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Anonyme. Le Tour du monde (Paris. 1860). 1881.

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LE

TOUR DU MONDE

XLI
2201. PARIS, I.NIPRI31ERIE A. LAHURE

Rue de Fleurus, 9
LE

TOUR DU MONDE.
DESVOYAGES
JOURNAL
NOUVEAU

PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION

DE 11~.ÉDOUARD CHARTON

ET ILLUSTRÉ PAR NOS PLUS CÉLÈBRES ARTISTES

1881

PRE~1IERSEMESTRE

r,
LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
BOULEVARD
PARIS, 79
SAINT-GERMAIN,
LONDRES, KING WILLIAM STREET, STRAND

1881
DroU. da propr'~lj là 1de truluW loo r4errln
LE TOUR DU MONDE
JOURNALDESVOYAGES
NOUVEAU

Sidon vuo du côté du sud (voy. p. 4). Dessin de Th. Weber, d'après un'dessin de l'auteur.

LA SYRIE D'AUJOUR"D'H'UI'
PAR M. LORTET, DOYEN DE LA FACULTÉ'DE .14LÉDECLNEDE LYON,

CHARGÉ D'UNE MISSION SCIENTIFIQUE PAR ~L LE IBfIN~ISTR~E DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE'.

TEXTE ET DESSINE .INÉDIT9. · ·

A huit heures du matin, après avoir dit adieu à forêt- plantée par .l'émir Fakhr ed-Din. Au bord. d'un
tous nos amis de Beyrouth, nous montons à cheval et chemin creux,- défendu de chaque côté par des mu-
sortons de la ville par la route de Damas et de Saida. railles de cactùs gigantesque~ (Opùîit-ia- vt~l~à~~is),
Nous traversons de beaux jardins et des plantations dont'les ,troncs énormes sont arborescents et'plus gros
nombreuses d'oliviers et de mûriers; mais bientôt le que'le corps d'un homme, nous rencontrons une belle
sable remplace la terre arable, et les pins succèdent source d'eau limpide et fraîche: La forêt est fran-
aux arbres fruitiers. Nous sommes au milieu de la chie et nous chevauchons péniblement au milieu des
dunes formées par un sable rougeâtre. Plusieurs de
1. Suite. Voy.t. XXXIX,p. 145,161et 177. ces collines mou:vantes ont vingt ou trente mètres
1043" uv. 1
XLI.
2 LE TOUR DU MONDE.

au moins de hauteur et forment une série de vagues des plus grandes divinités du pays. Les tribus no-
immenses, sans cesse poussées en avant par les vents mades l'avaient surtout en grande vénération, et, pour
du sud-ouest elles s'étendent aujourd'hui jusqu'à la cette raison, il était quelquefois appelé le père des
ville d'un côté, et de l'autre elles sont précipitées dans bergers.
la mer au niveau du cap Ras Beyrouth. Dans ces C'est tout près de l'embouchure du fleuve qu'eut
sables fins et mobiles, nous cueillons en grande quan- lieu, en 218 avant J. C., une bataille meurtrière entre
tité la coloquinte sauvage (Cit~·ullus coluc~ntl~t~), et Antiochus le Grand et Ptolémée. Le premier, arrivant
de tous côtés, sous les pieds des chevaux, nous voyons de Beyrouth, se dirigeait vers Sidon; il attaqua les
courir avec une rapidité incroyable le singulier crabe Égyptiens au passage de la rivière, leur tua beaucoup
(Oc~hoda. déjà décrit par Pline, qui habite de monde, fit un grand nombre de prisonniers et força
des demeures souterraincs creusées profondément dans l'armée ennemie à se réfugier dans les murs de Sidon.
le sol humide de la côte. De l'autre côté du fleuve, au sommet d'un promon-
Sur notre droite, entre les vallées formécs au milieu toire, se trouve un khan devant lequel nous nous
des dunes, nous apercevons les flots bleus de la M6- asseyons pour nous reposer et pour jouir du spectacle
diterranée; à gauche s'étagent les terrasses du Liban splendide qui se déroule à nos regards. Nous nous
couvertes de villages, de maisons de campagne, et de trouvons à une altitude l1ssez grande, à l'extrémité du
couvents toujours admirablement placés sur les hau- cap Ras el-Damur, ce qui nous permet de voir une
teurs nous traversons un ravin desséché à cette épo- immense étendue de la côte, depuis le cap Ras
que de l'année, le wady Chuweifat, appelé aussi Beyrouth au nord jusqu'à Sidon au sud. Près du khan
wady Glmdiry, et un peu plus loin le wady Chahrur. se dressent plusieurs groupes d'énormes caroubiers,
Le chemin se rapproche du rivage, sur lequel se dont le feuillage d'un vert intense se détache admira-
montrent à chaque pas des traces de la grande voie blement sur le bleu de la mer et sur les rochersblancs
romaine qui reliait la Syrie à l'Égypte. Trois heures et crayeux qui nous environnent.
après notre départ de Beyrouth, nous arrivons à Nous suivons de très près le rivage, tantôt sur des
Khan-Khulda, lllz~taüo llelclzia des anciens itinéraires, plages sablonneuses, tantôt le long de rocliers à
ombragé d'un sycomore superbe. Un kilomètre en- pic dans lesquels on aperçoit çà et là des caves sé-
viron après avoir dépassé un khan eu ruine, on aper- pulcrales. Nous passons devant le khan et le petit vil-
çoit sur le flanc de la colline un grand nombre de lage de Nebi-Jounas, que la tradition indique comme
sarcophages. Tous ont été violés, et leurs couvercles étant le lieu où Jonas sortit du ventre du monstre
plus ou moins brisés sont disséminés au milieu des marin, merveilleux, par lequel il avait été englouti. Un
champs environnants-Dans quelques années, ces tom- grand nombre de chapiteaux, des fragments de co-
bes, étudiées par M. dc Saulcy et par d'autres archéo- lonncs et de sarcophages jonchent le sol. Cette bour-
logues, auront entièrement disparu; elles constituent gade, qui a dù être assez importante dans l'anti-
une véritable carrière pour les habitants des villages duité, a été assimilée par Robinson à Porphyrion,
voisins qui viennent y chercher des abreuvoirs et des petit port qui de'ait sans doute son nom à la pèche
matériaux pour la construction dc leurs demeures. des coquilles du genre 3lit)-ex, dont les Phéniciens re-
Dans le voisinage de cette nécropole, on ne trouve tiraient la pourpre. Derrière le khan se trouve un de
que des amas de ruines informes qui indiquent seules ces petits monuments funéraires appelés welys par
l'emplacement de quelque ancienne bourgade gréco- les Arabes, recouvert d'une blanche coupole et dédié
romaine. Nous ne perdons pas notre temps à l'cxplo- par les musulmans au prophète Jonas. Non loin de
ration de cette station assez peu intéressante, el, après là, sur le sentier même, se dresse une pierre miliaire
avoir traversé trois autres wadys, nous arrivons sur romaine admirablement conservée.
les bords du Nahr el-Damur, qui coule au milieu Le soir, nous plantons nos tentes sur un petit mon-
de roseaux, de saules et de plantations de mùricrs ticule placé non loin du rivage; tout autour s'élèvent
formant une véritable forêt jusque sur les berges du de gigantesques tamarix (Tamarix S~riczca), dont la
fleuve. délicate verdure se marie admirablement au sable
Nous traversons à gué et sans aucune difficulté la jaune doré des dunes. Non loin de nous, le petit
rivière torrentielle sur laquelle est jeté un pont pres- hameau de Nibi-Jounas, ombragé de sycomores su-
que entièrement démoli. Le soubassement des piles perbes et de dattiers élancés, se profile avec élégance
date très certainement de l'époque des croisades. Le sur un ciel d'une pureté et d'une transparence incon-
Nahr cl-Damur ou Tamyras est un des anciens fleuves nues à nos pays. Le vent souffle avec violence; aussi
sacrés des Phéniciens, qui aimaient à placer leurs cours les vagues écumeuses, (lui vicnnent mourir harmonieu-
d'eau et leurs montagnes sous le patronage de leurs sement sur ce beau rivage de Phénicie, nous bercent
dieux les plus puissants. Demarus ou Tamyras était de leurs mugissements cadencés et régulicrs. Au cou-
un des fils d'Uranus; il chercha querelle, sous le nom cher du soleil, la brise tombe et le calme le plus
de Baal-Demarus ou de Jupiter Demarus, à Pontos, complet ne tarde pas à régner dans l'atmosphère et
le souverain des mers, et fut tué dans la lutte. Ce sur les eaux. Nous en profitons pour nous promener
dieu passait, avec l'Astarté des Sidoniens, pour une longtemps sur le sable fin de la rive parsemée d'in-
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 3
nombrables' pierres ponces qui ne peuvent provenir dis que la lune, lumineuse comme elle ne l'cst jamais
que de l'ite de Santorin, éloignée cependant de plus dans notre triste Europe, jette ses rayons argentins
de quatre cents lieues. Nous avons retrouvé ces pro- sur la cime des montagnes violacées qui s'élèvent der-
ductions volcaniques jusque dans la baie de Saint-Jean- ~rière nous.
d'Acre. Nous voyons fuir devant nous les crabes che- Lorsque nous rentrons dans nos tentes, ma femme
valiers, pourvus de longues jambes, qui courent avec est très étonnée de s'entendre saluer dans le français
une rapidité incroyable pour se précipiter dans leurs le plus pur, par une dame vêtue très modestement.
galeries souterraines. Après bcaucoup d'efforts infruc- C'est une petite-fille du célèbre émir Beschir, prince
tueux, nous parvenons cependant à en saisir un cer- du Liban; ellc vient nous inviter à nous reposer dans
tain nombre en leur lançant sur le corps nos filets de une ferme qu'elle possède non loin de là dans le vil-
pêche. Pendant que nous nous livrons à cet exercice lage de Giré. Le soir, nous allons visiter Mme Beschir
violent, qui nous fait passer pour avoir l'esprit légè- Chehab Rachdé, c'est le nom de notre voisine, qui
rement dérangé, aux yeux de nos moukres, le cré- nous accueille dans la demeure qu'elle habitechaquè
puscule donne au paysa~c environnant une coloration printemps pour surveiller ses moissons. La, salle où
qu'on nc pcut oublicr la mer prend toutes les teintes nous sommes reçus est très simple, blanchie à la
entre le saphir et l'émeraude, le ciel s'assombrit brus- chaux, sans autres meubles qu'un divan recôuver.t de
quement, quelques étoiles se montrent au zénith, tan- tapis. Contre les murs absolument nus se tiennent,

Sidon. Ch"leau de Saint-Louis (voy. p. 4). Dessin de Taylor, d'aprcs une photographia

immobiles comme des statues, les -enfants de la mai- encore très nettement visibles. Le chemin nous con-
tresse de la maison et des domestiques noirs et blancs. duit sur les bords dit Nahr el-Auly, l'ancien Bostre-
Laprincesse, élevée à Beyrouth, parle admirablement t nus, dont la masse d'eau est assez considérable. A son
le français, et sa conversation, des plus intéressantes, embouchure il est fort large, et en quelques endroits
nous prouve qu'elle a reçu une instruction plus solide sa profondeur atteint trois pieds. Nous le passons à
que celle de beaucoup de nos compatriotes cependant gué sur la barre de sable qu'il a formée sur le rivage
mieux favorisées. même. Dans la vallée, en amont, s'élève un ])eau pont
Dans la plaine presque inculte, nous apercevons avec des arches ogivales construit par l'émir Fakhr
quelques tentes rayées de noir et de blanc; elles sont ed-Dîn. Malheureusement une des piles a été em-
habitées par des Bédouins nomades qui viennent de portée il y quelque temps, et, le gouvernement turc
la vallée du Jourdain, pour faire paitre sur le rivage ne réparant absolument aucun monument public, le
de la Méditerranée leurs chèvres noires à grandes pont sera pcndant longtemps encore tout à fait inu-
oreilles pendantes, jaunes et tigrées de blanc. Nous tile; bientÔt il tombera en ruine comme tous ceux
arrivons enfin dans une région plus fertile, plantée que nous rencontrons sur les cours d'eau de la Syrie.
surtout de figuiers et de mûriers, Non loin au sud, Cette absence de ponts est une grande gêne pour la
nous apercevons la ville de Sidon, projetant ses circulation, car souvent, ait printemps, toutes ces ri-
blanches constructions dans la mer, et derrière nous, vières sont gonflées par la fonte des neiges du Liban,
à l'horizon, les plus hautes sommités du Liban sont et pendant plusieurs jours, ne sont pas franchissablt::s
4 LE TOUR DU l\10NDE.

hau- d'années saturé de sang et de poussière humaine. Dès


pour les caravanes. Le Nahr el-Auly descend des de
teurs situées au nord de Deir el-Kamar et de Bteddin. que le soleil est couché, les chacals font entendre
Il est formé par des sources abondantes qui jaillissent tous côtés lcurs cris stridents, ct dans la plainc, au loin,
dans les rochers à quelques heures de marche du les hyènes inoffensivcs poussent leurs glapissements si-
village d'el-Barûk; dans son cours supérieur c'est un nistr(,,s. A ce concert peu harmonieux, tous les chicns
torrent sauvagedont la direction est d'abord nord-est- errants, et Dieu sait s'ils sunt nombrcux dans les villes
sud-ouest. Dès du'il sort de la région montagneuse, son de la Syrie répondent par leurs jappemcnts aigus et
dc l'aubc.
eau est dérivée par mille rigoles qui servent à arroser plaintifs qui ne cessent qu'à l'apparition
la plaine de Sidon. Cependant, lorsque nous le fran- Ces bruits étranges, si nouvcaux pour nous, chassèrent
chimes, son lit, large de près de cent mètres, était le sommeil pendant ccltc premi~rc nuit passée sous'la
encore assez rempli pour que nos chevaux eussent de tente. Mais. malgré la fatigue, nous étions heureux
l'cau jusqu'au poitrail; pour ne pas nous mouiller, dc nous sentir libres, en bonne santé, et de pouvoir
nous étions obligés d'embrasser l'encolure de nos elle- fouler sans entraves cette terre des anciens souvenirs.
vaux et de relever nos jambes sur la croupe, C'est dans Le lendcmain, nous portons notrc campement sur
cette posture, peu gracieuse, mais pratiqae, que nous une émincncc ravissantc qui domine le port égypticn.
arrivon~ sur l'autre bord. Ces caux rapides donnent Nous jouissons d'une vue sur la ville, la plaine
une singulière illusion d'optique lorsilu'on est à che- si riche et si verdoyantc, et au loin sur les monta-
une falaise
val un véritable vertige semble vous précipiter en gnes. i~ous sommes séparés de la mer par
avant, tandis que le sol fuit sous les pas de la mon- roclrcnsc, conlrc laclacllc les vagues viennent se briser,
turc. en' faisant jaillir dc longues traînées d'écumc. Près
Dix minutes après avoir passé l' Auly.nous entrons de nos tentes, se trouve un petit ~ely autour duquel
à Sidoa, après avoir admiré les restes (lui ]Jeau cluitcau les femmes musulmanes de Sidon sc sont renducs en
construit dans la mer, sur un récif relié à la terre chanter et jctcr lcurs
grand nomhrc pour s'amuser,
femme clrrélicnnc, si elles
ferme par un pont en pierre. La ville est adossée à péchés de l'annéc sur une
une colline sur la/ruelle sc trouvent deux tours et en rcnconlrcnt une, ou tout simplement dans la mer,
quelques pans de murailles qui faisaient liai-[le de si elles rie peuvent trouver une victimc. Elles dansent
l'ancien château construit par le roi saint Louis. dans la prairie où s'élève lc tombeau du saint, et
Nous traversons rapidement la ville, et allons plan- sont ensuite, au milieu des récifs de la côte, se bal-
con-
ter nos tentes au milieu du cimetière des Égyptiens, gner toute,] nues dans la mer afin de se purilier
au sud-est, non loin de la forteresse. C'est le seul vcnablement. Celle cérémonie sc fait un mercredi, une
endroit, paraît-il, où l'on puisse s'clablir convena- fois chadac année, et il va sans dire que, ce jour-là,
blement. De la hauteur ou nous nous trouvons, la les chrétiennes restent prudemment enfermées chez
vue est superbe à l'ouest, la grande mer colorée en elles 1.
émeraude et dorée par les feux du soleil couchant; SIDON.
puis le rivage si découpé et si noble de formes dr.
cette vieille Phénicie, 'lui se déroule à perte de vue, L'originc dc Sidon, aujourd'hui Saïda, se perd dans
bordé partout de la blanche écume 'lue la vague vient la nuit des temps; c'est une des plus vieilles cités
sans cesse y déposer. Tout près de nous, la colline du monde, ct son rôle a été considérable dans l'his-
est couronnée par les murs vénérables qui donnèrent toire de la civilisation ancieune. Son nom est fré-
asile pendant si longtemps à ce roi Louis IX dont les quemmcnt prononcé dans le Pcntateuque, et Homère
mais dont la politique lui donne les épithètes dc riche en métaux,
aspirations furent généreuses,
fut d'une faiblesse déplorable au point de vue des in- ou de 11o?.u~xi~xi.o;, la conductrice des arts, ce qui in-
et l'iudustric
térêts de la France. A l'est, dans un violct empourpré, didue qu'à cette époque le commerce
la plaine immense, couverte d'une riche végétation et en avaient fait unc ville renommée et puissantc. En
de jardins luxuriants, ne s'arrête qu'à la ligne sombre Syric elle avait couvert le rivage dc ses comptoirs
du Liban. Aradus, Tripoli, Tyr, l'île de Chyprc étaient ses en-
Nous inspectons le cimetière autour de nos tentes; fants les plus rapprochés. Mais déjà, en 1103 avant
la plupart des tombes plus ou moins effondrées lais- J. C., elle créait au loin, sur les côtes de l'Afrique,
en
sent échapper des ossements à la surface du sol; elles Utique, et sur la rive espagnole Gadès (Cadix);
les
communiquent toutes à l'extérieur par un conduit en 826, elle jetai à l'eatrémité de la l'léditerranée
aboutit à la tète du mort, et, fondatious de Carthage, clui devait pendant tant d'an-
pierre ou en briques qui
comme les fosses sont peu profondes, on voit, par ces nées tenir en échec la puissance romaine. En 720,
ouvertures, les figures grimaçantes des cadavres. Salmanassar s'empara de toutes les côtes de la Phé-
Cette vue ne laisse pas que vivement nicie, et Sidon resta longtemps sous la domination
mes compagnons de route; quant à moi, habitué des Assyriens et des Perses. Sous Artaxerxès Ochus
à des spectacles pareils, j~~ n'é-
depuis longtemps
à passer la nuit au milieu 1. Cettesingulicre pratiquedate, parait-il, d'une anliquiLe[l'eS
prouve aucune répugnance
des morts, sur cc sol antique, depuis tant dc milliers rectilée.
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 5

elle essaye de secouer le joug de ces derniers; mais Malgré la parole donnée en 1108, Baudoin tenta un
assiégée en 350, prise et entièrement saccagée,, elle coup de main pour s'emparer de la ville. Il échoua,
se relève cependant rapidement de ses ruines, grâce ct ce ne fut qu'en 1111 qu'il en fit rtSgulièrcment lc
à son puissant commerce, et, en 332, ouvre prùdem- siège; six semaincs plus tard, le 19 déccml)i@e,il eut
ment ses portes à Alexandre le Grand. Après la mort l~ joie de voir tomber entre ses mains cette riche et
du héros macédonien, Sidon reste au pouvoir des gou- glorieuse cité. Le roi la donna en fief à Eustache
verneurs de la Syrie et de l'Egypte. Sous la domina- Garnier ou Grener, princc de Césarée, l'un des
tion romaine, c'était encore une ville grande, riche et grands seigneurs de la cour, qui devint aussi conné-
opulente, 'car Strabon dit que les Sidoniens sont des table du royaume de Jérusalem. Les historiens des
hommes très instruits dans la philosophie, l'astrono- croisadcs appellent toujours Sidon Sagete, Sayete
mie, la géométrie, l'arithmétique, la science nautique ou Sagitta. Le nouveau seigneur de Sagete avait
et les arts d'agrément. haute cour, c'est-à-dire qu'il rendait la justicc et
La première armée des croisés qui, en 1099, se avait le droit de frapper monnaie.
rendait d'Antioche à Jérusalem, ne fit que passer Sidon resta entre les mains des chrétiens jusqu'en
sans s'arrêter devant les places fortes de Beyrouth, L 187, mais, après la désas trcuse bataille. de Hatlin,
Sidon, Tyr et Acre. Son objectif était plus spéciale- Saladin s'en rendit maitre. La ville paraît avoir été
ment la ville sainte. Ce ne fut que plus tard, seule- presque désertée à cette époque, car en l 1~J7, lors-
ment en' 1107, due le roi Baudoin 1er songea sérieu- que les chrétiens y rcntrèrent, les cavaliers abri-
sement à s'emparer de Sidon. Les habitants ache- taient leurs chevaux non dans les écuries, mais dans
tèrent d'abord leur indépendance à prix d'argent. les salles des palais lainbrissées en bois de cèdre.

Les croisés, continuèrent leur marche sur Beyrouth, d'hui. En 1260, le seigneur. de Sidon, Julian, ven-
dont ils s'emparèrent, pendant que Malek el-Adcl; dit scs 'droits dc propriété aux chevaliers du Temple,
qui les suivait pas. à pas, consomma: la iuine dé la qui-y y séjournèrent jusqu'cn 1291; à celle époque,
ville. Un démi-sl4l& plus tard, pendant le' siège de après le terrible sac de Saint-Jean-d'Acre par le sul-
Damietle par saint Louis, en 1249 les Arabes s'y tan El-Aschraf, et le départ des chrctiens de Tyr, les
installèrent de nouveau. Quatorze ans après, lorsque Templiers abandonnèrent Sidon à son malheureux
la ville était rentrée sous la domination du roi de sort et se retirèrent d'abord à Torlose, puis à l'ile de
France et du petit nombre d'hommes qui l'accompa- Chypre. Sidon fut alors de nouveau occupée par les
gnaient, une puissante armée musulmane vint fondrc musulmans et entièremcnt rasée.
sur Sidon. Une partie des habitants se réfugia avec Dans le dix-septième siècle, elle est relevée de
les hommes d'armes dans le château maritime, mais ses ruines par le génie de l'émir des Druses, Fakhr
la ville, dont on relevait les murailles, fut abandonnée ed-Din. Ce prince bâtit un superbe palais non loin
sans défense. Deux mille personnes y furent égor- d'un khan immense qui devait servir à renfermer les
gées et quatre cents emmenées prisonnières à Da- marchandises des Francs. Les négociants marseillais
mas. Quelques semaines après ce nouveau malheur, surtout furent privilégiés, grâce à la grande influence
Louis IX rentra à Sidon, qu'il habita pendant assez que le consul de France, le célèbre chevalier Dar-
longtemps et où lui parvint la nouvelle de la mort de vieux, avait sur l'esprit de Le port fut malen-
sa mère, la reine Blanche; il fit enfermer la ville contreusement comblé par Fakhr ed-Din, qui craignait
dans une enceinte de murailles épaisses, et de tours de le voir devenir un point de ralliement de la flotte
élevées dont quelques-unes existent encore, aujour- turque. Le cruel et sanguinaire Albanais qui terrorisa
6 LE TOUR DU MONDE.

une partie de la Syrie sous le nom de Djezzar pacha, sont en général plus élevées que celles des autres
il n'est même pas rare d'en voir
expulsa en 1791 les commerçants français, et, en 18400, villes de la côte, et
les flottes alliées anglaise et autrichicnne bombar- à plusieurs étages. Sur la place de la ~Mosquée, édi-
dèrent brutalement Sidon pendant si~ heures, et dé- fiée elle-mème sur les ruines de l'église des Chevaliers
truisirent sans aucune nécessité une partie du beau de Saint-Jean, se trouvait le splendide palais con-
château maritime élevé par saint Louis. struit par l'émir Fakhr ed-Din. Aujourd'hui il n'en
On comprend aisément quel peut être l'aspect que reste plus de vestiges; on y remarque seulement le
présente aujourd'hui cette antique reine des mers seraï ou palais de Soliman pacha ( ancien colonel
après tant de guerres, de sièges, d'incendies, de trem- Sève), bâtiment ne présentant,aucun intérèt. Non loin
blements de terre Les ruines y sont accumulées sur de là se trouve le khan français organisé par l'an-
les ruines, et pourtant ce n'est pas sans une vive cien émir des Druses; c'est une grande construction
émotion qu'on foule ce de cent cintluante pieds
rocher et ces pierres vé- de côté; au milieu de la
nérables qui ont vu s'a- cour intérieure, un élé-
giter autour d'elles tant gant bassin en marbre,
d'armées et tant de races alimenté par une source
différentes. jaillissante, est entouré
La ville actuelle de d'une splendide végéta-
Saïda s'élève sur l'em- tion tropicale. On y ad-
mire surtout des bana-
placement de l'ancienne
niers superbes. La cour
Sidon, mais semble s'être
est dominée par de hau-
portée un peu plus à
l'est; comme toutes les tes galeries voûtées. Dans
vieilles cités phénicien- ce monument se trou-
vent l'agence consulaire
nes, elle a été construite
sur un promontoire, cn de France, les Pères
avant duquel se trouve franciscains, une école
une He pouvant servir primaire, une auberge,
de refuge et abritant le des magasins, des entre-
port contre les flots de pôts pour les marchan-
la haute mer. Elle est dises, des écuries, etc.
entourée de remparts cn C'est dans une des gran-
ruine à certains endroits, des salles que, en 1861,
un peu mieux conservés M. Renan exposa pro-
dans d'autres parties. visoirement les objets
La citadelle est défen- trouvés dans les fouil-
due par quelques mau- les qu'exécutaient sous
vais canons actuellement sa direction le docteur
couchés sur la poussière. Gaillardot et M. Duri-
Du haut de ces murailles, ghello, agent consulaire
encore accessibles par un PLAN DU CHATEAU AIARITIDIE DF. stDO~. de France à Saïda.
escalierbranlant, on joui t a, Massif sur lequel se trouvaient la porte du pont et une tour. de A, Saillant Le port du nord forme
d'une des anciennes constructions. G, Quai antique large quatre mè- un quadrilatère allongé,
d'une vue admirable. tres. B et C, Grandes tours. Poudrière. D, Bâtiments modernes.
La ville a laforme d'un E, Entrée du réduit. F, Ancienne construction avec citerne. fermé à l'est par le châ-
teau appelé Kalat el-Ba-
grand triangle dont la
base serait tournée du côté de la terre ferme, tandis liar, le château de la mer, et par le pont qui relie cette
nord forteresse au rivage; au nord et à l'ouest, par une
que le sommet sépare les deux ports, celui du
et celui du sud ou port des Égyptiens. Les rues sont série de récifs sur lesquels les anciens Phéniciens
très étroites, en partie recouvertes de voùtes ou bien avaient élevé de puissantes jetées destinées à abriter
les navires. Le port avait deux passes une à l'ouest,
simplement de planches, de nattes ou da toiles; elles
sont fort obscures et très fraîches en été. Au milieu appelée el-Fatlia, aujourd'hui ensablée et profonde à
de la voie se trouve un espace creux dans lequel pié- peine de trois mètres; une autre à l'est, près du châ-
tinent les bètes de somme; deux petits trottoirs per- teau, et qui est la seule actuellement usitée pour les
mettent au passant de se garer ou de. se préserver de barques du cabotage. Le bassin a été malheureuse-
la boue de l'hiver. Ces rues sont très mal entretenues, ment en partie comblé, et ne pourrait être réellement
et, à certains endroits, renferment des monceaux d'or- utile que si l'on y exécutait des travaux sérieux pour
dures. De nombreuses petites boutiques, assez bien enlever tous les débris qui ont facilité l'ensablement.
pourvues, rendent le bazar très animé. Les maisons Que de richesses archéologiques ce curage metlra au
8 LE TOUR DU MONDE.

jour lorsqu'il sera entrepris au grand avantage des leurs flottes contre les vents, les vagues et les enne-
laborieuses et intelligentes populations de cette côte! mis du dehors. Plusieurs de ces pierres, encore en
Deux petites échancrures creusées au ciseau dans les place et d'un volume énorme, sont perforées de tous
rochers de l'ouest servaient d'abri aux galères anti- les côtés par des milliers de phollades.
ques, et ne sont plus aujourd'hui utilisées que par les Le chàteau, qui défend à l'est l'entrée du port du
femmes de Sidon, qui viennent s'y baigner journelle- nord, est composé d'un grand nombre de tours et de
ment. réduits ajoutés irrégulièrement les uns aux autres.
Les îlots de l'ouest portent un grand nombre d'ex- C'est très certainement le monument élevé par les
cavations rectangulaires taillées dans le roc et desti- croisés dans le cours de l'hiver de 1227 à 1228. Au
nées certainement à recevoir les substructions des milieu du pont qui relie l'ile à la terre ferme, se
jetées colossales, formées de blocs gigantesques, que voit un massif considérable sur lequel se trouvaient
les Sidoniens devaient y avoir établies pour protéger une porte et une tour qui le commandait. Cette ter-

Château maritime de Sidon avant la bombardement de 1840 (voy. Dessin de Th. \eber, d'après un cr04uis de l'auteur.
p. 10),

rasse est placée à trente-cinq mètres du château et à blablc à celui qui porte, à Aviônon, le nom de Saint-
Benazet et qui a été construit en 1177, et à celui de
quarante-deux mètres du rivage. La première partie
du pont est formée de quatre arches dont les piles Saint-Esprit, commencé en 1265 et terminé en 1309.
sont munies d'éperons destinés à briser les lames la Les murs anciens du château sont très solidement
seconde moitié, du côté de la ville, est établie sur établis et très épais; les pierres sont réunies par des
quatre arches presque semblables aux autres, mais qucues d'aronde en bois. La grande tour de l'est a
ne présentant point d'éperons et paraissant relative- vingt-sept mètres de long, sur vingt et un de large;
ment plus modernes. Il est probable qu'à l'époque l'entrée devait être à une assez grande hauteur, pui~-
des croisades cette seconde partie était tout simple- que la base est remplie par un épais massif de maçon-
ment construite en bois pour pouvoir être détruite nerie dans lequel sont creusées deux vastes citernes.
La tour de l'ouest, de très grandes dimensions, sert de
plus facilement en cas d'attaque (Rey, Etude ster les
mozzionents de l'architeclur·e r~zilitaire des croisés e~z poudrière aussi ne nous a-t-il pas été possible de la
Synie, p. 155). Ce pont est extrèmement étroit, sem- visiter. Toutes ces constructions étaient garnies de
10 LE TOUR DU MONDE.

mâchicoulis et présentaient un aspect des plus impo- thyste sous l'action des rayons lumineux, et qui est
sants jusqu'au moment où, en les Anglais bom- absolument indélébile sous l'influence des lavages.
bardèrent Sidon et détruisirent sans pitié ce superbe La célèbre nécropole phénicienne, si bien étudiée
monument. et fouillée en 1861 par M. Renan et par le docteur
Le port du sud ou des Égyptiens est abandonné CTaillardot, occupe une surface considérable, située à
aujourd'hui, car il est trop exposé aux vents de l'ouest un kilomètre environ au sud-est de la ville. Il y a là
qui peuvent y faire pénétrer les vagues du large par une muraille de rochers qui domine la plaine de
une vaste ouverture. Il est borné, ait nord et au sud, quelques mètres, et dans lesquels sont creusées en
par deux promontoires rocheux; à l'est, la plage est tous sens d'innombrables grottes funéraires. Ailleurs,
formée par des dépÔts de sable fin. le sol est directement percé de puits profonds, qui con-
Sur la falaise, élevée de vingt-cinq mètres environ, duisent dans de véritables chambres sépulcrales hy-
qui domine ce port, se voient les résidus d'anciennes pogées.
fabriques de pourpre qui devaient ètre très impor- ?IL Renan range ces caveaux en trois classes
tantes. Les Phéniciens tiraient la pourpre, qui leur a 1" Les caveaux rectangulaires, qui s'ouvrent à la
valu une si grande réputation, du mollusque marin surface du sol par un puits de trois ou quatre mè-
appelé lLfzsrex t~~ze~aculus,espèce très commune sur tres, sur lin ou deux dc large. Au bas du puits se
les rivages des parties chaudes de la Méditerranée, trouvent deux portes latérales ouvrant dans deux
On voit là de très grands amas de ce murex dont les cliambres rectangulaires où étaient placés les cer-
coquilles ont toutes été ouvertes, probablement d'un cueils. Les puits sont armés d'entailles qui permet-
coup de hachette, afin de tent d'y descendre.
faciliter l'extraction de l'a- 2° Des caveaux en voûte
nimal. Les ouvertures sont offrant des niches pour les
toutes disposées du même sarcophages, et dans le haut
côté. Ces amoncellements des soupiraux arrondis
de débris ont plusieurs creusés à la tarière. Ces
centaines de mètres de lon- hypogées sont relativement
gueur sur plusieurs mètres plus modernes.
d'épaisseur. 30 Des caveaux crépis à
Le OfzzrexGrzc~zczclzes
four- la chaux et peints, décorés
nissait la pourpre améthys- selon le goût de l'époque
te, tandis que le Illurex gréco-romaine avec des in-
brandari~, dont nous avons scriptions grecques.
en 1873, avec M. Chantre, Les tombes cintrées of-
retrouvé de grands dépôts frent des sarcophages en
sur les côtes de l'Attique ve,~ terre cuite ou des cuves or-
et de l'île de Salamine, nées de guirlandes, à cou-
MUI'ex trumulus des anciennes teintureries de Sidon.- Dessin de Clémeut,
donnait la pourpre rutilante d'après un croquis de l'auteur. vercles arrondis, ou sim-
appelée tyrienne par Pline. plement des trous creusés
La liqueur purpurigènc extraite du ~llui·ex h·t~nculus dans le sol, ou des niches ~ea T,Pq
latérales. Les caveau!t
caveaux
se sépare en deux radicaux 10 une substance azu- peints renferment des sarcophages en forme de cuve
rée, l'acide cyanique, et une substance d'un rouge ar- avec couvercles arrondis, et en général des têtes de
dent, l'oxyde purpuridue. Celle du Jlurex b~~a~aclaris lions et de panthères soutiennent aux angles des guir-
ne donne qu'un seul principe, l'oxyde tyrien (Gri- landes massives.
maud de Caux,. Sur lcag~ou~r~e des a.ncicus, Reuccc Les caveaux rectangulaires offrent seuls les grands
de ~ooloyie, 1856, p. 34). La pourpre était considé- sarcophages en marbre, à gaines et à tètes sculptées,
rée comme la plus précieuse des teintures à cause de que M. Renan a appelés anthropoïdes. Ils ressem-
son éclat et de sa durée. Un des grands avantages de blent beaucoup à ceux qu'employait l'ancienne Égypte
cetle couleur est, en effet, de résister indéfiniment à l'époque d'Apriès (Renan, 1864, l~ission de Phé-
à l'influence de la lumière, qui, au lieu de détruire nicie).
ou d'affaiblir les principes colorants, leur donne, au C'est à la base des rochers du nord de la nécropole
contraire, une plus grande intensité. Elle présente de phénicienne que nous visitons, sous la conduite de
plus, à un très haut degré, ces reflets chatoyants et M. Durighello, le célèbre tombeau d'Eschmunazar,
changeants si appréciés des anciens. roi de Sidon, dont le superbe sarcophage, donné à
Il est extrêmement facile de teindre la laine avec la France par le duc de Luynes, est une des acquisi-
de la pourpre de simples frictions sur les parties tions les plus précieuses des musées du Louvre.
du corps de l'animal où se trouvent les glandes qui Ce sarcophage, en amphibolite noire, fut découvert
sécrètent la matière colorante, donnent d'abord aux à deux mètres de profondeur. Sa place était creusée
tissus une teinte bleuâtre, qui devient violacée et amé- dans le roc vif, mais il devait être protégé par un
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 1
11

caveau voûté dont on retrouve encore queldues pier- « Que l'on n'enlève pas le couvercle de ce cer-
res. Une dent, un os, et plus tard une mâchoire hu- cueil; que l'on ne construise pas sur le couronnement
de ce lit funèbre, le couronnement du lit de mon
maine, furent trouvés dans les déblais,
Le sarcophage est de cette forme égyptienne propre sommeil, quand même quelque homme dirait N'é-
aux caisses des momies, c'est-à-dire oblongue comme coute pas ceux qui sont humiliés dans la mort. Car
un corps enveloppé jusqu'au cou d'épaisscs handelet- toute race royale et tout homme qui ouvrira le mo-
nument de ce lit t funéraire, soit qu'ils enlèvent le
tes, et dont la tête sculptée avec sa large coiffure,
sa barbe droite et nat- couvercle de ce cer-
tée, reste seule à dé- cueil, soit qu'ils con-
struisent sur le monu-
couvert, portant un ri-
che collier en relief, ment qui le recouvre,
à chaque extrémité du- puissent. ils ne pas
avoir de lit funèbre
quel est une tète d'é-
réservé pour eux chez
pervier sacré, tel qu'on
en voit souvent au cou les Rcphaïm (les om-
des momies égyptien- bres) qu'ils soient
nes (de Luynes, Olé- privés de sépulture;
naoi~~eszcr le sarco- qu'ils ne laissent après
eux ni fils, ni posté-
plaage d.'Lsciz~nu~aa-
za.r, roi de Sido~a, rité; que les Alonim
Paris, 1856). (les grands dieux) les
Le sarcophage porte tiennent séquestrés
dans presque toute sa dans les enfers.
hauteur une inscrip- a Si c'est une race
tion en vingt-deux li- royale, que son crime
maudit retombe sur
gnes, écrite en carac-
tères phéniciens gravés ses enfants jusqu'à
en creux, parfaitement l'extinction de leur
conservés. Cette in- postérité.
« Si c'est un homme
scription est des plus
intéressantes, et nous qui ouvre le couron-
nement de ce lit funè-
croyons être utile à
nos lecteurs en leur fai- bre ou qui enlève le
sant connaître un frag- couvercle de mon cer-
ment de la littérature cueil, et les cadavres
de la famille royale,
qui avait cours en 572
avant Jésus-Christ, sur cet homme est un pro-
les côtes de la Phé- fanateur.
nicie « Que sa tige ne
« Au mois de Bul, pousse pas de racines
l'an quatorzième de et ne porte pas de
monrègn-e à moi, Esch- fruits; qu'il soit mar-
munazar, roi des Si- qué de réprobation
doniens, fils du roi parmi les vivants sous
Thebunath, roi des Si- le soleil.
doniens, le roi Esch- Parce que, digne
munazar parla et dit depitié, je suis enlevé
« Au milieu de mes au milieu de mes bau-
Dessin de P. Sellier, une photographie.
Sarcophage d'Eschmunazar.
quets et de mes vins
d'après
festins et de mes vins
parfumés, je suis en- parfumés pour quitter
levé de l'assemblée des hommes pour prononcer une l'assemblée des hommes, prononcer ma lamentation
lamentation et mourir, et rester couché dans un cer- et mourir.
cueil, dans ce tombeau, dans le lieu de sépulture que « Je repose ici en vérité, moi Eschmunazar, roi des
j'ai' construit. Sidoniens, fils du roi Thebunath, roi des Sidoniens,
cc Par cette lamentation j'adjure tou,te race royale fils du fils du roi Eschmunazar, roi des Sidoniens,
et tout homme. Que l'on n'ouvre pas ce lit funèbre, et avec moi ma mère Amastoreth, qui fut prêtresse
que l'on ne fouille pas l'asile des fidèles, car il y a d'Astarté dans le palais de la reine fille du roi Esch-
des images des dieux parmi les fidèles. munazar, roi des Sidoniens, qui a bâti le temple des
12 LE TOUR DU MONDE.

Alonim, le temple d'Astarté, il Sidon, ville maritime; à certaines époques de l'année les vallées du Li-
et tous deux ont consacré iLla déesse Astarté de ma- han, vont chercher les noix de galle récoltées dans
gnifiilues olfrandes. Avec moi reposent encore On- la montagne. Les plus estimées proviennent des en-
channa, qui a bàti en l'honneur d'Esmun, le dieu virons d'Alép. Le coton, la soie et les hitumes de
saint, Enedalila dans la montagne, et Onchanna qui l'Hermon sont actuellemeut les articles d'exportation
a bâti des temples aux Alonim des Sidoniens, à Si- les plus importants. La culture du cotonnier et le
don, ville maritime, le temple de Bdal-Sidon, et le travail auquel ce produit est soumis sont exclusive-
temple d'Astarté, gloire de Bàal; de sorte que, pour ment réservés aux femmes, qui, deux fois par semaine,
récompense de sa piété, le seigneur Adon l\'Iilchom viennent vendre à la ville, sur un marché spécial, le
nous donna les villes de Dora et de Japhia, avec leurs produit de leurs labeurs. L'élevage du ver à soie se
vastes territoires à froment, qui sont au-dessous de £lit partout dans la campagne et commence. au milieu
Dan, gage de la possession des places fortes que j'ai du mois de mai. A cette époque, une grande partie
fondées et qu'il a terminées, comme les remparts de de la population émigre sous les arhres des jardins,
nos frontières, assurées aux Sidoniens à toujours, et s'abrite dans les huttes de branchage, dont les
« Par cette lamentation j'adjure toute race royale Européens ne doivent pas s'approcher, car elles sont
et tout homme. Qu'ils n'ouvrent pas et qu'ils ne ren- surtout habitées par les femmes. La soie de Sidon est
versent pas le couronnement de mon tombeau; qu'ils considérée par les fabricants de Lyon comme la plus
ne construisent pas sur l'édifice qui recouvre ce lit inférieure de toutes celles qui proviennent de la côte
funèbre qu'ils n'enlèvent pas mon cercueil de mon lit de Syrie. Les jardins produisent en grande quantité
funèbre, de peur que les Alonim ne les tiennent sé- des grenades, des abricots, des figues, des amandes,
questrés. Autrement périssent cette race royale, ces des oranges, des citrons et des poires.
hommes profanateurs, et due leur postérité soit dé- Le nombre des habitants a notablement augmenté
truite à toujours. » pendant ces dernières années il est actuellement de
Ce malheureus roi Eschmunazar, lorsqu'il dictait à dix mille, dont sept mille sont musulmans et métoua-
ses scribes sa triste lamentation, ne semblait-il pas lis. Les chrétiens sontcatholiquesgrecs et maronites;
avoir le pressentiment que la nécropole qui renfer- les israélites sont-au nombre de six cents environ. Il
mait la cendre de ses proches serait un jour boule- y a dans la ville un couvent de franciscains, une
versée de fond en comble; que ses propres ossemcnts école tenue par les jésuites, et un orphelinat di6gé
seraient dispersés, et que lé solide cercueil, dont il par les scpuirs de Saint-Joseph. La Mission protestante
espérait se faire une demeure paisible et inviolablc, américaine de Beyrouth a aussi une succursale très
serait transporté à l'autre extrémité de cette mer prospère depuis quelques années.
bIelle du'il contemplait des terrasses de son palais, Sur les premières croupes du Liban on aperçoit,
en buvant, avec ses amis, les vins parfumés de Phé- non loin de Sidon, éblouissant de blaucbeur, le pa-
nicie? lais de Mar Elias, qui fut la dernière demeure de la
Le sarcophage d'Eschmunazar a été très certaine- nièce de Pitt, la célèbre lady Rester Stanhope; cette
ment apporté tout taillé d'Égypte. Il n'est pas en Anglaise illuminée, dont Lamartine nous a laissé un
basalte, ainsi qu'on l'a prétendu souvent. L'amphibo- si poétique portrait, a été entcrrée dans les jardins
lite noire, très dure, dont il est fait, ne se trouve ombragés du couvent.
point en Syrie elle provient des carrières de Ham- En sortant de la ville, la route de Tyr passe sous
mamat, sur la route de Qu'cnch à Kosseir en Égypte. uncallécd':lcacia.albicla.. Cet arbre, qui donne de très
Le couvercle portait primitivement des hiéroglyphes belles fleurs, n'est pas spontané à Sidon; il ne se ren-
qui ont été effacés pour faire place à l'inscription contre nulle part ailleurs en Syrie, et a dû très cer-
phénicienne. tainement ètre planté dans l'antiquité; il est origi-
Nous errons pendant bien des heures dans cette naire de la haute Égypte, et là, s'arrète-t-il encore
nécropole extrêmement intéressante, et ce n'est qu'à vers le nord, au vingt-septième degré de latitude
la chute du jour que nous -rentrons sous notre tente, septentrionale, près de la ville de Kenèh. Ce fait est
lorsque déjà les chacals font entendre de tous les des plus intéressants cette espèce n'aurait-elle pas
côtés leurs cris aigus et plaintifs. été apportée à Sidon par les hommes qui sculptaient
La valeur des produits exportés par lc port de Si- en Égypte les sarcophages anthropoïdes des anciens
don est encore assez considérable, eu égard à la peti- Phéniciens, à l'époque du roi E.9(-hmunazar?
tesse de la ville actuelle ce sont surtout des raisins Le sentier suit toujours le bord de la mer, et nous
cueillis dans les vignobles qui recouvrent les collines cheminons presque constamment sur le sable humide,
des environs de la ville, des grains, du coton, dc la dont la surface durcie est plus favorable aux che-
soie, des noix de galle et de la soude provenant de vaux clue les galets de la plaine. Les pieds de nos
l'incinération de plantes de Sal~ofa récoltées dans le montures sont souvent baignés par la blanche écume
désert syrien; les Bédouins font souvent sept ou huit des vagues. Ri'en n'est plus agréable que cette lon-
jours de marche pour apporter cette matière sur le gue promenade, sur ce gracieux rivage, harmonieuse-
port de Sidon. Des commissionnaires qui parcourent ment découpé, en face de cette mer si bleue, sous ce
14 LE TOUR DU MONDE.

beau ciel sans nuages! Nous sommes heureux de res- comme très ancienne par quelques archéologues,
pirer à pleins poumons cet air vivifiant, chargé des mais les fouilles de M. Renan ont démontré qu'elle
âpres scnteurs de, la Méditerranée. Ce sont toujours était en grande partie chrétienne et dans tous les cas
des sables fins, des dunes mobiles ou des falaises postérieure à notre ère. Elle dépendait probablement
escarpées, dénudées, dont les roches profondément d'une ville dont il ne reste que quelques vestiges et
corrodées sont souvent lavées par les vagues des que Strabon appelait Ornithopolis.
grosses mers. Nous consacrons plusieurs heures à parcourir dans
Le chemin est parcouru par des groupes de paysan- tous les sens cette singulière cité des morts; entre
nes, vêtues de jupes roses ou bleues, qui viennent les pierres s'élèvent des buissons de lauriers, des
vendre le lait des troupeaux aux habitants de la ville. myrtes et des chênes épineux (Qzeencus üa~'ectoria)
sur lesquels vivent les.insectes qui produisent les
Quelques petits ruisseaux traversent la plainc formée
noix de galle. De nombreuses cailles s'échappent de
par des alluvions d'un noir rougeâtre terre-de-sienne
brûlée. Ce sont des champs de blé sans fin, et entre tous les côtés sous nos pieds, et, de l'intérieur des
les hauteurs et le rivage s'étend une zone bien cul- hypogées, nous faisons envoler des nuées d'une jolie
tivée, qui nourrit de nombreux troupeaux de mou- chouette minuscule (Atiterae pez·sica.) dont je parviens
tons noirs et blancs pourvus d'une grosse queue, de à tuer plusieurs individus. Ce petit oiseau de nuit,
chèvres aux oreilles pendantes, et de petits bmufs très élégant de formes, est d'un gris jaunâtre, orné
noirs ou rouges (Bos bna.cü~ce~·os), dont la race, très de taches blanches semi-lunaires. Il n'est nullement
ancicnnc, n'est armée que de cornes tout à fait rudi- sauvage, ct dans tous les endroits rocailleux de la
mentaires. Syrie il est facile de l'approcher de très près.
Nous retrouvons partout des vestiges de l'an- Dans les rochers situés plus au sud se trouve une
cienne voie romaine, mais malheureusement ce belle grotte, élevée de douze à quinze mètres à sa
n'est point avec plaisir, car ces larges pavés hexa- partie centrale une ouverture arrondie l'éclaire par
gonaux, absolument privés du remblais dont les an- le haut. Elle sert aujourd'hui d'écurie pour les chè-
ciens avaient soin de les recouvrir, sont horriblement vres, mais, anciennement, elle a certainement été
glissants pour les chevaux et désagréables pour les agrandie et régularisée par la main de l'homme. On
cavaliers. Nous passons successivement à gué les y voit des niches qui devaient très probablement re-
ruisseaux Nahr el-Barghut, Nahr Sanik, Nahr es- cevoir des ex-voto et de petites statuettes. Des yrar
Zaharani, et nous arrivons à Tell e!-Borak. Non loin fili lus par M. Renan, et des emblèmes érotiques dé-
de ce khan s'élève un grand tumulus évidemment montrent avec la dernière évidence qu'elle était con-
artificiel, auprès des vastes réservoirs, jadis alimen- sacrée à Astarté, et que là devaient s'accomplir ces
tés par une belle source, dont les eaux étaient con- mystères qui faisaient partie du culte de la puissante
duites à Sarepta. Les ruines de cette ancienne ville, déesse phénicienne.
appelée aussi Zarephtha ou Zarpath, occupent une Une plaine tourbeuse s'étend de chaque côté de la
étendue assez considérable entre la route et la mer, voie romaine due nous suivons. Depuis les tombes
aux alentours des villages modernes de Sarfend d'Adloun jusqu'au LeoIltès, la plaine est appelée
et de Saksakièh. Tous les monuments ont été ren- Abou el-Asouad, du nom du ruisseau qui la traverse
versés de fond en comble, ce ne sont plus que des dans sa partie médiane. Ce nom veut dire le p~ère dzc
amoncellements de pierres. Les Phéniciens fabri- noin; le sol est, en effet, extrêmement coloré par des
quaientbeaucoup de verre dans cette ville, et on trouve oxydes de fer. Un beau pont romain est jeté sur ce pe-
encore, au milieu des restes informes et sur le rivage, tit fleuve. A l'horizon nous apercevons de nombreuses
un grand nombre de culots de verre diversement co- tentes rayées, habitées par les Bédouins nomades qui
loriés, provenant des creusets et des fours anciens. A font paître des troupeaux de moutons blancs et de
l'époque des croisades, Sarepta était le siège d'un chèvres noires aux oreilles pendantes. Cette chèvre
évêché qili dépendait de celui de Tyr. (Capra illenabrica) est une espèce bien différente de
A onze heures nous arrivons dans une petite plaine celle de nos pays. Les bergers viennent s'accroupir
fermée à l'est par une muraille de rochers peu éle- au bord du sentier pour nous examiner de plus près;
vés, taillés à pic et percés de toute part d'une quan- ils ont en général la tournure de vrais brigands.
tité prodigieuse de caveaux funéraires. Ordinairem~t La plaine à blé qui recommence à perte de vue est
ces hypogées présentent une ouverture quadrangu- fort monotone. Il fait affreusement chaud, et sans la
laire, large de plusieurs mètres, et plus on moins brise de la mer nous soutl'ririons cruellement de la
ornée. Dans le fond, à droite et à gauche, s'ouvrent, température excessive, cette terre sombre renvoyant
au visage une chaleur insupportable. Les fils télé-
par de très petits passages quadrangulaires aussi,
des niches à cercueils, vides depuis longtemps. Gé- graphiques courent auprès du sentier, à travers les
néralement il y a ainsi plusieurs salles communiquant champs; ils sont chargés d'hirondelles à collier doré
les unes avec les autres par des portes très basses (Hirwa~lo et de guêpiers aux brillantes cou-
qu'on ne peut franchir qu'en rampant. Cette nécro- leurs (llle~·ops apia.slei·). Des pinsons éclatants volent
pole, appelée Acllotcn ou Ad nonu~n, était regardée devant nous dans les broussailles, des corneilles aux
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 15

ailes grises picorent dans lesjachères, et de grands une petite distance au nord de Baalbek. Il arrose la
éperviers planent dans les airs. Partout des lins à grande plaine dc la Bekâa, l'ancienne Cœlésyrie, et y
fleurs roses, des scabieuses jaunes, des acanthes et reçoit un certain nombre d'affluents. Dans cette partie
de beaux liserons blancs émaillent les bords du sen- de son cours sa direction est nord-sud; mais arrivé
tier et les dunes sablonneuses. à Kalat es-Sellioulif, le Belfort des crois6à, il change
Nous arrivons au khan el-Fasimiyè, à peu près en brusquement de route, coule directement à l'ouest,
ruine, établi dans le voisinage d'une ancienne forte- pour venir se précipiter dans la Méditerranée sous
resse nommée Bordj cl-Haoua, sur les bords du fleuve le nom dc Nahr el-Kasimiyè, après avoir parcouru
Litâni, l'ancien Leontès, appelé aujourd'hui Nahr el- une vallée profondément encaissée, produite par unc
Kasimiyè dans la partie inférieure de son cours. Le énorme faille qui a brisé transversalement la grande
fleuve, plein d'une eau bourbcuse et jaunâtre, est évi- chaine longitudinale du Liban. Le nom de Kasimiyè
demment gonflé par la fonte des neiges; mais, mcme veut dire partage, frontière. Le fleuve sert de sépara-
en temps ordinaire, c'est la rivière la plus importante tion à deux populations bien différentes au point de
de toute la Syrie, sans en exceptcr le Jourdain. Le Li- vue moral, religicux et anthropologique.
tâni prend sa source dans le versant est du Liban, à Jusque-là, en effet, nous avons voyagé au milieu des

Nécropole d'Adlouo, prés de Tyr. Dessin de Taylor, d'aprùs une pholograpbie.

paisibles et aimables populations du Lihan, car les touchant un infidèle, ne fût-ce qu'avec le pan de leur
Druses, nonobstant leur mauvaise réputation, sont robe. On rcconnait là les pratiques de l'ancien ju-
des hommes d'un commerce aussi agréable que les daïsme. Cette peuplade habite surtout le district de
Maronites. Mais à partir du Leontès, les uns comme Besschârrah, la vallée du Leontès et la plaine de.la
les autres disparaissent à peu près entièrement pour Bekàa. Ils vivent presduc indépendants, reconnais-
faire place aux Métoualis. sant à peine le pouvoir des pachas, et gouvernés par
La race des Métoualis, ou Metàoulleli et Mutaouàly des chciks choisis dans lcurs principales familles qui
au singulier, est peu civilisée et brutale; elle méprise constituent une véritable aristocratie. Les Métoualis
profondément les étrangers, et surtout les chrétiens. sont aujourd'hui au nombre de cinquan tcou ,soixante
Les Métoualis professent l'islamisme, niais suivent la mille, et peuvent, assurent leurs chefs, mettre près
secte d'Ali ce sont donc des schilles comme les de vingt millc hommes sous les armes. Ils vénèrent
Persans. Jamais ils ne prennent leurs repas avec des Ali et Hosein comme saints et martyrs; ils commen-
hommes d'une autre religion, et ils brisent toujours cent leurs ablutions par le coude, et non par le bout
avec soin le vase dans lequel a bu un étranger. Ils des doigts comme les autres musulmans. La haine re-
sont aussi obligés de se purifier pendant plusieurs ligieuse est si intense chez ces Orientaux, que, dans
jours, pour effacer la souillure du'ils ont commise en ces vallées, les habitants de croyances différentes ne
16 LE TOUR DU MONDE.

se fréquentent pas, ne se connaissent même pas, la charpente osseuse est plus forte et plus grossière;
quoique souvent les villages ne soient éloignés les la taille plus élevée, les épaules plus larges; les
uns des autres que de quelques kilomètres. pommettes saillantes et la largeur de la mâchoire
Au point de vue anthropologique, les Métoualis inférieure rapprochent cette race des Mongols; mais
sont bien différents des Druses et des Maronites la forme des yeux, le nez court et bien fait les ra-

Un vieux bfétouali de Tyr. Berger de chèvres. Dessin de Pranishnikorr, d'après une photographie.

mènent au type persan. La couleur de la peau est Syrie qui ait conservé cette ancienne coiffure des Tur-
d'un bistre assez foncé, bien plus accentué que chez comans.
les autres populations de la Phénicie, dont la teinte M. Renan pense que les Métoualis sont des hom-
est souvent aussi pâle que celle des Français du sud. mes de race iranienne, peut-ètre des Kurdes trans-
Le costume des Métoualis est à peu près le même portés en Syrie à l'époque de Saladin.
que celui des autres Libanais; seulement leur tête,
toujours soigneusement rasée, est protégée par un Dr LORTET.

turban assez volumineux. G'est la seule race de la (La s~~iteà la prochaine livraison.)
LE TOU 1\ U U 1\10 [) K 17.

LA SYRIE D'AUJOURD'HUI,
DE LA FACULTE DE 11IEDECINE DE LYON,
PAR 11i. LOHTET, DOYEN

PAR nt. LE ltIINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE',


CHARGC D'UNE MISSION SCIENTIfIQUE

TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

Nous travcrsons le fleuve sur un très bcau pont en suivons le quai de l'ancien port, et nous arrivons à
d'un vieux khan l'extrémité ouest de la ville, du côté de la pleine mer
pierre nouvellement construit, près
ruiné. Ce pont n'cst formé due d'une seule arche, Entre les rochers du rivage et les constructions qui
lancée hardiment à une grande hauteur au-dessus du forment comme une espèce de rempart, se trouve
torrent. Les deux extrémités sont fortement inclinécs une pelouse remplie de chardons et de décombres de
et ne peuvent être escaladées qu'avec une certaine toute nature, au milieu desquels nous avons une
difficulté par les bêtes de somme. Non loin du sen- assez grande difficulté à trouver un emplacement
tier, on rencontre une fontaine entourée d'unc mu- convenable pour planter nos tentes. Le soir, le vent
raille. Ses eaux jouissent, auprès des habitants dc s'élève et secoue avec violence la toile qui nous pro-
-,t chaque instant de voir notre
Tyr, d'une grande réputation au point de vue dc la tè~e. Nous craignons
abri emporté par l'ouragan aussi nos moukres rou-
guérison des maladies chroniques. Nous attcignons
enfin le rivage nord dc l'isthme sablonneux (lui relie lcnt-ils de grosses pierres sur les piquets qui aS5Lljet-
la presclu'ilc à la terre ferme, et nous entrons dans tissent les cordes. La nuit se passe cependant sans
cette antique et illustre cité par la seule et unique portc eneombre, et, vers le matin, nous nous endormons
doucement bercés par le bruit des vagues qui se bri-
qui y donne actuellement accès- Cette porte, proba-
blement placée au même endroit que celle de l'an- sent régulièrement sur la falaise à quelques mètres
cienne ville, s'ouvre la base d'une large tour carrée de notre couche.
dont les substructions paraissent dater des croisés. La ville de Tyr, appelée aujourd'hui Sour par les
t
Un peu en avant se trouve une redoute en maçonne- Arabes, occupe line presqu'ile allongée parallèlement
au rivage. Anciennement, cette presqu'ile devait être
rie, élevée par les Turcs, je n'ai pu savoir dans quelle
circonstance. une ile séparée de la terre ferme par un bras de mer,
il est même
Pendant quelques minutes, nous parcourons des large de quelques centaines de mètres;
a dû ètrf) bâtie sur
ruelles étroites entre-croisées dans tous les sens, nous probable que la ville primitive
les uns aux
plusieurs ilots réunis artiiiciellement
1. Suite. Voy.l. p. 145,[G[et 177 t. XLI,p. 1- autres. L'isthme a été créé par ler soldats de l'armée
2
XLI. 1)' uv.
18 LE TOUR DU MONDE.

d'Alcxandre le Grand, et depuis celle époque les Au sud do la, ville se trouvait un autre bassin beau-
altcrrisscments dc la mer paraisscnt l'avoir beaucoup coup plus considérable que 10 premier et appelé port
élargi au nord et au sud. Aujourd'hui, dans sa partie des Égyptiens- Il était défendu par une jetée éloignée,
la plus étroite, il a encore six cents mètres de large, qui reliait les différents écueils que l'on aperçoit à la
et, à cet endroit, il présente des restes nombreux de surface des eaux, du côté de la pleine mer.
constructions datant de l'époque des croisades. Les Plusieurs archéologues ont nié l'existence de ce
flottes de Tyr pouvaient se réfugier dans deux ports môle construit à une assez grande distance de la
l'un, situé au nord, actuellement peu profond, était terre, et qui devait défendre le port des Égyptiens
contre les vents de l'ouest et les vagues de la pleine
appelé port des Sidoniens. Il est fermé en partie par
un ancien môle; à l'est, il est commandé par une mer. Par une exploration très attentive, nous avons
tour carrée dont les substructions doivent être phéni- pu nous rendre compte de la réalité de cette digue,
ciennes, et qui porte sur l'une de ses faces la trace qui s'étend très loin sous les eaux du côté du cap
d'un escalier extérieur. A l'intérieur, cette tour était Ras el-Abiad. Ce ne sont point des rochers corrodés
divisée par une voûte qui s'est effondrée il y a peu par les flots, ainsi que l'a cru un voyageur illustre,
d'années. Ce port du nord est actuellement peu pro- mais ce sont bien d'énormes masses factices, construi-
fond et ne peut plus donner asile qu'à des embarca- tes en béton et on moellons de grandeur moye;nne.
tions d'un très faible tirant d'eau. A certains endroits, on voit de vastes amoncellements

Colonnes de syénite rose d't~gypte dans les ruines de la cathédrale de Tyr. Dessin de Taylor, d'après une photographie.

de pierres de taille, et une quantité incroyable de Le moment le plus convenable pour se livrer à ces
fragments de poteries. Quelquefois les constructions explorations est entre cinq ou six heures du matin.
paraissent reposer directement sur le sol, tandis Déjà à sept heures la brise amène des rides à la sur-
qu'ailleurs elles sont élevées sur des récifs calcaires face de l'eau, qui, au contraire, est ordinairement
qui ont singulièrement facilité le travail. Le port des lizcilezcseavant le lever du soleil.
Égyptiens devait donc former un très vaste bassin, Le rivage ouest de la presqu'ile de Tyr forme une
fermé à l'ouest par la jetée factice dont nous venons falaise de quinze à vingt pieds, contre laquelle se bri-
de parler, au nord par l'isthme d'Alexandre et à l'est sent les vagues du large. Dans l'eau, au milieu des
par lc rivage; l'entrée se trouvait du côté du cap rochers, on peut compter quarante à cinquante colon-
Ras el-Abiad, dont les escarpements élevés devaient nes en marbre, en granit, ou en porphyre, couchées
le protéger très efficacement contre les vents du sud, sans ordre, au milieu d'innombrablcs débris de pote-
très violents à certaines époques dc l'annéc. Il est ries. Ces colonnes étaient très certainement encas-
souvent presque impossible d'observer convcnable- trées dans un mur d'enceinte, dont l'éboulement les
ment la disposition de ces travaux sous-marins; dans a précipitées dans la mer; leur forme et leur masse
le golfe dc Tyr, très ouvert à l'ouest, la mer est considérablc lcur ont permis dc résister, micux que
toujours agitée, et de petites vagues suffisent pour les autres matériaux, aux chocs répétés des flots.
empêcher la vision distincte, ou pour dénaturer en- Entre la falaise et les maisons de la ville se trouve
tièrement la forme des objets placés profondément. un vaste espace vide où l'on cultive quelques pieds
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 19

de cotonniers, du tabac et de l'orge. Il y a là des dé- Au sud de la ville, en partie cachées par une foule
combres de toute nature et des amoncellements pro- de constructions parasites, et englobées dans les rem-
digieux de plumes provenant des nombreux poulets parts de la ville, se voient les intéressantes ruines de
égorgés journellement pour le service des habitants. la célèbre cathédrale de Tyr. Ce monument, qui de-
Les volailles constituent une des principales bases vait être splendide, était dédié à saint Marc. Il fut
de la nourriture des Syriens aussi partout, autour construit par l'évêque Paulin, au commencement du
des villes et des villages, voit-on des monceaux de quatrième siècle, avec les fonds envoyés de Venise, et
vieilles plumes qui ne peuvent disparaitre que bien fut consacré par Eusèbe, le célèbre évêque de Césaréc.
lentement, à cause du manque de pluies et dc la sé- Si Guillaume de Tyr n'en fait point mention dans ses
chcresse de l'atmosphère. Elles résistent ainsi pen- Chroizique.c'est que cette église était toujours restée
dant un grand nombre d'années aux influences de la directement sous la dépendance du clergé vénitien.
putréfaction. Elle a soixante-dix mètres de long, sur vingt-deux

Ruines de la cathédrale da Tyr, Ol1 fut enterré Frédéric Barberousse. Dessin de Taylor, J'après une photographie.

de large. LaÕ,oûte s'est écroulée, les colonnes sont drale est un des plus vénérables monuments du
renversées et" le sol doit être recouvert de. plusieurs christianisme; un grand nombre d'hommes illustrcs
mètres de débris. L'escalier qui permettait jadis de de l'époque des croisades y ont été ensevelis. Sous
s'élever jusqu'au sommet des murailles n'existe plus. les décombres que nous fo~ilons à nos pieds, se trouve
Au milieu du parvis, on voit plusieurs superbes co- la tombe de Conrad de Montferrat, qui défendit glo-
lonnes accouplées en syénite rose d'Égypte. Elles sont rieusement la ville contre l'immcnsc arméc de Sa-
d'une dimension colossale, et 1\'1. Renan les consi- ladin, et qui périt assassiné en 1192; celle d'Ori-
dère, avec juste raison, comme faisant partie des blocs 'gène, qui fut torturé à Tyr pendant la persécution de
de pierre les plus puissants qu'ait remués l'antiquité. Decius en 249; mort peu ,de temps en 253, il
Djezzar pacha voulait les faire enlever pour en orner fut enterré dans la cathédrale. Là se trouve aussi
la mosquée de Saint-Jean-d'Acre; mais, heureuse- la tombe du terrible Barberousse, Frédéric 1er, em-
ment pour l'archéologie, ses ingénieurs turcs n'ont pereur d'Allemagne, qui se noya le 10 juin 1190
pas seulement pu les remuer sur place. Cette cathé- en traversant le Calycadnus, aujourd'hui le Sélef,
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0 LE TOUR DU MONDE.

petite rivière dc la Cilicie. Son cadavre fut d'abord ferme; mais la cité maritime nouvellement construite
transporté à Antioche, où les Allemands le firent bouil- fut inutilement lloduéc pendant cinq ans.
lir pour séparer les chairs des os. Le cerveau et les Nabuchodonosor assiégea aussi la ville durant
viscères furent ensevelis dans la cathédrale d'Antio- treize années, mais sans plus de succès. En 332,
che, devant l'autel de Saint-Pierre, tandis quc lc Alexandre le Grand resta sept mois devant Tyr pour
squelette fut porté à Tyr. nucldues historiens pcn- diriger le célèbre siège dont tout le monde connait les
sent à tort que Barberousse s'est noyé près de cette émouvantes péripéties. Les Tyriens avaient refusé au
dernière ville en passant le Nahr Kasimiyèh. Quoi héros macédononien l'entrée de leur temple sacré,
qu'il en soit, il scrait intéressant de déblayer le sol dédié à Melkarth, l'Héraclès des Grecs. De même
du parvis et de ramener au jour ces tombes illustres. que dans le sanctuaire de Jérusalem, aucun étranger
En 1874, MM. Sepp et Prutz ont commcncé dcs nc devait y pénétrer. Cette mesure de rigucur excita
fouilles qui n'ont donné aucun résultat séricux, mais la colère d'Alexandre. Ce guerl'icr prit surtout les
lanef n'a nullemcnt été débarrassée des ruines qui la matériaux pour sa jetée dans les constructions de
cachent, et les travaux de ces explorateurs paraissent t F'alcee-T~i~, et la digne qu'il éleva constitue très
avoir été faits avec bien peu de iiodiliode. On remarduc certainement l'ossature de l'isthme sablonneux actuel.
aussi dans le choeur un certain nombre de colonnes Lorsque Alexandre se rcudit maltrc de la place, il lit
en granit gris. égorger huit mille guerriers et vendit trente mille
Ce monument intércssant a été déplorablement habitants comme c~jclaves. Après sa mort, Tyr échut
maltraité et par les hommes et par le terrible trcm- eu partagc aux Sélcucides, et Antigone vint de nou-
blement de terre dc 1837. vcau l'assiéger pendant quatorze mois.
Le célèbre historien des croisades, Guillaume II, Bien des sièclcs plus tard, les croisés étaient déjà à
était archcvèquc dc Tyr en 1173. Son histoire conduit Jérusalem depuis près de vingt-cinq ans, lorsqu'ils
les évènements jusqu'en 1184; mais à cette époque, songèrent à se rendre rnaîtres de Tyr, qui, à cette
s'étant rcndu en Europe pour prccher une nouvellc
époque, était encore une ville très prospère elle était
croisade, il y mourut en 1193. On pense due Guillaumc regardée par toutes les populations musulmanes qui
de Tyr était Anglais, mais cependant le continuateur
s'y étaient réfugiées à la suite de l'envahissement de
de son histoire dit positivement qu'il était né à Jéru- la Syrie par les armées chrétiennes comme une place
salem. forte imprenable. Du côté du nord, elle était protégée
Le nombre des habitants de Tyr s'est accru consi- par une double muraille renforcée par des tuurs nom-
dérablement depuis quelqucs années. Il est actuelle- breuses l'entrée du port était défendlle par deux chà-
ment de plus de cinq mille, et la population augmen- teatix très élevés. A l'est, une triple enceinte allait
terait rapidement si l'on faisait duelques travaux d'un rivage à l'autre, accompagnée d'un fossé pro-
pour donner plus de proFoudcur au port, et surtout fond dans lequel on pouvait faire arriver les eaux de
si l'on créait des voies de communication qui font la mer. Le Il février 1124, l'armée des croisés parut
absolument défaut. La moitié des Ty riens actuels sont devant les remparts, et le 27 juin de la même année
des Méwualis; les autres des chrétiens grecs ortho- elle se rendit maitresse de la ville. Les croisés ne
doxes. C'est le grand-père du clef actuel des Mé-
pOllvaient assez admirer, dit Guillaume de Tyr, la
touulis, Tamer bey, qui reconstruisit Tyr, il y a solidité des remparts, l'élévation et la beauté des
moins d'uu si~cle, et qui attira dans sa capitale un maisons, la hauteur des tours et la sûrcté du port
certain nombre de chrétiens du Hauran et de Ras- fermé par une passe si bien défendue La ville jouis-
cheya. sait à cette époque d'une grande réputation, due à ses
Depuis cinq ans la ville exportc une assez grande verreries et à ses cultures de canne à sucre. Après la
quantité de coton, de soie, de tabac, et des pi~rres bataille de Hatlin, qui livra presque toute la Palestine
meulibrcs qui lui sont amenées à dos dc chameau, et la Syrie à Saladin, ce sultan vint à son tour assiéger
du Hauran par la valléc du Kasimiyèh. Les moincs Tyr; mais il fut forcé de se retirer après! rois mois
franciscains et les saeurs de Saint-Joseph ont des cou- d'eflorts Cependant, en rtg1, après les
vents dans l'intéricur de la ville, et la mission an- massacres de Saint-Jean-d'Acre par le sultan Melek
glaise y a fondé des écoles qui sont en pleine pros- el-Aschraf, Tyr fut abandonnée d'une façon définitive
périté. par les chrétiens, qui avaient reconnu l'impossibilité
Tyr, colonie de Sidon, a été fondée deux cent qua- de la défendre. Ils avaicnt possédé cette ville pen-
rante ans avant la construction du temple de Salomon; dant cent soixante-sept années.
à l'époque de Josué, elle passait déjà pour une ville Au dix-septième siècle, Fakhr ed-Din, l'émir des
très forte. Tout le monde connait les rapports ami- Druses, fit de grands efforts pour lui rendre son
caux qui eurent lieu entre Salomon et Hiram, roi ancienne splencieur. Mais, eu 1766, les Métoualis s'en
de Tyr, vers 960 avant J.-C. En 720, Salmanassar, emparèrent et construisirent l'enceinte actuelle, que
roi des Assyriens, à la tète d'une armée innombraJJle, les tremblements de terre ont fortement endom-
ravagea la P'hénicie et s'empara de Palcea-7'~r, c'est- magée.
à-dire de l'ancieune Tyr qui était bàtie sur la terie Que de ruines doivent recouvrir le sol primitif de
22 LE TOUR DU MONDE.

ce rocher Que de sang humain a inondé les rues notre séjour une douzaine de grosses barques desti-
de cette cité illustre qui a été une des premières du nées au Cabotage étaient ancrées dans le port. Les
monde ancien à défendre l'indépendance des munici- progrès sont sérip.ux depuis l'époque où Volney ne
palités contre le despotisme centralisateur
et sanjui- comptait que quelques familles dans la ville. Mais la
naire des vieilles monarchies asiatiques! Honneur à fertilité de son territoire est telle, qu'il serait extrê-
ces petites confédérations de Tyr, de Sidon, d'Aradus mement facile à une administration intelligente et
et de la Gr[)ce, dai par leur résistance courageuse et surtout intègre d'y ramener la prospérité et la ri-
chesse. Les rues sont étroites et mal entretenues;
opiniàtre ont arrêté ces flots terribles des populations
serviles et abruties de la Perse et de la Mésopotamie, les maisons, de forme cubidue, sont recouvertes de
et qui ont permis aux races méditerranéennes d'at- terrasses en terre battue. Dans beaucoup de cours se
teindre cette civilisation supérieure pour laquelle elles dressent de beaux groupes de palmiers, qui élèvent
semblent prédestinées! gracieusement leurs verts panaches au-dessus des
blanches constructions de la ville.
Malgré tout ce qu'ont pu en dire les voyageurs
La fontaine qui est située près de la porte est appelée
récents, Tyr a l'aspect moins misérable clu'on pourrait
le croire. Des maisons nouvelles se bâtissent en grand puits de Hiram. Ce réservoir, placé dans une vieille
nombre, et les anciennes sont réparées; la campagne tour, n'est profond que de deux à trois pieds. Les
circonvoisine est parfaitement cultivée, et pendant eaux, d'une provenance inconnue, lui sont amenées par

Moulin. sur le Ras el-Ain- Dessin de Taylor, d'après line photographie.

des canaux souterrains, peut-être par une dérivation extrêmement communs, non seulement sur toute
des belles sources de Ras el-Ain? Près de ce puits on la côte, mais même dans le port, et nous ne pouvons
voit sans 'cesse des groupes charmants de femmes et nous étonner que d'une chose, c'est que certains na-
de jeunes filles qui viennent puiser l'eau nécessaire turalistes distingués n'aient pas pu les retrouver. Les
aux besoins de la ville. gamins de Tyr savent encore aujourd'hui parfaitement
Du côté sud de l'isthme, non loin des jardins, se bien teindre des raies de pourpre sur des chiffons de
lève encore une ancienne tour bâtie par les croisés. laine. Ils fixent la couleur avec un peu de carbonate
Elle est construite avec soin, et les pierres des mu- de soude et du jus de citron. Avec ces guenilles colo-
dont ils se servent
railles, parfaitement assemblées, sont taillées en bos- rées, ils se font de petits drapeaux
de nos
sage. Elle s'appelle Bordj el-Mogharbé. Non loin de lorsqu'ils jouent aux soldats comme les enfants
de
là, sur le rivage, on trouve des quantités de débris pays.
verres diversement colorés et roulés en galets par A l'ouest de la ville, à deux kilomètres et demi,
les vagues. Il y avait évidemment à cette place des une colline rocheuse, appelée Tell el-Maschouk, do-
v~rreries importantes. On trouve aussi dans différents mine la plaine et les jardins environnants. Le som-
endroits de grands dépÔts de lllure~ ti-unezilus, sem- met a été taillé en plate-forme et porte un petit wely
blables à ceux de Sidon. Ces coquilles, toutes plus à deux coupoles, dans lequel on montre le cercueil
ou moins brisées, proviennent très certainement des d'un saint musulman. C'est sur ce tertre que devait
résidus des teintureries. Les bluz~ex à pourpre sont très certainement s'élever le temple de la Tyr con-
LA SYRIE D'AUJOUnD'HUL 23

tinentale, dédié à Melkarth ou Héraclès. Les mots sources de Ras appelées puits de Salomon.
de Tell el-1Vlaschouk veulent en effet dire la colline AÚlour de la coUine on trouve de nornbr,:m sarèo-
de la bien aimée. M. Movers, le ccl~brc historien plagcs, des débris de colo'nncs et d'énormes stalag-
des Phéniciens, croit ilu'il y avait là aussi un sanc- miles de tuf. En suivant la ligne du e,1nal, on arrive
tuaire consacré à Astarté, il laquelle Héraclès avait en une heure, en traversant les champs et les jar-
offert une tunique teinte pour la première fois avec dins, aux fontaines abondantes qui servaient à abreu-
la pourpre tyrienne. De nos jours encore, à certaines ver l'ancienne Tyr. Les mots de Ras el-Ain véulent
époques de l'année, les enfants de la ville se rendent dire la tète de la source ou du canal. Ces fontaines
en procession à Tell el-Maschouk, en portant à l'ex- se trouvent dans la plaine, à quelques centaines de
trémité de petits bâtons des lambeaux d'étoŒes rougis mètres du rivage. L'eau, qui est d'une très g,rande
avec le sang des murex. limpidité, jaillit de terre avec violence, et, pour
C'est sur ce monticule qu'aboutissaient les aque- l'élever jusqu'au niveau des aqueducs, les anciens
ducs qui amenaient à Tyr les eaux des célèbres l'ont emprisonnée dans d'épaisses murailles hautes

Tyr. Porteur d'eau. Dessin Je Prarisliiiikoff, d'après une photographie,

de quinze à vingt pieds. Il y a deux de ces puits arlé-I très anciennes, sont de véritables puits artésiens
sicns très rapprochés l'un de le troisième et naturels dont l'eau provient des liauteurs du Liban.
le plus important, de forme octogonale, est placé à La disposition des couches que présentent les mon-
une certaine distance. Il est mis en communication tagnes environnantes démontre la chose avec la
avec le sol par une rampe inclinée sur laquelle on plus grande évidence. Ces puits ne sont pas factices,
peut faire montcr les do somme. L'eau atteint le ce sont des ouvertures naturelles à travers lesquelles
bord de la muraille et bouillonne avec force, une partie l'eau d'une nappe inférieure, soumise à une fortc
retombe en faisant tourncr les roucs d'un moulin, le pression, s'cst fait jour avec une grande énergie,
reste se perd dans la plaine et forme un ruisseau qui Mais les anciens Phéniciens ont très certainement
se jette bientôt dans la mer. Il y a encore un qua- 'régularisé ces ouvertures, et les ont garnies de ces
trième réservoir, mais beaucoup moins considérable. gaines en maçonnerie destinées à élever les eaux
La profondeur du plus grand des bassins, que nous de plusieurs mètres au-dessus de la plaine envi-
avons mesuré avec soin, atteint vingt-huit mètrcs. ronnante- Autour de ces sources, il y a une véritable
Ces fontaines, dont les murailles sont évidcmment fortt d'arhf(: et d'arbrisscaax, des figuiers magnift-
2l¡, LE TOUR DU MONDE.

lit'cl"?bus de passcreau de la taille d'un pinson, d'un beau jaunc-


ques, dc grands sycomores et de gigantesques
Pu.lnmi-Chrisli qui atteignent la dimension de véri- serin avec les ailcs fauvcs ct la têtc noire. Cet oiseau,
tables arbres. Les aqueducs en ruine, couverts dc pcu sauvage, entonne son refrain dès qu'il nous aper-
l'eau en quim- çoit. La femelle, beaucoup moins richement colorée,
plantes parasites, laissent échapper de
reste silencieuse et couve sur le nid placé à la base
tité, et ces ruisselcts déposent partout de magnifiques
stalactites recouvertes d'énormes touffes de capillaires du buisson, au sommet duquel lc mac vicnt sc per.-
dcs cher avec tant de grâce. Les œufs, au nombre de
(Adia.ntl~urn ca.pillus vecceris). La température
bassins est de plus de vingt degrés, et dans ces eaux huit, sont colorés en bleu de ciel et couverts de ta-
de petitcs tor- ches rougeâtres. Un aulre oiseau charmant se montre
presque tièdes, on trouve des quantités
tues aquatiques (L'nn~s caspica) et de beaux poissons aussi en grande quantité dans les c1¡amps: c'est l'a-
louette huppée (Ga.lenitcc cri~tata), qui semble aimer
(Cahoéta Da~iznscena.). Ces sources remarquables
avaient déjà- été paifaitement décrites par Guillaume et recherchcr lc voisinage de l'hommc; dès qu'ellc
de Tyr. nous aperçoit, cheminant à travcrs les blés,-ellc arrive
Sur les buissons épiueux de la plaine, de jolis oi- en voletant sur les bords du sentier et se place pres-
seaux chant en très agréablemen en se perchant tou- que sous les pieds des chevaux. Pour nous accom-
jours à l'extrémité de la plus haute branche;
c'est pagner, elle est obligée de courir rapidement au devant
de nous, tout en répétant son refrain très harmonieux,
l'Cushi:,a melanocel~l~ala ou 7~oi des orlolcens, espèce

lvabr-Hiram ou tombeau de Hiram, près de Tyr. Dessin de Ta3 tuf, d'aprè:; une pholographie.

et en dressant de la façon la plus comique la huppe sions considérables. La plus grande partie de ce pro-
duit est exportée à Damiette.
élégante qu'elle porte sur la tète. Puis, lorsqu'elle a
satisfait sa curiosité et sa coquetterie, elle s'envole un Le long de la route qui mène à Kabr Hiram, le sar-
peu plus loin pour recommencer bientÔt l'agréable cophage dc Hiram, on voit une multitude de tombes,
chanson qui nous a si souvent égayés pendant nos les unes disposées à ciel ouvert, les autres souter-
longues chevauchées dans les régions désertes de la raines, probablement placées dans des caveaux dont
Palestine. la plupart, en s'effondrant, ont produit à la surface
En revenant à Tyr par Neby-1Vlaschollk, nous jouis- du sol des crevasses profondes et des entonnoirs d'une
sons d'une vue des plus intéressantes sur la ville et forme particulière. Il y aurait là des fouilles très in-
sur la côte que l'on domine à une très grande distance téressantes à faire, car, à cause de ces éboulements, la
être violées. Si les cir-
au nord comme au sud. Le sommet de la colline a plupart des hypogées n'ont pu
constances nous le permettent, nous nous promettons
été, d'après M. Renan, le site d'un temple consacré à
Hercules Aslroclailo~a. Il était le centre d'une vastee de revenir pour explorer cette cité des morts, qui
nécropole de l'ancienne cité phénicienne; on ne voit doit encore renfermer d'immenses richesses archéolo-
aux alentours que sarcophages et hypogées. giques.
Dans les environs de Tyr on cultive une grande Au milieu des champs, à deux heures de Tyr, on
en- rencontre un des, monuments les plus curieux de la
qua.ntité de tabac; des champs immenses sont
semencés de cette plante, qui atteint ici des dimen- Syrie c'est un énorme sarcophage en pierre calcaire,
Puits de Hiram Dessin de E. RODja!, d'après des pùotograpfues.
Tyr, (voy. p. 22).
23 LE TOUR DU MONDE.

supporté par un piédestal élevé, formé par plusieurs autre monticule, sur lequel on voit des débris de mu-
assises admirablement ajustées. Ce tombeau, visible à railles qui sont .regardées par M. Renan comme les
une très grande distance, est connu parmi les popu- restes d'une forteresse phé'nicienne. C'est sur le pla-
lations environnantes sous le nom de Kabr Hiram. teau supérieur de cette élévation que nos tentes sont
Le sarcophage a douze pieds de longueur, six de lar- dressées an milieu des figuiers et des oliviers, A cette
geur et de hauteur; le couvercle, épais d'un mètre, hauteur nous jouissons d'une vue très étendue, eL la
est encore en place, mais à l'une des extrémités on Il température, beaucoup plus modérée qu'à Tyr, nous
pratiqué une ouverture par laquelle la tombe a été permet de respirer à pleins poumons un air plus
violée. Le piédestal est formé de trois rangées de vipifiant et plus pur.
pierres de la même roche que celle qui forme' le mo- Les habitants du village, tous Métoualis réputés
nument. Ces blocs sont de dimensions considérables, féroces, ne tardent pas à s'apprivoiser, et le fils du
et l'un d'eux mesure près de neuf pieds de longueur. cheik vient bientÔt lui-mème nous faire ses offres de
Ce monument présente tous les caractères d'une an- service pour les fouilles que nous devons entre-
tiquité reculée, mais il n'y a cependant aucune rai- prendre. Au bout de quelques jours nous sommes les
son sérieuse de l'attribuer à Hiram, le célèbre roi meilleurs amis du monde, et les malades accourent
allié de Salomon. C'est une légende d'origine toute en foule pour me consulter. Leur embarras est ce-
moderne, semblable à tant d'autres qui prennent pendant considérable lorsqu'il faut me donner la main
naissance dans les affirmations souvent intéressées pour que je puisse leur tàter le pouls. Ils nc le font
des moines et des drogmans, ou dans l'ignorance évidemment qu'avec la plus grande répugnance; ils
des populations musulmanes les voyageurs ne font ont horreur de toucher directement les remèdes que
du reste aucune mention de ce sarcophage avant l'an- je leur donne, et, pour préserver jusqu'à un certain
née 1833. A la base du monument, les fouilles de point leur main de ce contact impur, ils ne les re-
M. Renan ont mis au jour un escalier taillé oblique- çoivcnt que dans un pan de leur robe. La fièvre inter-
ment dans le rocher, aboutissant à un caveau placé mittente et les affections oculaires sont les maladies
presque sous le mausolée et recouvert d'un parement qui prédominent. Elles sont causées surtout par les
en cailloutis qui parait beaucoup plus moderne. Dans mauvaises conditions hygiéniques auxquelles ces
les champs environnants, on trouve une quantité de
pauvres gens sont soumis dans les miséraules huttes
sarcophag3s et des débris d'habitations rurales, des où l'air est facilement vicié par suite d'une ventilation
auges, des pressoirs, des meules, etc., qui indiquent tout à fait insuffisante. Le fils du cheik, jeune homme
qu'à cet endroit devait se trouver un village antique superbe, aux yeux bleus d'une douceur extrême, est
important ou du moins des fermes nombreuses. venu me chercher pour voir une de ses filles atteinte
A trois cents mètres environ de Kabr Hiram, se de méningite tuberculeuse. J'ai pu ainsi examiner à
voient les ruines d'une petite église byzantine, con- loisir l'intérieur de sa demeure les pièces sont toutes
struite très probablement en 574 après J. C., décou- voütées, blanchies à la chaux, tenues très propre-
verte par les travaux de la Mission française en Phé- ment, mais ne reçoivent l'air et la lumière que par la
nicie. Une très belle mosaïque, qui formait le seuil porte; la terre battue forme le sol, et dans un coin de
de ce sanctuaire dédié à saint Christophe, a été en- la pièce principale se trouve un fourneau très primi-
voyée au musée du Louvre. tif, construit en terre glaise et servant à faire cuire
Des puits de Salomon, nous suivons le ruisseau, et les aliments avec du charbon de bois. Contre une des
traversons le Nahr Ras el-Ain près d'un pont romain parois, un divall en terre, élevé seulement de quelques
assez bien conservé, appelé par les Arabes Djesr pouces et recouvert de nattes, sert de siège d'lion-
el-Maksour. Cette plaine de Tyr est admirable il neur pour les maîtres de la maison et pour les étrari-
droite, il y a de belles fermes qui appartiennent à gers de distinction. C' es là que se trouve la peti Le
un pacha turc; à gauche, les sables du rivage parse- malade, langée étroitement dans un des berceaux que
més de bouquets de plantes odoriférantes se confon- j'ai décrits et figurés plus haut. La jeune femme, ac-
dent dans le lointain avec l'isthme d'Alexandre, tan-
croupie à côté de son ellfant, s'efforce en vain de lui
dis que la ville se détache en blanc sur l'azur d'une faire prendre le sein. Le mal était évidemment sans
mer qui, à cette époque de l'année, n'est remède. Le lendemain on vint me chercher à la
presque ja-
mais troublée par les vents ou les orages. hàte: l'enfant venait de mourir. La pauvre mère, jeune
Avant de quitter Tyr, nous nous étions promis encore et fort belle, avait quitté son voile; ses vète-
d'explorer à fond le pays environnant, si intéressant ments étaient entièrement bleus; son front, ses lèvres,
au point de vue archéologique et anthropologique; le dos de la main et les avant-bras étaient élégam-
aussi nous décidons-nous à planter nos tentes en ment tatoués avec de l'indigo, les angles et la paume
pleines montagnes, près de Hanaouèh. Ce petit village de la main étaient teints eu jaune par le henné. Elle
de quatre cents habitants est placé au sommet d'une restait immobile, accroupie auprès du berceau; muette
colline de deux cent quarante-cinq mètres d'altitude, et sans pleurs, elle ressemblait à la statue vivante de
non loin de la route qui mène à Tibnin. En face de la douleur.
Hanaouèh, de l'autre côté du chemin, se trouve un Quelques jours après, je vais visiter le cheik, ma-
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 27

Il est en- ments sur, le peuple métouali, sur ses origines, sa


gnifiquc vieillard à grande barbe argentée. egtrêmement
tièrement vêtu de blanc, et sa tète superbc es protégée religion et ses coutumes. Cet homme,
me
doré. Il mc faitt intelligent et d'une instruction très supérieure,.
par un riche keffiè en soie d'un jaune
asseoir à côté de lui sur des nattes rccouvertcs de tapis. répond avec une grande bienveillance mais, voyant
ses explica-
Nous sommes accroupis entre deux fenètres, dans que mon drogman dénature quelquefois
d'une
l'angle d'une vaste salle, contre les murs
de laquelle tions, il prend son encrier et son roseau, et
me
se trouvent une trentaine de jeuncs gens auxquels le magnifique écriture, fine et très ferme encore,
maitre enseigne les doctrines élevées de la religion. transmet ce qui suit sur l'histoire et l'origine des
Ces disciples, âgés pour la plupart de quinze à seize Métoualis
Ils ont « En l'année 1297 de l'hégire, le savant docteur
ans, paraissent fort attentifs et respectueux. de sa pré-
tous sur les genoux de gros Corans, dont quelques- Lortet, accompagné de sa femme, a honoré
uns sont des manuscrits d'une grande beauté, sence notre village, situé dans le pays de Sour cn
e u avec lui
Après les politesses et les compliments d'usage,
le Syrie. Lorsqu'il a visité notre école, j'ai
vieillard s'excuse auprès de moi de ne pouvoir m'of- une conversation pendant laquelle il m'a fait plusieurs
de Schià (des Schiites).
frir le café. Sa religion, me dit-il, lui défend de questions touchant la religion
Je profite de Il m'a demandé à quelle époque elle a-été implantée
prendre des aliments avec un étranger.
cette conversation pour lui demander des renseigne- dans ce pays. Suivant son désir, je lui fais ce court

de Djesr el-blaksour sur le Ras el-Ain. Dessin de Taylor, d'après une pholographle
Pont

Sar-
résumé de notre histoire pour qu'il puisse l'emporter Tyr et Sidon, dans le petit port de mer appelé
avec lui. fend où Abi Zarr s'installa. Dans ce village
« Le Schiâ, rite principal de l'Islam, a été fondé par on lui éleva un mausolée qui existe encore aujourd'hui
Ali et par son fils. Ali est le cousin de Mahomet le et qui est encore le but de nombreux pèlerinages. Ce
monument est situé au nord, sur le point le plus élevé
prophète, il a été son ministre et son conseiller pen-
dant sa vie; après sa mort il a.été son exécuteur tes- de la ville.
tamentaire. Il était l'époux de Fathmâ el-Zahara, Abi Zarr, qui était un des amis 'intimes d'Ali,
les habitants de
mère de el-Hassan Ouehoussein. Les descendants du parvint à faire aimer ce' saint par
Le la contrée. Lorsque cette propagande religieuse fut
prophète proviennent tous de ce fils de Fathmâ.
khalifat n'échut à el-Hassan qu'après trois des com- connue du Maownia de Damas, Abi Zarr fut renvoyé en
Arabie. Osman lui assigna pour demeure le village
pagnons du prophète; il n'est donc par conséquent que
le quatrième khalife de l'Islam. La religion de Schiâ. d'El-Rhabza, situé entre la MeccIue et Médine. C'est
n'a commencé dans ce pays qu'à l'arrivée d'Abi Zarr, là qu'il est mort.
ami du prophète, à l'époque du règne du troisième « Tels ont été les débuts de la religion de Schià dans
khalife Osman Ebn Affan à Médine et de son inten- le pays des Métoualis, douze ans environ après la mort
dant le Maownia de Damas. Osman s'étant brouillé du prophète. Schià veut dire propagande cette reli-
avec Abi Zarr, l'envoya à Damas auprès de son inten- gion a été ainsi appelée parce qu'elle a propagé le
dant. Celui-ci le fit habiter dans notre pays, entre nom et les doctrines d'.Ali. Les Métoualis sont ainsi
28 LE TOUR DU MONDE.
nommés parce qu'ils on pris Ali pour chef direct. » Ion est de sept mille pics carrés. Le
pic équivaut
Je traduis littéralement cette pièce curieuse à plus à soixante-quinze centimètres, ce
qui met le domon
d'un titre et qui peut éclaircir jusqu'à à quatre mille mètres carrés.
un certain point
l'origine de ce peuple si dilTérent des autres races Outre cet impôt, qui, en théorie, ne parait
pas très
qui habitent la Syrie. C'est à l'anthropologie de nous exagéré, le villagcois paye la dïme. La dime doit
dire à présent si cette population est réellement au- être acquittée en nature, mais l'habitant des
campa-
tochtone, ou bien si elle a été amenée des bords du gnes peut la racheter avec de l'argent si cela lui con-
golfe Persique par quelques-uns des terribles sultans vient. 'Le gouvernement turc, depuis
qu'il ne peut
du moyen age, après l'expulsion des croisés. Avant absolument plus boucler son budget a chercln à
cette époque il n'en est jamais question. M. Renan vendre à des parliculicrs une certaine
quantité dc
pense que les Métoualis ont d'ailleurs un caractère terres arables. 1\lais cette vente
n'est, en quelque
historique si particulier, qu'il est impossible de mé- sorte, que fictive et nullcment rassurante pour les
connaitre leur provenance des pays où domina l'in- acheteurs. L'administration ne donne pas à ces
fluence de la Perse.
pseudo-acqttéreurs un véritable titre de propriété,
Ce caractère, c'est le Schiisme, non pas seulemenl mais il leur remet seulement un
permis de cultiver,
ce profond respect pour Ali qu'on peut trouver dans ce qui lui laisse toujours la
possibilité de reprendre
tous les pays musulmans, milis le Selilisme absolu, d'une main ce qu'il semble donner de l'autre. Dans
tel qu'il existe en Perse, avec la haine contre les ces cas-là, le paysan est
obligé de demander une au-
Arabes et les Sunnites qui ont tué Ali, haine que les torisation chaque fois qu'il veut élever une construc-
Sunnites leur rendent amplement. tion ou planter un arbre, car
planter ou bâtir serait
Les Métoualis sont vivement persécutés par les faire acte d'un droit de
propriété qui n'existe pas.
Turcs et sont sous la protection, bien peu efficace, Cette mesure inique est la cause qui fait
des consuls de Perse en Turquie. Quand on entre qu'on ne
plante plus d'arbres en Syrie.
dans leurs maisons, on les trouve couvertes d'images, Les terrains collectifs qui appartiennent en bloc
ce qui est aussi opposé que possible à l'esprit sun- aux villages se distribuent par
nite. Ces images sont avant tout, le parcclles, toutes les
portrait du années, et pour que certains habitants ne soient pas fa-
schah de Perse, puis des scènes du roman persan de vorisés au détriment des autres, on a
toujours soin, si
Joseph et de Zuleïkha, du schah Nameh, etc.; enfin les champs ne sont pas d'une égale
valeur, de donner
beaucoup se regardent comme des Persans déportés à chaque cultivateur une étendue de terre fertile et
en Syrie (Renan, int lill.~ 1880). une plus ou moins stérile.
L'instruction est très répandue chez les Métoualis; Commc on le voit, les impôts paraissent assez
à Hanaouèh, pctit village de deux cents âmes à équi-
peine, tablement distribués, du moins en théorie. Mais, en
il y a non seulement une école primaire où se ren-
Turquie, il y a loin de l'édit à l'exécution, et c'est à
dent tous les enfants mâles, mais encore une école la pratique qu'il faut juger ce
peuple, resté absolu-
supérieure qui est très fréquentée, ainsi que je l'ai mûrit sauvage, quoi qu'on veuille bien en
dire, et vé-
dit plus haut. ritable fléau pour tous ceux qui sont soumis à son
Les malheureux Métoualis, de même que toutes les joug
abominable. La plupart du temps surtout dans les
autres races voisines, sont absolument ruinés
par des endroits éloignés de la côte, lorsqu'il est sûr de ne
impùts écrasants perçus le plus souvent avec une fé- pouvoir être observé par un Européen, le dimeur qui
rocité révoltante. Ces populations sont cependant doit rapidement faire fortune et rendre à courte
actives et intelligentes, et produiraient des richesses échéance l'énorme somme qu'il a
payée au pacha potii
considérables si elles étaient suffisamment protégées entrer en jouissance de sa charge, percevra, au lieu
contre la rapacité abominable des Turcs. Le culti- de la- dime, quinze, vingt, quarante,
cinquante pour
vateur, en Syrie, doit payer légalement un premier cent. Puis, en plus, il force le
paysan à payer les
impÔt appelé le t~engo. Le vergo d'aujourd'hui, mais fruits qu'il a pu cultiver, les raisins de sa vignc et
sur le papier seulement, est diminué de moitié. Il les pieds de tabac qu'il rencontre sur sa terre. Le
constitue une redevancc annuelle-
que les habitants fellah, qui généralcment n'a pas d'argent monnayé,
payent au propriétaire du sol, c'est-à.-dire au gouver- est obligé de se libérer de ce nouvel impôt avec
nement. D'après les firmans proclamés solennellement une partie de sa récolte, qui se trouvé ainsi souvent
à Constantinople pour être réédités à grand bruit réduite à presque rien. On ne lui laisse que juste de
par
certains grands journaux français et anglais honteu-
quoi ne pas mourir de faim, et 'bien souvent, comme
semcut soudoyés par la Porte Ottomane, le vergo ne en 1879, lorsque le rendcmeut est médiocre, on ne
doit ètre que de cinq piastres par mesure de blé
ap- donne pas mêmcaux malheureuxagriculteurs la quan-
pelée szzud. Le mud vaut un dcmi-keylé de Constan- tité de blé nécessaire à leur subsistance. Le paysan est
tinople, et équivaut en poids à euviron treize kilo- alors obligé d'emprunter à un taux exorbitant, deux
grammes. Cette redevance est donc payée pour chaque cents ou trois cents pour cent, afin d'acheter de la
étendue de tl:ITe qui peut prendre trcizc semence. Il ne peut rendre cet argent si la nouvelle
kilogrammes
de semence. Cet espace dc terre
qu'on appelle un do- récoltc est mauvaise: si elle est bonne, il est volé
nfelheui et Metoualis de Honaouéh, Dessin de E- lier, d'opre. des phologl'a~IÜes.
Le drogman (àla-rollile)
30 LE TOUR DU MONDE.

plus indignement encore par le dîmeur, et les usuriers 'i'okaniquc située sur les rivages orientaux du lac de
et les créanciers consomment sa ruine au hout de Galilée et de la mer Morte, les fellahs sont bien fer-
dcur ou trois ans. Les campagnards sont obligés miers du gouvernement, mais l'autorité des Turcs est
alors pour se nourrir, ainsi que nous l'avons vu en plus nominale que réelle aussi l'impôt ne peut pres-
1880, de manger des racines, des herbes sauvages, que jamais être régulièrcment perçu.
et ils périssent de faim par milliers, surtout les femmes Nos malheureux amis de Hanaouèh sont dans une
et les enfants, dans ce beau pays, un des plus fertiles misère excessive aussi les rendons-nous fort heureux
du monde lorsque nous leur annonçons que nous allons tenter
Tel est l'état misérable des cultivateurs en Syrie. quelques fouilles dans les environs de la citadelle sur
Le Turc, dans son agonie, tue ainsi la poule aux laquelle nous sommes campés. Une trentaine d'hom-
œufs d'or, et ne fait qu'un monceau de ruines, qu'une mes font une large et profondc tranchée à la base des
terre sans arbres et sans fruits, d'une contrée qui murailles, près des rochers dans lesquels nous avons
pourrait être une des plus productives du globe. Il reconnu la présence de plusieurs hypogées. Ces tra-
n'est que temps que l'Europe intervienne vigoureu- vaux durent plusieurs jours, mais dans cet endroit le
sement pour ramener à l'ordre ces tribus de bandits; succès ne cOllronne pas nos efforts. Nous ne trouvons
elle a le droit, et je dirai plus, le devoir de protéger que des poteries, des verreries, des fragments de sar-
ces paisiblcs et aimables populations qui seront pour cophagcs en plomb et des rrânes. Nous ~lirigeons
elle, et surtout pour la France, une source sérieuse alors nos etforts vers les nombreuses grottes funé-
de richesse et de puissance. raires creusées dans les collines au sud et au sud-
Dans le Hauran, l'ancien pays de Woab, contrée ouest dc Hanaouèh, et là nous avons la bonne fortune

Fragment d'un sarcophage en plomb. de Hanaouèh,


Nécropole près de Tyr (voy. p. 32). Dessin de Ch. Goutzwiller, J'après une photographie.

de rencontrer trois sarcophages en pierre, d'autres dis, pourvus de rigoles latérales, entourés de pierres
en plomb d'un très beau travail, et des lampes funé- placées debout, et que M. Renan appelle des pres-
raires d'un grand intérêt. Malheureusement presque soirs ou des moulins à huile.
toutes ces tombes ont été fouillées dans l'antiquité, Les oliviers ont-ils jamais pu être cultivés dans ce
et nous ne pouvons que glaner parmi les restes ou- désert sans terre? Cela est peut-ètre possible, et leur
bliés par les premiers violateurs. destruction provient probablement du détestable ré-
Non loin de Hanaouèh, sur les flancs du profond gime économique des Turcs. Mais ce qu'on ne peut
et sauvage ~Vady Akkab, nous avons la joie de faire
expliquer, ce sont ces vastes cimetières qui occupent
une découverte des plus intéressantes. Ce ravin est une étendue considérable, quoique très éloignés de
creusé dans un plateau pierreux très singulier. La Tyr, et ces ruines attestant l'existence d'une autre
roche calcaire fortement corrodée par les agents ville plus rapprochée.
atmosphériques est mise à nu presque partout. Il Le ravin dont nous avons parlé est de plus en plus
n'y a pas un seul arbre en vue; les plantes ligneuses, sauvage à mesure qu'on se rapproche de Kana et de
parmi lesquelles on reconnait le Poleriu.~n spinosona ,Khureihèh. A beaucoup d'endroits les rochers ont été
et plusieurs espèces dc Salvict, servent seulcs de taillés verticalement, et à la surface de ces murs
nourriture à quelques rares troupeaux de chèvres abrupts on trouve un des plus singuliers vestiges de
noires qui viennent en cc lieu aride et désolé chercher l'art phénicien qu'il nous ait été permis de contempler.
une maigre pitance. Partout le rocher a été entaillé Il y a là une longue série de petites statues et de stèles
pour creuser des hypogées et des fours à cercueils. funéraires taillées en ronde bosse dans le calcaire du
On trouve de tous les côtés ces trous carrés ou arron- sol. Ces statuettes ont de quatre-vingts centimètres à
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 31

un mètre de hauteur. Elles ont un caractère archaïque larges' de six, épais de cinq, formant une roche rou-
des plus prononcés; leurcorps est souvent terminé en geâtre, excessivement dure et offrant une _'résistance
pilastre quadrangulaire, ou par une large robe as- prcsdue invinciblc aux marteaux dont 'nous dispo-
syrienne fermée du côté gauche. Les yeux sont vus sons. Cette masse est formée d'un conglomérat, ou
de face, tandis que la plupart du temps les figures plutôt d'une brèche, renfermant des myriades de
sont tournées de profil. Dans les angles saillants du silex taillés et de nombreux framents d'os et dé
rocher on voit plusieurs tètes qui ne manquent pas dents. Autour de nous, le sol est jonché d'unc qùan-'
d'un certain caractère. tité considérable de, silex grossièrement travaillés,
Nous pratiquons -des fouilles à la base de ces parmi lesquels nous reconnaissons les pointes et les
bizarres sculptures, mais nous ne trouvons rien qui racloirs du type dit rnoacslierien. La brèche, qui parait
puisse en expliquer la destinat~ion ou en préciser la s'cufoncer profondément en terre, se montre de nou-
date. Dans le voisinage immédiat, à quelques mètress veau à la surface du sol à quelques mètres plus bas.
de distance, nous faisons une autre découverte bien Ces gros blocs, isolés de toute part du calcaire envi-
autrement intéressante. ronnant, sont pétris dc silex ct d'ossemenls. Les silex
Au pied d'une muraille calcaire taillée à pic, et sont jaunes ou noirs et d'un très bcau grain; ils sont
haute de quatre mètres environ, nous remarquons quelquefois mis à nu par l'ablation qui résulte de l'ac-
d'énormes, blocs' dépassant le sol de trois mètres, tion des agents atmosphériques, mais il est abso-

Rochers sculptés à Hanaouèh, près de Tyr. Dessin de Taylor, d'oprès une photographie.

lument impossible de les détacher de leur gangue 1 C'est la seule manière d'cxpliquer comment elle se
ils se brisent plutôt que de se séparer du ciment trouve ainsi disposée, en énormes rognons, sur les
catraordinairement dur qui les environne. Les l'arcs flancs abrupts d'une vallée profonde de cinquante
fragments de dents, que nous parvenons à grand'- mètres.
peine à extraire, peuvent se rapporter aux genres Les fouilles que nous avons exécutées à la base des
C~rvus, Ccd~rczou Ibe~, L'qzzus et Bos. Les os brisés rochers sculptés ne nous ont rien appris sur leur ori-
en parcelles sont absolument indéterminables. gine nous ne pensons cependant pas que ces travaux
Cette station humaine paraît dater de l'antiquité la soient l'œuvre des hommes de l'âge de la pierre, mais
plus reculée. Les silex nous présentent une forme très nous avons tenu à faire constater que dans cet espace
archaïque, bien différente de ceux que nous avons de terrain très limité on peut voir les restes des in-
trouvés au Nahr el-Retb, et une très longue série de dustries de trois races qui ont successivement habité
siècles a seule pu donner à ces débris de cuisine la le pays 10les hommes dont nous venons de décrire
dureté du porphyre le plus compact. Nous pensons les instruments et les débris de cuisine ;2' les proto-
que ce magma a dû se former dans une caverne dont Phéniciens, qui ont probablement sculpté les bas-
le toit et les parois auront été enlevés par les anciens reliefs et les figures archaïques; 3' les Phéniciens
Phéniciens, auteurs des grossières figures que j'ai des époques historiques, qui ont crcusé sur tous les
signalées plus haut. La brèche, trop résistante pour rochers environnants les hypogées, les pressoirs et les
être travaillée, aura été respectée par les ouvriers. moulins à huile si savamment décrits par M. Renan.
32 LE TOUR DU MONDE.

Lo type métouali d'Hanaouèh est remarquablement mités de très élégants cordons dessinant dc s torsadcs
bean et intelligent. Je constate avec étonnement ou des losanges cntrcmêlés de guirlandes ornécs dc
qu'il y a un assez grand nombre d'enfants blonds, feuilles de vigne et de raisins. D'autres fois, ce sont
dont les cheveux, teints en jaune rougeâtre avec des de longues tresses form~es par des rameaux de laurier
décoctions de henné, ont exactement lacouleur de ceux pourvus de feuilles et de fruits. Au centre des losanges
de la plupart des terres cuites de Tanagra et de se trouvent en général des groupes de petits amours,
l'Asie Mineure; et dans les anglcs des lions supcrbcment dessinés,
Les sarcophages en plomb que nous avons trou- des têtes de taureaux ou des sphinx féminins au type
vés sont extr8mément remarquables. Tous portent égyptien le plus pur, tenant à la main une amphore
en relief des ornemcnts dessinés avec beaucoup de semblable à celles due nous avons retrouvécs dans les
goùt les uns sont de l'art grec le plus pur, les autres tombes voisines; sur les parties centrales des parois,
retracent des ornements qui sont presque de l'époque des tètes de Méduse lèvent les yeux au ciel et semblcnt
de la Renaissance ou même de Louis XV. Ces trou- exprimer une profonde douleur. Ces découvertes nous
vailles bouleversent toutes les idées acceptées jusqu'à apprennent combien l'art grec s'était développé en
ce jour, et constituent un véritable problème artis- Syrie, puisque même les simplcs plombiers, à ces
tique et archéologique. époques reculées, savaient composer et exécuter des
La plupart portent sur les faces et sur les extré- œuvres si remarquables avec un métal aussi ingrat.

Fragment d'un sarcophage eu plomb. Nécropole de Hauaouèh, près de Tyr. Dessin de Ch. Goutzwiller, d'aprèg une pbotogra:¡h]('.

Ces plombs sont en général renfermés dans un sarco- fortement barbne; la bouche, largement ouverte, sert
phage en pierre, d'autres fois ils sont tout simplement à l'introduction de l'huile, tandis du'un trou pratiqué
placés dans un four à cercueil au fond d'une hypogée. sous le menton laisse passer la mèche, Acùté se trou-
Autour de ces caisses métalliques, on trouve le plus vaient une petite Astarté coiffée d'un panier renversé ct
souvent un certain nombre de ravissantes verreries, une statuette très grossière d'un Hercule étouffant le
aux formes les plus élégantes, et ayant revètu, par serpent. Dans d'autres hypogées, ce sont des lampes
suite de l'action du temps, ces charmantes et déli- funéraires à très long bec, ou bien moulées ell forme
cates teintes irisées rrue les artistes de nos jours cher- de coquilles ce qui les fait ressembler exactement à
chent en vain à imiter. Ce sont des amphores garnies celles dont se servent actuellement les habitants de
d'ornements en relief, des lacrymatoires à très long Tyr, et qui se vendent en très grande duautité dans
col, qui sont en quelque sorte caractéristic{ues des les bazars de la ville. Ces coquilles en terre cuite
tombes phéniciennes, de larges plateaux en verre fin sont placées dans l'intérieur des habitations sur un
et léger comme de la dentelle, des urnes à anses pied en bois tourné, de forme évidemment antique,
tressées, garnies de filets et de perles comme celles élevé de soixante centimètres et peint d'une façon très
qui sortaientjadis des usines de Venise. originale.
Dans une tombe plus ancienne, nous recueillons des Dr LORTET.

lampes en terre cuite d'un dessin très archaïcrue le


ventre de la lampe est formé par une tète aplatie, (La suite ri la yrochainc liuraisma.)
LE TOUR DU MONDE~ 33

Cbâteau de Kalat es-ScheLni, prèE(;de Tyr (voy. p. 34). Dessin de Taylor, d'après une photographie.

LA SYRIE D'AUJOURD'HUI,
PAR 111.LORTET, DOYEN DE LA FACULTÉ DE MEDECINE DE LYON,

CHARGÉD'UNE MISSION SCIENTIFIQU8 PAR M. LE ~IINISTRE DE L'INSTRUCT10N~PUBLIQUEf.


TEYTE ET DESSINS INÉDITS.

Pendant notre séjour à Hanaouèh nous faisons de Dans les broussailles et les chardons à moitié dessé-
fréquentes promenades à Tyr. Un matin, en rcntrant chés par l'ardent soleil., des caméléons d'un vert d'é-
à nos tentes, nous avons trouvé sur le sable du rivage méraude se tiennent immobiles; ou 's'efforcent mala-
de l'isthme deux tortues marines gigantesques (Tha- droitement d'échapper à la main qui veut les saisir.
lnssochelys corGicala). Les chameliers venaient de Leur longue queue prenante, leurs mains dont les
lcur couper la gorge, car les Métoualis et les musul- doigts sont divisés en deux groupes séparés, leurs
mans regardent ces animaux comme impurs. gros yeux arrondis qui peuvent regarder l'un en avant
Dans les wadys desséchés des environs d'Hanaouèh et l'autre en arrière, leur donnent un aspect des plus
on trouve encore fréquemment les damans (Hyrax), étranges. Ce sont des animaux absolument inoffensifs,
dont on nous a apporté plusieurs dépouilles. A l'exté- qui se nourrissent d'insectes, et que l'on peut prendre
rieur, cet animal ressemble à une marmotte; l'orga- avec la plus grande facilité. Nous en plaçons toujours
nisation, anatomique interne le rapproche beaucoup quelques-uns dans notre tente, sur le faisceau de nos
du rhinocéros. Il vit dans les fentes des rochers, il armes. Ils ne cherchent point à fuir, et leur. singu-
est fort sauvage, et les chasseurs du pays ne le tuent lière gymnastique nous récrée pendant notre repas du
que de loin avec des balles. Les damans vivent le milieu du jour.
plus souvent en petites familles, comme les lapins et Depuis Hanaouèh nous apercevions, lorsque le
.1e.4marmottes. Ainsi que ces derniers animaux, ils temps était clair, un superbe château. sur une des som-
s'asseyent souvent sur le train postérieur pour ronger mités qui dominent le cap Ras el-Abiad. Nous étions
les racines qu'ils tiennent avec les membres anté- très désireux de visiter cette belle forteresse des croisés,
rieurs. Ils sifflent quelquefois fortement par le nez à peine indiquée sur les cartes, et non signalée dans
lorsqu'un danger les menace. les ouvrages dont nous pouvions disposer. Guidés par
Il y a aussi dans ces rochers de nombreux serpents un Métouali, nous chevauchons d'abord sur des crêtes
,et d'énormes geckos qui courent sur les pierres et montagneuses assez bien cultivées; au milieu des
sur les arbres. champs nous trouvons dispersés çà et là beaucoup
d'anciennes constructions, des fermes antiques rui-
1. Suile., Voy.t. XXXIX,
p. 145,161et 177;t. XLI,p. 1 et 7, nées, des moulins, des pressoirs et des citernes. Sur
tLI. 1°"5' LIV. 3
34 LE TOUR DU MONDE.
un des sommets nous rencontrons un tombeau qui es-Schema à cause de la grande élévation des escar-
ressemble beaucoup, par la masse énorme des pierres pements du Ras el-Abiad.
qui le composent, à celui de Rabr Hiram. Nous n'avons pu trouver nulle part de renseigne-
Après avoir traversé plusieurs wadys, nous descen- ments sur l'histoire dc cette belle forteresse, qui a
dons dans une vallée sollitire qui se dirige vers le dû évidemment faire partie de cet ensemble de châ.-
rivage non loin du petit hameau dc Mansourah, A teaux fortifiés qui défendaient les possessions des
partir de ce point, le sentier, très mauvais et très glis- croisés, depuis Tyr et Acre jusqu'à Tibériade, la vallée
sant, remonte dans un laillis de chèncs kermès jusqu'à du Jourdain et Banias. La construction très soignéc
un plateau élevé de trois cents mètres environ. Au dénote cependant le douzième siècle, mais aucune
sommet se trouvent des champs bien cultivés et un inscription laline ou arabe n'est venue confii-mer notre
village entouré de beaux oliviers c'est Kalat 1\,Iejilul, hypolhèse. Ccrlaines parties paraissent beaucoup plus
ormée de quarante ou cinquante maisons, et dont les modernes; aussi 1\'1. Renan pense-t-il que cette for-
habitants, peu accoutumés aux visites des étrangers, se teresse ne date que du scizième siècle.
pressent sous nos pas afin de nous contelI\pler de plus Pe'} d'étrangers visitcnt ce nid d'aigle, qui n'est
près. Après avoir traversé ce hameau, nous le con- pas visible de la route du cap Blanc, ordinairement
tournons à sa base pour gagner l'autre côté de la ra- suivic par les voyageurs.
vine profonde,infranchissable, qui nous sépare de Le 8 mai, nous partons de bonne heure et nous
Kalat es-Schema, le château fort, que nous aperce- cheminons sur un mauvais sentier pierreux et très
vons tout près de nous, mais que nous nc pouvons glissant, qui nons conduit à I\.ana, gros bourg habité
aborder de ce côté. Après une ascension ertrémement par des cl1réticns ct par des Métoualis, où se voient
pénible, nous nous trouvons -de nouveau sur un pla- quelques restes insignifiants de constructions antiques
teau au milieu duquel, sur un mamelon et sarrasines. Ce village se trouve dans
élevé, se dressent fièrement les remparts et une situation très pittoresque, à deux cent
les tours crénelées. cinquantc-quatrc mètres d'altitudc, sur lc
Nous pénétrons dans le château par une sommet d'une colline plantée de figuicrs et
petite poterne d'angle très hahilement dis- d'oliviérs. Dans le bas, IIIlCfontaine fournit
posée pour être défenduc facilement. Les en abondance une eau excellente. Plus loin,
tours des remparts sont habitées par des le chemin s'engagc dans un.profond vallon
cultivateurs dont les femmes et lés enfants sinueux, sans eau, qui serpente cn zigzags
nous regardent avec un vif intérêt en s'en, nombreux entre deux montagnes élevées,
tassant aux brèches et aux fenêtres à me- boisées de chênes kgrmès et de chênes à
neaux. A l'intérieur du château, certaines noix de galle ( lÎ ~se~~cte:cocci~'era). Les
parties sont encore très bien conservées j perdrix ehukkar s'appcllcnt de tous côtés
une seconde enceinte forme l'ancien corps et courent devant nous au milieu des ro
de logis habitable. C'est là que demeurait chers. Le ravin, par moments, devient si
le seigneur inconnu qui possédait ce nid étroit que le fond est absolument occupé par
d'aigle. Dans la cour d'honneur, quelcrues le sentier que nous suivons aussi nous faut-
portes construites en marbre blanc et noir sont d'une il prendre les plus grandes précautions pour évitcr lc
grande élégance. Actuellement, cette cour sert d'é- choc des nombreux chameaux que nous renconlrons.
curie pour les troupeaux de vaches et de chèvres à Ces bètes de somme sont chargées de charbon de bois
l'une des extrémités, de délicates arcades à voûtes fait dans la montagnc et transporté près du cap Blanc
ogivales me paraissent d'un travail arabe. Les rem. sur de grandes barques qui servent au cabotage lc
parts ayant été rasés à une certaine hauteur, presque long de la côte.
tous les mâchicoulis ont disparu à l'enceiute exté- A cette époque de l'année, les chameaux de la Syrie
rieure. prennent tous une physionomie des plus singulières
Nous ne voyons que des femmes à Kalat es-Schema, ces animaux viennent d'être tondus de leur laine
les hommes sont tous absents et occupés au travail très précieuse pour les Arabes. Pour empêcher les
des champs. Du haut des remparts, on jouit d'une moustiques et les mouches de piquer le corps de l'a-
vue très étendue sur la côte depuis Saint-Jean-d'Acre nimal qui n'est plus protégé,par sa toison, on l'en-
et le mont Carmel jusque bien au delà de Sidon, L'al- duit entièrement d'un mélange de goudron végétal et
litude de ces ruines est de quatre cent deux mètres d'huile d'olives. Les chameaux deviennent alors abso-
-dessus de la Méditerranée. lument noirs et répandent à distance une odeur des
En regagnant nos tentes, nous descendons directe- plus désagréables. Cette longue et solide laine sert
ment vers la mer du côté du cap Blanc. Dans les surtout à faire des tapis, des tentes et des feutres
taillis de chénes, un peu en avant du chàteau, s'é- dont les Arabes font un grand usage pour couvrir le sol
lèvent deux tours de garde construites avec un très de leurs habitations et pour rembourrer les bâts de
grand soin. Elles étaient destinées à surveiller le leurs bêtes de somme.
chemin du rivage qu'on ne peut apercevoir de Kalat A di.~ heures, nous arrivons à un col haut de cinq
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 35

rient' quatrc-vingt-trois mètres, d'où la vue est très liers, aboutit à une belle porte surmontée de deux
belle et très étendue sur le massif du Grand Her- lions debout, qui m'ont paru d'un travail arabe.
mon et sur les montagnes volcaniques du Hauran. Après avoir passé cette porte, dont les battants et les.
Nous apercevons, polir la première fois et très près herses n'existent plus depuis longtemps, on rencon-
de nous, au milieu d'un grand cirque de sommets tre, comme dans tous les castels dA cette époque, des
dénudés, l'imposante forteresse de Tibnin, le Toron réduits obscurs, des escaliers tournants qui mènent
des croisades. En avant de la forteresse se trouve un dans les tours, des casemates, etc.
monticule couronné par un fortin carré, garni aux Le sol de la forteresse est à six cent quatorze mè-
angles de quatre tours arrondies. Entre le bâtiment tres d'altitude.
La partie ouest du donjon a été surmontée de
principal et cet ouvrage avancé, un vallon assez pro-
fond est occupé par le villagc de Tibnin et par une constructions arabes, entourées de jardins plantés de
vaste mare qui sert à abreuver les troupeaux. grands cyprès. C'était la demeure d'Ali el-Sughir, chef
Le hameau, encore plus misérable que ceux que nous d'une riche et aristocratique famille métouali. On
venons de visitcr, est habité par des chrétiens qui se peut encore y admirer quelques belles salles; la plus
intéressante donne sur un grand balcon suspendu à
plaignent amèremcnt auprès de nous de l'administra-
tion des Osmanlis. n chcmin pavé de larges dalles, la muraille, à une très grande hauteur, et d'où la vue
formant un gigantesque escalier accessible aux cava- s'étend au loin sur les montagnes verdoyantes à cette

Cour de Kalal es-Scherna. Dessin de Taylor, A'après une photographie

époque de l'année, sur le Grand Hermon, encore cou-. obligés de se retirer honteusement. Plus tard, le sul-
vert de sa parure d'hiver, sur les montagnes coniques tan cl-llluazzam démantela la place, qui fut saccagée
du Ledjà, et sur la forteresse de Kalat es Sukif, l'an- de nouveau au commencement du siècle par Djezzar
cien Belfort des croisés, fièrement plantée sur le bord pacha.
dela profonde vallée du Nahr Kasimyèh ou Lcontès. En quittant Tibnin, nous chevauchons entre des
La vaste demeure féodale des Sughir a été saccagée colline.9 couvertes de blés jaunissants, et à l'e~trémité
par Djezzar pacha, qui redoutait l'influence de cette d'un wady escarpé, nous arrivons à un étang profond
puissante famille sur les tribus des Métoualis. couvert de renoncules aquatiques à fleurs blanches.
Le château de Tibnin a été élevé en 1107, par Des enfants jouent au bord de l'eau, des femmes la-
Hugo de Saint-Omer,,seigneur dc Tibériade. A celle vent du linge, et des juments, qui paissent l'herbe des
époque les historiens contemporains lui donnent sou- pâturages voisins, lèvent fièrement la tête en nous
vent le nom de Toron. Il fut enlevé de vive force regardant passer. Des bandes de beaux guêpiers
par les Sarrasins, après la terrible bataille de Hattin, (Dlerop~ a.piaster) aux ailes vertes et bleues planent
et, de cette place qui leur servait de camp retrau- légèrcment à la surface de l'eau, et boivent gracieu-
ché, les musulmans envoyaient des bandes clui vc- semetit sans arrêter un seul instant le vol rapide et
naient souvent ravagcr le pays chréticn dc Tyr. En l9 97 léger qui les caractérise. Toutes les collines environ-
et 1198, les Francs l'assiégèrent sans résultat; la nantes sont privées d'arbres, un seul térébinthe gi-
division s'était mise dans leur camp; aussi furent-ils gantesduc ombrage le bord de la citerne.
36 LE TOUR DU MONDE.
et
Les guêpiera se réunissent ordinairement en trou- mètres, et nous redescendons par un sentier raide
au
pes nombreuses comme les hirondelles;
ils volent pierreux sur le gros village de Bint-Jebeil, placé
dans fond d'un cirque bien cuitivé, très vert, mais privé de
quelquefois à une très grande hauteur, perdus
l'azur du ciel, puis tout à coup ils se précipitent vers végétation arhorescente. Près de ce village, qui compte
il y a une
la terre avec une grande rapidité, en poussant dcs plus de deux mille habitants métoualis,
d'eau
cris aigus, et rasent la surface des blés pour s'em- grande piscine pour le bétail et une source
surtout leur très limpide et fraielie. Les habitants, véritables
parer des hyménoptères qui constituent
nourriture. Leurs nids sont construits dans une montagnards, ont un air de santé et de vigueur peu
chambre souterraine située à l'extrémité d'une galerie, commun. Leur caractère est gai et enjoué; ils vien-
et que nent en grand nombre autour de nos tentes pour nous
qui souvent a plus d'un mètre de profondeur,
l'animal creuse avec son bec et ses ongles dans un voir prendre notre repas du soir. Nous sommes abso-
lument réduits au rôle d'animaux d'une ménagerie,
escarpement d'argile ou de sable.
Nous franchissons de nouvelles collines, nous at- et leur attention les rend si immobiles que je puis
s'en
teignons un col dénudé à six cent quatre-vingt-neuf photographier plusieurs groupes sans qu'ils

Dessiu de Taylor, d'après uuo photographie.


Château dB Tibnin, côté ouest des remparts (vny, p. 35),

Le soir nous avons failli avoir La nuit s'est passée fort paisiblement, et, le matin, nous
aperçoivent. cependant,
une aventure désagréable un homme a voulu, pa- nous sommes quittés les meilleurs amis du monde.
se de nos tentes. Nos moukres Les habitants dc Bint-Jebeil sont relativement ri-
rait-il, glisser auprès
du blé et
lui ont infligé une correction un peu trop forte, évi- ches, le tcrritoire fournissant abondamment
et sont cultivées,
demment.hors de proportion avec l'importance de la du tabac. Les vignes sont superbes
faute. La mère du délinquant, à la tète d'une troupe ainsi que cela se pratique presque partout dans la
fort originale la
de mégères, est venue se plaindre au drogman. On en- Syrie méridionale, d'unc manière
moins et très
tend un concert peu harmonieux de voix criardes, souche, longue de trois mètres au
et lorsqu'on veut
des insultes sont échangées et l'affaire parait se gâter. flexible, est laissée couchée il terre,
Tout à coup un revolver est tiré en l'air, nous pensons travailler le vignoble à la charrue, une femme ou un
le sang va couler; mais subitement, à la suite de enfant qui marche en avant du laboureur a le soin
que
la détonation, le silence se fait, on peut s'expliquer, de prendre la souche, de la relever et de la rejeter
tout se calme, tout rentre dans l'ordre. Les moukres du côté du champ où le soc a déjà passé. Ce labour
et il est assez
ont cependant cru devoir veiller, et nous avons pris la peut ainsi se faire assez rapidement,
de dormir avoir nos armes. permettre au cépage de donner de
précaution après chargé profond pour
38 LE TOUR, DU MONDE.
belles récoltes. Dans cette région on augmente beau-
beaucoup trop faible pour un labourage sérieusement
coup les plantations de vignes, dont plusieurs acquiè- exécuté. Tout au plus peut-il gratter la surface de
rent déjà une grande valeur. Cette culture prendrait la terre avec la petite charrue
arabe, dépourvue d'o-
une extension importante si lesTurcs ne la frappaicnt
reilles, et qui nc retourne nullement la terre du
d'impôts écrasants. sillon. M. Rütimeyer, le célèbre de
paléontologiste
En deux heures de marche à travers un pays très
Bâle, appelle cette espèce Bos braclayceros; il la croit
dénudé et assez insignifiant, nous arrivons à Jaroun, très ancienne et en ignorc la provenance.
le Jereon de Josué, petit village situé sur un sommet Pendant notre repos du milieu du jour, nous rece-
volcanique qui perce les terrains calcaires à six cent vons la visite d'une dizaine de jeunes filles du village
quatre-vingt-neuf mètres d'altitude. Dans le village, à voisin. Quelques-unes d'entre elles sont jolies, elles
la porte de l'ancienne mosquée, nous relevons une ont de beaux yeux; leurs figures et leurs mains sont
belle inscription grecque ornée d'un palmier chargé de fortement tatouées en bleu. Elles
sont gaies et rieuses,
deux panicules de fruits. La pierre a été malheureu- et se mettent à chanter une de ces
mélopées traînantes
sement coupée en deux, et la moitié seule des mots est dont elles improvisent les paroles en l'honneur de
visible. Près du village, une mare est entourée de co- Melhem, notre
drogman. Puis, en se tenant par la
lonnes, de chapiteaux, et, sur une petite éminence vo-1- main, elles se mettent à dànser lentement autour de
sine, on aperçoit des pans de murailles et les piliers leur héros. Mais tout à coup, du sommet de la col-
d'un temple antique qui plus tard a dù être trans- line, un vigoureux appel se fait entendre, et toutes
formé en église chrétienne; le seuil est jonché de dé- nos aimables visiteuses
s'échappent en folâtrant pour
bris de mosaïques. Le village
regagner le village de Kefr Bi-
de Jaroun est habité par quatre
rim, qui nous est caché par une
cents musulmans et quatre cents
croupe de la montagne. Ces
chrétiens.
jeunes filles étaient chrétiennes
En sortant du hameau, nous et se sont laissé photographier
allons visiter dans une vigne un facilement.
magnifique sarcophage monoli- A trois heures nous repartons,
the près duquel gît un couvercle
et, après avoir escaladé plusieurs
à rainure. Ses dimensions sont
.rampes et passé par le village de
colossales il a deux mètres
Jisch, nous arrivons à une plaine
soixante de longueur, sur un mè- élevée entièrement volcanique,
tre cinquante de hauteur et de au centre de laquelle se voit
largeur. Le toit est taillé en py- une dépression profonde, cratère
ramide tronquée. La grandeur d'un ancien volcan, occupé au-
de ces blocs et leurs formes font
jourd'hui par un petit lac d'une
ressembler ce tombeau à celui eau laiteuse, appelé Birket el-
de Hiram. Jisch. Tout autour, le sol est
Le chemin redescend un peu couvert de gros blocs de lave et
plus loin et nous mène au wady Tibnin Pla~ de la forteresse (voy, p. 35), de basalte, dont les angles sontt
Jisch, dans lequel coule un frais absolument arrondis comme s'ils
ruisseau, large de quelques mètres, qui murmure sur avaient été roulés. Des hauteurs sur lesquelles on
son lit de gravier entre les cressons et les menthes
s'élèvc, on aperçoit pour la première fùis, par l'é-
fleuries. C'est pour nous un vrai chancrure d'une vallée profonde, la surface bleue du
bonheur, après une
journée brûlante, de voir une eau courante et d'en lac de Tibériade. Puis une dernière rampe très raide
aspirer la délicieuse fraicheur. conduit sur la montagne conique où se trouve la ville
Le wady est presque entièrement
privé de végé- de Safed, dont nous parlerons plus tard.
tation arborescente; les flancs des
montagnes sont Nos recherches archéologïques nous rappelaient à
cultivés. en blé; dans les endroits où le labour n'est
Tyr; nous avions à examiner les travaux des ouvriers
pas possible, on voit des pâturages naturels où auxquels nous avions confié certaines fouilles aussi
paissent des troupeaux de chameaux, de chèvres sommes-nous revenus de Safcd, directement et par la
et de petits bœufs noirs ou
rouges. Au bord du ruis- mèine route, à notre campement de Hanaouèh, dans
seau seulement, il y a quelques saules élevés les montagnes de Tyr.
que je
crois appartenir au Sa.li~ Ba.b~lozzica à rameaux
dressés. Les bœuf~ que nous voyons
partout sur les SAINT-JEAN-D'ACRE.
collines se rapprochent beaucoup,
quantaux dimen-
sions, de la race de Bretagne; la robe est toujours Le vendredi 9 avril, nous partons de cette ville
noire ou fauve, très rarement Nous suivons
tachetée; les cornes pour nous rendre à Saint-Jean-d'Acre.
sont excessivement courtes. L'animal ne encore une fois le chemin du rivage, et nous exami-
manque pas
d'une certaine grâce, mais sa petite taille le rend .nous avec un nouvel intérêt et avec un soin minutieux
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 39

les puits de Salomon. Après deux heures de route penchant'sud'abîme nous apercevons dans les petites
dans les sables, nous traversons,au pied des hauteurs criques, entre le~.rochers, de nombreuses tortues ma-
ruines rines (Tlaalccs~ochelys cor(ica.la Rond.) qui se livrent
escarpées qui forment le cap Ras el-Abiad, des
considérables qui doivent provenir d'une ville impor- tranquillement à leurs ébats dans ces eaux trans-
tante. Le sol est couvert de pierres amoncelées, de fùts parentes e,t paisibles. Quelques-unes, très grandes,
de colonnes, de sarcophages brisés; mais tout est doivent avoir près de deux mètres de longueur; elles
absolument ruiné et aucun monument ne saurait être nagent paresseusement en se laissant ballotter par la
reconstitué, mêmc par la pensée. Cet endroit, qui ne vague, en frappant alternativement l'eau de leurs
pourrait jusqu'à ce jour étre assimilé avec
aucune quatre membres transformés en rames natatrices. Puis
ville antique connue, est appelé Karbet es-Ghebrayèh tout à coli p, lorsqu'elles sont effrayées, elles plongent t
et disparaissent avec une grande rapidité. Elles peu-
par les Métoualis du voisinage. A partir de ce point,
le sentier monte très rapidement, taillé en corniche vent rester fort longtemps au fond de l'eau sans venir
dans la roche crétacée blanche qui forme le cap. On respirer l'air à la surface.
s'élève à soixante mètres de hauteur au-dessus des Au sommet du cap se trouve une. vieille tour à moi-
flots de la mer, qui se brisent ordinairement avec tié démolie, appelée Khan el-Hamra. On peut diffici-
fureur contre la base de la montagne. Aujourd'hui la lement se faire une idée de la splendeur de la vue
Méditerranée est très calme et très bleue; aussi en nous dont on jouit de cet endroit au nord, c'est la plainc

Purte du château de Tibiiiu (voy. p. 35). Dessin de Taylor, d'après une photographie.

de la Phénicie tout entière entrecoupée par les sables Le sentier redescend légèrement jusqu'à quelques
ruines insignifiantes appelées Skanderouna c'est
jaunes des environs de Tyr; c'est l'isthme d'Alexan-
dre, puis la plaine que nous venons de parcourir, évidemment l'~llexan~lroschè~ze, la tente d'Alexan-
yerte, bien cultivée, bordée par une frange d'écume dre, des temps historiques. Il est probable. qu'après
argentée; à l'oùest, la mer bleue, immense, se con- le siège de Tyr, lorsqu'il se rendait à Jérusalem,
fond avec le ciel par des teintes les plus délicates et Alexandre vint planter sa tente à cet endroit sauvage.
les plus tendres. Au sud, d'autres rochers élevés for- Aujourd'hui un petit khan, construit en grande partie
ment le cap Ras el-Nakoura qui nous cache la vue avec des pierres antiques, s'élève seul auprès d'une
d'Acre. Dans le lointain, le mont Carmel se perd dans belle source qui laisse échapper son eau transparente
les vapeurs de l'horizon. Nulle description ne peut d'une profonde excavation taillée dans le rocher.
faire comprendre la transparence de cet air de la Syrie Malheureusement cette eau si belle est presque tiède;
et la splendeur des tons que prend la nature tout elle a vingt degrés, tandis que l'air ambiant n'est qu à
entière à l'approche de la nuit. Malheureusemenl ce dix-sept. Le sentier du cap Blanc est creusé par le
spectacle magique dure peu; à cette latitude les jours pied des chevaux dans une craie tendre qui renfcrmo
sont courts; le soir, le soleil semble précipiter rapi- des oursins fossiles et de nombreux rognons de silex
dement sa marche, le crépuscule est presque nul, et disposés en couches régulières
l'obscurité arrive brusquement dès que l'astre a dis- Près de la source, nous trouvons un Arabe et un
paru à l'horizon. nègre; ce sont deux soldats mis de planton dans
40 LE TOUR DU MONDE.
cet- endroit désert pour assurer la sécurité de la Le sentier s'élève un peu plus loin contre les flancs
route et protéger les, voyageurs. Ces malheureux, rocheux d'un nouveau cap, le Ras el-Nakoura, appelé
depuis plusieurs mois, n'ont reçu aucune espèce de jadis Sca.la. Tyriori<a, par les historiens des croi-
paye; et jettent sur nos provisions un regard d'envie. sades, tandis que le Ras el~Ahiad était appelé par eux
Ils'dévorent littéralement les restes de notre déjeuner. cap Passe-Pozcla.in. Au sommet du Ras el-Nakoura;
Dans les broussailles environnantes, nous faisons à soixante-quinze mètres d'altitude, s'étend un pla-
lever d'innombrables cailles; elles partent quelque- teau rocheux couvert de broussailles, de genêts épi-
fois cinq ou, six ensemble dans un espace d'un mètre neux, de caroubiers et de Poicriu.in spi.nosu~n. Lors-
carré. Il y a aussi de grosses bartavelles rouges qu'on a franchi ce promontoire, on domine tout à
(Perdix saxatilis). Une petite plaine s'étend plus loin coup l'immense plaine de Saint-Jean-d'Acre, bornée
entre la mer. et les hauteurs placées à l'est. Sur un au sud par le Carmel, et à l'est par les montagnes de
monticule, à gauche, nous apercevons une belle co- la Galilée. Nous descendons dans la plaine par un
lonne debout qui domine les arbrisseaux qui l'entou- chemin rapide et pierreux, nouvellement réparé, et,
rent de- toute part. Nous en bas de l'escarpement,
lançons nos chevaux au nous traversons, sur un
galop au milieu des pont en pierre, un petit
champs' de blé, et arri- cours d'eau, l'Ain Mus-
vons bientôt sur le ma- cheirafe, qui se jette dans
melon arrondi qui forme la mer à quelques cen-
comme un petit promon- taines de mètres de la
toire sur lequel se trou- route. C'est ce ruisseau
vent les ruines très in- qui formait la limite en-
téressantes explorées en tre la Phénicie et le pays
1861 par M. Renan. Cet de Chanaan.
endroit est appelé Oum Au milieu des brous-
el-Aouamid, la mère des sailles, nous apercevons
colonnes. Ces colonnes, quelques campements de
d'après M. Renan, ne Circassiens. Ces malheu-
reposent plus sur leurs reux, transportés en Asie
bases. Elles semblent Mineure depuis la con-
avoir été remaniées, on quête du Caucase par les
ne sait trop à-quelle épo- Russes, errent en vaga-
que, peut-être sous la bonds dans l'immense
domination persane. Ces empire turc. Ils ne sont
ruines sont celles d'une établis nulle part, malgré
ville phénicienne recon- les territoires fertiles que
struite plus tard par les leur a concédés le gou-
barbares. M. Renan ya dé- vernement ottoman; de
couvert de beaux sphinx sédentaires qu'ils étaient
à coiffures égyptiennes, en Circassie, ils sont de-
des lions grossièrement venus entièrement noma-
sculptés; d'un travail évi- des depuis leur exil. Ils
demment très archaïque, ne se livrent à aucun tra-
Jeunes filles du wady Jisch (voy. p. 38),
et un superbe gnomon Dessin de 0. Torani, d'après une photographie. vail régulier, pas même
formé par un segment de à l'élève du bétail; ils
c(¡ne creux taillé dans un bloc de marbre. Ce gnomon, ne vivent plus que de vol et de rapine et causent
actuellement au musée du.Louvre, a été savamment de grands ennuis aux gouverneurs de certaines pro-
étudié par le colonel Laussedat; Les ruines d'Oum vinces. De plus, leur férocité les fait exécrer des
el-Aouamid, à partir de l'époque grecque, s'appelèrent inoffensives populations de la Syrie, et des repré-
Laodicée; aujourd'hui, elles sont connues dans le sailles terribles sont la conséquence des déprédations
pays sous le nom de Médinet el-Taharan ou de Médinct qu'ils commettent dans les campagnes. Dernièrement
el-Touran, quelquefois sous celui de Tuhran es-Ghâm. des Arabes de la plaine d'Acre, pour venger un
Les environs sont à présent absolument déserts, il n'y assassinat dont ces étrangers étaient responsables,
a là ni ferme, ni village. Au milieu des tas de pier- ont cousu dans des peaux d'animaux fraichement
res, et dans l'intérieur des constructions à aspect cy- écorchés un certain nombre de Circassiens, et les ont
clopéen élevées par des populations barbares, on voit laissés rôtir au bord de la route, en les exposant à un
courir de nombreux chacals, et le soir on entend le soleil torride. Le racornissement du cuir et la tem-
désagréable glapissement des hyènes. pérature très élevée causèrent à ces malheureux d'é-
42 LE TOUR DU MONDE.

pouvantables souffrances qui ne tardèrent pas à mettrc Syrie c'est celle de l'Osmauli corrompu et sauvage,
fin à leur existence. qui n'a su prendre que des vices à la civilisation de
La plaine de Saint-Jean-d'Acre est fertile et bien l'Europe; partout où cette race a passé, elle n'a laissé
cultivée de toutes parts s'étendent d'immenses que des ruines et des déserts, et n'a su que dégrader
champs de blé, de tabac et de coton. Il y a aussi et abrutir les peuples forcés de vivre sous son joug
depuis quelques années des vignobles, qui sont en- néfaste.
tretenus avec soin. Le sol est tantôt argileux, tantôt Nous arrivons bientôt aux fortifications, bâties à
formé par un terrain noirâtre semblable à celui du la Vauban, qui défendent l'approche de Saint-Jean-
Delta du Nil. Le long du sentier, de belles orchidées d'Acre du côté de la terre ferme. Cette enceinte, qui
à fleurs purpurines (Serapi.a.s rordi~ercc) et de gra- n'est pas entretenue, s'écroule toute seule. Il faut
cieuses tulipes à fleurs rouges (Tzilina icradulcztifo- contourner le rempart pour atteindre l'unique porte
lia) émaillent les gazons. Au milieu de la plaine, à de la ville située au sud-ouest. Nous passons au pied
notre droite, sur un monticule, se dresse le petit ha- du petit monticule appelé le Toront dans les histo-
meau de Es-Zib, l'ancien Achzib de la tribu d'Asser, riens des croisades. C'est ici que campait Guy de
où le grand prêtre Hirean eut les oreilles coupées. Lusignan et que Bonaparte avait placé ses petits
Il y a là de l'eau en abondance et de très ])eaux jar- canons qui battaient en brèche les murs d'Atre pen-
dins plantés d'oliviers, de noyers, de figuiers et de dant sa glorieuse mais folle campagne de Syrie.
palmiers. Au milieu des arbres volent des nuées de Acre était l'Ako ou l'Allo des Grecs et des Romains;
corbeaux gris avec les ailes d'un 'noir foncé (Corutc.s les croisés l'appelaient Ptolémaïs, Accon, Acre ou
corni~). Plus loin, la plaine redevient, près du rivage, Saint-Jean-d'Acre; l'historien Guillaume de Tyr la
inculte et sablonneuse. Ce ne sont que des broussail- nomme Tholémaïs. Dans la haute antiquité, la ville ne
les épineuses et des touffes de Poteriuorz spnzosunz, paraît pas avoir joué un grand rôle elle est cepen-
plante caractéristique des landes de la Méditerranée dant citée quelquefois dans l'Ancien Testament, dans
orientale. Nous arrivons enfin au grand aqueduc qui le livre des Macchabées et dans l'historien Josèphe;
amène des eaux potables à la ville d'Acre, et, à six Paul y entra lorsqu'il se rendait à Jérusalem, et Stra-
heures du soir, nous nous jetons harassés dans nos bon en parle comme d'une grande ville dans laquelle
tentes dressées près d'un jardin, à Câhjèh, dans le s'arrêtaient les Perses et les Egyptiens pendant leurs
voisinage d'une habitation de campagne qui apparte- incursions en Syrie et cn Palestine. Pline la regarde
nait à Abdallah pacha. Les aqueducs, qui ne sont comme une colonie de l'empereur Claude. A l'époque
jamais réparés, laissent tomber de tous les côtés de des croisades, il est peu de coins de terre qui aient été
véritables cascades au milieu des capillaires et des arrosés si souvent par des torrents de sang chrétien et
rosealax. De gigantesques tamarix, dont les troncs ont musulman. Acre a été, pendant cette longue période,
plus de deux mètres de diamètre, poussent dans ce le contre de cette lutte gigantesque qui s'est termi-
sol humide. Toute la nuit, nous sommes bercés par née par l'expulsion des Francs et la destruction de
le bruit des eaux et par un concert peu harmonieux leur puissance en Orient. Le 5 avril 1291, le sultan
d'innombrables grenouilles. Melek el-Aschraf, fils de Kalaoun, vint mettre le
Le matin, au lever de l'aurore, nous voyons défiler siège devant la ville à la tête d'une innombrable ar-
sur le sentier qui passe devant nos tentes de lon- mée sarrasine. Après une série de combats extrême-
gues bandes de femmes fellahs élégamment vêtues ment meurtriers, le 18 mai, la place fut emportée
de bleu. Elles se rendent à la ville pour vendre du d'assaut. La plupart des chrétiens furent massacrés,
laitage et des fruits. Presque toutes s'arrêtcnt un in- et, après le pillage, la ville livrée aux flammcs. Les
stant vers un déversoir du canal pour renouveler leur murailles, les églises, les palais bâtis comme des for-
provision d'eau et pour se reposer. Nous assistons teresses, furent rcnversés et démolis de fond en com-
là à des pastorales dignes du pinceau de Regnault ble. Ce fut la fin de la domination chrétienne en
le soleil se lève à l'horizon comme une meule ar- Syrie. Cinquante ans plus tard, Acre n'était qu'un
dente et colore d'une façon étrange cette plaine ver- monceau de ruines recouvert de broussailles et habité
doyante, ces aqueducs d'où l'eau suinte de toute part, par les chacals et les hyènes; soixante Bédouins seu-
et ces groupes d'hommes et de femmes aux attitudes lement vivaient dans de petites huttes dressées sur le
sculpturales qui viennent, sans s'en douter, former rivage.
de charmants tableaux d'un merveilleux coloris. Une La ville ne se releva de ce désastre qu'à la fin du
chose cependant nous frappe, c'est la profonde tris- dix-huitième siècle, sous l'administration du sauvage
tesse qui parait régner dans le cmur de tous ces et cruel Bosniaque Achmed, plus connu sous le nom
pauvres gens. Il,, sont graves et sérieux, les jeunes de Djezzar pacha, dit le Boucher. En 1785, il était
filles et les jeunes gens ne rient pas comme dans les parvenu à se rendre à peu près indépendan à la tête
autres pays on sent qu'une main de fer, terrible,. d'une principauté qui s'étendait depuis le Nahr el-
s'appesantit lourdement sur cette malheureuse contrée, Il.elb, après Beyrouth, jusqu'à Césarée. Ce fut sous
Hélas! cette main, nous avons pu en voir partout la le règne de ce tyran sanguinaire que la petite ar-
brutale empreinte depuis notre débarquement en mée française conduite par Bonaparte se présenta, le
LA 'SYRIÉ' 1)'AUJOURD'HUI. 43

20 mars 1799, devant les murs de Saint-Jean-d'Acre. brillante qu'il espérait en Orient. Pendant ce siège
Malheureusement l'artillerie de siège arrivantpar mer mémorable de soixante jours, Bonaparte et Kléber
fut capturée par les Anglais, qui soutenaient vigou- avaient anéanti une grande armée turque dans les
reusement les Turcs, et, après huit assauts très meur- plaiIl£s d'Esdrelon, entre Nazareth'et le mont Thabor.
triers, le premier consul fut obligé de ramener les dé- Le 29 novembre 1829, Ibrahim pacha vint à la tète
bris de son armée en Égypte. Il ne pardonna jamais d'une armée égyptienne faire la conquête'de la Syrie.
'à Sidney Smith de lui avoir fait manquer la destinée n détruisit Acre en y lançant plus de trente-cinq

Maison à Saint-Jean-d'Acre, Dessiii de É. Thérond, d'après une photographie.

mille bombes, mais les murailles encore intactes per- d'Autriche et de '1'urquie, et, le 3 novembre, le ma.~
mettaient de repousser les efforts des assaillants. gasin aux poudres sautait en broyant plus de deux
Enfin l'artillerie, mieux dirigée par Roset, ingénieur mille Égyptiens; ce fut la fin de la lutte. Depuis
napolitain, put faire une large brèche, et, après un cette époque Saint-Jean-d'Acre est restée entre les
siège de six mois, le 27 mai 1832, la ville fut em- mains des Ottomans.
portée d'assaut et ruinée de nouveau. En 1840, elle se Acre est bâtie sur une langue de terre qui s'avance
relevait à peine lorsqu'elle eut à subir un nouveau du nord au sud dans la Méditerranée. Elle est bor-
bombardement par les flottes alliées d'Angleterre, née au sud-est par le port, que protégeait jadis un môle
¡"A LE TOUR DU MONDE.

demi-circulaire; une seule porte située à l'est donne vastes magasins de gnerre aujourd'hui .rem plis de
entrée dans la ville. Les fossés, les murailles et les fumier ct d'ordures. Mais il paraît que les fortifica-
redoutes sont en très mauvais état. On y voit dc tions de Saint-Jean-d'Acre vont être relevées d'une
nombreux affûts hors de service, de vieux canons manière formidable. Cette année même, en 1880, la
rouillés et des boulets épars. Il y a cependant encore Porte vient de décider que la ville serait défendue
sur les remparts de nombreuses pièccs anciennes en par des forts construits suivant les principes mo-
bronze; plusieurs sont d'origine française, et la date dernes et armés de pièces du plus gros calibre. Les
de leur fonte qu'elles portent à la culasse prouve que Turcs ont, en effet, compris l'importance stratégique
ce sont les pièces de siège qu'attendait Bonaparte de cette place, qui commande le sud de la Syrie. Il y
et que Sidney Smith tourna contre l'armée de la a longtemps aussi que les Anglais et les Allemands
république. L'enceinte qui s'étend le long du rivage cherchent des prétextes pour mettre la main sur
est en grande partie écroulée et protège à sa base de cette ville, qui est en quelque sorte la clef du canal

Saint-Jean-d'Acre. Jeunes filles arabes puisant de l'eau (voy. p. 4~), DessindeE. Ronjal,d'aprèsunep~olographie.

de Suez. La puissance qui possèdera Saint-Jean- Ces travaux devront être très prochainement exécutés,
d'Acre et les montagnes de la Judée sera maîtresse puisque, dans une époque rapprochée, Acre devien-
de cette grande voie maritime. dra très certainement tète de ligne d'une voie ferrée
Le bazar et le marché sont des plus animés. On y destinée à amener à la côte les riches produits de la
voit une grande quantité de fruits et de légumes qui vallée du Jourdain et des hauts plateaux du Jedour
viennent de la fertile plaine environnante. Les expor- et du Jaulan.
tations, qui ont beaucoup augmenté depuis quelque La population de Saint-Jean-d'Acre peut être esti-
temps, consistent surtout en laines, soies, tabacs, sé- mée à douze mille âmes, dont trois mille il. peu près
sames et coton. Le port, qu'on a malheureusement sont chrétiens. Elle augmente rapidement depuis
laissé s'ensabler, ne peut plus recevoir que des navires quelques années et deviendrait bientôt considérable
d'un très faible tonnage mais il serait e!ctrèmomcnt si le port pouvait servir de relâche aux paquebots des
facile de le remettre cn état et de lui donner la pro- compagnies européennes.
fondeur d'eau nécessaire aux grands navires à vapeur. Dans une ville qui a été si souvent ravagée et dé-
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 45
au milieu -des
truite, on ne peut s'attendre à rencontrer de nom- poles, et une gracieuse fontaine jaillit
Là s'élève le
breux monuments dignes d'intérêt. Sur une petite cyprès, des oliviers et des palmiers.
tombeau de Djezzar pacha construit en marbre blanc.
place s'élève la mosquée de Djezzar pacha, surmontée
d'un dôme élégant et élancé. Ce bâtiment est presque Il porte une singulière inscription, en élégants ca-
entièrement construit de matériaux antiques tirés ractères arabes, dont voici la traduction «Il est
celui
des.ruines de Tyr et de Césarée. Les colonnes en vivant, il est immortel! C'est ici la tombe de
au hadji
vert antique proviennent d'un temple de cette an- qui demande le pardon. Il faut pardonner
cienne cité. La cour est entourée d'une galerie dont Ahmed pacha, le Boucher (Ze=.~nr). Que sur lui soit
les compartiments sont recouverts de petites cou- le pardon du 1\'liséricordieux! »

Musulman et musulmane de Saint-Jean-d'Acre. De.sin de E. Ronjat, d'après uue photographie.

Le mirhab et lc member de la mosquée sont d'un turque, les soubassements seuls sont contemporains
travail admirable. Malheureusement toutes ces con- des croisades. On peut parcourir de vastes souterrains,
structions menacent ruine, la coupole seule a été en grande partie comblés par des décombres et du
récemment restaurée. Les autres mosquées et les fumier.
Le mouvement commercial est très actif à Saint-Jean-
églises chrétiennes d'Acre n'offrent rien d'intéressant.
Nous allons cependant visiter au nord de la ville les d'Acre, malgré l'ensablement du port qui n'a que deux
restes du palais des chevaliers de Saint-Jean, aujour- mètres de profondeur et qui ne peut recevoir que des
d'hui transformé' en hÔpital et en caserne. Les par- barques de cabotage. Les navires sont forcés de rester
ties supérieures du monument datent de l'époque dans la rade, qui est très peu abritée et extrêmement
46 LE TOUR- DU NIONDE.
.dangereuse en hiver et au printemps. Les bazars fillettes dc huit à dix ans, vêtues d'un pantalon et
sont assez bien fournis des denrées et des d'une veste en cotonnade blanche, la tête couverte
produits
de l'Europe. Ici, comme sur toute la côte syrienne, d'un joli fez à gland d'or, tirent avec peine une cru-
ce sont surtout les manufactures anglaises et améri- che qu'elles ont descendue au fond du puits, et vont
caines qui approvisionnent le commerce local. Nous ensuite en verser le contenu dans une amphore qu'un
parcourons avec un vif inlérèt les marchés, les places grand paresseux de jeune Turc maintient en équi-
et les ruelles très populeuses: partout nous pouvons librc. Ce petit groupe, vivement éclairé par un soleil
prendre.sur le fait cette vie orientale si bizarre et si splendide, faisait un charmant tableau.
différente de la nôtre. Yoici deux popes grecs grave- Près de là, un marchand ambulant offre aux pas-
ment assis dans la cour de la maison attenant à leur sants ladélicieuse limonade qu'il transporte dans une
chapelle; leurs vètenients sont graisseux et malpro- outre en peau. Pour appeler l'attention des prome-
pres, leurs cheveux longs, leur barbe inculte, mais neurs, il frappe très rapidement l'une contre l'autre
une grande dignité est empreinte sur leur visage. deux petites coupes en métal, qui rcmplacent la ra-
Pendant que nous les examinons, des pèlerins russes quette de certains vendeurs parisiens. Un boulanger
déguenillés et vêtus de fourrures en peau de mouton, passe à côté, portant comme étalage une large cor-
les jambes protégées par de grandes bottes, viennent beille sur laquelle sont disposées les appétissantes ga-
se prosterner devant les images suspendues dans la lettes qui constituent lc pain des Arabes il les offrc
chapelle. Plus loin, dans la rue bruyante, encombrée en poussant un cri guttural aigu.
de bourgeois et de soldats, un groupe de femmes La garnison d'Acre est considérable; aussi les ca-
recouvertes de leurs grands voiles blancs passent fés sont-ils nombreux, comme dans toutes les villes de
gravement devant nous en se cachant soigneusement guerre. Dans un de ces établissements, installé dans
le bas du visage, pendant que de l'œil resté libre un un bouge qui ressemble à une cave, nous voyons un
regard, lancé à la dérobée, nous montre quel intérêt spectacle étrange un danseur qu'on nous dit être
leur inspirent nos costumes européens. natif de Mésopotamie, vètu presque comme un mon-
La boutique du coiffeur nous offre un spectacle
tagnard d'Écosse, se livre à une danse très savante
étrange. Dans une petite échoppe, un Arabe, grave- au son des castagnettes. Deux jeunes femmes, qui pa-
ment assis sur un tabouret bas, s'est dépouillé de raissent ètre plutôt levantines que dc race arabe, l'ac-
son keffiè et de son tarbouche; son crâne mis à nu
compagnent en jouant tantôt d'un tambourin, tantôt
reluit comme le marbre. Le patient tient sous son d'une sorte de guitare. Les consommateurs, parmi
menton 'un vaste plat de cuivre pendant due le bar- lesquels nous reconnaissons quelques Persans immo-
bier lui savonne la tète, en l'arrosant par Uil jet d'eau biles et attentifs, paraissent ravis de ce spectacle et
provenant d'un vase ingénieusement suspendu. Le sol semblent goûter un plaisir sans pareil. Le beau
est recouvert de nattes plus ou moins fines, et contre danseur est admirable de formes; sa figure efl'éminéc
les murs recrépis à la chaux sont suspendus des est d'une régularité parfaite, ses grands yeux noirs
plats à barbe ornés de peintures éclatautes, et des sont pleins dc feu, sa tète est couverte par une lon-
miroirs à main artistcment incrustés de nacre.
gue chevelure noire gracieusement bouclée.
Les échoppes des cordonniers sont, en Orient, Un charmeur de serpents ouvre ensuite une caisse
toujours les mieux fournies et les plus originales. dans laquelle il tient enfermées trois ou quatre grosses
Deux ou trois ouvriers travaillent assis sur des esca- couleuvres noires (Zazn.eniJ airidi/lautos, var. carbonzc~
beaux peu élevés et se servent à peu près des mêmes il fait exécuter une singulièrc danse
auxquelles
instruments que nos savetiers. Ils sont entourés de cn sif$ant un air particulier et en dirigeant leurs
gargoulettes destinées à rafraichir l'eau et des insé- mouvements avec une baguette.
parables narghilèhs. Pantoufles et chaussures sont Des chanteurs italiens lui succèdent, et nous sor-
pittoresquement suspendues autour de la muraille, toris.
d'un jaune clair pour les femmes, rouges, en cuir de
Après avoir épuisé toutes les curiosités d'Acre nous
Russie pour les hommes. Malheureusement, depuis partons pour. Haïfa. Cette petite ville, très prospère
quelque temps, ces souliers orientaux sont de plus depuis quelques années, est bâtie au pied du mont
en plus remplacés par d'affreux produits des fabri- Carmel. Nous contournons le port d'Acre, et, quelques
ques autrichiennes on belges. Le goùt se perd, et les minutes après avoir franchi l'cnceinte de la ville, nous
extrémités élégamment relevées (c l(c rorclcii~ze sont passons à gué le petit fleuve Nahr el-Naaman, l'an-
transformées en bouts carrés et sans grâce. cicnBelus. C'est à l'embouchure de ce ruisseau, large
Les porteurs d'eau, accompagnés de petits ânes vifs dc quelques mètres il peine, que les Phéniciens, au
et alertes, chargés de quatre cruches attachées sur dire de Pline, trouvèrent Les procédés de la fabrica-
le bât par un cercle de bois, courent rapidement tion du verre. Si la tradition est vraie, nul lieu du
dans les rues en offrant leur marchandise de porte monde ne serait plus digne d'intérèt que ce ruis-
en porte. selet qui a vu se produire une des découvertes
'Près d'une fontaine dont la margelle est formée de les plus remarquables, sans laquelle l'industrie mo-
pierres brutes pittoresquement agencées, de gracieuses derne et une grande partie des sciences physico-chi-
Danseur de ~llcsopotamio et musiciennes à Saint-Jean-d'Acre, Dessin de C. Zier, d'après une photographie.
48 LE TOUR DU MONDE.

miques n'auraient absolument pas pu se développer. n'en est pas de traces. C'est sur ce même rivage
Le fleuve Belus prend sa source à quelques kilomè- que la petite armée de Bonaparte, décimée par la
tres de son embouchure, dailS les marécages appelés peste, se retirait vers Jaffa, après l'inutile mais épou-
par Pline ~alacs cenderia. L'été, les marécages sont vantable boucherie de Saint-Jean-d'Acre. A notre
presque à sec et le fleuve sans eau. Mais après les gauche, des dunes, formées par un sable très fin, nous
pluies de l'hiver et du printemps les marais se trans- cachent la vue de la plaine bornée à l'est par les
forment en un vrai lac, et le Belus devient un torrent collines de Cheffa-Amer. En face de nous se dresse
furieux qu'on a souvent de la peine à franchir. Nous la gigantesque croupe du mont Carmel, dominée par
cheminons sur le sable humide pour épargner une le couvent dont les blanches constructions tranchent
trop grande fatigue à nos montures, car de chemin il vivement sur le bleu de la mer et du ciel. A sa base

Haïfa. Vue de la base du mont Carmel. Dessin de Taylùr, d'après une photographie,

s'élève la ville de Haïfa, entourée d'une forêt de dat- la côte par une tempête qui avait eu lieu quelques
tiers, et, à notre droite, les flots de la baie d'Acre jours avant notre passage. La plupart de ces carcasses
viennent se briser avec fureur en roulant des bandes sont profondément enfoncées dans ftJ sable, et quel-
d'écume jusque sous les pieds de nos chevaux, qui ques-unes ont été projetées à trente ou quarante mètres
reculent épouvantés.
par la violence des vagues et du vent. De nombreux
La baie d'Acre est très perfide pour les navires à ouvriers sont occupés à démolir ces épaves qu'il est
voiles, qui bien souvent ne peuvent s'éloigner à temps, possible de fouler du pied des chevaux.
lorsque souffle le vent d'ouest. Il est facile de consta-
ter les dangers que présente cette côte inhospitalière:
LORTET.
entre Saint-Jean-d'Acre et Haïfa, nous comptons vingt-
trois grosses barques ou trois-mâts naufragés, jetés à (La s~~iteà la prochaine livraison.)
LE TOUR DU MONDE. 49

Le mont Carmel vu de Haïfa. Des6in de Taylor,. d'après une photographie.

LA SYRIE D'AUJOURD'HUI,
v

PAR M. LORTET, DOYEN DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE LYON,

PAR M. LE MINISTRE PUBLIQUE',


CHARGÉ D'UNE MISSION SCIENTIFIQUE DE.L'INSTRUCTION

TEA1E ET DESSINS INÉDITS-

HAÏFA.

La mer, remuée jusque dans ses profondeurs, a re- et retombe sur elle-même en gracieuses voluLes, ver-
dàtres et transparentes, l'Arabc a vu, de son œil d'ai-
jeté sur le sable un grand nombre de ses habitants; est
aussi pouvons-nous faire une ample collection de belles gle, le poisson entrainé par les flots. L'épervier
à lancé avec rapidité, et dans ses mailles retient captif
éponges et d'animaux inférieurs difficiles se procurer.
Parmi les coquilles se trouvent les Donc~x trzc~aczilz<s, l'auimal que le pêcheur manque bien rarement. Des
Pecturaculzzs glgcimenis, Tellina cos(~, T. planat,a, vautours chauves (Percnopterccs fuluzes) et des aigles
à se repaitre de la riche
Cerilhiu~m nnediter~ranezcr~i.Nous récolton>J aussi en (~~yui.la fulaa) sont occupés
de leur envoyer.
grande quantité le singulier et rare oursin appelé proie que la tempète vient
Brissus uiticolor qui ne vit que dans les grands fonds. Deux heures après avoir quitté Acre, nous tra-
Des crabcs, de gigantesclues méduses et des tortues versons à gué l'embouchure du Nahr el-Mukutta,
marines sont échoués de tous.les côtés. l'ancien Kishon. Le fleuve est rapide, et ses eaux oc-
De nombreux pécheurs, entièrement nus, entrent casionuent une véritable barre en se jetant dans
dans la mer jusqu'à mi-corps. Ils restent immobiles, celles de la Méditerranée. Sa largeur est de trente à
de trois ou quatre;
l'épervier sur l'épaule, scrutant, do leur regard per- quarante pieds, sa profondeur
aussi faut-il prendre les plus grandes précautions, à
çant, la profondeur des eaux. Lorsque la vague arrive
certaines époques dc l'année, pour le franchir sur
des bancs de sables mouvants qui engloutissent sou-'
1. Suite. p. 145,1G1et 177; t. lLt, p. 17
Voy.l. XXXIX,
et 33. vent les bêLes de somme. Pendant l'hiver le passage
4
itl.t. L04G° ~w.
50 LE TOUR DU MONDE.
est souvent absolument impossible. Quelques minutes et d'arbres fruitiers. On y voit aussi des fleurs culti-
plus tard, nous entrons dans les jardins de Haïfa, et, vées, ce qui est excessivement rare en Syrie. Les rues
après avoir traversé la ville arabe fort pittoresque, sont alignées et macadamisées avec soin. Lé colonie
nous allons camper sous de magnifiques et gigan- est formée par environ huit cents «'urtembergeois et
tesques caroubiers, qui ombragent les champs, à la Saxons; beaucoup sont venus ici pour échapper au
base du Carmel, au-dessus de la nouvelle ville alle- service militaire pendant la guerre franco-allemande
mande. ct pour fuir la rude main de l'homnüe de reT~.Ces dé-
Khaifa, qu'on doit prononcer Haïfa, est l'ancienne tails me sont donnés par un brave homme que je
Sca->oinuria de saint Jérôme et d'Eusèbe. En 1100, rencontre à la porte de son jardinet et qui est tout
Tancrède l'emporta d'assaut. Après la bataille de heureux d'entendre un étranger parler allemand. Il
Hattin, elle tomba entre les mains de Salah ed-Din, m'avoue qu'il est charmé de la liberté dont on jouit
et plus tard fit partie du pachalik de Saint-Jean- ici. Au début de la colonisation les enfants mouraient
d'Acre. Cette ville est considérée avec juste raison presque tous à deux ou trois ans, emportés par les af-
comme le port de Tibériade dont elle n'est séparée fections intestinales ou les fièvres. Aujourd'hui la plu-
que par deux journées de marche. Évidcmmcnt part résistent et peuvent s'acclimater, quoiqu'il n'y ait
destinée à un grand avenir, elle deviendra dans point eu de mariages mixtes entre les races allemande
quelques années probablement tète de ligne de la et arabe.
grande voie de communication qui permettra d'ap- J'ai été heureux d'avoir pu visiter quelques-unes
porter à peu de frais les blés et les riches produc- des maisons de ces honnètcs templiers. Elles sont
tions de la plaine d'Esdrelon, de la vallée du Jour- toutes très simples, mais d'uno grande propreté; les
dain et d'une partic du plateau du Hauran. La murs, recrépis à la chaux teintée en bleu ou en vert,
végétation des jardins de Haïfa est presque la même portent des gravuros religieuses ou des photographies
que celle de l'Égypte. Il y a sur les flancs du Carmel du pays natal. Les meubles sont européens, et dans
de superbes bois de lauriers (Laurus nzoGilis), et le modeste salon on trouve toujours une petite bi-
autour de la ville m~me de grandcs plantations do bliothèque composée de livres dc piété et des œuvrcs
palmiers. C'est ici que se trouve la limite nord de des poètes nationaux. 4a colonie de Haïfa, comme
la maturité de la datte en Syrie. celles de Jaffa et de Jérusalem, deviendra certaine-
Depuis que les navires du Lloyd autrichien font ment un centre de régénération pour les populations
escale à Haïfa, la prospérité de la ville s'est bcau- corrompues et avachies de l'Orient. Déjà celle de
coup accrue. Les quartiers turcs et arabes sont Haïfa a prouvé son éncrgidue vitalité en construisant
très rapprochés de l'embouchure du Kishon, tandis une route carrossable entre la mer et Nazareth. Ces
que la nouvelle ville, peuplée par des Allemands, s'ac- légitimes succès, auxquels on ne peut qu'applaudir,
croît surtout au nord-ouest du côté du Carmel. Lc ont lieu évidemment au détrimcnt de l'influence fran-
port de Haïfa est peu profond et ne peut recevoir que çaise, laquelle ne sc fait plus sentir aujourd'hui que
des barques; aussi les navires sont-ils obligés de rester par l'intermédiaire de moines et de religieux dc dif-
à l'ancre à une grande distance de la ville, dans une fércnts ordres, pour la plupart espagnols et italiens;
rade aussi dangereuse que celle de Saint-Jean-d'Acre. ces étrangers ne se cachent pas pour manifester tout
Le nombre des habitants est aujourd'hui dc plus de haut lc pcu de sympathie qu'ils ont pour la France,
six mille, dont la moitié sont musulmans; les autres qui cependant les protège et les paye. Si notre pays
sont chrétiens et israélites. ne veut pas voir le prestige, qu'il avait si légitime-
Du côté de la terre fermc, la ville est entourée ment acquis, disparaitre en Syrie, il faut qu'il suive
d'une mauvaise muraille de construction sarrasine, l'exemple des Allemands, des Anglais et des Russes;
qui, toute délabrée qu'elle est, a rendu encore en ces du'il envoie en Orient, non des franciscains hostiles
derniers temps de grands scrvices, en mettant Haïfa à à notre pays, mais de vrais colons, mariés, chefs de
l'abri des coups de main des nomades pillards. Deux famille, pouvant montrer, non pas seulement par des
portes donnent accès dans la ville; l'une est située à paroles, mais surtout par l'exemple, comment on ar-
l'ouest, l'autre à l'est. rive à l'indépendance et même à la fortune par une
Depuis douze à quinze ans les templiers allemands vie morale, par le travail et l'économie. Il y a là pour
sont venus dans la contrée fonder une colonie qui est la France un intérêt de premier ordre; malheureuse-
fort prospère. Au début, les colons ont été décimés ment, si l'on n'y prend garde, il sera bientôt trop tard
par les fièvres pernicieuses; mais depuis qu'ils ont pour reconquérir le terrain perdu.
cultivé et assaini la plaine qui s'étend entre le pied du La colonie allemande de Haïfa est entourée de
Carmel et la mer, la mortalité a beaucoup diminué. beaux jardins dans lesquels on voit un grand nom-
Les habitations de ces étrangers sont bien construites bre d'arbres fruitiers d'Europe. Les oliviers sont su-
et tenues avec une graude propreté, aussi tranchent- perbes sur les premières collines du.Carmel, les co-
elles fortement à cet égard avec celles de leurs voisins lons ont planté des vignes qui réussissent admira-
orientaux. Autour des maisons, de jolis jardins pro- blement. Le vin est bon et ressemble assez à celui de
tégés par des murs de clôture sont plantés de légumes certaines parties du sud de la France.
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 51

LE CARMEL. une porte basse, et un moine vient nous ouvrir pour


nous faire parcourir le magnifique établissement édifié
murs sont
De Haïfa, le chemin qui mène au couvent du Car- par lc Fr~rc Jean-Baptiste de Frascali. Les
et des terrasses du
mel passe d'abord au milieu des oliviers et des cul- épais comme ceux d'une forteresse,
tures, puis il s'élève rapidement au moyen de grands couvent on jouit d'une vue admirable sur la plaine
escaliers en pierre .i llsqu'à la plate-forme terminale, de Saint-Jean-d'Acre et sur la Méditerranée: La mer
sur laquelle est bàti le couvent, à cent quatre-vingt- se voit de trois cùtés à la fois, on croirait êtrc sur la
on aperçoit
quinze mètres d'altitude. La pentc de la montagne est proue d'un gigantesque navire. Au nord,
extrêmement raide, le chemin à quelques endroits est le Ras el-Nakoura bien au delà de Saint-Jean-d'Acre;
flancs au sud, Athlit, l'ancien ca~(c(lunz peoegrirzoru-na des
presque vertigineux lorsqu'on est à cheval. Les
de la montagne sont recouverts de lentisques ct dc croisés. ct un peu plus loin les ruines de Césarée. Le
chênes kermès. Arrivés au couvent, nous frappons à soir, le soleil, qui se couche en pleine eau, dore

Cou\'ent du mont Carmel. Dessin le D. LalEelot, d'après une phatograph~e,

nom de sel~taoiu~n. On trouve aussi dans quelques


glorieusement la surface des vagues. Jamais je n'ai
fossiles.
vu une étendue de mer aussi vaste et aussi lumineuse. parties de la montagne de curieux oursins
La chaine du Carmel, qui est un prolongement dcs Le Carmel est recouvert presque partout d'une riche
montagnes de la Samarie, se dirige du sud-ouest au végétation arborescente. Les chc~nes y sont nombreux
nord-est et se termine à la Méditerranée par le cap et fort beaux dans les clairières il y a de véritables
surtout au
remarquable qui porte le couvent. La montagne est prairies émaillées de fleurs brillantes,
de l'abon-
exclusivement formée par un calcaire jurassiquc et printemps. Cette belle végétation provient
crétacé dans lequel on trouve de nombreuses concré- dance des eaux. Du côté de la Méditerranée, le Carmel
tions siliceuses appelées tètes de cl~c~tspar les géo- se termine par un promontoire abrupt ayant la forme
d'un cône et visible de très loin en mer. A la base de
logues. C'est ce que les anciens pèlerins rapportaient
comme un précieux souvenir sous le nom de ~i~elons la montagne y'étend un rivage fort étroit, battu sans
d'Elie ou de l~.ryiclesJudaïci. Quelques paléontolo- cesse par les vents et les flots.
Dès l'antiduité la plus reculée, la situation du Car-
gistes ont décrit ces singulières productions sous le.
52 LE TOUR DU MONDE.

mel et les forêts qui le recouvrent avaient attiré l'at- par les roseaux et les cypéracées élancées, au mi-
tention des populations ambiantes c'était la mon- lieu desquels on rencontre le crocodile. C'est le seul
tagne sainte, la montagne de Dieu; aussi le prophète cours d'eau de la Syrie avec le Kishon où l'on
Ëlie y reconstruisit l'autel consacré bien avant lui à trouve ce gigantesque reptile dont la présence avait
Jéhovah. Le Carmel ne semble jamais avoir été très fait donner au Nahr Zerka le nom de fleuve des Cro-
habité, mais c'était un lieu de refuge, et des grottes codiles, G~~ococliliora,par les anciens. Nous n'avons
naturclles permettaient à de nombreux cénobites d'y pas eu le plaisir de voir cet animal vivant dans les
vivre en paix. Pythagore parait êtrevenu d'Ëgypte pour caux du Zerka, mais un individu desséché que nous
se retirer pendant quelques années dans une de ces avons pu étudier à Haïfa nous a prouvé que le croco-
cavernes. A l'époque de Tacite il y avait sur la'mon- dile de Syrie est d'une autre espèce que celui d'Égyptc.
tagne un autel dédié à la divinité du Carmcl. Vespa- Il n'a donc pu, comme on l'a dit, être acclimaté par
sien fit consulter ce di ou par l'intermédiaire des prê- les Egyptiens désireux de transporter dans leur colo-
tres. Dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, des nie un de leurs animaux sacrés. Le Nahr Zerka a un
pèlerins et des ermites se rassemblaient sur le som- cours très limité; il sort d'une source située au pied
met, où l'on trouve encore un certain nombre d'in- des montagnes et assez forte pour faire tourner un
scriptions grecques. Au douzième siècle, ces cénobites moulin; un peu plus loin, il se transforme en un
s'associèrent pour former un ordre, qui fut reconnu marais encombré d'une végétation puissante et qui
en 1207 par le pape Honorius III. En 1252, le roi occupe toute la largeur de la plaine, c'est-à-dire trois
Louis IX visita le .Carmel. Plus tard, et à plusieurs à quatre kilomètres. Au sud de Tantoura, le marais re-
reprises, les moines furent massacrés par le pacha devient un ruisseau qui va se précipiter dans la mer
d'Acre et l'église chrétienne fut transformée en mos- près d'un pont situé non loin d'un moulin. Dans l'an-
quée. LorsqueBonaparte, en 17!:J9, assiégea Acrc, lcs tiquité, des aqueducs aujourd'hui on ruine condui-
bâtiments du couvent servirent d'hôpital pour les saient ces eaux à Césaréc. C'est dans les marécages
blessés etles malades de l'armée française; mais, après dont la surface ne dépasse point cinq ou six hectares
la retraite sur Jaffa, les Turcs massacrèrcnt, après les que l'on trouve les crocodiles, mais ils ne doivent pas
avoir odieusement mutilés, nos malheureux compa- habiter là en grand nombre,' la place dans laquelle
triotes, dont les restes reposent aujourd'hui sous une ils peuvent s'abriter étant beaucoup trop restreinte.
petite pyramide élevée dans un des jardins du cou- En sortant de Haïfa, le chemin de Nazareth se
vent. En 1821, Abdallah pacha détruisit les bâtiments dirige immédiatement à l'est dans la plaine dominée
de fond en comble, mais ils furent réédifiés sept an- au couchant par les cimes du Carmel; à gauche, on
nées plus tard par le zèle du frère Jean-Baptiste, un a les nombreux méandres et les marécages du Kishon.
moine italien, qui pendant plusieurs années parcourut Cc petit fleuve, qui est le produit du drainage des
l'Europe pour recueillir les sommes nécessaires. Ce eaux de la grande plaine d'Esdrelon et de celle de
magnifique établissement est aujourd'hui habité par Zébulon, coule quelquefois dans un lit profondément
une vingtaine de carmélites, Italicns ou Espagnols, creusé dans une terre noirâtre; les berges sont alors
qui y donnent l'hospitalité comme dans presque tous escarpées, taillées à pic et liautes de plusieurs mè-
les couvents de la Syrie. Les bâtiments ne sont re- tres. D'autres fois, son lit se subdivise et forme de
marquables que par leur masse. L'église est ornée dans grands marais, recouverts de .joncs et de roseaux,
le style italien, de mauvais goût; sous l'autel se trouve parmi lesquels fourmillent des tortues d'eau (Eonys
une petite grotte qui, dit-on, fut habitée par Elle. caspica et I;m;~s et de nombreux oiseaux aqua-
Dans tous les corridors il y a des nids de la gracieuse tiques aux brillanles couleurs. Il y a là, comme dans
petite hirondelle de Palestine (Hir~zsnclo ru/~zcla). A le Nahr Zerka, des crocodiles d'une belle venue. Le
l'extrémité de la plate-forme qui porte le couvent, on fait est aujourd'hui hors de doute, grâce à une explo-
a construit récemment un phare pour éclairer cette ration d'un Anglais, M. J. Mac-Gregor, qui, cn 1868
côte inhospitalière et dangereuse. et en 1869, a parcouru en yole-périssoire les princi-
En une heure et demie; on gagne, en passant à tra- paux cours d'eau de la Syrie. Sur le Kishon, non loin
vers les bois, la plus haute sommité du Carmel, située de Haïfa, il a vu au milieu des roseaux des crocodiles
au nord et dominant la vallée d'Esdrelon. On at- d'une taille assez considérable, qui se sont approchés
teint là six cent vingt-deux mètres d'altitude, et l'on fort près de son embarcation et qu'il a été obligé de
jonit d'une vue splendide sur la plaine, au milieu de repousser à coups de rame.
laquelle le Kishon, dont les eaux brillent comme de A droite, le sentier est dominé par les flancs du
l'argent, se déroule en un long serpent sur les terres Carmel recouverts de sombres forêts. Des aigles gigan-
d'un noir rougeâtre intense. tesques (.4licila cirr~sa~tus) planent dans les airs ou
A l'ouest du Carmel, au bord de la mer, à une jour- viennent t se percher sur les arbres morts et les rochers
née de marche de Haïfa, près des ruines de Césarée, voisins.
on rencontre le petit fleuve Zerka qui vient des hau- Près d'une belle source, dont les eaux vives et abon-
teurs voisines. Entrc la montagne et la mer, il forme dantes se jettent dans le Kishon, s'élève un village
de vastes marécages rendus presque impénétrables placé au milieu d'un bois d'oliviers et de dattiers
53
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI.

Arrivés à un point où le chemin parait praticable,


c'est Belad es-Cheikh. Sous les arbres, nous faisons
nous nous dirigeons sur les replis de terrain qui sé-
voler un grand nombre de petites chouettes très com-
de celle d'Esdrelon. Nous
munes en Syrie (Athene Persica). Cet oiseau a une parent la plaine d'Acre
difficultés à franchir les
et son plumage doré est éprouvons les plus sérieuses
physionomie si intéressante le
trous et les fondrières qui barrent à chaque instant
si gracieux, qu'on en ferait un charmant animal de sont absolument né-
volière. Un peu plus loin, sur un monticule formé passage. De grandes précautions
on rencontre le petit hameau de cessaires souvent un fossé ou une mare ne parait
par des décombres,
de boue et de paille ha- avoir que quelques pouces d'eau, et les chevaux en-
Jajur. Les misérables huttes foncent cependaht rapidement jusqu'au ventre. No.tre
chée sont cachées par l'énorme haie de cactus qui nos yeux dans un de
constitue un solide et impénétrable rempart autour drogman disparaît presque. sous
ces gouffres, et nous ne parvenons à l'en tirer qu'au
du village. Les habitants, de pauvres fellahs qui sem-
des efforts. Nous avons aussi
blent minés par la faim et la fièvre, s'avancent curieu- prix plus vigoureux
le Kishon, profond de
sement pour nous voir passer. Dans le voisinage, sur beaucoup de peine à passer
dont les berges sont des mu-
les collines près desquelles nous chevauchons, nous quatre ou cinq pieds et
railles hautes de plusieurs mètres. Dans ces champs
traversons des buissons chargés de fleurs blanches
c'est le Stynax officinale dont l'an- inondés de tous les côtés, nous apercevons de belles
très élégantes de ses gerbes
cienne pharmacopée faisait un fréquent usage. fleurs; une asphodèle surtout dépassait

Dessin de Taylor, une photogl'al-1hie.


Plaine d'Esdrelon et le mnnt Car;nrl. d'après

c'est joyeux ébats. C'est avec peine que nous nous décidons
dorées les autres plantes des prairies l'.4s~h.o-
cultivée dans à quitter ces lieux enchanteurs lorsque le soleil baisse
deline Lt~Gea,plante depuis longtemps.
déjà à l'horizon; nous reprenons le chemin dans le
nos jardins.
cheminons Maloul et nous arrivons à un petit col d'où l'on
Les collines au milieu desquelles nous wady
entre les Seffurièh, l'ancien Séphoris, le mont
bientôt sont couvertes de chênes élevés, et, peut distinguer
sont d'une herbe fine Thabor et toutes les montagnes des environs. Quel-
arbres, les clairières tapissées
minutes après, nous sommes sur le bord d'un
et fleurie. Nous voyons là, pour la premièrc fois, ques
lin à fleurs roses vaste amphithéâtre au fond duquel nous apercevons
dans toute sa vigueur, le beau
doit être notre inséparable la petite ville de Nazareth.
(Li~au-m. p ubesceras) qui
et dont les
compagnon dans la Syrie méridionale, NAZARETH.
fleurs admirables font l'ornement de ces gracieux par-
terres naturels. De tous les côtés, les femmes fellahs
ces textiles les Une descente extrêmcment rapide nous conduit au
sont occupées à arracher plantes pour
centre de la ville, que nous ne faisons que traverser,
faire rouir et pour en filer leurs longues chemises
bois la solitude solennelle pour aller camper dans un champ, sous de gros oli-
bleues. Dans ces grands
le ciel est viers, près de l'antique fontaine où les superbes femmes
nous impressionne vivement splendide,
du pays viennent remplir leurs cruches élégantes.
le soleil se joue merveilleusement dans le feuillage
La petite ville de Nazareth, appelée Nazirah par les
où des oiseaux brillamment colorés se livrent à dc
54 LE TOUR DU MONDE.

Arabes, est située dans un vaste cirque orienté sud- sistent jusqu'au mois de juillet. On peut difficile-
sud-ouest, nord-nord-est, et entouré de collines cré- ment détourner les yeux de ce panorama qui revêt
tacées élevées de quatre à cinq cents mètres au-dessus des teintes magnifiques au coucher du soleil, et on se
de la mer. Les maisons, bâties presque toutes cn sent profondément ému en se
rappelant due, durant
pierres de taille, s'étagcnt sur le versant ouest d'une les trente premières années de sa vie, les regards du
montagne dont le sommet domine la villc. Quelques- Libérateur de l'humanité se sont reposés sur cette
unes de ces hauteurs sont dénudées, les autres cou- nature riante, pleine de grâce et de grandeur.
vertes de broussailles, de plantes aromatiques et de La ville de Nazareth a une histoire fort obscure;
fleurs aux brillantes couleurs. Au printemps, cette elle n'est pas citée une seule fois dans l'Ancien Tes-
partie de la Galilée est un parterre non interrompu, tament et n'est due très rarement mentionnée par La
formé surtout par des myriades d'anémones, de re- historiens de l'antiquité. A l'époque des croisades,
noncules, de tulipes, d'iris et de scabieuses. Des ter- elle fut donnée en fief à Tancrède avec tout le terri-
rasscs soutcnues par des toire situé entre Tibériadc
murs permettent de culti- et Haïfa. En 1187, la ville
ver de magnifiques figuiers retomba au pouvoir des
et des oliviers gigantes-
musulmans, et plus tard
ques çà et là, quelques elle fit partie de la princi-
rares dattiers dressent pauté druse de Fakhr ed-
leurs tètes gracieuses au- Din. Depuis quelques an-
dessus des autres arbres- nées elle est en pleine voie
La plus haute des col- de prospérité, grâce à la
lines a cinq cent quarante-
protection des puissances
cinq mètres d'altitude; elle curopéennes et à un com-
est située au nord de la merce assez actif avec Haïfa
ville et porte un petit mo- et Saint-Jean-d'Acre. Le
nument funéraire appelé transit peut actuellement
Neby Sain ou Neby Ismaïl. s'effectuer en voiture sur
De cet endroit la vue est la nouvelle route construite
admirable à l'est, c'est parles templiers allemands
le dôme arrondi du Tha- établis au pied du mont
bor, le petit Hermon ou Carmel. Au printemps,
Djebel Dahi, les monta- cette petile bourgade est
gnes de Gelbna, celles dc ravissante lorsque ses mai-
la Samarie, la ville de Je- sonnettes blanches se dé-
nin et enfin la croupe al- tachent sur le vert tendre
longée du Carmel tombant des olivier~, sur les som-
brusquement à son extré- bres haies d'énormes cac-
mité nord dans la baie de tus et sur les moissons
Saint-Jean-d'Acre, dontles émaillées d'iris à fleurs
flots éclairés par le soleil bleues et de renoncules
couchant ressemblent à de écarlates (Ra~zzcnczrlz~s
l'or en fusion. La ville d'A-
asialicosj qui remplacent
cre, cachée par des replis Jeune ici les bluets et les co-
femme musulmane de Nazareth (voy. p. 56). Dessin de E. RonjaL,
de terrain, n'est point vi- d'après une photographie. quelicots de nos blés.
sible. Au nord s'étend la La population chré-
belle plaine de Buttauf dont les eaux viennent ali- tienue de la ville s'est
beaucoup accrue depuis quel-
menter le Kishon. A l'extrémité de ce
plateau, on dis- ques années. Aujourd'hui il n'y a guère que deux
tingue nettement le grand village de Seffurièh, l'an mille musulmans pour dix à onze mille chrétiens ap-
cienne Diocesarecc, puis les hauteurs qui,
s'étageant partenant à différentes sectes. On trouve aussi quel-
les unes derrière les autres, se terminent à l'horizon
dues Israélites offrant un type particulier qui les dif-
par la montagne de Saied. fércncie de ceux de Jérusalem leurs yeux et leurs
Très loin, à l'est, se montre un océan de collines cheveux noirs, leur teint bronzé, les rapprochent beau-
qui se confondent avec les vaporeuses sommités du coup des Bédouins des plaiues du Thabor.
Hauran situées de l'autre côté du lac de Tibériade. La plupart des habitants sont occupés au travail
Au sud, on aperçoit les villages d'Endour, de Nain et des
champs; le blé, la vigne, les oliviers, les figuiers
de Zerin ainsi qu'une grande partie de la
plaine d'Es- et le coton arborescent sont surtout cultivés dans les
drclon; enfin, au nord-est, domine le majestueux Grand environs. On exporte aussi annuellement une cer-
Hermon couronné de ses neiges immaculées
qui :per- taine quantité de tabac très estimé en Palestine.
56
6 LE TOUR DU MONDE.
T,a race autochtone est superbe, hommes et femmes races vivent ordinairement en paix les unes avec les
sont admirables de formes et de traits. Les femmes autres. Dans tous les cas elles s'entendent toutes pour
surtout sont les plus belles de toute la Syrie; aussi maudire, du fond du cœur, le joug turc, et elles re-
rencontre-t-on partout des figures d'une régularité grettent profondément le gouvernement des Égyptiens
parfaite, pleines de noblesse et de majesté. Le cos- qui, sous Ibrahim pacha, leur donnait un semblant
tume des habitantes de Nazareth est des plus élégants de sécurité.
et ne se retrouve nulle part ailleurs les pantalons De nombreux établissements religieux élèvent leurs
bouffants sont brodés en soie de couleur dans le bas; puissantes constructions au-dessus des petites maisons
une chemisette en cotonnade plissée, très fine, laisse des particuliers. Les Grecs ont à présent un évêque
une partie des seins à découvert, et une tunique, sou- métropolitain et une
église consacrée à l'ange Ga-
tenue à la taille par une ceinture rayée, leur sert de briel les Latins, un couvent de franciscains et un
vêtement de dessus. La tète, toujours petite, portée autre érigé par les dames de Sion; les missions pro-
par un cou délicat, est cou- testantes, une école et une
verte d'un keffiè de soie
église, et tout récemment
dorée, retenu par un long laSociété d'éducation pour
voile en forme de turban, les femmes, de Londres,
qui ne cache nullement le a construit sur une des
visage, et dont les extré- collines du sud-ouest une
mités retombent avec grâce
superbe maison destinée à
sur les épaules. Le frontt recevoir les jeunes filles or-
et la poitrine sont ornés dc phelines ou abandonnées.
nombreuses pièces de mon- Le couvent des francis-
naie formant des parures cains renferme l'église de
d'une grande richesse. l'Annonciation, reconstrui-
Après la cérémonie du te en 1730, et dans laquelle
mariage, la fiaacée est les religieux font voir la
toujours emmenée dans sa place où l'ange annonça à
maison sur un chameau Marie la naissance du Mes-
dont le licol et la selle sie. Derrière l'autel on des-
sont ornés de broderies cend dans une petite grotte
rehaussées de coquilles na- qui servait d'habitation à
crées. Non loin de nos ten- Marie on montre même
tes se célèbrent les fian- l'endroit qui lui servait
çailles d'une jeune fille du d'oratoire et celui où se
voisinage. Un grand nom- trouvait sa couche! Pour
bre d'hommes et de fem- qui connait l'immuabilité
mes, revêtus de leurs plus des choses de l'Orient, il
beaux habits, se tiennent est bien plus probable, au
par les mains et forment contraire, que Joseph et
sous de grands oliviers Marie habitaient une mai-
une immense couronne on- sonnette semblable à celles
dulante. La danse grave que l'on rencontre dans les
et monotone ne consiste quartiers pauvres de la
1\azareLh, Atelier de charpentier.
qu'en simples mouvements Dessin de E. Ronjal, d'après une p~lotogrilphie. ville, et que l'atelier du
rythmés accompagnés de charpentier était à peu
chants. La foule qui admire ce singulier spectacle bat près semblable à ceux que l'on voit encore dans cer-
les mains en cadence afin d'exciter l'enthousiasme, taines ruelles et dont je donne une photographie fidèle.
qui arrive à son comble lorsque nous nous mêlons à L'église est à trois nefs, et de chaque côté se trou-
ces braves gens et que nous déchargeons nos fusils vent trois autels. On arrive par des escaliers de.mar-
et nos revolvers en l'honneur de la mariée. L'air était bre au maître-autcl dédié à l'ange Gabriel; la crypte
tiède et embaumé, l'obscurité succéda brusquement se trouve en dessous et on y descend par une rampe
au crépuscule, et bientôt des milliers d'étoiles étin- de quinze marches qui aboutit dans la chapelle de
celèrent dans un ciel d'une pureté admirable; en sorte l'ange. Celle de l'Annonciation est aujourd'hui di-
que les danses et les chants se prolongèrent très tard visée en deux nefs par un mur dc refend. C'est là
pendant la nuit, et vinrent agréablement bercer nos due se voit au plafond un fragment dc colonne sus-
rêveries et notre sommeil dans nos demeures de toile. pendu par de fortes barres de fer visibles pour tous,
Nazareth est divisée en trois quartiers habités par et que la crédulité des pèlerins affirme être retenu
les Grecs et les Musulmans. Ces diverses par une force mystérieuse.
hi àt ihi IS
58 LE TOUR DU MONDE.
A quelques minutes au sud-ouest de la villc, non C'est à deux heures d'ici, près du village de Foulèh,
loin de nos tentes, se trouve une voûte à moitié ruinée, que le général Kléber, avec quinze cents hommes
recouvrant un bassin antique dans lequel s'écoulent formés en carré, parvint à résister aux
vingt-cinq
les eaux de la seule source qui peut abrcuver Naza- mille soldats de l'armée turque depuis le lever du
reth. Le matin et le soir, de longues files de femmes soleil jusqu'à midi. Bonaparte, averti à
temps, put
et de jeunes filles viennent remplir leurs grandes arriver ait secours de hléber avec six cents hommes
urnes à forme antique; elles relèvent leurs jupes, seulement. Mais les Turcs, croyant avoir affairc à
quittent leurs chaussures, et vont pieds nus au milieu l'avant-garde d'une armée nombreuse, se débandèrent
du bassin, pour recueillir une eau plus limpide et dans le plus grand désordre;
beaucoup furent mas-
plus pure. Elles rapportent péniblement la cruche au sacrés, et d'autres sc noyèrent dans le petit fleuve de
bord du réservoir, et là, aidées d'une de leurs com- Daboury (haut Iiishon) qui inondait alors une partie
pagnes, placent la lourde amphore sur leur tète en de la plaine. Bonaparte prit son repas du soir à Na-
prenant des poses admirables. Un pan de l'écharpe zareth et retourna dans la nuit à Saint-Jean-d'Acre.
est enroulé au turban pour former une couronne sur C'est le point le plus au nord qu'il ait atteint en Syrie.
laquelle le vase est posé en équilibre, non debout, Le village d'Afoulèh est peut-être l'Aphek de la
mais légèrement incliné sur le côté. La main droite tribu d'Issachar; celui dc Foulèh, situé près de là, est
saisit souvent une des anses, tandis que le poing gau- dans tous les cas le CCG.il7'LGli2.
fol» des croisés. On y
che s'appuie sur la hanche afin de faire contrepoids. voit encore quelques pans de murailles cachées sous
De toutes jeunes fillettes, âgées de cinq ou six ans à des chardons gi.-aiiiesques. Cette forteresse fut
pro-
peine, munies de leurs petites amphores, viennent bablement détruite en 1187 par Saladin. La bataille
aussi chercher, souvent de très loin, leur provision du du mont Thabor, dont nous avons parlé plus haut, a
précieux liquide. Que d'heures nous avons passées là, été ainsi appelée parce que du champ de l'action on
couchés sous les arbres près de la fontaine, occupés aperçoit la cime de la montagne célèbre; mais, en
à contempler ces gracieuses créatures, courbant leurs réalité, le combat n'cnt lieu que très près des villages
beaux bras nus pour poser sur leur tète pleine de no- dont nous avons parlé. Fouléh n'est habité aujour-
blesse ces -grandes jarres en terre noire, identiques à d'hui que par une quinzaine de familles de fellahs
celles dont la mère de Jésus devait se servir pour fort misérables.
approvisionner d'eau son humble demeure A Nazareth, près de notre campement, se trouve
C'est autour de cette fontaine que les jeunes gens la maisonnette d'un pauvre charbonnier
emprisonné
de la ville viennent faire la cour à lcurs belles fian- cruellement parce qu'il ne peut donner aux agents du
cées. Nazareth est la seule ville de la Syrie où ce fisc turc la somme énorme qui lui est réclamée. Tout
mélangc des sexes soit toléré dans un lieu public; et a été enlevé dans cette misérable demeure la terre
quoique ce rapprochement soit fortement blâmé par battue formc le plancher et sert de siège; il ne reste
les puristes turcs, il est évident que la ~oralité est plus que les quatre murs absolument nus. Un petit
ici très supérieure à ce qu'elle est chez les populations tas de charbon de bois et une chèvre ont seuls pu
voisines dont les femmes sont rigoureusement sé- échapper à la rapacité des bachi-bouzouks, et permet-
qucstrées. Les musulmans de Nazareth, ainsi que ceux tent à la malheurcuse femme et aux jeunes enfants de
de la plupart des autres villes de la Syrie, ont con- ne pas mourir de faim. Ce triste spectacle nous navre,
servé, sous certains rapports, les apparenecs de la et, le cœur serré, nous rentrons dans nos tentes après
vertu et de l'honnêteté. Mais ce dehors austère ne avoir promis d'intercéder en faveur du chef de famille.
peut tromper personne. Lorsqu'on s'informo de ce Le soir, la mère vient nous remercier accompagnée
qui se passe dans ces familles sévèrement fermées, d'unc de ses filles, Fathma, charmante enfant de qua-
on apprend clue la plus grossière immoralité y règne torze ans. Elle a confectionné à notre intention un
fort souvent; hommes et femmes ont une dépravation fromagc de chèvre exquis qu'elle nous offre pour nous
de maeurs impossible à décrire, et, quoique l'usagc Lémoigner sa reconnaissance.
du vin et des liqueurs fermentées soit défendu par la Le lendemain matin, nous allons voir de bonne
loi religieuse, la plupart des hommes s'enivrent tous heure le kaimakan de Nazareth; ce grand personnage
les soirs en buvant une grande quantité de raki et demeure tout en haut de la villc. Nous le trouvons en-
d'alcool. Aussi les cas de deliriu.~n G~~e~ne~zs et de ra- touré d'une dizaine de notables discutant gravement
mollissement cérébral sont-ils aujourd'hui très fré- les intérèts de la cité. A notre arrivée, toute l'assis-
quents. Ceci ne s'applique qu'à la population turque tance se lève respectueuscment et le maître du logis
des villes, car les Arabes des campagnes ont, au con- nous fait asseoir à la place d'honneur.
traire, conservé une sobriété exemplaire, nécessitée du Par l'intermédiaire de notre drogman, nous faisons
reste par la température très élevée des rayons solaires valoir l'extrème misère du père de Fathma, qui est
auxquels les cultivateurs sont journellement exposés. pourtant un très honnéte homme, puisque, il y a peu
Pendant la campagne de Bonaparte, en 1799, Naza- de jours, il a rendu à son légitime propriétaire une
reth a été occupée par huit cents Français qui envoyè- bourse pleine d'or trouvée sur le sentier. Nous nous
rent des avant-gardes jusqu'à Safed et Tibériade. portons garants du payement de sa dette pour laquelle
D'AUJOURD'HUI. 59
LA SYRIE

nous donnons même un petit acompte. Le kaimakan, assez élevé d'où la vue est très étendue, et nous re-
de la façon la plus aimable et la plus courtoise, nous descendons directement vers le sud par une vallée
à des Français aussi il- aride et desséchée qui débouche dans la plaine. La
répond du'il n'a rien à refuser
lustres que nous, et il nous promet que le soleil ne se route est parcourue par de nombreux habitants du
de tout petits
couellera pas avant due le pèrc de Fathma soit mis en pays, les uns montés sur la croupe
un
liberté. Les promesses du magistrat étaient accompa- ânes, les autres à pied, lcs femmes ayant souvent
des Syriens. enfant dans un berceau en osier placé en équilibre sur
gnées de force compliments à l'usage
nous trouvons, la tète. Tous se rendent à Jérusalem pour célébrer les
Lorsque nous sortons de la maison,
à la porte, Fathma et son jeunc frèrc. Aucune parole fètes de Pâques. Nous voyons se dérouler sous nos
rien n'est
ne saurait dépeindre la joie de ces enfants lorsque yeux de véritables scènes bibliques, car
cet immobile
nous leur annonçons la bonne nouvelle; ils se jettent changé depuis dix-huit siècles dans
à nos genoux, nous embrassent les mains, et, saisis- Orient. Ainsi cheminaient Jésus et Marie lorsqu'ils se
sant un de nos étriers, nous accompagnent ainsi plus rendaient dans la ville sainte.
d'une heure en nous faisant sans cesse ce gracieux Le sentier nous conduit dans la vaste plaine d'Es-
dont
salut des Orientaux qui consiste à porter successive- drelon, au milieu d'interminables champs de blé
ment la main au front, aux ]èvres et sur le cœur, les épis atteignent, dans ce sol très fertile, une hau-
teur extraordinaire. Ailleurs ce sont de vastes espaces
pour affirmer ainsi, à celui qu'on veut honorer, qu'on
lui donne ses pensées, sa parole et son :1.mour. recouverts de grandes herbes et de chardons géants
de belles fleurs, d'un
Pour sortir dc l'entonnoir dans lequel se trouve (Notobasis s~riaca.) qui portent
et des
Nazareth, nous nous dirigeons d'abord vers un col bleuviolacé, semblables à celles des artichauts

Dessin de Barclay, J'après une photographie.


Jenin et les mont",GeILon (voy. p. 60).

cardons. Dans ces champs partent, de tous les côtés, mille fleurs, nous apercevons les tiges gigantesques
dc l~~âIUtlT72Sch.uberti, qui élèv.e à plus d'un mètre sa
des nuées de cailles qui se réunissent en troupes
et les thyrses vio-
nombreuses, avant de traverser la Méditerranée pour hampe couronnée de fleurs roscs,
se rendre en Europe. Au milieu des herbes, dans les lacés de l'acanthe (_ACCL12IILiLS
Dioscoridi.s) s'échappant
d'un bouquet de feuilles admirablement découpées.
parties incultes, des lièvres gris (Lepz~s sy~~ia.czzs),
des chacals (Canis uureus) et dés gazelles (Gu~e.lla Dans les endroits en jachère, d'immenses étendues
sont entièrement recouvertes des ombelles blanches
dorca~) s'élancent sous les pas de nos chevaux, tandis
fauves et une my- de la carotte sauvage (Daucus carota), au milieu des-
que de grands aigles, des vautours fleurs bleues des
riade d'oiseaux dc proie planent sur nos tètes en at- quelles on aperçoit les innombrables
tendant le moment de la curée. Nous faisons là des orobanches (Orobaracjze pruirtoscc) qui vivent en pa-
chasses superbes, et pour plusieurs jours nous pour- rasites sur les racines des autres plantes.
excellent. La Nous passons aux villages d'El-Afoulèh et d'El-
voyons toute la caravane d'un gibier
à quatre- Foulèh, formés de misérables huttes en terre battue
plaine d'Esdrelon est élevée en moyenne
le terrain est et en paille hachée. Ces deux hameaux sont construits
vingt-dix mètres au-dessus de la mer-
se sur de petits monticules visiblcs d'une très grande
noirâtre, formé d'une argile fine, sans cailloux, qui
crevasse profondément sous l'influence des rayons so- distance. Il est probable que des fouilles y donneraient
laires." Les eaux s'écoulent presque toutes dans le des résultats remarquables. C'est autour de ces deux
en
fleuve Kishon, qui est à sec pendant plusicurs mois villages que, le 10 avril 1799, Bonaparte écrasa
de l'année; mais une partie du plateau incline forte- quelques heures l'innombrable armée d'Abdallah pa-
ment du côté de Beisan et du Jourdain en donnant cha. En chevauchant péniblement, brûlés par l'ar-
naissance au Watâ el-Jâlûd. Dans les blés émaillés de dent soleil qui dévorele sol do la plaine absolument
60 LE TOUR DU MONDE.

privée d'arbres, nous ne pouvions nous lasser de pen- loin à cause de leur élévation, donnent au paysage
ser avec admiration à ces soldats de la France qui un aspect des plus gracieux. Les maisons sont en
ont pu accomplir de si hauts faits d'armes malgré pierre et assez bien construites. Les habitants, au
la chaleur et malgré l'absence d'eau. Ils étaient sur- nombre de quatre mille, sont presque tous musul-
chargés par un fourniment d'une pesanteur excessive, mans; quelques familles seulement sont chrétiennes.
couverts de vêtements peu appropriés à ce climat tor- Ce qu'il y a de plus remarquable à Jenin, c'est une
ride, et fort mal préservés des atteintes du soleil par belle source, véritable" torrent, qui jaillit au milieu
le petit chapeau tricorne. Dans ces conditions déplo- des oliviers sur les hauteurs dominant le Yillage et
rables, ils ont fait pourtant, soutenus par une énergie qui, divisée en mille petits ruisselets, vient répandre
indomptable, depuis le Caire jusqu'à Safed et Tibé- une agréable fraicheur dans les jardins et les champs.
riade, un chemin qui effraye l'imagination lorsqu'on Ces eaux, très limpides, sont amenées à la ville par
a parcouru les sables brûlants et les collines arides un aqueduc recouvert et souvent caché par un fouillis
qu'ils ont dû franchir pendant les époques les plus de plantes grimpantes. Le ruisseau coule vers le nord
chaudes de l'année. Que serait-ce donc, s'il nous fallaitt et disparait au milieu des haules herbes dans les pro-
aller à pied en portant de lourds fardeaux, nous qui fondes crevasses du sol de la plaine.
sommes accablés sur nos montures et qui nous sen- Le monticulé sur lequel nous campons est cou-
tons le crâne brûlé malgré les excellents casques en ronné par ur. petit wely, monument funéraire blan-
moelle des Indes et les nombreux foulards qui nous chi à la chaux, élevé sur la tombe de quelque saint
préservent les joues et la nuque! musulman. Dans le "voisinage se trouvent d'autres
En parcourant cette plaine, j'ai remarqué combien tombes dont les pôssesseurs on tenu à se" faire en-
la chaleur, renvoyée au visage par un terrain argileux terrer le plus près possible du santon.
rougeâtre ou noir, est plus pénible à supporter que Ainsi que nous l'avons vu partout en Syrie, ce cime-
celle qyi rayonne d'un sol blanc et crétacé, ou que tière est rempli de mauvaises herbes et d'iris, plante
celle qui provient directement du soleil. Il doit y consacrée aux morts. De nombreuses guenilles, des
avoir à la surface de la terre Ulle décomposition de la loques de toute nature, de toute couleur, de toute pro-
lumière solaire qui permet aux rayons chimiques et venance, sont accrochées au tombeau du saint et aux
caloriques d'agir avec une grande intensité. Ce fait broussailles voisines. Ces chiffons son les ex-voto
expliquerait la fréquenee des coups de soleil que l'on des musulmans de la contrée. Souvent aussi on les
reçoit de bas en haut, tout en ayant la tête parfaite- suspend à des arbres épineux réputés saints (Zi~y-
ment préservée de l'action directe. Aussi les Syriens pl~us S~i~ta Clari.sli) sur lesquels alors on voit plus de
se protègent-ils avec le plus grand soin le bas du lambeaux d'étoffes que de feuilles.
visage et les joues; ils ne laissent que les yeux de Tout autour de nous, le sol est couvert de plantes
visibles. Les Touaregs du Sahara portent également aux fleurs éclatantes ce sont les belles renoncules
un voile noir qui leur cache la bouche., le menton, le et les anémones écarlates, la Scccbiosa. ~rolifera., à
nez, et qui nc s'arrête que sous les yeux. grandes fleurs jaunes, répandue par millions dans les
cham ps; les G'fm~sanlhernu~ia co~~onariunz et 7iyconis
JENIN. à corolles dorées; les immortelles à fleurs rouges, He-
licla~ysZanz.az(i~eu~)2~et d2iMMenSéS chardons dont les
Enfin, après.une journée de marche extrêmement tiges sont souvent aussi grosses que la jambe d'un
pénible,. nous' arrü'ons au pied des collines contre les- homme, Silybu~ia nta-ianu>n, et dont les feuilles, très
quelles se trouve adossée la gracieuse petite bourgade élégamment découpées, sont couronnées par de su-
de -Jenin-. Nous bisons planter nos tentes sur la hau- pérbes fleurs violacées.
teur, enface de la ville, dont nous sépare une belle Les habitants de Jenin ne jouissent pas d'une très
prairie arrosée par une source abondante et fraîche bonne réputation; aussi un homme fut placé de garde
serpentant sous les oliviers, au milieu des herbes et pour surveiller les chevaux entravés tout près de nos
des fleurs. tentes.
Jenin se trouve placée à l'entrée d'une vallée qui Le lendemain, nous partons à sept heures du matin
vieut déboucher dans la grande plaine d'Esdrelon. pour Naplouse seulement, afin d'éviter les marécages
Les montagnes voisines sont couvertes de plantations de la plaine de Sanour, souvent inondéc à cette épo-
d'oliviers et de figuiers et les maisons entourées de que de l'année, nous prenons un chemin plus à l'ouest
jardins, séparés les uns des autres par des haies de et infiniment plus pittoresque. Nous remontons un
cactus. La ville elle-même est protégée par une mu- wady désert, aride et sans eau, et, une heure après,
raille de ces végétaux dont les tiges sont si énormes nous arrivons à Arrabèh, gros village perché sur une
et dont les feuilles sont tellement entre-croisées, hauteur dominant un petit cirque rocheux. Non loin
due tout passage serait absolument impossible si de là, à l'est, se trouve au milieu des blés un monti-
l'on n'avait taillé de véritables portes dans ce rem- cule sur lequel on'aperçoit quelques huttes et des
part vivant. Autour d'une élégante petite mosquée, ruines informes. C'est Tell Dothan, l'ancien Dothain,
quelques beaux palmiers, qui s'aperçoivent de très où l'on montre encore un puits que la tradition dé-
62 LE TOUR DU MONDE.

signe comme celui près duquel Joseph fut vendu par duquel plusieurs femmes fort belles sont occupées à
ses frères. laver du linge. Loin de fuir ou de se cacher à notre
Dans ces plaines où le blé est cultivé sans inter- vue, elles s'approchent et nous ôffrent l'eau fraîche
ruption, les cailles sont si nombreuses qu'elles par- de la source. Elles élèvent la cruche jusqu'à nos lè-
tent par volées de dix à quinze sous les pieds de nos vres, et par un mouvement plein de grâce nous pe r-
chevaux. Elles sont si peu sauvages que je suis quel- mettent de boire ainsi sans descendre de cheval; pour
quefois obligé de les frapper avec ma cravache pour leur peine, ces gracieuses fellahines ne veulent ac-
les faire envoler. cepter, chose rare en Syrie, aucune gratification.
Nous arrivons dans une vallée très fertile et plantée
de beaux oliviers; sur les hauteurs, à notre gauche, EEBASTlÈH~SA~IARFE~.
s'élève le village de Jeba dominé par une vieille
tour. Dans le ravin coule un clair ruisseau au bord Après avoir traversé plusieurs wadys et escaladé

Samarie. De:;sin de_Taylor, d'après une photographie.

de nombreuses collines, le chemin, admirablement noyée dans des vapeurs violacécs d'une légèreté in-
ombragé par des oliviers séculaires, nous amène au définissable.
pied de Bourka, gros village construit sur le flanc de Nous redescendons un sentier extrêmemcnt rapide
la montagne. Un peu plus loin nous apercevons, de pour gagner un cirque assez profond, et sur notre
l'autre côté de la vallée, les restes majestueux de droite nous apercevons, tout près de nous, les maisons
Sebastièh, l'ancienne Samarie, qui sc profilent admi- de Sebastièh. Tout autour se dressent d'élégantes
rablement à l'horizon. Avant d'arriver à El-Bourka, collines arrondies, les unes arides, les autres cultivées
sur les hauteurs, la vue est splendide à droite, la en terrasses; à l'ouest s'ouvre la large vallée qui con-
grande Méditerranée s'étend à perte de vue au loin duit à Naplouse. Le village de Sebaste s'élève sur une
en unissant peu à peu ses eaux bleues à l'azur du petite montagne construite presque jusqu'au sommet,
ciel; à gauche, une série de collines et de vallées et couverte de jardins qui lui donnent l'aspect le plus
bien cultivées conduisent le regard jusqu'au Jebel riant. C'est au milieu de ces cultures que se trou-
Adjloun, de l'autre côté de la vallée du Jourdain, vent les ruines de l'ancienne ville. Le bourg actuel
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 63

est absolument moderne, mais on y voit des quan- permettaient de posséder un triforium et un chœur
tités de fragments'de colonnes, de chapiteaux et de entouré de chapelles. La nef centrale était plus haute
sarcophages; les maisons elles-m~mes sont presque que les latérales, et recevait le jour par des fenêtres
entièrement construites en débris antiques. Les ha- supérieures. A l'extérieur les murs sont nus, mais
bitants ne jouissent pas d'une bonne réputation; ce- construits en bel appareil travaillé avec beaucoup de
soin. La façade principale est très simple; elle est
pendant ils furent très.convenables à notre égard, et
nous laissèrent visiter et photographier les ruines percée au centre d'une porte ogivale et d'une fenêtre
sans nous molester en aucune manière. de chaque côté. Ces ouvertures sont absolument sans
Le monument le plus intéressant est l'ancienne ornementation.
Au milieu des ruines s'élève une petite coupole blan-
église dédiée à saint Jean-Baptiste, élevée, dit-on, sur
le tombeau du Précurseur. Cette cathédrale fait lc chic à la chaux, appelée par les Arabes Neby Yehya,
sous laquelle se trouve le tombeau présumé de Jean-
plus grand honneur à l'architecte des croisés qui en
a conçu le plan; sa construction a eu lieu probable- Baptiste. On arrive par un escalier de viugt et une
ment de 1150 à 1180 son style la rapproche beaucoup marches dans une petite chambre creusée dans le
de Saint-Anne de Jérusalem; les proportions en sont roc.
considérables elle a cinquante mètres de longueur sur Ce caveau était primitivement fermé par une porte
vingt-trois de largeur, et ces grandes dimensiôns lui monolithe qui gît actuellement sur le sol. Cette porte

de Saint-Jeau-Baptiste à Samarie. Dessin de Taylor, d'après une photographie.


Église

est pourvue de- gonds en pierre et de moulures très la mer, d'où l'on jouit d'une vue très belle sur une
finement sculptées. C'est dans cette crypte que Jean grande partie de la Samarie. A l'ouest, on aperçoit
aurait été enterré par ses disciples après sa décapi- une vaste étendue de la Méditerranée, et de tous les
tation dans la forteresse de Machaerus, située à l'est autres côtés une multitude de collines verdoyantes,
de la mer Morte. Le village ne possède aucune autre parsemées de nombreux villages. Sur un rcplat situé
ruine, si ce n'est les restes d'une tour carrée qui au sud-ouest, on peut encore suivre une grande par-
semble avoir fait partie du palais des chevaliers de tie de la colonnade dont Hérode entoura l'Acropole dé
Saint-Jean. la ville. Cette voie triomphale est bordée de piliers
ces mono-
Nous montons au sommet de la colline très fertile, placés à quinze mètres l'un de l'autre
actuellement cultivée jusqu'au sommet et plantée de lithes de calcaire gris, hauts de cinq mètres, sont ac-
magnifiques figuiers et oliviers. Au-dessus du village tuellement privés de chapiteaux. Cette avenue dé-
se trouve une terrasse qui sert actuellement d'aire corative devait avoir près d'un kilomètre de longucur.
à battre le blé, et qui est encore entourée d'une dou- Beaucoup de colonnes sont couchées dans les champs
zaine de colonnes sans chapiteaux. Il est probable et ensevelies sous les broussailles; on trouve tout
autour des fragments de mosaïques et d'innombra-
que sur cette place s'élevait le temple consacré à
Auguste par Hérode le Grand. De ce forum, "nous bles tessons de poteries anciennes.
atteignons très rapidement le point culminant, à Sehastièh est la forme arabe de Sebaste, qui est
quatre cent quatre-vingt-quatre mètres au-dessus de elle-même la texture grecque, au temps d'Hérode, du
ôl.i LE TOUR DU MONDE.

nom très archaïque. de Samaria. Cette ancienne ville, des juifs de la secte samaritaine. Plus tard, Jean
appelée aussi Schomron par les Israélites, fut bâtie. en Hyrcan s'empara de Sebaste et la détruisit de fond
925 avant J. C., par Omri, roi d'Israël. Il était impos- en comble, après un siège qui dura plus d'une an-
sible de choisir, dans toute la Palestine, un endroit plus née. Pompée et Gabinius la relevèrent de ses ruines,
favorable au point de vue de la défense, de la richesse ct Auguste, après la mort d'Antoine et de Cléopatre,
du sol et de la beauté du paysage. Elle resta pen- la donna à Hérode, qui l'embellit d'un grand nom-
dant deux cents ans la capitale des dix tribus, jusqu'à bre de monuments magnifiques et lui rendit le nom
sa ruine, à la suite de la terrible invasion de, Salma- de Sebaste en la dédiant à Auguste. Il y transporta
nassar, roi d' Assyrie, sous le. règqc de Hosea, eu 720 une colonie de six mille vétérans romains, agrandit
avant J. G. Après la captivité d'Israël, ce fut Naplouse la ville et l'entoura d'une muraille de vingt stades de
(Sichem) qui paraît ètre devenue la ville principale longueur. Au centre de la cité, il déblaya une grande

Samarie. Grande colonnade (.oy, p. 63). Dessin de Taylor, d'après une photographie.

place au milieu de laquelle s'éleva le superbe temple dont le dernier, Pelagius, prit part en 536 aux travaux
construit en l'honneur d'Auguste. Cette fortercsse de- du synode de Jérusalem. Plus tard,1a ville tomba
vint alors une puissante place de guerre. avec Naplouse entre les mains des musulmans, et
Dans le siècle suivant, l'histoire de Sebaste nous Saladin s'en empara en 1184 à son retour de Kerak
est presque inconnue. Une médaille frappée seule par jusqu'aux croisades il n'en fut plus question, si ce
Néron et Geta, le frère de Caracalla, témoigne de n'est au neuviè-me siècle, dans l'intéressant récit du
l'existencc de cette ville. Septime Sévère semble y voyage de Willibad (Édouard Charton, Vo~ageu·ns
avoir fondé une nouvelle colonie romaine; Eusèbe cznciens ct vol. II). On ignore à queUe
et Jérôme n'en parlent que comme d'une cité à moitié époque précise la cité superbe d'Hérode fut détruite.
détruite.
Samarie était le siège d'un évêché. L'évêque Ma- Dr LORTET.
rius ou Mariuus se rendit en 325 au concile de Nicéc.
On connait les noms de six autres prélats de Sebaste, (Ga suite ci la 7woc/t«ineliurat~one.)
LE TOUR DU MONDE. 65

Le munt Garizirn. Dessin de Taylnr, d'après uua pholograpliie.

LA SYRIE D'AUJOURD'HUI,
DOYEN DE LA FACULTÉ DE 111ÉDECINE DE L Y 0 N,
PAR ~I. LORTET,

MISSION SCIENTIFIQUE PAR M. LE MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE'.


CHARGÉ D'UNE

TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

NAPLOUSE.

Au milieu de ces collines la chaleur est affreuse; ches et limpides du Schair, petit torrent qui. va se
de Nahr
aussi nous hâtons-nous de repartir pour gagner Na- jeter dans la Méditerranée, sous le nom
Le sentier con- Falaik, entre Jatla et Césarée.
plouse le plus rapidement possible. Le chemin suit le torrent le long duquel se voient
tourne les terrasses plantées de vignes, d'oliviers, de
laissons à notre gauche de nombreux harrages et quelqucs moulins. De l'autre
grenadiers et de figuiers. Nous
le village d'En Nakuràh, à droite celui de Deir Sche- côté nous apercevons les villages da Beith Iba et de
nous arrivons Beith Udhen. A la tombée de la nuit seulement, nous
rât, et, après une descente assez rapide,
dans la vallée de Naplouse, où coulent les eaux fraî- entrons à Naplouse, bâtic sur le flanc sud de la
vallée, très resserrée en cet endroit, entre le mont
161 t. Garizim au sud et le mont Hebal au nord. Au-dessus
1. Suite. t.
Voy. XXXIX, p. 145, et 177; XLI,p. 1, 17,
de la porte de la ville se trouve une belle terrasse
33 et 49.
5
XLI. 10,7' L1V.
66 LE TOUR DU MONDE.

plantée d'oliviers séculaires; c'est là que je donne aussi les arbres fruitiers y sont magnifiques. Des
l'ordrc de dresser nos tentes, loin des émanations sourccs nombreuscs jaillissent de toute part, et dans
empestées du faubourg et des effluves dangereux des lcs principales rues on trouve des fontaines et des
eaux stagnantes. C'est jour de fête, et une nombreuse ruisselets d'eau courante. La ville me parait avoir
population nous entoure. Les femmes, les enfants, aujourd'hui quinze mille habitants, et sur ce nombre,
les jeunes filles ont attaché des cordes aux arbres du à l'époque de notrc passage, il y avait près de deux
voisinage et folutrent gaiement sur ces balançoires cents Samaritains. Cette secte avait beaucoup diminué
improvisées. Ce jeu a du reste un grand attrait pour au commencement du siècle aussi pensait-on qu'elle
les femmes et les jeunes filles de la Syrie. Partout dans ne tarderait point à disparaitre. Elle a augmenté au
notre voyage nous avons vu, aux jours de repos, les contraire depuis quelques années, grâce à la protec-
escarpolettes suspendues dans les jardins. tion des consuls de Francc et d'Angleterre. Il y a
Un marchand de bonbons appelés suc~~cbéiait nous aussi un petit nombre d'israélites et environ sept
vend toute sa cargaison contenue dans une corbeille, cents chrétiens, grecs, catholiques et protestants.
que nous faisons piller par une joyeuse bande de jolis Les rues sont bruyantes, très animées, et le com-
enfants. Cet acte de générosité, qui ne nous coûtait merce assez important. Cette petite ville sert surtout
que quelques centimes, nous concilie évidemment d'cntrepùt aux blés, aux cotons et aux laines qui sont
l'affection et le respect des mères de famille qui amenés par caravanes de la vallée du Jourdain et du
nous entourent; puis, le premier moment d'émotion Hauran, pour êtrc transportés à Haïfa ou à Jaffa.
passé, elles continuent, jeunes ou vieilles, à se li- Quelques savonncrics assez importantes représentent
vrer à leur plaisir favori. Le peuple passe pour fa- l'industrie du pays. Le savon, moulé en petits pains
natique et turbulent; nous n'avons eu pourtant qu'à circulaires ornés de dessins en relief, est préparé
nous louer de nos rapports avec les habitants de Na- avec do l'huile d'olive et jouit d'une grande réputa-
plouse. tion dans la contrée. Le bazar est très fréquenté par
Le soir, de notre campement placé sur la hauteur les fellahs et les Bédouins nomades qui viennent à
nous assistons à un magnifique coucher de soleil certaines époques de l'année, comme au temps de Ja-
le ciel prend des teintes d'une douceur infinie, il est cob, faire paitre leurs troupeaux dans la grande plaine
absolument sans nuages et dans un azur incompa- de Mouknah.
rable. Le mont Ebal (mille vingt-cinq mètres), en face Nous admirons de beaux ouvrages de sellerie eu
de nous, se colore d'un rouge de pourpre, tandis maroquin rouge, des chaussures élégantes, et des
qu'au-dessus de nos tètes le mont Garizim (neuf cent bijoux d'argent qui ne manquent pas d'originalité
quarante-neuf mètres) revêt ses pentes rocheuses et de grâce. Les marchands de comestihles très nom-
d'un violet bleuté que lui donnent déjà les voiles dc breux vendent presquie tous du lait caillé (lebera en
la nuit. arabe), contenu dans de grandes basaines en bronze
Le capitainc qui commande la ville nous envoie couvertes d'inscriptions et d'ornements très artis-
deux soldats pour nous garder. C'est plutôt un hon- tiques.
neur qu'une nécessité, et ces pauvres diables amenés La ville est traversée dans le sens de sa longueur
ici du fond des régions du haut Nil nous régalent de par deux grandes rues; à droite et à gauchc desquelles
chansons interminables d'une mélancolie navrante. partent uu très grand nombre de rucllcs étroites ct
Les voleurs restent parfaitement tra]2CIL1,11les, mais, de passages voûtés des plus pittoresques. Dans les
dès que les ombres nous environnent, les chacals et rues, on rencontre çà et là des chapiteaux, des fûts
les chiens font rage tout près de nos tentes. Afin de de colonnes et des fragmcnts de sculptures antiques.
pouvoir dormir en paix, nous faisons ce que nous Quelques maisons fort belles sont à plusicurs étages
avons fait presque tous les soirs depuis notre départ .et ont conservé absolument le caractère des construc-
de Beyrouth nous commençons par fusiller cinq ou tions du moyen âge arceaux gothiqucs, fenètres à
six chiens immédiatement dévorés par leurs confrères meneaux, encorbellements en saillie, écussons, etc.
et par les chacals, qui, bien repus, se taisent et nous plusieurs doivent évidemment dater de l'époque des
permettent un peu de sommeil. croisades. A l'est dc la ville, nous allons visiter la
La ville de Naplouse est appelée actuellement Na- grande mosquée Djâmi el-Kebir, église latine jadis
boulous ou Nablous par les Arabes. C'est l'ancicnne dédiée à saint Jean et possédéc probablement par les
Sichem des Israélites et la Neapolis des Romains. templiers.. Le portail principal, très intéressant, res-
EILe est construite au pied du mont Garizim, presque semble à celui du Saint-Sépulcre. Il est formé par
à l'entrée de la plaine de Mouknah, en face du mont trois arceaux ogivaux en retraite successive et sup-
Ebal. Elle s'allonge dans le sens de la vallée, large portés par de très élégantes petites colonnes en mar-
ici seulement de quatre cents mètres. Les maisons bre d'un blanc jaunâtre. Les sculptures sont du style
sont en pierre de. taille et construites avec beauconp roman le plus pur. Dans la cour dc la mosquée se
de soin. Quelques-uues portent des terrasses,, d'au- trouve un joli bassin entouré de colonnes antiqucs.
tres sont recouvertes par des voûtes épaisses. Le terri- Nous lie pûmes pénétrer dans l'intérieur de la mos-
toire environnant est très' fertile et très bien arrosé: quiée, l'iman s'y étant opposé énergiquement,
68 LE TOUR DU MONDE.
Un peu plus au sud-ouest, nous allons visiter les teuquc auquel les Samaritains attachent, avec justc
restes d'une ancienne église chrétienne également raison, un très haut prix. Cc mauuscrit est sur par-
transformée en mosquéc et appelée aujourd'hui Djami chemin haut de quarante centimàtres environ et
el-Chadra. Elle présente encore intactes trois portes d'une rande longueur, les caractères sont très beaux
ogivales et une nef à arceaux semblables; mais elle et tr0s soignés; malhcurcuscmcnt les déchirures que
menace ruine, et, comme les Turcs ne l'eslaurent ja- la tcmps et Les hommcs lui ont fait subir ont été
mais rien, il est probable qu'elle ne tardera pas à grossièremcnt réparécs avec d" papicr. Il est probable
s'écrouler. Tout près de cette église, dans un jardin, que cet imporlaut/lollime/1, très ancien, est bien an-
s'élève une sorte de campanilc carré à fenètres 1'0- téricur à l'èrc chrétienne. Les prùtres l'attribuent à
manes. Une pierre chargée de caractères samaritains, Abislma, fils de Phinéas, fils d'Èléaz3r, qui lui-même
encastrée dans la muraille, indique que cette con- était fils d'Aaron.
struction a dû servir de synagogue. Un escalier à Les Samaritains ne s'allient jamais à des étrangers;
moitié démoli ne permet d'arriver que très difficile- aussi, à présent quc lcur nombre est très réduit, ils
ment au sommet de ce monument. Dans le voisi- éprouvent les plus graniles difficultés dans l'arrango-
nage, nous nous promenons ment de leurs mariages, et
sur une colline boisée d'où ils sont menacés d'unc dis-
l'on domine la ville tout en- parition prochaine. Aucune
tière, la plaine de Mouknah, union ne peut se faire sans
et bien loin à l'est les mon- le consentement du grand
tagnes du Hauran, qui se prètre, qui seul a le droit
colorent le soir en teintes de les célébrer.
indéfinissables. Les Samaritains mènent
Après avoir parcouru, sur une vie sobre ct réguli~rc;
un pavé très glissant et très aussi rencontre-t-on parmi
mal entretcnu, un nombre eux un certain nombre
infini de ruelles et de pas- de personnes très âgées-i
sages voûtés entièrement leur simplicité et leur pro-
obscurs, nous arrivons à la preté remarquables sont un
synagogue des Samaritains de leurs caractères distinc-
appelée Keniset es-Sàmiré; tifs. Trois fois par an, toute
c'est une simple pièce voù- la communauté sc rend à la
téé, blanchie à la chaux, à roche sacrée située sur le
laquelle on parvient par un sommct du mont Garizim,
petit escalier assez délabré. appelé Djebel Tor par lcs
Le grand prêtrc Amran, qui Arabes. Les Samaritains ont
nous reçoit fort poliment, perdu, il y a peu d'annécs,
est le petit-fils de Schalmah le représentant màlc de la
ben-Tabiah, Sclamèh en a- famille d'Aaron, leur grand
rabe, qui correspondit, au prètre, le seul qui pùt offrir
commencement de ce siècle, les sacrifices solennels. Ils
avec notre célèbre oricnta- sont obligés aujourd'hui de
liste Sylvestre de Sacy. Ce Le manu5crir du Pentateuque. restreindre leurs cérémonies
Dessin de Goutzwiller, d'après une photographie.
grand prêtre portait un large à celles que peut légalemcnt
turban blanc et sa robe était faire Amran, le prêtre ac-
de drap vert, doublée de soie écarlate, tandis due les tuel, qui est un simple descendant de Lévi. Pendant la
autres Samaritains se distinguent par un turl>an rouge. fète des pains sans levain, toute la tribu va camper sur
Le fond de la mosquée est séparé de la partie anté- lc mont Garizim, où se trouvait leur ancicn temple. Le
rieure par une marche assez élevée. Ce sanctuaire de quinzième jour du premier mois, le grand prêtre lit
la salle, où les infidèles ne peuvent pénétrer, est caché l'Exode à toute l'assemblée des fidèles, dont les impurs
par un large rideau composé de nombreuses pièces seulement sont sévèremcnt exclus. Dans un fossé on
de couleur ajoutées les unes aux autres et formant allume de grands feux sous d'énormes chaudières en
un dessin très remaruuahlc. Amran estime due cette bronze.
broderie doit avoir sept cents ans au moins c'est Une autre excavation est creusée non loin de là,
simplement un ouvrage qui doit dater du seizième et on y brûle une.graudc quantité de bois pour la
Siècle à peine. Le grand prêtrc lire la draperic, prend chaufl'er comme un four. On amène sept agneaux,
dans une niche lc tube d'argent s'ouvrant cn trois et à un signc du grand prêtre ces animaux sont
parties, qui renferme les c5lindres sur lesfluels se égorgés. L'assemblée trempe les mains dans le sang
roule et se dtiroule le Ûlèhrc manuscrit du Penta- des victimcs' et s'en teint le front, puis les agneaux
LA SYRIE 69
-D;'AUdOURD'HUI

sont 6b.ouill.an~ésdans les .marmites, et la laincu.est mangent ces victimes convenablement cuites.-Les.os
mise de côté pour être brûlée avec l'épaule droite et et tous les débris sont brûlés avec le plus grand
les jarrets. soin.
Les corps sont ensuite cmhrochés et placés dans On a beaucoup écrit pendant ces dernières années
le four, dont la température, été reconnue- suffl- sur les Samaritains de Naplouse, et cependant, encore
à fond
.sante; l'ouverture est fermée avec des branchages aujourd'hui, on n'est pas très sûr de connaitre
et de la terre, et, quelques heures après, les -fidèles les principes de leur religion. Ces dogmes paraissent

Le grand prèLl'e Amran. -'Dessin de E. Ronjat, d'après une photographie.

d'a-
suivants gravissons la montagne sacrée. Le sentier passe
ccpendant se réduire aux points principaux
Dieu est un; bord près d'une très belle source et serpente entre les
terrasses cultivées en jardins. En une heure à peine,
Moïse est son prophète
nous atteignons le sommet, dont la vue est très éten-
Le Torah (le Pentatcuque) est le livre de la loi;
due et très belle sur la vallée, sur la plaine de El-
Garizim est la Kiblah;
Sur le Garizim aura lieu la résurrection. Wouknah et sur toutes les montagnes de la Samarie.
Le soir, un peu avant le coucher du soleil, nous Au nord elle est bornée .par' le plont Ebal, beaucoup
70 L~ TOUR DU MONDE.

plus élevé que le Garizim. La montagne, haute de sur ce sommet et indiquent évidemment un endroit
neuf ceut quarante-neuf mètres au-dessus de la mer, très habité dans l'antiquité; malheureusement elles
est entièrement formée de puissantes assises nummu- sont très mal conservées et ne consistent presque
litiques. Le sommet est un plateau sur lequel on re- qu'en arrasements au niveau du sol.
connait encore les épaisses murailles de la forteresse Lc lendemain, nous faisons l'ascension du mont
que Justinien y fit construire. Cette citadelle devait Ebal, qui est beaucoup plus pénible que celle du
être carrée et fortifiée aux angles par de très grosses Garizim. La montagne est pelée, sans eau, aride et
tours. On voit encore les ruines d'une église élevée grillée par les feux du soleil couchant.
en 533 par Justinien, et celles de très vastes citernes. Chemin faisant, nous passons devant de nombreuses
Il y a, non loin cle là, plusieurs pierres grossières dres- grottes sépulcrales, dont les unes sont naturelles,
sées par Josué, disent les Samaritains, mais qui pour- tandis que d'autres ont été taillées dans le calcaire
raient bien ètre de simples menhirs préhistoriques. qui forme le flanc de la montagne. Beaucoup de ces
Des fouilles exécutées à leur base pourraient donner grottes et dc ces hypogées mé~riteraient des fouilles
les résultats les plus intéressants. Sur le milieu du attentives, car quelques-unes doivent avoir été habi-
plateau, les Samaritains montrent un rocher plat sur tées par des vivants ou par des morts dès l'antiquité
lcquel se trouvai affirment-ils, l'autel principal de la plus reculée.
leur grand temple. Les ruines sont très nombreuses Le sommet de l'Ebal est à mille vingt-cinq mè-

La roche sacrée au mont Garizim. Dessin de Taplor, une photographie.


d'après

tres au-dessus de la mer et à trois cent


cinquante plaine voisine de Naplouse, et c'est là qu'il acheta le
mètres au-dessus de Naplouse. Près du point cul-
champ dans lequel se trouvent la fontaine qui porte
minant, se trouve un wely musulman, non loin des son nom et le tombeau qui renferma les restes de
ruines d'une église chrétienne. De cet
endroit, on Joseph. C'est à Sichem que Dana fut enlevée par le
voit toute la chaîne des montagnes de la Galiléef du fils du roi Hémor, le seigneur du pays. A cette épo-
Carmel aux monts Gelboa, et, par-dessus la
plaine que reculée, la ville ne devait pas être très grande,
de Jesreel, le dôme du Thabor, Safed, le Grand Her-
puisque les deux fils de Jacob en tuèrent tous les
mon à l'ouest, la plaine du rivage, et, très loin à habitants mâles..
l'est, les montagnes du Djaulan. Après le retour d'Égypte, les Israélites furent for-
Naplouse est située exactement sur la ligne de par- cés, par ordre de Josué, de prendre dans le lit du
tage des eaux entre la Méditerranée et la vallée pro- Jourdain de grandes pierres brutes et de les dresser
fonde du Jourdain. C'est l'ancienne Sichem, vieille sur le mont Ebal. Sichem échut à la tribu d'Éphraim
comme le monde Abraham parcourut le pays jus- lorsque les conquérants se partagèrent la Palestine.
qu'au lieu nommé Sichem et Jacob, à son retour de C'est entre le mont Ebal et le mont Garizim que
Mésopotamie, « dressa son camp devant la ville de Josué vit pour la dernière fois le peuple assemblé.
Sichem ». Ainsi que le font encore les Bédouins no- Pendant la période des Juges, Abimélech s'empara
mades de nos jours, ce patriarche de la ville, et c'est sur la montagne sacrée que le
parcourait la grande
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 71
prophète Jotham récita sa célèbre fable, une des plus tale des Samaritains. Leur temple fut détruit en 129
anciennes connues, sur les arbres qui demandent avant J. C. par Jean Hyrcan.
1I1lroi ». C'est enfin à Sichem qu'Israi'l proclama Sous Vespasien., le licutenant Ceréalis égorgea
roi Roboam, et due Jérohoam se mit à la des onze mille six cents hommes réfugiés sur le Garizim,
dix tribus révoltées. Plus tard, Salmanassal' emmena et lit de Sichem une colonie romaine sous le nom de
en captivité la plus grande partie des hahitants et Flauio. l~'en.~noli. dont les Arabes ont- fait Nahlous.
les remplaça par des races idolattres. Ces peuples mé- Les Samaritains se révoltèrent de nouveau sous Jus-
langés inventèrent une religioll nouvclle, mais sup- tinien, qui en fit un affreux massacre, et qui éleva sur
plièrent cependant les Juifs de les admettre à con- la montagne sainte une église en l'honneur de-la
tribuer pour leur part à la reconstruction du tcm- j'icrge..
ple de Jérusalem. Leurs offres furent repoussées avec Depuis cette époque cessa entièrement la vie ~po-
mépris. litique de la secte aussi les historiens des croisés
De cette époque date la haine terrible qui n'a cessé n'en font pas mème mention. Au douzièmc siècle¡
'd'exister entre les deux sectes, et ce refus força les Benjamin de Tudèlc trouve encore à Naplouse mille
Samaritains à se construire un temple sur 10 mont Samaritains; il en rencontra aussi à Ascalon, à Cé-
Garizim. Cc sanctuaire servit de lieu d'asile aux juifs sarée et à Damas. Aujourd'hui, ils sont réduits à
apostats, et depuis lors Sichem devint la vraie capi- quarante ou cinquante familles.

Samaritains de Naplouse. Dessin de E. RonjJt, d'après une photographie.

Il y a quelques années à peine le territoire samari- tout entier retomba sous la domination des Égyptiens.
tain était considéré comme un des plus dangereux de Depuis cette époque, cette population turbulente a
la Syrie. Le peuple de Naplouse est estrén~ement supporté assez paisiblement le joug des Osmanlis. On
remuant et s'est révolté souvent contre les pachas du peut aujourd'hui visiter la ville et la contrée environ-
gouvernement ottoman. De nombreuses troupes de nantc sans courir le moindre danger. La garnison
brigands qui se cachaient dans les montagnes con- turque est toujours très forte à Naplouse, et de grandes
tribuaient encore à augmcuter le désordre. Aujour- casernc9 ont été récemment construites à l'est de la
d'hui, les voyagenrs n'ont rien à redouter de sem- ville, au bord du torrent.
blable. La route, qui conduit de Naplouse à Jérusalem,
Pendant l'expédition de Syrie, en 1799, le général suit la vallée et serpente le long des bords d'un ruis-
Junot occupa Naplouse avec quinze cents Français, seau ombragé par de gros oliviers, formant de magni-
mais il fut forcé de se retirer devant les troupes, fiques bosquets, sous lesquels on peu cheminer très
bien supérieures en nombre, de Djezzar, pacha d'A- agréablement. Nous passons devant les nouvelles ca-
cre. En 1834, les Naplousiens B'efforcèrent encore de sernes turques, et tournant à gauche, au milieu des
tenir tète aux troupes d'Ibrahim. Ce fut en vain. A la champs de blé, nous arrivons au petit wely musul-
suite de deux défaites sanglantes à Jeita et à Deir, man nommé Neby Jouseph, ou tombeau de Joseph.
au nord-ouest de la ville, le territoire de la Samarie Les traditions chrétiennes et musulmanes s'accordent
72 LE TOUR DU MONDE.

à -dire que c'est.à cette place qu'a été enterré le fils qui date évidemment d'une antiquité très reculée, est
de Jacob. Quelques colonnes en granit gris gisent sur à sec une partie de l'année, lorsque les eaux ne lui
le sol, au milieu des herbes et entourent le petit arrivent plus des pentes de la montagne.
mausolée entièrement.moderne, blanchi à la chaux, Au moment de notre passage, la hauteur de l'eau,
et dont la forme, en pyramide tronquée, indique une d'après nos mesures, atteignait près de dix pieds,
construction arabe. tandis que la profondeur totale devait être de vingt-
Ce monument, qui n'a rien de remarquable, porte six mètres. Mais il est probable que de grandes
à chaque extrémité des piliers creusés à leur som- masses de décombres et les pierres jetées sans cesse
met et destinés probablement à faire brûler des par- par les voyageurs ont comblé une grande partie de
fums. ce réservoir. Le revêtement intérieur, quoique en
Non loin de là, au sud, sur une petite hauteur rat- petit appareil, a un caractère d'antiquité indéniable.
tachée à la base du mont Garizim, se trouve le puits L'ouverture se trouve dans une petite pièce voûtée,
de Jacob ou de la Samaritaine, que les Arabes nom- cachée sous les décombres, à moitié écroulée, et qui
ment encore aujourd'hui Bir es-Sàmirîyèh. Ce puits, devait avoir fait partie de l'ancienne église élevée

Oliviers de Naplouse (cor. p. 71). Dessin de Taylor, d'après une photographie.

en 404 après J. C. par sainte Paule. Tout autour, des Samaritaine venait y puiser l'eau nécessaire aux be-
pans de murailles et des débris de colonnes indiquent soins de sa famille. C'cst là qu'il dut avoir, avec cette
qu'un monument considérable, dont on ne pcut ce- femme de la race maudite, le sublime entretien que
pendant pas reconnaître la forme primitive, s'élevait l'Évangile nous a conservé
jadis sur ces lieux consacrés par la tradition. En « Une fcmme samaritaine étant venue pour puiser
Orient les puits et les sentiers sont des points de de l'eau, Jésus lui dit Donne-moi à boire. » (Jean,
repère très sùrs pour les recherches historiques ou chapitre m.)
géographiques. Les sources, en effet, ne changent L'ouverture de la voûte souterraine correspond à
point de place, et dans ces pays chauds et desséchés, l'entrée du puits placée dans la dépendance de l'an-
où l'eau est toujours rare, la direction des chemins cienne chapelle. A l'extérieur, des bouquets de nabq
est presque constamment déterminée par la possi- épineux (Zi;iphus Spina. Christi) et des chardons ca-
bilité de pouvoir abreuver, à la fin d'une étape, les chent en partie l'orifice béant placé sur le sommet
hommes (,,t les bêtes de transport. Il est donc bien d'un monticule formé par les décombres.
probable due le Christ, fatigué et altéré, est venu se Pendant que nous sommes occupés à mesurer la
reposer sur la margelle de ce puits, tandis que la profondeur du puits, et à retirer de l'eau par le
Dessin de Praaiehnikoff, d'après des phntagr.1phi~¡¡,
Serger el famma de Siloh (voy. p. 76),
74 LE TOUR DU MONDE.

moyen de cruches suspendues à des cordelettes, ap- Les moukrcs, ces hommes infatigablcs, toujours
parait tout à coup une jeune fellahine, qui vient gais et dévoués, viennent se grouper auprès de nous,
d'une grande distance, à tt'avers champs, afin de Leurs .:ostumes éclatants, mais toujours harmonieux,
remplir le vase dont le contenu servira à désaltérer font CIlCororessortir la noble et mi3le énergie de leurs
les paysans que nous apercevons au milieu des blés. visages bronzés.
Elle porte sur la tète une amphore en terre noire, "dc Pendant que, conchés sur l'herbe qui recouvre une
forme antique; sa robe en cotonnade"' gro~sière e~t des terrasscs ou khan, nous sommes occupés à pren-
teinte en bleu foncé par l'indigo sauvage; un long dre des notes et à dessiner, nous voyons amener au
voile de même couleur lui couvre la tète et retombe picd dc la muraille un palanquin fermé, scrvant en
gracieuscment sur les épaules. Sa figure régulière Syrie au transport des femmes de qualité. Ce genre
est presque jolie, mais un air'de profonde tristessc, de véhicule, appelé lcti'ii(~'Gtttl9t,est ordinaircmcnt unc
d'accablement indéfinissable, est répandu sur tous ses affrcuse caisse en bois, peinte en rouge sombre, sup-
traits. Après avoir péniblement puisé de l'eau, et s'ètre portée par deux longs bl'anca~'ds auxqucls on attelle
reposée quelques instants, elle place l'urne sur sa deux mules, l'une en avant, l'autre en arrière. C'est
tête, et reprend, silencieuse et sombre, le sentier par de cet instrument de supplice que nous voyons des-
lequel elle était venue, J'avoue que nous avons été cendre deux horribles mégères, l'une négresse déjà
profondément émus par la vue de cette jeune pay- sur le retour, et l'autre, vieille à la peau terreuse et
sanne toute cette mise en scène, dans cet immobile aux muchoires édentées. Quelques soldats se tiennent
eu-
Orient, est la même que celle qui servait de cadre, respectueusement à distance, tandis que deux
les deux
il y a dix-huit siècles, à l'épisode dc la vie du Christ nuques armés jusqu'aw dents font asseoir
de
que nous avons rappelé plus haut; comme aujour- princesses sur un tapis et se mettent en devoir
d'hui, cette belle plaine de la Mouknahétendait à perte leur servir la collation. Ces dames, qui se rendent
de vue ses blés jaunissants au pied des monts Ebal à Jérusalem, sont les femmes du commandant mili-
et Garizim; dans les champs, des familles de labou- ta.ire de Naplouse. Lorsque les eunuques se furent
reurs, moins accablés que ceux de nos jours, de- éloignés, nous engageons une conversation mimée
vaient faire entendrc dc joyeuses chansons, et le avec les deux pauvres esclaves, et nous leur jetons
voyageur, les sandales souillées par la poussi~rc du des oranges, qu'elles acceptent avec tous les témoi-
les
chemin, altéré par un soleil ardent, devait ètre lieu- gnages d'une vive reconnaissance. A ce moment,
reux d'aspirer la délicieuse fraielietir qui s'échappait gardiens, s'étant approchés, nous firent comprendre
des coups de
du puits profond creusé dans le roc par le vieux pa- par signcs du'ils allaient nous tirer
.triarche Jacob. fusil si nous ne nous retirions immédiatcment. Mais
Pendant que nous nous reposons, quclques fellahs voyant que leurs menaces, loin de nous impression-
viennent s'étendre sur l'herbe. Ils forment ainsi, avec ner, nc faisaient qu'exciter notre gaieté, ils firent
le paysage qui les entoure, un tableau amiral)le de rentrer précipitamment les deux vicilles dans le pa-
les
grandeur et d'harmonie. Leurs robes claires recou- lanquin, qui fut bicntôt emporté rapidemcnt par
vertes d'un manteau rayé de brun, lcurs tètes proté- mules lancées au grand trot.
gées contre le soleil par d'épais keffiès d'un jaune Si je me suis permis de raconter ici cet incident
d'or, se détachent merveilleusemcnt sur lcs moissons en quelque sorte insignifiant, c'est pour donner un
et triste
en épis, qui ont transformé ces champs immenses exemple, pris sur le fait, de la misérable
en une mer verte et ondoyante. Après avoir traversé existence que mènent les femmes des pays musul-
plusieurs petites plaines et une série de ravins peu mans.
profonds, nous arrivons à un. bàtiment carré absolu- En Syrie, principalement dans les villes, la polyga-
ment ruiné, connu sous le nom de Khan el-Lubban. mie existe encore aujourd'hui beaucoup plus fréquem-
Dans le voisinage coule une source d'eau limpide ment qu'on ne croit. Il n'y a que les pachas et les
un harem bien
et fraiche; aussi est-ce ordinairement en cet endroit grands seigneurs qui peuvent avoir
que stationnent, pendant quelques heures, les cara- organisé, complété par tout un cortège de nombreuses
vanes qui se rendent de Naplouse à Jérusalem. En favorites; mais en général le petit bourgeois, celui qui
avant s'étend une plaine large de quelques kilomè- a quelques modestes rentes lui pcrmettant de vivre
tres, couverte entièrement de blé déjà haut; dans les honorablement, cntretient deux ou trois épouses et
est sou-
champs, de nombreux fellahs, armés d'une herse à duelques femmes esclaves. Le négociant, qui
très long manche, enlèvent adroitement les touffes de vent obligé de s'absenter longtemps, à cause de la len-
mauvaise herbe. A droite et à gauche se dressent des teur des moyens de communication, et qui doit quel-
un certain nôm-
collines rocheuses, à la base desquelles, au nord-ouest, quefois séjourner plusieurs mois dans
se voit le village de Lubban, tandis qu'à l'ouest unc bre dc villes, a presque toujours une femme dans
entaille dans la montagne indique l'entrée du wady chacun des centres commerciaux où l'appellent ses
Lubban, par lequel les eaux de la plaine vont s'écouler affaires. Cette polygamie disséminée est presque to-
des autres,
dans le Nahr el-Anjèh, qui se jette dans la Méditer- lérable les femmes, éloignées les unes
ranée près de Jaffa. ne se connaissent le plus souvent même pas de vue;
75
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI.

en- les intrigues, les plaintes, les accusatiôns constituent


lorsque le maitre est absent, elles sc consacrent
tièrement à leurs devoirs de mèrcs dc famille, et lc régal journalier dit maitre de la maison, qui nc
de paix, et qui n'a
peuvent ainsi se créer une vie qui est acceptable. peut jouir chez lui d'unc minute
femmes qui l'entourent. Ces
Mais lorsque les épouses sont établies dans la mèmc que dit mépris pour les
car ordinairement
maison, sous lc même toit, lorsque le mari n'est point gens-là sont souvent à 11laindre,
assez riche pour leur donner, à chacune en particu- ces unions multiples n'ont pas un but intéresse. Lè
voit trop fréquem-
lier, une habitation spéciale, ainsi que
le recom- mariage n'est pas, comme cela se
il
mande le Prophète, le démon de la jalousie travaille ment chez nous, seulement une affaire d'argent
d'une façon horrible ces famillcs si- dilTércntes des est surtout la consécp.:ence du désir d'avoir beaucoup
considérée
nôtres, et. crée pour tous, père et femmcs, une vie d'enfants, car une famille nomhreuse est
enfcr. Les en Syrie comme un des plus ])eaux fleurons de la
qui, de l'aveu unanime, est un véritable
mères se détostent et se disputent; les serviteurs, les vieillesse.
esclaves prennent fait et cause pour les unes ou pour Dans les campagnes la multiplicité des femmes
les autres et se haïssent. Les querelles, les cancans, est chosc rare, car le fellah est généralement, trop

Puits de .1awh près de Naplonse, Dessin de Taylor, d'après une photographie.

pauvre pour se permettre le luxe de plusieurs épou- bras, qui font le pain, qui se livrent à tous les soins
ses. Cependant quelquefois, lorsque les champs qu'il du ménage, qui sarclent les eliamlis de blé, qui abat-
nécessiter tent les olives, qui cueillent les figues, qui font tous
possède sont suffisamment étendus pour
les travaux pénihles en un mot, pendant que leur
l'emploi de bras nombreux, le campagnard prend
plusieurs compagnes qu'il fait travailler
comme de seigneur et maUre reste couché sous un arbre, à fu-
véritables bêtes de somme. Il semble n'avoir aucune mer son narghileh, ou se promène nonchalamment
affection pour les malheureuses qui sont ses humbles monté sur son âne ou sur son cheval.
Les hommes se réservent ordinairement la garde
servantes, et pour lesquelles il professe le dédain le
le bois, des troupeaux ils sont avant tout bergers, ce qui
plus manifeste. Ce sont elles qui ramassent
très loin au milieu des rochers et des montagnes, qui leur donne la facilité de dormir à l'ombre la plus
arrachent les souches lorsque les taillis sont épuisés, grande partie du jour, sans faire aucune dépense dc
sur la tète, cour- force en rêvassant tout à leur aise, comme leurs an-
qui rapportent ces lourds fardeaux
bées et haletantes, sous un soleil torride; ce sont elles cètres les patriarches. Ils consentent aussi à labourer
kilomètres leurs champs; mais dans certains cas, comme nous
qui vont chercher l'eau souvent à plusieurs
do distance, qui tournent péniblement les moulins à l'avons vu à Nain, non loin du mont Thabor, souvent
76 LE TOUR DU MONDE.
ils attellent leur femme à côté de leur âne, et se con- lonnes corinthiennea son couchées dans les.herbes et
tentent, eux, taillés en hercules, de diriger le manche les chardons épineux, non loin d'une petite
crypte
de leur petite charrue Que de fois nous avons vu souterraine, qui.paraît avoir fait partie d'une ancienne
de ces pauvres fcllahines cheminer dans les sentiers, église.
portant une espèce de besace contenant un enfant nou- Sur un replat, une vaste, citerne est
remplie d'une
veau-né un autre enfant âgé de quatre ou cinq ans, eau verdâtre donnant asile à un grand nombre de
à cheval sur une hanche ou sur une épaule, est main- grenouilles.
tenu par un bras, et l'autre main retient en équilibre Les ruines d'un autre édifice bizarre attirent aussi
un lourd panier placé sur la tète; d'autres enfants notre attention il est de forme carrée, et les murs
tout nus suivent en se cramponnant à la jupe de la extérieurs sont construits en talus très inclinés. La
mère, tandis qu'en arrière l'homme, nonchalamment porte est t surmontée d'un linteau monolithe sur le-
assis sur la croupe d'un petit âne, la pipe aux lè- quel se trouvent sculptées deux couronnes, séparées
vres, laisse presque balayer le sol à ses jambes lon- par une amphore; à chaque extrémité se trouve un
gues et nerveuses. Qu'il y a loin de ces silencieuses autel. Ce travail est très élégamment exécuté.
et tristes pauvresses aux héroïnes chantées dans les Ces ruincs, appelées Seiloun par les Arabes, sont
poèmes d'Antar! Hélas c'est que le Turc a passé évidemment tout ce qui reste do la célèbre station dc
là et que l'herbe ne fleurit plus, et que le noble Siloh, où l'arche sainte fut déposée durant toute la
amour n'existe plus sur la terre foulée par cette race période des Juges. Chaque année se célébrait une
maudite. fète rcligieuse importantc, où figuraient les danseuses
Du khan el-Lubban il nous faut, pendant près choisies parmi les plus belles filles des environs. Sous
d'une heure, remonter un wady desséché pour arriver le pontificat du grand prêtre Héli, les Hébreux ayant
au village de Turmus-Aya, placé au milieu d'un pla- été vaincus par les Philistins, l'arche sainte fut prise
teau rocailleux et entouré de champs d'une terre sur le champ de bataille près d'Aphec, et le grand
rougeâtre, séparés les uns des autres par des murs prêtre, vieux et avcugle, tomba à la renverse dc son
de pierres s.èches. Le guide s'est trompé de route; siège et se brisa le crâne en apprenant cette funeste
nous sommes allés trop loin aussi faut-il nous en- nouvelle. A l'époque de saint Jérôme, Siloh n'était
gager dans un autre ravin pour arriver à la célèbre déjà plus qu'un désert.
localité de Siloh, où l'arche sainte fut déposée par Nous reprenons noire route près du petit village
Josué, et où ce prophète assembla le peuple pour de El-Tell, où nous rencontrons de nombreuses trou-
faire le partage de la Palestine entre les sept tribus pes de pèlerins, qui viennent de toutes les localités de
qui n'avaient pas encore reçu leurs lots. La fontainc la Samarie pour aller célébrer lcs pâques à Jérusa-
-de Siloh est presque souterraine; l'eau coule dans lem. Le pays autour de nous devient très monotone
le fond d'une crevasse de rocher profonde de cinq c'est un plateau élevé, crayeux, sillonné de wadys
à six mètres, et, lorsqu'ellc est abondante, s'échappc sans eau, et dominé par de petites collines rocheu-
ensuite plus loin, pour se perdre dans les champs. ses, desséchées et cependant labourées avec beaucoup
A l'intérieur de cette faille, nous entendons des bat- dc soin-
tements réguliers, et, en nous pcnchant sur l'ouver- Nous remontâmes le wady es-Jib, très resserré en
ture, nous apercevons dans cette cavité naturelle une certains cndroits et très pierreux; le sentier, extrt-
jeune et jolie femme occupée à laver du linge. Son rnement étroit, ne permet que très difficilement de
poupon est couché à ses côtés, et elle a dit évidem- passer lorsqu'on rencontre une bete de sommc. A
ment faire des prodiges d'agilité pour desccndrç droite et à gauche du vallon, des terrains bien cul-
saine et sauve avec son enfant en se craniponnant aux tivés s'étagcnt jusqu'au sommet des collines. La terre
saillies des parois du gouffre. Lorsduc cette femme doit renfermer ici des principes très favorables à la
nous aperçoit, elle se blottit dans un coin sombre et végétation; car, malgré la sécheresse générale, les
se met à pousser des cris affreux. Elle nous prend oliviers, les figuiers et les grenadiers sont d'une
pour des voleurs, et notre drogman Melhem cherche belle venuc. Au milieu de la vallée, à la, basc d'unc
en vain à la rassurer. Quelques pièces de monnaie, paroi rocheuse taillée en grotte, s'écoule une source
adroitement lancées, ont plus de succès que nos pa- peu abondante appelée Ain el-Haramiyè, ou la fon-
roles, et lui font comprendre qu'elle n'a rien à crain- taine des oleurs. :Malgré ce nom peu rassurant, les
dre de nous. caravanes viennent fréquemment y planter leurs ten-
La source est dans un endroit absolument soli- tes. Plusieurs hypogées creusés dans le rocher sont
taire tout autour, les rochers couverts de grossières à moitié cachés par les fougères et les capillaires.
sculptures montrent les ouvertures carrées de nom- Plus loin, nous arrivons sur un plateau très mo-
breux hypogées. En redescendant le wady nous notone entre le calcaire crétacé blanchâtre qui se
comp-
tons de chaque côté une trentaine de caves funé- montre partout à la surface, un sol ferrugineux rou-
raires puis nous arrivons sur une hauteur où se geâtre est cultivé en blé, en coton et en vignes. Ail-
trouve une ancienne ruine, une tour ombragée
par leurs, ce sont de petits murs en pierres sèches re-
un très grand chêne vert dans le tenant sur les pentes la terre végétale que les pluies
voisinage, trois co-
78 LE TOUR DU MONDE.

diluviennes de l'hiver menacent sans cesse d'em- jusqu'à El-Birèh, pendant que nous explorons les
porter. ruines fort peu intéressantes qui nous environnent;
La végétation arborescente fait presque entièrement la base d'une tour carrée placée sur le sommet de la
défaut; seulement, de temps en temps, quelque gros colline, à l'extrémité est du village, les murailles
chêne vert (yoenctc.s Ilc:x ou nemrcacs ou d'une église grecque construite elle-mèmc avec les
quelque caroubier vigoureux, respecté par le feu des matériaux et sur l'emplacemcnt d'un monument beau-
bergers arabes, élève sa tète isolée ait milieu de ce coup plus ancien, c'est à peu près tout ce qui reste
paysage morne et désolé. Telle est actucllement la de la cité sainte de Beth-El. La citerne sur le sol de
triste contrée qui environne le petit hameau de Beitin, laquelle nous nous reposons est évidemment très an-
le Beth-El de la Bible, construit sur un mamelon, tique, car les murs en sont construits avec des blocs
et renfermant de nos jours quatre cents habitants à d'une très grande taille. Au milieu, un bassin arrondi
peine. Le seul endroit où l'on puisse camper con- rcçoit les eaux d'unc petite source.
venablement est le fond de l'ancienne citerne située Beitin est l'ancienne Beth-El, la maison de Dieu,
en bas dit village- mais comme cette dépression est où Abraham vint dresser sa tente, et où il éleva un
en grande partie remplie de boue et que je redoute le autel, sur la plus haute des collincs herbeuses, au
voisinage des eaux croupissantes, surtout en Orient, milieu desquelles, à certaines époques de l'année, il
nous nous décidons à envoyer nos tentes en avant venait faire paitre ses nombreux troupeaux. C'est ici

Beitin, l'ancienne Beth-EL Dessin de Taylor, d'après une photographie.

que Jacob vit en rêvc l'échelle qui unissait le ciel à s'étagent les plateaux de la Moabilidc et dc l'Idu-
la terre. Samuel se rendait à Be tli-El une fois chaque mée. Lorsque l'atmosphère est pure, on peut dis-
année pour y juger Israel; plus tard Jéroboam y cé- tinguer très nettement la mer Morte à l'est et la Mé-
lébra le culte du vcau d'or. Pendant quelquc temps ditcrranée à l'ouest. La grande profondeur du bassin
cette cité fit partie du royaume de Juda. Mais, après du Jourdain est même très sensible de ce point élevé.
l'exil, elle fut occupée de nouveau par les Israélites et Nous reprenons bientùt le sentier de Birêh, qui
fortifiée par les Macchabées. Vespasicn s'cn empara serpente au milieu de ce plateau rocheux. Ce sont
dans sa marche sur Jérusalcm. Eusèbe et saint Jé- partout d'énormes blocs d'un calcaire gris, émer-
rômc ne la décrivent que comme un très petit vil- geant d'un terrain rougcâtrc, argileux, propice à la
lage, mais à l'époque des croisades cette localité cé- culture du blé. Les arbres sont très rares; quelques
lèhre passa absolument inaperçue. bouquets de brousailles épineuses se montrent de
La contrée avoisinante est cxtrêmemcnt rocailleuse distance en distance. Dans les champs nous faisons
et d'un aspect fort triste, quoique ne manquan pas lever de grands vols de pigeons sauvages (Coltrr7abzcs
d'une certaine grandeur. Du haut des collines qui ~lunaba.) qui ne paraissept pas différents de l'es-
dominent le village, on aperçoit au loin les monta- pèce que nous voyons, chaque année, nicher sur les
gnes d'au delà du Jourdain qui se profilent sur la grands arbres des jardins du Luxembourg et des
gauche, tandis quc, dans les vapeurs de l'horizon, Tuileries. Ces oiseaux sont très farouches, et nous
LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. 79
avons les plus grandes difficultés à les approcher à vanes, et très dandereuses pour les chevaux. El-Birèh o
portée de fusil. Sur les renferme sept à huit cents
rochers, nous voyonsvo- 1 habitants; les maisons
leter devant nous un tra- sont petites et construites
quet (.5'aacicolccxco~t,l~o- à moitié sous terre. Aumi-
7nela~7a) qui nous accom- du village, on trouve
hagne souvent pcuda.nt de grosses pierres taillées,
lieu
plusicurs heures en ré- des débris de bâtiments
citant son pctit chant gril- ancieus, et les ruines
cieux, mais monotone. Il d'une église qui date de
sc perche immobile sur des croisades,
une crête de rocher, s'en- l'époque
mais qllI parait avoir été
vole au plus vite si l'on élevée par les chevaliers
s'approche trop près, pour du Temple, un peu avant
se poser de nouveau, sur '11l¡6. Elle dépendait du
les bords du sentier, à Saint-Sépulcre, et un h8-
quelques mètres plus loin. pital y était anricxd.
C'est dans ce désert En bas de la colline,
pierreux que nous voyons tout près de la route de
pour la première fois un Jérusalem coule une
magnifique oiscau admiré source dont l'eau ali-
par tous ceux qui peu- mente un petit réservoir
vent le contempler vivant. d'une coupole
recouvert
C'est le martin rose (l'as- musulmane. Dans l'anti-
tor rosezcs), appelé samar- quité, elle était recueil-
mar par les Arabes. Il a lie dans deux bassins
la taille d'un merle; la placés de l'autre côté de
tète, le cou, la partie su- la route.
périeure de la poitrine El-Birèh, dont le nom
sont d'un bleu noir, mé- veut dire les Sources, les
tallique, à reflets pour- Citernes, est l'antiqueBce-
prés les ailes et la queue roth qui existait déjà bien
d'un brun noir à reflets avant l'arrivée des Hé-
bleutés, tandis que tout hrcux dans la Terrc pro-
le reste du corps est d'un mise. Pcndant les croi-
rose très pur et très ten- sadcs cette petite cité
dre. Ce superbe oiseau était appelée Ola.honzerice
vole comme l'étourneau -~üajuJ~; elle est située à
en troupes. nombreuses; trois heures de marche
il se préclplLù7 en pous- de Jérusalem.
sant des. cris aigus, sur Nous avons eu beau-
les champs dévastes par coup de difficultés à trou-
les sauterelles, et fait un ver un emplacement con-
ravage terrible dans les venable pour établir notre
bandes de cet insecte des- campement, car on ne peut,
tructeur. Il digère avec assujettir solidement les
une rapidité incroyable; èordes des tentes au mi-
aussi sa faculté d'absor- lieu des terres labourées;
ber les sauterelles parait les piquets ne tiennent
en quelque sorte n'avoir pas, et si les vents, fré-
pas de limites. quents et violents dans la
Une heure après avoir contrée, s'élèvent pendant
cluitté Betli-El, nous arri- la nuit, on a grande chan-
vons au petit village d'El- ce de voir sa maison em-
Birèh, construit sur une portée et d'ètre obligé de
élévation rocheuse. A l'en- coucher à la belle étoile.
trée du hameau, on est obligé de franchir de grandes Sur une terrasse située à l'ouest de la ville, nous
surfaces iiielinc'es, polies par le passage des cara- avons cependant trouvé un coin favorable, où nous
80 LE TOUR DU MONDE.

espérons passer une nuit tranquille. Malheureuse- jour, les rochers blanchàtres qui se dressent de tous
ment nous avons compté sansles nombreux pèlerins les côtés autour de nous prennent une teinte cadavé-
arabes qui se rendent à Jérusalem, et qui bivoua- riquc singulizre; le soleil se couche derrière les crètes
quent en plein air, non loin de nous, en bas de qui nous séparent du bassin de la Méditerranée, et
la colline, près des sources dont nous avons parlé. dore de ses dcrnicrs feux l'immense dôme de la
Toute la nuit, ils dansent lentement, en se tenant par mosquée d'Omar que nous apercevons très distincte-
les mains; ils décrivent de grandes rondes, en chan- ment à travers un repli du terrain. Les montagnes de
tant dc ces airs mnnotones, formés de deux ou trois Moab et de l'Idumée, formant une longue ligne légè-
notes seulement, qui sont si répandus et si populaires rement onduléc, revètent une coloration de plus en
en Syrie. Lorsqu'un couplet est fini, les femmes pous- plus violacée, puis disparaissent dans l'ombre, tandis
sent leur cri de joie habituel, Iozt! iou! que l'on en- que, tout près de nous, de grands feux jettent leur
tend dans tous les pays musulmans, accompagné de clarté vacillante sur lés pèlerins dont les danses et
force battements de mains réguliers et cadencés. les chants sc prolongent très tard pendant la nuit.
Le plateau de Birèh ne manclue ni de grandeur ni Le pays situé entre El-Birèh et Jérusalem est des
de majesté malgré sa désolante aridité. A la chute du plus monotones c'est la Judée affreuse, pierreuse, sans

Femme de Beth-El (voy. p. 78). Dessin de E. Roujat, d'après une photographie.

arbres et sans eau, qui doit ressembler à un désert tout à coup, un panorama éblouissant se déroule à
horrible, lorsque le soleil de l'été a fait disparaitre les nos yeux.
moissons du printemps qui la couvrent de verdure. Nous sommes sur le mont Scopus, où Titus avait
Ce sont toujours les mêmes senticrs glissants pour établi son camp.
les chevaux, désagréables pour les cavaliers, derniers Sur un plateau ondulé qui s'incline vers la vallée
vestig-es d'une grarido voie romaine. Impossiblc du Cédron, s'étend la ville entière de Jérusalem, do-
d'aller un peu vite sur ces pierres polies, dont les minée par ses minarets et ses tours. Nous en sommes
dalles ont souvent plusieurs mètres dc superficie. La séparés par la profonde dépression qui se continue
plaine, légèrement ravinée, forme la ligne de partage avec la vallée de Josaphat. Les remparts crénelés et
des deux grands versants de la Palestine; aussi le parfaitement intacts qui entourent la ville lui donnent
sentier coupe-t-il, à chaque instant, l'origine des val- un aspect des plus imposants, et en arrière s'élèvent
lées, dont les unes font écouler leurs eaux dans la les immenses constructions russes couvents, hôpi-
Méditerranée, tandis due les autres les dirigent dans taux, églises à coupoles dorées.
la profonde dépression du Jourdain.
Un dernier wady rempli de pierres roulantes est Dr LORTET.

franchi, et nous gravissons une petite élévation d'où, (La sieileci mue autre livraison.)
LE TOUR DU MONDE, 81

dit village de ZakÚVJILC (yoy. 1). 8'1)'. Dcssin de G. Vuillier, une pltútügraphie.
d'après

EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MONTS TATRAS,


PAR LE DOCTEUn GUSTAVE LE BON.
TGXT6ET DRSSIC78
INÉDITS.

l
Situation des Tatras dans la chaîne des Carpalhes. Importance de ces montagnes. Beauté de cette région. Petit nombre de
voyageurs ayant visité les Tatras, But de mon voyage. Arrivée à \'Íowy-Targ. Départ pour Zakopane. Déconverte d'un
village sans maisons ni habitants. Hencontre de brigands. Danse des haches et chants de guerre. Perspective d'être scalpé.
Heureuse solution.

Les monts Tatras ou, suivant


l'orthographe polo- peut-être en Laponie, la nature ne présente un aspect
naise, les Tatry, sont constitués par une série de si terrible et si grandiose n. Les parties les .plus
pics de granit d'une centaine de kilomètres de lon- pittoresques de la Suisse nE;possèdent pas, en effet,
gueur, situés au sud-ouest de la Russie, entre la Ga- ces chaos de rochers amoncelés, de torrents et de cas-
licie et la Hongrie. Ils forment la cades qu' 011rencontre à chaquepas, ces lacs aux rives
partie culminante
de l'immense chaine des Carpathes.
toujours désertes perdus dans la région des nuages,
Peu de contrées de l'Europe, en ces sombres vallées recouvertes d'épaisses forêts dont
y comprenant
même la Suisse, possèdent des
paysages d'une aussi un être humain trouble rarement la solitude et qu'ha-
sauvage grandeur. Un des premiers voyageurs (lui bitent seuls des ours, des serpents et d'autres ani-
les aient parcourus, le botaniste suédois maux sauvages.
Walileiiberg,
écrivait en 1813 que nulle en
part Europe, sauf Bien qu'il existc au pied des Tatras quelques vil-
~Ll. toaae LIV. 6
82 LE TOUR DU MONDE.
lages dont les habitants sont en relation avec dcs assez étenduc et des sentiments fort dé-
esthétiqucs
villes civilisées, on pouvait dire il y a
peu d'années en- veloppés.
core que cette région était assurément une des moins En dehors des Polonais dont je viens de parler ct
connues de l'Europe. Un des premiers auteurs de cluelducs Hongrois vcnus des bains de Schmeks
qui
se soient occupés de la géographie
physique de ces situés au pied du versant sud des Tatras, lcs visi-
montagnes, Koristka (de Praguc), s'étonnait, cn com- teurs sont iuCmiment rares dans ces montagncs. Lors-
mençant le mémoire qu'il leur a consacré il y a quinze que j'arrivai en 1879 à Zakopane, j'étais, au dire des
ans, dans les ~blittlteiltmz~en.de Petermann, qu'une ré- vieillards du village, le premier Français qui cùt vi-
gion qui passe pour la plus importante des Carpathes sité lc pays.
fùt ignorée à ce point, que c'est i¡
peine si dans l'es- Lorsque jc prnjetai mon excursion dans les Tatras,
hace d'un siècle il trouvait à citer une demi-douzaine mon but était de vérifier dans des contrées un peu
de voyageurs ayant contribué par des observations
vierges de civili5ation diverses lois anthropologi-
scientifiques à la faire connaître. A son époque, il ques que j'avais précédoll1ment exposées et d'étudier
n'existait aucune carte des Tatras, et il y a dans des conditions favorables l'action de certains
quelques
mois seulement que l'État-Major autrichien en a milieux. Me, trouvaut à ce moment à Moscou, je son-
pu-
blié une.
geais d'abord à profiter de l'occasion pour me rendre
Depuis le mémoire de Koristka, il n'a été publié"en au Gaucase~.par la Noire et visiter ensuite la
fait de documents scieiitifiques nouveaux concernant t Perse. Quelques renseignements que j'obtins sur les
les Tatras crue quelques travaux de détail 1, tels
que la Tatras me décidèrent à diriger de préférence mes
mensnralion de la profondcur des lacs ou de la hauteur
invcstigations dans cette voie.
de quelques pics, Tous ces
travaux, relatifs, de même Je ne pouvais songcr à aborder des régions sur
que le mémoire de l~ori~3tla, à des questions dont nous lesquelles je n'avais due des renseicncinerits assez
n'avions pas à nous occuper, ne nous ont fourni
quevagues sans m'y créer d'abord quelques relations.
très peu d~ndications pour notre travail. C'est J'écrivis à mon éminent confrère le docteur Ko-
unique-
ment d'après des documents pris sur les lieux mèmes
lacrnicki, professeur à l'université de Cracovie, qui
que nous l'avons écrit. Le lecteur verra plus loin par me répondit « que tout ce qu'on m'avait dit de l'état
suite de quelles circonstanccs
exceptionnelles nous demi-~auvage du pays et des communications était
avons pu réunir en peu de temps un
rand nombre exagéré»; mais comme correctif désagréable il ajou-
de renseignements inédits et précis. lait « Il faut que vous soyez préparé à des obstacles
Depuis quelques années, le principal village des insurmontables aussitÕt que vous voudrez aborder
Tatras, Zakopane, est devenu pendant les ~acances les paysans avec n'importc quel apparcil anthropo-
le rendez-vous d'un petit nombre de Polonais de dis-
métriclue. Mon excellent confrère me promettait en
tinction originaires de toutes les parties de la Polo- mème temps des lettres de recommandation qui me
gne. Ils y arrivent en amcnant avec eux tous les oh- facilitcraient mon voyage. Le lccteur verra plus loin
jets de première nécessité, car, bien que le village aitt cluie, gràcc à vraiment inépuisable de cc
deux mille cinq cents habitants, on n'y trouverait savant éminent, j'ai pu faire uu voya~c dcs plus in-
pas
une auberge où l'on puisse passer la nuit, et un lit
ytéressants, ct quc lcs rclations duca à son intervention
est un objet de luxe inconnu. ont fait disparailre les obstaclcs insurmontables dont
Séduits par la beauté et la variété des paysages, la il m'avait parlé.
solitude de la contrée, l'absence à peu près Dc Gracovic à Zakopane, village situé au pied des
complète
d'étrangers, la ce.rtituùe d'ètre toujours entre eux sans Tatras et point de départ de toutes les excursions
la présence importune de Russes ou d'Allemands, les
importantes, il faut dix-huit heures environ1 do voiturc.
Polonais dont je parle commencent à construire A partir dc No\y-Targ (Neumark des Allemands), il
'quelques chalets' et à répandre dans la contrée dcs n'existe aucun moycn régulicr de communication.
élémcnts de civilisation qui jusqu'ici lui faisaient dé- Les quatre à cincl de chenlln qui séparent le
faut. Le pays y 'gagnera peut-ùtre, niais les amateurs
de ~akopane doivent être faites à pied ou
dc pittoresque y perdront beaucoup. Ce n'est en ~:harrette.
pas en
effet un spectacle commun que celui Le jour allait tomber quand nous arrivâmes de-
Ll'Ilnc population
ne mangéant jamais do viande ni de pain, vivant ex vant un poteau sur lequel se lisait en gros caractères
clusivement de laitage et d'avoine, ignorant ou dédai- cetle inscription Zrr/,GpCI)2C.J'entrais dans la terre
gnant les conquètes de notre civilisation, et possédant promise. Je saisis ansaitfit ma jumelle pour découvrir
pourtant une intelligence très vive, une instruction le village. tous mes efforts, il me fut impos-
l. Cestravaux,consacréssurtout il layéoyrapliie sible de constatcr la moindre apparence d'habitations
physique,sont
publiéspar sociétés, l~unepolonaise,J'autre hongroise,for- ou d'habitants.
mées récemmentdans le but d'eztilorer les Tatras. Ils sont Un village constitué par un simple poteau sans
bliés dans deux intércssantsrceucils J'un pu-
polonais,l'autrehon- ni demeures était une nouveauté que je
grois. Le premier a pour titl'e l'amietnik ToauarsystzuaTa- êtres vivants
lr~sanskie.~o(Cracovie).Le litre du second est lllag~z~·oasci~i n'avais pas encore eu occasion d'observer dans mes
Ifdrpdlég~tetEukdnyue.
voyages. Un tel fait était intéressant, mais à ce mo-
84 LE TOUR DU MONDE

ntcnl-là il m'ou\'l'ait des 1)(,.rspecliv(,-s(J¡~s~S"réahles, au Kremlin, dans cette dcmcttrc ~acréc des vieux
Jc mc demandais si, par hasard, les naturcls vivaient tzars, si pleine de souvenirs et où planent toujours
dans des lanières d'où ils ne sorlaicnt (file lc jour, ou les ombres sang:lanles d'Ivan le Tcrriblc et du lire-
dans des grottes ait fond des forêts, et si jc n'aurais micr des Napoléon. L'étranger qui a la rare fortune
pour gite pondant la nuit que l'abri insuffisant de ce de dormir sous ces vieux murs nc peut ~'cmpcchcr
poteau solitairo. d'évorruer dans ses rêves leur noire histoire. Les
La voir Ire continuait cependaut à avancer. Un somptuoux appartcmcnts du gouvcracur du palais,
quart d'heure, une demi-hcure s'écoulèrent, et tou- quc j'occupais, ne laissaient certes rien à désirer au
jour, même absenec de maisons et d'habitants. Je point dc vire du confortable. 1\Io:çou et la 1\Ioslcovsa
revins alors à la jumelle et finis par découvrir à vus la nuit, du haut duliremlin, sont un de ces spec-
l'horizon des cabanes disséminées au hasard dc tous tacles magiques (lui lie s'oublient pas. Mais cette pe-
côtés par petits groultcs, sur une longueur de sept à tite cabane dans cette sauva~c nature éveillait dans
huit kilomèlres et une largeur do cinq à six, c'est- 1'time un sentiment de paix et do recucillcmcnt que
à-dire sur une surface à pcu près égale à celle de Paris ces grandes villcs oricutales au passé toujours somlarc
avant l'anneaion de sa hanlieue. Nulles trace,s dc rues, n'inspirent jamais à l'étranger.
du reste, il l'exception du sentier duc nous suivions. J'étais plongé dans ces vagues rwcrics quand une
un lnng voyage dans ce village sans mai- ombrc passa rapidement dcvant ma fenètrc. Un coup
sons lit habitants apparents, nous arriv(ulles près dc d'œil me montra (1U'ollo était constituée par un vi-
l'église, mouumcnt constitué par UllO grange sur- gourcux gaillard, rccouvert d'un manteau blanc qui1
montéc d'une croix. Autour d'elle se trouvaicnt grou- semblait fait de peaux de 1)~-les,et portant une hache
pées quelques cabanes. La voiture tourna brusquo. il la main.
ment à gaucho et, après quelques minute-, dc coursc La première ombrc fut bicnl6t suivie d'une se-
dans les chaill ps, s'arri,la devant une petite cahane conde, d'unie puis d'une douzaine d'autres.
d'un aspect moins primitif clue la des autrcs. Tontcs semldalent sc concerter à voix Laasc, cn jc-
NTon cocher me fit signe que nous étions dé- tant du côté de ma calnne des rcgarJs (fui IllO pa-
posa ma valise sur le sol, reçut son argent, remonta rurcnt pull 1),Lcirl(lllcs.
sur son siègc et disparut. Soudain l'une d'elles fit un gesle cri brandissant
Près de la cabane se trouvait un personnage d'as- sa lIache d'uno façon menaçante, et j'entendis éclatcr
pect un peu sornhrc, mais assez bien vêtu, sans autre un chant do guerre a.ccompagné do cris sall"l'ages et
occupation actuelle que dc fumer une lori-tic pipc. dc contorsions frénéliclucs.
Jc lui ilcmandai s'il pouvait mettre une clramLrc à ma Jc coutcrnhlais cette scène avcc une surprise JéEa-
disposiliou. Il fit un signc affirmatif, m'iutrodnisit Les [Iistoircs de bandits que j'avais entendu
dans une des deux chambrcs que paraissait rcufcrrncr r,~conler me revinrcul à l'esprit. rluie j'étziis
l'habitation et disparut. tont :;implcl1Icnt tombé clrez ces féroces hriga!lLls dont
Décidément lcs habitants de cc pays étaient aussi on m'avait tant parlé; semblables aux Pctttix-Itotl,,e: 0
concis clac Ne découvrant ccpendaut d'aulro ils entonnaient doute lcurs clranls de guerrc et
ètre vivant (l~t7Linéuorme chien noir clui grognait sour- se livraient il leurs danses avaut do commencer à alla-
dement en me Ilairant les mollets avec une insistancc quer.
désobligeante, je me résignai à m'établir dans mes ap- Danscs ct chants lie manyuaicnt pas, dit reste, de
partolllenls. Pittoresque. Cette bande de naturels hurlant et sc
La luuc, qui éclairait en plein l'intéricur de la ca- démenant ait clair do la lune, avec d'immenses mon-
bane, nie permit d'cn faire facilement l'inspection. tagncs ait dernier plan, m'dIt semblé tout à fait ori-
Le luxe n'cn avait rien d'excessif. Une paillasso ro- ginalo, sans la ftielieuise pcrslycctivc d'ètre bicntùt
couverte d'une couverture, une chaise, une table et attaqué ct probablement scalpé.
une cruche d'cau en composaient le mobilier. Le caractère de cette danse était tout à fait spécial.
Mais si l'ameublcment était un peu rustique, le Chaque individu, après avoir cntonné un chant coti-
décor extérieur que je voyais de ma fcnêtrc était splen- sacré sans doute à énumérer ses exploits ct le nombre
dide. J'avais devant moi une immensc plaine garnic de chevelures dont il s'était emparé, sc mettait à
d'arbres et de verdure ait fond do laquelle se proii- tourner sur lui-même avec un trépignement rapide des
laient, argentées par les reflets de la lune, les cimes pieds, les hras restant toujours immobiles. Chacun
neigeuses de la chaine gigantesque des monts Tatras. dansait à son tour dans le cercle étroit clue formaient
Pour remplaccr lo souper absent, j'allumai une ci- les autour de lui. Au bout d'un temps,
garette, m'assis sur mon unique chaise, et, ce mer- il rentrait dans le groupe et un autre lc rcmplaçait.
veillcux paysage devant les yeux, je me mis à songer. Echauflés sans doute par le récit de leurs combals,
J'avais du reste matièrc à rèverles. Il y avait un [oui-, sc mirent finalement à hurlcr ct chanter en
étrange contraste entre cette pauvre cabane perdue cadencc et à former iiiie ronde en se suivant l'un
au fond des mnntagnes et le merveilleux palais duc derrière l'autre et entre-choquant leurs haches avec
j'habitais quelques jours auparavan= 1-l'élaisalors logé fracqs.
86 LE TOUR DU MONDE.
Ces chants de guerre et les danses qni devaient est un des hommes les plus aimables et les
plus
vraisemblablement précéder l'attaque de ma cabane obligeants que j'aie rencontrés. C'est également un
ne pouvant pas durer toujours, les manifestations hos- homme des plus instruits, et qui s'est acquis dans le
tiles allaient sans doute leur succéder. Fallait-il les monde scientifique une grande notoriété par ses tra-
attendre, on ne serait-il pas préférable de les pré- vaux de micrographie. J'ajouterai, pour terminer ce
venir? Peut-être ces naturels n'avaient-ils
pas d'ar- qui le concerne, que c'est grâce surtout à son obli-
mes à feu. Quelques balles logées avec art dans la
geance qu'il m'a été possible de réunir tous les docu-
boîte cranienne de quelques-uns d'entre eux inspire- meuts que contient ce mémoire. C'est lui également
raient peut-être une salutaire terreur au reste de la
qui a bien voulu revoir et m'aider à compléter la
bande? carte qui accompagne ce travail.
Avant d'en arriver à ces procédés un peu extrêmes,
je résolus d'entamer quelques négociations. Peut-étre
II
qu'avec ma montre pour le chef et quelques verrote-
ries pour les hommes j'arriverais à ne Le villago de Zakopane. Premières excursions. Importance
pas perdre
la propriété de ma chevelure. de la photographieen voyage. Conseilspratiques aux voya-
Un coup discrètement frappé à ma porte me tira geurs. Descriptiondes principauxlacset montagnes des Ta-
tras. Lcsgendes sur la profondeurdes lacs.
de ces réflexions. J'ouvris et vis apparaître un per-
sonnage de haute taille, revêtu d'une veste élégante Dès le lendemain matin, je recevais une invitation à
de cuir rouge doublée de fourrures, la tête cou-
déjeuner du seigneur de la contrée, le baron Eichborn,
verte d'une toque de feutre et tenant une hache à la
propriétaire de Zakopane. J'y trouvai M. Kantak, dé-
main.
puté polonais au Parlement prussien pour le grand-
A en juger par les apparences, je devais avoir de- duché de Posen, le vigoureux ennemi du prince de
vant moi le chef de la bande. Supposant que lui aussi Bismarck, M. Martusezwicz, député au Conseil d'État
voulait négocier, je m'apprêtais à lui offrir délicate- de Vienne; M. Stolarczyk, curé de Zakopane, et plu-
ment ma montre et mon porte-monnaie, quand s'a- sieurs autres Polonais de distincti011.
dressant à moi de la façon la plus gracieuse Le déjeuner fut aussi gai que bien servi. Ces mes-
« Je viens d'apprendre votre visite, cher
confrère, et sieurs ne manquèrent pas une occasion de manifester
je m'empresse de me mettre à votre disposition. » leur sympathie pour la France. Au dessert, le baron
Un confrère? Je me demandai un instant s'il me Eichborn et le député Kantak portèrent des toasts cha-
prenait, moi aussi, pour un chef de bande. Il est vrai leureux à la prospérité de notre république. C'est en
qu'avec ma barbe de patriarche et ma tenue de voyage termes émus que je répondis à ces précieux témoi-
je devais avoir un aspect qu'aucun Anglais n'eût qua- gnages d'amitié. Il faut être loin de la patrie pour
lifié de respectable. Mais les gens sages assurent quc sentir toute la place qu'elle occupe dans le cœur. Tout
l'habit ne fait pas le moine. Me sentant en ce moment ce qui porlc le nom français est toujours en Polognc,
la conscience aussi nette que l'estomac, je me rési- au moins dans lcs classes instruitcs, l'objet dc la
gnai aux suites de cette interprétation fàcheuse et plus vive sympathic.
serrai la main du géant avec sympathie. Il y répon-
Après le déjeuner, nous fimes une excursion dans
dit par une compression énergique qui détermina les montagnes voisines. Ayant rencontré un de ces
de sourds craquements dans chacune de mes artiClùa-
groupes de bergers aux mceurs si singulières dont je
tions. Je dissimulai une grimace, et, du ton le plus
parlerai plus loin, j'en profitai pour le photographicr.
aimable Je joignis à ce groupe l'ami WrzesIYniowski avec son
« Enchanté, de rencontrer un confrère, et surtout
pittoresque costume de chef de brigands. La reproduc-
un confrère aussi obligeant, cher monsieur! tion exacte de ce groupe intéressant se trouve parmi
Docteur 'Vrzeswniowski, professeur d'anatomie nos illustrations.
comparée à l'université de Varsovie. » En retournant à Zakopane, nous visitâmes une
Divinités tutélaires des Tatras J'avais pris un ana- école de dessin et de sculpture installée dans le pays
tomiste pour un chef de brigands. Je lui contai en
depuis deux ans. On y apprend aux jeunes monta-
riant ma méprise, et il avoua qu'avec son costume de
gnards à dessiner et à sculpter des objets de bois
montagnard, sorte d'uniforme national qu'adoptent analogues à ceux qu'on rencontre en Suisse. Ils
du reste tous les Polonais qui viennent séjourner dans s'instruisent très vite et font preuve d'aptitudes artis-
les Tatras, son bonnet de feutre, ses grandes bottes,
tiques fort remarquables. Je doute que dans les écoles
il prêtait assez à la méprise, et que l'aspect des mon- des beaux-arts de nos grandes villes les progrès soient
tagnards et la danse des haches, qui constitue une de plus rapides.
leurs distractions habituelles, y prêtaient davantage Le village de Zakopane, qui n'était guère habité il
encore.
y a trente ans que par des montagnards demi-sau-
Pour ne pas laisser le lecteur sous une regrettable
vages, s'est surtout transformé sous l'influence de
impression, je dirai dès à présent que mon excellent deux hommes, le curé Stolarczyk, que j'ai déjà nommé,
confrère, malgré ses apparences un peu rébarbatives, et le docteur Chalubinski. L'ascendant que ce der-
EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MONTST:~TR.1S. 87

nier exerce sur les montagnards est considérable. Ce nous capturâmes une de ces gigantesq~es vipères qui
n'est que grâce à son influence que j'ai pu exé- rendent le séjour dans lcs forèts assez dangereux.
cuter sur eux toutes les mensurations anthropolo- Nous eùmes la chance d'y rencontrer le docteur Ba-
giques dont le docteur Kopernicki m'avait signalé égtleinent professeur à l'université de Var-
difficultc. Je n'oublierai jamais les préve- sovic, et savant fort distingué, qui voulut bien m'ac-
nances de toute nature dont n'a cessé de nie combler campagnol' Je jour suivant dans une excursion loin-
cet aimable savant. tainc.
Le docteur Chaluhinski ne vient à Zakopane que J'espère me concilier la gratitude du public en lui
pendant les vacances. Ce savant confrtre ne devant épargnant la description technidue de mes diverses
arriver que dans quelques jours, jc commcnçai mes excursions dans les Tatras et.des sitcs que j'y ai ob-
excursions avec le docteur «'rzeswniowski. Nous vi- servés. En dehors des descriptions scientifiques, qui
sitâmes d'abord la célèbre vallée de Kosciclisko, où ne sauraient prendre place ici, il faudrait me borner

Bergers des montagnes. Dessin de G. Vuillier, d'apl'è5 une du d,teur GustavE: Le Bon.

à. des peintures littéraires du paysage; et, comme j'ai d'histoire naturelle, une photographie bien faite rem-
toujours trouvé les peintures de cette nature particu- place des pages entières de description, et il est vrai-
lièrement fastidieuses, je suppose que les miennes ment regrettable que la photographie soit un art ausçi
produiraient sur lc lecteur, en admettant qu'il y ait peu connu des voyageurs. Lorsqu'une expérience, assez
des lecteurs pour ce genre de littérature, un effet coûteuse il est vrai à acquérir, a permis d'éliminer les
identique. Il m'a toujours semblé que le seulmoycn choses inutiles, on peut avoir un bagage photographi-
de donner une idée nette et vraie de l'aspect d'un que très complet sous un volume fort restreint. L'ap-
paysage est d'en montrer des dessins exécutés d'après parcil que j'ai fait construire pour mon usage est fort
des photographies. Un album de photographies d'un complet, puisqu'il comprend, outre la chambre noire,
pays à décors changeants comme la Suisse par exem- le pied, les produits chimiques et les accessoires, six
ple, laissera toujours dans l'esprit une impression plus objectifs, cinq châssis doubles et cent glaces pour
vive que les plus longues descriptions. En ma- demi-plaque, et cependant il est contenu dans une
tière de paysage, d'architecture, d'anthropologie ou petite valise à main de vingt centimètres d'épaisseur
88 LE TOUR DU MONDE.

sur trente-deux de largeur et cincluante-cinq de lon- possible suffiront, je l'espère, pour compléter les
gueur. Après un voyage de près de deux mille lieues l'enseignements fournis par mes photographies.
en Bohême, eu Russie et dans les Tatras, deux glaces Je ne m'occuperai ici que de ce qui concerne les
sur cent seulement étaient brisées. Je me hâte d'a- lacs et les montagnes les indications relatives aux
jouter que je n'ai aucune aptitude spéciale pour la types d'individus, aux demeures, etc., se trouveront
photographie dont je m'occupe fort rarement, et que exposées dans le texte d'une façon suffisantc.
c'est un art à la portée de quiconque peut trouver Les montagnes qui composent le massif des Tatras
quelques mois d'étude à lui consacrer. A défaut d'ou- se présentent, suivant les régions, avec des caractères
vrages spéciaux qui n'existent pas sur la photographie fort différents. Certains groupes forment des masses
en voyage, il faut tâcher d'acquérir soi-même l'expé- arrondies à pentes très douces recouvertes de prai-
rience nécessaire ries et d'épaisses
en faisant quel- forêts jusqu'à une
ques excursions grande hauteur;
photographiques telles sont qucl-
autour de l'en- ques-unes dei,,
droit t oùl'on de- celles représen-
meure. L'instruc- tées page 8g.D'au-
tion acquise dans tres forment au
un atelier pour contraire des mas-
portraits seraitt ses presque ver-
plus nuisible ticales, entière-
qu'utile. Aucun ment dénudées
des appareils et de leur base jus-
des méthodes qui qu'à leur soin
y sont en usage met on en voit
ne peut être en un bel exemple
effet utilisé avec dans la photogra-
avantage en voya- phie de la Mie-
ge. Quant aux ap- guszowska. Il en
pareils prétendus est qui rappellent
portatifs du com- tout à fait les plus
merce, ils ont gé- belles vallées de
néralement pour la Suisse et de la
auteurs des indus- Savoie. Telle est
triels qui ne se celle représentée
sont servis de pagesuivante,qui
leurs instruments donne unevue r~é-
que dans leurs nérale de l'extré-
ateliers de fabri- mité de la vallée
cation. de Bialki, ait cen-
Le temps ne tre des Tatras
m'ayant pas tou- on ne peut la com-
jours favorisé parer, je crois,
dans les Tatras,. qu'à l'imposante
je n'ai pu repro- et gracieuse val-
Le docteur Gustave Le B011. Dessin de G. Yuillier1 d'après une photographie.
duire tbus lés si- lée de Chamonix.
tes intéressants Une des plus
que j'ai observés. Il m'a été heureusement possible pittoresques régions des Tatras est la vallée des Eaux-
de combler ces lacunes avec des photographies que la Blanches (Poduplaski Th.),dont nous donnons plusieurs
Société polonaise des Tatras a fait exécuter par le photographies. Les rochers figurés dans le paysage
photographe Schubert de Cracovie. En raison des appartiennent au Wlyirarz (le 1\'Icunier), montagne
objectifs employés et des points de'vue choisis, ces recouverte d'une poudre blanche de kaolin, qui lui
dernières n'embrassent généralement qu'un angle très a fait donner son nom. Un de nos dessins figurc"l'ex-
faible et par conséquent ne suffiraient pas à donner trémité de cette vallée avec la cascade venant du lac
une idée bien nette des paysages mais comme les Vert (Zielony-Staw) qui forme plus loin le torrent des
miennes représentent surtout des vues d'ensemble, Eaux-Blanches (voy. p. 95), représenté également dans
elles se complètent parfaitement. une autre photographie. Dans le fond du paysage, dont
Des explications que je rendrai aussi courtes due l'aspect ravagé contraste avec l'entrée riante de la
90 LE TOUR DU MONDE.

vallée, se trouve la montagne Zelazne-Wrota ou Ei- (deux mille six cent vingt-neuf mètres), le Gerlach
sernes-Thor (la Porte de Fer). (deux mille six cent soixante-trois mètres), la Wysoka
Une bonne vue d'ensemble des parties les plus ou Tatra (deux mille cinq cent cinquante-cinq mè-
importantes de la chaine des Tatras se trouve clai- tres); les Ryzy (deux mille deux c.ellt soixante-deux
rement représentée dans trois vues panoramiques mètres), le Polski-Grzebien ou Polnischer-Kamm (deux
(voy. p. 85 et 89) dont la réunion forme un demi-tour mille cent quatre-ingt-seize mètres), etc., etc.
d'horizon, que j'ai prises des deux extrémités d'unc Les autres vucs représentent des montagnes iso-
base de dix kilomètres environ de longueur. L'unc lées, notamment la Wysoka, le Ganek et la gigantesque
de ces extrémités est constituée par les hauteurs de Mieguszowska, où j'ai passé la nuit avec les profes-
Gubalowka, et l'autre par celles de Gesia-Szyja. La seurs Chalubinski et Baranowsb. On trouve au pied
première représente toutes les montagnes qui se trou- de cette dernière montagne le Rybie ou lac des Pois-
vent à gauche de la rivière Bialka; la dernière, le°_pics sons.
qui entourent les sources de cette rivière; la seconde, Ce lac, qu'on désigne souvent sous le nom de
(voy. p. 89) ceux qui se trouvent sur la droite de cette Morskie-oko, ou Œil-de-Mer, qualificatif qui revient,
dernière. Ces trois vues comprennent presque toutes paraît-il, à un lac situé au-dessus et qu'on appelle
les montagnes les plus importantes desTatras, notam- aussi le Czarny-Staw ou lac Noir, est un des plus
ment le Lodowy, line des plus hautes cimes des Tatras grands et des plus profonds des Tatras. Le Rybie est

Eulree de la vallée des Eaux-Blanches voy. p. 88). Dessin de G. Vuillier, une photographie.
d'oprès

situé à treize cent quatrc-vingts mètres au-dcssus du depuis une époque récente. Leur mensuration est due
niveau de la mer; sa profondeur est dc cinquante surtout à M. le professeur Dziewulski. Autrefois les
mètres, sa surface de trente hectares. Seul le ~ielk-1, monta~nards admettaient que ces lacs allaient jus-
qui a trente-trois hectares de surface, le dépasse en qu'à la mer. Il existe à ce sujet une légende curieuse
grandeur. Ce dernicr, qui est en même temps le plus d'un marchand qui, ayant fait naufragc dans l'Adria-
profond des lacs des Tatras, a soixante-dix-huit m~h~cs tiquc, retrouva dans le Rybie une caisse contenant
de profondeur. L'altitude de tous ces lacs, ainsi du des objets perdus lors de son naufrage.
reste que celle des montagnes, est marquée en mè- J'ai joint aux photographies des trois lacs dont
tres sur notre carte. j'ai parlé plus haut, c'est-à-dire le Rybie ou lac des
Les lacs des Tatras sont au nombre d'une centaine, Poissons, le ou le grand lac et le Czarny-
mais quelques-uns sont tellement petits que l'expres- Staw ou lac Noir, deux autres lacs importants, le
sion de mares leU!' conviendrait plutôt, si cc n'était Czeski-Staw ou lac des Bohémiens, situé à seize cent
leur très grande profondeur. Il résulte de cette pro- vingt mètres au-dessus du niveau de la mer, et le
fondeur que les moins grands représentent encore Czarny-Gasienicowy-Staw ou lac Noir de la vallée de
une masse. d'eau respectable. Quelques-uns contien- Gasienice, au pied du Kosciclec. Ce dernier lac est
nent des poissons. On y trouve notamment la truite situé à seize cent vingt-six mètres au-dessus de la
et le saumon. mer, c'est-à-dire deux cent quarante-six mètres au-
La profondeur des lacs des Tatras n'est connue que dessus du Rybie.
EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MONTS TATRA-S. 91

III
l'aspect extérieur des individus et des choses, il faut
bien avoir recours aux descriptions, pour donner une
Limites ¡;-éographiques et ethnographiques des Tatras et du Po- idée de leur physionomie intérieure. Nos dessins
dhale. Nationalités diverses entourant les Tatras. Slova- montrent l'aspect du pays et de ses habitants. Ils ne
ques, Ruthènes, Allemands, Juifs, Les Pùdlmlains
ne se mélangent pas avec les populations ~'arinlé disent rien des mœurs, du caractère, des croyances
de langues qui se parlent dans un espace peu étendu. Super- de ces derniers, ni des conditions dans lesquelles ils
fie.ie et population du Podhale. vivent. Ce que notre objectif ne pouvait reproduire,
Les photographies ne pouvant reproduire que nous devons essayer de le décrire maintenant.

La Porte de Fer et la Cascade du lac Vert (voy, p. 88), Ue~aiu de G, \'uill,et, d'après Une photographie.

Les Tatras constituent, comme je l'ai déjà dit en pour limites ait nord ~loivy-ai'g et ail sud le pla-
commençant, la partie culminante des inoi2ts Carpti- teau de fiochtt-ald entre Vazec et Czorba. Mais ce
thes. Ils forment un massif isolé de presque tous côtés sont là des limites hydrographiques qui compreil-
dc la chaine dont ils font partie. ncnt les plaines qui se trouvent au pied des Tatras.
Suivant Koristka, les Tatras s'étendraient à l'oucst Les limites géologiques du haut massif montagneux
jusqu'à Kralowan, au confluent de l'Arva et du Waag, des Tatras, c'est-à-dire les Tatras proprement dits,
et à l'est jusqu'à Muszina, sur le Poprad. Ils auraient sont beaucoup moins étendues. Cette région, qui n'a
92 LE TOUR DU MONDE

guère que quarante kilomètres environ dc largcur. nord de la Hongrie une population évaluée à plus de
s'étend à l'ouestjusqu'à la montagne Osolita, à l'est deux millions d'habitants, ils n'ont aucune tendance
jusqu'au l\'Iuran et la cime du IWsmar hcr (laosar). Elle il dépasscr lcms frontières; ce sont au contraire les
commence au nord, un peu au-dessus de Zakopane, Poclhalains rhti ont débordé sur eux. Plusieurs vil-
et s'étend au sud jusl1u'à Schmecks. la~cs du versant hongrois des Tatras sont, en effct,
Le versant nord des Tatras appartient seul à la pcuplés par des Podllalains', alors qu'aucun village
Galicie. Le territoirc qui s'étend à son pied jusqu'à du versant galicicn n'est pcuplé par des Slovaques.
Nowy-Targ, et qu'on désigne sous le nom de Podhale, D'après les renseiôncments que j'ai pris sur les lieux,
est habité uniquement par les montagnards. Il formc on ne connait pas un seul exemple de Slovaques fixés
un ensemble très nettement séparé au point do vue dans le Podhale.
géographique et ethnoéraphique des régions voisines. Slovaques ct' Podlialaiiis, bien que fort voisins,
Au point de vue g-éographique, les limites du Po- sont assez différents. Les Slovaques possèdent une
dhale sont au sud les Tatras, au nord le Dunajec, haute taillc et une large stature. Ils sont vigoureux,
à l'ouest le Czarny-Dunajec, à l'est la Bialka. Ces ri- mais lourds et indolents. Les Podhalains sont, au con-
vières étant entourées sur presque tous lcs points de traire, habituellemcnt de taillc moyenne, un peu mai-
montagnes escarpées et inhabitées, on peut dire que gres, mais tri's vifs et très agiles. Leur régime ali-
les habitants du Podhale sont aussi isolés do leurs mentaire est également fort différcnt; le Slovaque se
voisins due s'ils vivaient dans une île. Il suffira pour nourrit surtout dc viande, consomme beaucoup de
s'en convaincre d'examiner sur une carte quelconque boissons alcooliqucs et ne boit pas de lait. Le Po-
le trapèzc entouré de montaPncs qui sc détache de la dllalain se nourrit presque uniquement d'avoine, de
Galicie pour pénétrer en Hongrie. C'est ce trapèze laitagc et d'eau. Poilllalains et Slovaques nc se ma-
qui constitue précisément le Podhale. rient entre eux du reste que fort rarement. 1~I. Ko-
Les limites ethnographiques correspondent à peu pernicki, qui a fait à ce sujet des recherches spéciales
près aux limites géographiques. Les Podlitlains sont dans lcs registres de l'état civil do plusieurs paroisses
entourés de peuples divers qui diffèrcnt d'eux entiè- des fronticres, m'a dit n'avoir jamais rencontré un
rement. acte dc mariagc entre un montagnard polonais et une
Voici du reste d'une façon générale la disposition Slovaque. Ces deux peuples vivent d'ailleurs en fort
des nationalités autour du Podhale. mauvaise intelligence, et cela depuis fort longtemps,
Au nord, à partir de Nowy-Targ ct mnme dans comme j'aurai occasion de le montrer plus loin par
quelques villages dc la rive droite du se trou- une légende curieuse.
vent des Galiciens des monts Beskides. D'origine polo- Les Slovaducs qui entourent les Tatras ct pcuplent
naise, comme les Pidlialains, ils en dit'th'cnl cepen le nord-ouest de la Hongrie, sont, parait-il, les re-
dant au point d'ètre distingués à vue de ces présentants de la race primitive qui peuplait le sol
derniers. Leur genre dc vie, leurs costumcs, leurs oc- avant les grandes invasiolis venucs de l'Orient. Ils
cupations sont différents. Leurs allurcs surtout sont ont généralcmcnt dix à douze enfants, alors que les
beaucoup plus lourdes. A l'oucst et au sud sc trou- autres Hongrois, pour ne pas trop diviscr leurs pro-
vent des Slovaques qui forment la population des co- priétés, n'en ont que deux ou trois il en résulte que
mitats hongrois d'Arva et de Lihtow; les Magyars pro- les prcmiers se multiplient beaucoup plus vite que
prement dits n'y sont rcpréscutés que par les grands les derniers.
propriétaires et les fonctionnaires. A l'est se trouvcnt La langue que parlent les Slovaques n'est pas très
des agglomérations de Slovaques et d'Allemands du différente du polonais, et les montagnards des deux
comitat de Zips, lequel rejoint au sud celui de Lip- vcrsauts des Tatras arrivent rapidemcnt à se compren-
tow. Au nord-est, à partir de Szchlachtowa, auprès dre. Lc slovaque se rapproche surtout du morave et
de Szczawnica, commencent les Ruthènes. Ils s'éleu- du tchèdue, c'est-à-dire de la langue qui se parle en-
dent à l'est le long des Carpathes, jusqu'au delà de core dans les anciens royaumes de Moravie et de Bo-
la rive gauche du Dniéper, et peuplent la région par- hcme. Les langues qui se parlent entre Prague, Pesth
fois désignée sous le nom de Russie-Rouge. et Varsovic sont en réalité très voisines. Elles sont
Aux diverses races que jc viens de nommer, il faut égalcment assez parentes de la plupart des idiomes
encore ajouter les Juifs, si nombreux en Galicie; on parlés en Russie, ou du moins elles s'en rapprochent
voit ainsi que sur une étendue de quelques lieues se autant due l'italien se rapproche du français. On voit
trouvent six peuples différents parlant environ cinq par là que, si, comme on l'a prétcndu, très à tort,
langues. Je ne connais aucun autre pays do l'Europe suivant moi, une race pouvait se définir en disant
où l'on puisse rencontrer autant de nationalités di- qu'elle est l'ensemble des populations qui parlent
verses accumulées dans un aussi petit espace. une mème langue, la race slave s'étendrait terrible-
D'après la description précédente, c'est surtout par ment loin en Europe.
des Slovaques que sont entourés les Podhnlains des
1. Contrairementaux indicationsdonnées par Czocrnigdans sa
Tatras. Bien que les premiers soient infiniment plus C'll'teethnogmplliquede l'Autriche(Ethn. liar·lc der ~'slerreiche
nombrcux que les derniers, puisqu'ils forment au _llomncl~ic,18~6).
94 LE TOUR DU MONDE.
Les~ peuples divers que je viens de mentionner communs qui la rendent très différente des popula-
entourent le Podhale et le versant galicien des Tatras, tions voisines.
mais n'y pénètrent pas. La seule race étrangère qui La langue parléc par les habitants du Podhale est
ait quelques représentants en nombre un peu notable exclusivement le polonais, un polonais avec des for-
dans l'intérieur du Podhale est la race juive. Mais mes un peu vieillies pcut-être, mais enfin le polonais.
leur présence est sans aucune influence anthropolo- Quclques habitants seulement connaissent l'allemand.
gique, car un Galicien se considèrerait comme absolu- La pluralité des langues qui se parlent autour des
ment déshonoré s'il s'unissait avec un fils d'Israel. Tatras rend leur étude géographique excessivement
Tous les descendants d'Abraham sont considérés par difficile pour l'étranger. Beaucoup de villages ont au
les paysans comme des animaux d'une espèce infé- moins deux noms (Stary-Sacz ou Alt-Sandec, Nowy-
rieure et malfaisante, qu'il serait méritoirc d'cxter- Targ ou Neumark, etc.). Quant aux montagnes, il est
miner entièrement, si les lois ne professaient pas à bien rare que chacune d'elles n'en ait pas trois ou
leur égard une regrettable tolérance. quatre; le minimum habituel est trois noms, un
Tous les peuples que je viens de mentionner (Po- allemand, un slovaquc, un polonais, et parfois un
lonais, Slovaques, Ruthènes, etc.) appartiennent, à magyar. Chaque auteur adoptant celui qu'il préfère
l'exception des Magyars et pcut-ètre des Juifs l, la race et les cartes n'en donnant habituellement qu'un, il
slave; mais il ne faut pas oublier que sous cette éte- s'ensuit qu'elles sont totalement incompréhensibles
quette dc Slaves se trouvent des races parfaitement pour l'étrangcr. J'ai du me livrer, avec l'aide de M. le
distinctes. Un Ruthène ou un Slovaque diffère autant professeur Wrzesniowski, à un véritable travail de bé-
d'un Russe d'au delà du bassin du Dniéper que des nédictin pour arriver à faire une carte possédant les
Bohèmes, Serbes, Polonais ou autrcs Slaves. noms tels qu'ils sont employés dans le pays.
Pour en rcvenir à la population du Podhale, on La population actuelle de Poilhale est d'environ
voit qu'elle est cntourée presque entièrement de races quarante mille quatre cents habitants, répartis dans
différentes; mais, quelles que soient ces races, les Po- quarante-deux villages. Parmi eux se trouvent huitt
dhalains ne s'unissent pas plus avec elles qu'ils ne le cents Juifs environ, proportion beaucoup moins élevée
font avec les Juif~ ou les Slovaques, ainsi que nous que dans le reste de la Galicie. Ces Juifs sont presque
l'avons dit plus haut. Les Ruthènes, déjà éloignés du tous fixés dans les deux villages de Nowy-Targ et de
reste des frontières des Podhalains, ont une religion et Czarny-Dunajec.
une langue différentes et n'ont au surplus que peu de La superficie du Podhale étant de cinq cent trente
relations avec eu- Les Allemands du comitat de Zips kilomètres carrés environ, un calcul très simple montre
sont également assez éloignés du Podhale et sans re- que la densité de la population est de soixante-seize
lations avec les PodliELlairis. Quant aux Magyars, ils habitants par kilomètre carré, chiffre assez élevé puis-
ne sont représentés sur les frontières hongroises du que en France le chiffre correspondant est de soixante-
Podhale que par de grands propriétaires et des fonc- neuf seulement'.
tionnaires dont les conditions socialcs son très diffé-
rentes dc cellcs des montagnards. Il n'y a en réalité
IV
qu'avec des Polonais des frontièrcs nord du Podhale
que lc Podhalain, voisin dc ces frontières, s'unit. Il en La flore el la faune. Le sol cl le cl:mat. Higueurdu cli-
résultc duc dans les villages qui bordent le Dunajec mal. Mortalitéélevéedes enfants. Pauvretédes produc-
la population possède des caractères mixtes. Mais les tions agricoles. négimespartiate des Podhalains.-Largeur
des vallées. Qualitésde l'eau. Absencedu goitre. En
véritables Podhalains, c'est-à-dire les habitants des quoi le milieudes Talrasest différentdes milieuxvoisins.
villages situés au pied des Tatras, se considérant
avec raison, ainsi que nous le verrons bicntôt, comme Lemassif des Tatras est composé surtout de granit
très supéricurs aux autres montagnards polonais, ne ct de gneiss recouvert, sur plusieurs points, de grès
sc marient qu'entre eux. Nous montrerons bientôt que et de roches calcaires à structure semi-crislalline. La
cet isolement de la population joint à certaines condi- formation crétacée apparaît surtout à l'extrémité de la
tions d'existence et dc milieu a cu pour résultat la for- chaîne du côté de Muran.
mation d'une race nouvelle possédant des caractères
1, Les chiffresrelati[s à la population du Podhale et u sa su-
perliciem'ont demandéd'assez laborieusesrecherches,d'unepart
1. Je dis peut-être parceque lestravauxde l'anthropologie parceque le cadastre ne donne que la superlicie des terres cul-
moderneparaissentavoir prouvéque les Juifs, qui avaientpassé tivées ou cowerles de forèts, et non la superficietetale du terri-
pendant si longtempspour une race pure, sont constituésen Eu- toire, et de l'autre parce que les statistiques de la populationne
rope par deux raceafort distinctes [, les Juifs d'origine sbve, ,tonnent que la population du district de Nowy-Targdont le
auxquelsse rallachent la plupart des Juifs dits allemands; 2° les l'odhalen'est qu'uue partie. Eu ce qui concernela superficiedu
Juifs espagnols ou portugais, seuls descendantsdes Juifs de la Podllale;j'ai complétéles indicationsdu cadastred'après des cal-
Palestine. Les Juifs dits allemands seraient des descendantsde culselTectués sur la carte. Pour obtenirle chilrrede la population,
Slaveset de Tatars convertisau judalsme du huitième au neu- j'ai pris, villagepar village, le nombre des paroissIens indiqué
viéme siècle de notre ére, et en particulier de Tatars des bords dans le Sche~nalis~nusnencrabilis cleri du diocése de Tal'l1ou
de la mer Noire.Tous les Juifs Galiciensparaissent originaires de 1872,après m'~trepréalablementassuré, par des comparaisons
de l'Allemagne.Leur premièl e apparition remonte au douzième portant sur des villages dont la populationm'était donnée par
siècle. d'autres sources,que ces chiffresétaientassezexacts.
EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MONTS TATRAS. 95
Les productions minéralogiques des Tatras (fer, ques du tûmitatde Liptôw et que ces derniers dési-
cuivre, grenat, quartz, etc.) sont peu abondantes et rent.gardcr -leur gibier pourf\UX, Podlialains et Lip-
ne sont l'objct d'aucunc exploitation. towiens vivent en assez mauvaise intelligence. Leur
La faune et la flore ne di!lèren't pas sensiblement hostilité réciproque remonte du reste à une époque
de ce qu'elles sont dans les autres montagnes de fort rcculéc, 's'il faut s'en rapporler à la légende sui-
l'Europe. La tlore se caractérise surtout par la grande vant laduclle les Liptowiens, exaspérés du sobriquet
abondance des arbres. Le tiers du Podhale et une de zli ~~tacy (mauvais oiseaux) due leur donnaient leurs
partie des montagnes jus- voisins, auraient été se
q u 'à une assez grandc ==_T.-=;==Ÿ=_~=`--j-"°`- plaindre au roi Attila.
hauleur sont couvcrts =_ i. L'ambassadcur chargé
d'épais.ses forêts. On y de remettre la plainte au
= _:> -Ÿ
reacontre l'orme, 1 ela- __=_-= conquérililt était porteur
-g-==~- -_=- ==3_~
ble, le chène, le frène, d'une corbeille d'oeu fs
~r Y
le saule, et surtout le ~y commepréseut.Undestin
pin ct le sapin. Les jaloux voulut' que, arrm6
fougères, les lichens et '==~~< = Js-~=~ devant le monarque, il
les rnôusses sont fort =~ tt-él)iieliàl et tombàt au
abondants. J'ai traversé =~ milieu de ses fragiles co-
quelques-unes de ces fo- ~r~ mestiblcs. Le roi ayant
~c ri au nez d la victime,
rêts, qui sont tellement ~~=
épaisses et obscures, le Li p lowcn cxaspéré lui
£`
qu'on ne peut les com- iq s soullaita d'èlre emporté
s~
p~rcr qu'aux forèts vier- ~~z~ par 10 diablc. Irrité dou-
gcs du nouveau monde. blemont ct par l'injurc
Parmi les animaux qui ` et par la perte de ses
~`~ décida cluc
vivent dans les Tatras, je0 œufs, -la,
meutionnorai seulement ~rt 4 t~ ` les Liptowicns s'appel-
`~
les ours, les marmottes, lcraicul -L perpétuité Zli
~,F~
les chevreuils, les cha- ptacy. La prononciation
mois, les aigles et les ~t, rapidc de ces mots est
r
vipères. Les ours sont ? ..P: Liptacy, dontle singulier
` `
des ennemis redoutables ~J Ll Liptak diffère peu de Lip-
des troupeaux. Les aigles `~
-= p low, désignation actuelle
` du comitat. Le lecteur
les attaquent également,
"f-1.
mais les dégàts qu'ils "°-j' que l'historitlue de cette
exercent sont bien moin- °' ~` élymologie ingéu:eusc
dres. Les vipères, qui at- ne satisfait pas entière-
tcignent t parfois unetaille ~É' =~ ment doit posséder une
°`~~r_ y. àme bien sccptique.
gigantcsquc, pullulent
dans les forèts. Quant au ` En raison surtout de
ï°'j~· \`'y~~`;
chevreuil, il a presqw: r!f~ ,w. son altitude, comprise

enlièrcment dispa ru, et ~~i, '··`~v ~Vu' è~~ entre six cents et onze
'` œnts mètres au-dessus
il en sera bientôt proba- ^i;: ~4
hlcmcnt de mêmc dit cha- ~I V~ ~`·v~` du niveau dela mer," Po-
I~
mois et dc la marmotte, r` dl¡¡lle possède un climat
\\i~~?"k
malgré l'intordiction dc très rigoureux. Dès la fin
les chasser. La marmotte dc septembre le pays est
est recherchée llnique- habituellement couvert
Le \Ilyarz el le tortt·nt
d esLaez-LUanches (cus.li. 551.
ment pour sa g raisse, DessilideG. Vuilller,d'aprèsunephùLugra~hie. 0 nei~e. cn résulte
crni
_1
a chez les Slaves (1p. L la terre est peu L
que pro-
la Galicie la de constituer un excellent re- ductive et ses productions insuffisantes pour entre-
mède contre le rhumatisme. tenir les habitants. Aucune autre région de la Galicie
Malgré les prescriptions légales, les montagnards n'est aussi mal douée sous ce rapport.
sont tous de grands chasseurs devant 1'tierne'l, et les C'est surtout à la rigueur du climat qu'est due la
interdictions relatives au braconnage les laissent gé- mortalité très élevée qui sévit sur les enfants. Les Po-
néralement assez insensiblcs. Le chamois est le prin- dhalains ont généralement huit à dix enfants, mais ils
cipal objet de leurs poursuites. Comme il se rencontre ne r~ussissent a en élever qu'un petit nombre. Comme
surtout sur l,: versant sud des Tatras chez les Slova- ce sont naturellement les plus vigoureux qui résistent,
96 LE TOUR DU MONDE.
il en résulte que cette sélection naturelle a en défini- sont vifs, actifs, bien portants, et nous verrons bientôt
tivc pour résultat de mnintcnir la vigueur de la race. due par leur intelligence et leurs aptitudes ils sont
La pauvreté des productions agricoles a de bonne très supérieurs aux autres habitants de la Galicie.
heure habitué lc Podhalain à une sobriété excessive. La seule boisson usuelle des montagnards est l'eau.
Son alimentation à peu près exclusive est le lait et La bière et les liqueurs fortes, que les Juifs introdui-
l'avoinc, souvent mêmc lc lait oul'avoinc. Il consommc sent malheureusement de plus en plus dans le pays,
le plus solivent cette dernièrc sous forme de bouillic. ne sont pas dédaignécs des naturels, qui, dans certaines
Il en fabrique aussi des galcttes, qu'il mange avec un occasions en font usage avec excès; mais ce sont pour
peu de fromage, de choucroute et de pommes de terre. eux des objets de luxe. I1"est regrettable pour l'avenir
Quant à la viande, l'usagc en est presque entièrement du pays qu'on ne puisse pas proscrire leur consom-
inconnu. Sur le versant sud des Tatras habité par les mation d'une façon absolue. On n'y arriverait, je crois,
Slovaques, elle fait au contraire partie de l'alimentation. qu'en procédant d'abord à une destruction générale
Lc régime spartiate drs Podhalains n'exerce pas des fils d'Israël qui habitent la contrée mais cette
certaincment UJWinfluence défavorable sur eux, car ils mesure prophylactique, que les montagnards accep-

Le lac Noir de la vallée do Gasieniœ au pied du Koscielec woy. p. 90). Dessiu de G. Vuillier, d'après une photographie.

teraient sûrcment d'ailleurs avec enthousiasme, se- blable action préservatrice diffère sensiblement de
rait peut-ètre un peu radicale. ceux qui ne la possèdent pas.
Les vallées du Podhale sont habituellement très Si l'on joint aux différcnccs que nous venons dc
larges et bien baignées par la lumière. L'eau, qui n'a mentionner celles déjà indiquées plus haut, c'est-à-dire
guère séjourné que sur des lits de granit, est d'une la rigueur du climat, la pauvreté du sol et les condi-
qualité e~ceptionnelle. C'est à cette double condition, tions d'existcnce très difficiles qui en
influence de la lumièrc et qualité de l'eau, résultent, on rc-
que M. le connaîtra que le milieu où vivent les Podhalains dif-
docteur Chalubinski m'a dit attribuer ce fait très cu- fère sensiblement de celui où se trouvent les habitants
rieux que le goitre, qui sévit avec intensité chez les des régions voisines, celles de la Galicie notamment.
habitants des diverses montagnes
voisines, les Carpa- Nous aurons à examiner plus loin
quel rôle ont pu
thes Beskides notamment, est exercer sur les habitants les conditions de milieu
presque entièrement qui
inconnu dans les Tatras. Si ce n'est
pas à ces deux vieunent d'êtrc énumérées brièvcment.
causes que petit iarc attribuéc l'immunité des Podha-
lains à l'égard de cette redoutable Dr Gustave LE BON.
infirmité, il faut du
moins admettre qu'un milieu qui possède une sem-
(La fin à la procl~aineliuraison.)
LE TOUR DU MONDE. 97

da bergers dans les Tatras Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie.


Cabane (voy. p. 98).

EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MO-NTS TATRAS`,

PAR LE DOCTEUR GUSTAVE LE BON.

TBXTE liT DESSINS INsulTa.

État de la propriété. Construction des


Situation économique et sociale des habitants. Dt\veloppement de la petite propriété.
Mœurs curieuses des bergers. Leur
cabanes. Industries variées des habitants. Importance de l'élevage des bestiaux.
Leurs lutles avec les ours. Genre de vie des montagnards. Hessources et dépenses.
alimentation exclusive avec la zenlica.
Costumes.

Recherchons actuellement quelles sont les condi- à Szczyrzyc'. Dans les domaines du roi, qui occu-
tions d'existence économique et sociale des monla- paient la plus grande partie du Podhale, et notam-
gnards du Podhale. ment à Zakopane, la terre était abandonnée à des
La propriété a dépassé depuis longtemps dans le colons en échange d'une redevance insignifiante.
Podhale, ainsi du reste que dans toute la Galicie, les Quand l'Autriche s'empara de la Galicie, elle mit en
formes de communauté primitives que l'on retrouve vente les anciens domaines royaux.
du
encore dans une grande partie de la Russie!. Elle est D'après le cadastre de 1850, le tiers du territoire
aujourd'hui tout à fait individuelle. En remontant aux Podhale, c'est-à-dire trente mille morgas d'Autriche
documents les plus anciens, notamment la Kro~tilsa environ, serait constitué par des forêts. Un tiers du
polskc~ de Martin Bielski, publiée en 1597 à Cracovie, Podhale appartenait alors à de grands propriétaires.
on voit que, aux époques les plus reculées dont parle Depuis cette époque, la proportion de la petite pro-
l'histoire, la terre avait pour propriétaires le roi de priété s'est très sensiblement accrue. C'est un phéno-
Pologne et un couvent de moines de Citeaux,
fondé mène analogue à ce qui s'observe en France depuis
en 1234 à Ludzimierz, près de Nowy-Targ, par Théo- un siècle.
dore Gryf, voïvode de Cracovie, puis transféré en 1245 Les demeures des habitants du Podhale sont des
cabanes très simples, mais en même temps très so-
1. Suite et fin. Voy.page 81. lides et très régulières (voy. p. 81), construites en
2. Pourla descriptiondes formesprimitivesde la propriété,le
lecteur pourra consulterle chapitreque j'ai consacré à son évo-
lution dans le second volumede mon ouvrage l'Hornmeet les 1. Cenom harmonieuxse prononceà peu près de la façonsui-
vante Clllch)'g)'ts.
sociétès,leurs ori.girteset leur histoire; Paris, 1881.
1049' LIV. 1
XLI.
98 LE TOUR DU MONDE.
troncs d'épicéas. Le sol et le toit sont formés de plan- (las) possessel1I'S de brebis. Clracpe baca a sous ses
ches. La cheminée s'ouvre dans le grenier, et la fu- ordres d'autres bergers clioisis par lui et dont
mée s'échappe entre les [entes du bois. Il y a géné- il est responsable. Le haca surveille les bergers et
ralemeut deux dans la cabane, l'une à droite, dirige la fabricalion du fromage, mais iic~conduit ja-
l'autre à gauche de la /lorle d'entrée. Des bancs au- mais le~ brebis au p;ltllrage.
tonr de la chambre et llll<' table repr6senlent le mo- au commencement du mois de mai que les
1)'Illei-. Le tout est iii-s 1'1 npr:cmenttenu. Planchers, brclais sont conduites dans les montagnes. Si le pro-
plafonds et parois sont lavés cltaclue semaine. I'rès hriélaire des breLis ne possi~dc pas de pàluraôcs, il
de la cabanc se Irounnll¡;¡]Jituellcment l'écurie, réta- en loue un ait prix d'environ cinquante centimes par
l)le, la grangc et la fosse à fumier. Le tout est presque brebis pour la saison. l'eridioit choisi on com-
"toujours à l'ombre de clrmldues frènes. mence par élever une maisonnelle en bois d'épicéa
l\Ialgré la ;aude sobriété des habitants, les pro- (s~al~), où logeront le baca et les julias. Cette habita-
duits de la terre, utilisés le plus souvent du reste tion toute primitive, comme le montre notre gravure
pour l'entretien des bestiaux, seraient insuffisants (voy. p. 9î), n'a ni plancher ni cheminée; la fumée
pour les faire vivre. L'aridité dit sol et l'incertitude s'échappe par les trous laissés dans les parois.
des récoltes, aridité et incertitude telles que les grands Les brebis passent toujours la nuit à la belle étoile.
propriétaires renoncent souvent iL faire cultiver la Elles sont protégées contre les attaques fort dau fc-
terre et se bornent à exploiter leurs forèts, leur font reuses des ours par d'énormes chiens de couleur
au surplus une nécessité de se procurer d'autres res- blanche, assez semblables aux chiens du mont Saint-
sources. Grace à son intelligence, sa persévérance et Bernard, mais qui sont d'une férocité excessive. Je
son activité, le Podhalain a su se créer des moyens [J'ai jamais pu passer à quelques mt~.tres d'un trou-
d'existence très variés. Ses aptitudes sont des plus peau sans les voir se précipiter sur moi avec des hur-
remarquables. Il est à la fois menuisier,' forgeron, lements épouvantables. C'est en poussant ces hurle-
serrurier, charpentier, charron, tisserand, tailleur, ments, lorsque les ours viennent rôder la nuit au-
agriculteur, musicien et poète. Son plus important tour des troupeaux, qu'ils préviennent les bergers. Ces
objet d'exportation ést la toile, qu'il fabrique très derniers sortent alors des cabanes et tirent des coups
bien. Elle est généralement vendue aux marchés de de fusil en l'air pour effrayer l'animal. Peu sûr de
Nowy-Targ. et de Czarny-Dunajec. Les montagnards y son coup d'œil, le herger préfère essayer de faire peur
apportent souvent chaque semaiIJe jusqu'à six cents à l'ours que de tâcher de le tuer, parce que si l'animal
pièces ayant chacune trente-quatre mètres de longueur. n'était que blessé, il deviendrait très redoulable pour
Les travaux des champs sont exécutés dans le Po- le chasseur. Cette conduite sage,, mais peu héroïque,
dhale à l'aide de chevaux. Ces animaux, dont le prix a pour résultat que l'ours s'éloigne rarement sans
varie de cent à trois cents francs, sont souvent, fauta. emporter une brebis.
de pouvoir ètre entretenus pendant l'hiver, achetés Le nombre des brebis varie de deux cents à six
au printemps et revendus à l'automne. Ce sont des cents par troupeau. Il y a généralement un berger par
chevaux d'un aspect peu brillant, mais dont le pied cinquante brebis; chacun d'eux a pour salaire une
est d'une sûreté remarquable. Les montagnards pro- quantité de fromage proportionnée à celle qu'il fa-
fessent du reste à leur égard des sentiments tout pa- brique. En moyenne il reçoit un demi-kilogramme par
ternels et descendent toujours de charrette dans les jour, c'est-à-dire une valeur de soixante à soixante-
chemins difficiles pour alléger leur charge. quinze centimes. Il est responsable des brebis tuées
Les bestiaux sont en partie également achetés et par les ours et paye au propriétaire douze fr3ncs
vendus la mèrne année, parce que leur entretien pen- par brebis dévorée, à moins de pouvoir représen-
dant la saison des grands froids serait trop coûteux. ter la tète de l'animal, auquel cas il ne doit que
Les bêtes à cornes, dont le nombre est d'environ moitié.
trente mille dans le Podhale, sont des animaux de Les brebis sont traites plusieurs fois par jour;
petite taille appartenant à la race Bo.s J»~uch~ce~·u, chaque opération est précédée d'une prière et d'un
de Rutimeyer (Bos longi~'rous d'Owen); leur valeur signe de croix. Le produit de toutes les traites est
varie de cinquante à cent vingt-cinq francs. On les versé claus une grande cuve et mélangé de présure.
achète généralement au marché de Nowy-Targ, où Quand le lait est caillé, le baca pétrit la partie solide
elles sont amenées de diverses parties des Carpathes entre ses doigts et la met à égoutter dans des sacs. Il
Beskides et de la Hongrie. l'introduit ensuite par petites portions dans des mou.
Une des principales ressources des Podhalains les, puis livre lesfrumages au propriétaire; ceux des-
pendant l'été est l'engraissement des bestiaux dans tinés à être conservés sont plongés dans du petit-lait
les pàturages des montagnes et la .fabrication du fro- salé, puis exposés à de la fnmée.
mage de brebis. Les pâtres qui s'adonnent à cdte Le petit-lait qui com:tilue le résidu de
dernière industne ont une organisation spéciale. Cha- l'opération précédente n'est pas, comme le petit-lait
que troupeau est placé sous la direction d'un berger obtenu dans la fabrication du fromage de lait de va-
principal nommé baca, choisi par les fermiers (gaz- elle, un liquide à peu près incolore ne contenant pres-
niuntagnards podhalains des Tatra,3. Dessin de G. \'uillier, d'après une pholograpltie du docteur Gustave Le I3nG.
100 LE TOUR DU MONDE.

que pas de matières nutritives. C'est un liquide blanc, vit à très peu de frais. Sa dépense journalière ne dé-
épais, d'un goùt excellent, tenant encore en suspen- passe pas la valeur de soixante centimes. Le maxi-
sion une grande quantité de caséine et de matières mum qu'il reçoit quand il s'engage comme ouvrier
grasses. est d'environ un franc vingt-cinq centimes par jour.
Par suite de la séparation incomplète du lait et du Une servante ne reçoit que trente francs par an,
beurre pendant la fermentation, la zentica est très plus deux francs cinquante centimes d'étrennes, dix-
riche en matières nutritives. Il ne faut pas oublier du huit mètres de toile et du cuir pour deux chaussures.
reste que le lait de brebis contient le double de beurre Un valet de ferme reçoit cinquante francs pour la
et vingt-cinq pour cent de caséine de plus que le lait même période, plus quelques effets d'habillement.
de vache. Quant aux fermiers, il est rare que leur dépense
On épaissit un peu la zentica en la chauffant à une annuelle, y compris le salaire de leurs domestiques,
température qui ne doit jamais atteindre l'ébulli- dépasse cinq cents francs.
tion. Ainsi préparée, elle forme un liquide de con- Au point de vue du costume, les exigences des
sistance crémeuse que j'ai trouvé d'un goùt excel- Podhalains ne sont pas beaucoup plus grandes qu'au
lent. point de vue alimentaire le vêtement le plus com-
La zentica constitue la nourriture tebsol2cmenGexclu- plet se compose d'un pantalon collant de laine blan-
sive des bergers et des chiens pendant leur sfjour che soutaché sur les hanches, d'une très courte che-
dans les mOlltagn~s. Les bergers en consomment mise ornée d'une fibule de laiton sur la poitrine,
quatre litres environ par jour. Il faut croire que ce d'une veste de cuir (serz(cck) sans manches doublée
régime est excellent, car les individus soumis à cette de peau de mouton, d'un manteau court de laine
alimentation lactée engraissent rapidement et sont blanche (cz<iaa),de sandales et d'un chapeau de feutre
très vigoureux. Ceux que j'ai rencontrés dans mes ex- garni de coquillages.1 Ils font toujours usage quand
cursions avaient une santé parfaite. IL y a là un fait ils marchent d'un bâton (ciupa.ya) terminé à sa par-
d'observation dont la médecine pourrait pcut-ètre tircr tie supérieure par une hache, à laquelle il sert de
parti. Il ne faudrait pas oublier dans ce cas que tout manche.
ce que je viens de dire s'applique uniquement au lait Les femmes portent souvent la veste de cuir sans
de brebis; le petit-lait de vache jouit de propriétés manches des hommes; mais les mauvaises cotonnades
tout à fait différentes. introduites par les Juifs, et dont elles aiment à se
Ce fait de populations se nourrissant exclusive- couvrir, leur Ment tout aspect pittoresque. Contrai-
ment pendant plusieurs mois de laitage, sa adjonc- rement à ce qu'on observe dans d'autres parties de la
tion de viande, de pain ou d'autres aliments quel- Pologne, elles sont rarement jolies et possèdent sou-
conques, est, je crois, unique en Europe. Les bergers vent ces figures rondes et aplaties aux pommettes
des Alpes, fort bien décrits par Tschudi dans son saillantes si fréquentes chez les Slaves.
livre Das Tirierl~be~xder Alpemaelt, et qui se rap- Les montagnards du Podhale se rasent habituelle-
prochent le plus par leur organisation de ceux des ment la figure. Il n'y a guère que ceux ayant été au
Tatras, consomment également beaucoup de lait, service militaire qui portent des moustaches. Je n'en
mais en l'additionnant de substances farineuses di- ai pas rencontré un seul portant toute sa barbe. Cet
verses, comme le millet, ce qui change le régime en- appendice est considéré comme un symptôme de
tièrement. mendicité.
Ce que je viens de dire du genre de vie des ber- Malgré les très modestes ressources que leur pro-
gers des Tatras et de leur alimentation s'applique curent la culture fort pénible de leurs champs, l'élève
uniquement aux bergers qui élèvent les brebis. Ceux du bétail, l'exploitation des forêts et les industries
qui s'adonnent à l'élevage des vaches ont une orga- diverses que j'ai mentionnées, la plupart des monta-
nisation et une nourriture tout à fait différentes. Au gnards possèdent une petite aisance. Ils sont généra-
lieu d'être réunis sous les ordres d'un chef, ils vi- lement propriétaires d'une cabane, d'un champ, d'un
vent séparément. Au lieu de se nourrir de petit-lait, cheval et d'une charrette. Leur sort ne leur semble
ils se nourrissent d'avoine, de pommes de terre et de du reste nullement à plaindre. Sachant très bien que
lait. La plus grande partie du laitage est transformée les résultats obtenus sont dus uniquement à leur ac-
en beurre et en fromage. Je ne crois pas du reste tivité et à leur intelligence, ils se regardent comme
qu'on pourrait retirer du lait de vache caillé
un pro- très supérieurs aux autres habitants de la Galicie, dont
duit analogue à la zentica fabriquée avec le 'lait de l'existence, malgré la possession de terres bien plus
brebis. fertiles que celles du Podhale, est cependant assez
Pendant l'hiver l'alimentation des bergers est celle misérable.
des autres montagnards. L'avoine, comme nous l'a-
VI
vons dit déjà, en est la base fondamentale; les acces-
i3oires, tels que le fromage et la choucroute, sont peu Les habitants. CaractWeet intelligence. Développement de
nombreux et surtout peu abondants. l'impressionnabilitéet du sentimentde l'indépendance. Relà-
En raison de son excessive sobriété, le montagnard chcmeut des mæurs" Développementtrès grand du senli-
EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MONTS TATRAS. 101

ment religietix. Superslitions dc la et Je l'Ukraine. Le sentiment de l'indépendance est poussé chez


Puissance de l'imaôination et des scntimcnts esthétiqucs des
Podhalains. Talcnts poétiques, Traduction de qnclqucs eux à un degré très grand. Ils ont le service mili-
chants de montagnards. taire en horreur, et, à l'époque où sa durée était très
longue, ils préféraient devenir brigands que de le
Ce que j'ai dit précédemment des conditions diffi- subir. Habitués dès l'âge le plus tendre à supporter
ciles d'existence et des industries variées les privations et les dangers, ils ont beaucoup de
auxquelles
sont obligés de se livrer les habitants du Podhale décision et de bravoure. Ils sont actifs et très labo-
montre la fécondité de rieux bienveillants pour
lcurs ressources et par leurs amis et les étran-
suite leur intelligence.
gers, mais très sensibles
Leurs facultés intellec- à la moindre injure.
tuelles sont encore déve- Le sentiment de la fa-
loppées par le goût de mille est assez développé.
l'étude très répandu chez Les enfants respectent
eux. La plupart des mon- beaucoup leurs parents.
tagnards savent lire et Les femmes partagent
écrire, connaissancesassez tous les travaux de leurs
rares en Galicie, et aiment maris et sont de très
beaucoup la lecture. Leur bonnes mères. Elles ont
supériorité intellectuelle généralemeut, comme je
est généralement recon- l'ai dit déjà, une dizaine
nue du reste dans le pays. d'enfants.
Le caractère des Podha- De même que chez la
lains présente un certain plupart des Slaves, les re-
nombre de particularités lations entre sexes ne
que je vais mentionner. sont pas régies par une
La plus frappante est morale très sévère. Les
une impressionnabilité jeunes filles ayant des
toute féminine qui suffi- enfants trouvent à se ma-
rait à elle seule pour les rier sans difficulté, quand
différencier des paysans elles ne sont pas épou-
galiciens, généralemen t sées parle père lui-même.
fort lourds. Leur suscep- Celles qui se trouvent
tibilité très grande et dans cette situation ne
leur naturel assez vindi- sont nullement du reste
catif obligent à de gran- l'objet de la déconsidéra-
des précautions quand on tion qui les accompagne
traite une affaire avec eux. dans les parties occiden-
Ce n'est pas avec de l'ar- tales dc l'Europe.
gent qu'on réussit à en Le sentiment religieux
obtenir quelque chose. est très développé chez
Lés personnes qui les les montagnards. A ce
fréquentent ont habi- point de vue, de même
tuellement dans leurs qu'au précédent, ils se
poches des provisions de rapprochent encore des
cigares qu'elles commen- Slaves de la Russie, dont
cent toujours par leur ils diffèrent profondémen t
offrir quand elles ont un du reste sous un grand
La \Y¡-soka et le Ganek (voy. p. hb). Dessin de r. Vuillier,
service quelconque à leur une
nombre d'autres rapports.
d'après photographie.
demander. Je n'ai jamais Je n'ai jamais vu un Mos-
pu découvrir par quel mécanisme merveilleux les covite passer devant une madone sans faire au moins
poches de mon savant confrère le docteur Baranowski souvent une prière.
quelques génuf1exions, et le plus
pouvaient abriter les provisions considérables de ci- Il en est de même chez les montagnards des Tatras
gares qu'il en extrayait constamment. Ils reconnais- de pierre qui se trou-
passer devant une de ces croix
sent ces petits cadeaux en vous salut serait s'ex-
prenant la main et en vent un peu partout sans faire un
l'embrassant d'une façon fort gracieuse. Cette cou- poser à les blesser vivement. Le passant est toujours
tume d'embrasser la main existe même chez les salué par ces paroles « Jésus-Christ soit loué, » aux-
femmes. a Pendant tous
quelles il doit répondre par celles-ci
102 LE TOUR DU MONDE.
u"s
Ce salut est très fré- Les sentiments esthétiques des montagnarus
les siècles des siècles, a~r~.e~z.
de la Pologne. Tatras sont très développés. La plupart sont poètes
qtient du reste clins toutes les parties
Tous les montagnards vont à le dimanche. et musiciens et possèdent un talent d'improvisation
d'excursion
Les hommes se mettent du côté gauche, les femmes remarquable. Après une longue journée
à leurs
du côté droit. Couvertes d'un voile blanc, ces der- dans les montagnes, je les voyais se livrer
au
nières restent prosternées la face contre terre pendant danses et à leurs chants plutôt que de songer
est fait généralement par
toute la durée de l'office. Ceux ou celles qui n'ont repos. L'accompagnement
de l'église restent un violon manié sans aucune éduca-tion préalable par
pu trouver place dans l'intérieur
l'un d'eux. Leur musique est tout à fait spéciale,
agenouillés au dehors.
mais je l'ai vue tr~s appréciée par des connaisseurs
Il est facile de deviner par ce qui précède que la
considération que les Podhalains professent pour distingués.
les-
leurs prêtres est très grande. Le curé et le brigand J'ai déjà parlé de ces dauses étranges dans
une sorte de trépigne-
étaient autrefois les deux personnages qui, à des ti- quelles les pieds exécutent
tres bien opposés, possédaient le plus dr, prestige. ment rapide, pendant que les bras restent immobiles.
dans
La profession de brigand étant tout à fait démodée Chacun danse à son tour, en tournant sans cesse
il
est devenue du reste d'un exercice difficile. un cercle étroit formé par ses camarades. Quand
autre
Dans le seul diocèse de Tarnow il y avait, en 1875, est fatigué, il rentre dalls le cercle, et un
dans quelques danses
cent vingt-cinq prètres dont la première profession prend sa place. Ce n'est crue
des haches dont j'ai parlé
avait été, paraît-il, celle de berger. particulières, comme celle
dansent à la fois.
Il m'a été tout à fait impossible, malgré mes investi- plus haut, que tous
Ces danses s'accompagnent toujours de chants exé-
gations, d'obtenir des renseignements précis sur les
cutés tour à tour par chaque danseur et habituelle-
superstitions des montagnards des Tatras, notamment
sur les fées et les ondines des lacs dont on m'avait ment improvisés par lui. L'improvisateur se borne le
Ce sont de petits
parlé. Ces superstitions doivent être assez analogues plus souvent à un ou deux couplets.
ne man-
à celles des autres habitants de la Galicie. En Galicie, poèmes très simples, mais quelques-uns
d'une certaine gràce parfois un peu iro-
comme en Ukraine, le catholicisme populaire est for- quent pas
tement mélangé de restes de paganisme et mème mque,
de croyances plus inférieures encore. Toutes ces su- Devant donner plus loin la traduction d'une ballade
assez longue, je vais me borner à traduire quelques-
perstitions, très bien étudiées par M. Ropernicki
nous reportent en plein moyen àge. La croyance aux unes de leurs chansons, choisies parmi les plus courtes
et les plus caractéristiques. Elles sont improvisées,
loups-garous, aux fées, aux sorciers y est générale. A qui vou-
Les maladies sont produites par des charmes, et les paroles et musique, par les montagnards.
remèdes ne servent lju'à détruire ces sortilèges ou à drait les soumettre à une critique trop sévère, je
demanderais si on trouverait dans nos campagnes
expulser les êtres malfaisants, mauvais génies de la autant. Elles
peste, de la fièvre, etc., qui se sont introduits dans le beaucoup de paysans capables d'en faire
du reste à être tra-
corps. Certaines plantes sont supposées posséder un perdent naturellement beaucoup
duites en prose, mais une traduction en vers serait
pouvoir magique. Aux environs de Cracovie, la cam-
moins esacte.
panule est considérée comme possédant la propriété
de préserver les accouchées et les nouveau. nés des Le chant suivant exprime les plaintes d'un amant
malheureux
attaques des ondines. La fleur de la fougère, qui s'é-
panouit le jour de la Saint-Jean, à minuit, permet Fillette, avec le diable as-tu fait quelque pacte
à celui qui la possède de voir les trésors cachés Pour avoir de la sort" ensorcelé Janik?
dans le sein de la terre et de découvrir les secrets Serait-ce donc Satan qui peignit ton visage
de l'avenir. Lorsqu'on arrache la mandragore qui De carmin et de rose empruntés à la fleur?
Amour 1 mon aiiiourl amour cent fois maudit
pousse sur les tombeaux des suppliciés, elle fait
entendre un gémissement si terrible, que celui qui Dans tes chaînes de fer mon pauvre cœur gémit.
l'a arrachée devient fou de terreur. Dans certains vil- L'auteur de celui qui va suivre s'est demandé ce
lages on considère comme fort dangereux de couper monde de plus misé-
qu'il pouvait bien y avoir au
les branches du saule, parce que le diable s'établit sou- rable qu'un montagnard assez pauvre pour n'avoir
vent dans ses racines. rien à donner à manger à son cheval. Voici comment
Je n'ai pu, je le répète, savoir si ces croyances, il répond à la question
générales en Galicie et dans l'Ukraine, existent en-
Le pauvre Jani6 est bien à plaindre
core dans les Tatras. Le montagnard n'aime pas à
Rien à manger pour son cheval
s'expliquer sur ce point. Comme il est beaucoup Mais plus à plaindre la vieille fille
plus instruit que les autres habitants de la Galicie, Qui ne peut pas se marier.
on doit admettre également qu'il est moins supersti-
tieux; son amour du merveilleux est cependant trop Le refrain suivant s'adresse aux inaltres du pays
grand pour qu'il ait renoncé à toutes ces croyances. et est souvent répété par les montagnards
EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MONTS TATRAS 103

Seigneurs, puissants seigneurs, vous nous gouvernerez, lant quelques-unes des propriétés ou des analogies
Mais, sachez-Ie, sur nous aucun pouvoir n'aurez. de l'objet exprimé. C'est ainsi qu'on trouve dans les
Tatras la montagne du Meunier, la vallée des Eaux-
C'est surtout par l'histoire du brigand Janosik et Blanches, la vallée des Eam,"Grises, la vallée des Épi-
la ballade de la femme du brigand Janik que le lec- céas-Sombres, le torrent des Eaux-Froides, le torrent
teur va pouvoir bientôt juger de l'imagination des Pierreux, le lac Yert, le lac Noir, le lac Gelé, le lac des
montagnards, de leur amour du merveilleux et de Poissons, le lac des Bohémiens, le Grand Lac, etc.
leurs aptitudes et poétiques. Comme tous
les peuples primitifs, ils aiment les exploits guerriers, VII
les grandes aventures et les épithètes sonores. Leur
Le bi-ï,7andi,-edans les Tatras. Influenceconsidérablequ'il a
style imagé se reflète jusque dans les noms qu'ils ont eue autrefois. Conditionsqui lui ont donnénaissanceet ont
donnés à leurs montagnes, à leurs vallées et à leurs faroriscson dévcl~~pycmeut. tdée que se faisaientles monta-
lacs. Ce sont généralement des qualificatifs rappe- guards de la professionde Irrihand. Les dans l'ima-

Vue du massif le plus élevé des Tatras a l'ectrémité de la vallée des Eaux-Blanches, d'après une photographie du docteur Guslave Le Bon.

gination populaire. Légende du brigand Janosik ci de sa courues par le braconnage, etc., fournissaient de
hache enchantée. La balladedu hriganUJanik. Lesder-
niers brigandsdes Tatras. nombreuses recrues aux chefs de bandes qui' parcou-
raient le pays. Le brigand était donc un personnage
Malgré la solidité de leurs croyances religieuses, fort honoré; le peuple avait pour lui cette sorte d'ad-
les Podhalains se sont adonnés pendant des siècles au miration respectueuse que nos études classiques nous
brigandage. Ce n'est que depuis un petit nombre ont inculquée pour les grands conquérants et leurs
d'années qu'il a disparu à peu près des Tatras. ravages.
Le brigandage était, il y a peu d'années encore, Comme le bandit italien, avec lequel il avait d'ail-
comme je l'ai dit plus haut, une profession estimée. leurs plus d'une ressemblance, le brigand des Tatras
Le besoin excessif de l'indépendance, la haine dit ser- était tout à la fois, du moins dans l'imagination po-
vice militaire, le désir d'exercer sa bravoure et de pulaire, un être beau, brave, bienfaisant et vertueux,
faire parler de soi, la nécessité de fuir les peines en- craignant Dieu; mais pas les hommes, prenant aux
104 LE TOUR DU MONDE.

riches pour donner aux pauvres, c'est-à-dire un de De même encore que son confrère d'Italie, le bri-
ces justiciers qu'aiment à se représenter les faibles gand des Tatras était très dévot et invoquait tou-
pendant les âges d'oppression. jours Dieu et les saints pour la réussite de ses entre-
Aussi le titre de brigand (zb6,jnik) était-il fort prises. Les histcires de brigands qui courent le pays
envié. Il impliquait ces qualités d'indépendance, de contiennent des preuves nombreuses de la protection
bravoure et d'agilité qui sont le plus estimées des que leur accordait le Ciel. D'après une légende dont
montagnards. Il n'était pas du reste toujours facile j'ai recueilli du reste plusieurs versions assez diffé-
à obtenir. Avant d'admettre un nouveau venu, le rentes, l'antique église de Sainte-Anne, à Nowy-Targ,
chef d'une bande soumettait le candidat à une série aurait été construite par des brigands reconnaissants
d'épreuves très dures, notamment à l'application de de l'appui que les saints leur avaient octroyé. C'est par
charbons ardents sur l'abdomen. Le patient devait des monuments semblables que les moindres petits
les laisser brûler sans sourciller. Il devait égale- princes manifestaient alors leur reconnaissance quand
ment prouver son agilité. Exagérant cette dernière ils avaient réussi, grâce toujours à l'appui du Ciel, à
qualité, le peuple disait, que les brigands pouvaient piller quelque voisin. L'acte de gratitude religieuse
sauter par-dessus les hètres, d'où l'expression « se des brigands de Nowy-Targ était donc pour la foule
lancer par-dessus les hètres », comme synonyme chose fort simple.
de s'adonner au brigandage. Tant que les brigands ne s'éloignaient pas trop

Le ou grand lac daus la vallée des Cinq-Lacs (voy. p. 103)" Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie.

des cavernes à peine accessibles qui leur servaient de les contes populaires nous donnent souvent une idée
refuge dans les Tatras, l'impunité leur était à peu plus nette de la façon de penser et de sentir d'un
près assurée; mais lorsqu'ils tombaient dans les peuple que ses institutions et son histoire.
mains des autorités, celles-de la Hongrie notam- Ce Janosik' était d'abord étudiant en théologie. En
ment, leur sort devenait peu enviable. On commen- traversant une forêt, il se perdit et trouva asile chez
çait par leur insinuer un crochet de fer pointu sous trois sorcières. Les dignes matrones, qui éprouvaient
les cÔtes, on attachait le crochet à une corde, puis sans doute le besoin de protéger quelqu'un ce jour-là,
la corde à un arbre, et on maintenait le pendu dans résolurent de protéger Janosik. La plus belle des pro-
cette situation désagréable jusqu'à ce qu'il eût rendu fessions alors connues étant celle de brigand, elles
l'àme. déclarèrent qu'il serait brigand. La première lui donna
Les histoires de brigands sont fort nombrcuses une hache sur laquelle il n'aurait qu'à s'appuyer pour
dans les Tatras, et le récit de leurs exploits forme le faire des bonds de trois Ji eues, et il lui suffirait de
fond de la conversation des montagnards. Le plus cé- siffler pour qu'elle accourût à son secours; les deux
lèbre d'entre eux est le bandit Janosik, qui vivait à autres lui octroyèrent une chemise et une ceinture qui
la fin du dernier siècle, sous le règne de l'impéra- 1-
trice Marie-Thérèse, et dont la légende a curieuse- 1. Janosik, Janosz5k,Janik, Janiczek, Janko, Janek, noms
très communsen Galicie, sontdes transrormationsdu nom Jan,
ment transformé l'histoire. Le lecteur en lira avec in- c'est-à-direJean (Ja se prononcetoujourscommeya dans le mot
térêt sans doute nn court résumé. Les légendes et françaisyacht,sz comme ch, ez commetci~).
La Miegu.¡owÓka et le lac des Poissons (voy. p- 103), Ueaain je Ci. Vuillier, d'après une p\¡ol'Jgraplde du docleu~ Gustave Le Bon,
106 LE TOUR DU MONDE
devaient lui donner une force très supérieure à celle épaisse entourée elle-même de huit autres caisses,
des hommes. puis prévint les ennemis du brigand. Ils se mirent
Ainsi on comprend qttc Janosik devint bientôt alors en embuscade, et, se précipitant sur lui à l'im-
célèbre. La légende le représente comme un homme proviste, le dépouill~~rcnt de sa chemise et de sa
redoutable, mais en mème temps bienfaisant et dévot. ceinture. Janosik siffla alors la hache; mais, après
Le ciel ne lui refusait pas du reste l'appui que le s'étrc ouvert un passage à travers les huit premières
diable, sous la forme des sorcières, lui avait déjà ac- caisses, elle fut impuissante à briscr la dernière, à
cordé, car un individu ayant voulu l'assassiner lui cause de la puissance magique du nombre neuf. Les
tira à bout portant sans succès trois coups de fusil Liptolriens qui s'étaient emparés de Janosik s'em-
pendant qu'il faisait sa prière. Janosik continua ses pressèrent de lui passer sous les côtes le crochet de
oraisons sans sourciller; puis, les ayant achevées, il fer traditionnel, afin que l'empereur ne lui accordât
extermina l'agresseur. pas sa grâce. Elle n'arriva en effet qu'après l'exécution,
Janosik, suivant la légende, était très bon pour les alors que Janosik se balançait dans l'espace. Le sou-
pauvres, et n'attaquaitjamais que les seigneurs; mais verain, pour les punir, les condamna à payer une
il devenait féroce lorsclu'on ne lui obéissait pas. amende annuelle d'un quart de boisseau de kreutzers,
Ayant rencontré un jour une femme qui se plaignait car, dans son opinion, le brigand Janosik valait à lui
de ne pas avoir d'argent pour acheter des chaussures, seul tout un régiment.
il lui donna de quoi s'acheter des bottes à la foire Telle est la légende. Si l'on considère qu'elle con-
mais, préférant garder son argent, elle revint sans les cerne un individu qui vivait dans la contrée il y a un
avoir achetées. Janosik lui écorcha habilement la peau siècle à peine, on voit avec quelle rapidité l'imagi-
des jambes jusqu'aux genoux, et lui dit, en lui re- nation populaire peut transformer les évènements.
mettant la dépouille Puisque tu veux des bottes Que de choses dont l'histoire enregistre gravement
sans dépenser d'argent, en voici. » le souvenir et dont l'existence est aussi probable que
Sa force, gràce à son talisman, était invincible. Un celle de la hache enchantée de Janosik!
jour il envoya dire au seigneur de Mszana qu'il irai t Parmi les aventures de bandits, je mentionnerai
diner chez lui avec ses douze hommes. On se pré- encore la ballade de la femme du brigand. C'est l'his-
para à lui résister, mais il écrasa la moitié de ses en- toire de la fille d'un montagnard" d'une merveilleuse
nemis en faisant le moulinet avec un cheval attelé beauté, ayant épousé sans le savoir un brigand. La
qu'il avait saisi par une jambe. façon dont elle découvrit le métier de son mari, et ce
De pareils devaient assurer une solide ré- qui s'ensuivit, sont racontés dans la ballade'. Elle est
putation à Janosik. Elle arriva, suivant les monta- traduite en prose vulgaire, mais scandée de façon à
gnards, jusqu'à l'empereurd'A.utricbe, qui l'appela un imiter autant que possible les allures de la ballade
jour à son secours pour lutter contre ses ennemis, polonaise que la traduction rend du reste vers par
et le renvoya ensuite dans ses foyers avec une honnète vers. Je n'en ai changé que quelques-uns dont le sens
récompense. était incompréhensible. Elle prouve, malgré les quel-
Janosik, naturellement, avait des ennemis; mais ques naïvetés qu'elle contient, que les montagnards
on conçoit qu'il n'était pas facile de s'emparer d'un possèdent, comme je le disais plus haut, des talents
particulier protégé à la fois par le ciel, l'erifer et les littéraires assez remarquables.
rois. ItZalheureusement les sorcières qui avaient pro-
tégé Janosik contre lcs hommes avaient oublié de le LA FEA111)E DU nIHGA!'D.

protéger contre les femmes. L'amour, qui perdit Troie, Ballade galirieune.
devait perdre aussi Janosik et triompher de toutes
les puissances qui le protégeaient. Il aimait une belle Hanka, Hanka la belle fille,
Dieu sait qui tu pris pour époux
jeune fille de Liptow, qui lui avait juré un amour
éternel. Mais le propre des amours éternelles est C'est Janik qu'on te maria,
Au brigand partout redouté.
d'être généralement très éphémères. Celui de la belle
Liptowienne ne dura que jusqu'au jour où, à force de Janik, JaI1ik, hardi chasseur,
présents, on la décida à trahir son amant. Il fallait Tu connais les monts, les forêts,
savoir d'abord d'où venait sa force, afin de lui faire Tu pars la nuit, reviens le jour,
subir ait besoin une opération analogue à celle que Et c'est ce qui cause ma peine.
Dalila praticlua sur Samson. Plus versé dans le ma-
De sueur ton linge est trempé,
niement des armes que dans la psychologie du cœur
Sur tes armes je vois du sang.
féminin, Janosik commit l'imprudence de révéler à
Janik, Janik, d'oÙ reviens-tu?
sa maitresse que c'était dans sa ceinture, sa chemise
Pourquoi ton sabre est-il sanglant?
et sa hache que résidait sa force, et qu'aussitôt qu'il
sifflait cette dernière, elle accourait à son secours en
1. La traduction fort difficile de cette ballade, et des autres
dé.truisant tout sur son passage. Ainsi renseignée, la chants galiciens des Tatras, a été préparée pour moi par M, llien
perfide demoiselle enferma sa hache dans une caisse Je Cracovie.
EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MONTS TATRAS 107

Je viens d'abattre ce sapin Ma fille, un seul d'eux est absent,


Qui croissait devant la fenêtre, Le plus jeune de mes sept fils. »
I-Ianka revient versant des larmes
Chaque nuit son triste murmure
Troublait la paix de mon sommeil. Et prend son enfant dans ses bras.

Il lui donne alors à laver « Dors, dors, Õ mon enfant chéri!


Un mouchoir qu'il défend d'ouvrir- Ne ressemble pas a ton pèr~,
J'aimerais mieux jeter ton corps
En le lavant, du mouchoir tombe
Comme pâture aux noirs corbeaux. »
Une main d'homme, affreilx débris!

A cette main étaient cinq doirts; Janik, arrêté sur le-seuil,


Au plus petit un anneau d'or; Écoute et de fureur blêmit.
Sur l'anneau brillent trois chatons « Hanka, répète donc encore
« De mon frère voilà la main » Ce que tu chantes a ton enfant.

Hanka fait taire sa douleur, Dors, dors, Ô mon enfant chéri


Et court aussitôt chez sa mère: Si tu ressemblais à ton père,
« Ma mère ô ma mère chérie, Dans le vin je te baignerais,
Mes frères sont-ils tous ici? Te vêtirais de soie et d'or.

Desein de G. Yuillier, d'après une l'holographie.


Le Czeski-Slaw ou lac des Bohémiens (voy·. p. to3).

Hanka, mets ta plus belle robe, prison à Wisnicz il y a cinq ans, et un nommé Tatar,
Car nous allons nous promener. également dl;:Zakopane, dont le neveu Siméon Tatar,
Nous promener? Depuis deux ans fort brave homme du reste, vit encore, et figure
Tu ne me l'as jamais offert, )) à
parmi les naturels que nous avons photographiés
Zakopane. Ce Tatar habitait une grotte au pied de la
Mais lui, la prenant par le bras,
montagne Osobita, la dernière de la chaîne des Ta-
Dans les bois sombres la conduit;
tras. Après une existeuce aussi curieuse que celle de
Puis il coupe ses blanches mains
Et lui arrache ses yeux noirs. Cartouche, il revint- finir ses jours à Zakopane, où
plusieurs des habitants actuels l'ont connu. Jamais
En vain sanglote son enfant, il ne se séparait de sa hache, afin de ne pas avoir,
Ses pleurs n'émeuvent pas son père. disait-il, le sort de Janosik.
a Relève-toi, Hanka, dit-il, On affirme que le brigandage a disparu à peu
Rentre et console ton enfant. »
près des Tatras; cependant, à voir l'estime dans la-
quelle les montagnards tiennent les brigands, on de-
Puis seul dans les bois il s'enfuit,
vine aisément fll1'au besoin ils reprendraient volon-
Et depuis nul ne l'a revu.
tiers leur ancienne profession. Comme preuve de la
Les derniers brigands célèbres des Tatras furent considération qu'ils ont encore pour le brigandage,
un nommé Mateya, de Zakopane, qui mourut en on peut citer le fait rapporté par Goszczynski, que,
108 LE TOUR DU MONDE.

simplement pour acquérir le droit d'ètre appelés bri- très rarement foncés, cheveux blonds ou châtains
gands, des montagnards se rendaient, armés jus- presque jamais noirs, nez fréquemment camus.
qu'aux dents, dans des endroits déserts, où ne Le second type, que je considère comme spécial
passait jamais personne, et d'où ils revenaient au au Podhale, en ce sens qu'il est fort rare parmi les
bout de quelques jours.
populations voisines, est caractérisé par une figure
Quoi qu'il en soit, le voyàgeur n'est pas plus exposé généralement allongée, un nez droit ou fréquemment
aujourd'hui dans les Tatras que dans les autres par- aquilin (cette dernière forme est très rare chez les
ties de l'Europe. Le jour de mon arrivée à Zakopane, Polonais et les Ruthènes), des yeux clairs ou foncés,
on parlait beaucoup, il est vrai, d'une attaque à main mais le plus souvent clairs, des cheveux présentant
armée qui avait eu lieu la veille; mais le fait était toutes les nuances depuis le blond clair jusqu'au noir
tout à fait exceptionnel, et je crois que la précaution le plus foncé. Cette dernière couleur est infiniment
que prenaient les bons amis qui m'accompagnaient rare chez les individus appartenant au premier type,
de toujours se munir de revolvers, et d'avoir une so- tandis qu'on la rencontre chez le tiers des individus
lide escorte, était fort inutile.
appartenant au second.
Les deux types précédents se relient par des tran-
VIII sitions insensibles. Les types présentant des carac-
tères intermédiaires ne sont pas cependant encore en
Quelques mots d'anlhropologie. Les montagnardsdes Talras
constituentune race en voiede formation. En quoi ils difl~c- majorité. Ce n'est évidemment que lorsque les types
rent deslahitants des régions voisines. Conditionsdc milieu extrèmes que j'ai décrits auront disparu pour faire
el de croisementqui ont pu détcrminerla formationde celle
race. place à un type intermédiaire, qui sera, je crois, beau-
coup plus rapproché du second que du premier, que
Les divers caractères psychologiques que nous la race actuelle aura atteint une homogénéité qu'elle
avons constatés chez les montagnards des Tatras, ne possède pas encore.
notamment leur activité, leur énergie, leur impres- Mais quelque différents que puissent être les deux
sionnabilité, leur intelligence et leur imagination très types que je viens de mentionner, ils appartiennent
vives, leurs aptitudes artistiques et industrielles et à des individus possédant plusieurs caractères com-
leur désir de s'instruire, les différencient profondé- muns qui permettent de les considérer comme une
ment des populations qui les entourent. Les Polonais race unique et en même temps de les séparer nette-
des Carpathes Beskides et les Ruthènes possèdent à ment de toutes les races voisines. Parmi ces carac-
un très faible degré les caractères que je viens d'é- tères je ne mentionnerai ici qu'une brachycéphalic
numérer, et ne se distinguent généralement que par générale très grande et un développement considéra-
leur lourdeur et leur ignorance. Quant aux Slovaques, ble du crâne. Dans un travail récent', nous avons
qui sont, à la vérité, beaucoup plus grands et plus prouvé l'étroite relation qui existe entre le volume
vigoureux que les Podhalains, ils sont aussi bien du crâne et l'intelligence lorsque, laissant de côté les
moins vifs, actifs et industrieux. L'intelligence des exceptions individuelles, on opère sur des séries nom-
Podhalains a frappé du reste tous les voyageurs qui breuses. Nous avons pu montrer, par exemple, en nous
ont visité le pays basant uniquement sur des chiffres, qu'on pouvait, au
Mais ce n'est pas seulement par des caractères point de vue du volume du cràne, établir en France
psychologiques que le Podlialain des Tatras se dis- les classifications suivantes savants et lettrés, bour-
tingue des populations voisines, il en diffère aussi geois parisiens, nobles d'anciennes familles, domesti-
par des caractères physiques que nos mensurations ques, paysans. Lcs mensurations que nous avons ef-
anthropologiques ont mis en évidence. Je ne veux fectuées sur les Podhalains des Tatras et rapprochées
pas entrer ici dans des détails techniques, que je de celles effectuées sur les populations voisines par
publierai, au surplus, dans un mémoire scientifique M. Kopernicki, les placent, au point de vue du vo-
avec les résultats des mesures sur lesquelles ils sont lume du crâne, au-dessus non seulement des Ruthènes
basés; je me bornerai à indiquer, parmi les diffé- et des Juifs, mais encore des montagnards polo-
rences observées, la formation d'un type physiono- nais demeurant auprès des frontières mêmes du Po-
mique particulier, et un développement du crâne dhale.
beaucoup plus considérable que celui des populations Outre les différences fondamentales que je viens de
voisines. signaler fort brièvement, il existe, entre les Podhalains
En ce qui concerne les différences physionomiques des Tatras et toz<.lesles popzclations aoisi~zes, diverses
entre les Podhalains et les populations voisines, il différences de physionomie qui échappent aux procé-
résulte de nos photographies et de nos mensurations
qu'il existe, dans le Podhale, deux types physiono- 1 Reclicrchesanulonügues cl innlhérnaliqLLLS SL(l'les lois des
miques bien nets, dont voici les principaux traits. varinliom du volumedu orriac,in-8,IBi9.Mémoirecouronnépar
Le premier type, qui n'est pas spécial au Podhale, et
l'Institut par la Sociétéd'Anthropologie.Le lecteur trouvera
un résuméde ce travail dans l'ouvrageque je viens de publier
présente les caractères suivants figure plate et ronde l'Honuucel les sociéle. leu~·s origines et leur histoire (2 vol.
à pommettes souvent saillantes, yeux bleus ou gris, in-8, chez Rothséhild).
AUX MONTS TATRAS. 109
EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE

dés de mensuration, mais dont l'ensemble permet à A quelles influences de milieu, d'immigration ou de
un observateur exercé, ainsi que me le confirme le croisement attribuer ces différences?
au premier coup D'une façon directe ou indirecte le milieu a exercé
professeur Kopernicki, de distinguer
certainement une influence très grande. Nous avons
d'ce-il, et uniquement à la physionomie, un Ruthène,
un Polonais des Beskides, un Slovaque, un Juif et un montré en quoi le milieu où vivent les Podhalains
Podhalain des Tatras. diffère des milieux voisins. Nous avons vu que l'infé-
Étant admis ce fait, que je ne puis chercher à condité du sol les oblige à dépenser toutes les res-
démontrer ici et que je dois me borner, par consé- sources de leur activité et de leur intclligence pour se
des créer des moyens de vivre; que la rigueur du climat
quent, à énoncer, qu'il existe entre les Podhalains
Tatras et les populations immédiatemcnt voisines, des et les conditions difficiles d'existence sont cependant
différences physiques et intellectuelles profondes, nous si grandes qu'elles condamnent la plupart des enfants
nous trouvons en présence de la question suivante à périr, et que les plus vigoureux seuls arrivent à l'é-

Dessin de G. Vuillier,
Principaux types physionomiques dee montagnards podhalains des Tatras.
d'après les photographies du docteur Gustave Le Bon.

tat adulte. Dans des conditions semblables, tous les lutte contre la nature du'entreprenaient les premiers
vaincre ou disparaître.
êtres faibles, débiles, incapables, que les institu- pionniers américains, il fallait
tions philanthropiques de nos grandes villes empê- Seuls les plus capables pouvaient triompher et léguer
chent seules de disparaitre, sont fatalement condam- à des descendants les qualités qui les avaient fait
nés à périr. vaincre.
Une sélection semblable, répétée pendant plusieurs Mais les influences de milieu que nous avons men-
sur les adultes, devait tionnées né peuvent agir que dans certaines condi-
générations sur les enfants et
aboutir par la lente accumulation héréditaire des tions spéciales trop souvent méconnues. Si le milieu
à une race est un facteur puissant, l'hérédité, qui. représente des
(luialités acquises par chaque génération, un passé d'une im-
vigoureuse et intelligente analogue à celle que
nous aptitudes accumulées pendant
observons aujourd'hui. C'est surtout, je crois, par des mense longueur, est- un facteur bien plus puissant
considérations de cette sorte que l'on peut expliquer encore. De nombreux exemples historiques prouvent
des ca-
la formation de l'Anglo-Américain actuel. Dans cette que quand l'hérédité a fixé depuis longtemps
110 LE TOUR DU MONDE
ractères dans une race, et les caractères se fixent je serais volontiers disposé à admettre qu'il est dû à
vile lorsque la race s'isole, le milieu n'emrce plus l'influence de croisements avec des Slovaques à une
aucune influence transformatrice sur elle. C'est ainsi époque reculée. Aujourd'hui ces croisements n'ont
que sous toutes les latitudes les fils d'Israél conser- plus lieu, mais rien ne démontre que dans un passé
vent leur type invariable. C'est ainsi encore que le plus ou moins ancien ils n'aient pas été fréquents.
ciel brûlant de l'Égypte a été sans influence, mal- J'en trouverais notamment la preuve dans la pré-
gré son énergie, sur les races trop vieilles (lui l'ont sence de sujets à haute taille, assez semblables aux
envahie, et qui toutes ont péri plutût que de se traus- Slovaques, qu'on l'encontre quelquefois dans le Po-
former. L'hérédité est un facteur si puissant, que dhale et qui contrastent par leur stature avec leurs
l'hérédité seule peut lutter contre elle. Ce n'est que compatriotes à petite taille. L'innuenee atavique d'an-
quand des races différentes possédant des aptitudes cètres éloignés peut seule expliquer l'existence à l'état
héréditaires contraires, et susceptibles par consé- sporadique de pareils caractères dans la race actuelle'.
quent de s'annuler réciproquement, viennent à s'u- Laissant de côté ces hypothèses et nous bornant à
nir, que le milieu, qui n'a plus alors à lulter contre ce que nos recherches ont démontré, nous pouvons
un passé d'un poids invincible, peut exercer sa puis- considérer comme certain que les Podhalains actuels
sante a.ction. des Tatras possèdent des caractères qui permettent
Pour admettrc que le milieu a eu sur les monta- de les différencier nettement des populations voi-
gnards des Tatras l'influence que nous supposons, il sines. Nous pouvons considérer comme probable que
faut donc admettre également que cette influence le mécanisme de la formation de la race actuelle a
s'est exercéc sur une agglomération constituée par été celui que nous avons décrit et que nous résu-
des mélanges d'individus très diffirents et possédant, mons brièvement Dans un passé plus ou moins loin-
par conséquent, des aptitudes héréditaires cal~ables ta.in la race actuelle était une simple agglomération
de se neutraliser réeiproquement. Or, les Tatras sont d'individus fort différents. En s'isolant graduellement,
précisément entourés de nationalités fort diverses,. en ne se mélangeant plus qu'avec elle-mème et cri
Magyars, Ruthènes, Slovaques, Allemands, etc. En subissant toujours l'action des mêmes milieux et d'une
nous reportant aux époques où furent peuplés des vil- même sélection, cette agglomération est devenue de
lages aussi peu accessibles que Zakopane, et où les plus en plus homogène et a fini par constituer une
conditions d'exislence pendant la plus grande partie race possédant des caractères communs qui la distin-
de l'année sont si difficiles, nous pouvons admettre, guent profcndément de toutes les races voisines. Ces
d'une part, qu'ils ont d servir de refuge à des indi- faits d'une observation très rare présentent, au point
vidus d'origines très diverses qui, pour une raison de vue des doctrines clui ont transformé si profondé-
quelconque, étaient obligés de fuir leur pays, et ment l'histoire naturelle pendant ces dernières années,
d'autre part, que ces individus, alors en petit nom- une imporlance très grande. J'ai dù me borner à les
bre, ont dû nécessairement se croiser pendant long- résumer très succinctement ici, mais j'insisterai lon-
temps entre eux. guement sur eux ailleurs.
Du mélange de ces éléments divers, de l'influence Nos mensurations anthropologiques et nos photo-
du milieu, de celle de la sélection et des conditions graphies étant terminées, je songeai à visiter la ré-
d'existence, sont résultés les montagnards actuels des gion orientale des Tatras, et notamment Szczawnica,
Tatras. Leur aspect et nos mesures anthropologiques près de la frontière qui sépare les Podhalains des
révèlent, comme je l'ai dit, qu'ils tendent à former Ruthènes. Quand j'annonçai mon intention de partir,
une race homogène, mais ne la forment pas encore. les montagnards vinrent me dire adieu. J'étais vite
On y rencontre, en effet, les deux types bien nets, devenu l'ami de ces braves gens, qui tous se mon-
faciles à distinguer au premier abord, précédemment traient pleins de prévenance pour moi. Ma cabane
décrits. Nous avons constaté que le dernier Je ces était un centre où ils venaient souvent le soir me
types, celui des individus à face allongée et à nez donner le spectacle de leurs danses et de leurs
fréquemment aquilin, ne petit avoir été produit par chants.
des croisements avec des populations analogues, aux Je reçus aussi les adieux les plus sympathiques de
populations actuelles entourant les Tatras. Auwne la petite colonie polonaise qui fréquente Zakopane
d'elles ne possède en effet, et nos tableaux com- pendant l'élé. La plupart de ses membres, ayant le
paratifs de mensurations le mettent nettement en sympathique député Kantak à leur tête, m'apportè-
évidence, les caractères qui le distinguent. Romonter rent un splendide album sur lequel écrit
à son origine serait aujourd'hui impossible, car cette
partie de l'Europe a été envahie par des races fort
1. 11t.le professeurKopernid¡i,àLcliiij-aicommuniquéles épreu-
diverses, depuis les primitifs Aryens et depuis les com- ves impriméesde ce travail, m'écrità ce sujet N'otre opinion,
pagnons d'Attila. tris,juste mon avis, est égalcmentappuyéepar des argumen~
En ce qui concerne le type des individus à face linguistiques.Cequi caradérise l'idiomedes Podhalains,c'est iiiie
grandequantité de caractéresphonétiquesproPresla langueslo-
ronde, à pommettes fréquemment saillantes, à nez vaque et beaucoupde mots slovaques: ainsih employéau lieu de
souvent retroussé et à cheveux presque toujours clairs, g, par exemple,hrab~ (gros) au lieu de gi-tilig,etc.
112 LE TOUR DU MONDE.
« Offert à M. le docteur Gustave Le Bon par la si intéressant, que j'oubliai facilement les fatigues d'un
Société polonaise des Tatras. » tel voyage. Aux blafardes clartés de la lune, ces pay-
sages, dont des montagnes gigantesques limitent l'ho-
Signé rizon, présentent un aspect vraiment fantastique.
Kanta.l, Polonais du duché de Posen, membre de la Szczawnica est situé un peu au delà de l'extrême
Chambre des députés J. député au limite orientale des Tatras. Les montagnes qui se
Conseil d'État de Vienne; J. Stolarc~~k, curé de trouvent sur les bords du Dunajec, aux environs de
Zakopane; Dr .4. professeur à l'uni- ce village, ont reçu le nom général de monts Pio-
versité de Varsovie D~'Cf~alacbin~lci, professeur à nines ou montagnes verticales. Le Dunajec, en les
l'université de Varsovie Dr Hcn~·i Ho~a~ profes- traversant, y a creusé entre Czerwony Klaztor
seur à l'université de (le couvent rouge) et
Varsovie; Léo~ulcl Szczawnica un défilé très
Sviez, secrétaire de la profond et très étroit. Les
Société ri. Baliclri; bords de la rivière sont
Boleslas _1~r(mai~cuic~; formés par des rochers
Jara etc. t l'ès hauts, absolument
perpendiculaires pour la
Ce n'est pas sans de Le paysage,
plupart.
sincères regrets que je comme on peut s'encon-
quittai cette belle et vaincre par les vues que
hospitalière contrée. Le nous avons reproduites,
temps passé à Zakopane est fort pittoresque. Les
comptera certainement montagnes n'ont pas la
parmi les momenfs les sauvage grandeur des
plus agréables dont j'aie Tatras,. mais elles pré-
conservé le somenir. sentent des sites ravis-
Certes, l'hospitalité y sants.
était d'une simplicité an- Le mauvais temps et le
tique, et il me serait dif- caractère fort peu hospi-
ficile de comparer ces talier des naturels m'em-
repas primitifs au fond pêchèrent de prolonger
des montagnes aux fes- mon séjour à Szczawnica.
tins somptueux auxquels Ses habitants ont la ré-
j'étais convié quelques putation d'ètre lourds,
semaines auparavant en ignorants et stupides Ils
Russie. La cui~ine de Za- me parurent exlrème-
kopane supporte diffici- ment inférieurs à la race
lement la comparaison si vigoureuse et si intel-
avec celle de l'aimable ligente que j'avais étu-
gouverneur général de diée dans le Podhale. Le
Moscou, le prince Dol- goitre, qui exerce de
y lie du Fall:enfels dans les mouls Yiunines, à l'extrémité orientale des Tatras.
goroukow, ou de la gra- Dessin de G. d'après une phoLographie. grands ravages, contri-
cieuse princesse Scha- bue fortement, du reste,
kawskoï, ou encore de la générale Arapow et de sa à abaisser le niveau physique, intellectuel et moral
charmante scelir Nadine Kasakoff, mais l'air vif de ces de cette misérable population.
montagnes a des propriétés stimulantes tout à fait De Szczawnica à Stary-Sacz, le chemin se fait en voi-
étrangères à l'atmosphère des palais, et qui fait trou- ture en une journée. La route, fort pittoresque, est si-
ver excellents les plus simples repas. tuée, pendant une partie du trajet, sur des hauteurs qui
Je quittai Zakopane sur un équipage analogue à dominent la vallée du Dunajec. SJary-Sacz, où j'arrive le
celui qui m'y avait conduit. De Zakopane à Szczawnica soir, est une station du chemin de fer qui relie la Galicie
(prononcez Chtchâvnitsâ), il y avait quatorze heures à la Hongrie à travers les Carpathes. Mon excursion
de charrette, c'est-à-dire quatorze heures de violents dans les montagnes était terminée. Il ne me reste plus
cahotages, mais le panorama qui se déroulait sous qu'à dire adieu au lecteur.
mes yeux, notamment à partir de Nowy-Targ, était Dr Gustave LE BON.
LE TOUR DU MONDE. 113

A l'omnre d'une grosse roche (voy,' p" 114). Dessin de Riou, d'après un croquis du docteur Crevau,.

DE CAYENNE AUX ANDES,


PAR M. JULES CREVAUX; MÉDECIN DE PREMIÈRE CLASSE DE LA MARINE FRANÇAISE~.

1878-1879. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

PREMIÈREPARTIE. EXPLORATIONDE L'OYAPOCKET DU PAROU.

xx
et du Parou. Deux rivières Parou.
Un équipage timoré. Calman bouilli. Do la proximité des sources du Tapanahoni
Indiens amphibies. Étymologie du mot Pal'olL Roches moutonnées. Saut du grand escalier.

avec les In-


8 novembre 1878 (sixième jour de navigation en Hopou et Stuart, craignant un combat
remontant le Parou). A onze heures, nous trouvons diens Trios, veulent redescendre au plus vite, mais
la rivière entrecoupée par des roches et des îles ab- Yacouman les rassure en disant qu'il vient de recon-
solument identiques aux rapides et aux petites chutes naitre le langage ouayana.
du haut Oyapock. A un détour un Indien me dit Quelques instants après, nous débarquons dans
qu'il vient de sentir de la fumée. Nous étant arrètés une petite île rocheuse où six Indiens, avec autant de
pour scruter les alentours, nous percevons le timbre femmes, s'occupent de la cuisson d'un petit caiman
d'une voix humaine. qu'ils viennent de prendre.
Le chef de la bande m'informe qu'il revient d'une
1. Suile. \'0)', t. XL,p. 33,49, 65, 81 et 97. excursion au pays des Trios; mais il n'a rencontré.
10.0' Liv. 8
XLI.
114 LE TOUR DU MONDE.

personne dans les villages qu'il a visités. Une épidé- nuit dans des étangs entourés de palissades, où ils
mie ayant ravagé le pays, les survivants ont quitté la dorment le corps plongé dans l'eau. Notons en pas-
rivière pour se réfugier dans la forèt. Il nous engage sant que toz~na signifie eau, non seulement chez les
vivement à retourner sur nos pas, parce que là-haut Tarouma, mais dans la langue des Trios, des Rou-
nous ne trouverons que la famine et peut-étre la couyennes, des Apalaï, des Carijonas. Les Caraïbes
guerre. des Antilles désignaient l'eau par le mot toné.
En attendant le repas auquel nous invitent ces braves Le nom de la rivière Parou n'a pas de sens mais
Indiens, j'écris quelques notes, les pieds dans l'eau, il est probable que c'est un diminutif de parotirou,
à l'ombre d'une grosse roche formant une véritable qui signifie balisier.
grotte. En amont de la dernière chute le courant est faible,
Ensuite, je délasse mes jambes en parcourant les et les rives sont si basses que nous devons marcher
nombreuses petites 11es, qui offrent-un aspect des plus jusqu'à cinq heures vingt minutes pour trouver un
pittoresques. endroit propice au campement.
Dans un endroit reculé, je surprends une petite 9 novembre. Les rives ne tardent pas à s'élever
fille qui, comme l'autruche, se cache le visage dans et le lit présente un grand nombre de roches à décou-
un trou, laissant son corps complètement à décou- vert.
vert. A dix heures, nous voyons la rivière entrecoupée
A midi, je prends place autour de la marmite des par une infinité de blocs granitiques mamelonnés
Indiens, qui renferme un gros morceau de caïman et de couleur grise qui, vus de loin, ont l'aspect
bouilli avec force piment. Apatou ne veut pas goûter à d'un troupeau de moutons. Ils sont si rapprochés que
ce mets, pourtant très estimé par les Roucouyennes. mon étroite pirogue a de la peine à trouver un pas-
0
J'éprouve aussi une certaine répugnance, que je ne sage.
tarde pas à surmonter, en reconnaissant que cette A midi et demi, nous arrivons à une espèce de
chair blanche et tendre ne présente pas un fumet couloir au fond duquel on voit un grand escalier,
trop prononcé. une espèce d'estrade qui semble avoir été élevée par
La grosse espèce de caïman (jacarés) qu'on trouve la main de 1°homme. Les gradins sont à sec; c'est
à l'embouchure des fleuves de la Guyane et sur l'A- que dans cette saison toute l'eau court en serpentant
mazone n'est pas comestible à cause d'une forte odeur dans une rigole qui n'a pas plus de deux mètres de
de musc. longueur.
Après dlner, j'interroge mes hôtes sur les Trios et
les indigènes des régions voisines. Entre autres indi- XXI
cations intéressantes pour la géographie, j'apprends
La rivièredes tombeaux. Les imprécationsd'une femme trio.
que les nègres Youcas établis sur le Tapanahoni Maladeabandonnée. Iluttes. Manièred'arrèler la pluie.
viennent faire des échanges jusqu'aux sources du Paragua. Détails sur la compositiondes flèches. La
Parou. Il y a seulement trois jours de marche par tète dela grosse perdrix est amère. Le nicou. Le langage
des Trios a beaucoupde rapport avec le ouayana. Sobriété
terre pour passer du Tapanahoni à un point où le Parou de costume. Coiffuredes hommeset des femmes.
devient navigable. Les Indiens Trios, qui seraient
moins nombreux que les Roucouyennes, occupent le Vers quatre heures, nous arrivons à un village
tiers supérieur du Tapanahoni et les sources du Pa- situé sur un petit' aflluent de droite appelé Aracou-
l'OU pina. Toutes les maisons sont désertes et au milieu
Une question qui m'intéresse vivement, c'est de on remarque un enfoncement dans la terre ce sont
connaître l'affluent de l'Amazone qui court à l'ouest les sépultures d'un grand nombre d'Indiens.
du Parou. Les Roucouyennes, craignant que je ne Apatou est parti en éclaireur avec Yacouman pour
pousse mes excursions jusque dans ces parages, ne tâcher de trouver quelques habitants dans les alen-
me racontent que des histoires fantastiques. En mar- tours ils reviennent bientôt suivis d'un couple d'In-
chant quatre jours vers le soleil couchant, on rencontre, diens. La femme refuse mes présents, et, me mon,-
disent-ils, des Indiens très méchants qu'il est impos- trant trois fosses fraichement comblées, prononce
sible de surprendre, parce qu'ils passent la nuit d'un air sombre les paroles suivantes
plongés dans une rivière qu'ils appellent Parou, comme a Paaaakiri. ouani ot~a., blancs besoin pas. Ala pi~~i-
le cours d'eau que nous parcourons. ~zinialele, là enfants morts. Nono poti, terre trou.
Cette légende a la plus grande analogie avec les Eclii)-tïez4ouaca, vite pars. Cassava maia oua, cassave
renseiguements qui ont été fournis à Brown dans le manger pas. »
haut Essequibo par les Indiens Tarouma. Ils lui ont A ces mots, elle se retire farouche et disparait dans
dit qu'il y avait vers les sources du Trombette des le bois avec l'Indien qui l'accompagnait.
Indiens appelés Totcnaa-lcya.~a~aas, qui se retiraient la Nous passons la nuit dans ces lieux sinistres, et le
lendemain nous continuons à remonter le Parou.
1. En 1843, Scbomburg a trouvéun villaged'IndiensTriosétabli
Bientôt nous trouvons le cours de cette rivière si
près des sourcesdu llenve Corentyne,mais les voyageursqui ont
parcourudepuisces régionsne les ont pas rencontrés" difficile à la navigation, même avec une embarcation
DE CAYENNE AUX ANDES. 115

minuscule, que je me décide à ne pas aller plus apercevons deux villages, mais ils sont complètement
loin. abandonnés, et au milieu des maisons, qui pour la
Le succès de ma mission est assuré; je n'aiplus plupart sont brûlées, se trouvent des fosses récem-
qu'à effectuer mon retour en relevant le tracé de ment comblées.
la rivière à la boussole, et en prenant des hauteurs Près d'une de ces habitations, je vois une pauvre
de soleil dans les points principaux. femme malade qui n'a plus de vivres. La malheu-
Apatou ne veut pas quitter ces régions sans laisser reuse a été abandonnée par ses compagnons, fuyant
une trace de notre passage. Il me demande d'inscrire la maladie.
mes initiales sur un gros arbre qui se trouve sur une Le premier mouvement de cette femme est de
pointe, à la rive gauche de la crique Ai~czcott.pirza. m'insulter, mais la faim et l'instinct de conserva-
En redescendant, nous avons bien soin de regarder tion portent conseil elle n'hésite plus à prendre
de tous cÔtés, pour découvrir des habitations. Nous passage dans un de mes canots pour gagner un vil-

Aracol1pina. De~~in de Riuu, d.apr~s un croquis du docteur CreYal}~.

lage roucouyenne où je lui ferai donner l'hospitalité. deux degrés. Je grelotte comme si j'avais la fièvre.
Cette femme me dit due le chef du village appelé J'éprouve un vif plaisir à me chauffer près' du feu qui
Pacani et le pia.y Toutey, qui jouissaient d'une grande fait bouillir un petit caïman et une grande perdrix
réputation parmi les Trios, ont été les premières vic- que les Ouayanas appellent sosoi~~°o,à cause du bruit
times de cette épidémie, que je suppose ètre la variole. qu'elle fait en s'envolant.
Les maisons trios sont moins confortables que Il a tombé une averse pendant la nuit. Pour em-
celles des Oyamlis et des Ouayanas. Non seulement pècher la pluie. Apatou recommande à Stuart de ne
elles n'ont pas d'étage, mais quelques-unes d'entre plus laver l'intérieur de la marmite. Cet usage singu-
elles ne sont couvertes que d'un côté; ce sont de lier, pratiqué par les nègres marrons de la Guyane,
simples abris qui ne sont guère plus perfectionnés a sans doute été emprunté aux Indiens. En effet, l'An-
que les ajoupas que l'on fait en voyage. glais Brown, voyageant dans le NIazaroni, demanda
11 novembre. Â six heures du matin, le temps un jour à ses canotiers pourquoi ils ne lavaient pas
est couvert et la température ne dépasse pas vingt- la marmite qui devait servir à cuire du riz. Ils lui
116 LE TOUR DU MONDE.

répondirent que s'ils plongeaient leur pot dans l'eau, active qu'à l'état frais; on peut la conserver et s'en
la pluie qui commençait à tomber redoublerait d'in- servir pendant Uile année.
tensité. Les cheveux des femmes tombent à l'abandon sur
Nous entendons près du camp un oiseau qui fait les épaules, tandis que ceux des hommes sont réunis
paraqz<.a. paz~aqua. C'est le paragua, que les en une grande mèche qui tombe dans le dos. Ils
Ouayanas appellent a~aqua et considèrent comme sont retenus dans une espèce de cornet formé d'une
l'oiseau de la pluie. liane enroulée en spirale.
Ouanica cherche à le tromper en imitant son chant, Chez les Trios, ce sont donc les hommes qui por-
mais il s'envole au moment où le chasseur tend tent la queue, tandis que chez les Galibis ce sont les
son arc pour lui décocher une flèche. femmes.
Disons en passant que les flèches qui servent pour
XXIII
la chasse en l'air portent des plumes près de la
grosse extrémité, tandis que celles qui sont employées Ala rcchcrchedes fruitsde l'ururi.- Unhcrculeindien. Aba-
taged'un arbre dans le grand bois. Je m'étaistrompé. Le
pour la chasse dans l'eau n'ont pas de garniture. cri de la mara)'e. Manièrede l'appeler. L'autorité d'un
Nous avons vu que ces dernières portent souvent un tamouchy. Manièrede reconnailrele mcillcurgouvernement.
crochet fait avec un éclat de radius de couata; celles Princessehéritière. Privilèges des jeunes tamouchys"
Du rÔlede la femmechez les Indiens. A chacunses attri-
qui sont destinées à la chasse des oiseaux et des butions. Dévorépal' les chiques. L'Inclienne pardonnepas.
singes sont terminées par un bois dur, armé de Albinos. l'leurs animées. Exemplede loyauté. In-
duslrie des Indiens. CaUricationdes colliers oitébéet shéri-
piquants tournés en de telle sorte qu'ils ne
shéri.
sortent pas de la plaie sous l'action de la pesanteur.
Les plumes employées pour les flèches proviennent Nous arrivons à neuf heures chez Alamoïké, qui,
des ailes du hocco, de la ma~aye, du couioui, de l'ara pendant mon absence, a récolté des racines d'zzrari.
et du pia. Je pourrais me contenter de mes indications sur l'u-
Pour la chasse des petits oiseaux, les Indiens de rari je possède les éléments d'une des ripLion de la
la Guyane terminent leurs flèches par une masse plante, puisque j'ai recueilli les racines, la tige, les
assez lourde taillée dans un os ou dans une graine feuilles et les fleurs; mais je voudrais avoir les fruits.
d'aouara. Les hommes s'occupent seuls de la fabri- Alamoïké et son p,~ïto, désireux d'avoir quelf{UeS
cation des arcs et des flèches. hameçons, consentent à venir à la recherche de nou-
La cuisine est faite on sort le petit caïman de la velles plantes d'urari.
marmite et on le dresse sur une spathe de palmier Nous trouvons une de ces lianes à une petite dis-
qui constitue un plat très commode. La perdrix est tance de l'habitation, mais elle s'élève si haut, que
placée dans une écuelle en terre, fabriquée par une même avec ma lorgnette je ne puis distinguer les
femme roucouyenne. Je veux prendre un peu de. fruits. Il n'y a qu'un moyen de bien voir notre plante,
bouillon, mais je le trouve d'une amertume affreuse; c'est d'abattre le gros arbre sur lequel elle s'appuie.
c'est que Stuart, qui ne connaît pas la cuisine des Celui-ci a au moins quarante mètres de haut sur un
bois, a négligé de rejeter la tètc de l'oiseau. Le mètre de diamètre. La tâche sera difficile, mais le vi-
caïman n'est pas meilleur, parce que nous n'avons goureux Indien se charge de l'abattre, et, la hache à
plus de piment pour l'assaisonner. Nous sommes ar- la main, il sc met aussitôt à l'ooavre.
rivés à nous passer de sel depuis plus d'un mois, Cet homme rouge de feu, aux muscles énormes, à
mais la privation du piment nous paraît insuppor- la chevelure épaisse flottant sur les épaules, ressemble
table. aux géants de la Fable forgeant les foudres de Ju-
Pendant que j'observe le soleil, à midi, Apatou piter.
va faire une excursion et trouve une liane plus grosse Enfin nous entendons un petit craquement qui est
que la cuisse, que les Roucouyennes appellent Sa- suivi d'un grondement épouvantable: Je me prépare
lisali (Robinia nicoa~ Aublet). Elle est si lourde à saisir ma proie, mais voilà que l'arbre reste sus-
qu'elle a écrasé l'arbre sur lequel elle s'enlaçait. En pendu, béquillé pour ainsi dire par un robuste cèdre
sectionnant la tige noire, nous voyons couler un suc qui ne s'est pas laissé entrainer dans la chute. Il faut
semblable à de l'eau de source, qu'Apatou me fait abattre celui-ci, puis un autre. Deux heures s'écou-
déguster. Quoique provenant d'une plante toxique, lent avant que notre liane soit à terre. Je grimpe
elle est absolument inoffensive. Les Indiens, lorsqu'ils au milieu du fouillis que forment des plantes pa-
traversent des montagnes en boivent la sève, qui est rasitaires entremèlées avec l'urari à des branches de
plus fraîche que l'eau des claires fontaines. On ne plusieursarbres. Je m'aperçois que les Indiens m'a-
doit boire que le premier jet du liquide, car ensuite vaient induit en erreur. Les Heurs et les petits fruits
il s'écoule un suc blanc laiteux qui a des propriétés que nous trouvons ne ressemblent pas à ceux qui nous
toxiques. avaient été présentés. Nous reconnaissons un st~·i/c/z-
Yacouman fait une grande provision de la tige du ~zo~, taudis que l'autre plante était étrangèrc à ec,,Lte
nzicozc,qui pourra nous être très utile pour prendre famille.
du poisson.. La plante, desséchée, est presque aussi Malgré les instances d'Apatou pressé par la faim
DE CAYENNE AUX ANDES. '117

et encore plus par les moustiques qui nous dévorent, élevé, un Indien se met à siffler comme un serpent
je ne, me retire qu'après avoir suivi ma liane depuis en colère. Le gibier affolé voltige au-dessus de la tête
les feuilles jusqu'à la racine. d'Apatou, qui pourrait le tuer au moment où il plane,
Au retour de cette heureuse excursion nous enten- mais qui attend qu'il se repose pour l'abattre à coup
dons un oiseau. C'est une excellente maraye qui nous sùr.
fournirait notre déjeuner. 14 novembre. En arrivant à Talimapo (village
L'oiseau ayant disparu dans les branches d'un arbre de Talinza:n), je pi'aperçois de la disparition 'd'une

Apalou demande que j'inscrive mes initiales (vo p, 115)" Dessin de Riou, d'après un croquis du docteur Crevaux.

hache que je suppose avoir été dérobée par Alamoïké. scarifications sur les deux bras. On serre le biceps en
Apatou en informe le vieux tamouchy Taliman. Ce- liaut el en bas et on taille légèrement la peau avec une
lui-ci me dit « Ne crains rien, tu auras ta hache lame de bambou ayant la forme d'un coupe-papier.
demain. » Les coupures qui se font suivant l'axe du bras "sont
Il donne des ordres, et une légère pirogue montée très rapprochées les unes des autres. Ils prétendent
par deux jeunes Indiens se met en route pendant la que cette opération leur donnera plus de force pour
nuit. pagayer.
Avant le départ, ces jeunes gens se font faire des Ils ne partent jamais pour une grande chasse sans
J
118 LE TOUR DU MONDE.

se tirer un peu de sang des bras, ce qui les empêche, départ, la jeune femme du chef du village prend le
disent-ils, de trembler en tirant l'arc. soin de peindre le beau Ouanica des pieds à la tête
De même. avant de faire un voyage par terre ils ne avec du roucou. Comme nous rencontrons des habi-
manquen jamais de se faire des incisions au niveau tations presque tous les jours, il est continuellement
des mollets. peinturluré de frais.
Les Roucouyennes ne se tatouent généralement pas. Les voyageurs américains prétendent à tort que
mais les Trios se font quelques marques noires à la les hommes n'ont d'autres occupations que la pêche
partie interne du bras, au niveau du biceps. et la chasse, tandis que la femme fait tous les travaux.
A propos du tatouage, Apatou me donne des dé- L'homme a le soin des arbres, coupe l'abatis,
tails très intéressants sur les cicatrices en relief que plante le manioc, les bananes, etc. Lorsque la fa-
lui et tous les gens de sa tribu portent sur toutes les mille se rend à l'abatis, ce sont les hommes qui
parties du corps. pagayent; les femmes n'interviennent qu'autant que
J'avais signalé la teinte plus foncée des cicatrices. ces derniers ne sont pas en nombre suffisant. Ils
Cela tient il,un détail d'opération qu'on m'avait caché. arrachent le manioc ensemble; mais c'est toujours
Après l'incision on saupoudre la plaie avec du charbon l'hnmme qui coupe les bananes, grimpe sur les ar-
en poudre impalpable, et on frotte pendant longtemps bres pour cueillir les papay, les graines de comou
avec une tendre pousse de bananier. C'est à l'intro- et de ouapou. Les femmes ramassent les fruits et les
duction du charbon dans le tissu cellulaire qu'il faut portent à la maison; quand les hommes reviennent
attribuer la belle couleur noire que présentent les ta- de la chasse, ils apportent leur gibier jusqu'à la li-
touages en relief de tous les nègres marrons de la sière de ld forèt, où les femmes vont le ptendre pour
traverser le village. Les femmes font la cassave, le
Guyane 1.
Taliman parait jouir d'une grande autorité. Ya- cachiri, enfin s'occupent de tous les détails de la cui-
couman, qui est le chef le plus important du Yary, fait sine et tissent les hamacs. En voyage, les femmes
le plus grand éloge de ce petit potentat. portent le catouri comme les hommes, mais il est
« Sene oua inele peïto capsa.c? Ne vois-tu pas, beaucoup moins chargé; il ne renferme généralement
me dit-il, que ses soldats sont tous gras? » que la marmite et un hamac. Les hommes travail-
Les qualités d'un chef ne sont pas seulement dans la lent seuls à la construction des maisons.
Le rôle de chacun est si bien défini que le voyageur
guerre, il peut les montrer en temps de paix en don-
nant des ordres intelligents pour la pèche, la chasse est certain de ne rien obtenir s'il commande aux
et la culture du manioc. hommes un travail qui est l'attribut des femmes.
Taliman n'est pas le fils d'un tamouchy; autrement J'aurais besoin moi-même d'un badigeonnage au
dit, ce n'est pas un prince héritier; il a obtenu le roucou, car je me sens dévoré par une infinité d'in-
diadème d'écailles de caiman en épousant la fille du sectes que j'ai ramassés en faisant une excursion bo-
chef. tanique; je fais enduire mes pieds d'huile de rarapa
Vous voyez que les femmes ne sont pas seulement au moment du coucher.
considérées là comme des bètes de somme, puis- Je pensais dormir comme un bienheureux, sachant
les chiques
qu'elles héritent de la couronne, sinon pour elles,
du que cette huile amère a la propriété de tuer
moins pour un peïto de leur choi~. et les tiques, mais voilà que pendant la nuit j'éprouve
Le défunt avait pourtant laissé des enfants mâles des démangeaisons insupportables. Les chiques em-
des ra-
plus âgés que sa fille, mais, ne les ayant pas jugés poisonnées font dans la peau de mes orteils
à un
capables de commander, il a donné la couronne vages diaboliques.
de ses sujets en même temps que la main d'un enfant 14 novembre. Je n'ai pas fermé l'œil et au réveil

préféré.
Sou fils Couloun, étant obligé d'obéir à son beau-
l.c Mini>lère e'c l'Instruclion pnhliquc. aous le 1),Iti~,)na£'(!Juquel
frère en qualité de simple peïto, a préféré quitter la le doclcur J. l:rev·auc a ace~~mlili ses 1lI¡~sioll=-idans l':lmcri~lue du
tribu pour s'établir dans le Yary, où nous l'avons Sud, aj'anl remis à la ~oci~tc Je les
":IIII.s d'olJScr-
vation~ ci les noles du la Société a fait e.c~culcr, d·a-
rencontré. délaillé des fleuves yuc !11.ÙCl'aux
près ces documents, un lracé
Les tamouchys héritiers, Ouanica est de ce nombre, a été le prcmicr à parcourir. Elle a conli3 ce,!ravuilllussi consi-
ont certains privilèges sur les autres enfants. Lors- dérable que délicat à M. J. liansen, qui s'en est aC'luillé fort lia-
s'asseoir sur un bilement.
qu'ils mangent, ils ont le droit de Les neuves dont le dessin est ainsi exéculé sont ['0~apock-
cololo comme le chef régnant, tandis que les sujets (froiitièie de l.Wiyane française et de la Guyane brésilienne),
affluent du Yary, par le
sont accroupis sur leurs talons. D'autre part, ils se deux feuilles à le liouapir,
leur Koti (Guyane breÚlienne), une feuille à lj'?OOOOOz; le 1·ary, à son
distinguent des peïtos par les honneurs qu'on conlluent avec l'Amazone (Gu5'ane brésilienne), deux feuilles à
rend dans les tribus qu'ils traversent. La veille du l/22â000e; le Parou (Guyane brésilienne), huit
feuilles 1/12i000°;
1 Iça (Brésil), dix feuilles à 1/200 OOÜ"; le l'apura (Brésil), douze
1. Apatou,ayantpassé un hiver rigoureuxen France,a souffert feuilles à 1/125000a.
au momentde la La Société de Géog-raphie va faire !HaVer et publier ces dessins,
quelquefoisde ces cicatricesqui se gonflaicntse dont les cartes que nous donnons ici sont des reprodudions, soi-
recrudescencedu froid. Le même phénomène produitchaque
foisqt¡'il a la fièvre. gneusement exeeutées"
120 LE TOUR DU MONDE.

je vois sur l'extrémité des orteils de petites vésicules Yacouman raconte sur la foi du piay qu'on y ren-
remplies d'eau. Une jeune femme se met à l'œuvre avec contre des Indiens aux cheveux blonds qui dorment
un os taillé en pointe et retire onze cadavres de cette le jour et marchent toute la nuit.
affreuse puce pénétrante que les Roucouyennes ap- Nous rencontrons à chadue pas des bandes de ki-
pellent cltiqué. noros (am Caatga) qui mangent des graines. Les oi-
L'opérateur m'offre les premiers parasites qu'elle seaux en repos sur la haute cime des arbres simulent
retire pour les méttre sous ma dent. Je ne puis me de belles fleurs d'un rouge flamboyant.
résoudre à l'usage des Ouayanas, qui croquent leurs Nous en tuons cinq ou six tous les jours, c'est-à-
chiques au fur et à mesure de l'extraction. dire autant qù'il en faut pour notre alimentation.
Je demande à un Indien Je remarque que mes cuisiniers rejettent à la ri-
« Pourquoi manges-tu tes chiques? » vière les becs d'ara c'est qu'ils prétendent que les
Il me répond Parce qu'elles m'ont dévoré les chiens qui les mangeraient pourraient s'empoison-
pieds. » ner.
Dans la matinée nous passons devant un petit af- 15 novembre. -Nous avons campé sur une ile ra-
fluent de gauche que les Ouayanas ne remontent vissante, où nous sommes réveillés par le bruit d'un
jamais, à cause des singuliers habitants qui habite- canot qui descend la rivière. Ce sont les jeunes peïtos
raient près des sources. de Taliman qui ont .marché toute la nuit pour nous

Une jeune felJllllc ,e miL a ni:extraire les chit¡ues. Dessin de Riou, un croquis du drcieur Crevaux.
d'après

apporter la hache qui était restée à l'habitation où me dit Amole ol-i a.~oolila slziri. Traduction Tu
nous avions étudié 1'tit,ari. Je récompense ces braves le donneras à ta femme.
gens en leur donnant un petit couteau; je fais égale- Nous assistons à la fabrication de colliers composés
ment un cadeau à leur tamouchy c'est un collier de petits cylindres juxtaposés que les Roucouyennes
composé de petits grelots qu'il désirait vivement. appellen't laïrou, et que nos créoles connaissent sous
Je les charge également de remettre au grand ta- le nom de oua.bé.
mouchy du haut Parou une feuille de papier sur la- Ils emploient la coque d'une graine portée par
quelle j'ai signalé cet acte de probité. une liane (Or,yha.lea diarzch~a) qui s'élève jusqu'à
Les voyageurs qui suivront mon itinéraire trouve- la cime des grands arbres. L'amande, très savou-
ront cette pièce dans le fond d'un petit pagara où il reuse/ donne une huile légèrement aromatique em-
sera conservé comme un fétiche. ployée par les Bonis en cuisine pour faire rôtir les
16 novembre. Nous dormons à l'habitation de coumarous, et en parfumerie pour lustrer leurs che-
Tacalé, où sont les objets que j'ai payés d'avance, veux crépus.
c'est-à-dire un petit hamac de nourrice, des animaux L'Indie"rl casse l'enveloppe avec les dents, et, saisis-
en cire, un tapira en terre cuite et de petites courges sant un éclat de la main gauche, il le perfore au
enfilées en collier sur lesquelles des femmes ont dessiné moyen d'une dent d'a.y~na~~a ou de saka.n.é (grands
des hommes, des diables et des animaux. La jeune poissons) fixée à l'extrémité d'un petit bâton qu'il
femme qui me présente le petit hamac fort bien tissé roule vivement sur la cuisse droite. Les morceaux
122 LE TOUR DU MO NDE.

perforés sont enfilés et polis à la main avec des débris tandis que l'autre est appliquée dans une cavité creu-

de poteries pulvérisés et mouillés. sée à l'extrémité d'un petit bâton. La base du cÔne

Le ouabé que les nègres font dans la basse Guyane est usée par le frottement sur une pierre plate.
à Kourou et à Icacouho est plus fin que celui des
Roucouyennes. C'est qu'on se sert d'instruments per- XXIII
fectionnés on perfore la graine avec une vrille mise
en mouvement au moyen d'un arehet. Les Trios font Dta femme. Hommes à queue. Couteau
lfariage précoce.
des colliers absolument semblables et les appellent servant de mouchoir. Pêche miraculeuse. EITets du nicou.
avourou. Ils emploient une graine ayant la coque Apatou malade imaginaire. Géophages. Le couioui.
Vampires. Une prison dans le grand bois. Un coup de Lête
beaucoup plus épaisse. d'Apatou.- Sentier entre le Yary et le Parou. Scènes de bar-
Les Roucouyennes font également devant nous une barie. Une lacune dans le grand bois. Prairies et foréts de
l'Amérique du Sud. Tortues. Recherche des aeufs d'iguane.
espèce de collier appelé ouayary, que nos créoles dé- Fabrication de la ficelle. Danse du toul~. Manière d'of-
signent sous le nom de shéri-sh.éri. Ce sont des graines frir un présent,

coniques que l'on enfile en les appuyant base contre


base. Leur fabrication est plus simple que celle du 17 novembre. Je trouve dans mon hamac une

ouabé; on casse en deux une petite graine ovalaire fillette de cinq à six ans qui m'appelle okiri.

appelée oua,ya~~y; la grosse extrémité est rejetée, Ce joli bébé, à qui j'avais fait des caresses en re-

FahricaLion d'un collier, Dessin de Riou, d'apl'ès un croquis du docteur Crevaux.

montant le Parou, est destiné à devenir ma femme. Au lever du soleil, on jette une grande quantité de
J'avais dit au père Quel bel enfant! je voudrais nicou en amont du petit saut; des coumarous affolés
bien l'avoir. On a réfléchi pendant mon absence, et ]a courent avec la rapidité de la flèche et bondissent en
pauvre petite, que les Ouayanas ont déjà qualifiée de faisant jaillir l'eau comme des pierres qu'on jette
otzrachiclai, oli, c'est-à-dire l'épouse du Français, est obliquement pour faire des ricochets.
toute pt,6t,~ à voyager avec moi. Ces mouvements désordonnés sont bientôt suivis
Le vieux '.r"llé ne m'impose qu'une condition d'un état de paralysie; le poisson vacille un peu, puis
il faudra que je r-e7v:~ie anedans la tribu, où je lui suc- se renverse sur le dos. Armés de bàtons, nous cou-'
céderai comme tamoûc hy. rons entre les roches, tantôt à la nage, tantôt ayant
18 novembre. Nod· arrivons à deux heures à de l'eau jusqu'au cou, et nous ramassons les couma-
Canéapo; c'est ainsi que ,1'd.n décione l'habitation du rous, qui ne tarderaient pas à reprendre leurs gens
tamouchy Canéa. engourdis.
Celui-ci, voyant que nous apporrons du nicou, nous Apatou n'assiste pas à cette pêche sous prétexte de
propose une grande pêche pour i,e lendemain matin. malaise; mais, en l'examinant au retour, je m'aperçois
Pendant que mes hommes se reposent et
que je qu'il n'a pas la moindre fièvre; sa maladie n'affecte
fais des études de mœurs, les se mettent à
p~tos que le moral.
écraser la liane enivrante sur les roches qui sont En attendant la cuisson du poisson, je vois plu-
bell~s
en face du village. sieurs Indiens manger de la terre.
124 LE TOUR DU MONDE.

Tous les Roucouyennes sont géophages. On trouve ment dans-un pays où l'on a déjà trop de tendance
dans chaclne maison, sur le boucau où l'on fume la à l'anémie. Les les chevaux et les chiens suc-
viande, des boules d'argile qui se dessèchent la combent quelquefois d'épuisement à la suite de pi-
fuméc et qu'on mange en poudre. qùres répélées produites pu les vampires.
Dans la journée, à une heure toujours éloignée des Un fait curiew est que cet animal, qui attaque
repaa, ils prennent une de ces boules, enlèvent la cou- toujours pendant la nui ne réveille jamais sa vic-
che qui est noircie par la fumée, et raclent l'intérieur time. Ce que le lendemain matin qu'on s'aper-
avec un couteau. Ils obtiennent une poudre impalpable çoit de la blessure, non pas par la douleur qu'elle
dont ils avalent cinq ou six grammes en deux prises. provoque, mais par une assez grande quantité de sang
Il m'est impossible de recruter des hommes pour qu'on trouve dans son lit ou dans son hamac.
m'accorupagner dans la descente du Parou. Les In- Vers deux heures nous atteignons une habitation
diens font tout ce qui leur est possible pour me dé- où je retrouve deux personnages de connaissance.
tourner de mes projets; C'p,st ce couple d'as-
ils disent que nous trou- sassins fugitifs de l'Ama-
verons des monstres fan- zone que nous avons ren-
tastiques, des chutes in- contrés l'an dernier dans
surmontables. les eaux du Yary, Ces mi-
Nous partons quand sérables, ayant trompé
mème le 18 au matin. leurs voisins, sont obligés
Mais, deux heures après, de vivre dans l'isolement
nous faisons une petite le plus complet. Leur li-
reconnaissance à l'em- berté est plus dure que
bouchure d'une crique les verrous de la geôle;
à la recherche de quel- âgés et malades, ils sont
que gibier. Nous ne destinés à mourir de faim
tardons pas à voir un au milieu de la forèt qui
couioui (Pe~aelope leuco- menaced'envahir leur ba-
loplaia.), qui s'éloigne d'a- bitation.
bord, mais qu'Apatou Je défends à mes noirs
fait retourner en criant d'avoir aucune relation
couiozci. Cet oiseau, qui avec ces malfaiteurs; la
est de la grosseur d'une vicille femme au nez de
poule, a le corps noir, la vautour, aux yeux de hi-
tète blanche et les ailes bou, serait bien capable
tachetées de blanc. Quoi- de nous faire subir le
que très voisin de la ma- sort de son premier mari,
raye, c'est un gibier moins c'est-à-dire de nous em-
estimé; on le rencontre poisonner avec un breu-
souvent dans les terrains vage de sorcière.
marécageux avoisinant 19 novembre. Apa-
l'embouchure des petits tou ayant enfreint ma
cours d'eau, parce qu'il consigne pour acheter
y trouve des graines de un hamac, je lui fais
Fabrication du collier sbéri-sbél'i (voy, p. 122)" Dessin de Riou,
palmier ouapou (assctï). d'après un croquis du docteur Crecaux. quelques reproches sur
Dans le Parou, comme sa conduite. S'étant fâ-
dans les autres rivières de la Guyane, le voyageur ché, il me dit « Toi pas content, moi parti. Je
rencontre souvent des bandes de petites chauves- ne réponds pas à cette impertinence.
souris qui s'envolent en tourbillonnant d'un arbre à Bicntôt nous arrivons à une chute où il faut passer
l'autre. Cette espèce est inoffensive. Ces oiseaux dor- bagages et canots par terre. Apatou ramasse sa paco-
ment sous un tronc d'arbre incliné dans la au- tille qu'il charge sur un petit canot et demande à me
quel ils sont suspendus par les pattes. Il y a une es- serrer la main en signe d'adieu. Je veux lui payer,
pèce de vampire un peu plus grosse qui se tient dans séance tenante, cinq cents francs que je lui dois; mais
les maisons et qui fait des morsures à l'homme et aux il refuse, disant que je n'ai pas besoin de le payer
animaux. Dans la plupart des cas il s'attaque au gros puisque je ne suis pas content de ses services.
orteil; il mord de préférence entre les deux sourcils Une demi-heure après, au moment où je croyais
et au bout du nez. Ces plaies, très légères, guéris- mon patron déjà bien loin, je le vois passer avec une
sent généralement sans laisser de cicatrices et n'ont lourde charge sur le dos. Il n'a pas tardé à redes-
qu'un inconvénieut, c'est de saigner assez abondam- cendre et s'est mis ait travail sans dire mot.
Reconnais5allce à l'embouchure d'une crillue. Dessin de Riou, d'après uu croyuis du docteur Crevaux
126 LE TOUR DU MONDE.
Nous passons vers dix heures devant la tête d'un cend le long de la rivière Apaqua. Bientôt il aperçoit
sentier suivi par les Indiens qui vont du Parou au son ennemi dans une petite pirogue et lui décoche
Yary. Il faut deux jours et demi pour atteindre le une flèche, mais celui-ci plonge à la rivière et prend
village d'Akiepi, et de là un jour de canotage en des- la fuite.
cendant la cridue paqua., qui débouche dans le Yary, Macouipi, qui s'est jeté à l'eau, veut lui donner un
un peu en aval du village de lllacouipi. coup dû sabre en nageant, mais l'instrument lui tombe
Si l'on ne veut pas se servir de canot, il faut quatre des mains. Akiepi se retourne, s'élance sur son adver-
jours et demi de marche pour aller à cette habita- saire qu'il prend par la gorge. Une lutte terrible s'en-
tion. gage au milieu de la rivière et les deux combattants
Des Indiens que nous trouvons campés au débar- vont s'entrainer au fond de l'eau, lorsqu'une flèche
cadère consentent à, nous accompagner jusqu'à leur lancée de la rive frappe Akiepi dans le cou.
petit village appelé Paléouman. En route, ils nous Les femmes et les enfants de ce malheureux, qui a
racontent une histoire payé trop cher ses lar-
qui s'est passée l'an der- cins, sont venus se ré-
nier dans ces parages. fugier à l'habitation d'A-
Le tamouchy Akiepi, raqua.
n'ayant pas planté dé ma- 20 novembre. Le
nioc en quantité suffi- matin je rencontre une
sante, alla s'installer chez lacune dans l'immense
Macouipi, qui lui fournit forèt qui recouvre les
de la cassave et du ca- quatre cinquièmes de l'A-
chiri pendant toute la méridue du Sud. Il y a
mauvaise saison. Revenu deux zones bien distinctes
chez lui, il ne se donna dans cette partie du con-
pas la peine de faire un tinent américain ici le
abatis, trouvant plus com- grand bois sans horizon,
mode d'aller mendier ou là-bas des prairies sans
voler le manioc de ses un arbre, sans un arbuste
VOISlilS. où la vue se perd sur
Ce paresseux, très rusé, une masse de graminées.
ne se servait pas de sabre La richesse de l'Uru-
d'abatis pour couper les guay, de la République
tiges de manioc il les Argentine et de la Pata-
arrachait de manière à gonie est dans les prai-
faire croire que les dé- ries qui alimentent des
gâts avaient été produits milliers de boeufs et de
par des agoutis. chevaux; l'avenir du Vé-
Macouipi, qui se laisse nézuéla, de la Guyane et
du Brésil n'est pas dans
prendre au piège, passe
des journées à chercher l'exploitation de l'or et
avec des chiens le gibier des pierres précieuses~
qui détruit sa planta- mais dans celle des fo-
tion enfin ce chef lial)llc rêts. Quand la soif de
FiJbri~atjun de la ficelle Uessin de llioti,
ne tarde pas à découvrir ua
(voy. p.
du docteur Crevilux, l'or sera apaisée dans
d'après croquis
une piste qui conduit de la Guyane française, on
son abatis au village d'Akiepi. Il part dans la nuit s'occupera des bois précieux et de construction qui
avec deux de ses fils et un peïto et arrive au jour à tombent de vétusté sur les bords du l~Iaroni, de
l'habitation du voleur; il n'y trouve que des femmes l'Oyapock et de tous les aftluents de l'Amazone.
et des enfants, qui lui disent que leur tamouchy est Cette savane, qui a plusieurs kilomètres d'étendue,
allé pècher avec du nicou dans la crique Apaqua. me rappelle l'aspect d'un champ de blé mûr. L'herbe
1\,Iacoulp-1part aussiWt à la poursuite de son voisin. est si sèche (lll'elle prend feu à la moindre étincelle.
Arrivé près de la rivière, il aperçoit les deux enfants En la traversant avec Apatou, nous faisons lever
d'Akiepi occupés à boucaner du poisson. Ces jennes quelques serpents et tuons un cce~~iacou,c'est-à-dire
une petite biche (lui broutait l'herbe. Nous relevons
gens, complices de leur père, reçoivent à l'improviste
une grèle de flèches sous lesquelles ils succombent. dans le lointaiu de j~lies montagnes (rui paraissent
Macoulpi et ses soldats emportent au loin les cada- élevées de cent tin'Tuante à deux cents mètres au-
vres et se cachent près du boucau en attendant le re- dessus de la Mon compagnon me fait remar-
tour d'Akiepi. Celui-ci ne revenant pas, liacouipi des- duer que l'une d'elles, avec son sommet arrondi re-
DE CAYENNE AUX ANDES. 127
cette rivière, tandis que
couvert d'arbres touffus au feuillage sombre, a l'as- qui sont très communes dans
nous n'en avons pas trouvé une seule dans le Yary.
pect d'une tête de nègre.
Le courant est faible et l'eau n'a pas plus d'un mètre D'autre part, nous,rencontrons beaucoup de bancs
de profondeur, bien que la rivière n'ait pas deux cents de sable, où mes hommes.ne manquent jamais de s'ar-
mètres de largeur. Cette navigation qui dure dix rêter. On distingue les traces de pattes terminées par
la piste une traînée
heures par jour est des plus monotones; nous n'avons ciner doigts effilés, et au milieu de
d'une queue. Çà et là on
d'autre distraction que de flécher de petites tortues, produite par le frottement

eaux se retirent, que commence la ponte. A cette


voit de p.etîts monticules semblables à ceux que pro- de petits iguanes,
duisent les taupes dans nos prairies. Nous devons époque ils renferment quelquefois
des oeufs d'iguane dans ces parages. Un In- mais ce n'est pas une raison pour les rejeter; l'Indien
trouver
sable trouve l'e~rbr~on plus délicat que le jaune de l'œuf.
dien, à genoux près d'un monticule, remue le
avec un bâton. Rencontrant une galerie clui se dirige J'ai une folle passion pour les oeufs d'iguane bou-
canés je les trouve beaucoup plus savoureux que les
horizontalement, il la poursuit jusqu'à ce qu'il arrive
sur les œufs, et il en recueille une vingtaine. C'est au ceufs de poule.
commencement de la saison sèche, au moment où les Le 22, nous prenons un jour de repos dans une
128 LE TOUR DU MONDE.
habitation appelée ya.ripo, où j'enrôle des hommes bambou, mais plus petite, répondent sur un ton plus
pour nous guider pendant quelques jours. élevé. Arrivés au milieu du village, ils forment un
Entre autres occupations je répare mon unique pan- cercle et se mettent à tourner en jouant toujours le
talon, qui présente de sérieuses avaries. Manquant de méme air Bten frappant légèrement le sol en cadence
fil, un Indien m'en fait séance tenante. Voici sa ma- avec le pied droit.
nière de procéder C'est une roue vivante qui reste en mouvement
Deux Indiens coupent chacun une longue feuille. toute la nuit, en siftlant, et m'agace les nerfs à ne
Ils les entre-croisent et s"emettent à faire un mouve- pouvoir fermer l'œil. L'axe de cette machine diabo-
ment de va-et-vient en tirant avec force chacun de
lique est formé par un grand pot de cachiri où les
leur côté, et bientôt la matière charnue des feuilles a danseurs assouvissent leur soif.
été enlevée et il ne reste Les danseurs, presque
plus que les fibres tex- tous étrangers à la tribu,
tiles. J'ai du fil. se proposant de récom-
Pour faire la ficelle,
penser les femmes qui
l'Indien met trois fils de leur ont versé des fiots
longueur égale sur son de cachiri pendant toute
genou, et, les fixant so- la nuit, montrent, l'un
lidemcnt avec la main un caloziî-i (hotte), l'au-
gauche, il- les enroule en tre un rnaatct.ré (tami,),
glissant la main sur la un troisième une cuiller
cuisse, d'arrière en avant, (anicnlo) pour remuer
puis d'avant en arrière. la bouillie. Les femmes
Avec une seule de ces brùlent d'envie de pos-
manoeuvres, il opère le séder ces objets qui sont
cordelage sur une lon- tout neufs et artistement
gueur de douze centimè- travaillés.
tres.En répétant ces mou- Le possesseur du ca-
vements, il arrive à faire touri s'assied au milieu
descordesfixesayantplus de la place avec un bâ-
de trente mètres de lon- ton qu'il cache derrière
gueur, qu'il enroule en son dos. Une jeune fille
pelotes. s'approche pour saisir
La fabrication des fils
l'objet, mais elle reçoit un
de coton destinés à la
confection des hamacs grandcoup surles doigts,
aux rires et applaudisse-
est réservée aux femmes. ments de l'assistance.
Leurs bobines sont com-
Une seconde, plus ha
posées d'un bâtonnet dur, bile, se dérobe aux coups
passé dans une couronne et enlève le beau catouri.
sculptée dans un os de Cette distribution de
tapir; elles portent à cadeaux et de coups de
l'extrémité un crochet Femme nIant. Dessin de Riou, d'après un croiluis du docteur Crevaux.
bâton dure plus d'une
taillé dans le bois. heure.
J'assiste à une fête appelée toitlé.- Les femmes répondent à la générosité des convives
Vers quatre heures du soir, vingt hommes alignés en apportant trois grandes jarres
remplies d'un ca-
sur un seul rang débouchent sur-la place du village. chiri qui est encore meilleur que celui de la veille
Ils n'ont plus leurs grands chapeaux, mais de petites on boit tant et plus.
couronnes en plumes (ponzaris), et ils portent en haut Disons en passant que la mort des femmes n'est
de chaque bras, en °guise d'épaulettes, deux queues suivie d'aucune espèce de fète.
d'aras rouges (kino~o ouatiki), d'un bel effet.
Le chef de bande, qui est à droite, tient à la bouche
une grosse flûte de bambou d'où il tire des sons gra- Docteur J. CREVAUX.
ves et tristes en se balançant sur la jambe droite.
Les autres, portant chacun une flûte, également de (La suite à la prochaine livraison.)
TOUR DU MONDE. 129
LE

Dessin de Riou, uu croquis du docteur Crecaw.


Pumigation à la cigai-clte (r,uy. p. t.i0). d'après

DE CAYENNE AUX ANDES,


CLASSE DE LA 1\IARI~$ FRANÇAISE',
PAR M,.
JULES CREVAUX, MÉDECIN DE PREMIÈRE
TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
1878 18 79.

PREMIÈREPARTIE. DE L'OYAPOCKET DU PAROU.


EXPLORATION

Y1IV

Hut de la crémation. Les piays ne vont pas ail ciel. Manière d'indiquer les distances.
Manièredeg'riinpei: La vie future.
La consultation d'un piay. Les vétérinaires sont inutiles, puisque les bêles ont leurs
L'ait de compter chez les Roucouyennes. Les
diète, honoraires conditionnels. Un cas désespéré. Sortilège.
médecins. Fumigation ait tabac, exorcisme, ventouses,
Bonsoir. l.'oiseau fanLÓme" On
Le de ceux qui ~oient un blanc pour la première fois.
Apalaï. voyageur obligé supplicier Peintures sur bois.
éviter,les Promenade noctUl'Ile. Uue idole. Hecrutement d'une escorte.
s'asphyxie pour moustiques.
Manière simple d'éviter une bande de pécaris. Un vieux récalcitrant obligû d'être
C,rànes de singes servant à faire des cuillers.
Je deviens imprimeur. Yoleur intimidé.
aimable. Un nouveau caradcre qui distingue' l'Indien des autres races.

23 novembre (douzième jour de marche en descen- bouchure, Apatou tue un couati, qui reste suspendu
d'aller le cher-
dant:le Parou). = Nous rencontrons un grand af- par la queue; un Indien s'empresse
fluent de gauche appelé Citaré, dont le débit est le cher. Pour cela, il se passe les pieds dans un lien
tiers du Parou.. fait avec des feuilles de palmier et monte avec la
Pendant que je fais une reconnaissance à l'em- vélocité d'un macaque. Arrivé aux branches, il- dé-
à son aise; puis,
gage ses jamhes et se promène
il se met à des-
.l::Suite. 81, 97; L. XLI,p. 113.
Voy. t.L" p..33,49,1I:i5, après avoir décroché le gibier,
9
XLI. 10,1'mv.
130 LE TOUR DU MONDE.

cendre, toujours avec son lien qui l'empèche de glisser. Au coucher du soleil, mon collègue se prépare à
Le 23, nous passons à côté d'un village abandonné donner une consultation.
où un piay a été criterré. On établit, dans un coin du carbet, une petite cage
« Horzis Ii.hoc otsa (ne parlez pas), nous dit Yele- en feuilles de palmier, où le piay pénètre en rampant.
meu, Iteké pia' tale yéT~é.(le piay Itek-6 est là).))» Le malade qui reste en dehors s'assied sur un
Il se met à pagajer'sid"oueement qu'on n'entend cololo, au milieu des spectateurs.
pas le clapotenent de l'eau; c'est à peine s'il res- Après un moment de silence, nous entendons un
pire pour éviter de. faire du bruit. Nous avons un bruit de frottement; c'est le piay qui frappe avec les
moment de frayeur; croyant qu'il y a un grand dan- mains les feuilles de ouctpots. Ensuite, soufflant avec
ger. force, il fait lit«. en imitant le cri du tigre;
Ce n'est que deux heures après, et lorsque nous après, il siftle comme le macaque, chante comme le
sommes bien loin, que le patron me donne des exp'i- hocco, la maraye et toutes les bètes du grand bois.
cations. Si nous avions eu la témérité de descendre C'est une invocation à tous ses collègues les piays
à terre à cet endroit, nous aurions rencontré le caïcui animaux caïcouchi pia.~ (sorcier tigre), ~~xecoupiay
piay (le tigre piay), qui garde son frère. (sorcier macaque), xrxatapi piay (sorcier serpent)
Après la mort, l'esprit des bons et des mauvais achitaii piay (espèce de paçou), qui doivent l'aider
s'élève vers le ciel, qu'ils appellent liapoun. Les de leurs conseils ce sont eux qui lui indiqueront
premiers vont haut, très haut, bien au-dessus des des remèdes pour guérir son malade. Pour que
nuages. Ils trouvent là de jolies femmes on danse ceux-ci viennent sans crainte, on a eu soin d'éteindre
toutes les nuits, on boit du cachiri, on chasse, et on tous les feux du village.
ne travaille pas à l'abatis. Le.silence est profond; c'est le moment solennel
Les méchants s'arrètent au-dessous des nuages, de la consultation entre le sorcier des hommes et les
où ils courent toujours, sans espoir d'arriver plus sorciers des bêtes.
haut. Après, on fait un peu de musique, le piay chante
Si l'on brùle le corps aussitôt' après Ta mort, c'est Ca~uila~xcxyo! Ca.rvila.na.yé! et s'accompagne en frap-
pour que l'âme s'envole avec la fumée. pant les pieds sur une planchette.
Les piays, qui ne sont jamais livrés à la crémation, On fait alors entrer le malade, qui tremble de
gardent l'âme attachée au corps. L'esprit et la matière frayeur. Le piay hume la fumée d'une cigarette qu'on
restent dans la fosse, où ils sont visités par les piays, lui passe tout allumée et la projette avec force en
et par des bêtes et des hommes qui viennent les soufflant comme un cachalot sur la partie malade.
consulter. Après, il fait ventouse et souffle avec violence pour
24 novembre. Nous dormons à l'habitation de chasser le mal qu'il vient d'aspirer.
Puimro. C'est le dernier village des Roucouyennes Cette scène diabolique dure plus de deux heures;
nous allons pénétrcr dans une nouvelle tribu d'In- elle se termine par une prescription que l'on peut
diens, les Apalai:. résumer en un mot diète, diète. Il ne mangera pas
.Je rencontre un piay nommé Apipa, qui a la répu- de pakiri, de hocco, de gros poisson, ne boira pas de
tation d'avoir beaucoup voyagé; je profite de cette cachiri, etc.
occasion pour lui demander des renseignements sur Mon collègue recevra en payement un hamac, mais
la route qui nous reste à faire. Voici textuellement à une condition, c'est que le malade se rétablira
les indications qu'il me fournit.
complètement.
Il lève le bras droit et fait, un demi-cercle dirigé Nous assistons à une autre consultation qui n'est
de l'est à l'ouest, ét, se frappant la poitrinc, il dit
pas moins intéressante il s'agit d'un malade qui est
~lfou-nrot~ iloula titxicksé (dans le bois dormir). dans une situation absolument désespérée.
Répétant le même geste, il ajoute ILIcënetc(demain), Le piay fait les mêmes gestes, les mêmes invoca-
motc-7nou. Apa.lccë patipo tirzicl~~é (dormir habi- tions, mais il termine la scène d'une manière dra-
tation Apalaï); ri2oëiieti. nxoxc-rixoxt. Be~rnao matique. Il se fait passer un petit arc et une flèche
liixiclc.~é,etc., etc. minuscule, puis, sortant de sa cabane d'un air triom-
Prenant des notes au fur et' à mesure de ce récit
phant, il montre le dard tout ensanglanté.
qui dure une heure, sans interruption, je vois que cc Soueï yépé! cou.clz~natati! (Je l'ai fléché, il
nous sommes bien éloignés du terme de notre voyage, succombera rapidement.)
puisque mon collègue s'est frappé plus de quarante Ces gens simples croient que tous leurs maux
fois la poitrine de la main gauche. viennent de sortilèges, c'est-à-dire de piays (lui ont
Les Roucouyennes ne savent exprimer que trois été jetés par quelque sorcier. Quand on ne peut en-
nombres ctoxeirxi, un salcéné, deux; hélé-ztaü, lever la maladie, on se venge en envoyant un mau-
trois; après, ils montrent les doigts des mains et les vais sort à une personne de la tribu voisine.
orteils, et, lorsque le chiffre dépasse vingt, ils disent 26 novembre. Nous arrivons à deux heures à un
colepsi, qui est tin diminutif de beaucoup, ou bien petit village apalaï, commandé par un jeune tamouchy
colé, colé, beaucoup, beaucoup. appelé Tioui. Ces Indiens ont les mêmes caractères
DE 'CAYENNE AUX ANDES. 1-31

.physiques que les Roucouyennes, et leur langue est que mes poumons aspirent -l'air .frais de. la nuit.
si peu différente, que nous comprenons un grand 'Que vois-je au clair de la lune sur des, bâtons dis-
nombre de mots. posés en croix comme un gibet? C'est un mannequin
Ils ont un usage assez singulier que nous n'avons empaillé de mals représentant un guerrier prèt à
pas trouvé chez les Ouayanas. décocher une flèche.
Quelques instants apuès mon arrivée, on m'apporte Le lendemain, ayant demandé ce que signifiait cette
un treillis en feuilles de palmiér où sont fixées par image, ou me répondit « Yo(ocle. »
le milieu du corps de grosses fourmis noires aux J'achète ce diable inoffensif au prix d'un hamac,
piqûres douloureuses. Tous les gens de la tribu, sans avec l'intention de le rapporter en France.
disfinction de sexe ni d'àge, se présentent à moi pour Nous ne tarderons pas à gagner les grandes chutes,
se faire piquer sur la figure, les reins, les cuisses; etc. il nous faut des guides à tout prix. Au moment où
Quelquefois je suis' indulgent dans l'exécution; on j'engage Tioui à m'accompagner chez les-Calayouas,
me dit « Encore! encore.! » Tous les gens ne sont je vois arriver un jeuue Indien nommé Olori (Iguane
satisfaits que lorsque la peau est parsemée de petites qui sait quelques mots de portugais).
élevures semblables à celles qu'on produirait en Comme il me dit qu'il a visité les blancs, je tâche
donnant le fouet avec des orties. de l'engager à nous accompagner. Manquant d'objets
Vers huit heures, le tamouchy nous dit « Tirzil~izé d'échange, je lui offre mon paletot et de petites pièces'
yepé, » c'est-à-dire « Allons nous coucher. » On pour faire des colliers et des pendants d'oreilles.
nous présente à chacun un flambeau (oué~oie), coin d'or On réfléchit la nuit, et le lendemain mes hôtes
posé simplement d'une longue atteHe en bois acceptent mes présents': c'est qu'ils sont -dé-
résineux. On l'allume, et, chacun portant son cidés à faire le grand voyage. le paye aussitôt,
'hamac, nous nous engageons dans le petit: sen- seulement je demande à garder mon paletot
tier qui traverse l'abatis. jusqu'en bas de la rivière. Mes hùtes n'y con-
Arrivés dans la forèt, nous entendons le chant sentent qu'à la condition que je leur donnerai
d'un oiseau qui donne distinctement les cinq d'avance les quelques boutons qui restent à
notes suivantes mon vêtement.
Nous nous mettons en route avec un renfort
de trois hommes. Olori s'embarque dans ma
légère pirogue avec Apatou.
Une panique s'empare de mon escorte, les Nous rencontrons des habitations presque tous
flambeaux s'éteignent, hommes et. femmes se les jours; j'ai l'occasion de causer avec les indi-
sauvent dans l'obscurité de la nuit. Nous som- gènes et de recueillir des objets ethnographiques.
mes obligés de retourner au village, et ce n'est Entre autres choses, j'achète des peintures sur
que longtemps après que -nous allonsnous cou- bois analogues à celle que j'ai trouvée chez
rhar Macoui pi au premier voyage, et des cuillers
Quel est donc l'Oiseau qui fait tant de peur Cuillerraite qui ne manquent pas d'originalité. Elles sont
arec ['oa·itmt
aux Indiens de la Guyane ? d'un singe.. faites d'un occiput de couata qui est adapté
On connait son chant, mais personne ne l'a avec une ficelle à un manche en bois. Ces in-
jamais vu. Il y a lieu de croire due c'est une espèce struments sont si co~modes, que nous les employons
de chouette.- pour notre usage personnel.
'Il m'est impossible de m'endormir: la chaleur m'é- 29 novembre. Une demi-heure ap.rès le départ,
touffe; je me décide à sortir. mais c'est une opération nous courons à terre à la poursuite d'une bande de
très compliquée. D'abord il me faut rallumer mon pécaris qui vient de traverser la rivière.
flambeau, si je ne veux pas m'exposer, après m'être Olori, voulant les fairc retourner, imite l'aboiement
avancé le corps courbé sous les hamacs, à me casser du chien. La troupe fait volte-face et s'avance sur
les jambes en marchant sur les traverses clairsemées nous. Apatou et moi nous nous empressons de grim-
avec
qui forment le plancher. J'ai beaucoup de peine à per sur des arbres, mais '1'Indien reste à terre
descendre par une petite échelle composée de deux un sang-froid qui m'étonne. Il se place derrière un
couvert par cet
perches, sur lesquelles on a fixé quelques barres trans- petit arbre recourbé jusqu'au sol, et,
versales au moyen de lianes. arceau qu'il maintient du pied droit, il décoche ses
Mon flambeau s'éteint au moment où j'arrive au bas tlèches aux premiers arrivants. La bande ne tarde
de l'escalier, et il me faut faire le tour de la hutte, à pas à reprendre sa course, mais se ravise et revient
la recherche de la purle, dui n'est autre qu'un treillis une seconde fois l'Indien fait de nouvelles vic-
en feuilles de palmier qu'on soulève doucement pour times.
le refermer aussitôt, afin d'empêcher les moustiques Vers neuf heures, nous apercevons une petite savane
de pénétrer. sur la rive droite; cette lacune dans la: forèt n'a pas
Mais quel bonheur de se trouver en dehors de cet d'autre raison que la pauvreté du sol, qui est inca-
étoufloir! Ma poitrine se gonfle, c'est avec volupté pable d'alimenter des arbres.
132 LE TOUR DU MONDE.

Un peu en aval, nous rencontrons un petit saut En retournant au dégrad, Stuart dit du'on a volé
formé par des roches schisteuses, entremêlées de son sabre d'abatis. Le voleur ne saurait être que le
quelques' roches granitiques; sur-les rives, on remar- jeune Olori, qui a passé quelque 'temps chez lés
flue de petites montagnes mamelonnées recouvertes blancs.
d'une végétation puissante. Sachant qu'un acte de violence de ma part provo-
Le le~ décembre (vingtième jour en descendant), duerait la désertion des Indiens, je mc contente de
nous voyons une crique assez importante appelée faire venir Olori et de le regarder en face jusqu'à lui
Ta~oz~Kozsrozs, qui signifie textuellement rivièrc des faire baisser les yeux, Après cette inspection silen-
roches (tapou, roches; lcou~~oec,rivière). Deux pe- cieuse, je le charge lui-même de faire des rec.hcrches
tites montagnes s'élèvent près de son embou- sur l'objet volé. Dix minutes après, ill'evient et dit
chure. avoir trouvé le sabre dans la rivière, où il serait
Nous arrivons dans l'après-midi à Malaripo, petit tombé par accident.
village situé au milieu des bois, à Tout, va bien, en route!
deux kilomètres de la rive droite.
J'y passe deux jours pour faire des 1.Y V
provisions de cassave. Malari est un
gredin qui nous refuse des vivres Salsepareille. Un harem., cou-
sous prétexte que son manioc n'est sanguins. Mademoiselle Soleil. La ci-
garelte de l'hospiralile. Diyriade d'îlots.
pas mùr, et cherche à détourner mon ~[apirémé. Je renforce mon escorte.
équipage. L'ayant surpris pendant la J'éniliulelie Apatou de prendre un bain.
nuit à faire une orgie de cachiri et La belle chute de Toulé. Dévaine.
Roches qui ressemblent à de la liotiille.-
à gaspiller la cassave que ses fem- Dans unabime ledos tOIll'Ilé. La conllance
mac m'nnt ilntiq b ;nl1rnpp. étouffe la i.neur. Apalaï lirant la~un. cihlr
Gens maladroitsvouésau célibat. TOUjOUl'S des ,chutes;
je le fais saisir et le force à rester tout le temps assis la rivière s'engouffre. Descentevertigineuse. Indien piqué
au pied de mon hamac. par une raie.
Le vieux rusé, sc sentant pris, déploie une grande
Le 5 décembre, nous passons devant un ancien
activité, et en l'espace de deux jours j'ai soixante-dix
galettes de cassave, que je fais sécher au soleil et village jadis occupé par des Roucouyennes qui ra-
emballer dans des catouris bien fermés. massaient de la salsepareille pour l'échanger contre
Je profile de mes loisirs pour faire une collection des couteaux et des colliers que leur fournissaient
de dessins que les Apalaï crayonnent eux-mêmes sur les Apalaï. Ces derniers transportaient cette plante
mon album. En,les regardant à 1'oeuvre, je 1-emarclue médicinale dans le bas de la rivière, pour la vendre
aux Calayouas. Les collines qui longent la rive droite
que les Indiens, comme les Rouconyennes et les
sont riches en salsepareille.
Oyampys, ont les plis de la peau beaucoup plus
saillants que chez les races blanche et noire. Les Nous arrivons de bonne heure à une habitation
plis du genou ressemblent à une peau également située dans la forêt et qui
est occupée par un gros Indien ap-
d'orange.
Jevoudrais représenter ,exactement pelé Azaouri. Cet homme parait d'une
ces détails, qui m'intéressent au point force colossale.
de vue anthropologique, mais je trouve Dans l'lia])-itatiorije remarque qua-
la difficulté insurmontable. Il me vient tre jolies femmes, qui me donnent
toutefois une idée je fais barbouiller chacune une mèche de leurs jolis
un Indien avec du roucou des pieds à cheveux noirs pour ma collection
la tête, et, a,Umoyen d'un papier mince anthropologique.
Que i'annlicrue avec la main, j'obtiens Leur ayant demandé où sont leurs
tous les détails de structure. Le roucou maris, elles montrent toutes du doigt
agit comme de l'encre d'imprimerie. Avec un peu tamouchy Azaouri. Ce qu'il y a d'étrange, c'est
d'esercice je recueille les détails anatomiques de toutes que la plus belle de toutes, appelée Poj~ou.la (soleil),
les parties du corps, et particulièrement des pieds, qualifie Azaotii-1 tantôt de papa, tantôt d'okiri. Les
des mains, du genott et des coudes. Il est à noter unions entre parents au premier degré ne sont pas
que la peau de l'enfant à la mamelle présente des très rares chez tous les Indiens des Guyanes.
plis aussi accentués que ceux d'un blanc à l'àge adulte. Mes compagnons de voyage ont mis sur leur canot
La peau d'un jeune homme vue. à l'œil nu semble un gros catouri d'encens, qu'ils ont l'intention de
grossie trois fois à la loupe. porter jusqu'en bas du fleuve pour l'échanger contre
Je remarque un fait bien étrange. Toutes les femmes un couteau. Je l'achète séance tenante, non pas avec
du village, qui sont au nombre de sept ou huit, toussent l'intention de le rapporter, mais pour. m'en ,servir en
et crachent d'une manière abominable comme des pbti- voyage. Cette matière est très précieuse on l'emploie
siques, tandis que les hommes sont bien portants. pour allumer le feu et s'éclairer. Je lui trouve une
DE CAYENNE AUX ANDES. 133

autre.application en me couchant je me paye le luxe tiques qui me font changer vingt fois de place pendant
de me faire enfumer avec cette résine, partout ailleurs la nui t.
exclusivement destinée à l'adoration du Dieu des 7 décembre, ,La rivière se divise en un grand
blancs. nombre de branches nous nous engageons à gauche,
Les ,Apalaï comme les Rou,couyenncs désignent à travers des îles et des rochcs sans nombre qui for~,
l'encens sous le nom. d'al'ouŒ. Cette substance se ment un dédale où il est très malaisé, de tracer la
trouve en quantité généralement considérable au pied route à la boussole,
des arbyes. Apatou a trouvé dans la crique Maroni Nous rencontrons des barrages si difficiles à fran-
un morceau d'encens si gros, que deux hommes vi- chir, que maintes fois nous sommes ohligfs de rétro-
goureux ont eu de la peine à le charger sur leur grader et de faire des détours cùnsidérables..
canot. L'arbre à encens (Icica ~uia.~t,ensis Aubl.) est En comprenant les Ues, la largeur t,)tale du cours
quelquefois employé pour faire des pirogues; mais, s'il d'eau ne mesure pas moins de trois kilomètres.
est t facileà travailler, il Enfin, vers deux heu-
n'est que d'urie qualité res, nous arrivons au
médiocre. dégrad d'un petit village
Les nègres marrons de qui se trouve à deux ki-
la Guyane.tppellent l'cn- lomètres de la rive, Il est
cens ~it.orzi(argent), sans commandé par le tamou-
doute parce qu'il leur chy. Mapirémé, dont le
sertpouracheterprès des nom désigne un tigre
blancs les objets dont ils noir très redouté qui
ont besoin. n'existe peut-être que
6 décembre. Azaouri dans l'imagination fan-
nous accompagne avec sa tastique des indigènes.
.jeune fille, qu'il surveille Pendant que mou hôte
avec un double intérêt. fait sa toilette pour me
A midi, nous arrivons à recevoir, je m'assieds
un dégrad qui conduit à dans une hutte où je
l'habitation d'un vieux trouve une hache de
chef ,nommé Eritiman, pierre que je m'empresse
situé à deux kilomètres d'échanger contre une
dans le bois. aiguille.
Jevoudrais bien éviter Tiuirit me dit ne pa~
cette excursion. car il fait connaître les sauts du
une chaleur torride, mais Parou. Il serait donc ur-
il faut m'exécuter devant gent d'engager quelques
l'autorité de la belle Po- Indiens de ce village qui
poula qui désire faire doivent avoir l'habitude
escale. Les Apalaï ontune de les traverser en allant
manière particulière de flécher les pacous. Ma-
comlalimenter leurs hô- pirémé consent à m;ae-
tes. Chacun sépare au- compagner avec deux ca-
tant de cigarettes qu'il nots au prix d'un fusil et
arrive d'étrangers et La belle flopouti. Dessin de I:\iOll. fi'aprè3un croquis du lcrtpui- (.revaux- de quelques pièces d'or
vient les offrir après dont il fait moins de cas
les avoir allumées. Je suis obligé de tirer quelques que d'un collier en verroterie.
bouffées à chacune des longues cigarettes qui me Les Apala'i con~idèrent le passage des chutes oomme
sont successivement présentées. Elles sont composées une entreprise très périlleuse; aussi les femmes et
d'une feuille de tctouca~i entourant une feuille de les enfants viennent-ils nous accompagner jusqu'au
tabac qui est de bonne odeur bien qu'il n'ait subi dégrad. Au moment de la séparation, je doee un peu
aucune préparation. d'entrain à mon escorte en brûlant quelques cartou-
Cette pratique pourrait avoir_de graves inconvé- ches.
nients au point de vue de la transmission de certaines Vers midi, nous quittons le labyrinthe des iles pour
maladies. atteindre la grande rivière, qui ne tarde pas à se di-
En route à deux heures nous voyons la rivière viser de nouveau en Ulle myriade d'iles entre lesquelles
parsemée de nombreuses îles qui indiquent l'approche l'eau tombe en formant des rapides et de petites cas-
des chutes. Nous passons la nuit sur de belles roches cades. Les canots abandonnés se briseraient infail-
où nous sommes tourmentés par des nuées de mous- liblement sur les roches, si on ne les retenait avec
134 LE TOUR DU MONDE.
une corde fixée à l'arrière. Le vigoureux Apatou ne siste à un exercice de cible par des jeunes
g^us qui
peut résister à la force du courant, et, ne voulant pas ont subi dernièrement le supplice du ~ara!cé..
lâcher prise, il est sur le point de tomber dans la Il faut que, ayant le clos tourné, ils envoient des hou-
chute, lor~que j'accours et le retiens par la jambe. lettes de cassave vers un morceau de bois sur lequel
Stuart et Hopou, moins prudents, lancent leur pi- on a tracé une circonférence. Ceux qui n'atteignent
rogue au milieu des chutes avec une audace effrayante. pas le but trois fois de suite sont soumis à de nou-
Ils sont d'autant plus hardis qu'ils connaissent moins velles piqÙres des fourmis et des guèpes.
le danger. Les Apalaï, comme les Roucouyennes, ne doivent
9 décembre. Nous arrivons à une chute majes- pas se marier sans avoir subi ces épreuves, autrement
tueuse, disposée en longs gradins, que les indigènes ils seraient exposés à n'engendrer
que des enfants
appellent Toulé. Elle mesure dix mètres de hauteur chétifs et malingres.
sur une longueur de trois cent cinquante mètres. On Le 11, dans la matinée, nous perdons la pirogue
est obligé de décharger les bagages pour les trans- chargée de cassave. Apprenant qu'il y a un village à
porter à une distance de quatre cents mètres et on une faible distanee en aval, je pars en avant pour
hale les canots sur des roches. faire préparer des vivres.
Étant obligé d'employer tout mon équipage au trans- Le soir, nous avons de la peine à manger du pois-
port de chaque embarcation, il nous faut quatre heures son sans matière féculente, mais Apatou se souvient
pour franchir l'obstacle. qu'il a mis à fermenter des morceaux de cassave pour
Le transbordernenine se fait pas sans accidents je faire du cachiri. Cette affreuse pâte, qui est recouverte
Ciisse mon meilleur chronomètre, des poteries recou- de moisissures, est bouillie sur le feu et savourée avec
vertes de dessins, et deux de mes hommes se bles- délices.
sent en tombant sur les roches. Le 12, nous franchissons les sauts Tahiocaozca et
Au pied de la chute on rembarque dans les piro- Taoka. Au dernier, la rivière rétrécie s'élargit subite-
guies, et nous filons avec une rapidité vertigineuse ment en formant un entonnoir.
entre des roches noires; luisantes, qui ressemblent à Pendant tout le reste du jour, ce ne sont que des
des amas de char bons de terre. C'est de l'hé-rnatite, chutes, rien que des chutes, où nous cascadons sans
c'est-à-dire un niinerai de fer presque pur que nous un instant de repos, et, pour .comble d'ennui, le soir
avons déjà trouvé dans le Yary.
pas de cassave!
Ensuite la rivière se bifurque eu mille branches, et Le 13 décembre, au départ; nous avons une sur-
grâce à nos guides 1,l0UStrouvons une habitation dans prise désagréable. La rivière s'engouffre dans des ca-
une île où nous passons' la nuit. naux n'ayant pas plus de deux mètres de largeur, et
Le 10, nous n'avons p3s un moment de repos; par- elle s'y précipite avec une violence qui fait peur.
tout des roches granitiques et schisteuses qui for- Il n'y a pas à songer à s'engager dans ce défilé, où
ment des chutes de cinquante centimètres à un mètre noire canot se briserait contre les grandes roches
très dangereuses à franchir. noires découpées à jour qui constituent un riche mi-
Ma petite pirogue bondit dans l'eau comme un ncrai de fer.
cheval fougueux, et nous passons comme l'éclair de- Nous devons haler le canot par terre sur un terrain
vant les roches, que nous effleurons sans jamais les tellement accidenté, du'il nous faut deux heures pour
heurter.
parcourir une distance de vingt mètres à l'aide de
Olori, toujours prêt à se sauver à la nage, se lève à traverses qu'on établit sur son parcours.
chaque instant de son banc. Apatou, las de cette manœuvre, prend le parti de
« Assieds-toi! » lui crie le patron. descendre dans le courant.
Tout à coup les lames sont si fortes que l'eau em- Nous embarquons avec les bagages et nous partons.
barque de tous côtés. « Co~ouita.! cocor~ita! » (pa- « Caïgicé! ccsi;qz~é. dit le patron, et nous eflleu-
gaye! pagaye!) dit Apatou, et nous arrivons sans acci- rons les obstacles sans jamais les heurter.
dent au pied de la chute. En un quart d'heure nous parcourons une distance
Quand le passage est plus difficile, Apatou fait vi- de quatre kilomètres.
rer le canot, qui marche aussi bien de l'arrière que de
Cinq minutes d'arrêt seulement pour souffler, et
l'avant, et, donnant un vigoureux coup de pagaye, il puis bravement en route
nous lance à travers les roches que nous passons à A onze heures et demie, la riv ière s'élargit, mais elle
raser. est si peu profonde, que nous sommes obligés de des-
Les évolutions sont si rapides, que je n'ai pas le cendre et de nous mettre à pied pour pousser le canot
temps de me retourner; je franchis l'obstacle en lui il.la main.
tournant le dos avec mon cahier sur les genoux et la
boussole à la main. J'ai une telle confiance dans mon 1. 11est probableque le nomdes iles CaïquedecouverLespar
patron de canot, que je ne vois aucun danger dans ChristopheColombà son premiervoyage n'a pas d'autre origine
cette descente vertigineuse. que le mot cai'quc,qui est en usage chez les Noucouyennes.Peut-
être des Indiensaccostantle navire amiral criaient-ils Cai'qué
Nous passons la nuit à l'habitation d'Eralé, où j'as- caïqué!
DE CAYENNE AUX ANDES. \35

Nous n'avons pas fait cent mètres que notre com- La raie se tient sur le fond, où elle est souvent rc-
pagnon Olori jette un cri perçant. Que lui est-il ar- couverte de sahle ou de limon. Quand elle se sauve,
rivé? On s'empresse autour de lui. Il vient d'ètre pi- -elle brouille l'eau, de sorte clu'on est quelques in-
qué par une raie sur laquelle il a mis le pied. slants avant de Après son départ, la place
Toute la jambe s'engourdit, et Olori éprouve par du glte est indiquée par une déprcssion ovalaire.
intervalles des crampes excessivement douloureuses. Apatou tue d'un coup de hâton une grosse raie,
L'ayant couché dans le canot, nous continuons la qui, rewcrséc sur le dos, rnèt une vingtaine de
marche à pied. petits ayant cincr à six centimètres de longueur.
Nous nous hâtons de sortir de ce mauvais pas, car Les Indiens ne redoutent pas les grosses raies,
la privation de cassave nous est très pénible. Bien parce que leurs dards émoussés sont généralement
que nous ayons du poisson à discrétion,il semble, incapables de piquer. Les crochets de ce poisson
-à en croire notre estomac, que nous' mourons de sont souvent employés pour faire des pointes de flè-
faim. ches destinées à la chasse du couata.
Apatou me recommande, pour éviter les raies, de N'ayant rien à manger, nous ne pouvons nous ar-
suivre en marchant dans le lit du canot, l'agitation rèter pour étudier ces poisson plus à l'aise. Nous
de l'eau les faisant fuir à droite et à gauche. marchons, marchons toujours pour. atteindre une belle

Je ne vois aucun danger dans cette descente vertigineuse. Dessin de Bioti, d'Llprës un crûquig dû docteur Crevaux.

montagne appelée Coic~opol;o, que nous apercevons Ce retard a eu pour cause le~naufrage 4p- grand
depuis le matin. canot. Tous les bagages sont allés au fond de 'l'eau,
et l'embarcation à moitié brisée a dû subir de grandes
réparations pour pouvoir continuer.
.1(1 V'lI

La navigation du 17 ne présente aucune difficulté,


Naufraged'un canot. La rivi~re s'engou0'reentre les roches. mais le lendemain les chutes recommencent et nous
En reconnaissance. Vertige. Chute dans un précipice.
Canal pittoresque. Unevictime.- Deuxcanots perdus n'avançons que très lentement.
dans un jour. Constructionde piroguesen écorce. Séclie- Le 20, dans la matinée, nous passons devant une
resse extrême; pas assez d'eau pour une pirogue. La dcr-
nière chutedu Parou. Significationdu mot Pamama. montagne taillée à pic appelée hfannccrnaï, qui est
tout à fait semblable àcelles que nous-avons trouvées
Enfin, à trois heures, nous arrivons à un petit vil- I- dans le Yary vers la même hauteur. C'est un grès
lage commandé par le tamouchy Apéré. blanc (pierre de sable) taillé à pic sur une hauteur
Le lendemain, je fais faire de la cassave et j'enrôle prodigieuse.
dès hommes pour nous conduire jusque dans le bas Le courant nous emporte rapidement en passant t
de la rivière; mais nous ne pouvons nous mettre en devant cette montagne, mais nous ne tardons pas à
route, car les autres canots n'arrivent pas. être arrêtés par de grandes roches schisteuses, aux
Le 16, nous allions parlir au-devant d'eux, formes bizarres, derrière lesquelles on aperçoit une
lorsque
nous entendons un coup de fusil. C'est
Hopou et montagne déchiquetée appelée Taoz<aracapa.
Stuart qui signalent leur arrivée. Voilà que subitement l'eau vient à dispara.ître au
136 LE TOUR DU MONDE
milieu des roches;, il faut arrêter: les canots et cher- étant, à vrai dire, un peu sujet au vertige. Comme
cher un passage.. je. n'ai pas pris assez d'élan, je glisse en arrivant sur
Étant parti en éclaireur avec Apatou et quelques In- la, rive opposée et je vais dispar'aître dans l'abîme,
diens; ndus~vôycns que là.rivière est absolument impra- quandj,' ai la chance de.saisir une pierre à laquelle je me
ticable~sûr. un parcours d'environ quinze cents mètres. cramponne avec la rage d'un noyé; l'Indien retourne
Cette reconnaissance' est des plus fatigantes; j'ai sur ses pas et, me donnant la main, me retire du pré~
bientÔt la"plante des' pieds déchirée en sautant.pieds ej pi ce, où je n'aurais pas tardé à me laisser choir.
nus sur des roches granitiques: A un moment nous Je retourne à nos pirogues, clopin-clopant, et j'ai le
sommes arrêtés par une grande fente au fond de la- temps de guérir mes contusions en attendant que l'é-
quelle l'eau tourbillonne en faisant un bruit effroyable. duipage taille un chemin dans la forêt pour passer
L'Indien qui m'accompagne franchit l'obstacle d'un les canots.
-pas léger. Pour ma -part j'hésite un moment à sauter, Le 21, après midi, nos six pirogues traînées à force

Sauvé du précipice. Dessin de Riou. d'après un croquis du docteur Crevaux.

de bras sont au bas de la chute; nous embarquons qu'à droilc il est rongé par l'eau qui la déchiquètecn
les bagages et nous continuons à descendre. formant les dessins les plus bizarres.
Une demi-heure après, nous retrouvons un nouveau Je ne puis.résister au désir de m'arrêter un instant
saut qui n'a pas moins de quatre mètres de hauteur; pour faire le Croquis de ces roches, qui ont tantôt l'as-
il faut décharger les bagages, haler les canots par pect d'une ruine, tantôt la forme d'un animal fantas-
terre, ce qui demande deux heures d'un travail pé- tique.
nible sous une pluie torrentielle qui commence à Le vieux Mapirémé, qui a fait naufrage dans la
tomber. journée, est tellement épuisé par cette navigation in-
Bientôt la rivière se rétrécit et court en ligne droite sensée, qu'il demande à ne pas aller plus loin. Nous
vers le sud-est. Nous ne mettons pas une demi-heure l'abandonnons, après avoir réparé son canot qui s'est
pour, parcourir une distance de plus de quatre kilo- fendu sur les roches.
mètres dans ce canal, dont les rives sont formées d'un Le nous nous engageons à travers des collines
grès blanc, qui s'élève à pic sur la rive gauche, tandis que les indigènes désignent sous le nom de Morai:ca.
138 LE TOUR DU MONDE.
et de Tarctipoz~. La rivière, traversant.des quartzites nitique une gravurc ayant environ soixante centimètreR
analogues à ceux qui constituent la Pa.oacarla du Yary, de longueur sur un demi-centimètre de profondeur.
fait des honds effrayanls entre des murailles coupées « Ly semble moun (homme) ou bien grenouille, »
à pic. On décharge tous les hagages et on descend les dit mon patron, qui m'a informé trop tard pour que
canots en les retenant depuis la rive avec de grandes j'aie pu prendre l'empreinte de cette image"
lianes en guise de cordes. Une fois l'amarre casse et N'ayant plus que deux embarcations, dont l'une
le canot se brise contre les roches. est avariée, nous sommes obligés de construire deux
Pour comble de disgrâce, pendant la nuit, un de nos pirogues avec l'écorce du cou~~banul.Le tégument de
canots mal attaché s'en va à la dérive, et il nous est cet arbre, qui est très épais, ne se détache qu'à la con-
impossible de le retrouver. dition de faire du feu autour lorsqu'on a commencé à
Apatou, portant les bagages à travers les roches si-. le soulever.
tuées près de la rive gauche, a vu sur une roche gra- Le 24 décembre (trente-huitième jour de canotage),

La rivière se rétrécit (voy" p. IJ6)" Dessin de Riou, d'après une photographie,

la rivière, qui mesure sept à huit cents mètres de lar- Parzaana, ce qui signifie papillon dans la langue des

geur, se dirige vers l'est presque en ligne droite, sur Apalaï. et des Roucouyennes.
une distance de plus de dix kilomètres. Il y a si peu
d'eau que nous sommes non seulement obligés de x..XVII
marcher dans le lit, mais souvent de déplàcer des ro- Nous approchons de la ciVI-
Le crayon de nos pères. Noili.
ches pour permettre le passage de notre minuscule lisation. Il faut en être privé pour apprécier ses douceurs.
embarcation. Le lit de la rivière est parsemé de pier- Chasse au tapir.-Accident terrible. Itésigiiation. Pécaris.
Pont pittoresque il Xingu. Diner chez Lucullus. travers
res qui paraissent cassées comme des pavés destinés une ri\'ière' en fureur. Arrivée au grand fleuve. Pas de
à l'empierrement d'une chaussée (roches schisteuses). vapeurs ni même de canots. Nous trouvons une mauvaise
Des gens qui ont peur de se noyer. Deux grandes
Après ce long trajet, nous arrivons à une chute à bai-que.
journées pour aller du Parou au Yary. Je complète le tracé
pic ayant vingt mètres d'élévation et qui ressemble aux de cette rivière. Retour au Para.
chutes du Désespoir et de la Pa.~acada dans le Yary.
Elle est désignée par les indigènes sous le nom de Pendant mon transporte les bagages
que équipage
DE CAYENNE AUX ANDES. 139
et fait glisser les canots sur la rive droite, je fabrique le jour, fort peu à mon aise, en faisant séchcr mes
un crayon avec ma dernière balle. vêtements auprès du feu.
Sachant que Pauama est la dernière chute du Parou, Tout cela se passe la nuit de Noël. On pense malgré
nous pagayons au plus vite pour tâcher' d'atteindre soi, avec, envie, aux joies du « réveillon dont on ne
les avant-postes de la civilisation. Mais le soir arrive se soucierait peut-être pas si l'on en pouvait prendre
et il faut suspendre mon hamac à un arbre fortement sa part.
incliné sur la rivière. Mais ici c'est vraiment trop peu de « réveillon et,
Au milieu de la nuit, un grain nous surprend sans n'ayant rien à déjeuner, nous nous embarquons au
abri et je ne puis fermer l'œil. lever du soleil. Encore un petit coup de collier, et
Pendant les mouvements désordonnés que j'exécute, nous atteindrons le terme-du voyage. Nos yeux exer-
la corde de mon hamac casse et je tombe à l'eau. cés scrutent les rives avec une anxiété fébrile. A huit
Je m'en tire_comme je puis, mais il me faut attendre heures, nous apercevons une colonne de fumée qui

Perte d'un canot. Dessin de [lion, d'après un croquis du docteur Crrdyaux.

monte tout droit vers un ciel calme et sans nuage. pâuvres gens nous offrent une cigare'tte et nous con-
Nos cœurs palpitent à l'approche de la civilisation vient à leur frugal déjeuner. Ils parlent le portugais;
Quel bonheur pour un voyageur d'arriver au but après combien je suis heureux de m'entretenir avec des gens
avoir rempli et dépassé son programme sans le moin- qui parlent un langage qui se rapporte au mien
dre accident,.sans avoir perdu un seul homme! Si j'ai Je leur demande des nouvelles de l'Europe, du Bré-
laissé beaucoup de bagages en route, au moins je sil, mais ils ne savent rien des choses politiques; ils
rapporte mes instruments et ines cahiers de notes où se contentent de me montrer un papier qui envelop-
j'ai pu relever tout mon itinéraire sans la moindre pait du sel. C'est une grande satisfaction de trouver
lacune. cet aliment qui nous fait défaut depuis des mois,
Mes hommes pagayent vite et nous atteignons mais je suis bien plus heureux encore de parcourir
bientôt le campement que nous avons aperçu. Je un débris de journal.
trouve là un nègre et un vieil Indien occupés à faire Depuis plus de cent quarante jours je n'ai lu que
boucaner un pira~~uctc qu'ils ont pris la veille. Ces dans: le livre de la nature c'était superbe, raVIssant,
140 LE TOUR DU MONDE.
mais sauvage. J'ai besoin de civilisation. Je lis et patron Apatou aux deux Indiens qui se trouvent de-
relis le papier imprimé qui.m'apprend la mort d'un vant moi.
compatriote illustre, Thiers, dont la gloire s'est éten- Nous arrivons près de la rive au moment où le ta-
due jusqu'aux dernières limites des pays explorés. pir, sortant des eaux, fait un bond pour s'enfuir dans
A neuf heures, en route la forèt. Jç m'étais dressé et j'avais l'arme e~ joue
Au moment où nous traversons la rivière pour évi-
depuis une seconde, lorsque Apatou me dit Tire 1.
ter un bane de' sable, nous apercevons un tapir tire »
qui
bondit comme un cheval fou-,tieux à, travers les eaux Olori, qui était devant moi, pousse un cri de dou-
peu profondes du Parou. Je le frappe à l'épaule d'un leur « Natati! ~zata.t~ eou! (Traduction Je
coup de fnsilchargé de gros plomb, puisque ma der- snis tué )
nière balle me sert de crayon. -1 couvert de sang. Le malheureux
Mon.pantalon.est
« Cocouita! cocôuita.! (pagaye! dit le a la main gauche fracassée sur'la
pagaye poignée de sa pa-

Le saut de Panama (voy. p. 138). Dessin de Riou, un croquis dû docteur Creiaux.


d'après

ga ye, qu'il tenait dévant tle canon du -fusil. En traîné continue, non sans peiné, à relever la suite de moit
par la fureur de la chasse, il s'est levé pour pagayér cours d'eau.
avec plus de force, et sa main s'est trouvée devant h. Il nous faut quatre heures pour atteindre un petit
bouche du canon au moment où je faisais feu.
village habité par quelques noirs et des Indiens à
..Pendant que les pècheurs de achèvent le moitié'civilisés.
tapir à coups de fusil, je m'occupe. de mon blessé, qui Olôri est si faible qu'on est obligé de le porter dans
est tombé en syncope et que les Indiens croient un hamac suspendu à une perche. Plusieurs doigts
mort. sont mutilés; je voudrais les enlever séance tenante,
Je décharge les bagages, que je confie ¡lU grand ca- mais il refuse toute opération. Je fais tailler' une
not, et nous marchons vite pour atteindre une habi- planchette sur laquel,le j'imtnobilise l'avant-bras avec
tation. Le sang s'arrète par la compression ef le blessé ma chemise dont je-fais des bandes.
~:raiÜnie. Olori ne m'en,v.0iit -pas. JI. m~;¡:lit
Je le tiens couché sur mes genoux pendant que je « Ce n'est pas ta faute; mon camarade m'avait dit
142 LE TOUR DU MONDE.
Prends garde au fusil J'aurais dû l'écouter. Je et nous aurons la carte de cette belle rivière, qui
ne pourrai plus flécher, donne-moi le fusil qui m'a est absolument inconnue des géographes.
fait mal, avec beaucoup de plomb et de la poudre. » Ne pouvant naviguer tout le temps à cause de la
Le malheureux est d'autant plus résigné qu'il voit marée, nous nous arrétons quelques heures pour
dans cet accident une punition du vol qu'il avait faire bouillir une grande marmite de café. L'abon-
commis; il a remarqué que la main frappée est préci- dance est revenue subitement dans notre camp. Nous
sément celle avec laquelle il avait dérobé le sabre de avons du sel, du biscuit, du tafia (cacl~ac,,a.), du
Stuart. sucre. Nous faisons un déjeuner exquis. Ensuite on
Pendant que je finis un pansement, une bande de s'étend dans les hamacs en attendant le reflux.
pécaris traverse la rivière, tout le village s'embarque, Nous commençons dormir lorsque Apatou si-
j'entends des coups de feu répétés. gnale une décroissance de l'eau. Vite aux. canots et
Les canots reviennent chargés de ces gros gibiers en route
qui fourniraient de la viande pour plus d'une gemaine Vers trois heures, nous apercevons dans le lointain
au petit village et à mon équipage. une petite savane sur la rive gauche; on distingue
Dans la soirée, le grand canot revient aussi avec la bientôt une maison, et puis des boeufs dans une
moitié du tapir; l'autre moitié a. été donnée à ceux prairie. Il faut traverser la rivière pour nous rendre à
qui l'ont achevé. cette habitation; mais voilà que le vent se déchaîne
Que sont devenues les autres pirogues subitement, des vagues se lèvent, nous embarquons de
En entendant des coups de fusil suivis de cris l'eau à couler bas. Nous revenons à la rive pour bien
plaintifs 11'cttati! natctti! ils ont cru que les Ga- arrimer les bagages, et puis nous mettons le cap droit
layouas nous avaient ,livré combat et ils ont aussitÔt au travers de la lame nous montons, nous descen-
pris la fuite. dons avec le morceau de bois rond qui nous sert
Nous partons le 27 au matin, après avoir assuré le d'embarcation. Je crains de chavirer, en pensant à
sort de ma victime. mes objets de collection, et surtout à mes cahiers.
Le bas Parou a les rives moins élevées que le Yary Dans la crainte de quelque accident, je porte mes
au même niveau. Il est entrecoupé de nombreuses cahiers sur ma poitrine, sous ma chemise boutonnée.
îles marécageuses, sur l'une desquelles nous nous ar- Enfin nous arrivons derrière une pointe où nous
rètons quelques heures en attendant la marée descen- sommes à couvert du vent; encore quelques coups do
dante. Apatou reconnalt des s~rin.ga, c'est-à-dire des pagaye et nous sautons sur la rive. Quelle n'est pas
arbres à caoutchouc semblables -à ceux qu'on exploite notre surprise de nous trouver en présence du jeune
dans le Yary. Raleilo, le fils du Brésilien qui nous a donné l'hos-
Dans l'après-midi, nous nous engageons dans un pit ité à Gurupa
long canal très étroit (rçcuanaca)qui aboutit à un dé- Son habitation est située sur un petit affluent ap-
barcadère où une goélette fait un chargement de cas- pelé Oztî-oug~2a,parce que les Indiens qui occupaient
taitas. Nous laissons les bagages dans le canot et ces parages y trouvaient l'osier avec lequel ils confec-
nous nous dirigeons vers une habitation située à quel- tionnent leurs pagaras.
ques centaines de mètres du dégrad. Je ne sais ce qu'est devenu le grand canot nous
Nous remarquons au milieu des palmiers un petit l'attendons en vain toute la soirée, et le lendemain
pont de lianes entremêlées qui sont d'un effet ravis- matin, ne voyant rien venir, je pars de bonne heure à
san t. sa recherche. Supposant qu'il s'est arrêté à l'embou-
Nous étant arrètés un instantpour contempler cette chure de la rivière, nous descendons en suivant la
nature admirable laquelle nous allons faire nos rive gauche.
adieux, nous voyons venir au-devant de nous un vieil- Deux heures après, nous doublons la dernière
lard à barbe blanche dont la figure ne nous est pas pointe'du Parou, et nous, entrons dans les eaux du
inconnue. C'est un juif du Maroc que nous avons vu à grand fleuve de l'Amazone, que nous voyons pour la
Gurupa au dernier voyage. seconde fois. Nons sommes devant une habitation où
Ce brave homme nous offre du café en attendant j'aperçois mes hommes occupés à faire la cuisine.
la préparation du diner; nous éprouvons un plaisir Voilà cinquante jours que nous avons quitté le pays
infini à savourer cette précieuse liqueur, dont nous des Trios, et nous comptons quarante et un jours
sommes privés depuis plusieurs mois. de navigation en descendant le Parou.
J'apprends que le si.tio qui était jadis occupé par J'ai fini mon second voyage en Guyane, mais il me
une tribu d'Indiens porte le nom de _Yi~agas,comme reste un travail à compléter; au premier voyage j'é-
la rivière qui débouche un peu en amont de Gurupa. tais si fatigué, si malade, que je n'avais pas terminé
28 décembre. Le grand canot continue sa mar- le tracé du Yary. J'avais la partie la plus intéressante
che descendante, tandis que nous revenons sur nos de.la rivière, sillonnée p1j.r des vapeurs. On m'avait
pas pour ne point perdre la suite de notre tracé à la affirmé que ce tracé avait' été exécuté, mais, rensei-
'boussole; nous n'avons pas la moindre lacune dans gnements pris, le Yary était sans carte depuis les
le relevé du Parou; encore quelques heures de travail, sources jusqu'à l'embouchure.
DE CAYENNE AUX ANDES. 143-

Je sais que deux vapeurs remontent le bas Yary le mais nos pirogues'sans quilles ne peuvent résister aux,
premier de chaque mois. Si nous voulons en profiter, vagues de l'Amazone', qui est un véritable océan d'eau,
nous n'avons pas de temps à pe'rdre, car je n'ai que douce.
deux jours pour passer du Parou dans le Yary. Les bons canots sont en. voyage; il ne reste qu'une
Il n'y a pas à songer à faire la route à pied, les vieille embarcation qui fait de l'eau comme un pa-~
terres basses des bords de l'Amazone étant entrecou- nier. -J'engage le patron à me conduire au Yary,
pées par une infinité de~cour5 d'eâu. 11 fa,l!tI)aviguer¡ II!s,!Sil re·~use~ Prétextant, av¡;ç assez de raison, le'

Nous remaryuous un petit pont Dessin de Rioil, d'après un croquis du docteur Crevaux.

mauvais état de sa barque. Je hausse les épaules, et, leurs services, je les paye largement et je les charge
sans tenir compte de ses objections, je réponds d'un d'une caisse. de sabres et de haches pour Olori et
ton qui n'admet pas de réplique pour les Indiens qui se sont sauvés dans la crainte
« Qu'on calfate cette barque tout de suite, tant d'une bataille.
bien que mal il faut partir ce soir à la marée descen.' Chose étrange! Apatou, qui s'est montré d'une bra-
dante. » voure à toute épreuve dans les chutes, semble avoir
Je règle mes comptes avec les Indiens Apalai qui peur de la large surface de l'Amazone. Ce n'est qu'a-
m'ont accompagné jusqu'ici. Étant très content de près un moment d'une lutte intérieurc qu'il vient pren-
144 LE TOUR DU MONDE.
dre son poste dans mon embarcation. Les noirs de noncent que nous approchons du village d'Almeirim.
Surinam, qui ont vu son hésitation,. sont- pris d'une « J'ai un frère qui ,est malade par là, me dit le
véritable panique patron, permettez-moi d'aller le visiter. »
« Nous ne partirons pas! non, nous ne partirons Je ne demande pas mieux que de descendre à terre;
pas je vais visiter le, malade et, en même temps, je me
Puisque vous ne voulez pas. venir, dis-je à, ces procure du sucre, du café et de la cachasse.
hommes, eh bien, nous partons sans. vous. ». Mes noirs. de-Surinam, a pris un grand verre
Je leur fais les trois sommations légales et nous de café additionné d'une ~rte dose de cachasse,
levons l'ancre. se mettent à pagayer avec iJ~~uc~Up d'entrain.
Le canot, entraîné par le courant, commençait à Nous marchons jour et nuit, ne nous arrètant que
descendre, lorsque mes noirs se décident à venir. pendaut la marée montante.
Nous donnons quelques coups de pagaye pour rejoin- Nous do.rmous dans le canot, entassés sous un pa-
dre la rive, et ils -embarquent en silence'. macari tressé en feuilles de palmier qui recouvre
Vers onze heures, quelques lumières nous an- l'arrière de l'embarcation.

Nous entrous dans le Yary.: Dessiii'de ua cro,is"'du docteûr Crevaux"


Riou,, d'après

Enfin, le 31 décembre, à deui'heures, nous entrons donné llOtre'tràvail.; Comme nous marchions jour et'
dans le Yary. nuit, il m'a 'bien fallu me résigner à quelques lacuncs
C'est un jour de fète. Les femmes sont viaue9 de en
montant, mais je les comble au retour.
blanc on se prépare à aller danser au son du ,tam- Le bas.`-de la 'rivière se peuple rapi(lement. Le
tam. Nous ne voulons pas retenir.-ces. braves
gens et vapeur s'arrètepLus "de vingt fois pour recevoir des
nous les laissons partir .pour passer la soirée chez des.
"'chargements ,de' caoutchouc et de castcsilas.
voisins. J'engage mes hommes à donner encore
quel-: Enfin) nous: nous dirigeons vers l'embouchure de
ques coups de pagaye afin d'atteindre l'habitation de ,l'Amazone! '.enfaisant environ trente, escales dans les
M. Torres, qui m'accueille comme au
prémiér voyage_ îles qui for-ment le delta du grand fleuve. Nous met-
Cet excellent homme vit en paix 'avec une tons cirlq:joui's pour faire un trajet que les vapeurs
gentille
femme et de jolis petits enfànts' qui me -reconnais- directs parcourent en. trente heures.
sent. Nous arrivons au-Para le 9 janvier 1879.
Le soir, on nous fait grande fête, nous buvons du
vin. Docteur J. C~evaux.
Le vapeur Ya.r~ n'arrive que le 2 janvier il re-
monte la rivière jusqu'au point où nous: avons aban- (Ga suite à la pnociuiincltU)'a~,s07L.)
LE TOUR DU MON'DE. 145

DE CAYENNE AUX ANDES,


PAR M. JULES CREVAUX, MÉDECIN DE PREMIÉRE CLASSE DE LA MARINE FRANÇAISE 1.
IBiB-18~9. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

DEUXIÈMEPARTIE. 'DE L'IÇA ET DU y APURA.


EXPLORATION

Le haut Amazone. Ses arnuents. Le rio Iça ou Putumayo. Trois fugitifs de la commune. Reyes et Simpson remontent
¡'{ça. EmbOEic4t!re de la rivière. Plante qui fait. fuir les tigres. Lac aux eaux noires. Frontière du Brésil. Le capili.
L'ile Coùrouarta. Le rio Yaguas. Dix plats de poisson et fléches empoisonnées. Un passage des Thermopyles. Les tn-
diens Orejones. Iles Pataoua et Cautaro. Indiens Maeaguazes. Indiens ~fontepas. Crique Youminia. Négresses fugitives.
Arrivée à Cuemby. Ilareté de la population. Pas une pierre. Repos.

Je renvoie mon équipage à Surinam et je garde reuse d'un compatriote, M. Barrau, mes forces se
Apatou. relèvent avant le départ du vapeur. Je pense, alors,
Ne pouvant retourner en Europe au plus fort de qu'une excursion dans l'Amazone doit être plus
l'hiver, j'ai l'intention d'aller rétablir ma santé dans fructueuse qu'une promenade à Buenos-Ayres.
la rivière de la Plata; mais, grâce à l'hospitalité géné- Je m'-embarque donc pour le haut Amazone.
En route, je recueille des informatiOns sur les
1. Suite. Voy. t. XL, p. 33,49, 65, 8t. 97 t. XLI,p. "113 affluents de ce fleuve. J'apprends que presque tous
et 129. sont complètement inconnus.
11.1.1052- mv. 10
14k6 LE TOUR DU MONDE.
Un certain nombre d'affluents, beaucoup plus grands le nom de rio Iça; les Espagnols l'appellent Putu-
que le Rhône, sont complètement inexplorés. Per- mayo.
sonne n'a remonté la Tingu, le Yutaly, le Jurua, le Ce cours d'eau, destiné à un grand avenir, n'était
Javary, le Trombette, les grands affluents du rio Ne- pas tout à fait nouveau pour le monde civilisé. Les
gro et le Yapura. conquérants espagnols connaissaient les principales
On parle beaucoup, dans ce moment, d'une rivière sources du Putumayo. On trouve encore dans le San
sur laquelle un négociant colombien M. Rafael Miguel, grand affluent de droite, les vestiges d'ex-
Reyes, vient d'appeler l'altention c'est le rio Iça ou ploitations aurifères. Des jésuites venant de Pasto
Putumayo, qui est navigable en vapeur presque jus- ont adouci les mœurs des rares indigènes qu'on ren-
qu'aux "Andes. Cette rivière n'est connue que par une contre dans le seizième degré supérieur du Putu-
ébauche tracée à bord d'un vapeur marchant jour et mayo.
nuit, et par des gens plus occupés d'affaires commer~ Les gens du pays racontent que, il y a une trentaine.e
ciales qu'e de géographie. d'années, un général révolutionnaire, nommé Orando,
Une exploràtion de ce cours d'eau, qui n'a pas traqué par les troupes du gouvernement de la Nou-
moins de quatre cents lieues, présente tant d'in- velle-t~rreuadc, a pris la fuite du côté de l'Iça, qu'il a
térèt que je me décide immédiatement à l'entrepren- dit descendre en radeau jusqu'à l'Amazone.
dre. Ala fin de 1871, trois Français, qui avaient pris part
J'achète des vivres, des objets d'échange à Manaos, à l'insurrection de la Commune, vinrent chercher for-,
et je m'embarque pour Tonantins, vers la bouche du tune jusqu'au milieu des Andes. A la suite d'une
rio Iça. querelle, les trois amis se séparèrent dans des direc-,
Au moment d'entrer en campagne, Apatou tombe tions différentes: l'un vers Napo, l'autre vers l'Iça et
malade, et les habitants du pays ne consentent pas à le troisième vers le Yapura. Le nommé Jacques, connu
m'accompagner. dans le pays sous le nom de Santiago, est mort dans
Cette rivière, disent-ils, est très malsaine, infestée le Yapura à la suite d'une piqÚre de serpent. Chris-
par des insectes qui tourmentent le voyageur jour et tophe (Chrisbal), qui s'était aventuré dans le Putumayo,
nuit; la saison n'est pas propice, les rives sont noyées, a été dévoré par les Indiens Orejones, à vingt jours de
le courant est rapide; il faudrait cinq mois pour canotage en descendant. On n'a pas de nouvelles de
atteindre les sources. l'autre voyageur. D'autre part, des esclaves fugitifs du
Je continue mon voyage dans l'Amazone jusqu'à la Brésil avaient fui jusque près des sources pour y cher-
frontière du Brésil et du Pérou, à Tabatinga, où j'as- cher un asile.
siste au départ des chercheurs de caoutchouc. Ces pérégrinations n'avaient laissé aucune indica-
Je fais des excursions dans le Javary, où je trouve tion géographiquc sur cette importante rivière, Ce
en fleur la plante qui sert à la fabrication du curare n'est qu'en 1874 qu'un jeune Colombien se mit à
dans le haut Amazone, chercher une voie pour écouler les quinquinas qu'il
Je cons tale que le poison des flèches du Pérou avait découverts sur le versant oriental des Andes.
n'est pas le méme que celui de la Guyane. La base Rafael Reyes lança son canot sur le Guineo, et, mar-
du poison est le St-r~yclzraosCa~telneana., du nom du chant jour et nuit, il atteignit l'Amazone en moins
voyageur français qui l'a trouvé le premier. d'un mois. Cet homme, aussi intelligent qu'actif, alla
De retour au Para, je m'arrange avec le proprié- droit à Rio de Janeiro, où il obtint le transit libre de
taire d'un vapeur qui doit remonter ~1'Iça le plus ses quinquinas à travers l'empire brésilien.
loin possible, pour prendre un chargement de duin- Quelques mois après, il remontait l'Iça, non plus
quiina,. en canot, mais avec deux petits vapeurs, l'un affrété
En attendant le départ, je vais à Warajo étudier par lui, l'autre affrété par le gouvernement brési-
une maladie de chevaux appelée quebr~a brincla., qui lien.
est caractérisée par une paralysie des membres pos- L'Anglais Simpson, qui venait de descendre le Napo
térieurs. avec notre ami le pianiste hongrois Sarkadi, s'offrit
Je n'ai plus d'argent, mais M. Barrau me fait les à M. Reyes pour le seconder dans son entreprise.
avances nécessaires et me donne des lettres de crédit Chargé de la direction du petit vapeur brésilien, il
pour l'Amazone. eut pour mission de faire couper le bois qui devait
Je m'embarque, le 29 mars 1879, à bord du Ca- alimenter les chaudières du vapeur colombien.
nrsnaccrz, avec l'intention, de remonter l'Iça jusqu'à G'est donc à Rafael Reyes et à Simpson que revient
ses sources. l'honneur de la découverte d'une voie navigable en
Le rio Iça ou Putumayo esl, un grand affluent de vapeur depuis l'Amazone jusqu'à une faible distance
tète de l'Amazone qui, comme je l'ai dit, ne mesure des Andes.
pas moins de quatre cents lieues, c'est-à-dire seize Simpson n'a laissé sur l'Iça que quelques pages
cents kilomètres depuis les sources jusqu'à l'embou- qu'il a communiquées à la Société de Géographie de
chure. Cette rivière naît du versant orienlal des Andes Londres; mais Rafael Reyes a fait, avec unPortugais
près de Pasto. Elle est connue par les Brésiliens sous nommé Bissau, un tracé à la boussole depuis l'embou-
14.8 LE TOUR DU MONDE.
chure jusqu'à Cantinelo, c'est-à-dire jusqu'au point peut-être du Bengale. Pourquoi donc le yaouar a-t-il
où s'arrête la navigation à vapeur. horreur de ce parfum? G'est que tous ses ennemis
Ce travail n'est qu'une ébauche des plus grossières sentent le musc; le pécari, qu'il n'ose braver en bande,
puisqu'il a été pratiqué à bord d'un vapeur mar- les serpents, le caïman dégagent une odeur de musc
chant jour et nuit. Mais une commission brésilienne, qui le prévient d'un danger.
présidée par 1~I. Costa Azevédo, a fait un tracé de la Départ àhuit heures cinquante. Le cours s'élargit
rivière depuis l'embouchure jusqu'à la crique blnarz, de nouveau; on trouve de grandes îles et des terres
qui est à une heure et demie de navigation de l'em- basses où l'on remarque beaucoup de miritis. Près de
bouchure. Arrivés dans l'Iça après les Colombiens, les la rive droite, nous apercevons l'embouchure d'un pe-
Anglais et les Brésiliens, il nous restait encore une tit lac aux eaux noires appelé Carananca, habité par
tàche importante. Il n'y avait pas de carte de l'!ça en quelques Indiens Ticunas qui se livrent à la pêche de
amont de Cantinelo, et le Guamès n'était pas tracé. la tortue et du pirarucu.
Nous avons non seulement rempli cette lacune, mais A onze heures douze minutes, nous passons devant
nous avons relevé la moitié supérieure du cours du une petite colline appelée Guarito. A midi nous fai-
Putumayo, c'est-à-dire environ deux cents lieues avec sons route entre deux grandes iles appelées Piranas.
toutes les îles et les moindres sinuosités. Le navire Bientôt" nous doublons une pointe appelée Taouari,
ayant éprouvé de nombreux échouages parce que les du nom d'une légumineuse dont l'écorce est employée
eaux commençaient à baisser, nous avons enregistré en guise de papier à cigarette par les indigènes de
un grand nombre de sondages que le capitaine a fait l'Iça, aussi bien que par les Roucouyennes de la
pratiquer pour trouver un chenal. Gvyane.
Nous arrivon~, le 15 avril 1879, à sept heures du A quatre heures et demie, nous signalons les îles
soir, devant l'embouchure de l'Iça. Nous apercevons Tapiéra. (:'est le nom du Ta~iraes cr~nericaiat<s.
sur une terre haute (ba.auca), recouverte de grami- A cinq heures, nous remarquons, au milieu des
nées, cinq cabanes qui constituent le hameau de San terres qui sont complètement noyées, une berge émer-
Antonio, où se trouvent quelques douaniers brésiliens. geant d'un mètre. G'est un des rares points où les
Ces gens sont chargés de faire payer des droits d'en- malheureux qui naviguent en canot trouvent un lieu
trée aux produits qui viennent de Colombie. La Com- de campement favorable. Il se trouve sur la rive
pagnie R. Reyes est seule affranchie des droits d'im- droite, un peu en aval de la crique Keréyou.
pôt. A la nuit, nous nous engageons dans un grand pa-
La navigation est si facile que le Ca.numart., qui rana appelé Kéoué, (lue nous mettons une heure à
cale pourtant deux mètres, navigue à toute vapeur parcourir. Ce bras, qui ne mesure pas plus de trente
aussi librement que dans l'Amazone. Nous marchons mètres de largcur, est si profond que le pilote ne
avec une vitesse de sept nœuds, mais la distance par- craint pas de nous y conduire au milieu de la nuit.
courue ne dépasse pas cinq milles, à cause du cou- 26 avril, six heures du matin. Nous apercevons,
rant qui est de deux milles à l'heure. un peu en avant de la crique ou caoug, une petite
A cinq heures du matin, nous nous arrêtons pour plantation de manioc près de la rive droite. Elle est
charger du bois et déposerquelques soldats brésiliens habitée par un Brésilien qui cultive la terre avec
qui ont pour mission de défendre la frontière. L'éta- quelques Indiens Ticunas à demi civilisés.
blissement, composé d'une maison en planches, est si- A neuf heures et demie, nous passons devant une
tué sur un monticule qui -mesure quatre à cinq mètres petite colline (rive droite) en amont de laquelle on
de hauteur. A ce niveau, la rivière, considérablement trouve la petite crique Mrari qui sert da limite en-
rétrécie, coule avec une vitesse de quatre milles à tre l'empire brésilien et les anciennes possessions es-
.1'heure, et a plus de douze mètres de profondeur. pagnoles. C'est là que se trouvait le poste militaire
Pendant que je mesure la largeur de la rivière, brésilien, mais il a dû être abandonné à cause de
Apatou fait une excursion dans le jardin. Il est ravi l'insalubrité de la localité. Il sera bien difficile de
d'une découverte qu'il vient de faire il a recueilli une trouver un endroit convenable pour l'établissement
poignée de graines d'une plante de la famille des d'un poste dans le bas de cette rivière, car, en outre
malvacées, que les Roucouyennes cultivent dans leurs de la fièvre qui sévit avec violence au milieu de ces
abatis. Ils en font une infusion avec laquelle ils lotion- terres qui émergent à peine de l'eau, il faut lutter
nent leurs chiens avant de partir pour une chasse au jour et nuit contre les piqûres de milliers d'insectes.
jaguar. L'odeur de musc, qui est très développée dans Dans la journée, c'est une petite mouche noire, appelée
cette graine, oblige le tigre à s'éloigner au moment où pion, qui pique .surtout le dos des pieds et des mains
il commence à mordre sa proie. J'ai su depuis que pour sucer le sang. La nuit, ce sont des nuées de
cette plante, connue sous le nom d'ambrette (Hibis- moustiques qui assaillent gens et bêtes presque toutes
chus abedmoscJzus), est employée en parfumerie. Si les nuits. La frontière brésilienne est à trente-six heures
l'assertion des Roucouyennes est vraie, et je n'en de l'embouchure. En calculant notre vitesse réelle à
doute pas, nos demi-mondaines pourraient braver im- cinq milles à l'heure, cela fait un parcours de cent qua-
punément les forêts vierges de l'Amérique du Sud et tre-vingts milles à l'heure.
DE CAYENNE AUX ANDES. 149

A deux heures cinquante, nous nous arrêtons afin taillée à pic, se laisse dévorer insensiblement par la
de couper de l'herbe pour de petits bœufs qui doivent force des eaux qui dénude les racines des grands ar-
servir à l'alimentation de l'équipage. A cette occasion bres et les fait tomber à l'époque des recrudescences.
on fait quelques sondages pour trouver un bon poste Les débris des berges viennent échouer sur la rive
de mouillage. Nous trouvons sept mètres. au milieu opposée, où ils s'abritent derrière une pointe formée
vase ar-
de la rivière et quatre mètres près de la rive, qui est par le sommet de la convexité. G'est sur la
rêtée par un arbre que s'est développé le capin, c'est-
pourtant formée par des alluvions récentes. En règle
à-dire l'herbe tendre que nous récoltons" pour les
générale la rivière est moins profonde et moins rapide
bœufs.
près de la rive convexe. C'est de ce côté que passent
les canots qui remontent, tandis que les- vapeurs sont Bientôt ces chétives graminées feront place à de
en faire
obligés, pour éviter les échouages, de suivre
la grande gros roseaux que les Indiens couperont pour
des flèches. Quelques mois après, on verra se déve-
courbure, c'est-à-dire la rive concave. Cette dernière,

Dessin de Riou, un croquis du docleur Crevaux.


Rives noyées de l'IÇH- d'après

à vue avant-coureurs qui s'élèvent au milieu 'des roseaux.


lopper des arbres à tige fistuleuse qui poussent
d'mil (bois-ca.notz ou clibadiur~z), et à l'ombre de D'autre part, nous remarquons au milieu du bois ca-
ceux-ci germeront des graines qui se trouvaient au non des plantes grimpantes et autres qui semblent
milieu même de ce dépôt limoneux. En quelques an- lui demander asile et protection. Au milieu de ces
nées s'élèveront des arbres. herbes modestes, il y a des arbres qui ne sont qu'en
ils vont grandir et s'emparer de tout le
Pour nous convaincre de ces faits, regardons une île miniature
le dépôt de ter'rain.
marécageuse qui s'étend tous les jours par
nouvelles alluvions. Nous voyons trois espèces de vé- A cinq heures, nous voyons près de la rivé gauche
au deuxième, une ile appelée Courozcarta. Ce mot est employé par
gétations au premier plan, des roseaux;
des bois-canon, et au fond, des arbres. Les roseaux ont les Roucouyennes pour désigner la corde d'un arc et
fournit des fibres textiles.
déjà chassé les petites graminées pour prendre
leur l'es,pèce d'aloès qui leur
en ba- A six heures, on nous montre une petite hutte aban-
place. Les clibadiums qui paraissent rangés
taille au deuxième plan ont déjà envoyé quelques donnée. Le toit de chaume est recouvert d'un gazon
¡;,¡o LE TOUR DU MONDE.

qui fait ['elret d'une prairie


1.1("Ildoy,titt sus- :Vno; arrivons à quatre au Remanso Au-
pendue. drfaa, r[ui"test à dix ILCul'esquarante minutes de navi-
Ce sé(~o, qui est indiqué en lettres majuscules sur la gation iln ,nit ilnatre-vingt-deua milles eu-
de Bissau sous le nom de San Christo,al, n'est vi110il.
autre que l'habitation de notre compatriote Clrri·- 27 avril. Pendant qu'on récolte du bois, nous fai-
tophe dont nous avons parlé. sons une excursion à l'habitation d'un Indien civilisé
A dix heures du soir, le vapeur mouille devant le appelé Andréas. Nous trouvons une famille de six
rio Yahuas, le premier grand affluent que nous ren- personnes établie près de l'embouchure d'une petite
controns. A midi, vient à bord un Péruvicn que nous crique sur les bords de laquelle nous remarquons une
avons déjà rencontré, Il nous apporte dix plats de grande clnantité de syringas. Cette région est insalubre.
poisson et des flèches ou Cet homme, Le 2 mai, je profite de l'arr0t du navire pour faire
qui fait exclusivement le commerce de salsepareille et une excursion chez des Indiens Orejones clui so trou-
de curare, nous fournit des renseignements précieux vent à huit kilomètres de la rive droite. Ces gens, qui
sur cet agent intéressant pour la thérapeutique, COIll- se servent encore de haches en pierre, n'ont pour vè-
posé d'un grand nombre de plantes dont la plus ac- tement qu'un ruban d'osier. Ils ont des ouvertures
tive est le ramon l.~tr~chnos Castclnea>ca). Le prin- non seulement dans les oreilles, mais dans le lobule
cipe toxique est retiré de l'écorce de la tige, qui est et les ailes du nez ainsi que dans les lèvres. Trente
ràpée et exprimée dans l'eau chaude. Parmi les plantes personnes vivent dans une grande hutte (~naloccc) re-
qui sont ajoutées à la préparation, nous en signalons couverte de feuilles de palmier. Ils nous reçoivent
trois espèces une aristoloche, une aroïdée (Di/)cnba- en criant O.;oic, osou! qlii sans doute veut dire anz.i..
chia sigui~aur~z),et une philolacée (l'etineoinzalliacea.). Dans l'abatis nous trouvons cinq crânes humains dis-
Le Str~chrzos Casted~zeana, dont nous avons recueilli posés sur des pieux. L'étude de ces objets anthropo-
une grande quantité de racines, de tiges, des feuilles logiques, qui sont actuellement au Muséum de Paris,
et des fleurs, a été rencontré par nous sur les bords nous permct d'affirmer que les Indiens de l'Iça ne
de l'Amazone, un peu en aval de Tabatinga et dans diffèrerit pas de ceux de la Guyane.
le rio Javary. Arrivé à bord, j'ai fort à faire. Pendant mon absence,
Nous apprenons que les sources du Yahuas sont un Indien qui travaillatt au a été écrasé
voisines de celles du Pébas; il suffit de deux jours et par un gros arbre tombant de vétusté. Quelle eliailce
demi de marche pour passer d'une rivière à l'autre. n'a-t-il pas eue d'avoir la colonne vertéhrale fracturée'
Ce trajet a été parcouru par notre compatriote Paul il en est quitte pour une grande plaie au bas du dos
ll~Tarcoyi. qui rcssemble à un coup de sabre. Ayant arrêté l'hé-
De la frontière du Brésil (rio Mrari) au Yahuas il y morragie, je rapproche les tissus par quelques su-
a douze heures de vapeur, c'est-à-dire soixante milles, tures.
et une distance totale de deux cent quarante milles Nous naviguons jour et nuit pendant dix jours,
pour aller à l'embouchure. sans nous arrèter, sinou pour charger du bois qu'on
26 avril. A neuf heures un quart, nous passons a fait couper à l'avance. A partir des iles Repiuiouna,
devant la crique Itanga (rive gauche), près de laquelle que nous passons le 3 mai à six heures du matin,
nous reconnaissons quelques syringas (Hoeuea ~uycs- nous ne marchons plus que dans la journée. Depuis
naensis), c'est-à-dire l'arbre de caoutchouc, qui est ce moment je n'ai pas la moindre lacune dans mon
exploité dans le bas Amazone. A deux heures, la ri- tracé. Le navire ayant échoué à plusieurs endroits,
-vière se rétrécit subitement en traversant une petite j'indique tous les sondages qui ont été faits pour
colline et court avec une vitesse de plus de quatre trouver un chenal.
milles. Ce défilé remarquable, qui rappelle le passage C'est le 3 mai au matin que nous franchissons le pre-
de l'Obligccclo dans le rio Parana (République Argen- mier point qui présente quelque danger. Nous l'appe-
tine), a été qualifié de passage des Thermopyles. En lons banc de l' Apihy, du nom d'un vapeur qui s'y est
amont, la rivière devient si large que le commandant, échoué en descendantavec un chargement de quinquina..
craignant un échouage, fait quelques sondages; nous Nous sommes à cent soixante heures de navigation
trouvons une profondeur minimum de trois mètres et de l'embouchure effectuées en dix heures.
la largeur est d'ellviro'n mille mètres. Cette eau dor- 5 mai. Partis un peu avant le lever du soleil,
mante est appelée Remanso par les Colombiens. nous sommes enveloppés par une brume intense qui
A six heures, nous voyons la rive gauche s'élever dure jusqu'à sept heures. Nous ne marchons que très
subitement. La berge argileuse rongée par les eaux lentement, et à six heures vingt minutes on est obligé
forme une muraille de, huit à dix mètres. C'est sur de mouiller pendant une heure.
cette petite colline, nous dit le pilote, que les Colom- 7 mai (quatorzième jour). Départ à six heures.
biens avaient établi un poste militaire pour défendre Nous constatons que la rivière a baissé d'un pied pen-
leur frontière. dant la nuit; cela nous inquiète d'autant plus que
nous arrivons à des passages difficiles. En effet,
1. Vo~ nos Tables. le passage de Cosacunü demande beaucoup de pru-
DE CAYENNE AUX ANDES. 151
dence; la rivière, qui est très large, n'a que deux et d'Indiens appelés Macaguazes. A quatre kilomètres
-trois mètres de profondeur, il faut trouver le chenal en amont, nous nous engageons si fortement dans le
la sonde à la main. Nous touchons plusieurs fois en sable, qu'il nous est impossible d'en sortir. Nous res-
voulant doubler l'ile Pataoua. Obligés de revenir sur tons en place depuis midi jusqu'au lendemain à deux
nos pas, nous trouvons un passage près de la rive heures et demie. Tous les efforts tentés pour dégager
droite. Un peu plus haut, c'est un gros banc de sable le navire ont été inutiles, nous n'avons pu sortir, de
qu'il faut éviter. Nouvelles difficultés près des îles ce mauvais pas que par suite d'une crue de cinquante
Cantaro, ainsi nommées parce du'on y a trouvé une centimètres.
vieille marmite d'Indiens. Le 7, à six heures du matin, la température est
En suivant la rive droite, nous échouons sur un de 22°,5, et à midi de vingt-quatre degrés. La moyenne
banc où l'~lpih~ est resté huit jours. Une légère de la pression barométrique est de sept cent trente-
crue pendant la nuit nous dégage, et, le 6 au matin, six millimètres.
nous revenons en arrière pour suivre la rive gauche: 8 mai. Nous naviguons toute la journée, mais
Nous ne tardons pas à échouer de nouveau. On s'em- lentement et toujours en sondant. La vitesse du na-
presse de faire machine en arrière et on cherche un vire égale à peine la marche d'un homme au pas.
'autre passage. Nous touchons deux fois un peu en Le 9, nous arrivons vers midi au hameau appelé
aval d'une petite crique habitée par quelques familles Conception, qui est occupé par une vingtaine d'In-

Cases d'Indiens Orejones de l'ha. Dessin de Riou, d'après une photographie.

diens à demi civilisés. Ces gens vont parfois dans le Nous arrivons à deux heures à un hameau d'In-
Yapura en remontant un petit affluent de gauche si- diens appelé Montepa, qui se peignent avec du ro-
tué à deux kilomAtres en amont. Après trois jours de cou et du génipa en imitant des dessins analogues à
portage, ils atteignent un affluent du Yapura appelé ceux que nous avons recueillis chez les Oyampys de
Mecaya, qu'ils descendent en canot. A huit kilomè- l'Oyapock. Leurs femmes font de très jolies poteries
tres en amont de la crique Aline, nous échouons au couvertes de dessins dont j'ai rapporté plusieurs échan-
milieu de la rivière à la hauteur de l'île Henri. Ayant tillons.
fait machine- en arrière, nous trouvons un passage en A cinq heures dix minutés, me trouvant à l'avant
longeant la rive gauche de cette île. La nuit nous sur- du navire, j'aperçois le premier une grande montagne
prend un peu en aval d'une plantation de bananes, au nord-nord-ouest. Ce sont les Andes, los A7ades!
occupée par deux familles d'Indiens dirigées par un comme s'écriaient mes compagnons saisis d'enthou-
Colombien. Nous sommes tout près d'un affluent de siasme; ayant échoué à ce point, nous passons la nuit
droite appelé San Miguel, dont la longueur est à peu en vue de la Cordillère.
près la moitié de la continuation du Pulumayo, Ce 11 mai. Une légère crue nous remet à flot et
grand cours d'eau est habité par de vigoureux Indiens nous marchons en sondant Nous éprouvons quelques
d'un caractère très doux. Ils savent laver les sables auri- difficultés au niveau de l'ile Dionicio,.qui est ainsi
fères pour en retirer de petites quantités du précieux
désignée du nom d'un Indien qui nous sert de pilote.
métalqu'ils échangentavecdes trariquaiils colombiens. Nous trouvons un chenal en rasant la rive gauche qui
152 LE TOUR DU MONDE.
forme la grande comblire. Nous naviguons lé reste petit hameau de trois 'hulles où la Compagnie Reyes
de la journée sans rencontrer le' moindre' écùell. afaÍt' déposer 'un chargement de quinquina. Le bac.
12 mai. = Bien que le volume des eaux diminue rométre indiqúe 733'"1ll,5, c'est-à-dire que l'altitude
considérablement,-la nav.1gatio 'n est plus'fa:cile'que les est d'environ' deux cent soixante-cinq mètres au-
jours préëédents; parce 'que la rivière," traversant des dessus dit niveau de la mer. La température. est très
terres plus élevéës,' se'iétré-cit de moitié et' présenté supportable;' sept heures du matin le thermomètre
une proforideurdo'tible. Comme dans. tous les endroits indique ~1°,5, à dix heures vingt-cinq.degrés, et à
encaissés, on ne trouve midi vingt-six degrés.
pas d'iles. L'équipage; qui n'est
A huit héures, nous plus incommodé par les
passons devant la'criclue pions et les moustiques,
Yozcnainia, près de la- réparerai rapidement ses
quelle on voit les restes forces épuisées par un tra-
d'une hutte occupée par vail pénible sous une tem-
une négresse brésilienne pérature excessive; mal-
qui a remonté cette gran- heureusement, la culture
de rivière pour fuir l'es- est insuffisante et le gi-
clavage. Un peu plus bier est rare. L'alimen-
haut, nous trouvons une tation est réduite à de la
autre femme qui est dans vieille farine de manioc,
le même cas; elle nous à du bacallao (morue)
raconte qu'elle a fait son et du pirarucu desséché
voyage en quatre mois C'est ce temps qui a été em- (grand poisson). Les rares Indiensqui occupent ces
ployé par plusieurs canots en remontant depuis San parages cultivent un peu de manioc, des bananes et
Antonio jusqu'à Cuemby. quelques poignées de riz. Ils ont deux espèces de ma-
A huit heures quarante-cinq minutes, le capitaine nioc l'une dont le suc est toxique, et qui sert à. fa-
commande de mouiller. Le Ca~zu~rza.~z est arrivé au briquer du couac (farine en grumeaux), et l'autre ap-
terme de sa mission. Nous sommes devant Cuemby, pelée yuca, que l'on coupe en tranches et fait bouillir

Habitations de sauvages civilisée à Cuemby (rio lça) (voy. p. 15 1). Dessin de Riou, d'apres une photographie.

avec la viande comme des pommes de terre; c'est le descendre à cent lieues pour se le procurer. Cet agent
cramanioc des créoles de la Guyane. La végétation toxique est très estimé dans le haut Iça ou Putumayo;
de cette région n'est pas la même que celle du C8urS il me sert pour acquérir des objets que je ne puis ob-
inférieur de la rivière, mais là plante qui fournit le tenir avec de l'argent. Un petit pot de curare que j'ai
poison des flè~hes (Strychnos Castelneana) n'existe payé une piastre (quatre francs) dans le Yahuas en
pas dans ces pà~ages; les Indiens qui ont absolu- vaut cinq à Cuemby.
ment besôin du curare pour la chasse sont obligés de La population établie sur les rives de l'Iça est des
154 LE TOUR DU MONDE

plus minimes. Nous n'avons pas compté deux cents gles et à dessiner les moindrC1>accidents. de terrain.
personnes dans les huttes que nous avons rencontrées Apatou m'a secondé dans ce travail je lui montrais
çà et 1,'t.L'Indien du haut Amazone, comme celui des un grand arbre très commun dans l'Iça que les Rou-
Guyancs, fuit la grande rivière pour se réfugier dans couyennes et les indigènes du haut Amazone appel-
le-s aflluents; la pêche et la chasse y sont plus faciles, lent okeima (l3czmba,~ ceiba). L'ayant relevé à la bous-
et il n'est pas tracassé par les blancs qui veulent ex- sole, Apatou le fixe jusqu'au moment où nous passons
ploiter son travail et lui ravir sa liberté chérie. devant. De cette façon je ne puis m'égarer dans les
De temps à autre ces enfants de la nature accep- points de repère. C'est lui qui m'apporte le plat de pira-
tent des relations avec un chercheur de salsepareille rucu salé et le riz qui constituent presque tous mes dé-
ou de cacao, mais elles ne sont pas de longue durée. jeuners. Quelques bmufs ayant succombé et le comman-
Une fois qu'il a troqué sa hache de pierre contre un dant désirant conserver les survivants pour le retour,
couteau ou un sabre d'abatis, il trouve la société nous ne mangeons que rarement de la viande fraîche.
du blanc insupportable Heureusement que j'ai
et regagne la forèt. La pris quelques caisses de
grande difficulté pour. la vin français au Para. Je
civilisation des indigènes trouve dans le liquide na-
de l'Amérique du Sud estt tional un réconfortant que
l'absence d'ambition chez je recommande à tous les
les indigènes. Un Indien voyageurs qui peuvent
qui possède un couteau transporter des bagages.
ne donnerait rien, abso- Le vin de Bordeaux est le
lument rien, pour en avoir meilleur agent contre la
un deuxième. cachexie intertropicale.
Le Cani~nzarz étant Je lui voue un culte
éternel puisque c'est lui
parti du Para le 29 mars,
nous avons mis quarante- qui m'a remis deux fois
sur pied après mes tra-
cinq jours pour aller de
l'embouchure de l'Ama- versées dans la Guyane.
zone jusqu'à une faible
distance des Andes. II
N'est-il pas extraordi-
naire-de voir un vapeur La rivièrePastassa. Le pi-
rate desAnctcs. Alluvions
s'engager dans un conti- aurifèresdu rio San Miguel.
nent à une distance de -Agami bouilli(sancocho).
deux mille trois cent Débordement;orage.
Méfiance. Cantinelo. Le
trente-six milles, c'est-à- rio Guamez. Transitentre
dire environ quatre mille la Colombieet le Brésil par
trois cent vingt-six kilo- les afduents. mauvaisefoi
d'un agent de la Compagnie
mètres ? On compte cinq
neyes.
cent trente-six milles du
Para à San Antonio à Malgré un travail ex-
l'embouchure de l'Iça et cessif, ma santé reste
environ huit cents milles parfaite, et je ne saurais
Indiens civilisés de Cuemb)" (voy. p. 151). Dessin de Riou,
entre ce hameau et Cuem- d'après des photographies.
m'arrêter en si belle voie.
by. Quatre cents kilomè- A côté de l'Iça se trouve
tres de plus, et nous aurions passé de l'Atlantique au la rivière la moins connue de tous les affluents de
Pacifique. l'Amazone, la plus redoutée à cause des chutes, du
Un fait remarquable, c'est que depuis l'Atlantique climat et des indigènes. Ces obstacles excitent ma
jusqu'aux premiers contreforts de la Cordillère des curiosité; c'est par là qu'il faut que je revienne.
Andes on ne trouve pas une pierre; partout les rives Le rio Pastassa est cette rivière qu'une intrépide
sont argileuses et le fond est constitué par de la vase Française a descendue pour rejoindre son mari, l'a-
ou du sable fin. cadémicien Godin, qui était dans l'Amazone avec le
Je suis bien aise de me reposer un peu, car je n'ai célèbre de la Condamine.
-jamais fait un travail plus pénible que le relevé'de Je vais être obligé de retourner sur mes pas quand
cette rivière. Obligé de sauter de mon hamac à cinq je rencontre un coureur de grands bois, le nommé
heures et demie du matin, j'ai dù rester chaque jour Santa Cruz, escorté de deux vigoureux Indiens du rio
douze heures sur le pont, exposé à l'ardeur d'un so- San Miguel. Ce pirate des Anzdes, c'est ainsi qu'on
leil équatoriaL occupé constamment à relever des an- l'appelle, est le seul qui consente à m'accompagner.
DE CAYENNE AUX ANDES. 155

Je l'enrôle séauce tenante avec ses deux hommes, « Quelle est la signification de ce mot? » deman-
nommés Antonio et (ionzalo. dai-je à Gonzalo.
Tout est réglé, lorsalae 1F~ capitaine Valeriano, Sans mot, il ramasse une poi.gnée de sahle sur
ancien officier de la marine hrésilienne, me donne sa large pagaye, et, la tenant près de la il la
sur Santa Cruz des renseignements peu favorables. lave en versant de l'eau avec la main. Les cailloux
« Vousavez entendu parler, me dit-il, d'un Allgl¡¡is cnlc,és, le sahle entrainé petit il petit, il reste quel-
qui vient d'Ure tué dans le Napo ? ques parcelles jaunes, brillantes au milieu de la
Oui, lui dis-je. pagaye. « Kouri, dit-
Eh bien! connaissez- il, je reconnais de l'or. ~·
vous l'auteur du crime? J'apprends que le rio
C'est votre futur compa- San Miguel a de riches
gnon de voyage. » alluvions aurifères. Santa
Ce matin, le hirate (les Cruz a trouvé les vestiges
Antdes avait bu de là d'un ancien placer occupé
ca.chnsse (eau-de-vie de par les Espagnols, peu
canne) à plein verre, il de temps après la con-
avait le délire, et parlait quète. Les Indiens ac-
tout seul en regardant tuels ramassent encore
des papiers contenus dans un peu d'or qu'ils ven-
son pagara. Après m'a- dent à Santa Cruz, en
voir offert un verre,, il échangc des objets les
ç'est endormi, et j'ai plus indispensables.
parcouru un pavier qu'il 17 mai. Il a plu
avait laissé par terre. C'é- toute la nuit; obligé de
tait un acte d'accusation coucher dans le canot,
de meurtre contre le sur les bagages, je me
nommé Santa Cruz. réveille les reins brisés.
« Ne partez pas, me Gonzalo, qui s'est cou-
dit Valeriano, vous êtes ché à côté de moi, a été
certain de vous faire as- obligé de se lever à cha-
sassiner. » que instant pour vider
Dans la soirée, je sers l'eau du canot. La ri-
quelques bouteilles de vière, qui a monté d'un
vin à mes compagnons mètre cinquante centi-
de voyage; c'est le coup mètres pendant la -nuit,
de l'étrier. baisse subitement dan s
Je suis absolument ré- la matinée. L'ainarrc de
solu à me mettre en i-ouiie mon canot étant trop
dès le lendemain matin. courte, l'avant ne tarde
Le 16, à huit heures du pas à émerger de l'eau,
matin, nous serrons la tandis que l'arrière s'en-
main à nos compabnons fonce peu à peu.
et prenons place dans une Nous mangeons à dé-
embarcation. Valeriano jeuner un agami bouilli
nous suit depuis l'arrière avec dès bananes cou-
du vapeur. M'étant re- pées dans l'eau; ce plat
tourné, je vois son ella- additionné de force pi-
peau qui s'agite je crie ment s'appelle sarco-
A Dios, et, une minute Sanla Cruz. Dessin de Riou, d'après un croquis du docteur Crevaux. cho.
après, ayant doublé une Avant le départ, on
pointe, nous cessons d'apercevoir le CClrttl)nan. coupe des perches et des crochets pour haler le canot
La rivière, bordée d'une petite colline, est très en s'appuyant lantôt sur le fond, tantôt sur les bran-
étroite et par conséquent rapide, il faut pagayer ches des arbres ,qui bordent la rivière.
pour gagner contre le courant. Le 18, nous marchons lentement, à cause de la vi-
Vers midi, nous passons devant un petit affluent tesse du courant, et le soir nous avons de la peine à
de droite appelé Cz~e~izb~, et, quelques instants trouver un endroit favorable pour coucher nous nous
après, nous nous arrètons à une plage appelée arrêtons sur un banc vaseux recouvert de balisiers qui
li o i6ri. est submergé pendant les grandes eaux. Santa Cruz
156 LE TOUR DU MONDE.
choisit le point culminant, fauche l'herbe à
coups de Apatou maugréant, je lui dis Va coucher dans
sabre, et Antonio plante deux branches fourchues le bois si tu veux. »
en terre sur lesquelles il pose une perche. C'est la Le l'este de l'équipage se met à l'œuvre; on cherche
charpente d'un édifice, auquel il ne manque plus du bois, feuilles; en une demi-heure nous avons
que la toiture. On appuie quelques baguettes sur une part de couchage convenable. Assis sur le sable,
le bois transversal et on les recouvre avec de
larges je prenais des notes, lorsque je vois passer Apatou
feuilles de balisier. On étale sur le sol humide quel- silencieux avec une grande perche sur les épaules.
ques feuilles, et par-dessus nous étendons nos couver- J'ai deviné qu'il s'agissait d'établir le palaoua des
tures.
Oyampys pour suspendre nos hamacs. L'idée est très
Pendant ce temps, Apatou cherche du bois, et Do-
bonne, j'en profiterai.
mingo, ayant fait des copeaux avec du bois sec con- Vers six heures, nous voyons monter un grand
servé dans le canot, allume son feu sans difficulté, La
canot; c'est don Pedro avec son patron Montenegro
marmite est installée sur un trépied composé de trois
qui ont quitté le bord quelques heures après notre
gros pieux en bois vert enfoncés en terre. départ. Ce dernier noir, trios"vigoureux, est résolu à
N'ayant pas de viande fraîche, nous faisons le san- m'accompagner dès qu'il aura réglé ses comptes avec
cocho avec une boîte de co~nzed beef. Nous ne sommes l'agent de la Compagnie Reyes.,
pas à plaindre puisque nous avons du vin et trois Couchant seul avec Apatou dans le pataoua, je. cause
dames-jeannes de cachasse tellement alcoolisée qu'on un peu avec lui sur nos projets de voyage. Lui
ayant
peutla dédoubler. fait mes confidences sur Santa Cruz, il se contente de
Après avoir mieux bu que mangé, nous allumons répondre Tous les Indiens sont traîtres, je n'en
une cigarette, et nous nous alignons les uns à côté ai pas peur parce que je les eonnais. Il me fait re-
des autres comme des soldats dans un corps de garde.
marquer" qne son sabre est toujours à sa portée; il
Santa Cruz est au milieu, je me tiens à droite avec est debout en terre, non pas à côté «de sa tête, mais
mon revolver dans la boite et la main toujours dessus. près des pieds. Se soulevant dans son hamac « Tu
Apatou est de l'autre côté et nos Indiens sont sur les vois, me dit-il, en me soulevant je mets la main sur
flancs. mon sabre et je lui fends la tête. »
Vers onze 'heures, au moment où nous cerilmynçons Je ne fais aucun cas de Domingo pour nous dé-
à nous endormir, un Indien crie Sa,r~bu sa.ke': Je ne fendre. Indien avant tout, il se sauvera ou se mettra
puis traduiré, cidangage, mais je le comprends. Nous du côté le plus fort. Gonzalo, avec sa face aux traits
avons les cuisses dans l'eau, il s'agit d'un déborde- durs, osseux, est un brave garçon qui ne tardera pas
ment. à s'attacher à moi autant qu'à son
patron. Antonio,
Sauvons-nous bien vite. Nous sommes dans une avec ses grosses lèvres toujours souriantes, sa face ar-
obscurité totale, et le vent est si fort que nous ne rondie et charnue, est un grand enfant qui ne connait
pouvons-allume~ la bougie. pas le mal.
Chacun ramasse, sa, couverture et se dirige vers le En voyant Cantinelo indiqué sur les cartes par des
canot à la lueur de quelques éclairs. C'est un orage, lettres majuscules, je me demande si je ne suis
pas
une pluie torrentielle. Quelle nuit! sur les ruines de quelque cité bâtie par les con-
Le 19,' le coura,nt est: moins rapide; nous trouvons quérants. Cantinelo vient du nom d'un Indien qni
de grandes pla:ge 's forméesde cailloux (quartz, granit avait une hutte sur le ba2-ï,anca situé en face. Cette
et roches schisteuses); nous ne manquons jamais pauvre maison en chaume a servi de magasin pen-
de' descep.dre, autant pour nous délasser les jambes dant un an à la maison Reyes, qui déposait là ses
que pour tâcher de surprendre des canards ou des quinquinas.
aigrettes. Le gil,Jier -est si rare que nous ne devons Un vapeur affrété par M. Rafael Reyes a remonté
pas compter sur. la chasse pour l'alimentation. La la rivière jusqu'à ce point; on m'en montre les ves-
rivière se-rétrécit pe_u,à peu, déjà on trouve un bar- tiges au fond de l'eau. Un soir, la rivière était pleine;
rage formé d'a-rbres sur lesquels l'eau court plus ra- le Tutacla7na, fixé par un câble à un gros arbre, était
pidement. accosté à la rive pendant que l'équipage dormait à
Santa Cruz nous fait arrêter pour coucher sur une terre. Le lendemain matin, quelle ne fut pas la sur-
belle plage appelée Canli~aelo.:Apatowvoudrait aller
prise du capitaine en voyant son navire au fond de
en face sur une berge taillée à pic. Mon patron, l'eau C'est que pendant la nuit les eaux avaienl
comme, tous les indigènes de la Guyane, a tellementt baissé subitement, et le vapeur, soulevé par l'avant,
l'habitude de coucher en hamac qu'il ne trouve aucun avait submergé par l'arrière.
repos à dormir sur le sol; c'est pour cela qu'il La hutte de Cantinélo se trouvait à une certaine
voudrait s'installer dans le bois pour établir son ha- distance de la rivière; aujourd'hui elle est sur le bord
mac à deux arbres. D'autre part. Santa Cruz et les de la Carrouca. Peut-être, l'année prochaine, aura-t-elle
Indiens du San Miguel n'ayant même pas de ha- été entraînée par les eaux, qui mangent cette rive
macs préfèrent dormir sur le sable que sur la terre
presque à vue d' œil.
dure. Santa Cruz cherche en vain une croix qui indiquait
Indiens du San Miguel escortant Santa Cruz (voy. p. 15"). Dessin de Riou, d'après une photographie.
158 LE TOUR DU MONDE.
la sépulture du mécanicien du Turzdama.. C'est qu'à des restes du vicux cours de la rivière délaissé par
la dernière crue il s'est produit un grand éboule- les eaux capricieuses.
ment, et les restes du malheureux Brésilien ont été Aujourd'hui les navires ne dépassent pas Cuemby,
jetés à la rivière. Les eaux torrentielles qui 3'éë1lap- parce qu'à parlir de ce point la navigation n'est pos-
pent des Andes ne respectent pas les sépuiltui-es. lIon siLle que par les grandcs eaux.
pilote me fait remarquer que Cantinclo était autre- ~()us rencoutrons un bel afflucnt de gauche, le rio
fois dans une grande île, tandis qti'ellc- occupe une Guamès, (lui prend s3 source dans une ~ucha, c'est-
véritable presqu'ile. à-dire un lac ~ilué près de Pasto.
C'cst que le bras de rivière qui ras~ait derrière « L'cxploration de cette rivière serait très intéres-
s'est obstrué en amont. sanie, dit mon collègue André, parce qu'elle pourrait
Les nombreuses lagunes qu'on rencontre sur le scrvir à l'établissement d'une voie de communication
conrs du rio Iça aussi bien que sur l'Amazone sont entre une villc des Andes et l'océan At1antiqur. Les

'IlÜl1quinas venant de Pasto sont obligés de faire un notage en remontant depuis l'embouchure. De là on
long chemin par terre, qu est très onéreuv pOlir ga- gagne le Kapo et on arrit-c dans l'Amazone un peu
g;rier le rio Guinco au point où il commence à ètrc cn ai"al L171([u'itos.
navigable. » Les Colomhicna iloi ont gagné le Brésillar le rio
Santa Cruz a rcmonté plusieurs fois le Gualllès jus- Iça reviennent toujours par cette route. Un vapeur les
q u 'à trois jours de marche, en un point où l'on trouvo conduisant jutolu'à la lioticlie du i\apo, il !lC leur faul
une vingtaine d'Indiens, Il prétend qu'en amont la qu'un mois pour atteindre le Guamès, tandis qu'ils
navigation est très difficile à cause des chutes et des en mettraient quatre pour remonter l'Iça en canot.
rapides. J'insiste sur cette route harce qu'elle peut sim-
De ce village indien Santa Cruz a gagné plusieurs plifier considérablement le trausit entre la Colombie
fois le rio San Miguel par un senlicr qui se dirige et le Brésil. Je ne vois pas la nécessité des bateaux il
généralement vers le sud. On attcint cet autre af- vapeur pour le transport du quinquina; un grand ra-
fluent de l'Iça à un village qui est à huit jours de ca- deau n'ayant qu'un homme à bord peut descendre
160 LE TOUR DU MONDE.
l'Iça sans la moindre difficulté en un mois, s'il na- Compagnie Reyes. Elles sont élevées sur une petite
vigue jour et nuit, puisqu'il n'y a pas la moindre colline qui surplombe la rive gauche.
chute. On décharge le quinquina à l'embouchure de Nous sommes bien accueillis par don Fernando
la rivière, où les vapeurs qui sillonnent l'Amazone et la femme de Montenegro, qui est une cuisinière
peuvent le charger. accomplie. Dans la soirée, don Pedro me dit un mot
Les hommes qui n'ont d'autre frèt que quelques à l'oreille a Défiez-vous, me dit-il, des caresses du
objets manufacturiers qu'ils achètent aux Brésiliens sieur Fernando; jamais vous ne sortirez des griffes
prennent le premier vapeur remontant l'Amazone et de ce petit potentat, qui, en sa qualité de neveu des
gagnent rapidement la Colombie, tantôt en canot, frères Reyes, est absolument maître du haut Putu-
tantôt par terre. mayo. »
Le 20 mai, nous arrivons à un hameau composé de En effet, je veux partir le lendemain matin, mais
trois maisons qui servent d'abri au quinquina de la il n'y a pas d'Indiens pour m'accompagner. « Vous

Le vapeur à Cuemby (voy. p. 15~). Dessin de Riou, d'après une pholographle.

partirez demain, me dit Fernando, je vous le pro- Apatou! » Je saisis mon fusil, mon patron me suit
mets. » l'arme au bras, et nous montons sur notre lourde pi-
Je demande une pirogue, mais on assure fausse- rogue, à l'ébahissement de don Fernando.
ment que toutes les pirogues sont occupées Deux heures après, nous atteignons un
pour la petit village
journée. où l'on a fait expédier les pirogues
qu'on nous a
Le lendemain, à dix heures, Montenegro, qui avait refusées. Santa Cruz parle au vieux touchao chargé
reçu quatre cents francs sur les mille francs que je de les garder- et lui dit Prends deux pirogues et
lui avais promis, me dit qu'il ne viens avec nous par l'ordre de don Fernando. »
peut pas partir parce
que Fernando s'y oppose sous prétexte d'un,e dette. Le procédé n'est pas honnête, mais la guerre c'est
Je paye la somme séance tenante, et alors on me dit la guerre.
« Montenegro ne
partira pas parce que nous ne vou~
Ions pas. » Docteur J. GREVAUC.

Que faire au milieu de ces coquins qui ont bu mon


vin, mangé mes provisions? c, A moi, Santa Cruz, (La ~n à a prôchaine livraison
LE TOUR DU MONDE. f6"1

Vue des Andes, près de la plage du rio San Juan- Dessin de Riou, d'après une photographie.

-DE CAYENNE AUX ANDES,


PAR M. JULES CREVAUX, l4fÉDECIN DE PREM[ÈRE CLASSE DE LA MARINE FRANÇAISE'.

1 B 7 B t 879. T E A T E ET DESSINS 9 I H DITS. g.

DEUXIÈMEPARTIE. EXPLORATIONDE L'IÇA ET DU YAPURA.

III

Une vue des Andes. Le Guineo. San José. Orage. De l'Iça au Yapura. Espadrilles. Rio Guineo. Rio Picudo. Un
affluent du Yapura. Lé hameau Limon. La rivière Caquéla. Le Rémolino, qui ça, ça? Achat de poules. Accident déplo-
rwle. Un métis blanc-noir. Forêts du Yapura. Deux jeunes Indiennes de la tribu des Tamas. Renseignements sur le Ya-
pura. Les Carijonas. Les sauts Cuemany et Araraquara. Indiens anthropophages Ouïtotos. Une tête dans une marmite.
Les pipes. Trafic d'esclaves supprimé. L'Amazone. Départ pour S'aint-Nazaire. Résumé.

22 mai. Nous laissons notre grosse pirogue et Nous marchons toute la journée et donnons sur
partons au lever du soleil. Inutile de dire que nous une grande plage de cailloux au confluent du rio San
regardons de temps à autre derrière nous, non pas Juan. De ce point on a un spectacle dont je ne pour-
dans la crainte d'uné attaque, mais de peur de nous rais me lasser. Ce sont les Andes avec leurs pentes
voir dépasser par quelc{ue canot qui informerait en abruptes. Le brave Apatou, qui n'avait jamais vu que
amont d'autres agents de M. Reyes. les Tumuc-Humac, est frappé d'admiration devant ces
colosses de la nature. Tout noir qu'il est, il me fait à
1. Suite et fin. Voy.t. XL, p- 33, 49, 65, BI, 97; t. XLI, ce sujet une question intelligente
p. 113, 129et 145. « Où va donc l'eau qui tombe de l'autre côté de la
XLI. 10.3' LIV. il
162 LE TOUR DU MONDE.
montagne? n'y a-t-il pas une autre mer pour la re- Ils ont vu passer, il y a cinq jours, un exprès qui
cevQir? p devait prévenir M. Reyes, à Pasto, mais il s'est bien
Il est ravi lorsque je lui apprends que nous ne gardé d'annoncer l'arrivée du vapeur. Don Fernando,
sommes pas à plus de ving-t jours de marche de l'o- craignant les concurrents pour acheleI' la nombreuse
céan Pacifique. Quelle tentation n'avons-nous pas de pacotille apportée par les gens du vapeur, en a caché
franchir ces montagnes au plus vite pour retourner en l'arrivée aux gens de Mocoa et de Pasto. C'était une
Europe à bord des jolis paquehots du Pacifique! des raisons pour lesquelles on nous empêchait de
Mais ce n'est pas à nous de voir ces beaux pays qui monter.
ont été explorés par les Humboldt, les Boussingault et Ce garçon, mécontent de la mauvaise foi de son
de nombreux voyageurs modernes. Notre tâche ingrate, collègue, envoie une dépêche à ceux de Mocoa pour
aride ne commence du'au point où les autres ont fini. leur annoncer l'arrivée du vapeur.
A eux les grands spectacles de la nature, les belles Malgré ce bon accueil il ne faut pas nous attarder
montagnes, les pays salubres A nous les terres basses ici, car don Fernando commande en chef et nous
et marécageuses. avons à craindre l'arrivée d'un exprès de sa part qui
Le.23, dans la journée, la rivière se divise en deux empècherait de nous fournir des porteurs.
branches. Nous nous engageons dans le Guineo, cet Nous arrangeons mes bagages, qui sont assez volu-
afflyent qui est le tiers du Pulumayo. mincux, et le lendemain matin nous nous mettons en
La navigation devicnt difficile à cause de la faible route pour passer des eaux de l'Iça dans celles du
profondeur des eaux. Il serait impossible de naviguer Yapura.
avec un canot à quille: notre embarcation touche à A six heures du matin, je chausse des espadrille's-
chaque instant sur un banc de sable ou sur des ro- dont on me fait cadeau en me disant que c'est la
ches. chaussure adoptée par les gens du pays. Elle est
Nous passons la nuit à la belle étoile, dans nos ha- composée d'une semelle en corde tressée que l'on
macs suspendus au pataot~a., tandis que mes Indiens fixe avec des cordons entre-croisés au devant du
couchent à l'abri de quelques feuilles de palmier en- pied.
foncées dans le sable et recourbées en arceau. Je relève une grande montagne à l'ouest un quart
Si nous avons l'avantage d'une couchette plus molle nord, à Ulle distance de deux heures.
dans nos hamacs, nous avons l'inconvénient d'avoir A sept heures et demie, nous descendons le bar-
froid. Bien que le baromètre n'indique pas une alti- ~~azzcaet traversons les eaux froides du rio Guineo
tude de plus de trois cents mètres et que nous soyons nous n'avons pas d'eau au-dessus de mi-jambe, la
presque sous l'équateur, la température de l'air s'a- navigation n'est guère possible en amont. Le sen-
baisse en passant au-dessus des montagnes glacées tier, qui est à peine indiqué, est encore fangeux; il
dont nous approchons chaque jour. faut marcher vite pour ne pas avoir le temps d'en-
Nous marchons presque sans relâche. foncer.
Nous campons près d'un affluent appelé San José, Nous traversons plusieurs petites criques, parmi les-
sur une plage d'oÙ l'on voit les Andes. Santa Cruz ra- quelles nous citerons le rio Picudo, affluent de gauche
conte qu'il y avait en face une habitation occupée par de l'Iça, qui, d'après Santa Cruz, pourrait ètre des-
un Brésilien et un Colombien, qui se sont tués l'un cendu avec une très petite embarcation.
l'autre à coups de couteau. Je croyais trouver des collines au milieu de la route,
Après avoir mangé chacun la moitié d'un petit mais le terrain est toujours plat; plus nous avançons,
poisson, nous prenons un coup de cachasse et allu- plus nous enfonçons dans la boue argileuse, et nous
mons la cigarette. Notre couche est bien dure le avons grand'peine à sortir nos espadrilles. Jamais
sable est entremêlé de gros cailloux. je n'ai marché avec pareil entrain je cours, je vole à
A la fin, mon patron, ne pouvant dormir, va se ré- travers la boue qui m'éclabousse des pieds à la tête;
fugier au milieu des bagages de la pirogue. A peine le pi7~ce(~des A ~z~lesest obligé d'allonger ses grandes
nous a-t-il quittés que le vent se lève; il faut nous jambes pour me suivre. Nous dépassons tous les por-
cramponner aux feuilles de notre abri pour les em- teurs, partis deux heures avant nous.
pècher de s'envoler. Le ciel devient noir, ce sont des Après avoir fait vingt mille pas, nous voyons le ter-
éclairs, des coups de tonnerre incessants. rain descendre tout à coup la c~~«.ebracla. (crique) qui
Le 25, à neuf heures du matin, nous arrivons au coule à nos pieds n'est plus tributaire de l'Iça, c'est
hameau de Guineo, qui est occupé par des magasins un affluent du Yapura.
de quinquina. Nous nous arrèlons une demi-heure pour prendre
« D'où venez-vous? nous demande l'agent de la un peu de café en attendant les retardataires. Suivant
Compagnie. l'habitude des Indiens, je ne mange pas au milieu
De l'Amazone, répondons-nous, de la marche, je me contente d'un morceau de bis-
Et comment ? cuit que je trempe dans l'eau d'une claire fontaine.
Par un vapeur qui est arrivé depuis plus de dix En me lavant les pieds, je m'aperçois de deux fortes
jours. » écorchures produites par les lacets; je quitte c.;s
DE CAYENNE AUX ANDES. 163

chaussures inutiles et continue la route. pieds nus. pierres qui roulent. La navigation en pirogue n'est
A trois heures, nous débouchons sur la place d'un pas des plus faciles; il faut toute l'habileté d'Apa-
hameau appelé Limon. Une église en chaume,. trois tou pour se lancer au milieu d'une volute que for-
huttes servant de _magasins pour le quinquina, telle ment les eaux furieuses arrêtées par des roches du
est cette capitale qu'on trouve indiquée sur beaucoup fond.
de cartes de l'Amérique du Sud. Après deux heures de canotage, nous atteignons
Nous sommes à vingt kilomètres de la ville de 1\10- Paca-Yaco, habité par deux: familles de bons Indiens
coa, un peu plus importante parce est au centre qui parlent le quichua, c'est-à-dire la langue des Ju-
d'une grande exploitation de quinquina. cas. A chaque instant ils disent Aréca, aréca, ce qui
On ne trouve rien à manger à Limon on ne peut sans doute veut dire oui. Ce mot nous rappelle aoca;
s'y procurer ni poisson, ni gibier, ui viande fraiche. qui est eniployé dans le même sens par les Oyampys.
Les travailleurs, qui gagnent ninq francs par jour, Ces gens nous fournissent un peu de poisson, que
sont obligés d'en dépenser quatre pour acheter' un nous savourons bouilli avec des bananes. Voilà deux
peu de tafia et de la mois que nous vivons de
ca.~wnescnn. On m'a.ssure viande et de poisson
qu'à Mocoa le vin le plus salés. Apatou est pressé
ordinaire vaut dix francs d'e quitter ces régions;
la bouteille. il brùle d'envie de flécher
L'employé de la Coin- des cotimarous dans les
pagnie nous reçoit bien, sauts et de tuer des coua=
mais il déguste avec un tas.
peu trop d'avidité la ca- Ne trouvant pas de ca-
chasse que nous lui of- nots, je triple la ~\Olde
frons, et la nuit il nous de nos convoyeurs pour
empêche absolument de qu'ils nous transportent
dormir en faisant du un pen plus loin. Aprl~s
punch avec Santa Cruz. beaucoup d'instances, je
U ne querelle qui s'engage les fais partir le lende-
entre les deux buveurs main à midi.
pourrait devenir sanglan- Il a plu toute la nuit,
te si nous n'étions làpour le courant est très rapide;
maîtriser leur fureur al- nous continuons à enten-
coolique. dre un bruit de grêle où
Nous n'avons d'autres de sel crépitant, produit
canots à notre disposition par l'entrechoquement
que ceux de la Compa- des cailloux au fond de
gnie, commandés par don la rivière. Je suis ravi
Fernando. Santa Cruz, de voir nos pirogues vo-
audacieux comme un bri- ler comme des ffèches
gand; demande des em- deux jours de cette mâr-
barcations de la part de che vont nous éloigner
don Fernando lui-même. tellement des sources dù
L'agent consent volon- Cacruéta que mon escorte
tiers à nous .conduire ne pourra plus songer à
Hameau de Guinea. Dessin de Riou, d'après une photographie.
jusqu'à une habitation nous abandonner. Dans
où nous trouverons d'autres embarcations; c'est tout l'impossibilité de battre en retraite, il faudra qu'il
ce que je demande embarquons vite et partons 1. aille de l'avant à tout prix; le succès de ma mission
Après deux kilomètres parcourus en quelques se- n'est pas loin d'être assuré. Morts ou vivants, nous
condes dans la petite rivière de Churngaco, nous dé- descendrons depuis les sources jusqu'à la Broche, un
bouchons dans le Caquéta. Cette rivière, qui vient de des
plus grands aftluents de l'Amazone.
sortir des Andes, n'est pas profonde, mais elle est si
Apatou néglige les dangers du canotage pour ga-
rapide qu'on entend au fond de l'eau uu bruissement, gner en vitesse. De temps à autre il se lève, il cher-
des crépitations qui sont produites par de petites che l'endroit où la surface de l'eau parait plus haute.
« C'est là, dit-il, qu'est le courant. » Il change sa pa-
1. J'ai reçu il Paris une lettre de ~I..R. Reyes,regrettant vive- gaye de main, et, donnant quelques coups vigoureux, il
mont la conduitede son représentantà mon égard. Il profitede sort des eaux calmes
cette occasionpour déclarer que, si j'ai la chance d'arriver au pour s'engager dans le clapotis
terme de mon entreprise,je pourrai dire que je suisle premier des vagues. Mes hommes ont peur je reste impas-
blanc-qui ait parcourule Yapuradans touteson étendue. sible pour une seule raison c'est que j'ai une con-
164 I.F TOUR DU MONDE.

fiance illimitée dans l'habileté de mon audacieux pilote. avons jamais éprouvé, car mes trois chronomètres
Vers trois heures, le patron de l'autre pirogue nous sont complètement avariés.
proposé d'arrêter, sous prétexte que l'eau est trop Partis de bonne heure, nous arrivons avant midi à
forte pour franchir aujourd'hui le RénaoLimo de une habitation appelée Yura-Yaco, du nom d'un bel
Ouassi-Panga. « Qui ça, ça? demande Apatou. Jè affluent de gauche qui se trouve un peu en amont. Le
lui explique qu'il s'agit d'un tourbillon où l'eau Yura-Yaco est, dit-on, navigable à huit jours de ca-
bouillonne et fait des vagues. notage en remontant; ses sources sont dans 1'-r,,tatde
Il recommande à l'homme qui est devant de bien Tolima (Colombie), où l'on élwc du bétail.
s'asseoir et de pagayer fort, puis, enfonçant sa pagaye Le chef de l'habitation est un métis blanc-noir et
dans l'eau jusqu'à là poignée, il donne trois coups Indien. Ce pauvre homme, qui, par une amère déri-
vigoureux, et nous voilà lancés dans un canal étroit, sion, s'appelle Fortunato, est hideux à voir. Sa figure,
cntre:des berges taillées à pic, où l'eau s'engouffre et ses mains et ses pieds sont parsemés de taches blan-
tressaille en formant des vagues: ches et noires qui le font ressembler à un cheval pie.
L'homme de l'avant fait un faux mouvement, et, Ici le pigment, c'est-à-dire la matière colorante, a com-
bondissantparle travers, remplit la pirogue à moitié. plètement disparu, et la peau, qui est insensible à ce
« Pagaye, pagaye » dit Apatou. Nous courons niveau, est blanchvlre comme une vieille cicatrice. A
comme la flèche, et bientôt nous atteignons une eau côté la peau présente la teinte noire bleuâtre d'un
calme comme celle d'un lac. fourneau de fontc frotté avec de la plombagine.
En attendant l'arrivée du deuxième canot pour vi- La femme de Fortunato, qui a trente ans de moins
der l'eau, une partie s'en va en soulevant légèrement que son mari, est une blanche de race pure, qui serait
la pirogue; je rejette le reste avec une calebasse. charmante si elle n'était frappée elle-même de cette
C'est l'affaire de quelques minutes. J'ai vidé tant et atfreuse affection cutanée que les indigènes appellent
tant d'eau au moyen du couï traditionnel des créoles ccsna.tteet que nous croyons être du vitiligo.
de la Guyane, que je vais presque aussi vite qu'avec Les enfants, qui sont d'ailleurs très gentils, présen-
une pompe. Ce travail machinal que je fais continuel- tent les couleurs de peau les plus variées; deux petites
lement en voyage ne m'empêche en rien de faire filles sont absolument lilanclies, tandis qu'un garçon
mes relevés à la boussole, et je diminue les charges a les cheveux crépus d'un mulâtre. Le père rougit
d'un équipage qui 'est toujours réduit à la plus simple d'orgueil lorsque Santa Cruz lui dit que ses filles lui
expression. ressemblent como tcTahtceuo a ntro (comme deux œufs).
Bientôt la grande pirogue arrive; elle a fait comme Le caraté n'existe pas dans le Caquéta seulement;
nous, elle s'est remplie à moitié. nous l'avons observé chez les Ticunas du Javari, quel-
Vers'deux heures, nous apercevons un canot accosté ques Indiens de l'Iça, et un malheureux blanc, qui,
à la.rive, qui est presque partout submergée; nous après quatre mois d'excursion dans cette rivière, n'o-
voyons sur un petit tertre à fleur d'eau un Indien et sait plus rentrer en Colombie sous prétexte qu'il res-
safemme qui allument du feu, tandis que deux poules semblait à un gros poisson, le bagre (el bctgre) du
paissent en liberté dans cet îlot qui n'a pas plus de rio lVIagdalena.
trois mètres de diamètre'. Je crois qu'une des causes de cette affection réside
Où vont ces voyageurs avec leurs poules ? Ils m'in- dans les piqûres des pions, qui ne cessent d'enfoncer
forment qu'ils sont en marche pour Limon, où ils vont leurs dards venimeux daus la peau de la figure et des
échanger leurs poules contre des couteaux. Nous nous eatrémités. Déjà le dos de mes mains est si noir qu'à
empressons d'acheter cette volaille et nous remontons une faible distance on pourrait croire que je porte
diiis nos embarcations. Bientôt nous trouvons un en- des gants. C'est que les gouttelettes microscopiques
droit où la berge s'élève d'un pied au-dessus de l'eau. de sang qui restent au niveau de chaque piqûre sont
Nous devons nous y arrêter, car la nuit approche et si rapprochées qu'elles semblent se confondre.
peut- être irions-nous bien loin pour trouver un autre La bonne femme de Fortunato est une cuisinière
point favorable. qui serait digne d'accompagner un empereur voya-
Il pleut dans la soirée; l'eaü monte si rapidement geant dans les forêts de l'Amérique du Nord. Elle
que vers dix heures nous ne sommes plus qu'à cinq nous prépare des bananes frites à la graisse de pécari,
centimètres au-dessus du niveau de la rivière. Nous que je trouve supérieures aux pommes de terre souf-
sommes obligés de remettre nos bagages dans les flées que savourent les princes de la terre d'Europe.
canots et de nous tenir prèts à embarquer. Son mari, qui s'engage à m'accompagner jusqu'à la
Après une nuit d'insomnie, non seulement à cause chute Araraduara, me demande un jour de liberté
de la pluie, mais encore des moustiques, nous nous pour faire ses préparatifs ce que j'accepte volontiers.
endormons tous d'un profond sommeil un peu avant Nous nous mettons en route avec deux canots. Sui.
l'aube. vant mon habitude je monte le plus petit, avec le fidèle
Au réveil, je vois ma pirogue pleine d'eau. Le retrait Apatou, deux Indiens Carijonas et le vieux Fortunato.
rapide de la rivière est la cause de cet accident, qui Ce dernier ne pouvant pagayer à cause de l'état
est très grave, plus 'terrible que tout ce que nous déplorable de ses mains, je le place sur un petit
DE CAYENNE AUX ANDES. 1£;5

banc devant moi en lui indiquant pour travail de Bientôt la rivière, s'élargissant, commence à-ser-
la corde est
vider l'eau et de m'indiquer les noms des iles et des penter en formant de grands arcs dont
de 1.'A-
affluents que nous allons rencontrer. J'éprouve quel- représentée par un canal étroit que les gens
mazone appellent para.na. et les Espagnols bra.zz~.elo.
que peine à m'habituer à cette figure aussi repous- d'endroits con-
sante que celle d'un lépreux, mais cet homme m'est Les rives basses ne présentent pas
tellement indispensable qu'il faut que je l'envisage venables pour camper. Il va faire nuit; nous devons
de bonne grâce. nous arrêter sur la pointe d'un îlot qui est recouvert

Fortunato et sa famille. Dessin de Riou, d'après une photographie.

de bal'isiers comme tous les terrains marécageux. ma présence au milieu de l'équipage est indispen-
sabre et sable mes gens ne sauraient murmurer en me voyant
Apatou fauche ces grandes feuilles avec son
fait une litière sur laquelle nous étendons nos couver- partager toutes leurs misères.
tures. Il serait plus salubre de coucher dans un ca- le~ juin. N'ayant pu faire de feu" à cause de
not, mais mon em.barcatlàn est si petite que je ne l'humidité du sol, nous avons dû nous coucher sans
autre aliment que de la cassave et un peu d'alcool
peux m'y étendre. Mes pieds heurtent à chaque in-
stant un obstacle, et mes petites blessures, ravivées dédoublé avec l'eau de la rivière. Santa Cruz, qui
montre une énergie admirable, se lève à quatre heures
par les moustiques, ne peuvent se guérir. D'ailleurs
166 LE TOUR DU MONDE.
et demie et va chercher un terrain propice pour faire posé de trois huttes, où se trouvent des Indiens appe-
bouillir un maigre échassier tué la veille. lés Carijonas, qui vivent sous la direction d'un agent
Je voudrais quitter ce poste affreux avant le jour, du gouvernement colombien.
mais j'ai besoin de clarté pour faire mon tracé à la Ce corrégidor, c'est ainsi qu'on l'appelle, est chargé
boussole, que je veux exécuter sans la moindre la- de la direction de tous les habitants du Yapura; mais,
cune. A six heures, en faisant une tournée pour voir n'ayant à administrer que deux petites familles d'In-
si nous ne laissons pas quelque bagage à la traîne, diens et quelques mulàtres disséminés vers les sour-
j'aperçois un gros serpent boa qui a sans doute passé ces, il s'occupe à récolter du caoutchouc, de l'ivoire
la nuit à dix pas de nous. Apatou m'avait prévenu végétal et du cacao, qu'il échange contre de petits
qu'il y avait quelque mauvaise bête par là, car il couteaux et du calicot. Il est atteint d'une tumeur du
avait perçu une odeur musquée désagréable. pied que les créoles de la Guyane appellent c~~abe.
Nous arrivons vers neuf heures à une petite ha- Ayant eu l'occasion de guérir un nègre après l'extir-
bitation appelée Kinoro. Quelle n'est pas notre pation, je propose le même traitement; mon hôte ac-
surprise en voyant autour d'une hutte une vache, cepte, et, sortant un bistouri, je l'opère séance te-
deux moutons et de nombreux cochons nante. Il y a une forte hémorragie, mais je l'arrête
Le nommé Bernarbé facilement avec une cau-
Cabreiro, fuyant une ré- térisation au fer rouge.
volution, a descendu le Le corrégidor, embar-
Yura-Yaco avec sa femme, rassé pour récompenser
ses enfants et ses animaux mes services, manifeste le
domestiques. Il avait un regret de ne pouvoir m'es-
bœuf, mais il l'a tué parce corter à quelques journées
qu'il manque de pâturage. de canotage. « Je n'ai p2.S
Le Yapura comme l'Iça besoin de vous, lui dis-je,
est partout recouvert d'une autorisez-moi seulement à
forêt sans limite. J'achète recruter deux hommes par-
un petit cochon au prix de mi vos Indiens. Il me ré-
huit francs, et six oeufs à pond « Faites ce que
raison de cinquante centi- vous voudrez. »
mes la pièce. A ce moment Santa Cruz
Je vois dans l'habitation vient m'informer que le
deux jeunes Indiennes de couata qu'il a tué eu route
la tribu des- Tamas qui est déjà cuit; il est bien
viennent du rio Caguan.. gras, bien dodu nous
Elles ont un air de famille allons faire un repas ex-
très frappant avec les fem- quis. Je descends de la
mes de la Guyane. De plus, hutte, bâtie sur pilotis
elles ont des habitudes que comme celles des Indiens
nous avons observées chez de l'Oyapock, et je vais
les Galibis; ainsi elles por- rejoindre mon équipage
tent une grosse épine noire Indien Carijona. Dessin de Riou, d'après une photographie.
qui fait bouillir la mar-
dans le lobule du nez et mite à l'ombre d'un gros
une autre dans la lèvre inférieure. L'une d'elles est arbre sur le bord de la rivière.
occupée à broyer du maïs avec une grosse pierre Apatou vient au-devant de moi avec un air radieux;
ayant tout à fait la forme d'un croissant; cet usten- c'est qu'il vient de faire une grande découverte les
sile de ménage est commun dans l'Iça, où je m'en suis Indiens Carijonas appellent le feu tala et l'eau touna..
procuré un bel échantillon que j'ai expédié par le C'est tout à fait le mème langage que dans l'intérieur
Co,7zuman. J'ai trouvé une même pierre aux environs de la Guyane.
de la ville de Para, où elle était employée par les an- Ces gens, qui ont un air de famille très frappant
ciens indigènes. avec les Roucouyennes, sont ravis de nous entendre
Le nommé Cabreiro me donne sur le Yapura quel- parler leur langue; je donne à chacun un sabre, une
ques indications qui me sont d'ailleurs confirmées par hache, un couteau et quelques mètres de calicot, et ils
mon guide. Les pluies commencent au mois de mars s'engagent à me suivre jusqu'à une grande chute
et durent jusqu'en aoùt. La crue de la Saint-Jean appelée Araraquara.
(21 juin) est réputée pour sa violence. En août et en Un de ces hommes porte des ornements absolument
septembre la navigation en pirogue est parfois gènée semblables à ceux que j'ai vus chez les Indiens Ma-
par un vent très fort qui soulève des vagues. cusis de la Guyane anglaise et les Roucouyennes. Ce
Nous arrivons vers midi à un petit hameau com- sont des pendants d'oreilles en argent en forme de
DE CAYENNE AUX ANDES. 167

triangle, et une languette de même métal fixée à la J'aÍ dit que les Roucouyennes tronvaient l'idéal de
lèvre inférieure. Ces objets ont été fabriqués avec l'élégance dans la proéminencedù ventre, et qu'ils
des 'pîèces de monnaie. Les' Roucouyennes font les se recouvraient l'abdomen de nombreuses ceintures
màmes patuées avec des morceaux de fer-blanc. Les pour en augmenter le volume Les Carijonas. rèmpla-
boîtês de sardines que j'ai transportées dans le-hau t Ma- cent les ceintures en poil de couata par des cercles
roni ont été transformées en pendants d'oreilles qui se en bois réunis'par des lianes. Cette espèce de cui-
sont repimdus chez tous les indigènes de la Guyane. rasse recouvre l'abdomen jusqu'à la base de la poi-

Indiens CarijoDas. Dessin de Riou, d'Dpres une photographie.

trine, et à l'avant tombe un petit tablier, en écorce. Après une heure de contorsions qui rappellent la lan-
Ce vêtement incommode se porte jour et nuit jusqu'à gouste sortant de. son enveloppe calcaire, j'obtiens
usure complète. ce vètement, qui figure aujourd'huï dans ma. collec-
Je veux m'en procurer un, mais c'est très difficile, tion.
parce qu'il est impossible de le sortir sans le cou- Dans la soirée, les femmes font griller des graincs
per. Enfin un jeune homme, séduit par une belle de cacao et les écrasent avec une grande pierre en
ceinture rouge que je lui offre en échange, fait tous forme de croissant due nous avons déjà mentionnée.
ses efforts pour sortir de cette véritable carapace. En ajoutant un peu de jus de canne' à sucre, nous
168 LE TOUR DU MONDE.
avons du chocolat, que je trouve préférable au meil- son, et de sarbacanes pour tuer les singes avec de
leur que j'aie dégusté en Europe. petites flèches empoisonnées.
2 juin. Nous nous mettons en route vers huit J'ai fait embarquer les deux Carijonas dans mon
heures. J'ai un superbe équipage sept canotiers, dont canot pour avoir l'occasion de causer avec eux et de
trois dans ma pirogue; avec Santa Cruz et Fortunato pouvoir établir un parallèle entre leur langage et
nous sommes en tout dix hommes armés de deux celui de mes amis les Roucoueynnes.
fusils, d'un petit revolver, d'arcs pour flécher le pois- Il pleut dans la matinée, mais cela ne nous em-

Indien Coregua;e (voy. p. 170)- Dessin de Riou, d'après une photographie.

pêche pas de naviguer; au plus fort du grain je me proche résolument de l'un d'eux, tandis que l'autre.
mets à couvert sous un pa~7~aca:ri, c'est-à-dire sous prend la fuite. Dans ce dernier je distingue une
une natte en feuilles de palmier disposée sur des ar- pauvre femme absolument nue qui porte un enfant
ceaux. Pour ne pas être mouillé, Apatou quitte sa che- dans un petit hamac; les Indiens de mon canot eau-
mise et me prie de la cacher. sent avec leurs compagnons et je m'aperçois qu'ils se
Bientôt nous rencontrons deux canots montés par traitent entre eux de cali.~acc.Nous sommes frappés
des Indiens peints au genipa comme les indigènes de d'entendre ce mot qui est constamment employé par
la Guvane ce sont des Carijonas. nZon cauút s'ap- les Roucouyennes pour désigner leurs compagnons,
Arrivée chez les Coréguaje. Dessiu de Riou, le texte et une photographie.
(voy. p. 170). d'après
170 LE TOUR DU MONDE.

c'est-à-dire tous les individus de race indienne. spongieux taillé sous forme d'un homme aux jambes
Pourquoi donc l'autre canot s'est-il sauvé? C'est écartées, semblable à des dessins du Yary que j'avais
que la femme que nous avons aperçue vient d'accou- pris pour des grenouilles. J'apprends que ces images
cher. Si le nouveau-né voyait un blanc, il tomherait grossières ont pour but d'éloigner les mauvais esprits,
malade et ne manquerait pas de succomber. Apatou qui sont seuls redoutés par les indigènes du Yapura
me dit que ce préjugé existe chez tous les Indiens et des Guyanes.
de la Guyaue une femme, récemment accouchée, re- Nous arrivons le 3 à l'embouchure de la crique
fuse obstinément de montrer son enfant aux nègres Santa Maria, dans l'intérieur de laquelle se trouve un
aussi bien qu'aux hlancs. hameau d'Indiens Coréguajes. Santa Cruz, qui con-
La_malheureuse est exposée à la pluie sans vête- liait d'autant mieux les Indiens que sa mère était de
ment; c'es que, chez les Carijonas comme chez les cette race, me dit qu'il produira un grand effet en
fioucouyennes, une femme qui vient d'être mère est partant en avant pour annoncer l'arrivée d'un yraozd
condamnée à la nudité chef (c'est moi) dont lui-
pendant quelques jours. même est le lieutenant.
4vec des usages pareils A l'arrivée au pied
qui pourrait s'étonner de d'une colline, j'aperçois
la disparition rapide des une vingtaine d'Indiens,
indigènes de l'Amérique hommes et femmes, qui
du Sud? nous attendent au dé-
Est-il au monde des barcadère. C'est le mo-
gens assez cruels pour ment de faire une dé-
faire naviguer une femme monstration. Apatou tire
une heure après ses cou- une salve de quatre coups
ches ? Quant aux enfants de fusil.
à la mamelle qu'on en- Dans la soirée nous
traîne dans de lointaines assistons à des danses
expéditions, ne sont-ils que je vois avec le plus
vif intérêt, cherchant un
pas voués à une morl
certaine ? rapport entre les usages
A midi, nous passons de ces Indiens et ceux
devant un' grand affluent de la Guyane. Apatou est
ravi lorsqu'il reconnait
qui ne mesure pas moins
de la moitié du haut Ca- un air que nous avons
quéta c'est l'Otéouassa. entendu chanter dans le
En remontant cette ri- Yary et le Parou. « Tout
vière on trouve deux ça mèmes moun, » dit-il.
grandes huttes d'Indiens Je suis de son avis; plus
Coréguajes établis àdeux je vais, plus je trouve
de rapprochements entre
jours de l'embouchure.
A une semaine de navi- les indigènes du Yapura
et ceux de la Guyane. Je
gation on rencontre quel-
ques gens civilisés qui commence à croire qu'ils
exploitent le quinquina. appartiennent tous à une
Indien Coré~uaje. Lessin de Riou,
A une heure et demie, même famille.
d'après une photographie.
nous passons devant une Le chef, qui a bu le
ile appelée Couay; remarquons que ce nom sert à yahé, une liqueur enivrante faite avec une écorce
désigner le palmier miritis dans la langue des Cari- macérée dans l'eau, donne une consultation à un de
jonas comme chez les Roucouyennes. mes hommes qui est malade. Ce médecin-sorcier
A deux heures, nous nous arrêtons quelques in- opère de la même façon que les piays de la Guyane;
stants près des îles Cosacunti, où se voit une hutte il aspire le mal et le chasse en souftlant comme un
abandonnée par les Indiens Carijon<ls. En parcourant cachalot et eu criant Si~.o. sIEO. sho!Apatou
cette masure, je trouve un petit banc excavé absolu- me dit « Tous Indiens mêmes. »
ment semblable aux sièges des Roucouyennes. Dcs Ce qui nous a frappé surtout dans cette cérémonie,
sculptures grossières ont la prétention d'imiter un c'est un chaut monotone ou plutôt un récitatif sem-
oiseau de proie, une espèce d'urubu, que les Carijonas blable à l'évangile du dimanche des Rameaux, et que
aussi bien que les Roucouyennes appellent atou.ra.. nous avons entendu soudént répéter par les piays de
Cette espèce d'idole n'est pas seule en regardant la Guyane.
dans tous les coins, je trouve un morceau de bois Je fais une collection de très jolies couronnes de
DE CAYENNE AUX ANDES. 171
une marmite que l'on met sur le feu. On remue avec
plumes qui portent à l'arrière une longue traine com-
une cuiller, et au bout de quelques heures on obtientt
posée de queues d'oiseaux.
J'ai fait remplir un album de dessins originaur des une pâte épaisse, rouge, légèrement huileuse, avec la-
Coréguajcs et des Carijonas; ils ont la plus grande ana- quelle on forme des pains analogues à ceux que les
logie avec ceux que nous avons recueillis en Guyane. créoles font avec le cacao.
A l'instar des Roucouyennes, les Carijonas ne par- On trouve un petit bâton de roucou dans toutes les
tent jamais en voyage sans se peindre au roucou et pagaras des Indiens Carijonas. Lorsqu'ils veulent s'en
au genipa. J'obtiens sur ces matières colorantes des servir, ils s'enduisent la paume des mains avec de
indications de viszc qui m'avaient échappé en Guyane. l'huile de carapa qu'ils frottent sur le bâton de l'OU"
Pour préparer le roucou, on jette les graines dans un cou. La couleur se dissout bien vite dans la matière
récipient contenant de l'eau et on les écrase avec un grasse et il suffit de passer la main sur le corps pour
pilon. Le liquide est passé sur un tamis et reçu dans devenir rouge comme un crabe ou un soldat anglàis.

Le saut Cuemany (voy. p. 172). Dessin de Riou, d'après un croquis du docteur Crevaux.

Ge sont les femmes qui peignent leurs maris, et, mes pieds, envenimées par les piqûres des pions et des
quand elles ont fini, elles se barbouillent tout le corps moustiques, m'empêchent absolument de marcher.
avec le restant de la couleur. et Ne craignez rien avec vos fusils, moi je garderai
Ayant demandé àun Indienpourquoi ils se peignai-ent le canot avec mon revolver. »
ainsi, il me dit que c'était pour se tenir chaud. Dia tuinutes après, voilà l'expédition qui revient
Le 7 juin, j'aperçois la tète d'un sentier sur la rive sans avoir rien vu. Pendant ce temps je suis allé jus-
un Hot un
droite; nos cmurs palpitent à la seule idée que nous qu'à l'autre rive, où j'ai trouvé derrière
allons rencontrer des ètres humains. Nous ne voyons tronc de palmier évidé, qui rcssemble à une auge
doit appartenir à
pas d'abatis dans les environs c'est que le village est plutôt qu'à une embarcation. Elle
dans l'intérieur de la forèt. des gens bien arriérés, puisqu'ils n'ont que des ha-
« Alloris, Apatou et Santa Cruz, prenez vos fusils ches en pierre pour creuser leurs canots.
et cherchez des habitants. » La large piste aboutit au rivage, l'habitation ne
Je voudrais les accompagner, mais les blessures de doit pas être bien éloignée.
172 LE TOUR DU M ONDE
« Allons, camarades, vous n'avez plus de vivres; sortant du gouffre, forment des vagues comparables
il faut en trouver à tout prix. » à celles d'une mer furieuse.
Je saute à terre, et en route! Nous allions nous coucher sans souper mais voici
Tout le monde me suit, à l'exception de trois que nos compagnons arrivent successivement et ap-
hommes qui gardent les canots. portent les vivres et les bagages.
J'éprouve de la peine à marcher au début, mais N'ayant pas d'embarcation, je fais couper cinq
bi¡:mtÓt mes blessures s'échauffent, et j'avance d'un arbres pour construire un radeau.
pied léger. Nous sommes partis vers deux heures et Nous n'avons pas fait trois heures de marche que
demie il y a peu de temps à perdrc, car il faudra j'aperçois un canot monté par trois Indiens appelés
retourner a~l camp pour la nuit. Ouïtotosl, .Te les fais venir et ils offrent de me con-
Vers trois heures, nous entendons un chant sonore duire à leur village.
du paraqua. Apatou s'aL'rête pour bien écouter; on en- Apatou, qui m'accompagne, remarque que les bancs
tend jicz.i~aqoa.!!dans deux directions. Ce sont de la pirogue sont d'un bois très lourd et portent une
des oiseaux qui s'appellent. « Non, me dit Apatoll, corde à l'extrémité. Ce sont de véritables massues avec
le deuxième chanteur n'est autre qu'un Indien. » lesquelles nos hôtes pourraient nous assommer en
Marchons toujours, nous ne devons pas être éloi- route. Nous mettons deux heures pour atteindre un
gnés de l'habitation; mais nous la cherchons en vain. village situé sur les bords d'une rivière appelée Arara.
Le 11, nous rencontrons une petite chute où nous U ne grande agitation règne dans la tribu; les
manquons de chavirer, à cause d'une panique de mes hommes font des gestes animés comme s'ils se que-
hommes qui n'ont pas la pratique de cette navigation. rellaient, les femmes circulent avec précipitation, les
Le 13, nous arrivons au saut Cuemany, que les enfants se sauvent dans le bois.
indigènes considèrent comme infranchissable. Apatou En entrant dans une maison, je remarque un maxil-
s'engage, mais il manque de périr avec trois canotiers. laire inférieur suspendu au-dessus de la porte, et
Ils ont couru un dangcr si séL'ieux qu'ils ont été quelques flùtes faites avec des os humains. Dans un
forcés de jetcr à la rivière les bagages et leurs vêle- coin, j'aperçois un lambour surmonté d'une main
ments. Mon hira.le cle.s.drzeles a été saisi d'une telle desséchée, recouverte de cire d'abeille.
frayeur qu'il en devient malade. Les hommes ont les bras et les jambes peints en
Le 14 juin, à midi, nous rencontrons le grand saut noir bleuâtrc avec du genipa, les lèvres et les dents
Araraquara, ainsi nommé parce que les berges de la en noir foncé avec la tige du balisier, et le bord des
rivière sont si hautes que les aras y font leurs nids paupières en rouge vif avec du rocou.
(a.rara, aral'a; quczi~a.,nid). Quelques-uns ressemblent à de vrais diables.
Il faut ahandonner ma dernière embarcation et Les femmes ont tout le corps, à l'exception du cou,
chercher un chemin par terre. Nous atteignons un couvert d'une substance noire sur laduell'e sont figu-
grand plateau formé par un grès analogue à celui rés des dessins blancs et jaunes. C'est une espèce de
qu'on rencontre dans les Vosges. C'est au milicu de caotttchouc à la sortie de l'arbre, et qui devient noir
cette montagne que le Yapura a été obligé de se créer au contact de l'air.
un passage; ses berges blan¡;hes, formées de r02hes Ils l'étendeat à l'état liquide et le saupoudrent, pen-
fendues en long et en travers, rcssemhlent à des mu- dant qu'il durcit, avec des matières colorantes. Ils
railles élevées par des géants. emploient pour les dessins blancs une argile sem-
Les eaux mesuraient tout à l'heure une largeur de blable ait kaolin, et pour les jaunes de l'amadou pul-
sept à huit cents mètres. Jugez quelle vitesse elhs vérisé produit par certaines fourmis.
acquièrent tout à coup, en pénétrant dans un espace Les hommes ont une maniúre étrange de priser; la
qui n'en meçure pas plus de cinquante à soixante. tabatière est formée d'un gros bulime dont la base
Après un kilomètre de course vertigineuse, la ri- est obturée par une aile de chauve-souris fixée avec
vière redevient calme. Je me demande si nous avons du balcila (gutta-percha). L'extrémité du cône porte
trouvé un'port. Non, -c'est un harrage, une chute au- un os creux par lequel on verse une poudre aroma-
dessus de laquelle les eaux éprouvent un moment
tique dont je ne connais pas la composition. Pour
d'arrèt, puis' sc jettent dans un abîme de trente mètres. porter la poussière aux narines, ils se servent d'un
La marche est pénible et dangereuse, à cause des insufflateur composé de deux os creux d'oiseau soudés
crevasses qui coupent la roche. Un de mes hommes avec du balata une branche étant introduite dans la
tombe dans l'une d'elles avec une dame-jeanne de bouche et l'autre dans une narine, il suffit de souf-
farine; il a la chance de ne pas disparaître, parce que ffer pour envoyer la poudre dans les parties lés plus
le ventre de. ce récipient l'arrète dans le précipice. reculées de la muqueuse pituitaire. Telle est la ma-
Parti en éclaireur avec Apatou. Nous marchons six nière d'opérer de l'égoïste; les gens sociables ont un
heures sans trouver un sentier. autre appareil, ce sont deux os disposés en X. Les
La nuit approche lorsque nous rencontrons une
1. Le mot ou'i!u(osignifie ennemidans la langue des Carijonas
piste qui nous conduit au pied de la chute. Nous et de; noucou~'ennes. Ces Indiensse désignent entre eux sous le
prenons un bain sur une plage de sable où les eaux, nom~1emncomchi.mncuchi.
Indien. Ouï Loto. (voy. p. 174). Dessin as Riou, d'après des photographies
174 LE TOUR DU WOVDE.

amis s'approchent et souf0ent à l'unisson, ils s'en-. ulcères. La nuit, c'est tantôt la pluie, tantÔt les mous-
voient réciproquement la prise. Ces Indiens fument tiques ou les Indiens (lui nous empêchent de dormir.
des cigares qui n'ont pas moins de quatre centimè- Plusieurs fois nous sommes assaillis par des menaces
tres de diamètre et qui renferment un peu de tabac en- et des provocations qui nous mettent hors de nous.
touré avec des feuilles de bois-canon. Chacun aspire J'ai grande peine à empèclier mes hommes de tuer
trois bouffées et passe le cigare à son voisin. quelques-uns de ces misérables. En maintes cil'con-
Pendant qu'Apatou surveille la maison, je vais tances j'ai moi-même' beaucoup de peine à me con-
faire une ronde dans l'abatis. J'aperçois une poterie tenir.
contenant de la viande fumante. C'est la tête d'un Le 22, un chef, qui m'a d'abord bien reçu 1, me
Indien qu'une femme fait cuire. somme inopinément de lui livrer mes bagages. Une
Je n'ai guère envie de m'attarder ici; je fais en- telle audace me révolte, je le pousse conlre la mu-
tendre que je veux acheter un canot et rejoindre mon raille. Un de ses lieutenants me couche en joue,
radeau. mais son arme s'abaisse rapidement devant le regard
Nouvelle agitation à mon départ. Deux chefs se d'Apatou, qui se prépare lentement à lui envoyer une
querellent au sujet d'un jeune homme qui parait balle dans la tête.
étranger à la tribu. L'un veut le faire emharrpler et Je punis l'arrogance de ces Indiens en les forçant
l'autre le retient. à donner des fêtes en mon honneur. Ils se mettent
Enfin nous partons avec deux pirogues, et, parlés à danser au coucher du soleil, mais, au lieu d'instru-
par le courant, nous rejoignons bien vite nos com- ments de musique, ils portent les uns des sabres, les
pag nons. J'achète une des embarcations et fais dé- autrcs des tlèches empoisonnées.
marer le radeau. Vers dix heures, arrivent deux canots chargés d'In-
Nous sommes déjà en route, lorsque je vois un diens qui viennent sous prétexte de danser.
Indien blotti au milieu de mes bagages. le le prie de Nous nOllS retirons à minuit dans une hutte que
s'en aller; il débarque, mais en m'adressant un regard ai fait construire sur la. rive, à portée de nos canots.
singulier, que je ne comprends malheureusement que Les Indiens s'approchcnt pour nous attaquer vers
lorsqu'il est déjà loin, et fait des gestes de désespoir. quatre heures du matin; ils pensent que nous dor-
Je devine trop tard que ce jeune homme est un mons d'un profond sommeil, mais en un instant nous
prisonnier que ces Indiens voulaient vendre. Il eitt sommes debout; le fusil en main, prêts à faire feu.
été très heureux de sortir des mains de ses enne- Devant cette attitude, le touchao et son lieutenant
mis pour venir avec nous. cachent leurs armes et font semblant d'aller se laver
Le 19, nous arrivons à un petit village de Carijonas. à la rivière.
Pendant la nuit arrive un des leurs qui parait avoir Je vais à leur rencontre et les amène malgré eux
la tète égarée par les dangers qu'il vient d'encourir. dans ma hutte. Ayant confié ces deux otages à la
Il voyageait avec deux hommes dans la rivière garde d'Apatou, je dors paisiblement jusqu'au lever
Arara, lorsqu'il fut surpris et fait prisonnier par les du soleil.
Ouïtotos- Séance tenante un de ses camarades fut Ce chef, qui veut me traiter en vaincu sans combat,
attaché à un arbre par les mains et les pieds, et tué n'a pas moins de dix fusils, et autant de sabres de
d'une flèche empoisonnée. Pendant le supplice, le cavalerie, de véritables lattes de cuirassiers.
malheureux pleurait comme un enfant, en disant Bien que vivant à une distance de deux cents lieues
Pourquoi me tuez-vous? Les autres de répondre de l'Amazone, il possède quatre coffres remplis de
Nous voulons te manger, parce que les tiens ont tous les objets qui servent à la vie civilisée.
mangé un des nôtres. Ils passùrdnt une perche Pourquoi donc ces sauvages de l'intérieur sont-ils
entre les pieds et les mains attachés, et transpor- mieux pourvus que les habitants de l'Amazone '?
tèrent le corps à la plage comme un simple pécari. Cela provient d'un trafic d'esclaves que font leurs
La chair fut distribuée par le chef, qui envoya des chefs avec des négociants brésiliens.
morceaux aux tribus voisines. Un enfant à la mamelle est coté la valeur d'un
Le spectateur de ces scènes horribles parvint à s'é- couteau américain; une fille de six ans est évaluée
chapper pendant la nuit, et descendit la rivière dans un sabre et quelquefois une hache; un homme ou
un tronc d'arbre, qu'il évida avec une hache de pierre. une femme adulte atteint le prix d'un fusil.
Le troisième prisonnier était le jeune homme que Ainsi armés, ces Indiens vont faire des excursions
les Ouï tatas voulaient vendre. Qu'est-il advenu de ce, dans les rivières voisines, attaquent des populations
malheureux? armées seulement de flèches, tuent ceux qui résis-
Il y a tout lieu de croire qu'il n'a pas tardé à être tent, font les autres prisonniers, et descendent les
égorgé. livrer aux marchands de chair humaine.
La suite du voyage est des plus dangereuses et des
1. L'ayant trouve occupéà fahriqucrdu curarc, il m'a montré
plus pénibles. Le jour, nous avons les pieds dévorés toutesles plantes dontil sc :3e,'vait.Entreautres j'ai recueilliune
par des mouches qui sucent le sang et laissent dans la espècenouvellede strychnos dont l'écorcede la tige a tous les
plaie un venin qui occasionne de la tuméfaction et des effetsdu curare (:I¡'ycTl>1oS
gal)ui~e?i8isPlaiichoii).
matinale. Dessin de Riou, d'après le texte et une photographia.
Attaque
176 LE TOUR DU MONDE.

Ce commerce n'est pas sans risques: il arrive assez des feuilles. Il n'est pas étonnant que tous mes
souvent que le négociant est mal reçu lorsqu'il vient hommes soient pris par la fièvre.
réclamer le prix de sa marchandise. Chaque fois que Nous succomberions tous infailliblement s'il fal-
les Indiens voient cju'ils sont plus forts que lui, ils lait séjourner quelclucs semaines de plus dans cette
le dévalisent et le massacrent. affreuse aussi je fais tous mes efforts pour
Le 26 juin, nous franchissons une quatrième chute donner de l'entrain à mon équipage. Chaque jour je
suis le premier debout. Nous partons à six heures et
qui rendrait impossible la navigation à vapeur, mais
demie du matin, et marchons quelquefois jusqu'à
qu'on passe facilement en canot.
Ce barrage, formé par une I)i-esqu'ile très étroite, six heures du soir. Pour ne pas perdre dix minutes,
nous mangeons en canot la nourriture préparée la
pourrait être détruit facilement par la dynamite.
Le 27, nous passons devant la bouche de l'Apa- nuit.
la limite Nous avons toujours deux ou trois malades; il est
~puri, que les Brésiliens considèrent comme
entre lcur empire et la Colombie. encore bien heureux que la fièvre ne les saisisse pas
Voilà quarante-trois jours que nous couchons par tous à la même heure.
terre sous des pluies torrentielles, n'ayant pour abri Enfin, le 9 juillet, à cinq heures du soir, nous
qu'un petit toit que nous faisons chaque soir avec arrivons à l'Amazone-

Manière de priser chez les Ouitotos (voy. p. 17'<). Dessin de Riou, d'après une photographie.

« Merci, mon Dieu! s'écrie Apatou, Ouïtotos pas La mission est complètement terminée; c'est-à mon
mangé nous. » tour de tomber malade.
Nous passons la nuit dans unehabilation appelée La fièvre me prend le 22 et dure jusqu'au 30.
Caicct.ra, et le lendemain nous cherchons à gagner Le 31 juillet, je quitte mon hamac pour m'em-
Teffé. Mes hommes sont si fatigués que nous ne barduer sur le vapeuranglais ~lnnb~~ose,à destination
pouvons lutter contre le faible courant de la petite de Saint-Nazaire.
rivière sur laquelle est située cette bourgade. Comme En résumé, j'ai exploré dans mes deux voyages
en ce moment ils ont tous la fièvre à la fois, je suis six cours d'eau deux fleuves de la Guyane, le Ma-
obligé de me mettre moi-mème aux a,irons; les moins roni et l'Oyapock, et quatre affluents de l'Amazone,
malades, excités par l'exemple, font un dernier effort le Yary, le Parou, l'Iça et le Yapura.
pour arriver au hut. Si le Màroni, l'Oyapock et l'Iça étaient un peu
Enfin, à deux heures du soir, à Teffé, nous sommes connus, je puis dire que le Yary et le Parou étaient
reçus à bras ouverts par un compatriote, M. de Ma- absolument vierges de toute exploration.
than, qui s'occupe de collections d'histoire naturelle. Quant au Yapura, qui mesure cinq cents lieues, il
Le 15, nous embarquons à bord d'un vapeur qui était inconnu dans les quatre cincf11Îèmes de son
nous conduit à Manaôs; et le 19, après avoir réglé parcours.
les comptes de mon équipage et assuré le rapatriement
de chacun, je m'embarque avec Apatou pour le Parou. Docteur J. CREVAUX.
LE TOUR DU MONDE. 193

SainL-Paul de Loanda (voy. p. 196). Gravure empruutée à l'ouvrage de M. J. J. Monleiro, :lngola and the river Conpo.

C0l~~Il~~IENT J'AI TRAVERSÉ L'AFRIQUE.

DE L'OCÉAN tlTLrINTI(~TJE f1 L'OCÉAN INDIEN,


PAR LE MAJOR SERPA PINTO.

187 7 là 7 8. 7E%7E ET DE99IN9 ICIÉD1T9.

AVANT-PROPOS.

Comment je suis devenu esploraleur.

En 1869, j'avais fait partie d'une colonne d'expédi- parcouru les possessions portugaises dans l'Afrique
tion qui eut à livrer un assez grand nombre de com- orientale, je revins en Europe, animé plus que jamais
bats aux naturels de Massangano vers l'embouchure du désir d'étudier l'intérieur de ce continent.
du Zambèze. Le ministre de la marine, en Portugal, Officier, j'étais toujours envoyé en garnison dans de
était alors senhor José Maria Latino Coelho2. Il en- petites villes de province; j'y pris l'habitude de con-
voya au' gouverneur de Mozambique l'ordre de me vertir mes heures de loisir en heures de travail, et,
procurer, à la fin des hostilités, tous les moyens pos- bien que l'occasion d'explorer une partie de l'Afrique
sibles de remonter le Zambèze, afin de me faciliter me parût problématique ou fort éloignée, je fis de
une étude détaillée de cette région. l'examen des questions qui la concernent mon passe-
L'ordre ne fut jamais exécuté. Après des réclama- temps ordinaire; en même temps je ne négligeai pas
tions réitérées, mais inutiles; après avoir rapidement l'astronomie. De cette façon, ma vie de caserne, une
fois mes devoirs militaires accomplis, était partagée
1. Il Y en Afriqueplusieurs endroits appelés Massangano entre l'étude du ciel et celle de l'Afrique.
d'aborduneville de l'Angola,située entre la Coanzaet la Lucalla, Vers la fin de 1875, j'adressai au gouvernement
et chef-lieudu district; ensuitel'endroit où le Pamalombére-
dressé le plan
joint le prolongementsud-orientaldu Nyassa.Untroisième,petit un mémoire sur l'Afrique. J'y avais
port situé au sud de Quilimané,est celui dont il est ici question. d'une inspection partielle des colonies portugaises
J. B. de façon qu'elle fût la moins
2. Dansl'orthograpbeportugaise,la lettre h qui suitn ou1rend dans l'Afrique orientale,
.nossonsmouillés senhorpourségnor,Coelhopour Coeillo.-J. B. dispendieuse possible à l'Etat. Plus tard, j'ai su que
XLI. 1055'LIV. 13
194 LE TOUR DU MONDE.:

ce mémoire n'était jamais parvenu au ministre de la pre, et, à mesure que l'idée de me priver des caresses
marine. de mon enfant se présentait plus vive à mon esprit,
En rentrant à Lisbonne, vers la fin de 1876, j'appris je sentais s'éteindre en moi l'ardeur des explorations.
que les questions qui concernaient nos possessions en Cependant j'en arrivai à un projet qui me semblait
Afrique excitaient dans la ville un grand intérêt tout concilier. Si, par exemple, pensai-je, on me
depuis la création d'une commission centrale et per- donnait le gouvernement d'un district? Ne pourrais-je
manente de géographie et l'établissement de la Société pas alors, emmenant avec moi ma famille, mettre en
géographique de Lisbonne. On parlaitbeaucoup d'une pratique pour l'intérêt de mon pays mes études afri-
grande expédition qu'on projetait d'envoyer au centre caines ?
de l'Afrique méridionale. Je fus nommé à cette époque au chasseurs. Pour
Je me décidai immédiatement à faire les démarches me rendre dans les Algarves, je pouvais passer par
nécessaires pour voir le ministre des colonies, senhor Lisbonne. J'y restai quelques jours, et je me décidai
Joàol d'Andrade Corvo. Son Excellence était chargée à aller voir le ministre.
des deux portefeuilles de la marine et des affaires Cette fois, je fus immédiatement reçu et même avec
étrangères. Après m'être présenté en vain chez lui une grande cordialité. « Je viens prier Votre Excel-
huit jours successivement, j'étais au moment de me lence, dis-je, de me confier le gouvernement de Quili-
décourager et de quitter Lisbonne lorsque je reçus mané, poste actuellement vacant en Afrique. »
une lettre d'audience. Senhor Corvo se mit à sourire.
Au début, Son Excellence me traita froidement et « J'ai mieux que cela à vous offrir, dit-il. J'ai be-
me demanda soin de vous pour une chose plus importante que l'ad-
Que me voulez-vous ? ministration d'un district africain; j'aurai cessé d'être
J'ai entendu dire, répondis-je, que Votre Excel- Joào d'Andrade Corvo, si, au printemps prochain,
lence a l'intention d'envoyer en Afrique une expédi- une expédition conçue sur une base plus large qu'il
tion géographique c'est ce qui m'amène ici. » n'est ordinaire d'en organiser en Europe n'est pas
A ces mots, le 'ministre, changeant de ton, m'en- partie de Lisbonne pour le midi de l'Afrique.
gagea poliment à m'asseoir. Et vous avez compté sur moi?
Avez-vous été en Afrique? me demanda-t-il. Sans aucun doute, et vous entendrez parler de
Oui, Excellence. Je connais un peu la façon de moi d'ici à peu de temps. »
voyager en ces pays-là et j'ai étudié avec soin toutes En sortant du ministère, j'écrivis au senhor Her-
les questions qui les concernent. meningildo Carlos de Brito Capèlo, officier de la fré-
Vous sentez-vous disposé à entreprendre un gate cuirassée l'a-sco cle Gazzza, pour lui demander un
long voyage dans l'Afrique méridionale? » rendez-vous. Mon entrevue avec lui eut lieu au café
Je me déclarai prêt à partir. Martinho. Il me confia que, si on l'envoyait en Afri-
« C'est bien, répliqua le ministre. J'ai en effet le que, il désirait avoir pour compagnon son camarade et
dessein d'envoyer en Afrique une grande expédi- ami Roberto Ivens; mais rien ne s'opposait à ce que
tion, bien pourvue de tout ce qui pourra lui être né- je fisse également partie de l'expédition.
ces5aire, et, lorsqu'il sera question d'en organiser la Les jours suivants, je rencontrai Capêlo plusieurs
direction, je me rappellerai votre nom. » fois; puis nous allâmes, chacun de notre côté, là où le
Puis, comme je me retirais devoir nous appelait. Capèlo rejoignit son vaisseau,
« A propos, continua-t-il, quelles seraient vos con- le fTUSCO cle Gama, qui mettait à la voile pour l'An-
ditions pour un service de ce genre ? gleterre, et moi je me rendis au chasseurs, dans
-Je n'en ferais aucune, répondis-je, et je le quittai. les Algarves, pour y prendre le commandement de
]En sortant du ministère des affaires étrangères, je ma compagnie.
me rendis à la calçada da Gloria, n° 3, chez le doc- Avec les loisirs que me procurait la vie de garni-
teur Bernardino Antonio Gomès, vice-président de la son, je repris mes études.
Commission centrale et permanente de géographie, Quelques mois après, les journaux m'apprirent que
J'eus avec lui une longue conversation, où ce savant le ministre senhor Joào d'Andrade Corvo venait de
distingué m'apprit qu'en vue de participer à l'expédi- présenter au Parlement la demande d'un crédit de
tion projetée il avait déjà choisi un officier de notre trente contos (environ cent soixante-cinq mille francs)
marine royale, Hermeningildo Capèlo. pour les frais d'une expédition en Afrique.
Le lendemain, je partais pour le nord du Portugal. Par malheur, le ministère tomba avant que la loi
Le grand air de la campagne et les distractions eùt été votée, mais un grand pas était fait.
du chemin calmèrent peu à peu l'enthousiasme fébrilc Je résidais alors à Faro. J'y lus un jour que le
de mon séjour à Lisbonne. Les liens qui m'attachaient nouveau ministre, José de Mello Gouvéa, avait rap-
à ma femme et à ma fille n'étaient pas aisés à rom- porté au Parlement le projet de loi présenté par
son prédécesseur et avait réussi à faire voter le cré-
1. L'à devant o, dans l'orthographeportugaise, donnela pro- dit de trente contos.
nonciationaon. Joâo se prononceJoa'on. J. B. Un matin, je reçus un telégramme qui m'enjoignait
COMMENT J'AI TRAVERSÉ L'AFRIQUE. 195

de me rendre de suite chez le général qui comman- L'assemblée avait eu lieu le 25 mai et nous nous
dait la division, puis chez le ministre des colonies. étions engagés à parlir le 5 juillet.
Quatre jours plus tard, dans une grande salle du Le 28 mai, nous étions, Capèlo et moi, en mesure
ministère de la marine, autour d'une large table, une de partir pour aller faire des acquisitions indispensa-
douzaine de personnes éminentes étaient réunies pour bles à Paris et à Londres Le crédit qu'on avait af-
discuter d'une manière définitive cette question si fecté à cet usage montait à huit contos ou quarante-
souvent agitée de l'Afridue. Elle avait pour président quatre mille francs.
le ministre José de Mello Gouvéa.
Capèlo était assis près de moi. A la fin de la con- Prépatalifs de l'expédilion.
férence, qui dura bien deux heures, nous quittâmes
ensemble la salle, emportant des instructions précises En arrivant à Paris, nous nous rendimes chez
pour notre voyage. Comme troisième associé nous choi- M. d'Abbadie, le grand explorateur de l'Abyssinie,
simes le lieutenant Roberto Ivens, l'ami de Capêlo. et chez M. Ferdinand de Lesseps. L'un et l'autre

nous reçurent avec l'attention la plus polie et nous Laissant nos commandes en bonne voie d'exécution,
donnèrent les conseils que nous leur demandions. nous partimes pour Londres, où nous achetâmes des
Malheureusement nous ne pûmes pas trouver sur la chronomètres, de la fabrique de Dent, et divers instru-
ments chez Casella; nous fimes une bonne provision
place les instruments, les armes ni les éclu-ipements
de voyage tels que nous les désirions, et nous fùmes de sulfate de quinine, et l~Iackintosh nous procura les
articles de caoutchouc, entre autres deux bateaux et
oi~ligés de les faire faire de commande.
Munis d'une recomrnamlation spéciale de M. d'AL- des baignoires qui se plient.
Mais ce fut en vaiu que nous cherchâmes à Lon-
badie, nous nous présentâmes chez les divers fabri-
cants d'instruments, et, durant une dôuzaine de jours, dres aussi bien qu'à Paris un théodolite réunissant
toutes les conditions nécessaires à un voyage comme
Lorieux, Baudin et Radiguet furent occupés à travail-
ler pour nous. Walker se chargea de nous fournir tout celui que nous allions entreprendre. Les uns, excel-
lents pour les observations terrestres, manquaient
l'équipement; Lepage (Fauré), les armes; Tissier, les
bottes et les souliers; et Ducet jeune, les vêtements. des qualités requises pour les observations astrono-
196 LE TOUR DI;" ~'HONDE.

miques; les autres, qui convenaient parfaitement à coups, un revolver et un couteau de chasse complé-
ces deux services, étaient trop lourds ou trop encom- taient notre armement.
brants pour nous. Le temps ne nous permit pas d'en J'avais commandé à la con/'eita.rict ultrn~imri~tc~
faire faire un exprès à notre usage; en sorte que, (confiserie d'outremer) de Lisbonne ~ingt-quatre
r¡uand nous revînmes à Paris, nous fûmes très heu- caisses ayant la dimension de nos malles, remplies
rew d'accepter celui que M. d'Abbadie avait bien de thé, de café, de sucre et de conserves végétales
voulu nous offrir. ou farineuses, dans des boites soiuneuse'melit sou-
Le le~ juillet, nous revenions à Lisbonne, Capèlo dées.
et moi, tout équipés pour notre.voyage et prêts à par- Quant aux instruments que nous emportions, en
tir pour Loanda par le paquebot du 5. Nos prépa voici la liste trois sextants, l'un fait par Casella de
ratifs avaient été achevés dans l'espace de dix-neuf Londres, l'autre par Secretan, et le troisième par
jours. Lorieux; deux cercles de PistaI' fabriqués par Lo-
Les instructions de mon gouvernement me permet- rieu~, avec deux horizons artificiels à glace et leurs
taient de consacrer trois ans à mon exploration; c'est niveaux respeclifs; un horizon à mercure, de Se-
d'après cette base qu'avaient été faits mes prépara- cretan; trois télescopes astronomiques de grande
tifs. puissance, dont deux par Bardou et un par Casella;
L'expérience m'avait appris déjà qu'il y a de graves trois petits baromètres anéroïdes, deux de Secretan
inconvénients à se surcharger de bagage. Aussi, quand et un de Casella quatre podomètres, deux de Secre-
je vis à Lisbonne l'énorme entassement des objets tan et deux de Casella; six compas de proportion;
que nous avions achetés à Paris et à Londres, j'en une boussole de Bournier, fournie par Secretan; trois
fus effrayé. Il n'y avait pas moins de dix-sept malles, boussoles azimutales, deux venant de Berlin et une
toutes d'égales dimensions 0~3 X 0"3 X G'°,6. vendue par Casella; deux boussoles marines de Du-
L'une contenait un service complet de toilette, chemin; six hypsomètres de Baudin, un de Casella,
miroir, cuvette, pot à l'eau, boîtes à savons et à trois de Celsius de Berlin, deux autres, fort sensi-
brosses etc. une deuxième, un service de dîner et bles, de Baudin; douze thermomètres, fournis par
de thé pour trois personnes; une troisième, les usten- Baudin, Celsius et Casella; un baromètre de Marioti-
siles de cuisine, etc. Trois autres, de plus grande di- Casella; un anémométre de Casella; deux jumelles
mension, devaient contenir quatre bouteilles de qui- de Bardou; une boussole d'inclinaison, et un appa-
nine, une petite pharmacie, un sextant, un horizon reil pour mesurer les forces magnétiques, qui nous
artificiel, un chronomètre, plusieurs tables de loga- fut prêté fort obligeamment par le capitaine Evans,
rithmes, quelques éphémérides, un baromètre ané- grâce à l'intervention de 1~I. d'Abbadie. Enfin le théo-
roïde, un hypsomètre, lin thermomètre, un compas dolite universel de d'Abbadie, auquel on a donné le
d'épaisseur, un compas ordinaire, un registre de nom d'aba, et que son inventeur avait mis à notre
papier blanc, du papier en feuilles, des crayons, des disposition si généreusement. t.
plumes et de l'encre cinquante cartouches par arme Armes, instruments, bagages, en un mot tous les
à feu, un habillement complet, du linge suffisant objets que nous emportions, avaient l'inscription sui-
pour changer trois fois, de l'amadou avec sa pierre et vante « Expédition portugaise à l'intérieur de
son briquet, et d'autres articles d'usage personnel. l'Afrique méridionale, 1877. »
Chacune de ces malles avait dans sa partie supé- Le docteur Bocage et le comte de Ficalho nous
rieure un pupitre et une papeterie. C'était un bagage envoyèrent en outre deux caisses garnies de tout ce
personnel, en ce sens que chacun de nous trois devait qui est nécessaire pour la conservaLÎon des échantil-
avoir sa caisse à lui. lons de botanique et de zoologie.
Dans les dix autres on avait emballé pèle-mèle Des outils de plusieurs espèces s'ajoutaient encore
vêtements, instruments et autres objets de réserve. à cette énorme masse avec laquelle
Les serrures étaient pareilles, de façon qu'une seule nous allions partir de Lisbonne pour nous enfoncer
clef pût les ouvrir toutes. dans les contrées inconnues de l'Afrique méridionale.
Notre tente était de celles qu'on nomme tenates-naa.r-
quises. Elle avait deux mètres quatre-vingt-cinqcen-
timètres de large et un mètre quatre-vingt-dix cen- PREMIÈRE PARTIE.
timètres de haut. Les lits étaient en fer, solides et
commodes; les tables se pliaient; les tabourets et les I
sièges étaient de toile. Tous ces articles venaient de
la maison 'Valker. Arrivéeà Loauda. Le gouverneurAlbuquerque. Pas de por-
tefaix. Je vais au Zaïre. Ambriz. Porto da Lenha.
Chacun de n'ous trois était armé d'une magnifique Esclavesraclietés. J~apprendsl'arrivée de Stanley. Ka-
carabine rayée, du calibre de seize, dont les canons, benda. Je prendsStanleyil bord de la Tume~a. Officierr3
de la canonnière. Stanleyest mon hôte. Notre itinéraire.
fabriqués par Léopold Bernard, avaient été montés Ivensnous rejoint.
avec soin par Fauré Lepage. Un fusil de chasse du
même calibre, par Devisme, un winchester à huit Nous arrivions le 6 août 1877 à Loanda, sur le
COMMENT J, 1 AI TRAVERSE L'AFRIQUE. 197

vapeur le Zccire, commandé par Pedro · d'Almeïda que où l'on a à peine la place d'étendre ses jambes,
Tito. c'est un voyage fort peu agréable. De plus, entre
Le lendemain, nous nous présentions chez Son Loanda et Ambriz je n'eus guère d'autre ressource
Excellence senhor Albuquerque, gouverneur général, que du biscuit et des sardines, parce que, m'étant
qui nous reçut de la façon la plus amicale. Après mis en route dès que la barque avait été prête, je
nous avoir dit que nous pouvions compter sur son n'avais pas eu une minute pour y mettre des provi-
assistance dans toute l'étendue de son gouvernement, SlOns.
il conclut en assurant qu'il lui était impossible de Le 9, à la pointe du jour, j'arrivais à Ambriz,
nous procurer aucun moyen de transport. charmante petite ville, assise sur le sommet d'une
Je pris de suite la résolution de me rendre dans le éminence dont les pentes rapides descendent à l'O-
nord de la province pour faire moi-mème les recher- céan, qui, vingt-cinq mètres plus bas, en baigne le
ches nécessaires. pied.
Le 8, je partis pour l'embouchure du fleuve sur une J'appris à Ambriz qu'on attendait dans une couple
embarcation du pays que manœuvraient huit nègres. de jours la canonnière Tamega., et je me décidai à
Faire près de deux cents kilomètres, dans une bar- y rester jusqu'à son arrivée. La traversée en barque

Environs d'Ambriz. Gravure empruutée à l'ouvrage de M. Monteiro.

depuis Loanda m'avait laissé tant dans l'esprit que est de la ville, plusieurs ares sont couverts par un
sur le corps de trop désagréables souvenirs pour que marais, qui a plus de deux mètres d'eau lorsqu'il est
je songeasse à la continuer vers le nord. plein. C'est sur le versant conduisant du plateau
Le 10 fut employé à me promener çà et là dans la cet étang que sont disséminées les huttes des natu-
ville et les fauhourgs voici quelles impressions j'en rels, dans les plus mauvaises conditions possibles au
ai conservées. point de vue hygiénique. Vers le sud de la ville, au
Du plateau où s'est installée la population euro- milieu de bosquets de clématite, est situé le cime-
péenné on descend à la mer par un chemin tortueux, tière, où les hyènes se repaissent la nuit des cadavres
que des forçats étaient en train de réparer. Sur le ri- qu'on y a enterrés le jour.
vage, entre deux beaux groupes de bâtiments qui L'embarcadère, construit en poutres et en fer,
servent de magasins à des factoreries françaises et tombe complètement en ruine. La résidence du fonc-
hollandaises, s'élève une construction, dont le.temps tionnaire principal ne vaut guère mieux qu'une
a fait en partie une ruine et qu'on a l'intention de ré- grange, et il y a peu de sécurité à l'habiter. La pou-
parer c'est la douane; une douane sans négoce, où les dri'~r3 est dans un état analogue ou peut s'en faut,
marchandises, entassées à la porte, sur le sable, payent et je ne laissai pas que d'en être surpris, car elle
un absurde droit d'emmagasinage. Vers le nord-nord- contient la poudre des traitants sur laquelle l'État
199 LE TOUR DU MONDE.

perçoit un impôt qui monte par mois ~'ideux cent Les hommes regardèrent de travers les cimes éle-
mille reis (onze cent dix-huit francs environ). vées de ces énormes arbres, dont les troncs étaient de
Il est à souhaiter vivement que l'on s'occupe un peu taille à ne pas être embrassés par deux ou trois
plus de cette jolie ville, dont l'importance comme d'entre eux réunis; puis, quand ils furent las de leurs
centre de commerce est évidente pour l'observateur le vaines tentatives pour escalader ces végétaux perpen-
plus superficiel.l. diculaires, semblables à des colonnes, ils y renon-
A une distance d'environ trois cent vingt-deux mè- cèrent, et se retirèrent au milieu des jaseries et du
tres au nord du débarcadère, est l'embouchure dans baragouinage de la gent simienne qui paraissait fort
l'Atlantique de la rivière Logé. Elle est obstruée par se gaudir d'cux.
un banc de sable qui en rend l'accès difficile, mais Eh 1 s'écria Jacintho, n'allez pas dire que je ne
après lequel elle est navigable pendant une trentaine vous les ai pas livrés! Ils sont sur ma propriété. Les
de kilomètres. voilà Vous n'avez qu'à les prendre »
Le Il, j'allai à une importante exploitation agricole Chacune de ses exclamations était accompagnée
créée par le célèbre Jacintho do Ambriz et qui main- d'éclats de rire, qui avaient l'air d'éveiller un écho dans
tenant appartient à son fils Nicolao. les branches d'en haut.t.
Jacintho do Ambriz était parti pour l'Afrique à la Sur la rive gauche de la Logé, une autre propriété
suite d'un grand malheur. Fils du peuple, dénué de agricole, qui a aussi de l'importance, appartient au
toute espèce d'instruction, ne sachant même ni lire senhor Aogousto Garrido.
ni écrire, mais doué d'une intelligence nette; d'un Quelques jours après, jc m'embarquai sur la canon-
esprit avisé, d'une heureuse nature, il réussit à faire nière et nous nous dirigeàmes vers le Zaïre.
dans le commerce une grande fortune. Il épousa à Nous remontâmes jusqu'à Porto da Lenha. Immé-
Ambriz une femme de sa condition, qu'on appelait diatement jc me mis à m'enquérir des moyens de
la Tia Leonarda (la tante Leonarde) ou plus ordinai- faire transporter nos bagages. On me dit que sans
rement Tia Lina. doute je pourrais trouver des porteurs si les chefs in-
Un jour Jacintho résolut de se livrer à l'agriculture. digènes consentaient à m'y aider, mais que le mieux
C'était l'instinct de sa première jeunesse qui se ré serait encore de racheter des esclaves et de les enga-
veillait en lui. Il acheta de la terre et parvini à en ger mais je ne suivis pas ce conseil; il me répugnait
faire une vaste propriété à laquelle il donna son tra- d'acheter de la chair humaine, mème avec le dessein
vail et ses soins jusqu'à 13.fin de sa vie. de remettre bientôt les esclaves en liberté.
Tout le monde savait l'étrange usage que faisait A la maison où je m'étais arrèté, j'appris que le
Jacintho de sa langue, et il courait beaucoup de cu- grand explorateur Stanley venait d'arriver le 9 à
rieuses histoires sur les plaisantes erreurs où lefaisait Boma, après avoir descendu tout le cours du Zaïre.
tomber l'emploi de tel ou tel de ces mots dont il se- Quand je serrai la main de Stanley, j'étais sous le
mait ses discours évidemment sans connaitre le sens coup d'une vive émotion. Je lui offris mes services
qu'il leur donnait; mais, comme il avait beaucoup au nom du gouvcrncment portugais et lui dis que,
d'esprit naturel, les rieurs n'étaient pas toujours con- s"il désirait se rendre à Loanda, où il trouverait
tre lui. fort aisément des passages pour l'Europe, le illarqui s
Parfois il était facétieux. Quelque temps après qu'il de Silva se ferait un plaisir de le transporter lui et ses
se fut installé dans sa terre de la Logé, il monta hommes à bord de la cauonnière. Stanley me répondit
à bord d'un navire de guerre portugais qui venait par une poignée de main chalcureusc.
d'arriver à Ambriz pour offrir aux officiers des objets Le 20 eut lieu le départ pour Loanda. Nous emme-
à vendre. Sa bonne humeur le faisait toujours bien nions toute la troupe de Stanley, au nombre de cent
recevoir, et il ne tarda pas à être à l'aise avec les quatorze personnes, y compris douze femmes et quel-
officiers et l'équipage. Un jour le commandant, le ques enfants. Stanley, à Loanda, se logea chez moi;
voyant à son bord, lui demanda un singe. « Com- c'était une distinction à laquelle je fus très sensible.
bien en voulez-vous? répliqua Jacintho. Demain matin, Cependant le temps s'écoulait; nous étions par-
vous pouvez envoyer à ma maison de la Logé un'ba- venus au 23 aoùt et nous n'avions pas encore engagé
teau et en prendre autant qu'il vous plaira. » Le len- un seul porteur.
demain, une barque montée par une demi-douzaine Il faut maintenant que je dise quelques mots de
de marins accosta le mur du jardin de Jacintho. Le nos projets conformémcnt à la loi et aux instruc-
bonhomme fit remonter la barque jusqu'au penchant tions du gouvernement.
d'une colline que couvraient de gigantesques bao- Nous avons déjà dit que le Parlement avait voté la
babs dont les branches horizontales fourmillaient de somme de trente contos de reis (cent soixante-cinq
centaines' de singes. Alors, se tôurnant vers les ma- mille francs) pour les frais d'étude des rapports hy-
telots, Jacintho s'écria Les voilà ces singes Ils drographiducs existant entre les bassins du Congo
sont tous à moi. Prenez-en autant que vous en vou- et du Zambèze, ainsi que des régions comprises entre
drez et portez-les au commandant, avec tous mes com- les colonies portugaises sur l'un et l'autre rivage de
pliments. » l'Afrique méridionale.
l.es singes dans le jardin de Jecintho d'Amoriz. Dessin de .A. de Ber. d,'apr8s un croquis 1\n major Serpa Pinto.
200 LE TOUR DU MONDE.

Des instructions subséquentes nous recomman- importante à chercher que celui en vue duquel il a
daient particulièrement d'examiner la rivière Couango été envoyé. Voilà pourquoi on doit laisser aux explo-
dans ses relations avec le Zaïre; d'étudier les contrées rateurs la plus grande latitude.
où prennent leurs sources la Coanza, le Counèné et la Capêlo et moi nous avions pensé partir de Loanda,
Cobango, jusqu'au Zambèze supérieur, et, s'il était en marchant à l'est jusqu'à la Couango, descendre la
possible, de déterminer plus spécialement le cours rivière pendant deux degrés, puis entrer dans la
duCounêné. Cassbi qui nous conduirait au Zaïre, et enfin exami-
Le plan qu'avait esquissé l'acte du Parlement et ner ce fleuve jusqu'à son embouchure.
qui était dù au senhor Corvo doit, à première vue, L'arrivée de Stanley, qui avait accompli une partie
sembler beaucoup trop vaste pour une seule expédi- de la tâche que nous nous étions proposée, et surtout
tion et pour un vote de trente coutos de reis; mais l'impossibilité de nous procurer des porteurs à Loanda,
senhor Corvo savait parfaitement qu'un voyageur en nous firent changer nos projets.
Afrique non seulement n'est pas toujours maître de Nous nous décidâmes à descendre vers le sud pour
ses actions, mais encore peut rencontrer sur sa route chercher des hommes dans le Benguêla; si nous pou-
quelque problème imprévu dont la solution serait plus vions en trouver, nous entrerions par l'embouchure

Porto da Lenlia (yoy. p. 198). Gravure empruntéo à l'ouvrage de Dt. Monteira.

du Counèné que nous remonterions jusqu'à sa source, Mon départ pour le Benguèla fut fixé définitive-
puis, descendant vers le sud-est, nous gagnerions le ment au 6 septembre. Je partis seul, et j'arrivai à la
Zambèze. ville de Benguêla le 7 au soir.
Toutefois, comme notre confiance dans les hommes
que nous louerions était fort bornée, nous crîimes II
qu'il serait prudent de demander au gouverneur un
certain nombre de soldats qui nous accompagneraient Benguèla. Soncommerce. Onme vole. Secondlarcin.
La Katambéla. Je trouvedes portefaix. Arrivéede Capêlo
à titre d'escorte, ce qui nous fut accordé. et d'Ivens.-Nouveau changementde route. -Autre difficulté.
Il fut ensuite décidé que je partirais pour le Ben- SilvaPorto, le vieux marchand campagnard. Encoredes
obslacles.- Capêlova au Doumbo. Départ. Le Doumbo.
guêla par le vapeur qui arriverait de Lisbonne vers Nouvellesdifficultés. Départdéfinilif.
le commencement de septembre.
Ce fut à bord de ce navire que, pour la première Benguèla est une ville pittoresque; elle monte du
fois, je rencontrai notre compagnon Ivens. Som carac- littoral de l'Atlantique au sommet des montagnes
tère ardent et gai, la facilité de sa parole et l'en- mêmes qui sont les premiers degrés du haut plateau
thousiasme que lui inspirait notre futur voyage nous de l'Afrique tropicale. Elle est entourée d'une épaisse
eurent bientôt liés étroitement. forêt, la llfa.ttcc do Cavaco, peuplée encore mainte-
202 LE 'POUR DU MONDE
nant d'animaux sauvages. C'est un fait dont il ne leur propre compte afin d'en retirer un plus gros profit.
faut pas beaucoup s'étonner, attendu que les Portu- Avec les indigènes, le commerce se fait en troquant
gais, en général, ont peu de goût pour la chasse. Les leurs produits contre des cotonnades blanches, rayées
demeures des Européens couvrent une vaste étendue, on imprimées. D'autres denrées européennes font
toutes les maisons ayant des jardins et des dépen- l'objet d'un second troc contre les étoffes déjà reçues.
dances considérables. Les jardins sont bien, soignés Par conséquent, après le premier échange de l'ivoire
et produisent beaucoup de plantes des tropiques, en ou de la cire pour des cotonnades, celles-ci sont ren-
même temps que tous les végétaux d'Europe. dues pour des armes, de la poudre, du rhum, etc.,
De larges pa.lio.~ ou cours entourée.s de galeries selon le désir de l'acheteur. Les cotonnades sont la
surplombantes peuvent recevoir les grandes cara- monnaie courante de ce trafic.
vanes qui, de l'intérieur, descendent à la côte, faire Le commerce est entre les mains des Européens et
du trafic et restent trois jours dans ces abris. des créoles.
Une rivière, qui dans l'été ne semble guère être Il y a aussi quelques déportés pour des délits peu
qu'un large ruban de sable hlanc, après avoir tra- graves, qui font le commerce soit pour leur compte
versé la fan\! clo Cat~c~co,vient des monts à l'Océan et ou pour celui des maisons étrangères.
est d'une grande utilité pour Benguèla, car les puits Les plus grands criminels de la métropole, par
qu'on y a creusés donnent une eau excellente et cla- exemple les condamnés à la déportation à vie, sont
ri par son passage à travers le sable calcaire. envoyés à Benguêla. Une force militaire tirée d'un
Les rues larges et droites de la ville sont plantées régiment est chargée de faire la police.
de deux rangées d'arbres, ordinairement des syco- Le Portugal a deux armées, celle de la métropole
mores. Les places ont de grandes dimensions et le et celle des colonies elles n'ont aucun rapport l'une
jardin public est rempli de belles plantes et des fleurs avec l'autre.
les plus agréables aux yeux. Notre armée d'Europe est bonne, parce que les
Les maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée et sont Portugais font de bons soldats. L'armée coloniale est
bâties en briques séchées au soleil. Leur plancher mauvaise, parce que les noirs qui la composent font
est de tuile ou de bois. de mauvais soldats et que le petit nombre de blancs
La douane est un bon édifice récemment construit qui y saut mèlés aux nègres valent moins encore.
et muni de magasins spacieux où l'on serre les mar- Transportés pour des délits qui en Europe les pri-
chandises. Cet établissement, le jardin public et vent de leurs droits de citoyens, ils suivent cn Afri-
d'autres améliorations sont dus à un précédent gou- que la. noble carrière des armes; de cette sorte, notre
verneur, nommé Leïté Mendès. Je crois que c'est aussi puissance et la sécurité publique et privée en Afrique
lui qui a fait jeter les fondements d'un magnifique em- sont sous la garde de gens qui n'offrent d'autre ga-
barcadère, avec des architraves en fer, pourvu de deux rantie qu'une existence antérieurement souillée de
grues et de rails au moyen desquels les marchandises vices et de crimes.
seraient transportées des navires dans la douane, si Le soir de mon arrivée à Benguêla, je fis la con-
on avait des hommes pour faire la besogne; malheu- naissance du juge senhor Caldeira; il eut la' bonté
reusement on n'en a pas, de sorte que les marchan- de s'unir au gouverneur pour m'assurer que toute
dises ne sont pas transportées du tout. l'influence dont il disposait tendrait à empêcher que
Les senaalczs ou huttes des nègres environnent de ma visite fùt sans utilité. Il a tenu parole.
tous côtés la population européenne; et même quel- Le 17 septembre, je me trouvais à la tête des cin-
ques-unes de ces huttes apparaissent de temps à autre quante hommes que j'avais demandés. J'en attendais
au milieu des maisons des blancs. trente de Novo Redondo ce qui devait faire en tout
En somme on peut dire que l'aspect général de Ben- quatre-vingts. C'était le nombre qui me semblait in-
guêla est agréable et pittoresque. Pourtant sa réputa- dispensable pour aller de l'embouchure du Counêné
tion n'est pas des meilleures parmi les possessions au Bihé.
du Portugal en Afrique. Bien des gens considèrent le Le vieux colon Silva Porto se chargeait de trans-
pays comme infecté et comme exhalant des miasmes porter au Bihé la plus lourde portion de nos baga-
qui apportent la peste. Cette opinion me parait fausse. ges; c'est là que nous la reprendrions et que nous au-
La Benguôla, celle d'aujourd'hui, n'est ni pire ni meil- rions à nous procurer de nouveaux engagés.
leure que la plupart des villes de l'Afrique. Un matin, un des nègres qui me servaient me déroba
Les principales denrées qui alimentent le trafic de soixante-quinze mille reis (environ quatre cent vingt
Benguêla sont la cire, l'ivoire, le caoutchouc et l'or- francs) et s'en alla sans laisser de trace derrière lui.
seille, apportés de l'intérieur à la ville par des cara- Le 19, la Ta:~üega amena mes deux compagnons.
vanes qui sont de deux sortes. Les unes sont con- Il fut alors résolu, un peu malgré moi, qu'au lieu de
duites par les agents des comptoirs européens et rap- .nous rendre à l'embouchure du Counêné, nous irions
portent aux maisons qui les ont formées les produits tout droit au Bihé.
de leur négoce à l'intérieur; les .autres, composées Cetto nouvelle décision avait un double inconvé-
exclusivement de naturels, viennent commercer pour nient. D'abord elle modifiait les termes des engage-
COMMENT ,1'I TRAVERSÉ L'~1I~'RI~~UF:. '2Ó3

ments passés avec les portefaix ensuite elle nous curieux. Les Bihénos ou hommes du Bihé sont les
exposait à la désertion des gens de Benguèla; en effet, plus beaux marcheurs de l'Afrique, personne ne les
quand on les mène dans un pays éloigné, ils vous sui- égale en courage pour supporter les fatigues; mais
vent mais si, au début, ils ont à traverser des terres ils ne voyagent comme engagés que de leur pays vers
où les coutumes et la langue sont les mèmes que chez l'intérieur'. Jamais ils n'arrivent au littoral que pour
eux, ils peuvent être bien tentés de vous abandonner. leur compte, et cela est fort rare. Au contraire, les
J'allai prendre les conseils de Silva Porto. Il me Baïloundos loueut leurs services uniquement de la
mit en rapport avec les diverses maisons où nous côte au Bihé, refnsant de s'avancer dans l'intérieur
pouvions espérer rencontrer des caravanes de Baï- vers l'est; quant au nord, ils ne font pas d'objection
loundos mais nulle part on ne nous fit d'offre pour à pousser jusqu'au Doumbu et à Loanda.
le transport de notre bagage au Bihé. Il ne me restait donc plus qu'à louer des Baïloun-
Je crois que c'est ici la place de mentionner un fait dos pour venir chercher notre bagage à Benguêla.

Départ de la caravane (voy. p. 204). Dessin de A. Ferdiuandus, d'après un croquis du major Serpa Pinto.

SilvaPorto voulut bien essayer de m'en fournir, et, lement en novembre que nous eûmes la possibilité
dans ce dessein, envoya immédiatement cinq noirs à de partir pour Bihé, en suivant le chemin qui passe
Baïloundo. En même temps ce vieux commerçant ne par Quilenguès et Caconda.

manqua pas de m'avertir, d'après sa propre expé- Legouverneur Pcreïra de Mèlo envoya de suite

rience, qu'un long temps s'écoulerait avant le retour ses ordres au chéfé, c'est-à-dire au chef officiel du
d'une réponse. Par suite nous résolûmes de ne pas Doumbo, afin qu'il tint prèts cinquante portefaix
perdre à Benguêla un temps dont la valeur était si pour nous accompagner jusqu'à Quilenguès, et Silva

grande pour nous. Nous remettrions notre loûrd ba-


1. Ce fait a de nombreuses analogies, non seulement en
gage à Silva Porto, qui nous le ferait parvenir au sur la c0te du golfe de Guinée et sur l'Ogôoué notamment,
Afrique,
mais
moyen des Baïloundos, et nous partirions de suite même dans l'Europe du moyen âge, et par exemple pour la marine
avec ce qui nous était le plus indispensable, quittes parisienne dont les matelots ne faisaient le transport sur la Seine
à attendre le reste à Bihé. Mais nous subimes de que dans le duché de France. Quant aux llihénos de l'Afrique occi-
dentale, ils ont pour pendants dans l'Afrique orientale les hommes
,i2ouveaux retards, des désertions, etc., et ce fut seu- du pays de Mouési (Ounpmouési). J. B.
204 LE TOUR DU MONDE.

Porto, suivant nos conventions, prit en charge notre en nombre, et nous quittâmes enfin Benguêla. Presque
bagage afin de le faire parvenir au Bihé. La totalité au moment de partir, j'étais descendu sur la grève et
montait à quatre cents charges. j'avais promené mes yeux sur la vaste étendue de
Son Excellence mit à notre disposition une grande l'Atlantique, sur cet énorme océan que je contemplais
barque pour envoyer par mer au Gouio (le Dombé peut-être pour la dernière fois. En fait, deux années al-
Grande) ce que nous nous proposions de faire porter laient s'écouler avant que j'eusse la joie de le revoir, et
de là à Quilenguès et quelques-uns des portefaix de alors ce serait en France, aux environs de Bordeaux.
Benguêla qui étaient malades. Le drapeau national, porté par un de nous, s'éloi-
Le Il novembre, tout était prêt; nous fixâmes le gnait peu à peu de Bengllêla, à mesure que notre ca-
départ au lendemain: Le 11, quatre des porteurs du ravane se déroulait dans l'espace; enfin, après avoir
Novo Redondo, et le 12, le matin même de notre dé- pris à la hâte un dernier adieu, je m'élançai pour le
part, cincr de ceux de Bengu~la, prirent la fuite. rej oindre.
Ce jour-là, nous reçÚmes les adieux pleins de cor- Le 13, nous étions au Dombé après avoir fait plus
dialité et les souhaits les plus sympathiques de bon de soixante kilomètres. Les soixante-neuf hommes et
voyage de la part de nos amis qui s'étaient rassemblés les six ânes que nous emmenions furent tous logés

Cases moundombés (du pays de Dombé). Gravure empruntée à l'ouvrage de M. nlonteiro.

dans la forteresse. Quant à nous trois, avec nos servi- Le claëfé nous affirmait qu'il lui serait impossible
teurs personnels, nous fùmes bien reçus dans la mai- d'engager d'autres hommes. Sur ce, j'invitai à venir
son de Manotiel Antonio de Santos Reis. à la forteresse pour le 28 les trois sovas, princes
Un ou deux jours après, survint par mer notre ba- ou chefs indigènes du Dombé. Je voulais essayer de
gage En l'examinant avec attention, j'acquis la cer- 1 m'arranger personnellement avec eux. Ils vinrent, et
titude qu'il nous faudrait pour le transporter une cen- j'eus sous les yeux trois magnifiques échantillons de
taine d'hommes de plus. nègres dont l'aspect était de nature à frapper, sinon
La malle arriva le 21, lorsque le nombre de nos de crainte, au moins d'étonnement.
gens était encore incomplet. « Tout serait prêt pour L'un s'appelait Brito; c'était un nom qu'il avait
le 26, nous disait le chêfé; il en fut bien autrement, emprunté à un précédent gouverneur de Benguéla,
car, au lieu de cent dont nous avions besoin, il ne dont l'intervention l'avait remis au pouvoir. Le second
s'en présenta ce jour-là que dix-neuf. Le lendemain se nommait Bahita, et le troisième Batara.
matin, nous nous en étions procuré vingt-sept de Le sova Brito avait pour vêtements trois jupons
plus. Par craintc de désertions je mis immédiatement faits d'une perse à grandes fleurs, très fripés et cras-
en route tous les porteurs pour Quilenguès, sous la seux, plus un habit de capitaine d'infanterie, non.
conduite de deux de nos soldats. boutonné et laissant voir sa poitrine par défaut de
206 LE TOUR DU MONDE.
chemise; sur sa t2te, par-dessus un bonnet de nuit en Quant à Batara, qui n'avait que des haillons, il s'é-
laine rouge, il avait crânement posé le tricorne d'un tait attaché à la ceinture un sabre énorme.
officier d'état-major. Ces personnages aussi graves qu'illustres s'étaient
Bahita portait aussi des jupons, mais ils étaient d'une fait accompagner des satellites et des hauts digni-
étoffe de laine aux couleurs brillantes; avec cela, un taires de leurs cours, qui se mirent à terre au pied.
riche uniforme de pair portugais, presque neuf, et, sur des chaises où étaient assis leurs souverains; en
l'inévitable bonnet de nuit, un képi du 5" chasseurs. même temps, un ménestrel de la suite de Bahita

Homme~ Moundombés t. Femmes Moundombés.


Gravure tirée de l'édition anglaise. Gravure tirée de l'édition anglaise.

tirait de sa ~nxa.rirn.ba les sons les plus lugubres. rieure, de façon qu'une gourde pouvant contenir trois
La marimba est un instrument fait de deux bâtons ou quatre litres réponde à la note la plus basse, tandis
qui ont près d'un mètre de long et sont légèrement que la plus haute correspond à une gourde dont la
courbés- D'un bout à l'autre, on y a tendu des cordes capacité n'est pas de quatorze centilitres. Cet arran-
à boyau sur lesquelles sont fixés de minces morceaux gement accroît l'intensité des sons.
de bois dont chacun forme une note de la gamme. L'attitude des sovas était d'une gravité extraordi-7
Une rangée de gourdes est placée à la partie infé- naire. Après qu'ils m'eurent promis des porteurs, et

MarirnDa. Dessm de P. Sellier.

que j'eus offert à chacun d'eux une bouteille d'c~gu.ar- procédé était contraire à toutes les règles établies.
c(ente (eau-de-vie), ils ordonnèrent à leurs officiers de Cependant, ayant une envie folle de voir Bahita ca-
me faire l'honneur d'une danse, à laquelle se joigni- brioler avec ses jupons et son uniforme de pair de Por-
rent, sur l'injonction de Balita, plusieurs jeunes filles tugal, je fis apporter à Leurs Majestés une nouvelle
qui avaient jusqu'alors été len ues à l'écart. bouteille d'eau-de-vie. L'argument était irrésistible.
J'invitai les sovas à danser en personne. Ils me ré- Lois et règles établies furent jetées par-dessus les
pondirent que leur dignité s'y opposait. et qu'un tel moulins. J'eus le plaisir de voir les trois sovas se m(}-
ler à une danse grotesque au milieu de leurs gens,
1. ltfounclombésignifie naturel da Dombé. qui, enflammés d'enthousiasme à cette vue, se lancè-
208 LE TOUR DU MONDE.
rént et accomplirent des contorsions si violentes qu'on compagnie de notre hôte senhor Reïs, en visiter une;
les eût tous crus atteints d'épilepsie. on en avait beaucoup exagéré les dimensions. Elle pa-
Le Dombé Grande forme une vallée très fertile. raissait servir de tanière aux hèles fauves.
qui s'étend du sud au nord, et tourne ensuite vers La vallée du Dombé contient plusieurs domaines
l'ouest, presque à angle droit, jusqu'à l'Océan. Elle agricolés qui ont de l'importance. Les principaux
a pour ceinture deux chaines de montagnes, dont appartiennent à à Loaché,à Faola Barbosa et à notre
l'une, vers l'ouest, longe la côte, et don l'autre s'élève hôte Santos Reïs. Ce dernier domaine, qui date à
à l'est. Au milieu de la vallée coule une rivière qui peine de trois années, produit asscz de cannes à
porte quatre noms Dombé, Coporolo, Quiporolo et sucre pour qu'on en tire plus de trente-six mille li-
Santo Francisco. tres de rhum, et cela dans une terre qui n'a été dé-
Cette rivière, très pleine d'eau cn hiver, es t généra- frichée que depuis trois ans et auparavant n'était
lement desséchée en été, quoique, même aux époques qu'une forêt.
de la plus grande chaleur, on puisse toujours se Les indigènes cultivent le manioc dans 'toute la
procurer de l'eau en y creusant des trous. C'est d'ail- vallée, et exportent, par année, plus de huit cents
1
leurs ce qui a lieu dans toute la hectolitres de fariuc. C'est en fait
vallée, où l'on n'a jamais besoin le grenier de Benguèla. Le troc
de dépasser trois mètres pour n'est pas usité par les naturels
avoir l'eau qu'on désire. de cette contrée, c'est contre de
Près des monts de l'ouest, dans l'argent qu'ils cèdent leurs pro-
la portion de la vallée qui se di- duits, et ils se rendent parfaite-
rige du sud au nord, se trouve ment compte de la valeur de la
un petit lac en forme d'S et qui monnaie.
peut avoir cinquante mètres de L'ordre et la discipline de nos
large sur mille de long. Il est gens furent beaucoup détériorés
remarquable en ce qu'il n'est pas par le séjour forcé que nous fimes
produit par les eaux de la pluie, dans cette vallée.
mais par celles d'une puissante Chaque jour, c'élait de leur part
source souterraine. Le niveau ne une nouvelle réclamation; chaque
change jamais. Le trop-plein s'é- jour, ils se querellaient entre eux,
chappe par des infiltrations qui, et je n'osais pas me montrer trop
moins de seize mètres plus bas, sévère de peur qu'ils)le m'aban-
ressortent en sources dont l'on se donnassent tous ensemble.
sert pour l'irrigation des propriétés Pour avoir de l'eau-de-vie avec
voisines. Ce lac contient, dit-on, laquelle ils s'abrutissaient, ils ven-
quelques gros poissons et beau- dirent d'abord leurs vètements,
coup de crocodiles. Femmes MoundoDlL~s vendeuses de charbon. puis même leur ration de nour-
Cependant j'y suis allé souvent riture.
Gravure tirée de l'édition anglaise.

sans apercevoir ni poissons ni cro- C'étaient même les soldats qui


codiles; mais je suis bien forcé de croire qu'ils exis- se conduisaient le plus mal. Quant aux sovas, ils ne
tent puisque c'est mon aimable hôte qui m'a affirmé nous envoyèrent personne.
leur existence, en assurant qu'ils étaient des plus Le 1~~décembre arrivèrent à Dombé une trentaine
voraces. De plus, il a corroboré son assertion par le d'hommes rapportant au ché fé militaire de Quilen-
fait que voici En 1~76, son domaine fut altaqué guès des marchandises qui lui appartenaient. Je mis
par une bande de maraudeurs venus de Quilenguès. immédiatement ces porteurs en réquisition pour notre
Ses noirs défirent les voleurs, qui, pour échapper service, et, d'accord avec mes compagnons, notre dé-
à la poursuite, se jetèrent à la nage dans le lac. part fut fixé au 4.
Aucun d'entre eux n'en sortit; tous avaient été dé- Nous avions eu de nouvelles désertions celles
vorés. de deux hommes de Novo Redondo et d'un de Ben-
Dans ces mêmes monts de l'ouest, formés de carbo- guêla.
nate et de sulfate de chaux (pierre à bâtir, marbre SERPA PINTO.
et gypse), on rencontre, fort près du lac, certaines ca- Traduit J. BELIN-DE LAUNAY
par
vernes ou grottes. Jamais, suivant notre hôte, on ne
les avait explorées. Capèlo et moi, nous allâmes, en (La suite à la prochaine livraison.)
LE TOUR DU MONDE. 209

Forteresse de Quilenguès (cop. p. ,~l'!). Dessin de A. de Bar, d'après 'un croquis du major Serpa Pinto.

COMMENT J'AI TRAVERSÉ ,L'AFRIQUE,


DE L'OCÉAN ATLANTIQUE A L'OCÉAN INDIEN,
PAR LE nIAJOR SERPA PINTO'.

1671-1876. TEXTE ET ,DESSINS INÉDITS.

III

Ilencontre d'une caravane. Neuf journées au désert. Manque d'eau. L'ex-chêfé


Histoire de deux moulons. Capèlo et Ivens.
Je me perds dans la lande. Deux antilopes; d'une pierre deux coups. Arrivée Il Quilenguès;
de Quilengués. A la chasse!
ses habitants. La chèvre Cora. Triste mort du mouton fidèle.

Le 4 décembre, je sortis du Dombé à huit heures A onze heures, nous repartions avec le projet de pas-
du matin, me dirigeant sur Quilenguès. ser la montagne par le lit d'un torrent desséché. Ce
Il fut convenu que Capêlo et Ivens resteraient quel- ne fut pas aisé. Les fardeaux de nos hommes étaient
que temps en arrière afin de veiller à l'envoi d'une lourds, car, au paquet ordinaire de l'expédition, dont
le poids montait à tronte kilos, on avait ajouté les
partie du bagage. D'après les conseils des guides,
nous primes une autre route que celle des caravanes; rations de neuf journées, consistant en farine de ma-
nous suivîmes un chemin de traverse par lequel nous nioc et en poisson sec.
éviterions les gués ordinaires du Coporolo que l'a- La différence de niveau était à peine de cinq cents
creusé dans
bondance des eaux rendait déjà difficiles; il nous mè- mètres, mais le lit que le torrent s'était
nerait à des gués plus courts et plus commodes. une roche calcaire opposait à notre marche beaucoup
Une marche de. deux heures à travers la plaine d'obstacles. En bien des endroits nous fùmes obligés
nous conduisit au pied des monts Cangemba; c'est de nous servir autant de nos mains que de nos pieds
le soleil nous brû-
le nom que porte la chaîne élevée à l'est de la vallée pour avancer. On tirait les ânes
nous épui-
du Dombé. Nous nous y reposâmes. Nous achetâmes lait; nous n'avions aucun abri et nos efforts
une couple de moutons que nous nous proposions de saient. Enfin nous campâmes après d'un puits creusé
dans le lit sableux d'un ruisseau desséché et que les
manger en route. L'un d'eux no.us suivait assez volon-
tiers, mais l'autre nous tracassait fort par ses refus Moundombés nommaient Cabindondo. L'endroit était
d'avancer et surtout par son obstination à vouloir aride. L'on n'y voyait çà et là que quelques blan-
retourner d'où il venait. ches broussailles, crispées par l'ardeur du soleil et
dont les épines à cette époque de l'année étaient per-
1. Suite. Voy.page 193. çantes comme des aiguilles. Les sommets des monta-
14
XLI. 10,6'LIV.
210 LE TOUR DU MONDE.

gnes qui Gourent nord et sud bornaient notre horizon. me voir suivie des yeux ce gigot, je suis sûr qu'il cn
Vers le soir, C~pèlo et Ivens arrivèrent, et nous serai ému jusqu'aux larmes! »
nous mimes de suite à manger; ce n'était pas trop tôt Nous faisions à peine un repas chaque jour. Il en
pour moi, qui étais encore à jeun. était de même de nos gens. Cependant il y avait quel-
Le 5, de bon matin, nous reprîmes notre marche que différence entre eux et nous; du moment qu'ils
vers le sud-est, et au bout de quatre heures, pendant étaient campés jusqu'à celui où ils s'endormaient, ils
lesquelles nous fimes dix-neuf kilomètres, nous plan- mangeaient sans s'arrèter. Cela ne laissait pas de
tâmes nos tentes dans un lieu que les guides appelaient m'inquiéter, car, naturellement, j'avais peur que les
Taramanjamba. C'était" une grande vallée entourée de provisions qui devaient durer neuf jours ne fussent
èollines. Nous nous trol17ions à cinq cent soixante- trop promptement épuisées.
dix-sept mètres d'altitude. Le lendemain, nous marchâmes durant
vingt-cinq
La végétation était toujours misérable. Des dépôts kilomètres le et
sud-est, plantâmes nos tentes
de pluie conservée dans les cavités des rochers nous dans une forêt nommée Chaloussinga.
en fournissaient à peine pour boire et pour faire cuire C'est dans cette forêt que nous vîmes les premiers
nos aliments. Vers la nuit nous souffrions de la soif. baobabs depuis que nous avions quitté la côte.
Chemin faisant, nos jeunes ânes et le mouton récal- Vers trois heures de l'après-midi, on nous annonça
citrant dont j'ai déjà parlé rivalisèrent à qui nous l'arrivée d'une caravane qui venait de l'intérieur et se
donnerait le plus d'embarras. Ce mouton était extraor- dirigeait vers notre campement. Étant sortis à sa
dinairement sauvage et même plus obstiné que les rencontre, nous reconnûmes que c'était l'ex-chêfé de
ânes. Je résolus d'en finir avec lui mes cOID'pagnons Quilenguès, le capitaine Roza, qui retournait malade
y consentirent; je donnai l'ordrc aux nègres de le à Benguêla. Nous l'iiivitàme.9 à venir dans notre
tuer, et j'allai faire un tour dans les environs. tentc, où il dina, et lorsqu'il partit nous lui donnâmes
Quand je revins, je vis que ces brutes avaient mal quelques médicaments dont il avait besoin.
compris mes ordres au lieu du mouton enragé, Les jeunes nègrcs, après son départ, m'informèrent
c'était le paisible qu'ils avaient sacrifié. qu'aux environs du camp on avait vu des traces frai-
Le lendemain matin, nous partîmes à l'aube. Après cles de gibier. Je sortis pour les voir et je suivis la
une étape de cinq heures, nous campions dans un piste de plusieurs grandes antilopes; elle me mena
endroit nommé Tioué. Nos guides assnraiçnt que si loin que la nuit survint, et avec une obscurité telle
nous y trouverions de l'eau. que je ne pus pas retrouver le chemin du camp. Une
Contre toute attente, le mouton, dont la vie avait haute montagne s'élevait en sombre relief sur un ciel
été accidentellement sauvée, non seulement renonçait brumeux où ne brillait pas une seule étoile. Je
à ses sauvageries, mais encore il s'était résolu à me l'escaladai pour voir si, d'une grande élévation,
je ne
suivre comme un chien, et il se tenait constamment à pourrais pas apercevoir les feux du camp, vers les-
mes côtés, soit durant la marche, soit au campe- quels je dirigerais mes pas. Je crus l'idée bonne; en
ment. effet, du haut de la montagne, je distinguai dans le
Nos gens continuaient à souffrir de la soif. Nous lointain la lueur d'un feu dont je marquai la direc-
avions eu à suivre, pendant plus d'une heure, le lit tion à l'aide de ma boussole de poche et vers laquelle
desséché de la rivière Canga, à travers les pierres et je me mis en marche.
les trous, et nous nous étions beaucoup fatigués. Aucun de ceux qui n'en ont pas fait l'expérience ne
Au delà, le sol devint granitique et la végétation saurait s'imaginer ce que c'est que d'errer
pendant
des arbres luxuriante. une nuit sombre à travers les broussailles et la basse
L'eau, comme le soir précédent, ne se trouvait que végétation d'une forêt vierge et combien de temps on
dans les creux des rochers, mais elle était plus claire y met pour faire peu de chemin, en laissant par-ci par-
à la vue et plus agréable au goüt. là un morceau de ses vêtements ou même de sa
peau.
Déjà plusieurs de nos gens avaient leurs pieds ma- Enfin, guidé pendant la dernière partie de la mar-
lades ou manquaient de courage. Malheureusement, che par le son d'une voix humaine,
j'arrivai; mais
au nombre des traînards de ce iour étaient les por- qu'on juge de ma surprise et de mon désappointe-
teurs des vivres, en sorte qu'il se fit tard avant que ment Je m'étais trompé j'avais pris pour le mien le
nous pussions manger. camp du capitaine Roza, qui en était éloigné d'au
Capèlo, toujours calme et réservé, ne se plaignait moins six kilomètres. Cependant la route, ou plutôt
jamais. Ivens, plein de verve, nous tenait en bonne le sentier ouvert par la caravane, allant d'un
camp à
humeur par son bavardage et sa gaieté; ses traits l'autre, je me résolus. à le suivre, et, au bout d'une
d'esprit nous faisaient souvent rirc. Son appétit, (lui nouvelle heure de marche, j'eus le plaisir d'entendre
d'ailleurs ne lui fait jamais défaut, était grand ce soir- les cornes dont sonnaient mes gens et les
coups de
là. Après l'arrivée des porteurs, Ivens était tout yeux feu qu'ils tiraient pour m'appeler.
en contemplant un gigot de mouton qu'un nègre fai- Quand j'entrai dans ma tente, j'étais excédé de fa-
sait tourner devant le feu sur une broche de bois. tigue et déchiré par les épines; l'inquiétude d'Ivens et
a Ah! s'écria-t-il enfin, si mon pauvre père pouvait de Capêlo avait été grande. Néanmoins, il ne me fut
J'AI TRAVERSE L'AFRIQUE. 211
COMMENT
si néces- le vàir tomber en bas. L'autre, sur le bruit du coup
pas permis de prendre le repos qui m'était
de fusil, s'élança vers les rochers; je lui tirai mon
saire, car j'appris; ce qui me ~chagrinalt beaucoup,
mais ue m'étonnait guère, que nous étions à court de second coup d'un bond elle disparut sous bois.
Mon jeune nègre courut chercher l'antilope morte;
provisions. Les soldats, liotarnmeilt, avaient, en cinq
jours, consommé les rations de neuf. mais, au lieu de s'arrêter au rocher où j'avais vu l'ani-
à
Le lendemain, il fallut faire une marche forcée de mal, il prit de côté et continua sa course. J'arrivai
trente kilomètres eu six heures, à l'est-sud-esL. mon tour et j'avais le cœur assez serré, car je com-
Dans les forèts que nous traversions nous admirâ- mençais à craindre de m'être trompé en croyant voir
mes une suite de baobabs gigantesques. Nous choi- tomber la première antilope. Aussi ma joie fut-elle
simes pour notre campement un emplacement situé vive lorsque, de l'autre côté de la roche, je découvris
sur sa rive droite, après avoir passé la Calo,!coula. tout à fait mort ce gracieux animal (Ceruicapra bohor).
Cette rivière avait peu d'eau; mais ce qu'elle en J'avais à peine eu le temps de m'en assurer lorsque
contenait était bon et limpide. mon nègre sortit du bois pliant sous une lourde charge.
Nous continuions à ne faire qu'un repas par jour, C'était la seconde antilope. Il l'avait ramassée morte à
animaux
entre une et trois heures après midi, suivant les né- peu de distance de la clairière. Les deux
cessités du voyage. Je me ressentais trop des fatigues avaient été frappés à la. poitrine mais, tandis que le
de la nuit précédente pour aller à la chasse et je me màle avait été tué sur le coup, la femelle avait pu
tins coi dans le camp. Ivens, comme à l'ordinaire, faire quelques bonds avant sa chute dernière.
Ainsi le mouton était encore une fois sauvé, et,
s'occupait à dessiner et Capèlo à former ses collec-
d'insectes et de reptiles. comme nous devions atteindre Quilenguès en deux
des provi-
Quand les soldats eurent dévoré leurs rations, ils jours et que nous y trouverions sans doute
malheu-
se mirent à crier famine et allèrent jusqu'à proposer sions, il y avait grande apparence que cette
de tuer le mouton; mais j'avais pris en affection cette reuse bète serait définitivement épargnée.
Le lendemain, une étape de trente-cinq kilomètres,
pauvre bête, (lui, d'abord si fantasque, s'était brusque-
ment métamorphosée en créaGure douce et soumise, durant laquelle nous passâmes à gué des rivières
et me suivait à présent partout, ne me quittant plus des nommées Oumpouro, Coumbanbi et Comooloéna,
nous conduisit à la rive droite de la Vambo. Ces qua-
yeux. L'idée de la tuer ne me convenait pas. "Ivens
réussit à distraire momentanément les soldats en leur tre courants vont au nord joindre leurs eaux, quand
distribuant un peu de riz, pris sur notre approvision- ils en ont, à celles du Coporolo, qu'on appelle déjà
nement particulier. ici, et en remontant jusqu'à la source, la Calounga.
Le 9, nous levions le camp à cinq heures du matin. Pour la première fois, cette étape nous fit traverser
Nous marchâmes d'une traite jusqu'à une heure, où des herbes énormes, qui remplissaient les clairières
nous notis arrêtâmes sur lc penchant clu mont Tama. des bois. Elles étaient si hautes qu'il était parfaite-
De huit il neuf heures, nous avions été au sud en lon- ment impossible de voir par-dessus, et si épaisses qu'on
un passage. Pendant cette
geant la i ive gauche de la Chicouli Diengui. Ce cours pouvait à peine s'y faire
ainsi qu'une
d'eau va ait nord, probablement au Coporolo. La vé- journée, un de mes jeunes nègres disparut
de
gétation devenait de plus en plus luxuriante, et ce jour- négresse qui était la femme de Catraïo, serviteur
courir partout après eux,
là nous passâm.es par une épaisse forèt. Capèlo. J'eus beau envoyer
Aussitôt que les tentes furent plantées, les soldats on ne les trouva nulle part.
affamés firent entendre leurs plaintes très haut et Les vivres devenaient toujours plus rares et les sol-
en revinrent à leur projet de sacrifier mon mouton. dats n'étaient plus les seuls à crier famine toute la
Ivens les apaisa encore quelquc temps en leur distri- bande se plaignait.
buant une autre ration de riz; mais évidemment ce Le 12, nous tra versàmcs deux ruisseaux, le Quita-
avaient considéra-
n'était là qu'un palliatif, bon tout au plus à retarder qui et le Massongé, que les pluies
d'un jour ou deux la mort de la pauvre hè te. blement grossis puis nous campâmes sur la rive
Tout fatigué que j'étais, je pris le parti d'essayer de droite de la Toui, fort près de Quilenguès.
nos ânes avait dis-
la sauver en allant à la chasse. Depuis la veille au soir, un de
hommes s'occupaient du cam-
Il y avait déjà plus d'une heure que j'errais dans la paru. Tandis que nos
à la forteresse de Quilenguès,
forèt sans rien trouver, et je revenais vers le camp, pement, je me rendis
chercher des provisions que je ramenai à huit heures
lorsque, dans une clairière, j'aperçus deux antilopes
du soir. Décidément le mouton était sauvé.
qui paissaient.
Je me rapprochai; mais, à une centaine de mètres, Durant la nuit, le jeune nègre et la négresse qui
s'étaient égarés rentrèrent au camp.
je m'aperçus que ma présence était découverte. Le était bas, ma-
mâle sautait sur un rocher, d'où il scrutait attentive- L'emplacement que nous occupions
facilité de ravitail-
ment les environs, et la femelle, l'oreille en alerte, récageux, isolé et n'a [Trait aucune
flairait tout autour d'elle. lement. Nous décampâmes pour gagner le territoire
La distance était grande; cependant il n'y avait pas du chêfé de Quilenguès, où nous arrivâmes le 12 dé-
à hésiter. Je visai au mâle, et j'eus la satisfaction de cembre, à onze heures du soir.
212 LE TOUR DU MONDE.

Aussitôt je renvoyai, après les avoir payés, les por- (-Ceplealophus ~zzergens), très friands des feuilles de
teurs qui s'étaient engagés à Dombé pour nous suivre manioc et qui ravageraient les plantations.
jusqu'à Quilenguès; puis je priai le clzé~é, lieutenant Les gens de Quilenguès ont un goût très prononcé
Roza, de m'enprocurer d'autres pour aller à Caconda. pour l'nguczrclerzte ou eau-de-vie; durant trois mois de
« Ce'ne serait pas difficile, disait-il; mais il ajouta l'année, c'est-à-dire aussi longtemps qu'ils peuvent
que les ruisseaux de Quilenguès à Caconda étaient extraire du fruit 'du gongo une liqueur fermentée, ils
trop gonflés pour être franchis et que nous serions ne cessent pas d'être ivres cela empêche d'obtenir
obligés d'attendre un peu de temps avant de partir. d'eux aucun service pendant cette période.
Ce soir-là_nous ne manquâmes de rien et nousfimes Si un homme désire se marier, il envoie au père
nos deux repas, déjeuner et dîner. de la future un présent qui doit être au moins de qua-
Quelques jours plus tard, un naturel nous ramena tre- mètres d'étoffe venue de la côte et accompagnée
l'âne qui, s'ét1J.Ïi perdu dans les bôis, et qu'il avait d'une couple de bouteilles d'eau-de- vie. En échange,
trouvé courant le pays. Je récompensai le nègre afin la fiancée arrive avec le porteur du cadeau, en société
de l'affermir dans son honnêteté. de ses parents. Alors on fait un grand festin où 1'011
Quilenguès est une vallée qu'arrose la Calounga, dévore un bœuf, offert par le fiancé.
c'est-à-dire probable'ment la partie supérieure du En cas de mort, le cadavre, enveloppé d'étoffe
Coporolo; elle est extrêmement fertile et fort peuplée. blanche du'on recouvre d'une peau de bœuf, est porté
L'établissement portugais occupe une surface d'en- à. la tombe qu'on a creusée. -Les jours qui suivent
virori cinquante-deux mille mètres carrés, formant un l'enterrement se passent à festoyer dans la hutte du
rectang-lede deux cent vingt mètres sur cent quatre- défunt. Les funérailles des chefs ont lieu avec quelque
vingts. Il a une palissade défendue par quatre bastions cérémonial, et leurs corps, revêtus de leurs plus beaux
de maçonnerie, chacun construit au milieu d'un côté, habits, sont transportés au tombeau dans une peau
et il renfermé les casernes où logent le chèfé militaire apprêtée. Ce sont les occasions d'un sacrifice énorme
et la. garnison. Des baobabs et des sycomores donnent do bestiaux; l'héritier royal est tenu.à immoler son
l'ombre de'leurs branches gigantesques et de leur troupeau tout entier..
épais feuillage à la terre que recouvre l'herbe énorme Le 22, un accident désastreux eut lieu dans notre
du pays et où paissent les troupeaux du chê/'é. camp.
Quilenguès a une grande importance comme centre Un de mes négrillons avait volé une balle explosive
de production et comme lieu facile à coloniser; sa PeÍ'tuisset. Lui et deux de ses compagno ns résolurent
valeur stratégique est plus considérable encore puis- de la faire partir afin que chacun pût avoir un morceau
qu'on peut considérer cette place, par rapport à Ben- de' son plomb. Il mit donc la balle sur une pierre; un
guêla; comme une des portes de l'intérieur. autre posa dessus un couteau qu'il frappa d'un coup
Les petits chefs des environs reconnaissenl l'auto- violent dont ses camarades désiraient voir l'effet. La
rité du Portugal; mais leur caractère de pillards les balle fit explosion et .tous les trois furent blessés;
excite à attaquer sans cesse les tribus voisines et à le nommé Silva Porto Colomo reçut dans les diffé-
défober .leur bétail. rentes parties de son corps treize fragments du plomb
Les indigènes sontmoins agriculteurs que pasteurs, volé.
cepéndant la terre-récompense le peu de travail qu'ils Plusieurs de nos gens envoyés en reconnaissance
lui donnent par d'abondantes récoltes de maïs, de mas- revinrent nous apprendre que les rivières n'étaient
sambala et de manioc ou mandioca. pas encore guéables, ce qui n'avait rien de bien sur-
Ils ont-pour demeures des huttes circulaires d'un prenant puisqu'il n'avait pas cessé de pleuvoir depuis
diamètre de trois à quatre mètres, construites de que nous étions campés. En conséquence, il fut ré-
troncs d'arbres et plâtrées de boue. Les portes ont solu que nous prendrions une autre route beaucoup
assez de hauteur'pour qu'on y passe sans se baisser. plus longue, mais où nous ne serions pas arrêtés par
La taille des habitants de Quilenguès est haute et les eaux. Nous priâmes donc le claé~'é de nous pro-
robuste; leur caractère est hardi et batailleur leur curer.des porteurs.
industrie, peu développée, ne s'élève guère au-dessus Le lendemain, je distribuai aux hommes leurs pa-
de. l'art de fabriquer avec le fer des assagaies, des quets mais je me sentais si mal à mon aise que,
pointes de f1èc;he et des hachettes, qui servent à cou- bien que j'eusse fait partir les porteurs en avant, je
per le bois ou à, combattre. Ils ne fondent pas le fus obligé de demeurer au camp mes amis m'y tin-
métal, mais le font venir du pays de Dombé ou de rent compagnie. Une fièvre violente m'abattit durant
Benguêla. trois jours, et je passai le 25, jour de Noël, anniver-
Leurs.be.rcails et leurs villages sont entourés d'une saire de la naissance de ma fille, dans le délire.
forte palissade que protège en outre à l'extérieur un Capêlo et Ivens me donnaient.tous leurs soins,
abatis épineux, ce qui les met à l'abri des attaques ainsi que le ché~'é Roza et sa femme. Le 28, je pus
nocturnes des bêtes féroces. quitter mon lit et sortir un peu. On convint alors
Les champs de' manioc sont également défendus que le départ aurait lieu le ¡or. janvier 1878, c'est-à-
par des épines, car le-pays est plein de petits daims dire trois jours après.
de un croquis du major Serpa Pinto.
Coup double (<oy. p. 2(1). -.Deasin 13ayard, d"prè8
2ll¡, LE T()L;R DU 1~IO~DE.
La femme du lieutenant Roza me fit présent de de la montagne; après quoi nous nous trouvâmes à
deux choses qui, je ne m'en doutais guère alors, dix-sept cent quarante-cinq mètres d'altitude, ou à
devaient plus tard jouer dans mon voyage un rÔle huit cent quarante plus haut que le plateau qui se
important. C'étaient un service à thé en porcelaine termine à Quilenguès.
de Sèvres et une chèvre de petite espèce, remarqua- Dans un défilé, nous pissâmes un petit ruisseau
blement apprivoisée, et que j'appelai Cora. due les naturels appellent Ohaba. Te~t.~la,ce qui si-
Un événement vint en ce temps me causer un vé- gnifie « eau froide n. Notre camp fut dressé sur.la
ritable chagrin. Ce pauvre mouton, que je m'étais rive d'un autre courant nommé Couveraill et qui re-
donné tant de peine à sauver malgré les murmures joint la Qué. Ces deux ruisseaux sont permanents et
de notre troupe famélique, trouva la mort en essayant leurs eaux tombent dans le Counéné.
d'échapper à la poursuite d'un chien couchant que Le sol continuait d'ètre granitique; mais la végé-
j'avais amené du Portugal et dont j'avais fait cadeau tation avait tout à fait changé d'aspect, sans doute
à Capélo. Pour lui échapper, mon mouton voulut à cause de l'élévation où nous étions parvenus. Le
passer à travers un trou de la palissade, s'y brisa une baobab avait disparu et les foughes se cachaient à
jambe et s'y blessa au point de mourir peu après. l'ombre des acacias de toutes sortes qui composaient
Ce fut la première grande peine que j'éprouvai dans les bois. La flore était plus riche en plantes herbacées
ce voyage, déjà si fertile en espérances déçues. et, dans les places découvertes, avait la plus grande
vigueur.
Nous remarquions que les endroits par lesquels
IV
nous passions, tantôt étaient absolument dénués d'oi-
VérissimoGonsalvès. tmotion nocturne. Voyageà Ngola. seaux, et tantôt en nourrissaient de si grandes quan-
Le roi Chimbarandongo,ami des blancs; sa simplicité,ses en- tités que leurs chants et leurs cris nous assourdis-
thousiasmes. Arrivéeil Caconda. José d'Anchiéta,savant
saient. On ne voyait guère de gibier plus gros, mais
explorateur.-Pas de nouvelles. Arrivéedu cl~ê/c. Ivens
va à Counénéavecmoi. I1etour. La Qué un pontimpro- des traces prouvaient qu'il n'en manquait pas.
visé. = Musiquedes fauves. Les porteurs nousfontdéfaut. Pendant la nuit du lendemain, nous eùmes une
Monprincipe et la carabinerayée du roi.
aventure assez curieuse. Nous étions campés auprès
Nous quittâmes Quilenguès le 1°~ janvier 1878, de la Quicoué, clui courait au sud-est sur son lit de
après y avoir fait une bonne provision de vivres et granit pour aller sang doute se mêler aux eaux de la
l'acquisition de bceufs et de moutons à tuer pendant f,~ué tout à coup le chien de Capèlo se mit à aboyer
le voyage. Le chè/'é, lieu.tenant Roza, nous fit la con- avec fureur. En même temps, un bruit voisin, sembla-
duite quelques kilomètres, puis retourna chez lui, et ble à celui d'un animal qui rumine, nous donna lieu de
nous continuâmes notre' chemin dans la direction du croire que les ànes étaient dehors et pâturaient dans
sud-est jusqu'au pied de la chaine de Quilenguès, où le camp, entouré de son abatis épineux. Nous fîmes
nous dressâmes notre camp près du village de Secou- taire le chien et nous nous mimes au lit. Cependant,
lou Oungouri. au point du jour, un tumulte nous attira dehors, et
Un compagnon de route, nommé Vérissimo Gon- nous apprimPS que nos nègres venaient de constater
salvès, s'était joint à nous pour aller jusqu'au Bihé. qu'un animal étranger s'était introduit dans notre
Fils d'un commerçant bien connu de Bihé, mort ré- enceinte. En effet, c'était un buffle énorme qui nous
cemment, il avait rempli à Quilenguès, jusque-là, avait fait l'honneur, cette nuit-là, de nous rendre vi-
les fonctions de commis chez un serviteur de feu son site.
père. C'était un jeune mulâtre, 'assez mal élevé, pelit L'occurrence était bizarre et semblait d'abord dif-
de corps, perverti d'esprit, plein des vices propres ficile à expliquer. Cependant, comme on entendait
à sa race; il ne manquait d'ailleurs ni d'un bon na- fréquemment les lions rugir aux alentours, on pouvait
turel, qui n'avait pas été assez cultivé, ni d'intelli- supposer avec quelque raison que c'était contre eux
gence. J'aurai plusieurs occasions de parler de lui que le buffle avait cherché un asile chez nous.
dans la suite. Le lendemain, nous allâmes camper auprès du vil-
Sans manquer de bravoure, il était ombrageux et lage de Ngola, et je fis immédiatement porter au roi
timide. Sous une apparence de faiblesse, il cachait la du lieu l'annonce de mon arrivée.
force de sa constitution. Il avait des muscles de fer; il Après déjeuner, je me rendis à son village pour
savait à peine lire ou écrire, mais c'était un chasseur lui faire une visite. Mes deux négrillons m'accompa-
rusé et il tirait assez bien. gnaient, portant un siège pour moi et deux parasols.
Pendant mon séjour à Quilenguès, j'étais parvenu Le chef se montra immédiatement, muni de deux
à dresser deux de nos ânes qui me furent d'un bon massues et d'une assagaie. Il était vètu d'une longue
usage pendant cette nouvelle partie du voyage. ceinture d'étuffe, ayant par-dessus une peau de léo-
Le lendemain, la journée commença par la montée pard. Sa poitrine était nue et de son cou pendaient
de ce qu'on appelle le mont Quicécoua. Elle fut ex-
trèmement fatigante. Trois longues heures durant 1. Dansles nomspropres,ail doitttre prononcécommel'est ail
nous eûmes à lutter contre les-aspérités du penchant cu J. f3.
THA VERSE L'AFRIQUE. U5
COMMENT J'AI

unè foule d'amulettes. Il me reçut sous un soleil brù- Il 3~consentit chose remarquable, vu le caractère
méfiant des chefs indigènes.
lant, hors de sa hutte. Je luioffris un des parasols que un vase
j'avais apportés et qui était fait d'une épaisse
étoffe Quand je lui eus dit qu'il pouvait apporter
il alla chercher une
écarlate. Cette attention parut lui plaire beaucoup. pour y mettre de l'eau-de-vie,
Je lui expliquai l'objet de mon voyage, cc qui ne bouteille de la c.ontenance d'un litre environ. Je lui
l'intéressa que médiocrement mais il compri parfai- témoignai l'étonnement que me causait la modération
tement lavaleur de mes cadeaux outre le parasol, je d'un chef de son rang et l'engageai à prendre un
lui donnai un petit baril de poudre à canon, cin- vaisseau plus grand. Sur quoi il envoya chercher
Ce une gourde qui pouvait bien contenir deux bou-
quante pierres à fusil et une douzaine de grelots.
ne lui teilles. Mais, quand je l'eus invité à en apporter une
qui l'étonnait le plus, c'était qu'en échange je
demandasse rien. seconde pareille, il ne put plus me cacher l'admi-
Je l'invitai à venir au camp voir mes compagnons. ration que lui causait ma générosité.

Dessin de É. Bayard, d'après un crol[uis du major Serpa Pinto.


Les effets d'une balle explosible volée:(voy. p, 2t=).

Nous partimes à pied, suivis de trois de ses fem- Chimbarandongo, c'est le nom du roi de Ngola, ne
se
mes, de ses filles et d'une foule de ses sujets,
tous manque pas d'intelligence et sait parfaitement
rendre la vie agréable au milieu de ses sujets.
désarmés, pour me témoigner sa confiance.
Il nous offrit un bœ~f, et consentit volontiers à ce
Quand nous arrivàmes au camp, Capêlo s'occupait nous étions à
à faire des observations météorologiques. Nos ther- du'on le tuât immédiatemcnt, puisque
momètres et nos baromètres jetèrent nos hôtes dans court de provisions, mais à la condition que je le
une admiration qui devint de la stupéfaction dès que tuerais moi-même.
et courait dans
Ivens, après un échange de compliments, leur eut Gependant le bœuf s'était échappé
fait voir nos sniders et nos armes de 'Winchester 1. la direction du bois; déjà il était à quatre-vingt;; pas
de nous, quand je saisis mon fusil rayé. Je dis au
1. Lesfusils Snider et Winchester,inventés,enAmérique,sont chef où mon coup frapperait, je fis feu et la bête s'a-
construitsà double fin on peut s'en servir comme d'un fusil à battit. Chimbarandongo courut l'examiner" vit, juste
répétition ou à magasin, ou bien comme d'un fusilordinaire se
chargeantpar la culasse. J. B. entre les deux yeux, à la place que je lui avais an-
216 LE TOUR DU MONDE.

noncée, Iii blessure d'où le sang coulait son éton- Nous entreprîmes de lui expliquer que nous étions
nement se changeant en -énthousiasme, il ne put pas loin d'avoir une telle puissance et qu'à Dieu seul
s'empêcher. de m'embrasser à plusieurs reprises. appartenait l'influence sur les phénomènes de la na-
.1.Versquatre heures, éclata une tempête violente, ture. Ivens essaya même de lui démontrer comment
e~ti'e~èlée de pluie, de tonnerre ct d'éclairs; cela et pourquoi il pleuvait.
dura deux heures. Cette leçon de météorologie était à peine à la
Le chef se réfugia dans noire hutte avec ses femmes moitié, que le roi fit sortir de la hutte ceux qui
et plusieurs des principaux de son peuple. Alors il se l'y avaient suivi; puis, à la fin de la démonstration
mit-à leur faire un discours. d'Ivens, il les rassembla de nouveau pour déclarer
C'était nous, leur disait-il, qui faisions tomber que, s'il cessait de pleuvoir, il se saisirait du mal-
cette pluie, grand bienfait pour leur pays, où l'on heureux qui en serait la cause et le mettrait à mort
souffrait tant de l'extrême sécheresse de l'été. .sans autre forme dc proct%-s.

Sortie du roi Chimbaraudongo. I)essin de E. Bayard, d'après uu croquis du majur Serpa Piuto.

A latoJ)1bée de la nuit, Sa Majesté se retira de la peuple, qui était parfaitement satisfait de la forme
manière la plus comique. Il grimpa sur le dos d'un de gouverncment qu'on lui imposait.
de ses conseillers celui-ci tenait ses mains sur les Lelendemain, en prenant congé de nous, il m'ex-
hanches d'un autre qui le précédait; et, tous deux pliqua que sa.politidue était de rester en bons termes
étant plus ou moins ivres" ils se mirent à tituber le avec les blancs. « Sans les blancs, ajoutait-il,' nous
plus plaisamment du monde, manquant à chaque pas sommes plus pauvres que les bêtes, car celles-ci pos
de.tomber l'un,sur l'autre, au risque de casser la tète sèdent au moins les peaux dont nous sommes obligés
sacrée de leur souverain. de les dé~ouiller; ainsi les noirs qui ne recherchent
.Pourtant ce roi Chimbarandongo ne manquait pas pas l'amitié des visages pâles sont de grands fotrs. »
de sens ni de jugement. Il ne croyait pas plus à la sor- Le village ou hameau de Ngola est fortement dé-
cellerie qu'à notre,pouvoir de faire tomher la pluie fondu par une double palissade, construite avec assez
mais il lui convenait d'avoir l'air d'y croire afin de d'art" pour qu'un Je ses côtés permette aux habitants
ne pas laisser diminuer son prestige aux yeux de son de faire un feu croisé. L'enclos suffit à contenir toute
218 LE TOUR DU l\IOXDE.
la population du pays avec ses
troupeaux de gros et versé la Loussola, petite rivière qui coule au sud ve
de petit bétail. C'est donc un refuge pour tous les la Catapi, nous campàmes au bord de la Nondimb
districts en.cas de guerre. Il est arrosé par le Cou- encore un affluent de la Catapi, mais qui coule 1
tota, petit ruisseau qui le traverse, et il peut consé- nord.
quemment soutenir un long siège sans crainte de Le plateau sur lednel nous étions alors est fo
manquer d'eau. élevé; son altitude mesuréc est de seize cents m
A notre départ, nous nous dirigeâmes pendant une tres.
couple d'heures vers lc nord-est et nous arrivàmes C'est de [-ILque nous nous rendîmes à Caconda ¡
au bord de la Qué, la plus grande des rivières
qui traversant, chemin faisant, trois ruisseaux, affluen
coulent entre Quilenguès et Caconda. A cet endroit, de la Catapi et courant au nord-nord-ouest sous 11
elle avait au moins quinze mètres de large sur cincl noms de Chitéqui, Gamba et Oupanga. Plus tari
de profondeur, et la tempête de la veille l'avait tel- nous rencontràmes la Catapi elle-même se dirigeai
lement grossie qu'elle s'était transformée en torrent à l'ouest-sud-ouest; nous l'avions déjà traversée le
impétueux. Pendant que je surveillais le passage de la rivièr~
Nous construisîmes avec des troncs d'arbres tin mes compagnons me précédèrent à Caconda.
pont
nos encombrés de leur
pour hommes, bagage; mais il Je n'y arrivai qu'une ou deux heures après eu:
était impraticable absolument pour nos bœufs et nos Le chëfé provisoire m'attendait à l'entrée de la fo
ânes, qu'il fallut faire passer à la nage. L'opération teresse. C'était un mulâtre, riche possesseur terrie
fut très pénible' et d'autant plus
périlleuse que la ri- dans le district et sergent-major des
troupes noire:
vière fourmille de crocodiles. Il m'expliqua que le ché~'é permanent était parti
pOL
Ce passage nous-occupa plus d'une heure. Ensuite,
Benguèla, lui laissant, selon ses propres terme:
nous marchâmes vers le nord-est
jusqu'au ruisseau l'embarras de nous recevoir.
Oucerem, d'où nous aperçûmes, courant au nord-nord- Après ces phrases de politesse, senhor l~Iathea
ouest, le mont Ouba, autour duquel sont dispersés me pria d'entrer dans la forteresse. A
peine en avai!
les hameaux de Calouqueïmé. Nous traversâmes en-
je franchi le seuil que j'aperçus mes compagnon
suite la rivière Caroucoué, qui va vers le sud-sud- en train de causer avec un personnage dont la taill
ouest rejoindre la Qué, et, une demi-heure était au-dessus de la moyenne, l'aspect grêle, la tèt
plus tard,
la Quisengo coulant au sud-est aussi vers la
Qué. large et bien conformée et les yeux remuants.
C'est sur le bord de cette dernière que nous tendimes
portait une redingote avec une cravate blanche. Ca
notre camp à quatre heures de
l'après-midi, près du pêlo me le présenta. C'était José d'Anchiéta. Je m
village de Catonga, où un nommé Roqué Teicheira trouvais donc en présence du premier explorateu
possédait un établissement. zoologique de l'Afrique, d'un homme qui avait pass
Nous avions, dans la journée, fait trente kilo- onze années de sa vie dans les provinces d'Angola
mètres et nous étions tous extrêmement de Benguéla et de 1\~Iossamedés, à enrichir des échan
fatigués.
Le 6, nous nous remîmes en route vers le nord-est; tillons les plus précieux les rayons du musée de Li:
peu après le départ, nous traversions la Quitoumba bonne.
sur un pont bâti par les naturels elle s'écoulait au L'établissement d'Anchiéta occupait les ruines d'un
sud-est vers la Catapi. Cette rivière-ci porte, plus bas,
église située à peu près à deux cents mètres de la for
le nom de Coungé. Nous y étions arrivés à onze heures teresse.
et demie du matin. Le campement fut établi sur sa L'intérieur de sa demeure avait la forme de L
rive gauche. L'eau coulait au sud-est vers le lettre T; tout autour étaient de larges tablettes qu
Counéné,
où elle tombe près de Loucéqué. soutenaient un confus amas. Livres, instruments di
Ce jour-là, je tuai une grande gazelle
(Ceraicccp~·a. mathématiques, appareils photographiques, télesco,
bohor), la plus belle de son espèce que j'aie vue dans pes, cornues, oiseaux empaillés de tous les plumages
tout mon voyage. Il fallut quatre hommes
pour la flacons de tailles diverses, faïences, pains, bouteille~
transporter à nos tentes. pleines de liqueurs multicolores, boites de chirurgie
Comme lanuit tombait, notre chien se prit à hurler bottes de plantes, produits médicinaux, boîtes de car
continuellement dans la direction du bois, ce
qui touches, vêtements, objets indéfinissables tout y étai
prouvait que des hyènes rôdaient autour de nos entassé pêle-mêle. Dans un coin s'élevait un faisceat
huttes. Quand elle fut close, nous eûmes une autre de mousquets et de carabines de systèmes différents
symphonie formée par un duo de basse et de contre- Le long de la maison, lin enclos enfermait des vache!
basse c'étaient un lion qui rugissait dans le fourré et des cochons. A la porte, des nègres et des négresse!
et un hippopotame qui renaclait dans la rivière.
s'occupaient à écorcher des oiseaux ou à préparer de!
En poursuivant notre marche vers le nord-est, nous mammifères. Au milieu, je trouvais José d'Anchiéta
passâmes près du village Casséquéra. Il était fortifié, assis dans un vieux fauteuil, dont les services remon.
au milieu d'énormes rochers de granit taicnt évidemment à une date ancienne, et devant une
gigantesque,
et entouré de sycomores, ce table immense.
quiproduisaitunpaysage
singulièrement pittoresque. Quand nous eûmes tra- Il me semble peu utile d'essayer la description des
COMMENT J'AI TRA VERSÊ L'AFRIQUE. '21"9

objets du'cllc portait, et je me contenterai de dire les heures qu'il peut dérober à ses travaux de col-
qu'il n'y manquait pas de pinces, de scalpels, ni de lectionneur.
mIcroscopes. De temps à autre la plainte d'un malade intér-
Sur un coin était un amas de fragments d'oiscaux, rompt ses recherches; alors il donnè au patient les
ce qui indiquait que le savant en train d'étudier soins du médecin ainsi que les remèdes propres à di-
l'anatomie comparée. En face de lui, nilC fleur soi- minuer les souffrances.
gneusement disséquée montrait qu'il venait du. cher- Nous apprimes que le ch~é Castro était remplacé
cher les noms de la famille, dn genre et de l'espèce et qu'on avait nommé à sa place un autre officier de
où il fallait la ranger, d'après la disposition des pé- l'armée d'Afrique. Celui-ci parvint à Caconda deux
tales, le nombre des étamiuea, la forme du calice et jours après nous, accompagné de l'enseigne Castro qui
l'arrangement des graincs ct dn pistil. Le scalpel à la apportait le courrier d'Europe. On peut s'imaginer l'a-
main et l'œil au microscope, il emploie à ces études vidité que nous mimes à dévorer nos correspondances.

Caconda. Dessin de A, de Bar.,d'après un croquis du major Serpa Pinto.

Ce fut le matin du 13 que nous partimes pour Vi- sommet d'une hauteur qui domine une vaste plaine.
cété. Ivens se dirigeait sur la résidence de Matheos, J'y fus reçu par José Douarte Bandeïra. Après un
où il se proposait d'examiner le Counéné à son con- souper amical, il me conduisit àun excellent lit, dont
fluent avec la Quando. Moi, je devais aussi étudier j'avais grand besoin.
cette rivière, mais plus bas, vers le sud. Dès le commencement de la matinée suivante, l'en-
Quant à Capèlo, souffrant d'une légère attaque dc seigne Castro entama la question des portefaix; Ban.
fièvre, nous le 'laissions derrière nous, aux soins deïra s'engagea promptement à en procurer cent vingt,
d'Anchiéta. nombre dont nous avions besoin pour aller à Bihé.
Ma route vers le sud-sud-est me fit bientôt traver- J'exprimai mon désir d'aller voir le Counéné, et on
ser les rivières Secoula-Binza, Catapi et Ousongué, convint que nous nous y rendrions le lendemain.
qui coulent à l'ouest-nord-ouest. Après une traite d'environ quinze kilomètres vets
A la tombée de la nuit, j'étais à Vicété après avoir l'est, nous rencontrâmes le fleuve au Porto do Fendé.
parcouru quarante-deux kilomètres au sud-est. C'est Dès mon arrivée, je tuai un grand hippopotame qui
un établisscment fortifié, au milieu des roches et au avait eu l'imprudence dé venir à la surface de l'eau.
220 LE TOUR DU MONDE,
.Je -restai là deux jours. Le Counéné y fait t seize missive; il y disait que les porteurs allaient être payés
cents mètres à l'heure et a une largeur de cent et partir immédiatement. Deux jours après, une troi-
treize mètres sur une profondeur de six. sièmelettre portait que déjà quatre-vingt-quatorze hom-
Il abonde en crocodiles et en hippopotames. mes étaient réunis. Finalement, le 5 février, nous ap-
A seize cents mètres environ au-dessous du Porto prenions qu'il n'y avait pas un seul porteur prêt à
do Fendé, à un endroit nommé Libata Grande, on partir et que, suivant toute vraisemblance, nous n'en
rencontre quelques rapides. Huit cents mètres plus aurions aucun. On peut s'imaginer quel fut notrc dés-
bas encore, il y en a d'autres appelés Moupas de appointement. J'étais alors à mes débuts; je n'avais
Cagnacouto, et, seize kilomètres au-dessous, on pas encore tiré de mon expérience le principe suivant
trouve les cataractes de Quivéréquéto, les dernières qui devint pour moi un article de foi, et grâce au-
de son cours supérieur, car, à partir de là, le Cou- quel, avec l'aide dc la carabine rayée du roi, je suis
néné est navigable jusqu'au Houmbé. sorti sain et sauf de mon voyage.
La rive droite, aux points que j'ai visités, est mon- Dans le cmûr de l'Afrique, il ne faut avoir con-
tagneuse et couverte d'une forêt vierge; sur la gauche, fiance en rien ni en personne, tant que des prcuves
se déplÓie une vaste plaine, large de quatre à cinq irréfutables et réitérées ne vous ont pas démontré
kilomètres, jusqu'au pied de montagnes peu élevées, qu'elle est possible. »
parsemées, sur leurs pentes occidentales, des villages Le chè/ë revint de Vicété, mais jamais nous ne pû-
Fendés. mes obtenir de lui une explication raisonnable de sa
Nous revinmes le 17 vers Caconda, où l'on pro'" conduite ni de celle de Bandeïra.
mettait qu'avant une semaine nous serions rejoints Il fut convenu que je me rendrais dans le pays de
par des porteurs, tandis que nous nous engagions en IloLiambo; j'essayerais d'y obtenir quelques hommes
retour d'envoyer le lendemain un petit baril d'eau- du roi local, d'autant plus due eliacuii s'accordait,
de-vie. Dans cette région de l'Afrique, l'eau-de-vie a même le c/të~'é et Anchiéta, pour affirmer qu'il était
le même effet à l'égard des hommes que l'huile à l'é- impossible d'en trouver plus près.
gard des machines. Elle les fait marcher. Je commcuçai à soupçonner qu'il existait un parti
Le lendemain nous nous mimes en route les bc- pris d'empêcher notre voyage. La suite de mon récit
saces vides, et vers midi nous sentions d'une façon fcra voir .toute la malice qu'on opposa en effet à mes
déplorable les atteintes de la faim. Nous fimes halte projets.
au bord d'un bois; là je ne pus abattre qu'une caille, lVIais, avant de continuer à raconter mes aventures,
dont nous dùmes, l'enseigne Castro et moi, après l'a- qui, à partir de cette époque, offrent un intérèt plus
voir cuite dans le pot d'un soldat, nous contenter pour vif, occupons-nous un instant de Caconda.
le déjeuner et pour le dîner. Cc poste fortifié, qui dans l'intérieur de laprovince
Nos noirs, voyant avec quelle avidité je ramassais de Benguèla est le point le plus avancé de ceux sur
les os de cette caille, tandis que lc eliien se léchait lesquels flotte le drapcau du Portugal, forme un carré
les lèvres en suivant avec anxiété tous mes mouve- de cent mètl'es du'entourent un fossé profond et un
là des
ments, -nous firent cadeau d'une racine de manioc. paraloct. Aux crivi-ons, on remarque çil et
Je rcntraila nuit à Caconda. Ivens ll'était pas encore traces assez visibles dénotant une fortification passa-
revenu et Capèlo avait commencé sa convalescence. gère qui n'a pas été construite sansrarl. Une palis-
Ivens fut de retour le 19. Immédiatement nous sade intérieure, constitue une seconde ligne de dé-
envoyâmes à Bandeira le baril d'eau-de-vic promis, fense et protège quélques maisons à demi ruinées et
en le priant de mettre toute la diligence possible à servant de résidence au c/té/'é, de caserne et de pou-
réunir nos porteurs. drière. Plusieurs bonnes pièces de canon en bronze,
Le 23, quelques articles que nous avions deman- montées en barbette et plus usées par le temps que
de
dés nous arrivèrent de Benguèla, et, entre autres, par le tir, menacent le voyageur qui s'approche
six caisses de biscuits, présent bien venu d'Antonio leurs bouches vertes et rouillées.
Ferreïra :Vlarquès. A deux cents mètres plus ou moins au sud, s'élè-
Je dépêchai à Vicétéun second messager pour presser vent les ruincs d'une Vers le nord, un groupe
Bancleïra de nous adresser nos porteurs. de huttes misérables est habité par les soldats.
Ces hommes n'arrivant point, je dus prier 10 cled~ Le pays environnant a uu agréable aspect; les fiè-
l'a dit,
d'aller en personne à Vicété, vres, dont il n'est pas exempt comme on
Le cltèl'é partit. Peu après, il m'écrivit qu'il y avait sont du moins plus bénigncs qu'ailleurs. La popu-
soixante et un hommes tout prèts et qu'il y en aurait lation s'y trouve. fort clairsemée, parce qu'elle s'est
bientôt davantage. Il avait emporté do quoi payer- beaucoup éloignée du voisinage du fort.
mais, comme dans ces régions le calicot blauc est la Le sol est très fertile; beaucoup de plantes euro-
abondants.
seule monnaie acceptable, il lui en fallait cinquante péennes y prospèrent et donnent des produits
pièces de plus. Nous ne les avions pas; ce fut Ban- Un ruisseau, la Secoula-Binza, oFfrc à tous ses eaux
deïra qui plus tard nous les avança. de cristal qui gazouillent dans un lit de granit.
Le lendemain, nous recevions dit ciaêfé une autre Il reste peu d'arbres auprès de la forteresse. On ne
TRAVERSÉ L'AFRIQUE. 221
COMMENT J'AI
abattu ceux Vérissimo Gonsalvès. Le ciaéfé de Çaconda, lieutenant
peut pas douter que les habitants n'aient aussi
dont ils avaient besoin, car évidemment il y en avait Aguiar, avait absolument voulu m'accompagner
ils forment dans cette expédition dont l'unique objet .ét,ait de
beaucoup jadis, et, à quelque distance,
cncore des bosquets et des bois. nous procurer des porteurs..Suivant toute apparence,
La décadence qu'on observe déjà à Quilenguès est il entendait par cette démarche me prouver sa bonne
bien moins contestable ici; cependant Caconda a au- volonté à notre égard et combien il était étranger à
tant, sinon plus, d'importance due l'autre établisse- tout ce qui s'était passé à Caconda.
ment mais il offre moins de sécurité aux opérations Une étape d'environ seize kilomètres vers le nord-
mercantiles, la route de Benguèla étant infestée de est, durant laquelle on traversa, près _de Caconda, un
voleurs. ruisseau nommé .Caroungolo, puis plus loin la Catapi,
coulant au sud-ouest, nous conduisit au village de
v où le chef Quimboundo me reçut d'une
Quipembé,
Départde Caconda. Í.e villaôcde QuipemlJc. Banja beauté
du paysage, Quingoloet le elief Caimbo. Palanca. nuu- façon hospitalière.
vellemonlurc. Capoco. Le Houambo. Cspcranccstrolll- Il m'envoya de suite un petit porc et, de plus, une
peuses. volaille parce que je n'en pouvais pas acheter.
Je partis de Caconda le 8 février 1878," emmenant Pendant la soirée il vint me voir à ma hutte, et,
il saisit cette occasion
six hommes de Benguèla, mon négrillon Pépéca et après une longue conversation,

Pinto.
Cobra (coy. p. 222). Dessin de A. Ferdinaudus, d'après un croquis du major Serpa

m'informer bien ses ancètres eussent vaient avoir les salaires trop misérables attribués aux
pour que, que
été fidèles vassaux du roi de lui ne clac~fésdes districts de l'intérieur; c'est une des causes
toujours Portugal,
notre influence dans le pays.
l'était pas, attendu que les nombreux actes d'arbi- principales du déclin de
bien fortifié,
traire commis par différents ché~'és contre sa personne Le 'village de Quipembé est grand,
et son peuple avaient réduit à néant tous les engage- admirablement situé. Depuis mon arrivée, des bandes
de et de négrillonnes s'attachaient à mes
ments anciens; le roi blanc ne lui rendait plus jus- négrillons
et ce fut dans des termes même pas, me considérant avec la plus grande surprise ot
tice choisis, élégants,
raconta des incidents sur tournant les ta.lons aussitôt que je bougeais. Pour cal-
qu'il me plusieurs lesquels
il fondait les accusations portées contre les ché fés. mer la frayeur que causait évidemment ma présence,
et des grains de co-
Le lieutenant Aguiar n'eut pas un mot à répondre j'offris à ces enfants des grelots
tout trem-
aux accusations qui atteignaient ses prédécesseurs, rail mais il n'y eut que les audacieux qui,
assez pour
tant elles étaient clairement énoncées. blants, presque malgré eux, s'approchèrent
Mon hôte était un homme d'une trcmpe peu ordi- se saisir des jouets qui les fascinaient. Cela fait, ils
naire et causait de la politique des Portugais de prenaient la fuite aussitôt..
Caconda avec un degré de jugement assez inattendu Mes lunettes et surtout ma couverture, où sur un
de la part d'un nègre de province. fond rouge était représenté un énorme lion, excitaient
Ses plaintes confirmaient d'ailleurs l'opinion que je chez eux la plus grande admiration.
m'étais faite des malheureuses conséquences que de- Le 9, je quittai ce village, poussant toujours au
222 LE TOUR DU MONDE.
nord-est. Je traversai l'Outapaïra, et, une heure plus jamais vus. Les bords de la rivière étaient assez éle-
tard, j'arrivai à la Coucé, affluent de la Quando. vés une luxuriante végétation les recouvrait, et des
Je marchai au sud du village de Banja, magnifique- palmiers élégants s'élançaient, tranchant sur le vert
ment perché au sommet d'une colline, et, après avoir sombre des gigantesques plantes épineuses. Çà et là,
traversé trois ruisseaux, la Canata et la Chitando, af- du sein des broussailles enchevêtrées émergeaient des
fluents de la Coucé, et l'Atouco qui tombe dans la roches noirâtres, dont les tètes étaient pttlies par les
Quando, je me trouvai près de cette rivière, un des eaux d'innombrables tempêtes.
grands affluents du Counéné. Une foule d'oiseaux gazouillaient sur les branches;
Nous campâmes près du village de Pessengé, où les ramiers volaient vers les buissons, et de
temps à
la rivière se perd sous d'énormes masses de granit autre s'élevaient, du fond de la rivière, les grogne-
pour reparaître environ seize cents mètres plus bas. ments des hippopotames.
C'est un des paysages les plus charmants que j'aie Mais un détail faisait tache sur ces beautés sau-

Quingolo. Dessin de A. de Bar, d'après un croquis du major Serpa Pinto.

vages nous rencontrions presque à chaque pas des Au départ, nous continuâmes à nous diriger vers
serpents venimeux. J'en tuai quelques-uns. le nord-est; bientùt nous atteignimes un autre village
Deux ou trois blaireaux que j'entrevis me donnèrent
appelé Canjongo et dont le chef nous fournit quelques
l'idée d'entrer dans les bois de la rive gauche pour volailles en échange d'un peu de toile commune. En-
les chasser, et tout à coup je me trouvai en face d'un suite nous passâmes la Douoma, affluent de la Calaé.
mur de pierres en ruine, mais assez étendu pour Nous arrivâmes, à cinq heures dit soir, au grand vil-
avoir jadis été l'enceinte dé quelque ville. lage de Quingolo.
Cette nuit fut la première de mon voyage que je Le chef Caïmbo nous envoya de suite des vivres.
passai à la belle étoile, sans aucune protection; je n'en Le Il, de bonne heure, il vint me voir et me pro-
dormis pas moins profondément. Au point du jour, mit quarante porteurs. Il m'envoya un beau porc, en
je me réveillai à temps pour assister à la destruction échange duquel je lui fis cadeau de trois pièces de
d'une venimeuse cobra, qu'on avait vue se tortiller toile rayée et d'une couple de bouteilles d'eau-de-vie.
entre la couche du lieutenant Aguiar et la mienne. Le lieutenant Aguiar m'annonça qu'il comptait re-
un croquis du major Serpa Pinto.
de ieuues filles (voy. p. -,24). Dessin de É. l3ayard, d'après
Troupe
224 LE '-POUR DU MONDE.
tourner à Caconda; j'en fus très satisfait. A midi, les impossible d'aller plus loin à cause de ma fièvre dont
conducteurs des portefaix qui avaient leur ordre de l'intensité augmentait à chaque instant.
départ vinrent recevoir la solde. Je fis cependant quelques observations astronomi-
Le grand village de Quingolo s'élève sur un mont ques. Ce hameau de Palanca fut le premier point dont
de granit qui domine une plaine énorme. Au rnililju je déterminai la position sur la ligne tracée par ma
des rochers poussent de grands sycomores. traversée, ile l'Atlantique à l'océan Indien.
Le 12, malgré une attaque de fièvre, je me décidai Le lendemain, je me trouvai en état de continuer
à partir, et, après de cordiaux adieux échangés avec mon chemin. Je montai à califourchon un bœuf vi-
le chef local et le lieutenant Aguiar, je repris ma goureux; un autre m'était tenu en réserve. Ces ani-
route à huit heures et demie du matin, en compagnie maux étaient bien dressés et facilitaient mon voyage;
de trois guides que m'avait fournis Caïrnbo. Je quit- je pouvais obtenir d'eux un trot convenable et mémc
tais ce brave homme dans les meilleu~~s termes. un temps de alop.
Peu après, nous franchissions la Louvoubo, qui Je ne tardai pas à traverser le Dôro das Mulhercs
court vers la Calaé. A dix heures, j'arrivais au villa<-e ou DGro des Femmes.
de Palanca et lui demandais asile, car il m'~t,;it L'intensité de la chaleur ajoutant beaucoup à mes

Sur un bœuf. Dessin de A. Ferdinaudus, d'après un croquis du major Serpa Pinto.

souffrances, j'ordonnai une halte pour me reposer un logea aans sa propre maison, me donna d'abord un
peu. Il n'y avait aucun arbre aux environs et je tom- gros pourceau, et, dès qu'il sut que j'étais malade,
bai endormi sur la terre qu'échauffait un brùlant so- m'envoya une couple de volailles.
leil. Mon sommeil fut de courte durée j à mon réveil, Je lui remis en cadeau deux pièces de toile rayée et
j'éprouvai une sensation de fraîcheur et je m'aperçus deux bouteilles d'eau-de-vie. Bientôt une nombreuse
que j'étais à l'ombre. Je le devais à l'attention de troupe de jeunes filles remirent à mes nègres, dans
mes gens qui se tenaient debout autour de moi et pro- des paniers d'osier, une nourriture abondante. Je
tégeaient mon corps des rayons ardents d'un soleil ver- pris quelques altitudes lunaires, puis je me couchai
tical. Cette preuve de leur bonté me toucha beaucoup. d'assez bonne humeur. Je reverrais le lendemain mes
Je repartis. Je passai la petite rivière Dôro dos compagnons, mes compatriotes, mes amis. Je m'en-
Homens (Dôro des Hommes), puis la rivière Gandoa- dormis donc en souriant. Aucun mauvais rêve ne
siva, affluent de la Calaé; elle abonde en petits pois- troubla mon sommeil. Et cependant j'étais à la veille
sons, dont nous primes une assez grande quantité. d'une dure épreuve, d'une vraie torture, que j'aurais
Nous traversàmes ensuite la Couéna, qui va se jeter à endurer pendant vingt journées.
dans la Calaé.
SERPA PINTO.
A la nuit tomban te, nous atteignîmes le village de Ca-
Traduit par J. BELIr\DE
LAUNAY.
pÕco, le puissant fils du chef de la contrée du Houambo.
Capôco me reçut avec une grande politesse, mo (La suite à la prochaine livraison.)
TOUR DU MONDE. 225
LE

uu crorpis du major Serpa Pinto,


Lessiu de A. de Bir, d'après
Un temple de la conversation (voy. p. 2'26).

COMMENT J'AI TRAVERSE L'AFRIQUE,

DE L'OCÉAN ATLANTIQUE A L'OCÉAIN INDIEN,


PAB LE MAJOR SERPA P~NTOt.

rex~rE ET DESSINS INÉDITS.


tB77-1978.

V (suite).
Dix braves. CapÕco, brigand du Nana. Les
Capêlo et Ivens renoncent il m'accompagner.
Mes amis Quel parti prendre'
Dix contre deux cents. Quimboungo. Le
de la conversation. Rencontre d'un buffle furieux. Chacaquimbamba.
temples Tabac les nègres prisent. Révolte de por-
Sambo. Scène dramatique. Boui-oniidoa; souvenir d'un conseil da Stanley. Nécessité des
heureusement Le pays de MOIlla. Cadeau six jeunes porteuses.
teurs. Menace d'une pendaison imaginée.
comestibles. Tombes chez les Ganguélas. Quingué. Touchantes paroles d'un vieillard.
mesures énergiques. Chenilles
Extraction et travail du fer. Superstitions. Coutumes singulières.
Les Gonzètos.

en les
Le 14, je me transportai à la résidence du père de qui m'avaient accompagné depuis Quingolo,
d'une lettre où j'aver-
Capôco, chez Bilombo, chef du territoire
de Houambo. chargeant pour Capèlo et.Ivens
Son village est à peu près éloigné de trois kilomètres tissais mes amis due j'attendais impatiemment leur
de celui de son fils, sur la rive gauche de la Calaé. arrivée et qu'ils ne devaient point se séparer des ba-
était loin d'ètre rassu-
Bilombo m'attendait. Il me reçut entouré de son gages, vu due l'état du pays
d'une tunique écarlate, et rant.
peuple, superbement vêtu
la tête gracieusement coiffée d'unbonnet dechasseur. Bilombo m'envoya en présent de la farine de maïs
Je lui offris mes présents c'étaient trois pièces de et un beau bcpuf présent très apprécié, car les bceufs
calicot ordinaire rayé et deux bouteilles d'eau-de-vie. étaient rares dans le pays.
Il eut l'air d'en ètre très satisfait, exprima un vif Les porteurs s'occupaient activement de rassembler
étonnement à la vue de ma carabine Winchester, et leurs provisions dans le dessein de partir le lende-
me pria d'en faire usage devant lui. Quand il in'euit main pour Caconda; quant à moi, j'écrivais à mes
de la part
vu toucher un but étroit à soixante-dix mètres, il en amis, lorsque trois hommes se présentèrent
fut très surpris, mais bien plus encore après que du chef de Quingolo. Ils me remirent, avec des let-
de sel.
tres, tin petit sac de riz et un panier
j'eus cassé un muf à soixante pas.
En rentrant chez CapÓco,je renvoyai les trois guides J'ouvris les lettres en toute hâte. Il y en avait trois,
toutes signées de Capêlo et d'Ivens. Deux étaient offi-
étais informé
1. Suile. Voy. pages 193et 209. cielles, la troisième confidentielle. J'y
15
1LI. t057emv.
226 LE TOUH DU MONDE.

qu'ils avaient pris le pari l de s'en aller seuls de leur Aogousto et Camoutombo, sont rentrés à Lisbonne
côté. Quant aux quarante porteurs que j'avais en- après avoir traversé avec moi l'Afrique; quatre, sui-
voyés de Quingolo, ils me remettraient, sous la di- vant mes ordres, ont accompagné Ivens et Capêlo à
rection du guide Barros, quarante de nos paquets, partir de Bihé; un, le nègre Cossousso, perdit la tête à
que je pourrais emmener au Bihé. la Quanza et fut laissé aux soins de Silva Porto Do-
Cette façon d'agir, si étrange de la part de mes amis, mingos Chacahanga; les deux derniers, Manouel et
ne pouvait avoir d'excuse que dans l'imperfection Catraïogrande, tombèrent à mes pieds, transpercés
de leurs renseignements sur l'intérieur de l'Afrique. par les assagaies des Louinas. Tenant la parole qu'ils
Le pays oit je me trouvais était hostile. J'avais été m'avaient donnée dans ce jour mémorable, ils périrent
respecté jusqu'alors uniquement parce que les natu- en me défendant, tandis que moi-même je dé£endais
rels nous considéraient, moi et ma petite bande, le drapeau portugais.
comme l'avant-garde d'une troupe considérable que Je me trouvais en ce moment l'hÔte de CapÕco.
commandaient derrière moi mes amis. La rapacité Jusqu'alors il n'avait eu pour moi que d'excellents
ordinairc aux indigènes avait été contenue par la procédés; mais ce CapÕco était connu, aussi bien de
crainte des représailles. J'étais alors dans la région loin que de près, pour être le brigand du pays de
même où Silva Porto, le vieux commerçant, avait été Nano; il y avait à peine un an d'écoulé depuis qu'il
souvent forcé de s'ouvrir, les armes à la main, un avait étendu ses pillages jusqu'à Quilenguès. Quelle
passage à travers des hordes de pillards. conduite allait-il tenir en apprenant toute ma fai-
Qu'allais-je devenir si le bruit se répandait que je blesse ?
n'avais plus que dix hommes, avec moi? C'était de lui, en somme, que dépendait le succès
En considérant ma situation dans sa réalité, elle de mon entreprise. Il pouvait avoir vingt-quatre ans.
m'apparaissait pleine de dangers. Sa personne ne manquait pas de charmes, ses façons
Il faut que quelque faux conseiller ait trompé Ca- étaient agréables; bien doué d'intelligence, il était
pêlo et Ivens, me disais-je; car il est hors de doute modéré dans le boire et dans le manger. Au milieu de
que leur loyauté ne leur aurait pas permis de m'a- la barbarie, dans l'absence de principes où il vivait,
handonncr sciemment dans une position si péril- il ne manquait pas d'une certaine noblesse de senti-
leuse. ments. Je pouvais espérer.
Après tout, que me fallait-il faire? Je pouvais en Voici quelques remarques sur les peuples du Nano
trois journées atteindre Gnconda et retourner ensuite et du Houambo. Ayant presque les mêmes coutumes
à Benguèla, tandis que je ne pourrais pas aller au que les habitants de f,~uilenguès, ils parlent tous un
Bihé en moins d'une vingtaine de jours, pendant même langage. Ils travaillent le fer et en font leurs
lesquels j'aurais peut-être, à chaque heure, à dé- flèches, leurs assagaies et leurs haches, mais non leurs
fendre ma vie et mes bagages. bêches, qu'ils tirent de pays situés au nord.
Je passai cette nuit du 17 février dans un état in- Une coutume de ces peuples qui m'a parti fort cu-
dcscriptible d'agitation fiévreuse. rieuse est- l'institution, dans tous les villages, d'une
Devais-je m'obstiner à poursuivre ma route? Avais- espèce de temple de la conversation ». On dirait une
je le droit de mettre en danger l'existence de ces cuve immense. Les pièces de bois qui en supportent
dix hommes qui goûtaient un sommeil si tranquille le toit de chaume sont assez éloignées. Au centre,
autour de moi? Et mème avais-je celui de risquér ma s'élève la flamme d'un foyer. La plupart des liabi-
propre vie dans une aventure si inconsidérée? Fau- tants de l'endroit viennent, chacun à son tour, s'y
drait-il donc m'en retourner à Benguèla? asseoir sur des blocs de bois. C'est une place de réu-
La première heure du 18 me trouva irrésolu mais mon générale, surtout quand il pleut là on se ra-
il y avait des moments où une pensée se dressait dans conte des épisodes émouvants de chasse et de guerre,
ma tète et où jel'exprimais presque mécaniquement des histoires d'amour, et il n'y manque pas, plus
« La fortune favorise les audacieux » (~lieclaces qu'en Europe, de récits concernant des personnes
forlun~a. C'était le mot d'ordre des anciens Ro- qui ont mal dirigé leur vie.
mains c'est la loi qui, de temps immémorial, dirige C'est dans le Houambo, et jusque vers la côte occi-
les actes des explorateurs. dentale, que commence le luxe extraordinaire de la
Ma résolution était prise. J'irais en avant. Ce n'é- coiffure. Les hommes se font autant remarquer que les
tait pas simplement pour visiter le pays de Nano, femmes par le soin qu'ils prennent de leurs cheveux.
quelque intérèt qu'il pùt offrir, surtout à nous autres J'y ai vu de ces tètes que les plus habiles coiffeurs de
Portugais, crue je m'étais avancé en Afrique. l'Europe auraient dc la peine à reproduire. On met
J'éveillai mcs hommes. En quelques mots, je les souvent deux ou trois jours à élever ces édifices triom-
mis ait fait de la situation précaire où nous nous trou- pliants, mais aussi ordinairement ils durent deux ou
vions et de ma résolution d'aller au Bihé. Tous ils trois mois.
m'assurèrent de leur dévouement et de leur parti Des grains de verre, que le commerce de Benguèla
pris de me rester fidèles jusqu'à la fin. appelle du corail blanc ou rouge, ornent avec profu-
De ces dix hommes, trois, Vérissimo Gonsalvès, on la chevelure des femmes. Aussi est-ce un article
TRAVERSE L'AFRIQUE. 227
COIVIl\ŒNT J'AI
avais vant de l'avoir ils ne soulèveraicnt pas un paquet.
grandement apprécié; par malheur, je n'en
un. Ils ne voulaient pas entendre parler de la toile
pas
On recherche également beaucoup la poudre, les rayée et se préparaient à m'abandonner, lorsque
à les dé-
arIDes à feu et le sel mais j'en mancluais aussi, je Capùco arriva et réussit, non sans difficulté,
veux dire que je n'en avais pas assez pour les tro- cidcr à prendre leur payement moitié en toile rayée
cmb;tITas- et moitié en toile bleue.
quer. Ma position n'en devenait que plus
sante. Ils partircnt vers dix heures, tout en maugréant,
Enun je me décidai à aller trouver Capôco et à lui sous la conduite du guide Barros je devais les suivre
dire que mes compagnons avaient pris par (ialanglié- une heure plus tard, mais je fus pris soudain d'une at-
mon départ.
que je n'allais recevoir que cinquante charges,
ce qui taquc de fièvre violente qui retarda
réduirai à à quarante le nombre des hommes qu'il me Le lcndemain, vers quatre heurcs de l'après-midi,
à tomber; la pluie venait de ces-
faudrait, et due d'ailleurs je n'aurais besoin d'e~.ix la fièl'I'e commença
Bihé. ser. A cinq heures, je me traînai dans la direction
que jusqu'au lourdement sur mon
Nous procédâmes ensuite au licenciement des qua- d'un bois voisin, en m'appuyant 1
se trouvaient alors assemhlns bàlon.
tre-vingts porteurs qui
et prêts à partir; aussi montrèrent-ils un vif mécon- Javais dit à mon négrillon Pépéca, resté pour me
une de mes
tent~ment d'ètre renvoyés. Caluco mc promit les soinncr, de ne pas oublier d'emporter
hommes dont besoin pour aller au carabines. La précaution me fut utile, car j'étais à
quarante j'avais
énorme se levait
Bihé, et cc jour mème le nègre Barros m'amena mes peine entré dans le bois qu'un buffle
me donnant une nouvelle lettre à vingt pas de nous.
quarante en
confirmait les Je saisis l'arme que portait Pépéca; mais je fus
(lui précédentes.
De plus, elle m'apprenait que mes con;qJagnons bien chagrin, bien découragé, quand je vis qu'au lieu
étaient partis de Caconda pour d'une carabine rayée il avait ap-
Bihé dans la socîélé de l'ex- porté un fusil de chasse chargé
de plomb Je crus due c'en étai t
cla~fé, l'enseigne Castro, et du
banni Domingos. Celui-ci même, fait de moi, du'une mort inévi-
table, ignominieuse me mena-
à Caconcla, m'avait démontréqu'il
était impossible de s'y procurer çait, car celle bête féroce m'an-
des hommes; mais à peine avais- nonçait son attaque en grondant
sourdement.t.
je quitté la place, qu'il avait
fort bien su réunir tous ceux Je m'élevai vers Dieu; je pen-
dont on avait besoin. sai à ma femme et à ma fille. La
Le lendemain matin, Cap~co bête s'avançait par bonds irré-
Homme et femme du Houamllo.
guliers, comme font ses setnbla.
venait me dire que je pouvais Gravure tirée de l'édition anglaise.
a~-oirles quarante porteurs dont bles dans leurs attaques. Elle
n'était plus qu'à huit pas lorsqu'elle reçut ma pre-
avais besoin, mais seulement jusqu'au pays de Sambo,
se refusaient à me suivre loin à cause mière charge de plomb. Elle s'arrèta la moitié d'une
parce qu'ils plus
de la façon sommaire dont j'avais renvoyé les quatre- seconde, puis s'élança avec plus de fureur du'aupara-
vant. Quand je tirai le second coup, le bout de mon
vingts qu'on avait embauchés pour aller de Caconda
au Bilu. De plus, ils exicaient une solde beaucoup fusil touchait presque à sa tête. Je saulai de côté im-
tandis les étaient con- médiatement. Le buffle, sans se détourner ni à droite
plus élevée, car, que premiers
et disparut sous
venus pour leur voyage de dix pièces de toile, ceux- ni à gauche, continna sa course folle
les flancs. N'ayant
ci (,,n7otilïtient huit pour se rendre du Houambo au bois. Pépéca riait à s'en rompre
nous venions de
Sarnbo. Cependant mon désir de m'en aller était si pas l'air de se douter du péril que
vif due je crus hrudétit de consentir à leurs condi- courir, il battit des mains dès qu'il eut repris haleine,.(
tions. en s'écriant Le taureau s'est enfui! comme nous
Le lendemain matin, mes quarante hommes s'é- lui avons fait peur »
retournai de suite chez
taient bien réunis suivant leur promesse, mais, au Après cette aventure, je
dans un bien-être relatif.
moment du départ, ils élevèrent une nouvelle diffi- CapÓco, et ma nuit se passa
nie coucher, je
~culté. A Caconda, lorsque Bandcïra s'était joué de Ayant eu besoin d'écrire, avant de
nous, Ivcus retiré de tous les paquets assortis m'étais improvisé une lampe en lixant, en guise de
le calicot ptree les Ban- mèche, un peu de coton tordu dans une boîte à sar-
que nègres engagés par
deïra n'en voulaient pas d'autre. J'avais oublié cette dines qui contenait du lard.
circonstance jusqll'à l'instant où, défaisant deux des Le matin du 2 février, je fis mes adieux à Capôco,
vis ne contenaient un et, malgré ma fièvre, je pris la route du pays de
paquets assortis, je qu'ils t pas
morceau d'étoffe blanche. Les hommes embauchés Sarnbo. Avant d'arriv à la Calaé, une noté due je

par CapÕco me déclarèrent immédiatement qu'ils n'ac- reçus du guide, Barros m'informa que, durant la nuit,
absolument du calicot blanc, et qu'a- nos porteurs avaient tous pris la fuite, laissant leurs
cepteraient que
228 LE TOUR DU l'dOJ\'DE.

charges dans le village de Quimboungo, frère du roi la victime de cette populace en furie. Pourtant l'au-
Bilombo. dace même de notre conduite, fort probablement,
Je revins sur mes pas, demandai à Capôco une en- fut ce qui nous sauva. Lorsque Vérissimo et Aogousto
trevue, ct le mis au fait de ce qui m'arrivait. Il me sortirent triomphants de la place, amcnant l'un la
conseilla d'aller à l'établissement de son oncle, qui chèvre et l'autre le mouton, sous l'escorte de leurs
sans doute remédierait à tout. Je partis donc, ct peu compagnons qui se tonaicnt prèts ,à faire feu, les
après je passai la Calaé, coulant du nord au sud naturels se retil'èrcnt à une distance convenable,
vers le Counéné, et ayant, à cet endroit, un courant observant nos mouvements sans s'y opposer.
violent et une largeur de trente mètres sur un de pro- Il y avait encore le fusil qui nous manquait parce
fondeur. qu'on pouvait plus facilement le cacher que les ani-
Les plaines qu'elle arrose sont vastes, légèrcmeut maux. Le succès de notre première perquisition nous
ondulées et couvertes de graminées, parmi lesquelles encouragea il en tenter une seconde, mais notre arme
surgit parfois un dragonnier solitaire. On dirait que échappa à toutes nos recherches.
le sol y est de formation animale, car, en entier, il est L'indécision des naturels donnait du cmur à mes
Couvert d'un véritable monde de fourmis blanches, gens. Ils brùlaàent de se venger; aussi eus-je besoin
plutôt qu'il ne le recouvre. de toute mon autorité pour les empêcher d'ouvrir le
Un pont, grossièrement construit de troncs d'ar- feu sur les groupes qui nous surveillaient.
bres, unit les deux rives. Quatre-vingt-quinze mètres Celte aventure nous avait retenus longtemps, en
environ plus haut, la Calaé a reçu un aftluent impor- sorte qu'il était plus d'une heure et demie du soir
tant, la Couçoucé, qui lui apporte une quantité d'eau quand nous passâmes la P6en, affluent de la Calaé.
égale' à la sienne. Continuant à marcher vers le nord- A trois heures, nous entrions dans le village de
est je passai à dix heures près du village du chef Quimboungo, frère du roi du Houambo. Nous y ren-
Chacaquimbamba. Une foule de gens était réunie à contrâmes le nègre Barros, qui gardait mes bagages
l'entrée. Je m'avançais sans leur adresser la parole; abandonnés. Quimboungo me reçut fort cordialement
mais je n'avais pas fait trente mètres lorsqu'une et me promit des porteurs pour le Sambo. Lorsqu'il
grande rumeur s'éleva de leur côté, et Vérissimo sut ce qui nous était advenu dans la matinée, il me
accourut en toute hâte m'apprendre que la cause pria de ne pas faire tomber ma colèrc sur Chaca-
innocente de tout ce tapage était un de nos por-
quiil-bamlia, ajoutant qu'il aurait soin de me faire
teurs. rendre mon fusil et de m'obtenir toute espèce de sa-
Je revins en arrière et trouvai le nègre Jamba, tisfaction. Vers six heures survint Capôco. Il m'ame-
auquel était confié le soin de porter ma valise, dans nait quelques-uns des porteurs qui avaient rompu
tine véritable colère. Les naturels lui avaient dérobé leurs engagements, et de plus les marchandises re-
son fusil d'autant plus aisément qu'il ne leur avait mises aux autres en avancement de solde. En outre,
OPPOêéqu'une faible résistance, ne voulant pas lais- le lendemain matin, on me rapporterait mon fusil et
ser tomber sa charge, qui se composait, ainsi qu'il le on mettrait à ma merci le chef du village, pour que
savait, de mes chronomètres et d'autres instruments je pusse lui infliger tel châtiment qu'il me semblerait
fragiles. bon. Enfin, je n'aurais plus, ajouta-t-il, à redouter la
Outre le fusil, ces voleurs avaient emmené au vil- fuite d'aucun de mes porteurs, attendu que son oncle,
lage une chèvre et un mouton que j'avais reçus de Ca- ou lui- même en personne, m'escorterait jusqu'au
pôco. Je tentai de leur faire entendre qu'ils devaient Sambo.
rest1,t!lrI' ce qu'ils avaient pris, mais je ne reçus d'eux J'allai me coucher avec une fièvre brûlante et je
pour l'ci ponseque des murmures hostiles. Ma situa- passai une horrible nuit.
tion devenait embarrassante, car nous n'étions du'une Le lendemain, on avait rassemblé quelques por-
dizaine d'hommes contre plus de deux cents. Néan- teurs de plus le nombre n'en était pas encore suf-
moins, obéissant à une impulsion subite et repous- fisant.t.
sant tous les conseils de la prudence et du sens com- Capàco était, au point du jour, parti pour le village
mun, je pris le parti d'éprouver le courage de cette de Chacaquimbamba; à midi, il en revenait ramenant
poignée d'hommes qui étaient destinés à me se- le fusil volé et le chef. Je pardonnai à ce dernier,
conder dans des dangers plus grands sans doute. Mar-
pour lui et. ses gens, l'offense qu'ils m'avaient faite.
chant donc sur la porte du village, j'armai mon Il se répandit en actions de grâces, et, ce qui valait
revolver et j'ordonnai à mes gens d'entrer pour re- mieux dans la circonstance, il me fit cadeau d'un
prendre ce qui nous appartenait. Mon nègre de Ben- couple de moutons magnifiques.
guèla, Manouel, jeune gars dont je n'avais fait aucun Cela fait, CapÓco prit congé de moi, après m'avoir
cas jusqu'alors, se révéla tout à coup un homme. chaudement recommandé à son oncle, et se retira
Armant son fusil, il prit sa course vers le village. sans me rien demander.
Aogousto, Vérissimo et Catraïo,,rande, toute la troupe Dans la soirée, nous essuyâmes une effroyable tem-
en un mot, s'élancèrent sur ses talons, et je restai
pète.
seul prêt à supporter le poids, et peut-être à devenir
Après le lever du jour, Quimboungo vint m'infor-
Le major fail feu Bnr le chef du Doumbo (voy. p. 230). Dessin de E. Bavard, d'après nn croquis du major Serpa l-'inlo.
230 LE TOUR DU D20\DL.
mer que mes porteurs étaient prêts, mais qu'ils en- m'accablait des
expressions les plus affectueuses; il
tendaient être payés d'avance. m'offrait m3rne de venir avec moi jusqu'au Bihé, et
Je m'y refusai positivement. Non seulement j'y pourtant il ne m'inspirait aucune espèce de sympa-
étais décidé par lexpérience récente clo mawais thic.
résultat de cette pratique, mais parce que Caloeo Dans la soirée, je fis parvcuir à mon hôte trois bou-
m'avait conseillé de n'y jamais consentir. teilles d'eau-de-vie, en lui rappelant que je comptais
De leur côté, les porteurs refusèrent de partir et sur lui pour me fournir des
porteurs le lcu~lemain
se dispersèrent. Il est vrai que Quimboungo ordonna matin. Contrairemcnt aux habitudes hospitalièrcs
à quelques-uns de ses serviteurs de m'accompagner;
qu'on observe dans ces régions dc l'Afrique, le chef
mais leur nombre était si restreint que, en comptant ne m'avait rien envoyé à manger, et, comme personne
ceux que m'avait amenés Capôco, il me restait encore ne voulait nous vendre dc la farine, nous commen-
vingt-sept charges sans personne pour les prendre. Je cious à mourir de faim.
fus contraint à les laisser derrière moi, confiées à Il était environ huit heures du soir; je me trouvais
Barros, Quimboungo s'engageant à me les adresser l'estomac vide et de fort mauvaise humeur; j',jtais
au Sambo, où j'étais résolu à me rendre sans plus près de me coucher lorsqu'on frappa à ma porte. Je
tarder. vis entrer monhôte, le chef Cassoma, un nommé Pa-
J'étais en route vers l'est à dix heures du matin. lanca, ami et conseiller principal de mon hôte, et
Une lieure après, je franchissais la Cagnoungamoua, cinq des femmes de celui-ci.
large de trente mètres, et profonde de trois à quatre; La cowcrsation roulait depuis quelque temps sur
elle coule vers le sud et mêle ses eaux à celles du mon voyage; tout à coup, Cassoma la rompit en disant
Counéné. venu pour causer, puis, s'adrcssant
qu'on pas
Un pont récemment construit avec des troncs d'ar- à son ami Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est de
bres non équarris nous permit de passer l'eau-de-vie; dites donc au blanc de nous
aisément sur l'autre rive; nous établîmes en donner. » Encouragé par l'impudence
notre campement dans une épaisse forèl de ce visiteur, mon hôte me dit due je dc-
d'acacias. vais lui donller pour lui et ses femmes un
Le lendemain, nous levions le camp à
peu de liqueur. Je répliquai que je lui
six heures du matin. Deux heures après, en avais .déjà envoyé trois bouteilles, bien
nous étions au bord du Counéné, que nous qu'il ne m'eût en échange rien donné à
passions sur un autre pont. En cet en- mettre sous ma dent; c'était la première
droit, le Counéné allait au sud et avait fois, dans le cours de mon voyage, qu'un
deux mètres de profondeur sur vingt de --7 chef, après m'avoir offert l'hospitalité, me
largeur. Les rives en sont légèrement on- Ceuin» line
Gravu~e ~le del'éduiun
~ann~. laissait aller au litl'estomac vide; en con-
dulées et portent de grands lierbages, séquence, il ne recevrait pas de moi une
Gravuée tirée de l'édition
anglaise.
mais peu d'arbres. Cependant, il y en autre goutte d'eau-de-vie. Cassoma releva
avait une double rangée, qu'on aurait pu prendre le gant et se mit à faire tous ses efforts pour irriter
pour des saules rabougris d'Europe; elle courait en mon hôte contre moi. Il s'ensuivit entre nous une con-
zigzag à une distance considérable, formant une es- testation très vive qui dtira plus d'une beure et où
pèce d'allée où la rivière coulait rapidement sur son j'eus besoin pour me contenir de faire appel à tout ce
lit de beau sable blanc. que je pouvais avoir de patience et de prudence.
Après avoir déterminé l'altitude de l'endroit, je Pourtant il y a un terme à tout. Lorsqucj'cus entendu
pris un peu de repos, puis nous repartîmes à midi. mes importuns visitcurs mc déclarer quc, puisque jc
A deux heures, nous étions au village du chef du ne voulais pas leur donner de bon gréja liqueur qu'ils
Doumbo, territoire du Sambo. désiraient, ils allaient la prendre eux-mêmes, je pous-
Le chef, vassal du roi, passe pour considérablement sai d'un coup de pied1 le baril vers eux, et, saisissant
riche et gouvcrne dans ses villages et ses hameaux un mon revolver, je l'armai en leur demandant quel était
nombre considérable d'habitants. Il me reçut avec le premier qui allait se servir.
beaucoup de courtoisie. Après un moment d'hésitation, Cassoma cria à mon
Le lendemain, bien que je fusse arrivé, disait-il, h6te « Vous ètes roi ici, et votre droit est de boire
dans des conjonctures peu opportunes, beaucoup de le premier. » Doumbo, Ôtant alors son vèternent
supé-
ses gens étant absents pour une expédition militaire, rieur, le remit à Palanca en disant Prenez garde
j'aurais sûrement des porteurs. Très persuadé que j'al- que le blanc ne le vole, puis il s'avança vers le
lais continuer ma route, je soldai donc et renvoyai baril.
ceux que m'avait fournis Quimboungo. Je levai mon revolver à la hauteur de sa tète et fis
Peu avant mon arrivée, un chef puissant, nommé feu. Heureusement V érissimo Gonsalvès, qui était près
Cassoma, était entré dans le Doumbo. C'était l'ami de de moi, me souleva le bras, de sorte que la balle
mon hôte; il était venu, de sa résidence située aux alla percer avec fracas le mur de ma butte.
bords de la Coubango, pour lui faire une visite. Il Les trois ntgres, trcmhlants de peur, battireut en
COMMENT J'AI TRAVERS~ L'AFRIQUF,. 231
retraite aussi loin de moi que le permettait la di- A dix heures, apparurent les porteurs engagés.
mension du bâtiment; les cinq femmes poussaient D'un' coup d'œil je vis que ce nom ne pouvait pas
en chœur des cris horribles. être donné, à tous, car, dans le groupe, je comptais
Je perçus alors pour la première fois le son d'au- une demi-douzaine de jeunes filles. C'est que le' roi
lres voix humaines, mêlé à ce rire si particulier aux avait tant de h~tc de se débarrasser de moi qu'il
nègres. Jetant les yeux vers la porte, je vis mes fidè- avait mis à ma disposition tout ce qui lui tombait
les Aogousto et Manouel. Au bruit de la discussion, sous la main, et, entre autres, ces jeunes filles es-
ils s'étaient approchés doucement, et le reste dc mes claves, pour compléter le nombre promis.
hommes se tenait derrière eux. Tous armés de fusils, Je lie l'en remerciai pas moins de son empresse-
ils veillaient de la porte, et la scène qui se passait ment ct lui en toute ma satisfaction ajou-
dans la hutte les amusait fort. Vérissimo fit alors à tai que je n'avais à lui offrir aucun présent digne
mon hôte et à ses compagnons une confidence. A pré- d'être accepté par lui, mais que j'aurais le plaisir de
sent, disait-il, ce qu'ils avaient de mieux à faire c'é- lui adresser un beau fusil pour peu qu'il envoyât avec,
tait de se retirer sans exciter ma colère; car, s'ils me moi un homme en qui il aurait confiance pour le rece-
mettaient encore hors de moi, on n'en pourrait pas' voir au Bihé; par exemple, je serais heureux qu'il
prévoir les conséquences, peut-être même ne les arra- choisit pour ce service son confident, le chef Palanca.
cheraÎl-onplus au trépas, comme on venait d'y réussir. Il consentit à ma demande et choisit en effet Palanca
Ce conseil fut agréé, et nos importuns s'éloignèrent pour m'accompaôner. Ce principicule doumbo livrait
l'unaprès l'autre, im- ainsi entre mes
médiatement, dans mains un précieux
le plus profond si- otage, qui non seu-
lence. lement serait res-
Si Vérissimo ne ponsable de ma sé-
m'avait pas relevé le curité, mais aussi de
bras, je tuais le chef; la garde des charges
mais, dans la situa- que, deux jours au-
tion où nous étions 1),ti-,Lvant,j'avais con-
alors, il était fort li6es à Barros..1'iu-
vraisemblable que form ai ce dernier des
nous eussions tous circonstances où je
été massacrés jus- me trouvais par une
qu'au dernier. Sau- lettre que je laissai
ver la vie de mon pour lui au Doumbo.
hôte en cette occa- A onze heures du
sion, c'était donc matin, je quittai ce
nous sauver tous. village à la tète de
L'excitation cau- ma bande, étrange-
sée par une telle ment composée de
aventure accrut l'in- mes' dix braves de
tensité de ma fièvre au point que, dès que mes visi- Benguéla, de dix hommes du Sambo, fort suspecls,
teurs eurent quitté la place, je lombal dans un état et de six jeunes vierges, esclaves du chef du Doumbo.
de prostratiun complète sur les peaux amassées dans Au bout de quatre heures, ayant toujours marché
un coin de la hutte pour me servir de couche. vers le nord-est, je dressai mon camp auprès du vil-
Mes fidèles s'étendirent à ma porte, en travers, me lage de Bouroundoa, complètement trempé et tout
disant que je pouvais dormir en paix et qu'ils veille- frissonnant de froid et de fièvre.
raient à ma sùreté. Qu'arriverait-il le lendemain matin? Je refusai l'hospitalité que m'oflrait le chef de l'en-
Je me trouvais là, avec mes dix hommes, enfermé dans droit. Non seulement j'étais encore sous une trop
un village fortifié, d'où il n'était pas aisé de sortir fraîche impression des événements de la veille, mais
Je me levai, fis tous mes préparatifs de départ, aussi je commençais à apprécier la sagesse d'un con-
puis je pris le parti hardi d'appeler le chef en ma seil que m'avait donné Stanley celui d'éviter en
présence. Il ne se fit pas attendre. Afrique, autant que possible, de passer la nuit sous
Je lui dis que mon intention était de continuer mon les toits des iudigènes.
voyage en laissant sous sa garde ce qui m'appartenait Plusieurs filles vinrent à mon camp offrir à vendre
jusqu'à ce que je pusse le lui faire reprendre. Du ton du maïs, en épis et en farine, ainsi que de magnifiques
le plus humble, il m'engagea à ne pas agir ainsi, pommes de terre dont la qualité égalait bien celle des
car il allait me fournir des porteurs. Quant à ce qui meilleures d'Europe.
s'était passé la veille, il me fit mille excuses, tout Cette région produit en abondance d'excellent tabac,
le blâme en retombant, à l'entendre, sur Cassoma. et l'on m'en a vendu une grande quantité pour fort
2322 LE TOUR DU MONDE.

peu de chose. Je crois qu'on y voit des nègres qui fu- manioc en vente. Elles étaient toutes attifées des
ment, mais certainem cnt tous prisent le tabac. Ils le coiffures les plus extraordinaires leur chevelure était
préparent d'une façon très primitive en r.Jtissant la entrelacée de colliers de perles blanches et reluisait
feuille devant un feu doux et en l'écrasant ensuite d'une profusion d'huile de ricin, ce qui paraissait un
dans le tube même ou dans la boîte, d'où ils le tirent article favori de leur toilctte. Les hommes que m'a-
à l'aide d'tiii petit pilon de bois dnc rattache à la vait proctirés le chef du Doumbo formaient un ra-
boïte une fine courroie. Le matin suivant, je partis massis des grcdins les moins disciplinés que j'eusse
à sept heures quarante, allant au nord-est à travers jamais vus. Lcnrs querelles entre eux ou avec les por-
une contrée bien cultivée et très peuplée. teurs de Benguèla étaient incessantes, au point que
A huit hcures trente, nous passions près du grand la nuit il nc régnait de tranquillité, dans le campe-
hameau de Vanéno; à dix hcurcs, nous fai~)ionsune ment, qu'il la place occupée par les six négresses.
courte halte près dit village de Moénacollchimba, Cette nuit-là fut des plus rudes et on ne pouvait
d'où nous repartions au bout d'une demi-heure, prévoir qui l'emporterait du vent ou de la pluie. Au
marchant toujours vers le nord-est. A onze heures, jour, Capouço vint me remercier de l'étoffe que je lui
nous arrivions au hameau de Chacapombo, endroit avais fait remettre, et, pour compenser le peu de va-
très populeux; à onze heures trente, nous nous arrà- leur de son cadeau précédent, il m'amena un beau
tions encore auprès de Quiaïa, le plus important de pourceau et une poule grasse.
tous les villages environnants. A huit heures du matin, je décampais; à neuf, je
Le chef de celui- passais devant les
ci vinL me saluer et hameaux de Cha-
me faire présent caogna, qu'habite
d'un gros porc. Je la première popu-
lui en rendis la va- lation, dans l'Afri-
leur en cotonnade que occidentale de
rayée, ce qui lui fit la race ganguêla.
tant de plaisir q!1'il Nous avions
m'envoya hientÔl passé le ruisseau
.pour.mes gens une Bomba et venions
provision de cour- de faire près de
ges. deux kilomètres
Avançant tou- sur sa rive gauche,
jours dans la même quand tout d'un
direction, nous coup les porteurs
campâmes au bout déposèrent leurs
dedeuxheuresdans fardeaux en d~cla-
un bois près du rant qu'ils ne fe-
hameau du Gongo. raient pas un pas
Dp lourdes averses Pont de Cassagna sur la rivière Coubango p p- '234). de plus et qu'ils
Gravure tirée de l'P~litinu anglaisp..
avaient rendu fort entendaient ¡'I[re
ennuyeuse la dernière partie de cette journée de mar- payés afin de retourner chez eux. I~Tousétions alors à
che il s'y était joint un vent piquant et froid qui souf- peine à un kilomètrc et demi de la Coubango, et,
flait du sud-oliest. comme je désirais vivement la traverser, je tâchai de
Dans la soirée, je reçus un message du chef indi- leur persuader d'accomplir au moins cette courte mar-
gt~ne du Sambo, dont la ville était, me dit-on, situCc che. Ce fut en vain. Je refusai alors de leur rien payer
vers le nord-ouest, à la distance d'une quinzaine de s'ils ne
transportaient pas leurs paquets de l'autre
kilomètres. Il essayait d'obtenir de moi quelque pré- côté de la rivière. Ils répliquèrent qu'ils préféraient
sent et m'informait que, si je pouvais me détourner ne rien recevoir du tout et se mirent à appeler nos
vers sa résidence royale, je recevrais un bmuf en six vierges et à leur ordonner de s'en aller avec eux.
échange. Je remerciai le messager de la bienveillance J'étais à bout d'arguments.
de son chef et lui promis un cadeau
pour le lendemain; Il était évident pour moi que tout paquet aban-
mais le boeuf ne vint pas et mon cadeau fut mince. donné ici serait perdu, et, avec cette conviction, je ne
Un chef nommé Capouço, qui gouvcrnait le hameau pouvais regardcr qu'avec la plus vive anxiété la dé-
voisin, me fit l'amitié d'envoyer trois de ses fem- sertion de mes porteurs.
mes, toutes fort laides, pour m'apporter comme pré- Tout à coup une révolution se fit dans mon esprit.
sent une volaille et trois courges. En retour, je lui Sur l'un des bagages éparpillés à terre, j'aperçus
adressai trois mètres de toile rayée et je donnai Cjuel- un homme grand et maigre, tenant un long fusil
ques verroteries aux femmes. Vers la nuit survinrent couché sur ses genoux. Cet homme était le chef Pa-
d'autres visiteuses, ofl'l'ant de la farine, du mais et du lanca, qui m'accompagnait depuis le Doumbo et dont
un croquis du lTi;¡j"r Serpa Pinlo.
et reD-vcrse Palanca Dessin de É. Bayard, d'après
Le major désarme (voy. p. 234).
23q L~ 'l'OtJR DU M~ND~,
j'avais à peu près oublié l'existence. Voilà, pcnsai-jc, La joie de ces pauvres êtres en recevant un cadeau
l'instant ou jamais de me le rendre utile. Sautant sur d'IIllC telle splendeur ne
peut pas se décrire. Les
lui, je le désarlllai et le renver,ai; puis, appelant lommes les regardaicnt d'un mil envieux. Saisissant
mes hommes, je leur ordonnai de lui lier les
pieds et cette occasion, je leur dis que, s'ils ne s'étaient
les mains, et je corn tllanùai à haute voix à Manouel pas
mutinés sur l'autrc rive de la
et à Aogousto de le pendre à la branche d'un acacia Coubango, ils auraient
reçu une récompense pareille.
qui paraissait disposée tout exprès pour l'opération. Durant la soiréc, un petit chef de
Chindonga vint
Lorsque, la corde passée à son cou, Palanca comprit me faire visite et m'amener pour cadeau un
porc.
que mes ordres allaient ¡}tre exécutés sans aucun Il y ajouta la promesse de me fournir le lendemain
doute, il s'écria « Ne me tuez pas, ne me tuez pas! matin des porteurs, au
prix d'un demi-mètre de toile
les porteurs passeront la Coubango. » En mcmc
rayée par jour, mais en m'avertissant qu'ils n'iraient
temps, il poussa un vigoureux appel qui ramena ses que jusqu'au pays de Caquingué, où j'en trouverais
gens en arrière, car ils étaient déjà assez éloignés. aisément d'autres pour le Bihé.
Quand ils se furent rassemblés, Palanca leur com- La fièvre avait fini par céder aux formidables doses
manda de reprendre leurs charges et de le suivre, ce de quinine que j'avais absorbées; mais la
pluie, dont
qu'ils se préparèrent à faire sans la moindre hésitation. j'avais été trempé trois journées de suite, me faisait
J'ordonnai qu'on lui déliât les pieds, en même
éprouver les premières atteintes d'un rhumatisme qui,
temps que je le menaçais de lui brûler la cervelle au plus d'une fois, a menacé de terminer subitement
momure symptôme de rébellion mon voyage.
que manifesteraient ses porteurs. La nuit fut orageuse et le len-
Une demi-heure après, nous demain humide.
avions franchi la Coubango sur Le chef tint fidèlement sa pa-
un pont bien bàti, et nous cam- role et m'amena des porteurs de
pions sur la rive gauche, près bon matin; mais j'étais décidé
des hameaux de Chindonga. à me donner quelques heures de
Entre la rivière et mon camp,
repos et je renvoyai les por-
avais vu quelques gisements teurs au jour suivant. C'est alors
d'où les naturels extraient abou-
que le chef m'apprit que, la
damment le minerai de fer. veille de mon arrivée, mes com-
Enfin, je me trouvais donc pagnons, venant du sud, avaient
dans le pays de Moma, hors de traversé son territoire.
ces Nano, Houambo et Sambo On continuait, tout en le lais-
dont je me souviendrai long- sant libre, à surveiller le chef
temps. Palanca. Il avait trouvé juste et
Ici la Coubango coule au sud- raisonnable un avis que j'avais
sud-est elle a trente-quatre mè~. envoyé la veille à mon hôte du
tres de large sur deux ou quatre Doumbo pour l'informer que la
de profondeur. Je pris quelques tète de son ami répondait de la
observations pour déterminer sécurité des paquets
1 J. que
1- i
j'avais
l'altitude et la position de l'endroit. Malheureuse- laissés à la garde de Barros. C'élait la loi du pays.
ment un tourbillon de vent et de pluie, accouru du Peut-être quelqucs-uns de mes lecteurs blâmeront
nord-nord-est, me força de me réfugier en toute hâle ce procédé, ainsi que d'autres que j'exposerai en toute
dans ma hutte. franchise dans le cours de mon récit mais je prie
En payant et en relevant de leur engagement les mes lecteurs de vouloir bien un instant prendre en
porteurs du Sambo, je leur distribuai suivant les considération la position où je me trouvais, escorté
conventions un mètre de toile rayée par tète, en gi-iise
simplement par une poignée d'hommes sur une terre
de pourboire. où tout m'était hostile, climat et habitants. Sans
Puis, ayant fait venir les six jeunes filles, je leur dis doutc je ne pose pas cn principe que la fin justifie les
que je n'avais rien à leur remettre puisque les femmes moyens mais l'explorateur en Afrique, cerné qu'il est
sont obli!ées de travailler sans salaire. Elles bais-
par des races de sauvages dont les règles de conduite
saient la tète d'un air fort abattu, mais sans m'adresser diffèrent essentiellement des siennes, n'ayant que
aucune objection, tant la position des femmes est dé- Dieu pour témoin et que sa conscience pour censurer
gradée dans cette partie du. monde. ses actes, a besoin d'une force plus qu'ordinaire pour
Déjà elles allaient partir et tournaient leurs tètes conserver sa dignité morale et l'honorabilité de ses
vers le Sambo, quand je leur fis dire de revenir; alors
décisions, au milieu de scènes et de circonstances trop
je donnai à chacune d'elles en présent une couple de propres à l'entraîner. dans l'erreur. Quant à moi, je
mètres de la perse la plus éclatante que j'eusse et l'avouerai avec sincérité, toutes les ovations dont m'a
plusieurs files de perles de dift'éreutes couleurs. comblé le monde civilisé pour avoir réussi à surmon-
'.t'RA VERS~ L'AFRrQUE, 235
COI~~IIIEN`l' J':1I
té"r les obstacles opposés à mon voyage, on les aurait contrarié, car mes lunettes, que j'avais portées depuis
trouvées plus méritées par les victoires rlue j'ai rem- mon départ de Lisbonne, s'étaient brisées. Nous COI1'-
sur moi-même si les luttes terribles qui se tiuuions à mar~her au nord-est. Une élape de cinq
portées
sont livrées dans mon for iutéricur eussent pu être heures nous conduisit sur la gauche de la rivière Cou-
arnncbP.c anr vPOx du nublic. tato des Ganguèlas, que nous avions franchie sur des
dalles un peu au-des-
Cette journée là,
une foule de nègres sus d'une petite cata-
l'acte. Nous y dres-
vint nous offrir à ache-
sàmes nos. tentes.
ter divers vivres de
Chemin faisant,
l'espèce ordinaire, et
nous avions passé à
même un comestible
assez singulier une gué un ruisseau nom-
mé Chimbouicoqué,
grande corbeille rem-
fort affluent de la Coutato.
plie de chenilles
En ces parages, la
semblables, de toutes
celles de rivière court à l'est,
façons, à
l'Aclzeronlicc atruaos. puis 'ell.e tourne au
nord et enfin à l'est-
A l'état de larve, ce
1~a"ra,.o w~ro~_ sud, formant ainsi un
1 1 uu
S gigantesque,- qui n'est qu'une série de rapides, où
que se nourrit d'herbe et se laisse prendre aisément. roches graniti-
Les Ganguélas en sont très friands, mais mes hom- l'eau se précipite avec fracas sur les
mes ne voulurent même pas y toucher. qués dont son lit est formé.
Le lendemain matin, le départ eut lieu à dix heures. Les indigènes disent qu'à quinze journées de mar-
La pluie venait de cesser; malgré cela, j'étais bien che vers le sud elle tombe dans la Coubango.

Termitières sur les borde de la Coutato. Gravure tirée de l'édition ai3glaise.

traversai
La rive droite est occupée par les cultures des ha- frappent le plus la vue. Avant d'y.arriver, je
bitanLs de Moma. Elles occupent un espace que fai une forèt d'acacias énormes et d'une beauté surpre-
estimé à plus de huit cents hectare~. Ce sont les plus iiftqte. L'aspect des rives de la Coutato est des plus
du lit
vastes que j'aie jamais rencontrées en Afrique. Les singuliers. Au point où se termine le granit
récoltes consistent surtout en maïs, fèves et pommes de la rivière, commence un sol de formation termi-
dont les
de terre; mais les champs de maïs sont ceux qui tique, ondulé en milliers de petites collines,
236 LE TOUn DU MONDE.
unes sont cultivées et les autres couvertes de végéta-
qué en emportant pour la lui offrir une pièce de toile
tion sylvestre. Comme elles
sontjointes l'une l'autre, de lin. Il me fit présent d'un bœuf, du'on tua immé-
elles ont l'air de former un système de chaînes de diatemcat, attendu que, depuis longtemps, nous n'a-
montagma en miniature et charment réellement celui vions eu à manger que de la viande de
porc. Ce capi-
qui les regarde. taine était un vieillard infirme. Il m'entretint fort
Les douleurs rhumatismales mc menaçaient tou-
longtemps de mon voyage et des motifs qui me l'a-
jours. Pendant la nuit, il plut à flots, et, comme cela vaient fait entreprendre, mais sans pouvoir se faire
m'arrivait chaque soir, je me couchai dans l'humi- une idée du but due je me proposais.
dité, parce due, à cette époque de l'année, les herbes Au moment que je le quittais, il dit Je vois bien
dont on recouvre les huttes à présent qui vous êtes; vous êtes un chef du roi
n'ayant pas plus de cin-
quante centimètres !le long ne sont pas suffisantes blanc, qui vous a envoyé pour visiter ces pays et en
pour empêcher que l'eau ne s'introdui"e à l'intérieur. étudier la route, car il sait que
La pluie dura jusqu'au lendemain à midi. Mon beaucoup des choses
qui s'y passent ne sont pas bonnes et il désire y mettre
pouls excité par la fièvre battait alors cent quarante- un terme. Je vous en prie, quand il le fera,
n'oubliez pas
quatre coups par minute néanmoins je me remis en que je vous ai donné un boeuf et traité comme mon pro-
route deux heures plus tard.
pre frère; je n'ai plus longtemps à vivre; mais, dans ce
Je me traînais à pied, car il m'était
impossible de cas; vous pouvez vous souvenir de mes fils et veiller,
me tenir sur le dos de mon
bœuf; au bout d'une je l'espère, à ce qu'on ne leur fasse aucun tort. »
heure de marche, mes jambes ne
pouvaient plus me Les paroles de ce vieillard me touchèrent. Ses chefs
supporter. On cam- m'accompagnèrent
pa donc, et je fus
avecrespectjusqu'au
entouré de soins et
village de son fils,
de sollicitude, non chez qui je logeais,
seulement par mes et généralement ils
nègres, mais aussi dans
m'apportèrent
parles porteurs gan- la journée quelque
guêlas. présent, par exem-
L'endroit où nous
ple une poule ou
nous trouvions était
deux, des celifs et
voisin du hameau des cannes à sucre.
d'une tribu appelée Dans l'eu clos du ca-
Lamotipas, parce pitaine, j'en avais
qu'elle demeure der- vu une petite plan-
rière les cataractes tation dont l'aspect
qui, dans l'idiome était encore plus
du pays, se disent
Femmes Ganpnélas sur les lor~ls d~ la r:Ollh:111e-O(voy. p. n'1-'H5). florissant mème que
Moupas. Les habi- Grayure tirce le l'édition ang-laise. sur les bords de la
tants y sont nom-
mer, où cependant
breux et les cultures étendues. C'est une population cette plante atteint des proportions colossalcs.
agricole par goût. J'iudidnc ce fait parc.e que, jusqu'alors, j'avais cru
Chcmin faisant, je rencontrai plusieurs tombes de qu'à une altitude aussi considérable que celle de dix-
chefs indigènes; elles étaient recouvertes d'argile et sept cents mètres la cannc à sucre ne pouvait point
ressemblaient par la forme à beaucoup de celles qu'on prospérer.
voit en Europe. Une espèce de hangar ouvert, à toit A mon .retour au village, je trouvai Francisco Gon-
de chaume, les protège contre la pluie, et un grand çalvès, surnommé Cariqué, le demi-frère de mon Vé-
arbre les défend toujours des ardeurs du soleil. rissimo.
Sur la plupart, on voit des vases et des plats de Cariqué était, comme celui-ci, le fils du négociant
terre qui y ont été déposés par les parents du défunt, Guillermé, qui l'avait eu d'une autre femme; et, du
de même que nous plaçons des guirlandes et des im- coté de sa mère. il doit hériter du trône de Caquingué.
mortelles sur les tombeaux de ceux que nous aimions. Il vit avec le roi indigène, son oncle, et a épousé
Le lendemain, à midi, je passai près de la résidence une fille du futur souverain du Bihé
du capitaine du Quingué, le premier village du pays Élevé à Bengu8\a, il possède quelque instruction
de Caquingué. et surtout de l'intelligence. Il m'avait amené plusieurs
Je m'établis dans la maison de Joaon Albino, métis nègres, esclaves de son père, et m'offrait de me les
de Benguèla et fils d'un vieux négociant portugais, donner pour m'accompagner dans les pays situés à
Louiz Albino, qui avait été tué par un lmfflc dans les l'est du Bihé.
déserts du Zambési. Ainsi, avant me:me d'avoir atteint ce but désiré, je
J'allai faire une visite au vieux capitaine du Ouin- me trowai a\"oÍr à ma disposition plusieurs porteurs.
COI\11\IENT J'AI 'l'RA VERSÉ L'AFRIQUE. 237

Cariqué, Albino, le fils du capitaine, et d'autres, d'inrlustrie éLablit entre eux et les autres tribus des
qui font le commerce avec l'intérieur, partent du relations très actives.
Bihé pour le Moucousso et le Soulatébèlé, dcscen- Pendant les mois les plus froids, c'est-à-dire juin
dant le long de la Coubango jusqu'au Ngami, tou- et juillet, les mineurs gonzèlos abandonnent leurs
jours sur la rive droite; ils font aussi des aEl~aires demeures et vont établir de vastes campements au
avec le Couagnama, pays situé à l'est du Roumbé, à voisinage des gisements de fer qui abondent dans le
la gauche du Counéné. Leur commerce consiste prin- pays.
cipalement en esclaves, qu'on éch:ange en route contre Pour extraire le minerai, ils creusent des trous
des bœufs; à leur tour, ceux-ci, joints à des balles de circulaires ou puits dont le diamètre a trois ou quatre
marchandises, sont troqués pour de la cire et de l'i- mètres sur deux environ de profondeur; c'est pro-
voire. bablement parce qu'ils manquent des moyens méca-
Je me décidai à demeurer là tout un jour, non uiclues pour élever davantage le minerai. Tous les
seulement pour prendre un long repos et sécher puits que j'ai pu examiner aux environs de la Cou-
mes effets mouillés, mais encore pour obtcuir quel- bango avaient le mème caractère.
ques informations sur,cettc région, ou les mœurs Aussitôt dnc la duautité extraite de minerai leur
sont différentes dc celles des tribus que j'avais ren- parait suf1ire au travail de l'année, ils commencent à
contrées jusqu'alors. Cariqué ct Joaon Albino me tin- séparer le fer. Ils y pa¡'vlennent au moyen dc trous
rent compagnic le soir et me donnèrent des rensei- peu profonds, où ils mèlent le minerai au charbon
gnements copieux sur le pays et la population. J'cn et dont la, température est élevée à l'aide dc souf-
transcrirai ici la par- flets primitifs.
tie la plus notable Un travail inces-
d'après mon jour- sant, -continué jour
nal. et nuit, transforme
Le pays de Ca- la quantité entière
quingué, oit je me du métal, par les
trouvais, est borné procédés ordinaires,
au nord par le Bihé, en bêches, haches,
à l'ouest par le Mo- hachettes de guerre,
ma, à l'est et au sud tètes de flèches, as-
par les tribus con- sagaies,. clous, cou-
fédérées des Gan- teaux, balles de fu-
guèlas. Cette race sil, et mème, de
occupe dans cette temps à autre, en
portion de l'Afrique armes à feu, dont
un vaste territoire le fer est trempé
et se divise en qua- avec de la graisse
tre groupes princi- de bœuf et du sel:
paux susceptibles J'ai vu bon nombre
eux-mêmes d'être subdivisés. Elle a partout une lan- de ces fusils porter aussi loin que les meilleurs ca-
gue et des coutumes identiques, mais l'organisation uons faits'd'acier fondu.
politique présente chez elle des différences. Dans le Pendant toute la duréc de ces travaux, on n'admet
Caquingué, les Gangtièlas prennent le nom de Gon- aux environs du camp des mineurs aucune femme,
zèlos, forment un royaume distinct et n'admettent sous aucun prétexte.
qu'un seul roi. Dès que le métal a été converti en articles de com-
Dans leurs autres divisions, ils composent ces con- merce, les mineurs retournent chez eux chargés des
fédérations, très fréquentes en Afrique, où chaque outils ou des armes qu'ils ont fabriqués. Ils mettent
village ou ville est gouverné par un chef indépendant. de côté cc dont ils ont besoin et disposent peu à peu
Ceux qui habitent au sud-est du Gaduiugué s'appel- du reste sur le marché.
lent les Gnembas; au sud, ce sont les Massacas; et, Aucune dc ces populations n'admet que la maladie
à l'est du Bihé, les Boundas. Par la suite, j'aurai l'oc- ou la mort puisse avoir des causes naturelles Si
casion de parler assez longuement des derniers. Les quelqu'un tombe malade ou meurt, cela vient ou des
Gonzèlos, ou les Ganguèlas du Caquingué, cultivent ¡lmes dc l'autre monde, ou d'un esprit spécialement
la terre et font le commerce. De tous les peuples du désigné, ou d'un être vivant qui, pour parvenir à
sud-de l'Afrique centrale. ce sont eux qui se rappro- ses fins, a employé un sortilège. A la mort d'un indi-
chent le plus des Bihénos pour les entreprises com- gène, on commence donc par convoquer ses parents,
merciales.
Une des principales occupations des habitants du 1. Cettesuperstitionexisteen Afrique,au moins depuis le Sé-
Caquingué est de travailler le fer, et cette branche neg-aljusqu'à l'Orange. J. B.
238 LE TOUR DU DIOI~DD.
s'il n'y en a pas sur les lieux, et, en les
attendant, de maladie ou dc mort on s'adresse à lui chaque
oa suspend le cadavre à une grande fois qu'il se passe une chosc
perche, plantée digne d'attention, et rien
à la distance de deux à trois cents mètres de l'entrée ne se fait sans qu'il soit
du village. appelé d'abord.
Lorsqu'il est consulté, il se place air centre d'un
Lorsque les parents se sont rassemblés, on a recours cercle formé par le
à la divination pour savoir peuple, qui doit se tenir assis.
quelle est la cause de la Il apporte une calebasse et un
mort du défunt. En conséquence, on attache le cada- panier. La calebasse
contient de grosses verroteries et du maïs
vre à un long poteau, dont un homme sec; le
prend chacun panier est rempli des objets les plus divers et les plus
des bouts, et qu'on porte à l'endroit
désigné pour bizarres os d'homme, végétaux
desséchés, pierres,
l'épreuve; là se tient le devin, entouré d'un grand morceaux de bàton, pierres de
concours de peuple qui reste debout, fruit, os d'oisuau,
rangé sur deux arètes de poisson, etc.
rangs. Le devin commence par remuer sa calebasse d'une
Le devin prend alors de la main droite un mor-
façon frénétique. Pendant le bruit qu'il fait, il invo-
ceau de corail blanc et commence ses
opérations. que les a esprits malins »; ensuite il rcmue son pa-
Puis il déclare que la mort a été causée
par l'àme nier, et, dans les objets qui viennent par-dessus, il
d'une personne mâle ou femelle morte, dont il donne lit ce que son auditoire a besoin
le nom, ou bien il affirme que c'est d'apprendre du passé,
par sortilège que du présent et de l'avenir. Cette cérémonie est en
tel ou tel être vivant a tué le défunt.
usage à partir du littoral, mais nulle part je rie l'ai
Dans la première hypothèse, on creuse une tombe trouvée observée aussi comnlètement rfll'i~i.
-l"L.l.1J
en un bois voism, n'importe où; on en- y~
y J'ai parlé d'esprits malins et
terre le corps sans plus s'en inquiéter, et je dois
ajouter que, s'ils s'insinuent dans le corps
on entasse par7de.sus des pierres, du bois
de quelque malheureux, ce n'est
et de la terre. Mais, dans l'autre cas, la pas sans
frais considérables qu'on peut les en dé-
personne désignée par le devin ou sor- loger. Dans d'autres occasions, ils se li-
ciér est saisie et doit payer, de sa vie ou
vrent à de plus grosses escapades, comme
d'une indemnité offerte au plus proche
de fondre sur un village, d'y faire la nuit
parent, la valeur de l'existence qu'on l'ac- un tapage qui enipèche tout le monde de
cuse d'avoir abrégée. L'accusé a, du reste,
dormir, en sorte que l'homme à méde-
le droit de nier le crime qu'on lui im-
cine est forcé de recourir à toute sa puis-
pute et de présenter une défense. Dans sance pour les exorciser.
ce cas, il choisit, en guise d'avocat, Le village où nous nous trouvions avait
l'homme à médecine.
par hasard un devin; je le fis venir, lui
Il peut ne pas ètre inutile ici d'indiquer donnai diverses choses lui témoignai
l'extréme différence que les populations
du sud de l'Afrique centrale mettent entre beaucoup de respect et affectai d'accorder
à son savoir une entière confiance.
trois personnages importants, mais assez
Ensuite je lui demandai s'il pourrait 1
généralement confondus je veux dire me révéler mon avenir; il y consentit
l'homme à médecine, le devin et le sorcier.
volontiers et invita tous les habitants du
L muumc a illeuecine, qu Il ne taut confondre ni
village à assister à la divination.
avecle devin ni avec le sorcier, prépare les médicaments La cérémonie se passa donc devant un auditoire
composés de quelques herbes ou racines, et fait t un nombreux. Parmi les objets du dessus de son
panier,
usage fréquent des ventouses. C'est un personnage le devin ne manqua point de lire les
d'une grande importance et dont la présence est ré- renseignements
les plus flatteurs sur mon compte. J'étais le meilleur
clamée pour beaucoup d'actes solennels. La des })lancs, passés, présents et futurs; mon
plupart voyage
des questions graves sont décidées par lui; son avis aurait l'issue la plus triomphante, et le bonheur atten-
l'emporte sur celui du devin (clita.n~jc~)i jamais il ne dait tous ceux qui y prendraient
le donne sans l'avoir fait précéder d'une part.
espèce de L'effet de cette prophétie fut des meilleurs et
parade, et de cérémonies cél-ébrées soit avec des exerça, je crois, une réelle influence sur le résultat de
plantes, soit avec du sang d'homme ou d'animal le mon départ du Bihé.
tout qualifié de ~~ilc.,-mé~licinau~. Le sorcier est plutôt un empoisonucur du'un homme
Quant air devin, lorsqu'on tombe malade, on l'alJ- ayant quelque pouvoir aur les esprits. On ne peut
pelle d'abord pour deviner si l'attaque est due à des pas dire que ce soit une profession, mais on le con-
esprits de l'autre monde, ou à la sorcellerie; ce n'est sulte et on le craint.
qu'après cette opération que l'homme à médecine est Outre ces trois individualités dont deux sont dé-
demandé. finies et une indéfinie, il y a encore un autre char-
Ces deux personnages s'entendent l latanqui jouit d'un assez grand crédit chez ces
toujours parfai-
tement. peu-
pIes ignorants.
Le devin n'est pas consulté seulement dans des cas C'est celui qui fait et qui arrête la pluie, et s'ar-
240 LE TOUR DU MONDE.

roge la puissance de gouverner les météorcs aqueux. faire la pluie ou le beau temps puisqu'ils ont pu les
Possédant l'esprit d'observation, ces hommes ont ap- annoncer.
pris par l'expérience que, sous le souffle de certains Dans cette région, il existe une loi curïeuse à l'é-
vents ou durant de certaines époques de l'année, il gard des femmes qui meurent en couches.
pleuvra; mais que, dans d'autres circonstances, le Le mari, en pareil cas, est obligé en personne
temps sera sec. Ces indications, auxquelles, de toute d'enterrer sa femme; il en lorte le cadavre sur ses
antiquité et partout, on a eu égard en Europe, sont épaules jusqu'à la tombe, où il accomplit, sans l'aide
même recommandées à l'attention par des hommes de de qui que ce soit, tous les labeurs funéraires.
science comme hitzroy et d'autres. Ici les faiseurs de De plus, il doit payer aux parents de sa femme la
pluie s'en servent pour prédire avec un air de ccrti- valeur de la vie perdue, et, s'il n'en a pas les moyens,
tude les changements de temps, exploiter l'ignorance il devient leur esclave.
de ceux qui les entourent, et réclamer le pouvoir de Voici une autre coutume singulière.

6 7 8

Articles forgés par les naturels entre l'Atlantique et la Bihé.


t. Hache de travail. 2. Tête de flèche pour la guerre, 3. Flèches. 4. Tête de flèche pour la chasse. 5- Gros bout de flèche.
6. Hache de guerre. 7, Houe. B. Assagaies. Gravures tirées de ¡'édition anglaise.

Lorsqu'une femme est enceinte, un jeunc homme entre teneur:' J'aurai plus tard l'occasion d'expliquer
vient trouver le mari et lui demande la main de la ce que c'est qu'un quissongo.
fille que sa femme peut mettre au monde. Si l'offre Si étrange qu'une pareille coutume semble à pre-
est acceptée, le prétendant se trouve obligé d'entretenir mière vue, la réflexion lui fait perdre beaucoup de
la fille dorénavant, c'est-à-dire de lui fournir ses vê- son caractère extraordinaire. En Afrique, je ne l'ai
tements ainsi que toutes les nécessités de sa toilette. rencontrée qu'au Caquingué; mais, en Europe, il me
On peut bien penser que cette coutume ne prévaut semble l'avoir retrouvée assez souvent, dans beau-
que parmi les riches. A la naissance du bébé, le coup de cas, non sous la forme qui vient d'ètre dé-
fiancé futur redouble de cadeaux envers la mère; crite, mais dans son essence, et portant le nom de
puis, jusqu'à l'âge où le mariage aura lieu, il aura nac~riage cle convenarace.
l'obligation de fournir à la fille ses vètements. Si c'est SERPA PINTO.
un fils qui est né, l'obligation d'habiller la mère
Traduit par J. BEIJN-DE
LAUNA1'.
aussi bien que l'enfant existe encore, et, quand le fils
atteint l'àge d'homme, il devient le qu.issonago de son (La suite à la prochai~celivraison.)
LE TOUR DU MONDE, 2ql

Dans le marécage (voy. p. 242). Dessin. de E. Bayard, d'après un croquis du major Serpa Pinto.

CONI11IENT J'AI TRAVERSÉ L'AFRIQUE,

DE L'OCÉAN ATLANTIQUE A L'OCÉAN INDIEN,


PAR LE MAJORSERPAPINTO!.
1877- 1878. TEXTE ET DESSINS INEDIT9s.

V (suite).

T1'Ilversée dramatique d'une rivière.


La Couchi; sa cataracte. Horreurs d'une tempète de nuit dans la forêt.
Guéri par le danger, niais retombé sous un coup de soleil. Belmonté.

au fond. Ce fut avec de


et des porteurs. dit la tète et tomba beaucoup
Le 5 mars 1878, je louai un hamac
de là.
Je passai, au bout d'une heure, la petite rivière Cas- difficulté que je le tirai
la
coule vers le sud-est la Couielil. Après avoir traversé un autre petit cours d'eau,
songé, qui jusqu'à
au
s'embarrassa dans les herbes, Govéra, je me trouvai sur le territoire qui obéit
Mon bceuf Bonito per-
roi du Bihé.
1. Suite. Voy. paes 193, 209 et ??5.
2. ce récit de voyage du major Serpa Pinto, enLierement inédit ~~r~cutZamGesi a/luenls, etc., by major SERPA P1NTO. Tl'an,lated
frotii Ihe aulhor's manuscript by Alrred Elwes. London, 1881.
en France, est extrait et traduit sur les épreuves du texle anglais,
à Londres, C'est un devoir pour nous de remercier ici DIDt. Slllnpson Lo,
qui sera tt'ès procLwinemenl publié en deux volumes, ont libéralement autorisés
par la librairie San~pso~! Loau,.Slarslorl,.5'eanleï3Riciugton,
sous ~[alston, Searle et Hivington, qui nous
il commencer une aussi importaote avant que leur
le litre suivant Hoto I crossed A/'rica f~~om lhe ~ttlanlic to lllc publication
Indiura oceun, th!'ouyh Rilkno'iUlL ('~tl7lt/'les; Discovery o/' Ihe édition ait paru.
16
1LI. W~9e I.IV.
2402 LE TOUR DU MONDE.
Une pluie torrentielle tomba toute la nuit. A coulait à pleins bords et ne permettait point qu'on la
peine
faisait-il jour que le propriétaire d'un pont
jeté sur la franchit toutefois, quand j'eus appris qu'on pouvait
Couchi me fit avertir que je ferais bien de la franchir se procurer un petit bateau juste au-dessous d'une ca-
immédiatement, attendu qu'il s'avançait vers la rive taracte, je me décidai à tenter le passage.
un corps considérable d'indigènes
qui me retarde- Il fallut d'abord calfater le canot avec de la mousse,
rait longtemps s'il passait le premier. Je fis lever car c'était une misérable et vieille embarcation qui
immédiatement mon camp, et en une demi-heure
pouvait à peine supporter le poids de deux hommes.
j'avais pris possession du pont. La rivière, gonflée par les pluies, se précipitait comme
De ce point on aperçoit la magnifique cataracte de un torrent. Les eaux, après avoir sauté du haut des
la Couchi; bien qu'éloignée de plus de seize cents roches qui formaient la cataracte, se divisaient, lais-
mètres, elle fait distinctement entendre son fracas. sant entre elles un îlot, puis sc réunissaient de nou-
Après m'être arrêté pour déterminer l'altitude, je veau pour former un cours large d'une centaine de
me dirigeai vers l'est-nord-est, et je traversai deux mètres.
cours d'eau, la Liapèra et la Canici; ils
marquent la On me descendit au fond du canot avec le plus
séparation des eaux qui vont se jeter dans la Cou- grand soin, toute secousse m'arrachant un cri de dou-
bango et dans la Couanza. leur. Un habile batelier maniait la rame et le canot
Le chef du village d'Oungoundo s'appelle Chaquim- quitta le bord.
baïa. Il vint m'offrir un porc avec deux volailles. Je
L'espace à traverser n'était pas considérable; ce-
lui rendis sa politesse et j'obtins
par son entrcmise pendant le péril était grand, à cause de la rapidité
des guides pour me conduire le lendemain matin. du courant, et aussi par suite du clapotage que for-
Durant toute cette journée, je rencontrai des bandes mait à la surface la proximité des chutes.
d'hommes armés qui allaient œjoindre les
troupes du Tout marcha assez bien jusqu'à la jonction des eaux
roi de Caquingué. sous l'ilot; mais, là, des tourbillons furieux se saisi-
A dix heures, après cinq coups de tonnerre rent du fragile esquif, et ni la vigueur ni l'habileté
pres-
que immédiats, éclata la plus furieuse, la plus horri- du batelier nc réussirent plus à le faire avancer. Du
ble tempète qu'il m'ait été donné de voir fond où j'étais, je voyais les eaux sauter en vagues
jamais. Les
éclairs se suivaient toutes les trois ou
cinq secondes devenaient plus grosses et plus menaçantes à me-
et le roulement du tonnerre était continuel. sure due nous avancions dans le courant. Alors
je
C'est une scène émouvante qu'une tempète de nuit, à
compris quel dangcr jc me trouvais exposé.
au milieu d'une forêt de l' Afriduecentrale. Les réver- Un effort que j'essayai pour remuer un de mes bras
bérations de la foudre y ont pour accompagnement le n'eut d'autre effet due de m'obliger à gémir. C'en
fracas des arbres brisés ct les innombrables hurle- était donc fini pour moi, car, si le canot chavirait,
je
ments des fauves, habitants sauvages de la jungle, ne pourrais certes pas m'en tirer en nageant. Du reste,
qui
mèlent aux fureurs de l'atmosphère celles de leurs il bougeait sans avanccr au milieu des remous et dc
voix discordantes. l'eau bouillonnante; bientôt il se mit à tourner sur
Enfin le jour parut. Que de trouées nous vîmes lui-mèm~, Le nègre eut peur de couler à fond, m'aver-
dans la forèt, à la .place des arbres tit qu'il fallait alléger la barque et se jeta à l'eau.
magllifiques qui
s'y élevaient la veille La terre était si imbibée d'hu- La barclue se releva, il est vrai; mais ma situation
midité que chaque pas en faisait jaillir l'eau comme n'cn était guère meilleure, puisque le canot se trou-
d'une éponge l, vait livré à la merci du torrent.
Les horreurs de cette nuit m'avaient bouleversé. Ce Tout à coup une vague embarqua et me couvrit. Je
n'était rien pourtant en comparaison des souffrances
perdis un instant la tète, et je ne sus guère ce qui
dont je fus assailli à l'arrivée du jour. Une m'était advenu du'en me trouvant en train de nager
attaque
extraordinaire de rhumatisme envahit toutes mes arti- d'un bras, avec tout ce qui me restait d'énergie; de
culations et m'ôta le pouvoir de m'aider moi-même l'autre main, je m'efforçais de tenir hors de l'eau un
il fallut me porter sur un hamac. de mes chronomètres que j'avais par hasard avec moi.
A peine avions-nous marché une heure, que nous L'action de nager me rappela au sentiment de mes
nous trouvàmes dans un vaste marécage où l'eau forces. Je me souviens même que j'eus une espèce de
montait jusqu'à la poitrine de mes porteurs. fierté à lutter ainsi contre les flots et à les dominer.
Je n'ai plus souvenir de ce qui se passa ensuite jus- Dans toute autre circonstance, cette tàche m'aurait of-
qu'au lendemain; où, me réveillant comme d'un éva- fert peu de difficultés, puisque, depuis mon enfance,
nouissement, je me trouvai couché dans une hutte, j'avais été habitué à lutter contre les rapides du Douro.
ayant près de moi Vérissimo qui me veillait. J'appris Les nègres, toujours disposés à admirer les exploits
de lui que j'étais au village de Vicentès, à de la force physique, sc tenaient sur la rive et m'en-
Belanga.
La rivière Couqueïma, d'après ce qui m'était dit,
courageaient de leurs applaudissements.
1. Cetteexpressionqu'onrencontreraencorerappelleles Mes douleurs avaient disparu; ma fièvre s'était
terreusesdu Londade Cazembé,telles que Livingstoneles éponge.s
décrit évanouie comme par magie, et, tant que dura l'excita-
à la date du 30 août 1868dans son Dcr~aierjuu~~nal. J. B. tion du danger, je retrouvai mes forces.
A la nage. DC5.:¡il1de c. U~i3-ard, d'tlprè3 un croquis Llii major Serpa f'iuto.
244 LE TOUR DU MONDE.
Lorsque le canot avait coulé, parmi la centaine l'établissem ent de l'Annonciade, la dernière demeure
d'hommes qui assistaient indécis et la bouche ouverte du commerçant Guillermé Gonçalvès, père de Véris-
à ce spectacle, il y en eut un seul qui voulut braver le simo.
danger et se jeta dans l'eau pour m'assister; mais Le lendemain, j'arrivai à une heure de l'après-midi
il ne toucha le bord qu'à ma suite. à Belmonté, le village de Silva Porto, et,
En arrivant à terre, je n'avais plus ni fièvre ni dou- par un su-
prême effort, j'atteignis la maison de mes anciens com-
leur. Je me déshabillai de suite; mais,
par malheur, pagnons.
je n'avais pas moyen de me changer, puisque tous Ils me confirmèrent verbalement ce qu'ils m'avaient
mes bagages étaient restés sur l'autre
rive; en sorte écrit. Ils s'étaient déterminés à s'en aller seuls et à
que je fus obligé à demeurer exposé aux ardeurs du m'abandonner un tiers des biens et des provisions,
soleil tant que mes vêtements ne furent
pas com- sauf ce qu'on ne pouvait point partager et
qu'ils gar-
plètement séchés. Il en résulta que la fièvre reparut deraient pour eux. Ivens m'ollrit de me ramener à
avec plus de violence. Après, je ne me
rappelle plus Benguèla 'si je me décidais à retourner eu Europe,
rien, sinon que le matin je me trouvai couché dans vu l'état précaire de ma santé.

Je ne pus que lui exprimer ma reconnaissance en hamac au village voisin de Magaillaens. En


pour y ar-
cette offre aussi généreuse que désintéressée. rivant, je tombai sans force et sans mouvement sur
ma couche de peaux.
Le lendemain, Capélo et Ivens vinrent me voir et
¡YI m'apporter des remèdes; mais je tombai de mal en pis
Au Bihé. Maladie sérieuse. Encore le chef Palanca.
jusqu'à ce que le délire se fùt déclaré.
Sym-
pathie d'une chèvre. Je me résous à partir pour le haut Quand je repris conscience de moi-même, je crus
Zambési. Lettres au gouvernement. Organisation de mon que je faisais un rêve. Je me voyais couché dans un
expedilion dans le Bihé. Difficultés. Comment je les sur- lit magnifique, dépouillé de mes
monte. Notes historiques et sociales sur le 13ilié. Mes tra- vêtements, étendu
vaux. Nouvelles difficultés. entre de fins draps de toile! Le lit était
Je pars de Belmonté. I10ute garni d'élé-
de la Couanza.
gants rideaux de reps rouge avec une frange blanche
comme la neige.
AussitÔt après ma conversation avec mes anciens C'était, m'apprit-on, Capèlo qui, venu pendant mon
compagnons, sortis de Belmonté et me fis porter
je délire, m'avait fait apporter ce lit de la maison de
COMMENT J'AI TRAVERSP, L' AFRIQUE. 1245

Silva Porto à Belmonté. Comment me serais-je figuré Ses paroles de salut furent celles-ci
Tu en as 'agi avec les tiens suivant ta volonté. Tu
qu'un meuble si luxueux existât au Bihé?
Deux jours plus tard, Ivens vint me trouver et nous as remercié les uns et tu as gardé les autres; mais
doit être
causâmes longtemps ensemble. J'étais abimé des ef- qu'as-tu résolu par rapport à moi? Quel
forts extraordinaires que j'avais faits et j'allais me mon sort?
retourner vers la ruelle pour chercher dans le som- Tu vas retourner chez toi, répliquai-je. Tu
au
meil un soulagement à mes maux et à mes fatigues, rapporteras an Doumbo le fusil que Jai promis
aussi un
quand je vis se lever, comme une espèce de spectre, roi, avec un peu de poudre, et tu prendras
un homme grand et maigre au regard froid et impas- présent pour toi. Je te dois bien cette réparation pour
sible. C'était mon prisonnier, le chef Palanca, le con- la corde qu'on a mise à ton col près de la Coubango,
seiller et l'ami du roi du Doumbo dans le pays de et pour eelles dont tu as eu les pieds et les mains
Sambo. Je l'avais complètement oublié. liés. »

Cora. Dessin de "E. Bay"ara, d'après un croquis du major Serpa PinLo-

néces- elle héliti doucemeni, me léchait les mains et sollicitait t


J'appelai Vérissimo et lui donnai les ordres
saires. Palanca, montrant autant d'impassibilité de- mes caresses dont elle avait été si longtemps privée.
vant la liberté et la récompense qu'il en avait eu en Capêlo et Ivens me. firent avertir le lendemain
En consé-
face de la captivité et de la mort, se retira sans dire qu'ils quittaient la maison de Silva Porto.
un mot. La porte, ouverte pour laisser sortir ce quence, je m'y fis transporter dans mon hamac. Là, je
chef taciturne du Sambo, donna accès à d'autres trouvai sept charges de marchandises, six caisses de
et. trois
visiteurs. provisions, une malle pleine d'instruments
A la fin je me trouvai seul entre mes draps. Je me s~tzders qu'ils y avaient laissés pour moi.
se tenait L'établissement de Silva Porto, ou, pour parler plus
trompe, je n'étais pas seul. A côté de moi,
la créature qui a été ma plus grande consolation du- correctement, le village de Belmonté, est situé au
rant mon voyage à travers l'Afrique je veux dire sommet d'un coteau dont le penchant septentrional
s'incline doucement jusqu'à la rivière Couito, qui se
Cora, ma chèvre favorite. Lorsque Vérissimo revint
elle avait ses deux pattes de devant posées sur mon lit, rend par l'est à la Couqueïma. La position est chur-
~4.t) LE TOUR DU lVIONDE.
mante, et, au point de vue stratégique, assez forte. notes et de reuseignemenls, afin d'avoir sous la main
Son enclos contient un bois d'orangers dont les arbres les formules dont j'aurais besoin pour mes calculs.
sont toujours couverts de fleti.r.5et de fruits, ce
qui n'est Avant de continuer le récit de mes aventures, je
pas ordinaire au Bihé. Autour de ce bois s'élève une consignerai ici quelques données snr le Bihé, cette
haie de rosiers hauts de deux mètres et
toujours fleu- région si importante, si riche, et pourtant si peu
ris. Des sycomores énormes, donnent leur omi)re -aux connue au Portugal.
rues et entourent le village, dont la défense consiste -Le Bihé est borné au nord par le pays de l'An-
en une palissade de pieux robustes.
doulo; au nord-ouest, par le Baïlouudo; à l'ouest,
Combien d'heures, ou plutôt combien de jours
ai-je par le l~Ioma; au sud-ouest, par les Gonzêlos de Ca-
passés sous ces orangers, dont l'ombre embaumée me quingué; enfin, au sud et à l'est, par les tribus libres
protégeait contre les ardeurs du soleil' C'est là que, des Ganguêlas. Vers l'ouest, le sud et l'est, la rivière
toujours brùlant de fièvre et grelottant de douleur, Couqueïma forme presque une frontière naturelle;
j'ai conçu et arrêté le plan qu'il m'a été donné de mais, de fait, l'autorité du roi indigène du Bihé s'é-
réaliser plus tard. tend par delà en plusieurs endroits.
Mon parti une fois pris, je ne perdis pas une minute Son territoire peut être estimé à six mille cinq
pour me mettre à cents kilomètres car-
l'oeuvre. D'abord j'en- rés, et la population,
gageai Vérissimo Gon- moins sûrement, il est
çalvès pour m'accom- vrai, à quatre-vingt-
pagner, et je réussis qui nze mille habi tan ts,
à m'assurer de son soit quinze à peine par
°
aveugle obéissance.. kilomètre carré.
Quand j'eus patiem- Les Bihénos ne se
ment étudié la direc- livrent guère ni à l'a-
Lion que je voulais
griculture, ni, en gé-
suivre, je résolus de néral, à aucun autre
me rendre tout droitt travail manuel. Ce sont
au haut Zambési, en les femmes qui culti-
suivant la ligne de vent la terre.
faite où prennent leur Les hommes ont la
source les rivières de
passion des voyages.
cette portion de l'A- Ils s'enfoncent sans
frique. hésitation dans les ré-
Arrivé au Zambési,
gions les plus loin-
je devais continuer taines pour faire le
vers l'est, relever les commerce d'ivoire et
affluents de la rive d'esclaves. C'est en
gauche du fleuve, des- profitant de cette dis-
cendre jusqu'à Zoum-
position due des es-
bo, et de là me rendre
prits aventureux, Silva
à Quilimané par Tété Plan de Belmonté. Gravure tirée de l'édition anglaise.
Porto, Guillermé, Per-
et Senna. Ladis-
namboucano,
Les voyageurs qui avaicnt le plus d'expérience, en las, Magyar et d'autres commerçants, ont commencé
apprenant mon projet, m'assuraient due je ne ferais à diriger les Bihénos dans leurs
excursions; ce que
pas la moitié du chemin jusqu'au Zambési. faisant, ils ont rendu un grand service au monde en
Le 27 mars, premier jour olt je pus écrire sans général, puisqu'en ouvrant de nouveaux marchés ils
peine, j'adressai dus dépêches au gouvernement por- ouvraient en même temps des pays nouveaux à la
ttigais, à Pereïra de Mèlo et à Silva Porto. En civilisation. Cependant ce n'est pas seulement leur
leur rendant compte de ce qui m'était arrivé jus- esprit de traitants qui peu à peu a augmenté l'acti-
du'alors, je réclamais leur assistance et leurs con- vité commerciale de Benguèla, carles naturels des dis-
.scils, et finissais en soumettant,mes plans à leur cri- tricts lointains encouragés par l'exemple et dépouil-
tique, lant par degrés la crainte que leur inspiraient les
Au commencement d'avril, je reprenais des forces; blancs, ont apporté leurs denrées et entrepris des
.soixante porteurs étaient à ma disposition et je n'at- affaires avec les négociants de la ville sans intermé-
tendais plus que l'arrivée de mes bagages de Benguèla diaire.
pour me remettre en route. Quclques-uns d'abord, puis un plus grand nombre,
Je travaillais alors du matin au soir, et j'employais acquérant du crédit sur la place de Benguêla, se sont
tous mes instants de loisir à me faire un livre de rendus au Bihé
pour y organiser des expéditions qui,
J'AI TRÁVERSÉ L'AFRIQUE. 247
COMMENT

d.e là, sont parties en quête de la cire et de l'ivoire 1. Rarement un Bihéno déserte sa caravane ou se
J'ai fait la connaissance de nègres qui s'étaient formé sauve avec sa charge, méfaits trop communs de' la
le seul avan-
un capital de vingt-cinq à. trente mille francs ou même part des gens de Zanzibar. Ce n'est pas
bien qu'adonnés à la
davantage. L'un d'eux, qui se nommaitChaquing-oundé, tage qu'offrent les Bihénos
au traite des esclaves, ils se procurent ceux-ci sans ex
jadiq esclave de Silva Porto, a.rriva de l'intérieur
Bihé durant mon séjour; il y avait fait pour son citer des guerres civiles; ils les achètent sans doute
contos à qui veut les vendre, mais ils ne recourent pas à la
propre compte des affaires montant à quatorze
de reis ou environ quatre-vingt-sept à quatre-vingt- force pour en avoir. Ce que je dis ici n'a rapport qu'à
huit mille francs. leur commerce avec l'intérieur; car, dans leurs guerres
Il n'est pas rare de rencontrer au Bihé un blanc avec les pays environnants, ils se comportent c.ommfl
du littoral et devenu les autres tribus nègres et aussi cruellement.
portugais, échappé des prisons
le secrétaire de quelque riche traitant nègre. quelque tribu qu'ils appartiennent, Bihénos nu

Cncloe de Belmonté, Dessin de A. de Bar, d'après un croquis du major Serpa Pinto.

se constituent en handes Les Bihénos ont une notion de l'immortalité de


non, les porteurs petites qui
à son existence dans une espèce
choisissent un chef dans leur sein. Depuis la côte l'âme, ou plutôt croient
ce chef est dans de jusqu'à ce que les survivants aient été
jusqu'à Caquin'-ué, appelé ~~t~is·o~igo; purgatoire
c'est un en mesure d'accomplir certains préceptes ou certains
le Bihé et le Baïloundo, pon~beïro.
0 actes de vengeance pour le compte de ceux qui sont
G'est donc au pombeïro qu'on s'adresse ici pour
ordinai- morts.
régler les conditions du service. Il dispose
rement d'une dizaine de porteurs. Leur gouvernement a la forme d'une monarchie
féodaux.
Jamais on ne paye d'avance ces derniers, et leur absolue, 'mélangée de beaucoup d'usages
solde est très faible dans les excursions dont l'objet Autour du sova ou souverain, un certain nÓmbrede
le sova con-
réel est le commerce. sujets forment une sorte de conseil, que
sulte toujours sur ses résolutions, mais dont il suit
1. Cetableau du commerccdu I3ihéest bien plus flatteurque rarement les avis. Ce sont les secoulos, les nobles,
ceux qu'en ont fails Livingstoneet Cameron la suite de ce récit
montreraqu'il y faut faire des réserves, J. B. leurs fils ou cellAqu'a anoblis le souverain. Beaucoup
248 LE TOUR DU MONDE.
d'entre eux, possesseurs de libatas, qui sont des ré- en bois, et presque toujours couvertes d'énormes sy-
sidences fortifiées, jouent au souverain derrière leurs comores; à l'intérieur, une seconde palissade entonre
palissades, et, en s'adressant à eux, leurs sujets em- et défend la résidence du seigneur. Ce second enclos
ploient l'expression de Nci côro, qui revient à « Votre s'appelle lo~~abë.
Majesté ». Ici, les crimes sont toujours, en première instance,
Trois nègres sont de service auprès du sova. Lors-
poursuivis par les parties intéressées, et c'est seule-
qu'il donne audience, ils s'accroupissent à terre à ses ment dans le cas où le criminel convaincu refuse
côtés et recueillent respectueusement les crachats
d'acquitter le payement ou l'amende dite ~nouca.no
royaux pour les jeter au dehors. Un autre porte le siège que son procès est porté devant le sova. Le mot
ou la chaise du roi. De plus, il y a le fou, motccano signifie non seulement la perpétration d'un
complément
indispensable de la cour de tous les sovas et même de crime, mais aussi le payement de l'amende.
tous les secoulos qui jouissent de quelque richesse ou Il n'y a pas de châtiment intermédiaire entre le paye-
de quelque puissance. C'est le fou qui doit nettoyer la ment d'une amende et la peine de mort.
porte de la demeure du sova ainsi que les alentours. Dès qu'un étranger arrive au Bihé avec des mar-
Les libatas sont protégées par une forte palissade chandises, il se trouve en butte à des tentatives dont

Maison à B~lmonlé (voy. p. 24G). Graruro tirée de l'édilion anglai~e.

l'objet principal est de le rendre victime d'innombra- Capala, qtci.;iyombo ou sont trois mots
bles moucanos. qui dû"igllCnt une mème liqueur, espèce de bière fa-
Ce moucano infàme, qui n'est qu'un mode de vo- briquée avec du hlé indien. Celle qu'on appelle quis-
lerie légalisée et autorisée, devient une peste pour le sanyou.ccest faite avec des raciues nommées i~nbonnr~(i.
commerce. Si on le supprimait une bonne fois et si L'alimentation des Bihénos est presque enLièrc-
le chemin de Benguèla dcvenait assez sûr pour que l-s ment végétale. Possédant peu de gros béta.il, ils n'en
caravanes de commerce pussent sans danger aller et tuent pas pour leur nourriture et passent des mois
revenir, on verrait, dans un espace de temps incroya- sans viande, excepté de. temps à autre un peu de porc.
blement court, le commerce 'de Benguêla tripler, et Les cochons à l'état domestique sont nombreux. C'est,
de nouveaux courants de richesse, que ferme à pré- je crois, Silva Porto qui les a introduits ici. Le gibier
sent le défaut de sécurité, s'ouvrir et vivifier l'in- est rare, parce que le pays est trop peuplé le peu
dustrie européenne.
qu'il y en a consiste surtout en petites antilopes.
Comme tous les habitants de cette partie de l'A- Il n'en faut pas conclure, cependant, que les Bihé-
frique, les Bihénos sont fort adonnés à l'ivrognerie. nos n'aiment pas la viande au contraire, ils dévorent
S'ils manquent d'eau-de-vie, ils boivent de la ca.pcc(a. toutes celles qui leur tombent sous la main et les
Hommes et femmes du Bihé. de D. )I;illllrt, les gravures de l'élitioil anglaua,
Composit:ou d'a?rès
250 LE TOURnu j\IO~DE.
préfèrent pourries. Lions, chacals, crocodiles, tous la jungle. Leurs cadavres sont apportés à la lombé,
les carnivores sont consommés par eux avec un égal c'est-à-dire à l'enclos intérieur de la résidence royale
plaisir; mais ils préfèrent le chien, qu'ils engrais~cnt ils y sont dépecés, puis on tue un bœuf, dont la viande
pour leur cuisine. Si l'anthropophagie n'est pas chez est cuite avec la chair humaine, partie en rôti, partie
eux un usage habituel, néanmoins on constate qu'ils en bouilli dans de la capccta. Tout ce qu'on sert à ce
se régalent parfois d'un voisin après l'avoir fait rùtir. banquet est donc mêlé à du sang humain. Dès que
Ils préfèrent, assure-t-on, la viande de vieillard, et un mets sinistres et répugnants sont prêts, le sova
vieux à cheveux blancs forme un mets digne de la fait publier qu'il va commencer le quissoungé, et tous
table d'un sova ou d'un puissant chef indigène qui les habitants de l'endroit se précipitent pour enpren-
doit donner un repas. dre leur part.
Souvent, dans leurs liba.s, les souverains du Parmi les goûts étranges des Bihénos, on peut
Bihé célèbrent ce qu'ils appellent la « Fète du Quis- comptcr la passion qu'ils ont pour les termites,vulgai-
soungé ». On y immole. et on y dévore cinq individus, rement dits fourmis lilanclies. Ils les mangent crus
dont un homme et quatre femmes, qui peuvent être ran- après avoir détruit leurs nids.
gées ainsi une potière, une femme qui vient d'être Dans les hostilités auxquelles ces peuples pren-
délivrée de son premier enfant, une autre affligée d'un nent part, il n'y a pa~ un cinquième des combattants
goitre, infirmité assez commune, et une fabricante qui aient des armes à feu; le reste se sert d'arcs, de
de paniers. L'homme doit avoir été un chasseur de flèches et d'assagaies.
bêtes fauves à cornes. Quand les victimes ont été Les Bihénos n'cmploient pas de balles de plomb;
prises, on les décapite, et leurs tètes sont jetées dans ils les trouvcnt trop lourdes, disent-ils, et les rem-

Palissade simple. Palissade reliée par de l'osier. Palissade maintenue par des barres
P. p. 2',8.) ~trées dans des fourches.

Gravures tirées de l'édition anglaise.

placent par des balles de fer. Leurs fusils touchent voltignaient par centaines sous les bois dc la rivière
à une centaine de mètres à peine. Leurs flèches ne et, matin et soir, venaient tremper leur bcc dans le
blessent guère qu'à vingt-cinq ou trente. Les assagaies courant. Mes négrillons en prenaient souvent au tré-
sont faites entièrement de fer et ornées de poils de mou- buchet ou au piège; alors ils me servaient, en face
ton; on sait qu'en Afrique le mouton n'a pas de lai ne 1. de ma perdrix accoutumée, ce Iiienlieureux gibier,
Je reprends mon journal à partir du 14 avril 1878. flanqué de deux plats de pâte de maïs cuite au four,
J'attendais toujours l'arrivée du gros de mes effets et en guise de pain.
denrées, qu'ail mois de novembre de l'année précé- Cependant j'avais toujours présent à la pensée le
dente j'avais laissés derrière moi à Benguêla et dontje redoutable moucano, et je sentais que, si l'on m'en
n'avais reçu qu'une partie au commencement de mars. imposait un, je ne pourrais plus sortir du Bihé. Je
Je réduisis mes dépenses personnelles à leur mi-' voulus m'assurer les avantages de la force. Mais, pour
nimum, et je donnai chaque jour une couple d'heures y parvenir, il me fallait, outre des armes, une bonne
à la chasse. Sur la rive gauche de la Couito, dans les provision de munitions de guerre. J'avais dix cara-
terrains cultivés qui appartenaient à Silva Porto, je bincs Snider que m'avaient remises Ivens et Capèlo;
pouvais faire une ample provision de perdrix. J'avais je m'en procurai encore onze de celles qu'avait lais-
une autre ressource les pigeons ramiers d'Afrique sées Cameron à la fin de son voyage. Je possédais
quatre mille cartouches. J'avais encore une vingtaine
1. Il y a longtempsqu'on a dit en Arrique,les hommesont de fusils à pierre, dont quelques-uns étaient ds~ der-
de la laine et les mnuton5des poils. J. B. nier modèle en usage dans les armées européennes;
COMMENT J'AI TR_1~-ERSr L'AFRIQUE. 251

mais, pour m'en servir, je manquais de munitions. Je fer qu'on m'apporterait, et je vis en peu de jours s'en,-
fis donc publier mon intention d'acquérir les armes à tasser sous mes yeux les bêches et les pioches usées,
feu de rehut qu'on m'apporterait. Leur réparation ne et surtout les cercles de barils à eau-de-vie. Je nc
me présentait guère de difficulté, car je suis un for- cessai d'en acheter qu'après en avoir réuui plus de
geron et un armurier assez habile. ,1'y avais été formé cent rfuatre-vingts kilos.
par mon père, qui, encore aujourd'hui, occupe ses Ensuite j'engageai quatre forgerons indigènes. Au
t
loisirs avec succès, dans son atelier particulier, beau- grand scandale de la négresse Rosa qui administrait
coup mieux installé, je puis le dire, que la moitié de le village de Belmonté, j'établis dans la cour inté-
ceux des armuriers de profession. rieure deux forges du pays, et, quand mes hommes
Mais les munitions me manquaient toujours. Je dé- eurent fait une quantité de charbon en brùlant la pa-
couvris chez Silva Porto une collection complète de la lissade en bois de fer d'un enclos abandonné, nous
Gazela de Po~~(uya.l; ce fut ma provision de.papier nous mimes à l'œuvre énergiquement.
pour mes cartouches futures.. Les caisses que j'aLLen- Il fallait commencer par réduire toute cette masse
dais de Benguéla devaient contenir une quantité suf- de fer en barres cylindriques ayant le diamètre néces-
fisante de poudre; ainsi je n'avais plus à me procurer saire pour nos balles. Mes quatre forgerons y réussi-
que des balles, et, faute de plomb, je me décidai à reut fort adroitement. Avec les cercles, ils firent des
les forger avec du fer. lingots ayant vingt centimètres de long sur quatre
Je fis annoncer que je voulais acheter tout le vieux d'épaisseur; puis, les retirant tout rouges de Iii four-

Poteau élevé de-


vant la porte des
villa ges.

Plan d'uue lita(a ou village forlillé du Bihé.

A- Enlréo." "R.- Hutte coniquo où les se,vas :ont enterrés. C. Tro-


a, a, a. Lombe ou résidence du sova. 'Cr~phée de chasse,
phée de cornes. E. Eutrâe
dans la plupart
de la lombé. Ci. Demeure du sova. c, c, c. Hutlts des femmes.
des villagrs for-
d, d, d. Huttes des nègres. i IIlÎé9.
(Voy. p. 248.) Gravures tir~es de l'édition anglaise.

naise, ils les enfoncèrent dans un monceau" d'Üpmon7 miens, ne formaient qu'une bande de vrais fripons.-
dices trempées d'cau. Une fois les lingots refroldl5,' Il y avait parmi eux une exception, mais une seule.
on les remit dans la fournaise, et, quand ils y"eurent C'était mon nègre Aogousto, qui m'a toujours montré
acquis la température convenable, on les travailla la plus. grande fidélité. Je l'avais embauché à Ben-
facilement pour les réduire en une masse solide et .guèla en môme temps que les autres, et je ne faisais
homogène. alors aucun cas de lui en particulier; il n'avait pa.s
Le 25, dix mille balles de fusil étaient fabriquées; du tout l'air de se distinguer, si ce n'est peut-être
à dire vrai, c'étaient plutôt des boules de fer gros- qu'il était un peu plus ivrogne que le reste.
sièremcnt forgées, affectant la forme sphérique. Mais A la distribution des armes à feu, les hommes
elles pouvaient suffire à l'usage que j'en attendais firent des difficultés pour recevoir les sniders, tandis
et je remerciai mes forgerons. Ce jour-là mème, je du'Aogousto en demandait un cela commença à me
vis arriver les premiers Baïloundos apportant de Ben- le faire remarquer. Un jour que, dans le Dombé,
guèla mes bagages; lc lendemain, j'eu reçus une j'exerçais mes hommes au tir à la cible, je vis qu'il
autre partie. Je retirai de ces marchandises dix balles tirait assez bien. Plus tard, à Quilenguès, j'appris
d'étoffes, troisbarils d'eau-de-vieetdeux sacs de caouris. qu'il avait déclaré à ses compagnons qu'il ne me quit-
J'avais tant d'occupations que je me réservais à terait jamais. Comme sa force herculéenne et son cou-
peine le temps de dîner. Je devais apprèter les char- rage lui avaient conquis beaucoup d'ascendant sur les
ges et surveiller en personne tout ce qui sc faisait, autres, je le pris pour un de mes gardes.
car. ces noirs, aussi bien ceux de Silva Porto que les Au point où en est mon récit, la position d'Ao-
,252 LE TOUR DU MONDE.

gousto s'était améliorée. De simple porteur, il avait de réforme et finit par me dire que, si seulement je
été promu au grade de chef, situation où il me don- consentais à lui faire remettre une pièce d'étoffe à
nait toute satisfaction, parce que ceux des gens qui partager entre ses femmes pourles faire taire, il n'au-
'ne l'aimaient ni le respectaient en avaient peur. rait plus rien de commun avec elles. Je lui donnai
Il était décidément le meilleur des nègres que l'étolfe mais, le soir mème, je fus tiré de mon repos
j'eusse rencontrés en Afrique. Cependant il n'était pas par un bruit inusité qui retentissait dans une portion
parfait. Il usait avec excès de la légalité de la poly- éloignée du village; on y chantait, on y riait, on y cé-
gamie. lébrait quelque événementjoyeux. Curieux de connaitre
Marié à Benguêla, il avait pris une seconde femme ce qui se passait, j'y envoyai un de mes hommes il
au Dombé, une troisième à Quilenguès, une quatrième me rapporta que ¿'était Aogousto qui fètait sa nou-
à Cacônda, une cinquième au Houambo, et, depuis velle union.avec une jeune fille du village de Jamba
notre séjour au Bihé, il avait contracté trois ou qua- Qu'y faire? Évidemment cette manie de mariages
tre mariages de plus. Assez obéissant sur tout autre était plus fortc que sa volonté. Je pris en moi-mème
point, il restait sourd aux représentations que je pou- la résolution de ne plus inteÍ'venir dans ses affaires
vais lui faire à ce sujet. Cependant, un jour que conjugales, qui, après tout, ne compromettaient per-
les récriminations de ses nombreuses épouses deve- sonne, puisque ce diable d'homme avait soin de ne
naient -bruyantes et ennuyeuses, je le fis venir, le point dépasscl' les bornes de la loi.
grondai sévèrement et le menaçai de me défaire de lui Nous étions au 2 mai; je n'avais pas encore pu
s'il ne se corrigeait point. Il pleura comme un veau, rassembler mes porteurs et j'attendais toujours la
se jeta à genoux à mes pieds, me fit mille promesses poudre et le sel envo~~és de Benguêla.

Grande cuiller pour arroseé la capala,

Les jours suivants, quelques nègres vinrent de la merce et ne valent jamais au Bihé plus d'un franc.
station commerciale d'Andoulo à Belmonté ils of- Dans ce pays, le mètre du commerce s'appelle pano;
fraient en vente un excellent tabac qu'on cultive beau- deux, un béca; quatre, un lerzçol, et huit, un qzcira.~aa'.
1.
coup dans ce district. C'est ce tabac d'Andoulo, Les marclrandises de troc destinées aux Bihénos
acheté par les Bihénos et conduit à Benguèla, qui s'y et à leurs marchés comprennent la cotonnade 1)1,,in-
vend sous le nom de tabac du Bihé. che, la toile bleue de coton de l'Inde ou :,ouarté; les
J'en achetai un lot, qui, d'après mes comptes, me mouchoirs de zouarté -impi-im6s- les mouchoirs fins
revenait environ à uu franc vingt-cinq les quatre cent diaprés; des cotonnades rayées et autres, générale-
cinquante-cinq grammes. ment en qualité commune.
Je prends cette occasion d'indiquer, à titre de ren- Les pièces de calicot blanc contiennent vi'ngt-cinq
,seignements curieux, les prix de divers objets au Bihé, mètres soixante d'étoffe; celles d'espèce supérieure,
en notant toutefois que ce ne sont pas exactement ceux
vingt-sept mètres quarante-trois. La pièce de zoziarlé
que j'ai été obligé de payer. et d'étoffe rayée a seize mètres quarante-cinq; de
Un poulet ou six œufs peuvent valoir un mètre de mouchoirs imprimés, sept mètres trente et un; de
colonnade; un chevreau de deux ans coûte sept à huit mouchoirs diaprés, cinq mètres quarante-huit, et de
mètres; pour un porc de soixante-quinze à duatre- calicot de troc, dix mètres quatre-vingt-dix-sept.
vingt-dix kilos, on donnerait une pièce d'étoile blan- Le voyageur, dans cette partie de l'Afrique, ne doit
che et une d'étoffe bleue appelée aoz~a.lé.; pour
qua-
torze litrcs de farine de maïs, deux mètres de co- 1. Dansce passage, le mètre du .commcrcedoit être compté
pour quatre-vingt-onzedc nos ccntimèt,es;deux mètresrevien-
tonnade, et trois pour la inème quantité de farine
nentil unmètrequatre-vingt-dcuxquatre,trois mètressoixaute-
de manioc. Les mètres indiqués ici sont ceux du com- cinq, et huit, à sept mètres trente et un centimèlres.-J. B.
Piuto. de E. Bayard, d'aprt·s le texte et les portraits d'Aogouslo et du major Serpa Pinto.
,~oguusto aux genoux du major Serpa Composition
254 LE TOUR DU MONDE.

pas prendre des marchandiscs de bonne cltialité, parce impres~ion sur les indigènes, mais bicn moins qu'on
qu'elles ne jouissent pas d'une plus grande faveur ne se le figure en Europe. Comme les naturels ne
sur le marché, et qu'elles sont considérablement plus comprennent rien aux moyens de les produire, ils se
lourdes que les autres. contentent de les attribuer à la sorcellerie, ainsi qu'ils
Par exemple, trois hommes ne porteront que ce qu'en font de tout ce qu'ils ne peuvent pas s'expliquer.
portera un, s'il est chargé de cotonnades inféricures. Ce qui cause en eux le plus grand effet, l'admira-
La meilleure monnaie qu'un voyageur puisse cm- tion la plus vive, c'est incontestablement l'habileté à
porter dans cette partie se servir des armcs à feu.
du monde est donc le ca- Si l'on peut abattre
licot blanc commun ainsi une proie en présence
que la toile bleue de co- d'une assemblée de nè-
ton de l'Inde. gres, loger six balles
Quant aux verroteries, dans une petite cible éloi-
celles qui sont le plus re- gnée, couper d'une balle
cherchées ici sont à peine la queue d'un fruit qui
regardées ailleurs par- pend sur sa tète ou tuer
fois, à la distance d'un un oiseau au vol, on en
petit nombre de kilomè- obtiendra, sans nul dou-
tres, par exemple dans te, une grande considéra-
le Baïloundo, on estime tion, et on deviendra le
fort les perles noires; au sujet de toutes les con-
Bihé, personne n'en veut versalÎons.
à aucun prix. Il y a ce- Un matin, je vis entrer
pendant une classe de un homme à médecine
verroteries qui est assez du Bihé; il apportait un
généralement t reçuedans ~~emède dont l'effet, di-
l'étendue entièrc de l'A- sait-il, était de garantir
frique centralc. C'est une des balles il exhiba un
petite perle rougé ayant pot de terre qui pouvait
un oeil blanc, à laquelle bien contenir trente cen-
le commerce de Benguèla tilitres de ce précieux
a donné le nom de 4la.ria préservatif, en affirmant
se~ounda.. Le petit cauri que celui qui s'en pro-
ou caouri a cours depuis cureraitdeviendraitaussi
l'autre côté de la Couanza invulnérable que le vais-
jusqu'au Zambési, mais seau contenant le liquide.
la grande espèce n'y a Les meilleurs tireurs du
aucune valeur. monde, disait-il, l'avaient
Le fil de laiton et le frappé maintes et maintes
fil de cuivre, propres à fois sans réussir à l'en-
faire des bracelets, sont dommager. C'est pour-
recherchés, pourvu qu'ils quoi il me défia de briser
n'excèdent pas trois mil- son vase, qu'il eut bien
limètres d'épaisseur. soin toutefois de placer
Les bonnets écarlates, à quatre-vingts mètres,
les sandales, les unifor- distance qui, dans son
mes militaires, les cou- imagination, devait ren-
vertures de luxe, etc., si Vérissimo (voy. p- a' et 2:>6). liessin LIe D. \faillart, dre, humainement par-
appréciés qu'ils soient à d'après l"editioll ail glaise. lant, impossible que je
titre de cadeaux par les touchasseun si petit objet.
sovas et les secoulos, constituent la pire des monnaies. Je pris ma carabine, l'épaulai au milieu de noirs
On peut faire la mèmc observation à l'égard des réunis, que l'attention empèclait de respirer, et je fis
orgues de Barbarie, des Jwites à musique et de tous feu. Le pot de terre vola en éclats et le précieux li-
les articles de cc genre. Les tours d'adresse, les phé- quide fut dispcrsé au loin de tous côtés.
nomènes de physiquc ou de chimie font une certaine Bien sûr, aucun mortcl n'a jamais été applaudi
avec plus d'enthousiasme que je ne le fus ce jour-là,
1. Par le mot chaugé, j'entends le poids qu'un homme peut
au malheureux homme à médecine, il profita
porter sans inconvénient,c'cst-u-dire à peu près Lrmte-qualrc Quant
kilos. (G'au(cu~) du vacarme pour se faufiler au dehors.
COMMENT J'AI TRAVERSÉ L'AFRIQUE. 255

Vérissimo étaittoujours àlarecherche des porteurs; de suite à la tâche' de remplir mes cartouches.
il en ramena quelques=uns le 5 mai. Pendant quatre journées entières, j'occupai trcutc-
Ce matin-là, je reçus de Benguèla des lettres six ou quarante hommes à ce travail. Tout était ter-
et des denrées que m'avaient envoyées Péreïra de miné le 10, et, le 11, le rassemblement de mes por-
Mèlo et Silva Porto. L'envoi et surtout les bonnes teurs était complet; ~e leur distribuai les charges,
paroles qui l'accompagnaient ril'émurent profondé- mais je fus encore abandonné.
ment. Le 22 mai, étant venu bout d'avoir quelques por-
Les paquets de Péreïra de Mèlo renfermaient seize teurs, en très petit nombre, je résolus de m'en aller
mousquets, soixante livres de savon, une montre et avec eux.et mes Quimbarès je partis pour les bois
une charge de sel; tous ces articles avaient pour moi de Cabir, où j'établis mon campement.
la plus grande valeur. Le lendemain, je reçus la visite du petit chef dc
Le 6 mai, la poudre arriva, et je pus me mettre Cabir, qui me fit cadeau d'un porc. Il me prêta des

Le talisman 1r¡8~. Composition ce 1;. Bayard, d'L'près le texte.

pilons et des mortiers, et m'envoya des femmes pour l'océan Indien. Il était le seul survivant de cette au-
me broyer de la farine de maïs. dacieuse entreprise.
Le 27, je m'arrêtai au village de Couionja, qu'ha- Le vieillard me fit l'aÚueille plus bienveillant, me
bitait Tibério José Coïmbra, et j'y trouvai un dé- donna un chevreau, mais je n'en pus tirer aucun ren-
jeuner succulent avec de l'excellent thé; il y avait seignement utile.
même des serviettes de table Deux heures après, je canipais dans les bois du
Après deux heures agréablement passées, je me Commandant, environ deux kilomètres sud-est de
dirigeai vers le village de Caquégna. J'y fi<3une halte l'enclos de José Alvès, dont Cameron aétendu au loin
pour voir le vieux Domingos Chacahanga, le principal la renommée.
personnage de l'endroit. Chacahanga, après avoir été José Antonio Alvès' est un nègre liui- sang, natif
l'esclave de Silva Porto, avait conduit la célèbre ex- de Poungo Andongo et qui comme beaucoup d'au-
pédition que son maitre envoya du Bihé à Mozam- lres commerçants de cet endroit et d'Ambaca, sait lire
bidue et qui parvint au cap Delgado, sur la côte de et écrire. Au Bihé, on le traite de blanc, titre donné
256 LE TOUR DU MONDE.
à tou homme de couleur qui porte culottes, san- Les coiffures de ces femmes ganguèlas, à quelque
dales et ombrelle. distance, rappellent le chapeau d'une femme d'Europe.
Mes engagés désertèrent encore. Lc 5 juin, j'étais Tous les hommes que j'ai vus avaient les deux inci-
réduit presque au dése~poir. Le docteur Chacaïombé sives médianes de la mâchoire supérieure taillées en
me fitt espérer d'obtenir, par l'intermédiaire d'un sova pointe, ce qui formai une ouverture triangulaire dont
de ses amis, les portenrs qui me manquaient. Je dé- le' sommet était tourné vers la gencive. L'opération
cidai alors qu'on partirait le 6. et qu'on attendrait se pratique au moyen d'un couteau sur lequel on
les porteurs espérés jusqu'au 14 près de la Couanza. frappe à petits coups redoublés.
Le 6 juin, je campai près du village de Cassamba. Le 9 juin, je campai sur la gauche de la rivière
Je ne pus y abattrc qu'une pintade. Couanza,. à l'est-nord-est du village de Liouica.
Au départ du lendemain, 7, je rencontrai le chef Je devais rester là cinq ou six jours, d'après mes
de Cassamba, qui venait m'offrir un bœuf.. cowentious avec le docteur Chacaïombé.
Je m'evcusai de ne pas reconnaitre de suite sa civi- Le premier visiteur que je reçus fut le sova de
lité sur ce que, mes porteurs étant déjà en route,
je Quipembé. Il domine tous les chefs inférieurs établis
ne pouvais le faire qu'à mon prochain de la Couqueïma à la Couanza, et paye lui-mème le
campement, s'il
m'y envoyait quelqu'un de sa suite pour recevoir tribut au sova du Bihé.
mon cadeau. Le petit chef de Liouica vint aussi me faire une vi-
Je parvins ensuite à la rive gauche de la Cou- site et me donner un bœuf. Cet homme, à la figure
queïma, Je dressai mon bateau Mackintosh, et, au avenante, devint un habitué de mon camp tant que
prix d'une grande peine et de beaucoup de temps, je je restai dans son voisinage. Un jour qu'il m'avait re-
réussis à déposer en gardé tirer à la cible et
sùreté tous mcs hom- qu'il avait admiré la
mes ct mes bagagcs précision de mes coups,
sur l'autre bord. son grand troupeau de
Après la traverséc, bcEUfsvint à passer. Je
j'cnvoyai prier le so7a lui proposai en riant de
du Ga:ndo dc m'accor- me donner un bmuf si
der l'usage de quelques mon négrillon Pépéca
huttes. Il vint en per- le tuait d'une balle. Il
sonne me voir et met- y consentit après avoir
tre à ma disposition la jeté un coup d'ceil sur
lonabé de son village. le jeune garçon.
Peu après s'avancè- Femmes Ganguèla, Louiuiba W LOt:na. Gravure tirée de l'édition anglaise.
Pépéca ne tirait pas
rent plusieurs nègres mal depuis que je l'a-
qu'envoyait le chef de Uassamba pour recevoir le pré- vais formé. Il prit sa carabine, et, visant un bel animal
sent quc j'avais promis; comme preuve dc leur mis- qui marchait un peu à part, il l'abattit du coup. Les
sion, ils m'apporLaicnt l'assagaie que j'avais vue dans Ganguélas en avaient l'air pétrifié; mais leur chef
la main du chef ce malin m~me. En effet, parmi ces tint sa parole, quoique bien évidemment il ne se fùt
peuples où l'écriture est inconnue, l'usage est d'en- pas figuré que l'affaire tournerait ainsi. Il me livra la
voycr par le porteur d'un message quelque objet ma- bète, après m'avoir seulement prié de lui en envoyer
tériel bien connu afin d'écarter toute espèce de doule la peau et un morceau de viande.
au sujet de la personne qui fait l'envoi l..JC n'eus garde Ces Ganguclas, installés entre la Couqueïma et la
naturellement de manquer à ma parole. Couanza, ne sont pas de la race des autres tribus qui,
Le sova Ioumbi du Gambo me donna un boeuf ma- sous le même nom, habitent ailleurs. Près de la Cou-
gnifique, pour lequel il fut heureux d'avoir en retour queïrna, on les appelle Louimbas, et Loénas près de
une pièce d'étoffe rayée et quelques charges de poudre. la Couanza.
Le lendemain, nous nous arrètàmes à l'ouest du Le 13 juin était venu; il se passa sans nouvelles
village de Mouzinda. Plusieurs femmes vinrent au du docteur; je fis un tas de tous mes biens et denrées
camp. Quclques-unes avaient la figure peinte en vert; que je vouais à la destruction, abandonnant tout ce
deux bandes la traversaient d'une oreille à l'autre, qui n'avait d'autre recommandation que de profiter à
deux autres en descendaient, se croisant entre les yeux, mon bien-ztrc.
et passaient des deux côtés du nez pour en rencon- Le 14, je détruisis soixante et onze de mes ballots.
trer une autre tracée au-dessus de la lèvre supérieure.
SERPA PINTO.
1. C'estce que nousavons fait en Curole jusqu'auxtcnys mo- Traduit de l'anglaispar J. UELIN-DE
LAl1NAY.
dernes, ainsi, par cvcrot~le,qu'eu témoignentles divers symbolcs
d'invostiture. J. U. (La si~itela jirochaine livraiswa.)
LE TOUR DU MONDE. 257

Passage de la Couanza. Dessin de A. de Bar, d'après j'édition .nglaise.

COMMENT J'AI 1 TRAVERSÉ L'A.FRIQUE,


DE L'OCÉAN ATLANTIQUE A L'OCÉAN INDIEN,
PAR LE MAJORSERPAPINTO
1877-1878. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

VII
leur illdusLrie. Un sova colossal, Un carnaval.
Passage de la Couanza. Les QuimbandAs; leurs mœurs, leurs vêtements,
Les Louchazès. Une belle
Je me fais tailleur. Rencontre d'esclaves qui ne veulent pas être libres. Fourmis formidables.

proie. Talisman brisé. Émigration des GuiÕcos.

Ainsi que je l'avais résolu, je levai le camp le l'est en m'avançant dans le pays des Quimbandès.
14 juin; à dix heures, je commençai le passage de la Après avoir passé en vue des villages de Mouzeo et
Couanza. Le bateau Mackintosh que j'avais acheté à de Caïaïo, je campai à environ deux heures de dis-
Londres me fut de la plus grande utilité. J'avais en tance est-sud-est d'un village et près de la source du
outre quatre canots que m'avait prêtés le sova de ruisseau le Moutanga, qui coule au nord-ouest vers la
Liouica. La traversée se fit sans le moindre accident, Couanza. Les villages de' ces districts étaient beau-
et, à midi environ, je me remis en marche vers coup moins fortifiés que ceux de l'autre bord de la
rivière. Les Quimbandès forment une confédération
f. Suite. Voy.pages 193,209, 225et 241. de petits Etats distincts, mais qui ne manquent pas
L'V.
~LI· 1059° 17
258 LE TOUR DU MONDE.
de s'allier ensemble en cas d'un danger commun. Les ment mes traces, je leur donnerais une récompense
nombreux villages à l'entour de mon camp reconnais- honorable.
saient la souveraineté du sova Mavanda, vassal lui- Le même matin, le sova Mavanda me fit connaître
même du sova de Couio ou Moucouzo, dont la rési- qu'il partait à l'instant pour attaquer un village voi-
dence est située au bord de la Couanza, plus au nord. sin, où un de ses sujets s'était révolté contre son au-
Cc qui attira d'abord mes regards en arrivant chez les torité, et me demanda quelque assistance pour celle
Quimbandès, ce fut la coiffure des femmes, la plus ex- expédition. Je ne manquai pas à m'y refuser, mais je
traordinaire que j'aie jamais rencontrée. Les unes ar- le fis de façon que ma neutralité ne l'oifensât point.
rangent leur chevelure de telle façon quc, lorsqu'elle Vers midi, l'armée de Mavanda défila devant mon
a reçu ses ornements de caouris, la coiffure a toute camp.
l'apparence du chapeau d'une femme d'Europe; d'au- En tête, flottait, au bout d'une longue hampe, un
tres la frisent, la tortillent et la roulent, de manière drapeau tricolore, pareil à celui de la France, mais
qu'elle ressemble à un casque romain. ayantles couleurs en ordre inverse. Après, venaient
Les caouris sont dépensés avec profusion pour orner deux hommes qui portaient une énorme caisse à pou-
les têtes des femmes; on y emploie aussi les verrote- dre, soutenue au moyen d'une grosse corde et d'une
ries blanches et rouges, mais pas autant que parmi perche. La façon dont ils la portaient montrait qu'elle
les populations situées à l'ouest de la Couanza. était vide. Le sova marchait derrière, entouré de ses
Dans ces prodigieuses coiffures, les cheveux sont officiers, que l'armée suivait en file indienne. Elle
fixés au moyen d'un cosmétique rouge, nauséabond, pouvait compter, outre six cents hommes ayant des
qu'on fait avec une substance résineuse réduite en arcs et des flèches, huit armés de mousquets. Quelques
poudre et de l'huile de ricin. pas en avant du drapeau, étaient deux nègres frap-
Voici comment on fabrique ici cette huile en duan- pant de toutes leurs forces sur des tambours de guerre
tités considérables. D'a- et eu tirant le plus de bruit
bord on extrait les grai- possible.
nes du Ricinus com.mioais, L'armée revint un peu
puis on les sèche et on les avant la nuit; elle n'avait
réduit en poudre. Quand pas été engagée, car l'en-
cette poudre a bouilli plu- nemi s'était rendu à discré-
sieurs heures dans l'eau, tion.
elle donne l'huile, qu'on Quand elle eut atteint
laisse refroidir afin de la mon campement, elle me
séparer de l'eau, assez fit l'honneur de me donner
grossièrement, et de la le spectacle d'une petite
conserver dans de petites gucrre.
calebasses. Les archers se dévelop-
Les naturels ne l'emploient pas comme purgatif. pèrent sur une ligne, ayant le drapeau au centre;
Chez les Quimbandès, le type féminin se rapproche derrière étaient la caisse à poudre et le sova. Cette
un peu du caucasien, et plusieurs de leurs femmes ligne où chaque homme était isolé enveloppa peu à
eussent été jolies, si elles n'avaient pas été des né- peu le village imaginai.re qu'elle attaquait et se resserra
gresses. à mesure qtt'eHe avançait. Alors, à un signal dn chef,
Dès que je fus arrivé, j'envoyai un petit présent au les soldats s'élancèrent sur le village, courant, bon-
sova Mavanda, qui se répandit en remerciements, dissant et poussant les hurlements les plus épouvan-
mais qui me pressa ensuite d'y ajouter une chemise. tables afin d'intimider leurs adversaires.
La même requête m'avait déjà été adressée par d'au- Au moment où je pensais qu'ils allaient rentrer
tres elle prouve que ces gens ont un penchant à se chez eux, ils se rallièrent sur l'ordre du souverain,
couvrir le corps. reprenant leur position première pour revenir ail
Les hommes indigènes couvrent leur nudité avec village dans le même ordre qu'ils en étaient sortis.
deux petits tabliers de peaux d'antilopes qu'ils sus- Ce spectacle venait de finir quand reparurent les
pendent par devant et par derrière à une large,cein- messagers du matin; ils prétendaient avoir vu le doc-
ture de peau de bceuf. Celles de léopards sont exclu- teur, mais n'avoir pas pu obtenir de lui un signe
sivement réservées à l'usage des sovas. Quant aux à me montrer. Leur rapport me confirma dans mes
femmes, elles vont presque nues. soupçons, et je restai convaincu qu'ils ne me disaient
Le lendemain matin de bonne heure, le chef m'en- pas un mot de vérité.
voya des messagers pour m'annoncer que les por- Le sol, depuis la Couqueïma jusqu'à Mavanda et
teurs attendus étaient arrivés depuis la veille au même plus loin, produit avec vigueur la canne à sucre
soir et campaient sur l'autre côté de la Couanza. et le cotonnier. Les Quimbandès font avec coton
Je dis aux envoyés que, dès qu'ils m'auraient fourni des fils pour enfiler les caouris et les perles,
une preuve que le docteur Chacaiombé suivait réelle- Des naturels vinrent encorc m'assurer qu'il y avait
Hommes et femmes QuimbandèB. de É. Bayard, d'après les gravurs8 de l'édition anglaise.
Composition
260 LE TOUR DU NIONDE.

des po{teurs sur l'autre rive de la Couanza et (lue Celle lettre me décida à rester six ou sept jours
ceux-ci ne pouvaient point passer la rivière faute de dans mon camp, pour attendre l'arrivée des porteurs,
canots. bien que je n'y crusse guère. C'est dans ce sens que
Cette fois je,pris le parti d'y envoycr Aogousto en je répondis à Capoco.
compagnie d'un guide quimbandè. En exécution du parti que je venais de prendre, je
A onze heures, je reçus un envoyé du sova qui me donnai l'ordre de reconstruire le camp et d'en cou-
faisait annoncer sa visite. vrir les huttes avec des branchages verts pour les pro-
En effet, Mavanda parut peu après, entouré de sa téger contre l'incendie.
cour. Sa surprise à ma vue fut égalée par celle que sa Le lendemain matin, il y eut donc un grand branle-
personne me causait. C'était certainement l'homme bas dans le campement, qui, vers midi, commençait à
le plus grand que j'eusse jamais rencontré. A son prendre une jolie tournure.
énorme hauteur, il joignait un corps de proportions Les hulles dont il se composait étaient construites
véritablement phénoménales, extraordinairementgras. de perches et mesuraient en diamètre chacune trois
Autour de sa ceinture démesurée, il portait entortillée mètres et 2'75 en hauteur.
une vieille étoffe d'où pendaient trois peaux de léo- La mienne avait été bàtie par les Bihénos avec plus
pards. de soin que les autres; elle avait 3"05 de haut et
Un collier de perles noué autour de sa gorge mas- 4'°,87 de diamètre.
sive soutenait un certain nombre d'amulettes ballot- Autour du campement, s'élevait un cercle de hut-
tantes. tes, jointes par une haie de plantes épineuses.
Du reste, on aurait dit que, vu sa grosseur, lIa- Ma demeure en occupait le centre; devant elle
Vi1liUtJ,
IUWi11L le~ UlJJelbCUll- étaicnt empilés les bagages.
sidérables, car il me fit pré- Les huttes de mes servi-
sent du plus grand bœuf quc teurs ct dc mes gardes l'cn-
j'aie jamais vu on Afriquc. Lotiraient à portée dc la voix.
Après que nous eûmes Cc travail venait d'être
échangé les compiimenL9 achcvé lorsqu'on m'apprit
accoutumés, il me dit à brù- que des messagers arri-
le-pourpoint que le motif dc vaient, demandant à me voir
sa visite était de me de- de la part du sova de Gando.
mander une r~xéclecimepour Je donnai l'ordre de les in-
conserver son gros bétail. troduire. Dans leur nombre
Quand on envoyait ses an:- je reconnus de suite un
maux paitre, plusieurs s'é- grand indigène, que j'avais
garaient et ne retournaient vu aux côtés du chef lors
plus à leur abri la nuit; de mon passage dans ce
mais, errant dans les bois, Squelette d'une bulle. Gravure tirée de l'édition anglaise. pays-là. Ils me remirent une
ils finissaient par être la lettre avec un paquet qui
proie des bêtes féroces ou par disparaître de quelque avaient été confiés au sova, pour moi, par quelque chef
autre façon. inférieur
En guise de renxède, je lui donnai le conseil d'em- La lettre m'était écrite par mon ami Galvaon da
ployer des pasteurs qui, loin de permettre au bétail Catoumbèla; le paquet qui l'accompagnait contenait
de vaguer au liasard, le conduiraient au pâturage et l'en un petit présen t, qu'il m'avait adressé au Bihé, croyant
ramèneraient le soir. L'idée était nouvelle pour lui. Elle bien que j'y étais encore.
ne lui parut pas mauvaise, et, bien qu'elle fùt opposée Cette fidélité, qui me faisait ainsi parvenir de main
auxcoutumesdece pays où les troupeaux ne sont jamais en main une lettre et un paquet, était la récompense
surveillés, il se promit de la mettre de suite à profit. dc la bonne impression que j'avais laissée aux tribus
Je lui montrai ensuite un orgue de Barbaric et mes chez lesquelles j'avais passé.
carabines. Je tirai plusieurs fois et je m'amusai à voir Le paquet, entre autres. choses, contenait une boîte
l'expression de surprise et d'effroi qui se peignait sur de raisins de Malaga, cadeau qui fut le très bien venu
ses traits grossiers, mais bienveillants. Il se retira pour apporter un peu de variété dans la monotonie de
dans la soirée et nous nous séparâmes fort contents mes provisions, déjà trop rar~s.
l'un de l'autre. Quant à la lettre, elle me donnait les dernières
A peine était-il sorti, qu'entrèrent des envoyés du nouvelles que je dusse recevoir d'Europe jusqu'à mon
sova Capoco qui me remirent une lettre. Chacaïombé, arrivéc à Prétoria. La vue dc cette écriture me fendit
m'y disait-on, avait envoyé des porteurs, et Capoco le cœur, car elle réveilla l'idéc désolante du long es-
me priait de permettre à une dc ses caravanes, qu'il pace de temps qui allait s'écouler avant que je pusse
désirait dépêcher pour ses affaires jusqu'au Zambési, revoir les ètres qui m'étaient si chers.
de voyager de conserve avec moi. Au point du jour, on m'avertit qu'une petite cara-
1.0~-I1~IENT J'AI TRAVERSÉ L'AFRIQUE 261

vane revenant de l'intérieur ct se rendaut au Bihé que la plus gran,le faveur que je pusse lui faire était
passait, chargée de cire, sous la direction d'un noir. de lui donner une paire de culottes. Je désirais le
Je fis venir le chef pour le prier de me porter une contenter, mais je n'avais rien qui pùt, à beaucoup
lettre au Bihé, où on la confierait à quelqu'un qui de mètres près, contenir ses membres prodigieux.
pourrait la faire arriver à Benguêla. Il y consentit, En consér{uence, je mandai le vieil Antonio, et, à son
mais à condition que je me dépêcherais, car il vou- grand étonnement, je fis de lui un tailleur. Il alla
lait aller coucher ce soir-là de l'autre côté de la Cou- prendre la mesure de Sa Majesté pour le vèternent
queïma. Saisissant une plu- qu'elle désirait. Ensuite je
me, je traçai à la hâte quel- taillai le pantalon et mis
Antonio à l'ouvrage pour
ques lignes adressées au
docteur Bocage, et j'y en- lc coudre. Je ne puis pas
fermai deux billets, l'un assurer que la façon en fût
pour ma femme et l'autre merveilleuse mais ce dont
pour Louciano Cordeïro. je suis certain c'est qu'il
Le conducteur de la cara- a dû être assez ample, car
vane perdait déjà patience, j'y employai cinq mètres de
lorsque je lui remis cette calicot large. Cet homme
était un véritable hippopo-
correspondance. Il la prit et
partit. A présent, je sais tame, mais d'une bonne na-
qu'elle est parvenue en Eu- ture.
rope, et qu'elle a été reçue Dans la matinée du 20,
par ceux auxquels elle était le sova me fit prévenir que
destinée. Hulte conslruite en une heure Gravure tirée de l'édition anglaise. ce temps était celui où le
Mavanda passa cette jour- peuple célébrait sa grande
née à causer avec moi. Je lui donnai divers petits fèt~, une espèce de carnaval, et que Sa Majesté, pour
objets et, entre autres, une boîte' d'allumettes chimi- me faire honneur, allait se présenter à mon camp,
ques qui l'avaient étonné et ravi. masqué, et danserait devant moi.
En se retirant, il dit à ses naacota.s, d'un ton et en A huit heures arrivèrent quelques-uns de ses ser-
termes due je me suis toujours rappelés viteurs, et la foule ne tarda pas à se rassembler.
« Vous voyez au Le sova en per-
loin un oiscau qui sonne fit son ap-
plane dans les airs parition une demi-
se poser sur un ar- heure plus tard. Il
bre vous vous di- avait entré sa tète
tes « C'est un pi- dans une citrouille
« geon.')) Vous mar- peinte noir et blanc;
chez jusqu'à ce que son corps immense
vous arriviez tout était rendu plus gros
près; alors vous vous encore par un enca-
étonnez de sa gran- drement d'osier re-
deur, car cet oiseau couvert d'un tissu
est un aigle. Il en d'herbe, peint éga-
a été de même pour lement blanc et noir.
le manjoro (c'était le Une sorte devê-
nom qu'on me don- tement,faitdepoilde
nait). Lorsqu'il était clieval et de queues
loin de nous, vous d'animaux, complé-.
l'avez pris pour un tait son attirail gro-
pigeon et mainte- tesque.
nant que nous vi- Bihélll,s tonstruisaat une lititte. Gravure tirée de l'édilion anglaise. Aussitôt qu'il fut
vons avec lui et que arrivé, ses hommes
nous le connaissons, nons nous apercevons qu'il est se tormèrent sur une ligne ayant la suite du roi par
un aigle » derrière, et les femmes et les filles reculées à quel-
Pendant mes excursions dans le voisinage, en quète- que distance. La suite royale et les hommes se mi-
d'antilopes, que je trouvais rarelllent,' j'ai dressé la rent alors, se tenant debout et immobiles, à entonner
carte du pays ou plutôt j'ai pu compléter celle du un chant monotone accompagné de battements de
'territoire qui s'étend de la Couqueïma à la Couanza. mains.
Sur ces entrefaites, le sova Mavanda me fit savoir Sa Majesté prit position à. trente pas en face de la
262 LE TOUR DU MONDE
ligne et commença une représentation extraordinaire poids sous lequel ils pussent marcher. Ce zèle inat-
où il jouait le rôle d'une bète féroce en fureur; il tendu ne suffisait pas encore au lransport de tous
sautait et cabriolait au milieu des applaudissements mes bagages, car, malgré toutes les diminutions et
frénétiques de son peuple et du mien. Cela dura bien les distributions nouvelles, j'avais encore quatre char-
une demi-heure, après quoi il s'enfuit à toute vitesse, ges sans portefaix.
suivi par ses gens. Peu après, il revint dans ses vè- Deux de ces charges se composaient du bateau
tements habituels et passa le reste de la journée avec Mackintosh; la troisième était un baril d'eau-de-vie,
moi. J'avais réussi, décidément, à gagner ses bonnes et la quatrième consistait en vingt-trois kilos de pou-
grâces. dre.
Tout le temps que me laissaient libre mes travaux Je me décidai, bien malgré moi, à laisser en ar-
avait été employé à disposer mes bagages de façon rière le bateau et à demander au sova Mavanda un
à diminuer, autant que possible, le nombre des char- couple d'hommes, qui, d'un campement à l'autre,
ges. Ce que je possédais était vraiment bien peu de transporteraient la poudre et la liqueur, jusqu'à ce
chose, et toutes mes ressources monétaires se compo- que deux de mes porteurs fussent débarrassés de
saient d'un sac de caouris et des verroteries que j'a- leur charge. Vu le train dont mes provisions dimi-
vais acquises de José Alvès. Les frais de la nourri- nuaient, cela ne pouvait guère tarder.
ture de ma bande étaient con- Le sova consentit à garder
sidérables et je voyais avec le bateau et me donna les
une vive inquiétude diminuer deux hommes que je lui de-
mon mince avoir. Le gibier mandais. Alors je fis tous mes
de ce pays était rare et pe-
préparatifs pour partir le len-
tit; sauf quelques gazelles (Cer- demain.
~~icap~~abohorj~il valaitàpeine Mon camp fut donc levé le
la poudre nécessaire pour le 23, à huit heures. Une mar-
tuer. che de trois heures et demie
Combien de fois n'ai-je nous fit atteindre la rive gau-
pas considéré avec angoisse che de la Varéa, et nous pas-
mon misérable petit tas de sâmes cette rivière sur un pont
denrées. et de verroteries! de bois en assez bon état.
Combien de fois n'ai-je pas Le petit chef de Divindica,
senti me courir par tout le hameau situé à la gauche de
corps un frisson de chagrin, la Varéa, au confluent du
de désespoir, à la sombre ruisseau Maconco, réclama un
pensée de l'avenir qui m'é- péage pour le passage du
tait réservé Combien de fois
pont. Je lui donnai f3uviron
ai-je laissé sans réponse les quatre mètres d'étoffe de troc.
affectueuses caresses de ma Ici la Varéa coule au nord
chèvre et les bavardes atten-
pour se joindre à la Couimé,
tions de mon perroquet, qui Sa largeur est de vingt-cinq
1 2 htilles 8
me volait sur l'épaule pour 1 a 3 4 Partugnie5
5 6 76 7 N li
,g ~u
1.
9
mètres; sa profondeur, de un
obtenir une parole d'amitié! Carte du pays des Quimbandès. mètre quatre-vingt-deux; le
Et cependant, tout aussi fré- courant est faible. Il n'y a pas
quemment, une foi infinie en mon entreprise reve- de cataractes près de Divindica.
nait étendre son baume sur mon coeur endolori et A seize cents mètres environ du côté du sud, je
bannissait pour un temps les angoisses de mon es-
remarquai les villages de Moariro et de Moarin-
prit. gonga.
Les Quimbandès fabriquent, avec le fer et le bois, Je me dirigeai ensuite versl'est, et campai, à deux
des objets qu'ils travaillent bien mieux que les popu- heures du soir, sur la gauche de la rivière Onda, en
lations situées à l'ouest de la Cottanza. face du grand village de Cabango, capitale des tribus
Malgré la dépêche que m'avait adressée le sova orientales des Quimbandès..
CapÕco, je n'avais qu'une très médiocre confiance J'avais encore deux bouteilles de porto 1815, reste
dans sa promesse concernant les porteurs ou dans la d'un cadeau que m'avait fait mon ami E. Borgès de
possibilité du retour de mon docteur Chacaïombé. Castro. Au moment que nous atteignions l'endroit où
Le 22 juin, dui était le jour où j'avais fixé la fin du nous devions camper, le jeune nègre Moéro, qui en
temps pendant lequel j'attendrais les porteurs de était chargé, fit un faux pas et brisa en tombant une
Capôco, se passa comme les autres. des deux bouteilles. Ce me fut un vrai chagrin que
Lorsque mes porteurs s'aperçurent de l'embarras de voir le nectar précieux se répandre à terre, sans
où j'étais, ils m'offrirent de se charger du plus lourd que je pusse en recueillir une seule goutte.
J'AI TRAVERSE L'AFRIQUE. 263
COMMENT

Entre Mavanda et les sources de la rivière Mo- duit en abondance et en perfection le coton, la canne
à sucre, les céréales et l'herbe propre aux bestiaux;
conco, dont je suivis le cours jusqu'à son confluent
avec la Varéa, les arbres sont vraiment magnifiques la population qui l'habite est encliJle à la sujétion.
une co-
et les sommets des hautes collines qui bordent le Rien ne serait plus aisé que d'y faire fleurir
ruisseau sont boisés richement. Cependant, au delà lonie.
de la Varéa, la puissance de la végétation est encore Le 24, ayant traversé la rivière Onda, je campai
sur sa droite, à cinq kilomètres de l'endroit où j'étais
supérieure.
Depuis mon départ de la Couanza, j'entendais auparavant
de la Couimé comme du cours d'eau le plus A .Cabango, l'Onda est large de quatorze mètres
parler
considérable qui se trouve sur le territoire des Quim- soixante-deux, profonde de quatre mètres trente-sept,
bandès.. et coule de l'est au nord-ouest à la rencontre de la
L'importance des affluents qui coulaient vers cette Varéa.
rivière rendait l'assertion vraisemblable et me faisait Quand j'eus déterminé la situation de mon"cli.mp;
où je
fort désirer de la contempler de mes propres yeux. j'allai faire un tour en remontant la rivière,
A l'est de la Couanza, trouvai une assez grande
le pays offre une apparence quantité de gibier. En amont
diffère de de Cabango, l'Onda se ré-
qui beaucoup
celle qu'il a de l'autre côté. trécit promptement jusqu'à
n'avoir que dix mètres; mais
Les paysages sont plus pit-
et n'ont la elle prend une profondeur
toresques pas
monotonie de ceux du Bihé. de cinq mètres cinquante
Les rivières et les ruis- et une vitesse de dix mè-
seaux se creusent des lits tres à la minute, et, ce qui
est remarquable, le courant
plus profonds et les mou-
vements de terrain devien- se fait sentir jusqu'au fond,
ainsi que je m'en suis as-
nent plus sensibles. Les ri-
ves des courants, petits ou suré en sondant et en
se couvrent de beaux examinant l'inclinaison des
grands,
arbres au-dessus de la mar- plantes qui y poussen t, étude
que des hautes eaux; les que rendaient aisée la trans-
buissons et les taillis for- parence cristalline des eaux
et la blancheur du sable for-
ment sous bois des bar-
mant le lit de la rivière.
rières presque infranchissa-
Je n'y ai vu qu'une es-
bles.
La population commence pèce de poisson; les natu-
rels l'appellent le clitassoa.,
à s'éclaircir dans la partie
et il est assez agréable au
orientale du territoire des
Quimbandès. Le sova de goût.
Tout en marchant le,long
Cabango est aussi vassal
de celui du Couio ou Mou- de la rivière, j'aperçus à
couzo. quelque distance un groupe
Les coutumes de ces peu- d'arbres qui ressortaient t
11 bien sur le fond du paysage.
r.
des Bihénos, excepté à l'égard de l'activité, car les Je les pris pour des palmiers; mais, m'en étant ap-
échan-
Quimbandès sont honteusement paresseux. Ils vont proché, je vis que c'étaient de magnifiques
à peu près nus, ne travaillent pas, ne voyagent point tillons de Fetus arborcos ou de fougères arbores-
et ne font pas de commerce. centes.
Leurs armes à feu sont en très petit nombre parce Les rives de l'Onda sont tranchées verticalement
n'ont le d'en acheter". Ils récoltent et contiennent la même quantité d'eau sur les bords
qu'ils pas moyen
comme
un peu de cire, que les Baïloundos troquent contre qu'au milieu. C'est une rivière navigable'
des caouris et des perles; mais ces échanges se font toutes celles que je viens de nommer, et elle constitue
sur la plus petite échelle. une autre route naturelle pour pénétrer dans cette
Les femmes cultivent la terre, qui rapporte beau- superbe contrée.
Une surprise agréable m'attendait à mon retour au
coup. vis en entrant
La région serait digne d'une attention particulière. camp la première personne que j'y
Des rivières navigables l'arrosent et vont se rendrc fut le docteur Chacaïombé.
au canal également navigable de la Couanza; le cli- Je me trouvai d'autant plus heureux de sa présence
assom-
mat est magnifique; le sol, extrêmement fertile, pro- que son absence était un des points noirs qui
261[ LE TOUR DU MONDE.
brissaient beaucoup cette portion de mon voyage. fus bien surpris en apercevant à quelque distance de
Bien que j'aie souvent nommé le docleur Cha- la rive un hameau extraordinaire. Quand je fus plus
caïombé, je n'ai pas encore expliqué qui il était. près, je reconnus que ce que j'avais pris pour des de-
C'était le devin qui,on se le rappelle peut-être, m'a- meures de nègres n'étaient que des constructions de
vaitfait sur mon ave- termites assemblées
nir de si agréables en groupes consi-
prédictions lorsque dérables, ayant des
j'étais l'hôte tem- sommets coniques
poraire du capitaine et toute l'apparence,
du fils de Quingué. au moins à dis-
Réunissant dans tance, d'être des
sa personne les fonc- huttes d'indigènes.
tions de l'homme à A mon retour au
Ditassoa poisson de la rivière OnJa (voy. p. 263).
médecine et de de- Gravure tirée de l'édition anglaise.
camp, j'y trouvai le
vin, il était venu de sova de Cabango,
son propre mouvement s'attacher à mon état-major qui venait d'arriver avec une suite de soixante hom-
lors de notre séjour au Bihé, et il ne m'avait quitté mes et un grand nombre de femmes. Tous étaient
que pour accomplir la mission d'aller demander des dans un état complet de nudité, excepté leur tête,
porteurs à CapÕco. Je n'avais plus espéré -le revoir. qu'ils avaient extraordinairement ornée. Leurs coif-
Après un grand nombre de compliments, Cha- fures étaient variées à l'infini, en somme de vérita-
caïombé m'apprit que les bles oeuvres d'art; aussi
porlefalX annoncés arri- ont-elles toutes une tech-
veraient dans une couple
nologie spéciale.
de jours. En conséquence Quand la chevelure des
je me décidai à les at- femmes est frisée en for-
tendre encore. me de casque romain,
Aogousto m'apprit en- elle s'appelle trorada; si
suile que le sova de Ca- elle tombe en tresses de
bango était venu me faire chaque côté de la tète,
une visite et s'en était c'est une ca.hengué.
allé fort ennuyé de ne De leur côté, les coiffu-
m'avoir pas trouvé. res des hommes portent
J'envoyai de suite mon la désignation de sanica.
pombeïro, Chaquiçondé, Le sova me donnait un
à Sa Majesté, afin de la
.boeuf, dont je lui rendis
prier de m'adresser un l'équivalent en un cadeau
couple d'hommes que je qui parut être fort de son
pusse dépêcher à Ma-
goût.
vanda pour me rappor- Les porteurs arrivèrent
ter le bateau que j'avais de CapÔco le jour même.
laissé en arrière. Il n'y en avait que qua-
La lendemain, de
tre, il est vrai; mais, à
bonne heure, je partis
présent, ce nombre était
en quête de gibier, me suffisant, car deux por-
dirigeant vers le nord, teraient le bateau, et les
où le pays était couvert deux autres les fardeaux
d'une épaisse forêt. Une
trop lourds.
course d'environ treize Je reçus une autre vi-
kilomètres me conduisit site du sova qui me four-
à la rivière Couimé, nit quelques renseigne-
juste au-dessous de sa Fougères arborescentes (voy. p. 203). Gravure tirée de l'édition anglaise.
ments sur le pays. Il ne
grande cataracte. Je ne reconnaissait pas, me
rentrai au camp qu'un peu avant la nuit et tout brisé
disait-il, la suzeraineté du sova de Couïo ou Mou-
de fatigue. La Couimé est certainement un cours
couzo, et se considérait comme indépendant.
d'eau important, et qui, si j'en crois les indigènes, On trouve dans les bois une assez grande quantité
est navigable depuis la grande cataracte
jusqu'à la de cire que les Baïloundos viennent troquer contre des
Couanza. caouris et des perles. Les indigènes travaillent le fer
J'explorai de nouveau l'Onda le lendemain, et je et en fabriquent des cognées, des balles et des cou-
266 LE TOUR DU P-IOMDE.
teaux; mais ils achètent leurs haches de guerre, les belle forêt, qu'arrosaient plusieurs ruisseaux avant de
flèches et les assagaies aux Louchazès, et leurs bêches
re joindre l'Onda.
aux Ganguèlas, aux Gnembas et aux Gonzèlos. Parfois elle avait l'aspect d'un grand
Vers ce temps, les deux Quimbandès avaient parc anglais
rap- et le sol y était tout revêtu d'un doax gazon vert. Je
porté mon bateau, et je pus décider que nous décam- marchais çà et là, quand tout à
le lendemain conp, comme dans
perions 28. un enchantement, je m'arrêtai en face d'un des
Nous partîmes en effet. Au bout de trois heures plus
jolis paysages que mes yeux eussent jamais contem-
de marche vers le sud-est, nous nous arrêtâmes au
plés. Devant moi se développait dans un calme par-
bord de l'Onda. Ce qui m'obligeait à faire des fait un lac aux eaux de cristal
étapes qui laissaient voir à
si courtes, c'était le poids trop considérable dont mes une distance considérable leur lit de sable fin. Il étaitt
hommes étaient chargés. encadré par des arbres énormes
De la Varéa au point où nous arrivions, une cou- baignant leurs ra-
cines sur ses bords, et le vert richement foncé de leur
che de sable couvrait la terre; le sous-sol était une
feuillage, réfléchi jusqu'au plus léger accident par la
argile dure, couleur d'un blanc sale ou de cendre surface paisible des eaux, prêtait à cette vue une
grise. beauté plus grande encore. Le gazon
Près du lit de l'Onda, le terrain paraissait être une, la n'expirait qu'à
berge du lac, et des centaines d'oiseaux sautillaient
couche épaisse de terre végétale ou voletaient dans l'épaisseur du
reposant sur le même sous-sol
bois, tandis que d'autres fendaient t
d'argile grisâtre. Sur la rive, es eaux en nageant.
j'observai quelques termitières Les naturels du pays, si peu
d'un bleu de cobalt.
sensibles qu'on les suppose aux
Les endroits découverts étaient
charmes poétiques, ont été ce-
habités par une espèce de termites
pendant frappés des agréments
différente de celle qu'on trouvait de ce lieu. Ils nomment lac Li-
dans les forêts. La première con-
gouri cette pièce d'eau et ils m'en
struisait ses nids avec des som-
avaient fréquemment parlé.
mets arrondis, ayant l'apparence
de troncs d'arbres Depuis le Bihé jusqu'ici, j'avais
recouverts
remarqué que, dans tous les en-
d'une coupole hémisphérique; ils
droits où l'eau est stagnante, les
avaient un diamètre à la base de
sangsues abondent; elles sont plus
quatre-vingts centimètres à un nombreuses encore dans les peti-
mètre et presque autant en hau- tes mares voisines des affluents
teur. Dans les forêts, au contraire,
de l'Onda.
la seconde bâtit de véritables
La rivière avait toujours une
cÔnes dont le diamètre à la
largeur de dix à douze mètres et
base n'est que de cinq à
sept une profondeur de quatre à cinq,
centimètres, tandis qu'ils s'élè- sans que le courant en fùt sen-
vent à vingt-cinq ou trente de
sible. Les bords étaient fréquen-
hauteur. Comme elles sont très tés par une grande quantité de
Coiffure de
proches l'une de l'autre, ces con- femme à Cabango (voy. p. 261,).
Gravure tirée de l'éditioti anglaise. gibier.
structions ont l'air d'une enceinte
Nous marchâmes le lende-
d'épines enfoncée en terre. main vers le sud-est, toujours
Il est évident que les termites des forêts le long de la rive droite de l'Onda, pendant trois
emploient
pour bâtir leur demeure les premiers matériaux qui heures, en nous ouvrant assez malaisément un che-
sont à leur disposition, car la terre franche de la sur- min à travers la sombre forêt. Le
face du sol des bois est celle passage à gué
qu'ils ont choisie; mal- du ruisseau Cobongo, dont le fond était très glissant,
gré le ciment qu'ils y emploient, ces édifices n'ont pas nous donna encore de fatigue. Il avait quatre
plus
la solidité ni la durée de ceux
qu'élèvent les termites mètres de large sur un de profondeur. Au bout de
des terrains découverts. La matière mise en œuvre trois heures de plus, je me dégoûtai de
l'Onda, et,
par les derniers est l'argile la plus dure et ils en font rencontrant un autre petit affluent, le Cangombo, je
des habitations qu'on dirait en
pierre. De fait, elles le suivis quelque temps,
puis le traversai, et allai
sont si fortes que, bien que l'intérieur en soit creux
camper à la gauche d'un troisième ruisseau appelé
comme celui d'une ruche d'abeilles,
cependant c'est Bitovo.
à peine si la balle d'un snider y pénètre à
plus de dix Le 30 juin, je continuai à m'avancervers l'est
lelong
ou douze centimètres. du Bitovo; je traversai plusieurs kilomètres de forêt et
J'étais sorti du camp pour me promener le
long de j'arrivai dans la vallée de la Chicondé; je longeai le
la rivière. Pendant un peu
plus d'une heure, je trou- ruisseau jusqu'à son confluent avec la
Couito, et, là,
vai l'espace ouvert, mais ensuite dans une
j'entrai je campai. Ce ne fut pas sans émotion qu'en rencon-
J'AI TRA YERSÉ L'AFRIQUE. 267
COMMENT

trant là Chicondé je -vis' ses eaux courir rapidement à moi avec le Bitovo, nous allâmes camper dans celui
la Couito. Jusqu'alors, en effet, je n'avais trouvé que des Louchazès.
des courants qui se dirigeaient vers l'Atlantique: leurs Quelques hommes et des femmes en petit nombre
si souvent vinrent du village situé à la droite de la Couito dans
eaux, dont lés murmures m'avaient déjà
de lien le camp; mais ils n'apportaient rien à vendre, et la
endormi, étaient, pour ainsi dire, une espèce
se nourriture nous manquait. Ils nous promirent de
qui m'attachait encore à ma ~palrie, puisqu'elles
les côtes du nous apporter du blé de Canariel, car il parait qu'ils
déchargeaient dans l'océan qui baignait
avaient ne cultivent ni maïs ni massambala.
Portugal où j'avais vu le jour. Ah! si ces eaux
murmurées Ce qu'ils récoltent dans leurs champs consiste en
pu transporter les soupirs et les paroles
à leur surface, de quels tendres messages ne les CI)blé des Canaries ou.mzassa~ago, un peu de manioc,
des haricots, du'ricin et du coton; le tout en petite
aurais-je pas chargées pour tous ceux que j'ai-
mais quantité, à peine de quoi suffire à leurs besoins.
Ce fil qui m'unissait encore à la côte occidentale, Dans la forêt, ils enlèvent beaucoup de cire aux
seul sa- ruches placées dans les arbres où essaiment les abeilles.
je le brisais en m'éloignant du Bitovo. Dieu
vait s'il serait jamais renoué Ils la. troquent pour du poisson sec, pêché dans la
Du pays des Quimbandès, que je laissais derrière Couanza et apporté par les Quimbandès, attendu que

Coiffures d'bommas à Cabango Gravure tirée de l'édition anglaise.


(voy. p. 264),

la Couito, qui est leur rivière, est privée de poisson. trempé dans l'eau froide où on le jette pendant que
Les Louchazès sont peu enclins à voyager et ils le métal est encore rouge. Quant à l'amadou, ils le
ne quittent guère leurs villages que pour chasser les composent de coton mêlé avec la graine bien broyée
faite du noyau d'un fruit qu'ils appellentrnicha.
antilopes à cause de leurs peaux. La culture est
chez eux par les hommes autant que par les femmes. Les paniers dont se servent les femmes des Lou-
Le petit chef qui gouverne les hameaux épars sur chazès ne sont pas les mêmes que ceux des Quim-
les bords de la rivière Couito est le Moéna-Calengo, bandès; elles les portent aussi d'une autre manière,
tributaire d'un autre chef, Moéna-Moutemba. les suspendant de leur front sur leur dos au moyen
Les Louchazès travaillent le fer qu'ils trouvent d'uue bande tissue avec l'écorce d'un arbre. Cela em-
enfants sur les
dans leur sol et se font tous les instruments dont ils pèche. les femmes de porter leurs
ont besoin. épaules comme on le fait généralement en Afrique;
Une chose qui m'a frappé surtout, c'est l'usage, elles les tiennent attachés à leurs flancs.
du Le lendemain, quelques femmes vinrent nous offrir
parmi ces barbares, de l'amadou 'pour se procurer
feu à l'aide d'un silex et d'un briquet d'acier. Ce sont
les cailloux et 1. Le blé de Clluarieou d'oiscauest l'alpisle des Canaries.Il
les Quibôcos ou Quiôcos qui importent un fourragcexcellent,et sesgraines,qui serventde nour-
produit
les échangent contre de la cire; mais les Louchazès ritnre aux scrins, sont manjées en bouilliepar les Espagnols.
J. IL
lont eux-mêmes les briquets avec du fer travaillé et
268 LE TOUR Dr MONDE.
du blé des Canaries, mais r.n si petite quantité qu'il ribles ennemis avait mis tout le monde en fuite; on
s'en trouvait juste assez pour aiguiser notre appétit, ne petit pas les combatlrc leur nombre incroyable
non pour l'apaiser. fait leur sécurité.
La Couito, à l'endroit où je l'ai passée, est large La qrcissoradé est réellement une des bêtes féroces
de quatre mètres et profonde de trente centimètres les plus redoutables de l'Afrique. Elle attaque et
son courant est de vingt-cinq mètres à la minute. même tue l'éléphant, s'introduisant en foule dans ses
Elle tombe dans la Coubango. L'important village oreilles et dans sa trompe.
de Darico s'élève à son confluent. Cet hyménoptère a environ trois millimètres de
Sa source est dans le plateau de Cangala, assez longueur; sa couleur châtain clair reluit au soleil.
près de celles de la Couimé et de la Couiha, qui se Ses mandibules ont une force complètement hors de
rendent à la Couanza, et du Loungo-è-oungo, affluent proportion avec la taille de son corps, et les blessures
du Zambési. qu'elles font donnent passage à de petits ruisseaux
Puisqu'on ne pouvait pas se procurer de provisions, de sang.
il fallait bien partir. Au moment où je donnais les Les chefs de ces belliqueuses phalanges les mènent
ordres nécessaires pour décamper, arriva une bande en colonne serrée à de grandes distances et attaquent
de femmes esclaves que conduisaient trois nègres. tous les animaux qu'ils rencontrent sur leur chemin.
Je fis saisir ces nègres et mettre en liberté les Il m'a fallu plus d'une fois fuir devant eux. En route
pauvres négresses. Une fois qu'elles furent rassemblées ai vu des centaines de quissondés qui paraissaient
dans mon camp, je leur fis savoir qu'elles étaient li- avoir été écrasées sous les pieds, se relever et recom-
bres et que, s'il leur convenait de se joindre à ma mencer marcher, d'abord assez lentement, puis bientôt
troupe, je les ferais, d'une ou reprendre leur train ordinaire,
d'autre façon, mener à Ben- tant est grande leur vitalité.
guèla. C'est ici le lieu de donner
N'ayant plus rien à craindre quelques renseignements sur
de ceux qui les avaient gar- d'autres fourmis africaines
dées, elles étaient absolument qui sont plus communes que
libres d'en agir à leur guise. les rruissondés.
Mon étonnement fut grand L'une est noire, n'ayant en
lorsque je les entendis dé- longueur que la moitié des
clarer d'une voix unanime
quissondés, mais étant comme
qu'elles n'avaient que faire elles armée de mandibules
de ma protection et qu'elles
puissantes. Les Bihénos la
ne demandaient qu'à conti- nomment oloungin~é. Elle est
nuer leur voyage interrompu l'ennemie acharnée des ter-
par moi. mites, leur fait une guerre
D'où venaient-elles? Per- féroce dont elle sort généra-
sonne ne sut me le dire avec lement victorieuse malgré sa
clarté. Que faire en cette cir- petitesse.
constance ? Je répugnais naturellement à les emme- Elles sont en vérité les bienfaitrices des naturels à
ner malgré elles. Tout bien considéré, je me décidai cause dl! massacre énorme qu'elles opèrent parmi les
à laisser ces pauvres fcmmes accomplir leur triste larves, les nymphes et les oeufs des termites.
destinée. En de certains endroits, j'ai trouvé en grande quan-
Maintenant que les vaisseaux de guerre du Portugal tité, dans les édifices de ces derniers, des fourmis
et de l'Angleterre croisent dans l'Atlantique et dans gigantesques de quinze millimètres de long et qui se
l'océan Indien pour empècher la traite, l'exportation nourrissent des névroptères si abondants dans le sud
des cargaisons humaines n'a presque plus lieu; mais de l'Afrique.
l'esclavage est encore une matière de troc dans l'in- Il est vraisemblable que, douées de peu d'aptitude
térieur de l'Afrique. pour se bàtir des maisons, ces fourmis prennent
Nous repartîmes dans la direction de l'est. Au bout leur logement chez leurs voisins plus industrieux
de deux heures, nous apercevions un village et nous qu'elles.
campions au bord du ruisseau qui l'arrosait. Le vil- Aucun de ces insectes n'attaque l'homme, hormis
lage et le ruisseau portent le nom de Bembé. la quissondé cyi l'attaque toujours et le réduit à fuir
Au moment où l'on se mettait à couper le bois pour comme mes porteurs y furent contraints sur les bords
le campement, je vis soudain mes nègres fuir de tous de la Bembé.
les côtés. Je courus de suite voir ce dont il s'agissait. Je me hàtai de chercher un autre emplacement pour
De la place 'même que j'avais indiquée pour le camp mon camp, aussi loin que possible du premier.
sortaient des millions de cette formidable fourmi que A ce moment revinrent des hommes que j'avais en-
les'Bihénos appellent quissondé. La vue de ces ter- vo~,és au village de Bembé, me rapportant la fàcheuse
270 LE TOUR DU MONDE.
nouvelle que le chef de t'endroit avait défendu à son La faim qui nous tourmentait commençait à être
peuple de me vendre aucune nourriture. Je ne conservais qu'une espérance, celle
Nos entrailles commençaient à nous crier famine. que me donnaient des traces de gibier que 1avais vues.
Le gibier faisait défaut. A peine étions-nous arrivés que nous eÚmes la
Personne de nous ne connaissait rien du pays où visite d'un cobra; la rencontre était
désagréaltlc,
nous nous trouvions, et comme les indigènes, sans mais la vîpl~re fut tuée. Mon docteur affirmait
qu'elle
exceptio--i, se tenaient fort éloignés, nous n'avions était de l'espèce la plus venimeuse, mais
ajoutait qu'il
aucun moyen de remédier notre ignorance. avait un antidole contre son venin. Je
préférais pour-
Je réunis mes pombeïros et leur expliquai dans tant voir la hête morte et son venin avec elle.
Longue
quelle nécessité absolue nous étions de faire une d'un mètre à peu près, elle avait le dos d'un
rouge
bonne étape le lendemain avec l'espoir d'arriver dans le ventre d'une teinte moins foncée, les yeux
sombre,
Ulle contrée plus hospitalière. vcrls et brillants comme l'émeraude et la
langue par-
Ils en tombèrent d'accord avec moi et convinrent en deux. Sa bouche était armée de quatre dents
tagée
d'y exciter leurs hommes, mais ce n'était pas facile llisposées comme celles d'un chien. Je donne ces indi-
parce que l'insuffisance des vivres les avait affaiblis. cations pour l'utilité de ceux qui auront à suivre la
Il y avait deux journées déjà que je remarquais des môme route que moi.
indices d'une population excessive qui avait,jadis vécu Il fallait à tout prix trouver du gibier. Je m'éloi-
dans ce pays les raincs d'anciens villages, dont gnai donc dans une direction et j'envoyai dans une
quelques-unes étaient fort vicilles, se voyaient dis- autre Aogousto et iN,110-oLiel.
persées de tout côté. A peine étais-je hors du camp, que je découvris la
Le lendemain matin, nouveau malheur. Un des piste d'un troupeau de bumes. Je me mis à la suivre,
porteurs tombait malade. Mon docteur, Chacaïombé, mais sans succès.
s'il ne put pas le remettre sur pied, nons rendit du Heureusement Aogousto avait eu plus de cèanco
moin!3 le service de porter son hallot sur ses épaules. que moi; il accourut la figure rayonnante, et, d'un
Comme nous partions, arrivèrent quelques naturels. air triomphant, me fit voir une superbe
antilope
C'était le chef du llembé qui les envoyait. Ils venaient do'il venait de tuer. C'était un Iliypotrant~s ec~oilztts
de sa part réclamer un Im;sent. Pour toute réponse, énorme, aussi gros qu'un bœuf.
je les renvoyai à leurs affaires après leur avoir exprimé Sans perdre une minute, je le découpai et le par-
ma façon de penser au sujct de leur maitrc. n également entre nous tous. =lprès unjeitne si
Je partis à neuf heures moins vingt. Il fallait passer prolongé, iuvolontaire, il est vrai, et qui, par cousé-
à gué la Bembé, dont la largeur en cet endroit était quent, ne pourra pas, je le crains bien, être inscrit
de plus de deux mètres et la profondeur d'un mètre. comme un acte méritoire sur le compte que j'aurai à
Elle se rendait, par le sud-est, à la Couito. rendre un jour, je lis un repas tel qu'il ne peut être
La rive droite était montueusc mais la gauche, apprériéjustemcnt quc par ceux qui ont subi de sem-
après une descente vcrticale d'une dizaine de mètres, blables t5preiives.
se. développait sur une largeur de plus d'un kilomè- La satisfaction que je ressentais dans tout mon èlre
tre et demi en une plaine plate ct marécageuse. à la suite de ce souper sans pareil fut cependant trou-
La marche, au travers de ces marais, nous prit une blée quand je vis cntrer mon digne le tueur
heure, et fut une rude fatigue pour notre caravane à d'éléphants, avec une mine si longuc (tue jc pressentis
moitié mourante de faim. un sérieux accident à son endroit. Je ne m'en étonnai
Ensuite le terrain s'élevait en pente douce et se plus lorsque j'en eus appris le motif, bien qu'en moi-
couvrait de mauvaises herbes qui nous donnèrent même je le trouvasse assez comique.
beaucoup de mal. Au bout d'une heure de fatigue, C'était Cora, ma chèvre bien-aimée, qui, profitant
nous trouvâmes une descente au pied de laquelle s'é- de son absence, s'était introduite dans sa tente et,
tendait une plaine dont la grandeür était inappré- d'une dent sacrilège, avait détruit le charme merveil-
ciable à cause de l'épaisseur des bois. Nous descen- leux que possédait Migouel pour la chasse aux élé-
dimes une soixantaine de mètres, puis, arrivés au phants.
bord de la forêt, il nous fallut changer de direction, Ce talisman incomparable était une dent humaine
car la jungle devenait impénétrable. tombée de la mâchoire de quelque crâne pourri, en-
Nous tombâmes sur la piste d'tlh animal. Nous la veloppée dans de la paille et des guenilles par un
stilvimes à l'est, au nord-est, puis au sud, et enfin célèbre homme à médecine, qui l'avait arrosée de
nous nous arrêtâmes net devant un précipice, profond vertus souYCl'aines. afin que le possesseur d'un tel
au moins de duatrc~inôt-diq mètres, au fond duquel trésor rencontrat aiséillenL et tuât des éléphants sans
grondait un torrent des montagnes. être exposé aux dangers.
Les obstacles de la route, les poids lourds dontt Wigouel fut quelque temps inconsolable; mais je
mes hommes étaient chargés et l'épuisement de ces finis par calmer son chagrin en promettant de lui
pauvres gens, tout m'imposait la nécessité de fair~ donner un charme bien autrement puissant que celui
une halte et de camper. qu'il avait perdu.
TRAV'EHSÉ 27l
CO\I1IE~1T J'AI L':1FRIQLfE.

Je n'avais aucune intention de le tromper. Jc'vou- sort de la tige si près du sol qlle le fruit parait être
lais en effet lui remettre, à notre arrivée au pays des dessous autant que sur le sol. Le goùt en est assez
la
éléphants, une carabine excellente dont vertu,
selon agréable, mais je doute que le fruit ait des clualités
fort nutritives.
moi, surpasserait de beaucoup celle que pouvai.nt
avoir toutes les dents pourrics du monde, même en- Le lendemain, en dépit du froid, nous levâmes le

veloppées de paille et de chiffons. camp bien plus t6t qu'à l'ordinaire.


autour Nous marchions vers le sud-est. Au bout de deux
.Après le repas, mes pornheïros se réunirent
de mon feu. Entre autres choses, ils m'apprirent que heures, nous atteignimes une rivière qui 1 nousparut
les hommes avaient pénétré dans la forêt, où ils avaient fort difficile à passer. Elle avait quatre mètres de
violent.
recueilli une quantité de miel et beaucoup dés fruits large, autant de profondeur et un courant
et viennell't J'ordouuai d'abattre quelques grands arbres on les
que les Bihénos appellent QfG2G72ClOS,qui
sur une plante herbacée rabougrie; leur pédoncule laissa tomber en travers du cours d'eau, et on en fit un

de A. 1-'erdinandus, d'après le texte.


Je vis mes nègres fuir en courant (voy. p. ~(8). .Dessin

à toute ma ca- le ruisseau près duquel nous avions campé la veille


pont qui donna un passage sans péril
ravane. Un peu en aval de cet endroit, un ruisseau au soir s'appelait Licocotoa; celui sur lequel nous
venant de l'est se jette dans la rivière. Je suivis le avions jeté un pont était la Gunngoaviranda, et celui-
côté droit du ruisseau pendant plus d'une heure et aux sources duquel nous campions, la Cambinbia.
nous fîmes lialte près de deux villages. Les habitants des deux villages bâtis sur sa gauche
A peine étions-nous installés là que plusieurs des étaient des Louchazès; mais des Quiôcos ou Quibôcos
de mon camp.
indigènes s'assemblèrent près de nous. On
leur de- pcuplaient celui qui était au nord-ouest
manda des provisions. Ces gens étaient presque nus. Ces derniers étaient ceux avec lesquels nous étions
Ils ne tardèrent pas à nous apporter du massango, ce entrés en communication.
en eûmes Je consommai plus d'un demi-litre de massango
grain des Canaries déjà mentionné; nous
assez pour la consommation de notre journée. bouilli dans de l'cau, et je ne trouvai pas cet aliment
Des relations amicales furent bientôt établies entre désagréable..
mes gens et les indigènes. Ceux-ci m'apprircnt que Quand j'eus satisfait mon appétit, je calculai la po-
272 LE TOUR DU D-T0~'DE.-
sition qu'aurait cette nuit la
planète Jupitcr au mo- 1)8.r,'ét se sont installés sur le territoire des Louchazès,
ment de l'éclipse du premier satellite,
que je désirais à la droite du Loungo-è-oungo.
observer; mais, autour de mon camp, l'épaisseur de Comme ils n'y étaient pas inquiétés, ils y furent
la forêt était trop grande pour suivis par d'autres, et aujourd'hui leur
que j'y pusse apercevoir émigration
les étoiles. Aussitôt donc que les calculs m'eurent est continuelle. Ils ne se sont même
fait connaitre la place de la planète au moment pas arrêtés là
voulu, beaucoup d'autres ont poussé plus loin vers le sud
je choisis un endroit où je pourrais dresser mon té-
jusqu'à la Coubango. Ainsi la plupart des habitants
lescope, et j'ordonnai de faire à l'entour un abatis suf- de Darico sont des Quiôcos.
fisant pour que mes observations ne fussent
pas con- Quand je leur demandai les motifs de leur expa-
trariées par les arbres. La jungle emmèlée était diffi-
triation, ils m'indiquèrent pour causes la maladie et
cile à percer, mais nos Bihénos se mirent à l'œuvre la rareté du gibier.
la hachette en main et travaillèrent si bien Les Quiôcos avec lesquels nous avions noué des
qu'en
deux heures ils avaient pratiqué la clairière désirée. relations n'étaient que nouvellement arrivés et n'a-
Les femmes Quiôcos ou Quibôcos, venues chez nous vaient pas de provisions de vivres à vendre; mais,
en visite, portaient au flanc leurs enfants comme
d'après eux, il s'en trouvait en abondance dans des
celles des Louchazès, c'est-à-dire
suspendus à l'épaule villages louchazès, situés vers l'est, de l'autre côté
au moyen d'une écharpe
d'une chaîne de monta-
fabriquée avec l'écorce
d'un arbre. gnes élevées.
J'engageai des guides
En outre du massan-
pour nous y mener avec
go, elles nous offrirent l'intention de partir le
à acheter certaines raci-
lendemain même; mais
nes tuberculeuses, nom-
mon dessein ne put pas
mées genarn.ba., dont
être accompli parce que,
mes hommes avaicnt
lanuit, plusieurs de mes
l'air de se régaler, mais
hommes tombèrent ma-
qui ne me parurent rien lades.
moins qu'agréables. Ici
Le lendemain matin,
on ne fait pas de maïs; mon jeune nègre Pépéca
onsenourritpresqueen- vint me faire voir qu'il
tièrement de massango. lui était survenu une
Chez les Quibôcos ou enflure grosse comme
Quiôcos, on ne voit pas un goitre énorme, et,
les coiffures extravagan-
de leur côté, presque
tes que j'ai plus d'une tous mes hommes souf-
fois mentionnées, et on Atoundo, plante et fruit (voy. p. 271). Gravure tirée de l'édition anglaise. fraient plus ou moins
s'habille encore plus mi- de crampes d'estomac,
sérablement que chez les Quimbandès. Comme à l'ordi- causées sans doute par le massango, auquel ils n'é-
naire, les femmes y sont moins vêtues que les hommes. taient pas accoutumés comme ils le furent
plus tard.
On aura peut-être quelque étonnement à m'entendre Cet aliment n'avait eu aucun inconvénient
pour moi.
parler des Quiôcos quand je me trouve au cœur même J'envoyai dans les deux villages de la rive gauche
du district des Louchazès; ce que je puis de la Cambinbia, mais les
répondre, messagers en revinrent
c'est que je fus moi-mème très surpris de les y ren- les mains vides on y avait refusé de leur vendre
quoi
contrer. Mais un fait indiscutable est celui de l'émi-
que ce fût. C'est encore aux Quiôcos que nous fùmes
gration constante des Quiôcos et de leur établissement redevables des vivres pour la nourriture de la journée.
sur le territoire des Louchazès. Mais il fallait décamper le lendemain, bien
La patrie de ces Quiôcos ou Quibôcos, noms qu'on que nous
eussions encore plusieurs malades, car nos amis nous
leur donne indifféremment, est au nord du Lobar,
prouvèrent qu'il leur était impossible de nous fournir
sur le versant oriental de la chaîne de Mozamba. rien de plus à manger. Ils me procurèrent
quelques
D'après Livingstone, elle est coupée par la onzième hommes pour remplacer mes porteurs.
parallèle sud et par le dix-septième méridien qua-
rante minutes est de Paris. SERPA PINTO.
Les Quiôcos sont des voyageurs et des chasseurs
Traduitde l'anglais par J. BELIN-DE
LAUNAY.
hardis. Un assez grand nombre d'entre eux mécon-
tents de leur patrie, ont émigré au sud, passé le Lo- (La suilc â la prochaine liuraison.)
LE TOUR DU MONDE- 273

Le village de Call1boula (y Dy. p. 27f), Dessiu Lie A. de Bar, d'après 1'8Jition aoglaise.

COMMENT J'Ar' TRAVERSÉ L'AFRIQUE,


.DE, L'OCÉAN ATLANTIQUE A L'OCÉAN I\'DIrV,
PAR LE nIAJORSERPAPINTO1.
1877-18;8. TEXTe ET DESSINS IN'UITS.

VII (suite)
La Caô,_u'a Caïél'll. Culture des indig'ènes. Cailloux en guisc de 1),Illes. La Couando. Les Loucllazès. Un village bien con-
struit. Le Leopür~lus ju6atus.- On me couvre ~'amulettes. Les arbres coueliibi et mapoléqué. LaCoubangui. Prairie aqua-
.Li-lue. Le quichùho, antilope ampUibie. .Je m'ég'are. Rentrée au camp..

A neuf heures du matin, nous quittions le camp, monterions-nous pas aussi bien au sommet, nous qui
nous dirigeant, sous la conduite ..des guides, vers la avons bras et jambes, mains et pieds? »
haute chaîne de Cassara Caïéra. Nous mimes une heure à traverser le sommet de
L'altitude de cette' chaîne est de seize cent quatorze l'ouest à l'est ensuite la descente commença.
mètres soixante-dix-neuf centimètrcs au-dessus de l'O- De la cime la plus élevée, on jouit d'une vue ma-
céan. Sa hauteur au-dessus de notre camp, sm la gnilique.
Cambioubia, était de cent -trente-sep mètres quatorze La végétation arborescente du versant occidental de
centimètres. La Cassara Caïéra forme un plateau à la chaine est splendide; elle est assez médiocre sur
flancs assez raides. Nos hommes, pour allcgcr leurs lc long plateau du sommet, mais la richesse en arbres
peines, entonnèrent un chant monotone dont voici la et en arbustes est merveilleuse sur le penchant orien-
traduction littérale tal. Ce côté s'appelle Bongo Tacongonzêlo.
Le cobra n'a ni bras, ni jambes, ni mains, ni J'installai mon camp à la source de la Carisampoa,
pieds; néanmoins il gravit la montagne. Pourquoi ne petite rivière qui va tomber dans la Couango, af-
fluent de la Loungo-è-oungo. De tout le jour nous
1. Suite. Voy.pages193,209,2_~5,?41et 25 n'avions pas rencontré une goutte d'eau.
XLf. 1060'LIV. 18
274 LE TOUR DU MONDE.
Tout près du campement, mais de l'autre côté du Bicèqué. C'est une rivière qui coule au nord-est pour
ruisseau, il y avait cinq liameatix de Louchazès, gou- unir ses eaux à celles de la Coutangjo, affluent de la
vernés par un petit chef relevant du sova Chicôto,
Loungo-è-oungo. Le pays est pointillé de hameaux dont
dont le village est au confluent de la Couango et de la les habitants obéissent au sova de Cambouta. Ici,
je
Loungo-è-oungo. fus en mesure de me procurer une assez bonne quan-
Ce vassal de Chicôto, qui jouit du nom de Cassan- lité de massango, le seul grain qu'on cultive en grand
gassanga, vint me faire visite en m'amenant un che- et qu'on puisse trouver à vendre.
vreau comme présent. Il fut très satisfait d'avoir en Heureusement, il y avait des vols considérables de
retour un certain nombre de perles et me promit de ramiers. Je réussis, en chargeant mon fusil avec de
m'envoyer du massango avec des gaides qui me con- petits cailloux pris au lit de la rivière, à en abattre
duiraient au village de Cambouta, ôù je trouverais uu assez grand nombre.
l'abondance. Il tint sa parole. Mais il advint que plusieurs de mes porteurs tom-
Les Louchazès cultivent le massango, un peu le b~rcnt malades. Les uns souffraient de goitres, les
manioc, les fèves, le ricin et le houblon. Leur adresse autres d'une inilammation d'estomac, conséquences
à travailler le fer, dont le minerai se ramasse dans le d'une alimentation mauvaise et insuffisante.
pays, est vraiment remarquable. Plusieurs des jeunes filles qui vinrent au camp
Le 6 juillet, je fis route vers l'est. Nous marchàmes apporter du massango se faisaient distinguer par
trois heures. Pendant la dernière, on longea la rive l'élégance de leur forme et de leur allure. Ce n'é-
de la Carisampoa, et le camp fut dressé près de la tait pis un effet de l'art, car elles ne portaient

d'autre vêtement qu'une petite bande d'écorce d'arbre.


que melaissait libre le soin de mes observations à par-
Je remarquai aussi que les hommes et les femmes, courir les environs et à esquisser la carto du district,
tous sans exception, avaient les quatre incisives de
y compris cinq kilomètres au sud de la naissance de
devant limées en triangle. la Bicèqué. Dans cet espace, je trouvai la source d'une
Le froid continua d'être rigoureux pendant la autre rivière, la Couanavaré, grand affluent de la
nuit. Couito. Près de cet endroit, j'entrai dans le village
Le lendemain, il y avait plus de malades que jamais de Mouénévindé que gouvernait une femme son
dans le camp. Ce qui m'étonna beaucoup, ce fut de mari n'avait aucune part dans le -gouvernement.
voir que les Bihénos seuls étaient souffrants, tandis Je ne puis pas dire que j'aie jamais aimé à la folie
que
les nègres de Benguèla, beaucoup moins aguerris aux les haricots; cependant, à mon retour au camp, ce
changements de temps et aux vicissitudes des voyages, soir-là, je reçus un petit cadeau de cette friandise,
ne ressentaient rien. et j'avoue que je la dévorai avec beaucoup d'appé-
Au matin, on tua, dans les environs du camp, un ti t.
grand oiseau de proie; ce fut un régal pour mes Bihé- En l'absence du sova de Cambouta qui était à la
nos rien ne les dégoùtait. Depuis la chair de lcurs
chasse, les honneurs de sa maison me furent faits par
semblables jusqu'à celle du cormoran, en passant ses femmes. Elles me procurèrent une bonne provi-
par les crocodiles, les léopards et les hyènes, tout sion de massango, une douzaine d'hommes pour la
leur était bon.
porter et deux guides pour me conduire aux sources
Ge jour-là, comme la veille, j'employai le de la Couando et de son affluent la Coubangui.
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276 LE TOUR DU MONDE.

La Co.uando est le plus considérable aflluent du L'engin ou la trappe que font les Louchazès pour
Zambési. prendre les petites antilopes ou les lièvres est d'une
Je me mis en route le 9 juillct, à neuf heures du construction ingénieuse; ils l'appellent ou~~iui.
matin. Trois heures plus tard, je passais la l.Uoutan~jo Comme je rcveuais au camp, après une excursion
et je campais sur la droite de cette rivière près du aw.sources de la Coutangjo, jc me trouvai escorté
village de Chacluissembo. Les cultures flue je rell- par une foule d'indigènes (lui ne I)otivaient se lasser
contrai se composaient d'un peu de manioc et sur- de me contempler. Un certain nombre d'hommes
tout de massango, cc tcrrible massango qui mc étaient d'une laideur repollssante.
pourchassait à travers l'Afrique Ces gens-là récoltent dans la forèt une grande duau-
Les Louchazès cultivent aussi, en quelque quantité, tité de cire ci t mèmeencouragent le travail des abeilles
le coton et le ricin Ils travaillent le fer du'ils tirent en leur fournissant des ruches faites d'écorces et de
des bords de la Cassongo et sont de très hahiles for- bandes de bois qu'ils atlachent aux branches des
gerons. Presque tous portent une barbiche sous le arbres.
menton et de petites moustaches. Le 10 jaillet, notre départ eut lieu à huit heures du
Ils tissent avec l'écorce d'arbres divers une gros- matin. Au bout d'une demi-heure, et malgré la pré-
sière étoffe qu'ils appellent liroitclc. sence de nos guides, nous étions pcrdus dans une
Les Lobarès troquent contre de la circ le cuivre forêt d'une épaisseur eatrème et dont nous ne liûmcs
qu'ils tire2t du Lounda ct dont les Louchazès fabri- sort qu'an prix de beaucoup de peine, à dix heures.
quent leurs bracclcts. Nous étions arrivés à un espace entièrement dégagé
J'allai visitcr lc village de Charluissembo; jc l'ai de sous-bois, mais au milieu d'arbres gigantesques
trouvé très joli et extrèmement propre, comme tous dont l'ombrage donnait à nos têtes un abri déli-
le., endroi ts habi- cieux contre les
tés du pays. Les ardeurs du soleil.
maisons sont con- Malheureusement
struites de troncs la jouissance futt
d'arbres, hauts de courte, car une de-
un mètre viugt mi-heure plus tard
centimètres. L4 ntie nous retombions
les troncs, l'inter- dans une jungle
valle estt rempli épaisse où la mar-
tantôt avec de l'ar- che était malaisée
gile et tantôt avec et rnème doulou-
de la paille. Les reuse. Enfin, à
toits sont en chau- onze heures vingt
me; la carcasse qui L'uurici (lr3ppe à petit Gravure tirée de l'édition minutes,
augtaix. j'aper-
les soutient est çus l'agréable pen-
faite de baguettes Lrès fines, et celles-ci, .plialit en chant d'une colline au pied de laquelle étincelait l'eau
dedans, donnent à ces toits l'aspect de ceux de la d'un petit lac qu'entourait un verdoyant tapis de
Chine. Les greniers sont élevés à une hauteur consi- gazon.
dérable sur une charpente de bois; faits de paille, ils Je tirai sur un animal qu'on peut, je crois, appeler
ont un couvercle mobile q:Úl faut retirer pour aller leopcerches jubatzcs. Sa peau fut jointe à celles dont
à l'intérieur prendre des provisions. On y accède au se composait déjà ma couche. J'ai dormi dessus jus-
moyen d'une échelle à main. En fait, ce sont de gi- qu'à Prétoria, et, par la suite, j'en ai fait cadeau au
gantesques corbeiUes à l'épreuwe de l'eau et recou- docteur Bocage.
vertes de couvercles coniques. Ce leojia,rcl~csjecbatccs doit êtrlO rare je n'en ai
Les poulaillers sont des pyramides quadrangulaires, vu durant tout le cours de mon voyage que deux, ct,
en branches d'arbres, posées sur quatre pieds élevés, lorsque nous nous sommes rencontrés, ils ont tourné
pour que les volailles échappent aux petits carnivores. vers moi plutôt leurs oreilles que leurs yeux, comme
Au centre du village, je remarquai, comme dans le s'ils se fiaient davantage à l'ouïe qu'à la vue.
Couambo, un kiosque ou temple destiné aux assem- Quand j'eus déterminé la position de cette pièce
blées et à la conversation. Plusieurs hommes accrou- d'eau, nous nous éloignàmes pour aller camper à une
pis autour du foyer s'occupaient à faire des arcs et centaine de mètres plus au sud, sur le penchant du
des flèches. Ils me reçurent fort poliment et m'oft'i-1- coteau, à une trentaine de mètres au-dessus de la
rent à boire une liqueur composée d'eau, de miell surface du marais. En etfet, l'endroit ou liait la
et de poudre de houblon, le tout mèlé dans uue Couando, ce grand afflucnt du Zambési, est plutôt un
calebasse. où on le laisse f~rmenter. C'est ce qu'ils marais qu'un lac.
appellent biagoun!lo cette boisson était la plus Au milieu de mes occupations, je fus saisi d'uue
alcoolique dont j'eusse enLOI-e goùlé. violente attaque de fièvre qui me jeta à bas tout à
COi\ll"ŒNT ,1'AIl TRAVERSE L':11' ItIQUE. 2777
fait durant trois henres. En revenant il moi, j'eus bien Je campai sur l'autre bord. Les rives de la Couando
de la peine à m'cmhèchcr de rire de la façon dont sont montueuses, et, depuis la source jusqu'à cet
on m'avait accommodé. On m'avait littfralcmcnt C()11- endroit, illes sont bordées d'un
tcrr~ifl m:uécagcux.
vert d'amuletlcs. A elle mi poitrine étnit nn Je distinguli sur la rive droite de la rivière, tant
vrai buisson de cornes de pe- en cet endroit clue dans d'au-
tites anti rcmplics des tres, des stratifications verti-
charmes les plus précieux. cales, de couleur rouge, blan-
Autour de mon bras droit, che ou azurée.
était un bracelct de dents de Le lendemain, nous cam-
crocodile, et on avait sus- pâmes près (l'un ruisseau se
pendu à des perchcs plantées rendant à la Couando.
devant la porte de ma tente Les sangsues étaient alon-
deuxénormes cornes de buffle. dantes dans les marais du
C'étaient mes nègres qui, voisinage; et il me fut t aisé
durant mon accès de fièvre, d'en prendre un nombre
m'avaient prodigué leurs soins suffisant pour traiter tous
et, d'après les instructions du nos malades.
docteur Chacaïornbé, avaicnt Les bois que j'avais tra-
entassé sur moi tous ces ta- versés, comme celui où je me
lismans. Une forte dose de trouvais campé, étaient pres-
quinine, que je pris dès que que exclusivement composés
je le pus, m'eut bientôt rcmis d'arbres énormes, auxquels les
sur pied; mais ce résultat ne Bihénos donnent le nom de
manqua pas d'ètre attribué à coucbibi. Je pus en tirer le
la vertu incontestable des ta- parti le plus avantageux pour
lismans. ma caravane à moitié alyamée.
Le lendemain matin, de Leur fruit ressemble aux ha-
bonne heure, j'csquissai la Le cOl1chilJi. C~racure lirée de l'édilion anglaise. ricots de Soissons; c'est une
carte du marécage, reclifiai graine à peau écarlate cn-
ma posltlOn et construisis, dans la hutte où je faisais fermée dans une gousse gros vert. Après une cuisson
mes observations, un petit monument de terre, où proton-,éc,
l'enveloppe écarlate se sépare des graines
j'enfouis, après l'avoir enveloppéè avec soin une bou- blanches et fornie la partie alimentaire du fruit. Ces
teille qui avait été pleine semences sont très oléa-
de quinine. Elle conte- gineuses etfournissent
nait un papier sur lè- aux Ambouèlas comme
duel j'avais écrit, d'un aux: Louchazès l'huile
côté, le nom des mem- qui sert d'assaisonne-
bres de la Commission ment à lcur nourri-
centrale de géographie, ture. Sans doute ce fruit
avec celui de Sa Majesté peut être une véritable
le roi de Portugal en ressource pour le voya-
tête, et, de l'autre câlé, geur affamé; mais il a
les coordonnées de l'cn-
peu d'utilité pour celui
droit, avec la date. qui est pressé la cuis-
Dans l'après-midi, son en demande trop
les guides louchazès me de temps.
menèrent voir la source, Ontrouve encore dans
de la rivière Queïmbo, ces régions un fruit
affluent du côté droit extrêmement commun.
de la Couando. Les Biliénos l'appellent
Des milliers de per- m.apolé. On le cueille
ruches, perchées dans sur un arbre de médio-
et
les bois, faisaient un Feuilles fruits du couchibi. Gravure tirée de ¡'édition anglaise.
cre stature, le ~napolé-
bruit assourdissant.
q2l(?; par la couleur et
Pendant une couple d.'heures, je suivis la droite de les dimènsions il ressemble à une
orange. Il pend
la Couando, puis, sur le conseil des guides, je passai verticalement des branches de l'arbre où il est attaché
à la gauche au moyen d'un pont qui fut improvisé
par un pédoncule assez long. L'écorce et son revète-
avec des trcncs d'arbres. ment, adhérant l'un à l'autre, forment une cosse
278 LE TOUR DU MONDE.
d'environ trois millimètres d'épaisseur, aussi dure ravane au delà de qualre heures. Je tuai un gnou, et
due de la corne. Ou ne peut la briser qu'à coups les nègres ramassèrent dans la forêt un peu de miel.
d'une forte hachette. On y trouve un liquide épais, Le lendemain matin, je continuai à suivre la rive
coagulé, rempli de semences pareilles en grosseur et droite de la Coubangui, et par une autre étape de
en apparence aux noyaux quatre heures je parvins
des petites prunes. Cette au ruisseau Lindé, en face
liqueur, au goût sucré et de trois villages ambouèlas.
acidulé, est très purgative; Je dépêchai des messagers
les Bihénos assurent qu'elle vers ces villages. Tout ce
est en outre fort nourris- que nous pùmes en obtenir
sante et capable de soute- fut une maigre provende
nir assez bien un homme de massango.
pendant un jour ou deux. Il nous fallut marcher
Je n'en ai pas fait sur moi six heures le lendemain
l'expérience. pour parvenir à Cangamba,
Le lendemain, je m'éloi- où résidait le sova. Immé-
gnai de la Couando à l'en- diatement je fis porter à
droit où elle commence à cet homme puissant, en
tourner déjà vers le sud- qualité de cadeau, un vieil
sud-est, et, d'après l'indica- uniforme de capitaine d'in-
tion des guides, je me di- fanterie. Il en fut enchanté
rigeai droit à l'est en quête et ordonna promptement à
des sources de la Couhangui. son peuple de me fournir
Au bout d'une heure de de la nourriture. Pour quel-
marche, nous passions un ques verroteries, nous eû-
ruisseau coulant vers le mes un peu de l'éternel
sud, à travers un marécage massango.
large d'une centaine de mè- Je congédiai mes guides
tres. Nous rencontrâmes, et les douze Louchazès qui
à six kilomètres plus loin, Le mapoléqué arbre et fruits. Gravure tirée de l'édition anglaise. m'avaient accompagné jus-
un autre grand ruisseau qu'alors. Ils partirent fort
dont le cours était parallèle au premier. satisfaits de ce qu'ils avaient eu de moi.
Entre ces ruisseaux, de même qu'entre les affluents Je reçus la visite du sova de Cangamba, qui se
de la Couando, sur la rive gauche, s'élève une chaîne nommait Moéné Cahenga. Il m'apportait en présent
de montagnes étendues du quatre poulets et une
sud au nord. Elles font grande corbeille de mas-
partie d'un système impor- sango. Il avait revêtu l'u-
tant qui au nord se dirige niforme que je lui avais
de l'ouest à l'est, et se ter- envoyé, en y ajoutant une
mine dans la vallée de la ceinture de peau de léo-
Loungo-è-oungo. pard. A la main, il tenait,
Il était près de onze pour chasser les mou-
heures et demie quand ches, un instrument fait
j'atteignis le sommet de de queues d'antilopes.
la chaill(~. De ce point les Les travaux agricoles pa-
guides m'indiquèrent à l'ho- raissent être faits dans ce
rizon lointain les sources pays à la fois par les hom-
de la Coubangui. A deux mes et par les femmes. On
heures je campais tout au- y cultive, en parcelles, le
près. massango, le coton, un peu
Pendant la nuit entière, de manioc et, moins en-
autour du camp, les lions core, la patate sucrée.
nous donnèrent un con- Les naturels travaillent
cert infernal. beaucoup le fer. Nous avions
C'est ici que furent consommées nos dernières ra- passé près des mines qui le produisent, sur la rive
tions nous nous trouvions de nouveau exposés à la fa- droite de la Coubangui, au nord de Cangamba.
mine, et de plus nous avions des malades nombreux. Pour armes, les naturels ont des arcs, des flèches
Le lendemain, je ne pus pas faire marcher ma ca- et de petites h~chcttes..
TRAVERSÉ L'AFRIQUE. 279
CO~~I1~IFNT ,1'AI

Ils me dirent que dans la Coubangui il y avait des viteur C-traïo, et l'autre un garçon d'une douzaine
en abondance; tous ceux que je vis alors d'années, appelé Sinjamba et fils d'un porteur du
poissons choisi parce qu'il savait l'idiome gan-
dans les environs étaient séchés. Après avoir été si Bihé. Je l'avais
longtemps réduits à l'abominable massango,
le ma- gucla, et j'en avais fait mon interprète.
nioc et le poisson sec nous parurent de vrais régals. J'avoue que ce ne fut pas sans une certaine émo-
La Coubaugui n'est pas exceptée de la loi générale tion que je quittai le bord pour me lancer au milieu
d'un courant inconnu,
dCScotii~9d'eau en Afri-
elle ne n'ayant avec moi que
que manque deux enfants et sous
de crocodiles. Ils
pas les pieds un fragile
n'ont pourtant point
bateau de toile.
l'air d'être trop vora-
La rivière, qui
ces, car, s'il faut en
croire les Ambouêlas, prend sa source à une
on ne connait pas quarantaine de kilo-
mètres vers le nord,
d'exemple qu'un être
humain ait été victime s'élargit en aval de
de leurs formidables Gangamba; sa profon-
deur varie de trois à
mâchoires.
six mètres.
Je fis une visite d'a-
Des espèces de joncs
dieu au sova, qui,
et d'autres plantes
après tout, était un d'eau très nombreuses
assez brave homme.
Comme son peuple ne prennent racine dans
son lit fertile, et, tra-
nous offrait plus àven-
versant une épaisseur
dre que du massango,
à titre de six mètres, attei-
je lui demandai,
de faveur, un peu de gnent la surface où
elles déploient l'élé-
manioc et de patates Moénc Caheng-a, sova de Canganili.1,et son cha~5e-mouGhes.
sucrées. Il y consentit Graeure tirée de l'édition anglaise. gance et les couleurs
variées de leurs fleurs.
de bonne gràce, mais la
en était bien Cette abnndante vé-
quantité
minime; en me la pré- gétation couvre parfois
toute la largeur de la
sentant il me donna
une excuse à laquelle rivière. D'abord ce ne
fut pas sans hésitation
je n'avais rien à répon-
dre c'était tout ce que j'aventurai mon
bateau sur cette prai-
qu'il en possédait.
rie aquatique, car je
Après avoir obtenu
des 'guides, quelques croyais qu'elle devait
porteurs et une bonne reposer sur un fond
de la denrée trop peu élevé pour
provision
si méprisée, je pris le la navigation; mais,
comme ma sonde ne
parti de m'en aller de
cessait pas d'indiquer
nouveau, le 22 juillct,
en me dirigeant vers une profondeur de trois
les villages qui obéis- mètres soixante-cinq à
sent au sova Cahou- sixmètres, je repris con-
sur la Cou- fiance et poussai hardi-
héo-oué,
ment ma barque à tra-
chibi, où passe la route
suivie Silva vers ce jardin flottant.
qu'avait
Porto. Je l'avais aban- De nombreux pois-
donnée à la Couanza, pour aller plus vers le nord. sons s'élançaient çà et là à travers la masse des eaux,
La caravane devait, d'après mes guides, longer la et beaucoup d'entre eux avaient deux pieds de long.
Coubangui une couple de journées. Cela me donna Des troupes d'oies s'envolaient à mon approche.
l'idée de descendre le courant dans mon bateau de Des milliers d'oiseaux gazouillaient et voltigeaient
les rives.
caoutchouc. Je le fis mettre à l'eau, levai mon camp, parmi les joncs et les roseaux qui bordaient
confiai le commandement à Vérissimo, et je m'embar- Le poids d'une douzaine d'entre eux suffisait à peine
herbes.
quai avec deux jeunes nègres. L'un était mon ser- pour faire plier les gigantesques tiges des
2ao0 LE TOUR DU l\'101\'DE.

De temps à autre, on voyait le brillant martin-pê- lopes d'une espèce que je ne connaissais pas; je
cheur planer immobile dans les airs, puis tout à coup m'apprêtais à les tirer, quand elles sautèrent à l'eau,
tomber comme une flèche dans l'eau d'où il rempor- où elles disparurent.
tait une proie, étincelant aux rayons du soleil. Par la suite, j'cus occasion plus d'une fois de ren-
Si une commotion whitc attirait mes rcgards au eonlrer ces animaux nageant et plongeant avec ra-
milieu des tiges verdoyantes, un coup d"œil rapide me pidité, en maintenant leur tète sous l'eau, de façon à
faisait entrevoir un crocodile qui disparaissait sous tic laisscr plus voir que le sommet de leurs cornes,
les eaux. L'éclaboussure causée par un corps pesant Les Bihénos appellent celle bète élrange qu.icltûbo,
qui "lançait dans le courant trahis~ait la présence ct les Ambouèlas, En pleine croissancc, sa laillu
d'une loutre. La vie surabondait partout. est celle d'un taureau d'un an. Son pelage est gris
Cinq. kilomètres à peu près- au-dessous de Can- foncé, long de six à douze millimètres et cxtr3mement
gamba, je rencontrai une vingtaine de femmes oc- lisse; sur la tête, il est plus court; une bande blanche
cupées à pêcher du fretin avec de petits paniers. croise le haut des narines. Les cornes peuvent avoir
A un tournant de la rivière, j'aperçus trois anti- soixante centimètres de longueur la section à la base

Les yuichubo;, antilopes amphibies. Gravure tirée de l'édîliûn anglaise.

est semi-circulaire, avec une corde à peu près recti-, C'est dans l'eau du'il se repose et qu'il dort. Il a une
ligne. Les cornes maintiennent cette section jus- faculté de plonger au moins égale à celle de l'hip-
qu'aux trois quarts de leur hauteur, après quoi elles popotame. En dormant, il se rapproche de la surface
deviennent presque circulaires jusqu'aux pointes. Leur des eaux, ne laissant au-dessus que la moitié de ses
axe moyen est droit tetelles forment entre elles unpe- cornes. Naturellement. il est fort timide et plonge à
tit angle; elles se lordent autour de l'axe sans dévier de la première alarme jusqu'au fond de la rivière. Le
la ligne droite et se terminent par une large spirale. prendre et le tuer n'est pas difficile; les indigènes
Les pieds, comme ceux du mouton, sont garnis de le chassent avec succès; ils tirent profit de sa peau
longs sabots, mais ils se recourbent en pointe à l'ex- magnifique et de sa viande, qui cependant n'est
trémité. guère bonne. C'est quand il sort de l'eau pour pâ-
Cette disposition des pieds et les habitudes séden- turer que son peu d'habileté à la course permet aux
taires rendent ce remarquable ruminant très impropre indigènes de le prendre en vie; il n'es pas dange-
à la course. Aussi passe-t-il en grande partie sa vie reux, même aux abois, comme la plupart des anti-
de
dans l'eau, dont il ne quitte guère les bords, où lopes. La femelle est, ainsi que le mâle, pourvue
il se traîne pour pâturer, surtout pendant la nuit. cornes.
282 LE TOUR DU 1I0~1DE.
Des milliers de quichbbos trouvent leur asile dans Enfin le soleil se coucha. Vu l'excessive brièveté
les rivières Coubangui, Couchibi et Couando supé- du crépuscule sous ces latitudes,je crus que le plus
rieure mais on n'en rencontre ni dans la partie in- sage était d'aborder sur la rive gauche. Presque aus-
férieure de cette dernière ni dans le Zambési. Ce fait sitôt il me sembla entendre, dans le lointain, au sud-
peut s'expliquer par la férocité plus grande des cro- ouest, un coup de fusil. Nous rentrâmes dans le ba-
codiles de la basse Couando et du Zambési. teau, et, un autre coup ayant retenti, j'y répondis, et
A Prétoria, M. Selous, fa- nous poUS5i1117eSl'embarca-
meux pour ses chasses à l'an- tion avec vigueur.
tilope, m'a dit qu'il avait en- Mon signal eut pour ré-
tendu parler du quichôbo par ponse immédiate un autre
les naturels de la Cafoucoué coup de feu, dont je vis l'é-
supérieure. clair à la distance d'environ
Depuis que j'avais quitté cent quatre-vingts mètres. Je
Caugamba, je n'avais plus me dirigeai de ce côté. Peu
vu ntes compagnons. Non après, je rencontrai mon
seulement je souffrais des homme de confiance, Ao-
crampes que me causait ma gousto, enfoncé dans l'eau
posture dans mon bateau, du marais jusqu'à la ceinture,
mais j'avais grande faim. ainsi qu'un Bihéno qui l'ac-
Mes jeunes rameurs étaient compagnait. Enchanté de me
épuisés de fatigue. Je les fis voir, il ne perdit pas de'temps
La neur de l'ouco.
approcher de la rive gauche Fleur dix fois grande comme nature. Les fleurs forment des pour me tirer du bateau, avec
et j'ordonnai au petit Sin- grappes de trois centimètres de long, sur quinze millimè- l'aide de son compagnon, et
jamba de grimper au haut
tres de diamètre. Pétales blancs, ovaire et étamines brun
foncé; odeur suava. pour me porter à travers le
d'un arbre pour voir s'il n'a- Gravure tirée de l'édition anglaise. marais jusqu'à un endroit
percevrait pas sur l'autre rive plus sec et plus élevé.
la fumée de mon campement. Il crut apercevoir en Quant aux négrillons, ils eurent bientôt fait d'at-
effet au loin quelque fumée vers le nord-ouest, par tacher le bateau à des roseaux et de nous rejoindre.
conséquent plus haut que l'endroit de la rivière où J'appris d'Aogousto que le camp était encore assez
nous nous trouvions. Nous revînmes donc en arrière. éloigné et qu'il nous faudrait, avant d'y arriver, tra-
Après avoir surmonté quelques obstacles, je parvins verser une épaisse forêt. Malheureusement on n'y
à aborder sur le ma- voyait pas plus que
rais du côté droit, et dans un four; l'iné-
je dirigeai mes pas galité du terrain et la
vers l'endroit où l'on résistance du sons-
avait cru voir de la bois eontribuaient à
fumée. augmenter les diffi-
J'avais déjà fait cultés. Se heurter ici,
plus d'un kilomètre tomber là, employer
quand je reconnus les une douzaine de mi-
traces de ma caravane nutes à faire une dou-
marchant vers le sud. zaine de mètres, lais-
Il n'y avait pas à s'y ser aux épines et aux
tromper, car, outre broussailles des lam-
les pas de mes hom- beaux de vêtements ou
mes, je distinguais les de peau, tels sont les
traces de ma chèvre incidents ordinaires
et des chiens. d'un voyage de nuit
Je revins au bateau dans une forêtvierge.
et repris le fil ode Aubout d'une heure
l'eau. De temps à de ces exercices vio-
autre nous abordions, lents, nous eùmes la
et le petit Sinjamba grimpait sur un arbre pour ob- joie inexprimable d'entendre le son des
coups de fusil
server l'horizon; mais c'était vainement. et le bourdonnement des voix humaines.
Avec le soir qui s'approchait, mon anxiété s'ac- Mes gens ne tardèrent pas à se grouper autour de
croissait. Nous mourions de faim, il est vrai; mais, de nous..
plus, je ne voulais point passer lanuit hors du camp, Vérissimo Gonçalvès était venu à la tête d'une
où personne ne saurait remonter mes chronomètres. troupe de Bihénos. Ceux-ci voulurent absolument t
COMMENT .T'AI TRA~VERSÉ L'AFRIQUE. 283

du
m'emporter au camp dans une litière qu'ils consLrui- qui bordent son lit, où l'eau coule pure comme
sirent rapidement avec de fortes perches et des bran- cristal en laissant voir distinctement le sable blanc du
ches d'arbres. fond.
Voilà comment je rentrai dans mon camp. A mi- Ce jour-là, plusieurs de mes porteurs. vinrent se
nuit, auprès d'un feu ronflant, j'y apaisai ma faim; plaindre à moi de tumeurs qui s'étaient rompues aux
j'avais jeûné trente-six heures. jointures de leurs jambes et les empêchaient de mar-
Le surlendemain, je fis commencer de bon matin cher. Beaucoup d'entre eux étaient blessés aux che-
le passage de la rivière; ce ne fut pas une petite villes, au cou-de-pied et au tendon d'Achille;
affaire, mon bateau Mackintosh étant le seul objet A tort ou à raison, j'attribuai ces maladies à deux
flottant dont je pusse disposer. A une heure, je campai causes l'exercice constant de la marche et l'insuffi-
près d'un autre ruisseau, affluent comme le précédent sance ou la qualité malsaine de l'alimentation.
de la Coubangui. Là je reçus la visite de deux Am- Mes Bihénos dévoraient nos petits chiens morts.
bouèlas. Ils étaient, disaient-ils, des chasseurs de cire Ils ramassaient en courant les termites et se les four-
et ils annonçaient à mes guides qu'il y aurait une raient à pleines mains dans la bouche. Les rats aussi
grave imprudence à se rendre maintenant à la Cou- étaient un mets dont ils étaient ravis, particulière-
chibi. Le chef d'un des districts que nous devions ment une petite espèce qui se terrait dans les trous
traverser venait de mourir, et nous courions le risque des abeilles et se nourrissait sans doute de miel.
d'être maltraités et pillés en conséquence des cou- Le lendemain matin nous nous remîmes en
tumes qui prévalent en de telles circonstances. route en longeant la rive droite.
Vers midi, je m'a-
perçus de l'absence
VIII d'un grand nombre
de mes gens. Ayant
L'arbreopoumbouloumé.
Porteurs infidèles; fait faire halte, je
châtimentetclémence. revins sur mes pas
L'antilopesongué.
pour voir ce qu'ils
Je campai sur la étaient devenus. Je
droite de la Couchibi trouvai plusieurs de
le 25 juillC't. cette ces garnements dans
rivière est séparée le bois, occupés à
de la Coubangui par troquer mes cartou-
une forêt primitive ches, qu'ils avaient
dont la végétation volées, contre de la
est des plus riches. viande de quichôbo,
Par places, il était du poisson et d'au-
fort difficile de s'y Rut des abeilles. Gravure tirée de l'édition anglaise. tres victuailles, que
ouvrir un passage, leur donnaient des
et, à chaque instant, il nous fallut retirer les hachettes Ambouêlas. En se voyant découverts, ils prirent la
de leurs fortes ceintures de cuir. fuite, excepté deux, le pombeïro Chaquiçondé et le
Je sentis une odeur aussi délicate qu'agréable elle docteur Chacaïombé, pris en flagrant délit. Ce der-
venait de la fleur d'un arbre qui poussait en abon- nier, tombant à genoux, me demanda pardon; mais
dance autour de moi. On ne connait peut-être aucune Chaquiçondé, tirant sa hachette, fit mine de m'atta-
fleur qui exhale un parfum plus exquis que celui de quer. Je la lui arrachai, et, l'en frappant avec le man-
la fleur de l'ouco c'est ainsi que les indigènes nom- che sur la tète, je le jetai à bas, où il resta sans bouger.
ment cette plante assez semblable à l'acacia. Je croyais l:avoir tué. Ce malheur me faisait moins
Il y avait encore dans la forêt un autre arbre qui de chagrin que sa cause même, car c'était la première
avait éveillé mon attention, à cause de l'excellent goût fois que j'avais rencontré un cas positif d'insubordi-
de ses fruits. C'est celui que les indigènes appellent nation dans ma caravane. Je me tournai vers les hom-
Par l'apparence, ce fruit ressemble mes qui s'étaient groupés autour de moi et leur or-
opoz~~izboulou~izé..
fort à celui du mapoléqué, mais il en dilJ:'ère par le donnai d'emporter le blessé au camp; ils s'en chargè-
est tout autre. 'rent tout de suite; la vue du sang qui découlait d'une
goût, et l'arbre qui le produit
mèm que celui assez laide blessure les avait rendus silencieux et
L'aspect de la Couchibi n'est pas le
des autres affluents de la Couando, au moins jusqu'au obéissants.

point où j'ai longé cette


rivière. Elle coule à travers Après avoir examiné le coup, je restai convaincu
une vallée longue et enfermée entre les pentes douces qu'il n'était pas mortel. Quand les blessures à la
de montagnes couvertes de bois épais. tète ne tuent pas de suite, elles guérissent bientôt.
Des herbes vigoureuses c()uvrent en abondance ses Je fis en faveur de cet insEnsé tout ce que mon mince
assez raides savoir 'me conseillait, puis je réunis en conseil les
rives, mais elles s'arrêtent aux pentes
284 LE TOUR nU 1TOV'DI:.

autres pombe':ros pour décider du chàtiment que mé- résidence du sova de la Couchibi. Nous y dressâmes
ritait son double crime. La majorité des voix condamna notre camp.
le coupable à mort, les autres se déclarèrent pour
les étrivières jusqu'à la mort exclusivement. L'homme I1

ayant recouvré ses sens, j0 le fis entrer pour lui pro- Dema manièredc vivre cn Afrique.
noncer son jugement; je lui représentai la na ture
odieuse des fautes qu'il avait commises, puis je lui Avant de parler de la tribu des Ambouêlas et de la
ordonnai de s'en aller en liberté après lui avoir riche contrée du'arrose la Couchibi, j'ai quelques
recommandé de ne plus pécher. Ma clémence pro- mots à dire sur ma façon de voyager ou plutôt de
duisit le plus grand effet sur l'auditoire, bien que, vivre en Afrique.
de prime abor,-1, il eût de la peine à croire que mes Je me levais à cinq heures. Je me déshabillais,
paroles dussent ètre prises au sérieux. m'étant ton,jours cou.:hé vêtu et armé, et je me bai-
Le lendemain, nous fîmes une étape de six heures, gnais dans une eau chauffée à dix-huit degrés cen-
toujours en suivant la droite de la rivière. tigrades.
o On aperçut ce jour-là du gibier en quantité; mais L'eau froide est un excellent tonique. Les Anglais
il était très farouche et je ne pus tuer qu'une songué. ont l'habitude de s'y baigner; mais moi je ne m'en
C'est une élégante créature bien différente de celle servais que pour les usages de propreté. Je tenais
à laquelle les Bihéno3 donnent le même nom entre la toujours au feu un pot de fer rempli d'eau bouillante
côte de l'Allantique pour me procurer la
et le Bihé. Celle que température que je
désirais. A ce pro-
je tuai mesurait un
mètre trente-huit pos, je dois mention-
jusqu'à l'épaule et ner ma baignoire en
un mètre trente- caoutchouc que j'a-
trois en longueur, vais achetée à la mai-
son Mackintosh de
depuis l'épaulc' jus-
qu'à la racine de la Londres. C'est un
vrai trésor, qui est
queue.
Son poil était encore en parfaitt
colirt, de couleur état après un emploi
aussi long que pcu
rougeâtre et d'une
teinte uniforme. ménagé. D'ailleurs
D'un saut elle pou-- il faut accordcr un
vait parcourir cinq éloge semblable à
mètres trente-cinq, tous les articlcs en
et j'en ai vu plus caoutchouc que fa-
d'une en l'air, fran- brique l'Angleterre.
chissant les roseaux Après le bain, la
qui s'élevaient à un toilette. Une cale-
m7.tra.rrllatT'P-vinp"ts basse large de qua-
au-dessus du sol. Quand elle est aux abois, elle com- rante-cinq centimètres me servait de cuvette, et mes
bat avec beaucoup de courage et mème avec férocité. serviettes étaient du linge le plus fin de Guimaraens.
Sa viande est d'assez bon goût, mais fort sèche, comme Brosses, éponges, savons et parfums (je m'en suis
celle de toutes les antilopes. Elle paît en bandes et beaucoup servi en Afrique) étaient d'excellente dna-
toujours hors du bois, posant une sentinelle pendant lité en leur genre. Pendant ma toilette, j'avais pour
ce temps. Elle ne gagne la forêt que si elle est pour- valet de chambre Catraïo. Quand elle était finie, il
suivie de près, et, dans ces cas-là, elle n'hésite pas rassemblait et resserrait avec soin tout ce dont je m'é-
à traverser une rivière. Elle disparait tout à fait après tais servi; ensuite il m'apportait les chronomètres, le
les portions supérieures de la rivière Nindà. thermomètre et le baromètre.
Le lendemain, je reniarduai que, à mesure que nous Je remontais et comparais les premiers puis j'en-
descendions, la plaine des dpm côtés de la rivière registrais les indications que me fournissaient les
allait en s'élargissant, et le nombre des antilopes, autres instruments.
surtout des songués, en croissant. Pendant ce temps, le jeune Pépéca avait préparé
Notre provision de vivres était redevenue bien le thé; il me l'apportait.
maigre, au point que, dans cette journée, notre der- On le versait dans des vases de porcelaine de Chine,
nière ration de massango fut consommée. auxcfuels j'attachais la plus grande valeur, parce qu'ils
Mais, le 29 juillet, une étape de trois heures nous m'avaient été donnés par la femme du lieutenant
conduisit jusqu'en face du village de Cahou-h'éo-oué, Rosa, de Quilenguès.
Chàlill1ent de Chaquiçondé (voy. p. ~83). Compositiou de E. Bayard, d'après le texte.
286 LE TOUR DU MONDE.
Ce service à thé, fin comme une feuille de papier, mes notes, à calculer mes observations ou à des-
d'une pàte transparente et d'une forme élégante, était siner. L'encre que j'employais à tous mes travaux
un de mes bonlieuri. Jamais, à mon sens, le breuvage m'était fournie par une de ces petites bouteilles
qu'on
n'avait la même, saveur quand je le buvais dans un encriers
appelle magiques, et dont chacune me dura-il
vase autre que dans une fragile tasse de purce- de deux à trois mois.
lainc. Ce système de prendre des notes en marchant et
Après avoir avalé trois tasses de thé vert sans sucre, durant le jour, puis de les transcrire au
journal, me
puisque je n'en avais plus, et avoir fait empaducter fournissait un double mémorandum de mes actes.
les pièges, je donnais le signal du départ. Il avait J'avais ainsi la chance, en cas de perte de l'un, de
rarement lieu avant huit heures, à cause de la diffi- conserver du moins l'autre- J'écrivais au
crayon
culté extrême qu'on avait à retirer les homrnes d'au- mes notes quotidiennes sur de petits calepins,
quc jc
près des feux, autour desquels le froid les retenait. scellais avec la cire quand ils étaient remplis. Outre
Voici quel était l'ordre de notre marche. Cahinga, la relation des faits,j'insrrivais dans ces petits livrets
nègre de Sil.va Porto, s'avançait le premier, portant les brouillons de toutes mcs observations tant astro-
le drapeau; immédiatement après lui venaient lcs
nomiques que météorologiques. En partant de Dur-
caisses de cartouches; puis le bois et les cordes à ban, je les ai envoyés au Portugal par la voie de l'An-
l'usage du campement. Les autres porteurs, confusé- gleterre, et ils sont tous arrivés à bon port à Lis-
ment t mêlés, suivaient en file indienne; enfin moi, bonne. Ils y sont encore, toujours scellés. Quant à
Vérissimo et les pombeïros, nous fermions la marche. la copie que j'en avais faite, clle est demeurée con.
Pendant l'étape, je prenais note du chemin suivi stamment en ma possession et constitue la base du
et calculais la longueur de nos marches au moyen de récit que je compose à présent.
la montre et du podomètre. Ordinairement nous fai- Avant d'cntreprendre ce voyage, je ne m'étais pas
sions quinze à kilomètres quelquefois les cir- fait une aussi juste idée de la valeur du
temps ni de
constances exigeaient qu'on poussàt plus avant. En- tout le parti qu'on en peut tirer si on
l'emploie judi-
suite venait le moment de camper, et, durant une cicusement.
heure, tout le monde s'employait à la construction A la tombée de la nuit, lc bois pétillait sur mon
des huttes. foyer passager et me donnait à la fois chaleur et lu-
A cette fin, quelques-uns allaient abattre les arbres, mière. Quand je n'avais pas d'observation à faire du-
d'autres les ébranchaient, d'autres aussi s'occupaient t rant les heures obscures, ou quand, ce qui arrivait
à ramasser de l'herbe. souvent, la fatigue m'obligeai à chercher le repos,
Ce travail généralement prenait une heure; mais, je m'étendais sur les peaux de léopards qui formaient
avant de me retirer chez moi, j'avais l'habitude de ma couche et je prenais pour traversin la petite valise
relever mes observations pour mon registre météoro- où je serrais mes papiers.
logique, qui était réglé à quarante-trois minutes de Je me réveillais régulièrement à trois heures. Cette
Greenwich. habitude acquise pendant le voyage avait sans doute
Je savais l'heure en consultant une montre que pour' première origine le froid qui précédait toujours
Pereïra de Mêlo m'avait envoyée de Benguéla au l'aurore. Je me levais, je garnissais de nouveau mon
Bihé. Enfermée dans une boite de bronze, c'était feu expirant, j'allais à la porte de la hutte où
pendait
un pur cylindre, de manufacture suisse, avec huit un thermomètre et notais le degré qu'il
indiquait,
rubis, etc.; elle marchait admirablement. parce qu'à cette heure j'étais sûr d'obtenir un mini-
Au temps fixé, j'appelais Catraïo, qui m'apportait mum à peu près exact. Malheureusement le thermo-
mes instruments. Je me servais d'un thermomètre mètre à minima et à maxima me manquait; par con-
horizontal (guouncl-therm.ouzeter ~), qui avait appar- séquent les valeurs indiquées dans mes registres
tenu à l'infortuné baron de Barth. Chaque fois que sous ces rubriques ne sont que des approximations.
je remuais l'instrument, tous mes porteurs du Bihé se Le maximum est la température que je notais à une
tenaient debout à distance, examinant avec surprise heure trente minutes de mon registre, ou à zéro qua-
ce que je faisais, et, bien que l'opération fùt répétée rante-trois minutes, temps de Greepwich.
chaque jour, ils formaient toujours le même cerde et De trois heures du matin à cinq, jq passais le temps
exprimaient par leurs figures et leurs gestes le même à fumer près de mon feu. Il m'arrivait souvent dc
étonnement. consommer ainsi une 'douzaine de cigares en rêvant
Quand mes notes avaient été dùmcnt enregistrées, à ma patrie et aux êtres chéris que j'y avais laissés.
mon négrillon Moéro servait les assiettes et ma
ration, je n'ose pas dire mon diner, car mon repas
ne consistait alors qu'en une poignée de massango T
bouilli dans de l'eau. Jlauvaisenouvelle. LesAmbouêlas. Piège il gibier.
Après avoir mangé, si je me trouvais trop fatigué Les Muucasséquérës.
pour aller à la chasse ou parcourir les environs, j'em-
ployais mon temps à rédiger mon journal d'après A l'époque que je rappelle, je me trouvais sur la
COMMENT J'AI TRAVERSÉ L'AFRIQUE. 287

Couchibi, par 17° 60' est de Paris et 1/1030' sud de caravanes du Bihé. Ayant résolu -de m'arrêter là quel-
l'équateur, perdu, sans possibilité de recevoir aucune ques jours j'envoyai un petit cadeau au sova par un
aide, sans savoir où chercher les ressources indispen- messager, chargé de lui faire part de mes projets.
sables à la continuation de mon voyage.. Le Bihéno étranger m'apprit qu'on avait reçu des
nouvelles d.'une révolution dans le pays des Barozés.
Depuis le Bihé jusqu'à cet endroit, j'avais employé
le peu de balles de colonnades que je possédais; j'en Le chef indigène Manouaouino avait été expulsé et
avais sous les yeux les dernières pièces qui compo- remplacé par un autre, dont on ne connaissait rien
saient toute ma provision de monnaie. ou que peu de chose. Une telle information était loin
A peine mon campement était-il achevé, qu'un de me faire plaisir. En effet, j'avais entendu dire que,
étranger vint me trouver, affirmant qu'il était du malgré sa férocité sanguinaire à l'égard de ses propres
Bihé, et que depuis trois ans il avait été abandonné sujets, Manouaouino se montrait fort hospitalier en-
ver.~ les él rangers.
pour cause de maladie par une caravane. Comme plu-
sieurs de mes porteurs le reconnurent, je l'enrôlai à Les Ambouêlas parmi lesquels je faisais séjour
mon service. Ainsi j'élais arrivé sur le chemin des étaient de race pure, tandis que ceux que j'avais vus

près de la Coubangui étaient fort mélangés de Lou- posent la nuit dans leurs demeures aquatiques, par-
chazès. faitement SLlrsde n'y pas être attaqués.
Ceux qui habitent les bords de la Couchibi sont Le sova de Cahou-héo-ollé, sans perdre de temps,
en hostilité fréquente avec les Ambouèlas occiden- m'envoya des provisions et une bonne -quantité de
taux. maïs. Ce fut un vrai régal que ce plat de blé bonilli;
La race ambouêla occupe tout'le pays qu'arrose la je le saluai ave~c respect, en pensant que, du moins
Couando supérieure; mais elle est rassemblée prin- momentanément, le règne du massango avait pris fin.
Le jour suivant, de bon matin, je voulus aller faire
cipalement dans la région où cette rivière reçoit ses
affluents, nommés Queïmbo, Coubangui, Couchibi et un tour aux environs, mais la promenade y était dif-
Chicouloui. ficile à cause de la nature épineuse du sous-bois. Ce-
Sur la Coubangui, les villages sont construits soit pendant je réussis à aller à près de cinq kilomètres
dans les Hes dont la rivière est parsemée, soit sur des du camp. Là je rencontrai un énorme piège à gibier.
Il était formé par une haie baute, qui pouvait bien
pilotis enfoncés dans l'eau courante. Les habitants de
ces villages étant seuls. à posséder des canots, ils re- avoir de quinze cents à trois mille mètres d'étendue,
288 LE TOUR DU MONDE.

et qui enveloppait presque un espace circulairc. A le terri toire qui vade la Coubaujo à la Couando ceux-
chaque vingtaine de mètres, une entrée s'ouvrait dans ci habitent sur la rivière et ceux-là dans les forêts.
la haie pour conduirc dans des enclos plus élroits, soi- Ils ont ensemble fort peu de rapports, mais ils ne
gi2cliseineilt couverts par un ourivi ou un engin fort. sont pas ennemis. Quand la faim les presse, les Mou-
Une troupe d'hommes se rassemble et hat le bois casséquérès viennent trouver les Ambouêlas pour tro-
tout il l'entour, eITrayant par leurs cris les lièvres, les quer de quoi manger contre de l'ivoire et de la cire.
petites antilopes et d'autres animaux. Ceux-ci, fai·ant Les Moucasséquérès doivent être regardés comme
tous leurs efforts pour s'échapper, se lancent dans les les vrais sauvages de l'Afrique tropicale du sud. Ils ne
enclos et sont pris dans l'ourivi. construisent aucune demeure ni rien qui y ressemble.
J'ai reçu lavisite du sova. C'était un lioniiiip un peu Nés à l'ombre d'un arbre de la forêt, ils mourront vo-
avancé en âge, doué J'une tournure s}mpaLhir¡ue et lontiers de même. Ils ne s'inquiètent ni des pluies (lui
d'un profil assez hébreu. Son habillement était com- inondent la terre, ni du solcil qui la brltle, et ils sup-
plet et consislait, outre une espèce d'uniforme, eu un portent avec le même stoïcisme que les bêtes sauvages
manteau de toile blanche avec, un grand et beau mou- les rigoureuses alternatives des saisons.
.choir autour du col. Sa tète était couverte d'un bonnet A de certains points de vue, on dirait même qu'ils
rouge avec des lisiirc5 noires, et sont inférieurs aux fauves ha-
à sa main il tenait une concertina hitants de la junglc le lion et
dont il tirait les sons les plus dou- le tigre se retirent au moins
loureux. dans une caverne ou dans un re-
Il me fit t unnouveau cade'au paire les J\1oucasséquérès n'en
de maïs, de manioc, de fèvcs ont point.
et de poulcts, que je lui rendis Ne cultivant pas la lerre, ils
sous la l'orme d'un petit nombre n'ont aucun outil agricole. Leur
de de poudre, le pré- alimentation ne se compose que
sent le plus estimé sur les bords de racines, de miel et d'animaux
de la Couchibi. pris à la chasse aussi chaque
Le vie(ix chef se retira, plcin tribu est-elle toujours en cluc-te
de satisfaction et promettant de de racines, de miel et de gibier.
revenir sous peu. Il leur arrive rarement de dor-
En causant avec moi, il m'ap- mir clans l'endroit où ils étaient
prit que les souvcrains des I3a- la veille. Leur arme unique est
rozés aV<licntpris l'habitude de la !lèche; mais ils en usent avec
réclamer de lui un tribut qu'il une adresse telle que l'animal
avait toujours payé afin d'éviter qu'ils ont aperçu peut d'avance
la guerre. Il avait ainsi laissé être considéré comme atteint.
établir une sorte-de vasselage à L'éléphant lui-mcmc tombe sou-
Le soya dé 1_ahou-héo-oué.
ses dépens. Gravura Liréc de l'éditioti anglaise. vent sous leurs coups.
Dans l'après-midi, mes nègres Ces deux races de la contrée
firent prisonniers dans le bois deux Moucasséquérès. se ressemblent aussi peu au physique cru 'au moral.
Ces pauvres sauvages tremblaient de fi-a3-eur et L'Ambouéla est un noir dont le type appartient à
certainement se considéraicnt comme perdus. la race caucasidue; le 1\Zoucasséduérè est un blanc
Ils savaient un peu l'idiome des Ambouèlas, ce qui qui a le type hideux de la race 1>ottenlote.
nous permit de nous entendre par l'intermédiaire SERPAPINTO.
d'un interprète. Ils se figuraient qu'on allait les con-
Traduit de l'anglais par J. liELI1\-DE LAUNAY.
damner à la mort ou, tout au moins, à un esclavage
(La suite à la prochaine liurai~on.)
perpétuel.
J'ordonnai qu'on les laissât libres et qu'on leur
rendit leurs armes; j'ajoutai du'ils avaient toute fa- EnnATWI. On a omis de placer sous la gravure de la page 246
la légende suivaute
cilité de retourner chez leurs compagnons, et je leur
Plan du village de Belmonté dans le Bil~é.'
donnai quelques fils de verroteries pour leurs fcmmes. i. Entrée du village. 2. Entrée de la maison de Silva Porto. 3. La mai-
C'est à peine s'ils en pouvaient croire leurs oreilles son. 5. !'nlio 0\1 cour intérieure. 5. Cuisine et office. 6, 6. Loge-
ments des Gra nd Le~ carrés imliqucnt les cases
et prendre au sérieux ce que je faisais et ce que je des nègrl:5. J)aiis l'euclas, une croix marqua le cimetière. Au-dessous de la
disais. Je leur fis prendre ensuite quelque nourriture. cu bine sont deux jardins. Les arbres, vaguement l'squissés, sont des oran-
gors. La ~alissade de la propriété (sl LCj['dée dc rosiers toujours fleuris.
Les Moucasséquérès occupent, avec les Arnbouèlas, Les arbres plantés autour des cabanes et de l'eilelus sout des sycomores.
G~T TOUR DU MONDE. 289

de D. Maillart, J'après les gravures de l'éditioli anolaisa.


Chasseur et femme ambouèlas (roy. p. =D4-=9~). Composition

COl~~II~~ILNT J'AI TRAVERSÉ L'AFRIy)UE,

DE L'OCÉAN ATLANTIQUE A L'OCÉAN I~DIE:


PAR LE MAJOR SERPA Pl~TOI.

IB77-I878. TEXTE ET DESSINSINEDITS

1I

et coutumes. Un gué de la Couchibi. La rivière


et Abondance. Cienveillance des naturels. Peuples
Opoudo Capéo. Tombe do Louis
Gibier. Bêtes fauve,. -La rivière Chalongo. -Jour de terreur. Les sources de la Ninda.
Cliicouilotii.
Albino. l'laine de la Gnengo. Fatigue et famine. Le Zambési.

aux
Le soir, l'état vermeil de l'atmosphère où se reflé- gnés du tintement des anneaux qu'elles portaient
taient les nombreux feuix de mon escorte et le son des bras et aux poignets.
voix enjouées donnaient à notre camp un air de fète Le type de beaucoup de ces Africaines me frappa
mes gens cabriolaient comme des fous au son de la comme étant purement européen. Quelques-unes d'en-
tre elles auraient pu rendre jalouses bien de nos dames
musique barbare des Ambouêlas. Plusieurs filles dan-
en beauté et mème en
saient avec eux; leurs mouvements étaient accompa- d'Europe, qu'elles égalaient
gràce.
1. Suite. Voy.pages 193,209,225,241,257 eL213. Il parait que la coutume de ces Ambouèlas, quand
LIV. 19
XLI. 1061"
290 LE TOUR DU MONDE.
une caravane arrive dans leur pays, est d'accourir au l'ut levée et quelqu'un entra. C'était la petite servante
campement pour chanler et danser; puis, la nuit s'a- Marlana. Elle s'approcha du feu, le releva et y ajouta
vançant, les hommes se retirent eu laissant leurs du bois puis, se tournant vers les filles ambouèlas,
compagnes derrière eux. Le lendemain, les visiteuses elle battit des mains à plusieurs reprises, ce qui est
s'en vont dans leurs villages, d'où généralement elles la façon de saluer poliment, usitée dans le pays en-
reviennent apporter des cadeaux. suite, ayant prononcé les mots ci-q2(é-lott,, cü-gué-tozc,
1)'après cet étrange usage, le vieux sova Moéné elle ajouta « L'homme blanc désire être seul. Venez,
Cahou-héo-oué m'envoya ses deux filles Opoudo et ma hutte est voisine de ceUe-ci et vous y serez les
Capéo. hienvenues. »
Opoudo pouvait avoir vingt ans et Capéo seize. Les filles du sova Cahou-héo-oué se levèrent de
L'aînée était assez laide et de façons merveilleuse- suite et sortirent avec Mariana.
ment hautaines; l'autre était une charmante petite Le lendemain, suivant l'usage local, elles revin-
créature d'un air souriant rent pour me faire leurs
des plus agréables. cadeaux. Je leur donnai,
Capéo ne parlait que le pour ma part, quelques
dialecte des Ganguèlas, verroteries.
que je n'entendais point, Peu après, leur père
mais Opoudo s'exprimait me faisait annoncer qu'il
couramment dans celui m'attcndrait dans l'après-
des Hamboundos. midi et qu'il m'cnverrait
Elles entrèrcnt dans un bateau pour m'ame-
ma hutte et je les reçus ncr chez lui.
cordialement, mais avec, De nouveaux visiteurs
une réserve qui offensa fort peu désirés s'étaient
leur amour-propre. introduits dans notre
« Pourquoi nous mé- des cobras, que
camp
prisez-vous me demanda les nègres déclaraient ve-
vi vementOpoudo d'un ton nimeux, et des scorpions
impérieux. Il ne serapas noirs, longs de dix à onze
dit que les filles du chef centimètres. Un oll deux
des Ambouclas ont été des hommes furent pi-
mises par lin homme
qués par ces reptiles dé-
blanc hors de sa lente. » goûtants; mais le poison
Je me troavai si stu- n'cut d'autre 'effet flue de
péfait t (lueje ne pus pas les faire beaucoup souf-
répondre uu mot. frir aux endroits blessés,
Les deux filles s'étaient qui s'enflèrent momen-
assises sur mes peaux de lanément.
léopard taudis que je me Lepeuple ambouêla est
tenais debout. Le grand le premier que j'aie ren.
feu qui nous séparait je- contré dont les planta-
tait dans l'intérieur de la Lions ne soient pas cachées
liutte sa lueur rougeâtre dans la forèt. Les champs
La petite Mariana.
un peu adoucie par la Dessin de D. Maillarr; d'après un portrait de l'édition anglaise. de culture sont en rase
verdure du feuillage qui campagne, sur les bords
hOL'daiLles parois. Sous l'éclat de la flamme, Capéo de la rivière. C'est peut-être cette coutume qui a valu
m'apparaissait comme une gracieuse stalue. aux Ambouêlas la réputation de bons agriculteurs.
Au dehors, les sons étranges de la musique bar- Les inondations accidentelles couvrent la terre d'un
bare avaient cessé; les voix s'abaissaicnt, le silence dépôt très riche qui sert aux champs d'engrais na-
remplaçait par degrés les bruits de la soirée. turel. On n'y pratique pas d'irrigation à proprement
« Notre volonté est de rester ici, reprit fièrement
parler, ce que je n'ai d'ailleurs vu faire par aucune
la princesse ambouèla; laissez-moi vous dire, homme tribu en Afrique cependant j'ai remarqué qu'on avait
blanc, que, si vous êtes un des chefs du roi blanc, la précaution de drainer les terrains en y faisant des
je suis, moi, la fille d'un sova. » tranchées profondes le long des cultures.
Je m'eifôrçai de m'armer d'une dureté de physionomie Mes occupations m'avaient absorbé tout le jour, au
et de manièrcs tout à fait opposée à mon naturel; mais point que, le soir seulement, je me rappelai que le
on doit concevoir que j'éprouvais un réel embarras. sova m'avait averti qu'un bateau m'attendrait pour me
Soudain, la peau qui servait de porte à ma hutte porter à son village.
de l'adition.
Opoudo et Capéo. Composition de D. Maillart, d'apl'C5 le texte et les gravures auglaise
292 LE TOUR DU MONDE.

En arrivant -,ila berge, je fus un peu intluict dc temps nous rctcnaient comme dans un filet. Une fois
voir c[tic Ic fr~lc csquif élait monté seulement par mèmc, nous fùmcs si emprisonnés que je m'attendis
les deux filles du clic! Opoudo ct Capéo! à chavirer et que je vis, en imagination, ces brunes
Cependant, j'entrai dans le canot, m'y assis et naïades et moi, au milieu des eaux, luttant contre les
donuai le signal. du départ. L'habileté des deux crocodiles.
jeunes femmes me rassura promptement elles cu- Ce malhcur nous fut épargné; une adroite ma-
rent bientôt fait de «soi~lirdc la petite crique ou du des pa~aics nous délivra, ct Opoudo se mit à
canal qui conduisait à la rivière. parler.
Le soleil- s'abaissait rapidement vers l'horizon. Le Il est trop tard aujourd'hui, me dit-clle, pour
canot glissait dans les espaces laissés libres par l'o- aller cltcz'mon père; vous vous ètes fait attendre
pulente végétation aquatique qui prodiguait à la sur- longtemps. »
face des eaux ses trésors de fleurs. Les bouquets de Peu après, nous abordions à un endroit convenable.
victoria-regia et une foule de nénuphars d'espèces Elles m'accompagnèrent jusqu'au camp.
différentes formaient des épaisseurs qui de temps en La nuit tomba. Je retrouvai bientôt dans ma hutte

les filles du sova, causant de choses et d'auLrc~, tan- Le lendemain matin, je fis ma visite au sova; mais,
dis qu'au dchors retentissaient le tambour des fêtes pour éviter tout accident, je mis à l'eau mon bateau
et tous les bl'llits de la gaieté et des danses. Quand de caoutchouc et le montai pour me rendre au vil-
ils eui'ent cessé, les deux sieurs s'étendirent à l'en- lage.
trée de la liulte- le long d'un feu qui jetait de vives Une liuilte, est réservée à l'usage personnel du sovaj
lucllrs. Jc voulus lcur faire reprendre lcurs quartiers quatre sont ass:gnées à ses quatre femmes; le reste
clans la hutte de la petite Mariana. Opoudo s'y re- sert de greniers.
fusa tout n~t. Elle éLaiL une biche de la forct, di- Je près de l'habitation du chef, une es-
sait-elle, et s'inquiétait peu de l'endroit où elle re- pèce. de ti-opliée rustillue, composé de crânes et de
posait. cornes d'animaux ainsi que d'autres dépouilles de
Durant cette journée Aogousto avait hattu le bois chasse.
en quêtc de gibier. Il y avait trouvé uuc troupe de Le soya, ayant à ses côtés ses deux favorites, me
petits singes, lcs premiers que nous eussions ren- fit anc réception très gracieuse.
contrés depuis l'Océan. A peine étais-je assis, que mon interprète et l'nne
COMMENT J'AI TRAVERSÉ L' AFRrQ DE. 293
des favorites se mirent à frapper vigoureusement les poussait avec surabondance et y acquérait une force
paumes de leurs mains l'une contre l'autre; après telle que, souvent, elle han'ait le passage aux ba-
quoi, ramassant un peu de terre, ils s'en frottèrent teaux.
la poitrine, en répétant à plusieurs reprises avec rapi- De plus il m'assura, et j'eus par la suite occasiôn
dité les mots baniba et calounga.; puis ils finirent par de vérifier qu'il avait eu raison, que la Couando porte
se battre encore les mains, mais avec ce nom jusqu'à Linianti; ensuite on l'ap-
moins de force qu'auparavant. Tel fut le pelle tour à tour Couando ouLinianti; mais,
cérémonial d'introduction. nulle part, on ne la nomme Chobé ou
Le chef m'exprima le désir de voir mon Teliobé, ainsi que les cartes l'indiquent.
bateau et même il s'en servit pour faire La race ambouêla a sur la Couando le
une petite promenade sur l'eau. même mode d'existence que sur la Cou-
La manière dont flottait ce canot por- chibi, et elle établit toujours ses villages
tatif lui causa un étonnement sans bor- dans les îles de la rivière.
nes il me supplia plusieurs fois de n'en Les coiffures déraisonnables, qui n'exis-
pas vendre de pareils aux Ambouêlas de tent pas chez les Quimbandès, se retrou-
la Coubangui; autrement, disait-il, lui et vent sur la Couchibi. De même, les caouris
son peuple seraiert perdus. y reprennent toute leur valeur, non pour
Je le calmai à cet égard, en lui as- l'ornemenlalion de la tête, mais pour
surant que les blancs ne désiraient pas celle des ceintures qui en sont toutes par-
la guerre entre les noirs et se garderaient semées.
bien de leur en fournir les moyens. On me montra une invention qui me
En rentrant dans son ile, le chef en- parut curieuse. Sur deux grosses four-
voya chercher une calebasse de bit~~qoii~2- ches, s'élévant du sol à environ un mè-
do, une coupe d'étain et un pot de mar- tre, était couchée une sorte de massue,
melade de Lisbonne, qu'un commerçant du Bihé lui longue d'un mètre à peu près et ayant vingt ou vingt-
avait laissé en passant. cinq centimètres de diamètre. Enveloppée de paille,
Après avoir rempli la coupe, le chef versa sur le elle avait tout à fait l'air d'un gros rouleau. Cet
sol quelques gouttes de la liqueur écumeuse, les appareil était l'ceuvre d'un homme à médecine fort.
recouvrit avec de la terre humide, et avala sans renommé, qui l'avait doué des vertus les plus ex-
reprendre haleine tout le con- traordinaires.
tenu. Mes rapports avec les indi-
Mon interprète lui ayant ap- gènes continuèrent d'être d'une
pris que je ne buvais que de agréable cordialité. Les filles du
l'eau, le sova tendit à la ronde sova ne se lassaient point de
la calebasse à ses favorites; elles me témoigner une grande amitié
eurent bientÔt fait disparaître le et m'apportaient des cadeaux.
reste du liquidc. De fait, ma nourriture et celle
A midi, je pris congé et re- des négrillons attachés à mon
tournai au camp. service étaient entièrement four-
La fin de la journée se passa à nies par elles. Elles me furent
causer avecun petit chef, frère' aussi très titilefi pour me pro-
du 'sova; il avait l'intention de curer les porteurs et les den-
se rendre au Zambési par la Cou- rées indispensables à la tra-
chibi et la Couando. Il m'eut l'air versée d'un vaste désert, où il
d'un garçon fort intelligent. Il serait absolument impossible de
parlait le portugais assez cou- me ravitailler.
ramment, ayant appris notrc Cependant mes ressources pé-
langue lorsqu'il était soldat à cuniaires étaient presque épui-
Loanda. Du temps où l'horrible sées. Il ne me restait plus
que
trafic florissait, il avait été con- la poudre de mes cartouches, un
duit dans cette ville comme es-
peu de perles et un peu de cuivre
clave. C'était un grand chasseur
pour faire des anneaux. Deux de
aui. durant ses exnéditioris. avait mes 1.porteurs avaient la (-.Iinrue
u,6~
fréquemment parcouru les bords de la Couando jus- du présent que j'avais destiné au souverain des Ba-
qu'à Linianti. Il m'affirma que la Cotiando était com- rozés; il se composait surtout d'un petit orgue orné
plètement navigable sans rapides, mais, de temps à de deux poupées automatiques qui dansaient au son
autre, étendue sur un lit si large qu'elle avait peu de la musique. Cet instrument était une source iné-
de profondeur. Partant, la végétation aquatique y puisable d'amusement pour les indigènes. AogousLo
294 LE TOUR DU ;IO~DE.
eut en tirer du profit; il exhibait les petits danseurs aisément à la nourriture de bètes à cornes ou à laine
et se faisait donner des acufs en paycmcnx par les en quantités immenses. Le gros bétail disparaît à la
spectateurs. Je m'amusais à le voir éprouver ses œllf~ sortie du pays des Quimband,~s. Chez les Louchazès,
en les plongeant dans l'eau avant de les
accepter; il on peut, de temps en temps, rencontrer fhl~'1q11CS
est vrai que, grâce à la popularilé dont jouissait ce chèvres et
q\1C'lqllcstandis que ceux-ci abondent
spectacle, il était ar- chez les Bihénos, et
rivé plus d'une fois du Bihé à l'Atlanti
que d'avides ama- que. Ou a peur de
leurs s'étaient effor-
paraitre riche en lié-
cés de faire accep- tail et, partaut~ de
ter par Aogousto des devenir l'objet des
ceufs furtivement en-
attaques et des pil-
levés de la poule leries.
Chin~u7~né. Un quart de la grandeur naLurelle, peau douce sans C:t:aillcs, lu dos hl'un avec des
qui les couvait. places plus foncées, forme triangulaire où le sommet est le dos, trois nageoires au ventre, Le chien ne dé-
MoénéCahou-héo- deux sous-dorsales et deux dûr5ales, sur la boUt~he deux harbillons,.dçw à la nnlchoire
ment pas son carac-
ilJférieure. Ce puisson fait partie d'une famille très commune en el qui compte
Afrique
oué, sans doute grâce des espèces nounbreuses. Gravure tirée de l'édition an~laise. tère sociablc parmi
à la recommandation les nègres; c'est un
de ses filles, résolvait toutes les difficultés qui s'éle- gardien vigilant qu'on trouve dans toutes les tribus
vaient et m'aidait activement dans mes préparatifs de de la race
ganguèla. Cette partie de l'Afrique ne pos-
départ. sède, il est vrai, qu'une variété des barbets et quel-
Quant aux deux pauvrettes, elles s'étaient décidées ques caniches dégénérés. Les Quimbandès et les Bi-
à m'accompagner en personne jusqu'aux limites du hénos montrent peu d'estime pour le chien vivant;y
territoire de leur père, et ce n'est à leurs yeux qu'une
ce fut Opoudo qui prit elle- viande de boucherie.
même le commandement de Les Ambouèlas sont
mon escorte. d'assez bons chasseurs, et
J'ajouterai ici quelques leur habileté à la pêche est
détails sur les Ambouëlas, il est vrai
remarquable
qui s'étaient montrés si leur vie sur
Llfll~OU[r,(¡a- Gran'¡{'u!' naturelle, écailles et ~lur, s l'nulpur gris noi- qu'ils passent
notablement hospitaliers à ràlrp, ventrr bl;,IlC argenté, cinq ~ageoires wnLrales, uue lornLairf. une rivière dont la faune
mon égard, et sur le pys toutes mulles. Gravure tirée de ("édition anglaise.
aquatique est des plus va-
qu'ils habitent. Leur lan-
gue est celle des Ganguêlas, qu'on commence à en- La Couchibi est, de toutes les rivières que j'ai
tendre à l'est de la Couqueïma. Ainsi que le ham- traversées, la plus riche en poissons. Les naturels
boundo, dont il est un dialecte, le ganguèla est d'une m'en ont, durant mon séjour, fourni dix-huit variétés,
pauvreté excessive. et, d'après eux, la collection était loin d'être complète.
De tous les peuples que j'avais visités jusqu'à eux, J'énumère ici ceux
due j'ai pu voir et examiner, avec
les Ambouêlas étaient les noms que leur ont
les plus grands et les donnés les indigènes.
plus habiles agricul- Petits poissons, d'une
teurs. Leur sol, du
loityzce~crirt.férieu~~e ù.
reste, paye vraiment vingt cenlimètres
avec une prodigalité 1" Moussozi, 2" Mango,
merveilleuse leur tra- 3" Chinguéné, 1[0 Chi-
vail. Fèves, citrouilles,
bembé, 5° Limboumbo,
patates douces, arachi- poissons sans écailles
des, ricin et cotonnier, 6° ~ipa, 7° Chitoun-
ces plantes sont cul- Gnêlé ou chipoulo. Grandeur naturelle, écailles durrs et petites, dos gris rougeàtre,
ventre blanc roug¿àtre, trois
goulo, 8° Lincoumba,
tivées au milieu de une lombaire(dorsale)
nageoires ventralt!5, deux sous-ventrales (pectorales).
9" Gnêlé ou Chipoulo,
courant tout le long du dos et épineuse.- Gravure tirée
champs de maïs d'une de l'édition anglaise. 10° Lingoumveno, pois-
qualité excellente. Le sons à écailles.
manioc est également une culture du pays. G~~a.rzds ~oi.ssons, cle vingt ca ci~z~lu.arzlece~ztimè-
Les Ambouêlas n'ont point d'antre animal domes- t~~cs 110 Cho, poisson sans écailles; 12° Moucounga,
tique que la volaille. Constamment troublés par la 13° Oundo, 11[0 Chinganja, 15° Nassi, 16° Boula,
crainte des incursions de leurs voisins, ils mènent 1î° Ganzi, 180 I3oeï-io, poissons à écailles.
une vie qui les empêche d'élever du bétail
gros ou Six g~~aizclsma.~izrzzifèr~esIzabiterzt la Couclzibi
petit; par suite ils laissent à l'abandon de vastes ter- 10 Hippopotame, 2" Quichôbo ou Bouzi (antilope),
rains, couverts d'admirables pàturages, qui suffiraient 3" Gnoundo (loutra commune), 1[0 Libaon (loutre
295
COMMENT J'AI TRAVERSE L'AFHIQUE
les Ambouêlas. Il n'y
que nous offrirent ce jour-l'a'
grandè,' tachetée de blanc), 5" Chitoto (loutre petite,
eut pas un porteur, pas même un nEgrillon, qui nc
tout à fait noire), 6" Dima (herbivore), ayant à peu
sans cornes, et vi- fùt en mesure de manger son poulet rÔti.
près la taille d'une petite chèvre
vant dans les rinmes conditions que le quichùbo. La modération et le bon naturel de ces' indigènes
me frappèrent vivement; c'était vraiment remarqua-
Cette rivière contient 'aussi un grand nombre de
et n'ont pas hle chez des Africains. Tous ces hommes étaient armés
reptiles mais les crocodiles sont petits
un naturel très vorace; les cobras ne sont pas tous d'arcs et de flèches quelques-uns portaient des as-
velllmeux. sagaIes.
Lés batràciens y ont beaucoup dé variétés; mais Ceux des Ambouêlas qui se servent d'armes à feu
tiennent en grande estime les l~i.<ar~i~zas qu'on fabri-
les Ambouéla-S ne les distinguent pas et leur donnent
canon de chaque
11p. nnm d(Il~imziouaacla. Les sang'-
f-1,Q Pn (J"pnpT'aL
0 que à présent en Belgique. Autour du
fusil. ils attachent
sues se multiplient
une bande de la
par myriades dans
les canaux et les ma- peau de la bête frap-
pée à la chasse; cette
res, partout où l'eau
est stagnante. précaution permet à
tout le monde, par
Je m'étais bien ap-
une simple inspec-
provisionné de maïs tion de l'arme, de
et j'avais réuni assez
coinpler 1C 11UILL1-C UCJW .muc~a nhnttl1P~- 'Mais Plle
uuamuc~. mu,aw,
d'hommes pour les porter, sous les orure5 uea HU""
n'a gujre d'autre résultat que de gâter l'apparence du
du sova. Le 4 aoùt, je partis, après des adieux affec-
de la Cou- fusil et de le rendre moins utile en annulant le point
tueux, et je continuai à descendre le long
de mire; il est vrai que, ne se risquant à tirer qu'à
chibi, sur sa rive droite.
une dizaine de pas, les Ambouèlas réussissent quel-
Deux heures après avoir quitté Cahou-héo-oué, lcs
le plus
où l'on pourrait en sù- duefois à jeter bas leur gibier. Le chasseur
guides me signalèrent un gué
reté traverser la rivière. Ils passèrent eux-mèmes pour heureux n'avait pas plus de dix bandes de peau à son
canon de fusil. Sans les pièges du'ils tendent dans
me montrer la route, et je remarquai qu'un homme
de taille moyenne pouvait marcher pendant une ving- les bois., ces pauvres gens n'auraient pas beaucoup
de peaux de bètes pour se vètir un peu.
taine de mètres en ayant de l'eau jusqu'à la poitrine.
A cet endroit. la rivière était large dc soixante-huit Parmi ceux qui se présentèrent au camp, je trouvai
1
un Ambouûla doué des ma-
à quatre-vingts mètres. Je
nières les plus attrayantes.
me déshabillai pour faire la
Il employa tous les moyens
reconnaissance du gué. C'é-
de persuasion pour me con-
tait une barre étroite, lon-
une vaincre que je ferais une ex-
~ée de chaque côté par cellente all'aire en échangeant
profondeur de trois mètres coul re une charge de poudre
à trois mètres soixante-cinq,
le beau coq qu'il tenait sous
et ayant un fond de sable
son bras. La grâce qu'il mit
très dur. Au-dessus du gué,
à me séduire m'amusa beau-
le courant était au moins de
soixante mètres à la minute. coup, et je finis par lui dire
que j'accepterais l'échange
Évidemment, une caravane
s'il réussissait, à cinquante
chargée ne pouvait tra-
verser sans difficultés. pas de distance, à tuer l'a-
nimal d'un coup de flèche.
J'ordonnai de commencer
le passage; il dura bien L'engagement accepté, je
rl""vhnnrnc Tnntr.rtnmns. me mis à mesurer la dis-
ainsi que Vérissimo et Aogousto, tance. Le coq fut mis à la place désignée, et l'homrne
je restai dans l'eau, nous Lirahuit flèches dont chacune passa fort loin du hut. Un
les deux seuls de la bande qui sussent nager,
tenant prêts à a$sister ceux des hommes qui per- groupe de spectateurs se piqua au jeu; enfin une nuée
de flèches fut lancée dans la direction du pauvre coq
draient pied.
Cette opération nous avait beaucoup fatigués;
aussi mais, bien que la distance eût été diminuée jusqu'à
le de camper peu après avoir passé la' quarante pas, le meilleur coup frappa encore à cin-
je pris parti
rivière, en arrivant au village de Lienzi. quante centimètres du but. Alors j'engageai mes Bi-
hénos à tirer, promettant que le coq appartiendrait
Les naturels accoururent binniôt en foule dans notre
ou des denrées à à quiconque le tuerait. Les meilleurs tireurs d'entre
camp, apportant ou des présents eux se présenLèrent..Celui qui approcha le plus fut
vendre ou à échanger. Jamais encore, en Afrique, je
n'avais vu une quantité de volailles' pareille à celle Jamba, un nègre de Silva Porto, dont la flèche s'en-
296 LE TOUR DU MONDE.
fonça à six millimètres de l'oiseau- Pourtant le pauvre En dansant (ces femmes aiment
pàssionnément la
animal, qui se voyait en péril, aurait pu se débattre danse), elles faisaient sonner leurs anneaux d'une fa-
et crier quelque temps encore si
je n'avais pas ter- çon assez musicale.
miné sa vie en lui envoyant une balle de ma carabine Pour se complimenter mutuellement, elles
'Winchester. frappent
à coups réitérés leurs poitrines nues.
Dans le bois, nous rencontrâmes un fort Chez tous les Ganguèlas la personne désireuse de
grand
nombre d'araignées blanches ayant des
corps aussi parler à un sova ou à un sovèta ne s'adresse pas à lui
gros que le haut d'un pouce. Elles mordent âprement directement, mais à un des nègres qui se tiennent
et causent un mal violent, mais momentané. debout aux côtés du chef. L'intermédiaire
Un nombre considérable de femmes se répète à
présentè- un second l'observation ou la
rent au camp. Elles portaient aux demande, et celui-ci
poignets de nom- la transmet au sova. La
réponse fait retour de la
breux anneaux de fer qui étaient d'une forme même manière. On m'expliqua ce procédé en me
qua-
drangulaire et avaient les deux bords extérieurs den- disant que la personne qui a parlé la première trouve
telés avec une épaisseur d'environ trois millimètres.
l'occasion, en entendant ses paroles deux fois répétées,

Passage à gué de la Couchibi. Gravure tirée de l'éditioii anglaise.

de corriger l'interprétation de sa pensée si elle lui


qnérè, son hôte, vint me faire une visite. J'eus le
parait erronée, et qu'il en est de même pour celle plaisir d'enrôler ce dernier pour me guider jus-
qui fait la réponse. Quant à moi, je crois que les so- qu'aux sources de la Ninda que je désirais voir.
vas ont établi une telle cotitump- afin de se donner, Une étape pénible de six heures à travers les en-
durant la triple répétition d'une phrase, le
temps de chevétrements de la forêt, où nous ne trouvâmes pas
préparer la réponse qui leur convient. une goutte d'eau, nous mena, moitié morts de soif,
Je fis une tournée de chasse aux environs de Lienzi, sur la rive droite de la Chicouloui.
en descendant la Couchibi jusqu'à son confluent dans Toute la nuit, les lions et les léopards assemblés
la Couando. A ce confluent, j'ai vu deux
grands vil- auto~r du campement poussèrent sans relâche leurs
lages d'Ambouèlas, Lignonzi et Maramo; entre eux épouvantables clameurs.
et Lienzi, il y en a un autre appelé Chimbambo. Le lendemain, au point du jour, je traversai l'eau
Le village de Catiba, gouverné par un noir de à un endroit où jadis un pont avait été
jeté sur le
Cahou-héo-oué, sujet du sova de la Couchibi, est au courant, sans doute par une caravane de Bihénos. Je
confluent de la rivière Queïrnbo. le reconstruisis et le passage eut lieu assez
aisément;
Le sovèta de Lienzi, accompagné d'un Moucassé- mais nous trouvâmes moins facile d'arriver à la forèt,
29/\ LE TOUR DU MONDE.
parce que, dans les marais de la plaine, on enfonçait se disputant l'autre les morceaux tenant à cette
de temps en temps jusqu'au-dessus de la ceinture. carcasse tout déchiquetée déjà par les carnassiers de
Plus d'uue fois, mon négrillon Pépéca y
disparut, à la terre et des airs. Ce spectacle me sembla plus hor-
la téte près, et nous eÙmes bien de la
peine à l'en rible encore que celui que m'avaient donné
retirer. quelques
minutes auparavant les bêles féroces.
Quand la traversée fut achevée, j'aperç.us, à prt~s de mon camp à la source d'un petit ruis-
posé
six cents mètres en aval, une horde considérable de seau
appelé Comlioulé, et qui n'a guère qu'un cours
songués. Je réussis à leur dérober une marche rapide de seize cents mètres, dirigé à
l'ouest; il tombe dans la
dans le sous-bois et à en tuer trois. Chicouloui. Ses eaux ne feraientpas tournerun moulin.
Cora, ma chèvre favorite, ne m'avait pas quitta d'un C'est là que je réussis à persuader aux filles du
pas, et, depuis qu'elle avait entendu le rugissement sova de retourner au toit paternel.
des lions, n'avait pas cessé d'être dans un état d'exci- Après m'avoir fait
des adieux affectueux, elles
tation nerveuse. s'éloignèrent.
Ces jeunes filles fidèles m'avaient donné le seul
Mes nègres nous approvisionnèrent d'un bon nom-
exemple que j'eusse rencontré en Afrique d'indi-
bre d'oiseaux, parmi lesquels je remarquai une va-
gènes capables d'une amitié véritable.
riété de caille et un vanneau blanc à jambes blan-
Après leur départ, mon guide moucasséquérè vint
ches. me parler ainsi « J'ai passé ma vie sur la route
Vers une heure de l'après-midi, j'allai pécher, et, que
vous allez suivre d'ici au Liambaï, aussi
je connais
grâce à un très grand filet, je pris beaucoup de pois- bien ce pays. Tenez
toujours prête à la main votre
sons, assez semblables aux mulets des rivières du meilleure
carabine; soyez toujours sur le qui-vive en
Portugal. Ce filet, que les pêcheurs du Douro ont traversant la jpngle, car vous y serez souvent entouré
nommé barbal, était un cadeau de mon père; il fut de bêtes féroces. Surtout méfiez-vous des buffles de la
plusieurs fois notre unique ressource contre les an- Ninda. Vous rencontrerez bien des tombes, dont
goisses de la faim. quelques-unes même recouvrent des blancs, où sont
Un de mes noirs étant tombé sérieusement malade, couchées les victimes de leur fureur. Je suis votre
je me décidai à demeurer là une couple de journées. ami, car vous ne m'avez jamais fait de mal; au con-
Ce projet me gênait pourtant à l'excès mon escorte
traire, vous m'avez donné de la poudre et des perles:
d'Ambouêlas était effectivement si nombreuse que les c'est pourquoi je vous mets sur vos
de la gardes. »
provisions apportées Couchibi disparaissaient Le lendemain, nous pénétrions dans une forèt
très vite; or j'apercevais devant moi uue énorme ré- neuse très épi-
étendue, où il nous fallut nous tailler un
gion à traverser avant d'arriver au Zambési, et je chemin. Nous y fimes cinq heures de la marche la
n'avais d'autre espérance de me ravitailler que la
plus difficile et la plus douloureuse, laissant une
chasse, ressource presque toujours des plus incer- grande partie de nos vêtements aux épines. Nous
taines en Afrique.
campâmes à la source de la Ninda. Une demi-heure
Le 9 août, je fus en mesure de continuer mon
plus tard j'aurais eu l'air, partout, si ce n'est aux
voyage. Une étape de trois heures nous fit atteindre yeux des indigènes, d'un individu bien ridicule, m'é-
un ruisseau qui tombe dans la Chicouloui près de tant collé des
emplâtres de taffetas d'Angleterre sur
son confluent. On l'appelle Chalongo; c'est vraiscm- tous les endroits où les épines avaient arraché des
blablement le même que le Longo de nos cartes, où morceaux de ma chair.
les dessinateurs, par suite d'informations erronées, en J'avais donc fini par atteindre l'endroit où
ont fait un aftluent du Zambési. prend
naissance cette Ninda qu'a rendue fameuse la férocité
En traversant un étang voisin, nous vîmes des des ètres
qui vivent sur ses bords. Ses lions n'a-
vautours tournoyer, puis descendre à un endroit qui vaient pas encore eu l'occasion de me dévorer; mais
pouvait être à quatre cents mètres de nous. La cu- je me disais que, s'ils le désiraient, ils feraient bien
riosité me prit d'aller voir quel pouvait être l'objet le se hâter, car ils risquaient autrement de ne
plus
qui attirait ces rapaces dégoûtants. J'en trou,ai une trouver de ma personne que les misérables restes
véritable troupe tourbillonnant au-dessus d'une grande
Iu'en auraient laissés les milliers d'insectes dont j'é-
charogne, entourée d'hyènes. Je ne pus pas arriver :ais la proie.
à portée d'un coup de fusil avant leur fuite. Le ca- Dans la soirée, des nuées de moucherons, si
davre était celui d'un énorme malanca (Hippotra.gus petits
clu'on ne pouvait pas les mesurer, s'abattirent sur le
eguinus) qu'un lion avait tué. c:amp. Tourbillonnant dans leur danse insensée, ils
Les griffes du lion avaient déchiré par bandes la s:'iutroduisaient dans les
narines, la bouche, les
peau de cette antilope superbe, et, ce qui me semblait oIreilles et les yeux, et finissaient par nous affoler à
aussi étonnant qu'inexplicable, les sabots de la bêLe force de souffrances et d'irritation.
étaient rongés complètement. Les rapaces lui avaient Nous avions entouré le camp de fortes palissades.
arraché les yeux de leurs orbites. ']~ant qu'il fit noir, les lions rugirent à l'entour; vers
Mes Quimboundos m'avaient suivi. Ils n'eurent l''aurore, un chœur d'hyènes se joignit à eux, et ren-
pas plutôt vu le malanca du'ils se jetèrent dessus, f(~rcèrent leur symphonie infernale.
TRAVERSÉ L'AFRIQUE. 299
COMMENT J'AI
énorme qui paissait tran-
Je me tins oit nous étions jusqu'à l'après-midi du quand j'aperçus un buffle
afin de déterminp,r la ensuite je quillement. Caché par lé bois, je me glissai vers lui,
lendemain, position; comme il se tenait
transférai le campement un kiloltiètre et demi plus et, il une trentaine de mètres,
L'animal
loin vers l'est. droit par mon travers, je visai à l'omoplate.
Tout à côté de cet endroit, je vis la tombe d'un tomba comme une masse.
du Louis avait été La rivière Niuda arrose une plaine qui s'élève légè-
compatriote, négociant Albino, qui
et qui, m'a-t-on assuré, va rega-
tué là par un hume. J'avais justement dans ma ca- rement vers l'est
gner dans le sud la jonc-
ravane le nègre favori de
tion de la Couando et du
Louis Albino, le vieux An-
Zambési.
tonio de Poungo Andongo,
L'ouco dont j'ai déjà parlé
celui-là même dont j'avais
est ici un grand arbre; il
fait un tailleur pour le
abonde, et sa floraison est
sova Mavanda. Louis Al-
si considérable que, pendant
hino était parti du Bihé em-
une plusieurs heures de suite,
portant grande quan- le voyageur. respire dans
Lité de marchandises avec
une atmosphère de parfum
lesquelles il voulait com-
mercer près du Zambési, et presque accablante.
Le lendemain, nous f2mes
avait campé précisément à
une marche de six heures
l'endroit où je me trouvais
en nous éloignant un peÍl
à présent. Il sortit pour
de la rivière, parce que les
donner la chasse à un buf-
blessa à la joncs et les roseaux qui là
fle, qu'il jambe. bordaient obstruaient le pas-
Cela prouve qu'il n'était
médiocre chasseur, sage. Ensuite nous campâ-
qu'un mes sur les rives d'un étang
car on ne tire pas un buffle
d'eau douce, peu éloigné du'
aux jambes. En le voyant
petit village de Calombéo,
tomber, il revint au camp,
le vieil Antonio, qui poste avancé du souverain
appela des Barozés. Le peuple y
était jeune alors, et lui Craeure tirée de ludition anglaise.
refusa de nous rien vendre.
donna l'ordre de réunir des
liommes pour aller prendre le buffle qu'il croyait Je ne pus pas me remettre. en route le lendemain,
hommes étaient malades.
avoir blessé mortellement. parce que plusieurs de mes
Les Bihéoos, prudents jusqu'à la lâcheté, refu- Je transportai donc mon camp à seize cents mètres
sèrent d'y aller. Albino partit accompagné seulement plus loin vers l'est.
d'Antonio. En arrivant au hois, il vit se dresser et s'é- Je me trouvais alors dans la vaste plaine de la
mètres
lancer sur lui le bume, qui, comme tous ses congé- Gnengo. Elle est à onze cent quatre-vingt-huit
nères blessés, voulait se soixante-cinq d'altitude, s'é-
tend à l'est jusqu'au Zam-
venger. Rapidement Louis
bési et au sud jusqu'au
Albino tira, sans pouvoir vi-
confluent avec la
ser, les deux coups de son ¿'qrt\&uve
Cou al}ga:j'
fusil; l'animal n'en fut pas Le sol, bien qu'il semble
arrêté et enfonça ses cor-
nes dans le corps du mal- sec, n'y est guère qu'une
heureux homme. Antonio fit éponge. Il cède lentement
au poids du corps, l'eau
feu avec plus de succès, mais
suinte et finit par remplir
trop tard poursauvcr son maî- le vide.
tre, et le cadavre de la bète Pendant les nuits qu'il
roula sur celui du blanc. Direction des cornes Empreintes de malanca.
du malanca. m'a fallu passer dans ce
Une palissade entoure
Gravures lirées do l'édition anglaise.
pays, je me faisais une cou-
une pièce de terre d'environ
mètres centimètres carrés de super- che assez sèche, avec des feuilles mortes recouvertes
quatre cinquante
mais je me réveillais toujours dans une
ficie et protège une grossière croix de bois qui r~ip7 de fourrure:-J,
la carabine mare.
pelle au voyageur la nécessité d'avoir
et le bras ferme traverse ces régions. Le 16 août.. je fus pris de désespoir; dans toute ma
prête lorsqu'il
ne comptais pas un homme qui eùt
Dans la matinée du 14, je marchais en avant de ma compagnie je
conservé un peu d'énergie. Vérissirno ne savait pas
caravane sans autre compagnie que celle du jeune Pi-
fixé pour la halte du jour, se faire obéir.
péca, et j'arrivais à l'endroit
300 LE TOUR DU MONDE.
Le soir, assis à la porte de ma hutte, je finissais 1 (émydes).Mes nègres en ramassèrent une grande quan-
mon maigre repas et je surveillais négligemment mes tité et les mangèrent avec avidité, malgré l'odeur ré-
porteurs, accroupis çà et là et mangeant en silence pugnante qu'elles répandent.
leur médiocre ration; une profonde tristesse semblait Quelques palmiers, les seuls que j'eusse rencontrés
avoir envahi le campement. Tout à coup mes chiens depuis Beng4Ma, inclinaient leurs tètes empanachées
s'élancèrent vers la forêt en aboyant avec fureur. sous le souffle des vents.
Un étranger, suivi d'une femme et de deux gar- Caïoumbouca m'avertit qu'il y avait, à peu de dis-
çons, sortit du bois. Sans faire attention aux chiens, tance du campement, plusieurs villages; cette nou-
il entra dans le camp, jeta un rapide coup d'œil au- velle me décida à rester où je me trouvais un jour de
tour de lui et vint s'asseoir à mes pieds. C'était un plus afin de renouveler mes provisions, et le lende-
nègre, dont la nudité était à peine couverte par des main, de bonne heure, j'envoyai à ces villages quel-
morceaux de guenilles. Ce qui avait jadis été un man- ques-uns de mes hommes; mais les indigènes s'en-
teau pendait à ses épaules nues. Sur la tête, il avait ce fuirent à leur approche sans vouloir même les écouter.
qu'on ne pouvait guère appeler un bonnet sans effort Nous partimes le 19, n'ayant rien eu à manger de-
d'imag.ination, et, à la main, il portait un gros bâton. puis le 17 au matin! La marche se prolongea durant
Les garçons le suivaient en portant ses armes. huit heures. A la fin, nous campâmes près d'un lac
Sa physionomie énergique, la vivacité de son re- pour nous tenir plus près des habitations, nous avions
gard et la- décision de ses manières appelèrent de quitté les bords de la rivière.
suite mon attention. J'envoyai une députation chercher des vivres. Le
« Qui êtes-vous? demandai je, et que voulez-vous soir, elle rentra les mains vides. Les indigènes avaient
de moi » refusé toute espèce de denrées, et même ils s'étaient
Il me répondit en hamboundo Je suis Caïoum- montrés disposés à combattre.
bouca et je suis venu vous chercher. » Qu'y avait-il à faire? Essayer encore une étape?
En entendant le nom de Caïoumbouca, je ne fus Mais, affaiblis comme nous l'étions, c'était nous ex-
pas maitre de mon émotion. Le nom de Caïoumbouca, poser à nous évanouir et à mourir en route. Je convo-
ce vieux pombeïro de Silva Porto, est connu du Nyan- quai les pombeiros et leur exposai les circonstances
goué au lac Ngami. A Benguêla, Silva Porto m'avait besogneuses où se trouvait la caravane ils étaient si
dit Cherchez Caïoumbouca; engagez-le à votre ser- découragés qu'aucun d'eux ne put me donner un avis.
vice, et vous aurez l'aide le meilleur que vous puissiez J'appelai encore quelques-uns de mes nègres qui
rencontrer dans tout le sud de l'Afrique centrale. » avaient été aux villages et les questionnai pour savoir
Je l'avais cherché partout quand j'étais arrivé au Bihé; si réellement les habitants avaient des provisions de
personne n'avait pu me donner de ses nouvelles. vivres. Ils me l'affirmèrent. Alors je pris mon parti et
Nous eûmes une conversation d'une heure; je lui j'ordonnai aux pomheïros de relever le courage de
lus une lettre que Silva Porto m'avait remise à Ben- leurs hommes en leur assurant que, le lendemain
guêla pour lui; il accepta mes propositions, et, avant matin, on aurait de quoi bien manger.
la nuit close, tout était conclu. Je réunis mes hommes Quand je fus seul avec Caïoumbouca, je lui appris
et leur présentai Caioumbouca en qualité de mon se- que j'avais résolu de marcher sur les villages et de me
cond pour le commandement. procurer des vivres, même par la force.
Le 17 aoùt, je fis une marche forcée de six heures; Au point du jour, le 20, je renvoyai donc Aogousto
nos vivres touchaient à leur fin et il fallait absolument avec quelques hommes prier les villageois de mevendre
atteindre des villages peuplés. du maïs ou du manioc, et leur expliquer la situation
Le camp fut dressé à la droite de la Gnengo, qui où nous nous trouvions. On ne leur répondit que par
est en réalité la Ninda, après qu'elle a reçu du nord des insultes et des menaces. Aussitôt je réunis mon
un affluent considérable, la Loati. escorte environ quatre-vingts hommes. Je me mis à
La Gnengo est large de quatre-vingts à cent mètres, leur tète et j'attaquai de suite l'habitation du chef.
profonde de moins de trois et n'a qu'un courant Ce ne fut qu'une escarmouche, sans blessures, la
presque imperceptible. Parfois elle a l'air d'un large place s'étant rendue à discrétion. Sans perdre mon
lac où poussent des multitudes de plantes aciliatilfues. temps, je me transportai aux magasins. Je les trouvai
Les deux rives sont couvertes d'arbres si épais que pleins de patates douces; j'en pris ce qu'il fallait pour
leurs branches vigoureuses peuvent s'entrelacer à tra- apaiser la faim de mes gens, et je ramenai prisonniers
vers la rivière. :t mon camp le petit chef et quelques-uns de ses su-
Cet affluent considérable du Zambési parcourt la jets. Je leur remis en perles et en poudre la valeur
plaine immense dont j'ai déjà parlé, cette plaine si de ce que je leur avais emprunté et les renvoyai en
humide et si sponôieuse qu'on la prendrait vraiment liberté après leur avoir remontré qu'à l'avenir ils fe-
pour un marécage. Là vivent des myriades d'escar- raient bien mieux d'agir avec plus d'hospiLalité. Fort
gots trainant lellrs maisons en spirale à travers et sur étonnés de ma générosité, ils rue promirent de me
un gazon court et (l'aspect métallique. fournir désormais tout ce dont j'aurais besoin, à la
On y trouve aussi en grand nombre des tortues
première réquisition.
302 LE TOGR DU MO:\DE.
A une heure trente de l'après-midi de ce jonr, avec hcau: ai1nealiXde I)ron7c. Lenrs tètes se faisaient rc-
un ciel clair, sauf une barre noire à l'horizon, éclata m2rquer, non par la chevelure qui MaiL coupée ras,
un ouragan qui, venu du nord, tourna ensuite au sud- mais par la façon dont elles étaient ornécs.
ouest. Heureusement la trombe passa à douze cents Cicota, par exemple, avait la tète couverte d'uae
mètres de nous à l'ouest; elle déracinait les arhres et énorme perruque faite de la crinière d'un lion. Les
ravageait tout. autres portaient des panaclics de plumes multicolores,
Dans notre camp même, le vent était d'une telle vio- qui couvraient d'ombre leurs figures.
lence qite, pour en éviter le~ effets, nons fùmes obligés La nuit, un grand nombre de scorpions vint nous
de nous coucher qllelr{l1e envahir; quelducs-uns
temps par terre. de mes hommes furent
Les villages si tués !l~ mordus.
quinze à seize cents m' Le sol rcstait toujours
tres vers le sud de notre humide et spongieux.
campement s'appellent t Les palmiers deve-
Loutoué; mais Caïonm- naient plus nombreux.
bouca m'apprit clne lcs Les industrieux tel,-
Bihénos les ont nommés mites avaient donné à
Cacapa à cause de lenr leur construction une
richesse cn patates don- nouvelle forme et un
ces, que le dialectc ham- autre aspect.
boundo exprime par lc Le 22 août, je levai le
mot ~capa. Les habitants
camp, pour le rétablir,
appartiennent, comme
cinq hcurcs plus tard,
tous les indigènes de la
près du villagc de Ca-
plainc de la Gnengo, à gnété, le premier qu'oc-
la race des Ganguèlas.
cupent les Louinas.
Les Louinas ou Barozés Les bois que nous
se les sont soumis par avions traversés se com-
la force, et ils forment
posaient d'arbres énor-
une population dont la
mes, sans ronce ni itili-
misère égale l'indocilité.
gle de sorte que j'é-
Dans la soirée, une
tape avait été aussi fa-
troupe de Louinas arriva elle qu'agréable.
au camp. Elle était com-
AussitoUjue nos huttes
mandée par trois chefs, furentE assises, Cicota
dont le principal se nom- invita un grand nombre
mait Cicota ils furent de jeunes filles à venir
d'une civilité merveil- au camp; elles y appor-
leuse et m'offrirent leurs tèrent de la volaille, du
services.
manioc, du massambàla
Ces Louinas avaientt et des arachides.
bonne tournure; ils
Je demandai du sel,
étaient grands et robus- du sel dont je n'avais
tes. Une peau d'anti-
pas goùté depuis plu-
lope, bien préparée, s'at- sieurs mois. On me ré.
tachait à la ceinture de
pondit qu'on était désolé
cuir par-devant et aux' de ne pouvoir pas satis-
côtés. Un ample manteau faire à mes désirs, at-
de peau complétait leur tendu que personne n'a-
costume. Les trois chefs avaient des carabines de vait le droit de vendre ni sel ni tabac sans une
pcr-
gros calibre fabriquées en Angleterre. Leurs hommes mission spécialc donnée à l'achctcur par le roi.
portaient des boucliers de forme ovale, mesurant J'allai me promener jusqu'au village de Cabnélé.
un mètre cinqllante de haut et
cinquante cenrimè- Dans les champs, les plantations de tabac et de cannes
tres de largeur; et, comme armes de jet, ils avaient à sllcre étaicnt luxuriantes. Les maisons, hàLies en
un faisceau d'assagaies. Leur poitrine et leurs bras
rosc,atix, étaient couvertes de chaume.
étaient couverts de talismans. Des braçelels de cui- Les Louinas me rcn~lirent ma visite et me donu~-
vre, de bronze et d'ivoire ornaient leurs poignets; au- rent au camp le spectacle d'une danse de guerre, fort
dessous des genoux, ils avaient de trois à
cinq fort pittoresultie, où un masquc jouait un rôle de bouffon.
J'AI TRAVERSE L'AFRIQUE. 303
COMMENT
le roi avait l'air enorgueilli
A la nuit, mon nègre Caïnga rentra sans accident; Caïnga m'apprit que
de me voir lui faire une visite par l'ordre de Moué-
deux jours auparavant, je l'avais dépêché auprès du
et qu'il me réservait une ré-
roi pour l'avertir de mon arrivée dans son pays. Il con- népoulo, du roi blanc,
de déployer sa puissance, le
duisait plusieurs chefs qui m'amenaient des présents ception splendide. Afin
roi avait donné l'ordre de rassembler beaucoup de
de la part de Sa Majesté, et, entre autres, six baufs.
bateaux, pour que toute, ma caravane pùt passer l'eau
J'en pouvais à peine croire mes yeux et j'allais ré-
du bmuf à manger! » d'une seule fois.
pétant: « Du bœuf! nous aurons

de ilèditiuri anglaise.
Cic.ota, chef louina, et Louitias. Composition de D. Maillart, d~après le texte et les gravures

mîmes une heure à le


Caïnga ajouta.que le roi était un jeune homme
d'une cinq cents mètres de large, nous
franchit'. Nous marchàmes ensuite vers l'cst, et, trois
vingtaine d'années, et que, en apprenant que j'étais
serons des amis. » heures après, nous arl'ivilmes au village de Tapa.
jeune aussi, il s'était écrié :( Nous
Comme je levais mon camp, je reçus de nonvcaux Les maisons y avaient la forme d'un colle tronqué;
de elles étaient hàties de roseaux, plàlrécs de boue en
envoyés royaux, m'apportant un cadeau de sel et
tabac. dedans et en dehors. La demeure que j'habitais était
A peine avions-nous quitté Cagnété que nous rencon- entourée par une autre en granit, ayant une forme
de plus. Un toit
trâmes un horrible marécage. Bien qu'il eùt à peine concentrique et un rayon d'un mètre
304 LE TOUR DU PIONDE.
couvrait les deux 'maisons: il était aussi fait de ro- dans l'espace de deux ou trois jours. N'était-il pas
se:LUXrecouverts dc chaume. étonnant en effet de voir, au centre de l'Afrique, d'une
Le chef me fit cadeau d'une paire de poulets et de part le tabac et le sel interdits à la liberté commer-
quelques patates douces. ciale comme articles de contrebande, et, d'autre part,
Le 24 août, no,,is étions en marche à huit heures un roi rédigeant des programmes pour la réception
du matin. Après un marais semhlahle à celui de la d'un Européen?
veille, nous arrivions à la rive droite de la Gnengo Il y avait bien douze cents guerriers formant ln haie
vers neuf heures jusqu'à la demeure
nous la Suivions jus- que je devais occu-
qu'à dix heures et per provisoirement,
demie, heure à la- et j'étais escorté par
quelle nous étions un des grands de
au bord du Zambési. la cour accompagné
Je saluai le fleuve de trente serviteurs.
avec entltousiasmc En arrivant à la
A la distance de maisou, on m'intro-
vingt-sept à vingt- duisit dans un grand
huit m~tres, un pa(eo, ou espèce de
groupe d'hippopota- vestibule entouré
mes v faisaient sortir d'une haie de ro-
de l'eau leurs gros museaux. Cette imprudence coûta seaux, et jc trouvai là un dais où je fus obligé de m'as-
la vie à deux d'entre eux. Un énorme crocodile, qui seoir pour recevoir les salutations de la cour; puis je
se chauffait au soleil sur une île, un peu plus ba~, vis s'avancer quatre des conseillers du roi, précédés
partagea leur sort. de leur président nommé Gambèla. Ils étaient suivis de
C'est donc en teignant ses eaux du sang de ces fé- tous les grands appartenant à la cour du roi Lobossi.
roccs habitants que je pris possession da puissant Ils s'assirent; alors nous commcnçâmes de part et
Liambaï ou Gambési. d'autre une série de com-
La salisfaclion de mes pliments et de cérémonies.
gens et des nomhrcw Loui- Qlland ils ftirent partis gra-
nas qui m'accomPagnaient 'Cillent, d'autres envoyés
fut à son comble, lors(lue prircnt leur place, et les
al'l'ivèrenL les canots du roi. derniers ne sortirent qu'à
A midi, nous étions sur la la fin de la journée.
rive gauche du Ilcuve. Enfin, je pus me reposer
Continuant d'aller à l'est, dans la maison qu'on m'a-
nous rer-coritrâmes à deux vait offerte. J'y dormis peu;
hcures un second bras du tourmenté par l'inquiétude
Liarnbaï qui le n-joint près que me causait ma situation.
de :ari61'é. Nous passâmes On le sait, mes res-
dans une grande île oit s'é- sources étaient épuisées. A
Section vtrlieale d'une des dans le village de Tapa
lwent t d es hameaur dont lee moins le roi ne
riiaison p.Louiuas
333), que pro-
est Liondo. Maison intérieure. Il, Espace entre deux murailles. c, Porte in- mon
principal a, tégeàt énergiquement
tériellre, Llix-huit pouces sur seize. d, Porte intérieure, douze pouces
Avaiiçint
~v~.IlS3nt toujours
tou~our5, j'a r-
~'3r- ~ur six. c, Ventilateur. lluraille en canne et en torchis. voyao-e voyabe,COII7mCIlt
comment le conli-
Conll-
j.
rivai à trois heures du !J. :lluraille en canne. h, Charpente en canne. k, Toit couvert Sans sa
près nuerais-je? généro-
de
dechaume.
cha(171'e.
vvillage
age de Liara, aà un gran
dc lara, d Gravuretiréedel'éditionanglaise. sité
sité,é. jejc nn'aurais
auraIs pas eu
eu, aà
lac qui fut traversé en ba- ce moment t mème,de quoi 1
teau. Ce lac, appelé Norôco, est dû au débordement apaiser ma faim. Il m'avait fait prévenir que nous
du Zambés-1 pendant la saison pluvieusc. nous venions le lendemain et que nous causerions
.Tecontinuai à aller vers l'est, à travers un véritable ensemble. Quelle issue aurait cette conférence?
labyrinthe de petits étangs. Enfin, à cinq heures du Le chapitre suivant montrera que ces tristes pressen-
soir, j'arrivais à Lialoui, la grande capilale des Ba- timents d'une nuit sans sommeil, le 24 août 1878, avaient
rozés ou du royaume de la Loui. bien leur raison d'être.
Je découvris alors que le roi avait rédigé un pro- SERPA PINTO.

gramme Traduitde l'anglaispar J, I:ELl~-DE Le~nar.


Voilà dou". deux grandes surprises (jute j'éprouvais (La ~uile ci iiiie ai~l~~c
liun~zi,,o~a.)
LE TOUR DU MONDE 305-

du côte de la place Royale. Dessin do UyUersehaut, d'après nature.


Bruxelles. Lo Parc

LA BELGIQUE,
PAR M. C A ~1 ILL E LEM 0 N N lE H.

'TEXTEET DESSINSINËDITS.

Habitudes de vie. itistinets de la race.


Bruxelles. Aspect de la ville.

la curiosité de s'attarder sur 10 pavé bruxelloïs dé-


L'éLranger qui visiterait la capitale de la Belgique des boulevards
à l'époque de l'une ~oul'autre de ses fêtes nationales, blayé, il verra succéder à l'agitation
avec la transformation de ses rues changées en voies le train mesuré de l'existence routinière. Là fourmi-
lière humaine rentrée dans ses mansardes et ses hô-
triomphales, la rumeur de ses carrefours emplis d'un un aspect
vacarme d'orchestres prolongé de l'aube à la nuit, le tels, la ville a bientôt fait de reprendre
défilé pompeux de ses cortèges groupés autour d'éten- normal de capitale bourgeoise, à la fois casanière et
les aises tranquilles de l'ha-
dards surchargés de médailles et de plaques, enfin portée au faste, aimant
bitation et le mouvement des grandes artères.
l'espèce de coup de folie d'un peuple naturellement
calme et travailleur s'agitant avec frénésie sous le La monotonie des habitudes quotidiennes se réta-
blit alors pour les uns, le théàtre et les devoirs du
claquement des "oriflammes et le rutilement des illu- du coin
minations, celui-là ne connaitrait que le Bruxelles des monde pour les autres, les loisirs prolongés
liesses et des jours exceptionnels. du feu et la fréquentation du cabaret; le dimanche,
Mais que cet hôte ami, peu pressé de partir, éprouve la promenade des bourgeois s'épandant, avec les fem-
20
XLI. 106')'uv.
306 LE TOUR DU ~IO~IDE.

mes elles enfants, vers le Parc, les boulevards, les tuyaux d'arrosage, torchonnant les trottoirs qui, sous
campagnes avoisinantes; le jeudi, le défilé des ma- les frictions répétées, finissent par reluire comme des
trones, escortées de leurs essaims de filles, le long des miroirs.
raidillons de la Montagne de la Cour; le samedi enfin, Bien que la propreté soit moins excessive à Bruxellcs
l'universelle et grave occupation de la toilette de la que dans les Flandres, on sent déjà l'approche de
vi un bel entrain de gros bras rouges lançant au ces grandes fermes presque hollandaises d'aspect, où
large les seaux d'eau, maniant les balais, dardant les les bahuts, les l~lanclicr~, les murs et les ustensiles,

Le vieux 13ru.ïelles. La rue du Veau-Marin. Dessin de C. Meilnier, d'après nature.

constamment récurés, s'émaillent d'un vernis de por- percevrait pas de différences sensibles avec la plupart
celaine, avec un rayonnement sourd d'angles et de des grandes villes européennes.
surfaces dans la pénombre c'est l'indice d'un pays Il faudrait descendre dans la vie du peuple, péné-
où l'eau surabonde, et qui oppose à l'envahissement trer dans les intimités domestiques, gagner surtout
de la boue, montant des pavés sous l'influence des les quai-tiers populaires, ces coins de rue ornés de
moiteurs de l'air, la salubre opération des lavages vieilles chapelles, comme l'anguleuse ruelle du Veau-
largement pratiqués. Marin ici représcnl ée, ailleurs celle rue de l'Étuve,
Ces particularités locales écartées, l'étranger ne s'a- bizarrement décorée d'un grotesque petit homme en
308 LET 0 [; 1\ Dr ~f 0 N DE.

en raison dans les élroilcs rucs de la Madeleine, du 11ar-


pierre, baptisé du sobriquet de \Iannekcnpis
de son sans- gêne effronté., ou bien encore cette four- ché-anx-Rerbes, de la Montagne de la Cour et dans
millante rue Haute avec ses circulations de foules et leurs ramifications nombreuses, la rue de l'Empe-
ses types d'une tournure si particulière, les filles sur- rcur, la rue Canlerstecu, la ru~ Saint-Jean, la rue de
la Putterie, la rue des Éperonnicrs, la rue au Beurre
tout, trapues et hanchées, avec leurs accroch e cœurs
aux tempes, leurs résilles où se massent leurs che- et bien d'autres, où poul'lant les maisons basses, étran-
chétifs et déje-
veux, leurs larges jupes ballonnée,q, pour retrouver
les glées, bousculées, atfecteat des profils
se re-
traits de caractère qui, à la superficie, dans les ma- tés, la confiance et l'attention publiques semblent
nières et l'existence extérieures, tendent chaque jour tirer des boulevards {¡ouveaux, arpentés bien moins par
à s'effacer un peu plus. L'application des principes le pa~ pressé de l'homme d'allaires que par la (luneric
de l'hygiène publiqne n'est pas faite, il faut l~icn le tente dc, oisifs en dWtc de plaisirs et de distractions.
Trois raisons expliqueraient ce délaissement d'a-
reconnaître, pour entretenir les singulariua dans la
les percées uni- bord l'antipathic rél1échie du Bruxellois pour toute
physionomie des grauds centres;
formes des boulevards et des avenues prolongées snr dérogation aux habitudes existantes et conséquemment
des terrains plaus, l'élévation à peu près égalc des la transformation tardive des anciennes manières de
maisons hàLies d'après un étalon réglementaire, la faire en une condition d'existence nouvelle; puis la
matérielles cl l'm-
similitu~le croissante des conditions de la. Yie inté- disproportion entre lcs nécessités
tension des voies de cir~ulatinu nouvelles; enfin la
rieure, amenée par l'accroissement des ressemblances
dans une promis-
dans l'atnénagement ile l'habitaliou, alignent au cor- répugnance générale à sc parquer
deau les mœurs, font rentrer les aspérités du type, cuité d'habitalioas banales, sur des paliers resserré~,
et atténuent sous une sorte de nivellement géuéral où voisinent les ménages.
la libre floraison des indiviclualités ethniques. Sauf les marchands, les boutiqlliers, les commer-
Il y quelque vingt aus, Bruxelles, qui s'était gra- çant~; duc la vente retient derrière leurs comptoirs
duellement élargi par la crcalion de iiouveitix cluar- et qui n'ont pas le loisir de se créer un intérieur
tiers et déjà alors déversait dans ses faubourgs le confortable, chacun a sa maison, qu'il accommode
com- selon sa forlune et ses goùls, avec une passion réelle
tr'op-plein de sa population, au point que les détaillant lui-
munes suburbaines regorgèrent lJientût à leur tour pour le bicii-Lire domestique. Le petit
d'une pléthore d'acti\'ité et de vie, Bruxelles fut pris même obéit d'ailleurs à l'idée fixe de se retirer un
fera construire
de l'ambition de se réorganiser eu se haussant sur jour dans une demeure coquette, qu'il
les ruines de ses primitives installations. ou qu'il achètera toute lotic, assez spacieuse pour
en haut, les parents
D'énormes pâtés de maisons furent éventrés toute y remuer à l'aise, les enfants
dans les chambres du premier le bas réservé
la topographie de ce qu'on appelait eu ce temps la
à avec une fille de
vieille ville, impitoyablement bouleversée, se. trans- pour le salon et la salle manger,
la campagne pour le service. Et ce besoin d'aisance
forma, et il y eut, à la place des noires ruelles en-
chevêtrées de culs-de-sac et coupées par les bras d'une dans une vie séparée de celle des autres finit par
de vastes aboutir à une multitude de ménages vivant chacun
petite rivière pestilente, un développemeut
artères parallèles, projetées de part en part à travers chez soi, dans une sorte d'indépendance mutuelle qui
la circulation, par-dessus un énorme plafond voùtc fait de chacluc famille un petit monde régi par des ha-
sous lequel alla s'engloutir le flot bourbeux. bitudes particulières.
se compose d'un ou de
Aujourd'hui, les longs boulevards qui relient les Presque toujours la maison
stations du Nord et du Midi, aux points opposés de la deux étages, au dessus d'un rez-de-chaussée divisé en
ville, et se prolongent entre deux rangs d'interm:- deux pièces, le devant garni de fauteuils, de grandes
de giraudoles en cristal, avec
nables façades surchargées de balcons, de consoles, de glaces à bordure d'or,
un luxe d'étagères et de décorations en rapport avec
stylobates et de cariatides, donnent l'idée d'un étalaGe
d'aisance plus apparent peut-ttrc que réel. lc revenu, le de rrière moins surchargé, d'une sim-
distrait pas de la nourriture, une
On est frappé, en effet, du contraste de ces monu- plicité cossue qui ne
s'abai.sse le soir
ments surchargés de sculptures, la Bourse par exem- grande table au milieu, sur laquelle
une suispensioli éclairée au gaz, des buffcts-dressoirs
ple, et de ces somptueuses casernes, régulièrement
dans les retours de la cheminée, et contre le mur une
alignées et construites d'après des modèles géné-
de l\Ialines.
ralement lourds et riches, avec le vide des magasins alignée de chaises en chène sculpté
des rez-de-chaussée la pauvreté des vitrines mal C'est une des parties importantes de l'habitation
assorties, la désolation des étages inoccupés aux les vieux vins s'y dégustent; aux jours de gala, les
sur la nappe en pur fil; toute
fenètres desquels des écriteaux, portant en grosses argenterics s'y étalcnt
la nuit, dans une
lettres la mention d'une infinité d'appartements à l'année, les diuers y trainent jusqu'à
louer, accrochent leurs carrés de papier jaune canari béatitudc de digestion. Régulièrement, la chambre
sur un large espace
Tandis que le commerce, le négoce, la circulation s'ajoure d'une grande fenêtre
un jardin
de l'argent, les grandes et les petites industries. d'air, cour ou jardin, mais de préférence
l'activité matérielle fourmillent partout ailleurs bordé d'allées ensemencées, où se dressent des pyra-
309
LA BELGIQUE.

dans l'encoi- souvent s'amuse à construire dans un angle un pi-


mides, entre des murs chargés d'espaliers les poules, avec
des cabinets de verdure. geonnier, une volière, un hangar pour
gnure desquels sont ménagés cette préoccupation des hètes qui se rencontre dans
Le maitre y descend le matin, en bras de chemise,
le caractère du Bruxellois. Quantité de particuliers,
son sécateur à la main, échenille lui-même les feuil-
lages, pince les arbres fruitiers,
râtisse les sentiers, pensionnaires de l'État, rentiers, petits employés,

Dessin de A. Slrouy, d'après J. de La Hoiise.


les petites industries du pard (voy. p. 30®).
Le vieux Bruxelles:

de sépt à dix heures d'un pullulement d'oiseleurs.


élèvent des pigeons pour leur agrément ou bien en
On se rapproche d'ailleurs de la campagne le plus
vue des concours, encagent des srq'ins, des alouettes
à partir des anciennes enceintes de la
et des pinsons, passent des 11eures cntii>res à les écou- qu'on peut
envahissement de
ter piailler, les mains sur les hanches, ràyis eu con- ville, disparues aujourd'hui sous un
de façades peintur-
s'en vont fi,lner ré- grands hôtels, c'est une succession
templation, et, le dimanche matin,
de la Grande-Place, encomhrée luréesà l'huile, claires, luisantes, quelques-unes en
gulièrement au marché
310 LE TOUR DU MONDE.

pierres de taille, avec des balcons, des cariatides, une très fréquent chez les citadins non seulement les
profusion de moulures; et le défilé se prolonge à tra- bens riches, les spéculateurs à la Bourse, les ren-
vers les faubourgs, plus bourgeois à mesure qu'il s'é- tiers, mais les fonctionnaires, les industriels, possè~
loigne des boulevards, mais presque partout également dent ou louent à l'année des maisons de campagne
riaut, les fenètres étoffées de rideaux blancs les où ils passent une partie de l'été, hébergent des
portes vernissées, les cuivres des sonnettes brillants amis, donnent des fètes, aiment à réunir des con-
comme de l'or, jusilu'au~ verdures profondes de la vives nombreux dans de plantureux diners, grosses
hanlieue, ici les campagnes maraîchères d'Ander- débauches de gourmandises. J'aurai plus d'une fois
lccht et de Saint-Gilles, là les horizons boisés l'occasion de reparler de la solidité des estomacs, en
d'Ixelles, partout la grande plaine verdoyante renflée cette scnsuelle Belgique adonnée aux grandes nour-
d'ondulations, creusée en vallées, bosselée de buttes ritures et aux lampées inépuisables, le ventre à table
sur lesquelles des villages ont poussé. chaque fois qu'il s'agit d'honorer quelqu'un ou de
Depuis dix- ans surtout, la ceinture de la ville s'est célébrer quelque chose, riche en bétail, en houblon
déplacée; une poussée prodigieuse s'est faite parmi et en céréales d'ailleurs et pouvant indéfiniment satis-
les maisons, qui, se reculant toujours un peu plus, faire les appétits d'un corps toujours en train de se re-
ont fini par s'éparpiller à travers les champs, dans nouveler..
un rayon à tout instant agrandi, et criblent à présent Il n'est pas rare qu'un boutiquier retiré des affaires
de leurs cubes blancs, roses, bleus, terminés en pi- se fasse construire, à une demi-heure de la ville, un
gnons ou déchiquetés en toits de chalets, toute la pavillon, quatre murs, avec une porte ouvrant direc-
largeur des perspectives. Tel employé, sa journée tement sur une petite pièce, peinte à la colle ou
de bureau finie,. fait deux heures de chemin pour tapissée d'un papier modeste, le tout se terminant par
regagner son logis. Jette-Saint-Pierre, Boitsfort, Au- un pignon aigu en forme de poivrière ou un toit chi-
derghem, le plateau de Koekelberg, après les der- nois garni de clochettes pendues à chaque angle
nières rangées de maisons des faubourgs, ont une ac- c'est là dne, les dimanches, la famille s'en vient,
tivité ralentie de village; leurs cottages noyés dans largement approvisionnée de nourriture et de vin,
les feuilles, au bord des grandes routes, connais.5ent gociter les approches de la campagne: le propriétaire,
tout à la fois la paix des solitudes et comme la pul- pour vous témoigner de l'amitié, ne manque pas de
sation lointaine de la ville. La vie y est moins coû- vous inviter à son vicle-boulcille, ainsi qu'il appelle
teuse,nalurellement: grand appât pour les ménages be- lui-même sa rustique installation. Tout cela fait une
so(,neux, surchargés il'enfants; avec trois mille fi-ancs, vie assez grosse et un peu courte, dont les meilleurs
on y vit d'un train suffisant, point écorché par le pro- moments son employés au bien-ètre animal, les filles
priétaire et réconforté par l'air salubre, mangeant les et les femmes se nourrissant du reste comme les
légumes du jardin qu'on a plantés soi-mème, sc nour- hommes, avec une jouissance sérieuse et l'activité
rissant d'une viande de boucherie peu dispendieuse, qu'on apporte à une besogne importante.
et du surplus habillant la femme et les enfants. Généralement, à table, aux soirées, dans les réu-
On comprend la nécessité de la modération dans la nions intimes, les conversations sont insignifiantes,
dépense quand on songe qu'un appointement de chef fourmillent de lieux communs, ne sortcnt pas du
de bureau, dans un ministère par exemple, ne dé- terre à terre des préoccupations domestiques tou-
passe pas quatre mille francs, et qu'il faut avec cette jours par quelque bout on en revient à la duestion
somme modique pourvoir à la subsistance de six, du boire et du manger; les dames échangent entre
huit et souvent dix bouches. Les cas de fécondité elles des rétlexioDs au sujet du prix des denrées; on
abondent, en effet, particulièrement chez l'ouvrier, sc lamente, on se renseigne sur les facilités pour se
l'employé, le petit bourgeois, et il n'est pas rare de à bon marché, on
procurer de la bonne marchandise
voir se promener par les rues une mère de famille es- cherche il s'arracher mutudlement des recettes de
cortée d'une ribambelle d'enfants, s'échelonnant par cuisiue, chose malaisée, car les ménagères, ti'ès ja-
rang de taille, avec des différences à peine percep- louses de leur science de cordon bleu, demeurent
tibles, le dernier encore au maillot quand le second volontiers closes sur ce chapitre. Même les jeunes
s'essaye seulement à marcher. filles, dès l'àge de seize ans, s'intéressent au détail
A la campagne, du moins, avecbeaucoup d'épargne, des triturations culinaires; elles tiennent un recueil
il est permis de joindre les deux bouts; et de jour en des préparations dont on leur a fait la confidence, et
jour la capitale se dépeuple au profit des petites mai- ce recueil, chaque jour augmenté, constamment ma-
sons lointaines, voisines des bois, d'un excédent de nié, éprouvé par l'expérience, finit par constituer un
population peu fortunée, qui là du moins, refaite au fonds résistant, qui tente quelquefois l'épouseur.
:-lait vivifiant de la nature, se développe avec quiétude, Encore fillettes, du reste, on les mèle à l'économie
répare les forces perdues dans les lésines forcées et du ménage elles apprennent à tricoter des bas, à
-pousse à la vie d'un jet vigoureux. ravauder le linge, à lessiver, à repasser; quelquefois
Ajoutez aux causes de cette circulation dans les même, dans les familles de petits bourgeois, elles
petits centres éloignés, le goût de la villégiaturc récurent les planchers, balayent la rue, font les grosses
1,1 IiFLITIQL~ E. 311

besognes, et du haut en bas tiennent la maison nette Hors de cela, elles gouvernent la maison, président
de souillure. La beauté des mains s'en ressent natu- à la cuisine, élèvent leurs enfants qu'elles nourrissent
rellement mais un peu dc rongeur u la peau, des les portant parfois à la mamelle au
doigts épatés, des ongles él:O\'[lés ne rcbutcut pas un milieu d'une activitc pcrpéluelle. Tout le temps
prétendant; on aima dans la femme l'auxiliaii-o des du'elles ont à elles s'en va ensuite à là. couture; la
besognes domestiqucy, la trilvailleuse qui prend sa pensée des enfants, du mari les tourmente sans
part du faix commun, l'ètre robuste, résistant à la fa- cesse il y a toujours mille travaux pressants qui les
tigue, que le ménage, les affaircs, la maternité ne distraient des agréments de l'existence; et dévouées
ploient pas. On la veut pour l'usage intérieur, les aises aux leurs, calmes d'àme, les sens endormis, elles s'ha-
du foyer, la sécurité matérielle bien plutôt que pour bituent à rcjardet~ passer sous leurs fenêtres la rue
la parade de la rue et le faste de ses belles épaules bruyante sans s'y mèler.
promenées dans les salons. Rien d'étonnant que leur On comprend que la lecLuJ'e et les plaisirs de l'es-
distinction naturelle prit tiennent une place
en ressente un peu restreinte dans une
la subtile personne fé-
journée. si largement
minine, d'instinct en- remplie. Aussi causent-
cline aux délicatesses elles peu le roman à
de corps et d'esprit, succès, la comédie en
s'émousse à la longue vogue, les salons' de
en elles; le charme vi- peinture ne les passion-
vace des mauières la nent pas, comme ail-
finesse et la nervosité leurs elles se désinté-
de l'organisme, mèrne ressent du mouvement
la grâce des traits du intellectuel auquelsont
visage, faite surtout de mêlés leurs frères et
sensibilité et de mo- leurs époux. Cette in-
bilité, se masculisent différence expliquerait
dans une beauté solide,
jusqu'à un certain point
ample, saine, mieux l'absence des émotions
faite pour les labeurs littéraires qui, en Al-
actifs que pour le rêve aussi bien
lemagne
et l'amour. Leur édu-
qu'en France, entre-
cation positive, bour- tiennent l'esprit d'in-
geoise, nullement mon- ventiôn et stimulent
daine, assez courte d'ail- la production. Ici, en
leurs, avec une part effet, bien que le papier
très petite donn,~e à
imprimé, sous forme
l'élément poétique, la de huhlicalion pério-
111usique, le dessin, la didue principalement,
danse, les prédispose il abonde et serve de pâ-
une vie droite, bornée, ture à un publie spé-
sans élévation dans les
cial, plus sensible à l'u-
idées et les aspirations, tilité qu'au charme de
Le Mlnn,kenpis ("oy. p. 303).
mais sérieuse, occupée, Gessin de Ch. (-;outzwiller, une photogr~phie la lecture, il n'y a pres-
·d'près
utile, s'accommodan t
que pas de littérature
d'habitudes casanières et monotones, toute faite
pour propre in eut dite; les auteurs connus vont se faire éditer
s'emmancher au train pressé d'une maison de com- à Paris, et c'est à peine si des meilleurs romans du
merce, aussi bien qu'aux charges multiples d'un mé- cru il se vend sept à huit cents exemplaires. De là
nage.. une infériorité morale très appréciable, contre-balan-
Principalement dans les occupations qui demandent cée, en partie, il est vrai, par la sollicitude toujours
plus de routine que d'intelliôence, elles apportent éveillée pour l'ceuvre plastique, en belles couleur's
une aide précieuse pour une qui, femme d'avocat, lautes et souriant à l'œil.
de médecin, de professeur, d'artiste, participe au tra- A tous les rangs de la société, le goût de la chose
vail du mari, il en est cent qui, du matin au soir dans
peinte, de la tache reluisante, du ton solide et chaud
un comptoir, une halle, un magasin, la plume derrière se rencontre comme un trait national. Sans culture,
l'oreille ou le crayon à la main, commandent, surveil- on arrive à désirer le tableau ainsi qu'une richesse
lent, donnent à l'occasion un coup de main, suppléent qui fait valoir toutes les autres, et, même dans lés
le chef de famille pour le coup d'oeil et la ponctualité.
campaônes, Los murs sont ornés d'enluminures sous
312 LE TOUR DU MONDE.
verre qui entretiennent au fond des esprits la prédi- dès ce moment la tentation ira grandissant il ne
lection originelle. Un petit marchand besogneux, gar- passera plus devant un encan sans hausser sur les
dant précieusement dans son arrière-bouliffue une enchères, et petit à petit tout ce bric-à-brac raccolé
vieille toile craquelée, n'est pas un cas isolé pour finira par encombrer sa maison d'un art de bas éLage,
rien au monde il ne s'en défait, et la perte de cc trésor trivial, poncif, hybride, qui fera sa délectation et qu'il
lui serait plus dure que la vente forcée de ses meu- montrera avec le mème orgueil que s'il s'agissait d'une
bles ou d'une argenterie de famille. Quelquefois, une collection princière.
attraction plus forte s'en mêlant, il achète à une de J'ai connu pour ma part un brave zingueur, inca-
ces fourmillantes criées de la Grande-Place, toujours pable d'aucune notion supérieure, qui avait ainsi
encombrées de cadres vermoulus et d'antiques bar- amassé, morceau par morceau, un peu plus de trois
bouillages, un carré de toile. peinturlurée pour servir cents peintures, échelonnées de la cave au grenier;
de pendant à ceUe qu'il possède déjà. Soyez sûr que et il les divisait lui-même en trois catégories celles

Brucelleslesmonuments
nouveaux. deJ. Lévy.
La Bourse(voy.p. 303). Dessinde A. Deroy,d'aprèsunephotograpltie

qui ne valaient rien, celles qui valaient un peu pins. persent. D'autres alors profitent de la déconfiture du
'et finalement celles qu'il considérait comme des chefs- trop confiant amateur et recommencent avec les débris
d'oeuvre. Il fallait en rabattre; mais certainement une laissés sur le chemin l'œuvre lente qu'ils abandonne-
sûreté se remarquait progressivement dans les choix; ront peut-être à leur tour.
l'œil avait discerné à la longue le mauvais du pas- C'est, je le répète, une des particularités nationales
sable. que cet instinct de l'art, allié quelquefois à des consi-
Il arrive que la ruine s'ensuit; la préoccupation de dérations mercantiles, mais le plus souvent désinté-
s'entourer d'imageries chaque jour plus coûteuses, en ressé et surnageant au-dessus des matérialités mes-
raison des exigences croissantes, jette le trouble dans quines de l'existence. Le gros rève du ventre épanoui
l'économie du ménage; et un beau jour, le tas bigarré dans le sommeil de tous les autres instincts prcnd
s'en va joncher le carreau d'une salle de ventes, avec une aile dans cet attrait mystérieux et ce charme
la mélancolie profonde des choses auxquelles quel- lointain de l'idéal. La pureté des formes, le galbe,
qu'un a mis son plaisir et qui brusquement se dis- la finesse et l'élégance des proportions inquiètent peu,
314 LE TOUR DU MONDE.

d'ailleurs nous ne sommes pas sur une terre enqo- perpétuelle, la campagne déroule un tapis épais,
s comme un aubusson de verdures liatites de plusicurs
leillée, oit les silhouettes se découpent avec de nohl"s
profils marmoréens, dans une lumière qui
allume pieds, constellé par l'or des colzas, l'ambre étincelant
d'éter- des blés, la tache pâle des houhlons; et cette mer
jusqu'à l'ombre même. Le pays, moite, trempé
nelles averses qui, quand elles ne crzvent pas, se ba- aux vagues figées s'étend presque sans interruption,
lancent dans l'espace en brouillards gris, déchiquetés chaude, versicolore et diaprée, à travers toute la
et
sur les bords et pantelants de toute leur masse, plaine flamande. L'œil, habitué à se poser sur elle
ses
donne plutôt le désir des contours flottants et indéter- journellement exposé il recevoir la sensation de
minés, avec des rutilemeuts sourds éclaboussant la beaux accords étoffés, finit par se sensibiliser et se
pénombre et d'amples taches débordées,
comme de complaire aux arcs-eu-ciel des tons. Ce qui paraitrait
la moisissure qui s'est étendue. Ainsi s'est développé, ailleurs anormal, cette pré-destinatiou coloriste de toute
au fond des esprits, le sens d'une beauté spéciale, une race s'explique ici rationnellement par la pro-
tout de matière, de surface ample et cossue, de santé digalité des couleurs de la, terre cela se respire dans
extérieure, de plénitude animale. l'air aussi naturellement que les aromes du terroir,
Dans l'air traîne le songe d'une humanité surnour- et à la longue fait partie de l'organisme.
rie, plantureusement exprimée par les tons les plus
les
magnifiques, comme chez Rubeus. Il semble que II
au de-
énergies endormies ont besoin, pour s'affirme:' Particularilesdu canclerenalional. Le goût du faste.
hors, de la surexcitation des tons vibrants et super- Ommcôaucksel kermesses. La f;unillcdes géants,
bes; c'est une tendresse générale pour les colorations
contrastantes, les ouiremers brûlants, les verts tirant On sait le goût des Belges pour les étalages fas-
l'œil, les rouges splendides, et comme un cri de la tueus, les cortèges empanachés, les cavalcades com-
flam-
chair pour tout ce qui peut la tirer de sa torpeur na- posées de personnages brillants, les processions
tive. Souvent étouffée ailleurs, une sensualité se ré- boyantcs de l'or des chasubles et généralement pour
veille là, en ce besoin d'une adaptation coloriste aux tout ce qui est la poésie des yeux.
instincts de race et, encore une fois, vous la retrou- Il est resté dans la nation comme une soif des pro-
verez chez l'homme des champs aussi bien que chez digieuses kermesses parmi lesquelles s'égayait la cour
l'homme des villes, le premier badigeonnant sa mai- de Bourgogne, retentissantes à la fois du bruit des
des tour-
son de teintes vives, la porte et les volets en vert, le musiques, du roulement des chars, du fracas
mur en bleu, la plinthe en brun sang de bœuf, sous nois et des hilarités d'un populaire gorgé de cer-
un rouge toit de tuiles; le second s'entourant de ta- voisc.
bleaux aux nuances harmonieuses et solides. unc; réjouissance publique un peu épicée ne va pas
A mesure que nous nous éloignerons de Bruxelles, sans l'organisation d'un ommeganck, en costumes de
sur la route des Flandres. nous verrons d'ailleurs la théâtre, hallebardes, pertuisanes, oriflammes et ban-
nature elle-mème s'accommoder ce régime des nières, avec des escortes de grands seigneurs relevant
couleur de café fièrement leurs manteaux sur le bout des rapières,
aspects étalés et nourris; les champs,
l'estomac chargé de toisons d'or, de grandes dames
brûlé, se lustrent de moires et s'écaillent de scintilla-
lions; ce sont presque les reflets des satins pàles et montées sur des hafluenées et attifées comme des
des vieux velours, avec des flambées de feux se mou- clnisses, des pages, des manants, des porte-étendards,
rant plus loin dans des décroissances et des douceurs des chevaux, des chars, toute une friperie étincelante
de ton, une chaleur vague d'animalité. et chamarrée à laquelle de beaux hommes et de belles
A ras du sol, des écharpes de vapeurs irisées tami- femmes prètent leurs larges carrures et leurs ports
sent la réverbération solaire et tissent entre ciel et de t~te altiers.
fran-
terre une sorte d'étoffe argentée, où les lignes s'es- Lille, Douai, Valencienncs, dans la Flandre
la re-
tompent et où se décomposent les colorations. Partout çaise, ont conservé ce goùL de la pompe et de
d~s valeurs appuyées; une base de noirs polis, relui- présentation le Gayant et les Incas, là aussi, opè-
rent des sorties caractéristiques, au son des orches-
sants, donnant aux objets un air moelleux et solide;
ardoisés tirant sur le tres et des fanfares. Mais peut-être l'entrain général,
puis, par là-dessus, des gris
la coopération de toutes les classes de la société, la
foncé; et, ç.à et là, le bleuissement de ce grès des
Écaussines, si différent de la pierre fi-aiiçaise, et qui débauche d'oripeaux sont-ils moins grands que dans
sous terre aux laboratoires profon~ls des carrières, les villes de Belgique, dans celles du moins qui sont
semble réfléchir la gravité des paysages. Le vert dcs demeurées foncièrement flamandes.
d'une densité merveil- Gand et Malines ont poussé à ses dernières limites
prairies, luisant et sombre,
leuse, ressemble à une basse continue sur laquelle la profusion du luxe, dans l'organisation des cortèges
tout un peuple
chantent le rouge des toits, le blanc des murs, l'étin- historiques: c'était tout un siècle et
cellement verdàtre des étangs; particulièrement dans circulant, avec une splendeur de costumes inouïe,
cités modernes, une
le pays de Dendre et V'aas, ce potager flamand où parmi le décor fourmillant des
la glèbe produit à travers une sorte de fermenta:iJ:l sorte de vision du passé étalée dans un déroulement
LA BELGIQUE. 31.5

de pourpres, de cuirasses, de caparaçons, sans ana- cette propension des esprits à la gaieté bruyante,
alimentée par les fermentations du boire et du manger.
chronismes sensibles, et pour laquelle des artistes en
renom avaient fourni des dessins, d'après des indica- Les kermesses sont des f~tes largement chômées pen-
tions rigoureuses. dant lesquelles les maisons de la ville, aussi bien que
sont des occa- les ch~iteaut des campagnes, pratiquent les liesses,
Ajoutez que ces promenades des rues
sions de bombances; nous retrouverons à chaque pas avec un gros plaisir débridé qui se porte aux prodi-
de la dépense, à
dans la joviale Belgique, sous la lourdeur des corps, galités de la table, à l'ostentation

Dessin de A. Sirouy, d'après E. Verdyen,


Types de la rue Haule (voy. p. 30B et 316).

on
toute sorte de folies et de bravades. Et.cette habitude ties innombrables du seizibme siècle; aujourd'hui,
de ripailles et de farces immodérées est si bien dans le se contente de promener aux grands jours populaire~
caractère national qu'on l'aperçoit dès les temps re- les carcasses en osier de Jan et Micke, les survivant-s
culés, particulièrement aux époques d'Ommegancks de cette lignée de géants qui se composaient encore
et de Joyeuses Entrées, où des géants et des mons- en 1785, lors du famcux jubilé en l'honneur du-c~ sacre-
-tres circulaient par les places au milieu des quolibets ment de miracle », de petit Jean, de Pierre,-de petit
d'une foule naturellement goguenarde. .Michel, du jeune mariage de Gudule et de-=Jean de
Il y a loin toutefois des jovialités actuelles aux facé- Nivelle, du sultan et de la sultane, de papa et:maman,
'316 LE TOT'R DIT ;\1:O\'DE.
et finalement de grand-papa et gt'and'maman; mais, étendards; un grand char sur lequel un ours assis
bien que la descendance ait diminué, les visages ne touchait un orgue d'une musique particulière, pro-
s'en dérident pas moins devant ces grosses poupées duite, au dire des chroniqucurs, par les miaulements
souriantes et bonasses, où, sous des hourrelcts de exaspérés de vingt-quatre chats enfermés séparément
bébés, s'immobilisent d'énormes yeux ronds, tandis dans des caisses et dont les ({mues étaient liées aux
que les mannequins habillés de costumes surannés os- touches du clavier, ce qui amena sur le pâle visage
cillent par-dessus les tètes avec des saltations lentes sotic.ieu~ de Philippe, présent à la fc?te, un de ces
de colosses "on belle humeur. rares sourires que l'histoire compta; puis encore des
Il existe au South Iicnsington Muséum une curieuse bandes de jeunes garçons, habillés les uns en singes
peinturc de Denis Asloot, datée de 1616 et représen- et en cerfs, les autres en pourceaux, ceux-ci étant char-
tant la fête que donnèrent les Jésuites à Bruxelles, en gés de représenter au naturel la fable des compagnons
mémoire de la victoire de Pavie par Charles V. C'est d'Ulysse; le cheval Pégase les quatre fils Aymon
un amoncellement d'inventions plus baroques les montés sur Bayard; un griffon, des chameaux, des
unes que les autres, dans un cortège qui remplit la autruches, ces dernières chevauchées par des anges
largeur de la Grande-Place, s'étale en remous de bêtes un serpent vomissant le feu; puis toujours des chars
et de gcns, bat les maisons avec des ondulations qui au nombre de quatorze ou quinze, dont l'un était oc-
ne finissent pas et,comme uneprodigieuse ménagerie cupé par un arbre à chaque branche duquel figurait
lâchée dans un flot de peuple, emmêle parmi les un enfant, symbolisant chacun un des rois juifs, ancè-
chars remplis de musiciens, de guerriers casqués, tres de la Yiergc, et, comme pour allonger démesuré-
d'empereurs à dalmatiqura, de personnages afl'ublés ment cette cavalcade déjà si fourmillante, les patri-
de robes écarlates, de jeunes vierges tenant des pal- ciens, les serviteurs de la ville, les membres du
mes, de grosses femmes étincelantes sous leurs ori- magistrat, les trois ordres mendiants, le clergé des
peaux paillonnés, la plus grotesrlue promiscuité paroisses avec la châsse de sainte Gudule, etc.
humaine et animale montures bizarrement capara- Cc ne s en ce règne hrillant de Charles-Quint,
çonnées, démons dont la tête sc dentèle en crête de que caililoiisels, tirs à l'arc, concours de
coq, hommes sauvages prolongés par des coiffures en rhétorique, défilés pompeur, parades publiques, ré-
plumes, dragons ailés, girafes, chameaux, onagres ceptions solennelles, prétextes à fèter les souverains.
léopards, tout un monde chimérique qui semble rc- Heureux peuple serait-on tenté de s'écrier, si l'on
produire les imaginations d'une race amonreme du n'entrevoyait derrière tout cet apparat la nécessité de
pittoresque et du I)otill'on, pour son amusement et sa complaire au maitre tout-puissant, et si à la gaieté
risée. des parades en plein vent, confondant dans une large
A peu près un siècle plus tôt, avait été créée la pro- cohue merveilleusement reluisante d'or et de couleurs
cession de l'Ommeganclc, dont toutes les folies popu- vives les les bourgeois, les massiers et les
laires ne font que répéter à satiété les magnificences serments, ces escrimeurs armés de piques et de halle-
burlesques. Il faut lire, dans les chroniclucs du hardes, tout en blanc et bleu, ces archers en blanc,
temps, le détail de la procession qui sorlit, en 1545, le noir et rouge, ces arbalétriers de Saint-Georges en
dimanche d'avant la Pentecôte c'est le délire d'un rouge et blanc, ces hommes d'armes, ces juges, ces
peuple qui veut être amusé par les yeux et des gaietés porte-bannières, ces jurés en robe de drap rouge, ne
épaisses, des entassements de drôleries, un spectacle correspondait la procession funèbre de ces cent cin-
interminable.
quaute gentilshommes espagnols et italiens qui, le
Le sacré s'y mêle d'ailleurs au profane les dal- jeudi saint de la même année 1549, par basse condes-
matiques, les chasubles, les ostensoirs, les halda- cendance pour la dévotion de l'héritier de l'empire, se
quins, les croix, les bannières du culte, dans une flage llèren par les rues jusqu'au sang
pompe sacerdotale qui ruisselle à l'infini, s'allient aux
diableries grimaçantes, au haut bonnet étoilé des ma-
IIL
giciens, à la marotte des fous, rlans un empiètement
perpétuel qui, aujourd'hui encore., se rencontre dans lile courdé3 lliracles.-7tusiciens du Le goût de la mu-
quelques-unes des fêtes à la fois religieuses et popu- siqucchez le Bclge et pareillementle goût des spectacles.
Lé the:'ttrctlamand.
laires du pays. On vit apparaitre là, successivement,
des prêtres, des confréries, des thé,ltres traînés par Une vraie cour des Miracles fleurit dans certains
des chevaux et jouant les mystères de la j-ic de No-
quartiers de la ville; principalement dans les cloaques
tre-Seigneur et de la Vierge, le diable, sous la forme humides et malsains, qui abondent au fond des agglo-
d'un baeuf monstrueux sotifflant du feu et accompagné mérations populeuses de la rue Haute, de la rue de
de deux enfants vêtus en.loup derrière lui, les porle- I~ landre et de la rue d'Anderlecht, ravinées, comme
bannières de Saint-Michel et le saint patron de la des madrépores, d'une infinité de, ruelles boueuses où
ville lui-même, représenté par un cavalier couvert
vit,, dans une obscurité perpétuelle, un pâle peuple
d'une armure étincelante, l'épée et la balance à la ravagé par le vice et la misère. Ce parasitisme envahit
main; puis les corps de métiers précédés de leurs' tout, la rue, le porche des églises, le seuil des théâtres,
318 LE TOUR De JTO1VTLFJ.
nullement déguisé, comme une lèpre tolérée sur la- de là et s'éparpillait dans les cabarets, raclant du
quelle la police ferme les yeux; c'est par milliers violon, pinçant de la harpe, miaulant de la clarinette,
qu'on les voit pulluler, courant de leur grand pas devant un auditoire composé de buveurs et de mar-
accéléré, les aveugles conduits par des enfants, et les chandes ces truculentes matrones en jaquette
autres allant à leurs affaires tout seuls, avec une acti- tuyautée et bonnet rucbé, qui colportent le long des
vité furieuse de vermines. Et de même que les particu- tables de grands paniers partag~s en compartiments,
liers, les établissements publics sont grevés la'plupart oa non seulement le produit des basses cours, mais
d'un certain nombre de ces calamiteux, dui rançonnent les crabes, les bigorneaux, les noisettes, les saucis-
le consommateur, pratiquent là con1me ailleurs leur sons s'entassent à côté de l'dites galettes croustil-
industrie nomade. Celle-ci leur donne duelrlncfoisdes lantes appelées mastelles. Quelques-uns jouissaient
aises on montrait, il n'y a pas bien longtemps, nn d'une célébrité: un Pagauiui de contrebande avait
aveugle, d'une tenue décente, qui, petit il petit, Ù chaque fois une galerie qu'il élourdissait t de sa vir-
force d'économiser sur les aumÔnes journalières, était tuosité efhénéc; un ténor rossignolait du Rossini; et
devenu propriétairo de trois maisons habitées par des on n'a pas oublié la vieille guitariste, en chapeau à
mendiants comme lui. plumcs, (Lui s'interrompait de nasiller un air de Do-
Cette exploitation n'est pas la seule dit reste il y nizetti pour priser une pincée de tabac. Entrez l'été
a encore les musiciens ambulants, joueurs de guitare, dans cette ginguctte des boulevards, le Petit l'ct.ris
de violon, de harpe et d'accordéon, les chanteurs et vous y eii[endr(~z un vieil avcuglc ;"t barbe neptu-
les marchands de complaintes, toute une variété four- nienne, sa contre-bas,c entre les jambes, barytonner
millante d'artistes déclassés dont un ancien quartier, des chansons composées par lui, aux applaudissements
à présent disparu, les Marolles, était autrefois le ré- des bandes de commis de rayon et de jeunes modistes
ceptacle. C'était comme un rendez-vous de toutes les abattues sous la tonnelle. Quelquefois, des associations
vomissures sociales, amassées là par le progrès d'une de trois ou quatre instrumentistes forment un or-
végétation constante, et clui lentement s'étaient mê- chestre en miniature, avec le violon pour chef, tous
lées à la population primitive, très particulière celle- graves, les cheveux pommadés, proprement vètus l'un
là, avec des rnceurs, des coutumes, des fêtes et mème d'cw, le morceau joué, passe entre les buveurs et
un langage différent du reste de l'agglomération lirtixel- fait la collécte. Cela met une animation dans les si-
loise. Tout ce monde occupai des logis étroits et bas, lences de les partics de jeu se ralentis-
s'o'uvrant sur des ruelles transformées en cloaques par sent il y a alors comme une grosse joie d'avoir pour
le déversement des détritus et la stag-nation des les- le prit d'une consommation à bon marché de la cha-
sives ralaetasseurs de souliers et d'habits, chiffon- leur, des songeries et de la musique.
niers, ramasseurs d' escarJjille; ramoneurs, artistes Cette prédilection pour la musique se rencontre,
du pavé formaient une vaste famille sur laquelle s'é- du dans toutes les parties de la Belgique; des
tait greffé le ramassis de truands et de saboulem, de quatrième ordre possèdent des salles de con-
qui, les jours de kermesse, se débandaient le long cert oÙ se font entendre des artistes en tournée; les
des promenades, avec des étalages d'ulcères et de villages eux-mèmes, principalement dans le pays de
fractures innombrables. Mons et de Charleroi, organisent des soirées musi-
A cette époque, les 1\Zarolles étaient une des singu- cales, auxquelles on accourt de plusieurs lieues à
larités bruxelloises; on y allait accompagné des gens de la ronde. Il n'est si mince commune qui n'ait une
police, comme on va voir certains quartiers de Londres société de chœurs ou de fanfares, tantôt alimentée
et de lVlanchester, mais l'horreur, à beaucoup près, par l'ensemble de la population, tantôt par une ca-
n'était pas aussi grande. Il existait bien des bouges tégorie spéciale de travailleurs, ouvriers de verre-
suspects et des ruelles mal famées où se faisaient pren- ries, de mines et de laminoirs; en sorte que chaque
dre, comme dans un traquenard, les chourineurs et industrie à peu près est représentée par un groupe
les voleurs de profession attirés par ce grouillement de chanteurs ou d'instrumentistes, lequel, suffisam-
humain dans lequel ils espéraient pouvoir se dissi- ment exercé, risque à un moment donné la dépense
muler. Toutefois c'était l'exception une déprava- d'un déplacement et va participer aux festivals voisins.
tion inconsciente, produite par les promiscuités de C'est alors une circulation de drapeaux et d'accoutre-
l'habitation et le parquement obligé des ménages ments particuliers convergeant de tous les points vers
dans des locaux exigus, remplaçait l'effroyable crimi- l'endroit dit concours, et les prix sont chaudement
nalité des carrefours anglais, prédisposés d'ailleurs disputés. Presque toujours, dans les petites localités
par les remous d'une population autrement dense aux du moins, ces sociétés recherchent la présidence d'un
débordements de l'animalité. D'honnêtes artisans s'y chef d'industrie ou d'un des notables, dont la bourse
rencontraient même, qui étaient nés dans ce dédale de largement ouverte, les aide dans leur organisation.
petites rues, et continuaient à y demeurer, par suite Quelquefois, des représentations dramatiques rem-
de l'attachement aux vieilles choses, indéracinable chez placent les auditions purement musicales une
le peuple, surtout chez celui-là. grange se transforme en théaître par le moyen d'un
Chaque soir une légion de troubadours s'échappait tréteau assujetti sur des futailles; et des acteurs du
L_1 BELGIQUE. 319
cru, noircis au bouchon et atrublés d'oripeaux aroies- bruyantes un acteur est sifllé pour un anicroche lé-
ques, y jouent des vaudevilles, des saynètes, des pan- ger la moindre altération des intentions originales
talonnades devant un public extasié. Un peu du vieil suscite des protestations; et par surcroît, le public
esprit qui rendit les chambres de rliétoriclue si pros- réclame des voix sans tares. Ces exigences lui ont fait
pères anime d'un entrain très grand ces parades ru- une réputation de sévérité qui trouble les débutants;
dimentaires. Dans les villages riches, une rivalité de De même qu'il affectionne les spectacles de la rue, le
costumes chez les interprètes s'ajoute aux frais de Brabançon aime les exhibitions de la rampe, les dé-
la mise en scène. Les villes, de leur côté, l'enchél'is- cors de la féerie, les belles élégances artificielles de
sent sur l' cespro- la parade scéni-
digalités l'US tiques que les kermes-
par des étalages ses, les réjouis-
coùtcua, où perce sances populaires,
l'attachement à tout les occasions de
ce CJuiil'l'ite et festoiement public
charme les yeux. se complètent tou-
Bruxelles, toute- jours par des re-
fois, l'emporte présentations aux-
dans cette émula- quelles les arti-
tion générale; ses sans, les petits em-
cercles d'artistes ployés, les bour-
et de musiciens, geois peu fortunés
dirigés par des assistent en foule;.
maitres accomplis, et les cercles d'a-
jouissent d'un re- mateurs où l'on
nom européen; il joue le drame et
n y personne qui la comédie abon-
n'ait entendu parler dent, aussi bien
de ses musiques chez le peuple que
militaires, de celle dans les classes
du régiment des moyennes.
Guides surtout; et J'ai plus d'une
les amateurs du fois expérimenté
grand art encom- l'intelligence de ces
brent régulièrc- acteurs improvisés;
ment les salles où gens d'atelier et de
l'orchestre du Con- bureau qui, sur les
servatoire, des Con- planches, avaient
certs populaires et l'intonation ample
de la Société de et rythmée des ac-
musique détail!e teurs de profession
tour à tour Haydn, et soulignaient
Beethoyen, «'cbcr avec finesse les
ct Aucun moindres nuances,
exclusivisme d'ail- comme s'ils eus-
leurs dans les pré- sent fait de cet art
dilections on exé- exceptionnel une
cute la musique étude constante.
françaiseaussi bien Chez quelques-uns
que l'allemande et Promenade des Géants (cy. p. 316). Dessin de E. Verdyen, d'après nature. d'entre eux la pro-
l'italienne; la mu- nonciation souvent
sique flamande, incarnation d'un compositeur de vicieuse du belge était mème à ce point corrigée
grande fougue, Pieter Benoit, bion que contestée, qu'on aurait pu croire dans une vraie salle de spec-
trouve elle-mème des partisans fervents. tacle, devant des interprètes halitués à une diction
Grande affluence, en outre, à l'Opéra, qui s'appelle claire et étudiée.
ici théâtre de la Monnaie, et aux secondaires,
Cependant, la véritahle originalité éclate plus par-
les Galeries Saint-Hubert et les Fantaisies-Parisiennes, ticulièrcment parmi les cercles flamands, jouant, dans
particulièrement alimentés par OlTenhach, Herv6 et cette langue des Flandres, moclleuse et vilarante, aux
Lecocq. Lespremières y sont très courues, quelquefois cadences pleine., et prolongées suivies de consonan-
320 LE TOUR DU JVIOJ\'DE.

ces gutturales, les pièces du terroir d'un esprit si dif- mais préoccupée d'effets immédiats et d'irrésistibles
férent de celui de la scène française, pantalonnades au intentions bouffonnes. Rien, du reste, chez l'interprète
gros sel, où le comique se complique de caricalure, qui sente l'atTectation guindée et la pose systématique
farces avec accompagnemcnt de grimaces et de coups de l'homme de métier, petit à petit ankylosé dans ses
de pied au derrière, machinations hurlesC[ues, repo- rôles et finissant par leur donner une tournure habi-
sant, presque toutes, sur uncohsenation très forte tuelle et comme un mème pli figé. Au contraire, un
du personnage, large renouvelle-
surtout quand ce ment d'invention
personnage se et une initiative
prête à une in- permanente pré-
terprétation sati- sident à ces créa-
rique. tions qui se com-
Il y a là com- plètent. chaque
me une création soir par un trait
spéciale, un peu imprévu et une
grosse, reflétant floraison de dé-
avec une joviali- tails ajoutés au
té expansive les fUt' et à mesure
drôleries et les dans l'entraîne-
ridicules d'un ccr- ment du jeu.
tain type liruxel- Ces acteurs
lois, vaguement d'ailleurs, ne sont
ressemblant par pas, comme sur
certains côtés au les autres scènes,
prud'hommefran- dés spécialistes
çais. Naturelle- faisant du théâtre
ment la pure lan- par état; la plu-
gue littéraire n'a part s'improvi-
rien de commun sent comédiens
avec le jargon aufeudelarampe
qu'on lui prète et le jour sont
c'est un patois employés dans
singulier, dans des bureaux ou
lequel les mots des comptoirs. Ils
français s'achè- ont des mceurs
vent en désinen- paisibles, une
ces tlamandcs et maison convena-
les expressions blementmeublée,
flamandesse gref- dont la dépense,
fent sur des tour- régulière et mo-
nures françaises dérée, permet l'é-
mais l'effet en est pargne en vue des
irrésistible quand enfants et des ma-
à la charge parlée ladies, une exis-
s'ajoutent unemi- tence modeste et
mique expressive bien assise de pe-
et une tète sé- Marchande d'œuf,; (voy. p. 318). Dessin de A. IIubert, d'après nature. tit rentier à l'a-
rieuse. rasée de bri du besoin et
près, d'une rondeur sotte et houffie. des éventualités, et le soir seulement se transfor-
Il existe à Bruxelles un théàtre flamand, supérieur, ment en Crispins, en Sganarelles et en Uylenspi
à mon sens, par la spontanéité du trait et la fran- gels, dégingandés, grimaçants, tout entiers au démon
chise des moyens comiques, aux autres théàtres oÙ de la farce.
se débitent les pàles comédies de moeurs locales, écri-
Camille LEMONNIER.
tes en français. On y sent la rigueur d'une observa-
tion peu soucieuse des visées littéraires et lointaines,
(La soi(e à (c~puochaaoe (iuraisoit.)
LE TOUR DU MONDE. 32l

La porte de Hall. Dessin de J. Taelemaus, d'après nature,

LA BELGIQUE,'
PAR M. CAM1 L L E LE\IONNIER~.

T4:ST1:[T DES SIX I.GUITS..

I1~

UL'lIxelles historique. Ln révolution brubançonne.


Coup d'œil rétrospectif.

d'un large train de vie entretenu par une dépense


Bruxelles, l'humble bourgade obscure du sirième
incessante.
siècle, après avoir connu des fortunes diverses, s'était
en 1379, La ville a en ce temps six mille six cent quatre-vingt-
petit à petit étendu au point de compter,
deux enceintes, sept portes et soixante-quatorze tours. quatre maisons et couvents, environ soixante-quatre
Universellement renommée pour son industrie de mille habitants, près de quatorze cents religieux,
dissensions in- trois quartiers et quarante et une sections les d'Eg-
drap, riche, remuante, en proie à des
testines où s'épanchait son besoin d'activité violente, mont, les Mansfeld, les Taxis, les Culembourg, les
la vieille cité étalait, au coeur de la monarchie espa- de Lannoy, les Lalaing et les Boussu y résident dans
et d'églises qui donne des hôtels somptueux la halle au Pain ou maison
gnole, une abondance de palais
l'idée d'un fourmillement de peuple et de grands sei- du Roi se dresse en regard de son hôtel de ville, et
et de chevaux, la magnificence de ses églises anciennes va pâlissant
gneurs, d'une circulation d'équipages
devant celles qui s'édifient, Sainte-Gudule entre au-
Suite. ~'oy'.pige 30.j. tres et la chapelle du Saint-Sacrement. Si la vieille
211
XLI. lofi3e LIV.
322 LE TOUR DU MONDE.

réputation de ses industries de drap a déchu, ses Lui parti, la sève se reprC'nd à parcourir le grand
laincs teintes, ses toiles, ses tapisseries et ses ar- corps moribond de la nation. En 1581, des décrets
mures figurent en première ligne sur tous les mar- ayant annoncé à Bruxelles l'abolition du culte catho-
chés de l'Europe elle s'enorgueillit de ses collec- lique, la suppression dos couvents et l'expulsion des
tions savantes, montre avec complaisance ses sept prètres, la ville, cernée par l'armée espagnole, subit
écoles latines, dont une supérieure, ses treize écoles avec un dédain stoïque les privations d'un blocus dou-
flamandes et ses trois écoles wallonnes ou françaises, loureux un péril conjuré, il lui fau faire face à des
et, devenue au temps de la cour de Bourgogne comme inaux plus grands, et, les alfaires interrompues, lc
le jardin des lettres et des arts, continue à fleurir commerce partout anéanti, sans communications avec:
sous l'épanouissement de ces esprits, les poètes Jean la mer, disputer aux événements une existence me-
Lctnaire, Remacle de Florennus el Jean Second, les nacée par les dissensions intestines autant que par le
peintres Franc-D'taris, lMichel Coxie et Bernard van pillage et les rigueurs de l'autorité. C'est une époque
Orley, les architectes Keldermans, van Pede, van trouble, sans cesse bouleversée par des bourrasques
Bodeglicin, les savants Corneille Agrippa et Erasme, imprévues, où la paix et la fortune publiques ne con-
toute la clarté et la gloire du temps. naissent un instant la stabilité que pour être mèlées
Brusquement le profil fauve de Philippe s'em- sitôt après à des aventures nouvelles, et qui, éclairci,:
busque derrière cette prospérité :Marguerite de pendant de courtes accalmies, soudainement se rem-
Parme n'est bientôt plus qu'un instrument insuffi- brunit sous des orages interminables.
sant entre ses lnains; la gouvernante cède alors la A peine les archiducs Albert et Isabelle ont-ils
place à ce tigre affolé de sang humain, Alvarès de fait refleurir les lettres, les arts et les sciences, dans
Tolède, duc d'Albe; et derrière lui la meute innom- cette cour rassérénée où Rubens et Juste Lipse étaient
brahle des tourmenteurs prépare les grils et les che- tenus en si grand honneur, que la tourmente recom-
valets. Un premier vide se fait à la nouvelle de cette mence disputes avec les gouverneurs, querelles avec
arrivée terrifiante: cent trente mille citoyens émi- les magistrats, émeutes toujours renaissantes au sujet
greot en Allemagne et en Angletcrrc; puis la mort des vexations de la soldatesque royale. Joignez-y la
soit tour taille des conpes sombres dans la popu- peste qui éclata en 1667, la reprise de la guerre avec
lation soupçonnée d'hérésie. Louis XIV, le bombardement de Bruxelles par le
Les deux Verdickt, Charles Lamoral, comte maréchal de Villeroi, pendant lequel, trois jours du-
d'Egmont, le seigneur de Backerzele, Jean de Ca- rant, vingt-cinq mortiers et dix-huit canons vomirent
senbrodt, secrétaire de d'Egmont, Philippe, comte sur la ville trois mille bombes et douze cents boulets
de Hornes, dix-huit autres gentilshommes, mourant ronges, endommageant quatre cent soixante maisons
sur la place publique, à Bruxelles, les uns décapités et sept églises et anéantissant littéralement onze
par le glaive ou écartelés, les autres brÙlés vifs après églises et trois mille huit cent trente maisons, sans
avoir subi l'amputation de la langue et du poing, nécessité et pour le bon plaisir du grand roi. Mais
d'autres encore lentement torturés par ce mécanisme presque immédiatement l'énergie de la race se fait
elïi-oyable, l'estrapade, qui consistait à abaisser et à jour, de nouveau, dans un bel aspect de ville neuve
remonter, par le moyen d'une poulie et la tète en sortant en moins de quatre ans des décombres de la
avant, par-dessus un brasier flambant, une victime à ville ancienne, avec des palais reconstruits, des ri-
laquelle préalablement on avait coupé la langue et chesses redorées, les rutilantes architectures orne-
I)i-iilo' le pied et la main entre deux fers rougis à mentées de cette place de l'Hôtel-de-Ville qui est
blanc, ne sont que le prélude des hécatombes qui, encore une des curiosités de l'Europe. C'est merveille
petit à petit, saignent aux quatre veines le pays. En de voir ce peuple résolu réparer ses désastres presque
moins de cinq ans, les grandes villes, ces ruches sous la gueule fumante des canons.
fourmillantes où s'élaborait la richesse nationale, sont Tour à tour la proie des dominations étrangères,
ir co point ruinées qu'un historien, passant à Gand, convoité har la-h'rance après avoir été garrotté par
déclare n'y avoir vu que deux chevaux paissant dans l'Espagne et martyrisé par les sbires du marquis de
la solitude des rues. Prié après avoir été saigné par les torsionnaire..
Et l'horreur va grandissant, moment oit d'r111~e,il garde dans l'épreuve son insoumission ua-
le :iuistrc lieutenant du roi-vampire, ayant fait ma- tive, s'aécorumoclant en apP<1.l'erlCede tous les ré-
nœuvrer jusqu'à la, fairi: éclater la machine qualifiée gimes, parce qu'au fond ils maintiennent son inté
par lui « conseil des troubles» et par le peuple grité, mais en réalité rebelle au juug et d'une secousse
conseil de sang 0 dont l'application sur l'écliine d'épaules ébranlant de temps en temps l'autorité.
(les provinces, semblamlement. à une prodigieuse ven- moins par haine du pouvoir, dont il aime la magnili-
touse, eut pour effet de les purger du plus clair de cence, que par goitl de l'indépendance.
leur vitalité, est enfin rappelé par son maître et s'en L'État pourtant, dès le milieu du dix-huitième
va, dit l'histoire, expier dans une agonie hideuse, siècle, s'était équilibré, gràce à une répartition plus
aggravée encore par les visions auxquelles son esprit éliuitable de l'impôt, à une sécurité plus grande des
est en proie, le deuil et la misère des Flandres. personnes, à un fonctionnement meilleur des rouages
V16illes maisons de la place de l'Hôtel-de- Ville, a Bruxelles. Dessin de Ph. Beuoi.t, d'après une photographie.
324 LE TOUR DU MONDE.

administratifs. Pendant près de trente ans, Bruxelles Traitée en pays conquis, elle qui à travers les ré-
put boûter, sous le gouvernement paternel de Charles gimes les plus rigoureux avait su garder son auto-
de Lorraine, une paix non traublée. En même temps, nomie, elle devient, aux mains du roi des rois, une
les finances publiques se stabilisaient, le commerce machine à produire l'or et le sang nécessaires aux
et l'industrie échappaient aux fluctuations qui les ambitions colossales qui ébranlaient les empires; des
avaient si souvent entravés, la prospérité généralc se fournées humaines, le meilleur de sa chair, s'en vont
manifestait dans l'accroisscment des haltitations et s'anéantir ait gouffre des défaites et des victoires; en-
l'aisance des ménage; les sciences et les lettres, cfli- trée dans l'engrenage aux dents de fer qui se nomme
cacement protégées, recevaient pour s'y abriter une la conscription, les réquisitions, les impôts, le tribut
demeure qui porta lc nom d'Académie impériale; et en argent et en nature, comme un hétail dont le lait
et la viande, de tout temps réconfortants pour les des-
pareillement, une Académie de peinture et de sculp-
ture était fondée. potismes, continuent à nourrir les appétits insatiables
Il y avait à présent un conseil d'Etat, un conseil du conquérant après avoir alimenté le moloch Phi-
privé, un conseil des finances, un conseil
souverain lippe If et tous les autres croquemitaines de son his-
de Brabant, tout un échelonncment d'institutions éta- toire, elle finit par n'ètre plus qu'une marqueterie
blies en vue de la marche du mécanisme gOllverne- géo~raphidue etfacée, sur laquelle se projette L'ombre
mental. Pour loger à l'aise cette extension des pouvoirs d'une civilisation de fer et de feu. Elle perd mème,
l'ad- dans son indignité, le droit de s'enorgueillir de ses
publics, la ville elle-mème s'était agrandie par
collections d'art; ses chefs d'œuvre, héritage d'un
jonction d'un quartier buti sur un plan régulier, dans
le style étalé et lourd de la décadence italienne passé flamboyant, vont s'ajouter dans les musées de
vaste conception architecturale qui concentrait dans Paris, comme un fond de gloire ancienne préparé par
an mème endroit les ~plendeur~ du règne et l'outil- les siècles, à L'apothéose dit jeune empire, lequel,

lage politiclue et transformait un plateau presque pour la dédommager dit butin spolié, des walions
cxclusivement forestier en un hloc d'hôtels massifs, de sa large collaboration jamais marchandée
dont la sévérité cossue et la large ordonnance s'al- aux pompes funèbrcs de lit conquète, la gratifie en
liaient avec l'idée d'une société solidement assise. retour d'une législation régulière, d'écoles et de fon-
dations importantes.
Aujourd'hui encore ce quartier garde sa destination
c'est là, à un pas du palais de la dynastie, que s'en- Un instant, la nation incorporée put se croire as-
tretient l'organisme constitutionnel, s'élaborent les surée contre les changements; l'habitude, qui désa-
Lourdit les clialucs les plus pesantes, avait mèlé de
législations, se consomment les actes de la vie pu- à merci,
blique, avec cette vitalité redoublée qui signale un pâles douceurs à soit infortune; et taillée
vidée par les coupes sombres, amputée de ses bras,
peuple actif et sagement amoureux du progrès.
elle s'était reprise à d'un souffle précaire contre
Cependant Bruxelles, non plus que le reste dc la
nation, n'était arrivé à une stabilité définitive les vents et marées.
heures difficiles allaient sonner de nouveau; derrière Tout à coup cette date 1815, sonne à la grande hor-
recom-
ce long règne trancfuille de lVlarie- Thérèse sc lèvent loge, et de nouveau la chevauchée des armées
menaçantes les figures de Joseph II, de Napoléon et mence. Une prodigieuse avalanche d'Anglais, de Prus-
de Guillaume de Hollande. A peine s'est-on habitué siens, de Hollandais s'abat sur la Belgique, obscur-
aux douceurs d'une cour ennemie des aventures, que cissant de ses 10Ut'dcs masses noires le soleil d'Aus-
celles-ci recommencent c'est d'Alton, exécuteur des terlitz décliné à l'horilOn. L'avalanche se disperse
hautes oeuvres de l'empereur rationaliste, s'avançant bientôt, il est vrai; mais à peine la poussière des lé-
dans le ciel rassé-
à travers les provinces révoltées, pour assurer l'ac- gions en marche s'est-elle dissoute
complissement du décret qui dissout les États géné- réné, où l'aigle napoléonien a cessé d'agiter ses ailes,
et une nouvelle
raux du Brabant, coupables d'avoir refusé le vote des c~ue la terre tremble encore une fois,
subsides; cinq années après, c'est Dumouriez, le trombe humaine emplit le pays de ses tourbillonne-
vainqueur de Jemmapes, arrachant la Belgique à la ments affolés, tandis que, rapide comme les boulets
domination autrichienne et y implantant la république de canon qui ont porté le nom français aux quatre
française, brusquement remplacée l'année suivante vcnts de l'espace, l'empereur-fantôme, émergeant de
par la réintégration de l'Autriche; puis, de nouveau, l'ombre, pousse en avant ses bataillons pour une partie
la bataille de Fleurus l'end le pays à la France et décisive.
balaye les Impériaux. Alors c'est une tourmente plus effroyable que toutes
La Belgique subit l'absorption de la puissante ré- celles qu'on a vues les artilleries crachent la mi-
traille dans l'atmosphère changée en fournaise, et les
publique, à travers un engourdissement de toutes ses
énergies, comme un corps immobilisé dans un accès lugubres plaines de \Vaterloo, pareilles à des char-
de somnambulisme; et le césarisme omnipotent de niers, boivent des fleuves de sang. Cette fois, l'homme
celui qui s'appelait le maitre du monde acheva de du destin est bien terrassé. Et comme après l'écoule-
désagréger ce qu'il lui rcstait de sa forte individualité ment d'un torrent, le silence succède aux tonnerres
ancienne. des mèlées dans le pays belge qui cesse d'appartenir
LA DELG IQ CE. 3255

à la France et s'ajoute à la Hollande sous le sceptre desquelles sortit la Belgique indépendante et libre.
du roi Guillaume. Des extrémités du pays, des hameaux aussi bien
Cependant l'union n'est qu'à la surface des germes que des villes, et de la plaine et de la montagne
de mécontentement s'enendrent de la prédilection accourent alors des hommes au cœur vaillant et à la
trop peu dissimulée du prince pour ses villes bata- tète chaude; sans avoir besoin de se concerter, mais
ves, et bientôt la contrainte générale éclate sous la résolus à vaincre ou à mourir, ayant pour arme
pression des impôts, la prédominance officielle de la la plus sÙre leur foi dans la patrie, ils marchent,
langue néerlandaise dans l'administration, les privi- soldats éprouvés qui la veille labouraient la glèbe
lèges accordés aux Hollandais de préférence à tous natale ou maniaient l'outil professionnel, au-devant
autres, l'accaparement par le- gouvernement du mono- des bataillons aguerris, et cent contre un, à la baïon-
pole de l'enseignement, mille vexations grandissantes nette, à la hache et au sabre, font ployer les lignes
(lui amènent enfin les ~randes journées de 1830, ennemies ou payent de leur vie leur héroïsme, der-

Palais du roi des Belges, à Brwelle~. Dessin de Barclay, d'après une photographie de J. Lécy.

rière les barricades oit les grenadiers les exterminent. Et, telle était la surescitation générale que chacun,
Rien n'est comparable à cet élan d'un peuple qui avec une insouciance absolue du danger, faisait des
rompt ses chaines, se souvenant des lions qu'il y a prodiges de valeur des citoyens s'en allaient, par pe-
partout dans ses trophées: les femmes et les enfants tites bandes, combattre les avant-postes, et d'autres
chargeaient les fusils dans les rues les vieillards organisaient des expéditions nocturnes, isolés ceux-ci
épaulaient en chancelant; bourgeois et ouvriers se et ceux-lit en rase campagne, loin des portes de la
touchaient fraternellement le coude aux postes pé- ville. On partait pour la mort comme pour une partie
rilleux chaque maison, défendue de la cave au gre- de plaisir, et unis dans une commune pensée, sans
nier, avec ses volets entre-clos d'où partaient les halles ressouvenance des divisions anciennes, Wallons et Fla-
et ses lucarnes béantes d'où les meubles, les usten- mands harcelaient, canardaient, décimaient les blonds
siles, les bridues arrachées aux murailles croulaient soldats du roi Guillaume, qui tombaient sous d'invinci-
sur l'ennemi qu'ils fracassaient, était un rempart im- ])les coups, malgré le qui-vive d'une alerte perpétuelle.
prenable derrière lequel toute une cité combattait. milieu des caractères tranchés de ces hommes
326 LE TOUR DU MONDE.
venus de toutes les provinces, la gaieté brabançonne matérielle en même temps l'armée s'organise, l'ad-
particulièrement tranchait sur la gravité un peu pe- ministration se raffermit, les écoles s'ouvrent, un
sante des patriotes d'Alost, d'Ostende, de Courtrai, premier chemin de fer rapproche les distances, et
de Bruges et de Gand; elle chantait à travers la bientôt, la sécurité grandissant, les centres industriels
mousqueterie ce refrain ailé qui se rencontre à chaque prennent une extension plus vaste, le commerce
page de l'histoire, ajoutant ses quolibets au défi des bénéficie de gains plus assurés, l'épargne amasse sans
balles. Une jovialité enfiévrée de kermesse à la Ru- danger des capitaux c'est une floraison universelle
bens se mèle, en effet, à ce patriotisme lâché parles de toutes les aptitudes qui ont pour objet la richesse,
rues, avec une débandade de gros instincts les ribam- le bien-être, le train normal de la vie plutôt que la
belles dépoitraillées qui se ruent à l'assaut ont des gloire et ses aventures..
bravades féroces de gens sortant de table, et le sang Toute proportion gardée, la Belgique est, à cette
se verse comme les verres se remplissent, entre des heure, de toutes les nations la mieux nantie de lignes
rires interminables et des coups de gueule rabelai- ferrées elle a des entrepôts, des canaux nombreux.
siens. C'est le débordement d'une race comprimée par d'excellentes routes, un port de premier ordre, An-
deux régimes successifs et dont la vie oisive, inactive, vers, et un autre, Ostende; deux fleuves, la Meuse
brusquement éclate dans une révolution qui a l'air et l'Escaut, coupés de nombreux dérivatifs le pre-
d'une émeute et dans des coups de main acharnés mier superbe, coulant à pleins bords dans l'entonnoir
comme des batailles. des montagnes, mais de maigre importance comme
Pendant que les bras manoeuvraient, les cerveaux voie d'eau, le second remué par les houles marines,
ne demeuraient pas oisifs la désorganisation grandis- entre des digues chaque jour immergées par le re-
sante des lignes hollandaises à l'extérieur avait pour flux, vaste, bruyant et formant comme le corridor de
complément l'organisation d'un gouvernement provi- la grondeuse mer du Nord; neuf provinces, agricoles
soire à l'intérieur. Il s'est trouvé dans cette Belgique et forestières, les unes et les autres inépuisables en
trop légèrement qualifiée d'apathique des hommes richesses naturelles qui les prédisposent merveilleu-
de conseil supérieur et de décision rapide qui, au sement à l'action des grandes industries. Et pour
bruit des fusillades, sous la pluie des boulets, ont su achever ce tableau d'une touche de peintre, l'activité
tout à la fois pourvoir aux mille nécessités de la dé- humaine s'y déploie à travers un déroulement de
fense, parer à l'anarchie, édicter des lois et jeter les paysages variés, où les vallées succèdent aux landes
bases d'un État stable, parmi l'universelle efferves- marécageuses et les grandes pétrifications aux renfle-
cence d'un peuple soustrait à toute espèc.e- de coerci- ments légers d'une plaine transformée par la culture
tion. C'est cette graine première qui, petit à petit en un énorme potager; ici les constructions moder-
germée dans un terreau arrosé de sang, a fini par nes, les transformations récentes, l'adaptation de la
s'épanouir sous la forme du gouvernement constitu- nature aux besoins nouveaux; là les ruines, les vieux
tionnel, avec une large ramification de droits faisant souvenirs, les restes d'une tradition demeurée et
le citoyen libre dans l'État libre. comme un décor splendide brossé par les âges, sur
Les événements qui suivirent sont trop voisins de lequel se détache et se meut la vie contemporaine.
ce temps pour avoir besoin d'être rappelés on sait
que le trône fut offert à Léopold de Saxe-Cobourg, et V
que ce prince, prévoyant une grande nation en ce petit
Le vieuxBruxelles. La Senneet les ponts.-Industries locales.
peuple prodigue de son sang, l'accepta; on sait aussi ~rytleset coutumes,.
que, le nouveau royaume à peine institué, le prince
d'Orange et le prince Frédéric, au mépris de l'ar- Bruxelles, entre toutes les autres villes, profita lar-
mistice provoqué par le roi leur père, envahirent le gement des bienfaits d'un règne à l'abri des confla-
sol une première fois libéré on sait enfin que la grations qui, presque partout ailleurs, pendant ces
France, amie généreuse et fraternelle, envoya le ma- cinquante dernières années, précipitèrent les peuples
réchal Gérard à la tête d'une armée pour aider la dans des conjonctures périlleuses.
Belgique à se débarrasser de cet opiniâtre ennemi. Il ne faudrait pas cependant comparer la petite
Ce fut la dernière convulsion, après quoi l'État jeune capitale de 1830, telle que l'avaient faite les régimes
et sain, pareil à un corps vigoureux, prédestiné à se successifs sous lesquels le pays éprouva tant de peine
développer indéfiniment, se mit à prospérer sans se- à afférmir son autonomie, à l'abondante aggloméra-
cousses, accomplissant au grand soleil sa large beso- tion d'aujourd'hui elle ne sortit pas de suite des
gne pacifique avec une activité régulière et mesurée. langes et pendant longtemps offrit le spectacle d'une
De calmes énergies, tournées vers le travail, avaient tranquillité provinciale, où le train d'une cour tenue
succédé à la grosse dépense de nature nécessitée en suspicion par la noblesse et formée dans le principe
comme première mise de fonds, dans la constitution d'éléments hétérogènes, ne suffisait pas à activer la
du pays indépendant. En peu d'années, les arts, les circulation du luxe et la dépense. Tel de ses vieux
sciences, l'industrie, les affaires se développent, s'é- coins solitaires, la rue Terarken, par exemple, avec
quilibrent, forment une rapide circulation morale et ses perspectives tronquées et ses projeclions de bal-
LA BELGIQUE. 327
cons par-dessus le pavé bosselé, semble perpétuer la écuries, tandis que les maitres, réfugiés dans de loin-
monolonie de ces jours lointains. tains châteaux, y nourrissaient, en chassant le sanglier
Les vieux Bruxellois se souviennent toutefois en- et le daim, leurs boudeuses rancunes. En ce temps-.
core des hôtels de la noblesse, hermétiquement clos là encore, une ceinture de fossés, vestiges des anciens
comme des forteresses, où l'espace de quinze ans et remparts, circonvenait la ville, avec des portes prati-
plus, aucune figure it'appartit, si ce n'est celle des quées de distance en distance p. 321), par les-
valets charriés d'entretenir les appartements et les quelles les campanes, à de certains jours, se déver-

Construction moderne \maison primée). Dessin de Deroy, d'après une photographie de J. Lé'T

saient à l'intérieur, apportant les denrées nécessaires les maisons aristocratiques se repeuplèrent; la haute
à la consommation, et où, leur mince tige de fer à la ville, ébauchée par le prince de Lorraine, s'étendit;
main, veillaient les gardes de l'octroi, en tunique les belles rues et les riches habitations se multipliè-
bleue agrémentée de boutons d'argent. Mais petit à rent et Bruxelles, successivement agrandi, élargi,
petit les mécontentements s'étant effacés, soit par suite assaini, livré aux démolitions et, comme ce Paris qui
des séductions grandissantes du règne, soit par suite tourmentait ses ambitions, devenu l'enjeu d'une nuée
de la nécessité de s'opposer à l'extension d'une no- de spéculateurs, prit enfin, un peu prématurément
blesse créée pour suppléer à l'absence de l'ancienne, peut-être, l'aspect des grandes capitales.
328 LE TOUR DU W0~'DE.
Ce n'est pas sans mélancolie que je me rappelle lief et la vraie physionomie de la race, indépendant,
les pittoresques encoignures, à cette heure rempla- narquois, fètant volontiers le lundi, badaud, querel-
cées par les équerres symétriques des grands boule- leur, ami des kermesses, des jeux populaires et des
vards, que l'on était certain de rencontrer à chaque réunions où l'on chante et boit. Là aussi vivait l'ou-
pas dans la partie hasse de la cité-, il y a quelqne ~ingt vrier des fabriques, des brasseries et des minoteries
ans. Un délabrement de masures vermoulues, fleu- qui, en ce temps, pullulaient dans le quartier, comme
ries de mousses veloutées, avec des giroflées sauvages pour perpétuer la tradition des grandes nations dis-
dans les crevas- parues. Les énor-
ses, mettait tout mes garçons bras-
le long de la seurs, auh carru-
Senne ses pans res démesurées,
de murs déjetés, avec une très pe-
surchargés de lo- tite tête apoplec
gettes en bois tique et bonasse
pendant en sur- de colosse heu-
plomb sur les reux, passa:ent t
eaux terreuses, et en culottes ett
hérissés de dé- vestes de ~ilou
versoirs en pierre reluisant, palissé
par où dégouli- par les brassins
naient les lessi- et le frottement
ves ménagères. des tonnes, leurs
Tout un lacis grosses mains
d'impasses s'en- ballantes au bout
tre-croisait dans de leurs bras où
une demi-obscu- les biceps rou-
rité chaude, em- laient comme
plie de grises fu- des haltères. On
mées tourbillon- voyait aussi les
nantes que le so- meuniers sem-
leil lamait d'or. blables à des
Partout le plâtras pierrots pouc1rés
écaillé coulait de farine et les
avec les pluies, lèvres écarlates
laissant à nu le dans le blanc des
rouge de la bri- faces; les teintu-
que, comme une riers barbouillés
plaie, sous l'au- de lèches écarla-
vent penché des tes ou violacées,
toitscapuchonnés avec leurs bras
de lucarnes en secs dont les
saillie. Aux fe- mixtures chimi-
nètres, sur des dues ont lente-
cordes tendues, ment consommé
des haillons sé- la chair; les ton-
chaient, avec des neliers au col
tons éclatants où massif enfoui,
se révélait la ten- dans les épau-
La rue 'l'erarl~en (5'Uy. p. 3'10). Dessin de C. Cliauvet, d'après nature.
dresse nationale les et tapant, de
pour les tire- leurs lourds mail-
l'œil; et quelquefois des pots de capucines, d'ceillets lets de bois, les futailles sonnant le creux. Tout ce
pourprés, de pâles résédas brochaient sur cette fri- grouillement humain emplissait la rue, martelant,
perie, faite pour caresser le regard d'un peintre par chaudronnant, cardant la laine, avec une bonne hu-
ses chaudes taches constellées. meur chantante, des quolibets plein la bouche, et çà
C'est là, dans ces culs-de-sac et ces étroites rues et là s'interrompait pour avaler d'un trait la chope de
où le passage d'un chariot faisait refluer les groupes bière écumante ou les poivres d'un genièvre frelaté.
sur les trottoirs et contraignait à s'aplatir contre les Ajoutez le roulement des voitures sur les cailloux
maisons, qu'habitait un peuple qui avait gardé le re- pointus, ici les interminables charrettes de brasseurs
Le jeu de la cuvelle (voy. p. 332). Dessin de Euâ. Verdyen, d'après natura.
330 LE TOUR DU MONDE.
toutes sonnantes de ferrailles cntrcchoduées, aux- loin de la rue des Pierres, puis encore le Baertmolen,
quelles ballottent, suspendus, des rangs entiers de ou moulin de la Barbe, et le Driesmolen, moulin à
tonnes vides, avec deux et trois superpositions de papier, coupaient les profils d'amas de soupentes, de
tonnes remplies, là les véhicules attelés de molosscs vastes carcasses démantelées, d'une complication pri-
et colportant la marée, le lait, la boucherie, les tas de mitive d'installations, et tout le jour ronflaient, bour-
pain et les petits monta de sable; puis encore, aux donnaient, faisaient une musique assoupissante sur
heures matinales de l'approvisionnement, les tombe- laduelle se détachait le clair ruissellement rythmé
reauz de maraîchers, avec leurs pyramides de légumes des aubes en mouvement.
et de verdures, et les lourds chariots rustiques, re- Des brasseries voisinaient avec ces gros moulins re-
couverts de bâches ballonnées, où s'amoncellent les muants, souftlant par leurs des odeurs chaudes
beurres, les oeufa et les fromages, sur des serviettes de houblon si pénétrantes qu'elles se sentaient de l'in-
à carreaux bleus et blancs. Midi tombait sur ce train térieur même des maisons; et les connaisseurs, aussi
de la vie quotidienne, déversant entre les maisons, raft! nés, du reste, que les amis des vins de Bourgo-
comme entre des digues resserrées, la fourmilière af- gne ou du Rhin, savouraient à l'avance le parfum de
famée des usines, qui se bousculait, courait à grandes la bière nationale, l'épais lambic doux comme le sirop,
enjambées, cognait le pavé du galop saccadé de ses et le limpide faro à la fine saveur acidulée. Toutes
sabots. ces encombrantes maçonneries s'alignaient dans la re-
La rivière serpentait à travers cette agglomération culée, espacées par de vieux murs en briques, bombés
de petites maisons tassées, en bonne ouvrière qui dans le milieu et demi-croulants, par delà lesquels
prend sa part du travail général et se multiplie pour s'ébouriffaient les touffes violettes des lilas et retom-
être largement serviable; ses bras s'étendaient par- baient les draperies massives de~alierres, avec des mé-
tout, plongeaient au ccem de cette existence beso- lancolies de paysage urbain poussé au soleil à travers
gneuse, avec des amas de grosses écumes jaunâtres les tessons de bouteilles et les gravats.
aux barrages, des remous de vapeurs bouillantes le La bonasse rivière avait pourtant ses moments
long des usines, des traînements lents de flaques hui- d'humeur bourrue au temps des crues, elle pénétrait
leuses sur tout son parcours. dans les sous-sol, montait l'escalier des caves, sou-
Elle avait fini par être le dépotoir, non seulement vent mème envaliissait les rez-de chaussée; il ne fal-
des industries groupées sur ses bords mais de lait qu'une nuit pour opérer la transformation des
toutes les maisons riveraines; il n'était pas rare de bas quartiers en un vaste lac duquel émergeaient pi-
voir un ventre ballonné de chien flotter, pèle-mèle teusement des tronçons de maisons, et dont les re-
avec des mise-bas et des détritus ménagers, à la dé- mous, parfois violents, prenaient, au détour,des rues,
rive de ses eaux grasses et lourdes. En automne, des des fureurs que contemplaient, résignés, les bour-
brouillards montaient de ses vases, assombrissant l'air geois en bonnet de coton, surpris au saut du lit par
de crèpes opaques à travers lesquels les réverbères, l'inondation.
le soir, avaient l'air d'yeux rouges larmoyants; et ses C'était un arrêt momentané dans l'activité de cet
pestilences avaient fini par saturer l'atmosphère d'une enchevètrement de populeuses ruelles; les conditions
odeur particulière, où se confondaient des relents de de la vie étaient changées; des barques faisaient le
caoutchouc, de cambouis et de vieille suie mouillée. service du ravitaillement, allant des habitations à la
Elle était une des curiosit0s du vieux Bruxelles; boucherie et à la boulangerie voisines; çà et là un
on flânait sur ses ponts d'où s'entrevoyait, par énorme cheval flamand, si haut que son poitrail était
échappées brusques, la perspective des toits tailladés à peine submergé, naviguait, calme et lent, toute une
en dents de scie et aiguisés en pignons, avec des famille pendue à ses crins. Naturellement, ces enva-
ressemblances vagues de canaux brugeois; la nuit, hissements de l'eau occasionnaient des désastres dcs
les fenêtres braséaient sur le noir des fonds, reflétées bicoques mal assurées s'écroulaient, le travail s'inter-
en un fourmillement de paillettes ignées dans les rompait dans les fabriques et les moulins, les mé-
moires sombres du flot; et celui-ci, en se brisant aux nages obligés de chômer manquaient d'argent et de
arches, avait un bruissement doux, continu, auquel pain, des complications de misère et de maladie s'a-
ne résistaient pas les douleurs solitaires. joutaient à la perte des meubles et des ustensiles;
Des solives épaisses barricadaient par places le cou- puis, brusquement, le tour joué, la fantasque rivière
rant, outillées de pièces en fer qui se levaient ou rentrait dans son lit, laissant par les rues des boues
s'abaissaient c'étaient les écluses; et en d'autres jaunes infectant le marécage et sur les papiers de ten-
endroits, des constructions se dressaient, des passe- ture des maisons d'indécrottables moisissures qui fi-
relles étendaient une barre mince, d'énormes roues nissaient par monter jusqu'au plafond.
tournaient, fouettant l'eau de leurs palettes. Ici le Eh bien malgré ces frasques, on aimait la Senne
moulin de Ruyschmolen (voy. p. 313) s'apercevait du d'une affection tenace; il y eut d'énergiques protes-
pont de la rue Saint-Géry; là l'Eyckmolen, ou tations lorsque les ingénieurs se liguèrent contre elle
moulin de l'Ane, contigu à l'église de Notre-Dame de c'est qu'en la supprimant, on supprimait du même
Bon-Secours; plus loin le moulin de Borgval, non coup une circulation considérable, un mouvement
LA 331
BELGIQUE.

d'affaires incessant, des habitudes d'existence parti- effet, une démarcation parmi les gens de la ville
culières et un des côtés les plus caractéristiques de une race à part, nullement comparable à celle des
la physionomie bruxelloise, celui-là par lequel s'éter- hauts quartiers, s'était petit à petit formée dans ses
la tra-
nisaient la vieille cité, les vieilles coutumes, les atmosphères, grasses du houblon, perpétuant
mœurs du bon temps, à un pas de cette place Saint- dition de ce caractère étalé et rond, primesautier,
bon enfant,
Géry réputée le berceau de l'antique Brucsella. prompt à l'injure, dépensier, mais au fond
de
Le bourbeux et jaunâtre cours d'eau établissait, en que l'histoire prète aux l~iekef~°ette>°sou mangeurs

Charrette de laitière. Dessin de A. Hubert, d'après nature.

leur amour des avait pris femme, où il s'était enrichi;' toute son
poulets, sobriquet que leur a valu
existence se renfermait entre le cabaret, sa boutique
mangers succulents.
C'est dans le voisinage des brasseries et des mou- et l'église. On le reconnaissait à sa face pâle et rasée,
et à sa carrure épaisse, aux proéminences de son ventre,
lins, entre la place Sainte-Catherine (voy. p. 336)
la rue d'Anderlecht, la place de l'Hôtel-de-Ville et la à la santé un peu bouffie de sa personne. Toute la
place Saint-Géry, que se rencontrait
le typé le plus journée derrière son comptoir, aunant le drap ou dé-
rarement il franchissait taillant la mercerie, il ne sortait qu'à l'heure des of-
pur de la vieille population;
les limites de la circonscription où il était né, où il fices, entre chien et loup, et un peu plus tard allait
33: LE TOUR nu MONDE.

faire sa partie de cartes à l'estaminet, en fumant sa ment réservés au peuple, les quilles et le palet, par
longue pipe de Hollande, autour d'une table où ses exemple; en même temps clue la nature du divertis-
partenaires et lui consommaient de la bière, dans de sement, celle du prix varie des victuailles, un duar-
grands verres à couvercle d'étain. C'était la régularité tier de porc, un jambon fumé remplacent ici les mas-
d'un bien-être monotone, coupé par des repas de so- sives argenteries orfévrées.
ciété, avec des aises de grosse vie animale; pour lui, Mais toujours nous voyons reparaître au lout de
la bombance était la satisfaction d'une nature exi- ces réunions les agapes ahondantes et tumultueuses,
geante en même temps qu'une cause d'amusement le coup de dent à travers le rire débridé, une sorte
recherchée. Il était à l'église de toutes les neuvaines de noce de Gamache interminable qui fait partie des
et de tous les octaves, étant de toutes les confréries, félicités de la vie t1amandc et doit compter parmi les
et à la ville faisait partie d'un de ces nombreux ser- ravissements de son paradis. Tout est prétexte à boire
ments, milices bourgeoises jadis exercées pour la ba- et à manger, un baptême, un enterrement, une fête
taille et aujourd'hui dégénérées en simples réunions de famille, les solennités patronales, et non seule-
de plaisir. ment les corps constitués, les sociétés, les grands ser-
Il existe au musée de Bruxelles un noir et séculaire ments ont leurs patrons, mais les professions et les
tableau où le peintre a représenté l'infante Isabelle métiers; de plus, chaque semaine de travail s'a-
abattant le papegeai elle savait bien, la rusée prin- brège du dimanche et du lundi, régulièrement chômés;
cesse, que rien ne devait plus flatter l'amour-propre et comme elle a commencé, l'année s'achève dans une
de son peuple que cette condescendance à se mêler succession de Noël, de saint Thomas et de saint Syl-
à l'un de ses jeux favoris. Le tir à l'arc et à l'arbalète vestre pendant lesquels la gaieté se donne largement
a toujours eu, en effet, le privilège de passionner le carrière.
vieux Bruxellois comme par le passé, il aime à se Un chapitre sur les gaietés bruxelloises serait in-
rendre, le dimanche ou le jeudi, dans les prairies complet si l'on n'y parlait des jeux populaires, ces
avoisinantes et à y lancer une volée de grosses flè- grotesclues divertissements où l'adresse des bras et
ches. Généralement, des pièces d'argenterie consti- la sûreté de l'œil sont requis, mais dans un but
tuent le prix des parties et le gagnant est proclamé qui n'est plus du tout celui des jeux signalés plus
roi. haut. Il y a d'abord les courses de sacs pour fem-
Il faut se rappeler la jovialité brabançonne pour se mes et enfants; enfermés jusqu'aux aisselles dans
rendre compte de l'animation de ces parties, où les des bourses hermétiquement closes qui leur enlèvent
cris, les rires, le cliquetis des verres s'entremêlent, la liberté des mouvements, on les voit soubresauter,
pendant que, obèses et trapus, les membres bandent
à par petits bonds saccadés, les yeux ardemment. fixés
la force des poings leurs énormes arcs, où la corde se sur le but, rouges, soufflant, suant, entre deux files
tend comme un câble, et tout à coup font siffler la de foule tassée et hurlante à mesure du'ils aplaro-
flèche qui part droite, rapide comme l'éclair, quelque- client, leurs sauts s'accélèrent, leurs déhanchements
fois dépasse le triangle, oscille lentement dans l'air, deviennent plus secs et plus fébriles; souvent leur
puis retombe, et d'autres fois, mieux projetée, va cul- impatience les perd, et, près d'atteindre la bienheu-
buter d'un coup sec, qui s'entend de loin, l'oiseau af- reuse timbale, ils roulent dans la poussière la tête
fublé de plumes versicolores. Naturellement, l'instal- en avant. Ce sont encore les mâts de cocagne; l'un
lation de chaque roi est accompagnée de promenades après l'autre, hommes et enfants grimpent le long
triomphales, de tournécs de bière et de grands ban- de la perche enduite de savon, mais la plupart s'ar-
quets où le sacre se consomme au bruit des four- rêtent à mi-chemin; un plus avisé se hisse enfin jus-
chettes. qu'au cercle 0[\ pendent des jambons et des objets
Le tir au berceau n'excite pas moins d'enthousiasme; de toilette, fait rapidement son choix, et descend aux
nombre de vieux cabarets de la ville possèdent une applaudissements de la rue, en agitant triomphale-
allée droite, bordée de planches et recouverte de ver- ment son trophée.
dure, comme une tonnelle carrée, 0[1 les tireurs l'un Ailleurs, le jeu de la cuvelle (voy. p. 329) pas-
aprèsl'autre s'en viennent et manauvrent l'arme lourde sionnc la curiosité publique. Figurez-vous, en plein
qui doit leur donner la royauté. Autant de locaux milieu du pavé, un appareil d'escarpolette avec une
d'ailleurs, autant de sociétés; chacune a son bedeau, cuvelle se balançant entre les deux montants; la eu-
ses séances, son patron particulier, et les jours de ré- velle, pleine d'eau, est munie d'un anneau dans le-
jouissances publiques, promène par les rues son éten- quel un coureur, lancé à fond de train, doit passer
dard où l'or fleurit en arabesques tortillées sur le une lance. 1Vronté sur une charrette que pousse un
de ses camarades, il se ramasse, s'arc-boute, tend sa
grenat et l'émeraude des velours. J'ai dit plus haut
la pompe de ces étalages, que rehaussent encore des lance, épiant l'étroite ouverture; tout à coup le si-
la cu-
colliers de médailles sonnant dans l'air comme des gnal est donné; alors la charrette se précipite;
carillons. velle, la plupart du temps frappée dans son milieu,
A ces jeux, réputés nobles et qui sont le partage du se répand en cascade, trempant toute l'équipe; et un
autre recommence, qui espère être plus heureux.
bourgeois aisé, s'en ajoutent d'autres, plus spéciale-
LA BELGIQUE. 333
Qu'il cogne au bon endroit, il prend alors des airs VI
de triomphateur romain sur son char.
Quelquefois les bètes sont associées à ces parties, La Grand'Place. L'estomac de 13ruxelles. L'estaminetet sa
mais d'une façon barbare. Le jeu de la grenouille, plysiologie.-L'estaminet applirtuéau pl'incipede l'association.
Le denierdes écoles, Charitéet mendicité.
par exemple, consiste à courir avec des broueltes sur
lesquelles on a mis quatre ou cinq malheureux ba- D'ailleurs, le coeur du vieux Bruxelles n'a pas to-
traciens; les cahotements du pavé impriment d'ef- talement disparu; il suffit de parcourir le réseau des
'froyahles seCOlisses à ces petits tas noirs; la grosse rues qui avoisinent la Grand'Place pour retrouver en
affaire est de les empècher de glisser à bas du véhi- partie l'aspect particulier que présentait l'agglomé-
cule; le premier qui arrive avec sa cargaison com- ration de la Senne. Là encore, elles s'entre-croisent à
plète gagne le prix, que souvent les pauvres bestioles, angles brusques, entre de petites façades étranglées,'
éventrées, écrasées, les entrailles pendantes, payent où les vitrines étalent des carreaux duadrillés, quel-
de leur vie. quefois saillent en avant-corps sur le trottoir.

Le tir à l'arc. Dessin de Mellery, d"après nature.

Principalement entre la place et le marché aux marinent dans les coulis des viandes roses, parmi les
Poulets, le regard est frappé par la singularité d'un légumes et les fruits.
pelté de constructions tellement resserrées qu'une voi- Plus loin, le spectacle recommence toute une rue,
ture a grand'peine à y passer. A chaque pas qu'on celle des Bouchers, s'emplit du produit des carnages
fait là dedans, c'est une invitation à boire et à man- journaliers; poulets, coqs, dindes, pintades et cha-
ger; il n'y a pas une de ces petites habitations pons s'entassent par charretées derrière les vitres, à
basses, dont la plupart n'ont qu'un étage, qui ne côté des boutiques de tripiers regorgeantes de dé-
sollicite la gourmandise ici, un amoncellement de pouilles, où la chair animale se débite à l'infini; sur
volailles grasses, de lièvres et de chevreuils là, une les rayons des tètes de veau, luisantes et blanches,_
marée jetée toute perlante sur un étal; et ailleurs, immobilisent leurs rangées mornes.
contre des rideaux festonnés laissant entrevoir des L'étranger, jeté dans ces appétits sans cesse renais-
tahles recouvertes de nappes douteuses, des plats où sants, défaille, comme devant la sensation d'une exis-
334 LE TOUR DU MONDE.
tence surnourrie; et cependant il est attiré par les les bariolures de ses comptoirs reluisants de verres
matérialités plantureuses qui s'offrent à lui perpé- de couleur. Ici règne une simplicité rudimentaire
tuellement. Aussi ne manque-t-il pas de pousser la aux murs, des afcielies de ventes notariales jaunes et
porte d'un de ces cabarets tentants devant lesquels bleues pour tout orneineilt, quelquefois des cages où
les écailles d'huîtres arrondissent des dômes; et bien s'égosillent des canaris, un cadran émaillé pareil à un
lui en prend, car il peut voir à l'intérieur la jouissance gros œil-de-bœuf, ou une vieille gaine sculptée d'hor-
prodigieuse des gros mangeurs du cru, savourant avec loge.
de lentes béatitudes les préparations culinaires qui Visiblement, toute distraction qui pourrait troubler
leur sont servies. le client dans la dégustation du liquide fermenté est
Rien de curieux du reste comme ces gargotes écartée comme attentatoire à la gravité de cette oc-
presque toutes n'ont qu'un étroit boyau sous un pla- cupation; une antichambre officielle n'a pas plus
fond bas, verni par les fumées, avec des encoignures d'austérité, et les gens qui sont assis autour des
où est installé lé comptoir, et sont à peine suffisantes tables; sérieux, un peu endormis, avec des gestes au-
pour installer vingt personnes. Il faut attendre, de- tomatiques, participent de la sérénité qui semble
bout, qu'une table soit dégarnie; encore n'est-on pas l'atmosphère de ces lieux. Par surcroît, des pancartes
sûr de l'occuper longtemps seul, car les arrivants accrochées au-dessus des têtes rappellent au respect
l'envahissent par chaque bout. Pas de dégagement au de l'ordre les buveurs que des libations répétées
surplus dans ces logis exigus un escalier, escarpé pousseraient à s'échauffer outre mesure; telle dit très
comme une échelle de meunier, conduit à l'étage, où nettement izet is vei·boodt~z le vloelbke~z(il est dé-
l'on entre en baissant la tète, pour ne point cogner fendu de blasphémer); telle autre enjoint de ne point
les solives. L'évier, la cuisine, la salle s'allongent chanter. Aussi n'entend-on s'élever souvent de ces
sur le même plan, à travers un brouillard de vapeurs réunions parfois très nombreuses qu'une sorte de
montant des marmites; et l'odeur des fourneaux se ronflement général et comme le bruit assoupissant
répand parmi les consommateurs, par bouffées chaudes d'une toupie tournant sur elle-même.
et continuelles. Aucune coquetterie de vaisselle ni La plupart des estaminets ont d'ailleurs une clien-
d'argenterie non plus les assiettes sont posées de- tèle spéciale, qui varie peu; il en est où un intrus
vant vous, avec des couverts en étain, sur une ser- serait mal venu à s'introduire; chacun, par une cou-
viette râpeuse; le public est considéré par le traiteur tume tacite, observé par les autres consommateurs,
comme une machine qui fonctionne, et qu'il n'est conserve sa place à la table qu'il a choisie dès le pre-
pas nécessaire d'allécher par des raffinements. A quoi mier jour, comme une propriété que personne ne s'a-
bon d'ailleurs? ces grosses natures voraces se passent vise de lui disputer.
volontiers de parade, habituées qu'elles sont souvent Les soirées passées à boire de la bière en fumant
à se satisfaire chez elles sur un coin de table, dans les du tabac et en jouant aux cartes ou aux dominos
intimités de la cuisine. sont une habitude si régulière de la vie bruxelloise
Naturellement, cette profusion d'endroits où l'on qu'aucun événement n'en peut distraire ceux qui l'ont
se repaît a pour complément une abondance de ca- contractée:onrencontre fréquemmentautourdes tables
barets. A tout bout de champ, des lanternes pein- des pères qui ont marié dans la journée leur fille, des
turlurées, des enseignes barbouillées de tons crus maris qui viennent d'enterrer leur femme, des gens
représentant en quantité innombrable des chevaux d'affaires sous le coup d'un désastre financier; et le
bleus ou rouges, des coqs d'or et d'argent, des bé- médecin, l'avocat, le juge, le fonctionnaire, les hommes
casses, des cygnes, des lions, des renards, un véritable politiques les plus considérables se rassemblent au
muséum d'histoire naturelle, signalent la présence cabaret aussi bien que le petit rentier, le boutiquier
d'un débit de boissons ordinairement une salle et le maçon devenu propriétaire. C'est un trait de
oblongue ou carrée, décorée de rinceaux sur un fond moeurs locales que cette égalité de toutes les classes
jaunâtre archivernissé, avec des bancs en bois dont dans la.tabagie enfumée où, pour douze centimes, le
les dossiers s'alignent aux murs, des tables massives pauvre et le riche s'achètent une place chaude, un
veinées à l'imitation du chêne, des chaises à fond bien-être engourdissant et la liberté de déblatérer
plein, un grand poèle monumental projetant un tuyau contre les jésuites, les gendarmes et le pouvoir, s'il
aux angles compliqués un plafond noirci par les leur en prend envie. Aussi, par ces côtés, l'estaminet
brouillards du tabac, enfin un carrelage rouge pom- est-il presque une institution on s'y rapproche, on
melé de mottes de sable. s'y juge, on s'y connait, les allaires s'y traitent; les
Sous les animaux fabuleux dont la dénomination marchés s'y négocient; et les jours de bourse surtout,
correspond au nom de l'endroit, vous aparcevrez gé- le nombre des verres vides y suit la proportion des
néralement ce mot Estaminet, qui sert à désigner transactions conclues.
les maisons où l'on consomme spécialement de la Tous d'ailleurs ne resscmblent pas aux silencieuses
bière. Ce n'est pas le café wallon tapissé de papier à et graves assemblées où, semblables à des burgraves,
fleurs, d'une gaieté faite pour amuser l'ceil, et qui le les vieux bourgeois se meuvent avec solennité gé-
retient par des coquetteries d'images et de glace-3 et néralement ceux-ci, commerçants retirés ou bouti-
1~'estaminet. Dessin de J. de La Hoëse, d'après nature.
336 LE TOUR DU MOi\'DE.

duiers à l'aise, recherchent les petits cabarets soli- les cartes s'abattre sur le tapis par gestes insensibles,
taires là le silence n'est troublé que par l'o~cillation qui ont l'air de continucr un songe intérieur plutôt
du pendule, et le F~es, endormi dans ~on comptoir,
qu'ils ne participent de l'action. Quant aux voix, elles
à côté de la Wcesine, la tète ballantc sur l'épaule, y ne sortent qu'à de rires intervalles des gosiers, et
semble la personnification de l'ivresse pesante qu'j l l'on pense à ces grotesques, crayonnés par un artiste
débite; les bruits du dehors se meurent dans le sourd narquois, qui ont un chronomètre dans le ventre.
et le vide de cet air torpide où les hcur~s semblent En regard de ces réunions, vrais sanhédrins de
s'écouler d'un cours rtletiti et les chats, les chiens,
magots, il1 en est de vivantes,1 d'une circulation mou-
les oiseaux, les clients eux-mèmes ne résistent que vante et rapide, oÙ la sève abonde, où les idées neuves
difficilement à l'inlluence du sommeil universel. Vous et jeunes prennent leur essor, où s'accélèrent les pul-
y verrez les pipes retirées des lèvres à temps mesuré, sations de la vie publique et politique. Presque tou-
se fumer en de courtes bouffées régulières, comme si jours une société, constituée soit pour le plaisir, soit
ce mouvement était scandé par le tic-tac de l'horloge, pour la défense d'intérêts définis (et le chiffre des
les verres se consommer par gorgées lentes et réglées, unes et des autres est considérablc dans ce pays

La place Sailite-Catlieriue. La Nonrelle Église (voy. p. 331). Dessin de II. Cleeget, d'après uae ¡¡hotogeaphic de J. Léry.

dont l'association constitue l'un des


principes essen- plaisir qui allèche les adhérents, fait ahonder les
tiels), choisit un estaminet pour y établir son local et souscriptions, amène la bonne tenuc intérieure. Dans
y tenir ses séances; de même les meetings, les con- peu de pays l'association est aussi étendue et aussi
férences, les assemblées pour délibérer sur les actes efficace les ouvriers s'unissent entre eux, ont un
publics s'installent de préférence dans le yoisinage local spécial, font des tontines, comme à d'autres de-
des pompes à C'est là que se complotent la grés les bourgeois, les commcrçants, les industriels,
ruine et le triomphe des ministères, que les oracles les militaires, les artistes et les sommes réunies ser-
doctrinaires et socialistes se font entendre,
que se vent soit à des excursions, à des banduets, à des
par-
façonnent les fortunes politiques c'était de là que ties joyeuses, soit à des oeuvres fructueuses et chari-
partait en 1830 le signal de la révolution. tahtes.
Une infinité de petites institutions prospèrênt à
l'entour caisses de prévoyance et d'économie, cercles Camille LEMO:"lNIER.
littéraires et dramatiques, clubs politiques, sociétés
philanthropiques, etc., toujours mèlés d'une idée de (La suite ci la prochaitte limaison.)
LE TOUR DU MONDE. 3~7

Le Canal et l'Entrepôt Dessin de H. Slacquct, d'après nature.


(voy. p. 346).

~LA.B.ELGIQUE.5
PAR M. CAAIILLE LEMONNIER'.

TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

VI (suite)

de Bruxelles. L'estaminet et sa physiologie. L'esiaminet appliqué au principe de l'association.


La Grand'Place, L'estomac
Le denier des écoles. Charité, mendicité.

Telle de ces sociétés, tous les ans, au printemps, pital gagné par l'épargne de tous devient alors un.
revenu assuré pour chacun. Les jeunes gens orga-
opère en masse une sortie, se répand dans une ler-
messe de village voisin et exerce vigoureusement ses nisent des caisses pour fèter gaiement les jours du
carnaval, faire un voyage à la Meuse ou au Rhin,
jambes et ses mandibules, sous prétexte de chasser le
hanneton un clairon les précède, sonnant une fanfare jouer la comédie sur un petit théâtre de la banlieue,
monter des cavalcades, participer à des réjouis--
militaire, et ils suivent au pas, sur des files, en blouse
bleue et pantalons blancs, le dos battu par une boite sances publiquès. L'initiative privée se développe
en fer-blanc. Telle autre, au contraire, amasse des ainsi dans mille occasions où l'action du pouvoir
fait défaut c'est tantôt une représentation ou une
capitaux en vue de la propriété, terre ou maison, hâ-
tissant quelquefois celle-ci à bras communs; et ce ca- fète de nuit au profit des pauvres et des' crèchès,
tantôt un défilé de sociétés de musique (voy. p. 339),'
1. Suite. Voy.pages305et 321. ou bien un cortège moyen âge accompagné de collectes
XLI. 106140wv. 22
338 LE TOUR DU ;\101\DE.

dont le produit se répartit entre des fondations ou tour de la salle iL petits pas, agitant de ses mains
des remises de secours; et rien n'égale l'émulation, tremblantes une tire-lire sur laquelle est inscrit le
le dévouement, l'ingéniosité qui se révèlent de toutes nom du refuge pour lequel il quémande; et personne
parts. Il faut avoir assisté, pour en juger, à une de ces ne se fait faute d'y laisser tomber son offrande. Il
fastueuses promenades de chars et de cavaliers, lâchés existe mênle à ce sujet une tradition chacun des
par les rues comme une mendicité tolérée, toutes collecteurs, installé non loin du comptoir, reçoit par
les mains tendues vers la foule, avec des filets, des soirée un ou deux verres de bière, qu'il sirote en fu-
sacs, des cassettes qui finissent par s'emplir, grâce mant sa pipe, et, au bout de l'an, une députation des
aux sollicitations répétées des collecteurs aucune vieillards remet en témoignage de gratitude, au chef
rebuffade ne les rebute, et ils circulent à travers les des établissements où la collecte a été le plus abon-
groupes, souriants, empressés, ayant des mots aima- dante, une pendule, une glace encadrée d'or, un ta-
bles pour attirer le numéraire parfois résistant. bleau ou quelque objet analogue, avec la mention dll
Chaque agrément, comme chaque nécessité, enré- don et des donateurs. Naturellement, la remise est
gimente des hommes de bonne volonté, disposés à accompagnée d'une régalade qui fait jaser les bons
subir un règlement qui devient la loi organique du vieux comme une compagnie de pies et leur met aux
fonctionnement général. On compte des sociétés de yeux des clartés mouillées, où flottent les souvenirs
chasseurs, de pêcheurs, de colombophiles, d'amateurs du passé.
de pinsons et de canaris, de gymnasiarques, de ca- Il faut ajouter à cette dépense régulière l'habitude
notiers, de vélocipédistes, de joueurs de balle, de des distributions d'aumônes; les vendredis et les sa-
quilles, de crosse et de palet; il y a l'œuvre des medis surtout sont les jours privilégiés des mendiants,
vieux papiers, celle des vieux vêtements, celle du qui sortent alors en bandes pressées de leurs taudis,
denier des écoles; et toutes possèdent une activité se répandent à travers la ville, manchots, infirmes,
inaltérable qui témoigne des énergies nationales. culs-de-jatte, hydropiques, scrofuleux, bancals et
L'œuvre du Denier des écoles s'est fait particuliè- aveugles, se poussant à bâtons et à béquilles, étalant
rement une large renommée par sa participation à la leurs plaies, empestant l'air de leurs haillons, et vont
laïcité de l'enseignement quêtant pour la construc- de porte en porte prélever la dîme sur la charité avec
tion d'écoles libres, l'amélioration du professorat et le mème air délibéré que s'ils exerçaient un droit. Et
l'extension de l'instruction populaire, dans toutes les cette mendicité professionnelle, qui finit par s'ali-
circonstances et sans relâche, elle est parvenue, avec menter comme une rente, est considérable à Bruxelles;
l'aide de l'association mère, la Ligue de l'enseigne- j'ai connu des maisons dont les pauvres se chiffraient
ment, à développer la création d'établissements mo- par centaine, et chacun arrivait à son heure, marmot-
dèles, spacieux et gais, fréquentés aujourd'hui, en tant des bénédictions dans le couloir, d'une voix bé-
nombre à peu près égal, par les garçons et par les nigne qui finissait par ronfler, exigeante et bourrue,
filles, sous la direction de professeurs formés d'a- si la distribution tardait.
près les méthodes d'expérimentation. Elles sont vrai-
ment sorties, ces écoles, de la bourse publique, puis- VII
que, à part une subvention de la ville et de '1'ttàt, elles
ont été constituées avec l'accumulation des deniers Les monumentsde Bruxelles. La place de l'Hôtel-de-Ville.
Les Le panoramades toits.
recueillis par le moyen de collectes dans les cafés'et
sur la rue. Presque tous les estaminets ont des boîtes Je me suis un peu attardé à ces particularités, per-
cadenassées dont un préposé fait à intervalles régu- suadé qu'on ne saurait mieux se faire une idée d'ull
liers le dépouillement et où s'amassent les oboles; peuple que par le détail de ses habitudes et de sa
en outre, chaque soir et plusieurs fois par soirée, un physionomie. Du reste, je l'ai montré, Bruxelles a
des habitués prend la boîte et circule de table en beaucoup perdu de son originalité antérieure à part
table avec une insistance polie. On comprend la quelques recoins échappés à la démolition et l'éton-
prospérité croissante d'une pareille œuvre, quand, nant décor de la Grand'Place, elle ne possède point
populaire comme celle-ci, elle s'appuie sur un concours les séductions des autres vieilles villes du pays. Tout
de dévouements aussi universel. au plus, parmi les vestiges du passé demeurés de-
D'ailleurs, le public ne regimbe jamais; cette faci- bout dans l'envahissement des constructions modernes,
lité à méttre la main à.la poche est même un trait pourrait-on signaler cet hôtel d'Arenberg, si riche en
du caractère bruxellois; non seulement il donne pour œuvres d'art, autrefois la demeure de l'infortuné comte
les écoles, mais il donne pour les pauvres, les vieil- d'Egmont, d'une disposition monotone et princière,
lards, les victimes des catastrophes, et quelquefois sa les ruelles entre-croisées de la rue de Flandres, où~,
charité s'étend aux désastres des autres pays. dans les encoignures, des vierges miraculeuses, pro-
Généralement, dans les estaminets du centre de la té~,des par des grillages; rappellent dés désastres sécu-
ville, un collecteur appartenant à l'un des hospices, laires (voye p. 306), les mornes et symétriquos aligne-
souvent un septuagénaire, rasé de frais, linge blanc, ments du Béguinage, jadis peuplé de retniites ~defem-
redingote élimée, mais soigneusement brossée, fait le mes, mais bien moins curieux que les institutions pa-
LU dèlilà de sociétés (voy. 337), Dessin de L. Verdyen, d'après nature.
340 LE TOUR DU MONDE.
reilles que nous aurons l'occasion de voir à Louvain, Imaginez ensuite, en plein milieu de cadre, l'hôtel
enfin les restes des anciens remparts visibles sous les de ville déployé sur une longueur de quatre-vingts mè-
pousses débordées du lierre dans les jardins du Treu- tres, avec son portique de dix-sept arcades ogivales,
renberg, et, près de la place Royale, les façades cor- ses deux étages percés de quarante fenètres rectangu-
rectes et sobres du palais des princes-gouverneurs, laires, son toit à balustrade crénelée capuchonné de
actuellement aménagé pour les collections de la bi- quatre rangs de lucarnes, et aux angles de la façade
bliothèque de Bourgogne et des musées de peinture, ses quatre tourelles octogones terminées en aiguille;
ces sanctuaires où se gardent les chefs-d'œuvre de de plus, guilloché sur toute son étendue comme une
l'art à la hibliothèque, les gravures, la numismatique, prodigieuse orfèvrerie, une prodigalité de dais, de
les médailles, les merveilleuses enluminures fraiches culs-de-lampe, de niches, de modillons, la pierre ani-
comme des bouquets et qui semblent avoir été co- mée d'un fourmillement de personnages, partout la
loriées avec le sang des fleurs, le livre d'Heures du vie et la complication turbulente d'un livre d'annales,
seizième siècle reproduisant avec des variantes la plu- tout cet étonnant fouillis supportant d'ailleursun chef-
part des miniatures du célèbre bréviaire Grimani de d'oeuvre d'élégance et de hardiesse, la tour qui, d'a-
Venise, le Liber evangeliorum du dixième siècle, l'Of- bord carrée jLSqu'au faite des toits, puis polygonale
ficium angelorum du onzième, un vrai scintillement et partagée en étages, s'élance, jaillit finit en une
de lumière paradisiaque à travers des flambées de vi- flèche évidée, lis tout à la fois et fusée, en haut de
traux aux musées, l'Adoration des Mages de Jan Van ]arluelle rutile le groupe de cuivre doré du saint
Eyck, la Descendance apostolique de la Vierge par Michel, patron de la ville, terrassant le dragon vous
Memling, le Saint Liévin et le Portement de Croix de aurez une idée de cette place unique au monde. La
Rubens, l'Automne de Jordaens, d'admirables por- fantaisie la plus tourmentée s'y allie à des grandeurs
traits de Rembrandt, Hals et Van Dyck, un choix sé- de lignes incomparables; c'est une prodigalité de
vère des plus beaux maîtres, mais surtout des maitres décorations qui éblouit et lasse les yeux.
flamands et hollandais. On ne connait pas le nom de l'architecte qui, en
La Grand'Place, à elle seule, il est vrai, avec ses 1401, commença la construction de l'hôtel de ville;
architectures surchargées de colonnes, de pilastres, on sait seulement que ce fut Jean Van Ruysbroeck
de statues et de bas-reliefs, suffirait à compenser qui conçut l'idée et poursuivit l'édification de la tour.
l'absence des monuments historiques qui foisonnent Comme elle partage inégalement l'édifice, l'imagi-
dans les provinces flamandes. Rien de plus pit 10- nation populaire eut bientôt fait d'invcnter une lé-
resque et de plus amusant pour l'œil que cette succes- gende qui montrait le pauvre artiste se pendant pour
sion de maisons dorées, festonnées, tailladées, de haut n'avoir pas su la Illettrc au milieu.
en bas encombrées comme des étagères. Ici, la maison La science a fait justice de cette sotte calomnie. Si
du Cygne, ancien lieu de réunion de la corporation Jean Van Ruysbroeck n'a pas mis sa tour au milieu,
des bouchers, terminée en galerie ajourée; là, la mai- c'est qu'il n'avait pas à la mettre ailleurs que là où
son des Brasseurs, surmontée de la statue équestre elle est.
du prince Charles de Lorraine; ailleurs, la maison du Dans les édifices de cette époque, en etfet, les tours
Roi ou Broodlzt~~s (maison du pain), d'oÙ les comtes se plaçaient aux angles; or la partie primitive de
d'Egmont et ,de Hornes sortirent pour marcher à l'é- l'hôtel de ville est précisément celle qui termine la
chafaud et qui, après s'ètre longtemps coiffée d'un tour. Très visiblement d'ailleurs, l'aile droite se com-
lourd toit mansardé, va reprendre enfin son faite go- mença après l'achèvemcnt de l'aile gauche on peut
thique, percé de petites fenêtres; ailleurs encore, la s'en rendre compte en comparant entre elles les ar-
maison des Imprimeurs, ornée de vases et de médail- cades des portiques de l'une et l'autre aile; tandis
lons à l'effigie des inventeurs de l'imprimerie; plus qu'à gauche la voûte du portirlue est à nervures croi-
loin, la maison du Renard, autrefois le siège des mer- sées et que ses arcades retombent sur des pieds-droits
ciers, reconnaissable à ses piliers doriques et à ses qui ont la forme de contreforts, à droite les arcades
figures représentant les quatre parties du monde; portent une voûte surbaissée à compartiments pris-
le Sac, qui appartenait moitié aux tonneliers, moitié matiques, avec des piliers-contreforts alternés de co-
aux menuisiers et aux ébénistes, amalgame de dori- lonnes cylindriques à chapiteaux historiés. C'est l'avis
que et d'ionique, sous une profusion de bas-reliefs et de Schayes, qui fait autorité en matière archéologique.
de Termes; la Louve, local primitif du serment des Et maintenant que vous avez vu le tableau, animez-
archers, d'une décoration massive et touffue, où se le d'un passage de monde incessant, d'un va-et-vient
voient des empereurs romains, un groupe de Rémus et perpétuel de charrettes et de voitures, d'une circula-
de Romulus et quatre statues la Vérité, le Men- tion à la fois active et désœuvrée.
songe, la. Paix et la Discorde; enfin le Cornet, pro- Le bourgeois, que sa promenade a conduit jusque-
de se planter sous le cadran de la
priété des bateliers, bâtie en proue de navire, avec là, ne manque pas
une nuée d'emblèmes, tritons, mateLots et chevaux tour, et, sa montre à la main, de régler son heure sur
marins, qui mettent sur la pierre comme le mouve- celle des grandes aiguilles. Immobile, les mains sur
ment et la gaieté des grands appareillages. --le dos, l'amateur d'oiseaux s'attarde devant le jabote-
/hôtel de ville de Bruxelles. Dessin de Barclay, d'après une photogr-~phie de J. Lév.v.
34~
-~) LE z~oLTr~
nu aro~nr.
ment des perruches sautillant, grosses lucioles :-crtcs, arbalétriers de Bruxelles, avec son roi et son conseil
au seuil du marchand. Le pêcheur à la ligne, lui, est chargés de lourds colliers d'argent massif; la société
arrèté devant la boutique oÙ s'enchevêtrent canncs et des arlialétricrs de Thielt, qui fait remonter ses ori-
filets, et se livre à des études comparées d'hameçons. gines à l'an 1100 et dont le drapeau était porté par
Toute une lente flàncria piétinc lc long des vieilles un quidam en chapeau claque, affublé d'un costume
maisons dont les rez-de-ehausséc, hondés vert à boutons de métal; les archers de Neder-Heem-
d'engins et d'ustensiles de toute sorte, otrrcnt l'image beel;, fièrement groupés autour de leur président, ce-
des eucombrcments les plus variés, taillandiers, peatis- lui-ci coiffé d'un T~i~eJuaJ ou oiseau de tir à long
siers, débit~ de talac, grainetiers et cordiers, acha- plumet blanc, et pareil à un chevalier de la Toison
landés d'une clientèle qui ne, s'interrompt pas. d'or, sous le supcrLe collier ciselé qui lui remplissait
Ajoutez par surcroit l'animation et le pullulement la poitrine.
de ces criées auxquelles j'ai fait allusion dans un pré- Les arclucrs de Marbaix s'avançaient ensuite der-
cédent chapitre, Je carreau jonché d'un amàs de mise- rière un des leurs, plastronné d'une énorme plaque
bas, de meubles écornés, de vieux luxe frippé que d'argent gravée, sur laquelle se voyait la châsse de
se dispute une nuée de regrattiers, les porte-faix en Sainte-Marie, avec cette date 1698, et cette inscrip-
blouse blanche criant et jouant des coudes pour se tion Itex, G~~c,r~o~·iz~s cle Battu; A Peste, Fa~zze et
livrer un passage, le moutonnement des curieux pro- Bello, Libe.~°a.ozos, Puis venaient à la file la
longé quelquefois jusqu'au milieu du pavé et s'attar- gilde de Dcynze (1462), la gilde de Saint-Nicolas de
dant avec des convoitises devant cette mélancolie des Willebroeck (1551), en justaucorps tailladé, chausses,
objets qui ont scrvi au honheur domestique. Ajoutez écliarpc et taquet de velours; les arquebusiers de
encore la rumeur du marché aux Fleurs, le pavé con- Montaigti (1600), ccinturés d'une large écharpe de
stellé de floraisons éclatantes, les grands parapluies soie à franges dorées, une mitre en ~-elours rouge sur
verts ou blancs sous lesquels les marchandes s'abri- le chef; la gilde de Saint-Jacques de Louvain, pré-
tent de la pluie et du soleil, la promenade des cha- cédée d'un porte-bannière en dalmatique rouge brodée
lands entre les alignements des étalages; puis,,le di- d'or; les arbalétriers d'Evere, la société du comte
manche matin, un immense frétillement d'ailes, un d'Egmont, celle des Quatre-Saisons, celle de Graaf
vol d'oiseaux en cage, un égosillement sans fin auquel van Vlanderen, etc., etc.
répond, du côté de la maison du Sac, l'aboiement Et pendant près d'une lieure, ce fut un ruisselle-
sonore ou grêle des chiens eaposés en vente en même ment ininterrompu d'orfèvreries merveilleuses, d'é-
temps que les pinsons, les loriots, les alouettes, les toffes festonnées de filigl'anps, passequillées de per-
tarins et les chardonnerets. les, soutachées d'or et d'argent, avec un carillonne-
Il faudrait parler aussi des étalages d'or, de bro- ment de médailles entre-choquées, clin faisait chanter
cart, de velours passcmentés et brodés qui, au temps les étendards ct mettait sur cette houle d'oripeaux
des kermesses, circulent par la place, sous la forme éclatants une palpitation joyeuse de vie.
de drapeaux et de bannières; rien n'est plus merveil-
lew que cette profusion du faste et de la mise en
scène dans le cadre ornemcnté des anciennes de- Bruxelles caml)te, au surplus, quclclucs ])elles
meures des corporations. Et Dieu sait si les Belges églises. Non loin du Parc, au bas du Treurenberg,
s'entendent aux grandes parades dont le singulier nom (montagne des pleurs) rappelle
On a pu le voir; aux fètes du Cinquantenaire, lors qu'une prison existait là au seizième siècle, Sainte-
du défilé des sociétés du pays; chacune d'elles arbo- Gudule dresse ses deux immenses tours quadrangu-
rait au bout des hampes de véritables trésors d'art laires inachevées. Chaque grande époque d'art a laissé
d'une richesse surprenante, et il était facile de dcviner de son génie à l'édifice; vous y verrez se succéder le
leurs rivalités mutuelles pour la possession des éten- gothique primaire au byzantin; et les tours, le por-
dards les plus surchargés. tail, les nefs latérales datent du quatorzième et du quin-
Les Flandres ayant toujours été par excellence le zième siècle. Un jour mystérieux tombe des verrières,
pays des associations d'hommes réunis pour le plaisir, illuminant de reflets diaprés les nombreuses chapelles
ver-
la sécurité personnelle et les affaires, on remarquail qui garnissent le pourtour. Quelques-unes de ces
là, dans ce déroulement de gildes et de serments rières sont admirables, principalement celles que
où l'on voit
faisant reluire au soleil leurs insignes, des gloires peignit en 1535 Bernard van Orley et
vieilles de deux quatre et même huit siècles, perpé- Gharles-~uint et sa fcmme Isabelle de Portugal age-
tuées par des campagnards, des ouvriers, des bour- nouilléa en costume de cérémonie devant Dieu le
geois, les fils et les petits-fils de ceux d'autrefois, Père portant la croix et ailleurs Louis de Hongrie et
tous défilant processionnellement derrière les porteurs femme Marie, soeur de Charles-Quint, en adoration
d'oriflammes et de pennons changés en vivants reli- devant la sainte Trinité. Un autre vitrail peint en
quaires et des pieds à la tête parés comme des figures 1528 par Jacques de Vriendt et représentant le juge-
de vieux tableaux. ment dernier, flamboie par-dessus le jubé, au.fond
Au premier rang marchaient le royal serment des de l'église. Nombre de statues, de tableaux, de con-
Sainte-Gudule. Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie.
~44 LE TOUR DU ï~IOVDL.
fessionnaux sculptés avec figures; mais toute cette blanc, figurant la Vertu, tient à la main une chaîne
décoration pâlit devant la merveilleuse chaire de vé- d'or par laquelle le Temps la tire avec force. Ailleurs,
rité taillée par Henri Verbruggen, avec ses anges vol- dans la chapelle dédiée à saint un mausolée
tigeants, son Adam et Êve poursuivis par la Mort, en marbre noir et rouge porte le nom du poète J.-B.
et, tout en haut, la Vierge et l'enfant Jésus debout sur Rousseau, mort en exil à Bruxelles le 6 avril 1671.
l'arbre de vie. Sans avoir, au point de vue de la richesse inté-
Il faut aussi visiter l'église de Notre-Dame des Vic- rieure, la môme importance que les églises dont il
toires au Sablon, bel édifice de style gothique ter- vient d'ètre question, Notre-Dame de la Chapelle pré-
tiaire, peuplé de mausolées et de statues, où les sente un intérêt archéologique supérieur. On y re-
chapelles offrent presque partout un mélange de trouve, en effet, dans quelques parties, le chœur et
pompe catholique et mondaine. Dans l'une d'elles, les transepts notamment, les éléments de cette période
celle de la Tour et Taxis, unc femme en marbre d'art à laquelle on a donné le nom de période de

Le nouveau Palais d, justice de Bruxelles (l'OY. p. 346). Dessin de A. Daroy, d'après une photographie de la niaquette.

transition. Ce sont d'abord les piliers, de style by- à peu près vers la même époque, on élargit les fenê-
zantin ensuite les colonnettes en faisceaux alternant tres du chœur, et l'on houclie les servant,
avec des colonnettes isolées, sur le pourtour du tri- l'une de reposoir au saint sacrement, l'autre de la-
forium, qui appartiennent au roman; enfin, par delà voir pour l'ablution des prêtres, la troisième de pres-
le. triforium, la frise et la naissance des nervures s'en- byterium où s'asseyaient les officiants. Quelque
tre-croisant plus loin pour former une 'loÙte en tiers- temps auparavant, le maître-autel tombait lui-même
point, où apparaît le gothique. sous les coups des sectaires, et on le remplaçait par
L'incendie, le bombardement, les déprédations ont une de ces riches archite~tures oit Rubens prodiguait
successivement altéré la physionomie de cette grande la pierre et le marbre. Une toile du maître, l'As~o~ïïp-
construction religieuse en 1405, les trois nefs sont tio~t de la Vieye, s'encadrait dans ce décor fait ex-
anéanties, et on ne les rebâtit qu'en 1421 la tour près pour s'accorder au mouvement de son art, mais
romane quadrangulaire qui s'élevait à l'intersection elle fut vendue par les marguillirrs à l'électeur de
des transepts-et..du chœur disparait ensuite en 1695; Bavière.
Chaire de Sainte-Gudule. Dessin de Ch. Goutzwiller, d'après une photographie de J.
L~vy.
346 LE ~rin;rr mu :\IOXnE.
De nombreuses chapelles garnissent les bas-côtés fond de laquelle s'aperçoit la tour de l'hôtel de ville;
de l'église actuelle. Arrêtez--vous devant celle qui est puis les longues façades de l'Entrepôt, émergeant d'un
consacrée au Saint Sacrement un mausolée y perpétue amas de petites maisons à pignons, parmi l'encombre-
la mémoire des Spinola, avec un groupe de trois ment des bassins (voy. p. 337); plus loin, le totirbil-
grandes figures d'un goût violent représentant le lonnement des fumées des quartiers industriels, An-
Temps, la 1\Tort et une, Renommée. 'ranclis que celle- derlecht, Cureghem et Molembeeck-Saint-Jean; toute
ci proclame les vertus des défunts, le vieillard à la une succession d'aspects, dont chacun a leur carac-
faux dispute ait squelette symbolique le souvenir de tère et leur physionomie.
leur gloire. A l'entrée de la même chapelle, un travail
moderne rappelle 1'liéroïqile trépas d'un martyr popu-
laire, hrançois Agneessens c'est un monument sur- L'ensemble, vu d'un point élevé, de la lanterne qui
monté d'un médaillon en marbre blanc à l'effigie de couronne le Palais des musées, par
exemple, déroule
cette victime du marquis de Prié. un tableau mouvementé et fourmillant. A l'ouest, une
de toits en escaliers, à pignons tournants,
1 J)ousculade
à auvents projetés, imbriqués de tuiles couleur de
Naturellement, l'extension toujours croissante de sang, coiffés de cheminées ventrues, hérissés d'innom-
la ville a déterminé l'édification d'une quantité d'au- lucarnes par-dessus des crêtes coupées en
tres églises qui, ajoutées aux anciennes, à la Chapelle, dos d'âne, se prolonge jusqu'à l'horizon, comme une
à Saint-Gobert, au Béguinage, entretiennent le goût sorte d'énorme chevauché<3turbulente débridée sur un
de la piété; mais le Bruxelles nouveau ne se fait pas terrain bossué, dégringolant des pentes, s'enfonçant
sentir dans les sévérités des monuments rcligiea~ dans des entonnoirs, brusquement haussée aux raidil-
comme toutes les capitales pour qui la prospérité est Ions, amas de constructions tassées, partout sillonné de
venue tout d'une fois, il recherche plutôt les étalages raies entortillées clui sont des rues, ici troué de
pointes
surchargés des édifices laïques, les façades richement de clochers et de grèles aiguilles, là barré de lourds che-
décorées des hôtels, les somptuosités extérieures rlui vets d'église, avec des espacements de verdures claires
frappent l'œil et font penser à une grosse dépense qui tranchent sur l'échiquier des maçonneries grises
d'argent. Le palais de la Bourse (voy p. 312) dit bien et brunes, et toujours le cahotement
ininterrompu des
son penchant à l'architecture bruyante on ne peu petits toits penchés, rechignés, emboîtés sous leurs
imaginer un fouillis plus encombrant de statues et de rouges calottes de guingois. Émergeant du tas, Notre-
cariatides, allégories géographiques, attributs, mytho- Dame du Sablon, la Chapelle, les Minimes, Notre-
logies, lions couchés et'debout. En plus d'un endroit, Dame de Bon-Secours, les Riches-Claires, Saiiite-Ca-
du reste, les nouveaux boulevards s'apparient à cette tlierine, Saint-Nicolas, le Finistère s'asseyent dans
lourde débauche de carton-pierre. Combien plus ch~r-I leurs robes de pierres au milieu de leurs paroisses
mante la vieille promenade appeléc du inème nom, l.esp0ctives; et plus à droite, la cathédrale élance ses
avec sa topogl'aphie tournante et bosselée, son défilé deux tours jumelles, comme des bras tendus vers le
d'hôtels bordés de jardin! nicls de verdure et de ciel, parallèlement à cet autre élancement vertigi-
fleurs, et ses longues lignes d'arbres mettant sur le neu~, la flèche de l'hôtel de ville. Sur la même ligne,
ruban jaune des allécs leur tache sombrc! Une sen- au loin, Sainte-Tal'ie, échouée dans la pcrspecüm,
tetii- de campagne se dégage de cette rusticiu: urbaine comme une autre Sainte-Sophie, arrondit ses dÜmes.
aux perspectives variées s'ouvrant sm de vastes dé- Dans la se découpe la rosace de la nom'elle
couverts ici, le Jardin botanique avec son lac, ses Sainte-CallH'rine, tonte blanche et à peine dé~ros~ic,
fontaines, ses plates-handes diaprées de plantes of- en regard de l'ancienne, vieil édifice aux scullUures
ficinales, et découpés d'un trait net sur le ciel, ses frustes. Puis encore., s'espaçant dans diverses direc-
toits de verre rattachés à un grand dôme de cui- tions, c'est °;aint-Jcan-BalOiste du Béguinage, avec sa
vre là, dans une large échancrure, le panorama des façade criblée de saints et son ornementatioa tarabis-
campagnes, rayé par le gréle profil de la colonne cotée; Notre-Dame de Laeken, dont les arcs-houtants
du Congrès; ailleurs, se détachant sur un rideau de font sur l'horizon l'effet de gigantesques vertèbres
vieux arbres, la Porte de Hal, servantaujourd'hui de Saint-Jacques de Caudenberg, dont la coupole cu
refuge aux collections d'armures et d'antiquités (voy. cuivre rutile au-dessus d'un fronton peint à fresque.
p. 321), une masse de pierre dentelée de créncaux et -Non loin des massifs verts du Jardin zoologique, Saint-
flanquée de tours, avec escalier colimaçonnant, barha- Joseph dresse la pointe de ses tourelles en pierres
canes, mâchecoulis, grandes salles éclairées de hautes bleues; et tout à coup l'œil aperçoit une croupe gi-
fenêtres ogivales sous la lumière desquelles gantesque, le Palais de justice, à demi caché encore
scintillent
les cuirasses, les cimiers, les cottes de mailles, le-; vi- sous une forêt d'éehafaudages, prodigieuse carapace
trines remplies d'objets rares, les antiques retables qui, déblayée, laissera à nu une construction liahy-
dorés, toute la mise-has splendide du passé; ailleurs lonienne, plongeant dans les quartiers bas de la ville
encore, les feuillages touffus du Parc (voy. p. 305;, au moyen d'escaliers géants, avec des porches de cent
crevant bi~tisqu2.rac~.ntsur une percée loin taille, au 1 [)iecls, des labyrinthes de salles et de préam à 1"Ir.-
LA BELGIQUE. 1 M7

fini, des façades qui semblent la réalisation d'un décor nel puis à raies pressées la pluie tisse sur les grises
d'opéra (voy. p. 344). perspectives les mailles d'un filet où s'engloutit ce qui
Selon la saison, des brouillards et chauds en- reste de lumière; et une tristesse sourde s'abat dans
Pâles
veloppent cet entassement de m/tisons et d'édifices, les âmes, les prédisposant à des consolations malsaines.
dont les toits et les clochers s'écaillent alors de larges Il est aisé de s'apercevoir que la créature humaine,
lueurs mouvantes; d'autres fois la masse entière plonge appesantie par la condition climatique d'une pa-
dans les humidités lourdes du ciel. Le plus souvent reille contrée, traînera une existence matérielle et
une atmosphère presque opaque borne l'horizon dans toute terrestre, ravivée aux heures troublantes par de
un cercle rétréci. Çà et là toutefois une trouée d'azur grosses satisfactions charnelles, contrairement à ces
s'élargit, comme une déchirure aux rebords déchi- belles -.latitudes ensoleillées sous lesquelles la vie,
quetés, petit à petit refermée sous l'amoncellement équilibrée sur son axe, se déroule avec sérénité; et
des grosses nuées précipitées d'un mouvement éter- de même qu'ici l'esprit tend d'une aile déliée vers des

Les toits de Bruxelles. Dezsin de H. Clerge!. d'après une photographie de J. Lévy.


348 .LE TOUR DU MONDE.
détail. Aussi bien Bruxelles nous a livré la clef de la qui ne s'interrompt en aucune saison, nourrie d'ail-
contrée; nous n'avons plus qu'à appliquer à l'étude leurs d'engrais puissants, dont les relents se répan-
de l'homme l'observation du riche pays au milieu dent dans les brouillards d'automne, produit sans
duquel il se perpétue et nous les verrons l'un et relâche des espèces touffues et savoureuses, aux
l'autre, comme déjà nous les avons vus dans les mi- robustes verdures étalées.
lieux de la vie bruxelloise, se développer en confor- Chaque matin partent de là les charretées de légu-
mité parfaite d'aspect et de caractère, tous deux liés mes, bombant entre les ridelles comme des montagnes,
par d'étroites corrélations. que traînent vers les marchés les épais chevaux bra-
brançons, harnachés de sellettes étoilées de clous de
VIII cuivre, types superbes de cette race autrefois recher-
cbée pour la guerre et qu'enfourchaient en s'écarte-
Les environsde Bruxelles. Le boisde la Cambre. lant des cavaliers bardés de fer dont la massive sta-
La forêtde hêtres. Tervucren. Waterloo.
ture, doublée par le poids des armures, pesait à peine
A mesure qu'on de Bruxelles, la variété sur leur carcasse géante.
de la contrée brabançonne se fait sentir dans le con- Toute la banlieue disparaît sous le développement
traste des paysages et des habitations; toute une continu des champs, formant aux maisons une cein-
partie rappelle les Flandres par le déroulement de ture d'un velours profond sur lequel se détachent
ses gras pâturages où, dans les hautes graminées, les les habitations villageoises, disséminées dans ce vert
bestiaux plongent à pleins fanons; le long de la universel, avec le rouge clair de leurs toits de tui-
Senne, en effet, les herl.>a~es, fl'équemment arrosés les, semblables à de prodigieux coquelicots. Enfilez
par les débordements de la rivière, ont une ampleur le mince sentier bordé de haies derrière lesquelles
riche et saine, qui annonce les laitages abondants et le paysan, tout le jour trempé de purin fétide, en-
les viandes raffermies par une alimentation inépui- graisse incessamment son lopin de terre animalisé à
sable du même coup, on perçoit la nature du travail force de litières et de déjections de bêtes les han-
et les directions de l'industrie, celle-ci agricole, avec gars sont remplis par l'attirail agraire, vans, char-
une' large part consacrée à l'élevage des bêtes, et rues, herses, cylindres, fourches, bêches et râteaux;
tirant profit des interminables prairies, comme d'nn aux murs, des espaliers tendent leurs ramures com-
vaste magasin de fourrages où la chair animale con- pliquées; sous le toit sont rangées des cages en
stamment s'élabore pour les voracités d'une capitale bois où mûrissent les fromages, ces empuantissantes
exigeante entre toutes. tartes rondes appelées fromages de Bruxelles, dont
Ailleurs, une succession de terrains sablonneux et la pestilence est inoubliable dans les cours, des
nus, emmêlés de broussailles, fait penser aux soli- charrettes appuyées sur les hrançards penchent leurs
tudes de la Campiue, avec leur désolation morne de caisses peintes en vert et bondées de bottes de carot-
landes emplies du froissement des bruyères et de tes, de chapelets d'oignons, d'amas de navets qui pren-
nouveau les aspects changent, le grès crève le sol, la dront tout à l'heure le chemin de la ville; et d'autres
plaine se disloque, on voit saillir sous la croître ter- voitures plus petites sont chargées de cruches en
restre les vcrtèhres de la grande ossature ardennaise. cuivre, reluisant au milieu des pailles. Près de l'étable,
En mème temps, le travail est différent la maigreur un mâtin de taille allonge son museau au bord de sa
de la terre ne parvenant plus à alimenter les pâturages niche, attendant le moment où on l'attellera. Et par
ni la boucherie, la charrue laboure les flancs pierreux les fenêtres basses vous apercevrez, dans de petites
afin d'en faire jaillir les guérets, et l'activité humaine chambres blanchies au lait de chaux, des hommes
supplée à la production ralentie de la glèbe; puis, et des femmes accomplissant des besognes qui toutes
quand l'exploitation agricole n'est elle-mème plus ont trait à l'alimentation urbaine. C'est une préoc-
possible, le pic se taille une voie dans le roc, les cupation unique de faire suer à la terre un rapport
carrières ouvrent t leursfissures profondes; ou bien les sans trêve qui lentement augmente l'épargne des mé-
machines fonctionnent au sous-sol grondant des labo nages et dès l'aube, les routes grondent sous le rou-
ratoires industriels. lement d'un millier de roues qui, par longs convois,
Autour de la ville toutefois, la campagne présente charrient aux citadins une nutrition plantureuse.
plutôt l'aspect d'un grand potager abondamment Ici, comme toujours d'ailleurs, la couleur est la note
fourni en légumineuses, où les cultures, pareilles aux essentielle de ce train matinal elle domine dans les
cases d'un damier, alternent en carrés réguliers, les harmonies fondues de la plante et de la bête, dans les
céréales tratichant par places sur le vert sombre jonchées éclatantes qui encombrent les chariots, dans
général, avec une longue ondulation pâle qui, l'été, le poitrail bosselé des pesants limoniers, chatoyant
s'allume de flambées d'or neuf. Schaerbeek, Jette, comme un caparaçon de moire, dans les joues san-
Evere, Laeken, Vleurgat, Uccle et toutes les com- guinolentes des paysannes assises entre les paniers,
munes environnantes, sont le jardin nourricier de avec leurs bonnets surchargés de rubans, leurs châles
l'agglomération bruxelloise; la terre, spongieuse et à fond blanc ramagé de fleurs et d'oiseaux, et leurs
brune, incessamment fécondée par un travail régulier, courtes jupes de tiretaine lie de_vin, sur lesquelles la
LA BELGIQUE. 349

jaquette vert pistache ou jaune safran retombe à plis villages suLurbains n'est pas exclusif. A .l'extrémité
raides d'empois. de la longue avenue Louise, séjour préféré de la haute
On dirait une colossale nature morte barbouillée finance et de la grande bomgeoisiC', commence le bois
sur un pan d'horizon, où les attelages des laitiers de la Cambre, qui n'est lui-même qu'une dépendance
mettent le scintillement des cruches, furtivement de la vieille forêt de Soignes, dont les taillis et les
éclaboussées d'un jet de lumière rose tombé des hau- futaies, épars à travers tout le reste du pays, ne for-
teurs du ciel. Ajoutez la vapeur diamantée tissant maient autrefois qu'un prodigieux enchevêtrement de
sur les terrains comme une gaze lamée d'argent. sentes où pâturaient les sangliers et les daims. Il n'y
la teinte prolôngée et forte des verdures, les bita- a pas trente ans, la partie de cette forèt qui avoisine
mes assombris du sol, un ensemble d'accords graves, l'abbaye de la Cambre, aujourd'hui transformée en
nourris, appuyés, comme une basse sur laquelle le lycée militaire et qu'on aperçoit de la route, avec ses
ton détaille ses variations. Partout la ligne se noie façades régulièrement alignées, son grand portail
dans les moiteurs d'une atmosphère brumeuse qui d'entrée et sa chapelle isolée au milieu des cours,
fond les contours et leiw donne une plénitude de restes du momistère où l'abbesse Giselle conduisait
colorations vigoureuses, résumant les gammes du un troupeau de religieuses, s'enténébrait d'obscurités
prisme. perpétuellement maintenues par des arbres séculaires
Cependant le caractère prairial et maraicher des dont les racines se nouaient au ras du sol comme

Le Ja,'din botanique (voy. 1). 346). Dessin de Taylor, d'après une photographie.

des biceps, et dont les cimes, hantées par le chat. quement coupé de vastes percées sans mystère, avec
sauvage, l'écureuil et les corbeaux, mettaient au- boulingrins, pièces d'eau, chemins de ronde, mails,
dessus des allées encombrées de mousses et defeuilles laiteries et buffets, ressemble à un jardin aligné au
mortes des épaisseurs sombres de dômes, appuyés cordeau, où les restes éclaircis des frondaisons primi-
sur les troncs rugueux comme sur des piliers de tives servent de toile de fond au défilé des équipages,
basilique. à l'étalage des toilettes, à la flânerie lente des familles
Une sauvagerie délicieuse régnait dans cette soli- déversées par les tramways (voy. p. 352).
tude où les végétations croissaient par touffes folles, Dépassez cependant la première enceinte le silence
obstruant l'espace, et aux bousculades du vent oscil- de la forêt recommence brusquement, avec les ali-
laient comme une mer mugissante. Les dimanches, gnées des grands hêtres, diminuant dans la perspec-
piétonsetcavaliers, parpetites troupes, s'engageaient tive leurs colonnades hautaines. Çà et là des campe-
sous les noirs arceaux de la Drève de Lorraine, au ments de bûcherons groupent leurs huttesbasses, en
bout de laquelle on rencontrait le pavé qui mène haut desquelles tirebouchonne un peu de fumée, et
à Boisfort, le but des parties d'alors, .que dédai- des amas de bois coupés s'amoncellent au milieu des
gnaient les amoureux des marches forcées à travers coupes éclaircies où le rauquement des corneilles
les bruyères et les futaies plus lointaines de Groe- rythme le bruit sourd des cognées. Tandis que vous
nendael, de 'Yaterloo ou de la Hulpe. cheminez, des hardes de chevreuils bondissent sur
A présent, l'ancien bois émondé, redressé, symétri- les pentes, effarouchées, et gagnent l'épaisseur des
350 LE TOUR DU MONDE.

taillis, sveTtes silhouettes d'une grâce fuyante, qui Au pied de la butte, trois habitations isolées, à la
sont comme l'incarnation de ces paysages solitaires, fois cabarets et musées, la table toujours prête, les
perdus dans la profondeur des clairières. voitures attelées, les guides obséquieux et tournoyants,
Par moments, une chaussée au pavé houleux, sur guettent le passant, comme une proie prédestinée
lequel cahotent des attelages de rouliers, prolonge à l'inéluctable rançon. Le lion, la plate-forme de la-
entre les files d'arbres sa ligne grise, rendue écla- quelle on croit voir onduler les lignes en marche,
tante par le contraste des verdures. Suivez-les l'une la glèbe grasse d'entrailles qui par moments semble
vous mènera à Tervueren, l'ex-résidence royale à pré- bouger sous les pieds, le soleil ruisselant sur les
sent ruinée par le feu, où, dans le silence des bois, nappes de blé déroulées au loin comme sur l'o. et
la femme de Maximilien, pauvre impératrice déchue l'acier des cuirasses, les ombres crépusculaires et le
et frappée dans sa raison, promena longtemps son in- tourbillonnement de spectres dont elles peuplent l'é-
fortune jadis, à l'aube de la Saint-Hubert, cavaliers tendue assombrie, tout ce frisson, toutes ces visions
et veneurs se pressaient au seuil de la petite cha- leur appartiennent, comme le cours d'eau et le vent
pelle noyée sous les ombrages du vieux parc, seul du ciel appartiennent à la roue et à l'aile des moulins.
vestige demeuré debout au milieu de la dispersion Traversons donc l'enclos du gardien et escaladons
de tout le passé. Une autre route vous conduira aux l'escalier presque à pic qui ahoutit à l'entablement
champs funèbres de Waterloo, dans ces mornes plaines de pierre sur lequel est posé le fauve symbolique.
arrosées d'un sang vivace qui, depuis, a fait fructifier De là-haut la plaine se développe dans son immen-
abondamment la terre. sité rigide, rayée de minces sentiers qui filent entrc
A voir le gros village aux maisons trapues que les cultures, celles-ci déroulées jusqu'à l'horizon, avec
traverse le pavé bosselé, on ne s'imaginerait pas une teinte pâle uniforme sur laquelle tranchent, par
qu'une guerre épouvantable a passé par là, si déjà places, de larges constructions blanches disséminées.
des monuments douloureux ne se dressaient au milieu A l'est et à l'ouest, des lignes d'arbres, qui vont
de ce bien-être villageois, perpétuant la mémoire des s'espaçant dans la profondeur, pointent interminable-
exterminations. Derrière les boutiques industrieuses, ment leurs baliveaux feuillus, évoquant l'idée d'une
les cabarets peinturlurés de teintes vives, les fermes file de grands soldats coiffés de bonnets à poil l'une
bruyantes et la rumeur active des ménages accom- longe la chaussée de Nivelles l'autre la éhaussée de
plissant la besogne journalière dans l'oubli profond Charleroi. Et an nord, un peu en avant du colosse de
du cimetière qui les avoisine, une église, toute ta- fonte et à un pas des musées, une autre rangée de
pissée intérieurement de plaques tumulaires décorées feuillages ondule, à demi émergée d'un large renfon-
d'inscriptions anglaises, arrondit son dôme, proche du cement de terrain, pareil à un entonnoir où les champs
jardin où lord Uxbridge fit enterrer sa jambe, comme dévalent en pente rapide; c'est en effet la ravine
une personne "qui lui aurait été chère. autrefois encaissée entre de hauts talus et bordée de
Ce ne sont pourtant que les avant-coureurs de cette haies vives, qui a gardé dans l'histoire le nom de
procession de lamentables souvenirs éternisés par le chemin creux d'Ohain.
bronze et la pierre aux alentours du champ de bataille L'élévation des talus primitifs, petit à petit dimi-
même, si toutefois la matière brute est capable d'é- nuée par les éboulements, ne s'apprécie plus guère à
terniser les désastres plus que la plaie demeurée sai- présent que par comparaison, au moyen de l'obélisque
gnante au coeur des peuples et des familles. hanovrien et de la colonne Gordon; de l'excavation
A mesure qu'on avance, il semble que les maisons que Napoléon ne soupçonna point et qui pourtant
s'espacent, pour mieux préparer à l'horreur du tahleau; en 1815 creusait si profondément la rase campagne,
et, la dernière borne franchie, cette hôtellerie des il ne reste qu'une vaste ornière entre des berges brous-
Colonnes dont l'hôtesse continue à vous montrer avec sailleuses. D'ailleurs, toute cette étendue a été boule-
un respect simulé ou réel le balcon d'où chaque versée pour la construction de l'immense taupinière,
matin Victor Hugo pouvait contempler les horizons comme l'appelle un des historiens belges de la l~ataillc,
fatidiques sur lesquels, en ce temps, il faisait se dé- au point que les notions exactes sont difficilement per-
rouler l'iliade intercalée dans ses Dli~érccbles, une ceptibles pendant quatre ans, les botteresses lié-
sensation de solitude frissonnante vous envahit comme geoises, espèces de bêtes de somme à visage de femme,
à l'approche des lieux de repos. Bientôt, en effet, à qui s'emploient pour les transports par hottcs et qit'oii
travers le rideau d'arbres dont la route est bordée, voit, les épaules tendues sous les f¡.Íx les plus acca-
l'énorme ossuaire apparait, plan sous la rondeur du blants,descendre ou remonter sans ployer les rit-npes
ciel où se découpe une butte chauve couronnée d'un escarpées du Perron dans leur cité d'originc, exhaus-
lion en fonte, d'un profil bonasse que la gueule en- sèrent constamment la montagne de toutes les terres
tr'ouverte ne parvient pas à rendre menaçant. Vous rapportées des alentours, préparant ainsi de renais-
n'avez plus qu'à vous replier en vous-même, enfants sants sujets de conjectures aux analystes et aux voya-
de toutes les nations qui s'entrechoquèrent sur cette geurs.
terre et qui venez ici honorer vos morts vous êtes entré Là-bas, dans les lointains, la France, ouvrière in-
dans la bataille.. fatigable qui répare ses désastres en croissant d'une
LA BELGIQUE. 351

~oudée, fait sa rumeur"de ruche en travail les yeux coqs, a depuis longtemps remplacé les tonnerres de
tournés vers elle, voici ce que nous apercevons. la canonnade sur ce théâtre des combais sans merci;
Le long de la chaussée de Charleroi dont les arbres et cependant l'isolement continue à donner à ces
moutonnent à notre droite, un carré de lourds bâti- vieilles pierrés blanches et nues, qu'aucune fenêtre'
ments à toitures en ardoises profile ses murs épaulés n'anime du côté de la route, l'aspect morne des lieux
de contreforts au delà desquels s'allongent des cours dramatiques.
bordées d'écuries et d'étables; de hautes haies vives, De nouveau, le bavardage nasillé du cicerone trou-
épaisses comme des maçonneries, clôturent les ver- ble le silence, et désignant sur le prolongement de la
gers, encombrés d'une débandade de pommiers déjetés chaussée une tache claire, entrevue dans les arbres,
et bossus, pareils à. de 'très vieux invalides. il décline un nom
La Haye-Sainte » vous dit le guide, en relevant « Belle-Alliance »
de ce côté la pointe de son bâton. Puis, étendant la main d'un geste circulaire, il
La paix des étables, desquelles s'élèvent les mu- vous montre au loin Plancenoit, tour à' toui~ redoute
gissements des bœufs et le claironnement grêle des des Français et dès Prussiens; la-ferme de Ros-

somme (du nom de ce van Rossum qui ati. les de chacun de ces lieux mémorables.
siècle dernier), en avant de laquelle l'empereur de- « La, Ù.de la chaussée et du chemin creux
meura assis presque toute la journée du 18, étu- d'Ollain, le duc de Wellington se tint, pendant toute
diant tout à la fois la prairie et la carte du pays; la liataillc, appuyé contre un orme qui, depuis, a été
puis le ravin ou attendirent les douze bataillons de la scié et vcndu au détail en Angleterre.
vieille garde là maison du guide flamand de Coster, «:1 côté, regardez le monumcut liano~,i-ien, élevépar
francisé en Lacoste; et finalement, sur un point plus les offiëÎers clece ie~iüicitG l'honneur de leurs morts,
rapproché de la butte, un massif de feuillages pa- avec sa forme d'ùl»li.c ct ses tables de pierre où sont
reil à un bois et qui fut pris pour tel par l'armée im- inscrina les noms des I)i-,tves. Et en fti ce, la colonne
périale, le verger du château de Hougomout. du hrave liculenant général. Alexandre Gordon, aide
En mème temps, dans un hreclouillement chan- de èamp du géiléral enlevé à la fleur de
tonné, le Wallon qui, à force de ressasser des mots aon â~c.
anglais devant un auditoire ]Jrilanni'Iue, a cou- Dans la lll,me dii~cction, la lia3-c--Sainte, prise
servé le sifflement des désinences finales, articule et reprise plusieurs fois ct 5ur laclucllc, du côt('~
3;)2 LE TOUR DU MONDE.
de la route, une plaque en fer rappelle les évène- Français étant au nombre de septante-deux mille,
ments. Voici la Belle-Alliance, reconnaissable aussi quinze mille chevaux et deux cent quarante canons,
à sa plaque en fer. C'est là que les généraux Wel- les cc.z~l~~e~
ayant cent cinquante-neuf canons et treize
lington et Blucher se sc~l~cèi·entonutasellenzent vaica- mille cavaliers, en tout, pour leur part, septante mille
queurs, le 18 juin, à neuf heures et demie du soir. hommes, sans compter l'arrière-garde de Blucher, les
La Belle-Alliance, ainsi nommée à cause du mariage trente mille Prussiens de Bulow qui attendaient le
ridicule d'une fermière de l'endroit. Puis Hongo- moment de prendre en flanc, l'armée française, à
mont, ces arbres noirs, là-bas, où l'action com- onze heures trente-cinqminutes le signal est donné.
mença. Et maintenant comprenez bien. Le 17 juin, Les lignes se replient sur le château de Hougomont,
les Anglais et les Hollandais, après s'~tre battus aux d'où les Français tirent par des trous faits dans le
Quatre-Bras contre les mur. A une heure,
Français, passent à Ge- l'artillerie française com-
nappe et un peu après mence son attaque sur
eux, l'armée de l'empe- le centre. A une heure
rear passe à. son tour, trente minutes, le géné-
trempée jusqu'aux os par ral d'Erlon marche sur la
une pluie abominable. Haye-Sainte, occupée par
Les Anglais et les Hollan- les alliés, mais c'est à
daisviennent se mettre ici, trois heures seulement
droit dans la direction de que le maréchal Ney s'en
mon bâton, au nord-ouest; rend maître.
et les Français bivoua- « A quatre heures, les
quent là, à la hauteur de cuirassiers de Milhaud
la Sainte-Alliance. à font une charge qui est
vingt minutes de distance repoussée; et à cinq, une
et comme qui dirait les nouvelle charge dure pen-
Français à la tête du Lion dant deux heures. Ja-
et les Anglais à la queue. mais on n'avait vu rien
Napoléon, lui, pendant ce de pareil: mais les alliés
temps, établissait, dans la tenaient bon, et à cinq
soirée du 17, son quartier heures et demie les Fran-
général à la ferme du Cail- çais pliaient déjà par-
lou, après avoir reconnu le tout. Plancenoit est
champ de bataille avec ses pris alors par les Prus-
généraux. Il clorna.ait.t 'siens, Grouchy n'arrive
e~zcore rlzcaizclo~21'c~z~eilfa, pas, et tout à coup la
le 18 au matin. Et il garde, Cúmmandée par
alla s'établir au bout de Ney, forme- le carré.
mon bâton, là oic i~ùus L'ennemï l'entoure de
rzc voyez lu~s, mais où je toutes parts; on lzci crie
vous ai montré la ferme de se rendre, mais elle
de Rossomme. Tout à Le bois de la Cambre (voy. p. 349). Dessin de Th. Weber. refuse, et le maréchal s'é-
coup, à midi, il aperçoit crie « La garde meurt et
des troupes qui s'avancent sur la Chapelle-Saint-Lam- « ne se rend pas » A huit heures, le duc de Wel-
bert, à six kilomètres de Plancenoit c'était l'avant- lington, qui était resté tout le temps de la bataille
garde prussienne. Perz.cla7ztce teiïz.~s Grouchy, qui sous son s'ébranle enfin.
avait été envoyé à la recherche des Prussiens, était à « Napoléon est perdu l'armée française fuit dans
déjeuner ea Icctéte cle ses trerzte ~nille hornm.es, chez toutes les directions, repasse par Genappe, bouscule
le notaire Hollaert, d'où il entendait le bruit de la l'empereur qui fuit avec ses soldats. Il en tomba
canonnade. Même que Gérard lui dit « Marchons, trente at un mille; les alliés, eux, avaient perdu vingt-
« brave ami » deux mille hommes, »
« Une supposition si l'empereur, au lieu d'en-
voyer promener Grouchy et ses trente mille hommes, Camille LEMo~NtER.
les avait eus sous la main, il gagnait la bataille.
Mais cet laonzrne yénait Dieac. Et alors donc, les (Gczsuite à la procüaine divraison.)
LE TOUR DU MONDE. 353

La plaine de \Vaterloo. Dessin de J. F. Taelemans, d'après nature.

LA BELGIQUE,
PAR D1. CA~IILLE LE\IONNIGLt'.

TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

VIII (suitej

Les environs de Bl'uxelies. Le bois de la Cambre. La forêt de hêlres. Waterloo.

La lamentable antienne terminée, il ne reste plus furieuses, jusqu'au moment où ces tronçons cux-
qu'à s'isoler dans ses contemplations, en se retraçant mêmes, foudroyés par les décharges, disparaissent
à soi-même, dans le silence de la pensée, l'eifroyablc dans le naufrage de la mêlée. La chair vivante s'a-
tableau de la bataille et de la déroute qui s'ensuivit. bat par rangs compacts, comme de la viande d'a-
La plaine alors se change en un prodigieux battoir, augmentant à chaque minute l'énorme bou-
cratère rouge où l'amoncellement immobile des fu- clierie; et sur les moribonds râlant, dont le cri rau-
mées est déchiré par les paraboles des boulets el que s'assourdit sous les fracas de la mitraille et, le
où roulent, désordonnées, des masses liumaines in- galop éperdu des escadrons, ceux qui restent, pris
conscientes, qui se ruent les unes contre les autres, de frénésie, passent comme sur un pont,. les pieds
avec des mouvements précipités de liotiles. On revoitt par moments enlacés dans des entrailles,' parmi la
les grenadiers, hautes statures lentes, resserrer-leur mer oscillante des fumées. La Haye-Sainte, Hougo-
mur entamé sur tous les points par larges Jtrèches mont, Belle-Alliance, Plancenoit ressemblent à des
béantes, tandis que les cuirassiers, pareils à une ilots submergés où pourtant le massacre et l'exter-
trombe, s'enfoncent dans les lignes ennemie~, bous- mination continuent; chaque pierre abrite un fusil
culées par le poitrail des chevaux et éventrées par la qui crépite sans relàche; quand elle s'émiette, fracas-
pointe des sabres. Un tourbillon vertigineux emmêle sée sous la volée des balles, une tête de soldat se vide
dans un cQrps à corps formidable des régiments en- de ses moelles du i-ùéme coup.
tiers, qui, hachés, décimés, pantelants, ne forment Il semble que l'humanité entière se détraque dans
bientôt plus, sous le vomissement perpétuel des l'horreur de ce choc qui heurte entre eux des peuples
canons, que des tronçons secoués de trépidations de race et d'âme différentes; cependant, à mésure
que l'heure avance, la face désespérée de la défaite
1. Suite. Voy.pages 305,321et 337. se lève par-dessus l'armée impériale fléchissante, que
XLI. 1065°LIV. 23
354 LE TOUR DU l\10l\DE.
les prodiges d'héroïsme de ses officiers et de ses sol- la bataille, le comte mourait à Paris. Un an se passa,
dats ne peuvent bientôt plus arrêter dans le débor- puis la propriété fut vendue.
dement de la déroute. Il semble qu'on se soit gardé, comme d'un sacri-
Alors on vit ceci les nuées sombres qui, pen- lège, de toucher à l'œuvre de dévastation laissée par
dant toute la durée de ces combats homériques, la guerre les bâtiments n'ont pas été réédifiés et la
avaient enténébré le champ de bataille, crevant cour continue à dérouler ses espaces vides, dans une
par moments en ondées, puis se reformant en lourdes désolation morne à laquelle ajoutent les pans de mur
brumes grises, s'écartèrent sur le rouge braséement émergeant des briques éboulées. Des ménages de
du soleil plongé dans les gloires du couchant; et paysans se sont installés dans les dépendances épar-
cette royauté éternelle eut l'air de saluer l'empire gnées celles-ci alignent sur la gauche une suite de
qui s'en allait. constructions basses, faisant équerre avec une façade
Tous ces souvenirs vous reviennent à la pensée et plus haute, la demeure de l'ancien jardinier, encore
l'impression est écrasante elle redouble quand, occupée aujourd'hui par son fils. On vous montrera
descendu de la butte, on suit pas à pas, à travers le dans les chambres l'œuvre des balles: ici les crépis
charnier aujourd'hui bouleversé par le creusement in- criblés d'éraflures là les exca valions de la pierre
cessant des charrues, les phases de la bataille, comme renfoncée, ailleurs une porte en chêne trouée à jour.
les stations d'un pèlerinage partout marqué par le Dans une petite pièce carrelée de dalles, moisit un
sang des hommes. petit fond de musée, rongé par la rouille étriers,
Je n'ai jamais longé le petit sentier, filant parmi baïonnettes, fragments de sabres et de fusils ramassés
les cultures, qui mène aux terribles ruines de Hou- dans les décombres.
gomont,. sans me sentir remué dans les profondeurs Au milieu de la cour, une margelle de puits dresse
de mon être; c'est que là le carnage est demeuré une maçonnerie ruinée comme tout le reste en vous
inscrit dans les moindres pierres, et tout y porte à penchant par-dessus l'ouverture, vous apercevrez un
jamais les stigmates de la dévastation. Dès que vous amoncellement d'ais pourris et de briques jetés pêle-
avez franchi l'enceinte du verger, l'herbe plus haute mèle. Le guide ne manquera pas de vous dire que
en cet endroit, d'une épaisseur tiède qui fait penser deux cents cadavres gisent dessous, empilés les uns
à de prodigieux engrais, vous monte aux genoux, sur les autres, sans qu'on ait jamais rien fait pour
comme les floraisons des cimetières, et entre les es- leur donner une sépulture meilleure. C'est une des
pacements des pommiers contournés, pareils, les uns rencontres lugubres de cette maison hantée que ce
à des paralytiques tendant leurs moignons et les au- trou sombre regorgeant d'épaves humaines, ba-
tres à de grands soldats ayant gardé l'allure violente layées là des hécatombes du verger et qu'on a entas-
du combat, les murailles de l'ancien pare vous appa- sées dans les promiscuités de l'ombre et de la mort,
raissent, en partie recouvertes d'un manteau de lierres charognes putrides petit à petit désagrégées par les
et de chèvrefeuilles. eaux, sur lesquelles ensuite, comme pour mieux les
Il n'existe plus, sur toute leur longueur, une trace séparer des vivants, on a déversé des gravats et de la
de crépi large comme la main; la brique partout se volige. Même, s'il faut en croire les récits qui circulent
disloque, mutilée par la volée des balles, avec çà et là encore dans les fermes d'alentour, tous ceux qu'on y
des ouvertures de créneaux. A l'est, particulièrement, précipita n'étaient pas morts; dans la hâte du désen-
les trous se rapprochent au point de percer à jour combrement, des agonisants furent ajoutés à la funè-
toute cette partie de la clôture, en une continuité de bre fournée et pendant toute une nuit leurs lamen-
brèches qui ne finit qu'à la porte charretière de la tations s'entendirent au loin, mèlées à des appels,
ferme. La maçonnerie, massive et trapue, a résisté des supplications vagues, qui des profondeurs du
d'ailleurs à ses blessures, moins désastreuses que les puits montaient dans les silences de l'air.
incessantes déprédations des vandales qui, sous pré- Non loin s'élève la chapelle quatre murs unis,
texte de reliques historiques, élargissent les meur- recouverts d'une lèpre de noms et d'inscriptions, avec
trières originelles et ajoutent aux mutilations glo- une caisse d'autel barbouillée d'un reste de peinture
rieuses une irrémédiable et sotte ruine. sur laquelle un groupe taillé dans le bois montre la
Hougomont, en 1815, était habité par un comte de Vierge tenant entre les genoux un petit Jésus déca-
Neuville et se composait d'une agglomération de pité. Cette mutilation a pour pendant celle d'un grand
bâtiments de ferme et de château appartenant à la christ, également en bois, qui se voit les bras ouverts,
femme du comte; la comtesse de Hougomont. Dès au-dessus du seuil, dans une ombre pâle. Pas plus que
l'approche des troupes, tout le monde avait déserté; l'enfant divin, l'homme-dieu ne s'est trouvé à l'abri des
le comte et la comtesse s'étaient réfugiés en France, colères humaines et rien n'est farouche comme cette
et la domesticité avait gagné les villages voisins. grossière silhouette tatouée de traces de sang, dont les
Quand les serviteurs revinrent, ils trouvèrent la mai- tibias s'achèvent dans des moignons informes, noircis
son incendiée, à l'exception de l'habitation dujardinier par la fumée de l'incendie et qui, du haut de sa croix,
et d'une partie des communs; mais aucun-des deux fait le grand geste miséricordieux de pardonner à
époux ne revit ce funèbre séjour trois jours après ceux qui le torturent dans son image après l'avoir
\Vaterloo. La ferme de Iiougomont (voy. p. 353). Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie.

\aler]oo. La Belle-AlIi"nce (cop. p. 353). Dessin de G. Vu;llier, d'après une photographie.

Waterloo. La Haie-Sainte (l'oy. p. 353). Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie:


356 LE TOUR DU MOi\DE.

torturé dans sa cltair. Beau sujet de méditation pour armés par surcroit ~l'ombrelle~ et de longues-vues.
les esprits contemplatifs. Quand la voiture s'est remplie, à l'intérieur et à
Un petit exhaussement en pierre sépare la cour des nu large coup de fouet prend en écharpe
anciens jardins, clôturés par le grand mur d'enceinte; les maigres pur-sang, et l'attelage s'ébranle dans la
ici comme dans le verger, une herbe touffue monte direction de \Vaterloo, secouant aux cahots du 1)avo
sous les pommiers espacés en lignes inégales, autour la grappe bariolée des misses accrochées sur les
en
desquds des l:hevaux paissent en liberté; et tout
au ba1H[uettes, tandis que l'étemel cornet, entretenu
hOI1I, un petit bois. de peupliers se masse, 7éu~issaut salive par des rasades °é~ulières, jette aux fourrés de
sous le vent, comme pour se mettre d'accord avec la scs vai-1.,illons sur le thème du
la désolation des ruinc~. Tandis crue, baigné dans Roi Dagobert. Toute celle tasséc humaine est ensuite
l'obscurité des on s'immobilise en des pen- déversée il :Iont-Saint-Jean, et clécroit dans le \"Cr-
sées douloureuses, l'homme ou la femme qui vous doiement des cultures, avec de loii- déroulements
accompagne étend la main vers la terre et vous
dit d'écharpes roses et vertes.
d'une voix basse et lente, cette voix qu'on prcnd de- J'aime mieux, pour ma l'art, l'itinéraire de Ge.
vaut t lesmorts nappe, (lui permet de sui~-rc pas il pas la marcltc des
« Ils sont là couchés riiilliei-s' » armées, ou, si 1'on se des plaines t~e «'utcrlou
~7os pieds foulent, en et'Cet,une nécropole immense; sur celle petite illc, vu lieu de prcnllre celle.ci pour
Français, Anglais, Prussiens, réconciliés dans la point de départ, dc. se confondre cri iluclduc sorte
pourriture, ont exhaussé le sol de. lenrs os~ements. au torrent de la déroute.
Pas une pas un cippe pour perpduer le deuil Rien cependant, dans la p:lisib!e localité traversée
des familles seuls les pùtlrllCrS halaucent de deux Li:il(luie--3 rues, où les vaches circulent. pour
leurs ombres sur des ombres. aller au p~turage et doat les petites maisons ba6ses
Près de là toutefois, deux tombes, envahies par semblent endormic; dans une pcrhéluellc somnolence,
l'herhe, s'alignent harallèlemcnt, comme des douleurs n'indique plus la tei-i iliatite apparition de cette cohue
jumelles; sous l'une repose Jolm Lucie Blackman, de soldats écharpés, COUI'alltdu pas allongé de la
général anglais, ct l'autre recouvre les restes d'Ed- fuite ut se hoasculant sur l'étroit passage du pont.
wards Cotton, « sergent-major of [lie 7" hussars wlto L'arlillcrie, fouettan ses montures, précipitait ses
departed the life mont St-Jean the 24 dy~ of aflüts encore fumctnna à travers une marée d'hommcs;
les escadrons em-
junc 1~49 ». Le soldat a voulu ètre inhumé près de ([11Clabouraient en ntùmc temps
de cri-
son supérieur, par ou par dévouement; et la portés au galop, dans une secouée furieuse
hiérarl:hie clui les séparait durant la vie les a rappro- lit -es on roulait, on s'entassait, des groupes entiers
chés dans la mort. Coltoii, tlcmeurc dans le torrilia'eiit1 étouffés, écrasés, ,piétincs; et, défaillant
pays, avait installé au pied du Lion une rollection ceLie fuis, sentant partollt autour de lui craquer la
historique (Iule Sa veUI'C, vieille, clamc grave et l~res- fortune,, l'homme du destin dut sentir courir sur sa
saute sans obséquiosité, continue à exploiter avec une cltair frnirlc un frisson, à J'aspect de ces hordes at1'o-
dignité tout anglaise. lées ttiti lie rewnnaissaient plus ni sa face, lit sa
Nombre de pèlerins, chaque année, s'cn vieiiiieiit voix ltcut-orc voyait-il se di;s~incr sur les Ilots l'us-
on allait
à la grande plaine, la plupart subissant l'attrait de carpement de la cage oit, vieux lion abattu,
curiosité vague qui s'attache aux contrées célèbres; l'étoull'er,
mais il en est, dans le nombre, qu'un attacliemc-nt IX
pieux à la mémoire des trépassés rarnime avec une
affection recueillie autnor des enclos particulièrement Le pays wallon. Lus as~ecl, dlan;enl. :\ivelles. L'abbaye
Uc lné lètedans les ruines.
consacrés aux sépultures,. bien (,file le champ de ha-
taille tout emier ne soit qu'un vaste cimetière. On A Genalipe, la contrée wallonne s'annonce par de
interminables oit les hameaux font
m'a cité le nom d'une vieille (lame française qui ne grandes landes
manquait jamais, à la date du 18 juin, de passcr de distance en distance des agglomérations de mal-
tout un jour à Houbomout, où son père, prétendait- sons brunes, dont la bricjnc sans crépi rougit d'un
elle, avait reçu la mort; et ses longs voiles noirs trai- ton sang de bœuf rccuit pal' le soleil. La blancheur
naient jusqu'à la nnit dans les feuillages du verger. claire des villages tlamands s'est brusquement assom-
Pendant tout chaque matin, un coach an- brie d'une patine foncée qui par places tourne à la
glais, sur le Úè\ge duquel un cornet à piston se livre bouse de vache et fait penser à des intérieurs rancis.
à des fioritures compliquées, fait, au galop de ses Un changement d'humeur et d'esprit, en effet, dé-
quatre chevaux, cinq ou six fois le tour de la statue rive des conditions ditférenles de la vie; tandis que le
à son
de Godefroy de Bottillon, dont la fière sillioucttc s'en- Flamand, essentiellement maraiclter, travaille
la cabane qu'il occupe avec les
lève sur les ordonnances italiennes de la place Royale champ, peu distant de
se retrouver
de Bruxelles; c'est un signal connu auquel accou- siens, et n'a qué quelques pas à faire pour
rent, des hôtels environnants, les touristes britan- au coin de son poêle, dans la douceur de son ménage,
niques, en plaids écossais et chapeaux à larges ères, le Wallon, dans les plaines reculées qu'il ensemence,
LA BELG IQU E. 357

défriche ou laboure avec une aptitude particulière s'impose à l'excursionniste qui a ouï parler de Jean
pour la grande culture, demeure éloigné du toit fa- de Nivelles et de son chien légendaire le chien
milial pendant des journées entières et n'y rentre de Jean de Nivelles qui fuit quand on L'appelle
qu'à la nuit, pour prendre sa part du repas en Cette réputation rébarbative s'est trouvée confirmée
commun et hieniôt après se livrer au .sommeil. Son par un fait qui ne laisse aucun doute sur les ha]JÎ-
existence passée au dehors, dans la solitude des clamps tudes du singulicr quadrupède. Jean de Nivelles, le
souvent très éloignés de son habitation, le prédispose guerrier hardi du quinzième siècle, qui dresse sa
moins que son copain, le petit cultivateur toujours haute silhouette de cuivre doré travaillé au marteau,
en train de soigner ses choux et de biner ses pommes sur la tour de Sainte-Gertrude, était autrefois flanqué
de terre presque en de son compagnon;
vue de sa maison, à mais le sentiment de
s'enfermer dans le l'indépendance avait
hien-ètre d'une pièce des racines si profon-
surchauffée, qui petitt des dans le chien,
à petit s'est ornée, sur qu'il profila d'unetem-
un fond blanchi de mu- pète pour se séparer
raille, de miroirs, d'i- violemment du guer-
mages encadrées, de rier; etjugeant à cette
petites Vierges enguir- obstination que, si on
landées de paillon, le replaçait, il cèderait
parmi des scintille- de nouveau à son pen-
meuts de cuivres et chant, on laissa le
de faïences réguliè- grand Jean tournoyer
rement bouchonnées. son épée dans l'air
Le 'Vallon, plus hâ- sans lui rendre la te
bleur, aime d'ailleurs entètée.
les parlottes de caha- J'ai on le sinon-
ret; le dimanche, il lier 'pril'ilège de ne
s'y attarde, joue aux voir la banni:!
quilles, et la grosse ville, célèbre surtout
gaieté des tablées lui par les aventures de
semble préférable aux ce chien, qu'à travers
silences de la chambre des pluies battantes
ou ronronne le chat j'éprouve donc quel-
dans les cendres, avec que peine à me figu-
des intermittences de rer que le soleil pé-
sonneries de pendule nètre dans son éche-
et de sifflements de veau de menues ruelle"
bouilloire. Chez lui, où l'ou peut se tendre
d'ailleurs, vous ne ver- la main ~'une maison
rez ni bahuts sécu- à l'autre en se pen-
laires, ni vieux cuivres chant un peu. Elles
cabossés, ni poteries s'entre-croisent, ces
reluisantes d'émail, ruelles, biaisent, sa
mais le neuf et le vul- cassent à angles ai-
gaire d'un mobilier de gns, emmèlcnt à plai-
noyeracheté à la ville, La Thines, Niwlles p. p. :S59j. Dessin dé Tli. Ilannon, d'après nature. sir leurs circuits pour
avec de la vaisselle dc égarer l'étranger qui,
fer-1)[anc, d'un éclat aigre qui eUazj~èrc le rcgard au sautillant sur le pavé en pointe, croit s'enfoncer dans
lieu de j'amuser. un entonnoir, et, apéLs avoir entrevu à la dérobée des
J'ai remarqué bien des fois cette déperdition du coins de cours noyés dans les feuilles, des échappées de
goùt de la coujeur, à mesure que je m'écartais des jardins aux vieux murs treillissés de vignes, des pro-
sentiers flamands, et le touriste qui, venant de Ge- fils de maisons étrangl~s par les tournants rapides,
nappe, se dirigera sur Nivelles, pour ne citer que puis encore çà et là un pignon, une façade à balustres
cette partie du pays wallon, pourra faire la même ventrus, des carreaux de fenètres encadrés de cré-
constatation. neaux, un morce:au d'architecture dentelée et fleuron-
Au surplus, un bon marcheur abat en moins de née, finit par apercevoir des ponts, avec un glissement
deux heures cette route qui n'est pas variée, mais d'eaux lentes où se déversent les gouttières, du bord
358 LE TOUR DU MONDE.
des a~l\'ents qui s'avancent en saillies brusques dans réalistes. L'église, non plus que le cloître, n'a d'ail-
la perspective (voy. p. 357). Le gargouillis de la pluie leurs échappé à l'abâtardissement des restaurations;
dans la Thines est ~i peu près le seul bruit que j'aie et par surcroît, dans le préau primitif, un vicaire
entendu dans la petite cité silencieuse, aujourd'hui de la collégiale s'est amusé à édifier de petites con-
réduite à la vie précaire de chef-lieu d'arrondissement, structions en bois découpé, parmi les floraisons d'un
et autrefois Oruissante d'une rumcur de ruche, alors jardin bordé de buis.
que lés ouvriers en batiste et en toile fine n'avaient pas
encore, à la suite des troubles de 1647, transporté leurs A quelques heures de marche de la ville de Pépin
métiel's à Cambrai et Valenciennes. se dressent, au milieu des bois, les ruines d'un autre
Les gens de l'endroit vous mèncnt voir le parc de cloître qui, tout aussi bien que celui de Nivelles, évo.
dans le passé.
la Dodaine dos d'àne? dont ils tirent grand que la splendeur des ordres religieux
orgueil, une promenade sous les tilleuls, bien alignée Je n'oublierai jamais le souvenir d'une fète pro-
le long d'une nappe d'eau, avec des percées sur les longée jusque dans la nuit parmi ces mélancoliques
lointains, et la statue de Tinctoris, un assez pauvre débris. Nous avions escaladé par deux fois des pentes
grand homme qu'on a mis, en l'absence d'une gloire ardues, le long de ces bosses qui hoursouflent si
de la
plus éproUY0e, sous les feuillages de la place Saint- étrangement, en de certains endroits, l'échine
Bousval était
Paul. Mais quand Nivelles n'aurait ni la Dodaine ni campagne brabançonne. Derrière nous,
son moine musicien, elle possèderait encore un at- demeuré dans la profondeur, avec ses larges murs de
trait puissant, son romantidue cloître adossé à la col- ferme et sa hottée de maisonnettes groupées autour
légiale, avec, ses quatre galeries découpées en arcades de l'église, sur le versant d'une colline. Doucement
et prenant jour sur l'ancien préau transformé en jardin. le sentier que nous suivions s'enfonça dans les taillis,
Là reposent, sous les pierres tombales, les « demoiselles sous une voûte verte trouée par les bleus étincelants
au blanc sarplis ces indisciplinées chanoinesses du d'un ciel d'été. Nous allions sur Villers dont l'abbaye
monastère fondé en 645 par Ide, femme de Pépin de est une tentation à laquelle ne résistent jamais les
Landen, auxquclles, sous Louis le Débonnaire, lc con- amis des solitudes; et par avance, nous escomptions
cile d'Aix la- Chapelleprescrivit vainement la règle les sensations attirantes des lieux auxquels s'est atta-
de Saint-Benoît. Dès le douzième siècle, on les voit chée la vie d'une humanité antérieure. La masse des
habiter séparément des hôtels ou maisons capitulai- feuillages bruissait d'un gazouillement ininterrompu,
res, cell'ès-ci au nombre de dix-sept, du'elles quittent rythmé par le croassement rauque des corneilles.
par intervalles, pour mener au loin une existence mon- Tout à coup le glapissement des trompettes, étouffé
de ce concert; et
daine. Antérieurement, il est vrai, le chapitre avait par la distance, traversa la douceur
vécu en communauté, largement établi dans un iltia- à peine avions-nous fait quelques pas, qu'un orchestre,
drilalère d'habitations et de sanctuaires vaste comme encore caché, nous foudroya d'une décharge de cui-
une petite cité, où se groupaient au ponant la maison vres. Les merles cependant continuaient à siffler,
abbatiale; au levant, les alloirs, l'église Notre-Darne tandis que les palombes roucoulaient, et le bois,
et l'église des Chanoines ou Sa 1nt--Paul; au septen- même à travers le .bruit, gardait son air tranquille.
trion, le cloitre lvoy. p. 360) enfin, au midi l'é- Le chemin à présent dévalait; nous descendions la
dans les feuil-
norme bloc de Saintc-Gertrude, une des plus belles pente, écoutant graduellement grossir
se mèlait
arch: tectures romanes du pays, dont l'avant-corps su- lages cette marée de musique à laquelle
perpose sur quatre étagcs ses massives maçonneries, une rumeur humaine, sourdement ronflante, ainsi
Et bien-
presque pareilles, avec leurs sévères surfaces dénu- que le mugissf'ment d'un troupeau lointain.
dées, aux escarpements rigides d'une bastille. tôt nous discernâmes des rires, des cris, des chants,
On vous y montrera d'étonnantes orfèvreries, cali- les cadences ralenties d'une danse; un villageois qui
ces, relidwires du douzième et du treizième siècle, nous croisa au bas de la butte nous dit qu'il y avait
crucifix ornés de miniatures par Memling, deux chàsses fète aux ruines. Je me souvins alors du retour annuel
renfermant, dito-on, les restes de Pépin et de sa de cette partie de plaisir à laquelle le pays wallon sc
femme, puis un prodige de ciselure, la merveilleuse rend en foule, le premier dimanche d'août. Nous avions
châsse de sainte Gertrude, en or et argent, et cette marché plusieurs heures à travers champs pour nous
superbe coupe à pied octogone, avec ses huit nichés isoler dans la mort et nous tombions dans les grosses
ogivales, dans laquelle les pèlerins venaient boire les sensualités d'une ducasse.
eaux miraculeuses de la fontaine située sous la crypte. Je pris le seul parti qu'il y avait à prendre, celui
A ces richesses s'ajoutent des tableaux, des statues, de nous chercher quelqu'un qui nous présentât. Le
un bas-relief en pierre de 1553, des stalles sculptées, hasard voulut que la première personne sur laquelle
deux chaires du Nivellois Laurent Delvaux, l'une en nous tombâmes dans la vieille auberge Dumont, dé-
de vastes
marbre, l'autre en bois, d'une exécution large et pendance demeurée debout de l'abbaye, avec
grasse, imitapt les plis sinueux et l'épaisseur ronde de salles voûtées et d'interminahles corridors glacés où
la chair, avec des nus, des draperies et des feuillages survit l'impression des cloîtres, fût un de nos amis
comme savaient en faire les vieux tailleurs d'images communs, débarqué avec trois dames. La petite porte
LA BELGIQUE. 359
s'ouvrit sur un mot de passe, qu'il coula à l'oreille dont les refends coatinaent à marquer les emplace-
des commissaires gantés de blanc et portant au-dessus ments primitifs qu'on pénètre dans les restes impo-
du coude un brassard frangé d'or, insigne de leurs sants de cette grande habitation religieuse, qui s'es-
fonctions; et tout d'une fois nous fùmes enveloppés p2çait sur quinze hectares, clôturés d'une enceinte de
d'un flot de toilettes claires et de ¡flanches épaules dé- murailles en dehors de laquelle se groupaient les fer-
couvertes. On dansait dans la grande cour, celle qu'on mes, les moulins, les métairies, toute l'installation
appelle encore la èour d'honneur, et qui est bordée compliquée d'une exploitation, jouissant encore en 1787
par l'étontiant décor des mnrs du réfertoire, tailladés d'un revenu de cent trois mille cent dix-sept florins.
et chevelus. L'orchestre s'entassait dans un petit r1 peine est-on entré qu'on aperçoit, le long d'un
kiosque, au milieu de la houle des dos dont le mou- petit ruisseau obstrué de blocs écroulés contre les-
tonnement se prolongeait jusque sous les arceaux quels bouillonnent les eaux la façade extérieure de la
des cours, dans la reculée. maison de l'économe, percée à sa base de minces ou-
Un soleil caniculaire poudroyait sur les pierres vertures garnies de barreaux. L'herbe a poussé là
effritées, de là rfverl)éi-é sur des visages allumés par comme partout, sur la terre exhaussée qui-a-fini-par
la danse et mollement détendus dans une moiteur envahir les dallages et maintenant moutonne-en pe-
brillante. A peine un peu d'ombre descendait des tites bosses verdoyantes. On longe ensuite les grands
maigres arbres plantés dans le terre-plein, rayant murs du palais abbatial, barbouillés d'ineptes grif-
d'une pâleur grise les gazons pelés. Au long des con.. fonnages, au milieu desquels flamboyait, il y a quel-
structions, près du logis démantibulé où l'économe dues années, sous un quatrain courroucé, le parafe de
rangeait dans ses coffres les piles de monnaies, des Victor Hugo, depuis bêtement gratté au couteau. Puis
voliges avaient été dressées sur des étais et formaient on aboutit à des salles aux voûtes surbaissées, ap-
de longues tables prises d'assaut par les danseurs qui puyées sur des piliers massifs; l'une d'elles, la cui-
s'y abattaient, exténués et suants, après chaque sau- sine, a conservé sa monumentale cheminée, entre des
terie. Quand les bancs étaient remplis, on s'asseyait colonnes encore garnies de modillons sur lesquels se
sur les tables elles-mêmes, et quelquefois une dan- superposait le manteau. Rien qu'à voir la prise d'air,
seuse se posait en riant surlesgenoux de son cavalier. large comme un corridor et béante comme une gueule,
Une gaieté fermentait dans ce coin, de moment en il est aisé de conjecturer les amoncellements de vic-
moment moins retenue; les prunelles, avivées par la tuailles journellement passées aux flammes de ce bra-
splendeur du jour, s'égayaient d'éclairs dans la bian- sier des boeufs entiers y devaient cuire à l'aise, et
cheur marhrée des chairs; çà et là, un visage de des rapports s'établissent entre les exigences de cet
femme prenait des ardeurs de coquelicot, derrière âtre démesuré et les parcs gorgés de viande animale,
la palpitation de l'éventail sur lequel un jeune qui circonvenaient l'abbaye.
homme bien mis, le lorgnon à l'œil, souftlait des De la cuisine on passe au réfectoire, vaste salle
mots brûlants; et ailleurs, une grosse face carrée oblongue que cinq colonnes partageaient en deux
d'homme s'épaississait dans un commencement d'i- nefs, et dont les quatre murs, ajourés de hautes-ogives
vresse. Puis, brusquement, la musique jetait ses géminées et par places colorés d'un reste de peintures,
appels les tables se vidaicat et le tournoiement des sont seuls clemeUt'és debout. Tout un coin de l'exis-
danses reprenait. Pendant ce temps, nous regardions tence monacale se ravive dans cet cs pace on revoit
s'ouvrir, béants, les noirs enfoncements des cachots, l'entrée lente des moines traînant leurs sandales, la
derrière l'envole ment des mousselines. circula tion silencieuse autour des tables des frocs tom-
Les ruines composent un vaste ensemble de pans bant à plis droits, la ligne brusquée des épaules sur
de murs, les tins à demi écroulés et découpant dans les nappes chargées d'argenterie, avec des blancheurs
l'espace leurs silhouettes dédÜquetées, sous un amas reluisantes de crâne frappé par la lumière des fenè-
de végétations qui, aux coups de vent, oscillent avec tres, et, tandis que le service de l'office s'active et que
d'interminables rumeurs, les autres presque entiers s'allonge le repas, l'empourprement graduel des
encore et gardant, en dépit du temps, un air de vie faces substitué à la pâleur transie du jeûne mati-
au milieu de la désolation du reste, comme si l'abbé nal.
grand seigneur qui, en lÍ21, fit élever à la droit~ De colons qu'ils étaient à l'époque où saint Bernard
du monastère la somptueuse demeure où les hûtcs de les envoya défricher la contrée, les religieux, d'abord
distinction étaient reçus dans des apparternents d'une 'au nombre de treize, aidés de cinq frères convers,
circulation spacieuse et princière, n'avait qu'à paraître étaient devenus des seigneurs largement comblés de
pour leur rendre leur splendeur première. Par places, prérogatives et de donations. Plus tard, au treizième
le crépi est demeuré sur la brique, avec des rinceaux siècle, ils sont quatre cents moines et trois cents frè-
d'une ornementation singulièrement précieuse, qui res convers, vivant dans une abondance de biens,
met parmi la majesté des vieilles pierres séculaires espèce de troupeau humain engraissé où les facilités
on ne sait quelles coquetteries mondaines et comme de l'existencc et une constante augmentation de bien-
le signe visil)le de l'irrémédiable décadence de la dis- être amènent petit à petit des relâchements. ·
cipline originelle. C'est pal, une série de petites pièces Cependant, au seizième siècle, le pullulement di-
360 LE TOUR DU MONDE.

minue il n'y a plus, en ce temps, dans l'énorme Ce fut comme le signal précurseur de la disper-
abbaye, que soixante religieux. Mais les sensualités sion définitive le 7 thermidor an V, la puissante
de la table et de l'existence vont leur train, prédis- communauté, dissoule à l'égal des autres établisse-
posant les esprits à des fermentations orgueilleuses ments religieux du pays, se vida de sa population, et
qui déterrriinent par moments des dissensions intes- l'église, le cloitre, le palais abbatial, les jardins, les
tines. moulins, toute cette opulence et cette source de reve-
Ce ne sont pas les seules d'ailleurs le contre-coup nus infinis passa aux mains d'un négociant de Saint-
des lÚttes politiques se fait aussi sentir dans cette Omer. Une déchéance irrémédiable s'ensuivit pour
ruche remuante, qui défend alors ses privilèges avec payer le prix d'acquisition, le nouveau propriétaire
des énergies accrues par la longueur de la posses- mit à sac les bâtiments, enleva les fers, démolit les
sion. Deux fois le monastère est saccagé; la seconde charpentes, vendit le marbre des chapelles, le grès
fois, les paysans s'ajoutent aux Français pour le piller. des tombes, le plomb des meneaux, comme une mar-

Le vieux cloitre de Nivelles (voy. p. 3.8). Dessin de J. F. Taelemans, d'après nature.

chandise coiIrante et un fond de magasin. Cc qui les yeux, comme la réalisation matérielle d'une la-
resta devint ensuite l'habitation du monstrueux bour- mentation de Bossuet.
geois et on se le figure préla~sé dans son oeuvrc de Cependant, si effacée que soit la vie dans ce lieu
dévastation, avec des aises nonchalantes et introublées. funèbre, empli de pierres tombales roulées par le
Après cela, il ne sera plus besoin, pour achever l'ab- chemin et où chaque pas qu'on fait dans les floraisons
baye, que d'un dernier ébranlement en 1815, lors de toufi'ues du sol remue une poussière d'humanité persis-
l'arrivée des alliés, une bande de rustres féroces se tante à travers les décombres, on peut conjecturer
rue sur les démolitions, pressurant la ruine et la mort le train de l'existence journalière en cette collectivité
pour lui faire suer un rendement suprème; puis, fourmillante qu'un peuple de manouvriers aidait dans
dans le silence des enceintes rendues à la solitude, son exploitation.
commence le persévérant travail du temps, opérant Débouchant dans le réfectoire, le chauffoir, où les
pierre par pierre la désagrégation totale et préparant moines avaient coutume de se rendre après le chant
le morne et superbe tableau qu'on a aujourd'hui sous des laudes, à pointe d'aube, pour y étirer à la chaleur
Ruines de l'abbaye de Villers. Dessin de Ph. Benoist, d'après une photographie.
362 LE TOUR DU 1~TONDIJ.
des feux leurs membres raidis par l'office de la nui t, des midis d'été, mêlant à l'allégresse des choses comme
table sur de massifs piliers dessinant trois travées, une effervescence sourde de vie, ses solitudes bour-
sa lourde voûte arquée, pareille à celle de la cuisine, donnant dans les soufnes tièdes de l'atmosphère, son
du lavoir et da garde-manger. Plus loin, le réfectoire cloître remué d'une palpitation continue d'ailes, l'orée
des domestiques communique avec une cour décou- de ses souterrains tremblant sous l'oscillation lente
verte, où s'engraissait la volaille, proche des bâti- des floraisons, ce néant d'ossements et de débris pris
ments de la pharmacie, qu'un petit jardin précédait, du tressaillement de la germination, tandis que là-haut,
avec ses parcs étoilés de plantes médicinales. de toutes ses fenêtres changées en lyres et de tout son
Le chauffoir, d'ailleurs, de même que le réfectoire vaisseau transfiguré en orgue, l'église, droite dans
des moines, s'ouvrait snr un préau bordé le long de ses chapes comme un prêtre officiant devant l'Éter-
ses quatre faces de galeries découpées en ogives dont nel, semblait entonner un prodigieux hosannah.
les retombées s'adaptaient à des chapiteaux de co- Mais je ne sais si le spectacle de la fête wallonne
lonnes historiés de bûtes symboliques; des quatre ga- et ce long piétinement affolé sur des tombes n'étaient
leries deux subsistent seulement l'une qui date e pas plus extraordinaires encore. Dans le cimetière qui
la fin du dix-septième siècle, avec de maigres appli- s'adosse au temple, des robes éclatantes tournoyaient,
cations de pilastres sur le mur du fond, frivole bizar- enflammant tout ce coin funèbre d'une ardeur vague,
rerie décorative au milieu de la majesté du reste; et la ronde continuait dans l'église, le cloître, le
l'autre, du treizième siècle, solennelle et profonde réfectoire, les cours, enlaçant de ses grappes bondis-
sous le déroulement de ses arceaux ployés avec les santes les tronçons gisants, culbutant les antiques
belles élégances du style rayonnant. sculptures sacrées, indéfiniment prolongée sous l'évi-
Dominant tout de ses amas pantelants, le chevet de dement des ogives. Nous montâmes à la léproserie,
l'église élargit ses brèches, pareilles aux jours d'une maçonneries informes envahies par les mousses, sur
rosace que le temps aurait percée en regard de l'étoile le flanc d'une roche hérissée de broussailles; peut-
de pierre ouvrée par l'architecte. Malheureusement être trouverions-nous là le silence; mais une bande,
les superpositions de style et les démolitions du bour- échappée du bal, y savourait bruyamment un gigot
geois de Saint-Omer ont presque partout dénaturé qu'une jeune femme assez jolie dépeçait à la pointe
l'aspect primitif. Toutefois le chceur et le julié gardent du couteau.
sous leurs transformations gothiques les indices du Rohermont s'escarpait au-dessus; c'est là, dit la lé-
roman, tandis que la partie moyenne du monument gende, que saint Bernard, avant de quitter l'abbaye,
se rattache nettement la fin du treizième siècle en 1147, planta son bourdon, duq ucl sortit un chêne.
vraisemblablement une première église romane avec Nous y poussâmes, mais sans parvenir davantage à
c¡'ypte existait là et plus tard s'adapta aux exigences nous isoler; un amateur de chansonnettes, appuyé
d'un style nouveau mais l'ogive elle-même fut altéré.: contre la petite chapelle élevée en l'honneur du mira-
au siècle dernier dans ses motifs essentiels par l'ap- culeux bourdon, y dégoisait son répertoire devànt un
plication à l'extérieur de revêtements en renaissance cercle de jeunes gens en bras de chemise et de jeunes
bâtarde et à l'intérieur d'un grossier badigeonnage filles étendues sur l'herbe, soulignant son débit de
ocreux qui empoicra les sévères profils de la pierre. gestes grotesqucs et de mines saugrenues. Partout
De toutes ces architectures les murs extérieurs ont des poursuites de nymphes froissant les feuillage·,
seuls sunécu avec des frag ments de voûte~ héantes des gaietés luronnes créhitant sous les ombrages, une
sur le vide, comme les échancrures largement ajou- rumeur de mastication traînant parmi les chants et
rées d'une coupole, et dans le chœur, les nervures de les rires; il n'est pas bien sûr que les souterrains
la grande rose mystique épanouie au milieu du déla- eux-mêmes, les ténébreux cachots et le dédale pro-
brement universel. Une forêt d'arbres a poussé à tra- fond des catacombes où, le long des murs, s'alignent
vers les joints des pierres descellées, balançant ses les sépultures des abbés, parmi les éboulements et
ombres sur la nudité des nefs; et le tortillement des les filtrations, n'eussent, ce jour-là, des l0tes. C'était
racines enchevêtre autour de ce qui subsiste des cha- la sensualité épaisse d'une kèrmesse à la Téniers, où
piteaux une complication de mouvants reliefs, qui sem- les habits noirs et les robes de harège auraient rem-
blent par moments faire bouger l'énorme construc- placé les grosses étoffes pileuses; et à mesure que
tion. Aitisi, la nature a repris petit à petit posses- l'heure s'avançait, le relâchement grandissait dans
sion de la demeure des hommes, faisant fleurir sur cette cohue en fermentation que l'ébriété poussait à
ses ruines des gerbées de ravenelles et de saxifrages des hilarités immodérées.
et criblant l'obscurité froide des arceaux d'un étoile- Lentement le ciel s'estompa dans le gris crépuscu-
ment de lumières. laire, et l'ombre s'élargit au bas des piliers de l'é-
J'ai vu les neiges de l'hiver succéder sur la sombre glise. En ce momen une illumination Pllilleta de ses
abbaye aux rousseurs chaudes de l'automne j'ai vu flambées de pots à graisse et de ses lueurs sourdes
disparaitre sous un linceul blanc ses fùts découronnés, de lanternes vénitiennes les entre-colonnements en-
où les nuées de corbeaux faisaient un fourmillement vahis par la nuit. Sur la pelouse, l'orchestre préci-
noir; et puis je l'ai revue,. à travers l'aveuglante clarté pitait ses rythmes, les danseurs tourbillonnaient dans
LA BELGIQUE. 363
l'on ne vit
des rougeurs de torches -qui incendiaient les visages trajectoires ensanglantées, et tout à coup
et les mains; et, par intervalles, des fulgurations ver- plus qu'une vaste nappe immobile de clarté lunaire,
tes et roses montaient dans l'air, éclahoussant les gran- où quelquefois passaient des couples silencieux.
des architectures sombres, comme le décor d'une fée- Le bal dura jusqu'à l'aube; les premières flammes
rie gigantesque. Un instant les ruines parurent sc du soleil tomhèrent sur une débandade de figures
montés nous
transformer en brasier; une pluie d'étoiles s'abattit pâles, et de la colline où nous étions
le haut
sur les voûtes, tandis que les fusées décrivaient leurs aperçûmes, sortant de la vapeur nocturne,

Pilori de Braine-le-Chàteau Dessin de Isid. Verlieyden, d'après nature.

des murs déjà enveloppé de lumière rose, sur laquelle historiques du Brabant. Non loin de Braine, entre
se détachait la tache mobile d'un vol de corneilles. Hal et Nivelles, le touriste ne manque pas d'aller vi-
siter, dans le petit village de Braine-le-Château, un
faisant face
1 pilori dressé au. milieu de la place et
à une rangée de maisons modernes proprement badi-
Vestigeshistoriqucs. Le pilori de Braine-Ie-Chàteau. Retour geonnées, dont l'une, qui sert de lieu de réunion il
au paystlamand. lIai et son pèlerinage. la société des fanfares de la localité, s'historie de
Les ruines de Villers ne sont pas les seuls restes cette enseigne pacifique A Sa.iyte-Cé~ile. Le con-
364 LE TOUR DU MONDE.
traste est saisissant entre la monotonie paisible des tourelles èffilées en poivrière et la grosse tour dente-
existences actuelles, gravitant sans trouble autour lée de créneaux a-t-il aidé de ses deniers à cette
du funèbre terre-plein, et la machine hideuse où la transformation utilitaire du menaçant monument au-
justice des seigneurs garrottait les misérables pay- Iluelles anciens hobereaux, ses prédécesseurs, avaient
sans d'autrefois; bien peu, parmi les rustres qui les attaché la marque de leur omnipotence.
côtoient incessamment, se doutent du sang des leurs, Cette station faite en bon pèlerin qui ne veut
denieuré sur ces pierres lugubres; les vertèbres à la omettre aucun des lieux oit l'humanité a saigné, enfi-
torture de leurs devanciers ne font plus passer le lez aux Quatre-Bras la chaussée tantÔt encaisse:e de
frisson dans leur échine, et l'appareil du supplice a talus, tantôt bordée d'étendues prairiales, qui, de
fini par devenir pour le village un monument devant bosse en bosse déroulant son pavé cahoteux, mène
lequel il passe insensible. à cette petite ville de Hal si miraculeusement pro-
Il y a un an, poussant de ces côtés, avec ce goût tégée par la Vierge pendant un siège terrible du duin-
des solitudes agrestes qui prend les travailleurs après zième siècle. A mesure que les boulets pleuvaient
les grosses besognes accomplies, je débouchai sm sur la ville,, la bonne Dame les recueillait dans son
des baraquements forains, installés à-un pas du pi- tablier, consternant l'ennemi qui ne pouvait s'imagi-
lori les marchands avaient dressé là leurs frêles ner pourquoi les maisons ne s'écroulaient pas comme
charpentes recouvertes de toiles, où les pfi tisseries les capucins d'un jeu de cartes, et, bien au contrairc,
sèches alternaient avec les étalages de verroteries; et semblaient les narguer insolemment de leurs rouges
un pitre soufl1ait un boniment dans sa trompe de fer- pignons intacts. Les projectiles merveilleux s'entas-
blanc, un casque en travers de sa face enfarinée. Une sent à présent en pyramide dans un des angles de l'é-
chalenr de fin d'été enveloppait les groupes, et les glise, mais la légende veut que nul n'en puisse
plaisanteries grasses montaient, alimentées par les dénombrer le chiffre exact. J'affirme, pour ma part,
visites aux cabarets prochains. n'avoir pas seulement essayé.
Soudain, ati-dessus des tentes grises, des dos Hal est demeuré un lieu de pardon traditionnel.
moutonnants et des petites figures d'enfants réjouis, Cllaque dimanche, un tas de pauvres diables s'en-
j'aperçus cette chose noire, demeurée sombre dans la gouffre sous la vuùte des chapelles, étalant ses plaies,
clarté matinale la lanterne, comme on l'appelle dans avec fimpudeur des dÔsespérés, dans les fumées de
le pays. Ce fut une sensation brusque, comme une l'encens et le resplendissement des tabernacles. A
échappée sur un monde disparu je revis les seigneurs peine est-il permis de circuler dans les flots pressés
au cour d'airain, les hommes d'armes inexorables, la de la foule, les uns agenouillés sur les dalles,
victime se démenant, blème, ses os craquant à l'a- les autres épaulés aux piliers, mais tous ployés sous
vance puis je reportai les yeux sur celle tourbe im- l'attente anxieuse de l'aide céleste et dardant des yeux
bécile, jouissant de sa sécurité présente, comme un dévorés de fièvre vers l'étincelante image de la Vierge,
gros animal, sans une pensée gmve pour le passé. habillée de drap d'or, dont la petite face d'ébène s'in-
Rarement je sentis mieux la mélancolie du long mar- cruste comme un soleil noir dans la lumière pâle des
tyre souffert par nos ancêtres, qui nous a fait ce que cierges. Le prêtre va et vient, dans sa chasuble relui-
nous sommes; et tandis que, immobile, je repeuplais sante, élargissant sur l'immense misère grouillante
so-
la petite place des processions lamentables qu'elle qui déborde jusque par delà le parvis les gestes
avait vues défiler, un placide terrassier, sa pipe hra- Lennels et supplicateurs par lesquels il attire au-
séante à la main, me toucha du doigt et me dit dessus des fronts courbés le bienfait de la régénéra-
« Joliment conservé, totit de même, môssieu » tion et sans discontinuer, les sonnettes des enfants
C'est une colonne entre quatre supports en fer de choeur carillonnent, ajoutant leur musique à la
sur lesquels s'appuie une cage de pierre formée de basse sourde des lamentations montant des profon-
six piliers à chapiteaux reliés par des arcatures cin- deurs du temple. Puis, après que l'officiant une der-
trées, le tout sur un entablement également en pierre, nière fois a imposé les mains, l'énorme bloc immobile
partagé en trois étages. Par un raffinement cruel, se rompt dans une oscillation lente, comme la surface
l'art s'ajoute à l'horreur dans cette construction d'une étendue d'eau gelée qui se briserait brusque-
svelte où le patient se tordait sans que l'ceil du justi- ment en courants, et la circulation se refait, au bruit
cier fût choqué par les aspérités grossières du cadre. des béquillès cognant le pavement, des saccades fu-
Six énormes tilleuls entremêlent leurs branches au- rieuses des danses de Saint-Gui, de l'interminahle
dessus, noyant dans une ombre douce ce lieu tragique; glissement de pieds des valétudinaires. A la file,
et le ruissellement continu d'une source sourdant du femmes, vieillards, mères chargées de nouveau-nés,
sou~assement se confond avec le bruissement des trainent alors des maux sans nombre le long des murs
feuillages.' Aujourd'hui,. en. effet, l'eau coule où coulait flamboyants de croix et de banderoles, où les e.x-voto
le sang: le pilori s'est changé en fontaine. Et qui font à la brique un revètement de plaques d'argen-
sait? Peut-ètre le châtelain actuel du vieux manoir en- teries, saignant de reflets rouges sous l'éclair des
touré de fossés dont on aperçoit, en se retournant, au candélabres et la procession serpente, circonvenant
fond d'un parc planté de hêtres et de ma.rronniers, les les nefs d'une ceinture ininterrompue de figures rava-
Pèler.nage de Notre-Dame de Hal. Dessin de X. Niellery, d'après nature
366 LE TOUR DU -10-NDE.

gées, d'orbitcs ulcérés, de tètes branlantes dont la revenus servent à alimenter la richesse de l'église.,
trépidation semble continuer dans la pénombre le ruisselante d'or et d'argcnt du faîte à la base. EdiGée
vacillement des hautes chandelles allumées partout à dans la seconde moitié du 'llJalorzième siècle, Notre-
profusion. Dame a l'élégance et la majesté des temples où règne
Parfois la cohue devient funèbre, comme un ossuaire dans sa purcté le style ogival. Il faut voir le grand
debout d'effl'oyables consomptions font saillir les ver- retablc du maître-autel, datant de 1533, avec son or-
tèbres, des charpentes disloquées s'évident avec des nementation fouillée, ses motifs ingénieux, ses prc-
creux de vieux saints gothiques, on croit entendre sortir portions harmonieuses et régulières marquées de l'in-
un râle des poitrines étranglées mais la vie s'acharne llueme italienne, les deux porches renaissance en
en ces décombres vivants. Et titubant choppant, bois sculpté, le tabernacle finissant en arcades ogi-
quelquefois même roulant sur le sol dans un accès vales sous lesquelles s'abritent deux scènes de la vie
subit qui les tord comme des haillon; ils continucnt du Christ, et surtout les admirables fonts baptis-
leur lugubre promenade, gravissent à la suite des maux du fondeur tournaisien Guillaume Le Febvre,
autres les marches du chœur, défilent devant l'autel, en forme de calice à pied octogone porté par huit
les genoux ployés, des bégaiements affolés aux lè- lions accroupis, avec son couvercle de niches
vres, toute leur vieille ume martyrisée éclatant brus- surmontées de dais où les douze apôtres sont repré-
quement dans des supplications, sur lesquelles les s.entés debout et couronné d'une galerie finement
cierges semblent faire couler la douceur pâle d'un ajourée laissant apercevoir en retrait trois statuelles,
sourire de la Vierge, puis s'écoulent e~ disparaissent saint Martin, patron de saint Georges ter-
dans l'éloignement, recommençant à chaque station rassant lc dragon, et saint Hubcrt en contcmplation
et de chapelle en chapelle leurs marmottements mo- devant le cerf merveilleux, dans des attitudes à la
notones qui çà et là s'élèvent comme les litanies de fois fières et naïves.
la chair tenaillée. Cependant lcs pèlerins sc sont petit à petit espacés
On n'imagine pas de spectacle plus tragique toutes sous les porches, bousculés à la sortie par des flots
les désolations sont réunies, à de certains jours, nouveaux, qui entrent à leur tour et recommencent
dans ce vaisseau de pierre qui met en présence les les prosternations il chacune des bienheureuses images.
deux grands suppliciés éternels, sc tendant mutuel- Les offices, en effet, se succèdent sans interruption
lement les bras sans parvenir à s'étreindre; et le de l'aube à midi, et à peine la célébration d'une messe
Christ, du haut de la croix, semble pleurer sur ses est-elle terminée que la porte de la sacristie se rouvre
frères mortels les mêmes larmes de sang qui mouil- et livre passage aux lévites chargés du service sui-
lèrent ses paupières au moment des affres suprêmes. vant.
Une géhenne terrestre roule â travers les colonnes Généralement la promenade des autels est pré-
ses noirs opprobres; les visages sont terrifiants cédée d'un certain nombre d'arrêts à l'extérieur du
comme le seraient ceux de morts vivants; c'est une temple, devant les portails et les calvaires les plus
clinique de toutes les douleurs qui assaillent le corps fervents, au sortir des messes, tournoient une der-
humain, de toutes les plaies qui le troucnt et le dé- nière fois autour de l'enceinte, difficilement résignés
chic[uètent, de toutes les difformités qui le font dévier; à quitter le lieu saint auquel, de si loin la plupart,
et de cet amas de scories, de ce flux de sang vicié, ils sont venus demander un illoticissement à leurs
stagnant daas des vcines épuisées, s'élève une pesti- misères. Un grand christ rouge, la tête ceinte d'é-
lence vague de charnier. pines, pleure de grosses larmes de pierre sur un en-
L'un après l'autre, l'écloppé, le hancroche, l'oph- tassement de rocailles, près du porche d'cntrée, et, à
talmique, le paralytique vont poser une bougie sur la gauche du chevet de l'église, les saintes femmes en-
le porte-cierges, branché comme un arbre, qu'oa aper- tourent la croix, dans des proportions presque humai-
çoit ardant de centaines de luminaires, derrière le nes. D'un peu loin, l'illusion est complète l'Homme-
grillage d'un réduit transformé en brasier où les cires Dieu, avec ses chairs lie de vin, son front chevelu et
coulent de longues larmes blanches par-dessns le sa face douloureusement crispée, met sur le mur des
résidu figé des vieille¡; offrandes. contorsions de corps vivarit, et les pleureuses age-
Près de là, un guichet ouvre une baie mystérieuse nouillées tournent vers la rue des visages d'une dé-
derrière lac[uelle un profil immobile d'employé, réa- solation terrible. Le peuple, prosterné devant ces
lisant le type des rigides comptables à bec de chouette niches, tend les bras et s'abîme dans les contempla-
qui découpent dans les intérieurs de Metzys leurs tions, ou bien, recueilli en soi-même et les yeux demi-
faces glabres et ridées, gratte d'ulle pointe de plume clos dans l'absorhement des prières, ne voit plus que
de volumineux registres au papier jauni, dont le les taches rosées qui semblent continuer dans les
froissement est pareil à celui du parchemin: levez inertes statues sa propre humanité.
les yeux; au-dessus du trou noir vous lirez ce mot Vous vous figurez, à ce détail, le tableau qu'offre la
C'est, en effet, la trésorerie de cette officine place aux grands jours de pèlerinage général. Une
T~~éso~~e>°ie.
et
de guérison"largement entretenue par l'afflux per- crueue sans fin de croyants prosternés, tète nue
affaissés
pétuel des prix de messes et de cierges et dont les quelquefois pieds déchaux, tous courbés,
LA BELGIQUE. 2G7

sur les genoux, l'échine cassée, dans une promiscuité C'est ici d'ailleurs, comme aux foires cle-la banlieue
de saraus bleus et de châles multicolores, s'enfonce br*tlxelloise, une occasion d'oisiveté et de dissipation
à travers la perspective par longues files immobiles des sociétés se rendent en corps au pèlerinage de
et gémissantes, comme des contreforts de chair et Hal pour boire, clHinter et s'amuser le long du che-
d'os prolongeant à ras du pavé l'armature gigantes- min. Tandis que la misère et la douleur cheminent
que de l'édifice Au-dessus de cette masse de dos dans la solitude des campagnes, emportant jalouse-
pétrifiés, la dentelle des balustrades, la floraison ,des ment leur soulas comme un trésor; et s'en retournent
dais, l'évidement des niches, une profusion merveil- au logis délabré duquel ils sont partis à l'aube, les
leuse de.culs-de-lampe, de chapiteaux, de gargouil- autres, les faux pèlerins, braillant et la trogne rou-
les, touffus comme des feuillages, fait penser à une geoyante, circulent de comptoir en comptoir, avec
forèt de pierre où à la pointe des branches grimace- rine dévotion particulière pour la bière et la bonne
rait une animalité fourmillante, guivres, tarasques, chère.
chimères, licornes, Ioeufs symboliques, marmousets Le coudoie ment de cette animation factice de gens
à tète de singe. Fruiste, déchiquetée, rongée par la bien portants, venus au rendez-vous des désespérés
moisissure dans toute la partie qui n'a pas encore comme à une partie de plaisir, et des groupes dou-
été grattée par la restauration, avec de larges lèpres loureux, tout entiers à l'accablement de la peine qui
envahissantes, et, comme une vieille orfèvrcrie, toute les fait chanceler, prète une physionomie singulière-
bossuée d'usure, lesangles limés, les aiguilles des dais ment variée à la monotonie de la petite cité flamande.
émoussées, les fleurons arrondis, Notre-Dame ajoute Pour ma part, je n'oublierai pas le matin d'hiver où,
encore à la comparaison par la mèlée de ses flèches et pourchassant dans les champs environnants le gibier
de ses dômes, pareils à des tiges flexibles et à des au poil roux moins que les idées au vol bleu, je vis
épaisseurs rondes d'arbres. Puis, pour toile de fond, à défiler sur les surfaces pelées du sol de longues cara-
l'opposé, l'hôtel de ville., en briques rouges, avec ses vanes humaines qui, insensibles au froid coupant de
avant-corps, ses arcades du rez-de-chaussée, ses toi- l'air, le chef nu et les mains entre-croisées, s'avançaient
tures percées de quatre rangs de lucarnes, ses pi- sous les- arbres blanchissants de givre, du grand pas
gnons terminés en bulbes auxquelles commande la régulier des suivants d'un convoi funèbre; et long-
bulbe du campanile, son architecture simili-moyen temps je les accompagnai des yeux à travers les bru-
âge du dix-septième siècle, faisant face aux petites mes opaques, écoutant se perdre au loin le bredouil-
maisons basses du reste de la place, boutiques et lement sourd de leurs oraisons.
cabarets, toujours emplis d'allées et venues dont.l'il-
lustre violoncelliste hallois, feu Servais, semble du
XI
haut de son socle de marbre recueillir la rumeur.
Lentement les pèlerins se dispersent, tandis que, Le'pays br&IHinçon. Les villages. Les ruines.
rigide à l'égal des silhouettes de pierre déployées
dans les niches, un groupe de mendiantes demeure On aime les courses pédestres en Belgique; les
rivé ait chevet de l'église, par la pluie ou le soleil, dimanches sont souvent consacrés à des excursions
tendant la main d'un geste éterncl et quelquefois aux environs de la ville pour lesquelles on se met
poussant, du fond de leurs vertèbres saillantes sous quelquefois en bande et qui se terminent à la vesprée,
les haillons, une petite toux lointaine qui ne les secoue dans la gaieté des fins de jours passés au grand.air.
même pas. Au collège, nous avions déjà la passion des explo-
Les rues de la ville, étroites et tournantes, sont rations filés matin, nous enjambions le pavé des
d'ailleurs préparées en tous temps comme pour une routes avec la curiosité incluiète des choses inconnues;
kermesse qui ne finit jamais. Des chapelets de pâtisse- et tantôt nous partions pour Vilvorde et Louvain,
ries sèches pendent aux vitrines, parmi les gâteaux tantôt pour l'un des villages qui se trouvent entre
et les pains bénits; et sur le pas des portes, barrant Hal et Bruxelles. J'ai conservé une tendresse pour
les trottoirs, des étalages de fruits, de jouets et de ce dernier itinéraire, qui m'avait révélé une rusti-
verroteries s'amoncellent sur des nappes quadrillées cité aimable dans des paysages naturellement riants.
rouge et blanc. Il est d'usage de remporter d'une vi- De légères inflexions font onduler le pays, partout
site à Notre-Dame des souvenirs matériels, couques, couvert de prairies et de cultures, où parfois s'a-
macarons, trompettes en bois, et particulièrement de vancent des pointes de bois et que sillonnent en
petits drapeaux consistant en une banderole de pa- tous sens de hautes lignes de peupliers c'est la
pier grossièrement enluminée et fixée à une mince grasse glèbe ilamande, incessamment travaillée par
baguette de coudrier; les pèlerins facétieux ne man- le cultivateur dont on voit le toit de chaume ou de
quent pas d'at,tacher ces drapeaux à la ganse de leurs tuiles ~'élever derrière les renflements de la grande
casquettes, et les paysans, venus en cabriolet du fond plaine verte, par-dessus la tache blanche ou bleue
de la campagne, ait chanfrein de leurs chevaux. De des murs. Et dans les labours bruns, le long des che-
mème, on se fait avec les gimblettes des colliers et des mins poudreux, se meut la lourde croupe des bètes
ceintures. qu'il associe à son travail, les puissants chevaux fla-
368 LE TOUR DU MONDE,
mands faisant saillir comme des cordages leurs mus- une carapace, loin du reste du monde. Nombre de
cles de fer sous leurs robes lustrées de rouge et de ménages ouvriers campent là, cultivant leur 10flin
noir. après la journée de travail; quelquefois c'est la femme
Pas de vastes installations ni de fermcs spacieuses; qui bine, lierse et retourne la terre, pendant que le
les habitations étroites et basses se collent les unes mari et ses fils, maçons ou terrassiers, demeurent
aux autres, forment des hameaux, ailleurs s'espacent juscfu'au samedi à la ville; mais la dilfé:~cnce n'en est
au milieu des labours, toules faites à la taille de pas moins grande entre ees travailleurs refaits chaque
l'homme qui, une fois l'hivcr arrivé avec ses neiges, semaine à la sève vivifiante des campagnes et les pâ-
le verrou tiré et le volet clos, peut se croire isolé dans les ouvriers des villes, casematés dans des logements

Chevaux flamands. Dessin de Alf. Ilubert, d'après nature.

puants, dont l'insalubrité finit par leur vicier le sang que le cabaret aura beau multiplier, ce soir-là, ses
et les rendre débilcs avant le temps. lanternes tentantes sur leur chemin ils savent que
Par fournées innombrables, la veille du jour do- la maison les attend, par delà les bois et les plai-
minical, on les voit trwerser la ville à grandes ar- nes, et à mesure qu'ils se rapprochent, la lune
pentées, alertes, leur bissac sur le dos, qllelqlles- allonge derrière eux l'ombre de leurs jambes plus
uns rapportant, outre le salaire, les provisions de pressées.
la semaine et surchargés parfois de meubles et d'us-
Camille LEMONNIEB.
tensilcs, mais tous se pressant, heureux d'échap-
per à l'atmosphère enfiévrée de la ville et rappelés
là-bas par les mains rouges des petits. Soyez sùr (La suile à la prochaine livraison.)
I~E TOURu DU u1\iONDE 36,9

Le cltfiteau de Boud~tJut (\"0)'. p. 372). Dessin de'L?. Putlaert, d'.après nature.

LA BELGIQUE,
PAR M. CA1IILLE LE~IONNIER1.

TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

XI (suite)

Le pays brabançon. Les villages. Les ruines.

Aux noms sonnant la jovialité wallonne qui déco- lecht, les poumons et la santé de la grande machinè
bruxelloise. C'est un déroulement de paroisses, si-
raient, dans la circonscription nivelloise, les agglomé-
rations villageoises, à tous ces Baisy-Thy, Monstreux, gnalées par des pointes de clochers émergeant des
bossellements du sol, d'ans des coins. de nature at-
Loupoigne, Sart-Dames-Avelines, Bousval, Cortil-
inoirmont, Grand-Rosière, Tourinnes-les-Ourdons, trayants, d'une grâce jolie que ne brusquent ni le~;¡'
Jàndrain J andrcnouille, Thorembais -lcs Béguines, raides profils ni les rampes rapides, avec des renfle-
Chastre-Villeroux-Blanmont, Roux-Miroir, Pietrain, ments légers, des pentes insensibles, et dans les
Pietrebaix, Beauvechain et Jodoigne, succèdent les descentes, des scintillations d'eaux vives soys le coÜ-
désinences alourdies des noms tlamands Buysin- vert profond des ver'duires une sorte de ,hucolicp1e e

ghen, Belliughen, Pepinghen, Huysinghen, Loth,


Al- perpétuelle noyée dans les feuillages, où l'on retrouve
encore les lourds pay~sans de Teniers.
semberg, Ruysbroeck, Droegenhosch, Forest, Ander-
A ces particularités de la campagne braLânçonne
1. Suite. Vuy.pages 30; 321, 337 et 3~3. s'ajoute, par places, l'attrait des ruines. A. Becrsel, au
XLI. ~o~o= i.i% z~E
370 LE TOUR DU MONDE.
milieu de prairies coupées d'ormes, un orgueilleux comme l'organe essentiel et tout à coup le spectacle
château du douzième siècle contre lequel marchèrent des croupes de bois moutonnant à perte de vue dans
plus d'une fois les Bmxellois dresse sa massive tour le clair miroir des vitres vous ramène à des sensa-
ronde reliée par d'épaisses courtines épaulées de con- tions de nature qui vous font oublier la mélancolie
treforts et criblées de meartrières aux différents corps du lieu.
de logis espacés sur le pourtour (voy. p. 373). On y Gagnez alors l'une ou l'autre des vieilles allées
pénètre à présent par un petit pont de bois, bâti sur feuillues qui rayoanent autour du cllàteau elle vous
des arches de briques; mais le pont n'enjambe plus mènera à une chapelle du dix-septième siècle, perdue
le moindre filet d'eau et relie seulement le bastion à au milieu des fourrés, et dont la porte, abritée par un
la crète des anciens fossés, à dumi comblés de hautes perron en saillie et de trois marches,
herbes clui lentement oi-it envalu les pierres éboulées. laisse apcrcevoir har un guichet la nudité d'lin autel
Une clef, rcmiséc chez le fermier voisin, vous ouvre dépouillé des ornemcnts qui servaient antéricurcincut
le seuil de la féodalité loartout dormante dans l'ancien à la célébration de la messe.
nid de vautours, et vous circulez dans ce passé plein Le pays garde peu près partout, autour de
d'ombres, évoquant, à la manière romantique, le fan- I3ru~cllcs, les mêmes aspects. Quand on a dépassé
tôme des cbâtelaines dont vous croyez apercevoir les les inst~llations industrielles de ?\lolemlech-9ainl-
pâles silhouettes errantes, ou bien, si vous préfércr Jean, le remuant fauboitrg dont les fumccs font au
les invcstigations posi1 ives, YOUSe IlorçaIl de recons1 i- nord de la ville un l~erpé!uel nuage immobiac, par-
tuer d'après des réminiscences d'arcL6olo~ie l'outil- dessus le grondement des usines emplies d'un peu-
lage intérieur et le clé/ail des installations. Salle des ple d'hommes et de femmes, on entre dans une belle
gardes, barbacanes, tourelles aux escaliers colimaçon- campagne unie, divisée en 'prairies sillonnées par
nants, fenîares allongées par lescluelles coule un jour de petits cours d'eau et bordées de longues files d'ar-
sombre, restes de chapelle, débris d'àtres, basses- bres au milieu desquelles, pressés et se touchant
fosses et oubliettes, rien ne mancluc à ces ruines, presdue, se groupent des villages riants. Ici d'ail-
malheureusement ra. vagéespar le paysan qui, ven- leurs, comme dans la partie que nous avons traver-
geur inconscient des maux soufferts par ses ancètres, sée tout à l'heure, et plus abondantes, les voies fer-
bâtit avec leurs épaves les assises de sa maison. C'est rées rayent de leurs entre-croisemcnts la surface de
la demeure d'un carnassier, merveilleusement orga- la plaine. L'homme des champs dont la demeure est
nisée pour les rapines et l'extermination, dans un la plus reculée n'a besoin n qued'une heure de marche
pays plat où les hautes constructions offriraient trop pour gagner la plus prochaine station; et une circula-
de prise. tion incessante s'est petit à petit établie entre les ha-
A moins de deux lieues de là, une autre. maison, meauk et les villes, amenant du même coup l'extension
domaine des sires de Gaesbeek, é~1Ï-,eait milieu des des affaires ci le développement du bien-ètre général.
bois, dans une solitude admirable, ses longues fa- Toujours l'excursionniste est récompensé par la dé-
çades coitfées de toits en poivrière, avec des saillies couverte d'un coin pittoresque, sur lequel s'exerce
de pignons irréguliers, accrochés tant bien que mal à l'action très particulière de la lumière. Elle est la
un grand donjon. Tout étranglé qu'il soit par les con- magicienne, en effet, de ces grandes étendues pla--
structions parasites, celui-ci a gardé son air sourcil- nes qui n'ont pas la majesté farouche des contrées
leux et arbore fièrement ses blocs de maçonneries, rocheuses et tirent leur charme de la mobilité et de
découpés en créneaux et percés de longues baies poin- la succession des impressions lumineuses. Il faut
tues par-dessus l'ouverture d'une fenètre béante à mi- avoir vu l'ascension lente d'une aube de printemps
hauteur, dans l'axe du porche. sur le vert humide et sombrement reluisant des pàto-
Le train furieux des demeures féodales, le piaffement rages brabançons, l'étincellement de toutes les herbes
des haquenées, les allées et venues bruyantes des emperlées de rosée sous les flèches d'or rougeâtrc
pages, l'aboienient des meutes, le branle-bas des du soleil, les scintillements profonds des canaux
rémparts, le démènement des hommes d'armes, l'en- encaissés entre les floraisons des berges, pour se
trée des chariots gorgés de vivres, tout ce fourmille- faire une idée de la clarté partout réfractée et tissant
ment des ruches abondamment emplies aboutit au- entre ciel et terre comme une immense dentelle cou-
jourd'hui au silence d'une gentilhommière déserte la leur d'arc-en-ciel.
plus grande partie de l'année, où un concierge vous Les dégradations de ton, dans cette mer de ver-
précède par les longs corridors muets et les escaliers dures prolongée jusqu'aux horizons, s'effectuent par
tapissés de portraits d'ancêtres, un trousseau de clefs transitions insensibles, à travers des couches d'air
dans la main. La visite a d'ailleurs son charme moite où les premiers plans se colorent de teintes
quand on'pénètre dans la séculaire salle des gardes, appuyées et lentement se fondent dans l'irisation des
encombrée de panoplies sombrement étincelantes sous lointains. L'hiver lui-mème, avec ses fines blancheurs
la nappe de lumière déversée par la haute fenêtre, il diamantées et ses congélations transformant les hauts
semble qu'une trouée s'est faite sur l'humanité de peupliers en orfèvreries, garde ici comme l'enchante-
sac et de corde dont cette chambre-arsenal était ment d'une féerie.
ltitéfieur de paysaus )Jrabançous. Le~âin de 1\1. Constantin Meunier, d'après uature.
372 LE TOCR DU :\10:\ DE.
Les souvenirs et les particularités abondent d'ail- s'éhaUre sur les pelouses et par les chemins les an-
leurs dans cette partie dit pays. Chadue lundi de cètres des p:rvs;tns boursouflés, à grosses tètes et à
Pâques, vous venez s'emplii, les routes d'une loolan- jambes gt'l:les, (Luiaujourd'hui encore -1~insentait SOI:
lation centrite, les hommes et les femmes chargés de des violons, les jours de liesse, dans les cabarets
pâles enfants débiles, aux petites tètes oscillant dans couleur de jambon fumé; Ele\yt, d'où plus d'une
le giron paternel ou maternel. Toute celte foule se di- fois, sur une de ces fières montures qui étaient son
rige vers le village de Dieghem, dont la gothique orgueil, Huben~, alors dans tout l'éclat de la gloire,
église se coiffe d'une haute tour bizarre à quatre étages partit après la besogne du jour pour rendre visite au
décroissant vers le sommet, avec des airs vagues de jovial compèrc, lequel à son tour se plaisait à res-
pagodes, C'est le grand pèlerinage de Saint.Corneille, serrcn les liens de leur mutuclle amitié par un tour
guérisseur de convulsions, qu'on voit à l'intérieur re- de carrosse jusqu'au Steen de son grand voisin, de-
présenté sur un tableau du peintre Craycr; et l'un mcuré debout gràce à une restauration respectueuse;
après l'autre, les pèlerins apportent des offrandes en peipéitié à travers les siècles par l'im-
nature, chacun selon sa condition, grosses oies char- mixtion de ses princes et de ses barons dans toulcs
nues, dindes empennées, moulons bêlants, canes les querelles brwelloises, et rcnommé en outre dans
trompe tantes, qui, à l'issue des offices, sont vendus le passé comme le siège d'une ahbayc importante,
au bénéfice de l'église, dans une criée bruyante où lointaines ,plendeurs remplacées aujourd'hui par une
les voix humaines sont étouffées par la clameur épeurée mélancolique baslide eutourée de fossés herbus et unc
des bètes. églisc du dix-septième siècle.
Autour de Dieghem, le paysage s'anime d'une suc- C'cst cncore Ham, dont le manoir, épargné par le
cession de petites échappées changeantes, variant temps, portc une énorme charpente com-
.selon le caprice et les fuites d'un joli ruisseau jaseur, 1)[ILltiée,d'un poids presque aussi grand que le reste
la Woluwe, sur les bords duqucll'idylle a élu clomi- de la construction; \cmmel et ses trois tourelles pi-
cile et qui donne son nom à tous les viltzigés au quant l'aiu de leur flèche émoussée; Meysse, où s'abri-
milieu desquels elle circule. Saventhem se rencontre tent actuellement, à l'ombre de vastes tours crénelées,
bientôt, évoquant le souvenir du galant cavalier van dans le majestueux clrâteau de Bouchout, environné
Dyck et de la belle Anna van Ophem, cette patri- de pièces d'eau royales, les douloureuses d'une
cienne de larluclle s-éprit le peintre et dont la gra- princesse elièi~c aux Belgcs (voy. p. 369); Yilvorde
cieuse image demeure attachée à un tableau célèbre, enfin, cntrew de loin à tra~-er~ les bras tournoyanls
le Scrirtt Dlanirt donnattt uux p~aut~~·cslcc ntuitir; rl~ de ses moulins, fourmilière silencieuse sur qui pèse
soit utattlectu. Un jour, dit l'histoire, les fabriciens l'approche de la prison celLulaire. Tandis que râlent
de l'église, cédant à l'appât du gain, vendirent la glo- ,à l'intérieur, dans les soucis de la captivité, les détenus
rieuse peinture; mais les paysans, dévotieux gardiens pleins de noires rancunes, la belle campagne verte
du trésor, s'armèrent pour en empêchcr l'enlèvement, prolonge indéfiniment ses collines et ses prairies, où
et l'acheteur anglais dut renoncer à déposséder le vil- dans les lointains estompés de brumes pointent les clo-
lage d'une ceuvre à laquelle il tenait plus qu'aux écus. chers de Louvain.
Depuis ce temps, le cheval gris pommelé enfourché
XII
plI' le saint radieux, en qui l'amoureux s'est peint lui-
tnèrne, tout rayonnant de belle vie souriante, continue L0U\aill. L'I,cd .1"la \'illc. LTlli\'c..sil, de ville.
L'Hôtel
à courber sa puissante encolure derrière le voile vert
qu'un.sacristain tire moyennant l'octroi d'une piécette. Pénétrez à la tombée de la nuit dans la vieille ville
Non loin, Machelen s'enorgueillit d'un château aux universitaire. Une rue spaciellse, bordée d'habitations
vastes lolll's carrées, construit au dix-seplième siècle correctes, s'ouvre devant vous et vous mène à la place
par le comte de Taxis suf, le penchant d'un coteau, carrée où face à face se dressent Saint-Pierre et l'Hôtel
dans un décor vraiment champètre où l'on croit voir de villc. La circulation ralentie espace les groupes le
se détacher les silhouettes illustres du roi d'Angle- long des trottoirs; la population des fabriques petit à
un ca-
terre Guillaume III, qui, en 1693, établit au château petit s'est écoulée du côté des ruelles; çà et là,
son quartier général, et de Marlborough, qui y logea puchon noir, battant de l'aile sur une tète de femme,
après la bataille de Ramillies. C'est ensuite une an- frôle les murs, et doucement la ville rentre dans le si-
cienne seigneurie brabançonne, l'une des plus vieilles lence. Il n'y a plus que de rares flâneurs qu'on voit se
dont il soit fait mention, bteenockerzeel et son église perdre dans l'allée sombre des petits cabarets ou des
de style ogival, intérieurement revètue de boiseries étudiants prenant l'air après les études de l'après-midi.
sculptées, reliant des confessionnaux ornés de per- Suivez alors la rue qui prolonge à travers la place le
sonnages, d'un goût surchargé et fleuri; Peuthy, la large pavé que vous avez enfilé d'abord les maisons
rustique résidence de l'endiablé boute-en-train des se resserrent, la voie s'étrangle, les toits se projettent
kermesses flamandes, David Teniers le jeune, (lui en auvent, les pignons se dressent et des coudes vio-
des fenètres de son castel, confortablement assis sur lents mettent dans l'ombre des angles imprévus. Une
l'emplacement de la métairie actuelle, regardait à une sc closent les boutiques; vous assistez aux pré-
LA HELGIQCE. 373

paratifs du SOMM 0 Il (JUIJLISCIU'attlori don, ai v.vchanger gent dans le vide des rucs; '['3jour y continue la nuit
en une Thébaïde muette l'agglomération louvaniste; silencieuse, à travcrs une atmosphère assoupie de tra-
et de grosses races rondes, aux chairs pule,, lentement va.il et d'étude; et seulement à de certaines heures;
oscillent dans la flamme rouge des lampes, derrière les squares avoisinants se peuplcnt d'allées et venues
les joints des eontrevents. de silhouettes, les unes portant la soutane, les autres
A c.hadue instant, des trouées sombres s'ouvrent l'habit laïque, qui, méditatives, arpentent les allées,
sur la réverbération claire des lanternes; là, tremhle s'abordant quelquefois d'un mot bref. La parole des
de loin en loin un bec de gaz, rendant plus noire la maîtres de la théologie germe dans ces cervelles; c'est
nuit, qui ne s'éclaboussc plus que de reflets vagues, ici la pépinière où se recrutent les défenseurs de la
et les profils des façades, dans ces demi-ténèbres, doctrine, le giron où s'cmbrase d'amour évangélique
ont une mélancolie résignée, avec je ne sais quoi qui l'âme des prêtres futurs. Et dans ce milieu monotone,
sent le i-c,i,et du passé., Engagez-vous cependant dans d'une animation concentrée à l'intérieur, l'initiation
ces couloirs étroits les à l'isolement définitif se
uns vous conduiront à des fait par la désuétude gra-
cluais au bas desquels se duelle de la vie.
meut une eau -lourde, et Poursuivez cependant
que ,des ponts yoùtent votre promenade à me-
par endroits, les autres à sure que vous vous éloi-
des places se terminant gnez de l'artère princi-
en boyau, avec un cadre pale, la solitude redou-
de vieilles maisonnettes; ble les maisons, par en-
tout à coup une sensation droits, s'entrecoupent
de fraicheur plus grande de verdures; on dirait
signalera l'approche une pointe avancée de..Ia'
d'une promenade plantée campagne dans la, cir-
de grands arbres, qui re- conscription urbaine; et
doubléra la nuit autour de sous les saules, au dé-
vous. Vous passerez de- tour d'une maçonnerie
vant des églises, de vastes' disjointc, le glissement
murssévères, descloitres, d'une eau paresseuse s'é.
des porches chargés de caille de scintillations.
sculptures, des files de Au bout de la rue du
bâtiments percés d'in- So]ci, architecture
nombrables fenêtres cn forme de rotonde dé-
c'est le quartier des éco- coupe Je hautes fenêtres
les. par lesquelles la lumière
De grands christs en s'épanchait autrefois sur
pierre, des croix, des ni- des salles de dissection.
clics emplies de vierges Ailleurs, un béguinage
accrochent une lumière s'enclôt de murailles avec
furtive dans la profon- un fouillis de toits régu-
deur des recoins, con- liers que dépasse une
~,1-,tntles âmes chrétien- pointe~de clocher. Et tout
Ruines dn clulteau de Beersel (coy. p, 3;0). Dessin de Gug. \'erdyeo,
nes au recueillement de nature.
d'une fois vous arrive la
d'après
la. prière et marquant à sen tel1\' humidedes haies;
chaque pas la prédominance dc l'idée rcligicnse. \"ous voas touchez aux limites de la ville.
êtes, en effet, dans la cité catliolidnc oÙ rl\gne l'llni.r~ Orientez-vous ensuite sur l'Hôtel de ville. Dans
llaleo; indift'érente aux inyestigations de la science, le silence accru, la maison géante vous apparait,
elle s'isole dans l'enseignement traditionnel et nc avec ses élancements de tourelles et ses floraisons
veut connaltre que les vérités révélées; les décou- de dais et de statuettes, comme une arborescence
vertes moclernes de l'esprit lui échappent volontai- colossale, accrochée au sol par d'indestructibles ra-
rement; les yeux tournés vers le Golgotha, elle s'ah- cines et se ramifiant en végétations touffues dans
sorbe dans les contemplations rétrospectives. Imman- l'espace vous ne verrez qu'au grand jour la prodi-
duablement, l'existence de ce grand cerveau pensant gieuse complication de ses feuillages, l'enchevêtre-
à sa manière prédestinait la ville à une physionomie ment de ses guirlandes, la multiplicité fourmillante
différente de celle des autres villes universitaires; par- de ses petits peno:lIlages et de ses motifs çlécoratifs;
tout des séminaires et des couvents, alitoir desquels mais l'impression d'un'e grandeur élégante, ccmpli-
l'activité se ralenti et dont les bâtiments se prolon- c[tiée d'une sorte d'animalité de la pierre, se fera
37q LE TOUR DL ~~TO\DE.

mieux sentir à la faveur de la nuit. Qu'une nappe lu- mulée que les privilèges ont largement fait fleurir et
naire inonde le merveilleux édifice, et l'enchantement qui la met à même de vivre au milieu des tourmentes
vous tiendra les yeux grands ouverts, comme devant les plus cruelles. De grandes cours spacieuses, des
une féerie conp6e d'ombres brusques, qui dessinent bâtiments imposants, une succession de vastes salles,
les reliefs sculpturaux, la haute façade a l'air de pal- des escaliers montimentaux donnent l'idée d'un pa-
piter sous l'ondulation de toutes les bêtes symbo- lais de prélat luxueusement logé au milieu des ai-
liques et de tous les patriarches légendaires qui ha- sances de la vie. On sent qu'un maître souverain règne
bitent ses niches; un braséement de paillettes incen- ici sur la pierre et l'intelligence, également assenies
die les vitres, et l'énorme toiture reluit comme une à sa volonté; et, en effet, le recteur a conservé la
croupe de chimère hérissée d'arètcs griffues. pleine juridiction sur tous les membres de l'univer-
De l'autre côté de la place, la Collégiale projette sité. entière marche à son commandement:
ses tours, opposant à l'orgueilleuse ascension des pi- il juge sans appel les infractions et les délits. Il n'y
nacles du palais communal, symbole des fières reven- pas trente ans, une discipline sévère défendait aux
dications populaires, l'écrasante masse de ses super- étudiants la fréquentation des cafés et des salles de
positions de pierre, image des solidités spirituelles de spectacle; et les punitions se graduaient depuis la
la religion. Et ces deux grands survivants des gloires réprimande jusqu'aux ai~rèts et l'expulsion définitive.
et des opprobres publics continucnt dans la rue leur La bibliothèque est l'arsenal de cette grande insti-
colloque séculaire, sans paraître s'inquiéter des chan- tution armée coulre le progrès des sociétés; et pour
gements qui ont tout bouleversé autour d'eux. Un cham- la rendre attrayantc en mème temps que redoutable,
pignonnement depetites maisonsbassesvégète au pied on lui a choisi un emplacement somptueux. Fondée
de Saint-Pierre, plaquant ses crépits jaunâtres contre ait dix-septième siècle par le chanoine Beyerlinck et
les fières assises sculptées, et fait penser à un pullu- continuée par Corneille Jansénius, Pierre Stockmans
lement de magots tortus sur l'orteil d'un Gulliver. et Jacques Boonen, archevêqne de Malines, elle s'est
La ville cependant s'est enfoncée plus avant dans le accrue d'un afflux ininterrompu de legs, d'achats et
sommeil; un à un les cafés se sont fermés, et les ré- de donations; aujourd'hui plus de cent millevolumes
verbères eux-mêmes, clignotant au vent de minuit, s'alignent sur ses rayons; elle possède mille manu-
ressemblent à des yeux qui ne demeurent ouverts qu'à scrits, une riche collection d'incunables et un certain
grand'peine. Le lendemain, à votre réveil, vous enten- nombre de livres d'une rareté merveilleuse.
drez le bruit d'une circulation sans hâte et cette ru- A de certaines heures l'endroit a une solennité
meur sourde d'un grand corps tranquillement actif. particulière: des ombres à longues robes noires
Longtemps Louvain fut un centre considérable circulent avec des ondulations ];·ntes entre les ran-
d'exportation; sa dépense alors était en rapport avec gécs d'armoires; il semble qu'elles aient peur de
sa prOduction. Là se rencontraient, comme à Gand, réveiller le temps sous le linceul des vieux par-
la surabondance de la vie et les effervescences de la chemins le seul br,:it qu'on perçoive est le grince-
passion. Dès 1340, une révolte éclate parmi les ou- ment d'une clef dans la serrure, le chuchotement
vriers drapiers; vingt ans plus tard, ils se soulèvent d'une voix dans la profondeur ou le soyeux froisse-
de nouveau à la voix du tribun Pierre Couterel; mais ment du papier toarné d'une main lente.
le moment le plus tragique apparaît en 1379, quand La querelle des religions et de la science se pour-
le peuple précipita sur les épées et les pertuisanes suit dans cette solitude, sans violences; les armes,
tendues d'en bas les patriciens qui s'étaient enfer- entre ces doigts pacifiques, sont des arguments tirés
més dans l'Hôtel de ville. Ce carnage eut des consé- des textes sacrés, et ils les polissent sur la pierre
quences funestes pour la prospérité des métiers le Iriangulaire de la foi, jusqu'à ce qu'ils en aient fait
duc Wenceslas fit décapiter les chefs du mouvement, des flèches capables de transpercer leurs adversaires.
et quantité d'artisans passèrent en Angleterre, où ils Le recueillemei: t qui règne dans ces églises n'est
de
lransplantèrent les perfectionnements du drap. C'est que la 'continuation de cette paix quasi monacale
le signal du dépérissement le travail se ralentit par- l'étude. Saint-Pierre et ses prêtres agenouillés devant
tout, reçoit finalement le coup suprême des mains de l'autel incarnent dans une réalité visible au grand jour
Marie et de Maximilien, qui, par représailles de la sé- l'élaboration secrète du grand mystère catholique de
dition de 1477, frappent tous les Louvanistes d'impo- l'université. La Somme s'inscrit ici dans le jaillisse-
sitions mortelles; et la puissante halle aux draps, dé- ment des colonnes, l'élancement aigu des fenêtres,
laissée, se transforme, avec l'autorisation du duc, et l'évidement des trèfles, le découpage merveilleux du
du pape, en cette université qui, aujourd'hui encore, jubé, la structure imposante des porches, et l'im-
est l'âme de la ville. Ainsi l'esprit s'est substitué à la mense vaisseau se rattache par une ancre idéale au
matière, dans la fournaise éteinte; le cadavre s'est port où s'apprend la conjuration des vents.
Une première église Saint-Pierre avait été bâtie
galvanisé au soufl1e de la théologie.
s'accrut
Rien n'indique mieux la force de cette citadelle de par Lambert le Barbu, et sous son sUGcesseur
la scolastique que l'ampleur et l'étendue de ses instal- d'un chapitre de sept chanoines, augmenté succes-
lations c'est l'appareil d'une longue richesse accu- sivement jusqu'à dix-huit; mais les flammes anéan-
Hôtel de ville de Louvain. Dessin de Barclay, d'après une photographie.
376 LE TOUR. 1-)-U :i\Io:\nE.
tirent par deux fois le temple, el ce ne fut qu'au ll10Jde ci, relief qui l'un et l'autrc sc trouvent à
quinzième siècle que Sulpice van Yorst, originaire l'HùOI de la voùlc dcvait èlre surmontéc de
de Diest, jeta les fondements de la construclion défi- ciiiil don[ la plus grande aurait eu une élé-
nitive, secondé dans la parlie scnlplnralc de son vation de cinq cent trente-cinq pieds. Mais les fonde-
œuvre par son fils et Etislitclie. L'artiste tncuts furent jugés solides pour ce
n'eut pas la joie d'assister à l'acht;yement de l'édi- faix énorme et les tours s'arrèlèreut à la hauteur du
fice soixante treize ans sculement après lc début toit. Telle que l'ont laissée les la Collégiale se
des travaux, on posa la première pierre du porche prolonge entre ses faiscetiix de colonnettes,
ouvert sur la grande place et demenré incomplet. avec une majestueuse ampleur, rendue plus saisis-
Encore l'ensemble de l'église fut-it loin de réaliscr sante encore par le bel accord de~ proportions et la
la conception première d'après le plan du maçon simplicité du style. Des chapelles en grand nombre
que son talent avait élevé au rang de maitre et le garnissent les bas cûti·s, avec une profusion d'aeuvres

Ül;guinage. de Loucain (cuy. p. a7,·~). U.·in dt' Uyllcl'~clJ;lllt, d'apl'i\s uature.

d'art qui préparent aux étalages fastucux des ¡:g]i,'e~ il la mani~~rc~1~,GOllZ~di'sCorlncs; dans celle des Bras-
d'Anvers c'était dans (iiie de ces chapelles, celle de seurs, 1 de Tlvicrry Bouts, lougtemps
la confrérie Sainte-Anne, due plus d'une fois, les yeux attribuée à lIcmliug; clan, celle des Cltirurgiens, le
fatigués par la lumière ditfuse des ycrrières, jc me S« ynlir~e cln.,aiu.~1~'i~a;r»c,une hnrreur superbe ouile
suis absorbé dans la contemplation du l~a~m~li~de peintre des supplices se livre à de prodigieuses cruau-
Quinten Matsvs, ce chef.d'œuvl'e d'émotion familiale tr~, d'invention et fait voir le patient tranquillement
que possède actuellement le musée de I3rutclles et qui en contemplatiun de son ventre béant, durlncl clégor-
ouvrait sur le mur une si large trouée lumincuse quand gent les entrailles, attirées par le mouycment d'un
le. sacristain tirait la serge verte qui le recoll\T<lit. tourniquet; puis, ailleurs, réhandusdaus les sacristies,
.-Ce n'était qu'un des nombreux trésors de l'église; le choeur, les oratoires et toute l'étendue du sanctuaire,
la descendance apostolique de la `'ierge partie, il des peintures de Roger van der V'eyden, de Crayer,
lui est resté la fourmillante ornementation de ses de Gérard Zegliers, des fonts haptismau~ en cuivre
autels dans la .chapelle des' Fripic¡;s, un beau tableau forgé, ŒUYl'ede un lustre en fer étonnamment
Intérieur et juhé de l'cglise Saint-Pierre de Louvain (voy. p. 3111), Dessin de Barclay, d'après une photographie.
378 LE TOUR DG 3TONDE

travaillé, un tabernacle en pierre de taille hant ¡Je bonhomme pcrpétue dans sa structure et son geste le
trente-cinq pieds et ajouré comme une dentelle, un vice pour lequel il était connu dans la ville; l'édifice
banc de communion en marhre à rinceaux de Pa- a l'importance et la malice (15tiiie vaste chronique
penhoven~ que n'aurait pas répudié Duduesnoi, une joyeuse, où maint contcmporain a 'pu se voir sculpté
quantité d'édicules, d'ex-voto, de pierres to111I)alcs, tout vif; et la gaieté à tout bout de champ s'émancipe
de 'grands monuments funéraires, une chaire en J!Ois, jusqu'à la licence, dans les culs-de-lampe énigmati-
compliquée et touffue, avec un cheval et son cavalier dues qui semblent le commentaire rabelaisien de la
grands comme nature puis encore, dans le transept, fourmillante satire.
les grands autels des sculptcurs Collin et Fayd'herbe, Hien de plus léger pourtant, sous soit rcvètcment
et, au centre de l'église, l'incomparahle juhé à trois complirlué, que l'étonnanle façade; elle plonge dans
arcades tout de feuillages et peuplé d «e l'air d'un jet svdte et hardi, et le~;six tourelles (lui
statuettcs, ([ue l'artiste du quinzipme siècle a semé terminent sa toiture donnent à ["édifice entier un
des prodigalités de son caprice. mouvement d'ascension. C'est le chef-d'œuvre de la
Saint-dicheL l'élise du Grand- proportion exactement mesurée; et la multiplicité des
l'éo-lise des Dominicains, Saint-Jacques ornements, qui ailleurs paraîtrait dégénérer en pro-
mème, malgré ses reliquaires, son tabernacle et sa lixité, s'atténue ici par le prodigieux élancement des
célèbre balustrade en cuivre fondu ne peuvent soute- grandes lignes verticales prolongées jusqu'au faite.
nir la comparaison avec cette richesse; seule la façade L'aménagemen intérieur ramène la vite sur des
de l'Hôtel de ville, fouillée comme la plus arabesduée dispositions simples, des suite-, d'apparIements logi-
de ses stalles, ciselée comme le plus orfésré de ses quement coordonnés, une superposition d'étages des-
ostensoires, historiée comme le plus étoffé de ses ta- servis par des escaliers tournants. Le mobilier et
bleaux, espèce de gigantesdne clûtsse où les métaux les décorations sont d'une richesse modérée, comme
et les gemmes sont imités par la pierre, rivalise avec pour ne 1),3 détnurner des graves préoccupations pu-
les somptuosités religieuses de son sévère vis-à-vis. blir[ues; dans ce cadre sé,è'l'e, les fiers magistrats
En ce temps-là, Philippe le Bon régnant, un l~Ta.- pouvaient travailler avec recueillement sans être dé-
thieu de Layens fut requis pour dresser les plans de roulés par des sollicitations vaines.
la CccniczpuLliccs; cenx ([n'il présenta émerveillèrcnt Lowain est plein de coins charmants; j'en connais
les majistrats de Louvain, qui toutefois, se d,5fianl peu qui aient Il' e1larme du titi quartier
d'eux-nièmes, sonmirent le projet à maltre Panw~ls, reculé, percé de rues étroites ait bord desquelles s'a-
architecte de le duc dc Bourgogne, le([uellt'oma lignent de petites maisons basses en briques, pré-
l'invention de Watliicu fort. de son goùt. On se mit cédées de jardins et décorécs de staitiettes de saintes
donc à l'œuvre, et d'un travail incessant sortit à la et de saints. Quelquefois, par les portes entr'ouvertes
fin le bijou gloricm dont la possession enorgueillit à on aperçoit des silliolicites féminines dans l'allitude
bon droit les desccndants des puissants drapiel'5 du du travail, les unes sarclant les plates-bandes ou rà-
([ui nzième siècle. lis~ant les allées, les autres varititni aux besognes mé.
0:1 s'imaginerait difficilement le miraculeux guil- nagères; et çà et là d'autres silhouettes s'immobili-
lochi, de cette grande dentelle de pierre; les surfaces sent dans la posture sévère de la méditation. C'est un
se .compliquent partont d'une végétation de acullntu- lieu de refuge où les femmes d'àge mîrr se retirent,
i-es l'entour des fenètres se festonne d'ourlets taillés; quand, du train du monde ou frappées
les angles disparaissent sous un amoncellement de par un grand désastre, elles ont soif de retraite et de
pinacles et de dais; c'est dans toute le. hauteur une calme. Elles vivent en communautr, sans connaltre
broderie p21'péluelle de chape, dont les entrelacs s'em- toutefois la discipline monastique, formant entre elles
mèlent dans un fouillis de formes et de motifs déco- de petits groupes (lui logent sous le même toit et qui
ratifs. Toute la Bible s'incarne en ces parois fleuries; se composent. de trois, six, huit personnes, selon l'am-
vous y pourrez suivre, de niche en niche, les épisodes plcur dc l'hahitation. Une liberté relative leur per-
principaux de l'Ancien Testament, et le naïf imagier, met de sortir dans le jour, aux heures qu'elles ,eu-
pour les rendre pins compréhensibles, a donné à ses lent; mais, le soir, les rues se closent, et, la demière
personnages l'aspect des hommes et des femmes de des petites ombres rentrée, une tranquillité morne
son temps. Les graves visages des patriarches se sur- s'abat sur la cité. Il n'y a du reste qu'un peu plus
chargent de cascades de mentons ilamands, les ma- de silence ajouté ait silence mtiiie le jour, l'a-
trones juives ont des chairs lourdes de bourgeoises gitation humaine y vient mourir dans l'étouffcment
surnourries. Les vierges laissent crouler à leurs pieds d'une atmosphère où traiucut des balbutiements de
les cassures des grandes robes dont s'habillaient les lèvres murmurant des prières; et des formes noires,
patriciennes; partout on se délecte les yeux du ta- ces ombres de tantôt, pâles figures cachées sous de
bleau de la rue au quinzième siècle; et les statues longs manteaux, filent entre les clôtures à pas muets,
ressemblent à des passants entre-croisant dans un rendus perceptibles seulement par' le cliquetis des
décor d'architecture leurs allées et venues. Naturelle- chapelets. Entrez cependant dans un de ces intérieurs,
ment, les sujets d'observation ne manquent pas; tel vous y verrez de bonnes femmes, autrefois des mères
LA 13ELCIQUE. 379,

et des épouses, qui, quelquefois, ont gardé la gaieté tiques religieuses et l'autre partie à- d'interminables
et le mouvement de la vie; d'autres, il est vrai, caquets, qui, même dans cette solitude, perpétuent
en qui le res~ort intérieur a peu à peu subi les usures le monde et ses troubles.
de la douleur, semblent participer de la rigidité des Contraste curieux que ce Béguinage placide, oit les
statues de pierre devant lesquelles elles vont prier. esprits aussi bien que les sens sont endormis si on
Mais questionnez celles qui sont demeurées vivantes lui oppose les activités intellectuelles des écoles de
elles vous diront le mécanisme de leur institution, théologie voisines. Tout le bruit des querelles scolas-
l'absence des voeux, la tutelle de la mère ou supérieure tiques aboutit dans la ville universitaire à cet assou-
des Béguines, et vous feront voir leurs ménages de pissement de quelques bonnes âmes naïves ignorantes
célibataires, rcluisant d'ordre et de propreté; vous des luttes modernes.
n'aurez pas de peine à transpercer leur existence lim- D'ailleurs, sortez de la ville vous ne tarderez pas.
à rencontrer une somptueuse abbaye bien faite pour
pide, dont une bonne partie est consacrée à des pra-

à Aerschot Dessin de A. Hubert, d'après nature.


Les Grands-Moulins. (voy. p. 380).

ce grand boulevard du catho- dresse son perron d'honneur, et chacune de ces en-
paracheverle tableau de
licisme. Fondée en 1179 par Godefroid le Barbu, ceintes s'ouvre par un porche surmonté de deux lions
de pierre soutenant des écussons d'armoiries. Là
l'abbaye de Parc, consacrée à la règle de Saint-Nor-
sont les brasseries, les moulins, les fermes, les étables,
bert, n'arriva toutefois que par étapes à sa magnifi-
cence actuelle. Du monastère primitif il n'est resté les écuries, les granges et les blanchisseries; dans la
de l'église; toutes troisième enceinte s'allonge le vivier, proche des murs
que la chapelle, devenue le clioeiir
les autres constructions s'espacent entre 1664 et du cimetière; et le monastère proprement dit, su-
1752. L'ensemble donne l'idée d'une splendeur à son perbe et largement déployé, avec son église décorée
le grandiose de marbres et de sculptures en bois, est en rapport
apogée, et l'on est frappé autant par
des installations que par la pensée.des accumulations avec la beauté des entrées. Une ceinture de bois
de richesses résultant d'une aussi considérable pos- l'entourait autrefois, mais des cultures ont remplacé
session. Il faut franchir cinq enceintes successives les fourrés sauvages; de l'ancienne forêt charbon-
avant d'arriver à la. cour où le bâtiment principal nière subsistent seuls aujourd'hui le parc touffu de
380 1,E n Ur; n r; r() DE.
Heverlé et les profonds ombrages qui l'avoisinent. décrépitude; la charrue a beau s'enfoncer dans la
terre, elle ne produit qu'une récolte avare, et ce
maigre rapport va s'éclaircissant encore, à mesure
1III
qu'on s'écarte du potager verdoyant qu'on a laissé
Acr,.chot. Tillemont.Diest. Léau. derrière soi. Nous sommes dans le Haâelaud.
De; souvenirs se réveillent à ce nom on pense aux
De Loucain it Ael'schot la voie ferrée traverse une farouches paysans révoltés qui choisirent cet endroit
contrée dont les aspects ont progressivement changé; désolé honr refuge, dans leur lutte contre les soldats
aux riantes perspectives dit pays brabançon suc- de la République française. Avant eux les drapiers,
cèdent des étendues mélancoliqucs; le sol est par- proscrits par avaient également habité ces
tout raviné de fondrières; des buttes chauves mame- tourbières et de là ravageaient tout le pays voisin.
lonnent çà et là; pour toute végétation, des saules Arrètez-vous à Aerschot le temps d'examiner l'é-
ébouriffés au bord des marcs et des bois de sapins glise, d'(in beau style ogival primaire à sa partie
dont le noir feuillage trote durement la monotonie antéricure, et le remarduable jubé archifouillé qu'elle
de la plaine. La Cimpliie se fait déjà sentir à cette renfcrmc, la fameuse tour d'Aiiré-11(~n,qui défendait

I~ra:~erie à Diest. Des~in de Ilubert Clerget. d'après une photographie.

autrefois les remparts de la ville, puis encore les res- et pauvre, par del~ les fortifications; une rue étroite
tes d'une halle témoiânanl d'une prospérité ancienne, et qui finit par s'étrangler en boyau, avant d'aboiiiir
enfin le pittoresque endroit dit les Grands-Yloulins sur la place; une rivière longeant de hantes cages
(voy. p. 379) vous aurcz tout vti. C'est l'irrémédiable maçonnées où fonctionnent les hras~cries; (fIlClql1CS
décadence d'une petite cité cjue les luttes religieuses places spacieuses; deux belles églises, Saint-Sulpice
du seizième siècle ont dépossédée de ses énergies. et Notre-Dame; au pied de Saint-Sulpice, la grand'-
Telle autre n'existe plus qu'à l'état. d'humblc ~illagc, garde. Si c'est un dimanche, ne soyez pas étonné de
Sielieni, par exemple, la plus vicille ville du Blahant, voir les ménages installés sur le pas des portes, les
selon le dire populaire, et qui n'a plus, pour échap- étalages avancés jusqu'au milieu du pavé, une grosse
per à l'oubli définitif, que sa vieille tour isoléc, ves- fermcntation de bière traînant sur la face des pas-
tige de ses anciens remparts, jadis haute de trois éta- sants. Des- handes de militaires battent les trottoirs
ges, avec des salles à chaque étage, desquelles une minuscules, mêlées aux bourgeois qui vont prendre
seule encore visible laisse voir une voûte en ogive l'air des remparts. Quelquefois une querelle éclate
ornée, à la retombée des crêtes, de consoles sculptées c'est un ivrogne qui se rebelle contre des camarades.
de figures d'anges. Il se brasse à Diest une bière mousseuse et pétil-
--Diest s'offre_ensuite à vous. Une entrée mesquine lante d'un effet certain quand on l'absorbe outre me-
LA I3ELGIQIiE 381

sure; elle porte le nom du pays à l'état de hi¡~re so:¡t pëlit petit etl'acés sous l'action du temps et des
jeune; vieille, elle s'appelle ~ulcle~z bie~ bière d'or; hommes. La vieille industrie de la laine, florissante au
on la sent dans l'air, comme une perpétuelle vapeur quatorzième siècle, n'a laissé dcbout qu'une halle
chaude d'ivresse qui, au moment des brassins surtout, délabrée, où se détaillc aujourd'hui la boucherie, et
le cerveau, qui n'at leste plus que lointairicmcnt la pro~périté de
L'antiquité de la cité diestoise ne s'apprécie plus la ruche autrefois bourdonnante, à présent délaissée
tlue par des vestiges peu nombreux on sait bien que par ses abeilles. TOlite cette gloire du passé semble
c'cst là qu'il faut chercher le Dispargum de saint Gré- dormir à l'ombre d'une abside en ruine, merveil-
gojrc de Tours; mais rien ne suhsisto plus du berceau lcusement enchevêtréc de licrres toutfus comme des
des rois francs, à part une coutumc perpétuée jusqu'iI. liancs, dans l'étonnant cimctière (lui, aux limitcs de
nos jours, le mot sc~lique alproprié à des parcelles de la villc, s'ouvre par une massive alcade ogivale, d'un
terre. Mème les souvenirs plus rapprochés denous se aspect tragique ct monumental. Une vieille femme

Cimetière' de Diest. Dessin de E. l'uttaert, d'après nature.

que nous vimes là, agenouillée devant un calvaire et serviettes fussent repliées. On nous affirma, au sur-
les bras en croix, ressemblait, dans le silence de cet plus, que ces repas n'avaient rien d'extraordinaire et
endroit funèbre, aux figures de marbre qui, sur les que, bien au contraire, durant la semaine, alors que
sarcophages,incarnent le regret des choses révolues. les clients abondent, la mangeaille s'éternisait jus-
Tirlemont, que nous visitâmes à notre retour de qu'au soir. Ce fut merveille de les voir manœuvrer
Diest, nous laissa des impressions différentes. Nous les gigots saignants, les poulardes, les bécassines,'le~
retombions ici dans la bombance flamande. Positive- cuissots de chevreuil, les râbles de lièvres s'engouf.
ment, une hotellerie voisine de la gare nous offrit, ce fraient dans ces larges màclioires, d'un mouvement
jour-là, la réalisation de la célèbre image de Breughel continu qui ne semblait 'pas les épuiser. Et nous en
les Gras, sous la figure enluminée et réjouie d'une emportâmes, dans notre promenade à Il'avers la ville~
douzaine de beaux mangeurs, hommes et femmes, de- une idée de grosse vie passée à boire et à manger qu~
meurèrent attablés quatre heures d'horloge. Encore confirma un coup d'eeil jeté en passant dans des in-
quittâmes-nous la salle de festin bien aval1t que les térieurs où le mème spectacle d'une table bien garr
382 LE TOUR DU MONDE.
nie nous était offert. Il est vrai que s'aperçoit près d'un autel hérissé
c'était jour dominical, et que, à part de flammes pourpre et or, au-dessus
le cabaret, Tirlemont ne présente desquelles un Christ rosé prend
guère d'occasion de plaisir. Il y a son vol. A l'heure des offices, une
bien un théâtre, mais dont les procession de femmes pâles et blon-
portes s'ouvrent à intervalles irré- des, aux yeux rèveurs, traine le long
guliers, lors du passage d'une troupe de ces pieuses images, et des sou-
de comédiens. On comprend donc pin; de ferveur se mêlent au mur-
le bonheur de s'enfermer chez soi, mure des prières. Les adorations,
dans l'intimité d'une chambre em- dans le pays flamand, vont de pré-
plie des fumets de la cuisinc. férence aux expressives effigies ma-
Ville proprette et endormie, térielles la religion ici s'enveloppe
d'ailleurs comme la plupart des de réalités tangibles qui semblent t
villes flamandes, avec des rues ac- provoquer la masse à les palper.
cidentées, une place assise sur une Toute cette fertilité d'imagina-
bosse, des rangées de vieillcs mai- tion n'aboutit pas, il est vrai, à
sons à pignons en gradins, et, ressuscitcr la poésie mysficlac dcs
quand on s'écarte un peu du cen- églises qui, comme celle de Saint-
tre, des échappées de verdure, un Léonard, à Léau, ont gardé leur or-
empiètement de la campagne sur nementation primitive. L'imprcs-
lenoyau urbain. Une énorme église sion est forte de rencontrer, dans ce
domine les toits étagés sur lcs petit village perdu au milieu des
pentes de la butte c'est Saint- campagnes, un musée littérale-
Germain, tour et piliers des nefs ment peuplé de reliques archéolo-
romans, les fenêtres et le choeur giques. L'église de Léau n'est pas
en gothique primaire. Aillcurs, de- autre chose. De loin s'annonce la
vant l'Hôtel de villc, l'église de tour, avec ses fenètres lancéolées à
Notre-Dame du Lac, iiiaulievée, lancettes accouplées, surmontées
dresse une ])elle tour reposant sur d'un trèfle; on passe dans des rues
quatre piliûr,; ~lni primitivement étroites, bordées de maisons rus-
formaient le centre de l'édifice. Et tiques, et tout à coup la voie s'élar-
toujours une profusion J'ornements git on a devant les yeux une su-
ruisselant le long des murs et dans perbe église du treizième siède,
le fond des chapelles; on n'en fini- dont quelques parties, notamment
rait pas s'il fallait détaillcr les ri- la galerie ouverte en arceaux tri-
chesses de toutes ces églises. La lobés autour du chœur, se ratta-
piété publique y a prodigué par- chent à la période de transition.
tout la dorme, le tablcau peint, la Dès le seuil, une émotion vous
décoration en couleur, les sculp- prend dans la première chapelle
turcs pittoresques, et naturellement de gauche, un retable à volels laisse
beaucoup de mauvais goût se mèle voir les merveilleuses complica-
aux délicatesses de l'art pur. A tions d'une suite de scènes emprun-
Saint- Germain, par exemple, un tées à la vie du Christ; ct la pre-
Christ repose dans une espèce de mière chapelle de droite vous en
loge grillée, sous des draps fes- montre une autre plus admirablc
tonnés de dentelle et recouverts encore, vrai fouillis de personnages
d'un velours rouge broché d'ar- et de rinceaux. Du haut en bas unC'
gent non loin, un vaste panneau dentelle de bois se prolonge, en-
en bois sculpté représente un trelacée de feuillages et de figures.
paysage d'arbres et de construc- avec des dais, des lancettes, une
tions, d'où se projettent trois croix, ramification prodigieuse de motifs
avec deux gros anges en sculptés à la partie supérieure, la
ronde bosse, l'un faisant un geste Vierge tenant l'enfant sur ses ge-
de désespoir, l'autre, placide, le nous; sur les panneaux, la Visita-
bras passé dans une échellc. Jaste tion et :'vlarthe embrassant Marie;
en face, un autre Christ pend au le long des moutant~ qui séparent
mur, vêtu d'une longue robe rose Tabernacle de Léau (voy. p. 384).
les compartiments, des silhouettes
fanée, brodée d'argent; et le tout Deàsin de Goulzwiller, d'après une photographie. et des groupes d'anges, et partout
LA BELGIQUE. 3as

des dames en atours, des chevaliers armés de ra- obit daté 1604, un haut relief coloré et doré d'une
n'êtes
pi~ros, des prèties aux longues dalmatiques, tout un perfection non moins miraculeuse. Mais vous
coin du Nouveau Testament rendu iLtravers les cos- pas au bout de vos surprises la deuxième chapelle à
tumes et les attitudes de l'époque. A peine avez-vous droite vous arrète devant un saint Hubért mitré et
détourné les regards, vous apercevez, au-dessus d'un la crosse en main, ayant à ses pieds le cerf mini-

Église Saint-Léonard, à Léan. Dessin de Flul,ert Cterget, d'après une photographie.

cl1leux, dans une niche qui surmonte une peinture panneau central représente le Ghrist et les saintes
représentant le saint en costume de chasse mi-parti Femmes, un saint Gcôrges terrassant le démon se
rôuge et jaune, joignant les mains et tourné vers la voit sous un dais en chcne sculpté. Toujours sur le
bête sur les cornes de laquelle pose un Christ dans un mème rang, le saint patron de l'église, crosse d'ar-
nimbe. gent à la main, de gros cabochons à la poitrine et aux
Un peu plus loin, par-dessus un triptyque dont le genoux, oéc~pe le milieu, d'une niche surmontée d'une
384 LE TOUR DU -IONDE.
halLiSlrade denlelée de petits édiculcs, comme d'un A l'angle du chueur et dit tramept se dresse, haut.
juhé en miniature; de chaque côté de la niche se dé- de seize mètres, ce merveilleux tabernade, formé de
veloppent des compartiments emplis de personnages neuf étages décorés chacun de groupes et de has-re-
dorés et surmontés, comme la niche, d'uni) profusion de liefs. Rien ne peut dire la délicatesse de ce chef-d'œu~
motifs décoratifs. vre de Corneille do
La même ahon- Yriendt il scrnhlc
dfLncCde richesses jaillir du sol, conr-
se remarclue dans me une flèche, sans
les bas côtés de paraitre alourdi du
gauche. Vous pas- peuple de petits
sez successivement personnages qui
devant un retable s'enroule à l'en-
où Irais figmes tour, et, 8i haut
peintes et dorées qu'il monte, c'est
occupent des ni- la même finesse de
elles à fond d'ar- profil, les mèmes
chitecture, feston- élégances de li-
nées sur toutleur la ml'117C
gnes,
pourtour, devant profusion d'orne-
nn autre retable menls.
couronnéd'unéton- Quand, les yeux
nant petit balda- éblouis, on quitte
cluin dentelé sous enfin l'église et
lequel s'aperçoit la qu'on dirige ses
Vierge, puis encore pas vers la place,
devant des tripty- on a devant soi
dues dont le moins l'Hôtel de ville, un
curieux n'est pas bijou d'architec-
celui qui représente (tire renaissance,
le démon sous la d'une coupe char-
farme d'une espèce mante et svelte,
d'hydre se débat- avec ses deux rangs
tant au milieu des de fenëtres allon-
eaux bouillonnan- gées, son perron
tes d'un fleuve. Il bordé de rampes
faudrait citer aussi en pierre et garni
les magnifiques di- de lions, ses trois
nanderies dont l'é- niches taillées dans
glise est pleine, le la façade et occu-
grand candélabre à pées par des figu-
sept branches, la res, son grand toit
centrale torsée et enfin découpé en
finissant en croix, escaliers et flanqué
chacune des autres de tourillons.
branches terminée Hôtel de ville de Léau. Dessin de Barclay, d'après une photograpLie. Nous rencontre-
par une balustrade rons souvent dans
découpée et tréflée, d'une hauteur totale de douze pieds, la suite de cette relation des édifices plus somptueux;
le lutrin supporté par des lions et des chiens alternés, nous en verrons peu qui aient au mème degré la jus-
la balustrade à figures qui entoure le tabernacle, une tesse de la proportion et l'harmonie de l'ensemble.
infinité d'autres raretés dont le détail encombrerait
ces pages. Elles pâlissent d'ailleurs devant la magni- Camille LEMO¡.¡NIE£{,
ficence du monument dont je viens d'écrire le nom. (L.a ,ttüe ~c ttttt' ~tttW t' lit't·rtixmt.)
DU i\f00!DE. 385
LI'J TOUR

Village mitigrélicii. Uessin de Taylor, J'après une photographie.

UN TOUR EN lVI l N GRÉ ,L lE,

PAR MADAME CARLA SERENA'.

1876-1878. TEXTE ET DESSINSINÉDITS.

l
et
et son Deux sanctuaires rivaux. Comment saint André passa par le Caucase
~\lon arrivée en Mingrélie. Novo-Senaki origine.
A de ruines. Nouvelles étapes en avant. Les rivières Abacha et Tekliotir; un pont mingrélien.
ce qu'il en advint. propos
Nakalakevi et sa source thermale. La tour de Dadian et la chapelle des Quarante-Saints.

l'aide d'une
En quittant Koutaïs, je laissai les lméréthiens tout boue étaient d'une telle épaisseur que
une très
à leur dévotion. Par une dernière prévenance courtoise, monture me fut fort utile. Lui et sa femme,
IVIingrélienne, me firent l'accueil le plus amical
le gouverneur me fit escorter jusqu'à Novo-Senaki, jolie
station située sur la ligne de Tiflis à Poti. Il avait et se constituèrent mes cicerones.
mon arrivée au chef du dis-
préalablement annoncé le Caucase,
de Nulle contrée n'offreplus de variété que
trict, qui vint à ma rencontre, suivi d'un cortège ses
m'amenant un bon tant par la nature de son sol que par les types de
porteurs de lanternes, et de plus leurs idiomes et lours caractères. Il suffitt
cheval, car, bien que la maison de cet officier russe, habitants,
sise entre deux
où j'allais loger, fùt en face de la gare, la neige et la de franchir une rivière, une montagne
en présence d'une population
districts, pour se trouver n'est pas
nouvelle et entendre un langage nouveau. Ce
,1.Suite. Voy.t. XL,p. 289. 25
XLI. tQ67e LIV.
386 LE TOUR DU MONDE.

qu'entre l'Iméréthie et la Mingrélie il existe, à vrai Au nom de Gabounia, l'artiste improvisé dont je
dire, des dissemblances aussi tranchées que celles qui viens de parler, se rattache une autre légende qui
distinguent certaines provinces caucasiennes égale- trouve grande créance dans le pays. Quand saint
ment limitrophes l'une de l'autre; mais la différence André vint au Caucase pour y prècher le christianisme,
est cependant sensihle, et le Miiiorélien l'emporte en il s'arrêta en l~Iingrélie, au village de Bandza, et passa
beauté classique sur le peuple qui l'avoisiue. une nuit dans la maison d'un Gabounia. Le lendemain,
Novo-Senaki, siège administratif du district, rem- à son réveil, l'apôtre s'aperçut qu'on lui avait volé une
place au bord de la voie ferrée la petite ville de Staro- partie de ses vètements. Peu satisfait de ce larcin, saint
Senaki (viea~xSerzol~i), qui s'élevait précédemment à André, en quittant le village, déclara que dorénavant
sept verstes de là. Exposée à de fréquentes inondations, il n'aurait plus pour habitants que des voleurs. Et,
cause permanente de ruine pour ses habitants, cette de fait, la klehl~toioanie, de tout temps fort en vogue
dernière ville a dù être abandonnée. On attribue ces chez les Mingréliens, a surtout prospéré, de père en
fléaux, dont le dernier, en mai 1869, fut terrible, à fils, dans la famille des Gabounia, réputés les plus
l'imprudence des déboisements excessifs. fameux ravisseurs de chevaux de la contrée. C'était
Fondée en 1876, Novo-Senaki n'est qu'une ville en là, du reste, un genre de vol estimé à l'égal d'un
miniature. Pour le moment, elle ne compte pas plus exploit, et un 1\Iingrélien ne pouvait se présenter dé-
de trois cents âmes. Environnée de vastes marais, elle cemment à sa fiancée sans avoir au moins à son
a fort à souffrir, de même que Staro-Senaki, en été actif le rapt d'un cheval.
surtout, des miasmes qu'exhale le sol autour d'elle. La Mingrélie s'appelait autrefois, et le peuple COll-
Sa position est d'ailleurs pittoresque et riante. Le tinue de l'appeler, Oclich~ par corruption du mot
bazar est le centre de la vie locale, le rendez-vous des Otich.i/, qui signifie, dans la langue locale, donaai~ie
flâneurs et des désoeuvrés, en même temps que le champp d'O(ia.. Olia, nom de baptême très commun dans le
d'études où l'étranger peut venir observer à l'aise les pays, dérive, dit-on, d'Eotia (Eétès), nom du fameux
mceurs des habitants du Caucase. roi de Colchide père de la magicienne Médée 1. D'a-
Ce coin de l'Asie est riche en légendes. près les indications des auteurs anciens, notamment
Il existe en Géorgie un assez grand nombre de tem- de Strabon, on prétend pouvoir détermiiier l'empla-
ples très anciens, enfouis dans de sombres gorges ou cement de la ville d'Ea., capitale de ce prince.
juchés au sommet des monts. C'est ainsi que, d'a- A quinze verstes de Senaki, par une chaussée ou-
près une tradition, deux chapelles furent bâties au verte depuis une couple d'années, coule la rivière
cinquième siècle près de Senaki, l'une au haut de la Teklaottr 2; là, sur une haute intumescence rocheuse
montagne, l'autre au bord de la rivière Torato, qui qui domine le cours d'eau, s'aperçoivent des vestiges
donnait autrefois son nom au territoire voisin de la d'antiques édifices. Ce seraient ceux de l'ancienne cité.
bourgade, lequel est appelé actuellement Teclati. On y a exhumé des monnaies d'or et d'argent présen-
Une fatalité semblait s'attacher à ces deux chapelles, tant d'un côté la tète d'un bélier, et, de l'autre, celle
tour à tour détruites et réédifiées dès que celle du d'un homme où l'on a cru voir l'effigie de Jason. Sans
bord de l'eau était restaurée, le sanctuaire d'en haut discuter ce problème de numismatique, je dirai que,
était dévoré par un incendie. La voix du peuple finit selon toute vraisemblance, les reliefs d'architecture
par déclarer que la sainte Vierge voulait que les fidèles découverts à. cette place proviennent de la ville laze
n'allassent prier qu'au temple qui lui était dédié. Lors- d'Archéopolis, qui fut hàtie sur les ruines d'Ea.
que Novo-Senaki se forma, les restes de l'ancienne L'endroit se nomme aujourd'hui Nakalakevi, mot
chapelle d'en bas se trouvèrent constituer le centre de géorgien qui veut dire ex-tillç. Les restes de l'acro-
la ville nouvelle. A l'instigation d'un habitant de l'en- pole de l'antique cité sont situés sur une colline de
droit, on entreprit de relever l'église de ses ruines. mille pieds environ d'altitude; ils consistent en deux
Cette oeuvre de restauration fut un grand événement murs d'enceinte formant une chaussée de près de deux
pour le petit pays; chacun voulut donner son obole, verstes de développement; de chaque côté, dans les
ou coopérer matériellement au travail. Sans être posi- murailles, se voient nettement des enfoncements carrés
tivement dévote, la population de ces contrées a du et profonds, tels que ceux où s'encastrent encore de
respect pour la religion, et le culte lui plait. Labâtisse nos jours les échoppes des bazars; l' endroi était t très
achevée; le prêtre qui desservait le sanctuaire d'en probablement une artère marchande. Quant aux autres
haut offrit d'officier gratuitement dans la chapelle ruines assez nombreuses qu'offre l'intérieur de la ville
neuve; de plus, un jeune Mingrélien, du nom de Ga-
bounia, qui n'avait de sa vie tenu crayon ni pinceau, J. Dansla Géographiede Wakhonght,il est dit que la Ningré-
et Otlicil,la premièredésignationvenantdu
lie s'appellei9léc,grcL
y fit les peintures de l'iconostase. Tout ce zèle, hélas roi de Géol'g.eEgros, fondaleurde la ville d'E~ri; la seconde de
ne semblait qu'un défi à la sainte Vierge, la nouvelle ce que, quand les peuples de cettecontréesc soumirentaux Grecs,
église étant dédiée à saint Georges. Or, le temple d'en ils <lirent Jusqu'à cc jour le paysétait à nous, » phrase où se
bas une fois achevé, celui d'en haut brùla aussitôt. trouve,en géorgien,le mot Ü~liclt.
2. Ainsi nomméede la violenceprécipituellsede ses eaux,qui
Cette coïncidence a fait, on le pense bien, refleurir brisentet emportenttout sur leur passage tekha, dans la langue
de plus belle la vieille tradition. du pays, signifiebriser
Mingréliens. Dessin de A. Sirouy, d'après des photographies de M. Ermakoff.
388 LE TOUR DU MONDE.

tielitulle, ce sont, semble-t-il, des restes de maisons encore les rejetons de l'ancienne famille régnante,
et d'églises. Au point central de la colline se dresse abonde en superbes troupeaux debrebis; les paysans
une porte spacieuse, la seule qui donne entrée dans du lieu ont coutume de plonger dans les eaux de leur
la ville. Les pierres de taille dont elle est construite fleuve la peau toute laineuse de leurs bètcs; après un
sont tellement (Iii~oii se demande comment, certain temps, quand ces toisons sont bien séchées,
sans l'aide de mad1ines, on a pu transporter ces blocs on les secoue pour en faire tomber les parcelles d'or
gigantesques. La cité était fortifiée d'un côté de l'au- que l'immersion y a attachées. Exposées au soleil, ces
tre elle avait pour rempart les rochers de place en peaux brutes ont des'reflets d'or resplendissants. :é-
place, à des intervalles inégaux, on aperçoit encore,, tait-ce pas aussi un usage des temps qu'on nomme fa-
scellés dans le roc, des anneaux de fer analogues à ceux bulcu~ ?
où s'amarrent à quai les navires. En faut-il conclure Le fleuve Ingour sert de frontière entre le district
qu'il y eut un tcmhs où la mcr Noire s'avançait jus- de Zougdidi et celui de l'Abkhasie, dont les derniers
que-là, ou que jadis le princes régnants furent
Telchour avait assez de les Scherwachidzé. Les
profondeur pour permet- routes qui se construi-
tre aux bateaux de le re- sent dans l'intérieur du
monter jusqu'à Archéo- pays sontunbienfaitines-
polis ou Ea? Un tunnel timable pour les habi-
creusé dans le rocher qui tants. Il y a une couple
surplombe le fleuve ser- d'annécs, pour aller de
vait autrefois de passage Kovo-Senaki à Nakala-
secret et aussi de canal kevi, il fallait traverser
pour amener les eaux d'a- des marécages imprati-
limentation, lorsqué la cables aux voitures, et où
ville était assiégée. les chevaux même avaient
La montagne très boi- peine à passer. Aujour-
sée et très giboyeuse qui d'hui ce trajet de quinze
domine ces ruines s'ap- verstes se fait par une
pelle le mont Ounagina. chaussée qui se prolonge
Un excellent déjeuner. encore au delà.
arrosé de champagne, mc Cette route franchit
fut offert au pied de ces deux rivières, l'Abacha t
ruines vénérables aux et le Tekhour. La pre-
visions philosophiques mière, peu profonde, se
du passé se mariait ainsi traverse aisément à gué,
agréablement la jouis- en voiture ou à cheval,
sance légitime du mo- même dans la saison des
nient pr~sent. grosses eaux; la seconde,
Tant en Iméréthie au contraire, est infran-
qu'en Mingrélie on trouve chissable à certaines épo-
des traces du passage des qucs, et surtout lorsqu'il
Grecs et des vestigcs de pleut, phénomène fré-
leurs colonies; récem- quent dans ce climat. Il
Dessin de A. Sirouy, d~après une photoâraphix
ment encore, prèsdeIiou- Pa~'san minmrélien. en résulte que naguère
de ~i. Ermakoff.

taïs, les ouvriers travail- encore, des centaines de


lant à l'établissement du chemin de fer ont mis à jour de la plaine et les habitants des montagnes
paysans
des pièces de monnaie helléniques très anciennes. Il voisines se voyaient arrêtés des semaines sur
pendant
n'est guère d'habitants de la contrée qui ne soient une rive ou sur sans Il en était
l'autre, pouvoir passer.
familiarisés avec les traditions de la Toison d'or, avec ainsi au mois d'août, c'est-à-dire à l'é-
principalement
l'histoire de Jason, de Médée, d'Eotia. des foires, coïncide avec celle des pluies,
poque qui
De nos jours encore, la Colchide, riche en fleuves et
en rivières charriant du sable aurifère, possède des 1. 1.'Abaclia, affiuent tt(i Ilion, s'appelait jadis 17iticivei~, de la
mout du pain, à
trésors pareils à celui de la fameuse légende. S'ils ne montagne oit elle prend sa source (Tleaciueric,
cause de sa rOl'lne); sa nouvelle dénomination lui vient de ce que,
sont plus gardés par d'horribles dragons et des tau- lors de la guerre du roi de G,"orgie Mourvangrou contre les Aba-
reaux à la gueule enflammée, les gens du pays n'y ches, quatre-vingt mille tommes de celle penplade se noyèrent
tiennent pas moins qu'Eétès jadis tenait au sien. C'est dans ses onclès. Dlourvan=rou lui-mêmc, en revenant d'Anacoplie,
armée dans un cours d'eau
perdit soixante mille chevaux de son
ainsi que le village de Djwari, situé au bord du fleuve tributaire de 1'£~baclia, le T:,khénis Tsl:a(, ou fleuve du Clieva
Ingour, dans le district de Zougdidi, là où résident (ancien Hippus).
UN TOUR EN 11~IINGRÉLIE. 389

alors que les communications sont le plus actives entre encore une localité pleine de ressources: Au delà de
les riverains opposés du Tekhour, les uns venant ven- la montagne se trouve, sur la rive du Tekhour, un
dre les produits de leur travail, les autres faire leurs rocher d'où jaillit d'une excavation naturelle un cou-
provisions pour l'hiver. Heureusement, le chef actuel rant thermal d'eau sulfureuse, efficace, dit-on, contre
du district a eu l'idée de faire construire un pont sur un grand nombre de maladies. On la boit et on s'y
lé fleuve, entre deux rochers, au pied du mont Ouna- baigne. L'excavation sert de piscine, et, l'été, les fa-
gina (cent cinquante-rfuatre pieds de longueur) on milles des environs viennent passer en ce lien, où
l'établissait, lors de mon sans nulle aide d'in- l'air est salubre, la saison des fièvres.
génieurs ni de machines, comme tout se fait dans ces David Dadian, le dernier prince régnant de Min-
contrées, où l'homme est l'instrument quasi unique de grélie, eut l'idée d'ériuei- cn une station de bains
travail. cette source thermale. A cet elfet, il ordonna d'élever
Nakalakevi n'est pas seulement bien situé, c'est une tour où l'on devait amener l'eau, car, lorsque le

Ruim s de Dessin de P. Sellier, d'après Dubois de Montpeyreux,

Tekhour grossit, il couvre l'excavation d'où sort l'onde droits privés, devait diRpal'aître. Un beau jour donc,
sulfureuse. D'après les lois édictées par le czar ils y lancèrent un boulet de canon enveloppé d'une
Wachtang, le monarque législateur de la Géorgie, bou~·ka (manteau de laine du pays), afin d'obstruer
toutes les rivières du pays appartenaient au souverain le cours de l'eau, qui, effectivement, reprit sa direction
régnant; mais le sol en bordure était un terrain primitive, celle qu'elle a encore aujourd'hui.
public, que chacun pouvait acheter à sa guise. Qu'ar- Yu des rochers le nouveau pont du Tekhour rap-
riva-t-il ? C'est que les riverains du Tekhour protes- pelle un souvenir sanglant. Quarante moines, qui
tèrent contre l'érection de la tour, laquelle ne fut pas s'étaient battus pour la foi chrétienne contre les enva-
achevée, le prince Dadian étant venu à mourir. hisseurs musulmans, furent pris, décapités et jetés
La chose ne finit pas là profitant d'une absence dans le fleuve. Les quarante têtes des martyrs furent
de la régente, les propriétaires de la marge fluviale, inhumées non loin de là, e't l'on éleva en mémoire
d'accord cette fois entre eux, au détriment de l'intérêt de cet événement une église à laquelle attient une
public, décidèrent que cette tour, attentatoire à leurs chapelle, dite des ~ua~·a:~zte-Sai~tls, où l'on voit une
390 LE TOUR DU MONDE.

pierre sépulcrale surmontée de reliefs convexes en Un autre coin curieux de la Mingrélie est une ré-
forme de crânes. Chaque année, le 9 mars, on célèbre gion demeurée également à l'état sauvage, et dont
l'anniversaire de la mort de ces moines. une portion, hier encore, formait une sorte de répu-
A Novo-Senaki, l'Europe et la civilisation ne sont bliduc autonome remontant aux temps les plus re-
représentées que par quelques familles, petit cercle culés on l'appelle la Souanéthie.
uni et charmant. Leurs maisons, situées sur la grande Elle se divisait en trois parties 1° la Souanéthie
route, ouvrent leurs portes hospitalières à tout voya- des Dadians, appartenant aux princes de Mingrélie;
geur qui vient y frapper, et aussitôt, en l'honneur du 2° la Souanéthie de Dadiskalian, dont le dernier prince
passant, on organise des parties de plaisir qui rehaus- de ce nom, celui qui régnait à l'époque ( 1867) où la
sent encore les attl'ai ts du site. Nakalakevi surtout Mingrélie fut annexée à l'empire russe, ftit fusillé à
tient le sceptre pour les pique-niques. Koutaïs pour avoir assassiné le prince Gagarine, gou-
verneur de cette ville; 3" la Souanéthie libre, qui
II compte à peu près cinq mille habitants. Cette der-
nière était régie par un Conseil formé des anciens du
La civilisationmoderneen Mingrdie. Un typede villageprimi-
tif. LavieilleSouanéthieet ses annales; typeset maeurs. pays s'agissait-il de décider de quelque affaire, toute
La familleroyaledes Dadianset l'antiqueéglisede Martwily.- la population se réunissait en une assemblée plénière,
Descriptiondusanctuaire. Lalégend" de l'emmurévolontaire. où chacun avait le droit de parler.
Floreet sites miti2i-éliens. « KalGhida! »
Tandis que, dans la Souanéthie russe, le culte
Une petite chapelle située près du pont de fer, par orthodoxe s'était implanté, la partie du pays où l'in-
lequel le railway fl'anchit le Tekhour, a été érigée en dépendance avait persisté était restée ce qu'elle est
commémoration dit qttcttre jour où la vie de Sa encore, c'est-à-dire idolàtre. Les guerres que les ha-
Majesté l'empereur Alexandre U fut sauvée par Iio- bitants s'y font entre eux ont pour cause principale
missarof. C'est un régiment russe, alors en garnison le rapt des filles s'il n'est payé comme indemnité
à Koutaïs, qui a fait les frais de ce petit temple. une certaine somme à la famille lésée, celle-ci se dé-
Quoique une partie de la Mingrélie soit déjà acces- ~clare l'ennemie de celle du ravisseur, et il en résulte
sible à la civilisation et que les lois russes y soient communément une ve~acle(tcchéréditaire.
en vigueur, il est néanmoins tel district de montagne C'était, naguère encore, le Conseil des anciens qui
où le progrès n'a encore nullement pénétré. Prenons rendait la justice. En 1871, des malfaiteurs des autres
par exemple une localité qu'on nomme Napitchkaou. districts souanèthes s'étant réfugiés sur le territoire
Là, les indigènes n'ont pas cessé de vivre dans les de la petite république, l'autorité russe les réclama,
conditions les plus primitives; le linge leur est com- et le Conseil dut les livrer. Peu de temps après, eut
plètement inconnu; pour costume, ils n'ont qu'une lieu une expédition militaire, à la suite de laquelle le
sorte de pardessus, auquel s'ajoutent un pantalon et petit h;tat libre se vit dépouillé de son indépendance.
un bonnet pointu en peau de mouton dont la laine se Une révolte qui éclata dans le pays en 1875 a fait
porte en dedans. De monnaie circulante, on en voit disparaitre ses derniers restes d'autonomie.
rarement dans ce village, qui appartient au district La position de la Sotianétlile entre des montagnes
de Senaki et de Zougdidi; le trafic local se fait par escarpées et de nombreuses rivières que grossissent
échange; on troque du maïs contre du blé, du ~orü~iai les neiges en rend l'abord impossible pendant la plus
(sorte de millet fin qui remplace le pain) contre tel grande par tie de l'année. Pour remédier à cet inconvé-
ou tel autre produit du terroir. Les habitants ne nient, on s'occupe en ce moment de construire une
quittent guère leurs monts et n'ont que peu de rap- chaussée allant de Zougdidi à Betcho par les hauts
ports avec leurs voisins de la plaine. défilés que borde l'Ingour.
Ils s'occupent d'agriculture, de l'élève ries moutons, Malgré tout, ce n'est pas demain que cette peu-
et fabriquent un miel excellent, qu'ils échangent contre plade dépouillera son antique sauvagerie'. Les Soua-
les produits de la vallée. Mais un étranger est pour nèthes, -je parle ici de la province prise en général
eux un objet d'étonnement. La vue d'une montre les et non plus de la république libre, usent d'un pa-
fait fuir; ils croient qu'un esprit est caché dedans. lois qui n'a point de langue écrite. Leurs habitations
Pour demeures, ils n'ont que d'humbles huttes en sont autant de petites forteresses, des tours qui s'élè-
clayonnage, sans fenêtres pour laplupart, et n'offrant à vent à proximité les unes des autres, et d'où l'indigène
l'air et à la lumière que deux ouvertures ménagées en repousse les attaques de l'ennemi. Lors de la dernière
guise de portes, en face l'une de l'autre. Le sol hu- révolte, plusieurs des rebelles, enfermés dans ces tours,
mide forme le parquet. Contre la cloison, quelques lapidaient à l'aise les soldats russes; on ne put les débus-
planches servent à la fois de lit, de table et de siège. quer de là qu'en faisant sauter à l'aide de mines leurs
Hommes, femmes, enfants, animaux, tout vit en com- petites citadelles. Leur chef portait le titre de Gélazuan.
mun, jour et nuit, été et hiver, dans ces repaires A tous les points de vue, ces Souanèthes diffèrent
misérables; l'air salubre et pur des montagnes corrige 1. Strabon parle des Souanelhescommed'une peupladere-
sans doute cette mauvaise hygiène, car, autant que nommée pour sa malpropreté, et les appelle mangeurs de
l'avocat, le médecin est inconnu à Napitchkaou. pouxn, épithètequ'ils n'ont pas encorecessé de mériter.
UN TOUR EN 1IINGR~.LIE. 391
fort de leurs voisins les Mingréliens, dont ils n'ont le titre de titre qui viendrait de ce que le
ni la beauté de type, ni la distinction innée. Ils tirent, premier qui régit la province, de son nom il s'ap-
paraît-il, leun nom d'un roi géorgien appelé Cc~ott> pelait Egri~si, était revêtu de la dignité d'échanson
~zztx~,qui vint s'établir dans la contrée pour en con- (en géorgien Daclia7a). Suivant d'autres, le mot Da-
tenir la population insurgée contre le gouverneur clictaadériverait du village de Dcid, près duquel coule
local (Djozrrthoz~ccrlz). Depuis lors le mot est demeuré une rivière homonyme, tributaire de l'Ingour. Tou-
dans la langue du pays, altéré en celui de Scctucozé. jours est-il que, depuis l'an 1300, il y eu des princes
Mais revenons à l'histoire de la Géorgie. Après la de ce nom en Mingrélie.
dislocation du royaume, chaque province eut son Quant au pays même, pendant cette période, son his-
gouverneur à part. Au bout de quelque temps, ces toire, comme celle de tant d'autres contrées, se résume
chefs régionaux se déclarèrent indépendants de leurs dans une lutte c,onslante contre de puissants ennemis,
souverains, et se rendirent maîtres chacun des dis- qui l'attaquent et font d'elle leur vassale. En 1769, en-
tricts placés sous sa juridiction. Plus puissants que vahi par les Turcs, il appelle la Russie à son aide; cinq
des rois, les héritiers de ces vaS3aux émancipés con- ans après ( 17741,un traité conclu entre le sultan et lc
tinuèrent à régner en vrais monarques, et introdui- czar proclame l'indépendance de la lVIingrélie, et l'af-
sirent dans leurs domaines le régime de la féodalité. franchit du tribut d'esclaves qu'elle payait à la Porte.
Ceux dont la Mingrélie relevait portaient, je l'ai dit, En lS0l¡" la contrée reconnaît la suzeraineté de la

Vue prise dans la Souanéthie des Dadians. Dessin de P. Sellier, d'après M. Bernoville (la Souanéthie liW c').

Russie, qui lui garantit sa protection en cas d'agres- sans inscription c'est la tombe que la régente, der-
sion extérieure; en 1857, enfin, elle est annexée à nière princesse régnante, s'est choisie. Celle-civit en-
l'empire russe. De toutes les principautés issues des core à Zougdidi, résidence des anciens chefs du pays.
débris de la Géorgie, c'était celle qui avait conservé L'emplacement de cette église'de Martwily paraît
son indépendance le plus longtemps. Son dernier avoir été, de longue date, un lieu d'adoration con-
prince régnant avait été David Dadian, après la mort sacré. On prétend que sur la hauteur où est assis le
duquel (1853) la régente Catherine, sa veuve, gou- monastère existe un chêne au pied duquel le grand
verna le pays quatre années encore, sous le protec- prêtre des idolâtres, le Tclzo~zdidelli ou o/·ei~.r de sa-
torat de la Russie. crifices, comme oh l'appelait dans l'idiome local,
On sait que, lors de la' guerre contre la Turquie, accomplissait ses rites païens. Aujourd'hui encore, en
cette princesse commanda un bataillon à côté des Mingrélie, le chef de l'église locale, l'évêque, porte
généraux russes. Le monument érigé par elle à la ce nom de TrJzoozdidelli.
mémoire de David Dadian. son époux se trouve. dans La première chapelle chrétienne érigée en ce lieu
l'antique cathédrale de Martwily, près du village de date du temps de l'empereur Constantin, qui envoya
Naogalewi, à trente-cinq verstes de Novo-Scnaki. C'est un architecte en Mingrélie; les portraits de Constantin
un splendide mausolée en marbre de Carrare, ayant et de l'impératrice Hélène, peints à fresque sur une
la forme d'un dais soutenu par quatre colonnes. Au
pied du monument funéraire est une pierre sépulcrale 1. nlorel,éditeur(18i5).
392 LE TOUR DU MONDE.

des parois du sanctuaire, et une légende grecque com- Gouriel, morte en 1871. L'église actuelle, fondée,
mémorative, rappellent cet événement.t. dit-on, par Georges, huitième roi des Abkhases, est
Ce même temple fut le lieu de sépulture des princes en forme de croix, avec voûtes et niches latérales. Les
de Mingrélie sur leurs tombeaux, les épitaphes en murs ont été fréquemment restaurés; quelques pans
géorgien sont pour la plupart effacées par le temps. toutefois n'ont point reçu de retouches tel est celui
Le plus récent est celui de la princesse Thérèse Da- qui est au-dessus de la porte d'entrée, à gauche de
dian, parente du dernier souverain, et fille du prince l'iconostase, et qui présente les figures des premiers

Souanéthes (voy. p. 39o). Dessin de Pranishnikoff, d'après une photographie de 1%1.Ermakotp.

Dadians, Otia Tekikoany et sa femme, dont les tombes cipale, est une galerie qui conduit au trésor. Une
sont au pied de ces images. Le temple du reste est petite porte, qu'on murait autrefois à l'approche de
riche en reliques, croix antiques et vieux Évangiles. l'ennemi, donne accès dans une chambre ressemblant
Un de ces évangiles, orné d'enluminures et d'une assez à un grenier là sont entassés pèle-mèle habits
grande valeur artistique, porte sur la dernière page: sacerdotaux de' prix, ornements d'église, mitres, croit
« Ce livre a été écrit par moi, le moine Eprème, l'ann enrichies de diamants et de pierreries. Comme à
6904 après la création du monde. » Gelathi, l'incurie qui préside à la conservation de ces
En face de l'iconostase, au-dessus de l'entrée prin- objets forme im contraste étrange avec leur valeur;
394 LE TOUR DU MONDE.

çà et là même on constate des vides à certaines places Lacascadede l'Abachaet lesmeunièresmingl'éliennes. Mœurs
féodales. Unproblémed'archéologie. Souvenirsvivantsde
où il y avait des brillants. l'antiquitéhellénique. Unecérémoniefunéraireen ~lingl'élie
Autour de cette cathédrale de 1\Zartwily s'élèvent le jour dés pleurs, l'enterrement.
plusieurs hâtisses fort délabrées: ce sont, entre au- Pour mes tournées dans l'intérieurde la Mingrélie,
tres, l'habitation de l'évêque, la maison mortuaire où force me fut de monter un cheval, l'unique mode de
se réunissaient, lors des enterrements, les princes locomotion praticable par ce dédale de monts à pic,
et leurs vassaux, puis une ancienne chapelle, recon-
entrecoupés de ravins et de torrents.
struite par un moine qui la surmonta d'une tour carrée, Mon coursier n'était point, il est vrai, d'une fougue
où, reclus volontaire, il se mura de ses propres mains
inquiétante; sa maigreur aussi bien que son allure
et vécut vingt années, de 1841 à 1861. La nourriture attestaient le régime exténuant auquel le plus noble
lui était apportée journellement, soit par une échelle des animaux en est, hélas réduit dans ce pays.
placée près de l'unique fenètre éclairant la tour, soit Au début pourtant, ce ne fut pas sans quelque
par un escalier où montaient les fidèles pour recevoir appréhension que je me vis gravissant ces rochcrs
la bénédiction du saint tnonomane. Ce moine géorgien,
abrupts, côtoyant des abîmes. A chaque instant il me
nommé Roman Guilava, est enterré dans la cour de fallait de nouveau payer de résolution, surtout au pas-
l'église, près de la prison de son choix. sage des rustiques passerelles, dont la mobilité était
Autant les gens sont misérables, autant, je le répète,
effrayante. On tresse ensemble quelques sarments,
la contrée est fertile. De Novo-Senaki à Noagalewi on coupe un arbre longitudinalement, et on jette ce
(c'est le nom du village que domine l'église de Mar- simple appareil d'une rive à l'autre. Un garde-main
twily), on ne voit que champs de maïs, que fourrés formé de branchages y constitue seul un point d'ap-
épais où cliènes et noyers se disputent la possession pui ce qui n'empèche pas les indigènes de traverser
du terrain, que mûriers croissant côte à côte avec des en courant ces sortes de balançoires vacillantes et cra-
ceps de vignes qui s'enlacent gracieusement aux quetan tes, du'emportent souvent à la première crue
troncs de la f')rêt, treillissés eux-mêmes de jets de les rivières torrentueuses du pays.
lierre touffus. Ces vignes à demi sauvage et qu'on A ces difficultés de trajet s'ajoute le défaut absolu
laisse grimper à leur fantaisie produisent un fruit de gitcs et de lieux de restauration. C'est au voya-
excellent, qu'elles ne donneraient pas, cultivées à plat
geur. de se munir en partant de tout ce qui lui sera
sur cette terre saturée d'humidité. Aspirant de plus
nécessaire; comme son lit sera fait, il se couchera;
près le soleil, les grains mûrissent vite; ils sont doux comme sera sa soupe, il la mangera. Il s'agit bien ici
de là le parfum très aromatique des vins de 'la région.
de l'élégante mallette en cuir, additionnée d'un né-
Du plateau de Martwily on jouit d'une perspective cessaire de toilette, que l'Européen emporte avec lui
magnifique la contrée tout entière apparaît dans ses dans ses excursions C'est tout un attirail complet de
moindres détails collines, rivières, villages et champs,
ménage qu'il faut au voyageur au Caucase.
c'est comme une tenture aux dessins variés qui se dé-
Voici d'abord, enveloppés dans un ~nafi·a.slz (grand
roule sous les yeux; mais ce qui frappe particulière- sac en tapisserie du pays), une infinité de paquets
ment, ce sont les sillons argentés que tracent, entre divers contenant coussin, couverture en forme de
la verdure des prairies, les cinq grands cours d'eau
chambre à coucher et objets analogues en voici d'au-
du pays, le Rion, le Tzkhénis Tskal, l'Abacha, le
tres, moins volumineux, destinés à garnir les l~otct°-
Tekhour et l'Ingour, avec les rivières vassales qui
~i~zs (sacs de laine), et à pendre de chaque côté de la
s'y jettent et les autres menus courants du pays. monture en manière de housse; là, dans des cavités
Ce qui manque sur cette terre si bien arrosée, ce
secrètes, s'enfouissent les ustensiles intimes de toilette,
sont les ponts. Un jour, raconte une antique t'l'adi-
tous objets introuvables dans ces régions, où il semble
tion, plusieurs cavaliers, se trouvant au bord d'un
cours d'eau, le franchirent à gué. Parvenus sur la rive que l'habitant, à voir avec quelle aisance il se passe
des engins qui nous sont le plus indispensables, pos-
opposée, ils entendirent de l'autre côté une jeune fille
à pied qui réclamait leur aide pour passer. Loin de sède, par grâce, mille vertus d'abstention. Il ne faut
oublier ni la batterie de cuisine, ni le service de ta-
se rendre à sa prière, les cavaliers se moquèrent d'elle.
ble, ni surtout les provisions de bouche.
Alors elle prit des branches d'arbres, les jeta d'un bord
Tout d'abord, lorsque j'entrepris ma tournée éques-
à l'autre, puis traversa intrépidement le cours d'eau.
tre dans la Mingrélie, je fus un peu étonnée de l'im-
Saisis d'admiration, les cavaliers crièrent « Iia.l
Ghida! kal Glci~lcc!Pont de fille pont de fille! » De portante cavalcade dont j'étais suivie et de la quantité
infinie d'objets dont tout ce monde était chargé mais
là ce nom de Fial-Gltidcs qu'a porté depuis lors dans
l'idiome populaire le pays de Colchide. je ne tardai pas à en comprendre la nécessité, lorsque
je vis, aux étapes, les huttes vides où nous devions
giter. Le déballage fait, ces taudis prenaient tout de
Ili suite un aspect différent; grâce à des tapis sur le sol,
Mescourses équestres. à d'autres étalés le long des parois ou transformant
Torrents et passerelles. Trainde
voyage. A Noagalewi. La montagne de Belzébuthet le les bancs de bois de la cabane en tacltlas (divans)
soir de la Saint-Dimitri. ~'ainféroïsme d'unjuge de paix.
garnis d'élégants ozotctal:ltis (coussins-traversins), ces
UN TOUR EN 1~~IINGRT'JLIE. 3955.

agrestes pièces devenaient des chambres à coucher revanche, les pèlerins affluent au couvent d'en face.
confortables. Les accessoires de cuisine complétaient Nombre d'indigènes, craignant que le diable ne les
cet aménagement improvisé. emporte, vont, par prévision, déposer leur obole dans
Quant à la sécurité du voyage, bien qu'il s'agisse le vieux sanctuaire et y faire la dépe,nse d'un cierge.
de la contrée mème où saint André, au temps jadis, Une certaine année, dit-on, le juge de paix du dis-
a lancé son anathème, elle est, on le peut dire, par- trict, désireux d'extirper la superstition, promit une
faite. Aucun des gaillards armés que je rencontrais à somme assez ronde à tous ceux des gens de la loca-
chaque instant ne fit mine d'attenter à ma hourse ni lité qui, Je soir de la Saint-Dimitri, consentiraient à
à ma vie ces honnes gens me saluaient très simple- se rendre avec lui sur la hauteur où se fait le sabbat.
ment à la mode locale, en touchant le baclelil,; enroulé Malgré l'appàt du gain, nul des villageois ne put se-
à leur tète, sans déranger un seul de ses plis et moi, décider à accompagner l'audacieux fonctionnaire, qui,
je ne manquais point de répondre avec déférence à tenant à son dessein, ne s'en mit pas moins en selle,
leur salut, frappée que suivi seulement de son do-
j'étais de l'air distingué mestique, et s'achemina
Je ces paysans à mine vers le lieu maudit.
aristocratique. La rampe d'accès, en-
A quelques verstes de combrée d'un lacis désor-
la rivière Abacha,j'arrivai donné de plantes s'enrou-
au village de Noagalewi. lant aux arbres de la fu-
Au contraire des vil- taie, n'offrait pas, à vrai
lages mingréliens, qui dire, un sentier commo-
s'éparpillent d'ordinaire de. A mi-chemin, les ca-
dans la plaine, Noagalewi valiers virent leurs mon-
forme un groupe compact tures s'arrêter court l'un
d'habitations. Ces demeu- des chevaux s'était cabré,
res, aussi bien que celles l'autre s'était mis à hen-
des simples paysans, at- nir, tous deux donnant
testent par leur dénue- des signes d'épouvante.
ment combien peu les in- Ces étranges manifesta-
digènes ont de besoins. tions de leurs bètes éveil-
Le voisinage de l'ancien lèrent la curiosité du juge
monastère fait du reste et de son acolyte. Ils pré-
toute l'importance de la tèrent l'oreille des sons
localité. Le site est char- larmoyants partaient du
mant. Blottie entre deux fourré. Qu'était-ce à dire?
montagnes, celle qui Allaient-ils réellement
porte la cathédrale, et tomber au milieu d'un
une autre qu'on nomme sabbat de Belzébuth et
Tabakella, la bourgade de ses confrères? Ils se
représente un vrai nid de sentaient déjà ébranlés,
verdure. Pour supersti- le
quand, subitement,
tieux, ses habitants le vacarme d'en haut devint
sont au suprème degré. plus distinct. Aux lamen-
La croyance populaire Paysan à mine aristocratique. Dessin de A. Sirouy, tations succédèrent des
d'après une photographie de nI. 6rmal;oft.
veut que la luxuriante cris, aux cris des hurle-
forèt de châtaigniers, de chènes et autres essences lhents mêlés de plaintes lugubres. Ce fut le der-
superbes, qui couronne le mont Tabakella, soit hantée nier coup pour les chevaux, qui, sans plus s'en-
par une bande de démons. Le soir de la Saint-Dimitri quérir des choses, se mirent à redescendre la pente
notamment (26 octobre, style grec), toute la d'un galop effréné, emportant leurs cavaliers ahuris.
légion
de l'empire des ténèbres se réunit sur l'ordre de Ceux-ci
toutefois, malgré leur peur, n'avaient pas
Belzébuth, dans les profondeurs mystérieuses du tardé à s'expliquer la cause toute naturelle de ce bruit
fourré, pour s'y livrer à un festin accompagné de infernal. Les exécutants du sinistre orchestre n'étaient
chants et d'accords diaboliques. A minuit sonnant; autre que les loups et les chacals qui hurlaient en
on entend distinctement du village éclater l'infernale chœur dans les halliers de la forêt. Mais ce fut en
musique. vain qu'ils essayèrent de rassurer à cet égard les ha-
Aussi cette nuit-là est-elle
pour le petit pays une bitants de Noagalewi ceux-ci ne voulurent point
nuit de panique. Pour rien au monde, nul démordre de leur vieille croyance, et aujourd'hui la
n'oserait,
à cette date fatale, s'aventurer sur la
montagne. En montagne est encore pour eux le domaine de Satan.
396 LE TOUR DU MONDE.
Mes compagnons tentèrent de me faire gravir, à contre une faille de rochers abrupts d'où son onde
moi aussi, la terrible cime malheureusement, l'état précipitueuse tombe en ruisselant dans un bassin en
déplorable de la route et mille autres difficultés de forme de coupe lacustre, où l'on pêche, dit-on, des
terrain m'empèchèrent de mener à bien l'ascension truites sans rivales au Caucase.
force me fut de m'incliner devant une puissance supé- Si limpide est l'eau, dans cette vasque immense,
rieure à la mienne et de respecter, coûte que coûte, qu'on peut y suivre de l'œil, comme dans l'intérieur
l'antre du démon. d'un aquarium, les évolutions et les ébats du peuple
Par un aimable contraste, à proximité du mont in- poisson, lequel, ici, est en telle abondance qu'il se
fernal, se trouve un site tout paradisiaque c'est la laisse volontiers pêcher à la main. L'assise des ro-
cascade de l'Abacha. Rien de plus ravissant que cette chers, hauts d'une centaine de pieds, est ce qu'il y a
chute d'eau. La rivière Abacha sort des montagnes de plus pittoresque une variété infinie de plantes
de Souanéthie et traverse, je l'ai dit, le territoire croit dans les interstices des pierres, que tapisse toute
mingrélien. Arrivée au-dessus de Noagalcwi, elle ren- une flore sauvage d'une richesse et d'une vigueur

merveilleuses. Le buis, entre autres, y pousse des de rocher, apparaissent de petits chalets. On les pren-
frondaisons magnifiques. A certaines époques, parti- drait de loin pour des refuges de naïades et autres
culièrement à la fonte des neiges, les ondes grossies divinités aquatiques; la vérité est que ces maison-
de la rivière submergent tous les grands blocs d'a- nettes si plaisantes d'aspect sont tout simplement
lentour le grondement tonitruant de la cascade s'en- de prosaïques moulins à eau servant à préparer
tend alors à trois verstes de distance, et la vue du cou- de la farine. Malgré cela, quand on y entre, on ne
rant furieux est d'un effet vraiment imposant. perd pas tout à fait l'illusion. On trouve céans de
Le terrain qui borde le lac, acheté par un parti- jolies Mingréliennes, qui ont charge de surveiller la
culier, a subi certaines transformations artistiques mouture, tandis que les hommes travaillent dans les
qui, s'ajoutant à l'ceuvre de la nature, ont fait de cette champs. Sans cesse filant et besognant de mille façons
rive un lieu de délices. On descend par des escaliers à la fois, elles s'occupent soigneusement des détails
jusqu'au bord du bassin, puis, de là, des sentiers du ménage, pour le plus grand bien de la commu-
fleuris vous mènent à des sièges rustiques taillés dans nauté. La plupart rappellent le type grec par les
le roc; çà etlà, en outré, au revers escarpé du redan traits et le galbe de leur visage.
398 LE TOUl{ DU MONDE.

Comme costume, elles affectionnent fort les cou- Ci, sont ces luttes incessantes, jointes aux discordes
leurs voyantes la teinte orange surtout a le don de de :~es habitants, qui ont maintenu cette province si
leur plaire c'est la nuance préférée pour les jupes, riche dans l'état d'atrophie où elle est aujourd'hui.
qu'elles portent longues. En toilette, elles s'envelop- Ce qui frappe ici, c'est le caractère indivis de la
pent la tète d'un voile; en négligé, elles se coiffent propriété. Chaque terrain relève de plusieurs posses-
simplement d'un ficliu de couleur. A l'aspect de ces seurs, et chacun veut part de lien au revenu de là
belles et majestueuses paysannes, cheminant, le fu- des discussions et des procès continuels. L'industrie
seau en main, à travers les humides sentiers qui mè- de la contrée étant nulle, toutes les fortunes grandes
nent aux moulins où les attend la tâche quotidienne, et petites sont consacrées à l'acquisition de domaines
on croirait voir les compagnes de Circé filant l'étoffe fonciers. On se cotise pour l'achat d'un champ de
de lin des sièges qui furent offerts à l'illustre Ulysse maïs, d'une forêt, et, dans ce cas, il arrive parfois
et à ses compagnons lors de leur arrivée en Colchide. que le paysan cul tivateur a son droit sur la glèbe tout
La cascade de l'Abacha est un théâtre de prédilec- comme le rn.thuzua~~et (prince et noble).
tion pour les fètes que donnent, à l'occasion, les auto- Néanmoins, bien que la loi récente d'émancipation
rités de la contrée. Peu de temps avant mon arrivée, édictée par le czar Alexandre II ait placé sur le pied
toute la pelouse avait été transformée en une salle de d'égalité les hommes de toute classe, le système féo-
bal, où, au son des instruments nationaux, et revètus dal a laissé des traces en Mingrélie. Plus d'un, parmi
du costume du pays, les indigènes avaient exécuté les nombreux seigneurs du pays, oublie volontiers les
leurs danses rustiques. maximes du droit, et il n'en résulte que trop souvent
Dans la plaine entre Noagalewi et la cascade, on des démêlés où le plus faible succombe.
montre à l'étranger trois arbres historiques et déjà Sur le plateau, au bas de la montagne, est assis le
géants ce sont des tilleuls, plantés là en 1830 par riant village de Gordi, résidence d'été des anciens
les soldats du czar Nicolas, venus en Mingrélie sur la souverains. Un parc entouré de belles habitations et
demande même du prince Dadiall, qui régnait encore, un château récemment bâti font l'ornement de ce joli
en qualité de vassal de la Russie, et avait besoin de village, d'où la vue s'étend jusqu'à la mer Noire et
l'assistance des troupes de son suzerain contre ses jusqu'aux cimes glacées qui la bordent. Les environs
sujets révoltés. attirent nombre de chasseurs, la montagne de Tourt-
A une verste de la chute, à Boumbouaschidy, on chou, lice cynégétique de réserve de la famille du
rencontre un pont en pierres de taille qui forme un dernier Dadian, foisonnant d'ours peu farouches qui
heureux contraste avec les frèles passerelles usitées s'approchent volontiers à portée de fusil des habita-
dans ce pays. Ce pont date de l'époque où le czar Ni-, tions sises sur la lisière.
colas vint en Mingrélie. Ce fut à cet endroit, sur la De cette partie de la Mingrélie je me rendis à
frontière de la Mingrélie et de l'Iméréthie, que Dadian Zougdidi. La route est belle. A mi-chemin à peu près
conduisit l'empereur et sa suite, après être allé les de ma course. je me vis arrêtée par un courant d'eau,
recevoir au petit port de Redoute-Kalé, sur la mer le Khopi. Une église qui prend. son nom de la rivière
Noire. On aperçoit encore des débris de l'ancien pont, est située non loin de là sur une hauteur. Profitant du
construit par les Romains, du temps de Pompée, sur moment d'attente indispensable, le bac primitif qui
le fleuve Hip~~zcs(ou du cheval), lequel se nomme transporte les voyageurs de l'une à l'autre rive étant
TNklié~tisTskal. A l'occasion de ce voyage du czar, les en mouvement à mon arrivée, je me rendis sur cette
routes de la Mingrélie avaient été remises en état hauteur d'où la vue est aussi ravissante que variée.
par les soins d'ingénieurs russes appelés tout exprès, L'ex-capitale de l'ex-principauté, la petite ville de
et qui établirent, notamment à partir du port de Zougdidi, est peuplée d'un millier d'âmes environ, et
Zougdidi, résidence des souverains locaux, une chans- composée, comme toutes les localités mingréliennes,
sée désignée encore par le nom de « chemin de la d'un semis de maisons éparses qu'entourent des cul-
haute Mingrélie ». tures. Situé!' sur une hauteplaine, elle a pour décor,
A huit verstes du pont de Pompée, remplacé par outre son parc où croissent toutes sortes de plantes
une passerelle en bois, court dans les roches, à une exotiques, un canal bordé d'arbres séculaires qui tra-
altitude de quatre cent cinquante pieds, une route verse et égaye la cité. La résidence princière, brûlée
conduisant au plateau qui se trouve au pied du Tourt- par les Turcs en 1855, est remplacée par deux châ-
chou, grande sommité couverte d'une superbe forêt teaux que l'on construisait lors de mon passage.
de pins et de sapins. A douze verstes de la ville se trouve la vieille for-
Le nouveau pont du Tzkhénis Tskal est jeté sur teresse d'Atangela, à laquelle fait face, sur la rive
un point étroit et rapide du cours d'eau; de chaque droite de l'Inghour', une vaste plaine, qui, grâce à
côté, la montagne limitrophe forme d'immenses mu- und controverse récente, se voit à la veille de fixer
railles de rochers à pic, hautes de sept ou huit mille l'attention des archéologues et des savants. Un sa-
pieds, et couronnées de reliefs assez hien conservés vant naturaliste de Tiflis, M. Baiern, prétend pou-
de forteresses qui ont eu à subir, au cours des siè-
cles, d'innombrables assauts. 1. nomméainsi d'apresun villagevoisin.
UN TOUR EN MINGRËLIE. 399
voir démontrer que c'est sur l'aire de terrain voisine Quelqu'un vient-il à trépasser, on avertit les pa-
de cette forteresse que s'élevait l'antique Troie. Il se rents et amis,et l'on fixe le jour des pleurs (tirili).
peut du moins que, sur l'emplacement indiqué par le Les invitations sont faites par des messagers à che-
savant de Tiflis, il y ait eu jadis une ville d'origine et val, vu l'éloignement où se trouvent les uns des au-
de population helléniques. Les Grecs ont laissé de leur tres les villages habités par les différents nitlecrzuars
passage dans le pays des traces qui semblent survivre, et a~nccotcos (princes et nobles). La distance, jointe
tant dans le type de beauté physique de ceux qui l'ha- aux crues des rivières, est cause que parfois le dé-
bitent, que dans mainte coutume encore en vigueur. funt attend des semaines entières, sans sépulture,.
C'est ainsi que, à l'exemple des Grccs et des Géor- l'arrivée de ceux qui doivent lui rendre les derniers
giens du vieux temps, les indigènes continuent au- devoirs. Au jour dit, chaque prince ou noble se rend
jourd'hui d'ensevelir les morts avec leurs habits et à la maison mortuaire, avec sa famille, ses serviteurs
tous leurs atours. et les paysans établis sur ses terres. Il n'est pas rare

Le jour des pleurs. De~~in de Pl'anishnikoIT, d'après un croquis de l'auteur.

qu'une seule famille forme une cavalcade d'une cen- tous ses amis il s'adresse au défunt lui-mème, il le
taine de personnes. tutoie comme s'il était encore de ce monde. Et toute
Au fur et à mesure que les divers dans à cheval l'assistance de répondre en chœur à la harangue, hur-
pénètrent dans la cour du logis en deuil, la cloche de lant, criant à qui le Cette ritournelle d'oraisons
la chapelle tinte pour l'annonce de leur arrivée. Tout terminée, on passe aux condoléances dues aux parents
le monde une fois présent, on se range en proces- de celui qui n'est plus, et l'on reprend alors à peu
sion, deux par deux, les chanteurs en tète. Et cha- près le thème du discours adressé au mort, que, de-
cun pleurant, criant, gesticulant, se frappant la poi- reclief, on loue à outrance.
trine, le convoi lugubre et grotesque fait son entrée La famille dit- décédé se tient soit sous un dais
dans la chambre où se trouve le cercueil fermé. Là, tendu de noir, soit assise à terre, en habits de deuil,
devant la bière, chaque chef de famille p'rononce un dans une pièce où règne une obscurité absolue. Aux
discours pompeux en l'honneur du trépassé, énumère vociférations et aux pleurs s'entremèlent des prières,
ses qualités et exprime le regret (lue sa mort cause à des lamentations. Les femmes sont groupées près des
400 LE TOUR DU L~IONDE.

pvrents, les cheveux épars, se frappant à nu la poi- qu'un prèt; chaque famille, lorsqu'elle vient à son
trine les hommes sont de l'autre côté. Après la céré- tour à perdre un de ses membres, se voit restituer à
monie, un repas est servi dans la cour de la maison, cette occasion la somme exacte déboursée antérieure-
et, pour la circonstance, on fait un genre de pain à ment par elle-mème.
part, qu'on appelle lczuacl~e, et dont la pâte fine, L'enterrement ayant lieu le lendemain du jour des
malléable, se prète à prendre toute forme et toute di- les parents et amis passent la nuit au logis
mension. Sa préparation est un gros labeur, car, à mortuaire; et comme, en ce pays, le lit, pour lequel
ces banquets mortuaires, les convives se comptent d'ailleurs on n'est pas exigeant, fait partie intégrante
parfois par milliers. Les frais auxquels donne lieu du bagage, chacun s'installe où il peut, afin de goùter
l'enterrement sont payés en partie par ceux qui y un repos nécessaire après les fatigues du voyage et
assistent. Il est, en outre, d'usage d'offrir une cer- les hurlements qu'il a fallu proférer.
taine somme à la famille du défunt; une tente est, à La mème cavalcade accompagne. le mort jusqu'à
cet effet, dressée dans la cour; un caissier s'y tient, son dernier gîte, tous pleurant et criant, ainsi que la
qui reçoit l'argent et enregistre le montant de l'obole veille. La veuve suit le cortège funèbre, à cheval sur
avec le nom du donateur, car l'argent ainsi versé n'est une selle d'homme enrichie d'ornements en argent.

Eglise de Khopi (voy. p. 398). Dessin de P. Sellier, d'après Dubois de ~lontpeyreux.

De chaque côté, des femmes lui tiennent les bras, sieurs chambres de noir, tous les objets,
tendues
pour l'empêcher de se meurtrir le visage ou de s'ar- armes, coiffures, vêtements, chau~sures, qui ont appar-
racher les cheveux. Le mort est transporté sur un tenu au défunt ou à la défunte; on adresse à ces re-
char couvert d'un dais; autour du cercueil sont as- liques les mêmes éloges et les mêmes hommages
sises des pleureuses, tout comme dans les funérailles qu'au cercueil. Ce jour-là encore, aux discours suc-
antiques 1. cèdent les cris, les pleurs et les hurlements.
La cérémonie de l'enterrement a, en soi, moins A la porte de l'appartement se tient le cheval du
d'importance que celle du jour précédent, oit se sont mort, portant sa selle à l'envers; parfois, le noble
faites les lamentations; encore la source des larmes animal, comme s'il comprenait qu'il a perdu son maî-
ne se trouve-t-elle pas épuisée en une fois. Quarante tre, joint son triste hennissement à ce concert lu-
jours après le décès, a lieu, dans la maison mor- gubre. Un nouveau repas clôt cette seconde et der-
tuaire, une seconde réunion larmoyante où assistent nière manifestation de douleur.
tous ceux qui ont été de la première.
On trouve, en cette occurrence, exposés dans plu- CARLASERENA.

1. Vansquelqueslocalitésla bièreest portée il bras. (La jiccci la ~i~·ochaineliur·aison.)


LE TOUR DU MONDE.. !fOl

liabitatioti provisoire de la Dednl;,zli, z«tZongJiJi (voy. p. Dessin de Taylor, J'après une photographie de DI. Ermakofi.

UN TOUR EN MINGRÉLIE,
PAR DIADrI\1E CARLA SERENA'.

iS76-(SîS. TEXTEE ET DES SIN S.


SIN E DIT

Humeur sociable et patriarcale de la population mingrcliwne. Comment se font les R1:Jri:Jf\ès dans le pays.
L'entrée de l'épouse au logis conjugal la chevauchée, le repas de noce, la chasse an mari.

Qu'il est doux pour quiconque a quitté sa patrie, et eale et un doux parfum de simplicité qui vous mettent
rompu momentanément toutes les attaches les plus immédiatement le coeur à l'aise. Les relations se for-
chères à son cœur, de rencontrer sous un ciel loin- ment sans qu'on y songe, et, sons le toit où on loge,
tain un accueil hospitalier et à bras ouverts, comme on se croit un membre de la famille. Et que de scènes
celui que j'ai reçu en Géorgie Dans ce milieu aimable d'intérieur, tantôt gaies, tantôt tristes, émouvantes
et souriant, l'étranger ne se sent point isolé. Partout, toujours, vous passent sous les yeux
excepté à Tiflis, où le cosmopolitisme des capitales a 'C'est ainsi que, dans ma tournée en pays mingré-
déjà modifié les moeurs primitives, on trouve, dans lien, un jour ici, le lendemain là-bas, changeant sans
cette helle région du Caucase, une cordialité patriar- cesse d'hôte et d'abri, je vis défiler devant moi toutt
le train composite de la vie humaine. Telle demeure
1. Suiteet (in. Vay.t. XL,p. 289; 1. XLI,p. 385. qu'en arrivant j'avais trouvée dans la joie, était dans
IO6Se LIV. 26
1102 LE TOUR DU MONDE.
les larmes quand j'en sortis; un être aimé venait d'y sans un sou. Il faut dire que la soif de l'or, chez les
mourir, et il me semblait qu'en m'éloignant j'empor- Arméniens, est poussée souvent au degré extrême,
tais avec moi comme un lambeau de deuil. Mais la jusqu'à devenir un vrai fanatisme. Arriver à marier
vue de visages radieux, par les routes où j'allais che- une fille sans dot est alors une bonne fortune sans
minant, suffisait, tout regret part pour les bonnes pareille. Or, comme le divorce est rarement permis
gens que je venais de quitter, à dissiper ce nuage de dans les provinces relevant de la Russie, les dupés
tristesse. L'étape nouvelle prenait fin à son tour, et du capuche peuvent se dire qu'on leur a réellement
j'approchais d'un nouveau gîte. Dès le seuil de la donné « chat en poche ». La tromperie va parfois
porte, je devinais cette fois que le bonheur habitait jusqu'à parer la fiancée de bijoux appartenant à des
céans; une famille, souriante et riante, arrivait en amies complaisantes, qui, le lendemain, viennent re-
hâte à ma rencontre, ravie d'avoir un témoin de plus prendre leur bien.
de son allégresse. Un mariage se célébrait au logis. Pendant le temps que.la femme est restée au foyer
En Europe, le mariage, d'ordinaire, est chose sé- paternel,.le mari s'est occupé de lui préparer un logis
rieuse c'est l'union de deux existences, union qui, digne de la recevoir. Les choses une fois prètes, il
pour être réelle et ne pas dissimuler un abîme, a envoie ses amis la chercher en procession. Pour le
besoin d'être cimentée par une sympathie réciproque retour, le cortège se grossit des parents et familiers de
et prouvée. En Mingrélie, il n'en va pas de même, la jeune femme qui, tous, l'accompagnent à cheval.
en dépit des démonstrations de joie qui accompagnent Chemin faisant, pour l'amuser, tout ce monde chante,
les cérémonies de l'hyménée. Le mariage y est, le fait des tours d'adresse, et même danse en selle on
plus souvent, un contrat entre deux familles qui se dirait d'une troupe équestre en voyage.
conviennent par leur nom. Chez les paysans, la dot fait partie du cortège
Les Caucasiens d'aujourd'hui, tout comme leurs elle est représentée par des caisses confectionnées tout
ancêtres, recherchent les alliances de mthawar à exprès, en bois colorié, avec garnitures de plaques de
mthawar (de prince à prince), d'aznaour à azna_our métal et autres enjolivements, dans lesquelles sou-
(de noble à noble). Quant aux unions mixtes, de vent il n'y a rien ou que bien peu de chose.
Géorgiens à Russes, si l'un des conjoints n'est point Chez les gens de la classe élevée, le trousseau est
titré, ce n'est jamais avec plaisir qu'une famille y apporté à l'époux avant l'arrivée de sa femme; ce
consent ce sont presque, à ses yeux, des mésal- trousseau, la plupart du temps, est des plus mes-
liances. quins, particulièrement au point de vue du linge,
Il n'est pas rare de voir ici une jeune fille ma- luxe absolument inconnu. J' ouhliais de dire que,
riée à dix ans; l'épouse-enfant. reçoit sous le toit lorsque la mariée quitte la maison paternelle, on lui
paternel les visites de son mari comme celles d'un couvre le visage d'un châle qu'elle ne doit ôter qu'en
frère; au reste l'insouciance paraît' être, en tout, le arrivant au logis matrimonial. Ses amies la parent
dernier mot de la satisfaction en Géorgie, et cette in- alors de ses atours les plus riches, et la placent à
souciance s'étend au mariage. table à côté du mari. Elle doit rester là sans parler ni
La cour est bientôt faite ni bouquets, ni préve- manger. 0
nances, ni aucun de ces soins préalables qui, chez Ces repas de noces, qui durent plusieurs jours, se
nous, sont le prélude de rigueur. L'affaire se conclut servent dans la cour, où à cet effet sont dressées des
en un clin d'oeil le temps qu'il faut pour confectionner tentes parfois très élégantes, garnies de fleurs fraî-
une robe de noces, et le couple est béni par le prêtre. ches, de guirlandes, principalement à l'endroit oit
Cette bénédiction néanmoins n'est qu'une sorte de siègent les époux. Le menu consiste en une quaran-
rite de fiançailles. Après cette cérémonie nuptiale, à taine de plats, arrosés par une multitude de grandes
laquelle, de par l'étiquette, la mère n'a pas le droit cruches contenant ces excellents vins de Mingrélie
d'assister, le jeune homme reconduit sa femme dans sa dont plusieurs pourraient faire concurrence au bour-
famille; on sert ensuite, un souper (c'est le soir que le gogne. Chaque festin est suivi de chants, de danses
mariage se célèbre), auquel prennent seulement part et de jeux d'adresse. A la fin du souper, le mari va
les plus proches parents; puis l'époux se retire soli- se cacher soit au haut d'un arbre, soit dans quelque
tairement chez lui. recoin de la maison. Sa disparition est le signal d'une
Il y a quelques années, il était d'usage chez les comédie qui se joue entre lui et ses amis; on le
Arméniens que la fiancée parût à l'église, le jour du cherche de tous côtés, puis, quand on s'est emparé du
mariage, la tète enveloppée d'un capuchon cachant sa fuyard, qui feint de ~e débattre, on le conduit de
figure; le fiancé ne pouvait voir les traits de sa future force au logis nuptial, en le poussant et le bous-
compagne qu'eri arrivant au logis paternel; là seule- culant.
ment, en présence de la mère, il avait droit d'ôter le A une de ces fêtes j'ai dansé la lesginlc~s avec le
capuchon. Il y a eu, paraît-il, des cas oit cet usage a marié en personne, paysan du terroir mingrélien. On
fait des dupes telle jeune fille censée riche et belle, prétend que des convives ont parfois emporté leurs
dont la dot avait alléché un brillant officier ou quelque couverts d'argent. Est-ce pour justifier l'anathème du
étranger, n'était plus, au lever du voile, qu'un laideron bon saint André?
404 LE TOUR DU MONDE.

sphère était déjà tiède, et il soufflait une haleine


V
printanière.
DeNovo-Senaki il Zougdidi. Coupd'oeilhistoriquc. Le prince Sans chemin de fer ni communication directe avec
DavidDadianet la « mère des mères H. Commentfinitl'indé- la mer Noire, Zougdidi, localité tout à fait isolée, est
pendancede la Mingrélie. Les fêtes de Pâques il Zou'didi.
Scènespopulaires. Dansla rue; a t'église; au ctâteau sei- plutôt une bourgade qu'une ville. On parle d'établir
gncurial; dans la plaine. Les trois journées de la Tamasta. une voie ferrée du port de Souchoum-Kalé à Novo-
Senaki si ce projet se réalise, la vieille résidence
Un des bons souvenirs de mon voyage en Min- des Dadians, située sur le parcours de la ligne, pourra
grélie est celui de la célébration des fêles de Pâques à devenir en très peu de temps un centre important, et,
Zougdidi. Cette petite ville est dénuée de tout hôtel; du mème coup, la fertile province qui l'avoisine, celle
mais le chef du district, la princesse Catherine Dadian, du Samourzakan, trouvera le débouché de ses pro-
et d'autres familles, m'y avaient offert l'hospitalité. duits.
De Novo-Senaki, mon quartier général, à l'ancienne De même que dans toute la basse Mingrélie, les
capitale du pays, la distance est de quarante vcrstes, plaines situées entre Noyo-Senaki et Zougdidi sont
et la course en p~éréklcccd~za;jc~ le traditionnel chariot coupées de courants d'eau innombrables. Sur les
de poste russe, de quatre heures environ. Par bon- montagnes, à droite et à gauche, on voit des ruines
heur, bien que la neige couvrît encore le sol, l'atmo- d'anciennes forteresses, qui servaient tout ensemble

Hue à Zougdidi. Dessin de Taylor, d'a pres une photograpllie de 1-riiiakoff.

et de bzt~~ysdéfensifs aux princes du pays, et d'en- n'a point oublié le passé; et si l'ex-régente, qui con-
droits de refuge pour les caravanes transportant les tinue d'y faire résidence, n'a plus droit au titre de
denrées de la Perse et des autres contrées limitro- souveraine, elle a gardé, aux yeux de la plupart des
phes. Au-dessus du Khopi, sur une hauteur, se trouve habitants, le prestige moral et le reflet de sa royauté
le monastère du même nom, autre lieu de sépulture évanouie elle est toujours la « mère des mères »
princier; il renferme notamment le tombeau d'un (Declopa.li), comme on l'appelait au temps de sa
Georges Dadian qui régna au milieu du quatorzième grandeur nom touchant qui compense pour elle la
siècle (1345). Ce monument funéraire lui fut élevé perte de bien des honneurs.
par son fils Wanik avec les fragments de marbre qu'il De toutes ces régions orientales, dont l'histoire a
avait rapportés d'une province ennemie, vaincue par été remplie par de sanglantes luttes entre ceux qui
ses armes. détenaient le pouvoir et ceux qui aspiraient à le saisir,
Chemin faisant, on rencontre un second monastère, aucune n'offre des annales plus tragiques que la Min-
celui de Tzatchi, dont l'église est bâtie dans le vieux grélie. A partir de Georges, le premier Dadian, don t
style byzantin. Ses caveaux contiennent les tombes on fait remonter la mort à 1323, cette province a été
de la plus récente génération des Dadians, c'est-à-dire le théàtre de guerres et de crimes de tout genre.
des fils et des filles des derniers gouvernants de la Pendant ce laps de temps, deux familles régnèrent
principauté. sur la contrée la première, depuis 1300 à peu près
Bien que déchue de son rang de capitale, Zougdidi jusqu'à 1600; la seconde, de 1600 à 1867, époque où
U~ TOUR EN l\lINGRÉLIE. !tO!'>

le' dernier descendant et héritier de la lignée des tilleul, les juges prononçaient à leur gré la sentence,
Tchikovani, que l'on croit être d'origine génoise, ordonnant qu'on crevât les yeux à tel délinquant ou
céda ses droits à la Russie. réputé tel qu'on coupât les liras, les niains, les pieds,
Gouvernee féodalement et d'après le code du roi les jambes à tel autre; et ces arrèts s'exécutaient sans
législateur de la Géorgie, le czar Wachtang, elle avait délai ni appel..
pour unique loi la volonté du souverain. La justice Cet état de choses, qui n'était guère moralisateur,
s'y rendait sur la place publique; à l'ombre d'un ne cessa qu'avec le dernier prince régnant, David

Une de mes hôtesses et sa fille, à Louôdidi. Dessin de À. Sirouy, d'après une photographier

Dadian, homme instruit et ami du progrès, qui, se- de 1814, et, souvenir peu agréable pour les Français,
condé par sa noble épouse, entreprit de jeter dans le entra dans i aris avec l'armée russe), cette princesse,
pays les premiers germes de civilisation. Sa mort dès son arrivée en Mingrélie (18401), avait été pro-
prématurée (1853) le priva malheureusement de la fondément attristée de l'état presque barbare où se
joie de recueillir le fruit de ses efforts; mais sa-veuve trouvait cette belle région caucasienne. La régénérer
continua vaillamment son oeuvre. et l'humaniser était devenu aussitôt son rêve. Entre
Fille du prince Alexandre Tehatchawadzé, un lettré autres innovations d'ordre purement matériel, Zoug-
également ami du progrès (il prit part à la campagne didi lui doit la création d'un superbe parc, malheu-
406 LE TOUR DU MONDE.
reusement négligé aujourd'hui, où elle fit importer la prospérité et de la civilisation; en revanche, les
des végétaux de toutes les zones, et qui fut le premier moeurs y ont quelque peu perdu de leur originalité
jardin de ce genre au Caucase, où tleurs et plantes primitive; pourtant il est des usages auxquels tous
croissent de toutes parts à l'état sauvage. les habitants restent fidèlement attachés, et de ce
Il y avait six semaines que la princesse douairière nombre est la solennité du jour de Pàques.
gouvernait le pays comme régente, assistée d'un con- Dès le vendredi saint, Zougdidi s'anime de bon
seil dont les membres étaient ses deux heaux-frères matin, les paysans des villages voisins apportent sur
Grégoire et Constantin Dadian, ainsi que l'évèque de la place du Bazar les produits de leur industrie ou
Mingrélie, quand la guerre d'Orient vint à écla.ter. ceux de la campagne; l'allée qui longe les boutiques
Zougdidi eut fort à en souffrir. Occupée d'abord par marchandes s'emplit d'une foule bariolée, où se mê-
les Russes, elle fut ensuite envahie par les soldats lent tous les types et toutes les classes. Ici, c'est un
d'Omer-Pacha, qui, huit mois durant, brûlèrent et berger, venu avec son troupeau d'agneaux, victimes
dévastèrent tout. Mena- engraissées pour le sacri-
cée d'être faite prison- fice là, c'est une laie et
nière, la princesse dut ses petits qui se dispu-
chercher avec ses enfants tent pour la préséance
un refuge dans les défilés avec des poules et des
des montagnes. Puis eut dindons destinés, eux
lieu un retour offensif aussi, à orner les tables
de l'armée russe. Immé- pascales. Ailleurs s'em-
diatement; la vaillante pilent des tas d'œufs, un
Catherine, sortant de sa des articles les plus re-
retraite, réunit ses mi- cherchés du marché.
lices et se mit à leur Celle qui les vend est
tète. C'est la période épi- une charmante enfant
que de son existence. On aux pieds nus, dont la
était à la fin de novem- beauté rappelle le type
bre, époque des grandes de Mignon; sa mère,
pluies. L'Inghour était non moins belle, est à
débordé, et nul, depuis ses côtés, la tête enve-
quinze jours, n'avait osé loppée d'un voile blanc
en tenter le passage. La qui dissimule la dévas-
régente, la première, tation de sa chevelure;
franchit intrépidement car les tresses superbes
le torrent. Sept mois en- qu'elle. offre aux cha-
core, les hostilités con- lands ne sont autres que
tinuèrent, accumulant les les siennes, qu'elle a cou-
deuils et les ruines. A la pées pour se procurer en
fi-i, il ne restait plus du échange ces colifichets
chàt.eau des Dadians que dont les femmes du pays
des débris fumants tout font tant de cas. Plus loin,
avait été saccagé. La c'est un groupe de jeunes
Mingrélie demeura trois Le prince André Dadian. filles étalant des bac)zliks
années entières sur le Dessinde E. Ronjat, d'aprèsune photographie: en tchoka, capuchons de
pied de guerre. Enfin, le laine grossière filés et
21 mars 1856, la paix fut conclue. Au mois d'août tissés par elles-mêmes. Et c'est à qui, parmi la foule
de la même année, la régente, en l'honneur de sa d'acheteurs et d'acheteuses, fera l'emplette d'un nou-
belle conduite, reçut l'invitation officielle d'assister vel atour, afin de briller, le dimanche suivant, à la
au couronnement de Sa Majesté le czar Alexandre II; danse de la ta.nza~laa. Hommes, femmes, enfants, tous
puis, en 1857, un rescrit impérial l'appela à Saint- à l'envi, se préparent à ce .divertissement, qui est le
Pétersbourg pour y faire l'éducation de ses fils. Dès premier bal populaire de l'année.
lors elle déposa ses pouvoirs, qui, pendant la mino- Peu de spectacles m'ont plus intéressée que celui
rité du jeune prince, passèrent aux mains d'un nou- de cette foire pittoresque. Accompagnée de la noble
veau Conseil. Dix années après, en 1867, le dernier princesse qui me servait de cicerone et de guide, je
héritier des Dadians cédait, moyennant un million de me mêlais curieusement à tous les groupes les
roubles, ses droits de souveraineté à la Russie. femmes se prosternaient devant la « mère des mères »,
Il faut reconnaître que, depuis l'annexion, l'ex- lui baisant le sein avec les marques d'un respect pro-
principauté a gagné, au point de vue de l'ordre, de fond, tandis que les hommes s'inclinaient unanime-
UN TOUR EN MINGRÉLIE. 407
ment sur son passage. Quel sujet de tableau pour un portait l'élégant uniforme des hussards de la garde im-
peintre que cette multitude sur laquelle planait comme périale. Parmi les amis et serviteurs, tous en costume
un ressouvenir vénéré du passé! national, qui formaient l'entourage de l'ex-reine, plu-
Le lendemain, samedi, la bourgade reprend son sieurs étaient habillés pour la circonstance du tsrhoka.,
calme habituel. Après s'être défaits de lems denrées, long vètement blanc serré à la taille par une riche
les habitants du Samoursakan et autres ruraux d'alen- ceinture en argent. De leur mise ou de leur type, on
tour retournent dans leurs montagnes pour mettre la n'eût su dire ce qui, chez ces hommes, l'emportait en
main au fameux repas dont l'agneau et le cochon de beauté. Mais le moment le plus émouvant de la scène,
lait seront les éléments essentiels. ce fut quand toute l'assistance, se pressant autour de
A minuit, une messe solennelle inaugure la fête la « mère des mères », lui donna le baiser au nom du
religieuse. Les églises regorgent de fidèles. A côté Christ ressuscité.
des femmes, vêtues pour la plupart de blanc, se presse Jadis, au sortir de l'église, on se rendait avec
la foule des Mingréliens, pompe et en procession
dans leur accoutrement au château seigneurial,
le plus pittoresque, et il où avait lieu, vers trois
faut voir resplendir leurs ou quatre heures du ma-
armes aux feux des cier- tin, le déjeuner de Pâ-
ges innombrables dont ques. Cet usage n'existe
le saint lieu est illuminé, plus aujourd'hui que
car chaque assistant en pour les intimes et fa-
porte un comme signe miliers de la princesse.
de réjouissance pour la Je fus invitée à ce repas
résurrection du Sauveur. solennel, auquel assis-
Après que le prêtre a tent également le cha-
prononcé la phrase sa- pelain et autres memhres
cramentelle Cli~~iste du clergé appartenant au
cc~cLç~cc(le Christ est res- temple princier, et où les
suscité), à laquelle l'as- convives, tour à tour ou
semblée répond en chœur: en chaeur, chantent des
Tsefaesnzcsriclad (en vé- hymnes en l'honneur du
rité), les compliments et Dieu sorti du tombeau.
les embrassades com- De semblables agapes se
mencent amis et enne- célèbrent avant l'aurore
mis se tendent la joue dans chaque famille min-
c'est à qui sera le pre- grélienne, et, toute la
miÙ à donner à l'autre journée, la table demeure
le baiser de paix et ùe servie pour les visiteurs;
fraternité. chacun, en apportant ses
Zougdidi, la toute pe- félicitations, est tenu de
tite ville, ne possède pas prendre, si minime qu'elle
moins de trois églises, soit, sa part du festin.
dont une ap partient aux Un échange d'oeufs ac-
Dadians. Ce fut à celle-ci compagne le salut tradi-
que, la nuit d'avant Pà- tionnel Cle~·isteayd~a!
ques, la princesse me fit Tsclcesnaa.iclncl!
~nduire dans son carrosse exceptionnel de gala, Ensuite commencent les réjouissances populaires. La
rande voiture fermée, à quatre places, peinte en jaune bourgade entière se donne rendez-vous dans la plaine,
outon-d'or, ainsi que la livrée de la famille, en sou- pour s'y mèler, sans distinction de rang, les uns
enir de l'antique toison. Le temple présentait un comme acteurs, les autres comme spectateurs, au di-
onp d'oeil vraiment magnifique. La Dedopa.li, très vertissement de la danse nationale. Ici, c'est la gra-
elle encore, un diadème sur son épaisse chevelure
cieuse lesginka; là, c'est l'abkc~sou~~i.,au pas plus
oire, avait une robe de velours rouge, décolletée précipité; de la voix et des mains, les assistants c'xci-
elon la mode d'Europe. Sur son épaule gauche bril- tent les danseurs, orchestre bizarre qui, d'un refrain
LÏt, en diamants, le chiffre de l'impératrice de Russie, monotone, à geste contenu, passe tout à coup à des
t sur sa poitrine était passé le grand cordon de l'ordre cris sauvages et à des claquements de paumes effrénés.
e Catherine la Grande. A côté de l'ancienne régente Ici lin. cavalier seul, une dame seule, ou bien tous
gurait une nombreuse cour, composée des membres deux ensemble, donnent le signal; puis hommes et
e sa famille. Son fils cadet, le prince André Dadian, femmes se disposent en rond; les femmes marchent
l¡OS LE TOUR DU MONDE.

en cadence, silencieuses, tandis que les hommes chan- de ge~ztlemen ~~idei~s accomplis. Les hommes sont en
tent et sautent. Des dialogues s'établissent entre eux, costume national, avec le Lar/ilil~ élégammcnt noué
avec plus ou moins de pétillement et d'esprit, aux on po5zésur la tète; les femmes, au contraire, s'aifu-
acclamations ou aux huées de la foule. Il n'est point 1>lent à l'curopécitne, d'une façon parfois des plus ri-
rare que chez ce peuple qui à des manières aristocra- dieules, et au grand détriment de leur beauté, qui ne
tiques unit un certain brio naturel, il se trouve des s'accommode pas de cette mise exotique.
parléurs pleins de verve. Ces réunions de la ta~masltci, Parmi les danseurs de la ta trzaslaa, on remarque
que le dimanche de Pâques inaugure et qui pour quelques Souanèthes, attachés en qualité de gardes à
commencer, durent trois jours, se renouvellent heb- l'ancienne maison princière du pays. Leur pas, tout
domadairement tout l'été, jusqu'à la récolte de la guerriér, qui s'exécute tantôt à deux, tantôt à plu-
soie. sieurs en rond, a ceci de particulier, qu'il est accom-
Aux danses se mêlent des jeux équestres, dignes pagné de cris plaintifs. Ces montagnards déploient

Au bazar de Zougdidi (voy. p. 406). Composition de Pranishnikot1. d'apt'ès des photographies,

une dextérité incroyable; ils dansent sur la pointe sente le' peuple, reporte tout à fait l'esprit vers le
de l'orteil, et jamais on ne les voit fatigués. moyen âge et l'époque féodale.
Leur type diffère de celui des 1\Iingréliens et rap- Pendant les trois jours de la Ganzccslaa.,la Dec:loliczli
pelle celui des Germains, dont ils sont du reste les eut la gracieuseté de m'accompagner partout, non
congénères. Leur costume a aussi son caractère à plus, cette fois, dans son grand carrosse, mais dans
part. Leur coiffure de feutre ressemble à l'ancien une délicieuse victoria. Son long séjour en Europe l'a
bonnet phrygien. Les femmes portent une longue initiée à toutes les élégances de la vie moderne, dont
chemise, avec un pardessus attaché par des crochets elle a toujours eu l'instinct et le goîtt. Les matinées,
d'argent, et des guêtres .(pat~dji) au lieu de panta- durant ces fètes, sont consacrées aux visites; aussi la
lons. Des chaussures en maroquin rouge et un voile demeure provisoire du'habitait la princesse (sa ba-
blanc (t~ozc~eli)complètent leur accoutrement. Somme ~·a.c,zce,comme elle disait), en attendant l'achèvement
toute, l'ensemble du spectacle de la ta~n.aslaa., joint du château qu'elle faisait construire, était-elle rem-
aux particularités de mœurs et de coutumes que pré- plie d'une foule de gens venus de Zougdidi et des
l.ilO LE TOUR DU MONDE.
environs. Nul n'abordait la Dedopali sans lui ~ffrir ment que du maïs. Plus loin, à l'est, on aperçoit
les cadeaux d'usage, un agneau, du laitage, et autres l'issue du défilé par lequel l'Ingour s'échappe de la
offrandes primitives, représentant ce que l'habitant Souanéthie des Dadians. Non seulement ce tableau est
de cette contrée a de plus précieux. superbe d'ensemble, mais, de quelque côté que le
regard se porte, les détails sont d'un charme saisis-
sant, tant ce pays, négligé par l'homme, est géné-
VI reusement doué de la nature!
La route qui vient de Zougdidi se bifurque non
Le printempsen \fingrélie. La forteresseRoukiet la villée
de l'ingotir. Un poteau t~légl'aphique. Paysages et ta- loin de Rouki. L'embranchement latéral mène en
bleaux. Unefermemingrélienne le hàtimentprincipal; l'in- Souanéthie, par le village de Djavari qu'habite en-
térieur; les annexes; la grange et le cellier; la remise au bé- core une branche,cadette des Dadians, celle des l~a-
tail les instrumentsagricoles.
tonichtvili (en géorgien Fils du maît~·e).
Après plusieurs semaines passées à Zougdidi, je A trois verstes en deçà de Rouki se trouve le vil-
me disposais à retourner à Tiflis, quand la princesse lage de Korscheli, qu'en rémission de leurs péchés
Catherine me retint, pour me faire faire en sa com- les princes régnants avaient donné à l'église du Saint-
pagnie différentes excursions qui devaient achever de Sépulcre de Jérusalem un archimandrite grec rési-
m'initier au train de vie des paysans mingréliens. dait au monastère dudit lieu, et envoyait régulière-
En cette saison du renouveau, où la nature sort de ment en terre sainte les revenus perçus par ses soins.
sa longue torpeur, la terre ming-rélienne déploie une Aujourd'hui c'est à la Russie qu'appartiennent tous
exubérance de vie admirable. En quelques jours, les droits de propriété, et, malgré les moeurs à demi
sous les premiers rayons du soleil, plantes et fleurs primitives, l'accoutrement datant des vieux âges, et
s'épanouissent à l'envi la campagne de Zougdidi les outils tout rudimentaires du paysan qui laboure
se transforme en un jardin ravissant; les grands aca- ce sol, la civilisation, avec ses engins merveilleux et
cias se parent de grappes délicieuses de fleurs blan-
puissants, n'en a pas moins fait ici sa trouée. Le té-
ches dont les senteurs se répandent de toutes parts;
légraphe indo-britannique, qui traverse la Transcau-
l'azalée sauvage aux corolles jaune foncé s'épanouit casie, franchit la rivière Ingour près de l'ancienne for-
en telle profusion dans la plaine, qu'à voir de loin ces teresse de Rouki au moyen de deux poteaux, distants
champs dorés'on dirait d'un semis de ces précieuses l'un de l'autre d'une verste (trois mille cinq cents
toisons qui ont fait jadis la gloire du pays'. pieds). Le poteau de la -rive gauche du fleuve, celle
L'Ingour sépare la Mingrélie du Samourzakan, où se trouve la vieille citadelle, n'a pas moins de
province autrefois disputée entre les Dadians et les cent douze pieds de hauteur, et est peut-être au
princes d'Abkhasie, et que les Russes se sont adjn- monde unique en son genre. Il a fallu recourir à cette
gée, en renvoyant, comme le juge de la fable, les élévation inusitée pour échapper aux accidents conti-
deux antagonistes dos à dos. nuels qui renversaient les palis de taille ordinaire, à
Le Samourzakan, habité par une population re-
l'époque des grosses eaux, par suite du choc des ar-
muante, ayant des habitudes invétérées de rapines, est bres flottants, épaves des défilés supérieurs, que
administré militairement et soumis à un état de siège charriait le cours impétueux de l'Ingour. L'érection
perpétuel. Les Russes ont juré de civiliser, coûte que de ce poteau gigantesque, en une contrée où les
coûte, ce coin de terre réfractaire au progrès. On voit, hommes ignorent l'usage des machines, peut passer
sur les bords de l'Ingour, une forteresse nommée pour un véritable prodige; l'honneur de l'idée re-
Rouki, qui, construite par les Dadians de la première vient, paraît-il, à un contrôleur du service des télé-
lignée, pour se défendre contre les Abkhases, puis graphes, M. Jifcovitch. Vu l'altitude et la distance,
détruite à plusieurs reprises, avait été rebâtie, dit-on les fils qui courent d'une rive à l'autre dessinent une
sous le prince Georges Liportiani, souverain de la courbe très prononcée.
seconde dynastie qui régna en l'an 1700. Sur la berge du fleuve, au pied du fort en ruine, se
Telle qu'elle est aujourd'hui, cette citadelle n'est groupent les demeures des villageois. Elles ont un
plus dans le paysage qu'un décor qui lui donne un air de bien-être qui contraste avec l'aspect misérable
charme de plus. de la plupart des habitations rurales du pays. C'est
L'Ingour sépare Rouki d'une autre citadelle, celle que la campagne qui avoisine Zougdidi doit un état
d'Atangela, un ancien lieu de résidence des Dadians d'aisance relative à la sage et paternelle administration
A l'ouest s'étend la grande plaine de Pcc~·gali Eiseri, seigneuriale d'un prince riche, qui ne pressure point
ou plaine du Compas, ainsi nommée à cause de sa le paysan et ne le surcharge point d'impôts. C'est un
forme, laquelle se prolonge jusqu'à Goudava, échelle exemple à suivre pour les petits propriétaires beso-
maritime du Samourzakan, où se faisait le trafic des gneux de la Mingrélie qui spéculent sur le travail
esclaves et principalement celui des femmes que l'on des manants et les traitent en gent taillable à merci.
enlevait en Mingrélie. On n'y exporte plus présente- Aussi, loin d'inspirer la pitié ou le dégoût, les rus-
1. L'azaléeest un arbustetrès abondanten ~[ingrélie,oil,après tiques maisons de ce district se recommandent-elles
sa floraison,on l'emploiecommeboisde chauffage. exceptionnellement par la propreté et par le confort.
UN TOUR EN MINGRÉLIE. 411
L'enclos est enceint d'une palissade de gros troncs, colte de la soie, quand l'intérieur de l'habitatiôn est
de cinq ou six pieds de long, fendus longitudinale- tout entier cédé aux cocons, en fait même son séjour
ment, et couchés dans le sens horizontal., que sou- exclusif. Les vérandas donnent un aspect fort élégant
tiennent des pieux entre-croisés de manière à former à ces maisonnettes de bois, dont les parois se com-
l'X. Dans cet enclos se trouvent les divers corps de posent de rondins aplatis aux deux bouts afin de pou-
logis et les aménagements pour la récolte et les provi- voir s'ajuster ensemble. Le toit déborde de plus d'un
sions. Des arbres vigoureux, cerisiers, poiriers et mètre sur les murs il est couvert en chaumes résis-
mûriers, garnissent la pelouse bien entretenue qui tants de carex, que soutiennent des traverses, et qui
forme l'aire intérieure, et servent de supports aux ceps constituent un revêtement uni, imperméable, et gar-
de vigne qui vont s'entrelaçant de l'un à l'autre en dant la chaleur. A ces demeures, il n'y a point de
figurant des tonnelles touffues et charmantes à voir. fenêtre; deux portes, placées en face l'une de l'autre,
La maison du maître occupe le milieu de l'enceinte. y suppléent. L'intérieur est divisé en deux parties
Cette maison, d'une superficie de six à sept mètres, celle de derrière, qui a son issue à part et communi-
est entourée' d'une véranda qui lui forme un auvent que avec la première, sert au besoin de lieu de refuge
protecteur et empêche la pluie de fouetter les mu- pour lé jeune bétail, qu'on y met à l'abri de la rapa-
railles. Par le beau temps, .ce balcon-galerie est le cité des voleurs d'animaux, spécialité de malappris
salon préféré de la famille, qui, au moment de la ré- qui abondent d'autant plus en ce pays, qu'il n'y existe

point d'étables et que les bêtes y sont, nuit et jour, par elle-même et avec tant de soin, que ces objets
laissées à elles-mêmes dans les champs, de sorte que, pourraient servir de modèle à mainte princesse
suivant 'le proverbe, l'occasion ici ne fait que trop du terroir qui ne possède souvent que des gue-
le larron. nilles.
L'inclinaison du toit au dedans du logis est d'un Ces richesses du pauvre restent le jour, empilées
quart de la largeur de la bâtisse; au centre, deux dans un coin, couvertes d'un rideau puis, la nuit, la
poutres transversales réunies par quelques ais sou- chambre commune se transforme en un dortoir où,
tiennent une crémaillère en fer qui s'allonge à volonté sans distinction d'âge et de sexe, toutes les personnes
et où s'adapte une marmite de fonte pour la cuisson de la famille s'installent et se couchent. Armoires et
des aliments. Le foyer est une pierre longue, servant meubles sont inconnus des coffres en bois, faisant
de chenet, où se pose le bois c'est le « coin du feu » aussi partie du trousseau, en tiennent lieu. Contre les
du paysan mingrélien. Pour l'ameublement; il consiste murs sont tendues des cordes qui servent de porte-
en des bancs de bois placés le long des murs, et que. manteaux, et où appendent pêle-mùle les choses les
parfois, mais rarement, on garnit de tapis et de cous- plus disparates, par exemple une guitare (tsCJtO')Lg021~~2j
sins (7noutacki). Dans ces campagnes, le luxe de la à côté d'un énorme jambon il e~t vrai que le rappro-
ménagère, c'est la literie. La jeune mariée apporte chement n'est pas aussi étrange qu'on le croirait, car,
dans son trousseau un assez bon nombre de matelas, d'ordinaire, l'un et l'autre objet trouvent simultané-
de coussins et de couvertures, le tout confectionné ment leur emploi il n'est point ici de fête campa-
fi 122 LE TOUR DU MONDE.

g-narde sans accompagnement de tschongoze~~i,ni de avec la main le fer (lui doit tracer le sillon. Aussi, la
repas sans régalade de jamhon. surface du sol étant à peine entamée par le soc, le
Outre le bàtiment principal, l'enclos rustique ren- rendement de la glèbe est-il en raison de ce labou-
ferme sept locaux ditférents. rage cssentiellemcnt primitif.
La pat~Tca. est le logis réservé aux jeunes mariés
et aux étrangers c'est une maisonnette, faite' d'un VII
treillage de bois de noisetier que recouvre en ma- Unprince honoraireet sa cour. Le village de Nicosciaet ses
nière d'enduit une couche horizontale de fougère. habitants. Industries locales. La Mingl'élienneet sa
La >~zct.gasc~ est la grange oit le maïs se conserve culotte. Un rcpasd'hospilalilé. Auxsons du tsc/aonpouri.
en gerbes elle s'élève sur quatre poteaux de six De l'influencedu berceausur la race. Unecavalcadeen
mon honneur. Adieuà la Mingrélie.
pieds de hauteur, et a une toiture de carex (isli).
Dans une seconde grange (be,r~heli), on conserve en Ces tournées que je faisais, en compagnie de la
grappe le millet (gom~zti). Willet et maïs constituent mère des mères », me semblaient celles d'antiques
le fond de l'alimentation, avec les haricots pour les châtelains du moyen âge en visite sur leurs terres.
jours maigres, (lui sont nombreux, et le cochon pour Partout, sur nos pas, c'étaient des saluts, des génu-
les repas de gras. flexions, des mal'ques de respect, comme il s'en rend-
Le >ï~a>·ctozizi.c'est-à-dire la cave, où se fait et se de vassal à suzerain. J'ai dit que les Mingréliens, sur-
garde le vin, est.un espace carré, avec toit de carex tout ceux du district de Zougdidi, ont conservé de
et clôture de clayonnage. Le long des parois y sont l'époque féodale un fond, d'allures et de sentiments
élendus des arbres creux qui jouent le rôle de cuves; que l'état politique nouveau aura grand mal à faire
au plafond pendent de grands paniers, tressés de disparaître. La vénération pour le seigneur est, des
main d'artiste, qui servent à transporter le raisin. vieilles coutumes, la plus persistante. La même
Le fruit s'écrase sous les pieds dal}s ces troncs; plu- nuance s'observe entre ii2.tI2LlLUCl9°S
(princes)et ccaiaaours
sieurs pcrsonnes s'y mettent à la fois, trépignant, (nobles); les premiers reçoivent encore des seconds
dansant, chantant et criant. C'est l'usage en Mingrélie les témoignages de déférence, dus à la prérogative du
que toute besogne qui se fait en commun soit accom- titre, et enracinés par l'habitude.
pagnée de démonstrations bruyantes. Telle est aussi, au milieu de la contrée, la position
Sur le sol du sont pratiquées des ower- du prince Nicolas de lVIingrélie. Quoique simple pro-
tures de différente dimension où sont enfouis des vases priétaire et reconnu comme tel par les indigènes, il
de terre cuite, dans lesquels on verse, dès qu'il est est néanmoins traité par ceux-ci en descendant des
extrait, le jus de la grappe. Ces trous sont ensuite anciens souverains. Ce n'est pas qu'il ait à proprement
recouverts d'une écorce de cerisier et d'une pierre dire une suite mais sa présence dans le pays réunit
plate adhérant à la baie; pour les boucher herméti- autour de lui un essaim de tavadi et de nobles, qui,
quement, on y ajoute un enduit de terre glaise. Au tous, ont une charge, un titre rappelant l'état de
fur et à mesure des besoins, on ouvre ces pots, qui choses passé. Les uns restent à son service en mé-
rappellent assez les amphores antiques, et l'ou y puise moire de la dignité de ses aïeux; les autres lui font
le vin au moyen d'une courge emmanchée d'un bâton escorte comme compagnons de chasse, de plaisir et
en forme de cuiller à pot Rien de plus pri- de fètes. Il est vrai que cette sujétion volontaire n'est
mitif que tout l'ensemble de cet arrangement, qui a point, de leur part, entièrement désintéressée. Si, en
l'air de remonter au temps de Noé. leur qualité, qui de grand écuyer, qui de grand ve-
Un autre local indispensable de l'enclos est la n~.cr- netir, ces gentilshommes ne touchent pas d'appointe-
ro.l:ct, lieu de refuge élevé pour les chèvres et les bre- ments, leur hommage n'en est pas moins récompensé
bis on les y monte à l'aide d'une échelle, afin de les par des cadeaux d'argent ou autres.
mettre à couvert des bêtes fauves. C'est principalement à Gordi, dans les montagnes,
Le scehatizio est un grand panier fixé au sol, qui est, là où se trouve la résidence d'été des Dadians, que se
pendant la nuit, le dortoir soigneusement clos où les réunit autour dit prince cette escorte de chasseurs, de
poules sommeillent à l'abri de la dent du chacal. chanteurs, de danseurs, d'improvisateurs et même de
Citons enfin la ~ico°guczli, sorte de magasin, d'ate- boutfons car le noble mingrélicn, qui a en général
lier et de salle commune, où se tiennent pêle-mèle, l'esprit vif et la repartie toujours prêtc, s'accommode
parmi les ustensiles de labeur, hommes, femmes, en- volontiers de tous les rôles qui étaient de mise dans
fants, animaux et où chacun s'occupe à sa fantaisie. les cours du moyen âge. Le clergé tient aussi sa place
La charrue du paysan mingrélien est d'une simpli- dans cet entourage seigneurial, la famille ayant, dans
cité touté biblique elle consiste en un morceau de chacun de ses domaines, son personnel ecclésiastique.
bois horizontal, recourbé à angle aigu, auquel on Il est clair néanmoins qu'avec le temps ces moeurs
adapte un bout de fer large comme la main une demi-féodales, épaves d'une époque dont le souvenir
branche d'arbre torse est le timon où s'attelle la paire est encore chaud dans bien des esprits, ne pourront
de boeufs ou de buffles. Ceux-ci vont sans conducteur. manquer de s'effacer.
Un homme marche derrière l'engin, le guide, règle Entre Zougdidi et la forteresse de Rouki se trouve,
414 LE TOUR DU MONDE.

près des terrains orestiers du prince, un village qui avait fait l'ornement de l'endos chez le paysan où
mérite une mention spéciale. Créé il y a quelques j'étais descendue. En ce pays, on a vile fait de tuer
années, il a pris de son fondateur le nom de Nicoscia une volaille un coup de bâton, et la bête est plu-
(~icolas). La population colonisante y fut transportée mée, flambée, mise au plat. Lorsqu'elle arrive fu-
de Salkhino (Mon plaisir), lieu infertile qui nourris- mante sur la table, c'est au maître de la maison que
sait à peine ses habitants. Ce village, établi comme revient l'honneur de la dépecer. En vue de cette
harl'ière contre les incursions des Samourzalcaniotes, opération, dont ses doigts seuls doivent faire les frais,
est le seul de la Mingrélie qui ressemble aux bour- on lui apporte essuie-main et cruche d'eau: afin qu'il
gades d'Europe. purifie ses phalanges; puis la même cruche et le
Au lieu d'ètre éparpillées, les maisons y forment même essuie-main circulent par toute la société, pour
agglomération et s'alignent sur le plan des petits semblables cause et usage.
centres rustiques. Nicoscia compte déjà cent quarante La table rustique (s02(~JÎ"cc)est dressée sous la vé-
feux, soit sept cents habitants environ. En fait de rede- randa du logis. A côté du mets d'honneur, à savoir
vance, les villageois payent à peu près au propriétaire le dindon, on sert le porc et le r~onzr~ai(millet), dont
le quart de la récolte. Leurs demeures, bâties par la graine cuite en bouillie épaisse est ici un rempla-
eux, leur appartiennent; pour l'enclos où elles sont çant du pain. La sauce qui assaisonne le tout a des
situées, ils acquittent une taxe annuelle de trois rou- saveurs à nulle autre pareilles. C'est qu'on a mé-
bles. Ces colons cultivent les champs d'alentour, où langé dans le bouillon de la dinde des tiges vertes
le maïs et le millet poussent en abondance; mais le d'oignon tendre, du persil et des oeufs durs hacllés
jardinage leur est totalement inconnu; dans le pré menu. Ou arrose le repas d'un vin du pays qu'on
qui environne leur maison, on n'aperçoit ni fleurs ni nomme isabelle, et dont l'arome ranimerait un mou-
légumes; là où buissonnent quelques touffes de co- rant. Quant aux verres, les Mingréliens les igno-
rolles, c'est à la nature qu'en revient tout le mérite. rent ce sont des buveurs de trop de vaillance pour
On a vu que, parmi tous les produits du sol min- se servir de ces vases nains; il leur faut des bocaux
grélien, figurait le coton. Les indigènes, qui, je le d'autre taille, qui sont, les uns des kotclalc, grandes
répè!e, n'ont point de machines, n'en excellent pas bouteilles à longue encolure, les autres des courges
moins à se fabric{uer pour certains usages des usten- à tuyaux, ou des cuillers qu'on appelle qzcabi., ou
siles souvent ingénieux tel est, par exemple, l'in- bien encore des cornes d'animaux. Chacun de ces
strument qui leur sert à égrener le coton. C'est un récipients, de la capacité d'une ou de plusieurs bou-
simple carré de bois où sont assujettis deux cylindres teilles, est vidé résolument d'un seul trait. Honte à
placés en sens inverse l'un de l'autre vrai jouet qui s'y reprend à deux fois
d'enfant qui fonctionne à merveille. De ce coton, les A ce festin de Nicoscia, il se trouva par hasard .un
paysannes s'entendent à tirer de jolies étoffes, essuie- verre, un seul et unique. Il fit le tour de la table. Je
mains'et autres. Elles filent aussi la laine, en font une ne trouvai pas le vin moins bon pour cela. Je m'étais
flanelle grossière (tcieo~;a.)pour habillements d'homme, habituée à boire ce nectar mingrélien par mesure
de même qu'elles confectionnent une espèce de feutre d'hygiène, un médecin de Tinis m'ayant assuré que
épais, à long poil d'un côté, clui -s'emploie pour les le jus des vignes caucasiennes était l'antidote des
manteaux dits bozrrlca. fièvres locales.
Ces villageoises mingréliennes, tout en travaillant La table enlevée, avant l'offre de la bûchette al-
plus que les hommes, ne s'occupent point de labeurs lumée et du papiros de rigueur, la cruche et l'essuie-
grossiers, et n'ont en aucune façon l'air rustique. La main font de fnouveau leur apparition; pour savon,
distinction est innée chez elles. Elles portent leurs on a le pâte d'amande à la mingrélienne
longues jupes avec une aisance remarquable, et s'en- dont pourraient parfaitement tirer parti nos parfu-
veloppent fort élégamment la tète de leurs voiles. meurs européens.
Presclue toutes ont un pantalon de couleur, tombant Le jour dont je parle, le repas terminé, l'enclos sc
jusqu'à la cheville c'est pour elles la pièce d'habille- penpla de villageois et de villageoises appelés par la
ment essentielle et tenue le plus en honneur, à tel maîtresse du logis pour m'offrir le divertissement de
point qu'elles appliquent comme injure le nom de la ta~iznslca, avec accompagnement de tscho~z~ouni
occ~aiphlzu (sans-culottes) aux femmes russes, qui (guitare). Tous ces paysans, hommes et femmes,
s'en dispensent. Ce vètemcnt, du'elles ne quittent dansaient à meneilll', avec beaucoup de distinction
pas mème de nuit, est aussi leur sac à trésor; elles et de tenue. Quant aux chants, ils étaient tous sur
tixeut à sa ceinture les objets auxquels elles attachent un rythme monotone, et les voix ne brillaient point
le plus de prix. par l'ensemble.
Pour en revenir à Nicoscia, les habitants, avec cet Ce peuple de beaux danseurs n'est point un peuple
entrain hospitalier qui caractérise tous les Mingie- de musiciens. Cependant cette plaintive harmonie ne
liens, m'otfrirent une fête où rien ne manqua. Le laisse pas que d'inspirer une langueur dont l'étranger
prélimin:~ire en fut naturellement un re- même a peine à se défendre. La guitare aux réso-
pas, où figurait le majestueux dindon dont le plumago nances mélodieuses dont) s'accompagne Lla voix du
UN TOUR EN MINGRÉLIE. 415
chanteur sert elle-môme d'influx magnétique pour « Étrangère, je salue en toi la femme; car tout
endormir les souffrances des malades. Plus d'un fié- bien nous vient de la femme. C'est. à une femme
vreux, que fuit le sommeil, finit par trouver le repos, que l'on doit le bonheur du monde; c'est à la Vierge
au bercement engourdissant de cette cadence. Tantôt qui enfanta le Christ que nous devons la civilisation
c'est une mère qui assoupit par ce moyen son enfant, et le commencement de l'émancipation de l'huma-
tantôt c'est une fiancée qui verse doucement la tor- nité. Je m'adresse à toi, étrangère parmi nous, comme
peur sur les yeux de son fntur époux. Bref, il n'est à une femme éclairée dont l'esprit brille ainsi qu'un
guère de maisons où l'on ne voie ce poétique instru- diamant. Le diamant est une pierre qui ne vaut que
ment, tSCILO)2~G249'L. Je me souviens que plusieurs par ses feux de mème la femme, par son esprit,
paysannes, chantant en jette en tous lieux des
chœur un de ces airs nar- étincellements. Non ci-
cotiques où les syllabes vilisée, elle nous laisse
dans la nuit; civilisée,
~ai.,na, ni se trouvent ré-
elle nous illumine. Ëtran-
pétées, et dont les der-
niers sons s'en vont ex- gère, je reconnais en toi
une de celles qui éclai-
pirant, me trouvèrent à
la fin aux trois quarts rent. »
endormie. Ainsi me parla le
Puisque je parle de paysan, et je trouvai que
bercement, c'est le mo- ces phrases, d'une tour-
ment de décrire la cou- nure essentiellement o-
che d'espèce tout origi- rientale, ne manquaient
nale où, dans ce pays, pas de grâce.
on met les enfants. Cette La vie que l'on mène
en ce coin du Caucase
couche, appelée ccnkcc-
~°a~zi,est formée de deux n'a, du reste, rien de
maussade ni de triste.
planches soutenues du
côté de la tête par une A chaque instant, ce sont
des cavalcades,
paroi pleine, et que n'as- ayant
sujettit, dans l'autre par- pour but de joyeux pi-
tie, qu'une simple tra- que-niques, ou bien des
verse horizontale. Elle pèlerinages en commun
est garnie d'un coussin, à certains lieux consacrés
d'un matelas, et d'une de la contrée. Tel est le
couverture ouatée (lui village de Iiouliskani, où
présente à la place du se trouve, dit-on, la plus
cou une échancrure à ancienne image du pays,
laisser libres les épaules. celle de saint Georges
Au milieu du màtelas est terrassant le dragon. La
pratiqué un petit trou fète du saint qui se cé-
rond dans lequel on place lèbre le 23 avril (style
.I"7'
un roseau de la longueur ?- _y4.~ XI grec), attire une énormc
de vingt-cinq centimè- affluence de fidèles. La
tres, et dont la décou- rusticlue église, bâtie
pure supérieure varie tout en bois, selon le
selon le sexe du nourris- Le paysan qui m'a complimentée. Dessin de Pranishni6olF mode architectural des
d'après une photographie de ~I. Ermako!r. maisons mingréliennes,
son une autre ouverture
dans le matelas en achève est entourée d'une ga-
l'appropriation hygiénique. Des baguettes attaché.es lerie à balustrade, avec colonnes supportant la toi-
des deux côtés au moyen de bandes de toile s'oppo- ture.
sent aux « gigotements » du captif, sans contraindrc Le village est situé à dïa verstes seulement de
le développement de ses membres. C'est à ce système Zougdidi, sur la chaussée qui mène à Nakalakevi
de berceau que l'on attribue, dans le pays, la belle (l'ancienne Ea) et sc raccorde à la nouvelle route de
conformation de la race et l'absence presque absolue Novo-Senahi. Cette facilité de communications est
d'êtres contrefaits. mème une. des causes du hien-ètre qui se rencontre,
Ces paysans, très heureusement doués, savent, au ici. Les cavalcades comptent parmi les. plaisirs de
besoin, se montrer éloquents: témoin ce compliment prédilection des habitants de ces belles campagnes.
que m'adressa un villageois de Nicoscia Un seul cortège se compose souvent d'une cinquan-
416 LE -TOUR DU MONDE.
taine de personnes des cieux sexes, aux équipements Le chef du district (sous-préfet) organisa en mon
les plI! élégants et les plus variés. La variété vient honneur une cavalcade de cette sorte, et, comme lui-
surtout de la tout originale dont chacun mème y figurait de sa personne, tout prit aussitôt,
porte les différentes pièces du vètement national, comme bien on pense, une allure officielle. Ce fonc-
depuis la tchol,ct. circassienne et le long gilet à tionnaire est comme un petit roi dans le pays; à
manches qu'on nomme jusqu'au ba.chlilc chaque village qu'il traverse, maires et édiles vien-
traditionnel; il se produit là, rien que dans la façon nent à sa rencontre et lui font cortège. D'une localité
de se mettre, des dicersité; tellement pittoresques, à l'autre jusqu'au terme du voyage, sa suite s'en va
qu'on croirait voir autant de costumes partiCllliel's ainsi grossissant. Arrivée au lieu désigné, la troupe
qu'il y a de cluevauclmnrs. La chaussure se compose entière s'attable au festin dressé sous les charmilles
de guètres de peau qu'on appelle nîe.sti.et de souliet's d'un enclos. Le repas fini, on s'étale sur l'herbc ou
(~otp/I~a) sans semelles, sans élastiques ni boutons, plutôt sur les tapis (lui la recouvrent, pour goitter un
recourbés en pointe par devant, et serrant le pied, moment les douceurs de la sieste; puis s'entament,
( lu 1 dessincnt à son avantag-e. avec 1'entrain habituel, les danses de la tconasizcc de

Costume de cheval des nlingréliennes. úessin de Pratiislinitioff, d'après une photographie de M. Ermakoff.

rigueur. Le retour n'est pas moins charmant que suader, que ce que j'avais déjà vu de la contrée avait
l'aller. Bref, l'absence absolue de gène et de contrainte mis en haleine ma curiosité. Je pris donc congé de
est le principal attrait de ces fètes, qui toutes m'ont mes hôtes, et, franchissant la rivière Ingour, je m'en-
laissé les meilleurs souvenirs. fonçai dans le Samourzakan.
Enfin arriva pour moi le moment de dire adieu à la Ce fut là mon premier pas vers l'Abklmsie. J'espère
Mingrélie. Mon intention avait été d'abord de re- que mes lecteurs voudront bien m'y suivre.
tourner à Tiflis, pour me rendre de là au Daghestan, Je ne fus pas malheureuse au milieu de cette peu-
avec la femme du gouverneur de ce pays mais mes plade mi-sauvage qui me témoigna beaucoup d'in-
amis de Zougdidi insistèrent pour me faire changer térêt, mais je dus y subir une privation bien dure
de dessein et remettre à plus tard mon excursion à la pour une femme. J'ignorais absolument la langue du
terre des Lesghiens. Ils me dirent que, pour rien au pays, et je fus obligée, me croira-t-on? de rester trois
monde, je ne devai,; quitter le Caucase sans avoir fait mois sans parler.
un tour en une de ses provinces les plus
dignes d'intérèt. Je me laissai d'autant mieux per- CARLA SERENA.
LE TOUR DU MONDE. 4J7

REVUE GÉOGRAPHIQUE,
i88i
SEMESTRE),
(PREMIER

PAR MM.C. MAUNOIRET H. DUVEYRIER.


TEXTE
INÉDIT.

1. Pertes de la géographie française Ni. E. Cortambert, M. Delesse, l'amiral de La Roncière-Le Noury. II. Congrès international
des Sciences géograpUiques, à Venise.- III. Dispositions favorables de M. Le Myre de Vilers,gouverneur de la Cochinchine, envers les
explorateurs. Recueil des L'xcursions et reco~a~iaissances, publié à Saigon. Voyage de MM. Pémsset, d'Infreville et Ricard. Voyage
de M. Aymonier. Les trois voyages du docteur Neïs. Voyage de ~l..13otilangier. Carte de l'Indo-Cline orientale, par M. Dutreuil de
Rhins. IV. Le docteur Montano et le docteur Rey en lltalaisie..ni. Montano à Mindanao. V. 11(.de la Croix à la presqu'ile de
Malacca. VI. Les événements de Tunisie nous vaudront des cartes du pays. VII. Mission du colonel Flatters. Ses débuts
heureux. Levé du haut Igliargliar. La Sebkha d'Amadghôn. Massacre de la mission. -VIII. Expédition du capitaine Galliéni à Ség011.
Traité conclu avec les chefs des pays.MaÚdirÏgues et avec le sultan Ahmadou. IX. Mission du colonel Borgnis Desbordes dans II)
haut Sénégal.- Travaux de la brigade topogl'aphique du commandant Derrien. X. Voyage et mort de M. Lucereau chez les Orma ou
Galla.- XI. Le nouveau succès de Ni. Savorgnan de Brazza. PI'emier itinéraire entre l'Ogôoué et le Congo. Fondation de la station de
Franclieviile. Fondation de la station de' NtiIl1Ù¡-NcOlinia, qui s'appellera Brazzaville. Rencontre de Màl. de Brazza et Stanley.
XII. Départ du docteur Ballay, de 111.Mizon et de.lll: Stahl. Dlort de nt. Stahl. XIII. Les cartes d'Afrique du capitaine de Lannoy
et de Dl. L. Ravenstein. XIV. Voyage du docteur Lenz' du Dlaroc au Sénégal. par Timbouktou. Grands traits physiques. Chan-
XV. Mission de M. D. Charnay aux cités ruinées des Toltèques. XVI. Dernier
gemeuts politiques depuis le voyage de Barth.
voyage dit docteur Crevaùx. Remonte du rio Magdalena. Ti-a'versée des Andes. Navigation périlleuse sur le Guayabero. L'Orénoque.
Mort du matelot F. Durban. ltecherches sur les Guaraunos du delta de l'Oréntique: XVIt. Expédition scientifique américaine au
territoire d'Alaska. Observations physiques dans les eaux dit détroit de Behring. La montagne de glace de la pointe Barrow. Le gla-
cier mort de la baie Yakoutat. XVIII. Inquiétudes persistantes sur le sort de la Jea~a~aettc. Dernières nouvelles du navire. Expédi-
tions envoyées à sa recherche des États,Unis. XIX. Nouvelle croisière scientifique du Travailleur, com-
par le gouvernement
mandant Richard.

La géographie française a été durement éprouvée, de nos associations scientifiques les plus florissantes
pendant ces six derniers mois, par la perte de plusieurs comme les plus actives.
de ceux qui lui prêtent leur concours à divers titres.
Le massacre de la mission du colonel Flatters, l'as- II
sassinat de M. Lucereau et la mort de M. Stahl, dont
il sera parlé plus bas, auraient dû suffire à un se- Au mois de septembre prochain, la Société italienne
mestre mais la mort a frappé également au milieu de Géographie réunit à Venise le troisième Congrès
de nous. Elle a emporté d'abord M. Eugène Cortam- international des Sciences géographiques 1. Nous ne
bert, président honoraire du conseil de la Société de saurions engager trop vivement ceux de nos compa-
Géographie, le savant conservateur des cartes à la triotes qui s'intéressent au mouvement scientifique,
Bibliothèque nationale, l'auteur bien connu de nom- à prêter leur concours à cette solennité où il importe
breux ouvrages pour l'enseignement de la géogra- que la France tienne dignement sa place à côté des
phie. autres pays. L'accueil le plus cordial attend les géo-
M. E. Cortambert a été suivi de près dans la tombe -graphes du monde entier conviés par l'Italie dans la
par M. Delesse, membre de l'Institut, inspecteur gé- cité de Marco-Polo.
néral des Mines, ancien président du conseil de la
Société de Géographie. A côté d'un grand nombre de III
recherches techniques, M. Delesse avait consacré un
travail considérable à l'étude de la nature des fonds Il est du devoir d'un gouverneur de colonie de fa-
sous-marins aux abords des côtes de France. voriser l'étude des territoires voisins de celui où
Enfin la Société de Géographie a perdu son très s'exerce son autorité, et nous devons hautement re-
éminent président, l'amiral de La Roncièr e-Le Noury, connaître que le gouverneur actuel de la Cochinchine,
qui, depuis vingt-cinq ans s'intéressait à ses travaux, 1. Le premierCongrèseutlieu à Anvers,en 1875,et le deuxième
qui depuis neuf ans dirigeait de haut ses destinées, fut réuniParis en 1875,par les soins de la Sociétéde Géogra-
et qui avait si largement contribué à en faire l'une ptie.
:CLI. 27
418 LE TOUR DU MONDE.
M. Le Myre de Vilers, voue à cette partie de sa tâche qu'un itinéraire sinueux a conduit dê5 frontières de
plus de sollicitude encore que ses prédécesseurs. la Cochinchine au pays de Siam, à travers le Cambodge.
Ceux-là qui suivent le mouvement géographique ont Il a étudié le bassin du Tonlé-Sap, ou grand lac, qui,
pu remarquer combien de fois les événements ont selon lui, fut autrefois le fond du golfe actuel de Siam;
rendu précieuses des informations recueillies par des de puissantes alluvions l'ont comblé, reliant ainsi à
explorateurs dont les efforts avaient été naguère dé- la terre ferme les massifs montagneux assez élevés si-
daignés, pour ne rien dire de plus. tués au sud de Pursat, et qui formaient autrefois une
Depuis deux ans le gouvernement de notre riche île. Le Tonlé-3ap lui-même, sujet à de grandes crues,
Cochinchine fait procéder à une série d'explorations se comblerait peu à peu par un colmatage.
utiles pour la paix aussi bien que pour la guerre. Les Ainsi se précisent peu à peu les lignes encore flot-
résultats en sont consignés dans une série de notices i tantes du figuré d'une partie de l'Indo-Chine. On peut
dont l'une nous apportait, à la fin de l'an dernier, une aisément se l'Qndre compte de ce qui reste à faire, en
reconnaissance exécutée 2 dans le but de choisir le jetant un coup d'œil sur la grande carte de l'Indo-Chine
terrain le plus favorable pour l'établissement d'un orientale dressée par M. Dutreuil de Rhins et dont la
chemin de fer entre Saigon et Phnom-Penh. récente publication fait honneur au Ministère de la Ma-
D'autre part, un capitaine d'infanterie de marine, rine. On doit exprimer ici le voeu due ce département,
M. Aymonier, déjà connu par de bons travaux sur la pourvu de si puissantes ressources, complète l'œuvre
Cochinchine, s'est dirigé à l'ouest de notre frontière, en publiant ou en aidant à publier la partie encore
sur Kompot il a traversé la presqu'île qui borde à manuscrite de la carte de M. Dutreuil de Rliins, qui
l'est la baie de Compong-Som, puis, s'avançant dans comprend le Bengale oriental et l'Assam avec le Tibet
la province de ce nom, il est revenu à l'est sur Oudong oriental et la Chine méridionale. Consciencieusement
et Phnom-Penh, après avoir été le premier à parcourir élaboré à l'aide des meilleurs matériaux, ce travail
cette région qui est accidentée et riche. serait d'une utilité de premier ordre pour suivre les
De son côté un médecin de la marine, le docteur découvertes et les événements dans une partie de
Neïs, a fait trois voyages, dont le premier l'a conduit l'Asie également intéressante pour la science et pour
chez les 1\lois de l'arrondissement de Baria, où il a la politique.
recueilli de nombreuses informations ethnographi- IV
ques et anthropologiques.
Un deuxième voyage a conduit le docteur Neïs jus- Nous allons voir revenir,. après deux années frtic-
qu'au haut cours du Donnaï, qu'il a remonté et dont tueusement employées à remplir une mission du Mi-
il a pour la première fois vu l'un des affluents de nistère de l'Instruction publique, le docteur Mon-
tète; la sauvagerie des indigènes La-Canh-Dong l'a tano. Il était parti avec le docteur Paul Rey pour
empêché de visiter le bras le plus considérable du faire aux îles Philippines et en Malaisie des études
fleuve. « Là, dit M. Neïs dans une lettre au docteur d'anthropologie et d'histoire naturelle. Après une re-
Harmand, j'ai trouvé des montagnes fort élevées, for- lâche dans la presqu'île de Malacca et plusieurs
mant une double chaîne séparée par un plateau que voyages aux environs de Manille, ils s'embarquèrent
j'ai mis sept jours à traverser. » pour visiter l'ile de Soulou, tentative fort dangereuse
A la suite de ces voyages, une tribu indigène d'un à cause du fanatisme des Malais qui habitent l'île. De
territoire voisin des frontières de notre Cochinchine Soulou, qu'ils traversèrent pour aller visiter Maïboun,
ayant fait demander le protectorat de la France, le sa capitale, MM. Montano et Rey gagnèrent Davao,
docteur Neïs se mit de nouveau en route, accompagné au sud-est de l'île de Mindanao. Là M. Montano con-
cette fois de M. Septans, lieutenant d'infanterie de tinua seul ses explorations où la géographie aura
marine. Il retourna sur le haut Donnaï, chargé de s'as- également une bonne part, car, après avoir accompli
surer de la sincérité de ce désir des indigènes. Au une ascension au volcan Apo, non loin de Davao, le
cours de cette mission, il réussit à visiter la tribu des voyageur a parcouru du sud au nord toute la longueur
Traos, qui ne reçoit d'ordinaire aucuné tranger, même de l'He, dans sa partie orientale. Davao fut son point
les hommes des tribus voisines. M. Neïs a suivi le de départ et Butuan son point d'arrivée; il compléta
Donnaï pas à pas, à travers le dédale des montagnes cet itinéraire d'un mois de route par une reconnais-
où naît le fleuve, et ce troisième voyage, dont l'itiné- sance du lac Maïnit, au nord extrême de l'He, et réunit
'raire a été de près de cinq cents kilomètres, complétera des éléments utiles pour la carte de Mindanao.
de la manière la plus heureuse les deux précédents. Non content de cette traversée, M. Montano se re-
Enfin nous signalerons encore le voyage accompli mettait en route, le 11 janvier 1881, pour gagner
par M. Boulangier, ingénieur des Ponts et Chaussées, Davao, en naviguant le long de la côte orientale de
l'He. Mais la mer est si mauvaise dans ces parages,
1. Excursions et reconnaissa~aces.
2. Résultatsde la reconuaissance faite sur le terrain en no- que le voyageur, après avoir été menacé plusieurs fois
vemboeet décembre1879,par 11I\I. Yeyrusset, capitaine d'état- de voir sombrer sa pirogue à balancier, dut revenir à
major, aide de du
camp gouverneur, Rozéed'Infrcville,capitaine
Surigao, son point d'embarquement. Il en repartit à
d'illfanteriede marine, aide de campdu gouverneur,Ricard,mé-
decinauxiliairede la marine. pied, traversa l'He à la hauteur de Bislig, et rejoignit
'11'.
REVUE GÉOGRAPHIQUE. 1119
ainsi la côte du Pacifique. Cette fois encore il dut re- seignements qu'on avait pu recueillir jusque dans les
noncer à longer par mer la côte de l'île, et c'est par dernières années, et que MM. Fanelly et Caillat
terre qu'il accomplit ce trajet, au milieu de grandes avaient utilisés pour donner un croquis de cette
difficultés; le 22 février, il revenait à Surigao. contrée', le pays des Khoumîr n'est pas le massif
Les lettres de M. Montano perJ!1ettent de constater montagneux qu'on croyait découpé par des vallées
que la mission a été des plus intéressantes à tous courant du sud au nord. C'est bien, il est vrai, une
égards; au point de vue géographique, celui qui contrée montagneuse, mais où les chaînes de mon-
nous préoccupe ici, l'itinéraire dont nous avons es- tagnes se développent parallèlement entre elles et au
quissé les lignes est appuyé sur des déterminations rivage de la mer. Bientôt, sans doute, la publication
astronomiques qu'on peut considérer comme bonnes des travaux de la brigade topographique, centralisés
en raison des conditions où elles ont été exécutées. Les par le lieutenant-colonel Perrier, permettront de com-
explorateurs qui s'astreignent à faire des observations pléter et de rectifier la carte de toute la partie nord
de ce genre, sans négliger les autres, sont trop rares de la Tunisie.
pour que nous ne félicitions pas M. Montano des VII
résultats de son voyage, qui aura, de tous points, les
caractères d'un voyage scientifique. La mission du Ministère des Travaux publics, con-
fiée au colonel Flatters, devait, on se le rappelle, con-
V tinuer d'ouvrir à la science les routes historiques du
commerce de l'Algérie et de la Tunisie avec les États
Nous pouvons espérer aussi d'excellentes informa- Haousa, et y faire les études nécessaires pour l'établis-
tions du voyage accompli par M. de la Croix dans sement d'un chemin de fer; cette mission a été anéantie
l'intérieur de la presqu'île de Malacca. Après avoir dans un drame qui forme jusqu'à ce jour la, page la
parcouru, avec M. Brau de Saint-Paul Lias, chargé plus émouvante de l'histoire des explorations françaises
d'une mission du Ministère de l'Instruction publique, en Afrique.
la côte du royaume d'Atjeh, M. de la Croix a passé Le colonel Flatters, les capitaines Masson et Dia-
sept mois dans l'intérieur du territoire de Perak, le nous, les ingénieurs Béringer, Roche et Santin, et
plus considérable des États indigènes de la presqu'île le docteur Guiard, formaient le personne1 de cette
malaise. Il a suivi le cours moyen de la rivière de nouvelle mission qui partit de Warglâ, emmenant
Perak, parcouru plusieurs cours d'eau qui pénètrent avec elle un nombre assez considérable d'Arabes d'Al-
dans l'intérieur de la pr7esqu'île, visité pour la pre-
gérie, pris parmi les tirailleurs indigènes ou dans les
mière fois la tribu des Sakages établis aux têtes de la tribus nomades du Sahara. Au lieu de suivre, dès le
rivière Plus, et recueilli des données sur la géologie début, comme il l'avait fait dans son premier voyage,
et la richesse minière du pays.
jusqu'à El-Biod, les traces de l'ancienne route de
Warglâ à la Nigritie, le colonel Flatters a appuyé à
VI l'ouest pour éviter la large zone des dunes d'El-'Erg.
Il a remonté l'Ouâd 1~'Iiyajusqu'au puits d'Inîfel, ou
A maintes reprises le territoire de notre province Hâssi 'Abd El-Hâkem. des Arabes, d'où il a gagné
de Constantine avait été violé par des incursions par- Hâssi El-Mesegguem, sur une des routes de Ghadâmès
ties de Tunisie, et auxquelles le gouvernement tunisien à In-Çâlah, pour tomber dans l'Ouâdi Igharghar, à
n'avait ni le sincère désir, ni les moyens de mettre un l'endroit où cette vallée reçoit de l'ouest l'Ouâd Rharîs.
terme. Une armée française dut en conséquence aller Remontant alors l'Igharghar, M. Flatters et ses com-
châtier les agresseurs, Arabes nomades dont les tribus pagnons ont été les premiers à apercevoir le haut mont
vivent en confédération sur la frontière algérienne, Oudân, où commence le massif du Ahaggar; en lon-
dans une partie du rivage méditerranéen que l'ancienne lui sert de base,
geant alors les flancs du plateau qui
délimitation avait laissée à la Tunisie. Le pays des ils parvinrent à la sebkha d'Amadghôr, mine de sel qui
Khoumîr et de leurs voisins les Nefza et les Mo'qod alimentait autrefois le commerce des pays des nègres
était absolument inconnu au delà de la zone littorale et qui avait déterminé le passage de la route com-
sur laquelle avaient pu porter les lunettes des hydro- merciale dans cette direction.
graphes. Nous n'avons pas ici à nous étendre sur les Vers le 16 février dernier, la caravane française n'é-
excellents résultats politiques de la campagne qui a tait plus qu'à environ sept marches dans le nord-ouest
conduit le drapeau français sous les murs- mêmes de du puits d'Asiou, peut-être dans la vallée de l'Ouâdi
Tunis, mais les résultats géographiques de ces événe- Tîn-'rarâbîn; le guide feint de se tromper, dépasse
ments rentrent dans notre cadre. le puits fixé pour l'étape et insiste pour que le camp
A ce point de vue, les travaux de la brigade topo- soit établi sur le point où l'on en est. Mais le colonel,
du général Brem auront
graphique attachée au corps voulant aller examiner le puits, part sous la con-
une importance d'autant plus grande qu'il s'agit ici duite du guide, avec le capitaine Masson, le docteur
d'une région, le pays de Khoumîr, ql1i faisait une
tache blanche sur les cartes; contrairement aux ren- aoClt,1879.
1. VoirReLwede géoGrap~hie,-
'4020 LE TOUR DU MONDE.
Guiard et MM. Béringer et Roche. C'est à ce puits, lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes, avait été chargée
dont le nom même, comme toute la dernière partie de de reconnaitre la partie orientale du bassin du Séné-
la route, est encore inconnu, qu'une insigne trahison gal, en vue de l'établissement de voies ferrées. Cette
amena le massacre des cinq vaillants et méritants ex- mission comprenait plusieurs officiers plus spéciale-
plorateurs. Le crime avait été médité par les Oulâd ment chargés, sous0les ordres du commandant Der-
Sîdi Ech-Cheïkh; la complicité de Ahîtarhen, chef su- rien, d'étudier la géographie du pays. De Ba-Foûlabé,
prême du Ahaggar, et celle d'une partie de l'escorte où elle trouva un poste français occupé depuis le mois
paraît évidente. Le capitaine Dianous, M. Santin et d'août 1880, elle suivit le cours du Ba-Khoï au mi-
les Arabes restés fidèles n'avaient plus qu'à chercher lieu d'une riche contrée que les guerres d'El-Hâdj
le salut dans la fuite; ils accomplirent leur retraite (ou Alagui) 'Omar ont dépeuplée, et, le 18 février 1881,
avec une célérité sans exemple, refaisant en douze elle arrivait à Kita (ou Makan-Diambougou), à cent
marches forcées les dix-neuf ou vingt dernières mar- quatre-vingts kilomètres seulement du Dhiôli-Ba.
elles de la mission. Dans sa fuite le capitaine Dianous C'est là que le gouvernement du Sénégal établit un
rencontra des Tédjéhé-Mellen, tributaires au titre re- fort dont la construction était déjà avancée à la fin
ligieux des Oulâd Sîdi Ech-Cheïkh; ils lui offrirent du mois de février, et qui doit appuyer solidement
des dattes mêlées des feuilles d'une jusquiame qui notre influence dans le pays. Le colonel Borgnis-Des-
a la propriété de produire la folie avant de donner la bordes ne perdit pas un instant pour châtier les ha-
mort. A la source d'Amdjîd il fallut livrer un combat bitants de Goubanko, qui avaient fait cause commune
à des Touâreg qui avaient pris position sur la source; avec ceux de Dio, lors de l'attaque opérée sur la mis-
le capitaine Dianous et un soldat français tombèrent sion Galliéni.
frappés à mort, et M. Santin succomba au poison ingéré Quant à la brigade topographique, elle a jusqu'à
la veille Il restait encore un maréchal des logis; l'ex- la fin de l'expédition laborieusement exécuté des
pédition de 4ecours envoyée de Warglâ a retrouvé son levés et recueilli des informations. Elle a, en particu-
cadavre. La soif et la faim avaient eu raison du der- lier, étudié sur place la question du lac Mandiri qu'on
nier survivant de ce groupe de courageux Français disait envoyer ses eaux, d'une part au Ba-Khoï et de
l'autre au Ba-Oulé. Les officiers de cette brigade
VIII sont de retour en France. Ils ont été durement éprou-
vés par les fièvres, mais nous savons qu'ils rapportent
Reposons-nous de ce tableau lugubre en nous re- des informations aussi nombreuses que précises sur
portant aux efforts plus heureux de nos explorateurs ce pays dont la connaissance est pour nous d'un si
au Sénégal et sur le haut Dhiôli-Ba, ou Niger. Tandis haut intérêt.
qu'une mission anglaise chargée de nouer des com- 1
munications commerciales directes entre Serra Leone
et le haut Dhiôli-Ba était retenue à Timbo, capitale Une triste nouvelle nous arrivait dès le commence-
du Foûta Dhiallon, le capitaine Galliéni, dont nous ment de l'année. M. Lucereau, voyageur français,
avons mentionné laÉdépart à la tête d'une mission dont les efforts pour pénétrer dans l'intérieur du pays
française auprès d'Ahmadou, roi de Sêgou, est revenu des Çômâli avaient échoué devant l'opposition d'Aboù
à Bâkel le 23 avril. Hésitant entre les conseils de
Beker, gouverneur de Zela' (ou Zeïla'), avait enfin
la sagesse et des suggestions hostiles à notre in- réussi à partir de cette ville avec une caravane. A la
fluence, le faible sultan Ahmadou avait longtemps fin de l'été dernier, il arrivait à Adar ou Hèrèr; là
retenu le capitaine Galliéni. Il a fini, cependant, par notre compatriote M. Bardey lui fit le meilleur ac-
l'autoriser à revenir au Sénégal, et cet officier rap- cueil et le mit en mesure de s'organiser pour son
porte des conventions passées avec tous les chefs du voyage au Chawà. Vers le 1er octobre 1880, M. Lu-
pays des Mandingues, entre le Dhiôli-Ba et Mour- cereau, quittant Hèrèr, s'engageait dans le pays des
goula, chef-lieu du pays de Birgo. Mais la convention Ittou, tribu des Orma ou Galla, qui entoure la ville.
peut-être la plus importante est le traité par lequel Au bout de six jours de marche, arrivé en un point
le roi Ahmadou accepte formellement le protectorat situé vers go 30' de latitude nord et 38° 30' de longi-
de la France, s'engage à maintenir la sécurité sur la tude est, ce malheureux explorateur a péri victime
route entre les postes français du Sénégal et sa capi- de la cruauté des Orma.
tale, où le gouvernement français aura un résident.
Nous sommes donc fondés à dire aujourd'hui que l'in- XI
fluence française vient de faire un grand pas dans la
partie supérieure du bassin du Dhiôli-Ba, en même Après avoir établi près de Machogo, sur l'Ogowé,
temps que dans la Tunisie. en un point qu'il nomma Francheville, une station
où va s'établir 1~~T. du Comité français
Mizon envoyé
IX de l'Association internationale africaine, M. de Brazza
presque seul s'était enfoncé dans le sud-est, résolu à
On se rappelle qu'une mission, commandée par le atteindre le cours du Congo. Coupant plusieurs af-
REVUE GÉOGRAPHIQUE. 4121

fluents du grand fleuve, il parvint à l'un d'eux, le pour suivre le mouvement des découvertes et les évé-
Lefini (Lawson de M. Stanley), qu'il longea jusqu'à nements sur l'immense terre d'Afrique.
quelque distance de son embouchure. De là il tenta En même temps que le capitaine de Lannoy, M. Ra-
une pointe vers l'est, mais, arrèté par les dispositions venstein dressait pour la Société Royale géographique
des indigènes, il atteignit enfin le Congo non loin de de Londres une grande carte d'Afrique en une vingtaine
Stanley Pool. Là, sur un point appelé Ntamo-Nkou- de feuilles à lil,OOO,úOO, destinée à présenter moins
nia fut constituée, le 30 octobre 1880, une nouvelle l'état de nos connaissances géographiques positives
station de départ pour les explorations futures. Elle que celui de notre connaissance générale de l'Afrique,
fut établie sur un terrain concédé à la France par le en utilisant même les études faites d'après les rensei-
roi nègre Malioko, dont M. de Brazza n'eut qu'à se gnements des indigènes. La carte anglaise de M. Ra-
louer. Une descente en pirogue amena le voyageur venstein est en cours de publication et rendra égale-
en amont des plus hautes cataractes du Congo, à partir ment de grands services.
desquelles il dut reprendre la voie de terre c'est par
la rive droite du fleuve qu'il atteignit Vivi; là il XXV
trouva M. Stanley qui continue à appliquer sa persé-
vérante énergie à la construction d'une route pour Les explorations françaises sont maintenant si nom-
éviter les rapides du bas Congo. breuses en Afrique, elles ont une telle importance à
divers points de vue, qu'il a fallu, sous peine de
XII transformer la présente Revue en un simple catalogue
de noms et de faits, réduire, cette fois, l'exposé de la
Le succès de l'expédition hardie de M. de Brazza part des voyageurs étrangers dans l'étude de l'Afrique.
est un événement considérable au double point de Aussi, parmi ces travaux, choisirons-nous le plus in-
vue de la science et de la civilisation auxquelles il a téressant au point de vue général et au point de vue
ouvert de la façon la plus pacifique une rive vers le français, celui du docteur Oscar Lenz, dont nous an-
Congo. noncions, il y six mois, l'arrivée à Saint-Louis.
Nous devons d'ailleurs nous attendre à recevoir des Dans une conférence organisée par la Société de
nouvelles intéressantes de cette partie de l'Afrique. Géographie de Paris, M. Lenz a donné une relation
En effet, avec M. Mizon est parti le docteur Ballay, sommaire de son voyage de Tanger à Saint-Louis à tra-
vers le Maroc, le Sahara occidental et la partie de la Ni-
qui va rejoindre M. de Brazza au Gabon. Reprenant
ensemble leur route d'il y a quelques années, ils lan- gritie qui s'étend de Timbouktou aux derniers postes
ceront, sur l'un des cours d'eau qu'ils ont découverts, français'du haut Sénégal. La route qu'il a suivie d'a-
de petits vapeurs à l'aide desquels ils atteindront le bord est la plus courte de celles qui relient Timbou-
ktou au Marée. Elle court sur une ILaIÏfLZCIa (plateau
Congo.
De ce côté-là nous avons encore à déplorer une aride) que coupent deux larges zones de sables mou-
la zone d'Iguîdi et la zone d'EI-Djoûf; le point
perte. Avec M. Mizon était parti M. Stahl, qui a mal- vants,
heureusement succombé, dès le début, à des influences le plus has que le docteur Lenz ait visité dans le
de climat qu'il avait trop dédaignées. M. MilOn perd Sahara, l'Ouâdi Tell, près des mines de sel de Tao-
en M. Stahl un auxiliaire plein de capacité et de dé- denni, et le site d'un ancien établissement des peuples
vouement. de l'âge de pierre, est encore à cent quarante-huit
mètres au-dessus du niveau de l'Océan. Cette observa-
XIII tion relègue dans le domaine des rêves l'idée mise en
avant par M. Mackenzie, de submerger le Sahara oc-
Deux cartes de l'Afrique, dressées à une échelle qui cidental. Au sud de la ville d'Ara\yàn, avant d'arriver
dépasse celle de tous les essais antérieurs,viennent d'è- à Timbouktou, les caractères du désert changent; on
tre achevées. L'une de ces cartes, établie à 1/2,000,000, aborde cette ceinture de bois d'acacia qui indiquent,
en une soixantaine de feuilles, est due à un officier dans l'ouest de l'Afrique comme dans le Kordofàn, le
français, le capitaine du génie de Lannoy; il a con- passage du Sahara à la Nigritie.
sacré un long travail à cette oeuvre (lui repose sur C'est comme musulman que le docteur Lenz, qui se
les levés et les itinéraires originaux soigneusement faisait passer pour un médecin turc, est entré à Tim-
comparés et critiqués. Le travail manuscrit de M. de bouktou; si la qualité qu'il avait cru devoir prendre
Lannoy a été présenté à notre Société de Géographie, a été acceptée par les classes inférieures, elle n'a pas
et nous avons été informés qu'il allait être publié par trompé certains personnages parmi les plus intel-
les soins du Ministère de la Guerre. Les travailleurs ligents du célèbre marché. Deux faits doivent être
et le public auront ainsi un précieux instrument retenus parmi ceux que M. Lenz a notés dans son
court séjour à Timbouktou; d'une part, le cheïkh
1. La Sociétéde Géographie,sur la /Impositionde M,Iluatre- Zeïn
El-'Abidin, fils d'Ahmed El-Bakkâï, a bien con-
fages, a décidéde donneril cette station le nomcie l3razzaville; servé sa haute influence dans
les géographeset le public ratifierontsans nul doute cetteréso- Timbouktou, mais, au
lulion. lieu de s'appuyer, comme l'a fait son père, sur les
422 LE TOUR DU MONDE.
tribus des Touâreg Aouélimmiden, Zeïn El-'Abidin nay a revisité Palenqué et rapporté de son séjour sur
puise aujourd'hui sa force dans une alliance avec les ces ruines un nombre considérable de moulages, de
l!oùlhé du Masina, qui furent précisément les plus dessins et de photographies.
redoutables ennemis de Sidi-Ahmed El-Bakkâï. Ce L'entreprenant américaniste retournera sans doute
l'enversement de l'ancien équilibre politique n'est pas sur son terrain, mais dès maintenant on peut affirmer
le seul changement qui ait eu lieu à Timbouktou de- que sa mission a été couronnée d'un brillant succès
luuis le séjour qu'y fit Barth en 1854; le nombre des et contribuera notablement à dissiper les obscurités
habitants s'est élevé de treize mille à vingt mille, et qui enveloppent encore l'histoire des anciennes civi-
on y a fondé plusieurs écoles et bibliothèques. lisations de l'Amérique.
En partant de Timbouktou le docteur Lenz a pris
immédiatement la direction de l'ouest, malgré les XVI
dangers que font courir aux voyageurs dans le Ba-
guena, les Oulàd 'Alloeich, tribu de Maures sans foi Vers le milieu de l'année 1880, le docteur Crevaux,
ni loi, qui mérite fort mal le nom qu'elle porte en- que nos lecteurs connaissent bien, partait de Saba-
/'a.~zls de L'a.g~aeatc.Il traversa plusieurs grands cen- nilla, se disposant à gagner les sources du Rio Negro
tres, peuplés en partie par des Maures et en partie pour redescendre cet affluent encore inexploré de
par des Bambara. Tels sont Sokolo (ou Kala), ville l'Amazone. Les circonstances l'ont contraint, il est
de dix mille âmes qui ohéit au sultan de Sêgou, et vrai, à modifier son programme primitif, mais l'ex-
Goumboù, ville arabe de trente mille habitants. A ploration accomplie n'en a pas moins été fructueuse
Nioro, le docteur Lenz entrait dans le Kaarta, et, le pour la géographie. Cette fois-ci M. Crevaux avait
2 novembre 1880, il recevait de la part du comman- emmené avec lui, outre le nègre Apatou, dévoué com-
dant dit poste français de Médine l'accueil hospitalier pagnon de ses premières campagnes, M. Lejanne,
que tous les voyageurs scientifiques sont assurés de pharmacien de la marine, et le matelot François Bur-
trouver sous le pavillon français. ban. Quinze jours d8 navigation à vapeur sur le
Magdalena conduisirent l'expédition à Honda, où la
XV navigation régulière est brusquement arrêtée par un
rapide; mais les explorateurs eurent la bonne fortune
On a beaucoup parlé du voyage de M. Désiré qu'un vapeur d'essai eût été lancé en amont du ra-
Charnay, envoyé au Mexique par notre Ministère de pide ils purent ainsi gagner Neiva, sur le haut
l'Instruction publique et par un Américain des États- Magdalena. Là, M. Crevaux rechercha vainement des
Unis, M. Lorillard. Cette entreprise avait un caractère informations sur le rio Uaupes par lequel il devait
archéologique plutôt que géographique; toutefois nous gagner le Rio Negro. Faute des renseignements élé-
en devons dire quelque chose ici, car les résultats mentaires sans lesquels il eût été plus que dangereux
qu'elle a produits ont de l'importance pour la géogra- de se lancer en avant, M. Crevaux prit pour objectif
phie historique du continent américain. la Guaviare, affluent de l'Orénoque.
Du septième au quatorzième siècle, les Nahuas, peu- Il fallut, pour y arriver, filfIectuer la traversée des
plade américaine d'une même race et d'une même Andes, dont, le 13 octobre, on franchissait la crête
langue, envahirent peu à peu le Mexique et s'éten- orientale, par une altitude de près. de deux mille mè-
dirent même sur une partie de l'Amérique centrale. tres, en face d'un panorama de toute magnificence.
Leur point de départ avait été les environs du lac C'est sur le Guayabero, dont le haut cours reçut le
Chapala, d'une part, et, de l'autre, une région en- nom si populaire de 1\'1. de Lesseps, que commença
core mal identifiée de la Californie. la partie la plus difficile du voyage. Montée sur un
L'une des fractions de cette race, les Toltèques, a frôle radeau, l'expédition fut livrée aux caprices de
laissé des traces brillantes dont l'étude était l'un des la rivière; plus d'une fois elle faillit se briser contre
buts de la mission de M. Charnay. des parois de rocher ou se perdre, entraînée par des
Parti de Mexico, le missionnaire a d'abord dirigé rapides imprévus. Dans ces circonstances, Apatou
ses recherches sur des contreforts de l'Iztaccihuatl et déploya ses qualités de pilote vigilant, agile et plein
du Popocatepetl,olt, par une altitude de plus de quatre de sang-froid 1.
mille mètres, il a mis au jour des nécropoles toltè- Le Tozcr di~ Monde racontera quelque jour les péri-
ques d'une importance considérable. A Tula, au nord péties de cette navigation audacieuse à travers l'in-
de Mexico, il a étudié un palais toltèque dont il a re- connu,où pendant dix-sept jours nos voyageurs n'aper-
trouvé comme une copie considérablement agrandie à çurent pas un être humain. Les Indiens qu'ils ren-
San Juan de Teotihuacan, au nord-est de Mexico. A
1. Nous sommes lieureux de pouvoir annoncer qu'Apatou,
Comalcalco, dans le Tabasco, il a constaté l'existence
d'un centre de population considérable, car il s'éten- après avoir reçu, il la suite des premiers voyages du docteur
Crevaux,une médailled'or de 11i.le Ministrede l'Instructionpu-
dait sur près de vingt kilomètres; un millier de py- blique, a reçu cette fois deM,le Ministrede l'Intérieur une mé-
ramides d'environ trois cents mètres de base suppor- daille d'honneur'de premièl'e classe, De son côté, la Sociétéde
Géographiea otTertun fusilde chasseau brave noir qui est re-
tawnt des palais et des tours immenses. Enfin, M. Char- parti pour la Guyane.
REVUE G~OGRAPHIQUE. 423
contrèrent plus tard se montrèrent heureusement que la limite entre les territoires russe et américain
assez pacifiques. passe entre les îles Diomède.
M. Crevaux atteignait, le 13 décembre, le village Elle a observé aussi le curieux phénomène de la
de San Fernando de Atahuapo, où le Guaviare débou- montagne de glace qui s'étend sur une superficie con-
che dans l'Orénoque. Un douloureux incident marqua sidérable de pays, entre le chenal Kotzebue et la pointe
la descente de ce dernier fleuve le matelot Burban Barrow. Immobile, préservée de la fonte par des mous-
mourut, presque au terme du voyage, de la piqûre ses, des débris végétaux et une épaisse couche de terre,
d'une sorte de raie qui habite les eaux douces. Plus cette masse domine tous les sommets rocheux avoisi-
heureux, Apatou avait pu, précédemment, être arra- nants. Elle s'élève de deux cents mètres dans l'inté-
ché aux redoutables mâchoires d'un caïman qui en- rieur, et présente à la mer des falaises glacées de
traînait déjà sa proie dans le fleuve. trente mètres. La formation de ce plateau ne saurait
A Ciudad :201ivar, où elle reçut de quelques Fran- être attribuée à l'action glaciaire proprement dite. Un
çais la plus amicale hospitalité, l'expédition avait à glacier véritable, mais un glacier mort, a été observé
peu près terminé sa tâche. Toutefois, le docteur Cre- également par M. Dall à la côte nord-ouest de la baie
vaux s'arrêta dans l'îlQ de la Trinité, d'où il revint Yakoutat, non loin des derniers versants du mont
encore au delta de l'Orénoque pour y étudier des Saint-Élie; il couvre environ cent quatre-vingt-quinze
Indiens Guaraunos particulièrement intéressan ls au kilomètres carrés. Les circonstances atmosphériques
point de vue ethnographique. Ce dernier effort faillit qui l'alimentaient s'étant modifiées, il ne se recon-
lui coûter cher, car à son retour à la Trinité il fut stitue pas et reste maintenant comme un vaste pla-
pris d'une fièvre qui mit sérieusement sa vie en teau couvert de débris qui le garantissent des effets
danger. de la chaleur.
XVII L'ethnographie a eu sa part dans les résultats re-
cueillis au cours de la dernière mission américaine de
Un éminent hydrographe, attaché au Coast Surae~ l'Alaska. Les indigènes de la côte asiatique, dont le
des :États-Unis, M. W. H. Dall, a fait l'an dernier, vrai nom est Yu-it, corruption du mot Innuit, seraient,
une neuvième campagne d'étude scientifique sur le d'après M. Dall, des émigrants de l'Amérique, et cette
littoral nord-ouest de l'Amérique. L'expédition qu'il émigration se continue sous l'influence de diverses
commandait s'est partagée en deux sections~: l'une a causes.
gagné directement Sitka; l'autre, accompagnée d'e XVIII
M. Dall, s'est dirigée sur le même point en étudiant
les communications hydrographiques intérieures de Les destinées de la Jea~irzetle frétée par M. Gordon
San Francisco à Sitka, et en pratiquant de nom- Bennett, directeur du Neau-Yo~·k Hera.lcd, pour s'a-
breuses observations sur les variations de la décli- vancer dans la direction du Pôle, par le détroit de
naison magnétique. Behring et la terre de Wrangel, continuent à inspirer
A partir de Sitka, l'expédition a suivi la côte, étudié de vives inquiétudes. On est, en effet, sans aucune
la profonde baie désignée sous le nom de Cook's Inlet, nouvelle du navire depuis la fin de l'année 1879. Il
franchi vers l'île Ounalaska la chaîne des Aléoutiennes résulte d'une intéressante communication adressée à
et traversé le détroit de Behring, pour s'avancer jus- l'Académie des sciences de San Francisco, par M. C.
qu'aux îles Seahorse, non loin du cap Barrow, pointe Wolcott Brooks, que, le 2 septembre de cette année-
extrême au nord du territoire d'Alaska. Les glaces là, le capitaine Barnes, du baleinier américain Secc
seules ont arrèté M. Dall. Breeze, avait en vain essayé de communiquer avec la
Pendant cette campagne qui représente un parcours Jeonnette dont il n'était distant que de quatre milles;
de douze cents milles, des déterminations astronomi- l'état de la glace et les brouillards s'y étaient oppo-
ques et des observations magnétiques ont été faites sés. Le jour suivant, d'autres baleiniers naviguant par
sur quarante-deux points convenablement choisis. La 70° 51' nord et 174° 30' ouest, 'à vingt-cinq milles de
décroissance de la variation orientale de la boussole, l'île Hérald, avaient distinctement aperçu la fumée
déjà constatée dans ces parages par M. Dall, a été d'un vapeur qui devait être la Jeannette; elle se trou-
vérifiée une fois de plus. On a également opéré, à tra- vait alors au sud, un peu est de l'île Hérald. Ce sont
vers la largeur du détroit de Behring, une série de là les dernières informations de visu qu'on ait eues
déterminations sur la température de l'eau. On devrait sur le navire. Voilà plus d'un an et demi qu'on en
conclure de ces recherches que le courant polaire venant est réduit aux conjectures, malgré les efforts du Tlto-
du nord par le détroit n'existe pas, et que les courants ~raas Coriuin, commandé par le capitaine américain
dans ce sens résulteraient uniquement de l'effet des C. L. Hooper qui traversa cinq fois le bassin arcti-
marées. Un courant chaud se dirige au contraire vers que, entre la côte américaine et les abords de l'île Hé-
le nord; produit par les golfes profonds et les cours rald. Les espérances émises par M. C. Wolcott Brooks
d'eau du littoral américain, il est à une température sont que laJea~zoaetle a dû hiverner paisiblement dans
plus élevée que celle des eaux situées au sud de l'ile les glaces, au nord de la terre de Wrangel, par envi-
Saint-Laurence. L'expédition de M. Dall a constaté ron soixante-dix-huit degrés de latitude nord.
424L LE TOUR DU MONDE.

L'opinion publique aux États-Unis a exigé mieux septentrionale de l'Alaska, une station météorolo-
que des espérances, si bien fondées qu'elles parussent, gique. Ces diverses expéditions doivent se mettre en
et la Société géographique de N ew- York, par la voix route au commencement de juillet.
de son éminent président, le chief justice Daly, s'est
faite l'interprète de ces vœux. D'autre part, le capitaine XIX
Howgate a renouvelé les démarches, qu'il poursuit avec
tant de persévérance depuis quelques années, pour En attendant que la France s'associe à ces expédi-
faire décider l'envoi d'une expédition polaire améri- tions dans les mers glaciales, ou qu'elle établisse un
caine. A la date du 14 mars dernier, M. Howgate in- observatoire météorologique aux régions circompo-
formait la Société de Géographie que le Congrès laires, enregistrons le départ du Tr~auctilleur, qui,
des États-Unis venait de décider l'envoi de deux sous les ordres du commandant Richard, va reprendre
expéditions dans les hautes mers boréales. L'une, entre la Provence, la Corse et la Sardaigne les études
placée sous la direction du Département de la Marine, sous-marines si heureusement poursuivies dans le
doit aller à la recherche de la Jeaaa~zeGtepar le détroit golfe de Gascogne. Pour cette nouvelle campagne,
de Behring. L'autre, envoyée par le Département de l'état-major scientifique du T-raz~aillezcrsera le même,
la Guerre, prendra la voie du Smith-Sound. Le capi- à peu de chose près, que pour la campagne précé-
taine Howgate ajoute que ce même départementl fera dente, dont mention a été fait dans la Revue géogra-
é~;alement établir au cap Barrow, à l'extrême pointe phique du semestre dernier.
GRAVURES.

DES9INAtEURS. R S.

VUE DU CÔTÉ DU SUD. TH. WEBER. 1


LA SYRIE D'AUJOURD'HUI. Si[)0,14

DE SAINT-LoUIS. TAYLOR. 3.
SIDON. CHÂTEAU
5
SIDON. PORT DES ÉGYPTIENS.TAYLOR.

DU NORD · TAYLOR 7.
SIDON. PORT
AVANT LE BOI~IBARDEI%IENT DE 1840 TH. WEBER 8
CHÂTEAU DIARITIrIE DE SIDON

AU CHÂTEAU lIIARITI~IE. TAYLOR 9


SIDON. PONT RELIANT LA VILLE

TEINTURERIES DE SIDON CLÉDIENT. 10


MUREX 'PRUNCULUS DES ANCIENNES
P. SELLIER. 11
SARCOPHAGE D'ESCHMUN:\ZAR. · · · · · · · · · · · · · ··
DE PRANISHNIKOFF. 13
FEMMES MUSULMANE ET MÉTOUALI SIDON
· TAYLOR. 15
NÉCROPOLE D'ADLOUN, PRÈS DE TYR
· PRANISHNIKOFF 16
UN VIEUX MÉTOUALI DE TYR.
· TAYLOR. 17
TYR. PORTE DE LA VILLE

COLONNES DE SYÉNITE ROSE D'EGYPTE DANS LES RUINES DE LA CATHÉDRALE DE

TAYLOR 18
TYR.
TAYLOR. 19
RUINES DE LA CATHÉDRALE DE TYR, Où FUT ENTERRÉ FRÉDÉRIC BARBEROUSSE.
TAYLqR. 21
TYR. PORT DU NORD.
TAYLOR. 22
MOULINS SUR LE RAS EL-AIN.
PRANISHNIKOFF. 23
TYR. PORTEUR D'EAU

DE Tyrt TAYLOR. 24
Ii:\BR-HIRA11I OU TOMBEAU DE Hiit-&3i, PRÈS
E. RONJAT. 25
TYR. PUITS DE HIRAIII.

EL-AIN. TAYLOR 27
PONT DE DJESR EL-MAKSOUR SUR LE RAS

DE H:1N:\OUÉII. ZIER 29
LE DROGMAN MELHE11I ET MÉTOUALIS
(MARONITE)
FRAGniENT D'UN SARCOPHAGE EN PLOMB. NÉCROPOLE DE HANAOUÈH, PRÈS DE

GOUTZWILLER 30
TYR.

À HANAOUÈII, PRÈS DE Tnt. TAYLOR 31


ROCHERS SCULPTÉS

FRAGntENT D'UN SARCOPHAGE EN PLOMB. NÉCROPOLE DE H:\N:10UÉH~ PRÈS DE

TYR. GOUTZWILLER 32

KALAT PRÈS DE TYH. TAYLOR. 33


CHÂTEAU, DE ES-SCHEMÁ,
· TAYLOR. 35
COUR DE KALAT ES-SCHEMÁ.

DE CÔTÉ OUEST DES REMPARTS. · TAYLOR 36


CHÂTEAU TIB:VIN,
LE DE TIBNIN H. CATENACCI.. 37
PALAIS DE ALY EL-SUGHIR, DANS CHÂTEAU

PORTE DU CHÂTEAU DE TIBNIN TAYLOR 39

FILLES DU ~V:1DY Jlscn. O. TOFANI. 40


JEUNES

ET DE DJEZZAR PACHA. TAYLOR 41


S.\lNT-JEAN-D'AcRE 11i0SIlUÉE

MAISON À S:\IN'f-JE:1N-D'ACRE. E. THÉnOND. 43

JEUNES FILLES ARABES PUISANT DE L'L.IU E. RONJAT. 44


S:\IN'f-JE.1N-D~ACRE.

ET IIIUSULIIIANE DE S,UNT-JEAN-D'AcHE. E. RONJA'C. 45


MUSULIIIAN

DE MESOPO'l':1MIE ET DIUSI(:IENNES À S,\INT-JEAN-D'AcRE. É. Z!ER. 47


DANSEUR

H:1IFA. VUE DE LA BASE DU 11i0:VT C,\RIIIEL. TAYLOR q8

LE 11IONT CARIIIEL VU DE H:1IF:1. · TAYLOR 49

DU 11IONT C:1R11CEL. · · · D. LANCELOT 51


COUVENT

PLAINE D'EsDRELON ET LE 11IONT C:1RDIEL. · TAYLOR 53

JEUNE FEIIIME MUSULnLINE DE NAZ.2~RETIT E. RONJ:1T. 5q

NA7ARETII TAYLOR. 55.

NAZARETH. ATELIER DE CHARPENTIER. E. RONJAT 56

XLI. 28
426 TABLE DES GRAVURES
DE89INAT6UR5.
LA FONTAINE À NAZARETH E. ZIER 57

JENIN ET LES MONTS GELBON. R\RCLAY. 59

HAIE DE CACTUS À JENIN. TAYLOR 61

SAMARIE TAYLOR. 62

ÉGLISE DE SAINT-JEAN-BAPTISTE À SAMARIE. TAYLOR. 63

S:1RI<\RIE. GRANDE COLONNADE. TAYLOR. 611

LE MONT GARIZIRi. TAYLOR. 65

NAPLOUSE. D. LANCELOT 67

LE MANUSCRIT DU PENTATEUQUE. GOUTZWILLER 68

LE GRAND PRÊTRE ARIRAN. E. RONJAT. 69

LA ROCHE SACRÉE AU MONT GARIZI11I. TAYLOR 70

SAMARITAINS DE NAPLOUSE. E. RONJAT. 71

OLIVIERS DE NAPLOUSE. TAYLOR 72

BERGER ET FEMME DE SILOH. PRANISHNIKOFF. 73

PUITS DE JACOB PRÈS DE NAPLOUSE. TAYLOR. 75

Nos L~TOUKRES E. RONJAT. 77

L'ANCIENNE BETH-EL. TAYLOR. 78


BEITIN,
FEMME DE BETH-EL. E. RONJAT 80

EXCURSION ANTHROPOLOGIQUE AUX MONTS TATRAS. CABANE DU

VILLAGE DE ZAKOPANE G. VUILLIEB. 81

VUE DU VILLAGE DE ZAKOPANE ET D'UNE PARTIE DE LA CHAîNE DES TATRAS

PRISE DES HAUTEURS DE GUBALOWKA G. LE BON 85

BERGERS DES MONTAGNES. G. VUILLIER. 87


LE DOCTEUR GUSTAVE LE BON. G. VUILLIER. 88

VUE DE LA CHAîNE DES TATRAS DANS LA VALLÉE DE BIALKI G. VUILLIER. 89

ENTRÉE DE LA VALLÉE DES EAUX-BLANCHES. G. VUILLIER. 90

LA PORTE DE FER ET LA CASCADE DU LAC VERT. G. VUIL.LIER. 91

TYPES DES DIVERSES POPULATIONS ENTOURANT LE PODIIALE DES CAR-


(GALICIENS

PATHES, BESKIDES, SLOVAQUES, MONTAGNARDS DES RIONTS PIONINES, JUIFS, G. VUILLIER. 93


ETC.)
LE MLYNARZ ET LE TORRENT DES EAUX-BLANCHES. G. VUILLIER. 95

LE LAC NOIR DE LA VALLÉE DE GASIENICE AU PIED DU KO5CIELEG. G. VUILLIER. 96

CABANE DE BERGERS DANS LES TATRAS. G. VUILLIER. 97

MONTAGNARDS PODHALAINS DES TATRAS. G. VUILLIER. 99

LA \VYSOKA ET LE G.\NEIï. G. VUILLIER. 101

VUE DU MASSIF LE PLUS ÉLEVÉ DES TATRAS Â L'EXTHÉIIIITÉ DE LA VALLÉE DES

EAUX-BLANCHES. G. VUiLLIEB. 103


LE WIELKI-STAW OU GRAND LAC DANS LA VALLÉE DES CI;Q-LACS. G. VUlLLlEH. 104
LA MIEGUSZOWSKA ET LE LAC DES POISSONS G. VUILLIER .105
LE CZESKI-STAW OU LAC DES BOHÉMIENS. G. VUILLIER. 107

PRINCIPAUX TYPES PHYSIONOMIQUES DES M0~'TAG:V:1RDS PODHALAINS DES TATRAS. G. VUILLIER. 109

LA VALLÉE DU DUJANEC PRÈS DE À L'EXTRÉMITÉ ORIENTALE DES


SZCZA~VNICrI~

TATRAS G. VUILLIER. 111

VUE DU FALKENFELS DANS LES MONTS À L'EXTRÉIIIITE ORIENTALE


PIONINES,
DES TATRAS G. VUILLIER. 112

DE CAYENNE AUX ANDES. A L'OMBRE D'UNE GROSSE ROCHE. RIOU. 113

ARACOUPINA. RIOU. 115

APATOU DEMANDE QUE J'INSCRIVE RIES INITIALES. Riou 117

UNE JEUNE FEMME SE 1111'1' À 11L'EXTRAIRE LES CHIQUES. RIOU. 120

LA HACHE À LA RIAIN. RIOU. 121

FABRICATION D'UN COLLIER. RIOU. 122

ARMÉS DE NOUS COURONS ENTRE LES ROCHERS RIOU. 123


BÂTONS,
FABRICATION DU COLLIER SHÉRI-SHERI. RIOU. 124

RECONNAISSANCE À L'E11IBOUCIIURE D'UNE CRIQUE RIOU. 125

FABRICATION DE LA FICELLE RIOU. 126

DANSE DU TOULÉ. RIOU. 127

FEMME FILANT. RIOU. 128


TABLE DES GRAVURES. 427
DESSINATEUItS. S.
FUMIGATION À LA CIGARETTE. RIOU. 129
CUILLER FAITE AVEC L'OCCIPUT D'UN SINGE 131
PEAU DE GENOU. ENFANT 132
( 13 1NS
PEAU DE GENOU. ROUCOUYENNE 132
(20 ANS).
LA BELLE POPOULA. 133
RIOU.
JE NE VOIS AUCUN DANGER DANS CETTE DESCENTE VERTIGINEUSE 135
RIOU.
SAUVÉ DU PRÉCIPICE. RIOU. 136
BARRAGE DU TAOUARACAPA. RIOU. 137
LA RIVIÈRE SE RÉTRÉCIT RIOU. 138
PERTE L'UN CANOT. RIOU. 139
LE SAUT DE PANAMA. RIOU. 14O

OLORI, BLESSÉ, EST PORTÉ DANS UN HAMAC SUSPENDU À UNE PERCHE. RIOU. 141

NOUS REMARQUONS UN PETIT PONT. RIOU. 143

NOUS ENTRONS DANS LE YARY. RIOU. 144

NAVIGATION SUR L'IÇA. RIOU. 145

ENVIRONS DE TABATINGA. DÉPART DES CHERCHEURS DE CAOUTCHOUC. RIOU. 147

RIVES NOYÉES DE L'IÇA. RIOU. 149

CASES D'INDIENS OREJONES DE L'IÇA. RIOU. 151

POTERIE DES OREJONES. RIOU. 152

HABITATIONS DE SAUVAGES CIVILISÉS À CUEMBY RIOU. 152


(RIO IÇ:1~
VUE DE CUEMBY (HAUT RIOU. 153
IÇA)
INDIENS CIVILISÉS DE CUEIIiBY. RIOU. 154

SANTA CRUZ. Riou 155

INDIENS DU SAN MIGUEL ESCORTANT SANTA CRUZ. RIOU. 157

L'ORAGE. RIOU. 158

LE VAPEUR À CUEMBY. RlOu. 160

VUE DES ANDES, PRÈS DE LA PLAGE DU RIO SAN JuaN. RIOU. 161

HAI~IEAU DE GUINEO. RIOU 163

FORTUNATO ET SA FAMILLE. RIOU. 165

INDIEN CARIJONA. RIOU. 166

INDIENS CARIJONAS. RlOu. 167

INDIEN CORÉGUAJE. Riou 168

ARRIVÉE CHEZ LES CORÉGUAJES. Riou 169

INDIEN CORÉGUAJE. RIOU. 170

LE SAUT CUE11IANY. RIOU. 171

INDIENS OUITOTOS. RIOU. 173

ATTAQUE 1%IATINALE RIOu. 175

MANIÈRE DE PRISER CHEZ LES OUÏTOTOS. RIOU. 176

UNE SEMAINE A LISBONNE. LISBONNE. PLACE DU COMMERCE ET STATUE-

DE JOSÉ P" BARCLAY 177

Dos BICOS MAISON DES · BARCLAY 181


(LA POINTES)
CHAPELLE ROYALE PONTIFICALE DE À L'ÉGLISE SAN-
SAIN1fJEAN-BAPTISTE,
ROQUE. BARCLAY. 183

BASILIQUE DE « L'ESTRELLA » OU DE DE JESUS ». H. C.HENACCI.. 184


(L'ÉTOILE), « CORAÇÂO
LE cLoîTRE DE BELEM. E. THÉROND. 185

STATUE DE CAMOËNS. BARCLAY 187

MARCHANDES DE POISSONS E. RONJAT. 189

LISBONNE. ARC DE TRIOMPHE SUR LA PLACE DU COMMERCE. H. C:1TENACCI.. 192

COMMENT J'AI TRAVERSÉ DE L'OCÉAN ATLANTIQUE A


L'AFRIQUE
L'OCÉAN INDIEN. SAINT-PAUL DE LOANDA. 193

ENVIRONS D'AMBRIZ. 197

LES SINGES DANS LE JARDIN DE J:\CINTIIO D'AMI3RIZ. A. DE BAR. 199

PORTO DA LENHA. 200

LE MAJOR SERPA PINTO. E. BAYARD. 201

DÉPART DE LA CARAVANE A. FERDINANDUS. 203

CASES IlIOUl\'DOMBÉS (DU PAYS DE 20~


DOMBÉ).
428 TABLE DES GRAVURES.
DESSINA'l'E URS.S.

· E. BAYARD 205
LES TROIS CHEFS OU SOVAS, PRINCES DU DmIBÉ.
206
HOMMES MOUNDOMBÉS.
206
FEMMES MOUNDOMBÉS.
P. SELLIER. 206
MARIAIBA.
208
FEMMES MOUNDOl\IBÉS VENDEUSES DE CHARBON.
· A. DE BAR. 209
FORTERESSE DE QUILENGUÈS
E. B:1YARD. 213
COUP DOUBLE.
E. BAY:1RD. 215
LES EFFETS D'UNE BALLE EXPLOSIBLE VOLÉE
· E. B:11':1RD. 216
SORTIE DU ROI CHIMBARANDONGO.
É. B:1I':1RD. 217
INTÉRIEUR DE LA DEMEURE D'ANCIIIÉTA
A. DE B:1R. 219
CACONDA.
A. FERDIN:1:VDUS. 221
COBRA.
A. DE BAR. 222
QUINGOLO.
É. BAY:1RD. 223
TROUPE DE JEUNES FILLES
A. FERDINANDt:S. 224
SUR UN BŒUF.
DE BAR. 225
UN TEMPLE DE LA CONVERSATION
227
HOMME ET FEMME DU HOUAl\IBO.
É. BAYAItD. 229
LE MAJOR FAIT FEU SUR LE CHEF DU DOUAIBO.
230
FEMME DE SAMBO

MON LE 231
CAMPEMENT ENTRE CHAAIBI ET LE BmÉ.
232
PONT DE CASSAGNA SUR LA RIVIÈRE COUBA\G0. · · · · · · · ·
É. B~T:1RD. 233
LE MAJOR DÉSARME ET RENVERSE PAL:1NC:1.
234
LE CHEF DE CHINDONGA.

TERMITIÈRE HAUTE DE QUATRE MÈTRES ET COUVERTE DE VÉGÉTATION SUR LES

DE LA 235
BORDS COUTATO DES GANGUÊLAS.
235
TERMITIÈRES SUH LES BORDS DE LA COUTATO.

FEMMES GANGUÈLAS SUR DE 236


LES BORDS LA COLï3Ai\"GO.

FORGERONS DU 237
CAQUINGUÉ. · · · · · · ·
OBJETS 238
MANUFACTURÉS.

LE MAJOR ET LE E. BAYARD. 239


DEVIN.

ARTICLES FORGÉS PAR LES ET LE BmÉ. 240


NATURELS E:\TRE L'ATLANTIQUE
D:1VS LE E. BAYARD. 241
M:1RÉCAGE.
A LA É. B:1Y:1RL1. 243
NAGE.
E. BAYARD. 245
CORA.

ENCLOS DE 2/¡7
BELMONTÉ. A. DE BAH.
MAISON À BELAION'rÉ. 248
·

HOMMES ET FEMMES · É. R~YAH[). 249


DU BIHÉ.
PALISSADE PALISSADE RELIÉE PAR DE I'LISS:1UE AI:11VTE\lE
SIMPLE; L'OSIER;
PAR DES BARRES ENTRÉES DANS DES 250
FOURCHES.
POTEAU ÉLEVÉ DEVANT LA PORTE DES l'ILL:1GES. · · · · · · · · · · 251

TROPHÉE DE CHASSE DANS LA PLUPAHT DES FORTIFIÉS. 251


VILLAGES

USTENSILES DES BIHÉNos. 252

AOGOUSTO AUX GENOUX DU MAJOR SERPA · É. BAYARD. 253


PI:\TO.

VÉRISSIAfO. · · · · · · · · · · D. JVIAILLART · 254

LE TALISl\IAN BRISE E. BAYAHD. 255 5

FEMMES LOUIMBA ET 256 6


GANGUÈLA, LOE\:1. · · ·
PASSAGE DE LA A. DE BAR. 257
COUANZ:1.

JEUNES FILLES 258


QUIAIBANDÊS. · · · · · · · · · · · · ·
HOMMES ET E. BAY:1RD. 259
FEMMES QUIMBANDÈS.
260
SQUELETTE D'UNE HUTTE.
HUTTE 261
CONSTRUITE EN UNE HEURE

BIIIÉNOS UNE 261


CONSTRUISANT HUTTE.
OBJETS 263
FABRIQUÉS PAR LES QUIMBANDÈS TOl\IAIIA WKS.
PIPE, COUTEAUX,
26/¡
DITASSOA, POISSON DE LA RIVIÈRE O\'D,
264
FOUGÈRES ARBORESCENTES.
LE SOVA M:1VANDA 265
DANSANT.

COIFFURE DE FEMME 266


À CABANGO.
COIFFURES À 267
D'HOMMES CABrINGO. · · · · · · · · ·
TABLE DES GRAVURES. 429
DESSINATEUItS. S.
BOÎTE À AMADOU, SILEX ET BRIQUET 268
LAC LIGOURI. A. DE BAR. 269

JE VIS MES NÈGRES FUIR EN COURANT. A. FERDINANDUS. 271

ATOUNDO PLANTE ET FRUIT. 272

LE VILLAGE DE CAnIBOUTA. A. DE BAR. 273

HOMIIIES, FEnIniES ET USTENSILES LOUCHAZÈS. D. MAILLART 275

L'OURIVI (TRAPPE À PETIT GIBIER). 276


LE COUCHIBI 277
FEUILLES ET FRUITS DU COUCIIIBI. 277
LE 1\faPOLÉQUÉ ARBRE ET FRUITS 278
FRUITS ET BRANCHE DU DIAPOLÉQUÉ. 278
MOÉNÉ SOVA DE CANGAIIIBA, ET SON CHASSE-11IOUCHES. 279
CAFIENGA,
ClIIl\IBENZENGUÉ (HACHETTE DES ADiBOUÉLAS DE CANG:1MB_1% 279
PIPE AMBOUÊLA. 279
LES QUlCHÔBOS, ANTILOPES A11IPIIIBIES. 2SO

AOGOUSTO ET SON COMPAG1'WN PORTENT LE MAJOR VERS UN ENDROIT PLUS SEC. D. :MAILL:1RT 281
LA FLEUR DE L'OUCO 282

L'OPOU11IBOULOUDIÉ. 282
RAT DES ABEILLES 283
LA SONGUE. 284
CHÂTIMENT DE CH_1QUIÇONDÉ. É. BAYARD. 285
LE SOVA DE CAHOU-HÉO-OUÉ. 288
CHASSEUR ET FEMME A~,1130U~LA-, D. MAILLART 289
LA PETITE MARU1N:1. D. MAILLART 290
OPOUDO ET C:1PÉ0. D. MAILLART 291
TAMBOUR DES FÊTES DES A11IBOUÊLAS. 293
LE FRÈRE DU SOVA. 293

CHINGUÈNÉ, LINCOUMB:1, GNÈLÉ OU CHIPOULO. 294


ASSAGAIES DES AMBOUÊLAS. 295

TÊTES DE FLÈCHES DES ADiBOUÈL.:1S. 295


PASSAGE À GUÉ DE LA 296
COUCHIBI.
VILLAGE DE C.ŒOU-HÉO-OUÉ. A. DE BAR. 297

MALANCA. 299
DIRECTION DES CORNES DU EMPREINTES DE DIALANC~I. 299
>\IALANC_1
NÈGRES RAMASSANT DES TORTUES SUR LES BORDS DE LA GNENGO. A. DE B:1R. 301

CICOT:1~ CIIEF ET LOUINAS D. MAILLART 303


LOUINA~

TERMITIÈRE 3O4
SECTION VERTICALE D'UNE MAISON DES LOUINAS DANS LE VILLAGE DE TAPA.. 3O4

LA BELGIQUE. BRUXELLES. LE PARC DU CÔTÉ DE LA PLACE ROYALE. UYTTERSCHAUT.. 305


LE VIEUX BRUXELLES. LA RUE DU VEAU,-MARIN. C. MEUNIER. 306
BRUXELLES. LES NOUVEAUX BOULEVARDS DU NORD ET BOULEVARD
(BOULEVARD
H. CATENACCI.. 307
ANSpACH).
LE VIEUX BRUXELLES. LES PETITES INDUSTRIES DU PAVÉ. A. SIROUY. 309

LE MANNEKENPIS GOUTZWILLER 311

BRUXELLES. LES MONUMENTS NOUVEAUX LA BOURSE. A. DEROY 312

UN COIN DU VIEUX BRUXELLES. LE REINSH11101_EN. E. PUTTAERT 313

TYPES DE LA RUE HAUTE. A. SIROUY. 315

KERMESSE BRUXELLOISE A. HUBERT 317

PROMENADE DES GÉANTS. E. VERDYEN. 319

MARCHANDE D'ŒUFS. A. HUBERT 320


LA PORTE DE HALL TAELEIItANS 321
VIEILLES MAISONS DE LA PLACE DE À BRUXELLES PH. BENOIS'I' 323
L'HôTEL-DE- VILLE,
PALAIS DU ROI DES À BRUXELLES.R\RCLAY. 325
BELGES,
CONSTRUCTION MODERNE DEROY 327
(MAISON PRIMÉE).
LA RUE C. CHAUVET 328
TE R.RKEN.
LE JEU DE LA CUVELLE E. VERDYEN. 329
1.
CIIARRETTE DE LAITIÈRE A. HUBERT 331.
430 TABLE DES GRAVURES.
DES£INATFtTRS. S.

MELLERY 333
LE TIR À L'ARC.
DE LA HOËSE. 335
L'ESTAMINET. of.
FI. CLl?RGE'l' 33O6
LA PLACE SAINTE-CATHFRINE
H. S'r.QUET :-1'17
i
LE CANAL ET L'ENTREPÔT.

DÉFILÉ DE SOCIÉTÉ! 0 0 E. VERDYEN. 339


UN

VILLE DE BRUXELLES. BAHCLAY. 341


L'HÔTEL DB
H. CATENACCI 343
SAINTE-GUDULE. 0

LE NOUVEAU PALAIS DE JUSTICE DE BRUXELLES A. DEROY 344

CHAIRE DE SAINTE-GUDULE. GOUTZ1VILLER 345

DE BRUXELLES. · H. CLERGET 347


LES TOITS
TAYLOR 3409
LE JARDIN 130TANIQUE

DE LA CAMBRE. TH. WEBER 352


LE BOIS

DE WATERLOO T:\ELE:~I:1N6. 353


LA PLAINE

LA FERME DE HOUGOMOVT G. VUILLIER. 355


`VATERL00.

LA BELLE-ALLIANCE. G. ViJILLIER. 355


WATERL00.

LA HAIE-SAINTE. G. VUILLIER. 355


WATERLOO.
TH. H:\1TN01. 357
LA THINES, À NIVELLES.

LE VIEUX CLOITRE DE NIVELLES. TAELEJ\!ANS. 360

DE L'ABBAYE DE VILLERS. PH. BEXOIST. 361


RUINES

PILORI DE BRAINE-LE-CHÂTEAU. VERHEYDE:'oI 363

PÈLERINAGE DE NOTRE-DADiE DE HAL. X. MELLERY. 365

FLAMANDS. A. HUBERT. 368


CHEVAUX

DE BOUCHOUT E. PUTTAERT 369


LE CHÂTEAU

INTÉRIEUR DE PAYSANS C. MEU:IER. 371


BRABANÇONS
RUINES DU CHÂTEAU DE BEERSEL E. VERDYEN 373

HÔTEL DE VILLE DE LOUVAIN. BARCLAY. 375

BÉGUINAGE DE LOUVAIN UYTTERSCIL\UT.. 376

INTÉRIEUR ET JUBÉ DE L'ÉGLISE SAINT-PIERRE DE LOUYAI:-I. B.\RCLAY. 377

LES À AERSCHOT A. HUBER1' 379


GRANDS-MoULINS,
BRASSERIE À DIEST H. CLERGET ~80

CIMETIÈRE DE DIEST E. PUTTAERT. 381

TABERNACLE DE LÉAU. ŒOUTZWILLER 382

ÉGLISE À LÉAU H. CLERGET 383


SAINT-LÉONARD,
HÔTEL DE VILLE DE LÉAU. BARCLAY. 3840

UN TOUR EN MINGRÉLIE. VILLAGE MINGRÉLIEN TAYLOR. 385

MINGRÉLIENS A. SIROUY. 387

PAYSAN l\UNGRÉLIEN A. SIROUY. 388

RUINES DE NAKALAKEVI P. SELLIER 389

VUE PRISE DANS LA SOUANÉTHIE DES DADIANS. P. SELLIER 391

SOUANÈTHES PRANISHNIKOFF 392

TOURS DES SOUANÈTHES J. LAURENS 393

PAYSAN À MINE A. SIROUY. 395


ARISTOCRATIQUE.

MOULINS DE LA MINGRÉLIE. TAYLOR 397

LE JOUR DES PLEURS PRANISHNIKOFF 399

ÉGLISE DE KHOpI. P. SELLIER 4000

PROVISOIRE DE LA « DEDOPALI TAYLOR 401


HABITATION À ZOUGDIDI.
REPAS DE NOCE. 0 PRANISHNIKOFF 403

RUE À ZOUGDIDI. TAYLOR. 0 40040

UNE DE MES HÔTESSES ET SA À ZOUGDIDI. A. SIROUY. 4005


FILLE,
LE PRINCE ANDRÉ DADIAN E. RONJAT. 406

LA PRINCESSE CATHERINE DADIAN. E. RONJAT. 407

AU BAZAR DE ZOUGDIDI PRANISHNIKOFF 4008

DÉFILÉ DE L'INGOUR.. TAYLOR. 4009

CHARRUE MINGRÉLIENNE PRANISHNIKOFF. 411

MAISON RIINGRÉLIENNE À NICOSCIA PRANISHNIKOFF 413

LE PAYSAN QUI 11i'A C011IPLIMENTÉE PRANISHNIKOFF 415

DE CHEVAL DES MINGRÉLIENNES. 0 0 PRANISHNIKOFF 416


.COSTUME
CARTES ET PLANS.

PLAN DU CHÂTEAU MARITIME DE SrooN 6

PLAN DE I1.\L:\T ES-SnHE11I~1 34

TIBNIN. PLAN DE LA FORTERESSE 38

SYRIE ET PALESTINE 79

CARTE DES TATRAS ET D'UNE PARTIE DU PODII:1LE 83

RIVIÈRES PAROU, YARY ET ROUAPIR 119

RIVIÈRES IÇA ET ~1PURA 159

CARTE DES ENVIRONS DE LISBONNE 179

ITINÉRAIRE DU VOYAGE DU MAJOR SERPA PINTO DE L'ATLANTIQUE 1 L'OCÉAN INDIEN 195

ITINÉRAIRE DU MAJOR SERPA PINTO DE BENGUÈLA AU BIHÉ. 207

CARTE DES PAYS SITUÉS ENTRE LES RIVIÈRES COUBANGO ET COU:1NZ:1. 244

PLAN DE BELl\iONTÉ 246

PLAN D'UNE « LIBAT:\ » OU VILLAGE FORTIFIÉ DU BIHÉ 251

CARTE DU PAYS DES QUIMBANDES. 262

MARAIS D'OÙ SORT LA RIVIÈRE COUANDO 274

PARTAGE DES EAUX 1 CANGALA 287

DE C:1DIBOUTA À LA RIVIÈRE COUBANGUI 292

DE CANGAMBA 1 LA C,()UCHI13I 302

BRABANT MÉRIDION.\L OU BRABANT BELGE. 351

LA MINGRÉLIE. 396
TABLE DES MATIÈRES.

LA SYRIE D'AUJOURD'HUI,par iN[. LOIlT¿T, doyen de la Faculté de médecine de Lyon. 1

Sidon. 4

Saint-Jean-d':lcre 33

Ha7ila 49

Le Carmel 51

Jenin. 60

Sebastièh (Samarie). e 62

Naplouse. 65

EXCURSION AUXMONTSTATRAS, par le docteur GUSTAVE.LEBON.


ANTHROPOLOGIQUE

Situation des Tatras dans la chaîne des Carpathes. Importance de ces montagnes. Beauté de cette
région. Petit nombre de voyageurs ayant visité les Tatras. But de mon voyage. Arrivée à Nowy-
Targ. Départ pour Zakopane. Découverte d'un village sans maisons ni habitants. Rencontre de
brigands. Danse des haches et chants de guerre. Perspective d'être scalpé. Heureuse solution. 81

Le village de Zakopane. Premières excursions. Importance de la photographie en voyage. Conseils


pratiques aux voyageurs. Description des principaux lacs et montagnes des Tatras. Légendes sur la
profondeur des lacs. 86

Limites géographiques et ethnographiques des Tatras et du Podhale. Nationalités diverses entourant les
Tatras. Slovaques, Ruthènes, Allemands, Juifs, Magyars. Les Podhalains ne se mélangent pas avec
les populations voisines. Variété de langues qui se parlent dans un espace peu étendu. Superficie et
population du Podhale. 91

La flore et la faune. Le sol et le climat. Rigueur du climat. Mortalité élevée des enfants. Pauvreté
des productions agricoles. Régime spartiate des Podhalains. Largeur des vallées. Qualité de l'eau.
Absence du goitre. En quoi la milieu des Tatras est différent des milieux voisins 911

Situation économique et sociale des habitants. État de la propriété. Développement de la petite


propriété. Construction des cabanes. Industries variées des habitants. Importance de l'élevage des
bestiaux. Meeurs curieuses des bergers"7 Leur alimentation exclusive avec la zentica. Leurs luttes
avec les ours. Genre de vie des montagnards. Ressources et dépenses. Costumes. 97

Les habitants. Caractère et intelligence. Développement de l'impressionnabilité et du sentiment de


l'indépendance. H.elàchement des mœurs. Développement très grand du sentiment religieux.
Superstition de la Galicie et de l'Ukraine. Puissance de l'imagination et des sentiments esthétiques
des Podhalains. Talents poétiques. Traduction de quelques chants de montagnards. 100

Le brigandage dans les Tatras. Influence considérable qu'il a eue autrefois. Conditions qui lui ont
donné naissance et ont favorisé son développement. Idée que se faisaient les montagnards de la
profession de brigand. Les brigands dans l'imagination populaire. Légende du brigand Janosik et de
sa hache enchantée. La ballade dit brigand Janosik. Les derniers brigands des Tatras. 103
434 TABLE DES MATŒRES.

Quelques mots d'anthropologie. Les montagnards des Tatras constituent une race en voie de formation.
En quoi ils diffèrent des habitants des régions voisines. Conditions de milieu et de croisement qui
ont pu déterminer la formation de cette race. 108

DE CAYENNEAUXANDES, par M. JULES CREVAUX,médecin de première classe de la marine française. PREMIÈRE


DE L'OYAPOCK
PARTIE EXPLORATION ET DU PAROU.

Un équipage timoré. Caïman bouilli. De la proximité des sources du Tapanahoni et du Parou.


Deux rivières Parou. Indiens amphibies. Ètymologie du mot Par·ou. Roches moutonnées.
Saut du grand escalier 113

La rivière des tombeaux. Les imprécations d'une femme trio. Malade abandonnée. Huttes.
Manière d'arrêter la pluie. Paragua. Détails snI' la composition des flèches. La tête de la grosse
Le raicou. Le langage des Trios a beaucoup de rapport avec le ouayana. Sobriété
perdrix est amère.
de costume. Coiffure des hommes et des femmes 114

A la recherche des fruits de l'urari. Un hercule indien. Abatage d'un arbre dans le grand bois. Je
m'étais trompé. Le cri de la maraye. Manière de l'appeler. L'autorité d'un tamouchy. Manière
de reconnaître le meilleur gouvernement. Princesse héritière. Privilèges des jeunes tamouchys.
Du rôle de la femme chez les Indiens. A chacun ses attributions. Dévoré par les chiques. L'Indien
ne pardonne pas. Albinos. Fleurs animées. Exemple de loyauté. Industrie des Indiens.
Fabrication des colliers oa~ébé et shcui-shéri. 116

Ma femme, mariage précoce. Hommes à queue. Couteau servant de mouchoir. Pêche miracu-
leuse. Effets du nicou. Apatou malade imaginaire. Géophages. Le couioui. Vampires.
Une prison dans le grand bois. Un coup de tête d'Apatou. Sentier entre le Yary et le Parou.
Scènes de barbarie. Une lacune dans le grand bois. Prairies et forêts de l'Amérique du Sud.
Tortues. Recherche des œufs d'iguane. Fabrication de la ficelle. Danse du totclé. Manière
d'offrir un présent. 122

Manière de grimper. La vie future. But de la crémation. Les piays ne vont pas au ciel. Manière
d'indiquer les distances. L'art de compter chez les Roucouyennes. La consultation d'un piay. Les
vétérinaires sont inutiles, puisque les bêtes ont leurs médecins. Fumigation au tabac, exorcisme,
ventouses, diète, honoraires conditionnels. Un cas désespéré. Sortilège. Les Apalaï. Le
voyageur obligé de supplicier ceux qui voient un blanc pour la première fois. Bonsoir. L'oiseau
fantôme. On s'asphyxie pour éviter les moustiques. Promenade nocturne. Une idole. Recru-
tement d'une escorte. Peintures sur bois. Crânes de singes servant à faire des cuillers. Manière
simple d'éviter une bande de pécaris. Un vieux récalcitrant obligé d'être aimable. Un nouveau
caractère qui distingue l'Indien des autres races. Je deviens imprimeur. Voleur intimidé. 129

Salsepareille. Un harem. Mariages consanguins. Mademoiselle Soleil. La cigarette de


l'hospitalité. Myriade d'îlots. Mapirémé. Je renforce mon escorte. J'empêche Apatou de prendre
un bain. La belle chute de Toulé. Déveme. Roches qui ressemblent à de la houille. Dans un
abîme le dos tourné. La confiance étouffe la peur. Apalaï tirant à la cible. Gens maladroits voués
au célibat. Toujours des chutes la rivière s'engouffre. Descente vertigineuse. Indien piqué
par une raie. 132

Naufrage d'un canot. La rivière s'engouffre entre les roches. En reconnaissance. Vertige.
Chute dans un précipice. Canal pittoresque. Une victime. Deux canots perdus dans un jour.
Construction de pirogues en écorce. Sécheresse extrême pas assez d'eau pour une pirogue. La
dernière chute du Parou. Signification du mot Pnnarna. 135

Le crayon de nos pères. Noël. Nous approchons de la civilisation. Il faut en être privé pour apprécier
ses douceurs. Chasse au tapir. Accident terrible. Résignation. Pécaris. Pont pittoresque
à Xingu. Dîner chez Lucullus. A travers une rivière en fureur. Arrivée au grand fleuve. Pas
de vapeurs ni même de canots. Nous trouvons une mauvaise barque. Des gens qui ont peur de se
noyer. Deux grandes journées pour aller du Parou au Yary. -Je complète le tracé de cette rivière.
Retour au Para. 138

DE CAYENNEAUXANDES. DE L'IÇA ET DUYAPURA.


DEUXIÈMEPARTIE EXPLORATION

Le haut Amazone. Ses affluents. Le rio Iça ou Putumayo. Trois fugitifs de la Commune. Reyes
et Simpson remontent [,Iça. Embouchure de la rivière. Plante qui fait fuir les tigres. Lac aux
eaux noires. Frontière du Brésil. Le capin. L'ile Courouarta. Le rio Yaguas. Dix plats
de poisson et flèches empoisonnées. Un passage des Thermopyles. Les Indiens Orejones. Iles
Pataoua et Cantaro. Indiens Macaguazes. Indiens nlontepas. Crique Youminia. Négresses
fugitives. Arrivée à Cuemby. Rareté de la population. Pas une pierre. Repos. 145

La rivière Pastassa. Le pira.te des Artdes. Alluvions aurifères du rio San Miguel. Agami bouilli
TABLE DES MATIÊRES, 435

-(sancocho). Débordement; orage. Méfiance. Cantinelo. Le rio Guamez. Transit entre la


Colombie elle Brésil par les affluents. Mauvaise foi d'un agent de la Compagnie Reyes 154

Une vue des Andes. Le Guineo. San José. Orage. De l'Iça au Yapura. Espadrilles. Rio
Guineo. Rio Picudo. Un affluent du Yapura. Le hameau Limon. La rivière Caquéta. Le
Rémolino, qui ça, ça? Achat de poules. Accident déplorable, Un métis blanc-noir. Forêts du
Yapura. Deuxjeunes Indiennes de la tribu des Tamas. Renseignements sur le Yapura. Les Carijonas.
Les sauts Cuemany et Araraquara. Indiens anthropophages Ouïtotos. Une tête dans une marmite.
Les pipes. Trafic d'esclaves supprimé. L'Amazone. Départ pour Saint-Nazaire. Résumé. 161

UNESEMAiNE parVl. JULESLECLÈRC.


ALISBONNE:, · 177

COMMENT
J'AITRAVERSÉ DEL'OCÉAN
L'AFRIQUE, ATLANTIQUE INDIEN,par le major SERPAPINTO.-
A L'OCÉAN

Comment je suis devenu explorateur. 193


195
Préparatifs de l'\Jxpédition.
Arrivée à Loanda. Le gouverneur Albuquerque. Pas de portefaix. Je vais au Zaïre. Ambriz.
Porto da Lenha. Esclaves rachetés. J'apprends l'arrivée de Stanley. Kabenda. Je prends' Stanley
à bord de la Tamega. Officiers de la canonnière. Stanley est mon hôte. Notre itinéraire. Ivens
nous rejoint. 196
1.
Benguéla. Son commerce. On me vole. Second larcin. La Katambéla. Je trouve des portefaix.
Arrivée de Capêlo et d'Ivens. Nouveau changement de route. A-.ÍÚedifficulté. Silva Porto, le
vieux marchand campagnard. Encore des obstacles. Capêlo va au D,6umbo. Départ. Le Doumbo.
Nouvelles difficultés. Départ définitif.. ;d.. (. 200

Histoire de deux moutons. --Capêlo et Ivens. Rencontre d'une car ~ane. Neuf journées au désert.
'Manque d'eau. L'e:chêfé de Quilenguès., A la chasse Je me erds dans la lande. Deux antilopes;
d'une pierre deux coups: Arrivée à Quilenguès; ses habitants. La chèvre Cora. Triste mort du
mouton fidèle.. 209

ami des blancs;


Vérissim6 Gonsalvés. ~Éri~otiônno~ttirn~ 'v OYiige'" ~NgOl~:iLe,roi Chimbarandongo,
sa simplicité,
ses.enthousta~~es. Amvéeà, Caconda, Jos d'Ane ex ~~pl~r~t~~r. Pas de
nouvelles.Arrivée du chêfé. Ivens va à Côuoénë avec inôil. Retour. La Qué,: un pont improvisé.
Musique des fauves. Les porteurs rious font 'défaut. on prinèip-eet la carabine rayée du roi. 214

<\fDé~art 'de Caconda. Le village de Quipembé. Banja eauté du'p ay sa: 1-e.' Qu tn- Oid'et le chefCaïmb 0
-,Palanca.~NouvèIie monture. -'c:pôco.Le H 221'
àm~EsPéra~ces;t~~mpe~:e~ ·
>;Mes amis Ç;apêloet Ivens renoncent à m'accomp~gÿer,Qu~l parti prendre? ?ixbrav,es. CapBco,
r
du Nano. Les temples de la co~versat;;Jn.- Rencontre d'un buffle.furieùz. ChacaqUlm.b.alllb~
'f brigand
Dix contre deux cents. QUlmboungo,L Le Sarribô. Scène dramatique: -B,ouroundoa;souvemr
d'uncons'eil de Stanley. Tabac les s :¡:éyolteAe
prisenE. porteurs. ~Meiiaëe'Æ~nëpend,aison
,'{ nègfk des mesüres
heureusement imagi?ée, Le pays de liIÇr'~a. Cadeau à six- jeunes portetises.Nécéssité
énergiques. Chemlles come~tlbles:fZ'î'ombes chez les Ganguèlas. ,Qumgué':7,,f<?uchantes paroles
d'un vieillard.-Les Gonzêlos. travail du.fer. -Superstitions. Coutumes singulières. 225
Ext action et
La Couchi; sa cataracte. Horreuc;,` d'une tempête de nuit dans la forêt. Traversée. dramatique d'une
rivière. Guéri par le danger, m,~aisretombé sous un coup de soleil. Belmonté 241

Au Bihé. Malàdie sérieuse. ~Encôre le chef Palanca. Sympathie d'une chèvre. Je me résous à partir
mon expédition dans le:Bihé.
pour le haut Zambési. -~xettres au gouvernement. = Organisation de
historiques et sociales sur le Bihé. Mes travaux.
Difficultés. Commep,:i;je les surmonte. Notes
Nouvelles difficultés,.('- Je pars de Belmonté. Route de la Couanza. · · · · · · 244

Passage de.la C«;xIanza. Les Quimbaridès; leurs moeurs, leurs vêtements, leur industrie. Un soya
colossal. T4h carnaval. -Je me fais tailleur. Rencontre d'esclaves qui ne veule'Ilt pas être libres.
Les LOU.Ch~ZèS. Une belle proie. Talisman brisé. Emigration des Guiôcos. 257
Fourmis)6rmidables.
La Ca~ Caïéra. Culture des indigènes. Cailloux en guise de balles. La Couando. Les Louchazès:
Le Leopardus j2<6atus. On me couvre d'amulettes. Les arbres cou-
-f ÎJn village bien construit. Je
La Coubangui. Prairie Le quichôbo, antilope, amphibie.
lchibi et mapoléqué. aquatique.
273
m'égare. Rentrée au camp ·
·
L'arbre opoumbouloumé. camp '273
284
71'1 De ma malllère de vivre en Afr~que
Les Ambouêlas. -Piège à gibier. Le~ Moucasséquérès. 286
'1 Mauvaise
nouvelle.

.r1
436 TABLE _DES MATIÈRES.
Abondance. Bienveillance des naturels. Peuples et coutumes. Un gué de la
Opoudo et Capéo.
Couchibi. La rivière Chicouloui. Gibier. -Bêtes fauves. La rivière Chalongo. Jour de terreur.
Les sources de la Ninda. Tombe de Louis Albino. Plaine de la Gnengo. Fatigue et famine
Le Za.mbési 2â9

LEMONNIER.
par M. CAMILLE
LA BELGIQUE,
Bruxelles. Aspect de la ville. Habitudes de vie. Instincts de la race · · · 305
Particularités du caractère -national.-7 Le.goûtdu faste. Ommegancks et kermessos. La famille des géants. 314

Une cour des Miracles. -,l\,lusicien,s,du pavé. Le goût de la musique chez le Belge et particulièrement le
316
go0t des spectacles. Le théatre flâmand. · · · · · · · · ·
La révolution brabançonne · 321
Coup d'œil rétr?spectif. Bruxelles historique:
Le vieux -Bruxelles. La Senne et les ponts. Industries locales. Types et coutumes 326

La Grànd'Place. -L'estomac de Bruxelles. L'estaminet et sa physiologie.' L'estaminet appliqué_au prin-


et mendicité 333
c}pedel'ass~ciation: -Le denier des écoles. :Chari~é ·
Les monuments de Bruxelles. La place del'H~tel-de:-Ville. ,1."es églises. Le panorama dés toits. 338

Les environs de Bruxelles. Le bois de là Cambre. Lâ forêt de hêtres: -Tervueren. = `Vaterloo 348

Le pays wallon. Les aspects changent. Nivelles'. L'abbaye de' Villars: = Une fête dans les ruines. 356
au pays flamand. Hal et son pèle-
Vestiges historiques. Lepilori, de Brairie~le-Château.Retour
363
rinage; '>
Le pays brabançon. Les · 367
ruines ·.
villa,- es.. Les
Louvain. =,L'aspect de 372
dela vi~le~ L,niy,ersité. L'H8te1 ville; · ·
Aerschot. Tirlemont. 380
Diest. Légu. · · · · · · · · · · · · · · · ·, · ·
UN TOUR EN ~'IINGR.BLIE,par Mme CARLASER`~NA.
r.~onarrivée en Mingrélie. Novo-Senaki et origine. Deux sanctuaires rivaux. Comment saint
,_André passa par le Caucase et ce qu en advint. son A propos dé ruines' NouvelI~s'étapes, en avant.
Les rivières Abacha'et Tekhour,; un pônt 1 ins-rélien Nakalakevi et sa source thermale. La tour de
Dadian ~h et lacliapelle des Q~àr1111ie-Sai~ts.. ` · · 385
,ooco ts. o. '0 '0 'o, o'
La civilisation moderne en M!ng.réli~. Un typ~ de village.pri~iti~, ~avie!ll.e Souanéthie et ses a!1nales;F'
types et mœurs. -.La famille royale, des Dad¡an l'antiqu6 ô 9. liseien "Dêscription*du sailc-
de 0 1 ont'air'e. Ft re'~etsitesS'rlünP~éliens`.a 7 « Kal e
sites 1 1) · 390
La légende de l'emmuré volontalre, ni~n~r~Iiens" :7" ,Ka~~hi¡j,~1D, ',390,
tuaira. _1:e£ La montagne de
Mescourses équestres, "Torrents et passerelles. Train: de voyage: A Noâgaleyi.
Belzebuthet le soir de là Saint-Dimitri. Vain héroïsil:e d'un juge dé paix. La:cascade de l'Abacha et
meunières mi~gÎ'eliel?~es: lhleelirsféodalés~ = Un:p~'cip~èmed'archéologie. Souvenirs vivants de
1'antiquité hellénique.' Uilë ~~r~monl.e/~nétl~.e en hlingréi'e le jour des p~e~:s, l'enterrement.. ¡' 39'i
.Humeur sociable et patriarcale de la population mingrélienne. C9mmentse font les mariages dans le pays.
l, L'entréé de 1.'ép'ouse-au",Iog'*L's'conju 401
.gal :-la chevanchée; le repas~e e. iioce,.la."chass;eau mari
De Novo-Senaki à:Zo~g'didi.Coup d'oeil historique.Lé prince Daÿ'm'dDadian et la « mère des mères D· °
Comment finit.J'i.ndé.pen4?nèe~"de la:Mi.[}gréli~Les-fêtes de Pâques [tes ~à~Zougdidi.7 Scènes populaireS.
;D,ansla rue; à à 1 églIse;au château seiuneuria -1 dans la plame. Leà OiSfournées de la Tamasha 404
.0, ,0t.o. t~Io · l, '00 J o.
Le 'printemps en Mingrélie.''jLa forter~sse 'R~~ki et-la.vallée d~l;in'g;ur. L'.(1 poteau télégraphique.
-'Paÿsages:ét tabl~ahX'1 iJnè;.feime 1-min grélienne le j'bâtiment principal les ,annexes la
· 410
~grange et le ceI~ie~re~is~au,bé,t~P,¡ les instr:ulrients agricoles.'
Un prince honoraire et sa c'Ou rw*Le'.vi1 lage:de«~N icoscia -et ses hàbitânts.Industrles i4~c,~ales.'=LaMin-
et sa cul0«tte' U~,re~asd'h?sp~talilé:
-=.grélienne ;~l~X sons'du tschongouri.-De,l'intlut'~çeldu ber~ce,~u
-sur la race. Une cavalcade enmon:honneul'. Adi6u.à.la:~lingrélie ï ¡,
412
· ·. · 4l7
1,¡17
REVUE
REVUE GÉOGRAPHIQUE.
425

:rABL~>ES;G'RA,!U~ES~
431
CARTES ET PLANS.

2201'- 'Imprimcrie A. Lalure, rue de Fleurus, 9, à raris.

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