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philosophie et littérature
La Philosophie en commun
Col/ection dirigée par Stéphane Douailler,
Jacques Poulain, Patrice Vermeren
Dernières parutions
Gilles Deleuze:
philosophie et littérature
1./ an
BM0639373
© L'Harmattan, 2013
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
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Remerciements
« Les faiblesses d'un livre sont souvent la contrepartie d'intentions vides qu'on
n'a pas su réaliser », disait Gilles Deleuze dans l'avant-propos de sa thèse d'État. Ces
mots,je les tàis miens. Et je dois souligner que les intentions vides que je n'ai pas su
réaliser dans ce livre -lequel est le résultat de la thèse de doctorat soutenue le Il jan-
vier 2007, à l'université de Paris VIII - sont de ma seule et unique responsabilité.
Elles demeurent au-delà de tout le soutien que j'ai reçu tout au long de son écriture.
Ce livre est le résultat de plusieurs collaborations de différentes natures. Je veux donc
les remercier, bien que pour des raisons qui, quelquefois, surpassent l'univers académique.
Je commence par celui qui fut mon directeur de thèse, monsieur le professeur
Jacques Rancière, dont l'œuvre monumentale m'a inspirée dès le début. Ses textes
sur la littérature, le cinéma, l'image, ainsi que son originalité radicale dans la façon de
penser soit l'art, soit l'esthétique, toujours sur l'horizon d'une joie de réinvention du
politique, ont marqué chacun de mes regards sur Deleuze. Son exigence m'a obligé à
mettre Deleuze lui-même en cause, mais surtout à me surpasser moi-même. Toute ma
reconnaissance lui est donc acquise, pour avoir toujours accompagné mon travail avec
une grande amitié et une énorme patience, et m'avoir, en plus, fait l'honneur d'écrire
la préface.
Ensuite, je voudrais remercier mon père, Nuno Nabais, sur le dos duquel je suis
montée pour voir plus loin. Ses livres sur Nietzsche et sur Husserl ont contaminé
mon approche du programme de l'empirisme transcendantal. Je le remercie infiniment
pour les critiques qu'il a émises, ainsi que pour nos discussions, qui m'ont ouvert de
nouvelles perspectives dans mon propre chemin à l'intérieur de la pensée deleuzienne.
Je remercie de tout mon cœur ma mère, Olga Pombo, qui m'a toujours encouragée
et aidée, jusqu'à la dernière minute de cette publication, mais surtout en m'appuyant
chaleureusement dans les moments de crise. Malgré la différence de nos chemins phi-
losophiques, ses livres sur Leibniz et ses écrits sur Spinoza sont présents d'une façon
immanente à ma lecture de l'ontologie deleuzienne entre le possible et l'impossible.
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Le moment de la soutenance a été un événement inoubliable. Pendant tout un après-
midi, j'ai été bouleversée par la lecture attentive, l'exigence et la rigueur de Jacques
Rancière, de René Schérer, de David Lapoujade et de Raymond Bellour. Ce livre
essaie aussi d'intégrer leurs commentaires et leurs suggestions. Mais ce à quoi je reste
sensible encore aujourd'hui, c'est à leur amitié et à leur encouragement.
L'année à Amiens pour Inon DEA a été décisive pour établir une chronologie de
l'apparition/disparition des concepts d'événement et d'agencement dans l'œuvre de
Deleuze. À Laurent Bove, qui a dirigé mon DEA, je dois aussi ma première approche
d'une politique de la puissance.
Bien que moins continus que je l'aurais aimé, je ne peux pas oublier les rapp0l1s si
importants pour moi avec Ronald Bogue, Roberto Machado, Peter Pal Pelbart et Fran-
çois Zourabichvili (dont la disparition fut une pel1e profonde pour la philosophie).
Je les remercie de leur soutien à mon travail.
Je veux souligner, en outre, l'aide si affectueuse de Catherine et Bertrand Le Mon-
nier dans la correction du français de ma thèse de doctorat. À Sophie Verdet,je dois la
minutieuse attention à la fois professionnelle et amicale dans la révision finale de ce
livre qui a résisté pendant six ans à sa propre publication.
Un mot à ma sœur Patricia. Elle est peut-être celle qui comprend le mieux l'an-
goisse, la peur et l'impuissance d'agir qui ont été la cause de cette publication tardive.
Je lui donne aquele abraço très, très fort. Je veux aussi remercier mon grand-père
Antonio d'avoir lu toute ma thèse! À mes amis, mes collègues: merci pour m'avoir
écoutée, pour m'avoir entendue rire, parfois aussi pleurer. Je sais que ce n'est pas
facile de « domestiquer» quelqu'un qui habite plutôt le monde des incompossibles ...
Je veux remercier Graça Gois, qui m'a aidée à incorporer l'élément irrationnel dans
ma vie. L'effet est si actif que je me permets de lui manifester ici l'espoir qu'un de ces
jours, elle m'invite à nouveau à la plage!
Je ne voudrais pas oublier toutes les rencontres joyeuses qui font partie de mon par-
cours personnel. Événements dus au hasard, coïncidences/synchronies/agencements
monumentaux, conversations décisives avec des inconnus, petits détails inoubliables,
voyages inattendus, bref, une expérimentation de perspectives et de rencontres qui
m'a fait comprendre le sens le plus deleuzien de la vie et du vitalisme qui est condensé
dans la question « qu'est-ce que la philosophie? ». À tous, personnes, livres, affects,
percepts, musiques, peintures, visages, paysages, images, poèmes, instants qui font
partie de ma vie: merci! car ils font que ce livre est définitivement l'enfant d'une
non-ph ilosoph ie.
Au Portugal, entre 1998 et 2002, j'ai bénéficié d'une bourse de la Fondation pour la
science et pour la technologie qui m'a permis de réaliser la thèse de doctorat. Depuis
2007, la même Fondation m'a attribué une bourse de post-doc, dans le cadre de laquelle
j'ai pu rendre cette thèse dans le livre qui se présente maintenant. Je remercie vivement
la Fondation pour la science et pour la technologie du Portugal de sa générosité.
Toute ma reconnaissance va, enfin, au Centre de philosophie des sciences de l'uni-
versité de Lisbonne qui m'a accueillie pendant les dernières années, me permettant de
réaliser mon travail.
Je dédie ce livre à ma fille Alice,
mon véritable pays des merveilles, qui
est née au début de ce travail et dont le
« grandissement» a toujours été hanté
par lui. Tout mon amour pour elle
m'a fait rencontrer des lignes de fuite
intenses où le désir, l'humour et lajoie
circulent à vitesse absolue.
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Préface
qui dédoublent le sujet, les nouvelles qui lui créent des devenirs-animaux,
les romans qui l'annulent en un agencement collectif d'énonciation. Carmelo
Bene, Melville ou Beckett définiront de la même manière des expérimenta-
tions singulières de la pensée, soustrayant ses énoncés aux appareils de pou-
voir, faisant l'expérience de l'impossible ou découvrant un possible nouveau
au terme d'un exercice d'épuisement des possibles.
Suivre ces formalisations d'expériences, c'est aussi étudier les déplacements
de la pensée deleuzienne de l'expérience. Le temps est fini où le deleuzisme
imposait l'image d'une pensée unitaire. Les chercheurs sont maintenant sen-
sibles aux ruptures comme aux continuités paradoxales: comment la « pensée
sans image» de Différence et répétition trouve son accomplissement inat-
tendu dans deux livres sur L'Image-Mouvement et L'Image-Temps; comment
des concepts un temps centraux (le simulacre, le phantasme ou l'agencement)
s'effacent de la conceptualité deleuzienne ; comment tel autre (le virtuel)
s'efface au temps de Kajka- Pour une littérature mineure pour revenir en force
dans L'Image-Temps. Catarina Pombo Nabais a choisi d'inscrire les variations
de ces concepts au sein de trois grandes figures prises par la recherche deleu-
zienne d'une philosophie de l'expérience réelle: l'esthétique transcendantale,
la philosophie de la nature et la philosophie de l'esprit. Fidèle à son principe
de limitation, elle en a suivi les métamorphoses au sein des seules œuvres
que Gilles Deleuze a consacrées aux formes de l'expérimentation littéraire.
Elle est pat1ie pour cela, bien sür, des indications que nous offrent les trans-
formations de Proust et les signes. La première version, malgré son langage
platonicien, est clairement déterminée par la problématique transcendantale
des facultés, au prix de subvertir tout l'édifice kantien en faisant de l'expé-
rience de désaccord des facultés propre au sublime « le point d'engendrement
de tout le champ transcendantal ». Mais la dissociation sublime des facultés
n'introduit chez Deleuze à aucune théologie négative, à aucune pensée de
l'irreprésentable. Elle fait bien plutôt basculer l'expérimentation littéraire vers
l'expérience positive d'une nouvelle « nature », celle des multiplicités pures,
des boîtes closes et des transversales aberrantes où l'interprète des signes
proustiens est devenu un corps sans organes propageant les vibrations de la
toile d'araignée, une pure machine propre à capter le monde extérieur pour
découvrir en lui cette existence comme multitude qui fait de lui « un élément
de l'immanence de la Nature ». À suivre ces métamorphoses, on voit l'empi-
risme transcendantal se transformer en cette « philosophie de la nature» dont
les devenirs-animaux et les agencements collectifs d'énonciation du Kajka
explicitent les principes.
Le lecteur suivra le chemin qui mène cette philosophie de la nature à sa
limite dans les procédures d'amputation de Carmelo Bene avant de construire,
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Préface
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Préface
prix de laisser sans réponse la question que posent tous les voyages deleuziens
sur les territoires de la littérature ou du cinérna, de la peinture ou de l'histoire
de la philosophie: Deleuze nous parle-t-il « vraiment» du cinéma ou de la
littérature, de Kant ou de Bacon? Ou bien toutes ces incursions sont-elles
« des simples laboratoires de la métaphysique de Deleuze» ? Laisser la ques-
tion ouverte, ce n'est pas avouer son impuissance à y répondre, ce n'est pas
non plus la déclarer futile, c'est plutôt nous montrer pourquoi et comment il
est possible d'y donner non seulement deux réponses mais une multitude de
réponses qui, en la déplaçant sans cesse, ouvrent de nouveaux espaces pour
la pensée.
Jacques Rancière
INTRODUCTION
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1. Comme le dit René Schérer. « d'une certaine façon. toute l'œuvre de Deleuze peut être consi-
dérée comme une théorie de la littérature. de l'écriture». (SCHÉRER, R.. 1998a, p. 19.)
2. PATTON. P.. 1996, p. 41.
3. RANCI ÈRE. L 1998b. p. 525.
4. QPh. p. 155.
5. RANCIÈRE, L 1998b. p. 534.
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mais qui se développe à propos des œuvres et qui les prend seulement comme
témoins de questions qui les excèdent. Pourtant, comme ils l'ont montré, ce
projet même ne peut pas s'empêcher de retomber dans une esthétique comme
pensée des affects et des percepts, de même qu'il ne peut que reprendre une
ontologie de l'art, bien qu'elle soit une ontologie de la condition non orga-
nique de la vie des œuvres. La non-esthétique de Deleuze ne serait qu'une
permanente dérive entre une aisthésiologie de la sensation pure et une méta-
physique du virtuel immatériel.
Cependant, une autre question s'impose: cette retombée dans l'esthétique
en sa fonne la plus canonique ne serait-elle pas alors le trait le plus singulier
de la pensée deleuzienne sur l'ati ?
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la surface des agencements qu'une minorité réalise comme ligne de fuite des
dispositifs de codification et de territorialisation des désirs.
Les descriptions des procédés de déterritorialisation de la langue chez
Kafka ou de l'expérience proustienne d'être étranger dans sa propre langue
inaugurent ce que Deleuze définit comme une pragmatique des agencements
collectifs d'énonciation, laquelle prend chaque énoncé comme mot d'ordre,
comme formule 25. Ce qui intéresse Deleuze, c'est le rapport de tout énoncé
avec ses conditions sociales, avec des actes de paroles comme marqueurs de
pouvoir. L'opposition classique entre l'acte pur de l'écriture et la passion, ou
le contraste entre la gravité de l'expression et l'indifférence du thème - au
centre des analyses de la « frivolité» de Flaubert ou de la schizophrénie
d'Artaud sont renvoyés donc au caractère nécessairement social de l'énon-
ciation, c'est-à-dire à des agencements de la langue qui sont toujours collectifs.
Fictionnalité, fabulation, expression, tout dans l'œuvre littéraire est déplacé
vers le domaine d'une vie pré-individuelle, vers le domaine d'une pragmatique
des agencements d'énonciation en tant que forme machinique et collective de
la vie. Il faut bien souligner le fait que cette pragmatique de l'agencement est
toujours une singulière philosophie de la Nature. En effet, tous les agence-
ments d'énonciation sont doubles: s'il y a toujours quelque chose qu'on dit
dans un agencement, il y a aussi toujours quelque chose qu'on fait. Expression
et contenu, les agencements sont donc à la fois agencements d'énonciation et
agencements machiniques. Selon Deleuze, penser les énoncés littéraires, c'est
comprendre les modalités d'articulation de ces deux faces de l'agencement et
de leurs formes d'inscription dans les strates. L'agencement est l'effet d'un
territoire, lequel est, à son tour, un processus de décodage des milieux strati-
fiés. Ainsi, la pragmatique deleuzienne renvoie chaque fois à une théorie des
strates et de la stratification du monde et des codes, des milieux, des rythmes à
partir desquels l'agencement émerge. C'est donc une philosophie de la Nature,
une philosophie de la Nature pluraliste que cet hyperréalisme du sujet collectif
d'énonciation convoque. Des concepts qui appm1iennent à la géologie, à la
biologie, à la physico-chimie - comme ceux de coagulation, de sédimentation,
ou d'ensembles moléculaires - se mêlent avec des catégories sémiologiques
25. Comme dit Jacques Rancière, à propos du texte Bartleby ou la formule : « Loin de toute tra-
dition du texte sacré. il décrit volontiers l'œuvre comme le développement d'une formule: une
opération matérielle qu'accomplit la matérialité d'un texte. Ce terme situe la pensée de l'œuvre
dans une double opposition. D'un côté. la formule s'oppose à l'histoire. à l'intrigue aristo-
télicienne. De l'autre. elle s'oppose au symbole, à l'idée d'un sens caché derrière le récit. »
(RANCIÈRE. J.. 1998a. p. 179.) Rancière montre. dans cet article. dans quelle mesure cette méta-
physique de la formule comme dispositif littéraire alternatif conduit Deleuze à l'utopie d'une
littérature qui ouvre le passage à une politique. à ce que serait une justice de l'humanité frater-
nelle. Et. selon Rancière, c'est justement cette idée d'une littérature qui devient une politique
qui montre les impasses de la pensée de Deleuze. Nous reviendrons sur ce texte fondamental.
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pour décrire des phénomènes tels que la stratification d'un énoncé, la déterri-
torial isation d'une narrative ou d'un personnage.
Il n'y a de strates et de territoires qu'à l'intérieur d'un plan d'immanence ou
plan de consistance. Ce plan, de même que l'agencement, a deux faces, il est
Pensée et Nature. Il faut d'abord tracer ce plan, il faut construire les concepts
qui vont l'occuper, le peupler, pour faire apparaître la Physis qui le compose.
Or, ces concepts, surfaces ou volumes, difformes et fragmentaires, dont le plan
est l'absolu illimité, ne sont pas le corrélat d'un objet de contemplation ou le
produit d'un sujet de réflexion. Le concept, en tant que transformation incor-
porelle qui s'attribue aux corps ou aux contenus, c'est ce qui est exprimé par
un énoncé. Et ce qui est exprimé n'est pas le résultat d'une activité. Il n'est pas
fait par l'esprit, mais il se fait dans l'esprit, dans l'esprit qui contemple, pré-
cédant ainsi toute mémoire et toute réflexion. On comprend alors que Deleuze
se soit approché de plus en plus d'une philosophie de l'esprit. La philosophie
naturelle de l'expression devient une physique de la pensée-cerveau.
Le point de déplacement sera son travail sur le cinéma. Au moment où
Deleuze découvre dans les images du cinéma une pensée-cerveau qui existe
à l'écran, il déplacera de plus en plus le centre de l'immanence du plan de
l'actuel vers celui du virtuel. Et le vil1uel deviendra, à partir des livres sur le
cinéma, le cristal de temps, ainsi que l'événement d'une contemplation sans
connaissance, une âme. Cette âme, cette forme en soi qui ne renvoie à aucun
point de vue extérieur, qui « n'a qu'un seul côté quel que soit le nombre de ses
dimensions, qui reste co-présente à toutes ses déterminations sans proximité
ou éloignement, les parcourt à vitesse infinie, sans vitesse-limite 26 », elle est
le cerveau au moment où le cerveau est dans l'état de sensation vibratoire
contractée, devenue qualité, variété.
Ce que nous adoptons comme régime architectonique pour approcher la
pensée de Deleuze, c'est la découverte d'un permanent déplacement du regard
de Deleuze sur l'art littéraire. Ce déplacement se fait par trois couches: l'empi-
risme transcendantal, la philosophie de la nature et la philosophie de l'esprit.
Ce qui fait pourtant de ce déplacement un vrai dispositif de bouleversement
de notre expérience théorique, c'est le fait que, pour donner à voir chaque
couche, pour décrire exactement son régime de pensée et sa condition d'exis-
tence, Deleuze propose toujours la littérature comme la bonne image. Par
exemple, pour accéder à l'ontologie du virtuel (programme de l'empirisme
transcendantal qui a précédé le programme d'une philosophie de la nature),
l'analyse du fantasme-événement Œdipe, en tant que noyau fictionnel de tout
roman, est, selon Différence et répétition et Logique du sens, le bon chemin.
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Chaque mythe individuel d'un névrotique transpolie comme virtuel tous les
romans du monde, qu'il ne fait qu'actualiser. C'est la façon dont À la recherche
du temps perdu met en acte la formule proustienne « un peu de temps à l'état
pur» qui laisse vraiment voir les trois synthèses du temps - celles du présent
vivant, du passé pur et de la forme pure du temps. Dans Différence et répéti-
tion, les trois répétitions qui fondent les synthèses du temps répétition-lien,
répétition-tache, répétition-gomme - ont leur mode d'existence le plus origi-
naire dans l'œuvre littéraire. Et Mille plateaux reprend cette tripartition des
synthèses du temps, les renvoyant aux trois grands genres littéraires, le roman,
la nouvelle et le conte. L'art littéraire se révèle bien comme lieu de genèse des
formes du temps, des formes de la répétition 27.
Dans la couche de la philosophie de l'esprit, on trouve un pareil dévelop-
pement en miroir. Dans une interview à propos de ses livres sur le cinéma,
Deleuze dit: « Le cinéma ne met pas seulement le mouvement dans l'image,
il le met aussi dans l'esprit. La vie spirituelle, c'est le mouvement de
l'esprit 28. » Avec le cinéma, Deleuze découvre des images qui font voir
l'activité de la pensée. Le cinéma, c'est une vie de la pensée, une vie spirituelle.
Et c'est avec L'Épuisé, ce texte presque clandestin sur le théâtre de Beckett,
que l'activité de l'esprit est présentée comme création d'images. Le mouve-
ment de l'esprit culmine dans la création sur scène d'images pures en auto-
dissipation. Comme nous essaierons de le montrer, c'est dans l'analyse des
pièces pour la télévision que Deleuze a pu montrer que le sujet central de
Beckett est de faire voir, par des images, des esprits qui ne se préparent qu'à
créer des images. Avec L'Épuisé, on touche à des images de la pensée, on
touche à la vie de l'esprit, lequel n'existe qu'en tant qu'il fait des images en
disparition. C'est alors avec Bèckett que Deleuze formule sa dernière vision
de la v ie, ce Ile de l'esprit.
Bref, chaque couche du travail théorique de Deleuze - soit la couche de
l'empirisme transcendantal, soit celle de la philosophie des agencements et
des strates, soit la couche de l'esprit est déjà une entrée dans le monde de
l'expérience littéraire. Chacune de ces couches transforme notre regard sur la
littérature. Et toutes font apparaître un énoncé, un événement fictionnel, un
personnage comme la matérialisation d'une expérience du temps, soit sous
l'image d'un bloc de nature, soit comme une manifestation d'un esprit.
Faire de Deleuze un moyen d'accès à une œuvre d'art, c'est se mettre à
l'école de l'éthologie, de la géodésie, de la topologie, de la neurologie, de
quelque chose qui est à la fois une biologie de l'inorganique, une cristallo-
graphie du virtuel et une anatomie des facultés pures. En un mot, c'est penser
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dans la faculté de création des images et des concepts. On peut donc dire que
Deleuze rencontre dans l'esprit le mode d'existence de la vie inorganique qui
s'exprime dans des micro-cerveaux. Sa dernière image de la vie de la pensée
est donc un neurologisme transcendantal ou un empirisme spirituel.
aptes à parler le langage de la vie. plutôt que du droit. [... J N'est-ce pas une certaine idée de la
Vie. un certain vitalisme où culmine la pensée de Foucault? » (F.. p. 97-98.)
32. « La littérature est, pour Deleuze. rétërence et source [... J. II a l'art d'accéder à la vie parce
qu'il a le secret des devenirs. dans la ligne où il s'engage, qui est dite ligne de fuite: non pas
parce qu'elle lui ferait irréaliser le monde par une évasion dans l'imaginaire. mais parce qu'il
sait s'engager. en dehors de la voie des identités pesantes. dans celles des rnétamorphoses. »
(SCHÉRER, R.. 1998a.. p. 19.)
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Les trois domaines de la pensée de Deleuze sur l'art n'ont donc pas eu
toujours le même poids. Le programme d'une nouvelle théorie des facultés
joue un rôle fondamental dans les livres sur Proust (1964) et Sacher-Masoch
(1967). À partir de Logique du sens (1969), surtout avec l'introduction du
concept de « corps sans organes» que Deleuze y présente pour la première
fois à partir d'Artaud, c'est une théorie de la Nature inorganique qui occupera
le centre de son travail sur l'art. Le corps sans organes est à la fois un champ
transcendantal, une forme pure non subjective de l'expérience, et une réalité
fondatrice de l'idée même de vie dans sa non-fonctionnalité, dans sa machina-
lité. Après la découverte de l'autonomie de l'image cinématographique en tant
qu'un cerveau matérialisé sur l'écran, le vitalisme acquiert la condition d'une
philosophie de l'esprit. L'interprétation empiriste de la théorie kantienne des
facultés est transformée dans une ontologie de la Pensée-cerveau. Le cerveau,
en même temps virtuel comme les concepts qu'il crée et actuel comme les
chaos qu'il recoupe avec ses concepts, est un esprit singulier. Il est la dimen-
sion la plus subtile d'une nature qui contemple, d'un sentir interne, comme
âme ou force, comme micro-cerveau ou vie inorganique des choses. Dans ce
sens, la philosophie de l'esprit du dernier Deleuze n'est qu'une version ultime
non seulement de son empirisme transcendantal, mais aussi de sa philosophie
de la nature.
Pour comprendre le rôle du programme d'une nouvelle théorie des facultés
dans les livres sur Proust et sur Sacher-Masoch, notre tâche n'était pas diffi-
cile. Il a suffi d'inscrire la pensée sur la littérature dans les textes d'histoire de
la philosophie de cette même période. Les livres sur Hume, Nietzsche, Kant et
Bergson nous donnaient l'accès aux enjeux kantiens de la théorie des signes
et de l'essence que Deleuze voulait découvrir dans À la recherche du temps
perdu ainsi qu'à la théorie de l'imagination fabulatrice dans son rapport au
phantasme pervers dans son analyse du masochisme.
L'entrée dans la philosophie de l'esprit n'a pas été non plus très compli-
quée. Elle a une date bien précise dans l'œuvre de Deleuze et, après son appa-
rition, elle deviendra de plus en plus son centre théorique. En effet, elle com-
mence dans les livres sur le cinéma en 1983-1985, où l'image pure donne à
voir une pensée-cerveau. Dans Le Pli, la philosophie de l'esprit rencontre la
figure de l'âme et de la doublure sur soi-même du monde exprimé comme
totalité virtuelle dans chaque monade. Là, c'est tout le leibnizianisme qui est
mis au service de la vision du baroque comme une architecture des plis de
l'âme, une vraie physique de l'esprit. La pensée-cerveau occupe le centre de
Qu'est-ce que la philosophie ? On y trouve l'idée selon laquelle le concept
se construit sur un plan d'immanence en tant que celui-ci recoupe une varia-
bilité chaotique (virtuelle) et lui donne consistance, c'est-à-dire la fait passer
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Introduction: pour une cartographie de l'art
Le cas le plus frappant, c'est celui qui existe entre le rôle joué par le concept
de « phantasme» dans les lectures des textes littéraires des années soixante
et la réfutation radicale de toute théorie du phantasme et de l'imaginaire
qu'on trouve comme déclaration de principe dès les premières pages de Kafka
(1975). Si, par exemple, dans le livre sur Proust, la fiction est expliquée à
partir de la dynamique même du signe, à partir de ce renvoi infini des choses
du monde, des affects ou de l'art, où l'écrivain n'est que le narrateur de cette
mémoire involontaire des choses avec les choses, Présentation de Sacher-
Masoch fait de la fiction le résultat du travail du phantasme. On ne peut pas
oublier que ce livre, apparemment sur le masochisme, est une recherche sur
la nature et le rôle de l'œuvre d'art littéraire. La toute première phrase du
livre est justement « À quoi sert la littérature? », et Masoch est analysé en
tant qu'exemple de ce que Deleuze appelle une « efficacité littéraire ». Les
fonctions érotiques du langage, les processus de négation chez Sade, ceux de
dénégation et de suspens chez Masoch, les rôles de la femme et du père dans
leurs romans, les éléments romanesques de l'institution et du contrat, tout cela
est approché à l'intérieur d'une tentative de penser la nature du roman. C'est
le phantasme, effet du processus de dénégation et de suspension de l'imagi-
nation, qui invente les scènes figées, les enjeux pénibles, bref, tout le monde
faux du roman, où le lecteur rejoint le plaisir ancien de déplacement de ses
objets de désir. Et, d'une façon surprenante, Logique du sens refusera cette
version analytique de la fiction. Le fantasme y sera aussi le lieu d'origine de la
fiction, mais le fantasme n'est plus le produit de l'imagination. Dans Logique
du sens, au contraire, le phantasme, mode d'incorporation de l'événement, est
pensé surtout comme le mouvement de la profondeur du corps à la surface de
l'énoncé. Il est l'objet virtuel, l'incorporation partielle de l'événement fantas-
matique par excellence: le drame d'Œdipe.
On peut dire, donc, qu'avec Kafka (1975), au moment où Deleuze élabore
l'exposé le plus systématique du concept d'agencement, il refuse tout le pro-
gramme d'une théorie de l'imagination et du phantasme qui fondait sa pensée
de la 1ittérature pendant les années soixante.
Quel genre de correspondances peut-on établir alors entre les disconti-
l1Uités dans la philosophie de la nature et celles dans la théorie de la litté-
rature? Est-ce qu'il y aurait des paradigmes spécifiques, ou au moins des
différences suffisantes, pour affirmer qu'à chaque concept d'événement, ainsi
qu'à chaque concept d'agencement, correspondrait une façon de penser la
littérature ? Quelle est, ou quelles sont les conséquences de cette hésita-
tion entre les concepts d'événement et d'agencement sur les questions, par
exemple, de la fiction? En un mot, dans quelle mesure le mouvement de
l'événement à l'agencement et le retour à l'événement, accompagné qu'il fut
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Introduction: pour une cartographie de l'art
Deleuze pensait toujours l'art par l'œuvre d'art littéraire. Ses points de repère sont toujours
les textes - de Proust. de Masoch. d'Artaud. de Klossowski. de Zola. Ce n'est qu'avec Mille
plateaux. justement dans ce livre où il établit pour la première fois cette reconduction explicite
de la question de l'art à une philosophie de la nature. que Deleuze construit une pensée de l'art
qui prend en considération d'autres domaines de la création (peinture. musique. architecture,
théâtre. cinéma). L'« agencement» serait-il le concept-clef d'une pensée plus générale sur les
multiples formes de l'art ?
PREMIÈRE PARTIE
Proust et Sacher..Masoch :
les catégories, la loi, la folie
Introduction
Quatre, trois, deux
Proust et les signes est le premier livre que Deleuze dédie à la littérature et
à un auteur littéraire. C'est peut-être pour cette raison qu'il reviendra deux fois
à ce texte. À la première édition de 1964, il ajoute en 1970 la deuxième partie
« La Machine littéraire », et, en 1973, la conclusion « Présence et fonction de
la folie, l'araignée », laquelle avait été publiée séparément auparavant dans un
volume collectif en Italie l . Proust et les signes constitue ainsi un laboratoire
unique pour accompagner les métamorphoses dans la pensée deleuzienne 2.
Ce procès de réécriture de Proust et les signes était presque inévitable.
Il s'agit de son premier livre sur la littérature - et Deleuze sait que chaque
déplacement dans les autres territoires de la pensée l'oblige à une reformu-
lation de son approche primitive de Proust. Proust et les signes est déjà ce
véritable livre-rhizome dont Deleuze définira les contours à propos de Kafka.
Les croisements avec différents modes de penser provoquent de nouvelles édi-
tions, dans un procès de changement permanent de paradigmes. À partir d'un
seul et même objet, La Recherche, Deleuze propose, en trois éditions distinctes,
des concepts, des modèles, des catégories tout à tàit différentes. Ces discon-
tinuités rendent manifestes des différences très subtiles, des déplacements,
des écmts microscopiques, lesquels sont l'effet des révolutions énormes dans
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
les facultés qui définit, selon Kant, l'expérience de l'art sublime. Dans la deu-
xième édition, par contre, le regard psychanalytique impose l'explication de
l'unité de l'œuvre par son rapport à la loi, à l'interdit. C'est l'horizon de Dif-
férence et répétition et de Logique du sens qui fait revenir Deleuze à Proust
en 1970. Ce même horizon est à la base de Présentation de Sacher-Masoch
(1967). Nous allons voir dans quelle mesure ce livre ainsi que la deuxième
édition de Proust et les signes sont des cas limites d'une approche œdipienne
de la nature de la fiction littéraire. Dans la troisième édition du livre sur Proust
1973), donc après la publication de L 'Anti-Œdipe, c'est-à-dire au moment de
la rupture avec les catégories de Freud et de Lacan, Deleuze projette sur La
Recherche le point de vue de son nouveau programme schizoanalytique.
Malgré l'apparence d'une simple amplification en progrès qui se prolonge
pendant presque dix années, les trois éditions du livre de Deleuze sur Proust
expriment trois univers quasi non communicants. C'est comme si Proust et les
signes condensait, dans ces trois parties, presque toutes les grandes ruptures de
la pensée de Deleuze des années soixante et du début des années soixante-dix.
La lecture de Proust et les signes est devenue pour nous l'objet le plus obs-
cur et, par ce fait même, le laboratoire le plus transparent de la méthode qui
guide toute notre recherche. Commencer notre travail par ce livre n'est pas
seulement l'effet d'un respect pour la chronologie. C'est aussi l'essai de justi-
fication de notre regard sur la pensée de la littérature dans l'œuvre de Deleuze.
En effet, nous sommes bien consciente de l'excès de discontinuisme de notre
régime de lecture. Notre travail souligne trop les ruptures internes dans la
pensée de Deleuze. L'insistance sur l'apparition et la disparition de certains
concepts, sur la mutation de sens de quelques autres, sur le retour de formula-
tions que Deleuze lui-même avait désavouées, tout cela se bâtit sur le risque
du délire herméneutique. Il ne suffit pas de mettre en évidence une histoire
interne des concepts de Deleuze. Il faut, en même temps, montrer que cette
histoire fait système, c'est-à-dire qu'elle renvoie à d'autres histoires parallèles
de concepts et que, dans son ensemble, ce réseau s'illumine réciproquement.
Le lieu où la discontinuité dans Proust et les signes est la plus flagrante et,
en même temps, la plus symptomatique, est la typologie des signes - centre
fondamental de tout le livre. Dans les trois parties de Proust et les signes, le
système des signes est toujours un élément d'une constellation plus ample.
Les signes ne se laissent penser qu'en articulation avec le système des facul-
tés, les dimensions du temps, les degrés de vérités et les modes d'incarnation
de l'essence. Cette constellation, cependant, ne se fait pas toujours de la même
façon. Et, fait le plus frappant, la classification des signes ou, bien plus, sa
simple énumération changent comme dans un mouvement de réduction des
entités. En 1964, l'exposition du système des signes, des formes du temps, du
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jeu des facultés et des types d'incarnation de l'essence se fait selon un régime
à quatre termes. Ce n'est plus le cas dans la deuxième partie -« La Machine
littéraire» de 1970. Ici, Deleuze suit un modèle ternaire. Finalement, comme
on le verra par la suite, la « Conclusion» de 1973 se bâtit sur un régime à
deux termes, c'est-à-dire selon un modèle binaire. Sans que jamais Deleuze le
reconnaisse, il y a une frappante réduction du nombre des signes à considérer,
à mesure qu'on passe de la première à la troisième édition. Deleuze présente
quatre types de signes dans la première partie (mondains, amoureux, sensibles
et atiistiques). Dans la deuxième partie, ajoutée dans l'édition de 1970, il n'y
a que trois types, qu'il appellera « ordres de signes ». Deleuze ne refuse pas
les types antérieurs. 1\ regroupe les quatre types de l'édition de 1964 en deux
ordres (le premier, composé de signes naturels et artistiques, le deuxième de
signes mondains et amoureux), pour leur ajouter un troisième ordre (appelé
« l'universelle altération») auquel correspondent les signes de vieillissement,
de maladie et de mort. Il passe, en 1970, de quatre types à trois ordres de
signes. Finalement, dans la « Conclusion» ajoutée en 1973, il ne parle que de
deux ordres de signes, ou plutôt, de deux sortes de délire des signes - inter-
prétation de type paranoïa, et revendication du type érotomanie ou jalousie.
Peut-on dire que c'est la forme des objets pensés qui détermine les dif-
férents régimes de leur pensabilité ? Est-ce que, à mesure que les domaines
analysés se réduisent dans ces éléments, Deleuze est lui-même forcé à réduire
le nombre des catégories nécessaires à l'analyse des ces mêmes domaines?
Ces hypothèses, bien que séduisantes, n'ont aucune vraisemblance. L'objet
fondamental est toujours le même: la Recherche. Les domaines analysés sont
toujours les mêmes: les signes, les facultés, les degrés de la vérité, les modes
de l'essence, les dimensions du temps. 1\ s'agit toujours d'un essai visant à
dessiner la carte complète des signes de la Recherche, de faire le système
de la sémiologie de Proust. À chaque moment, Deleuze présente cette carte
comme exhaustive. Il faut souligner que, de la première à la deuxième partie,
l'ensemble des signes augmente - de quatre, Deleuze passe à cinq. Mais alors,
comment expliquer qu'il rassemble les cinq types de signes en trois ordres?
L'ensemble des objets augmente, mais la structure classificatrice diminue.
C'est, en effet, plus qu'une table. C'est une constellation, une cartographie.
À chaque niveau de cette constellation, le signe se dévoile de plus en plus, dans
un mouvement d'implication et d'explication avec chaque type de faculté ou
chaque ligne de temps. Les signes nous amènent à plusieurs univers et chaque
univers nous laisse percevoir un nouveau trait du signe. Deleuze a construit
pour les signes une véritable table des catégories.
Il ne s'agit donc pas d'une correspondance entre l'objet et son modèle de
pensabilité. Pourquoi, alors, présenter ce même système d'abord à quatre, puis
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3. Dans la première partie. précisément. Deleuze laisse surprendre ce parallélisme (de réson-
nance Ieibnizienne) avec Kant: « implication et explication. enveloppement et développement:
telles sont les catégories de la Recherche» (Iv! PS. p. 109).
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4. Il est très intéressant de voir que Deleuze. en 1970. pressentait d~jà le mouvement futur de
sa pensée. c'est-à-dire qu'il prévoyait la disparition du problème de I"unité de la Recherche.
Ainsi. comme dans un geste de désenchantement. il avoue: « nous avons renoncé à chercher
une unité qui unifierait les parties. un tout qui totaliserait les fragments [... ]. Mais il y a, il doit
y avoir une unité qui est l'unité de ce multiple-là, de cette multiplicité-là, comme un tout de
ces fragments-là: un Un et un Tout qui ne seraient pas principe. mais qui seraient au contraire
'"\'etlet" du multiple et de ses parties décousues» (PS. p. 195). En 1973. la question de l'unité
a complètement disparu. « La Recherche n'est pas bâtie comme une cathédrale ni comme une
robe. mais comme une toile. Le Narrateur-araignée. dont la toile même est la Recherche en train
de se faire. de se tisser avec chaque fil remué par tel ou tel signe» (PS. p. 218).
PREMIER CHAPITRE
Le Proust de 1964.
Pour une théorie kantienne
de la littérature
La première édition du livre sur Proust a une composition tout à fait clas-
sique. Bien que le signe soit le sujet annoncé de tout le livre, il s'agit plutôt
d'une théorie de l'art, laquelle est - dès le début -- bâtie sur une description des
formes de dévoilement des essences par l'expérience esthétique. Mais, alors,
ces essences, présentées parfois comme des Idées platoniciennes, exigent une
clarification épistémologique. Deleuze doit expliquer comment elles sont
appréhendées dans l'art, comment elles se laissent voir, par quelle modalité
d'expérience elles s'exposent - ce qui le va conduire à une théorie des facul-
tés. Par la distinction entre sensibilité, mémoire, imagination, intelligence et
pensée, Deleuze peut montrer une correspondance de nature entre l'essence,
qui se donne dans l'art, et la pensée (la pensée pure est même définie comme
la faculté des essences).
Quatre grandes couches, donc, composent le livre: une sémiotique, une
esthétique, une ontologie et une théorie de la connaissance. Leur enchevêtre-
ment se fait par une unique thèse: « L'Art nous donne la véritable unité: unité
d'un signe immatériel et d'un sens tout spirituel. L'Essence est précisément
cette unité du signe et du sens, telle qu'elle est révélée dans l'œuvre d'art.
Des essences ou des Idées, voilà ce que dévoilent chaque signe de la petite
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phrase 1. » L'art seul peut révéler l'unité d'un signe et de son sens, et par cette
unité, il donne l'essence à la pensée pure.
Plus que cette composition par couches, ce qui, surtout, donne à ce livre son
architecture classique, c'est le rôle attribué à la théorie de l'essence. En effet,
les signes, l'art et les facultés se définissent tous par rapport à cette essence.
C'est toujours l'essence qui établit le lien entre le signe et son sens, et ce lien
se dégage surtout dans l'expérience esthétique. Cette attache entre signe et
sens dans l'essence n'est pas homogène. Elle contient des degrés divers de
nécessité et d'intimité. Des signes sensibles aux signes mondains, amoureux
et artistiques, le lien entre signe et sens va de la contingence et de l'abstrac-
tion à la plus haute fusion et individuation, mais il est toujours donné par
l'essence 2. De son côté, l'art est expliqué comme un processus de dévoile-
ment des essences ou des Idées. L'incarnation d'une essence dans l'œuvre
(dans la toile, dans la petite phrase musicale ... ) lui donne son existence réelle,
indépendamment des instruments, des sons, des matériaux. D'un autre côté,
eest l'existence indépendante des essences qui explique l'ensemble des facul-
tés. Bien que seule la pensée pure appréhende, dans l'œuvre d'art, l'essence
dans son idéalité la plus individualisée, toutes les autres facultés, dans leur
exercice involontaire, n'existent que pour faire violence sur la pensée, pour la
forcer à penser l'essence 3.
Le concept d'essence est donc, dans la version de 1964, le premier lieu
d'évidence de l'ensemble de Marcel Proust et les signes. De sa détermination
procède l'intelligibilité de chacune des couches qui composent cette lecture de
À la recherche du temps perdu. Et pourtant, le concept d'essence est le concept
le plus obscur. Il se laisse diffIcilement penser en soi-même. Deleuze le pré-
sente toujours à propos d'autre chose. Si l'essence est, par exemple, ce qui
fait le lien entre signe et sens, apparemment elle n'est rien de plus que ce lien.
Deleuze définit l'essence comme le fondement du rapport entre eux. « Au-
delà du signe et du sens, il y a l'Essence, comme la raison suffisante des deux
autres termes et de leur rapport 4. » De même à l'intérieur du concept de l'art.
1. MPS, p. 53.
2. « Des signes mondains aux signes sensibles. le rapport du signe avec son sens est de plus
en plus intime. [ ... ] Quand nous sommes parvenus à la révélation de l'art, nous apprenons que
l'essence était toujours là. dans les degrés plus bas. Cest elle qui, dans chaque cas, déterminait
le rapport du signe et du sens. » (MPS, p. 108.)
3. « Le signe sensible nous fail violence: il mobilise la mémoire, il met l'âme en mouvement;
mais l'âme à son tour émeut la pensée. lui transmet la contrainte de la sensibilité, la force à penser
l'essence. comme la seule chose qui doive être pensée. Voilà que les tàcultés entrent dans un exer-
cice transcendant où chacune affronte et rejoint sa limite propre: la sensibilité qui appréhende le
signe: l'âme. la mémoire. qui l'interprète: la pensée forcée de penser l'essence. » (/vIPS. p. 123.)
4. /vIPS, p. 110-111. « L'Essence est enfin le troisième terme qui domine les deux autres, qui
préside à leur mouvement: l'essence complique le signe et le sens, elle les tient compliqués,
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sont toutes les couches de Marcel Proust et les signes qui sont réinventées.
Le signe devient l'unité de la Recherche précisément parce qu'il est la pierre
de touche de tout le systèrne de renvois, c'est-à-dire de tout le processus de
définition réciproque entre facultés, temps et essences dans l'expérience esthé-
tique. Il nous faut donc reconstituer ce système de signes pour comprendre
toute la nouveauté de la théorie de l'essence.
Comme on a vu, les signes sont, en même temps, l'unité et la pluralité de la
Recherche 8. Ils constituent l'objet central de la Recherche -l'œuvre est le che-
min de formation du Narrateur dans l'apprentissage des signes. D'abord il faut
savoir où trouver des signes, savoir quand une chose, un geste, un scénario, se
transforme en révélation d'autre chose, se transforme en dispositif de renvoi à
un autre sentiment, à un autre geste. L'apprentissage se présente après, comme
l'exploration même de ces différents mondes de signes, c'est-à-dire comme leur
interprétation. Cet apprentissage, c'est le fonctionnement du « récit de forma-
tion » qui constitue la Recherche. D'autre part, c'est par leur propre nature mul-
tiple que les signes sont cause du pluralisme de la Recherche. Les signes sont en
eux-mêmes pluraux, ils renvoient toujours à un système plus élargi d'éléments
d'autre nature, ne se réduisant pas à une sémiologie, disons, pure (où le signe
serait renvoyé à un autre signe, toujours dans un système conventionnel, dans
une langue construite). Le signe que Deleuze nous propose est un signe qui fait
partie d'un système de renvoi hétérogène 9. Ce sont les choses elles-mêmes qui
sont des signes. Elles renvoient à d'autres choses directement, mais aussi à des
sens - mémoires, sensations, pensées.
Nous pourrions même appliquer aux signes la présentation du concept de
rhizome de Mille plateaux. Aussi bien que le rhizome, les signes sont des
éléments d'un univers simple mais complexe par sa simplicité même. C'est
un univers à 11 éléments, à 11 relations et à 11 rencontres entre ses éléments.
Un univers où tout circule et se répète par sa différence même. Il s'agit d'un
univers transversal, dans lequel les rencontres se succèdent à elles-mêmes
dans la différence pure. « À l'ascension se substitue la circulation. Les signes
circulent, se répètent dans la différence pure, en elle-même, hors de toute pro-
gression, de toute dialectique intégrative, de toute finalité 10. »
L'apprentissage, c'est-à-dire la recomposition unitaire du monde par les
signes, se fait suivant des lignes. C'est ainsi que, par exemple, le côté de
Méséglise et le côté de Guermantes sont les lignes de l'apprentissage. Deleuze
8. Cf MPS, p. Il.
9. « Le signe implique en soi l'hétérogénéité comme rapport. On n'apprend jamais en faisant
cornme quelqu'un. mais en faisant avec quelqu·un. qui n'a pas de rapport de ressemblance avec
ce qu'on apprend. » (MPS. p. 32.)
10. SCHÉRER. R.. 1998a. p. 72.
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doctrine des facultés, pièce pourtant tout à fait nécessaire dans le système de la
philosophie, s'explique par la méconnaissance de cet empirisme proprement
transcendantal, auquel on substituait vainement un décalque du transcen-
dantal sur l'empirique. [ ... ] Notre sujet n'est pas ici l'établissement d'une
telle doctrine des facultés. Nous ne cherchons à déterminer que la nature des
ses exigences 15. »
Ce projet d'une nouvelle compréhension des facultés est plus ancien que
son travail sur Kant. Déjà dans son livre sur l'empirisme de 1953, Deleuze
essayait de présenter Hume comme celui qui, par le rôle attribué à l'imagi-
nation et à l'habitude, a inauguré le point de vue transcendantal 16. C'était un
petit déplacement, mais suffisant pour ouvrir un nouveau territoire de pro-
blèmes. À l'inverse de l'empirisme traditionnel, lequel dissout la subjectivité
dans les faits de l'expérience, il y a chez Hume la découverte que l'expérience
renvoie toujours déjà à quelque chose qui la rend possible et qui n'est pas
complètement contenu dans l'expérience _. elle renvoie donc à une faculté de
l'expérience. Dans le cas de Hume, cette condition serait l'habitude, la syn-
thèse de la répétition, en tant qu'activité de l'imagination 17. Kant peut même
être présenté comme un simple renversement du problème humien du rapport
entre le donné et le sujet 18.
Or, retourner à Hume à partir du programme critique, c'est construire en
parallèle une compréhension de la condition et de la genèse de cette même
condition à partir de ce qu'elle conditionne. Entre Hume et Kant, c'est-
à-dire entre d'un côté la question de la subjectivité et de l'imagination dans
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Il Y a des forces dom inantes actives. POUl1ant, des forces réactives, celles dont
l'action n'est qu'une réaction, peuvent aussi être dominantes. Et la différence
entre une force active dominante et une force réactive dominante n'est déter-
minée ni par la différence de quantité, ni par la condition de domination. Elle
renvoie à une qualité absolue interne, à une essence, à une lignée. Même
dominée, une force active ne devient pas, par ce simple fait, réactive. La diffé-
rence de qualité est presque innée. À côté des relations de domination, il y une
hiérarchie. Cette hiérarchie a une genèse, mais cette genèse est beaucoup plus
ancienne que les rapports de domination où chaque force est engagée à chaque
instant. À côté d'une genèse, il y a donc une généalogie des forces, un principe
de diffërenciation absolue entre types de forces, entre forces dont l'action est
affirmation et forces qui agissent par négation.
La volonté de puissance est ainsi un principe à trois dimensions: elle est le
principe qui détermine la différence (forte ou faible), le statut (dominante ou
dominée) et le type (active ou réactive) de chaque force. La volonté de puis-
sance explique et la genèse des différences et les rapports de domination et la
généalogie des forces 21. Du point de vue empirique, c'est l'élément différen-
tiel qui engendre l'élément génétique et le généalogique. Mais du point de vue
des principes, c'est la dimension généalogique qui fonde la dimension géné-
tique de la volonté de puissance et sa dimension différentielle. C'est parce
qu'une force est active qu'elle affirme sa qualité comme puissance de domi-
nation en établissant des différences de qualité et de quantité avec les autres
forces. Le lieu de naissance des forces est ainsi la différence entre forces, mais
cette différence est déterminée par leur genèse (dominantes ou dominées),
laquelle dérive de leur qualité de puissance (actives ou réactives).
Mais ce n'est pas seulement par cette condition de principe plastique que
la volonté de puissance est présentée par Deleuze comme le principe clé du
programme d'un empirisme supérieur. L'étude de la volonté de puissance selon
ses manifestations contient une nouvelle théorie des facultés, une théorie de
leur genèse, de leur différenciation, de leur dérèglement et de leur harmonie.
Par son caractère relationnel, chaque force est déjà, en soi-même, une
faculté. Parce qu'elle est toujours, déjà, un pouvoir d'être affecté par d'autres
forces, chaque force est une sensibilité. « Le rapport des forces est déterminé
dans chaque cas pour autant qu'une force est affectée par d'autres, inférieures
21. « La volonté de puissance est l'élément dit1ërentiel des forces, c'est-à-dire l'élément de
production de la dit1ërence de quantité entre deux ou plusieurs forces supposées en rapport. La
volonté de puissance est l'élément génétique de la force. c'est-à-dire l'élément de production de
la qualité qui revient à chaque force dans ce rapport. [ ... ] De la volonté de puissance comme élé-
ment généalogique, découlent à la fois la ditférence de quantité de forces en rapport et la qualité
respective de ces forces. D'après leur ditlërence de quantité. les forces sont dites dominantes ou
dominées. D'après leur qualité. les forces sont dites actives ou réactives. » (NPh, p. 59-60.)
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condition qui n'est pas plus large que le conditionné, son statut de principe
plastique qui change avec son objet 28. D'un autre côté, cette actualisation
instantanée prouve que chaque faculté ne s'effectue que dans le jeu, que dans
le désaccord avec d'autres forces - qui ne sont donc que d'autres facultés.
Il n'y a d'exercice de la sensibilité qui ne soit, de même, un accord dissonant
avec d'autres sensibilités.
Avec ce nouveau concept de faculté, à la fois primitive, pré-subjective et
actualisée à chaque instant dans le rapp0l1 avec d'autres facultés, Deleuze
est en possession d'un modèle naturaliste du projet post-kantien d'empirisme
transcendantal. Et tout le livre sur Nietzsche sera la description du système des
facultés à partir de cette faculté primitive, de cette volonté de puissance comme
pathos. La grande question sera alors typologique: dans chaque conflit entre
facultés, où le degré primitif de puissance est celui d'être affecté par d'autres
forces/facultés, laquelle est alors active et laquelle est alors passive?
À partir s1lI10ut d'un commentaire de La Généalogie de la morale, Deleuze
accompagnera cette longue histoire des métamorphoses de ce pathos primitif
qui définit la volonté de puissance. L'invention de l'homme est le long proces-
sus de production de nouvelles facultés comme la mémoire, l'imagination et
la raison. Toutes ces facultés ont leur genèse simultanée, et toujours dans un
rapport de conflit entre forces, dans des relations de violence. Il n'y a pas une
genèse linéaire des facultés. Dans le combat entre volontés de puissance se
produisent des types, des différences d'essence dans les facultés. Comme les
forces, il y a des facultés actives et des facultés réactives ou, plutôt, des usages
actifs et réactifs des facultés.
Cette approche généalogique permet à ce livre sur Nietzsche une perspec-
tive elle-même typologique ou, plutôt, « éthique », sur le domaine transcen-
dantal. Selon Deleuze, jusqu'à maintenant ce sont les forces réactives qui ont
inscrit leur volonté de négation dans l'histoire des facultés. L'imagination, la
mémoire, la raison, en un mot: la connaissance, a été surtout un organe du res-
sentiment, de la révolte contre la vie. De ce fait, la description génétique des
facultés doit, elle aussi, être doublée d'une description généalogique, d'une
symptomatologie des forces qui sont à l'origine de certaines formes réactives
de la connaissance. Le programme de l'empirisme transcendantal devient
un programme essentiellement nietzschéen: il doit produire une transvalua-
tion des valeurs dans la construction de la pensée, libérer les facultés de son
28. « On ne s'étonnera pas du double aspect de la volonté de puissance: elle détermine le rap-
port des forces entre elles, du point de vue de leur genèse ou de leur production; mais elle est
déterminée par les forces en rapport du point de vue de sa propre manifestation. C'est pourquoi
la volonté de puissance est toujours déterminée en même temps qu'elle détermine, qualifiée en
même temps qu'elle qualifie. » (NPh. p. 70.)
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vis inertiae comme le croient les esprits superficiels, mais [ ... ] une force plas-
tique, régénératrice et curative" 34. » La mémoire est la plus fragile des facul-
tés. Elle est doublement active: comme faculté de promettre et comme faculté
de l'oubli. Mais, en même temps, elle est à l'origine du ressentiment et de
la mauvaise conscience quand elle devient dispositif mnémonique des traces
et des excitations. Deleuze dit ainsi: « On remarquera la situation très par-
ticulière de cette faculté: force active, elle est déléguée par l'activité auprès
des forces réactives 35. » Le ressentiment, cette réaction qui, à la fois, devient
sensible et cesse d'être agie, est justement l'inversion du sens productif de ce
pouvoir d'être affecté qui constitue la volonté de puissance. Au lieu du mou-
vement qui va du pathos à l'invention de nouvelles possibilités de vie comme
mémoire de la volonté qui sait promettre, le ressentiment, c'est l'empire d'une
mémoire fixée, figée dans le pathos.
Selon Deleuze, le troisième essai de La Généalogie de la morale, l'essai sur
l'origine de l'idéal ascétique, cherche à déterminer les dispositifs de produc-
tion d'une troisième faculté: la faculté des règles et des impératifs, et surtout
la faculté du vrai, la faculté de la connaissance. Le troisième essai est alors
le lieu de compréhension de l'origine de la raison. Ici, Deleuze établit, plus
qu'une genèse de la raison, une opposition entre raison et pensée, ou entre
connaissance et pensée.
Nietzsche aurait été le premier à établir une opposition entre la connaissance
et la pensée. La connaissance est devenue une faculté réactive, déterminée par
le mythe du vrai et du bon. Elle condamne la vie, mais comme organe d'un
certain type de vie, comme instrument des volontés qui ne vont pas jusqu'à
leur limite. « La connaissance s'oppose à la vie, mais parce qu'elle exprime
une vie qui contredit la vie, une vie réactive qui trouve dans la connais-
sance elle-même un moyen de conserver et de faire triompher son type 36. »
L'opposition entre « connaissance» et « pensée », Deleuze le reconnaît, est
bien kantienne. « (Là encore, n'y a-t-il pas un thème kantien profondément
transformé, retourné contre Kant ?) Quand la connaissance se fait législatrice,
c'est la pensée qui est la grande soumise. La connaissance est la pensée elle-
même, mais la pensée soumise à la raison comme à tout ce qui s'exprime dans
la raison 37. » Maintenant, la question est: comment définir la pensée au-delà
de la connaissance, au-delà de la raison? Comment représenter le devenir affir-
matif du pathos de la volonté de puissance? C'est alors que, pour la première
fois, Deleuze introduit son grand thème d'une nouvelle image de la pensée. Il
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47. Nous pouvons formuler l'hypothèse que le subit intérêt de Deleuze pour Kant et pour sa doc-
trine des facultés. après avoir montré la faillite de son projet critique dans le livre sur Nietzsche.
est dû à la découverte de la théorie du sublime. Nous savons que, par exemple, dans le chapitre
« L'Art» de Niet:=sche et la philosophie. quand Deleuze oppose Nietzsche à Kant à propos du
concept de désintéressement. il ne réfère que la doctrine kantienne du beau - « Lorsque Kant
distingue le beau de tout intérêt. même moral. il se place encore du point de vue des réactions
d'un spectateur. mais d'un spectateur de moins en moins doué, qui n'a plus pour le beau qu'un
regard désintéressé. » (NPh. p. 116.) Deleuze semble n'avoir aucune connaissance de la doc-
trine kantienne du sublime. même quand il analyse la conception du tragique de La Naissance
de la tragédie. laquelle est. dès le début. le prolongement de la théorie du plaisir négatif et du
dérèglement de toutes les facultés formulée par la Critique dlljugement et que Nietzsche avait
reprise dans les chapitres sur le sublime de Le .\londe COllime volonté et comme représentation.
Le livre sur Nietzsche et sur la façon dont la doctrine de la volonté de puissance aurait accompli
l'idée d'une genèse des facultés aurait été tout à fait différent si Deleuze avait connu déjà le
chapitre sur 1'« Analytique du Sublime» de la troisième Critiqlle. En effet, si. un an après la
présentation de la solution généalogique pour le problème du transcendantal. Deleuze découvre
que déjà Kant. dans le concept de sublime. avait trouvé la bonne voie, quoi dire après coup sur
ce que serait l'empirisme supérieur de Nietzsche?
76
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Ceci est le thème central du livre sur Kant et de l'article<< L'Idée de genèse
dans l'esthétique de Kant ». Deleuze essaie de montrer qu'il y a déjà chez
Kant l'idée qu'un type singulier d'expérience - l'expérience esthétique du
sublime - peut être le point d'engendrement de tout le champ transcen-
dantal 48 . Nous savons que l'expérience esthétique est pour Kant l'endroit
où l'accord entre facultés s'élève à son expression maximale. D'ailleurs,
l'expérience esthétique n'est plus que l'accord libre et indéterminé entre
facultés. Elle est suscitée par la simple forme (ou absence de forme) de l'objet
de l'expérience. C'est dans l'accord libre entre facultés, lequel se manifeste
premièrement dans l'expérience d'un objet comme beau ou comme sublime,
qu'on trouve la condition de possibilité de l'accord lui-même entre facultés,
qui se vérifie dans la connaissance théorique ou dans la connaissance pratique.
L'art est ainsi le fondement, il contient la possibilité de la science et de la
morale. Mais, demande Deleuze, si l'accord libre des facultés est la condition
de possibilité de tout l'accord en général, comment supposer cet accord libre?
Comment montrer qu'il est le fondement de l'accord déterminé ou de l'accord
déterminant? « L'accord libre indéterminé des facultés est le fond, la condi-
tion de tout autre accord; le sens commun esthétique est le fond, la condition
de tout autre sens commun. Comment serait-il suffisant de le supposer, de lui
donner seulement une existence hypothétique, lui qui doit servir de fondement
pour tous les rapports déterminés entre nos facultés? Comment expliquer
que nos facultés, différant en nature, entrent spontanément dans un rapport
harmonieux? Nous ne pouvons pas nous contenter de présumer un tel accord.
Nous devons l'engendrer dans l'âme. Telle est la seule issue: faire la genèse
du sens commun esthétique, montrer comment l'accord libre des facultés est
nécessairement engendré 49. »
Selon Deleuze, dans Critique de la jàculté de juger, plus qu'avec le pro-
blème de l'accord entre les facultés, plus encore qu'avec l'harmonie entre les
plusieurs plans de la possibilité de l'expérience, Kant est surtout confronté
avec le problème de sa genèse. Ce qu'oriente l'investigation de Kant, c'est
précisément le mode d'engendrement de l'accord. Deleuze souligne le fait
48. « Les deux premières Critiques ne peuvent pas résoudre le problème originaire du rapport
entre les tàcultés. mais seulement l'indiquer, et nous renvoyer à ce problème comme à une
tâche ultime. Tout accord déterminé suppose en etfet que les facultés. plus profondément. soient
capables d'un accord libre et indéterminé. C'est seulement au niveau de cet accord libre et
indéterminé (sensus COl1l11l1tnis aestheticus) que pourra être posé le problème d'un fondement
de l'accord ou d'une genèse du sens commun. Voilà pourquoi nous n'avons pas à attendre de la
Critique de la raison pure. ni de la Critique de la raison pratiqlle. la réponse à une question qui
ne prendra son vrai sens que dans la Critiqlle du jugement. En ce qui concerne un fondement
pour l'harmonie des facultés. les deux premières Critiques ne trouvent leur achèvement que
dans la dernière. » (PhCK. p. 36.)
49./D. p. 85.
77
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
que c'est par la différence entre une déduction de l'accord et une genèse de ce
même accord que surgit la différence entre les deux premières Critiques et la
troisième. L' œuvre de Maïmon Essai sur la philosophie transcendantale -
datant de 1790, Deleuze peut défendre sa thèse que la Critique de lafaculté de
juger aurait été la réponse à la critique d'une absence de méthode génétique
dans la compréhension de l'accord entre facultés. Avec la théorie de l'expé-
rience esthétique, Kant incorporait les objections de Maïmon et inaugurait une
nouvelle dimension de la philosophie transcendantale 50. Celle-ci cesse d'être
une théorie du conditionnement, une théorie des conditions de possibilité
de l'expérience, « pour devenir une Formation transcendantale, une Culture
transcendantale, une Genèse transcendantale 51 ».
L'analyse de l'accord entre facultés est donc une analyse de leur genèse
réciproque. Et cette analyse se réalise en deux plans: dans l'Analytique du
Beau (en tant qu'accord libre entre l'entendement et l'imagination) et dans
l'Analytique du Sublime (accord libre et indéterminé entre l'imagination
et la raison). L'incomplétude de l'Analytique du Beau, le fait que Kant a
comme ajouté, en dehors de tout l'équilibre architectonique, une Analytique
du Sublime, aurait été le résultat de l'impossibilité du jugement du beau
d'offrir une compréhension génétique de l'accord lui-même entre imagination
et entendement. L'harmonie dans le jugement du beau serait, selon Deleuze,
elle-même dérivée, engendrée, par l'harmonie supérieure qu'il y a dans le
jugement de quelque chose en tant que sublime. L'accord entre l'imagination
et la raison qui se réalise dans le jugement sublime offrirait ainsi la description
génétique de l'harmonie entre l'imagination et l'entendement du jugement
du beau. Le jugement sublime devient pour Deleuze l'expérience cruciale.
Il explique et le sublime et le beau. C'est donc à lui que Deleuze dédie presque
tout le texte.
Mais ce que Deleuze veut SUliout souligner, c'est le fait que l'harmonie
produite avec l'expérience du sublime ne peut jouer ce rôle originaire de
source de toutes les facultés, et de source de leur accord, que par le fait qu'elle
est en elle-même une harmonie paradoxale, une harmonie qui se construit
sur une désharmonie, sur un désaccord. « Cette harmonie du sublime est fort
50. « Les postkantiens. notamment Maïmon et Fichte. adressaient à Kant une oQjection fonda-
mentale: Kant aurait ignoré les exigences d'une méthode génétique. [ ... ] Si l'on considère que
la philosophie transcendantale est de 1790. il faut reconnaître que Kant, en partie, prévenait
les objections de ses disciples. Les deux premières Critiques invoquaient des tàits, cherchaient
des conditions pour ces tàits. les trouvaient dans des facultés déjà formées. Par là même, elles
renvoyaient à une genèse qu'elles étaient incapables d'assurer pour leur compte. Mais dans la
Critiqlle du jllgement esthétiqlle. Kant pose le problème d'une genèse des fàcultés dans leur
libre accord premier. Il découvre alors l'ultime fondement qui manquait encore aux autres
Critiqlles. » (ID. p. 86.)
51. ID. p. 86.
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Bien que le signe soit son sujet central, la théorie de l'essence est la grande
innovation que le livre sur Proust introduit dans le programme de l'empirisme
transcendantal. Absente de tous les livres antérieurs, l'essence vient juste-
ment donner un contenu à ce point de convergence de toutes les facultés, à cet
accord supérieur, à cette harmonie au-delà du dérèglement de tous les sens que
Deleuze avait découverte dans la théorie kantienne du sublime.
Cependant, après le livre sur Nietzsche et sur l'inversion du platonisme, et
après le livre sur la philosophie critique de Kant, le concept d'essence ne peut
qu'avoir une définition timide. Il faut attendre Logique du sens et son concept
d'événement pour que cette ontologie de l'essence arrive à tout son épanouis-
sement. Dans ce livre sur Proust, Deleuze reprend tous les prédicats classiques
83
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
84
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
vité. C'est seulement au niveau de l'art que les essences sont révélées. Mais
une fois qu'elles se sont manifestées dans l'œuvre d'art, elles réagissent sur
tous les autres domaines; nous apprenons qu'elles s'incarnaient déjà, qu'elles
étaient déjà là dans toutes ces espèces de signes, dans tous les types d'ap-
prentissage 64. » L'essence existe en elle-même, comme réalité autonome, et
s'incarne dans les signes, dans tous les types de signes. Mais l'essence se
révèle seulement dans les signes de l'art. Ce privilège des signes de l'art vient
de leur condition ontologique: ils sont immatériels. Tous les autres signes sont
matériels. Les signes sensibles, mondains, amoureux sont encore pris dans les
objets qui les portent, dans le mode de leur émission. Toujours un visage, une
saveur, une odeur, viennent marquer l'apparition de leur sens. Sans doute, les
signes artistiques sont-ils aussi liés à des matières. La fameuse petite phrase de
Vinteuil s'échappe inévitablement d'un piano (ou d'un violon). Mais, comme
Deleuze le dit, « le piano n'est là que comme l'image spatiale d'un clavier
d'une tout autre nature; les notes, comme "l'apparence sonore" d'une entité
toute spirituelle 65 ». Ce qui est signe dans l'art de la musique, ce ne sont pas
les sons mais la phrase musicale. La phrase musicale existe en elle-même,
comme une entité non matérielle, et devient « apparente », elle apparaît dans
les sons. Elle est une réalité spirituelle. Cette spiritualité n'a rien à voir avec
la façon dont elle est appréhendée. La phrase musicale est spirituelle sans être
le contenu d'aucun esprit. Elle a, en elle-même, la réalité du spirituel. C'est
pareil avec le geste théâtral. Le comédien utilise son corps et sa voix pour don-
ner à voir quelque chose sans corps et sans voix, quelque chose de spirituel:
ce que Deleuze appelle un « corps transparent» «La Berma se sert de sa
voix, de ses bras. Mais ses gestes, au lieu de témoigner de "connexités mus-
culaires", forment un corps transparent qui réfracte une essence, une Idée 66. »
C'est pour bien souligner cette condition non matérielle du signe artistique qui
révèle l'essence que Deleuze lui donne le nom le plus terrible de toute l'his-
toire de l'ontologie: « Idée ». Il dira le même, à propos de la phrase musicale.
« Des essences ou des Idées, voilà ce que dévoile chaque signe de la petite
phrase. Voilà ce qui donne à la phrase son existence réelle, indépendamment
des instruments et des sons, qui la reproduisent ou l'incarnent plus qu'ils ne la
composent 67. »Cette équivalence entre essence et idée, bien qu'affectée d'une
tonalité kantienne, est bien platonicienne. En plus d'affirmer la condition non
sensible du signe de l'art, sa condition non matérielle, elle veut garantir le
statut absolument objectif de l'essence. « Faut-il conclure que l'essence est
85
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
subjective [ ... ] ? Ce serait négliger les textes où Proust traite les essences
comme des Idées platoniciennes et leur confère une réalité indépendante 68. »
Nous comprenons maintenant la dimension « spirituelle» du signe artis-
tique. Il est spirituel dans la mesure où il est lieu d'incarnation d'une essence
qui n'est pas la matérialité des sons sOliis du piano, qui n'est pas la texture de
la toile d'un tableau, ni la densité du corps ou de la voix du comédien. C'est
en tant que réalité sans matière que les signes de l'art sont saisis. La condi-
tion « spirituelle» du signe artistique ne dérive pas du fait d'être saisi par un
esprit, mais l'inverse. Celui qui contemple une œuvre d'art devient esprit.
Le moment subjectif de l'essence, l'impression qu'elle produit dans le sujet
qui la contemple dans l'œuvre d'art, sont totalement sans matière - « l'im-
pression même de la petite phrase est sine materia 69 ». Ce qu'une subjectivité
appréhende dans l'œuvre d'art est un signe immatériel en tant qu'incarnation
directe d'une essence. C'est ainsi que cette subjectivité acquiert la condition
d'un esprit, d'une pensée pure. Elle devient esprit dans la connaissance d'une
réalité spirituelle. D'olt la corrélation fondamentale de tout le livre sur Proust
entre l'art, l'essence et la pensée pure comme faculté des essences. Cette pen-
sée pure, la faculté ultime (au-delà de la sensibilité, de l'imagination, de la
mémoire, de l'intelligence), n'est possible que par les essences qu'elle saisit,
et elle ne les saisit que dans l'œuvre d'art, que dans des signes immatériels,
spirituels qui révèlent immédiatement les essences 70,
On est arrivé à la question peut-être la plus difficile. Quel est le mode
d'existence de l'essence? Deleuze multiplie les réponses. D'abord, l'essence
ou l'idée n'a d'existence que comme composante du signe. Elle est ce qui lie
le signe à son sens. « L'Essence est précisément cette unité du signe et du sens,
telle qu'elle est révélée dans l'œuvre d'art 71 .» Ensuite, l'essence est un point
de vue qui différencie la façon dont le monde apparaît à chaque sujet. Elle
individualise chaque perspective. S'incarnant dans l'œuvre, elle lui donne la
condition d'une expression singulière du monde. « À cet égard, Proust est
leibnizien : les essences sont de véritables monades, chacune se définissant
par le point de vue auquel elle exprime le monde, chaque point de vue ren-
voyant lui-même à une qualité ultime au fond de la monade 72. » Comme
conséquence, l'essence en tant que monade s'incarne aussi dans le sujet qui
contemple l'œuvre. Le sujet obtient même son individualité par l'essence qui
86
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Pour bien marquer cette condition d'une virtualité comme temps pur,
comme temps enroulé, compliqué, mais tout à fait indépendant des facul-
tés temporelles, des facultés qui travaillent sur le temps la sensibilité, la
mémoire ou l'imagination -, Deleuze présente les essences comme ne pou-
vant être saisies qu'au-delà de ce temps qu'on touche comme élargissements
du présent. Ce temps à l'état pur ne peut être capturé, actualisé, que dans une
situation particulière, hors des rythmes et des ordres du temps du mouvement
du futur vers le passé. Le temps pur, l'essence dans sa condition de réalité vir-
tuelle, se donne d'abord dans un état paradoxal: le sommeil. Là, seulement, le
temps apparaît enroulé, compliqué dans l'essence. « Si nous cherchons dans
la vie quelque chose qui corresponde à la situation des essences originelles,
nous ne la trouverons pas dans tel ou tel personnage, mais plutôt dans un état
profond. Cet état, c'est le sommeil 80. » C'est ainsi que Deleuze interprète le
début de À la recherche du temps perdu. « Le dormeur "tient en cercle autour
de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes" [ ... ]. Le sujet artiste
a la révélation d'un temps originel, enroulé, compliqué dans l'essence elle-
même, embrassant à la fois toutes les séries et ses dimensions 81. » Le temps
passé, le temps à l'état pur, n'est pas une affaire de la mémoire. Ce serait
le réduire à la contingence d'une subjectivité. Contre la mémoire volontaire,
Deleuze affirme la réalité du sommeil comme état subjectif du temps pur. L'art
reproduit cette condition. Mais, dans son cas, c'est la pensée pure, non pas
le sommeil, qui permet l'accès au temps compliqué, au temps enroulé dans
l'essence. « Comme le sommeil, l'art est au-delà de la mémoire: il fait appel
à la pensée pure, comme faculté des essences. Ce que l'art nous fait retrouver,
c'est le temps tel qu'il est enroulé dans l'essence, tel qu'il naît dans le monde
enveloppé de l'essence, identique à l'éternité 82. » Au-delà de la mémoire,
aussi bien qu'au-delà de l'imagination ou de la sensibilité, il y a la pensée
pure. Le dormeur saisit le temps originel, enroulé dans le passé pur. La pensée
pure le saisit dans l'art, tel qu'il est enroulé dans l'essence.
La théorie de l'essence commethéoriede la virtualité, c'est la façon d'exclure
la mémoire volontaire, ainsi que l'imagination et la sensibilité, de l'expé-
rience du temps pur. Seule la pensée pure, dans l'art, capte le temps pur, capte
les essences au-delà de toutes les autres facultés. « L'art dans son essence,
l'art supérieur à la vie ne repose pas sur la mémoire involontaire. Il ne repose
même pas sur l'imagination et les figures inconscientes. Les signes de l'art
toujours par celui de sens. Pourquoi alors ce retour en 1964 au concept d'essence. d'abord pré-
senté en tant qu'unité entre signe et sens. et après comme le virtuel de Bergson?
80. MPS. p. 59.
81. AlPS, p. 59.
82. M PS, p. 59.
89
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
s'expliquent par la pensée pure comme faculté des essences 83. » Le temps
retrouvé, ce temps viliuel, ce passé à l'état pur, saisi vaguement dans le som-
meil, ne se donne dans toute sa vérité que dans l'art, parce que seulement dans
l'art les essences se révèlent, ces essences où le temps pur existe enroulé,
compliqué, éternisé. « Voilà bien le sens du mot '"temps retrouvé". Le temps
retrouvé, à l'état pur, est compris dans les signes de l'art 84. »
Et l'art par excellence de ce temps pur, l'art du temps retrouvé, l'mi du
temps virtuel, c'est la littérature. Elle seule nous permet l'accès au passé pur,
elle seule nous conduit à un temps retrouvé dans le récit des fragments tem-
porels idéaux, compliqués, enroulés. C'est la littérature seule qui, adressée à
la pensée pure, lui offre l'essence d'une vie, d'un amour, d'une saveur, dans
ces signes spirituels, dans ce sens qui vient s'incarner dans la matérialité d'un
livre. Mais cette littérature n'existe, comme l'mi par excellence du temps, que
selon le modèle kantien des facultés et de leur harmonie. Une littérature où
la mémoire, l'imagination, la sensibilité, font violence sur la pensée pour la
-forcer à penser les essences. Une littérature qui n'existe que pour provoquer
la désharmonie entre les facultés et les conduire à leur point de convergence
ultime, à l'âme, à la pensée pure, faculté des essences, faculté qui saisit le
monde virtuel, le temps enroulé dans les signes immatériels du texte pur, dans
le roman, comme l'idée qui s'incarne dans les signes matériels du livre.
On comprend maintenant que le livre sur Proust ne fut possible qu'avec le
retour à Kant au-delà de Nietzsche.
83. MPS. p. 70
84. MPS. p. 59.
DEUXIÈME CHAPITRE
Sacher-Masoch: du phantasme à l'événement
1.« La Présentation de Sacher-Masoch s'ouvre sur une question sartrienne: "À quoi sert la litté-
rature T. Il fàut la prendre à la lettre. La littérature sert à quelque chose. elle a une positivité. une
force d'éclairage: elle produit quelque chose. Deleuze prend déjà dans ce texte de 1967 une posi-
tion très forte en tàveur d'un fonctionnalisme de l'écriture qui refuse vigoureusement le principe
d'une autonomie de la littérature, d'une clôture du texte. L'art n'est pas sa propre tin. et il sert à
quelque chose, non pas à lui-même ou à rien. » (SAUVAGNARGUES, A., 2005, p. 52.)
91
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
92
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
celui du rôle de la perversion dans une théorie de la civilisation. Plus que des
symptomatologistes, plus que la liaison de leur nom propre à un ensemble
de signes d'une perversion, c'est-à-dire plus que classification de deux per-
versions, Sade et Masoch sont aussi des anthropologues. En récupérant les
thèses de Nietzsche, Deleuze anticipe ici Critique et clinique et sa définition
de la littérature comme une affaire de santé. Présentation de Sacher-Masoch
est le premier livre où Deleuze prend un écrivain pour penser le problème de
la clinique comme essentiel à tout artiste, et cela non seulement au niveau
d'une critique littéraire mais également d'une affaire des minorités. « Toute
son œuvre reste influencée par le problème des minorités, des nationalités
et des mouvements révolutionnaires dans l'empire: contes galiciens, contes
juifs, contes hongrois, contes prussiens 3. »
La question sur l'efficacité clinique de la littérature de Sade et de Masoch
devient alors la question de l'expérience proprement esthétique. Et celle-ci se
présente non seulement au niveau des sens, c'est-à-dire de la réception par le
lecteur des signes pervers de l'auteur, mais aussi au niveau des institutions et
des contrats que les deux perversions impliquent. La question de l'expérience
esthétique devient, pour la première fois dans l'œuvre de Deleuze, une affaire
politique, du moins juridique 4. C'est dans Présentation de Sacher-Masoch
que Deleuze pose pour la première fois le problème politique dans sa relation
avec l'esthétique. En distinguant le contrat (comme sphère masochiste) de
l'institution (en tant que forme du sadisme), Deleuze est en train de rompre
avec Kant et toute la lignée contratualiste, selon laquelle toutes les institutions
se fondent sur les contrats de tous avec tous. Ainsi, Kant affirme que toute
l'expérience politique doit se fonder sur un contrat dans lequel chacun s'élève
en sujet universel. Ce que le masochiste laisse penser, c'est le contrat comme
affaire privée, individuelle, signée entre le masochiste lui-même et la femme-
bourreau. Masoch, Kafka et Melville sont les auteurs que Deleuze a choisis
pour mieux donner à voir comment des écrivains ont su renverser le système
établi en proposant le contrat, le pacte, l'alliance, comme nouvelle fraternité.
Sade et Masoch sont donc le laboratoire qui laisse le mieux voir la littéra-
ture comme une affaire de symptomatologie. Ils ont créé, par leurs livres, de
nouvelles formes de vie, de nouvelles formes de penser et de sentir. Chez eux,
le langage devient actif: littéral, en agissant directement sur les sens, sur la
3. PSM. « Avant-propos ». p. 9.
4. « Chez Masoch [ ... ]. tout est persuasion. et éducation [ ... ]. Nous sommes devant une victime
qui cherche un bourreau. et qui a besoin de le former. de le persuader. et de faire alliance avec
lui pour l'entreprise la plus étrange. C'est pourquoi les petites annonces font partie du langage
masochiste. alors qu'elles sont exclues du vrai sadisme. C'est pourquoi aussi le masochiste
élabore des contrats, tandis que le sadique abomine et déchire tout contrat. Le sadique a besoin
d'institutions. mais le masochiste. de relations contractuelles. » (PSM. p. 20.)
93
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
5. PSIt{ p. 114.
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
instituante ~ chez Masoch, elle se dépasse aussi vers une fonction dialectique,
mythique et persuasive 6. »
Le rôle et la valeur de la description diffèrent chez Sade et Masoch. Si Sade
utilise des descriptions obscènes et investit dans l'accélération et la conden-
sation des actes de violence, Masoch, au contraire, s'en abstient 7. Il suspend
la violence et investit plutôt dans la création des décors, des scénarios, des
atmosphères suggestives. « Comment expliquer ce double "déplacement" de
la description? Nous en revenons à la question: pourquoi la fonction démons-
trative du langage chez Sade implique-t-elle des descriptions obscènes, alors
que la fonction dialectique chez Masoch semble bien les exclure, ou du moins
ne les comporte pas essentiellement 8 ? » La réponse de Deleuze passe par la
différence entre « négation» et « dénégation ».
Selon lui, le sadisme est le conflit entre deux niveaux, le négatif de la nature
seconde et du moi, et la négation pure comme idée de la nature première.
Le sadique est celui qui habite la négation absolue et totale du monde. Il crée
une division entre une nature originelle, première, qui correspond à ses exi-
gences, c'est-à-dire une nature de la pure négation comme idée de la raison,
et une nature seconde où le négatif remplace la négation et surgit comme
l'envers d'une positivité et comme processus partiel de destruction. Or, la
nature première n'est jamais donnée, ne peut pas être donnée, car elle n'appar-
tient pas au monde de l'expérience. Elle ne peut donc être que démontrée, être
objet de description. Le grand problème que Sade se pose est celui de savoir si
une douleur du monde de l'expérience peut en droit se répéter à l'infini dans
le monde de la nature première.
Pour Deleuze, le sadique vit dans le décalage entre ces deux natures et en
permanente frustration car il se confronte toujours avec le fait que la nature
qu'il idéalise ne peut pas être donnée dans l'expérience et que la nature réelle
se manifeste comme moins douloureuse et cruelle que l'originelle. « C'est
pourquoi aussi les héros sadiques désespèrent et enragent de voir leurs crimes
réels si minces par rapport à cette idée qu'ils ne peuvent atteindre que par la
toute-puissance du raisonnement [ ... ]. Il s'agit donc, pour le libertin, de com-
bler l'écart entre les deux éléments, celui dont il dispose et celui qu'il pense,
le dérivé et l'originel, le personnel et l'impersonnel 9. »
6. PSM. p. 114.
7. « Il faut même rendre à l'œuvre de Sacher-Masoch en général l'hommage d'une extra-
ordinaire décence [... ]. Ce pourquoi Masoch fut un auteur non pas maudit. mais fêté et honoré;
même la part inaliénable du masochisme en lui ne manqua pas de paraître une expression du
folklore slave et de l'âme petite-russienne. » (PSM. p. 23-24.)
8. PSA,I. p. 24.
9. PSM. p. 26.
95
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Le libeliin crée alors un système pour savoir si et comment une douleur dans la
nature seconde peut se reproduire à l'infini dans la nature première. Ce système
passe par deux procédés. D'un côté, l'accélération, ou précipitation, laquelle
consiste dans la multiplication, dans la reproduction incessante des victimes et
de leurs douleurs. Sade a construit toute une cartographie détaillée des douleurs
et des victimes, laquelle doit être respectée minutieusement 10. De l'autre côté, la
condensation, ou accumulation, laquelle est l'exigence de la froideur de la vio-
lence, c'est-à-dire l'exigence d'une violence rationnelle, totale, impersonnelle,
apathique, qui ne se laisse dévier par aucun plaisir qui la conduirait à la nature
seconde. La violence sadique dérive de l'annulation de la nature seconde, du
moi sentimental qui ne connaît la violence que dans sa limite de partialité senso-
rielle. Elle est minutieusement descriptive pour prolonger, accélérer et conden-
ser la douleur partielle dans la nature seconde. La violence sadique est un acte
rationnel d'où dérive le plaisir d'une démonstration presque mathématique de la
répétition dans la nature prem ière Il.
- La répétition chez Masoch est complètement différente. Elle n'est plus rap-
pOli à la négation du monde comme nature seconde et répercussion à l'infini
de la douleur dans une nature originelle, mais rapport à sa dénégation, c'est-
à-dire à sa suspension dans un idéal phantasmé, le monde en tant que phan-
tasme. C'est que « le suspens esthétique et dramatique chez Masoch s'oppose
à la réitération mécanique et accumulatrice telle qu'elle apparaît chez Sade 12 ».
La répétition sadique est accélérante, mais la répétition masochiste est suspen-
sive. Elle suspend le réel pour le fixer dans le phantasme. C'est une répétition
qui porte sur l'imagination car elle répète une dénégation basée sur un idéal de
l'imagination. « Il ne s'agit donc pas de nier le monde ou de le détruire, mais
pas davantage de l'idéaliser; il s'agit de le dénier, de le suspendre en le déniant
pour s'ouvrir à un idéal lui-même suspendu dans le phantasme. On conteste le
bien-fondé du réel pour faire apparaître un pur fondement idéal 13. » Le maso-
chiste dénie le monde réel de façon à se fixer dans un idéal de son imagination,
1O. Comme l'explique Chantal Thomas, « six cents passions, c'est-à-dire en "Iangue de
libertinage" six cents manies sexuelles, sont ainsi répertoriées et décrites selon une gradation
qui va dans le sens d'une plus grande complexité et du franchissement de toutes les barrières
normatives. Entre le début du mois de novembre et la fin du mois de fëvrier, le "quatriumvirat"
des messieurs devrait avoir tout entendu sur ce qui se fornique dans le secret des alcôves [ ... ].
Par son souci déclaré d'exhaustivité et par l'énumération du catalogue sur laquelle s'alignent
les narrations des "historiennes", on a pu voir dans Les Cent Vingt Journées de Sodome un
texte précurseur des travaux de sexologie de Kraft-Ebing, au XIXe siècle. » (THOMAS, C.. 1994,
p. 116-117.)
Il. « Telle est la fameuse apathie du libertin, le sang-froid du pomologiste, que Sade oppose au
déplorable "enthousiasme" du pornographe. » (PSM, p. 26.)
12. PS,H. p. 31.
13. PSM. p. 30.
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
lui-même figé et incarné dans le phantasme. Le masochisme est ainsi une pure
contemplation, une contemplation mystique du réel. C'est ainsi que la répéti-
tion masochiste consiste en un processus de retardement à l'infini de cet idéal,
du phantasme, du plaisir. La douleur est répétée de façon à ne pas atteindre le
résultat, pour suspendre le moment de plaisir. « Le processus de dénégation
masochiste va si loin qu'il porte sur le plaisir sexuel en tant que tel: retardé au
maximum, le plaisir est frappé d'une dénégation qui permet au masochiste, au
moment même où il l'éprouve, d'en dénier la réalité pour s'identifier lui-même
à "l'homme sans sexualité" 14. » D'où l'importance dans le masochisme du féti-
chisme, des rites de souffrance avec de véritables suspensions physiques, des
poses figées de la femme-bourreau qui la font apparaître comme une statue,
portrait ou photo. Anticipant ses analyses de la répétition par elle-même dans
Différence et répétition, Deleuze reconduit sa distinction entre « négation»
et « dénégation » à deux formes de répétitions : « La répétition a donc dans
le sadisme et dans le masochisme deux formes tout à fàit différentes suivant
qu'elle trouve son sens dans l'accélération et la condensation sadiques, ou dans
le "figement" et le suspens masochistes 15. »
C'est cette double forme de la répétition qui permet de décrire le roman
porno logique comme une affaire perverse. Deleuze veut expliquer l'acte par
lequel le langage se dépasse lui-même en réfléchissant un corps de désir pour
former, avec les mots, un autre corps, un corps glorieux, plein de nouveaux
plaisirs pour de purs esprits. Il s'agit bien de l'acte de description de la chair
et de sa transgression, mais d'une une transgression du langage par le lan-
gage. Selon Deleuze, le dispositif pervers dans la littérature se confond avec
le mouvement même de la production fictionnelle. C'est une fiction du double,
de la répétition, de la réitération des faits, mais comme son archive impos-
sible, excessive. Cette fiction agit directement sur la sensualité. Elle cherche
à la « spiritualiser », pour la rendre un pur effet du langage. Sade et Masoch
fabulent des mondes, comme toute littérature. Mais ce ne sont pas des mondes
possibles, des mondes plus sombres ou plus glorieux. Ce sont des descriptions
détaillées de ce monde-ci, mais comme sa répétition excessive. « Avec Sade
et avec Masoch, la littérature sert à nommer, non pas le monde puisque c'est
déjà fait, mais une sorte de double du monde, capable d'en recueillir la vio-
lence et l'excès. [ ... ] Et les mots de cette littérature, à leur tour, forment dans
le langage une sorte de double du langage, apte à le faire agir directement sur
les sens 16. »
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Le transcendantal de la perversion
17. Deleuze suit de très près les analyses de Sade chez Bataille, Klossowski et Blanchot.
Cl PSM. p. 17, 35. 53. 56, 64 et 103.
18. « Il est injuste de ne pas lire Masoch. quand Sade est l'objet d'études si profondes qui
s'inspirent à la fois de la critique 1ittéraire et de l'interprétation psychanalytique, et qui contri-
buent aussi à les renouveler toutes deux. » (PSM. p. 113.)
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général est le temps, le temps en tant que forme pure, en tant que sens interne.
Si c'est dans le temps que toutes les liaisons et toutes les synthèses ont lieu,
alors le temps est la condition ultime de possibilité de la synthèse en général.
Selon Deleuze, Freud aurait même permis d'aller plus loin que Kant dans
cette stratégie transcendantale. Par l'idée d'une compulsion à la répétition,
c'est la répétition elle-même qui surgit dans Au-delà du principe du plaisir en
tant que forme pure du temps. « Il faut comprendre que la répétition, telle que
Freud la conçoit dans ces textes de génie, est en elle-même synthèse du temps,
synthèse '"transcendantale" du temps. Elle est à la fois répétition de l'avant, du
pendant et de l'après. Elle constitue dans le temps le passé, le présent et même
le futur 21. » Freud aurait ainsi produit une inversion dans la relation entre
répétition et plaisir à l'intérieur de l'analyse même du phénomène de la com-
pulsion à la répétition. « Au lieu de vivre la répétition comme une conduite
à l'égard d'un plaisir obtenu ou à obtenir, au lieu que la répétition soit com-
mandée par l'idée d'un plaisir à retrouver ou à obtenir, voilà que la répétition
se déchaîne, est devenue indépendante de tout plaisir préalable. C'est elle qui
est devenue idée, idéal. Et c'est le plaisir qui est devenu conduite à l'égard de
la répétition, c'est lui qui accompagne et suit maintenant la répétition comme
terrible puissance indépendante 22. »
Cependant, ce que, selon Deleuze, Freud ajoute de fondamentalement nou-
veau à une théorie transcendantale des synthèses du temps, c'est le dispositif
de négation de la liaison, le dispositif qui gomme la répétition, qui, comme
une nouvelle répétition, constitue le passé et, ainsi, coupe le flux continu
du passé, présent, futur. En un mot, la grande révolution de Freud aurait été
l'introduction d'une autre puissance au-delà du principe du plaisir, une autre
force au-delà d'Éros: Thanatos. « Comment l'excitation serait-elle liée, et
par là "résolue", si la même puissance aussi ne tendait à la nier? Au-delà
d'Éros, Thanatos. Au-delà du fond, le sans-fond. Au-delà de la répétition-lien,
la répétition-gomme, qui efface et qui tue 23. »
Mais il faut faire un pas au-delà, au-delà de Freud lui-même, pour empê-
cher qu'Éros et Thanatos soient interprétés comme une différence de nature
entre l'union et la destruction, entre la répétition qui lie et la répétition qui
efface, qui coupe. Deleuze veut garder la dimension « transcendantale» de
ces concepts. Éros et Thanatos doivent être pris comme des formes pures
de la répétition. Ils ne peuvent jamais être donnés dans l'expérience, mais
constituent la condition de sa possibilité, au mieux, de sa réalité. Il donnera
bien à Thanatos le sens d'« instinct de mort ». Mais, pour marquer son statut
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
d'a priori matériel, son statut de forme pure de la répétition en tant que répé-
tition qui coupe, qui efface la liaison, il propose de traduire le concept freu-
dien de Todestrieb par « instinct de mort », laissant l'expression « pulsion de
mOli» aux effets et aux représentants dans le « ça » des deux principes primor-
diaux 24. Il peut alors souligner le fait que seule une analyse elle-même trans-
cendantale de ce rapport Éros-Thanatos - inaugurée par Freud dans Au-delà
du principe du plaisir mais pas amenée jusqu'à à ses dernières conséquences
spéculatives - peut montrer le rôle fondamental de l'instinct de mOli dans la
compréhension du masochisme, aussi bien que le rôle du masochisme dans la
compréhension de la nature transcendantale de cette instance transcendante
et silencieuse. Avec l'introduction du concept d'« instinct de mort », Freud
a attribué au masochisme un statut plus original. Il admet l'hypothèse d'un
Urmasochisml/s, un masochisme primordial, ou d'un ursprünglicher Maso-
ch is 111 l/S , un masochisme original. Le masochisme doit être pris alors comme
plus ancien que le sadisme. Le sadisme serait l'instinct de mort orienté non
-vers soi-même, mais vers l'extérieur. Le masochisme devient ainsi le phéno-
mène psychique qui est le plus proche de ce principe transcendant et silen-
cieux que Freud désigne par Thanatos.
Le caractère originaire, et donc transcendantal, de la répétition va conférer
aux phénomènes de la perversion- au sadisme et au masochisme -- un statut
lui-même transcendantal. Dans un cas comme dans l'autre, le lien entre le
plaisir et la douleur se fait par un dispositif de réitération. Le mal est, chez
Sade, l'affirmation absolue de l'acte de souffrance, en rendant la répétition
libre de toute hypothèque, de toute rédemption. Comme dit Deleuze, « la souf-
france infligée, dans le système de Saint-Fond, ne vaut que dans la mesure
où elle est appelée à se reproduire à l'infini 25 ». Idem dans le masochisme.
La douleur masochiste est subordonnée à la suspension, à la sphère et à la
fonction de répétition et de réitération dans l'attente. « C'est là l'essentiel :
la douleur n'est valorisée qu'en rapport avec desformes de répétition qui en
24. « Les résultats de la recherche transcendantale sont qu'Éros est ce qui rend possible l'instau-
ration du principe empirique de plaisir. mais que toujours et nécessairement, il entraîne Thanatos
avec lui. Ni Éros ni Thanatos ne peuvent être donnés ou vécus. Seules sont données dans l'expé-
rience des combinaisons des deux le rôle d'Éros étant de lier l'énergie de Thanatos et de sou-
mettre ces combinaisons au principe de plaisir dans le ça. C'est pourquoi. bien qu'Éros ne soit pas
plus donné que Thanatos. du 1110ins se fait-il entendre et agit-il. Mais Thanatos. le sans-tond porté
par Éros, ramené à la surface. est essentiellement silencieux; d'autant plus terrible. Aussi nous
a-t-il semblé qu'il fallait en français garder le mot "instinct". instinct de mort. pour désigner cette
instance transcendante et silencieuse. Quant aux pulsions. pulsions érotiques et destructrices. elles
doivent seulement désigner les composantes des combinaisons données, c'est-à-dire les repré-
sentants dans le donné d'Éros et de Thanatos. les représentants directs d'Éros et les représentants
indirects de Thanatos. toujours mélangés dans le ça. » (PSM. p. 100.)
25. PSM. p. 103.
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conditionnent l'usage 26. » Mais, avant d'entrer dans l'analyse de cette condi-
tion originaire de l'expérience du sadisme et du masochisme, il faut exposer le
concept qui les unifie, c'est-à-dire le concept de perversion. Encore ici, pour le
fondamental, Deleuze suit Freud.
Le passage du plan du sans-fond, qui constitue la répétition, au plan du
principe du plaisir (le plan des « instincts» Éros et Thanatos) et, d'un autre
côté, du plan du principe du plaisir au plan des pulsions (pulsions érotiques et
destructives), quand il se réalise (non plus au plan du id, du ça, mais au plan
de l'ego et du superego), implique un dispositif de dé-sexualisation. Cela veut
dire qu'une certaine quantité de la libido (énergie de l'éros) est neutralisée,
devient indifférente et donc déplaçable. Freud indique pour cela deux proces-
sus de déplacement neutralisants: le processus d'idéalisation, qui constitue la
force de l'imagination dans l'ego, et le processus d'identification, qui consti-
tue la puissance de la pensée dans le superego. Ainsi, cette dé-sexualisation
a deux effets possibles: elle introduit des perturbations fonctionnelles dans
l'application du principe - lequel correspond à la névrose ; ou, alors, elle
promeut une transformation du plaisir, lequel surpasse le plaisir lui-même
pour des satisfactions d'un autre ordre la sublimation.
Alors, Deleuze demande: « N'y a-t-il pas encore une autre solution que les
troubles fonctionnels de la névrose et les extensions spirituelles de la subli-
mation ? N'y a-t-il pas une voie qui serait liée non plus â la complémentarité
fonctionnelle du moi et du surmoi, mais à leur scission structurale? N'est-ce
pas celle que Freud indique en la désignant précisément du nom de perver-
sion 27 ? » La perversion est ainsi découverte comme un mouvement para-
doxal. Elle est initialement équivalente au processus de désexualisation qu'on
trouve dans la névrose et dans la sublimation. Elle agit avec une force et une
froideur beaucoup plus grandes que dans ces deux cas de neutralisation de
l'éros. POUl1ant, la perversion se définit en tant que désexualisation qui vient
accompagnée d'une resexualisation. Ce deuxième moment ne dément pas le
premier, mais il potentie la désexualisation elle-même. « Tout se passe comme
si le désexualisé était resexualisé comme tel et d'une nouvelle manière. C'est
en ce sens que la froideur, la glace, sont l'élément essentiel de la structure per-
verse. Nous trouvons cet élément aussi bien dans l'apathie sadique que dans
l'idéal du froid masochiste: "théorisé" dans l'apathie, "phantasmatisé" dans
l'idéal 28. » L'essence de la perversion, c'est ce processus paradoxal: désexua-
liser pour resexualiser sur le même objet antérieurement neutralisé. Annu-
ler le plaisir pour le réinvestir avec toute l'énergie de sa propre annulation,
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est l'objet réel du désir. Selon Lacan, c'est ainsi que, pour Kant, la loi est une
forme pure, une expérience pure de respect. L'objet de la loi et l'objet du désir
sont un et le même, et ils restent également occultes. « En quoi se démontre
dira Lacan - que le désir soit l'envers de la loi 39. »
La loi, dans le masochisme, reçoit un contenu, elle est intra-maternelle, elle
s'identifie avec l'image de la mère, à la fois utérine, orale et objet d'amour.
Cette loi se manifeste non plus comme quelque chose à transgresser, à profa-
ner, comme dans le sadisme, de façon à atteindre une nature pure, primitive,
au-delà des normes et des institutions, mais comme quelque chose d'impos-
sible, d'intouchable. C'est en tant qu'impossible que la loi devient produc-
trice, qu'elle induit le désir. Mais un désir qui ne peut exister qu'en attente, en
suspension de son effectuation. Deleuze souligne alors l'attente et le suspens
comme caractéristiques de l'expérience masochiste. Toutes les scènes rituelles
de suspension physique, de crucifixion, d'apprivoisement dans les nouvelles
de Masoch restent incompréhensibles si elles ne sont pas mises en rapport
-avec la forme du suspens, et en particulier avec la forme temporale qui la
rend possible: le délai, rattente, le retard. Comme le dit Deleuze, « la forme
du masochisme est l'attente. Le masochiste est celui qui vit l'attente à l'état
pur [ ... ]. Qu'une telle forme, un tel rythme de temps avec ses deux flux, soit
précisément rempli par une certaine combinaison plaisir-douleur, c'est une
conséquence nécessaire. La douleur vient effectuer ce à quoi l'on s'attend, en
même temps que le plaisir effectue ce qu'on attend. Le masochiste attend le
plaisir comme quelque chose qui est essentiellement en retard, et s'attend à
la douleur comme à une condition qui rend possible enfin (physiquement et
moralement) la venue du plaisir 40 ». Suspension et attente ont comme objet
l'impossibilité de la mère et, en même temps, elles font de l'image de la mère,
en tant que fétiche, l'unique contenu de la loi de ce retard infini. À la loi
vide de Lacan, à la condition cruelle du nom du père qu'il faut transgres-
ser, Deleuze oppose la loi pleine comme image figée de la mère impossible.
Au symbolique qui produit du désir comme manque, il oppose le symbolique
qui produit du désir comme suspens et attente.
Ce nouveau concept de loi conduit Deleuze à une autre opposition entre
sad isme et masoch isme : l'opposition entre l'institution et le contrat. Le sad isme
suppose l'invention de l'institution contre la loi. Le masochisme suit le modèle
du contrat et de la soumission. Pour réaliser la dénégation qui transpose la
réalité en phantasme, le masochiste a besoin de l'établissement d'un contrat
avec quelqu'un qui adopte la fonction du bourreau, du tortureur. Ce contrat est
précédent ou même indépendant de la loi. Le contrat présuppose en principe le
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41. « Le contrat est vraiment générateur d'une loi, même si cette loi vient déborder et démentir
les conditions qui lui donnent naissance. au contraire l'institution se présente comme étant d'un
ordre très différent de celui de la loi. comme rendant les lois inutiles. et substituant au système des
droits et des devoirs un modèle dynamique d'action. de pouvoir et de puissance. » (PSM. p. 68.)
42. PSM.
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43. PSAI.
44. PSM. p. 31.
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Deleuze peut donc dire que la constellation masochiste tourne autour du phan-
tasme. « Le réel [ ... ] est frappé non pas d'une négation, mais d'une sorte de
dénégation qui le fait passer dans le phantasme. Le suspens a la même fonc-
tion par rapport à l'idéal, et le met dans le phantasme. L'attente elle-même
est l'unité idéal-réel, la forme ou la temporalité du phantasme. Le fétiche est
l'objet du phantasme, l'objet phantasmé par excellence 45. »
Ce n'est pas seulement du point de vue des dispositifs de fiction que le
sadisme et le masochisme se distinguent. La négation sadique des lois, d'un
côté, et la dénégation masochiste du réel, de l'autre, correspondent à des facul-
tés différentes. La première est l'œuvre de la raison. Le monde de la nature, le
monde sans lois, que le sadique veut atteindre par la transgression de toutes les
institutions, a la condition d'une fiction délirante produite non pas par les sens
ou par l'imagination, mais par la faculté des idées. Par contre, le processus de
dénégation et de suspension est l'effet fondamental de l'imagination. C'est
dans les images des décors, du clair-obscur des boudoirs que tout l'art du sus-
pens se bâtit. Le geste est interrompu au moment du passage à l'acte pour être
figé dans le phantasme, comme équivalent à l'intemporalité de l'idéal. Idée
sadique vis-à-vis de l'idéal masochiste. Ils sont donc des objets appartenant à
des mondes différents. L'idée a sa genèse dans la raison, l'idéal dans l'imagi-
nation. Deleuze condense la différence entre Sade et Masoch justement dans
cette différence entre raison pure et imagination pure.« Dans l'œuvre de Sade,
les mots d'ordre et les descriptions se dépassent vers une plus haute fonction
démonstrative; cette fonction démonstrative repose sur l'ensemble du négatif
comme processus actif, et de la négation comme Idée de la raison pure; elle
opère en conservant et en accélérant la description, en la chargeant d' obs-
cénité. Dans l'œuvre de Masoch, mots d'ordre et descriptions se dépassent
aussi vers une plus haute fonction, mythique ou dialectique; cette fonction
repose sur l'ensemble de dénégation comme processus réactif, et du suspens
comme Idéal de l'imagination pure 46. » L'idée sadique est spéculative. Par
contre, l'idéal du masochiste est du domaine du mythe. Le roman sadique
est présenté comme descriptif et analytique, tandis que celui masochiste est
« imaginaire 47 ».
Ces deux formes perverses de la littérature offrent ainsi une nouvelle for-
mulation du programme de l'empirisme transcendantal. Elles laissent voir non
seulement comment des expériences esthétiques sont à l'origine du système
des facultés, mais aussi dans quelle mesure ce système a sa condition ultime
dans les formes du rapport du désir à ses objets: la raison dans la négation
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La théorie du corps sans organes dépend ainsi, déjà dès le début de L'Anti-
Œdipe, de la critique de la corrélation entre masochisme et phantasme, lequel
organisait Présentation de Sacher-Masoch, Différence et répétition, et Logique
du sens. Et, ce qui est le plus frappant, c'est le fait que cette critique n'ajamais
eu un effet sur la façon dont Deleuze lit son propre développement. Deleuze
dénonce sa propre interprétation du masoch isme sans la reconnaître en tant
que telle. C'est comme s'il était uniquement en train de dénoncer quelqu'un
d'autre, dans ce cas, le regard psychanalytique sur la structure de la perversion.
De la même façon qu'il se débarrasse de la théorie du phantasme sans
reconnaître qu'il abandonne ses positions théoriques les plus fondamentales,
il semble aussi n'avoirjamais partagé avec Freud et Lacan le concept de« pul-
sion de mOli » pour expliquer le masochisme. « Quand on n'invoque pas la
ridicule pulsion de mort, on prétend que le masochiste, comme tout le monde,
cherche le plaisir, mais ne peut y arriver que par des douleurs et des humilia-
tions fantasmatiques qui auraient pour fonction d'apaiser ou de conjurer une
angoisse profonde. Ce n'est pas exact; la souffrance du masochiste est le prix
qu'il faut qu'il paie, non pas pour parvenir au plaisir, mais pour dénouer le
pseudo-lien du désir avec le plaisir comme mesure extrinsèque 57. »
de tels devenirs. Dans le fétichisme et surtout dans le masochisme. qui ne cessent d'atTronter
ce problème. Le moins qu'on puisse dire est que les psychanalystes n'ont pas compris. même
Jung. ou qu'ils ont voulu ne pas comprendre. Ils ont massacré le devenir-animal. chez l'homme
et chez l'enfant. Ils n'ont rien vu. Dans l'animal. ils voient un représentant des pulsions ou
une représentation des parents. Ils ne voient pas la réalité d'un devenir-animal. comment il est
l'affect en lui-même. la pulsion en personne. et ne représente rien. Il n'y a pas d'autres pulsions
que les agencements eux-mêmes. Dans deux textes classiques. Freud ne trouve que le père dans
le devenir-cheval de Hans. et Ferenczi dans le devenir-coq d'Arpad. Les œillères du cheval sont
le binocle du père, le noir autour de la bouche. sa moustache, les ruades sont le « faire amour»
des parents. Pas un mot sur le rapport de Hans avec la rue. sur la manière dont la rue lui a été
interdite. ce qu'est pour un enfant le spectacle « un cheval est tier. un cheval aveuglé tire. un
cheval tombe. un cheval est fouetté ... ». La psychanalyse n'a pas le sentiment des participations
contre nature. ni des agencements qu'un enfant peut monter pour résoudre un problème dont on
lui barre les issues: un plan, non pas un fantasme. De même on dirait moins de bêtises sur la
douleur. l'humiliation et l'angoisse dans le masochisme. si l'on voyait que ce sont les devenirs-
animaux qui le mènent, et pas l'inverse. » (MP. p. 317.)
57. MP. p. 192. C'est très surprenant que Monique David-Ménard. dans son chapitre « Éloge
du masochisme. Critique de la notion de plaisir ». utilise ce même passage pour montrer non
pas une contradiction. mais la totale continuation entre Présentation de Sacher-Iv/asoch et Mille
plateaux. Comme elle l'écrit: « Masoch est donc. pour Deleuze. l'occasion d'une critique de
Freud sur le rôle que ce dernier accorde au plaisir dans l'analyse du désir. Le masochisme, au
contraire. est une organisation de symptômes qui. pour être saisie dans sa spécificité. oblige à
revoir complètement la notion de plaisir. à ne plus se contenter de son obscurité en psychana-
lyse. Dans Iv/ille plateaw::. en 1980. ce passage par l'analyse du masochisme sera résumé dans
sa portée conceptuelle de façon limpide. » (DAVID-MÉNARD. M.. 2005. p. 34.)
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Logique du sens a bien deux moitiés. La première est une immense méta-
physique de l'événement, en tant que ce que qui rend possible le langage.
La deuxième est une physique du phantasme, cette quasi-réalité, ni réelle ni
imaginaire, où l'événement devient expression. On peut dire que le chapitre
clef est le vingt-sixième, celui « Du langage ». Deleuze y fait le bilan des carac-
tères incorporels de l'événement - il résulte des corps, mais diffère en nature
de ce dont il résulte, il s'attribue aux corps, mais seulement comme un attribut
incorporel, comme l'exprimable ou l'exprimé de la proposition où s'énoncent
ces attributs. Après, il passe à la question de l'incorporation de l'événement,
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l'incarner dans l'idéal, et, de façon parallèle, on suspend le réel dans les images
idéelles ou dans des phantasmes parce qu'on imagine. Cette explication réci-
proque entre dénégation et imagination, entre suspension et phantasme, a une
inspiration clairement sal1rienne. Dans L'Imagination et dans L'Imaginaire,
Sartre définissait le plan des images, par opposition au plan des perceptions, à
partir de l'acte phénoménologique de négation ou suspension de la croyance
au réel. L'imagination est une conscience non positionnelle du monde, elle se
produit par une neutralisation de la thèse du réel 67. De cette façon, Sartre pou-
vait présenter la littérature comme fiction, c'est-à-dire comme double imagi-
naire du monde obtenu par négation de ce même monde. Deleuze reprend,
sans jamais s'y référer, la phénoménologie sal1rienne de l'acte négatif en tant
que constitutif de l'imaginaire. La seule diftërence est la distinction entre
« négation» sadique et « dénégation» masochiste à l'intérieur de cet acte
négatif. Cette différence n'existe pas dans le livre sur l'imaginaire. Mais
cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas une origine sartrienne. Elle sera décisive
dans L'Être et le néant. On la trouve dans le chapitre III de la troisième patiie
(Le pour-autrui), dans les paragraphes 1 et II dédiés, respectivement, au maso-
chisme et au sadisme 68.
En 1969, dans Logique du sens, Deleuze abandonne la perspective phéno-
ménologique de la négation. La position sexuelle-perverse n'a plus rien à voir
avec la dénégation. C'est vrai que la position perverse a un rapport fondamen-
tal avec la castration. Mais Logique du sens pense ce rapport non pas comme
dénégation du manque du phallus chez la mère, mais comme passage du mau-
vais pénis du père à un bon pénis réparateur de l'image maternelle. Et ce pas-
sage est fait non pas par un dispositif de l'imagination, mais par l'accession
au complexe d'Œdipe. C'est le roman familial œdipien, cet événement pur
d'Œdipe, qui produit le phallus comme image. Et l'image n'est pas un produit
de l'imagination. Elle est le corrélat d'une instance métaphysique, le corrélat
du phantasme-événement œdipien. Dans le livre sur Masoch, l'imagination
constitue le phantasme par la suspension du réel. Le phantasme pervers est
67. « Nous saisissons à présent la condition essentielle pour qu'une conscience puisse imagi-
ner : il faut qu'elle ait la possibilité de poser une thèse d'irréalité. Mais il faut préciser cette
condition. Il ne s'agit point pour la conscience de cesser d'être conscience de quelque chose.
Il entre dans la nature même de la conscience d'être intentionnelle et une conscience qui ces-
serait d'être conscience de quelque chose cesserait par là même d'exister. Mais la conscience
doit pouvoir former et poser des objets affectés d'un certain caractère de néant par rapport à la
totalité du réel. On se rappelle en effet que l'objet imaginaire peut être posé comme inexistant
ou comme absent ou comme existant ailleurs ou ne pas être posé comme existant. Nous consta-
tons que le caractère commun à ces quatre thèses c'est qu'elles enveloppent toutes la catégorie
de négation quoique à des degrés différents. Ainsi l'acte négatif est constitutif de l'image. »
SARTRE. J.-P., 1940. p. 351
68. CC SARTRE. J.-P.. 1943. p. 413-462
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donc du côté de l'imaginaire, il est le négatif du réel. Par contre, dans Logique
du sens, le pur événement qui constitue l'essence du phantasme n'est ni réel
ni imaginaire. « La distinction n'est pas entre l'imaginaire et le réel, mais
entre l'événement comme tel et l'état de choses corporel qui le provoque ou
dans lequel il s'effectue 69. » Il n'y a plus de distinction entre un vécu psycho-
logique (dénégation, suspension) et une extériorité physique. C'est pour cela
que « ni internes ni externes, ni imaginaires ni réels, les phantasmes ont bien
l'impassibilité et l'idéalité de l'événement 70 ». Ou encore « le phantasme,
à la manière de l'événement qu'il représente, est un "attribut noématique"
qui se distingue non seulement des états de choses et de leurs qualités, mais
du vécu psychologique 71 ». Le phantasme a des caractères toujours phéno-
ménologiques, mais d'une phénoménologie non plus psychologique mais
noématique. Le phantasme n'est pas le résultat d'un acte de négation ou de
dénégation de la réalité. Il est une réalité autonome et en soi. Deleuze le définit
comme impassible et comme idéel. Il est aussi idéel comme l'événement qu'il
représente, et aussi réel que le noyau noématique d'une conscience perceptive.
Ce déplacement dans la théorie du phantasme a des effets énormes pour la
compréhension de l'œuvre d'art littéraire. Nous avons souligné le fait que tout
le livre Présentation de Sacher-Masoch est une expérience de lecture de l'art
du roman comme une affaire perverse. Sade et Masoch sont toujours considérés
en tant qu'écrivains, en tant que grands écrivains 72. Approcher le processus
de fiction phantasmatique non pas à partir d'une théorie de l'imagination et de
ces dispositifs de dénégation et de suspension, mais comme expression d'une
théorie de l'événement, c'est fonder la fiction dans une ontologie, dans une
ontologie des événements idéels. La pensée de l'œuvre d'art littéraire devient
alors une description des épiphanies des événements, une phénoménologie
noématique des configurations romanesques du monde.
La loi
123
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
L'instinct de mort
1. PS, p. 158.
2. PS. p. 159.
124
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
3. « La première synthèse exprime la fondation du temps sur un présent vivant. fondation qui
donne au plaisir sa valeur de principe empirique en général, auquel est soumis le contenu de
la vie psychique dans le ça. La seconde synthèse exprime le fondement du temps par un passé
pur, fondement qui conditionne l'application du principe de plaisir aux contenus du Moi. Mais
la troisième synthèse désigne le sans-fond, où le fondement lui-même nous précipite: Thanatos
est bien découvert en troisième comme ce sans-fond par-delà le fondement d'Éros et la fonda-
tion d'Habitus. [... ] D'une certaine manière, la troisième synthèse réunit toutes les dimensions
du temps, passé, présent, avenir. et les tàitjouer maintenant dans la pure forme. » (DR. p. 151.)
125
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
retour dans le temps 4. » L'équivalence entre, d'un côté, la forme pure et vide
du temps et, de l'autre, l'instinct de mort, occupe déjà le centre de Différence
et répétition. C'est seulement l'idée de machine qui n'était pas encore pré-
sente dans ce livre de 1968. Elle apparaît pour la première fois dans Logique
du sens pour penser le rapport entre l'inconscient et le sens comme produc-
tion 5. Mais son introduction dans le texte de 1970 sur Proust va donner au
concept d'instinct de mort dans son rapport à la loi inconnaissable le rôle d'un
nouveau centre de la Recherche.
4. DR, p.160.
5. Deleuze y dit que Freud est « le prodigieux découvreur de la machinerie de l'inconscient par
lequel le sens est produit [... ]. Produire le sens est la tâche aujourd'hui. » (LS. p. 91.)
6. « C'est Maurice Blanchot qui a su poser le problème dans toute sa rigueur, au niveau d'une
machine littéraire: comment produire, et penser. des fragments qui aient entre eux des rapports
de diftërence en tant que telle. qui aient des rapports entre eux de leur propre diftërence, sans
rétërence à une totalité originelle même perdue. ni à une totalité résultante même à venir? »
(AG. p. 50.)
7. PS, p. 181.
126
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
plus aiguë: les deux premiers ordres étaient productifs, et c'est par là que leur
conciliation ne posait pas de problème particulier; mais le troisième, dominé
par l'idée de mort, semble absolument catastrophique et improductif. Peut-on
concevoir une machine capable d'extraire quelque chose à partir de ce type
d'impression douloureuse, et de produire certaines vérités? Tant qu'on ne la
conçoit pas, l'œuvre d'art rencontre "la plus grave des objections" 8. »
C'est l'idée de mort qui vient se révéler comme cette troisième machine.
Et, paradoxe des paradoxes, malgré sa condition catastrophique, elle est non
seulement productive, c'est-à-dire non seulement il est possible de fabriquer
du sens et des vérités avec la souffrance et l'angoisse devant l'idée de mort,
mais aussi c'est l'idée même de mort qui rend vraiment productives toutes les
machines. Selon Deleuze, le dernier volume de la Recherche ne peut qu'illus-
trer l'effet que l'appréciation du temps écoulé sur les faces des personnages
produit dans le besoin de finir ce livre en soi-même infini. Dans le salon de
Mme de Guermantes, la mort s'étale sur chaque regard, sur chaque geste.
C'est uniquement devant un nouveau type de signes, par-delà les signes sen-
sibles, les signes amoureux, les signes mondains et les signes de l'art, c'est-
à-dire c'est uniquement devant les signes de vieillissement, de maladie et de
mort que Marcel, le narrateur, découvre l'urgence - et le sens -- de son roman.
Et, de la même façon que, dans l'édition de 1964 de Proust et les signes,
l'essence, bien que ne se révélant que dans les signes de l'art, se laisse rétros-
pectivement découvrir comme étant toujours présente dans tous les autres
signes, comme étant ce qui établit le lien entre le signe et son sens, dans l'édi-
tion de 1970, l'idée de mort, bien que se donnant à voir seulement dans les
signes de la course vers le tombeau, est toujours déjà dans tous les autres
ordres de signes 9. L'idée de mort, cette perception d'un mouvement qui nous
pousse, malgré nous, vers la dissolution, vers le vieillissement, la maladie,
vers le néant, est alors le fondement ultime de l'acte même de l'écriture.
Au lieu d'être une objection, au lieu de lever un possible paradoxe contre le
sens de tout effort, contre le sens du combat pour l'art, elle est, au contraire, la
condition de l'œuvre littéraire, sa genèse réelle. « L'idée de mort cesse d'être
une "objection" pour autant qu'on peut la rattacher à un ordre de production,
8. PS. p. 190.
9. « Partout l'approche de la mort. le sentiment de la présence d'une ··terrible chose", l'impres-
sion d'une tin dernière ou même d'une catastrophe finale sur un monde déclassé qui n'est pas
seulement régi par l'oubli, mais rongé par le temps [... ] Sous les extases. n'y avait-il pas déjà
vigilante l'idée de la mort, et le glissement de l'ancien moment s'éloignant à toute vitesse?
Ainsi quand le narrateur se penchait pour déboutonner sa bottine, tout commençait exactement
comme dans l'extase, l'actuel moment résonnait avec l'ancien, faisant revivre la grand-mère en
train de se pencher; mais la joie avait fait place à une insupportable angoisse, l'accouplement
des deux mornents s'était défait au profit d'une fuite éperdue de l'ancien. dans une certitude de
mort et de néant. » (PS. p.188-189.)
127
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
donc lui donner sa place dans l'œuvre d'art. Le mouvement forcé de grande
amplitude est une machine qui produit l'effet de recul ou l'idée de mort. [ ... ]
Une machine du troisième ordre vient se joindre aux deux précédentes, qui
produit le mouvement forcé et, par celui-ci, l'idée de mort 10. » Et cette idée
de mOli a un nom: instinct de mort, Thanatos. Seule cette pure forme de la
loi comme néant anticipé qui s'inscrit sur chaque corps et le fait coupable
sans jamais se donner en tant que telle, seule cette catastrophe improductive
pouvait produire l'unité des machines et les mettre en marche. Thanatos est la
machine ultime et première.
Deleuze achève ainsi son système des machines de Proust. Il reprend, terme
à terme, la trinité de Lacan. « Toute la Recherche met en œuvre trois sortes de
machines dans la production du Livre: machines à objets partiels (pulsions),
machines à résonance (Éros), machines à mouvement forcé (Thanatos) II ».
Établi ce nouveau champ transcendantal, où pulsions, Éros et Thanatos ont
acquis la nature d'un CI priori ultime, Deleuze peut alors proposer une nou-
-velle déduction des conditions générales de l'expérience, non pas possible,
mais réelle. À chaque machine il tàit correspondre un type de signe, un
type de mouvement, une forme de temps, une façon de fonctionnement, un
monde spécifique comme son usage transcendant correspondant, un mode de
l'essence et un régime de décodage.
La machine à objets partiels produit des essences comme des lois géné-
rales, comme des vérités de groupe ou de série. Les signes correspondants sont
« signes mondains et signes amoureux, bref tout ce qui obéit à des lois générales
et intervient dans la production du temps perdu 12 ». Elle fonctionne par cou-
pure, par fragmentation. Elle a pour monde la transsexualité de l'être aimé, et sa
vérité ne s'obtient pas par déchiffrage ou par interprétation, mais par traduction.
La faculté qui les interprète est l'intelligence. La machine de résonance, elle
aussi, a son régime spécifique. Elle produit des essences qui sont « non plus une
loi générale, de groupe ou de série, mais une essence singulière, essence locale
ou localisante dans le cas des signes de réminiscence, essence individuante dans
le cas des signes de l'art 13 ». Les signes qui correspondent à la réminiscence
sont les signes sensibles ou naturels. Elle produit aussi les signes artistiques en
tant qu'incarnation de l'essence individuante. Dans la réminiscence et dans les
essences artistiques, elle produit le temps retrouvé. Elle fonctionne par enregis-
trement et par transmission d'un code ou d'une chaîne. Elle explique les mondes
possibles de la personne aimée. Sa faculté spécifique est la mémoire involontaire
128
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
pour les signes naturels dans la réminiscence, et la pensée pure dans les signes
artistiques. Son sens se laisse interpréter. Finalement, la machine à mouvement
forcé. Elle concerne toujours l'art, « mais se définit par l'universelle altération,
la mort et l'idée de la mort, la production de catastrophe (signes de vieillisse-
ment, de maladie, de mort) 14 ».
C'est un tout nouveau groupe de signes. Comme nous l'avons indiqué,
dans l'édition de 1964 Deleuze considérait quatre types de signes. Les sen-
sibles, les amoureux, les mondains et les artistiques. Cette structure à quatre
termes respectait la table des quatre fàcultés - en rapport avec quatre formes
du temps, quatre types d'essence. Maintenant, pour adapter sa sémiologie à
la tripartition lacanienne, il groupe deux à deux les quatre signes de l'édition
de 1964. Les sensibles et les artistiques sont mis du côté d'Éros, du côté de
l'imaginaire. Les signes mondains et amoureux correspondent ici à la machine
à objets partiels, c'est-à-dire au domaine des pulsions, au domaine du réel.
Pour la machine du mouvement forcé, Deleuze peut inventer un type différent
de signes, ceux du vieillissement, de la maladie, de la mort. Ce sont les signes
de Thanatos.
Si la machine des pulsions représente le temps vide contre le temps plein
d'Éros, et le temps perdu contre le temps retrouvé, avec la machine de Tha-
natos« c'est le temps lui-même qui devient sensible 15 ». Le temps lui-même
se donne dans Thanatos plusieurs formes. Il est d'abord l'horizon, le temps
infiniment dilaté qui acquiert la matérialité de tous ses contenus, où tout se
mélange et se confond, un temps occupé aussi bien par des vivants que par des
morts. Il est aussi la forme pure du temps, par-delà le présent vivant des objets
partiels et le passé pur des résonances. Par-delà l'habitus et par-delà Éros, par-
delà le temps perdu et le temps retrouvé, il est à nouveau un temps perdu, ou
mieux un temps de la perdition, de la disparition, du mouvement forcé vers le
tombeau. Mais ce temps perdu du Thanatos devient la forme pure de l'œuvre
littéraire, la loi de son unité ultime. Il y a alors trois dimensions du temps:
« le temps perdu, par fragmentation des objets partiels; le temps retrouvé, par
résonance ~ le temps perdu d'une autre façon, par amplitude du mouvement
forcé, cette perte étant alors passée dans l'œuvre et devenant la condition de
sa forme 16 ».
La machine Thanatos fonctionne par coupage des flux, par effàcement des
objets et des résonances. Elle conduit l'amant à la découverte des mondes
impossibles, comme des vases clos. Son sens se donne, non pas à interpréter
ou à traduire, mais à déchiffrer. Deleuze n'attribue aucune faculté spécifique
129
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
130
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Dans la dernière édition de Proust et les signes, il n'y a que deux régimes
de signes: les signes discursifs et les signes non discursifs. La différence se
fait à l'intérieur des deux niveaux de la réalité: d'un côté, la surface de la
normalité, où le discours est possible, et, de l'autre, la profondeur de la folie,
où il n'y a que non-langage. Deleuze nous dit aussi que les signes du logos se
divisent entre volontaires et involontaires, et que ceux-ci se divisent à leur tour
entre signes de violence et signes de folie, les derniers renvoyant soit au délire
d'interprétation, soit au délire de revendication de type érotomanie ou jalou-
sie. Charlus est considéré commele plus grand émetteur de signes, et toute
l'analyse que Deleuze fait des signes discursifs, illa rapporte à ce personnage.
C'est ainsi qu'on comprend la transformation successive de Charlus: en tant
que maître du logos, c'est-à-dire en tant que possédant une individualité impé-
riale l, Charlus est traversé par deux points singuliers, les yeux et la voix, qui
brisent cette première nébuleuse et laissent voir un mystère à découvrir.
Les points singuliers sont des éléments hétérogènes qui introduisent de
l'intensité dans le système, c'est-à-dire qui fonctionnent comme une diffé-
rentielle. Ces points (qui peuvent aussi être appelés des points aléatoires ou
points-zéro) sont les points de germination, les points de genèse. Dans l'ana-
lyse des trois discours de Charlus, c'est toujours le programme de l'empirisme
1. Il est intéressant de remarquer que. dans L'Anti-Œdipe. au moment d'analyser la relation
entre l'écriture et le capitalisme. Deleuze et Guattari qualifient le discours de Lacan d'« impé-
rial». (Cf AD. p. 290.)
133
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
transcendantal qui est en jeu. Mais, ici, il ne s'agit plus de la genèse des fàcul-
tés, mais de la germination de la folie. En effet, ces points servent à expliquer
la production de la folie, de l'anti-Iogos. Or, cette genèse est involontaire, car
elle est provoquée par l'intensité de la folie. Lors de ses discours, les yeux et
la voix de Charlus montrent un autre ordre dans l'ordre organisé du logos. Les
points singuliers sont des séries discordantes qui, du dedans et par leur inten-
sité moléculaire, fragilisent la machine molaire du logos. Charlus fonctionne
comme une machine molaire de signes discursifs. Il passe donc d'une nébu-
leuse verticale du logos à une nébuleuse qui se présente « comme un énorme
signe clignotant, grosse boîte optique et vocale 2 ».
D'où l'analyse des trois grands discours de Charlus, le maître du logos,
comme l'exemple le plus frappant du déchirement du logos et de la genèse de
la folie dans son intérieur. Il s'agit moins de la description des discours que de
leur déformation et leur corruption par les forces qui les traversent du dehors.
Et c'est cela l'expressivité, le domaine de la non-discursivité, la sphère de la
-visibilité des tensions qui travaillent la pensée.
Les trois discours que Charlus maintient avec le narrateur sont faits dans un
rapport que Deleuze suggère comme étant celui d'un prophète ou devin à son
disciple ou élève. Selon Deleuze, ces discours sont proférés par Charlus en sa
qualité de nébuleuse-boîte, d'où prolifère une série de discours (voix) rythmés
par un regard vacillant (yeux) -- les deux points singuliers, qui sont à la base de
la différence d'intensité entre les trois discours. Tous les discours sont révéla-
teurs d'une puissance qui les brise et qui est signe d'un nouvel ordre qui fonc-
tionne déjà en eux. Dès le début, l'apparente maîtrise du logos est agitée par
des signes involontaires qui la ruinent. Soit le cas du discours où un « contenu
viril coexiste avec un maniérisme efféminé de l'expression 3 ». Ainsi, si le
premier discours est dit d'une « noble tendresse », il laisse révéler néanmoins
une « conclusion aberrante », une « remarque canaille », quand Charlus dit:
« On s'en fiche bien de sa vieille grand'mère, hein? petite fripouille 4 ... ».
Au premier discours, correspond un temps de dénégation: « vous ne m'inté-
ressez pas, ne croyez pas que vous m'intéressez, mais 5 ... ». Le deuxième dis-
cours, s'il commence par l'attestation d'une distance infinie que Charlus veut
maintenir avec le narrateur, finit par la suggestion d'un contrat entre les deux
de façon à garantir un contact intime, lors d'une fantaisie de Charlus. Ce dis-
cours correspond au temps de distanciation. Le troisième discours, c'est celui
où « le logos se met à dérailler ». Le temps qui lui correspond, c'est le temps
inattendu. C'est le discours de la désorganisation, de l'irruption (inattendue)
2. PS. p. 207.
3. PS. p. 207.
4. PS. p. 208.
5. PS. p. 208.
134
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
135
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
9. Cette distinction était en rait celle qui régnait à la date de construction de la Recherche,
la schizophrénie étant un concept formulé seulement à la phase terminale de cette œuvre.
Ce n'est qu'en 1911 que le terme de schizophrénie est inventé, par Eugen Bleuler. Bien sûr,
Proust aurait eu le temps de connaître les développements de la psychiatrie. mais il est vrai aussi
que ces mêmes développements restaient encore trop enfermés dans leur propre cercle. C'est
donc ainsi que Deleuze lit en 1973 la Recherche. en considérant que Proust n'a tenu compte
que des deux délires connus jusqu'à l'époque. Comme il l'aftirme : « À la tin du XIXe siècle et
au début du Xxe. la psychiatrie établissait une distinction très intéressante entre deux sortes de
délire des signes [... ]. Nous ne disons certes pas que Proust applique à ses personnages une dis-
tinction psychiatrique qui s'élaborait de son temps. Mais Charlus et Albertine. respectivement.
tracent des chemins dans la Recherche qui correspondent à cette distinction, de manière très
précise. » (PS. p. 215.)
136
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
10.« Partout Proust oppose le monde des signes et des symptômes au monde des attributs.
le monde du pathos au monde du Logos. le monde des hiéroglyphes et des idéogrammes au
monde de l'expression analytique. de l'écriture phonétique et de la pensée rationnelle. Ce qui
est récusé constamment. ce sont les grands thèmes hérités des Grecs : le philos. la sophia,
le dialogue. le logos. la phoné. » (PS. p. 131.) Ensuite. Deleuze systématise l'opposition des
signes au logos par cinq points de vue: les parties. la loi. l'usage, l'unité et le style. (Pour cette
opposition. voir PS. p. 129-131.)
II. Comme il l'écrit. « on chercherait en vain chez Proust les platitudes sur l'œuvre d'art
comme totalité organique où chaque partie détermine le tout. et où le tout détermine les parties
[... ]. Comme nous le verrons. ce n'est pas par hasard que le modèle du végétal chez Proust a
remplacé celui de la totalité animale. tant pour l'art que pour la sexualité». (PS. p. 138-139.)
12. Ce sont des machines-monades: « Philosophiquement. c'est Leibniz qui posa le premier
le problème d'une communication résultant de parties closes ou de ce qui ne communique
pas: comment concevoir la communication des "monades" qui sont sans porte ni fenêtre?
La réponse truquée de Leibniz est que les monades fermées [sont] [... ] des points de vue dif-
férents sur le même monde que Dieu leur fait envelopper. La réponse de Leibniz restaure ainsi
une unité et une totalité préalables. sous forme d'un Dieu [... ] qui fonde entre leurs solitudes
une "correspondance" spontanée. » (PS. p. 196.)
137
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
138
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
le problème des rapports parties-tout reste aussi mal posé par le mécanisme
et par le vitalisme classiques tant que l'on considère le tout comme totalité
dérivée des parties, ou comme totalité originaire dont les parties émanent, ou
comme totalisation dialectique. Le mécanisme, pas plus que le vitalisme, n'a
saisi la nature des machines désirantes, et la double nécessité d'introduire la
production dans le désir autant que le désir dans le mécanisme 17. » L'art en
général, et la Recherche en patiiculier, se construit non pas par un mécanisme
ni par un vitalisme, mais par un machinisme où le désir est déjà introduit 18.
Déjà dans les deux éditions de Proust et les signes antérieures à 1973, la
notion de transversalité fonctionne en tant que machine, comme le point aléa-
toire de la Recherche. En effet, l'idée de mach ine, l'idée d' œuvre d'art moderne
comme machine, est introduite en 1970. La deuxième partie de Proust et les
signes est le monde de la transsexualité, de l'hermaphrodisme, de l'innocence
du végétal, « où l'homosexualité et l'hétérosexualité ne peuvent plus se distin-
guer 19 ». C'est aussi le monde de la machine et de la transversalité.
Mais seulement dans la troisième partie cette transversalité et cette machine
ont-elles un nom: la folie. La folie comme « conclusion» du croisement de la
nature avec l'histoire universelle de la machine artistique. La folie fonctionne
ainsi comme pièce motrice de cette fusion. C'est elle qui, en effet, en fait la
liaison dans sa manière la plus transversale. La machine littéraire qui constitue
la Recherche, c'est, donc, la folie. Deleuze et Guattari nous avaient déjà expli-
qué, dans L 'Anti-Œdipe, que la schizophrénie était la réalité même du désir et
que le désir était production. Le désir est d'abord machine, production de désir
non pas comme manque mais comme surabondance de désir. Il tàut souligner
que, dans ce livre de 1972, au moment de présenter la schizoanalyse, Deleuze
et Guattari sont confrontés avec le besoin de définir le plan théorique de fond
de cette nouvelle méthode d'analyse -- et ce plan n'est autre qu'une nouvelle
philosophie de la nature. La schizoanalyse correspond à un fonctionnalisme,
lequel est d'abord une alternative soit à un vitalisme, soit à un mécanisme.
Selon L'Anti-Œdipe, dans la machine littéraire de la Recherche on peut
dégager trois différences fondamentales sur la folie: la distribution de la folie,
sa fonction et son usage. On trouve la même approche dans la troisième partie
de Proust et les signes. La présence de la folie y est d'abord pensée par ces
trois questions: quelle distribution de la folie? quel usage de la folie? quelle
fonction de la folie? Ces questions peuvent être englobées dans la question
17.AO, p. 51-52.
18. Or, comme toute machine. la lecture de la Recherche. de la troisième édition de Proust et les
signes. est organisée d'une tàçon binaire. suivant la structure des machines de L'Anti-Œdipe :
« Les machines désirantes sont des machines binaires. à règle binaire ou régime associatif;
toujours une machine couplée avec une autre. » (AO. p. Il.)
19.AO. p. 381.
139
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
plus générale: quel fonctionnalisme? C'est ce plan de fond qui travaille dans
ce que Deleuze et Guattari appellent « la vraie question de la schizoanalyse :
qu'est-ce que c'est, tes machines désirantes pulsionnelles à toi ?, et quel fonc-
tionnement, dans quelles synthèses entrent-elles, opèrent-elles? quel usage
en fais-tu [ ... ] 20 ? ». Schizoanalyse, fonctionnalisme, folie, signes. Tout un
nouveau système sémiologique se dessine, toute une nouvelle philosophie de
la nature est en jeu. « Enfin un peu de relation avec le dehors ... Tout un alpha-
bet, toute une axiomatique avec des photos de fous 21. » Le sens, le signe et
l'interprétation sont moins importants que leur usage, leur fonction et leur
distribution. Sémiologie fonctionnaliste à échelle moléculaire. Signe investi
du dedans, dans sa chaîne génétique: signe économique, social, politique,
historique, culturel, religieux. Signe du dehors. Signe désirant, signe délirant.
La question de L'Anti-Œdipe : « Comment un délire commence-t-il ? »
seli donc à la perfection pour comprendre l'enjeu de Proust et les signes de
1973, c'est-à-dire l'enjeu du délire des signes, du délire d'interprétation du
narrateur-araignée. Encore une fois, le retour à Proust et les signes en 1973
se dessine comme l'exemplification littéraire de la théorie du désir et de la
schizophrénie de L'Anti-Œdipe.
Dans la question « quelle présence de la folie dans la Recherche? », il ne
s'agit plus ni du thème de l'apprentissage et de la vérité, comme dans la pre-
mière partie, ni du thème de la loi du monde fragmentaire, comme dans la deu-
xième partie. Certes, dès la prem ière édition, on perçoit un mouvement très
subtil d'apparition progressive de la folie 22. La caractérisation du logos est
un exemple, ad contrarium, très suggestif. En 1964, Deleuze ne ülÏt aucune
distinction entre la sphère du logos et celle du pathos, et s'il pense l'appren-
tissage de la vérité comme l'interprétation des hiéroglyphes, ce n'est pas dans
une perspective délirante, mais plutôt pour donner une griffe de nécessité au
procédé de l'apprentissage. Le logos est ici compris comme la bonne volonté
20. AD. p. 345. La production de la machine comprend une structure triadique, elle implique
trois opérations: la production, la consommation et l'enregistrement. Nous pensons que. dans
l'analyse de 1973 de la Recherche. Deleuze applique ces opérations à la folie comme processus
créateur du Narrateur. C'est ainsi qu'il dit que la présence de la folie étant le noyau d'analyse.
il fallait comprendre ses trois ditlërences fondamentales. Charlus et Albertine ont précisément
cette fonction. celle de donner à voir les trois diftërences de la présence de la folie, ou, en des
termes anti-œdipiens, les trois opérations de la production de la Recherche. Ainsi. respective-
ment. nous pensons que la fonction, c'est la production proprement dite, l'usage, ou la forme,
c'est la consommation. et la distribution, c' est l'enregistrement.
21. AD. p. 344.
22. Le seul moment où Deleuze touche au problème de la folie/clinique dans la première édi-
tion. c'est à la conclusion du chapitre « Le Pluralisme» : « Toutes les paroles sont des symp-
tômes [ ... ]. On ne s'étonnera pas que l'hystérique fasse parler son corps. Il retrouve un langage
premier. le vrai langage des symboles et des hiéroglyphes. Son corps est une Égypte. » (/vIPS.
p. 113.)
140
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
d'une pensée qui pense par amour du vrai, par une inclination naturelle pour le
vrai. Le logos appartient à la vérité logique et possible qui constitue le savoir
abstrait et qui n'arrive à l'identité que par la ressemblance.
C'est contre ce statut de la pensée que Deleuze propose le hiéroglyphe et le
hasard comme une pensée nécessaire, une pensée qui se construit sur la base
de la matière des signes, une matière qui instaure toujours de la différence.
Ceux-ci impliquent en eux-mêmes l'hétérogénéité et l'essence, définie comme
alogique ou supralogique 23. C'est la diffërence ultime et absolue. C'est ainsi
que Deleuze peut dire que tout apprentissage se fait dans le temps, l'apprenti
étant un menuisier et un amant qui souffre. Il ne s'agit pas d'imitation, de
faire comme quelqu'un, mais avec quelqu'un et en travaillant toujours la
matière des signes. N'est-ce pas précisément ce qui définit le devenir, la non-
ressemblance ou imitation? Nous sommes, en effet, en face d'une théorie
intensive des facultés, lesquelles ne portent plus sur la ressemblance comme
l'activité rationnelle par excellence de la conscience. Il s'agit des facultés
délirantes qui deviennent une avec la matière dont elles portent. Les facultés
deviennent ainsi non discursives et leur fonction machinique est imperson-
nelle: non plus les facultés d'un moi, même sans conscience (deuxième partie
du livre sur Proust), mais l'événement « facultés» qui font des multiplicités
avec la matière qu'elles perçoivent.
Quant au problème de la distribution de la folie, Deleuze distingue la folie
discursive de Charlus et la folie d'individuation d'Albertine. Charlus surgit
comme une individualité donnée, mais une individualité tellement supérieure
et impériale qu'elle laisse percevoir, comme un secret à découvrir, ses dis-
cours autant virils qu'efféminés, sa communication aberrante. De l'autre côté,
Albertine: ses communications étant données, son secret réside plutôt dans
son individualité même. La question ici ne concerne plus la violence des signes
non discursifs qui émergent dans les discours de Charlus, mais elle porte sur
l'individuation même d'Albel1ine :« Laquelle des jeunes filles est-elle? Com-
ment l'extraire et la sélectionner du groupe indivis des jeunes filles 24 ? »
Le problème de l'essence - si impol1ant dans les éditions précédentes -
se voit donc ici réduit à la question de l'individuation et de l'individualité.
Charlus est« l'individualité impériale» qui fonctionne comme une nébuleuse
construite autour de deux points singuliers: les yeux et la voix. Cette nébu-
leuse contient des secrets, des parties inconnues. Il s'agit d'une individuation
23. « Au-delà des vérités intelligibles et formulées; mais aussi au-delà des chaînes d'asso-
ciation su~jectives et des résurrections par ressemblance ou contiguïté: il y a les essences. qui
sont alogiques ou supralogiques. » (MPS. p. 50). Pour une approche complète de cette oppo-
sition logos possible/hiéroglyphe nécessaire. voir à ce propos. PS. p. 10. 24-25. 32. 41. 112, et
tout le chapitre « L'Image de la pensée ».
24. PS. p. 214.
141
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
142
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
aspect de distinction des deux délires de signes, celui qui concerne leur moda-
lité, c'est-à-dire le type de croyance qu'accompagne l'assignation du délire
à certains de ses aspects. Ainsi, la folie chez Charlus commence par être une
simple « probabilité» et devient une « quasi-certitude» à la fin du roman,
tandis qu'elle se présente chez Albertine rétrospectivement, comme étant une
« éventualité posthume 29 ».
Dans la troisième partie du livre sur Proust écrite en 1973, une nouvelle ques-
tion organise le travail sur la folie: quel mélange folie-crime-irresponsabilité-
sexualité? Le thème de la sexualité devient l'opérateur du rapport entre une
philosophie de la nature (qui s'exprime surtout dans le concept de territoire) et
une théorie de la folie. Nous avons déjà souligné le fait que les deux person-
nages que Deleuze analyse, Charlus et Albertine, sont l'exemple du mode de
construction de la Recherche en tant que loi d'interprétation des signes de la
folie. Charlus et Albertine fonctionnent comme un signe, lequel requiert d'être
interprété. Pour comprendre cette construction de la Recherche, Deleuze anti-
cipe, dans cette partie de 1973, un concept qui aura un destin décisif dans son
vocabulaire philosophique: le concept de « composition» (ou de« décompo-
sition ») ou, plus à la fin, le concept de « loi de composition 30 ».
La composition des deux personnages se fait par trois moments (asymé-
triques), toujours différents 31. Dans le prem ier, les personnages fonctionnent
comme organisation unifiable, totalisable et circonscrite en apparence, ce
que Deleuze appelle « nébuleuse ». Le concept de nébuleuse suggère tout de
suite l'idée d'une normalité de surface qui cache une profondeur différente,
de non-normalité. Les personnages sont comme « des ensembles statistiques
143
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
144
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
cette structure mêrne, car cette structure apparente fonctionne comme une
machine, dont le propre est de créer ses lignes de fuite. Il s'agit du fonction-
nement même des machines. Tout fonctionne ainsi, selon le machinisme du
plan d'immanence. C'est la loi de la sexualité qui constitue le secret à décou-
vrir au-delà de toute nébuleuse, au-delà de toute organisation molaire. Cette
loi détermine l'univers microscopique et moléculaire qui se présente en tout
amour. L'amour commence par avoir une forme statistique, c'est-à-dire un
contenu hétérosexuel (premier moment de la loi de composition), il devient
un amour homosexuel (deuxième moment), et finit par être un amour herma-
phrodite, c'est-à-dire transversal et moléculaire (troisième moment).
Or, la loi de la sexualité convoque le thème de la culpabilité et de l'inno-
cence en tant que degrés opposés de conscience morale. Ainsi, l'amour inter-
sexuel correspond à la normalité de surface, statistique ~ l'amour homosexuel,
c'est la sphère de la névrose, des angoisses et des souffrances œdipiennes;
finalement, l'amour transsexuel, c'est le règne de la folie et de son inno-
cence au-delà de toute responsabilité. Au niveau du transsexualisme micro-
scopique, de l'hermaphrodisme initial et universel, la folie se présente au-delà
de toute culpabilité, elle devient innocence. La culpabilité n'existe que dans
l'ensemble molaire. C'est un concept projeté par les empires individuants
avec l'objectif de maintenir la normalité de surface. La culpabilité ne sert qu'à
cacher la condition végétale perdue, dont la transversalité, qui parcourt les
séries discordantes, vient restituer l'innocence (troisième moment de la loi de
composition). La loi de composition, si elle se présente comme déterritoria-
lisation, n'est donc autre que la restitution, c'est-à-dire la recomposition, de
cette innocence retrouvée.
Au-delà de la culpabilité territoriale, il y a l'innocence de la nature et l'inno-
cence de la folie. Et Deleuze (et Guattari) énonce déjà cette innocence décou-
verte par Proust dans L'Anti-Œdipe : « On dirait que la culpabilité, les décla-
rations de culpabilité ne sont là que pour rire [ ... ]. Car les rigueurs de la loi
n'expriment qu'en apparence la protestation de l'Un, et trouvent au contraire
leur véritable objet dans l'absolutisation des univers morcelés [ ... ] c'est
pourquoi, au thème apparent de la culpabilité, s'entrelace chez Proust un tout
autre thème qui le nie, celui de l'ingénuité végétale dans le cloisonnement des
sexes [ ... ], là où règnent les fleurs et se révèle l'innocence de la folie 36. »
La loi est présente dans la troisième édition de Proust et les signes, avec
le même statut qu'elle aura dans Kafka Pour une littérature mineure. Elle
n'est là que pour faire rire. Creuse et vide, la loi est traversée par la folie qui
la défait. En elle-même, la loi n'est rien, elle est pure représentation. Elle
est corrompue de tous les côtés, elle est parcourue par une transversalité qui
36. AD. p. 51.
145
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
37. Comme Deleuze et Guattari l'expliquent dans L 'Anti-Œdipe.« nul autant que Kafka n'a su
montrer que la loi n'avait rien à voir avec une totalité naturelle harmonieuse. immanente. mais
agissait comme unité formelle éminent. et régnait à ce titre sur des fragments et des morceaux
(la muraille et la tour) ». (AO. p. 235.)
38. AO. p. 81-82.
146
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Philosophie de la nature Il :
le délire du narrateur et le corps sans organes
147
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
39. Comme on peut le lire dans L'Anli-Œc/JjJe : « La Recherche du temps perdu comme grande
entreprise de schizo-analyse : tous les plans sont traversés jusqu'à leur ligne de fuite molécu-
laire. percée schizophrénique: ainsi dans le baiser où le visage d'Albertine saute d'un plan
de consistance cl un autre pour se défaire enfin dans une nébuleuse de molécules. Le lecteur
risque toujours. lui. de s'arrêter à tel plan. et de dire oui. c'est là que Proust s'explique. Mais le
narrateur-araignée ne cesse de défaire toiles et plans. de reprendre le voyage, d'épier les signes
ou les indices qui fonctionnent comme des machines et le feront aller plus loin. » (AG. p. 380.)
40. PS. p. 217.
41. PS. p. 217.
42. « Nous ne croyons guère cl la nécessité de distinguer le narrateur et le héros comme deux
sujets. sujet d'énonciation et sujet d'énoncé. car ce serait rapporter la Recherche à un système
de la subjectivité (sujet dédoublé. clivé) qui lui est étranger. » (PS, 217.)
43. En parlant de ceux qui ne savent pas lire son œuvre «( ceux qui crurent que mon roman
était une sorte de recueil de souvenirs. s'enchaînant selon les lois fortuites de l'association des
idées»). c'est Proust lui-même qui lance l'énigme sur le statut du narrateur: « Des pages où
quelques miettes de '·madeleine·'. trempées dans une infusion. me rappellent (ou du moins rap-
pellent au narrateur qui dit "je" et qui n'est pas toujours moi) tout un temps de ma vie. oublié
dans la première partie de l'ouvrage. » (PROUS r. M., 1999. p. 328. nous soulignons.)
148
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
tous les sentiments des personnages, c'est lui qui provoque toutes les amours,
toutes les jalousies.
C'est pour répondre à la nouvelle formulation de la question du narrateur
dans la Recherche que Deleuze convoque le concept, emprunté à L'Anti-
Œdipe, de « corps sans organes ». Le narrateur, c'est un immense réseau,
« l'universel schizophrène qui va tendre un fil vers Charlus le paranoïaque, un
autre fil vers Albertine l'érotomane, pour en faire autant de marionnettes de
son propre délire, autant de puissances intensives de son corps sans organes,
autant de profils de sa folie 44 ».
Deleuze fait du narrateur un corps très actif dans sa passivité même, dans
sa capacité de réception des signes. On pourrait dire que le narrateur est sur-
tout un lieu 45, un lieu de captation, une toile d'araignée qui attend des signes
pour les rendre en impressions. Deleuze le désigne alors comme « corps sans
organes» parce que énorme apparei 1 récepteur des signes, des sensations, des
parfums, des sons, des goüts. « En vérité le narrateur n'a pas d'organes, ou
n'a jamais ceux dont il aurait besoin, qu'il aurait souhaités. Il le remarque
lui-même dans la scène du premier baiser à Albertine, quand il se plaint que
nous n'ayons pas d'organes adéquat pour exercer une telle activité qui remplit
nos lèvres, qui bouche notre nez et ferme nos yeux. En vérité, le narrateur
est un énorme Corps sans organes 46. » Le corps sans organes a plutôt un état
liquide, qui lui permet de se fondre avec les choses, avec l'univers dans sa
totalité. C'est le corps à l'état pur, sans aucune actualisation molaire ou ter-
ritoriale. C'est la machine à capter le monde extérieur pour le créer, ensuite,
dans son propre délire. Faire son propre corps sans organes, c'est construire
un devenir universel et original. C'est se découvrir en tant qu'élément de la
149
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
150
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
La troisième patiie de Proust et les signes marque une autre révolution dans
la pensée de Deleuze. Elle est le lieu de naissance de l'application à la question
littéraire d'un concept qui deviendra fondamental dans les travaux des années
soixante-dix: le concept d'« agencement ». Ce concept avait eu une naissance
timide dans L 'Anti-Œdipe 49. Dans Proust et les signes, l'agencement ne vient
répondre qu'au problème du statut du narrateur dans À la recherche du temps
perdu. Comme nous l'avons vu, ce statut y fait particulièrement problème à
propos du rapport entre le narrateur et deux de ses personnages. D'abord, il
y a une jalousie du narrateur qui porte sur Albeliine, laquelle est elle-même
décrite comme jalouse de ses propres objets. Puis, l'érotomanie du narrateur à
l'égard d'Albeliine, érotomanie qui est confirmée comme le secret qui susci-
tait la jalousie du narrateur. Ce même mécanisme de fusion entre le monde des
affects du narrateur et la construction des personnages, on le trouve autour de
Charlus. Selon Deleuze, il n'est pas possible de distinguer le travail du délire
d'interprétation de Charlus et le travail d'interprétation du délire auquel le
narrateur se livre sur Charlus. Il faut donc refuser la distinction entre le nar-
rateur et le héros comme deux sujets, sujet d'énonciation et sujet d'énoncé.
C'est pour désigner cette indistinction que Deleuze va d'abord inventer le
concept d'« agencement ». Comme il l'écrit, « il y a moins un narrateur
qu'une machine de la Recherche, et moins un héros que des agencements où
49. Il surgit pour la première fois à la tin du chapitre « Sauvages. barbares. civilisés ». p. 324, et
une deuxième fois au chapitre « Introduction à la schizo-analyse », p. 352.
152
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
153
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
sa troisième édition, en 1976, c'est bien, donc, une ouverture sur cette grande
lecture de Kafka que Deleuze a publiée avec Guattari en 1975. Le concept
d'agencement, qui y est formulé pour penser le statut du narrateur dans la
Recherche, constituera le centre le plus spéculatif de l'idée d'une « littérature
mineure ».
De 1964 à 1976, Deleuze revient deux fois sur son livre sur Proust - pour
l'adapter à chaque nouvelle reformulation de sa pensée sur la littérature et, du
même coup, pour faire de l'univers littéraire de Proust le laboratoire des nou-
veaux concepts qu'il n'arrête pas d'inventer. Mais, ainsi, il brouille à chaque
fois les discontinuités de sa pensée, il fictionne l'unité d'un livre qui, pourtant,
est traversé par les ruptures les plus importantes dans son développement.
Reconstituer les coupes verticales de temps/pensée qui composent ce livre,
c'est ouvrir l'ensemble de son approche de la littérature à la façon dont elle
est marquée par d'autres programmes théoriques. Le livre sur Proust, dans
sa métamorphose à trois temps, laisse lire dans sa peau non moins que trois
moments de ce dehors. D'abord, par le programme d'un empirisme transcen-
dantal qui oriente les tout premiers livres de Deleuze. Après, c'est le complexe
débat avec Freud et Lacan qui commence à prendre forme dans l'introduction
de la pulsion de mort comme loi d'unité de la Recherche. La critique d'Œdipe,
qu'on trouvera au centre du combat contre la psychanalyse en 1972, se des-
sine déjà dans ce second retour à Proust. Finalement, c'est toute la philo-
sophie de la nature des années soixante-dix et quatre-vingt qui trouve ici sa
première version dans la question du statut du narrateur dans la Recherche.
Avec l'introduction, bien que timide, des concepts de « corps sans organes»
et d'« agencement », Deleuze convoque pour la dernière fois le monde de
Proust comme témoin d'une nouvelle compréhension de la vie. Si la pre-
mière « machine littéraire» avait été annoncée en 1970 comme celle de la
Recherche, le premier « agencement» littéraire fut annoncé en 1973 comme
celui de la vie du narrateur qui habitait, dans un non-lieu, cette machine lit-
téraire. Le noyau de l'immense machinisme de L'Anti-Œdipe germait déjà
dans la deuxième partie de Proust et les signes. La troisième partie portait
l'embryon de la physique des agencements collectifs d'énonciation de Kafka
Pour une littérature mineure.
Nous avons fini cette exploration vertigineuse, de presque une décade, du
travail de Deleuze sur la littérature. Proust et les signes, par ses propres coupes
de temps/pensée qui ont abouti à trois éditions, s'est révélé un séismographe
des ruptures les plus intimes de Deleuze. Le résultat est fragile: il nous a
donné surtout une reconstitution brève des concepts les plus marquants de
l'approche deleuzienne de l'art du roman, dans leur inscription dans l'horizon
d'un empirisme transcendantal, soit en tant que modèle kantien des facuItés,
154
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
soit en tant que structure lacanienne de la loi, soit en tant que philosophie de
la nature. Peut-être le paysage global de l'esthétique de Deleuze entre 1964 et
1973 est-il devenu un peu moins obscur.
En 1975, le livre sur Kafka, écrit avec Félix Guattari, semble être
l'aboutissement de ce long parcours à travers Proust. Mais, comme nous
allons le voir, il est sa réfutation la plus radicale. Kafka - Pour une littéra-
ture mineure doit même se comprendre comme la démolition systématique
de chaque prémisse de la lecture que Deleuze avait proposée de la Recherche
dans les éditions de 1964 et 1970. Et, cependant, l'illusion de continuité
est totale. La troisième édition de Proust et les signes est publiée en 1976.
Un an après le livre sur Kafka, Deleuze fait sortir une nouvelle version du
livre sur Proust, en y ajoutant, comme conclusion, le texte de 1973, celui
précisément qui contient les grandes thèses du nouveau territoire théorique
ouvert avec L'Anti-Œdipe. Le lecteur qui venait de découvrir les instruments
schizoanalytiques de Deleuze et Guattari pour entrer dans le monde littéraire
de Kafka ne pouvait que se reconnaître, en revisitant Proust un an après, dans
cette conclusion autour des concepts de corps sans organes et d'agencement
d'énonciation. Cette proximité a obscurci les grands points de rupture que le
livre sur Kafka est venu instaurer.
DEUXIÈME PARTIE
Kafka et Bene:
le pouvoir de la littérature
PREMIER CHAPITRE
Kafka - Du réel pour en finir avec la loi
et l'imagination
1ntrod uction
159
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Les analyses de Marthe Robeli, aussi bien que celles de Maurice Blanchot
par exemple, nous montrent Kafka comme l'auteur par excellence de la fiction
comme moyen de salut par des archétypes imaginaires. Son œuvre y est lue
comme la réaction à des situations de sa vie réelle, comme des symptômes
d'un inconscient typique. Ainsi, Marthe Robert nous explique le travail de
l'écriture romanesque comme restitution d'un réel dérobé. Elle présente tou-
jours Kafka cornme radicalement perdu, « sauf que la souveraineté de décision
qui lui manque si cruellement dans la réalité lui est amplement restituée dans
l'ailleurs de la littérature l ». Pour Maurice Blanchot, aussi, le travail de Kafka
devient « comme un moyen de salut psychologique (pas encore spirituel) 2 ».
Kafka semble la confirmation point par point de l'inconscient tourmenté par
la loi qui s'évade dans le fantasme littéraire. Il appartient déjà à la vérité de la
psychanalyse.
Interrompre l'évidence de l'interprétation psychanalytique implique donc
~e tirer Kafka des mains d'Œdipe et de tous les regards psychologiques sur
son univers fictionnel. Mais cela est un programme presque impossible.
1\ fallait le libérer du « procès» de l'imaginaire, du symbolique et du réel
impossible olt Kafka ne peut que se déclarer coupable. Il fallait aussi réfuter
les méthodes d'interprétation par archétypes, par associations 1ibres, par for-
malisations structurales. Bref, il fallait changer de planète théorique. Or, c'est
justement le programme fondamental de tout le livre. Et Deleuze et Guattari le
déclarent au début, sur un vrai ton agit-prop. « Nous n'essayons pas de trou-
ver des archétypes, qui seraient l'imaginaire de Kafka, sa dynamique ou son
bestiaire (l'archétype procède par assimilation, homogénéisation, thématique,
alors que nous ne trouvons notre règle que lorsque se glisse une petite ligne
hétérogène, en rupture). Nous ne cherchons pas davantage des associations
dites libres (on connaît le triste destin de celles-ci, toujours nous ramener au
souvenir d'enfance, ou pire encore au fantasme, non parce qu'elles échouent,
mais parce que c'est compris dans le principe de leur loi cachée). Nous ne
cherchons pas non plus à interpréter, et à dire que ceci veut dire cela. Mais
1. ROBERT. M.. 1979. p. 160-161. Dans le même chapitre. nous pouvons lire: « La loi ne laisse
pas Kafka en paix [... ] : c'est elle qui s'énonce dans Le lerdict, par la voix terrible du père-
juge. à la fois grandiose et sénile: elle qui poursuit Joseph K. [ ... ] : elle qui. inscrite dans les
grimoires de l'Ancien Commandant de La Colonie pénitentiaire [ ... ] ne fait connaître la sen-
tence qu'en s'imprimant directement dans la chair vive du Condamné. Cette loi immanente qui
s'énonce dans l'automatisme du châtiment [ ... ], c'est d'elle encore que Kafka meurt, s'il est
vrai. comme il en est convaincu. que la blessure de ses poumons n'est que le symbole d'autre
plaie [... ]. Ses héros du reste le lui avaient bien prédit: dans un monde intérieur où le comman-
dement sans commandant a perdu la force de raire vivre. la loi devenue féroce n'a plus que le
pouvoir total de tuer.» (ROBERT. M.. 1979. p. 158-160.)
2. BLANCHOT. M.. 1955. p. 68.
160
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
surtout nous cherchons encore moins une structure, avec des oppositions for-
melles et du signifiant tout fait 3. ».
C'est un programme immense, mais pas complètement honnête. En même
temps qu'il rompt avec les modèles de critique littéraire des années soixante-
dix, il est l'abandon radical de l'univers théorique sur lequel Deleuze lui-
même avait construit ses livres sur Proust et sur Sacher-Masoch sans
que, pourtant, Deleuze le reconnaisse jamais. Peut-être l'enthousiasme de
la formulation de ce combat théorique exprime-t-i1 une crise interne. Peut-
être l'intelligence de Deleuze pour les abîmes de l'esthétique freudienne lui
vient-elle des ses propres évidences. On ne peut pas le savoir. De toute façon,
quelque chose de grand commence avec ce livre. En effet, il implique un
refus des concepts fondamentaux de l'esthétique lacanienne dans sa fonda-
tion sur la trinité de l'imaginaire, du symbolique et du réel. Il implique aussi
l'abandon des archétypes junguiens, de la méthode des associations libres et
de toute la psychologie du fantasme dans son rapport avec la loi cachée. Fina-
lement, il implique de laisser tomber l'idée même d'interprétation, soit dans
sa version romantique d'un sens spirituel profond, soit dans le modèle struc-
turaliste, avec des oppositions formelles. Mais ce qui rend ce programme
vraiment impossible est le fait que Deleuze et Guattari veulent l'imposer
de l'intérieur de Kafka, autrement dit à partir d'un voyage dans les laby-
rinthes de l'auteur le plus propice à une lecture psychanalytique. Comment
réfuter Œdipe avec Kafka? La réponse est formulée dans la même page où
l'on trouve le programme. « Nous ne croyons qu'à une politique de Kafka,
qui n'est ni imaginaire ni symbolique. Nous ne croyons qu'à une ou à des
machines de Kafka, qui ne sont ni structure, ni fantasme. Nous ne croyons
qu'à une expérimentation de Kafka, sans interprétation ni signifiance, mais
seulement des protocoles d'expérience 4. » Trois déformations de Kafka pour
sauver Kafka de la lecture œdipienne. Selon la ligne du politique, il s'agit de
refuser les concepts d'imaginaire et de symbolique. La littérature doit appa-
raître comme une affaire de production du réel par une communauté mineure
qui fait l'expérience d'étrangeté dans sa propre langue. La ligne machinique
s'oppose aux concepts de structure et de fantasme. Le travail d'écriture n'est
pas le rapport en miroir entre le sens comme forme et le sens comme contenu,
entre les lois et leurs effets en image. La machine littéraire, ce système de
coupure-flux qui s'enregistre sur un corps sans organes de l'écrivain, en
même temps que sur le réel social et historique qui l'agence, se définit par
3. K" p. 13-14. Il est très signilkatif que dans son moment le plus lié à la psychanalyse et
à Lacan Deleuze utilise « phantasme» et qu"après L'Anti-Œdipe et sa rencontre avec Félix
Guattari il écrit plutôt « fantasme ». Le passage d'un concept positif à un concept négatif
s"accompagnc donc d"une mutation graphique.
4. K" p. 13-14.
161
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
son travail sur la matérialité de la langue, sur ses rythmes, ses espaces, son
bégaiement. L'idée du travail littéraire en tant que machine permet de pré-
senter l'univers de Kafka comme l'opposé d'une esthétique. L'expression ne
renvoie pas à une subjectivité, à une aisthésis, mais à des connexions sociales
multiples. Comme le dit Deleuze, « personne mieux que Kafka n'a su définir
l'art ou l'expression sans aucune référence à quoi que ce soit d'esthétique.
Si nous cherchons à résumer la nature de cette machine artiste selon Kafka,
nous devons dire: c'est une machine célibataire, par là même branchée
d'autant plus sur un champ social à connexions multiples. Définition machi-
nique, et non pas esthétique 5 ». Finalement, en ce qui concerne la ligne
d'expérimentation, c'est la fin de la pratique de l'interprétation et de la signi-
fiance. Il n 'y a rien à déchiffrer dans les textes de Kafka, rien à rendre mani-
feste. Les pages de Kafka ne sont que des« protocoles d'expérience », faisant
de la littérature une affaire de santé 6.
Dans ces trois lignes d'approche de Kafka, Deleuze et Guattari condensent
aùssi le programme de la schizo-analyse. On a même l'impression, dans la
déclaration inaugurale de Kafka - Pour une littérature mineure, d'écouter
ce passage de L'Anti-Œdipe : « La schizo-analyse se propose d'explorer un
inconscient transcendantal au lieu de métaphysique, [ ... ] schizophrénique au
lieu d'œdipien, non-figuratif au lieu d'imaginaire, [ ... ] machinique au lieu de
structural, moléculaire, microphysique et micrologique au lieu de molaire et
grégaire 7. » Le livre sur Kafka sera justement le laboratoire du programme
de la shizo-analyse dans le domaine de l'inconscient littéraire. Ce n'est pas
seulement parce que ce livre fut le premier à être écrit après L'Anti-Œdipe
en tant que cas critique pour tester la validité d'une méthode non-œdipienne.
C'est que l'objet pratique de la schizo-analyse concerne par excellence l'objet
d'art littéraire. Deleuze et Guattari vont même jusqu'à penser que« la schizo-
analyse est comme l'art de la nouvelle. Ou plutôt elle n'a aucun problème
d'application: elle dégage des lignes qui peuvent être aussi bien celles d'une
vie, d'une œuvre littéraire 8. »Kafka Pour une littérature mineure deviendra
non seulement la preuve de la faillite de la théorie littéraire psychanalytique,
5. K. p. 128-129.
6. Il est significatif quc. après le livre sur Kafka. Deleuze n'abandonnera plus cette triple
approche de la littérature. Même son dernier grand texte programmatique. le chapitre « La Lit-
térature et la vie». publié en 1993 dans Critique el clinique. reprend la ligne politique. machi-
nique et d'expérimentation. Deleuze y énumère les six thèmes qui organisent son approche
de la littérature: 1) l'écriture en tant qu'expérience d'être un étranger dans sa propre langue;
2) la littérature comlne une atfaire collective: 3) la littérature en tant que machine littéraire;
4) la littérature comme travail sur la matérialité de la langue: 5) le devenir-minoritaire de l'écri-
vain et 6) l'écrivain comme médecin dll mondc.
7. AO. p. 130.
8. AIP. p. 249.
162
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Le rhizome-Kafka
Le thème qui oriente Kafka - Pour une littérature mineure est le mode
d'existence d'une littérature mineure, c'est-à-dire le travail littéraire qu'une
minorité fait dans une langue majeure. Tel est le cas de la communauté juive
et tchèque à laquelle appartient Kafka. À Prague, au début du siècle, cette
communauté doit écrire dans la langue allemande, et à l'intérieur d'une tra-
dition littéraire qui fut bâtie sur les grands mythes du christianisme. Selon
Deleuze, un tel travail implique trois dispositifs: a) déplacement de la langue
face à son ancrage d'origine de façon à la dire dans un territoire quelconque;
b) inscription de toute affaire individuelle (vie familiale, conjugale, etc.) dans
un arrière-fond économique, bureaucratique, juridique; et, c) investissement
collectif du travail littéraire, où tout énoncé prend une valeur d'action com-
mune. Deleuze et Guattari définissent ces dispositifs comme « la déterritoria-
lisation de la langue, le branchement de l'individuel sur l'immédiat-politique,
l'agencement collectif d'énonciation 9 ». Le dispositif clef est ce dernier: le
travail qu'une communauté mineure développe dans une tradition littéraire
dominante. À ce travail, ils donnent le nom d'« agencement collectif d'énon-
ciation », c'est-à-dire la transformation du travail littéraire en une affaire du
peuple, faisant de la littérature une« machine collective d'expression ». Selon
Deleuze et Guattari, c'est l'agencement collectif d'énonciation qui déplace la
langue par rapport au territoire et c'est lui qui inscrit l'histoire individuelle
dans un horizon collectif. Comprendre le mode d'existence d'une littérature
mineure, c'est donc comprendre cet agencement.
Sa détermination fondamentale, c'est son rapport à la question du sens.
Comme le concept d'« événement », le concept d'« agencement» appartient
à une théorie de l'énonciation ou théorie de l'expression. Mais, dans le cas de
l'agencement, le sens énoncé ou exprimé n'est plus pensé dans son rapport
aux états de choses, ni dans son statut ontologique. La question du sens dans
la théorie de l'agencement n'est plus ce qu'il dit ou ce qu'il est, mais comment
il est produit. La réponse renvoie aussi à une théorie des multiplicités. Le sens
est toujours le travail de séries divergentes de singularités. Cependant, tandis
que la théorie de l'événement approche cette multiplicité à partir des choses,
à partir de ce qui est énoncé, la théorie de l'agencement, comme nous allons
le voir, pense la multiplicité du côté du travail du discours, dans l'énonciation.
9. K. p. 33.
163
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
164
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
14. K. p. 151.
15. Deleuze donne d'autres exemples des agencements de Kafka: « L'agencement des lettres.
la machine à faire des lettres; l'agencement du devenir-animal. les machines animalières:
l'agencement du devenir-tëminin. ou du devenir-enfantin. les "maniérismes" des blocs de
femme ou d'enfance; les grands agencements du type machines commerciales. machines hôte-
lières. bancaires, judiciaires. bureaucratiques. fonctionnaires. etc.: l'agencement célibataire ou
la machine artistique de minorité, etc. » (K. p. 155.)
16. « L'idée d'expression travaille selon un rôle herméneutique. révélant un secret: à travers
ce concept nous sommes conduits à découvrir comment le discours linéaire de r Éthique fonc-
tionne selon deux dit1ërents niveaux. explicitement dans le niveau de la rationalité démons-
trative proclamant sa progression nécessaire. et au-dessus de la surface. implicitement. nous
trouvons le monde concret des affects qui traversent cette progression. » (MACHEREY. P.. 1996.
p. 143.)
17. « Le sens. c'est l'exprimé de la proposition. cet incorporel à la surface des choses. entité
complexe irréductible. événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition. » (L5. p. 30.)
18. Nous suivons ici la petite généalogie du retour du concept d' « expression ». après sa dis-
parition dans L'Anti-Œdipe. proposée par Philippe Mengue. « Il faudrait montrer comment
165
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
166
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
réel: on trouve là l'apparition de la cartographie. qui servira à définir le rhizome. et permet ici
de décrire l'activité critique [ ... ]. Le rhizome. comme théorie de la lecture. tient donc compte
de l'acte de lecture. et fàit de la réception une production active, une transformation véritable et
une capture de l'œuvre ». (SAUYAGNARGUES. A.. 2005. p. 119-120.)
21. Cf MP. p. 34.
22. MP. p. 10.
23. KAFKA. F.. 1998b. p. 279-80.
24. K. p. 7.
167
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
quelle est la carte du rhizome 25 ». Cependant, nous croyons qu'il faut privilé-
gier trois entrées: une entrée « Littérature et loi» qui porte sur la dimension
du symbolique; une autre qui porte sur la dimension du réel, « L'énoncé et le
désir» ; et finalement une dernière, qui porte sur la dimension de l'imaginaire,
sous le titre « Sans imagination ». Toutes les trois, comme nous essayerons de
le montrer, sont des déclarations de combats contre le canon psychanalytique.
25. K. p. 7.
168
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
ne pouvons donc obéir à la loi qu'en étant coupable [ ... ]. À proprement par-
Ier inconnaissable, la loi ne se fait connaître qu'en appliquant les plus dures
sanctions à notre corps supplicié 26. » Deleuze distingue alors deux formes
de conscience de la loi. La conscience dépressive et la conscience schizoïde.
La première, selon Deleuze, est celle qui apparaît de façon paradigmatique
chez Kafka. La deuxième organise l'œuvre de Proust. « La conscience
moderne de la loi prit une forme particulièrement aiguë avec Kafka: c'est
dans La Muraille de Chine qu'apparaît le lien fondamental entre le caractère
fragmentaire de la muraille, le mode fragmentaire de sa construction, et le
caractère inconnaissable de la loi, sa détermination identique à une sanction
de culpabilité. Chez Proust toutefois, la loi présente une autre figure, parce que
la culpabilité est plutôt comme l'apparence qui cache une réalité fragmentaire
plus profonde, au lieu d'être elle-même cette réalité plus profonde à laquelle
les fragments détachés nous mènent. À la conscience dépressive de la loi telle
qu'elle apparaît chez Kafka, s'oppose en ce sens la conscience schizoïde de la
loi selon Proust 27. »
Kafka et Proust sont les deux paradigmes clefs de la conscience moderne de
la loi. Cette modernité, par opposition à la tradition grecque, invertit le rapport
entre le Bien et la Loi. « La loi ne dit plus ce qui est bien; mais est bien ce
que dit la loi », comme l'écrit Deleuze dans ce même chapitre. Kafka illustre
cette inversion sur le corps supplicié où la loi se fait connaître comme sanc-
tion. Proust la donne à voir sur l'expérience de l'amour, comme expérience
de la division primordiale du regard de l'amant sur l'être aimé. Pour Proust,
selon Deleuze, aimer suppose la culpabilité de l'être aimé. Tout amour est une
investigation, une recherche et une discussion sur les preuves d'innocence de
la femme qu'on sait pourtant coupable. « L'amour est donc une déclaration
d'innocence imaginaire tendue entre deux certitudes de culpabilité, celle qui
conditionne a priori l'amour et le rend possible, celle qui clôt l'amour, qui
en marque la fin expérimentale. Ainsi le narrateur ne peut aimer Albertine
sans avoir saisi cet a priori de culpabilité 28. » Deleuze peut donc reconduire
l'unité de la Recherche aux formes de la culpabilité. Selon lui, il y a trois
niveaux de la culpabilité amoureuse. La culpabilité des séries hétérosexuelles,
celle des séries homosexuelles, et celle des séries transsexuelles. À ces trois
niveaux de la culpabilité correspondent les trois niveaux de la Recherche.
Le premier exprime la logique de lajalousie. Il se manifeste comme séquestrer
et emmurer l'être aimé. Le deuxième, c'est tout le mouvement de la décou-
verte de l'homosexualité comme la faute originelle de l'aimé, dont on le punit
169
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
170
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
une référence à ce que Deleuze et Guattari appellent les « thèmes courants des
interprétations de Kafka ». Et~ ce qui est surprenant, c'est que non seulement
ces thèmes sont justement tous rapportés à la question de la loi et de la culpabi-
1ité~ mais, surtout, qu'ils sont formulés dans les termes mêmes où Deleuze les
avait présentés en 1970 - avec une seule diftërence : maintenant il ne les recon-
naît plus comme étant des thèses à lui. Il faut reproduire dans sa totalité cette
première page du chapitre v. Face à l'intégralité de ce texte, on peut se rendre
compte du renversement que Deleuze opère à l'intérieur de sa propre pensée.
« La théologie négative ou de l'absence~ la transcendance de la loi, l'a priori
de la culpabilité sont des thèmes courants dans beaucoup d'interprétations de
Kafka. Les textes célèbres du Procès (et aussi de La Colonie pénitentiaire,
de La Muraille de Chine) présentent la loi comme pure forme vide et sans
contenu, dont l'objet reste inconnaissable: la loi ne peut donc s'énoncer que
dans une sentence, et la sentence ne peut s'apprendre que dans un châtiment.
Personne ne connaît l'intérieur de la loi. Personne ne sait ce qu'est la loi dans
la Colonie; et les aiguilles de la machine écrivent la sentence sur le corps du
condamné qui ne la connaissait pas, en même temps qu'elles lui infligent le
supplice. "L'homme déchiffre la sentence avec ses plaies." Dans La Muraille
de Chine, "quel supplice que d'être gouverné par des lois qu'on ne connaît
pas [ ... ] et le caractère des Lois nécessite aussi le secret sur leur contenu".
Kant a fait la théorie rationnelle du renversement, de la conception grecque
à la conception judéo-chrétienne de la loi: la loi ne dépend plus d'un Bien
préexistant qui lui donnerait une matière, elle est pure forme, dont dépend le
bien comme tel. Est bien ce qu'énonce la loi, dans les conditions formelles où
elle s'énonce elle-même 29. »
Cette première page du chapitre v est exemplaire. Sont ici présents chacun
des quatre traits de ce que Deleuze désignait en 1970 comme la « conscience
dépressive de la loi» dans l'œuvre de Kafka. 1. La loi est inconnaissable;
2. Elle se manifeste uniquement dans l'a priori de la culpabilité; 3. Elle se
déchiffre dans le corps supplicié; 4. Elle ne dépend plus d'un Bien mais,
depuis Kant, elle est pure forme, qui fonde le Bien.
Cependant, tout change. Ces traits de la loi sont bien évoqués mais, main-
tenant, pour être éloignés de ce que serait le regard de Kafka sur la loi. Selon
le Deleuze de 1975, l'interprétation courante qui fait de Kafka un penseur de
la loi est fausse, et elle est fausse parce qu'elle le prend à la lettre. Comme le
disent maintenant Deleuze et Guattari dans la continuation de ces lignes de la
première page du chapitre v: « On dirait que Kafka s'inscrit dans ce renverse-
ment. Mais l'humour qu'il y met témoigne d'une tout autre intention. Il s'agit
moins pour lui de dresser cette image de la loi transcendante et inconnaissable
29. K, p. 79.
171
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
que de démonter le mécanisme d'une machine d'une tout autre nature, qui a
seulement besoin de cette image de la loi pour accorder ses rouages et les faire
fonctionner ensemble "avec un synchronisme parfait" 30. » Tout d'un coup,
l'œuvre de Kafka n'est plus le lieu où « la conscience moderne de la loi prit
une forme particulièrement aiguë », comme Deleuze l'écrivait, en 1970, dans
la deuxième partie de Proust. Au contraire, Kafka ne s'inscrit pas dans ce
renversement inauguré par Kant. Il ne veut pas illustrer cette image d'une loi
vide et inconnaissable. Il veut plutôt démonter cette image même de la loi,
parce qu'il sait que cette image est ce qui fait fonctionner le mécanisme des
machines répressives.
Mais, alors, comment expliquer que Deleuze se mt trompé sur les textes
de Kafka? Comment prendre, en 1970, La Muraille de Chine, La Colonie
pénitentiaire, Le Procès, Le Château, comme l'illustration par la culpabilité
et par les corps suppliciés - du renversement kantien du rapport entre la loi et
le bien?
Deleuze ne se confronte jamais à ce changement radical de son propre point
de vue dans l'intervalle de cinq années. Il se limite à reconstituer cette pers-
pective et, tout d'un coup, à la dénoncer en tant que l'interprétation courante
de Kafka. Et, au moment d'expliquer cette erreur de lecture - qu'il attribue
génériquement aux lecteurs de Kafka -, il se fait rhétoricien. Selon Deleuze,
la réception de Kafka s'est trompée par un manque d'esprit. Les lecteurs du
Procès ont manqué le fait que tout n'était qu'une immense figure tropique:
l'humour. Comme il le dit: « On dirait que Kafka s'inscrit dans ce renver-
sement. Mais l'humour qu'il y met témoigne d'une tout autre intention 31. »
Kafka parle bien de loi et de culpabilité. Mais il ne se prend pas au sérieux 32.
Peut-t-on conclure que Deleuze lui-même, en 1970, avait pris Kafka comme
la conscience moderne de la loi parce qu'il n'avait pas compris que les pages
du Procès et de tous les autres contes et romans étaient pour rire? Fut-ce alors
par une nouvelle disposition herméneutique, par un surcroît d'esprit, que le
regard de Deleuze changea entre 1970 et 1975 ? Ou doit-on admettre que c'est
l'entrée de Félix Guattari dans le travail d'écriture de Deleuze qui est venue
apporter cette nouvelle sensibilité à l'humour chez Kafka? C'est peu pro-
bable. Guattari ajoué, sans doute, un rôle déterminant dans le changement de
perspective. Mais ce changement n'a rien à voir avec une nouvelle sensibilité
30. K. p. 79-80.
31. K. p. 80.
32. Deleuze et Guattari seront plus explicites dans leur « révolte» : « Les trois thèmes les plus
fâcheux dans beaucoup d'interprétations de Kafka. c'est la transcendance de la loi. l'intériorité
de la culpabilité. la subjectivité de l'énonciation. Ils sont liés à toutes les stupidités qu'on a
écrites sur l'allégorie. la métaphore. le symbolisme de Kafka. Et aussi à l'idée du tragique. du
drame intérieur. du tribunal intime. etc. » (K. p. 82-83.)
172
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
L'énoncé et le pouvoir
Il est devenu un cliché d'attribuer à Deleuze les propositions qu'il découvre
chez d'autres penseurs. Et malgré notre dégoût pour ce réductionnisme, nous-
même, tout au long de cet étude, nous nous sommes rendue un peu coupable
de cette déformation en cercle. Les livres sur Hume, Nietzsche et Kant, nous
les avons traversés pour y souligner surtout les premières formulations de
la version deleuzienne du programme de l'empirisme transcendantal en tant
qu'horizon d'intelligibilité de la théorie des facultés qui organisait les diffé-
rentes éditions de Proust et les signes. Et si nous avons presque ignoré les livres
sur Bergson et sur Spinoza de cette même période, ce n'était pas pour refuser
cette méthode de lecture en miroir. Il y a un immense réseau de concepts et
de décisions théoriques de Deleuze dont la vérité ne se laisse pas déterminer
sans le renvoi à ses images de Bergson et de Spinoza. Et chaque fois qu'on
essaie d'expliquer les thèses les plus singulières de Deleuze, comme celles
sur ce qu'il appelle un plan d'immanence, ou celles sur le virtuel, sur les syn-
thèses du temps, sur l'univocité de l'être, sur le sens ou sur l'événement, on
est tout de suite forcé de tomber dans ces abîmes que sont le Bergson ou le
173
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
33. DR. p. 4.
34. L'étude qui renforce le plus cette perspective est celle de Manola Antonioli (ANTONIOLl,
M .. 1999).
35. DR. p. 4.
174
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
175
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
NOlis respectons dans notre recherche cette approche en deux temps que
Deleuze a faite de Foucault. Comme introduction à la lecture Kafka - Pour
une littérature mineure, nous reconstituons les deux premiers chapitres du
livre Foucault, dédiés, respectivement, à Archéologie du savoir et à Surveiller
et punir. Nous croyons qu'il est possible d'y déceler les lignes primordiales
d'inspiration de la théorie des agencements collectifs d'énonciation ainsi que
de l'idée de pouvoir comme machine abstraite de désir. Ces concepts consti-
tuent peut-être les aspects les plus singuliers du regard de Deleuze sur la litté-
rature dans les années soixante-dix.
Les chapitres que Deleuze a dédiés aux deux derniers volumes de l'Histoire
de la sexualité seront visités dans notre recherche seulement dans la troisième
patiie. Ils appartiennent en effet à un nouveau paradigme dans la pensée de
Deleuze, celui qui gravite autour de la question de la subjectivation comme
plissement de la force sur elle-même, transformant la microphysique du pouvoir
el} une éthique du possible. Ce dernier regard de Deleuze sur Foucault doit donc
être approché à côté du livre qu'il a comme préparé, le livre sur Leibniz.
176
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
177
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
178
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
179
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
43. F. p. 19.
44. F. p. 17.
45. F. p. 17.
180
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
46. Le nouveau concept de pouvoir de Foucault est mentionné deux fois dans Kafka - Pour
une littérature mineure: c'est dans la note 20, p. 44, et surtout dans la note 3, p. 103, où on
peut lire: « Michel Foucault fàit une analyse du pouvoir qui renouvelle aujourd'hui tous les
problèmes économiques et politiques. Avec de tout autres moyens, cette analyse n'est pas sans
une résonance kafkaïenne. Foucault insiste sur la segmentarité du pouvoir, sa contiguïté, son
immanence dans le champ social (ce qui ne veut pas dire intériorité dans une âme ou un sujet
à la manière d'un surmoi). Il montre que le pouvoir ne procède nullement par l'alternative
classique. violence ou idéologie, persuasion ou contrainte. Cf Surveiller et punir: le champ
d'immanence et de multiplicité du pouvoir dans les sociétés "disciplinaires". »
181
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Deleuze dédie tout un article, publié en 1975 dans le numéro 343 de Cri-
tique, à la nouvelle cartographie du pouvoir dressée par Foucault. Cet article
sera repris dans le livre sur Foucault comme chapitre Il, avec le titre « Un
nouveau cartographe ». Dans cette version de 1986 de l'article de Critique,
Deleuze inclut aussi quelques références à La Volonté de savoir (livre publié
seulement en 1976), surtout en ce qui concerne la critique de l'hypothèse
répressive. Mais le fondamental de son regard sur le concept de pouvoir de
Foucault vient de sa lecture de Surveiller et punir établie en 1975. Ce n'est
pas tant la question de la vie ou des dispositifs de production du discours sur
les plaisirs qui intéresse Deleuze, mais plutôt la question de la nature des
rapports de forces en tant qu'exercice de stratégies intérieures aux formations
de milieux et de leur manière d'agir sur les corps (comme le milieu carcé-
ral, le milieu militaire ou le milieu scolaire). En d'autres mots, Deleuze se
reconnaît moins dans la bio-politique de Foucault que dans sa microphysique.
Et, comme nous le soulignerons par la suite, dans la microphysique, il cher-
cirera la confirmation de son concept de « machine », particulièrement celui
de « machine abstraite », ainsi que de celui d'« agencement» - que Deleuze
fera coïncider avec celui de « dispositif» qui occupait le centre du nouveau
regard de Foucault sur le pouvoir. Après la première exposition de la théorie
de l'agencement faite cette même année 1975 dans le livre sur Kafka, dans sa
dimension d'instrument pour penser la littérature mineure, le texte sur Sur-
veiller et punir se révèle le laboratoire des enjeux politiques de ce concept.
Rétrospectivement, on peut même croire que le rabattement du concept fou-
caldien de« dispositif» sur celui d'« agencement» avait travaillé déjà dans sa
genèse le 1ivre sur Kafka.
Deleuze souligne deux plans dans la cartographie de Foucault: celui d'une
carte critique des postulats qui ont marqué la position traditionnelle marxiste
sur la nature du pouvoir, et celui d'une représentation cartographique ou dia-
grammatique du pouvoir en tant que carte de rapports de forces. Ces deux
plans s'expliquent réciproquement. C'est par la démolition - exhaustive,
c'est-à-dire montrant son caractère systématique - des postulats sur le pou-
voir hérités de la tradition marxiste que Foucault rend vraisemblable son nou-
veau concept - diagrammatique - de pouvoir. Inversement, seul le modèle
diagrammatique permet en négatif le diagnostic des postulats traditionnels
sur le pouvoir. Deleuze reconstitue exemplairement cette carte, dressée par
Foucault, des illusions de la gauche vis-à-vis des questions comme la nature
de l'état, le mode d'existence des classes et de leurs luttes, le rapport entre
les régimes punitifs et les systèmes de production, ou les formes de domina-
tion symboliques, pour, en retour, faire apparaître la vérité du regard de Fou-
cault sur les « machines abstraites» du pouvoir. Ainsi, contre le postulat de la
propriété qui fait du pouvoir une propriété d'une classe qui l'aurait conquis,
182
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Foucault aurait montré, selon Deleuze, que le pouvoir est plutôt une stratégie,
qu'il s'exerce plutôt qu'il ne se possède. Il n'est pas le privilège d'une classe
dominante mais l'effet d'ensemble de ses positions stratégiques. Contre le pos-
tulat de la localisation du pouvoir dans des institutions particulières -l'État-,
Foucault fait voir l'État lui-même comme une résultante d'une multiplicité de
stratégies, comme l'effet d'une « microphysique du pouvoir» dont la disci-
pline est le type fondamental, en tant que technologie des corps, des gestes,
des temps, qui traverse toutes sortes d'appareils et d'institutions. Troisième-
ment, le postulat de la subordination. Il concerne la représentation de l'État
comme subordonné à des modes de production particuliers. La microphysique
de Foucault aurait rendu visibles, à l'intérieur même de l'économie, dans les
usines, dans les ateliers, des formes de domination semblables à celles en
marche dans les écoles, les casernes, les prisons et les hôpitaux, qui affectent
du dedans les corps et les âmes, rendant donc évident que c'est toute l'éco-
nomie qui présuppose les mécanismes du pouvoir. Le quatrième postulat
aurait été celui de l'essence ou de l'attribut. Comme Deleuze l'indique, il
s'agit de faire du pouvoir une essence qui qualifierait ceux qui le possèdent,
les instaurant comme dominants. Foucault aurait montré que le pouvoir n'a
pas d'essence. « Il n'est pas attribut, mais rapport : la relation de pouvoir
est l'ensemble des rapports de forces, qui ne passe pas moins par les forces
dominées que par les dominantes, toutes deux constituant des singularités 47. »
Le postulat de la modalité présente le pouvoir comme une réalité biface, tantôt
violence, tantôt idéologie. En d'autres mots, l'État tantôt réprime, tantôt fait
croire. Il est avant tout répression. S'il produit quelque chose, ce n'est que
des croyances, que de l'idéologie. Au contraire, selon Deleuze reprenant Fou-
cault, « le pouvoir "produit du réel", avant de réprimer. Et aussi il produit du
vrai, avant d'idéologiser, avant d'abstraire ou de masquer 48 ». Finalement, le
postulat de la légalité. Le pouvoir aurait la loi comme forme par excellence.
La loi serait soit la pacification des forces brutes, soit le résultat d'une guerre
gagnée par les plus forts. Cette fausse coïncidence entre état et loi a conduit la
pensée révolutionnaire à se réclamer d'une autre légalité, laquelle ne pourrait
que passer par la conquête du pouvoir et l'instauration d'un autre état.
Surveiller et punir aurait inverti radicalement ce rapport entre loi et pouvoir.
« Un des thèmes les plus profonds du livre de Foucault consiste à substituer à
cette opposition trop grosse loi-illégalité une corrélation fine illégalismes-loi.
La loi est toujours une composition d'illégalismes qu'elle différencie en les
formalisant 49. » Stratégie, technologie des corps, économie comme dispositif
47. F. p. 35.
48. F. p. 36.
49. F~ p. 37.
183
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
50. F. p. 40.
184
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
51. F. p. 40.
52. F. p. 44.
185
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
est dit« machine abstraite 53 ». Il n'est pas surprenant que les concepts de
« diagramme» et de « machine abstraite» soient utilisés indifféremment, dans
tout ce texte sur Surveiller et punir, comme des concepts synonymiques. C'est
en ce sens que Deleuze peut écrire: « Le diagramme ou la machine abstraite,
c'est la carte des rapports de forces 54. »
Il suffit que la machine abstraite (et le diagramme) soit présentée comme
la cause des agencements pour que le lien foucaldien entre diagramme et
dispositif soit transposé sur le lien entre machine abstraite et agencements.
Le principe de cette transposition est donné par le concept de « cause imma-
nente ». Elle existe, selon Deleuze, précisément entre la machine abstraite
et les agencements concrets -« la machine abstraite est comme la cause des
agencements concrets qui en effectuent les rapports 55 ». Et Deleuze pré-
sente une longue explication de ce concept de causalité, à la fin de laquelle
il établira l'équivalence fondamentale entre le concept d'agencement et celui
de dispositif. « Que veut dire ici cause immanente? C'est une cause qui
s'actualise dans son effet, qui s'intègre dans son effet, qui se différencie
dans son effet. Ou plutôt la cause immanente est celle dont l'effet l'actualise,
l'intègre et la différencie. Aussi y a-t-il corrélation, présupposition réciproque
entre la cause et l'effet, entre la machine abstraite et les agencements concrets
(c'est à ceux-ci que Foucault réserve le plus souvent le nom de "disposi-
tifs") 56. » L'agencement est l'actualisation de la machine abstraite, c'est-à-
dire l'actualisation du « diagramme» comme carte des rapports de forces
qui constituent le pouvoir. Deleuze réduit ainsi le « dispositif» de Foucault
à une actualisation du diagramme. Mais il ne le peut faire que parce qu'il
pense le lien entre la machine/diagramme et l'agencement/dispositif comme
un processus d'actualisation. Cela suppose une autre décision théorique: celle
de faire du pouvoir une réalité, non pas actuelle ou effective, mais virtuelle.
Le pouvoir, les rapports de forces, n'existent pas, en tant que tels, dans le
mode de l'actualité. Seuls les agencements qui actualisent le pouvoir sont
eux-mêmes actuels. « Si les effets actualisent, c'est parce que les rapports
de forces ou de pouvoir ne sont que virtuels, potentiels, instables, évanouis-
sants, moléculaires, et définissent seulement des possibilités, des probabilités
d'interaction 57. »
53. « Le diagramme. ce n'est plus l'archive. auditive ou visuelle. c'est la cat1e. la cartographie,
coextensive à tout le champ social. C'est une machine abstraite. [ ... ]. C'est une machine presque
muette et aveugle. bien que ce soit elle qui fasse voir. et que fasse parler. » (F, p. 42. F, p. 44)
54 .. F. p. 44.
55. F. p. 44.
56. F. p. 44-45.
57. F. p. 45.
186
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
58. F, p. 45.
187
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
188
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
60. F. p. 48. Deleuze explique ce recoupement entre les deux pôles à propos du cas des prisons:
« Et si les techniques. au sens étroit du mot. sont prises dans des agencements. c'est parce que
les agencements eux-mêmes. avec leurs techniques, sont sélectionnés par le diagramme: par
exemple. la prison peut avoir une existence marginale dans les sociétés de souveraineté (les
lettres de cachet). elle n'existe comme dispositif que quand un nouveau diagramme. le dia-
gramme disciplinaire. lui fait franchir "Ie seuil technologique" [... ]. Si l'on cesse d'aller d'un
pôle à l'autre. c'est parce que chaque agencement efJectue la machine abstraite. mais à tel ou tel
degré: c'est comme des coetlicients d'effectuation du diagramme.» (K. p. 146-147.)
61. F, p. 47. Il est très significatif qu'au moment d'écrire « Qu'est-ce qu'un dispositif? ». en
1988. c'est-à-dire à la même époque que Le Pli. une analyse exhaustive du concept de dispositif
dans l'œuvre Surveiller et punir. Deleuze Il 'utilise jamais le concept d'agencement. C'est une
preuve additionnelle que le concept d'agencement. bien que bâti sur le concept foucauldien de
dispositit: a cessé d'être nécessaire dans l'univers théorique des années quatre-vingt et quatre-
vingt-dix.
189
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
190
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
191
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
d'existence? S'agit-il d'un nouveau concept d'actualité ou, plutôt, d'une nou-
velle approche de la condition de l'effectivité?
Cette difficulté est au centre du livre sur Katka. À paliir du moment où
Deleuze a voulu sortir du modèle virtuel/actuel dans sa version structuraliste,
il a dO abandonner l'idée d'actualisation comme rapport entre la loi et son
application aveugle dans la culpabilité. Il remplace alors le concept de « loi»
par celui de « machine abstraite ». Cependant, dans le livre sur Kafka, le
concept de « machine abstraite» n'a pas la même fonction que nous avons
repérée dans le commentaire de Surveiller et punir. Dans Kafka - Pour une
littérature mineure, « abstrait» n'est pas un concept positif, il ne signifie
pas ce qui s'actualise dans un domaine concret, mais, au contraire, ce qui
s'oppose à l'actuel, au concret. C'est dans ce sens que tout le livre est construit
autour de la différence entre la loi et la justice. La première est une machine
abstraite dans le sens d'une transcendance feinte, tandis que la seconde est
présentée comme machine concrète, laquelle est agencement d'énonciation et
àgencement de désir. Pour Deleuze et Guattari, le fondamental des images ter-
rifiantes qui traversent les nouvelles et les romans de Kafka est la construction
d'une autre compréhension du rapport entre la loi et les agencements de désir.
Toutes ces images de punition et de souffrance absurde sont renvoyées, dans
le livre sur Kafka, à des machines abstraites de supplice. Plutôt qu'une loi
transcendante, ce qui se donne à lire dans la nouvelle La Colonie pénitentiaire
ou dans le roman Le Procès, ce sont des « machines abstraites », des rouages
de punition qui ne marchent pas, ou qui fonctionnent en autodestruction 68.
La loi n'existe que comme machine, mais machine abstraite dysfonctionnelle.
Deleuze et Guattari dédoublent cette définition machinique des rapports de
forces, entre, d'un côté la machine abstraite de la loi (qui ne marche pas ou
qui est autodestructive) et, de l'autre, la machine concrète de la justice. Les
milliers de fonctionnaires, de juges, de policiers, qui composent les appareils
de lajustice, avec ces tribunaux, ces prisons, ces inépuisables bureaux, ne sont
que des machines, des machines concrètes. Et celles-ci ne sont pas l'actuali-
sation ni l'incorporation de la loi transcendante. Il n'y a que du désir. « Là où
l'on croyait qu'il y avait loi, il y a en fait désir et seulement désir. Lajustice
68. « Des machines abstraites surgissent pour elles-mêmes et sans indices, toutes montées. mais
cette fois elles n'ont pas ou n'ont plus de fonctionnement. Telle la machine de La Colonie péni-
tentiaire, qui répond à la Loi du vieux commandant et qui ne survit pas à son propre démontage.
[ ... ]. Or il apparaît que la représentation de la loi transcendante, avec son cortège de culpabilité
et d'incogniscibilité. est une telle machine abstraite. Si la machine de La Colonie pénitentiaire,
en tant que représentante de la loi. apparaît comme archaïque et dépassée, ce n'est pas du tout,
comme on l'a dit souvent. parce qu'il y aurait une nouvelle loi plus moderne, mais parce que la
forme de la loi en général est inséparable d'une machine abstraite autodestructive et qui ne peut
pas se développer concrètement. » (K. p. 87-88.)
192
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
est désir, et non pas loi. [ ... ] Si tout le monde appartient à la justice, si tout
le monde en est l'auxiliaire, du prêtre aux petites filles, ce n'est pas en vertu
de la transcendance de la loi, mais de l'immanence du désir 69. » Kafka aurait
montré que le pouvoir n'est alors que rapports de désir, il n'est que le rapport
entre la machine abstraite d'une loi présumée transcendante et des agence-
ments machiniques de lajustice, où il en va seulement du désir 70. Deleuze et
Guattari peuvent donc voir ces descriptions de Kafka comme des anticipations
des analyses du panoptisme dans Surveiller et punir 71.
Les nouvelles et les romans se laissent lire comme le mouvement du per-
sonnage K. qui sort de la machine abstraite de la loi, laquelle se bâtit sur
l'opposition de la loi au désir comme l'esprit au corps, pour entrer dans l' agen-
cement machinique de lajustice, où il n'existe que l'immanence du désir.
Il faut souligner que, dans le livre sur Kafka, la machine abstraite comme
loi transcendante n'a pas la condition d'une réalité actuelle. En tant que fic-
tive, elle n'est même pas virtuelle. La loi de Kafka n'a pas d'actualisation. Les
agencements concrets de justice lui sont indiftërents. La machine abstraite de
la loi, selon Deleuze et Guattari, est condamnée à l'autodestruction, comme
la machine de La Colonie pénitentiaire, ou au ridicule pathétique des bureaux
infinis du Procès. La machine abstraite de la loi ne sert qu'à faire rire.
Ce qui est plus difficile à comprendre dans Kafka - Pour une littérature
mineure est le fait que cet épuisement, à la fois métaphysique et politique, du
plan de la loi, au nom de la machine concrète des agencements de la justice,
ne se conserve pas dans tout le livre. En effet, à la fin du dernier chapitre,
celui dédié au concept d'agencement, Deleuze et Guattari vont faire le ren-
versement de ce rapport. « Jusqu'à maintenant nous opposions la machine
abstraite aux agencements machiniques concrets. [ ... ] Transcendante et réi-
fiée, livrée aux exégèses symboliques ou allégoriques, elle s'opposait aux
agencements réels qui ne valaient plus que pour eux-mêmes et se traçaient
dans un champ d'immanence illimité- champ de justice contre construction
de la loi. Mais, d'un autre point de vue, il faudrait renverser ce rapport. En un
autre sens de '"abstrait" (non figuratif, non signifiant, non segmentaire), c'est
la machine abstraite qui passe du côté du champ d'immanence illimité et se
confond maintenant avec lui dans le processus ou le mouvement du désir:
alors les agencements concrets ne sont plus ce qui donne une existence réelle
69. K. p. 90 et 92.
70. « La transcendance de la loi était machine abstraite. mais la loi n'existe que dans l'imma-
nence de l'agencement mach inique de la justice. Le Procès. c'est la mise en pièces de toute
justitication transcendantale. Il n'y aurait rien à juger dans le désir. le juge est lui-même tout
entier pétri de désir. La justice est seulement le processus immanent du désir. » (K. p. 93.)
71. Le rôle de Surveiller et punir dans Kafka - Pour une littératllre mineure, comme nous
l'avons déjà indiqué dans la note 46. est explicitement reconnu dans la page 103. note 3.
193
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
72. K. p. 154-155.
73. « La machine abstraite. c'est le champ social illimité. mais c'est aussi le corps du désir, et
c'est aussi l'œuvre continue de Kafka. sur lesquels les intensités sont produites.» (K. p. 155.)
74. K. p. 157.
194
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Les agencements concrets ou dispositifs, comme les prisons, les casernes, les
écoles, semblent ne pas appartenir au domaine du pouvoir, ils ne font pas
partie des rapports de forces. Ils ne sont que leur actualisation dans le champ
de la visibilité. Il y a ainsi comme une vision angélique du pouvoir, toujours
extérieur, en tant que virtuel, à ses actualisations par des agencements de visi-
bilités et par des milieux lumineux. De même avec le concept de machine
abstraite dans le livre sur Kafka. La transcendance illusoire de la loi la prive
de tout rapport avec les agencements concrets du désir, soit dans le corps de la
justice, soit dans l'énonciation collective. Seule l'idée que l'œuvre de Kafka
est elle-même une machine abstraite (une machine littéraire qui mesure la
teneur d'existence des agencements d'énonciation qu'elle exprime parce que
directement branchée sur le champ social) vient sauver cette approche poli-
tique du littéraire fondé en même temps sur une pragmatique des agencements
collectifs d'énonciation et sur une microphysique des agencements collectifs
du désir comme justice.
75. « Les énoncés. ce n'est pas du tout les produits d'un système de signification. c'est le
produit d'agencements machiniques, c'est le produit d'agents collectifs d'énonciation. Ce qui
implique qu'il n'y a pas d'énoncés individuels. et à l'arrière des énoncés. quand par exemple
on peut assigner telle époque où les énoncés changent. une époque historique où un nouveau
195
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
s'intéressent à cette différence entre les lettres, les nouvelles et les romans
chez Kafka, c'est parce qu'ils y voient précisément la formation d'une écriture
du collectif, une écriture qui rompt avec les présupposés œdipiens et dont les
énoncés sont porteurs de désir.
Le deuxième problème peut se résumer à la question: comment démonter
le système social, c'est-à-dire comment, non pas renverser les rapports de
pouvoir, mais vivre d'une façon qui n'aurait pas d'appui sur le système actuel
majeur? Comment devenir-mineur? Ce que Deleuze et Guattari veulent souli-
gner, c'est que seul l'agencement collectif d'énonciation arrive effectivement
à renverser la machine sociale. Seul l'agencement collectif d'énonciation est
véritablement collectif, c'est-à-dire qu'il exprime une multiplicité moléculaire
en tant que meute, en tant que rhizome qui se crée au-delà de l'unité de l'indi-
viduation statique et molaire. Il faut devenir-particule, minuscule, impercep-
tible, pour libérer des lignes de fuite en permanent mouvement. C'est cela,
selon Deleuze et Guattari, la seule issue à toute forme de domination, car la
domination agit sur la base de l'atomisation molaire: la condensation dans
un même actuel de tout un ensemble de dimensions politiques, symboliques,
imaginaires provenant de la sphère sociale. Au contraire, l'intensité de la vie
se joue ai lieurs, dans des zones encore non formées, encore en formation
car elles sont toujours en devenir. Toute condensation, toute sédimentation
implique une reterritorialisation et conduit donc à la diminution de fuite et de
créativité.
Troisième problème: comment transformer Œdipe en une machine d'écri-
ture? Deleuze et Guattari montrent que la solution de Kafka est celle de l'hu-
mour. L'humour en tant que démontage de la machine sociale révèle tout un
agencement qui met en marche les rouages de la machine d'écriture. C'est ainsi
que, au lieu de la culpabilité, les lettres manifestent la peur du renversement
du pacte diabolique, les nouvelles, le devenir-animal et les romans l'agence-
ment collectif d'énonciation. « L'écriture a cette double fonction: transcrire
en agencements, démonter les agencements. Les deux ne font qu'un 76. »
C'est à partir de cet ensemble de problèmes qu'on peut comprendre la lec-
ture que Deleuze et Guattari font de Kafka. Kafka est exemplaire en ce qu'il
type d'énoncé se crée, par exemple les grandes coupures du type la révolution russe, ou bien du
type la phalange dans la cité grecque: un nouveau type d'énoncé apparaît, et à l'horizon de ce
type d'énoncé. il y a un agencement machinique qui le rend possible, i.e. un système d'agents
politiques d'énonciation. Collectif: ça veut dire ni peuple. ni société. mais quelque chose de
plus. Il faut chercher dans les agencements machiniques qui appartiennent à l'inconscient les
conditions de surgissement d'énoncés nouveaux. porteurs de désir, ou concernant le désir. »
(Deleuze. COllrs dll 12.02.73 à Vincennes. disponible sur Internet: <http://www.le-terrier.net/
deleuze/anti-oedipe 1OOOplateauxlI 0 12*02*73.htm>.
76. K. p. 86.
196
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Les lettres
Ce que Deleuze et Guattari soulignent dans les lettres de Kafka, c'est le
rapport pervers et diabolique qu'il avait avec elles. Selon eux, les lettres
servent une exigence, celle de« déterritorialiser l'amour. Substituer, au contrat
conjugal tant redouté, un pacte diabolique 78 ». Par un mouvement infini qui
produit un différé permanent de la vue, de la rencontre, mais aussi par un
77. K. p. 74.
78. K. p. 53.
197
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
198
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
ne l'a vue qu'une fois. De toutes ses forces il veut lui imposer un pacte:
qu'elle écrive deux fois par jour. C'est cela le pacte diabolique [... ]. Énon-
cer d'abord, et ne revoir qu'ensuite ou en rêve 82. » L'objectif de ces lettres
est donc de différer la rencontre amoureuse.
Ce désir de flux infini de l'écriture des lettres crée un dédoublement du
sujet, il « transfère le mouvement sur le sujet d'énoncé, il confère au sujet
d'énoncé un mouvement apparent, un mouvement de papier, qui épargne au
sujet d'énonciation tout mouvement réel 83 ». L'usage pervers des lettres se
manifeste justement dans la dualité entre sujet d'énonciation et sujet d'énoncé.
Les lettres produisent un double du sujet. 11se manifeste dans le renversement
du rôle spécifique de chaque sujet, le sujet d'énoncé occupant la place du sujet
d'énonciation 84. Du fait de ce flux permanent des lettres, il y a une concentra-
tion sur la figure du sujet d'énoncé. Celui-ci devra occuper la place du sujet
d'énonciation, lequel veut éviter toute rencontre. Il s'agit alors d'exagérer,
de gonfler la fonction du sujet d'énoncé, de le rendre unique, car l'objectif,
c'est qu'il remplace le sujet d'énonciation et qu'il assume ses mouvements,
devenus fictifs ou apparents. « Au lieu que le sujet d'énonciation se serve de
la lettre pour annoncer sa propre venue, c'est le sujet d'énoncé qui va assumer
tout un mouvement devenu fictif ou apparent 85. »
Il y a pourtant une potentialité propre aux lettres : machiner les lettres.
Le pacte diabolique exige que Felice lui écrive deux fois par jour. Il s'agit,
selon Deleuze et Guattari, d'une prodigieuse opération, car non seulement
Kafka fait une topologie des obstacles à toute rencontre, mais aussi il énu-
mère une liste de conditions qui doivent être remplis par Felice pour qu'un
rencontre soit possible.
Les lettres comme désir, ou le désir des lettres, ont encore une autre façon
d'être perverses. Il s'agit de la méthode de trouver la culpabilité d'une situa-
tion dans la réalité du monde, dans la machine extérieure. C'est ainsi que
les lettres réussissent à excuser Kafka de son horreur pour la conjugalité.
En rendant la conjugalité impossible par sa liste exhaustive d'obstacles exté-
rieurs à toute rencontre, le sujet d'énonciation se libère de toute culpabilité,
et le sujet d'énoncé devient celui qui a la mission de vaincre J'obstacle 86.
82. K. p. 56.
83. K. p. 56.
84. Le désir des lettres « transfère le mouvement sur le sujet d'énoncé. il confère au sujet
d'énoncé un mouvement apparent. un mouvement de papier. qui épargne au sujet d'énonciation
tout mouvement réel. » (K. p. 56.) Ce premier caractère est présent dans Le Disparu, première
ébauche d'Amérique et de Verdict.
85. K. p. 56.
86. « Ce qui est la plus profonde horreur du sujet d'énonciation va être présenté comme un
obstacle extérieur que le sujet d'énoncé. confié à la lettre. s'efforcerait à tout prix de vaincre,
199
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
même s'il devait y périr. » (K. p. 57.) Prenons en considération Description d'lin combat et Le
Château.
87. K. p. 58.
88. K. p. 58. « La dualité des deux sujets. leur échange ou leur dédoublement, semblent fonder
un sentiment de culpabilité. Mais. là encore. le coupable. à la rigueur, c'est le sujet d'énoncé.
La culpabilité elle-même n'est que le mouvement apparent. ostentatoire. qui cache un rire
intime. » (K. p. 59.)
89. K, p. 59.
200
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
d'écriture se retourne contre celui qui a créé le pacte. C'est la peur que la
machine d'écriture soit, d'une certaine façon, plus perverse que la perver-
sion même des lettres. « La panique réelle, c'est que la machine à écrire des
lettres se retourne contre le mécanicien 90. » La peur que la machine d'écri-
ture se retourne contre Kafka, en tant que mécanicien de cette machine.
La peur de l'autonomie de la machine elle-même, non pas en termes de
culpabilité mais d'impasse dans le rhizome, d'un renfermement sans sortie,
sans issue. Kafka est tellement machinique (fonctionnement de la machine
d'écriture) qu'il a peur que la machine elle-même, par son fonctionnement
pervers, le prenne comme source de sang pour pouvoir fonctionner ou cesser
complètement de fonctionner. Le vrai danger des lettres, c'est, en somme,
la peur. Peur de ne plus écrire, de ne plus trouver les chemins pour que ses
lettres atteignent leur but.
Cette peur n'est pourtant possible que par la parfaite connaissance du
fonctionnement de la machine d'écriture, c'est-à-dire par une grande lucidité
quant au fonctionnement de la machine sociale. C'est une peur, donc, qui
n'est possible que par le fait que Kafka soit pervers, car c'est par sa propre
perversion qu'il a connaissance de la perversion de la machine. « Alors
l'innocence ne sert plus à rien. La formule du diabolisme innocent vous sauve
de la culpabilité, mais ne vous sauve pas de la photocopie du pacte, et de la
condamnation qui en résulte 91. » Le pacte est là, la machine a fonctionné.
Mais il peut arriver que la machine ne fonctionne plus. En effet, à cause de la
fatigue ou du manque d'invention, Kafka se voit dans l'impossibilité d'écrire.
Ce que lui fait encore plus peur, c'est l'imprudence: la présence des preuves
d'un tel pacte, par lesquelles Kafka se fait re-œdipianiser. Alors, il ne cesse
de brouiller les pistes qui peuvent le rendre coupable, le démasquer. Il envoie
en même temps deux lettres qui se démentent l'une à l'autre pour que - cette
fois à l'inverse du pacte original-la réponse ne vienne pas ou arrive trop tard.
Trop tard, car un procès l'attend déjà. Kafka, ou K., sait que les lettres à Felice
peuvent devenir« procès à l'hôtel» et qu'il sera toujours à la fois l'accusé et
la victime de la machine. En effet, selon la lecture de Deleuze et de Guattari,
Kafka le pressent, car il écrit Le Verdict en même temps qu'il commence ses
lettres à Felice. « Mais rien ne peut empêcher le retour de destin: de la rupture
avec Felice, Kafka sort non pas coupable, mais brisé. Lui, pour qui les lettres
étaient une pièce indispensable, une instigation positive (non pas négative) à
écrire pleinement, se retrouve sans envie d'écrire, tous les membres rompus
par le piège qui a failli se renfermer 92. »
90. K. p. 59.
91. K. p. 59-60.
92. K. p. 60. C'est le cas de La Colonie pénitentiaire. Le Procès. Le Châteall.
201
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Les nouvelles
Deleuze présente les nouvelles comme étant une solution aux impasses
des lettres, à savoir soit le flux infini des lettres, soit les pièges inhérents au
pacte diabolique. C'est donc en ces deux sens que les nouvelles vont plus loin
que les lettres. Non seulement elles ont pour objet principal le devenir-animal
(dans lequel l'animal cherche une issue, une ligne de fuite sans être jamais
attrapé par le travail de la machine elle-même, comme dans le cas des lettres),
mais elles représentent déjà le fonctionnement de la machine: elles ne sont
plus un mouvement apparent, un flux infini de correspondance, et elles ne
supposent aucun dédoublement du sujet. Les lettres avaient le rôle de déclen-
cher la machine, elles étaient une force d'initiation de la machine. Mais les
nouvelles font déjà partie du fonctionnement même de la machine, elles sont
déjà au niveau de la création 93.
L'exigence qui sous-tend les nouvelles est celle d'essayer de trouver une
li_gne de fuite et de conjurer les dangers des lettres. Or, toute issue sera rap-
portée à la figure de l'animal, car l'essence animalière est l'issue. L'animal
coïncide avec l'objet des nouvelles, l'issue. Toutes les nouvelles de Kafka
sont construites, selon Deleuze et Guattari, sur une urgence de fuite, non pas
au sens de libel1é contre une oppression, mais d'une création intensive, d'une
affirmation de vie. Le devenir-animal devient ainsi l'objet des nouvelles car il
est la forme même de cette issue.« Pour Kafka, l'essence animale est l'issue, la
ligne de fuite, même sur place ou dans la cage. Une issue et pas la liberté. Une
ligne dejitite vivante et pas une attaque 94.» Selon Deleuze, Kafka est l'auteur
d'une philosophie de la nature par excellence, car il pose l'essence animalière
non pas comme l'essence de l'attaque pour une liberté, mais comme l'issue,
ligne de fuite, ligne de vie intense. L'important, ce n'est pas de réagir contre
une oppression. C'est plutôt de trouver une ligne de fuite qui permet de vivre
intensément. La ligne de fuite surgit ainsi comme pure position d'un mode de
vie si intense qu'il ne se construit pas comme réaction mais comme affirma-
tion. Et l'animal, l'essence de l'animal, se place dans cette intensité vitaliste.
Non pas une machine de guerre mais une machine créative, une machine lit-
téraire. L'objectifde la fuite ou de l'issue, ce n'est pas d'atteindre à la liberté,
mais de franchir les seuils de l'intensité. La ligne de fuite est littérale, elle ne
veut rien dire d'autre qu'elle-même. Elle ne représente rien et ne symbolise
rien. Comme exemples, nous avons Le Verdict et La Métamorphose, mais le
plus frappant c'est Chacals et Arabes 95.
93. Cf K. p. 63.
94. K. p. 63-64.
95. Cf K. p. 64.
202
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
96. K. p. 65.
203
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
dimension symbolique que Kafka évite à tout prix. Les animaux chez Kafka
« oscillent entre un Éros schizo et un Thanatos œdipien. C'est de ce point
de vue seulement que la rnétaphore, avec tout son cortège anthropocentriste,
risque de s'introduire 97 ».
Les nouvelles sont toujours confrontées avec le caractère propre du deve-
nir-animai, lequel, malgré le fait qu'il soit bien programmé et certain d'une
bonne issue, oscille entre deux pôles: celui de son devenir-inhumain et celui
d'une familiarisation trop humaine. C'est justement la tension de ces deux
pôles qui fait que le devenir-animal n'est pas capable d'atteindre, par lui seul,
l'issue. Ou bien il est toujours pris dans le pôle humain et familial, et alors il
est trop territorialisé et individualisé, ou bien il rentre dans le devenir-molé-
culaire qui lui est propre et se multiplie et devient imperceptible. Comme le
résument Deleuze et Guattari, les animaux « ou bien ils sont rabattus, refermés
sur une impasse, et la nouvelle cesse ~ ou bien ils s'ouvrent et se multiplient,
creusant des issues partout, mais font place à des multiplicités moléculaires et
à -des agencements machiniques qui ne sont plus des animaux, et ne peuvent
être traités pour eux-mêmes que dans des romans 98 ». L'échec des nouvelles
kafkaïennes résulte alors de cette alternative 99. C'est la question de l'issue qui
amène Kafka à recourir au roman. C'est dans la conception de l'agencement
en tant que machine, que la vraie issue, la vraie ligne de fuite, se crée.
Ce qui, dans la nouvelle, permet d'indiquer l'issue du devenir-animal ne
peut véritablement être dit que dans le roman. Le devenir-animal, dans la
nouvelle, encore pris dans la dualité des pôles familial et animal, se révèle,
dans le roman, capable de dépasser le caractère absolu de son devenir, ren-
contrant, pour cette raison même, l'issue. Dans les nouvelles, il y a encore
la présence des traits majeurs. On y peut percevoir l'influence, bien que déjà
fragile, de la famille, de l'humain. Malgré le fait d'être déjà un caractère d'une
molécularisation, d'un devenir-imperceptible, le devenir-animal dans les nou-
velles représente encore la territorialisation, l'individuation, la visibilité trop
humaines. Par exemple, dans Recherches d'un chien, l'agitation des sept
chiens musiciens, qui se produit dans tous les sens, rend le chien perplexe 100 ;
- - - - - - - - - - _.•---.---_._._------
97. K. p. 66.
98. K. p. 68-69.
99. L'échec est une question presque permanente dans les textes de Kafka. Marthe Robert va
même au point de penser cet échec comme symptôme d'une maladie de l'inachevé dans plu-
sieurs secteurs de sa vie. Étant un trait exclusif de la littérature kafkaïenne. il serait. selon cet
auteur. aussi présent. et d'une façon très gravc. dans la vie même de Kafka. (Cf ROBERT, M.,
1979. p. 126-127. 130-134. 137-142.151-152 et 168-169.)
100. « Bien que troublé par le vacanne qui les accompagnait. on les avait salués comme chiens» et,
plus loin. « la musique peu à peu envahissait tout. Elle vous empoignait littéralement, vous entraînait
loin de ces petits chiens bien réels. et bien malgré soi. quelque défense que l'on fît. malgré de véritables
hurlements de douleur. on était tout entier la proie de cette musique! » (KAFKA. F., 1998a, p. 229.)
204
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
ou, dans Le Terrier, l'animal angoissé devant les bruits, d'animaux sCJrement
plus petits que lui, mais qui se font entendre dans tout son terrier 101.
Pourtant, même en allant plus loin que les lettres, les nouvelles se trouvent
également compromises dans leur expression. Les nouvelles kafkaïennes
peuvent emprunter deux voies, les deux les condamnant à l'échec. En se
retrouvant déjà dans le plan de la création littéraire, les nouvelles peuvent être
vues comme machine littéraire. Elles fonctionnent déjà en tant que telle. Par
contre, elles ne sont encore que le stade initial de cette machine littéraire en
train d'être montée. On peut dire que les nouvelles comportent ce que Deleuze
appelle des« indices machiniques ». Ceux-ci sont des signes d'un agencement
qui n'est pas encore totalement démonté. Comme leur nom l'indique, ils sont
des indices, des signes, des indications de montage de l'agencement. Quand
l'agencement fonctionne comme indice machine, cela signifie qu'il n'est pas
encore branché sur le réel concret, qu'il n'est pas encore effectué. Il y a des
indices machiniques quand une machine est en train d'être montée et fonctionne
déjà sans que pourtant on connaisse les parties qui la constituent et leur propre
fonctionnement. Ils indiquent des machines en train de se monter mais avec
un fonctionnement mystérieux. « Ces indices machiniques (et non pas allé-
goriques ou symboliques) se développent particulièrement dans les devenirs-
animaux et dans les nouvelles animalières. La Métamorphose constitue un
agencement complexe dont les indices-éléments sont Grégoire-animal, la
sœur musicale, les indices-objets la nourriture, le son, la photo, la pomme et
les indices-configurations le triangle familial, le triangle bureaucratique 102. »
Un autre cas apparaît dans les nouvelles quand celles-ci sont déjà une
machine littéraire finalisée, totalement finie et montée: les machines abs-
traites. Celles-ci surgissent comme l'opposé des indices machiniques, car
ce sont des machines prêtes à fonctionner mais qui ne fonctionnent pas.
Si les indices suggéraient des machines en constitution, en montage, dont les
pièces et le fonctionnement restaient inconnaissables, les machines abstraites,
à leur tour, sont plutôt des machines qui, malgré leur état de complétude, n'ont
pas de fonctionnement. Ce sont des machines mortes, de pures abstractions
car elles ne sont pas branchées concrètement au réel. « Telles la machine de
La Colonie pénitentiaire, qui répond à la Loi du vieux commandant et qui
ne survit pas à son propre démontage, ou la bobine nommée Odradek [ ... ],
ou les balles de ping-pong de Blumfeld 103. » Ainsi, les nouvelles ou bien
sont parfaites et finies, mais fermées en elles-mêmes, tel le cas des indices
10 1. « C est un imperceptible sitllement qui y met fin. Je comprends tout de suite: les petites
bêtes que j'ai trop peu surveillées et trop épargnées se sont percé en mon absence un nouveau
chemin quelque part.» (KAFKA. F.. 1998b. p. 301.)
102. K. p. 87.
103. K. p. 87.
205
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
machiniques, ou bien sont inachevées parce que, à cause des machines abs-
traites, elles restent ouvettes sur le roman, développées dans le roman, lui-
même inachevé et interminable. Par rapport à la première hypothèse, les
nouvelles sont toujours confrontées avec le caractère propre du devenir-
animal, lequel, bien que bien programmé et ayant toujours une sortie, oscille
entre deux pôles: celui de son devenir-inhumain et une familiarisation trop
humaine. Deleuze explique que « non seulement le chien, mais tous les autres
animaux oscillent entre un Éros schizophrène et un Thanatos œdipien. C'est de
ce point de vue seulement que la métaphore, avec tout son cortège anthropo-
centriste, risque de se réintroduire 104 ». De cette façon, le mieux tracée que
soit la fuite, le plus évidente que soit l'issue, le devenir-animal est incapable
de la réaliser tout seul. De même pour la déterritorialisation du devenir-
animal: bien qu'absolu, l'animal se laisse reterritorialiser, retrianguler. Par sa
lenteur extrême, le devenir-animal reste une affaire familiale 105.
_ Deleuze et Guattari reconnaissent que la division entre les nouvelles et les
romans chez Kafka n'est toujours pas très précise, les nouvelles étant des essais
pour les romans interminables et les romans étant quelque fois des nouvelles
inachevées. Il faut donc comprendre alors pourquoi Kafka projette des romans.
« Qu'est-ce qui fait que Kafka projette un roman? et, y renonçant, l'abandonne
ou tente de le clore comme une nouvelle? ou bien, au contraire, se dit qu'une
nouvelle peut être l'amorce d'un roman, quitte à l'abandonner aussi 106 ? »
Les romans
Qu'est-ce qui fonctionne mieux dans les romans qui leur fait trouver l'issue
que les nouvelles n'ont pas su faire réussir? Il s'agit du fait que, dans la nou-
velle, ce qui permet d'indiquer la sortie du devenir-animal ne peut être vérita-
blement dit que dans le roman. C'est comme si la nouvelle était inspirée par
le roman et par ce qui est déjà le plus complexe chez lui: l'agencement. C'est
l'agencement qui, dans le roman, permet les lignes de fuite intensives. Et il
permet donc de trouver l'issue que, dans la nouvelle, l'animal, encore prison-
nier de la dualité des pôles familial et animal, n'était pas capable de surpasser.
Dans le roman, la figure de l'animal devient très secondaire et Kafka ne décrit
plus aucun devenir-animal. L'agencement machinique est la composante
d'expression qui agissait déjà dans les nouvelles mais qui ne pouvait vraiment
être dite que dans les romans. C'est ce qui va permettre de saisir de plein
fouet la violence de l'Éros bureaucratique, policier,judiciaire, économique ou
104. K. p. 66.
105. Cf K. p. 108.
106. K. p. 69.
206
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
207
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
109. K, p. 106.
110. K, p. 107.
Ill. « C'est un procédé beaucoup plus intense que toute critique. K le dit lui-même: « On est
supposé vouloir transformer ce qui n'est encore qu'un procédé dans le champ social en une
procédure comme mouvement virtuel infini, qui donne à la limite l'agencement machinique
du procès comme réel à venir et déjà là. L'ensemble de l'opération s'appelle un processus,
justement interminable.» (K, p. 89.) Et. plus loin, Deleuze et Guattari concluent: « C'est par la
puissance de sa non-critique que Kafka est si dangereux. » (K, p. 110.)
112. Pour les exemples, cf K. p. 110-112.
113. K. p. 89.
208
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
kafkaïens ont pour objet les agencements sociaux concrets, qui fonctionnent
comme des dispositifs de pouvoir. Personnellement, Kafka a l'expérience de
cet agencement machinique. Aux Assurances sociales, en tant que bureau-
crate, il s'occupe des accidents de travail, des coefficients de sécurité des types
de machines, des confl its patrons-ouvriers et des énoncés correspondants.
Si l'agencement machinique fonctionne aussi en tant qu'agencement social et
politique, c'est parce que la machine est avant tout désir. Désir, non pas de la
machine, mais désir comme machine. Or, ce désir « machinique » exprime le
fait que la machine soit surtout contiguïté, rouage à côté, connexion. Il permet
de comprendre dans quelle mesure le bureau ou le tribunal font partie de la
machine. Comme le résument Deleuze et Guattari, « l'essentiel chez Kafka,
c'est que la machine, l'énoncé et le désir fassent partie d'un seul et même
agencement, qui donne au roman son moteur et son objet illimités 114 ».
Kafka (qui était alors à la charnière des deux bureaucraties: la nouvelle et
l'ancienne) prétend attaquer la violence d'un éros bureaucratique, policier,
juridique, économique ou politique, comme un segment de pouvoir et une
position de désir 115. Pour ce faire, Kafka nous montre ces dispositifs par l'uti-
lisation des agencements littéraires. Cela signifie que nous avons deux genres
d'agencements, l'un qui concerne le pouvoir politique et qui est un élément de
coaction social, d'influence et de domaine social; l'autre un agencement lit-
téraire, créatif qui, en faisant partie de la machine littéraire, nous donne à voir
le premier genre d'agencement. Ainsi, deux règles: « un roman ne devient
roman, même s'il n'est pas achevé, même et surtout s'il est interminable, que
si les indices machiniques s'organisent en un véritable agencement consistant
par lui-même; [ ... ] en revanche, un texte qui comporte une machine explicite
ne se développe pourtant pas s'il n'arrive à se brancher sur de tels agencements
concrets sociaux-politiques 116 ». Deux règles, donc. Une première, qui porte
sur la consistance de l'œuvre d'art: il faut créer, par des indices machiniques,
un agencement consistant par lui-même. L'œuvre d'art, en tant que monu-
ment, comporte en elle des agencements eux-mêmes monuments. La consis-
tance de l'œuvre se construit donc par la consistance de ses agencements,
eux-mêmes consistants. C'est une endo-consistance. La deuxième règle, c'est
celle de la connexion des machines littéraires avec des agencements concrets.
Cette règle semble contrarier la première, car elle évoque le besoin de l'œuvre
de faire monument avec le concret social et politique. Pourtant, ce sont des
règles complémentaires l'une de l'autre: l'œuvre, en tant qu'objet artistique,
fait monument en même temps par une endo-consistance et en tant qu'objet
209
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
social et politique. Il s'agit des deux côtés d'un même agencement, car tout
agencement a deux modes de rapport au collectif: particulièrement et univer-
sellement. L'absence de critique sociale, d'ailleurs, fait du travail de Kafka un
travail politique. Le côté esthétique de l'œuvre d'art est pensé par Deleuze et
par Guattari en résonance avec le côté politique. Et c'est justement ce carac-
tère artistique qui fait la révolution, par le style de la sobriété. Relevant de
la première règle, nous avons par exemple les trois grands romans de Kafka
(Le Procès, Amérique et Le Château) ; relevant de la deuxième, nous avons
les trois romans inachevés de Kafka (La Colonie pénitentiaire, Odradek et
Blumfeld).
C'est parce que Le Procès est le reflet d'un système pénal indéfini que,
selon Deleuze et Guattari, il est un roman sans fin. Dans tous les romans de
Kafka, l'impol1ant est toujours ailleurs, l'important se passe toujours dans un
autre endroit, dans les couloirs, dans les salles d'attente, dans les chambres.
Comme Deleuze et Guattari l'expliquent: « Si les instances ultimes sont inac-
cessibles et ne se laissent pas représenter [ ... ], c'est en fonction d'une conti-
guïté du désir qui fait que ce qui se passe est toujours dans le bureau d'à côté:
la contiguïté des bureaux, la segmentarité du pouvoir, remplacent la hiérarchie
des instances et l'éminence du souverain 117. » Aussi bien dans Le Château
que dans Le Procès, personnes ou institutions font toutes partie de la même
machine, elles sont toutes des rouages internes de la machine, et la loi n'est
qu'une pure forme du désir qui se donne à voir par elle-même en tant qu'inhé-
rente à la machine. Celle-ci est la réalité de l'agencement social et politique,
lequel est le même que l'agencement littéraire de Kafka prétend démonter.
« Démonter un agencement machinique, c'est créer et prendre effectivement
une ligne de fuite que le devenir-animal ne pouvait ni prendre ni même créer:
c'est une tout autre ligne. Une tout autre déterritorialisation 118. » Le comique
est maintenant du côté de la fuite, de la sortie de l'impasse, du devenir-animal.
C'est la compréhension de ce que tous les systèmes comportent en eux-mêmes
leur propre abolition, dissolution, ligne de fuite. Tous les systèmes sont sys-
tèmes avec la possibilité d'issue du système. « Il y a "échec" de roman non
seulement quand le devenir-animal continue à prédominer, mais aussi quand
la machine n'arrive pas à s'incarner dans les agencements sociaux politiques
vivants qui font la matière animée du roman. Alors la machine reste une épure
qui ne peut pas non plus se développer, quelles qu'en soient la force et la
beauté 119. »
117. K. p. 92. Prenons l'exemple où K.. voyant l'inscription « Escalier des archives de justice »,
s'aperçoit que « les archives de lajustice se trouvaient donc dans le grenier de cette caserne de
rapport ». (KAFKA. F.. 1999b. p. 99.)
118. K. p. \09.
119. K. p. 72.
210
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
120. K, p. 128-129.
12I.K.p.127.
211
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
122. « Sous son aspect matériel ou mach inique. un agencement ne nous semble pas renvoyer à
une production de biens. mais à un état précis de mélange de corps dans une société. compre-
nant toutes les attractions et répulsions [ ... ] qui atTectent les corps de toutes sortes les uns par
rapport aux autres [... ]. Les outils ne sont pas séparables des symbioses ou alliages qui défi-
nissent un agencement machinique Nature-Société [... ]. Et de même, sous son aspect collectif
ou sémiotique. l'agencement ne renvoie pas à une productivité du langage, mais à des régimes
de signes. à une machine d'expression dont les variables déterminent l'usage des éléments de
la langue. Pas plus que les outils. ces éléments ne valent par eux-mêmes. Il y a un primat d'un
agencement machinique des corps sur les outils et les biens. primat d'un agencement collectif
d'énonciation sur la langue et les mots. » (IHP. p. 114.)
212
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
213
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Nous pouvons voir aussi le refus du narrateur dans les énoncés du chien
chercheur qui, dans Recherches d'un chien 126, se résument aux énoncés de son
espèce canine, de sa collectivité, où la communauté canine est l'arrière-fond
toujours présent. C'est le cas aussi de Joséphine la cantatrice, où le peuple
des souris est l'exemple de la force de la communauté; ou de La Muraille de
Chine, où le peuple chinois travaille ensemble dans l'édification de sa propre
défense et où le peuple est la source et la garantie de toute la vérité. Nous
sommes en présence d'une de ses idées les plus constantes: celle qui pense
le peuple comme étant toujours enraciné dans une petite communauté. Com-
munauté qui est fondée non seulement sur la langue et l'histoire, mais surtout
sur les liens de la terre et du sang. Là où cette unité, à la fois biologique,
linguistique, territoriale et historique, a été entièrement préservée, l'individu
est comme justifié, sauvé par avance, car le peuple le protège, le soutient et il
est avec lui comme un tout. C'est ce que signifie l'expression kafkaïenne « un
seul peuple 127 ».
- La littérature comme affaire collective chez Kafka est aussi visible dans
l'importance que les gens les plus insignifiants, humbles et obscurs ont pour
lui. Cette importance donnée aux gens insignifiants découle du fait que Kafka
ne prend pas au sérieux le « sens profond» des thèmes majeurs tels que la
métaphysique, la religion ou l'histoire. Les gens sont pour Kafka ce qui vaut
la peine d'y penser et d'en parler. De là l'importance du peuple chinois dans
La Muraille de Chine, de la race canine dans Recherches d'un chien, du
peuple des souris dans Joséphine la cantatrice, et le rôle principal des person-
nages de Gregor, K., L'Arpenteur ou Joseph K. en tant que figures mineures
contre le système institué. Dit autrement, chez Kafka il y a une négation du
sens profond au profit de la réalité immédiatement visible. Partout dans son
œuvre, Kafka insiste et se focalise sur les gens, le peuple ou un personnage
spécifique, mais jamais sur une théorie métaphysique, sur une doctrine reli-
gieuse. Là où il y a des aspects théoriques, ils n'y sont présents que pour être
ridiculisés, ironisés et donc, diminués. Tel le cas du système juridique dans
Le Procès, du système humain dans Un compte rendu pour une académie, ou
de la légende du Golem.
126. Prenons l'exemple où le chien avoue que « rien ne me sépare pourtant même d'un pas
de la mentalité canine. Tout chien éprouve comme moi le désir de questionner ». (KAFKA, F.,
1998a. p. 243.)
127. Comme Kafka le dit dans Recherches d '1111 chien. « tous en un tas », ou comme il écrit dans
ses lettres à Milena. « un se1l1 peuple» (Cf KAFKA. F.. 1988. p. 99. probablement le 6 septembre
1920, souligné par Kafka).
214
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
128. « Pour tuer la langue maternelle. c'est un combat de tous les instants. ct d'abord contre la
voix de la mère. » (CC. p. 23.)
215
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
216
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
mineure est l'usage que les minorités font de la langue officielle, la langue
majeure est aussi la conséquence de son utilisation par les forces du pouvoir
et par la majorité des gens. « Kafka suggérait que les littératures "majeures"
maintenaient toujours une frontière entre le politique et le privé, si mouvante
fût-elle, tandis que, dans le mineur, l'affaire privée était immédiatement poli-
tique et "entraînait un verdict de vie ou de mOli". Et c'est vrai que, dans les
grandes nations, la famille, le couple, l'individu lui-même mènent leur propre
affaire, quoique cette affaire exprime nécessairement les contradictions et pro-
blèmes sociaux, ou bien en subisse directement l'effet 134. » De l'autre côté,
elle comporte en elle-même un usage mineur, c'est-à-dire des éléments hété-
rogènes 135. Langue mineure comme langue majeure, en d'autres mots, toute
langue est composée par des caractères hétérogènes, des variations inhérentes
et continues, de permanents croisements d'intensités.
Mais, alors, qu'est-ce qui distingue véritablement la langue mineure de la
langue majeure? Deux choses. En premier lieu, le fait que la langue mineure
n'a qu'un minimum d'homogénéité structurale et de constantes. Elle est
définie comme « langue à variabilité continue 136 ». Au contraire, la langue
majeure est construite comme un système homogène, standard, sur l'idée
d'une structure interne, avec des invariants, des universaux ou des constants.
Deuxièmement, le fait que seulement la langue mineure a la puissance de
création, la propriété créatrice. C'est ainsi que Deleuze écrit, dans Super-
positions, que « Kafka, juif tchèque écrivant en allemand, fait de l'allemand
un usage mineur, et par là produit un chef-d'œuvre linguistique décisif (plus
généralement, le travail des minorités sur l'allemand dans l'Empire autri-
chien). Tout au plus pourra-t-on dire qu'une langue est plus ou moins douée
pour ces usages mineurs 137 ».
L'invention d'une langue mineure implique la conduite jusqu'à l'extrême
de la langue maternelle, ou de la langue dans laquelle on écrit. Mais qu'est-ce
que peut signifier« conduction jusqu'à l'extrême» ? Prendre une langue au
sérieux, c'est l'équivalent de se soumettre aux normes, aux lois linguistiques
qui ont décidé le fonctionnement de la langue majeure. L'écrivain mineur en
cherche une issue, et l'issue se trouve au-delà de la langue. Il est donc néces-
saire de créer un autre usage de la langue. Pour constituer une issue, une fuite,
la langue mineure doit être profondément différente, c'est-à-dire sa différence
par rapport à la langue d'origine doit impliquer non seulement une diffërence
217
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
218
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
219
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
'''mineurs'', et qui sont les plus grands, les seuls grands: avoir à conquérir leur
propre langue, c'est-à-dire arriver à cette sobriété dans l'usage de la langue
majeure [ ... ]. Conquérir la langue majeure pour y tracer des langues mineures
encore inconnues. Se servir de la langue mineure pour faire filer la langue
majeure 146. » La langue mineure n'est donc pas une langue stabilisée, décidée
et finie. Au contraire, elle est virtuelle, passible de toutes les variations.
Deleuze et Guattari condensent cette lutte dans ce qu'ils appellent « figure
universelle de la conscience minoritaire 147 ». La création n'est possible que
dans un état de pré-individuation, où les figures de Personne, de Sujet, n'ont
plus de sens 148. La création atteint ainsi l'état de dissolution du Moi et du Je
pour rejoindre la figure d'une conscience universelle pré-singulière. Elle se
construit non pas par un processus de l'individuel par rapport au social, mais
par un devenir-tout-Ie-monde, un devenir-:heccéité face au néant. Ce devenir-
tout-le-monde a son double dans l'idée artaudienne d'écrire pour les analpha-
b~tes. « Mais que signifie '''pour''? Ce n'est pas ""à l'intention de ... ", ni même
"'à la place de ... " ». C'est "devant". C'est une question de devenir 149. »
Dans le cas de Kafka, écrire en allemand a la valeur d'écrire dans la langue
d'un pays étranger, dans un pays à l'étranger. Comme il l'avoue à Max Brod,
écrire en allemand, c'est pour un juif l'équivalent de la prise de possession
d'un « bien étranger qu'on n'a pas acquis, mais dont on s'est emparé en y
pottant une main hâtive (relativement) et qui reste un bien étranger quand
même on ne pourrait prouver la moindre faute de langage 150 ». Mais, d'un
autre côté, comme tous les écrivains juifs, Kafka se voit aussi pris dans
l'impossibilité d'écrire en allemand. Il s'agit du besoin de se sentir chez soi,
de sentir la possession d'une patrie, d'un vrai sol qui leur appartienne de droit.
Dans cette même lettre, nous pouvons lire sa description de ce qu'il appelle
des impossibilités de langage des juifs allemands: « l'impossibilité de ne pas
écrire, l'impossibilité d'écrire en allemand, l'impossibilité d'écrire autrement,
à quoi on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l'impossibilité
d'écrire (car ce désespoir n'était pas quelque chose que la littérature aurait
pu apaiser, c'était un ennemi de la vie et de l'écriture [ ... ], c'était donc une
littérature impossible 151 ».
220
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
221
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
C'est aussi ce que Kafka fait quand il prend des mots simples et des
locutions du langage commun pour leur faire dire autre chose. Il s'agit de
l'extraction de toutes les possibilités de sens hors du sens commun ou du
bon sens. Cela veut dire que Kafka enlève aux mots leur puissance absolue
de signification. Il les met en mouvement sur leur sens. Mais c'est surtout
dans leur sous-entendu, dans leur sens refoulé, que les mots sont doués d'un
dynamisme puissant et gagnent de la force. Ces mots renvoient à toutes les
significations historiques, philosophiques, politiques, sociales, et même reli-
gieuses. Le double sens, ou le sens refoulé, n'est évident et ne peut être dit et
compris que selon un contexte et une explication théorique. Cela montre com-
bien, chez Kafka, le plus évident, c'est le moins évident. Dans ces textes, les
métaphores condensent dans une même et seule image toutes les associations
d'idées suggérées par la locution. L'image réalise instantanément le souhait
latent contenu dans la façon de parler.
Dans ce processus linguistique, Kafka démonte l'agencement du langage
-quotidien. Il met en évidence comment ce langage est construit autour des
forces de pouvoir, des forces qui ne sont que des véhicules fétichistes d'une
vérité qui n'est que mensonge. En d'autres mots, ce que Kafka nous donne à
voir, c'est la vérité profonde du langage quotidien, une vérité qui, par le fait
de ne faire que cacher les doubles sens des mots, n'est qu'une contre-vérité 154.
Les images qu'il fait subtilement apparaître sont absolument nécessaires parce
que, étant elles-mêmes l'objet de ce refoulement du langage quotidien, elles
sont le seul moyen de montrer la« vraie» vérité du langage quotidien. Il s'agit
de montrer l'objet refoulé du langage dominant, le dévoilement de ce que le
pouvoir veut maintenir caché mais qui est toujours présent. Comme le disent
Deleuze et Guattari, « nul plus que Kafka n'a su dégager et faire fonctionner
ensemble ces deux axes de l'agencement. D'une part la machine-bateau, la
machine-hôtel, la machine-cirque, la machine-château, la machine-tribunal:
chacune avec ses pièces, ses rouages, ses processus, ses corps emmêlés, emboî-
tés, déboîtés (cf la tête qui crève le toit). D'autre part le régime de signes
ou d'énonciation: chaque régime avec ses transformations incorporelles, ses
actes, ses sentences de mort et ses verd icts, ses procès, son "droit" 155 ».
En déconstruisant le langage quotidien, les images que les noms donnent
maintenant à voir ne sont donc que des possibilités d'issues. Elles font partie
de cette opposition, de cette guerre des minorités contre le système, dans ce
cas linguistique, de pouvoir. Voilà donc la façon que Kafka a trouvée pour ne
pas être obligé d'utiliser la critique sociale. Il démonte la société, non seule-
ment par une question de langage, mais dans le langage, par les nombreuses
222
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
images que les mots créent autour d'eux. Les images qui entourent ces mots
font aussi partie d'un jeu de dissimulation. En effet, les images multiples que
les mots donnent à voir ne sont pas plus vraies que cette prétendue vérité du
langage quotidien qu'elles démontent. C'est que ces images ne sont pas vraies
en elles-mêmes. Paradoxalement, toutes sont fausses et toutes sont condi-
tions de vérité. En même temps qu'elles démontent la vérité instituée, elles
dénoncent aussi l'illusion et l'erreur de leur propre part.
Kafka ne fait qu'exploiter cette ambiguïté des mots, enjouant avec ce qu'ils
donnent à voir, ce qu'ils ont de dépendances logiques, historiques, ou cultu-
relles. Il joue précisément avec ces dépendances et, donc, il joue avec les
valeurs de toute la société majeure, allemande, de Prague. En exploitant au
maximum la langue, et en particulier la grammaire et le sens des mots, Kafka
arrive à faire un véritable jeu de mots. Toutefois, ce jeu de mots est tellement
subtil et mineur qu'il reste inaperçu. C'est cela la puissance d'une langue éle-
vée à la limite.
Deleuze et Guattari soulignent aussi l'ironie de Kafka concernant son
propre nom et celui de certains de ses personnages. Kafka se sert de la relation
entre son nom et celui de François-Joseph 156 pour nommer ses personnages.
Ainsi, Joséphine la cantatrice et Joseph K. sont dérivés de François-Joseph, ce
qui lui permet de s'attribuer le double prénom de l'empereur. Encore à l'image
de son propre nom, il crée le personnage K., l'initiale symbolique de Kafka,
lequel est déjà justifié comme empereur. Il en est de même dans la façon dont
Kafka décrit son père 157.
Dans Préparatifs de noce à la campagne, Kafka utilise encore une fois
l 'humour pour démonter la réalité sociale et ses mécanismes de séduction.
Il montre le ridicule des juifs de Prague qui essaient de se faire passer pour
des Allemands d'origine, des Allemands purs, qui parlent même l'allemand
dans leurs maisons et qui élèvent leurs enfants comme des Allemands, mais
que, une fois hors de leurs quartiers, tout le monde reconnaît comme étant des
juifs tchèques. Pour donner à ce ridicule un élément littéraire, Kafka pense la
relation de K. l'Arpenteur avec les Messieurs du château. Le personnage K.,
l'Arpenteur, est un exemple de ce judaïsme germanisé. Toutefois, il a l'expé-
rience même que son assimilation ne peut se faire que par les gens du village,
c'est-à-dire jamais par les Messieurs du château. Il essaie alors de se faire
concitoyen de la population indigène. Pourtant, même en parlant la même
langue qu'eux, il ne sera pas accepté dans cette communauté linguistique.
156. Son père. Herman Kafka, fidèle à l'empereur. protecteur des juifs dans l'étendue de la
Double Monarchie. appelle son tils Franz Katka. « Franz» étant le dérivé de François-Joseph.
(Cf ROBERT, M., 1979, note p. 47.)
157. Cf KAFKA. 1954. p. 268.
223
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Comme l'histoire du nageur qui retourne chez lui, mais qui ne comprend rien
de ce que disent ses compatriotes.
La langue mineure, chez Kafka, n'est donc constituée que par des inten-
sités, des forces, des sons, des affects. Elle est différenciée par des affects.
L'affect brise les mots, annule le sens et renvoie tout au sujet. L'affect amène
jusqu'à la limite non seulement le sens des mots mais leur vocalisation même:
l'affect du cri. Cette marginalité de la langue mineure, une marginalité du vir-
tuel, est conséquence donc du dynamisme propre à l'affect. La langue mineure
n'est donc qu'un composé de sensations, et la sensation est une « zone
d'indétermination, d'indiscernabilité, comme si des choses, des bêtes et des
personnes [ ... ] avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l'infini qui
précède immédiatement leur différenciation naturelle. C'est ce qu'on appelle
un affect \58 ». L'affect est pure intensité positive qui n'exprime jamais un
état final comme l'équivalent de l'individu dans sa forme complète, en tant
qu'organisme, mais toujours un passage entre des états. C'est un senti-
ment de passage d'un état à un autre, d'un «je suis» à un «je sens ». C'est
l'expression du corps plein sans organes qui est pur devenir, qui est pré-
individuel et pré-singulier, uniquement traversé par des flux et des lignes.
L'affect est du côté de ceux qui inventent un peuple mineur. Ce n'est que par
la sobriété qu'on arrive à le faire. On sait que « les affects sont précisément
ces devenirs non humains de l'homme \59 ». L'affect du devenir (<<je sens que
je deviens une femme») est la quantité intensive à l'état pur. C'est un senti-
ment, une émotion primaire d'où dérivent les expériences hallucinatoires et
délirantes, en tant que secondes \60.
224
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
225
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
majeurs. La seconde, c~est le dire sans lefaire, dont l'effectivité est du côté du
lecteur, à qui l'écrivain n~a donné que des indications du bégaiement des per-
sonnages. Tel est le cas de Gregor, dont le piaulement, bien que plus constant
que le parler, n'est qu'indirect, c'est-à-dire n'est constaté que par ceux qui
l'écoutent. Enfin, la troisième possibilité, c'est quand dire, c'est faire ... ,
c'est-à-dire quand le bégaiement introduit de nouveaux mots, des mots qui
n'existent que dans et par le bégaiement. Ainsi, il y a une différence dans la
langue dans laq ue Ile on parle : ce n'est p lus une affectation de langage, c'est
la langue elle-même qui comporte maintenant de nouveaux mots, phrases,
sons. « Ce n'est plus le personnage qui est bègue de parole, c'est l'écrivain
qui devient bègue de la langue: il fait bégayer la langue en tant que telle 165. »
Dans ce cas, ce ne sont plus les personnages qui importent, mais les mots.
Ce sont les mots qui sont l'objet du bégaiement. À la forme d'expression
« bégaya-t-il » correspond maintenant une forme de contenu en tant qu'envi-
ronnement du bégaiement, en tant que milieu affectif des mots. Par exemple,
le piaulement de Gregor n'est pas indiqué extérieurement par Kafka, mais il
est déduit de facteurs qui l'entourent tels que les oscillations de son corps ou
le tremblement de ses pattes. Il ne s'agit donc plus d'une affection de la langue
mais des affects de la langue.
Quelquefois, à la place d'une langue extensive ou représentative où il y
a une relation entre le sujet d'énonciation et le sens, d'un côté, et le sujet
d'énoncé et la chose désignée, d'un autre, la langue mineure opère par inten-
sité, ce que Deleuze désigne par assignifiance. Dans ces procédés, la langue
mineure neutralise le sens, l'annule par des tonalités sans signification. C'est
le plan de la déterritorialisation du sens et du sujet, des notions de signifiance
et référence. « Il s'agit moins de produire un simulacre de langage ou une
métaphore de la voix, avec des pseudo-constantes, que d'atteindre à cette
langue neutre, secrète, sans constantes, tout en discours indirect, où le syn-
thétiseur et l'instrument parlent autant que la voix, et la voix joue autant que
l'instrument [ ... ]. Un immense coefficient de variation affecte et entraîne
toutes les parties phatiques, aphatiques, linguistiques, poétiques, instrumen-
tales, musicales d'un même agencement sonore - "un simple hurlement par-
courant tous les degrés" 166. »
165. CC p. 135.
166. MP, p. 122. On trouve une illustration de cette expérience chez Kafka dans les notations
de 1910 de son Journal. Elles se résument en plaintes de ce qu'il appelle une monstrueuse
incapacité. Nous pouvons y lire: « Pas un mot ou presque - écrit par moi ne s'accorde à
l'autre, j'entends les consonnes grincer les unes contre les autres avec un bruit de ferraille et
les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d'Exposition. Mes doutes font
cercIe autour de moi, je les vois avant le mot. allons donc! le mot, je ne le vois pas du tout, je
l'invente. » (KAFKA. F.. 1954, p. 17. 15 décembre -1910.)
226
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
227
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
175. Deleuze et Guattari nous rappellent que le concept d'anomal se distingue de « anormal» :
« "a-normal'·. adjectif latin sans substantif: qualifie ce qui n'a pas de règle ou ce qui contredit
la règle. tandis que "an-omalie'·. substantif grec qui a perdu son adjectif. désigne l'inégal. le
rugueux. l'aspérité. la pointe de déterritorialisation ». (MP. p. 298.)
176. MP. p. 299-300.
177. 177. IvIP. p. 298. Selon Deleuze et Guattari. Kafka est cet Anomal. cette fois dans la figure
de \'« abandonné ». Comme il l'écrit dans son Journal. <de ne suis pas seulement abandonné
ici. je le suis en général. même à Prague. même dans ma "ville natale". et non seulement par
les hommes [ ... ].je suis abandonné par moi-même en ce qui concerne les hommes [... ],je suis
trop loin. je suis expulsé [ ... ]. Toutefois le pouvoir d'attraction de mon monde est grand. lui
aussi. ceux qui m'aiment m'aiment parce que je suis "abandonné" [... ]. parce qu'ils sentent
qu'à mes bons moments la liberté de mouvement qui me fait complètement défaut ici m'est
accordée dans une autre sphère ». (KAFKA. F.. 1954. p. 542-543.) Il est intéressant de remarquer
que. dans Un compte rendu pour une académie. le singe semble parler au nom de Kafka dans
son Journal. En décrivant une scène de trapézistes. il commente: « "Cela aussi. c'est la liberté
humaine". pensais-je. "la souveraine autonomie du mouvement:'» (KAFKA. F.. 1991c. p. 189.)
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
1ntrod uction
Comme nous l'avons déjà vu, avant le tournant de L 'Anti-Œdipe, les grands
livres de Deleuze sur la littérature sont des livres orientés par une théorie du
virtuel, en tant qu'un réel qui n'est pas actuel et un idéel qui n'est pas abstrait.
Il ya une ontologie du non-actuel qui sert d'horizon aux concepts de « signe»
de Proust et les signes et de « phantasme» de Présentation de Sacher-Masoch.
Cependant, au début des années soixante-dix, Deleuze s'éloigne abruptement
de ce concept. 1\ abandonne la théorie du virtuel et fait de l'univers de Kafka
l'évidence d'une littérature d'un actuel plein et saturé. Le réel s'épuise dans
l'actuel et rien ne lui manque. Par opposition au virtuel-Œdipe, toute produc-
tion littéraire devient alors production de réel en tant qu'actuel.
Nous pouvons dire que l'éloignement de Deleuze face à l'ontologie du vir-
tuel, à la théorie des facultés et à la psychanalyse constitue une véritable opé-
ration de minoration des éléments qu'il classifiera de «pouvoir ». Cette mino-
ration sera l'emblème de son œuvre littéraire à partir du livre sur Kafka. C'est
comme si le mouvement de réaction contre presque tout ce qu'il avait écrit
(mouvement devenu paradigmatique avec L 'Anti-Œdipe), devenait le mouve-
ment même de sa pensée, d'une pensée en soi-même de minoration. Le thème
de la « littérature mineure» chez Kafka, comme le « manifeste de moins» de
Bene, sera l'expression d'une nouvelle théorie de la littérature. La fiction est
passée du côté d'une autre réalité, où le vit1uel est indiscernable de l'actuel
et où l'imaginaire n'a plus de place. La fiction devient fonction opératoire de
233
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
234
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
ce virtuel actualisé dans un texte mineur. La puissance serait alors une consé-
quence du virtuel. Dans Superpositions, Deleuze propose le concept de virtuel
comme potentialité ou puissance. Mercuzio, par exemple, existe virtuellement
dans la pièce de Shakespeare car il a la puissance de devenir dans la pièce de
Bene. Le virtuel comporte de la puissance, la puissance étant ici toujours puis-
sance de devenir. C'est ainsi qu'à la puissance s'oppose la pétrification d'un
état, la forme d'un élément du pouvoir.
La littérature mineure est la littérature d'un réel asphyxié, d'un réel comme
acte politique de résistance. C'est une littérature qui se crée mineure par elle-
même, elle se soustrait d'une langue majeure. Elle est le résultat d'une déci-
sion politique de minoration du pouvoir. Il y a donc une continuité presque
parfaite entre le « dispositif Kafka» et celui de Bene. La grande différence
se trouve dans le procédé de chacun. Kafka est bien, pour Deleuze, l'auteur
des lignes de fuite. Et ces lignes de fuite, cependant, ont la même condition
modale que ce qu'elles fuient. Elles sont aussi actuelles que les institutions,
que les formes du pouvoir. Bene, de son côté, est l'auteur de variations conti-
nues, non plus par gonflement du pouvoir, mais par sa minoration. Et ces
variations sont des façons de faire advenir de nouvelles potentialités. Elles
affectent les personnages qui, dans un précédent scénario, étaient coincés et
figés, et qui, dans un scénario mineur, se décollent et entrent en variation, en
mouvement aléatoire, parce que sont déjà libérés des rapports de conflit (les-
quels sont toujours intérieurs aux scénarios de pouvoir).
Ce que Deleuze souligne chez Bene, c'est justement l'idée selon laquelle il
faut enlever les marqueurs de pouvoir pour libérer des potentialités qui étaient
opprimées à l'intérieur des textes. Des opérations de minoration comme la
répétition des mots en dérision, l'annulation des personnages de conflit, les
changements de rôles ou de contextes, entre autres, sont les techniques dra-
maturgiques de Bene. Selon Deleuze, tous ces dispositifs de minoration sont
des techniques littéraires et scéniques radicalement originales pour enlever les
éléments du pouvoir d'une pièce de théâtre déjà établie comme canonique.
Le théâtre de la non-représentation
235
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
236
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
lesquels trouvent aussi une importance différente et nouvelle. C'est ainsi que
Deleuze remarque que le travail critique de Bene est une « constitution» des
personnages. Pour suivre encore l'exemple de « Hamlet de moins» : « Si
vous amputez Roméo, vous allez assister à un étonnant développement, le
développement de Mercuzio, qui n'était qu'une vil1ualité dans la pièce de
Shakespeare. Mercuzio meurt vite chez Shakespeare, mais chez CB, il ne veut
pas mourir, il ne peut pas mourir, n'arrive pas à mourir, puisqu'il va constituer
une nouvelle pièce 7. » Mercuzio ne devient visible et même existant, il ne
commence à se développer qu'à partir de l'amputation de Roméo. L'inexis-
tence de l'un est condition de l'existence de l'autre. L'impuissance de l'un est
possibilité de puissance de l'autre. Et de même pour les pièces: l'amputation
de l'originaire est condition de possibilité de la dérivée.
Deleuze énonce dans Superpositions deux aspects sur le mode de tàire un
théâtre non représentatif. D'un côté, c'est le procédé esthétique ou critique de
minoration et de variation. Il s'agit à la fois de minorer et de mettre en varia-
tion, la langue, le temps, la représentation, les textes. D'un autre côté, c'est
la création du mode d'appréhension de l'œuvre. Toute forme d'art instaure le
nouveau en même temps qu'elle s'instaure elle-même. Mais cette instauration
convoque une nouvelle forme d'expérience, un nouveau public. Et c'est préci-
sément dans ce regard instauré que la non-représentation s'accomplit.
Dans le plan du procédé esthétique, il en va d'abord de la soustraction,
de la minoration. La soustraction comme procédé signifie la constitution
d'une nouvelle pièce, avec de nouveaux personnages. Elle se fait à plusieurs
niveaux. Par exemple, au niveau même des personnages. À la forme détermi-
née des caractères et à l'institution du « moi », Bene oppose des personnages
sans destin, qui se développent sur scène par des séries de métamorphoses
suivant une ligne de variation. Le cas paradigmatique, c'est la constitution
de Richard III comme l'homme de guerre. Deleuze explique que « l'homme
de guerre a toujours été considéré dans les mythologies comme d'une autre
origine que l'homme d'État ou le roi : difforme et tortueux, il vient toujours
d'ailleurs. CB le fait advenir sur scène: à mesure que les femmes de guerre
entrent et sortent, soucieuses de leurs enfants qui geignent, Richard III devra
se rendre difforme, pour amuser les entànts et retenir les mères 8 ». De cette
tàçon, Bene réalise selon Deleuze un théâtre de fabrication, de fabrication de
personnages, un théâtre usine. Et la fonction même de l'homme de théâtre
change, car celui-ci « n'est plus auteur, acteur ou metteur en scène. C'est un
opérateur 9 ».
7. S, p. 88.
8. S. p. 91.
9. S. p. 89.
237
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
238
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
239
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
18. S. p. 93.
19. S. p. 93-94.
20. S. p. 119.
21. S. p. 123.
240
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Au lieu de prendre les personnages figés, coincés dans des rapports de force
institutionnalisés, il faut les donner à voir dans un mouvement de fuite, ou
en « variation libre ». Le pouvoir fixe, endurcit, anéantit toute puissance, la
pétrifiant dans un actuel. L'opération de Bene est vue alors comme une mise
en variation de chaque élément d'un ensemble, une mise en scène des poten-
tialités, des virtualités opprimées d'une pièce.
Pour libérer la scène des représentations institutionnalisées, Bene, selon
Deleuze, commence par un procédé de soustraction de la littérature dramatur-
gique en elle-même. Il ampute le texte, le sens, mais surtout les personnages.
Il soustrait aux textes originaux leur contenu, modifie le point d'ancrage des
personnages, déséquilibre les enjeux. L'amputation des éléments de pouvoir et
des relations figées d'un texte n'est que la libération de la vie des personnages,
prisonniers jusqu'à ce moment du système qui leur était imposé. Amputer les
personnages dominants signifie rendre possible l'existence des personnages
mineurs. Pour Deleuze, le théâtre de Bene est un théâtre de constitution des
personnages sur scène, dans la scène et dans le mouvement même de la scène,
sans aucun rapport avec les enjeux de conflit, d'opposition, même d'amour.
Deleuze souligne le cas de la pièce Richard Ill. Bene arrive à en changer telle-
ment le sens, justement par l'introduction d'éléments non représentatifs, élé-
ments de non-pouvoir, que Richard III, dans son mouvement de constitution
de soi sur scène, comprend que son but n'est pas la conquête d'un appareil
d'État, mais la construction d'une machine de guerre, inséparablement poli-
tique et érotique, et nécessairement féminine. Bene recrée le personnage de
Richard III en annulant le système royal et princier, et ainsi en transformant
Richard III non plus en roi, mais plutôt en homme de guerre, mais dans une
guerre sans ennemis. Or cette recréation signifie avant tout un devenir-femme
de Richard III. Mais cette nouvelle existence n'implique aucune stabilisa-
tion de ces personnages dans une identité, aucune reterritorialisation dans un
« moi », aucune réplique ou image renversée de l'autre amputé. Carmelo Bene
porte « la critique sur la forme, et sur le sujet (au double sens de "thème" et
de "moi"). Rien que des affects et pas de sujet, rien que des vitesses et pas de
forme 22 ». La naissance des personnages se fait dans et par la variation même,
sur scène, et c'est une déformation plutôt qu'une formation. Le personnage se
constitue au milieu, dans un rapport intensif avec d'autres éléments non repré-
sentatifs qui sont enjeu. « Richard III, le Serviteur, Mercuzio, ne naissent que
dans une série continue de métamorphoses et de variations. Le personnage
ne fait qu'un avec l'ensemble de l'agencement scénique, couleurs, lumières,
gestes, mots 23. »
22. S, p. 114.
23. S. p. 92.
241
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
24. S. p. 88.
25. Cf S. p. 89.
26. S. p. 88.
27. S. p. 94.
242
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
retranché, neutralisé 28. » Deleuze souligne bien le fait que Bene veut donner
à voir non pas le pouvoir, mais la puissance, les devenirs. Et ces puissances
n'existent que comme l'effet de neutralisation des figures du pouvoir.
Ce processus de donner à voir n'est pas une représentation dans un nouveau
sens. Dans le théâtre de Bene, on met aussi en scène des gestes, des compor-
tements, des faits. Mais aucune de ces actions n'existe avant d'être jouée, pas
même comme une action possible dans la fiction. La potentialité qui est libérée
par la minoration des structures du pouvoir naît au moment même de sa mise
en scène, et uniquement comme néantisation, sur scène aussi, du pouvoir et de
ses images. C'est donc contre la condition de la re-présentation qui définit le
pouvoir dans ses conflits et ses institutions que Deleuze propose un nouveau
concept théâtral pour penser la pratique de Bene: le « rendre présent ». Et ce
« rendre présent» ne concerne que la potentialité. « Rendre une potentialité
présente, actuelle, c'est tout à fait autre chose que représenter un conflit 29. »
La non-représentation dissout les frontières de pouvoir, fait varier les
contours des communautés, mélange des peuples, ruine les codes de partage
des forces. Deleuze le souligne: « On voit bien s'esquisser une politique à tra-
vers les déclarations ou les positions de CB. La frontière, c'est-à-dire la ligne
de variation, ne passe pas entre les maîtres et les esclaves, ni entre les riches
et les pauvres. Car, des uns aux autres, se tisse tout un régime de relations
et d'oppositions qui font du maître un esclave riche, de l'esclave un maître
pauvre, au sein d'un même ~ystème majoritaire 30. »
La minoration, c'est une libération, c'est une mise en variation de ses per-
sonnages. De son côté, la variation est forcément un mouvement de minora-
tion faite par une minorité. « Minorité désigne ici la puissance d'un devenir,
tandis que la majorité désigne le pouvoir ou l'impuissance d'un état, d'une
situation. C'est ici que le théâtre ou l'art peuvent surgir, avec une fonction
politique spécifique 31. » Le concept de « variation », c'est la forme ultime
et maximale de critique de la représentation. La variation devient alors un
acte politique, comme critique de l'invariant despotique du pouvoir. Le play-
back sera un des moyens utilisés par Bene par sa possibilité d'assurer toutes
les variations d'un énoncé. Il n'y a pas de dialogue dans le théâtre de Bene.
Il n'y a que l'utilisation du play-back, qui superpose les voix et les fait rentrer
28.5. p. 113.
29.5. p. 125.
30.5, p. 126. « La frontière passe [... ] entre le peuple et l'ethnie. L'ethnie. c'est le minori-
taire. la ligne de fuite dans la structure. l'élément anti-historique dans l'Histoire. Sa minorité
à lui. CB la vit en rapport avec les gens des Pouilles: son Sud ou son tiers-monde, au sens où
chacun a un Sud et un tiers-monde [... ]. Jamais CB n'a prétendu tàire un théâtre régionaliste
[... ]. Jamais CB n'appartient plus aux Pouilles. au Sud. que quand il tàit un théâtre universel.»
(5, p. 127.)
31. 5. p. 129.
243
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
244
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
35.5. p. 110.
36.5. p. 98.
245
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
37. S. p. 102.
38. « C'est par là que l'écriture et les gestes de CB sont musicaux: c'est parce que toute forme
y est déformée par des modifications de vitesse. qui font qu'on ne repasse pas deux fois par
le même geste ou le même mot sans obtenir des caractéristiques différentes de temps. C'est
la formule musicale de la continuité. ou de la forme à transformation. Les "opérateurs" qui
fonctionnent dans le style et dans la mise en scène de CB sont précisément des indicateurs
de vitesse. qui n'appartiennent même plus au théâtre. bien qu'ils ne soient pas extérieurs au
théâtre. » (S. p. 113-114.)
39. S. p. 114.
246
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
40. S. p. 112.
41. S. p. 92.
42. S. p. 124.
247
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
248
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
45.5. p. 130-131.
46.5. p. 130. « Un théâtre révolutionnaire. une simple potentialité amoureuse. un élément pour
un nouveau devenir de la conscience. » (5. p. 131.)
249
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Pour le moment, dans son analyse de Bene, Deleuze n'utilise pas encore
le concept de possible. Il n'y a pas de « possible» dans Superpositions 47.
Deleuze ne pense que la« potentialité ». Ce qui fait de Superpositions un livre
paradoxalement aristotélicien. Il faut libérer en chacun des potentialités qui
sont emprisonnées par le pouvoir, c'est-à-dire par la représentation figée des
conflits. Cette libération s'opère par une mise en variation des personnages
qui sont déjà présents dans ces enjeux politiques dans la condition de virtua-
lité. Dans Superpositions, le concept de potentialité (ou puissance), bien que
renvoyant à l'idée, que Deleuze travaillera plus tard, de« possible» - car, tel
le possible, la potentialité est ce qu'il faut libérer pour devenir actuel - est
poul1ant un concept présenté en parallèle avec celui de virtuel ou virtualité.
La puissance qui se libère était déjà une virtualité contenue dans les enjeux
de la pièce originelle. Pour que de nouveaux enjeux et de nouveaux person-
nages se réalisent, c'est-à-dire non pas qu'ils deviennent actuels, mais poten-
tialisés, il faut amputer, dans un texte canonique, soit les institutions du pou-
voir, soit les personnages qui les représentent. Ce que Bene crée, c'est plutôt
une puissance, la puissance de libérer le texte du domaine du pouvoir qui le
fixe dans une forme. La puissance est avant tout une potentialité de devenir.
La virtualité existe dans le texte originel, mais comme morte, impuissante,
asphyxiée par le système représentatif. Par l'opération de Bene, la virtualité
contenue dans le texte devient puissante et se libère, donnant lieu à des lignes
de variation devenues maintenant réalisables.
La seule décision que fait Bene, c'est le choix de l'élément à amputer du
texte. Tout le reste, c'est-à-dire la constitution des personnages, la mise en
scène, les éléments du décor, tout entre en devenir involontaire et aléatoire.
Comme Deleuze le dit, « même les objets, les accessoires, attendent leur des-
tin 48 ». La minoration, l'amputation est précise. Bene fait l'amputation du
texte avec une « précision chirurgicale ». Tel un scientiste, il attend le résultat,
l'inattendu qui advient. L'amputation est le seul geste précis, pensé, fait avec
un but: la minoration. Tout le reste, la pièce elle-même, sera de l'imprévu.
Cependant, le résultat n'est pas comme dans un jeu de hasard, parce que le
point de dépal1 n'est pas aléatoire. La chirurgie consiste dans la soustraction,
l'amputation des éléments de la pièce originaire amputation choisie, comme
Deleuze le note, non arbitrairement 49. Bene soustrait uniquement ce qui fait
47. Bien que l'idée de possible travaille déjà dans son analyse de Bene. Deleuze ne veut pas
utiliser le possible en tant que concept. Il faut avoir présent à l'esprit que Deleuze avait jusqu'à
maintenant refusé le concept de possible et qu'il veut l'éviter à tout prix. Malgré tout. ce
concept deviendra de plus en plus incontournable. Deleuze le prendra comme central dans ses
futurs textes. surtout à partir du Pli.
48. S, p. 88.
s.
49. Cl p. 88.
250
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
l'ordre du texte, ce qui donne de la consistance, ce qui crée la trame. D'un autre
côté, la chirurgie est aussi prothèse de potentialité: en amputant la potentialité
des éléments de pouvoir, en les neutralisant, Bene permet la potentialisation
d'une nouvelle pièce avec de nouveaux personnages et de nouvelles scènes.
C'est par ce déséquilibre des puissances, par cet équilibre dans le déséqui-
libre que, par exemple dans S.A.D.E., le Serviteur masochiste « se constitue
sur scène en fonction des insuffisances et des impuissances du Maître 50 ».
L'autonomie d'une puissance se fait par l'amputation d'une autre, soit dans
un système dominant, soit dans un système libérateur. Ce que fait Bene, selon
Deleuze, c'est renverser le système en changeant les termes de l'équation du
déséquilibre des puissances. Au lieu d'un rapp0l1 majorité-pouvoir-puissance
versus minorité-impouvoir-impuissance, dans le théâtre de Bene, « minorité
désigne ici la puissance d'un devenir, tandis que majorité désigne le pouvoir
ou l'impuissance d'un état, d'une situation 51. »
La minoration est une soustraction continue. Deleuze détermine cinq opé-
rations fondamentales dans cette soustraction: a) retrancher l'histoire en tant
que dispositif temporel de pouvoir; b) amputer la structure comme ensemble
des invariants; c) soustraire les constantes en tant qu'éléments stabilisés de
l'usage majeur; d) minorer le texte; et e) amputer les dialogues et même la
diction comme véhicules de la domination de la langue sur la parole. Après
cette véritable opération de nettoyage, Deleuze explique que ce qu'il reste est
quelque chose qui est non pas un moins, mais un tout 52. Ce qu'il reste, c'est la
variation, les devenirs, tout un ensemble de potentialités rendues actuelles. Ce
qu'il reste, ce sont des personnages mineurs qui étaient secondaires dans les
textes antérieurs, de nouveaux enjeux sans la castration du pouvoir, de nou-
veaux rapports et de nouvelles connexions dans un nouvel espace et un nou-
veau temps. « Le mouvement de la soustraction, de l'amputation, mais déjà
recouvert par l'autre mouvement, qui fait naître et proliférer quelque chose
d'inattendu, comme dans une prothèse: amputation de Roméo et dévelop-
pement gigantesque de Mercuzio, l'un dans l'autre 53. » Plus qu'une simple
amputation, l'opération de Bene se révèle alors une prothèse de l'inattendu sur
l'actuel amputé. Des virtualités inattendues deviennent possibles et se déve-
loppent par l'amputation des puissances déjà en acte, actuelles.
L'œuvre d'art fonctionne donc comme un manifeste pour le nouveau en tant
que minoration. Elle résulte d'une expérimentation des variations, des deve-
nirs et des modes de vie mineurs, minorisés. « Un devenir est par nature ce
50. S. p. 89.
51. S. p. 129.
52.« Mais qu'est-ce qui reste? Il reste tout. mais sous une nouvelle lumière. avec des nouveaux
sons. de nouveaux gestes. » (S. p. 104.)
53. S. p. 89.
251
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
qui se soustrait toujours de la majorité 54. » Par ce devenir, par cette variation
continue vers la minorisation, on fuit le pouvoir et, en contrechamp, on crée
une nouvelle terre et un autre territoire pour le peuple qui manque. Un peuple
qui n'existe pas encore, non plus en tant que communauté qui donne forme
à une nouvelle perception, mais comme le résultat de la minorisation de tous
les rapports de pouvoir. « L'art et la philosophie se rejoignent sur ce point, la
constitution d'une terre et d'un peuple qui manquent, comme corrélat de la
création 55. »
Ce qui intéresse Deleuze, ce qui, selon lui, fait la singularité politique du tra-
vail de Bene, c'est d'obtenir le nouveau de l'intérieur de l'objet même. On sait
que cet art du développement, ou d'explication d'une œuvre par le dépliage
de ce qu'elle enveloppe, fut la découverte du baroque. C'est la fameuse tech-
nique des variations. Mais, dans le cas de Bene, la variation n'est pas porter
à la limite un nombre fini de possibilités comprises dans le thème ou dans
l'enjeu initial. Il s'agit plutôt de mettre en variation certains personnages, les
déliant de leurs rapports avec d'autres personnages dans un enjeu fixe. Pour
annuler tous les traits représentatifs, Bene construit une pièce mineure à partir
de l'originaire, il produit une pièce de moins, une puissance mineure. C'est
l'opération de création de la potentialité par minoration de l'actuel. Or, ce qui
est intéressant, c'est que Deleuze pense la réalisation de cette puissance par
un devenir minoritaire. Deleuze sait bien que l'art de la mise en scène n'est
pas la répétition d'un virtuel. Et c'est pour cela qu'elle n'est pas une affaire
d'information, ni de communication. Au contraire, c'est justement contre les
dispositifs de pouvoir et de contrôle tels que l'information comme pure trans-
mission des mots d'ordre et la communication du même établi et dominant,
que l'art se caractérise comme acte de virtualisation. Et dans cette minoration
on trouve une nouvelle dimension du réel. Le réel non plus comme l'actua-
lisation d'un vit1uel, mais comme la mise en scène d'une virtualité à venir.
Si le rendre présent de la puissance passe par la minoration du texte original,
c'est-à-dire par l'amputation d'un personnage ou d'un autre élément et par
la conséquente valorisation d'un autre personnage, alors cette émergence de
la puissance a la forme d'une actualisation. Les nouveaux éléments peuvent
apparaître parce qu'ils étaient jusque-là comme de pures virtualités pas encore
actualisées. Ainsi, comme nous l'avons déjà vu dans Roméo et Juliette, le cas
de Mercuzio, qui, de virtualité asphyxiée dans la pièce originaire, est devenu,
aux mains de Bene, puissance libre, variation continue. De même, la neu-
tralisation de la figure du Maître dans S.A.D.E. a rendu la figure de son ser-
viteur autonome et, donc, a permis sa construction en tant que personnage.
252
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
56. « Le sens est moins l'objet d'une actualisation que d'une réfraction, d'une "naissance conti-
nuée et réfractée" dans un signe second, créé (PS. 60-62). Dresser veut dire suspendre l'actua-
lisation en dégageant la part virtuelle (drame. mouvement infini), répéter le mouvement même
de l'explication. » (ZOURABICHVILI. F.. 1994. p. 124.)
57. S. p. 91.
58. « Isoler (la Figure) est donc le moyen le plus simple. nécessaire quoique non sutlisant, pour
rompre avec la représentation. casser la narration. empêcher l'illustration. libérer la Figure. »
(FBLS, p. 12.) « Ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et
vierge. La surface est déjà tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec
lesquels il tàudra rompre. » (FBLS. p. 19.) L'acte de peindre est d'abord un acte de nettoyage,
car la toile est imprégnée de clichés. « Le peintre est déjà dans la toile. Là il renco.ntre toutes
les données figuratives et probabilitaires qui occupent. qui pré-occupent la toile. Il y a toute
une lutte dans la toile entre le peintre et ces données. Il y a donc un travail préparatoire qui
appartient pleinement à la peinture. et qui pourtant précède l'acte de peindre. » (FBLS. p. 93.)
253
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
254
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
61. S. p. 96.
62. Être mineur. c'est être en devenir. c'est être dans le temps et l'espace de la variation. au
milieu. « Ce n'est ni l'historique ni l'éternel, mais l'intempestif Et c'est justement cela. un
auteur mineur: sans avenir ni passé. il n'a qu'un devenir, un milieu. par lequel il communique
avec d'autres temps. d'autres espaces. » (S, p. 96.) C'est une question d'anti-historicisme.
63. S, p. 96.
255
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
fait que le concept de « possible» y soit utilisé pour désigner des dimensions
du réel lui-même?
La réponse on la trouve dans la nouvelle lecture que Deleuze fait de la
littérature. Nous avons déjà vu que c'est dans Kajka- Pour une littérature
mineure que la puissance est introduite pour la première fois. Le regard
de Deleuze sur le théâtre de Bene vient prolonger cette « physique» de la
puissance. Il faut souligner que les concepts de puissance et de potentialité
produisent un nouveau concept de virtuel à l'intérieur même du monde des
agencements de Kafka. On peut même dire que l'univocité de l'actuel qui
organise le concept d'agencement doit admettre une exception, c'est-à-dire
doit supposer une dimension de virtuel contre laquelle l'actualité de l'agence-
ment se bâtit. S'il n'y avait que des agencements machiniques contre des agen-
cements machiniques, il n'y aurait même rien à agencer. La solution, c'est de
penser l'agencement machinique comme un procédé de « démontage actif»
que l'agencement opère de la machine elle-même. « L'agencement ne vaut pas
coil1me une machine en train de se monter, au fonctionnement mystérieux, ni
comme une machine toute montée, qui ne fonctionne pas ou ne fonctionne
plus: il ne vaut que par le démontage qu'il opère de la machine [ ... ] et fonc-
tionnant actuellement, il ne fonctionne que par et dans son propre démontage.
Il naît de ce démontage 64. » L'agencement fonctionne actuellement, c'est-
à-dire est pure actualité. Mais c'est une actualité qui ne s'actualise que parce
qu'elle est une machine qui est démontage de soi. En tant que démontage actif,
l'agencement est bien différent d'une critique. Il opère dans un champ social
déjà actualisé, pour prolonger ou accélérer des lignes de décodification ou de
déterritorialisation qui le traversent. C'est ce champ social qui a la condition
d'un virtuel, la condition de quelque chose qui est déjà réel sans être actuel.
Deleuze et Guattari le désignent aussi comme « puissance» ou, plus pré-
cisément, comme « puissance diabolique de l'avenir ». « Cette méthode de
démontage actif ne passe pas par la critique, qui appartient encore à la repré-
sentation. Elle consiste plutôt à prolonger, à accélérer tout un mouvement qui
traverse déjà le champ social: elle opère dans un virtuel, déjà réel sans être
actuel (les puissances diaboliques de l'avenir qui ne font pour le moment que
frapper à la porte) 65. » Le virtuel est donc l'ensemble des puissances dia-
boliques de l'avenir. Ces puissances sont dites « virtuelles» parce qu'elles ne
sont pas encore là. Et pourtant, elles sont réelles et déjà là. Elles « frappent à la
porte ». L'agencement machinique (et l'agencement d'énonciation) démonte
activement ces puissances comme accélération romanesque de décodage et de
détérritorialisation. Dans ce sens, l'agencement machinique, dans ce procès,
64. K. p. 88.
65. K. p. 89.
256
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
est aussi virtuel. Comme le disent Deleuze et Guattari, « on est supposé vou-
loir transformer ce qui n'est pas encore qu'un procédé dans le champ social en
une procédure comme mouvement virtuel infini, qui donne à la limite l'agen-
cement machinique du procès comme réel à venir et déjà là 66 ». Puissances
diaboliques qui frappent à la pOl1e ou agencements machiniques qui opèrent
par démontage actif, ils sont actuels et virtuels, ils sont du réel à venir et, en
même temps, ils sont déjà là. Cependant, ce virtuel ne sera pensé dans tout le
livre sur Kafka que comme une autre version du concept de « puissance », de
ce frapper à la porte, de ce qui est imminent. Il faut attendre le livre sur Leib-
niz pour voir le retour explicite du concept de virtuel. En effet, seulement en
1988, dans Le Pli, Deleuze établira une distinction très claire entre le monde
du virtuel et celui du possible. Il y écrit que le virtuel s'actualise, et que le
possible se réalise. Cela nous laisse découvrir que le concept de possible ne
surgit comme concept positif qu'à partir de 1988. Une brève reconstitution du
parcours du lexique modal de Deleuze est alors nécessaire.
Il faut d'abord comprendre le déplacement produit par L 'Anti-Œdipe face à
la psychanalyse et au structuralisme. C'est dans ce livre de 1972 que Deleuze
s'éloigne radicalement du concept de virtuel. On peut conjecturer qu'il prend
conscience que ce concept occupe dans sa propre œuvre la place d'Œdipe et
de phantasme. Il l'aurait reconnu aussi comme le concept d'« essence» dans
son livre sur Proust. Et c'est dans son analyse de Kafka qu'on voit surgir pour
la première fois une théorie de la littérature concentrée dans le réel, dans un
réel à qui rien ne manque, dans un réel sans imaginaire ou symbolique, sans
castrations ou réductions œdipiennes. La littérature devient alors un travail
sur le réel et l'artiste a comme tâche la production d'une réalité intensive de
minoration de la sphère du pouvoir. Dans L 'Anti-Œdipe, il n'y a pas le concept
de virtuel, ni celui de cristal. De même dans Mille plateaux.
Le virtuel revient dans Kafka - Pour une littérature mineure et dans les
livres sur le cinéma. Il est le cristal de temps qui définit l'image cinémato-
graphique. On sait que si, dans Différence et répétition, il yale concept de
virtuel, celui de cristal n'est pas encore présent. En 1969, c'est juste le concept
de virtuel qui, contre le possible de l'idéalisme transcendantal, énonce le non-
actuel des conditions de l'expérience réelle. Comme nous le montrerons par
la suite, le virtuel du cinéma est un concept qui émerge de la philosophie de
la Nature inventée avec Mille plateaux. C'est donc un concept tout à fait dif-
férent de cet autre concept de virtuel qui était construit en dialogue avec Kant
dans les 1ivres des années soixante.
Ce retour du virtuel suppose le passage par Bene: c'est l'introduction du
« pas encore» réel. Dans le livre sur Kafka, il n'y a que du réel. Bene semble
66. K. p. 89.
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
centraux de pouvoir. On pourrait dire que Kafka et Bene offrent à Deleuze les
deux versions d'une littérature mineure. Kafka fait une minoration de plus, par
addition et multiplication des éléments hypertrophiés du pouvoir. Bene fait
une minoration de moins, par atrophie, par soustraction.
Si, au début de cette analyse sur Bene, nous avons dit qu'il inaugurait ce
qu'on peut appeler une « triade du possible », maintenant nous nous rendons
compte que dans cette triade il n'y a vraiment qu'un couple: Bartleby et
Beckett. Comme nous le verrons, Bat11eby pose de l'impossible au-delà du
possible et Beckett épuise tout le possible. Trois façons donc de penser un
concept difficile pour Deleuze. Le possible, on le sait, est un concept contre
lequel il a longtemps lutté surtout à partir de cette opposition entre virtuel
et possible dans Difjërence et répétition. Maintenant, c'est-à-dire à partir de
1979, Deleuze revient à l'idée de possible, bien qu'encore masquée de puis-
sance. C'est une vraie réconciliation avec ce concept de « possible» qu'il
avait tant maudit dans Difjërence et répétition, bien que cette réconciliation
ne soit vraiment acceptée et reconnue qu'avec Le Pli, neuf ans plus tard. Dès
sa caractérisation comme étant le concept métaphysique par excellence, res-
ponsable par l'idéalisme dans l'approche du concept d'une philosophie du
transcendantal (comme abstraction du réel), le concept de possible devient
maintenant le contrepoint du virtuel dans la compréhension de la puissance
rendue actuelle par l'art. Le possible devient le pair du vitiuel, le couple de
l'image 67.
Bene permet à Deleuze la première approximation du possible. C'est vrai
que dans Superpositions Deleuze ne parle pas encore de ce concept. Ici, il
n'en parle que d'une façon presque traditionnelle, en nommant« puissance»
ou « potentialité », ce qui constitue l'inverse du pouvoir. Mais plus que mas-
qué par le concept de puissance, le possible de Bene se fait encore en négatif.
En effet, le possible ne devient possible que par la négation de tous les autres
possibles établis. Il est le résultat d'une opération d'annulation d'un possible
premier, le possible figé en pouvoir. C'est un possible comme dérivé d'un
nettoyage d'un tout existant pétrifié.
L'utilisation timide du possible pour penser la dramaturgie de Bene et la
littérature de Beckett et de Melville nous oblige à prendre en considération la
continuité entre, d'un côté, le texte sur le théâtre de Bene, et d'un autre, celui
sur le théâtre de Beckett ainsi que celui sur la nouvelle Bartleby. Il nous faut
comprendre, soit l'émergence du vit1uel dans les livres sur le cinéma, soit le
retour du concept de possible proposé dans Le Pli.
67. Dans le livre sur Beckett Deleuze parle encore de « potentialité », mais uniquement spa-
tiale. En effet. la potentialité devient une caractéristique de l'espace, par exemple, du carré dans
Quad. Cf E:. p. 76. 82-83. 83-87. 88. 92.
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Nous ne pouvons que tracer très brièvement ce parcours non linéaire des
concepts de possible et de virtuel. Il peut être résumé en trois moments: un
premier, celui de Différence et répétition, où la critique du possible se fait par
la théorie du virtuel. La différence entre le virtuel et l'actuel est une diffé-
rence réelle car tout virtuel change de nature en s'actualisant. Le possible y est
un concept clairement négatif. Il n'est que l'actuel non actualisé, en tant que
sa puissance, en tant que son image. Cette théorie du virtuel est visible déjà
dans les livres sur Proust le vil1uel en tant qu'essence -, sur Sacher-Masoch
- le virtuel en tant que phantasme -, et dans Logique du sens - le virtuel en
tant qu'Œdipe. Le deuxième moment du parcours se fait avec L'Anti-Œdipe,
moment qui se prolonge jusqu'au livre sur Kafka. Dans cette période, qui
englobe aussi Mille plateaux, Deleuze affirme clairement toute une théorie du
réel comme négation du virtuel et de l'image, celle-ci réduite à sa condition
de produit de l'imagination et de l'imaginaire. Et c'est à pal1ir de cette distinc-
tion que Deleuze va repenser le problème clinique de l'œuvre d'art. Celle-ci
devient captation des visions et des auditions trop intenses de la vie.
Le troisième et dernier moment commence avec L'Image-Temps. Ici, on
trouve la première formulation positive d'une théorie de l'image - laquelle
se définit comme vil1uelle. Comme s'il remplaçait tout simplement le rôle du
possible dans Différence et répétition, c'est maintenant le virtuel qui est défini
comme l'image de l'actuel. Deleuze laisse tomber ainsi son argument contre
le possible. On se souvient que, dans Différence et répétition, la critique du
concept de possible comme double inactuel du monde actuel suivait la critique
du concept d'image et du concept de « concept ». « Image» et « concept»
étaient, selon Différence et répétition, de mauvais instruments pour appro-
cher le domaine de l'inactuel. Deleuze y dénonçait cette complicité entre les
théories de l'image, la philosophie du concept et la métaphysique du possible.
Nous sommes convaincus que ce sont justement les livres sur le cinéma, donc
l'introduction pour la première fois de la théorie de l'image, séparée de la
question de l'imagination, qui vont permettre à Deleuze une réconciliation
avec le concept de possible. Sans le retour du concept de virtuel, à l'inté-
rieur d'une philosophie naturaliste du cristal de temps, il n'y aurait pas le
livre sur Leibniz et cette immense réhabilitation de la question des mondes
possibles. Après avoir été relégué à un rôle aristotélicien de puissance ima-
gétique de l'actuel, le concept de « possible» devient central, non seulement
pour comprendre la métaphysique leibnizienne, mais aussi, et surtout, pour
penser soit la force du théâtre de Bene, soit la spécificité du texte Bartleby de
Melville, soit la littérature de l'épuisement de Beckett. Et l'impossible surgira
alors comme une ouverture sur ces mondes possibles. C'est l'introduction du
concept d'image qui permet la ré-introduction du virtuel, « purifié» d'Œdipe.
261
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Introduction
263
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
1. D. p. 60.
2. D. p. 65.
3. « L'écrivain invente des agencernents à partir des agencements qui l'ont inventé. » (D, p. 65.)
264
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Or, juste dans cette même page, quand il veut penser ce qu'est un agen-
cement et comment il produit des énoncés, Deleuze convoque le concept
d'événement. L'énoncé est le produit d'un agencement, mais il a comme objet
d'autres choses qui ne sont pas des agencements. Ces autres choses sont d'une
nature bien particulière. Elles sont des collectifs non physiques. Deleuze y
inclut des multiplicités, des devenirs, et, surprise des surprises, des événe-
ments. « L'énoncé est le produit d'un agencement, toujours collectif, qui met
en jeu, en nous et hors de nous, des populations, des multiplicités, des terri-
toires, des devenirs, des affects, des événements 4. » Il pourrait sembler que
le concept d'événement n'a pas ici une utilisation technique, qu'il ne ren-
voie pas à l'ontologie des incorporels de Logique du sens. Mais ce n'est pas
le cas. Les événements expriment le cas ultime de ces réalités incorporelles
en forme de multiplicité auxquelles les énoncés collectifs renvoient ou qu'ils
mettent en jeu. Deleuze veut établir ici un rapport technique entre les concepts
d'agencement et d'événement. L'agencement est présenté comme une réalité
collective, il est le travail d'énonciation d'une communauté. Il produit des
énoncés littéraires collectifs qui créent des lignes de fuite, des passages, des
départs. Il est en lui-même déjà la mise en jeu dans l'écrivain et dans son acte
d'écrire des réalités multiples, des expérimentations de soi et de la terre. Dans
l'ensemble de ces dimensions nomadiques et plurielles, Deleuze indique une
gradation d'immatérialité: il y a des populations, des multiplicités, des deve-
nirs et des affects, et, finalement, des événements. Les agencements seraient
donc la mise en jeu d'événements par des énoncés collectifs. Et ces événe-
ments, comme nous allons le voir par la suite, sont des réalités bien lourdes
dans le lexique deleuzien.
Il vaut bien la peine de souligner que ce rapport entre l'événement et
l'agencement est ici pensé pour la toute première fois dans l'œuvre de
Deleuze. Jusqu'à Dialogues, comme nous l'avons déjà indiqué, il avait des
livres construits autour du concept d'événement - ce fut le cas de Différence
et répétition et surtout de Logique du sens. Après L'Anti-Œdipe, le concept
d'événement a tout simplement disparu. Cette même disparition, on la trouve
dans Kafka - Pour une littérature mineure. Nous avons aussi souligné que le
concept d'agencement surgit timidement dans L'Anti-Œdipe. Il apparaît dans
sa condition littéraire dans la conclusion du livre sur Proust (1973) et occupe
le centre du livre sur Kafka (1975). Dialogues inaugure donc quelque chose
de paradoxal: l'utilisation simultanée de ces deux concepts, lesquels étaient
jusqu'alors si disjoints.
Cette utilisation est si inattendue qu'elle justifierait, dans ce livre, une
analyse des connexions possibles et des implications réciproques entre ces
4. D. p. 65.
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
267
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
biographie, sans que nous les reconnaissions comme tels. Ce sont ces parties
d'une vie qui sont décrites comme des« événements ». Dans le chapitre d'intro-
duction (sur les traits principaux de la différence et de la répétition), Deleuze
analyse les cas de « blocage naturel» de la répétition, où celle-ci ne dérive
pas d'une ressemblance dans la pensée ou d'une limitation (blocage logique),
mais d'une opposition réelle qui met en jeu une force capable d'empêcher le
concept de se spécifier, de se différencier. Il distingue trois cas: les concepts
nominaux (à compréhension finie), les concepts de la nature (à compréhension
indéfinie, sans mémoire) et les concepts de la libel1é (à compréhension infinie,
doués de mémoire, mais sans conscience de soi). C'est dans ce troisième cas,
où il s'agit de reconnaître quelque chose dans ma mémoire comme m'appar-
tenant, bien que ce quelque chose me soit étrange, c'est-à-dire où il s'agit
d'établir un rapport entre une représentation de moi-même, en tant que sujet
d'un faire, et le Je, que Deleuze écrit que cette représentation peut embrasser
« toute la particularité d'un acte, d'une scène, d'un événement, d'un être 5 ».
« Événement» n'a ici aucune signification spécifique. Il appartient à la série
des représentations personnelles. Il est un moment d'une vie, et un moment
« déjà pensé et reconnu comme passé, occasion d'un changement déterminé
dans le sens intime 6 ». L'événement est ce qui revient à ma mémoire comme
moment de ma vie, mais qui n'est pas reconnu comme tel dès qu'« il est joué,
c'est-à-dire répété, mis en acte au lieu d'être connu 7 ».
Dans cette dimension impersonnelle plus profonde que le Je, laquelle se
joue comme changement dans le sens intime, le concept d'événement anticipe
déjà la théorie des effets de surface de Logique du sens. D'un côté, l'évé-
nement est réel sans être actuel. Or, comme le dit Deleuze dans Logique du
sens, « c'est bien l'angoissant de l'événement pur, qu'il soit toujours quelque
chose qui vient de se passer et qui va se passer, tout à la fois, jamais quelque
chose qui se passe. Le x dont on sent que cela vient de se passer [ ... ] et le x
qui toujours va se passer [ ... ]. L'événement pur est conte et nouvelle, jamais
actualité 8 ». L'événement n'est pas de l'ordre de la présence, du temps de
l'action, de l'actualité. Il se dédouble, il va du temps de l'action vers le temps
de l'énonciation. Sa temporalité, en se répétant, en se dédoublant, introduit la
différence au cœur de l'événement. C'est pour cela que, d'un autre côté, l'évé-
nement est ce qui m'arrive sans être personnel. Et comme il nous l'est expli-
qué dans Logique du sens, « la splendeur du on, c'est celle de l'événement
5. DR, p. 24. Voir aussi p. 138. où l'événement est pareil à « scène» et p. 30, où il est présenté
à côté de « personne».
6. DR. p. 24.
7. DR. p. 24.
8. L5. p. 79.
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
9. LS. p. 178. Comme l'explique Jean-Clet Martin: « "Et vous pourrez dire: j'y étais !".
concerne d'abord le futur. "Vous pourrez dire" de l'événement qu'il aura lieu. mais ce lieu.
c'est au futur qu'il est proféré. par un sujet collectif très large qui n'est incarné par personne. »
(MARTIN. J.-c.. 1998b. p. 135.)
10. DR. p. 28.
Il. Cf « Événement et phantasme dans Logique du sens ». Partie 1. chap. II.
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
17. « Les faux problèmes sont liés à un usage illégitime de l'Idée [... ]. C'est pourquoi régula-
teur signifie problématique. » (DR. p. 218.)
18. Cf DR. p. 219-220. « Il n'y a dans l'Idée nulle identitication ni contùsion. mais une unité
o~iective problématique interne. de l'indéterminé. du déterminable et de la détermination. »
« L'Idée apparaît comme le système des liaisons idéales. c'est-à-dire des rapports diftërentiels
entre éléments génétiques réciproquement déterminables. » (DR. p. 225.)
19. Cf DR. p. 220.
20. DR. p. 227.
21. DR. p. 242-243.
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
événements idéels, d'une autre nature et plus profonds que les événements
réels qu'ils déterminent dans l'ordre des solutions 27 ». La réalité est simple,
unique, tandis que l'idéalité est double. L'idéalité de la détermination appar-
tient donc à une dimension plus ample et profonde que celle de la réalité. La
profondeur de ces événements n'a-t-elle aucune liaison avec la profondeur
de la puissance de l'intensité? Deleuze n'explique jamais cette diftërence
entre événements idéels et événements réels. Les premiers définissent le sens
lui-même, en tant que quasi-êtres ou extra-êtres. Mais, alors, les événements
réels, que peuvent-ils être?
Tout était préparé pour une théorie de l'événement dans Différence et
répétition. Soit sur le plan du temps, soit sur le plan de l'idée, soit même à
l'intérieur d'une théorie des problèmes, le concept émerge comme inévitable.
Et, pourtant, il n'est jamais constitué par lui-même en objet, il n'est jamais un
thème. Cela nous laisse voir dans quelle mesure l'ontologie de l'événement
qu'on trouve dans Logique du sens constitue vraiment une révolution dans la
pensée de Deleuze. Comme nous essaierons de le montrer, elle vient doter le
concept de fantasme d'une réalité idéelle, le libérant du rapport à l'imagina-
tion et à ses dispositifs d'irréalisation et de dénégation. L'équivalence entre
fantasme et événement qui constitue le centre spéculatif de Logique du sens
renvoie non plus à une théorie des facultés, mais à une ontologie, à une des-
cription des modes d'existence de ces quasi-êtres à la surface des états-de-
choses et des corps.
27. R. p. 244. Constantin Boundas voit. dans ce caractère de transcendance et d'immanence des
Idées par rapport aux solutions. une relation nouvelle entre Deleuze et Kant: « Comme Kant.
Deleuze croit que les Idées sont impératifs de position des problèmes. Mais à la ditlërence de
Kant. Deleuze croit que l'habilité d'un problème pour être résolu dépend de la forme du pro-
blème [... ]. Uniquement selon ces conditions. l'Idée kantienne pourrait devenir le modèle pour
une logique d'invention et pour un nouveau mode de penser la représentation. » (BOUNDAS. c..
1996. p. 88-89.) Cf aussi SAL\NSKIS. J-M .. 1996. p. 58-66.)
28. D. Les lectures de Deleuze soulignent d'habitude. dans la question de 1"image de la pensée.
le programme d'une philosophie de l'affirmation et du dehors. S'il est vrai que penser autrement
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48. Comme écrit Pierre ZaouL « ce que Deleuze attaque dans l'idée d'identité, c'est avant tout
son double statut de catégorie ontologique (primat de l'identité sur la différence dans le réel)
et de catégorie conceptuelle (primat de l'identité dans le concept), mais non l'identité en elle-
même [ ... J. Au contraire, quand l'identité est seconde. quand elle ne subordonne pas la diftë-
rence mais est bien davantage produite par elle. alors elle acquiert une toute nouvelle pertinence
conceptuelle. permettant de désigner moins la ressemblance ou l'analogie que le devenir d'une
dit1ërence pure, c'est-à-dire la répétition du dit1ërent» (ZAOUI. P.. 1995. p. 78-79).
49. Cf L5, p. 124-125. Comme l'explique José Git « c'est une distribution nomade, dont
l'absence de règle définit un jeu hasardeux ou jeu Idéel qui est fonction de la singularité de
chaque point. Contrairement à la distribution sédentaire ou tixe, la situation de chaque point
singulier dépend de tout le hasard qui est joué à chaque lancer des dés. On ne peut donc déter-
miner le point singulier qu'à partir du chaos ». (GIL. J.. 1998a, p. 24.)
50. Comme l'explique Mireille Buydens. « si l'on veut véritablement dépasser la sphère de
l'individuel (et donc de la forme), il faut donner aux singularités une nature qui ne l'implique
pas: ce sera l'intensité» (BUYDENS, M., 1990. p. 18). Dans un autre article du même auteur.
c'est précisément le nomadisme des singularités intensives qui explique la conception deleu-
zienne de la liberté humaine. « Cette métaphysique où seule l'intensité (l'aformel) est donnée
a priori permet à son tour de fonder la 1iberté humaine : si aucune forme n'est imposée en
dernière instance. si rien n'est gravé dans le marbre de la nécessité. alors tout est à faire et tout
peut être créé. » (BUYDENS. M.. 1998. p. 53.)
51. Comme le dit Frédéric Gros. « toute actualisation en même temps qu'elle est intégration.
est diftërenciation : c'est dans le mouvement même de son actualisation que la divergence
s'opère» (GROS. F.. 1995. p. 59).
52.« L'actualisation du virtuel est la singularité. tandis que l'actuel lui-même est l'individualité
constituée. » (D. p. 180-181.)
279
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
53. La réalité du virtuel est toujours à moitié absente. Éternellement manquée. « Contempo-
rain de soi comme présent, étant lui-même son propre passé, préexistant à tout présent qui
passe dans la série réelle. l'objet virtuel est du passé pur. Il est pur fragment, et fragment de
soi-même. » (DR. p. 136.) \1 Y a une tristesse fondamentale (ou naturelle) du virtuel: « il est
toujours un "était" ». (DR. p. 135.)
54. LS. p. 125.
55. LS, p. 19. « Le cristal deleuzien n'est ni une simple métaphore, ni un simple objet. Il serait
plutôt une image-pensée. qui définit un territoire et fonctionne comme matrice d'une "géo-
philosophie" de l'art. Image de soi et image de l'univers. il est la première "machine abstraite",
la première "monade" d'un virtuel esthétique et philosophique qui n'est pensable qu'en ses
multiples réfraction et réflexion. Aussi, tel un plissé de verre qui le rend infini, le cristal est
omniprésent dans toute l'œuvre de Gilles Deleuze, de Logique du sens à Critiqlle et cliniqlle.
Sans doute parce que le plan cristallin est le modèle de l'événement comme plan d'imma-
nence.» (BUC'I-GLUC'KSMANN. c., 1998, p. 101.)
56. Deleuze reprendra cette image du temps comme cristal dans L'Image-Temps: « On voit
dans le cristal la perpétuelle fondation du temps. le temps non-cronologique, Cronos et pas
Chronos. C'est la puissante Vie non organique qui enserre le monde. Le visionnaire, le voyant,
c'est celui qui voit dans le cristal. et ce qu'il voit. c'est le jaillissement du temps comme dédou-
blement, comme scission. » (lT. p. 109).)
57. LS, p. 161. Comme nous l'explique Christine Buci-Glucksmann, « "l'image-cristal" rejoint
les deux aspects essentiels de tout art. Petit germe cristallin, limite intérieure de tous les circuits,
le cristal amplifie tout. telle l'enveloppe du monde. "un immense univers cristallisable". Le cristal
est toujours à la limite fuyante entre image et pensée. passé et présent, réel et virtuel, singularité
et destin ». (BUC'I-GLUC'KSMANN. c.. 1998, p. 99.)
280
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
mais qui les produit en s'actualisant, en s'effectuant, les figures de cette actua-
lisation ne ressemblant pas du tout au potentiel effectué 58 ». La conscience,
le sédentarisme, l'individualisme, enfin, les caractères personnels de l'indivi-
dualité, sont tous des moments d'effectivité dans la conscience et d'un «je ».
À Kant, Deleuze oppose Nietzsche qui veut aussi penser un monde de sin-
gularités impersonnelles et pré-individuelles, « monde qu'il appelle mainte-
nant dionysiaque ou de la volonté de puissance, énergie libre et non liée. Des
singularités nomades qui ne sont plus emprisonnées dans l'individualité fixe
de l'Être infini (la fameuse immuabilité de Dieu), ni dans les bornes séden-
taires du sujet fini (les fameuses limites de la connaissance) 59 ». Nietzsche est
l'instaurateur de notre temps de ce discours stoïcien, le discours de l'événe-
ment lui-même 60.
Nous pouvons récapituler maintenant les cinq aspects qui caractérisent
le champ transcendantal, le champ des singularités-événements : 1) « les
singularités-événements correspondent à des séries hétérogènes lesquelles
s'organisent en un système [ ... ] "métastable", pourvu d'une énergie poten-
tielle ». Le champ transcendantal est ainsi un système doublement hétérogène.
Il est non seu lement énergie potentielle, c'est-à-dire genèse de différences avant
toute actualisation, mais il est aussi métastable, c'est-à-dire processus d'indi-
viduation ; 2) « les singularités jouissent d'un processus d'auto-unification,
toujours mobile et déplacé ». Ce processus d'auto-unification est rendu pos-
sible par l'élément paradoxal qui, en parcourant les séries, les fait résonner;
3) « les singularités ou potentiels hantent la surface ». À l'inverse de l'orga-
nisme, où il y a toujours la dualité intériorité/extériorité, à la surface l'espace
intérieur est en contact avec l'espace extérieur. La surface est comme une
peau, une membrane où ce contact a lieu. Le processus d'individuation est
superficiel. En ce sens, « le plus profond, c'est la peau» ; 4)« La surface est le
lieu du sens [ ... ], ce monde du sens avec ses événements-singularités présente
une neutralité qui lui est essentielle. » Le sens est antérieur à toute actuali-
sation, à toute détermination. Le sens est neutre, il n'a pas une direction; et
5) « ce monde du sens a pour statut le problématique ». Il n'est pas possible
de déduire sa nature à partir de son existence. En tant que neutre et superficiel,
le sens est indéterminé.
281
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
282
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
l'aiôn est le vide, la forme vide hantée seulement par les effets. Troisième-
ment, le chronos est limité et infini en tant que maintenant, tandis que l'aiôn
est illimité en tant que passé et futur, et fini en tant qu'instant. Finalement,
le chronos est circulaire et lieu des accidents, tandis que l'aiôn est une ligne
droite et illimitée dans les deux sens 67. Le chronos esquive le présent avec
la force du maintenant, et l'aiôn avec la puissance de l'instant. L'événement
n'est jamais présent parce qu'il est un maintenant et un instant. Sa neutralité
et sa singularité expriment justement cette esquive du présent. Toute la ligne
de l'aiôn est parcourue par l'instant, qui « ne cesse de se déplacer sur elle et
manque toujours à sa propre place 68». De son côté, l'instant extrait du présent
les singularités, les points singuliers projetés dans le futur et le passé, c'est-
à-dire formant l'événement pur 69 . C'est par cette double lecture du temps que
Deleuze explique le caractère double de l'événement, le fait que l'événement
soit toujours dit au futur, par une communauté impersonnelle, mais en tant
que passé. Voilà la virtualité de l'événement: il n'est trouvé que comme perdu
-" il n'existe que comme retrouvé.
L'événement est l'incorporalité des choses, il est le non-être des choses.
Pourtant, il est constitutif des choses, parce qu'il est leur manière d'être, leur
mode d'être. Mais cette modalité de l'être des choses est uniquement super-
ficielle, elle n'est pas, elle ne subsiste qu'à la limite de l'être. En fait, l'évé-
nement en tant que modalité de l'être ne peut pas changer la nature de l'être
parce qu'il n'est que l'effet de l'être. L'événement ne relève pas de la même
dimension que l'être. Il ne subsiste qu'à la surface de l'être, ce qui fait de
l'événement un non-être. « L'événement pour son compte doit avoir une seule
et même modalité, dans le futur et dans le passé suivant lesquels il divise à
l'infini sa présence. Et si l'événement est possible dans le futur, et réel dans
le passé, il faut qu'il soit les deux à la fois, puisqu'il s'y divise en même
temps 70. » Il s'ensuit, alors, que l'événement n'a pas de présent en tant que
tel, c'est-à-dire qu'il ne subsiste ou n'insiste jamais comme un présent. Il est
toujours un passé ou un futur à venir. C'est pour cela qu'il est virtuel, c'est-
à-dire à actualiser.
C'est son actualisation qui détermine la condition modale de l'événement.
Ainsi, Deleuze ne définit pas la modalité de l'événement en tant que nécessité
(ce qu'impliquerait l'utilisation du principe de contradiction sur le futur), mais
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comme étant toujours impossibles, puisqu'ils sont aussi des extra-êtres et qui
insistent aussi dans la proposition? Est-ce qu'il y a des impossibles réels?
Est-ce qu'il y a des niveaux du réel et des« minimums» de l'impossibilité?
- Deleuze pense l'idéel comme réel. Cependant, l'effectivité de l'événement
semble être très différente de l'événement lui-même. Mieux, elle ne semble
pas être une dimension de l'événement mais une dimension à part, distincte de
l'événement. Elle semble caractériser une autre dimension, comme si l'effec-
tivité et l'événement étaient tous les deux des dimensions en soi. En fait,
Deleuze affirme que « la d isti nction n'est pas entre deux sortes d' événe-
ments, elle est entre l'événement par nature idéal, et son effectuation spatio-
temporelle dans un état de choses. Entre l'événement et l'accident 75 ». L'effec-
tuation de l'événement ne définit pas la modalité de l'événement, mais change
en nature l'événement lui-même. Ce n'est qu'ainsi que Deleuze peut dire que
« les événements sont idéaux 76 ».
Le problème de la condition modale de l'événement semble résolu quand
Deleuze reprend la solution husserlienne de Différence et répétition. Il défi-
nit le mode de l'événement à partir de Kant comme problématique 77. Mais
le problématique est défini ontologiquement comme Husserl l'avait fait dans
Recherches logiques: en tant qu'idéalité. « Le problématique est à la fois une
catégorie objective de la connaissance et un genre d'être parfaitement objectif.
"Problématique" qualifie précisément les objectivités idéales 78. » L'idéalité
renvoie au concept d'un seul et même événement idéal. Deleuze doit faire
alors une distinction entre un événement et l'Événement. « Si les singulari-
tés sont de véritables événements, elles communiquent en un seul et même
Événement qui ne cesse de les redistribuer 79. » Aussi « l'instance-problème
et l'instance-solution diffèrent-elles en nature - comme l'événement idéal et
son effectuation spatio-temporelle 80 ». Mais, alors, pourquoi dire que les évé-
nements sont idéels au lieu de dire que seul l'Événement est idéal, lorsque les
événements sont l'effectuation de l'Événement? Est-ce que l'Événement est
« l'horizon» des événements?
Il Y a plusieurs questions autour de la théorie de l'événement qui ne trou-
veront pas leur clarification complète dans Logique du sens. Ce n'est donc
pas surprenant de voir le concept d'événement complètement absent dans
L'Anti-Œdipe. Et ce n'est pas surprenant non plus de voir surgir une nouvelle
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été, une heure, une date 85 ». Comment déterminer l'heccéité sans la réduire
au simple décor des choses et des sujets, à la simple inscription de ses mouve-
ments dans le cadre du temps et de l'espace? La réponse passe d'abord par le
concept d'agencement. L'heccéité a la réalité de l'agencement, et tout l'agen-
cement est individué en tant qu'une heccéité. «On ne croira pas que l'heccéité
consiste simplement dans un décor ou dans un fond qui situerait les sujets, ni
dans des appendices qui retiendraient au sol les choses et les personnes. C'est
tout l'agencement dans son ensemble individué qui se trouve être une hec-
céité; c'est lui qui se définit par une longitude et une latitude, par des vitesses
et des affects, indépendamment des formes et des sujets qui n'appartiennent
qu'à un autre plan 86. »
Ce qui existe est, par exemple, l'agencement « la rue qui compose avec
le cheval» ou « le rat qui agonise se compose avec l'air », ou encore « la
bête et la pleine lune se composent toutes deux ». Donc, comme Deleuze et
Guattari le disent, « c'est d'une seule traite qu'il faut lire: la bête-chasse-à-
cinq-heures 87 ». Ou alors« la rue fait aussi bien partie de l'agencement cheval
d'omnibus, que de l'agencement Hans dont elle ouvre le devenir-cheval 88 ».
Ce qui existe ou subsiste n'est pas le cheval, la rue, Hans, mais l'agencement
devenir-cheval-de-Hans-dans-Ia-rue, et son individualité a la réalité de l'hec-
céité. Le concept d'agencement trouve ainsi, dans cette dimension d'heccéité,
sa plus haute force d'explication de la condition fondamentale de singularité
qui constitue la Terre. L'agencement est la réalité ultime du Monde selon le
point de vue de l'heccéité 89.
Il faut revenir maintenant à la question du rapport entre les concepts d'agen-
cement et d'événement. Comme on l'a vu, la théorie de l'agencement, pour
la première fois élaborée à partir d'une théorie de l'énonciation collective
dans Kafka Pour une littérature mineure, et systématiquement développée
seulement dans Mille plateaux dans le cadre d'une philosophie de la Nature,
85. p. 318.
AI?,
86. M?,p. 320-321.
87. M?,p. 320-321.
88. M?,p. 320-321.
89. Mireille Buydens souligne justement dans quelle mesure le concept d'heccéité, dans son
équivalence avec le concept d'agencement condense dans Mille plateazL\ le programme de
Deleuze. « La notion d'heccéité apparaît dès lors comme une expression privilégiée de la pen-
sée deleuzienne. puisqu'elle concentre les caractères de linéarité (l'heccéité est un rhizome).
d'intensité (elle est composition de puissances d'a1fect), d'''existentialité'' (elle s'adresse direc-
tement à notre existence, à notre devenir), de contingence (elle est produite, jamais donnée)
et de subversion (elle procède à un découpage transversal du monde). » (BUYDENS, M.. 1990.
p. 66.) Mais Buydens ne se demande jamais pourquoi c'est seulement dans Mille plateaw; que
ce concept d'heccéité se laisse penser par le concept d'agencement. tandis que dans toutes les
autres œuvres. c'est celui d'événement qui joue ce rôle.
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94. « Dans un agencement. il y a comme deux ülces ou deux têtes au moins. Des états de choses.
des états de corps (les corps se pénètrent. se mélangent. se transmettent des affects) ; mais aussi
des énoncés. des régimes d'énoncés: les signes s'organisent d'une nouvelle façon, de nouvelles
formalisations apparaissent. » (D. p. 85.)
95. D. p. 86.
96. D. p. 86.
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97. D. p. 97.
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100. « Dans un premier axe, horizontal, un agencement comporte deux segments. l'un de
contenu, l'autre d'expression. D'une part, il est agencement machinique de corps, d'actions et
de passions. mélange de corps réagissant les uns sur les autres: d'autre part. agencement col-
lectifd'énonciation. d'actes et d'énoncés. transformations s'attribuant aux corps. Mais, d'après
un axe vertical orienté. l'agencement a d'une part des côtés territoriaux ou reterritorialisés, qui
le stabilisent d'autre part des pointes de déterritorialisation qui l'emportent. » (/vip, p. 112.)
101. « Ce qui se passe avant le crime dont on accuse quelqu'un, et ce qui se passe après.
l'exécution de la peine du condamné. sont des actions-passions affectant des corps (corps de la
propriété, corps de la victime, corps du condamné, corps de la prison) : mais la transformation
de l'accusé en condamné est un pur acte instantané ou un attribut incorporel, qui est l'exprimé
de la sentence du magistrat. » (/viP. p. 102.)
102. IvIP. p. 102.
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sorte 106. »Qu'est-ce qu'intervenir? Et, comment l'intervention par des agen-
cements d'énonciations peut-elle produire des transformations incorporelles
qui s'insèrent dans les corps?
Deleuze et Guattari se posent à eux-mêmes le problème. « Mais, quand
nous employons ce mot vague "intervenir", quand nous disons que les expres-
sions interviennent ou s'insèrent dans les contenus, n'est-ce pas encore une
sorte d'idéalisme où le mot d'ordre vient du ciel, instantanément 107 ? »
En effet, croire que les énoncés produisent du réel, n'est-ce pas un anti-
matérialisme extrême? Croire que tout dire est un «fiat », que tout attribution
de propriétés aux corps par un acte de langage a comme effet des transforma-
tions réelles dans les corps, n'est-ce pas une sorte de créationnisme biblique?
Nous ne pouvons que suivre Deleuze et Guattari dans cette peur d'une chute
dans l'interprétation réaliste de l'adage<< quand dire c'est faire» de la pragma-
tique d'Austin. Mais, alors, comment échapper à l'interprétation idéaliste de
la pragmatique des agencements d'énonciation sans tomber, du même coup,
dans le nominalisme?
Ce qu'il y a de nouveau dans la physique des agencements fàce à l'ontologie
des événements en tant que réponse soit à l'idéalisme, soit au nominalisme,
c'est que les agencements sont toujours des énonciations, ils sont toujours des
énoncés qui produisent des effets sur les corps. Tous les agencements d'énon-
ciation sont des agencements sociaux politiques. Dans Logique du sens, les
corps sont des corps physiques qui reçoivent les transformations, donc les
événements, dans les rapports d'action et de passion les uns sur les autres.
L'incorporel est l'effet d'un corps sur un autre corps qui en souffre l'action.
Les corps sont corporels, les actions et les passions sont incorporelles, ce sont
des événements.
Dans Mille plateaux, le concept de corps change significativement. Ce sont
des corps politiques, sociaux. Tous les exemples présentés renvoient soit au
corps d'un condamné, soit aux corps des passagers d'un avion qui, tout d'un
coup, sont transformés en otages et dont l'avion devient la prison. Mille pla-
teaux ne parle plus des arbres, de l'eau, de la chair sous le couteau, comme
c'était le cas dans Logique du sens. Il n'y a que des corps collectifs, des corps-
machines, comme la machine-bateau, la machine-hôtel, la machine-château,
la machine-tribunal. Tous sont des exemples des agencements machiniques
qui s'expriment dans les agencements collectifs d'énonciation. Et Kafka est
le cas le plus extrême du fonctionnement de ces corps-machines pour mettre
ensemble les deux axes de l'agencement 108. Du côté des corps, du côté des
106. MP, p. 110
107. MP, p. III.
108. « Nul plus que Kafka n'a su dégager et tàire fonctionner ensemble ces axes de l'agence-
ment. D'une part la machine-bateau. la machine-hôtel, la machine-cirque. la machine-château.
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la machine-tribunal: chacune avec ses pièces. ses rouages. ses processus, ses corps emmêlés,
emboîtés. déboîtés (ci la tête qui crève le toit). D'autre part le régime de signes ou d'énoncia-
tion : chaque régime avec ses transformations incorporelles, ses actes, ses sentences de mort
et ses verdicts. ses procès. son "droit". Or il est évident que les énoncés ne représentent pas
les machines: le discours du Chauffeur ne décrit pas la chaufferie comme corps. il a sa forme
propre. et son développement sans ressemblance. Et pourtant il s'attribue au corps, à tout le
bateau comme corps. Discours de soumission aux mots d'ordre. de discussion, de revendica-
tion. d'accusation et de plaidoirie. C'est que, d'après le deuxième axe, ce qui se compare ou se
combine d'un aspect à l'autre. ce qui met constamment l'un dans l'autre, ce sont les degrés de
déterritorialisation conjugués ou reliés. et les opérations de reterritorialisation qui stabilisent à
tel moment l'ensemble. K. la fonction-K, désigne la ligne de fuite ou de déterritorialisation qui
entraîne tous les agencements. mais qui passe aussi par toutes les reterritorialisations et redon-
dances. redondances d'enfance. de village. d'amour. de bureaucratie ...• etc. » (/viP. p. 112.)
Dans Dialogues. Deleuze avait déjà dit: « La plus extrême formalisation juridique des énoncés
(questions et réponses. objections. plaidoirie. attendus. dépôt de conclusions, verdict) coexiste
avec la plus intense formalisation machinique. la machination des états de choses et de corps
(machine-bateau. machine-hôtel. machine-cirque. machine-château. machine-procès). Une
seule et même fonction-K. avec ses agents collectifs et ses passions de corps. Désir. » (D, p. 86.)
109. /viP. p. 110.
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à-dire pour les modifier dans leur expression du temps et de l'espace, pour les
ralentir ou les précipiter, ou pour les détacher ou les réunir selon des assem-
blages différents. Cependant, la question demeure. Les énoncés interviennent-
ils de façon à anticiper, à rétrograder, à ralentir ou à précipiter, à détacher ou à
réunir simplement les contenus? Les transformations incorporelles sont-elles
seulement des modifications du mode d'énoncer la temporalité ou le décou-
page spatial des contenus exprimés? Sommes-nous alors, encore et toujours,
dans le nominalisme, dans ce cas un nominalisme des variations temporelles
et spatiales sur les expressions d'un même état de choses?
Le texte répond par une double solution. D'un côté, Deleuze et Guattari
disent explicitement que les expressions ou les exprimés vont s'insérer dans
les contenus, vont intervenir sur les contenus. Tout le travail de modifica-
tion des expressions temporelles et spatiales est rapporté aux seuls contenus.
Pourtant, d'un autre côté, cette solution ne peut pas les satisfaire. On com-
prend pourquoi, alors, Deleuze et Guattari formulent une thèse non nomina-
liste qu'ils ne peuvent, pourtant, justifier que par un clin d'œil à la vérité de
Logique du sens. Comme on peut le lire, tout de suite après la phrase « les
expressions ou les exprimés vont s'insérer dans les contenus, intervenir dans
les contenus, non pas pour les représenter, mais pour les anticiper, les rétro-
grader, les ralentir ou les précipiter, les détacher ou les réunir, les découper
autrement », ils déclarent: « La chaîne des transformations instantanées va
s'insérer tout le temps dans la trame des modifications continues (d'où le
sens des dates chez les Stoïciens: à partir de quel moment peut-on dire que
quelqu'un est chauve ?) 110 ». L'argument passe d'une thèse sur la nature de
l'intervention des expressions sur les contenus, laquelle a comme condition
le fait de s'insérer dans les contenus de façon à modifier leur forme tempo-
relle et spatiale, à une thèse sur l'insertion de la chaîne des transformations
instantanées dans ce qu'ils désignent comme « la trame des modifications
continues », dont l'exemple est, celui, classique, des sorites stoïciens à propos
du devenir chauve de quelqu'un ou du devenir« un tas» d'une augmentation
quantitative qui commence par un nombre réduit d'éléments.
La transition du plan du contenu (qu'on peut « découper autrement») au
plan des choses mêmes (par exemple, les chauves) est faite donc par une
double équivocité. D'abord, par le déplacement du concept vague « interve-
nir » à cet autre « insérer» et, dans un deuxième moment, par l'utilisation
répétée du verbe « insérer ». Sur le plan des contenus, « insérer» est syno-
nyme d'« intervenir ». On peut lire « les expressions ou les exprimés vont
s'insérer dans les contenus, intervenir dans les contenus ». Après, sans aucune
justification, ils utilisent ce même « insérer» pour dire que la chaîne des
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ou d'une vie. Une vie, une heure, un climat, aussi une meute, un vampire, ce
sont tous des heccéités, et il n'y a rien au-delà des heccéités.
Pour bien souligner cette univocité du mode d'existence des individuations
par longitude, latitude, intensité, Mille plateaux établit l'équivalence complète
entre heccéité et agencement. Comme le disent Deleuze et Guattari dans ce
passage, « c'est tout l'agencement dans son ensemble individué qui se trouve
être une heccéité ». Ce qu'il y a, c'est l'agencement<< cinq-heures-du-soir» ou
l'agencement « n uée-de-sautere Iles-à-Ia-fin-du-jour-en-été ». Chaq ue agence-
ment est une heccéité, et c'est tout l'agencement, et non pas une partie seule-
ment, qui est une heccéité. Deleuze et Guattari distinguent, quand même, les
heccéités d'agencements et les heccéités d'inter-agencement. Les prem ières,
ce sont des corps dont l'individuation est l'effet des compositions de longitude
et de latitude, tandis que les heccéités d'inter-agencement, ce sont le milieu
de croisement des agencements, ce sont des heccéités des lignes qui s'entre-
croisent, des rhizomes heccéités 116.
Cependant, au moment de définir la singularité de ces types d'individua-
tion par des agencements, Deleuze et Guattari récupèrent le concept d'évé-
nement de Logique du sens. Tout d'un coup, on voit apparaître une entité qui
aurait, non pas une, mais deux heccéités. À propos de certains processus de
devenir, comme le devenir-loup, devenir-cheval ou devenir-enfant, on peut
lire: «C'est le loup lui-même, ou le cheval, ou l'enfant qui cessent d'être des
sujets pour devenir des événements, dans des agencements qui ne se séparent
pas d'une heure, d'une saison, d'une atmosphère, d'un air, d'une vie 117. »
L'obscurité est inévitable. Ce qui est surprenant, c'est le fait que, au moment
précis où Deleuze et Guattari identifient le plus le concept d'agencement avec
les traits de l;événement de Logique du sens, où l'on ne saurait distinguer
l'événement incorporel comme le voir-de- Hans-Ie-traverser-Ia-rue-du-che-
val-à-cinq-heures de l'agencement devenir-cheval-de-Hans, ils sont forcés de
convoquer à nouveau le concept d'événement, lequel, pourtant, avait été com-
plètement remplacé par celui d'agencement.
Soudainement, sur une dizaine de pages, le concept d'événement revient
comme s'il appartenait depuis toujours au lexique de la théorie de l'agencement.
Par exemple, à propos de la fonction du nom propre dans la littérature, établis-
sant l'équivalence entre « événement» et « heccéité », ils écrivent: « Le nom
propre désigne d'abord quelque chose qui est de l'ordre de l'événement, du
116. « La rue se compose avec le cheval, comme le rat qui agonise se compose avec l'aire. et
la bête et la pleine lune se composent toutes deux. Tout au plus distinguera-t-on les heccéités
d'agencements (un corps qui n'est considéré que comme longitude et latitude), et les heccéités
d'inter-agencements, qui marquent aussi bien les potentialités de devenir au sein de chaque
agencement (le milieu de croisement des longitudes et des latitudes). » (lv!P, p. 321.)
117. A;fP, p. 321.
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vagues ne sont pas autre chose que des heccéités 129. » Les essences vagues,
bien que se constituant par des agencements, sont dites opérer des individua-
tions par événements ou heccéités. Mais, pourquoi ne pas utiliser le concept
d'agencement pour indiquer les individuations opérées sur la matière, sur les
matériaux-forces? Doit-on penser alors que la différence entre l'agencement
et l'événement est semblable à celle entre cause matérielle et cause formelle?
L'agencement serait-il le mode de production d'une singularité, tandis que
l'événement serait la forme individuée qui se dégagerait de cette singularité de
la matière? En effet, quelques pages après ce partage ontologique entre agen-
cement et événement, on retrouve le concept d'essence vague que Deleuze et
Guattari reprennent de Husserl.
La question est toujours celle de la constitution de singularités. Dans ce cas,
c'est la singularité découpée par des opérations machiniques sur des lignées
technologiques. Deleuze et Guattari donnent l'exemple de deux lignées ou
phylums différents tels que l'invention de l'épée de fer et celle du sabre d'acier.
Us nous rappellent le fait que ces deux instruments de guerre se rattachent à
des processus de déformations ou de transformations bien différents. Le sabre
d'acier implique la fonte du fer à haute température, puis des décarburations
successives, des procédures comme le poli, le tranchant, où les dessins tracés
par la cristallisation résultent de la structure interne de l'acier fondu. L'épée
de fer, par contre, est forgée et non pas fondue, moulée, trempée et non pas
refroidie à l'air, produite à la pièce et non pas fabriquée en série. Il y a donc un
phylum de l'épée de fer et un phylum du sabre d'acier, c'est-à-dire un devenir
comme processus de déformation ou de transformation, idéalement continu,
un flux de matière en variation qui nous permet de retracer les différentes
singularités ou traits d'expression qui ont conduit du poignard à l'épée et du
couteau au sabre d'acier. De la même façon que le sabre d'acier implique
l'actualisation d'une première singularité (qui est la fonte du fer à haute tem-
pérature), puis d'une seconde (celle des décarburations), et finalement d'une
troisième (celle du polissage ou de la cristallisation), le phylum de l'épée de
fer renvoie à des singularités comme le fait d'être forgée, trempée, produite à
la pièce. Sur le flux continu ou « phylum machinique » de chaque objet tech-
nique se constituent donc des singularités, qui sont accompagnées de traits
d'expression. Ces singularités sont toujours des opérations collectives sur des
matériaux différents, et des affects (dureté, poids, couleur, poliment, dessins).
« Chaque phylum a ses singularités et opérations, ses qualités et traits, qui
déterminent le rapport du désir avec l'élément technique (les affects "du"
sabre ne sont pas les mêmes que ceux de l'épée) 130. »
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Beckett et Melville:
la possibilité de la littérature
Introduction
Du pouvoir au possible
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intérieur de la force en tant que pouvoir sur soi-même, en tant que souci de soi.
Il faudra attendre le livre sur Leibniz, deux ans après, pour voir Deleuze fonder
ce concept de « pli» dans une ontologie du possible. Là, seulement, Deleuze
trouvera les instruments pour une ontologie du possible, en tant que ces plis
intérieurs de la force dans l'âme que Foucault avait découverts chez les Grecs,
mais que Leibniz avait décelés dans toute monade comme le mode d'existence
du monde avant sa réalisation.
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2. F, p. 68.
3. F. p. 72.
4. F~ p. 74.
5. « Kant avait traversé une aventure semblable: la spontanéité de l'entendement n'exerçait
pas sa détermination sur la réceptivité de l'intuition sans que celle-ci ne continue d'opposer
sa forme du déterminable à celle de la détermination. Il fallait donc que Kant invoque une
troisième instance au-delà des deux formes. essentiellement "mystérieuse" et capable de rendre
compte de leur coadaptation comme Vérité. C'était le schème de l'imagination. » (F, p. 75.)
324
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
1975, il prend ce dehors tel que Foucault l'avait institué en concept central
de son regard sur la nature de la pensée, mais avec cette petite mutation non
phénoménologique : il est la force, ou plutôt, le rapport de la force avec
d'autres forces, bref: il est le pouvoir 6.
Nous sommes devant un déplacement énorme. Cette fois, le pouvoir ne
concerne pas les dispositifs disciplinaires, ou ce que Deleuze appelait, en 1975,
les machines abstraites comme le panoptisme - d'ailleurs, le concept même de
« machine abstraite» ainsi que celui d'« agencement» disparaît tout simple-
ment du texte de 1986. Le pouvoir dont il s'agit dans Surveiller et punir, selon
le regard de Deleuze de 1986, est un concept kantien, il est essentiellement
rapport, il est rapport de forces. C'est en tant que tel qu'il peut fonctionner
comme réponse à la question fondamentale sur la nature du non-rapport entre
le dire et le voir. Et Deleuze le dit en toute transparence. Le pouvoir serait la
troisième solution trouvée par Foucault au problème du schématisme kantien.
Entre la spontanéité de l'énoncé et la réceptivité du voir, il serait l'analogue
d'une faculté intermédiaire entre l'entendement et la sensibilité 7.
Le concept de « diagramme» est également modifié. Il indique seulement
que les forces sont toujours et déjà des réalités hybrides, où chaque force
n'existe qu'en conflit avec d'autres forces, c'est-à-dire agissant sur d'autres
forces tout en étant affectée par elles. Le diagrammatisme de Foucault, mal-
gré toutes ses déclarations, n'est plus un concept politique pour Deleuze.
Il devient une thèse ontologique, il nous fait savoir la nature de la force, en
même temps active et passive, en même temps ayant la même spontanéité de
l'énoncé et la même réceptivité du voir.
Le pouvoir est bien le Dehors du non-rapport entre l'énonçable et le visible.
Bien que diagrammatique, bien que supposant la dimension d'un champ clos
où les forces, dans leur ensemble, se trouvent dans des rapports de conflit
locaux et instantanés affectant toujours le tout, le dehors du pouvoir selon
la version de 1986"- n'a plus la dimension de clôture de la version de 1975.
Deleuze souligne, au contraire, son ouverture. L'atfèct, l'être réceptif de la
force, plutôt que vulnérabilité à d'autres forces avec lesquelles chaque force
est en rapport de conflit, est surtout l'effet du dehors. « C'est toujours du
6. « L'appel au dehors est un thème constant de Foucault et signifie que penser n'est pas l'exer-
cice inné d'une faculté. mais doit advenir à la pensée. Penser ne dépend pas d'une belle intério-
rité qui réunirait le visible et l'énonçable, mais se fait sous l'intrusion d'un dehors qui creuse
l'intervalle. et force. démembre l'intérieur. » (F. p. 93.)
7. « Le diagrammatisme de Foucault. c'est-à-dire la présentation des purs rapports de forces
ou l'émission des pures singularités. est donc l'analogue du shématisme kantien: c'est lui qui
assure la relation d'où le savoir découle. entre les deux formes irréductibles de spontanéité et
de réceptivité. Et cela en tant que la force jouit elle-même d'une spontanéité et d'une réceptivité
qui lui sont propres. » (F, p. 88.)
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
dehors qu'une force est affectée par d'autres, ou en affecte d'autres. [ ... ]
Le diagramme est issu du dehors, mais le dehors ne se confond avec aucun
diagramme, ne cessant d'en "tirer" de nouveaux. C'est ainsi que le dehors
est toujours ouverture d'un avenir, avec lequel rien ne finit 8. » Le dehors, qui
au début était pris dans la finitude des rapports de forces, se voit maintenant
transformé en horizon de l'infinitude, en champ non limité de singularités et de
fonctions non formelles. Deleuze le présente progressivement comme « vie ».
D'abord, comme cette vie qui le prend pour objet de contrôle en tant que bio-
politique des populations. Ensuite, la vie devient un concept métaphysique.
Elle est la « plénitude du possible 9 ». Finalement, Deleuze la prend comme un
concept vitaliste. « La force venue du dehors, n'est-ce pas une certaine idée de
la Vie, un certain vitalisme où culmine la pensée de Foucault 10 ? » Le dehors
serait la Vie. Et la vie, elle-même, devient non seulement le dehors, mais sa
propre puissance Il.
Le dehors acquiert ainsi une dimension paradoxale. Il est l'extérieur de
l'extérieur, le non-rapport vis-à-vis d'un autre non-rapport, celui entre l'énon-
çable et le visible, mais, en même temps, il est, en tant que vie, le plan le
plus immanent du réel. Le dehors comme vie habite toutes les dimensions du
savoir, du pouvoir, de la pensée. Selon Deleuze, les deux derniers livres de
Foucault poursuivraient ce paradoxe. Du concept de bio-pouvoir ou pouvoir
sur la vie que Foucault avait travaillé dans le premier volume d' Histoire de la
sexualité, il serait passé au concept de pouvoir de la vie sur elle-même. Chez
les Grecs et les Romains, les rapports de forces se seraient établis non plus
comme un conflit entre des individus, mais comme redoublement de la force.
Des analyses précédentes se dégageaient les concepts d'un savoir et d'un pou-
voir sans sujet. Mais, avec L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi, Foucault
aurait non seulement fait place à une problématique de la subjectivation mais
aurait dO, pour y aboutir, rompre avec une perspective de la finitude sur le
pouvoir. Il aurait alors pensé quelque chose d'encore tout à fait différent, dans
une perspective dont ses précédents ouvrages l'avaient tenu écarté: ce repli
du savoir et du pouvoir par lequel et dans lequel le sujet se creuse à lui-même
un lieu de refuge. C'est alors qu'aux grandes figures de l'extériorité et du
dehors succèdent celles de l'intériorité: si les dernières avaient été, littérale-
ment, exclues par les premières, c'était pour se trouver recluses dans un autre
espace qui leur est propre. Le dehors comme vie et la vie en tant que puis-
sance du dehors conduisent à la figure d'un dehors qui ne s'effectue que dans
une intériorité, dans un dedans qui est plus profond que tout monde intérieur.
8. F, p. 95.
9. F. p. 97.
10. F, p. 98.
11. « ... la vie comme puissance du dehors » (F~ p. 102).
326
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
12. F. p. 108.
13. « Le dedans comme opération du dehors: dans toute son œuvre. Foucault semble poursuivi
par ce thème d'un dedans qui serait seulement le pli du dehors. comme si le navire était un
plissement de la mer.» (F. p. 104.)
327
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
328
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
du singulier. Aussi bien pour la différence que pour la répétition, Deleuze vou-
lait penser dans les marges d'une théorie du concept.
L'identification de la pensée avec le travail du concept qu'on trouve dans
Le Pli et dans Qu'est-ce que la philosophie? signifie donc un changement très
profond. Il nous faut analyser cette métamorphose du concept de « concept ».
De la même façon que pour l'archéologie du concept d'« événement », où
nous avons accompagné le passage d'une théorie de l'événement à une théorie
de l'agencement, il nous faut reconstituer les étapes du concept de« concept ».
Nous essayerons de rendre évident le processus qui conduira Deleuze d'une
ontologie anti-conceptuelle de la différence et de la répétition à une ontologie
conceptuelle de l'événement.
D'une façon schématique, nous pouvons rendre compte du fait que la théo-
rie du concept fait sa première apparition dans Différence et répétition. Elle
disparaît dans Logique du sens et n'est présentée à nouveau qu'à pm1ir du Pli.
Or, que peut signifier ce mouvement mystérieux, presque caché? Serait-il
l'expression d'une radicalisation interne à la pensée sur le concept?
Pour Deleuze, tous les grands programmes spéculatifs qui ont essayé une
pensée de la différence ont échoué, à cause de leur réduction de la différence à
une détermination conceptuelle. Comme il l'explique, « ce fut peut-être le tort
de la philosophie de la différence, d'Aristote à Hegel en passant par Leibniz,
d'avoir confondu le concept de la différence avec une différence simplement
conceptuelle, en se contentant d'inscrire la différence dans le concept en géné-
raI. En réalité, tant qu'on inscrit la différence dans le concept en général, on
n'a aucune Idée singulière de la différence, on reste seulement dans l'élément
d'une diftërence déjà médiatisée par la représentation 15 ».
La doctrine du concept appartient, dans son essence, à la même configura-
tion théorique qui fait de la pensée une activité de représentation 16. Celle-ci
est la relation double du concept avec son objet, dans le sens où le concept se
trouve effectué dans une mémoire et dans une conscience de soi 17. Le concept
est dit toujours en tant qu'identité, opposition, ressemblance, analogie, bref,
en tant que ce qui bloque la répétition et la différence. Il est ce qui immobi-
lise et qui condense le mouvement, qui renvoie les choses à une conscience.
Le blocage artificiel du concept signifie que, dans son usage logique, le concept
souffre d'une limitation. Il s'agit du fait que « le prédicat dans le concept,
15. DR. p. 41. Ou encore. dans une autre formulation. « tel est le principe d'une confusion rui-
neuse pour toute la philosophie de la différence: on confond l'assignation d'un concept de ditlë-
rence avec l'inscription de la ditlërence dans l'identité d'un concept indéterminé» (DR. p. 48).
16. Cf DR. p. 179.
17. Cf DR. p. 21.
329
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
en vertu de son deven ir-autre dans la chose, n'est pas une partie de cette
chose 18 ». Or, ce qui nous intéresse ici est le rapport entre le concept et la
représentation. La représentation ne pense le concept qu'à partir du dualisme
possible/effectif, ne permettant pas la vraie approche au réel. Que le prédicat
ne soit pas une partie de la chose ne signifie pas seulement que le prédicat,
en tant que langage, soit une construction de la conscience, mais aussi que la
relation même entre le concept et les choses dont il est concept ne soit qu'une
fausse relation. Le concept manque de vérité dans son rapport au réel.
Du point de vue modal, le noyau de la critique de la philosophie du
concept est la découverte de sa dépendance face à une ontologie du possible.
On manque la compréhension de la différence et de la répétition quand on les
pense comme différence conceptuelle et comme répétition du concept dans
la chose désignée par le concept. Le concept est alors posé en tant que la
chose mais dans sa condition de chose possible, ou en tant que la possibilité
de la chose. Le concept est le possible, tandis que la chose nommée est le
réel. De cette façon, nous oublions la nature même de la différence dans la
chose, qui n'est pas une différence face à son concept mais une différence
dans l'existence; nous oublions aussi la différence de l'existence et de la non-
existence. « Chaque fois que nous posons le problème en termes de possible et
de réel, nous sommes forcés de concevoir l'existence comme un surgissement
brut, acte pur, saut qui s'opère toujours derrière notre dos, soumis à la loi du
tout ou rien. Quelle différence peut-il y avoir entre l'existant et le non-exis-
tant, si le non-existant est déjà possible, recueilli dans le concept, ayant tous
les caractères que le concept lui confère comme possibilité 19 ? »
Le possible est cette catégorie qui détermine que, du point de vue de l'iden-
tité du concept, il n'y a pas de différence entre le possible et le réel, puisque
tout est déjà donné dans le concept. Accéder au concept, c'est avoir la repré-
sentation de la chose dans sa possibilité. La catégorie du possible est le cor-
rélat d'une philosophie du concept et de la représentation. Le possible ren-
voie toujours à la forme de l'identité et de la ressemblance dans le concept.
Le possible homogénéise l'être aussi bien que la pensée, puisque la représen-
tation détermine l'objet comme réellement conforme au concept, comme son
essence. « L'existence est la même que le concept, mais hors du concept 20. »
L'existence devient la répétition du concept dans les choses, et la répétition
la simple différence de la chose face au concept, son extériorité. La corréla-
tion concept/possibilité annule et la différence et la répétition, puisqu'« on
pose donc l'existence dans l'espace et dans le temps, mais comme milieux
330
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
331
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Nous savons que, dans une certaine mesure, c'est Kant qui va offrir à
Deleuze le champ de pensabilité de l'idée en tant que champ problématique et
immanent aux solutions. Ainsi s'explique le fait que, quand Deleuze récupé-
rera le concept de « concept» en tant que dimension positive de la pensée, il
le définira de la même façon que l'idée. D'où la disparition d'une théorie de
l'idée dans Le Pli et dans Qu'est-ce que la philosophie ?
Il est surprenant que, dans un entretien sur Mille plateaux de 1980, le dernier
livre où il n'est pas question du concept de « concept », Deleuze dise: « dès
qu'il y a concept il y a vraiment philosophie 27 », ou encore: « La philosophie
s'est toujours occupée de concepts, faire de la philosophie, c'est essayer d'in-
venter ou de créer des concepts 28 ». Nous trouvons ici condensés les traits les
plus importants concernant le problème du concept à partir du Pli. Deleuze
veut penser la philosophie comme création de concepts. Le concept dit plus
les circonstances que la chose même qu'il désigne. Bref, le concept dit l'évé-
nement. « Le concept est le contour, la configuration, la constellation d'un
événement à venir 29. » Le concept est ce virtuel qui ne veut plus condenser
mais faire sortir; il ne veut plus fermer mais expédier, expulser la chose, la
circonstance, l'événement. « Il ne s'agit pas du tout de réunir dans un même
concept, mais au contraire de rapporter chaque concept à des variables qui en
déterminent les mutations 30. » Le concept est toute une cartographie, il est le
croisement des plans divers, il est différence en soi. Avec le retour du concept
de « concept », le concept de « possible» va aussi revenir. Dans Différence et
répétition, la réfutation d'une théorie du concept allait de pair avec la critique
d'une métaphysique du possible. Dans Le Pli, « concept» et « possible» ne
peuvent que revenir ensemble. Comme en 1968, ils s'expliquent réciproque-
ment. Mais, en 1988, il ne sera plus question de leur effondrement commun.
Bien au contraire: « concept» et « possible» s'expliquent réciproquement
parce qu'ils expliquent tous les deux le concept d'« événement ». Celui-ci
deviendra central dans les derniers livres de Deleuze après le collapse de la
théorie de 1'« agencement» dans Mille plateaux, comme nous l'avons indiqué.
Si la réconciliation de Deleuze avec le concept se fait par l'intermédiaire
de Leibniz, c'est parce que Leibniz a une conception originale du concept.
et elle est taillée selon la logique du problème et de la question. » (BOUNDAS, c., 1996, p. 89.)
Sur la multiplicité de l'Idée. ci aussi SALANSKIS. J.-P.. 1996, p. 59-60.
27. PP. p. 49.
28. PP. p. 39-40.
29. QPh. p. 36.
30. PP. p. 47. Comme l'explique Philipe Mengue. « le concept, comme continuum mobile de
variations. ne peut se contenter seulement de grouper ses éléments ou singularités. L'unité,
le commun n'est pas un universel. c'est une mise en commun. en connexion des différentes
variables» (MENGUE. Poo 1994. p. 36).
332
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
« D'abord le concept n'est pas un simple être logique, mais un être métaphy-
sique ; ce n'est pas une généralité ou une universalité, mais un individu; il
ne se définit pas par un attribut, mais par des prédicats-événements 31. » Dans
Le Pli, l'univocité de l'être trouve son expression maximale dans le concept
d'événement 32. Le concept est le couple prédicats-événement et l'événement
à son tour est l'unité active d'un changement, c'est-à-dire définition réelle de
la substance.
Le retour de l'événement est inséparable de la théorie du concept. L'évé-
nement est pensé en tant que concept, et tous les deux se présentent en tant
que virtuels. « Le concept n'est pas un simple être logique, mais un être méta-
physique; ce n'est pas une généralité ou une universalité, mais un individu; il
ne se définit pas par un attribut, mais par des prédicats-événements 33. » Nous
trouvons ici les trois plans fondamentaux qui orientent la lecture que Deleuze
fait de Leibniz: le plan du concept, le plan de l'événement et le plan de la sin-
gularité. Le concept dit non pas la chose, mais l'événement en tant que ce qui
arrive à la chose. Mais il le dit du point de vue immanent, il le dit comme inclus
dans la chose, une fois que ce qui arrive à la chose est un de ses prédicats ana-
lytiques, une de ses propriétés intrinsèques. Donc, le concept est aussi le prin-
cipe de raison de la chose. Le concept dit pourquoi la chose est ce qu'elle est,
il dit non pas ce qu'il y a d'universalité, mais la chose en tant qu'individualité
absolue, en tant qu'individu. Puisque tout ce qui arrive à la chose appartient
à la chose comme son prédicat essentiel, dire l'ensemble des événements qui
la compose, c'est dire la chose selon son essence et selon sa singularité. Cette
résonance parfaite entre le concept et la chose révèle une autre dimension: le
concept lui-même appartient à la chose, il est l'expression de sa singularité.
Il n'est pas un simple être logique, mais un être métaphysique.
Tout le poids de cette équivalence entre les concepts de « concept »,
d'« individu », et d'« événement» repose sur celui d'« événement ». C'est jus-
tement la théorie de ses prédicats relationnels, où le prédicat n'est que rapport
ou événement, et où l'événement, à son tour, n'est qu'une espèce de rapport,
qui organise la lecture de Leibniz. Deleuze fait même du Pli une petite histoire
de la philosophie de l'événement. Leibniz représente le deuxième chapitre
de cette histoire, inaugurée par les Stoïciens, laquelle a comme troisième et
dernier chapitre la philosophie de la nature de Whitehead. Le Pli est bâti en
grande partie sur l'inscription de la philosophie de l'événement de Leibniz
333
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
34. « Que le prédicat soit verbe. et que le verbe soit irréductible à la copule et à l'attribut, c'est
même la base de la conception leibnizienne de l'événement. Une première fois, l'événement
fut jugé digne d'être élevé à l'état de concept: ce fut par les Stoïciens, qui en faisaient non
pas un attribut ni une qualité, mais le prédicat incorporel d'un sujet de la proposition (non pas
"l'arbre est verf'. mais "l'arbre verdoie .. .'lils en concluaient que la proposition énonçait de
la chose une "manière d'être". un "aspect", qui débordait l'alternative aristotélicienne essence-
accident: au verbe être ils substituaient ··s'ensuivre". et à l'essence, la manière. Puis Leibniz
opéra la seconde grande logique de l'événement: le monde même est événement, et, en tant que
prédicat incorporel (= virtuel), doit être inclus dans chaque sujet comme un fond, dont chacun
extrait les manières qui correspondent à son point de vue (aspects). Le monde est la prédication
même. les manières sont les prédicats particuliers, et le sujet, ce qui se passe d'un prédicat à un
autre comme d'un aspect du monde à un autre. [ ... ] Viendra une troisième grande logique de
l'événement, avec Whitehead.» (Pli. p. 71-72.)
35. Cf Pli. p. 110.
36. Pli. p. 73.
37. Pli. p. 86.
334
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
La réponse de Deleuze passe par un renvoi réciproque des concepts d'« évé-
nement » et de « virtuel ». Deleuze distingue deux plans de l'événement:
1) l'ensemble du monde virtuel comme étant lui-même un seul événement;
2) qui s'actualise dans un nombre infini d'événements individués. Le monde
est défini comme une série d'inflexions ou d'événements, pure émission de
singularités. Dans ce sens, « le monde est virtuellement premier par rapport
aux individus qui l'expriment (Dieu a créé non pas Adam pécheur, mais le
monde où Adam a péché). L'individu, en ce sens, est l'actualisation de singu-
larités pré-individuelles 38 ». Le monde a donc deux niveaux, l'un par lequel
il est enveloppé dans les monades virtuelles, l'autre engagé dans la matière de
ses actualisations. Tous les deux sont de l'ordre de l'événement, événement du
monde virtuel, événement des individus actualisés. Mais cette double réalité
de l'événement va obliger Deleuze à reformuler sa propre théorie du virtuel.
Il laisse tomber l'opposition entre le virtuel et le possible qu'il avait soutenue
dans Le Bergsonisme et dans Différence et répétition 39.
À côté du couple virtuel-actuel, Deleuze place l'autre couple possible-réel.
Et les deux couples appartiennent à un même monde. « Le monde, la ligne
embrouillée du monde est comme un virtuel qui s'actualise dans les monades:
le monde n'a d'actualité que dans les monades dont chacune l'exprime de
son propre point de vue, sur sa propre surface. Mais le couple virtuel-actuel
n'épuise pas le problème, il y a un second couple très différent, possible-réel.
Par exemple, Dieu choisit un monde parmi une infinité de mondes possibles:
les autres mondes ont également leur actualité dans des monades qui les
expriment, Adam ne péchant pas ou Sextus ne violant pas Lucrèce. Il y a donc
de l'actuel qui reste possible, et qui n'est pas forcément réel. [ ... ] Le monde
est une virtualité qui s'actualise dans les monades ou les âmes, mais aussi une
possibilité qui doit se réaliser dans la matière ou les corps 40. »
Actualisation et réalisation ont des processus différents, l'un par distribu-
tion, l'autre par ressemblance. L'événement est ce qui à la fois s'actualise et
se réalise. La singularité neutre, qui caractérise l'événement depuis Logique
du sens, est appelée dans Le Pli« inflexion », c'est-à-dire qu'elle est la« part
secrète de l'événement qui se distingue à la fois de sa propre réalisation, de
sa propre actualisation, bien qu'elle n'existe pas en dehors [ ... ], c'est la pure
inflexion comme idéalité, singularité neutre [ ... ] : virtualité et possibilités
pures, le monde à la manière d'un Incorporel stoïcien, le pur prédicat 41 ».
335
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Les monades actualisées ne sont que des événements. Mais ces événements
n'épuisent pas le plan de l'événement. Il y a toujours une part secrète de l'évé-
nement qui se distingue à la fois de sa propre réalisation, bien qu'elle n'existe
pas en dehors. C'est, comme le dit Deleuze « pour parler comme Blanchot,
"la part d'événement que son accomplissement 42" ne peut pas actualiser, ni
son effectuation réaliser ». Deleuze reprend le terme d'eventum tantum qu'il
avait utilisé dans Logique du sens 43. Le concept a la puissance de l'individu
justement parce qu'il le dit dans le plan de la pure réserve des événements.
Le concept taille l'événement avant son actualisation et le soutient dans sa
singularité. Comme nous le verrons, c'est cette harmonie entre le concept et
l'événement et entre le virtuel et le possible qui va orienter l'ensemble de
Qu'est-ce que la philosophie ?
337
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
338
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
d'existence. L'art produit, dans des matériaux divers, des êtres qui subsistent
autant que leur propre expression. « L'art conserve, et c'est la seule chose au
monde qui se conserve 1. »
L'art est plan de composition auto-conservable, auto-consistant. Il se sou-
tient tout seul par lui-même. La chose créée est dès son début indépendante
de son modèle, ainsi que du spectateur et de l'artiste qui l'a créée. L'art est un
composé des êtres qui se conservent pour eux-mêmes, en eux-mêmes, dans la
durée de leur existence propre, sans avoir besoin d'autre chose qui les justi-
fierait ou les soutiendrait. Pourtant, la durée ne se restreint pas à la durée ou
à la résistance du support matériel. « Ce qui se conserve en droit n'est pas
le matériau, qui constitue seulement la condition de fait, mais, tant que cette
condition est remplie (tant que la toile, la couleur ou la pierre ne tombent pas
en poussière), ce qui se conserve en soi, c'est le percept et l'affect. Même si le
matériau ne durait que quelques secondes, il donnerait à la sensation le pou-
voir d'exister et de se conserver en soi, dans l'éternité qui coexiste avec cette
courte durée [ ... ]. La sensation ne se réal ise pas dans le matériau sans que le
matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l'affect.
Toute la matière devient expressive. C'est l'affect qui est métallique, cristal-
lin, pétrique, etc., et la sensation n'est pas colorée, elle est colorante, comme
disait Cézanne 2. » Il y a une coexistence entre le matériau et la sensation. Les
deux se fondent et créent une éternité qui subsiste au-delà du matériau, car elle
existe en soi. Cette existence éternelle devient un être de sensation, un affect
et un percept, et c'est alors qu'elle devient un composé autonome. C'est alors
que l'affect devient colorant, métallique ou pétrique, il engage tout dans un
devenir-couleur ou devenir-son, bref, dans un devenir-affect.
Deleuze et Guattari désignent aussi cette auto-conservation de la sensation
dans l'art comme bloc autonome de sensations. Ils peuvent donc conclure que
l'œuvre d'art est un être de sensation. « Les sensations, percepts et affects,
sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. Ils sont en
absence de l'homme, peut-on dire, parce que l'homme, tel qu'il est pris dans
la pierre, sur la toile ou le long des mots, est lui-même un composé de percepts
et d'affects. L'œuvre d'art est un être de sensation et rien d'autre: elle existe
en soi 3. » Cette autonomie de la sensation se fait par un double sacrifice,
1. QPh. p. 154. « L'œuvre d'art ne vaut que par sa consistance interne selon le principe qui veut
l'autoposition du créé (son indépendance, son autonomie, sa vie par soi). Donc, en vertu de ce
principe. l'œuvre ne ressemble à rien, n'imite rien. Elle doit "tenir toute seule", par elle seule,
sans dénoter ou renvoyer à un monde en dehors d'elle qu'elle refléterait ou un sujet qu'elle
exprimerait. L'œuvre littéraire vaut par soi, elle est par essence ce qui tient droit, debout: elle
est un "monument". » (MENGUE, P.. 2003, p. 44.)
2. QPh, p. J,57.
3. QPh, p. 154-155.
339
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
4. QPh. p. 171.
5. QPh. p. 158.
6. QPh. p. 166.
340
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
moment où ils prennent forme sur une toile, L1ne page, une pierre, le problème
le plus difficile dans l'art est que l'artiste arrive à ce que le composé tienne
debout tout seul. Et ils soulignent que la difficulté d'un tel but passe, quelque-
fois, par l'imperfection physique, l'invraisemblance géométrique, l'anomalie
organique. Mais toutes ces difformités ne répondent qu'à une possibilité artis-
tique qui est plus grande et plus vaste que la possibilité physique et qui seule
permet d'atteindre la loi de la création d'autosuffisance et d'autoconservation
du composé. L'art n'est un composé qui se tient tout seul que dans la mesure
où l'art est un monument. Le monument ne doit pas être compris comme un
vécu ou une mémoire du passé, mais au contraire comme un composé de sen-
sations du présent, autosuffisantes et qui se tiennent toutes seules. Le monu-
ment n'est pas un souvenir du passé mais un composé d'un temps pluriel qui
a toujours le présent comme centre de gravité.
Or, ce qui est très intéressant, c'est qu'au moment de penser le monument,
Deleuze et Guattari privilégient l'art du roman. C'est dans l'art du roman que
les équivoques à propos de la nature de la sensation qui est mise en jeu dans
l'acte de création surgissent. Si dans la peinture, la musique, l'architecture, la
danse, etc., on peut croire qu'il y a une indépendance de la matière face à la vie
de l'artiste, dans l'art du roman, au contraire, il est plus difficile de discerner
ces deux plans. Des souvenirs d'enfance, des vécus, des voix intérieures, des
êtres de l'imagination, des fantasmes, bref, toute une subjectivité de l'artiste
est facilement projetée sur et mélangée avec la matière qui compose un texte.
« Nous insistons sur l'art du roman parce qu'il est la source d'un malentendu:
beaucoup de gens pensent qu'on peut faire un roman avec ses perceptions et
ses affections, ses souvenirs ou ses archives, ses voyages ou ses fantasmes,
ses enfants et ses parents, les personnages intéressants qu'il a pu rencontrer et
surtout le personnage intéressant qu'il est forcément lui-même (qui ne l'est ?),
enfin ses opinions pour souder le tout. [ ... ] c'est d'abord la littérature qui n'a
pas cessé d'entretenir cette équivoque avec le vécu. Il se peut même qu'on
ait un grand sens d'observation et beaucoup d'imagination: est-il possible
d'écrire avec des perceptions, des affections et des opinions 7 ? »
On comprend mieux le procès d'extraire ou d'arracher des affects ou des
percepts aux affections et aux perceptions. En tant que monument, le bloc de
sensations a une puissance centripète. Le bloc de sensations lui-même arrache
les affects et les percepts et les fait devenir matière pure du monument-art.
De façon à nier tout vestige d'une intériorité personnelle, du type rêverie,
fantasme, dérives de l'imagination ou mémoire, Deleuze et Guattari définissent
l'art-monument comme étant un acte de fabulation. Celle-ci a la forme du On,
du neutre, du collectif. « Le monument n'est pas ici ce qui commémore un
7.QPh.p.160-161.
341
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
8. QPh. p. 158.
9. QPh. p. 161.
10. QPh. p. 159-160.
342
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
343
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
344
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
dont une partie ne s'actualise pas. Bien que l'événement soit défini avec ses
déterminations de Logique du sens, en tant que réel sans être actuel, idéal sans
être abstrait, immatériel, pure réserve en état de survol sur les états de choses,
entre-temps ou temps vide de l'Aiôn, il faut souligner que, dans Qu'est-ce que
la philosophie ?, nous sommes en présence d'un tout nouveau concept d'évé-
nement. L'événement s'actualise dans l'état de choses mais il a aussi « une
part ombrageuse et secrète qui ne cesse de se soustraire ou de s'ajouter à son
actualisation 16 ». Or, c'est cette part ombrageuse qui constitue le virtuel, qui
est la réalité du vil1uel. L'événement est donc un virtuel très spécifique, celui
qui, n'étant plus chaotique, est devenu consistant ou réel sur le plan d'imma-
nence. 1\ est « pure immanence de ce qui ne s'actualise pas ou de ce qui reste
indifférent à l'actualisation, puisque sa réalité n'en dépend pas 17 ». Il est un
virtuel en tant que part qui esquive, qui échappe, qui reste indiffërente à sa
propre actualisation. La réalité du virtuel ne dépend pas de son actualisation
parce qu'elle est pure immanence. La science, en voulant donner une réfé-
rence au virtuel, l'engageant dans un état de choses, travaille avec la partie de
l'événement qui s'actualise et s'effectue, tandis que la philosophie, en faisant
le mouvement inverse, travaille avec la partie virtuelle de l'événement qui ne
s'actualise pas. La philosophie opère donc une « contre-effectuation », c'est-
à-dire pense cette partie dans ce qui arrive qui ne s'actualise pas. Dans cette
mesure, elle rend consistant le virtuel.
Quel chemin, entre les deux lignes de la science et de la philosophie, l'art
peut-il suivre? En créant des œuvres d'art, l'artiste est en train de créer des
états de choses, non pas pour actualiser ou effectuer une vil1ualité, mais pour
la contre-effectuer, pour atteindre et rejoindre le virtuel, pour rendre sen-
sible la partie de l'événement qui ne s'actualise pas. L'art produit des œuvres
comme des états de choses, non pas pour les ordonner, mais pour leur redon-
ner du chaos, pour égaler l'infini, pour exprimer le virtuel, bref, pour extraire
la partie ineffectuable, intemporelle, de l'événement, sa partie qui constitue
la réalité même du virtuel. On peut donc dire que l'art va dans les deux sens
à la fois, il crée de l'actuel mais pour libérer du virtuel, il travaille sur les
états de choses mais pour fàire surgir des événements. Pourtant, l'art n'est pas
une synthèse des deux lignes. « Les trois pensées se croisent, s'entrelacent,
mais sans synthèse ni identification. La philosophie fait surgir des événements
avec ses concepts, l'art dresse des monuments avec ses sensations, la science
construit des états de choses avec ses fonctions 18 ». Le problème de la tempo-
ralité de l'al1 est donc double: comment rendre un moment des états de choses
16. Q?h. p. 148.
17. QPh. p. 148.
18. Q?h. p. 187-188.
345
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
346
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
347
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Si les possibles se réalisent, est-ce que cela veut dire qu'ils n'étaient pas déjà
réels en tant que possibles?
Cette obscurité hante tout le livre Qu'est-ce que la philosophie? Elle ne
trouvera une timide solution qu'avec le concept de « fabulation ». Dans sa
condition littéraire, le possible recevra alors une allure utopique. Pour Deleuze
et Guattari, le possible comme catégorie esthétique ne se restreint pas à la
sphère de la pure fiction. Ils le présentent dans une condition éthique. Dans
la rnesure olt chaque univers-art est la création d'un possible, il est aussi un
mouvement vers l'avenir. Le possible-monument, comme composé de sensa-
tions fabulées, n'est pas souvenir d'un passé. Il n'est pas, non plus, une affaire
privée. Il est affaire de tout le monde, affaire universelle et donc affaire d'un
peuple qui est à venir. Le monument en tant que possible esthétique est la célé-
bration d'un avenir. C'est que la fabulation, comme Deleuze nous l'avait déjà
expliqué dans ses livres sur le cinéma, est fabulation d'un peuple qui manque.
« C'est la tâche de tout mi, et la peinture, la musique, n'arrachent pas moins
aux couleurs et aux sons les accords nouveaux, les paysages plastiques ou
mélodiques, les personnages rythmiques qui les élèvent jusqu'au chant de la
terre et au cri des hommes: ce qui constitue le ton, la santé, le devenir, un bloc
visuel et sonore. Un monument ne commémore pas, ne célèbre pas quelque
chose qui s'est passé, mais confie à l'oreille de l'avenir les sensations per-
sistantes qui incarnent l'événement 20. » Incarner l'événement dans l'univers
possible d'un monument, c'est, par la conservation que l'art achève par des
blocs de sensations et d'affects, confier une sensation actuelle à un sentir futur.
L'art rend possible un événement virtuel parce qu'il le met dans l'état de pro-
messe de sensation dans l'avenir. Dans les nouveaux accords sonores, dans les
paysages plastiques ou mélodiques, dans les personnages rythmiques, toute
une nouvelle expression d'un monde se révèle, et ce monde se révèle comme
possible dans la mesure olt il est le mouvement pour devenir sensible dans un
avenir. Dans ce regard vers le futur, le monument instaure un possible à la fois
esthétique et éthique. Chaque accord, chaque paysage, chaque personnage est
fabulé non pas à la place de, ou au nom de, mais pour le peuple qui manque,
pour le peuple qui n'est pas là mais qui se voit déjà investi du statut d'oreille
de l'avenir des sensations. Tant qu'ils persistent dans la conservation propre à
l'œuvre, ils appartiennent au monde du possible.
Le peuple qui manque a une réalité propre par le simple fait de son expres-
sion dans l'art. « Ce monde possible n'est pas réel, ou ne l'est pas encore, et
pourtant n'en existe pas moins: c'est un exprimé qui n'existe que dans son
expression, le visage ou un équivalent de visage. Autrui, c'est d'abord cette
existence d'un monde possible. Et ce Inonde possible a une réalité propre en
348
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
lui-même, en tant que possible 21. » Le peuple qui manque est la figure de
l'Autrui qui s'exprime dans chaque trait artistique, dans chaque accord, dans
chaque paysage, dans chaque personnage. En tant que peuple qui manque,
l'Autrui est le monde à venir. Dans son anonymat, il reçoit une promesse: que
les sensations persisteront dans l'œuvre. Tout art-monument tient tout seul
dans la mesure où il tient ses promesses vers l'Autrui comme existence d'un
monde possible.
Il nous faut faire une petite remarque. Dans Logique du sens, Deleuze avait
parlé non seulement du concept de possible mais aussi de celui d'Autrui, et
cela justement pour classifier Autrui comme expression d'un « monde pos-
sible ». Pourtant, à cette époque, Deleuze était inspiré par le structuralisme,
de telle manière qu'il décrit Autrui comme« la structure qui conditionne l'en-
semble du champ 22 » et en tant que « le principe a priori de l'organisation de
tout champ perceptif d'après les catégories 23 ». Autrui était alors l'a priori de
la perception ou du champ perceptif. Le monde possible comme expression
de l'Autrui était pensé à la fois comme l'horizon ou le champ (structural, a
priori) sur lequel se découpe la manifestation de quelqu'un, et comme l'en-
semble de gestes ou d'événements qui composent la biographie future de celui
qui se donne à voir. Il est donc compréhensible que l'exemple que Deleuze
suggère pour rendre visible ce rapport entre « Autrui» et « monde possible»
soit celui, justement, du structuralisme: la langue comme structure a priori
qui s'actualise dans le langage 24. Après l'Autrui comme Autrui structural de
Logique du sens, Deleuze pose maintenant l'Autrui comme l'acte de fabu-
lation qui exprime un peuple qui manque. Et le monde possible n'est plus
l'actualisation d'une structure a priori, mais il est cette réalité qui offre la
sensation persistante à l'oreille de l'avenir. Le possible est devenu fabulation.
La fabulation, définie comme création d'un peuple qui manque, permet de
reprendre cette dimension de futur qui est inscrite dans le concept de possible.
L'art est composition d'affects et de percepts qui sont au-delà de toute sphère
subjective et qui appartiennent à la dimension collective, c'est-à-dire qui font
appel, dans leur propre création, à la constitution même d'un peuple à venir.
La composition du plan de l'art peut donc être dite la constitution d'un peuple.
La révolution, comme l'art, est la création d'un composé d'événements actuels
qui se soutiennent tout seuls comme un monument. Et on comprend peut-être
349
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
mieux ce que l'art est pour Deleuze et Guattari en lisant ce qu'ils écrivent sur
la révolution et sa force immanente comme monument: « Le succès d'une
révolution ne réside qu'en elle-même, précisément dans les vibrations, les
étreintes, les ouvertures qu'elle a données aux hommes au moment où elle les
faisait, et qui composent en soi un monument toujours en devenir, comme ces
tumulus auxquels chaque nouveau voyageur apporte une pierre. La victoire
d'une révolution est immanente, et consiste dans les nouveaux liens qu'elle
instaure entre les hommes, même si ceux-ci ne durent pas plus que sa matière
en fusion et font vite place à la division, à la trahison 25. » La révolution est
un mouvement immanent, elle se laisse voir dans la force qui est présente
dans les vibrations, les étreintes, les ouvertures, les nouveaux liens qu'elle ins-
taure. Ainsi que la révolution, le succès de l'art réside dans les sensations que
l'artiste a su rendre expressives et qui, même si elles ne durent pas plus que
leur matière, fonctionnent toujours et pour toujours comme fusion entre des
individus, création d'un événement-monument comme composé universel en
devenir. Et en tant que devenir, la fabulation est de l'ordre de l'intemporel, du
temps comme bifurcation entre passé, présent et avenir, du temps de l'Aiôn.
Si l'on peut parler de révolution à propos de l'art, c'est aussi parce que l'art
est fondamentalement captation de forces, des forces du temps 26. L'art est
percept, est captation des forces insensibles qui sont dans le monde entier, des
vibrations, des lignes vivantes. L'art est l'expression d'une vie non organique
qui existe et qui vibre dans l'univers. Il y a une force de la vie, une force du
temps que seul l'art arrive à capter. Et cela en prenant le risque des difformités
et des contorsions physiques et géométriques qui ne joignent pas l'harmonie
du réel. Il y a un athlétisme de l'art, un athlétisme affectif, comme disent
Deleuze et Guattari. Le percept est production d'un monde possible comme
expression de l'audition et de la vision de quelque chose à venir.
L'aIt se rapporte donc à la fois à l'événement du monde et au possible
comme zone d'indiscernabilité de la vie dans ce monde. L'art dessine une
double question. Il demande, à propos de l'événement: comment le rendre
durable et sensible? Par rappolt au possible, il demande: comment le saturer,
c'est-à-dire comment le rendre capable d'exprimer l'événement d'une vie non
organique, d'une puissance qui déborde toute logique et toute règle? Comment
l'épuiser, dans le cas de Beckett? Comment le rendre impossible, comme dans
le cas de Bartleby ? Beckett réussit l'évanouissement de la logique, il épuise
350
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
les possibles qui régissent les corps, 8artleby devient minéral, il devient le
mur qu'il regarde et fixe dans son regard. Tous les deux sont des exemples de
la force immanente qui travaille dans le corps, la vie cosmique et inorganique
qui le déborde.
Deleuze et Guattari ne pouvaient pas être plus radicaux dans leur anti-
humanisme. Pas même la chair n'est acceptée. Cette instance ultime de la
subjectivité, à mi-chemin entre un corps objectif tenu pour lui-même, en tant
que pur corps, et une conscience sensible, a un goüt trop humaniste. « L'être
de sensation n'est pas la chair, mais le composé des forces non humaines
du cosmos, des devenirs non humains de l'homme, et de la maison ambiguë
qui les échange et les ajuste, et les fait tournoyer comme des vents. La chair
est seulement le révélateur qui disparaît dans ce qu'il révèle: le composé de
sensations 27. » Dans ce refus de la chair, ce qu'on trouve, c'est l'immaté-
rialisation extrême de la sensation, c'est-à-dire la réfutation du programme
phénoménologique de Merleau-Ponty qui déplace la conscience vers le corps
du chiasme sentant/senti. La sensation existe pour soi, sans être incorporée par
une chair qui la supporterait et la subjectiverait. C'est pour cela que la chair,
au moment de la sensation, doit s'effacer, disparaître. Elle révèle l'objet de la
sensation, en même temps qu'elle révèle la sensation à elle-même.
Ce qui est très intéressant est que, selon Deleuze et Guattari, le refus de la
chair comme conscience corporelle et l'affirmation de la sensation comme
une existence en soi, traversée par des forces non humaines, constituent la
base de la définition de la sensation comme projection de la sensation dans
l'univers, dans le cosmos, dans la vie inorganique qui travaille les devenirs
non humains de l'homme. L'anti-humanisme est accompli dans sa formula-
tion la plus extrême, il est devenu un programme cosmologique, une étude des
forces inhumaines et une topologie de la vie inorganique depuis les rochers et
les plantes jusqu'aux devenirs non humains de l'homme.
En tant que captation des forces insensibles du cosmos, l'art est le plan de
composition qui recoupe des sensations du chaos. Deleuze et Guattari défi-
nissent le chaos comme un virtuel qui, en tant que vitesse absolue, est nais-
sance et évanouissement de toutes les formes possibles. « On définit le chaos
moins par son désordre que par la vitesse infinie avec laquelle se dissipe toute
forme qu'y s'ébauche. C'est un vide qui n'est pas un néant, mais un virtuel,
contenant toutes les particules possibles et tirant toutes les formes possibles
qui surgissent pour disparaître aussitôt, sans consistance ni référence, sans
conséquence 28. » Le chaos est un virtuel qui contient toutes les formes pos-
sibles. Pourtant, au lieu d'être un moment d'actualisation de ces formes, le
351
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
chaos est plutôt leur dissipation. Par sa vitesse absolue, il produit toutes les
formes possibles, tous les mondes à venir.
Si l'art est esprit pur, si l'art est composition d'affects qui sont arrachés à
l'affection, il est aussi Nature, il est aussi territoire et maison. C'est en ce sens
que Deleuze et Guattari insistent sur la thèse selon laquelle le geste primordial de
l'art, c'est recouper, tai 11er, soit le chaos, soit un territoire, toujours pour y faire
advenir les sensations.« L'art commence avec l'animal, du moins avec l'animal
qui taille un territoire et fait une maison 29. » Tailler un territoire ou recouper le
chaos, c'est le tout premier moment de la création artistique. «Voilà tout ce qu'il
tàut pour faire de l'art: une maison, des postures, des couleurs et des chants
à condition que tout cela s'ouvre et s'élance sur un vecteur fou comme un balai
_,,0
352
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
353
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
sont pas les objets mentaux d'un cerveau objectivé, mais les trois aspects sous
lesquels le cerveau devient sujet, Pensée-cerveau 35. » Le cerveau devenu pen-
sée, c'est le cerveau devenu sujet.
En ce qui concerne son statut et ses déterminations, le cerveau rejoint le
concept en tant qu'événement pur. Aussi bien que lui, le cerveau est en état
de survol, auto-survol, il est co-présent avec toutes ses déterminations, les
parcourt à vitesse infinie. « Ce n'est pas un cerveau derrière le cerveau, mais
d'abord un état de survol sans distance, à ras de terre, auto-survol auquel
n'échappe aucun gouffre, aucun pli ni hiatus. C'est une "forme vraie", pri-
maire, comme la définissait Ruyer : non pas une Gestalt ni une forme perçue,
mais une forme en soi qui ne renvoie à aucun point de vue extérieur [ ... ], une
forme consistante absolue qui se survole indépendamment de toute dimension
supplémentaire, qui ne fait aucun appel à aucune transcendance 36. »
Il y a ainsi résonance entre le faire, forme territoriale de l'art maison,
postures, couleurs, chants -, et l'être, forme en soi d'une pensée-cerveau.
Ën tant que forme qui ne renvoie qu'à elle-même, la pensée-cerveau peut être
dite un « Je ». Le cerveau est un Je, un « Je conçois» philosophique, un
« Je réfère» scientifique, ou un « Je sens» artistique, mais un Je toujours
hétérogène: « C'est le cerveau qui dit Je, mais Je est un autre 37. C'est pour-
quoi le cerveau-sujet ici est dit âme ou force, puisque seule l'âme conserve
en contractant ce que la matière dissipe, ou rayonne, fait avancer, réfléchit,
réfracte ou convertit 38. »
De la sensation au cerveau, de la forme en soi du cerveau et à l'âme, Deleuze
et Guattari arrivent à la dernière dimension de l'art: l'art comme activité spi-
rituelle. Plus que cérébral, l'art est de l'ordre de l'âme. L'art comme composé
de sensations est force de contraction et de résonance des vibrations. Sentir,
c'est contracter, et c'est la contraction qui conserve et se conserve. En tant que
réponse au chaos, la sensation contracte et conserve des vibrations, et c'est
dans cette force de contraction que la sensation se conserve per se. Le résultat
d'une vibration contractée, c'est la sensation, laquelle devient, à ce moment,
qualité ou variété. L'âme conserve ce que la matière dissipe et se compose
avec d'autres sensations qu'elle contracte à leur tour. Pourtant, l'âme n'est
pas une action, elle est contemplation, passion pure. L'âme est plutôt une force
comme faculté de sentir, de capter, de contempler 39. La sensation contemple,
354
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
Les textes sur Bartleby et sur Beckett, desquels on s'occupera par la suite,
laissent voir la plus forte correspondance entre une ontologie du possible et
une aisthésiologie du spirituel. Ces textes nous permettront de comprendre
dans quelle mesure la spiritualisation de l'art a permis à Deleuze de retourner
à l'image pure, et donc de se dédier aux pièces pour la télévision de Beckett et
de les privilégier comme forme ultime de la littérature.
357
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
358
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
sur la même scène 2 ». Bartleby surgit alors comme le héros des bifurcations, des
divergences, des incompossibilités. Sa formule dit ce même « chaosmos » des
sentiers toujours bifurquants qu'on trouve chez Joyce, Borges ou Gombrowicz.
Le chapitre « Bartleby, ou la formule» joue ainsi un rôle unique dans l'en-
semble des textes qui composent Critique et clinique: non seulement il conduit
Le Pli et sa métaphysique de l'incompossible à leurs conséquences littéraires et
éthiques ultimes, mais, en plus, il est le noyau, en même temps littéraire et méta-
physique, de ce dernier livre de Deleuze. Au lieu de rester dans l'incompossibi-
lité comme deux mondes possibles incommunicants, Deleuze découvre le fait
de l'impossible dans un seul et même monde actuel. Balileby sera le personnage
néo-baroque par excellence.
Cette condition unique du texte sur Melville avait déjà été soulignée par
Jacques Rancière. Selon lui aussi, « Bartleby, ou la formule» peut être vu
comme le chapitre qui condense tout Critique et clinique. Ce chapitre laisse
même voir les deux dimensions centrales du livre: le côté critique, celui de la
rupture avec le monde de la représentation et l'accomplissement de l'autonomie
de la littérature, et le côté clinique, celui de la non-préférence comme expression
d'un dépassement du père de la Loi et, donc, comme une affaire de santé. Mais,
ce qui est décisif dans le chapitre sur Bmileby, selon Rancière, c'est le fait qu'il
est le lieu de confrontation avec la théorie de la littérature de Deleuze. Comme
il l'écrit, « ce chapitre condense bien le mode de lecture des œuvres qui lui est
propre 3 ». Rancière reconnaît même à la formule un statut paradigmatique, en
ce qu'elle laisse comprendre les traits les plus singuliers du programme esthé-
tique de la littérature moderne dans son ensemble. Parce qu'elle ne dit que ce
qu'elle énonce, parce qu'elle est auto-positionnelle, « la formule de Bartleby
accomplit ainsi en cinq mots un programme qui pourrait résumer la nouveauté
même de la littérature 4 ». Rancière peut ainsi inscrire le programme littéraire de
Deleuze dans la même lignée que Flaubert et sa « métaphysique de la sensation
insensible 5 », selon laquelle c'est par l'abandon des normes et des hiérarchies
de la mimésis, mais aussi par l'abandon de la métaphysique de la représentation
que la littérature arrive à affirmer sa puissance propre.
En effet, l'indétermination de la formule, l'expression d'une non-préfé-
rence ou d'une indifférence, nous conduit à ce geste fondateur de la littérature
après Flaubert. D'un côté, la ritournelle de la formule autonomise la matière
du langage par des traits d'expression flamboyants 6. La formule de Bartleby
2. Pli. p. 112.
3. RANCIÈRE. J.. 1998a. p. 179.
4. Ibid.. p. 180.
5. Ibid.. p. 185.
6. « La puissance nouvelle de la littérature se prend [ ... ] là où l'esprit se désorganise. où son
monde craque. où la pensée éclate en atomes qui éprouvent leur unité avec des atomes de
matière. » (Ibid .. p. 183.)
359
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
ne représente rien, ne symbolise aucune autre réalité invisible. Elle pose bien
un autre monde, mais ce monde n'est produit qu'à l'intérieur de l'expression.
Il est posé, non pas par ce que la formule dit, mais par ce qu'elle fait, par ce
qu'elle produit dans la vie du personnage qui l'énonce ainsi que dans ceux
qui sont affectés par elle. Elle pose un monde des devenirs, des heccéités, de
l'absence de raison ou de préférence qui n'existe que dans l'immanence de la
matière littéraire. D'un autre côté, la formule désorganise l'esprit, fait éclater
la pensée. Le pouvoir de la formule est ravageur, sa consistance indéterminée
trouble la vie en faisant voir un déraisonnement moléculaire qui habite, en
dessous et en avant, tout principe de raison. En y introduisant des séries diver-
gentes, des choix indécidables, la formule force la pensée à un pli sur elle-
même. Pensée et expression entrent ainsi dans une zone d'indétermination,
dans un monde sans raison ni principe, purs devenirs de singularités, d'heccéi-
tés 7. 8artleby devient alors, aux yeux de Rancière, comme le porteur de la for-
mule métaphysique de l'émancipation de l'expression, de cette métaphysique
qui rend la littérature une forme spécifique d'art en tant qu'immanence de la
pensée dans la matière. L'intervention deleuzienne sur la 1ittérature est, donc,
double. Elle rompt avec la représentation et affirme une logique littéraire de
la sensation insensible.
Cependant, Rancière nous fait voir que, si Deleuze commence par affir-
mer que la littéralité de la formule la place aux antipodes de l'histoire et du
symbole, malgré tout, il tombe dans le piège qu'il prétend fuir. Il reprend
le modèle de la mimésis par le rôle qu'il attribue au personnage de la for-
mule. En effet, du côté de la nature des œuvres qui font l'objet du regard de
Deleuze, on doit reconnaître qu'il se dédie sUl10ut à l'analyse de pièces litté-
raires c01ll1es, comme la nouvelle ou le conte, dont l'unité dépend de la cohé-
rence du parcours d'un personnage. Il prend toujours en charge des histoires
qui sont des opérations, comme c'est le cas des métamorphoses, des devenirs
des personnages, ou des formules. Dans leur dire et leur faire, ces histoires
expriment en elles-mêmes la performance d'une littérature en miroir, d'une
littérature qui cherche l'identité de la forme et du contenu de l'œuvre par ce
pli sur soi-même du personnage de la fable. Deleuze, comme l'écrit Rancière,
« privilégie en définitive les histoires qui montrent, dans leur fable, ce que la
littérature opère dans son travail propre 8 ». Selon lui, Deleuze brouille son
objectif anti-représentatif avec le mode même de le faire: « 1\ nous dit que la
littérature est une puissance matérielle qui émet des corps matériels. Mais, le
7. « Ce qui s'oppose à la mirnésis. c'est en des termes deleuziens, les devenirs et les heccéités.
C'est l'émancipation des traits expressifs. l'entrée dans une zone d'indétermination. » (RAN-
CIÈRE, L 1998a. p. 184.)
8. Ibid.. p. 188.
360
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
plus souvent, il nous le démontre en nous disant non pas ce que la langue ou
la forme opèrent mais ce que la fable nous raconte 9. »
L'enjeu de Proust et les signes, c'était déjà, selon Rancière, la tentative
de penser l'unité cohérente d'une œuvre romanesque immense comme La
Recherche. Mais, comme il l'accentue, la solution trouvée par Deleuze le
conduit à une impasse. En voulant caractériser l'œuvre comme la toile d'arai-
gnée d'un Narrateur schizophrénique, Deleuze aurait été conduit à l'identifi-
cation de l'œuvre et de la folie. Il déplace la cohérence de l'œuvre de l'unité
du monde de la vie à l'unité fragmentaire du monde intérieur du narrateur fou.
Il ne résout ainsi le problème de l'autonomie de l'expression qu'en assimilant
l'espace littéraire à l'espace clinique.
La façon dont Deleuze lit la nouvelle L 'Escribe Bartleby - Une histoire de
Wall Street semble dénouer, selon Rancière, cette impasse d'un regard critique
qui renvoie à des supposés cliniques. Parce qu'il s'agit d'un genre littéraire
condensé, comme les fables ou les contes qui ne posent pas le problème de
la synthèse de l'hétérogène, la nouvelle de Melville peut présenter le person-
nage de Bartleby comme quelqu'un entre le psychotique et l'Original. Il est
un personnage en devenir, dont la formule condense en elle-même la per-
formance de la littérature moderne. Et pourtant, comme Rancière le montre,
cette auto-consistance littéraire que la formule acquiert, si elle ne contient
plus de catégories cliniques, dépend d'un présupposé critique très ancien:
celui de la métaphysique de la mimésis, non plus d'une mimésis des actions,
mais des caractères. L'importance donnée aux devenirs et aux heccéités oblige
Deleuze à privilégier dans le travail littéraire la figure du héros. C'est lui qui
est l'opérateur des devenirs et c'est lui qui rejoint le monde des heccéités.
Le fait que Deleuze ait défini Bartleby comme le célibataire unique, comme
l'Original, est aussi un trait flagrant de ce privilège du héros. En reprenant
l'opposition dramaturgique de la poétique aristotélicienne, Rancière nous fait
voir que Deleuze centre « le texte littéraire sur le caractère au détriment de
l'action 10 ».
Cette retombée dans le caractère ne serait qu'un retour naïf à une esthé-
tique aristotélicienne si elle n'avait, selon Rancière, des conséquences qui
débordent la littérature. Elle soulève un problème politique. En effet, Deleuze
transforme ce texte sur Bartleby en un petit manifeste pour une certaine forme
de vie. Si Deleuze concentre son attention sur le personnage principal, c'est
parce qu'il se concentre plutôt sur le devenir de quelqu'un qui abandonne les
présupposés du choix et des préférences. En même temps, c'est dans ce pro-
cessus de devenir que le héros invente une ligne de fuite, invente un peuple.
361
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Le héros n'intervient que pour montrer l'acte d'invention d'un peuple, d'un
peuple qui n'existe pas, mais qu'il faut faire advenir. La littérature devient
ainsi un procédé exemplaire, pas seulement parce qu'elle met en fable le deve-
nir d'un Original, mais aussi parce qu'elle rend évident un peuple qui manque,
où elle prend la parole au nom d'une communauté qui, pourtant, n'existe que
par l'abîme entre, d'un côté, cette parole, laquelle est en soi-même un acte
d'une communauté, et, de l'autre, la réalité absente des individus qu'elle
exprime, qu'elle fait parler. Pour Deleuze, l'écrivain voit et entend les cris
d'une nation à inventer. Et il transfère la capacité de fabulation de cette nation
et de ce peuple à un personnage singulier, qu'il invente comme Original.
Si l'écrivain crée alors un héros, ce n'est pas comme le porte-parole d'un
collectif qu'il aurait symbolisé par écrit, mais comme le missionnaire messia-
nique d'une terre promise, sans lieu ni pouvoir.
Rancière peut donc souligner le statut mimétique paradoxal de Bartleby.
Pour Deleuze, il ne représente rien, il n'est l'incarnation fictionnelle d'aucun
type psychologique, d'aucune communauté, d'aucune espérance collective.
Il ne laisse apparaître un peuple qu'en contre-lumière, au moment de son
propre effondrement dans le silence. C'est à la limite de l'antireprésentation
qu'il se met à fabuler un peuple que, pourtant, il ne donne pas à voir, qu'il
ne représente pas. La fabulation est ainsi un double opérateur. La fable de
Bartleby le représente en train de fabuler un peuple qu'il ne représente pas,
mais qu'il fait advenir par une formule. C'est la coïncidence de ce qu'il dit et
de ce qu'il fait en tant que personnage d'une formule. Dans son dire l'impos-
sibilité d'écrire, dans son devenir imperceptible, 8artleby devient une singu-
larité anomale, il incarne la figure de l'Original, la figure d'une exemplarité
sans humanité. Il fabule ainsi en négatif, laissant entrevoir, au moment de son
effondrement radical, une fraternité de célibataires à venir. Rancière peut donc
écrire: « Les apparentes contradictions du discours deleuzien, le privilège
donné au personnage fabuleux s'éclairent alors: c'est le personnage fabula-
teur qui est, en définitive, le te/os de l'antireprésentation. La "fabulation" est
le véritable opposé de la fiction. C'est elle qui est l'identité de la "forme" et
du "contenu", des interventions de l'art et des puissances de la vie Il. » La lit-
térature gagne alors la fonction d'expression d'un « combat mythique d'où
doivent sortir une fabulation partagée et un peuple fraternel nouveau 12 ».
362
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
La formule
figure picturale par sa solitude qui barre la logique narrative et par sa capacité d'emblématiser
le mouvement même de l'œuvre. celui d'une schizophrénie retenue sur le plan de composition
de l'œuvre. Mais plus encore que la figure picturale. il reçoit le pouvoir de condenser, comme
en un blason. toutes les propriétés de l'œuvre. » (Ibid.)
13. RANCIÈRE. J..I998a. p. 193.
363
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
14. Dans Mille plateaux. Deleuze et Guattari analysent la littéralité comme étant l'état du deve-
nir imperceptible. La ligne de fuite est la ligne qui a atteint l'état a-formel de la déterritoria-
lisation absolue. Et cette déterritorialisation est réelle. elle est un composé de lignes de fuite
réelles. C'est pour cela que la ligne de fuite c'est où « on peut enfin y parler "littéralement". de
n'importe quoL brin d'herbe. catastrophe ou sensation, dans une acception tranquille de ce qui
arrive où rien ne peut plus valoir pour autre chose» (MP. p. 242). « "Je parle littéralement", je
trace des lignes. des lignes d'écriture. et la vie passe entre les lignes [... ]. Une affaire de poli-
tique [ ... ]. mais aussi une afTaire de perception. car la perception, la sémiotique, la pratique. la
politique. la théorie. c'est toujours ensemble 1... ]. Ce n'est pas seulement littéralement qu'on
parle, on perçoit littéralement. on vit littéralement, c'est-à-dire suivant des lignes, connectables
ou non. » (MP. p. 246.)
15. Le comique est pensé par Deleuze comme le procédé propre de cette implosion de tout
ordre établi. La différence entre le comique et l'ironie chez Deleuze passe par le rapport que les
énoncés établissent avec la réalité qu'ils désorganisent. Ce sont des procédés qui diffèrent de la
critique. précisément parce que. tels que Bartleby. ils sont plus littéraux.
364
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
La formule a des variantes. Soit elle est dite au présent indicatif, abandon-
nant le conditionnel (<< je préfère ne pas », « 1 prefer nat ta »), soit elle trouve
son complément (<< je préfère me taire », «je préférerais ne pas être un peu
raisonnable », « je préférerais ne pas prendre une fonction de commis », «je
préférerais faire autre chose»). Mais, selon Deleuze, la formule surgit tou-
jours comme un bloc énigmatique qui hante, en tant que présence sourde, le
langage de Bartleby.
Deleuze énumère les dix occurrences de la formule dans le texte de Mel-
ville pour souligner la gradation absurde qui croît à chaque occurrence. La for-
mule est prononcée comme réponse aux demandes de l'avoué, lequel, de plus
en plus étonné, propose des choses chaque fois plus désespérées. Le désordre
s'installe provoquant des réactions en chaîne qui ne font voir qu'une folie en
croissance. Depuis quelque temps, Bartleby n'écrit plus, il se tient immobile
et debout face à un mur aveugle: il hante littéralement le bureau. L'avoué lui
ordonne de quitter son lieu, mais la réponse est toujours la même: « Je préfé-
rerais ne pas» ou « Je préférerais ne pas bouger du tout ». Alors, au bout du
désespoir, il lui propose d'autres solutions, « d'autres occupations inattendues
(tenir les comptes d'une épicerie, être barman, encaisser des factures, être
homme de compagnie d'un jeune homme de bonne famille ... ). La formule
bourgeonne et prolifère 16 ».
Avec ce privilège donné à la formule, on s'aperçoit qu'il s'agit de plus que
d'un problème critique. L'annulation du statut figuratif du personnage (comme
métaphore ou symbole) pour souligner en contraste le sens performatif de la
formule (comme littéralité) dépasse la condition d'une thèse sur la nature de la
fiction. Deleuze veut montrer l'existence d'un dispositif d'énonciation machi-
nique qui travaille de l'intérieur toute la nouvelle de Melville. Le personnage
devient de plus en plus un pur laboratoire de la pensée pour tester des effets
de la formule. Et la nouvelle, dans son ensemble, se transforme en une expé-
rience à la fois éthique et métaphysique. C'est l'avènement même du sens
dans l'écriture qui s'épuise sous les coups d'une formule. D'abord, en tant que
simple forme de politesse de refus, de déclinaison d'une demande, la formule
touche à la condition d'implosion de toutes les formules, de tout le sens, de
tout le langage. « À chaque occurrence, c'est la stupeur autour de Bartleby,
comme si l'on avait entendu l'Indicible ou l'Imparable. Et c'est le silence de
Bartleby, comme s'il avait tout dit et épuisé du coup le langage 17. » Dévasta-
trice et bouleversante, soit au niveau de l'action qu'elle permet ou non de pro-
duire (dans ce cas, copier), soit au niveau de toute préférence, la formule com-
mence par rendre littéralement impossible soit l'acte de copier, soit la faculté
16. CC p. 91.
17. CC p. 91.
365
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
de préférence. « Elle abolit le terme sur lequel elle porte, et qu'elle récuse,
mais aussi l'autre terme qu'elle semblait préserver, et qui devient impossible.
En fait, elle les rend indistincts: elle creuse une zone d'indiscernabilité, d'in-
détermination, qui ne cesse de croître entre des activités non préférées et une
activité préférable. Toute particularité, toute référence est abolie 18. » La litté-
ralité consiste ici dans cette plongée dans l'immanence pragmatique du sens.
La formule est littérale car elle ne signifie pas, ni ne manifeste rien. Et elle est
littérale dans ses effets sur celui qui la prononce. Elle est la performance d'un
état métaphysique, celui de l'impossibilité ou de l'impossible. Elle ne laisse
subsister aucune autre possibilité, aucune autre préférence: elle abolit le terme
sur lequel elle porte, ne permettant à rien de subsister.
La formule a le même rôle que celui que Deleuze découvre dans le procédé
de l'image que les personnages de Beckett font apparaître sur scène: elle pro-
duit une séquence imparable de processus d'épuisement. D'abord, d'épuise-
ment du langage. Cet épuisement dérive de son agrammaticalité. Et elle se fait
sentir précisément dans le caractère ambigu de la formule. Elle n'est ni affir-
mative ni négative. La formule a la force de la limite, elle apporte la radicalité
même de tout énoncé. Sa formulation, son énonciation même, provoquent une
telle onde de stupéfaction à l'intérieur des normes communicatives que la
formule surgit comme une anomalie, une agrammaticalité. Elle rend donc le
langage silencieux, indicible, imparable. Comme Deleuze le dit, la formule
« creuse une zone d'indétermination qui fait que les mots ne se distinguent
plus, elle fait le vide dans le langage 19 ». Mais, dans un deuxième plan, cette
anomalie affecte les règles des actes mêmes de la parole. La formule dissout
la différence entre la négation et l'affirmation. En suggérant un état d'indis-
tinction, ce que Deleuze nomme « zone d'indétermination» ou « zone de voi-
sinage », la formule ne produit pas seulement un silence, un vide, elle brouille
les règles d'interlocution. Dans le moment où Bartleby la prononce comme
réponse aux demandes de l'avoué, c'est tout l'univers de la pragmatique du
langage qui s'effondre. Désarmé par la politesse de la formule, le patron perd
lui-même les références aux rôles dans les actes de parole. La formule « désa-
morce les actes de parole d'après lesquels un patron peut commander, un ami
bienveillant poser des questions, un homme de foi promettre 20 ». Elle crée
une tournure extrême dans la langue, et, par suite, dans le comportement de
son patron. De même avec les collègues de bureaux. La formule prolifère, elle
bourgeonne et elle contamine tous ceux qui l'entendent. « À chaque occur-
rence, on a l'impression que la folie croît: non pas "particulièrement" celle de
366
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
Bartleby, mais autour de lui, et notamment celle de l'avoué qui se lance dans
d'étranges propositions et des conduites plus étranges encore 21. » Deleuze
indique quelques comportements étranges de l'avoué: « On sait à quelles
extrémités l'avoué est réduit pour se débarrasser de Bartleby : rentrer chez
soi, puis se résoudre à changer de local professionnel, s'enfouir quelques jours
[ ... ]. Quelle étrange fuite où l'avoué errant vit dans son cabriolet ... Depuis
l'agencement initial jusqu'à cette fuite irrépressible, caïnique, tout est bizarre,
et l'avoué se conduit comme un fou. Dans son âme alternent les désirs de
meurtre et les déclarations d'amour à l'égard de Bartleby. Qu'est-ce qui s'est
passé? Est-ce un cas de folie à deux, là aussi un rapport de double, un rapport
homosexuel reconnu 22 ? »
Privés du dire par la formule, et privés aussi du faire de la formule, Bartleby et
son entourage entrent dans un processus de dépossession par le langage. La for-
mule devient une machine de désubjectivation, ou plutôtd'inhumanisation dans
l'humain. D'où le fait que les personnages qui l'empoignent deviennent des
types à la limite de l'humain, exposés au dehors du monde et de la vie. Bart-
leby est le seul personnage, dans tous les livres de Melville, qui n'existe que
par une formule. Son histoire n'est que le développement du sens de ce qu'il
dit. Sa fonnule vaut pour un procédé 23. Et tous les autres noms, tous les autres
personnages qui traversent cette nouvelle sur ce clerc de Wall Street sont hantés
par le même néant d'un énoncé, d'une phrase, d'un protocole de sens.
Mais, comment comprendre cet effet dévastateur de la formule? Pourquoi
annule-t-elle non seulement la grammaire, mais aussi les règles des actes de
parole, jusqu'à amener l'avoué à se conduire comme un fou?
La grande thèse de Deleuze, c'est que la formule, par elle-même, produit
un réel paradoxal: la réalité de l'impossible. Une fois prononcée, non seule-
ment elle ne laisse plus Bartleby copier, mais elle rend toute copie impossible.
C'est que la formule est à deux temps. Bartleby ne refuse pas, il récuse seu-
lement un non-préféré. Ensuite, Bartleby n'affirme pas un préférable, il en
pose simplement l'impossibilité. Ce que Bartleby fàit avec sa formule, selon
Deleuze, c'est poser l'impossibilité même de toute préférence. « L'essentiel
est l'effet sur Bartleby : dès qu'il a dit JE PRÉFÈRE NE PAS (collationner),
il ne peut plus copier non plus. Pom1ant il ne dira jamais qu'il préfère ne
367
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
pas (copier) : simplement il a dépassé ce stade (give up) 24. » Bartleby pose
l'impossibilité de l'acte de copier car il pose avant tout l'impossibilité même
de la préférence de copier. Il refuse de copier, non pas parce qu'il affirme une
autre préférence, mais parce qu'il rend impossible toute préférence. Il ne pré-
fère pas autre chose, simplement il ne préfère pas du tout. Il épuise toute préfé-
rence et toute faculté de vouloir. « La formule qui récuse successivement tout
autre acte a déjà englouti l'acte de copier qu'elle n'a même pas plus besoin de
récuser. La formule est ravageuse parce qu'elle élimine tout aussi impitoya-
blement le préférable que n'importe quel non-préfëré 25. » Dans un premier
moment, donc, la formule touche la volonté de celui qui la prononce. Elle
effondre tout mouvement d'inclination ou de choix. C'est dans ce sens qu'elle
est performative. Elle affecte la forme de vie des interlocuteurs. Mais, dans un
deuxième moment, la formule est aussi un constat, elle est une « évidence ».
Si elle indique le néant de tout choix, en elle-même elle est une expérience,
elle est l'expression d'une connaissance. Par la formule, on entre dans un vrai
observatoire métaphysique. Au moment où Bartleby s'aperçoit du contenu de
la formule, il y découvre la réalité de l'impossibilité de continuer à copier.
Ce qu'il découvre est d'un autre domaine que celui de la pragmatique des
interlocutions. Il découvre, comme fond ultime, la nature même de l'impos-
sible: le fait que la formule rend toute préférence impossible, parce qu'elle est
l'existence en soi de l'impossible qui s'y manifeste.
368
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
par là même aussi ne pas préférer copier. Il lui fàllait récuser l'un pour rendre
l'autre impossible 27. » Chaque fois que Deleuze reprend la formule, il sou-
ligne cet acte de poser l'impossible ou de rendre une préférence impossible.
Pourtant, il s'agit toujours de deux dimensions différentes de l'impossible.
D'un côté, la dimension pragmatique, en tant qu'effet ravageur, dévastateur et
contagieux de la formule, laquelle rend impossibles les présupposés des actes
de parole qui soutiennent toute expectative et toute demande d'une décision,
d'une préférence. De l'autre côté, la dimension métaphysique. Ici, l'impos-
sible semble correspondre aux extrêmes du réel: le néant de l'explosion du
sans-limite, et le néant de l'implosion dans l'inexistant.
En effet, pour Deleuze, dès qu'on se met dans la peau de quelqu'un qui
prononce la formule (Bartleby ou un autre personnage quelconque), le monde
a cessé d'être un ensemble de possibilités. Exister, ce n'est plus contempler
des possibles, mais plutôt constater qu'il y a des impossibles. La formule est le
lieu de l'évidence de l'impossible et le lieu où l'exister lui-même devient sans
possibilité, devient impossible. La formule dessine la limite du réel, le point
où l'être se dissipe, s'effondre en soi-même. Cet impossible est de l'ordre
de l'inexprimable. Deleuze revient ici au concept de « pensée sans image »,
quand il veut indiquer une connaissance de l'impossible qui déborde les lois
générales de la connaissance elle-même. Bartleby lance « des traits d'expres-
sion flamboyants, qui marquent l'entêtement d'une pensée sans image, d'une
question sans réponse, d'une logique extrême et sans rationalité 28 ».
Si l'impossible est l'extrême limite du réel, alors habiter le lieu de cet impos-
sible, c'est incarner le cap Finisterre de l'humain. Pour Deleuze, Bartleby doit
être compris justement comme le dernier degré de la typologie des limites de
l'humain qui traverse toute l'œuvre de Melville. Et cette typologie des formes
de l'humain reproduit la typologie des régions du réel. D'un côté, les person-
nages d'une seule volonté, engagés absolument dans un désir unique, dans
une obsession sans repos. Ce sont les monomaniaques. Ils expriment l'impos-
sible comme l'infiniment grand du réel. Cet impossible métaphysique rend
tout choix impossible. L'impossible comme au-delà de la limite de la volonté
transforme le vouloir en une préférence sans choix, c'est-à-dire en une seule
orientation du vouloir. L'orientation monomaniaque, tout en étant un vouloir,
est un vouloir qui n'a pas comme origine un choix, mais une intentionnalité
univoque. C'est une volonté unique et obsédée. Deleuze appelle cette mani-
festation de l'impossible dans le vouloir du monomaniaque une « perver-
sion métaphysique ». C'est le cas de Claggart, dans Billy Bud : « pas plus le
369
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
29. CC p. 102.
30. CC. p. 102-103.
31. « Achab percera le mur. même s'il n'y a rien derrière. et fera du néant l'objet de sa volonté:
"Pour moi, cette baleine blanche est cette muraille, tout près de moi. Parfois je crois qu'au-delà
il n 'y a rien. mais tant pis ... " » (CC p. 102.)
370
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
vouloir angélique, il s'agit d'un tout autre devenir. Non pas un devenir-ani-
mai, mais un devenir-pierre, un devenir-minéral. Il acquiert progressivement
la gravité de l'immobile, il se cristallise dans un point de coïncidence absolue
de ses virtuels et de son actualité monotropique. On comprend pourquoi alors
il faut une formule pour atteindre cette limite de la volonté. Tandis qu'aux
monomaniaques il suffit d'un objet absolu, lequel se révélera comme rien, aux
saints hypocondres, par contre, il faut une règle, une méthode pour la suspen-
sion, pour la pétrification absolue de la volonté. Mais, au contraire de toutes
les méthodes de négation du vouloir, la méthode de Bartleby n'est ni une
négation ascétique, ni une dénégation masochiste, ni même une irréalisation
quiétiste. Contre toutes les techniques de suspension de la volonté, contre tous
les dispositifs de sublimation du désir, contre tout déplacement de la puissance
d'agir que l'humanité a inventés et dont Deleuze avait tracé la carte depuis son
livre sur Nietzsche et sur les pièges de l'idéal ascétique, Melville aurait conçu
une nouvelle formule: la formule de l'impossible préférence. Melville a élargi
ainsi la comédie humaine, il a dressé une autre typologie de l'humain. Il a
créé de nouveaux lieux de cette condition paradoxale de la volonté. Bartleby
vient remplir la catégorie ultime de cette longue histoire des volontés abolies.
« Vocation schizophrénique: même catatonique et anorexique 32. » Seule une
nouvelle méthode aurait pu atteindre ce stade. Et seule une formule qui énonce
une préférence de non-préférence aurait pu le faire. C'est que la formule est
beaucoup plus qu'une négation de la volonté par la volonté. Elle exprime un
fait, elle révèle de nouvelles dimensions du réel l'impossible.
Mais l'idée d'impossible qui traverse la formule de Bartleby n'est pas
uniquement le lieu extrême du réel. Elle a une condition qui dépasse son
ancrage dans un vouloir, dans un pouvoir ou impouvoir de la volonté. Sous
le pouvoir pétrifié du monomaniaque, ainsi que sous l'impouvoir délibéré de
l'anorexique, il y a un impossible en soi, lequel rend tout vouloir impossible.
Il nous faut encore nous demander: qu'est-ce que cet impossible?
L'impossible, on le sait, a une énorme tradition dans la pensée contempo-
raine. De l'absolu comme l'impossible chez Schelling à l'impossible justice/
donation/hospitalité/pardon de Derrida, en passant par la mort comme la pos-
sibilité de l'impossible chez Heidegger et au réel comme impossible chez
Lacan, l'impossible est un des concepts le plus polymorphe et le plus équi-
voque du lexique spéculatif. Il en mesure même sa relevance.
Quel impossible travaille la psychiatrie de Melville? Prenons le domaine
de l'impossible du monomaniaque. Est-il une limite, cet au-delà du possible
où toute possibilité finit - comme le moment de la mort, selon Heidegger,
en tant qu'une possibilité entre autres, mais qui rend toutes les possibilités
32. CC p. 114.
371
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
33. Deleuze ne se réfère pas au concept d'impossible dans sa lecture de Heidegger. Il y sou-
ligne toujours l'équivalence entre l'être de l'ereignis et un passes!, une possibilité d'Être, dans
sa méditation sur la technique. « C'est ce qui apparaît chez Heidegger, avec l'Ereignis, qui
est comme une éventualité de l'Événement. une Possibilité d'être, un Passest, un A-venir qui
déborde toute présence du présent non moins que tout immémorial de la mémoire. Et dans ses
derniers écrits Heidegger ne parle même plus de métaphysique ni de dépassement de la méta-
physique, puisque l'être à son tour doit être dépassé, au profit d'un Pouvoir-Être qui n'est plus
en rapport qu'avec la technique. )} (CC. p. 118.) Cependant. pouvait-il ignorer le rôle que joue
l'impossible dans ce concept de possibilité?
34. Déjà dans L'Anti-Œdipe Deleuze refusait cette équivalence entre l'impossible et le réel.
« Le réel n'est pas impossible. dans le réel au contraire tout est possible, tout devient possible. »
(AD, p. 35.) Mais, en 1972, cette non-équivalence entre l'impossible et le réel, c'était pour redé-
finir le réel. pour le libérer du poids de la loi et du manque. D'où cette joie dans l'affirmation
du réel comme le domaine du possible, où tout devient possible. Maintenant, dans le texte sur
Bartleby, Deleuze veut penser l'impossible en tant que tel. Et cet impossible n'est pas toujours
le réel de Lacan. bien qu'il soit réel. Dans la formule de Bartleby, le réel est l'impossible - au
contraire de 1972. quand le réel était le domaine où tout est possible. Mais cet impossible ne
signifie pas l'inaccessible. L'impossible est devenu réel comme conséquence de la matérialité
de la formule. Au contraire du symbolique de Lacan, au contraire de la loi œdipienne qui trans-
forme tout réel en un objet impossible de désir, la formule n'empêche rien, ni n'oblige à rien.
Si elle pose l'impossible. c'est parce qu'elle déconstruit toute loi, à commencer par la loi de
toutes les lois. la loi du désir. la loi de la préférence.
372
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
35. « Être n'est manifestement pas un prédicat réel. c'est-à-dire un concept de quelque chose
qui puisse s'ajouter au concept d'une chose. C'est. simplement. la position d'une chose ou de
certaines déterminations en soi. Dans l'usage logique. il n'est que la copule d'un jugement. »
(KANT. E .. 1980, p. 1214-1215.)
373
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
374
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
375
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
36. IT. p. 223. Comme l'écrit Paola MarratL en lisant ce même passage de Deleuze. « L'o~jet
de la foi n'est pas dans un au-delà temporel à atteindre. la croyance ne comble plus l'attente
d'espoir en la rendant ainsi acceptable. La nouvelle foi investit le monde tel qu'il est, non pour
en justifier l'intolérable. mais pour nous ülÏre croire que si la forme organique du lien qui nous
rattachait au monde est brisée. le lien lui-même ne l'est pas et d'autres formes sont à inventer ».
(MARRATI. P.. 2004. p. 323-324.)
37. CC p. III. « De le u::d' logie is thus not a logie of "just(fied belieI' or "waranted assert-
ability ". It is more, as with James, a matter ojpushing the question of beliefbeyond assurenee
ofkn01vledge, al' ojjàith. ta what Deleu::e ealls a "beliefin the lcvorld". » (RAJCHMAN, l, 2000,
p.75.)
38. CC p. 111-112.
39. CC p. 112.
376
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
40. Nous suivons ici la lecture proposée par Giorgio Agamben du texte de Melville dans son
livre Bartleby ollla création (AGAMBEN. G.. 1995).
377
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
elle ne le fait pas, elle demeure une puissance. Alors, est-ce que la puissance
d'être (celle qui tend à l'acte) est la seule qui conduise directement à l'acte?
La formule, selon Agamben, permet de penser le néant d'une façon posi-
tive. Le néant se constitue comme un troisième terme de la puissance, à côté
de la puissance d'être et de la puissance de non-être (celle-ci en tant que non-
actualisation de celle-là). Si on part du « principe de la raison suffisante» tel
que Leibniz l'a formulé (<< Il y a une raison qui fait que quelque chose soit
plutôt que rien»), le décisif, ce n'est ni que quelque chose soit (l'être), ni que
quelque chose ne soit pas (le néant), mais que quelque chose qui est le soit en
tant que plus puissant que le néant, c'est-à-dire que quelque chose soit plutôt
que rien. Si dans ce principe est présent le régime dichotomique être/non-être,
ce principe reconnaît de la réalité à un stade antérieur à ces deux termes: le
stade de pouvoir être en tant que néant. Selon ce principe, le néant pourrait
être, c'est-à-dire que le néant n'est pas pensé comme le non-être. Le néant
aurait, au contraire, une réalité, sa propre réalité, et il serait déjà sa puissance
de néant actualisée. Il serait un néant déjà d'être. En ce sens, Agamben peut
conclure qu'il y a trois niveaux ou types de réalité. Le niveau d'actualité, celui
de l'être; le niveau de la non-actualisation, celui du non-être; et le niveau de
la puissance du néant, celui du néant en tant que puissance. Le monde aurait
pu être resté dans le pur état de puissance, il aurait pu être resté toujours dans
le néant, et il serait déjà réalité. Le passage de la puissance à l'acte implique
qu'il y ait une raison pour cela, parce que ce passage n'est pas nécessaire.
Ce passage ne se réalise que quand il y a une raison pour qu'il se réalise.
C'est précisément cette raison qui manque à Bartleby 41. Il a la puissance
d'écrire, donc aussi celle de non écrire. Selon Agamben, il a préféré se mainte-
nir dans la pure puissance parce qu'il n'avait pas de raison pour passer à l'acte,
ou, mieux, parce qu'il n'avait pas considéré comme suffisantes les raisons de
son patron. Alors, la formule de Bartleby vient mettre en question le principe
de raison suffisante de Leibniz. « 1 would prefer not ta » met l'accent sur le
« plutôt », expression qui émancipe la puissance. Comme le souligne Agam-
ben, plutôt ou potius signifie « plus puissant », tantôt dans sa connexion à une
ratio, tantôt dans sa subordination à l'être 42. Du point de vue d'Agamben,
41. « L'inditTérence entre être et néant n'est pourtant pas une équivalence entre deux principes
opposés. mais le mode d'être d'une puissance qui s'est purifiée de toute raison. » (AGAMBEN.
G .. 1995. p. 51.)
42. « Leibniz a exprimé jadis la puissance originaire de l'être sous la forme d'un principe
qu'on a l'habitude de définir comme "principe de raison suffisante". Il s'énonce: ratio est CUI'
a/iql/id si! potil/s quam non sil. "II y a une raison pour laquelle quelque chose existe plutôt que
n'existe pas". Dans la mesure où elle ne se laisse ramener ni au pôle de l'être. ni à celui du
rien. la formule de Bartleby (tout comme son archétype sceptique) remet en question "le plus
fort des principes". en mettant l'accent justement sur le potil/s, sur le "plutôt" qui en articule la
scansion. En le sortant de force de son contexte. elle émancipe la puissance (potil/s. de patis,
378
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
signifie "plus puissant") tant de sa connexion à une ratio que de sa subordination à l'être. )}
(AGAMBEN. G .. 1995. p. 49.)
43. Ibid .. p. 51.
379
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
44. « C'est pourquoi Aristote doit détinir le puissant-possible (c(vnatos) en ces termes: "Une
chose est puissante-possible si. quand se réalise l'acte dont elle est dite avoir la puissance,
rien ne sera d'impuissant (c'est-à-dire: de pouvant-ne-pas-être)." (Iv/et. 1047a, 24-26). Les
trois derniers mots de la détinition (oudén éstai adllnaton) ne signifient pas. selon une méprise
commune qui rend tout à fait triviale la thèse d'Aristote, "il n'y aura rien d'impossible" (c'est-
à-dire: est possible ce qui n'est pas impossible) : mais plutôt. comme le montre la définition
analogue du contingent dans Anal. pro 32a, 18-20 (ici aussi la traduction courante doit être
corrigé dans ce sens: "je dis que le contingent peut aussi advenir quand. s'il arrive que, tout en
n'étant pas nécessaire, il existe. il n'y aura plus en lui de puissance de non-être"), est précisée
ici la condition à laquelle le possible. qui peut être et ne pas être, peut se réaliser. Le contingent
ne peut passer à l'acte qu'au moment où il dépose toute sa puissance de ne pas être (son adyna-
mia). c'est-à-dire quand, en lui. rien ne subsistera de sa puissance de ne pas être et que donc il
pourra ne pas ne-pas-pouvoir. » (AGAMBEN, G .. 1995. p. 67-68.)
45. « En tant que scribe qui a laissé d'écrire, [Bartleby] est la figure extrême du néant d'où
procède toute création et. en même temps, la plus implacable revendication de ce néant comme
pure et absolue puissance. Le copiste est devenu la tablette à écrire. il n'est désormais rien
d'autre que sa propre feuille blanche. » (Ibid.. p. 39.)
380
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
381
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
de la création est celle de rompre avec la puissance pure. 8artleby n'est pas
un créateur; il est, au contraire, celui qui s'installe obsessivement à l'état
antérieur à la création. Il veut se maintenir dans cette condition de l'acte de
créer laquelle est sa condition d'impossibilité, « plutôt» que vouloir voir le
magnifique de la création. Il n'est pas la suspension mais l'expansion de la
non-action. 8artleby n'écrit plus, non pas parce qu'il est impuissant d'écrire,
ni pour prolonger indéfiniment sa puissance d'écrire, mais pour préférer la
puissance de non-écrire, c'est-à-dire « 8artleby n'écrit autre chose que sa
puissance de non-écrire 48 ».
La lecture d'Agamben nous permet de mieux comprendre, en contraste,
ce qui définit le regard de Deleuze. Au contraire d'Agamben, pour Deleuze
il ne s'agit pas d'affirmer l'autonomie absolue de la puissance pure, de la
puissance purifiée de toute raison, ou de toute préférence, comme une strate
antérieure à tout vouloir et à toute distinction en tant que pure puissance.
C'est que la formule abolit aussi la puissance en tant que telle. Si, pour
Agamben, 8artleby est un penseur de la puissance pure, pour Deleuze il est
plutôt l'expérience de l'impossibilité. L'impossibilité n'est pas le point de
départ. Elle n'est pas non plus l'horizon ultime de la puissance. Elle est ce
qui arrive au possible et à sa logique du préférable dès qu'on élimine et le
préférable et n'importe quel non-préféré. La question centrale devient, pré-
cisément, celle de cet impossible qu'on engendre, de cet impossible qu'on
« pose ». La condition métaphysique de la formule n'existe, donc, qu'en tant
qu'elle inscrit l'impossibilité de toute préférence à l'intérieur du vouloir de
tous les sujets qui énoncent la formule.
Agamben veut placer la formule à l'intérieur uniquement d'une méta-
physique de la modalité. Pour lui, 8artleby serait la version angélique d'un
cas limite d'une modalité, elle-même limite, du réel: il serait l'actualisation
de la puissance du non-être. Pour Deleuze, au contraire, la métaphysique de
8artleby ne se confond pas seulement avec les enjeux modaux du réel. C'est
vrai qu'il reprend, dans sa lecture de la formule, presque tout le patrimoine de
ses distinctions entre l'actuel et le virtuel, le possible et l'effectif, l'impossible
et le nécessaire. Mais, comme nous le verrons, ces distinctions ne se laissent
penser que sur un fond cosmologique, c'est-à-dire sur la compréhension d'un
monde de multiplicités divergentes, sur un monde d'incompossibilités. Agam-
ben a bien compris que l'impossible nous oblige à une différente lecture du
principe leibnizien de la raison suffisante. Dès qu'il nous manque une raison
pour le « plutôt» de l'être vis-à-vis du non-être, nous tombons dans un nou-
veau principe: celui de la raison insuffisante. Mais, Deleuze ne nous invite-t-il
pas à prendre le principe leibnizien non pas comme une raison insuffisante,
382
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Création et fabulation
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Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
Dans le livre de Deleuze sur Kafka, non seulement la création est l'effet
d'un ensemble d'impossibilités, mais elle doit elle-même produire ces impos-
sibilités. Et il s'agit ici d'un concept d'impossible bien différent de celui que
nous trouvons dans la formule de Bartleby. Chez Kafka, Deleuze veut penser
les conditions qui produisent une littérature inouïe, une littérature mineure,
comme expression d'une résistance à une langue majeure, à des puissances
juridiques, économiques et bureautiques. En tant qu'acte de résistance, la
littérature mineure est toujours un combat, est toujours un affrontement de
limites. Dans la résistance quotidienne, ce corps à corps produit seulement
du possible, produit de petites rééquilibrations de forces en conflit. C'est uni-
quement quand ces limites se transforment en des « goulots d'étranglement »,
quand elles font de la vie quelque chose d'impossible que, par leur transgres-
sion, on invente alors du nouveau, on fait alors advenir des œuvres jamais
soupçonnées.
Au moment de penser l'œuvre de Kafka, Deleuze veut faire la carte géné-
rale de toutes les impossibilités qui l'ont étranglé. Seule une telle carte peut
dresser la compréhension d'une littérature mineure, d'une littérature impos-
sible. Cependant, il faut demander: l'impossible de la formule de Bartleby,
bien qu'elle ne soit pas la puissance pure, est-elle l'affrontement des limites du
possible que Deleuze avait découvert chez Kafka? Il est fondamental de ne pas
se tromper ici à propos du concept d'impossible. Dans le livre sur Kafka, c'est
un impossible comme limite, comme condition, comme contrainte. Le pos-
sible serait ce qui se produit à l'intérieur d'un ensemble donné de conditions.
Les conditions sont toujours des conditions de possibilité. L'impossible serait,
par contre, ce qui rompt avec ses propres conditions, ce qui devient incondi-
tionné. C'est cette idée d'un au-delà des conditions qui oriente le second sens
de l'impossible, en tant que concept qui permet de penser le nouveau. Il n'y
a de création que quand l'absolument nouveau est produit. Or, l'absolument
nouveau, en tant que tel, ne peut être qu'impossible. Bref, quand il apparaît,
on doit le rapporter à une quelconque impossibilité. Dans le livre sur Kafka, le
concept d'impossible renvoie donc à une politique des conditions.
Si l'impossible chez Kafka est un concept pour penser la création, dans
le texte sur Bartleby, par contre, l'impossible est ce qui dissout tout acte de
créer. Bartleby n'est pas le symbole de l'avant de la création, comme le pro-
pose Agamben. Mais il n'est pas non plus le laboratoire pour comprendre
ce qui aurait été les contraintes, les conditions du procédé littéraire de Mel-
ville. Bien que Deleuze établisse le parallèle avec Kafka, Melville n'est jamais
présenté comme l'expression d'une littérature mineure. Bien au contraire, il
est l'écrivain d'une nouvelle nation, d'une nation des émigrés, de langues
multiples, d'une nation de la fraternité universelle. L'impossible dont il est
385
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
question chez Bartleby est donc un concept d'un autre domaine. Il n'est pas
l'expression de limites qui empêchent de nouvelles possibilités. Il n'est pas,
donc, un concept politique. Il appartient plutôt à une pragmatique du dire.
Il porte, au contraire, sur ce que Deleuze appelle la « fabulation ». Et la fabu-
lation appartient à un autre problème esthétique: celui du rapport, non pas au
pouvoir, mais à la vérité.
Deleuze introduit ce concept déjà dans le livre Le Bergsonisme. Cependant,
ce n'est pas un concept alternatif à celui de « fiction », comme il le deviendra
à partir des livres sur le cinéma. Toute sa lecture de Kafka l'oublie. L'idée de
littérature mineure travaille uniquement la question de la fiction,jamais à celle
de fabulation. Il nous faut revenir à Cinéma 2 pour toucher cette première
formulation d'une critique du concept de « fiction» et pour accompagner le
mouvement de pensée qui conduira Deleuze à la théorie de la fabulation.
La fiction existe toujours à l'intérieur de l'empire du vrai. Elle n'est que ce
petit déplacement du vraisemblable qui parasite les possibles qui entourent le
vrai. La création renvoie ainsi à la fiction, à un impossible comme limite des
possibles. La fabulation, par contre, pose un univers où des mondes incompos-
sibles, des mondes divergents, sont présents dans un même événement actuel.
Si la fiction suppose en négatif le vrai, la fabulation, par contre, exprime la
« puissance du faux ». Le vraisemblable habite le possible, le faux ne peut se
bâtir que sur l'impossible, ou plutôt sur l'incompossible. Le faux n'est que la
position d'un monde où il y a une simultanéité de présents incompossibles.
La puissance du faux de la fabulation dépend ainsi de cette corrélation entre
une métaphysique de l' incompossible et une esthétique du faux.
La plus claire présentation de cette corrélation entre lefaux et l'incompos-
sible surgit dans le chapitre « Les puissances du faux» de L'Image-Temps.
Dans ce livre de 1985, trois ans avant le grand traité sur Leibniz, la méta-
physique des mondes incompossibles sera l'argument fondamental pour un
nouveau concept de fabulation.
Deleuze y propose une distinction générale des régimes de l'image, entre le
régime organique qui est déterminé d'abord par le privilège du mouvement,
et le régime cristallin qui travaille essentiellement le temps. Le premier est
cinétique, le second est chronique. Deleuze analysera cette distinction selon
plusieurs plans, de façon à faire apparaître la supérieure complexité, soit méta-
physique, soit esthétique, du régime cristallin, du régime des images-temps.
Au plan du statut descriptif de ces images, Deleuze souligne le fait que le
premier régime se bâtit par la référence à un monde, à un ensemble de choses,
personnes, événements, paysages, indépendants des images qui le décrivent.
Il ne s'agit pas de savoir si ce monde existe réellement. Ce qui compte, dans le
régime organique, est le fait qu'il suppose l'indépendance de l'objet vis-à-vis
386
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
de ses images. Le régime cristallin, par contre, définit l'image comme une
description qui vaut pour son objet, qui le remplace. Dans ce sens, il est « un
cinéma de voyant, non plus d'actant 55 ».
En ce qui concerne le rapport entre le réel et l'imaginaire, la différence est
encore plus marquée. Dans une description organique, les images supposent
toujours une opposition entre, d'un côté, des enchaînements actuels du point
de vue du réel, où le réel supposé se reconnaît aux lois qui déterminent les
successions, les simultanés, les connexions causales et logiques, et de l'autre,
des intermittences et des discontinuités, où chaque image est en décrochage
avec une autre, faisant apparaître ainsi un second pôle d'existence qui serait
l'imaginaire. Cette opposition entre le réel et l'imaginaire est radicalement
bouleversée dans le régime cristallin. Là, comme Deleuze l'écrit,<< l'actuel est
coupé des ses enchaînements moteurs, ou le réel des ses connexions légales, et
le virtuel, de son côté, se dégage de ses actualisations, se met à valoir pour lui-
même. Les deux modes d'existence se réunissent maintenant dans un circuit
où le réel et l'imaginaire, l'actuel et le virtuel, courent l'un derrière l'autre,
échangent leur rôle et deviennent indiscernables 56 ». Dans cette indiscerna-
bilité entre l'actuel et le virtuel se produit ce que Deleuze appelle « l'image-
cristal », en tant que coalescence d'une image actuelle et de son image virtuelle.
Dans le plan de la narration, l'opposition entre le pôle du réel et le pôle
de l'imaginaire, qui caractérise les images organiques, a comme corrélat un
régime véridique. La narration organique développe des situations sensori-
motrices et des images-actions lesquelles, malgré des anomalies apparentes
comme ruptures, insertions, superpositions, prétendent toujours au vrai. Même
dans la fiction, la narration organique cherche une correspondance entre des
images et les séquences de situations réelles.
La narration cristalline remplace les schèmes sensori-moteurs par des
situations optiques et sonores pures, c'est-à-dire par des images en vibration
sur elles-mêmes. Au lieu d'une mimésis avec le réel, elle intensifie l'auto-
référence de ses images, transformant les personnages en des perspectives,
en des regards sur les situations qu'ils habitent sur l'écran. Les personnages,
« devenus voyants ne peuvent plus ou ne veulent plus réagir, tant il faut qu'ils
arrivent à "voir" ce qu'il y a dans la situation 57 ». La narration cristalline donne
à voir des personnages qui voient et qui écoutent, et qui constituent donc, du
dedans de l'image, la réalité de l'image de ce qu'ils voient et écoutent. En tant
que voyants, les personnages de la narration cristalline radicalisent la crise
de l'action dans le cinéma. Ils rendent totalement émancipés les espaces et
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
la fabulation par excellence. Il n'existe que par la formule qui pose l'incom-
possible. Dans cet acte de poser, dans le même présent, un monde où Bartleby
copie et un autre monde où il ne copie pas, Melville anticipe, sans le savoir,
la grande invention des images-temps du cinéma cristallin, la narration, non
pas véridique, mais falsifiante. Bartleby fabule en plusieurs sens. D'abord,
en tant qu'il est le personnage d'une fable. Ensuite, en tant que personnage,
il incarne des narrations falsifiantes, des narrations qui posent des mondes
incompossibles dans le même présent. Il est donc un personnage de la puis-
sance du faux. D'un autre côté, il est un personnage fabulateur dans la mesure
où il devient un pur voyant, il n'existe qu'en tant qu'il voit ce qu'il y a dans
sa situation limite, dans sa non-préfërence. Lui-même a perdu ses connexions
sensori-motrices. Il ne veut plus réagir, il ne veut plus choisir. Finalement,
ce qu'il voit n'existe qu'en rapport aux situations qu'il habite dans le conte.
Et il voit un peuple, un peuple qui est en manque. Melville le décrit en flagrant
acte de légender, en flagrant acte de voir un peuple à venir. Mais nous ne pou-
vons pas voir ce qu'il voit. L'objet de sa voyance est immanent à son devenir
comme personnage, devenir qui n'est que la conséquence d'une formule qui
pose l'incompossibilité actuelle, l'incompossibilité présente entre plusieurs
mondes divergents.
On comprend mieux donc dans quelle mesure la position de l'impossible
est essentielle à la formule qui condense le mode d'existence du personnage
Bartleby. Et on comprend mieux aussi l'impossible. Il est production d'une
narration falsifiante, il est position d'un univers où sont présents des mondes
incompossibles. Et dans cet univers, le personnage qui pose l'impossible est
en flagrant acte de fabuler, il est un voyant, il a des visions et des auditions.
Il voit un peuple. Dans ce concept de « vision» ou de « voyance », Deleuze
achève vraiment son projet d'autonomie de la matière littéraire. La fabulation,
la puissance du faux transformée en vision, se fait non pas dans le travail de
l'écrivain, mais à l'intérieur de certains de ses personnages. La fabulation, ce
sont les images que ses personnages produisent en flagrant acte de devenir. Ils
ont alors des visions et des auditions. « Ce qu'il faut, c'est saisir quelqu'un
d'autre en train de "légender", en "flagrant délit de légender". Alors se forme,
à deux ou à plusieurs, un discours de minorité. On retrouve ici la fonction de
fabulation bergsonienne ... Prendre les gens en flagrant délit de légender, c'est
saisir le mouvement de constitution d'un peuple. Les peuples ne préexistent
pas 63. » Bartleby est pour Deleuze le cas le plus extrême de l'un de ces per-
sonnages. Il doit se poser l'incompossibilité des deux mondes, la coalescence
du monde où il écrit et de celui où il n'écrit pas, pour que la fabulation appa-
raisse. Agamben le voit comme la fiction de l'expérience de l'acte avant la
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
la formule du devenir
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Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
66. « Devenir n'est pas atteindre à une forme (identification. imitation. Mimésis), mais trou-
ver la zone de voisinage. d'indiscernabilité ou d'indiftërenciation telle qu'on ne peut plus se
distinguer d'une femme. d'un animal ou d'une molécule: non pas imprécis ni généraux. mais
imprévus. non-préexistants. d'autant moins déterminés dans une forme qu'ils se singularisent
dans une population.» (CC. p. 11.)
67. CC p. 11. « Bartleby. certes. n'est pas mutique. 11 se trouve à la limite de l'autisme. à son
bord mais au-delà. juste assez près pour faire le pont. Assez en surface pour que soit maintenu
le passage entre le monde de communication humaine normale pétrie de bonnes intentions et
de règles de conduite. et la scandaleuse. inhumaine. singularité. D'un côté. l'homme du "trop
humain". de l'autre. le singulier. l'original. l'impossible à fréquenter et à vivre. C'est lui pour-
tant l'homo tantum qui rend visible l'homme délivré du poids des règles et des obligations de se
comporter socialement ainsi que de tout ce qui le "structure" en tant que personne. » (SCHÉRER.
R.. 1998a. p. 42.)
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Gi"es Deleuze: philosophie et littérature
la possibilité d'un devenir, d'un nouvel homme 68 ? » Et, plus loin: « Entre
l'avoué et 8artleby, y a-t-il un rapport d'identification? Mais qu'est-ce qu'un
tel rapport, et dans quel sens va-t-iI 69 ? » Selon le modèle mimétique, l'iden-
tification porte sur trois éléments: une forme (image ou représentation), un
sujet, et les efforts du sujet pour prendre forme. Cette prégnance de la forme
dans le modèle mimétique, Deleuze la décrit comme étant surtout névrotique.
L'avoué y aurait alors une fonction paternelle vis-à-vis de Bartleby. Toutefois,
le cas de Bartleby semble différer de la névrose. Il s'agit plutôt, dans le rapport
avec l'avoué, d'un rapport d'identification psychotique 70. Cette identification
se distingue du rapport névrotique par trois caractères: le trait, la zone et la
fonction. Ces trois caractères nous permettent de bien indiquer la spécificité
du concept de « devenir» qui se joue dans le personnage de Bartleby.
En effet, le trait d'expression qui définit le processus du devenir, étant infor-
mel et indéterminé, s'oppose à l'image ou à la forme exprimée. Comme le dit
Deleuze, la formule est « un trait d'expression, JE PRÉFÉRAIS NE PAS, qui
va proliférer sur soi, contaminer les autres, faire fuir l'avoué, mais aussi faire
fuir le langage, faire croître une zone d'indétermination ou d'indiscernabilité
telle que les mots ne se distinguent plus, et les personnages non plus, l'avoué
fuyant et Bartleby immobile, pétrifié. L'avoué se met à vagabonder tandis que
8artleby reste tranquille, mais c'est parce qu'il reste tranquille et ne bouge
pas que 8artleby sera traité comme un vagabond 71 ». Le trait d'expression
coupe les normes soit de l'image comme représentation sociale de l'avoué
et de 8artleby, soit de la forme même d'expression. D'un côté, les critères
sociaux sont brisés et Bartleby est traité comme un vagabond à cause de son
immobilité. Entre les personnages, entre ce qu'ils sont censés représenter, une
zone d'indétermination se crée qui vient changer complètement leur rapport :
l'avoué fuit et se met à vagabonder tandis que 8artleby reste tranquille, se
pétrifie. D'un autre côté, en ce qui concerne le langage lui-même, les mots ne
se distinguent plus des simples énumérations. Parce que la formule anéantit la
distinction entre affirmer et nier, entre accepter et refuser, c'est-à-dire la condi-
tion de possibilité de tout énoncer, les mots ne renvoient qu'à eux-mêmes. Ils
ne signifient plus, ils ne sont plus des jugements sur les états de choses. Ils
394
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
ne sont pas non plus des manifestations d'une intériorité. La formule destitue
ainsi la figure du père (l'avoué) de son pouvoir de commander (copier), et elle
permet au supposé fils (Bartleby) de ne pas respecter le mot d'ordre (copier).
Les devenirs se font à partir de ce que Deleuze appelle une zone, une zone
de voisinage. Les rapports de proximité, soit de Bartleby, soit de l'avoué (qui
a des comportements de plus en plus bizarres), s'opposent donc à la mimé-
sis. Bartleby et l'avoué ressemblent plutôt à des personnages dans un même
devenir, pris dans une même zone de voisinage propre à tout devenir. Comme
Deleuze l'explique dans « La littérature et la vie» : « Devenir n'est pas
atteindre à une forme (identification, imitation, Mimésis), mais trouver la zone
de voisinage, d'indiscernabilité ou d'indifférenciation telle qu'on ne peut plus
se distinguer d'une femme, d'un animal ou d'une molécule 72. » Le devenir en
tant qu'état d'indétermination entre les termes, c'est ce que Deleuze appelle
une alliance contre-nature, par opposition à une filiation naturelle. Il s'agit
d'un rapport de voisinage et de contiguïté absolus, où une sorte d'alliance
s'établit entre les termes devenus indiscernables. À la place du rapport sup-
posé père et fils, l'avoué et Bartleby deviennent des frères. La formule produit
ainsi ce que Deleuze appelle la «fonction d'universelle fraternité qui ne passe
plus par le père, qui se construit sur les ruines de la fonction paternelle 73 ».
Le devenir de Bartleby n'a pas de forme, mais seulement ce statut d'unefonc-
tion. Ses différents stades ne sont pas des métamorphoses, ne sont pas le transit
entre des formes. Parce qu'il n'existe que dans des rapports de voisinage, de
zones d' indéterm ination, Bartleby est fonction de ces rapports transversaux,
de ces liens entre frères. Bartleby, ainsi que l'avoué, perdent leurs références,
leurs images, leurs portraits, et deviennent des personnages sans qualités. Ils
entrent dans un rapport de voisinage fonctionnel. Dans leur devenir, ils sont
devenus des frères dans une nouvelle forme d'universalité/société: la commu-
nauté fraternelle ou d'universelle fraternité 74.
Deleuze voit un parallélisme essentiel entre le devenir des personnages
dans l'invention de nouvelles formes de fraternité et leur travail de fabula-
tion. Les deux devenirs, dans leur convergence asymétrique, sont presque
un même processus dans l'écriture 75. On devient-femme, on devient-animal
72. cc, p. Il.
73. Cc, p. 101.
74. « La statue du père fait place à son portrait beaucoup plus ambigu. puis à un autre por-
trait qui est celui de n'importe qui ou de personne. On perd les références. et la formation de
l'homme tàit place à un nouvel élément inconnu. au mystère d'une vie non-humaine informe
[... ].1 PREFER NOT 1'0 est aussi un trait d'expression qui contamine tout. s'échappant de la
forme linguistique. destituant le père de sa parole exemplaire. autant que le fils de sa possibilité
de reproduire ou de copier. » (CC, p. 100.)
75. Comme l'explique Pascal Chabot. « la résonance interne. c'est la dit1ërenciation mutuelle
des séries. c'est-à-dire le devenir autre de chaque série puisque cette communication entraîne
395
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
un changement de nature des éléments résonnants. Le rapport est impliquant, enveloppant, che-
vauchant. et non pas contradictoire ou de ressemblance. » (CHABOT, P., 1998, p. 35.)
76. Cc, p. Il.
77. CC, p. II.
78. Cc. p. III.
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Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
particularité quelconque. Sans passé ni futur, il est instantané 79. » Bartleby n'a
pas d'autre détermination que d'être, tout simplement. En tant que tel, il est
ce que Deleuze aime désigner par homo tantum 80. Il est aussi défini comme
l'homme sans liens familiaux, il est le « célibataire ». Mais sa détermination
fondamentale c'est d'être un « original» : « Bartleby n'a rien de particulier,
rien de général non plus, c'est un Original 81. »
Ce concept d'« original» est bien difficile à comprendre. Deleuze semble
y concentrer des déterminations en même temps romantiques et anarchistes.
D'un côté, il est un être de « Nature première », indépendant du monde des
règles et des lois, le monde de l'humain, trop humain, bien qu'il ne soit pas
séparable de cette Nature seconde, une fois qu'il en révèle le vide et la médio-
crité. L'original est celui qui déborde toute forme, toute loi. Et cela à plusieurs
niveaux: a) sa logique répond à une pensée sans image; b) il est figure de
vie et de savoir car il a eu accès à des choses insondables; c) il échappe à la
connaissance et défie la psychologie; d) il prononce des mots qui ne s'insèrent
pas dans la logique des présupposés mais qui ressemblent plutôt à une langue
originale qui touche l'agrammaticalité ; e) au lieu de se laisser influencer par
son milieu, c'est lui qui a de l'influence sur le milieu, en lui jetant une lumière
qui a sa source en lui, car il appartient à la nature première.
En tant qu'être de la Nature première, l'original exprime l'inhumain, l'au-
delà de ce que Deleuze présente comme la mascarade des lois, donc comme la
mascarade du père. D'un autre côté, l'original ne se constitue vraiment qu'à
l'intérieur d'une nouvelle communauté, à l'intérieur de nouvelles règles, de
nouveaux rapports familiaux. Il suppose donc une Nature seconde pour bâtir
ses modes d'existence. Contre la fonction de père, l'original n'existe que dans
des sociétés des frères, où l'alliance remplace la filiation. L'original est tou-
jours donc en devenir, mais un devenir vers une nouvelle humanité. « Faire
naître le nouvel homme ou l'homme sans particularités, réunir l'original et
l'humanité en constituant une société de frères, l'alliance remplace la filiation,
et le pacte de sang, la consanguinité. L'homme est effectivement le frère de
sang de l'homme, et la femme, sa sœur de sang: c'est la communauté des
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
archipel, comlne une île déserte. Melville réussit à mettre en pratique un prag-
matisme :« C'est d'abord l'affirmation d'un monde en processus, en archipel.
Non pas comme un puzzle dont les pièces en s'adaptant reconstitueraient un
tout, mais plutôt comme un mur de pierres libres, non cimentées, où chaque
élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres : isolats et
relations flottantes, îles et entre-îles, points mobiles et lignes sinueuses 86. »
La structure fédérale de l'Amérique reproduit ainsi, du point de vue politique,
historique et géographique, la structure de la communauté des célibataires.
Ils sont tous comme un mur de pierres libres. Au puzzle qui suppose toujours
une forme finale entre les pièces, Deleuze oppose l'anarchie des pierres libres.
Au ciment des murs, Deleuze substitue les nouveaux rapports entre les élé-
ments. Et ces nouveaux rapports sont plus forts que le ciment. Pour cela, dit
Deleuze, il faut substituer la représentation du tout par autre chose. Et cette
autre chose c'est la confiance, la croyance dans chaque élément: « les frères
de l'archipel, qui remplacent la connaissance par la croyance, ou plutôt par
la "confiance" 87 ». Il s'agit d'une morale de la vie où les âmes ne font que
suivre sans but la route même de la vie, en créant des rapports de fraternité
avec d'autres âmes, sans aucune hiérarchie paternelle, mais une confiance
réciproque. C'est un archipel moral de l'anarchie. Entre des célibataires, tout
ce qu'il faut comme fondement d'une communauté, c'est la confiance. C'est
le cas de Bartleby, lequel, selon Deleuze, ne demandait à l'avoué qu'un peu
de confiance.
La littérature américaine aurait transposé ce messianisme démocratique et
anarchiste en des visions et des sons d'un peuple à venir. Henry James, Whit-
man, Melville, seraient, non pas des inventeurs de fictions, mais des fabula-
teurs. Ils ne feraient qu'intégrer à l'œuvre littéraire les visions qui traversent
souterrainement cet État-nation d'immigration universelle. Mais ils sont aussi
les médecins du mal américain. Ils dénoncent ce nouveau ciment qui réta-
blit le mur, c'est-à-dire l'autorité paternelle et la charité. Les livres de Mel-
ville, Deleuze l'accentue, sont, en même temps, la fabulation d'un peuple qui
manque et, d'un autre côté, le diagnostic d'un peuple malade. On comprend
pourquoi, à côté de personnages singuliers en devenir, à côté de célibataires,
ils sont peuplés de personnages d'escrocs, de pères diaboliques et d'enfants
orphelins.
Chaque monde créé par la littérature de Melville ne peut que faire de ses
protagonistes, de ses « héros », des êtres originaux, des figures à vocation
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Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
93. Le texte sur Bartleby inaugure un nouveau style de la critique de la psychanalyse chez
Deleuze. ou peut-être son au-delà. Ce texte constitue le premier pas d'une « spiritualisation» de
cette critique. Katka et Bene appartiennent au premier moment du renversement de la psycha-
nalyse. mais ils restent trop attachés aux prémisses politiques et représentatives. Le personnage
de Bartleby s'oppose d'une nouvelle façon: il introduit la question de l'âme et de la spiritua-
lisation. Le grand renversement se fait par l'annulation de toute volonté. de toute prétërence.
mais aussi et surtout par l'annulation de toute raison ou rationalité. Bartleby est l'Exclu de la
raison et sans prétërence. âme qui ne survit que dans la confiance dans une communauté à venir.
Le thème du dépassement des facultés. de la raison et de la prétërence à un au-delà des facultés.
sera pensé. avec Beckett. comme le thème de la spiritualisation. Beckett sera la radicalisation
de cette nouveauté. Mais déjà dans « Bartleby ». Deleuze travaille les thèmes de l'image. du
silence et de l'esprit.
94. K. p. 27.
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
« Grégoire eut ensuite gagné tellement d'argent qu'il fut en mesure de subve-
nir aux besoins de la famille entière 95. »
Deleuze et Guattari reconnaissent ce fond historique et mondial du rapport
de Grégoire avec sa famille: « On découvre derrière le triangle familial (père-
mère-enfant) d'autres triangles infiniment plus actifs, auxquels la famille elle-
même emprunte sa propre puissance, sa mission de propager la soumission, de
baisser et de faire baisser la tête. Car c'est cela que la libido de l'enfant investit
dès le début: à travers la photo de famille, toute une carte du monde 96. » C'est
dans ce sens que le devenir-animal de Grégoire a le sens d'une insoumission
radicale, la condition d'une ligne de fuite. Au moment même où l'agrandis-
sement comique de l'œdipe dévoile ces autres triangles oppresseurs, apparaît
l'issue, la ligne de fuite pour s'en échapper. « À l'inhumain des "puissances
diaboliques", répond la soumission d'un devenir-animal: devenir coléoptère
[ ... ], plutôt que de baisser la tête et rester bureaucrate, inspecteur, ou juge et
jugé. Là encore, pas d'enfants qui ne construisent ou n'éprouvent ces lignes
- de fuite, ces devenirs-animal 97. » C'est ce devenir-animal qui se passe avec
Grégoire. Et ce devenir est beaucoup plus grand qu'un combat contre le père,
beaucoup plus grand qu'un délire œdipien. Ce devenir se produit « pas seu-
lement pour fuir son père, mais plutôt pour trouver une issue là où son père
n'a pas su en trouver, pour fuir le gérant, le commerce, et les bureaucrates,
pour atteindre cette région où la voix ne fait plus que bourdonner - "L'as-tu
entendu parler? C'était une voix d'animal, déclara le gérant" 98 ».
Il y a ainsi deux effets du développement politique d'Œdipe. D'une part, et
par une dérivation a contrario, on dévoile dans le triangle familial une sou-
mission à d'autres triangles, lesquels sont dans le triangle familial lui-même.
D'autre part, et par une dérivation a fortiori, on découvre un devenir-animal
en tant que traçant sa propre issue, ses lignes de fuite à cette soumission en
double chaîne, dans un mouvement historico-mondiaI 99 .
La Métamorphose nous montre donc la soum ission du triangle originaire
de la famille à des puissances diaboliques (bureaucratiques, capitalistes, fas-
cistes) et, en corrélation, l'issue d'un de ses membres par un devenir-animal.
La dimension historico-mondiale se constitue en trois temps. D'abord, le
404
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
gérant, « le fondé de pouvoir 100 », qui vient contraindre, menacer même. Puis
le père, qui non seulement a repris du service à la banque mais dort en uni-
forme, « comme s'il était à tout instant prêt à servir et à prêter l'oreille à la
voix de son supérieur lOI». Enfin, la location d'une partie de la maison et un
service complet offert par la famille aux trois bureaucrates, qui « exigeaient
un ordre méticuleux, non seulement dans leur chambre, mais, [ ... ] dans tout le
ménage et en premier lieu à la cuisine 102 ». D'un autre côté et parallèlement,
on a le devenir-animal de Grégoire qui constitue une issue, qui est le tracé
même de la possibilité d'une ligne de fuite par rapport au triangle familial,
mais surtout par rapport au triangle bureaucratique et commercial 103. Le plus
terrifiant, c'est l'effet que cette déterritorialisation a pour le reste de la famille.
Comme on l'a vu à propos de Bartleby, le devenir de Grégoire fait aussi trem-
bler tout ce qui l'entoure. Ainsi, c'est en parallèle avec le devenir de Grégoire,
jusqu'à la mort, que sa famille elle-même se déterritorialise.
En résultat de son devenir-animal, Grégoire a dû mourir par nécrose. Et le
destin de Bartleby ? Son mourir en prison, son périr par catatonie, par ano-
rexie, par devenir-mineraI, est-il si différent de celui de Grégoire?
Revenons à notre question: malgré toutes ces similitudes entre le devenir-
animal de Grégoire et le devenir-mineraI de 8artleby, ne doit-on pas y voir
un changement dans la pensée de Deleuze? Et ce changement, dans quel
domaine se joue-t-il ?
405
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
semblent alors s'affaiblir par cette image du mur. C'est une image qui confronte
Deleuze à la possibilité d'un quiétisme à la Flaubert ou à un indifférentisme.
La question devient donc: comment Bartleby, l'indifférent, peut constituer
une communauté fraternelle 105 ? ». Rancière ne peut que dénoncer ce qu'il
considère comme le déplacement du politique vers une métaphysique de la
multitude et une dramaturgie de la fête. « Sous le masque de Bal1leby, Deleuze
nous ouvre la grande route des camarades, la grande ivresse des multiplicités
joyeuses émancipées de la loi du Père, la voie d'un certain "deleuzisme" qui
n'est peut-être que la "fête de l'âne" de la pensée de Deleuze. Mais cette
route nous mène devant une contradiction: le mur de pierres libres, le mur
du non-passage. On ne passe, de l'incantation multitudinaire de l'Être, vers
aucune justice politique. La littérature n'ouvre aucun passage vers une poli-
tique deleuzienne. Il n'y a pas de politique dionysiaque 106. »
La question ne peut pas attendre : dans les concepts de « fabulation »,
de « peuple qui manque », de « devenir », de « mondes incompossibles qui
convergent », s'agit-il d'une politique dionysiaque? Ou, plus radicalement,
s'agit-il d'une quelconque politique? La différence entre le devenir de Gré-
goire et celui de Bartleby ne nous laisse-t-elle pas soupçonner un déplacement
décisif du centre de la pensée de Deleuze sur le rapport entre la littérature et
la vie? Ce rapport sera-t-il un événement qui appartient à la sphère du poli-
tique? Entre le livre sur Kafka de 1975 et le texte sur Melville de 1989 n'y
a-t-il pas des différences significatives dans le concept même de vie? Et cette
vie, est-elle toujours l'affaire de la polis?
Grégoire et Bartleby fournissent apparemment une configuration fabula-
trice semblable au devenir de l'écrivain dans l'acte de l'écriture - Grégoire
par un devenir-animal, par une ligne de fuite aux territoires familiaux, éco-
nomiques et bureaucratiques, Bartleby par un devenir-minéral, par un devenir-
un-singulier-quelconque, un être sans qualités, un Original, dans son rapport
avec une nature première, inhumaine. Pourquoi alors faire de la mort de Gré-
goire un devenir échoué, et de la mort de Bartleby l'invention d'une nouvelle
santé? Pourquoi n'y a-t-il aucun effet de fabulation, aucune invention d'un
peuple qui manque dans le devenir-animal de Grégoire, tandis que Bartleby est
l'aboutissement heureux de l'invention d'une nouvelle communauté à venir?
406
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
Du livre sur Kafka au texte sur Melville, ne peut-on alors parler d'un dépla-
cement d'une politique à une éthique, d'une théorie du pouvoir/impouvoir à
une théorie du possible/impossible? La grande question du rapport entre la
littérature et la vie aurait alors bougé. On devrait la prendre sur un registre
éthique. Ce qui deviendra plus clair dans un texte exemplaire: L'Épuisé que
Deleuze écrira en 1992 comme introduction aux pièces de Beckett pour la
télévision.
TROISIÈME CHAPITRE
Beckett et l'épuisement du possible
Introduction
Depuis la Poétique d'Aristote, nous savons que le théâtre est une affaire de
possible. Le poète décrit non pas ce qui fut une fois, ou ce qui arrive le plus
souvent, mais ce qui a la condition d'un événement qui aurait pu avoir lieu.
Du côté de l'art du comédien, c'est pareil. C'est parce que les acteurs, dans
n'importe quelle pièce, ne font que des combinatoires de situations, parce
qu'ils n'ont aucun souci à propos des buts ou des significations de ce qu'ils
accomplissent, parce que, en un mot, ils ne jouent que du possible, qu'ils
font du théâtre. Beckett a cherché une coïncidence scénique entre, d'un côté,
l'essence du travail de l'acteur, qui n'est que l'accomplissement de possibilités
pré-définies et, de l'autre, la construction de personnages qui vivent comme
s'ils jouaient avec des situations neutres, avec de pures possibilités. Des per-
sonnages qui existent comme des acteurs dans une pièce à laquelle manque
un auteur ou un régisseur, voilà qui exprime un des traits les plus singuliers
des œuvres comme En attendant Godot, Oh les beauxjours ou Fin de partie.
Deleuze voit dans l'épuisement des personnages de Beckett l'ontologie à
la hauteur de l'essence de l'art de l'acteur, et le lieu le plus rigoureux où le
théâtre habite une ontologie du possible. Le génie de son livre L'Épuisé est
d'analyser plusieurs niveaux de cette ontologie du possible. Mais l'objectif
ultime sera, comme nous essaierons de le montrer, une nouvelle compréhen-
sion du rôle de l'image dans le théâtre de Beckett.
L'Épuisé a une structure très simple. Non seulement parce qu'il s'agit d'un
livre constitué par deux parties, où la première fonctionne comme l'ensemble
409
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
410
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
1. E. p. 57.
2. E. p. 57-58.
411
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
3. E, p. 59.
4. E. p. 60.
5. E. p. 61.
412
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
« former des séries exhaustives de choses, tarir les flux de voix, exténuer les
potentialités de l'espace, dissiper la puissance de l'image 6 ».
413
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
voit et qu'on entend. Beckett parlait de "forer des trous" dans le langage pour
voir et entendre "ce qui est tapis derrière" 8 ». Ou encore: « Le bégaiement
créateur est ce qui fait pousser la langue par le milieu, comme de l'herbe, ce
qui fàit de la langue un rhizome au lieu d'un arbre, ce qui met la langue en
perpétuel déséquilibre: Mal vu mal dit (contenu et expression). Tant bien
dire n'ajamais été le propre ni l'affaire des grands écrivains 9. »Le langage
est pour Beckett la perception du monde, mais d'un monde non langagier de
couleurs et de musique, un monde d'images pures qui ne se perçoit qu'en tant
que dissipation des images: les visions et les auditions. C'est un monde qu'on
entend et qu'on voit, mais seulement par et derrière le langage. Épuiser le
langage, mais précisément pour donner à voir le monde qui se dresse comme
le dehors d'un langage épuisé .
. Premièrement, il s'agit d'impossibiliser une linguistique de la nomination
en épuisant la correspondance entre les mots et leur nomination. Dans la nomi-
nation, laquelle est toujours un renvoi à des mondes possibles, les choses se
-présentent au sujet comme des séries réalisables. Au contraire, quand le sujet
les nomme d'une façon arbitraire, indifférente, mieux, quand la nomination a
été abolie, alors il n'y a plus de rapport assignable entre les noms et les choses.
Les noms deviennent ainsi des atomes de séries disjonctives qui ne nomment
plus rien. « Quand je parle, quand je dis par exemple "il fait jour", l'interlocu-
teur répond "c'est possible ... ", parce qu'il attend de savoir à quoije prétends
servir le jour [ ... ]. Le langage énonce le possible, mais en l'apprêtant à une
réalisation [ ... ]. Mais toujours la réalisation du possible procède par exclu-
sion, parce qu'elle suppose des préférences et buts qui varient 10. » Ce que
l'épuisement fait au langage des désignations, c'est remplacer cette logique
des préférences par une absence de logique où toute action devient sans cause
ou finalité. Le renoncement à toute désignation ne signifie pas pour autant
une chute dans l'indifférencié. L'épuisement n'est pas une passivité, mais une
action. Il est action de non, activation à rien, activité du néant de toute pré-
férence. « On s'active, mais à rien. On était fatigué de quelque chose, mais
épuisé de rien Il. » Toute réalisation est un choix de possibles, une disjonction
exclusive (<< je mets des chaussures pour sortir et des pantoufles pour rester»).
Épuiser le possible passe donc par l'épuisement de ce choix, ce que signifie
rendre inclusive la disjonction (<< souliers, on reste; pantoufles, on sort»).
La combinatoire, le simple jeu des permutations et des disjonctions, est ce qui
constitue l'action de l'épuisé. Il s'active à rien, uniquement à la combinatoire
comme vide absolu.
8. CC p. 9.
9. CC p. 140.
10. E. p. 58.
II. E. p. 59.
414
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
12. « Watt est le grand roman sériel où M. Knott. sans besoin autre que d'être sans besoin. ne
réserve aucune combinaison à un usage particulier qui exclurait les autres. et dont il faudrait
atteindre les circonstances. » (E. p. 61.)
13. E. p. 58.
14. E. p. 60.
415
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
sur le monde 15. Le possible à réaliser, c'est le monde des préférences, des
calculs, des fois chrétiennes, des bonnes manières et du bien parler. Le pos-
sible épuisé, c'est le monde sans volonté, sans intention d'aucun ordre, un
monde réduit à la croyance en l'insupportable, au mauvais parler: « mal vu
mal dit ».
Beckett invente une langue artificielle pour la scène, où les noms n'ont
aucun rapport avec les choses et où les phrases ne représentent rien, de façon à
rendre Dieu inutile. Dans cette Lange 1, la langue des choses, il y a deux modes
d'épuisement. D'abord, l'énumération remplace la proposition. En scène, les
personnages de Beckett ou bien utilisent des objets quelconques sans aucun
rapport avec leur action, ou bien désignent des objets qui ne correspondent pas
à ce qu'ils énoncent. La série des objets devient indépendante de la série qui
les désigne. La série des attributs s'autonomise elle aussi. Noms et attributs
deviennent des ensembles aléatoires de singularités flottantes. Cela permet la
construction de séquences combinatoires d'objets, de noms, d'attributs, que
les personnages accomplissent.
Dans une deuxième forme, comme souligne Deleuze, Beckett conduit cette
langue des choses à sa limite asyntaxique, une langue où les noms et les
attributs jouent de ces possibilités selon des règles a-grammaticales. Des
relations combinatoires remplacent les relations syntaxiques. L'épuisement
de la langue se fait ainsi par une combinatoire vide, c'est-à-dire une combi-
natoire qui instaure une nouvelle forme de connexion, la disjonction incluse,
dont les termes, dénoués de signification ou de valeur, ne servent qu'à per-
muter. Deleuze souligne que la combinatoire chez Beckett ne joue pas le
rôle de l'unité des contradictoires et n'est pas indifférenciée. En tant que dis-
jonction incluse, elle est un ensemble de Rien. Elle est vide, car elle est un
néant de possible. Elle est épuisée en elle-même et ne subsiste qu'en tant que
vide ou jeu de l'épuisement. Elle est une activité syntactique de rien. « On
combine l'ensemble des variables d'une situation, à condition de renoncer à
tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification.
[... J On ne tombe pourtant pas dans l'indifférencié, ou dans la fameuse unité
des contradictoires [ ... J. Les disjonctions subsistent, et même la distinction
des termes est de plus en plus crue, mais les termes disjoints s'affirment en
leur distance indécomposable, puisqu'ils ne servent à rien sauf à permu-
ter 16. » Ce qui compte, c'est la permutabilité des termes, le simple jeu de la
15. Comme l'explique Ronald Bogue: « ln Delell::e~' and GlIattari S lInderstanding oflangllage,
a recol?/igllration of the representations of tlze social world is itselj' an e:x.perimentation of
language. since the semantic dimension oflanguage is as much a part of the immanent./ield
oflines of continllOllS variation as the plzonemic, grammatical, morphemic and syntactic
elements. » (BOGUE. R.. 2003c. p. 114.)
16. E. p. 59.
416
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
combinatoire. D'où l'épuisement, car ce qu'il faut faire, c'est épuiser les
combinatoires, épuiser tout le possible de rien, la permutabilité totale, « pour
en finir encore », dans un mouvement de variation infinie où il faut toujours
encore finir. Le fatigué épuise la possibilité car il joue une combinatoire en
tant que réalisable. Mais la combinatoire de l'épuisé, c'est un rien, un rien
de possible.
Selon Deleuze, Beckett doit ainsi inventer un méta-langage qui établit soit
le lexique, soit les structures combinatoires de cette langue des noms qui se
sont autonomisés des choses. Et ce méta-langage a un double effet: scénique
et littéraire. Il assure le procédé d'exhaustion des possibles dans l'énoncé,
transformant chaque personnage en une répétition à l'infini d'un monde clos,
et invente une poétique de noms en dérive, de noms sans ancrage, pures cou-
lées sonores 17. « Comment pourrait-on combiner ce qui n'a pas de nom,
l'objet x? [ ... ] Comment entrerait-il dans une combinatoire si l'on n'a pas
son nom [ ... ]? Toutefois, si la combinatoire a l'ambition d'épuiser le possible
avec des mots, il faut qu'elle constitue un métalangage, une langue très spé-
ciale telle que les relations d'objets soient identiques aux relations des mots,
et que les mots dès lors ne proposent plus le possible à une réalisation, mais
donnent eux-mêmes au possible une réalité qui lui soit propre, précisément
épuisable 18. »
Ce premier méta-langage, ou langue l, c'est une langue« atomique, disjonc-
tive, coupée, hachée, où l'énumération remplace les propositions, et les rela-
tions combinatoires, les relations syntaxiques 19 ». Le rapport entre les choses
et les mots est coupé. Les choses et les noms deviennent des atomes, distincts
les uns des autres et indécomposables en eux-mêmes. Dans la langue l, la
combinatoire consiste dans le jeu entre les noms et les choses, combinables,
mais en tant que termes atomiques, sans aucun rapport de connexion entre
eux. La langue 1 est la première tentative d'épuisement du possible par les
mots. Il s'agit d'épuiser la possibilité du rapport entre les choses et les mots,
c'est-à-dire la possibilité de l'énonciation du type sujet-prédicat. En épuisant
ce rapport, on épuise la signification même, la classification linguistique des
choses. Mots et choses deviennent deux mondes parallèles, combinables mais
indépendants dans leur atomicité. « Les mots dès lors ne proposent plus le
possible à une réalisation, mais donnent eux-mêmes au possible une réalité
qui lui soit propre, précisément épuisable 20. »
17. « Deleuze les compose tous deux (le fatigué et l'épuisé) en une tabulation théorique. et
construit à partir des personnages des fictions de Beckett ce qui est à la fois une théorie du langage
et une théorie du processus artistique. de l'invention langagière. » (JOUBERT. c.. 2001. p. 37.)
18. E. p. 65-66.
19. E. p. 66.
20. E. p. 66.
417
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
418
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
27. E. p. 67.
28. E. p. 68.
29. E. p. 69. Deleuze. dans Proust et les signes. a analysé les signes amoureux et mondains
à partir de 1" Autre comme monde possible. ou plutôt impossible. impénétrable (d'où la
jalousie). Or. l'intéressant c'est que. dans L'Épllisé. Deleuze analyse l'Autre encore comme
monde possible mais. cette fois. comme sujet d'énoncé qu'il faut annuler et renverser dans son
419
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
importance. À la place des Autres. il faut poser la langue III du silence et des images pures.
Il s'agit donc d'un renversement intéressant: de la captation jalouse d'une impénétrabilité de
l'Autre comme monde possible. Deleuze passe aux Autres comme ce qui est à faire disparaître
au protït du pur fonctionnement du silence.
30. E. p. 67.
420
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
31. E, p. 70.
32. E, p. 70-71.
33. « Langue des limites entre les langues. de ce qui se tient dans l'interstice entre les voix, tài-
sant passer de l'une à l'autre. et créant une sorte de zone d'indiscernabilité entre l'une et l'autre.
Langue de l'immanence où se déchirent les présences des voix. Mais il s'agit alors d'une imma-
nence qui est limite plutôt que plan [... J. Alors apparaît un espace où les choses ont perdu
421
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
leurs coordonnées et leurs appartenances. Non plus de possibilités de choses, comme dans la
langue 1. non plus des Autres. des voix et des mondes possibles comme dans la langue Il, mais
une image sans sujet. qui est "une vie et rien d'autre". "entre-moment", a-subjective, pour
reprendre des expressions du dernier texte sur l'immanence. Images déconnectées, qui attei-
gnent à l'impersonnel. )} (VINCIGUERRA., L.. 1998. p. 118.)
34. E. p. 7\.
35. E, p. 72.
422
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
bref à l'imagination. Elle est bien une image sublime, ou mieux, le sublime
du processus de faire l'image. La tension interne, c'est-à-dire le sublime de la
forme de l'image, exprime les vecteurs de conflits des facultés les unes sur les
autres. Deleuze retourne donc au thème du sublime pour y souligner sa condi-
tion d'image sans contenu. C'est un sublime de la forme, en tant que confi-
guration des forces qui sont en tension à l'intérieur des facultés. Et, parce que
dynamisme, parce que conflit interne, la forme est la force même qui permet à
l'image de se libérer des facultés. Deleuze propose alors l'image (à la place de
l'imagination entachée de mémoire ou de raison) comme étant en soi-même
indéfinie, « tout en étant complètement déterminée 36 ».
Deleuze reprend les dimensions non représentatives de la théorie du
sublime. Comme l'apparaître du fait de l'impossibilité d'apparaître qui carac-
térise l'expérience sublime chez Kant, l'image pure n'est qu'un apparaître
vide. Mais Deleuze va plus loin. La violence qu'il décelait dans le jeu des
facultés, et qui forçait la pensée à penser ce que pourtant elle ne pouvait pas
penser, est maintenant mise au service de la production de l'image sublime.
Cette violence, Deleuze la voit comme le processus qui conduit à la tension
interne qui constitue la forme de l'image. Il peut maintenant dire que l'image
pure n'est que cette tension interne, n'est que ce qu'il présente comme « éner-
gie potentielle », une énergie qui n'existe que comme imminence à éclater.
« Une image, telle qu'elle se tient dans le vide hors espace, mais aussi à l'écart
des mots, des histoires et des souvenirs, emmagasine une fantastique énergie
potentielle qu'elle fait détonner en se dissipant. Ce qui compte dans l'image,
ce n'est pas le pauvre contenu, mais la folle énergie captée prête à éclater 37. »
Tout le processus d'épuisement se révèle comme le dispositif nécessaire à
produire cette énergie potentielle qui se condense dans l'image pure. Et, pour-
tant, cette image pure n'est rien en soi-même, elle est sans contenu, elle ne
manifeste rien. Elle n'est, à son tour, qu'énergie, elle n'est que cette capture
d'énergie qu'elle va extraire des mots, des voix, de l'espace. C'est un disposi-
tif de vampirisme des choses, des mémoires, des lieux de rencontre mis au ser-
vice d'une réalité elle-même purement immatérielle, au service d'une image
pure, d'une énergie potentielle dont le seul but est de se faire éclater pour
se dissiper, tout en détonnant toute cette énergie emmagasinée. Ce n'est pas
excessif d'affirmer que l'image pure que Deleuze découvre dans les pièces de
36. E. p. 74.
37. E. p. 76. Comme le montre Tom Conley. Deleuze semble définir l'image seulement par
l'espace: « Deleuze gives the name image ta the movement ofthese immanent Iimits [... ]. No
sooner the1/1 Deleuze describes what an image is [ ... ] he distingllÎshes ifs extensive qllalifies. »
Mais cette définition spatiale de l'image n'est là que pour éclater: « the transformation of
"sllbjeclivity" is al issue less movement in space lhan in an invention olan eraSllre ofspace ».
(CON LEY. T.. 2000. p. 308.)
423
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
424
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
425
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
42. E. p. 76.
43. E, p. 81.
44. E, p. 80.
45. E. p. 83.
46. E. p. 82-83.
47. E, p. 82.
426
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
comme possible, et parce que sa réalisation ne se fait que dans un espace quel-
conque (lequel n'est qu'une autre dimension du possible, en tant que possibi-
lité de réalisation), l'espace lui-même a une potentialité, c'est-à-dire contient
un double possible. L'espace est la possibilité qu'un événement se réalise, et
il est ce quelque part qui le réalise. C'est dans ce sens que l'espace « précède
donc à la réalisation, et la potentialité appartient elle-même au possible 48 ».
Seul l'espace a une potentialité. Lui seul appartient doublement au possible.
On ne peut pas parler d'une potentialité des choses ou d'une potentialité des
mondes des souvenirs qui appartiennent aux Autres. Là on n'a qu'un seul
niveau de possibilités, soit celui des séries, soit celui des mémoires toutes
faites. Les langues 1 et II opèrent donc par épuisement des possibles. Elles
font l'exhaustion des choses et des mots par combinatoires, elles dissipent les
mondes possibles des Autres vidant leurs voix. Pour l'espace, il ne suffit pas
simplement d'un épuisement. Pour sa double possibilité, c'est-à-dire pour sa
potentialité, il lui faut un double épuisement. L'espace, on ne l'épuise pas tout
simplement, on le dépotentialise.
Définir l'espace comme « potentialité» et définir la potentialité comme un
double possible, c'est la façon de bien distinguer le concept de « potentialité»
de celui de « puissance ». Deleuze veut garder ce dernier concept pour pen-
ser le mode d'existence de l'Image. L'Image pure, comme on le verra, une
fois libérée de toute forme de corporalité, de toute dimension physique, de
toute condition réelle, devient pure existence mentale, pure réalité spirituelle,
bref, devient pure puissance. Cette distinction entre« potentialité », qui définit
l'espace, et « puissance », qui exprime le mode d'existence de l'Image, c'est
bien une révolution dans le lexique modal de Deleuze. Dans le livre sur Kafka,
on trouve à profusion le concept de « puissance ». Il désigne les forces diabo-
liques. Capitalisme, stalinisme, fascisme, ce sont les « puissances diaboliques
de l'avenir 49 ».
Deleuze découvre ce concept spatial de potentialité surtout dans le tra-
vail de Beckett sur la forme carrée de l'espace du plateau qu'il chorégraphie
dans la pièce Quad. Là, on trouve bien l'illustration de la différence entre
la dimension spatiale de la fatigue et la dimension spatiale de l'épuisement.
« Les personnages réalisent et fatiguent aux quatre coins du carré, sur les
côtés et les diagonales. Mais ils accomplissent et épuisent au centre du carré,
là où les diagonales se croisent. C'est là, dirait-on, la potentialité du carré 50. »
La fatigue spatiale des personnages se fait dans leur mouvement solitaire,
48. E. p. 76.
49. K. p. 149. Voir aussi: « À l'inhumain des puissances diaboliques. répond le subhumain d'un
devenir-animal. » (K. p. 23.)
50. E. p. 82.
427
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
quand ils se déplacent aux coins du carré, sur les côtés, tandis qu'ils n'habitent
que la limite intérieure de l'espace, la périphérie. Leurs rencontres sont aléa-
toires, ils n'expriment aucune contrainte de l'espace même, aucune topologie
des possibles. Ils réalisent, ils fatiguent, dans la mesure où ils produisent tou-
jours d'autres possibles, d'autres lignes de rencontres, elles-mêmes aléatoires.
L'épuisement, lui, suppose un autre rapport avec l'espace. L'espace de
l'épuisement est un espace où une potentialité est déjà établie, c'est-à-dire
où il est donné la possibilité qu'un événement, lui-même possible, se réalise
dans l'espace considéré. Dans Quad, Beckett aurait mis en scène cette figure
de la potentialité de l'espace investissant le centre du carré avec des proprié-
tés métaphysiques singulières. Seul le centre, où se croisent les diagonales,
aurait cette propriété de double possibilité, la possibilité que quelque chose
se réalise, et la possibilité que, juste là, l'espace du centre du carré, le réalise.
C'est en ce sens que Deleuze peut dire que ce n'est qu'au centre, quand les
personnages se rencontrent comme obéissant à une géométrie contraignante, à
un dynamisme de la topologie, à une vraie attraction par le vortex, par le point
de croisement de toutes les diagonales, qu'un événement est prêt à se réaliser.
Là, exclusivement, il y a quelque chose pour se réaliser- l'événement de la
rencontre. Là, les personnages accomplissent et épuisent. Parce que là seule-
ment, au centre du carré, l'espace a une potentialité, il a la possibilité que la
rencontre, elle-même possible, se réalise, et, en tant que condition - spatiale-
de la réalisation, la possibilité de le réaliser.
Dans Quad, le carré devient, selon Deleuze, une ritournelle. « La forme
de la ritournelle est la série, qui ne concerne plus ici des objets à combiner,
mais seulement des parcours sans objet 51. » Cette ritournelle est motrice, spa-
tiale, sonore, et le son du frottement des chaussons en constitue l'espace. C'est
le frottement des chaussures ou la résonance des vêtements en mouvement
qui donnent une réalité à l'espace et qui ainsi le déterminent. La forme de la
ritournelle, la série, mais la série en tant que pure forme de l'espace, existe
suivant l'apparition et la disparition des personnages, un cours continu selon
la succession des segments parcourus. Cet ensemble de personnages/formes,
Beckett le caractérise comme « quatre solos possibles, tous ainsi épuisés. Six
duos possibles, tous ainsi épuisés (dont deux par deux fois). Quatre trios pos-
sibles deux fois, tous ainsi épuisés 52 ». Et l'épuisement s'étend à tous les élé-
ments sur scène. Par exemple, à la lumière, aux percussions, aux costumes 53,
La série est inépuisable, car sa limite n'est pas un de ses termes mais un de
ses milieux, elle est n'importe où. La limite de la série est en variation, elle est
51. E, p. 81.
52. BECKETT'. 1992. p. 10-11.
53. Pour tous ces exemples. cf BECKETT. 1992. p. 11-13.
428
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
dans le flux, déjà atteinte bien avant qu'on le sache. La série est épuisée depuis
longtemps, et aussi les personnages, sans le savoir. C'est pourquoi, dans Trio,
l'homme, après avoir rendu impossible l'arrivée de la femme, continue et
recommence 54.
Trio du fantôme épuise l'espace d'une autre manière. Si, dans Quad, la
dépotential isation passe par la danse des mouvements déhanchés, par un léger
décrochage et par une ponctuation qui fait voir des hiatus et des déchirures,
dans Trio cette dépotential isation se fait par la défonctionnal isation des élé-
ments qui occupent l'espace (le sol, les murs, la porte) et par le rapport de
ces éléments à une voix qui les nomme pendant que la caméra les montre
distingués seulement par des nuances de gris. Dans ce texte, l'épuisement de
l'espace se fait par fragmentation et par la défonctionnalisation des éléments
qui l'occupent. En fragmentant l'espace, les parties qui l'occupent sont iso-
lées, et dans leur milieu, elles « ne font que connecter ou raccorder d'inson-
dables vides 55 ».
L'image sublime
Deleuze voit chez Beckett un laboratoire unique pour penser le statut esthé-
tique de l'image à l'intérieur des arts du spectacle. C'est vrai que le théâtre
n'existe que dans la mesure où quelque chose apparaît, que quelque chose se
donne à voir, à écouter, à sentir. Mais, presque depuis sa naissance, le théâtre
travaille sur la manifestation d'autre chose qui n'apparaît pas aux sens. Cette
autre chose est liée à d'autres formes d'expérience ou à d'autres visions. Il y
a, donc, toujours, une image (mentale, idéelle) qui survole la scène. Et la
condition esthétique du spectacle serait précisément ce rapport entre l'image
visible et l'image invisible.
Beckett bouleverse ce partage entre le visible et l'invisible sur le plateau.
Par les différentes couches de visibilité de la scène, et par les différentes
langues qu'il a inventées pour les épuiser une à une, il cherche bien des images.
Il y a des images physiques des acteurs, des objets sur scène, de la lumière,
de la musique. Mais ces images sont là pour nous donner à voir en flagrant
délit des personnages qui se préparent à faire d'autres images. Et celles-là,
elles n'appartiennent plus au domaine du visible. Elles sont des images qui
54. « C'est que la tin aura été. bien avant qu'il puisse le savoir [... ]. Et quand le petit messager
muet surgit. ce n'est pas pour annoncer que la femme ne viendra pas. comme si c'était une
mauvaise nouvelle. mais pour apporter l'ordre tant espéré de tout arrêter. tout étant bien fini. »
(E. p. 92.)
55. E. p. 88.
429
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
concentrent, non des choses ou des récits, mais de l'énergie. Ces dernières
images que Beckett veut donner à voir ne sont ni de l'ordre de la représenta-
tion, ni de l'ordre de l'invisible. Parce que ces images n'existent qu'au moment
de leur dissipation, elles sont des images pures, sans contenu, sans significa-
tion. Elles ne sont pas à voir, ni à imaginer, ni à contempler dans un exercice
de symbolisation. Elles deviennent des existences purement formelles, en tant
que tension interne de forces.
Dans cette méthode d'épuisement de toutes les visibilités pour les absor-
ber, pour les emmagasiner dans l'image pure, Beckett adopte ce que Deleuze
appelle un retour aux théories post-cartésiennes selon lesquelles « il y a main-
tenant deux mondes, un physique et un mental, un corporel et un spirituel,
un réel et un possible 56 ». L'image pure se situe dans le monde mental. Non
parce qu'elle serait le double subjectif du monde physique, sa représentation
pour une conscience. Elle appartient depuis toujours au monde mental dans
la mesure où elle est un événement qui se produit non pas dans le monde du
réel, mais dans le monde du possible. Elle n'a aucun rapport de représentation
ou d'évocation des mémoires. Elle est présence à soi de soi-même, dans le
monde mental. Pour bien souligner cette autonomie de l'image pure vis-à-vis
du monde physique, vis-à-vis du monde des corps, Deleuze présente l'image
comme une réalité du domaine de l'esprit. Comme il le dit, « c'est cela préci-
sément l'image: non pas une représentation d'objet, mais un mouvement dans
le monde de l'esprit. L'image est la vie spirituelle 57 ».
Selon Deleuze, dans ses pièces pour la télévision, ce qui est en jeu dans le
travail de Beckett, c'est justement une dissipation du pouvoir mimétique de
l'image. Beckett prend en charge la télévision, ce moyen apparemment le plus
dépendant de l'image, mais pour y construire un nouveau théâtre, un théâtre
de l'esprit. « Ce qu'on a appelé un "poème visuel", un théâtre de l'esprit
qui se propose, non pas de dérouler une histoire, mais de dresser une image
[ ... ]. Seule la télévision selon Beckett satisfait à ces exigences 58. » La ques-
tion alors est : comment faire un théâtre de l'esprit ? Comment faire avec
les images sur l'écran une image pure, une image sans contenu, pure éner-
gie ? C'est toute la question d'une esthétique du sublime que Beckett, selon
Deleuze, reprend. Comment constituer comme objet d'expérience ce qui n'a
pas de contenu, visuel, sonore, tactile ou autre, ce qui ne se donne que comme
impossibilité d'apparaître? Deleuze transforme le thème de l'irreprésentable
en thème de l'autodissipation de l'image sublime. Le mouvement pour le
sublime, pour l'élevé, pour le chemin, presque, de l'ascèse, ce mouvement
56. E, p. 95.
57. E. p. 96.
58. E. p. 99.
430
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
59. E. p. 96-97.
60. « Silence is langage llnextended, intensive, virtllal farm. In seeking ta speak that silence that
cames in the wake afwards, Beckett s narra/ors embady the open, generative pal'adax ofa lan-
gage in wicll the différence between speaking and silence becames imperceptible. » (MURPHY.
1'. S .. 2000. p. 245.)
431
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
cette image n'est que le processus qui la conduit de son apparaître à sa propre
disparition, du possible qui s'épuise à un au-delà du possible.
L'image se dissipe au moment même de son apparition parce qu'elle est
bien la limite de tout possible. « Quand on dit ""j'ai fait l'image", c'est que
cette fois c'est fini, il n y a plus de possible 61. » L'image est le point ultime
de l'épuisement du possible. Ce mouvement en escalade est, selon Deleuze,
un mouvement d'épurement, une purification de la sphère personnelle et du
monde du réel jusqu'au monde du possible, c'est-à-dire au monde de l'esprit
où l'image pure va se dresser pour se dissiper. Celle-ci doit se dépotentia-
liser, c'est-à-dire doit rompre ses attaches à son « image» dogmatique pour
atteindre un plus haut niveau: l'esprit. Et là on est dans un au-delà du possible.
« L'image concentre une énergie potentielle qu'elle entraîne dans son proces-
sus d'autodissipation. Elle annonce que la fin du possible est proche 62. » Cette
fin est toujours déjà là, sans que personne le sache, et pourtant elle n'a pas
encore eu lieu. Tout possible est déjà épuisé avant de naître 63.
L'activité de l'esprit, que caractérise le faire l'image de l'épuisé, Deleuze
la laisse voir sUl10ut dans le cas du rêve de l'insomniaque. L'insomniaque,
c'est cet état permanent de l'épuisé, où la vie spirituelle se manifeste dans sa
plus haute puissance, juste sur les bords du possible. L'épuisé insomniaque
est le cas extrême de quelqu'un qui habite un monde au-delà de la fatigue.
Il est toujours éveillé, non pas par impossibilité de s'endormir, mais parce
qu'il a épuisé cette possibilité même. Et dans cet état d'éveil permanent, pour-
tant, il rêve. Ses rêves n'appartiennent pas à l'ordre du sommeil mais à l'ordre
de l'insomnie, ou, plutôt, à côté de l'insomnie. « On rêvait dans le sommeil,
mais on rêve à côté de l'insomnie. Les deux épuisements, le logique et le
61. E. p. 78.
62. E, p. 98. « C'est l'intensité. dans une image elle-même intensive qui s'estompe en s'éten-
dant; car l'intensité se dissipe en devenant image. Naissance et mort coïncident en cette image
qu'on ne peut que répéter. On ne fait donc l'expérience du possible comme tel, ou du possible
comme puissance. que dans sa chute ou son épuisement: aussi s'agit-il d"'épuiser le pos-
sible". » (ZOURABICHYILI. F.. 1998. p. 344.)
63. Quand Deleuze parle de l'énergie folle d'autodissipation de l'image, est-il en train de pen-
ser au chaos de Qu'est-ce q1le la philosophie? Faire l'image. est-ce la même chose que tàire un
concept? Ou bien est-ce juste le contraire: tàire l'image. c'est introduire du chaos dans le réel.
tàire des trous. des hiatus pour arriver à voir les visions? « L'image à plus forte raison reste
inséparable du mouvement par lequel elle se dissipe d'elle-même [... J. L'image visuelle est
entraînée par la musique. image sonore qui court à sa propre abolition. Toutes deux tïlent vers
la tin. tout possible épuisé. » (E. p. 94.) Voyons le parallélisme de cette atlirmation de L'Épuisé
avec: « Le cerveau est à l'écran» : « J'aimais des auteurs qui réclamaient qu'on introduise
le mouvement dans la pensée [... ]. Comment ne pas rencontrer le cinéma qui introduisait le
"vrai" mouvement dans l'image? [... ]. On allait tout droit de la philosophie au cinéma.» (DRF.
p. 263.) Le même mouvement qui rompt la pensée, le mouvement du chaos, rentre aussi dans
l'image et tàit sauter les chaînes sensori-motrices.
432
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
433
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
66. E, p. 101.
67. E, p. 102.
434
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
68. E. p. 98.
69. E, p. 78.
70. E. p. 79.
435
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
les rendant de pures séries exhaustives sans connexion entre elles. L'espace
se contracte en « trou d'épingle », ce qui fait que les diagonales ou les lignes
droites ne produisent aucune rencontre. Et l'image se contracte en micro-
temps, en énergie potentielle. Elle contracte tout le possible en elle pour après
le faire se dissiper. Dans toutes ces formes d'épuisement du possible il y a
cette contraction, cette concentration du possible pour le faire éclater. Si la
possibilité des mots, c'est de faire des résonances avec les choses, alors il
faut couper cette connexion en faisant des mots un concentré atomique prêt à
exploser, dont l'énumération a remplacé la proposition. Les chaÎnes logiques
sont toujours des flux de connexion, des liaisons déconcentrées. Épuiser ces
chaÎnes, c'est les couper, les tarir, les transformer en des fragments autonomes
et concentrés en eux-mêmes 71.
Le texte sur Beckett vient clore le travail sur le théâtre que Deleuze avait
inauguré avec Superpositions. Tous deux sont dédiés à l'analyse de proces-
sus singuliers de construction dramaturgique, de travail sur le langage et les
voix, de chorégraphie des mouvements, d'organisation de la lumière et de la
musique, de définition de l'espace scénique. On dirait qu'ils sont l'expression
de la pensée de Deleuze sur le théâtre, pourtant appliqué à deux auteurs radi-
calement distincts.
Cependant, une question s'impose: peut-on alors lire le concept d'« épui-
sement » qui organise toute la lecture que Deleuze fait du théâtre de Bec-
kett comme la radicalisation de son regard sur le théâtre de Carmelo Bene?
Il semble bien que, chez Beckett, ce qu'il découvre, c'est la figure extrême de
ce procédé de minoration qu'il avait repéré en 1978 dans son Pour un mani-
feste de moins. Comme si l'absorption de la totalité de la scène dans le proces-
sus de sa propre disparition totale fut la conséquence limite de l'esthétique de
la soustraction chez Bene.
Et pOUltant, en aucun des niveaux de l'analyse que Deleuze développe dans
L'Épuisé on ne trouve l'idée de minoration ou de mineur. Il ne s'agit pas de
minorer le rapport des mots aux choses et les mots en eux-mêmes, mais de
71. « Il ne s'agit plus de suivre une chaîne d'images, même par-dessus des vides, mais de sortir
de la chaîne ou de l'association [ ... ]. C'est la méthode du ENTRE, "entre deux images" [ ... ].
C'est la méthode du ET "ceci plus cela" [ ... ]. Entre deux actions, entre deux affections, entre
deux perceptions, entre deux images visuelles, entre deux images sonores, entre le sonore et le
visuel: faire voir l'indiscernable. c'est-à-dire la frontière. » (fT. p. 235.)
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Comme il le dit dans cette interview, cette vie de la pensée, la vie spirituelle,
n'est pas une vie composée de rêves ou de fantasmes, mais c'est une vie qui
décide, s'entête, fait des choix d'existence. L'enthousiasme de Deleuze pour
les images, soit les images-mouvement, soit les images-temps, est peut-être
l'expression de cette découverte qu'il y a une forme d'art où il est possible de
faire non seulement des images de la pensée, mais surtout des images d'une
pensée sans images. Et on peut même dire que cet enthousiasme exprime aussi
et avant tout l'enthousiasme de quelqu'un qui vient de surpasser ses propres
impasses: les impasses de la théorie du rêve et du tàntasme qui depuis Pré-
sentation de Sacher-Masoch, Différence et répétition et Logique du sens han-
taient le concept de pensée. Si le rêve et le fantasme ont été considérés par
Deleuze comme des impasses du cinéma, que seules une ontologie des images
et une taxinomie des signes optiques, cinétiques et sonores ont pu résoudre,
n'est-ce pas parce que ces impasses ont traversé la pensée même de Deleuze
sur l'image? Les livres sur le cinéma ne seraient-ils pas le moment de récon-
ciliation de Deleuze avec le monde des images, après avoir abandonné la théo-
rie des images et de l'imaginaire qu'organisait son concept de « phantasme»
dans Présentation de Sacher-Masoch et même dans Différence et répétition et
Logique du sens?
Avançons un peu encore. Dans quelle mesure la théorie de l'image que
Deleuze construit à propos du théâtre de Beckett n'est-elle pas aussi le dépas-
sement de nouvelles impasses qui se logeaient à l'intérieur de ses regards
sur l'image cinématographique? C'est uniquement avec L'Épuisé, comme
on l'a vu, et, après, avec Qu'est-ce que la philosophie ?, que l'activité de
l'esprit est présentée comme la création d'images. Le mouvement de l'esprit
culmine dans la création d'images pures en autodissipation. Dans les livres
sur le cinéma, il y a bien des images de la pensée, mais la pensée n'est pas une
activité de production d'images. Bien au contraire, les images sont des réali-
tés autonomes qui, soit en tant qu'image-mouvement, soit en tant qu'images-
temps, introduisent du mouvement et du temps dans la pensée. L'image est
captée par la pensée, elle y est introduite et la force à penser. Et l'activité de
l'esprit que le cinéma capture dans ces images n'a rien à voir avec la création
d'images. L'esprit qui s'exprime par les images qu'on voit sur l'écran est un
esprit dont l'activité est la décision, l'entêtement et le choix.
Le théâtre de Beckett met en scène le mouvement de l'esprit en flagrant acte
de faire des images. La mise en scène, c'est déjà une mise en image dans son
sens représentatif. Autant qu'au cinéma, on est aussi, au théâtre, devant des
images. Les premières sont d'abord captées par des caméras, montées, com-
posées et ensuite projetées sur l'écran. Les images du théâtre sont données en
direct, se fondent sur la simultanéité de leur apparaître et de leur capture par
440
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature
l'œil du spectateur. Dans le cas des pièces de Beckett que Deleuze analyse,
il y a un surplus dans les images. Plus que théâtrales, les images que Beckett
met en scène sont des images cinématographiques, captées d'abord par un œil
pluriel derrière des caméras fixes.
Or, ce sont justement ces pièces pour la télévision que Deleuze a analysées
pour y montrer que le sujet central est de faire voir, par des images, des esprits
qui ne se préparent qu'à créer des images. Dans L'Épuisé, Deleuze accom-
pagne plusieurs niveaux de cet acte de faire l'image. On a, d'un côté, les
images sur scène que l'esprit du spectateur capte comme son propre mouve-
ment spirituel, et, de l'autre, les images des personnages épuisés dont l'esprit
cherche à faire des images. Comme dans les analyses du cinéma, Deleuze
peut faire dans L'Épuisé l'économie complète du spectateur. Pour Deleuze,
l'œil du spectateur n'existe que dans les images sur l'écran d'une télévision
qui fixe les mouvements sur le plateau. Les images sur l'écran sont donc le
mouvement même de l'esprit, la Pensée-cerveau est à l'écran, et, en même
temps, ce que ces images nous laissent voir, ce sont des esprits en train de faire
des images. Avec L'Épuisé, au lieu d'une image de la pensée sans images, on
touche à des images de la pensée, laquelle n'existe qu'en tant qu'elle fait des
images. Il ne peut pas s'agir du même concept d'image qu'on trouvait dans
Différence etrépétition. Mais s'agit-il du même concept d'image qui constitue
le centre des livres sur le cinéma?
Tandis que dans les livres sur le cinéma, l'esprit est à l'écran, c'est-à-dire
est le mouvement et le temps des images, cependant, dans l'analyse des pièces
pour la télévision de Beckett, l'esprit est plutôt quelque chose qui s'accomplit
dans la tête des personnages épuisés. Et cet esprit des personnages se mani-
feste comme activité de faire des images. Mais ces images, au contraire de ce
qui se passe dans le cinéma, n'ont aucune correspondance matérielle. Elles
n'existent que dans les processus de leur autodissipation en tant qu'énergie
potentielle.
CONCLUSION
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Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien
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Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien
l. PP. p. 185-187.
2. PP. p. 188.
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Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien
du sensible se révèle dans l'œuvre d'art, en même temps que l'œuvre d'art
apparaît comme expérimentation 4 ». Deleuze essaie de fondre les formes du
beau avec les formes de la sensibilité de façon à rendre visible non le jugement
sur l'œuvre d'art, en tant que conformité entre le sensible et ses conditions,
mais l'œuvre d'art elle-même. D'un autre côté, Deleuze présente le beau (ou
le sublime) comme étant ce qui est conforme à l'expérience dans sa réalité et
son effectivité.
Pour surpasser le clivage entre l'esthétique du sensible, en tant que par-
tie d'une théorie générale des conditions de possibilité de l'expérience, et
l'esthétique du jugement, en tant que théorie des formes de la réflexibilité
du réel dans le jugement beau et sublime, il fallait à Deleuze refaire le fon-
damental du programme transcendantal. D'un côté, il lui fallait déplacer le
champ lui-même des conditions de l'expérience. Au lieu de définir le champ
transcendantal à partir de l'expérience possible, il s'agissait plutôt de faire de
l'expérience réelle le point de départ d'une déduction de l'a priori. D'un autre
côté, cette expérience réelle devait être reconnue comme ayant son domaine
privilégié, justement, dans l'art. La condition de l'expérience n'y était pas
plus grande que le conditionné. L'œuvre d'art, selon Deleuze, surgissait alors
comme expérimentation, c'est-à-dire comme lieu de genèse de l'objet et des
conditions de son devenir sensible, comme lieu d'une genèse qui fait violence
sur la pensée et la force à s'« élargir », en un mot: la force à penser.
Comme nous l'avons indiqué, ce programme a souffert plusieurs change-
ments tout au long de l'œuvre de Deleuze. D'abord, celui qu'on trouve dans
la discontinuité entre les livres sur Hume et sur Nietzsche, d'un côté, et ceux
sur Kant et sur Proust, de l'autre. La ligne de fracture entre ces deux moments
du même programme transcendantal concerne la nouvelle compréhension
par Deleuze de l'importance de la théorie kantienne du sublime. Les livres
sur Hume et sur Nietzsche ignorent le rôle de cette théorie pour une com-
préhension génétique des facultés. Dans ces livres, ce que Deleuze prend en
considération dans l'analytique du jugement de goût n'est que le concept de
beau. Cela explique le fait qu'il considère la théorie de la volonté de puissance
de Nietzsche comme la vraie réalisation d'une compréhension génétique des
facultés, par opposition au modèle déductif kantien que Deleuze donne à voir
dans Critique de la raison pure. Jamais Deleuze, dans son livre sur Nietzsche,
ne prend en charge Critique de la faculté de juger, jamais il n'y reconnaîtra
ce qu'il soulignera par la suite comme la révolutionnaire découvelte par Kant,
dans l'expérience sublime, d'une genèse de la pensée à partir de l'œuvre d'art.
Au contraire des lectures du sublime kantien par Lyotard ou Derrida, deve-
nues classiques, où il s'agit de l'irreprésentable ou de l'impossibilité de la
4. DR, p. 94.
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
surtout son impact sur l'évolution de ses concepts modaux, plus précisément
sur les différentes figures du concept de « possible ».
Notre point de départ a été le retour surprenant, en 1988, dans le livre Le Pli,
du concept de « possible ». On sait que ce concept fut rejeté dans Différence
et répétition au nom de celui de « virtuel ». Mais ce retour du « possible» ne
se donne pas seulement dans ce livre sur Leibniz et le baroque. Après 1988, le
« possible» devient le centre de réflexion sur les formes du non-actuel. Dans
Qu'est-ce que la philosophie? (1991), Deleuze définit le plan d'immanence
dans son rapport avec l'apparition d'un autrui en tant qu'il révèle un monde
possible. Finalement, dans les textes sur Beckett et sur Melville des années
quatre-vingt-dix, le possible - dans les formes de l'exhaustion ou dans les
dispositifs d'un devenir-minéral par une création de l'impossible - devient le
grand sujet ontologique des derniers textes de Deleuze.
Cette évolution de la théorie modale de Deleuze, ce passage d'une opposi-
tion radicale entre le possible et le viliuel à une intégration du possible dans
le plan d'immanence (dans le virtuel), a un frappant parallélisme avec l'évo-
lution - que nous avons aussi signalée dans notre étude . - de la lecture que
Deleuze fait de la théorie kantienne du sublime. Par le rôle que Deleuze fait
jouer aux concepts de possibilité et d'impossibilité en tant que figures de la
finitude, dans l'expérience, d'une harmonie au-delà du désaccord entre l'ima-
gination et la raison, ce parallélisme est presque inévitable.
Comme nous l'avons déjà montré, pour Deleuze, dans les années soixante,
le sublime est une forme supérieure d'harmonie entre les facultés à la limite
de la figuration imaginative. Tandis que, comme nous l'avons montré, dans les
années quatre-vingt, le sublime sera présenté par Deleuze comme dissonance,
comme dérèglement de tous les sens, expression de l'entrée de l'impossible
dans le champ même de la possibilité de la connaissance.
Il existe un troisième domaine où cette métamorphose en parallèle se mani-
feste. C'est le domaine justement de la théorie du masochisme, de ce « plaisir
négatif» qui caractérise le sublime chez Kant. Cette théorie va souffrir les
conséquences de cette transformation, tant pour les concepts modaux (pos-
sible, impossible, virtuel, actuel), que pour les concepts de l'esthétique du
jugement (beau et sublime). Si la lecture que Deleuze propose des techniques
du suspens et de l'attente qui caractérisent les romans de Sacher-Masoch est
bâtie, dès le début, comme l'élargissement de son interprétation du sublime
chez Kant: rétraction des forces vitales et leur déplacement vers les domaines
de l'impossible et de l'irreprésentable, alors on comprend bien que, au fur et
à mesure que cette interprétation passe d'un modèle d'harmonie à celui de la
dissonance irréparable entre les facultés, le concept même de masochisme ne
soit plus pensé comme transposition du désir sur un plan de suspension dans
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d'art littéraire devient alors une description des épiphanies, des configurations
romanesques du monde.
Nous croyons que ce fut cette équivalence entre, d'un côté, le plan virtuel
des incorporels, de l'autre, le fantasme pervers et, d'un autre encore, le monde
de la fiction, qui est à l'origine d'une fausse évidence sur le rôle du concept
de virtuel dans l'esthétique de Deleuze. Il est vrai que Deleuze commence
justement avec une théorie du virtuel dans son livre sur Proust (1964) pour
comprendre la nature des essences fictionnelles. Dans un deuxième moment,
Deleuze a pensé le plan de l'œuvre comme phantasme dans Présentation de
Sacher-Masoch (1967) et dans les appendices sur la littérature de Logique du
sens (1969). Dans Différence et répétition (1968), Deleuze établit une claire
opposition entre « possible» et « virtuel ». Cette opposition conduit, jusqu'à
ses dernières conséquences, la critique du modèle kantien de l'idéalisme trans-
cendantal. Au possible il faut substituer le virtuel. C'est lui seul qui réalise le
programme d'un empirisme transcendantal.
L'idée selon laquelle le concept métaphysique par excellence qui exprime
la conception deleuzienne de l'œuvre d'art serail le virtuel s'est donc imposée.
L'idée d'un rapport entre le cristal et le virtuel se fonde surtout sur une lec-
ture de L'Image-Temps. Mais nous avons vu qu'elle n'est pas toujours vraie,
c'est-à-dire qu'elle n'arrive pas, dans tous les livres de Deleuze, à illustrer
son programme de reformulation de l'esthétique transcendantale. Bien au
contraire, il faut souligner qu'à partir de L 'Anti-Œdipe, et jusqu'aux livres sur
le cinéma, le concept de virtuel disparaît. Le plan transcendantal se confond
avec le plan de l'actuel, et d'un actuel qui absorbe toutes les formes du réel.
Deleuze s'aperçoit, en 1972, que le virtuel qu'il avait travaillé appartenaittrop
au modèle structuraliste dans les sciences humaines et à la théorie du phan-
tasme dans la psychanalyse. C'est pour cela qu'il présente, en 1975, un Kafka
comme l'auteur paradigmatique d'un réel sans symbolique ni imaginaire.
Le plan d'inscription de l'œuvre dans le plan transcendantal est pensé comme
« agencement collectif d'énonciation ». Dans Kafka - Pour une littérature
mineure, l'œuvre d'art littéraire est pensée comme machine de minoration
des structures de l'actuel (les puissances fascistes et les machines bureau-
cratiques). La littérature devient ainsi un agencement machinique et collectif
d'énonciation sur l'actuel et toujours dans l'actuel.
Cependant, en 1978, dans Superpositions, le livre sur le théâtre de Carmelo
Bene, cette prégnance absolue de l'actuel est formulée à partir d'un nouveau
concept: celui de puissance (ou de potentialité) comme lieu de résistance
au pouvoir en tant que minoration des institutionnalisations pétrifiées des
rapports de force. Cela veut dire que l'actuel est clivé entre, d'un côté, des
architectures du pouvoir et, d'un autre, des lignes de variation, des lignes de
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Il n'est donc pas difficile de comprendre qu'à partir de cette période Deleuze
ait reformulé, encore une fois, les termes de son programme d'un empirisme
transcendantal. Il confère une réalité au possible. Mais, d'un autre côté, il
retient la dimension du virtuel. Il y a ainsi deux plans: celui du possible qui se
réalise, et celui du virtuel qui s'actualise.
À la différence kantienne entre les conditions de possibilité et les modes
d'effectivité qui définissent la description des conditions formelles et maté-
rielles du phénomène, Deleuze peut maintenant opposer la différence leibni-
zienne entre actualisation et réalisation, ou entre virtuel et possible. Deleuze
peut ainsi proposer une nouvelle figure de l'empirisme transcendantal- qu'il
appelle la « philosophie transcendantale leibnizienne ». Il s'agit d'une nou-
velle rupture dans la pensée deleuzienne : l'affirmation de deux mondes diffé-
rents, un du possible et de sa réalisation, l'autre du virtuel et de son actualisa-
tion. À Kant, Deleuze substitue Leibniz, étant donné que Leibniz lui permet de
penser le virtuel et le possible comme des plans parallèles du transcendantal
et, donc, d'un transcendantal qui est déjà enraciné dans l'usage transcendant
de la sensibilité. Avec Leibniz, Deleuze évite l'impasse de l'idéalisme trans-
cendantal : le conditionné n'est pas plus grand que sa condition parce que le
virtuel n'existe pas dans le même plan que le possible. Avec Leibniz, l'empi-
risme acquiert deux plans de l'usage transcendant de la sensibilité, celui de la
réalisation du possible et celui de l'actualisation du virtuel.
Ce dernier modèle d'un empirisme transcendantal fut très significatif pour
la troisième partie de notre étude. Il se manifeste dans le retour de Deleuze
à la pensée sur la littérature. En effet, après son livre sur Leibniz, Deleuze a
abandonné les questions sur le cinéma et sur la peinture pour reprendre de
manière privilégiée l'œuvre d'ali littéraire. C'est le cas du texte sur Beckett,
en 1991, et des essais publiés, en 1993, dans Critique et clinique. À l'intérieur
de ces derniers textes sur la littérature, nous avons surtout travaillé« Bartleby,
ou la formule », à propos de la nouvelle d'Herman Melville L 'Escribe Bart-
leby - Une histoire de Wall Street.
La littérature, après Le Pli, devient une expérimentation solitaire de person-
nages qui habitent le réel en tant que réalisation de mondes possibles au bord
de leur propre impossibilité. L'immanence d'une vie se joue à chaque instant
dans l'imminence d'un monde qui cessera d'être possible. La littérature est
ce corps à corps de chaque personnage avec toutes les figures de l'impossible
(l'impossibilité d'écrire, l'impossibilité de choisir, l'impossibilité de se dépla-
cer dans un espace, l'impossibilité même de parler).
Ce dernier concept d'impossible, nous l'avons distingué de l'autre impos-
sible que, dans les livres sur Kafka et sur Bene, Deleuze présentait comme
étant ce qui ouvre des possibilités. Dans ces livres, l'impossible ne contient
461
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
pas des possibilités mais, dans son impossibilité, il crée des possibilités
au-delà de soi, comme des séries divergentes. L'impossible existe à côté de
l'espace du possible et il crée d'autres possibilités. Il disjoint le possible, le
rend possible en tant que série divergente. L'impossible est alors condition
même de possibilité, condition disjointe de tout le possible. Deleuze pose
l'impossible comme la condition d'autre chose, celle-ci possible. C'est parce
qu'il est impossible à Kafka d'écrire dans sa propre langue qu'il crée une
langue mineure. C'est parce que Bene rend un texte impossible, par l'ampu-
tation de son contenu, qu'il crée une nouvelle mise en scène de ce texte.
Dans le livre sur Kafka, la création est non seulement l'effet d'un ensemble
d'impossibilités, mais aussi production de ces impossibilités. Et il s'agit ici
d'un concept d'impossible bien différent de celui que nous trouvons dans la
formule de Bartleby. Chez Kafka, Deleuze veut penser les conditions qui pro-
duisent une littérature inouïe, une littérature mineure, comme expression d'une
résistance à une langue majeure, à des puissances juridiques, économiques et
bureaucratiques. En tant qu'acte de résistance, la littérature mineure est tou-
jours un combat, elle est toujours un affrontement de limites. Dans la résis-
tance quotidienne, ce combat produit seulement du possible, c'est-à-dire de
petits rééquilibrages des forces en conflit. Ce concept d'impossible fut central
dans l'approche du concept de « littérature mineure ». L'impossible qui y est
enjeu est la non-possibilité de l'être, c'est l'absence de toute possibilité. Cette
absence est aussi performative, elle est d'abord un événement du langage.
Et c'est cela, justement, l'acte de création. Dans le livre sur Kafka, la créa-
tion est l'invention du nouveau par transgression d'une impossibilité ou par
minoration de cette même impossibilité. L'impossible est un élément du
langage lui-même. L'impossible, ce sont les logiques des présuppositions
pragmatiques, les règles d'interlocution, les agencements de subjectivation.
C'est pourquoi la littérature est le laboratoire par excellence de cet impossible.
C'est comme littérature qu'on pose l'impossible en tant qu'épuisement du
langage. Et c'est aussi comme littérature qu'on crée de nouvelles possibilités.
Si l'impossible a une allure métaphysique, c'est comme processus d'auto-
implosion du langage en lui-même. Le livre sur Kafka peut être compris
comme une solution, la solution littéraire de l'impasse résolue par L'Anti-
Œdipe, à savoir: comment dépasser la définition du réel comme inconscient
et celle du désir comme manque? Comment dépasser la psychanalyse et affir-
mer un réel positif et productif?
C'est dans Superpositions, sur le théâtre de Carmelo Bene, qu'on va assister
au commencement d'une nouvelle configuration modale d'une théorie de l'art
littéraire, un art de la puissance contre le pouvoir. Bene est, selon Deleuze,
un auteur qui crée des nouvelles potentialités dans les textes originaux sur
462
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien
6. Cc. p. 91.
7. cc. p. 92.
8. Cc. p. 92.
463
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
L'impossible dont il est question chez Bartleby est donc un concept d'un
autre domaine. Il n'est pas l'expression de limites qui empêchent de nouvelles
possibilités. Melville est bien l'écrivain d'une nouvelle nation, d'une nation
des émigrés, de langues multiples, d'une nation de la fraternité universelle.
L'impossible n'est donc plus un concept politique. Il porte, au contraire, sur ce
que Deleuze appelle la « fabulation », laquelle appartient à un autre problème
esthétique, celui du rapport, non pas au pouvoir, mais à la vérité.
C'est à partir de la définition de possible que Deleuze distingue chez Beckett
la figure de l'épuisé et celle du fatigué. Celui-ci n'épuise que sa réalisation,
il est impossibilité de réaliser, laissant ainsi le possible en lui-même ouvert.
Il épuise, pour reprendre la formulation deleuzienne, le possible « subjectif».
L'épuisé, à son tour, est celui qui épuise la possibilité même du possible, c'est-
à-dire épuise le possible « objectif ». Il impossibilise toute réalisation, il crée
et l'impossibilisation et l'impossible lui-même.
Bartleby et Beckett sont alors les deux créateurs d'impossible. Ils existent
à l'état originaire de néant, étant donné, comme nous l'avons vu, que, selon
Deleuze, l'épuisement est premier par rapport au possible, lequel est toujours
un possible de réalisation, n'arrive qu'avec la réalisation. À l'état originaire de
non-préférence, le possible est toujours déjà épuisé, donc sans aucune réalisa-
tion possible. La logique de la non-préférence de Bartleby ou de l'épuisement
de Beckett pense le néant comme impossibilité ou épuisement de réalisation,
comme activation à rien. Avant toute réalisation, avant tout possible, il n'y a
que de l'épuisement. L'expression «j'ai renoncé avant de naître» du texte de
Beckett Pour enfinir encore devient alors, comme le dit Deleuze, « la becket-
tienne formule de Bartleby 9 ».
Les formules «j'ai renoncé avant de naître» de Beckett et «je préférerais
ne pas» de Bartleby expriment une autre logique au-delà de tout possible.
Une logique en tant que renoncement à toute préférence et à toute possibilité.
L'activité de Bartleby s'exprime par celle qu'on trouve dans L'Épuisé: « on
s'active, mais à rien 10. » Si Bartleby renonce à obéir aux ordres de son patron,
ce n'est pas par inertie ou passivité, mais plutôt par une activité du non-faire,
par une action épuisée de rien.
Comment classifier alors l'impossible à l'intérieur de ce chemin tortueux
de la pensée sur la littérature? Et comment classifier l'impossible en tant que
centre paradoxal de l'ultime version du programme d'un empirisme trans-
cendantal ? C'est dans « Bartleby, ou la formule» que l'impossible est pensé
jusqu'à la limite. Bartleby est le personnage-cristal, un possible totalement
épuisé, c'est-à-dire l'impossible cristal. Il n'y a plus rien à réaliser, tous les
9. E. p. 60.
10. E. p. 59.
464
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien
possibles ont été épuisés. Le cristal n'est pas la mort, il est plutôt l'actualisa-
tion complète de tout le virtuel. C'est l'ultime figure de l'empirisme transcen-
dantal : cette coïncidence entre la condition et le conditionné, entre le champ
du sensible et le champ du jugement de goût. Bartleby est celui qui préfère
ne pas écrire, parce qu'il est devenu lui-même dans le néant de l'expérience,
et dans l'expérience de soi-même en tant que personnage d'un roman qu'il
se refuse d'écrire, annulant ainsi la condition même de tout roman. Bartleby
est l'inverse symétrique de Proust: celui-ci est confronté avec l'impossibilité
d'être écrivain et son œuvre est le récit infini de cette impossibilité d'être
écrivain. Bartleby absorbe dans son impossibilité d'écrire son œuvre qui elle-
même écrirait cette même impossibilité. Il en résulte, dans le cas de Proust,
que le personnage se mélange avec le narrateur et ils sont tous les deux l'œuvre
même; tandis que, dans le cas de Bartleby, il ne peut qu'être un personnage
qui, s'il devenait un narrateur proustien, annulerait sa propre œuvre par sa
décision de ne pas écrire. De Proust à Beckett, toute une métaphysique du vir-
tuel, du possible, de l'actuel, de la potentialité, de l'impossible comme cristal
et du possible épuisé est pour la première fois énoncée spéculativement en tant
que mouvement unique de la pensée et toujours de façon à pousser jusqu'à
la limite la violence que toute œuvre d'art produit sur la pensée.
Dans ce mouvement d'une littérature du sublime des facultés dans le livre
sur Proust, du virtuel masochiste dans celui sur Sacher-Masoch, de l'actuel à
propos de Kafka, de la puissance avec Bene, en passant par une littérature de
l'impossible qui s'exprime avec le personnage Bm1leby, jusqu'à l'épuisement
du possible qu'on découvre chez Beckett, Deleuze a toujours renouvelé son
programme de l'empirisme transcendantal. Chaque auteur littéraire lui a offert
une nouvelle formule pour son propre programme: l'exercice involontaire des
facultés, l'imagination productrice des désirs suspendus, la machine d'écriture
branchée sur le réel-actuel, l'amputation du réel, la minoration, le préférer-
ne-pas, l'épuisement de tout possible.
Il nous reste un dernier domaine dans cette récapitulation vertigineuse des
marges de la pensée deleuzienne sur la littérature : celui, fondamental, du
concept de vie. Ce livre s'est construit sur l'hypothèse selon laquelle la vie est
surtout pensée par Deleuze à partir des concepts d'événement et d'agencement.
Nous avons suivi l'archéologie de ces deux concepts. Le concept d'évé-
nement surgit pour la première fois timidement dans Différence et répétition
pour devenir le centre théorique de Logique du sens. Il est totalement absent
des livres sur Proust et Sacher-Masoch. Mais c'est seulement avec le concept
d'agencement que la vie se transforme en un opérateur littéraire. Dans ce sens,
la troisième partie de Proust et les signes, publiée en 1973, marque une révo-
lution dans la pensée de Deleuze. C'est là le premier lieu d'application de la
465
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
II. K, p. 145.
12. Tout le programme de Kafka - Pour une littérature mineure est énoncé dans la phrase
suivante de Deleuze et Guattari : « Nous ne croyons qu'à une politique de Kafka, qui n'est ni
imaginaire ni symbolique. Nous ne croyons qu'à une ou des machines de Kafka, qui ne sont ni
structure ni fantasme. Nous ne croyons qu'à une expérimentation de Kafka, sans interprétation
ni signifiance. » (K. p. 14.) Et dans ce programme il ne pouvait y avoir aucun doute à propos
de son but: c'était tout l'ensemble des paradigmes littéraires antérieurs à L'Anti-Œdipe, tous
les paradigmes de Deleuze lui-même avant sa rencontre avec Guattari. que Deleuze et Guattari
étaient maintenant en train de réfuter.
466
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien
467
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
propre formule, comme un monde impossible à lui. Et c'est aussi le cas des
personnages de Beckett qui, sur scène, ont des visions et des auditions, ont des
variations d'intensité et épuisent tout le possible comme mode propre d'exis-
tence. L'art littéraire est captation de la force de la vie en tant que contre-
effectuation des événements. L'art est aussi création d'une vie qui se tient
toute seule et qui, pour elle-même, capte l'intensité de l'immanence de la
vie. Et c'est par l'explication de ce mode de captation de la vie que Deleuze
arrive à son ultime programme: la philosophie de l'esprit. Car c'est l'esprit,
défini dans Qu'est-ce que la philosophie? comme « âme », « force », « forme
en soi », qui est ce qui, dans la pensée, arrive à survoler le chaos, à le rendre
sensible, à le recouper/composer pour le faire devenir chaoïde ou un composé
d'affects et de percepts. L'esprit est la vie inorganique de la pensée, le micro-
cerveau comme pure auto-contemplation (de soi) sans connaissance. La der-
nière figure de l'art littéraire chez Deleuze rejoint ainsi sa dernière figure de
l'empirisme transcendantal. L'art devient un véritable exercice transcendan-
tal, car il est à la fois expérimentation cérébrale (au lieu des facultés, Deleuze
propose maintenant le cerveau, le micro-cerveau) comme pensée et création
artistique d'une vie, une vie qui, dans son immanence, est la position intempo-
relle d'un peuple qui manque. Empirisme transcendantal en tant qu'exercice
inorganique du cerveau et position de l'impossible.
On comprend alors que le programme de l'empirisme transcendantal
comme recherche de l'immanence absolue -- peut-être le seul programme qui
a « survolé » (devrions-nous dire « hanté» ?) tous les changements de la
pensée de Deleuze devrait trouver une ultime formulation. Avec la figure du
cerveau comme esprit ou forme en soi, Deleuze tàit coïncider les conditions
formelles ou de possibilité avec les conditions réelles de la pensée. L'art et la
pensée se rejoignent en tant que création, le premier de sensations, la seconde
de concepts. La pensée a sa genèse dans un esprit immanent, un esprit comme
« forme en soi» qui rend l'impossible sensible. Et l'art est justement cette
création spirituelle d'impossibles. Si Deleuze, comme lui-même l'avoue, s'est
toujours intéressé au vitalisme, c'est dans cette immanence pure, dans l'es-
prit comme contemplation pure sans connaissance, sensation en soi, qu'il va
trouver, comme s'il était lui-même un Bartleby, sa formule finale: « L'imma-
nence : une vie ... » La vie immanente est alors à la fois une vie comme vie
inorganique spirituelle, pure image en contemplation de soi-même, et une vie
comme ce que l'art produit sous le nom de peuple qui manque.
Ce qui s'est donc passé avec Deleuze, c'est qu'il est devenu son propre per-
sonnage conceptuel. Et nous, en tant que lecteurs de son œuvre philosophique
468
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien
***
Nous avons commencé ce livre en reprenant une question de Jacques Ran-
cière sur l'existence d'une esthétique deleuzienne. Notre étude a essayé de
répondre à une telle question mais seulement à propos de l'art littéraire. Nous
ne pouvons qu'être en accord avec Jacques Rancière quand il nous fait voir
que Deleuze ne peut que retomber dans une esthétique comme théorie de
l'aisthésis, laquelle devient,justement, une ontologie des formes de l'incarna-
tion du sensible comme art. Il faut pourtant souligner que, selon Deleuze, ce
retour à une théorie de l'aisthésis est peut-être la seule façon de perturber la
division kantienne entre une esthétique de la sensibilité et une esthétique du
jugement. Et, selon Deleuze aussi, ce furent quelques-uns des éléments fon-
damentaux de l'art contemporain lui-même qui nous obligent à une pareille
solution. Ce qu'on trouve de Proust à Kafka, d'Artaud à Melville et à Bec-
kett, c'est toujours le processus d'inscription de l'esthétique du jugement dans
l'esthétique du sensible, pour, en retour, fonder le transcendantal dans une
ontologie du sensible. Cependant, entre le plan transcendantal et le plan du
sensible il y a tous les plans des événements incorporels, des agencements de
désir, des figures du possible, des devenirs fabulateurs, des dissonances dans
l'expérience du sublime, bref, toute une vie. L'esthétique littéraire de Deleuze,
s'il y en a une, ne cherche qu'à tracer le plan qui puisse capturer, à l'intérieur
de chaque œuvre, cette coupe transversale de la sensation et du jugement, du
transcendantal et de l'usage transcendant du sensible comme coupe de vie.
Et cette coupe transversale de la sensation et du jugement, qui est en même
temps œuvre et vie, constitue, selon Deleuze, précisément le trait le plus expé-
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- , Journal (trad. de Marthe Robert), Paris: Grasset, 1954, Les Cahiers rouges.
- , La métamorphose et autres récits, édition de Claude David, Paris: Gallimard,
1989, Folio.
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- , Le verdict, in Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles (trad. de Bernard
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Index des concepts
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
RITOURNELLE 352, 359, 364, 428, 437, l'œuvre d'art est un être de - qui
460 se conserve en soi 22, 338-341,
lettres 159, 165, 170, 189, 195- 350
205,214,445,446 ontologie de la - pure 23-26,
nouvelles 110, 159, 192-193, 340
195-197, 202-208, 227-228, 358, qualité comme - vibratoire
389, 395, 401,445 contractée 32
roman 21-22,32-33,41-42,48, SENSIBLE/SENSIBILITÉ 23, 28, 36, 51-52,
90-92, 97, 110,-112, 118-121, 55-56, 60, 62, 64, 66-68, 70, 82,
127,143,148,155,159,164,166- 86, 89-90, 150, 172, 325, 337,
167,188,192,204,206-207,209- 450-451, 457, 461, 469
210, 337-338, 341, 363,415,446, - pur 23,25
458, 465-466, 469 incarnation du - comme art 28,
469
SADISME 93, 95, 97-98, 102-104, 106- mouvements auto-expressifs du
109,111-113,120,135,455 - 29
-SANTÉ 30,36,93, 162,212,230-231, SÉRIE 30,48,57,119,128,130,134,170,
320,348,358-359,400,402,406, 241,268,271-272,280,303,310-
447 311,313,335,346,383,395,416,
SCHIZO-ANALYSE 51, 135, 138-140, 148, 419-421,426,428-429,462
152,162 SIGNE
SCHIZOPHRÉNIE 31, 51, 106, 113, 135- -s amoureux 51-52,56,84,127-
140,146-147,166,363,400,415, 128,419
447,455 -s artistiques 51-52, 60, 85,
128-129
SÉMIOTIQUE
-s de vieillissement, signes de
- et ontologie des essences dans
mort 50-52
l'œuvre de Proust 58,60, 83
-s mondains 50-52, 56, 84, 127-
les œuvres de Kafka comme des
129,447,453
-s perceptives 167
-s sensibles 51-52, 56, 60, 84-
SENSATION 85, 127-128
-comme affectivité active 67 théorie des - 37-39,48,83, 135-
comme volonté de puissance 136,447
en tant que pathos 68-74 typologie des - 50-53
et chair selon Merleau-Ponty
SINGULARITÉS PRÉ-INDIVIDUELLES 142,
351
144, 149-150, 163-165, 183, 188,
l'âme est - en soi 355,468
191,234,278-279,286,291,304,
l'art est le plan de composition qui
307-315,333-335,360,383,416
recoupe des -s du chaos 352
effondrement des - dans l' œuvre SOUVENIR 59,70,88,125,150-151,160,
de Kafka 211 178, 341-342, 348
expérience esthétique comme STRATE 31-33,38, 123-124, 184, 189,
bloc de -s 338, 339-343, 348, 258,273,275-277,296,323,382,
354,448 460,463,467
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1ndex des concepts
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Index des concepts
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INDEX DES NOMS
513
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
HUME, D. 37, 60, 61, 63, 64, 83, 144, LEBRUN, G. 61n
152, 173,292,451 LEIBNIZ, G. W. 137, 174-176, 188,257,
HUSSERL, E. 119, 285, 307, 308, 310, 258,261,262,323,328,329,332-
312,314,375 334,338,358,378-380,383,386,
389,449,456,460,461,463
HYPPOLlTE, l 88n
LÉVI-STRAUSS, C. 303,466
LYOTARD, J.-F. 451
JAMES, H. 399
JARRY, A. 357
JOUBERT, C. 417n MACHEREY, P. 165n
514
Index des noms
MURPHY, T. 413n, 419n, 431 n, 433n SADE, D. A. F. marquis de 41, 91-98, 102,
M'UZAN, M. 113, 114 105,107,109-112,121,454,458
SALANSKIS, J.-P. 273n, 332n
NIETZSCHE, F. 37, 60, 61, 64, 65, 67-74, SARTRE,1.-P. 69, 120,475
76, 83,90,93, 113, 152, 173,275, SAUSSURE, F.de 166n
281,292,357,358,371,381,407, SAUVAGNARGUES, A. 40n, 91 n, 166n,
451,452,454 167n, 236n, 400n
SCHELLING, F. W. von 29,371
PATTON, P. 22 SCHÉRE~ R. 22n,35, 58n,393n, 397n
PEL BART, P. P. 282n SHAKESPEARE, W. 176,235-237
PLATON 357,439 SIMONDON, G. 278n,312
POULET, G. 149 SPINOZA, B. 165, 173, 174, 178, 278,
PROUST, M. 21,23,28,30,35,37,40-43, 286,292,357,358
45, 47-53, 55, 56, 58-61, 72, 75, STOÏCIENS 264, 266, 276, 288, 297, 298,
83,84,86-88,90-92, 113, 123- 301,302,334
128,131,133,135-141,143,145,
146,148,149-155,157,161,168-
170, 172, 173, 178, 191,215,225, THOMAS, C. 96,475
233,257,261,263,265,284,343, TOURNIER, M. 445
346, 347, 361, 400n, 419n, 445,
447,449,451-455,457,459,460,
VAN GOGh, V. 342
465,469
VILLANI, A. 38,40n
RAJCHMAN,1. 144n,376n
VINCIGUERRA, L. 422n
REMERCIEMENTS 7
LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES 10
PRÉFACE de Jacques Rancière II
INTRODUCTION
Pour une Cartographie de l'Art
PREMIÈRE PARTIE
Proust et Sacher-Masoch: les Catégories, la Loi, la Folie
517
DEUXIÈME CHAPITRE. Sacher-Masoch: du phantasme à l'événement 91
La 1ittérature entre le phantasme et l' irnagination 91
Le transcendantal de la perversion 98
Les contributions de Deleuze pour une théorie du masochisme 104
Raison et imagination dans la perversion 110
Evénement et phantasme dans Logique du Sens 116
TROISIÈME CHAPITRE. Le Proust de 1970. La machine littéraire 123
La loi 123
L'instinct de mort 124
La première machine littéraire 126
QUATRIÈME CHAPITRE. Le Proust de 1973. La folie du Narrateur 133
De la genèse des facultés à la germination de la folie 133
Philosophie de la Nature 1 : la sexualité 143
Philosophie de la Nature Il : le délire du narrateur et le corps-sans-organes 147
Philosophie de la Nature III : le concept d'« agencement» 152
DEUXIÈME PARTIE
Kafka et Bene: le Pouvoir de la Littérature
PREMIER CHAPITRE. Kafka - Du réel pour en finir avec la loi et l'imagination 159
Introduction 159
Entrée 1 : Littérature et Loi (dimension du symbolique) 168
Entrée Il : L'énoncé et le désir (dimension du réel) 195
Entrée III : Contre l'esthétique (dimension de l'imaginaire) 211
DEUXIÈME CHAPITRE. Carmelo Bene et le réel de moins 233
Introduction 233
Le théâtre de la non-représentation 235
Le réel entre l'actuel et le virtuel: puissance et potentialité 249
TROISIÈME CHAPITRE. Événement et Agencement: l'énoncé et l'heccéité 263
Introduction 263
Genèse du concept de l'événement 267
Les trois plateaux du rapport agencement/événement 288
TROISIÈME PARTIE
Beckett et Melville: la Possibilité de la Littérature
518
Kafka et Melville: un même combat dans l'invention d'un peuple
qui manque? 400
TROISIÈME CHAPITRE. Beckett et l'épuisement du possible 409
Introduction 409
Les quatre formes d'épuisement du possible 413
L'image sublime 429
Bene et Beckett. D'un théâtre de moins à un théâtre de l'épuisement? 436
L'esprit sans image et les images de l'esprit.
La pensée entre le cinéma et le théâtre 438
CONCLUSION
Le chaosmos vitaliste deleuzien 443
BIBLIOGRAPHIE 471
INDEX DES CONCEPTS 495
INDEX DES NOMS 513
Philosophie
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