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Mélanges de l'Ecole française de

Rome. Antiquité

Les Romains et la Chine, réalités et mythes


Jean-Michel Poinsotte

Résumé
Jean-Michel Poinsotte, Les Romains et la Chine : réalités et mythes, p. 431-479.

Si bon nombre de travaux ont été consacrés aux « routes de la soie » et, à un moindre degré, à la présence des serica dans le
monde romain, il fallait tenter de présenter synthétiquement l'ensemble des rapports, réels et mythiques, qui se sont établis
entre l'Occident et la Chine. L'engouement de plus en plus vif des Romains pour la soie, son usage de plus en plus répandu en
Occident expliquent l'acharnement avec lequel on a su triompher des difficultés d'un trafic aléatoire et onéreux qui, d'abord
continental, est devenu essentiellement maritime à partir du IIe siècle; la mode des serica explique pourquoi la soie est devenue
très vite un des symboles privilégiés du «luxe oriental», les « Sères » et la « Sérique » les objets privilégiés d'une idéalisation
traditionnellement pratiquée sur les peuples de l'Orient.

Citer ce document / Cite this document :

Poinsotte Jean-Michel. Les Romains et la Chine, réalités et mythes. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité,
tome 91, n°1. 1979. pp. 431-479;

doi : 10.3406/mefr.1979.1195

http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1979_num_91_1_1195

Document généré le 12/06/2016


JEAN-MICHEL POINSOTTE

LES ROMAINS ET LA CHINE


RÉALITÉS ET MYTHES

Posons les limites et définissons les perspectives de cette étude1. Depuis


les travaux du sinologue français J. de Guignes (1721-1800), un certain
nombre de communications, d'articles, de chapitres d'ouvrages, de monographies
ont été consacrés à la description des diverses « routes de la soie », ainsi qu'à
l'histoire des relations commerciales qui ont joint l'Extrême-Orient à
l'Occident romain2. C'est un «fil d'Ariane en soie de 5000 milles» qui court de la
Chine à Antioche : la jolie formule par laquelle C. G. Seligman3 désigne la
principale de ces routes est doublement pertinente. D'une part, ces relations
furent toujours précaires, et de nouvelles voies durent au cours des siècles
être frayées à travers le labyrinthe asiatique. D'autre part, le mystère
demeure sur bien des points essentiels : chronologie, tracé de certains
parcours, localisation de certaines étapes, voire du pays d'où proviennent les
soies «sériques», nature et quantité des produits transportés. Tenter de
répondre à toutes les questions qui restent en suspens excéderait les limites
d'un article. Nous nous contenterons donc, pour évoquer l'histoire des rap-

Puissent les sinologues pardonner à un latiniste les erreurs et les oublis que
1

comporte ce modeste essai pluridisciplinaire!


2 J. de Guignes, Réflexions générales sur les liaisons et le commerce des Romains
avec les Tartares et les Chinois, dans les Mém. de l'Acad. roy. des Inscr., XXXII, 1768,
p. 355-370. L'auteur de référence sur la question est A. Herrmann, à qui l'on doit deux
ouvrages et deux articles classiques : Die alten Seidenstrassen zwischen China und
Syrien, Berlin, 1911, puis Das Land der Seide und Tibet im Lichte der Antike, Leipzig,
1938 (réimpr. phot. Amsterdam, 1968); dans PW, art. Seres, t. 2.A.2, 1923, e. 1678, 54 -
1683, 22 et serica, t. 2.A.2, 1923, e. 1724, 24 sq., avec orientations bibliographiques. Bon
conspectus critique des questions relatives aux Sères dans J. O. Thomson, History of
ancient geography, New York, 1965 (lère éd. 1948), p. 306-319 et passim. Sur
l'importance de la soie dans la vie romaine, outre l'article serica de A. Herrmann, on peut tirer
encore profit de J. Marquardt, Manuel des Antiquités romaines, t. 15, La vie privée des
Romains, t. 2, Paris, 1893, p. 124-133.
3 C. G. Seligman, The Roman Orient and the Far East, dans Antiquity, 11, 1937, p. 8.
432 JEAN-MICHEL POINSOTTE

ports commerciaux de Rome avec la Chine, de suivre la via media des


certitudes et des hypothèses probables communément partagées, sans omettre
de signaler, ici ou là, les divergences qui subsistent, dans l'attente de
nouvelles découvertes archéologiques.
Ce parti-pris nous permettra de faire leur place à deux autres aspects de
la question, qui sont généralement traités séparément. D'une part, quel rôle a
tenu, dans les divers domaines de la vie romaine, économique, moral et
philosophique, ce qui était le signe* tangible de l'existence des Sères, la soie?
D'autre part, on sait que les Romains ont volontiers idéalisé les peuples
lointains, se donnant d'eux une image où transparaissaient leurs fantasmes, leurs
frustrations, leur mauvaise conscience. La Chine offre à cet égard un terrain
de choix, car elle présente des caractères propres à exciter particulièrement
l'imagination des Romains de l'Empire. De tous les pays exotiques, c'est le
plus lointain et l'un des plus mystérieux; mais il y a aussi, grâce à la soie qui
est expédiée en Occident et qui devient peu à peu, sans rien perdre de son
prestige, une denrée de consommation presque courante, une présence
sensible de la Chine à Rome. Les deux bonnes centaines de références aux serica
et aux Seres que comporte dans tous les genres la littérature latine, d'une
épode d'Horace aux Originimi libri d'Isidore de Seville, montrent que les
Chinois, à la fois inconnus et familiers, font partie de l'univers culturel des
Romains. Il y a là une matière suffisante pour que l'on tente de dégager, au-
delà de la frivolité apparente de beaucoup d'entre elles, les diverses
significations profondes de ces références, et de montrer que, dès l'époque
romaine, à travers la Chine telle que l'Occident la voit, c'est l'Occident qui se
contemple lui-même.

I - Les contacts : éléments défavorables,


FACTEUR ET CIRCONSTANCES FAVORABLES

Le 28 mai 53 av. J.-C, dans la fournaise de la plaine de Carrhes, l'armée


de Crassus voit scintiller les fanions de soie des officiers parthes4. Si ce n'est
pas à cette occasion que des Romains rencontrèrent pour la première fois
les étoffes «sériques» dont le renom allait bientôt s'étendre en Occident,
nous savons que c'est vers le milieu du Ier siècle av. J.-C.5 que Rome apprit

4 Flor., 1, 46, 8.
5 La plus ancienne mention des Sères dans un texte latin passe pour être due à
Virgile : c'est en Georg., 2, 121 que se trouve affirmée la croyance en une origine
végétale de la soie chinoise : Velleraque ut foliis depectant tenuta Seres, « Et comment avec
leurs peignes les Sères détachent des feuilles les fines toisons». Ce vers, prototype
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 433

:
l'existence des Sères6 et noua, par l'entremise des peuples de l'Orient
méditerranéen et de l'Asie centrale, des relations commerciales avec le «peuple

d'une abondante tradition poétique, a été écrit entre 37 et 29 av. J.-C. Si l'on admet
pour l'épode 8 la datation haute généralement reconnue - autour de 40 -, c'est à
Horace qu'il reviendrait d'avoir signalé le premier la présence des Sères, par
l'intermédiaire de coussins de soie, sericos . . . puluillos, dans la vie quotidienne des Romains.
La soie de Chine était donc à Rome autour des années 40 av. J.-C. Aucune confirmation
n'est à attendre de Dion Cassius, dont on cite parfois le témoignage (43, 24, 2). Selon
lui, César aurait fait tendre un théâtre de voiles de soie, παραπετάσματα . . . σηρικά,
afin de protéger les spectateurs du soleil. Il n'y aura jamais assez de soie à Rome,
même mêlée à d'autres étoffes, pour fabriquer de tels uela. A plus forte raison il est
inconcevable qu'au tout début des importations il y en ait eu suffisamment pour cet
usage. Le témoignage de Lucain, en revanche, n'est pas à dédaigner, lorsqu'il évoque le
voile, fait d'un tissu « pressé par le peigne des Sères », qu'aurait porté la reine Cléopâ-
tre (10, 141-142).
6 Les « Sères » sont-ils les ancêtres des Chinois ? Le doute semble permis, au vu de
certaines localisations et de certaines descriptions que nous proposent les Anciens. Ils
sont souvent mentionnés au voisinage des Scythes de la Caspienne, et un texte comme
celui de Plin., 6, 88 (ils auraient les yeux bleus et les cheveux roux) incite à voir en eux
une peuplade indo-européenne habitant le Turkestan (voir W. W. Tarn, The Greeks in
Bactria and India, 2e éd., Cambridge, 1951, p. 110-111). On a aussi prétendu qu'ils
étaient décrits comme trop barbares pour être les Chinois (Fréret, Observations
générales sur la géographie ancienne, dans les Mém. de l'Acad. des lnscr. et B.L., t. 16, 1, 1850,
p. 424), ou encore que les Sères ne désignent pas un peuple particulier, mais tout ceux
qui produisent la soie, et qui, de toute manière, habitent à l'ouest de la Chine (M.
Pardessus, Mémoire sur le commerce de la soie chez les Anciens, dans les Mém. de l'Inst. roy.
de France, t. 15, 1, 1842, p. 28-30). Notons cependant que les Anciens plaçaient en
général les Sères à l'extrémité orientale du monde. On ne peut plus faire état aujourd'hui
de la parenté étymologique que l'on a longtemps cru voir entre le nom Seres et le nom
chinois du ver à soie (P. Pelliot, Notes on Marco Polo, t. 1, Paris, 1959, p. 265 sq.). On
peut, en revanche, prendre en compte une coïncidence historique qui, si elle n'est pas
une preuve, constitue du moins un indice. En 166, les annales chinoises appelées
l'Histoire des seconds Han décrivent l'arrivée d'un Romain à la Cour du Fils du Ciel (voir
infra la n. 75). Or, c'est à la suite de ces contacts directs, historiquement attestés, que
l'on soupçonne pour un temps, en Occident, l'origine animale des fameuses étoffes
sériques : Pausanias (6, 26, 6-9) raconte comment les Sères tirent la soie d'un ver, qu'ils
élèvent dans «des maisons adaptées pour l'hiver et l'été», et à la même époque le
maître de Commode, Julius Pollux, qui tient école à Rome entre 161 et 180, fait état lui
aussi de la nouvelle explication : « Quelques-uns disent que les Sères récoltent leurs
tissus d'animaux ...» (Onom., VII, 76) : Post hoc ergo propter hoc? Les «Sères»
désignent bel et bien les Chinois, ce qui ne veut pas dire 1) que cette appellation recouvre
l'ensemble des peuples qui constituent effectivement la communauté ethnique
chinoise (Ptolémée n'établit aucune jonction entre les « Sères » du nord et les « Sines » du
sud) ; 2) que sous ce terme ne sont pas englobées des populations non-chinoises, turco-
mongoles et toungouses en particulier, qui habitent l'Asie centrale (bassin supérieur
de l'Iénisséi, Altaï, pays de Karakoroum, voir A. Berthelot, L'Asie ancienne, centrale et
sud-orientale d'après Ptolémée, Paris, 1930, p. 237, 239.

MEFRA 1979, 1. 28
434 JEAN-MICHEL POINSOTTE

de la soie ». Tantôt prospères, tantôt languissantes, parfois interrompues,


celles-ci devaient se poursuivre jusqu'à ce que Justinien ait réussi à introduire
dans le monde méditerranéen l'élevage du précieux bombyx mori7. On a pu
parler d'une «espèce de prodige» à propos de telles relations8. Si elles n'ont
jamais concerné qu'une quantité relativement limitée de marchandises, leur
persistance, leur existence même ont en effet de quoi surprendre.
C'est par hasard, grâce à la concomitance de la conquête romaine du
Moyen-Orient et de la pénétration chinoise dans l'Asie moyenne, que le
contact est pris, au Ier siècle av. J.-C, entre Rome et «l'Empire du Milieu».
Chacun des deux « mondes » se donne pour le centre du monde. Il doit, dans
son orbis particulier, faire face aux très difficiles problèmes que lui posent
constamment sa propre sécurité, sa propre organisation politique, voire,
pour la Chine surtout, la conquête puis le maintien d'une unité souvent
compromise. A quoi bon, dans ces conditions, tenter d'établir des relations avec
celui dont on connaît vaguement l'existence aux confins de la terre, et qui est
trop éloigné pour être recherché comme allié ou redouté comme ennemi?
En outre, chacun trouve sur place ou dans un voisinage accessible, sans
avoir à courir au bout du monde, de quoi satisfaire ses besoins essentiels, et
même de quoi contenter presque entièrement un goût du luxe de plus en
plus exigeant. C'est à partir de ces données défavorables que naît pourtant et
se développe, pour atteindre son apogée au IIe siècle, un commerce
transcontinental que ne rebuteront ni les obstacles matériels, ni les guerres, ni les
crises de régime, ni le concours, aléatoire et onéreux, d'inévitables
intermédiaires. Mais l'engouement de plus en plus vif de Romains pour la soie de
Chine, la recherche en Chine de débouchés pour une puissante industrie
nationale font fi des pires difficultés.
Tout voyage, tout acheminement de marchandises, par terre ou par mer,
entre l'Extrême-Orient et le monde méditerranéen, même si ce sont des
spécialistes locaux, guides, pilotes ou marchands chinois, parthes, arabes, grecs,
romains, qui en assurent chaque étape, relèvent en effet de l'exploit9. Les dis-

7 Selon l'historien Procope (Bell. Goth., 4, 17, 1-7), Justinien souhaitait remédier à
une grave crise d'approvisionnement provoquée par les interventions abusives des
négociants perses. Il renvoya en « Sérinde » - probablement la Sogdiane, où la
sériciculture avait été introduite dès 419 (M. Daumas, Histoire générale des techniques, t. 1,
Paris, 1962, p. 283) - deux moines qui prétendaient y avoir découvert le secret de la
soie. Ils en revinrent en 553 avec des œufs de bombyx mori. Peu après, des
magnaneries s'installaient en Asie Mineure et dans le Péloponnèse.
8 Montesquieu, Esprit des Lois, 21, 16.
9 Ceci est vrai, même s'il faut faire la part, dans les appréciations des Anciens,
d'erreurs grossières en matière de calcul des distances, et des amplifications, naïves
ou intéressées, qui déparent les récits que l'on colporte sur les expéditions extrême-
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 435

tances sont immenses. Selon Florus, une délégation officielle de «Sères et


d'Indiens», qui venait apporter à Auguste l'hommage de leurs nations10,
aurait mis quatre années pour faire le voyage, et c'est bien au-delà de l'ultima
Bactra de Virgile ' ' que se trouve la « Tour-de-pierre », important relais sur la
route septentrionale. Or, selon le géographe Marin de Tyr, sept mois de
marche seraient encore nécessaires pour parvenir de la « Tour-de-pierre » à la
capitale des Sères12. La nature et l'homme concourent à rendre
particulièrement périlleux ces trajets interminables. Au nord de la chaîne du «Taurus»
qui, selon les théories anciennes, ceinture l'Asie d'est en ouest sur toute sa
longueur13, ce ne sont que passages escarpés ou déserts balayés de vents tor-
rides ou glacés14; au sud du continent, avant que l'on ait pu comprendre et
utiliser la périodicité des moussons, les marins sont condamnés à un
épuisant cabotage. En temps de paix, caravanes et navires n'ont à craindre, si l'on
peut dire, que les coups de mains des pillards et les arraisonnements des
pirates, et il faut partout acquitter des droits de passage et consentir à ce
que les autorités locales prélèvent leur dû sur les transactions. En temps de
guerre, les routes risquent d'être brutalement coupées15. Aux confins occi-

orientales. Ainsi Marin de Tyr aurait « compté » deux fois le Pamir, et surestimé au
triple la longueur du mille chinois (A. Herrmann, art. Sizyges, dans PW, t. 3, A. 1, 1927,
c. 419, 44 - 423, 50). Les marchands, d'autre part, avaient tout intérêt, pour décourager
les concurrents éventuels et justifier les prix élevés qu'ils demandaient, à dépeindre
leurs voyages sous les plus noires couleurs, ce qui n'a pas échappé à Pline (12, 85 his
commentis augentes rerum prend).
10 Les Sères n'ont que faire ici. Imagine- t-on que les Res gestae, qui n'en soufflent
mot, les auraient oubliés s'ils avaient été là eux aussi? Florus, qui est le seul à
mentionner les Sères parmi les nombreuses délégations de peuples orientaux, les a sans doute
confondus avec les Bactriens que cite Aurélius Victor (Caes., 1, 7) ou avec les Scythes
(Aur. Viet., ibid., Res gestae diui Augusti, 31, etc.). Il est plus probable qu'ils sont dans
son esprit une variété d'Indiens, voir infra les n. 177 à 186 et le texte correspondant.
11 Virg., Aen., 8, 688.
12 Ptol., 1, 11. Sans doute aller-et-retour (J. O. Thomson, op. cit., p. 309). Marin de
Tyr a pu consulter les relevés faits par le marchand Maës Titianus, voir infra la n. 49.
13 Arr., Ind., 2, 2. «Le nom de la chaîne, ajoute Arrien, ibid., 2, 3, est différent selon
les régions, ici c'est le Paramisos (= l'Hindou-Kouch), là l'Emodos (= l'Himalaya),
ailleurs encore on l'appelle Imaos ... ». Cette dernière appellation peut désigner, dans
les textes, l'Himalaya proprement dit comme ses prolongements septentrionaux (Hin-
dou-Kouch, Pamir, monts Alaï) que les marchands qui se rendaient en Chine devaient
franchir.
14 Voir M. Reinaud, Relations politiques et commerciales de l'Empire Romain avec
l'Asie orientale, Paris, 1863, p. 43 et P. Vidal de la Blache, Les voies de commerce dans la
Géographie de Ptolémée, C.R. Acad. des Inscr. et B.L., séance du 6-11-1896, p. 478.
15 Ainsi, entre 25 ap. J.-C. et l'avènement de l'empereur An-ti (107-127), les
communications avec l'Occident ont été trois fois interrompues (A. Remusat, Remarques sur
436 JEAN-MICHEL POINSOTTE

dentaux de la Chine, la menace des Hiong-Nou16 n'est jamais écartée pour


longtemps, tandis que l'empire parthe, puis perse, constitue entre la Bac-
triane et la Méditerranée un obstacle majeur, connu et redouté des Chinois
eux-mêmes 17
Parmi tant de facteurs défavorables, il y avait néanmoins un facteur
favorable qui accroissait les chances d'une liaison : c'est l'existence, au cœur
de l'Asie, des deux terres jumelles de Bactriane et de Sogdiane. Quand la
Chine, sous le règne de l'empereur conquérant Wou-ti (140-87 av. J.-C), fait
sa première percée en direction de l'Occident, le chargé de mission impérial,
Tchang-kien, une fois le Pamir franchi, débouche dans l'ancienne satrapie
perse de Sogdiane, sise entre les fleuves Iaxartes (= le Syr Daria) au nord et
Oxus (= l'Amou Daria) au sud. Sur la rive gauche de l'Oxus, plaine lovée
entre l'Hindou-Kouch et le fleuve, s'étend la satrapie de Bactriane. Par sa
situation géographique, par son histoire, par sa prospérité économique, cette
dernière contrée surtout était destinée à être, mieux qu'une étape commode
pour les marchands, une médiatrice précieuse entre l'Extrême-Orient et
l'Occident.
Pièce centrale de l'ensemble asiatique, elle a une importance stratégique
qui n'échappe ni aux Chinois, ni aux Parthes ou aux Perses, ni plus tard aux
Romains18. Terre-carrefour, elle s'ouvre au nord sur les grandes plaines
sibériennes et à l'ouest sur la Caspienne et les plateaux perses; des passes, dans
le Pamir et l'Hindou-Kouch, la mettent en communication relativement aisée
avec le Turkestan à l'est et la vallée de l'Indus au sud. Terre de passage et

l'extension de l'empire chinois du côté de l'Occident, dans les Mém. de l'Inst, t. 8, 1827,
p. 127).
16 Ces Hiong-nou sont des nomades qui vivent au nord et au nord-est de la Chine.
On en fait traditionnellement les lointains ancêtres des Huns.
17 Sans l'hostilité, déclarée ou larvée, des Parthes, les mémorialistes chinois
estiment que des relations directes auraient pu s'établir entre « l'Empire du Milieu » et le
lointain Ta-ts'in (= l'Empire romain). Ils se plaignent surtout de la monopolisation du
commerce de la soie exercée par les Parthes. Voir le texte chinois cité par M. Reinaud,
Relations . . . , p. 203 : « Ses rois ont de tout temps désiré faire parvenir des envoyés et
des négociants en Chine; mais les A-si (= les Parthes) interceptaient les
communications».
18 Les Bactriens sont dans une position telle qu'ils peuvent prendre à revers les
Hiong-nou à l'est et les Parthes à l'ouest. Ils rechercheront et obtiendront l'alliance de
Rome, selon M. Reinaud, Relations . . . , p. 37 et 52 : ce sont eux, vraisemblablement, les
«Scythes» qui viennent en délégation à Rome auprès d'Auguste, voir supra la n. 10 et
cf. Hor., Carni, saec, 55, Aur. Vict., Caes., 1. Plus tard, Rome tentera de se concilier les
Kouchans (R. Ghirshman, L'Iran des origines à l'Islam, Paris, 1976, p. 252), et l'un des
premiers faits d'armes par lesquels le roi sassanide Châpour Ier s'illustrera sera la
conquête de l'empire kouchan (id., ibid., p. 253).
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 437

:
d'échanges, elle sait pourtant, au milieu d'un monde mouvant et hostile,
conserver son identité. Enfoncée comme un coin dans l'Asie des nomades,
cette nation de sédentaires est le représentant ultime de l'Occident grec. La
greffe de l'hellénisme a très bien pris sur les populations iraniennes qui
l'habitent. Elle est hellénisée très tôt19, peut-être même avant qu'Alexandre
n'en fasse la conquête de 329 à 327, et c'est un royaume grec indépendant
qui s'y installe dans la seconde moitié du IIIe siècle. Il semble que ni une
occupation parthe vers 140 av. J.-C, ni l'invasion de la Sogdiane puis de la
Bactriane par les nomades que les Chinois appellent Yue-tche (pour nous les
Tokhariens), venus vers 135 des confins de la Chine20, ni l'éclatement du
pays en une poussière de principautés, ni la fondation de l'empire indoscy-
the des Kouchans (Ier siècle av. J.-C. - IIIe siècle)21 n'affectent sa «grecite» ni
n'affaiblissent le rayonnement qui émane d'elle jusqu'en Extrême-Orient22.
Terre riche et prospère enfin23, elle jette, bien avant l'intervention des négo-

19 Hérodote nous apprend que des Grecs exilés y furent établis par Darius (6, 9 et
peut-être 4, 204), Strabon (11, 11, 4) que des prêtres de Didyme y fondèrent la ville de
Branchidae. Sur les Grecs de Bactriane, se référer à la somme de W. W. Tarn, signalée
supra n. 6.
20 E. Specht, Études sur l'Asie centrale d'après les historiens chinois dans le Journal
Asiatique (oct. nov. déc. 1883), p. 317-350 (surtout les p. 324, 325, 348), et surtout
A. Herrmann, art. Tochari dans PW, t. 6. A. 2, 1957, c. 1632, 59-1641, 39, A K. Narain, The
Indo-Greeks, Oxford, 1957, p. 128 sq.
21 R. Ghirshman, op. cit., p. 251-252. Des fouilles récentes en Bactriane ont montré
la survivance de cultes grecs jusqu'à une très basse époque (Communication de Mme
I. Kruglikova du 17-6-1977, C.R. Acad. des Inscr. et B.L., avril-juin 1977, p. 407-427).
22 C'est la Sogdiane qui donne à la Chine les noms des planètes (Gauthiot, dans les
Mém. Soc. ling., 1916, p. 126 et p. 599, n. 1). C'est par la Bactriane que le bouddhisme
indien, autour de l'ère chrétienne, s'introduit dans l'Asie centrale puis en Chine. Avec
lui se font sentir de fortes influences artistiques occidentales, voir R. Grousset, Les
civilisations de l'Orient, t. 3, La Chine, Paris, 1930, p. 146-147. Il mentionne les
découvertes faites à Rawak dans le Turkestan par l'archéologue anglais A Stein («une série
d'intailles de travail romain »), ainsi qu'au sud du Lob-Nor, plus à l'est encore (des
fresques « d'aspect très gréco-romain », dont l'auteur serait un certain Tita, forme indiani-
sée de Titus). Un bilan récent des dernières découvertes archéologiques qui attestent
la vitalité de la culture hellénique dans la Bactriane est fourni par E. Will, Histoire
politique du monde hellénistique, Nancy, 1966, t. 1, p. 255-256, 259-261.
23 C'est l'avis général : la Bactriane produit de tout sauf de l'huile d'olive (Strab.,
II, 11, 1), elle est «l'ornement de toute l'Ariane» (Apollodore, selon Strabon, ibid), et le
mémorialiste chinois Pankou (cité par J. de Guignes, Recherches sur quelques
événements qui concernent l'histoire des rois grecs de la Bactriane, dans les Mém. de l'Acad. des
Inscr. et B.L., t. 25, 1759, p. 25) décrit Ki-Pin (= la Sogdiane) comme une contrée
opulente et civilisée, où l'on trouve en abondance or, argent, métaux gravés, étoffes
brodées. W. W. Tarn, op. cit., p. 102, mentionne la savante irrigation pratiquée dans la
plaine de l'Oxus (voir aussi Curt., 7, 4, 26-30).
438 JEAN-MICHEL POINSOTTE

ciants du monde romain, les bases du commerce international dont elle sera
l'indispensable plaque tournante24. Attirés par ses propres richesses et par
celles des contrées voisines, les nomades des steppes ont déjà frayé jusqu'à
elle les grandes routes caravanières qui sillonnent ce que R. Grousset
appelle la «mer intérieure asiatique». C'est par elle que les soies dites serica
se répandent dans le Moyen-Orient, qu'on y apprend l'existence des Sères,
que ceux-ci entendent parler de l'Inde et du Ta-ts'in.
L'expédition de Tchang-kien de 138 av. J.-C. répond assurément à des
objectifs militaires bien définis : les Chinois ne peuvent rêver meilleurs alliés
que ces Yue-tche qui viennent d'être contraints par les Hiong-nou à émigrer
du Turkestan oriental jusqu'au-delà du Pamir : une alliance offensive avec
eux permettra de prendre en tenailles l'ennemi commun. Si l'espoir de
l'empereur Wou-ti d'ouvrir un second front est déçu, et si, sur ce plan,
la rocambolesque équipée de son ambassadeur25 est un échec, celle-ci ne
l'est pas sur un autre plan. Depuis l'œuvre centralisatrice et unificatrice
accomplie par «l'Auguste» chinois, l'Empereur Ts'in Che Houang-ti (221-210
av. J.-C.)26, le pays, protégé par la Grande Muraille qu'il a fait édifier vers 213,
connaît une remarquable prospérité économique, qui ne s'affaiblira ni sous
les Han (202 av. J.-C. - 186 ap. J.-C), ni après la création des Trois Royaumes
(186- 580)27. Les industriels sont parvenus à une haute compétence dans la

24 La Bactriane est en rapport commercial avec l'Altaï, d'où elle importe son or
(W. W. Tarn, op. cit., p. 105), avec la Babylonie et l'Egypte où elle exporte son lapis-
lazuli (C. G. Seligman, op. cit., p. 8), et on a retrouvé à Urga (= Oulan-Bator en
Mongolie) des vêtements originaires de Bactriane et de Syrie (trouvailles de l'expédition Kos-
lov, W. W. Tarn, op. cit., p. 363). Euthydème, roi de Bactriane (mort vers 195 av. J.-C),
essaie d'importer du nickel de Chine. Quant aux Chinois, ils sont intéressés par les très
riches carrières de jade du Pamir (Berlioux, Les premiers voyages des Européens dans
l'Asie centrale et au pays des Sères, la Chine du nord, dans le Bull, de la Soc. de Géog. de
Lyon et de la région, 15, 1898, p. 44) et par les «chevaux aux sueurs de sang» du
Ferghana voisin, qu'ils paient en soie. Cette soie prend ensuite le chemin du Moyen-Orient.
25 II serait demeuré dix ans prisonnier des Hiong-nou, revenu en Chine avec un
seul compagnon après treize années d'absence (A. Remusat, op. cit., p. 116-117).
26 «Ts'in Che Houang-ti» signifie «le premier Auguste empereur du Ts'in», c'est-à-
dire de l'actuelle province du Chen-Si, au nord-est de la Chine, dans la boucle du
Fleuve jaune. C'est probablement de lui que vient le nom de la «Chine».
27 L'unification de l'écriture, des monnaies, des poids et mesures imposée par
Ts'in Che Houang-ti, la création d'un réseau routier autour de Hsian-Yang sa capitale,
la suppression des frontières et des droits de péage à l'intérieur de l'espace chinois
sous les Han (début du Ier siècle av. J.-C.) provoquèrent un boom des activités
commerciales et la constitution de très grandes fortunes (D. Lombard, La Chine impériale, coll.
«Que sais-je?», n° 1244, p. 24).
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 439

technique de la fonte du fer, et surtout le travail de la soie, monopole d'état,


se fait sur une vaste échelle28, en économie familiale dans les foyers chinois,
ainsi que dans de véritables usines. La recherche de débouchés et
l'établissement d'échanges internationaux deviennent alors impérieux29. Pour la
« Chine » de ces siècles, qui correspond aux provinces septentrionales de la
Chine actuelle, la seule voie de communication imaginable avec l'extérieur
est celle qui conduit en Bactriane. C'est pourquoi Tchang-kien a reçu aussi
pour mission de reconnaître les possibilités d'acheminement, de stockage, de
transit qu'elle offre, d'examiner sur le terrain les moyens d'assurer la
sécurité des convois30. L'expédition chez les Parthes, en 115 ou en 105, d'une
délégation officielle confirme ces préoccupations des autorités chinoises31.
Après ce premier voyage, la «route du Tarim», c'est-à-dire des oasis du
Sin-kiang, est effectivement ouverte, balisée, jalonnée de postes militaires, et
elle demeure en service, malgré les vicissitudes des guerres32 et la pression
de plus en plus forte des « Empires de la steppe », au moins jusqu'au IIe
siècle. L'Asie centrale est alors considérée par la Chine comme une zone
d'influence où elle s'arroge le droit d'intervenir - quand les nomades lui en
laissent la possibilité. Le Ferghana, au nord-est de la Sogdiane, est occupé de
104 à 101, de 87 à 49 la protection chinoise est accordée à la Sogdiane et aux

2S L. Boulnois, La route de la soie, Paris, 1963, p. 20, D. Lombard, op. cit., p. 22-24.
«Dans tel atelier de Lin zi, on comptait plusieurs milliers d'ouvriers» {ibid., p. 23).
29 Les « Sères » représentent les Chinois du nord, ou plus précisément du nord-
ouest. C'est après la percée jusqu'à Canton des armées de Ts'in Che Houang-ti, sous les
Han, que vont se réaliser l'occupation et la lente « sinisation » du Sud (c'est-à-dire le
pays de Canton, conquis dès 111 av. J.-C, et l'actuel Nord- Vietnam).
30 Preuve de l'aspect économique de la mission de Tchang-kien, l'intérêt qu'il
porte à deux produits qu'il reconnaît comme provenant de la Chine méridionale, Sé-
tchouen ou Yun-nan, des cannes de bambous et des étoffes, qui lui apprennent
l'existence d'une route méridionale, notre route Β {carte n° 1), selon A. Remusat, op. cit.,
p. 118. Sur le rapport de Tchang-kien et ses sources, voir W. W. Tarn, op. cit., Appendix
20 {The Chinese sources), p. 513-514.
31 M. Rostovtzeff, Social and economic history of the hellenistic world, Oxford, 1941,
t. 2, p. 864. Dès 114 av. J.-C, dix grandes caravanes atteignent chaque année le
Ferghana, selon J. O. Thomson, op. cit., p. 178; selon les annales chinoises, la première
caravane acheminant la soie de Chine en Occident date de 106, cf. A. Piganiol, La Conquête
romaine, Paris, 1974, p. 352, qui mentionne l'envoi de deux ambassades de Tchang-kien
à Mithridate II, en 128 et en 115 (une seule, selon L. Boulnois, op. cit., p. 42, en 115 ou
en 105).
32 R. Grousset, Histoire de l'Extrême-Orient, Paris, 1929, t. 1, p. 66. De graves revers
subis face aux Hiong-nou, en 99 et 90, succèdent aux raids victorieux des généraux
chinois jusqu'au Ferghana (121-102).
440 JEAN-MICHEL POINSOTTE

contrées voisines, en 285 ap. J.-C. encore le prince de Samarkande recevra


«le sceau et la ceinture», insignes d'une vassalité à vrai dire plus théorique
que réelle33. Mais c'est à la fin du Ier siècle, pendant et après le règne de
l'empereur Ming (58 - 75), que se situe l'intervention la plus spectaculaire et
la plus fameuse. Le général Pan-Tch'ao reprend aux Hiong-Nou le Tarim
qu'ils avaient conquis et s'y installe comme gouverneur; l'intrépide
condottiere y demeure après la mort de Ming, s'impose au Ferghana34 et envoie son
lieutenant Kan-Ying, en 97, reconnaître la route du Ta-ts'in. Arrivé au bord
de «la grande mer»35, celui-ci est dissuadé de tenter le voyage par les
riverains, qui lui représentent la longueur et les difficultés du trajet. Jamais
Chinois et Romains n'auront eu une si bonne occasion de se rencontrer, depuis
que Pompée mena campagne en 65 av. J.-C. contre les Ibères de Géorgie36.
Quand les noua uellera, ces «toisons» telles qu'on n'en avait jamais vu de
pareilles37, font leur apparition dans les pays de l'Orient méditerranéen,
apportant avec elles moins la connaissance d'un nouveau peuple qu'un
nouveau terme dans le lexique, les «Sères», ces pays sont en guerre. Certains
vivent leurs derniers moments d'indépendance : sous les coups de Sylla, de
Pompée, d'Antoine, de César, toute la façade maritime du Proche-Orient
jusqu'à l'Egypte tombe sous la juridiction de Rome. Les faits sont connus.

33 A. Remusat, op. cit., p. 111 et 119.


34 II ne s'est sans doute pas avancé, comme on l'a dit, jusqu'à la Caspienne (J. O.
Thomson, op. cit., p. 311).
35 On peut se demander de quelle mer il s'agit. Serait-ce la Caspienne? La
Méditerranée (« Une ambassade chinoise vint à Antioche en 97 », selon A. Piganiol, Histoire
de Rome, 1962, p. 280)? Le golfe Persique, comme on le croit généralement (M. P. Char-
lesworth, Trade routes and commerce of the Roman Empire, Hildesheim, 1961, p. 108-
109, J. O. Thomson, op. cit., p. 312, J. Thomson, op. cit., p. 312, J. Thorley, The silk trade
between China and the Roman Empire at its height, circa A.D. 90-130, dans G & R, 2e sér.,
18, 1, 1971, p. 71-80)? Eri réalité, tous les commentateurs ont accordé un trop grand
crédit aux propos que les « capitaines des navires, à la frontière occidentale du Ngan-
si» (= la Parthie), ont tenus à l'envoyé de Pan-Tch'ao, et que rapporte le mémorialiste
chinois. On ne peut pas tirer de ce langage à l'évidence fortement dissuasif une
indication quelconque sur le lieu de la scène. Ne déclarent-ils pas à l'étranger facile à berner,
et dont ils n'ont apparemment aucune envie de prendre en charge le transport, que
« la mer est vaste et grande ; que le voyage peut prendre deux ans, qu'il faut trois ans
de provisions; que la mer rend malade, et que plusieurs y ont perdu la vie?». Voir le
texte, cité par M. P. Charlesworth, op. cit., p. 109.
36 A Piganiol, La conquête romaine, p. 484 : « Les marchands l'orientaient sans
doute vers ces contrées (de la Caspienne), où ils auraient pu prendre contact avec les
Chinois . . . ».
37 Petr., 109, 11 (La guerre civile). On remarquera qu'Eumolpe met en rapport avec
la conquête du monde (v. 1 Orbem iam totum uictor Romanus habebai) l'arrivée à Rome
des noua uellera (v. 1 1 Hinc Numidae . . . illinc noua uellera Seres).
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 441

Bornons-nous à énumérer les principales étapes de la progression romaine,


qui se développe pendant tout le Ier siècle av. J.-C. :
- 88 à 85 : Campagnes de Sylla contre Mithridate.
- 66 Victoires de Pompée sur Mithridate et sur Tigrane d'Arménie.
- 63 Prise de Jérusalem. La Syrie et la Judée provinces romaines.
- 53 Campagne de Crassus contre les Parthes.
- 47 Victoire de César sur Pharnace. Reconquête du Pont.
- 30 L'Egypte province romaine.
- 20 Restitution à Auguste des enseignes prises par les Parthes en 53.

De ces campagnes, des occupations et des pillages qui les ont accompagnées
découle pour nous cette conséquence immédiate : « II est impossible de
croire que, parmi ces trésors et la multitude d'objets précieux dont les
vainqueurs s'emparèrent, ils n'aient pas trouvé des étoffes de soie »3». De toute
manière, ils ont dû expédier à Rome et dans les grandes villes de l'Occident
leurs prises de guerre et ce qu'ils ont pu acheter aux négociants locaux,
comme le prouvent les citations d'Horace et de Virgile que nous avons
données, auxquelles il faut joindre le témoignage de Strabon39. Ce produit
incomparable, encore fort rare, dont on ne sait guère d'où il vient et dont on
ne sait pas comment il est fabriqué, arrive à point nommé : les parvenus de
la fin de la République ne savent pas quoi se procurer pour satisfaire leur
amour du luxe, leur goût de la parade, leur manie de l'exotisme.
Beaucoup plus importantes, de notre point de vue, sont les
conséquences à moyen et à long termes de la présence romaine au Proche-Orient.
Après W. W. Tarn, J. Carcopino a évoqué le rôle tenu par les marchands juifs
dans le commerce florissant qui, au Ier siècle av. J.-C, fait la fortune de
l'empire parthe40. Nous savons que la prise de Jérusalem, comme le fera plus
encore le sac de la ville en 70 ap. J.-C, intensifie la diaspora juive. Celle-ci ne
se contente pas de renforcer les colonies existantes d'Occident, d'Egypte, de
Babylonie. Elle s'aventure jusqu'en Bactriane au nord-est41, au sud-est
jusqu'en Inde et peut-être au-delà42. Le commerce international étant natu-

38 M. Pardessus, op. cit., p. 9. Précisons : des étoffes de soie locale (bombycina) et


de soie chinoise (serica), que nous distinguerons plus loin.
39 Strab., 11, 11, 2 et 15, 1, 20, 34 et 37. Strabon est-il tributaire, en l'occurrence,
d'Apollodore d'Artémita, comme le pense E. H. Bunbury, A History of ancient
geography, 2e éd., New York, 1959, p. 285? La «connaissance» que l'on a des Sères, de toute
manière, ne remonterait guère dans le temps, cet ApoUodore ayant vécu probablement
au début du Ier siècle av. J.-C.
40 J. Carcopino, Jules César, 5e éd., Paris, 1968, p. 292-293.
41 M. Pardessus, op. cit., p. 42 (le rôle des Juifs des «Dix tribus»).
42 Sur la dispersion des Juifs hors du cadre de l'Empire romain et
particulièrement en Extrême-Orient, voir L. Poliakov, Histoire de l'antisémitisme. Du Christ aux
442 JEAN-MICHEL POINSOTTE

Tellement, depuis les Phéniciens, entre les mains des peuples à diaspora, les
échanges avec la Chine, tant terrestres que maritimes, en matière de textiles,
de verrerie, d'orfèvrerie, ont sans nul doute profité de l'apport de ces
nouveaux agents disponibles, qui s'établissaient sur des points de passage
traditionnels du trafic.
Cependant, c'est au Proche-Orient même que les Romains trouvent les
meilleurs moyens de satisfaire leurs nouvelles passions. Certes, les anciens
fiefs des Séleucides et des Ptolémées ne sont plus au Ier siècle av. J.-C. ce
qu'ils étaient au IIIe : l'anarchie, les guerres, la décadence commerciale des
« correspondants » grecs ont affaibli Antioche, ruiné Beyrouth et appauvri
l'Egypte43. Toutefois, des zones de prospérité subsistent, Tyr et sa pourpre,
Sidon et son verre44; et surtout Antioche et Alexandrie, malgré leurs
difficultés, demeurent des places à vocation internationale, dotées d'infrastructures
commerciales et bancaires parfaitement adaptées au grand négoce, fortes
d'un corps de marchands entreprenants et intrépides. La «paix romaine» et
le coup de fouet d'une forte demande réveilleront instantanément une
activité en sommeil.
Parmi toutes ces cités marchandes, Alexandrie, ville au double visage,
mérite une place à part. Comme elles, elle constitue une tête de pont du
commerce oriental et extrême- oriental, un point d'aboutissement et de
départ des routes caravanières qui la relient, depuis des siècles, à l'Asie
centrale et à l'Inde, depuis un siècle au moins à la Chine. Elle regarde aussi
traditionnellement vers le sud-est, vers l'Afrique orientale, l'Arabie et les côtes
méridionales de l'Asie45. Lorsque les obstacles s'accumuleront pour entraver
le fonctionnement normal des routes continentales, à partir du IIe siècle, et
qu'il faudra tenter de joindre les marchands chinois par les mers du sud,
Y emporium d'Alexandrie jouera un rôle capital. Mais Alexandrie n'est pas
seulement la reine de «l'import-export», la mégapole aux entrepôts gigantes-

Juifs de cour, Paris, 1955, p. 29-32; sur leur aptitude, née de leurs malheurs, au
commerce international et leur spécialisation dans les métiers du textile et du verre, voir
L. Boulnois, op. cit., p. 99-102. On remarquera un lien similaire entre les endroits où
transitent les étoffes et l'établissement des communautés juives dans l'Italie
méridionale des XIIe et XIIIe siècles, à Terracine, Gaète, Salerne, Amalfi, Naples (U. Monneret
de Villard, Le transenne di S. Aspreno e le stoffe alessandrine, dans Aegyptus, 4, 1-2, mai
1923, p. 70-71.
43 A. Piganiol, La conquête . . , p. 598, 599.
.

44 Id., ibid., p. 450.


45 Sur les relations commerciales d'Alexandrie avec l'Inde et la Chine avant la
conquête romaine, voir M. Rostovtzeff, Foreign Commerce of Ptolemaic Egypt, dans le
Journal of economic and business history, 4, 4, août 1932.
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 443

ques dont on célèbre la puissance46. Depuis que le Musée et la Bibliothèque


dont Ptolémée I Sôter a conçu le projet attirent et réunissent en une
fructueuse vie commune «philosophes» et «philologues», c'est la capitale de la
science antique47. La géographie, en particulier, y est à l'honneur, illustrée
par les travaux d'Eratosthène (276 - vers 196) sur les mesures et la
configuration de la terre, au IIe siècle par ceux de l'astronome Ptolémée, qui dresse
une impressionnante nomenclature, avec leur latitude et leur longitude, des
villes, des montagnes et des fleuves de l'oikoumène. Au moment où, autour
de César et d'Auguste, prévaut à Rome cette conviction que le peuple romain
vient d'accomplir son destin en devenant le maître de l'univers, où Agrippa
représente sur son portique orhem terrarum urbi spectandum, ce n'est pas
seulement des marchands d'Alexandrie que Rome a besoin. Elle a besoin
aussi de ses savants, pour appréhender intellectuellement le nouvel orbis
que recouvre sa puissance. Si peu claires que soient pour les Romains la
configuration du monde en ses confins, la position des nations proches du
soleil levant, l'existence confuse, entre les Scythes et les Indiens, d'un peuple
des Sères, ils en auraient su moins encore sans les leçons de la science
alexandrine.

II - Les relations commerciales


ET L'IMPORTATION DE LA SOIE CHINOISE

Toutes les conditions sont réunies, dans les dernières années de la


République, pour que Rome connaisse, apprécie, réclame en quantités toujours
plus importantes les produits de luxe en provenance du Levant. Les lignés
commerciales qui relient déjà, via Rhodes ou Délos, l'Italie à la Méditerranée
orientale, celles qui partent de là vers l'Asie proche et lointaine ou vers
l'Afrique se raccordent aisément. Négociants d'Egypte et de Syrie se multiplient
pour jouer au mieux leur rôle d'intermédiaires et d'organisateurs. Comme
beaucoup d'autres sans doute, un Héliodore d'Antioche va s'établir à Naples,
un Epaphrodite de Syrie à Gabies48; désireux de se passer des courtiers par-
thes, un marchand macédonien établi en Syrie, Maës Titianus, envoie ses
gens au-devant des Chinois jusqu'à la «Tour-de-pierre»49. Strabon, qui se

46 Ainsi Strabon, qui y a longtemps vécu (17, 1, 7-10).


47 Histoire générale des Sciences, 1, 2 {La science hellénistique et romaine, par
J. Beaujeu), Paris, 1957, p. 302-304.
48 P. Charlesworth, op. cit., p. 110.
4y Ptql., Geogr., 1, 11. C'est grâce à l'itinéraire dressé par ce marchand que le
géographe Marin de Tyr, dont Ptolémée s'inspirera, a reculé les limites orientales du
444 JEAN-MICHEL POINSOTTE

trouve à Myos-Hormos, sur le sinus Arabicas, en 24 av. J.-C, apprend que


cent vingt navires sont prêts à appareiller, tandis que Dion Chrysostome
croise à Alexandrie des hommes appartenant à onze nations différentes50!
Parmi les denrées précieuses dont la consommation locale et surtout
l'acheminement à Rome provoquent un tel bouillonnement, la soie sérique est en
bonne place. Avant de voir quelle destinée l'attend à Rome et dans les
grandes cités de l'Occident, tournons-nous encore vers l'Asie, afin de suivre sur la
carte qui figure à la fin de cet article (fig. 1) les différentes routes par
lesquelles, avec d'autres marchandises, elle est conduite à destination.

ROUTE A

Pendant deux siècles et demi, jusqu'aux règnes d'Antonin et de Marc-


Aurèle, c'est la voie royale du commerce transcontinental. Elle part du
bassin du Houang-ho ou de celui de la Wei son affluent, probablement d'une des
grandes cités dont plusieurs furent, tour à tour, la capitale de la Chine et que
Ptolémée désigne par l'expression Sera metropolis51. Orientée à l'ONO, elle
longe la partie occidentale de la Grande Muraille et débouche dans le Tarim
à Lou-lan52. De là, deux itinéraires s'offrent aux caravaniers : celui du sud
qui, adossé aux contreforts septentrionaux de l'Altyn-Tag, passe par Khotan
et Yarkend; il devra être abandonné au IVe siècle au moment où la
désertification anéantit les oasis53; celui du nord, plus court mais moins sûr, qui
mène directement à Kachgar. Entre le bassin du Tarim et la plaine de la Bac-
triane se dresse le massif du Pamir, dont les historiens ne peuvent établir
avec certitude le ou les points de franchissement : il y eut sans doute
plusieurs passages concurrents, et sur l'un d'entre eux se trouvait la «Tour-de-
pierre », lieu d'étape et de relais dont l'enquête de Maës Titianus a transmis

monde. M. Cary (Maes, qui et Titianus, dans CQ, 50, 1956, p. 130-134) situe le voyage de
Maës au milieu du règne d'Auguste ou peu après l'accession d'Hadrien au pouvoir.
50 Strab., 2, 5, 12; D. Chr., Disc, 32, 40.
51 Ptol., Geogr., 6, 16. Cette Sera metropolis serait-elle, en particulier, Tchang-an, au
Chen-si, aujourd'hui Si-ngan, qui fut la première capitale des Han (A. Berthelot, op. cit.,
p. 237 et 248, et P. Pelliot, C.R. de A. Berthelot dans T'oung Pao, 28) ? Lo-yang, capitale
des Hans postérieurs situé beaucoup plus à l'est, dans le Chan-si? Ou encore Lan-
tchéou dans le Kansou, nettement plus à l'ouest, là où la route caravanière touche le
Houang-ho? Voir A. Hermann, art. Sera, dans PW, t. 2. A. 2, 1923, c. 1661, 37 sq.
52 Vers le milieu du IIIe siècle, Lou-lan est abandonnée, et la route fait un crochet
par le nord, à partir de An-hsi, via Turfan, et rejoint à Korla l'itinéraire septentrional
(J. O. Thomson, op. cit., p. 189, n. 1).
" J. O. Thomson, op. cit., p. 180 et 366.
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 445

:
le nom aux géographes anciens54. A partir de Bactres, par Antioche Margiane
(= Merv), Hékatompylos, Ecbatane, la route file en ligne droite jusqu'au
Tigre. La grande cité cosmopolite et marchande de Séleucie y reçoit les
convois qui proviennent d'Extrême-Orient par les plateaux perses, comme
ceux qui transitent par le Golfe Persique. Des bords du Tigre à la
Méditerranée, il y a à nouveau plusieurs itinéraires possibles. On peut remonter le
fleuve jusqu'à Nisibe et, à travers l'Osrhoène, par Carrhes ou Edesse,
rejoindre Zeugma55 et de là Antioche; on peut également suivre l'Euphrate jusqu'à
Doura-Europos ou Circésium et gagner Palmyre par le désert. La florissante
oasis est spécialisée dans l'accueil des caravanes, dans le stockage des
marchandises et dans leur dispatching vers Alexandrie ou vers les ports de la
côte phénicienne56.
Quelques incertitudes affectent encore notre connaissance de la plus
illustre des routes de la soie. Elles portent non seulement sur des points de
détail, comme la localisation de certains parcours, mais encore sur deux
aspects importants de son histoire : où s'opérait la rencontre des marchands
chinois et des mandataires des négociants occidentaux57 ? Les relations
commerciales par le Turkestan se sont-elles totalement interrompues, et à quelle

54 Sur la « Tour-de-pierre », consulter, plutôt que le copieux article de H. Treidler,


Λίθι,νος πύργος, dans PW, t. 24, 1, 1963, c. 33, 42 - c. 46, la récente mise au point de
J. Fontaine, n. 233 de son éd. comm. d'Ammien Marcellin, dans la Coll. des U.F. (Hist,
t. IV, 1. XXIII - XXV, 2e partie, p. 106-107, note à Amm. 23, 6, 60). Ce caravansérail
fortifié serait à chercher près du col de Kindshabaï, qui permet de passer de la haute
vallée du Sourch-ab, affluent de l'Amou-Daria, au Sin-kiang. On a proposé aussi de
l'identifier avec Daraut- Kurgan, au fond de la vallée du Sourch-ab (J. O. Thomson, op. cit.,
p. 308) ou avec le Tash- Kurgan de Marinos de Tyr (M. P. Charlesworth, op. cit., p. 103,
P. Pelliot, C.R. de A. Berthelot, dans T'oung Pao, 28). Peut-on émettre ici une
hypothèse? On dénombre aujourd'hui au moins trois localités de l'Asie centrale appelées
Tash- Kurgan, c'est-à-dire «Tour-de-pierre», sans parler de Tashkent, le «Château-de-
pierre» (L. Boulnois, op. cit., p. 73). Les Anciens, et après eux les Modernes, n'ont-ils
pas pris pour le nom d'une place unique un terme générique désignant tout
caravansérail fortifié, et n'y a-t-il pas eu en fait, simultanément ou successivement, plusieurs
« Tours-de-pierre » ?
55 Zeugma est le seul passage sur l'Euphrate que Rome contrôle au début de
l'Empire (M. P. Charlesworth, op. cit., p. 100).
56 Palmyre fait partie, avec Damas et Pétra, des cités caravanières longtemps
ménagées par Rome parce qu'elles formaient tampon entre elle et les Parthes, et
jouaient le rôle indispensable d'intermédiaires commerciaux, même en temps de
guerre (A Piganiol, La conquête . . . , p. 599). M. I. Rostovtzeff (Tableaux de la vie antique,
Paris, 1936, p. 143 sq.) a peint l'activité intense de cette ville, sur le site de laquelle on
a trouvé de la soie chinoise (R. Pfister, Nouveaux textiles de Palmyre, Paris, 1935, p. 37).
57 Si le lieu des transactions fait problème, leurs modalités n'en font aucun. Sous
l'empereur Claude, nous apprend Pline (6, 88), une délégation cingalaise était venue à
446 JEAN-MICHEL POINSOTTE

époque? On ne tentera pas sans imprudence de déterminer le point fixe où


l'on prenait contact. Le lieu de rendez-vous variait sans doute d'un transport
à l'autre et dépendait d'une foule de circonstances, militaires, politiques,
climatiques . . . Selon J. Thorley, les Chinois parvenaient jusqu'à Merv, à la
frontière des empires parthe et kouchan58; selon L. Boulnois, ils ne
dépassaient guère le Lob-Nor, dans le Turkestan oriental59. La jonction se faisait
quelque part entre Lou-lan et la «Tour-de-pierre», dans un des
caravansérails du Tarim ou du Pamir. Les Chinois ne devaient guère s'aventurer au-
delà de la Bactriane : s'ils avaient accoutumé d'aller plus loin vers l'ouest, les
Occidentaux auraient moins affabulé sur les «Sères», mieux connu leurs
caractères anthropologiques et leurs mœurs. En revanche, il est probable
que quelques étrangers accomplissaient la totalité du voyage jusqu'en Chine,
puisque nous savons qu'à Lo-yang une «auberge des étrangers des quatre
orients» était prête à les accueillir60.
Cette présence de marchands (bactriens, parthes, indiens?) dans la
capitale des derniers Han et des Wei leurs successeurs, la mention faite par
Ammien Marcellin de la route qui mène en Chine par la «Tour-de-pierre»61,
la prospérité, évoquée par le même Ammien, de Batné et de sa foire annuelle
au IVe siècle62 attestent-elles la persistance de la route du nord au-delà du IIe

Rome. Elle révéla que les gens de Ceylan commerçaient avec les Sères : jluminis
ulteriore ripa merces positas iuxta uenalia tolli ab Us si placeat permutano. Ce que nous
savons des mœurs commerciales des Chinois et de leurs relations avec les étrangers
interdit de leur attribuer, même à haute époque, la pratique légendaire du «troc
muet », où l'on dépose sans mot dire les marchandises proposées sur la rive du fleuve
où habitent les «indigènes». Il ne faut donc pas accorder créance, comme le font
certains Modernes (P. Charlesworth, op. cit., p. 107) au récit rapporté par Pline, ainsi qu'à
la tradition issue de lui (Sol., 50, 4, Amiti, 23, 6, 68, Mart. Cap., 6, 693). Mais cette
pratique, déjà mentionnée par Hérodote (4, 196, le trafic de l'or sur les côtes d'Afrique)
n'est peut-être pas ici sans fondements, si l'on considère les « Sères » non comme les
Chinois proprement dits, mais comme des peuplades habitant l'Asie du sud-est ou la
Sibérie méridionale : le « troc muet » est connu des Laos encore au XIXe siècle (Fréret,
op. cit., p. 429) et surtout correspond bien aux habitudes des peuples sibériens
«englobés » par Ptolémée dans la Sérique. D'ailleurs, ces étranges « Sères » n'habitent-ils pas,
par rapport à Ceylan, ultra montes Emodos et n'ont-ils pas une taille élevée, des yeux
bleus et des cheveux roux (Plin., ibid.)?
58 Op. cit., p. 75.
59 Op. cit., p. 96.
60 D. Lombard, op. cit., p. 51.
61 23, 6, 60 Praeter . . . uicum quern Lithinon Pyrgon appellant iter longissimum patet
mercatoribus peruium ad Seras subinde commeantibus.
62 14, 3, 3 La foire de septembre y attire la grande foule, ad commercanda quae Indi
mittunt et Seres, aliaque plurima uehi terra manque consueta.
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 447

siècle? Les étrangers peuvent être «montés» à Lo-yang à partir d'un des
ports de la côte méridionale; Ammien peut, ici comme ailleurs, se référer à
une source ancienne; la soie négociée à Batné peut avoir été acheminée par
la route maritime du sud. Il est vrai que le trafic par la route continentale
s'est heurté à d'immenses difficultés, qui l'ont contraint à de fréquentes
éclipses : que la Chine perde pied au Turkestan, qu'une nouvelle guerre
éclate entre Rome et les Parthes, voilà l'excellente route, dûment balisée à
travers l'espace parthe et protégée de fortins du côté chinois jusqu'au
Tarim63, transformée en coupe-gorge, voilà les marchandises volées ou
abandonnées en pleine steppe, comme cette pièce de soie retrouvée à l'ouest de
Toun-huang par A. Stein64. Mais il serait imprudent d'affirmer, avec A. Piga-
niol, que «vers 127, les relations entre la Chine et l'Occident furent
définitivement coupées»65. Nous savons aujourd'hui que des relations commerciales
peuvent, quand la demande est forte et les profits sont importants, faire fi
des turbulences politiques et même des guerres. Quoi qu'il en soit, bien
avant la crise du IIe siècle, on se préoccupe de contourner l'obstacle parthe.
A partir de Bactres ou de Samarkande, on fait en sorte que les marchandises
rejoignent la Caspienne, empruntent l'Araxes arménien ou mieux le Lyrus
qui, plus au nord, forme la frontière entre l'Arménie et le pays des Albains et
des Ibères, et parviennent à Trébizonde sur le Pont (route Al)66. Les efforts
de Néron et de Vespasien en direction de l'Arménie et du Caucase avaient

63 La route est très soigneusement balisée, comme toutes les autres de l'empire
parthe, cf. les Σταθμοί παρθικοί d'Isidore de Characène (K. Müller, Geogr. graeci min.,
t. 1, p. 244-254). Sur la protection de la route par les soins des empereurs chinois, voir
M. Rostovtzeff, The social and economic history of the Roman Empire, 2e éd., Oxford,
1963, p. 604, n. 18, et J. O. Thomson, op. cit., p. 178.
64 A. Stein, Serinda, Oxford, 1921, p. 373.
65 Histoire de Rome, p. 389. P. Petit, La paix romaine, Paris, 1967, p. 324, va plus loin
encore, et prétend que la route du Turkestan fut fermée à la fin du Ier siècle.
66 M. P. Charlesworth, op. cit., p. 104-107. Les découvertes récentes de la science
russe, qui a montré que l'Oxus, actuellement tributaire de la mer d'Aral, ne pouvait à
l'époque historique s'écouler dans la Caspienne (B. Spuler, Der Amu Darja, eine Fluss.
Monographie, dans Jean Deny s Armagani, Ankara, 1958, p. 231-248), remettent peut-être
en cause les modalités du transport de marchandises chinoises et indiennes par le
nord, mais non l'existence de cette route, mentionnée deux fois par Strabon (2, 1, 15 et
11, 7, 3). L'historien grec affirme que la Caspienne «est sans vaisseaux, et inutilisée»
(11, 7, 2), tandis qu' Ammien Marcellin déclare que les Hyrcaniens «vivent pour la
plupart du commerce maritime» (23, 6, 51). Cette contradiction s'explique-t-elle, comme
le croit J. Fontaine (corniti, ad loc), par la confusion de deux souvenirs dans l'esprit
d'Ammien? Ne peut-elle s'expliquer plus simplement par la mise en service de la route
septentrionale, entre l'époque de Strabon et celle d'Ammien?
448 JEAN-MICHEL POINSOTTE

peut-être pour objectif la défense de cet itinéraire septentrional67. Il y a aussi


une possibilité d'éviter la Parthie par le sud (route A2) : depuis la Bactriane,
on franchit l'Hindou-Kouch, puis on descend la vallée de l'Indus. Après avoir
fait étape à Minnagar, ville-entrepôt dont le passage des convois venus du
nord fait la fortune68, on atteint l'Océan Indien à Barbarikè ou à Barygaza69.
C'est ainsi que l'on retrouve la route maritime promise à une grande
destinée à partir du milieu du IIe siècle, lorsque tout concourra à rendre
impraticable, au moins pour un temps, la route continentale : abandon du Tarim par
la Chine en 130, nouvelle guerre «parthique» de 161 à 166, terrible épidémie
de peste qui ravage la Babylonie en 16270.

ROUTE Β

Y a-t-il eu une route terrestre reliant directement le sud-ouest de la


Chine et l'Inde? Tchang-kien prétendait avoir vu en Sogdiane du tissu et des
bambous provenant du Sé-tchouen ou du Yun-nan. Il serait téméraire de
fonder l'existence d'une telle route sur le seul témoignage, qui au demeurant
n'est pas irrécusable71, de l'ambassadeur chinois. Quelles qu'aient été les
difficultés que pouvait rencontrer le franchissement de la jungle birmane et de
l'Himalaya, bien que Wou-ti ait tenté en vain de rejoindre Ta-Hia (= la
Bactriane) par le sud72, il est cependant vraisemblable que des marchands
chinois et indiens passaient de la haute vallée du Yang-tsé-Kiang à celle du
Brahmapoutre, préférant cet itinéraire à ceux du nord, par le Turkestan, et
du sud, par la mer, qui étaient infiniment plus longs et qui n'étaient pas non
plus sans risques. Ptolémée mentionne conjointement la route du Nord et
celle qui mène de Sérique en Inde par Palimbothra (= Patna, sur le Gange)73.

67 P. Petit, Histoire générale de l'Empire romain, Paris, 1974, p. 439, cf. Tac, An., 13,
6-9.
68 Périple de la mer Erythrée, 39.
69 Voir infra la note 85.
70 L'approvisionnement de la Syrie en soie cesse en 162 selon Vidal de la Blache,
C. R. Acad. des Inscr. et B. L, séance du 8-10-1897, p. 524.
71 C. M. Schwitter, Bactrian nickel and chinese bamboo, dans AJA, 66, 1, p. 87-89,
attribue une origine chinoise au nickel et au bambou de Bactriane et en infère
l'existence d'un commerce sporadique Chine-Bactriane par l'Inde, interprétation
combattue par S. Cammann, On the renewed attempt to revive the «Bactrian nickel theory», ibid.,
p. 92-94.
72 L. Boulnois, op. cit., p. 35.
73 Ptol., Geogr., 1, 17 «(Les navigateurs disent que) non seulement une route
conduit de là en Bactriane par la « Tour-de-pierre », mais encore une route conduit en
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 449

Admettons donc l'existence, sinon d'une «route» organisée comme celle du


Turkestan, du moins d'un courant de relations commerciales directes entre
le Sé-tchouen, producteur de soie, et l'Inde, où la présence de la soie sérique
semble d'ailleurs attestée avant qu'elle n'ait pu y parvenir par la Bactriane
ou par la voie maritime74.

ROUTE C

Alors que pour Strabon l'Inde est au bout du monde, deux siècles plus
tard Ptolémée place d'autres terres au-delà de l'Inde, vers l'est et le sud-est,
et il se refuse à fixer les limites orientales de l'oikoumène. En 166, sous le
règne de Houan-ti, «les communications furent ouvertes pour la première
fois» entre Rome et la Chine. «Le roi du Ta-ts'in, rapporte l'Histoire des
seconds Han, envoya une ambassade au Fils du Ciel», et c'est par le Tonkin
que pénétra en Chine celui qui prétendait venir au nom à'An-toun15. En 226,
un envoyé de Rome aborde lui aussi au Tonkin, comme le feront en 285 les
émissaires de Dioclétien76. Des verroteries de type romain, une céramique
d'Arezzo datant du Ier siècle ont été découvertes à Vîrampatnam, sur la côte
orientale du Dekkan77; beaucoup plus loin à l'est, à Oc-Eo, près du delta du
Mékong, ce sont des intailles romaines ou de facture romaine, des bijoux tels

Inde par Palimbothra ». Le parallélisme établi entre la «Tour-de-pierre» et Palim-


bothra est intéressant. Quel que soit l'emplacement exact assigné à la «Tour-de-
pierre», cette ville-êtape se trouve, quand on vient de l'est, à l'entrée de la Bactriane.
On peut donc supposer qu'il en est de même pour Palimbothra, porte de l'Inde pour
des voyageurs qui ne peuvent donc déboucher dans le sous-continent qu'en venant de
l'est ou du nord-est.
74 J. Yates, Textrinum Antiquorum, an account of the art of weaving among the
Ancients, Londres, 1843, p. 204. Si la soie portée les jours de fête selon les lois de
Manou et le Râmâyana est d'origine chinoise, elle n'a pu être importée en Inde avant le
IVe siècle av. J.-C. (J. O. Thomson, op. cit., p. 131).
75 Schlegel, dans T'oung Pao, 5, p. 369. Le silence des archives romaines sur cette
mission, la déception des Chinois devant la piètre qualité des présents offerts à
Houan-ti amènent à considérer l'envoyé à'Antoun non comme un ambassadeur de
Marc-Aurèle, mais comme un envoyé officieux ou, plutôt, comme un négociant
audacieux (syrien ou égyptien?), se parant d'un titre officiel. Mais il n'était sans doute pas
un personnage obscur, car son voyage semble avoir eu quelque retentissement en
Occident, voir supra la n. 6.
76 M. Reinaud, Relations . . . , p. 253. Il y eut probablement d'autres visites
occidentales (A. Berthelot, op. cit., p. 413-414).
77 M. et G. Casai, Fouilles de Vîrampatnam - Arikamedu . . . , dans les Pubi, de la
Comm. des fouilles archéol. {Fouilles de l'Inde), Paris, 1949.

MEFRA 1979, 1. 29
450 JEAN-MICHEL POINSOTTE

qu'on en fabrique à Alexandrie ou à Rome, une monnaie d'Antonin le Pieux


et une autre de Marc-Aurèle78. La nécessité où se trouve Ptolémée de réviser,
comme entièrement dépassée, l'ancienne Weltanschauung d'Eratosthène, les
traces d'une présence, modeste mais effective, de Rome dans le Sud-est
asiatique, qu'attestent à la fois les mémorialistes chinois et les trouvailles
archéologiques, confirment que la route maritime du sud est en plein exercice au
milieu du IIe siècle. Un siècle plus tôt, grâce à la découverte d'Hippalos
d'Alexandrie79, on avait commencé à utiliser la mousson pour gagner
rapidement et directement, depuis l'entrée de la mer Rouge, la côte occidentale de
l'Inde; un demi-siècle plus tôt, le royaume des Nabatéens, «qui n'étaient pas
toujours accommodants et percevaient de lourdes taxes»80, était réuni à la
Syrie : grâce à ces facteurs favorables, le commerce avec l'Inde connaissait à
la fin du Ier siècle un boom dont témoignerait à elle seule la construction à
Rome d'étonnants «greniers à poivre»81. Les difficultés auxquelles se heurte,
autour des années 160, la route continentale et l'interruption temporaire du
trafic avec la Chine qui en est probablement résultée amènent les négociants
à solliciter de plus en plus fortement les prolongements orientaux d'une voie
maritime parfaitement opérationnelle, et à faire jouer à l'Inde le rôle,
naguère dévolu à la Bactriane et aux pays voisins, de plaque tournante entre
l'Occident et l'Extrême-Orient82. A ce moment, et peut-être même dès la fin

78 L. Malleret, dans le Bull. Éc. fr. Extr. Or., 45, fase. 1, Paris, 1951, p. 75 sq.
79 Cet Hippalos était un marchand ou un pilote d'Alexandrie, qui aurait vécu sous
le règne d'Auguste. Il remarqua la périodicité des vents de moussons dans la « mer
Erythrée», qui soufflaient d'ouest en est au début de l'automne, d'est en ouest au
début du printemps {Périple de la mer Erythrée, 57). Bien que le commerce avec l'Inde
se soit fortement développé dès le début de l'Empire (les premières monnaies
romaines trouvées en Inde datent d'Auguste, M. Wheeler, Les influences romaines au-delà des
frontières impériales, trad. M. Thomas, Paris, 1960, p. 164), il ne semble pas que les vents
de moussons aient été utilisés avant le règne de Claude, comme paraît l'indiquer la
mésaventure survenue à l'affranchi d'un certain Annius Plocamus, poussé
accidentellement sur les côtes de Ceylan (Plin., 6, 84). Cette découverte permit de gagner
beaucoup de temps et beaucoup d'argent, puisqu'on évitait le cabotage le long des côtes
basses d'Arabie et de Perse, en atteignant directement Barygaza ou Muziris. On put
ainsi, grâce au vent auquel Hippalos donna son nom (Plin., 6, 100), se passer des
marins arabes et indiens, et accroître le tonnage des navires. Voir M. Reinaud, Mémoire
sur le royaume de la Mésène et de la Kharacène, dans les Mém. de l'Ac. des Inscr. et B.L.,
t. 24, 2, p. 215-216.
80 P. Petit, Histoire .... p. 438. En 106, le légat de Syrie A. Cornélius Palma occupe
Pétra et le royaume de Nabatéens, dont Aelana (= Eilath) fait partie. C'est ainsi qu'est
créée la province d'Arabie.
81 En 92 : Hier., Chron. Eus., ad ann. XCII.
s2 L'amélioration des conditions de navigation, l'affermissement de la puissance
romaine dans le sinus Arabicus ont pour effet d'« occidentaliser » la voie maritime
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 45 1

du Ier siècle, la route du sud supplante en importance la voie terrestre de


l'Asie centrale83.
Comme cette dernière, l'itinéraire méridional est susceptible d'un
certain nombre de variantes. Admettons que nos navires chargés de soie,
jonques chinoises, barques malaises ou indiennes, partent de Cattigara, l'énig-
matique statio Sinarum mentionnée par Ptolémée. Après avoir doublé la
presqu'île de Malacca et fait une escale à l'embouchure du Gange, ils
abordent à l'un des ports de la côte de Coromandel84. De là, les marchandises
sont conduites par voie de terre soit jusqu'à Muziris ou aux ports voisins, sur
la côte occidentale du Dekkan, soit jusqu'aux places très actives de Barygaza
et de Barbarikè, où aboutissent également les convois qui descendent de la
Bactriane85. Si l'on en croit Strabon, il n'est pas impossible qu'une part de la
soie et des produits indiens exportés remonte la vallée de l'Indus pour
atteindre Caspienne et Mer Noire, par la Bactriane et l'Oxus86. Mais
l'essentiel est convoyé directement par mer, grâce à la mousson, jusqu'au détroit de
Bab el-Mandeb, remonte le sinus Arabicas jusqu'aux ports égyptiens de Béré-
nikè et de Myos Hormos, «antennes» orientales d'Alexandrie87. Grâce à la

jusqu'à l'Inde, à partir de la fin du Ier siècle. Quant à la partie orientale de la route, de
l'Inde à la Chine méridionale, elle demeurait aux mains des Indiens et des Malais, et
n'était qu'exceptionnellement pratiquée par des Occidentaux ou par des Chinois. C'est
à la fin de l'Antiquité, à partir du IVe siècle, que l'on signale la présence de jonques
chinoises dans les eaux indiennes (M. Reinaud, Relations . . . , p. 285-286, 291 (cit. de Pro-
cope, Bell. Pers., 4, 20), 293 (rôle de Ceylan selon Cosmas). Au VIe siècle, la route du
sud continue à fonctionner, mais Constantinople est condamnée à passer par
l'intermédiaire des Perses, en temps de paix, ou des Éthiopiens, en temps de guerre, cf.
Proc, Bell. Pers., 4, 20.
83 Quand le rhéteur Eumène, en 298, évoque le mercantilisme des gros négociants,
trois noms de pays lui viennent immédiatement à l'esprit : Délos, la Syrie, l'Inde
(Paneg., 5, 12, 2) : c'est l'axe principal que suit le grand commerce international de son
temps.
84 Comme Arikamédu, voir supra n. 77. Le transit par Ceylan, dûment attesté à
l'époque tardive (M. Reinaud, Relations . . . , p. 270, 285-287, 293), ne paraît pas avoir été
important aux Ier et IIe siècles. Le Périple (61) ne signale à Ceylan que la présence de
produits locaux (poivre, gemmes, mousselines, écailles de tortue).
85 Le Périple de la mer Erythrée apporte de précieux renseignements sur l'activité
de tous ces ports au Ier siècle : le commerce des mousselines, sindones, est signalé à
l'embouchure du Gange (63) et à Ceylan (61 et 62), celui des soieries fines dans les
ports de la côte de Malabar (56). La soie est exportée de Barygaza (auj. Broach, dans le
golfe de Cambaye) et, avec les «peaux sériques» et l'indigo, de Barbarikè (39).
86 Voir supra la n. 66.
87 Périple, 1. Myos Hormos, plutôt que Bérénikè, d'après P. Petit, La paix . . . ,
p. 324.
452 JEAN-MICHEL POINSOTTE

mainmise de Rome sur l'Arabie en 106, qui permet le contrôle de la route


caravanière Pétra-Damas-Antioche, les ballots de soie sont aussi débarqués à
Leukè Kômè ou à Aelana, sur le flanc asiatique du sinus. Par les soins des
Palmyréniens, ils sont acheminés jusqu'à la côte de Phénicie et de Syrie. Ils y
retrouvent, dans les ateliers de teinture de Tyr, dans les ateliers de
confection de Sidon et de Beyrouth, dans les entrepôts d'Antioche, avec ceux qui
ont suivi la route de la Bactriane, ceux qui, de l'Inde, ont pénétré dans le
golfe Persique et, par Gerrha, ont traversé le désert d'Arabie et rejoint
Pétra88. Si la paix règne dans la région, ils peuvent aussi, à partir de Charax
Spasinou, au fond du Golfe, rejoindre la route A à Séleucie.

La soie chinoise dans l'Empire romain.


Ces diverses « routes de la soie » ont pour fonction essentielle
d'acheminer la soie grège ou les serica jusqu'au Proche-Orient. Mais il est évident que
le commerce avec la Chine ne se fait pas à sens unique, et que la soie n'est
pas le seul produit « sérique » à transiter par Bactres ou par Barygaza. Si le
port de la soie est considéré dans la Rome impériale, parmi des couches
sociales de plus en plus nombreuses, comme un élément indispensable d'un
bon standing, de même tout ce qui provient de l'Occident jouit en Chine
d'un prestige sans cesse grandissant. Les maîtres verriers d'Alexandrie et de
Syrie, dès l'époque hellénistique, y expédient une part de leur production,
comme nous le révèlent les pièces en verre exhumées du Tarim à la Corée89.
De l'Occident, que l'on imagine comme un pays de Cocagne90, on reçoit et
l'on attend quantité d'objets et de denrées rares et précieux, le corail, le
henné et le jasmin, des tapis de feutre, des vêtements en byssus9i et même

88 M. P. Charlesworth, op. cit., p. 99.


89 Voir C. G. Seligman, op. cit., p. 15-17, M. Wheeler, op. cit., p. 218-219 et les
travaux de M. Rostovtzeff (The social . . . Rom. Emp., p. 576, n. 17, The social . . . hellen.
World, p. 371 et 1409). Le verre n'aurait pas été produit en Chine avant le Ve siècle. Il
est plus vraisemblable que les modèles occidentaux ont donné naissance à une
industrie locale bien avant cette époque.
1)0 Les Chinois ont fait du Ta-t'sin une « description » fabuleuse (voir M. Reinaud,
Relations . . . , p. 200-203) ; c'est par elle que nous connaissons les produits occidentaux
dont l'Empire du Milieu faisait grand cas. Voir aussi P. Vidal de la Blache, C.R. cité
supra n. 70, p. 527.
91 Le byssus, en qui l'on voit traditionnellement un lin très fin, pourrait être - du
moins celui exporté en Chine - fait d'une autre matière : de filaments de coquillages,
selon J. Thorley, op. cit., p. 77, ce qui expliquerait la très curieuse mention du
mémorialiste chinois : « des étoffes d'un tissu parfaitement fin, que l'on dit fabriquées avec la
laine des moutons d'eau . . . » J. Thorley, ibid., émet également l'hypothèse que les Par-
thes trompaient les Chinois sur l'origine des soieries qu'ils leur vendaient. Il n'est pas
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 453

:
des soieries brochées d'or dont on a peut-être fourni la matière première. On
ne se contente pas d'une vile pacotille : devant les présents offerts par le
prétendu ambassadeur à'An-toun, on fera la fine bouche et, pour parvenir à
leurs fins, les envoyés de l'Occident se verront contraints de jouer les
montreurs de «curiosités»92. En échange de toutes les merveilles du Ta-ts'in, les
négociants reçoivent, outre la soie, quelques épices comme la cannelle et le
«fer sérique», que Pline juge le meilleur du monde93. Les textes occidentaux
mentionnent également, parmi les marchandises exportées de Sérique, des
«peaux»94. Si l'archéologie nous autorise à considérer comme plausible
l'exportation de fer chinois en Occident95, on ne sait, en revanche, si les
« peaux sériques » du Périple proviennent de Chine, de Sibérie ou du
Turkestan, à moins que les Sericae pelles et les Serica uellera, les «toisons sériques»,
n'aient désigné en réalité un seul et même produit, la soie non élaborée96.
Rouleaux de soieries, écheveaux de filé et ballots de soie grège
aboutissent dans les entrepôts et les ateliers de tissage de la Méditerranée
orientale97. La facilité avec laquelle les Romains confondront Sericus et Syriens ne

nécessaire de tirer une telle conclusion de cet aller-et-retour de la soie chinoise, et


l'importance qu'avaient, aux yeux des Chinois comme des Occidentaux, la finesse et
l'éclat des tissus, pouvait justifier les opérations qui nous paraissent les plus inutiles et
les plus coûteuses.
92 On offre, en 87 ap. J.-C, des lions et d'autres animaux à l'empereur de Chine
(J. Thorley, op. cit., p. 75), les acrobates et les prestidigitateurs occidentaux sont
réputés en Chine (M. Reinaud, voir supra n. 90).
93 Plin., 34, 145 Ex omnibus autem generibus palma serico ferro est; Seres hoc cum
uestibus suis pellibusque mittunt . . . Allusion encore à la qualité du fer chinois chez
Orose (6, 13, 2).
94 Voir Pline (cité n. préc.) et le Périple, 39.
95 D. Lombard, op. cit., p. 22.
96 On englobe dans la Sérique, comme nous le verrons, des contrées de Sibérie
méridionale grandes productrices aujourd'hui encore de fourrures; on confond les
lieux où les marchandises transitent et ceux où elles sont produites : le fer de Chine
est aussi appelé «fer de Margiane» parce qu'il transite par Merv (J. Carcopino, J. César,
p. 293), et l'on fait venir de Sérique des chiens qui ne viennent sans doute que de Bac-
triane (Gratius Faliscus, Cyneg., 159). Notons qu'à la fin de son œuvre, Pline récapitule
les présents les plus précieux que la Nature fait à l'homme. Il mentionne à cette
occasion les «peaux que teignent les Sères» (37, 204). Il ne peut s'agir ici que des soieries.
Or, il emploie le terme pelles, les «peaux».
97 Le Périple signale la présence transitoire dans les ports indiens (56) et à Bary-
gaza (64) des όθόνια σηρικά, Sericae uestes, qui sont des voiles ou des tuniques de soie
fabriquées en Chine même. C'est probablement sous cette forme élaborée que les
serica ont d'abord été exportées. La rareté de ces Sericae uestes originales dans le
monde romain est indirectement attestée par un texte comme Heliod., Ethiop., 10, 25,
2 où l'on voit, lors des noces de Théagène et de Chariclée, une ambassade de Sères
454 JEAN-MICHEL POINSOTTE

s'explique pas seulement pour des raisons phonétiques98 : les serica, dont les
Sères ont fourni la matière, sont pour une large part une création des
tisserands syriens, égyptiens ou phéniciens, qui travaillent en grand, ainsi que
d'une foule de petits entrepreneurs et d'ouvriers, libres ou esclaves,
répandus à travers le monde méditerranéen". Qu'elle se présente sous une forme
élaborée ou à l'état brut, la soie de Chine est généralement utilisée comme
matière première, mariée à l'or ou mêlée à d'autres matières moins
nobles100. Il fallait que cette soie sérique fût un produit exceptionnel et
inimitable pour venir, au milieu des difficultés que l'on sait, s'imposer sur les
marchés occidentaux : il ne manquait pas de produits locaux susceptibles
de soutenir la concurrence des lointaines et onéreuses serica. Elles ne sont

apporter, comme un présent exceptionnel, deux robes de leur pays. Denys le Périégète
est le seul à évoquer explicitement les «vêtements tissés par les Sères» (755-757). Les
uestes Sericae de Pline (12, 2; 21, 11; 34, 145 et 37, 204) sont peut-être des vêtements de
confection chinoise; ceux dont parlent Apulée (Met, 11, 8, 2), Cyprien (Laps., 30) et
d'autres ne le sont sûrement pas. En règle générale, ces étoffes étaient dissociées en
fils à l'arrivée : c'est le « parfilage », opération à laquelle Pline fait clairement allusion :
unde geminus feminis nostris labos redordiendi fila rursusque texendi (6, 54). La demande
ne cessant de s'accroître, on jugea plus rapide et plus économique d'importer la soie
grège, μεταξά, ou des fils, νήμα, eux aussi signalés par le Périple (39, à Barbarikè), qui
pouvaient d'ailleurs être également utilisés en chirurgie (Gai., Meth. med., 13, 22, éd.
Kühn, t. 10, p. 942). Beaucoup de références, surtout tardives, à ces fils de soie (Ou.,
Am., 1, 14, 5-6, Sen., Here. Oct., 666-667, Phaedr., 389, Ambr., Hex., 5, 77, Claud., IV Cons.
Hon., 601, etc.) et au travail des femmes d'Occident (Luc, 10, 142-143 et surtout Eusth.,
Hex. metaphr., 8, 8, dans PL 53, 954 c matronae, quando sedetis eorum reuoluentes opera,
id est stamina quae Seres hue dirigunt ad confectionem uestium delicatarum . . . ).
98 Syricus et sericus aboutissent l'un et l'autre à un * siricus dont témoignent les
siricarius et siricaria des inscriptions (CIL, VI, 9678, 9892, XIV, 3711, 3712), d'où la mise
au point lexicologique d'Isidore de Seville (Etym., 19, 17, 6). On lit sirica chez Comm.,
Instr., 2, 14, 2, il y a concurrence de serici et de Syrici chez Salu., Gub., 4, 14, 69, etc.
99 Voir M.-Th. Schmitter-Picard, Sericarii, dans les Mélanges d'archéologie et
d'histoire offerts à Ch. Picard, Paris, 1949, t. 2, p. 951-957. La maîtresse de maison peut elle
aussi filer la soie (ex. d'Eusth. cité supra n. 97, et cf. Sid., Carm., 22, 197-198).
100 Comme les Coae uestes (Tib., 2, 3, 53-54), les sericae sont brodées de fils d'or :
Apul., Met, 4, 8, 2 uestisque sericae et intextae filis aureis, cf. Hist Aug., Pertinax, 8, 2, CTh,
Χ, '21, 1 (369), Hier., Ep., 117, 6. Dans l'imagination des Romains, surtout à l'époque
tardive, l'or et la soie s'appellent : Comm., Instr., 2, 14, 2, Noi., Ep., 29, 12, Hier., Ep., 107,
10, Paul., Epigr., 61, Auit., Carm., 3, 222-223 et 4, 386-387 ( . . . auro/ Serica . . . dans les
deux passages). Les matières complémentaires sont le coton, assez peu utilisé semble-
t-il (l'erioxylon d'Ulp., Dig., 31, 1, 70 et cf. Plin., 12, 38), et surtout le lin. A partir du IIIe
siècle, on distinguera les holoserica, composées uniquement de soie, et les subserica ou
tramoserica dans lesquelles la trame et la chaîne ne sont pas de la même matière, mais
de soie et de lin (Isid., Etym., 19, 22, 13-14).
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 455

:
pas en soie, les étoffes de luxe raflées par Verres101 et, même lorsque la soie
aura triomphé, le lin, dont on sait faire des tissus d'une finesse et d'une
légèreté remarquables, ne sera pas jugé indigne de figurer à ses côtés dans
les textes102.
Mais il y a surtout une soie locale, produite à partir de vers sauvages
originaires d'Assyrie ou d'Arabie, puis acclimatés dans tout le Proche-Orient103.
Même si les fameuses «robes médiques» et les chîtons d'Amorgos ne sont
pas faits de cette matière104, cette soie est connue très tôt du monde grec, au
moins dès le IVe siècle av. J.-C. : Aristote mentionne l'insecte dont les cocons
dévidés fournissent le tissu des bombycinae uestes, aux plus célèbres
desquelles l'île de Cos, qui s'est fait une spécialité de leur tissage, a donné son nom :
Coae uestesws>. Or, de ces Coae uestes, dont les poètes de l'âge augustéen célè-

101 Cic, Verr., 2, 2, 176 et 183 uestem Melitensem.


102 II y a un lin d'Egypte que rien ne surpasse en blancheur ni en souplesse : Plin.,
19, 14. On peut trouver lourdes les soieries fines comme le lin souple (Drac, Laud, 3,
59), et l'on transpire autant sous le lin que sous la soie (Sid., Ep., 2, 2, 2). Voire aussi
Y Hist. Aug., Aurelianus, 15, 4, Orient., Comm., 1, 125-128, Hier., Ad Iouin., 2. On note que
les étoffes de soie et de lin sont données conjointement comme exemples, par Plutar-
que (Mor., 396 B), de ce qui peut être à la fois fin et dense; que les Panégyriques
utilisent les mêmes expressions pour dépeindre l'Orient, assez amolli pour ne supporter
qu'avec peine les tissus de soie (uix leue pallium et sericos sinus uitando sole tolerantes,
à Constantin, 9, 24, 1), et les Égyptiens, qui ont du mal à supporter même le lin {uix
leue carbasum uitando sole tolerantes, à Théodose, 12, 33, 4).
103 Bombyx d'Assyrie selon Plin., 11, 78, d'Arabie pour Prop., 2, 3, 15.
104 II est question des «robes médiques» chez Hdt., 7, 116 et Xen., Cyr., 8, 1, 40-41.
Selon Justin (41, 2, 4), les Parthes enrichis portaient, comme les Mèdes, des vêtements
perlucida ac fluida. Ces vêtements sont des soieries, selon Proc, Bell. Pers., 1, 20, 9.
J. Marquardt, op. cit., p. 125, n. 6, croit que si ces robes étaient en soie à l'époque de
Procope, elles ne l'étaient pas à celles de Cyrus et de Xerxès, et que cette
dénomination se réfère à une coupe particulière de l'habit, non à une matière déterminée. Sur la
«soie d'Amorgos» qui aurait vêtu les femmes grecques de Ve et IVe siècles, voir
G. M. A. Richter, Silk in Greece, dans AJPh, 33, 1, 1929, p. 27-33.
105 «La première à pratiquer ce tissage fut, dit-on, une femme de Cos, Pamphile,
fille de Plates». C'est dans ce passage célèbre de l'Histoire des animaux (5, 19, 551 b 19,
repris par Pline, 11, 76-78) qu'Aristote mentionne l'origine légendaire de la vocation de
l'île au tissage de la soie. Il nous y décrit aussi les métamorphoses de l'insecte dont le
cocon donne les bombycina. Cette origine animale de la soie méditerranéenne rend
plus étonnante la croyance tenace et générale, en Occident, - sauf une éclipse vers 160
(voir supra, n. 6) et quelques lueurs ici et là, à l'époque tardive : Seru., ad Georg., 2, 121,
Eusth., Hex. met., 8, 8, et cf. les références données n. suivante, - en une origine
végétale de la soie chinoise. On compte vingt-deux occurrences de ce lieu commun multi-
centenaire, en latin, sur les Sères qui recuillent au peigne les fils de soie sur les feuilles
de leurs arbres préalablement mouillées, de Georg., 2, 121 à Mart. Cap., 6, 693. Légende
456 JEAN-MICHEL POINSOTTE

brent si lyriquement les mérites, il n'est plus du tout question après Pline, et
les bombycinae ne font plus que de rares apparitions dans les textes après
Martial et Juvénal106. A partir de la fin du Ier siècle, les seules soieries dont
on parle, les étoffes précieuses dont on parle le plus sont les serica, dans
lesquelles le luxe tapageur des nantis trouve alors un de ses symboles
privilégiés. Le prestige de ce qui est lointain et mystérieux ne suffit pas pour
expliquer ce triomphe total. D'Horace à Martial, on vante la finesse, la légèreté et
l'éclat des Coae uestes, qui habillent le corps de la femme sans rien en
dissimuler. Ce sont les mêmes compliments que les poètes, les mêmes reproches
que les moralistes adressent aux serica*07. Mais les secondes sont plus fines
et plus brillantes108; elles prennent mieux la pourpre, et elles seules sont
capables de fournir des soieries d'une blancheur éclatante109.

pure et simple? Il ne semble pas. On a pu recueillir en Extrême-Orient les longs fils


d'une soie sauvage, qui n'a rien à voir avec le bombyx mori, cf. Latreille,
Eclaircissements de quelques passages d'auteurs anciens relatifs à des vers à soie, dans les Ann. Se.
Nat, Paris, 23 (1831), p. 68, J. Yates, op. cit., p. 208 et les témoignages de Pline (5, 14) et
de Martianus Capella (6, 667) sur l'existence de tels « arbres à laine » dans le Maghreb.
106 Encore peut-il s'agir, chez Alciphr., 4, 14, 4, Tert., Marc, 1, 14, 1 et surtout Sid.,
Ep., 2, 2, 2, non du bombyx d'Aristote, mais du bombyx mori des Chinois. Il s'agit bel est
bien de notre bombyx sérique chez Servius, et une scholie commente ainsi Prud.,
Perist., 10, 512 : id est uermis ex quo sericum texitur (AJArch., 1900, p. 297).
107 Tenuitas des bombycina selon Tib., 2, 3, 53-54, Prop., 1, 2, 2, Plin., 4, 62, Apul.,
Met, 10, 31, 1 et cf. Quint., 12, 47; des serica pour Ou., Am., 1, 14, 5-6, Ps. Ambr., Mor.
Brachm., dans PL, 17, 1131 D, Drac, Laud, 3, 59 et Rom., 10, 160. Les bombycina sont
légères selon Mart., 8, 33, 16 et Paneg., 9, 24, 1, la soie sérique est insupportable à l'épi-
derme des sportives (Iuu., 6, 260) comme à celui des courtisans d'Eutrope (Claud., In
Eutr., 2, 337-338). L'éclat des unes et des autres est célébré dans les mêmes termes (ful-
gentem, Prop., 2, 1, 5 et fulgentes, Amm., 28, 4, 8, lucet, Prop., 2, 3, 15 et Mart., 8, 68, 7,
lucida, Boet., Cons., 2, 2, ν. 8). Quant aux étoffes transparentes qui ne dissimulent pas la
nudité du corps féminin, plusieurs matières sont également au banc des accusées : lin
(Pubi. Syr. apud Petr., 55), bombycina (Hor., Sai., 1, 2, 100-101, Mart., 8, 68, 7), serica
(Sen., Ben., 7, 9, 5, Clem. Alex., Pedag., 2, 10 bis, 107, Sol., 50, 3), les unes ou les autres
pour Sen. Rhet., Contr., 2, 5, 7 et 2, 7, 4, Exe. Contr., 2, 7, Hier., Ezeck, 13, 44.
108 Bombycina et serica sont nettement distinguées dans quelques textes : Ulp., Dig.,
34, 2, 23, 1 uel serica uel bombycina, Hier., Ep., 107, 10 bombyeum telas, serum uellera,
Paul., Sent, 3, 6, 79 serica et bombycina. Une précision intéressante chez Apulée : alors
que les prêtres de la déesse syrienne sont vêtus de carbasinis et bombycinis, la déesse
elle-même porte un manteau de soie sérique, serico . . . amiculo {Met, 8, 27).
109 On parle peu, conjointement, des Coae uestes et de la pourpre (Hor., Od., 4, 13,
13-14, Iuu., 8, 101); on parle abondamment des serica empreintes de pourpre, soie
sérique et pourpre formant, surtout à l'époque tardive, une véritable iunctura : Sen.,
Phaedr., 3,88-389, Mart., 3, 82, 7, Tert., Cuit, fern., 1, 1, 3, Noi., Carm., 31, 465, Ps. Prosp.,
Prou. Dei, 144, Auit., Carm., 3, 223, 4, 387 et 6, 40, Boet., Cons., 2, 2, ν. 8-9, Drac, Or., 50 et
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 457

:
Moralistes païens et chrétiens ont beau s'emporter : à Rome, l'habit fait
le moine. L'importance de l'habillement pour un Romain, l'attention
méticuleuse qu'il porte à sa toilette, les diverses significations, sociale, éthique,
symbolique, qu'il attache au vêtement110 nous valent assez de témoignages pour
que nous puissions mesurer et comprendre quel fut l'impact sur la société
romaine de l'arrivée des serica, et suivre en ses étapes l'intégration
progressive de ces peregrina indumentaUi parmi les «valeurs de vie» nationales.
Jusqu'au IIIe siècle, la soie est à usage presque exclusivement féminin. N'en
déplaise à Pline, trop heureux de pouvoir généraliser en la matière"2, le port
de la soie est alors réservé aux femmes du demi-monde ainsi qu'à celles du
grand monde113. Les boutiques du uicus Tuscus fournissent aux prostituées
et aux actrices de bas étage les Sericae uestes, qui prennent peu à peu le
relais des Coae dans l'attirail de la courtisane114. Présente dans les quartiers
chauds de Rome et des grandes cités, la soie l'est aussi à la Cour : Martial
nous apprend qu'il y a dans la garde-robe de l'impératrice un compartiment
des soieries115. Quant aux hommes, ils ne sauraient porter une Serica uestis

Rom., 10, 160, Ps. Eug. Toi., 11, 5. C'est une robe teinte en pourpre, une autre d'une
éclatante blancheur que les Sères apportent à Théagène et Chariclée (voir supra,
n. 97), le franc Sigismer s'avance lacteus serico (Sid., Ep., 4, 20, 1), et le Ps. Hilaire,
Hymnus de Christo, 49-50, amplifie ainsi Mt, 28, 3 («Son vêtement [= celui de l'Ange) était
blanc comme la neige ») : Angelum Dei . . . ueste amictum candida / Quo candore clarita-
tis uellus uicit sericum.
110 Ainsi Sen., Ep., 47, 16 (c'est folie de juger un homme à son habit), Ep., 8, 5 et
Hier., Ep., 107, 10 et Ezech., 13, 44 (la seule fonction du vêtement est de protéger du
froid), id., Ep., 24, 3 (Asella «avait déjà condamné le monde par le choix de ses
vêtements»), Salu., Gub., 4, 33 (changer de vêtement, c'est changer de dignité). La vanité
est souvent comparée à un vêtement dont il faut savoir se dépouiller (P. Wendland,
Das Gewand der Eitelkeit, dans Hermes, 1916, p. 481-485).
111 Cypr., Laps., 30.
112 Plin., 12, 84 tanti nobis deliciae et feminae constant!, 21, 11 luxuria feminarum.
113 La soie ne sert pas seulement à l'habillement, vêtement, voiles, écharpes
(Claud., VI Cons. Hon., 576-577), peignoirs (Stat., Si/m., 3, 4, 89-90), mais aussi dans
l'ameublement et la décoration : coussinets (Mart., 3, 82, 7 après Hor., Epod., 8, 15-16),
voiture (Prop., 4, 8, 23) et chambre nuptiale (Claud., Nupt. Hon. et Mar., 210-211)
tendues de soie, lit nuptial (Apul., Met, 10, 34, 4) ou mortuaire (Stat., Silu., 5, 1, 214-216),
tapis (Fort., Mart, 2, 88), tentures (Corip., Iust, 4, 208) . . .
114 Mart., 11, 27, 11 prima . . . de Tusco Serica uico. Les tissus de Cos laissent voir la
courtisane presque nue (Hor., Sat, 1, 2, 100-101), la vieille putain du Subure enlève le
soir sa robe de soie en même temps que ses dents (Mart., 9, 37, 3). Danseurs et
danseuses ont un vêtement de soie, cf. Lucian., Sait, 63, et la séance de strip-tease décrite par
Alciphron (4, 14, 4).
115 Mart., 11, 8, 5. La siricaria de CIL, VI, 9892 est une esclave préposée aux soieries
de Marcella.
458 JEAN-MICHEL POINSOTTE

sans faire scandale ni contrevenir à la loi, puisqu'un décret du Sénat, pris


sous Tibère, le leur interdit116. Mais la mode des serica s'étend peu à peu.
L'exemple vient de haut : si Caligula ose parfois se montrer sericatus, si Titus
et Vespasien le sont publiquement lors de leur triomphe sur les Juifs, Hélio-
gabale ne se sert pas d'autres étoffes"7. Au IIIe siècle, l'usage de la soie est
devenu général, hommes et femmes la portent également, au moins dans les
milieux aisés des villes118. C'est alors qu'apparaît le vêtement entièrement en
soie, holoserica uestis, que l'empereur Héliogabale aurait été le premier à
arborer"9. Bien que la soie vaille, au sens propre de l'expression, son pesant
d'or120, malgré l'opposition d'un Alexandre-Sévère, d'un Tacite, d'un Auré-
lien, d'un Julien, à l'égard de cette ruineuse parure121, c'est toute la société

116 En 16 ap. J.-C. : Tac, An., 2, 33, Dion Cas., 57, 15, 1. Pour rechercher la soie, un
homme ne peut qu'être un efféminé, comme le uulsus de Prop., 4, 8, 23-24. Le grief de
«mollesse» ne disparaîtra pas, même quand la mode de la soie se sera étendue aux
hommes : Prud., Ham., 287-289, et Claud., In Eutr., 2, 336-338.
117 En agissant ainsi, Caligula ne se comportait «ni comme un citoyen, ni même
comme un homme digne de ce nom, ni enfin comme un être humain», selon Suet,
Cal., 52. On mesure le chemin parcouru jusqu'à Titus et Vespasien (Flau. los., Bell. lud,
7, 5, 4) et Héliogabale (Herod., 5, 5, 4).
118 Deux témoignages précieux nous sont fournis par le médecin Galien (131-210
ap. J.-C.) et par le géographe Solin (vers 230). Si un médecin exerçant hors de Rome a
besoin de fils de soie pour nouer les vaisseaux pendant une opération, il en trouvera
partout dans l'Empire, surtout dans les grandes villes où les femmes riches en
possèdent (Gai., Meth. med, 13, 22, éd. Kühn, t. 10, p. 942). Selon Solin, 50, 3, cette luxuriae
libido a gagné même les hommes.
119 Hist. Aug., Elagabalus, 26, 1. Il faut imaginer ces holosericae u. comme
composées d'une pièce unique de soie blanche ou pourpre, donc différentes des subsericae
ou tramosericae u. {supra n. 100), ainsi que des scutulata et des polymita, faites de
morceaux de soie de diverses couleurs. Sur ces vêtements, évoqués par Plin., 21, 11 et
l'Hist. Aug., Gallieni, 8, 2, cf. l'art, de M.-Th. Schmitter- Picard, mentionné supra n. 99.
Cette diversification des pièces tissées et des métiers de la soie donne naissance à
toute une floraison lexicale : metaxarii {Cod lust., Vili, 13, 27) et holosericoprati {CIL,
VI, 9893), sericoblattae {serica teintes en pourpre, Cod lust, XI, 7, 10), sericatus (dès
Suet., Cal, 52), Sericeus (Eucheria, Satir. uers., 3, Ps. Eug. Toi., 11, 5), holosericus {CTh,
XV, 19, 1) et holosericatus (Aug., Ps., 85, 3).
120 Sur le prix de la soie à l'aube du IVe siècle, voir Y edit de Dioclétien (A. Chasta-
gnol, Le Bas-Empire, coll. U2, Paris, 1969, p. 213-225 et M. Besnier, art. Sericum dans le
DAGR, IV, 2, p. 1254, coll. de droite). Le mot d'Aurélien est connu : Absit ut auro fila
pensenturi {Hist. Aug., Aurelianus, 45, 4-5). Les cochers vainqueurs de l'Hist. Aug., Aure-
lianus, 15, 4, gratifiés de pièces de soie, ont reçu non praemia . . . sed patrimonia.
121 Hist. Aug., Alex. Seuerus, 33, 3 et 40, 1 (Alex. Sévère refuse de porter une
holoserica), Tacitus, 10, 4 (Tacite interdit les holosericae), Aurelianus, 45, 4-5. Ammien Marcel-
lin vante les mœurs de Julien, qui dormait non sur des couvertures de soie, stragulis
sericis, mais sur un sayon (16, 5, 5).
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 459

:
au IVe siècle qui, nous dit-on, serait sericata de la tête jusqu'aux
chaussures122, et l'original qui ne porte pas de Serica uestis risque, selon une boutade
de Jérôme, d'être pris pour un moine123. La demande est alors
considérablement disproportionnée à l'offre, et la crise, à laquelle une série de mesures
autoritaires n'apportera aucune solution124, ne cessera qu'au milieu du VIe
siècle, sous le règne de Justinien125.
Un engouement si durable et si profond ne pouvait pas ne pas faire de la
soie un objet de réflexion et un exemple privilégiés pour une pensée morale
vigilante devant la nouveauté et l'exotisme, et prompte à dénoncer toute
passion qui, menaçant l'équilibre de l'individu, risque de porter atteinte à celui
du corps social126. Face à l'arrivée des serica, les moralistes de la fin de la
République et du début de l'Empire ne cachent pas leur hargneuse hostilité.
Elles constituent à leurs yeux une sorte de point de référence dans l'ordre
de la déraison. Pas de toge en tissu à longs poils, certes, mais pas de toge en
soie non plus127! Le Sage est celui qui non seulement ne se vêt que pour se
protéger du froid, mais encore peut démontrer que «nous pouvons nous
vêtir sans acheter de soieries»128. Les nostalgiques de l'innocence perdue
introduisent ces nouvelles venues dans leur thématique traditionnelle : les

122 Usage immodéré de la soie au temps de Julien (Amm., 22, 4, 5), jadis réservé aux
nobles, aujourd'hui étendu ad usus . . . nunc etiam infimorum, déclare Ammien avec
une pointe de désappointement (23, 6, 67). C'est une honte de porter des chaussures
brodées avec des fils de soie, tonne saint Jean Chrysostome (Horn., 49 in Mt). Aux IIIe
et IVe siècles, les serica jouent un grand rôle dans les relations sociales : on prend
l'habitude, à la Cour et dans la haute société, d'envoyer en présent un vêtement de
soie ou de demi-soie, à un cuisinier ingénieux (Hist. Aug., Elagabalus, 29, 6), à des
cochers vainqueurs (ibid., Aurelianus, 15, 4 et Sid., Carm., 23, 423-425), à des histrions, à
des gymnastes et à des musiciens {Hist. Aug., Carus . . . , 19, 3), à un ami (Sym., Ep., 5,
20) ...
123 Hier., Ep., 38, 5.
124 Seuls les gynécées (= ateliers publics que X Itinéraire, 2 d'Antonin de Plaisance
signale à Tyr) ont le droit de fabriquer des soieries brodées d'or (CTh, X, 21, 1 [369]),
les mimes ne peuvent porter que des scutulata ou des soieries multicolores (CTh, XV,
7, 1 1 [393]), il faut livrer aux gynécées la soie grège et la soie pourpre que l'on possède
(CTh, X, 20, 13 [406]), interdiction aux particuliers de fabriquer des soieries pourpres
(CTh, X, 21, 3 [424]), etc.
125 Voir plus haut n. 7.
126 II s'agit bien, en l'occurrence, d'une passion. On trouve le terme auaritia chez
Tib., 2, 4, 29 et Sen., Benef., 7, 9, 5 l'expression luxuriae libido chez Sol, 50, 3. Galien,
examinant la maladie qu'il appelle απληστία, le «désir insatiable», dit qu'elle touche
les âmes des femmes et les fait brûler pour des pierres précieuses, des vêtements
brochés d'or, ou « pour cette matière venue de loin . . . qu'on appelle serica ».
127 Quint., 12, 47.
128 Sen., Ep., 8, 5 (repris par Hier., Ep., 107, 10 et Ezeck, 13, 44) et 90, 15.
460 JEAN-MICHEL POINSOTTE

barbares scythes et goths se font un point d'honneur de mépriser « la


pourpre et les toisons des Sères»129, et il n'y avait ni vin miellé ni soieries teintes
en pourpre dans la Rome primitive130.
Ainsi, la soie est devenue un des symboles du luxe indécent et
corrupteur, qui amollit l'homme et mène l'Empire à une ruine à la fois morale et
économique131. L'or et la pourpre jouent un rôle analogue. Mais la soie séri-
que sera tenue pour plus pernicieuse et dénoncée avec une âpreté
particulière. Il y a à cela des raisons objectives : elle est produite hors de l'Empire,
son acheminement depuis le bout du monde jusqu'en Occident coûte
extrêmement cher. Mais il y a aussi des raisons subjectives. L'attrait des serica sur
un Romain est d'autant plus puissant qu'il y a entre elles et lui un rapport
d'une nature particulière, de l'ordre de la sensibilité et non de la raison.
Tout Romain, en voyant ou en imaginant ces fines soieries, les perçoit de
tout son corps, comme s'il se coulait délicieusement en elles, en une
émouvante relation sensuelle qu'il ne peut avoir ni avec un métal ni avec une
couleur, si prestigieux soient-ils132 ; en outre, il associe la soie et le corps
féminin, et la soie qui fait du corps de toute femme, muliercula ou matrone133, un
objet de désir à la fois secret et offert, éveille en lui un faisceau d'images
voluptueuses, envoûtantes pour un jeune poète amoureux, odieuses au
moraliste134.
Les reproches, typiquement «romains», tout teintés d'une misogynie
plus ou moins déclarée, que l'on adresse à l'immoralité des serica se feront
entendre jusqu'à la fin de l'Antiquité. Mais, s'il y a continuité, il y a aussi, à
partir du IIIe siècle, adaptation à la spiritualité nouvelle. Aux yeux des
Chrétiens, les soieries symbolisent le siècle et ses tentations135. Revêtez- vous de

129 Ps. Prosp., Prou. Del, 143-145.


130 Boet., Cons., 2, 2, ν. 6-9.
131 Plin., 12, 84 : l'Inde, l'Arabie et les Sères coûtent cent millions de sesterces par
an à l'économie romaine.
132 La sensualité avec laquelle on appréhende les soieries transparaît dans un vers
aux allitérations langoureuses comme celui-ci : Mollia uel tactu quae mittunt uellera
Seres (Auit., Carm., 6, 40).
133 Dès Publilius Syrus (ap. Petr., 55, v. 15-16), on insiste sur l'indécence de la
nouvelle tenue des femmes mariées, cf. Sen. Rhet., Contr., 2, 5, 7 et 2, 7, 4, Exe. Contr., 2, 7
(II peut s'agir aussi bien, dans ces textes, de Coae que de Sericae u.), Plin., 6, 54 et 11,
78, et surtout la charge de Sénèque, Benef., 7, 9, 5. Les Sericae et Coae u. ravalent les
matrones au rang de mulierculae perdues de réputation, cf. Prop., 4, 2, 23 Indue me
Cois, fiant non dura puella.
134 Plin., 6, 88 odio iustiore luxuriae.
135 Le texte le plus significatif à cet égard et le plus attachant est Yepistula ad
Abram filiam suam, § 3 à 6, attribuée à Hilaire de Poitiers. Les reproches les plus
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 46 1

:
«la soie de la probité», dit Tertullien136; malgré tes soieries, dit Cyprien à
une jeune femme, tu es nue et laide, car tu n'as pas la beauté du Christ137; ce
sont nos œuvres qui sont précieuses, déclare Ambroise, et non nos Sericae
uestes13*. Vierges et matrones chrétiennes ne peuvent admettre aucune
compromission : Sericum et purpuram indutae Christum induere non possuntlil)\
On embouche les trompettes de la charge avec d'autant plus d'ardeur que la
soie s'est souillée au contact du paganisme et semble avoir été
particulièrement utilisée dans les cultes orientaux, dont la vigueur militante demeure
une grave préoccupation pour les Pères de la fin du IVe siècle140. Toutefois,
les soieries ne sont pas entièrement absorbées dans l'opposition dialectique
entre serica et panni, les «haillons»141. De même que l'impératrice, puis
l'empereur et leur entourage, aux deux premiers siècles, sont drapés dans les
mêmes étoffes que les femmes de mauvaise vie, de même il n'y a pas de plus
belle parure, en l'honneur de Dieu, qu'un vêtement, un voile, une tenture en
soie. Éthérie, émerveillée, ne voit qu'or, gemmes et soie dans l'église majeure
du Golgotha, à la fête de l'Epiphanie142. Les vierges consacrées portent une
holoserica comme les catéchumènes qui reçoivent le baptême143, les holoseri-

virulents des docteurs s'adressent aux mauvais Chrétiens (et surtout aux mauvaises
Chrétiennes) qui se vautrent dans le luxe : Comm., Instr., 2, 14, 1-2, Prud., Psych., 363,
P.-Petr., Mart., 3, 405-407. L'attrait des serica donne une acuité particulière à
l'enseignement de Mt, 19, 24 : il faut une incredibilis animi fortitudo pour se convertir au Christ
au milieu des serica (Hier., Ep., 130, 4).
136 Tert., Cuit, fern, 2, 13, 7.
117 Cypr., Laps., 30.
138 Ambr., Serm., 2, 6 (de Natali Domini ueniente).
139 Cypr., Habit, uirg., 13. La vierge chrétienne doit être capable d'admirer ces
pièces luxueuses chez les autres sans en être scandalisée (Hier., Ep., 117, 6).
140 Les bêtes à sacrifier au Capitole portent des ornements en soie (Hist. Aug., Gal-
lieni, 8, 2), la statue de Jupiter est revêtue de soie (Sid., Carm., 15, 127-128). Les
références aux cultes à mystères sont plus nettes : vêtement de la déesse syrienne (Apul., Met.,
8, 27) et d'un prêtre taurobolié (Prud., Péris., 10, 1015), des sectateurs d'Isis (Apul., Met,
11, 8, 2) et de Bacchus (Auien., Perieg., 1008-1009), d'une prêtresse (Tert., Pal, 4, 10).
141 Noi, Ep., 29, 12, Hier., Ep, 79, 10, Max. Taur., Serm., 42, 3 et 60, 4, cf. Chrys.,
Comm. in Ps. 48, et Prud., Perist., 2, 237 (Le grand plein de morgue vaut moins qu'un
mendiant du Christ).
142 hin. Aeth., 25, 8. La première mention de l'usage de la soie dans les services de
l'Eglise remonte à Grégoire de Nazianze (Carm. ad Hellenium pro monachis).
143 Caes. Arel., Serm., 197, 2, 200, 2 et 206, 2. Il est certain que la soie était à même
de pouvoir remplacer avantageusement le lin dans la fonction religieuse que cette
matière remplissait traditionnellement, et fournir des uestes candidae d'une qualité
exceptionnelle.
462 JEAN-MICHEL POINSOTTE

cae servent de suaires144, et les trésors de mainte église renferment de telles


étoffes145.
Sulpice-Sévère raconte la vie de saint Martin : point de soie dans le
manteau extraordinaire qu'il décrit; le poète Fortunat chante la vie du saint :
dans le même manteau apparaissent des Serica. . . stamina146. On conçoit si
mal que le train fastueux d'un grand personnage, qu'une tenue d'apparat
puissent ne pas comporter de serica que les auteurs qui se donnent pour
mission d'embellir ou de prolonger la réalité, les poètes, les commentateurs
ainsi que les traducteurs, païens comme chrétiens, n'hésitent pas à les
introduire indûment dans les mythes, dans une histoire plus ou moins lointaine,
dans les Écritures. Hercule, Phèdre, les dieux de l'Olympe eux-mêmes usent
de soieries147; ce sont elles qui habillent Alexandre, qui recouvrent le lit de
Damoclès et, si l'on en croit Dracontius, Agamemnon et ses compagnons les
auraient connues148. Cette soie fait si naturellement partie des symboles du
luxe que Cyprien, lisant byssum, le lin fin, en /5., 3, 23, pense et écrit serica149;
que Jérôme revêt de soie Mardochée et inclut la soie dans la liste des
produits précieux énumérés par Ezéchiel150; que, pour Prudence comme pour
saint Avit, les Ninivites en pénitence rejettent, avec leur or et leurs pierres
précieuses, des sericaXS[. Comment imaginer sans elles le riche de
l'Évangile152? Pour mieux frapper sans doute son auditoire, Augustin lui prête
même un habit que celui-ci connaît bien : une holoserica153.

144 Ambr., Nab., 1, 1, Greg. Tur., Glor. coni, 35.


145 Greg. Tur., Mir., 1, 72 (le tombeau de saint Denis à Paris était recouvert d'une
holoserica ornée de pierreries et d'or).
146 Sulp-.Seu., Mart, 23, 8 («d'un éclat étincelant, sans que l'on pût néanmoins
identifier la nature, végétale ou animale, du tissu», trad. J. Fontaine, dans SChr., t. 133, 1,
p. 305).
147 Sen., Here. Oet, 666-667 et Tert., Pal, 4, 3 (Hercule); Sen., Phaedr, 387-389
(Phèdre); Arn., 3, 21, 22 (les Dieux). Dans tous les cas mentionnés ici et infra, il est question
de soie chinoise, serica, et non de bombycina.
148 Tert., Pal, 4, 6-7 (Alexandre), Sid., Ep., 2, 13, 6 (Damoclès), Drac, Or, 50 et Rom,
8, 616-617.
149 Cypr., Hab. uirg., 13.
150 Hier., trad, d' Esther, 8, 15 (un manteau de byssus) et à' Ezéchiel, 27, 16 (ramoth,
qui signifie sans doute le «corail»). Pas de soie dans l'Ancien Testament pour J. Mar-
quardt, op. cit., p. 125, comme pour J. O. Thomson, op. cit., p. 33. Mais la tradition juive
reconnaît la soie dans le meschi d'Ezech., 16, 10 et 13.
151 Prud., Cath, 7, 150 et Auit, Carm., 4, 387 (comm. de Jonas, 3, 6).
152 Ambr., Luc, 5, 107 (comm. de Luc, 7, 25), Auit., Carm., 3, 223 (allusion à Luc, 16,
19-31). Il n'est évidemment pas impossible, chronologiquement, que les riches
contemporains de Jésus aient utilisé de la soie de Chine. La présence de cette soie est tout à
fait plausible dans les cargaisons des riches marchands de l'Apocalypse (18, 12), écrite à
la fin du Ier siècle.
153 Aug., Psal, 48, serm., 2, 7.
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 463

III - Les Sères dans la pensée romaine

Où se trouve la Sérique, qui sont les Sères, que font-ils, comment vivent-
ils? La présence des serica dans les garde-robes d'un nombre croissant de
gens, la publicité que leur donnaient les textes qui vantaient leurs qualités et
les cérémonies où elles figuraient, le développement à travers l'Occident des
professions attachées à leur confection et à leur commercialisation auraient
dû, nous semble-t-il, susciter dans la Rome impériale ces questions
essentiel es. Or, il n'en est rien, même si l'on y parle volontiers des Sères et si, en
particulier, le thème des « cueilleurs de soie » connaît une faveur durable auprès
des poètes. La mode des serica et la célébrité des Sères font mieux ressortir
cette quiète résignation à l'ignorance, que nous ne mettrons pas au compte
de la prétendue absence d'esprit scientifique qui aurait caractérisé les
Romains. Il faut reconnaître que ni la science grecque ni a fortiori les érudits
latins qui lui doivent leur information n'ont ici la partie belle. Quelques
«témoignages» oraux, qui sentent les tavernes d'Alexandrie plutôt que les
salles de la Bibliothèque; quelques journaux de bord ou relations de voyages
qui peuvent avoir été scrupuleusement tenus, comme le précieux Périple de
la mer Erythrée, mais qui ont été rédigés dans un but pratique et non
scientifique par des « hommes de terrain », dont la préoccupation première est de
décrire les étapes à accomplir pour atteindre les vendeurs de soie et qui, s'ils
recueillent quelque renseignement sur la Chine et ses habitants, n'en
peuvent donner que des aperçus extrêmement partiels : tels sont les matériaux
que les érudits alexandrins doivent exploiter pour tenter de reconstituer la
réalité physique et humaine des confins extrême-orientaux du monde. Tous
n'ont pas la culture mathématique et astronomique, la documentation
encyclopédique, le souci d'universalité de Ptolémée, qui parvient à regrouper la
somme des données topographiques connues de son temps. L'érudition
alexandrine produit aussi des chorographies et des éthopées où les rêveries
chimériques de l'imagination hellénistique s'en donnent à cœur joie. La
Géographie de Ptolémée connaît malheureusement une diffusion limitée et
tardive, et si Ammien Marcellin peut en tirer profit, ce sont les œuvres,
composées à partir de quelque Périple, d'Apollodore d'Artémita, d'Amomètos ou
d'autres qui servent de guides à un Strabon, à un Denys le Périégète, à un
Pline.
La Chine réelle est donc difficilement accessible aux investigations des
Occidentaux. Mais cherchent- ils à en percer les secrets? Tout se passe
comme si, dès le début de l'Empire, l'opinion publique s'était installée dans
le confort de quelques vérités premières et s'il s'était formé un consensus
pour rejeter toute remise en cause des notions simples communément
admises. Ce ne sont, chez le profane et, avec quelques raffinements, chez X'erudi-
464 JEAN-MICHEL POINSOTTE

tus, que de timides variations sur trois thèmes « canoniques » : les Sères
vivent du côté de l'Inde, à l'extrémité orientale du monde; ils recueillent la
soie sur leurs arbres porte-laine; c'est un peuple juste et pacifique, qui coule
des jours heureux dans un pays de délices. L'actualité, qu'elle soit politique,
économique ou scientifique, ne parvient guère à entamer le pesant
conformisme de ces certitudes. C'est à peine si deux ou trois textes, un vers de
Juvénal ici, un vers d'Ausone là, peuvent être interprétés comme faisant écho
à des faits réels, opérations militaires de Pan-Tch'ao ou apparition de
marchands chinois dans les mers du sud154. Pendant les deux premiers siècles de
notre ère, la connaissance de l'Extrême-Orient progresse d'une façon
remarquable. Or, ni le lexique grec ni le lexique latin ne comporte une seule
référence au peuple des Sines, au pays de This ou à la ville de Thinae que seuls
mentionnent le Périple, Ptolémée et la poignée de géographes tardifs qui
s'inspirent de lui : la découverte de la Chine méridionale est passée
inaperçue, et on persiste à ne connaître que les Sères, comme Virgile. Passe encore
qu'un Orientius ne situe pas la Sérique avec plus de précision, ne se
représente pas avec plus de justesse l'activité des Sères que ne le faisaient Horace
et Virgile un demi- millénaire avant lui155. On verra un historien averti des
choses de l'Orient et très solidement documenté comme Ammien Marcellin
ignorer, touchant l'origine de la soie, la tradition novatrice de Pausanias qui
commence à être diffusée au IVe siècle, et, au milieu des éléments d'un décor
réel hérité de Ptolémée, peindre une Chine de rêve, mêlant aux données de
la géographie mathématique les schémas immuables d'un vieux topos
hellénistique156.
Si inconsistante que puisse être cette Chine stéréotypée, elle n'a pas
l'irréalité d'une utopie : elle est perçue par l'Occident antique comme le
Nouveau Monde le sera par celui de la Renaissance. On ne doute pas qu'elle
existe - les serica sont là -, on sait même, confusément dans l'opinion
publique, avec une correction et une précision croissantes dans le monde savant
jusqu'à Ptolémée, où la situer dans l'oikoumène. Faute de pouvoir consulter

154 Iuu., 6, 402-403 Haec eadem nouit quid toto fiat in urbe / Quid Seres, quid Thraces
agant . . . (La femme qui sait tout de l'actualité), Aus., Techn., 11, De uere primo, 97 Iam
pelago uolitat mercator uestifluus Ser (Le départ sur la mer du marchand chinois).
155 Orient., Comm., 1, 126-128.
156 Amm., 23, 6, 66 (Voir le comm. ad loc. de J. Fontaine, n. 245 et 246 et les deux
derniers paragraphes de cet article). La vérité apparaît, assez confusément, dans le
commentaire ad Georg., 2, 121, de son contemporain Servius : Sunt quidam in arboribus
uermes, et bombyces appellantur, qui in aranearum morem tenuissima fila deducunt, unde
et sericum.
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 465

:
les sources auxquelles Strabon, Pline et Pomponius Mêla ont puisé, nous
devons nous contenter des renseignements rudimentaires qu'ils nous
fournissent pour connaître la position que les savants du Ier siècle attribuent à la
Sérique. Strabon, qui ne mentionne les Sères qu'incidemment157, ne nous est
pas d'un grand secours : les rois de la Bactriane, rapporte-t-il, ont étendu
leur empire «jusqu'aux Sères et aux Phrynes» (11, 11, 1). Cette indication
succincte n'implique aucune parenté ethnique, ni même aucune proximité
géographique entre nos Sères et ceux que l'on identifie généralement aux
Hiong-nou ' 58 ; tout au plus nous permet-elle de conjecturer que Strabon
situait la Sérique loin au-delà de la Bactriane, vers l'est. Malgré les
apparences, il n'y a pas à attendre davantage de Denys le Périégète : faut-il attribuer
une signification spatiale à l'ordre selon lequel il énumère (d'ouest en est?),
au vers 752 de sa Périègèsis, « les Tokhariens, les Phrounes et les peuples
barbares des Sères » ? Quoi qu'il en soit, il considère ces différents peuples,
auxquels il prête une même civilisation, comme faisant partie de la grande
nation des «Scythes»159. Nous y voyons beaucoup plus clair avec Pomponius
Mêla160. Pour le chorographe espagnol, la Sérique commence au-delà de
l'immense pays des Scythes, à partir d'une montagne appelée Tabis qui
surplombe l'Océan oriental; elle s'étend jusqu'à l'Emodus, c'est-à-dire jusqu'à la
partie extrême-orientale du «Taurus», qui forme frontière entre les Sères et
les Indiens. Cette position moyenne entre la Scythie et l'Inde, au nord-est de
l'oikoumène telle que l'a dessinée Eratosthène (fig. 2), ne sera pas
globalement remise en question par les systèmes ultérieurs.
Nous sommes loin de la claire brièveté de Pomponius Mêla avec
l'embrouillamini de Plin., 6, 53-55. Comme Mêla, Pline balaie du regard l'orbe
du monde de gauche à droite, et il en a une vision identique : c'est après la
Caspienne et les immensités glacées peuplées de Scythes anthropophages et
de bêtes féroces, après le promontoire de Tabis que résident les Sères, qui

157 Strab., 15, 1, 20 (Allusion aux serica), 15, 1, 34 et 37 (Mythe de la longue vie des
Sères).
l5SVoir A. Herrmann, art. Phrynoi dans PW, t. 20, 1, 1941, col. 928, 31-fin, et la
notice de F. Lasserre, éd. de Strabon, Géographie, t. VIII (livre XI) dans la CUF, Paris,
1975, p. 170.
159 Denys, aux vers 749-750, vient d'évoquer les Saces, qui habitent le long du Iaxar-
tès. Après eux viennent donc les Tokhariens, que l'on peut localiser en Bactriane, puis
les «Phrounes» (= Phrynes) des steppes de la Sibérie méridionale, enfin les Sères. Il
suivrait donc une direction O.-E. Mais dès le vers 758 apparaissent « d'autres Scythes ».
160 Mei., 1, 11 In ea primos hominum ab oriente accipimus Indos et Seras et Scythos.
Seres media ferme Eoae partis incolunt, Indi ultima ... ; id., 3, 60 (La Scythie s'étend)
usque ad montent mari tmminentem nomine Tabim. Longe ad eo Taurus adtollitur. Seres
intersunt . . .

MEFRA 1979, 1. 30
466 JEAN-MICHEL POINSOTTE

sont les premiers riverains de l'océan Oriental; au-delà de l'Emodus,


apprend-on au début de la rubrique suivante (6, 56), commence l'Inde, que
bordent à la fois l'océan Oriental et l'océan dit Indien. Pline ne se distingue
donc pas des auteurs contemporains qui, accompagnant par la pensée les
marchands de soie qui suivent la route continentale, appréhendent la Séri-
que par le nord et la situe au nord-est du continent asiatique. Or, au beau
milieu de ce schéma sans mystères, voici qu'apparaissent entre Sérique et
Inde, mais du côté de la Sérique, quatre fleuves, un promontoire, deux golfes
et un peuple, les Attaci (ou Attacoraé), qui, exception faite du fleuve que Pline
appelle Psitharas, ne font même pas partie du pays des Sinae, c'est-à-dire de
la Chine méridionale dont Ptolémée donnera une rapide description161. Nous
avons affaire à des réalités géographiques que l'onomastique nous autorise à
localiser dans l'Asie du sud-est, dans cette Inde trans Gangem de Ptolémée
qui correspond dans la réalité aux pays sis entre l'embouchure du Gange et
le golfe du Tonkin. Comment expliquer cette incohérence? Pline, qui était
homme à ne rien omettre, trouvait dans sa documentation quelques
éléments d'une nomenclature qui se référait à un énigmatique «au-delà de
l'Inde » ; il avait en particulier une « fiche » sur les Attaci, peuple mythique
ressemblant aux Hyperboréens dont une monographie d'Amomètos lui avait
transmis l'histoire162. Or, ces Attaci séjournaient «au commencement des
rivages de l'Asie ». Il fallait bien, si l'on peut dire, les loger quelque part. Pline
a donc regroupé ces données, et comme on ne reconnaît traditionnellement
aucun pays intermédiaire entre l'Inde et la Sérique, il a demandé à celle-ci,
dont on ignore encore la composition ethnique, l'hydrographie et la
configuration physique, d'accueillir un peuple, des fleuves, des golfes dont Amomè-
tos et sans doute d'autres sources mentionnaient l'existence à l'extrémité de
l'oikoumène.

161 Sans évoquer tous les problèmes ici posés dont traitent s.u. les rubriques de la
PW, signalons que le Psitharas de Pline correspond à YAspithras (= le fleuve Rouge) de
Ptolémée qui se jette dans le Grand Golfe (Ptol., 7, 3, 2), que le Cambari fait penser aux
Camarini de l'Expositio totius mundi (éd. Reise, p. 105) - les Khmères? - et que le Lanos
ne serait autre que le Daonas de Ptolémée (7, 2, 7). Quant aux Attaci, ils seraient non
les Ottorokorrai de Ptol., 6, 16, 5 qui vivent dans le haut Sé-tchouen, mais une peuplade
méridionale dont le nom est à rapprocher de la ville de Takôla (Ptol., 7, 2, 5) dans la
Chersonese d'or, la Chrysè de Pline (et de Ptolémée), c'est-à-dire la péninsule malaise.
Après Pline (ibid., sinus et gens hominum Attaracorum) et Sol., 51,1, Martianus Capella
parlera de l'Attacenus sinus.
162 Pline, ibid., évoque lui-même la monographie (de Us priuatim condidit uolumen
Amometus) que cet Amomètos, grec d'Egypte qui écrivait sous Ptolémée Philadelphe, a
consacrée aux Attaci. Selon Pline (4,90), c'est parce que les fabuleux Hyperboréens
ressemblent à ces Attaci que certains auteurs les ont placés in prima parte Asiae litorum.
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 467

Si Pline se voit contraint d'inclure dans la Sérique des terres qui lui sont
étrangères, c'est parce qu'il s'en tient au système simpliste d'Eratosthène,
que commencent à battre en brèche les récits des négociants qui ne bornent
plus leur horizon à la péninsule indienne. A-t-il pris lui-même conscience de
la caducité des idées traditionnelles? C'est ce que semble indiquer une
formule de son livre 21, qui situe les Sères ultra Indos (et non plus, ou non plus
seulement ultra Scythos)i63. Cette perspective concorde avec celles que
développe le Périple de la mer Erythrée, qui est probablement contemporain de
X Histoire naturelle164: «Après cette région (de Chrysè, la presqu'île de
Malacca considérée comme une île), en direction du nord, la mer s'achève en
un lieu situé en-dehors d'elle : This; au milieu de ce pays des Thines, il y a
une très grande ville appelée Thinae, de laquelle la laine, le fil et le tissu séri-
ques sont exportés ... Il n'est pas facile de parvenir dans le pays de This, il
est rare que des gens en arrivent. Le pays se trouve sous la petite Ourse, et
l'on dit qu'il jouxte les parties arrières du Pont et de la Caspienne, à côté de
l'endroit où est le palus Méotis, qui s'écoule dans l'Océan» (Périple, 64). C'en
est fini de l'Extrême-Orient bifrons d'Eratosthène : l'Inde s'est comme
rapprochée de l'Occident et est désormais correctement axée, la Chine et elle ne
se trouvent plus sous la même longitude (fig. 3) ; il y a place, entre la Chine et
l'Inde et à l'est de celle-ci, pour les terres médianes dont Pline ne savait que
faire. Les Chinois reçoivent un nouveau nom, qui est leur véritable nom et
qu'on retrouvera sous une forme légèrement différente chez Ptolémée, mais
il n'y a aucun doute possible sur l'identification des Thines, exportateurs de
serica à partir d'une grande ville, avec les Sères.
Ce n'est plus le cas avec Ptolémée (fig. 4). La nomenclature que dresse
l'astronome d'Alexandrie, somme de toutes les expériences et de tous les
travaux antérieurs, enrichie grâce aux apports d'une route commerciale qui

163 Plin., 21, 11 (une charge contre les progrès du luxe).


164 La date de rédaction de ce Périple a été longtemps controversée. On l'a situé
sous Claude ou sous Néron, sous Titus, vers 162, au début du IIIe siècle, entre 246 et
247 (Reinaud, voir son Mémoire sur le Périple . . . , p. 228-232). Récemment, le débat a
été relancé par J. Pirenne, Le royaume sud-arabe de Qatabân et sa datation d'après
l'archéologie et les sources classiques jusqu'au Périple de la mer Erythrée, Bibl. du
Muséon, 48, Louvain, 1961, qui défend une datation basse, au IIIe siècle. Voir P.
Leveque, dans REG, t. 75 (1962), p. 231-235, t. 76 (1963), p. 428-429, t. 79 (1966), p. 730-732.
Cette position a été critiquée par A. Dihle, Umstrittene Daten. Untersuchungen zum
Auftreten der Griechen am Roten Meer {Wissenschaftliche Abhandlungen der
Arbeitsgemeinschaft für Forschung des Landes Nordrhein-Westphalen, 32, Köln und Opladen, 1965). Ce
dernier estime que le Périple dut être rédigé autour de l'année 100. La confrontation
avec la Géographie de Ptolémée n'apporte rien de décisif.
468 JEAN-MICHEL POINSOTTE

connaît son âge d'or dans la première moitié du IIe siècle, constitue un
mélange paradoxal d'erreurs grossières et de localisations apparemment si
précises qu'elles encouragent inlassablement toutes les tentatives
d'identification. Avec Ptolémée, l'Extrême-Orient étriqué des conceptions
préexistantes s'épanouit, la Chine se déploie de tous côtés jusqu'à l'éclatement : malgré
une formule de l'introduction à sa Géographie (1, 11 «Sères capitale des
Sines»), Ptolémée fait des Sères et de ceux qu'il appelle les Sines deux
nations distinctes, dont il traite dans deux chapitres différents de son
œuvre165; il ne considère plus les uns ni les autres comme les habitants
ultimes d'un monde qui s'achève avec eux, mais, refusant après Hipparque la
notion d'un Océan circulaire, il prolonge leurs pays, au nord et à l'est,
d'espaces illimités166; il étend la Sérique vers le nord-ouest jusqu'à ce qui est
aujourd'hui la Dzoungarie et le Grand Altaï; il oriente au sud la côte chinoise
et joint le pays des Sines, par des terres inconnues, à la lointaine Afrique,
faisant de l'océan Indien une mer fermée : autant de graves régressions par
rapport au Périple. Ces aberrations dans la conception générale des
structures comme les incertitudes de détail touchant la localisation d'un grand
nombre de villes, de fleuves, d'accidents géographiques ont mis à l'épreuve
,1a perspicacité des savants modernes. Nous ne pouvons donner ici que
quelques exemples des solutions qu'ils proposent pour expliquer les
fourvoiements de Ptolémée et identifier les toponymes dont il fait état. Les erreurs
du géographe touchant l'organisation et la position de la Sérique sont
imputables au legs de Marin de Tyr167. Quant à la surprenante orientation au sud
de la côte chinoise après le Grand Golfe (très probablement le golfe du
Tonkin), elle pourrait s'expliquer par « la faute d'un journal maritime qui, ayant
noté la direction vers le sud de la presqu'île de Lei, aurait ensuite omis de
signaler qu'on reprenait la direction du nord, après avoir franchi le détroit
de Hainan»168. L'orographie d'une Sérique «ceinturée» de montagnes
correspond en gros à celle du Tibet et du Turkestan chinois; le fleuve Bautisos est
sans doute le Hoang-ho, né au Tibet chez les Bautae, l'Œchardès désigne
peut-être à la fois l'Orkhon, la Sélenga et l'Iénissei. A. Berthelot verrait

165 II étudie la Sérique en 6, 16, le pays des Sines en 7,3.


166 Géogr., 1, 17, 4. Ce sont des terres marécageuses, couvertes de roseaux «si
grands et si denses que les hommes, les joignant ensemble, peuvent traverser ces
marais». A. Barthelot, op. cit., p. 240, voit dans ces marais les terres basses qui
s'étendent entre les embouchures du Hoangho et du Yang-tsé-Kiang. Voir aussi Geogr., 7, 5
(les terres inconnues qui prolongent au nord la Sarmatie et la Scythie).
167 Voir supra la n. 9.
168 A. Berthelot, op. cit., p. 410. Cet auteur a analysé méthodiquement toutes les
données fournies par Ptolémée (la Sérique, p. 236-254, les Sines, p. 409-417).
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 469

volontiers sous le nom de Cattigara le port de Tchang-tchéou, au fond de la


rade d'Amoy169, et sous celui de Thinae la riche place de King- tchéou, sur le
Yang-tsé-Kiang.
Les hypothèses embarrassées de Pausanias, pour qui Seria serait une île
située dans un repli de la «mer Rouge» ou formée par le delta d'un fleuve
Ser, pour qui ses habitants seraient des Éthiopiens ou des métis d'Indiens et
de Scythes170, demeureront isolées. Parmi les rares géographes ou chorogra-
phes de l'Antiquité tardive, on suivra Ptolémée, tout en corrigeant telle
donnée du maître sur la foi d'informations nouvelles, comme Marcien d'Héra-
clée171. Certains cependant s'en tiendront à la vieille conception d'un monde
entouré par l'Océan : Orose évoque i'Oceanus Syriens qui borde le nord-est
de l'oikoumène et Julius Honorius range les Sères parmi les gentes Oceani
septentrionalis*12 . Ils partagent en cela l'immuable opinion commune, à
laquelle les travaux de la science alexandrine et leurs sources, journaux de
voyages et itinéraires, restent étrangers. Pour la vox populi, les Sères sont les
hôtes des confins orientaux de la terre, auprès de l'océan Oriental. Sénèque
évoque deux fois les ultimi. . . Seresxli; ils sont, pour Silius Italicus, «les
premiers Que découvre le Phaéton nouveau»174, et rien ne révèle mieux, après
l'éruption du Vésuve, l'ampleur universelle de la catastrophe que l'étonne-
ment des Sères qui voient leurs arbres blanchir tout à coup d'une «cendre
ausonienne»175. Pour un Romain, la Sérique concrétise donc, si l'on peut
dire, un des points cardinaux, comme Thulè marque le nord, les Canaries

169 Un bilan des divers essais de localisation dans les travaux de J. O. Thomson (sur
le Grand Golfe et Cattigara, op. cit., p. 315-316) et P. Pelliot. Contre l'hypothèse de
A. Berthelot (op. cit., p. 414), on a souvent défendu les chances de Canton, où l'on vient
d'ailleurs de découvrir les cales sèches d'un chantier naval antique (Archeologia,
n° 118, mai 1978, p. 70-71).
170 Paus., 6, 26, 8-9. De tels flottements étonnent chez un auteur qui vient de
décrire en détail l'élevage du bombyx mori (ibid., 6-7).
171 A l'est de la Scythie se trouve la Sérique, à l'est de l'Inde les Sines pour Marcien
d'Héraclée (40) comme pour l'anonyme Géographiae expositio compendiaria (19 et 24);
il y a, au-delà, des terres marécageuses pour Marcien (44). Le géographe latin du IVe
siècle Vibius Sequester (éd. Reise, p. 145-159) parle des Indi Asiae et - noter la nuance
- des Seres Asiae sub oriente. Une correction de Marcien est signalée par A. Berthelot,
op. cit., p. 413.
172 Oros., 1, 2, 14, lui. Honor., Cosmographia (du V siècle?), p. 45 éd. Reise. Les Sères
sont au nord-est d'un monde bordé par l'Océan : plus haut (ibid., p. 26, la ville appelée
Seres est placée parmi les oppida Oceani orientalis).
173 Sen., Here. Oet., 414 et Phaedr., 389.
174 Sii, 6, 3-4 et cf. Sen., Here. Oet, 666-667, Orient., Comm., 1, 126.
175 Sii., 17, 595-596.
470 JEAN-MICHEL POINSOTTE

l'ouest et les Garamantes le sud176. Orientation correcte, mais trop floue


pour ne pas autoriser, avec l'éloignement extrême de la Sérique, les
incertitudes comme les affabulations.
Il y a d'excellentes raisons, en particulier, pour que l'Inde et la Sérique
forment couple dans l'esprit des Romains, et pour que cette association
entraîne quelque confusion. On se représente en Occident l'impalpable
Sérique à travers des contrées, moins lointaines et moins ignorées, qui lui
donnent un peu de leur substance : on attribue naturellement à ceux que l'on ne
connaît pas des traits propres à ceux que l'on connaît un peu. L'Inde, qui
jouit d'une notoriété certaine à partir d'Auguste et dont on a vu des
ambassadeurs à Rome, constitue à cet égard, pour la Sérique, un support
appréciable. Une double analogie, des fonctions et des situations, ne peut que
renforcer la similitude des deux nations telles qu'on les imagine. D'une part, ce
sont des objets de même nature qui matérialisent principalement, en
Occident, l'existence de l'une et de l'autre : soieries de Chine, dont l'Inde assure
d'ailleurs, pour une part croissante, le transit, cotonnades, mousselines,
peut-être aussi soieries locales d'origine indienne177. D'autre part, l'Inde et la
Sérique, pense-t-on, se partagent le privilège d'assister au lever du soleil tout
proche : l'un des premiers textes latins où figurent les Sères évoque
ensemble «les Sères et les Indiens placés aux bornes de l'Orient»178. Nos Sères
perdent donc le monopole de l'une des deux caractéristiques qui font leur
spécificité, le Phoebeis subditus Euris qui leur est appliqué sonne exactement, au
vers 666 de {'Hercules Œtaeus de Sénèque, comme Ylndusque Phoebo subditus
du vers 41 179, et Apulée peut décrire abondamment la situation extrême des
Indiens du bout du monde sans souffler mot de leurs voisins du nord180.

176 Arn., 6, 5, 6.
177 L'ambiguïté du rôle de l'Inde, à la fois pays exportateur et pays producteur,
ressort bien d'une phrase de l'Expositio totius mundi et gentium, 16, où sericum constitue
une conjecture plausible : India maior, a qua sericum et omnia necessaria exire dicuntur.
178 Hor., Od, 1, 12, 55-56. Seul le médecin Marcellus, de l'époque de Théodose,
placera sub uicino sole, pêle-mêle, Indus, Arabs, Seres, Persis diuesque Sabaeus (De medic,
61-63).
179 Tout comme l'ultimi . . . Seres de Sénèque rappelle l'extremos . . . Indos de Virg.,
Georg., 2, 172.
180 Apul., Flor., 6 ... procul a nobis ad orientent siti, prope Oceani reflexus et solis
exortus, primis sideribus, ultimis terris. L'Inde voisine (et seule mentionnée comme
voisine) du soleil également chez Sen., Thy est., 602, dans le Paneg. Const, 1, 9, 4, etc.
L'absence des Sères dans des endroits où on les attendrait, le catalogue des peuples de
l'Orient faisant leur soumission à ConstantiiHOptat. Porf., 5, 3-14) ou tremblant devant
Théodose (Paneg., 12, 22, 5) pourrait sjexpliquer par la présence, dans ces passages, des
Indiens.
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 47 1

Comment s'étonner, dans ces conditions, que le lieu commun de «l'Indien


basané» entraîne Ovide à donner au Sère la même sombre pigmentation181,
que les Sères, au dire de Florus, soient venus à Rome s'incliner devant
Auguste, puisque les Indiens y sont venus aussi182! Est-ce un hasard, si l'un
des deux Chinois de fantaisie que Clotho convoie dans les enfers de Lucien
se nomme Indopatès^3? On confond les hommes, c'est-à-dire que l'on
imagine les Chinois comme il arrive qu'on voie les Indiens, on confond aussi les
terres. Le Nil, qui descend selon Virgile du pays des Indiens, naît pour
Lucain chez les Sères184, et selon le De more Brachmanorum, un évêque
voyageur aurait lu sur une borne, en pleine Sérique, une inscription
commémorant la venue d'Alexandre185. Les Sères se voient menacés sur le terrain
même qui est leur chasse gardée, celui de la production des serica, comme le
révèle telle formule de Servius ou telle association de termes chez Clément
d'Alexandrie et chez Ambroise186.
On ignore donc tout de ceux dont on sait seulement qu'ils existent,
quelque part du côté du soleil levant. Manifestement, les Anciens se contentent
de leurs piètres stéréotypes, et il faut être un stoïcien épris d'universalisme
comme Sénèque pour regretter, apparemment, que le monde romain soit
impuissant à cerner les caractères spécifiques de ces «métis d'Indiens et de
Scythes»187. Qu'importe qui ils sont réellement, se dit-on en Occident, s'ils
«fonctionnent» comme on attend d'eux qu'ils le fassent, en récoltant leur
soie? Si l'on reprend allègrement les refrains habituels sur les Sères, ce n'est
donc pas pour tenter de saisir un insaisissable dont on n'a que faire. Ils
n'existent, dans l'esprit des Romains, que dans la mesure où la soie existe, ils
leur deviennent une notion familière parce qu'on évoque volontiers ce pro-

181 Ou., Am., 1, 14, 6 colorati . . . Seres rappelle Virg., Georg., 4, 293 coloratis . . . Indis
et d'autres textes (Prop., 4, 3, 10, Manil, 4, 754, Flor., 2, 34, 62, Apul., cité n. préc, etc.).
1S2 voir supra la n. 10.
183 Lucien, Cat, 21.
184 Virg., Georg., 4, 293, Luc, 10, 292. Voir J. André, Virgile et les Indiens, dans REL,
t. 27, 1949, p. 157-163.
185 Ps. Ambr., De more Brachm., dans PL, 17, 1131 D (même anecdote dans l'ouvrage
Sur les nations de l'Inde et les Brahmanes, 5, attribué à Pallade).
186 Seru., ad Georg., 2, 121 Apud Indos et Seres . . . sunt uermes, Clem. Alex., Pedag.,
2, 10 bis, 107, 3 σήρας 'Ινδικούς, Ambr., Hex., 5, 77 uerme Indico . . . Seres (et Eusth., Hex.
met, 8, 8).
187 Sénèque est le seul, avec un poète inconnu dont Isidore cite un vers (Etym., 9, 2,
40 Ignoti facie, sed noti uellere Seres) à dire que les peuples avec lesquels l'Occident
commerce en Extrême-Orient sont inconnus (Benef., 7, 9, 5 ignotis etiam ad commer-
cium gentibus) et à avouer que l'on ne sait pas au juste où habitent les Sères (Thyest.,
378-379 Et quocumque loco iacent / Seres uellere nobiles).
472 JEAN-MICHEL POINSOTTE

duit fascinant, socialement important, chargé de significations symboliques :


Seres et serica forment un couple original, où la dérivation grammaticale va
en sens contraire de la découverte inductive des Seres à partir des serica.
Aussi les Sères sont-ils le «peuple de la soie», périphrase qui n'est pas ici un
moyen, parmi d'autres, d'appréhender une réalité complexe sous un certain
angle, mais qui est l'expression exhaustive de cette réalité188. L'or peut
évoquer toute sorte de pays, de l'Espagne à la Lydie et à l'Inde; l'Inde peut
évoquer l'or, l'ivoire, les gemmes, le lin fin; Tyr n'évoque sans doute que la
pourpre, mais le rapport de l'une à l'autre peut s'exprimer à travers une foule de
synonymes. Sères et serica ou uellera Serum sont unis dans un rapport
exclusif, on ne peut parler de la soie sans impliquer, par le mot même qui la
désigne, ceux à qui on la doit.
Ils sont donc disponibles pour apparaître tels qu'on a besoin de les voir,
et ils laissent, par leur inconsistance, le champ assez libre à l'imagination
pour qu'on puisse les appréhender de deux façons contradictoires : c'est un
peuple hostile à Rome ou idéalement pacifique, dramatiquement « actualisé »
ou situé hors du temps et de l'histoire, dans la quiétude d'une ataraxie
parfaite. Les Sères font leur entrée en Occident, avec les serica, au moment
même où l'on promet à Auguste «qu'il étendra son empire plus loin que le
pays des Gamarantes et des Indiens», et où le «double triomphe sur les
nations de l'un et l'autre rivages»189 est si imminent qu'il paraît déjà réalisé.
Voilà donc nos Sères, nouveaux venus qui représentent le bout du monde,
immédiatement enrôlés dans la cohorte des peuples subjugués ou en voie de
l'être par la puissance augustéenne. On ne verra pas, proclame Horace, les
décisions juliennes violées par les Sères190! Pour Lucain, «déjà sous le joug

188 Voir, outre les textes cités n. préc, un passage de la Technopaégnie d'Ausone. Le
poète énumère (10, 86-89) des peuples barbares avec la caractéristique propre à
chacun : le Lydien est barbare, le Ligure fourbe, le Phrygien efféminé, etc. Seuls les Sères
ne sont que le «peuple de la soie» : Veliera depectit nemoralia uestifluus Ser (vers 89).
Notions ici le rôle important que joue l'analogie, qui fait beaucoup pour conférer aux
producteurs de soie une consistance illusoire, grâce à un topos cher aux poètes latins :
l'énumération des denrées précieuses auxquelles on se plaît à associer les peuples ou
les lieux qui les ont produites. Les Sères se trouvent ainsi placés sur le même plan que
d'autres peuples moins diaphanes. Ainsi, dans la plus ample de ces enumerations, qui
figure dans le panégyrique de Majorien célébré par Sidoine Apollinaire (Carm., 5, 42-
50), au vers 43, les Sères sont encadrés par les Assyriens et par les Arabes : Assyria
gemmas, Ser uellera, tura Sabaeus.
189 Virg., Aen., 6, 794-795, Georg., 3, 33 et cf. Aen., 1, 275 sq., 7, 601 sq.
190 Hör., Od., 4, 15, 23.
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 473

les Sères seraient passés» sans les guerres civiles191, Stace promet à Domi-
tien qu'ils viendront bientôt l'implorer192, et ils comptent parmi les sujets de
Rome dans le catalogue des peuples de l'univers qui viennent, ou que l'on
invite à venir reconnaître l'Empereur193. Cette utilisation des Sères comme
ennemis réels ou potentiels de l'Empire, leur présence fréquente dans un
des topoi du panégyrique ne sont pas sans fondements. N'oublions pas que la
forme même du monde traditionnel, sorte de galette dont la bordure nord-
est s'incurve très vite vers l'ouest et met en contact les arrières de la Sérique
avec la Caspienne, n'invite pas, en l'absence de toute donnée
anthropologique, à bien distinguer les Sères des autres nations de l'Asie centrale, et que
Ptolémée lui-même décrivait comme sériques des réalités géographiques qui
ne l'étaient pas. La confusion était d'autant plus facile que les Chinois, à
certaines époques, occupaient le Turkestan et poussaient quelques pointes en
direction d'un Occident plus lointain encore, et que c'est de l'Asie centrale
que les Méditerranéens du début de l'ère chrétienne voyaient venir les
serica. Voilà pourquoi il arrivait que l'on donnât aux ultimi Seres les traits
menaçants propres aux nations turbulentes de l'Asie centrale, et qu'on prêtât
aux doux cueilleurs de soie la pratique parthe du tir à l'arc, l'élevage de
chiens féroces, l'usage de chevaux caparaçonnés194.
Mais, à dire vrai, les Sères hantaient moins les cauchemars qu'ils ne
peuplaient d'images charmantes les fantasmes des Occidentaux en quête d'un
ailleurs, qui avaient trouvé en eux et dans la Sérique un peuple et une terre
propices à l'idéalisation. Leur imagination s'exerce sur deux séries de
représentations : on rêve sur les cueilleurs de soie du bout du monde, et l'on
applique à la Sérique et à ses habitants la topique du pays idéal. Partir en
pensée, l'instant d'une allusion poétique, auprès de ceux qui, «les premiers
découverts par le Phaéton nouveau, recommençaient à détacher leurs
toisons aux arbres porte-laine»195, c'est peut-être éprouver l'orgueil de
l'Occidental qui sait que l'univers, jusqu'en ses ultimes confins, est totalement et

191 Luc, 1, 19. Le même Lucain fera du peuple romain, en 1, 83, le «maître de la
terre et de la mer». Sur cette apparente contradiction, voir P. Veyne, Y a-t-il eu un
impérialisme romain?, dans les MEFRA, t. 87, 2, 1975, p. 802, n. 1.
192 Stat., Silu., 4, 1, 42.
193 Mart., 12, 8, 8-9, Hist. Aug., Aurelianus, 41, 40, Claud., IVCons. Hon., 600-601 et cf.
ibid., 257-258, Sid., cité supra η. 188. Ce topos, dont l'historien Florus a peut-être été la
victime, voir supra la n. 10, n'inclut pas forcément les Sères, voir supra la n. 180. On
n'oublie pas le peuple de la soie sous le peuple soumis : Honorius et Majorien, chez
Claudien et chez Sidoine, reçoivent des serica comme marques d'allégeance.
194 Hör., Od., 1, 29, 9-10, Grat., Cyneg., 159 (voir supra la n. 96), Prop., 4, 3, 8.
195 Sii, 6, 3-4.
474 JEAN-MICHEL POINSOTTE

constamment à son service. Mais c'est surtout se projeter le plus loin


possible au-delà de l'horizon quotidien; c'est, au contact des grandes réalités
naturelles, le soleil, l'océan, la végétation, retrouver la fraîcheur et l'innocence
perdues; c'est imaginer un monde qui échappe à la double servitude du
travail et du temps. Le travail des Sères est incessant, mais c'est un travail qui
serait d'âge d'or, un travail de récolte et non de fabrication, tout de légèreté,
où l'homme est debout parmi les arbres et non courbé vers le sol, grâce
auquel les Sères infatigables, figés dans une sorte de dynamisme immuable,
échappent à la corrosion du temps.
Vision idyllique d'individus appliqués à une tâche de rêve, vision
idyllique d'une communauté harmonieusement organisée sur une terre faite pour
le bonheur des hommes. C'est une Chine riante, opulente et policée que
découvraient les marchands épuisés et traumatisés par un terrible voyage, et
ce sont leurs récits qui «apprenaient» la Chine à l'Occident. Ils ne
manquaient pas d'embellir à l'envi une réalité déjà belle en elle-même196. Mais,
toute idéalisée qu'elle était, la Sérique n'avait rien de fantastique. Le sens des
réalités imposait une réserve certaine aux fantaisies de l'imagination : les
Sères n'étaient pas les Hyperboréens; ils existaient et on savait à peu près
où, on commerçait avec eux. Si certains auteurs grecs avaient compté les
Sères parmi les macrobiens, on avait vite renoncé à leur appliquer la
prétendue longévité des peuples légendaires197. Utopie, oui; chimères, non.
On a montré que les peuples d'Asie, comme peuples lointains et comme
peuples de l'Orient, bénéficiaient doublement, en Occident, de ce processus
d'idéalisation198 : il y a l'Arabie dont on célèbre la félicitas, économique et
climatique, depuis Hérodote199; l'Inde, le pays des castes dont on a fait un
modèle en matière d'égalité et de liberté200; les bons sauvages du nord, tels
les Scythes galactophages qui sont déjà chez Homère201, sans parler d'autres

196 Les avatars ultérieurs du «meilleur des mondes» nous apprennent que l'Utopie
a hérité de quelques traits propres à la Chine, non seulement idéalisée, mais aussi
réelle : comme elle, l'Eldorado se protège et se mérite : rappelons-nous les affres de
Candide entraîné jusqu'à lui par un fleuve impétueux. L'Utopia de Thomas More s'isole
elle aussi du reste du monde, et les travaux de l'agriculture et de l'artisanat y sont
aussi à l'honneur (J. Servier, Histoire de l'utopie, Paris, 1967, p. 126-129).
197 Strab., 15, 1, 34 et 37, Plin., 7, 27 (opinion d'Isigone), Lucian., Macr., 5.
198 K. Trüdinger, Studien zur Geschichte der griechisch-römischen Ethnographie,
Bale, 1918, p. 133 sq.
199 Her., 3, 107.
200 Voir χ Dziech, Graeci quidnam attulerint ad Indos cognoscendos, dans Eos, 46,
1952-1953, 1, p. 17-32.
201 Hom., //., 13, 6 (cité par Amm., 23, 6, 62).
LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 475

nations plus fabuleuses encore. Comme représentants extrêmes, aux deux


sens du terme, de l'Orient, les Sères se voient attribuer certains traits du
caractère, des mœurs et des paysages que l'imagination hellénistique a déjà
prêtés aux uns ou aux autres. Le genus plenum iustitiae par lequel Pompo-
nius Mêla les définit202 fait écho à telle formule de Ctésias sur la justice des
Indiens ou à tel vers de l'Iliade sur celle des Galactophages et des Abies. Ils
sont doux et pacifiques203; coupés du monde par leurs montagnes comme les
Hyperboréens204, ils en fuient le commerce, non par sauvagerie, mais par
sagesse. C'est dans une contrée paradisiaque qu'ils coulent des jours de paix
et de prospérité. Écoutons comment Ammien Marcellin dépeint les Sères en
leurs loca amoena205 : «Les Sères proprement dits mènent une vie fort
pacifique, ignorant toujours armes et combats, et comme ces hommes calmes et
d'humeur paisible ne trouvent de charme qu'à la paix, ils ne portent
ombrage à aucun de leurs voisins. Ils jouissent d'une température agréable
et salubre, d'une atmosphère pure, de douces brises au souffle extrêmement
plaisant206, et d'une abondance de forêts où la lumière ne pénètre qu'à peine
dans les sous-bois. (...) C'est le peuple le plus sobre de tous; adonné à une
existence totalement paisible, il évite le commerce de tous les autres
mortels». Tels sont, vus de Rome, les «Antiromains» du bout du monde.

Université de Haute-Normandie Jean-Michel Poinsotte


Rouen

202 Mei, 3, 60, cf. Ctésias apud Photius, Bibl, 46a.


203 Plin., 6, 54 Seres mites quidem . . . , cf . Sol., 50, 4.
204 Sur les Hyperboréens, p. ex. Plin., 4, 89-91. Les Sères refusent la communication
avec les autres peuples, selon Plin. 6, 54 et 88, Mei., 3, 60, Sol., 50, 4 et le texte
d'Ammien cité infra.
205 Ammien vient de signaler le caractère général des diverses régions de la Séri-
que : « plat ici, en légère déclivité ailleurs, et c'est pourquoi elles regorgent à satiété de
moissons, de bestiaux et d'arbres fruitiers » (23, 6, 65, trad. J. Fontaine). C'est peut-être
cette vision «géorgique» d'une Sérique plantureuse qui explique l'étonnant
contresens commis par Aviénus. Il lit chez Denys le Périégète (752) que les Sères n'ont pas de
bétail. Alors que Priscien, Perieg., 727, traduit par Ulis nulla boum, il écrit (Perieg., 935)
qu'ils sont gregibus permixti ouiumque boumque.
206 Sur ce passage d'Ammien, 23, 6, 67, traduit par J. Fontaine, voir son
commentaire (n. 245, p. 114). La douceur des brises - et l'absence de vent violent - est une
constante du locus amœnus : les Hyperboréens (Plin., 4, 89) et les Attaci (Sol., 51, 1 et
Plin., 6, 55) jouissent aussi de ce qui est une des sources de joie codifiées par Libanius
(éd. Förster, 1, 517, § 200).
ALEXANDRIE
Fig. 1 - Carte des routes de la soie.
LES ROMAINS ET LA CHINE RÉALITÉS ET MYTHES 477

OCÉAN

Fig. 2 - L'Extrême-Orient selon Ératosthène.


478 JEAN-MICHEL POINSOTTE

Illustration non autorisée à la diffusion

TAPROBANE

Fig. 3 - L'Extrême-Orient selon le périple de la Mer Erythrée.


LES ROMAINS ET LA CHINE : RÉALITÉS ET MYTHES 479

Illustration non autorisée à la diffusion

OCEAN INDIEN

terres inconnues

Fig. 4 - L'Extrême-Orient selon prolémée.

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