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HANS-GEORGE RUPRECHT Mémoire (r) poésie: mythe et ‘pratique discursive’ Dans ce qui suit, il ne saurait ¢tre question de présentifier les phénoménes de la mémoire et de la poésie. Il s’agit, au contraire, de les ‘dé-présentifier.! Cette maniére de poser le probleme s’appuie sur les réflexions épistémologi- ques de Michel Foucault. L’importance méthodologique de sa pensée tient pour nous au fait qu’il nous incite a ‘substituer au trésor énigmatique des “choses’’ d’avant le discours, la formation réguliere des objets qui ne se dessinent qu’en lui.’? Cela demande une précision: Dans la mesure ou nous ne prétendons pas avoir examiné, au préalable, les données neurophysiolo- giques, psychologiques, cybernétiques etc. qui constituent la totalité des connaissances disponibles au sujet de la faculté mnémonique — d’ailleurs, de l'avis d’un spécialiste ‘toutes ces voies d’approche convergent parfois, mais, @ Vheure actuelle, elles ne permettent aucune théorie générale’ de la mémoire> — et puisque la ‘poéticité’ comme telle n’est pas non plus de notre propos, il est aisé de voir que notre étude porte sur la nature d’une relation binaire dont les composantes relevent de la pratique du discours ‘poétologique’ occiden- tal. Ceci dit, qu’on se proposera donc d’appliquer a un probleme fondamental de la recherche métathéorique littéraire la conception foucaldienne d’une analyse de la ‘pratique discursive’ qui s’attache ‘a ne pas — a ne plus — traiter les discours comme des ensembles de signes (d’éléments signifiants ren- voyant ... & des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent.’4 Former systématiquement un objet discursif, cela veut dire qu’un sujet parlant et/ou écrivant s’applique a instaurer, par exemple, une relation (1) entre les concepts de mémoire (M) et de poésie (P). Etudier les manifestations textuelles d’une telle opération conceptuelle présuppose qu’on ait réfléchi préalablement sur le choix du corpus de texte. En optant pour des écrits théoriques et des poemes de Baudelaire et de Yeats, j’avoue que j’ai fait un choix principalement en fonction de mes travaux en cours. Autrement dit, aux textes que nous allons examiner, par Ja suite on substituerait facilement d’autres. Car il se trouve justement que la propriété spécifique de la relation 1 M. Foucault, L’Archéologie du savoir (Paris 1969) 65 2 Ibid. 3 A. Lieury, article ‘Mémoire,’ Encyclopaedia Universalis (Paris 1968-), vol x (1971) 786 4 Foucault, L’Archéologie..., op. cit. 66-7 CANADIAN REVIEW OF COMPARATIVE LITERATURE/REVUE CANADIENNE DE LITERATURE COMPAREE CRCL/RCLC SPRING/PRINTEMPS 1975 98 / Hans-George Ruprecht MCP, telle qu’elle est concue théoriquement par Baudelaire et Yeats (et un moment donné il y a lieu & se demander jusqu’a quel point elle est modulée sinon effacée par I’écriture poétique proprement dite) caractérise aussi toute la série de variables relationnelles & laquelle ces textes appartiennent. Cette série, on pourrait l’étudier, loisir, 4 partir de la Théogonie (53-79) d’Hésiode tout en incluant la viie Néméenne de Pindare et Dante (cf. Inf., u, 4-9), Vode ‘To The Departing Year’ de Coleridge et le poete canadien-francais Pierre Trottier, dont le poeme de jeunesse intitulé ‘La Robe longue de ma mémoire’ évoque le theme de ‘Mnémosyne au beau péplos’ que Pindare a traité dans le xvie fragment du livre des Péans. Mais quel est donc le rapport entre mémoire et poésie? Sur quelle loi d’organisation interne se fonde-t-i Rappelons d’abord ceci: Le récit mythique d’Hésiode, selon lequel Mne- mosune, fille d’Ouranos et sceur de Cronos, enfanta les neuf Muses aprés avoir passé neuf nuits consécutives avec Zeus, dont elle fut la cinquigme femme, implique, du moins pour ce qui est de la pensée mythique en Gréce entre le xne et la vie sitcle, que cette Titanide avait le privilege de pourvoir le poéte (au sens de ‘poiein’) du don de la créativité. Comme J.-P. Vernant|’a fait remarquer avec raison, ‘possédé des Muses, le pote est l'interpréte de Mnemosune'’ et par conséquent c’est elle qui ‘préside, on le sait, a la fonction pottique.’S Les Muses, investies d’un pouvoir quasi divin, inspirent le poete de manitre & le mettre dans |’état transitoire de la possession (voir Platon, Ion 533e). Il s’ensuit, traditionnellement, qu’il va pouvoir, dés ce moment, pénétrer a fond la connaissance absolue que seul Mnémosune posséde sur Vorigine des choses (voir Pindare, vie Pythique). Ainsi le potte, ‘by the invocation of Dame Memory and her Siren daughters,’ comme écrit encore Milton,* redevient pendant I’acte créateur partie intégrante de la Mémoire englobante et éternelle.7 Comme la quasi totalité du corpus mythologique grec, c’est-a-dire les textes tels qu’ils se sont conservés jusqu’A nos jours, ‘ne représente plus qu'une forme tardive et dégénérée, comme fossilisée, du mythe vivant et efficace,’8 i] est peu probable que I'énonciation du récit de l’origine de la Mémoire chez Hésiode corresponde toujours & ‘une intention restitutive.’? Initialement, cette intention dite ‘pré-socratique’—G. Gusdorf a su expliquer 5 J.-P. Vernant, ‘Aspects mythiques de la mémoire en Gréce,’ Journal de psychologie normale et pathologique, tvie année (1959) 3 6 ‘The Reason of Church-government urg’d against Prelaty (1641),’ The Works of John Milton, vol mt (New York 1931) 241 7 Cf. Vernant, art. cit. 8 G. Gusdorf, Mythe et métaphysique (Paris 1953) 15 9 Gusdorf, Myth..., op.cit. 12 Mémoire (r) poésie / 99 pourquoi ce terme problématique ne devrait pas étre employé exclusivement en un sens chronologique"® — visait la restitution a ‘homme d’une harmonie avec les forces cosmiques. Mais au fur et 4 mesure que la philosophie attique se tourne vers le probleme de la conceptualisation de I’Idée cette volonté initiale se transforme en raison analytique. Toutefois, conclure de la que le noyau spirituel de la légende de Mnemo- sune n’est plus compris du tout au ive et au me siecle ce serait aller beaucoup trop loin. A vrai dire, le mythe platonicien de la réminiscence (voir Menon, Philébe 38c-39d, Phedre 734, Timée 26d) nous fournit la preuve qu’il n’est pas ainsi. ... A l’époque méme ou commence a s’ébaucher une théorie philosophique de la mémoire (cf. la distinction qu’Aristote établit entre ‘mneme’ et ‘mnémoneuein’ dans Parva naturalia') la substance mythique du récit sur Mnémosuné, a savoir ‘cette fonction révélatrice du réel, attri- buée & une mémoire qui n’est pas, comme la nétre, survol du temps, mais évasion hors du temps’!? continue a fasciner I'imagination des hommes. Précisons maintenant l’orientation de notre démarche. Etant donné qu'elle ne s’aligne pas sur la méthode de la ‘Stoffgeschichte’ il suffit d’ajouter aux remarques précédentes que d’autres poétes — qu’on pense seulement a Manuel Maria de Arjona, a Hélderlin et la premiere des ‘Cing Grandes Odes’ de Claudel, sans parler des versificateurs néo-classiques comme T. Stickney et A. Guiterman — ont a maintes reprises attesté le fait que l’exploi- tation poétique du mythe de Mnémosuné s‘inscrit effectivement dans la tradition humaniste du chant & la louange des dons spirituels de ‘homme. Par contre, ce qu’il faut souligner ici c‘est la ‘régle de formation’ (Foucault) de ces discours lyriques sur la relation M-P. Quoiqu’on puisse supposer, avec raison, qu'il existe un rapport significatif entre la topique de ces chants et la morphologie de l’ode (on ne peut quand méme pas passer sous silence que c'est sous cette forme 1a que la plupart des auteurs mentionnés ci-dessus traite du mythe de Mnémosune), nous préférons, par souci méthodologique, éviter les piéges que tend la ‘Métaphysique de I'Ode.’13 Il n’en reste pas moins que nous sommes en présence d’une série de variantes d’un récit mythique dont le principe organisateur interne nous est toujours inconnu. Et il va sans dire qu’on ne le trouvera guere au hasard des études de source. ... Pour résoudre le probleme difficile du ‘statut structurel’ d'un mythe, A.J. Greimas propose une démarche dont l’objectif primaire ‘est le découpage du récit mythique en séquences auquel devrait correspon- 10 Ibid. a1 Cf.R. Sorabji, Aristotle on Memory (London 1972) 1-46 12 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs (Paris 1966) 299 13 A. Maurocordato, L’ Ode de Paul Claudel; Essai de phénoménologie littéraire (Geneve 3955) 4 too / Hans-George Ruprecht dre une articulation prévisible des contenus.’" II est évident que cette procédure ne résoudra pas toutes les difficultés. Toutefois, il convient de constater que le modéle greimasien permet de distinguer deux séquences narratives, dont I’une se déroule ‘avant’ |’instauration divine du principe de créativité artistique et ‘autre ‘aprés.’ Ajoutons encore qu’‘a cet avant vs aprés discursif correspond un ‘‘renversement de la situation’’ qui, sur le plan de la structuration implicite, n’est rien d’autre qu’une inversion des signes du contenu."'5 (C’est Greimas qui souligne.) On peut alors schématiser de la maniere suivante: actoriel temporel ‘avant’ objet (+) destinateur—> (+) sujet (+) destinataire ‘Zeus’ ‘Mnémosyne’ ‘divin primaire’ ‘totalité’ ‘toutepuissance’ “omniscience’ ‘parole’ ‘masculin’ (Séquence 1) ‘divin secondaire’ ‘plénitude’ ‘impuissance’ ‘mémoire universelle’ ‘silence’ “féminin’ ‘pere’ ‘mere’ ‘Muse’ ‘non humain’ immortel’ ‘savoir relatif’ ‘mémoire générale’ ‘rappel’ ‘virginité’ ‘fille nourriciére’ ‘apres’ ‘don ‘Poste’ ‘faux’ ‘poésie’ ego lyrique “‘humain’ ‘mortel’ ‘manque de savoir’ ‘mémoire personnelle’ ‘oubli’ ‘éros’ ‘homme nourrisson’ (Séquence n) Test intéressant de constater que le récit d’Hésiode, en tant que mythe, se préte aussi a l’analyse actanctielle proprement dite. En utilisant le modéle que A.J. Greimas a exposé récemment encore avec toutes ses particularités méthodiques (v. supra notre note no. 14), on pourrait dire alors que les neuf nuits d’amour que Zeus accorde 8 Mnemosyne représentent le point de départ d’une relation contractuelle entre le destinateur et la destinataire. Cette relation s‘inscrit sur l’axe paradigmatique en ce sens qu’elle se substi- tue aux relations matrimoniales que Zeus a entretenues auparavant et apres avec d’autres divinités (avec Métis [la Sagesse], Thémis [la Loi] etc.). La 14 A.J. Greimas, Du Sens (Paris 1970) 185 sq., NB p 187; Voir aussi A.J. Greimas, ‘Les Actants, les acteurs et les figures’ dans Sémiotique narrative et textuelle, ouvrage présenté par C Chabrol (Paris 1973) 161 sq. 15 Greimas, Du Sens, op. cit. 187 Mémoire (r) poésie / 101 muse qui est l’anti-destinateur (destinateur négatif) joue le réle d’un adju- vant renforcant ainsi le sujet de I’énoncé lyrique auquel s’oppose l’ego psychique du poéte. Le sujet lyrique et son opposant se complétent dans la mesure oii la performance du poéte dépend de la compétence de celui qui dit ‘je’ dans le po&me. C’est une compétence qui est définie par Greimas ‘comme le vouloir et/ou pouvoir et/ou savoir-faire du sujet’ (ibid. ; et c'est Greimas qui souligne). La dimension temporelle et le caractére événementiel du mythe sont déterminés par la tension inhérente a I’attitude du sujet lyrique a Végard de l'objet de son ‘vouloir—pouvoir-savoir-faire.’ Cet objet est le poéme. Celui-ci ayant comme correlatif le don authentique que Zeus a fait & Mnemosyne (c’est-a-dire la créativité artistique) on peut le considérer aussi comme un anti-sujet. Par ailleurs, il nous semble également légitime de re- grouper les textes pré-cités sous le concept de I’intersection. En fait, il s’agit la d’une vision mythique de deux ensembles conceptuels. Pour mieux saisir la spécificité de cette relation d’intersection il faut voir d’abord que p, (le poete) est aussi un sous-ensemble de P (la poésie). Quoique la structuration de ce sous-ensemble pose maints problemes historiques, il est néanmoins hors de doute que le concept de p, n’est que difficilement concevable sans lien associatif avec l’ensemble des semes constitutifs de P. Cela se manifeste, par exemple, par le discours poétologique sur le réle du poéte. Ce discours s'insere traditionnellement dans la troisitme partie de Art poétique. De méme peut-on affirmer que le systéme de la poétique s’adapte aux pratiques innovatrices de I'écriture. Considérons seulement quatre énoncés choisis au hasard et nous verrons jusqu’a quel point les contours, la conception ‘schématisée’ (Ingarden) du ‘Poete’ changent au fur et & mesure que la notion de ‘Poésie’ est notablement affectée de glissements de sens qui oprent sur le plan des rapports entre le sujet d’énonciation et I’énonciation méme: (i) Musset, ‘Ecouter dans son coeur I’écho de son génie’ ;1¢ (ii) Mallarmé, ‘L’ceuvre pure implique la dispari- tion élocutoire du poéte, qui cede l'initiative aux mots’ ;}7 (iii) Eluard, ‘Le poste alliera sa sensibilité, son jugement, son imagination & ce monde réel qu'il doit surmonter et transformer’ ;'8 (iv) Char, ‘Le poete, susceptible d’exagération, évalue correctement dans le supplice.’19 En citant ces fragments nous ne prétendons pas retracer une ligne de force de V’histoire littéraire, disons du Romantisme au post-Surréalisme. Nous voulons seulement démontrer que ce choix arbitraire de variables de P(r) p; est caractérisé par une invariante qui est commune & toutes les variables a savoir que P ‘implique’ l’absence ou la présence de p;. La conceptualisation de 16 A. de Musset, Poésies completes (bibl. de la Pléiade) 388 (‘Impromptu’) 17 St Mallarmé, CEuvres completes (bibl. de la Pléiade) 366 18 P. Eluard, CEwores completes t. n (bibl. de la Pléiade) 936 19 R. Char, Poemes et proses (Paris? 1957) 53 102 / Hans-George Ruprecht cette relation présuppose une conscience aigué de la ‘fonction émotive’ du langage. II faut remarquer que l’appréhension de ce présupposé conduit a des vérifications intuitives qui appartiennent, depuis toujours, a la topique du discours poétologique. Il est donc nécessaire de considérer un bon nombre d’éléments constitutifs de l'ensemble p, comme étant compatibles avec la plupart des traits sémantiques de P. Mais revenons 4 la problématique des aspects mythiques de la relation M-P: tandis que la conscience poétique moderne s’identifie avec ‘une mé- moire qui s‘invente’ (Octavio Paz), la conscience poétique ancienne vise a s‘allier (par l’intermédiaire des Muses) & l'ensemble toujours existant et éternellement disponible du savoir total qui est contrélé par une instance divine. Etant donné le pouvoir mnémonique englobant de Mnemosune il est désormais possible de situer la Poésie au point d’intersection de deux plans, celui de la mémoire discontinue du Poste et celui de la ‘grande’ Mémoire totalisante et éternelle (marquée ‘continue’), qui est au point de vue logique un sous-ensemble de M. On peut donc formaliser dés a présent la relation de M ‘vers’ P comme étant mM p, (m, inter p, ou m, étant comme un complément de p, dans M).?# Ces considérations théoriques nous conduisent a demander si, par la mise en évidence de ce type de relation, on parviendra effectivement & mettre a jour le caractére régulier de la ‘formation discursive’ (Foucault) M (1) P. Oril est intéressant de renvoyer a ce propos a la réflexion de Baudelaire sur ‘les paradis artificiels’ qui aboutit, un moment donné, a la conclusion que le mangeur d’opium, tel qu’il se confesse dans I’ceuvre de Thomas de Quincey soit doué d’une ‘mémoire poétique.’ L’analogie est assez surprenante: agité par la consommation de I’excitant, qui produit sur l'imagination un effet semblable a celui produit par l’inspiration, ‘I’homme n’‘évoque plus les images, mais ... les images s’offrenta lui, spontanément, despotiquement. I] ne peut pas les congédier; car la volonté n‘a plus de force et ne gouverne plus les facultés. La mémoire poétique, jadis source infinie de jouissances, est devenue un arsenal inépuisable d’instruments de supplices.’? (Je souligne.) Le lieu du poeme ‘in statu nascendi’ est encore une fois la zone d’intersec- tion de deux spheres; d’une part, il y a ‘les inscriptions gravées sur la mémoire inconsciente’ (p 427) et de l'autre part, il existe ‘le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire’ (p 451). Seulement, V'ingérence spontanée et despotique de celle-ci en la sphere de celle-1a ne peut 20 O. Paz, Versant Est et autres pobmes 1957-1968 (Paris 1970), 85 (’Vrindaban’) 21 Cf. R. Ziglon, Vers les Structures (Paris 1971) et J.A. Green, Sets and Groups (London 1965) 22 Ch. Baudelaire, Euvres completes (bibl. de la Pléiade) 429 ; cette édition sera utilisée désormais en indiquant seulement la page a la suite de chaque citation. Mémoire (1) poésie / 103 plus avoir le méme effet que ‘jadis,’ c’est-a-dire qu’autrefois, du temps de ‘l’enfance des peuples’ (p. 1099), dans ce temps qui est définitivement révolu et ot le poate, vivant al’age mythique de I’humanité, avait encore acces a ‘des vérités’ (Hésiode, Théog., 28) dont Mnémosuné fut d’ailleurs la seule garante.23 Supprimez, dit Baudelaire en filigrane, la transcendance de la mémoire supra-individuelle et vous vous trouverez seul, tourmenté, angoissé sous ‘le ciel morne et I’horizon imperméable qui enveloppent le cerveau asservi par l’opium’ (p 422). Déterminer le réle respectif de ‘la mémoire humaine’ (p 1166) et de ‘cette mnémonique si despotique’ (p 1166) appelle, toujours aux yeux de Baude- laire, d’autres distinctions. I] les a introduites un peu plus tard, dans l'article sur ‘Le Peintre de la vie moderne.’ En examinant la peinture de Constantin Guys, Baudelaire observe précisément ces ‘deux choses: l’une, une conten- tion de mémoire résurrectionniste, évocatrice, une mémoire qui dit & chaque chose: ‘‘Lazare, léve-toi!’’; l'autre, un feu, une ivresse de crayon, de pin- ceau, ressemblant presque & une fureur’ (p 1168). Mais attention, que l’on ne se laisse pas prendre par le langage métaphorique. Le fait est que les ‘deux choses’ entre lesquelles distingue Baudelaire ne se prétent que difficilement a une explication rationnelle. Il n’empéche qu’il est toutefois admissible d’y voir sousjacent l’ancien dualisme, de provenance mythique, entre deux tendances qui convergent vers l’acte créateur ou ‘tout éclate, mais rien ne se fait voir, rien ne veut étre gardé par la mémoire’ (p 1168). Bien d’autres recherches seront encore nécessaires pour tirer au clair cette conception dualiste de la mémoire. En fait, force est de voir (surtout au stade préliminaire ot nous sommes en ce qui concerne la réflexion sur le réle de la mémoire chez les poétes), que la logique aristotélicienne ne convient que tres insuffisamment a la compréhension des phénoménes qui semblent échapper A toute tentative de vérification empirique et expérimentale.*4 C’est la la raison pour laquelle nous insistons beaucoup sur le caractére non réel, purement mental et réflexif (donc non ‘primaire’?s) de la propriété de cette relation M-P. Au risque de simplifier le probleme de I’intersection, il est sans doute utile de réfléchir sur le schéma qui est indiqué a la page suivante. On le voit maintenant, le phénoméne de la ‘mémoire poétique,’ qui est tres impliqué, comme Baudelaire I'a dit lui-méme, dans la production d’images est, en effet, une résultante de deux dispositions mnémoniques: l'une étant divine et de ce fait capable d’effectuer une prise décisive sur l'autre qui est tout simplement la faculté humaine de la souvenance. Par conséquent, c'est encore une fois une relation d’intersection qui détermine la ‘mémoire poétique’ (m;). Elle constitue en quelque sorte, une 23 Voir Vernant, ‘Aspects...’ art. cit. 24 Cf. W. Heisenberg, Schritte iiber Grenzen (Miinchen 1971) 16059 25 Foucault, L’archéologie..., op. cit. 62 104 / Hans-George Ruprecht ‘Ve palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable| mémoire,’ immense et ——> dans les exci- compliqué palimpseste de tations Intenses leit nex créés parlopium’ — Uronemnémoniquel | cette mnémonique indestructible’ se transforme en si despotique’ (TRANSCENDANCE) aujourd'hui] “un arsenal in- Epuisable d’instru- ments de supplices’ “jadis: source infinie de jouissances’ ‘MEMOIRE POETIQUE’ joire humain est divisée en r | | | | | | | | | | \ | | | | ‘Jes inscriptions gravées sur la mémoire incon- sciente’ ‘une mémoire résurrection- niste, évocatrice’ (IMMANENCE) zone d'enchevétrement 6 a \’intérieur de laquelle les éléments qui forment les deux sous-ensembles (m:, m:) deM s’enchassent de la maniére suivante: R: m3 (msN mis), (se lit: la ‘mémoire postique’ (m)) equivalent le ‘palimpseste divin’ (m,) inter la ‘mémoire humaine’ (m:) ou M, théorie générale de la mémoire, équivalent la réunion de tous ces sous- ensembles: M@ m: Um: U m;.) En ce qui concerne m: Baudelaire semble avoir pris conscience de ce que Descartes a déja appelé le ‘double pouvoir de la mémoire’ (voir sa lettre a Arnauld du 4 juin 1648).?7 Si l'on veut rattacher 4 un autre systeme de pensée la conception dualiste de la mémoire chez Baudelaire, i] faut signaler ces théories esthétiques qui relevent, en partie du moins, de sa vision dualiste 26 AJ. Greimas, Sémantique structurale (Paris 1966) 169 27 Citée par L. Millet, Perception, imagination, mémoire (Paris 1972) 107 Mémoire (r) poésie / 105 de l'homme et de l’univers: ‘La dualité de l'art, écrit-il dans ‘Le Peintre de la vie moderne,” est une conséquence fatale de la dualité de I’homme. Considé- rez, si cela vous plait, la partie éternellement subsistante comme |’ame de Yart, et l’élément variable comme son corps’ (p 1154). Il ne saurait étre question de défricher ici le domaine sur lequel s’étend l'entrecroisement de ces différentes lignes de pensée. D’autant plus qu’elles renvoient a des systemes de référence fort divers. Dans l’essai sur Tannhiiu- ser nous lisons par exemple que ‘tout cerveau bien conformé porte en lui deux infinis, le ciel et l’enfer ...’ (p 1224). Notons cependant que c'est la Fatalité qui entraine les homologies suivantes: constant vs variable — ‘la partie éternellement — ‘V’élément variable de l'art’ subsistante ... de I’art’ — ‘palimpseste divin ... de la — ‘la mémoire humaine ... mémoire,’ ‘incommensurable,’ inconsciente,’ ‘évocatrice,’ ‘indestructible’ ‘résurrectionniste’ — ‘Ame’ — ‘corps’ On aurait tort de s‘appuyer trop sur ces concepts esthétiques quand il s‘agit de lire I’ceuvre poétique de Baudelaire, car le fait est qu’il insiste beaucoup sur la nécessité de maitriser sa force mémorielle: ‘Celui-la seul est poete, écrit-il dans ‘Notes nouvelles sur Edgar Poe,” qui est le maitre de sa mémoire, le souverain des mots, le registre de ses propres sentiments.’ Il y a l& comme un renversement de la proposition antécédente sur la relation M-P. Car entre la mémoire, propriété inaliénable du poéte, et la parole il existe un rapport d’interdépendance fonctionnelle, étant donné que ‘mémoire’ et ‘mots’ sont, dans le contexte de cette note sur Poe, des éléments permutables amalgameés avec le séméme/maitre-souverain /, IIs‘ensuit quela pratique discursive du poéte (p,) est un élément constitutif de la mémoire (M). Du méme coup peut-on affirmer que le souvenir (m,) (le fait d’avoir mémoire de quelque chose) appartient essentiellement au domaine concep- tuel de la poésie (P). Il serait vain de vouloir déterminer, dans le cadre du présent travail, toute la portée poétologique de la corrélation que nous venons de définir. Notons, cependant, que la fin ‘relative’ de l’écriture (‘relative’ au, sens kantien et par opposition a une fin ‘en soi’) se révele par la symbolisation du motif du balcon dans ‘Le Balcon.’ Remarquons d’abord, avec Paul Ricoeur, que du point de vue freudien ‘est le symbole qui, par sa surdétermination, réalise l'identité concrete 28 CEwores completes de Ch. Baudelaire, éd. par J.J. Grépet t. vt (Paris 1922-53) xviii 106 / Hans-George Ruprecht entre la progression des figures de I’esprit et la régression vers les signifiants-clés de l’inconscient.’2® En admettant que le symbole a cette double fonction, a savoir ‘la fonction de déguisement et la fonction de dévoilement,’ il convient de reconnaitre que le motif du balcon remplit effectivement une fonction symbolique. Ce que ce symbole ‘dévoile et déguise’ c’est — et nous le détaillons ci- dessous par une analyse textuelle - la réversibilité d’une relation. Elle concerne, bien sir, le rapport d’inférence qui lie I’écriture 4 la mémoire créatrice. Autrement dit, I’écriture infére la mémoire créatrice et lamémoire créatrice est inférée par l’écriture.31 C’est ¢a la signification pratique (par opposition a la valeur explicative) du terme baudelairien de ‘mémoire poéti- que’ (p 429). En réalité, l'interdépendance MCP se révele par la production du texte, par certains effets ‘de la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire’ (p 1256), par ’art enfin que le ‘je’ fictif du poeme dénomme ‘l'art d’évoquer les minutes heureuses’ (p 35). En raison de cette fonction évocatoire de la poésie, le texte repose sur un systéme de répétitions et de parallélisme surprenant. Il communique l’idée que le phénoméne de la réminiscence advient grace @ l'effet incantatoire de Vénoncé lyrique. Cet effet se produit précisément a cause du caractére réitératif du discours. A part l’encadrement de toutes les strophes par la répétition de leur premiers vers (avec une légere modification pour ce qui est de la 6e strophe) le principe de la répétition que l’on pourrait qualifier d’enchanteresse, est réalisé par lentremise de figures de style telles que polyptote (cf, ‘maitresse des maitresses’ et la Bible, Tim. 1, 6:15), I’anaphore (cf. ‘O toi toi ...’), le protozeugme (cf. ‘Tu te rappelleras la beauté des caresses,/La douceur du foyer et la charme des soirs’), le mézozeugme (cf. ‘Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,/Renaitront-ils ...’),lechiasme (cf. ‘Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, .../Et tes pieds s‘endormaient dans mes mains fraternelles’), la maniére de commencer cing phrases simples (par opposition aux phrases dune syntaxe plus complexe) en se servant chaque fois du méme adverbe d’intensité (cf. ‘Que ton sein ... que ton coeur ... etc.). Pour compléter ces observations il faudrait tenir compte des correspondances sur le plan phonique. A titre d’exemple signalons la répétition de la consonne labiale constrictive [m] qui forme avec la voyelle [€:/£] trois fois de suite une syllabe accentuée dans ‘Mere des souvenirs, maitresse des maitresses.’ Ce n'est pas par hasard que ‘plaisir’ fait écho & la voyelle dominante du premier vers tout en rimant (Inreim) avec ‘souvenirs.’ Et on notera ace méme titre, l’assonance en [wa/wa:] dans le deuxiéme vers 29 P. Ricoeur, De l'Interprétation: essai sur Freud (Paris 1965) 479 30 Ibid. 502 31 Cf. J. Maritain, Eléments de philosophie 11 (Paris 1966) 188 sq. sur ‘L’ordre des concepts.” Mémoire (1) poésie / 107 ainsi que la répétition de la voyelle postérieure [u] dans ‘tous’ qui s’oppose comme dans ‘souvenirs’ a une voyelle antérieure (cf. l/opposition [u] vs {i: et [u]vs. [e]). Et que dire du fait que la premiere strophe, dont la textualité est essentiellement déterminée par la fonction appellative du discours (elle s‘appuie a la fois sur des termes ‘mere,’ ‘maitresse,’ sur le ‘tu,’ quiest au sens de Leo Spitzer un ‘invozierendes du’ ’3? et sur l’exclamation ‘O toi’), or que dire alors du fait que cette strophe s‘oppose au reste du poeme par I’absence du trait de la nasalité, un trait distinctif qui est mis en relief par les strophes qui révélent justement ‘l'art d’évoquer les minutes heureuses’? S’agirait-il, avec la nasalité, d’une ‘metaphore phonétique’33 dont la teneur serait l'imprécision, le cété vague et indéfinissable des ‘vapeurs roses’? Autant de réponses que de questions. Pourtant, tout porte a croire que les répétitions au niveau phonique renforcent les effets produits par le meme principe mais sur d’autres strates de I’ceuvre. Done, tout cela indique que I’art dont il est question dans ‘Le Balcon’ est au premier chef un art langagier, une ‘Sprach- kunst’ pour ainsi dire, capable de provoquer la reviviscence ‘des souvenirs.’ Mais dans la mesure ot le sujet parlant rattache son savoir (cf. ‘Je sais |’art -.’) 4 une expérience qui se déroule dans le présent (cf. ‘Et revis mon passé blotti dans tes genoux’), le poeme illustre la relation dialectique entre ‘progression’ et ‘régression.’ II n'y a donc pas seulement une ligne de force qui va du poéme vers la mémoire mais aussi le mouvement au sens inverse allant d’un stimulus extra-littéraire (inutile de rappeler que cette piéce des Fleurs du Mal ‘appartient au cycle de Jeanne’ (cf. éd. Pléiade, p 1516)) en passant par la mémoire reproductrice pour se stabiliser finalement au mo- ment o la production textuelle s’achéve. La question qui met fin a ce processus suggere qu’ il est également nécessaire de remonter de la mémoire vers le poeme: Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaitront-ils d'un gouffre interdit 4 nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Apres s’étre lavés au fond des mers profondes? —Oserments! 6 parfums! 6 baisers infinis! (p35) Si nous prenons ‘les soleils rajeunis’ au sens métaphorique pour les souvenirs évoqués au début et si nous interprétons l’opposition ‘gouffre’ vs ‘ciel’ comme étant analogue & celle entre subconscience et conscience, il devrait tre admis, que la comparaison autour de laquelle s’organise la derniére 32 L. Spitzer, ‘Uber zeitliche Perspektive in der neueren franzésischen Lyrik (Andredelyrik und evokatives Prisens),’ in L. Spitzer, Stilstudien 11 (Miinchen 1961) 50-83, NB p 53 33 Cf. I. Fonagy, Die Metaphern in der Phonetik (La Haye 1963). 108 / Hans-George Ruprecht strophe, explique, en effet, l’allure bi-directionnelle du processus, qui est Vobjet de notre analyse. Ceci est juste, d’autant plus que le sens spécifique de V'adjectif démonstratif ‘ces’ dans ‘Ces serments, ces parfums, ces baisers...’ atteste indéniablement la spécificité des expériences sensorielles. (Pour ce qui est de /ces/ on se rappelle que ce ssmeme comprend précisément des semes spécifiques tels que ‘désignatif,’ ‘séparant,’ ‘particularisant,’ ‘présentatif,’ ‘actualisant,’ etc.) Or ces expériences, @ savoir la maniére personnelle de préter l’oreille a des serments, de sentir les parfums et d’éprouver la sensa- tion buccale des baisers, ces sensations-la sont désormais récupérées, ré- actualisées en quelque sorte, par ‘l’effet magique de la poésie’ — pour repren- dre une formule baudelairienne. Autrement dit, le poete ‘a dépensé des efforts considérables pour soumettre a sa volonté le démon fugitif des minutes heureuses, pour rappeler & son gré ces sensations exquises, ces appétitions spirituelles, ces états de santé poétique, si rares et si précieux.’34 En écrivant cela au sujet d’Edgar A. Poe, Baudelaire nous a fourni aussi une clef pour ‘Le Balcon.’ Face au manque de cohérence chez Baudelaire dans la ‘formation discursive’ M-P, on doit se poser la question si la vision mythique du réle de la mémoire devient, en quelque sorte, inconcevable au niveau du discours lyrique moderne. II nous semble difficile d’y répondre catégorique- ment. Toutefois, il est tentant de confronter rapidement et en guise de conclusion Baudelaire et W.B. Yeats. Ce dernier raconte, en effet, qu’il a eu ‘the sudden conviction that our little memories are but a part of some great Memory that renews the world and men’s thoughts age after age.’35 Mais est-ce que cette idée de la ‘grande mémoire’ rappelle réellement la Mémoire de Mnemosuné? Peut-on vraiment dire qu’elle exerce toujours la méme influence sur l’imagination du poéte? Dans l’optique de la voix ‘narra- tive’ qui se manifeste dans ‘The Tower,’ la dimension et la fonction de la grande mémoire se rapprochent en un sens de ce que C.G, Jung entend par Vinconscient collectif. (Rappelons qu’aux yeux de Jung, l'inconscient collec- tif se révéle seulement dans sa possibilité latente d’emmagasiner des arché- types et sous forme d’images mnémoniques [‘in der bestimmten Form der mnemischen Bilder’].)3° Cela nous frappe, par exemple, dans: And certain men-at-arms there were Whose images, in the Great Memory stored, 34 Voir ci-dessusn 28 et O. Kuéera, ‘The Mechanisms of Regression in the Poetry of Baudelaire and His Followers,’ International Journal of Psycho-Analysis 31 (1950) 98-102 35 W.B. Yeats, ‘The Philosophy of Shelley's Poetry,’ in Essays and Introductions (London 1961) 79 36 C.G. Jung, ‘Uber die Beziehungen der analytischen Psychologie zum dichterischen Kunst- werk,’ cité par B. Urban, Psychologie und Literaturwissenschaft (Tiibingen 1973) 18-38 Mémoire (1) poésie / 109 Come with loud cry and panting breast To break upon a sleeper’s rest While their great wooden dice beat on the board.37 Afin de dissiper dés maintenant toute possibilité de confusion qui pourrait se glisser entre l’idée mythique de la Mémoire et la conception du ‘Great Memory’ chére & Yeats, il convient d’insister sur deux points: Ce qu’il faut retenir en premier lieu c'est que ‘le délire poétique’ (Baudelaire, p 370) qui est déclenché par le mécanisme de I’inspiration ainsi que par ‘cette mnémoni- que si despotique’ (id., p 1166) a toujours été associé a la faculté cognitive du poéte; comme le note J.-P. Vernant: ‘Le savoir ou la sagesse, la sophia, que Mnémosunk dispense a ses élus est une “omniscience” de type divinatoire.38 Deuxigmement, les images mnémoniques qui envahissent si brusquement le sommeil (‘to break upon a sleeper’s rest’) ne sont plus complétement récupé- rables 4 cause d’un transfert de contenu (changement de valeurs, eg, aspects affectifs (+) vs (—), etc.) qui se produit au moment du rappel, c’est-a-dire, plus exactement, au cours de la reproduction de l'image (Whose images, in the Great Memory stored,/Come with loud cry and panting breast’). En d’autres termes , ces images ne sont pas tout & fait compréhensibles, du moins au niveau de la conscience individuelle, et cela en dépit du fait qu’elles appartiennent, étant donné leur caractére archétypal (v. I’archétype de ‘homme armé’), ‘humanité entire. Du reste, les images mnémoniques de Yeats ne véhiculent plus l’idée d’ une certitude, cette certitude qui dérive, aux yeux des Grecs, de la Vérité totale (v. ci-dessus). Au contraire, dés qu’elles sont reconnues comme telles, elles provoquent une réaction de doute chez celui qui les a apercues en toute leur ambiguité (‘certain men-at-arms’). Cela n’est pas seulement prouvé par la strophe suivante du poeme que nous ne pouvons pas citer ici et qui commence par une mise en doute des énoncés précédents (‘As I would question all, come all who can’), mais cette ambiguité fonciere de l'image archétypale de ‘men-at-arms’ est connotée aussi par l'image du ‘grand cornet a dés qui frappe la table du jeu’ (‘While their great wooden dice beat on the board’). Car nul ne niera la possibilité d’un rapport associatif entre l’aspect hasardeux et inexplicable du ‘coup de dés’ et I'apparition inattendue de l'image mnémo- nique issue de la ‘Great Memory.’ Cela est d’autant plus vrai qu’il y a un ‘axe sémantique’ (Greimas) qui tourne autour de seme de la /grandeur/ (‘great’) auquel correspondent, évidemment, les représentations de type auditif (‘loud cry,’ ‘panting breast’). Toutefois, l’analyse précédente du réle de ‘Great Memory’ chez Yeats ne 37 The Variorum Edition of the Poems of W.B. Yeats, éd. P, Allt et R.K. Alspach (New York* 1968) 412. 38 J.-P. Vernant, ‘Aspects... art. cit., p 3 110 / Hans-George Ruprecht tient pas compte d’un aspect pourtant essentiel: quand le poete anglais précise que sa ‘petite mémoire’ fait partie d’une Mémoire qui ‘renews the World and men’s thoughts age after age,’ il l’incorpore effectivement a l'ensemble de sa conception cyclique des ages de ’humanité. Cela se comprend aisément lorsqu’on situe cette définition de la Grande Mémoire par rapport a la ‘philosophie’ que Yeats expose dans A Vision (1925). C’est donc seulement en un sens restrictif qu’il est utile de rapprocher la notion jungienne de l'inconscient collectif et l’idée mythique de ‘Great Memory.” On pourrait distinguer maintenant, du moins conceptuellement, trois visions mythiques de la mémoire: — Mnémosune, la mémoire universelle et totalisante qui fut déifiée par les Grecs et qui se révéle aux poetes par l'intermédiaire des Muses (Hésiode) ; — Mnémonique dominatrice, quoique incapable de se transcender, contré- lant toutes les facultés du poete a condition qu'il soit sous I’influence des excitants (Baudelaire/De Quincey) ; — ‘Great Memory,’ ayant le pouvoir de renouveler périodiquement la pensée créatrice qui est branchée en quelque sorte sur cette source d’énergie spirituelle (Yeats). Il n’est guére besoin d’insister sur le fait qu’il y a encore d’autres interpréta- tions récentes du méme mythe, par exemple celle qui est impliquée dans le titre du recueil Sainte-Mémoire (1972) de Pierre Trottier. Par contre, ce qu’on devra éclairer davantage ce sont les procédés d’organisation discursive du ‘schéma mythique’ (Lévi-Strauss) d’une Mémoire transcendante, car il semble étre a l’origine d’une grande profusion de variables thématiques. Carleton University

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