blasé sur le saltannG' 1 musulmanpour ne pas être ébloui
Une ascension au Koronaï d'où l'on découvre une d'un pareil spectacle éclairé par un brillant soleil d'au-
partie de la eliaine du Daghestan, celle dont Châmylétait tomne.
encore en possession, ouvrit brillamment cette longue En entrant dans la ville au milieu d'un concours im-
liste d'ovations qui devait accompagner le prince jusqu a mense qui remplissait les rues étroites du vieux quartier,
Tiflis. Temir-Iïhan-Choura., Derbent, Kouba, Bakou, tout en faisant attention à ne pas écraser sous les pieds
Chémakha, se signalèrent par les fètes les plus ingé- du cheval cosaque que je montais quelque curieux impru-
nieuses. Chaque soir, pendant le voyage, une centaine dent,. tàclie-difficile s'il en 1*~it
au monde, je regardais les
de cavaliers, munis de longs bâtons surmontés d'espèces balcons saillants, les toits plats des maisons regorgeant
de cages en fer où brillait le naphte enflammé, se joi- tl'une foule compacte de femmes et d'enfants, de ces
gnaient à l'escorte imposante qui nous accompagnait. A belles Géorgiennes que je n'avais entrevues que voilées
voir cette longue suite d'équipages entrainés avec une à Smyrne ou à Constantinople, et qui là apparaissaient
vertigineuse rapidité, ces cavaliers revètus de costumes dans tout l'éclat de leur beauté. Où étaient Decamps et
étranges, ces torcles gigantesques semblables à autant Marilliat, ces deux excellents artistes qui nous ont révélé
de météores brillant dans l'obscurité de la nuit, cette l'Orient
route semée de feu, on aurait pu croire à la i-éalisa- Ce serait une curieuse nomenclature que celle des
tion d'une de ces ballades fantastiques du moyen âge races diverses composant la foule qui nous entourait. A
où des chevaliers sont emportés dans un tourbillon de côté de la ltapalcha 2 et du bechmet 3 tatare revêtus éga-
flammes. lement par les montagnards et les Cosaques de la ligne,
A partir de Chémakha', c'est en pays hostile que nous du bonnet pointu en forme de claque des Persans, on
avions continué notre voyage, toujours aux avant-postes voyait la papakha en pain de sucre du Géorgien et de
de la ligne en même temps de défense et d'attaque du Les- l'Arménien, la casquette nationale du marchand russe et
guinstan. Noukha2, cette ville qui semble semée dans un son cafetan; puis c'était la bourha· caucasienne, la longue
bois, Kakh, Zakatal, Lagodekhi, ces forteresses au milieu robe des sectateurs d=~11i;parfois un parsi, en route
des forêts vierges, offrirent au prince, sous la protection de pour son pielerinage de Bakou, laissait aperce,'oir le tur-
leurs canons et de leurs vaillants défenseurs, des fées mi- ban aplati des environs de Bomhay des Kurdes, quel-
litaires pleines d'originalité et d'entrain. A Iivarel, où ques Turcs se mêlaient à la foule que dépassaient, sur la
commence la Géorgie, deux cents princes vinrent récla- place du Bazar que nous traversions, les tètes des lourds
mer l'honneur d'escorter le namestnik. Ce brillant esca- chameaux <l'Asie, aux jambes courtes, au garot velu et à
dron, revêtu d'habits somptueux, muni d'armes du plus la double bosse formant ensellement. La partie féminine,
haut prix, monté sur les chevaux de la Kabarda, qui ont en grande majorité composée de Géorgiennes et d'Armé-
conservé la plupart des qualités du cheval arabe duquel niennes, chrétiennes par conséquent, usant de ce privi-
ils tirent leur origine, nous accompagna jusqu'à Telaf, lége, si rare chez les femmes orientales, d'aller le visage
charmante ville d'aspect tout à fait italien, en passant par découvert offrait aux regards cette charmante coiffure
Tzinandaly, paisible résidence, une fois témoin de rio- nommée tassahravi, sorte de tort.il de baron formé d'un
lences et de carnage, alors que Ghâmyl, trompant la large ruban d'où s'échappe un voile léger lamé d'or ou
surveillance dont il était entouré, vint pendant la nuit d'argent, ainsi qu'une pièce de mousseline arachnéenne'e
saccager le château et emmener captives les infortunées qui, passant derrière l'oreille et entouraut le bas du vi-
princesses Orbeliane et Tcheftchevadzé. sage en passant sous le menton, semble comme un com-
De Telaf, l'escorte, auparavant de sî~reté, était deve- promis entre le voile qui jadis couvrait entièrement la
nue une escorte d'honneur. La Géorgie est chrétienne, figure et le privilége récemment conquis. Les robes de
les habitants sont braves et doux, et ce leur sera un éter- couleurs éclatantes, aux manches ouvertes dans toute
nel lionneur d'avoir maintenu pendant tant de siècles leur longueur, laissant apercevoir un vêtement de des-
leur foi, leur croyance, leur nationalité, entourés d'États sous en riches étoffes de soie, sont serrées à la taille par
musulmans qui, à diverses reprises, ont tenté la conquête un large ruban, généralement pareil à celui du tassa-
de ce beau pays, qu'ils ont pu couvrir de cendres et de kravi, et qui retombe en longs bouts flottants, ou par
sang, mais qu'ils n'ont jamais pu subjuguer.
Moukhravan est le dernier endroit où nous nous som- I. Saltaraat,pompe en turc. Ii y a un proverbeorientalqui
mes arrêtés; le lendemain, nous arrivions à Tiflis, où dit: La richesseaux Indes, l'espriten Europe,la pompe(saltanat)
une entrée vraiment triomphale attendait le prince Ba- chez !osOttomans,»
2. 1'apalrha, bonnetde fourrureen formede turban.
riatinshy. Ce mélange de pompe européenne et orientale, redingoteserrée à la taille et portant sur la poi-
3. 13celite~et,
trine une canopchièrede chaquecôté; on la nomme aussi tcher-
keska.
1. voy. t. I, p. 309. 4. Bourka, sorte de manteau velu en tissu très-fort et imper-
2. Voy.l, p. 317. méable.
LE TOUR DU MONDE. 115

une ceinture de cette orfévrerie du Caucase en argent puis s'élançant en avant il parcourt vivement le tour du
niellé, d'où pend un petit poignard et un pistolet d'un cercle en continuant les mêmes pas et faisant avec les
travail curieux, armes inoffensives, et que, cependant, bras des mouvements qui m'ont rappelé ceux de nos an-
leurs belles propriétaires sauraient, en cas de besoin, ciens télégraphes. Parfois aussi un homme et une femme
échanger contre celles plus meurtrières que portent les sont les acteurs de ce ballet, que ne dédaigne pas la plus
hommes 1 qui, eux, ne les déposent jamais. Une sorte de haute société géorgienne j'y ai vu exceller le prince
surtout en velours nacarat foncé, à manches pendantes D* et les princesses 0* T**>, 1\'1* C'est alors
par derrière, garni de fourrures de prix, orné sur la poi- toujours la même figure qui dure depuis la plus haute
trine de trois gros brandebourgs en orfévrerie recouvre antiquité: Apollon poursuivant Daphné mais une
les Géorgiennes pendant l'hiver; l'été elles s'enveloppent Daphné coquette, qui préfère ne pas être changée en
d'une large et longue pièce de cotonnade blanche, nom- laurier. Rien n'est d'ailleurs plus gracieux que cette
mée tchccdné, qui, se mettant sur la tête comme une danse la jeune femme tient toujours les yeux baissés, et
mantille, retombe jusqu'il terre, serrée à la taille, non tout, jusque dans les ondulations de sa robe, est chaste
par une ceinture, mais par la pression des coudes. et noble.
Après avoir mis pied à terre pour entrer dans l'antique Quelques jours après notre arrivée, à l'occasion de la
cathédrale, récemment restaurée par le prince Gagarine, fête de Saint-Georges, le prince Bariatinsky convoquait
qui a fait des recherches consciencieuses couronnées de dans le frais jardin du palais tous les chevaliers de cet
succès pour la remettre dans son état primitif, après ordre, au nombre de plus de sept cents; généraux, offi-
y avoir rendu gràces à Dieu pour l'heureuse arrivée ciers et soldats 1. Ce nombre ne doit pas étonner au Cau-
du namestnik, le cortége se remit en route pour le pa- case, où les actions de guerre sont pour ainsi dire l'état
lais du gouvernement uit le prince Bariatinsky reçut les journalier. Le repas et le service étaient les mêmes pour
félicitations de tout le monde officiel, et le soir un tous sans distinction, puis la musique militaire fit entendre
grand diner réunissait les principaux fonctionnaires du ses joyeux accents, et la lesgt~iaikacommenca. Je me
Caucase. promenais autour des tables avec le brave général prince
Ce diner fut interrompu avant la fin du premier ser- Béboutolf, le vainqueur de Kurngh-Darah et de Bach-
vice par un bruit de flûtes rustiques et de tambourins qui Iïadi-Iilar dans la dernière guerre, lorsqu'un groupe de
semblait venir et venait en effet du dehors. Je ne fus soldats s'approcha de lui bientôt, malgré sa résistance,
pas des derniers à quitter la table. et à me précipiter il est enlevé sur les bras de ses anciens compagnons
vers la galerie ornée de colonnes qui règne au premier d'armes, qui, après lui avoir fait faire'trois mouvements
étage du palais. Un singulier spectacle m'y attendait la ascensionnels de bas en haut, le déposèrent respectueu-
place était couverte d'un immense concours d'hommes, sement debout j'étais témoin d'une espèce d'élévation
tous un petit cierge allumé à la main de toutes les rues sur le pavois.
qui en rayonnent affluaient de longues lignes de lumiè- Au commencement du carème, le vénérable patriarche
res venant se réunir à la masse principale. C'étaient les Narsès, le pape des Arméniens, mourut à un âge très-
corporations de Tiflis2, musique et drapeau en tête, qui avancé pendant un voyage qu'il avait fait à Tiflis. Je fus
accouraient pour féliciter le namestnik sur son heureuse témoin, 3tcette occasion, d'une magnifique cérémonie fu-
arrivée. Lorqu'il parut sur la galerie un formidable néraire. ,J'avais eu plusieurs fois l'honneur de me trouver
hourra accueillit sa présence au même moment plu- en compagnie dit patriarche, et je voulus lui donner un
sieurs cercles se formèrent aux dépens des côtes des dernier t~moignage de respect en assistant,à ses funé-
assistants, tant ils étaient serrés, puis la musique redou- railles. Le service eut lieu dans l'antique cathédrale ar-
bla avec une espèce d'acharnement, et les beaux danseurs ménienne, fortifiée, qui s'élève près du Koura dans l'an-
de chaque corporation exécutèrent cette danse singulière cien Tiflis avec toute la pompe que l'on déploie en
que j'avais déjà vue souvent au Caucase, que les Russes semblable circonstance; puis on conduisit la dépouille
nomment la lcsgtcinl~a et les Géorgiens lél;oun~. Géné- mortelle du pontife vénéré vers sa dernière demeure, le
ralement un seul danseur se place au milieu du rond où, couvent d'Echmiadzine près d'Érivan, au pied du mont
parfois manœuvrant sur la même place, il exécute une Ararat, séjour habituel des patriarches arméniens, leur
sorte de trépignement, tantôt sur le talon, tantôt sur la siége pontifical, et le lieu de leur sépulture.
pointe du pied, assez semblable au :a~nteado espagnÕl; Je pourrais encore citer parmi mes souvenirs de Ti-
flis le bal donné par la noblesse et celui qu'offrirent la
1. Pendantla guerre passée,lor.;de la campagneen Asiede douma9et les marchands, peu de jours après, au prince
l'armée russe, la princesse Dadiane. veuve du souverainde la
Mingrétieet régente, pour son fils, le princeAlexandreDadiane,
a fait lever en masseses sujetspour les opposerà l'armée turque, 1. L'ordremilitairede Saint-Georgesne se donne que pour faits
et a toujours marchéà leur tète pendanttoute la campagne. Elle de guerre bienet dùrnentprouvés;les soldatsdésignententre eux,
portele grand cordonde Sainte-Annede Russieet la médaillemi- après un combat, ceux qui sont les plus méritants.Cette croix,
litairede Saint-Georges qui ne se donneque pour actionsd'éclatà portée au cou, est une grande distinction.JI y a un an, il n'y
la guerre. avait pas de grand cordonde cet ordre; Radetzkyétait le der-
2. A Tiflis, chaque métier, ou chaque commerce,formeune nier qui l'eût obtenu. Jadis on était élevé de droit au rang
corporationrégie par des syndics. On peut mettre en doutel'uti- de chevalier après vingt-cinq ans de service; mais l'empereur
lité de cette organisationen considérantles abus du monopole AlexandreII a abolicet usage.
qu'elleexerce. 2. La ville,ou mieux l'hôtelde ville.Par douma, on entendle
116 LE TOUR DU MONDE.

Bariatinsky. C'était un ravissant spectacle que tout ce énormes sous toutes les formes possibles; mais surtout
singulier amalgame de costumes européens et asiati- sous celle d'agneau habilement modelé. Les œufs rou-
ques, d'uniformes russes et de costumes géorgiens et mu- ges, absolument comme en France, sont dans toutes les
sulmans, de' robes européennes avec .l'ampleur exagérée mains, dans toutes les poches; je ne parlerai pas des
de la crinoline, et des robes amples également, mais tom- présents qL.i se font d'œufs en bois taillé, en porcelaine
bant en larges plis, des dames de Tiflis. Les vastes salles du et même en matières plus précieuses l'usage commence
gymnase 1 avalent été ,mises en réquisition pour le pre- à s'en répandre parmi nous mais ce qui caractérise ce
mier une salle arrangée à la mode persane, en clar6a~, jour dans l'Église d'Orient c'est le baiser que cha-
attira surtout mon attention. Kalianes de toutes fornes, cun se donne en s'abordant. Khristos vosh.rés, le Christ
miroirs à encadrements fantastiques, vases d'ÚgeÚt de est ressuscité, est la phrase sacramentelle qui sert de sa--
toute espèce, peintures curieuses, armes richement or- lut. Dire que les rangs sont confondus serait aller trop
nées, etc., etc., étaient rangés avec profusion sur une loin, mais le supérieur embrasse son inférieur, le mai-
large corniche qui faisait le tour de l'appartement à trois tre son domestiqué, en signe de paternité et d'égalité de-
pieds environ du plafond un cordon de bougies la re- vant. Dieu et en réjouissance de l'heureux. événement
dessinait d'une ligne brillante dans tout son pourtour, et que fête l'Église.
les murs étaient recouverts de tapis de Perse aux cou- Le jour de Pâques; arriva une députation de Touchi-
leurs éclatantes en même temps qu'harmonieuses. Un nes ou Khefsours, peuple chrétien qui habite au nord-
large divan, recouvert de ces mêmes tapis, faisait le ouest de la Géorgie entre celle-ci, les hants sommets du
tour de la salle, et à son extrémité s'y tenait accroupi Daghestan et le pays des Ossettés. Excepté dans l'escorte
tout un orchestre persan. C'étaient des clotcdoula.ou saltc- particulière de l'empereur de Russie, je n'avais pas. en-
rnowri; clarinettes donnant des sons assez semblables à core eu l'occasion de voir des- hommesrevêtus de la cotte
ce'ux d'un hautbois criard des tch-ianotc~~i,violons de de mailles et ici je dirai que Châmyl, que l'on répré-
forme étrange tenus perpendiculairement, et sur les- sente toujours sous ce costume, ne l'a jamais porté. Rien
quels l'archet se promène horizontalement, comme sur n'est plus original que l'accoutrement de ces hommes
le violoncelle une paire de timballes lilliputiennes sur ils sont revêtus d'une espèce de tunique à longues man-
lesquelles on touche avec des baguettes semblables à des ches de gros drap foulé couleur rouge sang de boeuf; un
manches de pinceaux et qui produisent un bruit pareil à pantalon de même étoffe leur arrive au milieu des jam-
celui que ferait une forte grêle frappant sur des carreaux bes (lui sont couvertes de jambières en cuir ornées de
de vitre on les nomme cli~izplipitô puis enfin Satnr, dessins bizarres en broderies de couleur. La chaussure
le fameux S~~tar,le Hubini, le Duprez de la Perse, pour cunsiste en brodequins pointus qui arrivent au-dessus de
qui l'Ùt de poitrine n'e'st qu'uri jeu, puisqu'il monte au- la cheville où ils vont en s'évasant. C'est par-dessus tout
thentiquement quatre ou cinq tons au-dessus, mais qui, cela, qui représente le cha~ivoi.sdes guerriers du moyen
pour y arriver, fa:itde telles grimaces que, pendant qu'il âge, qu'ils mettent leur armure de mailles. Le casque est
chante, il se tient constamment la figure cachée par un formé par une calotte de fer ornée d'une bande de cuivre
livre pour les dissimuler aux assistants. Le bal des mar- retenue par des clous d'acier au centre se trouve un bou-
chands eut lieu dans un khan récemment construit par ton du mëme métal d'où part un cordon qui s'attache au
un riche Arménien, le colonel Arzrouni, et qui n'était cou, et témoigne du peu de stabilité de cette coiffure de
pas encore habité. Les éléments' en furent les mêmes la calotte pend une pièce de mailles qui descend jusque
que ceux de la fête précédente, et n'eussent été les cos- sur les épaules par derrière et sur le devant n'arrive que
tumes caucasiens d'hommes et de femmes qui étaient en jusqu'à la hauteur des yeux; mais de chaque côté il
nombre considérable dans ces deux bals, il eîtt été im- existe un appendice, qui, au moment du combat, y est
possible de se croire en,Asie. fortement attaché au moyen de cordons de cuir et ga-
Le carême se passa avec son austérité accoutumée, rantit ainsi le reste du visage. La cotte de mailles pro-
pour le prince Bariatinsky et ses coréligionnaires, mais prement dite est de la même forme que la tunique qu'elle
non pour l'étranger qui recevait une si magnifique hos- recouvre entièrement, et le pantalon est également cou-
vert de mailles, mais par devant seulement; et cette moi-
pitalité puis arriva enfin le jour de liesse, Pàques 3, si
tié de défense est attachée autour de la cuisse par des
impatiemment attendu par les estomacs débiles, alors
que sur toutes les tables, dans toutes les maisons, le cardons de cuir. Quelques Toucbiues avaient une petite
beurre si longtemps prohibé se dresse en quantités armure en mailles sur leurs brodequins. Deux handou-
lières se croisent surla poitrine et sur le dos; l'une sou-
L~timent, et en même temps le golova, maire, et le conseilde tient une cartouchière épousant la forme du corps, dans
ville.
1.' Lycée. laquelle il y a place pour douze cartouches l'autre sup-
2. Pipes persanes,espècesde narghilés. porte le clincitlia, sabre qui n'a pas de croisillon à la poi-
3. Le carèmerusse est plus généralementobservéque dans l'É- entre en partie dans le fourreau. Ces
glise romaine, le maigre,estplus austère, l'£glised'Orientne per- ,-née, laquelle
mettant sous aucun prétextel'usage des œufs, du beurre, du lai- bandoulières en cuir épais sont ornées de clous et d'or-
tage, ni du'poisso'n.Toutse, prépareàl'huile desplaritesoléagineuses nements d'argent de distance en distance pendent quel-
que produitla Russie, et l'alimentationse.composeexclusivement
de légumeset surtoutde champignons.Pourle thé, on se sertde ques appendices terminés par une croix en argent. Le
lait d'amandes. corps est entouré d'une ceinture pareille qui. soutient à
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118 LE TOUR DU MONDE.

droite une boite d'argent destinée à contenir la graisse de transport n'est-il pas indifférent. En fait de véhicules
nécessaire pour l'entretien des armes, et à la gauche le le ta.ra7ttas.seest celui qui offre le moins de chances de
ce long poignard du Caucase que l'on voit au
Ici.~idjc~ll, ruptures, et qui, avec l'habileté particulière aux paysans
côté de tous les habitants de ce pays. Au cou est pendu, russes pour travailler le bois, en offre le plus de pouvoir
par une longue et mince courroie de cuir, un petit bou- être réparé partout. Cette voiture, particulière à la Rus-
clier de bois rond, revêtu à la surface extérieure de ban- sie, se compose de cinq longues pièces de bois en rondin,
des concentriques de fer fixées par des clous à tête, en de deux mètres et demi environ de longueur, renforcé
forme de pointe de diamant au centre une plaque car- au-dessous de bandes de fer, reposant par un boutsur
rée fixée par les mêmes clous et par quatre bandes de l'arrière-train, par l'autre sur un avant-train armé d'une
fer en croix assure la solidité de cette arme défensive forte cheville ouvrière, et dont les évolutions se font avec
l'intérieur est doublé de cuir, et une seule poignée au une grande facilité. Les roues sont de moyenne hauteur
centre sert à la saisir. L'armement est complété par le et un peu plus espacées que la voie des voitures ordinai-
long fusil du Caucase, à la crosse mince et étroite, au res, ce qui diminue de beaucoup la chance de verser.
canon de Damas déroché, maintenu par une multitude Une caisse de calèche ordinairement et quelquefois de
de capucines en argent. berline, est fixée sur ces longues pièces de bois, qui,
Cette députation venait présenter au namestnili une par. leur longueur, offrent une certaine élasticité un
supplique pour demander le changement d'un de leurs siége assez élevé est posé sur le train de devant là pren-
chefs qui parait-il abusait de son pouvoir pou- nent place le ~emtch.ih,, postillon, et le domestique qui
voir délégué par eux-mêmes cependant. Quelques vous accompagne. Trois chevaux' sont attelés de front
années auparavant cette question se serait tranchéa au véhicule; on nomme cet attelage troïka, du mot
par l'assassinat de l'accusé et ce respect pour la vie tri, trois. Celui du milieu est placé entre les brancards
des hommes et pour la justice n'est pas un des moin- maintenus par une solide courroie attachée à l'essieu
dres bienfaits de l'influence de la Russie dans ces con- qui dépasse les moyeux des roues de devant' et vient
trées. aboutir à la doccga, forte pièce de bois en forme ogi-
Sur la demande qui leur en fut faite, ils exécutèrent vale, qui s'élève au-dessus de la tête du cheval et est
une danse guerrière de leur pays. Les visages furent voi- retenue à son collier et aux brancards par des attaches
lés de mailles, et s'accroupissant sans quitter les pieds de de cuir serrées de la manière la plus rigide. Du sommet
terre, après s'être divisés en groupes de deux, ils com- de la douga part un bridon qui sert à soutenir la tête
mencèrent un combat simulé, avançant l'un sur l'autre du cheval et, pour en compléter la description, il ne
et reculant alternativement, frappant en cadence du bout faut pas oublier les deux clochettes généralement accor-
de leur sabre sur le bouclier de leur adversaire, mais dées à la tierce, qui servent à animer les chevaux, et à
sans faire aucune parade, aucun simulacre d'attaque ni l'harmonie desquelles le yemtchik n'est certainement pas
de défense ils auraient tout aussi bien pu rester le vi- insensible.
sage découvert, car vraiment il n'y avait pas de danger Pour aller vite en Russie deux choses sont essentiei-
pour eux de se blesser. les de l'argent et surtout un podero,j~a.n.'ia (passe-port) de
Dans l'après-midi, en me promenant au bazar, j'en courrier. De l'argent, assez ordinairement on se met
rencontrai quelques-uns, examinant avec une avide cu- en route avec ce nerf de la guerre l'autre point est
riosité tempérée par un air d'indifférence les objets si plus difficile à obtenir; n'en a pas qui veut. Avec un
nouveaux pour eux qui s'offraient à leurs regards les poderojnaïa ordinaire on peut rester quelques heures
armes surtout attiraient vivement leur attention. Cette à chaque poste s'il n'y a pas de chevaux. On attelle
rencontre me fit reporter par la pensée à la description longuement, et les chevaux que l'on vous donne sont
si amusante que fait Walter Scott dans son roman de la de bons chevaux de paysans russes, infatigables, mais
Jolie fille de Perlla, de ce highlander qui pénètre dans n'en prenant qu'à leur aise quand on a obtenu en
la ville et dissimule également l'effet produit sur lui par moyenne une vitesse de six à huit verstes à l'heure,
les choses qui l'entourent et dont il ignore l'usage. on doit se trouver très-heureux. Avec un passe-port de
courrier, rien de tout cela n'est à craindre; à la sim-
Départde Tiflis. Latarantasse. Le poderojnaïa. ple vue du. bienheureux papier toute la poste est en
l'air, chacun prend part à la besogne, les chevaux sont
Ici je reprends mon voyage interrompu dès la première bientôt garnis, et quels chevaux! pleins de feu d'ar-
ligne. deur, quelques-uns ne dépareraient pas les équipages les
Le prince Bariatinsky, dans la sollicitude qu'il n'a ja-
mais cessé de me témoigner, désirait que mon retour 1. Quelquefois,à causedu mauvaisétat de la route, onaugmente
jusqu'à Saint-Pétersbourg se fit avec toutes les facilités forcémentle nombredeschevaux maisles trois chevauxde timon
et toutes les commodités désirables, et jusqu'à ma desti- restentattelésde la mêmemanière; habituésqu'ilssont à alleren-
semble, peut-êtren'en souffriraient-ilspas d'autres à leur côté,
nation je n'eus qu'à me louer des attentions bienveillan- Leschevauxen surplussont attelés deux à deux, et ceux de de-
tes dont j'ai été l'objet. vant, s'il y en quatre en surplus, sont conduitspar lm postillon
nommé falètre, qui, à l'envers des nôtres, est monté sur ce
J'avais un long espace à parcourir, de vastes steppes
qu'ici on nommele mallier, te chevalde droite.
à traverser loin de tout secours; aussi le choix des moyens 2. Laversteéquivautà un kilomètresoixante-sixmètres.
LE TOUR DU MONDE. 119

plus élégants, chacun est tenu en main par un garçon de leur course j'ai parcouru, sur un excellent chemin,
d'écurie, le maitre de poste fait un profond salut, le la montre à la main, vingt-six verstes en cinquante=neul'
yemtchick monte sur son siége, rassemble avec soin les minutes.
rênes dans sa main, donne le signal, les chevaux sont Ce merveilleux Sésame ouvoe-toi cet il bondo kani
abandonnés à eux-mêmes, et partent d'un galop dés- de papier, je devais en jouir; la personne que le prince
ordonné. Ce -n'est que peu à peu que le postillon par- Bariatinslcy avait chargée de me ramener à Saint-Péters-
vient à les maîtriser, mais les laissant cependant toujours bourg en était munie aussi me fut-il permis de fran-
dévorer l'espace. Un seul exemple peut donner une idée chir en huit jours et cinq heures de voyage, les deux

mille sept cents'verstes qui séparent Tiflis des bords de Kasbek que l'on voyait poindre à l'horizon et que je
la Néva. devais bientôt contempler de plus près les prairies
C'est par une splendide après-midi que je quittai Ti- émaillées de fleurs aux couleurs variées, nous en-
flis. Le ciel avait cette transparence que je n'avais encore voyaient les effluves de leurs senteurs embaumées
vue que dans l'Attique; chaque détail des hautes collines nos deux tarantasses volaient avec une vertigineuse ra-
qui entourent la capitale de la Géorgie était visible jus- pidité, en soulevant à peine un léger nuage sur la
qu'à la plus grande distance. Les arbres revêtus de leur route, grâce à une pluie bienfaisante une de ces chau-
nouvelle parure,-frémissaient joyeusement sous la brise des pluies de printémps, qui, la veille, avec une com-
rafraichie par les hauts sommets chargés de neige du plaisance dont je lui savais gré était venue abattre
120 LE TOUR DU MONDE.
une poussière dont mes yeux avaient été victimes quel- mable com;~agnie, dont je fus enchanté de profiter jus-
ques jours ~uparavant à la fête populaire de Krasnaïa- qu'au moment où malheureusement nous dûmes nous
Gora t. séparer.
J'ai dit deux tarantasses et je dois une explication ou-
tre la personne chargée de me conduire à Saint-Péters- La valléede Koura. Mtskheta son église. Doucheti.
Hospitalité.
bourg, je devais avoir le plaisir de faire la route jusqu'à
Vladi-Kavkas, de l'autre côté de la montagne, avec le Les environs de Tiflis sont accidentés; ce n'est pas
.comte Nostitz, officier distingué de .cavalerie dans la encore la montagne, mais des collines élevées entourent
garde impériale et, en outre, photographe enthousiaste; la vallée 0(,. coule le h'ouaa., le Cyrus des anciens. Ce
puis avec le baron Finot, notre excellent consul à Ti- fleuve qui se jette dans la mer Caspienne au sud de
flis, qui entreprenait une tournée pour visiter en détail Bakou, n'e>t navigable qu'à trois cents verstes au-des-
le pays qui relève de son consulat. C'était un charmant sous de la capitale de la Géorgie, néanmoins la quantité
début de voyage et une bonne fortune qu'une aussi ai- d'eau qu'il débite au-dessus de la ville est considérable,

Halte d'une famille géorgienne près d'une fontaine. Dessin de Blanchard.

surtout à l'époque où nous nous trouvions alors que Avant d'y arriver, nous avions rencontré sur la route un
la fonte des neiges s'établit dans les hauts sommets Pollilde Cosaques du Don changeant de cantonnement.
tel qu'il était alors il roulait ses eaux jaunâtres au mi- L'uniforme, si rigoureusement maintenu dans les garni-
lieu des rochers qui parsèment son lit, d'une largeur im- sons, n'est en voyage que l'exception, et ceci se compren-
mense d'abord, puis qui plus haut s'encaisse graduelle- dra si l'on sait que tout, jusqu'au cheval, est la propriété
ment jusqu'à l'endroit où il reçoit les eaux de 1:Aragvi particulière de chaque Cosaque; aussi, que de toulou-
près de la petite ville de Mtskheta, placée au confluent pes 2, de botirlias, de vieilles capotes! Ce que ce spec-
des deux rivières. tacle perdait en uniformité militaire il le regagnait en

l. Espècede Longchampqui se tient au sommet d'une haute de cette couleur qui impliqueen russe une idée de beauté; la
collinesur la rive gauchedu Koura, en facede Tiflis.On y trouve traductionserait plutôt bellemon(a~ne.
touslesjeuxforainset surtouttoutesles combinaisonsde balancoi- 1. Régiment;de là Polkoa~nik~colonel.Il se diviseen un certain
res, katcheli, divertissementpopulaireen Russie.Le nom Krax- nombrede sotraias,centaines, de s(o, cent.
naïa-Gora (montagnerouge)ne signifiepas que la montagnesuit 2. Touloupe,pelissede peau de mouton.
LE TOUR DU MONDE. 121

pittoresque. Chevaux de rechange, chargés de paquets milieu de l'enceinte carrée crénelée au long de laquelle
de toute sorte, voitures de bagages, télégas, tarantasses, .une longue suite de bâtiments, en partie détruits, ser-
calèches appartenant aux officiers, formaient une longue vaient jadis de demeure aux patriarches ainsi qu'aux
ligne entourée d'une escorte, que suivait en bon ordre le moines de ce monastère révéré.
reste du régiment, la lance au bras. C'était un admirable Je ne puis mieux faire que de citer pour la descrip-
sujet de tableau, mais d'ailleurs tout ne l'est-il pas dans tion dé cette église ce qu'en dit l'auteur des Gettressur
ce pittoresque pays du Caucase. le M. de Gille, à qui l'on doit recourir tou-
Mtskheta, où nous arrivàmes peu après cette rencon- tes les fois que l'on vuudra avoir une idée exacte de ce
tre, jadis d'une grande importance en Géorgie, dont elle pays, qu'il a parcouru en savant et en artiste.
'fut la capitale jusqu'au sixième siècle, n'est plus main- « L'ancienne cathédrale de Sveti-Tzkhoveli, dont
tenant qu'une bourgade, dont peut-être on ne se rappel- les premiers fondements furent jetés par Miriam, roi
lerait plus la splendeur passée sans sa belle église, sé- Sassanide, qui devint chrétien vers l'an 318, à la voix de
pulture des rois de Géorgie, qui reste encore debout au sainte Nina fut détruite 'de fond en comble. Le roi

La forteresse u 'Ananour. Dessin ùe Blanchard.

Alexandre, au comniencemeut du quinzième siècle, re- distingue des inscriptions à demi effacées Les tombe~
,construisit l'église sur le plan de l'ancienne. C'est un des deux derniers rois de Géorgie, Héraclius et George,
modèle parfait des églises du style géorgien, avec son sont des deux cÔtés de l'iconastase. Elles ont été restau-
dôme, surmonté au lieu d'une coupole, d'une toiture rées sous le règne de l'empereur Alexandre re..
ronde terminée en poin1e et ses murailles ornées de figa- a Le vrai souterrain de l'église est dans une chapelle
res d'ange yolant dans une attitude renversée et de dé- que l'on me montra à droite de la grande entrée sur le
tails architectoniques parmi lesquels se distinguent dos lieu de la sépulture de la salir du centurion Longin! qui
moulures en encadrement, des figures d'animaux, et des y fut ensevelie avec le fameux kh.iton.
ceps de vigne. La pierre est une espèce de porphyre vert
rougeâtre. 1. Dansson T-oyt7ge ert Transraocnsie,M.Brosset
arc)réologiq~re
a Les rois de Géorgie y. étaient couronnés et enseve- a réuni et traduit ce qui reste encorelisibledes inscriptionsde
hltskheta.
lis c'était leur Saint-Denis; ils y reposent sous des pier- 2. Suivant la légende géorgienne le centurion Longin reçut
res funéraires qui parsèment le pavé de l'égJise. On y dans le partage des vètenientsdu Sauveurle khiton, la robe sans
122 LE TOUR DU MONDE.
0:Sur la rive gauche de l'Aragvi, au sommet d'upe mon- Le souper fut très-confortable, et le reste de l'hospita-
tagne, s'élève l'ancienne église de Djouari-atiosani (de lité était si bien à l'avenant que le lendemain matin ce
la croix vénérable)', dominant toute la contrée et d'où l'on fut à onze heures seulement que nous pûmes nous re-
doit jouir d'une superbe vue; j'eus le regret de ne pou- mettre en route,
voir y arriver fante de temps. Il y a une légende sur ces
deux églises. La première aurait été l'œuvre d'un arc;vi- L'Aragyi. Une famillegéorgienne. Unelégende. AnanOUL
Passanaour.
tecte qui serait mort de désespoir en voyant que son
élève l'avait surpassé en construisant la seconde. » Le pays deyenait de moment en moment plus acci-
Le chemin jusqu'à la petite ville de Doucheti, oit nous denté. La route suivait presque toujours les bords de
devions passer la nuit, n'offre rien de remarquable; la l'Aragvi qui bouillonnait à notre droite dans son lit de
campagne y est seulement plus cultivée que ce que j'avais cailloux. Au bas d'une descente nous rencontrâmes une
vu jusqu'alors au Caucase. Sur la gauche à quelque dis- famille géorgienne en voyage, arrêtée auprès d'une fon-
tance de la route, on aperçoit un petit lac de deux ver- taine de l'ejfet le plus pittoresque. Cette halte formait
stes environ de circonférence, auquel je n'ai pu aperce- un charmant sujet de tableau que je me promis bien
voir aucun affluent. de ne pas oublier.
Doucheti est une petite ville avec une place immense Sur notre gauche se dressaient de hauts rochers cou-
et des rues principales d'uue largeur considérable, bâ- ronnés de distance en distance de tours de garde circu-
tie comme les villes de Géorgie que j'avais vues jusque- laires, plus étroites en haut qu'en bas. Plus loin je dé-
là, en briques et en cailloux roulés, par assises alterna- couvris les restes informes d'un château perché ainsi
tives. Là comme à Tiflis on retrouve le toit en terrasse qu'un nid de vautour au sommet d'un pic élevé, et dont
faisant saillie sur la rue et où se passe une partie de la l'accès me sembla presque impossible. Il fut témoin
vie domestique des Géorgiens. vers la fin du siècle passé d'une de ces scènes dont le
Ce n'était pas tout que d'être arrivés, il fallait se loger moyen âge ~emble avoir eu particulièrement le privilége.
et souper. L'auberge près de laquelle s'arrêtèrent nos Le prince de possesseur de ce château, aperçut sur la
équipages me parut ressembler beaucoup aux doultl>,ans route qui passe au pied du rocher, une jeune femme de
(cabarets, en géorgien) que nous avions rencontrés sur haute famille voyageant avec son chapelain et quelques
la route, et je fis une assez triste mine, persuadé que serviteurs. Descendant de son repaire et accompagné de
nous ne trouverions là qu'un fort mauvais repas et une nombreux satellites, il enleva la noble voyageuse, et
nuit sans sommeil. Mon compagnon de voyage en jugea envoya, comme par défi, les vêtements de sa victime aux
ainsi que moi, mais connaissant beaucoup mieux le pays, membres de sa famille. Une vengeance terrible devait
il se dirigea vers une des rues qui s'ouvraient sur la être le prix de cette action infàme. Les parents de la
place, en nous assurant qu'il trouverait moyen de nous jeune princesse réunirent leurs vassaux et vinrent mettre
loger plus agréablement. Nous le suivimes et nous en- le siége devint le château qui, malgré sa situation pres-
trâmes après lui dans une maison de bonne apparence que inaccessible, fut pris. Ses défenseurs furent massa-
à laquelle attenait un frais jardin. crés, la famille entière du ravisseur fut exterminée, et
Le maitre de la maison apparut aussitôt. C'était un les murailles témoins du forfait furent démantelées comme
homme jeune encore, à la physionomie ouverte, et re- pour en noter d'infamie à jamais le souvenir.
vêtu de l'uniforme à passepoil vert qui distingue les off- Nous allions entrer dans les gorges de l'Aragvi là où
ciers du corps des voies de communication (ponts et les montagnes se resserrant davantage ne laissent qu'un
chaussées). Avant qu'aucune demande ne lui fût adres- étroit passage entre la rivière et le rocher. Leur entrée
sée, il nous déclara avec le sourire le plus aimable que est défendue par la forteresse d'Ananour, reste du quin-
nous étions les bienvenus, que nous serions ses hôtes zième siècle, qui domine un village de peu d'importance.
aussi longtemps que nous voudrions lui faire l'honneur Ainsi que Wtskheta, Ananour se présente sous la
de demeurer chez lui. Je fus charmé de toutes ses pa- forme d'une enceinte quadrangulaire~crénelée, flanquée
roles aussi bien que de ses attentions, et je regrette sin- de tours cireulaires. Au centre s'élève une église de bel-
cèrement dé ne pas avoir écrit son nom j'aurais été les dimensions, et dans un angle on en voit une seconde
heureux de pouvoir lui donner ici un témoignage public toutes deux sont sous l'invocation de sainte Khitobel.
de ma reconnaissance. Quelques minutes après, le so~~i-o- Le village possède également une paroisse. Cette forte-
vnr (bouilloire) était apporté, et en attendant le souper, resse a d'ailleurs perdu toute son utilité la route étant
assis au frais sous une vaste tonnelle, nous savourions le maintenant sûre.
délicieux ka.aaanslaii-tclaaï (thé de caravane), accompa- Ananour fut jadis la résidence des Eristaff' de l'A-
gné d'une collection de petits fours à faire pâlir la bou- ragvi qui étaient au nombre des grands feudataires des
langerie viennoise. rois de Géorgie.

coutures.Il l'apportaen Géorgieet la donnaà sa sœur qui lui re- tions de la croixvénérabledans ses Lettres numismatiqueset ar-
procha d'avoirassistéà la mort du Christ.Elle mourutde saisisse- chéologiques relatires à la Travscaucasie.
ment après s'ètre enveloppéedu khiton.Onne parvint jamais à J. Eristaff veutdire en géorgientète de peuple,Il y a encore
le lui enleveret elle fut ensevelieavecle saint vêtement. en Géorgieune ramilleprincière du Ilomd'Eristaff;le titre est de-
1. Le généralBartholomaeia donné les dessinset les inscrip- venule nom.
LE TOUR DU MONDE. 123
C'est à travers une gorge formée par des montagnes des divans entouraient la salle principale, et, au moyen
en pente adoucie, couvertes de bois et de taillis, que nous du padozcchh.a.( oreiller ), dont il est sage de se mu-
continuâmes notre voyage de temps en temps nous nir poar voyager en Russie, nous eûmes bien vite im-
rencontrions de petites caravanes de mulets d'une sta- provisé des lits sur lesquels nous nous jetâmes tout ha-
ture peu élevée conduits par des Ossettes. En voyant ces billés pour être plus vite prêts à partir le lendemain
animaux marchant librement en troupeau sur la route avant l'aube du jour.
la charge soigneusement équilibrée sur le dos, leurs Car c'est avant le lever du soleil que l'on doit s'en-
conducteurs le fusil sur l'épaule, le kindjall au côté, il gager dans le redoutable passage que nous avions à
me semblait parcourir encore les montagnes de la Serra- franchir. Il ne faut pas attendre que la neige gelée par
nia de Ronda, où la rencontre d'élégants contrebandiei s le frais de la nuit ait encore subi l'influence de la cha-
andalous est si fréquente. leur des rayons du soleil; autrement on est grandement
Une hospitalité splendide nous attendait à Passanaour exposé aux avalanches. Du reste, des deux tarantas~es,
où nous arrivâmes à l'heure du diner. C'était encore chez celui du comte Nostitz devait seul nous accompagner,
un officier des voies de communication que nous fûmes un autre devant nous attendre au revers de la montagne.
reçus; mais cette fois notre hôte était le colonel chargé Nos effets furent attachés sur un téléga, des chevaux de
en chef de toute cette partie de la route du Caucase. Il me Cosaques du Don de la station de Kaïchaour furent mis
paraissait singulier, au milieu de cette nature sauvage, de à notre disposition, et la petite caravane partit résolûment
retrouver un salon digne de Paris, de prendre mon repas par une nuit froide, les étoiles étincelant au ciel. Devant
sur une table recouverte de mets délicats et d'un élégant nous se dressait la route abrupte, et sur notre gauche,
surtout, puis après le diner d'enteridre de la musique malgré l'obscurité de la nuit, une sorte de brouillard
qu'on aurait applaudie avec transpori t Saint-Pétersbourg blanc se dessinant sur le ciel en formes indécises tra-
ou à Paris; mais le Caucase est le pays des contrastes. hissait le voisinage d'une haute chaîne de montagnes.
Je devais m'en apercevoir le soir même. A trois verstes environ de la station nous rencontrâ-
La vallée étroite où est situé Passanaour est déli- mes les premiers champs de neige neige gelée sur
cieuse quant au bourg lui-même, il est de peu d'im- laquelle nos chevaux cosaques, bien ferrés à glace,
portance. Ici prenaient fin les pays aimables à voir que marchaient résolûment, en animaux habitués à de sem-
nous avions parcourus depuis notre départ de Tiflis. blables exploits. Peu peu nous vimes le jour poindre,
Après deux heures de marche, de course effrénée voulais- le ciel se colora d'une légère teinte lilas qui communiqua.
je dire, nous traversâmes l'Aragvi et en arrivant à une cette nuance aux objets qui le reflétaient; les monta-
bourgade nommés Kvicheti nous étions arrivés au pied gnes devinrent plus distinctes, et je pus enfin contempler
de la haute montagne que nous devions traverser pour le chemin parcouru et une partie de celui qui nous res-
rentrer en Europe. tait à faire.
Nous étions parvenus au point le plus élevé que nous
La montagne. Station de Kaïchaour. Le sommet. La ri- devions atteindre. La route encore large'- serpentait à
vièreNoire. La Krestovaïa-Gora. Caravaned'Ossettes.
travers d'énormes blocs de rochers, débris du sommet
Il n'était plus question de courir un renfort de bceufs qui se dressait sur notre droite; à notre gauche, la
fut attelé aux tarantasses qui partirent de ce train dont montagne, que je n'avais fait qu'entrevoir dans l'ob-
jadis on promenait les monarques indolents dans Paris. scurité, dentelait sur le ciel ses pics aigus; du même
Je pris les devants, monté sur un cheval que m'of- côté à mille mètres environ au-dessous de nous, l'A-
frit gracieusement un officier des voies de communica- ragvi serpentait dans une vallée sauvage; cette belle
tion qûe le prince Bariatinsky avait désigné pour veiller rivière que nous suivions depuis Mtskheta porte ici le
à notre sûreté pendant le trajet dangereux du jour sui- nom de Tchernaïa-Retchka (rivière Noire). Devant nous
vant. La nuit était venue; nuit claire, transparente, se dressait la Gouda Gora qui a changé son nom géor-
fraiche cependant; le voisinage des pics chargés de glace gien en celui de Krestovaïa-Gora (montagne de la Croix,
faisait sentir son influence. Dans chaque mare, les gre- en russe), depuis 1824, année oit le gouverneur gé-
nouilles en joie faisaient entendre des cris assourdis- néral du Caucase, le prince Yermoloff, y a fait établir le
sants quelques plaques blanches me révélaient dans signe de la rédemption en témoignage de la domination
l'obscurité la présence des premières neiges; enfin au de la sainte Russie 1.
bout de deux heures d'une rude montée, des aboiements Mais insensiblement la route se retrécissait elle ar-
r~itérés m'annoncèrent que je touchais au terme de mon riva enfin à n'avoir qu'un peu plus de la largeur de la voie
voyage pour cette soirée et que j'étais arrivé à la poste ordinaire d'une voiture, et cela à l'endroit où elle est
de Kaïchaour, là où commencent véritablement les dan- resserrée entre le précipice béant au fond duquel coule
gers de la montagne. l'Aragvi et la pente escarpée de la Krestovaïa Gara.
Cette station, qui consiste en un bâtiment principal Sur les pentes abruptes de cette dernière, la neige accu-
entouré de quelques cabanes, était pauvrement approvi- mulée, se boursouflant en certains endroits, se crevas-
sionnée; mais il y avait peu de temps que nous avions 1. En parlant de leur pays, les Russesdisent souvent la sainte
quitté Passanaour, et le sommeil était le seul rafraichis- Ru_sie,commeils disent égalementDloshcaAlatouchl.a,.~lam.an
sement que nous eussions à demander pendant cette halte ou la rnère~lloscou.
124 LE TOUR DU MONDE.

sait; deux ou trois avalanrhes étaient imminentes; la melon que lomine la croix qui a donné son nom à"ce
chaleur du soleil levant devait en déterminer la chute. A passage. Ici la route s'élargissait; devant nous s'ouvrait
la recommandation de nosguides, nous pressionsnosmon- une vallée dans laquelle on pouvait contempler les tra-
tures en observant le plus grand silence; mais à un des ces encore [l'aiches de plus de quarante avalanches;
endroits les plus étroits nous rencontrâmes une caravane deux étaient. tombées la veille, et une pierre énorme,
d'Ossettes, conduisant une troupe nombreuse de mulets 81ltrainée par leur chute, obstruait le passage que nous
chargés; qu'eût-ce été si nous avions rencontré une voi- devions suivre. Le tarantasse et le téléga, que nous
ture? Arrêter le troupeau, se ranger du côté du gouffre apercevions au fond de la vallée, semblaient des points
et nous laisser le passage libre, fut l'affaire d'un moment noirs; je pus cependant distinguer la singularité de
pour ces montagnards intelligents; mais j'ignore comment leur attelage. Une paire de boeufs guidait le timon, et
ils se seront: arrangés avec les voitures qui nous suivaient. quatre paires des mêmes animaux, attachés par der-
Après avoir parcouru quatre 'verstes environ sur cette rière avec de longues cordes, servaient comme d'ancres
dangereuse corniche, nous arrivâmes-au pied du ma- de retenue; la charrue était attelée devant les boeufs.

En cet endroit, nous troublâmes le repas de quelques mais bien de tchci~ta, ligne; car là était jadis la ligne de
loups qui se régalaient,de la chair toute l'l'aiche d'un mu- démarcation de la Géorgie. Tout en m'inclinant devant
let qne les Ossettes, qui nous avaient croisés sur la cor- la raison, je regrette la première version que je trouve
niche, avaient été forcés d'abandonner une demi-heure en rapport avec la férocité sauvage du lieu.
auparavant. A l'exception des os, il ne restait déjà pres- C'est à cet endroit qu'au printemps de 1855, le géné-
que plus rien. ral Bartolomaei, conduisant un COIl\'oide prisonniers
turcs, faillit perdre la vie. La nombreuse troupe qu'il
La TchortOl'aïa-Dolim. Une a\'alanche, Kobi. Sion et conduisait s'était engagée sur un champ de neige lorsque
Orsete.Ledéfilédu Darial. Lars. Vladi-Iiavkas.
relentit le cri Une avalanche Elle arrivait lentement,
La vallée neigeuse dans laquelle nous allions nous mais irrésistible, menaçant de tout engloutir; ceux qui
engager porte le nom essentiellement romantique, de n'étaient pas bien avancés, rétrogradant en toute hâte, se
Tchortoaaï.a-Dolirta (vallée du diable). Lermontoff, cepen- mirent facilement à l'abri; l'avant-garde était hors de
dant, assure que ce nom ne vient pas de tchort, diable, danger le général, enveloppé de fourrures, assis dans
Le défilé du Darial. Dessin de Blanchart!.
126 LE TOUR DU MONDE.

un traineau, vit d'un coup d'mil qu'il n'y avait aucune sur .quelque chose, luttant contre le sommeil pendant
chance de salut pour lui. « Je recommandai mon ume à tout le voyage, et ne s'arrètant jamais à aucune station
Dieu, m'a-t-il dit en me racontant cet événement, et que le temps rigoureusement employé à changer les
j'attendis mon sort. D Englouti par la masse de neige, chevaux.
le traineau fut précipité jusqu'au fond de la vallée, en Les télégas sont chargés, et quant à nous, grimpés
décrivant plusieurs tours sur lui-même, et le général fut sur le bagage, nous nous mettons en route. Devant nous
enseveli sous une épaisseur de deux ou trois sagènes s'ouvrait la vallée du Terek, sur la gauche celle de Baï-
(quatre ou six mètres). Son domestique échappé au dar, où couk la rivière du même nom, un des aftluents
danger, suivait d'un œil éperdii, mais cependant attentif, du Terek, spectacle grandiose qui nous préparait à ceux
cette scène de désolation. Sur les indications qu'il donna, qui, pendant cette journée allaient se dérouler devant
les Cosaques de l'escorte survivants au désastre duel- nos yeux.
ques Ossettes qui se trouvaient par hasard sur les lieux, C'est, comme toujours, à fond de train, que les troïkas
se mirent en hâte à déblayer le terrain, et au bout de nous entrainaient; descentes, montées abruptes, rien
près d'une heure de travail, parvinrent à dégager le pa- n'arrêtait les nobles animaux; les yemtchiks ossettes qui
tient qui, fort heureusement, n'avait pas été blessé par nous conduisaient, émules de l'habileté de leurs confrè-
le traineau, lequel étant plus lourd, avait été entrainé res de Russie, les guidaient avec une adresse merveil-
avec plus de rapidité. La seule chose, m'a dit le géné- leuse. Dans les endroits les plus dangereux, dans les
ral, qui l'ait incommodé dans cet ensevelissement pré- descentes les plus escarpées, au bord des précipices, ils
~aturé, c'était la posture gênante dans laquelle il se ne ralentissaient pas leur train qui était toujours le galop.
trouvait, un de ses bras et une de ses jambes étant re- A quelques verstes de la station, la vallée s'élargit, le
pliés d'une manière incommode. Quant à la respiration, Terek bouillonne dans un vaste lit parsemé de roches
elle fut à peine gênée vers la fin, e't il éprouva plutôt entrainées par ses eaux, mais bientôt il est resserré par
un sentiment de douce chaleur que de froid. deux rochers; au sommet de chacun d'eux s'élève un an-
Quatorze hommes perdirent la vie dans cette convul~ cien fort géorgien celui de la rive gauche! presque en-
sion de la nature. tièrement détruit, se nomme Orsete; à ses pieds se trouve
Lorsque les Ossettes sont surpris par l'avalanche, ils un petit village. Le fort de la rive droite, appelé Sion,
la précèdent franchissant à chaque bond un espace est en meilleur état et entouré d'une assez grosse bour-
énorme, puis lorsqu'elle les atteint, ils courent avec elle, gade à peu de distance s'élève l'église de Tsminda-
et, grâce à leur agilité et à leur expérience, presque tou- Giorgi (Saint-Georges), vénérée dans le pays.
jours ils échappent au danger. Plus nous avançons, plus le paysage est imposant. Sur
Après avoir traversé un village ossette, misérable notre droite les montagnes s'escarpent davantage à
amas de chaumières, tout danger avait cessé c'est sur notre gauche, dominant les rochers que baigne le Terek,
une bonne route que nous mimes nns montures au galop, apparait le sommet neigeux du géant de cette partie du
et peu après nous arrivions à Iiobi, gros bourg situé Caucase, le Kasbek, que nous découvrons enfin en en-
dans une vallée où je remarquai quelques traces de cul- tier, avant d'arriver au village du même nom où se
ture. trouve le relais de la poste.
Ici, nous éprouvâmes un petit désappointement par Ici l'on aperçoit dans toute son étendue cette belle
suite d'un malentendu le tarantasse qui devait venir montagne, aux contours furtement accusés. En cet en-
nous chercher de Vlarli-Kavkas, n'était pas arrivé le droit le Terek, étroitement escarpé, coule avec rapi-
comte Nostitz, pressé d'arriver, avait pris les devants, et dité entre deux balmes de rochers sa hauteur, au-des-
nous dûmes nous contenter de deux télégas pour trans- sus du niveau de la mer Noire, est de dix-sept cent
porter une assez grande quantité de bagages, trois mai- cinquante mètres environ Le village, situé sur la rive
tres et trois domestiques pendant les quatre-vingts droite du fleuve, possède une église de construction ré-
verstes que nous avions à parcourir dans la journée. cente, charmant spécimen du style géorgien combiné
Le téléga, voiture russe par excellence, se retrouve avec le bysantin, et de l'effet le plus heureux. En face,
dans toutes les parties de l'empire. La base en est la sur la rive gauche, le Kasbek opposait la blancheur im-
même que celle du tarantasse, quatre ou cinq perches maculée de son manteau de neige et de glace sur le
sur deux trains mais celles-ci sont plus courtes et, par bleu intense du ciel. Sa hauteur est do seize mille cinq
conséquent, manquent totalement d'élasticité puis au cent trente-trois pieds anglais (cinq mille cinquante mè-
lieu d'une caisse de calèche, c'est une simple caisse de tres), hauteur un peu plus considérable que celle du
charrette, étroite d'en bas, évasée par le haut et mainte- Mont-Blanc, qui a quatorze mille sept cents pieds de
nue à grand renfort de cordes. C'est dans une voiture de roi (quatre mille neuf cents mètres)2. « Le nom de Kas-
cette espèce, qui se trouve en grand nombre dans toutes bel, (titre de dignité, Kasibek), a été donné par les
les postes, que les /'eld j~iger(courriers du gouvernement) Russes à cette montagne qui, après l'Elbrouz, est le 'pic
franchissent d'une traite des distances énormes (dix à le plus élevé du Caucase. Son vrai nom, en géorgien, est
douze mille verstes quelquefois), assis sur un siége com-
recouvert d'un dur coussin de 1, Nous empruntons ces chiffres au consciencieuxouvrage:
posé de cordes entrelacées, Lettressur le Cancase.
cuir rembourré de crin, dans l'impossibilité de s'appuyer '?. Lettressur le Caucase.
01
LE TOUR DU MONDE. 127

Dlh.invari, signifiant montagne de glace, de h~iootcli, pose d'une enceinte quadrangulaire percée de meurtrières
glace. Les Ossettes le nomment Oerr~ li-lroh(mont Blanc), et flanquée de deux tours à grands créneaux. Avec les
mot équivalent de 1\'Ihinvari, et aussi Tsenilsàtsoub(pic moyens dont dispose actuellement l'art de la guerre, on
du Christ) 1. D peut affirmer qu'il est impossible de forcer ce passage,
Le titulaire de la dignité de hnsibclcest un vieillard vert Jusqu'à la station de Lars, qui précède de peu celle
et vigour~l1x, et dont, suivant l'u~¿¡ge, le nom originaire de Balla, le pays est plus ouvert, quoique dominé des
de famille a disparu et s'est changé en celui de la di- deux côtés de la route, mais les montagnes sont moins
gnité. Lors du voyage que l'empereur Nicolas fit au Cau- élevées et d'une pente plus adoucie. Avant d'arriver à
case en 1837, interrogé par le souverain pour savoir si Lars, on traverse le tleuve sur un pont de bois d'une
son nom venait de la montagne, ou si ses ancêtres le lui construction hardie et élégante, destiné provisoirement à
avaient donné à elle-même a Je ne sais pas, répondit le remplacer un ])eau pont de porphyré détruit par une
bon vieillard, mais je crois la montagne plus ancienne formidable inondation, il y a peu d'années. Ces inonda-
que ma famille. D tions se reproduisent avec une périodicité observée de-
C'est à peu de distance que commence le fameux défilé puis des temps assez reculés, et c'est à peu près tous les
du Darial (les portes du Caucase, ('aacasi. Pilcre)'. De sept ans (lue le fléau afflige le pays.
tous les passages de montagne que j'ai traversés jusqu'à Lars est la station qui précède Vladi-Kavkas, et où
présent, celui-ci est de beaucoup le plus imposant qu'on l'on voit encure les restes informes d'un ancien chàteau.
se figure deux immenses parois de rochers s'élevantt A partir de cet endroit, on aperçoit sur la gauche à perte de
perpendiculairement presque à la limite des neiges éter- vue la steppe, verdoyante lors de notre passage; puis sur
nelles; au pied, un torrent écumant, furieux, contrarié la droite, de l'autre côté du fleuve, un paysage charmant
dans sa course par d'énormes blocs détachés de la mon- que je comparerais au plus délicieux jardin anglais, des
tagne voisine une route parfois large de dix pieds à groupes de beaux arbres s'élevant sur de vertes pelouses,
peine, largeur que. souvent l'on n'a pu obtenir qu'en et des mamelons boisés découpant sur l'horizon leur
faisant sauter, en forme de demi-voûte, le rocher de la dôme de feuillage. La route est parfaitement plate, et
paroi à pic; tel est ce tableau. La plume ne peut don- bientôt, à son extrémité, nous aperçûmes les coupoles
ner une idée de la sauvage grandeur que présente ce vertes des églises de Vladi-Kavkas, dépassant les bou-
passage, Thermopyles infranchissables et avec lesquelles quets de verdure qui entourent la ville.
on est maitre de la route militaire qui, de l'Europe, pé- Vladi-Iiavhas (mot à mot, qui commande le Caucase),
nètre dans l'Asie. est une ville toute militaire, mais à laquelle la pacifica-
A un détour de la route, avant. de nous engager dans tion récente de ce pays va ouvrir une destinée nouvelle.
l'endroit le plus étroit, nous virnes accourir un soldat Les Tcherkesses la nomment Terek-Eala 1. Fondée par
des troupes du génie qui nous faisait signe de nous arrê- Potemkin, elle était destinée à être le quartier général
ter. Au même instant, du flanc de la montagne, sur notre et le centre d'une armée dont le flanc gauche devait s'é-
droite retentit une formidable détonation suivie d'un tendre jusqu'à la mer Caspienne et le flanc droit jusqu'à
nuage de poussière et de fumée, au milieu duquel appa- la mer Noire. Ces deux dernières dénominations ont pré-
raissaient d'énormes blocs de pierre, et comme si elles valu, mais depuis que le siége de la puissance russe au
eussent obéi à un signal, une centaine d'autres explo- Caucase a été transporté à Tiflis, Vladi-Iiavkas a perdu
sions semblables se firent entendre, répétées mille fois une grande partie de son importance. Si l'on considère
par les échos des rochers. Il me semblait assister à une l'espace qu'elle occupe sur la droite du Terek, elle pas-
de c~s effrayantes convulsions de la nature, qui, parfois, serait chez nous pour une grande cité, mais il y a de si
changent la forme des continents. Nous eûmes bientôt vastes promenades, dor;rues tellement larges, des places
l'explication de ce vacarme causé par les travaux d'une si grandes, des maisons si basses, qu'on ne peut la ran-
route destinée à remplacer celle où nous nous trou- ger qu'au nombre des villes de quatrième ou cinquième
vions.en ce moment, qui, parfois, à la suite d'inonda- ordre.
tions extraordinaires, est entièrement interceptée par A Vladi-Kavkas; je me séparai de notre excellent com-
les eaux. pagnon de voyage le baron Finot. C'e,t à travers la
A l'extrémité du passage, sur la rive gauche, on peut steppe que nous poursuivimes notre voyage; verdoyante,
encore remarquer les restes d'un antique château fort couverte de fleurs, elle me rappelait cette belle savane de
géorgien, et sur la rive droite, la nouvelle forteresse éle- Tépéyagualco que j'avais parcourue au Mexique, et où
vée par la Rnssie pour garder le défilé. Celle-ci se com- nos chevaux enfonçaient dans l'herbe jusqu'au poitrail.
Ici, la route, plus fréquentée, était bien tracée. Notre
I. Lettressur le Carccasv..
2. Dariol,suicantKlaproth,qui donne l'étymologiedu nom en première halte eut lieu dans une stctvitztt, grand vil-
tatare: Dar, étroit, resserré; iol, route. Cette forteresseaurait lage retranché comme je devais en rencontrer bien d'au-
été élevée par 111ircan ou 111irman,troisièmeroide Géorgie,167- tres
312 ans avantJ. C., pour opposerune harrièreaux incursionsdes jusqu'il Stavropol, première étape de mon long
Kliitzares,mattresdu norddu Caucase. voyage.
e st
L'étymologie plusprobable si on la cherchedans Dar-i-alan, De la mer Noire à la mer Caspienne, une ligne non
en arabe Bab-al-san, que les Géorgiensont rendu par Darialan,
qui n'a pas de significationdans leur langue et n'est que la trans-
criptiondes mots persans.(Lettressur le Caucase.) Gettrcssur le Caucase.
128 ( LE TOUR DU 91ONI)l~

iuterrompue de colonies militaires, placées de distance institution..Le colonel commandant la stanitza oi.t nous
en distance, oppose une digue iafranchissahle aux popu- changions d,) chevaux voulut avec une rare 1ienycillallc0
lations, alors non soumises, qui habitent le centre de la me donner le spectacle d'un de leurs dit·ertissements
chaine caucasienne. Là, tous les hommes sont soldats. la clji.~lcitouk«. Une' quarantaine 'd'hommes
C'est une savante organisation que celle de ces Cosaques montèrent à cheval quelques minutes après l'ordre suhit
de la ligne, cavaliers consommés, soldats intrépides, tou- qui fut donné,et tout ce que j'avais admiré dans nos cir-
jours priets pour l'action. Ce sont eux également qui cul- ques, sur des thoyaux dressés «cl lioc, dans un manéâe
tivent. les champs qui les nourrissent. 1\~Tagnifïiluement parfait~ment uni, fut exécuté par ces modernes centaures
vètus, splendidement armés, montés sur des chevaux sur une rOllte raboteuse et avec des chevaux parfaite-
d'une rare beauté, ils excellent dans tous les exercices ment en liberté; debout sur leurs.montures, ils char-
propres à cette guerre de surprises qui caractérise leur. geaient et d¿ch¡¡rgeaieut leurs armes, manœuvraient leur

Sionet Orsete. Dessinde Blanchard.

chachka, puis, s'accrochant par le jarret, ramassaient à montés debout sur leurs chevaux sellés, une dizaine de
terre leur papahha ou leur pistolet, et se remettant en Cosaques, qui devaient nous servir d'escorte, nous accom-
selle avec rapidité, ils fournissaient le reste de la course paguèrent pendant plus de douze verstes en exécutant les
dans un tourbillon de poussière (voy. p. 113). tours de voltige les plus hardis, et ce ne fut que sur nos
Pendant près d'une heure,.je pus jouir de ce spectacle instances réitérées qu'ils consentirent à se mettre en
émouvant; mais de nouveaux chevaû~ étaient mis à notre selle.
tarantasse, le moment de continuer notre route était Le lendemain soir, j'arrivai à Stavropol, en passant
venu. Après avoir serre la main de.l'aimable chef de cette par Ekaterino-rad et et là, je disais un dér-
stanitza, qui m'avait procuré une si aimable surprise, nier adieu cette terre du Caucase, oit j'avais été accueilli
nous fÙmes entrainés de nouveau dans la steppe ver- par l'hospitalité la plus bienveillante.
do5-ante la <ljiguitovka'pous accompagnait encore: BLANCHARD.
LE TOUR DU MONDE. 129

VOYAGE DANS L'ÉTAT DE CHIHUAHUA


C11IBYIQL'E
)
PAR M. RONDÉ.

1849-1852. TEXTE ET DESSINS INÉDITS',

De France au Chihuahua.

Parti du Havre le 5 février 1849, j'arrivai, après vres et nos autres provisions que nous plaçâmes dans
vingt-cinq jours de traversée, à New-York. De là, je deux wagons de transport.
me d~rigeai vers la Nouvelle-Orléans, où je fis mes pré- Toutes nos dispositions nous paraissant bien prises,
paratifs de voyage pour la Californie. J'étais en compa- notre petite caravane composée de douze hommes, y
gnie de M. H. du Pasquier de Dommartin. Nous ren- compris deux nègres, se mit en marche.
contrâmes plusieurs jeunes gens qui se proposaient Après avoir traversé l'État de Tamaulipas en longeant
comme nous, d'aller à San Francisco, et, le 14 avril, le Rio-Grande ou Bravo del Norte, et ceux de Nuevo-
nous primes passage ensemble à bord du vapeur le Globe Leon, Cohahuila, Bolson de lVlapimi et Durango, nous
en destination pour Brazos-San-Iago dans le Texas. Il arrivâmes vers la fin de mai sur les frontières de l'État
nons fallut ensuite passer du golfe du Mexique dans le de Chihuahua; c'est de ce point que je commence le
Rio-G' ande ou Bravo del Norte, que nous remontàmes récit de ma vie dans les déserts.
jusqu'à Brownsville, terme de notre navigation. Notreguide. Le mescal. Cerro-Gordo. Lesmaisons.
Brownsville est située sur la rive droite du Rio- Les soldatsmexicains.
Grande del Norte. dans le Texas. Eu face, sur la rive
gauche, se trouve Matamoros, qui dépend du Mexique Jusque-là, il nous avait été possible d'acheter, aux
et est située dans l'état de Tamalùipas. Ces deux villes étapes, des vivres frais; nos chevâux et nos mulets ren-
communiquent ensemble par un bac. contraient de gras pâturages mais à mesure que nous
Le 21 avril, nous nous installâmes à Matamoros. avancions vers le nord, les populations étaient de plus
Huit jours nous suffirent à peine pour acheter nos vi- en plus clair-semées, et nous devions nous attendre à être
bientôt exposés à beaucoup de privations.
1. Tousles dessinsqui entrent danscette livraisonet la suivanie Un guide nous devint indispensable, non-seulement
ont étéfaits u Chihuahuapar le voyageurlut-même, M. Rondé. parce que nous n'avions pas devant nous de route tra-
IV. 87' I.IV. 9
110 LE 'l'OUR DU i\lO~lJE.
cée, mais surtout par suite de l'impossibilité où nous avions de lc. farine et du sel, mais la lev·îwenous man-
aurions été de trouver seuls des sources d'eau. Les voya- quait. N nus fimes une
pàte sans levùre que nous expo-
geurs pourraient bien à la rigueur emporter une provi- sàmes au feu dans une casserole ce qui nous donna une
sion d'eau suffisante pour eux mais il n'en est pas de sorte de
galette assez difficile à digérer.
même pour les montures les mulets, ne mangent ja- Le soulaer achevé on rassembla les mulets, qu'on
mais du'après avoir bu. Aussi les étapes sont-elles très- avait d'aho ~duiis en liberté dans le camp une longue
irrégulières: un jour on campe après une marche de corde, attachée à un pieu fiché en terre, leur laissait l'es-
cinq à six lieues, tandis qu'un autre jour on est obligé pace suffis-iiit pour pàturer à leur aise pendant la nuit.
de faire quinze à vingt lieues faute d'eau ou de bois, Nos deux nègres furent chargés du service des mu-
Nous arions donc engagé comme guide il raison de lets. La gé.rde de nuit fut confiée à trois hommes. Le
deux piastres par jour un vieux trapeur mexicain. premier dut veiller de dix heures -,tminuit, le second de
Dès nos dernisres étapes dans l'État de Durango, nous minuit à deux heures du matin, et le troisième de deux à
nous trouvions en plein pays des Comanches. Cette ré- quatre ce dernier nous réveilla vers cette dernière
gioii composée de vastes montagnes non boisées récrée lreure. Les mulets furent remis au pàturage, et nous
la vue par ses vastes pâturages, mais elle est pénible il fimes le café. Cet ordre du
campement fut fidèlement oh-
traverser il faut toujours monter et descendre. sér~·épendant le reste du voyage.
Le voisinage des Indiens décourage les blancs de fixer A six heures, nous nous remimes en route.
],-ni- demeure sur ces terres fertiles. Malgré les récits Nous avions à tra~~erser un pays moins montagneux
peu rassurants du guide, la beauté et la variété du pay- et une route plus boisée. Je fis plusieurs croquis sur
sage nous faisaient oublier tout péril, et chaque fois que mon calpin de poche~.Des plantes splendides charmaient
nous gravissions une montagne, il nous tardait d'arriver nos Je rencontrai ce jour-là des aloès en fleurs qui
au sommet pour jouir des beaux horizons de ce pays qui atteignaient une hauteur de vingt-cinq pieds. Vers trois
se fondent délicieusement dans des teintes bleu l'osé heures de l'après-midi nous arrin'unes enfin à Cerro-
d'une exquise finesse. Gordo, hlace militaire sur la frontière de 17État de Du-
A l'exception du palmier mexicain qu'on rencontre rango et l'État de Chihuahua.
dans toutes les depuis l'extrême sud jusqu'à Nous nous mimes ftla recherche d'un corral (une cour
l'extrême nord du Mexique, une seule plante parait do- entourée de murs) pour y camper. Au bout d'un quart
miner le règne végvtal du désert, c'est le mescal, qui d'heure nous en trouvâmes un assez shacieus. A peine y
fournit aux Indiens une liqueur dont ils s'enivrent cha- étions-nous installés qu'un Mexieain vint nous faire sa-
que fois qu'ils préparent une attaque. Cette boisson les voir que l'alcade sommait le chef de la carasane de com-
1'2ndféroc~s sans leur rien faire perdre de leur ruse ha- paraitre devant lui. Grand fut notre étonnement. nous
bituelle. C'est encore avec cette plante qu'ils allument dimes à cet homme que nous n'aviùus pas de chef. Le
leur feu et couvrent leurs huttes. Ce jour-là même nous Mexicain alla porter réponse à l'alcade qui le renvoya de
eumes à apprécier son utilité. nouveau avec la mème injonction. Quelques-uns d'entre
Notre guide nous annonça que nous camperions la nous se rendirent donc auprès de ce magistrat et revin-
nuit suivante près d'une bonne source, mais que nous rent nous apprendre que nous étions condamnés à payer
n'aurions pas de bois. Nous fimes provision de mescal. douze piastres, paUl' indemnité du veau que nous avions
Les frais nous manquaieut une heureuse tué la veille. Le troupeau que nous avions cru sauvage
chasse pouvait y suppléer; contre notre attente, aucun avait, non-seulement un maitre, mais encore un gardien
gibier ne se montra, ce qui nous semblait un fait qui, de la cime d'une montagne, ayant assisté à notre
inexplicable dans ces déserts. Bientôt la vue de huttes prouesse, nous avait précédés dès six heures dans la ville
ahandonnées nous fit comprendre que nous avions été et nous avait signalés à l'autorité. C'était nous qui nous
précédés par des Indiens, et que leur chasse avait tout étions comportés en vrais sauvages sans le savoir. Nous
dispersé. payâmes sans réplique, en nous promettant de ne plus
Vers quatre heures du soir, en tournant une colline, croire aussi facilement désormais aux bonnes fortunes
nous découvrîmes tout à coup une, belle vallée remplie du désert.
de bêtes à cornes et d'animaux sauvages qui prirent la Provisoirement nous nous déterminâmes à rester une
fuite à notre vue. Quatre hommes de la caravane, armés journée à Cerro-Gordo pour y prendre quelque repos.
de carabines, se mirent à la poursuite des troupeaux et Ces villes 'mexicaines ont un caractère moresque. Les
rapportèrent un veau très-gras. Chacun de nous en reçut maisons sont bâties en adobes, briques séchées au soleil
sa part, qu'il suspendit au pommeau de sa selle. Il nous et qui ont en moyenne trois pieds de longueur sùr deux et
parut due le désert avait ses avantages, et nous nous ré- demi de haut et jusqu'à trois de profondeur. A distance,
jouiznes à la pensée que nous pourrions rencontrer plus ces maisons ont l'air d'ètre bâties avec des pierres de
d'une fois de semblables aubaines. taille; elles n'ont qu'un rez-de-chaussée, sont carrées
A onze heures du soir nous atteignimes la source. avec une cour intérieure et des galeries à colonnes sous
G~tte journée avait été longue et rude. Nous n'avions ni lesquelles s'ouvrent les portes des différentes pièces. L'é-
bu ni mangé depuis quatre heures du matin jusqu'à onze paisseur des murs donne de la solidité à -ces habitations.
heures du.soir. Il s'agissait maintenant de souper; nous Elles sont d'ailleurs très-confortables. Il y fait frais en
132 LE TOUR DU MONDE.
été et chaud en hiver. Le luxe n'existe qu'il T'intérieur laquelle je passais. Les soldats mexicains me causèrent
en dehors on ne voit que de rares ouvertures fermées par une v·raie surprise. Quel accoutrement quelle confusion
des grillages généralement en bois, quelquefois en fer; d'uniformes chaque soldat a l'air de s'ètre habillé à sa
l'usage des "itres est inconnu au pays. Les ouvertures fantaisie l'un porte une vieille jaquette rouge, prove-
ont des volets au milieu de ces volets est disposé, à une nant de l'année anglaise un autre porte un habit bleu
certaine hauteur, un autre petit volet mobile qui pro- venant de P:°usse je crois que chaque petit duché d Eu-
cure, quand il est ouvert; un jour fort doux. Les portes i@ol)ea contrj]mé à fournir des fragments d'uniform3
de la cour sont le plus souvent grandes ouvertes. Les à l'armée IIlexici1Íne. n est très-ordinaire de rencon-
azoteas sont plates et forment terraSS8 il y a des gouttiè- trer des soldats de ser~·icé ayant à un pied une san-
res le long de ces azoteas pour l'écoulement des eaux dale et à l'autre un soulier ou une botte, et l'on voit
elles ressemblent aux gargouilles du moyen âge et don- plus souvent des militaires avec une paire de pantou-
nent à l'ensemble général un aspect étrange. fles qu'avec une paire de souliers., Mais qu'importe
Cerro-Gordo était la première ville de garnison dans me disais-je, la valeur ne se mesure pas à l'uniforme.

Fonderie de la monnaie à Chihuahua.

L'E:tat de Chihuahua. L'hacienda de la Cadena. Ce que c'est Nouveau-MeYi~lue au sud par l'État de Durango, à l'est
qu'une hacienda. L'hacienda de Rio-Florido.
Hacienda de San Antonio de la Ramada.
Sapato. par Cahalmila et le Texas, au nord-ouest par la Sonora,
et ait sud-auest par Silialoa. L'État est situé entre le
Après nous être reposés un jour, nous reprimes notre vingt-sixième degré cinquante-trois minutes trente-six
marche pénétrer: dans l'intérieur de l'État de secondes et le trente-troisièma degré trente secondes de
pour
Chihuahua latitude nord.
L'État de Chihuahua forme l'extr2me frontière nord Tout le pays est un haut plateau entouré de monta-
du Mexique 1. Il est borné au nord par le territoire du gnes, et quel que soit le côté par lequel on y pénètre,

1. Il ne paraît pas inutile de -donner ici un aperçu général de sousla dénominationde provincesinternes occidentales.Cet état
la division politique de 1'£tat. de chosesdura depuis1718jusqu'en 1821
Sous la domination espagnole, l'E:tat de Chihuahua, réuni à Les provincesoriér.talesavaient un-commandantgénéral qui
celuide Durango, formait la province de IVueca-Viscavs, qui était relevaitdirectementde la cour de Madrid.
comprise dans les États de la Sonora, Sinaloa et Nue%,o-Iexico, portait le nomde Gobie1'l1o,
L'administrationde la 1\ueva-4iscapa
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13/1 LE TOUR DU MONDE.
on est obligé de le traverser par des passes, fortifica- de peaux de boeufs non tannées sur lesquelles on se cou-
tions naturelles que les Mexicains n'ont pas su utiliser che. Le plus souvent les habitants étendent leurs peaux
dans leur dernière guerre contre les États-Unis. devant la porte sur la terre, et là, emeloppés de leur
La grande Cordillère des Andes, qui longe toute l'A- manteau, ils dorment à la belle étoile. Ce fut le parti
mérique du Sud, traverse l' Amériquecentrale' et court que nous fttmes obligés de prendre, et le seul avantage
du sud au nord dans le Mexique, est connue dans ce que nous trouvâmes à dresser notre camp dans le corral
dernier pays sous le nom de sierra Madre. La même d'une hacienda, fut de ne pas avoir de garde monter
chaine de montagnes s'élève toujours vers le nord dans la nuit. On ferma la grande porte cochère; c'était assez
la Californie, ainsi tlue dans l'Utah, oit elle porte le nom pour nous mettre à l'abri d'un coup de main nocturne.
de montagnes Rocheuses (voy. t. I, p. 274 La sierra Le lendemain nous poursuivimes notre route, toujours
Madre forme la partie occidentale de l'État de Chihua- travers un pays agréable et par un beau temps. Nous
hua. Les indigènes de ces montagnes sont les Indiens trouvions de l'eau en abondance et nous foulions une
Tarahumaras, aux meeurs douces; ils sont tous catholi- végétation luxuriante. L'homme seul manquait.
ques les uns vivent paisiblement de la culture de' la Nous v9yageânies ainsi pendant quatre jours. Le 5 juin,
terre, d'autres du produit de la chasse. nous arrivàntes à l'importante hacienda de Rio-Florido,
La sierra Madre est très-boisée et fournit, à l'État des appartenant à M. TJrkidi qui, à cette époque, était le
bois de construction. Les montagnes, au contraire, qui président du sénat de l'État de Chihuahua. Cette habi-
forment la partie est, sont peu boisées. Les Indiens Apa- tation est un vrai palais qu'on est très-étonné de trou-
ches, les plus sauvages de toute l'Américlue, y vivent en ver sur ce sol désert. Je suppose que c'est un ancien
grand nombre (voy. t. I, p. 369). Ils ont leurs rauche- couvent; une église assez vaste tient au bâtiment princi-
rias dans les abords du Rio-Grande, ainsi qut; vers le pal, et ce dernier a pour portail une grande galerie qui
nord, sur le Rio-Gila. se compose de.treize colonnes en pierre de taille, de
Noire itinéraire nous ohligeait à marcher au pied de style moresque, et formant un ensemble des plus gra-
la grande ellaine sur les plateaux, en laissant par consN- cieux. L'hacienda est située au bord du Rio-Florido.
quent à notre gauche la sierra Madre, que nous ne per- Cette rivière prend sa source sur le col de l'hacienda de
dions jamais de vue. Le paysage était des plus ravissants. Guadalupe, dans l'État de Durango, entre dans cet
Le 1er juin, nous nous arrntàrnes à l'hacienda de la État en' passant par l'hacienda de Canutillo, poursuit
Cadena, oit nous demaudâmes la permission de camper son cours nord-est jusqu'à la villa de Jimenez, et de
dans le corral, ce qui nous fut accordé. là se dirige nord-ouest jusqu'à ce qu'il rencontre le
Ici les haciendas ont un caractère différent des établis- Rio-Conchos à Santa Rosalia. Son parcours est de qua-
sem,ents de ce genre que j'avais vus jusqu'alors. rante-neuf lieues et demie.
On nomme hacienda un domaine qu'on pou! rait com- Les rivières de Balsequillo, Carmen, Allende et Hi-
parer aux anciens manoirs de l'Europe. Autour de l'ha- dalgo sont ses affluents. Les cours de ces dernières sont
bitation du maitre se groupe une population de trois ou de douze et demie, seize, vingt-trois et trente-huit lieues.
quatre' cents habitants. Les terres qui dépendaient de Nous flmes une halte d'environ deux heures, près de
l'hacienda de la Cadena paraissaient à peine cultivées. l'hacienda, pour faire reposer nos mulets et nous ap-
Cet abandon s'explique par les continuelles invasions des provisionner de YÍvres frais à cÙté des bâtiments se
Apaches. L'on ne comprendrait mème pas que les ha- trouve une boutique assez bien fournie.
bitants puissent vivre sur ces terres incultes, si la faci- Le lendemain, 6 juin, nous nous arrêtâmes dans un
lité d'élever de nombreux troupeaux dans les pâturages village du nom de Sapato, point peu important, n'ayant
toujours verts ne compensait pas jusqu'iL un certain point même pas une église, chose très-rare dans ce pays. La
la négligence forcée de toute culture. population y parait très-pauvre. Plusieurs jeunes gens,
La construction des haciendas les fait ressembler à de n'ayant pour tout vêtement qu'un calsonero, vinrent nous
vraies fortifications. Elles sont entourées de grandes mu- offrir de l'herbe, que nous achetâmes pour nos mulets.
railles, flanquées de quatre tours avec des meurtrières, Le 9 juin, après une marche de trois jours, nous ar-
comme dans les villes. Les azoteas forment des terrasses rivâmes à l'hacienda de San Antonio de la Ramada. En
avec créneaux, derrière lesquels les Mexicains se défen- cet endroit la vue se repose enfin sur de beaux champs
dent contre les Indiens. de froment et de maïs on est ramené au spectacle de la
L'ameublement intérieur est réduit à sa plus simple civilisation. Nos chevaux et nos mulets y trouvèrent
expression; il consiste en grandes tables basses couvertes un abondant fourrage.
et se composaitde quatre subdélégués,qui avaienttitre de juges neur châqne municipalitéde deux milleâmes a un gouverne-
des quatre branches(quatroramns) l'intérieur, la guerre, la jus- ment municipal.
tice et la police.Lesdeuxseulsconseilsde la \'ille(a.~untamientos) Les a~u~atarraientosontau moinsun président, lin alcade, deux
avaientleur si(~~e,l'un à Parral, et l'autre à Chihuahua.Chaque régisseurs et un procureur; mais jamais plus d'un président, de
présidiomilitaireétait goU\'ernépar un commandant. deux alcades, de huit régisseurset de deux syndics(.sindicos).
En l'année]8'24, l'Etat de Chihuahuafut érigé et divisé en Tousles fonctionnairespublics sont nommésà l'élection; il n'y
douze départements(l~artidos). a que les officiersde l'armée qui relèventdu gouvernementcen-
Le départementou canton est administré par des conseilsde tral de Mexico).
ville (a~untamientos),des juntes municipales(juntns tnunicipales) L'F-tat,iun sénat et une ck,mbre des députés commeles États
et des juges-de-paix(a~cndesconcil7adol'CS). L'Etat a un gouver- Unis, chaqueftat se goucernetui-même.
LE TOUR DU MONDE. 135

Le pueblo de la Cruz. Uncamp de sauvagessousles lauriers- tirer de ce pays où il était venu s'établir. Dans toutes
roses. SantaRosalia. Haciendade Saucillo. M.Curcier. les directions de l'État, on trouve des propriétés qui lui
L'haciendade hlapula. ont appartenu. Il est mort trop tÙt, surtout pour les
En quittant San Antonio de la Ramada, notre cara- Français qui exploraient cette contrée; ils trouvaient
vane chemina sur des plateaux couverts de lauriers-roses en lui un vrai protecteur, les aidant de sa bourse et de
qui avaient une hauteur de six à huit pieds, et tellement ses conseils. Le gouvernement de l'État eut plus d'une
touffus, que nous avions peine, en les traversant, à fois recours à sa caisse, pour sortir des embarras où il
reconnaitre notre route qui n'était guère tracée. Après sé trouve trop souvent. M. E. Curcier avait exploité des
avoir marché pendant trois heures, nous arrivâmes à la mines d'argent et ouvert des entreprises; on peut dire
Cruz, qui compte cinq cent cluatre-vingt-un habitants, et qu'un sixième de la population vivait de ses créations. Sa
possède une église et un presbytère. La population pa- fortune était évaluée il quatorzemillions de piastres, ga-
raissait dans une grande agitation. Les rues étaient dé- gnés en douze ans; ce chül~resuffirait pour donner une
sertes, les maisons fermées; puis peu à peu les habitants idée de la valeur de l'homme qui avait cherché à tirer
sortirent tout effarés et surpris de nous voir au milieu cette nation nonchalante de la torpeur où elle est re-
d'eux sains et saufs. Il parait que nous avions passé sans tombée depuis sa mort. Encore aujourd'hui, le souve-
nous en douter à côté d'un camp d'Indiens Comanches nir de M. Curcier est gravé dans le caur des milliers
assez nombreux, qui avaient établi depuis plusieurs jours d'habitants qui tenaient de lui leur pain l'estime publi-
leurs tentes au milieu des lauriers-roses. C'était grâce que l'a suivi au delà de la tombe: Ses propriétés sont
à la hauteur de ces arbres que nous n'avions pas été gérées par le vice-consul d'Espagne, don J. M. Nafa-
aperçus des sauvages (voy. t. I, pages 348 et 349). rondo.
Les Mexicains, peu braves de leur nature, nous con- On ne s'étonne point de trouver l'hacienda de Sausillo
sidéraient presque comme leurs libérateurs et comptaient plus prospère que la plupart des autres prop¡;iétés; on y
beaucoup sur notre renfort en cas d'attaque. Ils nous récolte du froment, de l'avoine, du maïs et des fruits de
traitèrent en amis et nous offrirent ce qu'ils avaient de toute nature. On dirait que l'esprit du maitre est encore
mieux dans leurs maisons. Depuis longtemps nous n'a- présent; des travaux d'irrigation répandent partout la
vions fait aussi bonne chair. Nous trouvâmes un boulan- fertilité.
gel': son pain n'était pas bon; mais quel régal pour des Le 12 juin, notre route devint plus difficile nous en-
gens condamnés à mangaI' la mauvaise galette de leur trâmes dans un défilé de montagnes assez rocailleuses,
propre fabrique Nous achetâmes toute la provision de qui aboutit à une passe connue sous le nom de Cn~innde
cet homme, et au grand désappointement de la popula- l'Ojito de Agua, qu'elle doit à une source d'eau limpide.
tion nous repartitnes le même jour pour aller camper Cette passe est dangereuse les Indiens y attaquent. sou-
au pueblo de Santa Rosalia où no,,isarrivâmes le 10 au vent les caravanes.'Dans le milieu du canon, il y a une
soir. tour qui sert de corps de garde à quatre ou cinq hommes
Santa Rosalia est une place assez considérable, Elle de troupe, secours insignifiant en cas d'attaque. Un peu
compte deux mille cent dix-sept habitants, et a une plus loin se trouve un rancho, qui appartient à l'hacienda
église et un presbytère. Elle est située à mille deux de Mapula. Nous y passâmes la nuit; nous n'étions
cent quatre mètres au-dessus du niveau de la mer, dans plus qu'à douze lieues de la capitale.
le département de Jimenez, dont elle est une des munici- Il me tardait de voir la ville de Chihuahua; c'est gé-
palités des plus importantes. néralement dans les capitales que se concentre tout le
Elle communique par une bonne route carrossahle luxe du pays et qu'on peut le mieux juger les moeurs et les
avec la capitale de l'État, située à quarante et une lieues. coutumes. Mais quelle fut ma surprise! En approchant
Elle est bâtie sur une petite hauteur, au pied de laquelle de cette ville, je me voyais encore'au milieu des déserts
passe le Rio-Conctios, qui prend sa source dans la Sierra, nulle apparence d'habitations, nul essai de culture; la
près du pueblo de Bichichic, se dirigeant vers Tajirachic, nature semblait même y prendre un aspect plus âpre; les
du sud lm nord. montagnes et les plaines étaient recouvertes de pierres
Cette rivière-parcourt cent quarante lieues et reçoit volcaniques noirâtres et poreuses.
beaucoup d'aJfluents. Dans la saison des pluies, elle doit
être très-profonde, si l'on en juge par la hauteur de son La ville do,Chihuahua, Ses monumentspublics, Moeurs.
Coutumes.
lit; cependant, en temps de sécheresse, on la traverse ai-
sément à Santa Rosalia elle n'avait pas plus d'un pied Le 13 juin, vers quatre heures du soir, nous entrâmes
et demi d'eau. La rive opposée à la ville est assez plate, dans la ville de Chihuahua. Nous avions parcouru, à
et comme les hautes eaux débordent loin dans la prairie, partir du Texas, un espace d'environ quatre cents lieues
nous eî~mes un mille à parcourir sur du sable de rivière à cheval, à travers un pays occupé par les Indiens Co-
avant d'arriver à un pâturage. Nous y dressâmes nos manches et Apaches, sans en avoir rencontré un seul,
tentes et résolûmes de prendre un jour de repos. quoique nous eussions vu partout des traces de leur
Nous visitâmes Saussillo, propriété appartenant à un barbarie, et même côtoyé un de leurs camps.
Français, M. E. Curcier, homme d'une intelligence su- Nous louâmes un corral et une maison non meublée
périeure, et qui a fait comprendre quel parti on pourrait comme partout ailleurs, mais assez grande pour y établir
136 LE TOUR DU MONDE.
notre camp. Elle appartenait à une dame française. Du des caravanes qui la traversent en venant soit du Texas,
moment qu'elle.sut qu'il y avait des Français dans la pe- soit du Nouveau-Mexique, par le Passo del Norte.
tite caravane, elle se montra estrêmement obligeante, et Mon compagnon de voyage, M. H. de Dommartin,
nous mit à même de recueillir tous les renseignements était souffrant et désirait voir un médecin; il s'adressa à
dont nous avions besoin pour bien connaitre cette ville notre hôtes~;e, qui lui parla avec beaucoup d'éloges d'un
où nous nous proposions de faire un assez long séjour. docteur français résidant dans la ville, et qui, en effet., y
Jusque-là, nous avions échappé à toute espèce de dan- jouissait de la plus grande considération, non-seulement
ger, mais nous ne pouvions nous dissimuler que notre pour son talent, mais aussi pour la bienveillance de son
caravane était trop faible pour qu'il y eût prudence à nous caractère.
aventurer, dans les 'mêmes conditions, plus avant vers Nous nOL,Srendimes près de 1~T.Roger Dubos pour le
le nord. Nous résolûmes donc d'attendre à Chihuahua consulter, Et nous trouvâmes en lui non-seulement un
qu'il nous fût possible de nous joindre à quelqu'une médecin eXpérimenté et un compatriote, mais encore un

LE MARCHÉ DE CHIHUAHUA.

véritable ami. La ville de Chihuahua n'ayant point d'hô- Quand on arrive du côté du sud, on n'aperçoit la ville
tel, il mit à notre disposition un joli petit appartement qu'en y entrant: jusque-là, les montagnes l'ont dérobée
donnant sur une belle cour avec galerie il colonnes d'un aux regards. Mais des .trois autres points cardinaux,
style dorique. Une fois si bien installés, nous n'eûmes surtout du nord et de l'ouest, elle offre un aspect pitto-
qu'il trouver en ville un corral pour nos mulets. resque et riant. Bâtie sur une légère pente, elle se dé-
Le mot Chihp.cchua appartient au vocabulaire des In- veloppe avec grâce, se détachant en blanc sur des fonds
diens Taralutnaras et signifie « passage de l'eau. Il de montagnes qui reflètent les tons purs d'un ciel tou-
me serait pourtant impossible de dire si ce nom vient de jours azuré. Les églises et les couvents sont les monu-
plusieurs rivières qui se joignent près de la ville, ou s'il ments publics qui dominent. L';llégance des clochers et
a été donné à l'Élat à cause du grand nombre de rivières des coupolEa, généralement blanchis à la chaux, donnent
qui le traversent dans toutes les directions. à la ville un airoriental; on croirait voir des minarets.
La ville est située à 1451 mètres au-dessus du niveau Aux États-Unis de l'Amérique du Nord, les villes s'é-
de la mer et compte 14 000 habitants. tablisseut et se créent sur des points qui offrent des fa-
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138 LE ,TOUR DU MONDE.

cilités de communication commerciale, sur des rivières Le goût du luxe pénètre jusque dans les classes les
navigables ou sur des points susceptibles de recevoir soit plus pauvres, et il n'est pas rare le dimanche de voir une
de bonnes routes, soit des chemins de fer. Jamais une Indienne avec des souliers de satin blanc, sans bas; sa
ville ne s'y élève sans que les chances d'avenir n'aient peau naturellement rouge contraste singulièrement avec
été calculées. Aussitôt qu'une ville est fondée, elle s'élève la couleur de sa chaussure.
comme par magie, et prospère presque infailliblement. Tout horr.me est cavalier dans ce pays. Il faut être
Au Mexique, au contraire, la richesse des métaux bien pauvre pour ne pas avoir à soi un cheval ou un
précieux a créé les villes à proximité des mines, quels mulet; aussi les cavalcades sont-elles magnifiques, c'est
que fussent d'ailleurs les inconvénients matériels de à qui fera le plus de prouesses en équitation.
l'emplacement. Aussi presque toutes les villes impor- Le costume des hommes est plus riche et plus varié
tantes sont-elles situées loin des voies naturelles de com- que celui des femmes. Un individu qui toute la semaine
munication et des cours d'eau, dans des gorges de mon- n'a pour tout vêtement qu'un calsonero blanc et le sa-
tagnes ou dans de profonds ravins. rapé (manteau), porte le dimanche des costumes cha-
Par exception, Chihuahua, bâtie près de mines d'ar- marrés d'argent qui lui coûtent jusqu'il six et huit cents
gent, a une position avantageuse; c'est un point de francs. Le pantalon blanc est de rigueur; il est recouvert
transit par lequel s'écoule le commerce du sud au nord d'un autre pantalon de peau, ouvert sur lé côté et de
du Mexique elle possède aussi une bonne route venant haut en bas, et orné d'une rangée de boutons en argent.
de l'est, c'est-à-dire des États-Unis du nord à l'ouest vers Une ceinture en crêpe de Chine entoure le corps; la
le Pacifique. veste est en peau de cerf ou en velours avec broderies
Au pied de la ville coule la rivière de Chihuahua, qui d'argent. Le sombrero (chapeau) est à larges bords; il
prend sa naissance dans le Canada del Chileote, au sud- est en paille ou en feutre et décoré d'une torsade très-
ouest du pueblo de Chuviscar. Elle afflue près de la ca- épaisse en velours noir ou en argent et or. Le sarapé est
pitale dans une autre rivière du nom de Nombre de Dios, bariolé de couleurs tranchantes et de dessins variés. Les
et se jette dans le Rio-Conchos sur un point qu'on nomme hommes, ainsi que les femmes, ont un talent particulier
Babisas, après un parcours de vingt-neuf lieues. pour se draper avec grâce dans le sarapé l'individu le
Malgré cette rivière, qui fournit une eau abondante plus ordinaire a l'air, sous son manteau, d'un gentil-
aux habitants, on a construit du temps des Espagnols homme.
des aqueducs qui alimentent la ville haute. Ces aqueducs Le coup d' œil seul de cette promenade et de ces costu-
ont une longueur de 161 533 varas',1, et comme ils s'é- mes si variés me faisait oublier les ennuis du voyage, et
tend'ent sur un terrain accidenté, ils ont dans certaines m'a laissé un souvenir qui ne s'effacera plus.
parties une hauteur de 30 mètres. Ils alimentent d'eaux Dans le centre de la ville, ou la ville basse, une grande
limpides la ville haute; c'est dans cette partie que se place publique, connue sous le nom de place de la Con-
trouve la promenade publique (Alameda), plantée d'ala- stitution, sert à la promenade des soirées pendant la
mos (peupliers des Indes) très-touffus et offrant aux pro- semaine.
meneurs beaucoup d'ombrage et de fraîcheur. Le plus bel ornement de cette place est l'église parois-
Le dimanche, dans l'après-midi, toute la population siale de la capitale. Elle a été construite d'après les des-
de la ville se donne rendez-vous à l'Alameda. Les da- sins et sous la direction df) l'architecte Nava, en 1764,
mes riches s'y promènent dans de grandes calèches sus- avec des fonds qui provenaient des mines de Santa-Eu-
pendues sur des courroies en cuir et qui font souvenir lalia on préleva un réal par marc d'argent extrait de ces
de celles dont on se servait en France au temps de mines pendant soixante-deux ans. Cette contribution
~~XV. dura jusqu'en 1789 et produisit huit cent mille piastres.
·Les signoritas s'enveloppent avec beaucoup de grâce Le portail donne sur la place el a un aspect noble et
dans leur rebosso, dont elles se couvrent la tête en ca- grand; les deux tours ont une hauteur égale qui domine
chant une partie de leur visage et ne laissant voir que l'église de 31 varas espagnols et demi, et comme l'église
deux grands et beaux yeux noirs. Chez les dames riches, s'élève à 21 varas au-dessus du niveau de la place, la
ce rebosso est généralement en soie noire ou blanche, hauteur totale est de 52 varas et demi. Outre les deux
brodée de dessins de couleurs vives et voyantes. Les tours, une magnifique coupole orne le milieu du monu-
femmes du peuple ont un rebosso en laine bleue, avec ment et donne à l'ensemble une forme gracieuse. L'in-
de petits carreaux blancs; elles s'en servent de même térieur se compose de trois nefs d'ordre dorique.
avec grâce. Les Européennes adoptent ce costume bien Du côté opposé à l'est de l'église se trouve lé palais
vite, mais elles sont forcées de faire une étude assez du Congrès, qui n'a qu'un rez-de-chaussée. Sa façade
longue avant d'arriver à savoir s'en parer comme les est ornée de colonnes. Le toit forme terrasse au milieu
femmes du pays. s'élève un grand mât où l'on hisse le drapeau national
La jupe est courte; le bas en est brodé de dessins en dans certaines circonstances. Une potite sculpture repré-
laine. Les femmes du peuple aiment pour la jupe le sente un soleil, pour faire allusion à la lumière qui doit
rouge voyant, et se promènent à pied. éclairer les législateurs.
Une fontaine en forme de pyramide s'élèYe au milieu
1. Le vara équivautà un m~trequarante-cinqcentimètres. de la place..
LE TOUR DU MONDE 139
Le palais du gouverneur est situé sur le côté nord de cuivre. D'après les statistiques des livres de la Monnaie
la place rien, ne le distinguerait d'une maison privée sous la domination de l'Espagne, il a été fondu dans l'es-
sans le poste militaire qui en fait le service. pace de vingt-quatre années, de 1738 à 1 761, à la mon-
Autour de la place sont des bancs en pierre de taille. naie de Chihuahua, 3 428 278 marcs d'argent, qui ont
La promenade du soir est très-animée et éclairée par produit 28 283 273 piastres et 4 réaux; ce fut pendant la
des réverbères où le gaz n'a pas encore fait son appari- période où les mines de Sauta Eulalia donnaient une
tion de simples chandelles y entretiennent une lumière grande abondance de riche minerai.
°
douteuse. L'administration de la Monnaie est confiée u la direc-
Les affaires commencent vers quatre heures du matin tion intelligente de deux Anglais, MM. Poths frères'. Des
et occupent les habitants jusqu'à midi on dine, et de machines vapeur fonctionnent dans de vastés salles
midi à quatre heures on fait la sieste; les magasins souterraines. Des poulies tournent au moyen de cour-
sont fermés pendant ce temps, la ville est déserte. Il est roies dans toutes les directions et assurent un travail
vrai qu'il fait bien chaud dans l'après-midi. Les jeunes très-rapide et très-économique. Les directeurs ont fait
arbres de la grande place ne donnent qu'un ombrage in- frapper en six mois 206 539 piasli·es en argent, et la va-
suffisant contre l'ardeur du soleil; les Français appel- leur de 6992 piastres en Un de nos dessins (voy.
lent cette place la cûte d'Afrique. D page 132), représente une salle de l'hôtel où sont trois
Vers quatre heures du soir, les affaires reprennent. de fourneaux. Celui du centre sert à fondre le minerai d'ar-
l'activité, les boutiques se rouvrent, la circulation i-e(le- gent. Deux hommes exercent une surveillance perma-
vient animée, la promenade réunit une grande partie de nente sur cette grande cuve quand le métal est liquéfié,
la population; puis à la promcnade succède le silence on l'y puise avec une grande cuillère à quatre anses
dé la nuit, qui n'est interrompu que par les .sereoos(veil- qui permettent à deux hommes de la transporter sans
leurs de nuit) stationnés à chaque cuin de rue. Une lan- danger sur une bascule. Cette dernière roule sur qua-
terne posée à terre dans le milieu de la rue aveltit de leur tre petites roues; on la pousse auprès du fourneau que
présence. A chaque quart d'heure, ils annoncent l'heure l'on voit au fond à gauche; on renverse le contenu li-
à haute voix, et ce renseignement assez peu néçessaire quide dans les chaudières ou creusets de ce second
se répète d'un bout de la ville à l'autre. Le signal part fourneau, et c'est ainsi que s'opère la séparation des
de la place de la Constitution. métaux.
Après l'église paroissiale desservie par le clergé Le mineur, avant de porter son métal à la Monnaie,
régulier, on peut citer l'église du couvent des Fran- fait fondre le minerai d'argent lui-mème et cherche au-
ciscains, desservie parle clergé séculier. On ne compte tant que possible à en extraire l'or; mais comme les
dans ce couvent qu'un père et deux ou trois frères. Un fourneaux des mineurs laissent beaucoup à désirer, l'ar-
collége y est adjoint, mais il est très-peu fréquenté. gent qu'on apporte en barre à la Monnaie renferme en-
Pendant mon séjour, ses élèves étaient' au nombre de core de l'or, et malgré ces différentes opérations, quand
huit. Les enfants des riches familles vont soit à Mexico, cet argent vient en Europe, soit à Londres, soit à Paris,
soit à la villa de Léon, qui possède un petit séminaire. et qu'il est de nouveau manipulé, il produit encore assez
Quant au reste de la population, son indifférence pour d'or pour payer les frais de la dernière opération.
l'éducation des enfants est telle que je crois qu'à CUi- La casa de Dlonedc~de la capitale n'est pas la seule de
huahua il n'existe même pas d'école d'instruction pri- l'État; Hidalgo en possède une autre aussi riche que
maire. celle de Chihuahua.
San-Felipe, avec son couvent des jésuites, est encore Les métaux précieux étaient la seule industrie de ce
un monument assez remarquable. Il devait avoir autant pays avant l'indépendance. Depuis les guerres de la révo-
d'importance que l'église paroissiale, mais il est resté lution de 1810, 1811 et 1812, et depuis surtout l'invasion
inachevé à la suite de l'expulsion des pères qui le pos- des Indiens sauvages, une partie des mines a été aban-
sédaieut. Le couvent seul a été terminé; il sert de ca- donnée les populations se portent de préférence vers les
serne et d'hôpital l'église est sans plafond. centres et cherchent à s'y créer de nouvelles ressources.
Derrière le couvent des jésuites et devant la caserne, On a entrepris de tanner le cuir, branche de première
on voit la plazuela de San-Felipe. C'est là que les Espa- nécessité, les vêtements étant en grande partie de peau
gnols exécutèrent les héros de l'indépendance, Hidalgo pour les personnes pauvres. On travaille la laine pour
Allende, Jimenez, etc. Plus tard, conformément à la loi faire les sarapés. La fabrication des chapeaux a aussi
du 19 juillet 1823, on a élevé à la mémoire des victimes une certaine importance.
une pyramide quadrangulaire sur un piédestal ayant
Combatsde taureaux. Combatsde coqs. Unjournal officiel.
34 pieds de hauteur. Lescourriers.
L'hôtel de la Monnaie (casa de illoneda), situé dans
la rue du même nom (calle de la ~ilonedn),qui débouche Un vaste cirque est destiné aux combats des taureaux.
sur la place de la Constitution, est d'une architecture L'usage de ces combats, introduit par les Espagnols, et
très-ordinaire; elle se fait remarquer seulement par ses qui en Europe parait barbare et peu digne d'une na-
proportions. Sa construction a coûté vingt-quatre mille tion civilisée, a dans ce pays-là pourtant un but prati-
piastres. On y frappe de la monnaie d'or, d'argent et de que. C'est le moyen d'habituer les paysans à dompter
140 LE TOUR DU MONDE.
sans crainte le bétail qui fait leur seule ressource et mêmes étaient comme stupéfiés, mais la vue du sang
qui, vivant en liberté, n'accepte le joug de l'homme qui ranÍImtit le taureau d'une nouvelle rage fit sortir
que lorsque ce dernier a fini par lui imposer l'obéis- les spectateurs de leur angoisse et les acteurs de leur
sance par la crainte Le but a été atteint l'audace et étourdissement; les picadores paninrent à donner à l'a~
l'adresse des toréadors sont incroyables. Le taureau le nimal une autre direction; on enleya le blessé, on le
plus indoml5table est forcé d'accepter le joug lorsqu'il a trapsporta hors :'arène. Le taureau furieux semblait at-
été pris au lazô. tendre et défier un nouvel ennemi. Tout d'un coup, un
Les spectateurs sont aussi intéressants à examiner que des .spectateurs franchit la rampe, ramasse l'épée du ma-
les acteurs. Leur joie et leur animation sont extraordi- tador, s'approche de l'animal et le regarde' fixement;
naires. J'ai vu un matador dangereusement blessé et puis il avance de quelques pas l'animal, fasciné, courbe
mis hors de combat; tout d'un coup un silence pro- la tête comme pour demander grâce. Le hardi matador
fond régna parmi les spectateurs; l'effroi était peint sur improvisé pose alors son pied gauche entre les cornes
tous les visages les toréadors et les picadores eux- du taureau, reste immobile dans cette position pendant

Place de la Bouc~erie, à Chihuahua.

quelques secondes, et lui plonge ensuite son épée dans la quelques plumes du cou pour les exciter de nouveau.
poitrine le taureau, inondé de sang, frissonne et meurt. Mais avant que le combat ne commence, des paris s'en-
Durant cette scène, on n'entendait pasune parole, un cri, gagent dans la salle. Il n'est pas rare de voir un Mexi-
un souffle dans le cirque, mais il s'éleva comme un orage cain n'ayant point de chemise sur le dos, parier deux et
d'acclamations après la victoire. Il faut avoir assisté à jusqu'à,trois cents piastres pour l'un ou l'autre des coqs.
une fête pareille pour en comprendre les transports. Quand les paris sont établis, on lâcbe les adversaires qui
Un autre cirque, plus petit, sert aux combats de coqs. commencent par s'attaquer avec une telle vigueur, que
Les Mexicains déploient une patience et une adresse souvent l'un des combattants succombe éventré au pre-
merveilleuses à dresser les coqs à ce genre de combat. mier choc. Le perdant paye le montant de son pari avec
On porte deux coqs dans l'arène, on les met en présence sang-froid, prêt à recommencer à la première occasion.
l'un de l'autre, on les excite pendant quelques minutes; Les gens de.bonne éducation n'assistent jamais aux com-
quand on les suppose assez furieux, on leur attache à bats de coqs.
l'ergot une petite lame de couteau. On leur arrache Le gouvernement publie nn journal, intitulé El Faro
LE TOUR DU MONDE. 141

periodico del Gobier~aodel Estado libre de Ch.il2unhuà. en Sonora, va de Chihuahua à San Antonio de las
Cette feuille parait deux fois par semaine, les mercredis Huertas, et parcourt pour aller et retour en onze jours
et les samedis. Le prix de la souscription est de dix-huit deux cent vingt lieues. Sa dépense se monte à trente-
réatis pour la ville et de trois piastres pour les provinces huit piastres et demi ce courrier est hebdomadaire.
et 1'8tran~er. Cette feuille, de quatre pages in-quarto, 3° Le courrier du Nouveau Mexique va jusqu'à un
a fort peu de lecteurs, et je doute qu'elle fasse ses frais; point nommé Brasito, un peu en avant du Paso. Il fait
on n'y lit aucun article littéraire ou scientifique toute deux cent soixante lieues en trois jours; sa dépense
la rédaction se réduit aux décrets du gouvernement et se monte à quarante piastres. Il part tous les quinze
aux annonces clair-semées. jours.
Quatre courriers font le service de la malle dans les 5° Le courrier des Présidios, part de Chihuahua tous
différentes directions de l'1'Jtat. les quinze jours pour aller à Arispe, parcourt quatre
il Le courrier qui transporte la malle de Chihuahua cent quarante lieues en vingt jours, et sert spécialement
à Rio-Florido, où les dépêches s'échangent avec celles les points militaires. C'est le gouvernement central de
de Dui-aiigo. Il fait pour aller et revenir cent vingt lieues Mexico qui fait les frais de ce service.
en cinq jours et demi. La dépense de ce courrier se La malle se transporte à dos de mulets. Pendant mon
monte à vingt-trois piastres et sept i-éaux il part deux séjour à Chihuahua, le courrier qui dessert la ligne de
fois par semaine. Rio-Florido, portant les lettres à destination pour l'Eu-
20 Lé courrier de la sierra Madre porte les dépêches rope, fut assassiné par les Indiens et les dépêches furent

Hacienda de Tabelopa sur la rivisra Nombre-de-Dios,

dispersées. Ces malheurs' trop f¡'équents occasionnent leur conduite, et, chose rare l'entende cordiale qui règne
pour les négocianLsdes retards fàchem. Le jour de l'ar- entre eux.
des courriers, chacun va J'rendre ses lettres à la Dans la capitale comme partout dans l'État, 1\~I.Cur-
poste le facteur n'existe pas plus au Mexique qu'aux cier a laissé des traces de son passage. La ville lui doit
États-Unis. des amélioratioI1s et des embellissements. Son habitation
Sur les quatorze mille habitants de la ville, les deux est la seule qui soit en pierre les autres maisons pri-
tiers sont indiens ou métis; -l'autre tiers est blanc. Ce VéESde la ville sont bàties en adobes. M. Curcier a fait
sont les blancs qui, comme dans tout le Mexique, sont construire sa maison dans le style du pays, qui est noble
à la tête du gouvernement et se distribuent les fonctions et confortable lorsqu'on pénètre dans l'intérieur de la
et la caisse publique. L'Indien ignore complétement ses cour, on se croirait- dans un palais moresque.
droits politiques on a bien soin de le maintenir dans
Un chefdes Peaux-Rouies. LesConanctes. Le iraiché.
cette ignorance. LaLoucherie.
Le nombre des Français qui résidaient dans la ville,
lorsque je la visitai, était de vingt, généralement com- ..T'ai eu la chance toute particulière de voir, pendant
merçants; presque tous sont Basques; à ma connaissance mon séjour à Chihuahua, .4b,asolo,grand chef des Peaux-
il n'y en avait que deux mariés. Rouges comanches.
Les Mexicains de distinction recherchent la société On sait que les Comanches forment une des races des
des Français; ces derniers s'en rendent dignes -par plus guerrières de.l'~uéridue -et cn iiièliie temps.des
142 LE TOUR, DU MONDE.

plus nobles du désert. Les Comanches se divisent en chef; il s'avoue vaincu et laisse poursuivre leur route à
quatre branches considérables, les Cuchanticas, les Ju- ceux dont la chevelure devait lui servir de trophée mais
pes, les Yamparicas et les OrientalEs. Ce sont les enne- il revient ensuite relever ses morts pour les transporter
mis irréconciliables des Apaches les uns et les autres dans sa ran:heria, où il leur rend les derniers honneurs.
font subir des tourments des plus cruels à leurs prison- Je reviens au grand chef Abasolo il s'était rendu
niers, mais les incursions des Comanches dans l'État de avec deux de ses chefs à Chihuahua pour obtenir du
Chihuahua sont moins fréquentes que celles des Apaches. gouvernement la permission de dépasser la frontière de
Au nombre de vingt-cinq à trente mille, l'épandus l'État, afin de poursuivre les Apaches qui leur avaient
sur un espace immense depuis le golphe du Mexique volé des ch,waux atfront sanglant pour un sauvage, et
jusqu'il Santa-Fé dans le Nouveau- Mexique, ils sont dont ils voulaient tirer vengeance. Cette permission ne
maitres absolus des montagnes et des plaines. La rive leur fut pa< accordée. Le gouvernement se serait, à son
gauche du Rio-Grande del Norte est le théâtre de leurs tour, attiré la vengeance des ennemis du'Abasolo voulait
exploits ils considèrent certaines lignes comme leurs punir. Ils furent néanmoins très-bien reçus. Tous les
frontières incontestables, s'y maintiennent avec opinià- moyens furent employés pour les distraire et leur in-
treté et en défendent les abords avec un courage remar- spirer envers les blancs une bienveillance à laquelle ils
quable. Ils ne tolèrent sur leur territoire ni les Indiens paraissent, du reste, assez généralement disposés. Lors-
ni les blancs; ils respectEnt les front~ièresvoisines excepté que plusieurs blancs vont visiter les Comanches dans
quand ils ont une vengeance à exercer. leur camp ou rancheria, ils y sont bien reçus s'ils mon-
Ils n'ont pas recours à la ruse contre leurs ennemis trent de la confiance et s'ils déposent sans défiance leurs
ils les attaquent face à face, pourvu qu'ils soient en force armes.
égale; mais; malgré leur courage, ils semblent redouter Ce grand chef, quoique d'un âge avancé, marchait
les rencontres nocturnes faut-il attribuer cette sorte de encore d'un pas ferme son visage était ridé, la ruse
peur à leur croyance religieuse? Je serais porté à le brillait daus ses yeux. Il' portait de longs cheveux noirs
croire j'ai trouvé des hiéroglyphes où figurait le crois- réunis en une longue tresse tombant jusqu'à ses talons et
sant. entrelacée de plaques rondes d'argent qui avaient au
Si l'on veut voyager chez les Comanches, il faut pren- sommet quinze centimètres environ de diamètre et s'a-
dre pour guide un ancien trappeur mexicain. Ces indi- moindrissaient de manière à n'avoir plus à l'extrémité
vidus connaissen toutes les ruses des Indiens, et sauva- que la grandeur d'une pièce- de deux francs. Sur la poi-
ges comme EUXde moeurs et d'habitudes, ils trouvent le trine, il portait une grande croix en argent à tuiple bran-
moyen d'éviter les embÙches où l'on tomberait sans eux. che, semblable à une croix papale au bout {tait un grand
Le chef comanche qui commande une attaque est très- croissant.1..
reconnaissable il cherche à se donner un aspect féroce Les deux chefs qui l'accompagnaient étaient plus
et orne sa tète d'une paire de cornes de bœuf. Il se trouve grands et avaient un aspect beaucoup plus guerrier que
toujours le premier à l'attaque. Le Comanche manie ha- le grand chef. Dès le premier jour de leur arrivée dans
bilement la lance et la flèche, et attaque avec une rapi- la ville, on leur avait donné comme guide un officier
dité telle qu'il faut renoncer à l'arme à feu pour ne se chargé de les conduire partout on les menait dans les
battre qu'il l'arme blanche. Les lances et les flèches des boutiques, on leur faisait cadeau d'une foule de choses
Comanches sont plus courtes que celles des Apaches, insignifiantes: c'est dans une boutique que j'ai eu l'oc-
mais ils portent une petite hache qui est entre leurs casion de dessiner le chef; mon croquis achevé, on le lui
mains une arme terrible. fit voir; il fut saisi d'une inquiétude qu'il ne put dissi-
J'ai rencontré en voyage une petite caravane d'Améi-1- muler; il me regarda avec une certaine crainte et se re-
cains, composée de sept hommes. Ils avaient pour guide tira aussit<~tde la boutique.
un de ces rusés Mexicains; ayant aperçu à distance une Cette rencontre, fut heureuse pour moi, car le len-
troupe de Comanches à cheval qui se préparait à une at- demain il quitta son costume et s'affubla du vêtement le
taque vigoureuse, il conseilla à la caravane de mettre plus grotesque. Il endossa un vieil habit d'uriforme dont
pied à terre, d'attendre de pied ferme les Peaux-Rouges, on lui avait fait cadeau et suspeiidit- sur sa poitrine l.ne
et recommanda surtout de ne tirer qu'à bout portant, en paire d'épaulettes de capitaine; au milieu pendait sa
visant tous en bloc le chef comanche. A peine les voya- grande croix d'argent.
geurs étaient-ils à terre que les Comanches se lancèrent On avait fait présent à ses deux compagnons de grandes
vers eux, la lance d'une main, un bouclier en peau de étoffes d'un rouge écarlate ils s'en servaient comme d'unn
l'autre. Selon l'instruction de leur guide, tous les Amé- manteau et savaient parfaitement s'en draper aussi fai-
ricains visèrent le chef qui était bien reconnaissable à saient-ils un singulier contraste avec leur supérieur.
sa grande paire de cornes. Ce chef tomba frappé de plu- Le marché de Chihuahua ne manque pas d'animation
sieurs balles et baigné dans son sang; les Comanches se mais les articles sont peu variés. Les pommes de terre
retirèrent aussitôt, mais en bon ordre, et la petite cara- sauvages recueillies par des Indiens Tarahumaras dans
vane fut sauvée. les montagnes et moins farineuses que les pommes de
C'ést un des secrets des déserts de l'Amérique. Le Co- terre cultivées, le maïs avec lequel on fait la tortilla, le
manche cesse de combattre quand il a vu tomber son chilé, les fricoles, et les melons, surtout les melons
LE '1'0 Un. DU MONDE. -1 k3

d'eau, tels sont u peu près les principaux éléments de la Santa Eulalia est située, dans la direction sud-E~tde la
nourriture des habitants avec la viande qui est de pre- capitale, à une distance de huit à dix lieues. Sur la
mière qualité. Aussi la boucherie est-elle un monu- route, on rei:coutre l'hacienda de Tabalopa, au bord du
ment des plus importants de la ville; elle a une façade à Rio-Nombre-de-Dios, à deux lieues de la ville, et ainsi
colonnes on y trouve toute heure du jour des viandes à proximité de son marché. On y compte une population
fraiches (voy. p. 140).. de trois cent trois habitants. Comme toutes les haciendas
du pays, elle est entourée de muailles et a l'air d'une
Hacien~ade rabalopa. Le gisementde Santa Culalia. fortification; mais comme elle est moins exposée aux
invasions des Indiens barbares à cause dit voisinage de
Le voyageur ne doit pas s'éloigner de Chihuahua, Chihuahua, la culture s'y fait sur près de quatre lieues
sans avoir fait une excursion à Santa Eulalia, gisement carrées. Le voisinage de la rivière facilite les travaw
fameux, d'où sont sorties les sommes iiéces~aii-es pour d'ierigation et éloigne toute CIainte de sécheresse; l'inon-
la construction de l'église paroissiale de la capitale. dation des champs a lieu tous lès soirs. En moyenne,

végétation dans le Cliliuahua.

cette propriété produit cinq cents fanegas de I)l~, de peut acheter du pain il est trop cher. En dehors de l'a-
première qualité; de cent quinze u cent cinquante fa- griculture, l'hacienda compte en moyenne près de trois
negas de maïs; cent sept fanegas de frijoles ( haricot cents chevaux, cent soixante mulets, six cent quatre-
rouge), et cent soixante faiic gas de chile ( piment d'Es- vingt-dix-huit bètes à cornes, deux cents moutons .et
pagne). Ce produit énorme du chile n'étonne point, quelques porcs. D'immenses corrals abritent les trou-
quand on sait qu'il forme la principale nourriture des peaux la nuit; pour qu'ils s'habituent à y entrer, on les
IVlexicains: il est aussi commun que le sont chez nous fourrage avec la paille de maïs. L'hacienda a produit,
les haricots et les pommes de terre. L'hacienda de Taba- l'année de mon voyage, un revenu de trente-cinq mille
lopa possède un moulin à eau, machine rare au l~~Ieviclue, piastres.
ce qui est regrettable; car c'est le manque de farine En quittant Tabalopa pour se rendre à Santa Eulalia,
qui nécessite l'usage de la tortilla. La classe pauvre ne on voyage sur un plateau pendant duatne heures. Ensuite
on arrive à une gorge de montagne, et de ce moment on
Le fanegade fromentéquivautà trente kilogrammes. ne fait plus que monter. La Cordillère dans laquelle est
144 LE TOUR DU MONDE.
situé ce gisement s'étend dans la direction nord-sud avec ses mines les habitations sont parsemées dans la mon-
une légère inclinaison vers le nord-est, et couvre un tagne l'aspcct en est pittoresque. En haut de la ville,
espace de dix-neuf lieues. Les mines ont une étendue s'élève la paroisse, bâtie comme celle de Chihuahua à
de cinq lieues de l'est à l'ouest et de quatre lieues du l'aide d'une contribution prélevée sur le produit des mi-
nord au sud. Les veines courent en général horizontale- nes. La population est de six cent et quelques habitants.
ment peu sont verticales. Le minerai s'y trouve presque L'administration et la justice sont représentées à Santa
partout en poudre, et les mineurs rencontrent des exca- Eulalia par un conseil municipal et un juge de paix. On
vations où ils n'ont qu'à recueillir la poussière, qu'ils n'y trouve aucune culture, pas même le moindre petit
passent au feu sans autre procédé; ce métal est considéré jardin, à cause de l'aridité du sol. Deux cent cinquante-
comme vierge. huit chevau: cent quatre-vingt-sept mulets et quatre-
Santa Eulalia doit son existeilce à la seule richesse de vingt-deux ânes y sont occupés au transport du minerai,

de l'eau et des provisions qu'on tire des haciendas des le cerne par toute espèce de moyens ce jeu dure pen-
environs. Les habitants entretiennent aussi des bêtes à dant plus de deux heures, presque toujours sans aucun
cornes pour leur consommation ils ont en moyenne trois accident. La rue principale dans laquelle se passe la
cent quatre-vingts bêtes à cornes et soixante. moutons. scène, est taillée dans le roc et forme.une surface lisse
Il n'existe pas le moindre filet d'eau dans les mines oii les chewius ont peine à se tenir on ne tue pas la
ou dans les environs pour remédier à cet inconvénient, bête; on se borne à lancer sur elle le lazo; l'un prend
les Espagnols ont creusé dans une gorge de montagne un le taureau par une jambe de derrière, un autre par une
immense réservoir, où l'on recueille l'eau de pluie. jambe du devant, et l'animal se trouve dans l'impossibi-
Le dimanche, jour de repos, les mineurs s'amusent à lité de faire le moindre mouvement.
faire combattre des taureaux faute de cirque, ils là- RONDÉ.
chent le taureau furieux dans les rues on l'etcite, on (La ~n à la procüairaelioraison,.)
LE TOUR DU MONDE. 145

La place de la Constitution, à Chihuahua.

VOYAGE DANS L'ÉTAT DE CHIHUAHUA


(ME
XIQUE)
PAR M. RONDÉ.
· 1849-1852. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

Une troupe d'aventuriers. Départ de Chihuahua. Campement à Nombre de Dios. Un duel équivoque.

Pendant notre absence, une bande d'à peu près vingt- S'ils n'attaquent pas toujours les populations inoffen-
cinq-individus était arrivée à Chihuahua. C'étaient de ces sives, ils les rançonnent tout au moins, sous prétexte
hommes pour lesquels la vie ordinaire n'a plus de qu'ils font la guerre pour le compte du gouvernement.
charme; il leur faut des émotions comme les déserts du La bande qui séjournait alors dans la capitale du Chi-
Mexique seuls peuvent en offrir, et, fatigués de pour- huahua venait du Paso del Norte; elle avait attaqué en
suivre et de tuer les animaux sauvages, leur plus grand route, disait-elle, une rancheria apache, tué sept hom-
bonheur est de chasser l'homme comme une bête fauve. mes et fait prisonniers quatre enfants.: elle venait près
C'est. de l'Amérique du'Nord que viennent ces bandes du gouvernement toucher le prix de sa chasse.
d'aventuriers qui, aux États-Unis, sont hors la loi. Je ne divulguerai pas le nom du. chef de cette bande.'
Les gouvernements des États du nord du Mexique, Quoique. né aux États-Unis, il était d'origine française,
tels que Durango, Chihuahua et la Sonora, après avoir s'en glorifiait lui-mème et le nom qu'il portait en faisait
cherché par toute espèce de moyens à pacifier les Apa- foi ses compagnons étaient presque tous Irlandais.
ches, se sont trouvés dans la nécessité d'user de repré- Le temps était venu de songer à notre départ. Le
sailles contre ces lndios barbaros, en mettant leurs che- gouverneur don Angel Trias, aurait voulu nous attacher
i7eltires au prix de cent piastres chacune. à son pays. De longs entretiens avec lui nous ont con-
L'appât du gain. attire ainsi des blancs aussi redou- vaincus qu'il serait heureux en effet de donner une im-
tables que les Indiens eux-mêmes. Ces aventuriers s'at- pulsion de progrès au Chihuahua, et qu'il ne repousse-
taquent souvent aux Indiens paisibles (Indios m.arizos), rait pas la pensée d'une immigration européenne pour
les massacrent, et prennent leurs chevelures qu'ils pré- coloniser ces immenses territoires incultes.
sentent au gouvernement comme venant des sauvages. Un capitaine de l'armée américaine, accompagné de
plusieurs officiers, était arrivé du Missouri il voulait se'
1: suite et fin. = Vo~.page l'?9. rendre en Californie. Nous nous concertâmes avec lui
IV. 88< uv. 10
146 LE TOUR DU MONDE.

pour organiser une caravane qui se composa en définitive La plaine de Sacramento. L'haciendad' Ensinil1as. Carmen.
de cent trente-cinq hommes, de quatre cents chevaux ou CultedE Napoléon, Tour d'oh-ervation. Une chevelure.
Vol.
mulets et de six wagons tirés chacun par six mulets.
Le 17 juillet 1849, vers quatre heures de l'après-midi, Le second jour nous âllâmes camper dans la plaine
nous primes congé de nos amis. Le soir même', nous de Sacramento, à sept lieues de Chihuahua.
allâmes camper à trois lieues vers le nord au pueblo de Pendant la guerre des États-Unis contre le Mexique,
Nombre de Dios, situé sur le bord de la rivière du même une bataille s'était livrée dans cette plaine, dont le sol
nom. est accidenté. Nous trouvàmes encore, sur le sommet des
Notre camp avait un aspect pittoresque. Cent trente- monticules, les restes des redoutes mexicaines.
cinq hommes reposaient sous des tentes de toutes formes Le 19 juillet nous arrivâmes à l'hacienda d'Ensinillas.
et de toutes couleurs. Les quatre cents chevaux et mu- Cette propriété, l'une des plus importantes de l'État, ap-
lets paissaient alentour sur de gras pâturages :.les va- partient al. général gouverneur don Angel Trias. Elle
gons étaient rangés autour de nos tentes. Sous le ciel, compte quatre cent trente âmes, et possède une église
d'une magnificence incomparable tout était beau et sans curé. La culture y est insignifiante, mais on y élève
plein d'harmonie dans la nature en était-il de même près de mille quatre cents chevaux, cent cinquante à cent
parmi nous? soixante mulets, deux mille quatre cent soixante-neuf
Un jeune médecin américain, grand et beau, à taille bêtes à cornes (garzado rnayor), et cinquante-deux mille
svelte, était assis nonchalamment sur le gazon, lisant un six cent vingt-deux moutons (ganado ~z2enor). Cette sta-
livre qui paraissait absorber toutes ses pensées; tout à tistique peut donner au lecteur l'idée d'une grande pro-
coup il est frappé d'un grand coup de couteau dans le priété dans le Chihuahua..
ventre; ses entrailles sortent. La blessure avait été portée Il n'est pas rare de voyager à cheval pendant trois et
par un de ces grands couteaux qu'en Amérique chaque quatre jours, toujours sur la même propriété, sans y ren-
voyageur porte à sa ceinture; ce terrible instrument.sert contrer la moindre culture.
de couteau de chasse et au besoin de hache. Ces immenses territoires particuliers seront un ob-
Le jeune homme, prompt comme la foudre et couser- stacle au progrès du pays. L'agriculteur modeste qui
vant toute son énergie, tire son revolver et tue son ad- voudrait cultiver un petit morceau de terre ne trc,uve
versaire de deux coups de balle. Mais derrière l'agres- point de place. De son côté, le grand propriétaire ne
seur mortellement blessé, se tenait debout un jeune veut rien entreprendre, et se contente de laisser ses
homme, avec un rifle bradué sur le médecin; il lâche troupeaux errer en liberté.
le coup, et heureusement ne l'atteint pas. L'hacienda d'Ensinillas est située au bord d'un lac du
On s'empressa autour des deux victimes. Le médecin même nom. C'est une vraie curiosité de trouver sur ces
n'était pas mort ses hlessures réclamaient des soins plateaux élevés de si grandes nappes d'eau.
qu'il était impossible de lui donner dans nne marche Après trois jours de marche, nous arrivâmes à Carmen.
aussi longue et aussi fatigante que celle où nous étions Ce pueblo, où l'on compte à peu près de quatre à cinq
engagés. Nous improvisâmes un brancard attelé de deux cents habitants, est situé au bord du rio Carmen. La
mulets, et nou,s le fimes transpol'ter à Chihuahua. ville possède une église, également sans curé.
Quant au mort, on s'occupa de l'enterrer. On creusa A partir de ce point, nous ne rencontràmes plus nulle
un trou, mais l'eau montant avec abondance, il fallut part un seul ecclésiastique. Les populations, privées d'en-
abandonner l'idée de l'ensevelir dans ce bas-fond. Nous seignement et de culte, ont fini par se créer une reli-
allâmes plus loin faire un autre trou sur une petite élé- gion à eux. Les habitants sont les Indiens paisibles (àrz-
vation; nous y déposâmes le cadavre, et recouvrlmes clios man~os). La poterie est leur principale industrie.
la fosse de pierres afin de le protéger contre les bêtes Ils fabriquent aussi des imitations d'idoles aztèques et des
sauvages. encensoirs comme on en voit dans les églises catholiques.
Restait le troisième acteur, l'homrÙe au rifle; qu'en En entrant'dans la cabane d'un de ces Indiens, je fus
faire? Je m'attendais à assister à la loi du L5·ncb, si usi- témoin d'une scène singulière. Cette cabane avait pour
tée parmi les Américains des déserts; il n'en fut rien. tout mobilier quelques peaux de bœuf servant de lit et
Les Américains prétendaient que cette affaire n'avait été de tapis. Des fragments d'ancienne porcelaine du Japon,
qu'un duel à trois, que les coupables étaient de parfaits de petits morceaux de fer-blanc, quelques chandelles en
gentlemcn, qui se connaissaient depuis longtemps, habi- résine étaient disposées avec un certain goût autour de
taient l'État du Missouri, et n'avaient fait que vider une deux gravures dont l'une représentait une tête de vierge
ancienne querelle. Le duel étant défendu aux États-Unis et l'autre le portrait de Napoléon 1er. Des fleurs artifi-
du Nord, ils s'étaient proposé de régler leur différend cielles, adroitement faites et arrangées avec symétrie, en-
dans un pays où la loi ne pouvait pas les atteindre. cadraient ces différents ornements, qui devaient figurer un
Assurément il fallait beaucoup de bonne volonté pour autel. Une brave femme indienne était à genoux devant
admettre de semblables explications. Mais on n'était cet autel et priait avec ferveur; ma présence ne l'intimida
guère en mesure d'observer les strictes règles de la jus- pas; elle me fit un signe amical et continua sa prière en-
tice. On ne parvint même pas à découvrir la véritable suite elle prit un encensoir en terre cuite et le balança de-
cause de la querelle: vant la tête de la Vierge et le portrait de Napoléon 1er.Je
LE TOUR DU MONDE. 147

pensais que c'était la fin de la cérémonie, mais grande fut je ne pus jamais la décider à accepter la moindre chose.
ma surprise quand je vis la bonne Indienne se tourner C'était elle, au contraire, qui me remerciait d'avoir bien
vers le côté opposé de la chambre; ce mur était décoré voulu accepter son hospitalité. Elle paraissait joyeuse d'a-
d'un autre petit autel, consacré, non plus à la Vierge ni à voir partagé avec un voyageur fatigué sa nourriture quo-
Napoléon, mais à une idole indienne, entourée égale- tidienne; quand je la quittai, elle embrassa rues mains.
ment de petits fragments de porcelaines et d'ornements Dans cette partie de l'État, toutes les populations ont
bizarres. L'Indienne y fit une courte prière, encensa son une tour d'observation. Les veilleurs reconnaissent à
idole, et, après cette cérémonie, m'invita à m'asseoir sur l'œil nu et à une distance de six à sept lieues l'ap-
ses peaux de boeuf. Elle plaça devant moi une tortilla proche des Indiens barbares. Dès qu'ils les aperçoi-
avec un plat de cbile et un verre d'eau pure et limpide vent, ils donnent l'alarme à l'aide d'une cloche; les ha-
comme le cristal. Ce maigre repas m'était offert avec tant bitants rentrent leurs troupeaux et se barricadent dans.
de bonté et de générosité que j'en fus vivement toucl;é; leurs maisons.
je voulus faire un cadeau à cette excellente femme, mais Il fallut quitter Carmen de bon matin nous avions

Chariots du Chihuahua,

en perspective une longue marche à faire avant d'at- Le lendemain nous arrivâmes à Galeana, chef-lieu
teindre une source. d'un canton riche en eaux thermales.
La nuit suivante, vers onze heures, le chef des chas- Sur ces hauts plateaux des gisements de charbon de
seurs de chevelures que j'avais vu à Chihuahua arriva terre restent inexploités. On y trouve aussi des métaux
au camp. Il venait de faire une expédition avec sa bande précieux. La sierra del Carcay notamment renferme
contre une faible tribu d'Apaches; mais les Apaches, en abondance de l'étain. Dans une circonférence assez
plus lestes ct plus vigilants que lui et les siens, s'étaient è"ollsidérable, on rencontre des masses dont les spéci-
retirés, ne laissant derrière eux qu'une vieille femme mens, plus gros qu'une orange, ont la forme d'un caillou
qu'ils n'avaient pas eu le temps de cacher. Les terribles roulé par les eaux.
bandits, avides de toucher le prix d'une chevelure, n'a- La ville possède une église, toujours sans curé. Ici,
vaient pas hésité à tuer cette pauvre vieille femme, comme à Carmen, les habitants ne savent plus faire de
l'avaient scalpée, et leur chef nous montrait avec impu- distinction entre Jésus-Christ et Izlipuitzli,
dence ce honteux trophée encore tout sanglant. En quittant le plateau de Galeana, nous aperçÙmes de-
l48 LE TOUR DU MONDE.
vant nous une chai ne de montagnes. Nous arrivâmes Bientôt nous nous trouvâmes sur les bords d'une ri-
à la passe connue sous le nom de Puerto del Chom- vière splendide, le rio Casas-Grandes.
late, et où l'on trouve en grande abondance le nitrate Le pâturage était excellent; quelques-uus d'entre nous
de potasse mêlé d'une certaine quantité de sel marin. Il se baignèrent, tandis que d'autres s'occupèrent à laver
nous fallut à peu près trois heures pour traverser le leur linge.
Puerto del Chocolate. Au débouché, une splendide vallée Le lendemain, à la pointe du jour, huit mulets man-
s'ouvrit devant nous. quaient à rappel! Ils appartenaient à notre chef de ca-
L'œil ne jouit pas souvent du spectacle de la verdure ravane; c'était une partie de l'attelage de ses. wa-
sur ces hauts plateaiix; la terre y est essentiellement mi- gons. Cette disparition paraissait étrange; la nuit avait-
nérale, et la végétation y prend une teinte rougeâtre; on été étoilée on avait entretenu autour du camp des
dirait que l'herbe tire sa séve de l'or ou du cuivre. Aussi feux, et quatre sentinelles avaient canstamment veillé;
un arbre ou arbuste bien vert est presque un guide personne n'avait vu ces animaux s'éloigner. Le capi-
certain pour le voyageur qui est à la recherche d'eau. taine prit ses lunettes d'approche et aperçut dans la

Le corral de la fonderie d'argent de Corralitos. Prisonniers apaches.

montagne des Apaches chassant les huit mulets devant cents àmes; elle est entièrement occupée par le pruprié-
eux. taire, (lui est un Franco-Américain du nom de Flotte.,
La rapidité de notre poursuite pouvait seule nous re-
mettre en possession de notre bien. Nos jeunes gens s'é- Corralitos. Les Apaches. Leursmoeurs. Leursruse:.
Indiens prisonniers. Le peonage.
lancèrent du côté des voleurs avec une telle fougue que
les sauvages, qui étaient en petit nombre, s'enfuirent Le le~ aoÙt, nous suivimes le cours du rio Casas-
dans les montagnes en aba1Îdonnant leur proie. Grandes jusqu'à l'hacienda de Corralitos, située sur le
Après cet événement, nous allâmes prendre position bord de cette rivière que nous traversâmes pour camper
à Baranco, pueblito situé sur les bords de la rivière de de l'autre côté.
Casas-Grandes. Dans la nuit, mon compagnon de voyage, M. de Dom-
Baranco possède des usines pour la fonte du minerai inartin, avait Ulle garde à monter il veillait trauquil-
d'argent qu'on extrait des mines de San Pedro, à huit lement en fumant sa pipe, lorsque son attention fut attirée
lieues au S. E. de ce pueblito; la population est de trois par une conversation mystérieuse entre quatre individus
LE TOUR DU MONDE. 149
nouvellement admis dans la caravane. Il put comprendre et paraissait contrarié de nous perdre mais notre résolu-
qu'il ne s'agissait entre eux de rien moins que de nous tion fut inébranlable. Nous repassâmes la rivière à gué
voler nos mulets, à lui et à moi, aussitôt que .nous au- et nous primes résidence à Corralitos.
rions atteint les régions où toutes les habitations dispa- Le propriétaire de cette hacienda, qui en même temps
raissent.' Ils nous avaient choisis pour victimes parce était le chef politique du canton de Galeana, don José-
nous étions Européens. 1\,I.de Dommartin me fit part du Maria Zuluaga, nous reçut très-amicalement. Il mit à
complot de ces aventuriers, et nous convinmes de repas- notre disposition une maison assez vaste et des écuries
ser la rivière à la pointe du jour, espérant, en attendant pour nos bêtes.
quelque temps à Corralitos, rencontrer une autre cara- Maintenant que nous sommes en pleine Apacberie, je
vane avec laquelle nous pourrions poursuivre notre route. crois utile d'initier le lecteur avec les mceurs des Apache~.
Dès notre réveil, nous nous rendimes auprès du ca- Sous le nom générique d'Apache, on comprend plu-
pitaine Watson pour lui faire nos adieux, sans pour- sieurs tribus dispersées sur une immense étendue dè
tant lui dire le motif de notre retraite. Il fut bien étonné terrain au nord de l'État de Chihuahua, dans la direction

Terrasse d'une habitation de Corralitos.

de l'ouest, et qui n'est bornée que par le presidio del tionnés; leurs yeux sont vifs et étincelants; souvent ils
Altar en Sonora, près de la mer de Cortez et la baie de ne se parlent, dans des circonstances graves, que par lee
l'Espiritu Santo. regard; leur chevelure est abondante, mais roide et sans
Tous ces Indiens parlent le même idiome avec peu de aucune souplesse; ils parent rarement leur tète d'orne-
différence dans l'accent, sauf quelques mots particu- ments; ils n'ont point de barbe; quand par hasard quel-
liers. Leurs coutumes varient selon les lieux et le plus ques poils poussent, ils se servent d'une petite pince.
ou moins de rapports qu'ils ont avec les blancs. Tous suspendue à leur cou pour les arracher.
cependant sont amis et ne se livrent entre eux aucune Ils sont nomades. Ils varient leurs résidences ou ran-
guerre. cherias selon les dangers qui les menacent ou selon le
Ces Indiens sont hardis, méfiants, inconstants, pleins plus ou moins de facilité qu'ils trouvent pour se procurer
d'astuce, superbes dans leur allure, fiers de leur liberté des vivres ils s'établissent de préférence dans des en-
et de leur indépendance. droits escarpés et pierreux.
Leur peau est rouge foncé; ils sont tous bien propor- ,Ils font une espèce de pain avec de la résine ou
150 LE TOUR DU MONDE.
gomme, mêlée de pepins d'un fruit sauvage. Dans les Ces Indiens m'intéressaient beaucoup. Le plus âgé
grandes marches, l'Apache ne se donne pas la peine de était un vieillard presque tombé en enfance. Il s'appelait
chercher d'autre nourriture; cette gomme lui suffit. Mais Perhico; c'éait le seul (lui sût quelques mots espagnols.
quand l'occasion se présente il prend largement sa re- Quand j'entrais dans l'hacienda, ce vieil Apache s'ap-
vanche un Indien peut alors à lui seul dévorer un prochait de moi en me demandant « Signal' un puro
quartier de bœuf. (cigare). » Ensuite il me montrait le ciel, et avec les
Leurs armes sont le fusil, les flèches et les lances. Ils doigts il faisait le signe de la croix afin de me faire
manient le fusil ayec beaucoup d'adresse, mais ils man- comprendre qu'il croyait en Dieu, ruse indienne pour
quent généralement de poudre et de capsules. La flèche m'attendrir. Le plus jeune après lui était un sachem de
est redoutable entre leurs mains; ils tirent avec cette tribu, dont la physionomie était assez bienveillante. Le
arme aussi juste qu'avec une carabine. troisième était un jeune homme vigoureux, fils d'un
Ils fabriquent leurs flèches eux-mêmes avec de l.'olosi- capitancillo, du nom de Herbatio. Il était parfaitement
dienne qu'ils attachent au bout d'un roseau de la lon- proportionné, sauf un peu trop d'embonpoint sa voix
gueur de deux pieds à deux pieds et demi. Ce sont de était douce comme celle d'une jeune fille. Le quatrième
très-bons lapidaires, de même que leurs ancêtres, les prisonnier était un jeune guerrier, à l'allure sévère,
anciens Aztèques. J'ai vu au musée de Mexico des sculp- d'un type féroce. Jamais il n'avait le sourire sur les lè-
tures qui dataient du temps de Montézuma, et entre vres. Il regardait avec un air de bête fauve, et recevait
autres des masques en jaspe d'un travail remarquable. le tabac o-i tout autre objet sans témoigner la moindre
Ces pointes de flèches sont d'obsidienne blanche, reconnaissance. Aucun signe ne trahissait son contente-
rouge ou noire, suivant la tribu. Dans leurs marches, ment ou son mécontentement; il se nommait Raton
ils posent de distance en distance, comme au hasard,
(chat). Le ciucluième, du nom de Tonino, était insi-
quelques flèches sur le sol, pour indiquer à ceux qui les gnifiant.
suivent laroute à prendre, Selon la victoire ou la défaite, Ils aimaient à se livrer à un jeu qui avait fait les dé-
ils emploient des flèches de telle ou telle couleur, et lices de mon enfance, la marelle. Sur un morceau de
les tribus agissent en conséquence. peau, ils traçaient leurs carrés, et étendus par terre ils
Une fumée sur une hauteur est le signal de se préparer passaient des journées entières à jouer. Quelquefois à
à l'attaque d'un ennemi qui s'approche et dont ils ont la suite de leur
jeu ils se prenaient de querelle; alors
reconnu les traces; les rancherias qui l'ont observée y M. Zuluaga était obligé d'intervenir, et les enfermait
répondent. Une fumée à mi-côte indique que le danger dans un cachot. sombre; c'était pour eux le plus dur des
est passé et qu'on peut sortir librement. Une suspension châtiments. Touino surtout, dont la physionomie était
d'hostilité et un entretien avec l'ennemi s'annoncent par craintive, hurlait plutôt. qu'il ne pleurait.
deux ou trois fumées dans un Uano on.. canada, vers J'avais entendu parler souvent des peons sans me
certaines directions. rendre bien compte de la valeur du mot. Le peonage est
A Corralitos, où sont des fonderies d'argent, la hopu- l'équivalent de l'esclavage qui n'est pas autorisé par les
lation ne s'élève qu'à quatre cents habitants, tous oc- lois.
cupés par le propriétaire don José-Maria Zuluaga. Ce Sur les sept millions d'habitants du Mexique, on
pueblito est situé sur le même plateau que Casas- compte cinq millions d'Indiens et deux millions de
Grandes des montagnes l'entourent, et il est défendu en blancs. Ceux-ci gouvernent et font les lois. Les Indiens
outre par quatre passes importantes correspondant aux civilisés (In.dios ~nanNos)la subissent. Il leur est interdit
quatre points cardinaux. de s'éloigner du domaine de leur amo c'est-à-dire du
En dehors des fonderies, le propriétaire exploite un maître pour lequel ils travaillent. Ces maitres sont de
magasin d'approvisionnements de toute espèce très-pré- grands propriétaires qui emploient à leur service quel-
cieux pour le voyageur. quefois jusqu'à six cents peons. Les uns s'adonnent à la
Comme toutes les haciendas du nord du Mexique, culture, d'autres à l'élève des troupeaux; d'autres ex-
Corralitos ressemble à une fortification. Il est entouré ploitent des mines. Ils établissent des boutiques près
d'un fossé assez large et assez profond, dans lequel on de leurs bâtiments d'habitation ou d'exploitation, et ils
dirige les eaux du rio Casas-Grandes; il sert ainsi de font vendre aux ouvriers ce qui est nécessaire à leur
barrière contre les invasions des Apaches. subsistance, ainsi que des mantas, des sombreros, du
Comme le propriétaire était le chef poEtique du can- tabac, et surtout de la fausse bijouterie dont les -~ei~tas
ton de Galeana, il avait à sa disposition cinq soldats des (jeunes filles) raffolent.
frontières, commandés par un sergent. L'ouvrier achète à crédit et fort cher. Du moment où
Cinq prisonniers apaches étaient enfermés dans la il est endetté, il appartient à son amo corps et âme; il
fonderie. Ils avaient les fers aux pieds. Pendant le jour ne peut plus le quitter jusqu'à ce qu'il ait acquitté sa
on leur permettait de prendre l'air dans la cour de l'ha- dette. Comme ce pauvre peon n'a aucune autre res=
cienda. Leur nourriture était la même que celle des peons source que son travail, il s'ensuit qu'il est toujours en-
ou Indiens civilisés, et, de plus, on les récompensait en detté, car à peine s'est-il acquitté de sa vieille dette
leur donnant quelques friandises et du tabac quand ils que de nouveaux hesoins lui en font contracter de nou-
travaillaient à casser le minerai d'argent (voy. p. 152). velles.
LE TOUR DU MONDE. 151

Ajoutons que le propriétaire d'une hacienda qui voulu former une avant-garde pour protéger notre mar-
compte un certain nombre d'habitants a droit de puni- che et avait donné pour guide, au capitaine, le chef
tion comme juge il est dans son hacienda, de même indien détenu à Corralitos. Cette troupe s'était mise en
qu'un capitaine de navire à son bord, seigneur et marche huit jours avant notre départ de Corralitos.
maitre. Les murs formant les fortifications -du presidio étaient
Si un peon s'échappe, son maître peut le faire ar- bâtis en adobes. L'ensemble rappelait les haciendas.
rêter dans toute l'étendue du Mexique, et lui infliger Toute l'artillerie de la place se composait, comme à l'ha-
telle punition qu'il lui plait. Si l'amo est humain et cienda de Corralitos, de deux pièces de canon de douze,
juste, les peons n'ont pas le désir de le tromper et de liées avec des cordes sur l'essieu d'une voiture ordinaire.
le quitter; si, au contraire, il est inique et cruel, les Nous achetâmes à Janos deux bœufs, au prix de qua-
peons sont aussi malheureux que les nègres esclaves rante piastres chaque.
des États-Unis. Le 9 septembre nous entrâmes en plein désert. Notre
Le salaire d'un peon est en moyenne de deux réaux marche était lente à cause des boeufs que nous chas-
(1 fr. 25). sions devant nous et que nous ne voulions pas échauffer.
M. Zuluaga était aimé de ses ouvriers; il entretenait à Le lendemain, à la pointe du jour, nous aperçûmes
ses frais un maitre d'école, et le dimanche il présidait à au loin une grande chaîne de montagnes où se trouve
la prière de l'église car ce pueblo, commè tant d'autres, une célèbre passe nommée Boca-Grande ( grande
est privé d'ecclésiastique. bouche).
Le 12 septembre, à la pointe du jour, continuant à
Uneexcursiondans le bassindu rio Gila. Lepresidiode Janos, marcher dans la direction de la Boca-Grande, nous tra-
Lesserrosdon Diego. La passede Boca-Grande. Lemes- versâmes d'immenses
prairies couvertes de mesquites.
quite. Un camp mexicain. Prisonniersapaches. Attaque Le
d'une rancheria. Le champde bataille. mesquite ( p~rosopisgl.mdwlosca) est très-répandu
dans tous les États du Mexique, surtout dans l'État de
Nous avions passé près d'un mois à Corralitos; le Chihuahua; c'est plutôt un arbuste qu'un arbre. Il
temps s'était écoulé sans ennui pour nous. Mais nous ne forme des bois entiers et donne une gousse bonne à
pouvions oublier notre but. Cependant aucune caravane manger. Rien n'est plus rafraichissant, pour le voyageur
n'arrivait. Nous nous entendimes avec quelques jeunes altéré et qui manque d'eau, que cette gousse avec sa
Américains qui attendaient comme nous une occasion, saveur aigre-douce. On dirait que cette plante a été pla-
et nous résolûmes d'aller explorer le rio Gila. M. Zu- cée par la Providence dans ces arides déserts pour y
luaga, notre hôte, voulut nous détourner de donner suite soulager l'homme qui s'y trouve égaré. Les antilopes et
à ce projet dont l'exécution, disait-il, était périlleuse. les autres animaux viennent aussi se désaltérer avec
Mais voyant que notre parti était pris, M. Ziiluaga nous cette plante qui donne, en outre, le charbon le plus
pria de retarder du moins notre départ de huit jours. Il estimé pour les fonderies d'argent. Aussi est-elle la
nous proposa de nous donner du renfort, à la condition source d'une grande industrie.
que nous lui rapporterions quelques chargements tirés Vers trois heures de l'après-midi, un spectacle inat-
des mines de cuivre qui se trouvent sur le Gila. A cet tendu se déroula sous nos yeux. Aux pieds de la Boca-
effet il nous confia quatre wagons attelés chacun de-huit Grande, sur une légère pente campaient les soldats
mulets, et des muletiers pour les conduire. Il nous donna mexicains revenant de leur expédition. Sur les lances
aussi des peons armés pour nous servir d'escorte et un piquées en terre flottaient leurs sarapés bariolés de cou-
vieil Indien mineur, du nom de Tatatché, pour guide; ce leurs éclatantes, tentes improvisées, de toute grandeur
dernier connaissait parfaitement toutes les localités de la et de toute forme. Aientour se groupaient les soldats avec
route et les mines de cuivre. leur costume brillant; leurs chevaux paissaient en liberté.
Notre caravane se composait de trente-cinq hommes. Cette scène animait une nature resplendissante pour la
Nous laissâmes à Corralitos nos malles, n'emportant que. beauté de ses lignes et le luxe éblouissant de la végé-
le strict nécessaire pour une expédition de deux mois. tation. Autour de nous s'élançaient les grands joncs avec
Nous arrivâmes le 8 septembre 1859 au 'presidio de lesquels les Indiens font leurs flèches, le magais, l'agave
Janos, limite extrême de l'État de Chihuahua 1. mexicaine le cactus organos, le cactus opuntia, le cac-
On appelle presidio une place tenant garnison pour tus péruvien. A droite, au pied de la montagne cou-
protéger les haciendas contre les Indiens. lait le rio Casas-Grandes bordé d'alamos. Aucun détail
Le presidio de Janos n'est gardé que par soixante ou ne manquait à l'harmonie du tableau.
soixante-dix hommes. A notre arrivée au camp, le capitaine nous reçut avec
En arrivant, nous apprîmes que quarante hommes de la grâce et la politesse qui caractérisent les Mexicains.
troupe s'étaient mis en campagne par ordre de M. Zu- Il ,suspendit l'ordre du départ qu'il venait de donner.
luaga, chef politique du canton. C'était une surprise que Au milieu du camp étaient accroupies dix-neuf femmes
notre hôte de Corralitos nous avait ménagée. Il avait apaches entourées de plusieurs enfants, et le capitaine
nous montra dix-neuf chevelures encore chaudes, que
Lemajor Emory, dans sonlivre intitulé Narrative of a mi- les Mexicains venaient d'enlever aux Apaches, après la
litary tour en 1846,placeà tort Janosen Sonora. destruction d'une rancheria tout entière.
152 LE TOUR DU MONDE.
La pitié me fit tourner les yeux sur ces pauvres pri- vaient dissimuler leur laideur ou cacher une sorte de
sonnières. Quel fut mon étonnement 1 elles me regar- gale dont elles étaient presque toutes tachées. On'ne
daient en riant, et sans manifester la moindre douleur pouvait trouver* de bien, chez ces femmes, que la peti-
à la vue des chevelures de leurs maris qu'on ,étalait tesse et la heaiité des pieds et surtout des mains.
sous leurs yeux. Nous leur offrlm,s desaliments qu'elles Le capitaine nous raconta les circonstances qui avaient
mangèrent avec avidité. Cette indifférence me répu- amené cett~: rencontre avec les Apaches.
gnait. Le lecteur se rappelle que le chef politique, M. Zu-
Une sorte de chemise en peau d'antilope leur servait luaga, avait donné au capitaine un des Apaches prison"-
de vêtement; elles portaient pour chaussures des mocas- niers à Corralitos pour lui servir de guide. Cet Apache
sins. Leurs cheveux étaient tressés. Autour de leur cou nourrissait au fond du coeur une haine profonde contre
s'enroulait un collier comppsé d'obsidienne, de corail, le chef d'une rancheria vers laquelle il conduisit les
de jaspe et, à l'extrémité, de petites coquilles aux cou- Mexicains. Après cinq jours de marche le capitaine se
leurs d'arc-en-ciel; mais tous ces ornements ne pou- trouvait devant la rancheria composée de vingt et un

hommes, vingt femmes et plusieurs enfants. Elle occu- tendre, avec une expression de bête féroce, un horrible
.pait le sommet d'un monticule, formant entonnoir. Il ricanement.
,était trois heures du matin. La ranche ria était plongée Sur vingt et un Apaches, dix-neuf furent tues; deux
dans un profond sommeil. Le capitaine fit cerner le jeunes gens avaient pu se sauver. Les vingt femmes
monticule, en recommandant à chaque soldat de viser n'avaient reçu aucune blessure. Une seule résista, c'é-
-un ennemi. A son commandement, les :Mexicains là- tait la fille du chef. Belle, fière, à peine âgée de dix-huit
chèrent les détentes, et, sans recharger les fusils, fondi- ans, elle s'empara d'une lance, et se jeta comme une
rent sur ceux des Apaches qui n'avaient pas été atteints. panthère contre les Mexicains, qui ne pouvant la désar-
Un combat à l'arme blanche s'engagea. Le chef ièavait mer furent obligés de l'attaquer à coups de pistolet. La
reçu qu'une légère blessure au bras et se défendait cou- noble enfant alla -tomber sur le corps de son père où
elle expira.
rageusement; le guide, qui avait contre lui une haine
et le Plusieurs heures s'étaient écoulées. en conversations,
particulière; rainassa une lance fondit sur lui,
et les Mexicains avaient hâte de retourner au presidio
perça de part en part. Quand il le vit mort, il fit en-
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154 LE TOUR DU MONDE.
avec leur butin. Le capitaine, avant de s'éloigner, nous au Sénat et au Corps législatif l'établissement d'un che-
recommanda la plus grande surveillance. Les deux In- min de fer qui, traversant ce défilé, permettrait de com-
diens qui avaient pu s'échapper ne manqueraient pas, muniquer ais~ment avec les bords de l'océan Pacifique.
nous dit-il, de chercher une occasion de vengeance il Le 15 septembre, nous nous arrêtâmes à Los Charcos
nous offrit le renfort de quelques soldats nous en ac- ou Agua Rosia.
ceptâmes trois. Après nous avoir serré la main, il leva Le 16, nous rencontrâmes une caravane américaine
le camp pour continuer sa route vers Janos. venant du Nouveau-Mexique et se dirigeant vers la
La journée était avancée nous nous arrêtâmes à la passe de Guadalupe pour se rendre par la Sonora en
Boca-Grande où coule le rio Casas-Grandes. Notre ca- Californie, en suivant la route nommée par les Yankees
ravane s'engagea ensuite dans un défilé assez long d'où « le chemin de la Bourse. Nous campâmes à la grande
elle sortit par une passe connue sous le nom de Boca- source de Las Vacas.
Chica (petite bouche). Le 17 septembre, nous fimes halte à l'Ojo de Patchi-
Le 13 septembre, nous entrâmes dans une prairie tiliu, source chaude que nos bêtes refusèrent de boire, et
ondulée, d'un aspect luguhre elle avait été incendiée, dont nous ne pûmes faire usage qu'en y mêlant du café.
peu de jours auparavant par des Indiens c'est un moyen Depuis la Boca-Grande jusqu'au désert de Patchitihu,
expéditif qu'ils emploient pour rendre leur chasse plus le bois avait manqué nous n'avions rencontré que
facile. Notre marche était retardée par l'embarras qu'é- quelques palmiers mexicains, des cactus et du mescal.
prouvaient nos montures à passer à chaque pas sur La scène changea subitement comme une décoration de
des tronçons d'arbustes à demi consumés. Cette scène théâtre. Nous étions arrivés devant la chaine de monta-
de destruction nous rappelait l'horrible massacre des gnes du Mogoyon, riche en métaux et couverte de forêts
Apaches qu'on avait fait à peu de distance. Quoique le impénétrables où se trouvent des cèdres, des sapins et
lieu du combat ne fùt pas sur notre chemin, nous des chênes verts de dimension colossale. Cette contrée
avions le désir de le voir, et un des soldats mexicains contrastait agréablement avec la monotonie de tous les
qui avait pris part à l'affaire nous y conduisit. grands plateaux que nous avions parcourus. Mais nous
Une odeur de sang corrompu et dix-neuf peaux de apercevions dans toutes les directions des fumées de mau-
boeuf couvrant confusément le sol, nous indiquaient la vais augure. Cependant il était impossible de reculer.
place où gisaient les victimes. Quand les Indiens ont Le 18 septembre, à peine étions-nous entrés dans le
été contraints de fuir sans avoir eu le temps d'enterrer canon qui conduit aux montagnes que nous aperçûmes
leurs morts, ils reviennent et cherchent à protéger les deux Apaches à cheval. Ils s'éloignèrent, à notre appro-
corps contre la voracité des bêtes fauves les deux che, en tournant une colline au grand galop, et reparu-
Apaches qui avaient échappé aux Mexicains étaient re- rent une demi-heure après, à une grande distance de
venus accomplir ce pieux devoir. Malgré l'horreur de ce nous vers .1'entrée d'une petite gorge. Ils paraissaient
spectacle, nous demandâmes à voir les restes de la fille nous narguer. Plusieurs d'entre nous se mirent' à leur
du chef qui avait si vaillamment combattu. On souleva poursuite; les deux Indiens disparurent, comme par en-
la peau de bœuf, et nous la contemplâmes avec un mé- chantement, pour reparaitre de nouveau, quelques in-
lange de respect et d'admiration. M. de Dommartin dé- stants après, et cette fois derrière nous. Ce manége nous
tacha de ses oreilles des boucles en coquillages qu'il fit comprendre combien serait dangereuse une attaque
conserva en souvenir de cette pauvre fille du désert. sur un terrain qui nous était si peu connu. Nous fimes
En examinant le corps du chef, nous vimes un petit halte et nous envoyâmes vers les Apaches notre vieux
sac en peau suspendu à son cou. Il contenait huit mor- guide Tatatché qui parlait très-bien leur langue.
ceaux d'or vierge, arrondis, au moyen de pierres, de La première proposition de ces sauvages fut de nous
manière à pouvoir se charger dans une carabine. vendre des chevaux. C'est la ruse ordinaire des Indiens
pour pénétrer dans le camp des caravanes, compter les
La passede Guadalupe. Le Mogoyon. Mauvaiserencontre.
Le placer d'or de Nacayé, Le rio Gila. voyageurs, et calculer la chance de réussite en cas d'at-
taque. Quoiqu(,, cette ruse nous fût connue, nous les au-
Le soir nous rencontrâmes un serpent à sonnettes torisâmes à nous amener des chevaux.
mort, long de six pieds il était fiché en terre avec une Après le départ des deux Apaches, noûs continuâmes
feuille de palmier. C'était probablement un signal des à marcher à travers des montagnes de plus en plus
Apaches nous nous empressâmes de le détruire; il boisées. J'ai vu dans ces forêts des genévriers en fruit
pouvait être dangereux pour nous. dont le tronc égalait en grosseur celui des plus grands
Le 14 septembre, nous approchâmes du défilé de Ca- pommiers. Le mesquite était beaucoup plus grand que
rizalio ici la nature prend un aspect grandiose. A droite dans les prairies. Nous arrivâmes enfin au placer d'or
s'étendait du nord au midi la sierra Florido; puis le de Nacayé.
grand lac de Guzman. A gauche s'élevaient les Cordil- Une belle source jaillissait en petites cascades de
lères une brèche les sépare et ouvre une issue pour pé- rocher en rocher. Pour ne pas être surpris par les Apa-
nétrer dans la Sonora. Cet important passage porte le ches, nous pla,;âmes notre camp à quelque distance sur
nom de passe de Guadalupe. une petite élévation. Les wagons furent disposés en
Chaque année, le président des États-Unis demande carrés et nous fimes passer des chaines de l'un à
LE TOUR DU MONDE. 155

l'autre afin que nos montures ne pussent sortir de l'en- d'un troisième; ils étaient à cheval et se dirigeaient vers
ceinte. nous.
La nuit se passa sans incident. Nous nous réveillâmes Je donnai aussitôt l'alarme à mes compagnons en
pleins d'espérance et déterminés à atteindre les mines sonnant d'un petit cor d'ivoire. Tous ceux qui étaient
de cuivre qui n'étaient plus qu'à deux lieues. encore peu éloignés aCCOUl'Urent. Les trois Indiens firent
Après une marche pénible, nous arrivâmes près d'une halte et parurent hésiter. En présence de si peu d'en-
trentaine de maisons en ruine. Des poutres placées dans nemis, on me blâma d'avoir donné l'alarme. Mais pres-
les excavations avaient servi d'échelle pour y descendre. qu'au même instant de nombreux Indiens à cheval en-
Toute la surface de la colline est couverte de pyrite de vahirent la vallée et formèrent une ceinture qui fermait
fer et d'oxyde de cuivre rouge. toutes les issues. Ils s'avancèrent avec une tactique mi-
Ces mines sont connues sous le nom de Santa Rita litaire remarquable. Notre situation était très-mauvaise;
del Cobre. Pendant plusieurs années une quantité con- la défense était presque impossible. Nous étions con-
sidérable de cuivre en a été extraite: l'alliage d'or que vaincus que pas un seul de nous n'échapperait, mais
contient ce cuivre payait les frais de l'exploitation. Le nous étions déc;dés à vendre chèrement nos chevelures.
massacre des mineurs par les Apaches a arrêté l'exploi- Pour ralentir la marche des Indiens, nous tirâmes
tation. quelques coups de carabine; la longue portée de nos ar-
A deux lieues ait delà, vers le nord, coule le rio Gila,mes inspira sans doute de la crainte aux Apaches ils
au milieu de forêts où l'on trouve des cèdres, des chênes s'arrêtèrent. Nous profitâmes de leur hésitation pour
blancs et la vigne vierge qui s'unit avec le houblon sau- nous barricader et amonceler des pierres, tirant toujours
vage en lianes splendides. quelques coups auxquels ils ripostèrent. Cependant il
Le rio Gila forme la ligne froùtière jusqu'à sa jonc- fallait ménager notre poudre et ne pas tirer au hasard.
tion avec le rio de San Francisco. Cette rivière est en- Notre domestique nègre tremblait de peur; notre vieux
caissée dans des roches couvertes de hiéroglyphes in- guide Tatatché se précipitait à genoux priant Dieu en
diens. En plusieurs endroits, on rencontre des sculptures versant des larmes; d'autres Mexicains métis n'étaient
colossales taillées dans le roc. Ce sont généralement des pas moins effrayés et ne reprirent courage qu'avec le
vases. Ces sculptures sont grossières, mais font supposer secours de l'eau-de-vie mêlée de poudre que nous leur
l'occupation antérieure de ce pays par des peuplades par- donnâmes à boire à discrétion nous les employâmes à
.venues à un certain degré de civilisation. Comme ait rio fondre des halles.
Passo del Norte, on rencontre le eastor au rio Gila. Le Les Indiens nous tinrent ainsi en échec pendant
poisson y abonde, ainsi que la caille bleue. trois jours. Nous ne manquions pas de vivres, mais nous
En avançaut vers l'ouest, le rio Gila est moins en- n'avions pas d'eau, notre camp étant placé sur un mon-
caissé et offre une route praticable même aux wagons. ticule. L'eau'de-vie fut notre seule ressource. Nos bêtes
souffrirent cruellement. Quelquefois on se hasardait à
Noussommescernés par les Apaches. Parlementaires. On aller chercher de l'eau avec des cruches que nous avions
sur notresort. Traitéde paix,
déliL_·re
emportées du camp où les Apaches avaient été tués; ce
Le 20 septembre, la nuit était très-sombre. On voyait n'était pas sans danger; ceux qui se dévouaient ainsi
à peine à frais pas devant soi. C'était mon tour de garde étaient le point de mire des Indiens; personne cepen-
je prêtais l'oreille au moindre bruit, et je ne tardai pas dant ne fut atteint.t.
à entendre l'herbe agitée; j'armai ma carabine et je me Tout à coup, les Indiens hissèrent un drapeau parle-
tins prêt à faire feu. Mon immobilité enhardit mon meutaire; nous répondimes par un autre drapeau blanc,
mystérieux ennemi, et je pus enfin m'assurer que c'était que nous improvisâmes au moyen d'une chemise attachée
un chien ressemblant fort à nos chiens de bergers; un se- à une longue perche. Aussitôt après, d8ux hommes à
cond ne tarda pas à le rejoindre, et, selon l'habitude de cheval s'avancèrent vers nous l'un d'eux était un Apache
ces animaux rusés, ils parcoururent le camp avec pré- d'une vigueur musculaire remarquable, mais dont le vi-
caution en ramassant quelques os jetés terre, puis ils sage était d'une laideur et d'une férocité repoussantes; il
se retirèrent. Pour moi, il n'y avait plus de doute, les paraissait ivre. L'autre était un vieillard à cheveux blancs,
Indiens n'étaient pas loin. La nuit se passa toutefois dont la physionomie était aussi noble qu'audacieuse; il
sans autre incident. Au réveil de mes camarades, je était vêtu d'une peau d'antilope; on reconnaissait en
leur communiquai mes craintes; il fut décidé qu'un cer- lui un homme habitué à la vie nomade du désert, quoi-
tain nombre de Mexicains iraient chercher du cuivre, qu'on pût facilement s'apercevoir qu'il appartenait à la
selon la promesse que nous avions faite à M. Zuluaga, nation espagnole. Souvent de grands mystères éloignent
et qu'aussitôt après nous sortirions de cette gorge de ainsi certains hommes blancs du monde civilisé.
montagnes. Ce vieillard servait d'interprète aux Indiens. Il nous
Pendant que les uns se dirigeaient vers les mines de apprit qu'une caravane avait été reconnue et s'avançait
cuivre, 'd'autres devaient explorer les bords du cours dans la prairie; assurément un Indien nous eÙt caché
d'eau, afin d'y chercher de l'or; nous restâmes trois le secours qui nous arrivait et qui avait déterminé nos
à garder le camp. Je montai au sommet d'une colline, ennemis à suspendre les hostilités. Cette généreuse con-
et j'aperçus un Indien puis un second bientôt suivi fidence nous dicta la conduite que nous avions à tenir,
156 LE TOUR DU MONDE.

Nous fimes comprendre à l'Apache que nous étions Sa physionomie n'inspirait pas la même crainte que son
des amis, et que notre présence dans ces montagnes n'a- parlementaire. Son costume était simple il était vêtu
vait-aucun but hostile. Nous demandàmes une entrevue d'un grand pantalon blanc à la mexicaine; le reste de
avec le chef. Les deux parlementaires s'éloignèrent, et son corps était nu, peint de dessins rouges et jaunes;
bientôt après, le grand chef, accompagné de l'interprète sa tête nue laissait flotter ses cheveux gris au vent; sa
et de plusieurs hommes armés de la'nces, vint-vers nous. peau était rouge. Il portait un carquois en peau de buffle,
Cet Indien portait le nom de Mangos Colorados ( les suspendu à ;~oudos par une courroie en cuir; sa main
bras rouges); il était le grand chef de tous les Apaclies. droite tenait un arc d'une longueur de six pieds il mon-

W ines d'argent de San Pedro.

tait un poney blanc de la meilleure. race meticaine. que cependant quelques sachems ne partageaient pas
Les Apaches qui l'accompagnaient se tenaient derrière sa confiance et qû il avait de la peine à les convaincre.
lui, à une distance respectueuse. · Il ajouta qu'il allait les faire venir pour les consulter
Après lé salut d'usâge, nous répétâmes à Mangos encore, nous promettant cependant tous ses efforts pour
Colorados que nos intentions n'étaient pas' hostiles, et nous laisser sortir sains et saufs.
que..nous attendions une autre caravane. Cette dernière Alors il ordonna à l'uri des Apaches de sa suite d'aller
déclaratiori parut l'impressionner; il nous assura que trouver les chefs, qui étaient au nombre de neuf. Arrivés
lui-même avait les meilleures dispositions' à notre égard, près de notre camp, ils formèrent un grand cercle pour
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P.
158 LE TOUR DU MONDE.
se consulter. Rien de plus étrange que de voir ces sau- tres objets; les femmes nous offraient, à leur tour, du
vages se parlant plutôt de l'œil que des lèvres. Les seuls pain de gomme.
mots qui sortaient de leur bouche n'étaient exprimés que Cependant les Apaches ne s'éloignaient pas. Nous
par quelques efforts gutturaux; du reste, ils paraissaientt demandàmes au grand chef Mangos Colorados qu'il don-
souvent prendre conseil du blanc qui leur servait d'inter- nât l'ordre de la retraite son hésitation nous prouva
prête, ce qui était pour nous de bon augure. qu'il fallait nous tenir sur nos gardes.
Chaque chef portait un costume particulier. Celui qui Une préoccupation paraissait les dominer. Ils jetaient
nous fut le plus hostile était presque nu il n'avait pour continuellement leurs yeux sur nos wagons couverts de
tout vêtement qu'une peau d'antilope autour des reins. toile ils supposaient sans doute que nous tenions pri-
Son corps, ses bras et ses jambes étaient chamarrés de sonnières les femmes tombées au pouvoir des soldats de
dessins représentant des serpents rouges et noirs. Il por- Janos. Nous crîtmes devoir les rassurer en découvrant
tait aux pieds des sandales; à son bras gauche pendait un nos wagons: par n'alheur ils y aperçment plusieurs
bouclier en cuir de bœuf, couvert, comme le corps, d'or- objets ramassés sur le champ de bataille, et la paix qui
nements rouges et noirs. Dans sa main droite était. une paraissait si bien établie eût été troublée si nous n'eus-
lance il avait un grand chapeau de paille à la mexi- sions restitué tous ces ob,jets.
caine. Nous ft~mes libres enfin de sortir la carabine au poing
Beaucoup de question~ nous furent adressées; on de ce lieu sa _magequi aurait pu être le théàtre d'un af-
voulait surtout savoir quel but nous avait attirés dans freux massac~e.
ces montagnes. Notre qualité d'Européens paraissait Arrivés dans les prairies, nous nous regardions les
nous être favorable; aussi nous firent-ils répéter à plu- uns les autres, comme étonnés d'avoir échappé à un si
sieurs reprises que notre pays était bien au delà du grand grand péril. Nousdécouvrimes à distance la grande ca-
lac salé, et que la curiosité seule nous avait conduits vers ravane qui avait été la cause de notre délivrance, et le
ces parages. soir nous l'atteignimes vers la source de Las Vacas nous
A chaque réponse, les chefs se consultaient. Après partageâmes avec elle notre second boeuf.
plusieurs heures qui nous parurent des jours, ils conclu-
rent la paix, à la condition que nous sortirions des mon- Nouvelleatta~ue. Noussommesprisonniers. Massacre.
Pitiéd'un chef. La Escoridida. Lesminesde San Pedro.
tagnes, sans chercher à y pénétrer plus avant. Cette Rencontred'émigrantsfrançais. Retour.
conditionexpresse nous pouvait indiquer que les mon-
tagnes renfermaient beaucoup de métaux précieux, car Nous arrivâmes à Janos sans accident. La population
les sauvages ont soin d'éloigner les blancs de tous les nous entoura de prévenances, et nous ne la quittâmes
gisements, sachant qu'ils y viennent en grand nombre pas sans regret.
quand ils les ont découverts. En quittant Janos, on entre dans une vaste prairie
Pendant les-longs pourparlers qui précédèrent le traité remplie de mescluites. A peine éloignée de trois kilo-
de, paix, les autres Indiens s'étaient insensiblement ap- mètres du presidio de Janos, notre caravane se débanda,
prochés, et bientôt nous fûmes entourés de tous côtés. et nous marchâmes dispersés, étant sans méfiance. Tout
Nous pîtmes alors les observer. Les femmes et les jeunes à coup, les mêmes Apaches qui nous avaient attaqués aux
filles étaient à cheval; elles portaient comme les hommes mines de cuivre, débouchent à l'improviste dans toutes
la lance et le bouclier de cuir. les directions et enveloppent nos différents groupes dans
Nous crûmes prudent de donner quelque forme à les parties touffues des mesquites. En un instant, nous
notre traité de paix. Nous le rédigeâmes en anglais et en sommes tous désarmés, dépouillés de tous nos vêtements
espagnol, et nous le donnâmes à l'interprète, pour (¡¡l'il et garrottés.
le traduisit aux Indiens en les invitant à le sanctionner Un seul de nos compagnons avait encore ses vêteillents
par une marque quelconque un double fut signé par et ses armes. Il se nommait Édouard Dawis, de New-
nous et échangé. York, je crois excellent chasseur dont l'adresse'ne nous
La paix définitivement conclue, je devins un sujet par- laissait jamais manquer de viande fraiche. Un pistolet à
ticulier de curiosité pour les Apaches. Leurs sentinelles, chaque main, il parlementait avec un des chefs apaches;
qui avaient examiné tous nos mouvements pendant notre sommé par ce chef de rendre ses armes, il ne répond
séjour dans ces montagnes, m'avaient vu dessiner, et il qu'en dirigeant un pistolet sur lui; le coup rate; il tire le
fallut leur montrer mon album. Le papier excitait surtout second pistolet qúi rate également. Le pauvre jeune
leur étonnement. Plusieurs chefs l'examinaient, le retour- homme n'avait pas vu derrière lui quatre Apaches à che-
naient et paraissaient le convoiter. La pensée me vint val qui le percèrent de quatre coups de lance ce fut le
d'en offrir une feuille ~,ichaque chef; ils l'acceptèrent en signal du massacre. Nous n'avions plus d'autre perspec-
manifestant une grande satisfaction, mais aussitôt tous tive que la mort, ou plutôt les tortures.
les Apaches, femmes et enfants, m'entourèrent en me Les Indiens n'aiment pas à donner une mort immé-
demandant aussi dit papier j'en distribuai ainsi cinq diate. Pour eux, la torture complète la joie de la vic-
cents feuilles, ce qui me démontra que nous étions en- toire, et, de tous les Indiens du Mexique, les Apaches
tourés de cinq cents Apaches. sont les plus cruels. Pendant le supplice, de plusieurs de
Nous leur donnâmes de la viande, du sucre et d'au- nos C?Illpagnons, percés de couteaux, de lances et de
LE TOUR DU MONDE. 159
flèches, ils dansaient autour J'eux, au son d'une espèce pillage des wagons où ils avaient trouvé une assez
de tambourin et poussaient des hurlements de bêtes sau- grande quantité d'eau-de-vie, gisaient épars au milieu
vages. Enfin, lorsqu'ils voyaient que la vie allait les du sang de leurs victimes. Ceux d'entre nous qui vivaient
abandonner, ils saisissaient leur chevelure par le som- encore étaient réservés, sans doute, pour les tortures du
met de la tète qu'ils scalpaient. lendemain.
Il était nuit; le camp n'était plus éclairé que par La Providence nous sauva. Un des chefs, d'une struc-
quelques feux qui jetaient une dernière lueur. Les In- ture remarquable, et d'une physionomie bienveillante,
diens, plongés dans une profonde ivresse, à la suite du avait eu assez de puissance sur lni- même pour ne point

Aloès-agave. lliescal. Melo cactus. Cactus organos,


VÉGÉTATION DANS LE CAÑON DE LA CAL.

boire d'eau-de-vie. Quand il s'aperçut que tous les Apa- ment et se sauvaient dans toutes les directions, sans
ches étaient plongés dans l'ivresse, il vint à nous, coupa trop savoir où ils allaient. Il était difficile, à cause de
les liens qui nous tenaient garrottés, et nous distribua les l'obscurité de la nuit, de s'orienter au milieu de cette
vêtements qu'il put trouver, en nous faisant signe de prairie de mesquites qui ralentissaient encore la marche.
quitter le camp au plus vite. Huit hommes, à ma connaissance, sur les trente-trois
Le lecteur doit supposer quel empressement nous qui composaient la caravane, furent sauvés.
mîmes à suivre ce conseil génél'8ux. L'un fuyait n'ayant Nous nous dirigeâmes vers le sud-est, c'est à-dire dans
qu'une chemise sur le dos; un autre portait un paletot la chaine de montagnes de la Escondida, où le plomb
d'autres D'avaient pris le temps de saisir aucun vête- argentifère abonde. Une seule de ces mines est encore
160 LE TOUR DU MONDE.

exploitée; c'est celle de San Pedro. On y compte environ rendre à sa destination. La culture de la vigne y est flo-
trois cents ouvriers mineurs: Leur existence est assez rissante.
dur.e, et leur travail si pénible (voy. p. 156) n'a pu jus- La rive droite de la ville de Passo est mexicaine, la
qu'à ce jôur, recev9ir aucune des simplifications intro- rive gauche américaine. Le caractère de chacune des
duites par la science dans les pays civilisés, malgré le deux nations s'y témoigne par un contraste cai-actériÉtl--
talent des ingénieurs qui sortent de l'école des mines que. Noncha:.ance sur la rive- droite, aspéct d'une four-
dé Mesico.- La crainte parait avoir :retenu jusqu'à ce milière en tn.vail sur la rive gauche.
jour' les ingénieu'rs loin de ces vastes déserts qui offri- Après avoir exploré toutes les ressources dû pays, nous
raient un champ si favorable à leur talent et à leur activité. résolÙmes de le quitter pour retourner dans la capitale.
Les mines de San Pedro sont situées à l'extrémité sud J'abrége le récit de nos étapes.
de la sierra de la Escondida séparée par une passe de la A peu de distance de Corralitos nous rencontràmes
sierra de Captilin. cinq émigrants à pied, trainant à bras une petite voiture
C'est à travers cette passe qu'il faut marcher pour se' qui contenait leurs provisions. Cette étrange manière de
rendre à la ville du Passo del Norte, située sur les bords voyager dans un pays si vaste et si dangereux nous sur-
de la rivière du même nom. A l'époque de mon voyage prit beaucoup. Quels pouvaient être ces malheureux?
elle comptait quatre mille âmes. Mais depuis, la popu- Notre étonnement fut plus grand encore quand nous vi-
lation a beaucoup augmenté à cause de l'émigration ca- mes qu'ils étaient tous Français. Le chef de cette petite
lifornienne qui doit nécessairement la traverser pour se caravane était un avocat de Lyon, que des poursuites

Picatcho des Nimbres frontière commune des États-Unis et du Mexique.

pour délit politique avaient contraint de chercher une En nous quittant, ils se dirigèrent vers le nord-ouest;
nouvelle patrie. Il avait préféré la vie aventureuse du nous poursuivimes vers le sud.
chercheur d'or à la vie paisible de l'agriculteur. Il possé- Je n'ai qu'un fait à signaler dans cette dernière partie
dait une ferme dans l'État de l'Ohio. Le second, égale- de mon voyage; il me parait caractéristique. J'admirais
m3nt de Lyon, était fils d'un -marchand de vins. Le des troupeaux de superbes' bêtes à cornes, et souvent
troisième avait été militaire, Je ne sais rien des deux je ne pouvais me procurer une tasse de lait et un peu de
autres. Ces cinq hommes, quand ils s'étaient mis en route, beurre qu'avec heaucoup de peine, même dans une ha-
avaient un une pour traiuer leur petite voiture mais l'a- cienda comptant des centaines de vaches. Je m'informai
nimal leur avait été volé pendant la nuit entre Santa Fé, de la cause, et je dus conclure d'explications données
dans le Nouveau-Mexique, et le Passo del Norte. Ils n'en çà et là avec un peu de honte, qu'il ne fallait attribuer
continuaient pas moins leur course en s'attelant tour à cette-hrivation volontaire de deux aliments si sains et si
tour au petit véhicule. Ils avaient déjà fait ainsi plusieurs précieux qu'à la paresse et-à.l'indifférence des habitants.
centaines de lieues, et devaient en faire encore autant Vers la fin de décembre, nous campions à Nombre
avant d'ar_river au but de leurs désirs, la Californie. Nous de Dios, à l'eudroit mêmeOlt, six mois aupàravant, nous
pouvions à peine nous expliquer leur courage ou leur avions assisté à un double meurtre et où l'agresseur avait
imprévoyance: ils marchaient sans aucune arme dans été inhumé. Le lendemain nous _étions rentrés dans -la
une contrée olt il faut à tous moments se tenir en garde ville de Chihuahua..
contre les animaux, les reptilès et les sauvages. I,'tONDÉ.
LE TOUR DU MONDE. 161

Porte San Antonio à Mexico. Dessin de Sabatier d'après 11T.Leveirière,

ASCENSION AU MONT POPOCATEPETL


( IIE\IQLE)

PAR M. JULES LAVEIRIÈRE,

1857. TEXTE ET DESSINS INEDITS',

L'épart de Mexico. Le plateau de Tenochtitlan.

Notre petite troupe quitta Mexico, le 17 janvier 1857, se profiler sur l'horizon les deux hautes montagnes que
à neuf heures et demie du matin, par une journée res- nous devions explorer. Comparées à celles qui les entou-
plendismnte. Malgré la sécheresse continue des mois rent et qui ont l'air de taupinières coiffées de leur bril-
précédents, la grande chaussée, qui mène de Mexico au lant casque blanc, elles semblaient nous défier d'avance.
Penon Viejo en ligne directe, était submergée par le lac L'imagination frappée des impressions qu'avaient
de Tezcuco. Cette circonstance nous obligea à faire un éprouvées nos prédécesseurs, s'exagérait les difficultés
détour assez considérable. à vaincre, et les doutes de toute sorte me préoccupaient
En sortant par la barrière de Sn~aAnto~tio, on voyait pendant que nos chevaux trottaient avec ardeur.
1. La commissionscientifiqueenvoyée au Popocatepetlet à michrast, naturaliste collecteur, et MM.Salazaret Ochoa, élè-
l'Iztaccihuatlpar le ministre ManuelSiliceo,au moisde janvier ves de l'école nationale d'agriculture et de l'école de méde-
18~7,était réduiteà deux membresau momentde l'expédition cine.
MM.A. Sountag, chargé des études géodésiques, et J. Lavei- La commissionétait pourvue d'un personnelnombreuxet par-
rière, chargé de diriger l'ensembledes opérationset d'étudier faitementéquipé. Tous les instrumentsde précision avaientété
la statistique,ainsi que les ressourceséconomiquesdes contrées choisispar hI. Sountaglui-même,et rien de ce que la prévoyance
voisinesdu volcan.Onavaitadjoint à ces deux membresM.F. Su- peut conseillerpour ce genre d'expéditionn'avaitété omis.
IV. 8seL1Y, Il
162 LE TOUR DU MONDE.
Mais ces réflexions se dissipèrent à mesure que nous bleu du ciel, et la nudité de leurs flancs qu'aucun om-
avancions. Nous avions laissé à notre droite l'église de brage ui la moindre source ne viennent rafraichir, attes-
Churubusco, lieu célèbre dans les annales guerrières du tent leur or:gine volcanique.
Mexique, traversé Mexicultsingo, animé par les barques En longeant le versant ouest de ces montagnes, nous
indiennes qui vont et viennent sur le canal de Chalco, et eî~mesl'occasion de revoir, à cinq cents mètres environ de
dépassé htapalapan, autrefois cité puissante et populeuse, notre route, une agglomération de rochers déchiquetés
aujourd'hui bourg ruiné. Près de cet endroit, s'élève une que nous avions pris auparavant pour les ruines d'un
colline aride, où s'accomplissait, du temps des Aztèques, vieux caste:. Laissant nos gens suivre la grande route,
une cérémonie singulière. Tezozomoe raconte que le M. Sountag et moi nous allâmes reconnaitre cette curiosité
mont Iahualhincan avait un temple où les achcacautzins un peu fantastique. Trois énormes blocs de basalte brun
(chefs de quartier de Mexico) venaient déposer une of- rougeâtre, fichés, comme des pieux, sur une légère élé-
frande dont les rites des autres peuples ne présentent vation, furent tout ce que nous trouvàmes. L'un d'eux,
aucun exemple, que je sache. Cette offrande consistait en fendu de haut en bas, comme s'il avait reçu un coup de
petits papiers, nommés r,ccn.~lznmntl,dans lesquels on hache de la main d'un géant, semblait avoir été particu-
enfermait la crasse recueillie au moyen d'un soigneux lièrement maltraité par la foudre. Tout autour, le sol
grattage sur la figure des veuves inconsolables, qui, en était couvert d'éclats de pierres de la même origine que
signe de deuil, devaient rester quatre-vingts jours sans les rochers. et provenant sans doute de la désagrégation
se laver. de ces derniers. Comment expliquer, à un kilomètre de
Mais ce qui faisait, avant l'arrivée des Espagnols, la partie la plus l'approchée de la montagne, la présence
l'orgueil d'Ixtapalapan, cité de quinze mille maisons sui- isolée de ces énormes masses dont les unes sont perpen-
vant Cortez, c'étaient ses,jardins, célèbres dans toute la dinùaires, les autres légèrement inclinées? Les zones de
terre des Aztèques. Traversés par un canal navigable nuances diverses qui constituent leur épaisseur sont pa-
communiquant avec le lac de Tezcuco, ils étaient divisés rallèles entre elles, mais sont perpendiculaires par rap-
en compartiments garnis d'élégants treillages sur les- port au sol. Tout en indiquant que des fusions volcani-
quels s'étalaient des plantes grimpantes, des arbrisseaux ques successives les ont créées à leur berceau, elles
aromatiques aux fleurs éclatantes et embaumées, aux montrent qu'elles en ont été arrachées violemment par
fruits délicieux. Les bords du bassin étaient ornés de uue force inconnue, pour venir s'Implanter en terre dans
curieuses sculptures, et de larges degrés conduisaient une position diamétralement contraire. Peut-être le peu
jusqu'au niveau de l'eau qui, s'épenchant en chenaux de distance de quelque vieux cratère pourrait expliquer
d'arrosage ou en fontaines murmurantes, entretenait la force violente d'expulsion. Arrachés ou emportés par
une fraicheur perpétuelle dans l'atmosphère de ces"lieux. elle, ces longs blocs seront venus tomber à la surface du
A cette époque, quels étaient en Europe les étàblisse- grand lac qui couvrait jadis le bassin de Tenochtitlan, et
ments consacrés à l'horticulture?. Hélas une généra- ils auront traversé les eaux comme une flèche pour aller
tion avait à peine succédé à celle de Cortez, que ces lieux s'envaser dans le sol mou et limoneux qui leur servait
si beaux naguère étaient méconnaissables. Ixtapalapan, de lit.
ses édifices, ses jardins étaient abandonnés; les eaux, 12. Souritag prit quelques angles au compas et alla re-
en se retirant du plateau, déboisé par les conquistadores, joindre le gros de la troupe, qui avait pris les devants.
n'ont laissé à leur place que des effloresceI).cessalines; Pour moi, je voulus voir d'un peu plus près les monta-
d'immondes reptiles et des oiseaux de proie ont établi gnes de Santa Maria et Santa Marta, non loin desquelles
leurs repaires au milieu des ruines qui furent les palais nous avions passé si souvent, et dont le pied me paraissait
des rois. cultivé. Je partis seul, et bientôt je me trouvai engagé sur
C'est là que la misérable population dit bourg vient une pente pierreuse, coupée en tous sens par des murs
chercher du travail. Des hommes, des femmes, des en- de soutènement en pierre sèche. Ces murs, de peu d'élé-
fants s'en vont chaquè jour ramasser le tequesquite (car- vation, et l'inclinaison encore légère du sol, n'attirèrent
bonade de soude) qu'ils vont porter à Mexico, où l'on en pas beaucoup mon attention d'abord. La terre, en cet en-
consomme énormément. Le commerce du tequesquite droit, est divisée en champs de grandeur moyenne, que l'on
donne lieu à une industrie dont j'aurai l'occasion de re- peut encore gratter avec l'araire du pays. Des chaumes
parler, et qui est remarquable à force d'être ingénieuse d'orge m'indiquèrent la seule culture que les habitants
et simple. y pratiquassent. Mais à mesure que j'avançais, la pente
Notre petite caravane traversa cette plaine en plein devenait plus roide, le terrain plus pierrew et les murs
midi hommes et bêtes étaient excédés de chaleur; des plus difficiles à escalader. Au lieu d'orge, il y avait là de
nuages de poussière âcre et le rayonnement des cristaux nombreux pieds de magueys qui, par la vigueur et la
de sel fatiguaient les yeux et les poumons. On atteignit couleur foncée de leur feuilles charnues, attestaient à
enfin le groupe de montagnes qui s'étend, comme un îlot, quel point les circonstances naturelles du lieu favorisaient
depuis San Nicolas jusqn'en face de Santa Marta. Cha- leur végétation. L'absence d'eau potable, depuis Ixtapa-
que montagne porte le nom d'un saint ou d'une sainte lapan jusqu'à Chalco, rend ici le pulque doublement pré-
Santa Cruz, Santa Maria, Santa Marta, San Yago, etc. cieux et d'une vente facile. Sa production est deve-
Leurs lignes sombres se découpant nettement sur le nue pour les villages qui sont parsemés sur la lisière
LE TOUR DU MONDE. 163
de ces montagnes, une source de bien-être qui s'accroit veillance, et avaient su, en m'ouvrant leurs archives,
par l'industrie qu'ils déploient dans l'entretien de leurs faciliter mes recherches.
magueyales. Le 19, de bonne heure, malgré le temps perdu à char-
Cependant, la marche était de plus en plus difficile à ger les mules nous étions en route pour Amecameca.
travers cette forêt de lames aiguës comme des poignards; De Chalco à Tlalmanalco, la route vous promène à
les murs qui me barraient le chemin devenaient de plus travers des champs de culture admirables. La terre,
en plus nombreux, et mon courageux petit cheval, impa- légèrement en pente, est arrosée par des cours d'eau
tienté par des obstacles toujours renaissants, ne pouvant liwîche et limpide. Cette eau peut se répartir avec fa-
plus, à cause de la pente, prendre l'élan nécessaire pour cilité partout oit il est nécessaire. Le sol parait être un
enjamber ces amas de pierres, je fus obligé de mettre mélange d'alluvions anciennes un peu compactes et de
pied à terre. Nous errâmes ainsi, l'un et l'autre, pèndant sable provenant des localités supérieures; devenu fria-
une heure, montant toujours, rùtis par le soleil dont les ble, il a toutes les qualités d'un terrain ai~gilo-siliceux à
rayons, réfractés par une terre rousse et empierrée, sa surface et peut se prêter aux cultures les plus va-
avaient une force double. A la fin, une éclaircie se mon- riées. Mais le système d'administration des haciendas,
tra et me guida vers une rampe qui conduisait sur le dos ainsi que la demande des marchés, ne permettent pas
de la montagne, formant nn plateau irrégulier. Du haut une agriculture compliquée. On se borne à produire le
du plateau, j'aperçus le cratère d'Ayotla, qui me servit maïs national et le froment dont la venue et la vente
de mire et vers lequel je me dirigeai aussitôt. sont assurées. Quant aux bestiaux, c'est un accessoire
Sur ce plateau onduleux, la nature avait pris un aspect dont on ne se préoccupe guère. On les envoie se pro-
bien différent. A droite, la vue se perdait dans des val- lnener sur les chaumes, et, soir et matin, on leur four-
lons formés par les flancs de la montagne. Des plantes nit un petit supplément de cannes sèches de maïs.
odoriférantes et des pâturagEs fortement aromatiques en Aussi le boeuf mexicain est-il un modèle de sobriété;
tapissaient la surface. A gauche, le grand lac de Texcoco; élevé à la dure école du besoin, il se nourrit comme il
derrière moi, les murs blancs et les rochers de Mexico: peut, sans murmurer, se contente de travailler le moins
en face, le cône elliptique d'Ayotla. L'air tiède était im- possible, et se venge en laissant, pour héritage, une
prégné de senteurs, et,la lumière, rendue difluse par les viande détestable.
vapeurs et par l'ombre qui jaillit des vallons étroits et A une lieue et demie de Chalco se présente une côte
profonds, communiquait au paysage une douceur inac- qui passe près de la belle manufacture de Miraflores.
coutumée. C'est une filature de coton appartenant à 14T1\I.Martinez
Mais le soleil commençait à baisser. Les détours qu'il del Rio. De grands capitaux, beaucoup de persévérance
me fallait faire afin de remonter un torrent ou traverser et (intelligence ont été employés pour affermir cet éta-
un pli de terrain allongeaient considérablement la route. blissement, qui occupe plusieurs centaines d'ouvriers in-
Le petit vallon d'Ayotla, que je croyais toucher, semblait digènes, dont quelques-uns sont devenus très-habiles.
s'éloigner à mesure que j'avançais. Craignant de m'éga- Plus haut, ressemblant de loin à une ville fortifiée, se
rer en m'engageant trop avant dans un labyrinthe de dé- voit Tlalmanalco, avec son église moderne très-insigni-
filés, j'obliquai brusquement à gauche, et je rejoignis la fiante, flanquée de ruines très-remarquable. Ces ruines
route à l'endroit où elle touche le pied du volcan. Une sont les restes d'un couvent de franciscains, dont la con-
demi-heure après, je trouvais mes compagnons arrêtés struction commença peu de temps après la conquête.
à San Isidro, un peu avant Ayotla, où nous arrivions à la Pour des raisons que je n'ai pu découvrir', le monument
tombée de la nuit. Mon intention était d'y coucher, car ne s'éleva pas au-dessus des premières arcades, et on le
nos mules de charge étaient fatiguées. Malheureusement laissa là. C'est un malheur pour l'art architectural, car
Ayotla donnait ce jour-là l'hospitalité à quelques centai- on peut j uger de ce qu'aurait été le monument par le peu
nes de soldats qui avaient envahi toute la ville et même qu'on en voit.
l'hacienda d'Istapalucan, située à une lieue plus loin. Qu'on s'imagine trois cintres d'une hauteur d'environ
Cette circonstance nous obligea de pousser jusqu'à Chalco, huit mètres, séparés l'un de l'autre par des pleins recou-
où nous entrions à neuf heures du soir. verts d'une infinité d'arabesques, de figurines et de feuil-
Le lendemain étant un dimanche, nous céléhrâmes le lage en bosse. La pierre, d'une belle couleur rouge som-
jour du Seigneur par un repos plein de béatitude. J'em- bre, paraît avoir été moulée sur des creux faits à loisir et
ployai cette journée à parcourir toute la ville pour trou- retouchés au ciseau, tant il y a de netteté dans les con-
ver quelques mules supplémentaires, car les nôtres, avec tours. On ne rencontre point de surcharge de mauvais
leurs charges, qui étaient excessives, n'auraient pu voya- 1 Les ornements sont distribués avec cette science
,~oiit.
ger par des chemins qui allaient être montueux. Après particulière à la Renaissance, qui ne sacrifiait point les
beaucoup de pourparlers et d'hésitation, un arriero, qui grandes lignes aux détails et qui, pourtant, donnait pour
retournait à vide pour aller chercher de la glace, daigna, ainsi dire UJlevaleur à chaque pierre. Les arceaux n'ont
moyennant finances, nous prêter ses maigres hêt6s de point cette forme écrasée et ces proportions disgracieuses
somme. Rassuré de ce côté, je pus rendre visite au sous- que l'on remarque souvent dans les portiques des cou-
préfet, ainsi qu'à son secrétaire, qui, pendant une excur- vents au Mexique. Ils sont allongés et bordés de cordons
sion précédente, m'awient témoigné beaucoup de bien- saillants d'une ciselure élégante.
164 LE TOUR DU MONDE.

Je regrette de ne pouvoir donner une description placés assez près pour savoir à quoi s'en tenir sur des
plus exacte de cet échantillon précieux d'architecture prétentions plus que problématiques, faisaient des gor-
américaine. Mon désir eût été d'en faire faire un dessin ges chaudes à. propos de plusieurs personnes qui s'en
mais personne parmi nous n'était capable de reproduire allaient de par le Illonde, racontant des impressions ima-
correctement d'aussi grandes beautés, représentant la ginaires. Voulant éviter à une commission envoyée aux
fantaisie mauresque encadrée dans les proportions ma- frais du gouvernement jusdu'au.r- apparences du ridicule,
jestueuses de l'art de la Renaissance. Si le peu que j'en je pris le parti de réclamer un témoin, et son témoi-
dis invitait les artistes à le visiter, mon but s3rait ,,nage donna lieu à un certificat que je transcrirai plus
atteint. tard.
L'église, amas de pierres empâté dans du badigeon,
faisait à côté de ces ruines si brillantes malgré les in- Du pied du montà la limitedes neiges.
jures des siècles, une si piteuse mine, le ton criard de
ces murs Llauchis à la chaux vous éblouissait tellement Le lendem&jn, 20 janvier, dix-huit peons, deux guides
la vue, que nous n'eÙmes pas le courage de la visiter. et le personnel de la commission étaient rassemblés de
En conséquence, on remonta à cheval, pour prendre bonne heure sur la place d'Amecameca. Je courus pren-
le chemin de traverse qui mène directement à Ameca- dre congé de M. Pablo Perez, qui regrettait beaucoup
meca. de ne pas venir avec nous, mais qui étant retenu chcz lui
Il faisait encore jour au moment de notre entrée à par ses fonctions de juez conciliador et par le mauvais
Amecameca. Mon premier soin, après avoir cherché un état de sa santé. Son frère, D. Saturnino était prêt, nous
-logement pour passer la nuit, fut de me présenter chez sortimes de la, ville, non pas la bannière déployée, mais
M: Pablo Perez, très-connu dans le pays par son expé- avec l'agréable assurance que nous atteindrions notre but.
rien'ce- sur les choses du Popocatepetl. Je trouvai- chez Nos peons étaient presque tous des ouvriers employés
lui un accueil un. pelÍ froid d'abord, mais quand je lui à l'extraction du soilfre dans le cratère. En tête se distin-
eus dit l'objet de ma mission, il devint plus communi- guaient deux Indiens de pure race chichimèque, grands
catif et voulut même m'aider, non-seulement de ses gaillards coulés dans le bronze, capables de marcher par
conseils, mais encore d'un appui plus efficace. L'un de monts et par vaux, jour et nuit, comme le Juif errant.
ses frères, D. Saturnino Perez, jeune homme d'une C'étaient les frères Teyes, le sombre et grave Vicente,
grande intrépidité et familiarisé avec tout ce qui a rap- et Guadalupe, dont la bouche, toujours ouverte par un
port avec les montagnes, où son humeur un peu aventu- sourire, montrait deux rangées d'incisives dont la taille et
reuse et sa passion pour la chasse l'entraînent soüvent, l'éclat m'inspiraient quelque inquiétude. C'étaient d'an-
fut chargé de nous accompagner. En outre; on nous ciens compagnons de D. Pablo Perez pendant un séjour
procura deux guides, Angel Bastillo et Francisco Aqui- de plusieurs mois au fond du volcan il avait su leur in-
lar, dont l'un devait prendre le commandement de la spirer un dévouement aveugle et à toute épreuve; c'est
brigade de peons qui venait avec nous sur le volcan, pour cela du'il nous les avait donnés.
tandis due l'autre resterait en bas pour garder l'équi- D. Saturnino voulant nous présenter à son frère, pro-
page de la commission, et pour organiser les envois priétaire de l'hacienda de Tomacoco, à travers laquelle
supplémentaires d'instruments ou de provisions dont nous devions passer, je fis prendre les devants au gros de
nous pourrions avoir besoin. Ces deux hommes engagés, la troupe.
M. Perez eut l'obligaauce de les envoyer de tous côtés Tomacoco est une petite hacienda située au milieu d'un
recruter des peons rompus aux ascensions et capables des plus beaux paysages que je connaisse. D'un côté, la
de transporter, sans les exposer, les instruments dont plaine d'Alnecameca encadrée par des monticules boisés,
M. Sountag pensait se servir, entre autres un instrument de l'autre, le volcan et la sierra, dont les cimes blanches
universel qui, avec ses accessoires, pesait près de quatre semblent sortir, par l'effet de la perspective, du milieu
arrobes: Il nous fallait aussi une poulie, chose plns dif- même d'une immense forêt de pins. Un ruisseau descend
ficile à rencontrer. On en trouva une que nous.eûmes bruyamment de la montagne et sert à irriguer les terres
beaucoup de peine à nous faire prêter. Tous ces prépa- de l'hacienda et à faire tourner une roue de moulin. Son
ratifs employèrent le reste de la soirée mais, grâce au propriétaire, S. D. Jose Maria Perez, vieillard âgé de
concours actif de D. Pablo Perez, ils étaient aussi com- soixante et onze ans, mais d'une vigueur et d'une activité
plets que possible, et j'eus assez de temps pour aller rares à cet âge, nous reçut patriarcalement. J'aurai
saluer M. Sayago alcade d'Amecameca, qui voulut l'occasion de reparler ailleurs de cet excellent homme
bien, à ma demande, engager M. Saturnino Perez à de- et de son domaine. Nous le quittâmes après nous être ar-
venir le témoin officiel de l'exploration que nous allions rêtés chez lui deux heures environ, pour entrer dans la
tenter, afin 'qu'au retour, il puisse m'accorder l'attesta- montagne qui commence presque à la porte de To-
tion écrite dont je croyais avoir besoin. Une pareille macoco.
précaution me semblait d'autant plus prudente que, Nous suivimes la route qui mène d'Amecameca à
depuis quelque temps, diverses expéditions dont le ré- Puebla. Si cette route est pittoresque, elle est excessive-
sultat était douteux, avaient jeté du discrédit sur les ment fatigante à cause des pentes rapides par lesquelles
ascensions du Popocatepetl. Les gens d'Amecameca, il faut absolument passer. Elle ne consiste guère qu'en
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166 LE TOUR DU MONDE.
sentiers capricieux, profondément taillés dans le sol et se la plus bauto sommité de l'Europe. Ce mont a rarement,
dirigeant à l'aventure sous les arbres de la forêt. Tantôt pendant le siècle actuel, donné signe de son origine
elle borde un précipice. au fond duquel on entend le cla- volcanique, st la montagne qui fume a presque perdu
potement d'un torrent qui court sous les buissons; tantôt son titre à cette appellation. Mais à l'époque de la con-
elle se jette à travers le flanc de la montagne. Ces zig- quête il était souvent en activité, et il déploya surtout
zags, pour la plupart, sont formés par les troncs abattus ses fureurs dans le temps que les Espagnols étaient à
que les bœufs traînent jusqu'au point où ils peuvent être Tlascala, ce qui fut considéré comme un sinistre pré-
chargés sur les trains. A force de passer sur les mêmes sage pour les peuples de l'Anahuac. Sa cime, façonnée
lignes, les troncs rabotent le sol et creusent des c!iemius en cône régulier par les dépôts des éruptions successives,
qui s'approfondissent ensuite sous l'influence des pluies. affectait la brme ordinaire des montagnes volcaniques,
Partout la végétation était admirable de vigueur. Les lorsqu'elle n'est point altérée par l'affaissement intéiieur
senteurs fortifiantes des pins innombrables étaient adou- du cratère. S'élevant dans la région des nuages, avec
cies par un air frais'et vif. Comme région forestière, il est son enveloppe de neiges éternelles, on l'apercevait au
difficile de rencontrer des localités plus riches pour l'ex- loin de tous les points des vastes plaines de Mexico et
ploitation des bois. Malheureusement l'incurie qui pré- de Puebla; c'était le premier objet que saluât le soleil
side à l'abatage des arbres, l'absence de tout aménage- du matin, 1~;dernier sur lequel s'arrêtaient les rayons
ment font craindre que ces richesses ne s'épuisent dans du couchant. Cette cime se couronnait alors d'uné glo-
un temps plus ou moins rapproché. rieuse auréole dont l'éclat contrastait d'une manière
Nous montions, nous montions toujours. Sur certains frappante avec l'affreux chaos de laves et de scories im-
points, il fallait mettre pied à terre, car nos bêtes glis- médiatement au-dessous, et l'épais et sombre rideau de
saient et nous ne savions pas les retenir dans les endroits pins funéraires qui entouraient sa base.
rapides seul, D. Saturnino poursuivait son chemin sans Il Le mystère même et les terreurs qui planaient sur le
s'inquiéter des difficultés. Cloué sur une petite bête de Popocatepetl inspirèrent à quelques cavaliers espagnols,
peu d'apparence, il grimpait les plans les plus inclinés, bien dignes de rivaliser avec les héros de roman de leur
rendus glissants par les aiguilles des conifères, avec une pays, le désir de tenter l'ascension de cette montagne,
insouciance qui me faisait envie. Des échappées à travers tentative dont la mort devait être, au dire des naturels,
le feuillage nous montraient à chaque instant l'horizon le résultat inévitable. Cortez les encouragea dans ce
agrandi. Nos yeux pouvaient embrasser un panorama dessein, voulant montrer aux Indiens que rien n'était
qui comprenait jusqu'aux montagnes de Toluca légère- au-dessus de l'audace indomptable de ses compagnons.
ment estompées dans le lointain. En conséquence, Diégo Ortaz, un de ses capitaines, ac-
Nous croisâmes dans la journée la route que trois compagné de neuf Espagnols et de plusieurs Tlascalans
cent trente-huit ans auparavant avait suivie Cortez dans enhardis par leur exemple, entreprit l'ascension, qui
sa marche de Cholula sur Mexico, et je ne puis résister présenta plus de difficultés qu'on ne l'avait supposé.
au désir de reproduire la belle page que l'historien Pres- ccLa région inférieure de la montagne était couverte
cott a consacrée à cet épisode de la vie du Co~2quistaclor. par une épaisse forêt qui semblait souvent impénétrable.
« Les Espagnols défilèrent entre deux des plus hautes Cette futaie s'éclaircit cependant à mesure que l'on
montagnes de l'Amérique septentrionale, Popocatepetl, avançait, dégénérant peu à peu en une végétation ra-
« la montagne qui fume, » et Iztacciliuatl, ou ccla femme bougrie et de plus en plus rare, qui disparut entière-
blanche, r nom suggéré sans doute par l'éclatant man- ment lorsqu'on fut parvenu à une élévation d'un peu
teau de neige qui s'étend sur sa large surface acciden- plus de treize mille pieds. Les Indiens, qui avaient tenu
tée. Une superstition puérile des Indiens avait déifié ces bon jusque-là, effrayés par les bruits souterrains du
montagnes célèbres, et Iztaccihuatl était, à leurs yeux, volcan alors en travail, abandonnèrent tout à coup leurs
l'épouse de son voisin plus formidable. Une tradition d'un compagnons. La route escarpée que ceux-ci avaient main-
ordre plus élevé représentait le volcan du nord comme tenant à gr;~cir n'offrait qu'une noire surface de sable
le séjour des méchants chefs, qui, par les tortures qu'ils volcanique -itrifié et de lave, dont les fragments brisés,
éprouvaient dans leur prison de feu, occasionnaient ces affectant mille formes fantastiques, opposaient de conti-
effroyables mugissements et ces convulsions terribles nuels obstacles à leur progrès. Un énorme rocher, le
qui accompagnaient chaque éruption. C'était la fable pico clel Frai(e (le pic du Moine), qui avait cent cin-
classique de l'antiquité. Ces légendes superstitieuses quante pieds de hauteur perpendiculaire, et qu'on voyait
avaient environné cette montagne d'une mystérieuse distinctement du pied de la montagne, les obligea à
horreur, qui empêchait les naturels d'en tenter l'ascen- faire un grand détour. Ils arrivèrent bientôt aux limites
sion c'était, il est vrai, à ne considérer que les obsta- des neiges perpétuelles, où l'on avait peine à prendre
cles naturels, une entreprise qui présentait d'immenses pied sur la glace perfide, où un faux pas pouvait préci-
difficultés. piter nos audacieux voyageurs dans les abîmes béants
« Le grand volcan, c'est ainsi qu'on appelait le Popoca- autour d'eux. Pour surcroit d'embarras, la respiration
tepetl, s'élevait à la hauteur prodigieuse de 17 8512pieds devint si pénible dans ces régions aériennes, que chaque
au-dessus du niveau de la mer, c'est-à-dire à plus de effort était accompagné de donleurs aiguës dans la tête
2000 pieds au-dessus du « monarque des montagnes, 1> et dans les membres. Ils continuèrent néanmoins d'a-
LE TOUR DU MONDE. 167

vancer jusqu'aux approches du cratère, où d'épais tour- ont subi de si tristes changements, aujourd'hui que ces
billons de fumée, une pluie de cendres brûlantes et d'é- forêts majestueuses ont été abattues, et que la terre,
tincelles, vomis du sein enflammé du volcan, et chassés sans abri contre les ardeurs d'un soleil tropical, est en
sur la croupe de la montagne, faillirent les suffoquer en beaucoup d'endroits frappée de stérilité; aujourd'hui
même temps qu'ils les aveuglaient. C'était plus que leurs que les eaux se sont retirées, laissant autour d'elles une
corps, tout endurcis qu'ils étaient, ne pouvaient suppor- large plage aride et blanchie par les incrustations sali-
ter, et ils se virent à regret forcés d'abandonner leur nes, tandis que les villes et les hameaux qui animaient
périlleuse entreprise, au moment où ils touchaient au autrefois leurs bords sont tombés en ruine; aujourd'hui
but. Ils rapportèrent, comme trophées de leur expédi- que la désolation a mis son sceau sur ce riant paysage,
tion, quelques gros glaçons, produits assez curieux dans le voyageur ne peut les contempler sans un sentiment
ces régions tropicales, et leur succès, sans avoir été d'admiration et de ravissement'. r
complet, n'en suffit pas moins pour frapper les naturels Parmi les plantes que nos botanistes recueillirent sur
de stupeur, en leur faisant voir que. les obstacles les cette route, il y en a une à laquèlle le guide Augel attri-
plus formidables, les périls les plus mystérieux, n'é- buait une vertu singulière. Cette herbe, connue sous le
taient qu'un jeu pour les Espagnols. Ce trait, d'ailleurs, nom de ocosochitl (flor de pié de ocote), aurait, selon lui,
peint bien l'esprit aventureux des cavaliers de cette la propriété de faciliter la respiration quand on gravit le
époque, qui, non contents des dangers qui s'offraient volcan. On en remplit la calotte de son chapeau, et lors-
naturellement à eux, semblaient les rechercher pour le que l'oppression devient forte, on aspire l'ara mequ'elle
plaisir de les affronter. Une relation de l'ascension du répand et qui est d'autant plus fort qu'elle est plus sè-
Popocatepetl fut transmise à l'empereur Charles-Quint, che. L'époque de sa floraison a lieu en aoîit, septembre
et la famille d'Ortaz fut autorisée à porter, en mémoire et octobre, et l'endroit où nous l'avons trouvée en plus
de cet exploit, une montagne enflammée dans ses armes. grande abondance s'appelle Limonsuchitlan (mont ayant
« Au détour d'un angle de la sierra, les Espagnols dé- la forme de la fleur du limon).
couvrirent une perspective qui leur eut bientôt fait ou- Après trois heures de montée continuelle, le chemin
blier leurs fatigues de la veille. C'était la vallée de qui mène à Puebla descend dans un ravin dont il côtoie
Mexico, ou de Tenochtitlan comme l'appellent plus la rive droite pour aller enjamber la crête entre les monts
communément les naturels; mélange pittoresque d'eaux, Hielosochitl et Penacho, et prendre le versant oriental
de bois, de plaines cultivées, de cités étincelantes, de en passant par le rancho de Selagallinos. Nous quittâmes
'collines couvertes d'ombrages, qui se déroulaient à leurs ce chemin au fond du ravin même, et remontant sa rive
yeux comme un riche et brillant panorama. Les objets gauche, nous fûmes bientôt transportés sur une espèce
éloignés eux-mêmes ont, dans l'atmosphère raréfiée de de plateau dénudé d'arbres et couvert de zacate jauni. Le
ces hautes régions, une fraicheur de teintes et une net- ,sol était criblé de trous profonds creusés par les tusas,
teté de contours qui semblent anéantir la distance. E1 dans -lesquels les chevaux s'exposent à enfoncer le pied
leurs pieds s'étendaient au loin de nobles forêts de et à se faire des blessures dangereuses. Le plateau fut
chênes, de sycomores et de cèdres, puis, au delà, des néanmoins franchi sans accident, et lorsque nous parvin-.
champs dorés de maïs et de hauts aloès, entremêlés de mes à son extrémité, le volcan, dans toute sa crudité,
vergers et de jardins en fleurs car les fleurs, dont on nous salua de sa mine glaciale. Du point où nous étions,
faisait une si grande consommation dans les fêtes reli- situé sur la droite du mont Tonenepango, on voyait le
gieuses, -étaient encore plus abondantes dans cette vallée pico del Fraile, dont la base rocheuse se divisait en arêtes
populeuse que dans les autres parties de l'Anahuac. Au séparées par des précipices profonds et ressemblaient à
centre de cet immense bassin, on voyait les lacs, qui oc- ces racines noueuses au moyen desquelles les vieux chê-
cupaient à cette époque une portion beaucoup plus con- nes se cramponnent à la terre. ElllJs allaient toutes se
sidérable de sa surface leurs bords étaient parsemés de perdre dans la vallée d'Amecameca, encaissant dans leurs
nombreuses villes et de hameaux; enfin, au milieu du replis des ruisseaux alimentés par la fonte des neiges.
panorama, la belle cité de Mexico, avec ses blanches tours L'une d'elles, courte ethaute, venait s'appuyer surle mont
et ses temples pyramidaux, la a Venise des Aztèquès, » Tonenepango et formait la ligne de faite (séparation des
reposant, comme sa rivale, au sein des eaux. Au-dessus eaux) entre la vallée d'Amecaffieca et celle de Puebla. A
de tous ses monuments, se dressait le mont royal de sa base naissait un ravin qui contournait le mont Tla-
Chapoltepec, résidence des monarques méxicains, cou- macas et courait vers le nord-est. Nous le franchîmes,
ronné de ces mêmes massifs de gigantesques cyprès, qui et grimpant l'épaule escarpée du Tlamacas, nous eûmes
projettent encore aujourd'hui leurs larges ombres sur la bientôt la satisfaction d'entrevoir, parmi les pins, le petit
plaine. Dans le lointain, au delà des eaux bleues du lac, rancho du même nom gisant à nos pieds.
on apercevait, comme un point brillant, Tezcuco, la se- Malgré son exposition à l'est; le rancho de Tlamacas
conde capitale de l'empire et plus loin encore, la som- jouit d'une température assez rude. Les arbres y sont
bre ceinture. de porphyre qui servait de cadre au riche clair-semés, noueux et sans vigueur; leur tronc mince et
tableau de la vallée presque desséché s'abrite sous une enveloppe de mousse
« Telle était la vue magnifique qui frappa les yeux des
conquérants. Et aujourd'hui même encore, que ces lieux 1. W. Prescott,Hist. de la conquêtedit hlexique,liv. II!, eh. vii.
168 LE TOUR DU MONDI~.
barbue qui les défend du froid. Le sol est un sable fin, éloigner les loups, égayaient l'affreuse solitude. A quel-
sans consistance, de. couleur gris,'pâle, nourrissant avec ques pas de là, séparé à peine par une mince lisière de
peine quelques tôuffes éparses de gramen jaune à longs pins grèles, le pied calciné du volcan surmonté de son
tuyaux dessé¡:;hés. Une espèce de. chalet construit en dôme de neige, muet comme un sphinx, nous montrait
planches, et trois huttes misérables en retour d'équerre la tâche du lendemain.
sont les seules habitations qui-y restent. Le bâtiment qui Mettant lE'temps à profit, plusieurs instruments furent
abritaitlles.fournéaux à soùfre ,a été détruit par un in- immédiatement déballés, afin de les répartir entre les
cendie. Indiens qui devaient partir de bonne heure le jour sui-
Mais notre monde,. bien avant nous, donnait à vant. Notre majordome Arnold, qui se piquait d'ètre bon
la scène une animation qui_faisait contraste avec le si- cuisinier, se chargea de préparer les aliments et les pro-
lence sombre de la forêt,. Des. feux allumés devant et à visions nécessaires un séjour de vingt-quatre heures
l'intérieur des huttes, le hennissement des chevaux in- sur le sommet; des couvertures et des peaux de mouton
quiets-de leur provende, quelques coups de fusil pour furent également mises de côté, car nous avions le projet

Vue du mont Iztaccihuatl (la Femme blanche). -'Dessin de Sabatier d'aprcs AI. Laveirière,

de passer la nuit dans le cratère. Pendant que nous son- tions diverses, se hâta de se munir de bâtons ferrés, pa-
gions à nous coucher le plus tôt -p9~sll)le, afin de nous tins, lunettes, voiles, etc., et de monter à cheval. Le
fortifier contre les fatigues du lendemain, les Indiens froid était pénétrant; il se glissait à travers les tissus qui
chantaient et dansaient autour de leurs feux avec l'insou- nous recouvraient et venait nous glacer jusqu'à la moelle
ciance la plus parfaite: n'était déjà tard, et nous étions des os. Tout le monde était silencieux; c'est à peine si
encore berçés dans un demi-sommeil, que leurs éclats l'on échangeait quelques monosyllabes. Nos regards se
de rire nous réveillaient en sursant. fixaient avec .appréhension sur le colosse dont la cime
recevait alors les rayons roses du soleil levant.
Ascénsiondu pic. Au bout d'un quart d'heure, la lisière du bois fut
franchie, et nos bêtes piétinèrent dans le sable pro-
Il faisait petit jour, le 21 janvier, duand.tout le monde fond et mouvant qui suit immédiatement après. Notre
fut sur pied. Les Indiens étaient déjà en route sous la direction, toujours ascendante, allait d'abord droit con-
conduite des frères Teyes. Chacun de nous, agité d'émo- tre le -volcan, mais dévia sur la gauche pour remonter
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170 LE TOUR DU MONDE.
à l'origine d'un ravin connu sous le nom de barranca de seul qui fût chaussé comme moi, et il parvint le premier
Huiloac. Quoique placé au-dessous de la ligne de neige, au bord du cratère.
et devant recevoir par les pentes aboutissantes une grande Assis à l'abri des rochers de la Cruz, nos membres en-
quantité d'eau provenant des fontes, ce ravin ne repré- gotiizis par le froid du matin, recouvrèrent bientôt leurs
sentait, au point olt il fallut le franchi! qu'un lit informe mouvements sous l'influence du soleil. Pendant que nous
de sable sec et roulant. Peut-ètre les eaux sont-elles prenions qudques cordiaux, j'admirai cette magnifique
bues par ce sol altéré et filtrent -elles sous la surface vallée de PW3bla, où l'œil distinguait les villes, les vil-
jusqu'à une certaine distance, ou bien la température lages, toutes les inégalités du sol, comme sur une carte
froide de la saison, combattue pendant quelques heures en relief. La. nature y paraissait douée d'une animation
chaque jour, cristallise-t-elle l'eau qui s'égoutte de la qui contrastait avec l'aspect sévère de la haute muraille
ligne de neige avant qu'elle ait pu former un courant? de neige contre laquelle nous étions maintenant adossés.
De ces deux explications que je crois vraies l'une et A quelques pas au-dessous de la Cruz, des rochers rou-
l'autre, la dernière trouve sa confirmation à quelques geâtres ressemblant à de la fonte rouillée, montraient
mille pieds plus haut. leurs dos informes et à moitié ensablés. Ils étaient sy-
Au delà de la barranca de Huiloac, le sentier longeait métriquement rangés en demi-cercle, représentant assez
obliquement le versant nord du volcan, et se dirigeait bien le cirque où les sorcières de Macbeth doivent tenir
vers l'est. Le sable fatiguant nos pauvres chevaux, ils leur infernal sabbat. Le sable qui remplit les interstiées
n'avançaient que lentement, et pour eux chaque pas parait de la poudre à canon, et ce n'est pas sans appré-
était un effort pénible. Souvent il fallait s'arrèter pour hension que je vis tomber, en m'éveillant d'un court
les laisser souffler, car l'air était si piquant, le chemin sommeil, de l'amadou en feu sur cette poudrière factice.
si roide, qu'ils pouvaient à peine respirer. Toute trace Ces rêveries frivoles durent bientôt s'évanouir devant
de végétation avait disparu, hormis quelques fragments la réalité. Il était neuf heures du matin, et la partie la
de roche sur lesquels on voyait de larges taches, sem- plus ardue de notre tâche restait à faire. En consé~
blables à des ulcères, formées par des lichens jaunes et quence, sai~.issant mon long bâton ferré, je donnai le
bruns. Mais ce dernier signe de vie organique finit par signal du départ, et l'on se mit en marche.
rester en arrière, et comme pour nous dédommager de D. Saturnino se plaça en tête, et nous le suivions
cet abandon, la vallée de Puebla, baignée par le soleil, en dessinant un cordon derrière lui. Il marchait d'un
s'étala devant nos yeux émerveillés. pas cadencé, s'appuyant sur une branche légère coupée
Partis à cinq heures, il était sept heures et demie à quelque sa.pin de la forêt. Me trouvant immédiatement
quand nous atteignimes un pan de rochers perpendicu- derrière, j'essayai d'imiter sa démarche et de me régler
laires appelé Buaco. C'est un petit réduit, passablement sur lui. Tout mouvement désordonné occasionne, dans
abrité, où les Indiens transportant le soufre s'aq;ètent, ces circonstances une fatigue de plus et une perte
et se reposent. Des traces de feu prouvaient que des de force correspondante. En montant à pas égaux et
hommes avaient récemment passé par là. A peine fit-on lents, la respiration se poursuit régulièrement, et l'on
une courte halte. Les chevaux étaient couverts de sueur, avance d'une manière incroyable. Malgré la roideur de
haletants; le froid pouvait les saisir brusquement et les la pente, nous rejoignimes bientôt la zone recouverte de
rendre incapables de continuer. Il fallait donc avancer, glaçons qui précède la région des neiges. Nous ne nous
et la pente devenant un peu plus douce, nous atteignîmes étions pas retournés une seule fois pendant ce trajet et
en une heure la Cruz, petit promontoire surmonté d'une nous n'avions pas dit un mot.. Aussi fus-je surpris de ne
grande croix et situé non loin de la ligne des neiges. plus voir que M. Sountag et le majordome près de nous.
Tout le monde mit pied à terre, et les chevaux, confiés MM. Salazar et Ochoa étaient restés en arrière et se
à nos domestiques, retournèrent. à Tlamacas. Chacun trouvaient déjà tellement essoufflés qu'ils avaient dû s'as-
s'arrangea de son mieux pour la marche. Augel le seoir. On voyait le guide auprès d'eux, les exhortant
guide, s'enveloppa les pieds avec quelques chiffons, et sans doute à ne pas s'arrêter. Mais il les abandonna
le corps d'une capote de militaire en gros drap bleu. bientôt, et se mit à gambader et à gravir les parties les
M. Sountag et les élèves Salazar et Ochoa avaient at- plus escarpées en bondissant avec une légèreté et une
taché des patins à leurs bottes ordinaires et s'étaient agilité extraordinaires. Bientôt il fut près de nous, et
couverts le visage de voiles verts. Pour moi, je m'étais abandonnant en égoïstes nos jeunes compagnons à leur
contenté de me vêtir aussi légèrement que possible, sort, on reprit la marche, car le guide criait que le cra-
jugeant qu'une ascension pénible nous échaufferait de tère devait être abordé avant une heure de l'après-midi,
reste, et qu'il était inutile d'augmenter le poids de son moment où le vent cummence à se lever. Un Indien
corps par celui de gros vêtements. Ma chaussure con- parti le matin, armé d'une hache, avait été chargé d'en-
sistait en une s'impIe paire de bottes en caoutchouc, tailler la glace et la neige sur le trajet que nous avions à
qui laissaient aux pieds toute la liberté de leurs mouve- parcourir. Ces entailles que nous rencontrâmes alors,
ments. Je me méfiais des patins qui faussent l'aplomb et nous évitèrent les glissades et les chutes toujours péni-
embarrassent singulièrement. D. Saturnino entrainé bles, quand elles ne sont pas dangereuses. A l'aide de
par l'exemple de la majorité, voulut en faire l'expérience, ces échelons, la zone de glace fut bientôt dépassée, et
et ne tarda pas à les ôter. Le majordome Arnold était le nous pûmes enfin fouler la région des neiges éternelles.
LE TOUR DU MONDE. 171
Je sondai avec mon pic la profondeur de la couche, et bleu plombé, se peignait une angoisse qu'il cherchait à
je m'assurai qu'elle était peu considérable vers la lisière. surmonter courageusement; les paupières étaient bouf-
Chaque jour, pendant la saison sèche, la limite de neige fies et lourdes, et de l'écume se montrait aux commissu-
remonte vers le sommet. Au moment de notre ascension res des lèvres. Cet aspect m'effraya, car je craignais un
et màlgré la température, nous avons rencontré, de bas accident grave, et dans ce cas, que serions-nous devenus?
en haut, une zone de sable humide, de la glace peu nous qui étions presque sans force, à mille pieds du
épaisse et de la neige dont l'épaisseur allait toujours en sommet, à une distance quatre ou cinq fois plus grande
croissant. L'action du soleil qui se fait toujours sentir de la base du volcan. Dissimulant de mon mieux les
plus ou moins, sèche journellement une partie de l'hu- impressions que j'éprouvais, je hàtai notre marche au-
midité, liquéfie un peu de glace, et entame la neige qui, tant que possible, car des Indiens et quelque secours
en descendant, rencontre le bord supérieur de la zone des nous attendaient en haut. Enfin une odeur prononcée de
glaçons et se congèle aussitôt. De cette sorte la neige, se soufre nous avertit que nous étions près du cratère; après
retirant progressivement, fait monter peu à peu la zone quelques efforts la tète du guide nous apparut, comme
des glaçons et la zone humide, jusqu'à ce que la saison si elle sortait d'une boite à surprise, et sa vue, nous an-
pluvieuse, que sur ces hauteurs on pourrait appeler nei- nonçant que nous étions près du but, nous fortifia à un
geuse, enveloppe de nouveau le Popocatepetl de son tel point qu'il ne nous fallut que quelques minutes pour
manteau blanc, et prépare de la besogne à la saison sèche le rejoindre.
de l'année suivante. Il était une heure et demie de l'après-midi quand
Tout en faisant ces réflexions, notre marche se ralen- nous enjambâmes la balustrade de neige qui borde la
tissait peu à peu. D. Saturnino, qui était devant moi, lèvre du cratère. De la région neigeuse nous avions
conservait bravement son allure. Il paraissait même brusquement passé sur un plan incliné de sable chaud
monter d'un pas plus ferme. Mais, en se retournant, sa tourné vers le sud. Notre premier soin fut de nous étendre
figure pâle, ses lèvres bleuies, la contraction nerveuse tout du long pour nous délasser au soleil comme de vrais
de sa bouche et de ses narines dilatées montraient assez lazzarones. Par malheur, la réaction se fit bientôt sentir.
combien la respiration lui devenait pénible. Pour moi, Un petit vent dur et sec se levait, et les rayons du soleil
j'étais couvert de sueur et mes poumons semblaient. s'af- commençaient à devenir obliques. Notre peau, moite de
faisser, tant le mouvement d'inspiration était accéléré- sueur en arrivant, s'était séchée comme par enchante-
et court. La neige, dont la surface est toujours durcie à ment; elle se ridait et se gerçait à force de se contracter.
cette époque, offrait aux pieds un excellent appui, et Je crus que le moment était venu de nous réconforter, et
l'ascension y était incomparablement plus aisée que dans je fis distribuer les vivres que nos Indiens avaient ap-
le sable ou sur les glaçons; mais l'air était si délié, si portés. Nous avions pensé que des vins liquoreux, de
sec, si froid, que cet avantage était plus que compensé. l'eau-dè-vie, tout en excitant l'estomac, pourraient nous
Notre majordome, emporté par sa fougue et suivi du stimuler et nous aider à résister au froid qui nous enva-
guide Augel, était bien au-dessus de nous. A peine pou- hissait. Mais j'eus l'occasion de me détromper, car, sur
vait-on les apercevoir, et malgré la distance qui les sé- ces hauteurs, les alcools n'ont aucune action persistante,
parait de nous, on voyait qu'ils étaient bien loin encore et loin de vous fortifier, ils vous affaiblissent. Au mo-
du sommet. M. Sountag nous suivait de près, et comme ment où ils arrivent dans l'arrière-gorge et dans l'esto-
il commençait à se plaindre des douleurs de coeur, ce qui mac, ils brillent et calcine les tissus qu'ils baignent,
augmentait sa difficulté de respirer, nous l'attendimes mais n'exercent aucun effet au delà. Le majordome
D. Saturnino et moi. Quant aux élèves, dont le sort arrivé le premier de nous tous, s'était déjà livré à d'am-
m'inquiétait beaucoup, ils étaient hors de vue, et je ples libations, et loin d'avoir repris son activité natu-
croyais fermement qu'ayant abandonné l'entreprise, ils relle, il était couché, pâle et défait, incapable de dire un
étaient retournés au rancho de Tlamacas. mot et de nous servir. M. Sountag souffrait beaucoup de
Après avoir bien assujetti nos voiles autour de la figure, la poitrine et eut à peine la force de prendre quelque
afin de nous ménager entre le voile et la face une petite nourriture. Pour moi, j'étais très-faible aussi aux pre-
couche d'air artificiel, un peu plus chaud et charg~ mières gorgées de vin, je m'étais arrêté; au lieu d'é-
d'un peu d'acide carbonique, nous continuâmes notre teindre la soif ardente qui me dévorait, il ne faisait que
chemin en zigzag. Une mi~ute ou deux de repos tous les l'accroitre, Les aliments me répugnaient, je n'éprouvais
quarante ou cinquante pas, nous faisait un bien inex- pas le moindre appétit, quoique nous n'eussions rien
primable, car, moins la respiration était complète, plus pris qu'un peu de caf~~le matin avant de partir. Crai-
nous perdions nos forces. Le plus à plaindre de nous gnant de me laisser dominer par ces symptômes de fai-
trois était M. Sountag, affecté d'une hypertrophie du blesse, je me mis à manger de la neige, qui me rafrai-
coeur déjà ancienne, et sujet, en outre, à des palpitations. chit l'intérieur, et je pris quelques vêtements chauds
Il sentait son cœur augmenter de dimension à mesure pour réchauffer l'extérieur,
que nous nous élevions; ses poumons refoulés, ne fonc- Nos instants étaient précieux, car le temps se passait.
tionnaient qu'incomplétement; la circulation était de- M. Sountag avait à prendre plusieurs observations, et de
venue imparfaite. Sur sa figure, dont les couleurs natu- plus, nous avions l'intention de descendre au fond du
relles avaient disparu pour faire place à des teint.es d'un cratère. En conséquence, je fis déballer la corde de
172 LE TOUR DU MONDE.
chanvre et la poulie pour les porter sur la petite plate- qu'il fallut l'abandonner, car le majordonie était incapa-
forme où est fixé le cabestan. A la vue de notre corde, ble de m'aider, et M. Sountag se trouvait tellement
les indiens se récrièrent et déclarèrent qu'aucun d'eux affaibli qu'il renonça même à s'occuper du travail qui le
ne s'exposerait à descendre avec un fil aussi mince. concernait spécialement.
Toutes mes supplications n'aboutirent à rien, d'autant Très-mor:ifié de ces obstacles contre lesquels il n'y
plus qu'Augel, dont la témérité ne pouvait êtra mise en avait pas à lutter, je fis prendre les dispositions néces-
doute, se refusait d'une manière absolue à courir la pre- saires pour passer la nuit sur le bord du cratère, et je
mière chance. D. Saturnino, dont j'invoquai l'appui, se renvoyai tous les hommes inutiles, ne gardant que le
rangea aussi du côté des adversaires du projet, de sorte guide et trois Indiens. Je recommandai à ceux qui par-

Aloés maguey. Dessin de Rouyer.

taient de revenir le lendemain matin avec des vivres frais est situé au nord-nord-est du volcan. Dès qu'on y entre,
et des bouteilles d'eau. il présente l'aspect tel qu'il est reproduit dans notre des-
sin, page 173, qui est d'une grande fidélité. A droite, on
sur sesbords. Leverdu soleil
Lecratère. Nuit passée voit le pico Mayor dont le sommet s'élève, selon M. Soun-
et retour.
tag, à cent quarante-sept mètres au-dessus du point d'ob-
Pour utiliser le temps, je me mis à explorer, accompa- servation; gauclie, l'Espinago del Diablo est à peine
gné du guide, les parties accessibles du cratère. Le bord indiqué dans son prolongement inférieur, à cause de sa
du cratère par lequel nous avons pénétré dans l'intérieur, situation légèrement en arrière de l'observateur qui a,
LE TOUR DU MONDE. 173
devant soi, la lèvre dentelée du sud surmontant des as- sant entre les intervalles qui séparent les rochers, va
sises de rochers perpendictilaii-es. Tout autour, la neige ricocher de saillie en saillie pour s'ensevelir au fond de
fait une bordure blanche qui s'arrête brusquement sur les l'abime. Comme ce plan est exposé en plein midi, il n'y
points où la paroi devient verticale. Du côté de l'entrée du a pas de neige; mais son point de jonction avec le ver-
cratère qu'en l'honneur du ministre qui nous y a en- sant extérieur du volcan qui regarde le nord la neige
voyés, nous appellerons la brèche de Siliceo, descend avec apparait avec une épaisseur de quatre-vingts centimètres
un angle d'environ trente-cinq degrés un plan composé à un mètre dix centimètres, Elle représente, sur ce point,
de sables volcaniques sans consistance et de fragments de en dedans, une muraille verticale curieusement fouillée
roches. Ces matériaux sont retenus en partie par des ro- et historiée, tandis due du sommet de la muraille, au
chers de forme bizarre qui surplombent le gouffre et qui dehors, une surface unie et dùre s'incline doucement et
remplissent les fonctions d'un parapet demantelé. Cha- forme comme le collet d'un manteau gigantesque dont
qU3 pas que l'on fait dans ce sable, un simple coup de les plis enveloppent le volcan jusque vers la Bruz.
vent, suffisent pour le mettre en mouvement; il glisse sur J'avais de la peine à croire que l'on pût rencontrer
lui-même, entralne des pierres en même temps, et pas- des animaux dans des régions aussi élevées. Il parait

Cratère du Popocatepetl, vue prise à la brèche de Siliceo. Dessin de Sabatier N. Laveirière,


d'après

cependant qu'un animal ressemblant à un rat de pelage en partie de l'intérieur du cratère, en partie de la préci-
roux y a fixé sa demeure. Un m'a assuré qu'on en avait pitation des vapeurs qui jaillissent de quelques fumerol-
vu à plusieurs reprises, et même pendant notre séjour, les supérieures. Plusieurs de ces fumerolles débouchent
le majordome et Augel en ont aperçu un seul qu'ils ont dans des crevasses de rochers, à droite de la brèche Si-
poursuivi sans pouvoir l'atteindre. Malgré cette preuve, liceo, non loin du pico Mayor. Cette atmosphère semble
je pense que ces animaux ne pourraient vivre toute l'an- conserver infiniment les débris végétaux; à notre entrée,
née dans le cratère, où l'on ne remarque aucune trace j'ai observé un pieu de bois équarri., abandonné depuis
de végétation. Que, dans leurs courses vagabondes, ils plus de huit ans, dont la couleur était si fraiche, qu'on
parviennent du dehors jusque dans le cratère, c'est pos- l'aurait cru récemment tiré de la forêt. Il est vrai que
sible, car sur le versant méridional du volcan, la zone de .les arbres de Tlamacas sont très-résineux, ce qui peut
neige diminue tellement à une certaine époque de l'an- aider à leur conservation, mais rI ne me parait pas dou-
née, qu'il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce qu'ils la teux que l'atmosphère sèche, froide et chargée de gaz
franchissent sans trop de peine. sulfureux du cratère y contribue principalement.
L'air est chargé d'émanations sulfureuses provenant De la brèche de Siliceo, à droite, on descend obliqne-
174 LE TOUR DU MONDE.
ment à gauche vers le rocher placé au point le plus bas tombés du pourtour supérieur du cratère. Ces matériaux,
du plan incliné. On en fait le tour, et, en se tenant aux suivant leur poids spécificlue, se sont accumulés en un
anfractuosités, on ne tarde pas à se trouver sur une petite plan incliné de quarante-cinq degrés, d'après M. Soun-
plate-forme à surface inégale, derrière laquelle il y a une tag. Les gros fragments ont roulé vers les parties infé-
petite grotte entourée de quelques planches, et que les rieures, tEndis que les sables sont restés en haut. Mais
Indiens appellent la Bueva del Muerto, à cause d'un de le plan indiné est loin de s'élever à la même hauteur et
leurs camarades qui y estmort presque subitement. Pré- d'avancer également loin sur le fond du cratère. A son
cisément, au-dessous de cette petite plate-forme, s'en point d'appui contre les parois verticales, il décrit une
trouve une seconde de dimension un peu plus grande, qui ligne sinu3Dse variant de douze à soixante mètres d'élé-
avance en saillie au-dessus du cratère. C"est sur cette vation perpendiculaire, et comme il conserve à peu'près
dernière qu'on a établi un cabestan grossièrement, mais une inclinaison identique, sa projection sur le fond du
solidement façonné. Grâce à lui, jusqu'à présent, la des- cratère est proportiunnelle et marque des sinuosités sem-
conte au fond du cratère a toujours eu lieu sans acci- blables. C'est vers la paroi du nord, précisément au-
dent. On ne m'a cité que la mort d'un Indien qui a dessous de la plate-forme du Malacate, que l'accumu-
voulu opérer la descente du côté du pico Mayor, pensant lation est plus considérable; elle y atteint la liàuteui-
qu'il pourrait passer de saillie en saillie, et qui fut vic- d'environ soixante mètres. L'estimation de M. Sountag
time de sa témérité. qui, dans une seconde expédition, a pu descendre dans
Du haut de la plate-forme du Malacate, on embrasse le cratère, s'éloigne peu, quoique faite à vue d'oeil, de
la presque totalité du cratère. Son aspect, bien que la hauteur que j'ai trouvée d'après les données de
grandiose, ne me produisit pas l'impression à laquelle D. Pablo Perez. En effet, ce dernier ne pouvait descen-
je m'attendais. Dans de pareilles circonstances, l'imagi- dre le plan incliné qu'en se retenant à un câble, servant
nation préoccupée et surexcitée d'avance passe peut-être de rampe, fixé à la base de la paroi et assez long pour
trop facilement d'une extrémité à l'autre. Pour inoi, j'ai aboutir à la fin de ce plan. La longueur de ce câble était
admiré cette gigantesque fournaise presque éteinte, mais d'environ cent vingt vares (cent mètres vingt-six centi-
elle ne m'a pas fait éprouver cette horripilation dont par- mètres), et sa nécessité démontre que l'angle de qua-
lent nos prédécesseurs. L'énorme diamètre de la circon- rante-cinq degrés admis par M. Sountag n'est pas exa-
férence supérieure, les amas de débris accumulés en bas, géré. Avec ces éléments, il était facile de calculer la
diminuent beaucoup la sensation que fait éprouver une hauteur d'un triangle rectangle dont l'hypoténuse et
grande profondeur. Les précipices dès Alpes, les crevas- son inclinaison sont connues, et j'ai trouvé soixante-trois
ses béantes que l'on rencontre sur le versant des Cor- mètres pour cette hauteur, différant, comme on voit, de
dillères, causent des émotions beaucoup plus for~es. Une trois mètres seulement de l'estimation de M. Sountag.
force inconnue vous attire dans ces abimes, la tète bour- Ces amas de débris occupent une grande partie du
donne et se perd, et on a vu des gens obligés de se faire fond du cratère et réduisent considérablement sa surface.
retenir, pour ne pas s'y préçipiter. Je n'éprouvai aucune Le centre est couvert de neige mélangée à des matières
de ces sensations et je 'profitai de ma tranquillité pour étrangère¡, telles que sable, cailloux et particules de
voir de. monmieux. soufre. Tout autour et à des niveaux différents, on voit
La paroi du cratère est circulaire et forme un cylindre des jets de force différente. Les principaux, dont un se
creux presque parfait. Sur les trois cluarts de sa circon- voit en face de la plate-forme du Malacate, et l'autre à
férence, la roche se divise en zones horizontales d'une gauche, lancent bruyamment une colonne rouge à l'ori-
grande épaisseur, qui deviennent inclinées vers le pico fice, puis jaune, enfin blanche ce sont les.respirnderos.
Mayor. A gauche et à droite de la plate-forme du Mala- D'autres moins importants, sont disséminés et restent à
cate, sous l'Espinazo deI Diablo et près du pico Mayor, l'état de fumerolles. Le nombre des respiraderos varie;
la roche est tourmentée, et de rouge pâle qu'elle était, il y en avait quatre en 1856, dont deux seulement jetaient
passe à une nuance de noir ferrugineux. Au lieu d'être de l'eau, aujourd'hui, il parait qu'ils sont plus nombreux.
en zones horizontales ou inclinées, elles se transforme Ce fait n'a pas une grande valeur en lui-même, car il
en énormes feuillets dentelés, déchiquetés, tranchants, sul'fit d'un amas de fragments de rochers pour boucher
pressés les uns contre les autres et ne montrant que leur un soupirail et pour obliger le courant ascendant à se
arète comme la lame d'un couteau dont on ne voit que le détourner ou à se diviser en plusieurs courants secon-
fil. Ces feuillets, autant que j'ai pu les sui~re, se pro- daires, en se frayant peu à peu le passage du côté où la
longent avec une légère inclinaison, non-seulement jus- pre~si0n supérieure est le plus faible.
qu'au fond du cratère, mais. probablement à une plus Vus de la plate-forme du Malacate, les respiraderos
grande profondeur, car c'est 'entre eux que serpentent ressemblent à une colonne de fumée sortant de la che:-
les seules fumerolles dont la bouche vient affleurer le minée d'une locomotive. Mais en bas, M. Sountag s'est
sommet du volcan, Partout où la roche est disposée en assuré de leur véritable dimension. Celui qu'on aperçoit
couches horizontales, ou seulement inclinées, il n'y a pas à gauche, non loin de la paroi sud du cratère, a environ
une seule fumerolle. neuf mètres de diamètre'. La puissance du jet est très-
Au bas de la paroi circulaire sont accumulées des
quantités considérables de débris de roche et de sable 1. Le capitaine du D. LorenzoPere~ Castro, qui a fait
LE TOUR DU MONDE. 175

forte puisque des pierres de huit à neuf pouces de dia- Du pico Mayor à l'Espinazo del Diablo, M. Sountag
mètre, jetées, vers le centre de l'orifice, sont repoussées trouve trigonométriquement une distance de huit cent
avant de l'avoir touché et lancées de côté. La tempéra- vingt-six mètres. Mais cette distance est inclinée elle
ture du jet est si élevée qu'un thermomètre dont le maxi- ne peut donc pas être considérée comme le vrai diamè-
mum marquait cent cinquante degrés de Farenheit tre entre ces deux points, d'autant plus que la cime du
(quatre-vingt-quatre degrés centigrades), mis en travers, pico Mayor n'est pas immédiatement au-dessus du bord
a éclaté. Autour des respiraderos se trouve le soufre perpendiculaire du cratère, mais un peu plus à l'ouest.
précipité soit par les eaux, soit par les vapeurs qui en En supposant que les parois du cratère descendent per-
jaillissent. On le rencontre à des états différents: en pendiculairement sous l'une et l'autre cime, le diamètre
petites masses compactes, à cassure brillante et d'une horizontal calculé sur les chiffres de M. Sountag se ré-
grande pureté; en granules mélangées à du sable; à duit, en chiffres ronds, à huit cents mètres.
l'état de fleur déposée par les vapeurs qui se sont con- Vers les quatre heures et demie du soir, MM. Salazar
densées sur les parois verticales. et Ochoa, sur lesquels je ne comptais plus, firent tout à
Selon M. Pablo Perez, le volume d'eau des respira- coup leur apparition au milieu de nous. Ces courageux
deros varie il a notablement accru depuis deux ans jeunes gens avaient su vaincre les souffrances et la fatigue
mais au commencement des pluies il diminue. Ces eaux qu'ils avaient éprou\'ées. Leur ascension, rendue déjà
se réunissent vers le centre du cratère pour former de pénible par le temps plus long qu'ils avaientemployé pour
petits réservoirs. ocIl y a deux ans, me dit M. Perez, gravi¡' le volcan, l'é'tait devenue beaucoup plus encore par
on y voyait une petite lagune d'environ douze vares le vent qui s'était levé vers deux heures de l'après-midi.
(dix mètres) de largeur. » A en juger par l'inclinaison La situation de M. Sountag empirait à chaque instant;
du sol sur les bords, elle ne pouvait pas avoir une grande il se plaignait de maux de tête et surtout de douleurs
profondeur. L'eau a une couleur jaune verdâtre et ré- aiguës dans la région du coeur. Il eut pourtant la force
pand une odeur soufrée; elle ronge tout ce qu'on y jette, de se trainer dans la Cueva del Muerto que j'avais fait
ce qui fait présumer qu'elle contient des acides. Avant débarrasser de la neige pui l'obstruait. Au moyen de
sa formation, la place où elle setrouve se composait de quelques débris de planches, on abrita l'intérieur de
sable mêlé de soufre. cette petite grotte tant bien que mal, et nous nous y ser-
Ces détails m'ont été confirmé par D. Narciso Brin- râmes tous pour nous réchauffer les uns contre les autres.
gas, administrateur de l'exploitation de soufre pour le Pendant que le temps se passait à grelotter, la nuit
compte de D. Juan Mugica. Cependant M. Sountag, avançait; de légers nuages flottaient à l'embouchure du
dans son rapport, ne parle que d'une petite rigole située cratère, au-dessus de nous. D. Saturnino se décida subi-
du côté de l'est, entre la lisière de la neige qui couvre le temèfitàdescendre à Tlamacas, afin d'y passer la nuit,
fond du cratère et la base des débris. Quelles sont les nous laissant avec le guide et nos Indiens.
lois qui régissent ces croissances et décroissances d'eau A mesure que la nuit approchait, le froid devenait
dans le cratère ? Je l'ignore et je me contente d'indiquer plus vif. La grotte était si petite qu'elle pouvait à peine
les données que l'observation et les renseignements contenir cinq personnes. Nous étions assoupis; un silence
m'ont permis de recueillir. profond régnait parmi nous, interrompu seulement par
Partout, excepté dans le voisinage des respiraderos, le le grondement sonore qui montait du cratère, ou par les
fond du cratère est couvert de neige. Elle est dure à sa soupirs plaintifs de mes compagnons. Les Indiens seuls
surface et souillée de dépôts sulfureux, de sable et de avaient conservé toute leur vivacité, et ils chantèrent
pierres. Ce soufre, sous les états divers indiqués précé- leurs refrains monotones de temps à autre, jusque bien
demment, se rencontre en abondance. Une exploitation, avant dans la nuit. Enfin, se recoquevillant dans leurs
cerlainement peu soigneuse, en a extrait néanmoins sept couvertures, ils s'endormirent sur un pan de rocher avec
mille arrobes (environ huit cents quintaux métriques), le ciel pour baldaquin.
en moyenne. Cette nuit fut pour moi la plus cruelle de ma \'ie. Une
ocA environ trente-cinq vares au-dessous du Malacate, soif ardente m'empêchait de sommeiller~ Ma tête était en
(vingt-neuf mètres), dit M. Perez, la muraille rocheuse feu et mes membres étaient gf;)lés.Un malaise, augmenté
est percée d'un trou ou caverne nommé vola(lei-o, d'où par les émanations sulfureuses duo nous respirions,
sort un courant d'air excessivement froid et d'une force m'agitait les nerfs au point qu'il me fallait continuelle-
telle, que les hommes qui desçendent, en sont fortement ment changer de position. Monpouls battait cent vingt
incommodés. Souvent il leur arrivait de tourner sur le pulsations par minute. Dit fond de l'abïme s'élevaient
câble comme une girouette. » des sifflements sinistres couverts à certains moments par
Au moyen d'une observation barométrique, M. Soun- le fracas de quelque roche qui s'engouffrait ou par les
tag a trouvé la hauteur du fond du cratère au-dessus de rugissements des fournaises souterraines. On peut croire
Mexico égale à deux mille huit cent quarante et un mè- que j'attendis le matin avec impatierce.
'tœs cinquante centimètres. Dès que l'aube, se montra je me glissai hors de notre
et je grimpai sur le bord oriental, où j'absorbai
une expéditionfinmai IR57,dit que les respiraderossont au nom- grotte
bre de cinq, et que le plus grand a six mètrestl'ente-troiscenti- une quantité incroyable de- glace', pour me désaltérer.
mètresde diamètre. Une clarté blafarde commençait à poindre vers l'est.
176 LE TOUR DU MOND1~
On distinguait à peine la vallée de Puebla, encore en- Les jours suivants furent employés à parcourir quel-
veloppée de ténèbres profondes. Tout à coup la pointe ques points intéressants dans les moutagnes et dans la
extrême du pic d'Orizaba s'incendia; on aurait dit un vallée d'AmE!cameca.Pendant ce temps-là, M. Sountag,
rubis éclatant enchâssé sur un dôme de l'argeut le plus qui s'était heureusement rétabli et dont les travaux
pur. Quelques minu:es après, un disque colossal, couleur différaient beaucoup des miens, s'occupait de ses opé-
de pourpre, se levait et projetait ses premiers rayons rations trigonométriques sur l'Istaccibuatl et tentait
sur le sommet du Popocatepetl. une seconde ascension au Popocatepetl, qui lui réus-
L'horizon de ce côté semblait se baigner dans une mer sit mieux que la première. Il eut le bonheur, cette
diaphane et teinte des plus riches-nuances. De seconde fois, de descendre dans le cratère, et en rapporta des
en seconde, les rayons lumineux se redressaient leurs observations, dont j'ai déjà indiqué les principaux ré-
extrémités descendaient du haut du volcan et chassaient sultats.
les ombres de la vallée qui s'évanouirent bientôt. La Quand nous eûmes recueilli tout ce que les circon-
terre, les arbres, les ravins et la plaine semblaient sur- stances nous permettaient de voir et d'étudier, nous
gir comme par enchantement et se réveiller d'un long quittâmes Amecameca, dont t'aimable hospitalité vivra
sommeil. Inondé de lumière, le paysage paraissait res- toujours dans nos souvenirs, et nous prîmés congé de
pirer et vivre. C'était un spectacle sublime, auquel il MM. Pablo Perez, Sayago, etc. qui, par leur appui et
faut assister, qu'il faut sentir, car la parole humaine est leu,s conseils éclairés, avaient grandement facilité notre
impuissante à le peindre. tâche. Le 11 février nous rentrions à Mexico après
Mes compagnons vinrent me rejoindre lorsqu'il faisait vingt-cinq jours d'absence.
déjà grand jour. Tous étaient accablés, car leur sommeil En résumf; les observations barométriques de l'ex-
avait été trop agité pour être rafraicliissarit. J'ordonnai pédition donnent, pour élévation absolue
de rassembler tout notre équipage que les Indiens em- A la villede Mexico 2277m p
portèrent. Pendant ce temps-là; je prenais quelques cro- Aurancho des Tlamecas. 3899 30
quis, dont M. François Sumielirast a fait de fidèles des- Au Popocatapetl(picomajor) à42-) »
Al'lztaccihuatl(pic du Sud) 5081 16
sins. Enfin, vers dix heures, nous sortimes du cratère,
après y être restés environ vingt heures. Nos chevaux Ces résultats diffèrent très-peu de ceux obtenus tri-
nous attendaient vers la Cruz, 'et nous ramenèrent au gonométriquement par 1\T~de Humboldt.
rancho de Tlamacas à une heure de l'après-midi. Jules LAVEIRIÉRE.

Ojo ou source de Lucero, près de la lagune de los Patos page 13t. Dessin de Berard Julius
(voyez la carte du Chihuahua, d'après Froebel,
dans l'llluso irte Zeitung'.

1. Cette gravure, arrivée tardivement, n'a pu trouver place bel. Placé ici près des grands pics de la Cordillère, ce paysage
dans la relation du ChihUahua (pages U9 et 145), Llle est emprun- peut donner une idée de la variété des sc~nes de la nature mexi-
tée à l'auteur de Septans dans l'~tneériqve centrale, ni JulesFroe- caine.
n1. Henri Duveyrier. Dessin de A. Feyen d'après une photographie de !II, le docteur Puig.
IV. 90' LI'. 12
178 LE TO UR DU MONDE.

VOYAGE DANS LE PAYS DES BENI-MEZAB,


(ALGÉRIE
)
PAR M. HENRI DUVEYRrm,
I853. CORRESPONDdNCE PRIVFE. DESSINS INÉDITS'. 1.

Le public, qui accueille avec tant d'intérêt les nou-


Biskra, 3 juin tsS~J.
velles du voyage d'exploration que M. Henri Duveyrier
accomplit en ce moment dans le grand désert nous Nous avons enfin rencontré le Sahara, avec ce
saura gré de lui faire faire aujourd'hui plus intime con- qu'il a de plus charmant et de plus désagréable, une
naissance avec le jeune voyageur. oasis et un sirocco brùlant! Nous avons fait en une jour-
Nous extrayons d'une correspondance intéressante née la route d'El-Kantara à Biskra. C'est bien marcher,
adressée par M. Henri Duveyrier à son père, les passa- surtout pour un aussi mauvais cavalier que ton fils ainé.
ges relatifs à son séjour de plusieurs mois chez les Beni- Nous ne rous sommes arrêtés que quelques instants au
Mezab, l'une des plus importantes tribus de l'Algérie, caravansérail d El-Outaya, où nous avons déjeuné. Il y
dont les oasis, groupées à l'extrémité méridionale de nos a tout près de là une petite oasis, au milieu de laquelle
possessions algériennes, n'avaient pas été encore explo- s'élèYe un minaret carré, qui fait fort bon effet. C'est
rées par les Européens. une petite ville bien curieuse par sa population, qu'El-
C'est à la suite de ce premier voyage, entrepris avec Outaya Elle se compose d'anciens cuupeurs de routes,
ses modestes ressources, que 1~M. Heuri Duveyrier a reçu de brigands et de voleurs, qui ont renoncé leur ancienne
la mission qu'il remplit actuellement. Elle cônsiste à profession et ont venus de tous les coins de l'Algérie
préparer, par des négociations avec les Touaregs et les s'établir dans cet endroit, pour y mener un genre de vie
villes de l'intérieur, la réouverture des routes de caravanes, plus régulier. Rome n'a pas commencé autrement.
par lesquelles s'opérait autrefois un commerce d'échan- En quittant El-Outaya, nous entrâmes dans une im-
ges entra l'Algérie et le Soudan. Sans doute, on ne peut mense plaine, au bout de laquelle nous apercevions une
pas espérer de voir se modifier du premier coup des ré- petite chalne de montagnes rocailleuses, qui nous cachait
pugnances entretenues pai· un fanatisme aveugle, et com- Biskra et ce vaste désert plat et uniforme qui ne finit
pliquées d'intérêts mal`compris. Le succès final d'une qu'aux montagnes du pays des Touaregs. Cette plaine
pareille entreprise exige beaucoup d'énergie, de patience, est interminable; nous avions beau presser nos montu-
et ne sera obtenu peut-être du'après des années d'efforts res, les rochers semblaient reculer à mesure que nous
persévérants. Mais le haut patronage de l'empereur, approchions, et mon pauvre bassin osseux souffrait de
l'énergique volonté du gouverneur général, le concours notre impatience. Alexandre et son ami étaient pourvus
des ministres du commerce et des affaires étrangères, de chevaux de belle taille et bien sellés. Je montais une
témoignent que rien ne sera négligé pour introduire au mauvaise petite rosse, qui, pour suivre le pas allongé de
milieu des populations sahariennes l'influence et le res- ses grands frères, était obligée de prendre un affreux
pect du nom français, et y rétablir les habitudes régu- trot saccadé qui me secouait cent fois plus que ces mes-
lières de la vie commerciale, qui sont avant tout pour sieurs. Pour comble de malheur, j'étais à califourchon
nos possessions une question de sûreté sur un bât, et avec mes burnous, mes conserves vertes,
Le récit qu'on va lire offre le pittoresque, le mouve- mon fusil et mon révolver, je devais avoir un air étrange
ment et le charme naturels d'une correspondance fami- et très-peu amusé.
lière, et montre en même temps qu'au point de vue du Enfin, après avoir atteint et gravi péniblement une
caractère et des qualités indispensables pour une pareille dernière bande de rochers, chauffés par le soleil, nos re-
oeuvre, M. Henri Duveyrier répond dignement à la gards ont pu se reposer sur la longue ligne verte des
confiance et aux vues du gouvernement. palmiers de Biskra, encadrée dans le sol jaune et aride
du Sahara, et un beau ciel d'azur. En peu de temps,

1. Les dessins de cette livraison, à l'exception d'un seuil (p. IRl), spéciale par sesconnaissancesvariées, par sa prudence, par son
ont été faits d'après des photographies de nI. le docteur Puin et sont énergiecalme et froide, Ti.Henri Duveyrierest incontestablement
extraits de son magnifique album inédit, com~renant plusieurs cen- le voyageurle plus apte à donner aux vieuxchefstouaregs une
taines de sujets. Les notes sont de 11I.le docteur Warnier, hauteidéede la civilisationeuropéenne aussi on ne sait aujour-
2. nI. Henri Duveyrier estjeune soldat de la classe de 1861, et, d'hui ce qu'on doitle plusadmirer,ou du dévouementsansbornes
depuis plus de deux ans, il explore des solitudes inconIlues, Son que lui témoignent,depuisun an, des hommescommeSi Othman
extrème jeunesse est une des conditions de succès de son entre- et le cheik iklienotikeriet tous les membresde leurs nombreuses
prise, car en mème temps que son age impose le respect, il lui familles.Gràce à Henri Dureyrier, notre influencea fait d'im-
permet de s'assimiler promptement les divers dialectes'des peu- mensesprogrèsdans le Sud, et bientôtles échangesde marchau-
plades avec lesquelles il se trouve en rapport. Par son éducation disessuivrontles échangesde bonsprocédés.(D~W.)
LE TOUR DU MONDE. 179

nous atteignimes le tort Saint-Germain et la petite ville bre 41°.4. Juge ce que ce sera le mois prochain. Je ne
du nouveau Biskra où nous devions résider. me plaindrais pas de cette température élevée, pas même
Pour moi, le moment de l'arrivée n'a pas été sans du sirocco qui l'accompagne, si ce pays n'était pas le do-
émotions. Ce n'était pas seulement le spectacle d'une maine des mouches qui, maintenant, arrivées à la limite
belle végétation tropicale qui frappait mon imagination; de leur existence, semblent vouloir tourmenter les hu-
mon esprit était préoccupé de la manière dont j'allais mains pour le reste de l'été. Dans quelques jours, l'ex-
être reçu'par le commandant supérieur, et je ne pouvais cès de la chaleur va les tuer.
m'empêcher de craindre le pire, c'est-à-dire le cas où, Quant aux jardins de dattiers, Laghouat est de beau-
soit par-raison politique, soit par défiance de mes forces coup supérieur à Biskra pour le pittoresque.. Ici, les
ou par un faux intérêt ponr mon sec individu, on me jardins sont quelquefois entrecoupés par des champs de
refuserait la liberté d'aller plus loin. Heureusement, ces céréales, tant il y a de place à Laghouat, au contraire,
craintes étaient mal fondées, et j'ai trouvé dans M. le tout est planté d'arbres et l'on ne perd pas un. pouce
colonel Séroka un homme bienveillant et éclairé, auquel de terre. Ensuite Biskra est trop grand pour que l'on
j'ai eu le bonheur de plaire. Il m'a déclaré tout d'abord puisse saisir d'un coup d'oeil l'ensemble de l'oasis, et
que ce que je demandais, c'est-à-dire d'aller à l'Oued- enfin la partie de la ville due j'habite est tout à fait
1~'Iezab,était très-facile, et comme il se trouve en ce séparée des plantations.
moment une petite colonne de Mezabites qui retournent Le caractère saillant de Biskra réside plûtôt dans sa
dans leur pays et qui vont partir incessamment, il a population, ou pour mieux dire dans une partie de sa
donné des ordres pour qu'on me procurât les dernières population; et, obéissant à mon devoir, qui est d'obser-
choses qui manquent encore à mon équipement, et m'a ver tout, les scorpions et les cailloux de très-près, les
mis en relations avec mes futurs compagnons de route. étoiles et les jolies Bédouines d'un peu plus loin, je vais
Parmi ces derniers, il y en a deux qui me plaisent beau- tàcher de t'en donner une idée. Biskra est une ville de
coup. Comme tous les Mezabites, ce sont des gens dis- bamboches les fIÙtes et les timbales n'~ ont de repos
tingués; l'un d'eux, quoique fort jeune (il doit avoir mon ni jour ni nuit; et autant Leipsick possède de restau-
âge, dix-neuf ans), a fait le pèlerinage de la Mecque et a rants, Londres de cabarets, autant Biskra a de cafés
visité le Caire. Je l'ai gag né bien vite, en lui montrant chantants et dansants, naturellement en proportion de
un livre arabe et en en lisant quelques lignes avec lui. son étendue. Il va sans dire que la population dont je
L'autre est un commerçant aisé et un excellent homme parlais tout l'heure se compose de jeunes personnes
Je viens de causer avec notre C(khéhir ou guide, et j'ai un peu légères, du moins pour le moment. Et ceci est
bien vu que je lui faisais plaisir en lui nommant tous les un trait de mœurs peut-être unique au monde. Il y a
endroits, à droite et à gauche de la route que nous allions une tribu, la plus considérable de celles qui peuplent
prendre, pour savoir si nous les toucher1hns. Tu vois que l'Algérie, celle des Ouled-Nayl, dont j'estime beaucoup
comme mon prédécesseur et maitre dans l'art, Victor le caractère ouvert quoiqu'un peu brusque et l'hospi-
Jacquemont Bahadour, j'ai autant de succès auprès des talité vraiment patria~cale; dans cette tribu règnent de
Européens qu'auprès des indigènes. singulières idées air sujet de la morale.
M. Séroka sait que le Touat est le but de mon expé- Lorsque chez les Ouled-Nayl, un chef de famille, ce
dition un soir, il me dit « Vous auriez quelque chose que l'on aurait appelé un patriarche au temps d'A-
de bien beau à faire, ce serait d'aller au Touat. Ainsi braham, se trouve dans le besoin, il envoie ses filles
provoqué, je n'ai pas eu de peine à lui avouer que c'était dans une ville voisine en leur disant, je ne puis savoir
précisément l'objet que j'avais en vue, et que je n'atten- en quels termes « Allez et gagnez le plus de douros
dais qu'une occasion pour m'y rendre. que vous pourrez. » Elles savent bien qu'à leur retour,
Une des choses qui m'ont le plus occupé pour mon plus elles en auront gagné, plus vite elles trouveront à
départ dans le désert, a été le choix d'une monture. Il m'a se marier, non pas à cause de l'argent, qui revient au
semblé que pour un voyageur qui veut [aire un levé du père, mais à cause du fait par lui-même; et alors elles
pays, tout en marchant, le chameau était un animal in- sont autant honorées sinon plus que celles de leurs
commode, et je me suis décidé à acheter un grand âne de compagnes qui n'ont pas eu le même sort. Je n'ai pas
Tunis qui m'a coûté un peu cher (70 fr.1, mais qui joint de raison pour douter qu'elles enseignent une morale
à l'avantage de boire fort peu celui d'être une monture très-pure à leurs filles. Biskra est le rendez-vous de
très-digne d'un savant et d'un futur académicien. Je crois toutes ces Nayliya.
que notre petite caravane, qui montera à au moins douze Le soir même de mon arrivée, j'ai été me promener
hommes partira samedi. Voyageant à petites étapes, dans la ville avec M. Dufourg, le plus riche commerçant
nous mettrons de huit à dix joui-s pour arriver à Ghar- de la localité auquel j'avais été adressé, et voyant toutes
daya, où je vais résider tout l'été. Maintenant, un mot les ruesbordées de lanternes, je crus de loin que c'était uné
sur Biskra. illumination. En approchant, je vis que chaque lanterne
Biskra est en été un des pays les plus chauds du globe. indiquait que dans la maison habite une Nayliya; elles
La température ne s'abaisse que médiocrement pendantla sont du reste pour la plupart, assises tranquillement de-
nuit. Il faisait aujourd'hui 28°,8 à cinq heures du matin;1 vant leur porte, et font étalage de leurs toilettes qui, à
à deux heures et demie, le thermomètre l'om- mon avis, sont trop écrasantes.
marquait:
180 LE TOUR DU MONDI~.

Biskra, au point de vue des rencontres nocturnes, a tations de dattiers et j'y passai la nuit, afin de m'habituer
donc une certaine, analogie avec Londres, la Babylone un peu, avant mon départ, à cette habitation volante,
moderne, comme disait le baron Taylor; mais il y a et voir comnent je coucherais dans le désert.
cette différence que les Nayliya sont presque réservées, Tout se passa très-bien; seulement je reconnus bientôt
tandis qu'il suffit d'avoir habité Londres pendant quelque l'incoménient de mon petit modèle de tente, qui ne pou-
t3mps, pour s'apercevoir que chez les Anglais, c'est a vait pas fermer, incoménient dont j'ai malheureusement
ti~ue~~uiscrrace. eu à me plaindre chaque nuit, à cause des vents violents
Ghardaya, 27 juin. qui règnent presque continuellement sur ces immenses
plateaux du Sahara, et qui changent de direction d'un
Me voici enfin dans l'Oued-1\MzaL, installé chez le moment à l'autre.
caïd, dans une petite maison qu'il a fait bâtir dans son Le lendemain, 13 juin, de grand matin, nous revinmes
jardin. Il est deux heures. La chaleur est étoutTante. de Biskra aecompagnés de notre futur guide Si Chérif,
Tout est fermé. C'est à la lueur d'une bougie que je des chameliers, et de quatre cliameatix qui devaient
reprends mon journal de route. porter mon bagage. On fut assez long à distribuer les
Le 12 de ce mois, dans la soirée, après avoir reçu charges, encore plus à faire ses adieux et à recevoir les
la visite de l'excellent commandant supérieur de Biskra, souhaits de ses connaissances pour le succès du voyage.
M. Séroka, qui était venu me dire adieu, je fis trans- Enfin, après bien de fausses alertes, des ordres et des
porter ma petite tente et mon lit de camp dans les plan- contre-ordres, notre petite caravane se mit en mou-

Camp du scheik Et-Arab, près Biskra. Dessin de A. de Bar d'après un" photographie de M de Beaucorps.

vement, et entra dans les ruelles tortueuses qui sil- Si Saad-ben-Abd-allah (c'est le nom arabe que j'ai
lonnent les vastes plantations de dattiers de Biskra. pris), qui avec ses vêtements arabes, la carabine au
Dix chameaux pesamment chargés, et dont deux, outre dos, le révolrer à la ceinture, un grand parapluie blanc
leur charge, portaient encore un voyageur, ouvraient la à la main, les yeux armés de conserves bleues et monté
marche, ensuite venaient ce que j'appellerai les cavaliers, sur un grand âne noir, leur donnait un champ illimité
quoique ces messieurs n'eussent pour montures que d'hypothèses et de commentaires.
trois mulets et trois ânes; le guide, les deux chameliers Nous sorti:mes enfin de Biskra et à ce moment les Me-
et deux Mezabites suivaient à pied. Tout cela ne man- zabites qui étaient venus faire la conduite à leurs frères
quait pas de pittoresque. Le guide surtout avec ses bien heureux, qui retournaient dans leur patrie, nous
vêtements jadis blancs, ses babouches olivâtres, son firent l'honneur de fair~eparler la poudre au risque de
large chapeau de paille, et son tromblon suspendu nous désarçonner; ils arrivaient sur nous en chargeant
derrière le dos, avaitquelque chose de vraiment original; et faisant feu aux pieds de nos bêtes. On se dit encore
il m'a rappelé un air de Fra Diavolo que j'ai appris à une fois adieu et nous entrâmes alors dans le désert,
Leipsick, mais dont malheureusement je ne sais les tous pleins de satisfaction et d'entrain quoique pour
paroles qu'en allemand. Nous étions accompagnés par des raisons bien différentes.
les notabilités mezabites de Biskra. Les passants s'ar- En quittant Biskra, nous nous avançâmes dans le dé-
rêtaient pour nous souhaiter un bon voyage et restaient sert, laissant derrière nous les montagnes rocailleuses
longtemps ébahis à la vue de l'étrange apparence de que l'on doit considérer comme les limites septentriona-
Défilé d'Elkantara, au noi-il de Biskra. Dessin de A. de Bar d'après une photographie deM. de Beaucorps.
182 LE TOUR DU MONDE.
les du Sahara et ayant devant nous, sur la gauche, les et qu'ils fnr'3nt également aimables pour moi. On nous
oasis de Sidi-Okba et d'Oumach, dont les palmiers se apporta UnE' diffa de cou.scous, et pendant que nous
dessinaient comme une ligne verte à l'horizon. Nous ar- prenions le eafé, après le diner, je m'amusai à examiner
rivâmes vers les deux heures de l'après-midi à un petit quelques-ma des nombreüx fusils qui formaient comme
riiisseau-qui donne l'existence à l'oasis d'Onmach et qui, une haie à l'entrée de ma tente. Je fus obligé de mettre
pour cette raison, porte la nom de Saguiet-Onmach. mes visiteur~ au courant de la politique du jour. On était
L'eau en est saline et cependant notre guide ordonna bien renseigné au ministère, lorsqu'on disait que la
une halte pour que l'on remplit les outres. Nous allions guerre d'Italie occupait beaucoup les esprits en Algérie.
être réduits à boire de cette eau de Sedlitz pendant les Nous résolùmes de passer un jour à Guérara pour
jours suivants. Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi nous reposer un peu de nos fatigues, et après avoir visité
nous n'avons pas rempli les outres à Biskra où J'eau est sommairement la ville, et mesuré la profondeur d'un
moins mauvaise. Je croyais alors, que ce que j'avais de puits qui se trouve dans l'enceinte des murs (45 mèt.),
mieux à faire était de m'en rapporter aux indigènes pour j'allai m'établir dans une petite habitation d'été que le
ce qui est des choses du voyage, mais je suis bien re- caïd Yahia a fait bâtir dans son jardin, et j'y passai la
venu de cette idée-là et je ne manque pas maintenant journée à fainéanliser et à songer aux lauriers que j'avais
de présider à l'emplissage de mon outre, afin d'être bien conquis j'étais le premier Européen qui faisait le trajet
sûr qu'il n'y entre pas autant de vase que d'eau. de Zouréz à Guérara,
En quittant le Saguiet-Oumach, nous nous dirigeâmes La ville est bâtie sur une colline et la couvre tout en-
sur Methlily, petite oasis sur les bords de l'Oued-Djedi et tière, depui;~ la base jmqu'au sommet. Son aspect est
quelques instants avant d'arriver à cet oued, nous laissâ- très-original; les murailles, avec leurs bastions, créneaux
mes sur notre gauche la dernière ruine romane de ce et meurtrièr'3s, sont en bon état, et toutes les maisons
côté-ci de l'Algérie. Nous allâmes camper à quelque dis- brillent par un luxe étonnant d'arcades; il y a même un
tance de Melily où nous entendions la musique et les côté de la grande place que j'ai cru devoir baptiser du
cris de joie des femmes. et nous terminâmes ainsi cette nom de rue de Rivoli.
journée, la plus courte de toutes et celle que j'ai trouvée La nuit venue, je résolus de dormir dans le jardin, et
la plus fatigante. je fis apporter ma carabine, que je plaçai à côté de moi
Après cinq jours de marche dans un pays accidenté sur mon matelas, en disant à ceux qui étaient présents
où l'eau ne se trouve qu'à de rares intervalles, nous ar- que c'était ma femme. Cette plaiGantetie guerrière parut
rivâmes enfin le 18 juin, à neuf heures du soir, sous les plaire beaucoup à ces messieurs. Quelques instants après,
murs de Guerara. je vis arriver le guide qui voulait me tenir compagnie,
Comme la lune n'était pas encore levée, il faisait fort et je remarquai que de son propre mouvement, il s'était
obscur et la seule chose que nous pouvions distinguer armé de son long tromblon. La nuit se passa très-bien;
outre la muraille devant laquelle nous nous étions arrê- nous n'eÙmes d'autres ennemis que des nuées de mous-
tés, était une troupe d'hommes vêtus comme le sont les tiques.
travailleurs dans ce pays, et tous armés, soit d'une lon- Le 21 juin, nous quittâmes Guérara. Nous gagnâmes
gue canardière, soit d'un tromblon massif, ces dernières l'Oued-en-NE;sa, dont le lit est couvert d'une puissante
armes ayant au moins deux siècles d'existence. On nous végétation; les jujubiers sauvages, souvent accompagnés
pria de ne pas faire de fantasia; car, nous dit-on, le pays de térébinthes, y forment des oasis de verdure qui repo-
n'est pas tranquille et le bruit des coups de fusil pour- sent agréablement la vue de hauts genêts et des plan-
rait donner l'alarme. tes aromatiques ressemblant à l'anis, tapissent le reste
Voici de quoi il s'agissait. A Guérara, comme aussi, du sol.
du reste, à Ghardaya, il y a deux caïds; ces deux caïds En sortant de l'oued, nous vîmes un troupeau d'au-
sont.ennemis, au point que quelques jours auparavant truches sur une colline dans le lointain; je leur tirai un
leurs partis en étaient venus aux mains, et deux hommes coup de carabine, mais je m'étais hien trompé sur la
avaient été tués. La ville était en état de siége, comme distance qui nous séparait d'elles; la balle ne les fit pas
on dirait en Europe, et le caïd qui me parut le plus même bouger. Elles av~ient leurs petits.
puissant, celui qui me donna l'hospitalité, avait fait pla- Le lendemain, en quittant notre gîte, les chameliers
cer de fortes gardes à toutes les portes de la ville. Ces tuèrent une vipère cornue, que l'on m'apporta remuant
hommes avaient un air méfiant et sauvage. Il est facile encore, mais tellement abîmée, que je ne pus rien en
de comprendre que l'arrivée d'un Français au milieu d'eux faire. Nous traversions un pays très-inégal et accidenté,
ne pouvait que leur être très-désagréable dans un mo- d'une aridité extraordinaire. Enfin, après une descente
ment critique comme celui où ils se trouvaient. qui me fit souvenir un peu du fameux chapeau de la
Lorsqu'on eut dressé ma tente, le caïd Yahia vint tue vallée de Cbamounix, nous entrâmes dans l'Oued-
rendre une visite, et bientôt après, l'autre caïd, son en- Mezab, et towt à coup nous vîmes, resserrées en quel-
nemi, vint aussi, de sorte que je réunis dans ma petite ques lieues carrées (deux ou trois au plus), les cinq villes
tente les deux ennemis irréconciliables. Il est presque de Bounoura, El-'Ateuf, Beni-Izgnen, Melika et Ghar-
inutilé de dire -qu'ils se comportèrent absolument comme daya, avec leurs belles plantations de pahi.1iers et leurs
s'il n'y avait jamais eu que de bons rapports entre eux, jardins.
LE TOUR DU MONDE. 183

29 juillet. naires les jeunes gens portaient de plus un grand an-


Ghardaya,
neaû à une oreille.
Je reviens d'une course de Methlily, et trouve en ar- Mes relations avec ces hommes furent faciles. Je leur
rivant une lettre du docteur Barth, qui est bien encou- témoignai, après les compliments d'usage, que mon dé-
rageante. Dans la prévision qu'un jour je pourrai m'en- sir était de visiter leur pays. Ils rne dirent que personne
foncer dans le grand désert, il m'adresse une espèce de n'y trouverait rien à redire; et que si je voulais me confier
circulaire où il me présente comme son ami à toutes ses à eux et leur donner une somme de deux cents douros' 1
connaissances du centre de l'Afrique, jusqu'à Tombouc- (1000 francs), ils s'engageraie¡it à me prendre à Methlily
tou et Agades. ou à Ouargla, à me mener jusqu'à leurs montagnes, à
J'étais à Methlily, la ville la plus misérable que me les faire visiter en détail, puis à me ramener jusqu'à
aie encore vue, l'hôte de Sy-l~Iohammed-ben-1\~Tou- mon lieu de 'dépat!t. Ils me promirent de me donner une
ley-Ismaïl,- petit-fils du dernier sultan de Ouargla et taboka (long glaive) et un esclave, de se charger de mon
homme d'un extérieur qui annonce la distinction de son entretien et de me' laisser maitré de rester chez eux aussi
origine. longtemps que je voudrais.
J'avais déjà fait sa connaissance à Ghardaya. Nous Après avoir longtemps causé de leur pays, et quand
avons causé de Paris, qu'il connait; mais, comme tous nous fîtmes un peu familiarisés, ces braves Touaregs
les autres indigènes, il avait été plus frappé par le jar- voulurent me donner une preuve de leur adresse et un
din des Fleurs et Mabile que par les monuments ou les échantillon de leur manière de combattre; deux d'entre
inventions qui font notre véritable supériorité sur les Sa- eux s'armèrent d'un grand bouclier de peau d'antilope,
hariens et sur quelques autres nations. Le Muséum ce- et avec leurs longs glaives qui ne les quittent jamais,
pendant l'avait fort impressionné. Nous avons passé en ils commencèrent un simulacre de combat. Ils visent
revue quelques-uns des plus gros animaux de la Ména- surtout au jarret ou au cou, et, si leurs armes manquent,
gerie, au grarid ébahissement des administrés de Sy-lVTo- ils se prennent corps à corps et luttent, chacun cherchant
liainined qui ne pouvaient pas comprendre que l'on pût à enfoncer son poignard dansle dos de son adversaire,
garder des serpents aussi terribles, des lions, des tigres, ou à lui passer le bras autour de la tète et à lui écraser
des panthères pour le plaisir de les regarder. Ils étaient les tempes sur son anneau de pierre. J'oubliais de dire
d'avis qu'on devait les tuer. que le combat commence de loin à coups de lance; ils
Le but de ma visite à Methlily était d'entrer en rap- les jettent comme des javelots. Ces lances sont à crochets
port avec que lques Touaregs qu'on m'avait dit campés comme les harpons, et les Touaregs me disaient tran-
dans l'oued du même nom. J'ai trouvé, en effet, quatre quillement qit'en retirant leurs lances, ils retiraient tout
ou cinq tentes d'assez Illisérable apparence, composées ce qvi iLa a dansle corps..
moitié de cuir, moitié de nattes; mais en revanche, les Nous nous sommes quittés très-bons amis. Ces Toua-
Touaregs eux-mêmes méritaient toute mon attention, et regs ont dit plus tard à des Chaanba, qui me l'ont ré-
je ne pus m'empêcher d'admirer leur chef, un vieillard, pété, que je leur plaisais beaucoup, et qu'ils seraient
qui se tenait droit, la tête haute, appuyé d'une main charmés de me voir explorer leur pays.
sur sa longue lance de fer et soutenant de l'autre la poi- Dans la vallée de Metl;lily, j'ai trouvé une plante tro-
gnée de sa tabolan. Avec sa haute taille, son geste no- picale, véritable sœur du pahuier, dont la présence ici,
ble et impératif, il avait la plus grande ressemblance cependant, ne s'explique pas. M. Barth sera bien étonné
avec l'idéal que je me suis fait d'un chevalier du d'apprendre que l'asclepin.s gi~antca 2, qui donne le ca-
moyen âge, ractère à la végétation des environs de houka et du lac
Ces Touaregs viennent du Djebel-Hoggar. Ils appar- Tschad, croit en grand nombre à Methlily. Cette plante,
tiennent à l'une des tribus les plus nobles-et les plus dont la tige atteint ordinairement six à sept pieds, res-
franches (sang non mêlé). Ils étaient vêtus de blouses, semble un peu à un chou qui aurait monté. Sa forme,
les unes de cotonnade d'un bleu foncé venant du Sou- sa cou'leur même ont beaucoup de rapport avec ce lé-
dan, les autres de drap rouge ornées de broderies du gume populaire, qui, s'il avait été connu des juif's, au-
plus bel effet. Leurs pantalons, ~ans le genre de ceux rait peut-être réhabilité parmi eux la race porcine. La
des anciens Gaulois, étaient de la même étoffe que la
blouse. Une ceinture de laine tournant. autour de la 1. Quandnous prenonsrassage à bord d'un navire pour une
nousne sommesnullementétonnésqu'onnousdemande
taille et passant par-dessus les épaules et se croisant sur traversée,
le prix ditserviceremlu; nous ne devonspas être surpris de voir
la poitrine, des anneaux de pierre aux deux bras, un les Touaregs,ces navigateursdu désert, stipulerle prix du passage
à bord de leurs caravanes,C'estaussi normaldans la lIavigation
poignard tenu par un bracelet au hras gauche, des san- saharienne dansla navi~ationmaritime.
que
dales aux pieds, un immense fez enroulé dans un turban 2. Desgraines de l'a.ccdep~cts
de blethlilyont été envoyéespar
plat, d'étoffe rouge et blanche et dont on n'aperçoit que M,Henri D(i%,eyrier à NI.Hardy, directeurdu jardin d'acclimata-
le gland de soie et le sommet par derrière, un voile riond'Alger.Cesgraines, malgréles soinsqui leur ontété donnés,
n'ont pas levé, mais maintenantqu'onsait où s'en procurer, il y
blanc ou noir, divise en deux parties dont l'une descend a un grand pasde fait.
du front et l'autre monte du bas de la figure, de ma- M.Hardyestimeque cette plante acclimatée~urle littoralalné-
nière à ne laisser d'ouverture que pour les yeux; tout rien rendrales mêmesservicesque dans l'Inde, d'où l'on en tire
plusieursproduits.
cela complète l'habillement de ces hommes extraordi- Le jardin d'acclimatationpossèdedes asclepiasindiens.
184 LE TOUR DU MONDE.
fleur de l'asclepias est blanche à la base et violette au déchirures d'un vaste plateau de roc vif, qui s'étend de-
sommet. C'est une plante laiteuse.. · puis environ une journée de marche au nord de Ghardaya
jusque bien loin au sud de Methlily. (Ici, les cartes tra-
Ghardaya,8 aoùt.
cées, non sur les lieux mais sur ouï-dire, ne valent plus
J'ai promis à M. Petermann et à la Société de rien.) Les Arabes ont donné le nom de Chebka ou filet
géographie de leur envoyer des mémoires sur le pays au réseau de vallons et de ravins qui caractérise la partie
des Beni-Mezab avant de quitter ces parages, mais je septentrionale du plateau, celle où sont les villes des Beni-
t'ai promis aussi, à toi, chose semblable. A tout sei- Mezab, à l"exception de Gnérara et de Berrian, qui sont
gneur, tout honneur je te servirai avant messieurs les en dehors àu Chebka. Toutes ces vallées finissent par se
savants. Mais j'ai bien peu de temps et je ne puis pas réunir, et vont aboutir dans la région de Ouargla; les
penser à faire de brouillon; excuse donc les fautes de unes par le canal de l'Oued-Nesa, les autres par l'Oued-
l'auteur. Mezab mème. Comme il est facile de le concevoir, le
La vallée de l'Oued-Mezab est l'une des nombreuses plateau en question est excessivement aride et nu; quel-

Village nègre, à Biskra. Dessin de A. de Bar d'après une photographie de ~I. le docteur Puig.

ques graminées et l'artémise de Judée, espèce de thym monotonie du désert trouve à se reposer sur quelquEs
aromatique, sont les seules plantes qui trouvent encore touffes verdoyantes de jujubier sauvage; de nombreux
le moyen de végéter sur ce sol ingrat; mais ces végétaux genèts et de hautes graminées ressemblant à des roseaux
eux-mèmes y sont très-c1air-semés et rahougris; c'est à (stipa statoicles) permettent au chameau de tondre en
peine si l'œil peut les découvrir à quelques pas et les dis- passant quel([ues bouchées de sa nourriture de prédilec-
tinguer sur la surface rougeâtre et uniforme du plateau. tion. De petits troupeaux de gazelles fréquentent les en-
Quelque déserts que soient ces rochers, deux créatures droits de ces vallées où le jujubier sauvage abonde, car
vivantes en font cependant leur séjour de prédilection les feuilles de cet arbuste forment leur nourriture habi-
l'une est le mouflon à manchettes, le même qui vit aussi tuelle. Un Chaanbi de Ouar~la m'a raconté que les chas-
dans les montagnes de la Sardaigne et de la Corse; l'au- seurs choisissaient le moment t oùles gazelles broutent t
tre, une espèce de petit cochon d'Inde que l'on nomme pour s'approcher d'elles et les tuer. Leur avidité à dé-
« goundi. 1>Quant aux vallées, ou plutôt aux ral'ins, la pouiller les jujubiers et les mouches, dont les piqûres les
nature y est un peu plus vivante; la vue fatiguée par la obligent à tenir les paupières baissées, font que ces ani-
LE TOUR DU MONDE, 185

maux, ordinairement si vigilants, ne s'aperçoivent plus Une des choses les plus importantes chez les Beni-
de l'approche de l'ennemi. L'hôte le plus dangereux du Mezab, c'est le régime des eaux1, si l'on peut se servir de
désert, le céraste ou vipère cornue, est aussi très-com- cette expression dans une contrée où cet élément est si
mun dans les ravins; il se tient de préférence au pied rare. Il pleut ici cependant plus souvent qu'on ne serait
des jujubiers sauvages. En allant à Methlily, un peu avant tenté de l'imaginer. J'ai même vu, pendant mon séjour,
le lever du soleil, je me baissai devant un de ces arbus- une petite pluie d'orage qui dura vingt minutes. C'était
tes pour tâcher de découvrir une plante parasite assez à Beni-Izguen. Mais il y a loin des petites pluies qui
rare qui s'attache à leurs branches; je mis la main sur doivent être ordinaires en hiver, à ces sortes de déluges
le sable, à deux ou trois centimètres d'un céraste qui, qui fournissent assez d'eau pour que des torrents se for-
engourdi par la fraïcheur de la nuit, regagna son trou, ment au fond des vallées, entrainant tout sûr leur pas-
clopin dopant, sans meme m'honorer d'un sifflement. sage et engloutissant hommes et chameaux. Je désire-
Mon guide, qui aperçut le reptile, récita bien à cette rais beaucoup être témoin d'un de ces phénomènes cet
occasion la valeur d'un te Dcunt en Harrtdou Gillah.! hiver; ce serait un complément intéressant des observa-

Touaregs. Dessin de Hadamard d'après das photographies de Ni. le docteur Puig.

tions que j'ai eu l'occasion de faire sur le climat de ce nom bien justifié de cette ville ruinée) se trouve située
pays. Chose singulière et que je cherche en vain à m'( x- plus loin en descendant la vallée, et enfin El'Ateuf, que
pliquer, ce sont les vents de sud-sud-est qui amèneI't la je n'ai pas encore vue, est encore plus bas. Les p1anta-
pluie; dans les années où le vent du nord prédomine-, tions de palmiers ont été établies autant que possible
on est presque sûr que l'EaU manquera. La vallée de à l'origine des vallées. La véritable forêt de dattiers de
l'Oued-Mezab reçoit près d'ici deux affluents; le plus Ghardaya est loin de la ville, en remontant l'Oued-Mezab;
considérable est l'Otied-Netisa, que l'on remonte pendant les plantations des Beni-Izguen sont dans l'Oued-Netisa;
quelque temps pour aller à Methlily. La.ville de Beni- et enfin, les palmiers peu nombreux de Melika sont
Izguen est bâtie à l'endroit où il se réunit à la vallée plantés à la naissance du ravin de Zouil. Cet arrange-
principale. L'autre, qui est plutôt un ravin, se nomme
Zouil la petite ville de Melika est perchée sur le faite 1. Cerégimedes eaux, véritablerrentremarquable,signalépar
HenriDuveyrier,vientd'être étudiéavecsoin par 11i.Ville,in-
11T.
d'un rocher qui se trouve à son embouchure et fait face
génieuren chef des mines, que le gouvernementfrançaisa envoyé
à Beni-Izguen. Bounoura lcaBorgne (car tel est le sur- à cet effetdans le Mezab.
186 LE TOUR DU MONDE.

ment tient à ce que l'eau est toujours plus abondante core à leurs yeux que des infidèles, des ennemis de. Dieu
(dans les puits) en amont des vallées que plus bas. Pour La politique de ces populations est d'être avec'qui que ce
conserver cet avantage de position, les habitants de Ghar- soit, plus puissant qu'eux, qui les protégera contre les
daya ont construit à grand renfort de travail plusieurs Arabes. Un èes grands de la ville me'disait" Si tous les
systèmes de barrage en maçonnerie, qui retiennent l'eau Français quÜtaient le. pays, et qu'il ne restât qu'une
dans leurs plantations. Mais ces travaux ont été faits au femme à Alg~:r, nous la respecterions et lui apporterions
détriment de Meillii, où l'eau n'arrire plus que dans tous les ans notre tribut; mais si un ennemi venait à
les grandes inondations. Aussi les palmiers de IVlelika s'emparer du pays, ce jour-là, nous serions ses serviteurs
sont-ils dans un état peu florissant, et les puits de cette dévoués. »
ville sont taris depuis plusieurs années. Il n'y en a qu'un Les Beni-PiTezab sont très-fidèles à accomplir les de-
dans l'enceinte de la ville, qui donne une eau salée et voirs de leur religion; ils ont le mensonge en horreur,
amère; il mesure 50^5. mais j'ignore s'ils croiraient avoir commis une faute en
Voilà, pour le moment, ce que j'ai à te dire de la géo- trompant un infidèle; je serais presque tenté de le croire.
graphie de ce pays; naturellement, je ne suis pas arrivé C'est un des points qui prouvent leur supériorité sur les
au fond de mon sac, mais je suppose que des mesures Arabes, qui re se font aucun scrupule de mentir à cha-
trigonométriques, des observations de météorologie et des due instant, et de la manière la plus effrontée. Un autre
températures de puits n'auraient pas beaucoup d'intérêt point de séparation, c'est la propreté vraiment très-pas-
pour toi, et j'aime mieux passer tout de suite à l'examen sable des rue,: et des terrasses des maisons dans les vil-
de la population. les du Alezab.. tandis que chez les Arabes, les unes et
Les Beni -D~Tezab,selon toute probabilité, sont venus les autres servent de lieux d'aisance A Ghardaya, il y
se réfugier ici, chassés par les persécutions que leur atti- a de nombreuses latrines publiques. En dernier lieu, je
raient leurs principes i-eli-leux. Ces principes sont plus ne sais pas s'il existe au monde de pays où l'on soit plus
sévères, et, selon moi, plus orthodoxes qur; ceux des au- sévère pour la séquestration des femmes, et les Beni-
tres musulmans, qui les accusaient et les accusent encore ltlezab se font une gloire de cette sévérité exagérée. Je
d'hérésie, Une partie des tribus qui composent la con- crois que ces trois faces du caractère de la nation les
fédération descendit des montagnes de Nefousa, au sud distinguent bien plus de ses voisins arabes que les quel-
de la régence de Tunis; d'autres sont originaires des ques petites différences dans la manière de faire la
bords de la Mina, près de Tiharet. Quant aux derniers, prière et les ablutions, détails dont je ne te parlerai seu-
la tradition rapporte que leur l:atrie est le Saguiet-el- lement pas, et qui scandalisent, au dernier point, les
Hamra, dans l'extrême occident; mais des documents musulmans soi-disant orthodoxes 1.
écrits que j'ai pu recueillir semblent prouver que cette Les savants et le clergé forment ici un petit monde à
indication repose sur une similitude de. noms. Il serait part; exempts de toute espèce de contribution, ils vivent
plus sûr de dire qu'ils habitaient une ville nommée El- presque entièrernent de la charité publique. De même
Hamra, et j'espère savoir plus tard oii il faut chercher que le clergé catholique au moyen âge, en Europe, ils
cette localité, possèdent en communauté des biens fonciers. Ces biens
L'histoire des Beni-Mezabest très-peu connue; les sont ici des jardins et même des palmiers isolés dans les
petites villes de la confédération étaient presque toujours plantations des particuliers; le tout provenant de dona-
en guerre les unes avec les autres. Cet état de choses a tions dont l'origine est souvent assez éloignée. Ici, comme
duré jusqu'au jour où les Français ont mis le pied dans chez nous, on croit faire une bonne action en donnant
la vallée. Un fait cependant s'est conservé dans la mé- aux gens de religion; mais chez les Mezabites, comme,
moire des habitants de Ghardaya, c'est l'invasion d'une du reste, chez tous les musulmans, le clergé forme la
armée turque commandée par un bey, qui vint mettre le partie la plus instruite de la population. Les saints-
siége devant un petit ksar qui porte mon nom arabe simoniens ne seraient pas tout à fait satisfaits de cet état
(Sidi-Saad) et dont les ruines s'aperçoirent encore sur le de choses; car,si les a Tolbas. sont les hommes les plus
plateau, au' nord-ouest de Ghardaya. Les Turcs furent instrnits, ce sontaus~rlesmoi.rrscclairés. Ils me fuient,
écrasés, .dit~on, sous les rochers qu'ori fit -rouler sur eux, car je ne suis à leurs yeiix qu'un infidèle, et, qui plus
et les restes de la colonne furent obligés de se retirer est, un infidèle très-indiscret. Ne vais-je pas jusqu'à leur
vers le' nord. Le bey avait été tué.
Aujourd'hui, les sept villes des Beni-Mezab sont tribu- y a un quatrièmecaractère que néglige naturellementle
1. Il,)'
taires de la Fi-aiice. Elles ènvoietit, chaque ann{~e, un voyageur observantseulementce qu'il voit sous ses yeux. Ce
ou Mozabites,comme on
caractèreest l'aptitude des Beni-lSlezab
tribut total cie 45000 francs.à Laghouat. A part cela, dit yulgairement.à quitter leur pays pour aller exercer des pro-
elles se gouvernent comme par le passé. Chaque ville a fessionsindustriellesdansles principalesvillesdu Tell algérien et
son assemblée de notables, qui règle les affaires de la tunisien, ou, conStituésen corporations,ils vivent sous la loi
d'un arnin. A Alger, les Mezabitestiennent les bainsmaures,sont
communauté; et les quatre caïds que les Français ont botieliers,maréhandsde fruits et d'épices.L'un d'eux, Ali, est un
nommés ont plus de mal que les autres notables, et, se- des principaux-entrepreneursde travaux publicsde la ville. Il fait
lbu toute apparence, n'ont pas plus d'autorité qu'eux. La. tous ses tran5poi'.tsde matériauxau moyen de caravanesd'ànes
conduits.pardes Sahariens, et il prétend. avec ses ânes, pouvoir
soumission des Beni-Mezab s'est faite devant. force ma- lutter avantageusementcontreles locomotivesqui transportent le
jeure, et quoi qu'on en dise, les Européens ne sont en- balastsur le cheminde fer.
LE, TOUR DU MONDE. 1R7

demander de de -montrer les 'chroniques de leur ville trier d'un musulman et d'une musulmane est, de plus,
Où ai-je appris les.convenances? exilé du pays. Mais, chose curieuse, si deux hommes se
Le chef.des Tolbasporté'le titre de cheik Baba, et j'ai battent, que l'un d'eux prenne une pierre et en frappe
fait plaisir à mes amis en leur racontant:qu'il y avait son adversaire, même jusqu'à ce que mort s'ensuive, sa
chez nous une secte religieuse, dont le chef prenait aussi peine ne consiste qu'en une légère amende de 2 francs;
le titre de « Baba Dou Père. Aujourd'hui, le ;cheikBaba, si, au contraire, il lance la pierre, même sans le blesser,
ne voulant pas profaner la sainteté de sa presonne, a l'amende monte à 10 francs. Comment accorder ces
rompu avec les caïds, et avec l'assemblée dont la politi- i)lzai-i-erles?Sans doute parce que dans le premier cas,
que est d'obéir à l'autorité française. Le cheik Baba s'est on suppose la. lutte, et dans le second une violence con-
donc retiré du monde politique, il a même renoncé à tre laquelle l'adversaire ne peut se défendre. Celui
gouverner les Tolbas, du moins en partie, et il ne sort qui vole, peu importe la valeur de l'objet soustrait, paye
presque pas de son habitation, où il vit comme le der- une amende de 50 francs et est exilé pour deux ans. Celui
nier des particuliers, travaillant de ses mains à l'entre- qui se dispute et dit des injures doit payer 10 francs.
tien de son jardin. Je n'ai naturellement aucune pré- Si l'insulté est un juif, l'amende est de 1 franc; si c'est
tention aux politesses d'un homme aussi saint et aussi une juive, de 50 centimes. Un empiétement sur le ter-
puissant; mais on n'a pas manqué de me faire remar- raiu d'un voisin entraine une amende de 25 francs.
quer que le cheik Baba n'était pas venu me rendre J'arrive à la pénalité qui m'a paru la plus singulière
visite, et que le motif de cela est qu'il n'aime pas les et la plus caractéristique un homme qui adresse la pa-
Roumis. Je tiens absolument u voir Sa Sainteté, et je role à une femme dans la rue est banni pour jamais du
compte lui arracher un sourire en lui citant la parole bien pays et paye avant de partir une amellde de 200 francs,
connue Si la mootct~n.e~ie vàeiit pas à toi, vn.s à. la mais il faut que la femme soit venue en personne se plain-
~nontagne. dre. J'ajouterai qu'aux yeux des Beni-Mezab, le dernier
Il y a peu de jours, mon domestique était en train de outrage fait à une femme est une faute moins grave,
me verser du café, lorsque le muezzin commença son puisque dans ce cas ce n'est pas l'exil perpétuel, mais
chant du Maghreb. Je fus surpris de le voir se lever en un simple bannissement qui ne dure que quatre ans.
sursaut, et, au même moment, partit de toutes les maisons Pour empêcher que le prix des céréales n'augmente
un concert de cris stridents, par lesquels les femmes des trop, il est défendu de vendre à un étranger pour plus
musulmans expriment leur joie. J'appris que la cause de d'un douro de grains.
tout ce mouvement était que depuis un mois, par suite Quant aux peines pour infrâction aux préceptes de la
d'une dispute entre les Tolbas, la mosqnée avait été fer- religion, elles sont d'une autre nature; ainsi, celui qui
mée et le muezzin n'avait pas rempli ses fonctions. Au- filme n'a pas droit aux aumùnes, et lorsqu'il meurt, il
jourd'hui, son appel annonçait que la réconciliation avait n'est pas enseveli par les « Tolbas. A plus forte raison
eu lieu entre les Tolbas. Cela ne ressemble-t-il pas à ce en est-il de même pour celui qui boit de la « mehiya, »
qui se passait dans le monde catholique il n'y'apas en- liqueur alcoolique que préparent les juifs. L'usage de
core longtemps? cette liqueur est même interdit aux israélites, ce qui ne
Venons maintenant à.13 législation du pays, qui est les empêche pas de s'y adonner en cachette. Je rencon-
toute différente de celle en usage dans les villes arabes tre souvent deux magnifiquespoi~lo-noscs veinés de rouge
et berbères de ces contrées. Je n'entreprendrai pas de cramoisi et de violet, qui témoignent amplement du fai-
traiter ce sujet à fond, mais je crois être en mesure de ble de leurs possesseurs pour l'esprit de dattes.
te faire connaitre les dispositions principales de la loi. La Tu me demandes quelques détails sur l'économie des
peine de mort n'existe pas. Celui qui tue un musulman, ménages chez les Beni-Mezab, sur les profits des pro-
que la victime soit un Beni-l\lezal), un mulâtre ou fessions, snr la manière dont les grandes fortunes du
même un esclave libéré, est frappé d'une amende de pays ont pu s'accumuler. Je m'étais déjà occupé de ces
2400 francs (1200 réaux); cette somme est remise aux questions, et voici ce que j'ai recueilli à ce sujet. Les
parents de la victime, c'est la diya ou le prix du sang. dépenses d'un ménage sont très-limitées; un Beni-Meza-
Le meurtrier paye, en sus, 200 francs à la muuicipalité. bite de mes amis, qui est dans l'aisance, me disait que
Comme la valeur de l'argent n'est pas la même ici que dans sa maison, où il avait trois personnes à entretenir,
dans le nord de l'Algérie, j'ajouterai que ces deux som- il ne dépensait pas cent francs par mois. Il y a des mé-
mes réunies représentent la valeur d'un troupeau de nages où les dépenses sont beaucoup atténuées et quel-
plus de 340 moutons. Le montant de l'amende diminue quefois compensées par le travail de la femme. Celle-ci.
dans les cas suivants Si la personne tuée est une femme s'occupe à tisser des burnous, et pendant la grande cba-
musulmane, l'amende est réduite à 1300 francs, dont leur du jour, ait moment où les hommes font leur sieste,
100 la municipalité; ci c'est un juif, la peine est la on entend dans presque toutes les maisons le bruit des
même que pour la femme musulmane; si c'est une juive, métiers en mouvement. Je tiens de bonne source qu'une,
elle n'est plus que de 800 francs; enfin, si c'est un mu- femme intelligente peut tisser en six ou sept jours un,
sulman qui tue son esclave, il paye 200 francs à la mu- burnous qui se vend de quatre à cinq douros; cependant,
nicipalité. L'année dernière, on a eu à infliger deux fois d'ordinaire une seule travailleuse met quinze jours à.
cette dernière peine et une fois la précédente. Le meur- faire ce burnous. Il faut r.etrancher, environ deux douros
188 LE TOUR DU MONDE.

pour le prix de la laine, ce qui donne un profit de trois, Leur vêtement est le même que celui des Arabes, sauf
douros. Les femmes fabriquent aussi des espèces dé che- qu'ils mettent rarement.le burnous et ne se ceignent ja-
mises grossières de laine, qu'elles savent teindre en lon-: mais la tète de la corde de poil de chameau traditionnelle.
gues bandes alternant du rouge au vert, au jaune et au Les femmes ont un costume tout différent de celui que
blanc. Elles peuvent en faire quatre par mois, et elles les portent leurs voisines. Elles ramassent leurs cheveux en
vendent environ douze douros, c'est-à-'dire trois douros trois louffes, l'une placée derrière la tête, les deux autres
chacune. De ces douze douros, il faut;retrancher vingt- de.chaque ci)té-.de la' figure, ce qui rappelle un peu les
neuf francs pour la laine et les couleûrs, et de cétte ma- portraits de nos'grand'mères, dans leur jeunesse. Leur
nière le gain d'une femme par son, travail est d'environ vètinnent de corps' consiste, autant que j'ai pu le com-
trente francs par mois-en moyenne. prendre, en deux pièces d'ëtoffes qui se réunissent au
La dépense d'un homme seul peut être d'un franc par moyen d'agrafes sur chaque .épaule; et qui sont liées par
jour.. une-ceinture. Le vêtéiiient est décôlleté et de plus ouvert
Lé travail de la population masculine .a lieu dans les de chaque côté, de sorte que pour peu que ces dames fas-
jardins. Les façons données à là terre, les semis, les' ré- sent un mouvement, elles découvrent leur sein ou leurs
coltes des différents fruits et légumes, et surtout l'arro- jambes jusqu'à la hanche; mais c'est le moindre de leurs
sage des palmiers, des couches de melons; de citrouilles soucis, pourvu qu'elles aient le visage couvert. Outre le
et de toutes les plantes dont l'eau est la condition essen- heimé et le lioheul, dont elles se servent comme les Ara-
tielle de vie occupent ici plus que partout ailleurs ceux bes, elles ne se croiraient pas en grande toilette, si elles
des Beni-Mezab qui ne s'adonnent pas au commerce. n'avaient pas préalablement peint une grande tache noire
C'est la véritable source de ces grandes fortunes dont sur le bout de leur nez. Les dames comme il faut ne sor-
l'importance quelque, élevée qu'elle soit, serait loin tent qu'enveloppées d'une grande pièce d'étoffe blanche;
chez nous, cependant, de mériter ce nom. Un hOnlme fait le premier wnu ne peut donc pas être sous l'influence de
une plantation de palmiers; lui et ses fils suffisent lar- l'ornement séiluèteur; mais les petites filles non mariées,
gement aux soins qu'elle réclame, et s'il a besoin d'aide, et surtout les mulâtresses, sortent sans voile. Toutes
il trouve des hommes de peine qu'il paye un franc par s'habillent dé même, et le jour de l'Aïd-el-Kebir, c'est
jour, plus la nourriture. Peu à peu, le produit de ses ré- vraiment drÔle de voir cette multitude de grands et pe-
coltes de dattes lui permet de faire les frais d'une nou- tits nez, ornés d'une grande mouche noire.
velle plantation. L'accroissement du revenu donne lieu Les femmes mezabites, séquestrées comme elles le
progressivement à l'extension du fonds. Au bout de sont, et privées. de toute espèce d'instruction, ne peuvent
quelques générations, la famille possède une fortune 1. qu'avoir un moral inférieur. Depuis deux mois qne.je
Le commerce offre aux Beni-Mezabites un moyen de suis installé ici, j'ai eu plus d'une occasion de l'observer.
s'enrichir plus rapide. Comme taris les commerçants de Jeunes gens et jeunes filles sont mariés de très-bonne
ce .pays vendent les mêmes 'marchandises ou à peu près, heure. J'attribue en partie à cette cause la petite taille
un exemple suffit pour en donner l'idée. C'est 'un de mes surprenante des femmes; il n'est pas rare qu'elles soient
amis, uu jeune homme qui a une boutique à EI-Bokhari mères à douze ou treize ans. Dans le mariage, il n'y a
(en face de Boughar) et qui, de plus; voyage presque de dot de part ni d'autre; lé fiancé fait seulement un ca-
continuellement entre Alger et son pays. Il m'a dit que deàu de noces à sa future; et selon ses ressources. Il
son gain annuel est toujours au minimum de 60 pour onganise une fête plus ou moins somptueuse, avec force
cent net..C'est un beau profit, mais il faut considérer couscous et force poudre brûlée. Je suis invité à une noce
qu'il il'a lieu que sur un capital de dix à douze mille pour cet hiver; toute la ville sera traitée.
francs. J'ai appris de lui qu'un individu qui engagerait Autrefois, avant l'arrivée des Français, on avait sou-
ses fonds dans les spéculations d'un marchand mezabite, vent à déplorer dans le pays des actes de barbarie atroce,
sans prendre part an travail, retirerait environ 15 pour à peine croyables. Lorsque deux villes étaient ennemies,
cent de son argent. tous les bons instincts disparaissaient; on tuait de-part
lime reste à: te parler des mœurs de mes amis les et d'autre hommes; femmes et enfants. Lorsqu'un chef
Beni- Mezab.'Elles se ressentent malheureusement en- de famille, connu par son courage et. son audace,- venait
core trop de l'ancien état dé guerre permanent. En à mourir, les ennemis de la ville où il demeurait et ceux
outre; vivant au milieu d'une nature rude, les Mezabites qui pouvaient le devenir d'un.moment à l'autre, cher-
sont restés rudes comme ellé. Ce n'est pas leur faire in- chaient à s'emparer de ses enfants pour les égorger. On
jure que de dire qu'ils auraient de grands progrès à faire a vu.de ces barbares ouvrir le ventre d'une femme en-
pour arriver aux manières civiles et gracieuses des cita- ceinte pour en arracher et anéantir le fruit de ses en-
dins du nord. trailles. Ces faits paraîtraient exagérés si je n'avais pris
la précaution de copier un acte passé devant le djemaa
1. L'originela plus communedes fortunesdesfamillesmezabites de Berrian à propos d'un crime de cette nature. Des
est dans l'économiedes bénéficesréalisésdans les grandes villes
du Tell par l'exercicemomentanéde professionsindustrielles. hommes que les surexcitations des guerres civiles ren-
Après un séjour de plusieursannées, le Beni-blezaba un pécule daient capables hier encore.de pareilles extrémités ne
qu'il convertiten marchandises, celles qu'il sait manquer dans
son pays, et, en y rentrant, il doubleseséconomiespar la vente peuvent pas se policer d'un jour à l'autre.
des produitsapportés. Parti pauvre, il est revenuavec un avoir. Voilà ce que j'avais à te dire sur le pays où je viens de
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190 LE TOUR DU MONDE.
me naturaliser en quelque sorte, et que je considérerai tre nous', ikpromettent de m'accompagner, de me ser-
dans le courant de mon voyage comme le port de ma pa- vir en route, e't, si nous ne pouvons entrer dans la ville,
trie, car au delà du pays mezab et chaanba, ce n'est de me rame:ler à Metllilly. Dans le cas où les Cluaanba-el-
plus l'Algérie c'est le grand désert. Si J'y dois pénétrer Madhi, habitants d'El-Goléa, m'accueilleront au milieu
un jour par cette route, je laisserai ici un petit nombre d'eux comme le leur ordonne Sidi-Hamza, je me pro-
d'amis chez lesquels je serai tuujours sîtr .de trouver au pose de revenir par Ouargla. On a longtemps cherché à
retour un bon accueil. N'est-cé pas la meilleure tactique m'effrayer, 3t l'on était presque parvenu à me faire croire
à adopter pour un long voyage d'exploration, que de ne que j'affrontais un risque sérieux; mais aujourd'hui je
pas faire une étape en avant sans laisser derrière soi suis convaincu du contraire. Le pis aller sera que je sois
quelqu'un qui puisse au besoin protéger votre retraite. obligé de me contenter de voir El-Goléa sans y entrer.
Pendant vingt-cinq ,jours environ à partir d'aujourd'hui,
Nethlily,Il août..
je n'aurai probablement aucune occasion de te donner de
Le sort en est jeté, mon départ pour El-Goléa (El- mes nouvehes. Ainsi, ne sois pas inquiet d'un long silence
Menia) est fixé ait 20 de ce mois. Sidi-Hamza a cru pou- de ma part. C'est un prélude à l'irrégularité de notre
voir m'assurer sa protection jusqu'à cette ville perdue correspondance l'année prochaine.
dans les sables, à l'extrémité sud de nos possessions.
30 septembre.
Je ne me dissimule pas que l'entreprise que je vais Ghardaya,

tenter. est un' peu hasardée; l'issue seule prouvera si Me voici de retour, sain et 'sauf. Je me hâte de t'en
j'ai eu raison de m'y engager. Ne sois pas inquiet de informer, et je commence mon récit en laissant de côté
moi, les Chaanba de Methlily me donnent deux hommes les détails de la route, qui n'est belle ni à l'est, ni à
qui ne partiraient pas si la responsabilité était trop l'ouest, car j'ai voulu effectuer mon retour par une autre
grande. J'emporte peu de bagage et je voyagerai assez voie que ceJe suivie à mon départ de Methlily, afin d'é-
rapidement. Je ne crois pas rester plus de seize à dix- largir le relevé du pays. Je dois noter cependant que
huit jours absent, mais je suppose que pendant ce temps c'est entre 1\'Iethlily et El-Goléa que l'on commence à faire
je n'aurai pas d'occasion de t'envoyer' de mes nouvelles; connaissance avec le fameux océan de sables mouvants
ainsi, il ne faudra pas t'étonner d'un silence prolongé et dont on croyait autrefois le grand désert entièrement
n'en rien augurer de mauvais. Le jour même où je quit- composé. Aux approches d'El-Goléa, c'est seulement une
terai Methlily, je t'écrirai encore un mot d'adieu. Au- traversée de quelques journées; mais alors, quelle len-
jourd'hui, les mouches m'ahurissent tellement, que je ne teur dans la marche, et quelle fatigue
puis pas mettre deux mots l'un ait bout de l'autre. Ces J'arrive à la réceptiun qui m'a été faite chez les
malheureuses mouches, elles sont mortes à l'heure qu'il Chaanba-el-Madhi.
est à Biskra. La latitude est pourtant plus basse ici, mais J'entrai dans El-Goléa de nuit, le sixième jour après
le plateau est plus élevé. De là la différence des tempé- mon départ. Mes guides qui jusque-là avaient été peu
ratures. communicatifs, mais convenables, furent saisis d'une
Le kaïd Ommar, de Ghardaya, celui qui a mis une de peur terrible; ils craignaient de me cacher ou de dégu~'1-.
ses maisons à ma disposition, m'a chargé de te,présenter ser ma nationalité, et finirent par m'abandonner seul
ses hommages. Je te dirai aussi que, lorsque je reçus ta avec mon petit bagage, à côté de la porte de la ville basse.
dernière lettre, le domestique du gouvernement, Rezsag, Un seul homme était venu les questionner, mais il avait
qui fait ma cuisine, a absolument voulu baiser ton écri- flairé le Roumi, et mon bagage étranger était bien fait
ture. Au reste, tous ces braves gens se réjouissent quand pour me trahir. J'étais couché sur mon matelas, toutes
je reçois des nouvelles de France. Les Mezabites avec mes armes étaient sous ma main et je faisais bonne
lesquels j'ai été en rapport se sont tous attachés à moi; garde. Je restai ainsi quelques instants dans,une solitude
il n'est pas jusqu'à mon ex-domesticlue Sliman, que sa et un silence complets; puis je vis arriver, comme un
paresse et son insouciance m'ont obligé de congédier, ouragan, un homme armé de sa clef, longue canne garnie
qui tue salue cordialement lorsque nous nous rencon- de clous à une extrémité. Il me demanda, hors de lui,
trons. Son fils m'a aloporté les premières grappes de ce que je venais faire et qui m'm'ait amené. Je lui ré-
raisin de son jardin. pondis, avec un sang-froid apparent et en laissant briller
mes armes, que je ne m'expliquerais qu'en présence de
nlethlily, 28 août.
la djemaa, à laquelle j'étais adressé par Sidi-Hamza, et
C'est ici que j'ai dû organiser mes derniers prépara- quant à mes guides, je lui répondis qu'ils m'avaient
tifs et prendre mes guides. Aujourd'hui même je vais me abandonné et s'étaient éloignés dans la direction que
mettre en route. La djemma de Methlily a arrêté ce qui je lui indiclnai. Il me quitta et les rejoignit bientôt; je les
suit on me donne un chameau et 'en loue un autre entendis se disputer pendant fort longtemps, et la solu-
(40 fr.); deux hommes d'El-Goléa, qui sont ici, m'ac- tion de leur conversation fut qu'on vint me prendre avec
compagnent. Ils étaient peu disposés à me servir de plusieurs hommes qui emportèrent mon bagage sur la
guides; mais après avoir lu la lettre de Sidi-Hamra, une place de la ville basse. Tout cela se fit sans qu'il s'échan-
autre lettre adressée à la djemma d'El-Goléa au nom des geât une parole entre eux et moi. Beaucoup de Chaanba
Chaanba de lVIethlily, et moyennant un pria convenu en- se rassemblèrent, et celui qui était venu me chercher les
LE TOUR DU MONDE. 191

haraqguait de temps en temps; il avait la bonne intention revenu rapportant un relevé minutieux des deux routes
de m'annoncer en ces termes aux nouveaux venus (orientale et occidentale), quelques observations astrono-
« Regarde un chien de chrétien qui veut la mort » miques et une petite provision de notes sur des sujets
Le lendemain matin, je demandai à parler à la dje- variés. C'est déjà quelque chose; ensuite, je me suis
maa. On me répondit qu'il n'y en avait pas, et quand j'in- montré aux Chaauba-el-1\'Iadhi qui avaient tant juré de
sistai, on me répondit qu'elle ne voulait pas'me recevoir. m'égorger. Je suis resté deux nuits et un jour dans la
Un des habitants présents, qui était le chef de la fraction ville, prisonnier il est vrai, mais peu gèné har ma posi-
à laquelle appartenaient mes guides, était obligé de me tion; ils ont vu qu'ils ne pouvaient m'effrayer et m'ont
traiter presque bien, par suite de relations de sang arec renvoyé, parce que quelque éloignée qu'elle soit, notre
les gens de,lTethlily. Il m'apporta un mets composé d'une puissance leur inspire une peur énorme, Leur canchemar
bouillie d'une graine du désert, broyée avec un peu de est la crainte de voir apparaitre un beau jour une colonne
paille, sur laquelle s',étalaient trois 10zards. française, et ils interprétaient ma venue comme.une ten-
Je mangeai de l'une et des autres; c'était assez mau- tative pour apprécier leur force numérique et.la valeur
vais, mais nécessité oblige j'étais arrivé à demi Iilort de leurs fortifications. Ils auraient préféré me voir de
de faim. La.journée se passa à répondre à des questiom passage, en route pour le Touat; et mon impression est
et à des menaces sans fin que me faisaient mes nombreux que cette route.est désormais ouverte, à la condition que
visiteurs. On me défendit de sortir de la place, sous quel- l'on ne cherche pas à user de représailles sur les mar-
que prétexte que ce fût. Vers le soir, je fis avec beau- chands d'EI-Goléa, en les obligeant à rembourser la va-
coup de calme mes observations astronomiques au mi- leur des objets qui m'ont été soilsti~aits. En passant à
lieu de la place. Heurausement, on me regarda faire Methlily, j'ai parlé dans ce sens au caïd, qui me parais-
sans m'interrompre; mais lousdue j'étais près de finir, sait un peu trop zélé. Je lui écrirai encore une lettre sé-
un homme qui paraissait influent se leva et me cria rieuse et lui dirai d'attendre lés ordres de Sidi-Harnza.
« Hé chrétien, cesse cette besogne inialue ou nous t'é- Dans ce coin reculé, un caïd peut faire bien des petites
gorgerons. » La moutarde m'était montée au nez lente- choses qui ne sont jamais connues.
ment, mais cette menace me mit hors de moi; je rentrai Je cor:sidérerais les privat:ons, les préoccupations et
sous ma tente, et m'étant armé de mon fusil de chasse, les contrariétés morales que j'ai subies pendant ces quel-
je protestai contre cette conduite, si diŒérente de celle ques jours d'absence comme un tribut bien léger, si, à
que Sidi-Hamza avait ordonnée. Je déclarai que je ne ce pris, par exemple, le premier Européen qui fei a cette
me laisserais pas intimider, et que :i l'on m'altaquait, route n'avait pour sa part que la moitié des ennuis que
j'étais prêt à me bien défendre. Cet homme n'ayant pas j'ai endurés, et s'il devenait d'ici il peu de temps aussi
trouvé tout le monde de son avis, s'en alla en gromme- facile de visiter El-Goléa et le Touat que le Mezab et
lant des menaces. les autres districts du Sahara algérien.
Je passe tout de suite à la nuit. Je reçus l'ordre sui-* Nous y viendrons, et de proche en proche nous con-
vant de la part de la djemaa « Saad est venu malgré vertirons à notre influence le désert entier, avec de la
nous; c'était écrit de Dieu; nous ne le tuerons pas, mais patience, de la fermeté et surtout avec le sentiment qui
nous ne voulons pas le recevoir. Nous n'acceptons pas anime à un si haut degré le gouvernement fiançais vis-
la lettre de Sidi-Hamza, et si Saad est encore ici à la à-vis des races et des croy ances soumises à sa domination,
pointe du jour, on l'égorgera, lui et ceux qui l'ontamené. » le sentiment des devoirs que nous impose le degré supé-
Je fis répondre à la djemaa qu'elle ne savait pas ce qu'elle rieur de c,ivilisation que nous avons atteint.
faisait, que je protestais contre le traiteme~t qu'elle me Adieu; en fermant ma lettre, je veux te donner une
faisait subir, et que je ne partais que contraint par la nouvelle qui aurait fait venir l'eau à la bouche à feu Bril-
force. lat-Savariu. J'ai trouvé ici les dattes fraiches en pleine
Au milieu de la nuit, on m'annonça que tout était maturité. Les raisins, les pastèques et les melons sont
prêt, et je partis presque en cachette. Je fus ebligé de encore de saison, et bientôt les grenades seront mangea-
laisser ma tente, ma lunette astronomique et mon sabre, bles, mais je n'en abuse pas.
qui faisaient partie de la charge d'un clameau. Les gui- Un gros baiser à Marie et à Pierre sur les deux joues,
des exigèrent que ces effets restassent à El-Goléa, pour ma main à tous les amis. Si l'un d'eux se plaignait de
garantir qu'on n'exercerait pas sur eux de représailles à mon ~ilence prolongé, dis-leur qu'avant peu ils recevront
Methlily. On m'a promis de hie renvoyer ces objets; jus- en signe de souvenir un mémoire et une carte.
qu'à présent, rien n'est venu 1. Je suis ici, c'est le capital. He111'1DUVEYRIER.
Au premier abord, mon voyage à El-Goléa peut
paraitre une .défaite, puisque j'ai été renvoyé de cette
ville avec menaces, obligé de. m'en aller dans la nuit, Deux années se sont écoulées depuis cette dernière

dans des conditions bien mesquines. Cependant, je con- date du 30 septembre 1859, 1~I. Henri Duveyrier, qui
sidère ce voyage comme un succès. En définitive, je suis n'a pas quitté la région des oasis, a parcouru toute la

1. Ces of'jets doivent avoir été relldus par ordre de l'autorité mamlé Henri Duveyrier aux haLitants d'l':1-~oléa, est allé avec
francaise. son goum leur demander compte de leur conduite, et leur a in-
Auprintempsdernier, le khalifaSidi-Hamza,qui avait recom- fligé une amende pour violation de 1'liosi,italité.
192 LE TOUR DU MONDE..

partie occidentale du Sahara algérien Ouargla, Tou- « pas cependant mourir sans avoir fait quelque chose
gotiri, Temâcin, El-Oued; il a exploré le Sahara tuui- d'utile je creuserai des puits dans les déserts les plus
sien Nefta, Tozer, Gabès; il est revenu à Tougourt, difficiles à traverser, et principalement sur la route du:
d'où il est parti pour Gadhamès et Rhat, avec une escorte pèlerinage. » Le bon cheik verra peut-être un jour
de Touaregs. que ce qu'il fait aujourd'hui, en servant d'intermédiaire'
« Je ne pouvais, a-t-il écrit, m'empêcher d'admirer entre les Todiregs et en travaillant à .les rapprocher de'
ces chevaliers des temps modernes, montés sur leurs nous, sert ben plus à la postérité que les quelqu.es,
dociles et légers dromadaires, marchant silencieux et puits qu'il projette, et que personne mieux que nous
immobiles sur leurs selles comme des fantômes. J'ad- ne saura les creuser. l\fais ce trait fera connaitre un peu
mirais aussi les qualités de cceur et l'intelligence du le caractère d~~l'homme auquel je suis associé. »
cheik Othmàn leur chef. Ii me racontait les projets Avant de s'enfoncer dans le grand désert, M. Henri
d~ sa vieillesse et me disait Si Dieu m'avait donné Duveyrier avait pu, pendant un court séjour à Tripoli
a des enfants, je. les aurais élevés et instruits, et de Barbarie, visiter la chaine montagneuse de cette
a j'aurais ainsi laissé uu souvenir- de moi à la posté- grande oasis assise au bord de la mer. Les dernièrès
a rité mais Dieu ne m'en a pas donné, et je ne veux nouvelles aULoncent ranivée de M. Henri Duve'yrier

Boutiques à Tougourt (oued-Rir). Dessin de A. de Bar d'après une photographie de'~1. le docteur Puiô.

à Rhat en compagnie du chef targui lkhenoukhen. ~érie), capitale de l'Oued-Rir, est une ville considérable,
Ils devaient partir ensemble pour Mourzoug, capitale et d'un grand renom dans le Sahara. Elle est bâtie au
du Fezzan. De Mourzoug, le voyageur compte' revenir à milieu d'une:plaine légèrement ondulée, et son enceinte
Alger, soit par la voie maritime de Tripoli, soit directe- de murs a la forme assez singulière d'un cercle, précédé
ment par Onergla, afin de s'équiper pour une explora- d'un large fossé. Ses habitants, au nombre de trois mille,
tion lointaine et d'organiser des moyens de correspon- comme tous les gens du désert, cultivent leurs dattiers
dance et d'approvisionnement plus réguliers que ceux et font un commerce actif, tandis que les femmes fabri-
improvisés depuis un an. Autant nous recevons facile- quent différents tissus de laine et de soie. Tougourt est à
ment ses lettres, quoidu'elles mettent toujours deux mois deux cent vingt kilomètres au sud de Biskra.
au moins à nous parvenir, autant les courriers qu'on lui « Tougourt, au moment oti on l'occupa, le 2 décem-
expédie éprouvent de difficultés pour le trouver, attendu bre 1854, élait gouvernée depuis 1415 par la famille
sa mobilité contiuuelle. des Ben-Djellab. Le pouvoir indigène s'y débattait alors
au milieu de dissensions intestines qui ont nécessité l'in-
tervention de la France, D dont le drapeau flotte depuis
Tuggnrt ou Tougourt, dit M. 0. Mac Carthy (dans lors incontesté sur les murs de Tougourt et.dans toutes
la Géogrcc~hie~iagsique, économique et ~oli,tique de l'Al- les localités de l'Oued-Rir. D
LE TOUR DU MONDE. 193

Plage de la marinella. Dessin de Karl Girardet.

NAPLES. ET LES NAPOLITAINS,


-PAR M. MARC MONNIER.

18t>l, TEXTE ET DESSINS INÉDITS,

Les descriptions de Naples. Ce qu'oublient les voyageurs. Les Napolitains la bourgeoisie le peuple. Les lazzarones ceux d'au-
trefois et ceux d'aujourd'hui. Le vastaso. Les inondations à Naples. Le pauvre Bidera sa chute dans la lave. Le corricolo.

Naples, 20 janvier 1861. que la cathédrale de Saint-Janvier a des mosaïques by-


zantines, et que Pompeïa est une ville morte couchée au
On s'occupe beaucoup de Naples depuis deux ans pied du Vésuve qui l'a détruite et qui la menace tou-
c'est une fièvre politique. Vous voulez bien, monsieur, jours. Si je n'avais rien autre à vous raconter, monsieur,
vous en guérir avec moi pendant quelques jours, et vous je m'en voudrais de dérober quelques pages de votre
m'autorisez à vous parler de ce pays sans vous raconter journal aux explorateurs au long cours qui vous donnent
la légende garibaldienne et ses suites. Je suis tout à vos des renseignements si curieux et si neufs sur les ré-
ordres, et point embarrassé du tout pour vous obéir. gions les plus lointaines. Mais il y a sur la terre autre
Cette ville en effet, si exploitée, n'est guère encore qli'ef- chose que les be1!utés de la nature et les chefs-d'oeuvre
fleurée par les impatientes relations des voyageurs de de l'art.
lettres. Plus je lis tout ce qui a été écrit en français sur Il y a les hommes.
elle, plus je trouve de choses à dire, ignorées ou négli- Un de nos écrivains descriptifs les plus riches et les
gées par les écrivains ambulants. plus exactement minutieux écrivit un très-beau livre sur
Ce qui demeure surtout dans l'ombre ou dans un faux l'Espagne, où il peignait en détail et avec éclat l'aspect
jour, c'est le peuple napolitain, qui est pourtant le sujet du pays, les villes, les musées, les palais, les masures
le plus curieux d'observations et d'études. La ville même même, et tout cet assemblage de descriptions composait
et les environs sont bientôt vus; tout le monde sait, après un tableau splendide. a: Il n'y manque qu'une chose,
huit jours de passage, que le taureau Farnèse, l'Hercule disait une femme d'esprit, ce sont des Espagnols. D
de Glicon, la Flore et l'Orateur, si admirés de Canova, Je ne veux pas commettre une pareille faute, n'ayant
sont au musée Bourbon (aujourd'hui musée National), d'ailleurs ni la palette ni le pinceau de l'écrivain qui la
IV. 91' uv. 13
194 LE TOUR DU MONDE.

réparait si magnifiquement. Je m'occuperai donc surtout sant d'un geste superbe qui voulait dire je n'ai plus
des Napolitains dans ces quelques lettres que vous voit- faim, adressez-vous ailleurs! ce Diogène illettré est
lez bien me demander sur Naples. maintenant officieux, serviable, empressé il compte son
Et parmi les Napolitains, je choisirai les seuls inté- pourboire. Il est quelque, chose, pêcheur ou batelier,
ressants ou du moins les seuls pittoresques, ceux de la commissionnaire, faquin de la douane. Ilnn'accepte plus
rue, car les autres offrent moins de traits particuliers, ce nom de lazzarone qui lui avait été donné par les Es-
nationaux. Naples surabonde en savants, en artistes, en pagnols, e~ souvenir du pauvre lépreux. Lazzarone est
lettrés qui sont des gloires italiennes, et quelques-uns maintenant une injure qu'on jette aux manants et aux
même cosmopolites. Quant à l'aristocratie de naissance, mal-appris. Le faquin de la douane réclame son ancien
ici comme partout elle règle ses horloges sur le méri- titre de va.taso (du grec, bnsta~ô), qui veut dire porte-
dien de Paris. La bourgeoisie affecte également nos faix. Et non-seulement il est travailleur, mais il est hon-
mœurs et dine à nos heures; je ne vois plus de très- nête homme. Vous pouvez confier au vastaso votre for-
grande différence entre les négociants de la rue de To- tune, il n'en détournera pas un sou. Il fait quelquefois
lède et ceux de nos boulevards. Peut-être à Naples tient- de la contrr~bal,de. c'est là son plus grand péché; mais
on encore plus ou paraitre, à la figure, qu'on n'y tient il ne considère pas cela comme un vol, parce que le gou-
en France, mais il me semble qu'en ceci les moeurs vernement qu'il trompe en cette occasion n'est pas une
françaises vont se rapprocliant chaque jour de celles des personne. Le gouvernement est pour lui une abstrac-
pays méridionaux. Ici tout boutiquier roule carrosse et tion qui 11E: souffre pas du tort qu'on lui fait.
veut avoir sa loge à un théâtre quelconque, et tel qui Aussi le vastaso pratique ou du moins pratiquait l'an
mange d'un seul plat, une seule fois par jour, charrie passé la contrebande avec une probité remarquable.
derrière lui des laquais en livrée. Ces choses-là nous Vous débarquiez à Naples et vous lui montriez une
étonnaient autrefois mais aujourd'hui, pour les voir, il caisse à porter chez vous sans la faire passer par la
n'y a plus besoin de venir à Naples. douane. Le vastaso comprenait et vous disait d'un cligne-
Ce n'est pas qu'il n'y ait absolument rien de napoli- ment d'œil: « Soyez tranquille! » Et vous pouviez être
tain dans les classes moyennes et dans les classes supé- tranquille. V ousne risquiez pas une épingle en vous fiant
rieures. L'éducation dissimule certaines particularités à cet homme qui violait en votre faveur les lois de son
locales.qu'elle ne réussit pas à détruire tout à fait; mais pays. Par ce moyen, j'ai fait entrer à Naples la mar-
ici, comme partout, ces particularités sont beaucoup plus chandise la plus prohibée de toutes, sous le règne de
saillantes dans le peuple; c'est donc dans le peuple, si Ferdinand II des livres, et, parmi ces livres, une
vous le voulez bien, que nous allons les étudier. Seule- bible. Il y avait de quoi envoyer aux galères le porte-
ment hâtons-nous, car tout cela s'efface. Voici la civili- faix excommunié. Et s'il m'avait dénoncé il aurait
sation qui envahit cette plèbe étonnée et qui lui apporte, gagné deux ou trois fois le prix de sa contrebande. Il
avec les libertés italiennes, les costumes et les opinions n'en fit rien cependant, et m'apporta mes livres en
du nord. Le lazzarone, qu'on a tant chanté, disparait plein jour.
peu à peu, enCOl'e quelques jours et il deviendra ci- Le vastaso est le plébéien le plus probe et le plus fort
toyen. Alors Naples sera une ville comme toutes les de Naples. Aussi a-t-il une certaine notoriété dans son
autres. quartier. Il y exerce une autorité physique et morale;
Je l'ai'vu encore, dans mon enfance et dans ses der- il est le don Quichotte et le Sancho-Pança de la marine
niers beaux jours, ce poétique va-nu-pieds sur lequel on et du port. Les femmes du peuple disent avec orgueil
a tant écrit, depuis qu'on écrit sur Naples. Il ne mar- « Mon mari est faquin de la douane »
chait déjà plus dans les rues sans autre vêtement que la Telle est l'ascension suprême dlilazzarone civilisé. Ail-
couleur de cuivre dont l'avait couvert le soleil. Il portait leurs, il n'est que dégénéré, il embrasse des professions
une chemise et un caleçon; un honnet phrygien lui pen- subalternes. 11se fait marmiton palefrenier, sous-do-
dait sur la tête. Il travaillait déjà, le matin, pour gagner mestique. Il est soudoyé par les cuisiniers, les cochers et
les cinq sous qui suffisaient à sa subsistance. Il les vo- les valets de chambre des bonnes maisons. Quelquefois ces
lait quelquefois, mais presque honnêtement il ne ven- quasi esclaves montent en grade et deviennent artisans,
dait jamais trop cher le mouchoir qu'il venait de busyuen mais alors il ne leur reste plus rien du débraillé natif;
(c'était son mot) dans votre poche. Il' se contentait du ils portent des pantalons qui leur tombent jusqu'aux
nécessaire, et ne faisait pas un geste pour avoir davan- pieds, ils chaussent des souliers, endossent une veste ou
tage, une fois qu'il avait mangé. Il s'étendait alors au une redingote, se coiffent d'une casquette ou d'un cha-
soleil et dormait sa pleine journée. La nuit, il épelait peau de feutre; ils ressemblent à des Européens mal
son rosaire ou chantait. vêtus. Ils travaillent alors autant et plus que nos ouvriers
Maintenant le lazzarone proprement dit n'existe plus. de France; j'en appelle. aux nombreux habitants de
Le lazzarone a un domicile et un métier; il se marie, il l'hôtel de (xenève, le seul endroit central offert aux voya-
a des enfants, il est chef de famille. Le philosophe en geurs. Ils sont réveillés dès l'aube par les marteaux ré-
guenilles qui vous refusait autrefois ses services lui guliers et laborieux de tout un peuple de chaudronniers
eussiez-vous offert un louis pour faire dix pas pen- qui n'interrompent que dans la nuit leur tic tac impla-
dant les heures sacrées de sa sieste en vous repous- cablement monotone. Les soirs d'été, en rentrant à leur
LE TOUR DU MONDE. 195
hôtel par la. rue des F'iorentini, qui descend de la grande Certaines de ces rivières, formées tout à coup, sont si
artère de Tolède, lesdits voyageurs passent entre deux abondantes et si rapides qu'eUes entraineraient aisément
files de cordonniers, assis en plein air devant les bou- les piétons. Il y en a qui ont entraîné des voitures. Celle
tiques de leurs maitres. Ces pauvres diables font des du Largo delle Pigne surtout est fatale. Le Largo delle
bottes et des souliers nsqu'à minuit, sous une sorte de Pigne est une large rue, creuse au milieu, qui descend'
veilleuse dont la mèche oscille et charbonne dans une du musée à la route du champ de Mars. De distance en
huile verte et fétide. Leur journée commence à six heu- distance vous rencontrez des ponts en fer jetés en tra-
res du matin et ils ne s'interrompent que dans l'après- vers de cette rue, car les jours de foi les averses, un élé-
midi, d'une heure à trois, pour leur unique repas et leur phant ne se risquerait pas dans la lave (c'est le nom
sieste estivale. qu'on donne à ces fleuves improvisés). Des Suisses ivres
Tel est le fc~rnaientedu Napolitain, quand il devient y entrèrent un jour, en riant des ponts et de la prudence
ambitieux et qu'il a sa famille à nourrir. Ces artisans vulgaire. En un clin d'œil ils furent renversés, emportés
laborieux sont chaque jour plus nombreux à Naples; et tués.
mais ils peident peu à peu le type national. Ils appren- Ell bien quand l'averse est passée et que le torrent
nent à lire, ils ne vont plus à la messe et ne donnent diminué, ralenti, n'effraye plus que l.ar son humidité et
plus de coups de couteau. Ils doutent du miracle de sa saleté les piétons qui voudraient bien traverser les
saint Janvier et ne vous prennent plus votre foulard. rues, et que ces braves gens, sortant peu à peu des
Ils ne pillent plus dans les émeutes et ils crient a Vive portes cochères qui leur servaient d'abri, s'arrètent con-
Victor-Emmanuel » Ce sont des lazzarones dégénérés sternés devant cette boue liquide, alors, tout à coup,
qui seraient peut-être capables d'aller se faire tuer en des mille ruelles qui dégringolent du fort Saint-Elme ou
Vénétie. qui montent du port arrivent par centaines des lazza-
Il en reste à la vérité quelques autres qui ressemblent rones à jambes nues, criant à tue-tête Oh! chi passa ?
assez à ceux d'autrefois, dont ils ont perdu cependant la Oh clvipassa? (Qui veut passer?) Rien n'est plus curieux
poétique insouciance. Ce sont les va-nu-pieds sans feu ni que de les voir prendre dans leurs bras ou sur leurs
lieu, sans profession déclarée, qui vivent au jour le jour, épaules de gros hommes qui gardent leur parapluie ou-
au hasard et à la diable. Il y en a qui changent dix fois vert et qui jettent les hauts cris, craignant de tomber
de métier par jour, vendant tout ce qu'ils trouvent et ten- dans la vase. Voilà encore un métier inconnu en France,
dant la main lorsqu'ils ne trouvent rien à vendre, sortant et qui cependant y réussirait peut-être, grâce à l'admi-
par groupes, par bandes, on ne sait d'où, partout où il y rable invention du macadam.
a quelques sous à prendre et quelque étranger à détrolls-
Cependant ces trajets ne sont pas toujours heureux,
ser. Vous débarquez par exemple au port une nuée de
j'en appelle à ce pauvre Bidera, avec lequel je vous de-
lazzarones vous assaillent et vous dévalisent. L'un prend mande la permission de faire ma promenade à Naples.
votre malle, l'autre votre sac de nuit, un troisième votre Il est le guide le plus curieux, le plus érudit; le mieux
paletot, un quatrième votre parapluie, et ils courent aus- informé qui ait jamais écrit sur l'Italie méridionale. En-
sitôt devant vous; suivez-les, rassemblez-les si vous pou- fant de la Grande-Grèce, il savait toutes les origines et
vez, c'est votre affaire. Ils vous traïnent chez un hôtelier toute la généalogie de ces peuples qui, antérieurs aux
quelconque et se font payer par vous et par lui. Mais Latins et peut-être même aux Grecs, occupent depuis
ceci arrive partout, même hors d'Italie. les siècles fabuleux le midi de la péninsule. Il écrivit un
Voici qui est plus particulier à Naples. Vous a-t-on livre plein de faits et d'idées pour consacrer les titres de
parlé de ces formidables ondées qui tombent sur la ville noblesse et l'invraisemblable antitluité de son pays; ce
an printemps ou en automne, rarement en été, mais livre est intitulé Qu.czoantesiècles de l'laistoirc de Na-
quelquefois mème en hiver? On dirait que le ciel fond ~les. Nous avons tous connu cet e xcellent vieillard, plein
en eau et s'écroule sur la terre inondée c'est un déluge de verdeur et de bonhomie; il nous racontait Naples et
effrayant. Les terrasses supérieures des maisons sont nous l'expliquait, en nous faisant surtout remarquer les
des fontaines improvisées qui dégorgent dans les rues moeurs antiques de cette plèbe qui a gardé quelque
par des gouttières à la vieille mode, crachant des dou- chose des Grecs et même des Étrusques, ses aïeux. Il
ches copieuses et violentes sur les passants. Vous voyez consigna sur ce sujet de précieuses observations dans un
des cataractes qui roulent de partout avec une fureur et livre oublié à Naples et ignoré ailleurs Passc!~iata per
un fracas terribles. Toutes les rues sont de véritables Na.poli e contorni, un livre que je sais par coeur et
torrents d'eaux bourbeuses qui tombent de toutes les auqnel je dois presque toute ma facile érudition napoli-
ruelles montantes dans les grandes artères de la ville, taine. Puis un jour, il disparut tout ~~l coup de la rue de
d'où elles se précipitent dans les autres ruelles qui des- Tolède, où il passait sa vie, et l'on ne s'aper\;ut pas de
cendent à la mer des lacs agités, avec de vraies vagues sa fuite, parce qu'elle fut perdue dans la déroute uni-
poussées par le vent, se forment sur les places et, dans verselle qui suivit la révolution de 1848. Vous savez
ces moments d'inondation instantanée, Naples devient sans doute qu'après cette année-là (ceci n'est plus de la
tout à coup une Venise, une ville amphibie, une poi- politique, c'est de l'histoire) toute la parlie intelligente
gnée d'iles jetées pèle-mèle dans des flaques ou des tor- de Naples fut comme balayée dans un moment et en-
rents d'eau.
gloutie dans les prisons, dans les bagnes, hélas!
196 LE TOUR DU MONDE.
ou dans l'exil, ou tout au moins dans des retraites impé- a Et je Lie vis suspendu entre ciel et terre.
nétrables. Ceux qui échappèrent à la proscription et a ux « Ah que j'avais donc bien prévu ma chute Le pau-
galères durent se condamner à l'oubli. Bidera disparut vre diable ne peut tenir sous sa charge; et les servantes
ainsi, avec vingt mille autres. Et l'on n'a plus entendu malicieuses de s'écrier c- Hou lion le monsieur le
parler de lui. Les uns me disent qu'il est mort de cha- voilà qui va tomber! levoilà qui tombe! H oule voilà
grin, en apprenant que son fils, prison~ier d'État et fou tombé l'
de rage, s'était jeté par la fenétre d'un hospice. D'au- a Et de fait, au milieu de ces acclamations univer-
tres racontent que s'étant réfugié eu Sicile oit il ne selles, le balourd, en s'aflaissànt peu. à peu m'avait
put gagner sa vie, parce plongé dans l'eau cou-
que, suspect à la police, rante. Il était resté sous
il rendait suspects les moi; et en sortant sa tête
antres et n'osait voir du liquide argileux il
personne, il est mort de me priait de me lever.
faim. Múi, pauvre vieux, avec
J'espère qUt3 ce n'est une main embarrassée de
pas vi'ai; j'affirme seule- mon parapluie ouvert, je
ment que c'est très, pos- ne pouvais me mettre en
sible. équilibre.
,Mais n'attristons point « Hé, monsieur; me
ces pages, et reprenons disait le pauvre homme,
notre promenade <fVecle vous y avez pris goût?
guide que je viens de vous Et je répondais
présenter. Nous parlions Laisse -moi donc
de Naples inondée et des trouver un point d'appui
trajets périlleux sur les quelconque »
épa ules des lazzarones. Enfin je me levai
« Je m'y risquai un jour, comme il plut à .Dieu. Et
dit Bidera, et pour vo- elles riaient de moi les
tre règle, écoutez ce qui sournoises en faisant
m'advint semblant de rne plain
La lai~e de Tolède dre. Je payai par pitié
courait former un lac de- mon obole à ce méchant
vant le palais de la Fo- Caron qui ne m'avait pas
resteria Réale et une déposé sur l'autre rive
autre descendait de la Ta- et je lui dis « Tu vois
verna- Penta; pour aller si je ne pesais pas un
à Sais Giacomo. J'étais brin de paille? Le laz-
dans un' angle du carre- zarone, comme extasié. de
fôur avec un grand nom- ma générosité répondit
bre de servantes qui al- Vous avez raison, vous
laien t au marché avec pesez beaucoup parce
leurs paniers, caquetant que vous êtes un homme
entre elles et attendant d'or!
de pouvoir traverser la Que dites-vous de cette
mare. Un de ces bipèdes réponse? Vous en rece-
aquatiques s'approcbe de vrez par jour mille pareil-
moi les, en vous promenant
« Hein monsieur, chez ce peuple paresseux
passons-nous? i Mendiantes dans la rue de Tolède, à Naples. Dessin de Ferogio.
mais alerte, Et main-
Le voyant' mal en tenant, monsieur, que
jambes, je répondis que non; mais le bandit traduisit'ce dans cette causerie préliminaire je vous ai fait con-
~ton.comme fait l'amant de célui de sa maitresse, parce naître celui qui nous guide et ceux que nous allons
qu'il lisait dans mes yeux l'envie de passer, et il répéta visiter, nous pouvons nous mettre en marche. Je dis
Hein, monsieur, passons-nous? en marche, entendons-nous bien, et non pas en voi-
a Laisse donc, je suis très-lourd. ture ni à cheval. Je voudrais bien entrer dans le corri-
a Vous lle pesez pas un brin de paille. colo d'Alexandre Dumas et y trouver son esprit et sa
.<Quoi tu voudrais, avec ces jambes. plume. Par malheur, on ne s'est jamais promené en
a 1\'ous allons voir. p corricolo dans Naples, et ce rapide attelage ne roule plus
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198 LE TOUR DU MONDE.

que dans les campagnes la foule bariolée qu'un cheval entre les boutiques, des étalages de marchands ambu-
de rien emporte si légèrement. lants qui ajoutent à tout ce bruit certaines intonations de
J'ai sous les yeux un dessin de ce véhicule, et, tout co- musique fovaine. C'est un lieu de promenade et un cen-
mique qu'il soit, ce n'est point une caricature. Ne sont-ils tre d'affaires les voitures s'y pressent à toute heure du
pas dix-sept entassés là pêle-mêle quatre sur l'unique jour, et toutes les voitures, hélas inventées pour écra-
-bancde la caisse un gros prêtre, un vieux bonhomme ser les passants, depuis la calèche des oisifs jusqu'aux
et une femme entre eux avec son enfant sur les genoux; grands chars de chanvre infect qui passent la nuit, tirant
trois autres, dont le cocher, sur le brancard (le cocher derrière eux une sorte de paillasson au bout d'une lon-
se met quelquefois derrière, à l'anglaise, tenant le fouet gue corde. Sur ce paillasson, qui traine ainsi sur le pavé,
et les rênes par-dessus la tête de ses pratiques); puis est assis un enfant qui chante, ou plutôt qui pousse des
deux femmes assises sur la banquette, cinq hommes de- cris aigus, répondant auxplaintes des lourdes roues.
bout devant elles, un autre homme assis sur un marche- Je me trompais, tout à l'heure, en vous disant que la
pied postérieur, et qui tient une malle sur ses genoux; rue de Tolède n'offre rien de curieux; je voulais dire seule-
enfin un gamin dans le filet qui dandine sous la carriole ment qu'elle est la moins curieuse des rues napolitaines.
si bien peuplée. J'ai vu de plus, quelquefois, un lazza- Mais la moins curieuse des rues napolitaines, celle qui
rone ou deux courir derrière la voiture et s'y suspendre ressemble le plus aux rues des deux mondes, a encore
de temps en temps n'importe où, pour se reposer, s'at- son caractère, son individualité marquée, ses libertés
tachant aux roues, aux parois ou à la limonière, par de surtout, qu'elle perdra bientôt sans doute, mais qu'elle
vrais tours de force. Et tout cela, traîné par une seule n'a pas encore perdues toutàfait. Ainsi l'édilit8italienne,
rosse qui parait tomber d'inanition, se précipite à fond qui vient de succéder au syndicat indifférent des Bour-
de train dans des flots de poussière et franchit plusieurs bons, n'a pas encore obtenu des porchers l'engagement
milles au galop. formel de ne plus faire passer leurs animaux dans la plus
Par malheur, dis-je, on ne s'est jamais promené ici belle rue de la ville. On y rencontre encore assez sou-
dans ce yphicule pittoresque. Autant vaudrait voyager vent, sur les trottoirs trop étroits et sur les larges dalles
dans Paris en patache on serait moins remarqué. D'ail- où roulent les voitures, entre les jambes des chevaux ou
leurs le corricolo va trop vite etne laisse pas le temps de des passants, les groins intempestifs de ces pachydermes.
regarder. Partons donc il pied, si vous le voulez bien, et Je ne parle pas des troupeaux de chèvres et de moutons,
entrons dans les quartiers populaires. ni des vacbes qui vont le matin, de porte en porte, distri-
buer leur lait qu'on trait sur place pour la sécurité des
II consommateurs; ni des poules et des coqs qui descendent
Larue de Tolède. Lespopolani libéraux.-Le vieuxNaples.- quelquefois familièrement des ruelles voisines où ils ont
L'histoirede Pinerol l'horloge du menu peuple. La rue du leurs basses-cours autorisées, ni des ânes chargés d'im-
Port; taverne en permanence Les défisdes niello~iari. mondices ou de comestibles, ou montés par des cavaliers
Lesmaccaronari et leurs pratiques. Les frantlellini.. Le sans
pi~~aiolo.-Di~ressionsur les vins de Naples. Lamarchande prétention, ni des boeufs trainant des chariots, ni
de maïs. des mendiants à moitié nus, étalant des plaies hideuses
pour soulever les coeurs qu'ils ne savent plus toucher
Nous sortons de bonne heure la grande rue de To- autrement on voit tout cela dans la rue de Tolède.
lède est encore plongée dans un profond sommeil. Nous J'insiste seulement sur les sangliers
peu sauvages qui
allons donc la quitter, si vous le voulez bien elle n'of- font une si étrange figure entre ces boutiques préten-
fre d'ailleurs rien de remarquable. C'est une double file tieuses et ces
palais historiés d'écussons.
de maisons assez également alignées, et qui ressemble-
Cependant, à l'aube (et nous venons de sortir à l'aube),
raient presque à nos maisons de Paris, si elles n'avaient la noble rue est vide encore, inerte et endormie. C'est à
pas un certain air d'ampleur qui manque aux nouvelles peine si l'on voit passer, avec son âne, le balayeur privé,
constructions parisiennes. Ici les étages sont moins rap-
qui recueille son fumier avant que les balayeurs officiels
procbés; les croisées, plus hautes, donnent toutes ou soient éveillés encore. Ceux-ci le laissent faire, parce
presque toutes sur des balcons spacieux chacune a le qu'il leur épargne de la besogne eu emportant à la
sien, qui peut coutenir aisément six à sept personnes. campagne ce qu'ils seraient forcés, eux, de jeter dans les
Chaque maison ou palais, car c'estle nom ampoulé qu'on égouts ou à la mer.
donne ici à la moindre bicoque, a sa porte cochère ou-
Mais, dans les quartiers populaires où nous entrons,
verte sur la rue; les trottoirs s'abaissent assez ingénien- tout s'éveille, et nous pouvons déjà, dès les premières
sement pour permettre aux voitures de passer sous ces heures du
jour, découvrir tout ce qu'il y a de misère et
vastes arcades et de s'engager dans les cours intérieures, d'incurie chez cette plèbe presque sans besoins et qui se
assez larges pour que l'attelage le plus lourd y tourne ai- laisse vivre.
sément. Entre ces portes cochères, dans la rue de Tolède, Je ne parle pas des hauts quartiers, ceux qui montent
s'alignent des magasins pareils aux nôtres, et qui donnent de la rue de Tolède au nouveau cours Victor-Emmanuel,
à Naples un certain air de ville de province accoutrée à admirable
promenade en construction, qui enlace à mi-
l'ivstar de Pa.nis. Dans la journée, la rue est vivante et côte les
pittoresques hauteurs où Naples est adossé. Ces
bruyante comme notre rire Saint-Denis; il y a, de plus, hauts quartiers sont habités par les popolani libéraux,
LE TOUR DU MONDE. 199
ceux qui ne veulent pas être appelés lazzarones. Ils ont demander l'aumône, vendre des journaux ou des poumons
leurs cercles politiques, leurs chefs officiels; ils ont pour les chats et voler des mouchoirs de poche.
même leurs journaux, et comprennent fort bien ce que Ceux-ci croient au miracle de saint Janvier.
veut dire ltalie une. Leur geste habituel consiste à lever Ces familles sauvages sont réveillées le matin par le
l'index de la main droite à la hauteur de leurs yeux marchand d'eau-de-vie, qui, en criant Centerbe! Cen-
c'est leur manière d'indiquer qu'ils sont pour l'unité de teohe! dès que l'aube blanchit derrière le Vésuve, tire du
l'Italie. Mais j'allais causer politique on y incline sommeil et met sur pied toute la partie vicieuse des bas
toujours, quoi qu'on fasse, en parlant de Naples par quartiers. Le peuple a ainsi le passage de certains mar-
le temps qui court. Laissons ces questions bri~lantes, et chands qui lui marquent les heures, comme le passage de
constatons seulement que les lazzarones des hauts quar- certains oiseaux marque les saisons. Si vous voulez vous
tiers ne sont plus du tout lazzarones. Ils ont adopté des renseigner complétement là-dessus et entrer en plein,
opinions presque voltairiennes; ils ont rabattu leurs pan- de prime-saut, dans les mmurs populaires, il faut prier
talons jusque sur les souliers, dans lesquels ils mar- Bidera de vous raconter l'une de ses plus curieuses his-
chent bourgeoisement; ils louent des chambres où ils toires, celle de Pinerol.
dorment sur des lits à eux; ils roulent les macaronis Pinerol ou Pennerol est le fils d'un sergent de marine'
nationaux autour de fourchettes d'étain au lieu de les qui se battit pour ou contre nous, du temps de Cham-
porter avec leurs doigts dans leur bouche. Ils ne volent pionnet et de Murat, selon les circonstances, et qui finit
plus, ils nient les miracles, ils travaillent. Rien ne les par mourir à l'hôpital. La veuve hérita de toute la disci-
distingue plus de nos ouvriers du faubourg Saint-An- pline militaire, et son horloge était précisément le pas-
toine, si ce n'est qu'ils endossent la jaquette au lieu de sage des vendeurs ambulants. Elle se réveillait le matin
la blouse bleue, et qu'on ne les rencontre jamais ivres à la voix du marchand d'eau-de-vie; elle faisait alors le
par les grands chemins. signe de croix, murmurait ses prières et se mettait au
Ils habitent cependant un quartier qui n'a pas toujours travail. Son métier consistait à faire des qtcin.~a.glipour
été si honorable. Il fut un temps où les rues de Monte les cochers.
Calvario, qui sont maintenant les plus civilisées, for- Mais elle songeait d'abord à éveiller son fils Pinerol,
maient une sorte de banlieue très-mal hantée et assez qui dormait du sommeil du juste. Pinerol se soulevait
pareille au fouillis de maisons que la civilisation a relé- sur son séant et retombait aussitôt comme. un pantin
guées et murées hors de la porte de Capoue triste refuge dont on lâche les fils. Sa mère le rappelait, mais il ne
du vice indigent. Autrefois, quand on disait d'une femme l'entendait pas; sa mère le secouait, mais il ne bougeait
« Elle demeure dans les hauts quartiers, » autant valait guère; sa mère le menaçait, mais il dormait profondé-
dire « C'est une malhonnête femme. ]) Il en était ainsi ment. Puis tout à coup il sautait à bas du lit, enfilait ses
du Cavone, rue percée dans les anciennes carrières qui pantalons et se précipitait vers la porte. C'est que la
creusaient la colline où rampe à présent l'Infrascata, marchande de marrons bouillis passait dans la rue en
d'où son nom de Cavone, et le surnom de cavajola, qui criant Allesse cause! Et cette marchande était le ré-
est la plus grosse injure qu'un Napolitain puisse jeter à veille-matin de Pinerol.
une femme. Tous ces quartiers suspects sont aujour- Après déjeuner, Pinerol sortait pour acheter le char-
d'hui les mieux habités. bôn de sa mère. Il faisait naturellement l'école buisson-
En revanche, si vous descendez au bord de la mer, nière, en gamin de Naples, qui rendrait des points au
dans la vieille ville, dans les ruelles des m~rchands, au- gamin de Paris. Il jetait sa monnaie parles rues comme
tour de la place du Marché, qui vit décapiter COlll'adin s'il jouait a lo masto, c'est-à-dire au palet; il s'arrêtait
et assassiner Masaniello, vous verrez dans toute sa pitto- avec ses camarades à baguenauder en chemin; et pen-
resque laideur le vieux Naples. Des sentiers tortueux, où dant ce temps sa mère, en voyant passer les fromages
deux moines un peu corpulents ne passeraient pas de blancs (les ricottellos~ et le lait caillé, comptait les mi-
front, rampent et rôdent entre des maisons borgnes, nutes. Par le passage des crémières, elle savait, à quel-
louches, que n'éclairent pas de pauvres lucarnes percées ques secondes près, le temps perdu par Pinerol. Enfin,
au hasard. Une porte vermoulue donne seule un peu de le marmot arrivait en chantonnant le couplet à la mode
jour et d'air à ces habitations invraisemblables, et si elle Je connais une fillette
s'entr'ouvre quand vous passez elle vous montre des
Qui s'appelle Caroline;
cours fétides et dont les pourceaux de nos pays civilisés
Belle, fraîche et si câline
ne voudraient pas, ou des sous-sols humides, boueux, Elle est toute sucre et miel
suintant des trainées d'eau saumâtre, et meublés de
paille pourrie, où des familles entières vivent pèle-mêle, Et la mère de lui crier « Pendu (hlpiso c'est une
dans une malpropreté qui ferait horreur si elle ne fai- des injures populaires). Il te faut une heure pour ache-
sait pas pitié. ter trois quarts de sou de charbon. Hé maman
C'est de là que sort toute cette population sans foi ni que dites-vous? une heure? -N'entends-tu pas les chè-
loi qui peuple encore les rues de Naples, et que nous vres qui passent? (Or, les chèvres et les vaches passent à
voyons dès l'aube, dans notre promenade matinale, se sept heures du matin.)-Les chèvres, ce matin, objecte
répandre à flots par la ville pour chanter dans les rues, Pinerol, se sont levées de bonne heure. Vite donc
200 LE TOUR DU MONDE.
n'entends-tu pas la clochette de la vache? Et le pauvre coup un choeur discordant s'élève de partout; les ven-
Pinerol reçoit un revers de main sonore, et il pleure en deurs crient tous à la fois,et Pinerol éclate en transports
disant y en a-t~il de ces diables de ])êtes qui passent d'allégresse. Il est midi, l'heure ,où l'on mange A
par'Naples pour oé faü~e i'ouer de coups! » manger, mère, à manger » (Olti mà, a mognà!)
La mère allume le feu. Passent les niarchauds de Arrivent après les marchands de radis et de raipon-
viande et dé légumes pour la soupe il'est huit lieures. `
ces il est une heure.
Les belles vendeüses d'œlifs,qui ne se mettent pas en La mère et le fils remercient Dieu et se lèvent de
route avant' neuf heures, indiquent à Pinerol qu'il est table; elle se remet à l'ouvrage et il lave les plats. Pas-
temps de' balayer la maison; mais.1orsqu'il entend la sent les châtaignes rôties: deux heures. A trois heures, la
voix rauque du ~nai~inaoôqui arrive de Sorrente et qui vendeuse d'eaù soufrée (nous la retrouverons plus tard)
crie son beurre (le beurre de Sorrente est exquis), Pine-- apporte; comme d'haLitllde, son verre plein à la veuve.
rol court vers 'sa mère et 'Ia presse de mettre la soupe A quatre heures, les vaches sortent, et Pinerol a la per-
dans le pot-au-féu, parce qu'il est dix heures.. mission d';iller jouer mais jusqu'à cinq heures seule-
A onze heures passent les recuites (ricottej de Castel- ment l'heure où les vaches rentrent. Jusqu'à présent,
'lamare, ét Pinéral mét là 'table en chantant; puis tout à les bruits de la rue ontmarqué le temps sans discontinuer.

Ici cependant il y aune'lacune, à moins que le mar- Dumas, Pinerol envoie le marchand de lapins à tous les
chaud de poissons ne vienne annoncer six heures; mais diables. Mais il le faut On dit son rosaire et l'on se
il est irrégnlier et'qiÜnteux comme les hasards de la pè- couche. Les cloches sonnent c'est minuit; et comme
che et les caprices de hl' mer. Au défaut de rumeurspé- les montres des sonnéurs des trois cent soixante-dix égli-'
riodiques supplée le soleil qui.décline et le jour qui ses de Naples ne sont pas d'accord, le tocsin continue
meurt. La nuit tombe, et Pinerol allume la lampe les pendant un bon quart d'heure. Enfin la dernière vibration
vendeurs nocturnes reprennent la lâche interrompue et du dernier clocher en retard s'éteint dans le silence. Et
remplacent la, sonnerie. des horloges qui n'existent pas. Pinerol dort. jusqu'au passage des marrons bouillis.
Passent les olives neuf heures; la veuve et Pinerol se C'est ainsi qu'on vit dans les basquartiers de Naples, et
méttent à souper tête à tète ou, comme on dit ici, cœur ,vous voilà déjà initié à quelques-uns des petits,métiers
à Coeur.' Re\'ierit" le marchand de marrons dix heures. ambulantsqui font vivre ce 'peuple qui:vit de si peu. Mais
Arrive une i18~r8"al)!:ès le marchànd de lapins, dont la il y a mille et un autres métiers qui méritent votre atten-
voix sinistre annonce qu'il est temps de s'aller coucha. tion et la réclament. Voulez-vous, monsieur, venir avec
Pinerôl, à qui sa 'nière racontai en ce moment le CwOo moi dans la rue du Port, un soir d'hiver ou un soir d'été,
de la cunti (le Corit~ des contes); récit populaire qui dé- n'importe, c'est toujours le même mouvement et le même
fie toutes lés imaginations de l'Arioste et d'Alexandre bruit. Figurez-vous entre deux rangées de maisonsj deux
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202 LE TOUR DU MONDE.,

lignes de comptoirs mobiles et chargés de comestibles, lève! » L'autre prend alors son melon partagé dans ses
suivant la saison. Avant l'occupation des Français, ce deux mains, et faisant une croix de ses bras les tend au
n'étaient pas seulement des comptoirs, mais des baraques peuple en cr::ant comme un désespéré « Le soleil, le
qui servaient le jour de taverne et la nuit d'auberge à voici; l'autre, c'est la lune! A huit sous le soleil, à qua-
tout un peuple déguenillé. Ces baraques s'appelaient des tre sous la moitié, et même trois, si on la mange ici »
bancs, et ceux qui y couchaient des banquiers ils étaient Le combat est ouvert. Un petit lazzarone est amené avec
là pêle-mêle, avec des façons débrailléesqui offusquaient une énorme pastèque sur la tête, et sur la tête de l'en-
même les soldats de notre première République. Une fant le ~nello~tar°ofend la pastèque en deux avec la péril-
charge de cavalerie balaya la rue, et les baraques furent leuse adresse de Guillaume Teli. Le coup fait, le mar-
brûlées dans une nuit. Depuis lors l'auberge a disparn, chand démèn,> ses bras, sa tête, son corps entier comme
mais la taverne est restée. s'il nageait dans l'air. Et il exclame avec rage « Oh1 la
Rien n'est plus étrange que ces comptoirs ornés de huitième merveille du monde Du feu, du feu L'ad-
tentes ou de baldaquins qui les protégent contre le so- versaire répond encore plus haut a Le Vésuve, le Vé-
leil et la pluie. Le soir, elles sont éclairées de veilleuses suve Et l'autre hurle aussitôt, avec une énergie crois-
ou de lanternes protégées le plus souvent par des cornets Œnte CIEtna et Montgibel Il semble alors qu'on
de papier. La rue est ainsi coupée en trois, comme nos soit à bout d'hyperboles, mais rien n'arrête le peuple
boulevards dans la dernière semaine de l'année. Dans ces napolitain. Le mellonaro qu'on croyait vaincu se redresse
trois nefs circule ou plutôt se presse une foule houleuse. et crie d'une voix tonnante CIC'est l'enfer avec tous ses
Tout ce monde, à peine vêtu, souvent bras nus et nu- diables » Puis se tournant vers son confrère, il lui jette
pieds, en manches de chemise ou. mêmeen chemise, et ce mot mépri~;ant CIVoyons ce que tu peux dire de plus
plus pittoresque que jamais, maintenant que les garibal- fort. »
diens parsèment de vermillon, d'amarante et d'écarlate Et pendant la discussion, tout le peuple rit, siffle, bat
cette fourmilière déjà si bariolée, tout ce monde va et des mains, et, dégarnissant les comptoirs des deux mar-
vient, se coudoie, se tutoie, tempête et vacarme surtout chands, mange, boit et se lave.
avec un fracas presque furieux. Tout s'exagère dans ce Un peu plus loin, règne le rnaccaronaro, le marchand
pays exorbitant on ne marchande rien sans disputer, et de macaroni, l'un des hommes les plus corpulents et
les disputes s'irritent avec rage. Il y a souvent des couteaux les plus glorieux de la ville. Près de lui sa femme
tirés pour un quart de sou. Figurez-vous donc le bruit étale des formes copieuses qui réjouiraient les yeux
les injures, les imprécations et les vociférations pleuvent, de Rubens. Il crie, et les étrangers ne peuvent le
roulent, grondent, mugissent, éclatent d'un bout à l'au- comprendre A vi ccà la coGtade li vierdi. Si je vous
tre de la rue. Les marchands qui ne se disputent pas traduis ce patois, vous ne le comprendrez pas davantage.
crient leurs marchandises d'une voix tonnante qui couvre Il signifie La-voici, la cuite des verts Ces verts sont les
tout. macaronis tout verts, c'est-à-dire tout frais, point ré-
C'est là que, selon la saison, vous verrez le castagnano chauffés; le Napolitain ne parle jamais que par couleurs
dénoncer ses marrons rôtis d'une voix caverneuse, ou les ouimages. Et en criant ainsi, avec une dextérité merveil-
marchands de pastèques (melons d'eau) lutter entre eux leuse, le maccaronaro plonge sa cuiller ou quelquefois
de forfanterie et d'hyperboles. L'un fait peindre sur sa ses mains dans la chaudière en retire des poignées
bontique Polichinelle et don Nicolas (nous retrouverons de longs tuyaux de pâte à peine cuite, qu'il sert dans
ces deux personnages), qui scient un melon démesuré. vingt assiettes, sans poudre de cacio-cavallo (fromage
L'autre, un gigantesque canon crachant des éclats de de cheval), et distribue à vingt consommateurs en moins
pastèques. Ailleurs, c'est une éruption de concombres de temps qu'il ne vous en faut pour voir ce qu'il fait.
sortant d'un cratère enflammé. Et devant ce marchand il Le consommateur prend son assiette d'une main, et
y a foule. Vous ne sauriez croire à quel point le fruit de l'autre, avec les fourchettes du père Adam, lève
qu'il débite est populaire. Il faut voir les gamins de Na- en l'air, aussi haut qu'il peut la lever, une forte pin-
ples plonger leur tête entière dans d'énormes tranches cée de son mets favori; alors, sa tète en arrière et
rouges de ce melon, qui leur coûte si peu. Et ils disent ses yeux au ciel il contemple la pitance avec béati-
en riaut que pour un sou (ce qui est vrai) ils mangent, tude. Il ouvre après la bouche, où dégoutte le jus de
boivent et se lavent la figure. tomates ou tout simplement le beurre fondu; il sa-
Et il faut entendre les marchands, les mellon.ari, se voure dévotement les ayant-goÙts des joies complètes qui
défier entre eux d'un bout à l'autre de la rue, et renché- l'attendent, et happe enfin d'un trait la pâte, sans plus
rir l'un sur l'autre pour faire valoir leurs friandises po- d'efforts qu'on n'en ferait chez nous pour lamper un
pulaires. L'un crie d'une voix de stentor a Castella- verre de ..in. Le lazzarone avale ainsi un kilogramme de
mare, quelle merveille ils sont de Castellamare. » Et macaroni en trois minutes. Il en avalera bien deux, si
le second Ils sont venus de la fonte des neiges et ils vous les lui payez.
sont de feu 1» Alors ils fendent en deux un melon in- Ailleurs, un autre industriel fabrique ses franfellicchi,
tact et battent leur comptoir de leur coutelas. Et, comme encore un mets populaire, un composé de farine, de
s'ils avaient trouvé un trésor, crient au miracle « Oh! miel et d'œufs, si je ne me trompe, car je n'ai jamais eu
quelle .,beauté! quelle splendeur C'est le soleil qui se le courage d'en goûter. Tout cela se pétrit ensemble et
LE TOUR DU MONDE. 203
s'étire en longs rubans jaunâtres, élastiques, qui s'allon- épis dorés, comme sur les morceaux de prince. Ils se
gent indéfiniment; puis on roule la composition à peu contentent de rien, ces grands philosophes, et quand ils
près comme nous roulons nos crêpes, et on l'offre à qui n'ont plus faim, ils sont heureux.
veut en prendre. Cependant, tout en nous promenant dans les basquar-
If y a aussi le pizzai.olo, qui prépare en public sa cui- tiers, nous avons déjà vu les petites industries qui font
sine appétissante d'énormes mate-fain bien épais, bien vivre le pauvre monde. Nous avons vu comment le peu-
graisseux et farcis d'ingrédients qu'il m'est impossible ple mange, et c'est déjà quelque chose, car le manger
d'énumérer, d'autant plus qu'ils varient selon la saison tient beaucoup de place dans l'existence des nécessiteux.
et selon le caprice du cuisinier plein de fantaisie. Dans Nous allons voir maintenant comment lé peuple s'a-
les piz7-:eque j'ai là sous les yeux, il entre de l'ail à allé- muse.
cher tpute la Provence il entre des herbes, des sardines,
du jambon, de la mazzarella (fromage gluant, filandreux, Hl
blanchâtre) et des épices dont je ne sais même pas les Commentle peuples'amuse. Le c'm1al'aJ. La fête de Piedi-
noms. Cette combinaison est un régal, et non pas seule- grotta. Lavilla Realelivrée à la plèbe Les fillesde pro-
vince leurscostumes. LAScn fône. Lesjeux populaires la
ment pour les gens du peuple. Il y a des pizzioli bour-
scopa, la cn.settca,le toccoet la morra. L'ampr6gene~ois.
geois dans la rue de Tolède, un entre autres dont l'ar- La tarentelle. Les bacchanalessousla grotte du Pausilippe.
Le pèlerinagede Monte-Virgine Les canta-figliole. Le
rière-boutique est hantée par des crinolines et des habits retour dela madonede l'Arc. Lescoursesde voitureset leurs
noirs. On y arrose ce qu'on mange de boissons aussi suites.
compliquées que les pi_ze mêmes ces boissons, dont les
étrangers se pâment à cause de leurs uoms célèbres, Comment le Napolitain s'amuse? Voici, monsieur, une
s'appellent falerne, lachryma-christi, marsala, etc. lettre qui est facile à faire, et nous n'avons qu'à regarder
Incidemment, et pour l'édification des voyageurs, le à la fenêtre pour voir ce peuple en joie et qui se réjouit
lachryma-christi n'existe plus et je doute qu'il ait ja- en plein air. Car il y a des villes, et Naples est du nom-
mais existé le vin du Vésuve est du reste très-supérieur bre, où le monde aime le soleil, comme il y en a d'au-
à la potion âpre ou sucrée (au choix) qu'on nous donnaIt tres où le monde aime la maison. Connaissez-vous Ber-
et qu'on nous donne toujours pour les larmes du Christ. lin? Voilà le type de la cité abritant une population
Par malheur le vin du Vésuve manque depuis long- casanière. Sauf la grande et belle avenue des Tilleuls
temps, car aux années malades ont succédé des années égayée par des étrangers, des soldats et des étudiants,
indigentes. Quant au marsala c'est.une sorte de liqueur c'est un filet de rues mortes. La vie est dans l'intérieur
qui' se fabrique un peu partout et à Marsala même. Je des maisons, la vie studieuse, intime, chrétienne. A
ne dis rien du capri, ni du falerne ce sont presque Vienne, en revanche les promenades surabondent on
des produits chimiques préparés par un marchand ingé- sent une population qui n'aime pas à rester chez soi.
nieux nommé Scala. On le sent encore mieux à Naples. Nous sommes en
Si donc vous avez soif à Naples, tâchez de boire du plein carnaval, le peuple s'égaye. On entend partout,
vin de Gragnano, qui est très-bon quand il est pur, ou particulièrement le soir et surtout le dimanche, une mu-
mieux encore du vin des Pouilles. Et si vous n'en trou- sique atroce, ,flageolée par une flûte ou un sifflet quel-
vez pas, renoncez de bonne grâce à la couleur locale et conque et accompagnée du ronflement désagréable qu'on
buvez patriotiquement du vin de Bordeaux. produit en frottant des doigts une tige de roseau fichée
Je n'en finirais pas, si je voulais m'arrêter devant tou- dans une espèce de tambour. Cette musique annonce
tes les boutiques de cette foire permanente qui fait de la une mascarade. Autrefois les bandes masquées qui tra-
rue du Port une tumultueuse taverne en plein vent. Je ne versaient les rues avaient de curieuses traditions; elles
veux cependant pas la quitter sans vous indiquer du doigt jouaient la comédie, et Bidera vous dira que c'était encore
la marchande d'épis (la ve~idi-spiyl~e)que vous trouvez la ,comédie atellane. Notre guide a même prétendu que'e
là comme dans presque toutes les rues de Naples. Elle la Zeza, farce populaire et très-licencieuse que les-fran'
est accroupie à la turque sur ses jambes croisées; elle a chises du lazzarone faisaient passer encore il y a trente
devant elle son foyer en terre et souffle sur les braises ans, est antérieur au char de Thespis et à l'invention de
avec une sorte d'éventail en paille grossière, tressée à la tragédie grecque. Je vous engage à n'en rien croire
Ischia et ajustée au bout d'un morceau de bois. Et elle l'idée fixe de Bidera était de démontrer que Naples exis-
crie a: Dindonneaux tout. tendres, tout chauds et tout tait avant la création du monde. Il le prouvait et il le
beaux! Vous cherchez de tous vos yeux les dindonneaux croyait, ce qui est encore plus étonnant.
qu'elle vous annonce. Hélas 1 ce n'est qu'une hyperbole Maintenant la comédie en plein vent ne court plus la
ou un euphémisme, comme presque tout ce qui se dit ville à la clarté des torches, promenant des scènes ambu-
dans ce patois excessif et figuré. La pauvre femme vend lantes que les multitudes plébéiennes suivaient des jam-
de simples épis de maïs c'est la nourriture des plus bes, autant que des oreilles et des yeux. Les masques
pauvres. On les mange tels quels, sans en mêler la fa- manquent d'imagination et de ménioire. Ce sont des
rine avec du sucre et du lait pour en composer ces ya2rcle.i Turcs dansant avec force grimaces, pour l'agrément des
populaires qui sont le régal de la Franche-Comté et de étrangers, ou Polichinelle chevauchant la vieille femme
la Bresse. Qu'importe, les lazzarones se jettent sur ces que nous avons vue partout, même en France. Ce sont
204 LE TOUR DU MONDE:.

des mascarades vénales qui tendent leurs chapeaux aux L'an dernier, ce fut Garibaldi qui se rendit à la place
passants. On ne se grime plus pour s'amuser, mais pour du roi dans l'église de Piedigrotta. On lui présenta 1-i-
gagner.sa vie. Le carnaval n'existe plus. mage et le b~~uquet; il les reçut et fit même un petit dis-
Un médit qu'on veut le ressusciter maintenant et qu'a- cours assez ému. La madone était ornée de rubans trico-
près douze:années de carême assombries par la vieillesse lores.
maussade et défiante du feu roi Ferdinand, nous allons re- Ce que je vous raconte là, n'est ,cependant que la
voir dans la, rue de Tolède ces chars fantastiques et mytho- partie officielle et vulgaire de la fête'. Il y a partout des
logiques d'oùlesmasques déclaraientla guerre aux balcons, défilés de soldats et des voitures de parade. Mais ce qu'on
échangeant avec eux des grêles ne voyait qu'à Naples, c'était le
de dragées et des nuages 'de peuple qui donnait pleine car,
fleurs. Je doute que cette res- rière à sa gaieté tumultueuse et
tauration du carnaval réussis.se. complétait le spectacle par les
Les traditions coupées ne se re- costumes autrement t pittores-
nouent plus. Nous vivons d'ail- ques que ceux des princes et
leurs dans un siècle trop sérieuxx ceux des soldats.
pour qu'il reprenne goût à ces Vous connaissez, monsieur,
folies. La gaieté n'est plus de les Tuileries de Naples, cette
mode, elle disparalt de partout, villa Reale qui longe la mer
et où elle existe encore, elle est comme le jardin français longe
fiévreuse, encanaillée, comme la Seine. Les jours ordinaires,
dans nos bals de l'Opéra. cette promenade n'offre rien de
Décidément non; ce n'est pas remarquable en fait de prome-
dans ces jours. de joie officielle, neurs; les jours fériés, dans
convenue, qu'il faut voir le l'après-midi, elle est encombrée
peuple. C'est dans ses fêtes à de bourgeois endimanchés, qui
lui, dans ses fêtes religieuses la rendent insupportable. Mais
surtout, car je vous parle d'un la veille et la nuit de Piedi-
pays où la religion est gaie. grotta c'est l'endroit le plus
N'avez-ouS pas entendu par- étrange, le plus pittoresque et
ler, par exemple, de la fête de le plus vivant que j'aie jamais
Piedigrotta? C'était autrefois, à vu. Car en ce temps-là,les sen-
Naples, une sorte de proces- tinelles ne repoussent pas brus-
sion militaire. Elle avait lieu le« quement tout ce qui n'est pas
8 septembre; elle célébrait à la redingote ou crinoline. La pro-
fois une des fêtes dé la Vierge menade appartient au penple.et
et une victoire de Charles III le peuple l'occupe tumultueuse-
de Bourbon sur les Autrichiens. ment.
Vingt mille hommes pour le Ce spectacle m'est resté dans
moins,. choisis parmi les unifor- les. yeux, je le vois nettement
mes'les plus éclatants, défilaient sur la feuille de papier où court
devant le palais du roi, puis se ma plume. Quelle foule que
rangeaient en haie le long de de couleurs que d'élégances
Sainte-Lucie et de la Chiaia, inconnues snr nos boulevards
jusqu'à une petite église élevée où toutes les femmes portent la
à l'entrée de la grotte de Pausi- même robe! Quelle diversité de
lippe. Après le défilé des trou- types, de physionomie, de cos-
pes, le roi montait dans son- tumes, de richesses et de beau-
plus beau carrosse et chacun tés 1 C'est que dans ce jour-là
des princes le' suivait.dans une les filles et les femmes accour-
Les marchands du matin. Dessin de FeJ'ogio.
voiture de parade escortée de ront ici de tous les points de
valets à pied en costume carnavalesque et roulée au pas l'extrême péninsule, et avec un peu d'attentiânet d'éru-
par huit chevaux empanachés. Ce cortége traversait ainsi dition (Bider,~ met tout son savoir à votre service), vous
les 'quais et les promenades qui mènent du palais royal pouvez étudier dans les costumes de ces belles provincia-
à l'église de P.1edigrt)tta. Le roi mettait alors pied à terre les l'histoire si accidentée et.si bigarrée de ce beau pays.
et allait s'agenouiller avec son auguste famille devant la Ouvrez les yeux et regardez bien: voici des Proci-
madone. Le sacristain de l'endroit présentait au souve- danes qui ont gardé leur simarre attique, ie mouchoir
rain une image et un bouquet. Le souverain prenait le négligent qui pend de leurs têtes et des profils classi-
bouquet et baisait l'image. ques au nez droit. Voici les filles de la Grande-Grèce qui
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206 LE TOUR DU MONDE.
ont un diadème d'or ét une ceinture d'argent, comme gures et les couleurs sont celles du tarot) ou bien à la
les épouses d'Homère. Plus loin la Capouane, enfant' de cazella, qui est une récréation moira tranquille. Seize
la Campanie, plie sa rnagnosa sur sa tète ~lla façon des lazzarones ID,:mtésles uns sur les autres s'érigent en py-
sibylles et des vestales que nous voyons sur les vases ramide et se mettent en marche en chantant un chœur
antiques. Les Samnites (que j'aime ces vieux noms!) alterné
n'ont rien de cousu sur leur corps, si ce n'est la che- CHOEUR SUPÉRIEUR. 0 gamin qui êtes dessous, pre-
mise elles se drapent dans une étoffe tissée et teinte nez garde de ne pas tomber!
par elles-mêmes, et qui leur sert de jupe et de tablier. CHOEURINFÉRIEUR. 0 gamin qui êtes dessus, soyez
Leur corsage n'est qu'attaché sur leur puitrine; les forts et tenez.-vous bien!
manches sont tenues avec des rubans.- Telles sont les ENSEMBLE, Qu'on pince ici ou qu'on pince là, nous
filles robustes et un peu farouches du Comté de Molise. devons passer par tout Caserte
D'autres, les Abruzzaises, ont des tresses relevées qui Et la marche continue jusqu'à ce qu'un faux pas ou
rappellent les coiffures des statues grecques. Leurs hom- un mouvement d'épaules ébranle et renverse tout cet
mes s'affublent de peaux de mouton pendant l'hiver et échafaudage ambulant. Les lazzarones s'écruulent les
marchent dans des sandales attachées avec des courroies uns sur les autres en se rouant de coups, puis s'en vont
de cuir, comme les anciens Lestrigons. Et c'est ainsi que jouer à autre chose.
les Étrusques, les Grecs, les Romains, mème les Arabes A la pai- exemple, qui est aussi un jeu romain.
et les Normands (dont le costume et l'accent se perpé- Je vous envoie un dessin de cet amusement populaire.
tuent chez les Pouzzolanes), ont laissé leur trace dans Les deux joueurs portent un poing fermé en l'air et le
ce pays si curieusement mélangé. laissent retomber en dépliant un certain nombre de
Et maintenant que vous connaissez les femmes, avides doigts (y leua caprice) et en criant un nombre quelcon-
de voir, parfois même d'être vues (telles sont les Ca.fone, que. Le nombre crié par chacun d'eux doit répondre à la
provinciales, richement attifées de vestes en satin ou en somme des doigts dépliés par l'un et l'autre. Si ce calcul
velours broché d'or et portant dans l'épaisse chevelure de hasard se trouve juste (et si, par exemple, jE lâche
qui, dénouée, leur tombe jusqu'aux pieds un stylet pré- deux doigts en criant Cinq, et mon adversaire en
cieux qui est à la fois leur parure et leur défense) lâche trois), c'est un point de gagné, Les bras se lèvent
maintenant que vuus connaissez les jeunes mariées des et retombent ensemble, les deux nombres sont criés
Pouilles ou des Calabres qui font icileur voyage de noces, en même temps, et cela très-vite, en cadence, ce qui.
car il est convenu (quelquefois même stipulé par contrat) rend le jeu fort singulier pour l'étranger qui n'y com-
que le sposo conduira sa femme à Naples au 8 septem- prend rien.
bre, pour voir les merveilles de la capitale et les mac,ni- On se sert d'un système pareil pour tirer au sort dans
ficences du cortége royal. Regardez aussi les paysans, les jeux d'enfants ou même dans des circonstances plus
les montagnards et les marins de ce beaux pays, les sérieuses. C'est ce qu'on nomme le toceo. La bande qui
hommes. Depuis le simple appareil du pècheur napoli- consulte ainsi le hasard se place en rond, tous les bras se
tain la chemise et le caleçon en grosse toile, jusqu'aux lèvent et retombent en lâchant un certain nombre de
costumes éclatants de certains endroits des Abruzze" doigts; on les additionne et l'on compte alors un, deux
depuis le bonnet phrygien du lazzarone jusqu'au cha- trois, à la ronde, en allant, à chaque nombre compté,
peau pointu du Calabrais, toutes les formes les plus d'un joueur à l'autre, après avoir désigné d'avance celui
bizarres et les plus riches couleurs s'entremêlent et s'en- par lequel on devait commencer. On compte ainsi jus-
tre-choquent devant vous dans un magnifique désordre. qu'à ce qu'on arrive au total de l'addition, et le joueur
Remarquez surtout les Calabrais, sveltes, élancés, désigné par le sort est celui sur lequel retombe ce der-
bronzés par le soleil; et parmi les Calabrais, ceux de la nier nombre.
Grand~Grèce ils ressemblent aux cavaliers athéniens A Genève, les enfants ont une façon plus étrange en-
qui galopent sur la frise du Parthénon. core de tirer au sort, dans leurs récréations de collége.
Tels sont les personnages mais il faut les voir en C'est ce qu'ils appellent l'nmprcî, d'où vient le verbe am-
mouvement ce jour-là, dans le jardin royal qui dépasse prôger. Cela consiste à réciter une kyrielle de mots bizar-
tous leurs rêves. Ils forment des groupes étonnants au- res; il y en a dix-sept Arnp~r6,Giraud, Ca~~m,Careau,
tour des fontaines, devant les statues, le long de la grille Du.pr~i.s,Simon, Careaille, Brr/'on, Pinon., Labordon, Ta-rr.,
qui sépare le jardin de la rue ou sur les pelouses qui 1ë, Feuille, Dieuille, 1'ari, Té, Clrc.C'est l'écolier sur qui
leur sont abandonnées. Tous les marchands ambulants tombe ce Clii,qui doit sortir, ou jouer le premier, selon
que nous connaissons déjà circulent dans ces allées ordi- l'occurrence. Pardonnez-moi cette réminiscence. J'ai
nairement interdites; tous les jeux populaires y ont élu cette phrase dans l'oreille elle me rappelle mes meil-
domicile, à la barbe ébouriffée des soldats et des jardi- leurs jours.
niers royaux. Ici c'est un gamin qui a parié de jeter en Revenons à Naples, cependant, et bien vite, car daus
l'air un rotolo de figues (le rotolo pèse deux livres) et de cette villa Reale que j'ai quittée si brusquement, j'en-
les recevoir dans sa bouche une à une, sans en manquer tends le tambuurin qui bat le rappel, le tambourin et les
une seule et sans reprendre haleine un moment. Ailleurs castagnettes. Heureux et noble' tambourin, aussi vieux
on joue à la sco~a (c'est un jeu de cartes dont les fi- que Cybèle, à ce que prétend Bidera, qui aime à vieillir
LE TOUR DU MONDE. 207

toutes choses, aussi ancien en tout cas que les fresques mais je l'ai fait ailleurs et j'ai ici trop à dire encore. Je
d'lierculanum, où il est peint aux mains des sveltes Bac- voudrais vous montrer le peuple dans toutes ses fêtes, et
chantes qui le frappaient et l'agitaient de leurs doigts lé- notamment dans le pèlerinage de lVlonte,.Yergine. Ce pè-
gers. Courons vers ce bruit, c'est la tarentelle lerinage, qui se fait à la Pentecôte, est pour les Napoli-
On se salue d'abord, on gambade timidement, on taines ce que 1Piedigrotta est pour les Calabraises, leur
s'éloigné un peu, puis l'on revient, on ouvre les bras, voyage de noces, et une clause expresse de leur contrat.
puis l'on s'étourdit dans une ronde véhémente. Bientôt Comme Piedigrotta, Monte- Yergine est un but de dévo-
les danseurs se quittent et se tournent le dos comme dans tion les filles y portent des vœux, les pécheresses y vont
la scène de Gros-René et de Marinette. faire pénitence. C'est un sanctuaire élevé sur une des
montagnes (lui entourent Avellino. L'ascension se fait à
L'homme invite, et la fille a peur
pied, pendant la nuit, à la clarté des torches; les groupes
Elle est revêche, il est trompeur;
montent lentement, en chantant des' oraisons et des lita-
Elle est jalouse; on se querelle
Et puis à genoux, tour à tour, nies; la foule est immense et serpente en file intermi-
On fait la paix, on fait l'amour nable du haut au bas de la montagne, à travers des bou-
En tarentelle. quets de chênes et de fouillis de châtaigniers monstrueux.
Les pénitentes montent échevelées, souvent pieds nus;
J'aime le bruit du tambourin. il y en a qui, arrivées dans 1'~gli8e, la traversent en ram-
ocSi j'étais fille de marin
pant sur leurs genoux et en trainant leur langue sur les
Et toi pècheur, me disait-elle,
dalles. Je ne vous parle pas des innombrables ex voto
Toutes les nuits joyeusement
dont les dévotes vont surcharger les murs du sanctuaire.
Nous danserions, en nous aimant,
La tarentelle! La puérilité de ces pratiques gâtent l'effet du pèlerinage,
vraiment poétique et religieux.
Voilà ce qu'on voit dans la villa Reale, la veille et le Mais ce que je veux noter comme trait de moeurs, c'est
jour de Piedigrotta. Toutes ces fêtes durent pendant la qu'ici, comme à Piedigrotta, la dévotion est accompagnée
nuit; le jardin reste ouvert et sert de salle de danse ou de des transports de la joie la plus folle et la plus éclatante.
salle à manger, ou même de dortoir à ces familles venues Il y a d'abord les cantn-/iyliolc qui r~pondentaux impro-
des provinces. Elles dorment sous les étoiles, bercées visateurs de la grotte de Pouzzolles. Les canta-liole
par les chansons de ceux qui veillent ou par les molles (chanteurs de jeunes filles) se défient entre eux; ce sont
cantilènes de la mer. des luttes poétiques pareilles il celles des églogues. Une
Cependant, un peu plus loin, sous la grotte de Pausi- bourse de soie est le prix du vainqueur. Le peuple est
lippe, appelée aussi grotte de Pouzzoles, tunnel antique juge. Les poëtes improvisent en chanlant sur un air
admirable presque aussi haut que la colline, voÙte im- connu des couplets dont le refrain est ce mot de figliole
mense, (jeunes filles), jeté comme une exclamation au bout de
Dont les césars romains mesuraient, orgueilleux, chaque strophe et répété par la foule en choeur: Figliole!
La courbe colossaleà leurs tailles de dieux, Figliole! comme les Grecs chantaient autrefois Hymé-
née Hyménée Et les jeunes filles sourient, car elles
(HENHI DE L.\CRETELLE.)
sont les reines de ces fêtes. Ce n'est point la femme qui
sous cette grotte, les torches s'agitent en tous sens, lais- est glorifiée ici par la poésie populaire, car la femme
sant partout des trainées de résine, et la danse, le chant, n'appelle plus l'amour une fois du'elle a donné sa main.
l'orgie s'exaspèrent jusqu'à la fureur. Ce sont de vraies C'est la vierge seule; elle le sait et s'en réjouit; elle ose
bacchanales antiques. Cette nuit-là, il n'y a plus de po- sourire, elle ose rougir de joie, non de pudeur; elle ose
lice, il n'y a plus de clergé le peuple est souverain, et avouer ses espérances et déclarer son légitime orgueil
il lance à tous brins sa gaieté débridée. La fête souter- quand elle entend retentir autour d'elle le refrain consa-
raine a quelque chose de sauvage et de violent qui fait cré « Des jeunes filles, des jeunes filles! »
peur. C'est dans cette rage de plaisir que s'exaltent les Mais ce qu'il y a de plus étrange dans la fête, c'est le
poëtes et les musiciens populaires. C'est là qu'ils compo- retour à Naples, depuis la maclon.ede l'Anc qui est la der-
sent entre eux la chanson de l'année, celle (lui fera de- nière étape en revenant de Monte-Vergine. Ce retour est
main le tour de Naples, et après-demain peut-être le une course fantastique. Figurez-vous des m.illiers de
tour du monde. Vous connaissez, n'est-ce pas, monsieur, chars revenant pêle-mêle, à toute bride, au galop de che-
Te vo~lio ben'assaie, Fenestccvascia, et toutes ces tendres vaux qu'on croirait emportés. Il y en a dans le nombre
paroles que nos jeunes Parisiennes ne dédaignent pas de quelques-uns qui roulent lentement trainés par des
roucouler? Vous connaissez au moins ces airs que Ros- boeuf's, quelquefois par un bœuf et par un âne. Ils sont
sini, Bellini, Donizzetti ont imités plus d'une fois, sou- recouverts d'une tente ornée de myrtes et de roses; les
vent même intercalés tels quels dans leurs scènes les jeunes filles ont la tète couronnée de ces fleurs, les hom-
plus pathétiques? Vous ne vous doutez pas qu'ils sont nés mes ont des feuilles de chêne et des per.deloques de ce-
dans la grotte de Pouzzoles, d'une assemblée de va-nu- rises; quelques-uns portent de longues perches oit pen-
pieds qui ne savaient ni la gamme ni l'alphabet.
Je voudrais vous parler longuement de ces chansons, 1. L'Italieest-ellela terre des morts? Paris, Hachette, 1860.
208 LE TOUR DU MONDE,

dent des lanternes, des images de madone, des paniers, des quinzaines de plébéiens entassés dans un cori'icolo
des, seaux et des rameaux bénits. Autour du char; des plus léger que les flots de'ponssière qu'il soulève, et ce
femmes qu'on croi«ràitivres et qui~ne sont que folles de corricolo; paré ce 'j our'là' de feuilles, de festons, de guir-
joie, s'affublent cle,chapeàux d'hommes et dansent au son landes à n'en pas finir', hérissé de perches et de dra-
du tambôurin.; d'autres, dans le char; choquent des tim- peaux, se prE~cipitedans les rues de Naples et les tra-
bales et des diéIuettes, tandis que des ac~~n~o~narique je. verse d'un bout de la ville à l'autre (l'espace d'une lieue
n'ai pas besoin de vous décrire, 'car ils courent mainte- pour le moiLS) d'une seule course éffréuée, haletante,
nant les deux mondes, gambadent et pirouettent en souf- précipiJée encore par les chants et les cris qui s'élèvent
flant dans leurs cornemuses et dans leurs.flageolets. C'est de partout « Des jeunes filles, des jeunes filles! » Et ce
l'équipage patriarcal, ,presque homérique. 'Mais la géné- n'est pas tout entre les corricoli, les carrozzelles, les
ration jeune roule au galop furibond d'un seul cheval calèches de louage et même entre des voitures de maitre

Le jeu de la morra. Dessin de de Bergue.

qui sont entrées dans la bagarre, des défis s'élèvent, des Il y a toujours, après chacune de ces fêtes, une ving-
défis vertigineux qui montent et tournent la tète aux co- taine de IDalheureux qui restent estropiés toute leur vie.
chers les plus pacifiques. Ils partent alors, et le galop Mais qu'importe Ils sont allés à lVIonte-Vergine et ils ont
de leurs chevaux devient furibond; ils sont cinq, six atte- fait quatre à cinq lieues dans une heure Ils ont dépensé
lages de front dans les rues encombrées de peuple, et leurs économies d'un an dans les tavernes de Mercogliano
vont toujours, aveugles, forcenés, jusqu'à ce qu'un char ou de Monteforte; ils ont chanté les jeunes filles, ils ont
éclate en morceaux, éparpillant sa cargaison d'hommes. dansé la tarentelle.et fait leurs dévotions à la madone.
Alors tout s'arrète un moment, tout se tait jusqu'à ce que Ils sont heureux
ces débris se balayent et se relèvent. Puis la course fa- Tels sont les divertissements dU: peuple de Naples.
tale recommence avec les hurlements des hommes, les
Marc MONNIER.
roulements des roues et le cliquetis des chevaux dont les
pieds ferrés heurtent le sol et battent des éclairs. (La suite à la procAaineli~:rnison.)
LE TOUli DU MONDE. '209

Le retour de la fête. Dessin de de Bergue.

NAPL.ES ET LES NAPOLITAINS,


PAR M. MARC MONNIER

1561. TEXTEINÉDIT.

IV

Le môle. Don Piriquacchio, le barbit populaire. Le chante-histoires. Le coup d'épée de Renaud. Le dernier chanteur du
môle. Le prêcheur ambulant. Le vrai Polichinelle. Les comédiens improvisateurs. Le théàtre San Carlino. Pasquale
.Altavilla et ses cent quatre-vingts pièces. La parodie du Trovatore. Le Polichinelle actuel.

Mais vous n'avez jusqu'à présent, monsieur, que les agréable. Il offrait autrefois au peuple une fête perma-
amusements exceptionnels du peuple. Je voudrais vous nente il offre maintenant aux voitures un chemin com-
montrer ses récréations de tous les jours ou au moins de mode et bien dallé.
tous les dimanches, et à cet effet je vous propose une Mais si le port lui-mên;e a pris cet air d'élégante vul-
promenade auX:environs du port. Le môle était autrefois garité qu'imposent l'utilité et la salubrité publiques, les
un endroit fort curieux pour l'observateur; il l'est main- rues qui le précèdent ou qui le suivent, ou qui l'entourent
tenant beaucoup moins, grâce aux embellissements, très- ont encore quelque chose des beaux jours abolis. Ce n'est
nécessaires d'ailleurs, qui l'ont rendu plus propre et plus plus, il est vrai, le barbier populaire que Bidera m'avait
fait remarquer sur le môle même. Il s'appelait don Piri-
1. Suite. Voy.p. 193. quacchio~ nom que je vous défie bien de prononcer et de
IV. 92"cn. 14
210 LE TOUR DU MONDE.
retenir, et il avait inscrit ces deux vers sur l'enseigne de des forçats. Devant lui les mille navires du port éten-
son échoppe daient, comme une forèt de sapins, leurs vergues blan-
ches. Par-dessus les màts et par delà la mer, immobile
« Don Piriquacchio amoruso
ccPe doje rane fa vana e caruso. » dans son manteau bleu, fumait le Vésuve; à l'horizon
enfin, comme des piliers d'azur, les montagnes de Cas-
Ce qui peut se traduire en français p't'ces deux mauvai- tellamare et de Castrée semblaient soutenir la coupole
ses rimes éclatante d--iciel.
En face de cet auditoire et de cette nature, maitre Mi-
Don Piricouac, tendre pour tous,
Vous tond et vous rase pour deux sous. chel comm~;nçait ainsi

Rinaldo allora un 0 -ran fendente abbassa


Mieux que le distique, inintelligible au peuple illettré,
E il :3aracin percuote sulla testa
un grand nombre de rascirs suspendus au bois de la ba-
La spada trincia il capo ed oltre passa,
raque attiraient les chalands dans la boutique du savant Trincia in due parti il corpo e non s'arresta
homme. Tous ces rasoirs avaient un nom l'un s'appelait Ancr.,e il cavallo in due metà trinciÓ,
l'Écorcheu.r, l'autre Regarcle-les-Étoiles(m.ira-stelle), un E sel.te palmi sotto terra entrô'.1.
troisième Senre-les-Dc~ïts,un quatrième Tire-les-Pieds, et
ainsi de suite. Le lazzarone entrait sous la tente, s'as- On le voit, c'est l'histoire de Renaud que raconte le
seyait sur la vieille chaise de cuir et mettait une pomme chante-histoires. Renaud, comme je l'ai dit ailleurs, est
dans sa bouche, pour amortir les coups du formidable le héros dit peuple napolitain, et l'on serai1:'traité d'im-
opérateur. Don Piriquacchio prenait alors l'Écorclaev~ pertinent par le professeur du port, si on lui apprenait
jusqu'à ce que le patient mutilé lui criât avec angoisse que Roland le Furieux jolie le. rôle principal dans le
« Maitre, change de rasoir! » Il prenait alors Serre-les-
poëme de l'Arioste. C'est pourquoi le chante-histoires est
Dents, qui se trouvait plus mauvais encore, puis un à un appelé aussi le chante-Renatid.
tous les autres, et il ne manquait jamais de revenir à Dans ce mot composé, le verbe est aussi exact que le
l'Écorcheur, son instrument le moins douloureux. L'opé- substantif. Le professeur ne déclame pas les vers italiens,
ration terminée, la pratique s'en allait le visage en sang, il les chante. Comme il a deux langues à son service, le
et mangeant sa pomme. toscan et le dialecte napolitain, il se croit obligé de don-
Hélas don Piriquacchio n'existe plus. Avec lui a dis- ner à chacune d'elles un accent spécial. Il craindrait
paru le Cha~ite-Histoires (cantca-storie), cÍüi était à la d'ailleurs de faire du tort à l'italien, qui est la langue
fois un professeur d'antiquités, de déclamation et de savante et étrangère, comme dit le Pancrace du Dla-
poésie! Que de fois, hélas! je l'ai entendu daus mon en- rin~e rorcc, s'il la prononçait comme la vulgaire et la
fance, debout au milieu du môle, sur le tréteau qui lui maternelle.
servait de chaire ce puissant amuseur du peuple, ce Ce système est aussi suivi par un autre docteur dont je
fameux maitre Micliel, qui.m'honorait d'une affection parlerai tout à l'heure, le prètre populaire. Celui-ci a
toute paternelle et qui, ordonnant à son public de me un troisième idiome, le latin, qu'il chante positivement,
faire place, m'asseyait toujours à ses pieds, au premier quand il cite un passage de l'Évangile; quant à l'italien,
rang! Autour du tréteau, sur des bancs de bois, se ran- il se contente de le déclamer avec une lenteur sonore, ré-
geaient le~ habitués, les pa.ssiownés, comme on les appe- servant ait dialecte l'accent ordinaire, dont il exagère
lait alors. même la familiarité. Rien de plus amusant que ces trois
Ce public en chemise ou en caleçon, composé d'en- voix se succédant presque sans interruption, dans la
fants, d'hommes, de femmes et de vieillards,.était bien bouche dit prêtre; on croirait entendre trois hommes
l'auditoire le plus singulier du monde. Les uns semblaient qui se passeraient l'un à l'autre à chaque instant la
recueillis, repliés sur eux-mêmes, plongés dans les mé- parole un chanteur, un tragédien et un bouffon de car-
ditations les plus profondes; les autres étaient suspendus, refour.
bouche béante, aux paroles de l'orateur. Ceux-ci riaient, Mais revenons ait chante-histoires. Quand il a dit l'oc-
pleuraient, s'irritaient, et du geste et de la voix accompa- tave de l'Arioste ou le dizain de tel autre poëte qui a cé-
gnaient le récit du maitre. Des marmots vêtus d'un frag- lébré Renaud, il n'a encore prouvé qu'une chose, c'est
ment de toile qui flottait autour d'eux comme un pavillon, qu'il sait lire, science fort rare à Naples, même chez les
écoutaient gravement, les mains,derrière le dos, campés bourgeois, mais pas assez cependant pour mériter la fa-
d'aplomb comme des statuettes. Derrière les bancs des veur populaire. D'ailleurs, il aurait beau chanter de l'ita-
passionnés, se pressait, debout, la foule mobile des ama- lien toute la journée, il ne serait point compris de ses
teurs. Maitre Michel, monté sur sa planche et tenant en auditeurs. Les vers de l'Arioste ont besoin pour eux
main une longue verge qui figurait l'épée de Renaud, ou, d'une traduction et d'un commentaire le professeur
si l'on veut, le trident de Neptune, soulevait à son gré ce prend donc la parole et explique son texte dans le langage
peuple turbulent cette mer houleuse. Derrière lui se
dressait le vieux Château-Neuf, la forteresse aux canons 1. Renaudalors porte un grand coupd'estramaçonet frappele
Sarrasinsur la tête. L'épée tranche la tête et passeoutre; elle
braqués sur la ville, et où les enfants de la libre Helvétie tranche le corpset ne s'arrête pas elletrancha aussile chevalen
faisaient jour et nuit sentinelle, vêtus de rouge comme deuxmoitiés,et s'enfonçade septpalmes dans la terre.
LE TOUR DU MONDE. 211
de ces bonnes gens. C'est là son triomphe. Jamais doc- nous, je te prie, ce qui arriva à ce pauvre Renaud que tu
teur de Sorbonne n'a montré une aussi vaste érudition; as laissé si misérable;' pour l'amour de Dieu, dis-le-
jamais commentateur du Dante n'a tant enrichi de son nous. »Mais le caotct-storie resta inflexible, car il savait
propre fonds les passages obscurs du poëte. Il transporte à merveille, le puissant romancier, due tout son pouvoir
son auditoire dans le moyen âge oit combattait Renaud était dans son silence, et que la moindre parole indiscrète
le paladin contre les païens d'Assyrie; il groupe autour serait une y,éri,taLltjahdication. Il continua donc sans
de lui, dans les personnages qu'il connait, la sirène Cléo- sourciller sa marche triomphale et entra majestueuse-
pâtre, Frédéric Barberousse, l'empereur Héron, sainte ment dans une taverne voisine, en souriant comme Ju-
Diane, vierge et martyre, dont la chapelle est à Baïa (à piter.
ce nom, on se découvre et r on se signe); il raconte les Mais, hélas! celui-là même n'existe plus. Je ne le
malheurs des chrétiens persécutés par les protestants trouve maintenant uuJle part le P. Gavazgi, prédicant
arabes, (lui versaient du plomb fondu dans les oreilles populaire, a pris sa place. Le P. Gavazgi est l'orateur
de saint Procope (à ce récit, on éclate en cris d'indigna- en plein vent qui a suivi l'armée de Garibaldi. Vêtu
tion) il console enfin son auditoire en lui apprenant d'une chemise rouge, il haranguait l'an dernier le peuple
.comment la vierge Judith, ayant coupé la tète au sultan, le et lui faisait des sermons contre le pape et le roi de Na-
grand Renaud, courant à son secours, massacra de sa pro- ples. Il remplaçait à la fois le chante-histoires et le prê-
pre main toute une armée de nègres. Toutefois un grand cheur ambulant.
péril menace le vertueux paladin. Ici tout le peuple est Je ne veux pas m'arrêter longtemps devant ce dernier
en suspens, attendant avec une muette anxiété qu'on lui personnage on m'accuserait d'impiété. Il se tenait de-
dise quel était ce péril; mais le chante-Renaud, s'inter- bout sur un tréteau, un crucifix à la main. Derrière lui
rompant tout à coup, ajoute ces trois vers de sa façon à se déployaient, tendues contre la muraille, d'énormes
la strophe de l'Arioste images de dévotion, représentant toute'la fantasmagorie
infernale des superstitions ultramontaines. Et le brave
Ora vi piaccia alquanto a por la mano
A vostra borsa, e farmi dono alquanto; homme pérorait, déblatérait, vociférait contre les incré-
Che finito ho di gia l'ottavo canto 1. dules dans un style de carrefour, en faisant le moulinet
avec son crucifix. C'était à soulever le cœur. N'eût-elle
Il reste alors planté comme un piquet sur sa planche, et supprimé
que cela, la révolution italienne serait jus-
les passion~i~s, qui n'ont pas toujours diné ce jour-là, tifiée.
s'empressent de fui porter leur obole. Le tréteau du prêtre s'élevait devant celui de Polichi-
Hélas, hélas je parle de lui au présent, comme s'il nelle, et il court à ce sujet une vieille anecdote que je
existait encore. l~t cependant, je vous l'ai dit, il n'existe vais vous
répéter pour. ceux qui ne la savent pas encore.
plus. J'ai entrevu le dernier chante-histoires il y a quel- Polichinelle paradait un jour sur le môle, dans le petit
ques années, non sur le môle, mais derrière la douane, théàtre mobile où il aime Colombine, ail il trompe Cas-
dans un carrefour humide et sans soleil. Ce n'était plus saudre, bat le
gendarme et tue le diable, peu près
maître Michel, mais son successeur en titre, un hercule comme font toutes les marionnettes dit
mpnde, qu'elles
à lunettes, dont j'ai malheureusement oublié le nom. Le se nomment
Stentarello, Arlefluin, Gianduja, Pierrot ou
public était moins nombreux, moins fidèle surtout; les Guignol. La foule se pressait devant ce spectacle univer-
passionnés semblaient beaucoup plus rares. J'en ai ce- sellement goûté des plus l'affinés comme des plus sim-
pendant retrouvé deux ou trois, immobiles comme autre- ples, en quittant le capucin qui prêchait en face et rou-
fois et plus attentifs que jamais à cette histoire mille fois lait des flots de
paroles avec la volubilité véhémente de
entendue. Quant au chanteur, il était toujours le mème, tous les crieurs publics napolitains. Il ne resta bientôt
fier, pompeux, épique, et plus roi dans son exil qu'il ne plus un seul auditeur devant les images dévotes. Le
l'avait été dans ses grands jours de toute-puissance. Il moine
rappela son monde avec des prières, des sanglots,
parla quatre heures, selon son habitude, et s'arrêta tout des menaces; il recourut à ses ressources les plus allé-
à coup au moment le plus dramatique pour accabler son
chantes; il mit bas son frac, il montra ses épaules nues,
auditoire de son impitoyable conclusion il secoua sur son dos des chaînes en faisant semblant
Do la felice notte a chi mi ascolta de s'en fustiger. Il ne revint personne. Que fit alors
Narrero di Rinaldo un' altra volta2. le capucin? Il prit son crucifix des deux mains et le
tendit vers le peuple, en criant q Voici le vrai Polichi-
Il ôta alors ses lunettes, ramassa son mouchoir, roula nelle D
son manuscrit sous son bras, et s'en alla gravement, Ceci n'est pas une impiété, mais une naïveté d'un
suivi d'une foule suppliante u:Mon bon canta-slorie, lui sens
profond, si l'on veut bien y penser une minute.
disaient les plus influents et les plus belles, apprends- Le prêcheur avouait sans s'en douter qu'il outrageait
Dieu en n'en faisant ainsi qu'une poupée, une marion-
1. Qu'ilvousplaisemaintenantde mettrequelquepeu la mainà nette. Il reconnaissait que son crucifix n'était
votre bourseet de m'offrirquelquepetit don, car j'ai déjit fini le point la
chant huitième. croix.
2. Je donne la bonnenuit à qui m'écoute;je conferai sur Re- Au moment où je vous écris, monsieur, le prècheur a
naud une autre fois. disparu,.comme le chante-histoires. On me dit qu'il fait
212 LE TOUR DU MONDE.

encore son métier dans certains quartiers suspects, dans vrai; j'affirme seulement que c'est très-probable, mais il
'certaines églises reculées qu'on lui ouvre nuitamment ou vaut mieux laisser cela.
dans la ville souterraine. Et là, dans les crises étranges Revenons à Polichinelle. Je ne me lasserai jamais de
que nous traversons, il cherche à soulever des insurrec- parler de lu., comme le peuple de ce pays ne se lassera
tions et des guerres civiles. J'ignore si ce qu'on dit est jamais de l'aller voir. Tant qu'il y aura un dialecte à

Naples, il y aura un Polichinelle. Vous connaissez le inédies des petits théàtres, et même dans les tragédies
personnage il porte une blouse, un pantalon et un populaires. On joue au Sebeto la Guerr~ede Troic avec
bonnet blancs; le bonnet pointu monte en pain de su- Pu.lcir2ella.
cre. Un masque noir au nei crochu lui couvre la par- Dans les comédies pures; il joue le rôle qu'on veut, le
au
tie supérieure du visage. Il figure dans toutes les co- plus souvent une sorte de Jocrisse. Il entre souvent
LE TOUR DU MONDE. 213
hasard dans les pièces et les traverse comme un éclat de Carlino, dans lequel nous allons descendre, lorsque lé
rire: Il lui arrive d'improviser tout son rôle le plus sou- spectacle est un peu court, l'impresario dit aux comé-
vent, il l'allonge considérablement. Au petit théâtre San diens « Mettez-y du vôtre! Les comédiens obéissent

Pasquale Altavil1a, auteur et acteur du thèàtre San Carlino. Dessin de Hadamard d'après une photographie.

et, s'ils sont en verve, ils font durer chaque acte une vapeur au spectateur le plus frileux. Tous,les sens non.n
heure ou deux. esthétiques ysont désagréablement condamnés à un sup-
Nous descendons à San Carlino. C'est un sous-sol dont plice quelconque. L'odeur la plus supportable est celle
le moindre inconvéniefit est de faire prendre un bain de des quinquets. Et vous avez du bonheur, sur les bancs de
214 LE TOUR DU MONDE

ce théâtre, beaucoup trop peuplé, si vous n'y êtes dé- Térésine, passe pour la femme de chambre de la maison.
voré que par des puces. Mais prenez patience et cou- Nous apprenons tout cela dans les premières scènes, et
rage vos oreilles et vos yeux seront satisfait.s. nous assistons à des disputes de famille entre les trois
On donne ce soir ¡Va./'amiglia,?ttusias~nata ?~ela sœurs. En1in, tout s'apaise en un moment, parce qu'au
bella m2~secade lo Trovatore (Une famille enthousiasmée fond f:léonore est bonne et que, la bise étant venue, elle
par la belle musique du T-roc~ato~~e). C'est, comme vous donne six ducats à Nicolette pour que la pauvre fille s'a-
le voyez, une pièce de circonstance, comme presque tou- chète une robe ev laüae et coto~l.
tes les nouveautés qui paraissent sur ce théâtre heureux. Nous assistons, de plus, à une petite scène de.dépit
L'auteur à la mode depuis trente ans environ est Pas- amoureux Entre Giuletta, nièce d'Éléonore, et son fiancé.
quale Altavilla. Dès qu'il voit une actualité qui fait évé- Ces jeunes amours traversent toutes les piècesd' Altayilla,
nement, il la prend au vol et en compose une comédie comme toules celles de Molière. Elles n'en sont d'ordi-
en quatre actes. Ces comédies sont toutes singulières; naire ni le sujet, ni même un épisode nécessaire elles
elles offrent, dans leur bouffonnerie exorbitante, un in- en sont la poésie. Juliette et son Achille sont donc en
croyable fond de vérité. Elles sont invraisemblables, mais train de se bouder, quand on entend dans le couloir des
toujours vraies; impossibles, mais jamais fausses; il y en pas et un I~hantonnement. Aussitôt toute la salle rit aux
a qui sont des chefs-d'oeuvre de merveilleux et de natu- éclats elle a reconnu la voix de Polichinelle.
rel. Figurez vous les petites pièces de Le Polichinelle actuel se nomme Anto-
Molière Pozorceae~y~iac,par exemple, ou nio Petito c'est le favori du peuple napo-
Scapin, et vous aurez le théâtre d'Altavilla; litain, et il mérite cette faveur par beau-
seulement, le poëte napolitain est moins coup de naturel, de verve et de grâce. Il
sage. Il estg'otesque à outrance; il lui entre, les rires redoublent à la vue de son
manque le quart d'heure de réflexion. Je costume extravagant. Il porte un manteau
vous envoie le portrait de ce grand comi- de toile cirée avec un capuchon et des
que, qui est en même temps un grand boutons énormes, un gros chapeau de toile
comédien, d'un burlesque à tout rompre. cirée également; dans sa main droite un
Vous voyez ces petits points blancs qui stick qui ne se compose guère que d'une
ourlent son gilet c'est un voeu qu'il a poignée en bois de cerf; dans sa main
fait à la madone. Il ne manque pas un gauche, deux parapluies, dont l'un en toile
office divin; le soir, au théâtre, il fait des blanche contre le soleil. Tout cela par-
folies à dérider un buveur d'opium. Il a dessus le masque noir, la blouse et le
écrit cent. quatre-vingts pièces, et il est pantalon blancs qui constituent son ac-
pauvre. Pour chaque pièce on lui donne coutrement ordinaire.
cinquante francs. Deux cents francs par Dans cette comédie, Polichinelle entre
mois pour jouer la comédie deux fois par sous le nom du baron Tiratira. Il est, en
jour. Cet argent ne pouvant lui suffire, il réalité, domestique de ,don Filogonio Ri-
donne des leçons de déclamation et de paverde, propriétaire et presque fiancé
guitare; il est, de plus, mâchicot, et il d'Éléonore. Le faux baron vient donc
passe toutes ses matinées au théâtre à di- pour souder la mer oit va se jeter son
riger les répétitions de ses pièces. Oit les maitre et, en même temps, pour s'insi-
écrit-il donc? Le soir, dans les couloirs, nuer, amoureux lui-même, auprès de Té-
Un abbate. Dessin de Ferogio.
pendant les scènes où il ne parait pas. Il résine. Non, je ne saurais jamais vous
est arrivé ainsi à élever honorablement ses trois fils et à dire le feu roulant de sottises, d'inepties, de naïvetés, de
doter ses deux filles, mais il a toujours été pauvre. bévues, de balourdises, de quiproquos, d'imbroglios, de
Un jour cependant (j'ai déjà publié cette phrase, mais pataqu'est-ce, qui jaillit en perpétuelle éruption de la
elle est bonne à répéter), il trouva sur son escalier deux bouche infernale de Polichinelle! La Juliette lui fait les
petits orphelins abandonnés; il les porta dans les bras de doux yeux pour rendre jaloux son Achille; rien n'est pins
sa femme et leur demanda s'ils s'y trouvaient bien ils amusant que de voir le prétendu baron, planté comme
répondirent que oui. un flambeau, ses deux parapluies à la main., entre les
a: Restez-y donc, leur dit-il, je travaillerai un peu deux amoureux qui se disputent et se rapatrient. Quand
plus; vous serez les enfants de la madone. il s'aperçoit du rôle qu'on lui fait jouer, il s'écarte et
Silence maintenant, la toile se lève et la pièce va com- insinue à sa place le comte Mollamolla autre carica-
mencer. ture qui vient d'entrer, enveloppé dans. un châle à l'an-
Nous sommes chez Éléonore, sœur de Nicolette et de glaise. « Ah çà, comte, lui dit Polichinelle, il paraît
Térésine, smur en napolitain; nous disons nous, cousine que ta soeur n'est pas sortie ce matin? D
germaine. Éléonore ayant reçu un peu plus d'éducation Ce comte Mollamolla n'est autre que Coucoumella, do-
que ses cousines, rougit d'elles et n'avoue pas cette pa- mestique de place; il s'est faufilé dans la maison d'Éléo-
renté. Elle consent à leur faire du bien, mais à condition nore à la faveur du Trovatore, l' 9pérade Verdi, qui fait
que l'une d'elles se tienne à distance, et que l'autre, la fureur à Naples et dont Éléonore s'est affolée. Pour être
LE TOUR DU MONDE. 215
admis chez elle, il suffit d'avoir une toqt~ar.le(passez-moi Nicolette. Et ce n'est pas tout. Les trois cousines ont un
l'expression) pour la musique de Verdi. Cette musique oncle qui vient de mourir en léguant sa fortune à celle
est le motif de la pièce et l'occasion du formidable des trois qui se mariera la première. Le testament connu,
malentendu que je vais avoir à vous raconter. je vous laisse à penser la précipitation d'Eléonore, qui,
Polichinelle est fort embarrassé dans cette maison, à la place du Filo"goilioqu'elle vient de perdre, épouse-
parce qu'il ne connait pas le Trovatore. Il prie donc rait le diable, s'il lé fallait, pour avoir l'héritage. Mais
Achille de lui raconter la pièce, pour qu'il ne fasse point il est trop tard, la Nicolette est déjà mariée. Comme elle
la figure d'un idiot. Achille la lui raconte; mais comme est bonne fille, elle abandonne une forte somme à sa cou-
ce poëme est fort compliqué (les habitués de l'Opéra doi- sine, de qui, dans les mauvais jours, elle avait reçu six
vent en savoir quelque chose), et que Polichinelle coupe ducats pour s'acheter une robe en laine et coton. Et tout
le récit d'interruptions qui l'embrouillent encore, il en finit pour le mieux, Achille épousant sa Juliette, et Po-
résulte que le pauvre diable entend sens dessus dessous, lichinelle sa Térésine.
à tort et à travers. Il confond tous les rôles, et voici com- Seul, le baron Mollamolla n'est pas content. Ce fripon
ment il explique le libretto de l'opéra « C'est l'histoire, démasqué doit se sauver à toutes jambes, après avoir
dit-il, d'une atroce coquine appelée Éléonore, qui, failli épouser Éléonore. Avant de prendre la fuite, il a
après avoir fait l'amour avec.le comte et don Henri, qui fait une renonciation à la main de la dame, et cette re-
a été condamné à mort, fait une partie de nonciation en style de loi, dictée par Poli-
campagne avec un certain don Roch, qui chinelle, est la parodie la plus bouffonne
fumait sa pipe, et ln, rassemblant un pa- que j'aie jamais vue en aucun pays. Le
nier de bois, l'allume et y jette son propre Turc de M. Jourdain et la médecine du
enfant, nommé don Peppino, qui meurt Dlcdeci~a~nnlgué lui sont du comique sé-
dans les flammes. » rieux à côté dû grimoire de Polichinelle.
Aussi, quand don Filogonio, patron de La comédie finit par un divertissement
Polichinelle, vient lui demander le résul- où l'on travestit une scène du Toouatore.
tat de sa mission et ce qu'il pense d'Éléo- C'est un seul éclat de rire jusqu'au der-
nore, le pauvre valet, la tête encore toute nier mot.
pleine de cet opéra sinistre répète à son Heureux peuple
maitre la jolie histoire que je viens de
vous raconter. Je vous laisse à penser V
l'horreur de don Filogonio (rôle admira- Petitsmétiers:le marchandde boutsde cigares,
blement bien joué par Altavilla lui-même), le décrotteur,l'acqnaiolo,le marinaro. Les
pêcheurs. Leurspriviléges. Motd'un ba-
lorsqu'il apprend que la femme qu'il vou- telier à un officiersuisse. Les pêcheursde
lait épouser a deux amants et, de plus, un corail. Conseilsaux voyageurs. Prophétie
enfant qu'elle a brûlé vif; il sort terrifié de de saint Francoisde Paule. Sainte-Lucie.
Festinspopulaireset religieux. L'eausoufrée.
cette maison maudite en la vouant à l'exé- Les Luciens et les Luciennes. Duelspo-
cration du monde. pulairesà coupsde couteau. Une rixe entre
Voilà le premier acte est-il assez carré, femmes.
comme on dit au théàtre, et ne contient- Puisque nous -sommes au môle, mon-
il déjà pas de quoi épuiser l'imagination sieur, restons au bord de la mer, c'est là
de quatre à çinq vaudevillistes? Eh bien que nous verrons le peuple le plus nom-
ce n'est qu:tin acte d'Altavilla, qui, avec breux et peut-être le plus curieux de Na-
une verve intarissable, en a bien fait six Vieux bourgeois. -Dessin de Ferogio.
ples. Dans l'intérieur de la ville, il y a
cents pareils, et qui les a faits toujours seul. et qui des types bizarres et des métiers fabuleux le marchand
toujours est pauvre! de bouts de cigares, par exemple, qui passe la nuit avec
Pendant l'entr'acte, l'actlu.aiolo voisin envoie dans la sa lanterne de chiffonnier pendue au bout d'une corde,
salle des verres d'eau glacée et blanches de sambuc. Elle à chercher dans les coins de rue, parmi les balayures, les
coûte un demi-sou le verre (et le billet de parterre, quinze rebuts des fumeurs qu'il fait sécher au soleil et revend
sous). Après cette libation, on a fait provision de frai- aux pauvres gens. Il y a aussi le vendeur encyclopédique,
cheûc jusqu'au troisième acte. le lazzarone qui est propre à tout et qui change de mé-
Je ne veux pas, monsieur, continuer jusqu'au bout l'a- tier à toute liéiire-du jour. L'hiver, il vend de l'eau-de-
nalyse détaillée de cette pièce; elle perd tout à la dissec- vie le matin; à midi il s'établit devant les cafés et cire les
tion, sa gaieté d'abord qui est éclatante, inépuisable, et bottes aux consommateurs. Je ne ris pas, c'est l'usage. Il
surtout le charme de ce dialecte exubérant qui ressemble ne s'agit point ici du café de l'Europe, le seul connu des
à la langue de Rabelais. étrangers il n'a rien de remarquable. Je vous parle
Je vous dirai donc en deux mots la fin de l'histoire. des vrais cafés de Naples, ceux où l'on a une demi-tasse
Don Filogonio, furieux, épouse la première bonne fille (ana soli,ta) pour deux sous. Les bourgeois du pays y
qu'il rencontre 6tqui lui montre un peu d'affection. descendent avec toute la boue de la veille et s'assoient
Cette fille se trouve être la cousine d'Éléonore, la pauvre devant le café, dans la rue. Le décrotteur arrive et leur
216 LE TOUR DU MONDE.

présente son tabouret où les Lourgeois posent nonclia- qui s'est bien gardé de se laverles mains, vend des oli-
lammént leurs pieds-fangeux qui deviennent luisants pen- ves de Sicile, et enfin des lapins pendant la nuit. L'été,
dant que la demi-tasse est sei-vie et dégustée. S'il pleut à son métior de décrottellr, il ajoute un commerce d'eau
ou s'il fait froid, le décrotteur entre avec son bourgeois ferrée le matin, d'eau neigée l'après-midi et de pastè-
dans l'intérieur d~l café, où il aC~?D1'plitses fonctions quesîe soir. Je vous'faisremarquer en passant queTeau
sans se gêner le moins du moi1de:' Vous vÓ'yezcela par- joue mi très-grand rôle dans les occupations populaires.
tout, pendant~l'hivel'. Il' s'en vend partout et de toutes manières, et je n'ai
L'après-midi, l'homme qui vient de cirer vos bottes et rien dit encore de l'acquaiolo 'que vous rencontrez à

presque tous les coÏ1isde rue debout dans une sorte de est orné de lanternes, de festons, d'astragales en dépit de
chaire qu'il s'est élevée en plein vent. Rien de plus cu- Boileau; les parois sont peinturlurées d'aquarelles fan-
rieux, au premier regard, que ce banc surmonté d'un tastiques, empruntées à la Mythologie et à la Bible que
baldaquin, sur lequel sont rangées des piles de citrons les Italiens confondent quelquefois. C'est là que vous
et d'oranges, et des files de verres de.toutès les gran- voyez Moïse faire jaillir les eaux du rocher, avec un
deurs. Entre les piliers latéraux de la toiture sont sus- geste d'escamoteur émérite. De l'aube au soir la foule
pendus: deux barils d'eau neigée que le marcliand ba- se presse autour de cette échoppe rafraichissante en de-
lance plusieurs fois sur leur axe avant d'épancher l'eau mandant de l'eau claire, ou une limonade ou une oran-
dans les verres qu'il présente aux passants. Tout l'éditice geade, ou surtout du sa~nbuc (espèce de liqueur compo-
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218 LE TOUR DU MONDE.
sée- avec le suc du sureau), qui est le grand régal celui qui les prendrait sur le fait, dans leurs poses et
populaire. Le lazzarone altéré se contente de ces simples leurs costumes, sur cette grève, en face de cette nature,
boissons à un sou le litre, et il rentre chez lui la tête n'aurait qu'à les peindre tels quels pour faire un beau
haute, en marchant droit. tableau. Ils yagnent leur vie avec un rude métier, mais
Mais tous ces commerces urbaiùs',sônt méprisés par ils sont libre:, et ils ne donneraient pas cette liberté pour
les riverains de la Marinelle ou de Sai~te-Lucie. Ceux- un empire. Quand la mer est grosse ou vide et la pê-
ci se disent hommes libres ils sont les citoyens de la che impossible ou ma.uvaise ils sont très-capables de
mer. Le mari~ta.ro qui possède une barque ou un filet, mendier, ma:s ils ne se mettront jamais à l'attache, ils
ou tout simplement une corde qu'il porte en bandou- ne se donneront jamais un maitre la mendicité est pour
lière avec un croc au bout, entre dans'une caste à part eux une profession libérale qu'on exerce à ses heures et
qui ne tient d'aucune sorte au reste du peuple. Cette à sa faim. Le marinaro n'est ni bas ni servile; ne lui
caste a ses lois, ses coutumes, ses priviléges. Promenez- cherchez pas querelle, il a son couteau dans sa poche;
vous le long de l'immense plage, qui du magnifique pont ne le raillez point, il vous répondrait. Elle est d'un bate-
de la Madeleine 1 va jusqu'aux écueils de l~~Tergelliue, lier du Môle, cette riposte si vivement cinglée, qu'elle a
vous verrez partout des bandes de pêcheurs travaillant fait le tour du monde et que les bateliers de tous les
ensemble avec un courage et une gaieté qui réjouissent pays s'en attribuent l'honneur. Un officier suisse de re-
les yeux. Comment se réunissent-ils? Arrê- tour en ce pays, après un congé de huit
tons-nous là, si vous voulez, sur la grève mois, s'avisa de dire en ricanant au mari-
de Chiatamone et regardez. Ils se trouvent naro qui le débarquait du bateau à vapeur
ici par hasard, l'un d'eux pousse la barque ,i la douane « Hé bien 1 l'ami, est-ce qu'il
à la mer, les autres accourent, il en arrive y a toujours autant de canailles à Naples ?-
de loin qui font signe d'attendre, et on les Oui, Excellence répondit l'homme en re-
attend. Sont-ils connus de ceux dont ils gardant le Suisse il en arrive tous les
vont partager les fatigues? A les voir si vite ,jours. »
et si bien d'accord, vous croiriez qu'ils se Et le marinaro Ii'est pas seulement fier,
tutoient depuis des siècles. Ils se voient il est intrépide. On vous le dira dans tous
peut-être aujourd'hui pour la première fois. les ports de la Méditerranée; dans les tem-
Mais ici chacun a droit au travail. La mer pêtes et les naufrages, on peut compter sur
est grande: il y a place 'pour tout le monde. lui. Le nombre de médailles de sauvetage
Il suffit d'une corde et d'un croc pour tirer accordées par la France seule à des Napo-
le filet et l'on est admis. litains est incalculable. Au moment où je
Il y a cependant des priviléges. Si, par vous écris, on est en train de bloquer et de
exemple, un pêcheur découvre un point où bombarder Gaëte. Eh bien! il y a des es-
le poisson, notammeut l'occhio di ~~ta~°e quifs de pêcheurs, et même de grosses bar-
(l'œil de mer) surabonde, ce point est à lui. ques venues de Naples et d'Ischia, qui pas-
Gare à qui viendrait pêcher là, fût-ce par sent par-dessus le blocus et à travers les
hasard. Tout riverain a son couteau dans bombes pour aller ravitailler la place. Ces
sa poche et l'image de la Vierge immaculée voiles, ces simples rames défient les vapeurs
pendue au ,cou. Si vous l'attaquez dans son piémontais qui leur donnent la chasse, et
droit, il fait sa prière et il vous poignarde. leur échappent presque toujours. Vous de-
Le pêcheur est le vrai Napolitain c'est Servante napolitaine. -Dessin vez savoir enfin, monsieur, que les pê-
lui que vous voyez dessiné partout, vêtu de Perogio.
cheurs de Torre Annunziata partent seuls
simplement d'une chemise et d'un caleçon, coiffé d'un pour l'Afrique, sur de pauvres canots qu'une mer un peu
bonnet phrygien et ceint quelquefois d'une écharpe gloutonne avalerait d'une haleine. Ils restent six mois,
rouge. Il est vraiment beau, d'une beauté fruste et ha- un an, deux ans quelquefois rôdant sur des côtes péril-
sanée qui ne ressemble en rien aux types de lazzaroni leuses, inconnues, et par la mer déserte; puis un beau
enrubannés des keepsakes et des opéras-comiques. Il matin, tout ;t coup, ils reparaissent avec leur barque
faut le voir au travail regardez-le vous-même, pen- chargée de corail. Ils reviennent ainsi, riches pour leur
dant sa pêche laborieuse. Une longue corde sortant de vie entière, et vendent aux joailliers ces rameaux rou-
la mer est tirée avec des efforts assid\is' par une file de ges ou roses qui couvriront demain dans le monde. en-
pêcheurs qui la tiennent à deux mains et marchent à tier les épaules et les bras des jeunes femmes. Mais ils
reculons, penchant leur corps en arrière. Ce mouve- ne reviennent pas toujours.
ment leur donne à tous des attitudes admirables, et Voulez-vous bien connaitre cette population amphi-
bie? Venez avec moi sur le quai de Sainte-Lucie; venez-y
1. Cevastepontenjambeun petit ruisseau, le Sebeto,auquelil l'été surtout car bien due l'hiver soit maintenant clair
ne manqueque de l'eau pour mériter cesarchesmonumentales. et bleu comme nos meilleures saisons, c'est toujours
Aussile roi sous lequel ellesfurent construitess'écria-t-ilen les
conseillez
voyant 0 più fmne, o mennponte (ou plus de fleuve,ou moins l'hiver. Et en général, croyez-moi, monsieur,
de pont) aux voyageurs d'attendre le mois de juin pour venir à
LE TOUR DU MONDE. 219

Naples. Chaque chos.è doit être vue à son jour; janvier dans la mer on en a fait presque un port de plaisance.
n'est beau qu'en Norvége. Le touriste abusé qui arrive Élégance inutile les crinolines et les habits noirs ne
ici au mois de décembre en pensant qu'il n'aura pas s'aventurent pas dans ce quartier malséant; les voitures
froid commet une triste bévue. n'y roulent qu'en passant, pour rejoindre la Chiai qui est
En premier lieu, il risque de se tromper et de grelot- la promenade,noble. C'est en vain que de belles maisons
ter de tous ses membres, car si l'air extérieur est in- cherchent à s'aligner dans cette rue derrière elles, au-
comparablement plus doux ici qu'à Paris et à Loudres, tour d'elles rampent des ruelles étroites, tortueuses,
les maisons en revanche sont plus ouvertes et plus humi- ignobles, immondes, percées de fenêtres et de lucarnes
des, presque partout sans cheminées et construites con- s'ouvrant sans ordre et sans symétrie, et qui semblent
tre la chaleur. Les chambres sont vastes et hautes, les trouées çà et là par l'aveugle caprice d'un bombarde-
portes et les fenêtres ne ferment pas, ou du moins ne ment. Dans ces ruelles infectes que l'édilité italienne
ferment guère il y a toujours des fissures et des inter- n'est point parvenue encore à faire balayer, s'entasse le
stices pour laisser passer la pluie et le vent. Des cou- pauvre monde de Sainte-Lucie l'air n'y circule pas, le
rants d'air, ingénieusement ménagés partout, soufflent soleil n'y entre jamais, et j'avoue que moi-même, qui
des rhumes et des rhumatismes. Ici j'ôte mon paletot connais pourtant le peuple de Naples et qui sais à quoi
dans la rue et je m'y empaquette en rentrant chez moi. m'en tenir sur ses férocités et ses barbaries, je ne m'a-
En second lieu, l'hiver est en Italie, dé- venture pas volontiers dans ces couloirs
pouillé comme partout, et si les oliviers, les sombres qui grimpent aux pentes roides du
chênes verts, les pins parasols, les orangers, mont Echia.
les citronniers, ou çà et là quelques palmiers Grâce à ces ruelles dont l'entrée débouche
frileux perpétuent une apparence de prin- sur la rue quelquefois entre deux palais,
temps dans les endroits privilégiés, l'aspect grâce à ce mont Echia (Pizzofalcone) qui
général du pays n'en est pas moins nu et tombe à pic au tournant du quai faisant
triste. La pluie tombe souvent avec une in- face au château de l'Œuf, rocher poussé dans
tensité et une continuité maussade et le beau la mer et retenu à la côte par une jetée,
ciel italien, brouillé comme celui de France, grâce au large trottoir où se suivent les
fait sourire le voyageur qui venait ici cher- comptoirs en plein vent des marchands
cher le soleil. M. Théophile Gautier m'a d'huîtres et de coquillages, placés par rang
raconté qu'il ri cessé de pleuvoir pendant d'âge le long du parapet du quai grâce à
tout son séjour à Naples. toutes ces choses et malgré ses pavés neufs,
Venez donc ici en été, et, si vous le voulez ses hôtels étrangers, malgré le passage des
bien nous choisirons' un beau soir bien voitures aux heures de la promenade (une
clair et bien tiède. Nous quitterons la rue heure ou deux avant le coucher du soleil),
de Tolède encombrée de promeneurs et nous Sainte-Lucie est l'une des contrées les plus
traverserons au galop la grande place du curieuses et les plus bizarres de Naples.
palais où François de Paule voulut fonder Ajoutez que ce quai regarde face à face le
un couvent, il y a déjà quatre siècles. Cet Vésuve tout entier, du haut en bas, fumant
endroit était alors une sorte de banlieue à l'horizon de l'autre côté de la mer. Le
inhabitée, la pente abrupte d'une colline volcan se revêt au soleil couchant de teintes
pierreuse quelque chose comme Mont-- Sercante napolitaine. Dessin rouges qui bleuissent peu à peu, devenant
de Ferogio.
martre, j'entends le Montmartre d'il y a par degrés violettes, lilas, puis bleues tout à
quatre cents ans. On demanda au saint pourquoi il choi- fait, et d'un bleu cendré les soirs de lune. Derrière le
sissait un endroit aussi laid pour y planter sa tente. Vésuve, commence le promontoire aimé des poëtes qui
François répondit que ce serait un jour le plus beau s'avance en s'arrondissant dans la mer au bord de la-
quartier de la ville et la résidence royale. Et ce fut quelle il égrène les blanches maisons de Castellamare et
ainsi. Maintenant, en face du palais, saint François de Sorrente. Ajoutez à cela le ciel'uni, l'air transparent,
de Paule a un temple assez riche et très-prétentieux la nuit limpide, et vous aurez à peu près le tableau.
dont la façade imite celle de Saint-Pierre, et l'intérieur Mais vous n'avez pas encore les personnages. Je vou-
celui du Panthéon de Rome. Ces imitations ne sont pas drais vous les môhtrer un soir de fête, le soir de Sainte-
réussies, mais le portique a de belles colonnes ioniques Anne par exemple, grande solennité dans le pays, et par
en trois morceaux de marbre blanc. conséquent grande ripaille. A Naples cependant, disons-
Quittons ces splendeurs et descendons à Sainte-Lucie. le tout d'abord, la plèbe est sobre. Elle fait un repas par
C'est un quai qui a sa physionomie et qui garde, en dépit jour, deux quelquefois; mais le second n'est que le regain
de tout, quelque chose de napolitain. On l'embellit à du premier et ce repas se compose de deux plats tout
outrance, on le nivelle, on l'aplanit; peine perdue au plus, même dans les maisons bourgeoises qui ont
c'est toujours la rue capricieuse du peuple. Pour en gardé les mœurs nationales. Le Napolitain ne s'enivre
chasser les baraques de pêcheurs qui se groupaient au pas d'habitude; vous pouvez traverser la ville entière,
hasard le long de la grève, on a poussé le quai jusque les dimancbes et les lundis soir, sans rencontrer un seul
920 LE TOUR DU MONDE:.
homme qui louvoie, titube et trébuche. On en rencon- religieuse correspond un mets particulier dont on fait
trait bien autrefois, même en assez grand -nombre et abus. A Pâques, par exemple, c'est le casatello, cou-
assez souvent, mais c'étaient des soldats suisses. De- ronne de pain où sont enchâssés' les ceufs traditionnels.
puis que la libre Helvétie n'a plus de:roi ,de Naples à qui A Noël, ce s3nt les capitoni, grosses anguilles de mer.
vendre ses hommes, les marchands' de vin sont ruinés A.la Saint-Joseph, ce sont les zeppole, pâte légère et en-
dans le pays. flée, ressemblant pour le goitt, sinon pour les yeux, à
Donc, je le répète, la-plèbe est sobre, à Naples, liahi- une sorte de pÙIÜ:serietrès-connue chez nous, mais dont
tuellement. Elle n'en est que plus affamée de festins les le nom ne s'f;crit pas.
jours de fête. Alors toutes les tavernes,-les ostéries des Eh bien, le soir de Sainte-Anne, le quai de Sainte-
environs de la ville regorgent de gloutons et de gourmets Lucie, ou du moins l'étage inférieur du quai, celui qui
plébéiensq)li'sevengent ce jour-là d'une abstinence de descend jusqu'au niveau de la mer, est une ostérie en
plusieurs' mois. Et ces banquets olympiens répondent plein vent, aussi peuplée que nos restaurants à trente-
d'ordinaire >à dés fêtes catholiques. A chaque solennité deux sous, le dimanche. Seulement, au lieu de bourgeois

L'ile d'Ischia. Dessin de Therond.

mal vêtus, nous avons ici des popolani pittoresques. Au- Luciens s'en sont emparés je ne sais de quel droit; je
tour de ces tables frustes servies sous le ciel, couvertes sais seulement qu'ils l'exploitent. Pendant toute la nuit
de plats fabuléu~c~etqueyje. renonce à décrire, se pres- se remplissent et se chargent des barils d'eau soufrée qui
sent des familles friandes, tapageuses, causant et man- vont à Castellamare, à Pouzzoles, sur:toute la côte et pour
geant à pleine' bouche; avec-une eëplosion de gaieté chaque chargement une redevance est payée aux Luciens.
franche qui fait plaisir. Et tout cela s'étale en public Le malin, à l'aube, arrivent de tous les quartiers les
on ne se gêne pas à Naples tous les coins de rues le chars qui doivent alimenter la ville. Rien n'est plus cu-
montrent assez. rieux que de les voir arriver. Ces chars sont remplis de
C'est là, au bord de la mer, sous le quai de Sainte- mommane, cruches assez pareilles aux nôtres. Ils sont
Lucie, 'dans une grotte souterraine au-dessus de laquelle trainés et poussés à bras d'hommes. Sur les cruches em-
roulent sourdement les voitures; que se creuse le réser- pilées s'assied la mère, qui porte quelquefois son enfant
voir d'eau soufrée où la ville entière va boire en été. au sein. Les mo7n.tare (prononcez moume, et l'on vous
Cette eau soufrée appartient aux Lucieris c'est ainsi comprendra) sont descendues une à une à la source et
qu'on nomme les riverains de ce quartier populaire. Les reviennent remplies sur le char, du haut duquel la mère
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22~a LE TOUR DU MONDE.

surveille l'opération tout en allaitant sa créatu~°e. Notez solide; mais votre batelier, cette nuit, pourrait y gagner
que la créature quitte souvent la mamelle pour aller à la un coup de couteau,
source d'eau soufrée, quelquefois même pour y courir Aussi m'est-il arrivé bien des fois de trouver des ra-
toute seule, car on nourrit ici les marmots jusqu'à l'àge meurs récalcitrants qui m'ont refusé leur barque. Ce
de trois ou quatre ans..1', ï n'est pas mon tour de partir, » me disaient-ils. Il fallait
Ainsi toute la nuit dans des barils, et toute la matinée beaucoup d'argent pour les corrompre. Leurs camarades
dans des cruches, s'épanche cette source intarissable qui les regardaiE:nt de travers, avec des yeux menaçants.
rend les Napolitains si heureux. A vrai dire, je ne com- De midi jusqu'au soir, l'exploitation de l'eau soufrée
prends pas leur bonheur. C'est une eau d'un goût exé- est confiée aux Luciennes. Il y en a de tout âge; les jo-
crable, exhalant, de plus, je ne sais quel fumet d'œufs lies sont en minorité. Passez à Sainte-Lucie avant le
pourris. Mais il parait que c'est excellent quand on s'y coucher du ;;oleil, vous les voyez accourir par dizaines,
habitue. Les Luciens président à l'exploitation de la leur verre à la main; elles vous appellent chevalier, et
source depuis le soir jusqu'à midi. Ils font alors la sieste vous regardent avec ces grands yeux ardents qu'elles ontt
ou montent sur leurs bateaux pour promener les étran- toutes. Autour de la source même, elles s'entassent à de
gers dans la rade. Ici encore se montre l'esprit de corps certains moments par centaines vous êtes alors littéra-
de la plèbe riveraine. Ces bateaux sont rangés le long du lement assailli et inondé. Si vous cédez aux prières de
débarcadère, et vous n'avez pas le droit de choisir celui l'une d'elles, prenez garde vous êtes enchainé pour la
qui vous convient. Vous devez descendre dans la bar- vie. Vous ne pourrez plus traverser le quai sans qu'elle
quctle dont c'est le tour de quitter le petit port, sinon vous reconnaisse et sans qu'elle vous prenne à la gorge
gare Vous ne risquez pas grand'chose si votre canne est en vous tendant son verre plein. Vous serez forcé, non-

Porteursd'eau. Dessinde Ferogio

seulement de payer, mais de boire. Et gardez-vous bien l'avoir fait avec un couteau qu'on ne trouve coupable, en
de vous adresser alors à l'une de ses compagnes vous France, le gentilhomme qui eu, comme on dit, des af-
feriez naitre une de ces rixes de femmes autrement vio- faires. Le droit est le même pour tous, et l'on n'admet
lentes et fatales que celles des hommes, dans ce pays de pas ici ces distinctions subtiles qui, pour un crime pa-
cerveaux brûlés par le soleil. reil, font honorer l'homme du monde comme duelliste et
Entre hOIllmes les duels sont nombreux, et la police flétrir l'homme du peuple comme meurtrier.
d'autrefois n'y mettait aucun obstacle. Il est vrai que ce Bien plus, tuer dans une rixe ou par vengeance ne
n'étaient pas des duels prémédités, comme ceux qui ren- s'appelle pas ici commettre un meurtre, cela s'appelle
dirent célèbres les bois de Boulogne et de Vincennes. avoir un malheur. La plèbe ne méprise pas ce genre de
Les disputes s'échauffant peu à peu; les couteaux étaient malheureux; au contraire, elle les estime. La police des
tirés et l'on se tuait dans un moment de colère. J'ai vu un Bourbons ne les inquiétait guère et ne les dénonçait
de la main
de ces duels consommé en pleine rue, à deux pas d'un pas. Les sbires recevaient quelques piastres
corps de garde, sans que la sentinelle fit un geste pour du coupable et passaient leur chemin sans dire un mot.
séparer les combattants. Quand la police arriva, l'un Si le crime était assez flagrant pour arriver au juge d'in-
d'eux, tombé depuis longtemps, était mort, et nul n'avait struction, celui-ci laissait trainer l'affaire en longueur, il
osé le relever ni le secourir, cette humanité étant prohi- l'étouffait même quand c'était possible. Elle parvenait
bée alors avant l'arrivée du commissaire. Le meurtrier très-difficilement jusqu'aux tribunaux de la Vicaria, qui
avait disparu on ne l'a jamais retrouvé. est le palais de justice à Naples. Encore les lois crimi-
Vous rencontrez ici nombre de plébéiens qui ont tué nelles, d'une singulière douceur dans ce pays (sauf pour
un homme. On ne les trouve pas plus coupables pour les délits politiques et les crimes d'État), étaient-elles
LE TOUR DU MONDE. 223
pleines de ménagements, d'échappatoires et d'amabilités « A ces cris, toutes les servantes annoncent avec joie
pour l'homicide. Dans les cas les plus chargés de circon- l'appiccico (la rixe) à leurs maitresses, qui laissent toutes
stances aggravante~, on le condamnait aux travaux for- leurs affaires et s'empilent aux fenêtres et sur les bal-
cés. Il arrivait même, sous le règne de Ferdinand II, côns.
qu'à chaque nouvelle naissance d'un prince royal, on en- La place devient un amphithéâtre antique.
levait aux galériens ~lueldues années de peine. Et comme La première' lever la main, c'est la mère de Nan-
la reine Marie-Thérèse était d'une fécondité très-assi- nella, qui se précipite comme une furie en s'entendant
due, le meurtrier rentrait bientôt dans sa famille et dans appeler vieille sorcière. Mais elle tombe au premier
son quartier, où il n'était pas plus rebuté qu'avant les ga- choc, le dos à terre et le front au ciel.
lères peut-être même était-il un peu plus respecté. « Les gamins sifflent et battent des mains, la galerie
Je reviens aux querelles de femmes. J'en ai vu plu- bourdonne.
sieurs, mais je n'en ai qu'un souvenir confus et vague; « Les deux autres femmes ôtent leurs peignes et s'ar-
je laisse donc la plume à Bidera, qui en a pris une sur ment de leurs sabots pour se précipiter sur la robuste et
le fait. Je la garantis d'une exactitude scrupuleuse. On superbe victorieuse, qui, belle comme Atalante, montre
dirait une photographie de Henry Monnier que sans être Hercule on peut se battre contre deux.
D'une main elle repousse Nannella, et de l'autre elle
Voici deux femmes en contestation. Elles ont levé prend par les cheveux l'autre fille et la jette à ses pieds.
leurs bras et courent l'une au-devant de l'autre. Il sem- Mais la vieille s'est relevée plus furibonde elle se préci-
ble qu'elles vont se tuer; mais non, elles s'arrêtent tout à pite de nouveau dans la mêlée.
coup. « Trois contre une quel tableau! Que de mouvement
Et celle qui provoque et de vie Quelle gymnastique violente Accourez donc,
Prends garde à ta façon de parler je ne suis pas mimes et comédiens, peintres et statuaires, accourez et
Nannella! D voyez?Î
L'auire, avec une révérence impertinente te Tous mes vœux sont pour Atalante.
Cependant Lucie
« Facitelo pavnto' D cherchant, par ce mot, avec un la ~t~aZ~~a(la matamore), qui compte ses jours par des
ricanement et un haussement d'épaules, à éviter la bour- batailles et des victoires, se jette au milieu de ce groupe
rasque. plus indissoluble que le noeud gordien. Elle vole au se-
« La première, piquée, se frotte les mains en cours de sa compagne de rixes qui est sur le point de
répli-
quant succomber au nombre. Voici les forces balancées qui
Qu'est-ce que tu veux dire avec cette risette? triomphera`?.
En ce moment la scène se complique par une voit « Mais l'homme de police
apparait, comme autrefois
du fond de la place Messer Grande aux citoyens de la sérénissime répu-
Hein? hein? fait-elle, qui est-ce quilève les mains?" blique de Venise. Et les hostilités s'arrêtent sur-le-
Et Nannella répond, accourant vers la voix champ.
Cette dévergondée « Les femmes ramassent les peignes, les sabots, les
-Moi, dévergondée? s'écrie la provocatrice. Figure lambeaux de vêtements qu'elles ont perdus pendant la
jaune Figure sans couleur! bataille.
a Je ne suis pas une figure peinte comme toi, qui a Les balcons se vident l'un après l'autre, et les ga-
as cent galants! mins s'éloignent en sifflant, parce que la police est
« Crève crève (Schiatta.! sclaintta.!) c'est venue trop tôt. »
signe
que je suis belle. Fi 1. D
Il y a souvent du sang répandu dans ces batailles fé-
minines. Les hommes s'en mêlent, et c'est quelquefois
« ·Là-dessus, une quatrième voix criarde se lève une guerre civile dans tout un quartier. Mais tout
« Ohé1 l'éhontée, songe que cette fille est honnête A cela s'apaise comme rien et s'oublie vite. Et, le soir
bas les gros mots! » du combat qu'il vient de nous décrire avec tant de vi-
C'est la vieille mère de Nannella qui vient au se-
vacité, Bidera vit Atalante boire à la santé de Nannella,
cours de sa fille. avec la poétique parole des Romains Je bois tes
pensées!
1. Expressionintraduisibleen français.En voilà.du toupet! Marc MONNIER.
dirait, en ce cas, une de nos poissardes. (Lafin à la prochainelivraison.)
Le fort Saint-Elme, à Naples, vu de Largu di Palazzo. Dessin de Karl Girardet
LE TOUR DU MONDE. 225

L'écrivain public, Dessin de A. Lefèvre.

NAPLES ET LES NAPOLITAINS,

PAR M. MARC MONNIER

1861. TEXTE INEDIT. DESSINS PAR M. FERDGIO.

VI
Les romans aux fenêtres. La maison dans la rue. La toilette en.public. Le scribe populaire. Naples souterraine. -Les vasci,
sous-sols. L'ameublement du pauvre le lit. Les amours chez le peuple. La nennelle. Amoureux et fiancés. Comment
on fait son lit. La loterie. Le tirage. Les prophètes. La smor~a.. Huit carlins moins un grain. Un suicide.
L'hospice de l'Annunziata. Les Trovatelles.

15 février
tions de la sonnette; fermée à chaque étage par des fene-
Naples, 1861.
tres sans curiosité, qui ne soulèvent presque jamais leurs
Je vous ai longtemps promené, monsieur, dans les
rideaux, fermée enfin par nos mceurs singulièrement ré-
rues; peut-être voudriez-vous maintenant vous asseoir un servées et cauteleuses. Ici, monsieur, nous n'avons rien
instant dans quelque maison. Je ne demande de pareil.
pas mieux,
bien que la maison n'existe guère à Naples. J'entends la D'abord les moeurs ne se cachent point, la vie est pu-
maison fermée, triplement fermée, à l'instar de
Paris, blique. En second lieu, les fenêtres ne se ferment pas; il
fermée dès la rue par une lourde porte
qui ne s'ouvre la faut qu'il fasse bien froid ou bien chaud, que la pluie
nuit, et quelquefois même le jour, que sur les sollicita- tombe ou le vent souffle bien fort pour qu'elles ne soient
pas toutes ouvertes, hiver comme été, d'un bout de la
1. Suite et fin. Voy.pages 193et 209 ville à l'autre. Et devant la fenêtre est le balcon où la Na-
IV. 93<uv.
15
226 LE TOUR DU MONDE.

politaine passe la moitié de sa vie. Le moyen de se ca- Vous rappelez-vous la Procidane d'Achille de Laurières?
cher et de se défendre avec toutes ces brèches? Aussi la Elle vient à Naples toute dorée, embaumée, fleurie et
fenêtre joue-t-elle un grand rôle dans les romans napo- fière d'être si belle, mais un regret la tourmente elle ne
litains. peut a/jàcc;ansi pour se voir passer.
Tenez, je me promenais hier dans une petite rue; c'é- Et si, graice aux fenêtres, la vie est publique, elle l'est
tait de fort bonne heure, et la foule n'était pas encore de- bien davantage encore grâce aux rez-de-chaussée et aux
bout. Je vis dégringoler un panier du haut d'un cinquième sous-sols; on pourrait ajouter grâce à la rue. Parcou-
étage. Vous connaissez cela, chaque famille a un, petit rez les quav°tiersplébéiens, vous trouverez partout l'exis-
meuble pareil, attaché au bout d'une interminable ficelle. tence menée librement, en plein air. Je vous ai parlé des
Quand passe le marchand ambiilant dont elles ont besoin, marchands ambulants, des cordonniers, des chaudron-
les ménagères descendent leur panier dans la rue, comme niers, hélas! qui exercent leurs professions sur les voies
au fond d'un puits, et le remontent après, quand le mar- publiques, occupant la place des trottoirs absents. Mais
chand l'a rempli des provisions demandées (voy. p. 204). tout cela n'est que du commei'ce. C'est tout bonnement
Quand le marchand est connu, le panier paye d'avance la boutique avancée dans la rue. Ce qu'il y a de plus
et présente la monnaie avant d'avoir reçu les marchau- étrange à Naples, c'est la maison tout entière transpor-
dises. Ce système de communication ménage d'abord les tée sous le ciel. C'est la cuisine installant sur le pavé
jambes des femmes haut perchées; il a de plus pour moi son fourneau mobile et renseignant le passant sur le
l'inestimable avantage de nous initier aux secrets de la menu du pauvre ménage. C'est la chambre à coucher
cuisine, quelquefois même aux secrets du foyer. renvoyant ses hôtes sur les dalles des places ou sur les
Ainsi, le panier que j'ai vu descendre hier matin est marches des églises, où ils dorment avec le firmament
remonté avec une lettre. Et ce ne pouvait être une lettre bleu sur leur tête, comme don César de Bazan. C'est plus
sans intérêt, car le porteur avait une raie dans les che- encore, c'est le cabinet de toilette' s'étalant devant le
veux derrière la tète, et glissa le papier avec une négli- peuple avec une impertinence inquiétante pour les pas-
gence furtive du meilleur goùt. Nul ne s'aperçut du coup, sants délicats. Vous devez avoir vu le spectacle cinq,
parce que nul n'y fit attention on n'est pas curieux à six, sept femmes assises par rang de taille, les unes der-
Naples. rière les autres, toujours à l'endroit où devraient être les
Pour peu que vous soyez observateur, vous verrez trottoirs, l'enfant devant, l'adolescente derrière elle, la
dans les quartiers populaires, au moins à une fenêtre jeune fille derrière l'adolescente, et ainsi de suite jusqu'à
de chaque maison, une jeune fille aux yeux fixés quel- la plus grande femme, qui occupe la dernière chaise et
que part. Ce quelque part est la fenêtre où il se tient, la le dernier rang; et chacune de ces libres personnes se
porte cochère ou il se cache, le coin de rue où il va pa- livrant sur la chevelure de l'autre, assise devant elle, 11
raitre. Et dans ces yeux, pour peu que vous y sachiez des recherches entomologiques toujours couronnées du
lire, vous découvrez bientôt la déception, le regret, l'in- plus grand succès; ce qui fait qu'en voyant cela, vous,
quiétude, l'angoisse, la jalousie, ou la colère (voy. p. 232). étranger peu habitué à ces moeurs, vous êtes assailli d'une
Quelquefois la musique des yeux ne suffit pas, il y démangeaison imaginaire, et vous rentrez à votre hôtel
faut des paroles le geste y pourvoit. Il n'est pas besoin avec des contorsions déplorables.
d'école des sourds-muets à Naples; tous les gens du peu- L'opération terminée, ces plébéiennes sans souci se
ple sont passés maitres en fait de pantomime, et les coiffent mutuellement avec une adresse merveilleuse. Je
plus merveilleux secrets de cet art sont connus d'instinct n'ai jamais vu de plus beaux cheveux, ni mieux arrangés
en ce pays de charbonniers et de francs-maçons. De là que chez les filles du peuple de ce pays.
l'aptitude des Napolitains à conspirer, en amour, comme C'est également en public qu'elles font leur courrier,
en politique. Vous assistez ici à de longues conversations comme vous le voyez sur le dessin que je vous envoie
très-soutenues, très-nourries entre les rues et les ter- (vo5·.p. 225). Le scribe populaire, assis derrière sa table
rasses supérieures qui servent de toiture aux maisons. devant l'ancien poste, près du môle ou sous les arcades
Vous n'y comprendrez rien, mais regardez tout de même; du théâtre Saint-Charles, n'est pas l'homme le moins
vous y verrez deux corps tout entiers en mouvement, les curieux, ni le moins heureux de cet heureux et curieux
yeux, le nez, la langue, les lèvres, les épaules, les bras, pays. Il sait lire et écrire, le savant homme, il annonce
les mains, les doigts, tout remue; vous diriez deux télé- même qu'il traduit le français. Il porte à l'extrémité de
graphes vivants et horriblement compliqués. son nez deux verres de télescope encadrés et réunis avec
Vous comprenez maintenant l'importance de la fenê- du fil de fer. Il se coiffe d'un chapeau qui parait sortir
tre à Naples. Pour les femmes; c'est une tribune, un 10- d'une rixe à coups de poings; son habit râpé, bou-
gement sur le spectacle continuel de la rue; c'est, de tonné jusqu'au menton ne couvre pas les vêtements
plus, le salon où elles reçoivent de loin et où elles se qu'il a, mais cache ceux qui lui manquent. Et cependant
montrent; c'est enfin la galerie des filles à marier. Aussi j'envie le sort de ce pauvre diable, en pensant à toutes
n'est-il question que de balcons et de croisées dans les les confidences qu'il reçoit de ces belles filles penchées
chansons populaires. Les Napolitaines ont un mot qui sur lui presque avec tendresse et lui parlant tout bas à
manque à notre langue pour indiquer ce qu'elles font si l'oreille, si bas qu'on ne les entend que mieux.
volontiers ce mot est a.fj'acczarsi, se mettre à la fenêtre. D'ailleurs, quand même elles ne vivraient pas dans la
LE TOUR DU MONDE. 227

rue, ces popolanes aux longs yeux noirs, on n'en saurait plongent à merveille. Ces vasci se creusent sous presque
pas moins toute leur vie. Elles demeurent en très-grand toutes les vieilles maisons de Naples. Vous avez déjà noté
nombre dans les vasci (6assi, sous-sols), oii les regards que le théâtre San Carlino est souterrain; mais vous ne

vous doutez pas, quand vous vous promenez dans les rues catacombes qui s'enfoncent dans les entrailles de la terre;
de cette ville, qu'une autre ville est sous vos pieds. Je ne je parle encore des aqueducs et des égouts circulant par
parle pas seulement des caves, des cuisines, des écuries d'inextricables ramifications dans une sorte de nécropole
qui se cachent sous presque toutes les maisons,.ni des immense, et aussi vieille, je crois, que la cité qui voit le
228 LE TOUR DU MONDE.
soleil. C'est par là, dit-on, que les Aragonais et, bien vaudages, ces jeux innocents ou qui jouent l'innocence,
avant eux Bélisaire, sont entrés dans Naples! révolteraient les Napolitains. Nos baisers pour rire les
Mais voici que je m'engage dans l'histoire, labyrinthe indignent. h:i, les moeurs. ont des sévérités étranges,
encore plus compliqué que les aqueducs. Quittons, jé parce que 16s passions sans digues entraineraient tout.
vous prie, la ville souterraine, et ne nous arrêtons même L'amoureux est donc fiancé dès qu'il est amoureux, et
pas dans ces caveaux où les bouchers composent leurs dès lors il n'a qu'une idée, sa nennelle, et qu'un projét,
viandes et où les cantiniers baptisent leurs vins. Tenons- son mariage. Il faut qu'il prépare son nid, dirait-on
nous-en aux vasci habités par les familles populaires. Il dans notre- langage de romances. Le Napolitain dit, pour
n'est pas difficile de les voir ce sont des boutiques ou- exprimer tout le ménage il faut qu'il fasse son lit. »
vrant sur la rue par des portes d'entrée dont elles reçoi- Avoir son lit fait, telle est l'unique condition exigée
vent le jour, si bien que les habitants ne peuvent se ser- pour se marier dans le pauvre monde. Et ici nous parlons
vir de leurs yeux qu'à la condition de tenir leurs portes au propre, en voyageur réaliste. On achète petit à petit,
ouvertes. Vous êtes donc libre de regarder et même d'en- successivement, les fers, les planches, la paillasse, le
trer, si bon vous semble, pour' allumer votre cigare ou matelas, et le reste. Et pour avoir tout cela, le lazzarone
demander votre chemin. travaille avec un zèle et un courage persévérants. Ce lit
Entrez donc, si vous voulez, et vous serez du premier dure quelquefois dix ans à faire. Je n'exagère rien, ces
regard dans l'intimité de la famille plébéienne. Une traits sont fréquents, j'en ai sous les yeux vingt exemples.
chambre haute et vaste, mais nue, des murs blancs, et, Dix ans, monsieur, et pendant ces dix ans, les amours
pour plancher, une composition qui ressemble à l'as- continuent, chastes et fidèles. A ce point de vue et à
phalte de nos trottoirs. Pour meubles, une commode ou beaucoup d'autres, ce peuple est le meilleur que j'aie
un buffet en bois peint, souvent une simple caisse; une connu.
table qui tient rarement sur ses quatre pieds, quelques « Dix ans me direz-vous pour acheter un lit? La
chaises de paille et le lit un lit formidable. paille est donc bien chère à Naples? Non, monsieur,
Ce lit est le principal meuble, et quelquefois le seul de la paille n'est pas chère, mais le travail est peu payé, et
la maison. Il est en fer et démesurément vaste, parce il faut vivre. Puis, chaque semaine, la loterie mange au
»
qu'il doit contenir toute la maisonnée homme, femme pauvre ce qu'il boit au cabaret dans nos pays.
et enfants. Aussi n'est-ce pas un meuble, c'est un monu- Cette loterie est une immoralité qui disparaitra bien
ment, construit pierre à pierre, comme vous allez le voir difficilement des mœurs napolitaines. Garibaldi lui-
c'est le monument de la famille. même, le dieu populaire, n'a pas réussi à l'extirper. Il
Un enfant du peuple, à seize, dix-sept ans, se pro- promulgua bien un décret où il la déclarait abolie et
mène déjà sous une fenêtre d'où il se sent regardé. Il remplacée par des caisses d'épargne, mais ce décret n'a
regarde lui-même et sourit: ce manége dure quelque- jamais pu s'exécuter. La lotei'ie "ferméede force aurait
fois des mois entiers, toujours muet, mais très-sérieux soulevé des émeutes. Le peuple veut être déçu, comme
du jour où sa cour a commencé, n'ait-il pas dit un mot, Martine voulait être battue, Il lui plait qu'on le ruine et
le jeune homme est lié pour la vie. que le fisc lui prenne tout son argent. C'est que la loterie,
Et la nennelle reçoit cette cour et ne s'en cache pas. comme la Bourse, comme le tapis-vert, répond à la fois à
Quand elle a passé quatorze ans, vous pouvez lui de- un vice et à une faculté très-développée chez les Napoli-
mander librement si elle a un fiancé. Elle se formalisera tains à la paresse qui voudrait s'enrichir sans travail et à
peut-être de la question, la trouvant non pas indis- l'imagination qui bâtit des châteaux en Espagne. Cette
crète, mais injurieuse. chimère poursuivie de semaine en semaine par celui qui
Est-cè que cela se demande vous en doutez donc? n'a rien, cette espérance toujours déçue, mais toujours
Je suis donc bien laide et bien a~itiputhique! Que me renaissante ce voyage fantastique à la chasse d'une for-
manque-t-il, selon vous, pour être aimée? Je ne suis tune qu'un caprice du hasard peut faire tomber d'un
pas de celles qu'on laisse toutes seules languir, vieillir et coup dans vos mains, ce mirage qui s'efface tristement
mourir. ]) tous les samedis soirs, mais pour reparaitre aussitôt huit
Et n'allez pas dire à la nennelle Oui, l'on t'aime jours plus loin, comme une oasis de plaisir ou tout au
peut-être mais tu n'aimes pas. ]) Elle deviendrait rouge moins de bicn-~tre, ce rzve hebdomadaire qui aboutit
de colère; vous lui aurez adressé la plus cruelle injure toujours à un désenchantement, mais qui du moins pen-
qu'une fille de Naples puisse recevoir. Être antipathique, dant huit jours a soutenu, consolé, réjoui même les plus
tout au
sans beauté, passe encore ce n'est pas sa faute; mais pauvres au sein de la plus affreuse misère ou
insensible, sans coeur Fi donc! moins du plus triste dénûment tout cela est indispensa-
Ainsi le jeune homme est lié pour la vie, parce qu'un ble au peuple de Naples. Il faut jeter encore bien des
soir de printemps il a regardé par hasard une fenêtre. Il verres d'eau sur son imagination ardente pour lui faire
ne demande pas la nennelle en mariage, formalité inutile comprendre la caisse d'épargne, cette loterie où l'on ga-
il n'y a pas de distinction à Naples entre un amoureux et gne peu, mais toujours.
un fiancé. On a promis sa main dès qu'on a offert son Cela, dit, :monsieur, permettez-moi, quelques détails
coeur. Ces rapports légers et si communs en d'autres sur cette singulière duperie au profit du gouvernement et
pays, ces compliments qui n'engagent à rien, ces mari- aux dépens des pauvres. L'eslrazi.one, comme on l'ap-
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230 LE TOUR DU MONDE.

pelle, se tire tous les samedis, en grande cérémonie, au gecoppi qui~;e disputaient. Jeme dis voilàmon affaire;
Castel Capuano, dans la salle de la Grand'Cour civile. et en un moment je fus près d'eux. L'un débordait en
Les cinq numéros sortants sont puisés un à un par un invectives, ipiiisalit notre dictionnaire de gros mots, qui
enfant affublé d'une robe jaune, couvert de reliques, est le plus riche du monde. L'autre laissa passer ce flux
béni par un prêtre et ramassé je ne sais où; les ciuq nu- de paroles ta répliqua Je ne te dirai qu'une chose
méros, dis-je, sont puisés un à un dans un sac qui en Toi, tu es lmit carlins moins un grain. Comprenez-
contient quatre-vingt-dix. Cela se fait en présence des vous?
magistrats de la Cour des comptes et d'autres personna- Aucunement.
ges éminents, parmi lesquels le chef ou le député des Je n'y compris rien moi-même au premier abord;
lazzarones. Chaque numéro passe de main en main, sous mais, en y Fensant après, j'ai trouvé le mot de l'énigme.
les yeux des notables, avant d'être crié à haute voix à la Huit carlin:; moins un grain cela fait 79 grains. Et
foule entassée dans la cour du palais et sur la place. Je 79 à la loterie est le chiffre qui signifie voleur. »
vous laisse deviner le spectacle. Voyez-vous cette cohue Deux jours après la reddition de Gaëte tous les Na-
populaire qui attend, palpite d'anxiété, frémit d'impa- politains ont joué cet événement. Ils ont cherché les
tience ? Ils sont tous pauvres, ils ont tous risqué là quel- numéros qui représentent le roi, le siége, l'assaut, l'ex-
que chose de leur nécessaire, un verre de vin, un mor- plosion, la victoire, la proscription, le châtiment, que
ceau de pain peut-être il y en a beaucoup qui ont sais-je encore ? Avec ces numéros, ils ont composé.des
mendié, qui'ont volé, pour jeter leur obole dans le gouf- amhes, des ternes, des quaternes et des quines, et ils
fre, il y en a qui ont eu faim. Tous attendent une for- ont porté leur billet à l'un des innombrables bureaux
tune. Plusieurs sont allés consulter les sorciers qui ven- de loterie de la ville, avec la somme qu'ils engageaient
dent des numéros, et les ont payés fort cher, triplant à ce terrible jeu. La mise est minime, il est vrai; on
ainsi la somme engagée. Les uns ont écouté le cabaliste peut ne risquer que deux sous et demi; mais deux sous
des canfines, qui murmure des chiffres quand il est pris et demi pour mon décrotteur, c'est deux millions et
de vin; d'autres ont soudoyé les prophètes modernes, qui demi pour votre banquier; c'est plus encore peut-être,
rendent des oracles vagues comme ceux des anciens prê- car si votre banquier perdait cette somme, il n'en dine-
tres d'Apollon rait pas moins ce soir.
Contre son argent, le ~ostiere, employé du bureau de
a Ibis et redibis non morieris in bello. »
loterie, donne au joueur un morceau de papier écrit
D'autres se sont adressés aux capucins, qui vendent contenant la mise et les numéros. Ce papier s'échange
aussi des numéros pour la loterie. D'autres enfin ont après contre un chiffon imprimé, qui, en cas de gain, a
joué.le billet donné par la Pacclria7r.a (la paysanne). la valeur d'un billet de banque. Mais il ne faut pas ou-
C'est une fille de Pouzzoles qui va s'inspirer dans la blier de retirer le samedi matin ce bulletin précieux,
grotte de la sibylle elle en sort échevelée et présente sans lequel, si la fortune vous sourit, vous n'obtiendrez
alors aux rayons blafards de la lune un miroir, où elle jamais l'argent gagné la règle est inflexible. J'avais
voit des chiffres inscrits en caractères de Sa1Jg. Je vous pour voisin un pauvre homme qui avait risqué deux car-
prie de croire que je ne fais pas ici du romantisme. Je lins sur un teru2esec (c'est-à-dire sur trois numéros indi-
répète naïvement ce qui se dit à Naples. Et il y a de visibles, renonçant à rien toucher s'il n'en sortait que
fort honnêtes gens qui tiennent toutes ces choses pour deux, combinaison qui diminue les chances et augmente
articles de foi. d'autant le profit, en cas de gain). Les trois numéros
D'autres ont joué au hasard; mais la plupart ont tra- sortirent. Avec les vingt sous joués, l'homme aurait dû
duit en billet de loterie un songe quelconque on un évé- toucher une somme immense, une fortune; mais il
nement du quartier, ou une calamité publique. Cette avait oublin de retirer le bulletin imprimé, et il n'a pu
traduction est facile chacun des 90 numéros répond à obtenir un sou. Le désespoir le prit et il se jeta par la
deux ou trois substantifs indiquant tous les sujets et tous fenêtre.
les objets possibles. Ainsi,. 84 signifie l'église; 50, le Vous comprenez maintenant l'anxiété du peuple qui
pain; 3, le vin; 47, le mort; 48, le mort qui parle. Tou- encombre chaque samedi la place de la Ti.caria. pendant
tes ces interprétations sont consignées dans des'vocabu- l'e~ctnnc(io~aqui doit renverser tant de milliers d'espéran-
laires ad It.ocappelés Srnorfie Je n'ai jamais ces. A chacun des cinq numéros criés de la fenêtre du
su pourquoi. Mais la plèbe n'a pas besoin de vocabu- palais, c'est un long frémissement dans le peuple; un
laires. Elle a tout cela dans sa tête, et profondément frémissement de colère et de rancune, parce qu'il y a
gravé. toujours déception pour le plus grand nombre, et les
Altavilla qui vient de sortir de chez moi m'a de- rarissimes fortunés se perdent dans la foule des mal-
mandé en entrant heureux. Au dernier numéro, vous voyez toute cette
Qu'écrivez-vous là? foule se disperser abattue, l'oeil morne et la tête bais-
J'écris sur votre loterie. sée, comme les chevaux d'Hippolyte les plus hargneux
Eh bien mettez ce trait encore tout chaud. Je me et les plus violents se frappent la tête ou s'arrachent
promenais tout à l'heure dans les bonglzi (quartiers po- les cheveux, ou déclament tout au moins contre leur
pulaires) pour chercher des motifs de scènes. Je vis deux, mauvais :ort.
LE TOUR DU MONDE. 231
Mais il y en a qui pensent déjà aux numéros qu'ils
VII
joueront demain, et qui disent en s'éloignant La re-
vanche à huitaine » Les madones. La ville éclairée par dévotion. La semaine
Et c'est ainsi que le gouvernement exploite l'espérance sainteet les cochers. Un motde l'abbéGenovesi. Les por-
tantines et les sages-femmes. L'hommagede ta ville au roi.
éternelle de ces pauvres gens. Pâqueset la fête <1'Antignano. Noël et les pétards. Le
Cependant hàtons-nous de le dire tout cet argent chevalde bronzefondu en cloche. Unmiracleavantterme.-
Saint Janvier. Superstitionspopulaires. La jettntura,.
n'allaiCpas dans les caisses du roi. Une partie très- Histoired'un jettateur. Lescornes. Tableau!
petite, hélas en était détournée au profit des orphe-
lines. Je parle au passé, parce que nous sommes dans un N'ayons-nous pas fait, monsieur, une assez longue di-
moment de transition où tous ces usages vont être mo- gression? Où étions-nous? Dans un vascio des quartiers
difiés sans doute. populaires. La vue du lit nous a entrainés dans des diva-
Voici donc ce qui se passait ici l'an dernier, sous gations sans fin. Mais il n a pas rien qu'un lit dans la
François II maison du pauvre. Regardez un peu plus haut, contre le
Vous avez peut-être entendu parler (grâce au beau ro- mur, vous verrez une image de madone. Devant l'image
man d'Antonio Raniero, la Gineura) de l'hospice de l'An- une lampe ou du moins une veilleuse allumée. Le lit
~tunsiata, pieuse institution pavée comme l'enfer, manque quelquefois dans la maison, jamais l'image. Le
d'intentions excellentes, mais administrée de telle sorte, pain manque souvent, jamais l'huile à la lampe qui brûle
avec tant de parcimonie et de mauvaise foi, gouvernée nuit et jour.
par de si effrontés voleurs, que ce n'était plus un asile Cette madone est partout dans Naples. Même aujour-
d'enfants trouvés, mais, passez-moi le mot qui n'est pas d'hui, après une révolution qui ne fut rien moins que
trop violent, un repaire d'infanticides. Il y avait un trou dévote, la Vierge berce son enfant divin dans presque
s'ouvrant dans la rue c'est là que les mères jetaient leur toutes les boutiques, dans des niches pratiquées sur les
enfant abandonné, comme une lettre à la poste. Le façades des maisons, et partout brille un f1ambeau quel-
trou était étroit, pour qu'on n'y pût faire passer que les conque devant l'estampe ou le tableau richement enca-
nouveau-nés, si bien.que, quand l'enfant était trop gros, dré, devant le transparent ou la fresque. Et ne criez pas
on l'y entrait, on l'y poussait de force. Tenez, je contre cette profusion de luminaire le gouvernement
n'ose aller plus loin ces choses-là me soulèvent le s'en servit autrefois pour obtenir du peuple souverain
cœur. l'éclairage de la ville, pendant la nuit.
Fort peu d'infortunés survivaient aux mauvais traite- En effet, les lazzarones réclamaient la nocturne obscu-
ments des nourrices, au régime de l'asile, au manque de rité des rues comme un privilége. Pourquoi, 'je l'i-
.chaleur, au manque d'air et de pain qui les tuaient len- gnore; et si je le savais, je ne vous le dirais pas. On
tement. Il y avait cependant quelques jeunes filles .qui, voulut leur imposer des falots, impossible; ils les bri-
grâce à une constitution vigoureuse, parvenaient à l'âge saient à coups de pierres. Si ,bien que les rues de Naples
où l'on se marie dans ce pays précoce. C'était l'État qui seraient restées des coupe-gorges jusqu'à la consomma-
se chargeait de les doter. Et il les dotait avec l'argent de tion des siècles, si un prêtre ou un moine ingénieux (le
la loterie. Chacune avait son numéro; quand ce numéro frata Rocco, si je ne me trompe) n'avait imaginé de faire
sortait, on lui donnait cinquante ducats (un peu plus de peindre des madones au-dessus des lampions. Les coupe-
deux cents francs), un diadème d'argent et un voile.Puis, jarrets se mordirent les doigts, mais la pieuse illumina-
un jour de l'année, on exhibait les trovatelles (c'est le lion fut respectée.
nom qu'on leur donne) dans une grande salle où entrait C'est que la religion joue un très-grand rôle dans les
qui voulait. Le premier venu pouvait choisir l'une d'elles mœurs de ce pays. Vous avez dû vous en douter dès ma
et la prendre pour femme, avec son voile, son diadème première lettre. A Naples, il n'est question que de saints.
et ses cinquante ducats. Ces mariages se célébraient à Les théâtres mêmes sont sous l'invocation d'un patron
l'archevêché avec une certaine pompe. La foule se pres- quelconque nous avons le théâtre Saint-Charles et Saint-
sait autourdu cortége, les lazzarones acclamaient les ma- Carlin, nous avons le théâtre Saint-Ferdinand. Vous sa-
riés, et les marchands les applaudissaient en entre-cho- vez que toutes les ripailles plébéiennes ont pour prétexte
quant les plateaux de leurs balances. Et c'est ainsi que un acte de dévotion. Noël, Pâques surtout, offrent à cet
les trovatelles deviennent mères à leur tour celui qui égard d'étranges spectacles.
leur tend la main ne se repent jamais de les avoir choi- Pâques surtout vous dis-je, parce que cette fête suc-
sies. Elles n'ont pas mangé leur pain blanc le pre- cède aux jeûnes du carême. Aussi est-elle attendue par le
mier, les pauvres filles; elles ont fait un rude appren- peuple de Naples comme un jour de délivrance et de
tissage de la souffrance. et elles n'abandonnent jamais pleine liberté. La semaine sainte change la ville en foire
leùr enfant. aux comestibles. De tous les villages voisins affluent des
La loterie, qui empêche tant de gens de faire leur lit, troupeaux dé boeufs, de moutons et de pachydermès;
le fait donc en revanche à quelques infortunées. J'écris tous les abattoirs sont en travail et les étalages des bou-
cette phrase pour reboucler ma digression au point où chers affriandent les yeux gloutons du lazzarone par
elle s'était détachée. Et je reviendrai dans ma prochaine une exhibition de viandes saigneuses qui seront dévorées
lettre au vascio, que j'ai quitté trop longtemps. le dimanche suivant. Les belles ouaïoles descendent avec
232 LE TOUR DU MONDE:.

leurs grandes corbeilles Il en résulte que le ven-


pleines d'oeufs sur la tète. dredi saint est la fête des
Tous les marchés' s'en- cochers, qui comptent dans
guirlaudeIlt de feuillages la population napolitaine.
et se couvrent de fruits Naples est la ville d'Eu-
défendus. Le peuple re- rope où il y a le plus de
garde ces trésors'avec une voitures et, par consé-
sorte de rage. Les men- quent, le plus d'automé-
diants pullulent 'plus dons. Ces cuistres sont les
nombreux que d'ordinai- plébéiens les plus inso-
re ils veulent aussi faire lents de la ville. Ils sontt
leurs pâques. Il y a force aussi les plus lâches et
ouvriers, 'gens de lettres, vous les mettez à la raison
avocats, notaires, méde- avec un revers de main.
cins, etc. (je ne ris pas) Au siècle dernier cepén-
qui mendient comme de dant, ils s'érigeaient en
simples va=nu-pieds pour matamores. Ils furent les
la bombance du lende- plus forts spadassins de
main. Tout cela est d'une l'école napolitaine, si cé-
voracité sinistre. lèbre au temps où les
Le jeudi saint à midi, duels étaient honorés.
toutesles cloches se taisen t Quand deux gentilshom-
et toutes les voitures, tous mes croisaient lé fer, leurs
les çhevaux disparaissent, cochers se battaient entre
soit pour ne pas troubler eux c'était la règle. On
d'un bruit irréligieux l'a- les considérait comme des
gonie de Notre-Seigneur, seconds.
soit -pour aller se faire Il s'est dit pour la pre-
bénir à Rome. Aussi est- mière fois à Naples ce
il d'usage de sortir >àpied mot très-connu qui a fait
ces jours-là. Naples est depuis le tour du monde.
une ville où mon domes- .L'abbé Genovesi proposait
à un gentilhomme un
tique croirait se-déshono-
rer s'il ,faisait une lieue précepteur pour ses deux
sur ses jambes. En revan- fils aux appointements
che le prémier géntil- de trente ducats par mois.
homme de 1'ex-roi -Fran-. cr Trente ducats s'écria
çois II ne manquerait pas, le gentilhomme. Mais je
le jeudi saint, de visiter n'en donne pas autant à
sept églises et de parcou- mon premier cocher 1
rir à pied la rue de Tolède. Prenez donc un second
cocher pour l'un de vos
Les duchesses, vêtues, de
noir' marchent COillrl18de deux fils repartit l'abbé
simples femmes du peu- vous aurez'deux chevaux
ple et cr'ottent' bravement de plus. »
leurs brodequins. La 'rue. Les gens d'écurie ne
offre un spectacle' assez sont plus les bretteurs ni
curieux ces jours-là fi- les musiciens d'autrefois,
gtire.z-vousun trottoir plus qui excellaient à jouer du
peuplé, plus bruyant, plus luth ou de la mandoline,
joyeux que, ceux de nos et qui donnaient des séré-
boulevards seulement nades pour leurs maitres.
toute cette foule qui se Les cochers d'aujourd'hui
pavane- et fait.la rone, n'ont gardé des anciens
cause et rit comme dans que l'insolence. Ils ne sont
un salun, toute -cette foule plus bons qu'à occuper
porte le deuil du Sauveur leurs siéges et toute l'an-
du muude. née s'en tiennen à cette
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234 LE TOUR DU MONDE.

besogne ils s'en acquittent d'ailleurs habilement. Le A Noël, nouvelle bombance on mange alors des ca-
vendredi saint, ils vont s'enivrer à la campagne, et lais- pitoni lourdes anguilles de mer. Les zampognari vien-
sent la rue aux portantines, qui ressemblent fort à nos nent des provinces samnites pour souffler dans leur cor-
chaises à porteurs. nemuse et c;ansent tout en soufflant devant les images
Cependant la portantine est un véhicule subalterne. de la madone. Mais je n'ai pas à m'étendre sur ces mu-
Les femmes du monde n'y entrent jamais. Elles l'aban- siciens ambulants, ils ont fait le tour du monde et plu-
donnent aux comédiennes des théâtres inférieurs. Il est sieurs d'entre eux sont revenus riches. Londres les a
stipulé dans le contrat des cantatrices de second ordre, chassés, me dit-on, à cause de leur musique désagréa-
que le directeur les enverra chercher tous les soirs et ble les airs anglais sont si doux 1.
qu'on les ramènera chez elles en litière. Les danseuses ont C'est dans la nuit de Noël que Naples ressemble à
le même privilége, pour ménager leurs jarrets précieux. une ville bombardée. Les pétards éclatent sans interrup-
Mais les portantines servent surtout aux baptêmes, et tion jusqu'an matin, d'un bout de la ville à l'autre; impos-
quand elles sont destinées à cet usage, on les couvre de sible de sortir sans avoir à traverser des fusées, des bom-
plumes, de dorures et de petits anges peints (voyez bes ou des feux de joie; impossible de dormir, à moins
page 236). Elles reçoivent alors les sages-femmes aussi d'être artilleur ou chef d'orchestre; on reste donc chez soi,
peintes, aussi dorées et aussi emplumées qu'elles. Les comme tout le monde et l'on soupe horriblement. Ce-
gens de la fête marchent autour de la chaise où trône pendant de toutes les fenêtres partent des paquets de
la vam~nana tenant le nouveau-né dans ses bras la tête poudre qui font explosion dans la rue. Rien n'est plus
à droite si c'est un garçon, à gauche si c'est une fille. curieux que de voir d'intrépides gamins courir après
Cette sage-femme, outre son métier d'accoucheuse, doit ces projectiles et tâcher d'en éteindre les mèches avec
savoir le latin de sacristie. Elle récite les oraisons et leurs pieds nus.u'on leur apprenne seulement le mot
donne la réplique au curé baptisant. d'honneur, et en bien peu de temps, de ces enfants sans
Je reviens à la semaine sainte. Ces jours-là, Naples peur on fera des hommes.
n'a qu'une idée le banquet pascal. Cette préoccupation Il y a bien des indigestions, vous ai-je dit, le lende-
se voit partout notamment dans les cadeaux qu'on se main de Pâques; je crois qu'il y en a tout autant le len-
fait et qui renouvellent les étrennes. Quand régnait demain de Noël. Ce n'est pas que la gloutonnerie soit
François II, la police distribuait de la volaille à tous ses l'unique sentiment religieux des Napolitains.Ils sont très-
agents avoués ou non mon domestique m'offrit l'an der- sincèrement dévots. Ils ne manquent pas une messe,
nier un chapon qu'on lui envoyait pour qu'il surveillât ils payent tribut aux moines et aux curés. Le quêteur
son maitre. Le corps de la ville le sénat de Naples qui s'adresse au plus pauvre de tous ne s'en va jamais
comme on l'appelait pour rire faisait hommage au sou- les mains vides. Les capucins qui font leur tour de cam-
verain d'une cargaison de fruits, de légumes, de volaille, pagne (voy. p. 229) reviennentr avecr des chariots char-
de gibier, de tout ce qui 'peut se mettre enfin sur la gés de provisions bottes de paille, sacs de farine,
dent, pour les pâques royales. Le roi Ferdinand ne tou- agneaux ou volailles, barils de vin, etc. Il n'y a pas de
chait pas, dit-on, à ces présents-là. si humble maison que le curé ou son vicaire n'aille la
Avec de pareilles dispositions, figurez-vous si l'on at- bénir au moins une fois par an, moyennant finances. Les
tend avec angoisse le bruit des cloches revenues de Rome plus déguenillés et les plus faméliques trouvent toujours
qui doivent annoncer la résurrection de Notre-Seigneur de l'argent pour cela.
et rompre le jeûne. J'ai vu des enfants se précipiter, Aussi le peuple est-il superstitieux autant qu'on peut
leur casatiello à la main, vers le vieux bedeau de la pa- l'être. Il l'était du moins, car, je vous le répète, tous
roisse et le supplier de sonner vite afin qu'ils pussent ces traits saillants tendent à s'effacer. C'est le peuple
mordre à belles dents les oeufsdu gâteau pascal « Sonne d'autrefois que je cherche à ressaisir dans le peu qu'il
donc, Micco, criaient-ils, sonne donc, sansquoi nous man- en reste.
geons avant la cloche et tu auras cela sur la conscience p Ce peuple d'autrefois était foncièrement païen. Il ado-
Le lendemain de Pâques, il n'y a pas une maison rait tout, jusqu'au cheval de bronze copié de celui de
de Naples où l'on ne compte, pour le moins, une indi- Castor que vous avez vu à Rome cette copie colossale se
gestion. cabrait un jour à Naples sur la place de l'Archevêché.
C'est le dimanche de la Résurrection qu'a lieu la fête Conrad le Souabe après avoir pris Naples, décapita
d'Antignano petit village hissé sur les hauteurs où Na- le cheval grec et lui mit une tête bridée ces fanfaron-
ples est adossée. Là, devant une foule touffue, se donne nades étaient le goût du temps. Le peuple n'en vénéra
un spectacle renouvelé des anciens mystères. Deux pro- pas moins la bête de bronze. Les cochers tournaient
cessions courent le village, l'une est celle de Jésus, l'autre autour d'elle en procession, avec leurs chevaux enruban-
est celle de la Vierge qui court vêtue de deuil et cher- nés, et quand ces chevaux étaient malades, la ronde se
elle son fils. La partie de cache-cache dure longtemps; faisait la nuit, mystérieusement, avec des paroles sym-
enfin les deux cortéges se rencontrent. Aussitôt des ex- boliques bien des quadrupèdes et même bien des bi-
plosions de pétards annoncent la grande nouvelle et la pèdes, sauvés par la foi, s'en retournaient guéris.
madone soulève sa robe d'où s'échappent des nuées de L'archevêque de Naples eut le courage, en 1568, de
petits oiseaux. supprimer cette idolâtrie; on fondit le cheval en cloche
LE TOUR DU MONDE. 235

il tinte maintenant dans le campanile de Saint-Janvier. touchast de la verge dargent, laquelle fut mise sur lau-
Il n'en reste que la tête, celle de Conrad elle est, je tel devant le glorieux sainct, incontinent commença à
eschauffer et amolir comme le sang dung homme bouil-
crois, au musée.
Par malheur l'archevêque n'a pas aboli toutes les su- lant et fremissant qui est ung des grands miracles que
on puisse veoir a present, dont tout le peuple françois
perstitions. Il en reste encore et d'assez violentes. Main-
tenant les animaux vont se faire guérir par saint Antoine tant nobles que autres se donnoient grant merveille. Et
et les femmes par la feue reine Christine, première disoient les seigneurs de Naples tant deglise que de la
ville que par ce precieux chief et sang avoient cognois-
épouse de Ferdinand, déjà béatifiée. Vous dirai-je en-
core l'obstination des gens nerveux qui croient calmer sance de beaucoup de requestes envers Dieu, car quant
leurs migraines, en passant leur tête dans une niche, ils faisoient leurs prières si elles estoient bonnes le sang
creusée dans je ne sais quel mur d'église? Vous comp- amolissoit, et si elles n'estoient de juste requeste il de-
terai-je les boiteux, bossus, bancals, estropiés, paralyti- meuroit dur. Aussi par ce sang avoient la cognoissance
de leur prince sil devoit estre leur seigneur ou non. »
ques qui se rendent en procession dans l'église des Car-
Par bonheur (ce qui a épargné beaucoup de sang) le
mes, où ils sont infailliblement redressés et ranimés?
Par malheur, il y a deux ou trois mois, ils l'ont été un saint accepte volontiers pour seigneurs tous ceux qui
sont maitres de la ville. Il n'a de rancune contre per-
peu trop vite. Le cortége d'infirmités et de difformités
venait d'entrer dans le temple et attendait le miracle sonne, pas même contre ceux qui ne croient pas en lui.
assez patiemment, quand tout à coup je ne sais quel Dans sa mansuétude, il a obéi dans le temps à Cham-
maladroit marcha sur le pied d'un garibaldien, qui n'é- pionnet qui lui ordonnait de faire son miracle sur-le-
tait pas le plus endurant des hommes il tira son sabre champ, sous peine de voir fusiller ses chanoines. Il vient
en roulant de gros yeux. Une panique effroyable envahit d'obéir à Garibaldi qui ne lui a pourtant adressé aucune
et balaya l'église. Les boiteux jetèrent derrière eux leurs menace il obéit de même à Victor-Emmanuel. Je suis
béquilles, les paralytiques sautèrent à bas de leurs bran- donc pour qu'on lui laisse faire son miracle en paix
cards et les culs-de-jatte prirent leurs jambes à leurs c'était aussi l'opinion de Voltaire.
cous. Ce miracle avant terme a fait bien des hérétiques. Vous le voyez, monsieur, à ces besoins d'imagination,
Mais il y a toujours des croyants obstinés. Entre au- le sentiment religieux des Napolitains n'a rien à faire
tres, les sacristains qui montrent les églises. Vous ne avec le nôtre. C'est une passion impétueuse, sensuelle,
persu~,derez jamais à celui de Saint-Dominique que pleine d'ivresses et de voluptés, pleine aussi d'effusions,
son crucifix. n'ait pas dit à saint Thomas Tu as bien de transports, de colères même. Dans l'église de Saint-
écrit sur moi, Thomas, que veux-tu pour ta peine Janvier, le jour du miracle, la foule est ivre. J'y ai vu
Je ne veux rien que toi, D répondit le saint, ravi en des convulsionnaires enragés. Si le sang tarde à se li-
extase à trois pieds de tétre, comme le bienheureux Cu- quéfier, l'impatience populaire déborde en invectives.
pertin. On apostrophe le saint en termes outrageants qui ne se
Ailleurs on vous montre un Christ en croix qui, pour répètent pas dans notre langue. Tout cela pourrait
éviter un boulet, lors du siége de Naples, en 1439, bien tourner en émeute, si le miracle ne se faisait pas à
baissa la tète. Ailleurs (dans l'église des Carmes déjà volonté.
nommée), un Christ en ivoire sur le crâne duquel il Les Calabrais un jour (au dire de M. Vernes) ont
une longue
pousse continuellement un certain nombre de cheveux poussé encore plus loin l'irrévérence. Après
le feu roi Ferdinand allait voir chaque année ce phéno- sécheresse, qui ne finissait pas en dépit de toutes leurs
et statues,
mène. Ailleurs encore (dans l'église de Saint-Paul), une prières, ils prirent tous leurs saints, peintures
madone qui est venue là toute seule, du palais royal qui et les mirent en prison. Je m'en tiens là, je n'ai rien de
fut autrefois sa résidence, à la suite de je ne sais quelle plus fort à vous dire.
parole du souverain qu'elle avait entendue et qui lui Avec de pareilles dispositions, rien ne peut vous éton-
avait déplu. Je pourrais vous citer enfin le miracle de ner chez ce peuple qui pousse la crédulité aussi loin
a de croyance puérile
saint Janvier, sur lequel M. Vernes, dans son excellent qu'on la poussa jamais. Il n'y pas
article de
livre 11'a~leset les Napolitains, nous donne une page qui ne s'acclimate à Naples et ne s'érige en
très-curieuse, écrite il y a bientôt quatre cents ans foi. Tous nos préjugés sur l'huile tombée, les glaces
« Dimanche III, jour de may, le roi ouyt messe à brisées, etc., etc., sont répandus ici comme dans les
Sainct-Genny à Naples, qui est' la feste de la grant loges de nos portières. Et il y en a mille autres qui
eglise catliedrale où il y eut grant assemblée de prelats, tiennent au sol. Quand l'enfant vient de naitre, par
tant cardinaulx, evesques et autres prelats constitués en exemple, la sage-femme le martyrise de mille manières
dignités. Et en icelle eglise fut monstré au roy le chief de et finit par le poser à terre jusqu'à ce que le père vienne
sainct -Genny, qui est une moult riche chose a veoir, le prendre, sans quoi il n'est pas reconnu. Jamais une
digne et saincte. Quand le roy fut devant le grand autel, femme ne fait son lit avant que son mari soit sorti; agir
on alla querir de son precieux sang en une grant am- autrement serait tenter la Providence. Le 24 juin, en
pole de voirre et fut monstré au roy, et on lui bailla une plein midi, en face du soleil, bien des jeunes filles ver-
petite verge dargent pour toucher ledict sang qui estoit sent du plomb fondu dans l'eau d'un bassin, où ce mé-
dedans l'ampole dur comme pierre à ce que le roy le tal forme des à peu près d'images, quelque chose qui
236 LE TOUR DU MONDE:.

peut ressembler, par exemple, à un palais, à une voi- Pour se préserver des jettateurs, c'est-à-dire des hom-
ture, à un cercueil, à tout ce que veulent ces folles têtes mes du mauvais œil, les anciens avaient des emblè-
elles voient dans ce bassin leur avenir. D'autres frisson- mes singuliers que je n'ai pas à décrire. Les modernes
nent au chant d'une poule et lui tordent le cou sur-le- sont plus ré"ervés. Ils emploient des préservatifs avoua-
champ, car poule qui chante ne peut ni se veudre ni se bles. Le charretier, dont les chevaux s'arrêtent et ne
donner. Le jour de la Saint-Jean, avant l'aube, plus veulent plus avancer, crache trois fois et jette ensuite en
d'une fille ~l marier jette un oeillet dans la rue déserte; l'air une poignée de terre. Aussitôt le charme est rompu,
si un jeune liotiiiùe le ramasse, celui-là sera sou mari. si le mauvais vouloir des bêtes vient de la présenc'e
Et mille imaginations pareilles. d'un jettatetti-. Le maréchal ferrant cloue un fer à che-
Mais là superstition la plus extravagante est la jctta- val sur la porte de sa boutique. Mais ces moyens-là ne
tui~a.,lé mauvais oeil, auquel beaucoup de Parisiens font sont pas les -plus sûrs.
sem-lilant de croire aujourd'hui, pour justifier leurs bre- Les plus sûrs sont les cornes. Nombre de boutiquiers
loques. en peignent des trois couleurs symboliques (le rouge, le
C'est un préjugé vieux comme le monde que certains jaune et le vert) sur leurs enseignes; elles sont infailli-
visages portent malheur. Un teint blafard et des lunettes bles, surtout si ce sont des cornes de moutons. Dans les
bleues surtout sont sinistres. Si vous avez des lunettes appartements, les vraies cornes de taureaux siciliens
bleues et un teint blafard, ne venez pas à Naples, tout le sont préférables. Vous en trouverez partout à Naples,
monde vous ferait les cornes en vous tournant le dos. meine dans.les salons serieux, même dans les doctes ca-

La portaritine. Dessin de Ferogio.

binets, car c'est une superstition-universelle. Je connais Je ne veux pas vous nommer ce malheureux, plus
ici des gens qui ne croient pas en Dieu, mais je n'en martyr que ses victimes, mais à Naples où ces pages
connais pas qui reçoivent volontiers un jettateur. seront lues, je l'espère, on le reconnaitra.
Et"tenez,moi-même qui vous écris, je ne crois évi- Aussi la ville de Naples est-elle remplie de cornes.
demment pas à'la jettature. J'ai refusé cependant d'aller On les porte en breloques, en épingles, en colliers ou
voir un gentilhomme de lettres qui avait le mauvais oeil. en bracelets j'en ai vu-qui étaient en or, en argent, en
Avant de le couuaitre, l'ami qui voulait me présenter à jais, en ivoire, en écaille, mais les plus efficaces sont
lui s'était toujours porté -commeun roc; après l'avoir en corail. Défiez-vous de celles qui i'eprésentént de pe-
connu, cet ami, poëte d'im grand talent, est tombé ma- tites mains fermées pointant l'index et le petit doigt,
lade,. et dépérissant à vue d'œil, est mort d'une maladie elles sont impuissantes. Il faut qu'elles figurent de vrais
incoil1lue. Le geritilhomme düt quitter son propre palais cornes, sinon, non
où il portait malheur à tous ses locataires. Il était sur- Un mot maintenant, pour être juste. Je n'avance pas
inténdant des tliéàtrés; s'il applaudissait une pièce, elle que toute la religion des Napolitains consiste en ces pué-
tombait roide s'il regai'dait une comédienne, elle chan- rilités. Elle a des côtés sérieux, elle maintient des usa-
tait, faut. Cha=sé~dé maison en maison, il alla s'établir ges touchants, elle encourage des vertus sincères. Si par
à Pizzofalcone, dans l'irn~oeublc d'un avocat, esprit fort. exemple à table, vous laissez tomber un morceau de pain,
Deux jours après l'icnmenble de l'i!Vocats'effondrait dans votre domestique le ramasse et le baise pieusement il
une grotte souterraine. ne balayerait pas ce présent de Dieu pour. tout l'or du
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238 LE TOUR DU MONDE.
monde. La famille est sacrée à Naples, et je n'ai vu nulle populaires gontlaiùnt ou raclaient leurs instruments, des
part pousser aussi loin qu'ici le respect du chef de la trompettes et des tambours rentraient dans les casernes:
maison. Tout l'argent gagné par les enfants va dans les tous les bruits de la rue, les marchands en plein air,
mains du père, ou de la mère (si le maitre, comme on les enfants tumultueux, les fanfares sonores, les voitures,
l'appelle, est mort), même quand les enfants sont des les chevaux, les grelots des rosses populaires, le marteau
hommes. Le Napolitain a de la bonté le mot est com- des forgerons et des chaudronniers travaillant dans les
mun, mais la vertu est rare. Tous les hospices, asiles, ruelles voisines, que sais-je encore`?. tout cela faisait le
refuges, toutes les institutions de bienfaisance en un mot, vacarme étourdissant qui donne ici le vertige aux étran-
sont dus à la charité privée. La ville est pavée de pau- gers. Une clochette éloignée tintina tout à coup et la rue
vres, et tout cela trouve son pain. entière fit s-lence. On aurait entendu voler une mouche
En beaucoup de choses, à Naples, l'esprit d'association dans ce chaos tout à l'heure plus bruyant qu'une salle de
a produit d'excellents résultats. Les confréries, par métiers. Les clochettes se rapprochant, les tambours ac-
exemple, qui président aux enterrements et font des compagnèrent d'un roulement sourd les coups saccadés
funérailles aux plus pauvres. A vrai dire, nos yeux fran- du carillon monotone. Les voitures s'étaient arrêtées et
çais n'aiment guère ces cercueils couverts de riches dra- rangées; les piétons sur les trottoirs étaient tombés à
perles et cheminant entre des haies mobiles de pénitents genoux. Tons les balcons s'étaient couverts de flambeaux
armés de cierges (escortés eux-mèmes de gamins recueil- derrière lesquels apparaissaient des gens en prière. Les
lant en des cornets de papier les gouttes de cire fondue sonneurs, vêtus de rouge, puis le curé, sous son dais,
qui tombent, et dont on fera d'autres cierges pour la marchèrent lentement à travers la foule agenouillée. Le
prochaine procession). Ces spectacles-là nous répu- silence était si grand qu'on entendait Itsparoles du prê-
gnent'. tre. Il portait le viatique à un mourant.
A Naples, du reste, ils ne font pas beaucoup d'impres- Quand Gesi~-G~°istofut passé (comme on dit ici), le
sion. La mort ici, n'est pas une chose simple et grave. bruit joyeux et turbulent recommença de plus belle
Elle effraye plus qu'elle n'impose; on la trouve plutôt et comme si de rien n'était. Voilà Naples.
laide que triste, elle n'afflige pas. Les deuils ne durent Et tel est ce peuple dont j'ai tàché, monsieur, de sai-
pas longtemps, les morts sont bientôt pleurés. sir en courant quelques traits. J'en aurais encore de
On peut dire des Napolitains ce que Montaigne disait quoi l'emplir un volume, mais je vous ai déjà pris beau-
de lui-même ce n'est pas la mort, c'est le mourir qui coup de place, et,vous avez le monde entier à montrer à
les inquiète. Aussi s'occupent-ils des mourants beaucoup vos lecteurs. Permettez-moi donc "dereprendre haleine.
plus que des trépassés. Un convoi funèbre ne leur dit S'il plait à vos voyageurs casaniers de se remettre. en
rien, mais si c'est le viatique qui passe! route avec moi, je pourrai les conduire hors de la ville.
J'ai cette scène dans la tète et je ne l'oublierai jamais. Il leur reste encore beaucoup à voir d'abord le Vésuve
C'était un soir de carnaval et la rue de Tolède éclatait et Pompéi, les deux merveilles; puis le peuple des cam-
en cris de joie. Des masques passaient en dansant au pagnes, les belles filles d'Amalfi et de Procida. Ils vien-
bruit du tambourin et des castagnettes, des musiciens dront chercher dans les ¡¡es quelque nièce de la Graziella
de Lamartine. Qu'ils veuillent donc bien faire bon visage
1. Les hommesbleus à banderolesqui suiventl'enterrement, à leur très-humble cicerone,
dans l'estampede la page précédente, sont les pauvresde sainl
Janvier, les croque-mortsde ce pays. Marc MONNIER.

La sieste. Dessin de Ferogio.


LE TOUR DU MONDE. -239

NOTES ÉCRITES DE GOGHINGHfNE.


(Voyez 94.)
page

Les femmes. Le bétel.

Les femmes ne sont nulle part aussi libres qu'en Co- chignou qui domine la tête, peut-être d'une façon exa-
chinchine. On ne leur casse pas les pieds avec des ban- gérée; un corsage peu développé, mais bien pris, et cette
delettes, comme on le fait en Chine, ou les reins et la ondulation dans la démarche que les Grecs appelaient
poitrine avec des corsets de fer, comme eu Occident. divine, qui est comme l'harmonie du corps humain et
Elles ne sont pas obligées de se voiler le visage, comme qui annonce l'intensité de la vie; voilà le partI ait de
les femmes turques. Elles vont et viennent à leur guise. Mlle Ron-lei, qui a épousé, il y a quinze jours, notre
Souvent, elles prennent de l'influence dans les affaires interprète Joannes. Elle serait belle pour des yeux euro-
d'une manière sûre, quoique indirecte, par l'empire péens, si elle ne s'était faite une bouche de charbon. La
qu'elles exercent sur leurs maris. Dans beaucoup de coutume dit bétel séparera longtemps encore les Asia-
villages, ce sont les femmes qui gouvernent. tiques des Européens.
Quoique la polygamie soit tolérée dans l'Annam, elle La culture du bétel exige de grands soins. Quand elle
y est mal vue. Un homme ne prend généralement qu'une réussit, elle rapporte des bénéfices considérables. Trente
femme. Un chrétien, dans un village du Tonquin, feuilles se vendent quinze sapèques. Les plants doivent
avait une femme qui ne lui donnait pas d'enfants; ses être couverts d'un abri épais qui les protége contre l'ar-
parents lui conseillaient de prendre une autre femme deur du soleil. Autrement, ils périssent. Les champs
et souvent revenaient à la charge. Il résista par attache- d'Oc-moun sont couverts d'un dôme impénétrable, et
ment pour sa première compagne, disant que Dieu la paraissent noirs en plein midi. Cette ombre épaisse fait
rendrait féconde im jour. Au bout de vingt ans, elle lui penser aux vignes de Castellamare. La feuille du bétel
donna un fils. Ne dirait-on pas la contre-partie de ces sé- ressemble à celle du mûrier: on la remarque dès qu'on
vères histoires hébraïques qu'on rencontre dans la Bible la voit à cause de la délicatesse de ses nervures et de sa
et le Coran?`? nuance d'un vert tendre. L'arbuste monte le long du tu-
Les bonzes annamites ne sont pas mariés. J'ai entendu teur jusqu'à une hauteur de sept à huit pieds. Dans le
de pauvres chrétiens cochinchinois qui avaient demandé Tonquin, les gelées salines font péril' quelquefois en
une messe pour un petit enfant mort, se plaindre avec une nuit des plantations entières de bétel. L'air, dans ce
amertume parce que la messe avait été chantée par un pays, est imprégné de sels nitreux qui se déposent, dans
homme marié. Le diacre qui répondait habituellement la nuit, comme une sorte de gelée blanche. Le sol se
étant malade, il avait fallu recourir à un ancien élève du couvre d'efflorescences.
père. C'était un brave homme, bon chrétien, mais qui, L'usage du bétel est répandu dans toute la Malaisie,
ayant changé d'idée, s'était marié. Les parents se fàchè- dans l'Annam et dans les pays environnants. L'évêque
rent presque en voyant arriver l'assistant dans leur du Tonquin a màché le bétel pendant plusieurs années.
pensée, les choses n'étaient pas faites régulièrement. Ses dents n'en ont pas souffert, et il semblerait que cette
L'allure des femmes rappelle ce qu'on se figure de la drogue n'attaque pas l'émail. Les dents des jeunes en-
pose décidée des canéphores. La taille est heureusement fants sont laquées à un certain àge cette opération se
cambrée les bras marquent la mesure. Leur teint na- fait au moyen d'une plante elle est complète en une
turel se rapproche de cette pâleur qui n'est pas maladive seule fois. Il existe sans doute d'autres simples qui doivent
et que les Italiens appellent une face de morte. » dissoudre la couche noire; mais on n'en connait aucun.
Pourtant s'il était permis d'employer les galanteries du L'usage du bétel seul rend les dents jaunes. C'est pour
dernier siècle, on dirait que les violettes, sur leurs joues, éviter cette teinte.sale que ces peuples ont pris le parti
se marient au safran. Elles sont peut-être un peu trop d'adopter pour leur denture la couleur noire. Les Anna-
jaunes. Les femmes du peuple sont presque noires mites trouvent que les dents d'ébène sont une beauté.
elles ne le sont pas cependant beaucoup plus que cer- Un mandarin du Tonquin devant qui s'était présenté un
taines paysannes du midi de la France. homme de Penang aux dents blanches, demanda à ceux
Une figure plus ovale que ronde des yeux si peu bri- qui l'entouraient quel était cet homme) à la bouche si
dés qu'il faut savoir qu'ils le sont, d'une expression pres- laide, et qui avait les dents blanches comme un chien.
que animale, pleins d'un beau feu tranquille, les beaux Mais rien n'est plus affreux au goût d'un Européen.
yeux de bœuf de Junon un tout petit nez qu'on eût ap- Lorsque la bouche s'entr'ouvre pour parler ou pour
peIf1e nezde Roxelane, du temps où onpoétisait j usqu'au sourire, on n'aperçoit qu'un trou tout noir, et les bou-
nez; des cheveux noir-bleu ramenés simplement en un ches les plus jeunes paraissent édentées.
240 LE TOUR DU MONDI~.
Le bétel est un narcotique assez énergique. Les An- trois ingrédients les deux autres sont la noix d'arec et la
namites accroupis sur le devant de leurs portes, sur leurs chaux; le toat est mêlé ensemble et forme la drogue sans
tables de bois dur, ont dans leurs yeux quelque chose laquelle les Annamites prétendent qu'ils ne peuvent pas
de la tranquillité mêlée de somnolence particulière aux vivre. Le goût est celui d'un aromate; on y trouve une im-
ruminants. Le mouvement de leurs joues complète ce pression de fraîcheur. L'odeur de la noix d'arec a de la
rapport d'idées. La feuille de bétel n'est qu'un des ressemblance avec celle du brou de noix. Elle est meil-

t. Noix d'arec. 2. Branche de bétel. 3. Bourse à bétel. 4. Boite à chaux pour le bétel. 5. spatule pour opérer le mélange.
6. Couteau à ràper la noix. Dessins de helcoq.

leure quand elle est sèche et de couleur brune. Les An- bouche peut y résister. Un raffinement consiste à mêler
namites, lorsqu'ils enlèvent la peau de la noix fraîche, une orte chique de tabac à la chique de bétel. On serait
ont la lenteur et la physionomie particulière aux gens qui porté à croire que la coutume du bétel préserve les dents
bourrent leurs pipes, l'air de complaisance qui annonce de la carie les seuls maux de dents qu'on soit à même
un plaisir assuré et qu'on savoure en imagination. Quel- d'observer chez les Annamites proviennent de causes
ques-uns ajoutent de la chaux vive qu'ils tirent d'un pe- autres que la carie, telles que les fluxions ou les douleurs
tit vase en cuivre ou en faïence. J'ignore comment leur sympathiques. (Com~espondanceprivée.)
LE TOUR DU MONDE. ~4l

M. Guinnard cn costume de voyage.

TROIS ANS DE CAPTIVITÉ CHEZ LES PA'l'AGONS,


PARM.A.GUlNNARD.
1856. TEXTE ET DESSINS INÉDITS'.

Un enfant de Paris dans les pampas argentines. Pourquoi j'étais venu là. Déceptions. Retour vers le nord. Voyage et épreuves
dans le désert. La crue du torrent. La fatigue, le froid, la faim, la soif. Pensées de suicide.

Dans les premiers mois de l'année avoir sur le Rio Negro, et le fort Argentino
1856, après au fond de la baie
visité, au sud de la confédération Argentine, Carmen, Blanche,j'errais parmi les établissements buenos-ayriens
1. Les dessins de cet article ont tous été exécutés par M. Castelli d'après les croquis de M. Guinnard.
IV. 9~. LIV.
16
242 LE TOUR DU MONDE.

clair-semés sur le Hia ~uéduen, cours d'eau rarement ressentit à tel point, que la nuit suivante nous les per-
tracé et plus rarement e::core dénommé sur nos cartes dunes; dès lors il nous fallut affronter, pieds nus, les
européennes. rudes aspérités du sol et l'intensité du froid.
Quels motifs araient pu entrainer un enfant de Paris Dans la matinée du cinquième jour, quoique la mar-
à cette extrémité du nouveau monde? Quelques mots c'te nous devint pénible, nous avions parcouru une
doivent me suffire pour les faire-connaitre. grande distance, quand nous rencontrâmes une rivière
Comme tant de milliers de Français due chaque année étroite et profonde, encaissée dans un ra~~inpierreux et
voit quitter le sol natal pour les rives de la Plata, j'étais à pic. Descendre au bord de l'eau fut un véritable tra-
venu en 1855 tenter la fortune à Montevideo et à Buenos- vail. Le reste du jour fut employé à rechercher un pas-
Ayres, et essayer d'acquérir, air prix des connaissances sage pour gagner l'autre l'ive. Nous avions réussi à le
pratiques que j'avais acquises à Paris dans le commerce trouver quand l'idée nous vint de remettre la traversée
d'exportation} la certitude du pain cluntidien pour moi au lendemain, car la rive où nous nous trou~iora pa-
et un peu d'aisance pour les vieux jours de ma mère. rais,ait de,oli- nous offrir un meilleur abri que l'autre
Mais, hélas rien ne m'avait réussi ni à Montevideo, contre le v"nt.
où je trouvai installée une concurrence beaucoup trop Nous irnagiuâmes même de creuser avec nos couteaux
forte pour moi, ni à Buenos-Ayres, en proie à une de une grotte dans la falaise afin de nous garantir complé-
ces cris3S révolutionnaires qui l'agitent périodiquement. tement de la température froide et humide de la nuit.
Alors j'avais entrepris de visiter les districts fron- Nous poussâmes la recherche jusqu'à faire du feu dans
tières des tribus indiennes, dans l'espoir dé rencontrer la grotte afin de l'assainir, et ce réduit semblait promet-
de meilleures chances sur ce sol moins battu des Euro- tre à nos corps brisés de fatigue une délicieuse nuit de
péens, mais je n'y avais pas été plus heureux que dans repos:l\1aiô, hélas on ne songe jamais à tout. Dansnotre
les grandes villes qu'ils exploitent. préoccupation de bien-être, nous n'avions l)l't\té aucune
Ayant ainsi parcouru vainement Mùlita le Bragado, attention à la crue des eaux (lui déjà s'était fait sentir
l'Azul, le Tendil, Tapalquen, Qnenquen-Grande, points dans la journée. A peine avions-nous clos la paupière,
importants de la frontière argantine qu'habitent de nom- que notre grotte, soudainement envahie par l'eau tour-
])roux fermiers (cslnvce~~os)adonnés à l'élève et au trafic IJillonnante et rapide, faillit devenir notre tombeau. Je
du bétail, je résolus, sans me laisser abattre par It:s dé- n'eus que le temps d'éveiller mon compagnon et de sai-
ceptions, de revenir à Rosario où, m'assurait-on, j'au- sir mes armes pour fuir. Mais s'échapper ne fut pas
rais plus de chances de succès. chose facile à deux hommes surpris par le danger dans
Un Italien, nommé Pedritto, fourvoyé comme moi leur premier sommeil, obligés de chercher leur chemin
dans ce district perdu, m'ayant alors proposé de m'ac- à travers les eaux et les ténèbres, et réduits à se servir
compagner, nous entreprimes de traverser la pampa afin de leurs poignards comme d'échelons pour franchir un
d'abrégerla distance que nous avions à franchir.. escarpement qui, battu par l'inondation, menaçait à cha-
Pour les guides que nous étions dans l'im- que mouvement un peu brusque de leur part, de s'é-
possibilité de nous procurer, je traçai un plan de route crouler sous eux La divine Providence, sans doute, nous
sur une carte, j'achetai une boussole, et, confiants dans vint en aide; nous atteignimes le sommet de la falaise,
nos forces et notre jeunesse, nous partimes à pied, mu- sains et saufs et avec nos armes! Nous en fùmes quittes
nis de quelqaes provisions de bouche et de chasse. Nous pour la perte d'une partie de notre poudre, de nos mu-
savions que de nombreuses difficultés, des dangers mème nitions et de quelques lÎlenus objets de recbange aban-
pouvaient se présenter, mais nous étions dispo,és à tout donnés au tonrent.
braver. Cette nuit, commencée sous de si tristes auspices, s'a-
Ce fut le 18 mai 1856 que nous nous mimes en route. cheva dans un sommeil profond, et le lendemain ait l'é-
Cette époque de l'année coïncide avec le commencement veil ill1e nous serait resté du danger passé, qu'un sou-
de l'hiver de ces régions. Une pluie torrentielle, un venir fait pour nous encourager plutôt que pour nous
froid rigoureux qu'augmentait encore le vent violent qui abattre, si nous n'avions pas été obligés d'attendre pen-
souffle des profondeurs de la Patagonie, nous assailli- dant deux jours, deux longs jours de privation absolue
rent au départ. Ce mauvais temps dura quatre jours, et de véritable famine, que la baisse des eaux nous per-
pendant lesquels nous ne pûmes ni chasser ni faire de mit de franchir la rivière.
feu; nous avions beaucoup de peine à garantir nos ar- Le troisième jour seulement, nous tentâmes le pas-
mes dont dépendait notre existence. Dans la soirée du sage après avoir fait un paquet de nos hardes et les a~~uir
quatrième jour, la pluie cessa, un rayon de soleil sur- placées sur notre tête; nous nagions d'une main, tandis
vint qui ranima notre ardeur, nous nous reposâmes quel- que de l'autre nous nous efforcions de tenir nos fusils
ques heures et nous mangeâmes le peu qui restait de hors de l'eau, mais ce n'était pas chose facile à exécuter.
notre pain trempé de pluie. Après avoir réparé nos for- Le courant, d'une force extrême, nous entraina dans un
ces et étudié notre plan de route, nous reprimes notre tourbillon où nous faillimes périr; lorsque enfin nous
marche tout en cherchant à tuer quelque gibier. Cepen- abordâmes à la rive opposée, nous étions rendus de fati-
dant nous n'avancions que bien lentement. sur un sol gue et dans un eatrème état de faiblesse. Il nous fallut
entièrement détrempé, et le cuir de nos chaussures s'en faire un bon feu pour ranimer nos membres engourdis,
21/i LE 'l'UUlt DU l\IUl'i DE.

sécher nos effets et nos armes. Si d'un côté ces doulou- fet du froid intense sur nos plaies. Incapables désormais
reuses épreuves augmentaient notre confiance en nos de doubler le pas, nous résolûmes de marcher jour et
forces, ainsi que notre mépris du danger, d'un autre elle nuit, et de n'accorder aux devoirs impérieux du sommeil
ralentissait notre marche. En outre, nos pieds en sang et de la faim., que le temps que nous ne pourrions abso-
nous faisaient cruellement souffrir, d'autant plus que lument leur enlever. En dépit de ce calcul économique
nous n'avions nul moyen de les garantir, pas plus contre nos provisions s'épuisèrent promptement sans qu'il nous
les aspérités du sol que contre la gelée. fût possible de les remplacer.
Vers le milieu du jour, pourtant, nous eûmes l'heu- Nous étiO:ISalors entrés dans un campo ou espace des
reuse chance de tuer une 1iche-gama que nous flmes pampas où l'on n'aperçoit nulle trace d'animaux, pas
rôtir; la faim rendit notre repas délicieux; du cuir de cet même de végétation. Le terrain, d'iflie nature calcaire et
a'nimal nous essayâmes de nous faire des sandales. Mais salpêtrée, y est d'une stérilité complète; le jour tout
cette .chaussure délicate ne pouvait suffire contre les pier- entier s'écoula sans nous laisser entrevoir le moindre
res et les épines, etce fut tout au plus si elle diminua l'ef- atome qui pût apaiser notre faim ni notre soif. Le soir

III. Guinnard et son compagnon surpris par la crue d'un torrent.

venu, ne trouvant aucun abri, nous fûmes réduits à souvent interrompue par la lassitude; notre soif était
nous coucher tout transis de froid, sur le sol blanc de telle, qu'à défaut d'eau, nous fûmes réduits à avoir re-
givre. La faim et la soif ayant augmenté encore dans la cours, pour l'apaiser, à l'extrême et répugnant moyen
journée qui suivit, nous ne tardâmes pas à nous sentir dont parlent tant de relations de naufrages. Cédant à la
indisposés et de plus fort tristes. Quand la nuit revint, rage de la faim, nous mangeâmes de l'herbe et des ra-
elle ne ramena pas le sommeil dans nos sens tortures; cinEs que nous ne connaissions point, et dont le goût
nous demeurâmes les yeux ouverts sur le désert, la était révoltant..
pensée fixée sur notre triste situation. Le lendemain, Le soir succéda encore ait jour, et le seul allégement
troisième jour de jeûne, l'épreuve fut plus terrible en- que nous pûmes apporter à nos souffrances fût un peu de
core nous avions le délire notre marche lente fut feu, alimenté par quelques épines glanées sur le sol de
la pampa. Assis tristement autour de notre humble
1. Gua:;u-ud'Azara; cer~usca~npe.xtrisde F. Cuvier.Sortede foyer, trop faibles pour supporter plus longtemps les
chevreuilqui diffèrede l'espèceeuropéennepar sa gorge blanche. angoisses de la faim, à bout de force et d'espérance,
LE TOUR DU MONDE. 245
nous sentimes poindre l'un et l'autre en nous la terri- désormais et planté de hautés touffes d'herbes (cortaclè-
ble tentation de mettre fin à nos souffrances. Tout en res, en indien koëny) qui se trouvent généralement aux
préparant nos armes à cet effet, nous vinmes à pen- abords des étangs, il devenait moins doulourenx pour
ser amèrement au foyer de la famille, aux êtres ché- nos pieds saignarts. Un peu plus loin, nous attei-
ris que nous ne devions plus revoir. Ces souvenirs ne gnimes effectivement un étang où notre soif brûlante
tardèrent pas à élever notre âme à Dieu, et l'invoca- put se satisfaire. C'était beaucoup; mais à cette première
tion de son nom, faite à haute voix, ranima notre cou- trouvaille il nous en fallait ajouter une seconde, des ali-
rage. Au désespoir succéda l'assoupissement, et cette ments, sans quoi cette eau, qui nous avait d'abord sou-
nuit nous dormimes. lagés, devait rendre l'impression de la faim encore plus
insupportable. En conséquence, mon compagnon et moi
L'étang. Le puma ou couguar. La boussoleaffoléeet ses nous nous mimes en devoir d'inspec',er le pourtour de
tristes conséquences. Rencontred'Indiens. Combat. en prenant chacun un côté opposé. Une pre-
Mort de mon compagnon. Macaptivité. Le nouveauMa- l'étang,
mière exploration était demeurée sans succès, et je re-
zeppa. Monesclavage.
venais découragé lorsqu'un mouvement brusque, qui se
Notre réveil fut moins triste que les précédents; nous fit entendre derrière moi, m'ayant fait tourner la tète,
nous sentimes moins faibles, mais nos jambes fatiguées j'aperçus un puma qui épiait mcs mouvements. Bien que
ne nous permettaient d'avancer que bien lentement; cet,auimal n'ait rien dans sa taille et son allure du lion
nous marchions cependant aiguillonnés par le besoin de d'rlfrique, dont les Américains lui ont donné le nom, ma
nourriture, quand nous eûmes le bonheur de reconnai- première impression fut le saisissement; mon second
tre un changement dans la nature du sol sablonneux mouvEm~nt fut de faire feu sur cet habitant du désert

M. Guinnard, torturé par les sourIrances de la faim, rencontre et tue lUI puma.

je l'atteignis au poitrail. Rendu furieux par sa blessure, Mais il était écrit que tous les malheurs nous acca-
il se train vers moi. Heureusement ses forces lui fai- bleraient, et que nous aurions surmonté vainement 'les
saient défaut et il me fut facile de l'acliever à l'aide de terribles épreuves précédentes; une plus cruelle encore
mon poignard. nous attendait. Notre boussole, objet si précieux pour
Au bruit de.la détonation mon compagnon accourut, nous, s'était avariée dans les eaux du fleuve où nous
et quelques instants après, accroupis autour d'un feu de avions failli périr, et depuis lors, par une ét~ange fatû-
broussailles, sur lequel nous flambâmes plutôt que nous lité, nous n'y avions pas pris garde et il était trop taidd
ne, fimes cuire des quartiers de puma, nous nous gor- pour y remédier. Il nous était impossible de ne pas re-
geâmes avec voracité de cette chair tout à la fois grasse connaître, à la seule inspection de notre itinéraire, que
et coriace, mais qui nous parut délicieuse. Après tant nous avions fait fausse route et qu'au lieu de côtoyer le
de fatigues et de privations, un repos d'un jour ou deux territoire indien, nous nous y étions complétement en-
nous parut indispensable. L'endroit où nous nous trou- gagés.
vions était favorable nous y fimes halte. Grâce aux Cette triste certitude était accablante. Nous tentâmes
nombreuses touffes d'herbes, il nous fut facile de nous néanmoins de changer de direction en nous rappro-
faire un abri et un lit plus conveuable que la terre ge- chant des montagnes que nous apercevions au loin de-
lée. La fièvre'nous quitta le deuxième jour. Mais l'état 'vant nous; nous comptions y trouver plus de sécurité;
de nos pieds empirait; nous ne pouvions les poser à terre nous fûmes assez heureux pour les atteindre avant que
sans croire fouler du verre cassé. Nous nous remimes le temps, déjà menaçant depuis le matin, ne devint mau-
en route cependant et cheminâmes pendant trois jours vais, et pour nous y construire dans un pli de terrain, un
encore, durant lesquels nous fûmes assez favorisés pour petit réduit à l'aide. des nombreuses pierres plates qui
tuer un lièvre et un daim. jonchaient le sol en cet endroit. Là, pendant quarante-
246 LE TOUR DU MONDE.
huit heures, assiégés par une affrense tourmente, nous masse sur nons; mon camarade, percé de coups, accablé
restâmes blottis avec quelques provisions provenant de par le nombre, tomba pour ne plus se relever.
nos dernières chasses. sans pouvoir nous aventurer au De mon cJté, vivement pressé, je venais d'avoir l'a-
dehors, car de toutes les pentes rocheuses qui nous en- v;Jnt-bras gaiielie transpercé d'un coup de lance, quand
vironnaient la pluie et les rafales du vent faisaient une de ces boules de pierre (locayo) qu'ils assujet-
ébouler de véritables avalanches de pierres. La tour- tissent au bl)ut d'une longue courroie, m'atteignit en
mente apaisée, nous trouvâmes les matériaux d'un bon pleine tête, et me fit rouler inanimé sur le sol. Je reçus
feu dans les nombreuses épines qui hérissaient le encore d'autres blessures et d'autres contusions mais je
sol, mais qui toutes portaient les traces d'un précé- n'en eus conscience que lorsque je sortis de mon éva-
dent incendie. Ce fut pour nous une nouvelle preuve nouissement, et je tentai de me relever sans pouvoir y
évidente du voisinage des Indiens, car nous n'i;norions parvenir. Le~ Indiens qui m'entouraient encore, voyant
pas qu'il est dans leur habitude d'incendier les champs mes mouvements convulsifs, se disposaient à y mettre
qu'ils abandonnent. un terme en m'achevant. Mais fun d'eux, pensant sans
Avant de suivre la nouvelle direction que nous avions doute qu'un homme aussi dur mourir ferait un utile
adoptée, il était urgent de renouveler nos provisions de esclave, s'opposa au dessein de ses compatriotes. Après
route et par conséquent de rentrer dans la plaine où m'avoir complétement dépouillé, il me lia les mains der-
sous nos yeux un grand nombre de gamas se prélassaient rière le dos, puis me plaça sur un cheval aussi nu que
au soleil du matin. Plusieur" légèrement atteints, moi, auquel il m'assujettit étroitement par les jamhes.
grâce à la distance et à leur agilité, nous échappèrent; Alors commença pour moi un voyage vraiment terrible,
un seul, blessé de deux coups de feu, nous parut hors et je renouvelai, à un siècle et demi d'intervalle et à
d'état de fuir bien loin, et nous nous élauçâmes à sa l'autre bout du monde, la course épouvantable de Ma-
poursuite avec toute l'ardeur que nous permettait la fai- zeppa. La perte continuelle de mon sang me livra à une
blesse de nos jambes. Déjà sa course paraissait se ra- succession d'agonies et de faiblesses pendant lesquelles
lentir visiblement, et l'espoir de nous en rendre maitres je me trouvais ballotté de côté et d'autre comme un far-
grandissait d'autant, quand soudain au détour d'une deau inerte, au galop effréné du cheval samage qu'ai-
éminence nous virnes avec terreur un parti d'Indiens qui guillonnaient ses barbares maitres. Combien dura ce
étaient évidemment sur la piste d'une proie quelconque, :mpplice? Je n'en sais rien. Tout ce que je me rappelle
homme ou gibier. Regagner l'autre côté de la montagne c'est qu'à la fin de chaque jour on me déposait à terre
et notre hutte était ce que nous avions de mieux à faire. sans me délier les mains, les Indiens craignant sans
Nous fûmes assez heureux pour exécuter ce mouvement doute de ma part, malgré le triste état où je me trouvais,
de-retraite sans être vus. quelque tentative de fuite ou de suicide.
Pendant deux jours, tapis dans notre cachette, appré- Pendant tout ce voyage, qui me parut une éternité, je
hendant d'y être, d'un moment à l'autre, découverts et ne mangeai quoi que ce fîit, bien que les Indiens m'of-
assaillis par un ennemi sauvage et sans pitié, nous ne frissent de temps en temps des racines. Arrivé au camp
tardâmes pas à y être assiégés par la faim. Obligés de de la horde; lieu de notre destination, on enleva enfin
faire une sortie le troisième jour pour renouveler nos les liens étroits qui m'avaient torturé les pieds et les
tentatives de chasse, nous reprimes confiance et espoir mains au point qu'ils ne pouvaient m'être d'aucun usage.
en tirant à peu de distance une biche d'assez belle taille. Incapable de me mouvoir je restai étendu sur la terre, au
Déjà je la chargeais sur mes épaules, lorsque les Indiens, milieu de mes ravisseurs; hommes, femmes et enfant5
fort nombreux cette fois, surgirent comme par enchan- me contemplaient avec une curiosité farouche sans qu'un
tement de tous les plis du terrain, et se livrant à une seul d'entre eux cherchât à me procurer le moiodre sou-
joie féroce, poussant des cris gutturaux, et brandissant lagement. Le soir seulement on me présenta de la nour-
leurs lances, leurs boules et leurs lazos, nous entourè- riture à laquelle je ne me senlis encore ni le besoin ni
rent de toutes parts. Rien n'est plus bizarrement triste la force de faire honneur; c'était de la viande crue de
que l'aspect de ces êtres à demi nus, montés sur des cheval, prim:ipal aliment de ces nomades.
chevaux ardents qu'ils manient avec une sauvage pres- La nuit qui suivit, un monde de pensées m'accabla;
tesse, que la couleur bistrée de leurs robustes corps, leur dans mon insomnie j'avais toujours présent à la pensée
épaisse et inculte chevelure, tombant tout autour de leur la mort de mon compagnon, et je formais mille conjec-
figure et ne laissant entrevoir, à chacun de leurs brus- tures sur la destinée que me réservaient les Indiens. La
ques mouvements, qu'un ignoble ensemble de traits hi- plus grande probabilité me paraissait être qu'ils me gar-
deux auxquels l'addition de couleurs voyantes donne une daient pour <luelque solennel supplice. Cependant, il n'en
expression de férocité infernale. Le résultat d'une lutte fut rien; sans avoir la moindre pitié pour ma triste posi-
entre nous et cette bande ne pouvait être douteux; nous tibn, dont ils se riaient, ils me laissèrent pendant quel-
jugeant sans espoir et regardant la mort en face, nous ques jours sans rien exiger de moi. Je pus ainsi donner
nous serrâmes la main en nous exhortant à une bonne quelque repos à mon corps et voir l'état de mes
et commune défense puis nous fimes feu sur les plus blessures s'améliorer un peu. Mais la nudité complète à
avancés de nos ennemis. Un d'eux fut blessé, mais sa laquelle j'étais condamné ne tarda pas à me devenir très-
chute n'arrêta pas ses compagnons qui se ruèrent en sensible. A dormir sur la terre sàns abri, sans couverture,
LE TOUR DU MONDE. 247

mon malaise augmenta, et je gagnai des douleurs aiguës Inutile de dire que la manière de vivre de tous les no-
dans tous les membres. Puis à son tour vint la faim; et mades diffère en raison des nombreuses variétés (1 la
après avoir tenté de me nourrir d'herbes et de racines, nature du sol et de celle du climat. Les uns, résidant
je dus me résigner à ne dévorer que,de la-chair san- dans la portion septentrionale la plus tempérée des pam-
glante comme font les Indiens eux-mêmes. Chaque fois pas, sont à demi vêtus et se ressentent du voisinage des
que 'j'achevais un si répugnant repas, le cœur me man- populations chiliennes et argentines arec lesquelles ils
quait"; ce ne fut qu'à la longue que je parvins à sur- sont alternativement en paix ou en gùerre. Les autres
monter l'horreur que ce genre de vie m'inspirait. ( Patagons), fort éloignés des premiers, n'ayant sous
Que de fois encore, mon morceau de chair crue à la leurs yeux que les rivages de la nier ou l'immensité de
main et réduit à disputer chaque bouchée de cet ef- leurs steppes stériles, vivent à l'état nomade dans toute
froyable mets aux chiens affamés qui m'entouraient, je sa rudesse primitive.
me suis laissé aller à établir mentalement une compa- La tribu anx mains de laquelle le sort m'avait livré
raison entre cet ignoble repas et la table élégamment était celle des Poyuches qui errent sur la rive méri-
ornée, couverte de linge éblouissant, de riches porce- dionale du Rio Negro, depuis le voisinage de l'ile Pa-
laines et de brillants cristaux autour de laquelle nos chéco jusqu'aux pieds des Cordillères.
heureux d'Europe, dégustant avec insouciance les mets Toutes les tribus de ces régions et même les Arau-
les plus délicats, les vins les plus généreux, font assaut canos (Indiens chiliens vivant à l'instar des chrétiens),
de saillies spirituelles et de doux propos parlent la même langue, depuis le détroit de Magellan
jusqu'aux environs de Mendoza., San Louis, Rosario et
En quellesmainsj'étais tombé. Les Indiensdes pampaset de la Buenos-Ayres. Cependant il en est de leur idiome
Patagonie. Identitéde leurs idiomes,de leurs croyancesreli- comme de tout autre, c'est-à-dire qu'on y rencontre des
gieuseset deleur enre de vie Mœurset coutumes. Repas.
Prières. Ivresse. Exerciceset costumesdes deuxsexes. patois différents qu'il est facile de comprendre quand
on sait la langue mère. Celle-ci s'est conservée presque
A l'époque oit le soleil ~aese couch.ait pas suu les do- pure dans la Pampa, chez les Àraucanos et les Ma-
des monarqtces espzagzzols,les vastes plaines qui mouelches (peuplade des pays boisés).
se déroulent entre Buenos-Ayres et le détroit de Magel- Une partie de ces tribus vit de pillage ce sont les
lan d'un côté, et de l'autre entre l'Atlantique et le pied Pampéros, les Mamouelches et les Puelches (tribu pa-
des Andes, étaient censées faire partie de la n,!ice-no~auté tagone).
de la Plata, bien que la plupart des nomades qui les Les autres n'ont d'autres ressources que celles que
occupent fussent alors, comme à présent, libres de tout leur offre'n la nature et leur adresse; elles sont généra-
joug. Aujourd'hui une ligne flexueuse déterminée à lement fort pauvres, mais supportent avec courage leur
l'est par la Cordillera de Médanos et le Rio Salado au misère et les privations auxquelles les soumettent les
nord par le Rio Quinto, le Cerro Verde et le cours en- mauvaises saisons.
tier du Diamante qu'elle remonte jusqu'au sein des Les fréquentes invasions qu'opèrent les Indiens sur
Apdes, forme la limite commune de la confédération toutes les frontières des républiques de la Plata et du
Argentine et de la Pampa indépendante. Au sud du Rio Chili ont principalement pour but d'entraver les négo-
Negro commence la Patagonie. ciations des chrétiens et de les piller, afin de s'enrichir
,Trois ans de séjour forcé dans ces régions m'ont mis d'animaux en état de leur rendre service, sans être obli-
à même d'y connaitre trois groupes distincts de popula- gés de les dompter eux-mêmes, puis de se venger de la
tion, dont chacune correspond à une division naturelle pauvreté à laquelle les ont soumis les Européens, en
du sol. Dans la zone de l'est, qui va du Rio Salado au s'emparant de leur territoire. Ils ont voué une haine
Rio Negro, vivent les Pampéros proprement dits, divisés implacable à tous les blancs, et ils les tuent de la ma-
en sept tribus. nière la plus barbare, n'épargnant que les enfants et les
La région boisée, qui s'étend entre les lacs de Bé- jeunes femmes, qu'ils réservent à une ignoble captivité.
védéro et d'Urre Lafduen, ainsi que le long des cours Les croyances de tous ces sauvages sont identiques
d'eau qui remontent de ce dernier lac jusqu'au Rio Dia- comme leur langage; ils reconnaissent deux dieux ou
mante, est la terre de parcours des Mamouelches, qui êtres supérieurs, celui du bien et celui du mal. Ils ad-
forment six tribus désignées par les appellations de Ran- mirent et respectent la puissance du bon (Vitaouentrou)
queuls-tches, Angneco-tches, Catrulé-Mamouel-tches, sans avoir aucune idée fixe sur le lieu où il peut résider.
Guiné-Ouitrou-tches, Lonqueuil-Oultroti-telies et Re- Quant à celui du mal (Houacouvou), ils disent que
nangneco-telies.. c'est lui qui rôde à la surface de la terre et commande
Enfin au midi du Rio Negro, fleuve étroit mais pro- aux esprits malfaisants ils le nomment aussi Guali-
fond, dont le cours est plus long que celui du Rhin ou chu, « la cause de tous les maux de l'humanité. » On
de la Loire, j'ai compté neuf tribus de Patagons, dont trouve encore chez eux des devins des deux sexes qui
;voici les noms 1° Poyuches 2° Puelches; 30 Cailli- prédisent l'avenir; mais leur prétention de voir jus-
héchets'; 4° Tchéoue tches 5° Cangnecaoué tches qu'aux entrailles de la terre se perd de jour en jour.
6° Tchao tches 7° Ouili tches 8" Dilma tches Il n'y a aucun prêtre. Les pères et mères transmettent
go Yakah-natches. leur religion à leurs descendants.
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LE TOUR DU MONDE. 249
Jamaisuude ces Indiens- ne boit ni né mange -sans votrey, fille enteux, corné qué hiloto, corné quéptoco,
avoir préalablement offert à Dieu la première part. Il se cher ami, tous les jours, d'une bonne nourriture, de la. bonne eau,
tourne vers le. soleil, envoyé de Dieu, en déchiquetant corné qué omaotu. Pavré laga intché, hilo to élaérny?
d'un bon sommeil. Je suis pauvre, moi, as-tu faim ?
un peu de viande ou renversant un peu d'eau. Il ac-
tefa quinié vousa hilo, hiloto tu fignay.
compagne cette action des paroles suivantes, dont la
formule sans être fixée varie très-peu tiens,roilàunpanvremander, mange si tu reux.

Oh chachai, vita ouéntrou, reyne mapo, frénéan Après avoir pris son repas, il prépare un peu de tabac
Oh! Père, grandhomme,roideee6leterre,fais-moifaveur, avec de la fiente de cheval ou de vache, bourre une petite

M. Guinnardenleve par les sauvages.

pipe en pierre creusée par lui-même se couche sur le l'abandonnent, il est dans une ivresse voisine de l'exta~e
ventre et hume sept à huit bouffées coup sur coup, pour et agité de mouvements convulsifs qui le font renâclel'
ne les rendre par les narines que lorsqu'il lui est impos- bruyamment, en même temps que la salive s'échappe
~ible de les garder plus longtemps..Il est alors effrayant .à flots des.es lèvres entr'ouvertes, et que ses pieds et
à voir. Ses yeux se retournent, on n'en aperçoit plus ses mains sont agités d'un mouvement analogue à celui
que le blanc; ils se dilatent à tel point qu'on les pourrait d'un chien à la nage.
croire prêts à sortir de leur orbite; la pipe s'échappe Cet abominable état d'abrutissement volontaire fait le
de ses lèvres,qui ne peuvent plus la retenir; les forces bonheur des Indiens et est l'objet de leurs sympathics

M. Guinnard disputant aux chiens sa nourriture.

respectueuses; car ils n'auraient garde de troubler le momentanément au sommeil; les femmes, les enfants
fumeur auquel-ils apportent de l'eau dans une corne de même prennent part à ce plaisir sans que nul songe à
boeuf qu'ils plantent dans le sol à côté de lui. Leur dieu, s'y opposer.
selon l'habitude, a participé à cette réjouissance, car, au Qu'ils vivent dans le voisinage des Hispano-Améri-
préalable, il lui a été offert trois ou quatre petites bouf- cains ou dans les solitudes de la Patagonie, sous les
fées accompagnées d'une prière mentale. premiers contre-forts boisés dcs Cordillères ou sur le sol
Après avoir bu l'eau apportée, le frimeur, faisant un nu et alcalin de la Pampa, tous ces nomades mènent un
demi-tour sur lui-même, s'étend sur le dos pour se livrer genre de vie presque uniforme; leurs occupations sont
250 LE TOUR DU MONDE.
la éhàsse, le pillage, la surveillance de leurs animaux de laquelle ils pratiquent une ouverture- pour passe la
domestiques, l'équitation, le maniement de la lance, tète, une autre pièce de petite dimension leur serre la
'des boules, de la fronde et du lazo. La plupart des Pam- taille; leur tête est entourée d'un lambeau d'étoffe qui
péros possèdent aujourd'hui des ustensiles de cuisine maintient leur chm'elure séparée en avant et qui leur
provenant du butin de leurs expéditions de pillage et retombe à lmgs flots sur les épaules. Ils s'épilent avec
qui leur servent à la préparation des viandes. Les'fem- soin tout le corps, sans mème épargner les sourcils. Ils
mes que regarde ce soin évitent de trop faire cuire les se peignent la figure à l'aide de terres volcaniques que
aliments; elles mettent de l'eau dans un vase, la font leur appqrte:it les Araucanos dans leurs visites annuel-
chauffer, y plongent des morceaux de viande qui, lors-- les. Les couleurs employées ~~arientselon les goûts;
qu'ils blancbissent, sont immédiatement retirés comme celles qui dominent le plus sont le noir, le rouge, le
suffisamment cuits et mangés aussitôt avec un peu de bleu, le blarc.
sel, car l'usage de ce condiment leur est connu. Dans Les femmas s'entourent la taille d'une pièce d'étoffe
les tribus soumises on voit les Indiens manger de la fabriquée par elles avec la laine de leurs moutons, quand
viande bien rôtie ou bien cuite, mais cependant, comme elles n'ont point quelques lambeaux d'étoffes provenant
ceux de l'intérieur, ils considèrent comme un régal de des razzias de leurs époux. Ce vèteinent les couvre gé-
dévorer crus le poumon, le foie et les rognons de tous néralement depuis les épaules jusqu'au-dessous des ge-
les animaux, dont ils boivent en outre le sang chaud ou noux, et ressemble à un fourreau d'où sortent tête, bras
caillé. et jambes, sans harmonie et sans art. Ce costume est
Les habitations sont des tentes en cuir que ces sauva- fixé à sa partie supérieure par une broche ( toupou)
ges transportent dans leurs migrations. Leur costume se en argent, dont la grande tète ronde et plate rappelle le
compose d'une pièce d'étoffe quelconque dans le milieu fond d'une casserole'bien étamée. A la hauteur des han-

Ai. Guinnard gardant les troupeaux des Patagons.

ches, une ceinture en cuir cru ornée de dessins de di- Si peu élevé que soit le chiffre de la population que
verses couleurs, fortement serrée, achève de maintenir je décris, surtout relativement à l'espace immense qu'elle
leur vêtement; comme les hommes, elles s'épilent le occupe, ce chiffre qui ne dépasse certainement pas
corps, les sourcils, et se peignent la figure, dont le bizarre 40000 âmes, tend à décroître d'année en année, et
'et dur aspect est rehaussé d'une parure en perles gros- cette décroissance doit frapper principalement les tribus
sières, espèce de résille qui maintient leurs cheveux sé- du Nord les Pampéens proprement dits, parmi lesquels
parés en deux nattes fort longues qui leur tombent jus- les femmes mnt en minorité par suite des guerres à ou-
qu'aux reins. Des boucles d'oreilles carrées et d'une trance que leur firent les Gauchos de Rosas il y a une
grande dimension achèvent de les parer selon leur goût; trentaine d'années. Réduits à fuir, les indigènes se ré-
les plus jeunes portent également aux poignets et au- fugièrent près des Cordillères environnant le Chili, dans
dessus des chevilles, des' bracelets à demeure, faits de le voisinage des Araucanos, chez lesquels demeurèrent
perles gl'Ossièl'8s, de plusieurs couleurs, enfilées dans la plupart de leurs femmes. Le petit nombre de celles
des fibres tirées de la viande. Le physique de la femme qui restèrent fidèles fut loin de suffire aux Pampéens
se rapproche beaucoup de celui de l'homme; on en lorsqu'ils re`~inrent habiter leurs anciens terrains de par-
trouve cèpendant quelques-unes qui ne sont pas aussi cours, et malgré la quantité de captives qu'ils font fré-
laides; elles émanent des races indienne et chrétienne, quemment, la moyenne est encore de nos jours d'une
la plupart filles de captives. femme contre cinq hommes; chez les Araucanos, par
Les femmes savent manier la lance, les boules et le contre-coup les femmes sont en majorité. Les mœurs
lazo aussi bien que les hommes, et montent à cheval des Pampéens autorisent la possession de plusieurs fem-
à leur instar. mes; il en résulte que les plus riches d'entre eux en
LE TOUR DU MONDE. 251
possèdent un certain nombre et que la majeure partie, tais de comprendre ce que me disaient les gens dont dé-
trop pauvres pour se passer le luxe d'une compagne, res- pendait ma destinée, et qui me faisaient expier mon
tent célibataires. ignorance par de mauvais traitements. Je ne pouvais
faire un pas sans être accompagné d'un ou plusieurs
Aspectdes pampas. Mesoccupationsd'esclave. La chasse.
Le jeu et l'ivrogneriechezles Indiensde la Patagonie. Indiens; si je paraissais plus triste que de coutume, ils
me menaçaient et de la voix et du geste, dans la pensée
D'après le peu que je viens d'en dire on comprend que je machinais une évasion; la nuit même, ils ve-
que les nomades des pampas sont dignes du sol qu'ils naient me toucher pour s'assurer de ma présence. Il
occupent. arriva un moment où je dus prendre part à leurs tra-
Rien n'est plus triste que ces vastes plaines, dont la vaux, qui consistent à monter à cheval pour surveiller
solitude n'est animée de loin en loin que par les trou- le bétail, charge qui me fut donnée jusqu'à nouvel ordre.
peaux des Indiens et par quelques groupes nomades de Il me fallait rester sans cesse près des animaux et les
ceux-ci qu'on reconnait de loin à leurs lances ornées de amener soir et matin en leur présence pour qu'ils en vé-
plumes de nandou. Le jour, le cri aigu de quelque oiseau rifiassent le nombre; si le malheur voulait qu'il en man-
de proie s'ahattant sur un cadavre en putréfaction, ou quât, les mauvais traitements ne se faisaient pas attendre.
bien, la nuit, les rugissements du puma et du jaguar Lorsque je sus convenablement manier un cheval et les
affamés, telle est, avec les mugissements du vent, armes indiennes, on me fit participer aux chasses au nan-
l'harmonie des pampas. dou (autruche américaine) et au guanaco, exercices qui
Je fus bien longtemps à me faire à la vie d'esclave. devinrent plus tard une véritable distraction pour moi.
Ma position s'aggravait encore de l'impossibilité où j'é- La plus grande occupation des Indiens est la chasse;

Ivresse des fumeurs patagons.

ils s'y livrent toute l'année, mais ils y apportent plus courts intervalles que se sont ménagés les chasseurs
d'ardeur aux mois d'août et de septembre printemps afin de pouvoir leur lancer une multitude de boules qu
de l'hémisphère sud, dans le double but de rapporter rarement manquent leur but. Les animaux pris sont
de jeunes pièces de gibier. et des œufs de perdrix et dépouillés avec une dextérité incroyable, ce qui permet
d'autruches. Le gibier est destiné particulièrement aux aux chasseurs de continuer leur exercice jusqu'au mo-
enfants les oufs sont mangés en commun dans la ment où le cercle tellement rétréci mette en présence la
famille ils les ouvrent comme on fait d'un oeuf à la masse des Indiens. Rarement ils reviennent près de
coque, les posent debout dans un brasier préparé avec leurs familles sans avoir pris sept à huit pièces de gibier.
de la fiente et mêlent le jaune et le blanc au fur et à Les Indiens Chéuelches, une des tribus patagones,
mesure que la cuisson s'opère. Pour chasser l'autruche bien que n'ayant pas à leur disposition le secours des
et le gama, ils s'assemblent en grand nombre et s'en chevaux, n'en sont pas moins d'habiles chasseurs. Ils
vont cerner un espace de deux ou trois lieues. Lorsque opèrent à pied la mème manoeuvre que les autres.
chacun est à son poste, à un signal donné, ils marchent Les hommes et les femmes d'un âge avancé sont
tous lentement vers le centre du cercle qu'ils forment, chargés du soin de dépouiller et de transporter à dos le
jusqu'à ce que la distance qui les sépare les uns des produit de la chasse, qui consiste en chameaux de petite
autres ne soit plus que celle de'sept à huit longueurs taille et en gamas et autruches attrapés au lazo, ou at-
de cheval. Ils s'arrêtent alors les boules à la main. A teints de la boule, ou bien encore de la flèche.
leurs cris, les chiens qui les accompagnent s'élancent Chaque retour de chasse est pour les Indiens une oc-
pour harceler les autruches et les gamas ainsi renfer- casion de se livrer à leurs deux passions favorites, le jeu
més, lesquels, en cherchant à fuir, passent entre les et l'ivrognerie.
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254 LE TOUR DU MONDE.
Les Indiens sont, malgré leur apparence grave, des de près la fin de la partie, car, les trois quarts du temps,
joueurs incarnés. le perdant se refuse à donner l'objet perdu.
Dans de certaines tribus rapprochées des Hispan9- Sans exception de tribu, de rangs, de sexe ou d'âge,
Américains, ils jouent aux cartes espagnoles, mais nul tous les Indiens aiment à s'enivrer; ceux qui peuvent se
d'entre eux ne saurait être plus consciencieux que des procurer des boissons alcooliques, en font un fréquent
grecs de profession. Ils font des marques presque im~ usage, sans que leur santé en souffre aucunement. Ils
perceptibles dans les angles de chaque carte. Grâce à se soumettent facilement à un voyage de dix ou quinze
leur excellente vue, rien qu'en mêlant le jeu, ils distin- jours, pour aller à l'établissement américain le plus voi-
guent les bonnes des mauvaises et ils sont si adroits sin, où ils peuvent sans crainte pénétrer, échanger des
dans la manière de les donner, qu'ils se réservent tou- cuirs de différentes natures et des plumes d'autruche
jours les bonnes. Celui qui a la priorité, se con,idère pour du taba'~ (pitrem) et de la boisson (poulcou). Pour
comme ayant bien gagné, en raison des difficultés qu'il transporter les lidueurs ils ont coutume d'employer
a dû surmonter pour extorquer à son adversaire soit une les cuirs de moutons qu'ils dépouillent fort adroitement
paire d'étriers ou d'éperons d'argent. par le cou, de manière à en faire des outres, desquelles
Les autres jeux qui leur sont propres et qui sont le une seule goutte ne saurait sortir. Ils se servent aussi
plus en vogua chez eux, sont la tchoëcah ou oui~~tou et des peaux de cuisses d'autruches, mais ils préfèrent
les dés (jeu de noir et blanc). celles des moutons, parce qu'elles contiennent beaucoup
Dans le jeu du tchoëcah, chaque homme armé d'une plus et qu'elles résistent mieux au galop du cheval sur le-
canne recourbée à l'une des extrémités, le corps entiè- quel elles sont fixées par des sangles fortement apprètées.
rement bigarré de couleurs, les cheveux relevés et fixés Lorsqu'ils sont de retour, à peine si les femmes ont
par un lambeau d'étoffe, cherche pour adversaire un de déchargé les chevaux, qu'une foule nombreuse s'assem-
ses congénères disposé à exposer un enjeu équivalant au ble pour participer à l'orgie et à la distribution de ta-
sien un parti dépose sa mise d'un côté, et l'autre à bac qui a lieu. Cependant cette habitude de partager ce
l'opposé. La longueur de l'emplacement est calculée se- qu'ils possèdent n'est pas d'obligation stricte car quel-
lon le nombre des joueurs qui prennent place par couple ques-uns ne se montrent pas aussi généreux, et n'en-
de partenaÜ;es, vis-à-vis l'un de l'autre. Une petite boule courent pour cela aucun reproche, Malgré l'extrême
de bois est placée entre les deux formant le centre de la chaleur qu'il fait dans ces parages, hommes et femmes
ligne. Ceux-ci croisent leurs cannes, la partie courbe re- boivent de fréquentes et copieuses rasades souvent réi-
posant sur le sol, de manière qu'en les tirant fortement térées. Quand l'ivresse est à son comble, ils deviennent
à eux, ils font rebondir la boule prise entre les parties furieux et s'entre-battent, sans distinction de sexe, si le
l'ecourbées. Une fois lancée, c'est à qui la rattrapera au mot ouii1caës (chrétiens) est prononcé; ce désordre
vol, soit pour lui donner un nouvel élan avec la canne cesse à grand'peine, quand quelques-uns, moins ivres
dont ils se servent comme d'une raquette, soit pour la ou plus raisonnables, parviennent à désarmer les mu-
détourner et lui faire prendre une route opposée à celle tins, qui s'entre-tueraient infailliblement. Pendant plu-
que cherche à lui donner le parti contraire. Si celui sieurs jours sans désemparer, ces gens boivent de cette
qui, dans l'int~rêt de son parti, doit la faire aller à façon, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de quoi continuer.
droite, la fait aller à gauche, il est immédiatement forcé Il se passe quelquefois bien du temps sans que les
de se tirer les cheveux avec le premier venu de ceux Indiens puissent se procurer du otiiiicaës poulcou, ou
auxquels il a fait tort. de la boisson de chrétiens; cela ne les empoche pas ce-
Rarement 'ces divertissements se passent sans jambes pendant de s'enivrer, car si la nature du sol les prive de
ou bras cassés, ou même tètes grièvement lésées. Je certains fruits qu'ons'attendrait volontiers à trouverdans
ne tiens pas compte des coups de fouet que les ju- ces vastes champs, elle leur en donne deux fort curieux
ges du camp déchargent du haut de leurs chevaux sur le piquinino et l'algarrobe, fort connus en Amérique.
les comba~tants fatigués pour leur rendre force et vi- L'algarrobe (soë) a l'apparence de cosse de haricot,
gueur. et renferme une graine fort dure. Cueilli à maturité, ce
Le jeu de dns, ou plutôt le jeu de blanc ou noir, se fruit, écrasé entre deux pierres et mis dans une poche en
compose de huit petits carrés d'os noircis d'un côté, et se cuir où il est recouvert d'eau, leur donne par la fermen-
joue à deux. Un cuir est placé entre les joueurs, afin tation une boisson dont ils s'enivrent fort bien; elle leur
que leurs mains puissent facilement saisir d'une seule donne des coliques et leur contracte les nerfs d'une façon
fois ces petits carrés qu'ils laissent retomber, en criant étrange. Le fruit mangé à son état naturel a un goût
très-fort, et en se frappant dans les mains, de manière à acidulé, et parait fort sucré; mais quelques instants
s'étourdir' mutuellement. Toutes les fois que le nombre après, une brûlante sécheresse vous agace la bouche à
des noirs est pair, le joueur peut recommencer jusqu'à tel point qu'on est plusieui s Jours avant de pouvoir man-
ce qu'il devienne impair, alors l'autre prend son tour. ger sans douleur.
La partie pourrait durer éternellement; mais, fatigué et Le trulca ou piquinino est un petit fruit ou rouge ou
étourdi, l'un des deux devient la proie de l'autre qui, noir, de forme ovale et de la grosseur d'un pois; il est
doué de plus de sang-froid, marque souvent double à fort agréable et doux. L'arbrisseau qui le donne est très-
l'insu de son compagnon et le gagne. Des rixes suivent touffu de bl'anches; ses feuilles sont nombreuses, mais
LE TOUR DU MONDE. 255

excessivement petites; en outre, les plus grosses comme vage bigarrée de couleurs, les hommes pirouettent sur
les plus petites sont hérissées d'un nombre incalculable eux-mêmes en boitant de la jambe opposée de celle de
de petites épines, qui sont un obstacle pour cueillir les la femme, et souffle¡¡t à pleins poumons dans un mor-
fruits. Le moyen qu'emploient les Indiens est très-sim- ceau de jonc creusé qui rend le son d'une formidable
ple et commode. Ils déposent au pied de l'arbrisseau un clef. Cet ensemble est de l'effet le plus original, vu la
cuir sur lequel tombent les fruits air fur et à mesure contrariété des momements de part et d'autre.
qu'ils frappentlégèrement chaque branche, à l'aide d'iin A un signal du cacique prrsidant cette fête, des cris
petit bàton. Après avoir vanné soigneusement le trulca, d'alerte retentissent, les hommes sautent vivement à
ils le mettent dans de petits sacs en cuir placés de cba- cheval, interrompant ainsi brusquement la danse pour
que côté de leurs chet-aw. Au mouvement du galop, ces se livrer à une fantasque cavalcade, qui fait trois fois le
fruits se meurtrissent et rendent un sirop qui a la cou- tour de l'emplacement de la fète. Dans les intervalles que
leur du vin le tout est transvidé dans un cuir propre à laissent ces courses effrénées, chacun se rend visite dans
en recevoir une grande quantité. Lorsque la f~rmentation l'espoir de déguster un peu de laitage pourri dans un
s'opère, une liclueur délicieuse est obtenue ils la dé- cuir de cheval, mets des plus friands selon eux, et, qui
gustent avec délices; leurs tètes s'lchauffl'nt, mais leurs leur procure cependant le doux effet d'une copieuse mé-
viscères n'en soufl'rent nullement, tandis que le fruit decine. Le quatrième jour, dès le grand-matin, un jeune
mangé en trop grande quantité affecte ceux-ci d'une cheval et un bœuf donnés par les plus riches d'entre
irritation à laquelle les Indiens ne peuvent remédier eux sont sacrifiés ~à Dieu, apl ès qu'on les a renversés
qu'en avalant force graisse de cheval. sur le sol, la tête tournée du côté du levant. Le cacique
Les Indiens observent deux fètes religieuses la pre- désigne un homme. pour opérer l'omerturede la poi-
mière, qui a lieu dans l'été, est consacrée au dieu du trine de chaque victime et en extirper le coeur qui, pal-
bien (Üta-ouentrou); la seconde qui a lieu dans l'au- pitant encore, est suspendu à une lance. Alors la fuule
tomne, est célébrée en l'honneur de Houacouvou, com- empressée et curieuse, les yeux fixés sur le sang qui
mandeur des esprits malfaisants. coule d'une large incision, tire des augures qui presque
A l'égard de la première, ils se réuni::osent tous d'a- toujours sont à son avantage, et se retire dans son lieu
près l'avis qui leur en est donné par leurs caciques réci- d'habitation, pensant que Dieu lui sera favorable dans
proques. Les préparatifs se font avec toute la pompe re- toutes ses entreprises.
ligieuse dont ils sont capables, se graissant les cheveux La seconde fête a pour but de conjurer Hottacotivoti,
et se peignant la figure avec plus de soin que de cou- directeur des esprits malfaisants, à seule fin qu'il éloigne
tume. Leurs vêtements se composent, pendant ces grands d'eux tous maléfices.
jours, de tous les objets volés aux chrétiens et con- Comme dans la première fète, les Indiens se parent
servés à cet effet avec le plus grand soin. Les uns sont de leur mieux et s'assemblent par tribus, chaque caci-
revêtus d'une chemise qu'ils ont soin de laisser flotter que en tête, La réunion de tout le bétail a lieu en
en dessus des mantes qui leur entourent la taille; d'au- masse les hommes forment alentour un double cercle,
tres, n'ayant lioint de chemises, étalent avec orgueil à marchant sans cesse en sens contraire, afin qu'aucun de
l'admiration de tous un mauvais manteau espagnol ou ces fougueux animaux ne s'échappe; ils invoquent
une courte veste que n'accompagne pas un pantalon Houacouvou à haute voix et renversent goutte à goutte
d'autres enfin, couverts d'un mauvais pantalon souvent du lait fermenté que leur donnent les femmes, en même
mis sens devant derrière,. sont coiffés soit d'un képi sans temps qu'ils font le tour des animaux. Après avoir réi-
visière ou d'un chapeau à haute forme. Rien n'est plus téré trois ou quatre fois cette cérémonie, ils jettent t
comique que ces accoutrements bizarres, portés par des sur les animaux ce qui reste de laitage, afin, disent-ils,
hommes dont la gravité habitueile se maintient même de les préserver de toute maladie; après quoi, chacun
pendant le cours de cette fête durant laquelle il est iu- sépare son bien et le conduit à quelque distance, pour
terdit de rire. revenir ensuite s'assembler de nouveau autour du caci-
Les hommes se placent sur une seule file faisant que qui, la suite d'un long et chaud discours, les e1:-
face au levant, et plantent leurs lances sur un front dont gage à se préparer promptement à aller chez les chré-
la régularité parfaite flatte le coup d.'œil; les femmes tiens augmenter leur hutin.
viennent prendre la place de leurs maris qui, après Chacun reconnaissant la sagesse d'un tel conseil, agite
avoir mis pied à terre, s'en reviennent former un se- ses armes en priant Houacouvou de les bénir et d'en
cond rang derrière elles. La danse commence alors, sans faire dans leurs mains des instruments de bonheur pour
changement de place autrement que de droite à gauche; leur tribu et de malheur pour les chrétiens,
les femmes chantent et s'accompagnent en frappant sur A. GUILV1VARD.
un tambour en bois recouvert d'une peau de chat sau- (Ga.yt à la prochaineliuraisov.)
Le sacrifice du cheval chez les Patagons.
Danseurs patagons (p. 255).

I V. 95C! LIV. 17
258 LE TOUR DU MONDE.

TROIS ANS DE CAPTIVITÉ CHEZ LES PATAGONS,


PAH 11I. A. GUIJ'lNAnD 1.

18~G-I859. TEXTE ET DESSINS IPIED1T5.

Les femmes en Patagonie. Recherche, fiançailles et mariage. Divorce. l'\ais,aLce, la ~~iede l'enfant discutée par le père et la mère.
Percement de l'oreille. Funérailles.

Chez les peuples dont je viens d'8squisser les traits fille, ayant :;oin de prendre avec eux le cuir de la jument
principaux, que peut être le mariage? pour l'homme ce mangée le matin il leur al'l'irée l'endroit habité par
n'est rien de plus qu'un trafic ou échange d'objets et le gendre, ils en font cadeau ait jeune ménage en l'en-
d'animaux divers contre une femme. Dans ce marché, gareant se construire un abri.
les parents ne livrent l'ôbjet marchandé qu'autant que Pendant les juurs suicants, une foule de curieux se
l'acheteur est riche et généreux. succèdent sans relàche anlirès du nouveau couple, s'en-
Le Pa~agon qui, voulant se marier, a jeté son dévolu quérant près de la femme des qualités du mari, et près
sur quelque fille de son voisinage, s'en va visiter tour à de celui-ci, de celles de sa compagne. Les questions sont
tour ses uombreut parents et amis auxquels il fait,part du fort étendues, d'une crudité et d'une iudiscrétion in-
désir qui l'anime chacun, selon son degré de parenté ou c:'oyables.
d'amitié, lui donne des conseils et son approbation, puis l'our s'acdnérir la réputation de honne et d'aimahle,
joint à un petit discours un don destiné à augmenter sa la nouvelle ma"iée doit être à mcme d'offrir à tous, soit
chance de réussite. Ces cadeaux se composent générale- de la viande, soit du tabac, en adressant à chacun quel-
ment de chevaux, de hœufs, d'étriers et d'éperous d'ar- ques paroles poliss, fi.~t-cemême à ses ennemis, dans le
gent fort grossièrement faits, produits de leurs échanges cas où elle en aurai t.
avec les Indiens soumis. S'il arrire qu'après une cohabitation plus ou moius
Lorsque le jour de la demande est fixé, toute la famille longue, les époux ne peuvent sympathiser, ils se sépa-
du prétendant se réunit à lui, et se poster le soir à rent d'un commun accord sans que les parents fassent
portée de la demeure de l'objet convoité, de manière à de difficultés pour restituer les objets qu'ils ont reçus de
pouvoir dès le lendemain, à l'aube, surprendre à l'im- l'épouseur, et celui-ci n'li('2site pas non plus à leur en
proviste le père et la mère de la jeune personne et trai- laisser quelques-uns en dédommagement; mais ces cas
ter de la mission dont ils se sont chargés. sont fort rares, car les époux sont le plus sourent bien
Ils font la demande dans les termes les plus poétiques assortis de caractères.
et les plus délicats, ne se rebutant nullement de la mau- Dans les cas exceptionnels oit la séparation est récla-
vaise réception qui, les trois quarts du temps, leur est mée de la femme par suites de violences et de man-
faite; s'il y a quelque probabilité de succès, un d'entre vais traitements, les parents de la' plaignante se coali-
eux se détache et va prévenir le prétendant qui, selon les sent et s'arment pour la reprendre de viv·e foi'ce, ce qui
règles du décorum pampéen; a dir se tenir à l'écart avec devient la source d'une haine implacable des deux parts,
ses dons. Souvent son arrivée décide la chose, car la vue car alors non-seulement le mari perd sa femme, mais
des présents qu'il leur destine produit presque toujours on lui i-e[iciit encore plus des deux tiers des objets
sur ces gers cupides une réaction complète leur arro- qu'il a donnés pour l'obtenir.
gante fierté disparait sous un demi-sourire de satisfac- Cependant, si les causes des mauvais traitements que
tion qui entraine leur adhésion à l'hymen sollicité. Le l'Indien fait endurer à son épouse sont basés sùr son
reste de la journée se passe en famille. Une jument bien infidélité, son autorité et ses droits lui sont conservés
grasse, sacrifiée par le jeune époux, est en un moment il peut la mettre à mort ainsi que son complice, sans
découpée et préparée par les femmes. Aucun membre qu'aucune objection lui soit faite; mais plus générale-
de l'assemblée ne doit s'absenter jusqu'à la fin du repas, ment il préfère conserver son épouse et rançonner le
après lequel il ne doit rester de l'animal dévoré que les délinquant, qui a toujours le droit de racheter sa vie,
os et le cuir les os, bien soigneusement rongés, sont as- s'il en a le moyen. Mais souvent il arrive aussi, et j'en
semblés et enterrés dans un endroit en évidence, en sou- ai été témoin, que sans rimes ni raisons' l'accusation a
venir de l'union qui dès ce moment se trouve consacrée. é'lé faite par suite d'un calcul et d'une cupidité à la-
Chacun, après cette cérémonie, se prépare à suivre les quelle ne se peut soustraire l'accusé.
nouveaux époux, chez lesquels doit avoir lieu un renou- Les Indiens ne dispensent leurs femmes d'aucun tra-
vellement de banquet. Les parents accompagnent leur rail, même pendant l'époque de leur grossesse. On voit
sans cesse ces femmes occupées d'une chose ou d'une au-
1. Suiteet fin. page 241. tre, tandis que l'homme se repose pendant tout le temps
LE TOUR DU MONDE. 259

qu'il n'emploie pas à la chasse ou à la surveiHance de ses qui tombent dans la mèlée, sont rapportes chez eux,
animaux. Lorsqu'ils changent de résidence, c'est encore mais s'ils meurent pendant le trajet, ils sont enterrés
la femme qui se charge de faire et défaire la tente, et à la hâte et sans aucune cérémonie. Ceux qui meurent
qui porte les armes de son mari. sous la tente, au sein de leurs foyers, sont au contraire
Du reste la Providence, qui n'abandonne aucun misé- inhumés avec pompe.
rable, accorde à ces pauvres femmes d'accoucher avec Le corps, revêtu de ses plus beaux ornements, est
une facilité surprenante et sans le secours de qui que ce étendu sur un cuir de cheval; à chacun de ses côtés,
soit. Sitôt que l'enfant a vu le jour, elles se baignent sont placés ses armes et ses objets les plus précieux, tels
avec lui à l'eau froide, puis elles reprennent immédiate- qu'éperons, étriers d'argent, etc., après quoi, le cui r
ment le cours de leurs occupations journalières sans roulé sur lui-même est attaché fortement à de courts in-
qu'aucune indisposition soit jamais le résultat d'un pa- tervalles. On place ensuite le corps, ainsi envelopp'~
reil traitement. comme une momie, sur le cheval favori du défunt, au-
L'existence du nouveau-né est soumise à l'appréciation quel on a soin de casser préalablement la jambe gauche
du père et de la mère, qui décident de sa vie ou de sa de devant, afin que sa marche boiteuse ajoute encore
mort. S'ils jugent à propos de s'en défaire, ils l'étouffent à la tristesse de la cérémonie.
et le portent à peu de distance, oti il devient la pàture Toutes les femmes de la tribu se réunissant aux veu-
des chiens sauvages ou des oiseaux de proie.' Si l'inno- ves du défunt, poussent des cris perçants, et « les ai-
cent petit être est jugé digne de vine, il est l'objet, dès dent à pleurer; » le plus souvent, les hommes, après
ce moment, de tout l'amour de ses parents, qui, au be- s'être peint les mains et la figure en noir, escortent le
soin, endureraient les plus grandes privations pour satis- corps jusqu'à la prochaine éminence, au sommet de la-
faire ses moindres exigences. Jusqu'à l'àge de trois ans, quelle ils creusent la sépulture. Une fois que le corps
il est allaité par sa mère à quatre ans on lui perce les y est déposé et recouvert, ils abattent sur l'emplacement
oreilles; cette cérémonie, qui fait époque dans la vie des le cheval porteur des dépouilles mortelles de son
Indiens et remplace chez eux le baptême, a lieu de la maitre. Plusieurs autres animaux, chevaux:et moutons,
manière suivante. subissent le même sort; ils sont destinés selon la
Un cheval donné parle père à sou enfant, quel qu'en croyance,de ces gens, Il sel'l'ir d'aliments au défunt,
soit le sexe, est renversé sur le sol, les pieds fortement qu'ils prétendent n'avoir renoncé à la terre que pour
liés; l'enfant orné de peintures, et entouré de ses parents aller vivre dans un monde inconnu.
et de leurs amis, est couché sur le cheval par le chef de Tous les objets de non-valeur laissés par le défunt,
la famille ou celui de la tribu, qui lui perce les oreilles le cuir même qui lui servait d'abri, sont brûlés pour
avec un os d'autruche bien effilé; puis, dans chaque qu'il ne reste de lui aucun souvenir.
trou, l'opérateur passe un petit morceau de métal quel- Les femmes, après avoir beaucoup crié et pleuré plu-
conque destiné à agrandir.les ouvertures opérées. sieurs jours de suite, accompagnent la veuve au do-
Comme dans toutes leurs fêtes, une jument fait le micile de ses parents avec lesquels elle doit rester,
menu du festin, les proches parents se partagent les os pendant plus d'un an, sans contracter aucune autre liai-
des côtes, et chacun vient déposer celui qu'il a rongé son, sous peine de mort pour elle et pour son com-
aux pieds de l'enfant, s'engageant ainsi à lui faire un plice.
don quelconque. Pour clore la cérémonie, le personnage
Suitede ma captivité. Vendu et recendu. Idéesde fuite.
qui a opéré le percement d'oreilles fait à chacnn, avec
le même os d'autruche, une incision dans la peau de la Leçonsanglantede prudenceet de dissimulation. 1\O\l\'e11e5
penséesde suicide. Unmaître humai-l:par avarice.Razzias.
main droite, à la naissance de la première phalange de
l'index. Le sang qui sort de cette blessure volontaire est On comprend que ce ne fut pas, pour un esclave comme
offert à Dieu comme sacrifice propitiatoire. je l'étais, l'affaire de quelques jours, ni même de quel-
A partir de ce moment, on s'occupe de l'éducation ques mois, que de recueillir les diverses observations
de -l'enfant, et dès qu'il atteint sa cinquième année il que je viens de mettre sommairement sous les yeux du
monte seul à cheval et se rend déjà utile aux siens en lecteur. Tombé comme je l'ai dit aux mains des Poyu-
gardant le bétail; son père lui apprend à manier le elies, je fus d'abord entrainé dans les plaines froides,
lazo, les boules, la lance et la fronde. A dix ou onze ans, sauvages et stériles du sud, où les vents impétueux et
époque à laquelle il est aussi formé qu'un Européen de les révolutions subites de l'atmosphère, caractères inhé-
vingt-cinq ans, son instruction est complète il coopère rents aux extrémités polaires des grands continents, se
aux razzias et aux pillages. manifestent avec plus de violence peut-être que sur un
Les Indiennes suivent souvent leurs maris dans leurs' autre point péninsulaire dit globe. Après plusieurs mois,
expéditions de guerre, et pendant que ceux-ci sont aux vendu par mon premier maître à un second, puis cédé à
prises avec les soldats ou avec les fermiers, elles ras- un troisième, je fus, de vente en vente, de tribu en
semblent et entrainent les troupeaux avec prestesse, tribu, ramené vers le nord jusqu'en deçà dit Colorado.
aidzes de leurs enfants. Ces hommes sauvages ne man- Changer de place n'était changer ni de condition ni
quent ni de bravoure ni de hardiesse, et ne reculent d'occupations; mes jours s'écoulaient longs et tristes
point au premier choc d'un engagement sérieux; ceux bien des mois se passèrent avant que je fusse en état
260 LE TOUR DU MONDE.
de parler, même très-imparfaitement, la langue de mes mulation. n~ jeunes Argentins avaient été faits prison-
maitres. Je n'avais qu'une idée fixe, celle de fuir, mais niers comme moi; leur sort devait être le mien la
je ne la pouvais mettre à exécution, faute de renseigne- plupart d'entre eux, confiants dans leur habitude de s'o-
ments indispensables, que par la connaissance usuelle rienter dans les pampas voisines de leurs provinces
de ce barbare idiome. natales et dans leur adresse à dompter les chevaux,
Plus d'une année déjà s'était donc écoulée lorsqu'un tentèrent de recouvrer leur liberté; mais ces malheureux
incident tragique, affreux, vint me donner des leçons ayant été repris par les Indiens après une longue
de prudence et me commander la plus grande dissi- poursuite, f~.rent ramenés chez leurs maîtres, Condam-

La demande en mariage chez les Patagons (p. 258).

nés par ceux-ci à mourir, ils furent placés au milieu leur~ lances, et me menaçant de la même destinée, si
d'un cercle d'Indiens à cheval qui .les assassinèrent à je tentais de fuir. Force me fut de concentrer la hai-
coups de lances. Je vis les meurtriers retourner, en neuse doulenr que je ressentis de ne pouvoir secourir
poussant des hurlements de joie, la pointe de leurs ar- mes compagnons d'infortune, et mon hurreur pour leurs
mes dans chacune des blessures dont ils criblaient les bourreaux s'accrut en raison de l'énormité du crime
corps de leurs victimes. Ils vinrent ensuite défiler de- dont j'avais forcément été le spectateur.
vant moi, en me montrant avec affectation leurs armes, Dieu permit sans doute que le continuel souvenir des
le sang de ces infortunés fumant le long du bois de miens raffermit mon courage, car les terl'ibles épreuves

Cérémonie du percement de l'oreille chez les Patagons (p. 259),

que j'endurais ne firent qu'agrandir ma volonté de m'af- en ma présence, tant que je paraitrais ignorer leur lan-
franchir du joug infâme sous lequel j'étais tombé. gage, je me gardai bien de paraître tendre l'oreille à
Désormais je ne montrai plus qu'un visage calme et leurs convel'3ations qui, plus tard, selon ma,prévision,
impassible, ne donnant cours à ma douleur que dans les me furent d'un grand profit, car les renseignements uti-
rares instants où je me trouvais seul sous l'œil de Dieu. les que j'y puisai contribuèrent à mon évasion.
Je m'évertuai à apprendre l'indien; mes efforts furent Je vécus trois ans de cette vie cruelle, sans cesse ac-
récompensés par de rapides progrès; mais pensant avec cablé de pensées douloureuses et la plupart des nuits
raison que les Indiens continueraient à parler librement agité par des rêves terribles. Plusieurs fois je tentai de
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262 LE TOUR DU MONDI-

recouvrer ma chère liberté, mais chaque fois aussi des vêtements qu'ils avaient trouvés, étaient par eux gardés
obstacles imprévus s'opposèrent à ma réussite; peu s'en précieusement pour leur servir dans les fêtes et les as-
fallut même que je ne payasse de la vie ces essais infruc- semblées. Ils ne me firent pendant longtemps d'autre
tueux, et dans plus d'une occasion je dus entrer en lutte don qu'un lambeau de manteau provenant de quelque
avec mes assassins. Grâce à Dieu, en ces moments so- pauvre soldat tombé sous leurs coups.
lenuels le sang-froid ne m'abandonna pas, et chaque fois
des subterfuges plus ou moins plausibles, mais bien ex- Un morceaud~~ papierroulé par le vent des pampasme vaut l'of-
ficeriesecrétairedu cher de la tribu. Cettefonctionn'est pas
cusables dans ma position, me permirent d'échapper à sansdanger je ne tarde pas à rapprendre par ma condamna-
une mort certaine. A quatorze reprises, ayant ainsi tenté tion à mort. .Je m'enfuis chez le grand chef de la confédé-
de m'enfuir, et chaque tentative ayant accru la méfiance ration manwue1-tche. Je trouve auprèsde lui appui et jus-
tification.
des Indiens et aggravé ma captivité, j'eus l'idée de cou-
per court à mon supplice en mettant un terme à mon Quelque. papiers imprimés, ayant servi d'enveloppé
existence. Je m'étais à cet effet emparé d'un couteau et soit à du tabac ou à tout autre objet, et par eux jetés
je m'étais glissé inaperçu, du moins.je le croyais ainsi, air vent, me tombèrent entre les mains; je les lus main-
dans une excavation pierreuse creusée à l'écart dans,la tes fois avec bonheur; c'était pour moi une distraction
Pampa. J'avais imploré la clémence divine, et déjà je le- inespérée. L'n jour, je fus surpris dans cette occupation
vais le bras pour me frapper lorsqu'une main ennemie par quelques Indiens, qui manifestèrent une joyeuse
saisit à l'improviste l'arme suspendue sur ma poitrine. surprise de cette découverte et se hâtèrent d'en informer
C'était un Indien, c'était mon maitre qui, jugeant avec les chefs. D'abord fort inquiet de cette circonstance, je
raison que la mort me paraissait plus douce que le genre ne tardai pas à être rassuré par l'accueil intaité et pres-
d'existence auquel il me condamnait, ne vit dans ma l'é- que bienveillant qui me fut fait le soir lorsque je me
solution désespérée qu'un attentat à ses droits de pro- présentai selon l'habitude afin de soumettre à leur véri-
priétaire. Il me déclara que pas un de mes mouvements fication les animaux qui m'étaient confiés. A quelques
n'échapperait désormais à sa surveillance. Les servic'3s questions que m'adressa mon maitre, je compris qu'il
que je lui rendais avaient probablement quelque prix à était fier de posséder un esclave de ma valeur et que je
ses yeux, et il ne voulait à aucun prix être obligé à faire serais sans doute appelé à servir le cacique de la tribu.
lui-même ce qu'il me commandait journellement. En effet, l'occasion 8e présenta bientôt, car ces êtres
Les Indiens font de fréquentes razzias de bétail sur les grossiers, lorsqu'ils se sont bien repus pendant quelques
frontières des républiques hispano-américaines. Ils dé- jours des douceurs de la civilisation, se laissent tenter
ploient beaucoup d'adresse à donner le change aux quel- par le désir d'entretenir leur gourmandise et leur va-
ques soldats préposés à la surveillance des estancias. Un nité, et pour satisfaire ces passions ils recherchent tous
petit nombre d'entre eux menacent de certains points les moyens imaginables.
sans autre but que celui d'y attirer la force armée des Ainsi, ils vont de temps à autre offrir aux postes des
hameaux voisins, et leur masse se porte sur les endroits frontières une apparente soumission, pendant laduelle ils
privés de secours; ils les emahissent facilement, tuant font des ëchanges cle toute nature, tels que plumes d'au-
sur leur passa~e tous les hommes qu'ils rencontrent, sans truche, crins de.cheval et cuirs de toute espèce, pour
épargner les femmes âbées, Ils enlèvent les jeunes et les lesquels ils rapportent du table, du sucre et des boissons
enfants clu'ils coiidiiiseit dans le lieu qu'ils habitent, et alcooliques dont ils sort extrêmement friands. Ce fut en
font des premières leurs concubines et des enfants leurs semblable circonstance que je fus mis à l'épreuve comme
esclaves. Combien de malheureuses filles capturées par secrétaire dit chef. Malgré mon désir ardent d'écrire selon
ces barbares, et vendues aux tribus éloignées, achèvent ma pensée et ma conscience, il me fut impossible de le
dans un enfer terrestre, une vie souvent commencée sous faire je dus écrire ce qu'on m'ordonna, car la méfiance
d'heureux auspices. Elles sont, quoi qu'elles fassent, à de ces misérables est telle qu'à plus de vingt.reprises ils
tout jamais pe!'tlues pour leurs familles. Quant aux pau- me demandaient lecture de ma missive, et après quelques
vres enfants, ils grandissent dans l'ignoble existence des phrases écrites ils changeaient 11dessein leurs idées sans
nomades, oubliant jusqu'à leur langue maternelle; ils paraître y prendre garde, afin de mieux éprouver ma
sont à vrai dire assez bien traités des Indiens qui, en con- franchise; si j'eusse eu le malheur d'intervertir l'ordre
sidération de 1'extrème jeunesse dans laquelle ils étaient des mots, il m'eût été impossible de le leur cacher, tant
lors de leur captivité, leur pardonnent d'ètre nés chré- est fidèle leur prodigieuse mémoire. Je me serais d'ail-
tiens. leurs exposé à mourir; car malgré mon impossibilité de
Jamais les Indiens, par la crainte de me perdre, ne leur en imposer, ils me menacèrent par excès de pru-
parlèrent de m'emmener dans leurs excursions de guerre. dence et me firent donner une seconde expédition desti-
J'étaisencore plus strictement surveillé pendant leurs ab- née à être vérifiée par des transfuges argentins, vivant
sences fréquentes, par d'autres Indiens préposés comme dans les tribus voisines, misérables condamnés aux fers
moi à la garde des animaux et auxquels j'étais sévère- ou même la mort pour leurs nombreux crimes et qui
ment recommandé. Au retour de leurs expéditions, le sont sûrs de trouver un asile chez les Indiens soumis.
sucre, le tabac, le yerba (thé an2érica.i~a),principaux ob- Ceux-ci, parfaitement renseignés sur la position de leurs
jets de leur convoitise, abordaient souvent; le linge, les hôtes, les reçoivent comme des gens sur lesquels ils sa-
LE TOUR DU 1~'IONDU. 263

vent pouvoir compter. Ils trouvent en eux des guides nocent, il n'aurait pas à se reprocher la mort d'un ser-
pour leurs expéditions de pillage et des complices com- viteur fidèle dont les services pouvaient lui être utiles.
plaisants de toutes leurs fureurs. Aussi leur accordent-ils Flatté de ma confiance ainsi que de quelques paroles
toute leur confiance. à l'adresse de sa vanité que je lui adressai dans son lan-
Cette première correspondance fut donc portée à la gage, cet homme, réellement plus humain qu'aucun de
_frontière par deux Indiens désignés par le caciqne. Quel- ses semblables, me traita presque avec douceur et me
dues enfants les accompagnèrent pour transporter les promit son appui. Seulement il ajouta que jamais je n'au-
objets destinés à être Douze ou quinze jours rais de chevaux à ma disposition. Le lendemain,une par-
après leur départ, ces mêmes enfants ret:inrent épuis~s tie de la tribu que j'avais quittée, son chef en tête,
de fatigue, la frayeur sur les traits, poussant des cris de demander audience à Calfoucoura, et réclamer instam-
détresse. Ils racontèrent qu'après lecture de la dépêche, ment mon supplice, comme chose due. Pendlnt la du-
les deux envoyés avaient été mis aux fers en attendant la rée du débat, j'étais présent, bouche close, d'abord; mais
mort, et qu'il était certain que j'avais trompé la confiance enfin, à la vue de la soif avide que toute la horde té-
générale et communiqué quelques détails sur leurs récen- moignait pour mon sang et apercevant que leurs instan-
tes invasions. Naturellement portés à croire le mal, ces ces commençaient à impressionner le chef, je compris
barbares n'eurent plus d'autre volonté que celle de me que je ne pouvais rester plus longtemps silenc.ieux. Je
tuer sur l'heure. Ce fut le cacique qui, me croyant ah- me levai et rappelant au grand cacique qu'il m'avait
sent, les engagea ne pas évei11erma défiance par des accordé sa protection, je m'évertuai à faire comprendre
cris inaccoutumés il leur conseilla même d'attendre au mon innocence à tous en recommençant le récit exact de
lendemain matin pour exécuter leur projet en choisis- la veille au soir, et en évitant toutefois de froisser l'amour-
sant le moment où je serais occupé à rassembler le trou- propre et les pi-éju~,és d'aucun des assistants. Calfou-
peau. Le hasard voulut clue je fusse bien près en ce mo- coura ou Pierre I3leu.ese déclara en ma faveur, recon-
ment grâce aux approches de la nuit, j'entendis cette naissant, dit-il, qu'il était impossible qu'un coupable
conversation et je pus me tenir sur mes gardes. Le matin parlàt comme je le faisais. Il défendit à qui que ce fùt
venu, lorsque selou ma coutume, j'allai faire ma ronde, de me maltraiter, puis se retournant vers moi, il me ras-
je.m'aperçus qu'à l'agile coursier que je montais la veille sura, disant que je ne le quitterais pas, afin que rien de
encore on avait substitué un cheval fort lourd; je me fàclieux ne me survint; il termina en disant à mon an-
gardai bien d'en témoigner de la surprise, soit de la cien maitre que quand il lui procurerait des preuves in-
voix, soit du geste. Je cheminais lentement sur ce mau- contestables de ma déloyauté, il me remettrait entre ses
vais bidet quand j'aperçus, venant sur moi à toute bride, mains pour disposer de mon sort à sa volonté. Ce juge-
un parti d'Indiens qui faisaient retentir l'air de leurs ment rendu, l'assemblée se sépara, et toute la horde
sauvages imprécations. Cependant, la distance qui me s'enfuit en me lançant des regards de colère.
séparait d'eux était encore fort considérable et je fus Quelques mois s'écoulèrent sans que rien vint éclai-
assez heureux pour rencontrer la troupe de chevaux qui, rer les Indiens sur la position des deux captifs retenus
la saison étant fort chaude, venaient d'eux-mêmes se dé- par les Argentins; leur animosité contre moi s'en accrut
saltérer de mon côté. Grandes furent ma joie et moii d'autant; le grand cacique lui-même, parfois influencé
espérance. J'abandonnai mon cheval auquel je retirai la par leurs diverses conjectures, paraissait flottant à mon
bride pour l'apposer au meilleur coureur de la troupe égard" tantôt me rudoyant avec humeur, tantôt parais-
sur lequel je fus en un instant; puis, prenant soin d'é- sant au contraire m'accorder la plus grande confiance.
pouvanter les autres et de les éparpiller pour ôter à mes Souvent il me qnestionnait, et comme toutes mes ré-
ennemis toute chance de m'atteindre, je me lançai à ponses concordaient constamment avec mon premier in-
toute bride dans une direction opposée. Après avoir terrogatoire il finissait toujours par me conserver sa
galopé, la journée entière, j'arrivai à la nuit tombante protection. Seulement, durant les cinq mois que cet état
chez Calfoucoura grand cacique de la confédération de choses se prolongea, je fus l'objet d'une surveillance
indienne dont la tribu de mes persécuteurs faisait par- de plus en plus active.
tie. Étonné à ma vue, et on l'eût été à moins, cet homme Très-fréquemment des troupes d'Indiens allaient rôder
me demanda ce que je lui voulais, et quel motif me don- dans le voisinage des haciendas, dans le but de recueil-
nait assez de hardiesse pour venir seul le visiter. Je me lir des renseignements sur leurs compagnons captifs;
fis connaitre à lui, lui exposai en quelques paroles les faits mais hommes et chevaux se fatiguaient inutifement
survenus la veille et le matin, le suppliant de prendre dans ce but; ils revenaient sans rapporter le moin-
en considération la véracité de mon récit, en lui démon- dre indice. Lassés de tant de tentatives inutiles, ils ré-
trant que si j'eusse trompé les Indiens, j'aurais imman- solurent de laisser s'écouler quelque temps sans les re-
duablement cherché à m'évader dans l'intervalle, n'im- nouveler. Précisément, pendant cette période de repos et
porte par quel moyen; qu'au contraire, n'ayant rien à d'apparent oubli, les deux hommes que l'on croyait per=
me reprocher, je venais lui demander appui, et me Con- dus à jamais, reparurent enfin; une réunion extraordi-
fier à sa loyauté jusqu'au jour où il aurait indubitable- naire de toutes les tribus intéressées dans l'affaire s'en-
ment une preuve qllelconqne, soit de ma franchise, soit suivit, et mon innocence y fut solennellement proclamée.
de ma trahison. De cette manière, si j'étais lecolliiii in- Les deux arrivants déclarèrent, qu'ayant été reconnus
264 LE TOUR DU MONDE.

pour avoir fait partie d'une razzia précédente, ils avaient toute occasion. Jugé digne de la confiance générale, je
été retenus captifs jusqu'à ce que le gouvernement de repris également mes fonctions d'écrivain de la confédé-
Buenos-Ayres à qui on en référa, eÙt statué sur leur ration nomade.
sort. Un ordre formel arriva ensuite de la métropole de
les retenir prisonniers et de les faire travailler; il avait Commentla politiqueextérieuredes Pro\'inces-Uniesde la Plata
même été question de les mettre à mort, mais on avait vint à inflUErsur ma destinée. Le général Urquiza. Quel-
ques mots sur cet homme d'État, intéresséautant que moi à
pris en considération les offres de paix contenues dans la flatter le penchant de mes maitres à l'ivrognerie. Présents
dépêche dont ils étaient porteurs, et ils devaient la vie qu'il leur envoie. Orgie générale. Ma fuite et ma déli-
vrance. Hia Quinto. Mendoza. Les Andes. Retour en
uniquement à cette missive. Quant à leur liberté, ils France.
l'avaient recouvrée grâce à la négligence de ceux qu'on
avait préposés à leur garde. Les républiques unies de la Plata avaient alors, et,
Dès lors un revirement complet se fit en ma faveur pour leur bonheur, ont toujours à leur tête un homme
dans tous les esprits mes plus grands ennemis même sur lequel je vais arrêter un instant les yeux du lecteur,
n'eurent plus que des éloges à m'adresser; toute leur ne serait-ce que pour leur offrir une compensation aux
méfiance s'évanouit en un moment. Ils parurent oublier figures grimaçantes, grotesques ou hideuses que je leur
jusqu'au souvenir de mes tentatives d'évasion; il me fut ai décrites jusqu'ici.
permis de monter à cheval et de les accompagner en Don Justo-Jose Urquiza, né à la Conception de l'Uru-

hi. Guinnard arrive en suppliant chez le cacique Calfoucoura (Pierre-Bleue).

guay, dans l'Entre-Rios, ne doit rien qu'à lui. même. désintéressement qui était loin de sa pensée. Périodique-
Sorti des rangs du peuple, simple gaucho, comme il ment, à des époques habilement calculées, il parlait avec
aime à s'en vanter, n'ayant jamais reçu d'autres leçons une modestie vraiment touchante, tantôt de son âge trop
que celles de sa propre expérience, il s'est peu à peu avancé, tantôt de sa santé délabrée, et demandait à rési-
frayé un chemin par la force de son caractère et la supé- gner un pouvoir dont il ne pouvait plus, disait-il, sup-
riorité de son intelligence. Ses rares talents militaires lui porter le fardeau. Mais le vieux lion qui avait toujours
valurent la faveur de Rosas qui l'avança rapidement vu les représentants trembler devant lui savait bien
et en fit bientôt son bras droit. Urquiza put croire un mo- qu'aucun d'eux n'oserait accepter sa démission. L'assem-
ment que le dictateur ne s'imposait à la Confédération blée se hâtait d'implorer son dévouement et de lui arra-
que pour lui donner les moyens d'accomplir de grandes cher, par d'ardentes supplications, un sacrifice glorieux.
choses, et peut-être pour sauvegarder l'indépendance de Ces plates adulations passaient auprès des cours étran-
son pays. Mais il ne tarda pas à démêler les motifs de gères pour l'expression du sentiment public. Urquiza
cette politique astucieuse et méfiante. Dès qu'il s'aperçut choisit le moment où le dictateur cherchait, en 1851, à
qu'on exploitait son patriotisme au profit d'une étroite renouveler cEatehonteuse comédie il lança une procla-
ambition personnelle, il se tourna contre le dictateur, mation dans laquelle il déclarait Rosas déchu du pou-
l'accusant de fausser la Constitution et d'attenter aux li- voir exécutif, et il se plaça lui-même à la tête d'un parti
bertés nationales. Rosas avait plusieurs fois feint un qui voulait à la fois la réunion des provinces en une con-
LE TOUR DU MONDE. 265

fédération compacte et la libre navigation des eaux de la Plata. Ponr obtenir cette concession, il avait en vain
Plata. épuisé toutes les ressources de la diplomatie. Urquiza
Il était assuré d'avance de l'appui du Brésil, dont sa venait à propos. L'antagonisme traditionnel des Espa-
politique servait les plus chers intérêts. Les rivières qui gnols et des Portugais céda devant la nécessité d'ouvrir
prennent leur source dans le nord de cet empire donnent au commerce du monde le Parana, l'Uruguay, le Para-
accès, par l'Atlantique, à une partie considérable de son guay et leurs tributaires.
territoire, et ce sont ses provinces les plus riches. Le Le Brésil se rallia donc à la cause d'Urdui.za, et lui
Brésil avait souvent demandé à Rosas le passage de la fournit les forces nécessaires pour la faire triompher. Le

Urquiza, président des Provinces-Unies Je la Plata. Dessin de Hadamard d'apres une photograpl~ie.

premier mouvement d'Urquiza fut dirigé contre Oribe, d'Entre-Riviens et de Corrientinois, appuyé en outre par
qui, soutenu par les troupes de Rosas, bloquait depuis l'escadre du Brésil et par un corps d'infanterie de cette
neuf ans Montevideo, et n'attendait, pour s'en emparer, même nation, il amena Oribe à capituler presque sans
que le moment où .cesserait l'intervention de la France coup férir. Une adresse consommée marqua sa conduite
et de l'Angleterre. En attendant, Oribe ruinait Montevi- il mit en avant le caractère patriotique de son entreprise,
deo, car il avait peu à peu élevé autour de son camp une montra les dispositions les plus conciliantes, et proclama
'ville rivale, Restoracirin, qui comptait déjà dix mille ha- hautement son intention d'éviter l'effusion du sang. Des
bitants. L'arrivée d'Urquiza détourna des assiégés les milliers,de combattants grossirent bientôt ses rangs;
menaces de l'avenir; se présentant à la tête d'une armée Oribe, abandonné de ses troupes et ne pouvant plus
266 LE TOUR DU MONI)E~
d'ailleurs recevoir ni renforts ni munitions, se rendit les préjugés égoïstes de Buenos-Ayres, rèvant un or-
sans conditions. gueilleux isolement pour sa population de cent vingt
Après ce succès éclatant, Urquiza se retira dans sa pro- mille ames, 'lu' unesérie de luttes plus ou moins ouver-
vince pour s'y préparer à porter un coup décisif au pou- tes, suil'ies de concessions toujours forcées et peu sincè-
voir de Rosas. En 1852, il relyssa le Parana avec des res de la part des l'o~°tcnosou Buel1os-Ayriens, toujours
forces considérables et s'avança sans rencontrer d'oh- volontaires ce la part d'Urquiza, qui s'est montré, en
stacle jusdu'à Monte-Caseros, oÜ le dictateur accourut à toute occasion, désireux d'épargner à l'antique m,;tropole
la tête de vingt mille hommes. La mémorable bataille du de la Plata les malheureuses extrémités de la guerre.
3 février 1852 se termina par la défaite et la fuite de Ro- Voici en (Iiiels termes le commandant Page, chargé
sas, qui s'embarqua en toute hàte sur un vaisseau an- par les États-Unis d'une mission dans la Plata, traçait,
glais, pendant que son vainqueur entrait dans Bnenos- eu 1857, le portrait de cet homme remarquable
Ayres aux acclamations de la population. Urquiza établit « Urquiza, 11l'époque où je le vis, était encore jeune
son quartier général à Palermo, et nomma gouverneur d'apparence son teint est brun, sa taille moyenne
de la ville don Vincente Lopez, homme d'un âge déjà admirablement proportionné, il présente tous les de-
avancé, mais généralement aimé et estimé. hors d'une nature énergique et vigourense. Sa tète S8
Nommé directeur provisoire le 14 mai, Urquiza réunit fait remarquer par des contours amples, des plans soli-
à San Nicolas les gouverneurs et les délégués des qua- des, des traits fermes et accentués. L'ensemble respire
torze provinces de la Plata, pour qu'ils eussent à choisir l'intelligence, mais une intelligence qui se possède plei-
une organisation politique. Cette assemblée se prononça lIement, Les yeux purs, brillants, bien ouverts ont un
en faveur du système fédératif, et décida que les provin- regard pénétrant. La bouche est à la fois fine et bienveil-
ces nommeraient des représentants chargés de rédiger laute. Ce n'ast pas une tête d'aventurier, mais une tête
une constitution et d'établir les bases d'un gouverne- d'homme d'I:tat en même temps que de héros, offrant
ment définitif. un singulier caractère de force, de calme et d'autorité,
Buenos-Ayres refusa de confirmer les pouvoirs que Pour inspirer le respect, Urquiza ne recourt à aucun
l'assemblée avait conférés à Urquiza. Le gouverneur Lo- charlatanisme, à aucun rôle d'emprunt. Il est grand avec
pez, qui était resté fidèle aux décisions de la majorit~i, naturel et simplicité son air n'a rien de composé, et l'on
ne réussit pas à les faire respecter et fut obligé de se dé- sent qu'il est à la hauteur de sa mission. Sa noble pres-
mettre de ses fonctions. Urquiza n'était pas homme à tance, son maintien aisé, la dignité de ses manières, sa
hésiter; il marcha sur Buenos-Ayres, rétablit son auto- démarche délibérée, sa parole nette et mesurée dénotent
rité et réinstalla son gouverneur. Après cet acte de vi- une âme fière et loyale, un esprit lucide, un jugement
gueur, il se montra clément et se borna à exiler cinq des sûr. On subit volontiers l'influence qu'il exerce sur tous
principaux meneurs, et dès qu'il vit l'ordre affermi, il ceux qui l'entourent, et l'on éprouve d'autant plus de
retira ses troupes de la ville et se rendit à Santa-Fé, où plaisir à rencontrer en lui les rares qualités dont il est
devait s'assembler le congrès, qui ouvrait ses séances le doué, que l'on sait qu'il doit tout à lui-même son édu-
20 août. Les treize provinces de Entre-Rios, Corrientes, cation comme sa haute position 1. »
Santa-Fé, Cordova, Mendoza, Santiago del Estero, Tu- Maintenant quelques mots suffiront pour faire com-
cuman, Salta, Jujuy, Catamarca, Rioja, San Luiz et prendre comment aux profonds calculs de la politique dee
San Juan y avaient envoyé chacune deux délégués. cet homme d'.État se rattacha fortuitement ma délivrance.
Une nouvelle révolte éclata à Buenos-Ayres, suscitée En 1859, une nouvelle scission armée de Buenos-
par d'anciens exilés, qui ne s'étaient ralliés à lJrquiza Ayres forçait. une fois encore Urquiza à recourir à la dé-
que pour se débarrasser de Rosas. Corinne ils étaient cision des champs de bataille.
pour fa plupart natifs de la ville, ils n'eurent pas de Les Indiens pressentant avec leur instinct de bêtes de
peine à soulever la population. Urquiza ne pouvait souf- proie que les dissensions politiques des Argentins pou-
frir que Buenos-Ayres fit la loi aux treize provinces, mais vaient leur offrir quelques occasions de butin, adressè-
il ne voulut fournir aucun prétexte à une guerre civile rent au général plusieurs offres d'alliance, et plusieurs
dont il redoutait les conséquences. Au lieu d'employer la lettres rédigées par moi lui furent portées par des mem-
force contre l'insurrection, il préféra lui laisser le temps bres de la famille de Calfoucoura.
de la réflexion, et il se contenta de publier une procla- Le général était trop fin politique pour ne pas faire un
mation dans laquelle il déclarait la province de Buenos- bon accueil à ces messagers sauvages. Possesseur d'une
Ayres séparée du reste de la confédération et l'aban- des plus vastes estancias de la vallée du Parana et lui-
donnait à sa mauvaise destinée. Sa modération ne fit même agronome distingué, cherchant avant tout à dé-
qu'encourager les insurgés; ils essayèrent de propager la velopper les bienfaits de l'agriculture sur la belle partie
révolution et envahirent la province d'Entre-Rios; c'était de terre confiée à ses soins, il savait'trop combien les éta-
braver Urquiza jusque chez lui. Il marcha contre les en- blissements agricoles de la frontière du sud ont besoin
vahisseurs et les rejeta sur leur territoire.
Depuis lors jusqu'à l'heure actuelle, ce n'a été entre 1. La Plata, the ArgentineCor~fédérationand Paraguay, etc.,
ou explOralioll3
du bassinde la Plata, exécutéesdans les années
Urquiza, représentant les intérêts de la Confédération 1853-56,d'après les ordres'du gouvernementdes États-Unis,par
argentine, tendant à unifier son immense territoire, et ThomasPage, commandantde l'expédition.Londres, 1859.
LE TOUR DU MONDE. 267

de calme et de sécurité, pour ne pas chercher à amortir lenoent à perdre ma dernière monture qui avait résist
par tous les moyens les tendances agressives des Indieus, à toutes les épreuves.
leurs voisins. Il ne renvoya donc les ambassadeurs de Je partis le coeur navré, décidé à ménager par tous les
Calfoucoura que chargés de cadeaux de toute sorte et moyens mon dernier compagnon de misères. Je m'as-
surtout de barils d'eau-de-vie; aussi, leur retour fut, treignis à n'exiger de lui aucun effort, et nous avancions
dans toute la horde, sans exception de rang, d'âge et de fort lentement., quand à la tombée de la nuit je remar-
sexe, le signal d'orgies sans fin. quai qu'il doublait le pas de lui-même à la fraîcheur
Quand je les vis avec frénésie l'ivresse, je con- du terrain qu'il foulait et avec l'instinct propre à tous les
çus l'idée de tenter encore une fois de me rapprocher des bêtes de ces vastes déserts, le pauvre animal sentit le
contrées d'où je pourrais opérer mon retour dans ma voisinage de l'eau. Peu d'instants après nous étanchions
patrie et dans ma famille. notre soif commune dans ces lagunes que déposent dans
Profitant d'une nuit où toute .la tribu était plongée le nord de la Pampa les filets d'eau issus des contre-
dans le lourd sommeil de l'ivresse, je me glissai en forts des Andes dans les provinces de Mendoza et de
rampant vers l'endroit où étaient les meilleurs chevaux San Luiz. Autour de ces bassins une herbe abondante et
du cacique, après m'ïtre muni d'une paire de boules touffue permit à mon pauvre coursier de réparer ses for-
destinées, soit à ma défense, soit à me procurer du gi- ces, et, grâce à cette provende inespérée, il put me por-
bier sur ma route. Je pris aussi un lazo pour m'empa- ter jusqu'à Rio Quinto, petite bourgade sur la rivière de
rer de trois montures et les réunir. ce nom. Là, il s'affaissa, tout à fait épuisé; et moi, à
Ces préliminaires accomplis sans bruit, je conduisis bout de forces, mourant de faim, de fatigues physiques et
tout doucement mes chevaux jusqu'à ce que je fusse hors morales, je tombai à ses côtés sans mouvement et sans
de la vile du camp. Alors sautant sur un cheval, puis voix. C'était le treizième jour de ma fuite Je ne puis
chassant les autres devant moi, je commençai, palpitant en fixer le quantième, mais c'était à la fin d'aoÙt 1859.
d'émotion, ma dernière course, celle dont dépendait ma Dieu, qui avait daigné me protéger jusque-là, permit
vie ou ma mort. Pendant toute la nuit je galopai sans qu'une excellente famille espagnole, habitant Rio Quinto,
relâche, croyant voir sans cesse des ombres à ma pour- voulût bien avoir pitié de ma détresse et me prodiguer
suite. Le jour dissipa les ténèhres mais sans calmer les soins les plus touchants pendant les cinq à six semai-
mon agitation elle était telle que le moindre souffle nes qui suivirent et que je passai dans la fièvre et le dé-
d'air me semblait chargé de clameurs menaçantes, et lire. Cette extrême bonté de la part de personnes étran-
que le moindre petit tourbillon de poussière me donnait gères m'a pénétré pour don Jose et pour tous les siens
des angoisses. d'une vive reconnaissance qui ne s'effacera jamais de
Souvent je mettais pied à terre et, l'oreille appuyée ma mémoire, et je serais heureux si ces humbles lignes
sur le sol, j'écoutais, espérant puiser un peu de tl'an- pouvaient leur en porter le témoignage à travers l'Océan.
qtiillité dans le silence de la Pampa, mais loin de là, les Lorsque mon corps et mon esprit accablés par trois
oreilles me tintaient tellement que je croyais entendre années d'épreuves sans nom eurent enfin recouvré une
sur ce sol dur retentir de sinistres gal.ops, et je pré- partie de leur force et de leur élasticité d'autrefois, ce
cipitais de nouveau ma fuite sans réfléchir aux impé- furent encore les bons habitants de Rio Quinto qui me
rieux besoins qu'éprouvait ma monture, à laquelle il procurèrent les moyens de gagner le Chili et la ville de
était impossible de prendre, à l'exemple de ses com- Valparaiso, dont le port fréquenté devait, je l'espérais
pagnes, quelques bouchées d'herbe en courant. Je sui- avec raison, m'offrir plus de facilité que tout autre
vais, autant qu'il m'était possible, les parties gazonnées point de la côte pour retourner en Europe.
du désert, afin de dépister les Indiens qui immanqua- Je me rendis à cette destination par la route qui passe
blement devaient me poursuivre mais qui cherche- par Mendoza et traverse les Andes au défilé d'Uspallata.
raient en vain ma piste dans l'herbe relevée par la rosée Le premier de ces noms, après n'avoir longtemps
du matin. éveillé dans mon âme que des tableaux de bonheur, des
Cette course désordonnée durait depuis quatre jours pensées de bénédiction et de gratitude, ne doit plus y
déjà, quand le cheval que je montais s'abattit; il était évoquer désormais que des images lugubres et d'amers
mort. Craignant avec raison de perdre de même les regrets. Là vivait dans la sécurité la plus profonde vingt
deux qui me restaient et de qui seuls dépendait mon mille âmes dont le reste du monde pouvait envier la
salut, j'eus dès lors la précaution de les laisser se dé- calme existence c'était la population la plus douce, la
lasser une partie de la nuit, mais l'idée fixe que j'a- plus heureuse, la plus hospitalière du continent améri-
vais d'être poursuivi m'animait malgré moi à les stimuler cain. Le 19 mars 1861 les poëtes argentins appelaient
durant le jour, et après un autre espace de temps que encore Mendoza la perle, la reine de la zone fleurie qui
je ne puis préciser, car toutes les journées, toutes les s'étend au pied. oriental des Andes. Le.lendemain la
heures se ressemblaient la fatigue et le manque d'eau mort passait sur ce paradis. « Quelques secondes ont
me privèrent d'un second cheval. J'aurais voulu ne pas suffi pour convertir ses riantes habitations, ses jardins,
l'abandonner et attendre auprès de lui son rétablisse- ses églises, ses colléges fréquentés par la jeunesse des
ment ou sa mort; mais la désolante nature du sol n'of- provinces voisines, l'oeuvre de trois siècles enfin en une
frait aucune ressource, et en restant je m'exposais éga- épouvantable nécropole, en un monceau hideux de dé-
268 LE TOUR DU MONDE.

combres, en un chaos de roches, de terre, de briques et certains moments de l'année et du jour, le vent des gla-
de madriers brisés. D (Cori~esp. du Journal des économ..) ciers vient à. la traverser. Alors la violence de la tour-
Suivant les géologues, le tremblement de terre qui a mente est telle qu'elle renverse les mules chargées, et
fait éprouver à Mendoza le sort d'Herculanum, et dont démolit les toits et les murs de briques des casu.chas ou
la commotion s'est fait sentir sur toute la ligne qui s'é- maisonnette" où s'abritent les courriers pendant l'hiver.
tend de Valparaiso à Buenos-Ayres, c'est-à-dire sur plus Le col d'Uspallata a donc aussi ses légendes de mort
de dix-huit cents kilomètres, n'a pas été, comme le ter- dont les nombreuses croix de bois qui jalonnent son par-
rible phénomène de l'an 70, amené par la réouverture cours attestent jusqu'à un certain point la somhre réa-
d'un volcan longtemps fermé, mais par la seule dilatation lité. Mais jo dois avouer que lorsque je le traversai, je
d'une masse de fluides élastiques, émanés du foyer cen- n'étais guère plus accessible à l'admiration pour sa na-
tral et projetés par lui dans les immenses cavités de la ture sublime qu'à la crainte pour les dangers que j'y pou-
croûte terrestre. Une cause quelconque les a accumulé, vais courir. Au cœur des Andes comme naguère à Men-
tout à coup au carrefour de plusieurs de ces sombres doza, comme à quelques jours de là à Valparaiso, comme
souterrains. Au-dessus de cette voûte ébranlée, disloquée plus tard encore sur le navire qui me ramenait en Eu-
n'était
par la pression de ces fluides était Mendoza. De là son rope, mon esprit, accablé par de longues misères,
immense ruine. ouvert qu'à deux préoccupations le besoin de revoir la
Chose étrange 1 Onassure que sur ce monceau de dé- France et une lutte incessante contre les réminiscences
bris informes sur cet effroyable linceul qui recouvre de ma captivité. De même que Mungo-Park échappé à
fus longtemps à
quinze mille victimes humaines, les végétaux seuls sont la tyrannie des Maures du Sah'ra, je
restés debout, et que les fleurs continuent à prospérer et à croire à ma délivrance. Il me fallut, ainsi qu'à ce grand
sourire au milieu des émanations pestilentielles qu'exhale voyageur, « l'océan traversé, le retour dans la patrie, le
cette immense sépulture. Le saule pleureur était l'arbre calme réparateur du foyer maternel pour délivrer mon
favori des Mendozaniens; on le voyait partout chez eux; sommeil des visions et mon cerveau des fantômes évo-
il était l'ornement de prédilection de leurs jardins, de qués par le souvenir odieux des brigands du désert. »
leurs places, de leurs promenades; il ombrageait les cours A. GUINNARD.
de leurs demeures hospitalières, toujours ouvertes à
l'étranger; aujourd'hui, comme le souvenir de gratitude
Rentré en France au mois de janvier 1861, M. Guin-
que je leur ai gardé, il s'incline et pleure sur les morts. et du
Le défilé d'Uspallata réunit les caractères les plus nard a trouvé auprès de la Société de géographie
bienveil-
tranchés de ces quebradcts ou gorges profondes et étroites son vénérable président, M. Jomard, l'accueil
lant que méritaient sa jeunesse, son courage et ses lon-
qui découpent de loin en loin l'axe de la Cordillère
à ne laissant entrevoir entre leurs gues épreuves Encouragé par- ce savant patronage, il
parois pic, immenses,
cimes noires et souvent surplombantes qu'une mince zone coordonne aujourd'hui ses souvenirs et ses notes, pour
du récit qu'on
du ciel; abimes effrayants, dont le grondement sourd offrir au public, avec le développement
des torrents et des cascades fait seul pressentir l'énorme vient de lire, et qui n'est en quelque sorte que le pre-
mince mier jet de sa mémoire, un tableau complet des régions
profondeur au voyageur qui les côtoie sur une des moeurs, de la
corniche de rocher; atmosphère raréfiée et froide, semée sauvages qu'il a parcourues, ainsi que
habitants.
de vertiges dans le calme et de périls mortels quand, à langue et des traditions de leurs nomades
LE TOUR DU MONDE. 269

Vue de /rlech8d. Dessin de A. de Bar d'après une photographie de l'album de AI. de Khanikof.

MÉCHED, LA VILLE ~AINTE, ET SON TERRITOIRE.


EXTRAITS1)'UNVOYAGE
DANSLE KHORASSAN,

PARM.N. DE KHANIKOF
1858. TEXTE ET DESSINS INEDITS.

Nichapour et ses ruines. liapports sinon identité entre les Rhirguisses et les Belouùjs. Un gouverneur en herbe.
Visite à un saint.

Les poëtes persans ne tarissent point sur les louanges serait tenté de prendre, par un temps plus froid, pour
de la beauté du climat et des sites de Nichapour. Selon de la neige, et qui provenaient des couches de sel gemme,
eux, rien ne peut égaler la fraîcbeur de ses matinées, le dans cette partie du Khorassan. Malgré
très- fréquent
parfum de ses roses, et l'abondance de ses eaux l'heure de la journée et l'éblouissant éclat
limpides. peu avancée
Mais je dois avouer qu'il m'a été de conser- du ciel au-dessus de nos tètes, l'air des basses
impossible régions
ver cette illusion dans la chaude du était
poétique journée déjà obscurcipar le brouillard sec. Ce phénomène,
30 juin 1858, où je quittais les jardins dit vil- dans les plaines sablonneuses de l'A-
ombragés presque journalier
lage de Khanlouk, pour descendre dans la plaine argi- sie méridionale, contribue beaucoup à attrister le paysage
leuse et monotone qui conduit à Nichapour. Deux rangées de ces immenses solitudes. L'obscurcissement de l'at-
de montagnes arides et rocheuses la bornent à l'ouest et est produit
mosphère par une quantité innombrable de
à l'est; sur les pentes de la chaine on aperce- terreuses enlevées du sol par les vents et les
orientale, parcelles
vait çà et là des strates d'une blancheur courants et ce brouillard au
éclatante, qu'on ascendants, paraît s'épaissir

1. Dans son assemblée générale du 23 mars 1861 la Société de par quelques voyageurs étaient seulement de nature à en faire dé-
Géographie de Paris, sur le rapport de M, Vivien Saint-Martin, a sirer de plus complets, Le récit que l'on va lire a donc tout l'attrait
décerné un prix à M. Nicolas de Khanikof comme chef lie la com- de la noul'eaulé, et nous ne pouvons témoigner trop vivement
mission scientifique qui a exploré le hhorassan en 18:;8 et 185'J. notre reconnaissance à M. de Khanikof, dont personne n'apprécie
La relation complète du voyage et des travaux qui ont mérité cette et ne respecte plus que nous le haut savoir, que relèvent encore
honorable distinction ne sera probablement pas achevée et livrée sa modestie et sa parfaite aménité. cr Le nom de M. de Khanikof,
à l'impression avant plusieurs almées. C'est spécialement pour le dit M. Vivien de Saint-1\Ial'tin dans son rapport à la Société de géo-
Toeur dv monde que M. de Khanikof a bien voulu écrire,
pendant graphie de Paris, est coiiiiii depuis longtemps dans la science par
son séjour en France, le fragment sur Nichapour et sur Méched que de grands travaux topographiques et ethnographiques sur le Tur-
nous publions aujourd'hui. Jusqu'ici lltéched était un mystère, On kestan et la région du Caucase,1\Iieux que personne il avait pu
ne possédait aucune description suffisante, aucune vue de cette les lacunes
apprécier qui restaient encore dans la géographie du
ville sainte des Perses. Les trés-va~ues renseignements recueillis nord et du centre de la Perse. ED. CII.
270 LE TOUR DU 1-IONDa.

fur et à mesure que la clarté du jour et la chaleur aug- se fizer d'abord à Mekran, puis dans les Il1or¡tagi:lesdu
mentent. L'horizon se rétrécit, les objets les plus rap- Beloudj istan.
prochés perd3Ilt la netteté de leurs contours et parais- Les invasions des Seljoukides et des Monghols dans
sent éclairés par une lumière jaunâtre. les provinces septentrionales de l'Inde, laissèrent sans
A droite et à gauche <Jela route on apercevait des vil- aucun doute des traces parmi les Beloudjs, et de même
lages considérables, mais le nombre des canaux à sec et que nous le voyous chez plusieurs tribus arabes de la
des habitations ruinées était encore plus grand, et témoi- Mésopotamie, leur extérieur reproduit quelques traits
guait peu en faveur de la prospérité de cette contrée. Ici, du type monghol. Presque tous d'une taille élevée ils
comme partout en Perse, le manque de circulation sur sont bâtis en hercules. Leurs pieds sont grands et à large
les grandes routes était frappant; ainsi, pendant six ou plante, leur front est peu élevé et leur figure plate. Leurs
huit heures de marche à travers une plaine longue de cheveux sont durs, leur nez est plus souvent camus que
quarante kilomètres, à peine avons-nous rencontré une proéminent et généralement large à la base. Leurs yeux,
dizaine d'individus, allant à la ville, ou se rendant d'un profondément logés dans l'orbite, sont moins étroits qne
village à un autre. ceux des Monghols, inais beaucoup plus qu!ils ne le sont
Nous passcimes dans cette plaine par un campement chez tous les peuples voisins; enfin, leur bouche est
de Beloudjs, retenus de force par le gouvernement persan grande et armée d'une denture solide. Chaque fois que
dans le Iihorassan septentrional, en punition des brigau- je rencontrais des Beloudjs, la phrase d'Er-Rohni sur les
dages qu'ils commettaient sur le territoire de Kirinan. Qoufs me revenait à la mémoire; ~anotamment, dit-il de
Les nomades en général iI'ont pas l'habitude de se vètir, ce peuple, il semble n'avoir rien de ce qui distingue
avec propreté et élégance mais le déntunent des habits' l'bomme. de la brute. D De toutes les nations sauvages
des Beloudjs, si l'on peut appeler ainsi les loclues in- que j'ai eu l'occasion d'étudier, les Iihirguises ressem-
formes qui pendaient sur leur corps, surpassait tout ce blaient le plus à ces nomades d'origine problématique.
que j'ai vu de plus extraordinaire dans ce genre. Les Les uns comme les autres peuvent se passer de nourri-
plus riches d'entre eux, seuls, portaient des chemises et ture pendant des journées entières, mais à la première
étaient coiffés de bonnets à poil ou de petits turbans. Le occasion, on les voit satisfaire leur faim avec la voracité
cher'de la tribu vint au-devant Je nous pour nous enga- d'une ]¡ête fauve. De même que les Khirguisses, les Be-
ger à nous reposer sous sa tente. Pour accomplir cet acte loudjs supportent impunément les intempéries de l'air,
de politesse officielle, le brave nomade pa~sa à la hâte les fatigues et les souffrances physiqu!;Js, et comme eux,
une robe persane très-râpée et planta de travers, sur sa ils mettent en eeuvre une patience et une perspicacité
tête, un chapeau pointu en peau d'agneau. admirables pour atteindre la proie qu'ils guettent, ou
Comme les Kurdes, les Beloudjs restent toute l'année l'ennemi qu'ils poursuivent. Armés de vieux sabres ébré-
sous des tentes en gros drap noir, tendues sur des per- eliés et rarement de fusils à mèche, n'ayant d'autre pro-
ches, enfoncées dans la terre dans tous les sens; mais vision qu'une petite outre remplie d'eau et une bourse
leur ménage m'a paru encore plus primitif que celui des en cuir contenant de la farine, ils se lancent dans les
nomades dtiktirdistan. Une meute de chiens nous attaqua brûlantes solitudes du désert de Lout. Là; cachés dans
avec acharnement à notre approche du campement, et des quelques ravins ou derrière une colline de sable mou-
enfants, complétement nus et noirs, avaient peine à con- vant, ils attendent avec une patience admirable le pas-
tenir, à grands coups de bâtons, ces bêtes féroces qui sage d'une caravane. Les femmes font presque toujours
paraissaient être beaucoup plus nombreuses que les mou- partie de ces expéditions, et c'est à elles que l'on confie
tons errants autour des tentes. A voir ces nomades d'une la garde des chameaux, pendant que les hommes se ren-
apparence humble et presque honnête, tranquillement dent à pied dans les endroits favorables à l'accomplisse-
campés entre des villages et des champs cultivés, on ment. de leurs brigandages. Dès que leur proie se pré-
était tenté de rejeter comme fabuleux les récits des Per- sente, ils se ruent dessus le sabre à la main avec des
sans sur la sauvage énergie que les Beloudjs apportent à rugissements sauvages, et mettent une telle énergie dans
l'exécution de leurs brigandages, et pourtant rien n'esv ces attaques que rarement des caravanes, même très-
plus vrai. Relégués par un cataclysme historidue, in- nombreuses, sont en état de leur résister. Quelquefois
connu jusqu'à présent, dans les brûlants déserts de la pourtant l'escorte, richement payée par les marchands,
G,edrosicdes anciens, jetés sur un sol absolument aride, se décide ~,1faire face et à poursuivre les brigands; alors
ils n'ont aucune chance ni de se civiliser, lit même de ces derniers, s'ils n'ont pas triomphé du premier coup,
pourvoir à leur existence, autrement qu'en demandant, à se retirent en toute hâte vers quelque endroit entouré
main armée, à des voisins favorisés par la nature, le né- de rochers et d'un accès difficile, et là leur défense est
cessaire qui leur manque. Les anciens ne connaissaient véritablement terrible. Les Persans qui font la garde
pas ce peuple sous son nom actuel, et ce n'est que chez de la lisière du désert, m'ont l'aconté que souvent, ces
les Arabes, chez Istakhri le premier, si je ne me trompe, sauvages nomades, traqués par des forces considérables,
qu'il est question dit pays des BctGvcs. Tahout, d'après restent trois jours et trois nuits sans boire ni manger,
Er-Rohni, les confond avec les Qoufs, et prétend qu'ils et, en cas d'assaut du lieu de leur refuge, ils roulent des
sont d'origine arabe, descendant deB2alek, fils de Fehm, blocs de pierre sur les assaillants, les repoussent à coups
tué par l'un de ses enfants qui s'enfuit de l'~lrabie et vint de sabre, les mordent à belles dents et leur enlèvent des
LE TOUR DU MONDE. 271

lambeaux de chair avec les ongles de leurs doigts, durs la population fixe, obligée d'aller s'établir ailleurs à cause
comme des crampons de fer. de la destruction de quelques conduits d'eau que per-
A deux ou trois kilomètres de Nichapour, le fils du sonne ne songeait à réparer. La population nomade était
gouverneur, uu jeune homme de dix-huit ans, vint aussi réduite par l'émigration d'un grand Dombre de
au-devant de nous, accompagné de nombreux cava- tribus dans le district de Kabouchan, dont le gouver-
jiers, pour nous complimenter et nous conduire dans la neur, Saiiii-Klian, leur offrait une protection plus efti-
maison de son père, appelé pour affaires à Téhéran. cace, jouissant d'un crédit plus consiclérahle auprès dcs
L'aspect de la ville n'a rien de gai; son mur en pisé ministres dit chah. Le tableau que le fils du gouverneur
tombe en ruine, et il n'y a que deux mosquées qui do- me fit de l'état des grandes écoles qui faisaient jadis la
minent la masse des maisons de chétive apparence, gloire de Nichapo'ur, n'était pas plus riant, et cette ville,.
parmi lesquelles serpentent des rues étroites et tor- si célèbre dans le passé par ses savants et ses profe~-
tueuses. Les bazars sont asez vastes, mais beaucoup de seurs comptait à peine un seul docteur en théologie,
boutiques étaient fermées, et mèrne celles qui ne l'étaient jouissant cle quelque réputation à cause dit grand nom-
pas, ne brillaient ni par la richesse, ri pal' la variété des Lre de ltcOis qu il savait par. cour et interprétait habi-
marchandises exposées en vente, De heaux fruits, abor.- lement. Ayant envie de voir ce saiut personnage, je lui
damment apportés des villages avoisinants, témoignaient fis annoncer ma visite pour deux heures ayant le coucher
de la fertilité du sol des environs dc la ville; mais dans du soleil.
son intérieur, on voyait peu de verdure. La propreté des Le savant ntollah, dont, mon grand regret, je ne
rues laissait aussi beaucoup à désirer, et auxportes mème retrouve pas le nom dans mes notes, était propriétaire
de la maison du gouverneur, un tas de fumier ser\Jit d'une maison située ait centre du bazar, pour être plus
de rendez-vous à une dizaine de chiens qui s'y livraiet:t à portée des marchands, obligés quelquefois de recourir
au métier de chiffonniers, vaquant évidemment à une à ses décisions. On me fit passer par une petite cour
occupation halitùelle et qui ne surprenait ni les pas- ayant un bassin à sec au milieu, puis, on m'introduisit
sants ni les maitres de l'endroit. Il parait que cette iu- dans une grande chambre stucquée avec de l'argile
ditfnrence des habitants de Nichapour l'our la propreté mêlée de paille hachée, tandis que l'albàtre, si com-
de leurs rues est très-ancienne, car on connait le malicieux mun en Perse, n'était employé que pour encadrer des
propos d'Ismaïl Sa mani, souvcraiil du dixième siècle, niches arrangées dans les murs. Les grandes fenêtres
qui dit en entrant dans cette ~~ijle Par Dieu, cet en- étaient à demi ouvertes, assez pour laisser voir que
droit serait le plus beau de l'univers, si ses eaux cou- les vitres étaient remplacées par des volets munis de
laient à découvert, et si ses immondices étaient cachées quatre petits mOl'ceaux de glace au milieu. Les nattes
sous terre. » tenaient place de tapis; bref, tout témoignait qu'on met-
Obligé de rester deux jours à Nichapour, j'étais un lait pour ainsi dire en parade une indigence difficile à
peu embarrassé de l'einpjoi de mon temps. Le matin, supposer chez un personnage aussi marcluant que l'était
le gouverneur en herbe vint me voir et me donna une le propriétaire de la maison. Aussi, je m'attendais à
leçon de statistique locale. Y oulant contrôler l'exacti- rencontrer en lui un de ces hypocrites renforcés, si fré-
tude des renseignements consignés dans le voyage de duents parmi les membres du clergé persan, et qui ne
Conolly sur les revenus de cette province pendant l'ad- parlent qu'en exhalant des mots comme des soupirs,
ministration du Khorassan par Hassan-Ali-1\'Iina, j'a- qui roulent de gros yeux en remuant les lèvres quand
menai la conservation sur ce sujet. D'après ce que l'on ils se taisent, comme s'ils 'récitaient mentalement des
a dit au voyageur anglais, les douze districts de Nicha- prières, ou les 99 noms de Dieu.
pour rapportaient, au trésor du chah, soixante mille to- A mon grand étonnement je m'étais trompé; le mol-
mans d'impôts directs, vingt mille tomans perçus en blé, lah était unbonho,; me affublé d'un énorme turban bleu.
mille tomans payés pour l'exploitation des mines de Sa figure, maigre et allongée, n'avait rien de désagréa-
turquoises et trois cents pour l'exploitation des carrières ble, et sa manière d'être était naturelle et bienveillante.
de sel gemme, ce qui faisait en tout cluatre-vingt-un La conversation roula d'abord sur sa science favorite,
mille trois cents tomans, ou 975 600 francs; mais, tt les traditions des paroles dit prophète; mais peu à peu,
ce qu'il parait, ce sont des chiffres hyperboliques. Le mon Lùte s'empara de la parole et se mit à me prouver
gouverneur provisoire me dit du'il ne savait pas à quelle la perfection de la doctrine des eliiites. Il me raconta à
époque du passé pouvait se rapporter ce brillant talleau cette occasion une anecdote qui m'était encore inconnue.
des revenus de la province, car maintenant le district, Sous un des premiers khalifes abbassides, il se sou-
administré par son père, ne donnait que vingt-sept mille leva à Baghdad une querelle entre les elilites et les sun-
tomans tout compris, et entretenait, en sus, un bataillon nites. Pour mettre fin à ces altercations fàcheuses qui
de troupes rigulières, ce qui ne faisait pas 360000 fr. troublaient la tranquillité publique, le chef des vrais
par an. Il ajoutait que plus de la moitié de cette somme croyants rcsolut de convoquer en sa présence les docteurs
était appliquée aux besoins de l'administration locale, en des deux rites, pour du'ils pussent discuter, en commun,
sorte que le trésor ne pouvait compter bon an, mal an, les pI'Încipes sur lesquels ils basaient leurs croyances.
que sur une centaine de milliers de francs. Cette dimi- Le représentant des chiites entra dans le salon, en tenant
nution des revenus s'eipjirjuait par le décroissement de d'une main pantoufles, ait lieu de les déposer à la.
272 LE TOUR DU MONDE..
d'un savant Óiite. Le représentant de'la secte nommée,
porte, comme l'avaient fait tous les autres. Cette excen-
cela ne
tricité attira l'attention du khalif, qui ne tarda pas à en présent à la conférence, s'empressa de dire que
demander l'explication au sectateur d'Aly, qui lui ré- saurait être vrai, par la raison bien simple qu'il n'y
pondit qu'il agissait ainsi chaque fois qu'il se trouvait avait pas de :'lanéfites du temps de Mahomet. Le chiite
dans une réunion de savants sunnites, car, du temps du s'excusa en disant qu'il s'était trompé, et que l'auteur du
larcin était un malékite. Le sectatenr d'Ibn-Malek, in-
prophète, un docteur hanéfite avait volé les pantoufles

Dessin de Hadamard d'apres une miniature persane.


l\Iourad-l\1irza, gouverneur général du Khorassan.

Yité à la réunion, imita l'exemple de son collègue liané- bouche même des docteurs sunnites, que du temps du
ni liain-
fite, et obligea le docteur chiite de rejeter
ce crime sur prophète il n'y avait ni hanéfites, ni malékites,
un savant hambalite, et puis de l'attribuer à un chaféite. balites, ni chaFéites, donc le sunnisme n'existait pas, et
Les savants des deux derniers rites protestèrent comme tous les musulmans étaient chiites, le prophète y com-
les premiers, au grand contentement du chiite qui ob- pris. Là dessus il se leva et quitta l'assemblée.
serva d'un air triomphant que c'était justement ce qu'il N. DE KHANIKOF.
avait à prouver, car le khalife venait d'apprendre, par la (Lafin à la prochainelivraison.)
LE TOUR DU MONDE. 273

du Chah. Dessin de A. de Bar d'après une photographie de l'album de M. de Khanikof.


nlosquée

LA VILLE SAINTE, ET SON TERRITOIRE.


111-rC`HED,
EXTRAITS DANSLE KHORASSAN,
D'UN1 ~~OYAGE
PAR M. N. DE KHANIKOF'.

1858. S.
TEX TE ET DESSINS INÉDITS.

La mosquée du baxar. Nieliapour est-il la Nisa des anciens? Tombeaux de princes et de poëtes..

Après ma visite au saint mollah je suis allé examiner dit que cette localité était~~traversi par l'Ochf¿s:ou le
la mosquée du bazar, qu:on dit être la plus ancienne Tedjen. Quant aux sourées zendes ou raasdéennes, on
construction de Nieliapour. La corniche de son minarett sait que d'après leur témoignage !l'isccou !isc~' 1 doit être
porte une inscription, soi-disant coufique, mais.telle- placée entre Merw et l'endroit qui portè jnsdu'â présent
ment fruste qu'il m'a. été impossible d'en rien déchiffrer; le nom de I3acl~ltis; ainsi il serait plus naturel de l'i-
et si ce n'est pas un-simple ornement, cela ne peut être dentifer avec la ville que,:les géographes arabes appel-
qu'uné'phrase très-courte, car les mêmes signes se répè- lent Nissa. Quoi qu'il en'soit, il est incontestable que
tent souvent et sont également espacés. Nichapour parait déjà sous son nom moderne chez les
Je ne crois pas, avec Ritter et d'autres géographes, plus anciens géographes' arabes du dixième siècle. Mal-
que Nichaponr ét-lVisé~.des anciens, soient identiques,
1. Nésayadans Strabon, en zend Niçayajc'est dans la géogra-
car Strabon dit positivement que cette dernière ville
phie de Vendidad,liyre attriLuéà Zoroastre, le cinquièmedes
faisait partie de l'Hyrcanie, en observant toutefois que lieux donnés aux hommespar Ahura-Itiasda,l'Ètre suprême,Au
d'autres en font une province séparée, et, plus loin, il nomde Nicayale textedu Vendidadajoute mêmecette remarque
qualificative entre Mouruet Bakhdi.» On sait que les Grecs~,oti-
lurent rattacher à cette localité l'origine et les mythes de leur
1. Suite et fin. Voy.,page269. ( Voy.I<ug.Burnouf, Conimentairesvr le Yaçna.)
I>ac:chus.
IV. sseLI\ 18
274 LE TOUR DU MONDE.

gré son antiquité, cette ville ne possède pas un seul une masure dans le village voisin, c'est la maison de
monument d'une époque un peu reculée qui soit assez Hadj-Abortllah; homme pieux, il a été à la Mecquu et
bien conservé. Il serait inutile d'y chercher des restes ment rarement IJIxbien! tout le monde sait qu'il n'y a
des temps anté islamétiques; ils ont tous disparu depuis pas longtemps il vint me dire que notre prophète béni,
l'introduction de la' loi de Mahomet, et m~:me, parmi les lui apparut en songe et lui indiqua la place, où nous
monuments musulmans, il est difficile de rencontrer des nous tuow;ons en ce moment, comme étant l'endroit de
constructions qui aient authentiquement cinq ou six sépulture des enfants d'Ahuu-1\Iousslim: nous creusâmes
cents ans d'existence. le sol et nous trouvâmes les briques que voici, et vous
Toute la ville est entourée de ruines et j'ai consacré doutez encore! Il n'y a pas de Dieu hors Dieu! »
la journée du 2 juillet il les examiner en détail. La l'ou-.efit entendre un murmure approbateur, la
Le plus ancien monument situé en dehors des murs question?tait évidemment vidée, et nous cluittàmes ce
de Nichapour est, d'ahrss l'opinion des habitants, le tom- saint lieu.
beau du chah Zadèh-1\Ialiruuk, descendant de l'iman et A travers les ruines de villages florissants encore, d'a-
contemporain de Jezid. Une parente de ce prince, her- près ce que l'on m'a dit, air commencement de ce siècle,
sécuteur de la famille d'Aly, devint amoureuse du jeune nous nous rendimes au mausolée du célèbre mathémati-
chah Zadèh qui la convertit à sa foi et fùt brûlé vif par cien et en mème temps poëte spirituel et railleur, Abou-
ordre du Ichalif. Ce rensei=,uement n'a rien d'invrai- Hafz Omar-el-Iilieïami, mort en 517de l'H. (1123 AD)
semblable; malheureusement il n'est basé que sur une .dont a été traduit en français par M. Wœpcke.
tradition orale; or, quiconque connait la facilité avec la- luieîaliil était cama: ade de collége et ami du célèbre vizir
quelle le clergé musulman crée en Perse les soi-di~ant Nizam-el-~1\Toullcet du chef des assassins, Hassan-Sah-
tombeaux des descendants de l'iman, ne peut avoir bah; doué d'une grande intelligence, mais épicurien,
la moindre confiance dans de pareilles assertions. peu ambitieux, il se tint toujours éloigné de la politique
A une centaine de pas plus loin, j'ai eu la preuve que et ne profita de l'élévation de son ami le vizir que pour
ces manaauvres ecclésiastiques durent toujours. On me obtenir une riche sinécure dans sa ville natale, à Nicha-
conduisit à une chapelle construite récemment sur les où il vécut longtemps en se permettant parfois
poui
tombeaux des enfants d'Abou-Mousslim c~eMerw, qu'on quelques railleries contre les mollahs. Son monument
venait de découvrir l'année précédente. Plus de mille sépulcral, lourde construction en pisé, ne porte ni date
ans se sont écoulés depuis que le héros du soulèvement ni inscription, mais il est assez probable qu'il est érigé
abbasside a été traitreusement assassiné sur les bords à l'endroit où ce savant fut enterré, car les habitants de
de l'Euphrate, et néanmoins sa mémoire vit toujours Nichapo~ll' en sont encore fiers aujourd'hui, et il ne se-
dan~ sa patrie, et les mollahs du village voisiu ne se sont rait pas très-étonnant que la tradition sur la position de
guère trompés en spéculant sur la crédulité des fidèles, son tombeau se fût fidèlement conservée de génération
peu versés en histoire et en archéologie. On m'a montré en génération parmi eux.
des briques très-larges, comme on n'en fabrique plus; A un quart d'heure de marche au nord-ouest de cet
d'un côté elles étaient recomertes d'ùn émail hleu, avec endroit, on voit une chapelle funéraire construite, dit-
quelques traces d'inscription en caractères ncskhi, évi- on, sur la tombe de,l'illustre poëte persan Férid-ed-Dine
demment du huitième siècle de l'hégire, et l'on voulait Attar, c'est-à-dire, clro~uciste, et non pas ~iar/'temetc~
me persuader que c'étaient des pierres tumulaires des en- comme on le traduit à tort car la parfumerie comme
fants du grand Merwien. Après les avoir examinées avec branche spéciale du commerce, n'a jamais existé en Orient.
attention, je ne pouvais garder le moindre doute sur la ~é'enI119 (ADj il fut tué, âgé de 110 ans, par les soldats
nature de cette découverte et je n'ai pas caché mon im- de l'armée de Tchenguiz-hlxan, lors du sac de Nichapour.
pression au mollah qui me montrait ces reliques. Mon M. Garcin de Tracy, dans son excellente notice intitulée
observation, présentée avec tous les ménagements pos:,i- La. Poésie 1~%zi(osopliidtce chez les Per~snais,a
et ~~eli.gietcse
bles,a pal'u' le contrarier, d'autant plus due nous ii'é- fait counaitre le caractère et la tendance de cet esprit
tions pas seuls, et qu'une semblable opinion, quoique mystique et rèveur. Ballotté pendant toute sa vie entre
exprimée par un infidèle, pouvait se proha~er et porter une foi naïve qui adxnettait, sans aucune réserve, toutes
préjudice au côté financier de la spéculation. Pour me les croyances des musulmans et entre les doutes qui sur-
prouver que j'avais tort, mon cicero~ae commença par gissaient au fond de son esprit éminent, I~ ~rid-ed-Diye
soutenir hardiment que l'inscription était très-ancienne, s'adonna au soufisme. Cette doctrine iii~sti,lt~6 si puis-
étant tracée en caractères coufiques. Or, malgré la cré- sante en Perse jusilu'à nos jours, se propose, comme on
dulité de la foule qui nous entourait, il n'y avait pas sait, de rechercher les moyens d'atteindre, dès ce monde,
moyen.de défendre cette thèse avec succès, car beaucoup l'unification avec Dieu. Les soutis, prétendent que là con-
de personnes présentes à notre discussion pouvaient dé- templation, la prière, le jeîtne, 'et toutes sortes de morti-
chiffrer qrielques' mots de l'inscription, tout en avouant licatioiis de la chai: conduisent à ce but, car, selon. eux,
qu'ils ne lisaient pas l'écriture coufique. Alors le mollah ce n'est que notre enveloppe matérielle qui nous empè-
ne sachant à quel saint se vouer, m'interpella avec un
air d'assurance infaillible 1. L'expressionpersane kem droa~l~nti~ottiedqui signifie il
« Voyez-vous cette maison? me dit-il, en me montrant dit pav de rneusonyes,est souventemploy~epour louer quelqu'un.
LE TOUR DU MONDE, 275
che de parvenir avant la mort à un état de béatitude su- ristique de cette secte; aussi ne doit-on pas s'étonner de
prême. Il est clair que la poursuite de ce but indéterminé trouver dans ses écrits des passages où il se pose en fer-
et vague développe au plus haut degré le sentiment de vent musulman, à côté d'autres où il fait des emprunts à
l'égoïsme. L'idée du prochain est luors de question dans des religions qui lui sont étrangères. On a marqué l'em-
un système philosophique (lui n'emisage que l'individu et placement de son tombeau par une dalle portant une
son créateur, mais cette doctrine est très-favorable pour longue inscription en vers persans, mais je doute qu_
calmer les souffrances que le doute inflige à toute àme ce monument corresponde à l'endroit de la sépulture du
croyante. En effet, les détails d'une religion, c'est-à-dire poëte. Je crois même qu'il n'a jamais été enterré, et
tout ce qui y donne le plus de prise aux critidues de la que son cadavre, avec ceux des milliers de ses conci-
raison, s'évanouissent comme un accessoire sans signifi- toyens, victimes de l'ardeur belliqueuse des troupes
cation dans une croyance qui n'exige que l'admission mongholes, a été dévoré par les bêtes fauves et les oi~-
d'un seul fait, l'existence d'un Dieu créateur de l'uni- seaux de proie. Au moins nous savons que pendant quel-
vers. Férid-ed-Dine est le représentant le plus caracté- que temps après la l'etraite de l'armée de Tchenguiz, les

Gxa i chez Ethax(l R3-qm iZ

chacals, les loups et les vautours, restèrent seuls mai- route de 1\'Ieched à Hérat, qu'elle traverse un terrain un
tres des ruines de Nieliapotir, et qu'ainsi fort proba- peu accidenté par des collines argileuses. La chaleur,
blement la chapelle funéraire, éribi en mémoire du déjà très-forte à Nichapour, nous fit préférer le pas-
poëte, n'est qu'un monument purement représentatif. sage des montagnes au voyage à travers la plaine, et,
ayant.expédié nos bagages par la route basse qui est en
Kadamgàh. Passagedes montagnes. Montagne méme temps la route postale, nous quittâmes la ville
du salut. Vuede 1<Iéched. Escorte ci'honneur. Pntrée
datisla ~~ille. le 3 juillet.
Jusqu'à la mosquée de Kadamgah, à trois farsakhs
Deux routes conduisent de Nichapour à Méclied. La (15 kiI.) de Nichapour, le ter~ain est parfaitement uni;
première, celle du nord, coupe les montagnes qui ser- la route est large et passe entre de nombreux villages
vent de limite commune aux districts de ces deux villes; entourés de jardins fruitiers. Cette mosquée, construite
l'autre, qui est la plus longue, tourne cette chaine et en 1091 de l'H. (1718), par ordre du chah Souleiman,
reste presque tout le temps dans une plaine aride et in- se trouve au milieu d'un vaste jardin qui a presque deux
culte. Ce n'est que près de Tourouk, où elle s'unit à la siècles d'existence et dont les platanes sont d'une rare
276 LE TOUR DU MONDE.

beauté. Le mot kadamâàh est composé de deux substan- de sa persécution. Évidemment c'est une supercherie
tifs persans kadaun (pied) et ~ùlt (place), et veut dire cléricale. La pierre miraculeuse fut offerte en cadeau au
enyrei~ate du pied. Ce nom a été donné à la mosquée chah Souleis.an par les séides de l'endroit, et il ordonna
parce que l'on y conserve, fixée dans le mur, une pierre la constmction de cette mosquée en instituant les dona-
noire, espèce d'ardoise portant des traces très-distinctes teurs gardiens héréditaires du temple.
d'un pied humain, empreint en creux. Comme de rai- Le 4, nous partimes de grand matin. Le terrain com-
son, on prétend que c'est une marque laissée par l'iman mence à monter aussitôt qu'on dépasse la mosquée, mais
Aly, fils de Moussa-Riza, sur un rocler où il pria lors jusqu'au village de Derroud, noyé dans ses nombreux

Le katl~nh ou grand cimetière de Méched. e A. de Bar d'après une photographie de l'album de ;~1. de KhanikoI.
Dessi

jardins fruitiers, la route est large et belle. Immédiate- travers d'énormes arbres séculaires dont les troncs ma-
ment derrière cet important village, la vallée de sa ri- jesttieux étaient presque tous tapissés de plantes grim-
vière se rétrécit, les arbres deviennent moins l'ares, et pantes. Les vi~oureuses racines des platanes et des mû-
l'on finit par entrer dans un véritable bois de saules, riers, ne pouvant cependant pei-cei-le roc à peine caché
de peupliers et de mûriers. Il faut avoir voyagé en Perse par une mince couche de terre végétale,se frayaient une
route à travers les galets amenés par le torrent, et al-
pour savoir apprécier les beautés d'une forèt. Les eaux,
resserrées par des masses imposantes de rochers, s'éle- laient se perdre au. fond de son lit variable et sinueux.
vant à droite et à gauche de la route, s'ouvrent un pas- Au beau milieu de la forêt, sous un arbre, dont les bran-
sage tortueux par lequel elles s'écoulent en cascade à ches formaient un vaste dôme, impénétrable aux rayons
LE TOUR DU MONDE. 277
du soleil, nous aperçûmes une masure construite avec des étions des voyageurs capables de rétribuer ses bons off-
blocs de rochers et des cailloux grossièrement cimentés ces autrement que par des paroles mielleuses, seule
par de l'argile commnne. Un vieux séide, propriétaire et monnaie dont ses compatriotes sont toujours prodigues,
constructeur, de cette habitation rustique, vint nous offrir alluma un kalian bourré d'excellent tahac de Chiraz et
de l'eau fraiche, en nous disant que c'était la seule richesse poussa même la galanterie jusqu'à nous proposer de
de son humble demeure. Étant restés six heures de suite faire du thé.
en selle, une halte dans un endroit aussi attrayant de- Au delà de cet ermitage, le bois s'éclaircit bientôt,. et
venait une nécessité. Notre ermite voyant que nous disparait enfin complétement près d'un caravansérail de

Portrait de Hadj-Mirza-Aghazzi, uu Chah. -Dessin ae Hadaniard


premier miuisu\; ûl';îprès une miniature.

chétive apparence, mais d'une utilité très-réelle en hi- droite un ravin assez profond, à bord taillé à pic, puis on
ver. Là, commence une rude montée par une route pier- suit une crête très-étroite, et, après trois ou quatre détours,
reuse et dénuée de toute végétation. Ce chemin, fatigant on parvient à la source d'un ruisseau, coulant vers l'est,
pour les chevaux, a l'avantage d'être court et de conduire, où l'on a le plaisir de voir reparaitre un peu de ver-
en ligne directe, au point culminant de la chaine. Par dure. En longeant le bord droit de ce ruisseau, on ar-
contre, la descente, très-abrupte aussi, serpente en rive en trois quarts d'lieure de marche à un caravansé-
zigzags interminables le long d'une côte rapide recou- rail semblable au précédent, mais plus grand et occupé
verte de petits cailloux à peine cimentés par un sol argi- par une espèce de restaurateur chez lequel on trouve du
leux et friable. Au commencement du chemin on côtoie à pain, du fromage et une bonne provision d'orge. La val-
278 LE TOUR DU MONDE.

lée de la pente orientale des montagnes qui nous servait cle ne dure pas longtemps; à peine la chaleur du jour se
alorsde route, est loin d'égaler en beauté celle que nousS fait-elle sentir que l'aii~, près de l'horizon, -prend une
venions de parcourir. Elle ne manque ni d'arhres ni de teinte laiteme et dérobe Méched aux yeux de ses fervents
broussailles qui masquent, sous leurs touffes verdoyantes, admirateurs. La ligne noire des jardins, qui cernent la
les uniformes amas d'ardoises décomposées et de quartz, ville, reste seule visible bien après que ses coupoles et
dont cette gorge est comblée; mais les arbres n'atteignent ses minarets ont disparu dans les ondulations du mirage.
ici nulle part les dimensions qu'ils ont à l'ouest de la Chaque pûle\'in regarde comme un devoir religieux de
chaîne. Après une pénible marche de trois heures le marquer son pa·~sage par ce col, en ajoutant une ou plu-
long de cette gorge, nous arrivàmes au premier jardin sieurs 1>laduE;sd'ardoises, très-communes dans ces mon-
du village de Djigahr, dont les maisons sont encore loin tagnes, aux débris de la même roche empilés par ses
de là. Le voisinage du village rend la route beaucoup pieux prédéœsseurs en nombreuses pyramides au som-
plus mauvaise qu'elle n'dait; bordée par des enclos en met de la montagne du Salut. Une espèce de rat de terre
plaques d'ardoises et coupée à chaque pas par des ruis- est très-fréquente dans cette localité, et ce petit rongeur,
seaux conduisant l'eau dans les jardins, elle est détesta- profite de la piété des hommes, pour se blottir très-com-
ble. Ce fut seulement vers le coucher du soleil que nous modément entre ces piles d'ardoises. La descente ne pré-
arrivàmes à Djigahr, et on dressa nos tentes à l'ombre de sente aucum. difficulté, et l'on arrive bientôt dans un
magnifiques noyers, plantés sur une terrasse verte qui grand village. Nous y rencontrâmes trois jeunes afghans.
dominait les maisons des villageois. Des boucliers en cuir étaient attachés avec des sangles
Obligé de prévenir les autorités de Méchecl de ma pro- sur leU!'dos ils portaient en baudouillère de longs fusils,
chaine arrivée, pour leur donnerle temps de me préparer et l'un voyait à leur ceinture des yatagans et des pisto-
un logement dans cette sainte ville où un chré~tien n'est lets. Leurs turbans à raies bleues et rouges, leurs ja-
jamais le bienvenu, je suis resté le 5 à Djigahr. L'éléva- quettes hien prises el leurs larges pantalons senés au
tion de ce village au-dessus du niveau de la mer étant mollet par des guètres en peau brodées de soie, conve-
bien supérieure par suite à celle de 1\~Iéched,son été est naient t tl'ès-hien à leur air martial et décidé. C'étaient
infiniment plus tempéré, et les habitants de la ville vont des villageois eliiites des environs de Kaboul, venus à
souvent passer ici quelques jours pour respirer un air Méched en pèlerinage; ils parcouraient le district de la
plus frais. Les raisins, les pêches, les abricots et les ville sainte à la mode de leur pays, armés jusqu'aux
mltres noires de Djigahr sont délicieux. Ils égalent en dents. Arrivés en quarante jours à pied, ils se disposaient
qualité ceux de l'Aderberjan, i-enornmé dans toute la à retourner (,liez eux dans le même équipage et parlaient
Perse pour ses fruits. de cette longue étape comme d'une simple promenade.
Le 6, nous nous remimes en marche. Aussi longtemps Bien l'enseig'nés sur la politique de leur pays, comme le
que l'on reste dans la vallée du ruisseau de Djigahr, on sont tous les hommes du peuple dans l'Afghanistan, ils
l'encontre àchaque pas, des champsctiltivés et des villages en causaient volontiers, et nous donnèrent des détails
considérables, Ces derniers ont ici un aspect plus riche curieux sur les derniers événements de leur lointaine
que dans les autres parties de la I'erse. Leurs bazars sont patrie. Pendant que nous nous entretenions avec ces
abondamment pourvus de manufactures européennes, et gens, on vint.me prévenir que l'istikbc~d,ou escorte d'hon-
on y trouve-mème des espèces de cafés. Les devantures neur qui devait venir au-devant de moi, était en vue, et
de ces établissements étalent invariablement d'un cûtt; je me hàtai de me remettre en route pour éviter de la
de la porte d'entrée une rangée de halians en argile de rencontrer dans les rues étroites du village, chose peu
Méched artistement sculptés, et de l'autre une énorme commode, à cause de la méchanceté des étalons qu'on a
bouilloire russe entourée de plusieurs services de thé. La l'habitude de monter en Perse.
route ne suit pas cette vallée jusqu'à son embouchure Le gouverneur dit hfuorassan, prince sultan Mourad-
dans la plaine, et à peine s'éloigne-t-on de l'eau, que lVlirza, oncle du roi, envoyait pour me complimenter son
l'on se retrouve sur un terrain pierreux et inculte. Sou- grand maitre de cérémonie, accompagné du colonel du
vent balayé par les torrents formés par des pluies d'o- régiment en garnison à Méciied; Mohammed-Baghir-
rage, le sol est recouvert dans beaucoup d'endroits d'une khan, fils du ci-devant Beghler-Beghi de Tebriz, plus
couche épaisse d'argile fendillée par la chaleur. Rarement du frère de Sami-khan, gouverneur de Kabouchan et du
on y trouve quelques brins d'herbe, et les seuls êtres commandant de l'artillerie du Khorassan, auxquels était
animés qu'on y ¡:encontre sont des serpents et des lézards venu se joindre, obligeamment, le capitaine Djanouzzi,
couleur de terre. Rien ne décèle la proximité d'une cifficieriial7olitain au service du chah. Ces messieurs et
grande ville; une rangée d'élévations rocheuses borne leur suite formaient un corps de trois cent cinquante à
l'horizon à l'est, et l'on monte péniblement sur cette quatre cents cavaliers. Après avoir échangé les compli-
crête à l'endroit appelé Salcm-Sepessi (Mamelon du sa- ments d'usage et fumé un kalian, nous nous rémimes en
lut), d'oit l'on découvre enfin la plaine de Méched et la route. Les sept kilomètres qui nous séparaient de -I\lé-
ville sainte. Les pèlerins ne manquent pas de s'y rendre ched furent bien vite parcourus, et nous entrâmes dans
avant l'aube du jour pour saluer ait soleil levant le reflet la capitale du Iihorassan par la porte de l'ouest. Une
de ses premiers rayons sur la coupole et les portes do- belle allée plantée le long du grand canal qui traverse
rées de la mosquée de l'iman Aly-Riza. Mais ce specta- la ville d'un bout à l'autre, nous conduisit à travers une
LE TOUR DU MONDE. 279-

foule immense de curieux à la porte de la maison qu'on roi et des antichambres de ses ministres, et n'était par-,
avait mise à notre disposition, et où une garde d'honneur venu que lentement à se faire remarquer. Enfin, il obtint
nous présenta les armes ait moment où nous descendions le poste lucratif du vizÏl'at de l'Adcrbeidjan. Mais la lon-
de clteval. gueur de l'attente du pouvoir lui avait fair oublier' qu'il
était prudent d'apporter une certaine' réserve dans l'étan-
Maisondu khan Naïh. Autoritésde l'v;éched. En\'oi au gou- chement de la soif des richesses qui le dévora:it. Voulant
verneurgénéral d'un khalat royal. Visitede cérémonie,
Unsavantpersan. Le grand ciœetière. Le quartiersaint. aller vite, il frois~a un peu trop sans façon les intérêts
La bihliothédnede l'imau. Les monuments. Lesenvirons d'un protégé anglais, à Tebriz, et perdit sa place sur les
de la cille. instances du consul d'Angleterre, ¡VI.Stevens, fortement
La maison oit l'on nous introduisit appartenait au soutenu à Téhéran par le ministre britannique, M. Sheil.
khan Naïb, adjoint dit' gouverneur général, appelé pour Du reste, ce premier échec, semible à sa bourse, n'a pas
affaire de service u Tébéran. Je ne la décrirai pas, été nuisible à sa carrière, car le premier ministre, obligé
car, depuis Olearius et Chardin, JUSqU'il M. Ferrier de céder aux réclamations d'un chrétien, se croyait' mo-
et le comte de Gobineau, tous les voyageurs ont donné ralement contraint à indemniser le musulman lésé, en lui
des relations plus ou moins circonstanciées sur les habi- conférant quelque poste équivalent à celui qu'il venait de
le
tations persattes qui se ressemblent toutes, et n'ont pres- perdre. Il fut nommé vizir du Khorassanàl'époque où
frère dupremier ministre occupai à à 1ŸIéched la charge de
que pas varié dans le courant des siècles. La mienne
n'avait de particulier qu'un soupirail en forme de tour, directeur du quartier saint, et la présence d'un compéti-
baclgtcir, en persan, ouvel't au nord, et planté sur le toit teur aussi puissant obligea le kawam à agir au commen-
du salon dansle- butd'établir un courant d'air permanent ce.mentavec modération. Mais cet empêchement disparut
qui rafraieliissait l'air de cette chambre. Ce ventilateur, bientôt, car son antagoniste obtint le commandement des
sim,ple et commode, n'est pas d'un usage fréquent, même troupes l'éguli~res dans l'Aderbeidjan et lui laissa le
à 1\~Iéched;sa véritable patrie est la Perse rnéridionale, champ libre. Pour se mettre à l'abri de toute incrimina-
et, à Iürman, toutes les maisons en sont pourvues. La tion directe, le kawam choisit pour son ferrach-hachi,
vue dont on jouissait de ma chambre à coucher était as- chef de ses domestiques, un homme de sac et de corde,
sez vaste on apercevait une série de toits plats séparés mais connaissant Méched à fond et doué d'un flair tout
par des cimes de noyers et de figuiers, bornée à l'horizon particulier, à .l'aide duquel il découvrait des mines
par une cbaïne de montagnes rocheuses. Les rues n'é- d'une richesse inépuisable, dans chaque réclamation,
taien pas visibles, mais chaque soir ces terrasses, dé- quelque simple qu'elle fùt. Sous prétexte de nombreuses
sertes pendant le jour, prenaient un aspect animé, car occupations, le kawam n'admettait en sa présence que
en Perse, dans la saison chaude, tout le monde soupe ceux qui avaient préalablement passé par l'examen de son
et dort surles toits, et j'assistais, quand je le voulais, aux ferrach-bachi, et ne leur accordait son concours que se-
détails peu compliqués des scènes de la vie intime de lon la valeur des offrandes qu'ils versaient dans les mains
mes voisins. Mais avant de me livrer à cette étude de de ce digne employé. Dans une ville comme lVIéched, où
moeurs, j'avais à me mettre en relation avec les autori- la piété fanatique et le vice marchent de pair, les occa-
tés locales non-seulement elles m'avaient comblé d'at- sions de vendre son influence ne manquaient pas, et, au
tentions à mon entrée mais elles s'empressèrent de besoin, l'imagination inventive du ferrach-bachi sup-
m'envoyer une quantité prodigieuse de sucreries qu'on pléait au difatit de victimes, en sachant les créer. Ainsi,
exposa, sur d'énormes plateaux carrés en bois, dans mon il y avait mi jeune marchand très-riche, mais tranquille,
vaste salon. D'après l'étiquette du pays, je ne pouvais, aimé de tout le monde et ne se mêlant de rien en de-
convenablement, aller le preinier chez les grands person- hors de son commerce. Le hawam convoitait ses riches-
nages de la ville d'autre part, leur importance person- ses depuis longtemps, mais ne savait par où l'entamer.
nelle les empêchait de montrertrop d'empressement à faire Le négociant s'obstinait à mener une vie exemplaire
ma connaissance, en sorte que je devais attendre qu'ils se enfin, le ferrach-hachi trouva le joint. Une jeune et
décidassent à venirme trouver.Le premier quise présenta jolie femme fut envoyée dans le harem du marchand
fut le Kawam-ed-doulet, adjoint au prince gOUl'crneur en comme solliciteuse. Étant bien reçue elle y retourna
qualité de vizir. Après m'avoir fait annoncer s~-ivisite, il plusieurs fois, et trouva enfin le moyen dé s'y attarder
se présenta tout habillé de noir, à cause du Mouharrem, et d'y passer la nuit, prétextant la crainte de rentrer
et suivi d'une quarantaine de domestiques. Grand, bien chez elle à une heure aussi avancée de la soirée. Le fer-
fait, il avait une figure pâle et très-belle. Ses yeux noirs i~acli-1),ichi,qui dirigeait cette manœuvre,: se plaça avec
et perçants échappaient par un habile mouvement de ses ses gens en embuscade à la porte de la maison du mar-
longs cils à une ohsenation suivie; ses lèvres minces et eliaiid. A l'aube du jour, sa complice prit congé de la
blèmes, encadrées d'une moustache taillée d'après la loi, famille de son bienfaiteur, mais dès qu'elle parut dans
et- d'unebarbe pointue, soigneusement peignée, ne s'ou- la rue, la police l'arrêta. Conduite devant le ferrach-
vraient que pour proférer, d'un ton calme et froid, des hachi, la jeune femme fut interrogée sur l'emploi de
paroles sèches et mesurées. Longtemps oublié par le sort sa nuit dans une Illaison étrangère. Avec un air de confu-
dans la foule de mirzas qui pullulent à Téhéran, il avait sion et de crainte bien joué, elle commença par dire la
usé plus 'd'un .habit en se frottant aux murs dit palais du vérité, savoir qu'elle avait reçu l'hospitalité chez les dames
280 LE TOUR DU MONDE.
de la famille; mais peu à peu, et comme cédant aux me- Cachemire ~~tde pierres précieuses, et d'épouser à Tour-
nacés de la police, elle déclara qu'elle avait été séduite bet de Djam une des plus riches et des plus jolies fem-
par le' marchand, 'qu~ons'empressa d'arrêter aussi. Mis mes du pays. Encore, si l'on n'avait à lui reprocher que
au cachot il eut beau protester de son innocence et sa cupidité! mais la cruauté impitoyable qu'il met à ex-
réclamer une enquête sérieuse,- les portes de sa prison torquer à ses victimes l'objet de sa convoitise est bien plus
nes'oU:vraient pas; et comme sa reclusion portait un horrible. Sans ajouter foi à tout ce qu'on racontait sur les
préjudice considérable à son commerce, il se décida en- tortures qu il infligeait aux malheureux tombés sous sa
fin à- payer une forte, somnie' d'argent à l'employé du lourde main, je terminerai son esquisse par un fait de
kawam, qui la versa dans le trésor ,d~ son. maitre, en notoriété publique. Au moment de l'évacuation de Hérat
prélevant un droit sur sa reconnaissance.. Par 'de sem- par les troupes du chah, le premier ministre jugea né-
blables ,manœuvres, ~eritrois ou quatre ans le.kawam a cessaire de transporter de force les juifs, domiciliés dans
sU:garnir sOriécurie des plus beaux chevaux tutcomans, cette ville, sous prétexte qu'ils étaient sujets persans,
trouver moyen de faire une ample collection de châles de à Méched, émigrés du Khorassan contre le gré du roi. Ne

voulant pas souiller.l;¡. ville sainte par l'adIi1ission dans eux des maladies contagieuses qui commencèrent à les
s6n--intérieur de tant d'infidèles, on leur assigna pour décimer. Les Israélites prièrent le kawam de leur per-
demeure un caravansérail ruiné, situé à l'est de Méclied. mettre d'avoir recours à.la clémence du chah, et le vizir
Là, ils furent entassés avec leurs familles, dans une-en- ne s'y opposa pas, mais il leur fit dire.sous main que
ceinte dix fois trop étroite pour les contenir imptiné- cette démarche n'aurait aucun résultat, s'ils ne lui
ment, et,- en' sus,-on'établit à la porte de cette prison un payaient pas une somme de 8000 ducats. Privés de tout
corps,degarde de troupes régulières, en leur recomman- moyen de gagner de l'argent., et crai~nantd'avouerle peu
dant la plus grande sévérité à l'égard des détenus. Dans qui leur eu restait, les juifs déclarèrent ,qu'il leur était
.l'espoir de voir cesser bientôt ce traitement inhumain, impossible de rien donner, et se contentèrent d'expédier
les pauvres juifs se soumirent sans murmurer à cette in- leur requête à Téhéran. Le kawam n'insista pas, mais
jüste rigueur; mais bient8t, l'accumulation de tant d'in- quelques ~emaiues après il leur signifia, par ordre du
dividus, peu ,accoutumés à la propreté, dans une coIi- premier ministre, que le chah ne daignait pas consentir
struction ruinée et pleine d'immondices; engendra parmi à changer leur sort et en même temps il leur réitéra son
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282 LE TOUR DU MONDE.
conseil de payer. Les juifs gémirent, mais ne délièrent pas et rendit à cette occasion, non-seulement un service
leur bourse, et chaque fois que les portes de leur prison signalé à l'administration qui lui est confiée, mais ob-
s'ouvraient pour laisser passer le cadavre d'un des leurs, tint aussi un résultat qui intéresse les sciences, car il
emporté par l'influence pestilentielle de leur habitation, lit dresser entre autres un catalogue détaillé de la riche
le kawam se faisait un cruel plaisir de leur rappeler le collection de manuscrits arabes et persans consen-és dans
lugubre chiffre de 8000 ducats, rançon de leur déli- la mosquée de l'iman. Quoiqu'il soit le défenseur offi-
vrance. ciel des intérêts cléricaux à Méched, il trouve des oppo-
Le moutavalli-bachi ou le directeur du quartier saint sitions ardentes, même parmi ceux qu'il a pour mission
était un tout autre homme. Vieillard, grand et sec, le de protéger. Malgré sa science et ses fonctions anté-
dos voûté, sa figure présentait les traces de longues souf- rieures, presque ecclésiastiques, le seul fait de sa no-
frances, mais son regard était doux et bienveillant. Ori- mination par le pouvoir séculier en fait une espèce d'in-
ginaire de Kazhine, il y était avant sa nomination à Mé- trus parmi les mollahs, et l'expose comme tel à la défiance
ched, président d'un tribunal civil. Ce poste exige une de ses collègues affublés de tmbans. Sa position envers
connaissance solide de l'arabe et de la législation musul- le gouverneur général et son vizir est encore plus diffi-
mane. Sincèrement convaincu de la vérité de sa religion, cile. Leur pouvoir s'arrête à la balustrade qui circon-
et pieux par suite de cette conviction, il considérait sa scrit le Sehn ou enceinte du quartier saint, et ne peut
position actuelle comme la.meilleure récompense de sa s'exercer sur ceux qui parviennent à y pénétrer que par
longue carrière, et était heureux d'ètre à la tête d'un l'iïltermédiaire et le bon vouloir dit moutavalli. Or, le
établissement aussi hautement révéré par ses coreligion- refugié est toujours plus enclin à payer les bons officés
naires. J'avais fait sa connaissance à Tiflis en. 1850,lors- des administrateurs du Seh~t.que d'acheter la protection
qu'il fut envoyé comme ministre plénipotentiaire à Saint- dit pouvoir séculier, car.le plus grand mal que le direc-
Pétersbomg, et dès lors j'avais été frappé de son bon teur du quartier saint puisse lui faire,.se réduit à l'ex-
sens souvent traversé par d'absurdes croyances. Ainsi, pulser de ce ~·efugiunt., taudis que le pouvoir séculier
tout en raisonnant avec infiniment de justesse et de tact peut lui ôter sa vie et ses biens. La bourse du mouta-
sur beaucoup de sujets, il n'acceptait, pendant le premier valli détôurne donc souvent les deniers qui iraient se
temps de son séjour en Georgie, aucune invitation à di- loger dans celle des employés de l'État, ce qui suffit
ner sans obtenir préalablement la permission de se faire pour alimenter entre eux un antagonisme constant et
précéder par son cuisinier, pour être sûr de ne rien man- puissant.
ger qui ne fût préparé par les mains d'un vrai croyant. Deux jours après mon arrivée à Méched, j'appris que
Son hor:eur de la souillure chrétienne était si forte qu'il le chah avait envoyé un khalat ou robe d'honneur à son
avait apporté de Perse une énorme provision de pain et oncle le g~uverneur général du Khol'assan, et que le 9 juil-
de beurre qu'il dut naturellement jeter après quelques letétait désigné, par le prince sultan Alotirad-Mirza, pour
semaines de séjour en Russie. Sa position à Méched recevoir des félicitations d'usage à l'occasion de cette mar-
était assez délicate. Les immeubles et le mobilier du que de la bienveillance royale. Je profitai de cette circon-
quartier saint constituent une propriété très-considéra- stance pour faire la connaissance du prince et lui pré-
ble, mais fort mal gérée et gaspillée par les nombreux senter mes compagnons devoyage. A l'heure convenue, on
administrateursde cet établissement. Les legs pieux faits amena de beaux chevaux de l'écurie du prince pour nous
dans le courant des siècles en mémoire de l'iman, sont transporter à la forteresse, oit se' troU\'ait le palais. Le
éparpillés sur toute la surface de l'empire persan une fort de Méched a été réparé après la dernière insurrec-
partie s'en trome même Hérat, ~tKaboul et aux Indes. tion et se trouve actuellemeut en état de longtemps
Or, comme tous ces pays sont exposés souvent à des ré- à toute entreprise hostile d'une puissance ou d'une armée
volutions et à des changements politiques, peu à peu une asiatique. La maison destinée à la résidence du gouver-
grande partie des vakfs ou donations pieuses a été dis- neur n'a rien de très-imposant; ses chambres ne sont
traite de sa destination première. Le prédécesseur du ni vastes ni richement ornées. La cour intérieure, plan-
moutavalli-bachi, frère ainé du premier ministre, fort tée d'arbres fruitiers et de lilas, est assez spacieuse et
de l'appui qu'il trouvait à Téhéran, a su arracher des produit une impression agréable. Le prince nous reçut
mains des possesseurs illégaux, sujets du chah, une bonne revêtu de sa nouvelle robe d'honneur, mais du reste
partie des immeubles dont ils s'étaient arbitrairement sans aucune pompe particulière. Comme tous les enfants
emparés mais ces confiscations légitimes soulevèrent d'Abhas-Mina, il a des manières polies et prévenantes.
des haines et des ressentiments profonds qui n'attendaient Sans être havard, il aime à causer, il parle bien sur tou-
qu'une occasion favorable pour se manifester. Il s'agis- tes sortes de sujets, et quoique moins brillant dans la
sait donc, avant tout, de se mettre en garde contre le re- conversation que presclue tous ses nombreux frères, il
tour de ces empiétements, en dressant un inventaire com- se distingue d'eux par une tournure d'esprit beaucoup
plet des propriétés de l'institution. Cette opération qui plus sérieuse, qualité que je n'ai constatée parmi les
parait si simple et si facile en Europe est au contraire membres de la famille royale que chez lui et le prince
très-compliquée dans un pays où tout se fait par ,des Behmen-Mirza. Moins J)ien doté que ses autres frères,
mains vénales et faciles à corrompre. Néanmoins, le il tient naturellement à conserver sa place; mais ce qui
moutavalli-bachi arriva tant bien que mal à ses lius, fait son plus grand éloge, c'est que, malgré la pénurie
LE TOUR DU MONDE. 283
~ocnparati~~ede ses moyens, il n'est pas trop avide d'ar- de l'iman, et adjoint de l'astronome en chef du Khoras-
gent et ne cherche pas à agrandir sa fortune privée en san, poste occupé par son frère ainé..le tenais h être en
extorquant des cadeaux à ses administrés. Ayant eu l'oc- bonnes relations avec lui, et je nemanquaipas de gagner
casion de le .voir souvent pendant mon séjour à Méched, ses bonnes grâces en lui faisant servir, la première fois
j'ai constaté chez lui une qualité rare chez les Persans qu'il vint me voir, du thé et du café avec du sucre brut
en général, mais surtout peu commune parmi ses pa- ait lieu de sucre candi; car, d'après la conriction des.Per-
rents, c'est un désir sincère de s'instruire. Plus ou moins, sans, le sucre lie peut être purifié qu'étant mélangé préa-
tous les princes hadjars croient de leur devoir de témoi- lablement avec du sang de cochon. C'était le premier
gner une certaine curiosité à l'égard de ce qu'on 41)pelle astronome oriental un peu sériem que je rencontrais. Il
ici la science des Fraucs, ilmi finett~hi, mais, chez la connaissait à fond les éléments d'Euclide et l'algèbre de
plupart d'entre eux, cela ne tient qu'au désir vaniteux Iiheïami, avait étudié.les traductions arabes des sections
de faire parade dit peu qu'ils en savent eux-mêmes, conicInes d'Apollonius et du livre de la sphère de Théo-
tandis que j'ai cru rernarqner chez lui, une certaine con- suis, et il s'était spécialement occupé de l'étude des nom-
science du progrès européen, et par suite la c01wiction breus commentaires orientaux de l'Almageste de Ptolé-
de pouvoir gagner quelque chose de réel, en s'assimilant mée. Il était aussi versé en astrologie, en métaphysique,
les résultats obtenus par les infidèles. Ses rapports avec avait une légère teinte d'alchimie bref' il réunissait
son vizir étaient loin d'ètre franchement amicaux; le toutes les connaissances nécessaires pour former un as-
kawam, à ses yeux, n'était du'une créature du premier tronome musulman parfait. La conversation de cet lioinriie e
ministre qu'on lui avait adjoint pour espionner ses faits avait pour moi l'attrait de la nouveauté, et je voyais en
et gestes et pour limiter son pouvoir. Cette politique lui un être impossible à rencontrer ailleurs qu'en Perse,
soupçonneus~, toute étrange du'elle puisse paraître en car où trouver un autre savant dont l'éducation se fût ainsi
Europe est une triste conséquence de la constitution brusquement interrompue ait quinzième siècle; et qui eùt
des gouvernements asiatiques. En Asie, les contrastes se encore tout le fanatisme des anciens antagonistes de Co-
rencontrent sans se heurter, et les populations orienta- pernic? Comme de raison, le mouvement de la terre et
les, tout en supportant patiemment pendant des milliers l'immobilité relative du soleil figuraient ait nombre des
d'années le régime despotique illimité, sont peut-étre premières questions débattues dans nos rencontres, et la
les plus turbulentes du monde, et dans tous les cas sont difficulté qu'avait cette idée, si simple pour nous, de se
très-faciles à s'insurger et à se ranger sous la première loger dans une tête, bien organisée du reste, maisaccou-
bannière élevée contre le pouvoir existant. Cette mobi- tumée, dès l'enfance, à concevoir l'univers différemment,
lité qui caractérise les masses se manifeste avec plus de me faisait comprendre l'hésitation de Copernic à publier
force encore chez les individus, et notamment les Persans sa découverte, et l'immense et longue incrédulité qu'a-
sont disposés à s'eniner du pou~-oiret à chercher à l'a- vait rencontrée sa théorie en Europe. Jamais je n'ou-
grandir, colite que coûte. Humbles et patients dans les blierai l'impression produite sur mon docte mollah
positions inférieures, ils se croient tout permis à un par l'exposition de la théorie de la gravitation univer-
poste élevé, et la fin trayidue de la carrière de tant de selle. Il avait l'esprit assez juste pour voir que cette
hauts dignitaires musulmans est presque toujours pro- simple et grandiose idée résolvait comme par magie
voquée par les excès de leur ambition et par les passe- toutes les difficultés inextricables de l'astronomie an-
droits et les avanies qu'ils imposent à tout le monde, sans cienne et diti~tilsait la stabilité, et même l'existence des
en excepter leurs propres somerains. Sans recoui-ii-à des sept cieux, dont la réalité, à ses yeux, était constatée
exemples puisés dans les fastes d'un passé très-éloigné, par la parole divine, promulguée dans le Roran. Ce pas-
je me contenterai de faire observel' qu'en 'Perse, de- sage subit de l'obscurité à la lumière l'avait ahuri et
puis 1834, deux premiers ministres ont été mis à mort rendu presque ivre. Mais cela ne suffisait pas encore
et deux autres ont été dépouillés de leurs biens et en- pour détruire ses préventions en faveur de l'immobilité
voyés en exil, principalement pour avoir voulu établir de la terre. Peu habitué se faire une idée claire des
exclusive nient en leuî' fa~·eur le- principe des monarchies mouvements relatif et absolu, le repos et le déplacement
constitutionnelles que le roi'règne et ne fow·erue pas. des corps existant sur la surface de la terre, apparem-
Dès que l'on connut mes rapports amicaux avec les au- ment en dehors de tout autre mouvement; l'obsédaient
t01'ités,je ne manquai pas d'ètre visité par un grand nom- comme un cauchemar, et ce ne fut du'après maintes dis-
hre de curieux, qui, malgré les pompenx compliments cussions sur ce sujet, et après lui avoir fait comprendre
qu'ils m'adressaient, venaient me voit' évidemment avec l'explication de Flamstead sur l'aberration astronomique,
les mêmes intentions que l'on a en parcourant le Jardin les expériences faites en Allemagne sur la chute des
des plantes. Nul Européen ne doit garder là-dessus l'um- corps dans l'intérieur d'une tour ou d'un puits, les ré-
bre d'un doute. Il a beau être chez lui tout ce qu'il veut, sultats des recherches de Poisson sur les déviations des
aux yeux des Orientaux, il est, et restera toujours, ce que projectiles de guerre, et enfin l'expéi-leiice décisive de
les numismates caractérisent par le terme pittoresque de M. Foucault, que je parvins à vaincre les scrupules de
bestia incérta. De tous mes l'isiteurs habituels, je ne citerai son entendement. Trois jours avant mon départ, il vint
que le mollah ~hdourrlianian, professeur de l'école de me supplier de lui donner, en persan, l'énoncé des lois
Pezïnpalt, conser~~ateurdes manuscrits à la bibliothèque de Képler, et peut-être les enseignera-t-il à ses élèves.
28q LE TOUR DU MONDE.
En Orient, le progrès est lent, mais il n'est pas impos- y est par un long parallélipipède en pisé. Cette
sible. suite de monuments uniformes, d'un gris jaunâtre, s'é-
A Téhéran, j'avais fait la connaissance d'un des prin- tend à perte de vue; le calmé et le silerice règnent dans
cipaux chefs du Séistan, le sardar Aly-Khan, qui se cette triste enceinte où le bruit des rues populeuses qui
proposait de retourner bientôt dans sa patrie, et nous l'entourent vieut mourir comme par enchantement. Les
nous étions donné rendez-vous à Méched, olt il arriva seuls sons que l'on y entend sont le frôlement des robes
deux- ou trois semaines après moi. Il logeait dans le des femmes entièrement voilées; glissant comme des om-
diiartier saint, et en allant le ~~oir,j'ai eu l'occasion de bres dans les étroits sentiers qui séparent les dernières
passer par le' grand cimetière de la ville. Le nom seul demeüres de:leurs parents, et celui des voix sourdes des
de ce :vaste clamp de morts, hatlgàla lieu de massacre 0 mollahs, assis par terre; et récitant les versets du Ko-
produit nue impression lugubre, mais son aspect est ran, pour le salut de l'àme des trépassés. Je me hâtai
bien autrement saisissant. Jamais je n'ai vu une aussi de traverser ce lieu cr d'éternelle douleur, D et j'arrivai
grande réunion de tombeaux. La place de chaque mort bientôt chez mon sardar du Séistan. Je le trouvai cou-

Mosquee de Ikhodja-Rebi, au nord de Meched,' Dessin de A. de uar d'après une photographie de J'album de M. de Khanikof.

ché àu milieu d'ùn Petit saloii il était entouré de nom- raz dans le Séistan. Son frère ainé, Mohamrried-Riza-
brem domestiques,:tous'cÓiffés' de turbans d'où s'échap- Iihan, mourut au commencement du règne. de Mo-
paient de' chaque côté de la tête d'abondantes boucles hammed-Chah, et transmit son pouvoir. à s'on fils,
de éheveux. Le pauvre sardar était encore très-faible; à Lutf-Aly-Khan, contrairement à l'usage du pays- qui
Sebze~au, il avait été pris d'une attaque' de et exigeait que le"conimandemen:t passât à Aly-Khan. Le
c'étàit à peine s'il avait pu se traîner jusqu'à Méched; sardar se rendit à Téhérau olt il tacha 'd'intéi'esser à son
où on s'était empressé dé le porter près du tombeau de sort le premier ministre du chah, Ha~lj-1\~Tirza-A~hassi.
l'inian Af1 Biza. La seule vue de ce sanctuaire avait Mais cet excentrique mollah ne rêvait en ce moment
suffi pour lui restituer une partie de ses forces nHLisil que réformes à introduire dans l'artillerie persane; les
aurait aussi 'bien fait de mourir à lVIéched, car trois mois querelles des petits chefs séistaniens lui étaient, profon-
api~ès il fut a:ssassinédails son.propre palais. dément indifférentes, et il ile fit absolument rien en fa-
Ali-Khan était le .secondfils de Mii'-Khan, chef de la veur d'Ali-Khan, düi se décida à aller chercher l'appui
tribu des Serbendis, transféré par Nadir-Chah de Chi- du chef de Iiândaliar, Kohendil-Khan, frère de Dost-
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286 LE TOUR DU MONDE.

Mohammed, de Kaboul. Pour mieux rénssir auprès de peints en noir, suivait lentement la rue qui en fait le
ce prince, il fit taire ses scrupules religieux et sa haine tour. C'était la caravane des morts elle allait déposer
profonde des sunnites, étouffa l'ambition et l'orgueil chez le gardien de l'établissement sa lugubre charge de
qui le dévoraient, et accepta; à sa cour, le poste mo- cadavres de 3hiltes zélés qui, par testament, se font trans-
deste de djéloudar ou palefrenier. Trois ans lui suffi- porter ici pour jouir, au jour de la résurrection, de la
rent pour gagner la confiance de hoheudil et pour lui protection immédiate de l'iman.
inspirer le désir de faire la conquète du Séistan. Les L'origine des deux monuments principaux du quartier
troupes de Kandahar se mirent en marche et vinrent saint, savoir du tombeau du khalif Haroun-ar-Raschid
mettre le siége devant Sekouhé, village fortifié, ser- et de l'iman Aly, fils de Moussa-H.iza, date certainement
vant de résidence à Lutf-Ali-Iifan. Bloqués pendant de la mort de ces deux individus célèbres, et ce n'est
plusieurs mois par une armée nombreuse, les Serbeu- pas le hasard qui plaça, après leur sépulture, si près
dis, qui s'étaient vaillamment défeiidtis, furent obligés l'un de l'autre, deux hommes qui se détestaient cordiale-
de se soumettre, et le sardar Aly-Klian obtint du chef ment pendant leur vie. D'apl ès la tradition eliiite, l'iman
de Kandahar le commandement de cette place, avec l'o- avait prédit son empoisonnement par Mamonn, et avait.
bligation de lui payer un léger tribut annuel. Son neveu, engagé ses parents et ses disciples à l'enterrer face à
tombé au pouvoir des Afghans, lui fut et, pour face avec Haroun pour troubler, par sa présence, son
lui àter toute chance de revenir au A13,-Khan sommeil éternel. La prédiction est certainement inven-
lui fit crever les yeux. Malgré sa prédilection pour les tée, mais l'idée d'une vellgeance d'outre-tombe, aussi
elilites, le sardar n'osait pas trahir Kohendil-Khan, mais originale, porte bien son cachet oriental. Quoi qu'il en
à sa mort il s'empressa de nouer des relations avec la soit, il est hors de doute que la signification politique du
cour de Téhéran, et proposa au chah de reconnaltre sa quartier saint, comme re/'ic~àun2inviolable, est d'origine
suzeraineté, s'il consentait à l'aider '~lformer un bataillon récente, car le voyageur arabe du huitième siècle de
de troupes régulières. Le roi, maitre de Hérat à cette l'hégire, lbubatoutha, traduit en français par MM. De-
époque, accueillit cette otfre avec bienveillance, appela frémery et Sanguinetti, n'en fait -nulle mention, tout
le sardar à 'l'éhéran, et l'ayant comblé de cadeaux, mais en donnant une courte description de la mosquée conte-
de promesses, le congédia, après lui avoir accordé nant ces deux tombeaux. Au contraire, nous savons, par
la main de sa cousine, fille du prince Behram-Mirza. T,a le témoiguage de cet auteur qu'à l'époque où il
pompe de la cour du chah, la vanité de sa femme, mais visita Méched, les sunnites et les cliiites entraient sans
surtout sa folle conviction que rien désormais ne pou- distinction dans ce sanctuaire, les uns pour prier sur le
vait lui résister dans le Stistan, tournèrent la tête au tombeau du khalif, les autres pour saluer le sarcophage
pauvre sardar. Il commença par défendre aux anciens de l'iman et pour assener un coup de pied à celui de son
de sa tribu de s'asseoir en sa présence, comme c'était auguste persécuteUl", Il est probable que le droit de ser-
l'usage parmi ses compatriotes naïfs et peu courtisans; vir de refuge aux criminels a été accordé à cet établisse-
il exigea qu'ils vinssent chaque jour assister à son lever, ment sous le règne de Chah-Roukh, fils de Tamerlan,
et froissa leur amour-propre par ses paroles hautaines dont la femme, Geuherchad-Agha, constmisit à grands
et blessantes enfin il finit par s'aliéner tellement son frais une belle mosquée à l'est de celle de l'iman. Le
entourage qu'une conspiration se trama impunément respect de cette noble dame monghole pour ce sanctuaire
dans l'iutérieur de son palais. Un matin, il fut attaqué, était telle que son fils, le prince Baisonc¡uour-MÏ1'za,
dans son propre harem, par ses serviteurs que dirigeait gouverneur de Méched à cette époque, et l'un des plus
un de ses jeunes parents. Ils se ruèrent sur lui le poi- habiles calljgraphes de son teml's, transcrivit de sa pro-
gnard à la main.,La princesse, sa femme, présente à pre main, pour cet établissement, un énorme Koran et
cette scène, et amoureuse de son beau mari, s'élança confectionna tous les modèles des inscriptions, repro-
courageusement entre lui et ses assassins, mais; griève- duites en briques émaillées sur les murs de la mosdu~e
ment blessée, elle fut rejetée baignée de sang sur le érigée par sa mère. Mais le commencement de la véri-
tapis. Aly-Khan chercha vainement à s'emparer cl'un table prosp(~rité de cette fondation pieuse date du règue
pistolet caché sous un traversin placé à côt~i de lui des Séfévides. Ces monarques, voulant rendre impbssi-
percé, de plusieurs coups de poignard, il expira sans ble la domination en Perse d'aucune des races voisines,
avoir eu le temps de se défendre ni de proférer une et sunnites zélées, ravivèrent par une protection'spéciale,
parole. accordée il la secte d'AI3·, la haine séculaire qui divisait
Je quittai le sardar après le coucher du soleil. La ces deux bl'anches de l'islamisme, et qui s'était assoupie
porte dorée de la mosquée d'Illlan-Aly-Riza était déjà sous le-joug des Monghols, peu enclins aux persécutions
illuminée par de nombreuses lanternes en papier colo- fanaticrues. Maintenant c'est un État dans l'État. Le
rié qu'ou allume chaque soir. Du haut de tous les mina- quartier saint a sa police et son administration. Ses re-
rets, les motccr.~iiasrécitaientl'a~art. sur un rhythme spé- venus, d'après la croyance populaire, s'élèvent par jour
cial qui n'est en usage que dans le Khorassan, et les rues à la valeur d'un morceau d'or grand comme une brique
étaient pleines de monde; la foule se dii-ige~aitvers le ordinaire. Cette évaluation est évidemment impossible,
tombeau du saint. Le cimetière était coinplpteinent dé- "car cela ferait plus de quaralite millions de francs par
sert seulement une file de mulets, chargés de coffres an, c'est-à..dire presque la moitié de la somme versée
LE TOUI-DUMON1)E. 2s~:
annuellement dans le trésor du chah. Le chiffre probable et légalisée par l',il)position d'un énorme cachet. D'au--
des revenus de la mosquée, tant en argent qu'en den- tres fonctionnaires délivrent des certificats de pèlerinage"
rées, ne d~~passe guère quatre.vingt mille tomans ou des contrats de ma:iage de six mois à deux,jouIS de du-
neuf cent soixante mille francs; mais ses dépenses aussi rée pour les pèlerins veufs et célibataires, et toutes sor-
sont très-considÜables. Non-seulement l'administration tes d'al.es légaux à l'usage des étrangers. Le quartier
est obligée d'entretenir à SESfrais un énorme personnel saint a aussi ses cicenone {lui, pour une paye modique,
d'employés et de serviteurs, mais encore elle dépense, conduisent les pèlerins dans toutes. les parties de ré ta-
chaque année, des sommes considérables pour les répa- blisselllent et récitent pour eux à haute voix, le Hitirel-
rations des différ2n,tes dépendances de la mosquée, et' namèli., prière d'usage, prononcée devant le sarcophage
nourrit, grct.tis, une véritable armée de pèlerins indi- de l'iman. Chaquejo.ur, il y a plusieurs prêches dans les
gents, pour le diner desquels on cuit chaque jour, dans cours des mosquées. Les ao'iNes,uu prédicateurs, expo-
la cuisine de l'iman, cent cinquante hatmans de 1\~Zé- sent l'hisloii'e de l'iman et de sa famille, versent des lar-
ched de riz, à peu près_sept cent cinquante kilos. hraser mes officielles et périodiques sur les souffrances du fon-
et Conolly ont publié des détails curieux sur la mos- dateur du rite clilite, et s~nt généralement interrompus
quée de l'iman; il serait donc superflu de revenir sur par les sanglols et l'es cris de douleur très-sincères de
ce sujet, d'autant plus que les dessins, jnints à cet ar- leurs nombreux am1iceurs, qui récompensent parfois
ticle, en donnent, une idée beaucoup plus exacte clu, généreusement ces professCll! de fanatisme. Chaque
toutes les descriptions. Si jamais la civilisation en Perse soir, le quartier saint, ouvert aux hommes comme aux
se développe au point de permettre à un architecte eu- femmes, sert de rendez-vous commode aux amants et
ropéen d'étudier tranquillement et en ilétail tous.les d'endroit propre à d"jouer ton;es les ruses de la jalousie
édifices du quartier saint, cette étude seia d'ull pris ines- orientale.
timable pour l'histoire de l'ornementation et de l'arcbi- [flic laI ge rue conduit du quartiel' saint à la porte
tëcture en Orient. L'artiste trouvera ici, rém,is dans un occidentale de la et forme une espèce de quai du
petit espace, des monuments de l'art atabe modifiés par canal qui la t~averse daLs toute sa longueur, et dont l'eau
des Mon;:hols, munis de dates certaines, et des spéci- sert :~larroser les jardins de Méched. La partie haute de
meus bien conservés de ces deux branches de l'archi- cet aclueduc est ombragée d'arlires. parmi lesquels il y a
tecture musulmane une période d'au moins cinq un antique tolainnr, remarquable par sa forme majes-
cents ans. J'ai donné dans un mémoire, préscnté à la tueuse et parce qu'il se trouve en face de l'emplacement
Société géographique de Paris, une description détaillée du tomlJl au de Nadir-Chah, transformé maintenant en
de la bihliothèdue de l'iman, et je lue bornerai à men- école. On sait que le conquérant de l'Inde s'était fait
tiouner ici du'elle possède en tout trois mille six cent construire, de son vivant, un beau mausolée en marbre
cinquante-quatre volumes, dont mille quarante et un blanc érigé au-dessus d'un caveau qui devait recevoir
Iioraus, et parmi ces derniers, cinq seulement sont écrits ses dépouilles mortelles. Assassiné à Kabouchan, son
en caractères coufiques, tandis que la hibliothèque im- cadane a été pieusement transporté par son fils à l'en-
périale de Paris en possède cent quarante. droit qu'il avait désigné pour sa demeure dernière
Les vastes cours du quartier saint sont remplies du rna-, mais il y resta peu de temps. L'eunuque Agah-1\Tou-
tin au soir par une foule nombreuse, au milieu de laquelle hammed-Iihan, fils de. Fetkh-Aly-Khan Kadjar, exécuté,
les criminels et les malfaiteurs se promènelit t tranquille- à 1~'Iéchedpar ordre de Nadir-Chah, avait ordonné, pour
ment ~tcôté des gens pieux qui visitent cet établissement venger la mort de son père, de détruirede fond en comble
dans un but religieut. Près des portes d'entrée, on voit le mausolée, de déterrer les ossements de son célèbre
un étalage de ces mille petits riens qu'on fabrique dans prédécesseur sur le trône de P81'Seet de les placer sous
tous les grands centres de pèlerinage chrétiens, musul- le seuil de la porte d'entrée de sou palais à 'Nhéran,
mal1S,hindous et I)ouddliistes. Ici, ce sont des plaques pour avoir le cruel plaisir de les funler chaque jour u
sexagonales en argile de Méched, qu'au moment du ït(t- ses pieds.
7)IOZles chiites placent par terre, devant. eux, dans la di- Une rue en tout semblable à celle que je viens de
rection de la 1\Teccjue,et sur lesquels ils appliquent leur mentionner, se dirige du quartier saint vers la porte
front pendant les saluts prescrits par la loi. On y vend orientale, appelée porte de Hérat. A deux ou trois cents
aussi des talismans, des rouleaux de papier collés sur du pas de là, on voit s'élever un monument de l'époque des
calicot, avec des invocations pieuses adressées à l'iman, Séfévides, le Moussallah de Méclied. Cette construe-
des bagues en argent, ol'llées de turquoises, des mou- tion, comme l'indique son nom arabe, est consacrée à la
choirs brodés de soie, des petites coupts en bronze et en prière; elle abrite le prédicateur qui s'adresse deux fois
ardoises de Méclied, etc. A côté de ces industries com- par an, le jour du lleirana qui termine le mois de Ra-
munes à toutes les religions, le pèlerinage au tombeau de mazan, et le Eicli-fitre, fête des Sacrifices, à une foule
l'iman engendre et fait prospérer une quantité d'emplois immense de fidèles, stationnant dans l'enceinte ouverte,
qu'on ne rencontre qu'ici. Tels sont les nombreux écri- disposée devant cette espèce d'arc de triomphe, et en-
vains de placets qu'on adresse à l'iman. Ces suppliques tourée d'un mur en pisé. Le dessin de la page 280
sont pieusement déposées sur le tombeau du saint, et rend exactement la coupe'gracieuse de la porte cintrée
deux ou trois jours après on y trouve une réponse écrite de ce monument, et la forme des arabesques qui bor-
288 LE TOUR DU MONDE.
dent cet arc, mais il ne peut rendre l'eflet de l'admirable jardin qui entoure ce temple est beaucoup plus moderne.
mariage des couleurs, des briques émaillées qui ont servi Pendant une insurrection qui a eu. lieu à Méched, vers
à l'exécution de cette immense mosaïque. L'architecte a la fin du règne de Mohammed-Chah, les troupes cam-
bien senti que tolite teinte criarde, tout ornement-coli- pées dans l'enc~inte de Kliodja-Rebi ont eu la barbarie
fichet serait déplacé dans un édifice destiné à l'acte le d'abattre les arbres séclilali~es qui y étaient plantés, et le
plus solennel du culte musulman; aussi n'a-t-il employé jardin actuel nc,,compte qu'une dizaine d'années d'exis-
que le rouge indien, l'outremer, le vert foncé, le noir et tence. Derrière cette rllosquée souvent exposée aux in-
les mille nuances des ocres jaunes et des terres d'ombre, vasions des Tu:rcomans, commence la steppe inculte qui
relevées çà et là par de légères dorures, et cette char- ;'étend dans toutes les directions autour de Méched, et
mante série d'arabesques méritèrait l'honneur d'une re- il faut la travener sur un espace de vingt à vingt-cinq ki-
prodJU:tion lithochromique. lomètres ver le nord-ouest pour arriver aux ruines de
Vers le nord-est, à sept kilomètres de la ville, se Toits, ancienne capitale du Klioi-assan. De tous les mo-
trouve la mosquée de Iihodja-Rebi, instituteur de l'iman numents publics qui ornaient jadis cette ville célèbre, il
Aly-Riza (voy. p. 284). Cet édifice a été construit sur le ne reste debout qu'une tour qui en défendait ~1'e,ntréedu
plande la mosquée de Kadamgàh, don tous les ornements côté du sud et une grande mosquée cathédrale placée au
ont été servilement imités par l'architecte; seulement le centre de Tous, et dont la vaste coûpole commence'à se

huinas de Tous, ancienne capitale du Khorassan. Dessin de A. de Bar d'après une photographie de l'album de III. de Khanikof.

fendiller et menace ruine. Même le tombeau du poëte vidé la coupe des jouissances et des grandeurs orientales,
Firdousi, l'Homère de la Perse, n'est plus connu que par est venu mourir dans les solitudes du Khorassan, pres-
tradition, car maintenant rien ne marque l'emplacement que seul, et en proie à de funestes appréhensions. Sen-
de sa sépulture. A l'endroit oit était la petite chapelle, tant l'approche de la mort, l'orgueilleux khalif ne voulut
érigée en sa mémoire et visitée encore par Fraser, j'ai pas rendre son entourage témoin d'une faiblesse tout
trouvé un champ ensemencé de blé, mais l'indifférence humaine; il se fit hisser sur un chameau richement ca-
de ses concitoyeus à l'égard de ses cendres n'empèchera paraçonné qui l'emporta dans le désert; là, il mit pied
pas que ses oeuvres immortelles ne dureut aussi long- à terre, et au son monotone des grelots attachés au cou
temps que la belle langue qu'il a su mettl'e au service de de sa monture, récita lui-même sa prière funéraire; puis,
son génie et les quarante mille vers harmonieux et se prosternant dans la direction de la Mecque, la face
pleins d'énergie qu'il a légués à sa patrie, entretiendront contre le sol calciné par les rayons ardents d'un soleil
parmi les Persans le glorieux souvenir de l'époque hé- resplendissant, il rendit son âme altière à Dieu, termi-
roïque de leur passé. nant ainsi, dans m héroïque mystère, sa carrière glo-
La mémoire du grand khalif Haroun-ar-Raschid est rieuse, riche en faits éclatants et en crimes atroces, em-
aussi attachée aux ruines de Tous. Cet illustre souverain, preints d'une énergie sauvage et grandiose.
après avoir rempli le monde de sa renommée, après avoir N. de I1HANIKOF.
LE TOUR DU MONDE. 289

Jerusalem, remparts du sud. Dessin de Lancelot d'après une de feu Gérardy-Saintine


photographie

VOYAGES D'ID A P FEI F FER.


REI.A'L'IONSPOSTHU11IES.
18.2-1859,TEXTE
INEDIT.

LA VIL D'IDA PI1'IJIFFI~:R.


Ida Pf~itj'er, sa naissance, son enfance, les épreuves de sa jeune~se et de son âge mùr.

Mme Ida Pfeiffer a laissé une courte histoire de sa


vie, baptisée sous les noms d'Ida-Laure. Elle vécut jusqu'à
écrite de sa propre main, et dont sa famille s'est mon- neuf ans toujours avec ses frères; sur
trée empressée à autoriser sept enfants elle
l'emploi. Cette esquisse était la seule fille. Elle prit ainsi naturellement des goûts
suivie d'un aperçu sommaire de ses
voyages trouve na- et des habitudes.:le garçon, « Je n'étais
pas timide, dit-
turellement sa place avant la relation
que nous nous elle on me trouvait plus vive et plus hardie que .mes
proposons de donner de ses visites à Maurice et à Ma- frères ainés. » Et elle ajoute que son plus grand plaisir
dagascar. Le lecteur sera ainsi initié à la connaissance était de s'habiller comme les garçons, de se mèler à
des principaux faits de l'existence de cette célèbre
voya- leurs jeux et de prendre part à leurs espiègleries et à
geuise, celle de toutes les femmes qui certainement a ex- leurs folies. Ses parents, loin de s'opposer à ces disposi-
ploré 18plus de points du globe et étudié le plus de climats.
tions, permirent à Ida de porter des habits de garçon;
Ida Pfeiûer est née à Vienne le 14 octobre 1797. Troi-
aussi se dégoûta-t-elle complétement des poupées, des
sième enfant d'un riche
négociant, 1~~I.Reyer, elle fut jouEts de ménage, pour ne s'amuser qu'avec des tam-
IV. 97'uv.
19
290 LE TOUR DU NTOND:

bours, des sabres et des fusils. Son père surtout sem- jupes et robes. L'attentat parut tellement inouï à la jeune
blait prendre plaisir à cette anomalie, et il promit en fille de dix ;ins, que de douleur et de dépit elle en tomba
plaisantant à la jeune fille de la faire élever dans une malade. Su l'avis du médecin on lui rendit ses anciens
école militaire pour devenir un jour officier; il engagea habits, et on n'employa que les représentations pour
ainsi indirectement l'enfant montrer du courage, de la ramener peu à peu l'esprit de la récalcitrante.
résolution et le mépris de la douleur. Ida prit la plaisan- Avec les vêtements d'un autre sexe la santé lui revint,
terie de son père au sérieux, comme si son désir le plus et elle se remit à vivre plus que jamais en garçon. Elle
ardent eût été de se frayer un jour, le sabre à la main, apprenait avec beaucoup de zèle et d'ardeur tout ce qui
son chemin à travers la vie. Sa première enfance ne lui semblait convenir aux jeunes gens, mais n'avait pour
manqua pas plus d'intrépidité que d'empire sur elle-même. les travaux de femme que le plus profond dédain. L'étude
M. Reyer avait sur l'éducation des enfants des idées à du piano It:.i semblait surtout une occupation féminine;
lui, dont il niaintenait avec fermeté l'exécution dans sa elle se fit souvent des coupures aux doigts ou se les brûla
famille. D'une moralité rigide, il pensait que la jeunesse avec de la cire pour échapper à ces odieux exercices. Elle
devait. avant tout être préservée de l'intempérance et aurait eu grande envie d'apprendre le violon. Mais sa
apprendre à maitriser ses désirs et à dompter ses ap- mère ne le voulut pas, et le professeur de piano fut im-
pétits. Aussi ses enfants devaient-ils se contenter d'une posé et maintenu de force.
nourriture modeste, simple et à peine suffisante, quand A l'àge de treize ans on lui fit reprendre, et cette fois
à la même table les grandes personnes mangeaient de pour toujours, le costume de jeune fille: elle était alors
plusieurs plats dont on ne leur donnait rien. Il n'était assez raisonnable pour comprendre la nécessité de cette
pas permis non plus aux plus petits de demander plu- transformation, mais elle ne lui en coûta pas moins Beau-
sieurs fois le jouet le plus désiré. La sévérité du père coup de larmes et la rendit très-malheureuse. Il ne s'a-
allait jusqu'à refuser aux enfants la chose la plus juste, gissait pas seulement d'un changement de costume, mais
le plaisir le plus naturel, rien que pour les habituer aux aussi de conduite, d'occupations et d'habitudes. a: Que
privations. Il ne souffrait pas de résistance, et n'admet- j'étais d'abord gauche et maladroite, dit-elle dans son
tait aucune représentation contre sa sévérité même journal, que je devais avoir l'air ridicule dans mes longs
quand elle approchait de la dureté. vztements avec lesquels je continuais à courir et à sauter
Ce système d'éducation pouvait être exagéré dans ses avec toute là turbulenc~,d'un jeune gars.
conséquences; mais il est certain que sans cette éduca- Heureusement nous eûmes alors pour professeur un
tion de Spartiate la petite Ida ne serait jamais devenue jeune homme qui s'intéressa à moi d'une manière toute
l'intrépide voyageuse qui sut endurer durant des mois particulière. J'appris plus tard qu'il priait souvent en se-
les plus grandes fatigues, très-souvent réduite à la plus cret ma mère d'avoir de l'indulgence pour moi, comme
misérable nourriture. Les principales qualités d'Ida pour un enfant à qui, dès le principe, on avait donné
Pfeiffer, le courage, la persévérance, l'indifférence à la une fausse direction. Lui-même me traita avec une bonté
douleur et aux privations, furent développées par cette infinie et une extrême délicatesse, combattant mes idées
méthode d'éducation presque bizarre, qui trouverait peut- fausses et tJl'I'onéesavec la patience la plus persévérante.
être difficilement un défenseur dans un temps comme le Comme j'avais beaucoup plus appris à craindre mes pa-
nôtre, trop jaloux de tout soumettre au même niveau. rents qu'à les aimer, et qu'il était, pour ainsi dire, le
L'originalité avec ses traits accusés et ses fortes ombres premier être qui se montrât bon et affable pour moi, je
pâlit chaque jour davantage à la lumière tranquille d'une m'attachai à lui avec une sorte de passion. Je cherchais
raisonnable uniformité. Les choses saillantes avec leurs à prévenir tous ses désirs, et je ne me sentais jamais
contours tranchés et leurs. ombres profondes s'effacent plus heureuse que quand il paraissait satisfait de mes
toujours de plus en plus dans la lumière des formes or- efforts. Il dirigea toute mon éducation, et quoiqu'il m'en
dinaires et régulières de la vie. Les tètes à caraetère, que coûtât bien des larmes pour renoncer à mes chimères
dans notre jeunesse nous voyions encore se promener au enfantines et pour m'occuper de choses que je n'avais
milieu de nous, s'en vont l'une après l'autre et font place autrefois considérées qu'avec le plus profond dédain, je
à des figures très-régulières, mais un peu monotones et le fis cependant par amour pour 'lui. Je m'appliquai
ennuyeuses. même à tous les travaux de femme j'appris à coudre,
Le père d'Ida mourut en 1806, laissant une veuve avec à tricoter et à faire la cuisine. Grâce à ses soins, j'arri-
sept enfants. Les garçons furent mis dans une institu- vai en tuois ou quatre ans à connaitre parfaitement tous
tion, et la mère se chargea de l'éducation de sa fille, les devoirs de mon sexe et, de garçon turbulent, je de-
âgée.de près de neuf ans. Si redoutée que le fût des en- vins modeste jeune fille. »
fants la sévérité paternelle, elle n'avait pas semblé à Ida C'est à l'époque où Ida dut renoncer à vivre en gar-
aussi terrible que l'humeur triste de sa mère, qui sur- çon qu'elle sentit germer en elle le premier désir de
veillait avec inquiétude et méfiance tous les mouvements voir le monde. La guerre et la vie de soldat cessèrent
des enfants, et dont le rigorisme prépara à la jeunesse d'occuper son esprit, pour faire place aux grands voya-
de sa fille bien des heures amères. ges, dont elle lisait les relations avec une extrême ar-
Quelques mois après la mort de son père, on voulut deur. Cette lecture remplaça chez elle le goût de la toi-
enlever à Ida sés habits de garçon et lui faire reprendre lette, des bals, des théâtres et de tous les autres plaisirs,
LE TOUR DU MONDE. 291

si chers d'ordinaire aux jeunes filles. Elle ne pouvait mande, parce que le prétendant n'était pas catholique et
entendre parler d'une personne qui avait fait de grands que je lui semblais encore trop jeune pour me marier.
voyages, sans s'affliger de se voir interdit à jamais par Elle ne trouvait pas convenable qu'une jeune fille s~
son sexe le bonheur de traverser l'Océan et de visiter les rnariàt avant vingt ans.
pays lointains. « A cette occasion, il s'opéra en moi un grand chan-
Elle eut souvent la pensée de s'occuper des sciences gement. Je n'avais eu jusqu'alors aucun pressentiment
naturelles; mais elle l'étouffait toujours, comme un re- de cette violente passion qui peut faire de l'homme l'ètre
tour à ses fausses idées d'autrefois. Il ne faut pas ,perdre le plus heureux ou le plus malheureux. Quand ma mère
de vue qu'au commencement de notre siècle une jeune m'informa de la proposition du Grec et que j'appris que
fille de la bourgeoisie, même appartenant à une famille j'étais destinée à aimer un homme et à lui appartenir
aisée et considérée, recevait une éducation beaucoup pour toujours, les sentiments que 1avais éprouvés jus-
plus simple que de nos jours. qu'alors à mon insu prirent une forme précise, et je re-
Quelques lignes consacrées par elle à cette partie de connus que je ne pourrais aimer personne autre que
sa vie trouvent ici leur place naturelle; elles témoi- T. le guide de ma jeunesse.
gnent autant de la fermeté de son caractère que de la J'ignorais que T. m'était aussi attaché de toute
rectitude de son caur et de son esprit son àme. Je connaissais à peine mes propres senti-
II J'avais dix-sept ans, dit-élle, quand un Grec, qui ments; comment alliais-je pu deviner ceux d'une autre
était riche, demanda ma main. Ma mère rejeta sa de- personne? Cependant quand T. apprit qu'on m'avait

Tahiti, vue de la mer (canton de Puhavia). Dessin de E. de Bérard.

demandée en mariage et qu'il reconnut la possibilité demandes, et ses rapports avec sa mère en devin-
de me perdre, il résolut de s'adresser directement à ii~a rent de plus en plus pénibles, celle-ci exigeant chaque
mère. jour d'une manière plus pressante que sa fille fit un
(l Qui pourrait peindre notre douloureuse surpri~e choix.
quand ma mère, non contente de refuser d'une façon ab- Ces dissentiments domestiques brisèrent enfin la vo-
solue son consentement, se prit à avoir dès lors pour T. lonté d'Ida, et tout autre sort lui parut préférable au
autant d'aversion qu'elle avait en d'abord de sympathie. malheur de vivre plus longtemps dans la même situa-
La seule chose qu'elle put alléguer contre T. c'est .que tion. Elle déclara qu'elle accepterait le premier préten-
j'a\'ais à attendre une fortune assez considérable, tandis dant, pourvu que ce ftit un homme d'un certain âge.
que T. n'avait encore qu'un modeste traitement. Si Elle voulait prouver par là à celui qu'elle aimait que ce
ma mère avait pu deviner ce que deviendrait plus tard n'était pas l'amour, mais une contrainte morale qui l'a-
ma fortune, et combien mon sort serait différent de ses vait poussée à se marier.
belles combinaisons, elle m'aurait épargné le plus pro- L'an 1819, Ida venait d'avoir vingt-deux ans, quand le
fond chagrin et des regrets infinis. » docteur Pfeiffer, un des avocats les plus distingués de
Le père d'Ida ayant laissé une fortune considéra- Lemberg, veuf et père d'un fils ,déjà âgé, fut introduit
ble, il ne manqua pas de prétendants à sa main. Mais dans la maison Reyer. Environ un mois après il deman-
Ida, qui nourrissait au fond du cmur une sérieuse affec- dait formellement la main d'Ida. Comme il n'avait
tion pour l'ami de son enfance repoussa toutes les échangé avec Ida que peu de mots sur les choses les plus
292 LE TOUR DU MONDI'
indifférentes, elle n'avait pas le moins du monde songé à cent mille~ de Vienne et qu'il avait vingt-quatre ans de
à la possibilité d'une demande de ce côté. On lui rap- plus que moi.. »
pela alors sa promesse d'accepter le premier prétendant Le mariage d'Ida et du docteur Pfeiffer fut célébré le
qui se présenterait. ¡ormai 182(1, et huit jours après les nouveaux mariés
« Je promis de réfléchir, dit-elle dans son journal. partirent pour Lemberg.
Le docteur Pfeiffer me paraissait un homme très-rai- Ida trouva dans son mari de la droiture, de la fran-
sonnable et très-bien élevé, mais ce qui lui donnait les chise et de l'intelligence et à défaut d'un sentiment
plus grands avantages à mes yeux, c'est qu'il demeurait plus vif, elle ne put lui refuser son estime et son affec-

Vue prise dans l'intérieur de Tahiti. Dessin de E. de Bérard d'après Wilkes.

tion, en retour de son amour et de sa délicatesse. Elle la marche ruulÎllière des administrations de la Galicie,
prit la résolution de remplir consciencieusement ses et il n'y manquait pas d'employés infidèles. Dans un
devoirs, et regarda l'avenir avec plus de calme et de grand procès qu'il gagna, le docteur Pfeiffer eut occasion
tranquillité. de découvrir les prévarications les plus audacieuses,
Le docteur Pfeiffer était un homme droit et intègre, qu'il dénonça sans crainte à l'autorité supérieure à
qui dévoilait et attaquait sans ménagement l'injustice Vienne. Une instruction sérieuse ayant démontré la vé-
partout où il la rencontrait, sans jamais rien cacher de rité des dénonciations du docteur Pfeiffer, 'plusieurs
sa conviction. Il s'était alors glissé beaucoup d'abus dans employés furent ou congédiés ou déplacés.
LE TOUR DU MONDE. 293

Cependant sa démarche eut bientôt pour le docteur aimait à vivre sur un grand pied, il avait voiture et che-
Pfeiffer de fâcheuses conséquences. Elle lui avait attiré vaux, tenait table ouverte et ne songeait pas à se préoc-
l'inimitié de la plupart des employés, et leur haine éclata cuper de l'avenir. Beaucoup de gens, connaissant sa gé-
avec tant de force, qu'il se vit obligé d'abandonner ses nérosité, l'exploitaient pour lui emprunter de l'argent.
fonctions d'avocat car, loin d'ètre utile à ses clients, il Ce fut ainsi que la dot d'Ida devint la proie d'un ami de
n'aurait pu que leur nuire. Pfeiffer à qui l'on voulut venir en aide, et qui n'en fit
Dès lors il vit tous ses travaux et tous ses efforts en- pas moins faillite.
través, et ce qu'il faisait autrefois avec zèle et avec plai- « Dieu seul sait, a écrit Ida Pfeiffer, ce que j'ai eu
sir, ne lui fut plus qu'une cause d'ennui et de contrariété. à souffrir pendant dix-huit ans de mariage, non par*de
Toute son activité ne lui rapporta plus que peu ou point mauvais traitements de mon mari, mais par les difficultés
de profit. La position du docteur Pfeiffer et de sa femme d'une situation des plus pénibles, par le besoin et par la
devint ainsi de jour en jour plus critique. Le talent d'a- gêne J'étais née dans une famille où il y avait de la
vocat lui avait valu une clientèle considérable; mais il fortune. J'avais été habituée dès mon enfance à l'aisance

Vue de la ville de Kandy dans l'ile de Ceylan. Dessin de A. de Bar d'après l'ouvrage d'Emerson Tennent sur Ceylan.

et au confortable, et maintenant je ne savais plus qu'à s'attacha principalement à développer 'en lui ces lieu-.
peine où poser ma tête' et où prendre l'argent pour me reuses dispositions.
procurer le plus strict nécessaire. Je devais m'occuper Dans un voyage d'Ida Pfeiffer avec ce fils à Trieste
de tous les soins du ménage, je souffrais du froid et de pour lui faire prendre des bains, elle vit pour la pre-
la faim, je travaillais en secret pour un salaire, je don- mière fois la mer, L'impression que cette vue fit sur
nais des leçons de dessin et de musique, et cependant, elle fut extraordinaire. Les rêves de sa jeunesse se ré-
malgré tous mes efforts, il y avait souvent des jours où veillèrent avec les images les plus imposantes de pays
je n'avaisguère autre chose que du pain sec pour le diner lointains et inconnus, pleins d'une riche et merveilleuse
de mes pauvres enfants » végétation. Elle sentit un désir invincible de voyage,
Ida Pfeiffer eut deux fils; plus une fille, qui ne vécut et elle aurait voulu monter sur le premier vaisseau venu
que quelques jours. L'éducation de ses enfants fut lais- pour s'élancer sur l'immense et mystérieux Océan. Le
sée presque entièl'ernent à la mère, et comme le plus sentiment seul de son devoir envers ses enfants la retint
jeune montra beaucoup de goût pour la musique, elle mais elle se trouva heureuse de quitter Trieste et de re-
294 LE TOUR DU 1\IOND-j,.
voir les montagnes entre elle et la mer, tant l'envie de table. Ce qui lui coûta le plus fut de se séparer de ses
visiter le vaste monde l'avait obsédée et torturée dans la fils qui avaient pour elle la plus grande affection et qui
ville maritime. ne \'oulaien: pas la laisser s'arracher de leurs bras. Elle
eut la force de surmonter son attendrissement, consola
Premiersvoyagesd'Ida Pfeiffer. Jérusalem, L'Islande. les siens par la promesse d'lUI prompt retour, et monta,
le 22 mars 1842, sur le bateau à vapeur qui la fit des-
Quand elle eut repris à Vienne sa vie calme et paisi- cendre par le Danube vers la mer Noire et la ville
ble, elle ne fut continuellement occupée que du désir de du Croissant. Elle visita Brousse, Beyrouth, Jaffa, la
conserver ses forces jusqu'à ce que ses fils pussent se mu Noire, Damas, Balbek, le Liban les lieux saints,
suffire et vivre seuls. Ce désir fut exaucé; ses fils surent Alexandrie, le Caire, et traversa le désert de l'isthme de
s'ouvrir, l'un et l'autre, assez promptement, une car- Suez jusqu':lla mer Rouge.
rière honorahle. Elle revint d'Ë~gyptepar la Sicile et par toute l'Italie
Leur position assurée, Ida Pfeiffer revint à ses idées et arriva à Vienne en 1842 au mois de décembre.
de voyages. L'ancien projet de voir le monde l'envahit Comme, ch "min.faisant, elle avait souvent raconté ses
tout entière, sans plus trouver d'opposition ni dans la aventures à des amis et à des connaissances, d'après un
raison ni dans le devoir. Ce qui la préoccupait seule- journal tenu avec beaucoup de soin, on l'engagea à plu-
ment, c'était de 'savoir comment elle elécnterait un sieurs reprises à faire imprimer tout son pèlerinage. La
grand voyage; car elle était obligée de voyager seule, pensée de devenir auteur répugnait pourtant à sa modes-
son mari étant déjà trop vieux pour supporter les fati- tie, et ce ne furent que les prop.ositions directes d'un
gues d'une pareille entreprise, et ses fils ne pouvant pas éditeur qui la décidèrent à livrer sa première ceuvre à la
être enlevés pour si longtemps à leurs occupations. La publicité. L,'ouvrage parut sous ce titre Reise einer jt'i-
question d'argent lui donnait aussi beaucoup à réfléchir. neri.il iv cla.sheili:ge Gancl. (Voyage d'a~ie Viennoise dans
Les pays qu'elle se proposait de visiter n'avaient ni hô- la terre sai~tte.) Sans renfermer des choses bien neuves,
tels ni chemins dE fer, et les dépenses devaient être et sans être écrit dans le style poétique et recherché
d'autant plus considérables que le voyageur serait forcé des voyageurs célèbres alors à la mode, le livre réussit,
d'emporter avec lui tout ce dont il aurait besoin. Or les comme l'attestent quatre éditions. Il semble que ce furent
ressources d'Ida Pfeiffer étaient très-limitées, surtout justement lu simplicité de la relation et le naturel vrai
depuis qu'elle avait dépensé pour l'éducation de ses fils du récit qui lui conquirent promptement un nombreux
une partie de l'héritage de sa mère, morte en 1831. public.
« Cependant, dit-elle dans son
journal, je ne dé- Le succè:; de ce premier voyage qui assurait à Ida
libérai pas longtemps avec moi-mêmê- sur ces points Pfeiffer de nouvelles ressources, lui fit bientôt concevoir
importants. Pour le premier, que j'étais femme et de- d'autres projets, et cette fois ce fut le Nord, olt elle alla
vais voyager seule, je m'en fiai à mon âge (j'avais qua- chercher les images grandioses et les phénomènes extraoi-
ranfe-cinq ans), à mon courage et à la forte indépen- dinaires de la nature.
dance que j'avais acquise à la dure école de la vie, quand Après diverses préparations, parmi lesquelles il faut
il ne me fallait pas m'occuper seulement de moi et de compter l'étude de l'anglais et dit danois, ainsi que la
mes enfants, mais quelquefois aussi de mon mari. Pour pratique du daguerréotype, et après s'être exactement
l'argent, j'étais décidée à la plus grande économie. Les renseignée sur les pays qu'elle allait visiter, elle partit
incommodités et les privations ne m'effrayaient pas; j'en le 10 avril 1845. Le 16 mai elle débarqua sur la côte
avais déjà supporté beaucoup et par force combien d'Islande, parcourut dans tous les sens cette île intéres-
celles que je recherchais volontairement avec un but sante visita le Geyser et les autres sources thermales et
agréable devant les yeux devaient-elles être plus faciles fit l'ascension de l'Hécla, qui semblait attendre son départ
à supporter! D pour recommencer, après un repos de soixante-dix ans,
Il y avait deux projets qu'elle caressait depuis sa pre- à vomir du feu. A la fin de juillet elle retourna à Copen-
mière jeunesse le voyage au pôle Nord et celui de la hague, d'où elle se rendit par Christiania, le Thélemark
terre sainte. Le pôle Nord, malgré sa puissance d'at- et les lacs de Suède à Stockholm, puis à Upsal et aux
traction, présentait, à la réflexion, des difficultés insur- forges de Danemora. Elle revint par Travemunde, Ham-
moniables. Il ne restait donc que la terre sainte. Mais bourg et Berlin dans sa ville natale, où elle arriva le
quand Ida Pfeiffer parla de son intention de visiter Jéru- 4 oc~obre 1845, après six mois d'absence.
salem, elle' fut traitée simplement de folle et d'extrava Le journal de ce second voyage parut sous le titre sui-
gante, et personne ne sembla prendre son projet au vaut Reise ~t.achdern Sl~andinaviscliev ~iordev z~nd der
sérieux. F~iselIsla7id. (t'oyage azc nord de la Scc~ndinavie et en
Elle n'en persista pas moins dans sa résolution. Tou- Isla.nde. Pesth, 1846, deux vol.) Cet ouvrage, qui trouva
tefois elle cacha le véritable but de son voyage et parla également beaucoup de lecteurs, fut réédité en 1855.
seulement d'aller visiter, à Constantinople, une amie La vente des curiosités qu'elle avait rapportées et ce
avec laquelle elle était depuis longtemps en correspon- qu'elle reçut de son éditeur mirent Ida Pfeiffer à même
dance. Elle ne montra son passe-port à personne, et nul de songer a des entreprises nouvelles plus vastes et plus
de ceux à qui elle dit adieu ne se douta de son projet véri- considérables. L'idée d'un voyage autour du monde
LE TOUR DU MONDE. 295

entra alors dans son esprit et ne lui laissa plus aucun sieurs pointes, ce qui lui fait donner le nom de Diadème.
repos. Toutes ces montagnes sont entourées d'une ceinture de
ccLes peines et les privations, dit-elle, ne pouvaient quatre à six cents pas de large, qui est habitée et pro-
être nulle part plus grandes qu'en Syrie et en Islande. d~it, dans de belles forêts, les fruits les plus délicieux.
Les frais ne m'effrayaient pas non plus, car je savais Nulle part je ne mangeai d'oranges, de goyaves ni de
par expérience combien on a peu de besoins quand on fruits de l'arbre à pain aussi bons qu'ici. QuaRt à la
sait se restreindre au strict nécessaire, et que l'on est noix de coco, on en use avec tant de prodigalité, qu'on
disposé à renoncer à toutes les commodités et à toutes ne boit d'ordinaire que l'eau douce qu'elle renferme, et
les choses superflues. Grâce à mes Pconomies je me trou- qu'on jette le noyau avec l'écorce. Dans les montagnes
vais en possession d'un fonds, qui pour un voyageur et dans les gorges, il y a aussi une grande quantité de
comme le prince Puckler-Muskau, ou comme Cliateau- pisangs (espèce de grandes bananes ou fehis), mais qu'on
briand et Lamartine, aurait à peine suffi à un voyage ne mange d'ordinaire que rôtis. Les huttes des indigè-
de quinze jours aux eaux, mais qui pour une modeste nes sont disséminées sur les bords de la mer; il est rare
voyageuse comme moi semblait devoir suffire à des voya- d'en voir une douzaine réunies.
ges de deux et trois ans, et qui., j'en eus la preuve « Le fruit du ri:ma ou arbre à pain, d'un goût exquis,
par la suite, était réellement süffisant. » a à peu près la forme d'un melon d'eau et pèse de quatre
à six livres. L'écorce est verte, un peu rude et mince.
Premiervoyaged'Ida Pfeifferautour du monde(1846-18~8). Les Indiens la raclent et l'enlèvent avec des coquillages.
aigus; ils fendent le fruit par la moitié et le font griller
Elle ne dit rien de ses projets gigantesques à sa fa- entre deux pierres rougies au feu. Il est d'un goût fin et
mille, ni surtout à ses fils, et 'Seborna à indiquer le Bré- délicat, et ressemble tellement au pain, qu'il le rem-
sil comme son but. Elle quitta Vienne le le~février 1846 place facilement, n
et se rendit à Hambourg, oii elle ne trouva que le 28 juin Malgré la sévérité un peu. crue avec laquelle
une occasion pour aller au Brésil sur un brick danois. Mine Pfeiffer juge les Tahitiens et les Français leurs
Retardé par les vents contraires, puis par un calme protecteurs, elle avoue n'avoir quitté qu'à regret cette
plat, le brick mit un mois entier à sortir de la Manche, ile ravissante où l'homme n'a pas besoin de gagner son
juste le temps qu'il lui fallut pour aller ensuite de l'extré- pain à la sueur de son front.
mité du canal à l'équateur. Le 16 septembre il jeta De Tahiti, Ida Pfeiffer se.rendit en Chine, .où elle ar-
l'ancre à Rio-de-Janeiro. De là Ida Pfeiffer fit plu- riva au commencement de juillet à Macao. Elle visita
sieurs excursions dans le pays. C'est dans une de ces ensuite Hong-Kong et la ville de Canton avec laquelle
courses qu'elle fut attaquée par un nègre marron qui elle aurait aimé faire plus ample connaissance si l'appa-
était armé d'un couteau et lui fit plusieurs blessures. rition extraordinaire d'une Européenne n'avait pas été
Elle ne dut d'échapper à la mort qu'à un secours tout un spectacle trop excitant pour les cervelles des enfants
inattendu. du Céleste-Empire. Exposée au danger d'être insultée
Au commencement de ùécembrfi) 1846, elle quitta par la population, elle tourna bientôt le dos à cet étrange
Rio-de-Janeiro, doubla le 3 février 1847 le cap Horn pays et, après une courte station à Sincà.pour, fit voile
et débarqua le 2 mars à Valparaiso. Plus la nature des vers Ceylan, où ella aborda au milieu d'octobre. Elle
tropiques, surtout au Brésil, lui avait fait éprouver d'im- explora cette belle île dans diverses directions et visita
pressions grandioses, plus elle fut péniblement affectée Colombo, Kandy (voy. p'. 293) et le célèbre temple de
de l'état de l'ancienne Amérique espagnole. Elle se rem-
Dagoha. A la fin d'octobre elle toucha à Madras l'Inde
barqua bientôt après, traversa le grand Océan et arriva continentale, séjourna assez longtemps à Calcutta et re-
à la fin d'avril dans l'ile de Tahiti. Elle fut présentée à monta le Gange jusqu'à Bénarès, la ville sacrée de l'Inde.
la reine Pomaré, de la cour de laquelle elle fit plus « Celui qui ne connaît l'Inde que pour être allé à Cal-
tard une description assez vive et qu'on a lue avec beau-
cutta, ne peut.pas se faire une juste idée de ce pays.
coup d'intérêt. Calcutta a presque le caractère d'une ville européenne.
La situation de l'Europe était alors si tranquille que Les palais et les équipages y ressemblent à ceux de
faute d'autres sujets on s'occupait dans les journaux pen-
l'Europe. On y voit des promenades, des réunions, des
dant des semaines entières de la reine Pomaré. Sa Ma- bals, des concerts, qui peuvent presque rivaliser avec
jesté Tahitienne est aujourd'hui passablement passée de ceux de Paris et de Londres, et si on ne rencontrait pas
mode et en général l'Europe a actuellement beaucoup dans la rue l'indigène au teint jaune foncé, et dans les
trop à faire chez elle pour avoir le temps et le loisir de maisons l'Hindou qui fait le service on pourrait bien
s'occuper longtemps des heureuses iles de l'océan Pàci- oublier qu'on se trouve dans une autre partie du monde.
fique. Mme Pfeiffer parle ainsi de Tahiti dans sa relation a Il en est tout autrement de Bénarès. L'Européen s'y
ccL'ile es~ coupée de tous côtés par de belles monta- trouve isolé. Des coutumes et des usages étrangers lui
gnes, dont la cime la plus élevée, l'Orcrna, a plus de rappellent à chaque pas qu'il n'est qu'un intrus toléré.
deux mille mètres de haut. Au milieu de l'ile, les mon- Bénarès compte trois cent mille habitants, parmi les-
tagnes se séparent, et de leur sein surgit un rocher tout quels il y a à peine cent cinquante Européens..
à fait singulier. Il a l'a forme d'un diadème garni de plu- « La ville est belle, surtout vue du côté de l'eau, où
296 LE TOUR DU MONDE.
l'on n'aperçoit pas- ses défauts, De superbes escaliers en loiiries, de piliers en saillie, de vérandas, de balcons, de
pierres colossales conduisent du rivage aux maisons, aux frises et de corniches. Les fenêtres seules ne me plurent
palais et aux magnifiques portes de la ville. Dans la pas; elles sont basses, étroites et presque toujours irré-
belle partie de la ville, ces escaliers forment une elia.ine gulières. » (Premier voyage autour du -rnonde, cliap. XIL)
non interrompue de deux milles dé longueur. Ils ont Après la ville sainte, Cawnpore, Delhi, Indore et
coûté des sommes énormes, et, avec les pierres em- Bombay reçurent l'infatigable voyageuse. Les ~élèbres
ployées à leur construction, on aurait pu bâtir une temples de rochers d'Adjuutâ et d'Ellora,~ ainsi que les
grande ville. îles Éléphanta et Salsette, furent aussi pour- elle l'objet
« Le beau* quartier de Bénarès renferme. un grand d'un examen tout particulier. Elle ..fut reçue dans les
nombre d'anciens palais de style mauresque, gothique maisons dE beaucoup d'Indiens distingués et observa
ou hindou. Les portails sont grandioses, les façades sont pai-tijut les mœurs, les coutumes dans leurs particula-
couvertes de-superbes aéabesques, de bas-reliefs et de rités. Elle assista aussi bien aux chasses des tigres qu'au
sculptures; les divers étages-sont ornés de belles co- sutty ou auto-da-fé d'une veuve indienne. Elle pénétra

même assez avant dans l'étude de la vie des mission- cieuses et les plus considérables de l'intrépide voyageuse.
naires. anglais. Il fallait une intrépidité rare et une grande forcé physi-
A la fin d'avril 1848, nous retrouvons Ida Pfeiffer sur que pour supporter sans y succomber les fatigues de
mer en route.potir la Perse. De Bouschir elle voulait tout genre, le jour la chaleur du soleil, la nuit les in-'
aller à Schiras, à Ispahan et à Téhéran mais des trou- commodités de toute espèce, une misérable nourriture,
bles dans l'intérieur du pays la détournèrent de ce pro- un gite malpropre et la crainte constante de se voir atta-
jet et elle se~dirigea vers la Mésopotamie, Par la voie du quée par des bandes de pillârds. Aussi quand elle se
Se.hat-el-Arab elle se rendit à Bassora et ensuite à Bag- présenta à Tauris devant le consul anglais, celui-ci ne
dad. Apr~sune excursion aux ruines de Ctésiphon et voulait pas croire qu'une femme eût pu.faire un tel
de Babylone; elle alla à travers le désert jusqu'à Mos- voyage.
soul avec une caravane, et aux ruines voisines de Ninive A Tauris elle fut introduite chez le vice-roi Vali-Ahd
puis de là Ourmia et à Tauris. Ce voyage de Mésopota- et obtint la permission de visiter son harem. Le 11 août
niie et de Perse est une des entreprises les plus auda- 1848, elle se remit en route, traversa la Géorgie, l'Ar-
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298 LE TOUR DU MONDE.

ménie, la Mingl'élie, et alla par Érivan, Tiflis et Kotaiès l'intérieur dE l'Afrique et l'Australie enfin elle partit
à Redoutkalé. Elle toucha à Anapa, à Kertcli, à Sébas- pour Sincapour et se décida à visiter les iles de la Sonde.
topol, débarqua à Odessa; et passant par Constantinople, Elle aborda (['abord sur la côte occidentale de Bornéo, à
la Grèce, les iles Ioniennes et Trieste, elle arriva à Sarawak, et elle y trouva chez l'Anglais sir James Brooke,
Vienne le 4 novembre 1848, peu après la prise de la ville devenu chef lornéen indépendant, un bon accueil et une
par l'armée du prince de Windischgraez. Ain'si son pro- puissante protection. Elle en parle en ces termes
pre pays déchiré par des luttes intestines ne devait pas « James Brooke issu de la famille du baronnet sir
lui offrir un lieu de repos Robert ~yne.r, qui, sous Charles II, fut lord-maire de
Cependant ce voyage autour du monde agrandit beau- Londres, est né en 1803. Il alla comme enseigne aux
coup la réputation d'Ida Pfeiffer. Une femme qui, sans Iudes, se distingua par sa bravoure, et, assez griève-
autre appui que ses seules forces, a fait douze cents ment blessé dans un combat contre les Birmans, il fut
lieues par terre et près de douze mille par mer, doit forcé de retourner en Angleterre pour se faire soigner.
bien être considérée comme un phénomène extraordi- Plus tard, il reprit du service mais sa santé affaiblie ne
naire. Son troisième ouvrage publié sous ce titre Ei.r~ie lui permit pas de suivre longtemps la carrière militaire.
die Frauer/'alzrturo die li~èlt (Yo~age d'une femme au- En 1830, il alla de Calcutta en Chine pour changer d'air
tou-r du movcle Vienne, trois volumes, 1850, eut un et pour se désennuyer. Ce fut dans ce voyage qu'il con-
très-grand succès. Il fut traduit deux fois en anglais, et nut l'cr.rclaipel,cles htdes, qui lui plut infiniment, et qu'il
plus tard aussi en français 1. parvint à la conviction que les iles orientales, et surtout
Bornéo, affraient un vaste champ à de nouvelles explo-
Deuxiémevoyageautourdu monde(1851-1855). rations et à de nouvelles entreprises. Il se proposait par-
ticulièrement d'abolir la traite des esclaves, de mettre
Si pendant quelque temps Ida Pfeiffer eut la pensée un terme aux pirateries et de civiliser les indigènes. S'il
de se livrer ait repos et de ne pas recommencer ses y eut jamais un homme fait pour cette entreprise, c'était
grands voyages, elle ne demeura pas longtemps dans ces James Brooke. Doué d'une intelligence rare, décidé et
dispositions. Après avoir vendu ses collections, mis en prompt à exécuter ce qu'il avait une fois résolu, il était
ordre et publié son journal, ne sentant nullement dé- noble, généreux, et à toutes les qualités de l'esprit et
cliner ses forces, elle conçut l'idée d'un second voyage du cmur il joignait les manières les plus franches et les
autour du monde. Cette fois, le gouvernement autrichien plus aimables.
lui vint en aide en lui allouant la somme de quinze « Quand James Brooke arriva à Sarawak, il trouva le
cents florins. Le 18 mars 1851, elle quitta Vienne pour rajah Muda-Hassim en grande dissension avec son peu-
se rendre il Londres, d'oit elle fit voile, le 11 ¡ août,pour ple. Brooke prêta- au rajah aide et conseil, et, au bout
le cap de Bonne-Espérance. de deux ans, il parvint à rétablir l'ordre et la tranquillité
La situation du Cap rappela à Ida Pfeiffer celle de dans tout le pays. Il porta ensuite son attention sur les
Valparaiso. Comme cette dernière ville, la métropole de pirates et en purgea entièrement toute la côte. Muda-
l'Afrique australe est encadrée dans des moÚtagnes ari- Hassim lui t()moigna sa reconnaissance en lu'i cédant le
des et sans arbres. Tout le monde connait la montagne district de Sarawak et en l'élevant au rang de rajah.
de la Table, celle du Lion, celle du Diable. Il n'est pas « Il prit possession du pays en 1841, et fut reconnu
de voyageur qui n'en ait .parlé. Les rues de la cité, qui comme prince et souverain, non-seulement par le sultan
conduisent toutes à la grève, sont très-larges et bien bornéen de Bronni, mais aussi par les Anglais.
aérées, mais ne sont plus guère bordées d'arbres. Du Les résultats de son administration, aussi juste qu'é-
temps de la domination hollandaise, chaque rue, dit-on, nergique, se firent bientôt sentir dans le pays soumis à
était garnie d'une belle allée. Les maisons, d'ailleurs son pouvoir. La population de la ville monta, en dix ans
toutes construites à l'européenne, n'ont que des terras- (de 1841 à à 1851),de quinze cents à dix mille âmes, et le
ses en guise de toits. Le fort est muni de beaucoup de nombre des habitants de la campagne augmenta aussi dans
canons, la caserne est assez grande; la bourse, sur la les mèmes proportions, grâce aux émigrants des États
place d'Armes, édifice long et de peu d'apparence, se voisins. Jusqu'aux Dayaks libres et sauvages établis dans
compose seulement d'un rez-de-chaussée. Les maisons l'intérieur du pays, tous connaissent son nom et le révè-
particulières, toutes à un étage, ont d'ordinaire quatre rent comme le libérateur de leurs compatriotes, qui vi-
à six fenêtres de front et contiennent de belles chambres vaient jadis en esclaves sous le joug des Malais, tandis
fort élevées. Le jardin botanique, si vanté par Parny, est qu'aujourd'hui ils marchent de pair avec eux. Chacun
loin d'avoir tous les arbustes, toutes les plantes et les trouve en sûreté et en paix les moyens de gagner sa vie.
fleurs qu'on serait en droit de s'attendre à trouver dans Le marchand peut se livrer sans crainte à son commerce;
ces régions. La population totale du Cap s'élève à trente- le paysan reçoit gratuitement autant de terre qu'il peut
neuf mille âmes. (Voy. p. 276.) en cultiver, et en outre on lui avance le riz nécessaire
De cette ville, Mme Pfeiffer hésita longtemps entre pour les semailles et de quoi vivre jusqu'au temps de la
récolte; l'ouvrier trouve de l'occupation dans les mines
1. La traductionfrancaisedes deux voyages autour du monde
de MmeIdaPfeiffera déjà eu deuxéditionsen France. d'or, de diamants et d'antimoine. Les impôts sont peu
(:lote du traducteur.) élevés le marchand paye une bagatelle sur son magasin,
LE TOUR DU MONDE. 299

le paysan donne un picoul de riz par an, et l'ouvrier est ne m'en retournais pas, de me tuer et de me manger.
exempt de toute charge. Je ne comprenais pas leurs paroles, mais leurs signes
a Les environs de Sarawak sont charmants, et encore ne me laissaient aucun doute, car ils désignaient ma
embellis par quelques maisons européennes qui, avec gorge avec leurs couteaux, mes bras avec leurs dents, et
une jolie église, une maison de missionnaires, un petit ils faisaient aller leurs mâchoires comme s'ils avaient
fort et un tribunal, couvrent les collines d'alentour. Tous déjà la bouche pleine de ma chair. Je m'étais préparée
ces édifices sont en bois, sans excepter la résidence du depuis mon entrée dans le pays à de pareilles scènes, et
rajah Brooke. A la maison des missionnaires est jointe j'avais appris à cet effet quelques petites phrases dans
une école pour les indigènes; vingt-quatre enfants, la leur langue. Je pensais que si je pouvais,dire quelque
plupart orphelins, y étaient nourris et élevés. Le fort, chose qui leur plût et qui les fit rire, j'aurais un grand
peu important, a quelques canons, mais pas de garnison. avantage sur eux; car les sauvages sont comme les en-
Le rajah Brooke est tellement et aimé de ses su- fants, la moindre bagatelle suffit souvent pour en faire
jets, aussi bien que des peuples voisins, que tout arme- des amis. Je me levai donc et je frappai amicalement
ment lui est inutile. sur l'épaule du rajah qui s'était le plus approché de moi,
a Je visitai les maisons de quelques-uns des principaux en lui disant d'un air gai et souriant, moitié en malais,
Malais, la plupart anciens chefs de pirates, qui depuis se moitié en battah Vous n'allez pas tuer et manger une
sont transformés en citoyens paisibles, et souvent même femme, surtout une vieille femme comme moi, dont la
en employés utiles du rajah. chair est déjà dure et coriace. D Puis je leur fis com-
« Conduite à quelques kilomètres dans la forêt par le prendre par gestes et par paroles que je n'avais pas du
neveu du rajah Brooke, je trouvai, à une hauteur de plus tant peur d'eux et que j'étais toute prête à renvoyer
de trois cent cinquante mètres, la première habitation mon guide et à m'en aller seule avec eux.
des Dayaks, c'est-à-dire une cabane de quinze mètres « Par honheur, ils trouvèrent mon baragouin et ma
carrés, composée de plusieurs pièces à coucher prati- pantomime risibles. Mon calme et mon audace leur plu-
quées tout autour dans lés cloisons; car parmi quelques- rent. j'avais réussi. Ils me tendirent les mains les
unes des tribus dayakes il est d'usage que les jeunes rangs des hommes armés s'ouvrirent, et, gaie et con-
gens couchent à quelques centaines de pas du village où tente, avec le sentiment d'avoir échappé au péril, je me
demeurent leurs parents, dans une cabane commune, remis en route avec mon escorte. »
sous la surveillance du chef. Cette cabane sert en même En retournant à l'ile de J ara, elle fit des excursions
temps pour les exercices et les festins; c'est là aussi que dans les principautés de Djokdjokarta et de Suraharta,
l'on garde les trophées de guerre, qui ne sont autres que au temple bouddhiste de Boro-Boudo qu'on suppose
les têtes coupées des ennemis. J'éprouvai une véritable dater du huitième siècle de notre ère.
horreur à voir trente-six crânes rangés les uns contre les « Il consiste en huit galeries superposées en retrait
autres, et suspendus en l'air en forme de guirlande. On l'une de l'autre pt formant par conséquent autant de ter-
avait rempli les orbites des yeux de longs coquillages rasses. Au faite de l'édifice se trouve le sanctuaire, vaste
blancs. Sous le gouvernement du rajah Brooke, l'usage cloche, malheureusement écroulée en grande partie, sous.
de couper les tètes a été aboli dans la district de Sarawak; laquelle est assis le bouddha qui est resté exprès inachevé,
mais les indigènes ont toujours une grande vénération car les Hindous disent que le Très-Saint ne peut pas
pour ces cruels et mémorables souvenirs d'un passé san- être achevé par la main des hommes.
g]ant et d'une époque de gloire. D (Voy. p. 301.) « La hauteur des cinq premières terrasses est de vingt-
Le 8 juillet, Mme Pfeift'er commença son exploration sept mètres; celle de tout le temple, avec les trois der-
de Sumatra, qu'elle regarde elle-même comme le plus nières terrasses et la cloche supérieure, de trente-six
intéressant de tous ses voyages. De Padang, elle se ren- mètres. Sur la terrasse la plus élevée sont placées vingt-
dit chez les Battaks, anthropophages qui n'avaient en- quatre cloches à jour, sur la seconde vingt-huit, sur la
core jamais soufrert d'Européen chez eux. 1~'lalgréles troisième trente-deux, chacune avec un bouddha assis.
sauvages qui s'opposaient à la continuation de son En tout, le temple contient cinq cent cinq grandes sta-
voyage, elle ne s'avança pas moins à travers des forêts tues du Bouddha et quatre cents bas-reliefs sculptés à
vierges et une population de cannibales, presque jus- l'intérieur et à l'extétieur des galeries. Il n'y a pas la
qu'au lac d'Eier-Taw; mais ici les sauvages lui barrè- plus petite place vide sur les murs; tout est couvert de
rent le passage avec leurs piques, et la forcèrent à ré- figures humaines, d'arabesques et de sculptures.
trograder, après l'avoir menacée lilusieurs fois de la tuer a Les bas-reliefs représentent la première histoire des
et de la manger. Indiens, la création de l'homme, la sainteté toujours
Mais il faut lui laisser décrire elle-même cette scène, croissante de Bouddha, etc. Cette histoire de la création
la plus émouvante de ces longs voyages. a beaucoup de ressemblance avec la nôtre.
« J'avais peur, la scène était par trop épouvantable « Les figures et les groupes des bas-reliefs me parurent
mais je ne perdis pas ma présence d'esprit, et je m'assis, faits et disposés avec beaucoup plus d'exactitude, de goût
calme et sans crainte apparente, sur une pierre qui se et d'art que ceux des temples d'rlloaa, d'Adju~tta, et au-
trouvait sur le chemin. Plusieurs Battaks s'avancèrent tres que j'avais vus dans l'Inde anglaise mais je trouvai
vers moi en me menaçant par parole et par gestes, si je les arabesques beaucôup moins él'égantes,.les cloches et
300 LE TOUR DU MONDE.
les figures beaucoup plus petites. Pour la construction cinquante milles) pour aller en, Californie. Pendant deux
du temple, on ne peut naturellement pas établir de com- mois elle ne vit que le ciel et l'eau. Le 27 septembre
paraison avec les temples grandioses de l'Hindoustan, 1853, elle aborda il San Francisco, visita les lavages
puisque, comme nous l'avons déjà dit, il ne se compose d'or du Sacramento et du fleuve Yuba, et dormit plus
que de murs parallèles. On y retrouve, comme dans d'une fois dans les wigwams des Peaux-Rouges, près de
l'Hindoustan, la èonstruction sans mortier et les cintres Rogue-River.
formés par l'avancement des pierres superposées. » A la. fin de l'année 1853, Ida Pfeiffer fit voile vers Pa-
Mme Pfeiffer visita e~suite plusieurs des petites îles nama, et de 11 vers les côtes du Pérou. De Callao elle se
de la Sonde, et, dans l'archipel des Moluques, Banda, rendit à Lima, avec l'intention de traverser les Cordil-
Amboine, Ternate; elle séjourna quelque temps chez lères pour gagner Lorette, près du fleuve des Amazones,
les Alfourous, sauvages de Céram, et termina à Célèbes et ensuite gagner la côte orientale de l'Amérique du
ses excursions dans la mer de la Sonde. Sud.
De Célèbes, elle traversa le grand Océan (dix mille cent Mais la révolution qui venait d'éclater dans le Pérou

Habitation du rajah Brooke à Sarawak. Dessin de A. de Bar d'après Hugh Low.

força notre voyageuse à chercher un autre endroit pour lères. Près de Guayaquil, elle courut deux fois risque de
y passer les Cordillères. Elle rétrograda jusqu'à l'équa- perdre la vie d'abord par une chute de mulet, puis en
teur, et au mois de mars 1854 elle commença, à Guaya- tombant dans le fleuve, peuplé d'un grand nombre de
quil, sa'pénible ascension de montagnes. Elle passa les caïmans. Ses compagnons semblaient vouloir la laisser
Cordillères près du Chimborazo, parvint au haut plateau périr, car ils ne lui prêtèrent pas le moindre secours.
d'Ambuto et de, Tacunga et eut le bonheur d'y voir le Aussi fut-ce avec de profonds ressentiments qu'elle
rare phénomène d'une éruption du volcan Cotopaxi, tourna le dos à l'Amérique espagnole du Sud. Elle se
spectacle que lui envia plus tard Alexandre de Hum- rendit par mer à Panama et traversa l'isthme à la fin du
boldt. Ason arrivée, le 4 avril, à Quito, elle n'y trouva mois de mai.
malheureusement pas l'assistance qu'elle espérait, c'est- D'Aspinwall elle fit voile vers la Nouvelle-Orléans et
à-dire une escorte d'hommes sûrs pour la mener jusqu'au y resta jusqu'au 30 juin; puis elle remonta le Mississipi
fleuve des Amâzônes et l'y faire naviguer. Elle renonça jusqu'à Napoléon, et l'Arkansas jusqu'au fort Smith. Une
donc à son projet primitif et dut repasser par les Cordil- nouvelle attaque de la fièvre de Sumatra la força à re-
Un Dayak ou indigène de Bornéo. Dessin de G. Boulanger d'apres l'atlas ethnographique des possessions néerlandai~es.
302 LE TOUR DU MONDE.
noncer à une visite projetée chez les Indiens Cherokées. pensées et dans les paroles tant de simplicité, de modestie
Elle revint au Mississipi et arriva le 14 juillet à Saint- et de naturel, que, si on ne l'avait point connue, on
Louis. Elle visita près de Liban le démocrate badois aurait eu de la peine à soupçonner qu'elle eîit tant vu
Hecker, qui y a établi sa résidence. et tant appr:.s. Il y avait dans tout son être un calme et
Elle alla ensuite vers le Nord, à Saint-Paul et aux une tranquillité qui rappelaient plutôt la ménagère uni-
chutes de Saint-Antoine se dirigea alors vers Chi- quement occ;upée de son intérieur et étrangère à toute
cago et arriva aux grands lacs et aux chutes du Niagara. exaltation. Beaucoup de personnes aussi, trop promptes
Après une excursion dans le Canada, elle resta quel- à juger Ida Pfeiffer, croyaient ne devoir attribuer son
que temps à New-York, à Boston et ailleurs, puis elle goî~t des voyages qu'à une curiosité excessive. Mais cette
s'embarqua, et le 21 novembre 1854, après une tra- opinion est inconciliable avec un fait qui se manifeste
versée de dix jours, elle toucha le sol d'Europe à Li- dans tout le caractère d'Ida Pfeiffer, et qui est l'absence
verpool. complète de toute curiosité banale. Autant sa vie avait
Elle rattacha à ce grand voyage autour du monde un été agitée, autant tout dans sa personne était mesuré
petit voyage supplémentaire: elle alla faire une visite à et paisible. L'observateur le plus attentif n'aurait pu
son fils établi à San Miguel, dans les Açores, et ce ne découvrir en elle le désir de se mettre en évidence ou
fut qu'au mois de mai 1855 qu'elle revint à Vienne par de s'occuper d'objets lointains si peu connus. Sérieuse,
Lisbonne, Southampton et Londres. très-réservée et avare de paroles, elle n'aurait pu offrir
Les collections d'objets intéressants pour l'histoire à un étranger qui ne l'aurait pas connue que très-peu
naturelle et pour l'ethnographie, réunis par Ida Pfeif- de côtés aimables.
fer, ont passé en grande partie dans les musées bri- Mais quand on parvenait à la considérer de plus près,
tanniques et dans les cabinets impériaux de Vienne. on voyait, en réunissant différents traits isolés, que,
Alexandre de Humboldt et Charles Ritter s'intéressèrent sous des dehors peu apparents, se. cachait une femme
beaucoup aux travaux d'Ida Pfeiffer, et Humboldtsurtout. extraordinaire. La force de la volonté et l'énergie du ca-
lui donna les plus grands éloges pour son ardeur et son ractère perçaient bientôt dans certaines eapr~ssions.
courage. Sur la motion des deux savants, la Société de Qu'on y joigne un courage personnel rare chez une
géographie de Berlin nomma Ida Pfeiffer membre ho- femme, une grande indifférence pour la douleur physique
noraire, et le roi lui.conféra la médaille. d'or pour les et les commodités de la vie, enfin une ardeur infati-
arts et les sciences. Vienne a été bien moins pressée de gable de contribuer au progrès des connaissances hu-
reconnaitre les mérites d'une compatriote, sans doute à maines, on devra convenir que ce sont là des qualités avec
cause du vieux principe qu'on n'est pas prophète dans lesquelles on fait quelque chose dans le monde. Ce qui
son pays. rehaussait encore le prix de ces qualités, c'était l'amour
Le journal d'Ida Pfeiffer sur ce voyage parut à Vienne d'Ida Pfeiffer pour la vérité et son respect sévère pour
sous ce titre Vleire ~tceite T-Yéhrei.se
(Dlonsecond voyage les principe:; d'honneur et de justice. Elle ne racontait
autotcr du rno~tcle),4 vol., 1856. jamais rien qui ne fùt pas effectivement arrivé, et jamais
elle n'a fait une promesse qu'elle ne l'ait tenue. C'é-
Derniervoyaged'Ida Pfeiffer. Appréciation
de sestravaux tait, dans le sens le plus étendu du mot, un noble ca-
et de sa personne.
ractère.
Après chacun de ses premiers voyages, Ida Pfeiffer Il est évident que sa véracité reconnue donne un très-
avait eu pendant quelque temps l'idée de se reposer et grand prix à, ses récits, et, comme elle n'était point ac-
de ne vivre que de souvenirs. Mais après son second cessible aux préjugés, son jugement repose toujours sur
voyage autour du monde, dont le succès avait dépassé une base solide et juste. Si, dans sa jeunesse, elle s'était
toute attente, elle ne songea plus du tout à prendre du un peu plus occupée des sciences naturelles et si elle
repos. Tout en s'occupant de mettre en ordre ses col- avait eu des connaissances positives sur les objets de ces
lections et ses notes et à publier son voyage, elle forma sciences, ses voyages auraient été certainement encore
le projet de visiter Madagascar, et les propositions d'une plus grande utilité; mais, au commencement de
mêmes d'Alexandre 'de Humboldt, qui lui soumettait notre siècle, c'était une chose rare de voir les hommes
d'autres plans de voyage, ne purent la détourner du but en dehors de leur état, s'occuper des sciences naturelles,
qu'elle s'était placé devant les yeux. et à plus forte raison les femmes! Ida sentit bien cette
La relation que nous allons donner de son voyage à lacune, et, plus avancée en âge, elle songea plusieurs
Madagascar et les confidences de son fils; 1VI. Oscar fois à la combler; mais elle n'eut ni le temps ni la pa-
Pfeiffer, sur les souifrances et sur la mort de sa mère, tience nécessaires.
feront connaitre plus en détail les destinées ultérieures Cependant il serait injuste de vouloir pour cela pré-
d'Ida Pfeiffer. Mais avant de retracer ce dernier acte tendre qu'elle n'a rendu aucun service à la science. Les
d'une vie si laborieuse et si àctive, nous croyons devoir hommes les plus compétents ne se sont pas rendus cou-
lieiiidre en (luelc¡ues traits la célèbre voyageuse. pables de cette injustice. Elle a pénétré dans plusieurs
Ida Pfeiffer ne faisait en rien l'effet d'une femme contrées qui n'avaient jamais été foulées par le pied d'un
extraordinaire ni d'une femme émancipée ou qui fùt Européen. Protégée par son sexe, même dans les entre-
plus homme que femme. Au contraire, elle avait dans les prises les plus périlleuses, elle a pu s'avancer tranquil-
LE TOUR DU MONDE. 303

lement plus loin qu'il n'eûf été permis à un homme de rapports remit à Mme Pfeiffer au moment où elle se pro-
le faire. Ses récits ont donc souvent le mérite de la nou- posait de partir pour Madagascar. Cette lettre forme
veauté pour la géographie et l'ethnographie, et ils peu- certes le passe-port le plus honorable qui ait jamais été
vent servir à ramener leur juste mesure bien des idées délivré à aucun voyageur
fausses ou exagérées. La science a profité également
des riches collections qu'elle a rapportées en Europe. Je prie ardemment tous ceux qui, en différentes régions
Sans doute, elle ne sut pas toujours fixer exactement la de la terre, ont conservé quelque souvenir de mon nom et
valeur des objets qu'elle recueillait; mais beaucoup de de la bienveillance pour mes travaux d'accueillir avec un
ces objets ont une importance réelle, et l'entomologie vif intérêt et d'aider de leurs conseils le porteur de ces
ainsi que la botanique lui doivent la découverte de nou- ligiies
MADAME IDA
velles espèces. PFEIFFER,

Si l'on compare les résultats de ses entreprises avec célèbre non-seulement par la' nobl~et courageuse confiance
sa position et ses ressources, on doit convenir qu'elle a qui l'a conduite au milieu de tant de dangers et de priva-
fait des choses surprenantes. Elle a parcouru plus de tions, deux fois autour du globe, mais surtout par l'aimable
cent cinquante mille milles par mer et environ vingt simplicité et la modestie qui règne dans ses ouvrages, par
la rectitude et la philanthropie de ses jugements, par l'in-
mille milles anglais par terre, sans autres moyens pécu-
niaires que ceux qu'elle se procura par une sage éco- dépendance et la délicatesse de ses sentiments. Jouissant de
la confiance et de l'amitié de cette dame respectable, j'ad-
nomie et par l'énergie avec laquelle elle sut poursuivre mire et je blàme à la fois cette force de caractère qu'elle a
toujours son but. Quelque grand que fût son goût des voya- déployée partout où l'appelle, je devrais dire où l'entraîne,
ges, on peut dire qu'elle possédait plus encore l'art des son invincible goût d'exploration de la nature et des meeurs
voyages. Sans rien sacrifier de sa dignité et sans se ren-' dans les différentes races humaines. Voyageur le plus chargé
dre importune, elle sut habilement profiter, dans toutes d'années, j'ai désiré donner à MmeIda Pfeiffer ce faible té-
les parties du monde, de l'intérêt qu'elle inspirait. A la moignage de ma haute et respectueuse estime.
fin, elle s'était si bien habituée à voir ses projets rencon- DE IIUMBOLD'r.
Signé ALESANDRE
trer toute l'assistance possible, que, tout en exprimant
toujours sa reconnaissance, elle acceptait les services Potsdam, au chàteau de la ville, le 8 juin 1856.

d'hommes qui lui étaient tout à fait étrangers, comme la


chose la plus naturelle. Elle avait même de la peine à Ida Pfeiffer était petite, maigre et un peu courbée.
étouffer un petit dépit quand elle trouvait qu'on ne té- Ses mouvements étaient mesurés; seulement elle mar-
moignait pas assez d'intérêt à sa personne et à ses entre- chait excessivement vite pour son âge. Quand elle reve-
prises. En général, dans les dernières années, elle eut nait d'un voyage, son teint portait fortement la marque
assez de conscience de son mérite pour en faire sou- des ardeurs du soleil des tropiques autrement, rien
venir quand on la recevait avec des airs de protection ou dans ses traits ne faisait soupçonner une existence si
de condescendance. Les personnes d'un rang élevé ne extraordinaire. On ne pouvait guère voir de physionomie
pouvaient la traiter avec trop de ménagements et d'é- plus calme; mais, quand elle s'engageait 'dans une con-
gards, tandis que dans la société des gens de sa condi- versation un peu vive et qu'elle parlait de choses qui
tion, elle n'aurait jamais laissé échapper une parole l'intéressaient, sa figure s'animait et avait quelque chose
rude ni fière. Elle détestait lés grands airs; partout où d'excessivement attachant.
elle les rencontrait elle se montrait aussi roide que froide. Quant au chapitre si important, pour les femmes, de
Aussi prompte à faire éclater sa sympathie que son an- la toilette, il se réduisait, pour Ida Pfeiffer, aux plus
tipathie, elle ne revenait pas facilement de l'opinion modestes proportions. Jamais on ne la voyait porter de
lec-
qu'elle s'était une fois formée même quand elle sem- parure ni de bijoux, et il n'est pas une des aimables
blait céder, il se trouvait la plupart du temps qu'elle re- trices de ces ligues qui puisse se j)ic¡uer d'avoir plus de
venait, par un détour plus ou moins long, à sa première simplicité dans sa mise et plus d'indifférence pour les
idée. exigences de la mode que n'en avait notre illustre voya-
Elle respectait partout la science, mais surtout chez geuse. Simple et ferme, pleine dlardeur pour vouloir et
d'ho-
les personnes versées dans les sciences naturelles. Elle pour agir, ayant tout vu et tout connu, sondé plus
avait un culte enthousiaste pour Alexandre de Humboldt, rizons qu'aucune personne de son sexe, Ida Pfeiffer était
dont elle ne prononçait jamais le nom sans exprimer sa du nombre de ces caractères qui compensent le manque
vénération. La plus grande joie de ses dernières années des dons extérieurs et brillants par la force, l'énergie et
a peut-être été de voir ses efforts approuvés et encoura- le merveilleú.x. équilibre de leur être intérieur.
gés par Alexandre de Humboldt. Traduitpar M. W. DE SUCKAU.
Voici la lettre que cet homme éminent sous tant de (La suite à la prochainel1'r1'o7S0~t.)
;Le portique du temple de Boro-Douilo. Dessin de A. de Bar d'après l'atlas archéologique des possessions néerlan<iaises,
LE TOUR DU MONDE. 305

Intérieur de Port-Louis. Dessin de E. de Bérard d'après nature

VO~Y.AGE.S D" IDA PFEIFFER.


POSTHU11IES'.
RELÁTIONS
1856-1857. TEXTE INEDIT.

1.LE MAURICE.

La ville de Port-Louis. Vie des habitants.


Départ du Cap. Passaôe devant l'ile Bourbon. Ile nIaurice. Prospérité de l'!le.
Grands diners. Maisons de campagne. des créoles.
Domestiques indiens. Hospitalité

sais pas du tout ce'


Arrivée d'Europe au Cap le 17 novembre 1856, je ne plus commode et sans danger. Je né
J'aurais voulu pousser'
Iardai pas voir venir à moi un Français nommé Lam: que je répondis à 1~T.Lambert.
hert qui m'y avait devancée de c¡u~lquesjours. 11avait ap- des cris d'allégresse et annoncer mon bonheur à tout le
monde. Oui, je puis parler de bonheur, car ç'était là
pris à Paris que je m'étais proposée d'aller à' Madagas-
car, et qu'on m'avait détournée de ce projet. Informé la une de ces rencontres heureuses' qui sont très-.piquantes
veille de mon arrivée, il venait m'engager à faire avec dans les romans, mais très-rares dans la vie réelle.
lui ce voyage, à moins que je n'y eusse renoncé entière- Le 18 novembre, je partis du Cap pour l'ile Maurice
ment. Il annonça qu'il était déjà allé dans cette île il sur le bateau à vapeur ~1'ouerno.Higginson, de la.force
la de cent cinquante chevaux, commandé par le capitaine
y avait deux ans, et qu'il connaissait personnellement
reine, à qu il avait écrit de Paris pour lui demander Frenth. Ce bateau avait été nouvellement construit par
Lam-
l'autorisation de faire dans son pays un second voyage. Il actions, dont la plus grande partie appartenait à M.
bert. Ce monsieur. ne me laissa pas payer ma place, et
espérait trouver cette permission à Maurice et dès notre
arrivée dans cette île il la demanderait également pour il ne l'eût pas souffert quand même il n'aurait pas pos-
moi; ne doutant nullement qu'on me l'accordât. Si je vou- sédé une seule action. Il prétendit que j'étais son hôte
lais faire ce voyage, il fallait m'y décider de suite, car le jusqu'à mon départ définitif de MaurÎ<;e.
bateau à vapeur partait le lendemain même pour Maurice. Notre traversée de sept cent et quelques lieues 'ma-
Le voyage de Maurice à Madagascar ne pouvait, il est rines fut très-heureuse, et, bien que nous eussions mis
vrai, à cause de la saison des pluies, s'entreprendre à la voile par une mer orageuse et que les vents nous
fussent presque' toujours contraires, une des plus ra-
qu'au commencement d'avril mais, d'ici là, il serait très- trom-
heureux de m'offrir cordialemént l'hospitalité chez lui. pides effectuées jusqu'à ce jour. A part quelques
Qu'on se figure ma joie; ma surprise J'avais déjà re- bes insignifiantes, nous ne Vîmes rien de curieux jus-
noncé à tout espoir d'exécùter ce voyâge, et on venait qu'à l'ile Bourbon..
m'offrir aujourd'hui les moyens de le faire de la façon la Le 1.' décembre, nous découvrîmes la terre dès le ma-
la rade
tin, et dans l'après-midi nous jetâmes l'ancre dans
Bourbon.
1. Suite. Voy.page 289. peu estimée dé Saint-Denis, capitale de l'ile
IV. 98' LIV. 20
3066 LE TOUR DU MONDE.
Cette jolie petite île, appelée aussi île de la Réz~- les travailleurs de l'Inde. Le gouvernement de l'Inde
liioîi, est située entre 1\Zauriceet Madagascar, entre vingt anglaise conclut des marchés de cinq ans avec les in-
degrés cinquante et une minutes et vingt et un-degrés dividus qui veulent prendl'e du service à Maurice.
vingt-cinq minutes de latitude sud, et la longitude orien- Après l'expiration de ce terme, ils peuvent demander à
tale de son grand diamètre est cinquante-deux degrés être renvoyés dans leur pays a'.lX frais du gouverne-
cinquante-huit minutes et cincluante-trois degrés trente- ment. Ceux qui ne se présentent pas perdent leur droit
huit minutes. Elle a quarante milles anglais de 10ngueUt' à la traversée..
et trente milles de largeur, et compte environ deux cent Le maitre doit payer au gouvernement pour tout ou-
mille habitants. vi~iei-,la première année, deux livres sterling, et chacune
Découverte l'au 1545 par le Portugais Mascarenhas, des années suivantes, une livre sterling. Cet argent cou-
ocçupée en 1642 par les Français, elle fut soumise de vre les frais de transport, aller et retour. Quant à l'ou-
1810 à 1814 à l'Angleterre, et lors de la paix générale, vrier, le maître est tenu de lui payer par mois cinq à six
elle a fait retour à la France. roupies (de douze à quinze francs), de le loger et de le
L'ile Bourbon a de belles chaines de montagnes et de nourrir. C'e:;t.là la taxe du journalier ordinaire pour les
vastes plaines qui s'étendent le long de la mer. Ses par- cuisiniers, 1'3sartisans, le salaire s'élève beaucoup plus
ties basses sont plantées de cannes sucre qui y viennent haut en proportion de leur habileté et de leur talent.
admirablement et qui donnent à l'ile un aspect d'une ex- Je trouvai les habitants de Maurice dans une très-
trème fraîcheur et d'une prodigieuse fertilité. gl'ande agitation. On venaitd'apprendre de Calcutta qu'on
Je ne vis tout cela que du pont, car nous ne restâmes y avait défendu l'embarquement des ouvriers, par la
que peu d'heures, et elles furent employées aux formali- raison qu'ils étaient trop maltraités en quarantaine. Ce-
tés d'usage visites du médecin, de l'officier de la station;« pendant l'administration locale était décidée à remédier
de la douane, etc. Ces formalités à peine accomplies, la avec tout le soin possible aux abus actuels de la quaran-
vapeur se remit à siffler, les roues à entrer en mouve- t1IÎmi"et l'on espérait voir bientôt révoquée une inter-
ment, et nous reprlmes la route de l'ile Maurice, éloi- diction qui, en se prolongeant, précipiterait l'ile en peu
gnée de cent milles. d'années vers sa ruine.
Le lendemain nous avions perdu depuis longtemps de Aujourd'hui elle est dans l'état le plus prospère; les
vue l'ile Bourbon, et nous apercevions déjà l'ile Maurice, revenus qu'elle rapporte aux colons et au gouvernement
où, dans l'après-midi, notre vapeur était amarré à Port- sont plus considérables proportionnellement qu'ils ne le
Louis, capitale de l'ile. Mais il fallut attendre trois heu- sont peut-être nulle part ailleurs. Ainsi, en 1855, il a été
res avant de pouvoir débar~luer. Je descendis dans la produit deux millions et demi de quintaux de sucre, dont
maison de campagne de IVT.Lambert. la valeur s'élevait à un million sept cent soixante-dix-
L'ile Maurice offre, de la mer, à p2U près le même sept mille quatre cent vingt-huit livres sterling; le revenu
aspect que Bourbon seulement les montagnes sont plus du gouvernement montait, la même année, à trois centt
escarpées et étagées en plusieurs eliaines. La ville ne se quarante-huit mille quatre cent cinquante-deux livres
présente pas si bien que Saint-Denis il lui manque sur- sterling. Les dépenses avaient été de beaucoup inférieu-
tout les grands et superbes édifices qui donnent tant de res, et comme il en est de même presque tous les ans,
charme à cette dernière. et que le surplus rie passe point en Angleterre, mais
L'ile Maurice, appelée autrefois île de France, est si- reste dans le pays, la caisse publique est toujours abon-
tuée dans J'hémisphère austral, par vingt degrés et vingt damment pourvue d'argent. Elle possède, dit-on, en ce
degrés trente minutes de latitude et entre cinquante-cinq moment trois cent mille livres sterling; et chaque année
degrés et cinquante-cinq degrés vingt-cinq minutes de voit croître la prospérité de cette ile fortunée. En 1857,
longitude. Elle a trente-sept milles anglais de longueur, les revenus du gouvernement augmentèrent de cent mille
vingt-huit milles de largeur, et compte cent quatre- livres sterling, par le seul produit d'un nouvel sur
vingt mille habitants. les ~piritueux. Les habitants firent aussi de grands bé-
Maurice, comme Bourbon, appartient géographique- néfices, comme le constate la différence ~ntre l'expor-
ment l'Afrique. Ellé fut occupée par les Hollandais tation et l'importation. En 1855, la première 1'8Iuporta
en 1576, mais elle passe pour avoir été découverte plus sur la dernière d'un demi-million de livres sterling. Que
tôt par le Portugais Mascarenhas. Les Hollandais lui ne peut-on dire la même chose de beaucoup de grands
donnèrent le nom de Maurice, mais l'abandonnèrent de États de l'Europe
nouveau en 1712. Trois mois plus tard, les Français Les employés du gouvernement sont très-bien payés,
s'en emparèrent et l'appelèrent île de France. En 1810, mais ils touchent bien moins d'appointements que dans
elle fut prise par les Anglais, qui l'ont gardée depuis el l'Inde anglais,e, quoique la vie de Maurice soit infiniment.
lui ont rendu le nom de Maurice. plus chère. La cause en est que le climat de l'Inde'est
L'ile était inhabitée quand on la découvrit. Les blancs regardé comme très-malsain pour les Européens, tandis
y introduisirent des esclaves des nègres, des Malaba- que celui de :Maurice ne l'est pas. Le gouverneur, logé
res,.des Malgaches, dont le mélange amena dans la aux frais de l'État, reçoit six mille livres sterling par an.
suite des variétés de races de tous genres. Depuis l'abo- La maison de campagne de M. Lambert, appelée les
lition de l'esclavage en 1825, on fait venir presque tous Pailles, où je descendis, est à sept milles de la ville,
LE TOUR DU MONDE. 307

dans le district de l'Iocca. Tonte lîlc est divisée en onze grande indépendance .car M. Lambert, partait en voilure
districts. tous les matins pour la ville et n8 rentrait que le soir.
Je trouvai chez mon aimable hôte tout ce que ja pou- Après m'ètre reposée quelclues jours, je commençai
vais désirer de h3aux appartements, une excellente mes excursions. Je visitai d'abord la ville de Port-Louis,
table, de nombreux domestiques, et en outré la plus qui malheureusement renferme peu de choses à voir.

Bien qu'elle soit assez grande et qu'elle ait cinquante étage. Le pont qui passe sur la grande rivière; où il y a
mille habitants, elle n'a guère de beaux édifices publics, souvent si peu d'eau qu'on la traverse à sec, serait con-
à .l'exception du bazar et du palais du gouvernement, struit avec assez de goût si on n'avait pas économisé sur
habité par le gouverneur. Les maisbns particulières la largeur; il est si étroit qu'il n'y a place que pour une
sont généralement petites et n'ont tout au plus qu'un voiture à la fois, et que, celles qui viennent du côté op-
308 LE TOUR DU MONDE.

posé sont obligées d'attendre. Le,s gouvernements sem- être que ce n'est pas là une misérable parcimonie de
bleIit être comme beaucoup de particuliers tant qu'ils construire un pont si étroit à l'endroit le plns animé, le
ont peu d'argent ou même des dettes, ils sont généreux plus passager de la ville? Deux autres ponts en moel-
et prodigues; mais aussitôt qne la fortune leur arrive, lons, à peine terminés, s'écroulèrent pendant mon sé-
ils deviennent économes et avares. Le gouvernement de jour, mais heureusement sans blesser personne. Les gou-
Maurice du moins paraît être dans ce cas, et malgré son verneurs ne songent ici qu'à remplir les caisses de l'État.
trésor bien rempli, il est beaucoup plus regardant que leur plus grande gloire est de pouvoir dire que sous leur
nos États européens écrasés de dettes. Dira-t-on peut- administration le trésor s'est accru de tant et tant de mille

Le quai, à Port-Louis. Dessin de E. de Bérard d'après nature.

livres sterling. D'après cette manière de voir, le gouver- de Mars, mais qui est peu fréquentée, et un théâtre sur
neur actuel, trouvant beaucoup trop élevé le devis pré- lequel joue une troupe française,
senté pour la construction des deux ponts en pierre, avait Les gens riches vivent la plupart dans leurs maisons
fait des réductions, ici sur les matériaux, là sur la main- de campagne, et ne viennent que pendant la journée à
d'œuvre, et son économie est tombée dans l'eau. la ville.
La ville pos~ède aussi une,promenade appelée Champ La vie des Européens et des créoles est à peu près la

Église des Pamplemousses. Dessin de E. de Bérard d'apre.s nature.

même à Maurice que dans l'Inde anglaise ou dans l'Inde le loyer de:, maisons et les domestiques se payent des
hollandaise au lever du soleil on prend une tasse de prix exorbitants. L'entretien convenable mais fort simple
café au lait qu'on vous apporte dans votre chambre à cou- d'une famille ayant trois ou quatre enfants coûte par mois
cher entre neuf et dix heures, la cloche sonne pour le deux cent cinquante à trois cents écus (l'écu vaut 5 francs
déjeuner, composé de riz et de quelques plats chauds, et 20 centimes). Les domestiques, quoique infiniment moins
à une ou à deux heures, on goûte avec des fruits ou nombreux que dans l'Inde, dépassent de beaucoup le
avec du pain et du fromage. Le. principal repas a lieu le nombre de ceux. qu'on emploie en Europe. Les familles
soir, et d'ordinaire seulement après sept heures. qui font peu de dépense ont d'ordinaire un domestique,
La vie est très-chère la nourriture est peu délicate, un cuisinier, un homme pour porter l'eau et nettoyer la
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310 LE TOUR DU MONDE.

vaisselle, un autre homme pour laver le linge, et.deux la plus gèm.nte. Tout le monde y vient en grande toi-
garçons de douze à quatorze ans. La dame a en outre une lette, comme s'il s'agissait d'une invitation à la cour.
femme de chambre et une ou plusieurs servantes pour Les fonctionnaires sont ordinairement en uniforme. A
les enfants, suirant leur nombre. Celui qui possède des table on est souvent placé à côté de personnes dont on
chevaux a encore besoin d'un cocher pour chaque paire ne sait pas mème.les noms, et après s'y être ennuyé deux
de ces animaux. Voici quels sont à peu près les gages longues heures, on ne passe qu'après neuf heures dans
mensuels des domestiques. Un cuisinier ordinaire reçoit les salons de réception; pour s'y ennuyer encore quel-
dix à douze dollars; un domestique ou une servante, huit que temps. On fait très-rarement de-la musique; il y a
à dix écus; un cocher, quinze à trente écus. Le valet le bien des cartes sur des tables à jeu, mais je n'ai jamais
plus ordinaire reçoit au moins six dollars; chaque garçon vu jouer personne..Chacun attend avec impatience le
touche deux dollars et en outre est habillé. On loge les moment de pouvoir se retirer décemment, rend grâces
domestiques, mais on ne les nourrit pas. Dans l'Inde an- au ciel de la soirée finie, et n'en accepte pas moins
glaise, on ne donne pas aux domestiques autant de rou- la prochainE invitation avec le plus grand einpressemen i.
pies qu'on leur donne ici d'écus. La nourriture leur re- Mais ces diners n'ont pas lieu très-souvent; car quel-
vient à un écu et quart par mois ils mangent du riz et que disposés que soient les gens, par amour pour la
du piment, quelques légumes et du poisson, et tout cela bonne société et pour une table bien servie, à braver
est à très-bas prix. Je ne connais pas de pays où l'on soit héroïquement l'ennui, le généreux amphitryon doit, de
plus mal servi, à l'exception peut-être d'Amhoine dans son côté, considérer que chaque couvert lui revient, sans
les iles Moluques. Il faut emmener partout ses domes- vin, au moins à six ou huit écus. Pour étancher la soif
tiques; car lorsqu'on va voir quelqu'un à la campagne, de ses chers convives, il n'en dépense'guère moins; car
sans être suivi d'un homme pour vous servir, on court les Français aussi bien que les Anglais aiment les bons
risque de ne trouver ni lit fait, ni eau dans sa carafe. vins, et il faudrait que Maurice ne fût pas une possession
Les pauvres dames ont vraiment beaucoup de mal à anglaise pour que les vins les plus délicats n'eussent pas
tenir leurs maisons tant soit peu en ordre. Dans l'Inde trouvé accès dans cette colonie.
elles sont infiniment plus heureuses là le premier do- Pour l'heureux convive, s'il a le malheur de n'avoir
mestique, sous le titre pompeux de majordome, est ni chevaux ni voiture, un pareil diner lui coûte -égale-
chargé de la haute direction de la maison; les meubles, ment assez cher, car il lui faut ordinairement franchir
la vaisselle, le linge et l'argenterie, tout lui est confié, et quatre à six milles et quelquefois plus, et la location d'une
il en répond; il règle les comptes, il surveille les domes- voiture se paye au moins cinq écus.
tiques; renvoie ceux qui ne lui plaisent pas et en arrête A la campagne on trouve également, mais non par-
d'autres. Si l'on n'est pas content de quelque chose, c'est tout, une plus grande hospitalité qu'à la ville. Je refusai
au majordome qu'on s'adresse. Mais ici, au contraire, la plupart des invitations, surtout celles oit je devais
les rnaitresses de maison sont obligées de s'occuper elles- m'attendre .'t plus d'étiquette que de cordiale gaieté. Je
iiièilies de tous ces .fastidieux détails, et comme les dames n'ai jamais aimé les visites de cérémonie ni les réunions
créoles ne se distinguent pas précisément par J'activité et d'apparat, tandis que je me suis toujours plu dans tin*
l'ordre, il ne faut pas s'étonner de voir d'ordinaire lems petit cercle de personnes aimables et instruitcs. Sous ce
maisons assez mal tenues. Je ne conseillerais à personne rapport je n'eus qu'à me louer de l'accueil aimable
de pousser.l'indiscrétion jusqu'à inettre les pieds dans qu'on me fit dans quelques maisons, surtout dans les fa-
une pièce autre que celle de réception. milles anglaises Kerr et Robinson, qui demeuraient
Il y a peu de réunions à Maurice. On n'y trouve pas toutes deux dans le district de Mocca. M. Kerr a vécu
même de_cerCle. Laprincipale cause, c'est que la société longtemps en Autriche et a adopté, avec la langue de
se compose par moitié de Français et d'Anglais, deux mes bons compatriotes, leur bonhomie naturelle. Sa
nations qui ont une grande incompatibilité d'idées et de femme n'avait également rien de cette roideur qu'on re-
c.aractère. proche tant aux Anglais. Aussi, quand j'avais besoin de
Indépendamment de cette raison fondamentale, il y en quelque chose, je n'hésitais jamais à m'adresser à cette
a encore d'autres, c'est qu'on dine très-tard et que les gracieuse famille. Je me trouvais chez eux absolument
distances sont fort grandes. Comme je l'ai déjà fait re- comme chez moi. Dans la famille Robinson, composée
marquer, on dine dans la plupart des maisons à sept ou aussi de bien bonnes et aimables gens, j'entendais la
huit heures, ce qui fait perdre toute la soirée. Dans d'au- meilleure musique, leurs trois filles, grandes demoi-
tres pays chauds, oir on a également la coutume de de- selles bien élevées, jouant parfaitement du piano.
meurer hors de la ville dans des maisons de campagne; Mocca se distingue des autres districts de l'ile par l'a-
les messieurs rentrent d'ordinaire de leurs affaires 11cinq grément de son climat, surtout à cinq ou six milles de la
heures; on dine à six, et à sept on est prêt à recevoir des ville, où le sol s'élève déjà de mille pieds au-dessus du
visites ou des amis. niveau de la mer.
Mais ici on fait les visites dans l'après-midi (après le Le pays est très-pittoresque. Les rocles volcaniques y
diner il est naturellement trop tard), et si on veut avoir offrent les formes les plus bizarres. La végétation est
quelques personnes le soir, il faut les inviter à diner avec admirable. Une particularité que j'ai moins remarquée
beaucoup de cérémonie. Dans ces diners règne l'étiquette dans d'autres districts, ce sont de larges et profondes
LE TOUR DU MONDE. 311
crevasses qui forment des gorges très-étendues. J'en vi- brûlants du soleil, mais toujours couvert de bois et de
sitai plusieurs, entre autres une placée sur un petit pla- paille.
teau tout à fait dans le voisinage de la maison de cam- Je trouvai beaucoup de ces maisons si dégradées et
pagne appartenant à M. Kerr. Elle pouvait avoir de pour ainsi dire si prêtes à tomber que je ne pouvais assez
vingt-cinq à trente mètres de profondeur, et,dans le bas admirer le courage des gens qui osaient les habiter. Pour
environ douze mètres de largeur. En haut celle largeur moi, je ne rougis pas d'avouer qu'à chaque coup de vent
était bien plus considérable. Les parois étaient tapissées je craignais de voir la maison s'écrouler, et cela d'autant
de beaux a.rbres,. de charmauts buissons et de plantes plus qu'à Maurice les coups de vent sont excessivement
grimpantes, et dans le fond coulait, en formant quelques violents et que les ouragans y font quelquefois de très-
jolies cascades, une rivière d'une eau limpide comme le grands ravages. Ce sont ces coups de vent et ces ouragaus
cristal. que les bons créoles donnent comme excuse du peu de
Une des plus belles vues peut-être de toute l'ile est hauteur de leurs maisons; ils prétendent que des édifices
celle dont on jouit du haut de Bagatelle, la villa de plus élevés ne sauraient résister à la tempête. Certaine-
M. Robinson. D'un côté le regard se repose sur des ment non, s'ils sont aussi mal bàtis que leurs cabanes,
chaînes de montagnes pittoresques, tandis que de l'autre mais les maisons de campagne de 1\llbT.L'arday et Ro-
côté il s'étend sur des champs d'une riante fel'tilité et sur binson, quoique hautes et grandes, et déjà construites
l'immensité de l'Océan. Quand le ciel est pur on dé- depuis des années, ont parfaitement résisté aux coups
couvre, dit-on, jusqu'à l'ile Bourbon. de vent et aux ouragans. J'ai déjà fait remarquer qu'à la
De toutes les villas que je vis à Maurice, celles de campagne on rencontre plus d'hospitalité qu'à la ville.
NI12. Robinson et Barday me parurent les plus.belles. Cependant j'ai appris à mes dépens qu'il n'en est pas
Les habitations sont entourées de parcs et de jardins, de même partout. Si dans certaines maisons, comme
disposés avec beaucoup de goÙt, dans lesquels les fleurs chez les familles Kerr, Robinson, Lambert et autres
et les arbres des tropiques, surtout des palmiers d'une je me trouvais tout à fait à mon aise, il m'arriva par-
grande beauté, se marient à toutes les plantes d'Europe. fois aussi d'être trompée par l'amabilité apparente des
Chez M. Robinson j'ai mangé d'aussi bonnes pèches créoles et d'accepter des invitations dont les suites me
qu'en Allemagne ou en-France. faisaient saluer ma liberté recouvrée avec un véritable
Les maisons de ces deux messieurs se distinguent aussi bonheur.
d'une manière très-avantageuse de toutes celles de l'ile. Des personnages influents et haut placés ont naturel-
Les appartements sont hauts et spacieux. Les aménage- lement beaucoup de chance d'être partout accueillis avec
ments sont très-commodes, et l'ordre et la propreté rè- une prévenance ~arquée; mais pour des étrangers ou
gnent parlout. des hôtes ordinaires dont on n'a rien à espérer, on se
Ces éloges ne peuvent guère être adressés aux villas met généralement peu en frais. On leur donne bien à
des créoles. A parler franchement, je prenais la plupart manger et à boire, mais c'est tout. On les loge dans un
d'entre elles pour des cabanes de pauvres paysans. Elles pavillon ou petite cabane qui est souvent plus de trente
sont presque toutes construites en bois, très-petites et mètres du corps de logis principal, de sorte qu'ils ont le
très-basses, à moitié cachées par les arbres; on ne croi- plaisir de faire pour chaque repas une promenade sous
rait réellement pas que de telles baraques sont habitées la pluie ou sous un soleil brûlant. Et si le corps de logis
parfois par des gens très-riches. principal est incommode et délabré, on se figure sans
Le dedans répond tout à fait à l'extérieur. Le salon peine que ce doit être le pavillon.
de réception et la salle à manger peuvent encore passer; Il se compose d'ordinaire de deux ou trois petites
mais les chambres à coucher sont si petites qu'un ou chambres dont les portes et les fenêtres ne ferment
deux lits et quelques chaises suffisent à les rempli on- pas, où les carreaux cassés laissent entrer la pluie, et
tièrement. Et songez qu'à Maurice la chaleur est si ac- où les serrures sont si rouillées qu'il faut barricader
cablante, qu'on y a, plus que partout ailleurs, besoin sa porte pour qu'elle ne s'ouvre pas à chaque coup de
d'appartements hauts et spacieux. Pour mettre le comblee vent.
aux agréments de ces habitations, leurs propriétair~s ont Chacune des petites pièces renferme un lit, une mé-
souvent la singulière idée de couvrir une partie des mai- chante table et une ou deux chaises. Quant à une ar-
sons en zinc. Quand on a le malheur de se voir assigner moire, je n'en vis nulle part. Aussi me fallut-il toujours
pour logement une pareille chambre sous le toit, on peut laisser emballés mes vêtements et mon linge,-et à cha-
s'y faire une idée du supplice qu'enduraient les malheu- que objet dont j'avais besoin j'étais obligée de me bais-
reux prisonniers sous les plombs de Venise. Toutes les ser pour ouvrir et fermer ma malle.
fois que mon mauvais destin me conduisait dans une Eucore ces désagréments matériels ne seraient-ils
semblable maison, je voyais venir la ¡mit avec une rien si on trouvait quelques dédommagements dans l'a-
véritable angoisse. Ordinairement je la passais sans mabilité et les prévenances de ses hôtes. Mais c'est ra-
dormir, baignée de sueur et prête à étouffer faute rement le cas. Dans presque toutes tes maisons l'é-
d'air. A Ceylan on couvre quelquefois aussi les toits en tranger est toute la journée abandonné à lui-mème.
plomb ou en zinc; mais les maisons y sont infiniment Personne ne s'occupe de lui ni ne cherché à lui procurer
plus hautes, et puis le zinc n'est pas exposé aux rayons quelque distraction. Il y a ordinairement sur chaque ha.
312 LE TOUR DU MONDE.
bitation cinq à six chevaux; mais ils sont tous affectés au un pays aussi chaud que Maurice, me refuser le plus
service du. maître de la maison ou à celui de ses fils. On souvent la douceur si nécessaire d'un bain froid, ex-
ne les offre jamais à l'hôte, et la maitresse même du cepté quand :1 pleuvait. Dans ce cas je prenais un bain
CIAu- forcé dans ID' chambre; car généralement le toit était
logis n'a que rarement le plaisir de pouvoir dire
si délabré que l'eau filtrait à travers de tous les côtés.
jourd'hui je sortirai en voiture. » Aussi me fallut-il, dans

11e Alaurice. Piton de la ~lOntagne-Lon~u", Dessin de E. de Bérard d'apres nature

Les plantations de cannes à sucre. Les ouvriers indiens. Un choisy, appartenant à M. Lambert. Le directeur, M. Gilat,
procis. Le jardin botmique. Plantes et animaux. Sin- eut la complaisance de me conduire dans les champs.et
f>ulier monument. -Paul et Virginie. Cascade. -ntont Orgueil.
dans les établissements et de me donner sur la culture
Les créoles et les Français. Adieux à l'ile Maurice,
et sur l'exploitation de la canne à sucre des explications
Dans le district des Pamplemousses, où se trouve aussi si précieuses, que je tàcherai de reproduire ses paroles
le jardin botanique, je visitai la plantation de Mon- aussi bien que possible.
LE TOUR DU MONDE 313
La canne à sucre ne s'obtient pas par semis; mais quatre ans et demi. Après la quatrième récolte, il faut
par boutures. Il lui faut dix-huit mois pour mûrir. Mais débarrasser tout à fait le champ des cannes. Si la terre
comme pendant ce temps la tige principale produit déjà est une terre vierge, sur laquelle il n'y ait eu auparavant
des rejetons, les autres récoltes se font toutes au bout aucune plantation, on peut y remettre de nouvelles bou-
d'un an. On peut donc arriver à avoir quatre récoltes en tures de canne et faire de cette manière huit récoltes en

Ile Maurice. Le Peter-Booth. Dess:n de E, de Bérard d'après nature.

neuf ans. Dans le cas contraire, aprè~ l'enlèvement des Il y a environ dix ans qu'on a essayé, dans différentes
cannes, on plante de l'ambrezade, plante dont le feuillage localités, de fumer les champs avec du guano on en a
touffu atteint environ trois mètres de haut, et dont les obtenu les meilleurs résultats. Les bonnes terres ont
feuilles, tombant sans cesse, pourrissent et servent d'en- rapporté par acre jusqu'à huit mille livres, et' sur les
grais. Au bout de deux ans, on arrache l'ambrezade et mauvaises, qui ne produisaient tout au plus que deux
on recommence à planter la canne à sucre. mille livres, on a pu doubler ce chiffre.
314 LE TOUR DU MONDE.

Je fus très-étonnée de voir les grandes belles plaines vernement p~ur la traversée, d~nne par mois, à chaque
des Pamplemousses courertes de gros blocs de lave. On de deux écus et demi à trois écus et demi, cin-
croirait que ce sol ne doit rien produire; mais il est quante livres de riz, quatre livres de poissons séchés,
au contraire très-favorable à la culture de la canne à su- quatre livres, de haricots, quatre livres de graisse ou
cre, qui ne supporte pas une trop longue sécheresse. d'huile, du sel à discrétion et une petite cabane vide
On la plante entre les fragments de la roche volcanique comme 10geDent.
qui conserve l'eau de pluie entre ses fissures et ses an- La position de l'ouvrier est bien moins bonne que celle
fractuosités, de manière que le sol garde longtemps son d'un domestique. L'ouvrier est soumis à un rude travail
humidité. dans les champs et dans les raffineries, et il est bien plus
Quand la canne est parvenue à maturité et que la exposé aux caprices de son maltre, qu'il ne peut pas
récolte commence, on ne coupe chaque jour que juste quitter avant l'expiration du contrat. Il peut, il est vrai,
ce qu'il faut pour le travail du pressoir et de la raffi- se plaindre s'il est traité trop durement; il y a des juges
nerie; car le suc de la canne se gàte très-vite par la et des lois; mais, comme les juges sont souvent eux-
grande chaleur. mêmes planteurs, il est rare qu'on rende justice au pau-
La canne subit une pression si forte entre deux cy- vre ouvrier. Souvent. aussi, il est encore obligé d'aller
lindres mus par la vapeur, qu'elle en sort tout aplatie et chercher les tribunaux à huit ou dix milles. Les jours de.
complétement sèche elle peut ensuite servir comme la semaine, il. n'a pas le temps d'y aller, et les dimanches
combustible sons les chaudières. les tribunaus sont fermés. Quand il réussit, après beau-
Le suc coule successivement dans six chaudières, dont coup de peine, à arriver jusqu'au tribunal, il s'y trouve
la première est la plus fortement chauffée sous chacu'ne peut-être justement une grande quantité d'affaires à
des suivantes la force du feu diminue. Dans la dernière l'ordre du jour; on ne peut pas l'entendre, et, l'envoyé
chaudière, le sucre est déjà réduit quarante-cinq pour à un autre jour, il a fait ses huit ou dix milles pour rien.
cent; il arrive ensuite sur de grandes tables de bois où En outre, pour aggraver les difficultés, on ne l'admet
on le laisse se refroidir pendant quatre à cinq heures. La même pas devant le tribunal sans témoins. Où les pren-
masse s'y change déj:t en cristaux de la grosseur d'une drait-il? Aucun de ses compagnons d'infortune n'ose lui
tète d'épingle, Enfin, on verse ou plutôt on jette le sucre rendre ce service, de peur d'être puni ou même maltraité
dans des vases en bois qui sont percés de petits trous par son maitre.
pour laisser filtrer le sirop contenu dans le sucre. Je raconterai à ce sujet une affaire arrivée à Maurice
Tou~te l'opération demande huit à dix jours. Avant pendant que j'y étais.
d'emballer le sucre, on l'étale sur de grandes terrasses Il y avait dans une plantation dix ouvriers qui se pro-
où on le laisse sécher quelques heures au soleil. On posaient de quitter leur maître à l'expiration de leur con-
l'embarque en sacs de cent cinquante livres. trat et d'aller s'engager chez un autre. Le planteur
La plantation de cannes à sucre de M. Lambert con- l'apprit trois semaines avant la fin du temps de service
tient deux mille acres de terre dont on n'exploite tou- de ces ouvrier~; il en décida dix autres à présenter devant
jours, naturellement, qu'une partie. Il a six cents le tribunal les papiers de ceux-ci comme les leurs et à
ouvriers; occupés pendant sept mois dans les champs et faire prolonger le contrat d'un an. Puis, tout s'étant ac-
pendant les cinq autres à la récolte et au raffinage. Dans compli au gré du maitre, il fit comparaitre devant lui
une bonne année, c'est-à-dire quand il pleut beaucoup individuellement chacun des mécontents, et, lui mon-
et que la saison des pluies commence de bonne heure et trant le papier, lui signifia qu'il avait encore un an à
dure longtemps, M. Lambert retire de sa plantation trois rester à son service. Les ouvriers prétendirent naturelle-
millions de livres de sucre; mais il est déjà très-content ment que c'était impossible, qu'ils n'avaient pas été au
quand elle lui rapporte deux millions et demi. Cent livres trtlmnal et qu'ils n'avaient pas même eu le papier, entre
de sucre se payent trois à quatre écus. les mains. Mais le planteur leur répondit que l'écrit était
Le plus fort planteur à Maurice est aujourd'hui un parfaitement en règle et que, s'ils voulaient se plaindre,
certàili'1\1. Rochecoute, qui récolte tous les ans enviruu le tribunal ne les entendrait pas et leur infligerait même
sept millions de livres. une peine corporelle; que, pour lui, dans ce cas, il ne
On ne peut donc s'étonner que le sucre, et rien que le leur donnerait pas sans plaider leur salaire (qu'il leur
sucre, soit la grande affaire de l'ile. Toute entreprise, devait depuis cinq .mois).
toute conversation se rapporte au sucre. On pourrait ap- Les pauvres ouvriers ne savaient que faire. Heureuse-
peler Maurice l'ile au sucre, et elle devrait porter dans ment il demeurait dans le voisinage un haut fonction-
ses armes une botte de cannes croisée avec quelques naire généralement connu comme grand philanthrope.
sacs de sucre. Ils allèrent le trouver, lui exposèrent leur affaire et lui
Pendant mon s{'jOUl', qui dura plusieurs semaines, demandèrent sa protection qu'il leur accorda aussitôt.
j'eus l'occasion d'observer la condition des ouvriers. Les Le procès, une fois suivit une marche très-lente,
ouvriers, appelés ici coolis, viennent, comme je l'ai déjà aucun des gens du planteur n'ayant osé porter témoi-
fait remarquer, du Bengale, de l'Hindoustan et du Ma- gnage contre lui. Du reste, avec la meilleure volonté dU
labar. Ils s'engagent pour cinq ans,' et le maitre qui les monde cela leur eût été difficile, le planteur ayant dé,
emploie, indépendamment de la somme à payer au gou- fendu pendant tout le temps du procès à ses ouvriers de
LE TOUR DU MONDE. 315

sortir, les faisant surveiller de près et ne les lais.ant séances avait interrogé les Guvriers, déclara que quand
communiquer avec personne. les dix hommes étaient vénus le trouver, il n'avait pas
Dans le cours de deux mois et demi il y eut cinq séan- pu savoir s'ils étaient vraiment les propriétaires des pa-
ces ou interrogatoires. Les trois premiers eurent lieu piers, vu qu'il venait presque tous les jours des centaines
en présence d'un seul juge qui était en outre planteur. d'ouvriers avec de semblables requêtes. Il avait écrit le
Le protecteur des pauvres plaideurs insista pour qu'il nouveau contrat sur du papier sans timbre, n'en ayant
y eût trois juges nommés comme le prescrivait la loi, pas sous la main de timbré, et les ouvriers, dont aucun
et pour que l'un des juges, que sa qualité de plan- ne savait écrire avaient mis dessous des croix. Plus
teur pouvait faire considérer comme partial, ne siégeàt tard il avait fait transcrire le contrat sur du papier timbré
pas dans l'affaire. Comme cette demande venait d'un (car sans cela il aurait été nul), et pour ne plus déranger
homme puissant et qu'elle était d'ailleurs conforme il les ouvriers, son secrétai~e y avait apposé des croix. Or,
la loi, il fallut bien y ac;quiescer, et le premier juge comme les ouvriers n'avaient pas mis eux-mêmes les
n'assista aux deux dernières séances que pour -donner croix sur le papier timbré, le contrat était nul et les ou-
les éclaircissements nécessaires sur celles qui avaient vriers demeuraient libres. G'est ainsi que se termina le
précédé. procès.
Dans la cinquième séance le procès fut, il est vrai, dé- Mais l'affaire se fût réellement passée d'une manière
cidé en faveur des ouvriers, mais par un arrêt étrange, tout autre, si les ouvriers n'avaient pas eu de protecteur
auquel je ne me serais jamais attendue dans un pays intluent, et le juge planteur eÙt décidé l'affaire en faveur
placé sous l'administration anglaise. du maitre. L'intervention du fonctionnaire puissant força
Le juge ou planteur, qui dans les trois premières les juges se prêter air moins à un simulacre de justice,

lie Aratirice. Montagne de la Découverte. Dessin de E. de Bérard d'après nature.

et cela ils eurent recours à un faux qui, dans tout ter le jardin botanique placé sous la direction de l'habile
autre pays eût fait perdre non-seulement leurs places au et savant M. Duncan.
juge et au secrétaire, mais qui leur eût encore assuré Je m'étais à peine entretenue un quart d'heure avec
pour quelques années la pension et le logement dans un cet aimable homme, Écossais de naissance, qu'il m'invita
certain établissement public de l'État. de la manière la plus gracieuse à ~~enirpasser quelques
Le planteur aussi échappa à toute punition, quoique jours dans sa maison pour pouvoir examiner à loisir les
d'après les lois très-indulgentes en vigueur à Maurice richesses que renfermait le jardin. Quoique l'expérience
pour les colons, il eût, me dit-on, mérité, indépendam- faite à Maurice m'eùt rendue un peu circonspecte en
ment d'une amende, une année de prison. fait de visite, je ne pus cependant pas résister à l'air de
Pour couronner sa belle action, il frustra encore les bonhomie de M. Dunc1n. Je restai chez lui et je n'eus
pauvres ouvriers du salaire du dernier mois, en préten- pas à m'en repentir. 1\L-Dmicamétait sobre de paroles,
dant qu'ils avaient peu travaillé et cassé ou volé une mais il fit tout ce qui dépendait de lui pour me rendre
partie des outils. le sNjour de sa maison agréable. Lorsqu'il vit que je cher-
Ce misérable ,est très-considéré à Maurice oit il est chais des insectes, il me vint personnellement en aide,
reçu partout dans la société. En effet il est riche et va m'apportant à chadue instant quelque chose pour ma
régulièrement à à l'église, et dans ce pays comme dans collection.
beaucoup d'autres, on a sur la richesse et sur la religion Je parcourus avec lui, à diverses reprises, le jardin
des idées toutes particulières, mais qui n'entreront ja- botanique qui est très-riche et contient des plantes de
mais dans la tête des honnêtes gens. · toutes les parties du morde. J'y vis pour la première
Je ne voulus pas quitter les Pamplemousses sans visi- fois des plantes et des arbres originaires de Madagascar
316 LE TOUR DU MONDE.

et parfaitement acclimatés dans l'ile. J'admirai particu- tement; son écorce, d'une vilaine couleur claire, est tout
lièrement une plante aquatique, l'hydrogito~i /'enestrnlis, à fait lisse et presque luisante.
dont les feuilles longues d'environ huit centimètres et Il y avait eacore beaucoup d'arbres à aromes et quel-
larges de près de trois, sont percées à jour comme par ques pieds du charmant palmier d'eau que j'avais déjà
un effet de l'art. Un spécimen du genre baobab ou adan- vu à Batavia, et que j'ai décrit dans tllo~aseco~td voyage
sonia cliyitata, me frappa non par sa beauté, mais par autour du monde.
sa laideur. Son tronc, d'une grosseur difforme jusqu'à la Je ne suis pas botaniste et ne puis pas donner une des-
hauteur de trois mètres et demi, s'amincit ensuite subi- cription complète de ce jardin, mais des personnes qui

Ile Maurice, Montagne du Corps de garde (voy. p. 3t8). Dessin de E. de Bérard d'après nature.

s'y connaissent m'ont dit qu'il est arrangé avec beaucoup ment pas autant de besogne que huit ou dix hommes
de goût et d'intelligence. A voir le nombre et la diversité vigoureux d'Europe.
des plantes et l'étendue des cultures qui doivent deman- Puisque je parle des plantes et des arbres, il faut
der beaucoup de soins, on ne se douterait pas que aussi que je dise quelques mots des fruits que l'on trouve
M. Duncan ne dispose que d'un nombre de bras fort à Maurice. Les plus communs sont diverses espèces de
limité. Le gouvernement ne lui accorde que vingt-cinq bananes et de mangues, des oranges, des beurrés, des
ouvrier.5 (Bengalais et Malabares), qui ne font certaine- ananas, des melons et des pastèques. Ces derniers eu-

ile Maurice, Le Pouce (voy, l" 318). Dessin de E. de Bérard d'après nature.

curbitacés atteignent ici une grosseur extraordinaire Dans le règne animal, l'ile Maurice est assez heu-
(quelques-uns pèsent plus de trente livres), mais ils ont reuse pour n'avôir ni bêtes féroces ni reptiles venimeux.
peu de goût. Les pèches sont abondantes, mais elles de- Les scolopendres et les scorpions y sont petits; leur
mandent pour être bonnes des soins particuliers. piqûre est douloureuse mais sans le moindre danger. On y
Il y a en outre des grenades d'une grosseur considé- trouve également bien moins de fourmis que dans l'Inde
rable, des fruits du papayer et d'autres semblables. ou que dans l'Amérique du Sud. Je pouvais laisser des
Comme je les ai tous déjà décrits dans mes précédents demi-journées ~ur une table les insectes que j'avais re-
ouvrages, j'y renvoie mes lecteurs. cueillis, sans que les fourmis vinssent y toucher, tandis
LE TOUR DU MONDE. 317

L'affreux kakerlaque est parfois aussi bien gênant,


que dans d'autres pays chauds elles arrivaient au bout
de peu de minutes. Les moustiques vous importunent mais il ne l'est pas autant à Manrice que dans d'autres
le plus et font quelquefois le désespoir de l'étranger. pays. Il se livre des combats très, intéressants entre le
Mais quand on a passé plusieurs années dans le pays, kakerlaque et la magnifique mouche verte, sphex viridis
on doit comme l'indigène en souffrir beaucoup moins. cyanea. Malheureusement je n'en ai pas été témoin,

de l'ile Maurice. Dessins de Potemont d'aprés nature.


Types

mais j'en ai lu la description dans le voyage de M. Bory de ciment qu'elle prépare et abandonne sa victime à sa
de Saint-Vincent. La mouche vole autour du kakerlaque progéniture qui doit y trouver tout à la fois berceau et
à
jusqu'à ce que celui-ci comme magnétisé demeure nourriture
sans mouvement; puis elle le saisit et le traine jus- J'allais presque oublier de mentionner encore une
qu'à un trou qu'elle a choisi d'avance; elle dépose ses curiosité que l'on trouve aux Pamplemousses. C'est une
oeufs dans son corps, bouche le trou avec une espèce pierre tumulaire qui ne recouvre aucune cendre hu-
318 LE TOUR DU MONDE:.

maine, mais que la légende populaire rattache à une M. et Mme Moon, ainsi que leur parent, M. Cald-
fiction, plus vivante dans la mémoire des hommes que well, s'empr~ssèrent de me montrer les beautés de leur
bien des faits de l'histoire générale au doux et pur île, et dès le lendemain ils me conduisirent à la colline
roman de l'aul et Yi.rginic. C'est le propre du génie de Orgueil, d'où l'on a la vue la plus ravissante du pays et
donner à ses créations les apparences de la vie et le des montagnes. D'un côté on voit le Dlo~~ne-Bnnbaait,
coloris de la réalité; et le chef-d'oeuvre de Bernardin de montagne qui s'avance tout à fait dans la mer et n'est
Saint-Pierre a plus fait pour la renommée de l'île de unie à la terre que par une langue de terre étroite; non
France que trois siècles d'existence coloniale, l'illus- loin de là 1~;Pito~zde la rr:vière ~1'oi.ne,la plus haute
tration de laquelle n'ont pourtant fait défaut ni les montagne dE:l'ile (854 mètres). D'un autre côté s'amon-
hommes remarquables, ni la grande prospérité, ni les cèlent le Ta~ncerintet le Rernlnrt; ailleurs encore s'élève
grands revers. une montagne avec trois pics élevés, appelée Les trois
Déjà le mois d'avril était arrivé, et excepté'mon excur- ~ïiamelles. Tout près de ces pics s'ouvre une gorge pro-
sion aux Pamplemousses et quelques petites promenades fonde qui a ~Tuatreparois dont deux sont presque entiè-
dans le district de Mocca, je n'avais presque point en- rement écroulées, tandis que les 'deux autres sont droites,
core pénétré dans l'ile. Pourtant je ne voulais pas quitter et roides. Outre les montagnes déjà nommées, on voit
Maurice sans visiter au moins les points les plus inté- encore le C<»~ps d" ~ande du port Gotcis de Dlocca le
ressants, seulement je ne savais pas comment m'y pren- Pouce, dont la pointe sort comme un pouce ou comme
dre. Sur ces entrefaites, l'aimable M. Satis, juge à la un doigt du milieu d'un petit plateau ainsi nommé, et le
haute cour, m'invita à aller avec lui à la cascade de Tama- Peten Bootlc,qui porte le nom de celui qui le premier en
rin. Nous passâmes par la villa de 1M.Moon, que 1\'1.Satis a fait l'ascension. Peter Booth s'y prit de la manière
avait invité à se joindre avec sa famille à notre partie. suivante pour arriver à ce pic regardé jusqu'alors comme
Nous arrivâmes bientôt à la cascade située à peine à inaccessible. Il lança, à l'aide d'une flèche, de l'autre côté
un petit mille de la villa de M. Moon et où, grâce aux du bloc terminal, une forte ficelle. A celle-ci il attacha
soins de M. Satis, un excellent déjeuner nous avait été une corde solide qu'il fit teudre par-dessus le pic et fixer
préparé en face de la chute sous de beaux ombrages. des deux côtés, et c'est en se hissant le long de la corde
Il n'était vraiment pas possible de trouver un plus bel qu'il put tout à la fois arriver au sommet et à l'honneur
endroit. Nous étions sur un plateau élevé de près de d'immortaliser son nom. La chaîne des montagnes se ter-
quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous mine par la Nouvelle découverle (voy. p. 315).
voyions s'ouvrir à côté de nous une gorge de deux cent Les montagnes de cette ile se distinguent par leurs
soixante-cinq mètres de profondeur, qui avait à notre formes aussi belles que variées. Les unes présentent de
niveau plus de cent soixante-cinq mètres de large et qui larges parois verticales, les autres s'élèvent en pyrami-
allait en se rétrécissant de plus en plus vers la mer. des. Quelques-unes sont couvertes jusqu'au sommet de
C'est dans cette gorge que se précipite la rivière en for- bois touffus; d'autres ne le sont qu'à moitié, et la pointe
mant sept cascades ravissantes dont deux ont plus de de rocher sort tout à coup lisse et nue d'un vert océan
trente-quatre mètres de haut. Elle court avec impétuo- de feuillage. Elles sont entrecoupées de belles vallées et
sité dans le fond de la vallée au milieu de la plus riche de gorges profondes, et je voyais au-dessus d'elles un
végétation et termine dans la mer voisine son cours ciel bleu et sans nuages. Je ne pouvais me rassasier de
limité mais excessivement agité. Le tableau doit être in- ce ravissant spectacle, et plus je le considérais, plus j'y
finiment plus grandiose après de longues pluies, quand découvrais de beautés.
les petites cascades se confondent avec les grandes et que Notre excursion suivante et malheureusement la der-
toute la masse d'eau tombe en deux chutes dans le fond nière fut consacrée au T-r~oucGLC cerf, cratère parfaite-
de la vallée. ment régulier et garni d'une riche végétation.-
Je n'oublierai jamais le beau jour où, jouissant de Son aspect produit une impression d'autant plus grande
ce superbe spectacle, j'eus encore le plaisir de faire la que rien ne décèle son existence et qu'on ne le décou-7
connaissance de l'aimable famille Moon. Je me trouvai vre que quand on est arrivé au bord. Quoique les pentes
de suite liée avec Mme Moon comme si le l'eusse connue soient escarpées, un étroit sentier conduit cependant
depuis longtemps, et je fus très-heureuse quand elle jusqu'au fond du Trou. qui pendant la saison des pluies
m'offrit de rester quelque temps chez elle. Le terme fixé est rempli d'eau.
de mon départ pour Madagascar approchait et je ne Du bord du cratère on a une vue admirable sur trois
pus demeurer avec elle que trois jours, mais ce furent parties de l'ile; on voit les belles montagnes avec les
trois jours fortunés qui me dédommagèrent de plus d'une épaisses forêts vierges d'où s'élèvent les pointes de ro-
triste déception. J'appris à ccnnaitre en Mme Moon chers nues et escarpées; les vastes plaines avec les riches
une dame non-seulement très-aimable, mais très-in- plantations de cannes à sucre, brillant toute l'amiée
struite elle a surtout un talent distingué pour la peinture. d'une fraîche verdure, et la mer azurée dont les va-
A la demande de la direction du Musée britannique gues mugissantes couvrent la côte d'une blanche écume.
elle a peint pour cet établissement cent vingt différentes C'est un magnifique paysage auquel il ne manque
espèces de mangos ainsi que les plantes médicinales qui que quelques rivières pour en rendre la beauté par-
viennent à Maurice. faite.
LE TOUR DU MONDE. 319
L'ile, il est vrai, n'a pas à souffrir du manque d'eau, sous le nom euphonique d'en~~agementsli6res', une nou-
mais elle est trop petite pour avoir une véritable ri- velle espèce de traite mitigée, car les prétendus engagés
vière, ce qui n'empêche pourtant pas les habitants libres ne sont autres que des nègres capturés dans les
de donner ce nom à des cours d'eau sans importance, guerres, incessamment entretenues en Afrique par les
et sur la carte on peut voir figurer plusieurs grandes ri- spéculateurs en chair humaine. Seulement, une fois
vières. rendu dans une colonie, le nègre n'est esclave que pen-
C'est avec le plus vif regret que je quittai la famille dant cinq ans, et reçoit de son maitre indépendamment
Moon. C'est à sa complaisance que je dus de pouvoir de la nourriture et du logement, deuS écus par mois. Au
visiter les points les plus intéressants de Maurice; et bout de ces cinq ans, il est libre de continuer à travail-
grâce à elle je vis plus dans les quelques derniers jours ler, ou bien de mourir de faim s'il ne veut pas travailler.
.que dans les quatre longs derniers mois que j'avais déjà Il peut même se racheter plus tùt au prix de cinquante
'passés dans l'He. écus, et retourner dans son pays s'il a pour cela l'argent
Dans la plupart des maisons, surtout chez les créoles, nécessaire.
on me fit bien les plus belles offres de service, on me Connaissant ma passion- pour les voyages et sachant
promit monts et merveilles, mais on s'en tint aux pro- combien j'étais heureuse de saisir toute occasion de voir
messes. On ne me rendit pas les moindres services, et de nouveaux pays, M. Lambert voulait m'emmener avec
on n'eut pour moi aucune de ces attentions qui font bien lui. Mais aussitôt que ragent français eut connaissance
plus de plaisir à un étranger.que le logement et la nour- de ce projet, il alla trouver ]\:1.Lambert et lui recom-
riture qu'on lui donne et qu'il peut se procurer partout manda de bien s'en garder, parce que je devais être
pour de l'argent. On songea encore bien moins à orga-- certainement une espionne du gouvernement anglais. Et
niser des excursions et des parties intéressantes. Ces d'où venait cette haine des créoles et des Français contre
gens ne se doutent même pas du plaisir qu'il y a à un être aussi inoffensif que moi Je ne puis y voir d'au-
voir les beautés de la nature. Ils ne comprennent pas tre raison, si ce n'est que je ne fréquentais guère que
qu'on puisse s'exposer à la plus petite fatigue pour aller des familles anglaises. Mais était-ce ma faute si ces fa-
admirer une montagne, une cascade ou un beau pdint milles me recherchaient et si elles me traitaient de la
de vue. manière la plus aimable Si les Anglais me comblèrent
Ces hommes sont exclusivement occupés de s'enrichir de politesses et se montrèrent pleins de prévenances pour
le plus tût possible. Le sucre est leur veau d'or, et tout moi, il n'y eut, parmi les Français, que MM. Lambert
ce qui ne s'y rapporte pas n'a pas de prix pour eux. Les et Genève qui me donnèrent réellement des témoigna-
femmes ne valent guère mieux. Elles ont trop peu d'in- ges du plus vif intérêt. Les autres, ainsi que les créoles,
struction et en même temps trop de l'indolence si ordi- se bornèrent à de vaines promesses. Cela m"inspira,
naire dans les pays chauds pour s'intéresser 11quelque je l'avoue franchement, tant d'aversion pour la popu-
chose de sérieux. Leur seule occupation, outre le soin de lation française de cette partie du monde que; mal-
leur très-chère personne, est d'écouter ou d'inventer de gré tout le désir que j'en aurais eu autrement, je ne
mécliants propos sur leurs semblables, et il y a mal- pus me résoudre à visiter l'ile Bourbon dont j'étais si
heureusement aussi beaucoup d'hommes à qui ce cha- prcchez.
ritable plaisir fait oublier par moments jusqu'à leur Que je suis contente de ne pas avoir commencé par
sucre. Maurice quand le goût des voyages me prit, il y a à peu
Je n'échappai pas au sort commun. Les aimables ha- près quatorze ans Ce goût me serait passé bien vite,
bitants et habitantes de Port-Louis ne me firent passer et bien des heures d'ennui eussent été épargnées à la
pour rien moins que pour une empoisonneuse, et pré- patience de mes lecteurs.
tendirent que j'avais été soudoyée par le gouvernement Sans doute, en ce cas, je ne serais pas non plus allée
anglais pour empoisonner AI. Lambert. Il faut vous en Russie, et je n'aurais pas appris que dans ce pays
dire que M. Lambert avait apporté de Paris de très- despotique il y a des institutions plus libérales que dans
riches présents pour la reine de Madaga~car, et il avait une colonie de la libérale Angleterre. Et cependant il
commis la faute impardonnable de ne pas confier à tout en est ainsi, du moins pour ce qui concerne les passe-
le monde ce qu'il avait envie d'obtenir par ces présents. ports.
Il devait naturellement y avoir là-dessous Quand on quitte Saint u Pétersbourg ou une autre
quelques ma-
chinations secrètes de la France, et le gouvernement
anglais en ayant été informé m'avait choisie pour dé- 1 Le système des engagements li~res sur tout le pourtourdu
barrasser le monde de cet homme dangereux. Quel- continentafricaina été interdit cetteannée par le gouveruement
francais.
que absurde que fût ce conte, il trouva cependant
2. Préparantsur l'île de la Réunionune étude sérieuse, com-
parmi les créoles,' et même parmi les Français, assez plète, et dont l'auteur a, lui aussi, visité Maurice, le Tonrdu
de créance pour m'empêcher de faire un mondertura avant peu l'occasionde ramener ses lecteurs dans
petit voyage cette dernière ne, Il leur doit, il doit à une terre restée francaise
intéressant. en dépit des traités, de la Uistanceet du temps, d'opposer ainsi
Avant d'entreprendre le voyage de Madagascar une appréciationjeune, calmeet fraîche aux jugementsplus que
M. Lambert devait aller chercher des nègres à Zanzibar sévèresde MmePfe,tTel'et à une amertume de langage qu'ex-
et à Mozambique et les transporter à l'ile Bourbon. C'est pliquentmalheureusementles souffraucesdes derniersmoisde la
vie de l'illustrevoyageuse.
320 LE TOUR DU MONDE.

grande ville de la Russie pour faire un voyage, il faut de la police. Comme je dinais chez M. 0. associé de
l'annoncer huit jours d'avance. Le nom du voyageur est M. Lambert, et que plusieurs messieurs de ma connais-
inséré trois fois dans la gazette pour que, s'il a des dettes, sance s'y trouvaient, je demandai que l'un d'eux vuulût
ses créanciers puissent prendre les mesures nécessaires, bien se charger de cette formalité que je regardais
Ici, dans cette grande île, huit jours ne suffisent pas; il comme tout à fait insignifiante, et se porter caution pour
faut trois semaines, à moins qu'on ne fournisse caution, moi. A ma très-grande surprise, les Français, si galants
comme en Russie. Je m'attendais si peu à trouver dans et si polis, cherchèrent mille défaites pour ne pas me
une colonie anglaise une institution si surannée, que je rendre ce service. Le lendemain j'allai trouver un An-
ne m'occupai pas du tout de mon passe-port. Quelques glais, 1\~I.Kerr, et quelques heures après j'eus un passe-
jours avant mon départ; je demandai au consul français port.
un visa, plutôt pour rne rappeler à son souvenir que parce A mon profond regret, je dois avouer qu'au dernier
que je le croyais nécessaire. moment j'eus aussi à me plaindre d'une impolitesse d'un
Le même jour, j'appris par hasard à table que cela ne Arglais, qui n'élait autre que le gouverneur.
suffisait pas et qu'il fallait pour partir avoir la permission A mon arrivée à Maurice, ce personnage m'a%~ait

Ile Maurice. La Riviere-Noire. Dessin de Potémont d'après nature.

très-bien accueillie, m'ayait même invitée à sa maison comprendra qu'il me tardait de quitter ce petit pays et
de campagne, et sans que je le lui eusse demandé, il ses habitants aux idées plus petites encore. Je m'efforce-
m'avait offert une lettré pour la reine de Madagascar. rai de ne garder de l'ile que le souvenir de ses beautés
Quand, peu avant mon départ, j'allai lui rappeler sa pro- naturelles et celui de l'amitié et des prévenances que me
messe, il me refusa la lettre, sous prétexte que mon témoignèrent les personnes citées dans le cours de mon
compagnon de voyage, M. Lambert, était un homme récit. Je n'ai pas trouvé occasion de les nommer toutes,
politiquement dangereux. car d'autres encore, comme MM. Feruyhenjk, Beke,
On me fit, comme on voit, beaucoup d'honneur à Mau- Gonnet, m'ont rendu beaucoup de services. Je les en re-
rice. Les Français me prirent pour un espion de l'An- mercie du fond du cœur.
gleterre, et le gouvernement anglais pour un espion de Traduitpar `'V. _DESUCKAU.
la France
Après toutes ces agréables expériences, tout le monde (La suiteà la prochainelivraison.)
LE TOUR DU MONDE. 321

Une case de chef à Tamatave, port de Madagascar. Dessin de E. de Bérard, d'après une photographie

VOYAGES D'IDA P.FEIFFER.


RELATIONS
POSTHUMES'.
185i. TEXTE
INÉDIT.

MADAGASCAR.
Arrivée à Madagascar. l4llle Julie. de Tamatave.
Départ de Maurice. La vieille chaloupe çanonnière. Description

Je quittai Maurice le 25 avril 1857. Gràce à l'entre- haute extraction (par la couleur il appartenait aux demi-
mise de M. Gonnet, les propriétaires du brick le Tr~itov créoles), il se montra envers moi d'une politesse et d'une
m'accordèrent un libre passage jusqu'au port de Tama- prévenance qui auraient fait honneur à l'homme le mieux
tave, trajet de quatre cent quatre-vingts milles marins. élevé. Il eut la bonté de me céder de suite sa cabine, la
Le vaisseau, vieille chaloupe canonnière émérite qui seule place du vaisseau où les passagers quaùrupèdes
avait fait ses preuves en 1805 à la bataille de Trafalgar, n'eussent point accès, et il fit tout pour me rendre la
était bien déchu de son ancienne splendeur. Il servait traversée aussi agréable que possible.
actuellement, quand la saison était favorable, à transpor- Le cinquième jour nous arrivâmes en vue de Tama-
ter des bœufs de Madagascar à Maurice. Comme il n'é- tave, et le lendemain nous jetâmes l'ancre dans le port.
tait aménagé dans toutes ses parties que pour le transport J'aurais voulu débarquer immédiatement; mais la
des boeufs, il n'offrait pas les moindres commodités aux reine Ranavalo, malgré son niépris de la civilisation et
passagers, et quant à sa solidité, le capitaine me donna des coutumes de l'Europe, lui a justement emprunté celles
l'avis consolant qu'il ne pourrait pas résister à la plus qui, même pour nous autres Européens, sont les plus in-
petite tempête. supportables la police et la douane. Comme si j'étais
Cependant mon désir de quitter Maurice était si grand arrivée en France ou dans tout autre pays de l'Europe,
que rien ne put m'effrayer. Je me confiai à ma bonne il me fallut attendre que les inspecteurs fussent venus à
étoile, m'embarquai gaiement, et n'eus point à m'en bord et eussent visité le vaisseau avec le plus grand soin.
repentir. Le capitaine, M. Benier, était aussi excellent Toutefois la reine m'ayant octroyé la très-gracieuse per-
que son vaisseau était mauvais. Bien qu'il ne ftjt pas de mission de pénétrer dans ses États, on ne me fit pas d'au-
tresdifficultés et je pus descendre à terre. J'y fus aussitôt
1. Suite. Voy.pages289et 30. reçue par quelques douaniers de Madagascar et conduite
IV. 99' 1.1,v. 21
322 LE TOUR DU MONDE.

à la douane où tous mes bagages furent visités et mis fournir un lit, mais encore donner à coucher à une demi-
sens dessus dessous. Aucun objet n'échappa à leurs douzaine de voyageurs, elle ne se serait point fait scru-
investigations; ils ne négligèrent pas même le plus petit ptile de laisser une vieille femme comme moi dormir
paquet enveloppé dans du papier; ils se montrèrent en- sur une natte ou une planche, Heureusement il y avait
fin de vrais limiers, dignes d'être mis sur les rangs des là une autre femme, Mme Jacquin, qui m'offrit anssitôt
plus habiles douaniers allemands et français, et je me tout ce qu'il fallait pour garnir mon lit, et reprocha à
divertis de cette scène qui me rappelait ma chère patrie. Mlle Julie sa conduite dans des termes assez vifs. J'ac-
A Tamatave je devais rencontrer M. Lambert, qui, ceptai l'offre de,Mme Jacquin avec beaucoup de recon-
après le voyage qu'il avait fait avec une mission du gou- naissance, car autrement j'aurais été obligée, jusqu'à
vernement français sur la côte d'Afrique, devait retour- l'arrivée d'3 M. Lambert, de me contenter de mon man-
ner directement à Madagascar. teau et d'un oreiller que je porte toujours avec moi.
Il n'était pas encore arrivé mais il m'avait dit à Mau- Le port de Tamatave est le meilleur de toute l'ile, et
rice que dans ce cas je devais descendre chez Mlle Julie il y vient dans la belle saison (du mois d'avril à la fin
qu'il aurait soin de faire prévenir de ma visite. d'octobre ) beaucoup de vaisseaux de Maurice et de
Mes lectrices vônt probablement s'imaginer que Bourbon pour charger des bœufs dont on exporte tous
Mlle Julie est une Européenne jetée dans cette ile par les ans de dix à onze mille. Les deux tiers environ de
Dieu sait quelle aventure romanesque. Je suis malheu- ces boeufs vont à Maurice et le reste à Bourbon, bien
reusement forcée de les détromper. Mlle Julie est une que la population de ces deux îles soit à peu près la
vraie Malgache, de plus veuve, et mère de plusieurs en- même. Mais il ne faut pas oublier qu'il y a à Maurice
fants. C'est qu'il règne à Madagascar la singulière cou- beaucoup d'Anglais, et que les Anglais sont de plus
tume d'appeler a mademoiselle Dtoute personne du sexe, grands amateurs de roastbeefs que les Français. Il est
eût-elle même une douzaine de rejetons, ou eût-elle été étrange que la reine Ranavalo ne souffre pas l'exporta-
mariée une demi-douzaine de fois. tion des vad1es. Dans sa profonde sagesse elle pense que
Mlle Julie est d'ailleurs certainement une des per- si elle permettait cette exportation, on pourrait élever
sonnes les plus remarquables et les plus intéressantes, des bœufs ailleurs que dans ses États et partant nuire à
non-seulement de Tamatave, mais aussi de tout Mada- leur prospérité. Elle ignore que ces deux îles tirent
gascar. Veuve depuis environ huit mois elle continue les beaucoup plus de profit de leurs plantations de cannes à
affaires de son mari, et, à ce qu'on m'a dit, avec plus de sucre, que si elles transformaient leurs champs en prai-
succès que lui. Elle possède des plantations de cannes à ries et se livraient à l'élève du bétail. Un beau bœuf
sucre, une distillerie de rhum, et fait le commerce. Son qui se paye quinzè dollars à Madagascar, reviendrait à
intelligence et son activité seraient appréciées partout, et quatre ou cinq fois autant, si on l'élevait Maurice ou à
elles sont réellement étonnantes dans un pays comme Bourbon.
Madagascar, où la femme, si ignorante et si paresseuse, Aujourd'hui Tamatave ressemble à un pauvre mais
n'a d'ordinaire qu'un rôle nul. très-grand village. On évalue sa population, y compris
Mlle Julie, élevée en partie à Bourbon, parle et écrit les environ: à quatre ou cinq mille âmes, parmi les-
parfaitementle français. Il estfàcheux qu'instruite comme quelles il y a huit cents soldats et environ une douzaine
elle l'est, elle ait conservé plusieurs des mauvaises habi- d'Européens et de créoles de Bourbon. A part les quel-
tudes de son pays natal. Son plus grand plaisir est de ques maisons de ces derniers et celles de quelques Ho-
rester des heures entières étendue sur le sol, la tête ap- vas et Malgaches aisés, on ne voit que de petites huttes
puyée sur les genoux d'une amie ou d'un esclave, pour se disséminées sur différents points ou formant plusieurs
faire délivrer de certaines petites bêtes. C'est du reste le rues étroites. Elles reposent sur des pieux de deux à
passe-temps favori des femmes de Madagascar, et elles trois mètres de haut, sont construites en bois ou en mam-
ne se visitent souvent que pour s'y livrer tout à fait cort boit, couvertes de longues herbes ou de feuilles de pal-
nntore. Mlle Julie aimait aussi mieux se servir de ses mier et renferment une pièce unique, dont le foyer
doigts que d'un couvert pour manger; mais elle ne le occupe une bonne partie, de sorte que c'est à peine si
faisait que quand elle croyait rie pas être vue. la famille a suffisamment d'espace pour s'y coucher. Il
Mlle Julie ne m'accueillit pas précisément de la ma- n'y a point de fenétres, mais à la place deux portes per-
nière la plus avenante; elle commença par me toiser de cées en face l'uue de l'autre, et dont celle qui est du
la tête aux pieds, puis se leva lentement et me conduisit côté du vent est toujours fermée.
à une maisonnette située tout près, mais plus mal instal- Les maisons des gens aisés ne diffèrent de celles des
lée encore que les pavillons de Maurice. La pièce unique pauvres qu'en ce qu'elles sont plus hautes et plus
qui s'y trouvait ne renfermait rien qu'une couchette non grandes.
garnie. La noble dame me demanda sèchement ma lite- Tamatave a été un des derniers points du littoral oc-
rie. Je lui répondis que je 1l'en avais pas apporté, cupés par las Français, qui en ont été dépossédés par les
M. Lambert m'ayant assuré que je trouverais chez elle Hovas en 1831 Quelques années plus tard (1845), une
tout ce dont j'aurais besoin. « Je ne puis vous donner de tentative malheureuse pour reprendre ce poste n'aboutit
literie, Dme dit-elle d'un ton bref, et bien qu'elle eût, qu'à la perte d'une douzaine de braves mÚins, dont les
(J-ommeje le vis plus tard, non-seulement de quoi me tètes, fichées sur de longs pieux en manière de trophée
LE TOUR DU MONDE 323

par les Malgaches, figurèrent longtemps comme un et un travail infinis, surtout chez les femmes malgaches
épouvantail sur le pourtour de la baie. (Voy. p. 325.) d'un rang élevé, qui font arranger leurs cheveux en un
Le bazar est au milieu du village, sur une vilaine nombre infini de petites tresses. J'en ai compté plus de
place inégale, et se distingue autant par sa pauvreté que soixante chez une de ces merveilleuses beautés. Les es-
par sa malpropreté. Un peu de viande de boeuf, quel- claves de la bonne dame avaient certainement mis une
ques cannes à sucre, du riz et quelques fruits sont à peu journée entière à les faire. Il est vrai qu'une pareille
près tout ce qu'on y trouve, et l'étalage entier d'un des coiffure ne demande pas à être renouvelée à chaque in-
marchands accroupis par terre ne vaut souvent guère stant et se. conserve huit jours et plus dans toute sa
plus d'un quart de piastre. On tue les boeufs daxis le beauté.
bazar même; on ne leur ôte pas la peau, mais elle se Quant à la taille des Malgaches, elle est en général
vend avec la viande et passe pour très-agréable au goût. au-dessus de la moyenne. J'ai vu surtout beaucoup
La viande ne se vend point au poids, mais d'après la d'hommes d'une haute et forte stature.
grosseur et la mine du morceau. Leur costume est à peu près celui de tous les peu-
Quand on veut acheter ou vendre quelque chose dans ples à demi sauvages, qui ne vont pas tout à fait nus.
ce pays, il faut toujours porter avec soi une petite ba- Les deux principaux vêtem:nts dont se servent les Mal-
lance car il n'y avait à Madagascar d'autre monnaie gaches s'appellent sacLihet simbou. Le premier, presque
que l'écu d'Espagne, quand, il y a deux ans seulement, aussi simple que la feuille de figuier d'Adam, consiste
M. Lambert y vint pour la première fois et apporta avec en un petit morceau d'étoffe de trente centimètres de
lui des pièces de cinq francs. Celles-ci y ont également large et de soixante de long, qui est jeté autour des cuisses
cours. A défaut de petite monnaie, les écus et les pièces et passé entre les jambes. Beaucoup d'indigènes trou-
de cinq francs sont coupés en parties plus ou moins pe- vent cela suffisant et n'ont pas d'autre costume. Le sim-
tites, quelquefois en plus de cinq cents parcelles. bou.est une pièce d'étoffe blanche d'environ trois mètres
J'appris, à ma très-grand surprise, que malgré leur de 'long et deux de large. Ils s'enveloppent et se drapent
barbarie et leur ignorance les indigènes savaient si bien dans le simbou comme les Romains dans leur toge et
contrefaire les écus qu'il fallait avoir le coup d'œil très- souvent avec beaucoup de grâce; quelquefois ils le
juste et les examiner de bien près pour pouvoir distin- roulent pour être plus libres dans leurs mouvements
guer les bonnes pièces des fausses. et l'attachent autour de la poitrine.
Le costume des femmes est le même que celui des
Les indiôi~nes. Singulièrecoiffure. Premièrevisiteà Antan- hommes, seulement elles
droroho. Hospitalitédes Malgaches. Les Européensà Tama- s'enveloppent davantage et
tave. Le Malgacheparisien. Rapportsde famille. ajoutent souvent encore au sadik et au simbou un troi-
sième vêtement, une courte jaquette collante à longues
Les indigènes de Tamatave me semblèrent encore plus manches, qu'elles appellent kankzou. Le simbou occupe
affreux que les nègres ou les Malais; leur physionomie sans cesse les hommes et les femmes il glisse toujours,
offre l'assemblage de ce que ces deux peuples ont de et il faut à tout instant le rejeter autour du corps; on
plus laid ils ont la bouche grande, de grosses lèvres, peut dire que les gens n'ont ici qu'une main pour tra-
le nez aplati, le menton proéminent et les pommettes vailler l'autre est exclusivement occupée du simbou.
saillantes leur teint a toutes les nuances d'un brun sale. La nourriture des Malgaches est aussi simple que leur
Beaucoup d'entre eux ont pour toute beauté des dents costume. Les principaux déments du repas sont le riz et
régulières et d'une blancheur éclatante, quelquefois aussi une espèce de légume qui ressemble à nos épinards et
de jolis yeux. En revanche, leurs cheveux noirs comme qui serait de très-bon goût si on ne l'apprêtait pas avec
du charbon, crépus et cotonneux, mais infiniment plus de la graisse rance. Les gens qui vivent près des fleuves
longs et plus rudes que ceux du nègre, atteignent quel- ou sur les côtes de la mer mangent aussi quelquefois,
quefois une longueur de près d'un mètre. Quand ils les mais très-rarement, du poisson. Ils sont beaucoup trop
portent vierges, cela les défigure au delà de toute expres- paresseux pour s'occuper sérieusement de la pêche.
sion leur visage se perd.dans une vaste et épaisse forêt Quant à la viande ou à la volaille, bien qu'on la trouve
de cheveux crépus. Heureusement les hommes les font en grande abondance et aux prix les plus modérés, on
souvent couper tout ras sur le derrière de la tète, tandis n'en mange que dans les grandes occasions. On fait or-
qu'ils les laissent pousser par devant, tout au plus de dinairement deux repas, l'un le matin, l'autre le soir; la
quinze à vingt centimètres; mode qui leur donne aussi boisson qu'on prend en mangeant est le ranagzctzg (eau
un air très-drôle, car les cheveux montent tout droit en de riz), qu'on prépare de la manière suivante on cuit
forme de toupet finement crépu; mais ce n'est pourtant du riz dans un vase et on le brûle exprès un peu, de ma-
pas aussi affreusement laid que la forêt vierge. nière qu'il se forme une croûte au fond du vase; puis on
Les femmes, et quelquefois aussi les hommes fiers de y verse de l'eau et on fait bouillir. Cette eau prend une
leur précieuse chevelure et qui ne peuvent se décider à couleur de café très-pâle et un goût de brûlé, affreux
la couper, en font une multitude de petites tresses que pour le palais d'un Européen, mais que les indigènes
les uns laissent péndre tout autour de la tète, dont d'au- trouvent délicieux; ils mangent aussi la croûte brûlée
tres forment des nœuds ou des torsades dont ils se cou- avec le plus grand plaisir.
vrent toute la tête. Ce genre de coiffure exige un temps Les Malgaches entretiennent beaucoup d'esclaves
324 LE TOUR DU MONDE.

qui, il est vrai, ne sont pas ici d'un grand prix. Un es- bien que les'.ois du pays ne leur assurent presqué aucune
clave coûte douze à quinze écus, et cela quel que soit garantie.
son âge. Cependant on aime mieux acheter des enfants Le penchant pour le vol est très-prononcé à Tamatave,
de huit à dix ans que des adultes, en se basant sur cette non-seulement chez les esclaves, mais chez presque toute
idée, en général très-juste, qu'on peut dresser les en'- la population indigène, sans en excepter les officiers et
fants comme on veut, tandis qu'un adulte qui a pris de les employés. J'en fis l'expérience à mes dépens, La mai-
mauvaises habitudes ne s'en corrige pas facilement. On sonnette que Mlle Julie m'avait assignée pour demeure
ne vend guère d'hommes faits, excepté les hommes li- n'avait pas de serrure. Mais, comme elle était tout près
bres qui sont mis à l'enchère en châtiment d'un crime, de son habitation et dans r~nceinte des autres bâtiments,
et les esclaves dont les maîtres ne sont pas contents. Les et que Mlle .Julie ne m'avait point informée du goÙt de
femmes se vendent généralement plus. cher que les ses compatriotes pour le bien d'autrui, il ne me vint pas
hommes, surtout les ouvrières en soierie, dont les plus à l'idée d'avoir de la méfiance. Un jour, comme on m'ap-
habiles se payent jusqu'à deux cents écus. pela à diner, je laissai ma montre par mégarde sur la
La condition des esclaves est ici, comme chez tous les table, souvenir précieux d'une amie de New-York. Le
peuples sauvages ou demi-sauvages, infiniment meilleure soir, quand j e rentrai, la montre avait disparu. Je courus
qu'elle ne l'est chez les Européens et les créoles. Ils ont aussitôt auprès de Mlle Julie pour l'en instruire et pour
peu à travailler; leur nourriture est à peu près la même lui demander de quelle manière je pourrais rentrer en
que celle de leurs maîtres, et ils sont rarement punis, possession de ma montre. J'eus soin d'ajouter que j'étais

Une rue de Tamatave. Dessin de E. de Bérard, d'après t'ouvrage anglais d'Ellis,

tôute disposée à donner quelques écus, à qui me la ferait teurs, appelé talïon., qui est fixé entre deux perches et
retrouver. Mlle Julie me répondit avec la plus grande in- porté par quatre hommes. On emploie ce mode de trans
différence qu'il n'y avait rien à faire, que la montre avait port, même quand on n'a à faire qu'un trajet de quelques
probablemerit été volée par un. des esclaves de la maison, centaines de pas. Il n'y a que les esclaves et les gens tout
que d'ailleurs tout le monde volait dans ce pays, et qu'une à fait pauvres qui vont à pied. En voyage, au lieu de
autre fois; en quittant.ma maisonnette, je devais fermer quatre porteurs, on en a'toujours huit ou douze qui se
ma porte et le volet de ma fendre. Elle ne se donna pas relayent sans cesse.
même la peine d'interroger ses esclaves, et le seul avan- Je quittai'l'amatave de grand matin; le chemin d'An-
tage que je retirai de la perte de ma montre, fut d'obtenir, tandroroho (c'était le nom d'une des propriétés de mon
avec beaucoup de peine, au bout de trois jours, une ser- hôtesse) était très-han, surtout quand nous eûmes quitté
rure à ma porte. les terrains sablonneux pour des plaines couvertes de vé-
,Mlle Julie m'apprit, par hasard, qu'elle possédait, à gétation où il n'y avait pas de collines. Les porteurs cou-
sept milles de la ville, deux propriétés qui étaient situées raient avec moi, comme s'ils n'eussent rien èu à porter;
tout près des bois et habitées par ses fils. Comme j'espé- et nous fimes les sept milles en une heure .et demie. A
rais y pouvoir faire de belles promenades et y recueillir Antandroroho demeurait le fils cadet de Mlle Julie, jeune
de grands trésors pour ma collection- d'insectes, je priai homme de vingt-deux ans qui avait été élevé à Bourbon.
Mlle Julie de m'y faire transporter. Je ne m'en serais réellement pas douté, car n'était qu'il
On se sert ici, pour voyager, d'un léger siége à por- portait le costume européen et parlait français, il ne se
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326 LE TOUR DU MONDE.

distinguait en rien de ses compatriotes; il était redevenu Malgache p2,rJer de sa famille et des liens de famille.
tout à fait Malgache. Je ne connais pas de peuple plus immoral que celni
Que l'indigène qui n'a jamais quitté son pays et qui de 1\~Tadagascar, et là où il règne une si grande cor-
n'a jamais rien vu de curieux vive de cette manière, je ruption de mœurs, les liens de famille doivent être re-
n'en suis nullement surprise mais qu'un jeune homme, làchés aussi n'aurais-je donné que peu de créance à ce
élevé parmi des Européens pût reprendre si compléte- que m'avait dit à ce sujet mon hôte, si dans différentes
ment les habitudes de ses compatriotes, je ne pouvais occasions il n'avait fait preuve d'une. rare franchise de
vraiment pas me l'expliquer. Et ce n'était pas seulement sentiments.
pour sa manière de manger qu'il était redevenu sauvage, Je m'entrE:tins beaucoup avec lui et je lui demandai
mais pour tout le reste. Il pouvait demeurer des heures s'il ne sentait pas le besoin d'un commerce intellectuel,
entières assis sur son fauteuil, sans lire ou sans s'occuper de ces agréables rapports de société qu'on trouve en Eu-
de quoi que ce fùt. Il passait toute la journée à ne rien rope, et s'il ne souffrait pas de vivre constamment au
faire que se reposer, fumer et s'entretenir avec ses spi- milieu d'hommes grossiers et barbares. Il m'avoua que
rituelles esclaves, qui ne le quittaient pas d'un seul l'absence tolale d'instruction de ses compatriotes lui
instant. rendait leur société peu agréable mais qu'il cherchait
C'est avec une véritable affliction que j'avais déjà re- sa distraction dans les livres qu'il lisait et étudiait. Il me
marqué à Tamatave que le petit nombre de chrétiens qui cita quelque-, excellents ouvrages qu'il avait rapportés de
y ,demeurent (quelques Européens et créoles de Bourbon) France.
au lieu de donner le bon exemple aux indigènes, au lieu Le sort de ce jeune homme me fit véritablement de la
de les moraliser et de les élever jusqu'à eux, se sont peine. Je ne prétends pas dire qu'il se distingue par un
abaissés jusqu'à leur niveau et ont adopté leurs moeurs esprit et une perspicacité extraordinaires; mais il joint à
déréglées. Ainsi ils ne contractent point d'unions légi- quelques talents assez de cœur et de sentiment pour se
times, mais, à l'exemple des indigènes, changent de faire des am:.s dans quelque pays du monde que ce soit.
femme au gré de leur caprice, en ont quelquefois plu- Malheureusement il est à craindre que, privé de toute so-
sieurs en même temps, et se font servir exclusivement ciété intellectuelle, il ne redevienne peu à peu tout à fait
par des femmes esclaves. un vrai Malgache.
Plusieurs de ces gens envoient, il est vrai, leurs en-
fants à Bourbon et même en France; mais dans quel Le bainde la reine.- L'arméemalgache. Soldatset officiers.
but? Quand le jeune homme a réellement appris quel- Banquetet bal. Le vol obligatoire.

que chose et acquis de bonnes moeurs, à son retour chez Le 13 mai, M. Lambert enfin arriva. Le 15 je vis la
lui le mauvais exemple de son père ne tarde pas à lui célébration préliminaire de la grande fête du bain de la
faire tout oublier. rr.ine; fête coïncidant avec le premier jour de l'année et
Mon aimable hôte avait heureusement un frère ainé, qui est par conséquent, à proprement parler, la fête.du
habitant l'autre propriété de leur mère. Ce jeune homme jour de l'an de Madagascar. Seulement les habitants de ce
n'avait pas seulement été élevé à l'ile Bourbon, mais il pays n'ont pas la même manière que nous de compter le
avait même passé neuf ans à Paris. Il m'inspira plus de temps. Ils divisent bien comme nous l'année en douze
confiance que son cadet, et le lendemain un canot me mois, mais chacun de leurs mois à que la durée d'une
transporta sur la jolie rivière de Soondro, qui se jette lune, et quand celle-ci s'est renouvelée douze fois, l'an-
dans la mer à un. demi-mille de l'habitation du Mal- née est finie. Cette fête doit son nom bizarre à un de ses
gache parisien. Il habitai't une jolie maison. Dès qu'il intermèdes non moins bizarres.
m'aperçut, il vint à ma rencontre et me conduisit aussi- La veille de la fête, on voit paraître à la cour tous les
tôt dans la salle à manger, où, à ma grande joie, je officiers supérieurs, les nobles et les chefs que la reine a
trouvai une table dressée à l'européenne et admirable- fait inviter. Quand tous, grands officiers et dignitaires
ment bien servie. de la cour sont réunis chez la reine, celle-ci se place
Ce jeune homme se distinguait en général d'une ma- derrière un rideau, dans un coin du salon, se déshabille
nière très-avantageuse de éeux de ses compatriotes qui et se fait couvrir d'eau. Quand on a l'habillé Sa Majesté,
avaient été comme lui à Bourbon ou en Europe. Je crois elle s'avance, tenant dans sa main'une corne de boeuf
que c'est le seul de sa race qui ne s'efforce pas d'oublier qui contient un peu de l'eau qu'on a jetée sur elle, en
aussi vite que possible tout ce qu'il a- appris en Europe. répand une partie sur les nobles convives, puis se rend
Je lui demandai s'il ne regrettait pas Paris, et s'il n'avait dans une galerie qui donne sur la cour du palais, et verse
aucune envie d'y demeurer. Il me répondit qu'il aime- le restant du contenu de sa cornè sur les soldats rangés
rait sans doute beaucoup vivre dans un pays civilisé, en bataille sous le balcon.
mais que, d'un autre i;ôté, Madagascar était sa patrie, Pendant ce jour fortuné, ce n'est dans toute l'ile que
et que, comme toute sa famille y demeurait, il aurait de festins, dan.,es, chants et cris d'allégresse, jusque fort
la peine à s'en séparer. avant dans la nuit.
On voyait que ce n'était pas là de vaines paroles et qu'il La célébration préliminaire de la fête a lieu huit jours
sentait ce qu'il disait. Cela me surprit beaucoup, car en auparavant, et consiste en promenades militaires. Les
général il n'y a rien de plus ridicule que d'entendre un amateurs de plaisirs commencent la fête dès ce jour et
LE TOUR DU MONDE. 327

s'amusent ainsi pendant quinze jours pleins; une se- de sorte que le pauvre soldat qui ne trouve pas d'ouvrage
maine avant et une semaine après la fête. ou qui est trop éloigné de son pays pour y aller de temps
Les soldats que je vis à cette occasion à Tamatave me à autre, court littéralement risque de mourir de faim. Il
plurent assez. Ils firent leurs exercices et leurs évolu- est obligé de se nourrir de plantes et de racines, et sou-
tions avec assez de régularité, et, contre mon attente, je vent des objets les plus dégoûtants, et il doit s'estimer
trouvai la musique -non-seulement agréable à entendre, heureux s'il reçoit'de temps en temps une poignée de
mais vraiment harmonieuse. Il y a plusieurs années, la riz. (,~uand cela lui arrive, il jette ce riz dans un grand
reine a fait venir d'Europe un maitre de musique ainsi vase rempli d'eau, boit durant le jour cette maigre dé-
que tous les instruments nécessaires. Il est à présumer coction, et ne se permet que le soir de manger une poi-
qu'elle a fait inculquer à coups de baton les connais- gnée de grains. En temps de guerre il se dédommage,
sances musicales à ses humbles sujets. Toujours est-il dès qu'il est sur le territoire ennemi, des privations qu'il
a souffertes; tout alors est pillé et dévasté, les villages
qu'elle a réussi, et beaucoup d'élèves, devenus maitres
'.1leur tour, instruisent leurs compatriotes. sont réduits en cendres, et les habitants tués ou emme-
Les soldats étaient mis d'une manière simple, propre nés prisonniers et vendus comme esclaves.
et parfaitement uniforme. Ils portaient une sorte de tll- Le 17 mai, un banquet solennel eut lieu dans la mai-
son du premier juge. L'heure indiquée était trois heures,
nique blanche, étroite" qui montait jusqu'à la poitrine
et couvrait une partie des cuisses. La poitrine même mais on ne vint nous chercher qu'à cinq. Nous nous ren-
était découverte, et la blancheur éclatante des bufflete- dimes à la maison, qui était située au milieu d'un grand
ries faisait, avec la couleur noire de la peau, un con- enclos ou d'une cour entourée de palissades. Depuis l'en-
traste d'un assez joli effet. Ils avaient la tête également trée de la cour jusqu'à la porte de la maison, les soldats
découverte; leurs armes consistaient en un fusil et une formaient la haie, et pendant notre passage les musi-
lance du pays nommée sa.ga~n. ciens jouèrent l'hymne national. On nous conduisit im-
Les officiers, au contraire, avaient l'air extrêmement médiatement dans la salle à manger, devant la porte de
comique; ils portaient des habits bourgeois européens laquelle il y avait deux sentinelles, avec les armes croi-
usés qui me rappelaient les cartes à jouer du temps sées, ce qui n'empêchait cependant personne, ayant en-
de mon enfance. Qu'on se représente, avec ces habits, vie d'entrer et de sortir, de le faire tranquillement.
d'affreuses figures et une chevelure crépue et cotonneuse: La société, composée d'environ trente personnes, était
vraiment il ne pouvait y avoir rien de plus ridicule, et je déjà réunie pour recevoir convenablement le principal
regrettais de ne pas être peintre, car j'aurais trouvé là le convive, M. Lambert.
sujet des caricatures les plus grotesques. En dehors des Le premier gouverneur, qui est en même temps com-
parades et des exercices, les officiers comme les soldats mandant de Tamatave, portait un habit noir à l'euro-
vont dans le costume qu'il leur convient. Les soldats de- péenne, et sur la poitrine un large ruban rouge en satin
meurent dans une espèce de caserne, dans la cour de la- assez semblable à une décoration (chose extraordinaire il
quelle ont lieu les exercices et s'infligent les punitions; n'y a pas encore à Madagascar de décorations); le second
l'entrée de la caserne est interdite aux Européens de la gouverneur était vêtu d'un vieil uniforme européen en
façon la plus sévère. velours tout passé, mais richement brodé d'or. Les autres
Il est facile à la reine de Madagascar d'avoir une ar- messieurs étaient également tous habillés à l'européenne.
mée nombreuse. 'Il Jèe lui faut pour cela qu'un ordre de La table était garnie abondamment de viandes de tout
sa voix puissante; car les soldats ne touchent pas de solde genre, de volaille et de gibier, de poissons et d'autres
et doivent en outre se nourrir et s'habiller eux-mêmes. produits de la mer. Je ne crois pas exagérer en disant
Ils fournissent à leur entretien en allant, avec la permis- qu'il y avait plus de quarante plats, grands et petits. La
sion de leurs chefs, faire différents travaux, ou même principale pièce était une tête de veau assez grosse, mais
dans leur pays cultiver leur champ. Mais, pour obtenir tellement décharnée qu'elle ressemblait parfaitement à
de l'officier la permission de s'absenter souvent, il faut un crâne de mort et n'avait pas un aspect bien appétis-
que le soldat lui remette une partie de son bénéfice, ou sant. Il y avait aussi toute espèce de boissons des vins
au moins un écu par an. Les officiers ne sont d'ordinaire français et portugais, des bières anglaises et autres.
pas beaucoup plus riches que les soldats; ils reçoivent, Après les viandes on servit de petites pâtisseries mal ap-
il est vrai, comme les employés civils, une indemnité prêtées, et au dessert des fruits et du vin de Champagne,
pour leurs services sur les revenus de la douane; mais et ce dernier en telle' abondance qu'on le buvait dans
cette indemnité est si faible qu'elle ne leur suffit pas, et de grands verres.
qu'ils sont forcés de recourir à d'autres expédients, qui Autant que je pus le remarquer, tous les convives
ne sont malheureusement pas toujours des plus honnêtes. étaient pourvus d'un appétit' extraor9.inaire; mais en
Une toute petite partie des revenus de la douane de- mangeant ils n'oublièrent pas de boire, comme le prou-
vrait, selon la loi, revenir aussi au simple soldat. Mais, vaient leurs innombrables toasts.
comme on me le disait, les officiers trouvent probable- Quand on portait la santé du commandant, du second
ment la somme qui passe par leurs mains trop insigni- gouverneur ou d'un prince absent, un des officiers allait
liante pour se donner la peine d'en rendre compte à leurs toujours devant la porte et criait à pleine gorge aux sol-
subordonnés, et ils préfèrent la garder pour eux-mêmes, dats rangés dans la cour, en l'honneur de qui on buvait.
328 LE TOUR DU MONI)E.
La musique commençait alors à jouer et tous les con- Départde T~.matave: Les porteurs. Les.fièdrés: La crilture
vives se levaient et buvaient. du pays. CondÍtioridu peuple: Manambotre. LeS'"mau-
vaischemins.
Le diner dura quatre heures entières. Ce n'est qu'à
neuf heures du soir que l'on sortit de table et que l'on Le 19 mai nous nous mîmes enfin en route pour Ta-
se rendit dans une pièce contiguë où l'on fit de nouveau nanarive, la capitale du pays. Nous étions M. Lâmbert,
passer de la bière anglaise. Puis,.à ma très-grande sur- M. Marius et moi. M. Marius est natif de France, mais
prise, deux officiers supérieurs exécutèrent une espèce vit depuis vingt ans déjà à Madagascar. Par amitié pour
de contredanse; d'autres suivirent leur exemple et dan- M. Lambert, il avait bien voulu nous accompagner et
sèrent une polka. Je crus d'abord que c'était lé champa- nous servir à la fois d'interprète et de guide, complai-
gne qui leur avait inspiré cette passion de la danse; mais sance qui ntait pour nous d'un prix inappréciable.
M. Lambert me détrompa et me dit que ces danses fai- M. Lambert avait acheté des cadeaux pour la reine et
saient partie de l'étiquette. Quelque singulier que me sa cour de son propre argent et non pas, comme on le
parût cet usage, je m'amusai cependant beaucoup des prétendait à Maurice, de celui de la France. Ils se com-
figures grotesques des danseurs, et je fus fâchée de ne posaient de toilettes complètes et extrêmement belles
pas leur voir continuer ce divertissement. pour la reine et pour quelques princesses ses parentes;
La fête se termina par un toast porté à la reine d'uniformes très-riches, brodés en or, pour le prince Ra-
avec de l'anisette, et par le chant de l'hymnè national,. koto, et d'objets d'art de toute espèce, entre autres d'hor-
Après le toast royal, loges à carillon et
il est défendu de rien d'orgues de Barbarie.
faire car ce serait Ces cadeaux avaient
une profanation en- coûté plus de deux
*versSa Majesté, qui, cent mille francs à
à l'imitaiion de son M. Lambert. Pour
"défunt époux, se fait leur transport à~~la
-prèsque 'adorer par capitale on avait
son -Peuple comme commandé plus" de
une divinité. quatre cents hommes
Noïas -nous retirâ- qui, pour ce travail,
mes alors, mais lors ne reçurent que le
que je voulus pren- p1ayement des sol-
dre mon parasol qu'à dats; c'est-1l-dire rien
mon arrivée j'avais du tout 'c'était une
placé dans un coin de corvée'. Danstous'le~
la salle à manger, je villages le long de la
m'aperçus qu.'il avait route le transport
disparu; il. avait.par7 avait été annoncé d'a-
:tag_é le sort de ma vance, et les pau-
montre. vres porteurs étaient
Qüoique les vols obligés de se trou-
L'aJ"lJre du'voyageur [urarua 8pecio,,aj (voy. p. 331:. Dessin'de E. de Berdra.
soient punis trè's-sé- ver' à 'l'heure dite
'vèi~émentet souvent mêmede la mort, et qu'on puisse aux stations qui leur avaient été désignées.
tuer tout voleur qu'on prend sur le fait sans avoir be- L es hommes qui nous portèrent nous-mêmes ainsi que
soin de se justifier devant le tribunal on vole cepen- nos bagages et qui étaient au nombre de deux cents, fu-
'dant à Tamatave beaucoup plus que partout ailleurs. rent payés par M. Lambert. La taxe pour un porteur,
-En considérant la malheureuse position des soldats, de Tamatave à Tananarive (deux cent vingt milles), n'est
on conçoit aisément qu'ils soient forcément au nombre que d'un écu, et pour ce prix- il doit' se nourrir lui-
des plus grands'voleurs. même. M. Lambert promit aux porteurs, en dehors de
Si l'officier ou l'employé ne touche qu'une très-faible cette somme, une l,onne nourriture, ce dont ils manifes-
solde, il touche au moins quelque chose; d'ailleurs, il est tèrent leur reconnaissance par une grande allégresse et
marchand ou propriétaire, il a des esclaves qui travaillent par des cris de joie.
pour lui et il tire même du profit des soldats placés sous Le premier jour nous ne fimes que sept milles et
ses' ordres: Mais le pauvre soldat ne touche d' ordinaitt nous passâmes la nuit à Antandroroho, la propriété du ·
absolument rien, et comme on ne peut pourtant pas exi- fils cadet de Mlle Julie.
ger qu'il meure de faim; il vole pour vivre. Le 20 mai nous naciguâmes toute la journée sur des
L'armée malgache est donc, on le voit, comme le lacs et des :ivières. L'un de ces lacs, le Nosivé, peut
gouvernement, les institutions et les moeurs de sa terre avoir environ onze milles de long et cinq milles de
natale, de bien des siècles en arrière de la civilisatïon large. Le Kossamasay et le Rassaby ne sont pas d'une
moderne c'est le germe brut des armées permanentes, étendue beaucoup moindre. En approchant d'une petite
¡!¡\J1~ JïrHeriçurdo !¡al1a¡¡a~ç~r(pai g31).
11O!lt@ Dessm de E. de Bergrci, a'apres it4Lti&t:
330 LE TOUR DU MONDE
ile dans ce dernier lac, nos marins se mirent tout à coup Il ne saurait, il est vrai, en être autrement sous un
à crier de toutes leurs forces. Je pensais qu'il était arrivé gouvernement dont tous les efforts semblent tendre à
auelque malheur; mais voici, d'après le récit de M. Ma- dépeupler ce pays et à le rendre stérile. A Madagascar
rius, quelle était la cause de tout ce tapage. Il avait vécu, il n'y a pour ainsi dire que la reine et la haute noblesse
dit-ori, autrefois près de ce lac, une femme d'une beauté qui soient propriétaires. Le paysan peut bien cultiver et
merveilleuse, mais dont la vertu avait été loin d'être exem- ensemencer partout où il trouve un terrain en friche,
plaire. Cette Messaline de Madagascar parvint à une sans être obligé d'en demander la permission, mais il
grande célébrité dont elle fut très-flattée. Elle mourut n'acquiert par là aucun droit de propriété, et le proprié-
jeune et, pour perpétuer sa mémoire, elle pria en mou- taire peut lui reprendre le terrain quand il est défriché.
rant ses nombreux adorateurs de l'enterrer dans cette île, Dans de tellEa conditions et avec la paresse inhérente à
et, toutes les fois qu'ils passeraient devant de crier de tou- tous les peuples sauvages, il ne faut pas s'étonner que le
tes leurs forces en souvenir d'elle. 0-3tteprescription, sui- paysan ne cultive que juste ce qu'il lui faut pour sa sub-
vie de qui de droit, devint depuis une coutume générale. sistance. Les impôts ne sont pas lourds le paysan a
Nous passâmes la nuit dans le village Voring, dans environ un quintal de riz à fournir par an au gouverne-
une maison appartenant au gouvernement. Sur la route ment. Mais il n'en est que plus écrasé par les corvées
de Tamatave à la capitale, il y a dans beaucoup de vil- et par d'autres réquisitions qui l'empêchent de se livrer
lages des maisons semblables ouvertes aux voyageur. librement à ses travaux.
L'intérieur est garni de nattes très-propres que les habi- La princip'lIe culture à Madagascar est celle du riz
tants du village ont à fournir; ils doivent aussi veiller à on le sème et on le récolte deux fois par an, et le gou-
la conservation et à la réparation des maisons, vernement as~igne chaque fois un mois pour la faire. Ce
Le 21 mai, nous voyageâmes encore par eau nous serait sans doute un temps suffisant'pour un peuple qui
fimes d'abord un court trajet sur la rivière de Monza, aurait de l'activité; malheureusement les naturels de
puis nos gens portèrent la barque un demi-mille, après Madagascar sont loin d'être actifs; aussi arrive-t-il sou-
quoi nous nous l'embarquâmes sur une rivière tellement vent que le mois s'écoule sans que le travail se trouve
resserrée entre des petits arbres, des buissons et des achevé.
plantes aquatiques, que nous eûmes de la peine à passer Après l'expiration du temps prescrit, le gouvernement
avec le bateau. Ce trajet me rappela.des voyages sem- met les hommes en réquisition pour tous les services
blables que j'avais faits à Singapore et à Bornéo, avec imaginables, selon le bon plaisir de la reine ou des fonc-
cette différence'que là on traversait des forêts vierges tionnaires institués par elle. Les plus malheureux sont
imposantes. Après quelques milles nous arrivâmes à une ceux qui habitent le long des routes conduisant des ports
rivière plus large dont l'eau était d'une pureté et d'une de mer à la capitale. Ces pauvres gens ont tant de cor-
transparence extraordinaires; les objets s'y reflétaient vées à faire comme porteurs, qu'il ne leur reste presque
avecune netteté parfaite que je n'avais encore jamaisvue. pas de temps pour l'agriculture. Beaucoup ont quitté
Dans ces parties basses et, à peu d'exceptions près, leurs ca~ane<iet leurs champs et se sont réfugiés dans
sur tout le littoral de Madagascar, le climat est excessi- l'intérieur du pays pour échapper à ces pénibles corvées.
vement malsain et pernicieux à cause des fièvres. La Les villages commençant ainsi à se dépeupler, la reine,
principale raison en est sans doute que le pays est pour remédier au mal, a prononcé contre tout fugitif la
très-bas et les rivières ensablées à leur embouchure. peine de mort, et en même temps a déchargé les habi-
Dans la saison des pluies l'eau se répand sans ob- tants des villages situés le long des routes du service mi-
stacle sur de vastes plaines où elle forme des marais, litaire, le plus odieux de tous pour le peuple. Quelques
dont les exhalaisons, dans la saison chaude du mois de petits villages furent aussi peuplés avec des esclaves de la
novembre à la fin d'avril, font naitre des fièvres. Les la reine, qui n'ont d'autre obligation que celle de por-
indigènes eux-mêmes qui vivent à l'intérieur de l'ile ter les fardeaux. Si les gens n'avaient qu'à transporter
dans les districts sains s'ils viennent durant la saison les denrées et les marchandises de la reine, leur serviae
chaude dans les parties basses, sont aussi exposés à la n'aurait rien' de pénible; mais tout noble, tout officier
malaria que les Européens. Je fis à Tamatave la con- se procure des autorisations pour des services sembla-
naissance de quelques-uns de ces derniers qui, bien bles, ou force les gens à les lui rendre sans y être auto-
qu'ils y vivent déjà depuis trois ou quatre ans, sont en- risé. Ils n'osent se plaindre, car comment un paysan
core, en été, attaqués par la fièvre. pourrait-il espérer obtenir justice contre un officier ou
Autant que j'en puis juger par ce que j'ai vu, le pays, un noble? Ils passent donc la plus grande partie de
à l'exception de quelques terrains sablonneux, est exces- l'année sur la grande route.
sivement fertile. Partout on voit pousser en abondance Dans les endroits où ils n'ont point à porter de den-
la plus belle herbe à fourrage. Les plaines un peu plus rées et de marchandises, on les emploie à d'autres tra-
élevées'doivent convenir particulièrement aux plantations vaux; et quand il n'y en a pas on les convoque (non-
de cannes à sucre, et celles situées le long des rivières, seulement alors les hommes, mais aussi les femmes et
à la culture du riz. Cependant tout était en friche. La les enfants) dans tel ou tel lieu pour assister à un lc.aLa.r.
population est si clair-semée qu'on découvre à peine tous C'est ainsi qu'on nomme les séances publiques des tri-
les trois ou quatre milles un petit village insignifiant. blinaux, les (lélibéi-atiolis, les interrogatoires, les juge-
LE TOUR DU MONDE. 331

ments et les assemblées du peuple, pour entendre les lement une force et une adresse peu communes pour
nouvelles ordonnances et les nouvelles lois de la reine. porter de lourds fardeaux sur de telles routes.
Les kabars se tiennent quelquefois dans des lieux Les collines étaient revêtues d'une belle herbe épaisse,
éloignés, de sorte que les pauvres gens ont plusieurs et quelques-unes couvertes de bois. Parmi ces derniers
journées de route à faire pour s'y rendre. Les lois ne il y avait beaucoup de bambous dont les touffes délicates,
sont pas toujours aussi publiées de suite; on en remet d'un gris clair, brillaient d'une fraicheur telle que je
souvent la publication d'un jour à'l'autre, et on retient n'en avais encore vu. Comme, pour faire ombre au ta-
les malheureux des semaines entières, Il arrive, dans bleau, on voyait, à côté de l'éclatant bambou, le palmier
ces occasions, que plusieurs meurent de faim et de mi- Í'affia aux feuilles foncées de cinq mètres de long. Ce
sère, ne s'étant pas pourvus de riz pour un si long es- palmier est d'un grand prix pour les indigènes, qui,avec
pace de temps; et, n'ayant pas d'argent, ils sont obligés les fibres de ses feuilles, tressent les rabanetas ou nattes
de se nourrir de racines et d'herbes. Mais la reine sem- grcssières destinées à envelopper le sucre et le café.
ble n'avoir en vue que leur destruction, car elle hait -Je vis quelques magnifiques échantillons de l'urnnia
tous les peuples qui ne sont pas de sa race, et son plus sheciosa. Ils viennent ici, dans l'intérieur du pays, bien
grand désir, je crois, serait de les anéantir tous d'un mieux que sur la côte de la mer. Je me rappelle avoir lu
seul coup. dans quelques descriptions de voyages, qu'on ne trouvait
Du temps du roi Radama, le pays était, à ce qu'on ce palmier que dans des endroits où l'eau manquait, et
m'a affirmé, infiniment plus peuplé. Sous le règne de la qu'on l'appelait palmier d'eau ou bien arbre du voya-
reine actuelle, on n'a pas vu seulement plusieurs grands geur, parce qu'entre chaque feuille et le tronc il s'a-
villages réduits à quelques misérables cabanes, beau- massait un peu d'eau qui servait à désaltérer les pas-
coup ont entièrement disparu. On nous montra souvent sants. Les naturels du pays prétendent au contraire que
des places où il avait existé autrefois, disait-on, de beaux ce palmier ne vient que sur un sol humide et que l'on
villages. trouve toujours de l'eau dans son voisinage. Je n'eus
Nous couchâmes le 22 à Manambotre. A peu de dis- malheureusement pas l'occasion de vérifier laquelle de
tance de ce village, nous passâmes près d'un endroit ces deux assertions est exacte. Mais il faut espérer qu'il
où il y avait çà et là de grands rochers, ce qui nous viendra un temps où les botanistes exploreront cette
surprit beaucoup, car le sol ne se composait partout grande île, et où cette question se trouvera résolue avec
ailleurs que de terrains n'offrant pas la moindre trace beaucoup d'autres questions d'histoire naturelle et de
de pierres. géographie.
M. Lambert fit tuer le soir deux bœufs pour notre Un palmier qui réussit aussi parfaitement à Madagas-
suite. On les amena devant notre cabane en les trainant car est le sagou. Par extraordinaire les indigènes en dé-
avec des cordes qu'on leur avait passées autour des cor- daignent la moelle, bien qu'ils ne soient pourtant pas
nes; plusieurs hommes armés de couteaux se glissèrent difficiles dans le choix de leurs aliments, car ils ne man-
jusqu'à eux par derrière et léur coupèrent les tendons gent pas seulement des herbes et des racines, mais jus-
des pieds de derrière. Les pauvres bêtes tombèrent sans qu'à des insectes et des vers..
force et purent être tuées sans danger. Comme je l'ai
déjà fait remarquer plus haut, on ne leur ôte pas la Célébrationde la fête nationale. Chant et danse. Beforona.
Le plateaud'Ankaye. Le territoired'Êmirne. Réception
peau, on la rôtit avec la chair, et les naturels du pays la solennelle. Ambatomango. Le Sikidy. btarche triom-
préfèrent même à cette dernière, parce qu'il s'y trouve phale. Arrivéeà Tananarive, Le prince Rakoto.
plus de graisse. Les bœufs sont beaux et grands et d'un
naturel très-doux; ils appartiemrent à la race des buffles. Nous divisions d'ordinaire notre journée en deux par-
Le 23 mai commencèrent les mauvaises routes. Elles ties. A l'aube du jour nous nous mettions en route; après
ne m'effrayèrent pas, car dans mes nombreux voyages, trois ou quatre heures de marche nous faisions une halte
comme par exemple en Islande dans l'ascension de pour prendre notre déjeuner, dont le fond se composait
l'Hekla dans le K.urdistan, à Sumatra et eu d'autres de riz et de poulets, mais dont le menu se trouvait d'or-
pays, j'en ai rencontré d'infiniment plus mauvaises; dinaire augmenté par quelque pièce' de gibier, surtout
mais elles parurent remplir d'épouvante mes compa- par des perroquets et d'autres superbes oiseaux tués en
gnons de voyage. Le terrain aune forme ondulée; il est route par M. Lambert. Après un repos d'environ deux
formé de collines assez escarpées et tellement serrées heures, on passait à la deuxième partie de la journée,
qu'elles sont à peine séparées l'une de l'autre par des généralement semblable à la première.
plaines d'une centaine de mètres. Les routes, au lieu de Mais le 24 mai on s'en tint à la première partie, en
longer les flancs des collines, les montent et descendent l'honneur de la grande fête nationale qui commençait ce
perpendiculairement, et le sol est une terre molle et ar- même jour. La reine avait sans doute pris le matin même
gileuse qui, quand il pleut, devient glissante .commela le bain du nouvel an. M. Lambert ne voulant pas priver
glace. Il ne manque pas, en outre, de trous profonds nos gens du plaisir de prendre part à la célébration de la
faits par les milliers de boeufs allant continuellement de fête, nous nous arrêtâmes dans le village d'Ampatsiba à
l'intérieur à la côte. dix heures du matin.
Je ne pouvais assez admirer nos porteurs. Il faut rt\el- Ou commença par immoler les hœufs. On n'en tua
332 LE TOUR DU MONDE.

pas, il est vrai, comme l'exigeaient les règlements de la eurent- aujourd'hui une d'autant plus rude. Les collines
fête, autant qu'il en aurait fallu pour les besoins de ce étaient beaucoup plus hautes que celles que nous avions
jour et des sept jours suivants. Nos gens n'auraient pas rencontrées jusqu'ici (de 170 à 200 mètres). Heureu-
pu emporter une si grande provision cependant cine¡ sement il n'avait pas plu, et les routes étant sèches ail
des plus belles bêtes furent sacrifiées en l'honneur de la grimpait encore assez facilement.
fête; M, Lambert ne se borna pas à traiter nos gens, Toutes les collines et les montagnes étaient couvertes
mais il régala tout le village. Le soir, il s'assembla biEn de bois touffu. Mais j'y cherchai en vain ces beaux
quatre ou cinq cents personnes, tant hommes que femmes arbres que j'avais vus dans les forêts vierges de Su-
et enfants devant nos cabanes, et, pour compléter les matra, de Bornéo ou même de l'Amérique. Les plus
joies de la fête, M. Lambert fit circuler leur boisson favo- gros troncs devaient avoir à peine plus d'un mètre de dia-
rite, le besa-besa. Cette boisson, qui ne parut à mon pa- mètre, et le< plus hauts arbres ne dépassaientgnère trente
lais rien moins qu'agréable, se compose de jus de canne et quelques mètres. Quant aux fleurs, je n'en vis qu'un
à sucre, d'eau et d'écorce amère d'afatrair~a. On veuse assez petit nombre. Ce que ces forêts avaient de plus
d'abord l'eau sur le jus de canne à sucre, on laisse fer- remarduable, c'étaient les grandes fougères qu'on trouve
menter le mélange, on y met ens*ulte l'écorce, et on at- à Madagascar comme à Maurice. On me dit que tous les
tend une nouvelle fermentation. La solennité du jour, grands arbres avaient été coupés le long de la route,
et plus encore sans doute le besa-besa, provoquaient mais que dans l'intérieur des bois il y1 en avait de très-
une telle gaieté parmi beaux et qu'il n'y
les habitants du vil- manquait pas non plus
lage qu'ils nous gra- de plantes grimpan-
tifièrent spontané- tes et d'orchidées,
ment de leurs chants dont je n'aperçus sur
et 'de leurs dansés. la route que de rares
Mâlheurensetnént ]a spécimeps.
ipusidue était aussi Du haut de quel-
misérable que la cho- ques' montagnes que
régraphie. nous gravîmes, nous
Quelques jeunes eûmes de superbes
filles se mirent à frap- vues d'un genre tout
per de-toutes lenrs particuliér je n'ai
forcés avec de petites pas encore rencontré
baguettes sur un gros de paysage aussi vas-
bambou d'autres te, tout entier formé
chantèrent, ou pour de collines, de mon-
mieux dire hurlèrent tagnes~et dé gorges
autant qu'elles pu- étroites et sans au-
rent: C'était- un ta- cune plaine. Nous
page infernaL, Deux aperçûmes deux fois
noires beautés dan- la mer dans le loin-
sèrent, c'est-à-dire tain..
s'agitèrent lentement çà et là sur un petit espàce, levant Ce pays devrait s'approprier parfaitement à la culture
à moitié les bras et tournant les mains tantôt en dehors du café, car le caféier vient très-bien sur des coteaux à
tantôt' en dedans. pentes rapides. Il doit être aussi excellent pour l'élève du
Pour les hommes il n'y en eut qu'un qui voulut bien bétail, surtout des moutons. On y verra peut-ètre quel-
nous montrer son talent de danseur. Ce devait être le lion que jour les plus belles plantations qui répardront la
du village. Il fit des petits pas comme ses charmantEs vie et l'animation sur cette terre superbe aujourd'hui
compatriotes, seulement il y mit un peu plus d'anima- tout y est malheureusement mort et désert; à peine si
tion. Toutes les fois qu'il approchait d'une des femmes nous découvrimes par-ci par-là quelque misérable hutte,
ou des jeunes filles, il se permettait malgré notre pré- à moitié cachée derrière les arbres. Nous passâmes la
sence des gestes extrêmement libres, qui, de même qu'on nuit du 25 au 26 dans le village de Beforona.
le voit à Paris dans les b~ls publics, avaient le plus grand Les trois journées suivantes furent employées à tra-
succès et étaient accueillis par des rires bruyants. verser le plateau d'Ancaye et la double chaine d'Efody,.
Je vis à, cette occasion que les naturels du pays se puis nous pénétrâmes dans l'intérieur d'Émirne, pays
servent non de tabac à fumer, mais de tabac à priser, dont est originaire la race des Hovas et au milieu duquel
seulement au lieu de le mettre dans le nez ils le placentt est située la. capitale de toute l'ile.
dans la bouche. Les hommes et les femmes prennent b- Le territoire d'Émirne consiste en un grand et magni-
tabac de la mune manièl'e.. fique plateau qui s'élève à plus de treize cents mètres au:-
Après la joyeuse journée de la veille nos porteurs en dessus du niveau de la mer. On y découvre une grande
LE TOUR DU MONDE. 333

quantité de collines isolées. Les forêts disparaissent, et struites en bois ou en bambou, mais en terre ou en
l'on commence, en approchant de la capitale, à voir quel- argile. D'ailleurs elles ne sont ni plus grandes, ni plus
que culture, c'est-à-dire des champs de riz. Là où le riz commodes, ni mieux meublées que celles des provinces
n'est pas cultivé, le sol est couvert de cette herbe, courte maritimes.
et d'un goût amer, que j'ai souvent remarquée à Suma- La plus grande partie des habitants de Madagascar ne
tra, et qui malheureusement n'est d'aucune utilité, puis- possède que quelques nattes de paille pour couvrir le sol
que le bétail ne l'aime pas. nu et quelques pots de fer ou d'argile pour cuire le riz.
Le territoire d'Émirne ne semble pas non plus être Je ne vis nulle part de lits, ni même de caisses en bois
'très-peuplé, et même près des rizières j'ai souvent cher- pour serrer les habits et autres objets. Il est vrai qu'ils
ché inutilement les villages qui pouvaient être cachés n'ont besoin ni des uns ni des autres; car le sol leur sert
derrière les collines. Je remarquai seulement dans les de couche, et toute leur garde-robe se réduit, la plupart
rares groupes d'habitations que nous traversâmes, que du temps, à un simbou unique qu'ils passent la nuit par-
les huttes n'étaient pas ici, comme sur la côte, con- dessus.leur tète. Ceux qui poussent le luxe à l'excès se cou-

Types malgaches. Dessin de E. de Bérard, d'après nature.

vrent encore d'une des nattes de paille qu'ils fabriquent prince, d'une troupe de soldats et d'un chœur de chan-
eux-mêmes. Une aussi complète absence de toutes les teuses.
commodités de la vie ne s'était encore jamais offerte à Les fidèles de Rakoto, au nombre de quarante, rap-
moi que chez les sauvages de l'Amérique septentrionale, pellent tout à fait les letules ou ant~wstions des anciens
dans le pays d'Orégon. chefs germaniques. Ce sont de jeunes nobles qui ont'
A quelques milles du village d'Ambatomango, où nous tant d'amour et de vénération pour ce prince, qu'ils se
avions passé la nuit du 29, nous vimes venir à not~e ren- sont engagés par serment à le défendre contre tout dan-
contre une grande foule, musique militaire en tête. C'était ger jusqu'au dernier homme. Ils demeurent tous dans
une sorte de députation que le prince Rakoto, fils de la son voisinage, et dans chacune de ses excursions il est
reine Ranavalo et héritier présomptif de la couronne, en- toujours accompagné au moins d'une demi-douzaine de
voyait au-devant de M. Lambert pour lui témoigner son ces fidèles, bien qu'il n'ait pas besoin de cette espèce de
affection et son estime. garde, aimé comme il l'est de la noblesse et du peuple.
La députation se composait de douze des fidèles du Cette députation prodigua à M. Lambert les mèmes
334 L~ T.0 Ult D U MUNLD.

honneurs que s'il eût été un prince de la famille royale, point de renoncer pour beaucoup de choses à sa.propre
distinction qui jusqu'ici n'avait encore été accordée à per- volonté, et de se rendre en cela l'esclave la plus soumise
sonne de la plus haute noblesse de l'empire, ni à plus dans un pays qu'elle gouverne d'ailleurs si despotique-
forte raison à un blan ment. Veut-elle, par exemple, faire une excursion, il faut
Toutes les fois que notre cortége passait devant un d'abord interroger les présages pour savoir et le jour et
village, toute la population accourait pour voir les étran- l'heure du départ. Elle ne mettra pas de robe, ne man-
gers beaucoup même se joignaient au cortége, de sorte gera d'aucun mets sans avoir consulté le sikidy. Même
que celui-ci grossissait toujours comme une avalanche. pour l'eau qu'elle boit, le sikidy doit indiquer à quelle
Les bonnes gens devaient être bien étonnés de voir des source il faut l'aller chercher,
blancs traités avec de si grands honneurs. Personne ne Il y a peu d'années encore, on consultait le sikidy à
pouvait s'expliquer cette distinction, car personne n'avait la naissance d'un enfant pour savoir s'il était venu au
encore vu pareille chose. monde dans un moment favorable. Quand la réponse
Enfin une nouvelle preuve de l'affection du prince Ra- était négative, on plaçait le pauvre enfant au milieu d'un
koto attendait M. Lambert dans le village d'Ambato- des chemins suivis par les grands troupeaux de boeufs.
mango. C'était le fils unique du prince, enfant de cinq Si les bète" passaient avec circonspection près de l'enfant
ans. Empêché, par une indisposition de la reine, de venir sans le ble:3ser, le charme fatal était rompu et l'enfant
lui-même au-devant de M. Lambert jusqu'à Ambato- rapporté eu triomphe à la maison paternelle. Il n'y avait
mango, le prince lui avait envoyé son enfant, que M. Lam- naturellement que peu d'enfants assez heureux pour sortir
hert avait adopté pendant son premier séjour à Tana- sains et saufs de cette dangereuse épreuve. La plupart y
narive. perdaient la vie. Les parents qui ne voulaient pas sou-
La coutume de l'adoption est fort usitée à Madagascar. mettre leurs enfants à cette épreuve se contentaient de
Dans la plupart des cas cela se fait pour avoir réellement les exposer, surtout quand c'étaient des filles, sans plus
un enfant; mais, dans d'autres, c'est une grande marque s'en inquiéter. La rein~ a défendu l'épreuve aussi bien
d'amitié donnée par le père à l'homme qui adopte l'en- que l'exposition; c'est peut-être la seule loi philanthro-
fant. L'adoption est déclarée au gouvernement, et celui- pique qu'elle ait déci-étée en ta vie.
ci, par un acte écrit, confirme les droits du nouveau père Tous les voyageurs qui veulent aller à la capitale
sur l'enfant adopté qui reçoit le nom du père adoptif, doivent en demander d'abord la permission à la reine, et
passe dans sa famille et obtient les mêmes droits que ses attendre à nne journée au moins de distance la décision
véritables enfants. du sikidy, qui fixe le jour et l'heure oii ils peuvent faire
Le prince Rakoto, en faisant la connaissance de' leur entrée. Il faut observer rigoureusement le jour' et
M. Lambert, l'avait tellement pris en affection, qu'il l'heure indiqués, et si dans l'intervalle le voyageur tom-
voulut lui donner la plus grande preuve de son estime bait subitement malade et se trouvait dans l'impossi-
et de son amitié en lui offrant son bien le plus cher, son bilité d'arriver aux portes de la -ville au moment pres-
fils unique, M. Lambert l'adopta, mais sans profiter de crit, il faudrait adresser un nouveau message à la reine
tous les droits d'un père adoptif; il donna son nom à e,t attendre une seconde décision du sikidy, ce qui fait
l'enfant, mais le laissa chez son véritable père. perdre aux intéressés plusieurs jours, et souvent plu-
Cet enfant n'est pas né prince car sa mère est sieurs semaines.
esclave. Elle s'appelle Marie, et malgré ce nom elle Nous fùmes à cet égard très-heureux. Le sikidy eut
n'est point chrétienne. On la dit très-intelligente, très- l'amabilité de ne pas nous faire attendre un seul jour et
bonne, et ayant beaucoup de caractère. Le prince l'aime de désigner justement comme propice celui auquel, d'a-
éperdument et, pour être à même de la voir toujours près nos dispositions prises d'avance, nous pouvions ar-
auprès de lui, il l'a mariée, pour la forme, à un de ses river dans la capitale. Je suis portée à croire que, dans
fidèles. cette circonstance, la curiosité de la reine influença en
Le lenrlemain nous devions entrer à Tananarive. Nous quelque sorte sur la décision de l'oracle. La bonne dame
étions d'autant plus pressés que nofls avions appris que devait êtrc; impatiente de se voir en possession des tré-
le sikidy (l'oracle) avait désigné cette journée comme sors que M. Lambert lui apportait..
propice pour notre entrée dans cette capitale, et que la Aux abords de la capitale, notre voyage devint une
reine désirait nous voir profiter de ce moment favorable. marche triomphale. En tète marchait le corps de la mu-
Dans tout :Madagascar, mais surtout à la cour, on est siqne militaire, suivi de beaucoup d'officiers, dont plu-
habitué, pour les affaires les plus importantes comme sieurs d'un rang très-élevé. Puis nous venions entourés
pour les plus insignifiantes, à consulter les augures. Cela des fidèles du prince; le chœur des chanteuses, les sol-
se fait de la manière suivante, qui est extrêmement sim- dats et le peuple fermaient la marche. De même que la
ple. On mêle une ceiUaine quantité de fèves et de cailloux veille, jeunes et vieux se pressaient autour de nous dans
ensemble et, d'après les figures qu'elles forment, les per- les villages par lpsfluels nous passions. Tout le monde
sonnes versées dans l'art augural prédisent une bonne ou voulut voir les étrangers attendus depuis longtemps, et
une mauvaise fortune. Il y a, à la cour seule, plus de beaucoup se joignirent au cortége et nous accompagnè-
douze aruspices jurés que la reine consulte pour la moin- rent plusieurs milles.
dre bagatelle. Elle respecte les sentences du sikidy, au La route traversait toujours le beau plateau d'Émirne,
LE TOUR DU MONDE. 335

Quel charmant aspect présenterait cette superbe contrée le nombre en monta jusqu'à quatre cents. Dans une
si elle était plus peuplée et bien cultivée On y voit, il est maison le mème coup de foudi tua dix personnes. Ces
vrai, infiniment plus de champs et de villages que dans violents orages ont lieu du milieu de mars à la fin d'avril.
les autres districts que nous avions traversés, mais ni la Il était quatre heures du soir quand nous arrivâmes
population ni la culture n'y sont en rapport avec la ferti- chez M. Laborde, ami intime de M. Lambert et grand
lité du sol. Ce qui donne un charme tout particulier à ce protecteur de tout Européen qui arrive à Tananarive. Sa
plateau, ce sont les nombreuses collines qui s'y croisent maison devait être la nôtre pendant notre séjour dans la
de tous côtés sans se relier les unes avec les autres. L'eau capitale.
non plus ne manque pas, et si on ne rencontre pas de Notre aimable hôte nous présenta aussitôt à deux Eu-
grand fleuve, on y trouve cependant une quantité in- ropéens, les seuls, outre lui, qui demeurassent à Tana-
nombrable de petites rivières et de petits étangs. narive. C'étaient deux ecclésiastiques, hôtes de M. La-
Il y a environ,quarante ans tout le plateau d'Émirne borde, l'un depuis deux ans et l'autre depuis sept mois.
était encore couvert de bois; mais aujourd'hui, dans un Le moment ne leur paraissant pas opportun pour se
rayon de près de trente milles anglais, il est tellement présenter comme missionnaires, ils cachaient cette qua-
dépouillé d'arbres qu'il n'y a que les riches qui se ser- lité avec le plus grand soin. Il n'y avait que le prince et
vent de bois comme combustible. Les pauvres ont re- nous autres Européens qui fussions dans le secret. L'un
cours à une espèce d'herbe de savane, dont les collines passait pour un médecin, et l'autre pour le précepteur
et les plaines sont abondamment couvertes, et qui pro- du fils de M. Laborde, revenu depuis deux ans de Paris,
duit une flamme très-forte mais naturellement de peu oà son père l'avait envoyé faire son éducation.
de durée. Heureusement ces gens n'ont besoin de feu Un superbe banquét nous réunit bientôt après autour
que pour préparer leur repas. Ils peuvent se passer de d'une table dl'essée et servie à l'européenne, avec cette
chauffage, bien que dans les mois d'hiver le thermomètre particularité que toutes les assiettes et tous les plats
descende jusqu'à trois ou quatre degrés, quelquefois étaient en argent massif; les verres m~me étaient rem-
même jusqu'à un degré Réaumur. Les maisons ont des placés par des coupes d'argent. On était au champagne
murs d'argile assez épais et sont couvertes d'une herbe et on commençaitporter des toasts quand un esclave vint
longue et serrée, de sorte que, malgré le froid du de- nous annoncer l'arrivée du prince Rakoto. Levés aussi-
hors, il fait toujours assez chaud dans l'intérieur. tût de table, nous n'eûmes pas le temps d'aller au-devant
Nous aperçûmes de loin Tananarive, la capitale du de lui. Dans son impatience de voir M. Lambert, il était
pays, située presque au milieu du plateau sur une de~ venu sur les pas de l'esclave. Ces deux hommes se
plus belles collines, et nous arrivâmes de bonne heure tiurent longtemps embra5~Ù)S,et aucun d'eux ne put trou-
dans l'après-midi aux faubourgs qui entourent de toutes ver un mot pour exprimer sa joie..On voyait qu'ils
parts la ville proprement dite. éprouvaient réellement l'un pour l'autre une profonde
Ces faubourgs étaient originairement des villages sépa- amitié. Nous tous qui assistions à ce touchant spectacle,
rés qui, en s'agrandissant, ont fini par s'agglomérer. La nous ne pûmes nous défendre d'une vive émotion. Le
plupart des maisons sont en terre ou en argile, tandis que prince Rakoto ou pour l'appeler de son nom entier,
celles qui se trouvent dans l'enceinte même de la ville Rakotond-Radama, est un jeune homme de vingt-sept
doivent être construites en planches, ou du moins en ans. Je ne lui trouvai, contre mon attente, rien de désa-
bambou. Je les trouvai généralement plus grandes et plus gr~éable.Sa taille est courte et ramassée. Sa figure et son
spacieuses que celles des villages, et aussi beaucoup plus teint ne répondent à aucune des quatre racas qui ha-
propres et en meilleur état. Les toits sont très-droits et bitent Madagascar. Il a tout à fait le type des Grecs de
très-hauts, et ornés à leurs extrémités de longues perches. Moldavie. Ses cheveux noirs sont crépus mais non co-
Les maisons, au lieu d'être alignées, sont placée~par tonneux, ses yeux foncés sont pleins de feu et de vie
groupes, au pied ou sur les pentes de la colline. Le pa- il a la bouche bien faite et les dents belles. Ses traits
lais de la reine se trouve sur la cime la plus élevée. Les expriment une bonté si candide qu'on se sent de suite
faubourgs par lesquels nous arrivâmes me parurent, à attiré vers lui. Il s'habille souvent à l'européenne.
ma grande surprise, très-proprement tenus, et non-seu- Ce prince est également aimé et estimé des grands et
lement les rues et les places, mais aussi les cours des des petits, et, au dire de 1VIM.Lambert et Laborde, il
maisons. mérite entièrement cette estime et cet amour. Autant la
Ce qui me surprit encore plus que cette propreté, ce reine sa mère est cruelle, autant le fils est bon autant
fut un grand nombre de paratonnerres. Presque toutes elle aime à verser le sang, autant il en a une horreur
les grandes maisons en étaient pourvues. Ils ont été in- invincible. Aussi tous les efforts du prince tendent-ils à
troduits par M. Laborde, un Français qui vit déjà depuis empêcher le plus plus possible les exécutions sanglantes
de longues années à Tananarive, et dont M. Marius me et à adoucir les chàtiments rigoureux que la reine inflige
raconta, chemin faisant,'la vie aventureuse. à ses sujets. A toute heuue il est prêt à écouter les mal-
Il n'y a peut-être pas, à ce qu'on me dit, d'endroit où heureux et à leur venir en aide il a défendu à ses es-
les orages soient plus terribles et où la foudre tombe claves de la manière la plus sévère de renvoyer qui que ce
plus souvent qu'à Tananarive. Tous les ans près de trois fllt, sous prétexte qu'il dormait ou qu'il prenait son re-
cents personnes y sont foudroyées, et l'année dernière pas. Les gens qui le servent viennent souvent au milieu
336 LE TOUR DU MONDE.

de la nuit éveiller le prince et implorer son secours pour Il est étrange qu'avec cette différence complète des
des parents qui d vivent être exécutés le lendemain de caractères, la, mère et le fils aient l'un pour l'autre la
grand matin. S'il ne peut obtenir leur grâce de sa mère, plus tendre affection. Le prince a le plus grand attache-
il prend comme par hasard le chemin au moment où les ment pour la reine; il cherche à excuser de toutes les
malheureux, liés avec des cordes, sont conduits au lieu manières ses cruautés, et rien ne lui fait plus de peine-
du supplice, et il coupe leurs liens et les engage à fuir que la pensé~ que sa mère pourrait ne pas être aimée.
ou à rentrer tranquillement chez eux, selon qu'ils cou- Le noble ~~aractèredu prince est d'autant plus digne
rent plus ou moins de danger. d'admiration que, dès sa plus tendre enfance, il a tou-
Quand on rapporte ensuite à la reine la conduite tenue jours eu devant les yeux le mauvais exemple de sa mère
par son fils, elle ne fait pas la moindre observation. Seu- et qu'on n'a rien fait pour son éducation, Sur cent cas
lement elle cherche à couvrir du plus grand secret pos- semblables, quel fils n'eût-on pas vu adopter les pré-
sible les condamnations et à en hâter l'exécution. Le jugés et les défauts de sa mère
jugement et le supplice se succèdent si rapidement que, A part quelques mots d'anglais, on n'a rien cherché à
quand par hasard le prince est absent de la ville, le lui apprendr~ Tout ce qu'il est et tout ce qu'il sait, il
message lui arrive trop tard pour qu'il puisse intervenir. le doit à lui-même. Que n'aurait-on pu faire de ce prince

Gr~uiel' à riz et pi~aeonnier, à Aladagascar. Dessin de E. de Bérard, d'après nature.

si son esprit et son talent avaierit été développés par une homme génére"!lx, ce sont les paroles suivantes que je
instruction solide? J'eus souvent occasion de le voir et lai ai entendu prononcer moi-même. Il me disait qu'il
de l'observer; car il ne se passait guère de jour qu'il ne lui était indifférent que ce fût la France ou l'Angleterre,
visitât M. Lambert. Je n'ai remarqué en lui d'autres ou quelque autre nation, qui possédàt l'ile, pourvu que
défauts que trop peu de fermeté et de confiance en lui- le p~uple fût bien gouverné. Il ne demandait pour lui-
même, et la seule chose que je redoute, si jamais le même ni trÔne ni royauté; il était toujours prêt à re-
pouvoir arrive entre ses mains c'est qu'il n'ait pas noncer par écrit à ses droits, et à vivre en simple parti-
l'énergie nécessaire pour exécuter ses bonnes inten- culier s'il pomait assurer par là le bien de son pays.
tions. Je dois avouer que ces paroles me touchèrent profon-
En attendant il se passe peu de jours qu'il ne sauve la dément et m'inspirèrent pour le prince une estime que
vie à quelque malheureux ou qu'il ne fasse du bien. Son- je n'ai encore éprouvée que pour peu d'hommes. A mes
vent il sacrifie dans ce but son dernier écu et son dernier yeux, un homme qui pense aussi noblement est plus
boisseau de riz, et il éprouve une double joie quand il grand que le plus puissant et le plus glorieux monarque
peut venir en aide à un malheureux sans que celui-ci de la.vieille Europe.
apprenne d'où lui vient le secours. Traduitpar `Ÿ. DE SUCKAU.
Ce qui mieux que ma faible plume lera l'éloge de cet (La fin à la prochainelivraison.)
LE TOUR DU MONDE. 337

Vue de Tananarive, capitale de Madagascar. Dessin de E. de Bérard d'après W. Ellis.

v 0 y AGE S D'IDA PFEIFFER.


RELATIONS
POSTHUMES
1.
1857. TEXTE
INÉDIT..

MADAGASCAR.
Coup d'oeil géographique et historique sur Madagascar.

Bien que fréquentée depuis deux siècles, l'ile de Ma= rents ouvrages publiés sur cette île, un aperçu géogla-
daga-;car est très-peu connue. Quelques voyageurs seu- phique et historique.
lement sont parvenus à'pénétrer dans.l'intérieur du pays, L'ile de Madagascar doit avoir déjà été connue des
et encore n'ont-ils pas eu le loisir de l'étudier tout à leur anciens. Marco Polo en fait mention au treizième siècle.
aise. Quaut à moi, je n'ai malheureusement pas assez Les Portugais la visitèrent en 1506, et la première na-
de connaissances pour pouvoir donner de ce pays une tion d'Europe qui ait tenté d'y fonder un établissement
description scientifique. Je suis, comme je l'ai déjà dit fut la France, en 1642.
plusieurs fois, tout au plus en état de décrire avec vérité Située au sud-est de l'Afrique, dont elle n'est séparée
ce que j'ai vu: Il ne sera donc pas, je crois, sans intérêt que par le canal de Mozambique large de soixante-
pour mes lecteurs, qu'avant de commencer le récit de quinze milles, Madagascar s'étend du douzième au
mes aventures à Madagascar, je donne ici, d'après diffé- vingt-cinquième degré quarante-cinq minutes de latitude
méridionale, et du quarantième degré quarante minutes
1. Suite. Voy.p. 2R9;305et 321. au quarante-huitième degré cinq minutes de lone-itud~
IV. 100'LIV. 22
338 LE TOUR DU MONDE.
orientale c'est, après Bornéo et la Nouvelle-Guinée, -la également sans succès, de fonder des établissements à
plus grande île du monde. Sa superficie est d'environ dix Madagascar; ils s'fmparèrent des forts de Tamatave et
milles carrés géographiques. Sa population, évaluée bien Foulepointe, mais ils ne purent les conserver que peu de
diversement, varie, suivant les estimations, de un mil- temps.
lion et demi à six millions d'habitants. Cependant, dans l'intérieur du pays, l'empire des Ho-
L'ile pos~ède d'immenses forèts, de vastes plaines, val- vas s'étai'; considérablement agrandi. Dinampoiene, le
lées et go:ges, beaucoup de ri~ières et de lacs, et de chef liova, de Tananarive, après des guerres heureuses
grandes chames de montagnes, dont les pics s'élèvent à contre des chefs moins puissants, réunit leurs États aux
trois et quatre mille mètres et même plus haut. siens. Il passe pour avoir été un homme très-actif et très-
La v~gétation est extrêmement riche et le climat très- intelligent, qui donna de bonnes lois à son peuple et lui
chaud. Ce dernier est excessivement malsain pour les défendit J'usage des liqueurs et du tabac. A sa mort, en
Européens le long des côtes où il y a beaucoup de ma- 1810, son empire, déjà puissant, passa sous le sceptre de
rais il l'est moins dans l'intérieur du pays. Les princi- son fils 1=tadama, qui n'avait alors que dix-huit ans. Il
paux produits sont des baumes et des résines, du sucre, était, comme son père, intelligent, honnête et très-am--
du tabac, de la soie, du riz, de l'indigo et des épices. Les bitieux; il se fit l'ami des Européens et rechercha leur
forêts fournissent de superbes bois de construction, les société pour étendre le cercle de ses connaissances.
arbres fruitiers produisent presque tous les fruits de la Profitant de ces dispositions du prince, les Anglais
zone tropicale. Parmi les nombreuses espèces de pal- surent bi3ntôt gagner ses bonnes grâces. Il leur accorda
miers, il faut surtout citer le beau palmier d'eau et le toutes sortes de distinctions et poussa l'engouement pour
raffia. Le baobab, ce roi monstrueux des végétaux afri- eux jusqu'à porter quelquefois un uniforme anglais. Il
cains, croit, dit-on, sur la côte occidentale de l'ne, reçut en dédommagement ,de l'argent et des présents
Quant au règne animal, Madagascar possède aussi quel- d'une valeur de deux mille livres sterling, et le gouver-
ques espèces particulières parmi lesquelles on compte nement anglais promit en outre de faire instruire dix
huit ou dix variétés du genre maki, le perroquet noir et jeunes gens de Madagascar en Angleterre et dix autres'àà
beaucoup de bêtes à cornes, de chèvres, de brebis et de Maurice, dans différents ants et différents métiers.
beaux oiseaux. Les bois et les savanes sont habités par Radama observa exactement le traité, jusqu'au mo-
des buffles et des sangliers, des chiens et des chats sau- ment où le général anglais. Hall arriva au gouverne-
vages mais on n'y trouve aucune autre espèce d'animaux ment de Maurice. Ce fonctionnaire, croyant sans doute
dangereux. Les serpents y sont inoffensifs, les autres rep- que les sauvages n'étaient pas des hommes, ne rougit pas
tiles très-rares, et comme animaux venimeux il n'y a de déclarer publiquement qu'un contrat conclu avec un
que la scolopendre et une petite araignée noire, qui vit sauvage n'avait pas la moindre valeur, et il ,ne se fit pas
sous terre, et dont la piqûre passe pour mortelle, mais faute de l'enfreindne de toutes les manières. Il s'ensuivit
qu'on ne rencontre que rarement. L'He abonde aussi naturellelD~nt que Radama rétablit la traite et se mit à
en métaux, surtout en fer et en charhon de terre. Ses favoriser les Français aux dépens des Anglais, qui long-
richesses minérales sont encore peu explorzes. temps tentèrent en vain de regagner leur influence. Ils
Quatre races différentes habitent cette grande terre. s'étaient rendus si odieux, non-seulement à Radama,
Au sud demeurent les Cafres, à l'ouest les Nègres, tan- mais'aussi au peuple, qu'on avait fini par appeler Anglais
dis qu'au nord domine la race arabe, et l'est et dans tout ce qui était regardé comme faux ou mensonger.
l'intérieur la race malaie. Ces principales races se divi- Nnanmoins, ils réussirent plus tard à renouveler le traité
sent en beaucoup de tribus; celle des Hovas, appartenant et à obtenir m'me d'autres concessions. Ainsi en 1825
à la race malaie, est la plus nombreuse et la plus civi- Radama accorda aussi aux missionnaires anglais le droit
lisée de toute l'He, qu'ils ont presque entièrement. con- de s'établir dans l'ile, de construire des maisons, de faire
quise depuis le commencement de ce siècle. le commerce, de cultiver la terre et de fonder des entre-
La partie de l'ile la moins connue est la côte sud- prises industrielles.
ouest, dont les habitants passent pour les gens les plns En poursnivant les plans ambitieux de son père, Ra-
inhospitaliers et les ennemis les plus déclarés des Euro- dama était parvenu à étendre sa domination sur la plus
péens: Tous ces peuples sont, comme la plupart des pen- grande partie de l'ile et à devenir roi de Madagascar. Il
ples primitifs, très-paresseux, curieux et très-supersti- réunissait sous son sceptre, outre le pays des Hovas, ce-
tieux. lui des Seklaves avec leur capitale Bambetok, sur la côte
Les Français, comme nous l'avons déjà dit, ont tenté nord-ouest, sur la côte occidentale mozangaye et sur la
depuis 1542 de s'établir à Madagascar. Ils conquirent côte nord, les pays des Antrawares et les Betimsavas. La
d'abord quelques districts, fondèrent çà et là des comp- côte sud-ouest seule et quelques cantons du sud-est
toirs, construisirent de petits forts, mais ils ne purent les avaient conservé leur indépendance.
conserver. Toutes leurs tentatives échouèrent, d'une part L'influence dont les missionnaires jouirent auprès de
par la malignité du climat, d'autre part et surtout par les ce roi, ils la durent en grande partie aux louanges et aux
mêmes causes qui leur firent perdre, dans le siècle der- flatteries dont ils le comblèrent. Ils lui décernèrent de
nier, l'Inde et le Canada. son vivant le titre de GraoZd,que l'histoire lui conservera
Sur leurs traces les Anglais essayèrent aussi, mais peut-être en songeant' à tout ce'~qu'il a fait pendant la
340 LE TOUR DU MONDE.
courte durée de son règne. La conquête d'une grande Anglais, mais aussi à celle de tout autre peuple euro-
partie de l'ile, l'abolition de la peine de mort pour beau- péen. Sa première femme, Ranavalo, lui succéda sur le
coup de crimes, la défense de faire la traite avec l'étran- trône et ajouta à son nom le titre royal de manjaka.
*(
ger, la création d'une armée bien disciplinée, l'introduc- Cette femme cruelle et sanguinaire commença son rè-
tion de beaucoup de métiers européens, tout cela fut son gne en faisant exécuter sept des plus proches'parents du
aeuvre. C'est sous son règne que furent instituées les feu roi; suivant les rapports du missionnaire M. Guil-
laume Ellis, on ne tua pas seulement tout ce qui appar-
premières écoles publiques et que l'on adopta les carac-
tères latins pour la langue du pays. Toujours préoccupé tenait à la :~amille de Radama, mais aussi les nobles
de l'amélioration matérielle et intellectuelle de son em- placés près (lu trône, et que Ranavalo craignait d'y voir
pire, il n'S- eut qu'une chose dont il ne voulut pas enten- élever des préten'tions.
dre parler, c'est de l'établissement de bonnes routes. Il Elle rompit sur-le-champ le traité conclu avec Radama
croyait comme la plupart des chefs de peuples à demi par les Anglais. Sa haine contre ce dernier peuple était
sauvages, que les mauvaises routes étaient les meilleurs si grande qu'elle s'étendait à tout ce qui venait d'Angle-
remparts contre les Européens. Il mourut le 27 juillet terre et jusqu'aux animaux importés de ce pays. Tous les
1828, à trente-six ans, de suites de débauches comme hommes d'origine vraiment anglaise furent tués ou du
Alexandre, disent les uns, et de poison, affirment les moins bannis de ses États. Les Français ne trouvèrent
autres. Sa mort mit non-seulement fin à l'influence des pas non plus gruce à ses yeux; elle ne voulait pas du tout

entendre parler de civilisation, et elle s'efforça d'en palais, au-dessus de la porte d'entrée duquel plane un
étouffer tous, les germes. Elle chassa les missionnaires, grand aigle doré aux ailes déployées. Conformément à
défendit la propagation du christianisme et mit entrave à l'étiqu ette, iioits franchimes le seuil le pieddroit en avant,
tous les rapports avec les Européens. Ses sujets, sur- et de même le seuil d'une seconde porte qui conduisait à
tout ceux qui ne sont pas de la tribu des Hovas, dont une grande cour devant le palais. Là nous vimes la reine
elle est issue elle-même, sont traités par elle avec la assise sur le balcon du premier étage. Onnous fit ranger
plus grande rigueur et même avec cruauté. Pour les dans la cour sur une ligne en face d'elle. Sous le balcon,
moindres fautes elle leur inflige les peines les plus dures, des soldats faisaient quelques exercices dont le dernier
et chaque jour elle fait exécuter des sentences de mort. était des plus burlesques; il consistait à lever brusque-
Depuis son avénement Ranavalo n'a cessé de régner ment le pied droit comme's'ils avaient été piqués par la
par la terreur. tarentule.
La reine, 'selon l'usage du pays, était enveloppée d'un
Présentationà la cour. Le manasina. Le palaisde la reine. large simbou de soie, et comme coiffure elle portait une
Atrocitésdu gouvernementde la reine. Exécutions. énorme couronne d'or. Quoiqu'elle fùt assise à l'ombre.
Le tangouiu. Persécutiondes chrétiens, Hainecontreles
on n'en teniit pas moins déployé au-dessus de sa tête un
Européens. M. Lambertet le prince Rakoto.
très-grand parasol en soie cramoisie, qui fait partie de
Le 2 juin eut lieu notre présentation à la cour. Vers la pompe royale. D'un teint assez foncé, d'une forte com-
quatre heures de l'après-midi nous nous fimes porter au plexion, elle est, malgré ses soixante-quinze ans, et pour
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3412 LE TOUR DU MONDE.
le malheur du pauvre pays encore robuste et alerte. privations; mais cela inquiète fort peu la reine, et la
Autrefois elle était, dit-on, très-adonnée' la boisson_; moitié de la population peut périr, pourvu que ses or-
mais elle a déjà depuis longtemps renoncé à ce vice. A dres suprême;>_s'accomplissent.
la droite de la reine était son fils, le prince Rakoto, à la Ranavalo est incontestablement une des femmes les
gauche son fils adoptif, le prince Ramboasalama; der- plus altières IJt les plus cruelles qui aient paru sur la
rière elle se tenaient debout ou assis quelques neveux, terre, et son histoire n'est qu'un tissu d'horreurs et de
nièces et autres parents des deux sexes, ainsi que plu- scènes sangla!1tes. En moyenne, il périt à Madagascar,
sieurs grands du royaume. Le ministre qui nous avait tous les ans, de vingt à trente mille personnes, soit par
conduits au palais adressa un petit dif>coursà la reine, les exécutions et les empoisonnements, soit par les cor-
après quoi rious dûmes nous incliner trois fois et pro- vées et par les guerres. Si ce gouvernement dure encore
noncer ces mots Esarutsn~~a tonzbo~;oë,ce qui signifie longtemps, aate belle île se trouvera bientôt tout à fait
« Nous te saluons de notre mieux;» elle
répondit dépeuplée dès aujourd'hui la population est de moitié
Esaratsa.ra, ce qui veut.dire C'est très-bien. D moins nombreuse qu'elle l'était du témps du roi Ra-
Nous nous tournâmes ensuite gauche, pour faire les dama, et des milliers de villages ont déjà disparu sans
mêmes trois révérences au tombeau du roi Radama, laisser la moindre trace de leur existence. Du sang,
plac-1-de cût~.à quelques pas de là; puis nous retournâ- toujours du Eang, D telle est la devise de cette mégère
mes à notre ancienne place devant le balcon, et l'irnes de couronnée qui croit avoir perdu sa journée si elle n'a
nouveau trois révérences. M. Lambert, à cette occasion, pas signé au moins une demi-douzaine de sentences de
leva en l'air une pièce d'or de cinquante francs et la mit mort.
dans la main du ministre qui nous accompagnait. Ce don, Pour mieux faire connaître ce monstre dont la société
que dbit offrir tout étranger prFsenté pour la première des missions anglaises a, par charité, chaudement épousé
fois à la cour, s'appelle i~in?7asii~«.
Il n'est pas nécessaire les intérêts et que le missionnaire Ellis a osé défendre,
que ce soit une pièce de cinquante francs la reine se je citerai quelques-unes de ses atrocités, dont une suffi-
contente même d'un écu d'Espagne ou d'une pièce de rait pour rendre à jamais odieux le nom de Ranavalo.
cinq francs. Du reste, M. Lambert avait déjà donné une En 1831, à une époque oit la-discipline introduite dans
pièce de cinquante francs à l'occasion du sambas-sannbus. l'armée, par le roi Radama, n'etait pas encore tout à fait
C'est de cette manière que la fière reiné de Mada- oubliée, la reine soumit une grande partie de la côte
gascar donne audience aux étrangers; elle se croit beau- orientale dont la principale population se compose de
coup trop grande et trop élevée pour admettre des étran- Seklaves. Elle ordonna à tous les hommes du pays con-
gers dès la première fois en sa présence immédiate. quis de venir lui rendre hommage. Quand tous ces mal-
Quand on a le bonheur de lui plaire particulièrement, heureux, au nombre de vingt-cinq mille, furent assem-
on est introduit dans le palais, mais jamais dès la pre- blés, on leur enjoignit de déposer les armes. Puis on les
mière audience. conduisit sur une grande place qu'on fit entourer de
Le palais de la reine est un grand édifice en bois, com- soldats. On les força de s'agenouiller en si- de sou-
posé d'un rez-de-chaussée et de deux étages avec une mission. A peine eurent-ils fait.ce qu'on leur demandait
toiture très-élevée. Les étages sont entourés de larges que les soldats se précipitèrent sur ces malheureux et
galeries. Tout l'édifice est entouré de colonnes en bois, les massacrèrent tous. Quant aux femmes et aux enfants
de vingt-six mètres de haut, sur lesquelles repose le toit de ces pauvrc;s victimes, on les vendit comme esclaves.
qui monte encore en forme de tente, à plus de treize mè- Tel est le sort réservé par la reine aux vaincus mais
tres, et dont le centre est appuyé sur une colonne de celui des sujets ne vaut guère mieux.
trente-neuf mètres d'élévation. Toutes ces colonnes, sans Malheur à ceux d'entre eux que poursuit une accusa-
en excepter celle du centre, sont d'un seul morceau, et tion de magie, de violation de tombe, ou de christia-
quand on songe que les forêts dans lesquelles il y a des nisme. Les supplices les plus abominables les attendent.
arbres assez gros pour fournir de pareilles colonnes sont En 1837, une seule dénonciation de ce genre engloba
éloignées de cinquante à soixante milles anglais de la seize cents personnes. Sur ce nombre, quatre-vingt-seize
ville; que les routes, loin d'ètre frayées, sont presque furent brûlées ou précipitées du haut d'un grand rocher,
impraticables; et que le tout, amené sans l'assistance de situé dans la ville de Tananarive, et qui a déjà coûté la
bêtes de somme ou de machines, a été travaillé et mis vie à des milliers d'hommes; quelques-uns furent jetés
en place avec les outils les plus simples, on doit considé- dans une fosse et couverts d'eau bouillante; d'autres exé-
rerl'érection de ce palais comme une œuvre gigantesque, cutés avec la lance ou décapités; à plusieurs on coupa les
digne d'ètre assimilée aux merveilles du monde. Pour membres les uns après les autres; mais on réserva au
le transport de la plus haute colonne seule, on a occupé dernier la mort la plus affreuse. Il fut mis dans une
cinq mille hommes et il a fallu douze jours pour la natte où on ne lui laissa de libre que la tête, et son
dresser. corps fut livré tout vivant à la pourriture
Tous ces travaux ont été exécutés par le peuple comme Dans une autre occasion, le même genre d'accusation
corvée, sans qu'il reçût ni salaire ni nourriture. On pré- amena en une seule fois deux cents personnes devant la
tend que, pendant la construction du palais, quinze mille cour criminelle de Tananarive; condamnées au tangouin,
teuckes ou manoeuvres ont succombé à la peine et aux cent quatre-vingts moururent.
LE TOUR DU MONDE. 343
Le tangouin est un poison qui' donne son nom à une peaux, mais la troisième n'ayant pas reparu, elle fut.tuée
épreuve judiciaire qui se pratique de la manière sui- sans miséricorde.
vante le poison est tiré du noyau d'un fruit qui a la C'était pour mettre fin à ces atrocités que, dès 11155,
grosseur d'une pêche et vient sur l'arbre tan~uiva-vcne- M. Lambert avait arrêté avec le prince Rakoto un plan,
~zi/lora. Le condamné est prévenu par le lumpi-ta~irJuiue dont il venait maintenant hâter l'exécution, au risque de
(c'est ainsi que s'appelle l'homme chargé d'admil:istrer sa vie et un peu aussi de la mienne, à moi, chétive, qui
le poison) du jour où il aura à se présenter pour l'é- ne me doutais de rien.
preuve. Quarante-huit heures avant le jour fixé, il ne
lui est permis de prendre que très-peu de nourri- Dinerchez 11T.
Laborde. Lesdamesde Madaaascaret lesmodes
de Paris. La conjuration. Sonavortement. Persécution.
tùre, et dans les dernières vingt-quatre heures on ne lui
Jugement.
en accorde plus du tout. Ses parents l'accompagnent
chez l'empoisonneur, où il est forcé de se déshabiller et Le 6 juin, M. Laborde donna un grand diner en l'hon-
de jurer qu'il n'a eu recours à aucun sortilége. Le lamp'7 neur du prince Rakoto dans son pavi:lon situé au pied de
tanguine ratisse alors, à l'aide d'un couteau, autant de la colline.
poudre-du noyau vénéneux qu'il croit nécessaire. Avant Bien que le diner ne fût 'annoncé que pour six heures,
de faire prendre le poison à l'accusé, il lui demande s'il nous nous y fimes porter dès trois heures. En route nous
veut avouer son crime; mai, celui-ci s'en garde bien, car passâmes dans la ville haute près d'un endroit où se trou-
il n'en serait pas moins forcé de prendre le poison. Le vent braqués dix-neuf grands canons de dix-huit dont les
lampi-tanguine met le poison sur trois petits morceaux bouches so~nt dirigées sur la ville basse, sur les fau-
de peâu d'environ deux centimètres de long et coupés sur bourgs et vers la vallée. Afin d'occuper le temps jusqu'au
le dos d'une poule grasse, puis il les roule ensemble et diner, on nous gratifia de plusieurs *divertissements indi-
les fait avaler à l'accusé. gènes, dont un des plus goûtés est une variété de ce genre
Autrefois presque tous ceux à qui on faisait pren- de combat que les Parisiens nomment, je crois, la savate.
dre ce poison mouraient au milieu des convulsions et Les lutteurs se portaient avec les pieds des coups si forts
des douleurs les plus atroces. Mais, depuis environ dix contre toutes les parties du corps que je croyais à tout
ans, il est permis à ceux qui n'ont pas été condamnés moment que l'un ou l'autre devait avoir une côte ou une
au tangouin par la reine même, d'employer le remède jambe cassée. Ce jeu délicat est, surtout pendant l'hiver,
suivant contre l'empoisonnement. Aussitôt que l'accusé en grande faveur chez le peuple, auquel il tient lieu de
a pris le poison, ses parents lui font boire de l'eau chauffage. Les plus grands froids durent ici du mois de
de riz en si grande quantité que souvent tout le corps mai à la fin de juillet, et le thermomètre descend souvent
s'enfle, ce qui provoque d'ordinaire de violents vomis,. jusqu'à quatre ou trois degrés, quelquefois même jusqu'à
sements. un seul degré au-dessus de zéro. G°pendant tout reste
L'empoisonné est-il assez heureux pour vomir, non- vert, les feuilles ne tombent pas, et les campagnes pa-
seulement le poison, mais aussi les trois petites peaux raissent aussi riantes et aussi florissantes que chez nous
entières et intactes, il est déclaré innocent, et ses parents au milieu du printemps.
le ramènent chez lui en triomphe avec des chants et des Après la lutte vinrent les danses et les exercices gym-
cris d'allégresse. Mais si une seule des p2tites peaux nasiiques, on fit aussi de la musique. Le prince avait
n'est pas rendue ou bien si elle est endommagée, l'accusé envoyé son orches1re, qui exécuta assez bien quelques
ne saive point sa vie en ce cas il est tué avec la lance jolis morceaux. Je trouvai moins de plaisir aux chants
ou d'une autre manière. d'une troupe de jeunes filles du pays à qui un mission-
Un des nobles qui venaient souvent chez nous avait naire français avait donné des leçons.
été condamné, il y a plusieurs années, à avaler le tan- Elles savaient par cœur une grarde quantité de chan-
gouin. Il vomit heureusement le poison et les trois pe- sons et ne criaient pas d'une manière aussi dé¡:agréable
tites peaux entières et intactes. Son frère courut en que les artistes que j'avais entendus jusqu'alors; au con-
toute hâte chez la femme du noble lui annoncer cette traire elles chantaient assez juste; c'était cependant très-
bonne nouvelle, et la malheureuse en fut si saisie qu'elle ennuyeux et je rendais toujours grâces au ciel quand arri-
tomba à terre sans connaissance. Tant de sentiment chez' vait la fin. Peu avant six heures le prince parut accompa-
une femme de ce, pays me parut bien extraordinaire, et gné de son petit garçon, de sa bien-aimée Marie et d'une
j'eus de la peine à le croire. Mais j'appris alors que si amie de cette dernière Mal ie me plut moins encore en
son mai avait succoinbé, on l'aurait,traitée de sorcière, cette occasion que la première fois. La faute en était à
et probablement aussi condamnée au tanguuin. La vive son costume; elle était tout à fait mise à l'européenne.
émotion qu'elle éprouva fut donc plutôt causés par la Ces modes follEs et exagérées que Paris envoie partout
joie d'échapper elle-mème à la mort que par celle de sont loin de me paraitre toujours gracieuses et séduisan-
voir son mari sauvé. Pendant moi; séjour à Tananarive, tes chez'nos femmes et nos filles et elles ne vont vrai-
une femme perdit tout à coup plusieurs de ses enfants. ment bien qu'à celles qui sont assez belles pour que rien
On l'accusa d'avoir eu recours à des sortiléges pour les ne puisse les défigurer; mais là où manquent la beauté
faire mourir, et on la condamna à prendre le tangouin. et la grâce naturelles, nos modes deviennent absolu-
La malheureuse vomit le poison et deux des petites ment baroques et ridicules, et à plus forte raison chez
344 LE TOUR DU MONDE.
de lourdes créatures. aux noirs visages de guenons. assez solidcs pour résister aux coups de lance, et il ter-
Mme Marie peut être une excellente personne et je mina en me disant que tous les préparatifs étaient faits,
n!J~voudrais en rien lui être' désagréable, mais je ne que le ,moment d'agir,approchait et que je devais sans
pus 'empêcher de me mordre les lèvres jusqu'au sang cesse m'y tenir préparée.
pour ne pas éclater tout haut à sa vue. Par-dessus J'avoue (lue je fus saisie d'un sentiment tout particu-
une, cle'mi-douzaine ,de jupons einpesés très-roides, elle lier quand je me vis impliquée tout coup dans un évé-
portait une robe de laine garnie jusqu'à la ceinture de nement politique si coosinérable et que, dans le premier
larges falbalas et de grands noeuds de ruban mais qui, moment, les idées les plus diverses me passèrent par la
au lieu d'ètre attachés par devant l'étaient par der- tête. Je ne pouvais nie dissimuler qu'en cas d'échec ma
riè're;' Elle s1etaitmis sûr--les épaules un châle fran- vie courait le même danger que celle de M. Lambert. Il
çais qu'elle avait de la peine à faire tenir, et sa tête aux ne me res1ait" cependant qu'à faire contre fortune bon
bou'èles:cotonnéuses et crépues súpportait, tout en arrière cœur, et à m'en remettre à Dieu qui m'avait déjà tirée
et enfoncé sur.la'nuque, un tout petit chapeau rose. de tant de situations dangereuses. J'exprimai les vœux les
Le diner et la soirée se plus sincères au prince
passèrént .très ~.gaienient; Rakoto et à M. Lambert
sur les,dix heures.du.'soir, pour le succès de leur' en-
M. Labordé me dit 'tout treprise et je me retirai
bas .dé p:rétextér quelque. ensuite dans ma chambre.
malaise;, suite ,de quelques Il était plus de minuit
acéès de fièvi·e qui ve- quand je me mis au lit,
riaient' de, m'éprou\'E}I', et où la fatigue et la fièvre
de clore la 'soirée Je~ lui combinées ne tardèrent
répondis- que ce droit ne pas' livrer mon sommeil
m'appartenait. pas, 'mais- à des rêves effrayants,
revenait-au prince. Il in- qu'avec un peu de crédu-
sista"cependant pour que lité' j'aurais pu prendre
je -lé fisse; en me..disant plus tard pour des aver-
qu'il 'àvait :pÓiu' cela-des tissements très-réels.
ràis.6ns-iiiàpb.itailtes,- qù'il Le plan imaginé par les
me _communiquerait plus conjurés était le suivant
tard, Je me conformai le 20 juin après une
donc à sa volônté et dm; grande fête de nuit desti-
nai le signal du départ, née à détourner les soup-
qui s'opéra :par le. plus çons, tous les conjurés
beau clair de lune, et aux devaient se glisser secrète-
sons d'une joyeúse mu- ment, à deux heures du
sique. matin, dans le palais de
Le prince Rakoto et la reine, dont les entrées
1\L Lambert m'appelèrent occupées par le prince
alors dans mie dés pièces Raharo le chef de l'ar-
voisines de mon logis, et mée avec des officiers
le prince me déclara que dévoués, seraient tenues
c'était sur sa demandé que ouvertes; puis s'assem-
M. Lambert était revenu bler dans la grande cour
-Le maki ou singe malgache ( lemur mococo ).
à Madagascar pour' l'ai- devant les appartements
dèr, avec une partie dé la noblesse et de l'armée, à écar- de la reine, et à un signal donné proclamer roi le prince
ter du trône la reine 'Ranavalo,.sans lui ravir pourtant Rakoto. Les nouveaux ministres, déjà- nommés par le
ni sa liberté;'ni ses 'richesses, ni ses honneurs. prince, auraient été alors déclarer à la reine que telle
M. Lambèrt, de son côté,- m'apprit que nous avions était la volonté des nobles, des soldats et du peuple; et
diné dans le pavillon de M. Laborde parce qu'on pouvait en même temps le canon devait retentir du haut des
plus tranquillement" convenir de tout; que le signal du remparts du palais pour annoncer au peuple le change-
départ devait venir de moi, pour faire croire que la petite ment de gouvernement et sa délivrance de la tyrannie
fête avait été donnée à mon intention, et que nous avions sanglante de la reine.
passé par-la viné, musique en tête, pour montrer qu'il" Malheureusement on ne put pas en venir à l'exécution;
ne s'était agi que:de plaisir et d'amusement. le plan échoua par la lâcheté et la perfidie du chef de
Il me montra dans la maison tout un petit arsenal de l'armée, du prince Raharo. Dans la nuit du 20 juin, il
sabres, de poignards,dë pistolets et de fusils pour armer prétendit que, par suite d'obstacles imprévus, il ne lui
les conjurés, ainsi qùe des sortes, dè plastrons e cuir avait pas été possible de faire occuper le palais unique-
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346 LE TOUR DU MONDE.

ment par des officiers dévoués, qu'il ne pouvait donc pas appris que jmqu'ici on n'a ramené que très-peude prison-
tenir cette nuit les portes ouvertes, et qu'il fallait atten- niers. Elle en a été eccessivement irritée et s'est écriée,
dre une occasion plus favorable. En vain le prince lui dans la plus grande fureur, qu'il fallait fouiller les entrail-
adressa-t-il message sur message; on ne put rien obte- les de la terrE: et sonder les rivières et les lacs pour qu'il
nir. Il fallut encore ajourner à une date indéterminée n'échappât pas au châtiment un seul de ces violateurs
l'exécution d'un plan auquel se rattachaient la liherté ou de ses lois. Ces grands éclats de paroles et les nouveaux
la vie de tant d'existences et qui était devenu, pour ainsi ordres sévères donnés aux officiers et aux 'soldats char-
dire, le secret de tout le. monde. Dès le 22, la reine en gés de la poursuite des chrétiens n'ont pas, Dieu merci,
était informée et, convaiucue de l'impuissance des con- de grands résultats, et Sa Majesté sera hors d'elle-même
jurés, elle ne songea plus qu'à se venger et à pallier en quand elle alprendra que les habitants de villages en-
même temps la faute de son fils vis-à-vis du peuple. tiers sont parvenus, par une fuite opportune, à se sous-
Le 3 juillet la terreur courut dans toute la.ville. Un traire à sa colère. C'est ce qui arriva, il y a peu de jours,
grand kabar fut proclamé. Une pareille annonce 'remplit dans le village d'Aubohitra-Biby, à neuf milles de Ta-
toujours le peuple d'angoisse et d'épouvante; car il sait nanarive; quand les soldats arrivèrent, ils ne trouvèrent
par une triste expérience qu'elle ne présage rieù que plus rien que des chaumières vides.
persécutions et supplices. Les rues étaient pleines de Un corps de troupes de quinze cents hommes a aussi
cris et de hurlements; on courait et on fuyait de toutes été expédié aujourd'hui vers le district I-Baly, sur la
parts, comme si la ville avait été envahie par une armée côte. orientale, Ce vaste district, habité par les Saka-
ennemie, et vraiment on aurait pu le croire en voyant laves qui subissent l'influence des établissements fran-
des troupes occuper toutes les issues de la ville, et les çais de Mayotte et de Nossi-bé, n'est soumis qu'en par-
soldats arracher de force les pauvres gens de leurs mai- tie à la reine Ranavalo. Dans un village de la partie
sons et de leurs cachettes et les pousser devaut eux vers indépendante vivent déjà, depuis trois ou quatre ans;
le bazar. cinq missionnaires catholiques qui y ont fondé une pe-
La comniunication royale était la suivante tite commune. La reine en est naturellement très-irritée,
La reine avait déjà soupçonné depuis longtemps qu'il et d'autant plus que, dans sa :.prétention d'être souve-
y avait encore beaucoup de chrétiens parmi son peuple. raine de toute l'ile, elle a établi la 'loi, il y a quelque
Elle en avait acquis la certitude depuis quelques,jours, et temps, que tout blanc qui aborderait ou séjournerait à
elle avait appris, à sa grande indignation; que dans Ta- Madagascar, dans un endroit où il n'y aurait pas de
nanarive seulement et dans ses environs vivaient plu- poste de ses soldats hovas, devrait être mis à mort. En
sieurs' milliers de chrétiens. Chacun savait combien elle vertu de cette loi, elle veut maintenant faire arrêter et
haissait cette secte, et quelle défense sévère elle a\'ait exéclilep les mi~sionnaires:
faite d'embrasser cette religion; puisqu'on faisait si peu Quoique le prince Rakoto soit toujours lui même
de cas de ses ordres, elle emploierait tous les moyens en quelque sorte prisonnier et ne puisse pas nous visi-
pour découvrir les coupables, et les punir avec la der- ter, il ne se passe presque pas de jour que nous ne
nière rigueur Tous ceux qui aideraient las chrétiens à recevions des nouvelles de lui et qu'il ne nous instruise
fuir ou bien ne les en empêcheraient pas ou qui cher- des projets que la reine et ses ministres forment contre
cheraient à les cacher, seraient punis de mort; au con- nous. Le prince, ainsi que M. Laborde, a des esclaves
traire, ceux qui trahiraient les chrétiens, qui les ramène- dévoués. Ceux-ci se rencontrent, comme par accident, au
raient ou bien les empêcheraient de fuir, gagneraient la bazar ou en d'autres lieux, et se communiquent les mes-
bienveillance particulière de la reine et en récompense sages respectifs. C'est ainsi que les nouvelles du dehors
ne seraient passibles, par la suite, que de peines très- parviennent jusqu'à nous.
légères s'ils commettaient quelque crime ou délit. 11 jz~illet. Hier soir, une vieille femme a été dé-
Nous apprîmes en même temps qu'un ordre de la reine noncéedevant le tribunal commechré~ien>ie.On l'asaisie
défendait à qui que ce fùt, sous peine de mort, de passer aussitôt, et ce matin (à peine ma plume peut-elle écrire
le seuil de notre maison. Ainsi nous étions désormais quelle horrible torture on a fait subir à cette malheu-
prisonniers et à la discrétion d'une femme qui n'avait reuse 1), ce matin on l'a trainée sur la place du Marché
jamais pardonné. et on lui a scié l'épine dorsale.
8 juillet. Au dire de nos esclaves, il y a plus de 12,jvillet. Ce matin, on a saisi malheureusement en-
huit cents soldats occupés de la recherche des chrétiens. core, dans un des villages voisins de la ville, six chrétiens
Ils ne fouillent pas seulement toute la ville, ils furettent cachés dans une chaumière, Les soldats avaient déjà fouillé
encore à vingt ou trente milles aux environs, mais sans la chaumière et étaient sur le point de la quitter, quand
faire heureusement rien de plus que des prisonniers. l'un d'eux entendit quelqu'un tousser. On se remit aus-
Les habitants se sauvent dans les montagnes et les bois, sitôt à fouiller partout, et, dans un grand trou, qui était
en si grand nombre que de petits détachements de creusé dans la terre et recouvert de paille, on trouva ces
soldats qui p,pursuivent les fugitifs et cherchent à les malheureux. Ce qui m'étonna le plus dans cet épisode,
prendre sont mis en fuite par ces derniers. c'est que les auires habitants du village qui n'étaient pas
9 juillet. Nous recevons encore ce jour-là des nou- chrétiens ne trahirent point la retraite des infortunés,
velles de la persécution contre les chrétiens. La reine a quoiqu'ils eussent certainement connaissance du dernier
LE TOUR DU MONDE. 347

kabar qui menaçait de la peine de mort tous ceux qui le prince Rakoto n'eût pas été notre génie tutélaire. Il
recéleraient des chrétiens, les aideraient à fuir ou bien s'éleva avec force contre la condamnation à mort. Il en-
les empêcheraient d'être découverts. Je n'aurais vrai- gagea la reine à ne pas se laisser entrainer par la colère,
ment ras cru chez ce peuple une telle générosité Mal- et fit surtout valoir que les puissances européennes ne
heureusement elle reçut une triste récompense. L'offi- laisseraient certainement pas impuni le meurtre de six
cier qui commandait cette expédition n'eut aucun égard personnes aussi considérables que nous. Jamais, dit-on,
pour ce généreux procédé il s'en tint strictement à sa le prince n'a exprimé son opinion d'une manière aussi
consigne, et non-seulement les six chrétiens, mais tous vive et aussi ferme devant la reine. Nous reçûmes ces
les habitants du village, y compris les femmes et les nouvelles, comme je l'ai déjà dit, en partie par des es-
enfants, furent garrottés par ses ordres et traînés à la claves dévoués du prince, en partie par quelques rares
ville; je crains qu'on ne fasse d'eux un affreux massacre. amis qui, contre notre attente, nous étaient restés fidèles.
On prétend n'avoir encore jamais vu la reine dans des 17 juillct. -Notre captivité durait depuis treize jours;
accès de fureur aussi continus que depuis ces huit ou dix nous avions passé treize longs jours dans l'incertitude la
jours. C'est triste pour nous, mais encore bien plus plus pénible sur notre sort, nous attendant à chaque in-
triste pour les pauvres chrétiens qu'elle fait persécuter stant à une décision et tremblant jour et nuit au moin-
avec plus de rage et d'acharnement qu'elle n'en- avait dre bruit. Ce fut un temps affreux et terrible pour cha-
encore montré depuis son avénement. cun de nous. Ce matin, j'étais assise à mon bureau; je
Presque tous les jours on tient des kabars dans les ba- venais de déposer la plume, et je me demandais si, après
zars de la ville et dans ceux des villages voisins pour en- le dernier kabar, la reme n'avait pas fini par prendre
gager le peuple à dénoncer les chrétiens et pour te pré- une décision. Tout à coup j'entendis un bruit extraordi-
venir que la reine a la certitude que tous les malheurs naire dans la cour. J'allais sortir de ma chambre, dont
qui ont jamais frappé le pays et qui le frappent encore ne les fenêtres donnaient sur le côté opposé, pour voir ce
proviennent que de cette secte, et qu'elle ne se reposera qu'il y avait, quand M. Laborde vint m'annoncer qu'on
point que le dernier des chrétiens ne soit anéanti. tenait un grand kabar dans la cour et qu'un nous ap-
Quel bonheur pour les infortunés si cruellement per- pelait pour y assister.
sécutés, que la liste de leur nom soit tombée entre les Nous y allâmes, et nous trouvâmes plus de cent indi-
mains du prince Rakoto et qu'il l'ait détruite! Si cela vidus, tant juges que nobles et officiers, assis, en un
n'était pas arrivé, il y aurait eu des exécutions sans fin. large demi-cercle, les uns sur des siéges et des bancs,
Maintenant, on espère que, malgré la fureur de la reine, les autres par terre. Un détachement d!1 soldats était
lnalgré ses prescriptions et ses ordres, il n'y aura pas posté derrière eux. Un des officiers nous reçut et nous
plus de quarante à cinquante victimes. Beaucoup des assigna des places en face des juges. Ceux-ci étaient re-
grands du royaume et des fonctionnaires publics sont rètus de longs simbous blancs; leurs yeux fixèrent sur
secrètement chrétiens et cherchent par tous les moyens à nous des regards sombres et farouches, et il régna quel-
faciliter la fuite de leurs coreligionnaires. On nous a que temps un silence de mort. J'avoue que j'eus un peu
assuré que, parmi les deux cents chrétiens arrêtés il y peur, et je murmurai tout bas à M. Laborde « Je crois
a quelques jours, ainsi que parmi les habitants du vil- que notre dernière heure est arrivée. » Il me répondit
lage amenés hier à la ville, la plupart étaient parvenus à Te suis préparé à tout., »
s'échapper.. Enfin un des ministres ou juges se leva, et, d'une
16 jtcillet. Nous apprenons à l'instant qu'il s'est tenu voix sépulcrale et avec une grande prolixité de paroles
hier, dans le palais de la reine, un très-grand ka bar" qui ampoulées, il tint à peu près ce discours
a duré plus de six heures et qui a été très-orageux. Ce « Le peuple avait appris que, partisans de la républi-
kabar nous concernait, nous autres Européens. Il s'agis- que, nous étions venus à Madagascar avec l'intention d'y
sait de décider de notre sort Selon le train ordinaire du introduire cette forme de gouvernement, de renverser le
monde, presque to'us nos amis, du moment ([u'ils virent trône de la souveraine bien-aimée, de donner au peuple
notre cause perdue, nous abandonnèrent, et la plupart, les mêmes droits qu'à la noblesse, et d'abolir l'esclavage;
pour écarter d'eux le soupçon d'avoir pris part à la con- on savait, de plus, que nous avions tenu beaucoup de
juration, insistaient pour notre condamnation avec plus conciliabules avec les chrétiens, odieux à la reine comme
d'acharnement que nos ennemis mêmes. Que nous méri- au peuple, et que nous les avions engagés rester forte-
tions la peine de mort, c'est un point sur lequel on fut ment attachés à leurs croyances et à espérer un prochain
bientôt d'accord; lé mode seul dont on nous expédierait secours. Ces menées révolutionnaires avaient tellement
dans l'autre monde fournit matière à de longs débats. Les irrité le peuple contre- nous, que, pour nous protéger
uns votaient pour l'exécution publique sur la place du c.ontre sa fureur, la reine s'était vue forcée de nous trai-
Marché les autres pour une attaque de nuit de notre ter en prisonniers. Toute la population de Tananarive
maison; d'autres encore pour l'invitation à un banquet, demandait notre mort; mais la reiue, qui n'avait encore
où l'on devait ou. nous empoisonner ou, à un signal jamais ôté la vie à un blanc quelconque, ne voulait pas
donné, nous massacrer. non plus le faire dans cette circonstance, bien que les
La reine hésitait entre ces différentes propositions; et, crimes commis par nous l'y autorisassent parfaitement;
en 'tout cas, elle en aurait adopté et fait exécuter une, si dans sa clémence et sa générosité, elle avait résolu de
348- LE. TOUR DU MONDE.
borner tout notre châtiment à nous bannir pour toujours lieu de notre embarquement, à Tamatave, par une es-
de ses États. M. Lambert, M. Marius, les deux autres: corte militaire de cinquante soldats, vingt officiers et un
Européens qui demeuraient chez M. Laborde et moi, commandant: M. Laborde aurait la: inëmè escôrte; mais
nous de"vlül1squitter la ville dans l'espace d'une heure il devait toujours rester au moins à une journée de
M. Laborde pouvait rester -vingt-quatre helU'es de plus, marche derrière nous. n
et, eu égard à ses anciens services, empor"ter de sa pro- Malgré l'état critique de notre sitiiàt,ion, ce discours
priété tous ses biens meubles, à l'exception des esclaves. nous fit presque rire. Voilà toufà coup le pèuple mal-
Ceux-ci, comme ses possessions en maisons et en terres gache mis en scène. Ce pauvre peuple, qui languit sous
retournaient à "la reine; de la bonté de qui il les tenait. un joug plus pesant que les serfs -éü -Russie ou les es-
Le fils de lVL"Laborde, qui, par sa mère, était indigène, claves dans les États-Unis du Sud, eaerce tout à coup
et qui, à cause de sa jeunesse, ne devait pas avoir pris une influence sur la volonté dé la re'ine il obtient 'te
part à la conjuration, était laissé libre, à son choix, de droit d'énoncer un désir et même" des menacés L'ora-
rester dans son pays ou de le quitter. La reine nous ac- teur cependant avait" de la péine à prononce!' le mot
cordait, ainsi qu'à M. I:aborrle, autant de porteurs qu'il ~eu~le; il se trompa souvent et dit à la place le mot ~~eiv2P.
nous én faudrait pour le transport de nos personnes et Naturellement;' oÙ.ne nous permit pas de proférer un
des objets.qui- noti.s appartenaient, et, pour notre plus seul mot pour notre' défense et notre justification'- D'ail-
grande sûreté-, elle nous ferait accompagner jusqu'au leurs nous n'y pensâmes pas le moins du "monde; nous

étiollsènch'antés d'en être quittes à si bon marché, mais furent tranchées et exposées sur des piques. Les malheu-
nous ne savions pas comment nous expliquer cette géné- reux expirèrent, comme de vrais martyrs, sans faiblesse
rosité inattendue de la part de la reine. Il est vrai que et en chantant des hymiies.
nous ne liouvions ni savoir ni- pl'esseniir tout ce qui nous En sortant de la ville, nous passâmes devant la place
était encore réservé. du Marché et nous eûmes pour adieu l'affreux spectacle
de leurs tètes saignantes. A cette vue, j'eus involontai-
Adieuà Tananarive. Départ pnuè 1:1côte. Appréhensions, rement la pensée qu'on ne pouvait pas trop se fier à la
épreuveset souffrances. La fièvrede Madagascar. Retour
à Tainàtav'eet àMauric~. Mortde MillePfeiffer. générosité d'une femme si astucieuse et si cruelle, et que
le peuple avait peut-être reçu l'ordre secret de se jeter sur
Ce fut avec une joie réelle' et bién grande que le nous ou de nous tuer à coups de pierres. Cependant il
18 j'uille.t je quittai une ville où j'avais tant souffect, et n'en fut rien. Les habitants accoururent, il est vrai, en
où chaque jour on n'entexidait parler que d'empoisonne- foule pour nous voir;' beaucoupnous accompagnèrent un
ments et d'exécutions; Le matin mêmE', quelques heurcs bout de chemin par curiosité, mais personne ne se per-
avant notre départ, dix chrétièns avaient encore péri dans mit la moindre offense ni la moindre insulte.
les plus affreux supplices. Sur tout.le trajet, de la prisor. Notre retour. à Tamatave fut des plus pénibles; Ja-
à la place du Marché, les soldats n'avaient cessé de les mais, dans aucun de mes nombreux. voyages, je n'ai rien
frapper à coups de lancé arrivés sur la place, ils subi- souffert de semblable. La reine n'avait pas osé nous faire
rent la lapidation. Ce«-nefut qu'ensuite que leurs. têtes exécuter publiquement, mais évidemment elle comptait,
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i.
350 LE TOUR DU MONDE.

pour sa vengeance, sur les lenteurs calculées de la route lance. Le jour, il y avait constamment six soldats, les
de retour, sur la mauvaise saison et sur la fièvre dont armes croisées, devant la porte de notre chaumière, et
elle nous savait atteints M. Lambert et moi. Il était ex- autant devant la fenêtre, s'il y en avait une, la nuit, un
cessivement dangereux pour nous de rester dans les bas- poste de trois à cinq hommes couchait dans lachau-
fonds et de respirer les exhalaisons pernicieuses des ma- mière, quand même il s'y trouvait à peine la place
rais. La reine avait donné des ordres en conséquence, nécessaire pour nous, et que nous étions obligés de nous
et au liéu de nous laisser faire le voya~e en huit jours, serrer tout à fait les uns contre les autres. Quand nous
comme on le fait d'ordinaire, on nous le fit prolonger près nous promenions de long en large devant la chaumière
de deux mois (cinquante-trois jours). On nous condam- ou bien quand nous nous éloignions seulement de quel-
nait à demeurer huit à quinze jours dans des contrées ques pas, les satellites étaient de suite derrière nous,
malsaines et dans les plus misérables huttes' ouvertes à comme s'ils eussent craint de nous voir prendre la fuite.
toutes les intempéries, et souvent, quandnous souffrions Mais nom, eussions eu toute notre force et toute notre
des plus violents accès de fièvre, on nous arrachait de sa.nté, que la pensée de fuir ne nous serait jamais venue
notre grabat et on se remettait en route, sans s'inquié- car, étrangers comme nous l'étions, que serions-nous
ter le moins du monde si le temps était beau ou s'il devenus sans guide et sans vivres dans ces bois, ces
pleuvait. marais impraticables? Les officiers entraient aussi à
Duraut cinquante-trois jours, je ne quittai pas une chaque instant dans notre hutte pour voir ce dont nous
seule fois m~s habits, car malgré mes prières réitérées, nous occupions. On nous faisait pleinement sentir ce que
le commandant refusa de m'assigner un endroit sépar8 c'est d'ètre prisonniers et escortés par des soldats
où j'eusse pu changer de vêtements. Je ne saurais vrai- Dans le village d'Eranomaro, nous fimes la rencontre
ment exprimer tout ce que je souffris, surtout pendant d'un médecin français de l'lIe Bourbon qui, par un con-
les trois dernières semaines, où je pouvais à peine me trat passé avec la reine et avec plusieurs grands du
lever de ma couche et me trainer quelques pas. royaume, vient tous les deux ans à Tananarive pour
La fièvre de Madagascar est une des plus horribles apporter les médicaments nécessaires. Nous voulûmes,
maladies qui existent, et suivant moi elle est beaucoup M. Lambert et moi, consulter ce monsieur et lui de-
plus à craindre encore que la fièvre jaune ou le choléra. mander des remèdes; moi surtout j'aurais eu besoin de
Dans ces deux maladies on éprouve, il est vrai, parfois son secours, car j'étais infiniment plus malade que
aussi de très-grandes douleurs, mais en peu de jours on M. Lambert, dont les accès de fièvre ne revenaient que
est mort ou guéri, tandis que cette épouvantable fièvre tous les quinze jours, tandis que les miens alternaient de
vous fait horriblement souffrir pendant de longs mois. trois à quatre jours. Mais le commandant ne me permit
On sent de vives douleurs dans l'estomac et dans tout le ni de faire visite au médecin ni de l'inviter à venir nous
bas-ventre: On a de fréquents vomissements, on perd voir. Il prétexta que la reine lui avait ordonné eYpressé-
tout appétit et on devient peu à peu si faible qu'on peut ment de ne nous laisser, pendant tout le" voyage, com-
à peine mouvoir les mains et les pieds. A la fin on tombe municlner avec personne, ni surtout avec un Européen.
dans une apathie complète, à laquelle, malgré toutes les Cette rigueur, comme nous l'apprimes plus tard, ne
peines et tous les efforts, on ne peut s'arracher. Moi qui s'applidu;iit qu'à nous. On voulait exprès nous priver de
depuis man enfance étais habituée à l'activité et au mou- tout secours. M. Laborde, qui était toujours de quelques
vement, je restais maintenant des journées entières éten- journées en arrière de nous, fut traité avec plus de dou-
due sur ma couche, plongée dans le marasme et m'aper- ceur, et put, quand il rencontra le médecin, passer
cevant à peine de ce qui se passait autour de moi. Et toute la soirée dans sa société.
cette apathie n'est pas seulement propre aux gens de Quoique le voyage de Tananarive à Tamatave durât
monâge, mais à tous ceux qui sont attaqués par la fiè- assez longtemps, je n'eus cependant, tant à cause de mon
vre, sans en excepter les hommes les plus vigou°eux et état maladif que de la rigoureuse surveillance dont nous
dans la fleur de l'âge, et elle continue, ainsi que le mal étions l'objet, que peu d'occasions de remarquer les cou-
d'estomac et de foie, longtemps encore après que la fièvre tumes et les usages du pays. Autant que j'ai pu l'obser-
même a cessé. ver en général, les habitants de Madagascar ont de hien
La reine Ranavalo dit avec raison que les fièvres et les mauvaises qualités ils sont extrêmement paresseux, fort
mauvaises routes sont ses meilleures défenses contre les adonnés à la boisson très-bavards et sans aucun sen-
Européens. On en finirait cependant bientôt avec le timent.
fléau, si le pays était cultivé et peuplé. Combien le cli- Il a déjà été question de l'effronterie et de l'impudence
mat de Batavia, dans l'lIe de Java, n'était-il pas malsain du peuple de Madagascar, et j'ai été témoin de scènes,
On nommait cette ville le tombeau des Européens; mais pendant ce voyage, que la pudeur ne saurait me per-
depuis qu'on a établi des canaux, qu'on a desséché les mettre de raconter à mes lecteurs. Comme, cette fois, on
marais des environs et qu'on a pris plus de soin de la nous regardait comme des prisonniers d'État, on avait
salubrité publique, les fièvres sont devenues beaucoup beaucoup moins d'égards pour nous qu'on n'en avait
plus rares et bien moins dangereuses. eu lors de notre premier passage, et les misérables, ne
Un supplice non moins gênant que nous eûmes à su- croyant plus avoir besoin de se gêner avec nous, se
bir dans ce voyage était l'extrême riguelir de la surveil- montrèrent sans contrainte dans toute la laideur de leur
LE TOUR DU MONDE. 351

naturel. On ne savait réellement'pas de quel côté tourner qui, au lieu de se mêler d'iutrigues, appliquent toutes
ses regards, et mes compagnons d'infortune me félici- leurs facultés et tous leurs efforts à inculquer au peuple
taient de ne pas savoir la langue du pays. le véritable esprit du christianisme, il pourra, j'espère,
Le 13 septembre, enfin, nous arrivâmes à Tamatave. s'y élever tôt bu tard un royaume heureux et florissant.
Malgré la fièvre, uous n'avions ainsi, ni M. Lambert ni
moi, donné à la reine Ranavalo le plaisir de nous voir Ici s'arrête le journal de Mme Ida Pfeiffer. Malheu-
mourir. Mais c'est vraiment un miracle si nous en som- reusement elle se faisait illusion sur son état. Les accès
mes revenus la vie sauve; pour ma part, je ne me serais de la fièvre ataxique des tropiques peuvent être plus ou
jamais figuré que mon corps affaibli, épuisé, eût pu ré- moins longtemps sans revenir, mais leur germe morbide
sister à ce long séjour forcé, clans les pays les plus insa- n'en subsiste pas moins dans l'organisme, et Ida Pfeiffer
lubres, aux durs traitements et aux privations sans nom- ne devait jamais recouvrer la santé. Le mal qu'elle por-
hre et sans fin. tait en elle lui fit sentir de nouvelles atteintes à Maurice
Nous n'eûmes cette fois, ni M. Lambert ni moi, la où elle retourna, et pendant le cours de la longue tra-
permission de clescendre chez Mile Julie. On nous mena versée qui la ramena en Europe, et enfin à Vienne, où
dans une petite chaumière et ünnous garda à vue avec elle rentra le 15 septembre 1858.
la même sévérité et la même rigueur qu'on avait dé- Les médecins les plus distingués furent appelés en
ployées envers nous pendant tout le voyage. Le com- consultation. Leur avis unanime fut que Mme Ida
mandant de l'escorte nous apprit que nous aurions à Pfeiffer avait un cancer au foie, causé sans doute par la
nous embarquer sur le premier vaisseau partant pour fièvre de Madagascar, et que sa maladie était incurable.
Maurice, qu'il avait l'ordre de ne nous laisser commu- L'air natal parut faire du bien à la malade. Pendant
niquer avec personne à Tamatave, et de nous escorter la première semaine les douleurs furent moins vives, et
avec ses soldats jusqu'au vaisseau. elle s'abandonna à de nouvelles espérances. Elle parla
Je dois dire, à l'honneur du commandant et des o.ffi- même de faire quelques petits voyages, et d'aller visiter
ciers, qu'ils ont rempli jusqu'au bout leur consigne à la ses autres parents à Gratz, Trieste et ailleurs. Mais cette
lettre, et s'il vient jamais à l'idée_de Sa Majesté de Ma- inquiétude d'esprit n'était guère que l'effet de son état
dagascar d'instituer un ordre de décoration (ce qui arri- de maladie. Ses forces diminuèrent de plus en plus;
vera sans doute avec le temps), ils méritent tous d'être elle commença à éprouver de violentes douleurs, et elle
nommés grand-croix. Sans doute cette opiuion ne sera eut souvent le délire.
pas celle de la reine Ranavalo, et, au lieu d'éloges et de Des potions opiacée;calmèrent ses souffrances et firent
récompenses, les pauvres gens pourront bien recevoir cesser ces crises, mais ces paliatifs d'un mal incurable
un accueil peu favorable, quand ils apporteront la nou- furent tout ce que l'art put obtenir. Dans la nuit du 27
velle que M. Lambert et moi nous avons quitté vivants au 28 octobre, la malade expira doucement et sans dou-
Madagascar. leur apparente. Ses funérailles furent célébrées le 30 oc-
Nous fïimes assez heureux pour ne rester que trois tobre, et beaucoup de hautes notabilités littéraires et
jours à Tamatave. Le 16 septembre, un vaisseau partait scientifiques, et d'autres personnages distirgués, se joi-
par, hasard pour Maurice, et il fallut nous séparer de gnirent à ses nombreux parents et amis pour lui rendre
cette aimable société et de ce charmant pays. Il est vrai les derniers honneurs. Repos soit à sa cendre 1
qu'au moment de la séparation je n'ai point versé de Traduit par W. DE SUCKAU.
larmes, au contraire, je me sentis le coeur plus léger en
mettant le pied à bord du vaisseau, et c'est avec un plai-
sir.indicible que je vis le canot ramener le commandant
avec ses soldats vers la côte; mais je ne me repens ce- Les derniers voeux de Mme Ida Pfeiffer en faveur de
pendant pas d'avoir entrepris ce voyage, surtout si je« Madagascar semblent sur le point de se réaliser. Les plus
dois avoir le bonheur de recouvrer la santé. récentes nouvelles venues de cette île nous ont appris
J'ai vu et appris à Madagascar plus de choses curieu- que, le 18 août dernier, la reine Ranavalo avait enfin
ses et extraordinaires qu'en aucun pays, et quoiqu'il y trouvé le terme de son odieuse existence, et que le prince
ait certainement peu de bien à dire du peuple de cette Rakoto, sorti vainqueur, grâce au dévouement de ses
île, il faut songer qu'avec un gouvernement aussi dérai- fidèles, d'une lutte armée avec le prince Ramboasalama,
sonuable et aussi barbare que l'est celui de la reine Ra- repré~entant de la vieille barbarie malgache, avait été
navalo, avec l'absence complète de moralité- et de reli- proclamé roi sous le nom de Rakotond-Radama. Il
gion, il ne saurait en être autrement. peut donc, dès aujourd'hui et sans obstacles, donner suite
Si Madagascar obtient un jour un gouvernement ré- à ses projets de réforme, et ouvrir sa belle patrie au
gulier et moral, si elle est visitée par des missionnâires souffle vivifiant de la civilisation européenne.
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DU MONDE. 353
LE TOUR

VOYAGE AU BRÉSIL,,
PAR M. BIARD

I$58-[&59. TEXTE ET DESSINS INÉDIT,-

L'AMAZONZ.
Les pass"gers. La parahyba. Le cap Saint-Roch. Seara.
Départ ùe Rio. Bahia. Pernambouc.

Quelques affaires me forcèrent de séjourner un mois jets, par exemple des razzias de tigres nous étions tous
encore à Rio de Janeiro mais rien ne pouvait plus m'y deux bons chasseurs.
distraire il me tardait d'ètre en mesure de partir, soit Une fois la place retenue à bord du bateau à vapeur le
et le
pour l'Europe, soit pour quelque grande excursion sur Para~z~i,j'allai prendre congé de Leurs Majestés,
l'Amazone. 23 juin nous partimes. Les nombreuses embarcations qui
Enfin je devins libre. Un domestique m'était indis- attendaient le vapeur furent forcées de faire une foule de
pensable on m'offrit un Suisse qui avait déjà fait un manoeuvres dont je ne comprenais pas le sens. Quand
grand voyage dans l'intérieur mais le hasard me ser- ces embarcations étaient sur le point d'atteindre le but
vit autrement un Français avec qui j'avais fait C0n- désiré, le navire virait de bord, et en quelques tours de
naissance«eut, de son côté, le désir, avant de revenir en roues se trouvait hors de portée. Ce jeu dura plus d'une
Europe, d'aller visiter le Para. Je n'avais donc plus heure.
rien à souhaiter j'avais un compagnon et pas de do- Enfin, je dis adieu à la ville de Rio. Mon compagnon
mestique; c'était tout profit. Nous fiines de grands pro- et moi avions pu choisir les deux premières places.
Lorsque nous voulûmes nous installer dans notre cabine,
1. Suite. Voy.pages1, 17et 33. deux individus y étaient déjà cette première chambre
2. Tousles dessinsjoints à cette relationont été exécutéspar
hl. Rioud'aprèsles croquisde M.Biard.. devait contenir quatre personnes. C'était la seule qui
IV. tote Lm. 23
354 LE TOUR DU MONDE.
eût ce privilége; nous n'avions pas eu la main heu- J'ai éprouvé un vif chagrin mon compagnon est venu
reuse. m'annoncer que, pour certaines raisons, il allait rentrer
Nos voisins étaient un commendador brésilien et un en France plus tùt qu'il ne l'avait
pensé, profitant de la
mulâtre son compagnon. Il y avait à bord une chanteuse circonstance qui lui faisait rencontrer un navire sur le-
française allant à Bahia; elle parlait beaucoup et surtout quel il avait tout intérêt de rester; il espérait, ajoutait-
des sympathies qui viennent subitement, il, que nos rapports à l'avenir, con-
sans qu'on s'en doute. Cela s'adressait tinueraient à être les mêmes. Je ne
tantôt à un commis voyageur (pour les vis pas d'utilité à lui rappeler que si
gants, car il en changeait plusieurs je n'avais compté sur lui, j'aurais em-
fois par jour), tantôt à un jeune doc- mené le domestique qui m'avait été
teur indigène. Excepté le commendador, proposé.
la société n'était pas brillante. La table Un nuage noir s'étendit sur la ville,
était assez bonne, le temps calme, mais et bientôt après creva en pluie torren-
nous roulions beaucoup. Trois jours tielle. Nous partimes malgré cela. La
après nous étions à Bahia. mer était houleuse. Dans le lit occupé
Je n'avais pour descenore qu'un mo- la veille par mon compagnon absent
tif, celui de serrer la main à un ami. s'était placé un individu qui avait le
Or cet ami venait de repartir pour la mal de mer, ce qui me fit revenir sur
France, et comme la ville ne me plaisait le pont en toute hâte, en dépit du mau-
pas plus que la première fois, je me hà- vais temps. Fort heureusement pour
tai de faire quelques emplettes et revins moi, ce voisin incommode descendait
à bord longtemps avant le moment dé- le lendemain à la Parahyba du nord.
signé pour le départ. Depuis mon départ, je n'avais rien vu
Nous avions laissé bien des passagers de si pittoresque. Nous étions entrés
Le sacristain de l'église de la Parahyba
à Bahia, eritre autres un vieil amateur dans le fleuve que nous remontions,
du nord.
de violon. Ce digne homme nous avait ayant des deux côtés de riches planta-
régalés, sans en être prié, de tout son répertOlre, joué lions. Il y avait, sur la rive droite, commetoujours,
un-peu faux, mais c'était la faute de son instrument. Il une chose appelée ciladelle et un homme attaché à UI1
avait pourtant un faux air de Paganini. porte-voix.
Notre navire s'était aussi allégé d'un gros, gras et Après avoir dépassé ces deux objets usités à l'entrée
court Hollandais, mari d'une cantatrice. des villes grandes et petites du littoral
Il venait de traverser les Cordillères. brésilien, je vis le plus charmant petit
En l'entendant raconter ses exploits village, baigné par les eaux du fleuve
parmi les sauvages, je me sentais bien et abrité par d'immenses cocotiers. Puis
petit. Il avait d'autant plus de mérite à venaient les mangliers aux mille raci-
mes yeux qu'il les avait accomplis avec nes, aux bras qui se reproduisent et se
un vêtement beurre frais, des lunettes replantent quand leur poids les courbe
vertes et un chapeau de bergère. vers la terre. Naturellement les crabes y
A neuf heures du matin, nous entrions font leur domicile; notre approche en
à Pernamhouc; un navire français parti faisait fuir des milliers.
bien longtemps avant nous n'y était ar- Je descendis à terre avec mon com-
rivé que la veille. Sur ce navire se trou- pagnon de cabine, le Brésilien, qu'on
vaient des personnes de la connaissance nommait le commendador. Il ne savait
de mon compagnon. Nous déjeunâmes à pas un mot de français, je n'étais pas
bord et allâmes visiter la ville, où je très-fort sur le portugais cependant
n'étais pas entré à mon premier pas- nous nous entendions à merveille. L'em-
sage. Elle me plut bien mieux que Ba- barcation était simplement un tronc
hia, n'étant point bâtie sur une 'colline d'arbre creusé. Nous allâmes chercher
les courses étaient moins fatigantes. notre déjeuner dans l'auberge unique
Quand je revins à bord, on embarquait de la ville, où déjà se trouvaient d'au-
du combustible entassé sur un grand ba- tres voyageurs, entre autres deux Fran-
teau plat; des nègres se repassaient des çais dont l'un, jeune ingénieur, habitait
corbeilles remplies de charbon. Le fond Seara.
du bateau était plein d'eau, et les pauvres esclaves pa- J'allai avec le commendador visiter.la ville. On nous
taugeaient dans une boue noire, qui heureusement ne montra une immense croix en pierre montée sur un très-
les tachait pas. Le maitre du bateau, un gros drôle à fa- gros piédestal; un petit homme tout contrefait, porteur
voris noirs, les activait, les injuriait, les battait, quand d'une tête qui eût pu servir à un géant, sacristain sans
la fatigue les arrêtait un instant. aucun doute, et qui faisait à ce titre la profession de
LE TOUR DU MONDE. 3555

cicerone nous assura que cette croix était ainsi que siner quelques-uns; mais, ainsi que les aurores boréales
l'église, l'ouvrage des jésuites. qui, en Laponie, ne faisaient souvent que paraitre et dis-
Cette église, décorée d'une façon bizarre avec de très- paraitre, quand avec une branche de résine allumée que
gros et massifs ornements dorés, avait un certain carac- je plantais dans la terre, je veillais les nuits à les atten-_
tère sombre qui faisait penser involontairement au temps dre au passage, de même ces nuages traversaient l'ho-
de l'inquisition. J'avais vu autrefois des ornements pa- rizon avec une vitesse extraordinaire.
reils dans certaines églises d'Espagne..Pendant que nous Nous eûmes ce jour-là de petites émotions on pêcha
parcourions les diverses chapelles dont notre cicerone une bonite; une tourterelle venant de terre mit tout le
nous expliquait les merveilles, un moine vêtu de bleu monde en mouvement; on donna le fouet à un mousse;
passa près de nous. Ce moine était le seul desservant de le capitaine avait ri deux fois dans la matinée. Ce brave
l'église; notre guide nous apprit en outre qu'il était très- militaire bourgeois était bien un peu bête, un peu glo-
riche, mais qu'en revanche il ne donnait rien aux pau- rieux, un peu fier de son grade et de ses fonctions, dont
vres. Plusieurs tableaux m'avaient intéressé. Un d'eux la partie la plus importante se bornait à bien diner.
représentait un croissant autour duquel on avait enroulé Vers midi on jetait l'ancre devant Sean}, nommée
une corde, et sur cette corde et ce croissant était une dame également Fortaleza. La ville, entourée de cocotiers, me
bien vêtue. Je demandai vite l'explication de ce singulier parut d'un assezjoli aspect Pour y entrer, il faut tra-
rébus. Le croissant, me verserune plage de sable.
dit-on représentait la On ne fit qu'y remettre
lune, la dame était la sainte et prendre les dépêches.
Vierge qui, sur le point Je voyais de loin des ani-
d'être piquée par le ser- maux qui m'intriguaient
pent, que bien involontai- beaucoup; ils me parais-
rement j'avais pris pour saient plus grands que des
une corde, l'avait enroulé chevaux et ressemblaient
autour de la lune et, pour à des chameaux; je ne me
l'humilierdavantage, mar- trompais pas c'étaient
chait dessus. Le pauvre des chameaux transportés
artiste avait été irréligieux d'Afrique, sans doute par
sans le vouloir. une société d'acclimata-
Le 2 juillet, à une heure tion indigène1. Le pays
après midi, nous passions me parait être excellent
devant le cap Saint-Roch, pour ces animaux, aux-
le point le plus avancé quels le sable 'est fami-
des côtes du Brésil sur lier. Les jangadas en
l'Atlantique grand nombre sont les
A partir de Pernam- seules embarcations de
bouc, nous avions toujours Seara.
navigué entre la terre et Je me levai le lende-
le récif qui se prolonge main avec un grand mal
très-loin du sud au nord, Un tableau de l'église de la Parahyba du nord. de tête, ayant, malgré ma
parallèlement à la terre précaution de fe~mer ma
Depuis quelques jours, j'avais « avec peine le pays porte, été forcé d'entendre une partie de la nuit annon-
prendre un aspect presque aride. Des monticules d'lm cer, sur le ton le plus lamentable, les numéros d'une
sable très-blanc se détachaient sur le bleu du ciel; mes partie de loto commencée après diner et finie à deux
belles montagnes disparaissaient dans le lointain. heures du matin.
Le matin nous avions passé devant Rio Grande do Je passai la matinée, étendu sur des cordages, à re-
Norte; depuis deux jours nous côtoyions un pays ayant garder des matelots nègres et des soldats raccommodant
une grande analogie avec le" désert de Sahara une plage leur linge, c'est-à-dire leurs pantalons, car peu d'entre
basse et des sables mouvants Le lieu m'a paru fort peu eux avaient des chemises.
important et pas du tout intéressant. Comme je ne me Depuis que nous avions doublé le cap Saint-Roch, le
souciais pas de mettre les pieds dans l'eau sur les in- soleil nous gênait de plus en plus. Chaque tour de roue
commodes jangadas', je me donnai les mêmes raisons nous approchant de la ligne, nous plaçait directement
que le renard de la fable « Ils sont trop verts. ]) en face du soleil le matin, en même temps qu'il nous
3 juillet.-Je m'étais couché cette nuit sur le pont. A mettait perpendiculairement dessous à midi. Il se cou-
mon réveil, le soleil était levé et très-brillant; je revoyais cha magnifiquement. Je restai une partie de la nuit
ces étranges nuages noirs et opaques. J'essayai d'en des- sur le pont; mais j'en fus chassé par un grand nigaud

1. Voy.p. 5. a Jangadaset non rengades. ]) 1. Il s'agit ici d'un envoide la Sociétéd'acclimatationde Paris.
356 LE TOUR DU MONDE.

d'officier qui, après avoir chanté tristement les airs les près aussi grande que mon magasin de Victoria, n'était
plus vifs de nos opéras italiens, les recommença en séparée d'une autre dans laquelle couchaient pêle-mêle
sifflant. le maitre, les enfants, les domestiques pâles et les nègres,
que par une cloison s'élevant de six pieds à peine, et
L'Amazone. Para. Les commissionnaires nègres. Recherche
d'un domestique. Lesboutiques. M.Benoit. qui n'atteignait pas la moitié de la hauteur du plafond.
Notre gite assuré et certains de diner, nous retour-
Le 9 juillet, nous entrions dans les eaux de l'Amazone. nâmes sur le quai. Le chanteur connaissait les usages
A notre gauche était la terre de Para; bien loin devant chaque pièce de notre bagage fut portée séparément par
nous et à droite, la grande ile de Marajo. Tout le monde des gens de toute couleur, de tout âge et de tout sexe..
était ou paraissait content. Nous passions alternative- Naturelleir.ent les plus "gros objets étaient tombés en
mént d'une chaleur insupportable à une averse qui partage au;; plus faibles commissionnaires; il y en avait,
nous forçait à fuir sous le pont, où malgré le bruit dix-sept; la cuisine et l'escalier étaient encombrés, et il
qu'on faisait, j'entendais croasser mon officier mélo- y avait encore des porteurs dans la rue qui poussaient les
mane. Je préférais l'averse. premiers. Notre maréchal des logis fit entrer tout ce
La ville de Para ou Belem avait de loin une grande monde dans notre grande chambre puis il forma une
analogie avec Venise'. La vue de ces plages basses, de longue file, et aligna par rang de taille chaque porteur,
ces.arbres dont la peti- ayant devant lui son, pa-
tesse ne me rappelait nul- quet. Comme eette ma-
lement ceux desmontagnes noeuvre avait été faite sé-
que je venais de quitter, rieusement, la bande" se
ne me semblait pas en gardait bien de sourire.
rapport avec ce que j'a- Chacun recut, selon, son
vais espéré; car à Rio, travail, une pièce de mon-
si o'n parlait d'une chose naie. Nous fermâmes la
merveilléuse, elle venait porte après avoir poussé
du Para les oiseaux les un peu brutalement les
plus brillants par leurs traînards qui paraissaient
couleurs éclatantes étaient vouloir réclamer;, c'é-
du Pal'a, les fruits les plus taient, selon l'usage, ceux
savoureux, les anânas, les qui avaient été le~ mieux
mangues, les sapotilles, payés.
toujours du Para. Le dîner ne fut pas pré-
Quand 'le navire jeta cisément bon comme je
l'ancre très-près du quai,. m'y attendais la cuisine
comme nous n'étions plus. portugaise était réduite à
rafraîchis par la brise de sa plus simple expres-
la mer ni par celle qui sion. Nous allâmes le
naissait de la marche même soir parcourir la
même'du navirie, je crus ville en tous sens avec le
que la chaleur allait me L 'ofl1cier mélomane. commendador. La plupart
suffoquer. On déposa sur des rues sont larges, les
le quai, sous une espèce de hangar, tous nos effets, qui maisons n'ont presque toutes qu'un étage; elles ont des
furent laissés sous la surveillance du mulâtre, et nous balcons à quatre à cinq pieds du sol. La terre rouge
allâmes chercher notre logement. Nous passâmes dans dont les rues sont remplies salit et tache tout ce qui est
une cuisine desservie par des êtres si. sales et surtout propre; c'est ce que j'ai pu voir en rentrant, non sans
d'une pâleur tellement étrange, que je ne doutai pas un quelque contrariété.
seul instant d'avoir sous les yeux des malades, attaqués De retour à l'hôtel, dans notre chambre à quatre il n'y
de la fièvre jaune. avait que deux hamacs. Fort heureusement j'avais ap-
Ces fantômes débarrassèrent, sur l'ordre du maitre, porté le mien. L'officier musicien rentra au milieu de
une grande pièce qui nous était destinée. On en retira la nuit, et sans plus d'égard qu'à l'époque où il siff1ait
des tas de vieilles guenilles, de vieux pots cassés, un ber- ses romances dans les oreilles des gens, il se mit à par-
ceau d'enfant et un tonneau de vin. Cette chambre, à peu ler tout haut, appelant le maitre du logis, les domes-
tiques, jurant comme un possédé de ce qu'il n'avait pas
1. Par'aou Belem, capitale de la provincedu même nom, est de lit
située sur la côte sud de la baie de Guajarà, à la jonctiondu Para pour se coucher; et tout furieux, après nous avoir
et du Guama. Sa populationest d'environ neuf milleblancset réveillés, il sortit pour chercher gite ailleurs. J'étais aussi
de quatre mille cinq cents noirs. C'est l'un des portsles plus com- furieux que lui, mais contre lui. Le mulâtre ne s'était
merçantsdu Brésil. Le golfede Para n'est, à proprementparler, aperçu de rien seulement ses ronflements s'en étaient
que l'embouchuredu grand fleuvedes Tocantinsqui s'unit au
nord-ouestavecl'Amazonepar le chenalde Brevès. augmentés. J'allai passer le reste de la nuit sur un bal-
LE TOUR DU MONDE. 357

con, au clair de la lune, qui était très-brillante. La frai- qui est générale chez les' Brésiliens; mais je préférais
cheur était venue remplacer cette chaleur étouffante qui ma liberté, puisque j'avais trouvé à me loger, et re-
commence chaque jour avec le lever du soleil. merciant ces messieurs, je revins avec mon guide faire
J'appris avec peine le lendemain que je ne trouverais quelques emplettes.
pour me servir aucun domestique qui parlât le français. Nous courûmes toute la ville pour trouver les choses
On m'indiqua un horloger qui.peut-être pourrait me ren- les plus ordinaires. Un petit livre qui, en France, m'ati-
seigner un peu mieux. Il demeurait à'côté de l'hôtel. Il rait coûté cinq sous, me coûta six francs. On rencontre
faut avoir voyagé dans un pays dont on ne connaît pas par hasard chez un marchand de tabac des objets com-
bien la langue, pour comprendre avec quel plaisir j'écoc- plu'tement opposés à son commerce des souliers ou un
tai parler ce brave homme. Il m'offrit de m'accompagner parapluie le bottier a quelquefois de l'élixir de la
pour remettre meslettres d'introduction. J'acceptai avec Grande-Chartreuse, ou une guitare ou des perroquets à
grand empressement cette proposition et nous allâmes vendre ainsi des autres. J'ai longtemps cherché une
aussitôt faire nos visites. Je fus reçu à merveille; l'hos- écritoire; j'avais perdu un scalpel, il m'a été impossible
pitalité me fut offerte de toute part avec cette cordialité de m'en procurer un autre les marchands chez lesquels

La paye des commissionnaires, au Parâ.

mon horloger me conduisait pour cette emplette s'em- très-riches. Mon guide faisait toujours cette plaisanterie
pressaient de me donner, non un scalpel, mais une lan- en les voyant
cette à saigner; tout le commerce en avait à vendre; j'ai Voilà,M. le commendador futur; ces gens-là le de-
oublié de m'informer pourquoi la lancette joue en ce viennent tous. »
pays un si grand rôle. J'avais l'intention d'en peindre un, car cette couleur
J'appris en courant les rues, que ces figures pâles, ces de cadavre vivant était une étude curieuse à joindre à
cadavres vivants qui m'avaient d'abord impressionné dés- celles que je possédais déjà; mais quand j'ai été en me-
agréablement, n'étaient pas malades le moins du monde. sure de lé faire, j'étaÍs moi-même devenu pâle et malade
La plupart de ces individus sont des Portugais venant comme eux.
des îles. Par économie, ils ne dépensent rien; on m'a Par l'intermédiaire de mon horloger, j'eus l'espoir de
dit que plusieurs vivaient avec quelques bananes par me procurer pour domestique un Français habitant le
jour. Leur sang s'appauvrit, ils perdent leurs forces. Para depuis trente-deux ans malheureusement on ne
Ce régime auquel pourtant ils s'habituent, leur donne savait où il logeait. Une fois mes lettres remises, j'allai
cette couleur dans laquelle le vert domine, ce qui ne faire une visite à M. de Froidefond, consul du Para. Il
les empêche pas, en amassant sou sur sou, de devenir habitait à une demi-lieue de la ville, à Nazareth. C'est
358 LE TOUR DU MONDE.

dans ce lieu que les gens riches vont habiter générale- des yeux les lui cachaient complétement; il était en
ment c'est encore, comme le Catete, à Rio, le faubourg outre un pE'U boiteux j'ai su depuis que c'était par
Saint-Germain de l'endroit. suite d'une blessure reçue à la jambe à l'époque des ré-
Je trouvai le consul étendu dans un hamac: il était voltes de Para: or c'était précisément le Français, mon
fort pâle et fort maigre. Il me présenta ~,tsa femme, une futur domestique, Illonsie~r Benoit.
fille de Mme la duchesse de Rovigo. J'avais eu 1'lioli- Au Brésil, à tous les garçons d'hôtel, on dit
neur de la connaître, et c'était avoir bien du bonheur n Moiisieui>, faites-moi le plaisir de me faire servir un
dans ce pays loin- potage. Si par
tain, de pouvoir malheur vous con-
presque en arri- servez la mauvaise
vant parler en- habitude que vous
semble de person- avez prise en Eu-
nes qui m'avaient rope, de dire sim-
honoré de leur plement « Gar-
bienveillance. çon, mon potage, p
Quand j'expri- vous êtes jugé
mai le désir d'a- vous attendrez tou-
voir un domes- j ours.
tique sachant le Je questionnai
français M. le M. Benoit, et je
consul me répon- crus avoir affaire
dit que le peu de à un polyglotte
Français résidant car il me répondit
au Para étaient dans une langue
des négociants re- inconnue.N'ayant
présentants des besoin que d'un
maisons de com- homme sachant le
merce, soit de français et le por-
Nantes soit du tugais, je répétai
Havre. Mon guide ma question; il
alors parla du me répondit quel-
vieux Français que chose que je
qu'on n'avait pas ne compris pas da-
pu trouver. vantage. L'hor-
« Mais, me dit loger m'expliqua
M. de Froidefond, que depuis son
cet homme est séjour prolongé
un misérable, un au Para, M. Be-
ivrogne. Gardez- noit avait un peu
vous de le prendre oublié le français,
à votre service il et pas beaucoup
s'est fait chasser appris le portu-
de partout. D gais, mais qu'il
Je témoignai avait bonne vo-
aussi mon désir lonté et c'était
d'aller dans les vrai, car à peine
bois vierges pour lui eus-je dit d'al-
y faire de la pho- ler me chercher
tographie. M. de une chaise à droite
Une boutique au Parâ.
Froidefond s'é- de la. chambre
cria: « Des bois vierges! mais il n'y en a pas, ou du qu'il se précipita à gauche et m'apporta mon chapeau.
moins il faudrait aller bien loin. » Ce trait seul m'eût décidé. J'engageai M. Benoit au prix
Pas de forêts vierges mais il m'en fallait, et je me de mille reis par jour (un peu moins de trois francs) et
dis tout bas « J'en aurai, dussé-je aller jusqu'au la nourriture; il avait son hamac et un petit coffre dans
Pérou! » lequel étaient un pantalon et une chemise de rechange.
J'avais rencontré le matin un individu dont la mine M. Benoit n'a jamais changé de linge pendant tout le
m'avait déplu; je le revis en rentrant il était très-sale, temps qu'il a passé avec moi.
très-vieux, très-laid; des sourcils descendant au-dessous Il s'agissait maintenant, avant de me composer un
LE TOUR DU MONDE. 359

petit.ménage, de trouver à me loger dans le voisinage arbres. Elle appartenait à un médecin, et était habitée
des bois, non pas vierges, mais tels qu'ils étaient, faute par deux Indiens, homme et femme. Nous allâmes de
de mieux. suite chez le propriétaire, qui, sans hésitation, me donna
Un jour, devant la porte du consul, je me lamentais la permission de m'y loger, lorsqu'il aurait fait'faire
de ne rien pouvoir faire, quand de loin nous vimes un quelques réparations indispensables.
jeune homme monté sur un cheval blanc.
« Voilà votre affaire me dit-il; c'est M. G. un Nazareth. L'artetla chasse
danslesbois.- Boas
ingénieur français; il a fait une route dans les bois, Lesnégresses. Lesmarchés.
et il connaît tous les Indiens des environs, les ayantem-
ployés à ce travail. » M. G. me conduisit chez' lui, à Nazareth, et ne
Il l'appela. M. G. se mit à sa disposition, et une voulut pas me laisser retourner à Para. J'acceptai vo-
heure après nous courions la campagne. Nous entrâ- lontiers, car j'avais un moyen de le remercier c'était
mes dans le bois, où la route avait été faite par ses de faire son portrait que je donnerais à sa famille, dont
ordres. Nous d.écouvrimes une case bien cachée par les il était séparé depuis longtemps. Je pris pour logement

AI. Benoit fuit quand on l'appelle.

une grande pièce au rez-de-chaussée, où j'installai mon séchait immédiatement. Je n'en persistai pas moins à
hamac et mes instruments pour la peinture, la prépara- vouloir travailler. Me défiant an peu de M. Benoît, j'a-
tion des animaux, les produits photographiques et mes vais chargé un grand gaillard de nègre de porter mon
ingrédients de chasse. bagage, puis je l'avais renvoyé. M. Benoît avait suivi de
M. Benoît commença son service par casser une bou- loin, et tout le temps que je passai à travailler, il resta
teille contenant du nitrate d'argent, et le fit assez adroi- immobile, appuyé sur l{n grand bâton. J'évitais de re-
tement pour tacher complétement un pantalon que je garder de ce côté son air et sa pose m'agaçaient; j'avais
mettais pour la première fois. Il s'excusa beaucoup, et tort, car sans doute il attendait mes ordres, Il cherchait
je vis bien qu'il prendrait garde à l'avenir et que je à deviner mes goûts, et, comme il était plein de bonne
pouvais être tranquille, car le même jour il mit son pied volonté, je pouvais espérer qu'il me serait fort utile un
sur une glace qui séchait contre le mur, et sur laquelle jour. Je lui fis gentiment signe d'approcher aussitôt il
j'avais photographié M. G. en attendant la peinture s'empressa de s'en aller le plus vite que sa jambe le lui
dont je voulais lui faire la surprise. permit. Je fus obligé de courir après lui, et comme il
J'allai le lendemain dans le bois la chaleur me joua était un peu sourd et que son organisation le faisait se
de mauvais tours; mon collodion ne coulait pas; l'éther méprendre sur les intentions autant que" sur les paroles,
360 LE TOUR DU MONDE.

soit -françaises, soi-t portugaises,.il me fallut le ¡attraper Qnaml je n'allais point dans les buis, je partais de
à la course. 'bonne heurl~ de Nazareth, et, ainsi qu'à Rio, j'allais me
Je restai quelque temps à dessiner à l'ombre, Ensuite, promener sur le marché, qui se tient tout à fait sur le
je me mis à chasser, pour faire l'essai d'un magnifique bord de la r:ivière. De grandes et de petites embarcations
fusil anglais que j'avais acheté à Rio. viennent s'amarrer contre le quai; les acheteurs, sur le
Pour revenir à Nazareth, où demeure M. G. j'avais bord, plon~ent dans ces embarcations, car le quai est.
déjà marché plus d'une demi-d'heure au soleil or le élevé, et ils peuvent voir d'un seul coup d'œil, à vol d'oi-
soleil du Para était bien brûlant. J'ôtai donc peu à peu seau, ce qui est à leur convenance. Il ne faut pas oublier
de mes vêtements tout ce que la décence permettait, et de faire ses provisions d'assez bonne heure, car dans la
comme personne ne se hasarde à courir les routes à cette journée on ne trouverait presque rien, surtout en fait
heure de midi, je pouvais en prendre à mon aise j'étais de viande.
ainsi occupé à simplifier ma toilette, quand de l'autre Un autre marché intérieur me convenait moins à par-
côté de la route, je vis passer lentement un boa rouge, courir. La t-3rre rouge dont j'ai parlé, quand il n'a pas
et sans trop me hâter aussi, je lui cassai les reins d'un plu de quelques jours, s'élève de tous côtés par le piéti-
coup de fusil. J'ai appris plus tard que cette espèce était nement de la foule malheur aux vêtements. Ce marché,
assez rare. d'ailleurs, a moins d'étendue que l'autre, et, sans en
Je passai fort peu vêtu, en revenant à Nazareth, de- être bien sûr, je crois qu'il est composé d'objets ayant
vant plusieurs maisons de campagne; deux messieurs déjà passé entre les mains des revendeÜrs et des reven-
causaient sous une porte. Mon humiliation fut grande en deuses.
reconnaissant le président de la province, que j'avais Là on voit tous les croisements de race, depuis le
déjà visité à la ville. J'aurais bien voulu l'éviter, mais il blanc jusqu'au noir, en passant par les diverses nuances
était trop tard j'avais été éventé moi.et mon serpent. le Mamaltico d'abord, le Cafusa, le mulâtre, le métis,
M. le président parut prendre un vif intérêt à ma le Tapuyo, l'Indien pur et le nègre.
chasse; il profita de l'occasion pour me parler assez lon- M. G. IDe fit faire la connaissance d'un Français,
guement de Rio de Janeiro et des personnes qui m'a- M. L. représentant d'une maison de Paris, et par
vaient donné des lettres pour lui. J'aurais préféré m'en ce dernier, je me vis de suite en rapport avec d'au-
aller. tres Français, MM. C. de Nantes, et H. du

Enfin, arrivé à Nazareth, je dépouillai mon boa sous Havre.


les yeux de M. Benoit. Cela lui donna l'idée de me
faire une surprise. Deux jours après il attendait mon Ara-Piranga. Fabriqueae vases. Serpents,
Un repas brésilien.
réveil, tenant enroulé autour de lui un boa. vivant, avec
la précaution pourtant exigée en pareil cas, d'avoir une Nous fïmes un jour la partie d'aller dans l'île d'Ara--
main sur le cou du reptite, très-près de la tête. Tout Piranga, tout près de l'ile des Onces et de la grande île
habitué que j'étais aux serpents, ce ne fut pas avec une de Marajo, la patrie des crotales et des tigres. C'est de
bien grande satisfaction que je vis à quelques pouces de l'ile de Marajo qu'on tire les boeufs pour l'alimentation
ma figure cette grande gueule très-ouverte. de Para. L'année 1859~avait été fatale les inondations
M. Benoit avait rencontré un nègre qui faisait jouer de l'AmazonE' avaient presque tout détruit; j'ai oublié le
ce boa avec un rat attaché à une ficelle, au grand plaisir chiffre, il était considérable, et comme il n'y a pas beau-
des enfants nègres et indiens. Comme le serpent ne man- coup de car~te secca et de fei,gocns, les Français habitués
geait pas son rat, le nègre le lui reprenait très-adroite- à un régime différent de celui du Brésil, mangent beau-
ment il lui passait sur le cou une petite palette en bois coup de conserves d'un prix très-élevé, comme tout ce
de la forme d'une ,bêche, et, derrière cette palette, il qui vient d'Europe et des Ètats-Unis.
l'empoignait sans crainte d'être mordu. Nous partimes un dimanche sur une assez grande
Au Para tout le monde connait les boas et on sait barque, et ait bout de quelques heures nous arrivâmes
qu'ils ne font pas de morsures dangereuses; aussi l'on ne devant une belle fazenda. Le maïtre de la maison, un
s'en inquiète guère; on en trouve dans beaucoup de Portugais, vint nous recevoir et nous conduisit immé-
maisons faisant office de chats ils sont inoffgnsifs, il diatement dans la salle à manger, lieu de passage pour
moins qu'on ne les frappe ou qu'on ne les dérange. aller visiter le reste des appartements. La table était
J'allais à la ville flâner et faire mes observations. Je parfaitement desservie; je l'aurais préférée autrement,
n'ai vu nulle autre part les négresses et en général les mais l'heure ordinaire du déjeuner n'avait pas sonné,
personnes de couleur se vêtir d'une façon si coquette et j'appris avec terreur qu'il fallait attendre encore long-
qu'au Para. Les négresses et les mulâtresses surtout, temps.
grâce à leur laine frisée, se font des échafaudages d'une Dans cette fazenda étaient une cinquantaïne d'esclaves;
grande dimension, qui pourraient se passer du secours on y fabriquait des vases de toute sorte; on nous en mon-
du peigne cependant toutes en ont, et d'immenses. Les tra de magnifiques; puis on nous conduisit au jardin. Il
fleurs jouent là dedans un grand rôle aussi, et quelque- y avait du raisin verjus qui faisait le désespoir du pro-
fois' ces femmes sont assez agréables à voir, avec leurs priétaire. Ce jardin comme la plupart de ceux du Bré-
robes décolletées et toujours de couleur brillante. sil, était composé de petites allées; des plates-bandes,
LE TOUR DU MON-DE-. 361
souvent en pierres ou en coquillages, remplaçant les buis congé du maitre de la fazenda. Mon parti était arrêté
ou les gazons, donnent à l'aspect de ces jardins quelque des Indiens à peindre comrnodément, des oiseaux peu
chose de sec et d'aride. La chaleur empêche les fleurs méfiants et en grand nombre des allées sombres pour
de se développer ou les développe trop tôt. la photographie. Il fut convenu que je viendrais m'in-
Le maître de la maison m'ayant fait plusieurs présents, staller dans ce lieu. Effectivement quelques jours après,
cela m'avait réduit au silence car en arrivant je disais je profitai de la barque qui va et vient régulièrement de
franchement mon avis sur certaines choses qui me plai- Paru à Ara-Piranga, et, M. Benoit en tète de mes ba-
saient; immédiatement on me les offrait avec une grâce gages, nous vinmes nous installer dans l'ile.
parfaite. Je m'étais permis de dire à M. Benoit avec les plus
On alla ensuite parcourir le pays; nous chassâmes en grands ménagements, pavant de partir, qu'il était com-
chemin, bien abrités sous les bois, et nous arrivâmes pIétement malpropre et abruti; que je le priais de se
ainsi de l'autre côté de l'île, où je fis un croquis de man- modifier un peu par pudeur pour une maison étrangère
gliers et ramassai des coquillages. mon avertissement parut le toucher, il changea de cra-
Le lendemain après avoir plié les hamacs, on prit vate. Je n'osai pas insister sur le reste, me réservant de

Jardin de la fazenda il Ara-Piranga.

le pousser dans l'eau, par mégarde, le premier jour où rencontrai sur mon chemin deux nègres esclaves de la
j'irais me baigner. fazenda; ils me suivirent; ils me montraient des oiseaux
Il n'y avait dans la maison, quand je revil1S à Ara- à tirer quand je ne les voyais pas. En poursuivant une
Piranga, que le frère du patron et un petit jeune artiste perruche'nous entrâmes dans le bois. J'avais déjà témoi-
qui, sans avoir eu de maitre, faisait les dessins de vases, gné le regret de ne pas rencontrer de serpents. Mes
quelquefois d'un style assez pur. Je m'installai de mon nègres en avaient vu de différents côtés, entre autres un
mieux dans une grande chambre ayant vue sur le boa énorme, qu'ils s'engagèrent de guetter et de m'ap-
fleuve, et pendant quinze jours je peignis tout à mon porter vivant. Ces braves gens me contèrent toutes sortes
aise pour la première fois depuis mon départ d'Europe; d'histoires au sujet de ce reptile dangereux il avait
car chez le senhor X. ce n'était guère facile; moins mangé des animaux d'une grandeur fabuleuse; mais,
encore dans mon ancienne pauvre case où la porte- puisque cela me faisait plaisir, demain au plus tard il
fenêtre avait à peine cinq pieds de hauteur, tandis que serait pris en jouant.
les feuilles du toit, descendant fort bas, interceptaiènt Nous nous glissâmes pendant quelque temps à travers
la lumière. les lianes, et j'essayais de franchir un tronc d'arbre
Quandje fus fatigué de peindre, je pris mon fusil. Je abattu par la foudre, quand de l'autre côté je vis étendu
362 LE TOUR DU MONDE.
à terre, sans aucune espèce d'ondulation, un très-grand canot, apri~s l'avoir remonté en bateau à vapeur. Je pris
serpent couleur de fer. Je connaissais les inconvénients congé de lii et dis adieu à cette île que je devais revoir
du fusil en pareille circonstance; mais quand je me re- au retour, pour de là aller visiter celle de Maraja, d'où
tournai vivement pour dire aux nègres de le prendre j'avais le projet de passer à Cayenne et de voir cette
vivant, ils étaient devenus invisibles leur bravoure avait fameuse prororàca dont un navire anglais venait d'éprou-
failli en présence de la réalité. ver la puissance et s'était retiré tout désemparé, par
Cependant la barre de fer commençait à se mouvoir; suite de la jactance du commandant, qui s'était vanté
il fallut prendre le parti ordinaire mon coup fit balle et de la brav3r.
je vis aussitôt, à mon grand regret, un grand trou près de
la tête. L'animal avait près de quatre mètres. Je rentrai Délwrtpour hlanâos. Un nouveaudomestique.
Navigation.
bien vite dans ma chambre; j'y réparai le dommage
occasionné par mes balles. Ce serpent, d'une espèce Aussitôt que le président de la province sut que mon
assez peu dangereuse, car il n'a pas de crochets, fait le intention était de remonter l'Amazone, il me fitla faveur
pendant avec le fameux souroucoucou que j'ai rapporté de me donner gratis mon passage à bord d'un bateau à
en Europe; tous deux sont chez moi, enroulés main- vapeur allant à Manaos, petite ville située à l'embou-
tenant autour d'un candélabre et, ainsi que d'autres chure clu rio Negro'.
animaux gigantesques, font peur aux enfants qui se ha- M. Bénoit était ravi; il se rappelait ses courses au
sardent dans les profondeurs de mon atelier. Pérou; il 0.vait remonté plusieurs fleuves, fait le com-
On vint ensuite me dire qu'un 'grand crotale, le cus- merce avec, les Indiens. En conséquence, il m'avait de-
cavel, s'était glissé entre les poutres d'une baraque con- mandé de l'argent pour se faire une pacotille; il avait
struite en haut du débarcadère. acheté des colliers, du tabac; j'en fis autant; et comme
Il était bien d'une espèce dangereuse sa tête plate, il était à peu près probable que je ne trouverais pas
sa queue obtuse ne me laissèrent aucun doute. Il fallait grand'chose soit à Manâos, soit partout ailleurs, j'a-
de grandes précautions pour le prendre sans être touché chetai, comme lors de ma première excursion dans les
parsescrochets. Ses couleurs me tentaient beaucoup; bois, des fourchettes, des couteaux, quelques livres
je n'avais jamais vu son pareil. On alla chè;'cher de d'huile, du poivre et du sel. J'aurais bien voulu avoir
grosses ficelles il n'était pas facile de le prendre, car une soupière. Il y en avait deux à vendre chez un tail-
il se glissait de poutre en poutre; à chaque mouvement leur, je profitai de l'occasion. J'achetai neuf livres de
qu'il faisait, il répandait une odeur fétide. Enfiu, à force poudre anglaise de première qualité; un hasard très-
d'essayer divers moyens, nous lui serrâmes le cou forte- grand me fit trouver du petit plomb; car dans ce pays
ment, et on le tira à terre à moitié étranglé, puis on le les petits oiseaux sont négligés; on ne chasse que pour
fixa à un piquet. manger.
En ce moment on vint m'appeler. Le diner était Il s'agissait de bien cacher ma poudre. Le bruit cou-
servi. Nous n'étions que trois à table, dans une salle im- rait alors dans la ville qu'un individu convaincu d'avoir
mense la table aussi était fort grande et arrondie par trop parlé avait vu saisir et jeter à l'eau ce qu'il n'avait
les deux bouts, places ordinaires des maîtres. Nous man- pas su cacher, de la poudre et des capsules. En consé-
geâmes beaucoup d'herbages, des oeufs de tortue, des quence et pour ne pas avoir le même sort, je pris
agoutis (le lapin de l'Amérique), de la paca, du tatou et de très-grandes précautions j'enveloppai chaque livre
de la tortlle; des fruits nommés avocats, dans lesquels de poudre, contenue dans des boites de fer-blanc, de
est une crème fort bonne, surtout quand on y joint du papier d'abord, puis de serviettes, et j'emballai mes
rhum et du sucre, des melons d'eau et des ananas; les provisions prohibées dans un grand sac de nuit bourré
oranges ne sont pas bonnes au Para. On plaçait tou- d'oranges par-dessus. Ce qu'il me fut impossible de
jours du pain près de moi; les deux autres convives trouver, ce fut du papier de couleur pour dessiner aux
mangeaient de la farine de manioc, et comme ils bu- deux crayons. Je courus partout; je fis demander de ce
vaient de l'eau, je u'avais pas osé accepter du vin qu'on papier-là où personne ne pouvait supposer qu'il y en
m'avait offert, quoique ma santé eût alors d'un eût. Je pouvais tout espérer du hasard. Il ne me
be oin
breuvage tonique. Nous avions près de nouséftacun un servit pas, car aucun marchand n'en possédait -même le
grand vase de terre en forme de calice; une Indienne le souvenir, et sans une heureuse idée que me fit naitre une
remplissait d'eau à mesure que nous buvions. caisse envoyée de Paris à un négociant, et dans laquelle
Le repas achevé, je me hâtai de revenir à mon ser- se trouvaieut des étoffes enveloppées dans un papier
pent. Hélas! 1\1,. Benoit, par excès de zèle, avait grossier, j'aurais été bien embarrassé. Je fis des albums
voulu détacher la peau et. y avait fait une cinquantaine avec ce trésor inattendu et tant cherché.
de trous elle était perdue. Je l'arrachai des mains de Le navire partait le lendemain dans la nuit. M. Be-
M. Benoit, j'achevai de la mettre en pièces et je jetai le noit, que j'avais envoyé au consulat pour son passe-
malencontreux à la porte, lui défendant de me parler port, ne parut pas de-la journée. Le lendemain, au
ni de me regarder.
1. Manaas(Y. S. da Conceicaode), Barra do rio Negro, capi-
Bientôt le maitre du logis fut de retour; nous causâ- tale de la province qui.porte ce dernier nom, située sur le rio
mes il me donna le conseil de descendre l'Amazone en Negro, au point de -sa jonctionavec l'Amazone.
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364 LE TOUR DU MONDE.

point du jour, une forte odeur d'eau-de-vie m'éveilla. lui furent faites, il baissait la tête et ne répondait pas. Il
M. Benoit se tenait à peine debout; quoique appuyé sur parlait pourtant déjà le portugais, car il habitait le Para
son bâton sa pose manquait de cette régularité dont depuis un an. Je n'avais pas le choix; l'affaire fut con-
.j'avais été charmé. clue à l'instant 1.
Inondé de larmes, il me déclara qu'il ne pouvait plus Le bâtiment était petit; sa dunette, au lieu de porter
me'faire l'honneur de m'accompagner; qu'enconséquence, une tente, é ~ait couverte en planches supportées par de
j'eusse à le. payer. M. L. chez lequel j'étais alors, vint petites colo:mettes. Quand je montai à bord, quoiqu'il
pour m'aider à faire mes comptes, ce qui ne fut pas fa- fût encore jour, déjà des voyageurs, tous Portugais,
cile l'état dans lequel était l'ivrogne lui faisait oublier avaient accroché leurs hamacs et empêchaient de passer.
ce que j'avais acheté pour lui, et il n'était pas davantage Je fis de mime pour le mien; les malles les plus essen-
capable de me rendre compte des dépenses dont je l'avais tielles furent rangées le long du bord, près des hamacs,
chargé. Nous engageàmes M. Benoit à se retirer; il nous et servirent de bancs plus tard.
dit des injures il me faisait présent de tout. Comme on Nous par1imes à minuit; nous passâmes entre des my-
ne pouvait pas rosser un homme dans cet état, j'envoyai riades' d'ile;: après avoir laissé derrière nous celle de
une petite négresse chercher la police, mais il se retira Marajo. On jouait au trictrac tout près de moi; un joueur
en nous accablant d'invectives. enthousiaste, à chaque mouvement brusque qu'il faisait,
Il revint quelques heures après complétement dé- et il en faisait beaucoup, repoussait mon hamac.
grisé il apportait ses comptes, me priant en outre de lui ne s'apercevait pas qu'en revenant je le repoussai à
acheter ses colliers de pedes, puisque j'étais mécontent mon tour. J'avais commencé par grogner, et peu à peu
de son service et que je ne voulais plus l'emmener avec je pris autant d'intérêt à ce jeu de va-et-vient que l'autre
moi. Blasé sur les excentricités de M. Benoit, dont cette à son trictrac, et comme la lune était belle, je pouvais,
dernière phrase, dite moitié en français et moitié en de ma balançoire voir les îles toutes couvertes de pal-
portugais, pouvait donner une juste idée d'après ce miers et de lataniers, près desquelles nous passions.
qui venait de se passer, je le fis mettre à la porte. Ne pouvant dormir, grâce à mon entourage, je repas-
Je demeurai plus embarrassé encore que le jour où je sai dans ma mémoire tout ce que déjà j'avais éprouvé
quittai mon Italien pour aller chercher un gite chez les de bien et de mal depuis mon départ de Paris. J'avais
Indiens; plus qu'en arrivant au Para; car j'ignorais alors voyagé de Southampton à Rio avec des Français, de Rio
l'impossibilité de me procurer un domestique et l'espoir à Victoria avec des colons, presque tous Allemands; à
du moins me restait. Espiritu-Santo avec des Indiens; de Rio au Parà, avec des
M. L. eut la bonté d'envoyer à tout hasard s'in- Brésiliens pour la plupart; j'étais sur l'Amazone avec des
former à la compagnie des nègres si on pouvait m'en Portugais avais-je gagnéau change?
donner un pour com.pagnort, car il fallait bien se gardtr Toutes ces réflexions et d'autres d'une nature bien dif-
de dire pour domestique. Le chef de cette compagnie férente se faisaient en escarpolette, au bruit des cor-
vint me parler. S'il y a une grande différence entre la nets qu'on versait sur.le jeude trictrac d'une façon à tout
laideur d'un vieux nègre et une jolie Parisienne, il y en briser.
avait une aussi grande de lui à un vieux nègre. C'était Le jour vint et, plus que dans la nuit encore, nous
bien la plus horrible tète que j'eusse jamais vue; de plus passâmes à toucher très-près le long des îles. Toutes
il avait pour ornement, ainsi que cela se pratique dans étaient basses, les arbres peu élevés; les lataniérs étaient
certaines tribus africaines, une crête partant du front et en très-grand nombre ainsi que les palmistes. De loin
descendant jusqu'au bout du nez. Cette créte, ou plutôt en loin je voyais des huttes supportées par des pierres,
ces crans ont dû être inspirés par la queue du crocodile précaution qui ne les sauve pas toujours des inonda-
( j'en ai rapporté un jeune qui m'inspire cette comparai- tions. L'une de ces huttes, un peu plus importante que
son à l'instant où j'écris heureusement pour moi, car les autres, se reliait avec une espèce de quai, à l'aide
j'étais embarrassé pour dire à quoi ressemblait cet or- d'une grande planche également supportée par des pier-
nement inusité parmi nous). Quand la bouche s'ouvrit res. Sur cette planche étaient posés en grand nombre des
pour répondre à notre demande, je crus voir la gueule vases de fleurs. Derrière la hutte se voyait un défriche-
d'un tigre les dents, taillées en pointe très-aiguë, ajou- ment récent. Pendant que je regardais, bercé dans mon
taient à l'horreur du phénomène.. hamac, le chant bien connu d'un oiseau d'Europe me fit
Cet homme nous dit qu'il ne pouvait pas me donner retourner. C'était un chardonneret, objet de l'attention
un noir, mais qu'il avait un Mura à ma disposition. toute paternelle d'un vieil amateur portugais. Il avait
Cet Indien connaissait le pays puisqu'il était des bords probablement acheté à grand prix cette curiosité euro-
de l'Amazone. péenne ce chardonneret avait du moins sur les màgnifi-
J'étais pressé une heure après l'Indien parut. C'était ques'oiseain du pays l'avantage de bien chanter.
de plus fort en plus fort; je reculai d'un pas j'avais de- .Depuis le lever du soleil je voyais des objets emportés
vant moi Méphistophélès en chair et en os. Goethe et par le courant; cela m'avait semblé des orchidées qui,
Selieffer avaient deviné Polycarpe. Il s'appelait Pol y-
carpe. Ce nom qui éloignait de la pensée toute idée dia- 1. Voy.p. 29 le portrait de Polycarpeplacéà tort, dans la pre-
n
bolique, me rassura. A toutes les recommandations qui mière partie du voyage, sousle titre de mon premiermodèle.
LE TOUR DU MONDE. 365
tenant aux arbres seulement par des rudiments de racine ainsi jusqu'à vingt livres par jour quand les bois sont
sans force, doivent tomber facilement. bons. On part le matin, de bonne heure, et après avoir
Nous étions toujours au milieu des iles. On me dit que fait au tronc une légère blessure on attache au-dessous
nous ne naviguions pas encore sur l'Amazone. Il est pro- un petit pot de terre, et on continue ainsi d'arbre en
bable que je ferai quelquefois involontairement des er- arbre jusqu'à la. limite qu'on veut. En retournant, on
reurs géographiques. J'ai employéau Para tous les moyens vide chaque pot dans un grand vase; puis, avec une
pour me renseigner: chacun m'apportait sa version, et qualité de bois dont je n'ai pas su le nom,'on fait sécher
rarement la même. Par exemple, j'ai appris que la ville à la fumée.
de Para ou Belem est bâtie surl'Amazone; d'autres m'ont Depuis quelque temps, je voyais des individus assis
dit sur le Gucyarrâ; d'autres sur le Guama, et le plus au-dessus de leurs canots, sur des échafaudages formés
grand nombre sur la rivière des Tocantins 1.. avec de petits troncs d'arbres ils étaient immobiles
Pendant la nuit nous avons touché à Brevès; on a pris comme des statues. M. 0* m'apprit que c'étaient des
et laissé des passagers et embarqué des bois. Ici on ne pêcheurs; j'étais trop éloigné pour m'apercevoir qu'ils
brûle pas de charbon. Les bÙches, jetées de main en étaient armés de"flèchës. Ils passent ainsi des journées
main, sont rangées sur le pont; chaque homme, nègre ou entières sans faire d'autre mouvement que celui néces-
autre, en les recevant, répète d'une vôie monotone le saire pour rouler un cigaretto. Ces hommes, qui habitent
chiffre déjà chanté par celui qui est en tête de la bande. les rivages des iles de l'Amazone sont les Mura. Au-
Depuis Brevès, on a passé plus près encore des iles; cune autre tribu ne veut s'allier avec celle-là. On, pense
un enfant eùt pu jeter une pierre de l'une à l'autre. Le généralement que ces Indiens ont émigré lors de la con-
fleuve était calme cette merveilleuse nature se reflétait quête du Pérou; ils sont voleurs, leur parole ne les en-
comme dans un miroir. Plus on s'éloignait de la mer, gage jamais, ayant pris plus encore que les autres In-
plus la végétation semblait grandir. Nous étions alors diens, en contact avec notre civilisation nos' vices et
éloignés de l'influence des marées; l'eau était cependant laissé nos qualités. Polycarpe était Mura 1
encore un peu salée. Partout où nous passions, la végétation descendait
Dans la journée, nous passâmes devant une case bâtie jusque dans l'eau; jamais de plage visible; les plantes
sur pilotis; une foule de femmes et d'enfants; vêtus aquatiques s'avançaient bien avant; souvent nous avions
pour la plupart de costumes bleus, se pressaient pour y l'air de naviguer au milieu d'un jardin couvert de fleurs,
entrer c'était sans doute le repas de la famille. Plus si bien que, pour donner de la nourriture fi-aiche aux
loin, une grande case enduite à la chaux: c'était une deux boeufs que nous avions à bord, l'aide-cuisinier
venda on y voyait des nègres buvant et payant leur eau- ayant coupé en passant des roseaux fleuris, on y trouva.
de-vie. Tout près de là jacassaient des perruches. un petit serpent tout bleu, dorit~je ne pus sauver que la
Le fleuve s'élargissait sensiblement et le vent com- tète, le reste ayant été écrasé par les peureux.
mençait à souffler nous nous éloignâmes des cases, Je ne pense pas qu'il existe dans le monde de naviga-
toujours placées à une assez grande distance les unes tion plus agréable que celle que je faisais. J'avais cru, en
des autres. J'arais dans la journée fait connaissance approchant de l'Amazone, voir une mer intérieure n'ayant
avec un Brésilien, M. 0~*`" allant ainsi que moi à qne le ciel pour horizon, ou tout au plus des montagnes
IVTanâos.Ii savait autant de français que je savais de perdues dans le lointain; et rien de ce que je voyais ne
portugais. Il m'assura que personne ne pouvait dire ressemblait à ce que j'avais supposé. J'étais loin de m'en
au juste le nombre des iles qui sont sur l'Amazone il plaindre à chaque instant, à la place de cette monoto-
m'expliquait différentes choses que j'aurais pu toujours nie, je vôyais se dérouler des panoramas toujours non-
ignorer il me faisait remarquer certains arbres et me veaux. dans leurs aspects variés. Et ce spectacle chan-
disait à quels usages ils étaient propres. J'avais entendu, geant, je le contemplais couché dans un hamac léger
dans les rues de Para, crier une boisson nommée as- comme un filet, ne laissant pas à la chaleur la possibilité
sayi j'en avais même bu; je crois me souvenir qu'elle de pénétrer mes vêtements que je pouvais d'ailleurs
m'avait plu médiocrement, étant épaisse et un peu aigre. simplifier beaucoup, sous une dunette d'ordinaire dé-
L'ile près de laquelle nous passions était remplie des couverte comme le reste du navire, ayant pour me dis-.
arbres dont on la fait. C'est une espèce de palmier. On traire saris fatigue en face le mouvement de l'éqùipage,
met simplement le fruit dans l'eau bouillante, et on à droite et à gauche des oiseaux et des fleurs, au milieu
passe le liquide dans un crible. Il rue montra un arbre d'une atmosphère tempérée par la marche du navire et
colossal dont la feuille donne la mort instantanément; il
par cette brise qui règne presque toujours sur l'Amé-
se nomme assaca. Je vis également le siringa, arbre
rique du Sud.
qui produit la gomme élastique. Les hommes qui font
cette récolte gagnent beaucoup il en est qui se font. L'Amazone. Unebourrasque. Les rivages. 8antarem.
4
Un bain dangereux:

1. Voy.la note p. 356et la carte p. 370.La grande embouchure A quatre heures après midi, nous entrions dans le lit
est au-dessusde l'île de Marajo.Labaie de Guajara,où est bâtie de l'Amazone,
Para ou Belem, s'ouvreau nord.sur le golfede Paraformé'par la après avoir quitté le rio Tarragui., Voilà
réunion des eaux du Guama,du Moju,de l'Acara,du Capirp,du bien cette fois le grand fleuve, toujours parsemé d'îles,
Tocantinset de l'Amazonelui-même. mais à une très-grande distance: c'était, en diminutif~
366 LE TOUR DU MONDE.
cette mer que j'avais pensé trouver. Peu à peu le vent de l'eau. La nuit était venue tout à fait; j'entendais les
fraichit, et vers le soir une bourrasque des tropiques, commandements du capitaine, mais je ne pouvais le voir.
accompagnée de pluie, vint nous donner une idée de ce Ses ordres ne s'exécutaient pas facilement, tant le pont
dont l'Amazone était capable. On s'empressa de fermer était encomhré de bois pour le chauffage nous venions
les rideaux de grosse toile qui entouraient la dunette, récemment de faire notre provision. Le tonnerre gron-
notre réfectoire et notre dortoir habituel, ce qui n'empê- dait de telle sorte qu'il semblait être bien près de nous.
cha pas la pluie d'en faire en quelques instants une salle Un éclair plus éblouissant encore que las autres illumina
de bain. On tira de même deux immenses rideaux qui le pont, et je vis d'où partait la voix du capitaine. Bien
séparaient la dunette du reste du navire, à peu près abrité sur la, dunette, il avait un peu desserré le lacet et
comme un rideau de spectacle sépare le public des ac- avait passé sa tète couverte d'un grand chapeau qui le
teurs. La différence était qu'au lieu d'un seul, nous en préservait de la pluie. De ce poste confortable il com-
avions deux se fermant au milieu, comme le corset des mandait la manŒuvre, à peu près comme un régisseur
dames, à l'aide d'un lacet. prévien l'orchestre qu'il peut commencer l'ouverture.
Je m'étais blotti à l'avant, dans un petit réduit, à l'abri J'avais vu déjà bien des officiers, des généraux portant

Bourrasque sur l'Amazone. Un capitaine prudent.

des parapluies, je ne pus qu'approuver la précaution du serré de nouveau nous passâmes près d'une île fort
capitaine. petite nommée Adajouba. A notre approche, une bande
Quant à moi, j'aurais bien voulu être à sa place; je me de toucans, perchée au sommet d'un arbre plus élevé
trouvais dans un bain de siége toutes les fois que le tan- que les autres, s'envola en faisant grand bruit. Les
gage faisait plonger l'avant dans les lames, les ouver- plantes aquatiques s'avançaient dans l'eau là aussi se
tures pour faire écouler l'eau n'étant pas suffisantes. trouvaient ces palissades fleuries, et comme je venais
Quand j,e pus revenir à mon hamac, je le trouvai dans d'en voir emportées par le courant, je reconnus que je
un triste état et tout dégouttant d'eau; il m'était impos- m'étais trompé en les prenant pour des orchidées.
sible de songer .à m'en servir. Heureusement c'était le Les montagnes de la Guyane se dessinaient au loin.
seul tous les autres avaient été serrés avec soin. Per- M. 0* me fit remarquer une terre qui n'existait pas
sonne n'avait songé au mien. Polycarpe n'avait pas paru. l'an dernier. On voit très-souvent des îles formées ainsi
Le beau temps avait remplacé l'orage.; la lune bril- des arbres arrachés par les courants, trouvant des bas-
lait nous avions tout près de nous, à droite, l'ile de fonds, des obstacles quelconques, arrêtent au passage
Gouroupa; le fleuve Chingo à gauche. Nous nous étions des terres et des détritus emportés aussi, et un terrain
rapprochés peu à peu du rivage. Le fleuve s'était res- solide s'élève en peu dé temps.
LE TOUR DU MONDE. 367
Les rivages se couvrirent ensuite d'arbres déracinés ne se posa pas même sur sa seconde patte, qu'elle avait
le côté sud des îles avait été plus ravagé que le côté repliée sous son ventre, quand nous passâmes près d'elle.
nord. Quand venait l'après-midi, le soleil nous gênait Je ne me trompais pas, c'était bien le cri de l'oiseau
beaucoup; nous naviguions presque directement de l'est fantôme, ce cri, le premier qui salua le jour de mon ar-
à l'ouest. rivée, quand je couchais sur ma natte dans les forêts
Mon enthousiasme pour la nature vierge était toujours vierges. Alors, comme à cette époque, je l'entendis et
le même partout où je pouvais me mettre à l'abri du ne le vis pas. Était-ce donc une âme? Les Indiens
soleil, j'écrivais ou je dessinais, malgré la marche du avaient-ils raison? Cet ciseau de malheur m'avait prédit
navire. ce qui m'était arrivé plus tard chez mon hôte; était-ce
Ce matin, des cris de toute sorte m'ont éveillé un un nouveau présage de ce qui m'attendait dans les soli-
instant je me crus dans ma case au milieu des bois; je tudes où j'allais vivre de nouveau?
m'empressai d'ouvrir les rideaux nous traversions en- Ce chant me faisait éprouver une singulière impres-
core les plantes aquatiques; trois aras se sauvaient en sion il m'avait découragé il me faisait voir seulement
répétant ce cri auquel ils doivent leur nom; une aigrette, le mauvais côté des choses les îles ne me paraissaient
plus brave sans doute, resta perchée sur une branche et plus aussi intéressantes; on m'avait parlé de plages im-

Santarem, dans la orovince du Para.

menses toutes couvertes d'œufs de tortue les eaux les Nous approchions de Santarem; la terre ferme com-
couvraient entièrement, et l'Amazone ne paraissait pas mençait à paraitre; les arbres n'avaient plus les formes
devoir rentrer de sitôt dans son lit. Cela changeait beau- gracieuses empruntées aux plantes grimpantes. Le pay-
coup mes projets. sage ressemblait plus à ceux d'Europe qu'à ceux d'Amé-
On jeta l'ancre devantt Prahina. rique, et pour compléter l'illusion, des bandes de ca-
C'était la première petite ville que nous voyions de- nards s'envolaient devant nous. Nous entrâmes dans des
puis que je m'étais donné la tâche de faire toutes celles eaux bien différentes de celles de l'Amazone, qui sont
devant -lesquelles nous passerions. Celle-ci, comme tou- jaunes et sales; celles-ci étaient d'un noir bleuâtre et
tes les autres, se composait de baraques, dont quel- avaient la tranquillité d'un lac; l'Amazone, au contraire,
ques-unes étaient enduites de chaux. L'église m'a paru était fort agitée; les lames s'élevaient très-haut.
très-petite; on sonnait la messe. Nous arrivâmes à Santarem vers midi. Cette petite
Nous primes en passant un jeune prêtre, à tournure ville est bâtie sur les bords du fleuve TapajÓz, dont
modeste une heure après on ne l'eùt plus reconnu il nous avions vu les eaux bleues. Le capitaine allant
reparut sur le pont sous la forme d'un élégant dandy avec à terre, m'offrit de descendre avec lui dans son embar-
cigare et lorgnon. cation.
3 68 LE TOUR DU MONLW.

Polj~carpe m'avait demandé la permission d'aller de également son effet sur le capitaine, qui depuis ne cessa
son côté. Il était de Santarem ou des environs cette de me témoigner une grande déférence.
demande était trop juste; je lui avais donné en outre Nous avions laissé quelques passagers à Santarem et
de l'argent pour s'acheter quelques effets, n'ayant pas à Brevès. Depuis leur départ tout le monde était gai à
eu le temps de le faire au Para. Il me promit non 0n bord: le capitaine, gros bon garçon, riait toujours;
paroles, mais par gestes, de revenir dans une heure. l'ianmediato (le second), était un charmant jeune homme,
Je ~e promenais solitairement sur la plage, quand blond comme un Américain du Nord. Il y avait en outre
je vis un monsieur venir à moi c'était l'agent prin- un jeune docteur militaire, allant ainsi que moi et
cipal de la compagnie des bateaux à vapeur de l'A- mon nouvel ami à la Barra do rio Negro1. Quand on
mazone. Le capitaine l'avait prévenu de mon passage voyage au Brésil dans les navires à vapeur, on est cer-
il mit sa maison à ma disposition, ne voulant pas qu'à tain de voir toujours des employés du gouvernement en
mon retour, si je séjournais à Santarem, j'allasse autre grand nombre, quelques'négociants, mais jamais de cu-
part que chez lui. La lettre que je lui remis prodnisit rieux. Comme toutes les professions ont des docteuro,

nous en avions quitté plusieuus et nous :en posséJions ceux qui ne savaient pas nager se seraient aidés et sou-
encore, et moi aussi j'en étais Ull. tenus par des troncs d'arbres qu'on voyait glisser légè-
En sortant de Santarem et du fleuve TapajÓz, nous rement à fleur d'eau. Ce qui fit qu'on ne demanda rien,
regagnâmes l'Amazone par un charmant petit canal. La ce fut qu'on vit que ces pièces de bois remontaient le
nature ici n'était pas grandiose, mais si jolie, que je re- courant; ce fut qu'en y regardant de plus près, on s'a-
grettais de passer outre. Des oiseaux de toute couleur se perçut qu'il y avait eu erreur c'étaient des caïmans.
promenaient sur les bords fleuris de ce petit paradis ter- BIARD.
restre l'eau était si calme que, la chaleur aidant, tout (La snite à la prochaine'livraison.)
le monde exprimait le désir de se baigner. On ne cou-
1. Ouà Manaos,Voyezla note de la page 362.En 1848,la po-
rait aucun danger, et déjà nous parlions de demander
pulationdu districtde Barraétait de trois millesix cent quatorze
la permission au capitaine. Un quart d'heure eÙt suffi; blancset de deuxcent trente-quatreesclaves.
DU MONDE. 369
LE TOUR

VOYAGE AU BRÉSIL,
PAR M. BIARD

1 ~58-1859. TEXTE ET DESSINS INEDITS

L'AMAZONE.
L'ile de Yiranaa. Obidos. Villabella. Serpa.
Guajara.

Yers six heures nous passâmes devant une agglomé- tout couvert. Le ciel était pur et sans nuages; pas un
ration de cases adossées à une colline, dont les bois ra- souffle de vent ne ridait l'Amazone.
lieu se nomme Le lendemain de très-bonne heure nous étions mouil-
chitiques n'avaient rien de pittoresque. Ce
lés devant Obidos, sur la rive droite. Nous ftmes là notre
des ébou-
Guajara. Le terrain, coupé de tous côtés par notre. pont fut encom-
lements qu'avaient causés les pluies, n'avait presque pas provision de bois, et de nouveau
de végétation. bré. Il fallait, pour aller de l'arrière à l'avant, grimper.
Pendant que je regardais à ma gauche, je ne m'étais sur des bùches mal posées à la hâte; c'était non-seule-
m~;nt incommode, mais dangereux; je préférai passer
et très-près
pas aperçu que nous avions à notre droite,
de nous, l'île de Piranga. Là, comme de l'autre côté, surles plats-bords.
des terres basses d'abord, puis de petites falaises. Le so- De la place oit nous étions je ne pouvais voir que le
On me dit qu'elle
drapeau qui flottait sur la forteresse.
leil couchant éclairait d'une façon très-vive les terrains
avait été commencée à une époque peu éloignée, pour
rouges, et les faisait briller du plus beau vermillon,
tandis que de l'autre côté du canal, l'ombre avait déjà arrêter des flibustiers américai'ns qui avaient tenté de
une descente de ce côté.
pénétrer au Brésil 'en faisant
1. Suite. Voy.pages1, 17, 33 et 353. Au-dessus d'Obidos le pays changeait sensiblement
2. Touslesdessinsjoints à cetterelationont étéexécutés
par
les huttes étaient en meilleur état que celles
M Rioud'après
les dessins
de M.Biard. d'aspect;
24
IV. LIV.
(02'
370 LE TOUR DU MONDE.
du bas Amazone. Sur suite (.afin de réparer
la rive droite, près de une erreur que j'ai dû
laquelle nous pas- faire naitre et qui a
sions, onapercevaitdes pu déjà donner une
champs de cocotiers; étrange idée de l'Ama-
ils ne s'élevaient pas zone, car, à tout in-
très-haut et portaient stant, je fais passer le
de longues et grandes navire d'une rive à
feuilles. Le pays est l'autre, ce qui prouve-
très-cultivé. rait ou que le grand
On faisait des ex),é- fleuve ne mérite pas
riences depuis Obidos, ce titre, ou que nous
dont nous étions déjà faisions une bien sin-
loin la sonde près des gulière navigation, qui
bords ne trouvait pas devait nous prendre
de fond. Les passa-
beaucoup de temps
gers, et moi également, avec des louvoiements
nous regardions avec aussi étendus), je dois
tout l'intérêt que pren- donc dire que j'ai
nent des gens désœu- voulu parler seule-
vrés à la elio-sela plus ment des rivages des
ordinaire. On se mon- iles près desquelles
trait un martin-pêcheur nous passions, et nrn
perché sur une bran- de ceux de la grande
che, une barque dans dont, à coup sÙr,
le lointain et surtout, on ne verrait pas les
si l'on apercevait une bords à travers le fleu-
pièce de bois sur l'eau, ve, quand même des
c'était toujours un caï myriades d'iles ne se-
man car, depuis les raient plus là pour ar-
véritables nous ne rèter le regard. C'est
voyions et nous ne rê- ainsi que de rivage en
vions plus que caï- rivage, d'ile en île, on
mans. Et il faut bien navigue sur l'Ama-
dire qu'il est facile de zone, sans jamais voir
s'y méprendre ces af- la terre ferme des. deux
freux animaux effecti- côtés en même temps.
vement ne paraissent A neuf heures du
pas bouger; ils nagent matin, nous nous trou-
très doucement ne vâmes en face de Vil-
montrent le plus sou- labella, bâtie sur une
vent que la partie la petite colline sablon-
plus élevée de l'épine neuse. Les maisons
dorsale, le sommet de fort basses, à rez-de-
la tête, et le dessus des chaussée seulement
yeux. sont peintes à la chaux.
Les plantations Tandis que je des-
âvaient de nouveau sinais Villabella je
disparu nous étions me sentis frapper dou-
en pleine forêt vierge; cement sur l'épaule
et pas un seul endroit un Indien me montrait
pour poser le pied quelque chose d'infor-
Toujours des arbres me qu'on jetait sur le
brisés des terrains pont. C'était une demi-
emportés. douzaine de très-gr(\8-
Nous passons devantt ses tortues couchées
plusieurs îles. sur le dos. Elles avaient
il faut que je dise de des trous aux patt3s de
LE TOUR DU MONDE. b7 1

derrière dans lesquelles étaient passés des lianes qui Puis le panoeama changeait d'aspect ce commencement
les attachaient ensemble. Les pauvres bêtes devaient de civilisation s'arrêtait pour faire place aux forêts. De-

souffrir beaucoup. puis longtemps je n'avais rien vu de si pittoresque.
En sortant de Villabella on avait mis le cap au nord- se retrouvaient ces formes fantastiques, ces lianes gigan-
ouest pour traverser le fleuve en diagonale. A cinq heu- tesques, pareilles aux chaines des plus gros navires,
res nous touchions presque à la rive gauche, dont on avec leurs anneaux si bien soudés entre eux qu'aucune
voyait des parties bien cultivées, des bananiers à larges force humaine ne pourrait les désunir.
feuilles avec leurs régimes pendants et terminés par Le temps était magnifique; l'eau du fleuve reflétait le
un tubercule du plus beau violet, des cocotiers, dans la ciel; un oiseau mouche voltigeait et suçait le calice des
noix desquels on trouve une liqueur blanche et douce fleurs; plus bas un crocodile pêchait.
comme le lait, et aussi des champs de maïs, des oran- Je m'étais couché dans mon hamac, pour jouir tout à
gers, des cacaotiers; de toutes parts des guirlandes de mon aise, sans fatigue, des merveilles qui se déroulaient
fleurs sauvages, de belles masses de verdure entremêlées devant moi. Déjà plusieurs fois mes yeux s'étaient invo-
avec les arbres à fruit. La nature vierge, s'unissant aux 10ntaiI'ement fermés quand je regardais avec trop d'at-
tention. Ce fut ce qui m'arriva encore vaincu par la
plantes cultivées, formait le plus magnifique spectacle.

chaleur; car si je n'en parle plus, elle ne s'amendait pas grand fleuve TapajÓz. Nous vimes pendant longtemps
pour cela. Un mouvement inusité m'éveilla; c'était l'an- deux lignes parallèles, l'ime blanche l'autre noire
cre qui tombait devant la petite ville de Serpa, bâtie les deux fleuves semblaient vouloir être séparés éter-
comme Villabella sur une colline de sable. nellement. Depuis la nuit précédente nous avions dé-
Pendant la journée, nous avions passé devant un des passé une des bouches du rio Madeïra; enfin nous
courants les plus dangereux de l'Amazone, le Cararauca, entrons dans le rio Negro lui-même et nous jetons l'an-
un peu au-dessous d'un parana-mirim au bout duquel cre devant Maniws.
sont un lac et Serpa. Il avait fallu arrêter la machine Mon voyage en bateau à vapeur était fini.
pour couper des roseaux. Nos bœufs mugissaient quand Pendant tout le temps qu'avait duré cette navigation,
nous passions sur ces champs de verdure poussés dans j'avais à peine aperçu Polycarpe; jamais il n'était venu
le fleuve. s'informer si j'avais besoin de lui. Oil l'avait retrouvé
Après avoir quitté Serpa, en côtoyant toujours la rive nonchalamment étendu dans le faux pont, cuvant tout 11
gauche, nous sommes entrés dans les eaux du rio Ne- son aise une bonne portion de cachassa qu'il s'était gé-
gro, dont l'Amazone diffère encore bien plus que du néreusement payée à mes frais.
372 LE TOUR DU MONDE.

Lerio Neâro.- lllanâos,-Voyage.- Cascade. Hospitalitéd'un doriceilien-, et pour m'indiquer ce que nous cherchions, il
nègre. Uneménagerie. Installationdansle bois. commença à se servir d'un procédé qui lui était propre
On a vu que, malgré la monotonie d'un grand voyage au lieu de m'indiquer avec le doigt ce dont il était ques-
sur l'eau, j'avais eu toute sorte de distractions; d'abord tion, il se tourna du côté d'où il venait et, levant la tête
celles que m'offraient les beautés d'une navigation uni- de bas en haut, il forma avec les lèvres la voyelle U,
que dans le monde, puis les petites scènes de bord, et ainsi que le maltre de langue dans le l~om~~geois geWil-
surtout celles que mon amour du travail m'avait procu- laom.me.Plus tard, et pour varier, il imitait instinctive-
rées car, à part quelques contrariétés, j'avais assez bien ment les carpes de Fontaineblcau mangeant le pain que
passé mon temps. Maintenant j'allais me fixer à terre les badauds leur distribuent chaque jour.
pour quelques mois, voir des tribus nouvelles, faire des Je le sLivis et je m'égratignai un peu en marchant
études sérieuses, continuer mes collections, réparer mes au milieu de plantes à pointes aiguës; enfin j'aperçus
avaries en photographie, et par-dessus tout, me refaire ce que je n'aurais pas osé espérer une case habitée et
libre de toute contrainte. une autre plus éloignée, à moitié construite.
Le bon M. 0* me fit débarquer avec lui et me Quand arrivai près de la case habitée, je me vis en-
conduisit à sa maison; il me donnait l'hospitalité du lo- touré d'une foule d'animaux de toute sorte, et excepté
gement. les chiens et une famille de chats, je n'en reconnus aucun
Ma première visite à Manâosl fut pour le colonel ressemblant à ceux d'Europe. Un perroquet de l'espèce
de la garde nationale; il eut la complaisance de m'accom- amazone était perché sur la barre de bois qui formait
pagner chez le vice-président de la province du haut l'arête du toit de palmier; quelques hoccos noirs à bec
Amazone. Là je trouvai le chef de la police, pour lequel rouge, un peu semblables à des dindons, vivaient, ainsi
j'avais' également une lettre d'introduction. Ces mes- que d'autres oiseaux domestiques, en bonne intelligence.
sieurs eurent la bonté de se mettre à ma disposition, et Sur la porte, un grand nègre, paraissant très-vigoureux,
me firent beaucoup d'offres de services. se tenait les bras croisés un fusil de munition pareil à
Cependant la nuit était venue, 'et chacune des per- ceux de l'armée était à ses côtéô. J'allai directement à
sonnes chez lesquelles j'étais allé me croyant engagé ail- lui, suivi, à cent pas au moins, de Polycarpe.
leurs, aucune d'elles n'avait songé à m'inviter à diner. Je savais toute l'importance d'un blanc en présence
Après un repas exigu que je me procurai à grand' d'un nègre, et j'allai m'asseoir dans la case, sur un
peine, j'allai donc accrocher mon hamac chez M. 0* banc, en passant près de celui-ci et lui faisant seulement
ignorant toujours où était Polycarpe. un petit signe.de tête amical.
Le lendemain, sans voir personne, je partis à la dé- Je demandai à mon homme à qui appartenaient ce ter-
couverte, étant très-décidé à me loger près des bois, en rain défriché, ces çases, et à quel titre il était gardien
supposant que cela ftit possible de tout cela, puisque je ne voyais personne autre que
Nous marchâmes bien longtemps, Polycarpe qui m'é- lui. Avant de me répondre, il alla me chercher dans
tait revenu et moi, sans qu'un seul oiseau se fit voir; une calebasse' de l'eau fraîche il versa dedans un verre
le pays était monotone, sans intérèt. Nous marchions de cachassa et vint me l'offrir très-respectueuseinent il
à. l'aventure; je commençais à perdre courage, lorsque m'avait vu m'essuyer avec mon mouchoir. J'acceptai avec
entendis au loin le bruit d'une cascade qui fit sur plaisir je crois que s'il m'avait donné de la farine de
moi le même effet qu'une trompette sur un cheval de manioc, à moi qui ne l'aimais pas, j'aurais accepté de
bataille. Dès ce moment je ne connus plus de fatigue, même. Polycarpe arriva enfin, il devait m'aider dans
etj'arrivai au milieu d'une immense clairière, suite d'un cette conversation, assez embarrassante avec le peu de
défrichement récent entouré d'arbres prodigieusement portugais que je possédais.
grands, dont la base était dans l'eau. C'était l'écoule- J'appris que tout cela appartenait au 'colonel B*
ment d'une grande cascade. Ces eaux, comme celles du commandant d'armes de l4lanâos; que Chrysostome, le
rio Negro, étaient noires. nègre, était soldat, et du'il allait de temps en temps 11
Je suivis quelque temps la petite rivière j'avais trouvé la ville.
ce que je cherchais pour mes études; mais il ne fallait Je me 1)~"[~ai de revenir sur mes pas; et, muni d'une
pas songer à aller tous les jours si loin. J'étais à réflé- lettre cl'introduction que m'avait donnée le colonel de la
chir si je ne me ferais pas construire.une baraque pour garde nationale, j'allai directement la porter au com-
venir vivre là. Polycarpe, que j'avais envoyé à la décou- mandant de la place.
verte, arriva au petit pas, comme il était parti, se confor- Le hasard rne servit il avait été en France, il parlait
mant ainsi à l'usage indien de faire toujours à sa tête, et notre langue très-purement, et de plus, chez lui se trou-
non autrement car je lui avais dit d'aller vite et de reve- vait le jeune docteur brésilien avec lequel j'avais fait le
nir de même s'il découvrait quelque chose d'intéressant voyage depuis Para. L'autorisation de loger dans la case
pour moi. Il savait ce que je désirais. Il vint donc très- me fut accordée à l'instant. Le colonel voulut m'installer
lui-même. En attendant, il m'offrit à diner chez lui.
1. Voyezla note de la page 362et la carte page 370. Manaosou J'allai avant le dîner visiter une ménagerie composée
Barrado rio Negroest situé par trois degrés trois minutesde la-
titude sud et vin,t-cinq degrés dix-sept minutes de longitude de singes, d'oiseaux du Para, de hoccos, de coqs de ro-
ouestd'Olinda. che. Je fis bien des péchés d'euvie, surtout à l'endroit du
LE TOUR DU MONDE. 373
coq de roche, bel oiseau de couleur orange, orné d'une trouvaient au soleil couchant, me fit lever avant le jour,
crête de même couleur. Les Indiens assurent avoir vu et après avoir tout préparé, je commençai l'éducation de
ces oiseaux s'assembler sur des pointes de rocher et Polycarpe sur ses devoirs d'aide photographe. Il por-
danser en rond pendant longtemps. J'aurais voulu être tait ma chambre noire et son pied jusqu'à destination;
déjà en chasse non pour assister à ce galop un peu je le suivais portant mon parasol, ma montre et ma
douteux pour moi, mais pour orner ma collection. chaise de voyage. Lorsque j'avais choisi ma place, il de-
Le bon M. Costa m'avait accompagné chez tous les vait, quand je revenais, faire mes préparatifs sous ma
marchands de comestibles. Je fis remplir un flacon à tente, me suivre pas à pas si le chemin était passable,
large goulot de beurre salé et très-rance. J'achetai du ou me précéder, le sabre àla main, si les obstacles étaient
biscuit, quelques livres de fromage, de l'huile et de la trop difficiles à franchir. Il devait en outre, quand le so-
chandelle, Le tout pouvait bien peser vingt livres, Poly- leil serait trop chaud, tenir sur ma tête un parapluie
carpe en fut écrasé quand je vins diner, je le trouvai ouvert.
étendu dans la cour. J'allai ce soir-là coucher de nou- Tout cela fut parfaitement exécuté, quant au fond,
veau chez M. 0* mais la forme laissa toujours à désirer. J'étais souvent,
Le lendemain, après avoir pris le café, nous partimes et comme c'est nécessaire en photographie, obligé d'aller
dans un canot armé de six Indiens ayant chacun une très-vite, surtout quand j'étais éloigné de ma tente.
pagaie. L'affreux Polycarpe n'en allait que plus lentement; je
Nous débarquâmes. Mon nouvel hôte avait fait appor- n'ai jamais pu le faire courir une seule fois.
ter à déjeuner; il me quitta après avoir déposé pour moi Je passai plusieurs journées à faire à peu près la
un morceau de tortue et un de porc salé. Je pendis mon même chose; j'avais mis la peinture et la chasse de côté
hamac seulement, me réservant de m'installer le lende- momentanément, et je me consacrais à la photographie
main. dans des lieux où certainement personne n'en avait fait.
Il s'agissait de faire cette fois de la photographie tout Ce moyen peu artistique avait l'avantage, en reprodui-
de bon. Je ne craignais pas de voir le soleil déranger sant des détails qui eussent été trop longs à rendre, d'é-
les effets dont j'avais besoin, comme cela m'était arrivé conomiser mon temps.
dans mes excursions précédentes; tous mes modèles Le colonel venait quelquefois me visiter; il me fai-
étaient à découvert, et le soleil ne me manquait pas; je sait toujours présent de victuailles, toujours reçues avec
n'avais que l'embarras du choix. reconnaissance. Ceux qui vivent à Paris, n'ayant d'au-
J'allai donc planter ma tente dans la grande case à tre inquiétude que de savoir s'ils dineront au café An-
claire-voie. J'y' fis porter tout ce qui m'était nécessaire, glais ou au café de Paris, trouveront sans doute que
mes glaces, mes flacons, qui tous alors étaient bouchés je pense beaucoup à mes repas j'y penserai bien da-
hermétiquement à l'émeri. Une fois tout organisé, et vantage dans quelques mois, et. le bon colonel B*f- rie
Polycarpe, qui avait été témoin de mes préparatifs, bien sera plus là pour mettre sur ma table tantôt un morceau
prévenu de ce qu'il allait avoir à faire, je me mis à par- de lard, tantôt des oeufs de tortues, une poule, et mieux
courir mes domaines. que tout cela, du pain 1
Ma solitude, depuis quelques jours, avait été un peu
Impressionsdansla solitude. Travauxphotographiques
Peinture. IndiensMura. plus animée. On avait envoyé quatre Indiens Mura pour
travailler à la grande case. J'avais de nouveau quitté
Le lieu me parut plus intéressant, à mesure que je le la photographie pour la peinture, n'ayant garde de né-
connus mieux. La cascade fut une des premières études
gliger la bonne fortune qui me tombait dans la personne
que je me proposai de faire. Le défrichement, fort étendu, de ces Indiens.
suivait le cours de l'eau; on avait respecté les arbres qui Il s'agissait ensuite de pénétrer dans les bois du côté
étaient sur les bords. De l'autre côté les bois étaient où la rivière était libre car, presque de toutes parts, les
restés vierges; ils s'étendaient fort loin et s'appuyaient arbres poussaient dans l'eau. Je n'avais d'autre moyen
à une montagne, peu élevée, mais enfin une mon-
que de me déshabiller. Quant à Polycarpe, ce n'était
tagiie. pas une affaire. Sur l'autre bord, il fallait se frayer
Ce qui m'étonnait pendant cette première visite, c'é- un passage au milieu des troncs, des branches, des
tait un silence profond la nature paraissait morte; pas
épines.
un cri ne se faisait entendre; aucun oiseau ne volait; La petite rivière ne fut pas un grand obstacle. Nous
aucun reptile terre; pas un insecte rien toujours marchâmes plus d'un quart d'heure au soleil; la chaleur
rien! Le soleil brillait pourtant, et j'étais au milieu était bien plus forte encore au milieu de ces amas dessé-
d'une immense clairière pleine de fleurs, de baies de chés. Enfin nous arrivâmes à la fin du défrichement
toute sorte. maudit, et nous trouvàmes un sentier. Nous étions dans
Cette déception ne me fit pas abandonner mes projets les bois.
pour le lendemain; et quand j'eus vu tout ce dont j'avais Polycarpe portait mon sac de voyage, et moi, mes us-
besoin, je revins à la case où était ma tente, et oit Poly- tensiles de chasse. Il allait d'abord devant moi assez fa-
carpe, couché sur le ventre, dormait en m'atte'ndant. cilement le sentier, peu encombré par les plantes, ne
La chaleur de ma case, dont la porte et la fenêtre se rendait pas le sabre très-nécessaire. Cependant plusieurs
374 LE TOUR DU MONDE.

fois mon page s'arrêta sous divers prétextes et me laissa pue, elle se retrouvait plus loin, sur la même masse de
passer devant. Je ne fus pas longtemps à comprendre rochers, qui dans cette partie me parut un peu moins
élevée que dans l'autre, et de là se précipitait avec un
qu'il avait peur.
J'allais à l'aventure, m'étonnant toujours de n'enten- grand bruit.
dre aucun autre cri que celui du crapaud; pas plus d'oi- Ce lieu me parut être le point où je devais marquer
seaux que dans le voisinage de ma case. Mais comme, ma limite. J'appelai Polycarpe je plantai non ma tente,
mais mon parasol, et fidèle à ma vocation, je commen-
après tout, mon but en venant était de peindre, je mar-
chais toujours, en notant les points qui m'intéressaient çai mon quatrième panorama, à l'abri des moustiques,
le plus. au bruit des cascades et sous un toit de verdure impéné-
J'entendais depuis fort longtemps le bruit d'une autre trable aux r,lyons du soleil.
cascade sans doute c'était la continuation de la pre- J'étais parfaitement heureux "dans ce moment; j'avais
mière. Effectivement en approchant je retrouvai la ri- tous les avantages sans les inconvénients mes belles fo-
vière avec ses eaux noires; l'eau tombait sur une pierre rêts que j'avais tant regrettées, tant désirées, je les avais
ayant la forme d'un tombeau; la cascade était interrom- retrouvées. L'affreux Polycarpe s'était fait un lit avec des

1\I. 13iard dans les forèts du rio Neglo.

branches de palmier; il ne dormait pas, il écoutait, eaux avaient baissé; tous les habitants, c'est-à-dire les
à la
ayant placé près de lui mon fusil,
sous le prétexte de gens du peuple, les Indiens, etc., se préparaient
rien vendre.
l'empêcher de tomber dans l'eau. Je lui sus gré
inté- pèche de la tortue et ne voulaient
rieurement de cette attention. M. Costa voulut bien me céder sa pirogue au prix de
Nous nous en retoumàmes par le même sentier; j'a- soixante mille reis (160 francs), j'achetai une voile dix
mille reis; il ne me restait qu'à ni occuper de l'aménage-
vais passé une délicieuse après-midi.
ment intérieur. Ces soins me prirent plusieurs jours. Tous
Achatd'ua canot. Lesvautours. Tuerie de tortues. les soirs on me donnait, pour me reconduire à mon gale-
La grossePhilis. Provisionsde voyage. montions et
tas, un caporal armé de sa baïonnette. Nous
Plusieurs journées s'écoulèrent ainsi. Quand j'eus descendions dans des rues forméesd'ornièresetdegrosses
fait de plus un grand nombre de croquis au crayon, pierres, où j'ai bien souvent trébuché. Presque toujours
Le commandant vint la porte de mon galetas était fermée le maître du logis
je songeai à revenir sur mes pas.
avait des.esclaves; il les faisait coucher de bonne heure
lui-même, pour m'emmener dans son canot. De retour
à la ville, mon premier soin fut de chercher à me pro^ et emportait la clef de la rue; le caporal allait la chercher
curer un canot pour continuer mon voyage. Mais les et je me dirigeais à tâtons vers mon hamac. Quant à Po-
LE TOUR DU MONDE. 375

lycarpe, je n'en entendais plus parler de toute la nuit, monsieur bien vêtu, bien cravaté, possesseur d'un gant
mais il n'en était pas de même des factionnaires. Quand presque nul, assis sur des amas de feuilles de cocotiers;
l'heure sonnait, l'un d'eux criait Alerte le second ré- à quelques pas de lui un cochon enfoui dans la vase, en-
pondait, et ainsi de suite jusqu'au plus éloigné J'aurais touré d'une certaine quantité de vautours noirs qui se
pu me croire dans une ville de guerre attaquée, et il n'en disputaient des restes de tortue en faisant entendre un
était rien cependant. Manaos étant la première petite petit cri comme des chats fâchés. Un arbre dominant le
ville à l'entrée de l'Amazone, cette précaution n'était tout était complétement chargé.de ces vilains animaux;«,
peut-être pas inutile. tous les jardins du voisinage, entourés de pieux, étaient
Je devais une visite au président; un jour je m'habillai également enVahis. A la moindre panique, ces affreuses
de noir. Le thermomètre marquait toujours quatre-vingt- bêtes s'envolaient en faisant le bruit d'une machine à
dix degrés Farenheit. En attendant qu'on vint me préve- vapeur; il en était de même quand l'une d'elles avait eu
nir que la personne avec laquelle je devais aller chez le la chance de se procurer quelque morceau délicat. Et il
président était prête, j'allai voir mon canot dans le petit faut bien se garder d'en tuer aucune il s'agit de la pri-
bras du rio où il était encore. Qu'on se représente uti son et de l'amende; car on s'en sert pour nettoyer les

Cascade sur le rio Negro.

rues et les places, sur lesquelles j'ai vu jeter des quanti- lier du maître de mon galetas. J'avais l.ne espèce de pré-
tés d'ordures et les restes de tortues qu'on ne peut pas dilection pour une grande et belle fille indienne à gros-
utiliser. ses joues, à bouche riante; elle se nommait Philis on
Rien de plus atroce que les souffrances de ces mal- aurait dit la bonté même mais cette fois, il me suffit de
heureuses bêtes. Tous les matins j'entendais de mOI: laisser tomber de ma fenêtre un regard dans la rue, pour
réduit des éclats de rires sous ma fenêtre. Ordinaire- la prendre en horreur. Ma protégée, armée d'une hache,
ment je m'intéressais assez peu aux travaux des esclaves était retroussée jusqu'au coude; sa robe rose à volants
de la maison que j'habitais. Comme toujours, si on ti- était pleine de sang. Elle venait de détacher le plastron
rait de l'eau au puits, on faisait tout haut des commen- de la carapace d'une tortue à coups de hache. Un autre
taires si une négresse portait, selon l'usage, un pot, de mes modèles, une petite fille moitié indienne et moi-
une écuelle ou un parapluie, c'était un prétexte à con- tié négresse et Mme sa mère jouaient à qui prendrait la
versation. Depuis longtemps déjà j'étais blasé là-dessus, tête de la victime, et comme la force de la pauvre bête
ainsi que sur bien d'autres choses mais ces éclats de était très-grande, elle leur glissait entre les doigts. C'était
rires avaient tant d'écho 1. J'avais déjà fait le portrait surtout cette partie du drame qui donnait tant de joie à
de pluseiurs mulâtresses indiennes, partie du mobi- l'assemblée. Polycarpe seul ne riait pas il dormait.
376 LE TOUR DU MONDE.
Enfin ces dames parvinrent à faire une large ouverture Il est prÈ~sdé six heures; je suis de nouveau assis à la
à la gorge de la tortue. même place que ce matin je vais passer la nuit là. Po-
Enfin le canot était prêt. Je fis mes adieux après 15-carpe n'a. exprimé aucun ennui son affreuse figure
m'être assuré des provisions qui me seraient nécessaires. est restée impassible; il a passé sa journée étendu dans
Il était arrivé de France six fromages de Hollande le le' canot.
dernier était presque retenu; la protection me le fit On trowre au fond d'un bateau mes deux rameurs
adjuger. Si j'ai souffert plus tard, je l'ai dû sans doute coin pIétement gris et la figure barbouillée d'un limon
aux malédictions dont m'a accablé celui que je dé- vert produit par l'humidité de l'eau. Il eût été impossi-
pouillais ainsi. J'avais usé de quëlqués produits plio- ble de les éveiller et plus encore de les emmener; nous
tographiques; je fis remplir de betirre rance deux fla- les laissons dormir.
cons vides. On m'avait donné le choix entre deux ton- Enfin au point du jour je fais tout da bon mes adieux
neaux venant l'un de France et l'autre d'Angleterre je à lVTanâos;car on a trouvé un des ivrognes debout, et l'on
pris naturellement celui qui devait;' commecompatriote, a emporté l'autre à bord. Comme nous n'avons qu'à des-
convenir le mieux à mon estomac. Mon patriotisme a cendre, on peut se passer du dernier, du moins quant
été de trop dans cette circonstance. On me fabriqua du à présent.
biscuit. Une personne à qui j'avais été recommandé me Une fois parti, je m'occupai de mes effets. M. le
fit présent d'une petite quantité de biscottes. J'avais ap- garde avait trouvé commode de se coucher, lui, sous ma
porté de Para quelques livres de chocolat. Je mis, pour petite tonnelle; il s'était arrangé avec soin dans ce réduit,
mes Indiens, douze bouteil- à peine assez grand pour
les de cachassa dans le fond me contenir moi et quel-
du canot. J'achetai pour les ques objets 'indispensables.
nourrir des paniers pleins Il avait d'abord parfaite-
de farine, du poisson séché ment installé son shako,
nommé piraurucù, qui se son fusil, sa baïonnette et
pêche particulièrement dans son sabre. Sij'avais trouvé
les lacs. Dieu et les Indiens que ma fameuse carabine
que je trouverais en route des chasseurs d'Orléans
puurvoiraient au reste. Le était lourde c'était avant
rendez-vous fut,donné pour d'avoir pesé ce fusil de for-
six heures du matin. me ancienne. Le garde pré-
Difficultés du départ. Aména- voyant, dans la crainte sans
gement du canot.-Deux sin- doute d'un malheur, avait
,es. Un tir
L'équipage.
° au revolver comminatoire.
mis à sa batterie, à la place
Yamos! d'une pierre à fusil, un
morceau de bois entouré de
J'emprunte à mon jour- coton. Le reste du costume
nal ce qui suit ne lui ayant pas paru né-
~llercredi 28. Je suis Une Indienne à Manàos la grosse PLilis. céssaire, il l'avait laissé à
assis à l'ombre d'une palis- la maison. Quand j'irai en
sade il fait très-chaud je suis furieux. Je me suis levé visite, je me ferai suivre, ce sera d'un bon effet.
à trois heures, et, après avoir arrangé tous mes paquets, Je priai ce garde sans façon de me céder la place, et
je suis arrivé près de mon canot. Polycarpe, aidé d'un je commençai mon installation.
petit nègre, avait attaché à un pieu deux singes destinés Sur ma tonnelle j'avais placé de chaque côté mes
à être mes compagnons de voyage mais les deux In- deux singes c'était une espèce bien intéressante. Je
diens qui devaient m'accompagner n'avaient point paru. nommai le mâle Rio-11'e~r°o et la femelle rh~aazone. Ja-
Ces hommes étaient venus depuis quelques mois se pré- mais je ne les avais vus mordre, et tout ce que je leùr
senter et demander du travail. On me les avait confiés, offrais ils 1(,~
prenaient avec la queue. Leur pelage était
ainsi qu'un garde national, à la condition que, la grande exactement celui des souris le bout de la queue était un
excursion que j'allais faire sur le Madeïra terminée, je doigt dénué de
poils. Je les avais attachés de chaque côté
les ramènerais sur l'Amazone, et que je payerais leur et
très-près de l'eau, pour deux raisons la première,
passage pour retourner à Manàos. afin de leur donner la facilité de boire à leur gré et
Cinq heui~es du soir. Me voilà de nouveau à la l'autre, purement personnelle, pour me mettre à l'abri
même place, un peu plus furieux que le matin. On a de leurs faits et
gestes.
découvert le garde dans un coin obscur de sa hutte, mais Je plaçai sur mon petit parquet de palmiste une natte.
tellement ivre qu'il est impossible d'en tirer une parole. Elle tenait toute l'étendue- de mon réduit. Je mis à ma
Je me serais volontiers passé de garde; on m'a fait ob- droite, sur la longueur, une caisse étroite et plate qui
server que ce n'était pas prudent. Il me fallait un homme avait contenu des fusils venant d'Europe. Dans cette
qui fit obéir les autres. caisse, que je devais à la munificence d'un brave Portu-
LE TOUR DU MONDE. 377

gais venant de Santa-Cruz, j'avais placé tous mes flacons avoir l'air d'y toucher, je fis éclater les quatre amorces
pour la photographie, bien assujettis avec de la. paille presque instantanément. Mes hommes auxquels je
j'y avais joint ceux contenant mes provisions de beurre n'avais pas l'air de songer, ne cachèrent pas leur éton-
et d'huile il ne s'agissait que de ne pas se trom- nement; les pagaies cessèrent de fonctionner, le garde
per. Dans un compartiment à portée de ma main droite, enfonça son shako, l'ivrogne et Polycarpe s'éveillèrent.
j'avais placé mes albums de papier à emballage, mes Je recommençai ma manoeuvre; mais cette fois je dé-
crayons, mon canif et mes lunettes; dans un autre, les vissai promptement, avec un des bras de mon moule
outils pour disséquer et empailler, de l'argent en grosse à balles, les quatre canons, et j'y glissai quatre balles
monnaie de cuivre, ma poudre, mon plomb et mes cap- qui parurent sortir de la poche tle mon pantalon, quoi-
sules et, commeje jouissais d'une caisse à savon, j'y pla- qu'elles fussent effectivement dans un sac que je n'avais
çai mes provisions de bouche et ma calebasse pour puiser pas montré, et pour cause; j'avais préféré leur faiue
de l'eau. Au milieu de cette caisse le fromage de Hollande croire que j'en avais toujours sur moi une provision.
jouait le principal rôle à côté le chocolat bien enfermé Pendant cette seconde opération, les Indiens, si peu
dans ses enveloppes de papier, des eitrons et des biscuits. démonstratifs qu'on ne les voit jamais rire ni pleurer,
Je pouvais rester assis quand cela me convenait mes les Indiens, sur la figure desquels on ne peut voir au-
jambes avaient ainsi que mes pieds la jouissance d'ètre cune expression bonne ou mauvaise, faisaient, dans la
presque toujours dans l'eau le canot avait besoin d'être personne des miens, une exception remarquable à la
calfaté mais dans ce pays voisin de l'équateur ce n'était règle ils avaient tout à fait cessé de ramer, de laver et
qu'un détail. Je pouvais mettre sous mes pieds au be- de dormir pour voir jusqu'au bout ce que j'allais faire
soin un objet élevé ce n'était pas la peine de s'occuper de cet instrument, qui, par sa petitesse, ne paraissait
de si peu de chose. pas devoir être autre chose qu'un joujou. Polycarpe avait
Les rameurs avaient arraugé une place sur l'avant, où déjà dû leur dire ce qu'il pensait de moi. Je raconterai
ils se tenaient; le garde était sur la natte. Polycarpe, à plus tard comment j'ai appris les services qu'il me ren-
l'arrière, s'était fait un lit de brauches de palmier. dait et ce que je pouvais en espérer pour ma sécurité.
Ainsi donc j'étais sur l'eau, à la merci de mes guides. J'avais, en me plaçant dans une situation dangereuse,
C'était assez imprudent ils pouvaient maintenant dispo- le besoin d'inspirer, sinon l'affection (cela se trouve quel-
ser de moi à leur guise. S'il m'arrivait malheur; je de- quefois chez les nègres, jamais chez les Indiens), du
vais m'en prendre à moi seul. Au Para on m'avait con- moins la crainte. Je fis retirer du canot utle énorme
seillé ce voyage, mais je dois dire que personne à 1\Ianâos planche épaisse de deux pouces, qui servait à supporter
n'avait fait de même; bien au contraire et si, par suite la plus grosse de mes caisses et à lui é·riter le contact de
de mes goûts de solitude, j'ai fait de légères critiques l'eau dont nous étions déjà incommodés. Cette planche
sur des habitudes qui n'étaient pas les miennes, je n'ai fixée le long du bord, je commençai mes expériences par
pas oublié la bienveillance 'dont plusieurs personnes la percer d'outre en outre avec mes quatre balles. Ce
m'ont donné des preuves, en s'opposant presque à ce jeu ne parut pas plaire à mes compagnons cependant,
départ, dont l'issue leur paraissait douteuse. comme il s'agissait de leur donner une excellente opi-
Ces personnes m-edisaient que rien n'est moins cer- nion de mon adresse, je ne lé cessai qu'après avoir fait
tain que les promesses des Indiens je le savais. Elles un très-gros trou à cette planche en bois de fer. J'avais
me faisaient craindre d'ètre abandonné là où le retour une toute petite chainette en acier; je l'ajustai à l'objet
serait impossible je l'ai éprouvé plus tard. M. le chef inconnu et me la passai au cou, ainsi qu'on le fait d'une
de police avait été assez bon pour me donner des lettres chaine de montre. Celle-ci était plus longue et descen-
pour le cas où je reviendrais dans des lieux habités. Le dait jusqu'à l'une des poches de mon pantalon. Puis,
bon M. 0* me fit un itinéraire jusqu'à une certaine toutes mes précautions prises, des balles placées égale-
limite. Je devais, de Manaos sur le rio Negro, rentrer ment dans mon autre po"eliepour mon fusil, je donnai
dans les eaux de l'Amazone, et plus loin franchir l'em- gracieusement un verre de cachassa à mes camarades. Le
bouchure du rio Madeïra et remonter jusqu'à un endroit verre bu'et remis en place, je prononçai d'une voix for-
nommé Canoma le reste devenait incertain. Je voulais midable Vanuos et les pagaies fendirent les eaux de
voir des Indiens à l'état de nature il fallait remonter l'Amazone nous venions de quitter le rio Negro.
tant que je le pourrais. J'allais bien cette fois à l'in-
Unetempêtesur l'Amazone. Lesoeufsde tortue. Chasse
connu. au jagûar. Repasdans une !le.
Pendant les premières heures, un seul rameur tra-
vailla l'autre cuvait sa cachassa au fond du canot. Le Cinq heures du soir. Nous voici en pleine tempête
garde avait quitté sa chemise et faisait la lessive le so- sur l'Amazone. Nous venons d'être forcés de chercher
leil était clnaud. Il avait pris son shako. Polycarpe tenait un abri au milieu d'un amas d'arbres brisés. On entend
la barre et dormait. un très-grand bruit dans le fleuve je ne sais si c'est un
Je songeai-alors à mettre en pratique un petit système effet de courants contraires qui se heurtent. Mes hom-
d'intimidation. Après avoir nettoyé scrupuleusement un mes essayent de raccommoder une voile, qui a été dé-
certain petit instrument inconnu des Indiens, j'y plaçai chirée après avoir failli être emportée. Nous sommes
quatre capsules, et avec la plus grande délicatesse, sans percés à jour pai~la pluie; le tonnerre semble être sur
378 LE TOUR DU MOND:
notre tête. Assis sous ma tonnelle je me couvre de mon quand nous vîmes au loin une ligne blanche trancher
parapluie si cet état dure longtemps, mes effets seront sur le fond obscur des forêts vierges. Avant ce moment
perdus. une (lescent,, à terre nous était interdite les rivages, à
Six laeunes. La nuit approche le temps se calme. découvert par l'abaissement des eaux, formaient d'im-
Tout à l'heure un grand vautour est venu se poser sur menses degrés, résultat des différentes couches de détri-
un de ces troncs d'arbres brisés ait milieu desquels nous tus que le feuve avaient déposées en se retirant. Si on
avons trouvé un abri. Mon fusil n'a pas parti l'humi- se fût hasardé sur ces marches de terre détrempée, on
.l: n.rl.
dité avait 1- eût disparu à l'in-
produit
son effet. Il n'est stant même en-
pas prudent de foui à une grande
quitter le lieu, où profondeur, sans
nous sommes on qu'aucun secours
s'arrange pour y humain vous fût
passer la nuit. venu en aide; car,
Le beau temps pour vous retirer
est revenu tout à de ce gouffre il
fait; la voile est eût fitllu un point
raccommodée tant d'appui.
bien que mal; le Les pagaies fi-
vent est bon. rent leur office vi
l'amos! goureusement, et
Vers midi la nous abordàmes.
chaleur était bien Les Indiens s'em-
forte; la tourmen- pressèrent de tirer
te avait recom- le canot à terre.
mencé nous bal- Polycarpe prit son
lotter mes deux fusil, le garde son
singes qui, pen- shako, et moi tout
dant la tempête de mon attirail de
la veille, n'avaient chasse.. Tout l'é-
cessé de érier, re- quipage avait sau-
commençaient de té dans l'eau¿, qui
plus belle mais était tiède, et cha-
cette fois cela cun s'en alla, se-
n'eut pas de suite, lon ses goùts,
ce n'était qu'une chercher fortune
légère. reminis- sur l'étendue de
cence. La jour- terrain qu'il était
née fut bonne et possible de par-
la nuit aussi. On courir.
avait poussé aular- Je ne m'occn-
ge et nous avions pai donc de per-
descendu nous sonne, et je partis
laissant entrainer chasser à l'aven-
par le courant. ture, forcé de re-
J'avaisessayéde venir bien sou-
dormir,étendusur vent sur mes pas;
ma natte, à l'abri car, de toute part,
de ma tonnelle
Sur les bords du rio Negro.
je rencontrais des
mais la chaleur ne endroits mous et
m'avait pas permis de rester ainsi il m'avait fallu met- profonds, et comme je ne me souciais pas d'être enterré
tre mes pieds à la place où je mettais ma tête dans la tout vif, je choisissais mon chemin. Cette fois ma chasse
journée. De cette façon, j'avais un peu d'air à la figure; fut heureu!3e mais arrêté par des bois impénétrables, je
seulement j'avais la tète Ull peu plus bas que les pieds, revins près du canot. Polycarpe s'était dégourdi; la
mais du moins je n'étouffais pas. gourmandise avait produit plus d'effet que mes paroles.
Plusieurs journées se passèrent sans événement. Nous Il avait trouvé un grand nombre d'oeufs d'une espèce de
désirions arriver près d'une de ces plages de sable sur tortue que les Indiens nomment tr~acajci. Les œufs de
lesquelles on peut descendre, et ce fut une grande joie cette tortue, contrairement à ceux des grosses que je
LE TOUR DU MONDE. 3'79

connaissais, ont une coque dure. J'ai cherché vainement lieu sûr mon revolver, dont l'effet avait été produit, ne
plus tard dans le sable les amas d'œufs que ces tortues me souciant pas de l'avoir continuellement sur moi; car,
y cachent. Les Indiens étaient plus heureux; ils les ré- n'ayant qu'un pantalon, le frottement ne m'en était pas
connaissaient à certaines traces imperceptibles; car je agréable), quand j'aperçus un caïman qui se glissait don-
crois me souvenir que les tortues, en se retirant, elfacent cement entre les roseaux. Cette vue n'avait rien de biell
d'abord celles qu'elles ont faites; les vents et les pluis rassurant, et tout en reculant je regardais s'il n'avait pas
font le reste. de camarade à terre. Une fois éloigné raisonnablement,
Je voyais à quelque distance des volées de grands oi- je me disposais à lui envoyer une balle dans les yeux,
seaux appelés ciganas; mais nous étions séparés d'eux lorsqu'un des Indiens, occupé de son côté à viser des tor-
par une petite anse. Nous avons dû nous embarquer de tues avec ses longues flèches armées d'un fer dentelé, me
nouveau, et je pus abattre un de ces oiseaux, qui déjà fit signe de regarder dans le fleuve. Je fus longtemps à
depuis longtemps, à bord du vapeur, étaient le but de distinguer l'objet désigné; enfin, à une assez grande
mon ambition. Je l'apportai triomphalement au canot. distance, je vis ùn point noir, quelque chose ressemblant
J'étais occupé à recharger mon fusil ( j'avais déposé en à une tête, se diriger de notre côté, en paraissant venir

Intérieurdu canotde M. Biard.

d'une île éloignée de nous. de plus d'une lieue. Au pre- glissée dans le mien pour le caïman, et j'attendis. Le
mier moment, j'eus la pensée que c'était quelque naturel ccnur me battait bien fort; cette tête que.je voyais alors
habitant l'ile voisine qui venait visiter ses compatriotes. distinctement, il fallait la toucher. J'invoquai le sou-
Cependant la distance qu'il avait franchir à la nage venir du brave Gélard, mon aucieune connaissance. Au
dans une si grande étendue d'eau et l'impossibilité de moment où j'ajustais, l'animal se tourna brusquement et
nous avoir aperçus de si loin, me firent repousser cette se dirigea d'un autre côté. Il avait compl'1S.Je me mis
première supposition. Cependant, si ce n'était pas un à courir pour me trouver directement en face de lui et
homme, qu'était-ce donc?. C'était un jaguar qui na- attendre le moment où il poserait le pied à terre. Je
geait droit à nous. Sa belle tète était, en peu de temps, voulais le tirer à bout portant, poui' plus de certitude;
devenue visible. Il nous avait vus à son tour, mais il ne mais pour exécuter cette maneeuvre je fus arrèté tout net
lui était plus possible de retourner en arrière pour re- par des épines, des lianes toutes remplies de piquants.
gagner le bord opposé. J'avais les pieds nus; il me fut impossible de gia~,ii- un
Ne pouvant compter sur Polycarpe, occupé d'ailleurs petit monticule qui me séparait du lieu où le jaguar allait
fort loin à ses oeufsde tortue, bien moins sur le garde et prendre terre. Et il allait disparaitre derrière 1. En
son fusil inoffensif, je profitai de la balle que j'avais désespoir de cause, je timi à la hâte et le touchai sans
'380 LE TOUR DU MONDE.

doute, car il porta subitement une de ses pattes à sa tête Le fleuveMadeïra. Perfidiede Polycarpe. Engoulevents.
en se grattant l'oreille gauche, 'comme l'aurait fait un Caciques. Scarlate. Le gouffre de sable. Châtiment
nécessaire.
chat. Je le perdis de vue un instant, et quand il reparut
de l'autre côté du monticule, je le vis s'enfoncer dans le Nous avi~ns une rude traversée à faire pour aller tou-
plus épais du bois. cher à la rive droite et entrer dans les bouches du rio
De retour au canot, j'ai dû préparer de suite les oi- Madeïra. Le garde n'avait encore rien fait d'utile; c'était
seaux que j'avais tués. Celui qu'on nomme cigana est le digne pendant de Polycarpe. Mais cette fois il fallait
gros comme une petite poule; il est d'un beau mauve payer de sa personne il ne s'agissait plus d'aller douce-
violet; sa tête est ornée d'un panache; il a le tour du bec ment au courant; il fallait traverser un grand bras de
bleu de ciel, les yeux rouge laque. l'Amazone. Je donnai l'exemple et pris une pagaie;
Plus loin, j'ai acheté, chemin faisant, une tortue j'en mis une autre entre les mains du garde, et le canot
quatre patacas et une poule trois patacas. vola sur l'eau. Deux heures s'étaient à peine écoulées
Nous avons toujours navigué près du rivage d'une que nous entrions dans ce fleuve Madeïra, si peu connu
grande île, sur laquelle il ne fallait pas songer à descen- et qui devait réaliser toutes mes espérances.
dre ce n'étaient que d'immenses degrés de boue, sur Un matin, après une nuit détestable, nous accostâmes
lesquels se penchaient des arbres à moitié déracinés. sur un banc de sable, près d'une immense partie de ter-
Arrivés à la pointe de l'ile nous avons trouvé une grande rain emportée par les eaux. Ce terrain avait la forme
plage, et aussitôt tout le monde s'est empressé de se je- d'un amphithéâtre, avec de vastes gradins très-réguliers.
ter à l'eau et d'amarrer le canot. La chasse et la pêche C'était une petite presqu'ile basse et pouvant servir à
ont de suite commencé, chacun de nous selon ses goûts planter ma,tente. Je fis pour la première fois débarquer
particuliers. tout ce dont j'avais besoin, et je vis l'affreux Polycarpe
La plage se prolongeait fort loin; nous ne pouvions faire une addition à sa grimace ordinaire en prenant de
nous procurer du bois pour faire cuire notre tortue; il mes mains chacun des objets que je tirais du canot.
fallait traverser une immense flaque d'eau. On prit le Je fis quatre clichés. J'étais nu, avec un pantalon seu-
parti d'embarquer et d'aller à l'aventure en côtoyant la lement il eût été impossible de faire autrement sous
plage. Je restai à terre et le canot me suivit. Nous arri- cette tente que le soleil chauffait, je ne saurais dire à
vâmes ainsi à l'extrémité de la dune, et nous fûmes assez combien de degrés, mais je sais que ma chemise était
heureux pour trouver un rivage élevé bien au-dessus de en moins d'une minute trempÉe et traversée comme si
l'eau et des arbres en quantité c'étaient des baobabs elle eût été jetée à l'eau. Mes compagnons avaient pris
acajous. Ce terrain était pierreux; il nous fut possible de l'habitude, aussitôt que le canot touchait terre, de se je-
grimper jusqu'au sommet sans enfoncer. Je fis deux cro- ter dans le fleuve, en ayant soin de ne pas s'éloigner.
quis de ces acajous, dont les racines avaient été lavées Cette fois je supposai que, ne sachant pas nager, ils
par les eaux de l'Amazone, quand il avait débordé. étaient forcés de rester sur le bord. Comme j'avais deux
Ces racines, ainsi que celles du manglier, ne parais- affreux pantalons tout tachés de nitrate, que je changeais
saient tenir à la terre que par des fils. quand l'un était mouillé, je me jetai dans l'eau tel que je
Les Indiens firent du feu; j'avais acheté une grande Ille trouvais alors, après mon travail, nu-pieds et avec
marmite en terre; ils tirèrent d'abord les ceufs et en em- mon pantalon, et je fis, pour montrer ma supériorité, une
plirent chacun une grande calebasse qui leur servait tour foule de tours usités parmi les nageurs. Pendant que je
à tour d'assiette et de verre. Ils y ajoutèrent une cer- nageais, gagnant le large, les quatre Indiens s'étaient as-
taine quantité d'eau cela forma une pâte dont ils pa- sis. A certain signe de la bouche particulier à Polycarpe,
rurent faire leurs délices; ils avaient déjà procédé de la je remarquai qu'il indiquait de la tête quelque chose que
même façon avec les oeufsde la tracajâ; et selon les ha- je ne vo3-aispas. Tous les yeux se tournèrent du même
bitudes indiennes, ils n'avaient pas songé à m'en offrir. côté, mais pas un autre mouvement ne se fit mes quatre
Mais j'y avais songé de mon côté, et j'en avais pris une hommes restèrent immobiles. Je ne sais pourquoi, je fis
douzaine que j'avais fait cuire sous la cendre chaude;"ils immédiatement quelques brassées et, après avoir pris
m'avaient paru très-bons. terre, je rue mis à courir, sans m'expliquer la cause de
On fit bouillir l'intérieur de la tortue à peu près cet effroi instinctif. Arrivé près des Indiens, je compris
comme un pot-au-feu, et le plastron, auquel beaucoup tout. Attiré par ces belles fleurs violettes que j'avais déjà
de chair restait attachée, fut lié à une baguette et rôti vues en grand nombre sur l'Amazone, j'allais directe-
simplement. Nous avions des provisions pour plusieurs ment me livrer à des caïmans découverts et montrés par
jours. Chaque homme prit sa part et en mangea comme le fidèle Polycarpe à ses camarades, qui ainsi que lui
il l'entendit. Moi, je pris la gamelle entre mes jambes, attendaient le tragique résultat d'une rencontre proba-
je trempai mon biscuit dans le bouillon, qui me parut ble. Décidément j'avais eu raison de faire l'exercice du
délicieux, et je fis un excellent repas. Puis vint la distri- revolver. Si j'avais été imprudent de me livrer ainsi, je
bution de la cachassa, dont j'augmentai la dose afin me jurai de nouveau de me tenir sur mes gardes et, vi-
d'encourager tout mon monde. vant avec des Indiens civilisés c'est-à-dire avec des
hommes sur lesquels je ne pouvais compter et dont je
1. La patacasvaut quatre-vingtscentimes. devais me défier, d'agir en Indien aussi. J'avais eu, en
LE TOUR DU MONDE. 381

partant du Para, la bonne pensée de donner à Polycarpe sir d'aller m'installer en plein air; mais il n'était fermé
une somme d'argent égale à plus dé la moitié de ses gages. ni devant ni derrière, en sorte que le vent l'enflait quel-
Je voulais en faire autant pour les autres. Ce que je ve- quefois comme un ballon, malgré mes efforts pour le
eais de voir, ce que je savais déjà de leur caractère, ne serrer autour de moi.
m'encouragea pas à persister dans mes bonnes inten- Le lever du soleil fit, contre l'ordinaire, tomber le
tions. vent; on répara les avaries, on vida le canot; je fis comme
Nous avons poussé notre canot au milieu du fleuve, et les autres avec ma calebasse, et nous reprîmes le large.
notre pierre attachée à un long câble, fait avec l'écorce Nous avions passé toute la journée devant des éboule-
du piatoba, nous avons passé une nuit tranquille, au ments de terrain; presque tous présentaient l'aspectdont
bruit des bourdonnements des moustiques blancs, qui de j'ai déjà parlé, de cirques ayant pour gradins ces couches
loin ressemblaient à un orage. de terrains mouvants, séparées par de grands arbres
Pour la première fois nous avons rencontré sur la déracinés, retenus là par de nombreuses lianes qui les
1\~Iadeïraun canot monté par trois Indiens. Ils ont pré- fixaient à ceux que le fleuve n'avait pas pu emporter.
féré un hame~on à de l'argent pour me vendre un pois- J'avais fait approcher le canot de ce côté outre mon dé-
son qu'ils venaient de tuer avec une flèche. Je n'ai rien sir de faire des croquis, j'avais la chance de tuer duel-
mangé de meilleur en ma vie que ce poisson, rôti au que oiseau ou quelque singe, que je voyais de loin.
bout d'une ba~uette, seule manière qu'emploient les In- Bien que les Indiens n'expriment pas ce qu'ils pen-
diens. sent, j'avais cru voir que ce changement de rivage ne
Depuis hier nous avons des grains toutes les heures, leur'était pas agréable. Polycarpe pérorait alors. Cet af-
mais ils ne rafraichissent guère le temps. Je me suis re- freux Polycarpe prenait dans ses narrations un air si
mis à faire des croquis nvec le gros papier d'emballage doux, qu'il me faisait oublier sa figure féroce. Il com-
dont on m'avait fait présent. Tout en remontant, j'avais mençait à parler sur un ton ordinaire, peu à peu sa voix
fait des albums, et comme les bois devenaient de plus en baissait et il me semblait entendre au loin un chant mé-
plus magnifiques, j'avais fait pagayer sur un des bords, lodieux, ce n'était plus une, voix humaine; il me magné-
n'ayant que l'embarras du choix.. tisait! Que disait-il? Était-ce l'histoire des hommes de sa
Je voyais, entre autres bizarreries, d'immenses escar- tribu, dépossédés des domaines de feuillage où ils ré-
polettes fleuries qu'habitaient des légions d'oiseaux, et gnaient en souverains avant l'époque où les hommes
qui avaient l'air d'être mises en mouvement par des bras blancs vinrent les en chasser? Parlait-il de ces joies in-
invisibles. Sur des arbres énormes des centaine de nids connues qu'ils iront retrouver dans un autre monde? Je
pendaient comme des fruits et se balançaient au moindre ne sais, mais on l'écoutait en silence; la pagaie glissait
souffle du vent. De presque chacun de ces nids sortait une sur l'eau. Souvent Polycarpe s'endormait, la main ap-
tête armée d'un bec blanc et rose c'étaient des caciques. puyée sur la barre du canot, et malgré moi et malgré
Il m'a été facile de m'en procurer quelques-uns. Mais l'antipathie que son mauvais vouloir m'inspirait, j'ou-
j'ai voulu essayer de faire manger les petits qui se trou- bliais tout et je lui pardonnais. Mais il se chargeait
vaient dans ces nids, el j'ai découvert sur chacun d'eux de la transition. Cette fois, par exemple, il fut réveillé
une particularité bien inattendue ils avaient dans la par ses camarades, qui ainsi que moi avaient vu, à un
chair une quantité de parasites; quel ques-uns'en étaient détour que le canot avait franchi, une terre blanche.
presque dévorés. Une mouche dépose ses ceufs dans ces En avançant je crus distinguer de grands oiseaux roses,
nids, toujours en grand nombre; ces œufs, d'une sub- que je pris d'abord pour des fiamants. Le -temps me
stance gluante, s'attadhent au corps des jeunes caciques, durait d'être à terre; plus nous approchions, plus je
et quand ils éclosent, la larve s'introduit sous la peau et voyais de richesses à conquérir, entre autres un oiseau
s'accroit tellement que ~en ai trouvé de la grosseur d'un bien plus grand que les autres, perché sur une longue
petit haricot. Ces pauvres petits oiseaux étaient enflés patte, et qui avait l'air de dormir. A peine le bateau eut-
de tous côtés; le trou qu'avait fait la larve était bouché il touché le fond, bien qu'il fût encore éloigné du sable
par la partie postérieure, et il me fallait l'agrandir avec ,sec, que j'étais déjà dehout, disposé à sauter quand les
la pointe du scalpel pour la retirer. Indiens auraient amarré le canot, selon leur usage. C'é-
Je fis pousser le canot bien au milieu du fleuve, un tait, je crois, la seule circonstance où ils se pressassent
peu resserré en cet endroit; nous i-nouillàines notre un peu. D'ordinaire, le garde d'abord se jetait à moitié
pierre. Pendant la nuit un vent très-fort nous fit crain- dans l'eau, avec ou sans shako, selon la hauteur du so-
dre d'être emportés, malgré la pierre, qui heureusement leil puis les deux rameurs, pendant que Polycarpe, tou-
résista; mais nous fùmes forcés d'aller nous amarrer sur jours prudent quand il s'agissait de travailler, cherchait
un des bords, sans redouter cette fois les moustiques, un objet qu'il ne trouvait que quand il ne redoutait plus
toujours chassés par la plus faible brise. Les Indiens, ne d'avoir à aider ses camarades.
pouvant résister à cette tourmente, s'étaient serrés les Cette fois le garde n'avait pas quitté le canot, ilregar-
uns contre les autres et avaient tiré sur eux la grande dait les rameurs attendaient, la pagaie à la main; en me
natte. Heureusement il ne pleuvait pas. Mes pauvres retournant je vis Polycarpe encore assis. Je lui d~ Eh
singes poussaient des cris lamentables. Je m'étais bien bien nous restons-là? » Il me fit une réponse évasive.
couvert de mon manteau, n'ayant pas eu cette fois le dé- Les Indiens ne bougèrent pas. L'oiseau rouge s'était
382 LE TOUR DU MONDK

posé sur l'autre patte; nul doute que nous étions éventés; ralysa toutes mes facultés. Je tenais cette perche dans
ces fainéants d'Indiens allaient être cause que de toutes mes mains crispées, 'bien convaincu que mes compa-
ces richesses en perspective je n'emporterais rien! N'é- gnons, n'osant se défaire de moi, avaient résolu de pro-
coutant que mon impatience, j'avais déjà un pied hors du fiter de toutes les occasions qui pouvaient m'être fu-
canot, quand, surpris de cette immobilité à laquelle je nestes, et que celle-ci leur avait paru meilleure que celle
n'étais pas accoutumé, au lieu de m'élancer, mon fusil à des' caïmam. Ils savaient, à certains signes qui m'a-
la main, le plus près possible du rivage, ainsi que j'al- vaient échappé, qu'il ne fallait pas sauter dans ce gouf-
lais le faire, je pris une perche longue d'une quinzaine fre; si je me fusse perdu, ce n'eût pas été leur faute,-
de pieds, qui nous servait de mât et qui était alors éten- mais la mienne; ils seraient revenus alors tranquille-
due dans toute la longueur du canot; je l'enfonçai à plus ment à Manaos, après s'être partagé mes dépouilles.
de moitié sans avoir touché le fond. Combien de secondes dura cette espèce d'atonie dans
Je ne puis dire ce qui se passa en moi quand je ne laquelle j'étais tombé? je ne sais; mais tout à coup, pas-
pus douter de ce qui m'attendait un jour ou l'autre je sant de ce calme indigné à la fureur, je fis tomber à
fus saisi d'un tremblement nerveux, qui un instaut pa- plomb sur c;hacun de mes guides une grêle de coups

DI. Biard se fâche.

Ils avaient fait de moi non plus un homme, mais un avait. commandé la manoeuvre à voix basse une minute
démon. J'aurais, je crois, alors donné tout au monde après nous étions en route.
pour les voir prendre à leur tour l'offensive, mais per- Le lendemain voulant dessiner, je n'eus qu'à faire un
sonne ne bougea. Comme Polycarpe était le plus cou- signe, et, en quelques coups de pagaie, j'étais, pour la
pable, je lui brisai sur la tête une pagaie, ce dont le première fois, exactement transporté où j'avais le des-
misérable dut être content il n'aurait plus à s'en servir. sein d'aller; j'avais été compris.
Après cette exécution, je me jetai sur ma natte, et je Il m'était resté une crainte qui ne s'est jamais dissipée
fermai mes rideaux; j'armai mon revolver et j'attendis, tout le temps que j'ai navigué sur les fleuves quand j'al-
sans oublier certaines précautions devenues nécessaires, lais dans l'intérieur des bois le coeur me battait avec vio-
comme d'emplir mes poches de balles, d'en glisser dans lence en revenant; mon imagination me faisait toujours
mon fusil, d'attacher mon sabre à ma ceinture, le tout voir mon canot fuyant à l'horizon. Il m'eût fallu me rési-
sans faire de bruit; un conseil se tenait à voix basse sur gner à mourir de faim cette perspective n'était pas.
l'avant ~3 canot. Je le sentis qui changeait de place gaie.
chaque Indien avait pris sa pagaie; le garde avait, con- En attendant je profitai de mon coup d'État. Aussitôt
trairement à ses habitud3s, pris la sienne; Polycarpe que je voyais un oiseau perché sur qualqué branche et
L E TOUR DU MONDE. 383
mieux encore quand les Indiens le voyaient avant moi, et faisant la grimace. Cette manœuvre avait lieu
pres-
ils se retournaient pour me l'indiquer, et Polycarpe di- le était
que toujours quand coup parti.
rigeait habilement le canot de ce côté, combinant avec Souvent j'étais obligé de rester inactif dans le milieu
intelligence le coup de barre qu'il avait à donner pour dit jour. Le paysage n'était pas toujours assez pittores-
me mettre à portée de tirer, ce que je faisais toujours
que, surtout quand les baobas bordaient les rivages
assis, sans trop me déranger, mon fusil étant posé de- de leurs troncs lisses et blancs et de leurs larges feuil-
vant moi; l'Indien qui était du côté du rivage se bais- les clair-semées. ;Je, mettais alors de l'ordre dans mes
sait et je tirais par-dessus sa tête. Je dois avouer que je ateliers; les scalpels étaient repassés soigneusement, les
n'étais pas toujours très-adroit, avec un canot qui des- crayons taillés finement; il en était qui eussent pu riva-
cendait ou remuait, malgré les efforts qu'on faisait,pour liser avec une aiguille je lavais soigneusement mes
18 maintenir un peu fixe. Quelquefois des familles de
glaces et je n'oubliais pas non plus mes armes. En-
singes me suivaient en sautant de branche en branche fin ces journées-là n'étaient pas précisément"!perdues.

Quelquefois, après une journée brûlante, je m'asseyais prennent les nuages poussés par le vent. Mais alors il
sous ma tonnelle, je prenais mes deux singes sur mes m'était impossible de m'isoler complétement; j'avais
genoux, ce qui pour eux était le bonheur suprême, d'au- des compagnons, j'entendais, au milieu de mes rêve-
tant plus que les oranges et les
bananes, quand il y en ries, le commandement d'un officier, le siffiet d'un
avait, n'étaient pas épargnées. Je restais là bien avant contre-maître. ici, rien; la nature était muette; ma bar-
dans la: nuit, pendant que mes Indiens, qui avaient jeté que semblait suspendue dans l'espace. Après avoir
la pierre au fond de l'eau, après avoir
respiré la fraicheur longtemps rêvé aillsi tout éveillé, je finissais toujours
sur le rivage, dormaient. Ma petite embarcation s'enle-
par m'associer au calme qui m'entourait, et je m'en-
vait en noir sur le fond uni et brillant du fleuve qui re- dormais à mon tour, pour me réveiller tout couvert
flétait un beau ciel; aucun cri ne se faisait eüteudre; je de la rosée de la nuit. Je rentrais bien vite me sécher
pouvais penser que j'étais seul mes singes avaient à leur dans mon manteau en attendant le jour, le soleil et les
tour cédé au sommeil. J'avais passé déjà bien des heu- aventures.
res, à bord des navires, à contempler l'immensité, à re- BIARD.
garder sans.voir ou à suivre les différentes formes que (La fin à la procha.i~ze
lüvraison.)
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LE TOUR DU MONDE. 385

La préparation du poison le curare > chez les Indiens Mondurucus (voy. pa~e 3~l,

VOYAGE AU BRÉSIL,
PARM.BIARD',
1858-1859. TEXTE ET DESSINS INÉDITS

L'AMAZONE.
Canoma. Les Mondurucus. Privation,.

Après avoir longtemps côtoyé des terres incultes, nous Le vicaire était absent. Son frère m'a reçu fort obli-
arrivâmes enfin devant des champs où s'élevaient des geamment et, après déjeuner, je l'ai prié de me procurer
cases assez bien construites. Nous approchions de Ca- de suite un modèle. Il en a fait venir un qui s'est prêté
noma là était le véritable Madeïra. Nous" venions de assez facilement à ce que je désirais de lui.
remonter un de ses bras, et j'avais pour itinéraire de Dans ce petit endroit, habité seulement par le vicaire
redescendre par un autre, qui' alors prenait le nom de et quelques Portugais sous ses ordres, on faisait con-
Parana-Mirim et descendait.derrière différentes îles, struire une église plusieurs Indiens à peu près sau-
pour se rendre dans l'Amazone, beaucoup plus bas que vages avaient été requis pour ce travail. 11 y avait là
la bouche par laquelle je l'avais remonté. une tribu entière de Mondurticus, hommes, femmes et
J'avais une lettre pour le vicaire de Canoma: je fis enfants. Ces tribus sont les plus estimées pour leur dou-
remonter le canot jusqu'en face de ce lieu et nous y pas- ceur, leur bravoure et leur fidélité.
sâmes la nuit, pour être prèts à descendre le lendemain La plupart de ces Indiens étaient à moitié vêtus; les
de bonne heure. femrnés avaient de tout petits corsets descendant sous la
poitrine, et celles qui avaient des jupes les attachaient fort
1. Suite et fin. Voy,pages 353et 369.
2. Touslesdessins bas. Ces braves gens passaient la journée à travailler en
joints à cetterelationont été e"xécutés
par
M.Rioud'aprèslesdessinsdeM.Biard. riant t auxéclats avec leurs femmes, grosses et fraiches
IV. 103. c«, 15
386 LE TOUR DU MONDE.

gaillardes, qui alors ne s'inquiétaient guère si leurs cor- ils la mêlaient avec de l'eau, et cette boisson paraissait
sets ou leu!'s jupons allaient tout de travers. Leur bon- leur être fort agréable. J'avais augmenté leur portion et
homie me réconciliait avec la race indienne. j'en donnais deux fois par jour avant mon coup d'État;
Je savais que les MondurucLls habitaient les bords du je n'en donnai plus qu'une fois; il était très-prudent de
Madeïra; on m'avait assuré qu'en remontant je trou- ménager na provision j'ignorais tout à fait ce que je
verais des Araras, tribus dangereuses et ennemies des trouverais plus tard. En attendant mieux, je fis pousser
Mondurucus. Je voulais, à tout prix, rapporter quelques le canot à terre pour faire une cueillette de limons et
souvenirs palpahles de ces peuplades non encore civili- d'oranges que j'avais aperçus au sommet d'un montielile.
sées mais les renseignements me manquaient tout à Ces limons me servaient de vinaigre pour manger mon
fait. Aussi, me confiant à la destinée, comme les Turcs poisson salé et de boisson également avec ma cassonade
à la fatalité, je quittai Canoma et je fis prendre le large et mon coui rempli d'eau, je me passais très-bien de
à mon canot. boire du vin. Mais peu à peu ce régime détruisit ma
Si mes Indiens ne réclamèrent pas, ils ne purent s'em- santé; càr si je buvais beaucoup, je ne mangeais pres-
pêcher de montrer quelques signes de mécontentement que pas. J'avais économisé mon fromage de Hollande;
quand j'ordonnai de ramer du côté de l'intérieur, d'où des- un jour il fallut l'entamer.
cendait le Madeïra. Plus nous remontions, plus les arbres Bien assis sous mon toit, que j'aurais pu, au com-
me paraissaient grandir. mencement du voyage, ap-
Quatre jours se passè- peler un toit de verdure,
rent sans aborder; j'avais mais qui alors n'était plus
presque épuisé mes provi- qu'un affreux paillasson,
sions, et j'attendais avec je dessinai une petite place
bien de l'impatience' l'oc- avec mon couteau sur la
casion de changer de po- croûte du fromage et j'ap-
sition. Toujours des ter- puyai doucement dessus,
res mouvantes, des arbres comme on le fait pour
brisés. On m'ait dit à enlever le couvercle d'un
1~'Ianâosque je trouverais vol-au-vent. Je n'avais
sur le Madeïra depuis probablement pas appuyé
l'embouchure jusqu'à Ca- assez fort; je recommen-
noma, des provisions en çai et, à chaque épreuve,
quantité, surtout abon- j'ajoutais un effort de plus
dance de gibier; et je au précédent. L'arme inu-
n'avais rencontré que les tile me tomba des mains;
un léger frisson me par-
barques dans lesquelles
j'avais acheté deux tortues courut tout le corps. 1\,I'a-
et uu poisson. Heureuse- vait-on trompé? Avais-je,
ment j'ayai,; une provision par mégarde, acheté l'en-
de pain; mais quand fut seigne du marchand et
consommée celle qui se pris un fromage de bois?
trouvait à ma portée et Une Indienne l\Iondurucu. Non, ce fromage était bien
un fromage; mais il avait
due je dus recourir à celle
que j'avais abritée sous mon parquet, je fus terrifié. Les à un degré extraordinaire le sentiment de la résistance;
pluies m'avaient déjà détérioré des objets sans impor- car, pour y goûter, je fus sur le point d'employer une
tanc3 en déteignant mes rideaux verts, dont la couleur vrille, afin de faire un léger trou au milieu. A l'aide
avait fait tache sur d'autres effets mais je n'avais pas d'une scie, une fois entré dans la place, il me vint une
prévu nu dommage plus grave tous mes biscuits étaient idée bien heureuse: je fis répandre dans le trou un peu
collés les uns contre les autres, ne formant plus qu'un de beurre qui, grûce à la température, était à l'état
seul morceau gluant et de couleur hleu sale. C'était le d'huile, et je pus augmenter, par ce moyen, à l'aide de
commencement de mes privations. Je passai une partie mon couteau, l'ouverture ainsi,détrempée. Je fis ce pre-
de la journée à détacher chaque biscuit, et avec mon mier repas sous les yeux de mes deux singes, postés à
coui (moitié de calebasse) plein d'eau, que j'avais l'ha- une des fenêtres de leur observatoire. Ils avaient fait
bitude de mettre dans mon chapeau pour le maintenir des trous au-dessus de ma tête.
debout ( car le coui'est rond), je les lavai et enlevai Séjour aux bnrdsdu Htadeïra. Portraits. Un coati. Les
autant que possible ce bleu, qui ajoutait au moisi na- Cerauos.-Les~lraras.-Le capitaineJoio. Unjeune homme
turel une apparence plus repoussante. bon à marier. Mesmodèlesprennent la fuite.
La cachassa, dont une partie m'avait été volée de nou- Je commençais à trouver due le temps passait vite et
veau, avait pu se renouveler à Canoma. Je donnais, que les photographies ne me suffisaient pas. Il me fal-
outre la cachassa, des pOignées de farine aux Indiens; lait des Indiens et nous n'apercevions plus personne. Les
LE TOUR DU MONDE. 387

vivres diminuaient, et pas moyeu de les remplacer. Enfin je choisissais une tête tatouée, et je peignais une heure
nous eutendimes des chiens aboyer, et nous aperçûmes ou deux.
une ntalloca, habitation d'une tribu de Mondurucus. Quand le soleil était bas, je faisais pousser le canot
Cette malloca, ainsi que d'autres dans lesquelles je suis du côté déjà enveloppé par l'ombre des grands arbres
allé depuis, était construite comme les autres cases, mais je dessinais ce qui se déroulait sous mes yeux. Puis je
bien plus grande, avec des cloisons faites comme les mu- m'asseyais sur mon toit, je jouais avec mes singes, je
rail:es, des portes et des toitures en feuilles. Chaque tuais tantôt, un martin-pêcheur, tantôt un héron, quel-
compartiment avait un foyer en pierre, des nattes, quefois un singe. La nuit venue, je tirais dehors mon
des hamacs, un mortier et un pilon pour la farine de manteau, ma natte et ma tente. Je dormis au grand air.
manioc; des arcs et des flèches étaient accrochés dans Et le lendemain, après m'ètre réchauffé et avoir séché la
les coins. rosée de la nuit,.je recommençai.
Forcé de me servir de Polycarpe et du garde, je les Ma santé s'altér;ait visiblement; je ne mangeais pres-
envoyai demander si l'on pouvait acheter quelque chose, que plus, je buvais beaucoup d'eau, je me sentais
et j'appris que c'était à peu près impossible. J'avais peint quelquefois bien faible, si faible que je passais des
à Canoma un Indien de la tribu; je montrai cette étude journées 'entières sans travailler. J'eus l'idée de quitter
à tous ceux qui étaient autour de nous. Il fallait voir les le Madeïra pour quelques jours; et comme depuis la
gestes que faisaient ces correction que j'avais si
bonnes gens ils regar- justement administrée, un
daient derrière le papier; seul geste suffisait pour
ils le touchaient en répé- que je fusse obéi, je fis
tant un mot que je ne entrer sans difficulté le
comprenais pas. Les fem- canot sur un bras de ri-
mes, les jeunes filles n'o- vière qui se jetait dans
saient approcher, et quand le Madeïra.
j'allai 1\ elles, toutes se La végétation me pa-
sauvèrent. rut, au bout de quelque
J'accrochai mon portrait temps, avoir subi de bien
à Ull tronc d'arbre, et je grands changements. Les
puis dire que cette fois arbres étaient immenses.
j'eus un grand slicrès, si Un jour j'en mesurai un
bien que le chef de la tri- qui était brisé par la
bu, un pauvre vieillard foudre il avait en dia-
malade, voulut voir à son mètre cinq fois la lon-
tour le chef-d'œuvre, et gueur de mon fusil. Les
vint appuyé sur son fils. palmiers, que j'avais ton-
Nous nous donnâmes une jours vus minces et élan-
poignée de main j'en- cés, avaient pris des pro-
voyai chercher une bou- portions gigantesques. De
teille de cachassa. tous côtés de grands oi-
J'offris de plus au vieil- Un Indien Arara.
seaux de proie faisaient
lard deux colliers de per- entendre leurs cris rau-
les bleues et un bout de tabac pour une heure de séance. ques et aigus. Un aigle à tête blanche vint payer son
L'affaire fut conclue, je peignis au milieu d'un silence tribut et augmenter mes collections. J'eus beaucoup de
solennel. Tous les cous étaient tendus; personne, je peine à le préparer; car, l'avant tiré au vol, il était
crois, ne respirait. tombé dans la rivière et avait, en se débattant, endom-
Nous achetâmes de la farine et du poisson; je les magé son plumage.
payai avec des hameçons et du tabac. Sur ces rivages tous les arbres formaient, comme
Bien des journées se sont passées à peu près de les mangliers, les plus étranges enlacements avec leurs
même. Malheureusement je ne pouvais pénétrer dans racines.
ces bois'où personne n'avait posé le pied, où j'étais pro- La rivière, dont je n'ai pu savoir le nom, devait être
bablement le premier à le'tenter avec l'aide de mon sa- fort dangereuse, quand ses eaux étaient hautes; tous
bre. Il m'arrivait cependant de trouver quelques éclair- ses bords étant emportés et la couvrant de débris.
cies. Dans une de ces rares excursions je blessai Nous entrâmes un jour dans un grand lac, et nous dé-
légèrement un coati qui vécut huit jours sur mon couvrimes au loin un amas de cases. A notre approche,
canot. Sa mort augmenta nos provisions de bouche, qui tous les hommes vinrent sur le bord de l'eau, et je les
s'en allaient avec une rapidité effrayante. Parfois j'en- vis s'asseoir en nous attendant. Je reconnus de suite kt
trai dans une habitation. Je montrais le portrait des quelle tribu ils appartenaient. On m'avait donné à Ma-
chefs ou je proposais le prix en tabac ou en colliers; naos des renseignements que je n'avais pas oubliés. Je
388 LE TOUR DU MONDE.

savais que les MOIJduI'uCUSse peienaient la figure d'un n:onde. Alors je me levais, je me donnais l'air le plus
bleu ~~erdâtre; qu'ils se traç~ient tire ligne partant de féroce possible, tenant à justifier l'honneur qu'ils me
l'oreille et passant sous le nez, pour aller rejoindre faisaient de me craindre, suhjugués soit par ce respect
l'autre oreille. Ce n'était pas du tatouage, mais une en- naturel que les gens de couleur ont pour les blancs, soit
taille très- profonde, puis il y avait des dessins sur le par la nature mème de mon travail, auquel ils attachaient
cou, la poitrine et les bras. Le bon vieux chef était sans doute une influence magique.
ainsi. Je savais également que les Araras se conten- Un jour, près d'une plage où nous nous arrêtâmes, je
taient de se peindre un croissant, passant du menton aux vis un canot, mais personne dedans. D'Olt pouvait-il
deux joues et allant se perdre près des yeux. I"enir; on' ne voyait nulle part trace d'habitation. Bientôt
Je reconnus de suite que nous étions chez les Araras, sortit d'un sentier un vieil Indien armé d'un fusil. Il
d'autant plus facilement que celui qui me parut le chef avait attaché autour de son corps, en forme de baudrier,
avait des plumes dans le nez, d'autres=plantées dans des uue liane à. laquelle pendait une douzaine d'oiseaux et
trous au-dessus de la lèvre supérieure, et une au dessus un très-petit singe. Cet homme parut fort surpris de
du menton. nous voir.
Là, comme chez les Mondurucus, je n'eus pas de peine Depuis quelque temps je ne savais pas oit nous étions,
à faire, à l'aide du tabac et des perles,.quelques por- et comme mes Indiens n'en savaient pas davantage, j'a-
traits, entre autres celui vais pris mon parti là-
dû chef. dessus. Je fus bien con.
Cependant j'avais déjà tent, je l'avoue, quand cet
fait une remarque, et, mal- homme nous demanda en
gré moi, je me vis forcé portugais qui nous étions
d'y revenir. Un jeune et ce que nous allions
Arara, tout disposé à rue' chercher. Les Indiens chez
servir de modèle, ne se lesquels nous descendions
retrouva plus quand j'eus ne comprenaient pas cette
préparé ma palette on langue ils s'entendaient
le chercha partout, il avait dans un idiome nommé la
disparu. Ce fait se renou- lingocc geral, ou géné-
vela le lendemain. J'avais rale, dont je ne savais
fait de grands projets, en- pas un mot. Mon vieil
tre autres celui de peindre Indien avait, me dit-il,
sur place un tableau que autrefois habité un lieu
je terminerais plus tard. nommé Abacaxi près de
Ce tableau devait repré- Marvis', dans le Paran1Í-
ser.ter une prière au so- Mirim de Madeïra; il était
leil (voy. p. 384) mais le chef d'une petite peu-
à la façon dont les Indiens plade à quelques lieues de
me regardaient, je pris le l'endroit où nous nous
parti de fuir au plus vite trouvions on le surnom-
je fis rentrer tout le monde Un Indien niondurucu. mait le capitaine J 03.0.
à bord sous un prétexte Je le fis entrer dans
quelconque, et quand la nuit fut venue, je fis pousser au mon canot, et je commençai mes bons rapports avec
large. lui par le moyen infaillible de la cachassa, dont il m'a-
Je m'étais tenu debout pendant tout le temps qu'il voua n'avoir pas bu depuis longtemps.
avait fallu pour se préparer; je tenais mon fusil d'une Je lui montrai toutes mes études et je le priai de dire
main, j'avais l'autre dans la poche de mon pantalon on d'avance aux hommes et aux femmes de sa tribu de ne
savait ce que cela voulait dire. pas voir dans ce que je faisais autre chose que le plaisir
Quand je me laissais aller au courant, tout allait bien. d'emporter dans mon pays la figure des gens que j'ai-
Or, dans cette circonstance où nous allions rentrer das.s mais. Je lui expliquai autant que possible ce que voulait
le Madeïra mes Indiens ignoraient si nous continue- dire ma boite de photographie. Il voulut toucher à tout,
rions ou non le voyage, ce qui faisait une grande diffé- et je ne pus l'empêcher de mettre ses doigts sur un cli-
rence. ché, qu'il détruisit en partie. Je fis devant lui, tout en
Mais lorsque nous débouchâmes de la rivière et que remontant le fleuve, le dessin d'un palmier qui penchait
je fis mettre le cap à l'ouest et orienter la voile car sur l'eau, Enfin quand nous arrivâmes, nous étions tout
le vent nous favorisait pour remonter le courant le à fait amis.
sourire avait disparu. J'avais le coeur serré'en me voyant Mon introducteur descendit le premier de mon canot,
obligé de recourir presque à la force toutes les fois que
je demandais une chose qui -ne convenait pas à tout le 1. biaravia?
LE TOUR DU MONDE. 389

et je le vis s'éloigner en montant un sentier très-escarpé; case voisine, au son de la musique, qui, passant près de
il allait prévenir sa tribu c'étaient encore des Mondu- moi, me permit de distinguer de quoi étaient composées
rucus. Ces braves gens ne m'inspiraient aucune crainte ces flûtes dont le son doux et mélodieux m'avait frappé.
toutes les fois que j'étais allé chez eux j'avais pensé C'étaient des os de mort, il n'y avait pas à s'y trom-
ainsi. per; elles étaient ornées de grosses ailes de scarabées
Comme j'avais parlé au capitaine Joao de mon désir et pendaient au cou des musiciens, attachées par des
de peindre des hommes tatoués, il revint avec deux qui cordelettes.
l'étaient de fraiche date. La trace profonde qu'ils avaient Mon ami Joaa m'apprit que le jeune homme était à
au milieu du visage était encore saignante. C'étaient le marier et venait de subir son épreuve. Il était reconnu
le mariage.
père et le fils. La couleur bleue dont ils se peignent me bon pour
faisait paraitre leurs yeux tout rouges, c'est-à-dire plus Pendant trois jours que je fus sérieusement malade,
deux têtes, que je ne terminai pas plus
rouges, car effectivement ils étaient (je ne sais par quel je fis seulement
Mes deux modèles disparurent.
procédé) de cette couleur, et malgré ces étrangetés, ces que la première.
hommes avaient un air de douceur. Une autre fois je voulus essayer de peindre une vieille
C'est ainsi que je passai ma première journée. Vers la femme, mais elle se sauva aussitôt que je l'eus regardée
fin de la soirée, au moment où je commençai à m'endor- un peu attentivement.
mir, je fus réveillé par un bruit discordant et continu; Toutes ces disparitions me devinrent suspectes, et j'en
je voyais une grande parlai au chef. Il fit
lueur du côté des ca- appeler les deux In-
ses. Tout malade que diens et la vieille, et

j'étais la curiosité j'appris d'eux, par l'in-


termédiaire de Joao,
l'emporta je me trai-
nai comme je pus, en une chose à laquelle
m'aidant de mon fusil, j'étais loin de m'at-
et j'arrivai pour assis- tendre.
ter à un étrange spec- Polycarpe, n'osant
ouverte-
tacle, que je ne com- m'attaquer
pris pas. En attendant ment, avait à Manaos
j'allai m'asseoir comme même commencé un
tout le monde. système de méchan-
La musique était ceté sourde dont j'avais
composée de tambours éprouvé les effets sans
et d'un instrument qui en soupçonner la cause.
avait le son du flageo- Quand un modèle pa-
let. Tous les Indiens raissait disposé à po-
étaient assis en cercle ser, si je ne le peignais
au milieu un jeune pas de suite, Polycarpe
homme de dix-sept à lui disait que, dans le
dix-huit ans se tenait pays des blancs il
Un nouveau tour de Polycarpe.
debout et était l'objet croyait qu'il existait
d'une attention particulière. Il n'avait rien de remar- une grande quantité d'individus sans tête et que j'étais
quable, sinon qu'il portait au bras droit, au lieu de chargé de m'en procurer le plus possible; si bien que
manche, un objet nommé ti~tip; c'est un étui fait en l'imprudent qui, pour un peu de tabac ou des colliers,
latanier, et qui peut se raccourcir ou s'allonger à volonté, se prêtait à ma demande, devait s'attendre à voir sa tête
en le resserrant ou l'ouvrant; les Indiens s'en servent le quitter au premier jour, et aller rejoindre le torse
pour pétrir la farine de manioc. Il y en a de très-grands, auquel elle était destinée.
mais celui-ci ne l'était guère plus que le bras, et était .Si j'acais été dans tout autre lieu, et non forcément
attaché fortement à la hauteur de l'épaule. livré à ce mauvais drôle, je l'aurais traité comme je l'ai
Naturellement je fis comme tous les assistants et, sans fait plus tard; mais j'avais à craindre d'être abandonné
en 'connaître la cause, je me mis à regarder le héros de déjà j'avais entendu des paroles échangées entre lui et
cette soirée, en me demandant où cela .aboutirait. Au les trois autres. L'odeur des forêts vierges, le goût inné
bout d'une demi-heure ce jeune homme, sur la figure pour la liberté qui n'abandonne jamais l'Indien, m'a-
duquel je n'avais vu aucune émotion, fut délivré de cette vaient fait faire souvent de tristes réflexions. J'étais com-
manche d'une espèce nouvelle. Son bras était prodigieu- plétement à leur merci
sement enflé, et il sortit du lieu oit il avait séjourné une Le brave chef qui, ainsi que tous ceux qui voyaient
demi-heure, une grande quantité de fourmis très-grosses Polycarpe, l'avait pris en grippe, me conseilla de dissi-
et de l'espèce la plus dangereuse. muler. Je devais le ramener au Parâ; le président se
On entoura le jeune martyr et on le conduisit dans une chargerait de le punir.
390 LE TOUR DU MONDE.

lYfaours cérémonie. Leursidées


des Mondurucus. ~ingtilir~re une jeune iille. La cérémonie avait pour objet de mar-
sur la mort. Les devins. Préparationdu poisoncurare.
Chasseà la sarbacar,e. duer son passage de l'adolescence à la jeunesse. Chaque
membre de la tribu, après s'être enduit les doigts d'une
Décidément j'étais malade. Puisqu'enfin il fallait espèce de glu, lui arrachait quelques cheveux.
laisser là mes os ou partir; je profitai du brave Joao pour Jofio me dit aussi que parmi les Mondurucus qui
avoir quelques détails sur les moeurs des Mondurucus n'ont point encore été instruits dans la religion catho-
en général, sachant bien qu'elles avaient déjà subi de lique quant à lui il avait le bonheur de l'être il
grandes modifications. avait toujours vu avec horreur des usages que le temps
Un jour je m'étais traîné près d'une case d'où j'enten- n'avait pas encore détruits. Par exemple, ils pensent que
dais sortir de petits cris de douleur; mais on m'avait Dieu, le so:eil ou lln être suprême, après avoir donné la
prié poliment de m'éloigner. J'étais fort curieux de sa- vie serait injuste de l'ôter; en conséquence, quand un
voir ce qui se passait l-,i, et j'appris de Joao que dans homme meurt, ce ne peut être que par le fait d'un en-
cette case d'où partaient les cris, on avait construit tout nemi. La famille se rend chez celui qui joue le rôle de
au milieu une cage en bois dans laquelle était enfermée prêtre, de docteur, de deviu, c'est le piaye ou pagé. Il

Un usage des Indiens I\Jond urllcm

fait des exorcismes pour évoquer le Grand Esprit, et finit me fit présent d'une petite panella remplie à moitié de
par désigner, à son choix probablement, la victime qui ce poison, et mé raconta comment on le prépare.
tombera, n'importe comment, pour venger un mort Dans toutes les cérémonies, les vieilles femmes jouent
qu'elle n'aura pas fait et qui peut-être était son ami. Mais le premier rôle. J'ignore si c'est pour leur faire hon-
le piaye a parlé, il faut obéir. On peut juger de l'impor- neur. Je les avais vues danser devant saint Benoit1 ici
tance qu'un pareil homme prend dans une tribu dont c'était bien plus important, elles étaient chargées du
chaque membre voit sa vie menacée pour peu qu'il dé- soin de fahriquer le curare; leur vie était condamnée;
plaise à ce pourvoyeur de la mort. Le chef même n'est elles devaient mourir.
pas exempt de la loi commune. Cette manie de venger Un jour toute la tribu s'assemble; on entasse autour
un mort en retranchant de la tribu un autre membre, du foyer des amas de branches et de feuilles sèches; une
peut-:être bien innocent, m'expliquait pourquoi sur une vieille, ou deux, ou trois, doivent allumer le feu et l'en-
si grande étendue de terrain on trouvait si peu d'habi- tretenir pendant trois jours. Deux perches liées ensem-
tants. ble par le haut sont fichées en terre, et du sommet pend,
On avait fait peu de jours auparavant la provision de
curare j'étais arrivé trop tard. L'ami Joao 1. Voy.page 36.
LE TOUR DU MONDE, 391

accrochée à de fortes lianes; une grande panella. Quel- celui-ci fut suivi d'un. autre, et ainsi de suite jusqu'à
ques hommes, séparés en deux troupes vont couper sept. L'Indien Zanani souffla, et un des singes se porta
dans la forêt la liane vénéneuse dont le curare est en vivement la main à la poitrine, à la'tête, à la cuisse, se
partie composé indépendamment de certains ingré- gratta. à chacun de ces endroits, et tomba. Tous jusqu'au
dients que je ne pus connaitre, et remplir à la rivière dernier eurent le même sort en moins de dix minutes,
des vases qu'ils apportent solennellement ainsi que les et sans qu'un seul bruit se fût fait entendre.
lianes. Ils déposent ces choses dans un cercle que les vic-
times ne doivent plus quitter tant que durera la fabrica- Retour. Maoes. Unetribu sauvage. Charivarià la lune.-
Fuite de mesrameurs. Je faisemprisonnerle garde.
tion. Ils se jettent tous à terre en chantant à voix basse
a Ainsi tomberont ceux qui seront frappés par nos J'eus bien de la peine à revenir de cette chasse aux
flèches. » singes, et je ne pouvais maintenant me faire illusion sur
Et chacun va prendre sa place dans le cercle formé le l'état de ma santé. Il fallait partir j'avais atteint cette
premier jour par les membres de la tribu, assez près du fois les limites de.mon voyage. En supposant que j'eusse
lieu où déjà les vieilles femmes ont jeté dans la panella voulu le continuer, mes Indiens m'auraient proba-
l'eau, les lianes et les objets inconnus dont Jofio ne put blement abandonné un jour ou l'autre. Au moment du
ou ne voulut pas me dire le nom. départ Jotio me prévint qu'il avait entendu quelque
Le second jour le feu est plus considérable; les exha- chose qni l'inquiétait pour moi. Les quatre Indiens ne
laisons qui s'échappent de la panella ont fait agrandir le se quittaient plus; ils paraissaient avoir pris une déter-
cercle; quand vient le troisième jour, c'est un véritable mination.
brasier. Toute la tribu vint m'accompagner; j'embrassai de
Vers le soir le feu s'éteint peu à peu, les fumées vé- bien bon coeur le bon J03.0 et mon protégé Zanani, et'de
néneuses se dissipent l'ouvrage a réussi, le poison est même que le dernier jour de ma vie dans les bois je me
bon, et les vieilles femmes sont mortes. Chacun ap- seutis profondément ému.
porte son vase et prend une petite part qu'il emporte Le vent était bon pour mettre à la voile je donnai
dans sa case. une double ration de cachassa, et je rentrai bien vite
Le curare ên' refroidissant devient dur et consistant. sous ma tonnelle; je fermai mes rideaux pour éviterle
Pour s'en servir, les IndieI:s le chauffent doucement, et soleil, et je m'endormis.
quand il est un peu ramolli ils y trempent le bout de Le temps changea vers le soir et nous fûmes tous
leurs flèches. Avant de partir, je voulus voir comment mouillés jusqu'aux os par une averse qui dura une
on s'en servait à la chasse. heure au moins. J'aurais reçu la pluie en plein si je
Nous allâmes avec Jono et Zanani, le plus jeune de n'avais eu mon parasol; l'eau entrait en grande quan-
mes modèles, qui avait oublié l'histoire des têtes coupées, tité par un large trou qu'avaient fait mes singes, sans
faire une excursion dans les bois. Ils avaient une sarba- compter une multitude de petits qui faisaient de mon
cane longue de près dè douze pieds et un petit carquois toit un immense arrosoir, et qui eussent suffi seuls à tout
qui paraissait être verni. Dans ce carquois, il y avait une tremper.
douzaine de petits moi'ceaux de bois très-durs, bien effi- Les journées suivantes furent monotones je les pas-
lés par l'un des bouts, garnis de l'autre d'une pelote de sai presque toutes couché sur ma natte; ma santé était
coton. Nous suivions pas à pas un petit sentier coupé dans tout de bon entamée. La chaleur me tuait; ce que je
la forêt nous n'avions de place que tout juste ce qu'il buvais était incroyable. J'lvais consommé mon sucre
en fallait pour nous glisser entre les plantes qui débor- ma limonade était un peu acide n'importe, il fallait
daient de chaque côté. Mes guides mirent leur doigt sur 1>oire.
leur bouche, et nous quittâmes le sentier pour aller nous Je n'ai pu savoir combien de temps j'avais passé, soit
asseoir ou plutôt nous coucher sous un grand arbre dont en restant à la malloca de J 03.0,soit en revenant; j'igno-
les branches, en retombant jusqu'à terre, avaient poussé rais presque où j'avais été. Mon état de faiblesse, la petite
d'autres rejetons qui s'étaient replantés, formant ainsi une maladie que j'avais faite, et dont je n'étais pas guéri, m'a-
petite forêt où les lianes, qui s'épandaient de tous côtés, vaient forcé d'abandonner mon journal, dont je fis un
nous enfermaient dans des milliers de réseaux. Le jeune jour un résumé. J'avais négligé de demander à J 03.0com-
Indien se mit debout contre le tronc de l'arbre, en pre- ment s'appelait l'endroit olt il habitait, le nom de cette
nant le soin d'élever sa sarbacane et de l'assujettir entre rivière et de celle sur les bords de laquelle j'avais trouvé
les branches basses, car sa longueur démesurée eût em- les Araras, que j'avais quittés sitôt, grâce à l'affreux Po-
pêché les mouvements qu'il avait à faire s'il avait dû la lycarpe. Il n'était plus teml de retourner sur mes pas
tenir à bras tendu. Nous restàmes silencieux pendant une quand cela me revint à la mémoire.
demi-heure, et notre silence n'était interrompu que par de Enfin nous revimes Canoma, puis après, nous tou-
petits sifflements que faisait l'Indien, toujours immobile. châmes à Abacaxi, dans le ParanéÍ. Mirim de Madeïra.
Il entendit probablement quelque chose d'intéressant, De là, nous allàmes à Ma~es.
car il fit un léger mouvement et nous regarda d'un air En ce dernier lieu, le garde desceudit seul à terre.
que comprit Joao. Un instant après, je vis s'élancer d'un Zephirino, c'était son nom, avait endossé les parties
arbre voisin un joli singe tout rouge de l'espèce ~iaico; saillantes du costume officiel. Un homme assis dans un
392 LE TOUR DU MONDE.
canot et auquel il demanda des renseignements, lui dit MaÕes, comme toutes les petites villes de l'Amazone, se
que dans la ville habitait le lieutenant-colonel de la garde compose d'un amas de cases sans régularité. Le colonel
nationale. habitait da[s une grande rue où plusieurs maisons, pa-
Depuis peu de temps, une tribu sauvage de Ma~es (ils reilles à la sienne, s'élevaient plus haut que les cases, et
portent le même nom que la ville), s'était établie sur les de même qu'à Santarem, Serpa, Villabella, étaient en-
bords du fleuve. Je désirai les voir et les peindre. On duites de chaux et quelquefois peintes en jaune ou en
me donna un garde pour me protéger, et de plus on fit rouge bien que souvent elles fussent recouvertes avec
appeler un vieux Ma~es civilisé, qui était capitaine dans des feuilles de palmier.
la garde nationale. Il devait partir pour la malloca dans Le colonel me conduisit près d'un tir à l'arc, et j'ai
la nuit et prévenir les Indiens de mon arrivée, afin été émerveillé de l'adresse de très-jeunes enfants, qui
que je n'eusse pas à attendre, car j'étais de nouveau touchaient souvent le but sans avoir l'air de regarder.
souffrant et je ne voulais passer là que quarante-huit Le lendemain, le nouveau garde était à son poste, et
heures. je commençais à désespérer de pouvoir partir, quand
En attendant la nuit, je me mis à courir le pays. mes hommes, que je n'avais pas vus depuis la veille, re-

Chasseà la sarbacane.

vinrent vers.huit heures. Ils s'étaient enivrés, mais j'a- dans le voisinage de la ligne, pour des éclipses. J'aurais
vais pris depuis longtemps le parti de ne rien dire. bien voulu faire de cette sérénade un croquis d'après na-
Nous n'atteignimes que bien avant dans la nuit le but ture mais j'étais complétement dans l'ombre. L'un frap-
de notre course. La lune paraissait à peine et j'eus beau- pait avec une pierre contre un grand plat de fer, destiné
coup de difficulté à grimper sur un terrain en pente à cuire la farine de manioc, et pour obtenir un beau
comme un talus. Depuis une bonne demi-heure le plus son l'avait. suspendu à un arbre plusieurs autres musi-
étrange bruit se faisait entendre; à mesure que j'ap- ciens tapaient ainsi sur cet instrument sonore; des en-
prochais, il devenait étonrdissant. fants s'escrimaient avec des sifflets en os de chèvre ou de
Arrivé au sommet, le garde s'arrêta ainsi que moi. mouton; d'autres soufflaient dans de grands bâtons creux,
Nous avions sous les yeux le spectacle le plus inattendu. immenses porte-voix avec lesquels on appelle les enne-
Toute la petite tribu, dans une bonne intention, à ce mis au combat; le reste de la troupe frappait à tour de
que j'appris plus tard, donnait un charivari à la lune bras sur ces tambours formés d'un tronc d'arbre et recou-
pour l'éveiller, car il paraît qû'elle s'était laissé endormir verts d'un seul côté d'une peau de bœuf ou de tapir.
par une éclipse. J'ai su depuis que les Indiens se trom- La lune, en se montrant tout entière, fit taire tout le
paient souvent et prenaient ces nuages noirs, si fréquents monde; chacun rentra chez soi. Comme je n'avais plus
LE TOUR DU MONDE. 393
rien à faire ou à voir, je redescendis tranquillement bella, pour lequel j'avais une lettre. Il devait repartir
dans mon canot. dans une semaine, et il eut la complaisance de me prê-
Quand vint le jour, je remontai; Polycarpe portait mon ter deux de ses hommes, à qui on fit bien la leçon, dans
sac, et moi mon fusil. Le capitaine de la garde nationale je ne sais quelle langue, car ils n'entendaient pas un
avait tenu parole; on ne fit pas la moindre objectibn à mot de portugais. Ils écoutèrent en silence, sans répon-
mon désir de peindre un habitant de la malloca; et là, dre; et, pour empêcher cette bonne fortune inattendue
comme ailleurs, mon étude, dont les spectateurs voyaient de m'échapper et la cachassa de faire son oeuvre on ne
le commencement et la fin, était l'objet d'un enthousiasme les perdit pas de vue un seul instant.
général. J'achetai un de ces grands bâtons creux dont Le colonel tenait une boutique j'en avais profité
j'ai parlé et je pris congé de la tribu, encore un peu ma- pour acheter un flacon de vin de Porto, deux poules et
lade, me promettant tout de bon de cesser de travailler. une tortue. De plus, il m'avait procuré une coiffure de
En arrivant à Ma~es je fis porter mon hamac chez plumes, et quand je voulus la payer, il s'y opposa, en
le colonel, et fort heureusement, car un orage épou- me disant que ce serait lui faire injure. J'avais em-
vantable fondit sur la ville; des torrents de pluie em- ballé tout mon attirail de peinture, en sorte que je ne
plirent les rues, entrèrent dans les maisons, et rendirent pouvais pas pour le moment payer à ma manière l'hos-
impossible le dessein que j'avais d'aller voir en quel état pitalité et les présents que j'avais reçus.
était le canot. On me fit partir au plus vite, dans la crainte que je
Le lendemain je trouvai Polycarpe couché dans ma ne me trouvasse dans l'embarras on ne se fiait pas
tonnelle; le garde avait cher- plus à ces Indiens-là qu'aux
ché un gite quelque part autres. J'embrassai en partant
les rameurs en avaient fait le bon colonel et son ami le
autant. J'avais éveillé Poly- docteur, comme on le fait au
carpe il ignorait, disait-il, théâtre, en nous pressant dans
où était tout le monde; dans les bras l'un de l'autre et dé-
les questions que je lui fis, tournant la tête. C'est la cou-
il s'embrouilla. Il fut enfin tume au Brésil de s'embras-
avéré que mes deux rameurs ser ainsi.
avaient, à l'aide du garde',
fait le complot de s'enfuir De Ma&es
à Villabella. Un plon-
ils avaient volé un Indien geoo involontaire.
d'une autre tribu et s'étaient Quelques minutes après je
sauvés. me retrouvais sur l'eau, sou-
Pendant que j'étais à réflé- lagé par l'absence du garde
chir sur ce que j'allais faire, et des deux Indiens fugitifs.
le garde arriva. J'avais.dis- Les nouveaux avaient un air
simulé, par nécessité, de- de douceur qui me convenait
puis longtemps; mais comme beaucoup c'étaient le père
après tout cet homme ne m'é et le fils; j'espérais que je
tait utile qu'à manger mes n'aurais pas à me plaindre
Un Indien Ala«u*es.
provisions, je passai ma co- d'eux. Effectivement, tout le
1ère sur lui. Je tirai du canot tous les objets qui lui ap- temps qu'ils ont passé avec moi je n'ai pas eu un seul
partenaient et, appelant un nègre, je lui ordonnai de les reproche à lent,*adresser. Ils étaient, il est vrai, bien
porter dans la maison du colonel. stupides; mais tout leur office consistait à se bien servir
Celui-ci fit conduire le garde dans un poste, où il de la pagaie.
devait rester prisonnier jusqu'au moment où on trouve- La nuit vint une heure après notre départ; je n'eus
rait l'occasion de le renvoyer à Manâos, et l'on se char- besoin que d'un signe pour faire comprendre qu'il fallait
gerait de l'y recommander. Si ce drôle eût contenu les aller au milieu du fleuve très-large au-dessous de
rameurs et les eût surveillés, comme c'était son-devoir, MaÕes, et filer notre câble avec la pierre. J'avais distri-
aucun des inconvénients que j'ai rappelés ne me serait bué la ration de cachassa; tout alla bien, d'autant mieux
arrivé. Il n'ignorait rien de ce qui se passait, et si Poly- qu'avec ces pauvres sauvages le ministère de l'affreux
carpe a pu longtemps mettre obstacle à mes études, si Polycarpe était inutile.
les rameurs se sont entendus avec le nègre pour fuir, J'aurais été à peu près satisfait si ma faiblesse, en
c'est qu'il était du complot. paralysant mes mouvements, ne m'eût inspiré des tris-
Je n'en étais pas moins embarrassé, vu la presque tesses passagères que je m'efforçais de repousser.
impossibilité de me procurer en ce pays d'autres ra- Une nuit je m'étais étendu sur les bagages, accablé
meurs. de lassitude mon intention n'était pas de dormir, car
Par bonheur, il arriva un grand canot monté par huit je n'avais pas retiré ma natte, ni ma tente, ni mon man-
Ma~es, et sur lequel se trouvait le chef de police de Yilla- teau. Peu à peu je m'étais assoupi, et je me réveillai
394 LET 0 UR DU 1\IONDL~

ën plongeant dans le fleuve. Au cri que je poussai en fit cuire irrmédiatcment au somme d'une perché; et
revenant sur l'eau, les Indiens arrètèrent le canot et me comme je jouissais cette fois de quelques litres de vin,
tendirent la main. Polycarpe ne s'était pas éveillé, ou j'allai m'installer sous mon toit, pour tàcher de me
s'il l'était, je ne m'en suis pas aperçu. donner des forces, ce dont j'avais bien besoin.
Le lendemain nous montâmes dans un défrichement J'ignorais le nom du nouveau fleuve sur lequel nous
récent, mais déjà planté en cacao et en manioc. Plu- naviguions. Nous a~ions trouvé plusieurs embranche-
sieurs bananiers portaient des régimes, que je me pro- ments, et il fallut me conte·iter de ce que me dit Poly-
mis bien d'acheter et surtout de conserver. carpe, que nous étions sur le fleuve Ramos, ce qui était
Une femme d'origine portugaise mais tout aussi possible car le matin où nous avions dépassé Ma,ses
noire qu'une Indienne, vint à ma rencontre. Je la sa- j'avais cru voir que le Madeïra se dirigeait entre des
luai profondément en lui disant Vlivha Branca (ma iles, tandis que nous avions pris une autre direction en
blanche). Les bananes avaient fait de moi un vil flat- descendant.
teur. Effectivement l'affaire s'arrangea vite, et de plus Nous pas3âmes devant la bouche de la rivière c!'An-
je fis l'emplette d'une poule' bien maigre, que l'on me deira, qui sc; jette dans le Ramo, et peu après dans l'A-

Un plon~eo:~ involontaire.

mazone au-dessous de Villabella. Là, si. je le voulais, leurdonnai sans rien dire, firent demi-tour, et je ne ILs
mes fatigues étaient finies; je n'aurais eu qu'à monter vis bientôt plus.
à bord d'un vapeur, et en huit jours j'aurais été de re- Ut j'eus encore plus de peine pour avoir des rameurs
tour au Para. Mais je me sentais un peu plus fort, je on me renvoya à un prêtre; celui-ci à un vendeur.por-
voulais encore tenter la fortune, et naviguer de nouveau tugais, qui me renvoya à son tour au subdélégué; le
sur l'Amazone jusqu'à Santarem, ayant le projet de re- subdélégué s'entendit avec le promoteur, et l'on me pro-
monter, si c'était possible, le fleuve Tapajos, ou tout mit non-seulement deux hommes, mais un garde jusqu'à
au moins jusqu'à Obidos. Obidos. Ils devaient revenir par le vapeur, bien entendu
en payant leur passage.
Les perfidiesde Polycarpe. Unaccèsde colère. Remords. Comme il y avait plusieurs hamacs dans la maison du
Excursionen montantà la Fréguesia. Fuitede Polycarpe.
Un orage. Retourà Para. promoteur, je passai la nuit dans l'un, et le lendemain
on me présenta un Indien.l~Taües nommé. Miguel, en
Ainsi qu'il avait été convenu, je laissai à Villabella les attendant l';iutre qui ne pouvait venir que l'après-midi
deux Ma~es; je les payai, comme je l'aurais fait aux quant au garde, il était tout prêt.
fuyards, un pataque par jour; ils reçurent ce que je Polycarpe m'attendait toujours en garlant le canot.
LE TOUR DU MONDE. 395

Quand il sut qu'un garde allait venir, il me dit « A chai brusquement du lieu où il était assis, je lui mis à
la main une pagaie, et, pour la première fois je le fis
quoi bon, non-seulement ce garde inutile, mais un au-
tre rameur? Un seul suffit pour descendre jusqu'à- Para travailler cinq minutes.
si vous voulez. » Au bout de ce temps j'aperçus trois montaries amar-
Il insista beaucoup sur ce point. « D'ailleurs, ajouta- rées dans un tout petit port; j'attendis ce qu'allait faire
t-il, le vent règne toujours, dans cette saison, de l'ouest Polycarpe. Il dit à son camarade d'aller de ce côté.
à l'est, et une fois à bord, on se servira de la voile. » Quand nous fûmes près de terre, Miguel sauta le pre-
J'allai, d'après cette assurance, prendre congé du mier. Polycarpe revint à sa place accoutumée, et se mit
à faire un-petit paquet dans un mouchoir, sans s'in-
promoteur et le remercier de ses bons services. Quand
il sut que je ne voulais ni garde ni second rameur, il quiéter de ce dont je l'avais chargé, d'aller emprunter
me blâma fortement, d'autant plus qu'outre la connais- la montarie si nécessaire. Je le regardais tranquille-
sance de l'Indien en général, il savait la fuite des deux ment, ne me doutant pas le moins du monde de son in-
premiers. tention il passa le paquet à son bras, prit un énorme
J'achetai du pirarocou et de la farine, et je revins au bâton qu'il avait taillé la veille et avec lequel j'avais moi-
canot. Il fallut installer la voile; car le vent était fort et même repoussé le canot; j'en connaissais le poids;
favorable. Nous n'avions pas précisément ce qu'on ap- -puis il sauta légèrement à terre, et sans rien dire,
pelle en langage vulgaire une tempête; mais il est vrai se dirigea du côté des bois. Quand il en fut à une quin-
de dire que, vu notre petitesse, les lames étaient bien zaine de pas, je lui demandai où il allait. Prome-
hautes; tellement que, pour compléter l'illusion, elles ner dans les bois répondit-il avec un calme insolent.
Ces mots signifient Je fuis, selon l'idée des In-
embarquaient et que Miguel et moi pouvions à peine
suffire pour vider le canot. La journée et la nuit se pas- diens.
sèrent à louvoyer, et le lendemain au soir, après avoir Comme le jour du gouffre, il se passa quelque chose
été dans le même état que la veille, nous entrâmes dans d'étrange en moi. Eugène Sue, dans ses ~llystèresde Paris,
l'embouchure du fleuve Jourouti. fait dire au Chourineur qu'il voit rouge dans de certains
Là Polycarpe recommença ses grimaces de méconten- instants. J'ai probablement éprouvé à ce moment quel-
tement. J'amassais peu à peu une colère qui devait que chose de pareil; car j'ignore presque ce qui s'est-
éclater bientôt. Je commençais à trouver que j'avais fait passé et comment je me suis trouvé le genou sur Poly-
une nouvelle imprudence en n'acceptant pas les hommes carpe, mes cinq doigts pleins de sang, et mon revolver,
qu'on m'avait offerts. Cette fois-ci j'étais bien plus à la qui sans doute était sorti de ma poche, serré convulsive-
merci de ce misérable; mais aussi je me promis de ment et levé pour lui briser la tête; le bâton était à plus
l'observer, et surtout de mettre obstacle à toute cama- de vingt pas, et Miguel regardait sans bouger. Si je n'ai
raderie entre lui et Miguel. pas tué le misérable, si je n'ai pas payé d'un seul coup
Le matin de fort bonne. heure, j'entendis des chiens le nial qu'il avait essayé de me faire, c'est que sa pâleur
aboyer et des coqs chanter. Je voulus descendre Poly- cadavéreuse me fit penser qu'il était déjà frappé. Cet
carpe me donna de mauvaises raisons pour m'en empê- Indien cuivré, presque noir, était devenu méconnais-
cher c'était l'habitation d'un blanc, je ne trouverais sable et remuait à peine. J'eus peur un instant et me
rien à faire. Et malgré moi le canot continuait sa route. relevai précipitamment. Je crois que j'étais aussi trem-
Cette fois je me fàchai tout de bon et je lui dis qu'à blant que lui. Il se jeta à genoux, me demanda par-
la fin ses allures me déplaisaient que je l'engageais don, me promettant que si je le ramenais au Para,
à m'obéir, s'il ne voulait avoir à s'en repentir; et je je n'aurais plus à me plaindre. Que pouvais-je faire,
fis redescendre le canot à l'endroit dont je voulais sinon pardonner?. J'étais si heureux de n'avoir pas à
rapporter un souvenir. Une fois installé, et les deux me reprocher un meurtre dont le souvenir m'eût tou-
singes enlevés de mon toit, je fis un cliché de mon canot, jours poursuivi! Son sang coulait beaucoup je ne
puis quatre autres, parfaitement réussis. me coupais pas les ongles depuis longtemps; c'était
J'avais entendu dire à Polycarpe que le canot était encore un moyen de défense que la nécessité m'avait
trop grand pour aller à la I1'réguesia, et j'en avais con- inspiré, et mes cinq doigts armés étaient entrés profon-
clu qu'il devait se trouver quelque passage étroit bon dément. Je le fis bien laver, et, pour fermer de suite les
seulement pour des montaries (troncs d'arbres creusés). plaies, j'y appliquai du collodion, après l'avoir prévenu
Il avait donc été convenu que nous en emprunterions qu'il. souffrirait un peu au premier moment, mais que
une. En passant nous en vîmes au moins une trentaine; cela ne durerait pas. Je lui donnai ensuite une double
mais quand je disais il Polycarpe d'en demander une, ration de cachassa. Enfin devant la faiblesse de mon en-
il me répondait toujours « Te (até) lago santos. Je ne nemi je n'eus plus de courage, et, ainsi que cela arrive
pouvais penser que le temps n'était pas venu de s'en souvent, je cherchais toutes les raisons possibles pour
servir; mais plus nous avancions sur le fleuve, moins justifier son mauvais vouloir. Son horrible figure, qui
nous rencontrions de ces montaries. un instant auparavant était si pâle, ne m'inspirait plus
Je trouvais que Miguel travaillait beaucoup trop, qu'il que de la pitié, et je me promettais bien de réparer le
se fatiguait, tandis que -le fainéant Polycarpe, les bras mal que j'avais fait. Toutes mes idées sur ces hommes
croisés, se reposait. La patience m'échappa et je l'arra- ignorants s'étaient modifiées, et je pardonnais alors bien
396 LE TOUR DU MONDE.

sincèrement aux Indiens fuyards, même au garde Zephi- m'avait vouée depuis le premier jour et dont j'avais vu
rino, les mauvais tours qu'il m'avait joués. Décidément quelques ef.'ets, il ne m'avait pas volé, je décidai que je
l'organe du meurtre doit être peu développé chez moi, lui laisserais la garde du grand canot plutôt qu'à l'au-
car après cet événement, qui n'avait pourtant pas été le tre Indien, due je ne connaissais que depuis deux ou trois
fait de ma-volonté, mais d'une impulsion fatale, je me jours, Polycarpe et ,Miguel allèrent donc demander à
sentais trembler quand je regardais le résultat de cette une case é:.oignée l'autorisation dont nous avions be-
colère instantanée. soin. Ils demeurèrent absents plusieurs heures, et j'eus
Cependant cette sensibilité ne conduisait à rien. Il le soupçon qu'ils tramaient quelque mauvais dessein.
fallait prendre un parti. J'envoyai les deux hommes de- Cependant ils revinrent.
mander à la case, que je supposais à quelques pas selon Polycarpe détacha une montarie; il y plaça mon car-
l'usage, la permission de prendre une des montaries pour nier, mon plomb et ma poudre.
continuer mon voyage avec l'un d'eux. Comme Poly- Il fut entendu, avant mon départ avec Miguel, que
carpe avait autant de raisons que moi de revenir au Polycarpe ne quitterait pas le canot d'un seul instant.
Para, et que d'ailleurs, en dehors de cette haine qu'il Il se pouvait que nous fussions de retour. avant la nuit

Un accès de colère.

aucun de nous ne savait le temps"qu'il fallait mettre de le faire tout de bon travailler, puisque je le payais
pour arriver au lac et à la Fréguesia, but de mon voyage. trois fois autant que le bon Miguel, qui faisait l'ouvrage
Nous étions partis depuis quelques instants, quand de deux hommes, sans se plaindre.
Polycarpe m'appela; il me montrait de loin mon fusil, Une fois cé parti pris et le souvenir de ce qui s'était
que j'avais oublié. Cette attention seule m'eût donné passé complétement effacé, je me mis sérieusement à
de la confiance et je partis cette fois complétement mon métier de chasseur. Je tuai de nouveau un bel aigle
rassuré. noir à tête blanche, un très-joli canard ipiqui et trois
Rien n'annonçait ce passage étroit qui avait nécessité oiseaux d'eau nommés ~eusonha,.
un autre canot. Je ne fus pas longtemps à comprendre Plus nous avancions, plus le fleuve s'élargissait; et
que la haine du travail avait seule inspiré Polycarpe pour la première fois depuis mon séjour dans le sud, je
ce n'était pas un passage étroit qu'il avait redouté pour retrouvais tout de bon des montagnes élevées, avec leurs
le canot, mais la nécessité d'aider Miguel à pagayer arbres'en amphithéâtre. Ceux qui se trouvaient le plus
dans le- mien. Je me repentis alors d'avoir. été dupe près de l'eau étaient couverts de détritus de toute sorte,
d'une ruse 'si, grossière; je me promis' de ne pas m'y Il me semblait quelquefois voir des villages tout entiers,
laisser reprendre au retour de ma petite campague, et dont les toits étaient couverts en paille, ou des meules de
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398 LE 'l'OUIt vU MONDE.

foin. Ces amas arrêtés sur les arbres, à une grande hau- Je vis de loin une montarie montée par trois femmes.
teur, me faisaient penser à ce que devait être un débor- Miguel leur demanda quelque chose que je ne compris
dement des eaux vers certaines époques de l'année dans pas, et j'entendis dans leur réponse le mot ~nacagtcE.
ce petit fleuve Jourouti. Rien ne ressemblait, excepté les Elles avaient vu mon canot et les deux singes.
montagnes, à ce que j'étais accoutumé à voir. Chaque Un quart d'heure après nous étions arrivés.
arbre paraissait changé en des millions de serpents. A la Les singes se mirent à crier; Polycarpe dormait sans
dilférence des formes ordinaires aux racines de man- doute. A la place où la veille j'avais attendu étaient as-
gliers, ici on ne voyait de tout côté que des enroule- sises quatrE' personnes un vieillard, un nègre, deux
ments. Tous ces arbres paraissaient n'en faire qu'un femmes, pour jouir probablement du spectacle que mon
seul, et je regrettais bien le peu de temps que j'avais désappointe:ment allait leur donner. Polycarpe s'était
à donner aux croquis. Cependant je n'y pus tenir, j'en sauvé.
fis deux ou trois rapidement. J'entrai tranquillement dans mon canot et, jetant ra-
Après avoir remonté pendant plus de trois heures, je pidement les yeux sur les objets les plus précieux que
compris qu'il serait impossible de revenir avant la nuit, je possédais, j'en fis en quelques secondes l'inventaire.
puisque après le fleuve venait un lac, et que la Fré- Polycarpe m'avait volé un fusil que j'avais acheté au
guesia était de l'autre côté. Para, ainsi qu'un sabre qui servait à me tailler un chemin
La nuit approchait quand nous entrâmes dans le lac; au besoin; il m'avait également volé un sac de plomb,
mais dans aucune direction on ne pouvait voir la moin- de la poudre, des capsules et une boite dans laquelle j'a-
dre habitation. Miguel paraissait fatigué cependant rien vais du fil, des aiguilles, des boutons et des ciseaux.
dans ses manières ne montrait qu:il fût mécontent. Après tout j'étais heureux d'avoir retrouvé mon canot;
Enfin nous aperçûmes au loin une lueur indécise, la fuite même de Polycarpe me mettait en bonne hu-
puis une autre c'était le terme du voyage. meur; et pour que ce misérable apprit combien il s'était
Le canot amarré, nous montâmes au milieu d'une trompé en croyant me jouer un mauvais tour, je distri-
vingtaine de cases, dont les propriétaires dormaient sans buai de la cachassa à la société, et je fis dire par Miguel
doute. L'église était au sommet d'uné colline. que j'étais satisfait d'ètre débarrassé d'un fainéant bon
Le padre, gros garçon réjoui, me reçut fort bien quand à rieu je soupçonnai qu'il s'était peut-être réfugié chez
je lui eus dit de quelle part je venais. Il possédait un ces gens-là. Je dis ensuite adieu aux quatre Indiens et je
serpent curieux. Il en fit chercher la peau, qui était en pris une pagaie, décidé à ne plus la quittei>jusqu'à mon
assez mauvais état; quant à la tête, elle ne put se re- arrivée à Obidos. J'allai m'asseoir à l'avant du canot,
trouver mais il eut la bonté de me donner la peau, en à côté de Miguel, et je lui dis en riant Vaanos! à
refusant de me la vendre. quoi il répondit sérieusement Vac~o2~~noous! et nous
Après le diner; composé de tortue rôtie et d'un descendim6s le Jourouti avec une grande rapidité. A
poisson très-délicat nommé arau.an.c~, le padre me dit la nuit tombée nous entrâmes dans l'Amazone. Une
que si j'avais le temps de perdre quelques jours, il me heure après nous jetâmes à l'eau notre grosse pierre et
conduirait à un grand lac assez près de la Fréguesia, nous ne tardâmes pas à nous endormir. Il était temps
dans lequel, les eaux se trouvant sans doute encore que je prisse un peu de repos; je me sentais malade et
basses, je verrais la carcasse du plus grand serpent qui mes forces ne pouvaient me soutenir bien longtemps.
peut-être eût existé. Il avait au moins cent pieds de lon- Le jour suivant notre navigation fut facile et rapide
gueur. nous mîmes à la voile vers le soir, pour traverser et
Cependant j'étais inquiet de mon canot; je sentais prendre terre sur une plage où j'avais l'espoir de chas-
bien vivement l'imprudence que j'avais commise. J'avais ser un peu avant la nuit mais je parcourus cette plage
voulu faire oublier ma vivacité, j'avais montré à ce inconnue sans autre résultat que de me dégourdir les
monstre de Polycarpe que ma confiance en lui était tou- jambes, et nous passâmes la nuit sur le sable.
jours la même, malgré sa velléité que j'avais cruellement Le lendemain, après avoir pagayé toute la journée,
réprimée de se ,sauver dans les bois. Ce fut sous cette nous fimes des efforts pour atteindre une île opposée au
influence et avec cette inquiétude. qui de moment en rivage près duquel nous passions car un orage loin-
moment augmentait, que je pris congé du padre en le tain se préparait, le tonnerre grondait et il nous parais-
remerciant de sa cordiale hospitalité et du présent qu'il sait impossible de trouver un abri au milieu des arbres
m'avait fait. arrachés qui de ce côté encombraient les approches de la
Nous nous embarquâmes, Miguel et moi, à quatre terre très-avant dans le fleuve. En peu' d'instants et avant
heures du matin, après avoir fait un rouleau de cette qu'il nous eût été possible de gagyer l'autre bord, la
peau, qui, sans la tète, avait dix-neuf pieds. C'était déjà tourmente fondit sur nous; une pluie torrentielle mêlée
fort grand, en comparaison des petits boas du Jardin des de grèle nous fit craindre de voir remplir notre canot
plantes. en peu de temps. Pendant que Miguel faisait couler notre
En redescendant le fleuve j'avais, ainsi que le jour du pierre, ancre de salut, de toute la longueur dit c;âble,
bain aux caimans, ou c3lui du gouffre, un pressentiment moi, avec cette panella qui servait à tant d'emplois diffé-
que,je m'efforçai d'écarter. Malgré moi, je frémissais en rents, je me mis à égoutter le canot. Les pauvres singes
songeant que peut-être je ne retrouverais plus moncanot. mêlaient leurs cris aux grondements de la tempête. Les
LE 'l'OUtt DU MONDE. 3-9-9.

éclairs, en s'éloignant, nous laissaient dans la plus com- mons dont je me servais en place de vinaigre. Je partageai
plète obscurité; nous ne parlions pas. Quand Miguel fraternellement avec lui ces raffinements gastronomiques,
eut filé le câble, il prit de son côté un \'ase pour m'aider puis nous nous étendimes sur le sable, où nous restâmes
à vider l'eau qui nous envahissait.sensiblement. Ce n'é- couchés une partie de la journée. Miguel y eût volon-
tait pas le moment de songer à monétat de faiblesse per- tiers passé la nuit, et j'en aurais bien fait autant, mais
manent; si je. m'étais découragé, si j'avais laissé l'Indien j'avais hâte d'en finir avec cette navigation, qui d'ailleurs
livré à lui-même, il eût peut-être cédé à la fatalité et n'avait plus d'intérêt pour moi. Je ne désirais plus qu'une
nous nous serions noyés tous deux infailliblement; mais chose: trouver une autre plage et faire quelques cli-
un blanc travaillait, il fallait l'imiter. Le canot fit un chés; puis j'emballerais tout, et je n'aurais plus d'autres
mouvement inattendu, il se jeta sur le côté et nous sen- préoccupations que de faire porter au bateau à vapeur
limes qu'une force irrésistible nous emportait. J'étais mes malles fermées.
alors éloigné de Miguel et à l'autre bout, quand, à la Le temps était redevenu calme, la lune nous éclairait;
lueur des éclairs, je le vis qui tirait le câble la pierre de gros poissons jouant sous l'eau faisaient peur à mes
J'avait coupé et était restée au fond, nous étions entrai- singes. De demi-heure en demi-heure, chacun à notre
nés à la dérive sans aucun moyen de résistance. tour, nous vidions l'eau du canot; c'était encore une rai-
Il me serait impossible de dire combien de temps dura son de plus pour arriver.Il fallait bien d'ailleurs prendre
cette navigation effrayante le canot, emporté par le le parti de recourir désormais au bateau à vapeur je
courant et poussé par un vent violent, tournait sur lui- n'avais plus Polycarpe; Miguel n'était engagé que pour
même, sans qu'il fût possible de le diriger, malgré nos Obidos; et en supposant que j'eusse voulu arriver au
efforts, car nous avions repris les pagaies. Il vint un mo- Pârâ malgré les dangers de la baie de Marajo, il m'eût
ment où nous crûmes apercevoir des terrains à fleur été impossible de me procurer d'autres rameurs.
d' eau; mais ils disparaissaient bien vite. Cependant ce Au point du jour nous touchâmes, par un bonheur
signe me donna quelque e~poir; je pris la grande perche inattendu, à une de ces plaines immenses coupées par de
dont j'avais fait usage avec tant de bonheur le jour du grandes flaques d'eau. Je fis bien vite mes préparatifs
gouffre, et je l'enfonçai dans l'eau, d'abord inutilement, pour photographier; mais le soleil allait plus vite en-
mais je persistai d'autant plus que ma pagaie ne m'était core, et quand j'eus installé ma tente, la chaleur était
d'aucune utilité; heureusement, car une fois je sentis le déjà si forte que je fus forcé de faire mes expériences
fond. Je poussai un cri de joie en appelant Miguel. dans un état complet de nudité j'y gagnai, malgré
Nous fimes alors tous nos efforts pour assujettir cette l'habitude que j'avais prise d'être souvent dans cet état,
perche en pesant dessus, et' notre canot s'arrêta un d'avoir, au bout de quelques jours, non-seulement la
instant. Nos efforts réunis tirent entrer plus arant cette peau, mais des lambeaux de chair enlevés par un ter-
perche, notre seule espérance; la nuit entière se passa rible coup de soleil qui n'avait épargné aucune partie de
dans cette situation, et le jour nous trouva tous deux la mon corps.
tenant convulsivement entre nos bras. Je ne pus réussir à rien! La cause en était-elle dans
Le danger avait à peu près disparu, mais le vent était la tourmente des nuits précédentes? l'affreux Polycarpe
encore très-fort; nous tinmes conseil sur ce qu'il y avait avait-il, par un mélange, dénaturé quelqu'un de mes
à faire, car le jour nous permettait de voir où nous produits chimiques? Toujours est-il que je me décidai à
étions. Le bonheur nous avait fait rencontrer une des plier tout de bon mes bagages. Ma campagne était finie.
îles nouvellement sorties des eaux; et si nous avions pu Je laissai Miguel ramer seul, et je fis de mon côté mes
nous défendre contre la force du vent et du cuurant, paquets.
c'est que nous avions été abrités par une partie élevée La nuit venue, mon compagnon s'était endormi, lais-
qui, brisant les lames, les avaient détournées et em- sant au courant le soin de nous emporter; mais moi je
pêchées de remplir le canot pendant que nous pesions veillais. Tout le jour le vent avait varié; quand, vers dix
surla perche. heures, il devint favorable, j'eus beaucoup de peine à
Comme il n'y avait pas d'abri commode au milieu éveiller Miguel- et à lui faire orienter la voile.
de ces terrains inégaux et de ces chenaux, nous réso- Ce brave homme, après 1\'T.Benoit, qui se méprenait
lûmes d'aller descendre dans une ile qui paraissait éloi- toujours, après l'affreux Polycarpe, qui voulait toujours
gnée de deux lieues. et dont on voyait alors la plage se méprendre à ce que je disais, était bien l'Indien le
blanche. Nous quittâmes notre abri, et en peu de temps, plus lent, le plus difficile à émouvoir. Il fallait beau-
poussés par ce vent dont nous pouvions nous servir main- coup de temps pour que tout fût prêt, et à mon vamos
tenant, nous touchâmes à une belle plaine de sable. ordinaire, il répondit, quand le vent eut enflé la voile,
Le soleil était déjà si chaud que pour arriver sous de par un vaaouanootcs infiniment plus prolongé que les
grands arbres où je voulais me reposer, je fus obligé de autres, ce qui ne me donna qu'une confiance médiocre
courir afin de n'a\'oil' pas les pieds brûlés. Miguel, sur et me força de veiller sérieusement à la manœuvre.
mon oi'dre, s'empressa de rue donner un gros morceau Au lever du solçil, le vent changea encore; il fallut
du pil'oroco acheté à Vil1abella et un coui plein de farine, louvoyer, et le jour se passa sans qu'il me fût possilile
mon biscuit était terminé depuis longtemps; il de donner un seul coup de crayon, le seul de mes
m'apporta également du sel, de l'huile rance et des li- travaux qui ne donnât pas de grands embarras et qui fût
1100 LE TOUR DU MONDE.

praticable lorsque j'étais forcé de renfermer les instru- sances. Mais il s'agissait d'une chose bien autrement
ments de mes autres branches d'industrie. importante, de me débarrasser de mon canot puisque je
Dans la nuit, le vent redevint favorable; j'éveillai en- ne pouvais le conduire au Para.
core Miguel avec peine, et nous installâmes la voile, en En ce moment, une vieille mulâtresse sautant de canot
prononçant, chacun à notre manière, le mot vamos. en canot vint s'asseoir dans celui qui était à côté du mien
Le lendemain, nous accostâmes à Obidos. et me demanda s'il était à vendre, ajoutant que dans ce
Nous attachâmes le canot près de terre à côté de plu- cas elle irait chercher son maitre pour qu'il s'entendit
sieurs autres. J'étais indécis si -je devais m'habiller et avec moi. Cela tombait à merveille, et je n'eus garde de
aller faire des visites, et je cherchais dans ma tête de manquer une pareille occasion. Effectivement, un quart
bonnes raisons à me donner pour me dispenser de cette d'heure apr¡~s le départ de la vieille, un gros marchand
atroce corvée. On attendait le bateau à vapeur pour le portugais vint à son tour s'asseoir devant moi et me de-
lendemain, je n'avais pas besoin de faire de connais- manda le p:~ix de mon canot, ou plutôt il m'offrit une

somme telle que je n'avais à perdre que trente francs. pendit de suite mon hamac, et j'y restai couché tout le
J'acceptai bién vite ce marché très-bon pour tous deux; temps du trajet u$qu'à Parâ, où je fus retenu par la
car, sije me trouvais débarrassé d'un canot dont je n'au= fièvre pendant plus d'un mois. Mon voyage en :Brésil était
rais su que faire, de son côté mon acheteur faisait une terminé..
affaire excellente les bois du haut Amazone sont très- Un jour j'appris qu'il y avait au mo1Ï.illage un petit
estimés, et c'est probablement ce qui avait fait mettre navire américain chargé de caoutchouc. Jè voulus pro-
la vieille mulâtresse" en embuscade quand on m'avait fiter de l'occasion pour parcourir rapidement les États-
aperçu de loin. Je ne conservai que ma voile destinée à Unis avant de rentrer èn Franèe. Je fis donc retenir
envelopper les objets pour lesquels je n'avais pas de mon passage, et je pris congé de mon hôte, M. Le-
caisses. duc et des autres Français qui m'avaient si bien ac-
Quand il fallut embarquer mes deux singes sur le cueilli. Ces messieurs m'accompagnèrent à bord du
bateau à vapeur, ce fut très-difficile ces màlheureux F'rederico-Donzingo et ne me quittèrent qu'au dernier
sauvages, habitués aux solitudes, poussaient des cris per- moment,
çants et s'accrochaient de tout côté. J'étais souffrant on BlARD.
LE TOUR DU MONDE. 401

Le colonel Faidherbe, gouverneur du Sénégal de t85f à 1861.

L'ANNÉE GÉOGRAPHIQUE,
1861
l'AR M. YI\1ENDE SAINT-MARTIN
TEXTE INÉDIT. DESSINS DE HADATIARD D'APRÈS DES PHOTOGRAPFIIES

Dans le mouvement d'émulation qui pousse à l'envi les cet esprit d'investigation si actif et si fécond qui assoeie
grandes nations de l'Europe à l'étude approfondie de la science 'aux préoccupations mêmes de la politique et
toutes les contrées et de tous les peuples du globe, dans du commerce, et qui couvre d'explorateurs les continents
rv. lo4^r.rv, 26
402 LE TOUR DU MON-DE.

et les mers, l'Afrique a eu, depuis vingt ans, la plus large des marchands ég5ptiens sur la côte orientale d'Afrique,
part. C'est là qu'étaient naguère encore les plus grandes de la bou.-lie des gens de l'intérieur. On parlait de grands
lacunes de la carte du monde c'est là aussi qu'ont eu lieu lacs d'où sortaient plusieurs rivières qui allaient former
les plus grandes découvertes, Au nord de l'équateur, le la tête du fleuve. Ces notions, quoique vagues, paraissent
bassin du haut Nil a été reconnu, pour la première fois, exactes au fond; en ce moment encore les nôtres ne sont
sur une étendue de deux mois de marche au-dessus de g'uère plus précises.
Khartoum, en même temps que la mémorable expédition Mais n~us touchons, tout permet de l'espérer, à l'heure
de Barth et de ses compagnons ajoutait prodigieusement où l'Europe va connaitre le dernier mot de cette vieille
à nos connaissances sur la vaste région du Soudan; dans la énigme. Les entreprises sérieuses qui en poursuivent la,
partie australe du continent, les reconnaissances et les ex- solution datent de 1840. L'honneur en revient à Méhé-
plorations du docteur Krapf, de David Livingstone, de-La- met-Ali, le grand réformateur de l'Égypte. Accessible
dislaüs Magyar, dL'icapitaine Burton, du lieutenant Speke aux bonDes directions des conseillers français, qu'il ai-
et de leuos nombreux émules, ont apporté à l'Europe des mait à consulte~, et prompt à entreprendre tout ce qui
notions certaines sur une immense étendue da pays in- pouvait grandir son nom en Europe, il aspira à la gloire
connus. Ces grandes découvertes, accomplies coup sur d'une découverte que des princes puissants avaient inuti-
coup dans l'espace de quelques années, continuent en lement tentée. Une expédition s'organisa pour remonter
quelque sorte et complètent l' œuvredu seizième siècle; le fleuve jmqu'à ses sources. C'était, je l'ai dit, en 840.
elles ont de plus ce que n'avaient pas les anciennes explo- Le Nil se forme à Khartoum (la capitale actuelle de la
rations, la précision scientifique. Au seizième siècle, à haute Nitble, ou, selon la dénomination officielle, du
cette époque de croyance et d'enthousiasme, de tels voya- Soudan égyptien), de la réunion de deux grandes rivières.
ges au coeur des pays éthiopiens auraient excité une,cu- L'une, le Balrr-e1-Azrelc ou fleuve Bleu, vient de l'Abys-
riosité universelle, et le nom des voyageurs aurait été dans sinie c'Eat un affluent; l'autre, le Bahr-el-Abyad ou
toutes les bouches. Aujourd'hui, chez nous du moins, la fleuve Blanc, a de tout temps été regardée par les indi-
gloire populaire s'attache plus difficilement à de telles en-gènes comme la branche principale, comme le corps
treprises mais elle3 n'en resteront pas moins pourlapos- même du fleuve.
térité une des grandeurs du dix-neuvième siècle, et un de C'était celle-là qu'on avait à remonter en se portant
nos impérissables titres dans l'histoire de l'esprit humain. au sud.'Iahartourn est située par quinze degrés et demi
de latitude nord; vers le neuvième degré on rencontra
II les marais qu'avaient signalés les explorateurs de Néron,
La recherchedes sourcesdu Nil. et que nul voyageur n'avait revus depuis. On franchit à
grand'peine cette triste région, à travers laquelle les eaux
Il y a bien des siècles que le problème des sources du embarrassées du fleuve s'avaucent lourdement et comme
Nil est soulevé. Ce grand fleuve sortant des profondeurs à regret, et l'on parvint ainsi jusqu'à un lieu appelé
d'une région inconnue, et, dans son cours d'une longueur Gondokoro, dans le pays des Baris, entre le cinquième et
infinie, traversant les arides solitudes de l'Éthiopie avant le quatrième degré. On ne put aller au delà. On se trou-
de venir fertiliser l'Égypte, a dans tous les temps frappé vait à l'époque des basses eaux, et des barrières de ro-
l'imagination des hommes. Clvercher les sources dz~ il~~l chers qui coupent ici le lit de la rivière rendaient impos-
était devenu, pour les anciens, une expression prover- sihle toute navigation ultérieure,
biale désignant une choseà peu près impossible. Plusieurs Quoiqu'elle n'eût pas atteint le but, cette exploration
princes la tentèrent; aucun n'y atteignit. Les explora- était un grand pas. La seule relation circonstanciée que
teurs anciens qui pénétrèrent le plus avant dans la haute l'on en ait a été publiée par un médecin allemand, le
région du fleuve sont les envoyés de l'empereur Néron, docteur Ferdinand "Verne, que le hasard y avait associé.
environ soixante ans après la naissance de Jésus-Christ. On avait, pour la première fois, reconnu le cours du
Ils remontèrent, à partir de Méroé, jusqu'à d'immenses fleuve Blanc sur une très-grande étendue, et l'on rendait
marais du milieu desquels le fleuve semblait sortir. Ce ainsi comparativement faciles les expéditions à venir.
trait caractéristique, qui a été retrouvé de nos jours, Plusieurs eurent liêu dans le cours des années suivantes;
atteste la véracité des envoyés de l'empereur romain, en mais, par une raison ou par une autre, aucune n'a pu
même temps qu'il nous fait connaitre le point précis où dépasser de beaucoup Gondokoro, où fut fondéeune mis-
ils s'arrêtèrent. sion catholique, qui a été depuis abandonnée. Des voya-
Ces marais, qui ont plus de quatre-vingts lieues d'éten- ges fréquents ont été faits entre Khartoum et ce point
due en remontant le fleuve, commencent vers le neu- extrême, et ces voyages ont été l'occasion de quelques
vième degré de latitude nord, à huit cents milles romains publications plus ou moins étendues, parmi lesquelles il
environ, ou douze cents kilomètres au-dessus de la ville faut distinguer une notice du révérend père Knoblecher,
royale de Méroé. Cette distance seule indique une tenta- supérieur de la mission de Gondokoro (1851), et un
tive sérieuse. Nul depuis ne la renouvela. Les notions volume de M. Brun-Rollet (1855). Bien que ce dernier
que le géographe Ptolémée consigna dans ses Tables, au ne fût pas à vrai dire un voyageur, mais seulement un
commencement du deuxième siècle, et que répétèrent trafiquant en gomme et en ivoire, son livre n'en renferme
plus tard les auteurs arabes, avaient été recueillies par pas moins des observations instructives, surtout pour la
LE TOUR DU MONDE. 403

connaissance des tribus. Au total, on a maintenant de dans cette excursion à peu près d'un degré au sud de
bonnes notions sur le cours du fleuve au-dessus de Khar- Gondokoro. Les rapides portent le nom de Makédo.
toum et sur plusieurs de ses affluents. Mais sur les Même à cette époque des basses eaux, la rivière, immé-
sources mêmes et les territoires où elles sont situées, on diatement au-dessous des rapides, a seize pieds de pro-
n'a recueilli encore aucune information précise. fondeur moyenne et une largeur de quarante-cinq mè-
C'est vers cette dernière conquête que se sont tournés tres. Quand on a dépassé les rochers de Makéclo, la
tous les efforts. Plusieurs explorateurs y aspirent en ce rivière, d'après les informations qui furent données à
moment. Qui arrivera le premier au but? Qui aura le M. Peney, s'étend en largeur et devient très-profonde.
premier la gloire de planter sur la source du grand fleuve Tout ceci indique un Courant d~jà bien éloigné de ses
le drapeau de l'Europe? Ici encore la France et l'Angle- sources. Le docteur comptait pOUl'suivre s0rieusement
terre se retrouvent en présence dans cette lutte d'honneur son voyage au sud, par delà les cataractes, au mois de
scientifique. juillet, temps où les eaux sont à leur point le plus haut.
Un de nos compatriotes, jeune, instruit, plein de zèle, En attendant, il avait fait des observations propres à fiwr
inconnu encore, mais brûlant de se signaler par une la position d9 GOlldokoroenlongitude (détermination lais-
découverte d'éclat, reçut, il y deux ans, la mission de sée fort incertaine par les observations antérieuri3~o),et, à
remonter le Bahr-el-Abyad à la recherche des sources. la date précitée, il recueillait toutes les informations pos-
C'était M. Lejeau. La pensée de cette mission presque sibles sur les territoires avoisinants 1.
confidentielle, tant les dispositions en avaient été tenues
secrè:es, partait, dit-on, d'une très-haute initiative. Mal- III
heureusement ce secret même, en restreignant les infor-
mations préparatoires, a compromis le succès de l'expé- Sans être enveloppée de l'inutile mystère dont on a
dition et contribué sans doute à son avortement final. Les voulu, au début, entourer la tentative de M. Lejean, celle
difficultés de l'entreprise ont dépassé les, forces du voya- du docteur Peney a été préparée et conduite sans reten-
geur. M. Lejean était allé au Soudan égyptien par la tissement, sans emboucher d'avance les mille trompettes
mer Rouge et Souâkïn. Après avoir été retenu longtemps de la renommée. Il n'en a pas été ainsi de l'expédition
à Khartoum, d'où il fit une excursion au Khordofan, il anglaise en cours d'exécution. Nous lui souhaitons sincè-
put enfin, au mois de décembre dernier, s'embarquer rement, au nom de la science, tout l'éclat qui peut accom-
pour remonter le fleuve. Mais il n'a pu dépasser Gondo- pagner le succès; mais dans tous les cas, dùt-elle aussi ne
koro: Malade, épuisé, à bout de forces et peut-être de pas aboutir, elle aura eu d'avance celui qu'une immense
moyens, il lui a fallu revenir à Khartoum, et de là rega- publicité peut donner à une entreprise scientifique.
gner la France, où il est de retour depuis quatre mois. Il faut convenir aussi que les préparatifs en ont été
Sa tentative aura été sans résulu.t pour la solution du faits sur une échelle inusitée. Le lieutenant (aujourd'hui
grand problème, mais non sans quelque fruit, nous l'es- capitaine) Speke, qui en a la conduite, était, il y a trois
pérons, pourl'étude des contrées intermédiaires. Il pré- ans, le compagnon du capitaine Burton dans l'expédition
pare, dit-on, une relation de ses courses dans la haute aux grands lacs de l'Afrique australe. Cette expédition
Nubie et le Soudan, qui ne peut du'ajouter aux informa- de 1858 est connue par une double relation du capitaine
tions des précédents explorateurs. Burton et une excellente traduction française la rendra
La fâcheuse issue du voyage de M. Lejean ne nous populaire chez nous comme elle l'est en Angleterre.
enlève pas tout espoir que la France aura sa part dans Il faut remonter jusqu'en 1848 pour trouver la pre-
la reconnaissance finale de la région des sources. Un de mière origine des explorations anglaises de l'Afrique
nos compatriotes, le docteur Peney, qui réside à Iihar- australe, qui ont préparc et motivé l'expédition actuelle du
toum depuis quinze ans comme chef du service médical capitaine Speke, Le révérend docteur Krapf, mission-
égyptien, nourrissait dès longtemps la pensée d'une ex- naire anglican d'origine allemande, après avoir résidé
plorationdes régions supérieures. Parfaitementacclimaté, pendant plusieurs années dans les districts méridio-
familiarisé avec les indigènes et avec le pays, bien pré- naux de l'Abyssinie, vint fonder, en 1844, un établisse-
paré d'ailleurs par une sérieuse étude des conditions ment missionnaire près de Mombaz, sur la côte de
d'une telle entreprise, il réunissait.les meilleures chances Zanguebar, à quatre degrés au sud de l'équateur. Sans
de réussite. Il obtint enfin du gouvernement du Caire, être un savant ni un explorateur de profession (son ca-
dans l'automne de 1860, l'autorisation et les moyens de ractère religieux lui imposait d'autres devoirs), c'est un
tenter l'expédition. Un petit steamer, construit pour la homme éclairé, bon observateur, zélé pour l'avancement
navigation du fleuve, fut mis à sa disposition. Parti de des découvertes géographiques, et particulièrement doué
Iibartoum vers le 15 décembre, le docteur Peney était pour l'étude comparative des idiomes africains. Il eut
à Gondolcoro au milieu de février. Une lettre reçue de pour compagnon de travaux dans sa mission de Rabbaï
lui à la date du 20 mai nous apprend qu'il avait fait une M'pia (c'est le nom de leur établissement de Mombaz)
excursion d'essai aux cataractes, ou plutôt aux rapides qui un missionnaire de la même église, le révérend Reb-
ferment le fleuve à une ou deux journées plus haut, et
qu'il avait reconnu qu'il lui faudrait attendre la saison 1. Au momentde mettre sous presse nous apprenonsla niort
des crues pour franchir cet obstacle. Il s'était avancé inopinéede hT.Peney, décédéà Khartoum.
LE TOUR DU MONDE. 401,
mann, qui est Suisse de naissance. Les premières années monde savant, fut l'annonce de la double découverte de
de l'installation furent consacrées à une suite d'excur- deux montagnes couronnées de neiges éternelles, l'une
sions chez les populations environnantes, jusqu'à de lon- presque sous l'équateur, l'autre à quelques degrés plus
gues distances dans l'intérieur. Ces excursions nous ont au sud, toutes deux sous le même méridien, à deux ou
vàlu une masse considérable de renseignements du plus trois cents milles anglais de la côte. Des théoriciens et dès
haut intérêt sur des pays jusque-là complétement inex- esprits contradicteurs comme il y en a partout voulurent
plorés, et sur une foule de tribus dont les noms mêmes, contester la réalité de ces découvertes, comme si l'Amé-
pour la plupart, étaient inconnus; mais ce qui fixa sur- rique n'avait pas aussi ses glaciers éternels sous les
tout, il y a douze ans, l'attention et le vif intérêt du feux de la ligne; mais les informations et les observa-

Le lieutenant Lambert voyageur français dans le Fouta-Djalon (livr. 76 et 77),

tiôns plusieurs fois renouvelées des deux missionnaires au cœur même du continent. Ces rapports pouvaient être
étaient trop formelles, quoique les circonstances ne leur sans doute empreints d'exagération, mais ils étaient trop
eussent pas permis de gravir eux-mêmes les deux pics, concordants et venaient de sources trop différentes pour
pour qu'un esprit raisonnable pût garder le moindre, ne pas avoir un fond de vérité; on se rappelait d'ailleurs
doute. L'existence des montagnes neigeuses de Kiliman- que des indications analogues furent autrefois recueillies
djaro et de Kénia est restée un fait acquis à la science. par les Portugais, et que ces grands lacs intérieurs de l'A-
Les deux missionnaires de Rabbaï avaient aussi re- frique du sud ont longtemps figuré sur les anciennes cartes.
cueilli, dans le cours de leurs excursions parmi les indi- Aujourd'hui de vag~es informations ne suffisent plus
gènes, de nombreux rapports qui s'accordaient à men- à notre besoin de notions positives. Ce trait caractéristi-
tionner-un lac immense situé plus avant dans l'intérieur, que de la configuration de l'Afrique australe appelait une
406 LE TOUR DU 11TONDE.
vérification scientifique. L'attention de la Société de pas encai~sé comme le Tanganiyika, dans un bassin
géographie de Londres s'arrêta sur ce sujet; une expé- profondément escarpé; ses bords sont plats, et il doit
dition fut décidée. être sujet, comme le Tchad, à de grandes variations.
Le lieutenant Burton s'offrit pour cette expédition, et
son' offre fut la bienvenue. Connu déjà depuis plusieurs I
années par d'importants voyages et de remarduables
publications sur l'Inde, 1 _~rabie et l'~lfriclue orientale; La reconnaissance du Nyanza par le lieutenant Speke
esprit à la fois entreprenant et prudent, alliant la bravoure est un fait d'une grande importance dans l'histoire des
qui affronte le péril à i'adresse qui le détourne, l'entrain e~,ploi~atioii3de l'Afrique centrale; c'est le point de dé-
qui excite au sang-froid qui imt ose; tour à tour inves- part de la recherche des sources du Nil par le sud.
tigateur savant, observateur profond, narrateur plein de Entre la partie reconnue du Nyanza, par deux degrés
trait et d'humour; rompu d'ailleurs au climat des tro- et demi de latitude australe, et la station du Gondokoro
piques et parlant l'arabe comme un Bédouin, Burton sur le haut du fleuve Blanc, par quatre degrés et demi
était l'homme de l'entreprise. Il s'y associa le lieutenant (un peu plus ou moins) de latitude nord, l'intervalle
Speke, qui déjà l'avait secondé dans une de ses courses n'est al] plus que de sept degrés; et c'est nécessairemeIlt
précédentes. Je ne ~ais quelle question d'amour-propre dans cet intervalle que naissent les rivières, quelles
les a depuis divisés; mais leur réunion dans ce voyage qu'elles soient, dont la réunion forme le Nil. De plus,
aux grands lacs a été grandement profitable à la science. Speke calculait par estime que le Nyanza devait se
Les deux explorateurs, accompagnés d'une troupe de trouver à peu près sous le même méridien que Gondo-
porteurs qui leur formait une escorte, quittèrent Zan- koro, et différents rapports affumant qu'une grande ri-
zibar dans les prEmiers jours de juin 857 et prirent vière sort du lac et prend sa direction au nord le
leur direc:ion droit à l'ouest, à travers un pays riche- voyageur en concluait que, conformément aux données
ment acci~Ienté. Après avoir surmonté des obstacles de anciennes recueillies par Ptolémée, la tête principale
plus d'une sorte, ils atteignirent le grand lac, ohjet clu Nil est au Nyanza. Toutes ces inductions sont fort
princil~al de leur recherche, vers la fin de mars 1858. incertaines; ce qui ne l'est pas, c'est l'importance des
Près de huit mois, dont cinq de marche effective, découvertes auxquelles doit conduire l'exploration de
avaient été employés à cette traversée pleine d'incidents, cette zone inconnue de sept degrés de largeur que par-
qUlJique l'intervalle direct du lac à la côte ne soit que tage la ligne équinoxiale. Là est la solution finale de
de cinq cent quarante milles géographiques (on sait que tous les problèmes qui restent encore inéciaircis. Au
le inlile géographique est la soixantième partie du degré), point où en sont arrivées les esplorations accomplies,
et que la.route parcourue, avec toutes ses sinuosités, ne celle -ci ne saurait présenter de difficultés séuieuses
représente guère qu'un développement de huit cents ce n'est plus qu'une affaire de persévé, auce et de temps.
milles, c'est-à-dire moins de trois èent cinquante de nos Telles étaient les réflexions du li~utenant SpEke en
lieues communes, ou environ quinze cents kilomètres. laissant errer m pensée sur l'horizon inconnu où allait
Le nom du lac, parmi les indigènes, est 'l'anganiyika. devant lui se perdre le Nyanza. Il ne pouvait pousser plus
Burton, qui l'a exploré eu partie, estime due sa longueur loin sa reconnaissance; il lui fallait 1 ejoindre Burton et
est de d2ux cent cinquante milles (environ cent lieue3), le reste de l'expédition. Mais dès lors il avait résolu de
et sa largeur de trente à trente-cinq milles. Jusqu'à pré- reprendre plus tard et d'achever cette exploration décisive.
sent on ne lui connait pas d'écoulement extérieur. C'est ce projet qu'il réalise aujourd'hui. La Société de
Le retour fut marqué par une autre exploration non géographie de Londres et le gouvernement anglais y
moins importante; celle.ci appartient tout entière au ont pourvu de concert par un subside très-considérable,
lieutenant Speke. Pendant que Burton, brisé par la au delà de cent mille francs. C'est une justice qu'il
fièvre, était retenu dans un village à deux mois du grand faut rendre à nos voisins, que lorsqu'une entreprise
lac, Speke résolut d'entreprendre une excursion dans le comme celle-ci se présente, qui promet à la fois de servir
nord, vers un autre lac dont parlaient les marchands la science, (l'omrir de nouvelles perspectives commer-
arabes. On y anira en vingt-cinq jours de marche direc- ciales, ou même seulement de jeter un nouvel éclat sur
tement au nurd, la moyenne des journéES étant de sept le nom anglais, ils ne se bornent pas, comme on le fait
à huit milles, ou emiron trois lieues. Ce lac, que les in- trop souvent ailleurs, à des vœux platoniques ou à d'in-
digènes désignent communément sous le nom de Nyanza suffisants secours ils assurent largement et prompte-
(qui est une appellation générique), et auquel le vo3,i- ment les moyens d'exécution.
geur voulut donner le nom de sa souveraine, la reine Le capitaine Speke a quitté Londres vers le milieu
Victoria, aurait, d'après les rapports des noirs, une ex- de l'année dernière, ayant cette fois pour second un
tension considérable vers le nord; mais Speke n'en rit autre officier de l'armée des Indes, le capilaine Grant.
que l'extrémité méridionale, qui Est à deux degrés vingt- Burton avait.voulu goûter le repos de la vie privée, et,
quatre minutes au sud de l'équateur, d'après ses obser- en guise de délassement, il faisait pendant ce temps
vations. Pour la hauteur au-desstls de l~Océan, le ba- une excursion au Far-«'est américain, jusque chez les
romètre accusa trois mille sept cent cinquante pieds Mormons. MM. Speke et Graut ont gagné Zanzibar par
la voie du Cap. Une expédition très-nombreuse une
anglais (onze cent quarante-deux mètres). Le Nyanzan'est
LE TOUR DU MONDE. z107
véritable caravane, a été organisée à grands frais, et les Nous sommes d'ailleurs bien loin d'imputer à M. Pe-
deux voyageurs sont partis de Zanzibar à la fin d'octo- therick lui-même ces habiletés dont il y a peut-être
bre 1860. Les dernières nouvelles connues que l'on a quelque naïveté de s'émouvoir encore; d'autant plus que
d'eux sont datées du 12 décembre; la caravane était parmi des assertions plus que hasardées, telles que l'idée
arrivée au pays d'Ugogo. où est l'auteur qu'il s'est avancé jusqu'à l'équateur, le
Speke reprend ainsi la route qu'il a parcourue en 1858. livre renferme des informations neuves et réellement in-
Son plan est de revenir au Nyanza, et de partir du point structives. Avant lui, tous les renseignements qu'on nous
où il a dît s'arrtter dans sa première expédition pour ga- a donnés sur ces hautes régions ne s'éloignaient guère
gner de là Gondokoro en explorant le pays intermédiaire. du Nil Blanc; le premier il s'est ouvert une nouvelle
Pour assurer davantage encore la réussite de ce plan, route à l'oue2t du fleuve. Il nous a fait ainsi connaitre
d'autres dispositions ont été prises. de nouvelles tribus et de nouveaux territoires; on lui doit
les premières notions un peu précises sur un lac d'une
V assez grande étendue, le Bahr-el-Ghazal, qui se déverse
dans le fleuve Blanc vers le neuvième parallèle, et qui
Un Anglais nommé John Petherick, qui vint, il y a lui-même reçoit des rivières considérables. Ce sont là
seize ans, offrir ses services à 1\~Iéhémet-Alicomme in- des titres suffisants pour donner aux notes de M. Pethe-
génieur des mines, et qui depuis 1846 s'est établi il rick une place estimale parmi les modernes relations
Irhartoum pour y faire la traite des gdmmes et de l'ivoire, des explorateurs africains.
a depuis lors entrepris pour ce dernier objet un assez Une place plus élevée peut-être lui est ouverte dans
grand nombre de courses dans les hautes régions du les prochaines explorations du capitaine Speke, à la-
fleuve. Dénué, malgré son titre d'ingénieur, de toul quelle il est appelé à concourir.
moyen d'observations scientifiques (c'est lui-mème qui Comme on a prévu qu'après une marche de dix mois
nous l'apprend), et très-probablement n'ayant jamais au moins à travers l'Afrique australe, le capitaine Speke
tourné ses vues de ce côté, il a fait, ni plus ni moins, du- et sa caravane, en admettant qu'aucun accident imprévu
rant ses diverses excursions, ce qu'ont fait tous les Eu- ne leur vienne à la traverse, arriveraient probablement
ropéens qui se sont adonnés au même trafic dans le Sou- à Gondokoro dans un état de grand épuisement, on a
dan égyptien il s'est enquis des différents peuples et des jugé utile de préparer à l'expédition un ravitaillement t
tribus du haut pays, de la situation de leur territoire, de et de nouvelles forces pour la dernière partie de ses tra-
son accès plus ou moins facile, de leurs habitudes, d~ vaux. M. Petherick s'est offert pour cet objet, et ses ~er-
leurs dispositions, de leurs rappol"ts avec les populations vices ont été agl'éés. Il a reçu une somme importante
envÎr'onnanl,es, toutes choses dont il importe au traitant pour se procurer à Khartoum un petit bateau à vapeur
d'être exactement informé. Dans une contrée ausri neuve muni des proYisions nécessaires, avec lequel il remontera
pour nous, ces sortes de renseignements n'en sont pas le fleuve Blanc à la rencontre du capitaine. Ses instruc-
moins d'un grand intérèt; ce sont les premiers jalons tions lui prescrivaient de prendre ses mesures pour ar-
plantés sur un terrain vierge, pour en préparer l'ac- river à Gondokoro dans les premiers jours d'octobre,
cès aux véritables explorateurs. Un volume publié il y Speke, selon ses prévisions, devant atteindre ce point
a six ans par un des collègues de 1\rI. John Pethel ick, vers la même époque. Il se peut donc qu'à l'heure qu'il
le Savoisien Brun-Rollet, nous a donné la mesure de est 1 les voyageurs se soient rejoints, et que le problème
ce qu'on doit attendre de ces sortes de publications t, depuis si longtemps soulevé soit résolu. Il serait toute-
M. Petherick, lui aussi, pensa (et non sans raison) que la fois hasardeux de compter que les prévisions tracées
publication de ses notes pourrait être utile; dans un dans le cabinet se réalisent à jour fixe; de pareils voyages
voyage qu'il fit à Londres en 1860, il en communiqua sont sujets trop d'imprévu. Dans tous les cas, les nou-
quelques-unes à la Société de géographie, laquelle, lia- velles de ce qui se passait à Gondokoro au mois d'octo-
turellement, l'encouragea dans son projet de publicité. bre demandant quatre mois au moins avant de parvenir
Ses matériaux, toutefois, n'étaient pas bien nombreux, en Europe, bn n'y peut guère compter avant le mois de
et n'auraient fait qu'un mince volume; mais les libraires f':vrier' prochain. M. Petherick doit attendre l'expédition
anglais sont particulièrement eaperts en ces matières. Un du sud pendant un temps déterminé. Si le capitaine
nombre convenable de cliapitres préliminaires, étrangers Speke le rejoint, on avisera, selon les circonstances, aux
au sujet, il est vrai, mais qui avaient, à défaut d'autre recherches ultérieures.
utilité, celle d'amener le volume à point; un titre so-
nore 2, force réclames longtemps avant l'apparition du li- VII
vre, afin d'éveiller la curiosité et de poser l'auteur et son
ouvrage, force réclames après pour affirmer le succès, et Il se pourrait qu'indépendamment de M. Petherick,
la chose est faite. C'est le procédé ordinaire. du capitaine Speke et du docteur Peney, un quatrième
voyageur, et peut-être un cinquième, se trouvassent
1. Le rVilBlancet le Soodan. Paris, ]8~5, un volume iii-81. aussi
2. Egypt, the Soudan anrl Central ~1frica.,with explarations transportés sur le même champ d'explorations. L'un
from hhartoum ortt/re It'hite NiG10the reqious o/' the equator.
By J. Petherick.Londoii,1861,ou volume. 1. Ceslignesont été écritesau milieud'octobre.
408 LE TOUR DU MONDE.
de ces nouveaux compétiteurs à la gloire et aux dangers sant drcit à l'ouest, ou en s'élevant légèrement au nord.
des explorations équatoriales est le docteur Krapf. Sur Cette route, sans aucun doute, devra aboutir aux sources
le point de quitter encore une fois l'Europe pour retour- oriental9s du fleuve Blanc. Les tribus de la côte.parlent
ner aux plages orientales de l'Afrique, sa patrie d'adop- d'un lac d'où sortiraient le Nil et le Djob; ceci nous in-
tion, l'infatigable missionnaire nous écrivait, il y a quel- dique ait moins une ligne du partage des eaux. »
ques mois « Avant de songer au voyage du Kaffa par la Le Djob est une grande rivière que l'on peut voir sur
côte d'Azanie il faudra essayer d'une ligne de route, la carte débouchant la côte orientale juste sous l'équa-
qui, partant du Djob, conduirait dans l'intérieur en pous- teur. Il est indubitable qu'une ligne de route telle que

Édouard Vogel, voyageur allemand.

celle dont parle le docteur Krapt, qui partira soit de l'em- est évidemment la meilleure. Au point de vue du. temps
bouchure du Djob, soit de Mombaz (à quatre degrés et de l'économie, elle eût été certainement très,-préfé-
plus au sud), pour se porter plus ou moins directement. rable à celle qu'à reprise le capitaine Speke. Elle aurait
à l'ouest, sera non-seulementde beaucoup la plus courte.. relié le Kilimandjaro au Nyanza.
pour arriver à la région des sources, mais aussi la plus L'autre voyageur est le baron de Decken. Né à Ham-
facile. C'est un point de départ que dans un travail spé.- bourg comme le docteur Barth, M. de Decken a quitté
cial nous avons signalé le premier il y a longtemps déjà; l'an dernier sa patrie et une belle position dans le monde
comme il s'agit ici, en définitive, d'arriver le plus vite pour aller prendre rang dans la glorieuse phalange des
possible aux territoires inexplorés, la route la plus courte explorateurs africains. Après avoir inutilement tenté de
LE TOUR DU MONDE. 409

s'organiser une expédition pour l'intérieur en partant de vii


Zanzibar ou de Kiloa 1, il est. remonté jusqu'à Mombaz
ExpéditionHeuglinau Soudanoriental.
(à deux degrés au nord de Zanzibar), où il a recueilli de
la bouche du révérend Rebmann (l'ancien compagnon du Cet historique des expéditions actuelles à la recherche
docteur Krapf) d'utiles informations. De Mombaz il était des sources du Nil nous a demandé quelque espace; c'est
revenu à Zanzibar au commencement du mois de mars der- que la solution de cet antique problème, et de bien des
nier, avec l'intention de se diriger sur le Kilimandjaro, et questions qui s'y rattachent, est en ce moment le grand
de là vers l'intérieur, aussitôt après ia saison des pluies. événement géographique,

Hauji-lIloktar-Bou-el-lIIoghdad, assesseur du cadi de Saint-Louis ( Sénégal).

Une autre expédition, qui, sauf l'intérêt historique, Envoyé dans le Soudan par le gouvernement'anglais,
ne-le cède gtière en importance à la recherche des sour- au commencement de 1853, pour coopérer aux travaux
ces du fleuve d'Égypte, est celle qui a pour objet d'aller du'dbctèur Barth, Vogel passé trois ans et demi-dans
recueillir dans le Soudan oriental des informations cer- l'intérieur de l'Afrique; c'est au commencement de 1'856
taines et précises. sur le sort de Vogel, bien qu'il soit.dif qu'il quitta le Bornou, pour pénétrer, par le Baghirmi,
ficile de conserver encore une ombre de doute sur la des- dans les contrées absolument inexplorées qui s'étendent
tinée de l'infortuné voyageur. entre le Darfour et le lac Tchad cette caspienne maré-
1. Zanzibarest située par six degrés de latitudeaustrale, Kiroa cageuse du Soudan oriental. De ce mome,nt sa trace est
par neuf degrés. perdue. Il est présumable qu'il arriva au Ouadâi vers la
410 LE TOUR DU MONDI'

fin de cette année 1856 ou.au commencement de 1857; M. Duveyrier travaille ainsi il réunir les éléments sera
d'après. les rumeurs qui paraissent avoir le caractère le sans aucun c'.oute, dans des limites comparativement res-
plus authentique, il aurait été mis à mort peu de temps treintes, une, des plus riches et des plus importantes que
après par ordre du sultan. C'est une grande perte pour nous ayons s,ur aucune région de l'Afrique (livr. 90).
la géographie. africaine. Bon astronome en même temps Au. Sénégal, l'administration de M. Faidherbe, qui
que botaniste, Vogel avait tout ce qu'il fallait pour con- vient d'être l'objet d'un regrettable changement, laissera
tinuer dignement les vastes explorations de Barth et de un profond et durable souvenir. Depuis de longues an-
ses premiers compagnons, et aussi pour les compléter nées, aucune de nos possessions coloniales n'avait été
utilement par une série de bonnes déterminations astro- régie par U:1e main aussi ferme, par une intelligence
nomiques. Ce que l'on a reçu en Europe de ses notes et aussi active et aussi élevée. Une suite non interrompue
de ses observations a fourni, quoique incomplète, une d'opérations de guerre, de traités, de missions politiques,
addition précieuse aux travaux de la commission dont le a étendu nos possessions, affermi notre influence, agrandi
docteur Barth a publié la volumineuse relation. et consolidé le cercle de nos relations commerciales. En
Le but de l'expédition actuelle n'est pas seulement de même temp<; que durant sept années, de 1854 au milieu
s'asslh'er du sort de Vogel par des informations exactes, de 1861, le colonel Faidherbe a poursui~~ice double but
et aussi de recouvrer, s'il est possible, ses notes et ses politique et commercial avec un succès continu, il n'a
papiers; on veut reprendre sa tâche interrompue, et con- jamais oublié non plus les intérêts de la science. Des
tinuer, pour la vaste région située entre le Tchad et le recherches personnelles sur les rapports d'origine des
Nil, ce que Barth a fait entre le Teliad et Timboulctou. principales tribus du Sénégal ont montré quel prix le
C'est une entreprise faite pour émouvoir vivement tous colonel attachait à cet ordre d'études, et combien lui-
ceux qui prennent intérêt à la géographie de l'Afrique. même était eapable d'y contribuer. Aussi toutes les mis-
Trois ans y doivent être consacrés. W. de Heuglin, qui sions qui ont eu lieu durant ces sept années. pour les
im a la conduite, a tout ce qu'il faut pour la mener à intérêts de la colonie out-elles un côté scientifique très-
bonne fin. Une résidence de sept années à Khartoum, remarquable; et de plus, chose assez rare dans nos ad-
comme vice-consul d'Autriche, l'a familiarisé tout à la ministrations pour être signalée, les résultats de ces
fois avec le climat du Soudan et avec la langue arabe. missions propres à avancer nos connaissances ont tous
Plusieurs courses intéressantes sur les confins de l'Abys- été publiés. On a pu lire ici même, dans le Tou~~dtc
sinie et dans les parages de la mer Rouge l'ont fait con- morole, l'attachant récit que le lieutenant Lambert a
naitre comme naturaliste et comme observateur. donné de sa mission au Fouta-Djalon; plusieurs autres
Un corps tout entier de savants est d'ailleurs attaché à relations d'un non moindre intérêt nous ont fourni des
l'expédition. L'aslronomie, la physique, la géologie, la informations aussi neuves qu'importantes sur les'parties
botanique, l'ethnographie, y sont dignement représen- occidentales du Sahara habitées par différentes fractions
tées. L'Allemagne tout entière, sur l'initiative des géo- des tribus berbères ou arabes (les Maures, comme nous
graphes de Gotha et de Berlin, a voulu concourir à cette les nommons indistinctement), au nord du has Sénégal.
grande exploration et lui donner un caractère national; Nous avons eu ainsi d'excellents morcEaux du regretta-
dans la souscription qui en a couvert les frais, on voit ble lieutenant Pascal sur le Bambouk, du capitaine Vin-
figurer l'humble denier du pauvre et de l'artisan à côté cent sur l'A.drar, du lieutenant Mage sur les Douaïch,
des offrandes royales. L'expédition s'est embarquée à d'un noir de Saint-Louis, Bou-el-Moglidad, sur son
Trieste au mois de février; elle a séjourné plusieurs mois voyage de Saint-Louis au Maroc, de l'enseigne de vais-
à Alexandrie et au Caire, et est arrivée de Suez dans les seau Bourrel sur le pays des Brakna. C'est, on peut dire,
derniers jours de mai. Les dernières lettres sont de Mas- un chapitre tout entier ajouté à la géographie africaine.
sàoua, le port de l'Abyssinie, et datées du 19 juin.
I1
VIII
Afriqueaustrale, au sud et à l'ouest de la région des grandslacs.
Explorationsdu nord-ouestde l'Afrique. Possessionsfrançaises. Outre les courses de Krapf et de Rebmann, et les mé-
Saharaal~érien. Sénégal. Granddésert.
morahles expéditions de Burton et de Speke, des explo-
L'Afrique est si vaste et ses lacunes encore si nombreu- rations riches en grands résultats ont eu lieu récemment
ses, qu'en dehors de ces deux grands foyers de découver- ou se poursuivent encore en diverses parties de l'Afrique
tes, la région des sources du Nil et le Soudan oriental, australe. Le révérend docteur Livingstone a entrepris un
les explorateurs y peuvent trouver bien d'autres champs second voyage dans le bassin du Zambézi, dont il a le
d'étude. Dans la région de l'Atlas, notre compatriote premier, en 1855, exploré les parties supérieures.
Henri Duveyrier poursuit.depuis deux ans l'exploration M. Charles Andersson, dont les premières courses dans
scientifique du Saliara algérien, dont il s'attache surtout ces régions du sud eurent aussi, il y a huit ans, un
à fixer les points principaux par de bonnes détermina- grand retentissement, y fait également, de 1857 à 1859,
tions astronomiques, à constater le relief par des obser- un second voyage dont il vient de publier la relation 1
vations barométriques, à étudier la nature, la consti-
tution physique et les populations. "La relation dont 1. TheOhavanyoRirer. London,1861,un volume.
LE TOUR DU MONDE. 411

M. Andersson est un chasseur plus encore qu'un explo- y reste un certain temps sans carrière, arrêtée; puis il
rateur c'est moins par les investigations géographiques se tourne vers le commerce, ce qui le conduit aux côtes
que par le tableau de la nature' sauvage et l'émotion de Guinée, et plus tard vers l'Afrique portugaise. C'est
de poursuites dangereuses, que ses récits attachent le là qu'il sent s'élever en lui ses yéritaLles instincts d'ex-
lecteur. plorateur. Il réalise ce qu'il possède, dit adieu .à.la 1-Qei-
Jusqu'à un certain point on en peut dire autant du et débarque à Benguéla, bien décidé à pénétrer dans
livre tout récent de 1\'1.Duchaillu 1, qui, dès son appa- l'intérieur plus avant qu'aucun voyageur avant lui. C'é-
rition, a été en Angleterre l'objet de controverses reten- tait en 1848 au moment où la découverte acciden-
tissantes et d'une polémique passionnée. Les chasses telle des moritagnes neigeuses de la région orientale
d'Andersson nous conduisent principalement à travers et celle du lac Ngami dans la région du sud, en éveillant
les solitudes arides de la contrée des Damaras, ait sud du l'ardeur exploratrice dans ces deux directions, allaient
Benguéla; celles de Duchaillu au fond des sombres fo- préparer les grandes expéditions qui depuis onze ans out
rêts du Gabon, au nord du Zaïre. Le lion, la panthère, tant enrichi la carte' de l'Afrique australe. Il y a ainsi
la gazelle, l'éléphant, sont surtout les animaux que pour- dans l'histoire de toutes les sciences, et en. particulier
suit le Nemrod suédois; c'est par la poursuite bien dans l'I¡istoire des découvertes géographiques, des épo-
autrement périlleuse de la gorille, ce géant.de la tribu ques d'impulsion soudaine qui font plus en quelques
des singes, que les chasses de notre compatriote éveil- années pour l'avancement de nos connaissances, que
lent un anxieux intérêt. Mais outre ce côté qui est celui n'avait fait une longue suite de générations.
des aventures et de l'histoire naturelle, le livre de Du- Le projet qu'il a conçu, Ladislaüs ne tarde pas à l'exé-
chaillu contient d'utiles renseignements sur la nature et cuter. Il se met en route de Benguéla en se dirigeant à
la configuration générale d'une grande contrée jusqu'alors l'est, avec une caravane de l'intérieur qui vient à la côte.
absolument inexplorée; il donne surtout d'intéressants e1 deux fois chaque année. Au bout d'un mois de marche,
des.
copieux détails sur les tribus qui l'habitent et au milieu pendant lequel Ladislaüs prend soigneusement note
desquelles l'auteur a vécu. Quelques déplacements de distances parcourues, du nom des stations, de la nature
dates sans importance réelle dans quelques-uns des pre- du pays, des rivières, des territoires et des tribus, on ar-.
miers chapitres de la relation sont devenus l'occasion rive à un pays nègre appelé Bihé, contrée natale des
d'accusations acerbes dont l'avenir, il faut l'espérer, fera ,gens de la caravane. Le voyageur plait au roi, qui lui
justice!. Le livre de Duchaillu n'est pas une relation fait épouser sa fille Ina-Osoro.
scientifique dans l'acception propre du mot; mais il n'en Quoiqu'il se donnât ainsi un beau-père qui avait l'agré-
restera pas moins parmi ceux qui marqueront dans l'his- ment d'étre un peu ailtliro popliage,Ladislaüs dut se prê-
toire géographique du continent. ter à l'horineur de cette alliance. D'abord, il ne pouvait
guère faire autrement; puis elle servait ses projets. £,'ta-
X bli à demeure dans le Bihé, oit il est encore en ce mo-
ment, il a pu non-seulement étudier à fond le peuple et
Le Hongrois Ladislaüs Magyar (Magyar est le nom sa langue, mais acquérir des informations étendues sur
patronymique du voyageur) y réclame une place bien une foule de tribus avec lesquelles les gens du Bihé ont
plus grande encore, quoique nous n'ayons jusqu'à pré- des rapports habituels, et sur les territoires environnants.
sent que la première partie de sa relation s. On lui Il a dû en outre accompagner le roi dans de .longues
doit de connaitre, au sud et à l'orient des possessions expéditions, qui lui ont fait connaitre des pays et des
portugaises de l'Angola, une vaste étendue de territoi- peuples plus éloignés.
res infiniment mieux qu'on ne les connaissait aupara- C'est le résultat de ces études locales et de ces loin-
vant et la suite de ses récits doit nous conduire bien taines excursions que Ladislaüs Magyar a consigné dans
plus avant encore dans l'intérieur, au milieu de pays et sa relation. La première partie, la seule que nous ayons
de peuples tout à fait ignorés. Sur plusieurs points, dans encore, s'arrête au Bihé dont elle donne une description
cette direction, les courses de Ladislaüs paraissent de- très-circonstanciée, ainsi que du pays intermédiaire jus-
voir se rattacher à celles de Livingstone dans le haut qu'au port de Benguéla.
bassin du Zambézi, ce qui fournira, chose toujours pré-
cieuse, un double élément de contrôle et de vérification. XI
La carrière de Ladislaüs Magyar, sur laquelle on nous Australie.
donne peu de détails, parait avoir -été passablement
aventureuse. Après avoir servi comme. officier dans la Ce serait une longue histoire de raconter toutes les
marine de la république Argentine, il passe au Brésil et tentatives qui ont été faites depuis quarante ans et plus,.
pour pénétrer dans les parties centrales du' vaste. conti-
1. Eaplorationsand adventuresin equatorial .4/'rica. London, nent océanien, que ies Néerlandais, qui le découvrirent
1861, un volume.
2. Commeil nousest impossibled'entrer ici dans le fonddu dé- en 1605, nommèrent la Nouvelle-Hollande, et auquel les
bat, qu'il nous soit permis d'indiquer à 'nos lecteursun travail Anglais, depuis 1815, ont imposé le nom d'Australie.
étendu que nous y avonsconsacré.Un le trouveradansle journal
le 1'empsdu 23 septembreet du 14 octobrederniers. Clacune de ces tentatives a plus ou moins élargi la zone
3. Reisenin Süd A(rica.Pestli, 1859,tome1. du pays connu aux abords des côtes, principalement à
412 LE TOUR DU MONDE.
l'est et au sud-est; mais aucune, jusqu'à présent, n'a pu moins la partie centrale que la ligne suivie par
effectuer lit traversée' complète du continent. La nature M. Stuart a coupée àdeux reprises, en allant et au re-
affreusement stérile des plaines intérieures a: toujours tour. Le 23 avril 1860, date mémorable dans l'histoire
opposé aux voyageurs les plus résolus des obstacles de- géograph':que du continent austral, le voyageur attei-
vant lesquels il a fallu reculer, sous peine de périr de gnait un point que ses observations lui montraient de-
fài -Met de soif aumilieu de ces terribles déserts. voir être situé au centre même de cette île immense.
Tant' d'insuccès U:'ont pu lasser la constance des ex- Sur une hauteur voisine, qui reçut lé nom de mont
plorateurs. Stuart, 19 drapeau britannique fut arboré comme un
"De tous les précédents vogageurs, celui qui avait pé- trophée commémoratif, et une inscription consacra le
nétré le plus avant dans les partiés centrales en essayant fait et sa date..
de'couper le continent tout entier d'une c6ie à l'au!~e¡1, Toute la région traversée est très-faiblement habitée
était le capitaïne Sturt, du corps des ingénieurs. Au mois sur de vastes espaces, ou tout à fait déserte. Le pays,
de septembre 1845, il atteignit, en montant du sud au aux environs du mont Stuart, est légèrement ondulé
nord sous le méridien du golfe de Carpentarie, un point ce sont dfis landes sans fin semées de broussailles, d'où
.situé à peu près à égale distance du fond de ce dernier s'élancent çà et là quelques gommiers à ramures épineu-
golfe et de la côte méridionale' (par vingt-quatre degrés ses. Pas Õ.erivières ni d'eaux stagnantes. Seulement de
trente minutes de latitude australe, cent trente-sept de- rares oas::s à de grandes distances les unes des autres,
grés cinquante-neuf minutes est de Greenwich) là il se où quelques sources entretiennent un peu de verdure.
vit arrêté par des solitudes arides, dont le sol, de nature Jamais la civilisation ne trouvera place à se déployer sur
saline, ne renfermait pas une seule goutte d'eau douce. ce sol déshérité tout au plus verra-t-on s'y développer
Parmi ceux qui l'accompagnaient se trouvait un Écossais d'oasis en oasis des colonies pastorales, assez rapprochées
qui faisait, durant ce voyage, son rude apprentissage pour qu'une communication suivie s'établisse d'une côte
d'explorateur c'était Mac Doùall Stuart, qui vient de à l'autre.
renouveler l'entreprise sur une ligne plus occidentale, et Déjà de nouvelles expéditions se sont organisées. Le
qui s'est avancé de près de six degrés plus au nord que 20 août 1860, ait- moment même où se terminait le
le capitaine Sturt. L'expédition de Mac Douall a eu lieu voyage de Mac Douall, urie caravane formée à grands
en 1860 (du 6 mars au 25 août); mais les résultats n'en frais, et dont la conduite était confiée à M. Burke,
ont été connus en Europe que',dans les premiers mois de hômme capable et déjà éprouvé, partit de Melbourne
cette année. La Société de géographie de Londrès a dé- (sur là côte sud-est), avec l'intention de couper le conti-
cerné sa grande médaillé d'or ilU courageux voyageur nént dans la direction du golfe dé Carpentarie. Vingt-cinq
dans la réunion aniiuelle du 27 mai dernier.- chameaux avaient été achetés dans l'Inde pour transpor-
M. Stuart, depuis ,18!l5, avait: fait plusieurs voyages ter une provision d'eau comme dans les traversées du
partiels dans la régiondri. -lac Torréns, e'n vue de décou- Sahara. Malgré ces préparatifs, il parait que l'expédition
vrir de nouveaux territoires.'propres ,à la colonisation a eu, comme tant d'autres, une issue fatale; d'après des
cette fois son projet. était dé traverser lé continent tout nouvelles, on n'a que trop lieu de croire que M. Burke,
entier en partant. du1<ic' Torrens et en se portant au avec ses animaux et une partie de ses compagnons, a
nord-ouest en vue d'atteindre la' ridièré Victoria qui succombé au milieu des déserts. Comme l'Afrique et les
débouche au milieu dé la côte du nord. L'intervalle à glaces polaires, l'Australie aura dévoré son hécatombe
franchir était de seize degrés.envirori à vol d'oiseau, d'eXplorateurs: La ligne que l'on avait prise était plus
c'est-à-dire de onze cents milles anglais ou quatre cents ôriéntale que celle de Mac Douall Stuart. Ce dernier, de
de nos lieues communes; sans compter les sinuosités de son côté,' voulu achever l'entreprise qu'il avait si bien
la route. cômmencée. Il est parti de nouveau, à la fin de janvier
De cet espace, le voyageur a parcouru treize degrés 1861, avec ciriquante.chevaux et neuf hommes, pour re-
ou à peu près neuf cents millés, inaisell s'élevant plus prendre sa route précédente et tâcher cette fois d'attein-
directement au nord qu'il ne l'avait projeté. Il a dû s'ar- dre la rivière Victoria
rêter à quatre cent cinquante milles au sud-est du golfe
de Cambridge, où vient aboutir la rivière Victoria, et à XII
deux cent soixante milles du golfe de Carpentarie, vers le
Explorationsasiatiques.
sud-ouest. Encore trois semaines de marche, et il attel--
gnait soit les territoires explorés de la rivière-Victoria, En Asie, il n'y a plus de découvertes à faire mais il
soit. le fond du 'golfe Carpentarie. Les attaques répétées est bien peu de.contrées dont la géographie ne soit à per-
de troupes d'indigènes qui se sont montrées à cette hau-
teur l'ont contraint, malgré son énergie et celle de sa' I. Les.dernièresnouvellesd'Adélaïde,chef-lieude South-Aus-
petite troupe, de revenir sur ses pas. tralia, nous apprennent le retour en cette ville de ce courageux
explorateur,après huit mois de marchesconsécutives.Cettefois
Plusieurs faits importants restent établis par cette ex-. -encorele manque d'eau et de vivresl'a empêchéd'atteindreles
pédition. Il est maintenant bien constaté que s'il existe rilrages.nord-ouest du continentaustralien;maisles.résultatsscien-
une caspienne dans l'intérieur de l'Australie, comme on tifidues de ce voyage semblentde beaucoupplus importantsque
ceuxde sa premièreexpédition.Il a dépasséla limite extrêmede
l'a. souvent supposé, -ce réservoir n'en occupe pas du celle-cideplusd'undegré et demi,et ne s'estarrêté qu'à là latitude
LE TOUR DU MONDE. 413

ectionner.Des explorations partielles et une foule d'é- ches qui peuvent intéresser la géographie, les sciences
tudes locales.avancent.chaque jour cette ceuvre finale. naturelles) l'archéologie et l'économie sociale. La.Société
Quelques-unes de ces études ont un caractère purement de géographie de Paris a décerné cette année sa médaille
scientifique un plus grand nombre sont nées de la poli- d'or à M. de Khanikof, chef d'une expédition scientifique
tique ou de la guerre. Un savant russe, M. Pierre de Tchi- organisée sous les auspices du gouvernement de Saint-
hatchef, s'est dévoué depuis douze ans à l'exploration com- Pétersbourg, et qui a exploré, de 1859 à 1860, la moi-
plète de l'Asie Mineure,. cette magnifique péninsule que tié septentrionale de la Perse. Des résultats précieux
la nature a faite si riche et que les Turcs ont faite si pour la connaissance physique et géographique de l'Iran
pauvre; et cette étude, d'où sont déjà sortis plusieurs sont sortis de cette grande exploration, dont une relation
volumes extrêmement remarquables, se poursuit chaque s'imprime en pe moment dans les mémoires de la Société
année sans intermption, embrassant toutes les recher- de géographie'. Une autre publication d'une grande im-

Le révérend Lewis Krapf missionnaire en Afrique.

portance, celle des frères Schlagintweit, qui, pendant cinq mais plus accessible, en pertnettra l'acquisition à tous
années_consécutives, de 1854 à 1858, ont étudié l'Inde et ceux qui prennent intérêt à l'avancement des sciences'
l'ouest du.'Tibet, a aussi commencé dans les premiers" géographiques.
mois de l'année actuelle. Consacrée surtout aux observa- Les Rüsses ne sont entrés que d'hier dans le courant
tions physiques, astronomiques et ethnographiques, cette des études européennes, et déjà ils y apportent un large
belle publication doit ajouter beaucoup à nos connais- contingent d'observations. C'est principalement sur le
sances positives sur le vaste. territoire qu'elle embrasse. centre et le nord dé l'Asie que se concentrent leurs re-
Espérons seulement qu'une édition moins somptueuse, cherches etcelâdoit être, car ces parties de l'Asie sont
de dix-septdegrésnord, à trois cent quatre-vingtskilomètresdu comprises dans le colossal empire des tzars, et les ,Russes
golfede Carpentarie,et à cent soixante-dixseulementde la vallée
supérieurede la grandé rivièreVictoria. 1. Voy.le Tour dit monde, livr. 9&at 96.
414 LE TOUR DU MONDE.

y ont seuls un facile accès. Cette année comme toujours génieurs lméricains pour l'établissement d'une grande
des mémoires importants nous sont arrivés par cette ligne de cl1emins de fer entre l'Atlantique et l'Océan.
voie (Et en grande partie par l'intermédiaire des recueils Si nous n'avons pas à sign~ler d'explorations actuelles
allemands), sur les basses plaines de l'Aral, sur la région dans les c~ntrées américaines, nous avons à y mention-
alpine de l'Altaï, sur la Droîmbarie et sur tout le bassin ner d'intéressantes publications. Sous le titre de Voÿa~e
de l'Amour. L'acquisition de ce dernier territoire par clans les ~rands cléserts', 1\~T.l'abbé Domenech a résumé
les Russes y est devenue .depuis six ans l'occasion d'une les observations que sept années de sa vie de mission-
succession continue de commissions et de travaux scien-- naire dans le Texas et le Nouveau-Mexique l'ont mis à
tifiques. En ce moment encore, des ingénieurs et des même de recueillir sur le pays, et plus encore sur les
naturalistes y poursuident leurs relèvements et leurs étu-- populations. A part certains chapitres purement spécu-
des et un de ces derniers, M. Schmidt, explore l'inté.. latifs sur lIes questions d'histoire et d'origines, questions
rieur de la grande ile Sakhalïn, qui s'étend vis-à-vis de difficiles et complexes dont la solution, qui échappe encore
la Tartarie, au-dessus de l'archipel japonais, sur une à nos données, appartient non à la foi, mais à la science;
longueur de plus de deux cent cinquante lieues. D'im-- à part, disons-nous, ces chapitres hasardeux où l'auteur
portants résultats pour l'ethnographie asiatique sortent ne s'est peut-être pas maintenu suffisamment dans les
aussi de ces vastes explorations.. bornes posées par une saine et forte critique, ce livre est
Sauf le relèvement hydrographique d'une partie des sans contredit un de ceux qui nous font le mieux con-
côtes, et la reconnaissance de la moitié inférieure du naitre, dans les habitudes de leur vie intime, les Indiens
grand fleuve qui coupe de l'est à l'ouest le milieu de la des Prairies et les indolents ranchel'OSdu haut Mexique.
Chine (le Yang-tse-kiang), l'expédition de Péking n'a Les Scènes et p~a~.sa~csclatts les A~aclcs,de 1\T.Paul de
pas donné jusqu'à présent de résultats scientifiques un Marcoy 2, sont des récits d'un tout autre caractère.
peu notables. Un parti d'officiers anglais avait entrepris, Ceux-là nous transportent dans le Pérou, au milieu des
au mois de janvier dernier, de remonter le Yang-tse,. sites pittoresques de la grande Cordillère. Homme du
kiang jusqu'au Tibet, et de revenir dans l'Inde par ce monde et homme d'imagination, uaturaliste passionné
dernier pays. Ce voyage pouvait être fécond en observa- avec des goitts d'artiste, par-dessus tout homme d'esprit
tions i.mportantes l'état de trouble du pays en a arrêtn et de fantaisie, l'auteur a caché sous des formes alertes
l'exécution. Mais il est impossible que, dans un avenir et sous le dramatiqu9 d~ la mise en scène des observa-
plus ou moins prochain, les événements actuels n'ou-- tions très-sérieuses au fond et très-instructives. Pour
vrent pas la Chine, aussi bien que le Japon, aux inves- qui sait voir la pensée sous sa légère enveloppe, cette
tigations des observateurs européens. forme même du dialogue et de l'action, substituée à la
description et au récit, est certainement plus propre en
XIII bien des cas que la narration froidement didactique à
mettre en relief le langage, les idées et les caractères.
Amérique.
Le livre de M. de Marcoy attachera les esprits sérieux,
La découverte de gisements aurifères dans la Colom~- en même temps qu'il amusera les esprits frivoles.
hie britannique (vers le cinquantième parallèle nord) Nous avons encore à citer deux publications mportan-
ayant appelé l'attention sur cette région jusqu'à présent tes l'une du docteur Philippi sur les Andes chiliennes3;
très-négligée de la côte nord-ouest du continent améri.- l'autre du docteur Burmeister sur les pampas de la répu-
cain, une expédition fut organisée en 1857 pour l'explo- blique Argentine'; mais celles-là, par leur forme austère,
ration des parties de l'Amérique anglaise comprises s'adressent exclusivement aux savants et aux hommes
entre le Canada et hIe Vancouver. Cette expédition, d'étude. L'histoire naturelle en est le fond principal.
dont la conduite fut confiée au capitaine Palliser, et dont L'une et l'autre, d'ailleUrs, sont écrites en allemand.
les résultats sont connus par les rapports du capitaine Une relation d'une tout autre nature est déjà connue de
lui-même et par une relation de 1\rT.Hind, le'géologue nos levteu.rs (livy. 94et 95) c'est celle de notre compa-
de la commission, a singulièrement ajouté aux maigres triote M. Guinnard, qui a fait au milïeu des Patagons un
notions l[Ue l'on avait eues jusqu'alors sur une contrée séjour forcé de trois années. Ce récit, qui porte, dans sa
dont les vastes espaces n'avaient guère été parcourus simplicité, tous les caractères de la véracité la plus com-
que par les trappers de la oompagnie de la baie d'Hud.- plète, nous donne des renseignements aussi neufs qu'in-
son Quoique par sa date (1860) cette relation sorte téressants sur les tribus de l'extrémité de l'Amérique.
de nos limites actuelles, nuus avons dû la rappeler ici, La corvette autrichienne la ~l'ovuua, équipée à Trieste
d'abord parce que sans aucun doute elle deviendra le pour un voyage scientifique autour du monde, a aussi
point de départ d'investigations et de relations ultérieu.- touché à plusieurs points du littoral américain. L'Au-
res, et puis aussi parce que, dans ces derniers temps, l'at- triche est très-fière de cette expédition, qui a été accom-
tentiona été app2lée sur ces plaines récemment recon- 1. Unvolumegrandin,8°, 1861.
nues, qui conviendraient mieux, si l'on en croyait les 2. Deuxvolumes, 1861, L. Hachetteet C".
Anglais, que les plaine du Missouri étudiées par les in- 3. Reisedurciadie l6'üste_ltacattta. Un volume grand in-4",
Halle.Atiton.
1. voirle tome 1 du 1'ourdu n!or!de,livr. 18et 19, pages Zi3 4. ReisedurctadieLa Plata Staateu. DeuxvolumesHalle,
et suivantes. Scliinidt.
°
LE TOUR DU MONDE, (115

plie de 1857 à 1859, et dont le premier volume a été ~éographique,


n'en apportent pas moins de précieuses
publié récemment à Vienne; cela se conçoit, c'est son données à la géographie aussi bien qu'à l'histoire du
premier pas dans la carrière des explorations n:-aritimes: monde ancien. On comprend que nous voulons parler
Autant qu'on en peut juger par cette première partie de des investigations archéologiques. Notre temps en a
la relation et par les rapports connus de l'ensemble du exploré deux fuyers importants, l'Ëgypte et l'Assyrie..Le
voyage, les observations recueillies ne manqueront pas site exhumé de Niniv~, et ceux de deux résidences royales
d'intérêt pour la science, sans y rien apporter d'absolu- des anciens souverains d'Assour, nous ont livré des
ment nouveau. L'ethnographie a eu une part notable ruines d'une vaste étendue, et un nombre immense d'in-
dans les travaux de la commission autrichienne. scriptions en caractères cunéiformes. Le Tor~rdrc ~onde
dira très-prochainement quels résultats le déchiffrement
XIV de ces inscriptions a déjà donnés pour la restitution de
Nouvellesexpé~litions la vieille géographie assyrienne.
polaire:.
Ceux que l'on doit à la lecture des inscriptions hiéro-
Après la solution définitive du problème de la.commu- glyphiques des bords du Nil sont plus ahondânts encore,
nication polaire entre l'Atlantique et le grand Océan, par et ont été déjà l'objet de nombreux travaux d'élucidation.
l'expédition du capitaine Mac Clure (1850), et les lon- On sait quels trésors ont l'apportés de leurs investigations
gues péripéties de la recherche du capitaine Franklin, successives les diverses expéditions et les commissions
on pouvait croire que la série des navigations arctiques scientifiques qui depuis soixante-trois ans ont fouillé
était close, pour longtemps du moins et voilà que trois tour à tour cette terre des vieux souvenirs et dfs vieux
expéditions s'annoncent coup sur coup. Deux de ces ex- monuments Champollion après la commission d'Égypte,
péditions sont américaines. La première a été organisée le docteur Lepsius après Champollion, M. Brugsch après
par M. Hall, de Cincinnati elle a pour objet d'aller re- le docteur Lepsius puis après tant de fouilles et de dé-
chercher s'il n'existe pas des restes de l'expédition Fran- couvertes qui ont à peine effleuré le sol, loin de l'avoir
klin autres que ceux qui ont été retrouvés. M. Hall a dù épuisé; est venue la mesure si libérale du vice-roi ac-
hiverner de 1860 à 1861 sur la côte occidentale du tuel, Mohammed-Saïd, qui a créé, en 1858, une inspec-
Groenland, par soixante-deux degrés cinquante et une tion générale pour le déblayement et la conservation des
minute trente secondes de latitude. La seconde expédi- monuments de l'I;gypte, et qui a investi de ces fonctions
tion, conduite par le docteur Hayes, se proposait un but importantes notre savant compatriote M. Mariette. Cette
plus sérieusement scientifique. Elle voulait vérifier s'il création ouvre une ère nouvelle aux études de l'Égypte
existe,.comme le croit le docteur Kane, une mer ou- ancienne. Déjà les travaux dirigés par M. Mai-lette ont
verte aux approches du pôle. Mais on annonce que l'ex- fait retrouver de précieux débris de l'antiquité pharao-
pédition vient de rentrer à Halifax (à la date du 9 octo- nique. En reprenant le déblayement d'une des salles du
bre) sans avoir pu accomplir sa tentative~, tous les grand temple de Karnak, sur le site de Thèbes, il a dé-
chemins s'étant trouvés fermés par les glaces. On s'est terré la fin d'une immense inscription où le roi 'l'outh-
néanmoins élevé jusqu'au quatre-vingt-unième degré mès III, qui régnait aux environs de l'an 1600 avant
trente-cinq minutes. La troisième expédition est suédoise. notre ère, près de trois siècles avant Moïse et l'exode des
Organisée en partie aux frais de l'Académie de Stockholm Hébreux, raconte, année par année, ses expéditions et
sur de plus grandes proportions que celles du docteur ses conquêtes en Éthiopie, dans l'Arabie méridionale,
Hayes, elle se proposait à peu près le même objet. Elle a clans la Syrie et dans les contrées de l'Euphrate. M. de
mis à la voile de l'ile de Tromsoe, en Norvége, le 8 mai Rougé, notre profond égyptologue, a commencé au sein
dernier. Elle devait gagner directement le Spitzberg, et de l'Académie des inscriptions la lecture d'un long iné-
là l'expédition se partager un des deux bâtiments qui moire sur la géographie de cette inscription de Touthmès.
la composaient devait faire une reconnaissance complète On sait quel retentissement ont eu depuis six mois
de l'ile, et tâcher en outre d'y établir une base pour la les fouilles dirigées par 1~~T.Renan dans l'ancienne Phé-
mesure d'un arc du méridien; pendant ce temps, l'autre nicie. Ces fouilles, cependant, n'auront peut-être pas
bâtiment, reprenant la mer, devait pousser droit au nord donné tout ce qu'on avait cru pouvoir en attendre. Elles
pour arriver au pôle ou en approcher autant que possi- fourniront des matériaux d'un grand prix pour l'histoire
ble. On vient d'annoncer tout récemment que cette der- de l'art ty rien mais on n'a pas tramé une seule inscrip-
nière partie du problème n'a pu être remplie. Cette tion phénicienne. Ces fouilles donneront donc bien peu
expé-
se
dition; qui rattache, on le voit, à la physique du globe, de chose à l'histoire, et rien à la géographie.
est rentrée le 23 septembre son port d'armement. Il n'en est pas ainsi du voyage archéologique qu'un
savant prussien, M. le docteur Hübner, fait en ce-mo-.
XV ment en Espagne. Il est bien peu d'excursions de ce
Des investigationsarchéologiques,et de leur importance genre qui aient été aussi riches en résultats..Les courses
pour l'histoireet.la géographie. de M. Hübner ont commencé au mois de'mars de l'année
dernière, et depuis cette époque il a visité toutes les PlU-
Quelques mots encore, en terminant, d'un ordre de vinces de l'est et du sud de l'Espagne, depuis la Cata-
recherches qui, sans avoir un caractère particulièrement logne jusqu'à l'Andalousie. Le savant épigraphiste re-
416 LE TOUR DU MONDE.
cherche partout les inscriptions romaines que le temps a taire géographique du plus grand prix. On aura dans ce
respectées, et il est bien peu de localités où d'heureuses remarquable travail une élaboration excellente pour rec-
découvertes n'aient pas récompensé ses efforts. Il a pu tifier ou compléter SUI' une foule de points la restitution
ainsi recouvrer d'une manière plus correcte nombre d'in- de la carte ancienne de la Péninsule.
scriptions déjà connues, et il en a trouvé beaucoup d'au- Nous aurions cru laisser une lacune dans notre. rapide
tres entièrement inédites. M. Hübner, dans ses rapports aperçu des ac:quisitions géographiques de l'année si nous
adressés à l'académie de Berlin, ne transmet pas seule- y avions omi:; ces dernières recherches, bien qu'elles ne
ment le texte des monuments il y ajoute un commen- .touchent qu'à la géographie savante. C'est au même

Charles-John Andersson, voyageur suédois daus l'AiriqU8 centrale (lin. 14).

titre que nous citerons encore la traduction publiée tout que vient de nous donner M. Meynard sera un point de
récemment par M. Barbier de Meynard de la partie du départ indispensable pour rétablir la géographie encore
grand dictionnaire géographique de Yakout qui se rap- bien mal éclaircie de l'empire des khalifes. Tout se tient
porte à la Perse 1. Yakout est un géographe persan du dans la science éclaircir la géographie d'une époque,
commencement du treizième siècle, et le précieux travail c'est travailler pour l'histoire tout entière et pour la géo-
1. Dictionnaire géographiql~e,historique et littéraire de la graphie de toutes les époques.
Perse et des co~atréesadjacentes, extrait du ~lloldjem
el-Boulddai VIVIEN DE iSAINT-1~'IrIRTIN
de Yakout.Paris, 1861, un volumegrand iii-8.

FIN DU QUATRIFME VOLUME.


GRAVURES.

DESSINAiEURE.
MUSICIENS ALLEMANDS A BORD DU T~ne. RIOU. 1
PORT DE PERNAMBOUC RIOU 5
UNE RUE DE BAHIA RIOU. 6
LE PAIN DE SUCRE, A Rro- DE -JANEIRO. RIOU. 7

NÉGRESSES, A Rro-DE-JANEIRO. RIOU. 7


MAISON DE CAMPAGNE., PRÈS DE Rro-DE-JANEIRO. RIOU. 8
AVENUE DE LA GLORIA, A RIO-DE-JANEIRO Riou. 9
PORTRAIT DE L'EMPEREUR DU BRÉSIL. RIOU. 10
PORTRAIT DE L'IMPÉRATRICE DU BRÉSIL. RIOU. Il1
VÊTU DE BLANC. RIOU. 12
UNE CLEF DU PALAIS DE Rro-DE-JANEIRO. RIOU. 12
VÊTU DE NOIR RIOU. 13
LES SAPEURS DE LA GARDE NATIONALE DE -RIO-DE-JANEIRO RIOU. 13
DAMES BRÉSILIENNES, A Rro-DE,.JANEIRO. RIOU. 14
NÈGRE PORTEFAIX, A Rio-DE-JANEIRO RIOU. 14
DÉMÉNAGEMENT D'UN PIANO, A Hro-DE-JANEIRO. Rrou. 15
NÉGRESSES, A fuO-DE-JANEIRO. RIOU. 15
NÈGRE COMMISSIONNA1RE A RIO-DE-.TANEIRO. RIOU. 15
UNE VENTE D'ESCLAVES, A Rro-DE-JANEIRO. Rrou. 16
NÈGRE, A RIO-DE-JANEIRO RIOU. 16
NÈGRES GANDINS, A RIO-DE-.TANEIRO RIOU. 16
RETOUR D'UNE VENTE D'ESCLAVES A Rio-DE-JAl;EIRO RIOU. 17
UNE LUTTE NOCTURNE DANS LE PALAIS DE L'EMPEREUR DU BRÉSIL RIOU. 18
INCENDIE EN MER. Riou. 20
LE DRAPEAU DE LA FORTALÊZA DANS LE PORT DE VICTORIA. Riou. 21
BAIN DANS UNE AUGE. 22
RIOU.
L'ÉGLISE DE SANTA-CRUZ VUE DE FACE RIOU. 23
L'ÉGLISE DE SANTA-CRUZ VUE DE PROFIL RIOU. 23
ENTRÉE DE LA RIVIÈRE DE SAGNASSOU. RIOU. 24
LA RIVIÈRESAGNASSOU. RIOU. 25
LA CHAMBRE QUE M'A RÉSERVÉE MON HÔTE RIOU. 27
MON HÔTE. RIOU. 28
MON INSTALLATION RIOU. 29
POLYCARPE. RIOU. 29
UNE RENCONTRE DANS LA FORÊT. RlOu. 30
AUTRE RENCONTRE RIOU. 31
PREMIÈRE EXCURSION DANS UNE FORÊT VIERGE RIOU 32
OPÉRATION DÉSAGRÉABLE RIOU. 33
PRÉSAGES D'UNE INVASION DE FOURMIS RIOU. 35
LA FÊTE DE SAINT BENOÎT DANS UN VILLAGE INDIEN RIOU. 36
INCENDIE DANS LA FORÊT VIERGE. RIOU. 37
M. BIARD EN VOYAGE RIOU. 38
LE CROQUIS INCOMMODE. RIOU. 39
LE SOUROUCOUCOU niou 4U
IV. 27
m8 TABLE DES GRAVUHES.
DESSINATEURS.
UN INDIEN MORT ET SA MÈRE. RIOU. 41
INDIENNE DU BRÉSIL, PROVINCE DE L'ESPIRITO-SANTO RIOU. 113
INDIEN DU BRÉSIL, MÊME-PROVINCE nIOU. 43
UNE SOIRÉE DANS LA FORÊT VIERGE Rrou. 44
UN BOTOCUDO RIOU. 45
LE CHAT SAUVAGE RIOU. 46
MOYEN D'ÉCARTER LES MOUSTIQUES. Rrou. 46
LE MOUSTIQUAIRE RIOU. 46
DÉSESPOIR. 0 RIOU. 47
COSTUME CONTRE LES MOUSTIQUES RIOU. 47
RETOUR DE L'AUTEUR A RIO-DE-JANEIRO RIOU. 48
INTÉRIEURDE CAFÉ, A BAGDAD E. FLANDIN 49
PLACE DU MARCHÉ ET MOSQUÉE AHMET-KHIAÏA, A B:1GDAD. E. FI,ANDIN 53
TOMBEAU DU CHEIK OMAR, A BAGDAD. E. FLANDIN 55
MOSQUÉE IMAN-MOUSSA, A BAGDAD. E. FLANDIN 56
UN INTÉRIEUR, A BAGDAD. E. FLANDIN 57
PONT DE BATEAUX, A BAGDAD E. FLANDIN 61
VUE PRISE A HELLÂH, SUR L'EuPHRATE. E. FLANDIN 64
VUE GÉNÉRALE DE MOSSOUL, AU BORD DU TIGRE E FLANDIN 65
VUE PRISE A MOSSOUL E. FLANDIN 68
MOSQUÉE A MOSSOUL. E. FLANDIN 69
TOMBEAU DE JONAS, AU VILLAGE DE NJ!:ÏNIVÈH E. FLANDIN 72
VILLAGE ARABE DE I1HORSABAD ~N1111Ve~ E FLANDIN. 73
BAS-RELIEF A KHORSABAD (Ninive). E FLANDIN 76
d'
CHALDÉENS TRAVAILLANT AUX FOUII,LES DE KiioRSAB-4,D (Ninive) E. FLANDIN 77
CHAMBRANLE DE PORTE, A KHORSABAD (Niiiive) E. FLANDIN 80
ÉCHOUAGE DU SAINT-PAUL, A L'1LE ROSSEL HADAMARD. 81
PORT-DE-FRANCE, A LA NOUVELLE-CALÉDONIE VUE PRISE DE L'INTÉRIEUR. E. DE BÉRARD.. 84
L'ÉQUIPAGE DU SAINT-PAUL ATTAQUÉ PAR LES INDIGÈNES DE L'1LE ROSSEL HADAMARD.. 85
UN DES MATELOTS MEURT DANS LA CHALOUPE DU S.~ItNT-PAUI, HADAMARD. 88
MASSACRE DES CHINOIS DANS L'ÎLE ROSSEL HADAMARD. 89
ATTAQUE DES VILLAGES DE L'1LE ROSSEL. HADAMARD. 92
LA RIVIÈRE DU MO~ILLAGE, DANS L'1LE ROSSEL. HADAMARD. 93
RÉCOLTE DU TABAC PRÈS DE VILLA-RICA. VILLEVLEILLE. 97
MISSION DE SAINT-MICHEL RUINES DE L'ÉGLISE. LANCELOT 100
LE DOCTEUR FRANCIA. BERTALL. 101
UNE VENTA OU CABARET DES PROVINCES FRONTIÈRES DE LA PLATA. J. PELCOQ 104
INDIENS DU GRAND-CHACO A LA VUE D'UN BATEAU A VAPEUR. VILLEVIEILLE. 105
INDIENS TOBAS. J. PELCOQ 108
INDIENS LENGUAS J. PELCOQ. 109
OREILLE DE LENGUAS. J. PELCOQ. 111
INDIEN MACHICUY J. PELCOQ 1 12
LA DJIGUITOVKA BLANCHARD. 113
L'ÉGLISE DE MTSKHETA. BLANCHARD. 117
HALTE D'UNE FAMILLE GÉORGIENNE PRÈS D'UNE FONTAINE BLANCHARD. 120
LA FORTERESSE D'ANANOUR. BLANCHARD. 121
LA TCHERTOVAÏA-DoLINA.. BLANCHARD. 124
LE DÉFILÉ DU DARIAI, BLANCHARD. 125
SION ET ORESTE BLANCHARD. 128
UNE FONTAINE DANS LA VILLE DE CHIHUAHUA. RONDÉ. 129
FONDERIE DE LA MONNAIE A CHIHUAHUA RONDÉ. 132
VUE GÉNÉRALE DE LA VILLE DE CHIHUAHUA RONDÉ 133
LE MARCHÉ DE CHIHUAHUA MARCHAl1D DE MELONS, SACCATEHOS, MULETIER,
MENDIANTS RONDÉ. 136
ÉGLISE DE LA CONSTITUTION A CHIHUAHUA LANCELOT 137
PLACE DE LA BOUCHERIE A CHIHUAHUA, RONDÉ 140
HACIENDA DE TABALOPA SUR LA RIVIÈRE DE NOMBRE-DE-Dros BONDÉ. 141
VÉGÉTATION DANS LE CHIHUAHUA. 11ONDÉ. 143
TABLE DES GnAVURE~. 419
LESSINATN7I1ISS.
SANTA EULALIA. · · RONDÉ
LA PLACE DE LA CONSTITUTION, A CHIHUAHUA RONDÉ

CHARIOTS DU CHIHUAHUA. RONDÉ


LE CORRAL DE LA FONDERIE D'ARGENT DE CORRALITOS. -PRISONNIERS APACHES. RONDÉ.
TERRASSE D'UNE HABITATION DE CORRALITOS RONDÉ
INTÉRIEUR DE LA FONDERIE D'ARGENT DE CORRALITOS. RONDÉ
CAMP MEXICAIN EN EXPÉDITION SUR LES FRONTIÈRES (à la BOCa-GI'anae~ RONDÉ
MINES D'ARGENT DE SAN PEDRO. · RONDÉ,

PLACER D'OR DU N¡CAYÉ. · RONDÉ


VÉGÉTATION DANS LE CANON DE LA CAL ALOÈS-AGAVE, MESCAL, MELO CACTUS,
CACTUS ORGANOS · · · · · ·· RONDÉ.
PICATCHO DES MIMBRES FRONTIÈRE COMMUNE DES ETATS-UNIS ET DU MEXIQUE. BONDÉ.
PORTE SAN ANTONIO, A MEXICO · SABATIER.
VALLÉE DE MEXICO, CANAL DE CHALCO · · SABATIEIi.
VUE DU MONT IZTACCIHUATL (la Femme blanche). SABATIER.
PIC DU POPOCATEPETL, VUE PRISE DU RANCHO DE TLAMACAS, A 3899 MÈTPES DE

HAUTEUR. SABATIER.
ALOÈS MAGUEY ROUYER
CRATÈRE DU POPOCATEPETL, VUE PRISE A LA BRÈCHE DE SILICEO SABATIER.
OJO OU SOURCE DE LUCERO, PRÈS DE LA LAGUNE DE LOS PATOS E. DE BÉRAR:J.
1\'1. HENRI DUVEYRIER. A. FEYEN
CAMP DU CHEIK EL-ARAB, PRÈS BISKRA. A. DE BAR.
DÉFILÉ D'ELKANTARA, AU NORD DE BISKRA A. DE BAR.
VILLAGE NÈGRE, A BISKRA. 0 A. DE BAR..
TOUAREGS HADAMARD.
VUE DES TERRASSES DE TOUGOURT (Oued-Rir) A. DE BAR.

BOUTIQUE A TOUGOURT (Oued-Bir) A. DE BAR.


PLAGE DE LA MARINELLA. KARL GIRARDET
MENDIANTES DANS LA RUE DE TOLÈDE, A NAPLES FEROGIO
LE CORRICOLO 0 FEROGIO.
ACQUAIOLO AMBULANT.. 0 0 0 0 FEROGIO
PAYSANNE (contadina) VENANT AU MARCHÉ. 0 0 0 FEROGIO. 0
MARCHAND DE FRUITS ET DE VINAIGRE FEROGIO 0
LE MARCHAND DE MACARONI. 0 0 DE BERGUE
LES MARCHANDS DU MATIN FEROGIO
LA TARENTELLE. DE BERGUE.
LE JEU DE LA MORRA DE BERGUE.
LE RETOUR DE LA FÊTE. DE BERGUE.
ANTONIO PETITO, PULCINELLA DU THÉÂTRE SAN CARLINO. 0 0 0 HADAMARD
PASQUALE ALTAVILLA, AUTEUR ET ACTEUR DU THÉÂTRE SAN CARLINO. HADAMARD. or
UN ABBATE. 0 0 0 · FEROGIO
VIEUX BOURGEOIS 0 FEROGIO
L'ACQUAIOLOo 0 FEROGIO
COSTUMES DES ENVIRONS DE NAPLES. 0 A. ROSÉ
SERVANTE NAPOLITAINE. 0 0 0 0 FEROGIO
SERVANTE NAPOLITAINE. 0 0 FEROGIO. 0
L'ÎLE D'ISCHIA 0 THÉROND.
VERS LE QUAI SAINTE-LUCIE KARL GIRARDET
PORTEURS D'EAU. 0 FEROGIO
LE FORT SAINT-ELME, A NAPLES, VU DE LARGO DI PALAZZU. 0 KARL GIRARDET
L'ÉCRIVAIN PUBLIC A. LEFÈVRE.
LES FRÈRES QUÊTEURS. FEROGIO
LE BONJOUR. 0 0 FEROGIO
VUE DE NAPLES. 0 0 0 KARL GIRARDET
LA PORTANTINEo FEROGIO 0
LA VENTE DES PASTÈQUES. FEROGIO
UN ENTERREMENT. FEROGIO
LA SIESTE. · FF.ROGIO
420 TABLE DES GRAVUR:~S.
r,~ssmanEUUS.
NOIX D'AREC, BRANCHE DE BÉTEL, BOURSE A BÉTEL, BolTE A CHAUX POUR LE

BÉTEL, SPATULE POUR OPÉRER LE MÉLANGE, COUTEAU A R.~1PER :~A NOIX J. PELCOQ 240
M. GUINNARD EN COSTUME DE VOYAGE. CASTELLI. 24l t
1\'1:. GUINNARD ET SON COMPAGNON SURPRIS PAR LA CRUE D'UN TOF~RENT. CASTELLI. 244
1\'1. GUINNARD, TORTURÉ PAR LES SOUFFRANCES DE LA FAIM, RENCONTRE ET TUE
UN PUMA CASTELLI. 245
M. GUINNARD ET SON COMPAGNON SONT ATTAQUÉS PAR DES SAUVAGES PATAGONS
DE LA TRIBU DES POI UCHES CASTELLI » 248
M. GUINNARD ENLEVÉ PAR LES SAUVAGES CASTELLI. 249
M. GUINNARD DISPUTANT AUX CHIENS SA NOURRITURE. CASTELLI. 249
M. GUINNARD GARDANT LES TROUPEAUX DES PATAGONS. CASTELLL 250
IVRESSE DES FUMEURS PATAGONS. CASTELLI. 25\
LE JEU DU TCHOEKAH OU DE LA CROSSE CASTELLI. 252
CARROUSEL PROPITIATOIRE AUTOUR DES ANIMAUX DOMESTIQUES CASTELLI. 252
CHASSE AU GUANACO ET AU NANDOU OU AUTRUCHE DE PATAGONIE CASTELLI. 253
LE SACRIFICE DU CHEVAL CHEZ LES PATAGONS CASTELLI. 2~ 6
DANSEURS PATAGONS CASTELLI. 257
LA DEMANDE EN MARIAGE CHEZ LES P ATAGONS. CASTELLI. 260
CÉRÉMONIE DU PERCEMENT DE L'OREILLE CHEZ LES PATAGONS CASTELLI. 2l)0
UN ENTERREMENT CHEZ LES PATAGONS. CASTELLI. 261
M. GUlNNARD ARRIVE EN SUPPLIANT CHEZ LE CACIQUE CALFOUCOURA ~PdCI')'C-
Bleue ) CASTELLI. 26l.l

URQUIZA, PRÉSIDENT DES PROVINCES-UNIES DE LA PI,ATA. HADAMARD. 265


FUITE DERNIÈRE ET DÉLIVRANCE DE M. -GUINNARD CASTELLI. 268
VUE DE MÉCHED. A. DE BAR. 269
MOURAD MIRZA, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DU KHORASSAN. HADAMARD. 272

MOSQUÉE DU CHAH. A. DE BAR. 273


LE KATLGIH OU GRAND CIMETIÈRE DE MÉCHED A. DE BAR. 276
PORTRAIT DE HADJ-MIRZA-AGHAZZI, PREMIER MINISTRE DU CHAII. HADAMARD. 277
RUINES DU MOUSSALLAH OU ORATOIRE DE MECHED. A. DE BAR. 280
COUR INTÉRIEURE DE LA MOSQUÉE DE L'IMAN Au-RIZA. A. DE BAR. 281

MOSQUÉE DE KHODJA-REBI, AU NORD DE MÉCHED. A. DE BAR. 284


TOMBE AU DE NADIR-CHAH. A. DE BAR. 285
RUINES DE Tous, ANCIENNE CAPITALE DU KHORASSAN. A. DE BAR. 288

JÉRUSALEM, REMPARTS DU SUD. LANCELOT 289


VUE DE LA MER. E. DE BÉRARD.. 291
TAHITI,
VUE PRISE DANS L'INTÉRIEUR DE TAHITI. E. DE BÉRARD. 292
VUE DE LA VILLE DE KANDY DANS L'lLE DÈ CEYLAN. A. DE BAR. 293
VUE DU CAP DE BoNNE-EsPÉRANCE A. DE BAR. 296
LES QUAIS DE BÉNARÈS. A. DE BAR. 297
HABITATION DU RAJAH BROOKE A SARAWAK. A. DE BAR. 300
UN DAYAK OU INDIGÈNE DE BO~NÉO. G. BOULANGER.. 301
LE PORTIQUE DU TEMPLE DE BORO-BoUDO A. DE BAR. 304
INTÉRIEUR DE PORT-LoUIS. E. DE BÉRARD.. 305
LE E. DE BÉRARD 308
QUAI, A PORT-LoUIS.
ÉGLISE DES PAMPLEMOUSSES E. DE BÉRARD.. 308

VUE GÉNÉRALE DE PORT-LoUIS. E. DE BÉRARD. 309

ILE MAURICE. PITON DE LA MONTAGNE-LONGUE. E. DE BÉRARD.. 312


ILE MAURICE. LE PETER-BoOTH. E. DE BÉRARD.. 313
ILE MAURICE. MONTAGNE DE LA DÉCOUVERTE E. DE BÉRARD.. 315

ILE MAURICE. MONTAGNE DU CORPS DE GARDE E. DE BÉRARD.. 316

ILE MAURICE. LE POUCE. E. DE BÉRARD.. 31G

TYPES DE L'ÎLE MAURICE. POTÉMONT. 317

ILE MAURICE. LA RIVIÈRE-NOIRE. POTÉMONT 320

UNE CASE DE CHEF, A TAMATAVE, PORT DE MADAGASCAR. E. DE BÉR<1RD.. 321

UNE RUE DE TAMaTnVE E. DE ]3rP~AIID. 324

'fAMATAVE VUE DE LA blER E. DE BÉHARD. 3'S

L'ARBRE DU V01'A.GEUR (urania E. DE BrRARD.. 328


spcciusa).
TABLE DES GHAVUHES. 421
nF.ccrn~sTrr~nc_
DFSSINATBDRS.

DOUTE DANS L'INTÉRIEUR DE MADAGASCAR E. DE BÉRARD.. 329


LE PANDANUS MERICATUS OU VAQUOIS PYRAMiDAL. E. DE BÉRARD.. 332
TYPES MALGACHES E. DE BÉRARD. 333
GRENIER A RIZ ET PIGEONNIER" A MADAGASCAF. E. DE BÉRARD.. 336
VUE DE TANANARIVE, CAPITALE DE MADAGASCAR. E. DE 'BÉRARD.. 337

BAOBAB DE MADAGASCAR. · E. DE BÉRARD.. 340

UN ~'VORMS. 341
SALON, A MADAGASCAR
LE MAKI OU SINGE MALGACHE (Lemur E. DE BÉRARD.. 344
mococo)
RÉCEPTION DE MME PFEIFFER PAR LA REINE RANAV.1L0 E. DE BÉRARD. 345

PALMIERS RAFFIAS E. DE BÉRARD.. 348

BOUTRES OU EMBARCATIONS MALGACHES. E. DE BÉRARD.. 349

ÉTABLISSEMENT E. DE BÉRARD.. 352


FRANÇAIS DE NOSSI-BÉ..
EMBOUCHURE DE L'AMAZONE RIOU. 353

LE SACRISTAIN DE L'ÉGLISE DE LA P ARAHYI3A DU NORD RIOU. 354

LE MOINE BLEU. RIOU. 354


UN TABLEAU DE L'ÉGLISE DE LA PARAIIYBA DU NORD RIOU. 355

L'OFFICIER MÉLOMANE. RIOU. 356


LA PAYE DES COMMISSIONNAIRES, AU PARA, RIOU. 357

UNE BOUTIQUE AU PAR~1. RIOU. 358


M. BENOîT FUIT QUAND ON L'APPELLE. RIOU. 359

JARDIN DE LA FAZENDA A ARA-PIRANGA. R10U. 361


LA DUNETTE DU BATEAU A VAPEUR DE PAR~1 A MANÁOS RIOU. 363

BOURRASQUE SUR L'AMAZONE. UN CAPITAINE PRUDENT RIOU. 366

SANTAREM, DANS LA PROVINCE DU PARrI. RIOU. 367


UN BAIN DANGEREUX. RIOU. 368

VILLABELLA. RIOU. 369


SERPA RI OU 371 L
M. BIARD DANS LES FORÈTS DU RIO NEGRO RIOU. 374
CASCADE SUR LE RIO NEGRO. Iliou 375
UNE INDIENNE A MANÁOS LA GROSSE PHILIS. H.rou. 376
SUR LES BORDS DU RIO NEGRO l~iou 378
INTÉRIEUR DU CANOT DE M. BIARD Riori 379
M. BIARD SE FÂCHE RIOU. 382
UNE NUIT PAISIBLE RIOU. 383
PRIÈRE AU SOLEIL DANS LES FORÈTS DE L'AMAZONE RIOU. 384
LA PRÉPARATION DU POISON LE CURARE CHEZ LES INDIENS MONDURUCUS. l~iou 385
UNE INDIENNE MONDURUCU. R10U. 386
UN INDIEN CERANOS H.rou. 387
UN INDIEN M°J:-IDURUCU. RIOU. 388
UN NOUVEAU TOUR DE POLYCARPE. l~lou 389
UN USAGE DES INDIENS MONDURUCUS !trou. 390
CHASSE A LA SARBACANE. RioTi 392
UN blDIEN MAOES !trou. 393
UN PLONGEON INVOLONTAIRE. Brou. 394
UN ACCÈS DE COLÈRE. · Riou 396
OURAGAN SUR L'AMAZONE I~iou 397
OBIDOS ¡{IOU. 400
LE COLONEL FAIDHERBE HADAMARD. 401
LE LIEUTENANT LAMBERT I1ADA1~IARD. 405
ÉDOUARD VOGEL HADAMARD. 408
BOU-EL-MOGHDAD HADAMARD. 409
LE MI~SIONNAIRE I1RAPF · 1-IADAMARD 413
LE VOYAGEUR SUÉDOIS ANDERSSON. HADAMARD. 416
CARTES ET PLANS.

CARTEDU LITTORALDU BRÉSIL, ENTREBAHIAET RTO-DE-JANEIRO,par M. A. Vui11emin. 26


ITINÉRAIREDE M. EUGÈNEFLANDINDE LA FRONTI1~RE DU KURDISTANPERSANA BAGDAD,BABYLONE,
MOSSOULET NINIVE par M. E. Flandin 51
PLAN DES RUINESDE NINIVE, dessin de M. E. Flan(lin. 71
ARCHIPELDE LA LOUISIADEd'après les cartes de l'amirauté anglaise, par M. A. Vuillemin. 90
CARTEDE L'îLE ROSSELd'après les cartes de l'amirauté anglaise, par M. A. Vuillemin. 90
CARTE DE LA BASSECOCHINCHINE d'après les cartes cochinchinoises rectifiées par M. Ploix, ingénieur
de la marine impériale 96
CARTEDU PARAGUAY,par M. A. ~~u~llemin. 99
ITlNÉRAI!Œ.DE M. BLANCHARD DE TIFLIS A STAVROFOL EN 1858, par M. A. Vuillemin. 119
CARTEDE L'ÉTAT DE CHIHUAHUA (Mexique), par M. Rondé. 131
PLAN DE LA VILLEDE NAPLES. 227
CARTEDES PAMPASDE BUÉNOS-AYRES ET DE LA PATAGONIE,par M. A. Vuillemin 243
¡LE KHORASSAN d'après la carte originale de M. de Iihanikof. 275
CARTEDE L'ÎLE DE FRANCE(île Maurice), dressée par M. A. Vu~11e1ll111. 307
CARTEDE L'îLE DE MADAGASCAR d'après M. V. A. Malte-Brun, par M. A. Viiilleiniii 339
CARTEDU COURSINFÉRIEURDE L'AMAZONE,d'après M. de Montravel.. 370
CARTEDE L'AFRIQUECENTRALE,par M. A. Vuillemin 404
TABLE DES MATIÈRES.

.J

AU BRÉSIL, par M. BIARD. (1858-1!59.


VOYAGE Texte et dessins inédits.)

Surprise de mes amis. Questions. Conseils. Pourquoi vais-je au Brésil? Séparation douloureuse.
Départ. Le prince inconnu. Musiciens allemands. Madère. Ténériffe. Saint-Vincent. Les
ennuis de la pleine mer. Poissons volants. Une alerte. La Croix du Sud. Terre Fernam-
bouc. Bahia les rues les nègres. La baie de Rio-de-Janeiro. Le paysage. Les rues. Les
cancrelats. Lettre d'introduction. Les habits noirs. Audience de l'empereur du Brésil. Excursion
dans la montagne. La grande cascade. Travail et repos. Une mémorable interruption. Une clef
du palais. Le marché. Les oiseaux. La garde nationale. Concert privé. Promenades au Cas-
tel. Processions. Les nègres. Déménagement. Vente d'esclaves. 1
Condition des esclaves. Emigrants. Une lutte nocturne. Départ pour la province d'Espirito-Santo.
Un incendie en mer. Arrivée à Victoria. Prières à faire peur. Le signor X. et les lettres de
recommandation. Selles et étriers. Nova-Almeïda. Tribulations. Orchidées. -_L'église de
Santa-Cruz. Séjour à Santa-Cruz. Navigation. Les mangliers. Les oiseaux. Une pirogue.
La forêt vierge. Arbres. Animaux. La propriété de mon hôte. Ma chambre. Ma première
nuit dans la solitude. Tribulations. Je me fais un laboratoire et une tente. La chasse. Cra-
paud et crabe. Ma première journée dans les bois 17
Suite de ma promenade.-Les Indiens Puris. Opération désagréable. Les cancrelats et la couleur rouge.
Une émigration de fourmis. La fête de saint Benott dans un village indien. Incendie dans la forêt
vierge. Excursion dans les forêts. Le coati. Dans la rivière. Le souroucoucou. Peinture
d'après un Indien mort. Insolence de mon hôte. Je quitte sa case pour aller vivre seul au fond des
bois. Une case déserte.-Colloque avec les Indiens. -Mon établissement dans la solitude. Je donne
des soirées aux Indiens. Travaux. Les Indiens Botocudos. = Un chat sauvage. Ruses de guerre
inutiles contre les moustiques. Départ. Retour à Rio-de-Janeiro. 33

VOYAGEEN MÉSOPOTAMIE, par M. EUGÈNEFLANDIN,chargé d'une mission archéologique à Mossoul. ( 1840-1842.


Texte inédit. )
Kurdistan. Suleimanyèh. Marche de nuit. Arrivée à Bagdad. = Habitation. Bagdad. Les rui-
nes. Monuments modernes. Études de la ville. Environs de Bagdad. Le pont. Le Tigre. La
mosquée Iman-Moussa. Le tombeau de Zobeidèh. Importance politique de Bagdad. Son commerce.
Ctésiphon. Séleucie. Excursion à Babylone. Le sam. Retour à Bagdad. Révolte des Bé-
douins. Départ pour Mossoul. 50
Première nouvelle de la découverte de Ninive. Départ. Séjour à Constantinople. Firmans. Départ
de Beyrouth:- Hamâh. Grande caravane. Halep. Arrivée à Mossoul. Les Yézidis. Les
ruines. Khouïounjouk. Tombeau de Jonas. Village de Khorsabad. Origine de la découverte.
Premiers résultats. Massacre de chrétiens. Fouilles. Ensemble des découvertes. Sculptures.
Détails. 66

NAUFRAGEET SCÈNESD'ANTHROPOPHAGIE A L'ILE ROSSEL, DANSL'ARCHIPELDE LA LOUISIADE(Mélanésie), récit


de M. V. DE ROCHAS.( 1858. Texte et dessins inédits. )
Naufrage du trois-mâts le Saint-Paul. L'ilot du refuge. Les naufragés sont attaqués par les indigènes de
~S ~1 TABLE DES MATIÈRES.
l'He Rœsc1. SéparatIOn. Aventures de la chaloupe. Une boite aux lettres dans un 110t désert.
Vol de la chaloupe. Les Français sont faits prasonniers par des insulaires australiens. Ils sont délivrés
par un navire anglais et transportés à la Nouvelle-Calédome. -Un bâtiment de guerre est envoyé au secours
des naufragés de l'ile Rossel Délivrance d'un p3tit Chinois Spectacle horrible. Quel avait été le
sort des trois cents Chinois. Représailles et départ. Description de l'ile Rossel et de ses habitants.. 81
NOTICESUR LA BASSECOC131NCHINE. 94
FRAGMENTS D'UN VOYAGE AU PARAGUAY,par le D'A. DEMERSAY.(18~q-1gl¡7. Texte et dessins inédits.)
De Paris aux rives de l'Uruguay. Missions orientales. Les villes de l'Incarnation et de l'Assomption.
Le diable et le docteur Francia. Quelques mots sur le docteur Francia, dictateur du Paraguay. Ethno-
graphie et population du Paraguay. Caractères physiologiques et moraux des habitants. Le Quartel
del Cerito. Indiens du Grand-Chaco. Lenguas, Tobas, Machicuys 97

VOYAGEDE TIFLIS A STAVROPOL,PAR LE DÉFILÉ DU DAIUAL, par M. BLANCHARD.(1858. Texte et dessins


inédits. )
Entrée triomphale à Tiflis. Costumes. Fêtes de Pâques. Le ba.iset'. Danse guerrière des Touchines.
-Départ de Tiflis. La tarantasse. La poderojnaïa. La vallée de Koura. Mtskheta son église.
Doucheti. Hospitalité. L'Aragvi. Une famille géorgienne. Une légende. Ananour. Passa-
naour. La montagne. Station de Kaïchaour. Le sommet. La rivière Noire. Le Krestovaïa-
Gora. Caravane d'Ossettes. La Tchortovaïa-Dolina. Une avalanche. Kobi. Sion et Orsete.
Le défilé du Darial. Lars. Vladi-Kavkas 113
VOYAGEDANSL'ÉTATDE CHIHUAHUA(Mexique), par M. RONDE. (1849-1t352. -Texte et dessins inédits.)
De France au Chihuahua. Notre guide. Le mescal. Cerro,.Gordo. Les maisons. Les soldats
mexicains. L'État de Chihuahua. L'hacienda de la Cadeiia. Ce que c'est qu'une hacienda. L'ha-
cienda de Rio-Florido. Sapato. Hacienda de San Antonio de la Ramada. Le pueblo de la Cruz.
Un camp de sauvages sous les lauriers-roses. Santa Rosalia. Hacienda de Saucillo. M. Curcier.
L'hacienda de Mapula. La ville de Chihuahua. Ses monuments publics. Mœurs. Coutumes.
Combats de taureaux. Combats de coqs. Un journal officiel. Les courriers. Un chef des Peaux-
Rouges. Les Comanches. Le marché. La b~ucherie. Hacienda de Tabalopa. Le gisement de
Santa Eulalia 129
Une troupe d'aventuriers: Départ de Chihuahua. --Campement à Nombre de Dios. Un duel équivoque.
La plaine de Sacramento. L'hacienda d'Ensinillas. Carmen. Culte de Napoléon. Tour d'obser-
vation. Une chevelure. Vol. Corralitos. Les Apaches. Leurs moeurs. Leurs ruses. In-
diens prisonniers. Le peonage. Une excursion dans le bassin du rio Gila. Le presidio de Janos.
Les serros don 1).iego. La passe du Boca-Grande. Le mesquite. Un camp mexicain. Prisonniers
apaches. Attaque d'une rancheria. Le champ de bataille. La passe de Guadalupe. Le Mogoyon.
Mauvaise rencontre. Le placer d'or de Nacayé. Le rio Gila. Nous sommes cernés par les Apaches.
Parlementaires. On délibère sur notre sort. Traité de paix. Nouvelle attaque. Nous sommes
prisonniers. Massacre. Pitié d'un chef. La Escondida. Les mines de San Pedro. Rencontre
d'émigrants français. Retour. 1115
ASCENSION
AU MONTPOPOCATEPETL
(Mexique), par M. JULES LAVElRI~RE.(1857. -Texte et dessins inédits.)
Départ de Mexico. Le plateau de Tenochtitlan. Du pied du mont à la limite des neiges. Ascension du
pic. Le cratère. Nuit passée sur ses bords. Lever du soleil et retour. Hl 1
VOYAGEDANSLE PAYSDES BENI-MEZAB(Algérie), par M. HENRI DUVEYRIER.(1859.-Correspondance privéc.-
Dessins inédits.). 178
NAPLESET LES NAPOLITAINS,par M. MARCMONNIER.(1861. Texte e. dessins inédits.)
Les descriptions de Naples. Ce qu'oublient les voya.geurs. Les Napolitains la bourgeoisie, le peuple.
Les lazarones ceux d'autrefois et ceux d'aujourd'hui. Le vastaso. Les inondations à~Naples. Le
pauvre Bidera sa chute dans la lave. Le corricolo. La rue de Tolèd~. Les popolani libéraux. Le
vieux Naples. -L'histoire de'Pinerol l'horloge du menu peuple. La rue du Port; taverne en perma-
nence. Les défis des ntellonari. Les znuccaronari et leurs pratiques. Les frangellini. Le pi;~aiolo.
-Digression sur les vins de Naples. -La marchande de maïs. Comment le peuple s'amuse. -Le carna-
val. La fête de' Pieddi grotta. La villa lieule livrée à la plèbe. Les filles de province leurs costu-
mes. Les cafone. Les jeux populaires la scopa., la ca,etta; le tocco et la nzorra. L'anzpr6 genevois.
La. tarentelle..= Les bacchanales sous la grotte du Pausilippe. Le pèlerinage de Monte-Virgine.
Les canta-fiylinle. Le retour dé la madone de l'Arc. Les courses de voitures et leurs suites 192
Le môle. Don Piriquacchio, le barbier populaire. Le chante-histoires. Le coup d'épée de Ren .aud.
Le dernier chanteur du môle. Le prêcheur ambulant. Le vrai Polichinelle. Les comédiens improvi-
sateurs. Le théâtre San Carlino. Pasquale Altavilla et ses cent quatre-vingts pièces. Üi parodie du
Trovatore.. Le Polichinelle actuel. Petits métiers le marchand de bouts de cigares, le décrotteur,
I'u~cquaiolo, le n~arinaro. Les pêcheurs. Leurs priviléges. !\1otd'un batelier à un officier suisse.
TABLE DES 1~WTI1',RR~. 4~~b
Les pêcheurs de corail. Conseils aux voyageurs. Prophétie de saint François de Paule. Sainte-Lu-
cie. Festins populaires et religieux. L'eau soufrée. -Les Luciens et les Lucicnncs. Duels populaires
à coups de couteau. Une rixe entre femmes.
Les romans aux fenêtres. La maison dans la rue. La toilette en public. Le scribe populaire. Na-
ples souterraine. Les vasci sous-sols. L'ameublement du pauvre le lit. -Les amours chez le peuple.
La nennelle. Amoureux et fiancés. Comment on fait son lit. La loterie. Le tirage. Les pro-
phètes. La snaor/ia. Huit carlins moins un grain. Un suicide. L'hospice de l'Annunziata.
Les Trovatelles. Les madones. La ville éclairée par dévotion. La semaine sainte et les cochers.
Un mot de l'abbé Genovesi. Les portantines et les sages-femmes. L'hommage de la ville au roi. Pà-
ques et la fête d'Antignano. Noël et les pétards. Le cheval de bronze fondu en cloche. Un. miracle
avant terme. Saint Janvier. Superstitions populaires. La jett;~tura. Histoire d'un jettatcul'.
Les cornes. Tableau ~~9

NOTESÉCRITESDE COCHINCHINE.
Les femmes. Le bétel :2~O

TROISANSDE CAPTIVITÉCHEZLES PATAGONS,par M. A. GUINNARD.( 1856. Texte et dessins inédits.)


Un enfant de Paris dans les pampas argentines. Pourquoi j'étais venu là. Déceptions. Retour vers le
nord. Voyages et épreuves dans le désert. La crue du torrent. La fatigue le froid la faim, la soit.
Pensées de suicide. L'étang. Le puma ou couguar. -La boussole affolée et ses tristes conséquences.
-Rencontre d'Indiens. -Combat.-Mort de mon compagnon. Macaptivité. -Le nouveau Mazeppa.
Mon esclavage. En quelles mains j'étais tombé. Les Indiens des pampas et de la Patagonie. Identité
de leurs idiomes, de leurs croyances religieuses et de leur genre de vie. Moeurs et coutumes. Repas.
Prières. Ivresse. Exercices et costumes des deux sexes. Aspect des pampas. Mes occupations
d'esclave. La chasse. Le jeu et l'ivrognerie chez les Indiens de la Patagonie 21:1
Les femmes en Patagonie. Recherche, fiançailles et mariage. Divorce. Naissance; la vie de l'enfant
discutée par le père et la mère. Percement de l'oreille. Funérailles. Suite de ma captivité. Vendu
et revendu. Idées de fuite. Leçon sanglante de prudence et de dissimulation. -Nouvelles pensées de
suicide. Un maitre humain par avarice. Razzias. Un morceau de papier roulé par le vent des pam-
pas me vaut l'office de secrétaire du chef de la tribu. Cette fonction n'est pas sans danger je ne tarde
pas à l'apprendre par ma condamnation à mort. Je m'enfuis chez le grand chef de la confédération ma-
mouel-tche. Je trouve auprès de lui. appui et justification. Comment la politique extérieure des Pro-
vinces-Unies de la Plata vint à influer sur ma destinée. Le général Urquiza. Quelques mots sur cet
homme d'État, intéressé autant que moi à flatter le penchant de mes inaitres à l'ivrognerie. PLésents
qu'il leur envoie. Orgie généraie. Ma fuite et ma délivrance. Rio Quinto. Mendoza. Les
Andes. Retour en France. 258

l\lÉCHED, LA VILLE SAINTE,ET SONTERRITOIRE,EXTRAITSD'Ulr YOYAGEDANSLE KUORASSAN,par 1\1..N. DE IiHA-


NIKOFF.(1858. Texte et dessins inédits.)

Nichapour et ses-ruines. Rapports sinon identité entre les Khirguisses et les Beloudjs.- Un gouverneur en
herbe. Visite à un saint. 269
La mosquée du bazar. Nichapour est-il la Nisa des anciens? Tombeaux de princes et de poétes. Ka-
damgâh. Passage des montagnes. Djéghar. Montagne du salut. Vue de Méched. Escorte
d'honneur. Entrée dans la ville. Maison du khan Naïb. Autorités de Méched. Envoi au gouver-
neur général d'un khalat royal. Visite de cérémonie. Un savant persan. Le IL-randcimetièrc. Le
quartier saint. La bibliothèque de l'iman. Les monuments. Les environs de la villc. :;7.1
VOYAGES D'IDA PFEIFFER RELATIONS POSTHUMES. ( 1842-1859. Texte inédit. )
LA VIE D'IDA PFEIFFER. Ida Pfeiffer, sa naissance, son enfance, les épreuves de sa jeunesse et de son âge
mûr. Premiers voyages d'Ida Pfeiffer. Jérusalem. L'Islande. Premier voyage d'Ida Pfeifl'er au-
tour du monde (1846-1848). Deuxième voyage autour du monde (1851-1855). Dernier voyage d'Ida
Pfeiffer. Appréciation de ses travaux et de sa personne. 23'j
ILE MAURICE. Départ du Cap. Passage devant l'ile Bourbon. Ile Maurice. -Prospérité de l'ile. La
ville de Port-Louis. Vie des habitants. Domestiques indiens. Grands diners. Maisons de cam-
pagne. Hospitalité des créoles. Les plantations de cannes à sucre. Les ouvriers indiens. Un pro-
cès. Le jardin botanique. Plantes et animaux. Singulier monument. l'aul et Virginie. Cascade.
Mont Orgueil. Les créoles et les Français. Adieux à l'ile Maurice 305
MADAGASCAR. Départ de Maurice. La vieille chaloupe canonnière. Arrivée à Madagascar. Mlle Ju-
lie. Description de Tamatave-. Les indigènes. Singulière coiffure. Première visite à Antandroroho.
Hospitalité des Malgaches. Les Européens à Tamatave. Le Malgache parisien. Rapports de fa-
mille. Le bain de la reine. L'armée malgache. Soldats et officiers. Banquet et bal. Le vol
obligatoire. Départ de Tamatave. Les porteurs. Les fièvres. La culture du pays. Condition
du peuple. 111anambotre. Les mauvais chemins. C61Óbration de la fde nationale. Chant et d'~iisl;
~1!6 TABLE DES MATIERES.
Beforona. Le plateau d'Ankaye. Le territoire d'Émirne. Iléception solennelle. Ambatomango.
Le Sikidy. Marche triomphale. Arrivée à Tananarive. L~: prince Rakoto. 321
Coup d'œil géographique et historique sur Madagascar. Présentation à la cour. Le manasina~ Le pa-
lais de la reine. Atrocités du gouvernement de la reine. Exéeutions. Le tangouin. Persécution
des chrétiens. Haine contre les Européens. M. L ambert et le prince Sokoto. Diner chez M. La-
borde. Les dames de Madagascar et les modes de Paris. La conjuration. Son avortement.
Persécution. Jugement. Adieu à Tananarive. Départ pour la côte. Appréhensions épreuves
et souffrances. La fièvre de Madagascar. Retour à Tamatave et à Maurice. Mort de ltlme Ida
Pfeiffer 337
VOYAGEAU BRÉSIL, par M. BIARD. (Suite. 1858-1859. 1:exte et dessin:. inédits.)
L'AMAZONE. Départ de Rio. Bahia. Pernambouc. Les passagers. La Parahyba. Le cap Saint-
Roch. Seara. L'Amazone. Para. Les commissionnaires nègres. Recherche d'un domestique.
Les boutiques. M. Benoît. Nazareth. L'art et la chasse dans les bois. Boas. Les négresses.
Les marchés. Ara-Piranga. Fabrique de vases. Serpents. Un repas brésilien. Départ pour
Manaos. Un nouveau domestique. Navigation. L'Amazone. Une bourrasque. Les rivages.
Santarem. Un bain dangereux. 353
Guajara. L'île de Piranga. Obidos. Villabella. Serpa. Le rio Negro. Manaos. Voyage.
Cascade. Hospitalité d'un nègre. Une ménagerie. Installation dans le bois. Impressions dans la
solitude. Travaux photographiques. Peinture. Indiens Mura. Achat d'un canot. Les vau-
tours. Tuerie de tortues. La grosse Philis. Provisions de voyage. Difficultés du départ. Amé-
nagement du canot. Deux singes. L'équipage. Un tir au revolver comminatoire. Vamos Une
tempête sur l'Amazone. Les oeufs de tortue. Chasse au jaguar. = Repas dans une île. Le fleuve
MadeIra. Perfidie de Polycarpe. Engoulevents. Caciques. Scarlate. Le gouffre de sable.
Châtiment nécessaire. 369
Canoma. Les Mondurucus. Privations. Séjour au bord du MadeIra. Portraits. Un coati. Les
Ceranos. Les Araras. Le capitaine Joâo. Un jeune homme bon à marier. Mes modèles prennent
la fuite. Moeurs des Mondurucus. Singulières cérémonies. Leurs idées sur la mort. Les devins.
Préparation du poison curare. Chasse à la sarbacane. Retour. Mabes. Une tribu sauvage.
Charivari à la lune. Fuite de mes rameurs. Je fais emprisonner le garde. De Mafies à Villabella.
Un plongeon involontaire. Les perfidies de Polycarpe. Un accès de colère. Remords. Excursion
en montant à la Fréguezia. Fuite de Polycarpe. Un Orage. Retour à Para. 385

L'ANNÉEGÉOGRAPHIQUE, par M. VIVIENSAINT-MARTIN.(1861. Texte et dessins inédits. )


La recherche des sources du Nil. Expédition Heuglin au Soudan oriental. Explorations du nord-ouest de
l'Afrique. Possessions françaises. Sahara algérien. Sénégal. Grand désert. Afrique australe
au sud et à l'ouest de la région des grands lacs. Australie. Explorations asiatiques. Amérique.
Nouvelles expéditions polaires. Des investigations archéologiques, et de leur importance pour l'histoire
et la géographie. 401
LISTE DES GRAVURES 417

LISTEDES CARTES. 422

ERRATA

Parmi quelques erreurs typographiques survenues pendant l'im- Lisez aussi dans la relation de M. Biard, 79', 80', 81e livraisons,
pression, nous devons relever celle qui a attribué deux L finales souroucoucon au lieu de soucourouhyou; E'spirito-Sarato au lieu
au nom bien français de l'amiral Rossel, 84a livraison, pages 81, de Espiritu-Santo; Fortald~a et non Fortalesca; inactiéta et
85, 89, 92, 9J et 94. non manchelia; et enfin, page 20, nossa-senora au lieu de nos-
tra-seulaora, et page 21, um et non un.
IMPRIMERIE G£NE:RALE DE CH. LAHTJRE
Rue de Fleurus, 9, à Paris.

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