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Gilles Deleuze:

philosophie et littérature
La Philosophie en commun
Col/ection dirigée par Stéphane Douailler,
Jacques Poulain, Patrice Vermeren

Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée,


l'exercice de la réflexion a sOllvent voué les phi losophes à un
individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les
querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément
supplanté tout débat politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage
du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y
soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à
l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient
contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les
enserraient encore. La crise des fondements scienti fiques, la
falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des
sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de
leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la
philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité
jusqu'à la satisfàction des exigences sociales de justice et de liberté. Le
débat critique se reconnaissait être une forme de vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les
philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des
institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de
Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de
cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en
commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce
qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la
dénégation et du refoulement de ce pmtage du jugement.

Dernières parutions

Pierre BILLOUET (dir.), Herméneutique et dialectique. Hommage à


André Stanguennec, 2012.
Laura LLEV ADOT, La philosophie seconde de Kierkegaard. Écriture
et répétition, 2012.
Lucie REY, Les el?Îeux de l'histoire de la philosophie en France au
XXe siècle. Pierre Leroux contre Victor Cousin, 2012.
Flora BASTIAN l, La conversion éthique. Introduction à la
philosophie d'Emmanuel Levinas, 2012.
Maria KAKOGIANNI, De la victimisation, 2012.
Marisa Alejandra MUNOZ, !vlacedonio Fernc'lI1dez, philosophe. Le
slUet, l'expérience et l'amour, 2012.
CATARINA POMBO NABAIS

Gilles Deleuze:
philosophie et littérature

1./ an

BM0639373
© L'Harmattan, 2013
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
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Remerciements

« Les faiblesses d'un livre sont souvent la contrepartie d'intentions vides qu'on
n'a pas su réaliser », disait Gilles Deleuze dans l'avant-propos de sa thèse d'État. Ces
mots,je les tàis miens. Et je dois souligner que les intentions vides que je n'ai pas su
réaliser dans ce livre -lequel est le résultat de la thèse de doctorat soutenue le Il jan-
vier 2007, à l'université de Paris VIII - sont de ma seule et unique responsabilité.
Elles demeurent au-delà de tout le soutien que j'ai reçu tout au long de son écriture.
Ce livre est le résultat de plusieurs collaborations de différentes natures. Je veux donc
les remercier, bien que pour des raisons qui, quelquefois, surpassent l'univers académique.
Je commence par celui qui fut mon directeur de thèse, monsieur le professeur
Jacques Rancière, dont l'œuvre monumentale m'a inspirée dès le début. Ses textes
sur la littérature, le cinéma, l'image, ainsi que son originalité radicale dans la façon de
penser soit l'art, soit l'esthétique, toujours sur l'horizon d'une joie de réinvention du
politique, ont marqué chacun de mes regards sur Deleuze. Son exigence m'a obligé à
mettre Deleuze lui-même en cause, mais surtout à me surpasser moi-même. Toute ma
reconnaissance lui est donc acquise, pour avoir toujours accompagné mon travail avec
une grande amitié et une énorme patience, et m'avoir, en plus, fait l'honneur d'écrire
la préface.
Ensuite, je voudrais remercier mon père, Nuno Nabais, sur le dos duquel je suis
montée pour voir plus loin. Ses livres sur Nietzsche et sur Husserl ont contaminé
mon approche du programme de l'empirisme transcendantal. Je le remercie infiniment
pour les critiques qu'il a émises, ainsi que pour nos discussions, qui m'ont ouvert de
nouvelles perspectives dans mon propre chemin à l'intérieur de la pensée deleuzienne.
Je remercie de tout mon cœur ma mère, Olga Pombo, qui m'a toujours encouragée
et aidée, jusqu'à la dernière minute de cette publication, mais surtout en m'appuyant
chaleureusement dans les moments de crise. Malgré la différence de nos chemins phi-
losophiques, ses livres sur Leibniz et ses écrits sur Spinoza sont présents d'une façon
immanente à ma lecture de l'ontologie deleuzienne entre le possible et l'impossible.

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Le moment de la soutenance a été un événement inoubliable. Pendant tout un après-
midi, j'ai été bouleversée par la lecture attentive, l'exigence et la rigueur de Jacques
Rancière, de René Schérer, de David Lapoujade et de Raymond Bellour. Ce livre
essaie aussi d'intégrer leurs commentaires et leurs suggestions. Mais ce à quoi je reste
sensible encore aujourd'hui, c'est à leur amitié et à leur encouragement.
L'année à Amiens pour Inon DEA a été décisive pour établir une chronologie de
l'apparition/disparition des concepts d'événement et d'agencement dans l'œuvre de
Deleuze. À Laurent Bove, qui a dirigé mon DEA, je dois aussi ma première approche
d'une politique de la puissance.
Bien que moins continus que je l'aurais aimé, je ne peux pas oublier les rapp0l1s si
importants pour moi avec Ronald Bogue, Roberto Machado, Peter Pal Pelbart et Fran-
çois Zourabichvili (dont la disparition fut une pel1e profonde pour la philosophie).
Je les remercie de leur soutien à mon travail.
Je veux souligner, en outre, l'aide si affectueuse de Catherine et Bertrand Le Mon-
nier dans la correction du français de ma thèse de doctorat. À Sophie Verdet,je dois la
minutieuse attention à la fois professionnelle et amicale dans la révision finale de ce
livre qui a résisté pendant six ans à sa propre publication.
Un mot à ma sœur Patricia. Elle est peut-être celle qui comprend le mieux l'an-
goisse, la peur et l'impuissance d'agir qui ont été la cause de cette publication tardive.
Je lui donne aquele abraço très, très fort. Je veux aussi remercier mon grand-père
Antonio d'avoir lu toute ma thèse! À mes amis, mes collègues: merci pour m'avoir
écoutée, pour m'avoir entendue rire, parfois aussi pleurer. Je sais que ce n'est pas
facile de « domestiquer» quelqu'un qui habite plutôt le monde des incompossibles ...
Je veux remercier Graça Gois, qui m'a aidée à incorporer l'élément irrationnel dans
ma vie. L'effet est si actif que je me permets de lui manifester ici l'espoir qu'un de ces
jours, elle m'invite à nouveau à la plage!
Je ne voudrais pas oublier toutes les rencontres joyeuses qui font partie de mon par-
cours personnel. Événements dus au hasard, coïncidences/synchronies/agencements
monumentaux, conversations décisives avec des inconnus, petits détails inoubliables,
voyages inattendus, bref, une expérimentation de perspectives et de rencontres qui
m'a fait comprendre le sens le plus deleuzien de la vie et du vitalisme qui est condensé
dans la question « qu'est-ce que la philosophie? ». À tous, personnes, livres, affects,
percepts, musiques, peintures, visages, paysages, images, poèmes, instants qui font
partie de ma vie: merci! car ils font que ce livre est définitivement l'enfant d'une
non-ph ilosoph ie.
Au Portugal, entre 1998 et 2002, j'ai bénéficié d'une bourse de la Fondation pour la
science et pour la technologie qui m'a permis de réaliser la thèse de doctorat. Depuis
2007, la même Fondation m'a attribué une bourse de post-doc, dans le cadre de laquelle
j'ai pu rendre cette thèse dans le livre qui se présente maintenant. Je remercie vivement
la Fondation pour la science et pour la technologie du Portugal de sa générosité.
Toute ma reconnaissance va, enfin, au Centre de philosophie des sciences de l'uni-
versité de Lisbonne qui m'a accueillie pendant les dernières années, me permettant de
réaliser mon travail.
Je dédie ce livre à ma fille Alice,
mon véritable pays des merveilles, qui
est née au début de ce travail et dont le
« grandissement» a toujours été hanté
par lui. Tout mon amour pour elle
m'a fait rencontrer des lignes de fuite
intenses où le désir, l'humour et lajoie
circulent à vitesse absolue.

À la mémoire de mes grands-


parents, Joao et Maria, dont l'immense
bibliothèque philosophique, les repas
gourmands et les poèmes remplis
d'affects survolent encore aujourd'hui
mon expérience de lecture. Malheu-
reusement, ils ne sont plus là pour fêter
la réalisation de ce projet qu'ils ont vu
naître.
LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES
POUR LES ÉCRITS DE GILLES DELEUZE
(avec leur date d'édition)

AD L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie l, 1972.


B Le Bergsonisme, 1966.
CC Critique et clinique, 1993.
D Dialogues, 1977.
DR D?fférence et répétition, 1968.
DRF Deux régimes defous. Textes et entretiens 1975-1995 (édition de 2003).
E L'Épuisé, 1992.
ES Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 1953.
F Foucault, 1986.
FBLS Francis Bacon - Logique de la sensation, 1981.
H Hume, sa vie, son œuvre, 1952.
ID L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974 (édition de 2002).
lM Cinéma 1. L'Image-Mouvement, 1983.
IT Cinéma 2. L'Image-Temps, 1985.
IV L'Immanence une vie ... , 1995.
K Kqfka - Pour une littérature mineure, 1975.
LS Logique du sens, 1969.
MP Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, 1980.
MPS Marcel Proust et les signes (édition de 1964).
N Nietzsche, 1965.
NPh Nietzsche et la philosophie, 1962.
PhCK La Philosophie critique de Kant, 1963.
Pli Le Pli. Leibniz et le baroque, 1988.
PP Pourparlers, 1990.
PS Proust et les signes (éditions de 1970 et de 1973).
PSM Présentation de Sacher-Masoch, 1967.
PV Périclès et Verdi, 1988.
QPh Qu'est-ce que la philosophie?, 1991.
SP Superpositions, 1979.
SPE Spinoza et le problème de l'expression, 1968.
SPP Spinoza, philosophie pratique, 1970.
Préface

Le livre de Catarina Pombo Nabais va assurément prendre une place signi-


ficative parmi les textes qui nous rendent Deleuze enfin accessible. Que l'on
ne se trompe pas sur le sens de ce mot: il ne s'agit pas de rendre Deleuze
plus simple ou plus facile à comprendre. Pour aider à pénétrer une pensée
complexe, on n'a jamais trouvé d'autre moyen que de la compliquer un peu
plus, en y rendant sensibles les choix non explicités, les pistes écartées, les
transformations effacées ou les obstacles aplanis. Le livre que l'on va lire ne
manque pas à cette règle de bonne méthode. Autant dire qu'il ne promet rien à
ceux qui chercheraient un « Deleuze sans peine ». L'accessibilité dont je parle
veut dire autre chose: le réglage de la distance à partir de laquelle on peut faire
coïncider l'accès à une œuvre avec l'ouverture d'un espace problématique, ou
encore, la sortie nécessaire pour pouvoir pénétrer ce qui, d'une pensée, a fait
effet sur nous.
On sait comment Gilles Deleuze est, de tous les penseurs, celui qui rend
cette sortie à la fois la plus nécessaire et la plus difficile. Il est celui qui a le
plus fortement affirmé que l'on ne pensait jamais que par la rencontre avec
un dehors qui force à penser, qu'on ne peut penser. Et la littérature, là même
où elle dit le plus fortement l'impossibilité pour une pensée de coïncider avec
son objet, est l'un des lieux privilégiés dans lesquels il a soumis la pensée
philosophique à la contrainte du dehors. Mais le réseau de concepts, de per-
sonnages et d'images qu'il a déployé pour penser ces rencontres violentes de
la pensée avec son autre est, du même coup, devenu le plus serré, voire le plus
asphyxiant des filets. Combien de voyageurs, séduits par la musique de ces
mots-sirènes machines nomades et déterritorialisations, espaces lisses ou

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Gilles Deleuze: philosophie et littérature

striés, images cristal, rhizomes et lignes de fuite -, se sont trouvés entraînés


dans le lac aux sortilèges ou enfermés dans la chambre aux miroirs, incapables
de faire autre chose que d'en renvoyer sans fin l'écho! Combien d'autres, à
l'inverse, ont tiré de leur aventure le simple avertissement de se tenir à dis-
tance de ces envoütements, manquant ainsi la chance d'une rencontre person-
nelle avec l'impensable de cette pensée.
Parce qu'elle vient d'un peu plus loin, parce qu'elle appartient à une géné-
ration pour laquelle les conflits sanglants des machines désirantes avec la loi
du père marxiste ou freudien - sont de l'histoire ancienne, Catarina Pombo
Nabais a pu définir un accès sensible et raisonné à l'un de ces points privi-
légiés où la philosophie deleuzienne se construit hors d'elle-même en inves-
tissant un espace « non philosophique », celui de la littérature. Deleuze n'a
jamais fait de philosophie de la littérature, non plus que de l'art ou du cinéma.
Comme l'auteure le souligne d'emblée, Deleuze n'a jamais cherché à faire
une « esthétique ». Il a continüment cherché, en revanche, une pensée sus-
ceptible de combler le fossé qui marque chez Kant la naissance même du
thème esthétique: le fossé séparant deux domaines « celui de la théorie du
sensible qui ne retient du réel que sa conformité à l'expérience possible, et
celui de la théorie du beau qui recueille la réalité du réel en tant qu'elle se
réfléchit d'autre part 1 ». Après avoir défini le projet d'une nouvelle philo-
sophie transcendantale qui s'attache à la recherche des conditions de l'expé-
rience réelle, Deleuze indique le laboratoire où la philosophie peut trouver
ses voies indiquées, celui de l'expérimentation artistique, de ses séries diver-
gentes et de ses cercles décentrés où les matériaux et les actes de la pensée se
laissent enfin saisir à l'œuvre au lieu de fuir entre les mailles trop larges du
filet représentatif. Catarina Pombo Nabais a donc décidé de prendre au mot
la prescription deleuzienne. Dans les livres que Deleuze consacre à la littéra-
ture, elle nous montre comment l'on peut voir la mise en œuvre de son projet
d'empirisme transcendantal. Cela définit, bien sür, ce qu'on peut chercher
dans ces livres: Deleuze n'étudie pas des œuvres, il formalise des expérimen-
tations. Ce que Proust et les signes propose, c'est une « table transcendantale
de l'expérience esthétique» propre à se substituer à la table formelle des caté-
gories kantiennes, en montrant la genèse simultanée des objets connus, des
facultés qui les appréhendent, des temporalités qui leur correspondent et des
essences découvertes. Ce que le philosophe met au jour dans la Vénus à la
fourrure, c'est le fonctionnement pur de l'imagination dans son usage trans-
cendant, c'est la répétition devenue idée pure, indépendante de tout plaisir
attendu. Ce qu'il faut envisager sous le nom de Kafka, c'est le dispositifexpé-
rimental constitué par trois formes discursives unies et séparées: les lettres

1. DR. p. 94. cité par Catarina Pornbo Nabais.

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Préface

qui dédoublent le sujet, les nouvelles qui lui créent des devenirs-animaux,
les romans qui l'annulent en un agencement collectif d'énonciation. Carmelo
Bene, Melville ou Beckett définiront de la même manière des expérimenta-
tions singulières de la pensée, soustrayant ses énoncés aux appareils de pou-
voir, faisant l'expérience de l'impossible ou découvrant un possible nouveau
au terme d'un exercice d'épuisement des possibles.
Suivre ces formalisations d'expériences, c'est aussi étudier les déplacements
de la pensée deleuzienne de l'expérience. Le temps est fini où le deleuzisme
imposait l'image d'une pensée unitaire. Les chercheurs sont maintenant sen-
sibles aux ruptures comme aux continuités paradoxales: comment la « pensée
sans image» de Différence et répétition trouve son accomplissement inat-
tendu dans deux livres sur L'Image-Mouvement et L'Image-Temps; comment
des concepts un temps centraux (le simulacre, le phantasme ou l'agencement)
s'effacent de la conceptualité deleuzienne ; comment tel autre (le virtuel)
s'efface au temps de Kajka- Pour une littérature mineure pour revenir en force
dans L'Image-Temps. Catarina Pombo Nabais a choisi d'inscrire les variations
de ces concepts au sein de trois grandes figures prises par la recherche deleu-
zienne d'une philosophie de l'expérience réelle: l'esthétique transcendantale,
la philosophie de la nature et la philosophie de l'esprit. Fidèle à son principe
de limitation, elle en a suivi les métamorphoses au sein des seules œuvres
que Gilles Deleuze a consacrées aux formes de l'expérimentation littéraire.
Elle est pat1ie pour cela, bien sür, des indications que nous offrent les trans-
formations de Proust et les signes. La première version, malgré son langage
platonicien, est clairement déterminée par la problématique transcendantale
des facultés, au prix de subvertir tout l'édifice kantien en faisant de l'expé-
rience de désaccord des facultés propre au sublime « le point d'engendrement
de tout le champ transcendantal ». Mais la dissociation sublime des facultés
n'introduit chez Deleuze à aucune théologie négative, à aucune pensée de
l'irreprésentable. Elle fait bien plutôt basculer l'expérimentation littéraire vers
l'expérience positive d'une nouvelle « nature », celle des multiplicités pures,
des boîtes closes et des transversales aberrantes où l'interprète des signes
proustiens est devenu un corps sans organes propageant les vibrations de la
toile d'araignée, une pure machine propre à capter le monde extérieur pour
découvrir en lui cette existence comme multitude qui fait de lui « un élément
de l'immanence de la Nature ». À suivre ces métamorphoses, on voit l'empi-
risme transcendantal se transformer en cette « philosophie de la nature» dont
les devenirs-animaux et les agencements collectifs d'énonciation du Kajka
explicitent les principes.
Le lecteur suivra le chemin qui mène cette philosophie de la nature à sa
limite dans les procédures d'amputation de Carmelo Bene avant de construire,

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Gilles Deleuze: philosophie et littérature

à travers la non-préférence de Bartleby et l'épuisement beckettien, les


formes d'expérimentation d'une philosophie de l'esprit. Il ne peut être ques-
tion de résumer un travail qui s'attache à suivre, à travers l'analyse fine de
quelques singularités, toutes les transformations de la pensée deleuzienne de
l'expérimentation littéraire, entendue comme expérimentation de possibili-
tés de vie. Ce qui mérite en revanche d'être souligné, c'est la complication
spécifique par laquelle ce travail fait exploser toute vision unitaire de l'es-
thétique deleuzienne. Son parti pris propre est de refuser une unification de
cette esthétique comprise dans le concept du virtuel. Catarina Pombo Nabais
ne nie pas l'importance de ce concept et de ses transformations dans le par-
cours qui va de l'esthétique transcendantale des facultés à la philosophie
de l'esprit deleuzienne. Mais il lui importe de restituer ces aventures dans
une dramaturgie conceptuelle bien plus large qui met en jeu l'ensemble des
catégories modales: le réel, le virtuel, l'actuel mais aussi le possible dont on
dit volontiers que Deleuze a purgé la philosophie transcendantale mais qui
fait aussi partie du jeu des métamorphoses dont la littérature montre le tra-
vail. Catarina Pombo Nabais montre dans ce jeu une reprise et une réinter-
prétation incessantes de l'énigmatique formule des épiphanies proustiennes
« réelles sans être actuelles» et « idéelles sans être abstraites ». Si le virtuel
semble, au temps de Logique du sens et de Présentation de Sacher-Masoch,
le concept le plus propre à exprimer la modalité de ce réel non actuel, la
critique de la logique œdipienne du sens et la formalisation de la logique
foucaldienne des énoncés semblent imposer, à l'inverse, le primat d'un réel
entièrement actuel. lin 'y a rien à interpréter dans les textes de Kafka. Il y a
la réalité sans profondeur des devenirs-animaux et des agencements collec-
tifs d'énonciation. Il yale bloc de la langue du pouvoir, un réel saturé qui
ne laisse place pour aucun virtuel ni aucun possible. Et il yale travail qui
fend le bloc, qui y invente par variations continues des langues mineures.
Mais dans cette minoration, Catarina Pombo voit le principe d'une ampu-
tation du réel qui réintroduit la catégorie du possible. Elle en étudie tout
particulièrement le processus dans un texte un peu négligé auquel elle rend
toute sa place, le texte écrit en collaboration avec Carmelo Bene, Super-
positions. Deleuze y met en évidence la pOliée ontologique et politique du
travail d'amputation que Carmelo Bene pratique sur le Richard III de Shake-
speare. Ce que ce travail produit est, au sens fort, la désorganisation non
seulement de l'œuvre théâtrale mais de la scène du pouvoir. Les éléments
soustraits à l'organisation du pouvoir dégagent des puissances nouvelles. Le
travail de l'art est de soustraire du réel actuel. Cette soustraction se dit dans
le lange du virtuel mais ce virtuel n'est lui-même le virtuel d'aucun actuel, il
est un « virtuel à venir ». Catarina Pombo Nabais met en rapport cette caté-
gorie modale singulière avec le concept énigmatique qui résume la pensée

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Préface

politique, le « peuple qui manque ». Ce peuple apparaît comme l'horizon


nécessaire du travail artistique qui « dissout les frontières des pouvoir, fait
varier les contours des communautés, mélange des peuples, ruine les codes
de partage des forces ».
Le travail d'« amputation du réel» peut alors se comprendre à la lumière
des pages étonnantes de Qu'est-ce que la philosophie? sur l'art-monument,
le bloc de vibrations qui « confie à l'oreille de l'avenir [ ... ] la souffrance
toujours renouvelée des hommes, leur protestation recréée, leur lutte toujours
reprise 2 ». Ce monument, selon Deleuze et Guattari, « n'actualise pas l'évé-
nement virtuel, mais il l' incorpore ou l'incarne: il lui donne un corps, une vie,
un univers [ ... ] Ces univers ne sont ni virtuels, ni actuels, ils sont possibles 3 ».
Les percepts et affects de l'art sont ici proprement désignés comme produc-
tion du possible (du possible « esthétique» précisent les auteurs») tandis
que la question du virtuel est l'affaire du concept philosophique. Cette ques-
tion de la production des possibles, de ces possibles sans quoi l'on étouffe,
l'auteure la met au centre du plus célèbre des textes consacrés par Deleuze à la
littérature, le texte sur le Bartleby de Melville. Elle met justement en rapport
l'impossibilité d'agir qui frappe Bartleby avec celle des situations optiques et
sonores pures qui marquent le passage cinématographique à l'image-temps.
Cela veut dire aussi qu'elle soustrait le non-choix de Bartleby à toute interpré-
tation quiétiste. La question de l'impossible est ici, nous dit-elle, la question
des incompossibles. La nouvelle confronte, sur un mode leibnizien, le monde
où Bartleby copie à celui où il ne copie pas. Mais Deleuze subve11it la méta-
physique leibnizienne en construisant la rencontre des incompossibles. Les
incompossibles appartiennent au même monde et les mondes incompossibles
au même univers. Bartleby se tient sur la ligne de partage des incompossibles
et cette position est celle du voyant. Or ce que le voyant voit, c'est un peuple
à venir. Affirmer l'incompossible, c'est entrer dans l'univers de la fabulation,
l'univers des narrations falsifiantes où l'on refuse le pat1age traditionnel du
réel et du fictif. C'est commettre ce « flagrant délit de légender» qui entre
dans le mouvement de constitution d'un peuple non encore existant.

Catarina Pombo Nabais succombe-t-elle à son tour au chant des sirènes en


renvoyant en écho le chant du peuple à venir? En fait, il n'en est rien. Si elle
souligne l'enjeu politique de la fabulation, elle ne nous en prévient pas moins
contre les fausses attentes et les fausses espérances. La lecture de Melville
dans Critique et clinique n'obéit plus au programme naguère fixé à Kafka,
celui d'inventer une langue mineure dans la langue majeure. La« minoration»
2. QPh. p. 167.
3. Ibid.. p. 168.

15
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

apparaissait alors comme le travail directement politique d'affrontement avec


la langue du pouvoir. La fabulation qui a pris sa place n'est pas affaire de
rapport au pouvoir mais à la vérité. La formule de Bartleby ne crée pas une
langue mineure mais ouvre un devenir, un possible au-delà de tous les pos-
sibles, un possible qui passe par la position de l'impossibilité de tous les
possibles. Même si Catarina Pombo ne le fait pas explicitement, on peut
alors opposer cet « épuisement du possible », où Deleuze voit le travail
propre de Beckett, à la promesse du peuple produit par l'invention des lan-
gues mineures. Elle montre bien en tout cas ce qui sépare l'épuisement bec-
kettien du « manifeste de moins» qui donnait son programme politique
au théâtre de Carmelo Bene. À l'opposé de l'espace scénique de Carmelo
Bene, « dressé pour atrophier les rapports de pouvoir », l'espace où se croi-
sent les personnages de Beckett « est réduit à une ritournelle motrice, et il
finit par s'effondrer comme ensorcelé par son centre ». L'« image pure»
que Deleuze voit comme l'invention propre aux dernières pièces de Beckett
apparaît comme la forme ultime de cette dissociation des facultés qui est
au cœur de la conception deleuzienne du transcendantal, « la dissipation du
voir dans un mouvement purement spirituel d'une tension intérieure au-delà
de l'imagination, de la raison et de la mémoire ». Ce mouvement de dissipa-
tion accomplit la figure dernière du projet transcendantal, celui d'une philo-
sophie de l'esprit. Le passage d'une théorie du pouvoir à une théorie du pos-
sible accompagne alors celui d'un théâtre du corps à un théâtre de l'esprit.
Mais c'est au prix sans doute de souligner l'écart entre le peuple produit par
les exercices transcendantaux de la littérature et le peuple produit par la lutte
contre les dispositifs de la domination. L'expérimentation littéraire, nous dit
Catarina Pombo Nabais, devient de plus en plus chez le dernier Deleuze un
« corps à corps de chaque personnage avec toutes les figures de l'impos-
sible (l'impossibilité d'écrire, l'impossibilité de choisir, l'impossibilité de
se déplacer dans un espace, l'impossibilité même de parler) ». Il est entendu
que le possible chez Deleuze est toujours le produit de l'affrontement avec
tous les impossibles. Mais à cette conquête du possible, il faut sans doute
donner son vrai nom: non pas celui de l'invention politique mais celui de
l'exercice éthique.
Catarina Pombo nous le suggère sans nous en imposer la conclusion.
La « politique» de Deleuze n'est pas son objet. Son travail nous aide en tout
cas à la repenser, par cet accès distant qu'il ménage au cœur du problème,
loin de l'enthousiasme pour les machines nomades ou de la dénonciation des
machines désirantes qui caractérisèrent les polémiques d'hier. Comme il nous
aide à repenser ce qui à chaque fois se joue et se transforme du projet deleu-
zien dans l'investigation de l'expérimentation 1ittéraire. Ille fait, bien sür, au

16
Préface

prix de laisser sans réponse la question que posent tous les voyages deleuziens
sur les territoires de la littérature ou du cinérna, de la peinture ou de l'histoire
de la philosophie: Deleuze nous parle-t-il « vraiment» du cinéma ou de la
littérature, de Kant ou de Bacon? Ou bien toutes ces incursions sont-elles
« des simples laboratoires de la métaphysique de Deleuze» ? Laisser la ques-
tion ouverte, ce n'est pas avouer son impuissance à y répondre, ce n'est pas
non plus la déclarer futile, c'est plutôt nous montrer pourquoi et comment il
est possible d'y donner non seulement deux réponses mais une multitude de
réponses qui, en la déplaçant sans cesse, ouvrent de nouveaux espaces pour
la pensée.

Jacques Rancière
INTRODUCTION

Pour une cartographie de l'art


l'art entre l'esthétique et l'ontologie
y aurait-il une esthétique littéraire deleuzienne ?
Cette question semble n'avoir aucun sens. Nous savons que Deleuze a beau-
coup écrit sur la littérature. Nous savons aussi que Deleuze a radicalement
transformé notre accès à des textes aussi paradigmatiques que ceux de Kafka,
de Melville, de Proust ou d'Artaud. Aujourd'hui, il est impossible de lire La
Métamorphose sans reconnaître la vérité des processus du devenir-animal qui
y traversent les petites modulations du corps érotique, de la même façon que le
dénouement de Moby Dick est inséparable du devenir-poisson de tout pêcheur.
L'apparaître d'Albertine engagée dans un amalgame de petites perceptions
de paysages et de parfums sera toujours marqué par l'inscription de À la
recherche du temps perdu dans la technique de construction des formes pures
du temps que Deleuze a inventée à partir de Bergson. De la même manière, les
processus d'intensification poétique de la peau chez Artaud, jusqu'à la trans-
formation de la totalité du monde dans une immense membrane pulsionnelle,
ont cessé seulement après L'Anti-Œdipe d'être simplement les signes d'un
délire d'Artaud pour se donner à voir comme la première élaboration littéraire
de la réalité d'une dés-organisation du corps propre, c'est-à-dire de sa trans-
formation dans un « corps sans organes ».
Si, en même temps, nous prenons en considération la consistance et l'ori-
ginalité de celtains des concepts inventés par Deleuze pour décrire l'objet
littéraire ou pour cartographier le type d'effets que certains textes pro-
duisent comme ceux de roman comme machine abstraite, d'écriture d'une
communauté mineure en tant qu'agencement collectif d'énonciation, ou de

21
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

livre-vie -, il semble évident que, dans chacune de ses lectures de Virginia


Woolf, de D.H. Lawrence ou de Kafka, nous sommes en présence sinon d'une
théorie, du moins d'une expérience propre, d'une pratique unique de se laisser
affecter par l'art de l'écriture 1.
Pourtant, la question s'impose toujours: cette expérience ou cette pratique
relève-t-elle d'une théorie esthétique? Y aurait-il un savoir sur l'art, une nou-
velle pénétration du moyen d'existence des objets artistiques et des formes
de leur réception? Aurions-nous chez Deleuze une élaboration des figures de
la création fiction ne Ile, ou bien une description des mécanismes de la puis-
sance du sensible de l'écriture au moment de son entrée dans notre champ
d'expérience? Pourrions-nous découvrir dans ses textes un regard propre sur
le mode d'existence du roman, du conte ou de la nouvelle?
Cette question a déjà produit quelques lignes de fracture à l'intérieur de
l'interprétation de Deleuze. Paul Patton, par exemple, dit tout simplement que
« à proprement parler, il n'y pas une théorie de l'art chez Deleuze 2 ». Selon
lui, -la pluralité de concepts et de stratégies qu'on trouve dans les textes de
Deleuze sur la littérature, le cinéma, la peinture, nous empêche d'y repérer
l'unité d'une compréhension homogène sur l'art et, donc, une théorie de l'art.
Jacques Rancière, dans Existe-t-ilune esthétique deleuzienne ? 3, propose
une réponse beaucoup plus complexe. Deleuze aurait refusé radicalement
l'esthétique comme un savoir sur les œuvres pour la transformer en un mode
de pensée qui se développe à propos des œuvres et qui les prend comme
témoins d'une tout autre question 4. Cette autre question déborde toujours la
littérature. Elle appartient à des problèmes tels qu'une politique du célibataire,
une poétique du non ou une métaphysique de la sensation. La thèse centrale
de Deleuze serait, selon Rancière, celle qui est formulée dans son dernier livre
Qu'est-ce que la philosophie? : « L'œuvre d'art est un être de sensation et rien
d'autre: elle existe en soi [ ... ]. L'artiste crée des blocs de percepts et d'affects,
mais la seule loi de la création, c'est que le composé doit tenir tout seuls. »
Le problème qui doit guider alors la pensée sur l'art chez Deleuze est celui de
la détermination de cet « être de sensation» et du mode de se « tenir tout seul»
du composé de percepts et d'affects.
Pour Rancière, une telle « existence en soi », non organique, peut se pen-
ser uniquement à partir d'une théorie de la sensation comme événement, ou

1. Comme le dit René Schérer. « d'une certaine façon. toute l'œuvre de Deleuze peut être consi-
dérée comme une théorie de la littérature. de l'écriture». (SCHÉRER, R.. 1998a, p. 19.)
2. PATTON. P.. 1996, p. 41.
3. RANCI ÈRE. L 1998b. p. 525.
4. QPh. p. 155.
5. RANCIÈRE, L 1998b. p. 534.

22
Introduction: pour une cartographie de l'art

mieux, à partir d'une ontologie de la sensation pure: « égaler la puissance de


l'œuvre à celle d'un sensible pur, d'un sensible a-signifiant 6 ». Cette sensation
pure ne relève pas d'une détermination subjective. Elle est une multiplicité de
percepts et d'affects qui, en elle-même, forme un corps autonome, un bloc, ou,
pour reprendre une formulation de Rancière, « une sensibilité qui n'est plus
celle de l'homme de la représentation, qui est celle du contemplateur devenu
l'objet de sa contemplation: mousse, caillou ou grain de sable 7 ». Si l'œuvre
d'art renvoie à la puissance sensible d'une pensée qui l'a créée et à l'orga-
nisation de la sensibilité de celui qui la lit, elle n'appartient ni à la sphère de
la création, ni à celle de la sensation. Ainsi, l'approche de l'art chez D.eleuze
devrait dissoudre les catégories, non seulement de la philosophie de l'art en
tant qu'ontologie de l'objet créé, mais aussi de l'esthétique en tant que théorie
de l'expérience de ces objets.
Ce qui est paradoxal aux yeux de Rancière, c'est que cette double destitu-
tion de la théorie classique de l'art ne place pas Deleuze au-delà de l'esthé-
tique. Au contraire, la « logique de la sensation », que Deleuze découvre par
exemple chez Kafka, ou alors les blocs d'affects et de percepts qui traversent
les descriptions de Proust le reconduisent, selon Rancière, au centre même
de l'esthétique, de l'esthétique en tant que pensée de l'aisthésis. Le concept
de sensation pure déplace seulement l'ontologie. Refusant l'organicité de
l'œuvre, Deleuze la transforme en une ontologie de sa réception pure, de son
aisthésis. C'est la sensation qui se voit ontologisée en tant qu'agencement non
organique, en tant que bloc d'affects et de percepts. Donc, il n'y a pas une
esthétique chez Deleuze en tant qu'un savoir sur l'art parce que, pour lui, l'art
lui-même est déjà savoir, il est déjà sensation, affect et percept. C'est pour
cela que Rancière peut écrire: « Deleuze accomplit le destin de l'esthétique
en suspendant toute la puissance de l'œuvre au sensible "pur" 8. »
Il fut possible de produire le déplacement inverse de ce regard que Rancière
a introduit dans la compréhension de la pensée de l'art chez Deleuze. On peut le
reporter, non sur une phénoménologie de la sensation (même si pure), mais sur
une ontologie de l'œuvre en tant que réalité virtuelle. Ce fut le cas de Christine
Buci-Glucksmann. Dans Les Cristaux de l'art,' une esthétique du virtuel 9, elle
intègre la théorie de la sensation pure au sein d'une pensée de l'art comme abs-
traction. La sensation pure, au lieu d'être une figure de l'expérience, devient le
plan où cette abstraction, qui ne s'oppose ni au figuratif, ni à la mimésis, se consti-
tue véritablement comme réel. La destitution par Deleuze de l'image organique

6. RANCIÈRE. J.. 1998b. p. 535.


7. Ibid.. p. 536.
8. BUCI-GLUCKSMANN. c.. 1998. p. 95-111.
9. Ibid .. p. 95.

23
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de l'œuvre d'art correspondrait donc à un programme que Buci-Glucksmann


définit comme« expressionnisme abstrait 10 ». Ce programme aurait été formulé
pour la première fois par W5rringer à propos de la spécificité du gothique ou
de l'art égyptien face au modèle esthétique gréco-romain. Dans cette œuvre,
Abstraction et Einfuhlung, que, comme le rappelle Buci-Glucksmann, Deleuze
revendique comme l'une des grandes révolutions de la théorie contemporaine
de l'art, ce qui est en jeu, c'est un concept non organique de l'autonomie de
l'art. À partir de l'idée selon laquelle l'art est essentiellement le mouvement
d'une ligne abstraite, la vie de l'œuvre apparaîtrait radicalement transformée.
Buci-Glucksmann cite le Deleuze de Logique du sens: « W5rringer a trouvé
la formule de cette ligne frénétique: c'est une vie, mais la vie la plus bizarre et
la plus intense, une vitalité non organique ". »Alors, selon Buci-Glucksmann,
la question centrale de la demande deleuzienne pour l'art serait: qu'est-ce que
cette ligne abstraite, et dans quelle mesure a-t-elle la forme d'une vie? Buci-
Glucksmann suit de très près les solutions de Deleuze. D'abord, il faut refuser
l'idée qui fait de l'abstraction une essence ou une idéalité géométrique. La ligne
abstraite agit comme un ensemble d'opérations sur des forces. Elle est comme
le diagramme sensible de flux et d'intensités. Ensuite, il faut refuser l'idée que
cette ligne est le vestige d'un mouvement de création ou d'un regard de l'artiste
sur l'œuvre. La ligne abstraite est précisément ce qu'il y a de plus immanent à
l'œuvre, elle est sa nervure, sa vie.
Buci-Glucksmann souligne une évolution dans la manière selon laquelle
Deleuze pense la Nature de cette immanence. Évolution qui va d'un privilège
des lignes abstraites tracées par le devenir-art ou devenir-œuvre du corps sans
organes de l'artiste - surtout présent dans Logique de la sensation - jusqu'à
une ontologie du virtuel où les lignes ont le statut d'orientations internes de
forces, de lignes de fuite des intensités qui composent l'œuvre en tant que bloc
d'affects et de percepts - Le Pli et Qu'est-ce que la philosophie ?
Cette ontologie du vitiuel se réaliserait dans l'utilisation du cristal en tant
que modèle de l'œuvre d'mi. Le cristal n'est pas ici l'objet pétrifié, la sédi-
mentation de lignes régulières d'atomes, symétries de plans. Le cristal que
Deleuze veut utiliser est plutôt le cristal en tant que forme abstraite. Dans
ce sens, « le cristal deleuzien n'est ni une simple métaphore, ni un simple
objet. Il serait plutôt une image-pensée, qui définit un territoire et fonctionne
comme matrice d'une "géo-philosophie" de l'art. Image de soi et image de
l'univers, il est la première "machine abstraite", la première "monade" d'un
v irtue 1esthétiq ue 12 ».

1O. LS. p. 83.


Il. BUCI-GLUCKSMANN. C. 1998. p. 101.
12. Ibid .. p. 105.

24
Introduction: pour une cartographie de l'art

Ce qu'il y a d'étrange dans ce déplacement de l'esthétique comme théo-


rie de l'aisthésis (point de vue de Rancière) vers une « géo-philosophie de
l'art» (point de vue de Buci-Glucksmann), c'est le processus d'immatéria-
Iisation qui le traverse. Chez Rancière, le sensible pur n'appartient ni à une
philosophie de la nature, ni à une phénoménologie du regard. Le sensible pur
est d'une immatérialité indécidable. Autour du concept de cristal chez Buci-
Glucksmann, on trouve la même indécidabilité. Selon cet auteur, la figure du
cristal est inséparable d'une ontologie de l'œuvre d'art comme ontologie du
virtuel, d'un « virtuel esthétique ». Bien que le cristal puisse avoir au début la
valeur d'un« opérateur réflexif 13 », ce qu'il fait voir est« le virtuel comme
force imageante accompagnant le réel 14 », où « l'image-cristal conjuguait des
espaces virtuels 15 ». Le cristal en tant que virtuel est l'endroit où, précisément,
viennent se condenser les concepts de vie non organique et de forme abstraite,
« comme si la vie, soudain menacée par sa propre vitalité non organique, pou-
vait devenir puissance cristalline 16 ». Cristal et virtuel se définissent récipro-
quement, de sorte que la forme abstraite est 1'« entre-temps» toujours hétéro-
gène, le mouvement, non d'actualisation du virtuel, mais de sa cristallisation
toujours reportée, « comme un gigantesque cristal à retardement 17 ». En cela,
l'art est non seulement remis dans un plan de suspension ou de retardement
du temps sous la forme d'un cristal purement virtuel, mais aussi acquiert-il
la condition d'un intervalle entre deux virtuels. « Le virtuel en art est [ ... ]
événement entre deux virtualités: une virtualité chaotique et une virtualité
consistante. Ou encore un virtuel de la ligne sans contour, trajectoire inté-
rieure de toutes les abstractions, et un virtuel-monde, où l'entre-expression
monadologique est tapissé de perceptions plus ou moins claires 18 ». Bref,
le cristal, selon Buci-Glucksmann, n'a rien de matériel mais il est plutôt un
intervalle indécidable entre deux immatérialités.
Les lectures de Rancière et de Buci-Glucksmann, bien que selon des pers-
pectives opposées, touchent le même problème. Elles nous placent des deux
côtés du grand paradoxe de la pensée de l'art chez Deleuze: le projet d'une
pensée de l'art qui refuse une ontologie de l'œuvre ou une phénoménologie de
sa réception, qui ne se veut pas un savoir sur des objets ni sur des expériences,

13. BUCI-GLUCKSMANN, c., 1998.


14. Ibid., p. 107.
IS.lbid., p. 109.
16. Ibid .. p.IIO.
17. Ibid.
18. « Ce qui l'intéresse dans un texte. ce sont les processus, les stratégies de résistance que
les écrivains inventent pour démystifier le langage lui-même. pour expérimenter avec, pour
"compliquer" les signes. pour confronter le Dehors ou la Vie elle-même. pour survivre à cette
confrontation et pour créer leur propre œuvre, leur propre événements [ ... J. À ce regard. la
philosophie et la littérature sont inséparables. » (COLOMBAT, A. P.• 2000. p. 29. nous traduisons).

25
BM0639373
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

mais qui se développe à propos des œuvres et qui les prend seulement comme
témoins de questions qui les excèdent. Pourtant, comme ils l'ont montré, ce
projet même ne peut pas s'empêcher de retomber dans une esthétique comme
pensée des affects et des percepts, de même qu'il ne peut que reprendre une
ontologie de l'art, bien qu'elle soit une ontologie de la condition non orga-
nique de la vie des œuvres. La non-esthétique de Deleuze ne serait qu'une
permanente dérive entre une aisthésiologie de la sensation pure et une méta-
physique du virtuel immatériel.
Cependant, une autre question s'impose: cette retombée dans l'esthétique
en sa fonne la plus canonique ne serait-elle pas alors le trait le plus singulier
de la pensée deleuzienne sur l'ati ?

L'esthétique entre une théorie des conditions


du sensible et une analytique du jugement.
le programme de l'empirisme transcendantal

Deleuze accomplit bien le destin de l'esthétique comme savoir des œuvres


et des conditions de son expérience. Mais il déplace ce savoir, il le fait gra-
viter autour d'autre chose. Et cette autre chose non seulement ne se laisse
voir que dans les œuvres qu'il lit, mais aussi se révèle comme une nouvelle
cond ition d'accès au sens et au mode de nous affecter de ces œuvres. Cette
autre chose, c'est ce que Deleuze aime définir comme une nouvelle image de
la pensée. L'art n'intéresse le philosophe que dans la mesure où l'art met en
crise l'expérience.
C'est peut-être parce qu'il évite les questions classiques de l'esthétique
qu'il peut faire des œuvres d'art des points critiques pour la pensée. Jamais il
ne se place devant la question de la nature de l'œuvre littéraire - question qui
depuis Mallarmé est devenue constitutive du travail de l'écriture. Mais c'est
ainsi que ses textes sur la littérature ont bouleversé notre idée même de la lit-
térature dans son rapport avec la pensée, y gravant pour toujours des concepts
aussi puissants que ceux de « contrat pervers », de « machine abstraite »,
d'« agencement collectif d'énonciation ». C'est aussi parce que Deleuze pro-
pose comme problème général de la peinture non pas la représentation, ni la
conceptualisation, mais bien la captation des forces, qu'il peut souligner dans
l'œuvre de Francis Bacon des formes d'une pensée figurale, d'une pensée
non figurative, c'est-à-dire ni illustrative ni narrative. Cette pensée, plutôt que
représentation de l'horreur du monde, est présence du cri, en tant que forces et
flux qui travaillent derrière ce même monde.

26
Introduction: pour une cartographie de l'art

De même avec le cinéma. Ses analyses des images-mouvements et des


images-temps ont ouvert un nouveau plan d'expérience dans notre perception
cinématographique, même si Deleuze ne s'est à aucun moment confronté avec
l'effet esthétique de ces images. Ce qui l'intéresse, c'est le rapport du cinéma
à la pensée et au cerveau. Il fait une description des images pures comme
désenchaînées des liens sensori-moteurs, n'établissant que des rapports non
commensurables les unes avec les autres. L'image devient présentation directe
du temps et rapport de la pensée avec l'impensé, laissant apparaître le rapport
du cerveau et du cosmos, du dedans et du dehors. En tant qu'image-temps,
l'image est présentation même du cerveau. Le cinéma-cerveau devient projec-
tion du processus cérébral, ce que Deleuze appelle l'automate spirituel.
Ce mouvement permanent de fuite en retour, cette déterritorialisation des
œuvres pour les revisiter selon un autre plan de composition, est peut-être
le centre le plus décisif du style de Deleuze. Il veut traverser les œuvres et
ses modes de perception comme des domaines d'un plan qui excède soit les
œuvres, soit leurs effets. L'objectif est que ces œuvres et leurs effets puissent
apparaître selon un seul plan, comme un seul plateau où les effets sont imma-
nents aux objets qui les produisent et où les œuvres n'existent que comme
expérimentation. Deleuze croit que cet excès, que cette recomposition des
champs canoniques de l'esthétique sur un nouveau plan, le plan d'une nou-
velle image de la pensée, peut faire converger les deux sens de l'esthétique qui,
depuis Kant, ont été radicalement séparés: celui de la théorie du sensible et
celui de la théorie du beau. C'est pour répondre à cette scission, pour répondre
à cette crise qui divise la pensée sur l'art, qu'il faut inscrire la question de
l'art dans une nouvelle formulation du programme transcendantal, dans une
nouvelle version de l'idée d'une description des conditions de l'expérience.
Comme Deleuze le dit: « Les conditions de la représentation sont des catégo-
ries définies comme conditions de l'expérience possible. Mais celles-ci sont
trop générales, trop larges pour le réel. Le filet est si lâche que les plus gros
poissons passent au travers. Il n'est pas étonnant, dès lors, que l'esthétique se
scinde en deux domaines irréductibles, celui de la théorie du sensible, qui ne
retient du réel que sa conformité à l'expérience possible, et celui de la théorie
du beau, qui recueille la réalité du réel en tant qu'elle se réfléchit d'autre part.
Tout change lorsque nous déterminons des conditions de l'expérience réelle,
qui ne sont pas plus larges que le conditionné, et qui diffèrent en nature des
catégories: les deux sens de l'esthétique se confondent, au point que l'être
du sensible se révèle dans l'œuvre d'art, en même temps que l'œuvre d'art
apparaît comme expérimentation 19. » Deleuze prend l'œuvre d'art comme
la matérialisation des conditions de l'expérience, non pas de l'expérience

19. DR. p. 94.

27
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

possible, mais de l'expérience réelle, de l'expérience dont les conditions ne


sont pas plus larges que ce qu'elles conditionnent. Il peut ainsi fondre les
formes du beau avec les formes de la sensibilité et donner à voir l'œuvre
même, et non pas le jugement, comme cette conformité entre le sensible et
ses conditions, et le beau comme ce qui est conforme à l'expérience dans sa
réalité.
Deleuze cherche bien autre chose qu'une esthétique. Mais cet autre chose
par-delà l'esthétique est la seule réponse au fait que l'esthétique, depuis sa
fondation spéculative avec Kant, est scindée en deux domaines. Pour dépasser
ce clivage entre l'esthétique transcendantale en tant qu'une partie d'une théo-
rie générale des conditions de possibilité de l'expérience et l'esthétique du
jugement comme théorie des formes de la réflexibilité du réel dans le jugement
du beau et du sublime, il faut refaire et l'esthétique transcendantale et l'esthé-
tique du jugement. D'un côté, il faut déplacer le champ même des conditions
de l'expérience. Au lieu de définir le champ transcendantal à partir de l'expé-
rience possible, il s'agit de faire de l'expérience réelle le point de départ d'une
déduction de l'a priori. Et cette expérience réelle a son domaine privilégié,
justement, dans l'art. L'œuvre d'art comme bloc d'affects et de percepts est
la révélation unique de l'être du sensible. La condition de l'expérience n'y
est pas plus large que le conditionné. L'œuvre d'art, dans sa singularité et
dans son exceptionnalité, contient toutes les conditions de l'expérience qui
la constituent en objet du jugement beau ou sublime. L'œuvre d'art apparaît
donc comme expérimentation, c'est-à-dire comme lieu de genèse et de l'objet
et des conditions de son devenir sensible, comme lieu d'une genèse qui fait
violence sur la pensée et la force à penser.
C'est vrai que Deleuze ne peut pas s'empêcher, ainsi, comme l'indique
Jacques Rancière, de retomber dans une esthétique comme théorie de l'ais-
thésis, laquelle devient, de ce fait, une ontologie des formes d'incarnation
du sensible comme art. Mais, selon Deleuze, ce sont les conditions mêmes
de l'art contemporain qui ont produit la perturbation de cette scission kan-
tienne entre une esthétique de la sensibilité et une esthétique du jugement.
La pensée sur, par exemple, les dispositifs du signe artistique dans le récit
proustien n'a de sens que comme une réfutation, qui est en même temps une
refondation, de l'idéalisme transcendantal: penser la sensibilité à partir des
conditions de sa genèse réelle dans l'art et penser l'art comme exercice trans-
cendant du sensible. Ce qu'on trouve de Proust à Kafka, d'Artaud à Melville
et à Beckett, c'est toujours le procès d'inscrire l'esthétique du jugement dans
l' esthétiq ue transcendantale pour, en retour, fonder le transcendantal dans une
ontologie du sensible. L'esthétique de Deleuze ne cherche qu'à tracer le plan
qui puisse capturer, à l'intérieur de chaque œuvre, cette coupe transversale de

28
Introduction: pour une cartographie de l'art

la sensation et du jugement, du transcendantal et de l'usage transcendant du


sensible qui constitue une des lignes de l'expérience de l'art contemporain.
Deleuze définit ce programme comme «empirisme transcendantal».

Esthétique et philosophie de la Nature

Comme ce travail essaie de le montrer, à mesure que Deleuze cherchait


une radicalisation du transcendantal, il a repris la tradition de l'esthétique du
romantisme, une esthétique qui se transforme en une philosophie de la Nature,
en une philosophie des propriétés auto-expressives des formes naturelles.
L'empirisme transcendantal a conduit Deleuze à une théorie des objets en
tant que mouvements auto-expressifs du sensible, à une description du mode
d'existence des œuvres comme des épiphanies des formes de vie. Si la théorie
de l'aisthésis pure, que Rancière voit comme le trait essentiel de l'esthétique de
Deleuze, doit être lue comme un moment du programme de l'empirisme trans-
cendantal, du programme d'une analyse de la genèse des facultés dans l'expé-
rience réelle, i.e. dans l'expérimentation de l'art, de même, l'ontologie du
virtuel, cette autre dérive de l'esthétique de Deleuze, selon Buci-Glucksmann,
n'est une perspective rigoureuse sur sa pensée sur l'art que si elle renvoie à la
philosophie de la Nature à laquelle elle a donné naissance.
Il y a un retour à Schelling, au-delà de la philosophie critique de Kant,
qui se laisse voir surtout dans Mille plateaux: « L'art n'est pas le privilège
de l'homme. Messiaen a raison de dire que beaucoup d'oiseaux sont non
seulement virtuoses, mais artistes, et le sont d'abord par leurs chants territo-
riaux 20. » Selon Deleuze, l'art commence avec les empreintes territoriales.
Celles-ci ne renvoient ni à un sujet ou à une sensation qui les capte et les
institue comme des empreintes, ni à un objet dont la nature est de s'épui-
ser dans son expression d'empreintes. Il n'existe chez Deleuze qu'« un auto-
mouvement des qualités expressives 21 ». Nous ne saurions confondre cette
expressivité avec les impressions dans un quelconque regard, si a-subjectif,
pur ou abstrait soit-il. L'expressivité est autonome, elle se suffit à elle-même
ou, pour reprendre une formule de Deleuze, « tient pour soi ». C'est dans cette
autonomie que l'expressivité réalise la condition de l'œuvre. Elle renvoie uni-
quement à elle-même. « Les qualités expressives écrit encore Deleuze dans
Mille plateaux -, les couleurs des poissons corail, sont auto-objectives, c'est-
à-dire trouvent une objectivité dans le territoire qu'elles tracent 22. »
20. M P. p. 389.
21. !vl P. p. 389
22. A4P. p. 390.

29
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Dans le point de vue de cette philosophie de la Nature, l'mt est l'événement


primordial des formes naturelles. L'art doit être pensé à partir des marques
constituantes de domaines, de demeures par des animaux territoriaux. « L'art
est d'abord affiche, pancarte. Comme dit Lorenz, les poissons de corail
sont des affiches 23. » Ces marques sont des événements artistiques dans la
mesure où elles sont expressives, où elles dessinent des nouvelles propriétés
en tant que territoire qui appmtient au sujet qui les porte. Mais ces propriétés
sont artistiques précisément parce qu'elles sont originairement des expres-
sions, des signatures. Seulement après deviennent-elles des déterminations,
deviennent-elles des qualités de l'animal qui les produit 24.
Ce « vitalisme» de l'expression a bouleversé le centre de gravité de
presque toutes les questions qui dessinent notre régime de pensée de l'art lit-
téraire. C'est vrai que Deleuze se rapporte toujours aux classiques des XIXe et
Xxe siècles, comme Zola, Whitman, Proust, Kafka, Virginia Woolf, Faulkner,
Artaud ou Kérouac. C'est vrai aussi qu'il traverse les sujets canoniques tels
que le statut du narrateur, la nature de la fiction et de la fabulation, la diffé-
rence des genres, ainsi que la question même de la littérarité d'un énoncé
littéraire. Cependant, l'approche de la littérature par un certain regard sur la
vie des œuvres déplace, à chaque moment, la façon de penser les questions
qui, depuis le romantisme, organisent l'esthétique littéraire. C'est le cas de
l'opposition entre l'autonomie de la forme et la profondeur de la vie intérieure
de l'écrivain, la question du rapport entre l'œuvre et l'esprit, question qui est
au cœur des enjeux théoriques de Proust ou de Mallarmé. La ligne de solution
de cette série d'oppositions est placée par Deleuze entièrement du côté du
sujet qui écrit. La littérature est un événement de l'ordre de la production, de
la subjectivation de l'acte d'écrire. Mais ce sujet est renvoyé à un plan entière-
ment a-subjectif. Il est un sujet collectif, un sujet machine d'expression d'une
communauté. Deleuze invente un réalisme non psychologique de la fabula-
tion, qui est en même temps une politique des devenirs, des mouvements, des
lignes de production d'un peuple qui manque. D'un autre côté, il essaie une
théorie de l'écriture comme activité expérimentale de santé d'un écrivain qui
habite sa langue comme un étranger, comme un exclu, membre d'une commu-
nauté mineure. L'intériorité et la profondeur d'une œuvre sont reconduites à

23. MP. p. 389.


24. « L'expressif est premier par rapport au possessif: les qualités expressives. ou matière
d'expression sont forcément appropriatives. et constituent un avoir plus profond que l'être. Non
pas au sens où elles appartiendraient à un sujet. mais au sens où elles dessinent un territoire qui
appartiendra au sujet qui les porte ou qui les produit. Ces qualités sont des signatures. mais la
signature, le nom propre. n'est pas la marque constituée d'un sujet, c'est la marque constituante
d'un domaine. d'une demeure. La signature n'est pas l'indication d'une personne, c'est la for-
mation hasardeuse d'lm domaine. » (Ibid.)

30
Introduction: pour une cartographie de l'art

la surface des agencements qu'une minorité réalise comme ligne de fuite des
dispositifs de codification et de territorialisation des désirs.
Les descriptions des procédés de déterritorialisation de la langue chez
Kafka ou de l'expérience proustienne d'être étranger dans sa propre langue
inaugurent ce que Deleuze définit comme une pragmatique des agencements
collectifs d'énonciation, laquelle prend chaque énoncé comme mot d'ordre,
comme formule 25. Ce qui intéresse Deleuze, c'est le rapport de tout énoncé
avec ses conditions sociales, avec des actes de paroles comme marqueurs de
pouvoir. L'opposition classique entre l'acte pur de l'écriture et la passion, ou
le contraste entre la gravité de l'expression et l'indifférence du thème - au
centre des analyses de la « frivolité» de Flaubert ou de la schizophrénie
d'Artaud sont renvoyés donc au caractère nécessairement social de l'énon-
ciation, c'est-à-dire à des agencements de la langue qui sont toujours collectifs.
Fictionnalité, fabulation, expression, tout dans l'œuvre littéraire est déplacé
vers le domaine d'une vie pré-individuelle, vers le domaine d'une pragmatique
des agencements d'énonciation en tant que forme machinique et collective de
la vie. Il faut bien souligner le fait que cette pragmatique de l'agencement est
toujours une singulière philosophie de la Nature. En effet, tous les agence-
ments d'énonciation sont doubles: s'il y a toujours quelque chose qu'on dit
dans un agencement, il y a aussi toujours quelque chose qu'on fait. Expression
et contenu, les agencements sont donc à la fois agencements d'énonciation et
agencements machiniques. Selon Deleuze, penser les énoncés littéraires, c'est
comprendre les modalités d'articulation de ces deux faces de l'agencement et
de leurs formes d'inscription dans les strates. L'agencement est l'effet d'un
territoire, lequel est, à son tour, un processus de décodage des milieux strati-
fiés. Ainsi, la pragmatique deleuzienne renvoie chaque fois à une théorie des
strates et de la stratification du monde et des codes, des milieux, des rythmes à
partir desquels l'agencement émerge. C'est donc une philosophie de la Nature,
une philosophie de la Nature pluraliste que cet hyperréalisme du sujet collectif
d'énonciation convoque. Des concepts qui appm1iennent à la géologie, à la
biologie, à la physico-chimie - comme ceux de coagulation, de sédimentation,
ou d'ensembles moléculaires - se mêlent avec des catégories sémiologiques
25. Comme dit Jacques Rancière, à propos du texte Bartleby ou la formule : « Loin de toute tra-
dition du texte sacré. il décrit volontiers l'œuvre comme le développement d'une formule: une
opération matérielle qu'accomplit la matérialité d'un texte. Ce terme situe la pensée de l'œuvre
dans une double opposition. D'un côté. la formule s'oppose à l'histoire. à l'intrigue aristo-
télicienne. De l'autre. elle s'oppose au symbole, à l'idée d'un sens caché derrière le récit. »
(RANCIÈRE. J.. 1998a. p. 179.) Rancière montre. dans cet article. dans quelle mesure cette méta-
physique de la formule comme dispositif littéraire alternatif conduit Deleuze à l'utopie d'une
littérature qui ouvre le passage à une politique. à ce que serait une justice de l'humanité frater-
nelle. Et. selon Rancière, c'est justement cette idée d'une littérature qui devient une politique
qui montre les impasses de la pensée de Deleuze. Nous reviendrons sur ce texte fondamental.

31
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

pour décrire des phénomènes tels que la stratification d'un énoncé, la déterri-
torial isation d'une narrative ou d'un personnage.
Il n'y a de strates et de territoires qu'à l'intérieur d'un plan d'immanence ou
plan de consistance. Ce plan, de même que l'agencement, a deux faces, il est
Pensée et Nature. Il faut d'abord tracer ce plan, il faut construire les concepts
qui vont l'occuper, le peupler, pour faire apparaître la Physis qui le compose.
Or, ces concepts, surfaces ou volumes, difformes et fragmentaires, dont le plan
est l'absolu illimité, ne sont pas le corrélat d'un objet de contemplation ou le
produit d'un sujet de réflexion. Le concept, en tant que transformation incor-
porelle qui s'attribue aux corps ou aux contenus, c'est ce qui est exprimé par
un énoncé. Et ce qui est exprimé n'est pas le résultat d'une activité. Il n'est pas
fait par l'esprit, mais il se fait dans l'esprit, dans l'esprit qui contemple, pré-
cédant ainsi toute mémoire et toute réflexion. On comprend alors que Deleuze
se soit approché de plus en plus d'une philosophie de l'esprit. La philosophie
naturelle de l'expression devient une physique de la pensée-cerveau.
Le point de déplacement sera son travail sur le cinéma. Au moment où
Deleuze découvre dans les images du cinéma une pensée-cerveau qui existe
à l'écran, il déplacera de plus en plus le centre de l'immanence du plan de
l'actuel vers celui du virtuel. Et le vil1uel deviendra, à partir des livres sur le
cinéma, le cristal de temps, ainsi que l'événement d'une contemplation sans
connaissance, une âme. Cette âme, cette forme en soi qui ne renvoie à aucun
point de vue extérieur, qui « n'a qu'un seul côté quel que soit le nombre de ses
dimensions, qui reste co-présente à toutes ses déterminations sans proximité
ou éloignement, les parcourt à vitesse infinie, sans vitesse-limite 26 », elle est
le cerveau au moment où le cerveau est dans l'état de sensation vibratoire
contractée, devenue qualité, variété.
Ce que nous adoptons comme régime architectonique pour approcher la
pensée de Deleuze, c'est la découverte d'un permanent déplacement du regard
de Deleuze sur l'art littéraire. Ce déplacement se fait par trois couches: l'empi-
risme transcendantal, la philosophie de la nature et la philosophie de l'esprit.
Ce qui fait pourtant de ce déplacement un vrai dispositif de bouleversement
de notre expérience théorique, c'est le fait que, pour donner à voir chaque
couche, pour décrire exactement son régime de pensée et sa condition d'exis-
tence, Deleuze propose toujours la littérature comme la bonne image. Par
exemple, pour accéder à l'ontologie du virtuel (programme de l'empirisme
transcendantal qui a précédé le programme d'une philosophie de la nature),
l'analyse du fantasme-événement Œdipe, en tant que noyau fictionnel de tout
roman, est, selon Différence et répétition et Logique du sens, le bon chemin.

26. QPh. p. 198.

32
Introduction: pour une cartographie de l'art

Chaque mythe individuel d'un névrotique transpolie comme virtuel tous les
romans du monde, qu'il ne fait qu'actualiser. C'est la façon dont À la recherche
du temps perdu met en acte la formule proustienne « un peu de temps à l'état
pur» qui laisse vraiment voir les trois synthèses du temps - celles du présent
vivant, du passé pur et de la forme pure du temps. Dans Différence et répéti-
tion, les trois répétitions qui fondent les synthèses du temps répétition-lien,
répétition-tache, répétition-gomme - ont leur mode d'existence le plus origi-
naire dans l'œuvre littéraire. Et Mille plateaux reprend cette tripartition des
synthèses du temps, les renvoyant aux trois grands genres littéraires, le roman,
la nouvelle et le conte. L'art littéraire se révèle bien comme lieu de genèse des
formes du temps, des formes de la répétition 27.
Dans la couche de la philosophie de l'esprit, on trouve un pareil dévelop-
pement en miroir. Dans une interview à propos de ses livres sur le cinéma,
Deleuze dit: « Le cinéma ne met pas seulement le mouvement dans l'image,
il le met aussi dans l'esprit. La vie spirituelle, c'est le mouvement de
l'esprit 28. » Avec le cinéma, Deleuze découvre des images qui font voir
l'activité de la pensée. Le cinéma, c'est une vie de la pensée, une vie spirituelle.
Et c'est avec L'Épuisé, ce texte presque clandestin sur le théâtre de Beckett,
que l'activité de l'esprit est présentée comme création d'images. Le mouve-
ment de l'esprit culmine dans la création sur scène d'images pures en auto-
dissipation. Comme nous essaierons de le montrer, c'est dans l'analyse des
pièces pour la télévision que Deleuze a pu montrer que le sujet central de
Beckett est de faire voir, par des images, des esprits qui ne se préparent qu'à
créer des images. Avec L'Épuisé, on touche à des images de la pensée, on
touche à la vie de l'esprit, lequel n'existe qu'en tant qu'il fait des images en
disparition. C'est alors avec Bèckett que Deleuze formule sa dernière vision
de la v ie, ce Ile de l'esprit.
Bref, chaque couche du travail théorique de Deleuze - soit la couche de
l'empirisme transcendantal, soit celle de la philosophie des agencements et
des strates, soit la couche de l'esprit est déjà une entrée dans le monde de
l'expérience littéraire. Chacune de ces couches transforme notre regard sur la
littérature. Et toutes font apparaître un énoncé, un événement fictionnel, un
personnage comme la matérialisation d'une expérience du temps, soit sous
l'image d'un bloc de nature, soit comme une manifestation d'un esprit.
Faire de Deleuze un moyen d'accès à une œuvre d'art, c'est se mettre à
l'école de l'éthologie, de la géodésie, de la topologie, de la neurologie, de
quelque chose qui est à la fois une biologie de l'inorganique, une cristallo-
graphie du virtuel et une anatomie des facultés pures. En un mot, c'est penser

27. Cf chapitre «Trois nouvelles ou "qu'est-ce qui s'est passé?" » de lv/P.


28. DRF~ p. 264.

33
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

le concept de vie. Deleuze lui-même, dans une lettre-préface au livre de


Mireille Buydens Sahara: l'esthétique de Gilles Deleuze, publié en 1991,
écrit : « Je crois que vous avez vu, à votre façon personnelle, ce qui est
l'essentiel pour rnoi, ce "vitalisme" ou une conception de la vie comme
puissance non organique. ([ ... ] c'est la "vie" qui me semble l'essentiel) 29. »
Deleuze peut y souligner l'essentiel de son programme: qu'il n'est une esthé-
tique qu'en tant qu'il est une pensée de la vie, une pensée des formes de vie
dans l'art.
La vie est aussi le dernier thème du dernier texte de Deleuze. Et Giorgio
Agamben voit même dans L'Immanence: une vie ... la forme d'un testament
philosophique 30. Or, si nous prenons conscience que, dans ce texte, la vie
permet de penser dans une image unique les concepts d'immanence, de puis-
sance, de virtuel, de singulier, d'intensité, nous vérifions que c'est presque
tout le vitalisme de Deleuze qui est condensé dans ces quatre dernières pages
qu'il a publiées. Ne doit-on pas alors prendre ce fait comme une indication
méthodologique?
Nous savons que le concept de vie fournit les traits principaux du style
philosophique de Deleuze: a) sa façon de lire l'histoire de la philosophie,
en faisant toujours d'une pensée une forme d'intensification d'une vie; b) sa
traversée permanente de la littérature comme image unique de la vie dans sa
singularité; c) l'expérience de l'écriture philosophique comme un vitalisme
du concept, comme l'actualisation des virtualités engagées dans chaque pro-
blème. En chacun de ces domaines, il s'agit toujours de penser la vie comme
l'unité d'une force et de son sens, comme la profondeur d'un événement dans
son incorporéité, comme l'individuation dans son intensité 31.
Cela signifie que ses concepts fondamentaux de vie en tant que corps-sans-
organes, machine abstraite ou ligne de fuite, ne sont jamais des métaphores
biologistes transposées pour le domaine de l'aisthésis ou pour l'ontologie de
l'artefact, mais, au contraire, des stratégies d'intelligibilité de la pluralité des
formes de la vie à l'intérieur même de l'art. Comprendre la constitution d'un
territoire, les lignes d'intensité qui le traversent comme des mouvements de
fuite ou de sédimentation, accompagner ses cartographies de forces et de flux,
c'est entrer pleinement dans cet art étrange de tracer des cartes de lignes abs-
traites de vie, de devenirs. Or, c'est dans l'esprit que ces car10graphies de la
vie s'accomplissent. La dernière figure de la vie inorganique, comme nous
essayerons de le montrer, se trouve justement dans une philosophie de l'esprit,

29. BUYDENS. M.. 1990. Lettre-préface.


30. AOAMBEN. G .. 1998. p. 165-189.
31. Il est très significatif que Deleuze. dans son livre sur Foucault, souligne la mutation que
Foucault a produite dans le statut de 1'« intellectuel» : « L'intellectuel ou l'écrivain deviennent

34
Introduction: pour une cartographie de l'art

dans la faculté de création des images et des concepts. On peut donc dire que
Deleuze rencontre dans l'esprit le mode d'existence de la vie inorganique qui
s'exprime dans des micro-cerveaux. Sa dernière image de la vie de la pensée
est donc un neurologisme transcendantal ou un empirisme spirituel.

La vie ne serait-elle pas alors le lieu d'accès à ce qu'il y a de plus singulier


dans la pensée de Deleuze sur l'art 32 ? Et ne serait-elle aussi le fil conducteur
des grands déplacements que Deleuze a produits à l'intérieur de la théorie de
la littérature territoire par excellence de l'immanence d'une vie?

Empirisme transcendantal, philosophie de la Nature,


philosophie de l'esprit. Questions de méthode

La difficulté centrale dans l'approche deleuzienne de l'art devient le mode


d'existence de ce concept de vie dans son rapport avec la pensée. Comme nous
essaierons de le montrer, il y a dans les textes de Deleuze un triple programme
théorique: d'abord comme empirisme transcendantal, ensuite comme philo-
sophie de la nature et, finalement, comme philosophie de l'esprit. Ce sont
ces trois plans qui expliquent bien le caractère inclassable en même temps
post-kantien et pré-critique - de la pensée de Deleuze sur l'art. Rancière et
Buci-Glucksmann ont bien touché ce paradoxe. Et Deleuze n'a rien fait pour
l'annuler. Bien au contraire. Il nous conduit directement, non seulement à la
question du statut spéculatif de son regard sur l'art, mais surtout à l'instabilité
permanente de ses positions.
Du côté de son programme d'un empirisme transcendantal en tant que théo-
rie des facultés, Deleuze a toujours changé le mode de définition du champ
des conditions de l'expérience réelle. Deleuze a essayé de reformuler le pro-
gramme transcendantal de Kant par des approches non homogènes. D'abord,
par une nouvelle théorie des fàcultés. C'est cette théorie des facultés, comme
cet étude veut le rendre visible, qu'on trouve dans les livres sur les romans de
Proust (1964, 1970, 1973) et de Sacher-Masoch (1967). L'expérience littéraire
y est toujours prise comme lieu de genèse des conditions de la pensée, de la

aptes à parler le langage de la vie. plutôt que du droit. [... J N'est-ce pas une certaine idée de la
Vie. un certain vitalisme où culmine la pensée de Foucault? » (F.. p. 97-98.)
32. « La littérature est, pour Deleuze. rétërence et source [... J. II a l'art d'accéder à la vie parce
qu'il a le secret des devenirs. dans la ligne où il s'engage, qui est dite ligne de fuite: non pas
parce qu'elle lui ferait irréaliser le monde par une évasion dans l'imaginaire. mais parce qu'il
sait s'engager. en dehors de la voie des identités pesantes. dans celles des rnétamorphoses. »
(SCHÉRER, R.. 1998a.. p. 19.)

35
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

sensibilité, de l'imagination, de la mémoire et de la raison en tant que formes


de réflexion des modes de l'apparaître de l'art comme expérimentation.
Deleuze abandonne ce modèle - qu'on peut appeler« critique» - pour expé-
rimenter un modèle « clinique» lequel suppose une philosophie de la nature.
L'univers du délire schizophrénique dans son rapport avec la langue (le cas
d'Artaud et de son concept de corps-sans-organes, par exemple), le combat
pour des nouvelles formes de santé chez Fitzgerald ou Virginia Woolf, même
les fonctionnements paranoïdes des machines juridiques et pénitentiaires de
Kafka, tous ces domaines limites de la littérature lui sont apparus comme un
nouveau champ - empirique et transcendantal. On découvre ce modèle dans
L 'Anti-Œ'dipe (1972), dans Kafka Pour une littérature mineure (1975), dans
Dialogues (1977) et dans Mille plateaux (1980).
Bien que l'ontologie du virtuel, que Deleuze reprend de Bergson, traverse
presque tous ses livres, ayant sa formulation la plus paradigmatique dans
Différence et répétition (1968) et Logique du sens (1969), le mode d'exis-
tence de l'art, à patiir de Kafka, se laisse penser du point de vue, non pas
d'une ontologie de ce qui est idéal sans être abstrait et réel sans être actuel,
mais d'une philosophie de la nature. Et, avec les livres sur le cinéma (1983-
1985), l'ati rencontre un troisième plan du virtuel: la pensée-cerveau. Ici, le
vitalisme rencontre sa dernière version, en tant que philosophie de l'esprit.
La pensée-cerveau sera décrite plus tard, dans Qu'est-ce que la philosophie ?,
comme étant la faculté même des concepts. Dans ce sens, la position de Buci-
Glucksmann est exemplaire en ce qu'elle ignore, mais, aussi, en ce qu'elle
révèle à propos de l'évolution de la pensée de Deleuze. Celle-ci a commencé
par une ontologie du virtuel comme plan du symbolique, où le virtuel dépen-
dait du rappoli entre désir et loi. Cette ontologie s'est développée ensuite
en philosophie de la nature en tant qu'une nouvelle idée des modes d'exis-
tence de la vie, pour revenir finalement à une nouvelle ontologie du virtuel,
cette fois en tant qu'une philosophie de l'Esprit, une ontologie qui définit la
pensée-cerveau comme une forme consistante absolue, en état d'auto-survol
sans distance, en vitesse infinie, et à laquelle Deleuze reconnaît le même sta-
tut d'événement pur ou de réalité du virtuel. Le cerveau sera ainsi la dernière
figure du virtuel. Deleuze le décrit comme la faculté du virtuel, comme la
faculté qui crée des concepts en même temps qu'il tire le plan d'immanence
sur lequel les concepts se placent. Deleuze dira: « Le cerveau est l'esprit
même 33. » D'une philosophie de la nature, Deleuze passe donc à une philo-
sophie de l'esprit. L'art (à côté de la philosophie et de la science) deviendra
un des trois plans le plan de composition - sous lesquels le cerveau devient
sujet, devient pensée-cerveau.
33. QPh. p. 198

36
Introduction: pour une cartographie de l'art

Les trois domaines de la pensée de Deleuze sur l'art n'ont donc pas eu
toujours le même poids. Le programme d'une nouvelle théorie des facultés
joue un rôle fondamental dans les livres sur Proust (1964) et Sacher-Masoch
(1967). À partir de Logique du sens (1969), surtout avec l'introduction du
concept de « corps sans organes» que Deleuze y présente pour la première
fois à partir d'Artaud, c'est une théorie de la Nature inorganique qui occupera
le centre de son travail sur l'art. Le corps sans organes est à la fois un champ
transcendantal, une forme pure non subjective de l'expérience, et une réalité
fondatrice de l'idée même de vie dans sa non-fonctionnalité, dans sa machina-
lité. Après la découverte de l'autonomie de l'image cinématographique en tant
qu'un cerveau matérialisé sur l'écran, le vitalisme acquiert la condition d'une
philosophie de l'esprit. L'interprétation empiriste de la théorie kantienne des
facultés est transformée dans une ontologie de la Pensée-cerveau. Le cerveau,
en même temps virtuel comme les concepts qu'il crée et actuel comme les
chaos qu'il recoupe avec ses concepts, est un esprit singulier. Il est la dimen-
sion la plus subtile d'une nature qui contemple, d'un sentir interne, comme
âme ou force, comme micro-cerveau ou vie inorganique des choses. Dans ce
sens, la philosophie de l'esprit du dernier Deleuze n'est qu'une version ultime
non seulement de son empirisme transcendantal, mais aussi de sa philosophie
de la nature.
Pour comprendre le rôle du programme d'une nouvelle théorie des facultés
dans les livres sur Proust et sur Sacher-Masoch, notre tâche n'était pas diffi-
cile. Il a suffi d'inscrire la pensée sur la littérature dans les textes d'histoire de
la philosophie de cette même période. Les livres sur Hume, Nietzsche, Kant et
Bergson nous donnaient l'accès aux enjeux kantiens de la théorie des signes
et de l'essence que Deleuze voulait découvrir dans À la recherche du temps
perdu ainsi qu'à la théorie de l'imagination fabulatrice dans son rapport au
phantasme pervers dans son analyse du masochisme.
L'entrée dans la philosophie de l'esprit n'a pas été non plus très compli-
quée. Elle a une date bien précise dans l'œuvre de Deleuze et, après son appa-
rition, elle deviendra de plus en plus son centre théorique. En effet, elle com-
mence dans les livres sur le cinéma en 1983-1985, où l'image pure donne à
voir une pensée-cerveau. Dans Le Pli, la philosophie de l'esprit rencontre la
figure de l'âme et de la doublure sur soi-même du monde exprimé comme
totalité virtuelle dans chaque monade. Là, c'est tout le leibnizianisme qui est
mis au service de la vision du baroque comme une architecture des plis de
l'âme, une vraie physique de l'esprit. La pensée-cerveau occupe le centre de
Qu'est-ce que la philosophie ? On y trouve l'idée selon laquelle le concept
se construit sur un plan d'immanence en tant que celui-ci recoupe une varia-
bilité chaotique (virtuelle) et lui donne consistance, c'est-à-dire la fait passer

37
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

à la réalité. La pensée, c'est ce devenir réel, c'est-à-dire consistant, du chaos:


« Un concept est donc un état chaoïde par excellence; il renvoie à un chaos
rendu consistant, devenu Pensée, chaosmos rnental 34 . » Le cerveau en tant que
faculté des concepts est resprit même. Le concept d'esprit offre l'issue ultime
de la poétique de Beckett. Comme Deleuze le montrera dans L'Épuisé (1992),
tout le travail dramaturgique de Beckett se laisse transcrire par le projet de
faire une image pure, sur l'épuisement de toutes les dimensions physiques du
théâtre (noms, voix, mouvements, gestes). Une image pure s'obtient alors par
auto-dissolution du visible, elle est pure vie spirituelle. Et le travail de Beckett
sera rexpression parfaite de ce que Deleuze appelle un « théâtre de l'esprit ».
Mais, comment entrer dans la philosophie de la nature de Deleuze? Pour
comprendre les effets de déplacement que le concept de vie produit à l'inté-
rieur de la pensée de la littérature, par où commencer? Faut-il pratiquer le
régime rhizomatique et approcher en réseau les pages de Deleuze sur l'œuvre
d'art littéraire? Deleuze se propose de penser l'art à partir des dispositifs
de -pouvoir qui appartiennent à une théorie du vivant dans ses rapports avec
l'espace, les domaines, les strates. Mais, par où entrer dans cette philosophie
de la nature?
En 1988, dans une conversation à propos de la publication de Le Pli,
Deleuze avoue avoir le projet de reprendre le travail commun avec Félix Goat-
tari, autour de ce qu'il désigne lui-même comme « une sorte de philosophie
de la Nature 35 ». Auparavant, dans cette même conversation, il avait dit:
« Il y a un lien profond entre les signes, l'événement, la vie, le vitalisme. C'est
la puissance d'une vie non organique, celle qu'il peut y avoir dans une ligne
de dessin, d'écriture ou de musique. Ce sont les organismes qui meurent, pas
la vie [ ... ]. Tout ce quej'ai écrit était vitalisme, du moins je l'espère, et consti-
tuait une théorie des signes et de l'événement 36. »
« Vie non organique », « théorie des signes », « événement », voilà les
concepts clefs de la philosophie de la Nature chez Deleuze. Il ne nous fallait
que les suivre pour entrer dans les lignes fondamentales de ce nouveau « vita-
lisme ». Pourtant, quel terme prendre comme point de départ? Le concept
de « vie non organique» ? Celui de « signe» ? Ou celui d'« événement» ?
Deleuze avait lui-même suggéré la réponse. En effet, il avait dit, dans cette
même conversation de 1988 : « Dans tous mes livres, j'ai cherché la nature

34. QPh. p. 196.


35. PP. p. 212.
36. PP, p. 196. Dans Dialogues. Deleuze affirme: « Nous aurions voulu tàire un livre de vie. »
(D. p. 174.) Aussi. en 1989. à Arnaud Villani qui affirme que la physis semble jouer un grand
rôle dans l' œuvre de Deleuze, celui-ci répond: « Vous avez raison, je crois que je tourne autour
d'une cel1aine idée de la Nature. mais je ne suis pas encore arrivé à considérer cette notion
directement.» (VILLAN!. A.. 1999. p. 129.)

38
Introduction: pour une cartographie de l'art

de l'événement 37 » Donc, on a compris que le « lien profond» que Deleuze


reconnaît, à l'intérieur de son vitalisme, entre une théorie des signes et le
concept de vie non organique, se laisse découvrir dans son projet de construire
une nouvelle compréhension de cet objet trivial et, en même temps, impen-
sable qui semble traverser toute son œuvre: l'événement.

la vie entre l'événement et l'agencement

Il faut alors se dédier à l'archéologie de ce concept d'événement dans


l'œuvre de Deleuze, de façon à reconstruire le fondamental de sa philosophie
de la nature. Mais un monde énorme de problèmes d'interprétation est progres-
sivement apparu. D'abord, nous nous sommes rendu compte que le concept
d'événement est un concept tardif. Il n'apparaît pour la première fois, et de
façon timide, que dans Différence et répétition (1969). C'est seulement dans
Logique du sens (1969) que ce concept obtient une explicitation systématique.
D'un autre côté, il disparaît de L'Anti-Œdipe (1972), de Kafka (1975) et de
Foucault (1986), et il revient seulement avec Le Pli (1988), pour occuper une
place centrale dans Qu'est-ce que la philosophie? (1991).
Si la genèse du concept d'événement est mystérieuse, sa destinée ne l'est pas
moins. Dans Dialogues (1977) et Mille plateaux (1980), le concept d'« événe-
ment» était toujours présenté à propos de 1'« agencement» à tel point qu'ils
étaient souvent confondus. Ici, ils fonctionnent soit comme étant tous les deux
équivalents au concept d'« heccéité », soit comme l'un faisant partie de l'autre
(l'événement comme ce qui se dégage d'un agencement du type heccéité).
Finalement, et c'est très surprenant, dans Qu'est-ce que la philosophie? le
concept d'agencement n'a qu'une seule occurrence, tout à fait marginale, tan-
dis que c'est le concept d'événement qui constitue l'horizon de la pensabilité
des grands thèmes de ce 1ivre.
Devant cette étrange genèse et cette non moins obscure destinée du concept
d'événement, une hypothèse a pris de plus en plus d'urgence: et si les livres
(presque tous des années soixante-dix) -- où le concept d'« événement» était
absent - ne représentaient pas une suspension de la théorie de l'événement,
mais seulement un remplacement, bien que provisoire, de ce concept par celui
d'« agencement» ? Dans ce cas, nous pourrions admettre que le concept
d'agencement avait hérité, non pas des caractères, mais de la fonction de l'évé-
nement. Mais, alors, que pouvait signifier ce remplacement? Seraient-ils des
concepts synonymes, ou bien ce remplacement représentait-il un déplacement

37. PP. p. 194.

39
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

théorique dans la philosophie de la nature de Deleuze? En plus, cette subs-


titution ne fut pas linéaire: a) dans L'Anti-Œdipe, nous ne trouvons plus le
concept d'« événement » et le concept d'« agencement » n'est pas encore
présent; b) le concept d'« agencement », en tant que catégorie esthétique,
apparaît pour la première fois dans la troisième partie de Proust et les signes
( 1973) pour penser précisément le statut du narrateur dans La Recherche ;
c) le concept d'agencement constitue aussi le concept central du grand livre
sur la littérature de Deleuze et Guattari qu'est Kafka - Pour une littérature
mineure (1975) en tant qu'agencement collectif d'énonciation et agencement
machinique de désir; d) dans Le Pli, le concept d'« événement» est repris
comme central; et, finalement, e) dans Qu'est-ce que la philosophie ?, tous les
problèmes qui étaient formulés dans Kafka et dans Mille plateaux à l'intérieur
d'une physique de 1'« agencement» sont approchés seulement par une théorie
de 1'« événement 38 ».
Comment accompagner cette métamorphose permanente des concepts clefs
de-la philosophie de la nature de Deleuze? Et cette métamorphose aurait-elle
une quelconque équivalence dans la théorie de la littérature? Ne peut-on pas
dire alors qu'il y a un fort lien entre le développement de la philosophie de
la nature (le passage d'une théorie de l'événement à une théorie de l' agen-
cement) et la question de la littérature chez Deleuze? Pourrait-on établir un
parallélisme entre l'archéologie du concept d'événement et les transforma-
tions qu'on trouve chez Deleuze à propos, par exemple, des concepts de fic-
tion, de fabulation, ou même du narrateur?
.--------
38. Dans cette lecture généalogique de l'œuvre. nous sommes forcés d'approfondir les cou-
pages proposés par quelques reconstructions du parcours de Deleuze. José Gil souligne la rup-
ture produite par l'introduction du concept de « corps sans organes» à la tin de Logique du
sens, qui n'aura tous ses etfets que dans L 'Anti-Œdipe (cl GIL 1.. 1998b. p. 69-88). Arnaud
Villani développe les discontinuités dans le passage de Différence et répétition à L'Anti-Œdipe.
« Nous pourrions donc reconstituer une genèse idéale du deleuzianisme dans ses trois premiers
moments. Différence et répétition correspond à une étape philosophique au sens le plus clas-
sique. d'une densité presque insoutenable. [... ] Au second moment, Logique du sens (ouvrage
sur lequel Deleuze a plus tard manifesté des réticences, trouvant notamment cette tentative trop
dépendante du structuralisme) consacre à la fois la case vide et en déplace déjà le sens vers
« l'instance paradoxale» ou dispars. Manger-parler, c'est encore CarrolL mais cela conduit très
vite à Artaud [ ... ]. L'Anti-Œdipe est la prise en compte. jusqu'à ses dernières conséquences,
de la puissance de déplacement du schizophrène. Cet ouvrage est à la fois l'explication de la
corporalisation progressive de Logique du sens et de l'inversion du rapport entre Carroll et
Artaud, et la véritable naissance des synthèses telles qu'elles se maintiendront jusqu'à la tin
de l'œuvre. » (VILLANI, A.. 1998. p. 46-47.) Anne Sauvagnargues propose une tripartition de
l'œuvre de Deleuze: « Des premières œuvres à Différence et répétition, la question de l'art
passe d'abord par le privilège de la littérature. Avec Guattari, et le tournant pragmatique de la
pensée à partir de L 'Anti-Œdipe. Deleuze amorce une critique de l'interprétation et une logique
des multiplicités qui lui permet. après Mille p!ateaw::, de se consacrer pleinement à la sémio-
tique de l'image et à la création artistique. » (SAUVAGNARGUES, A., 2005, p. 13.)

40
Introduction: pour une cartographie de l'art

Le cas le plus frappant, c'est celui qui existe entre le rôle joué par le concept
de « phantasme» dans les lectures des textes littéraires des années soixante
et la réfutation radicale de toute théorie du phantasme et de l'imaginaire
qu'on trouve comme déclaration de principe dès les premières pages de Kafka
(1975). Si, par exemple, dans le livre sur Proust, la fiction est expliquée à
partir de la dynamique même du signe, à partir de ce renvoi infini des choses
du monde, des affects ou de l'art, où l'écrivain n'est que le narrateur de cette
mémoire involontaire des choses avec les choses, Présentation de Sacher-
Masoch fait de la fiction le résultat du travail du phantasme. On ne peut pas
oublier que ce livre, apparemment sur le masochisme, est une recherche sur
la nature et le rôle de l'œuvre d'art littéraire. La toute première phrase du
livre est justement « À quoi sert la littérature? », et Masoch est analysé en
tant qu'exemple de ce que Deleuze appelle une « efficacité littéraire ». Les
fonctions érotiques du langage, les processus de négation chez Sade, ceux de
dénégation et de suspens chez Masoch, les rôles de la femme et du père dans
leurs romans, les éléments romanesques de l'institution et du contrat, tout cela
est approché à l'intérieur d'une tentative de penser la nature du roman. C'est
le phantasme, effet du processus de dénégation et de suspension de l'imagi-
nation, qui invente les scènes figées, les enjeux pénibles, bref, tout le monde
faux du roman, où le lecteur rejoint le plaisir ancien de déplacement de ses
objets de désir. Et, d'une façon surprenante, Logique du sens refusera cette
version analytique de la fiction. Le fantasme y sera aussi le lieu d'origine de la
fiction, mais le fantasme n'est plus le produit de l'imagination. Dans Logique
du sens, au contraire, le phantasme, mode d'incorporation de l'événement, est
pensé surtout comme le mouvement de la profondeur du corps à la surface de
l'énoncé. Il est l'objet virtuel, l'incorporation partielle de l'événement fantas-
matique par excellence: le drame d'Œdipe.
On peut dire, donc, qu'avec Kafka (1975), au moment où Deleuze élabore
l'exposé le plus systématique du concept d'agencement, il refuse tout le pro-
gramme d'une théorie de l'imagination et du phantasme qui fondait sa pensée
de la 1ittérature pendant les années soixante.
Quel genre de correspondances peut-on établir alors entre les disconti-
l1Uités dans la philosophie de la nature et celles dans la théorie de la litté-
rature? Est-ce qu'il y aurait des paradigmes spécifiques, ou au moins des
différences suffisantes, pour affirmer qu'à chaque concept d'événement, ainsi
qu'à chaque concept d'agencement, correspondrait une façon de penser la
littérature ? Quelle est, ou quelles sont les conséquences de cette hésita-
tion entre les concepts d'événement et d'agencement sur les questions, par
exemple, de la fiction? En un mot, dans quelle mesure le mouvement de
l'événement à l'agencement et le retour à l'événement, accompagné qu'il fut

41
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

par des ruptures internes dans la théorie littéraire deleuzienne, expriment-ils


quelque chose de fondamental dans le devenir de sa pensée?
Clarifions ces questions. Quelle philosophie de la nature avant 1969, c'est-
à-dire avant que la théorie de l'événement apparaisse dans Logique du sens?
Dans Proust et les signes, ou dans Présentation de Sacher-Masoch, il n 'y a
pas encore le concept d'événement. S'agit-t-il d'une philosophie de la nature
d'un autre type, ou bien faut-il y chercher quelque chose d'autre? Et quoi dire
sur l'énorme proximité chronologique entre Logique du sens et Présentation
de Sacher-Masoch, et, en même temps, de la distance théorique si grande en
ce qui concerne un point décisif, précisément celui de la présence du concept
d'événement? En effet, si l'on compare les idées sur le désir et la loi, ou sur
le phantasme et Œdipe, dans Présentation de Sacher-Masoch et Logique du
sens, il semble que la pensée de Deleuze est la même. Saufsur un aspect: celui
qui concerne l'événement. Dans Présentation de Sacher-Masoch, il n'y a pas
encore un concept explicite d'événement. Dans Logique du sens, l'événement
de-vient le concept par excellence des pages dédiées à Carroll ou à Artaud.
Ce n'est donc pas seulement L 'Anti-Œdipe qui marque une rupture dans la
pensée sur la littérature. C'est vrai que ce livre est le réquisitoire le plus tran-
chant du paradigme psychanalytique, où toute fiction est renvoyée au roman
familial et aux mythes privés du névrotique (paradigme qui, comme Deleuze
le reconnaît dans Dialogues, structure quand même le plus fondamental de ses
propres pages sur la littérature dans Présentation de Sacher-Masoch, Diffé-
rence et répétition et Logique du sens). En même temps, c'est vrai aussi que
L'Anti-Œdipe établit le point de départ de la pragmatique des agencements
collectifs d'énonciation qui organise les textes sur Kafka des années soixante-
dix. L'Anti-Œdipe est donc le moment le plus « spectaculaire» des ruptures
internes à l'intérieur de la pensée de Deleuze sur la littérature.
De Marcel Proust et les signes (1964) à Critique et clinique (1993), chaque
approche de la littérature est marquée par des perspectives très différentes sur
des sujets décisifs comme la nature de la fiction, la condition d'autonomie
d'une œuvre littéraire, la forme du temps fictionnel, la structure de la couche
expressive 39. Pour prendre au sérieux ces discontinuités, il s'impose une tra-
versée systématique des textes de Deleuze sur la littérature suivant ces quatre
périodes: celle avant la théorie de l'événement, celle organisée par l' événe-
ment, celle qui a comme centre le concept d'agencement et, finalement, celle
marquée par le retour de l'événement 40.
----------------------------
39. Cf DR. dans le chapitre II. « La répétition pour elle-même ». les paragraphes « Le système
littéraire» et « Le phantasme ou simulacre. et les trois figures de l'identique par rapport à la
dit1ërence» (DR. p. 159-165).
40. Et dans cette traversée. nous sommes confrontés à une nouvelle donnée: avant le surgisse-
ment du concept d'agencement. donc avant la troisième version de Proust et les signes en 1973,

42
Introduction: pour une cartographie de l'art

Voici les présupposés qui dirigent notre lecture de la question de la litté-


rature dans l'œuvre de Deleuze. Ils nous obligent à une méthode à la fois
diachronique et excentrique. Nous allons suivre les textes de Deleuze sur la
1ittérature selon le mouvement de son écriture et les inscrire toujours dans
trois plans spéculatifs qui les traversent et qui les excèdent: le programme
d'un empirisme transcendantal en tant que théorie des facultés, l'idée d'une
nouvelle philosophie de la nature et la transformation de cette philosophie de
la nature en une philosophie de l'esprit. La lecture de son premier livre sur
la littérature - Proust et les signes - est devenue paradigmatique pour notre
méthode. Elle exprime toutes ces coupures et ces déplacements. Notre lec-
ture discontinuiste du livre sur Proust, tout en étant l'entrée dans la première
formulation de la question de la littérature chez Deleuze - dans son régime
lui-même discontinu -, cherche à justifier notre méthode, c'est-à-dire notre
façon d'être sensible aux faits des non-continuités. C'est pourquoi nous allons
commencer par cette œuvre.

Deleuze pensait toujours l'art par l'œuvre d'art littéraire. Ses points de repère sont toujours
les textes - de Proust. de Masoch. d'Artaud. de Klossowski. de Zola. Ce n'est qu'avec Mille
plateaux. justement dans ce livre où il établit pour la première fois cette reconduction explicite
de la question de l'art à une philosophie de la nature. que Deleuze construit une pensée de l'art
qui prend en considération d'autres domaines de la création (peinture. musique. architecture,
théâtre. cinéma). L'« agencement» serait-il le concept-clef d'une pensée plus générale sur les
multiples formes de l'art ?
PREMIÈRE PARTIE

Proust et Sacher..Masoch :
les catégories, la loi, la folie
Introduction
Quatre, trois, deux

Proust et les signes est le premier livre que Deleuze dédie à la littérature et
à un auteur littéraire. C'est peut-être pour cette raison qu'il reviendra deux fois
à ce texte. À la première édition de 1964, il ajoute en 1970 la deuxième partie
« La Machine littéraire », et, en 1973, la conclusion « Présence et fonction de
la folie, l'araignée », laquelle avait été publiée séparément auparavant dans un
volume collectif en Italie l . Proust et les signes constitue ainsi un laboratoire
unique pour accompagner les métamorphoses dans la pensée deleuzienne 2.
Ce procès de réécriture de Proust et les signes était presque inévitable.
Il s'agit de son premier livre sur la littérature - et Deleuze sait que chaque
déplacement dans les autres territoires de la pensée l'oblige à une reformu-
lation de son approche primitive de Proust. Proust et les signes est déjà ce
véritable livre-rhizome dont Deleuze définira les contours à propos de Kafka.
Les croisements avec différents modes de penser provoquent de nouvelles édi-
tions, dans un procès de changement permanent de paradigmes. À partir d'un
seul et même objet, La Recherche, Deleuze propose, en trois éditions distinctes,
des concepts, des modèles, des catégories tout à tàit différentes. Ces discon-
tinuités rendent manifestes des différences très subtiles, des déplacements,
des écmts microscopiques, lesquels sont l'effet des révolutions énormes dans

1. Sagi e Ricerche di Letteratura Francese. XII. Bulzoni ed .. 1973.


2. Nous pensons évidemment aussi à Critique et clinique comme étant un autre exemple d'un
livre sur la littérature qui laisse voir ces démarches. Néanmoins. Critique et clinique est un
ensemble de textes de sujets très dit1ërents qui sont rassemblés après une première publication
dans des revues. des préfaces. etc .. tandis que PrOl/st et les signes est une œuvre qui prend tou-
jours le même objet. La Recherche.

47
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

l'ensemble de l'œuvre de Deleuze. Chaque partie augmentée fonctionne


comme une nouvelle ramification où le nouveau champ théorique apparaît
comme une nouvelle entrée. Il est symptomatique que ce livre-rhizorne ait
pris Marcel Proust pour auteur à penser. C'est précisément sur l'écrivain qui
a fait de son œuvre l'expérimentation même de l'idée d'œuvre d'art littéraire
et de son roman un roman de formation, d'invention de soi-même en tant que
narrateur-héros, que Deleuze a écrit un livre toujours en construction. Marcel
Proust est le monument accompli d'une fusion absolue entre l'expérience de
l'écriture et une forme de vie. Il fallait repenser À la recherche du temps perdu
chaque fois que la façon de comprendre cette fusion changeait dans la pensée
de Deleuze. C'est comme si, en tant que point de départ, Proust et les signes
devait être réécrit pour que Deleuze puisse croire à la densité et à la continuité
de son propre développement. Proust et les signes aussi bien que La Recherche
sont tous les deux des livres en progrès, en reconstitution permanente de soi-
même en tant que son propre objet. Il nous faut alors comprendre ce devenir
inlerne, l'ordre des fractures, des patiies décousues, qui puisse nous révéler
l'unité de ce multiple déployé entre 1964 et 1973.
Proust et les signes est donc une œuvre paradoxale. Elle rend visible
l'existence d'énormes discontinuités dans la pensée de Deleuze, de différents
modes de lire l'œuvre d'ati littéraire, et, en même temps, elle travaille sur
l'apparence d'une continuité harmonieuse. Si l'on pense, par exemple, à la
définition même de La Recherche, nous voyons immédiatement surgir trois
conceptions différentes. D'abord, La Recherche est présentée comme un récit
d'apprentissage où la tâche du narrateur est d'expliquer les contenus cachés
dans les signes, jusqu'à la révélation de l'essence, qu'il découvre tout au long
de cet apprentissage ~ dans un deuxième temps, dans l'édition de 1970, elle
est définie comme une machine de production de la vérité, qui fonctionne sur
la base d'une série de transgressions des lois du désir; finalement, dans la
troisième partie, La Recherche est pensée par la figure d'une toile faite par le
narrateur-araignée en tant que corps-sans-organes. Mais, dans les trois édi-
tions, on trouve aussi différents abords du concept de signe, différentes
conceptions de la philosophie de la Nature, différents classements des facul-
tés, différentes explications du procès de fiction, de composition, de l'écriture
même. Ce livre est une vraie œuvre de formation, un livre-vie, presque une
répétition de La Recherche.
C'est donc tout un ensemble de paradigmes littéraires différents qui se
manifestent dans ces diverses façons d'expliquer l'unité de l'œuvre de Proust.
Comme nous essaierons de le montrer, dans la première édition en 1964 La
Recherche est regardée à l'intérieur d'une perspective kantienne. L'essence
de l'œuvre littéraire est la conséquence de cette harmonie discordante entre

48
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

les facultés qui définit, selon Kant, l'expérience de l'art sublime. Dans la deu-
xième édition, par contre, le regard psychanalytique impose l'explication de
l'unité de l'œuvre par son rapport à la loi, à l'interdit. C'est l'horizon de Dif-
férence et répétition et de Logique du sens qui fait revenir Deleuze à Proust
en 1970. Ce même horizon est à la base de Présentation de Sacher-Masoch
(1967). Nous allons voir dans quelle mesure ce livre ainsi que la deuxième
édition de Proust et les signes sont des cas limites d'une approche œdipienne
de la nature de la fiction littéraire. Dans la troisième édition du livre sur Proust
1973), donc après la publication de L 'Anti-Œdipe, c'est-à-dire au moment de
la rupture avec les catégories de Freud et de Lacan, Deleuze projette sur La
Recherche le point de vue de son nouveau programme schizoanalytique.
Malgré l'apparence d'une simple amplification en progrès qui se prolonge
pendant presque dix années, les trois éditions du livre de Deleuze sur Proust
expriment trois univers quasi non communicants. C'est comme si Proust et les
signes condensait, dans ces trois parties, presque toutes les grandes ruptures de
la pensée de Deleuze des années soixante et du début des années soixante-dix.
La lecture de Proust et les signes est devenue pour nous l'objet le plus obs-
cur et, par ce fait même, le laboratoire le plus transparent de la méthode qui
guide toute notre recherche. Commencer notre travail par ce livre n'est pas
seulement l'effet d'un respect pour la chronologie. C'est aussi l'essai de justi-
fication de notre regard sur la pensée de la littérature dans l'œuvre de Deleuze.
En effet, nous sommes bien consciente de l'excès de discontinuisme de notre
régime de lecture. Notre travail souligne trop les ruptures internes dans la
pensée de Deleuze. L'insistance sur l'apparition et la disparition de certains
concepts, sur la mutation de sens de quelques autres, sur le retour de formula-
tions que Deleuze lui-même avait désavouées, tout cela se bâtit sur le risque
du délire herméneutique. Il ne suffit pas de mettre en évidence une histoire
interne des concepts de Deleuze. Il faut, en même temps, montrer que cette
histoire fait système, c'est-à-dire qu'elle renvoie à d'autres histoires parallèles
de concepts et que, dans son ensemble, ce réseau s'illumine réciproquement.
Le lieu où la discontinuité dans Proust et les signes est la plus flagrante et,
en même temps, la plus symptomatique, est la typologie des signes - centre
fondamental de tout le livre. Dans les trois parties de Proust et les signes, le
système des signes est toujours un élément d'une constellation plus ample.
Les signes ne se laissent penser qu'en articulation avec le système des facul-
tés, les dimensions du temps, les degrés de vérités et les modes d'incarnation
de l'essence. Cette constellation, cependant, ne se fait pas toujours de la même
façon. Et, fait le plus frappant, la classification des signes ou, bien plus, sa
simple énumération changent comme dans un mouvement de réduction des
entités. En 1964, l'exposition du système des signes, des formes du temps, du

49
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

jeu des facultés et des types d'incarnation de l'essence se fait selon un régime
à quatre termes. Ce n'est plus le cas dans la deuxième partie -« La Machine
littéraire» de 1970. Ici, Deleuze suit un modèle ternaire. Finalement, comme
on le verra par la suite, la « Conclusion» de 1973 se bâtit sur un régime à
deux termes, c'est-à-dire selon un modèle binaire. Sans que jamais Deleuze le
reconnaisse, il y a une frappante réduction du nombre des signes à considérer,
à mesure qu'on passe de la première à la troisième édition. Deleuze présente
quatre types de signes dans la première partie (mondains, amoureux, sensibles
et atiistiques). Dans la deuxième partie, ajoutée dans l'édition de 1970, il n'y
a que trois types, qu'il appellera « ordres de signes ». Deleuze ne refuse pas
les types antérieurs. 1\ regroupe les quatre types de l'édition de 1964 en deux
ordres (le premier, composé de signes naturels et artistiques, le deuxième de
signes mondains et amoureux), pour leur ajouter un troisième ordre (appelé
« l'universelle altération») auquel correspondent les signes de vieillissement,
de maladie et de mort. Il passe, en 1970, de quatre types à trois ordres de
signes. Finalement, dans la « Conclusion» ajoutée en 1973, il ne parle que de
deux ordres de signes, ou plutôt, de deux sortes de délire des signes - inter-
prétation de type paranoïa, et revendication du type érotomanie ou jalousie.
Peut-on dire que c'est la forme des objets pensés qui détermine les dif-
férents régimes de leur pensabilité ? Est-ce que, à mesure que les domaines
analysés se réduisent dans ces éléments, Deleuze est lui-même forcé à réduire
le nombre des catégories nécessaires à l'analyse des ces mêmes domaines?
Ces hypothèses, bien que séduisantes, n'ont aucune vraisemblance. L'objet
fondamental est toujours le même: la Recherche. Les domaines analysés sont
toujours les mêmes: les signes, les facultés, les degrés de la vérité, les modes
de l'essence, les dimensions du temps. 1\ s'agit toujours d'un essai visant à
dessiner la carte complète des signes de la Recherche, de faire le système
de la sémiologie de Proust. À chaque moment, Deleuze présente cette carte
comme exhaustive. Il faut souligner que, de la première à la deuxième partie,
l'ensemble des signes augmente - de quatre, Deleuze passe à cinq. Mais alors,
comment expliquer qu'il rassemble les cinq types de signes en trois ordres?
L'ensemble des objets augmente, mais la structure classificatrice diminue.
C'est, en effet, plus qu'une table. C'est une constellation, une cartographie.
À chaque niveau de cette constellation, le signe se dévoile de plus en plus, dans
un mouvement d'implication et d'explication avec chaque type de faculté ou
chaque ligne de temps. Les signes nous amènent à plusieurs univers et chaque
univers nous laisse percevoir un nouveau trait du signe. Deleuze a construit
pour les signes une véritable table des catégories.
Il ne s'agit donc pas d'une correspondance entre l'objet et son modèle de
pensabilité. Pourquoi, alors, présenter ce même système d'abord à quatre, puis

50
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

à trois et, finalement, à deux termes? S'agit-il d'un procédé de simplification


progressive, d'épuration, jusqu'à une formule finale condensée? Non, nous
ne le croyons pas. On n'est en face ni d'un rapport direct entre l'objet et son
modèle, ni d'une purification de la structure de cette description. Ce n'est
pas une question de dimension du domaine analysé, ni de simplification de
la pensée. Cela ne peut être qu'une question de point de vue, de modèle de
représentation de la pensée dans son rapport signes-facultés. En effet, comme
nous essayerons de le montrer par la suite, la première partie, écritejuste après
le livre sur Kant et sa doctrine des facuItés, suit, dans son système de signes à
quatre temps, le système des facultés de Kant. On ne doit pas être surpris de
trouver alors cette correspondance entre les quatre types de signes et les facul-
tés de la sensibilité, de l'imagination, de la mémoire et de la pensée. La deu-
xième partie, de 1970, reproduit avec ses trois ordres de signes la structure
triadique de Lacan (symbolique, réel, imaginaire) ; et la troisième partie, en
1973, dans la distinction entre signes de type paranoïa et signes d'érotomanie
ou de jalousie, reprend le modèle binaire de la schizoanalyse présenté pour
la première fois dans L'Anti-Œdipe (folie/délire; paranoïa/schizophrénie;
molaire/moléculaire ).
Nous croyons que c'est ainsi que s'explique que dans la première édition
les signes soient référés surtout aux facuItés et aux modes d'incarnation de
l'essence, que dans la deuxième édition les signes soient dérivés de différentes
figures de la loi dans son rapport avec le désir, et que finalement, dans la troi-
sième édition, les signes reproduisent l'opposition schizophrénie/paranoïa, en
tant que délire non-œdipien des signes.
Énonçons brièvement cette transformation de paradigmes ou de modèles du
rapport signes-facultés. Dans la première partie de Proust et les signes, il y a
une correspondance parfaite entre les quatre types de signes et le système des
facultés, les dimensions du temps, les formes d'incarnation de l'essence et les
degrés de la vérité. Ainsi, il y a deux groupes des signes, les matériels (mon-
dains, amoureux et sensibles), et les immatériels ou dématérialisés (artis-
tiques). Ils renvoient à quatre facuItés distinctes (intelligence pour les signes
mondains et amoureux, mémoire involontaire et imagination pour les signes
sensibles, pensée pure pour les signes artistiques) comme à quatre dimen-
sions du temps (temps qu'on perd, temps perdu, temps qu'on retrouve, temps
retrouvé). Chaque type de signe implique, en plus, quatre genres de vérités
(vérité du vide, de la bêtise et de l'oubli des signes mondains; vérité mul-
tiple, approximative et équivoque des signes amoureux --les lois du mensonge
et les secrets de l'homosexualité; vérité du néant et de l'éternité des signes
sensibles et vérité de l'éternité absolue et spirituelle des signes artistiques).
Chaque vérité, à son tour, correspond à quatre rappolis de l'essence aux signes

51
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

(implication, explication, enveloppement et développement). Et si l'on pense


qu'à chaque type de signe correspond encore une modalité, laquelle exprime
le degré d'individualité de l'incarnation de l'essence (d'un côté, la contin-
gence: généralité du groupe pour les signes mondains, généralité sérielle pour
les signes amoureux; d'un autre côté, la nécessité: l'individualité spécifique
pour les signes sensibles, individualité singulière pour les signes artistiques),
c'est une véritable table des signes qui se présente, construite morceau à mor-
ceau comme équivalence de la table des catégories de la Critique de la raison
pure de Kant 3.
Dans la deuxième partie, de 1970, les correspondances sont encore visibles,
bien que les éléments aient changé. La structure même de la division a aussi
changé. Les signes, les facultés, le temps, la vérité, l'essence, ne sont plus
divisibles en matériels ou immatériels, mais un élément décisif est introduit:
la mort. La structure binaire (matériel/immatériel) qui supportait le régime à
quatre temps a incorporé ce troisième élément, le vieillissement et la course
vers la fin. Cet élément oblige donc à repenser tout le système à trois temps.
Il y a maintenant cinq types de signes (le cinquième est celui de vieillissement,
de mort et de maladie) qui correspondent à trois ordres de signes (matériels,
immatériels et de mort). Les signes sont en rapport non plus avec des facultés,
mais avec trois types de machines (production d'objets partiels, production
des résonances et production d'altération universelle et de mort), lesquelles
sont production de vérités. Ainsi, il y a trois ordres de vérités (vérité des lois
générales des plaisirs et des douleurs, vérité singulière des réminiscences et
des essences, vérité de l'universelle altération, de la mort et de la production
de catastrophe). Il Y a aussi trois dimensions du temps (temps perdu, temps
retrouvé et temps de l'altération universelle). En ce qui concerne les facultés,
elles sont projetées sur les plans du réel (sensibilité), du symbolique (percep-
tion) et de l'imaginaire (imagination et pensée). On ne peut s'empêcher de
voir la présence de Lacan dans cette architectonique à trois termes ainsi que
dans le rôle qu'y joue le rapport entre le désir et la loi manifestée dans les
nouveaux signes - ceux de la mort, du vieillissement, de la maladie.
Voyons maintenant la troisième édition. D'abord en ce qui concerne les
facultés. Elles se creusent avec les signes selon le type de délire. En effet,
la pensée est la faculté du délire d'interprétation, tandis que la perception et
l'imagination sont celles du délire de revendication du type d'érotomanie ou
de jalousie. Le troisième Proust et les signes se caractérise alors par deux
régimes de signes: discursifs et non discursifs. Les premiers se divisant entre

3. Dans la première partie. précisément. Deleuze laisse surprendre ce parallélisme (de réson-
nance Ieibnizienne) avec Kant: « implication et explication. enveloppement et développement:
telles sont les catégories de la Recherche» (Iv! PS. p. 109).

52
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

volontaires et involontaires, et ceux-ci se divisant à leur tour entre signes


de violence et signes de folie. Les derniers renvoient soit au délire d'inter-
prétation, soit au délire de revendication du type d'érotomanie ou de jalousie.
Le temps, en 1973, concerne le discours et il varie selon l'intensité, la vitesse
et le rythme (temps de dénégation et temps de distanciation pour un discours
encore du logos, et temps inattendu de la folie). La vérité, aussi bien que
l'essence, n'est plus en question, mais on peut dire que, s'il y a de la vérité et
de l'essence, elles sont celles du délire, du discours de la folie, du narrateur-
araignée qui tisse sa toile.
Mais il y a un autre niveau encore où il est possible de découvrir cette
discontinuité entre les trois éditions. À côté de ces différences sur un plan,
disons, formel le passage de quatre types de signes, en 1964, à trois types,
en 1970, et finalement à deux en 1973 -, il est possible de comprendre dans
quelle mesure cette réduction progressive du nombre de signes considérés
se manifeste dans d'autres domaines. C'est le cas, par exemple, de la ques-
tion de l'unité de la Recherche. La façon dont Deleuze approche l'idée
même d'œuvre proustienne souffre de changements très significatifs. Dans
le premier Proust et les signes, Deleuze est concerné par l'unité et la tota-
lité de l'œuvre (non organique mais végétale). Dans la deuxième édition, par
l'introduction du troisième élément, la mort, il est intéressé par la non-unité,
ou par l'unité du fragmentaire. La troisième partie est la plus radicale. Si la
mort correspondait au troisième élément dans l'édition de 1970, maintenant ce
sont la folie et le délire qui viennent briser tout essai de systématisation. L'idée
d'unité de l'œuvre devenue déjà en 1970 l'unité du fragmentaire, la trans-
versalité, est maintenant pensée dans le plan de la folie et du délire. L'unité de
la Recherche correspond, en 1973, à un corps sans organes, à une toile d'arai-
gnée en train de se faire 4.
Après cette introduction, disons « structurale », de Proust et les signes, nous
sommes maintenant en condition de pénétrer en profondeur dans ses thèses sur
l'art, sur les formes de vie, sur les modes de l'expérience de l'objet littéraire.

4. Il est très intéressant de voir que Deleuze. en 1970. pressentait d~jà le mouvement futur de
sa pensée. c'est-à-dire qu'il prévoyait la disparition du problème de I"unité de la Recherche.
Ainsi. comme dans un geste de désenchantement. il avoue: « nous avons renoncé à chercher
une unité qui unifierait les parties. un tout qui totaliserait les fragments [... ]. Mais il y a, il doit
y avoir une unité qui est l'unité de ce multiple-là, de cette multiplicité-là, comme un tout de
ces fragments-là: un Un et un Tout qui ne seraient pas principe. mais qui seraient au contraire
'"\'etlet" du multiple et de ses parties décousues» (PS. p. 195). En 1973. la question de l'unité
a complètement disparu. « La Recherche n'est pas bâtie comme une cathédrale ni comme une
robe. mais comme une toile. Le Narrateur-araignée. dont la toile même est la Recherche en train
de se faire. de se tisser avec chaque fil remué par tel ou tel signe» (PS. p. 218).
PREMIER CHAPITRE
Le Proust de 1964.
Pour une théorie kantienne
de la littérature

De la table des facultés à l'ontologie régionale


des essences

La première édition du livre sur Proust a une composition tout à fait clas-
sique. Bien que le signe soit le sujet annoncé de tout le livre, il s'agit plutôt
d'une théorie de l'art, laquelle est - dès le début -- bâtie sur une description des
formes de dévoilement des essences par l'expérience esthétique. Mais, alors,
ces essences, présentées parfois comme des Idées platoniciennes, exigent une
clarification épistémologique. Deleuze doit expliquer comment elles sont
appréhendées dans l'art, comment elles se laissent voir, par quelle modalité
d'expérience elles s'exposent - ce qui le va conduire à une théorie des facul-
tés. Par la distinction entre sensibilité, mémoire, imagination, intelligence et
pensée, Deleuze peut montrer une correspondance de nature entre l'essence,
qui se donne dans l'art, et la pensée (la pensée pure est même définie comme
la faculté des essences).
Quatre grandes couches, donc, composent le livre: une sémiotique, une
esthétique, une ontologie et une théorie de la connaissance. Leur enchevêtre-
ment se fait par une unique thèse: « L'Art nous donne la véritable unité: unité
d'un signe immatériel et d'un sens tout spirituel. L'Essence est précisément
cette unité du signe et du sens, telle qu'elle est révélée dans l'œuvre d'art.
Des essences ou des Idées, voilà ce que dévoilent chaque signe de la petite

55
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

phrase 1. » L'art seul peut révéler l'unité d'un signe et de son sens, et par cette
unité, il donne l'essence à la pensée pure.
Plus que cette composition par couches, ce qui, surtout, donne à ce livre son
architecture classique, c'est le rôle attribué à la théorie de l'essence. En effet,
les signes, l'art et les facultés se définissent tous par rapport à cette essence.
C'est toujours l'essence qui établit le lien entre le signe et son sens, et ce lien
se dégage surtout dans l'expérience esthétique. Cette attache entre signe et
sens dans l'essence n'est pas homogène. Elle contient des degrés divers de
nécessité et d'intimité. Des signes sensibles aux signes mondains, amoureux
et artistiques, le lien entre signe et sens va de la contingence et de l'abstrac-
tion à la plus haute fusion et individuation, mais il est toujours donné par
l'essence 2. De son côté, l'art est expliqué comme un processus de dévoile-
ment des essences ou des Idées. L'incarnation d'une essence dans l'œuvre
(dans la toile, dans la petite phrase musicale ... ) lui donne son existence réelle,
indépendamment des instruments, des sons, des matériaux. D'un autre côté,
eest l'existence indépendante des essences qui explique l'ensemble des facul-
tés. Bien que seule la pensée pure appréhende, dans l'œuvre d'art, l'essence
dans son idéalité la plus individualisée, toutes les autres facultés, dans leur
exercice involontaire, n'existent que pour faire violence sur la pensée, pour la
forcer à penser l'essence 3.
Le concept d'essence est donc, dans la version de 1964, le premier lieu
d'évidence de l'ensemble de Marcel Proust et les signes. De sa détermination
procède l'intelligibilité de chacune des couches qui composent cette lecture de
À la recherche du temps perdu. Et pourtant, le concept d'essence est le concept
le plus obscur. Il se laisse diffIcilement penser en soi-même. Deleuze le pré-
sente toujours à propos d'autre chose. Si l'essence est, par exemple, ce qui
fait le lien entre signe et sens, apparemment elle n'est rien de plus que ce lien.
Deleuze définit l'essence comme le fondement du rapport entre eux. « Au-
delà du signe et du sens, il y a l'Essence, comme la raison suffisante des deux
autres termes et de leur rapport 4. » De même à l'intérieur du concept de l'art.

1. MPS, p. 53.
2. « Des signes mondains aux signes sensibles. le rapport du signe avec son sens est de plus
en plus intime. [ ... ] Quand nous sommes parvenus à la révélation de l'art, nous apprenons que
l'essence était toujours là. dans les degrés plus bas. Cest elle qui, dans chaque cas, déterminait
le rapport du signe et du sens. » (MPS, p. 108.)
3. « Le signe sensible nous fail violence: il mobilise la mémoire, il met l'âme en mouvement;
mais l'âme à son tour émeut la pensée. lui transmet la contrainte de la sensibilité, la force à penser
l'essence. comme la seule chose qui doive être pensée. Voilà que les tàcultés entrent dans un exer-
cice transcendant où chacune affronte et rejoint sa limite propre: la sensibilité qui appréhende le
signe: l'âme. la mémoire. qui l'interprète: la pensée forcée de penser l'essence. » (/vIPS. p. 123.)
4. /vIPS, p. 110-111. « L'Essence est enfin le troisième terme qui domine les deux autres, qui
préside à leur mouvement: l'essence complique le signe et le sens, elle les tient compliqués,

56
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

L'essence est, simultanément, ce qui se donne à voir et ce qui constitue ce


donné. Deleuze peut dire que « la révélation de l'essence (au-delà de l'objet,
au-delà du sujet lui-même) n'appartient qu'au domaine de l'œuvre d'artS ».
Et quand on essaie de comprendre ce concept d'art où l'essence se révèle,
nous découvrons que l'idée de l'art contient déjà celle d'essence. « Identité
d'un signe, comme style, et d'un sens comme essence: tel est le caractère de
l'œuvre d'art6 . » L'art est ce signe où il y a une identité parfaite entre signe
et sens, en tant que présence de l'essence dans le sty le. L'essence est la raison
suffisante de la structure du signe, le fondement du 1ien entre signe et sens.
L'art dévoile donc l'essence, mais, circulairement, parce il est l'essence dans
sa réalisation absolue.
Cette définition en retour du signe et de l'essence, ou de l'art et de
l'essence, on peut la retrouver à propos justement du concept d'apprentissage
- ce grand sujet de À la recherche du temps perdu. Comme Deleuze aime à
souligner, toute l'œuvre est le long parcours pour arriver à la pénétration du
monde des essences. Apprendre, c'est dégager dans le signe son sens comme
essence. Mais l'apprentissage ne se fait pas par abstraction, ni par intuition
directe de l'idée. Il faut toute la douloureuse expérience du monde, la série
des amours perdus, la faillite de toutes les attentes. Il faut que les signes se
révèlent décevants, que l'objet auquel ils renvoient ne nous donnent pas le
secret que nous attendions. Seul ce néant, seule cette réfutation de son inter-
prétation objective, conduisent l'auteur à chercher autre chose derrière le
signe. Cette autre chose ne peut être qu'un investissement subjectif dans son
sens. Privé de la possibilité de rapporter les signes à des objets désignables,
le héros de la Recherche essaie de les prendre comme des projections subjec-
tives, comme un surplus de signification attribué par la mémoire et l'imagina-
tion. On n'arrive à l'essence que par un double mouvement: la déception et la
compensation. « Chaque ligne d'apprentissage passe par ces deux moments:
la déception fournie par une tentative d'interprétation objective, puis la tenta-
tive de remédier à cette déception par une interprétation subjective, où nous
reconstruisons des ensembles associatifs 7. »
On voit que si le concept d'essence offre le point d'appui ultime de la théo-
rie esthétique de la Recherche, son explication renvoie à une définition de
l'objet artistique comme signe. À la limite, la théorie de l'essence dépend
d'une sémiotique singulière. Deleuze doit faire un complexe système de signes
pour dégager la pluralité de formes de l'essence. Et du signe à l'essence, ce
elle met l'un dans l'autre [... ]. Au-delà du signe et du sens. il y a l'Essence, comme la raison
suffisante des deux autres termes et de leur rapport. » (Ibid.)
5. MPS, p. 64.
6. MPS. p. 64.
7. !vIPS. p. 47.

57
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

sont toutes les couches de Marcel Proust et les signes qui sont réinventées.
Le signe devient l'unité de la Recherche précisément parce qu'il est la pierre
de touche de tout le systèrne de renvois, c'est-à-dire de tout le processus de
définition réciproque entre facultés, temps et essences dans l'expérience esthé-
tique. Il nous faut donc reconstituer ce système de signes pour comprendre
toute la nouveauté de la théorie de l'essence.
Comme on a vu, les signes sont, en même temps, l'unité et la pluralité de la
Recherche 8. Ils constituent l'objet central de la Recherche -l'œuvre est le che-
min de formation du Narrateur dans l'apprentissage des signes. D'abord il faut
savoir où trouver des signes, savoir quand une chose, un geste, un scénario, se
transforme en révélation d'autre chose, se transforme en dispositif de renvoi à
un autre sentiment, à un autre geste. L'apprentissage se présente après, comme
l'exploration même de ces différents mondes de signes, c'est-à-dire comme leur
interprétation. Cet apprentissage, c'est le fonctionnement du « récit de forma-
tion » qui constitue la Recherche. D'autre part, c'est par leur propre nature mul-
tiple que les signes sont cause du pluralisme de la Recherche. Les signes sont en
eux-mêmes pluraux, ils renvoient toujours à un système plus élargi d'éléments
d'autre nature, ne se réduisant pas à une sémiologie, disons, pure (où le signe
serait renvoyé à un autre signe, toujours dans un système conventionnel, dans
une langue construite). Le signe que Deleuze nous propose est un signe qui fait
partie d'un système de renvoi hétérogène 9. Ce sont les choses elles-mêmes qui
sont des signes. Elles renvoient à d'autres choses directement, mais aussi à des
sens - mémoires, sensations, pensées.
Nous pourrions même appliquer aux signes la présentation du concept de
rhizome de Mille plateaux. Aussi bien que le rhizome, les signes sont des
éléments d'un univers simple mais complexe par sa simplicité même. C'est
un univers à 11 éléments, à 11 relations et à 11 rencontres entre ses éléments.
Un univers où tout circule et se répète par sa différence même. Il s'agit d'un
univers transversal, dans lequel les rencontres se succèdent à elles-mêmes
dans la différence pure. « À l'ascension se substitue la circulation. Les signes
circulent, se répètent dans la différence pure, en elle-même, hors de toute pro-
gression, de toute dialectique intégrative, de toute finalité 10. »
L'apprentissage, c'est-à-dire la recomposition unitaire du monde par les
signes, se fait suivant des lignes. C'est ainsi que, par exemple, le côté de
Méséglise et le côté de Guermantes sont les lignes de l'apprentissage. Deleuze

8. Cf MPS, p. Il.
9. « Le signe implique en soi l'hétérogénéité comme rapport. On n'apprend jamais en faisant
cornme quelqu'un. mais en faisant avec quelqu·un. qui n'a pas de rapport de ressemblance avec
ce qu'on apprend. » (MPS. p. 32.)
10. SCHÉRER. R.. 1998a. p. 72.

58
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

construit l'idée de l'apprentissage comme un ensemble d'oppositions Il.


L'apprentissage se définit non pas par un souvenir ou une mémoire, où le
temps passé aurait une existence à découvrir, mais par l'expérience tournée
vers le futur, laquelle se fait non pas dans un temps linéaire, mais dans plu-
sieurs lignes de temps. L'apprentissage est expérimental, il est un processus,
un savoir qui se construit, et non pas un savoir abstrait, bâti sur un passé déjà
figé. Dans la Recherche, il s'agit, selon Deleuze, d'un apprentissage de forma-
tion d'un homme de lettres, où la vérité qu'il cherche ne sera révélée qu'à la
fin, dans l'œuvre d'art qui se décrit elle-même comme récit de cette formation
- amours de jeune homme, in itiation au monde, prem ière passion, découvertes
littéraires, etc. L'œuvre de Proust est le chemin de formation du narrateur dans
l'apprentissage des signes, et le but de cet apprentissage, c'est l'art, où le nar-
rateur découvre finalement le sens spirituel ou l'essence absolue.
Il y a plusieurs critères pour la classification des signes, mais ces mêmes
critères sont aussi établis suivant deux points de vue différents "- celui d'un
apprentissage en train de se faire et celui de la révélation finale. Deleuze pré-
sente ce système de signes sous la forme de sept critères et de deux points
de vue. Ainsi, les signes peuvent être considérés selon: 1. La matière dans
laquelle ils sont taillés; 2. La manière dont quelque chose est émis et appré-
hendé comme signe, mais aussi les dangers qui découlent d'une interprétation
tantôt objectiviste, tantôt subjectiviste; 3. L'effet et le genre d'émotion qu'ils
produisent sur nous; 4. La nature du sens, et le rapport qu'ils établissent avec
leur sens; 5. La faculté principale qui les explique ou les interprète, qui en
développe le sens; 6. Les structures temporelles ou les lignes de temps impli-
quées en eux, et le type de vérité correspondant; et, finalement, 7. L'essence 12.
Il y a donc quatre types de signes (mondains, amoureux, sensibles et artis-
tiques), lesquels correspondent à quatre objets qui les émettent (1. Le vide;
2. Le visage, la peau, lajoue ; 3. Les odeurs et les saveurs; 4. La toile, la par-
titure), mais aussi au sujet qui les appréhende et qui les interprète (1. Voir et
écouter; 2. Avouer, rendre hommage à l'objet; 3. Observer et décrire la chose
sensible; 4. Travailler, s'efforcer de penser les significations et les valeurs
objectives) sans jamais recourir au jeu des associations subjectives. Chaque
type de signe provoque une émotion spécifique : 1. Exaltation nerveuse;
2. Souffrance et angoisse; 3. Joie extraordinaire et encore angoisse; 4. Joie
pure. La nature du sens des signes dépend des quatre rapports qu'ils peuvent
établir avec leur sens: 1. Nature vide dans un rapport qui prétend valoir pour
leur sens; 2. Nature mensongère dans un rapport contradictoire où leur sens
révèle en même temps qu'il cache; 3. Nature véridique, même avec l'opposition

II. Cl !l4PS. p. 10.


12. Cl MPS. p. 103-113.

59
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de la survivance et du néant; 4. Nature immatérielle et spirituelle dans un


rapport plus proche et intime. À chaque signe correspond une faculté déter-
minée qui en développe le sens: 1. Intelligence pour l'exaltation nerveuse
qu'il faut calmer ~ 2. Intelligence pour les souffrances de la sensibilité qu'il
faut transmuer en joie; 3. Mémoire involontaire et imagination, laquelle naît
du désir; 4. Pensée pure dans la qualité de faculté des essences. Mais l'inter-
prétation du sens implique, d'un autre côté, un certain temps. Il y a plusieurs
temporalités, plusieurs formes de l'expérience du temps dans le développe-
ment du sens: 1. Temps qu'on perd parce que les signes restent vides à la
fin de l'interprétation, du processus de leur développement ~ 2. Temps perdu
par les signes de l'amour; 3. Temps qu'on retrouve par les signes sensibles;
4. Temps retrouvé dans les signes artistiques. Les différents types de signes
sont appréhendés par différents types de facultés, mais ces facultés sont engen-
drées par les signes mêmes qu'elles capturent, suivant des rapports temporels
spécifiques. Et cette trilogie signe-faculté-temps se fonde en dernière instance
d~lIls le mouvement vers la découverte de l'essence dans l'expérience de l'art.
C'est donc une vraie table transcendantale de l'expérience esthétique que
Deleuze propose dans Marcel Proust et les signes. Quatre types de signes,
quatre facultés, quatre formes du temps, quatre moments du sens vers
l'essence. Il n'est pas possible de déterminer laquelle de ces dimensions
de l'expérience - sémiotique, épistémologique, phénoménologique, onto-
logique - est la condition ultime, le fondement de l'art. Il y a une genèse
commune et simultanée des objets connus, des modes d'appréhension, des
temporalités vécues et des essences découvertes.
On peut dire que, plus qu'une approche des grandes questions de la littéra-
ture, comme celle du statut du narrateur, de la nature de la fiction, de l'unité
de l'œuvre ou de la forme du plaisir du texte, ce système de renvoi général
entre signes, facultés, temps et essences dans l'expérience esthétique exprime
une préoccupation beaucoup plus ancienne et fondamentale: le programme
de l'empirisme transcendantal. En effet, la Recherche est le grand laboratoire
où il est possible de découvrir cette genèse simultanée de l'expérience de l'art
et de sa condition de possibilité, où la condition n'est pas plus large que le
conditionné, ni le transcendantal la forme d'une simple réplique de l'empi-
rique. Ce qui fait que le livre sur Proust ne peut être compris qu'en tant que
le chapitre décisif de ce projet d'un nouvel empirisme. Et ce projet, il faut le
trouver ailleurs. C'est ce que Deleuze avait essayé de faire en dialogue avec
trois grands moments de l'histoire de la philosophie dans ses livres sur Hume
(1953), Nietzsche (1962) et Kant (1963). La compréhension de l'architecture
des signes et des facultés dans le livre sur Proust passe par ces trois livres. Ils
sont comme son horizon spéculatif.

60
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

l'empirisme transcendantal. Nietzsche entre


la généalogie de la morale et la généalogie des facultés

Depuis son premier livre, Deleuze croit que la philosophie ne sera à la


mesure de son héritage kantien que si elle se reconnaît comme une activité
« transcendantale », c'est-à-dire comme l'éclaircissement des conditions de
l'expérience. L'objet de la philosophie, selon Kant, n'est pas la connaissance
vraie, mais les conditions subjectives de la validité de la science; non pas la
morale, mais ce qui nous rend capables de suivre des impératifs; non pas les
objets d'art, mais ce qui nous donne la faculté d'être affectés par une forme
dans un jugement du beau ou du sublime. Dans la séquence des objections de
Maïmon à Kant 13, Deleuze veut d'un côté reconduire le programme trans-
cendantal à une genèse des conditions, à son inscription dans l'expérience, et
d'un autre empêcher que le transcendantal ne soit décalqué sur l'empirique.
Deleuze définit son projet théorique comme un « empirisme transcendantal»
dans un double sens: en tant que la recherche des conditions, non pas de la
possibilité, mais de l'effectivité de la connaissance, et en tant que présentation
du plan transcendantal, non pas selon une méthode de la déduction des fàcul-
tés, mais selon une méthode de genèse.
Or, le livre sur Proust, dans sa complexe architecture de signes, facultés,
temps et essence, ne se laisse pas comprendre hors de ce projet. Mieux, il
représente une réponse nouvelle aux problèmes laissés ouverts dans les livres
sur Hume, de Nietzsche et de Kant. Comme nous essaierons de le montrer,
c'est seulement par une lecture « transcendantale» de À la recherche du
temps perdu que Deleuze accomplit une description génétique des conditions
d'effectivité de l'expérience. Il nous faut, donc, une brève traversée des lec-
tures de Hume, Nietzsche et Kant pour bien saisir dans quelle mesure le livre
sur Proust est l'achèvement du projet d'un empirisme supérieur.
La différence entre l'idéalisme transcendantal et l'empirisme transcendan-
tal est une différence non seulement de méthode, mais d'objet, de détermina-
tion modale de l'objet. Kant définit le programme d'une philosophie critique
comme celui de l'éclaircissement des conditions de possibilité de l'expérience.
Pour Kant, la condition est ce qui rend quelque chose possible, ce qui possibi-
lise le conditionné. Pour cela, il finira par transformer l'idée d'une description
des conditions de possibilité de la connaissance en description des conditions
de la connaissance possible, mieux, de la connaissance en tant que possible.
À la limite, Kant veut comprendre la nature de la connaissance du possible, la
nature de la connaissance qui a pour objet, non pas le domaine de l'effectivité

13. Sur l'importance de Maïmon dans la transformation de l'idéalisme transcendantal dans un


empirisme transcendantal. voir LEBRUN. G .. 1998. p. 207-233.

61
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de l'expérience théorique, morale ou esthétique, mais celui de son existence


comme possibilité, comme existant en soi en tant que monde possible.
Chez Kant, l'explication ultime des conditions, en tant qu'exposition de la
possibilité du phénomène, renvoie à une quasi-psychologie des dimensions
anthropologiques de l'expérience possible. Kant reconduit la condition de pos-
sibilité à une figure anthropologique du possible: celle d'avoir-le-pouvoir-de,
c'est-à-dire être-capable-de, avoir-la-faculté-de. La connaissance est possible
parce que le sujet de la connaissance est déterm iné par un ensemble de possi-
bilités de la connaissance, par un ensemble de « facultés» (Vermogenheiten).
C'est ce déplacement opéré par Kant - qui transforme la question transcen-
dantale d'une théorie des possibilités en théorie des facultés qui intéresse
Deleuze. Et tout son livre sur Kant, de 1963, est l'exploration en même temps
de la complexité et de la simplicité architectonique de la théorie des facultés
dans les trois Critiques. De la distinction entre les facultés dont la nature est
déterminée par les divers rapports d'une représentation en général (faculté de
connaître, faculté de désirer, et le sentiment de plaisir et de peine) et celles
qui désignent des sources spécifiques de représentations (sensibilité, entende-
ment, imagination et raison), Deleuze passe aux rapports entre ces deux sens
ou séries de facultés. La question sera alors le type de législation qui s'établit
entre elles. Quelle est la faculté, comme source de représentations, qui légifère
dans les facultés comme rapp0l1 ? - c'est l'exemple de la fameuse thèse de
Kant à propos de la faculté de connaître selon laquelle c'est l'entendement qui
légifère. « Suivant chaque Critique, l'entendement, la raison, l'imagination
entreront dans des rapports divers, sous la présidence d'une de ces facultés.
Il y a donc des variations systématiques dans le rapport entre facultés, sui-
vant que nous considérons tel ou tel intérêt de la raison. [ ... ] C'est ainsi que
la doctrine des facultés forme un véritable réseau, constitutif de la méthode
transcendantale 14. »
En reprenant le projet transcendantal de Kant, et même s'il transforme
l'inscription des conditions de possibilité de l'expérience en conditions de son
effectivité, Deleuze reprend ainsi le thème le plus obscur de ce projet - pré-
cisément le thème des facultés. Et jusqu'à Différence et répétition surtout
dans cette œuvre -, Deleuze ne cessera d'affirmer qu'une des tâches de la
philosophie est celle de comprendre la nature, les modes d'usage et la passion
qui sont propres à chaque faculté. Cette tâche exige un empirisme transcen-
dantal, c'est-à-dire une description de chaque faculté qui ne décalque pas le
transcendantal sur l'empirique, mais qui saisit la faculté dans la façon dont
elle appréhende ce qui dans le monde la concerne exclusivement et la fait
naître dans le monde. « Le discrédit dans lequel est tombée aujourd'hui la
14. PhCK. p. 17.

62
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

doctrine des facultés, pièce pourtant tout à fait nécessaire dans le système de la
philosophie, s'explique par la méconnaissance de cet empirisme proprement
transcendantal, auquel on substituait vainement un décalque du transcen-
dantal sur l'empirique. [ ... ] Notre sujet n'est pas ici l'établissement d'une
telle doctrine des facultés. Nous ne cherchons à déterminer que la nature des
ses exigences 15. »
Ce projet d'une nouvelle compréhension des facultés est plus ancien que
son travail sur Kant. Déjà dans son livre sur l'empirisme de 1953, Deleuze
essayait de présenter Hume comme celui qui, par le rôle attribué à l'imagi-
nation et à l'habitude, a inauguré le point de vue transcendantal 16. C'était un
petit déplacement, mais suffisant pour ouvrir un nouveau territoire de pro-
blèmes. À l'inverse de l'empirisme traditionnel, lequel dissout la subjectivité
dans les faits de l'expérience, il y a chez Hume la découverte que l'expérience
renvoie toujours déjà à quelque chose qui la rend possible et qui n'est pas
complètement contenu dans l'expérience _. elle renvoie donc à une faculté de
l'expérience. Dans le cas de Hume, cette condition serait l'habitude, la syn-
thèse de la répétition, en tant qu'activité de l'imagination 17. Kant peut même
être présenté comme un simple renversement du problème humien du rapport
entre le donné et le sujet 18.
Or, retourner à Hume à partir du programme critique, c'est construire en
parallèle une compréhension de la condition et de la genèse de cette même
condition à partir de ce qu'elle conditionne. Entre Hume et Kant, c'est-
à-dire entre d'un côté la question de la subjectivité et de l'imagination dans

15. DR. p. 186-187.


16. « L'imagination. de simple collection. devient une tàculté : la collection distribuée devient
un système. Le donné est repris par et dans un mouvement qui dépasse le donné: l'esprit
devient nature humaine. » (ES. p. 100.)
17. « L'empirisme est une philosophie de l'imagination, non pas une philosophie des sens.
Nous savons que la question: comment le sujet se constitue-t-il dans le donné? signifie: com-
ment l'imagination devient-elle une fàculté ? Selon Hume. l"imagination devient une tàculté
dans la mesure où une loi de reproduction des représentations, une synthèse de la reproduction
se constitue sous l'etlet de principes. » (ES. p. 124.)
18. « Où commence la critique de Kant? Kant en tout cas ne doute pas que l'imagination ne soit
etlectivement le meilleur terrain sur lequel on puisse poser le problème de la connaissance. Des
trois synthèses qu'il distingue. il nous présente lui-même la synthèse de l'imagination comme
étant le fond des deux autres. Mais ce que Kant reproche à Hume. c'est sur ce bon terrain
d'avoir mal posé le problème: la fàçon même dont Hume a posé la question. c'est-à-dire son
dualisme. obligeait à concevoir le rapport du donné et du sujet comme un accord du sujet avec
le donné. de la nature humaine avec la Nature. Mais justement. si le donné n'était pas soumis
lui-même et d'abord à des principes du même genre que ceux qui règlent la liaison des repré-
sentations pour un sujet empirique. le sujet ne pourrait jamais rencontrer cet accord sinon d'une
manière absolument accidentelle. et n'aurait même pas l'occasion de lier ses représentation
selon les règles dont il aurait pourtant la tàculté. » (ES. p. 124.)

63
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

l'empirisme (du livre de 1953) et, de l'autre, la théorie de l'imagination comme


centre des facultés dans la philosophie critique, dix années plus tard, Deleuze
travaille toujours dans un double registre. En même temps qu'il reconstitue
le système général des facultés chez Kant, en même temps qu'il montre les
articulations et les dissonances entre la sensibilité, l'imagination, l'entende-
ment et la raison dans le mode selon lequel chaque faculté renvoie et suppose
toutes les autres, Deleuze prépare, dans le renvoi à Hume et aux objections que
Maïmon avait formulées contre Kant, le point de vue empirique sur ce champ
transcendantal.
Si la condition possibilise, si la faculté est ce qui rend possible l'apparaître
de quelque chose, la faculté est aussi rendue possible par l'objet qu'elle rend
possible. Si les conditions de possibilité de toute représentation, c'est-à-dire
les facultés de connaître, de désirer et le sentiment de plaisir et de peine, sont
le fondement subjectif de l'apparaître d'un objet, c'est aussi cet objet, dans
son apparaître, qui rend possibles les tàcultés qui l'appréhendent. Il y a ainsi,
chez Deleuze, l'idée d'une nouvelle méthode pour le programme transcen-
dantal: l'idée d'une description génétique de l'ensemble des facultés à partir
du rapport de toute représentation avec quelque chose d'autre. En un mot, la
faculté doit être plastique, se métamorphoser avec l'objet qu'elle appréhende
et la représentation qu'elle rend possible. Elle doit être elle-même inscrite
dans l'expérience en tant que sa condition - ce qui signifie faire la genèse des
facultés, éclairer les conditions, non plus de la possibilité, mais de l'effectivité
de la connaissance, c'est-à-dire penser comment les facultés où l'objet appa-
raît sont elles-mêmes dérivées de l'apparaître même de l'objet.
Après le livre sur la théorie de l'imagination chez Hume, Deleuze essaie une
nouvelle approche de l'idée d'un empirisme supérieur à partir de Nietzsche.
En effet, et d'une façon tout à fait surprenante, il fait de la théorie de la volonté
de puissance le nouveau principe de compréhension des conditions de l'effecti-
vité de l'expérience. Défini comme force plastique interne et aux forces et aux
représentations, c'est-à-dire à la fois élément empirique et point de vue trans-
cendantal, le concept de volonté de puissance offre non seulement une approche
génétique, mais smtout une méthode généalogique, c'est-à-dire une méthode
qui peut déterminer l'origine active ou réactive des facultés et leur usage.
Il n'est pas évident que Nietzsche et la philosophie, de 1962, contienne une
nouvelle théorie des facultés. Au contraire, ce livre semble n'être qu'une exal-
tation des nouveaux principes de rapport entre sens et valeur et d'un nouvel
ait d'affirmation de la vie. Et on sait comment Nietzsche et la philosophie a
offert le grand leitmotiv qui traverse toute l'œuvre de Deleuze: une éthique
des rencontres joyeuses fondée sur un vitalisme de l'immanence. Mais, bien
que d'une façon presque secrète, la grande question est adressée, encore une

64
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

fois, aux facultés. Deleuze veut savoir comment l'imagination, la mémoire, la


raison, se sont tournées contre la vie pour la maudire. Sa question sera alors:
comment bâtir de nouvelles facultés qui seraient la suprême bénédiction des
forces fondamentales de chaque individu, de chaque événement?
Le point de départ de la lecture de Nietzsche est le plus paradoxal. Avant
même de montrer dans quelle mesure l 'œuvre de Nietzsche contient des élé-
ments décisifs pour une nouvelle théorie de l'expérience, pour une nouvelle
compréhension des conditions d'effectivité de la connaissance, Deleuze recon-
naît à la théorie de la « volonté de puissance» elle-même le statut d'un empi-
risme supérieur. Dans l'idée, apparemment simple, selon laquelle dans tout
événement il y a conflit entre des forces en lutte pour l'intensification de leur
puissance, Deleuze découvre tout un programme postkantien à la fois onto-
logique, épistémologique et éthique. Il souligne, dans ce concept de volonté
de puissance, sa condition double de définition extrinsèque et de définition
réelle des forces. La volonté de puissance exprime le fait qu'une force n'existe
qu'en conflit avec d'autres forces dans le combat pour l'augmentation de puis-
sance. Mais, d'un autre côté, elle est la dimension interne de toute force, ce qui
veut dans la force. En tant que complément de la force et en tant que quelque
chose d'interne à la volonté -« la force est ce qui peut, la volonté de puissance
est ce qui veut 19» -, Deleuze peut alors dire que la volonté de puissance est à
la fois un fait empirique et une thèse transcendantale, à la fois un point de vue
sur la nature relationnelle de chaque force et un principe d'explication de ce
rapport comme rapport différentiel de domination entre forces.
Deleuze attribue à la volonté de puissance le statut d'un principe qui
condense la réalisation parfaite de l'empirisme transcendantal. « Si la volonté
de puissance [ ... ] est un bon principe, si elle réconcilie l'empirisme avec les
principes, si elle constitue un empirisme supérieur, c'est parce qu'elle est un
principe essentiellement plastique, qui n'est pas plus large que ce qu'il condi-
tionne, qui se métamorphose avec le conditionné, qui se détermine dans chaque
cas avec ce qu'il détermine 20. » Cette plasticité de la volonté de puissance
dérive du fait qu'elle joue un triple rôle dans la détermination des forces. Elle
est un principe a) différentiel, b) génétique et c) généalogique, c'est-à-dire
un principe a) qui explique la formation simultanée des différences relatives
de quantité entre forces, b) qui explique le statut de domination entre elles,
et c) qui explique aussi la formation des différences absolues de leur qualité
respective. Toute force a une quantité par laquelle elle établit les différences
avec les autres forces, et cette quantité définit sa condition de dominante ou de
dominée. Mais ce rapport de domination n'est pas indifférent au type de force.

19. NPh. p. 57.


20. NPh, p. 57.

65
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Il Y a des forces dom inantes actives. POUl1ant, des forces réactives, celles dont
l'action n'est qu'une réaction, peuvent aussi être dominantes. Et la différence
entre une force active dominante et une force réactive dominante n'est déter-
minée ni par la différence de quantité, ni par la condition de domination. Elle
renvoie à une qualité absolue interne, à une essence, à une lignée. Même
dominée, une force active ne devient pas, par ce simple fait, réactive. La diffé-
rence de qualité est presque innée. À côté des relations de domination, il y une
hiérarchie. Cette hiérarchie a une genèse, mais cette genèse est beaucoup plus
ancienne que les rapports de domination où chaque force est engagée à chaque
instant. À côté d'une genèse, il y a donc une généalogie des forces, un principe
de diffërenciation absolue entre types de forces, entre forces dont l'action est
affirmation et forces qui agissent par négation.
La volonté de puissance est ainsi un principe à trois dimensions: elle est le
principe qui détermine la différence (forte ou faible), le statut (dominante ou
dominée) et le type (active ou réactive) de chaque force. La volonté de puis-
sance explique et la genèse des différences et les rapports de domination et la
généalogie des forces 21. Du point de vue empirique, c'est l'élément différen-
tiel qui engendre l'élément génétique et le généalogique. Mais du point de vue
des principes, c'est la dimension généalogique qui fonde la dimension géné-
tique de la volonté de puissance et sa dimension différentielle. C'est parce
qu'une force est active qu'elle affirme sa qualité comme puissance de domi-
nation en établissant des différences de qualité et de quantité avec les autres
forces. Le lieu de naissance des forces est ainsi la différence entre forces, mais
cette différence est déterminée par leur genèse (dominantes ou dominées),
laquelle dérive de leur qualité de puissance (actives ou réactives).
Mais ce n'est pas seulement par cette condition de principe plastique que
la volonté de puissance est présentée par Deleuze comme le principe clé du
programme d'un empirisme supérieur. L'étude de la volonté de puissance selon
ses manifestations contient une nouvelle théorie des facultés, une théorie de
leur genèse, de leur différenciation, de leur dérèglement et de leur harmonie.
Par son caractère relationnel, chaque force est déjà, en soi-même, une
faculté. Parce qu'elle est toujours, déjà, un pouvoir d'être affecté par d'autres
forces, chaque force est une sensibilité. « Le rapport des forces est déterminé
dans chaque cas pour autant qu'une force est affectée par d'autres, inférieures

21. « La volonté de puissance est l'élément dit1ërentiel des forces, c'est-à-dire l'élément de
production de la dit1ërence de quantité entre deux ou plusieurs forces supposées en rapport. La
volonté de puissance est l'élément génétique de la force. c'est-à-dire l'élément de production de
la qualité qui revient à chaque force dans ce rapport. [ ... ] De la volonté de puissance comme élé-
ment généalogique, découlent à la fois la ditférence de quantité de forces en rapport et la qualité
respective de ces forces. D'après leur ditlërence de quantité. les forces sont dites dominantes ou
dominées. D'après leur qualité. les forces sont dites actives ou réactives. » (NPh, p. 59-60.)

66
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

ou supérieures. Il s'ensuit que la volonté de puissance se manifeste comme un


pouvoir d'être affecté 22. » Donc, la première manifestation de la volonté de
puissance est un pouvoir affectif. Deleuze répète l'affirmation de Nietzsche
selon laquelle la volonté de puissance est « la forme affective primitive 23 ».
Ce pouvoir d'être affecté n'est pas une détermination strictement physique,
n'est pas le simple fait de recevoir, dans la quantité de sa force, l'inscription
des différences quantitatives des autres forces avec lesquelles elle est en rap-
port. Ce pouvoir est une faculté, mieux, c'est la faculté primordiale: il est
la sensibilité, la faculté de sensation comme affectivité active. « Le pouvoir
d'être affecté ne signifie pas nécessairement passivité, mais affectivité, sen-
sibilité, sensation 24. » Et Deleuze va plus loin dans cette équivalence entre
volonté de puissance et faculté, jusqu'à faire de la volonté de puissance rien
de moins qu'une faculté. Selon Deleuze, la sensibilité n'est pas l'effet des
rapports de force, ni quelque chose qui viendrait s'ajouter à la force pour
lui permettre d'entrer en rapport. C'est parce que toute force est mouvement
pour l'augmentation de puissance qu'elle doit avoir le pouvoir de sentir des
différences de puissance. Donc, la volonté de puissance est ce qui donne à la
force son pouvoir d'être affectée, sa sensibilité, elle est cette faculté même,
elle est la sensibilité de la force - « la volonté de puissance se manifeste
comme la sensibilité de la force; l'élément différentiel des forces se manifeste
comme leur sensibilité différentielle 25 ». Deleuze peut donc citer Nietzsche:
« La volonté de puissance n'est pas un être ni un devenir, c'est un pathos 26. »
La volonté de puissance n'est rien de plus que la sensibilité de la force, rien de
plus que le pouvoir d'être affecté, rien de plus qu'un pathos.
Pour bien marquer la différence entre ce concept nietzschéen de faculté et
celui de Kant, c'est-à-dire pour bien indiquer le fait que, dans la description
des facultés, il s'agit d'une théorie des conditions d'effectivité, et non des
conditions de possibilité de l'expérience, Deleuze dit, à propos du pouvoir
d'être affecté de chaque force: « Ce pouvoir n'est pas une possibilité abs-
traite: il est nécessairement rempli et effectué à chaque instant par les autres
forces avec lesquelles celle-ci est en rapport 27. » À chaque instant actualisé, à
chaque instant rempli, et rempli par ce qui l'affecte, le pouvoir d'être affecté
ne perd pas pour autant sa condition de pouvoir, ni ne devient la forme pure
d'une matière toujours là qui le remplit. C'est ce remplissement instantané
du pouvoir d'être affecté qui donne à la volonté de puissance son statut d'une

22. NPh. p. 70.


23. NPh. p. 71.
24. NPh. p. 70.
25. NPh. p. 71.
26. NPh. p. 71.
27. NPh. p. 71.

67
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

condition qui n'est pas plus large que le conditionné, son statut de principe
plastique qui change avec son objet 28. D'un autre côté, cette actualisation
instantanée prouve que chaque faculté ne s'effectue que dans le jeu, que dans
le désaccord avec d'autres forces - qui ne sont donc que d'autres facultés.
Il n'y a d'exercice de la sensibilité qui ne soit, de même, un accord dissonant
avec d'autres sensibilités.
Avec ce nouveau concept de faculté, à la fois primitive, pré-subjective et
actualisée à chaque instant dans le rapp0l1 avec d'autres facultés, Deleuze
est en possession d'un modèle naturaliste du projet post-kantien d'empirisme
transcendantal. Et tout le livre sur Nietzsche sera la description du système des
facultés à partir de cette faculté primitive, de cette volonté de puissance comme
pathos. La grande question sera alors typologique: dans chaque conflit entre
facultés, où le degré primitif de puissance est celui d'être affecté par d'autres
forces/facultés, laquelle est alors active et laquelle est alors passive?
À partir s1lI10ut d'un commentaire de La Généalogie de la morale, Deleuze
accompagnera cette longue histoire des métamorphoses de ce pathos primitif
qui définit la volonté de puissance. L'invention de l'homme est le long proces-
sus de production de nouvelles facultés comme la mémoire, l'imagination et
la raison. Toutes ces facultés ont leur genèse simultanée, et toujours dans un
rapport de conflit entre forces, dans des relations de violence. Il n'y a pas une
genèse linéaire des facultés. Dans le combat entre volontés de puissance se
produisent des types, des différences d'essence dans les facultés. Comme les
forces, il y a des facultés actives et des facultés réactives ou, plutôt, des usages
actifs et réactifs des facultés.
Cette approche généalogique permet à ce livre sur Nietzsche une perspec-
tive elle-même typologique ou, plutôt, « éthique », sur le domaine transcen-
dantal. Selon Deleuze, jusqu'à maintenant ce sont les forces réactives qui ont
inscrit leur volonté de négation dans l'histoire des facultés. L'imagination, la
mémoire, la raison, en un mot: la connaissance, a été surtout un organe du res-
sentiment, de la révolte contre la vie. De ce fait, la description génétique des
facultés doit, elle aussi, être doublée d'une description généalogique, d'une
symptomatologie des forces qui sont à l'origine de certaines formes réactives
de la connaissance. Le programme de l'empirisme transcendantal devient
un programme essentiellement nietzschéen: il doit produire une transvalua-
tion des valeurs dans la construction de la pensée, libérer les facultés de son

28. « On ne s'étonnera pas du double aspect de la volonté de puissance: elle détermine le rap-
port des forces entre elles, du point de vue de leur genèse ou de leur production; mais elle est
déterminée par les forces en rapport du point de vue de sa propre manifestation. C'est pourquoi
la volonté de puissance est toujours déterminée en même temps qu'elle détermine, qualifiée en
même temps qu'elle qualifie. » (NPh. p. 70.)

68
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

histoire réactive et les faire advenir comme affirmation de la vie. L'empirisme


transcendantal de Deleuze dans le livre sur Nietzsche est ainsi a) une des-
cription génétique des facultés à partir de la faculté primordiale, i.e., à partir
de la volonté de puissance comme pathos, b) une généalogie de ces facultés,
c'est-à-dire une typologie de leurs usages, c) et le programme d'une nouvelle
image de la pensée.
La Généalogie de la morale «le livre le plus systématique de
Nietzsche 29 » - est présenté par Deleuze comme cette immense genèse et
généalogie, plus que de la morale, des facuItés par lesquelles la morale et
les forces réactives ont triomphé sur la vie. Et chacun des trois essais de ce
livre de Nietzsche est approché par Deleuze comme révélant l'analyse d'une
faculté spécifique.
Le premier, sur l'origine des concepts de « bon» et de« mauvais », montre
comment le négatif produit l'imagination, en tant que facuIté de la fiction,
de l'imaginaire et de la mystification. « Nous savons que les forces réactives
triomphent en s'appuyant sur une fiction. Leur victoire repose toujours sur le
négatif comme sur quelque chose d'imaginaire: elles séparent la force active
de ce qu'elle peut. La force active devient réellement réactive, mais sous
l'effet d'une mystification. Dès la première dissertation, Nietzsche présente
le ressentiment comme "une vengeance imaginaire" 30. » Deleuze introduit ici
une thèse qui prendra toute son importance seulement dans le livre sur Sacher-
Masoch. L'imagination a son origine dans un geste de négation du réel. Il ne
s'agit pas, comme dans Sartre où Deleuze va prendre son inspiration, d'un
simple processus d'irréalisation du monde de la perception. Ici, le réel est
l'objet d'un sentiment de vengeance. Les forces réactives, celles qui ne sup-
portent pas la violence et la cruauté fondamentales que toute vie contient,
inventent un monde autre qu'elles mythifient comme le vrai et le bon. C'est
au nom de ce monde imaginaire qu'elles peuvent maudire la vie. Mais même
cette vengeance n'est qu'imaginaire. Elle est le déplacement des forces
vitales sur une fiction. La facuIté de l'imagination, donc, n'a pas seulement
ses racines dans une volonté réactive, elle n'est pas seulement l'organe de la
négation. Elle produit des mondes imaginaires, elle investit le négatif dans la
volonté d'un néant, dans le désir d'une fiction.
Le second essai, dédié aux concepts de « mauvaise conscience» et de « res-
sentiment », décrit la genèse de la mémoire. La mémoire, elle aussi, a une
origine réactive. Elle est à la racine même du ressentiment, d'une conscience
qui n'oublie jamais les traces des dommages dont elle a souffert et qui veut se
venger en devenant réactive: « quand la trace prend la place de l'excitation

29. NPh, p. 99.


30. NPh, p. 99.

69
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

dans l'appareil réactif, la réaction elle-même prend la place de l'action 31 ».


Inscription des traces, rétention du passé, sédimentation de la sensibilité triste,
de la sensibilité blessée, la mémoire se constitue comme réaction. Elle produit
alors ce pli de la volonté de puissance sur elle-même, ce mouvement de révolte
contre la volonté, en un mot: la conscience comme mauvaise conscience.
La mémoire vient doubler l'imagination, elle est même ce premier mouve-
ment de pli à l'intérieur de l'excitation qui produit la réaction à la trace comme
mécanisme de négation.
Cependant, Deleuze souligne un autre usage que Nietzsche attribue à la
mémoire: un usage actif, affirmatif. Il s'agit de la cruauté sur le corps de
l'homme qui est constitutive de toute culture, comme invention chez lui d'un
pouvoir de promettre - l'homme est l'animal qui se souvient de ses dettes
et de ses promesses. La mémoire - en tant que mémoire du futur - peut
ainsi devenir, dans les mains des volontés actives, la faculté affirmative par
excellence. « La culture dote la conscience d'une nouvelle faculté [ ... ] : la
mémoire. Mais la mémoire dont il s'agit ici n'est pas la mémoire des traces.
Cette mémoire originale n'est plus fonction du passé, mais fonction du futur.
Elle n'est pas mémoire de la sensibilité, mais de la volonté. Elle n'est pas
mémoire des traces, mais des paroles. Elle est faculté de promettre, engage-
ment de l'avenir, souvenir du futur lui-même. [ ... ] La faculté de promettre est
l'effet de la culture comme activité de l'homme sur l'homme; l'homme qui
peut promettre est le produit de la culture comme activité générique 32. » Cette
mémoire du futur devient un instrument fondamental des volontés créatives.
Les hommes supérieurs, ceux qui n'ont pas besoin d'articles de foi extrêmes,
engagent leurs actions non pas dans des futurs imaginés, non pas dans des
fictions de l'imagination, mais par des promesses dont ils veulent garder la
mémoire. Ils inventent le sens de leur agir par la mémoire de leur volonté.
Il y a un deuxième usage affirmatif de la mémoire : comme faculté de
l'oubli. Quand cette mémoire devient « un système digestif, végétatif et
ruminant, qui exprime "l'impossibilité purement passive de se soustraire à
l'impression une fois reçue" 33 », elle asphyxie le mouvement de la volonté
vers de nouvelles possibilités de vie. La mémoire peut se transformer en un
dispositif lourd, en un esprit de gravité. Il faut alors un nouveau pouvoir des
facultés, une nouvelle forme de la volonté de puissance. Il faut l'oubli en tant
qu'activité, l'oubli en tant que faculté positive. « Le tort de la psychologie fut
de traiter l'oubli comme une détermination négative, de ne pas en découvrir le
caractère actif et positif. Nietzsche définit la faculté de l'oubli "Non pas une

31. NPh. p. 130.


32. NPh. p. 154.
33. NPh. p. 129.

70
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

vis inertiae comme le croient les esprits superficiels, mais [ ... ] une force plas-
tique, régénératrice et curative" 34. » La mémoire est la plus fragile des facul-
tés. Elle est doublement active: comme faculté de promettre et comme faculté
de l'oubli. Mais, en même temps, elle est à l'origine du ressentiment et de
la mauvaise conscience quand elle devient dispositif mnémonique des traces
et des excitations. Deleuze dit ainsi: « On remarquera la situation très par-
ticulière de cette faculté: force active, elle est déléguée par l'activité auprès
des forces réactives 35. » Le ressentiment, cette réaction qui, à la fois, devient
sensible et cesse d'être agie, est justement l'inversion du sens productif de ce
pouvoir d'être affecté qui constitue la volonté de puissance. Au lieu du mou-
vement qui va du pathos à l'invention de nouvelles possibilités de vie comme
mémoire de la volonté qui sait promettre, le ressentiment, c'est l'empire d'une
mémoire fixée, figée dans le pathos.
Selon Deleuze, le troisième essai de La Généalogie de la morale, l'essai sur
l'origine de l'idéal ascétique, cherche à déterminer les dispositifs de produc-
tion d'une troisième faculté: la faculté des règles et des impératifs, et surtout
la faculté du vrai, la faculté de la connaissance. Le troisième essai est alors
le lieu de compréhension de l'origine de la raison. Ici, Deleuze établit, plus
qu'une genèse de la raison, une opposition entre raison et pensée, ou entre
connaissance et pensée.
Nietzsche aurait été le premier à établir une opposition entre la connaissance
et la pensée. La connaissance est devenue une faculté réactive, déterminée par
le mythe du vrai et du bon. Elle condamne la vie, mais comme organe d'un
certain type de vie, comme instrument des volontés qui ne vont pas jusqu'à
leur limite. « La connaissance s'oppose à la vie, mais parce qu'elle exprime
une vie qui contredit la vie, une vie réactive qui trouve dans la connais-
sance elle-même un moyen de conserver et de faire triompher son type 36. »
L'opposition entre « connaissance» et « pensée », Deleuze le reconnaît, est
bien kantienne. « (Là encore, n'y a-t-il pas un thème kantien profondément
transformé, retourné contre Kant ?) Quand la connaissance se fait législatrice,
c'est la pensée qui est la grande soumise. La connaissance est la pensée elle-
même, mais la pensée soumise à la raison comme à tout ce qui s'exprime dans
la raison 37. » Maintenant, la question est: comment définir la pensée au-delà
de la connaissance, au-delà de la raison? Comment représenter le devenir affir-
matif du pathos de la volonté de puissance? C'est alors que, pour la première
fois, Deleuze introduit son grand thème d'une nouvelle image de la pensée. Il

34. NPh. p. 129.


35. NPh, p. 130.
36. NPh. p. 114.
37. NPh. p. 115.

71
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

le présente comme une découvelie de Nietzsche, comme le dernier chapitre de


sa typologie des facultés. « Une nouvelle image de la pensée signifie d'abord
ceci: le vrai n'est pas l'élément de la pensée. L'élément de la pensée est le
sens et la valeur. Les catégories de la pensée ne sont pas le vrai et le faux, mais
le noble et le vil, le haut et le bas, d'après la nature des forces qui s'emparent
de la pensée elle-nlême 38. » La conséquence de cette image typologique de la
pensée sera énorme. Parce que la genèse des facultés a conduit à une généa-
logie de la connaissance, c'est-à-dire à une histoire du triomphe des volontés
réactives sur la pensée, la nouvelle image de la pensée sera dessinée au-delà
des facultés. Deleuze présente l'image nietzschéenne de la pensée comme
une seconde puissance, un second pouvoir, au-delà du pouvoir des facultés.
« Nietzsche propose une nouvelle image de la pensée. C'est que penser n'est
jamais l'exercice naturel d'une faculté. Jamais la pensée ne pense toute seule
et par elle-même 39. » D'un autre côté, la pensée est l'expression directe d'une
vie affirmative qui dépasse les limites de la connaissance, dépassant la vie
elle-même. « La vie dépasse les limites que lui fixe la connaissance, mais la
pensée dépasse les limites que lui fixe la vie. La pensée cesse d'être une ratio,
la vie cesse d'être une réaction 40. » Et cette affinité entre pensée et vie, où la
vie fait de la pensée une expérience active et où la pensée transforme la vie
en quelque chose d'affirmatif, est, selon Deleuze, l'essence de l'art. L'art est
le point où l'affirmation vient confirmer l'activité d'une volonté active. Mais
Deleuze ne dit presque rien sur l'art dans ce livre sur Nietzsche 41. Il faut
attendre le livre sur Kant, publié l'année suivante, et smiout le livre sur Proust,
deux ans après, pour que l'art soit transformé en point de vue fondamental sur

38. NPh. p. 119.


39. NPh. p. 123. « Penser est toujours une seconde puissance de la pensée. non pas l'exercice
naturel d'une faculté. mais un extraordinaire événement dans la pensée elle-même. pour la
pensée elle-même. » (Ibid.)
40. NPh. p. 116.
41. Deleuze se limite à définir ce qu'il présente comme le concept tragique de l'art, selon deux
principes: a) au lieu d'être une opération désintéressée, elle est un stimulant de la volonté.
et b) l'art est la plus haute puissance du ÜllIX. Cette double détennination dépend du tàit que
Deleuze prend le problème de la tragédie uniquement par son côté éthique. comme une expé-
rience d'aftirmationjoyeuse de l'existence. « Ce qui définit le tragique est lajoie du multiple. la
joie plurielle. Cette joie n'est pas le résultat d'une sublimation. d'une purgation. d'une compen-
sation, d'une résignation, d'une réconciliation: dans toutes les théories du tragique. Nietzsche
peut dénoncer une méconnaissance essentielle. celle de la tragédie comme phénomène esthé-
tique. Tragique désigne la forme esthétique de la joie. non pas une formule médicale. ni une
solution morale de la douleur. de la peur ou de la pitié. Ce qui est tragique. c'est la joie. » (NPh,
p. 19-20.) La question de l'art se confond avec une théorie des affects dans ces pouvoirs d'ex-
citants du vouloir et d'affirmation du tàux. Elle n'est pas encore ce qui force la pensée à penser.
ce qui fait violence sur la pensée et qui. de ce rait. engendre les conditions même de son expé-
rience. Elle n'est pas encore. donc. le centre vital du programme de l'empirisme transcendantal.

72
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

l'empirisme transcendantal. L'art sera alors le laboratoire pour la description


de la genèse du champ transcendantal lui-même.
Cette absence d'une théorie de l'art dans le livre sur Nietzsche nous place
devant une question, peut-être une des plus fondamentales parmi celles qui
concernent la première période du développement de Deleuze. Comment
expliquer que, juste après le livre sur Nietzsche, Kant devienne le centre du
travail de Deleuze? S'il est vrai que, dans le livre sur Nietzsche, Deleuze dit
souvent que l'idée de la genèse interne des facultés à partir d'une généalogie
des types de forces qu'elles expriment fait de La Généalogie de la morale
la vraie réalisation de la Critique de la raison pure, pourquoi écrire alors un
nouveau livre sur les facultés du point de vue de Kant?
La réfutation de ce point de vue kantien fut définitive en 1962. Genèse
des facultés à partir de la description des conditions de l'expérience qui ne
sont pas plus larges que ce qu'elles conditionnent, généalogie des facultés à
pattir d'une typologie des forces qu'elles expriment, c'est cela qui manquait
à Kant. « Kant ne réalise pas son projet de critique immanente. La philo-
sophie transcendantale découvre des conditions qui restent encore extérieures
au conditionné. Les principes transcendantaux sont des principes de condi-
tionnement, non pas de genèse interne. Nous demandons une genèse de la
raison elle-même, et aussi une genèse de l'entendement et de ses catégories:
quelles sont les forces de la raison et de l'entendement? Quelle est la volonté
qui se cache et qui s'exprime dans la raison? Qui se tient derrière la raison,
dans la raison elle-même? Avec la volonté de puissance et la méthode qui en
découle, Nietzsche dispose du principe d'une genèse interne 42. » Nietzsche
aurait donc réalisé le projet critique de Kant: une vraie compréhension des
principes transcendantaux comme principes généalogiques, et une genèse (et
non pas une déduction) des facultés. Dans La Généalogie de la morale, par la
façon d'interroger les forces qui sont à l'origine des facuItés de la mémoire, de
l'imagination, de l'entendement ou de la raison et par le fait de leur opposer
une autre histoire de la raison, dans l'usage affirmatif des facultés (comme
pouvoir actif d'oubli, de fiction des dieux qui aiment la cruauté, de pensée),
Nietzsche achève la philosophie transcendantale, sans pour autant réintroduire
une méthode psychologique ou axiomatique des principes de l'expérience.
Deleuze peut donc dire: « Quand nous comparons la volonté de puissance à
un principe transcendantal, [ ... ] nous voulions avant tout marquer leur diffé-
rence avec des déterminations psychologiques. Reste que les principes chez
Nietzsche ne sont jamais des principes transcendantaux; ceux-ci sont préci-
sément remplacés par la généalogie. Seule la volonté de puissance comme

42. NPh. p. 104.

73
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

principe génétique et généalogique, comme principe législatif, est apte à réa-


liser la critique interne 43. »
Une question ne peut alors que s'imposer: pourquoi, après Nietzsche et
la philosophie, écrire un livre sur Kant? Si Nietzsche avait accompli le pro-
gramme d'un empirislne transcendantal, à quoi bon revenir, juste une année
après, à l'exposition de la philosophie critique et à sa doctrine des facultés?
Deleuze veut-il faire une nouvelle réfutation du modèle kantien? Mais nous
savons que cela n'est pas le cas. La Philosophie critique de Kant est, du début
jusqu'à la fin, un exposé admiratif du système des facultés dans les trois Cri-
tiques. Ce livre de 1963 est peut-être le plus beau traité sur la méthode trans-
cendantale jamais écrit. Il contient l'analyse la plus complète du concept de
« faculté» chez Kant et l'exposé le plus rigoureux des trois types de rapports
entre les facultés dans chacune des trois Critiques. Si la question des facul-
tés, comme Deleuze le dira dans Différence et répétition, est au cœur de son
projet d'un empirisme transcendantal et d'une nouvelle image de la pensée,
alors le livre sur Kant sera pour toujours son explication avec Kant et l'idéa-
lisme. Deleuze y montre même comment, dans la Critique du jugement, par
l'introduction, donc, d'un point de vue génétique (possible dans l'expérience
esthétique), Kant trouve la solution non seulement pour le problème de l'ori-
gine de l'harmonie entre les facultés, mais aussi pour celui de la genèse des
facuItés elles mêmes - solution qui manquait dans les autres deux Critiques.
Le paragraphe « Point de vue de la genèse », qui constitue le centre du dernier
chapitre, justement celui dédié aux rapports des facultés dans la Critique du
jugement, est à ce sujet exemplaire. Le jugement réflexif, comme jugement
esthétique, contient les conditions de possibilité de ce que Deleuze indique
comme les quatre grandes genèses: genèse du sens commun, genèse du sens
du sublime, genèse du sens du beau et, en plus, la genèse de l'accord libre
entre les facultés 44.
Ce livre de 1963 sur Kant semble ignorer complètement le fondamental du
livre de 1962, c'est-à-dire notre dette à l'égard de Nietzsche et à l'égard de
son empirisme supérieur, en tant que la seule façon d'accomplir le programme
critique. Maintenant, c'est Kant qui détient lui-même les arguments pour un tel
empirisme. Comment comprendre ce changement si radical dans l'image de
Kant? Qu'y a-t-il de si nouveau dans cette image qui a permis à Deleuze de faire
de la doctrine des facultés de Kant non plus la limite, mais le point d'achève-
ment du programme transcendantal? Il nous faut donc commencer par retourner
à la lecture de Kant que Deleuze a publiée cette année 1963.

43. NPh. p. 104.


44. CI PhCK. p. 75-78.

74
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

Le retour à Kant. La découverte de la doctrine


du sublime comme vraie genèse des facultés

Nous avons vu que la diftërence fondamentale face à Kant, ce qui fait du


programme de Deleuze non pas un idéalisme transcendantal, mais un empi-
risme transcendantal, c'est, d'un côté, le projet de dériver les facultés, non pas
de la possibilité de la connaissance, mais de son effectivité, et, d'un autre côté,
de les dériver selon une méthode de genèse et non pas de déduction. Les facul-
tés ne peuvent pas être prises comme un donné, comme un a priori statique.
Elles doivent se révéler comme le résultat du fait lui-même de la connais-
sance. Les facultés doivent rencontrer leur propre possibilité dans ce qu'elles
possibilisent, elles doivent être engendrées par l'expérience elle-même, mais
dans une expérience de dérèglement.
Cette approche génétique se fait par une méthode de porter à la limite: por-
ter chaque faculté au point extrême de son dérèglement, « où elle est comme
la proie d'une triple violence, violence de ce qui la force à s'exercer, de ce
qu'elle est forcée de saisir et qu'elle est seule à pouvoir saisir 45 ». La nou-
velle méthode renvoie comme point premier, comme source originaire, non
pas à l'apodicticité du moi, en tant que principe ultime de toute la synthèse en
général dans sa possibilité première, mais à l'apparaître de l'objet, dans son
effectivité irréductible et dans la violence qu'il exerce. Et cet apparaître est de
l'ordre de l'involontaire, de quelque chose qui fait violence sur les facultés et
qui les force à penser. C'est cette violence qui explique la condition d'effecti-
vité de l'apparaître. L'expérience n'est pas la confirmation d'une possibilité,
n'est pas le remplissement d'une anticipation conceptuelle ou catégorielle.
Il n 'y a pas un désir spontané pour penser, ni une ouverture au vrai. On com-
mence toujours par une violence sur les facultés, et les facultés ne sont rien de
plus que ce rapport à ce qui les force à penser. Comme il le dit souvent dans
Marcel Proust et les signes: « Le tort de la philosophie, c'est de présupposer
en nous une bonne volonté de penser, un désir, un amour naturel du vrai. Aussi
la philosophie n'arrive-t-elle qu'à des vérités abstraites [ ... ]. Elles restent gra-
tuites, parce qu'elles sont nées de l'intelligence, qui ne leur confère qu'une
possibilité, et non pas d'une rencontre ou d'une violence qui garantirait leur
authenticité. [ ... ] Il Y a peu de thèmes sur lesquels Proust insiste autant que
celui-ci: la vérité n'est jamais le produit d'une bonne volonté préalable, mais
le résultat d'une violence dans la pensée 46. » La question est alors déplacée:
quel type d'objet, dans la violence de son apparaître, peut être à l'origine des
facultés qui le rendent possible en tant qu'objet de l'expérience? Il ne s'agit

45. DR. p. 186.


46. M PS. p. 24.

75
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

plus de partir d'un concept général de l'expérience comme violence, comme


c'était le cas dans le livre sur Nietzsche. La genèse des facultés ne renvoie
plus à une thèse sur la volonté de puissance comme force plastique primitive,
comme ce qui donne à chaque force, dans son conflit avec d'autres forces, le
pouvoir d'être affecté, c'est-à-dire la faculté de sentir. Dans les deux textes
les plus impo11ants publiés en 1963, le livre La Philosophie critique de Kant.
La Doctrine desfacultés, et l'article<< L'Idée de genèse dans l'esthétique de
Kant », l'idée d'une violence dans la pensée est seulement comprise à l'inté-
rieur d'une certaine expérience: l'expérience de l'art quand elle fait violence
sur la pensée.
C'est précisément dans ce point d'une expérience non seulement originaire
mais originante, d'une expérience qui soit à l'origine des conditions d'effec-
tivité de toute l'expérience, que Deleuze découvre l'importance de la théorie
kantienne du sublime 47.
Il admet que, dans la définition du sublime, Kant a inauguré, sans en avoir
pleine conscience, une compréhension de la genèse du champ transcendantal.
Dans le sublime, ce qui se donne à l'expérience est précisément l'absence
d'objet, ce que Kant a désigné comme une « représentation négative ». Ce qui
apparaît est seulement l'impossibilité de l'apparaître de l'objet. Dans cette
impossibilité de figuration des idées de la raison par l'imagination, les facul-
tés sont violentées par un accord qui se donne sur un déchirement, sur une
dissonance fondamentale entre les facultés elles-mêmes, elles sont comme
expulsées de leur objet et, de cette fàçon, fragmentées dans leur pluralité.
Le sublime serait l'endroit d'explosion des facultés et, donc, l'endroit de leur
engendrement.

47. Nous pouvons formuler l'hypothèse que le subit intérêt de Deleuze pour Kant et pour sa doc-
trine des facultés. après avoir montré la faillite de son projet critique dans le livre sur Nietzsche.
est dû à la découverte de la théorie du sublime. Nous savons que, par exemple, dans le chapitre
« L'Art» de Niet:=sche et la philosophie. quand Deleuze oppose Nietzsche à Kant à propos du
concept de désintéressement. il ne réfère que la doctrine kantienne du beau - « Lorsque Kant
distingue le beau de tout intérêt. même moral. il se place encore du point de vue des réactions
d'un spectateur. mais d'un spectateur de moins en moins doué, qui n'a plus pour le beau qu'un
regard désintéressé. » (NPh. p. 116.) Deleuze semble n'avoir aucune connaissance de la doc-
trine kantienne du sublime. même quand il analyse la conception du tragique de La Naissance
de la tragédie. laquelle est. dès le début. le prolongement de la théorie du plaisir négatif et du
dérèglement de toutes les facultés formulée par la Critique dlljugement et que Nietzsche avait
reprise dans les chapitres sur le sublime de Le .\londe COllime volonté et comme représentation.
Le livre sur Nietzsche et sur la façon dont la doctrine de la volonté de puissance aurait accompli
l'idée d'une genèse des facultés aurait été tout à fait différent si Deleuze avait connu déjà le
chapitre sur 1'« Analytique du Sublime» de la troisième Critiqlle. En effet, si. un an après la
présentation de la solution généalogique pour le problème du transcendantal. Deleuze découvre
que déjà Kant. dans le concept de sublime. avait trouvé la bonne voie, quoi dire après coup sur
ce que serait l'empirisme supérieur de Nietzsche?

76
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

Ceci est le thème central du livre sur Kant et de l'article<< L'Idée de genèse
dans l'esthétique de Kant ». Deleuze essaie de montrer qu'il y a déjà chez
Kant l'idée qu'un type singulier d'expérience - l'expérience esthétique du
sublime - peut être le point d'engendrement de tout le champ transcen-
dantal 48 . Nous savons que l'expérience esthétique est pour Kant l'endroit
où l'accord entre facultés s'élève à son expression maximale. D'ailleurs,
l'expérience esthétique n'est plus que l'accord libre et indéterminé entre
facultés. Elle est suscitée par la simple forme (ou absence de forme) de l'objet
de l'expérience. C'est dans l'accord libre entre facultés, lequel se manifeste
premièrement dans l'expérience d'un objet comme beau ou comme sublime,
qu'on trouve la condition de possibilité de l'accord lui-même entre facultés,
qui se vérifie dans la connaissance théorique ou dans la connaissance pratique.
L'art est ainsi le fondement, il contient la possibilité de la science et de la
morale. Mais, demande Deleuze, si l'accord libre des facultés est la condition
de possibilité de tout l'accord en général, comment supposer cet accord libre?
Comment montrer qu'il est le fondement de l'accord déterminé ou de l'accord
déterminant? « L'accord libre indéterminé des facultés est le fond, la condi-
tion de tout autre accord; le sens commun esthétique est le fond, la condition
de tout autre sens commun. Comment serait-il suffisant de le supposer, de lui
donner seulement une existence hypothétique, lui qui doit servir de fondement
pour tous les rapports déterminés entre nos facultés? Comment expliquer
que nos facultés, différant en nature, entrent spontanément dans un rapport
harmonieux? Nous ne pouvons pas nous contenter de présumer un tel accord.
Nous devons l'engendrer dans l'âme. Telle est la seule issue: faire la genèse
du sens commun esthétique, montrer comment l'accord libre des facultés est
nécessairement engendré 49. »
Selon Deleuze, dans Critique de la jàculté de juger, plus qu'avec le pro-
blème de l'accord entre les facultés, plus encore qu'avec l'harmonie entre les
plusieurs plans de la possibilité de l'expérience, Kant est surtout confronté
avec le problème de sa genèse. Ce qu'oriente l'investigation de Kant, c'est
précisément le mode d'engendrement de l'accord. Deleuze souligne le fait

48. « Les deux premières Critiques ne peuvent pas résoudre le problème originaire du rapport
entre les tàcultés. mais seulement l'indiquer, et nous renvoyer à ce problème comme à une
tâche ultime. Tout accord déterminé suppose en etfet que les facultés. plus profondément. soient
capables d'un accord libre et indéterminé. C'est seulement au niveau de cet accord libre et
indéterminé (sensus COl1l11l1tnis aestheticus) que pourra être posé le problème d'un fondement
de l'accord ou d'une genèse du sens commun. Voilà pourquoi nous n'avons pas à attendre de la
Critique de la raison pure. ni de la Critique de la raison pratiqlle. la réponse à une question qui
ne prendra son vrai sens que dans la Critiqlle du jugement. En ce qui concerne un fondement
pour l'harmonie des facultés. les deux premières Critiques ne trouvent leur achèvement que
dans la dernière. » (PhCK. p. 36.)
49./D. p. 85.

77
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

que c'est par la différence entre une déduction de l'accord et une genèse de ce
même accord que surgit la différence entre les deux premières Critiques et la
troisième. L' œuvre de Maïmon Essai sur la philosophie transcendantale -
datant de 1790, Deleuze peut défendre sa thèse que la Critique de lafaculté de
juger aurait été la réponse à la critique d'une absence de méthode génétique
dans la compréhension de l'accord entre facultés. Avec la théorie de l'expé-
rience esthétique, Kant incorporait les objections de Maïmon et inaugurait une
nouvelle dimension de la philosophie transcendantale 50. Celle-ci cesse d'être
une théorie du conditionnement, une théorie des conditions de possibilité
de l'expérience, « pour devenir une Formation transcendantale, une Culture
transcendantale, une Genèse transcendantale 51 ».
L'analyse de l'accord entre facultés est donc une analyse de leur genèse
réciproque. Et cette analyse se réalise en deux plans: dans l'Analytique du
Beau (en tant qu'accord libre entre l'entendement et l'imagination) et dans
l'Analytique du Sublime (accord libre et indéterminé entre l'imagination
et la raison). L'incomplétude de l'Analytique du Beau, le fait que Kant a
comme ajouté, en dehors de tout l'équilibre architectonique, une Analytique
du Sublime, aurait été le résultat de l'impossibilité du jugement du beau
d'offrir une compréhension génétique de l'accord lui-même entre imagination
et entendement. L'harmonie dans le jugement du beau serait, selon Deleuze,
elle-même dérivée, engendrée, par l'harmonie supérieure qu'il y a dans le
jugement de quelque chose en tant que sublime. L'accord entre l'imagination
et la raison qui se réalise dans le jugement sublime offrirait ainsi la description
génétique de l'harmonie entre l'imagination et l'entendement du jugement
du beau. Le jugement sublime devient pour Deleuze l'expérience cruciale.
Il explique et le sublime et le beau. C'est donc à lui que Deleuze dédie presque
tout le texte.
Mais ce que Deleuze veut SUliout souligner, c'est le fait que l'harmonie
produite avec l'expérience du sublime ne peut jouer ce rôle originaire de
source de toutes les facultés, et de source de leur accord, que par le fait qu'elle
est en elle-même une harmonie paradoxale, une harmonie qui se construit
sur une désharmonie, sur un désaccord. « Cette harmonie du sublime est fort
50. « Les postkantiens. notamment Maïmon et Fichte. adressaient à Kant une oQjection fonda-
mentale: Kant aurait ignoré les exigences d'une méthode génétique. [ ... ] Si l'on considère que
la philosophie transcendantale est de 1790. il faut reconnaître que Kant, en partie, prévenait
les objections de ses disciples. Les deux premières Critiques invoquaient des tàits, cherchaient
des conditions pour ces tàits. les trouvaient dans des facultés déjà formées. Par là même, elles
renvoyaient à une genèse qu'elles étaient incapables d'assurer pour leur compte. Mais dans la
Critiqlle du jllgement esthétiqlle. Kant pose le problème d'une genèse des fàcultés dans leur
libre accord premier. Il découvre alors l'ultime fondement qui manquait encore aux autres
Critiqlles. » (ID. p. 86.)
51. ID. p. 86.

78
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

paradoxale. Raison et imagination ne s'accordent qu'au sein d'une tension,


d'une contradiction, d'un déchirement douloureux. Il y a accord, mais accord
discordant, harmonie dans la douleur. Et c'est seulement la douleur qui rend
possible un plaisir 52. » Il y a comme un engendrement des facultés par un
procès d'explosion à partir d'une expérience de déchirement, de tension à
l'intérieur de la pensée. La méthode génétique serait alors une méthode qui
dérive les conditions de possibilité de l'expérience non d'une expérience
possible, ni d'une connaissance effective (d'une connaissance qui a eu lieu),
mais d'une expérience impossible, qui, pourtant, exige sa possibilité. Dans le
sublime, l'imagination, dans son rapport avec la raison, est forcée à affronter
les limites non pas seulement de soi-même, mais de l'expérience en géné-
rai, les limites de la représentation. La raison la convoque à appréhender en
image ses idées. Mais, par essence, les idées rationnelles sont impossibles à
présenter. « L'imagination découvre donc la disproportion de la raison, elle
est forcée d'avouer que toute sa puissance n'est rien par rapport à une Idée
rationnelle 53. » Pour Deleuze, le sublime est précisément le point originaire
parce qu'il est le moment où toute la pensée se confronte avec l'impossible
et, par cet impossible, bâtit sa possibilité. Sur la désharmonie, elle bâtit une
nouvelle harmonie, l'harmonie de l'impossible harmonie. « Subissant une
violence, l'imagination semble perdre sa liberté; mais aussi bien, elle s'élève
à un exercice transcendant, prenant pour objet sa propre limite. Dépassée de
toutes parts, elle dépasse elle-même ses bornes, il est vrai de manière négative,
en se représentant l'inaccessibilité de l'Idée rationnelle et en faisant de cette
inaccessibilité quelque chose de présent dans la nature sensible 54. »
Le sublime, c'est justement l'expérience de l'impossibilité de l'expérience.
On comprend mieux pourquoi c'est l'impossible qui engendre la possibilité,
pourquoi c'est l'inaccessibilité de l'idée qui est prise par Kant comme le point
génétique des facultés. Comme le dit Deleuze, la « passion» de l'imagina-
tion, son déchirement, c'est le seul moyen de montrer sa destination supra-
sensible, sa vocation pour l'impossible, pour l'inaccessible. « Sous la vio-
lence de la raison, elle se libère de toutes les contraintes de l'entendement,
elle entre en accord avec la raison pour découvrir ce que l'entendement lui
cachait, c'est-à-dire sa destination suprasensible, qui est aussi comme son ori-
gine transcendantale 55. »
Bref, l'origine transcendantale de l'imagination, le point de sa genèse, est
sa destination pour l'impossible, sa destination suprasensible, son mouvement

52. ID. p. 87.


53. ID. p. 88.
54. ID. p. 88.
55. ID. p. 88.

79
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

vers ce qui dépasse sa puissance de présentation, sa possibilité. L'impossible


est l'attracteur de toutes les possibilités, l'inaccessible idée est, en tant que
telle, l'origine transcendantale de toutes les facultés. Deleuze appelle cette
impossibilité un « point de concentration» des facultés. Et en plus, il lui donne
un lieu et lui reconnaît même la désignation que Kant lui a donnée - l'âme
[Gemüth]. « Tout se passe comme si les deux facultés se fécondaient réci-
proquement et retrouvaient le principe de leur genèse, l'une au voisinage de
sa limite, l'autre au-delà du sensible, toutes deux dans un "point de concen-
tration" qui définit le plus profond de l'âme comme unité suprasensible de
toutes les facultés 56. »
La solution de toute la méthode génétique se trouve donc, paradoxalement,
au-delà des facultés, elle se trouve dans cette « âme ». L'âme n'est pas une
faculté en plus. Elle contient l'origine transcendantale de toutes les facultés,
de toutes les potentialités de la connaissance humaine, sans être une poten-
tialité, sans être une autre faculté. Elle est une non-faculté. Elle est la non-
faculté de toutes les facultés. Elle se voit définie ici comme une anticipation
du concept de « case vide» de Différence et répétition. L'âme est le« point de
concentration» de toutes les facultés dans sa destination vers l'impossibilité
de l'expérience. Elle est l'unité suprasensible des conditions du sensible. Elle
est l'impossible vide qui engendre tous les possibles, toutes les conditions de
possibilités - elle est, donc, cette paradoxale condition de possibilité qui est,
en elle-même, impossible. On pourrait dire: la condition d'impossibilité de
toutes les conditions de possibilité. Or, c'est justement parce que l'âme est
l'impossible qu'elle n'appartient plus à une théorie des conditions de pos-
sibilité de la connaissance, de la morale, ou de l'art, mais à une théorie des
genèses. L'impossible ne peut jamais être la condition du possible, il est son
point de concentration, son lieu d'engendrement. « La Critique du jugement
ne s'en tient-elle pas au point de vue du conditionnement tel qu'il apparais-
sait dans les autres Critiques " elle nous fait entrer dans la genèse. Les trois
genèses de la Critique du jugement ne sont pas seulement parallèles, elles
convergent vers un même principe : la découverte de ce que Kant appelle
l'Âme, c'est-à-dire l'unité suprasensible de toutes nos facultés, "le point de
concentration", le principe vivifiant à partir duquel chaque faculté se trouve
"animée", engendrée dans son libre exercice comme dans son libre accord
avec les autres 57. »
Avec sa reprise de la théorie kantienne du sublime et, par là, avec son inter-
prétation du concept de l'âme comme lieu vide, comme concentration de tous
les impossibles, Deleuze peut donc trouver l'ultime point d'appui de son empi-

56. ID. p. 88.


57. ID. p. 98.

80
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

risme transcendantal, de sa théorie des conditions, non de la possibil ité, mais


de l'effectivité de l'expérience (cognitive, morale, esthétique). Mais parce
qu'il s'agit justement de l'effectivité de l'expérience et non de sa possibilité,
Deleuze ne peut pas rester dans le cercle des possibles, comme chez Kant.
Deleuze dénonce la Critique de la raison pure parce qu'elle déduit la possi-
bilité d'une autre possibilité - la faculté, ou mieux, l'ensemble des facultés-
comme pouvoir, potentialité de l'esprit humain. En soulignant la révolution
de la Critique dujugement, ce déplacement d'une théorie du conditionnement
pour une genèse, Deleuze veut rompre avec la présupposition infinie des pos-
sibles. Il ne s'agit plus là d'une théorie des conditions de l'effectivité, mais de
la genèse de ces conditions, c'est-à-dire de leur engendrement. Et qu'est-ce
qui fait la différence entre un conditionnement et un engendrement? Le pre-
mier suppose déjà le possible, suppose déjà la faculté constituée. Le deuxième
cherche la possibilité même de ce principe ultime de toutes les possibilités.
S'agit-il alors de trouver une faculté des facultés? Non. L'âme, à la limite,
n'est pas. Elle est un principe qui se trouve non à l'origine, mais à la fin ;
elle est le point de concentration final de toutes les potentialités, de toutes les
possibilités, de toutes les facultés. Non qu'elle soit la possibilité de toutes les
possibilités, mais parce que l'âme est, au contraire, l'inaccessibilité de toutes
les facultés. Elle est l'impossible que toutes les possibilités ont comme desti-
nation ultime, elle engendre les possibles comme son thelos. En un mot, elle
est l'impossible qui rend possibles tous les possibles parce qu'elle les met en
condition d'impuissance devant l'impossible. Deleuze cite Blanchot à propos
de cette impuissance que fonde toute puissance, toute possibilité: « ce point
dont Maurice Blanchot ne cesse de parler, ce point aléatoire originel, aveugle,
acéphale, aphasique, qui désigne "l'impossibilité de penser qu'est la pensée",
et qui se développe dans l'œuvre comme problème, et où ''l'impouvoir'' se
transmue en puissance 58 ». L'impouvoir se transmue en puissance, l'impos-
sible se transmue en possible. C'est l'impossible harmonie entre toutes les
facultés qui fait de chacune une faculté, une possibilité, un pouvoir.
Arrivée à ce point, un nouveau problème s'impose. Peut-on dire que
Deleuze, dans cette reconduction de la genèse des facultés à une harmonie
suprasensible qui se réalise dans l'impossible, ne fait que suivre Kant? Est-
ce qu'il s'agit tout simplement de la théorie du sublime que Deleuze ne fait
que découvrir dans la Critique dujugement, ou est-ce qu'il s'agit plutôt d'une
interprétation très particulière de cette théorie du sublime qu'on lit dans le
texte de 1963 ? Parce qu'il n'existe pas ce qui serait LA théorie du sublime
de Kant, cette question resterait sans réponse s'il n'était pas possible de lire
Deleuze contre lui-même. Mais ce n'est pas le cas. Vingt ans plus tard, dans

58. DR, p. 257-258.

81
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

l'article « Sur quatre formules poétiques qui pourraient résumer la philo-


sophie kantienne» qu'il publie dans la revue Philosophie en 1984, Deleuze
se confronte lui-même encore une fois avec la théorie kantienne du sublime.
Et on peut y trouver des différences décisives. Cette fois, il souligne la dis-
sonance, le désaccord, la désharmonie entre les facultés. Dans le paragraphe
sur l'esthétique de Kant, Deleuze utilise une formule poétique de Rimbaud
pour résumer l'idée kantienne du sublime: « Arriver à l'inconnu par le dérè-
glement de tous les sens .... un long, immense et raisonné dérèglement de tous
les sens 59. » La question, encore une fois, est celle de l'exercice déréglé de
toutes les facultés. Mais, maintenant, le sublime ne conduit plus à une harmo-
nie supérieure des facultés. Le sublime est l'expérience même de la déshar-
monie entre les facultés. « Le Sublime [ ... ] fait jouer les diverses facultés de
telle manière qu'elles s'opposent l'une à l'autre comme des lutteurs, que l'une
pousse l'autre à son maximum ou à sa limite, mais que l'autre réagisse en
poussant l'une à une inspiration qu'elle n'aurait pas eue toute seule. [ ... ] C'est
-une lutte terrible entre l'imagination et la raison, mais aussi l'entendement, le
sens intime, lutte dont les épisodes seront les deux formes du Sublime [ ... ].
Tempête à l'intérieur d'un gouffre ouvert dans le sujet. Dans les deux autres
Critiques, la faculté dominante ou fondamentale était telle que les autres
facultés lui fournissaient les harmoniques les plus proches. Mais maintenant,
dans un exercice aux limites, les diverses facultés se donnent mutuellement
les harmoniques les plus éloignées les unes des autres, si bien qu'elles forment
des accords essentiellement dissonants. L'émancipation de la dissonance,
l'accord discordant, c'est la grande découverte de la Critique dujugement [ ... ].
Un exercice déréglé de toutes les facultés, qui va définir la philosophie future,
comme pour Rimbaud le dérèglement de tous les sens devait définir la poésie
de l'avenir 60. » C'est ce que Deleuze appelle « l'émancipation de la disso-
nance », qui surgit en 1984 comme le centre de l'esthétique de Kant. Dans le
jeu des facultés, il n'y a ni faculté dominante ou fondamentale, ni harmonie
supérieure entre facultés. Maintenant, il n'y a que dérèglement du rapport
de l'imagination avec la raison et l'entendement, c'est-à-dire dérèglement de
tous les sens.
Cette émancipation de la dissonance dans la compréhension, en 1984, de la
théorie kantienne du sublime nous oblige à des réserves à propos de la façon
dont Deleuze, au début des années soixante, lit Kant. Pourquoi souligne-t-il
alors l'harmonie supérieure que le désaccord lui-même rend possible? Pour-
quoi cette téléologie du champ transcendantal, où la sensibilité, l'imagination,
la mémoire, l'entendement et la raison n'existent que pour rendre possible la
59. Cc. p. 47.
60. Cc. p. 49.

82
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

pensée? Pourquoi le rôle fondamental qu'il attribue en 1963 à l'âme en tant


que point de convergence de toutes les facultés?
Encore une fois, la réponse à toutes ces questions passe par le livre sur
Proust. Ce livre, écrit juste après celui sur la théorie kantienne des facultés
et l'article sur le concept de genèse dans l'esthétique de Kant, introduit trois
dimensions nouvelles dans la compréhension de l'œuvre d'art: a) une théorie
des signes, b) une théorie de l'essence - comme le point de convergence de
toutes les facultés, et c) une définition modale de cette essence l'essence est
définie par le concept de« virtuel ». Sémiotique, ontologie de l'essence, méta-
physique du virtuel. Trois nouvelles couches pour l'analyse de l'expérience
esthétique qui manquaient aux livres sur Nietzsche et sur Kant. Et toutes ces
couches viennent répondre à ce besoin de donner une consistance, en même
temps épistémologique et ontologique, à ce point de convergence de toutes
les facultés, à cette âme que Deleuze avait découverte dans sa lecture téléo-
logique de la théorie kantienne du sublime comme la source, le point d'ori-
gine, le lieu de genèse du champ transcendantal.
Le livre sur Proust, surtout sa théorie des signes comme lieu de l'essence,
est donc l'achèvement du programme de l'empirisme transcendantal, son
accomplissement dans l'unité d'une sémiotique et d'une ontologie à l'inté-
rieur d'une esthétique. Proust et les signes transporte avec lui tous les acquis
de l'empirisme transcendantal, depuis sa première formulation en 1953 dans
le livre sur Hume jusqu'aux textes sur Kant de l'année de 1963, tout en pas-
sant par le vitalisme de la volonté de puissance chez Nietzsche.

Ontologie de l'essence pour construire


une théorie kantienne de la littérature

Bien que le signe soit son sujet central, la théorie de l'essence est la grande
innovation que le livre sur Proust introduit dans le programme de l'empirisme
transcendantal. Absente de tous les livres antérieurs, l'essence vient juste-
ment donner un contenu à ce point de convergence de toutes les facultés, à cet
accord supérieur, à cette harmonie au-delà du dérèglement de tous les sens que
Deleuze avait découverte dans la théorie kantienne du sublime.
Cependant, après le livre sur Nietzsche et sur l'inversion du platonisme, et
après le livre sur la philosophie critique de Kant, le concept d'essence ne peut
qu'avoir une définition timide. Il faut attendre Logique du sens et son concept
d'événement pour que cette ontologie de l'essence arrive à tout son épanouis-
sement. Dans ce livre sur Proust, Deleuze reprend tous les prédicats classiques

83
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de l'essence. D'un côté, l'essence désigne une réalité autonome. « Au-delà


des objets désignés, au-delà des vérités intelligibles et formulées; mais aussi
au-delà des chaînes d'associations subjectives et des résurrections par ressem-
blance ou contiguïté: il y a les essences [ ... ]. Elles ne dépassent pas moins
les états de la subjectivité que les propriétés de l' objet61 . » L'essence est indé-
pendante soit des objets qu'elle désigne, soit des vérités où elle se formule,
soit des sujets qui l'appréhendent. Elle existe en soi. D'un autre côté, c'est
cette autonomie vis-à-vis et des objets et des sujets qui fait de l'essence le lieu
d'articulation entre les deux domaines. L'essence est ce qui lie la dimension
objective à la dimension subjective de la connaissance. La corrélation entre la
connaissance et ses objets, ce problème central du programme transcendantal,
c'est-à-dire la corrélation entre les conditions du connaître et l'effectivité de
l'expérience, se fait précisément par l'essence. Parce que l'essence est ce qui
fait l'unité du signe, elle est ce qui lie la dimension physique du signe à son
sens intelligible, donc ce qui lie le sujet de la connaissance à son objet. « C'est
l'essence qui constitue la véritable unité du signe et du sens; c'est elle qui
constitue le signe en tant qu'irréductible à l'objet qui l'émet; c'est elle qui
constitue le sens en tant qu'irréductible au sujet qui le saisit 62. » Si les signes
désignent des objets, et expriment des associations subjectives, c'est parce
qu'il y a des essences qui constituent les signes, qui constituent l'unité entre
signe et sens. L'essence est la raison suffisante du signe et du sens ainsi que de
leur rapport 63. Et si les signes sont ou ne sont pas réductibles ni à l'objet qui
les émet, ni au sujet qui les saisit, c'est parce qu'entre le signe et le sens il y a
des essences autonomes. Sans les essences, il n 'y aurait pas de connaissance.
Tous les signes expriment une essence, mais ce ne sont pas tous les signes
qui révèlent une essence. Ce pouvoir révélateur appartient à un seul type de
signes. « Les signes mondains, les signes amoureux, même les signes sen-
sibles sont incapables de nous donner l'essence: ils nous en rapprochent, mais
toujours nous retombons dans le piège de l'objet, dans les rets de la subjecti-

61. !vIPS. p. 50.


62. M PS. p. 50.
63. Dans le dernier chapitre de cette prernière édition de Marcel Prol/st et les signes. Deleuze
formule d'une façon plus claire cette thèse: « Le sens lui-même se confond avec ce déve-
loppement du signe. comme le signe se confondait avec l'enroulement du sens. Si bien que
l'Essence est enfin le troisième terme qui domine les deux autres, qui préside à leur mouve-
ment: l'essence complique le signe et le sens. elle les tient compliqués, elle met l'un dans
l'autre. Elle mesure dans chaque cas leur rapport. leur degré de distance ou de proximité. le
degré de leur unité. Sans doute le signe par lui-même ne se réduit-il pas à l'objet; mais il
est encore à moitié engainé dans l'objet. Sans doute le sens par lui-même ne se réduit-il pas
au sujet: mais il dépend à moitié du sujet, des circonstances et des associations subjectives.
Au-delà du signe et du sens. il y a l'Essence. comme la raison sutlisante des deux autres termes
et de leur rapport. » (MPS. p. 110.)

84
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

vité. C'est seulement au niveau de l'art que les essences sont révélées. Mais
une fois qu'elles se sont manifestées dans l'œuvre d'art, elles réagissent sur
tous les autres domaines; nous apprenons qu'elles s'incarnaient déjà, qu'elles
étaient déjà là dans toutes ces espèces de signes, dans tous les types d'ap-
prentissage 64. » L'essence existe en elle-même, comme réalité autonome, et
s'incarne dans les signes, dans tous les types de signes. Mais l'essence se
révèle seulement dans les signes de l'art. Ce privilège des signes de l'art vient
de leur condition ontologique: ils sont immatériels. Tous les autres signes sont
matériels. Les signes sensibles, mondains, amoureux sont encore pris dans les
objets qui les portent, dans le mode de leur émission. Toujours un visage, une
saveur, une odeur, viennent marquer l'apparition de leur sens. Sans doute, les
signes artistiques sont-ils aussi liés à des matières. La fameuse petite phrase de
Vinteuil s'échappe inévitablement d'un piano (ou d'un violon). Mais, comme
Deleuze le dit, « le piano n'est là que comme l'image spatiale d'un clavier
d'une tout autre nature; les notes, comme "l'apparence sonore" d'une entité
toute spirituelle 65 ». Ce qui est signe dans l'art de la musique, ce ne sont pas
les sons mais la phrase musicale. La phrase musicale existe en elle-même,
comme une entité non matérielle, et devient « apparente », elle apparaît dans
les sons. Elle est une réalité spirituelle. Cette spiritualité n'a rien à voir avec
la façon dont elle est appréhendée. La phrase musicale est spirituelle sans être
le contenu d'aucun esprit. Elle a, en elle-même, la réalité du spirituel. C'est
pareil avec le geste théâtral. Le comédien utilise son corps et sa voix pour don-
ner à voir quelque chose sans corps et sans voix, quelque chose de spirituel:
ce que Deleuze appelle un « corps transparent» «La Berma se sert de sa
voix, de ses bras. Mais ses gestes, au lieu de témoigner de "connexités mus-
culaires", forment un corps transparent qui réfracte une essence, une Idée 66. »
C'est pour bien souligner cette condition non matérielle du signe artistique qui
révèle l'essence que Deleuze lui donne le nom le plus terrible de toute l'his-
toire de l'ontologie: « Idée ». Il dira le même, à propos de la phrase musicale.
« Des essences ou des Idées, voilà ce que dévoile chaque signe de la petite
phrase. Voilà ce qui donne à la phrase son existence réelle, indépendamment
des instruments et des sons, qui la reproduisent ou l'incarnent plus qu'ils ne la
composent 67. »Cette équivalence entre essence et idée, bien qu'affectée d'une
tonalité kantienne, est bien platonicienne. En plus d'affirmer la condition non
sensible du signe de l'art, sa condition non matérielle, elle veut garantir le
statut absolument objectif de l'essence. « Faut-il conclure que l'essence est

64. MPS, p. 110.


65. MPS, p. 51.
66. MPS, p. 51.
67. MPS, p. 53.

85
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

subjective [ ... ] ? Ce serait négliger les textes où Proust traite les essences
comme des Idées platoniciennes et leur confère une réalité indépendante 68. »
Nous comprenons maintenant la dimension « spirituelle» du signe artis-
tique. Il est spirituel dans la mesure où il est lieu d'incarnation d'une essence
qui n'est pas la matérialité des sons sOliis du piano, qui n'est pas la texture de
la toile d'un tableau, ni la densité du corps ou de la voix du comédien. C'est
en tant que réalité sans matière que les signes de l'art sont saisis. La condi-
tion « spirituelle» du signe artistique ne dérive pas du fait d'être saisi par un
esprit, mais l'inverse. Celui qui contemple une œuvre d'art devient esprit.
Le moment subjectif de l'essence, l'impression qu'elle produit dans le sujet
qui la contemple dans l'œuvre d'art, sont totalement sans matière - « l'im-
pression même de la petite phrase est sine materia 69 ». Ce qu'une subjectivité
appréhende dans l'œuvre d'art est un signe immatériel en tant qu'incarnation
directe d'une essence. C'est ainsi que cette subjectivité acquiert la condition
d'un esprit, d'une pensée pure. Elle devient esprit dans la connaissance d'une
réalité spirituelle. D'olt la corrélation fondamentale de tout le livre sur Proust
entre l'art, l'essence et la pensée pure comme faculté des essences. Cette pen-
sée pure, la faculté ultime (au-delà de la sensibilité, de l'imagination, de la
mémoire, de l'intelligence), n'est possible que par les essences qu'elle saisit,
et elle ne les saisit que dans l'œuvre d'art, que dans des signes immatériels,
spirituels qui révèlent immédiatement les essences 70,
On est arrivé à la question peut-être la plus difficile. Quel est le mode
d'existence de l'essence? Deleuze multiplie les réponses. D'abord, l'essence
ou l'idée n'a d'existence que comme composante du signe. Elle est ce qui lie
le signe à son sens. « L'Essence est précisément cette unité du signe et du sens,
telle qu'elle est révélée dans l'œuvre d'art 71 .» Ensuite, l'essence est un point
de vue qui différencie la façon dont le monde apparaît à chaque sujet. Elle
individualise chaque perspective. S'incarnant dans l'œuvre, elle lui donne la
condition d'une expression singulière du monde. « À cet égard, Proust est
leibnizien : les essences sont de véritables monades, chacune se définissant
par le point de vue auquel elle exprime le monde, chaque point de vue ren-
voyant lui-même à une qualité ultime au fond de la monade 72. » Comme
conséquence, l'essence en tant que monade s'incarne aussi dans le sujet qui
contemple l'œuvre. Le sujet obtient même son individualité par l'essence qui

68. MPS. p. 55.


69. M PS. p. 52.
70. Comme nous essaierons de le montrer. Deleuze reviendra. à partir de Qu'est-ce que la
philosophie? et surtout dans sa lecture de Beckett. à la compréhension de l'art comme activité
de l'esprit. «(t: Partie III. chapitre 1. p. 302-318 et chapitre Ill, § 4, p. 396-398).
71. MPS. p. 53.
72. M PS. p. 54.

86
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

s'exprime en lui. L'essence devient un principe d'individuation et d'indivi-


dualité. « L'essence est bien la qualité dernière au cœur d'un sujet; mais cette
qualité est plus profonde que le sujet, d'un autre ordre que lui [ ... ]. Ce n'est
pas le sujet qui explique l'essence, c'est plutôt l'essence qui s'implique, s'en-
veloppe, s'enroule dans le sujet. Bien plus, en s'enroulant sur soi, c'est elle qui
constitue la subjectivité. Ce ne sont pas les individus qui constituent le monde,
mais les mondes enveloppés, les essences qui constituent les individus. [ ... ]
L'essence n'est pas seulement individuelle, elle est individualisante 73. »
Il y a toute une ontologie du non-matériel et du non-actuel qui fonde la
théorie deleuzienne de l'essence. Immatériel et spirituel est le signe qui révèle
l'essence. De son côté, l'essence a une existence indépendante de toutes les
instances où elle s'incarne et auxquelles elle donne leur singularité. Elle est
en même temps idée platonicienne par son idéalité et monade leibnizienne
par son individualité. L'essence ne peut avoir qu'une condition métaphysique
elle-même non matérielle et non actuelle. En effet, tout découle d'une position
d'êtres paradoxaux, énoncés par la proposition de Proust que Deleuze aime
citer -« Réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits 74 ». Et Deleuze éta-
blit d'une façon bien explicite la correspondance entre ces êtres et son concept
d'essence: « Ce réel idéal, ce viliuel, c'est l'essence 75. »
Le livre sur Proust, par la théorie de l'essence, permet donc la première
entrée du concept de « virtuel» dans l'ontologie de Deleuze. Le virtuel vient
garantir et la non-actualité et l'idéalité de l'essence. Mais ce concept de virtuel,
qui avait fait son apparition déjà en 1956 dans deux essais sur Bergson 76, et
qui n'aura sa complète exposition que dans Différence et répétition, en 1968,
pour être presque abandonné par la suite et ne revenir que dans l'année de sa
mort dans un petit texte publié posthumément comme un appendice à Dia-
logues, ne reçoit maintenant, dans ce livre de 1964, qu'une explication bien
fragile. Deleuze ne considère que sa dimension bergsonienne : la dimension
temporelle. L'essence se dit vil1uelle parce qu'elle est le temps enroulé, la
naissance du temps, le temps compliqué, à l'état pur 77.

73. ,'vIPS. p. 56.


74. MPS. p. 76.
75. MPS. p. 76.
76. Cf « Bergson. 1859-1941 » in MERLEAU-PONTY. M.. 1956 (republié dans ID. p. 28-42). et
« La Conception de la Dit1ërence chez Bergson» in Les Étlldes bergsoniennes. vol. XIV, 1956
(republié dans ID. p. 43-72).
77. « Le monde enveloppé de l'essence est toujours un commencement du Monde en général,
un commencement de l'univers, un commencement radical absolu [... ]. Mais l'essence ainsi
détinie. c'est la naissance du Temps lui-même. Non pas que le temps soit déjà déployé: il
n'a pas encore les dimensions distinctes d'après lesquelles il pourrait se dérouler. ni même
les séries séparées dans lesquelles il se distribue suivant des rythmes dit1ërents. Certains néo-
platoniciens se servaient d'un mot profond pour désigner l'état originaire qui précède tout

87
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Deleuze nous laisse bien retracer Porigine bergsonienne de cette équiva-


lence entre sa définition de l'essence comme le virtuel et son ontologie du
temps pur. Il reconnaît que c'est de Bergson qu'il reçoit toute l'ontologie d'un
temps en soi, d'un passé à l'état pur. Et c'est de Bergson que lui vient la
détermination de ce passé pur comme vit1uel 78 . Ce qui n'était pas dans cette
première grande source de Deleuze, c'était la définition de ce passé pur, de
cette réalité virtuelle, comme « essence 79 ».

développement. tout déploiement. toute "explication" : la complication. qui enveloppe le mul-


tiple dans l'Un et affirme l'Un du multiple. L'éternité ne leur semblait pas l'absence de change-
ment. ni même le prolongement d'une e.xistence sans limites, mais l'état compliqué du temps
lui-même. » (MPS. p. 58.)
78. Ici. il ne rait que reprendre la tradition à propos de l'influence de Bergson sur la poétique
proustienne de la temporalité. « S'il y a une ressemblance entre les conceptions de Bergson
et de Proust. c'est à ce niveau. Non pas au niveau de la durée. mais de la mémoire. Qu'on ne
remonte pas d'un actuel présent au passé. qu'on ne recompose pas le passé avec des présents.
mais qu'on se place d'emblée dans le passé lui-même. Que ce passé ne représente pas quelque
chose qui a été. mais simplement quelque chose qui est. et qui coexiste avec soi comme présent.
Que le passé n'a pas à se conserver dans autre chose que soi. parce qu'il est en soi, survit et se
conserve en soi - telles sont les thèses célèbre de Matière et mémoire. Cet être en soi du passé.
Bergson l'appelait le virtuel. De même Proust. quand il parle des états induits par les signes de
la mémoire: "Réels sans être actuels. idéaux sans être abstraits". » (MPS. p. 73-74.)
79. Dans les deux textes sur Bergson de 1956. le virtuel est présenté de plusieurs façons :
a) comme la durée « l'élan vital est la difTérence en tant qu'elle passe à l'acte [ ... ] et si l'élan
vital est la durée qui se difTérencie, voilà que la durée même est la virtualité» (ID. p. 37) :
b) comme la vie - « le virtuel n'est pas un actuel. mais n'en est pas moins un mode d'être. bien
plus est d'une certaine façon l'être lui-même: ni la durée. ni la vie. ni le mouvement ne sont
des actuels. mais ce dans quoi toute actualité. toute réalité se distingue et se comprend. prend
sa racine» (ID, p. 38) : c) comme le passé - « le passé, c'est donc l'en-soi. l'inconscient ou
justement. comme dit Bergson, le virtuel» (ID. p. 39) : d) comme le souvenir pur - « le virtuel
est le souvenir pur» (ID, p. 62) : e) comme le concept pur de la diftërence - « le virtuel devient
le concept pur de la diftërence » (ID, p. 61). Mais jamais le concept d'essence ne vient définir
le virtuel. D'ailleurs, le concept d'essence n'y est jamais présent. Ce pas. il le donnera par
l'intermédiaire de Jean Hyppolite. Dans un texte de 1949. Jean Hyppolite propose l'identifica-
tion entre le concept bergson ien de « passé» et le concept d' « essence». « La langue allemande
nous autorise à approcher le passé de l'essence (gewesen et wesen) ; en efTet, il semble qu'il est
dans ce sens qu'il t~lut interpréter le passé. la mérnoire pure chez Bergson» (.Jean HYPPOLITE.
« Aspects divers de la mémoire chez Bergson ». publiée comme appendice à The Challenge
of Bergsonislll de Leonard LA WLOR. London/New York : Continuum Books, 2003. p. 122).
Il est intéressant de remarquer que dans le compte rendu du livre Logiqlle et existence de Jean
Hyppolite. publié en 1954. Deleuze souligne. comme la grande révolution de ce livre. l'expli-
cation du concept hégélien d'essence par celui de sens. « L'Être, selon M. Hyppolite. n'est pas
l'essence, mais le sens. [ ... ] L'idée de M. Hyppolite est la suivante: I"essentialisme. malgré les
apparences. n'était pas ce qui nous garantissait de l'empirisme et nous permettait de le dépasser.
Dans la vision de l'essence. la réflexion n'est pas moins extérieure que dans l'empirisme ou
dans la pure critique. [ ... ] Au contraire. l'ontologie du sens est la Pensée totale ne se connais-
sant que dans ses déterminations. qui sont les moments dc la forme. » (ID, p. 2\.) On peut ainsi
comprendre que Deleuze ait évité le concept d'essence jusqu'au livre sur Proust. le remplaçant

88
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

Pour bien marquer cette condition d'une virtualité comme temps pur,
comme temps enroulé, compliqué, mais tout à fait indépendant des facul-
tés temporelles, des facultés qui travaillent sur le temps la sensibilité, la
mémoire ou l'imagination -, Deleuze présente les essences comme ne pou-
vant être saisies qu'au-delà de ce temps qu'on touche comme élargissements
du présent. Ce temps à l'état pur ne peut être capturé, actualisé, que dans une
situation particulière, hors des rythmes et des ordres du temps du mouvement
du futur vers le passé. Le temps pur, l'essence dans sa condition de réalité vir-
tuelle, se donne d'abord dans un état paradoxal: le sommeil. Là, seulement, le
temps apparaît enroulé, compliqué dans l'essence. « Si nous cherchons dans
la vie quelque chose qui corresponde à la situation des essences originelles,
nous ne la trouverons pas dans tel ou tel personnage, mais plutôt dans un état
profond. Cet état, c'est le sommeil 80. » C'est ainsi que Deleuze interprète le
début de À la recherche du temps perdu. « Le dormeur "tient en cercle autour
de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes" [ ... ]. Le sujet artiste
a la révélation d'un temps originel, enroulé, compliqué dans l'essence elle-
même, embrassant à la fois toutes les séries et ses dimensions 81. » Le temps
passé, le temps à l'état pur, n'est pas une affaire de la mémoire. Ce serait
le réduire à la contingence d'une subjectivité. Contre la mémoire volontaire,
Deleuze affirme la réalité du sommeil comme état subjectif du temps pur. L'art
reproduit cette condition. Mais, dans son cas, c'est la pensée pure, non pas
le sommeil, qui permet l'accès au temps compliqué, au temps enroulé dans
l'essence. « Comme le sommeil, l'art est au-delà de la mémoire: il fait appel
à la pensée pure, comme faculté des essences. Ce que l'art nous fait retrouver,
c'est le temps tel qu'il est enroulé dans l'essence, tel qu'il naît dans le monde
enveloppé de l'essence, identique à l'éternité 82. » Au-delà de la mémoire,
aussi bien qu'au-delà de l'imagination ou de la sensibilité, il y a la pensée
pure. Le dormeur saisit le temps originel, enroulé dans le passé pur. La pensée
pure le saisit dans l'art, tel qu'il est enroulé dans l'essence.
La théorie de l'essence commethéoriede la virtualité, c'est la façon d'exclure
la mémoire volontaire, ainsi que l'imagination et la sensibilité, de l'expé-
rience du temps pur. Seule la pensée pure, dans l'art, capte le temps pur, capte
les essences au-delà de toutes les autres facultés. « L'art dans son essence,
l'art supérieur à la vie ne repose pas sur la mémoire involontaire. Il ne repose
même pas sur l'imagination et les figures inconscientes. Les signes de l'art

toujours par celui de sens. Pourquoi alors ce retour en 1964 au concept d'essence. d'abord pré-
senté en tant qu'unité entre signe et sens. et après comme le virtuel de Bergson?
80. MPS. p. 59.
81. AlPS, p. 59.
82. M PS, p. 59.

89
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

s'expliquent par la pensée pure comme faculté des essences 83. » Le temps
retrouvé, ce temps viliuel, ce passé à l'état pur, saisi vaguement dans le som-
meil, ne se donne dans toute sa vérité que dans l'art, parce que seulement dans
l'art les essences se révèlent, ces essences où le temps pur existe enroulé,
compliqué, éternisé. « Voilà bien le sens du mot '"temps retrouvé". Le temps
retrouvé, à l'état pur, est compris dans les signes de l'art 84. »
Et l'art par excellence de ce temps pur, l'art du temps retrouvé, l'mi du
temps virtuel, c'est la littérature. Elle seule nous permet l'accès au passé pur,
elle seule nous conduit à un temps retrouvé dans le récit des fragments tem-
porels idéaux, compliqués, enroulés. C'est la littérature seule qui, adressée à
la pensée pure, lui offre l'essence d'une vie, d'un amour, d'une saveur, dans
ces signes spirituels, dans ce sens qui vient s'incarner dans la matérialité d'un
livre. Mais cette littérature n'existe, comme l'mi par excellence du temps, que
selon le modèle kantien des facultés et de leur harmonie. Une littérature où
la mémoire, l'imagination, la sensibilité, font violence sur la pensée pour la
-forcer à penser les essences. Une littérature qui n'existe que pour provoquer
la désharmonie entre les facultés et les conduire à leur point de convergence
ultime, à l'âme, à la pensée pure, faculté des essences, faculté qui saisit le
monde virtuel, le temps enroulé dans les signes immatériels du texte pur, dans
le roman, comme l'idée qui s'incarne dans les signes matériels du livre.
On comprend maintenant que le livre sur Proust ne fut possible qu'avec le
retour à Kant au-delà de Nietzsche.

83. MPS. p. 70
84. MPS. p. 59.
DEUXIÈME CHAPITRE
Sacher-Masoch: du phantasme à l'événement

la littérature entre le phantasme et l'imagination

Présentation de Sacher-Masoch semble être l'approche la plus classique


à la question de la littérature qu'on trouve chez Deleuze. Ce livre est, dès le
début, une recherche sur la nature et le rôle de l'œuvre d'art littéraire. La toute
première phrase du livre est justement « À quoi sert la littérature? », et Sade
et Masoch sont analysés en tant qu'exemples de ce que Deleuze appelle une
« efficacité littéraire 1 ». Les fonctions érotiques du langage -les processus de
négation chez Sade, ceux de dénégation et de suspens chez Masoch -, les rôles
de la femme et du père dans leurs romans, les éléments narratifs de l' institu-
tion et du contrat, tout cela est approché à l'intérieur d'une tentative de penser
les effets du roman.
Pourtant, la question de l'efficacité de la littérature chez Sade et Masoch
porte sur une fonction spécifique de la littérature, à savoir celle, clinique, de
donner une forme particulière et de rendre distincts les mécanismes propres à
chaque perversion. L'efficacité littéraire consiste dans l'aptitude artistique et
littéraire de Sade et de Masoch à dresser le tableau clinique des signes de leurs
propres perversions. Dans Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze essaie de

1.« La Présentation de Sacher-Masoch s'ouvre sur une question sartrienne: "À quoi sert la litté-
rature T. Il fàut la prendre à la lettre. La littérature sert à quelque chose. elle a une positivité. une
force d'éclairage: elle produit quelque chose. Deleuze prend déjà dans ce texte de 1967 une posi-
tion très forte en tàveur d'un fonctionnalisme de l'écriture qui refuse vigoureusement le principe
d'une autonomie de la littérature, d'une clôture du texte. L'art n'est pas sa propre tin. et il sert à
quelque chose, non pas à lui-même ou à rien. » (SAUVAGNARGUES, A., 2005, p. 52.)

91
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

penser le point zéro de la littérature. Selon lui, pour comprendre l'originalité


de Sacher-Masoch, il faut revenir à un point extérieur à la clinique laquelle,
depuis longtemps, l'a mal jugé. S'il est possible de retirer des effets de la
perversion de l'œuvre de Sade et de Masoch, c'est parce que, avant tout, ils
étaient des écrivains, parce qu'ils ont su décrire leur perversion d'une façon
artistique et originale. Chez Sade et chez Masoch, le rapport entre l'affaire
critique et l'affaire clinique devient très clair, presque transparent. Leur travail
littéraire exprime la force de deux types de sexualité, de deux types de signes
ou symptômes, lesquels, selon Deleuze, ont été mal compris par la méde-
cine en tant que syndromes, c'est-à-dire en tant qu'unité sado-masochiste.
« Puisque le jugement clinique est plein de préjugés, il faut tout recommencer
par un point situé hors de la clinique, le point littéraire, d'où les perversions
furent nommées 2. » Il faut donc remonter au point où leur nom a conduit à
la classification d'une maladie et ainsi contester les présupposés de la méde-
cine, lesquels, selon Deleuze ont hanté ces deux modes distincts de sexualité.
-II faut aussi renverser le présupposé selon lequel il y a une unité sado-
masochiste. Comprendre la spécificité des signes masochistes et sadiques,
c'est comprendre qu'ils désignent des symptômes et non des syndromes,
c'est-à-dire une perversion et non une maladie.
Sacher-Masoch a su décrire les signes du masochisme et ainsi créer un
régime littéraire des signes. Proust et les signes constitue à cet égard le point de
vue inverse, la question littéraire étant toujours approchée à partir de la figure
du Narrateur. Le problème des signes se formulait autour des expériences
du Narrateur lui-même et toujours à propos de sa construction de son propre
monde fictionnel. Dans Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze change de
perspective, et le problème de la symptomatologie des signes répond mainte-
nant à l'efficacité littéraire, c'est-à-dire à l'efficacité de la littérature dans la
dimension clinique. Les thèmes se répètent, mais avec une formulation dif-
férente. Le thème de l'apprentissage est un exemple frappant. Proust et les
signes est un roman de formation, où ce qui est décrit, c'est le processus maso-
chiste du Narrateur lui-même. Présentation de Sacher-Masoch ne raconte plus
le parcours d'un Narrateur. Il s'agit d'un roman de dressage qui décrit le pro-
cessus de transformation de la femme aimée en figure de bourreau.
L'introduction du concept de phantasme à l'intérieur de la sémiologie a
donc provoqué chez Deleuze un déplacement de perspective. Il a conduit à la
position de l'expérience esthétique comme une affaire clinique. L'efficacité
littéraire, en tant que problème critique, concerne le problème de doublage du
monde par le phantasme. Mais ce doublage - processus fictionnel par excel-
lence de l'écrivain masochiste - renvoie à un problème clinique plus ample,

2. PSM. « Avant-propos ». p. Il.

92
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

celui du rôle de la perversion dans une théorie de la civilisation. Plus que des
symptomatologistes, plus que la liaison de leur nom propre à un ensemble
de signes d'une perversion, c'est-à-dire plus que classification de deux per-
versions, Sade et Masoch sont aussi des anthropologues. En récupérant les
thèses de Nietzsche, Deleuze anticipe ici Critique et clinique et sa définition
de la littérature comme une affaire de santé. Présentation de Sacher-Masoch
est le premier livre où Deleuze prend un écrivain pour penser le problème de
la clinique comme essentiel à tout artiste, et cela non seulement au niveau
d'une critique littéraire mais également d'une affaire des minorités. « Toute
son œuvre reste influencée par le problème des minorités, des nationalités
et des mouvements révolutionnaires dans l'empire: contes galiciens, contes
juifs, contes hongrois, contes prussiens 3. »
La question sur l'efficacité clinique de la littérature de Sade et de Masoch
devient alors la question de l'expérience proprement esthétique. Et celle-ci se
présente non seulement au niveau des sens, c'est-à-dire de la réception par le
lecteur des signes pervers de l'auteur, mais aussi au niveau des institutions et
des contrats que les deux perversions impliquent. La question de l'expérience
esthétique devient, pour la première fois dans l'œuvre de Deleuze, une affaire
politique, du moins juridique 4. C'est dans Présentation de Sacher-Masoch
que Deleuze pose pour la première fois le problème politique dans sa relation
avec l'esthétique. En distinguant le contrat (comme sphère masochiste) de
l'institution (en tant que forme du sadisme), Deleuze est en train de rompre
avec Kant et toute la lignée contratualiste, selon laquelle toutes les institutions
se fondent sur les contrats de tous avec tous. Ainsi, Kant affirme que toute
l'expérience politique doit se fonder sur un contrat dans lequel chacun s'élève
en sujet universel. Ce que le masochiste laisse penser, c'est le contrat comme
affaire privée, individuelle, signée entre le masochiste lui-même et la femme-
bourreau. Masoch, Kafka et Melville sont les auteurs que Deleuze a choisis
pour mieux donner à voir comment des écrivains ont su renverser le système
établi en proposant le contrat, le pacte, l'alliance, comme nouvelle fraternité.
Sade et Masoch sont donc le laboratoire qui laisse le mieux voir la littéra-
ture comme une affaire de symptomatologie. Ils ont créé, par leurs livres, de
nouvelles formes de vie, de nouvelles formes de penser et de sentir. Chez eux,
le langage devient actif: littéral, en agissant directement sur les sens, sur la

3. PSM. « Avant-propos ». p. 9.
4. « Chez Masoch [ ... ]. tout est persuasion. et éducation [ ... ]. Nous sommes devant une victime
qui cherche un bourreau. et qui a besoin de le former. de le persuader. et de faire alliance avec
lui pour l'entreprise la plus étrange. C'est pourquoi les petites annonces font partie du langage
masochiste. alors qu'elles sont exclues du vrai sadisme. C'est pourquoi aussi le masochiste
élabore des contrats, tandis que le sadique abomine et déchire tout contrat. Le sadique a besoin
d'institutions. mais le masochiste. de relations contractuelles. » (PSM. p. 20.)

93
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

sensualité. La littérature pornographique rend compte de la violence érotique


par les mots d'ordre et par les démonstrations. Mais ces deux aspects de la
pornographie sont élémentaires. Il y a un autre plan, selon Deleuze, celui de la
pornologie. Là, le langage devient impersonnel, il devient fonction de l'idée
de la Raison chez Sade et de l'idéal de l'imagination chez Masoch. « Sade
s'exprime dans une forme qui réunit l'obscénité des descriptions à la rigu-
eur apathique des démonstrations; Masoch, dans une forme qui multiplie les
dénégations pour faire naître dans la froideur un suspens esthétique 5. » Sade
crée une 1ittérature de la Raison, de la pensée froide où les démonstrations
rigoureuses servent à montrer que le raisonnement est lui-même une violence.
Les descriptions obscènes confèrent au sadique le pouvoir de se montrer apa-
thiquement tout-puissant. Masoch est l'inventeur des phantasmes, l'auteur
de l'imagination qui multiplie les dénégations comme procédé de son art
du suspens. Il dénie le réel pour incarner, dans le suspens, l'idéal phantasmé
dialectique. Il procède par multiplication de dénégations comme parcours
-d'ascension vers l'intelligible. Il crée des épreuves pédagogiques d'initiation
à ce parcours, de façon à atteindre son idéal. Le langage obscène et les des-
criptions détaillées de Sade d'un côté, le suspens et les décors suggestifs de
Masoch de l'autre, tout sert à conjuguer littérature et sexualité, c'est-à-dire les
plans critique et clinique.
La littérature porno logique partage avec la pornographique la présence
des commandements et des descriptions. Mais elle la dépasse, elle dépasse
le niveau de la description et du commandement par un non-langage, par un
dédoublement du langage, par un rapport du langage avec sa propre limite.
Cela se fait en deux plans. D'abord quand le langage est mis en rapport avec
les sens, au moment d'exposer la violence, le sexe. Les mots agissent directe-
ment sur les sens, surgissant ainsi comme une fonction d'efficacité sur le lec-
teur. Et ensuite quand le langage devient fonction impersonnelle, soit démons-
trative de la raison chez Sade, soit dialectique de l'imagination chez Masoch.
Si la pornographie est la littérature de l'explicite et du rudimentaire, la por-
nologie est la littérature de la violence et de l'érotisme traversés par la sphère
des facultés: l'idée de la raison et l'idéal de l'imagination. Dans le cas de
Sade, la pornologie passe par le plan de la démonstration: de pures démons-
trations des idées de la raison, des problèmes ou des théorèmes. Dans le cas
de Masoch, la pornologie se construit par un idéal impersonnel de l'esprit dia-
lectique et par un programme pédagogique de persuasion qui veut transformer
la femme aimée en un véritable bourreau. « Chez Sade, la fonction impérative
et descriptive du langage se dépasse vers une pure fonction démonstrative et

5. PSIt{ p. 114.

94
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

instituante ~ chez Masoch, elle se dépasse aussi vers une fonction dialectique,
mythique et persuasive 6. »
Le rôle et la valeur de la description diffèrent chez Sade et Masoch. Si Sade
utilise des descriptions obscènes et investit dans l'accélération et la conden-
sation des actes de violence, Masoch, au contraire, s'en abstient 7. Il suspend
la violence et investit plutôt dans la création des décors, des scénarios, des
atmosphères suggestives. « Comment expliquer ce double "déplacement" de
la description? Nous en revenons à la question: pourquoi la fonction démons-
trative du langage chez Sade implique-t-elle des descriptions obscènes, alors
que la fonction dialectique chez Masoch semble bien les exclure, ou du moins
ne les comporte pas essentiellement 8 ? » La réponse de Deleuze passe par la
différence entre « négation» et « dénégation ».
Selon lui, le sadisme est le conflit entre deux niveaux, le négatif de la nature
seconde et du moi, et la négation pure comme idée de la nature première.
Le sadique est celui qui habite la négation absolue et totale du monde. Il crée
une division entre une nature originelle, première, qui correspond à ses exi-
gences, c'est-à-dire une nature de la pure négation comme idée de la raison,
et une nature seconde où le négatif remplace la négation et surgit comme
l'envers d'une positivité et comme processus partiel de destruction. Or, la
nature première n'est jamais donnée, ne peut pas être donnée, car elle n'appar-
tient pas au monde de l'expérience. Elle ne peut donc être que démontrée, être
objet de description. Le grand problème que Sade se pose est celui de savoir si
une douleur du monde de l'expérience peut en droit se répéter à l'infini dans
le monde de la nature première.
Pour Deleuze, le sadique vit dans le décalage entre ces deux natures et en
permanente frustration car il se confronte toujours avec le fait que la nature
qu'il idéalise ne peut pas être donnée dans l'expérience et que la nature réelle
se manifeste comme moins douloureuse et cruelle que l'originelle. « C'est
pourquoi aussi les héros sadiques désespèrent et enragent de voir leurs crimes
réels si minces par rapport à cette idée qu'ils ne peuvent atteindre que par la
toute-puissance du raisonnement [ ... ]. Il s'agit donc, pour le libertin, de com-
bler l'écart entre les deux éléments, celui dont il dispose et celui qu'il pense,
le dérivé et l'originel, le personnel et l'impersonnel 9. »

6. PSM. p. 114.
7. « Il faut même rendre à l'œuvre de Sacher-Masoch en général l'hommage d'une extra-
ordinaire décence [... ]. Ce pourquoi Masoch fut un auteur non pas maudit. mais fêté et honoré;
même la part inaliénable du masochisme en lui ne manqua pas de paraître une expression du
folklore slave et de l'âme petite-russienne. » (PSM. p. 23-24.)
8. PSA,I. p. 24.
9. PSM. p. 26.

95
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Le libeliin crée alors un système pour savoir si et comment une douleur dans la
nature seconde peut se reproduire à l'infini dans la nature première. Ce système
passe par deux procédés. D'un côté, l'accélération, ou précipitation, laquelle
consiste dans la multiplication, dans la reproduction incessante des victimes et
de leurs douleurs. Sade a construit toute une cartographie détaillée des douleurs
et des victimes, laquelle doit être respectée minutieusement 10. De l'autre côté, la
condensation, ou accumulation, laquelle est l'exigence de la froideur de la vio-
lence, c'est-à-dire l'exigence d'une violence rationnelle, totale, impersonnelle,
apathique, qui ne se laisse dévier par aucun plaisir qui la conduirait à la nature
seconde. La violence sadique dérive de l'annulation de la nature seconde, du
moi sentimental qui ne connaît la violence que dans sa limite de partialité senso-
rielle. Elle est minutieusement descriptive pour prolonger, accélérer et conden-
ser la douleur partielle dans la nature seconde. La violence sadique est un acte
rationnel d'où dérive le plaisir d'une démonstration presque mathématique de la
répétition dans la nature prem ière Il.
- La répétition chez Masoch est complètement différente. Elle n'est plus rap-
pOli à la négation du monde comme nature seconde et répercussion à l'infini
de la douleur dans une nature originelle, mais rapport à sa dénégation, c'est-
à-dire à sa suspension dans un idéal phantasmé, le monde en tant que phan-
tasme. C'est que « le suspens esthétique et dramatique chez Masoch s'oppose
à la réitération mécanique et accumulatrice telle qu'elle apparaît chez Sade 12 ».
La répétition sadique est accélérante, mais la répétition masochiste est suspen-
sive. Elle suspend le réel pour le fixer dans le phantasme. C'est une répétition
qui porte sur l'imagination car elle répète une dénégation basée sur un idéal de
l'imagination. « Il ne s'agit donc pas de nier le monde ou de le détruire, mais
pas davantage de l'idéaliser; il s'agit de le dénier, de le suspendre en le déniant
pour s'ouvrir à un idéal lui-même suspendu dans le phantasme. On conteste le
bien-fondé du réel pour faire apparaître un pur fondement idéal 13. » Le maso-
chiste dénie le monde réel de façon à se fixer dans un idéal de son imagination,

1O. Comme l'explique Chantal Thomas, « six cents passions, c'est-à-dire en "Iangue de
libertinage" six cents manies sexuelles, sont ainsi répertoriées et décrites selon une gradation
qui va dans le sens d'une plus grande complexité et du franchissement de toutes les barrières
normatives. Entre le début du mois de novembre et la fin du mois de fëvrier, le "quatriumvirat"
des messieurs devrait avoir tout entendu sur ce qui se fornique dans le secret des alcôves [ ... ].
Par son souci déclaré d'exhaustivité et par l'énumération du catalogue sur laquelle s'alignent
les narrations des "historiennes", on a pu voir dans Les Cent Vingt Journées de Sodome un
texte précurseur des travaux de sexologie de Kraft-Ebing, au XIXe siècle. » (THOMAS, C.. 1994,
p. 116-117.)
Il. « Telle est la fameuse apathie du libertin, le sang-froid du pomologiste, que Sade oppose au
déplorable "enthousiasme" du pornographe. » (PSM, p. 26.)
12. PS,H. p. 31.
13. PSM. p. 30.

96
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

lui-même figé et incarné dans le phantasme. Le masochisme est ainsi une pure
contemplation, une contemplation mystique du réel. C'est ainsi que la répéti-
tion masochiste consiste en un processus de retardement à l'infini de cet idéal,
du phantasme, du plaisir. La douleur est répétée de façon à ne pas atteindre le
résultat, pour suspendre le moment de plaisir. « Le processus de dénégation
masochiste va si loin qu'il porte sur le plaisir sexuel en tant que tel: retardé au
maximum, le plaisir est frappé d'une dénégation qui permet au masochiste, au
moment même où il l'éprouve, d'en dénier la réalité pour s'identifier lui-même
à "l'homme sans sexualité" 14. » D'où l'importance dans le masochisme du féti-
chisme, des rites de souffrance avec de véritables suspensions physiques, des
poses figées de la femme-bourreau qui la font apparaître comme une statue,
portrait ou photo. Anticipant ses analyses de la répétition par elle-même dans
Différence et répétition, Deleuze reconduit sa distinction entre « négation»
et « dénégation » à deux formes de répétitions : « La répétition a donc dans
le sadisme et dans le masochisme deux formes tout à fàit différentes suivant
qu'elle trouve son sens dans l'accélération et la condensation sadiques, ou dans
le "figement" et le suspens masochistes 15. »
C'est cette double forme de la répétition qui permet de décrire le roman
porno logique comme une affaire perverse. Deleuze veut expliquer l'acte par
lequel le langage se dépasse lui-même en réfléchissant un corps de désir pour
former, avec les mots, un autre corps, un corps glorieux, plein de nouveaux
plaisirs pour de purs esprits. Il s'agit bien de l'acte de description de la chair
et de sa transgression, mais d'une une transgression du langage par le lan-
gage. Selon Deleuze, le dispositif pervers dans la littérature se confond avec
le mouvement même de la production fictionnelle. C'est une fiction du double,
de la répétition, de la réitération des faits, mais comme son archive impos-
sible, excessive. Cette fiction agit directement sur la sensualité. Elle cherche
à la « spiritualiser », pour la rendre un pur effet du langage. Sade et Masoch
fabulent des mondes, comme toute littérature. Mais ce ne sont pas des mondes
possibles, des mondes plus sombres ou plus glorieux. Ce sont des descriptions
détaillées de ce monde-ci, mais comme sa répétition excessive. « Avec Sade
et avec Masoch, la littérature sert à nommer, non pas le monde puisque c'est
déjà fait, mais une sorte de double du monde, capable d'en recueillir la vio-
lence et l'excès. [ ... ] Et les mots de cette littérature, à leur tour, forment dans
le langage une sorte de double du langage, apte à le faire agir directement sur
les sens 16. »

14. PSM. p. 31.


15. PSM. p. 31.
16. PSM. p. 33.

97
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

La structure fondamentale de cette fiction d'un autre monde, qui recueille


la violence du premier et qui le fait agir sur les sens, doit être trouvée dans le
dispositif de doublage, dans le procès de production d'un double pervers du
monde. Ce double est ce que Deleuze, en accord avec la tradition psychana-
lytique, appelle le « phantasme ». C'est le concept de phantasme qui occupe
le centre de la lecture de Deleuze. Dans le sadisme, le phantasme s'obtient
par le procès de la négation des lois; dans le masochisme, c'est le procès de
la dénégation de l'objet du plaisir et de la suspension du désir qui amène au
déplacement vers cet être étrange, en même temps objet impossible et abso-
lument réel.
Mais le concept de « phantasme» a une tradition paradoxale dans les diffé-
rentes approches de la littérature perverse du xx e siècle.

Le transcendantal de la perversion

La question de la perversion dans la littérature est un des lieux obligatoires


de la philosophie française du xx e siècle. Bataille, Klossowski, Blanchot, Fou-
cault, Barthes, tous ont reconnu dans l'art de l'écriture, dans la fiction litté-
raire, un accès à l'univers des plaisirs mêlés avec la souffrance. Mais, dans
La Littérature et le mal ou L'Érotisme de Bataille, dans Sade, mon prochain
de Klossowski, dans Leautréamont et Sade de Blanchot, ou, postérieurement
dans Sade, sergent du sexe de Foucault ou dans Sade, Fourrier, Loyola de
Barthes, le plaisir pervers comme modèle du plaisir du texte et en tant qu'ins-
trument pour entrer dans la nature de la fiction littéraire est toujours approché
à partir de Sade 17.
Deleuze a été le premier à prendre Masoch pour point de départ. Il ne
s'agissait pas seulement d'être contre la tendance dominante 18. Peut-être,
une des contributions les plus significatives de Deleuze pour la compréhen-
sion du rapport entre littérature et perversion dérive du fait qu'il l'a pensé
surtout comme une expérience masochiste. Et ce privilège du masochisme
dépend totalement de l'inscription de l'analyse de la perversion dans le pro-
gramme de l'empirisme transcendantal à travers le concept de « phantasme ».
Deleuze découvre une corrélation d'essence entre le masochisme et la faculté
de l'imagination. Le phantasme masochiste, en tant qu'objet par excellence de

17. Deleuze suit de très près les analyses de Sade chez Bataille, Klossowski et Blanchot.
Cl PSM. p. 17, 35. 53. 56, 64 et 103.
18. « Il est injuste de ne pas lire Masoch. quand Sade est l'objet d'études si profondes qui
s'inspirent à la fois de la critique 1ittéraire et de l'interprétation psychanalytique, et qui contri-
buent aussi à les renouveler toutes deux. » (PSM. p. 113.)

98
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

l'imagination dans son usage transcendant, sera révélé comme le point de


genèse de la faculté des images.
Cette lecture du masochisme n'est pas transcendantale par le seul fait qu'elle
est une forme d'accès à une nouvelle genèse des facultés. Toute la question
de la perversion est travaillée par Deleuze dans le registre d'une recherche
sur les conditions générales de l'expérience - dans ce cas, de l'expérience du
plaisir - en tant que conditions, non pas de sa possibilité, mais de sa réalité.
Le masochisme, par son usage paradoxal du principe du plaisir, nous place
directement devant sa condition ultime. On peut même dire que le grand cha-
pitre du programme d'un empirisme transcendantal est celui dédié à l'analyse
du masochisme 19.
Deleuze explique la nature de la perversion à partir d'une analyse qu'il
qualifie lui-même de « transcendantale ». La réflexion philosophique doit être
dénommée « transcendantale» car elle désigne une façon de considérer le pro-
blème des conditions ou des principes. Deleuze reprend alors le grand texte de
Freud Au-delà du principe du plaisir, justement parce que, selon lui, il s'agit
du texte où Freud pénètre le plus directement dans une réflexion transcen-
dantale. On sait que là, dans ce texte, la question qui se pose, c'est: qu'est ce
premier de droit dans la constitution dans la forme du désir? Qu'est-ce qui a
la condition de principe: le plaisir ou le déplaisir? Il n'y a pas d'exceptions
au principe du plaisir, mais des complications singulières du plaisir lui-même.
Et c'est là que le problème se pose: si rien ne contredit le principe du plaisir,
si tout peut être reconduit à la légalité du principe du plaisir, cela ne veut pas
dire que tout dérive du principe du plaisir.
Le premier pas de la solution de Freud, c'était de considérer que le principe
du plaisir règne sur tout, mais ne gouverne pas tout. S'il n'y a pas une excep-
tion au principe du plaisir, il y a toutefois un résidu irréductible au principe
lui-même. Il y a un « au-delà du principe du plaisir ». Il faut alors introduire
un autre type de principe, un principe de deuxième degré. Et c'est cet autre
principe qui est véritablement transcendantal, vu que c'est lui qui explique la
soumission d'un domaine à un principe. Le plaisir, c'est un principe, dans la
19. Le programme de l'empirisme transcendantal se construit aussi, comme François Zourabi-
chvili le remarque. sur le principe masochiste de la suspension. de la suspension de la subjecti-
vité. « "Suspens esthétique" : il y a là bien plus que l'idée de faire du suspens un procédé roma-
nesque : car si quelque chose comme un champ esthétique s'instaure. depuis Kant et Schiller.
c'est bien dans un geste de suspension. suspension des intérêts et des passions, qui crée la
distance nécessaire à la contemplation des choses dans leur pure forme ou leur pure apparence.
Chez Masoch. c'est une suspension littérale. qui a toujours pour effet de transformer la scène en
tableau pictural. » (ZOURABICHVILI. F.. 2006.) « Dans le masochisme. quelque chose concerne
intimement l'esthétique. telle qu'elle s'est développée à la fois dans le sillage de Kant et contre
lui. à cause de l'aporie ou du dilemme devant lequel Kant laissait ses lecteurs en invoquant
l'idée d'un plaisir désintéressé. » (Ibid.)

99
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

mesure où il régule un domaine. Le principe de plaisir régule sans exception


la vie psychique. Le plaisir est systématiquement cherché, et la douleur évitée.
Tout est plaisir, tout est recherche du plaisir.
Mais il faut demander: quelle est la plus haute instance qui soumet la vie
psychique à la domination empirique du principe du plaisir? Quelle est la
liaison supérieure qui fait du plaisir lin principe, qui lui attribue le statut de
principe? Il ne s'agit pas de trouver une exception au principe du plaisir, mais
plutôt de fonder ce principe même. Deleuze souligne plusieurs fois ce point:
nous sommes en présence d'un problème transcendantal. Le pas suivant de la
réponse de Freud, c'était de prendre la liaison entre l'excitation et sa décharge
dans le plaisir comme ce qui rend possible le plaisir, comme ce qui fonde le
principe du plaisir. Seule la liaison de l'excitation liaison énergétique de
l'excitation elle-même et liaison biologique des cellules -- rend l'excitation
résoluble dans le plaisir, c'est-à-dire rend possible la décharge de l'excitation.
Sans l'activité de liaison, il y aurait évidemment des décharges et des plai-
-sirs, mais sans aucune valeur systématique. Or, qu'est-ce qui peut donner une
nature régulière à la liaison? Qu'est-ce qui peut fonder le lien même entre
l'excitation et sa décharge?
Ici, la réponse de Deleuze va beaucoup plus loin que celle de Freud. À tra-
vers un déplacement minime, une subtile modification de la solution proposée
dans le texte Au-delà du principe du plaisir, Deleuze va introduire ce qui est le
grand thème du livre qu'il écrira juste après Présentation de Sacher-Masoch:
le thème de la répétition. L'excitation ne serait pas liée, et de cette façon elle
ne trouverait pas sa résolution en tant que plaisir, si la même puissance qui
dirige l'excitation à la décharge ne tendait pas aussi à nier cette même exci-
tation. Deleuze reprend le concept freudien de compulsion à la répétition et
lui confère une dimension absolument originaire, transcendantale. Comme il
l'écrit, « cette 1iaison constitutive d'Éros, nous pouvons, nous devons la déter-
miner comme "répétition" : répétition par rapport à l'excitation, répétition
du moment de la vie, ou de l'union nécessaire même aux unicellulaires 20 ».
La répétition est dans un avant et un après du plaisir. Elle est répétition qui lie
l'excitation à sa décharge, et répétition qui éteint cette liaison et qui réintroduit
le cycle de l'excitation.
Non seulement l'approximation transcendantale à la question du fondement
du principe du plaisir répète dans la forme le style de Kant, mais aussi la
réponse elle-même de Deleuze est kantienne. Si le principe du plaisir trouve
sa condition d'un lien entre l'excitation et sa décharge, le fondement de ce
lien ne peut être que la forme pure du lien, la liaison elle-même en tant que
forme de la liaison. Or, de même que chez Kant, la forme de la liaison en
20. PSM. p. 98.

100
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

général est le temps, le temps en tant que forme pure, en tant que sens interne.
Si c'est dans le temps que toutes les liaisons et toutes les synthèses ont lieu,
alors le temps est la condition ultime de possibilité de la synthèse en général.
Selon Deleuze, Freud aurait même permis d'aller plus loin que Kant dans
cette stratégie transcendantale. Par l'idée d'une compulsion à la répétition,
c'est la répétition elle-même qui surgit dans Au-delà du principe du plaisir en
tant que forme pure du temps. « Il faut comprendre que la répétition, telle que
Freud la conçoit dans ces textes de génie, est en elle-même synthèse du temps,
synthèse '"transcendantale" du temps. Elle est à la fois répétition de l'avant, du
pendant et de l'après. Elle constitue dans le temps le passé, le présent et même
le futur 21. » Freud aurait ainsi produit une inversion dans la relation entre
répétition et plaisir à l'intérieur de l'analyse même du phénomène de la com-
pulsion à la répétition. « Au lieu de vivre la répétition comme une conduite
à l'égard d'un plaisir obtenu ou à obtenir, au lieu que la répétition soit com-
mandée par l'idée d'un plaisir à retrouver ou à obtenir, voilà que la répétition
se déchaîne, est devenue indépendante de tout plaisir préalable. C'est elle qui
est devenue idée, idéal. Et c'est le plaisir qui est devenu conduite à l'égard de
la répétition, c'est lui qui accompagne et suit maintenant la répétition comme
terrible puissance indépendante 22. »
Cependant, ce que, selon Deleuze, Freud ajoute de fondamentalement nou-
veau à une théorie transcendantale des synthèses du temps, c'est le dispositif
de négation de la liaison, le dispositif qui gomme la répétition, qui, comme
une nouvelle répétition, constitue le passé et, ainsi, coupe le flux continu
du passé, présent, futur. En un mot, la grande révolution de Freud aurait été
l'introduction d'une autre puissance au-delà du principe du plaisir, une autre
force au-delà d'Éros: Thanatos. « Comment l'excitation serait-elle liée, et
par là "résolue", si la même puissance aussi ne tendait à la nier? Au-delà
d'Éros, Thanatos. Au-delà du fond, le sans-fond. Au-delà de la répétition-lien,
la répétition-gomme, qui efface et qui tue 23. »
Mais il faut faire un pas au-delà, au-delà de Freud lui-même, pour empê-
cher qu'Éros et Thanatos soient interprétés comme une différence de nature
entre l'union et la destruction, entre la répétition qui lie et la répétition qui
efface, qui coupe. Deleuze veut garder la dimension « transcendantale» de
ces concepts. Éros et Thanatos doivent être pris comme des formes pures
de la répétition. Ils ne peuvent jamais être donnés dans l'expérience, mais
constituent la condition de sa possibilité, au mieux, de sa réalité. Il donnera
bien à Thanatos le sens d'« instinct de mort ». Mais, pour marquer son statut

21. PSM, p. 99.


22. PSM. p. 104.
23. PSM, p. 99.

101
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

d'a priori matériel, son statut de forme pure de la répétition en tant que répé-
tition qui coupe, qui efface la liaison, il propose de traduire le concept freu-
dien de Todestrieb par « instinct de mort », laissant l'expression « pulsion de
mOli» aux effets et aux représentants dans le « ça » des deux principes primor-
diaux 24. Il peut alors souligner le fait que seule une analyse elle-même trans-
cendantale de ce rapport Éros-Thanatos - inaugurée par Freud dans Au-delà
du principe du plaisir mais pas amenée jusqu'à à ses dernières conséquences
spéculatives - peut montrer le rôle fondamental de l'instinct de mOli dans la
compréhension du masochisme, aussi bien que le rôle du masochisme dans la
compréhension de la nature transcendantale de cette instance transcendante
et silencieuse. Avec l'introduction du concept d'« instinct de mort », Freud
a attribué au masochisme un statut plus original. Il admet l'hypothèse d'un
Urmasochisml/s, un masochisme primordial, ou d'un ursprünglicher Maso-
ch is 111 l/S , un masochisme original. Le masochisme doit être pris alors comme
plus ancien que le sadisme. Le sadisme serait l'instinct de mort orienté non
-vers soi-même, mais vers l'extérieur. Le masochisme devient ainsi le phéno-
mène psychique qui est le plus proche de ce principe transcendant et silen-
cieux que Freud désigne par Thanatos.
Le caractère originaire, et donc transcendantal, de la répétition va conférer
aux phénomènes de la perversion- au sadisme et au masochisme -- un statut
lui-même transcendantal. Dans un cas comme dans l'autre, le lien entre le
plaisir et la douleur se fait par un dispositif de réitération. Le mal est, chez
Sade, l'affirmation absolue de l'acte de souffrance, en rendant la répétition
libre de toute hypothèque, de toute rédemption. Comme dit Deleuze, « la souf-
france infligée, dans le système de Saint-Fond, ne vaut que dans la mesure
où elle est appelée à se reproduire à l'infini 25 ». Idem dans le masochisme.
La douleur masochiste est subordonnée à la suspension, à la sphère et à la
fonction de répétition et de réitération dans l'attente. « C'est là l'essentiel :
la douleur n'est valorisée qu'en rapport avec desformes de répétition qui en

24. « Les résultats de la recherche transcendantale sont qu'Éros est ce qui rend possible l'instau-
ration du principe empirique de plaisir. mais que toujours et nécessairement, il entraîne Thanatos
avec lui. Ni Éros ni Thanatos ne peuvent être donnés ou vécus. Seules sont données dans l'expé-
rience des combinaisons des deux le rôle d'Éros étant de lier l'énergie de Thanatos et de sou-
mettre ces combinaisons au principe de plaisir dans le ça. C'est pourquoi. bien qu'Éros ne soit pas
plus donné que Thanatos. du 1110ins se fait-il entendre et agit-il. Mais Thanatos. le sans-tond porté
par Éros, ramené à la surface. est essentiellement silencieux; d'autant plus terrible. Aussi nous
a-t-il semblé qu'il fallait en français garder le mot "instinct". instinct de mort. pour désigner cette
instance transcendante et silencieuse. Quant aux pulsions. pulsions érotiques et destructrices. elles
doivent seulement désigner les composantes des combinaisons données, c'est-à-dire les repré-
sentants dans le donné d'Éros et de Thanatos. les représentants directs d'Éros et les représentants
indirects de Thanatos. toujours mélangés dans le ça. » (PSM. p. 100.)
25. PSM. p. 103.

102
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

conditionnent l'usage 26. » Mais, avant d'entrer dans l'analyse de cette condi-
tion originaire de l'expérience du sadisme et du masochisme, il faut exposer le
concept qui les unifie, c'est-à-dire le concept de perversion. Encore ici, pour le
fondamental, Deleuze suit Freud.
Le passage du plan du sans-fond, qui constitue la répétition, au plan du
principe du plaisir (le plan des « instincts» Éros et Thanatos) et, d'un autre
côté, du plan du principe du plaisir au plan des pulsions (pulsions érotiques et
destructives), quand il se réalise (non plus au plan du id, du ça, mais au plan
de l'ego et du superego), implique un dispositif de dé-sexualisation. Cela veut
dire qu'une certaine quantité de la libido (énergie de l'éros) est neutralisée,
devient indifférente et donc déplaçable. Freud indique pour cela deux proces-
sus de déplacement neutralisants: le processus d'idéalisation, qui constitue la
force de l'imagination dans l'ego, et le processus d'identification, qui consti-
tue la puissance de la pensée dans le superego. Ainsi, cette dé-sexualisation
a deux effets possibles: elle introduit des perturbations fonctionnelles dans
l'application du principe - lequel correspond à la névrose ; ou, alors, elle
promeut une transformation du plaisir, lequel surpasse le plaisir lui-même
pour des satisfactions d'un autre ordre la sublimation.
Alors, Deleuze demande: « N'y a-t-il pas encore une autre solution que les
troubles fonctionnels de la névrose et les extensions spirituelles de la subli-
mation ? N'y a-t-il pas une voie qui serait liée non plus â la complémentarité
fonctionnelle du moi et du surmoi, mais à leur scission structurale? N'est-ce
pas celle que Freud indique en la désignant précisément du nom de perver-
sion 27 ? » La perversion est ainsi découverte comme un mouvement para-
doxal. Elle est initialement équivalente au processus de désexualisation qu'on
trouve dans la névrose et dans la sublimation. Elle agit avec une force et une
froideur beaucoup plus grandes que dans ces deux cas de neutralisation de
l'éros. POUl1ant, la perversion se définit en tant que désexualisation qui vient
accompagnée d'une resexualisation. Ce deuxième moment ne dément pas le
premier, mais il potentie la désexualisation elle-même. « Tout se passe comme
si le désexualisé était resexualisé comme tel et d'une nouvelle manière. C'est
en ce sens que la froideur, la glace, sont l'élément essentiel de la structure per-
verse. Nous trouvons cet élément aussi bien dans l'apathie sadique que dans
l'idéal du froid masochiste: "théorisé" dans l'apathie, "phantasmatisé" dans
l'idéal 28. » L'essence de la perversion, c'est ce processus paradoxal: désexua-
liser pour resexualiser sur le même objet antérieurement neutralisé. Annu-
ler le plaisir pour le réinvestir avec toute l'énergie de sa propre annulation,

26. PS!vl. p. 103.


27. PSM. p. 101.
28. PSA1. p. 101-102.

103
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

faisant de la douleur de l'annulation du plaisir la puissance même d'un nou-


veau plaisir. Le sadique trouve son plaisir dans la douleur d'un autre, le maso-
chiste trouve le sien dans la douleur elle-même, celle-ci jouant le rôle de
condition sans laquelle il n'obtiendrait pas de plaisir. Le principe du plaisir
n'est donc pas ainsi détrôné. Il conserve tout son pouvoir: le pouvoir de son
effectuation paradoxale. Mais le masochisme touche de plus près la forme
pure de ce principe, il exprime en lui-même, directement, le rapport essentiel
Éros-Thanatos. Le masochisme deviendra progressivement dans Présentation
de Sacher-Masoch le lieu de genèse de ce champ transcendantal. Et la faculté
de l'imagination y jouera le rôle fondateur.

les contributions de Deleuze


pour une théorie du masochisme

Avec Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze n'est pas seulement en train


de reconstruire la vision que, depuis Krafft-Ebing et Freud, la psychiatrie avait
du phénomène du plaisir dans la souffrance. Deleuze croit pouvoir offrir une
nouvelle compréhension du masochisme dans certains de ses traits les plus
fondamentaux. Quatre aspects peuvent schématiser sa contribution.
D'abord, la réfutation du complexe sado-masochisme en tant qu'une unité.
Sadisme et masochisme doivent être distingués. Celui qui souffre dans une
torture sadique n'est pas un masochiste. Et celui qui torture dans les rites
masochistes n'a pas de plaisir en provoquant de la douleur. Utiliser le concept
de« sado-masochisme », c'est prendre le complexe« plaisir-douleur» comme
une sorte de substance neutre commune à la fois au sadisme et au masochisme.
La tâche est donc de séparer du dedans ce complexe et de découvrir deux
substances ou essences complètement différentes: l'essence du masochisme
et l'essence du sadisme. Dans la singularisation de chacune des perversions,
Deleuze invente une première version de sa théorie de 1'« événement ».
La douleur de celui qui souffre dans une relation masochiste possède une
essence complètement différente de la douleur de celui qui souffre dans une
relation sadique. Cette essence ne concerne pas uniquement le caractère
volontaire ou involontaire de la souffrance, mais le type de relation qui s'éta-
blit entre le tortureur et la victime. Ce rapport est un événement pur, doué
d'une heccéité, d'une essence singulière, laquelle s'incarne dans chaque rela-
tion perverse. Cette relation ne peut donc être définie ni comme érogène ou
sensuelle (comme relation douleur-plaisir), ni comme morale ou sentimentale
(comme relation culpabilité-punition). Elle a une structure purement drama-
turgique. Comme le dit Deleuze: « Le masochisme est d'abord formel et

104
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

dramatique, c'est-à-dire n'atteint à une combinaison de douleur et de plaisir


qu'à travers un formalisme particulier, et ne vit la culpabilité qu'à travers
une histoire spécifique 29. » Bien que la théorie de l'événement, comme nous
l'avons souligné, ne soit présentée pour la première fois qu'avec Logique du
sens, Deleuze lui-même reconnaîtra que cette structure dramatique du maso-
chisme contient une anticipation de la théorie de 1'« événement» de 1969 3 °.
Présentation de Sacher-Masoch est traversé toujours par ce besoin des
bonnes distinctions, lesquelles vont des aspects les plus littéraires aux ques-
tions d'anthropologie du désir, de la nature de la loi ou de la métaphysique
du négatif. Par exemple, en ce qui concerne le rôle de la description dans les
souffrances, Deleuze laisse voir dans quelle mesure les textes de Sade sont
démonstratifs, ils sont la poursuite de l'exposition complète des corps et des
mouvements, ils sont obscènes en eux-mêmes. Chez Masoch, on trouve une
décence non usuelle. Le masochisme n'est pas démonstratif mais dialectique.
L'excitation est obtenue par l'expectative, par l'attente, en suspendant quelque
chose toujours promis mais jamais réalisé. Cette décence explique pourquoi
« Masoch fut un auteur non pas maudit mais fêté et honoré 31 ».
De même dans le plan d'une métaphysique du non-être. Les deux perver-
sions dépendent d'un procès de négation, négation du plaisir immédiat, néga-
tion de la pulsion naturelle pour la fusion des corps. Deleuze distingue la
négation comme un procès partiel et la négation pure comme une idée tota-
lisante. Ces deux niveaux du concept sont présents chez Sade. Comme nous
avons déjà vu, Sade établit une opposition entre deux natures: la primordiale,
la pure, qui est la fondation de la vie en elle-même; et une deuxième nature,
celle des institutions, liée par des règles et des lois. La violence sadique, c'est
le procès de négation de la seconde nature par transgression, par profanation,
pour atteindre la nature originelle et pure. Pourtant, cette négation des règles
n'est que destruction, n'est que l'envers de la création. Ici, le négatif est un
procès partiel, où le désordre est une autre forme d'ordre. La négation en tant
qu'idée totalisante ne peut jamais être achevée. L'opération qui a lieu dans
le masochisme, au contraire, n'est pas une négation, mais une dénégation.
Celle-ci est la négation d'un trait de négativité dans le réel - par exemple,
quand le fétichiste investit de caractères phalliques des objets adjacents de
la femme, tout en disant « non, ce n'est pas vrai que la femme n'a pas un
pénis ». La dénégation ce joue à trois niveaux: 1) dénégation positive idéelle

29. PSM. p. 95.


30. « Dans mon étude sur Masoch. puis dans Logique du sens. je croyais avoir des résultats
sur la fausse unité sado-masochiste. ou bien sur l'événement. qui n'étaient pas conformes à la
psychanalyse. mais qui pouvaient se concilier avec elle. »(PP. p. 197.)
31. PSM. p. 24.

105
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de la mère ~ 2) dénégation annihilatrice du père; 3) dénégation de la sexualité


génitale.
En même temps que Deleuze trace la ligne de frontière entre le sadisme et
le masochisme, il cherche les points de complémentarité. Il peut, ainsi, mon-
trer dans quelle mesure ces deux régimes du plaisir épuisent le champ de la
perversion. Les deux essences de l'expérience plaisir-douleur, c'est-à-dire les
deux perversions, révèlent les structures les plus intimes du champ psychique,
mieux, la structure intérieure de l'univers transcendantal lui-même.
Le deuxième apport que Deleuze veut offrir à une compréhension de la per-
version se réfère au rôle de la femme dans le masochisme. Contre l'interpré-
tation qui considère toute perversion comme une lutte symbolique contre le
père (toute perversion est une père-version), Deleuze défend que ce privilège
de l'image du père est valide uniquement pour le sadisme. Transférer le thème
paternel et patriarcal sur le masochisme, reprendre, dans la compréhension
du plaisir de la victime, la représentation d'un père qui produit de la douleur,
croyant ainsi que le masochiste se met à la place du père et veut s'emparer
de sa puissance virile pour, par une peur de la castration comme châtiment,
renoncer à ce but actif et prendre la place de la mère pour s'offrir lui-même
au père et à sa violence, c'est demeurer enfermé dans le préjugé d'une unité
sado-masochiste 32. Dans le masochisme, selon Deleuze, la figure centrale est
celle de la mère 33. Le père est bien présent, mais pour être annulé, ridiculisé.
« Le masochiste se sent coupable, se fait battre et expie; mais de quoi et pour-
quoi? N'est-ce pas précisément l'image de père, en lui, qui se trouve minia-
turisée, battue, ridiculisée et humiliée? Ce qu'il expie, n'est-ce pas sa res-
semblance avec le père, la ressemblance du père? La formule du masochisme
n'est-elle pas le père humilié? Si bien que le père serait moins batteur que
battu 34 ? » Contre Reik, qui voyait la femme violente comme le père déguisé,
Deleuze veut montrer le caractère directement matriarcal dans le désir de se
faire battre et d'expier. Il y a trois images fondamentales de la mère: la mère
utérine, mère des espaces ouverts; la seconde la mère œdipienne, l'image de
la mère aimée; et entre les deux, la mère orale, la mère des steppes, la mère
qui nourrit et qui apporte la mort. Toutes ces images expriment un même mou-
vement de magnification directe de la mère comme objet d'amour et, en tant

32.« La croyance au rôle du père. dans l'interprétation du masochisme. ne vient-elle pas du


préjugé sado-masochiste. et seulement de ce préjugé? » (PSM. p. 52.)
33. Cette critique de la vision lacanienne (et psychanalytique en général) de la tigure du père
à l'intérieur de la perversion peut être lue comme une première critique au paradigme œdipien
de la psychanalyse. Dans le masochisme. il y a presque une expulsion du père du plan du désir
et de la loi. On retournera à cet « Anti-Œdipe » avant la lettre au moment d'aborder le premier
volume de Capitalisme et schi::ophrénie.
34. PSM. p. 53-54.

106
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

que tel, réalité impossible. La mère dans le masochisme devient identique à la


loi dans son impossibilité. Tous ces rôles de la mère dans le masochisme sont
le contrepoint des rôles du père dans le sadisme. « S'il est vrai que le sadisme
présente une négation active de la mère et une inflation du père (mis au-dessus
des lois), le masochisme opère par une double dénégation, dénégation posi-
tive, idéale et magnifiante de la mère (identifiée à la loi) et dénégation annu-
lante du père (expulsé de l'ordre symbolique) 35. »
L'autonomie du rôle de la mère dans le masochisme, qui va de pair avec
l'autonomie du masochisme en tant qu'essence singulière, peut être vue
comme le point de départ de la dissidence postérieure avec le rôle du père (et
donc de la trinité d'Œdipe) dans la structure du désir et, surtout, avec Lacan
et son concept de symbolique 36. Sans le dire explicitement, c'est à Lacan que
Deleuze se réfère quand il se plaint de la façon dont la psychanalyse, « dans
ses explorations les plus avancées », identifie la loi avec le nom du père 37.
Parce que son analyse du rôle de la mère dans le masochisme lui permet de
refuser d'attribuer au père le rôle exclusif de représentation de la loi, Deleuze
peut proposer une nouvelle explication de l'émergence de la structure sym-
bolique. Une nouvelle approche du rapport entre désir et loi, et, ainsi, une
nouvelle approche de la distinction, proposée par Lacan, entre réel, imaginaire
et symbolique, trouve ici son premier moment. Deleuze ne critique jamais,
dans Présentation de Sacher-Masoch, les enjeux kantiens de ce concept de
loi. Il reprend l'interprétation freudienne du formalisme moral et juridique de
Kant, telle qu'on pouvait alors la trouver chez Lacan. Selon Freud, le renon-
cement de la gratification instinctuelle n'est pas le produit de la conscience,
n'est pas la conséquence de notre respect pour la loi, mais, au contraire, la
conscience elle-même est née de ce renoncement. La conscience est l'héritière
des conduites des pulsions réprimées. Dans son texte fameux « Sade et Kant »,
que Deleuze suit de près, Lacan peut conclure que la loi, c'est la même chose
que le désir réprimé 38. On ne peut désirer que ce que la loi prohibe. Et la loi
35. PS/vl. p. 61.
36. Pour Lacan. la fonction symbolique est essentiellement liée à fonction paternelle. La loi
est toujours le nom du père. « La fonction paternelle concentre en elle des relations imagi-
naires et réelles. toujours plus ou moins inadéquates à la relation symbolique qui la constitue
essentiellement. C'est dans le nom du père qu'il nous faut reconnaître le support de la fonction
symbolique qui. depuis l'orée des temps historiques. identitie sa personne à la tigure de la loi. »
(LACAN. 1.. 1966. p. 278.)
37. « Il y a lieu de s'étonner lorsqu'on voit la psychanalyse. dans ses explorations les plus avan-
cées. lier l'instauration d'un ordre symbolique au "nom du père". Mais n'est-ce pas maintenir
l'idée. singulièrement peu analytique. que la mère est de la nature. et le père. seul principe de
culture et représentant de la loi? Le masochiste vit l'ordre symbolique comme inter-maternel,
et pose les conditions sous lesquelles la mère. dans cet ordre. se confond avec la loi. » (PSA:f,
p.56.)
38. Cf Lacan. 1.. 1966. p. 765-790.

107
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

est l'objet réel du désir. Selon Lacan, c'est ainsi que, pour Kant, la loi est une
forme pure, une expérience pure de respect. L'objet de la loi et l'objet du désir
sont un et le même, et ils restent également occultes. « En quoi se démontre
dira Lacan - que le désir soit l'envers de la loi 39. »
La loi, dans le masochisme, reçoit un contenu, elle est intra-maternelle, elle
s'identifie avec l'image de la mère, à la fois utérine, orale et objet d'amour.
Cette loi se manifeste non plus comme quelque chose à transgresser, à profa-
ner, comme dans le sadisme, de façon à atteindre une nature pure, primitive,
au-delà des normes et des institutions, mais comme quelque chose d'impos-
sible, d'intouchable. C'est en tant qu'impossible que la loi devient produc-
trice, qu'elle induit le désir. Mais un désir qui ne peut exister qu'en attente, en
suspension de son effectuation. Deleuze souligne alors l'attente et le suspens
comme caractéristiques de l'expérience masochiste. Toutes les scènes rituelles
de suspension physique, de crucifixion, d'apprivoisement dans les nouvelles
de Masoch restent incompréhensibles si elles ne sont pas mises en rapport
-avec la forme du suspens, et en particulier avec la forme temporale qui la
rend possible: le délai, rattente, le retard. Comme le dit Deleuze, « la forme
du masochisme est l'attente. Le masochiste est celui qui vit l'attente à l'état
pur [ ... ]. Qu'une telle forme, un tel rythme de temps avec ses deux flux, soit
précisément rempli par une certaine combinaison plaisir-douleur, c'est une
conséquence nécessaire. La douleur vient effectuer ce à quoi l'on s'attend, en
même temps que le plaisir effectue ce qu'on attend. Le masochiste attend le
plaisir comme quelque chose qui est essentiellement en retard, et s'attend à
la douleur comme à une condition qui rend possible enfin (physiquement et
moralement) la venue du plaisir 40 ». Suspension et attente ont comme objet
l'impossibilité de la mère et, en même temps, elles font de l'image de la mère,
en tant que fétiche, l'unique contenu de la loi de ce retard infini. À la loi
vide de Lacan, à la condition cruelle du nom du père qu'il faut transgres-
ser, Deleuze oppose la loi pleine comme image figée de la mère impossible.
Au symbolique qui produit du désir comme manque, il oppose le symbolique
qui produit du désir comme suspens et attente.
Ce nouveau concept de loi conduit Deleuze à une autre opposition entre
sad isme et masoch isme : l'opposition entre l'institution et le contrat. Le sad isme
suppose l'invention de l'institution contre la loi. Le masochisme suit le modèle
du contrat et de la soumission. Pour réaliser la dénégation qui transpose la
réalité en phantasme, le masochiste a besoin de l'établissement d'un contrat
avec quelqu'un qui adopte la fonction du bourreau, du tortureur. Ce contrat est
précédent ou même indépendant de la loi. Le contrat présuppose en principe le

39. LACAN • .1 •• 1966. p. 787.


40. PSM. p. 63.

108
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

consentement des parties contractantes, et il détermine entre elles un système


de droits et de devoirs réciproques. Il ne peut pas affecter une troisième partie
et il est valide pour un temps limité. Les institutions de Sade, au contraire,
déterminent un état de choses à long terme, lequel est à la fois involontaire et
inaliénable. Elles établissent un pouvoir ou une autorité qui a de l'effet contre
une troisième partie. Le contrat, dans les rapports masochistes, est le lieu
même de constitution de la loi, tandis que les institutions, construites contre
la loi, établies pour la transgresser, rendent la loi inutile 41. Deleuze peut ainsi
présenter le sadisme et le masochisme comme étant deux modes complémen-
taires de rapport avec la loi. Le héros sadique subvertit la loi à travers l'ironie.
Il cherche quelque chose au-delà de la loi -l'institution, la nature. Le sadisme
est une dialectique de la recherche d'un principe transcendant - l'anarchie ou
l'idée d'un démon absolu. Au contraire, le masochisme est un mouvement
descendant, qui va de la loi à ses conséquences, du phantasme à l'attente et à
la suspension. Le sadique est ironique, le masochiste est humoristique.
Le suspens masochiste est fusion avec l'objet dans sa condition d'image
impossible, où sont réunis l'imaginaire et le réel. Dans le masochisme, le
fétiche, c'est-à-dire l'image fixe, l'image pétrifiée de la mère, devient à la
fois le symbolique, l'imaginaire et le réel de Lacan. L'image figée est à la fois
la loi du désir, son objet impossible et l'effectuation de la venue du plaisir.
Contre Lacan et contre son équivalence entre le rôle du père et la structure
vide de la loi, Deleuze vient proposer, par l'autonomisation de l'étiologie du
masochisme, l'équivalence entre le rôle de la mère et la structure pleine de
la loi. Et cette loi, parce que pleine, condense en elle les trois dimensions de
l'âme: les dimensions de la loi, du désir, et du plaisir. À cette nouvelle ver-
sion de la trinité lacanienne, mais où tout est condensé dans la réalité d'une
image unique, Deleuze donne le vieux nom de« phantasme». Il peut ainsi dire
que, dans le masochisme, tout est phantasme, tout est renvoyé au phantasme.
« Le réel, nous l'avons vu, est frappé non pas d'une négation, mais d'une
sorte de dénégation qui le fait passer dans le phantasme. Le suspens a la même
fonction par rapport à l'idéal, et le met dans le phantasme. L'attente elle-même
est l'unité idéal-réel, la forme ou la temporalité du phantasme. Le fétiche est
l'objet phantasmé par excellence. [ ... ] Il y a moins des phantasmes maso-
chistes qu'un art masochiste du phantasme 42. »

41. « Le contrat est vraiment générateur d'une loi, même si cette loi vient déborder et démentir
les conditions qui lui donnent naissance. au contraire l'institution se présente comme étant d'un
ordre très différent de celui de la loi. comme rendant les lois inutiles. et substituant au système des
droits et des devoirs un modèle dynamique d'action. de pouvoir et de puissance. » (PSM. p. 68.)
42. PSM.

109
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Raison et imagination dans la perversion

Au règne de la norme et de l'obligation, le sadique oppose la fausse expé-


rience de la nature sans lois qu'il obtient comme impérative d'une idée de la
raison. À la norme conventionnelle, il oppose de nouvelles lois de la raison
qui ne sont que la transgression des obligations premières. Le roman sadique,
c'est donc un roman de la raison, et le double fictionnel du monde n'est que la
négation du monde de l'expérience par la raison, à partir d'une idée. Comme
le dit Deleuze, le roman de Sade est « la pure négation, un délire, mais un
délire de la raison comme telle 43 ».
Comme nous l'avons déjà énoncé, le roman masochiste se construit sur un
autre dispositif. Il s'agit du dispositif de la dénégation ~.- cette opération qui ne
consiste pas à nier, ni même à détruire une dimension de l'expérience, mais
bien plutôt à contester le bien-fondé de ce qui est, de ce qui existe. Le centre
de cette dénégation, c'est la fausse castration de la femme. Le masochiste dit
d'abord que la femme ne manque pas de pénis pour, dans un second moment,
produire le fétiche, l'image ou le substitut d'un phallus féminin. Le fétiche
appartient donc essentiellement au masochisme, pour faire de la femme, à
laquelle il dénie le manque de pénis, une instance de neutralisation protectrice,
idéalisante. Le fétiche se constitue ainsi comme un objet autonome. Il ne s'agit
pas de nier le monde ou de le détruire, mais de l'idéaliser comme rêve, comme
phantasme auquel l'idéal lui-même est renvoyé. La dénégation conduit à la
suspension du mouvement du désir pour le transférer vers le phantasme, vers
un monde idéalisé qui condense des poses figées, des scènes photographiques,
en éternelle répétition. « Dans les romans de Masoch, tout culmine dans le
suspens. Il n'est pas exagéré de dire que c'est Masoch qui introduit dans le
roman l'art du suspens comme ressort romanesque à l'état pur: non seulement
parce que la femme-bourreau prend des poses figées qui l'identifient à une
statue, à un portrait ou à une photo. Parce qu'elle suspend le geste d'abattre le
fouet ou d'entrouvrir ses fourrures 44 ». Tout est dénégation, tout est suspen-
sion, parce que tout est, dans le roman masochiste, rapporté au phantasme.
Le roman de Masoch neutralise le réel et suspend l'idéal dans l'intériorité
pure des images figées qui sont la conséquence même de la dénégation de ce
réel. Le réel ou l'idéal sont tous deux transférés dans le domaine fictionnel
d'images figées. Et l'unité de ce réel avec l'idéal est obtenue dans le suspens,
dans l'attente pure, dans la pétrification du temps qui définit la temporalité du
phantasme. On comprend que le fétiche soit lui-même pétrifié, phantasmé :
le fétiche masochiste est justement une image de femme en suspension.

43. PSAI.
44. PSM. p. 31.

110
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

Deleuze peut donc dire que la constellation masochiste tourne autour du phan-
tasme. « Le réel [ ... ] est frappé non pas d'une négation, mais d'une sorte de
dénégation qui le fait passer dans le phantasme. Le suspens a la même fonc-
tion par rapport à l'idéal, et le met dans le phantasme. L'attente elle-même
est l'unité idéal-réel, la forme ou la temporalité du phantasme. Le fétiche est
l'objet du phantasme, l'objet phantasmé par excellence 45. »
Ce n'est pas seulement du point de vue des dispositifs de fiction que le
sadisme et le masochisme se distinguent. La négation sadique des lois, d'un
côté, et la dénégation masochiste du réel, de l'autre, correspondent à des facul-
tés différentes. La première est l'œuvre de la raison. Le monde de la nature, le
monde sans lois, que le sadique veut atteindre par la transgression de toutes les
institutions, a la condition d'une fiction délirante produite non pas par les sens
ou par l'imagination, mais par la faculté des idées. Par contre, le processus de
dénégation et de suspension est l'effet fondamental de l'imagination. C'est
dans les images des décors, du clair-obscur des boudoirs que tout l'art du sus-
pens se bâtit. Le geste est interrompu au moment du passage à l'acte pour être
figé dans le phantasme, comme équivalent à l'intemporalité de l'idéal. Idée
sadique vis-à-vis de l'idéal masochiste. Ils sont donc des objets appartenant à
des mondes différents. L'idée a sa genèse dans la raison, l'idéal dans l'imagi-
nation. Deleuze condense la différence entre Sade et Masoch justement dans
cette différence entre raison pure et imagination pure.« Dans l'œuvre de Sade,
les mots d'ordre et les descriptions se dépassent vers une plus haute fonction
démonstrative; cette fonction démonstrative repose sur l'ensemble du négatif
comme processus actif, et de la négation comme Idée de la raison pure; elle
opère en conservant et en accélérant la description, en la chargeant d' obs-
cénité. Dans l'œuvre de Masoch, mots d'ordre et descriptions se dépassent
aussi vers une plus haute fonction, mythique ou dialectique; cette fonction
repose sur l'ensemble de dénégation comme processus réactif, et du suspens
comme Idéal de l'imagination pure 46. » L'idée sadique est spéculative. Par
contre, l'idéal du masochiste est du domaine du mythe. Le roman sadique
est présenté comme descriptif et analytique, tandis que celui masochiste est
« imaginaire 47 ».
Ces deux formes perverses de la littérature offrent ainsi une nouvelle for-
mulation du programme de l'empirisme transcendantal. Elles laissent voir non
seulement comment des expériences esthétiques sont à l'origine du système
des facultés, mais aussi dans quelle mesure ce système a sa condition ultime
dans les formes du rapport du désir à ses objets: la raison dans la négation

45. PSM, p. 64.


46. PSM. p. 32.
47. PSM. p. 32.

111
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

du réel par la violence sur le symbolique, l'imagination dans la dénégation du


réel par la suspension du désir dans l'idéal. Et, comme chez Kant, il y a une
correspondance harmonique entre les facultés et leurs objets. La raison est la
faculté des idées, l'imagination pure la faculté de l'idéal.
Mais les facultés n'ont pas un usage disjoint. Il est vrai que le sadisme
est surtout un effet de la raison pure. Au-delà des sens et de l'imagination,
la violence sur les lois se fait avec d'autres lois, celles déduites de l'idée.
Cependant, le phantasme, ainsi que le travail de l'imagination dans le pro-
cès de dénégation et de suspension qui lui est essentiel, n'est pas exclusif
du roman masochiste. Il y a une efficacité spécifique du phantasme chez
Sade, un usage sadique de l'imagination, en tant que« puissance violente de
projection, de type paranoïaque, par laquelle le phantasme devient l'instru-
ment d'un changement 48 ». Chez Sade, le dispositif de négation du monde
des lois transforme l'imagination dans un pouvoir de production d'effets,
dans un pouvoir de réalisation. Le phantasme sadique est projeté sur le réel,
- produisant plus de réel. Par le phantasme sadique, raison et imagination
projettent l'idée sur le réel et font violence sur lui. Il y a une réalisation
du phantasme chez le sadique. Au contraire, chez le masochiste il s'agit
d'une phantasmisation du réel. Le phantasme masochiste est le lieu de sus-
pension du réel. Le réel, dans l'expérience masochiste, est introjecté, est
absorbé dans le phantasme, investissant toute la violence et tout l'excès
dans ces images en suspension, dans ces scènes figées. Deleuze souligne
ainsi le rôle central, et en même temps opposé, du phantasme chez Sade
et Masoch. Avec Sade, « le phantasme acquiert alors un maximum de pou-
voir d'agression, d'intervention et de systématisation dans le réel: l'Idée se
trouve projetée avec une rare violence. Or l'usage masochiste, qui consiste
à neutral iser le rée 1 et à suspendre l'idéal dans l'intériorité pure du phan-
tasme lui-même, est complètement différent. [ ... ] La constitution du fétiche
dans le masochisme, au contraire, mesure la force intérieure du phantasme,
sa lenteur d'attente, sa puissance de suspens ou de figement, et la façon
dont l'idéal et le réel tout ensemble sont absorbés par lui 49 ». Réalisant
ou neutralisant, le phantasme joue toujours un rôle décisif dans le roman
pervers. Dans les deux cas, le phantasme est l'instrument par excellence de
ce genre de roman qui fiction ne un double du monde. Et, dans les deux cas,
l'imagination est son lieu de naissance et son lieu d'existence. On ne peut
pas exagérer le rôle du phantasme et de l'imagination dans Présentation
de Sacher-Masoch. Deleuze peut même établir une corrélation d'essence
entre, d'un côté, le processus de la dénégation et le suspens et, de l'autre, la

48. PSM. p. 64.


49. PS!vI. p. 64.

112
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

faculté de l'imagination. « Pas davantage la dénégation en général n'est une


forme d'imagination: elle constitue le fond de l'imagination comme telle,
qui suspend le réel et incarne l'idéal dans ce suspens. Dénier et suspendre
appartiennent à l'essence de l'imagination 50. » D'où la thèse centrale selon
laquelle « le masochisme est l'art du phantasme 51 ».
Serions-nous ici devant un nouveau concept d'imagination? La défini-
tion de l'imagination par les opérations de dénier et de suspendre était déjà
présente dans le livre sur Nietzsche, quand Deleuze montrait la corrélation
entre la faculté des images non réelles et la volonté de néant de la mauvaise
conscience. Et dans le livre sur Proust, l'imagination est toujours présentée
comme l'effet d'irréalisation produit par un investissement de sens (ou de
sentiment) échoué. Quand même, jamais auparavant Deleuze n'a dédié une
telle attention au rôle de l'imagination dans son système des facultés. Le livre
sur Sacher-Masoch peut être vu comme la grande théorie de l'imagination.
Il est le moment où la question de la non-actualité, dans tous ses dispositifs
d'irréalisation comme la dénégation, la suspension, la fiction, occupe pour la
toute première fois le centre du travail de Deleuze.
Bien sür, on pourrait dire que cette association du masochisme à un art
du phantasme et à l'activité de l'imagination pure est inévitable. On pour-
rait même croire que Deleuze ne fait que développer les conséquences, pour
une théorie des facuItés, de son analyse des dispositifs de suspension et de
dénégation qui caractérisent, effectivement, les romans de Sacher-Masoch.
Et pourtant, ce fut à Deleuze lui-même de rompre cette association entre
masochisme et imagination. Une dizaine d'années après la publication de
Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze reprendra le thème du masochisme,
mais pour le définir contre une théorie de l'imagination. Tel fut le cas dans
Mille plateaux (1980). Le concept de masochisme y passe précisément par
l'abandon de cette équivalence suspension-imagination-phantasme.
Déjà, dans L'Anti-Œdipe, la référence au masochisme et au sadisme dispa-
raît complètement. Deleuze et Guattari ne veulent plus rien savoir des formes
perverses du désir. Cette évolution peut être reconnue dans la disparition du
thème de la perversion dans L 'Anti-Œdipe et sa substitution par le thème de la
schizophrénie (une forme de psychose que Deleuze avait explicitement laissée
sans l'aborder dans Présentation de Sacher-Masoch, car, comme iIl' exp liq uait
alors, la perversion reste précisément entre la névrose et la psychose). Ce n'est
que dans l'appendice à ce livre, de 1973, qu'on découvre l'éloge à un texte
de M'Uzan in La Sexualité perverse (Payot, 1971), où l'auteur rompt avec la

50. PS/vl. p. 109.


51. PS/vl. p. 59.

113
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

lecture freudienne du masochisme en montrant que ce dispositif pervers n'a


rien à voir avec des phantasmes, mais seulement avec des programmes 52.
C'est justement ce même besoin de substituer à une théorie du masochisme
comme phantasme une théorie fondée sur l'idée de programme qui organise
le chapitre « Comment se faire un corps sans organes» de Mille plateaux,
le texte le plus large dédié au masochisme. Après deux longues citations de
William Burroughs du livre The Naked Lunch, où celui-ci décrit un rituel
masochiste, Deleuze et Guattari écrivent: « Ce n'est pas un phantasme, c'est
un programme: différence essentielle entre l'interprétation psychanalytique
du phantasme et l'expérimentation anti-psychanalytique du programme. Entre
le phantasme, interprétation elle-même à interpréter, et le programme moteur
de l'expérimentation 53.» Et, en note, ils renvoient à ce même texte de M'Uzan
qu'ils avaient cité dans L'Anti-Œdipe, où, pour la première fois, était établie
l'opposition entre phantasme et programme 54. Le concept de « corps sans
organes» vient précisément évacuer la psychologie du phantasme de l'expli-
-cation du masochisme. « Le CsO, c'est celui qui reste quand on a tout extrait.
Et ce qu'on a extrait, c'est précisément le phantasme, l'ensemble des signi-
fiances et des subjectivations. La psychanalyse fait le contraire: elle traduit
tout en phantasmes, elle transforme tout en phantasmes, elle garde le phan-
tasme, et par excellence elle rate le réel, parce qu'elle rate le CsO 55. » Cette
même critique de l'utilisation du concept de phantasme pour comprendre le
masochisme, on la trouve à propos du concept de « plan ». C'est dans le cadre
de l'exposition des concepts de devenir (devenir-animal, devenir-intense,
devenir-imperceptible). Selon Deleuze et Guattari, la psychanalyse a sou-
vent rencontré des phénomènes de devenir-animal, surtout dans des cas de
fétichisme et de masochisme, mais elle les a toujours convertis en métamor-
phoses œdipiennes de l'anatomie humaine, trop humaine, des parents. Et ce
devenir-animal n'a rien à voir avec un phantasme. C'est un plan 56.
52. « Dans un des plus beaux textes écrits sur le masochisme, Michel de M'Uzan montre
comment les machines perverses du masochiste. qui sont des machines à proprement parler.
ne se laissent pas comprendre en termes de fantasme, ou d'imagination, pas plus qu'elles ne
s'expliquent à partir d'Œdipe ou de la castration par voie de projections: il n'y a pas de fan-
tasme, dit-il. mais, ce qui est tout diftërent, programmation "essentiellement structurée en
dehors de la problématique œdipienne" (enfin un peu d'air pur en psychanalyse, un peu de
compréhension pour les pervers). » (AD, p. 467-468.)
53. MP, p. 188.
54. « L'opposition programme-fantasme apparaît nettement chez M'Uzan, à propos d'un cas
de masochisme: cf La Sexualité perverse, Payot. p. 36. Bien qu'il ne précise pas l'opposi-
tion, M'Uzan se sert de la notion de programme pour mettre en question les thèmes d'Œdipe,
d'angoisse et de castration.» (MP, p. 188, note.)
55. MP. p. 188.
56. « Nous voulons dire une chose simple sur la psychanalyse: elle a souvent rencontré, et dès
le début. la question des devenir-animaux de l'homme. Chez l'enfant. qui ne cesse de traverser

114
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

La théorie du corps sans organes dépend ainsi, déjà dès le début de L'Anti-
Œdipe, de la critique de la corrélation entre masochisme et phantasme, lequel
organisait Présentation de Sacher-Masoch, Différence et répétition, et Logique
du sens. Et, ce qui est le plus frappant, c'est le fait que cette critique n'ajamais
eu un effet sur la façon dont Deleuze lit son propre développement. Deleuze
dénonce sa propre interprétation du masoch isme sans la reconnaître en tant
que telle. C'est comme s'il était uniquement en train de dénoncer quelqu'un
d'autre, dans ce cas, le regard psychanalytique sur la structure de la perversion.
De la même façon qu'il se débarrasse de la théorie du phantasme sans
reconnaître qu'il abandonne ses positions théoriques les plus fondamentales,
il semble aussi n'avoirjamais partagé avec Freud et Lacan le concept de« pul-
sion de mOli » pour expliquer le masochisme. « Quand on n'invoque pas la
ridicule pulsion de mort, on prétend que le masochiste, comme tout le monde,
cherche le plaisir, mais ne peut y arriver que par des douleurs et des humilia-
tions fantasmatiques qui auraient pour fonction d'apaiser ou de conjurer une
angoisse profonde. Ce n'est pas exact; la souffrance du masochiste est le prix
qu'il faut qu'il paie, non pas pour parvenir au plaisir, mais pour dénouer le
pseudo-lien du désir avec le plaisir comme mesure extrinsèque 57. »

de tels devenirs. Dans le fétichisme et surtout dans le masochisme. qui ne cessent d'atTronter
ce problème. Le moins qu'on puisse dire est que les psychanalystes n'ont pas compris. même
Jung. ou qu'ils ont voulu ne pas comprendre. Ils ont massacré le devenir-animal. chez l'homme
et chez l'enfant. Ils n'ont rien vu. Dans l'animal. ils voient un représentant des pulsions ou
une représentation des parents. Ils ne voient pas la réalité d'un devenir-animal. comment il est
l'affect en lui-même. la pulsion en personne. et ne représente rien. Il n'y a pas d'autres pulsions
que les agencements eux-mêmes. Dans deux textes classiques. Freud ne trouve que le père dans
le devenir-cheval de Hans. et Ferenczi dans le devenir-coq d'Arpad. Les œillères du cheval sont
le binocle du père, le noir autour de la bouche. sa moustache, les ruades sont le « faire amour»
des parents. Pas un mot sur le rapport de Hans avec la rue. sur la manière dont la rue lui a été
interdite. ce qu'est pour un enfant le spectacle « un cheval est tier. un cheval aveuglé tire. un
cheval tombe. un cheval est fouetté ... ». La psychanalyse n'a pas le sentiment des participations
contre nature. ni des agencements qu'un enfant peut monter pour résoudre un problème dont on
lui barre les issues: un plan, non pas un fantasme. De même on dirait moins de bêtises sur la
douleur. l'humiliation et l'angoisse dans le masochisme. si l'on voyait que ce sont les devenirs-
animaux qui le mènent, et pas l'inverse. » (MP. p. 317.)
57. MP. p. 192. C'est très surprenant que Monique David-Ménard. dans son chapitre « Éloge
du masochisme. Critique de la notion de plaisir ». utilise ce même passage pour montrer non
pas une contradiction. mais la totale continuation entre Présentation de Sacher-Iv/asoch et Mille
plateaux. Comme elle l'écrit: « Masoch est donc. pour Deleuze. l'occasion d'une critique de
Freud sur le rôle que ce dernier accorde au plaisir dans l'analyse du désir. Le masochisme, au
contraire. est une organisation de symptômes qui. pour être saisie dans sa spécificité. oblige à
revoir complètement la notion de plaisir. à ne plus se contenter de son obscurité en psychana-
lyse. Dans Iv/ille plateaw::. en 1980. ce passage par l'analyse du masochisme sera résumé dans
sa portée conceptuelle de façon limpide. » (DAVID-MÉNARD. M.. 2005. p. 34.)

115
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Sans théorie du phantasme et sans la « ridicule pulsion de mort », comment


penser alors le masochisme? Une partie significative du livre Mille plateaux
sera dédiée à bâtir une nouvelle compréhension de ce plaisir qui « n'est nul-
lement ce qui ne pourrait être atteint que par le détour de la souffrance, mais
ce qui doit être retardé au maximum comme interrompant le procès continu
du désir positif ».
Pour mesurer les effets de ce concept du masochisme dans les textes qui vont
suivre de près ce livre sur Masoch, ce qu'il importe de rendre évident, c'est le
caractère problématique de la théorie du phantasme et de l'imagination qui y
organise la compréhension du masochisme. Il faut accompagner le parcours
qui conduira Deleuze de ce privilège énorme de la faculté de l'imagination
dans son analyse transcendantale des conditions pures du rapport désir-plaisir
à une réfutation radicale du rôle de la faculté des images et des phantasmes
dix ans après. On peut même dire que, pour bien comprendre le rôle de la
théorie du masochisme dans le travail sur la littérature en tant qu'expérience
perverse, il est nécessaire de prendre en considération le fait que cette théo-
rie traverse presque toute l'œuvre de Deleuze, sous plusieurs formes. Seule
cette approche, disons « panoramique », de l'ensemble des paradigmes sur le
masochisme qu'on peut trouver dans ses compréhensions de ce phénomène
d'immanence absolue du désir nous donne accès aux enjeux théoriques de sa
lecture des techniques littéraires de Sacher-Masoch. Seule la reconnaissance
du fait que Deleuze abandonnera par la suite le concept de « phantasme» ainsi
que la psychologie de l'imagination et de l'imaginaire nous permet de déter-
miner de façon rigoureuse les thèses spécifiques de ce livre de 1967.
Et, dans ce parcours, dans cette métamorphose de la théorie du masochisme,
se joue une partie significative du bien-fondé de son approche de la littérature
dans Logique du sens.

Événement et phantasme dans « Logique du sens»

Logique du sens a bien deux moitiés. La première est une immense méta-
physique de l'événement, en tant que ce que qui rend possible le langage.
La deuxième est une physique du phantasme, cette quasi-réalité, ni réelle ni
imaginaire, où l'événement devient expression. On peut dire que le chapitre
clef est le vingt-sixième, celui « Du langage ». Deleuze y fait le bilan des carac-
tères incorporels de l'événement - il résulte des corps, mais diffère en nature
de ce dont il résulte, il s'attribue aux corps, mais seulement comme un attribut
incorporel, comme l'exprimable ou l'exprimé de la proposition où s'énoncent
ces attributs. Après, il passe à la question de l'incorporation de l'événement,

116
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

la question de « l'expressivité» du sens dans un corps. Il s'agit de passer du


plan des surfaces à celui des profondeurs, à celui, non pas des états de choses,
mais des corps-bouche, des corps-sein où s'effectue l'oral ité. Deleuze adopte
maintenant le point de vue d'une genèse dynamique, il cherche l'histoire de ce
qui libère les sons et les rend indépendants des corps pour désigner des qualités,
signifier des sujets et prédicats. La tâche du nouveau chapitre «De l'oralité>>-
est celle, donc, de comprendre une profondeur expressive, une profondeur qui
rend visible le sens/événement. Cette profondeur est définie comme un « théâtre
de la terreur 58 » où chacun de nous, dès la première année de sa vie, est à la
fois scène, acteur et drame de tout un système d'introjections d'objets partiels
(le sein et tout le corps de la mère) et de projections d'agressivité sur des objets
internes (alimentaires et excrémentiels).
Ce monde des objets introjectés et projetés, Deleuze l'appelle « monde des
simulacres ». Selon la perspective de Mélanie Klein, que Deleuze reprend à son
compte, ce monde correspond à la position paranoïde-schizoïde de l'enfant.
y succède la position dépressive, où les pulsions libidinales s'organisent
autour de l'œdipe, avec sa confirmation du surmoi et sa formation du moi.
Au système introjection-projection succède donc celui de l'identification par
symbolisation avec des objets de mieux en mieux organisés. Cette reconstitu-
tion d'un objet complet sur le mode du bon objet arrache la libido aux profon-
deurs de la position paranoïde-schizoïde. Le mécanisme d'identification de la
position dépressive investit les objets, non pas en profondeur, mais en hauteur.
La subversion schizophrénique est remplacée par l'ascension ou conversion
dépressive. Le monde des bons objets est celui, non du simulacre, mais de
« l'idole ». Il y a ainsi comme une récapitulation ontogénétique de la phyloge-
nèse de la pensée occidentale: « après le présocratisme schizophrénique vient
donc le platonisme dépressif 59 ».
Mais ces deux stades n'épuisent pas la genèse de l'expressivité. Il y a - et
Deleuze reprend encore une fois la psychanalyse - un troisième stade et une
troisième position : la sexuelle-perverse. C'est l'investissement des zones
électives du corps, des zones érogènes, dans un rapport d'auto-érotisme. Dans
ce stade, l'objet de satisfaction est projeté sur le territoire qui définit chaque
zone érogène. Cette projection est inséparable d'un moi lié au territoire et
éprouvant la satisfaction. En tant qu'auto-érotique, l'objet ne peut être projeté
que comme « image ». Le moi narcissique habite donc un monde d'images,
lesquelles ne sont ni en profondeur comme les simulacres (corrélats des puI-
sions sexuelles), ni en hauteur comme les idoles du surmoi, mais en surface,
en tant que produits du raccordement de l'ensemble des zones érogènes.

58. L5. p. 218.


59. L5. p. 223.

117
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

L'image archétypique est celle du phallus. « Le phallus ne joue pas le rôle


d'un organe mais celui d'image particulière projetée sur cette zone privilé-
giée, aussi bien pour la fille que pour le garçon 60. » Le phallus a la fonc-
tion d'intégration directe et globale ou de raccordement général des zones
érogènes. Il a aussi comme fonction la pacification, soit de l'agressivité
schizoïde, soit de la frustration dépressive. Il a connu l'aventure des profon-
deurs (mais comme simulacre dans le corps de la mère, agressé et agresseur),
ainsi que l'aventure de la hauteur (identifié comme idole au corps du père,
comme organe bon et complet). Cette histoire du phallus lié aux positions
schizoïde et dépressive est la condition de possibilité du complexe d'Œdipe.
En tant qu'image de mère (corps blessé) et image de père (le bon objet retiré
dans sa hauteur), le phallus réinvestit le clivage des deux parents sur le corps
propre de l'enfànt. « Le passage du mauvais pénis à un bon est la condi-
tion indispensable pour l'accession au complexe d'Œdipe en son sens strict, à
l'organisation génitale 61. » Le phallus, comme image, est donc un instrument
-de surface. Il est destiné à réparer les blessures des pulsions de profondeur,
et à rassurer les idoles en hauteur dans la surface des zones érogènes. Pour
Deleuze, la phase phallique œdipienne, c'est bien le triomphe de la surface.
Œdipe est un héros herculéen, un héros des surfaces. Et c'est donc à la surface
que l'inconscient organise son roman familial œdipien.
Cette reconduction des profondeurs et des hauteurs à la surface œdipienne
a comme corrélat la reconduction des simulacres et des idoles au plan de
l'image. Œdipe, et tout son roman familial, n'est pas seulement une image,
mais est l'image par excellence. Il désigne la grande action _.- réparer la mère
et évoquer le père -, mais la désigne en tant qu'image. Nous tous, nous rêvons
cette image 62. Il suffit alors à Deleuze d'établir l'équivalence entre ce concept
d'« action en image» et le concept d'« événement », pour que le roman fami-
lial œdipien puisse être présenté comme événement pur, eventum tantum 63.
60. LS. p. 223.
61. LS. p. 223.
62. Comme le dit Deleuze. « chacun dans l'inconscient est le fils de divorcés. qui rêve de répa-
rer la mère et de faire venir le père, de le tirer de sa retraite: telle nous semble la base de ce
que Freud appelait le "roman familial", qu'il rattachait au complexe d'Œdipe ». (LS. p. 238.)
63. « La notion même d'Image. après avoir désigné l'objet superficiel d'une zone partielle.
puis le phallus projeté sur la zone génitale, puis les images parentales pelliculaires issues d'un
clivage. désigne enfin l'action particulière. mais toute l'action qui s'étale en surface et qui
peut la hanter (réparer et évoquer. réparer la surface et faire venir à la surface). Mais. d'autre
part, l'action effectivement faite n'est pas davantage une action déterminée qui s'opposerait
à l'autre. ni une passion qui serait le contrecoup de l'action projetée. C'est quelque chose qui
arrive. qui représente à son tour tout ce qui peut arriver. ou mieux encore quelque chose qui
résulte nécessairement des actions et des passions. mais qui est d'une tout autre nature, ni action
ni passion soi-même: événement. pur événement. Evel1tum tantWJl (tuer le père et châtrer la
mère. être châtré soi-même et mourir). » (LS. p. 241.)

118
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

Nous sommes arrivés au point nucléaire de Logique du sens. Le rapport


entre l'événement incorporel et l'expressivité incorporée est donné par le
roman familial œdipien en tant que phantasme. L'événement pur, c'est Œdipe;
l'événement pur, c'est le phantasme Œdipe. « La psychanalyse a raison de
rappeler le rôle d'Œdipe comme "complexe nucléaire" - formule de même
importance que le "noyau noématique" de Husserl. Car c'est avec Œdipe que
l'événement se dégage de ses causes en profondeur, s'étale à la surface et se
rattache à sa quasi-cause du point de vue d'une genèse dynamique. Crime par-
fait, vérité éternelle, splendeur royale de l'événement, dont chacun commu-
nique avec tous les autres dans les variantes d'un seul et même phantasme 64. »
À partir du chapitre « Du phantasme» (trentième série), Deleuze peut même
remplacer le concept d'événement par celui de « phantasme-événement ».
Et la psychanalyse, théorie du phantasme œdipien, est présentée comme la
science des événements purs 65.
C'est cette équivalence entre phantasme et événement qui se joue dans
Logique du sens qu'il impOlie maintenant de comprendre. Pourquoi faut-il à
Deleuze insister sur la condition d'événement pur du phantasme, sur sa con-
dition d'idéalité? Pourquoi son caractère neutre, pré-individuel et imperson-
nel ? La réponse doit être trouvée surtout dans le contraste entre la théorie
du phantasme de Présentation de Sacher-Masoch et celle qu'on trouve dans
Logique du sens. Tant l'idéalité que la neutralité du phantasme correspondent
au besoin de penser la puissance littéraire de la perversion au-delà d'une théo-
rie de l'imagination perverse. Au contraire du livre sur Masoch, la perversion
en tant que dispositif littéraire n'est plus le travail de la dénégation, n'est plus
le fait de l'imagination. Nous avons vu, dans Présentation de Sacher-Masoch,
que le dispositif fondateur du phantasme pervers du masochiste était la déné-
gation. Et la dénégation - qui porte toujours sur la castration - est l'essence de
l'imagination. Comme Deleuze l'écrivait dans le livre de 1967, « pas davan-
tage la dénégation n'est une forme d'imagination: elle constitue le fond de
l'imagination comme telle, qui suspend le réel et incarne l'idéal dans ce sus-
pens. Dénier et suspendre appartiennent à l'essence de l'imagination 66 ».
Le livre sur Sacher-Masoch s'établit sur une équivalence psychologique
entre l'acte de suspendre ou de dénier et l'acte de constitution de la faculté de
l'imagination. Il y a imagination parce qu'on suspend et on dénie le réel pour

64. LS. p. 247.


65. « Et de quoi nous parle la psychanalyse avec la grande trinité meurtre-inceste-castration.
dévoration-éventration-adsorption - sinon d'événements purs? Totem et taboll est la grande
théorie de 1" événement. et la psychanalyse en général la science des événements. [... ] Comme
science des événements purs. la psychanalyse est aussi un art des contre-effectuations. sublima-
tions et symbolisations. » (LS. p. 246-247.)
66. PS/vl. p. 109.

119
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

l'incarner dans l'idéal, et, de façon parallèle, on suspend le réel dans les images
idéelles ou dans des phantasmes parce qu'on imagine. Cette explication réci-
proque entre dénégation et imagination, entre suspension et phantasme, a une
inspiration clairement sal1rienne. Dans L'Imagination et dans L'Imaginaire,
Sartre définissait le plan des images, par opposition au plan des perceptions, à
partir de l'acte phénoménologique de négation ou suspension de la croyance
au réel. L'imagination est une conscience non positionnelle du monde, elle se
produit par une neutralisation de la thèse du réel 67. De cette façon, Sartre pou-
vait présenter la littérature comme fiction, c'est-à-dire comme double imagi-
naire du monde obtenu par négation de ce même monde. Deleuze reprend,
sans jamais s'y référer, la phénoménologie sal1rienne de l'acte négatif en tant
que constitutif de l'imaginaire. La seule diftërence est la distinction entre
« négation» sadique et « dénégation» masochiste à l'intérieur de cet acte
négatif. Cette différence n'existe pas dans le livre sur l'imaginaire. Mais
cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas une origine sartrienne. Elle sera décisive
dans L'Être et le néant. On la trouve dans le chapitre III de la troisième patiie
(Le pour-autrui), dans les paragraphes 1 et II dédiés, respectivement, au maso-
chisme et au sadisme 68.
En 1969, dans Logique du sens, Deleuze abandonne la perspective phéno-
ménologique de la négation. La position sexuelle-perverse n'a plus rien à voir
avec la dénégation. C'est vrai que la position perverse a un rapport fondamen-
tal avec la castration. Mais Logique du sens pense ce rapport non pas comme
dénégation du manque du phallus chez la mère, mais comme passage du mau-
vais pénis du père à un bon pénis réparateur de l'image maternelle. Et ce pas-
sage est fait non pas par un dispositif de l'imagination, mais par l'accession
au complexe d'Œdipe. C'est le roman familial œdipien, cet événement pur
d'Œdipe, qui produit le phallus comme image. Et l'image n'est pas un produit
de l'imagination. Elle est le corrélat d'une instance métaphysique, le corrélat
du phantasme-événement œdipien. Dans le livre sur Masoch, l'imagination
constitue le phantasme par la suspension du réel. Le phantasme pervers est

67. « Nous saisissons à présent la condition essentielle pour qu'une conscience puisse imagi-
ner : il faut qu'elle ait la possibilité de poser une thèse d'irréalité. Mais il faut préciser cette
condition. Il ne s'agit point pour la conscience de cesser d'être conscience de quelque chose.
Il entre dans la nature même de la conscience d'être intentionnelle et une conscience qui ces-
serait d'être conscience de quelque chose cesserait par là même d'exister. Mais la conscience
doit pouvoir former et poser des objets affectés d'un certain caractère de néant par rapport à la
totalité du réel. On se rappelle en effet que l'objet imaginaire peut être posé comme inexistant
ou comme absent ou comme existant ailleurs ou ne pas être posé comme existant. Nous consta-
tons que le caractère commun à ces quatre thèses c'est qu'elles enveloppent toutes la catégorie
de négation quoique à des degrés différents. Ainsi l'acte négatif est constitutif de l'image. »
SARTRE. J.-P., 1940. p. 351
68. CC SARTRE. J.-P.. 1943. p. 413-462

120
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

donc du côté de l'imaginaire, il est le négatif du réel. Par contre, dans Logique
du sens, le pur événement qui constitue l'essence du phantasme n'est ni réel
ni imaginaire. « La distinction n'est pas entre l'imaginaire et le réel, mais
entre l'événement comme tel et l'état de choses corporel qui le provoque ou
dans lequel il s'effectue 69. » Il n'y a plus de distinction entre un vécu psycho-
logique (dénégation, suspension) et une extériorité physique. C'est pour cela
que « ni internes ni externes, ni imaginaires ni réels, les phantasmes ont bien
l'impassibilité et l'idéalité de l'événement 70 ». Ou encore « le phantasme,
à la manière de l'événement qu'il représente, est un "attribut noématique"
qui se distingue non seulement des états de choses et de leurs qualités, mais
du vécu psychologique 71 ». Le phantasme a des caractères toujours phéno-
ménologiques, mais d'une phénoménologie non plus psychologique mais
noématique. Le phantasme n'est pas le résultat d'un acte de négation ou de
dénégation de la réalité. Il est une réalité autonome et en soi. Deleuze le définit
comme impassible et comme idéel. Il est aussi idéel comme l'événement qu'il
représente, et aussi réel que le noyau noématique d'une conscience perceptive.
Ce déplacement dans la théorie du phantasme a des effets énormes pour la
compréhension de l'œuvre d'art littéraire. Nous avons souligné le fait que tout
le livre Présentation de Sacher-Masoch est une expérience de lecture de l'art
du roman comme une affaire perverse. Sade et Masoch sont toujours considérés
en tant qu'écrivains, en tant que grands écrivains 72. Approcher le processus
de fiction phantasmatique non pas à partir d'une théorie de l'imagination et de
ces dispositifs de dénégation et de suspension, mais comme expression d'une
théorie de l'événement, c'est fonder la fiction dans une ontologie, dans une
ontologie des événements idéels. La pensée de l'œuvre d'art littéraire devient
alors une description des épiphanies des événements, une phénoménologie
noématique des configurations romanesques du monde.

69. LS, p. 245.


70. LS. p. 246.
71. LS. p. 246.
72. « Masoch utilise, non plus le rêve romantique. mais le phantasme et toutes les puissances
du phantasme en littérature. Littérairement. Masoch est le maître du phantasme et du suspens:
ne serait-ce que par cette technique. c'est un grand écrivain. » (PSM. p. 114.)
TROISIÈME CHAPITRE
Le « Proust» de 1970. La machine littéraire

La loi

La deuxième édition de Proust et les signes, de 1970, sous le titre général de


La Machine littéraire, est un moment unique dans le mouvement de la pensée
de Deleuze. C'est presque un texte impossible, bâti sur des plans théoriques
à peine communicants. Il contient les grands thèmes psychanalytiques qu'il
avait adoptés dans les livres écrits juste avant et travaille déjà à l'intérieur des
concepts qui vont produire la rupture théorique qu'on trouvera dans L'Anti-
Œdipe deux ans après. On y voit, côte à côte, des mondes qui vont se séparer
de plus en plus. D'une part, on trouve la trinité lacanienne du symbolique-
imaginaire-réel. On trouve aussi le concept d'« instinct de mort» comme prin-
cipe transcendantal tel qu'il organise et l'analyse des dispositifs de dénégation
et de suspens dans Présentation de Sacher-Masoch et les trois synthèses du
temps dans Différence et répétition. D'autre part, tout s'organise autour des
concepts de « machine» et de « transversalité» qui, après 1972, deviendront
le fondement du vitalisme du désir.
Le point le plus extrême de cette discontinuité différée, de ce clivage en
suspens, se laisse voir dans le concept central de cette deuxième édition
du livre sur Proust: le concept de « loi ». La loi y fonctionne en plusieurs
plans. Elle est, en même temps, le mode d'unité des nombreuses strates de la
Recherche, le lieu d'engendrement du système des signes et le principe réel
des synthèses du temps. Dans chacun des plans, une seule et même thèse: la
loi est vide, elle est pure forme. La loi détermine ce qu'elle unifie, ce qu'elle
engendre ou ce qu'elle fonde sans jamais se donner en tant que telle. « En tant

123
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

qu'elle régit un monde de fragments non totalisables et non totalisés, la loi


devient puissance prernière. La loi ne dit plus ce qui est bien; mais est bien
ce que dit la loi. Du coup, elle acquiett une unité formidable: il n'y a plus de
lois spécifiées de telle ou telle manière, mais la loi, sans autre spécifications.
1\ est vrai que cette unité formidable est absolument vide, uniquement for-
melle, puisqu'elle ne nous fait connaître aucun objet distinct, aucune totalité,
nul Bien de référence 1. » La loi produit des liaisons, produit de la répétition et
produit de l'effacement, mais elle n'a pas une matière qui puisse être connue,
elle n'est cause de rien. C'est pour penser ce caractère paradoxal de la loi que
Deleuze la définit en même temps comme instinct de mort et comme machine.
La loi est mouvement forcé sans matière et, en même temps, répétition pure
sans contenu. Elle punit, elle produit de la souffrance, elle inscrit dans les
corps sa volonté de néant. Dans chacun des cas, si elle fonctionne en vide, elle
applique quand même aux corps les plus dures sanctions. « Ne nous faisant
rien connaître, elle ne nous apprend ce qu'elle est qu'en marquant notre chair,
-en nous appliquant déjà la sanction; et voilà le fantastique paradoxe, nous ne
savons pas ce que voulait la loi avant de recevoir la punition, nous ne pouvons
donc obéir à la loi qu'en étant coupable [ ... ]. À proprement parler inconnais-
sable, la loi ne se fait connaître qu'en appliquant les plus dures sanctions à
notre corps supplicié 2. » La loi existe d'abord dans le supplicié. Elle est sa
culpabilité, sa douleur. Deleuze reprend ainsi la thèse lacanienne sur le para-
doxe de la loi. La strate symbolique, qui s'oppose à l'imaginaire et au réel,
est l'héritière de l'instinct de mort. Toute la deuxième partie de Proust et les
signes sera donc une méditation sur ce rapport entre loi et mort, entre l'ordre
et l'instinct de mOlt.

L'instinct de mort

Deleuze reprend ici ses analyses de Au-delà du principe de plaisir qu'il


avait pris comme fondement de sa lecture du masochisme. Mais, maintenant,
pour fuir l'interprétation (freudienne) de l'instinct de mort comme retour
qualitatif et quantitatif du vivant à la matière inanimée, Deleuze le présente
sous la figure de la pure répétition, la répétition pour elle-même, c'est-à-dire
sous la figure de la machine. S'il peut expliquer la force injonctive de la loi
par son caractère d'instinct, mais d'un instinct qui meut au-delà du principe
de plaisir, de même, il peut rendre visible la condition formelle de la loi par la

1. PS, p. 158.
2. PS. p. 159.

124
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

répétition machinale. Machine et instinct de mort deviennent les deux côtés


du symbolique.
Ce même rapport entre machine et instinct est repris pour les deux autres
dimensions de la trinité lacanienne. Le réel est la machine habitus, l'imagi-
naire est la machine éros-mnémo5yne. Il suffit de rabattre cette trinité sur les
trois synthèses du temps telles que Deleuze les formule dans Différence et
répétition pour réécrire toute la lecture de Proust. Le temps à quatre modes
de l'édition de 1964 devient un système ternaire. L'habitus constitue le flux
continu du passé pur, l'éros est la fondation du temps sur un présent vivant, le
thanatos est la troisième synthèse, il est le temps comme forme pure.
Thanatos acquiert un rôle central. Thanatos, c'est bien seulement une des
machines, la machine qui gomme, la machine qui efface. L'instinct de mort
n'est, ainsi, qu'une des trois synthèses du temps, celle de la forme pure du
temps. Mais, parce qu'il est le sans-fond, il réunit les deux autres comme leur
vérité inconditionnée. Thanatos les fait fonctionner dans la pure forme 3. Tha-
natos est donc la loi ultime, où toutes les autres lois convergent. Et il est la loi
ultime parce qu'il est pure forme, pure machine.
Ce rapport entre « loi» et « instinct de mort» en tant qu'instrument pour
la lecture de Proust fut dessiné tout entier dans une simple note du chapitre
« La répétition pour elle-même» de Différence et répétition. Sous le titre de
« Note sur les expériences proustiennes », et après avoir récapitulé la nature
des deux séries temporelles - celle d'un ancien présent (Combray tel qu'il a
été vécu) et celle d'un présent actuel --, Deleuze y écrit: « Il arrive d'ailleurs
que la résonance des séries s'ouvre sur un instinct de mort qui les déborde
toutes deux: ainsi la bottine et le souvenir de la grand-mère. Éros est consti-
tué par la résonance, mais se dépasse vers l'instinct de mort, constitué par
l'amplitude d'un mouvement forcé (c'est l'instinct de mort qui trouvera son
issue glorieuse dans l'œuvre d'art, par-delà les expériences érotiques de la
mémoire involontaire). La formule proustienne "un peu de temps à l'état pur"
désigne d'abord le passé pur, l'être en soi du passé, c'est-à-dire la synthèse
érotique du temps, mais désigne plus profondément la forme pure et vide du
temps, la synthèse ultime, celle de l'instinct de mort qui aboutit à l'éternité du

3. « La première synthèse exprime la fondation du temps sur un présent vivant. fondation qui
donne au plaisir sa valeur de principe empirique en général, auquel est soumis le contenu de
la vie psychique dans le ça. La seconde synthèse exprime le fondement du temps par un passé
pur, fondement qui conditionne l'application du principe de plaisir aux contenus du Moi. Mais
la troisième synthèse désigne le sans-fond, où le fondement lui-même nous précipite: Thanatos
est bien découvert en troisième comme ce sans-fond par-delà le fondement d'Éros et la fonda-
tion d'Habitus. [... ] D'une certaine manière, la troisième synthèse réunit toutes les dimensions
du temps, passé, présent, avenir. et les tàitjouer maintenant dans la pure forme. » (DR. p. 151.)

125
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

retour dans le temps 4. » L'équivalence entre, d'un côté, la forme pure et vide
du temps et, de l'autre, l'instinct de mort, occupe déjà le centre de Différence
et répétition. C'est seulement l'idée de machine qui n'était pas encore pré-
sente dans ce livre de 1968. Elle apparaît pour la première fois dans Logique
du sens pour penser le rapport entre l'inconscient et le sens comme produc-
tion 5. Mais son introduction dans le texte de 1970 sur Proust va donner au
concept d'instinct de mort dans son rapport à la loi inconnaissable le rôle d'un
nouveau centre de la Recherche.

La première machine littéraire

L'édition de Proust et les signes de 1970 est le premier texte à établir le


rapport entre figures de la loi, synthèses du temps, principes transcendantaux
_ et types de machines. Proust fonctionne, une fois de plus, comme le labora-
toire des expérimentations théoriques de Deleuze. Le point de départ pour ce
remplacement d'une description des synthèses du temps par des modes de
fonctionnement de machines est l'attribution à la Recherche elle-même du sta-
tut de machine, une machine littéraire. Et l'inspiration pour cette attribution,
comme Deleuze le laisse découvrir dans L 'Anti-Œdipe, lui vient de Blanchot 6.
Mais c'est toujours Lacan qui inspire le plus fondamental: la structure tria-
dique des machines. Il y a trois machines: la machine du réel fragmenté;
la machine du désir, qui met en résonance ces parties morcelées; et la machine
du symbolique, qui produit le mouvement forcé par l'idée de mort. Deleuze
appelle la première, sous l'inspiration de Mélanie Klein, « machine des objets
partiels », celle qui produit des fragments sans totalité, vases sans communica-
tions et scènes cloisonnées. Le second type de machine, il l'appelle « machine
à résonner ». « Les plus célèbres sont ceux de la mémoire involontaire, qui
font résonner deux moments, un actuel et un ancien 7. » La troisième, c'est
la plus complexe. Deleuze n'a pas de nom simple pour la désigner. Elle est
partout annoncée comme le point de résolution des deux autres machines, des
deux autres ordres du temps. « La contradiction apparaît ici sous sa forme la

4. DR, p.160.
5. Deleuze y dit que Freud est « le prodigieux découvreur de la machinerie de l'inconscient par
lequel le sens est produit [... ]. Produire le sens est la tâche aujourd'hui. » (LS. p. 91.)
6. « C'est Maurice Blanchot qui a su poser le problème dans toute sa rigueur, au niveau d'une
machine littéraire: comment produire, et penser. des fragments qui aient entre eux des rapports
de diftërence en tant que telle. qui aient des rapports entre eux de leur propre diftërence, sans
rétërence à une totalité originelle même perdue. ni à une totalité résultante même à venir? »
(AG. p. 50.)
7. PS, p. 181.

126
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

plus aiguë: les deux premiers ordres étaient productifs, et c'est par là que leur
conciliation ne posait pas de problème particulier; mais le troisième, dominé
par l'idée de mort, semble absolument catastrophique et improductif. Peut-on
concevoir une machine capable d'extraire quelque chose à partir de ce type
d'impression douloureuse, et de produire certaines vérités? Tant qu'on ne la
conçoit pas, l'œuvre d'art rencontre "la plus grave des objections" 8. »
C'est l'idée de mort qui vient se révéler comme cette troisième machine.
Et, paradoxe des paradoxes, malgré sa condition catastrophique, elle est non
seulement productive, c'est-à-dire non seulement il est possible de fabriquer
du sens et des vérités avec la souffrance et l'angoisse devant l'idée de mort,
mais aussi c'est l'idée même de mort qui rend vraiment productives toutes les
machines. Selon Deleuze, le dernier volume de la Recherche ne peut qu'illus-
trer l'effet que l'appréciation du temps écoulé sur les faces des personnages
produit dans le besoin de finir ce livre en soi-même infini. Dans le salon de
Mme de Guermantes, la mort s'étale sur chaque regard, sur chaque geste.
C'est uniquement devant un nouveau type de signes, par-delà les signes sen-
sibles, les signes amoureux, les signes mondains et les signes de l'art, c'est-
à-dire c'est uniquement devant les signes de vieillissement, de maladie et de
mort que Marcel, le narrateur, découvre l'urgence - et le sens -- de son roman.
Et, de la même façon que, dans l'édition de 1964 de Proust et les signes,
l'essence, bien que ne se révélant que dans les signes de l'art, se laisse rétros-
pectivement découvrir comme étant toujours présente dans tous les autres
signes, comme étant ce qui établit le lien entre le signe et son sens, dans l'édi-
tion de 1970, l'idée de mort, bien que se donnant à voir seulement dans les
signes de la course vers le tombeau, est toujours déjà dans tous les autres
ordres de signes 9. L'idée de mort, cette perception d'un mouvement qui nous
pousse, malgré nous, vers la dissolution, vers le vieillissement, la maladie,
vers le néant, est alors le fondement ultime de l'acte même de l'écriture.
Au lieu d'être une objection, au lieu de lever un possible paradoxe contre le
sens de tout effort, contre le sens du combat pour l'art, elle est, au contraire, la
condition de l'œuvre littéraire, sa genèse réelle. « L'idée de mort cesse d'être
une "objection" pour autant qu'on peut la rattacher à un ordre de production,

8. PS. p. 190.
9. « Partout l'approche de la mort. le sentiment de la présence d'une ··terrible chose", l'impres-
sion d'une tin dernière ou même d'une catastrophe finale sur un monde déclassé qui n'est pas
seulement régi par l'oubli, mais rongé par le temps [... ] Sous les extases. n'y avait-il pas déjà
vigilante l'idée de la mort, et le glissement de l'ancien moment s'éloignant à toute vitesse?
Ainsi quand le narrateur se penchait pour déboutonner sa bottine, tout commençait exactement
comme dans l'extase, l'actuel moment résonnait avec l'ancien, faisant revivre la grand-mère en
train de se pencher; mais la joie avait fait place à une insupportable angoisse, l'accouplement
des deux mornents s'était défait au profit d'une fuite éperdue de l'ancien. dans une certitude de
mort et de néant. » (PS. p.188-189.)

127
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

donc lui donner sa place dans l'œuvre d'art. Le mouvement forcé de grande
amplitude est une machine qui produit l'effet de recul ou l'idée de mort. [ ... ]
Une machine du troisième ordre vient se joindre aux deux précédentes, qui
produit le mouvement forcé et, par celui-ci, l'idée de mort 10. » Et cette idée
de mOli a un nom: instinct de mort, Thanatos. Seule cette pure forme de la
loi comme néant anticipé qui s'inscrit sur chaque corps et le fait coupable
sans jamais se donner en tant que telle, seule cette catastrophe improductive
pouvait produire l'unité des machines et les mettre en marche. Thanatos est la
machine ultime et première.
Deleuze achève ainsi son système des machines de Proust. Il reprend, terme
à terme, la trinité de Lacan. « Toute la Recherche met en œuvre trois sortes de
machines dans la production du Livre: machines à objets partiels (pulsions),
machines à résonance (Éros), machines à mouvement forcé (Thanatos) II ».
Établi ce nouveau champ transcendantal, où pulsions, Éros et Thanatos ont
acquis la nature d'un CI priori ultime, Deleuze peut alors proposer une nou-
-velle déduction des conditions générales de l'expérience, non pas possible,
mais réelle. À chaque machine il tàit correspondre un type de signe, un
type de mouvement, une forme de temps, une façon de fonctionnement, un
monde spécifique comme son usage transcendant correspondant, un mode de
l'essence et un régime de décodage.
La machine à objets partiels produit des essences comme des lois géné-
rales, comme des vérités de groupe ou de série. Les signes correspondants sont
« signes mondains et signes amoureux, bref tout ce qui obéit à des lois générales
et intervient dans la production du temps perdu 12 ». Elle fonctionne par cou-
pure, par fragmentation. Elle a pour monde la transsexualité de l'être aimé, et sa
vérité ne s'obtient pas par déchiffrage ou par interprétation, mais par traduction.
La faculté qui les interprète est l'intelligence. La machine de résonance, elle
aussi, a son régime spécifique. Elle produit des essences qui sont « non plus une
loi générale, de groupe ou de série, mais une essence singulière, essence locale
ou localisante dans le cas des signes de réminiscence, essence individuante dans
le cas des signes de l'art 13 ». Les signes qui correspondent à la réminiscence
sont les signes sensibles ou naturels. Elle produit aussi les signes artistiques en
tant qu'incarnation de l'essence individuante. Dans la réminiscence et dans les
essences artistiques, elle produit le temps retrouvé. Elle fonctionne par enregis-
trement et par transmission d'un code ou d'une chaîne. Elle explique les mondes
possibles de la personne aimée. Sa faculté spécifique est la mémoire involontaire

10. PS. p. 192.


II. PS. p. 192.
12. PS. p. 179
13. PS. p. 182.

128
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

pour les signes naturels dans la réminiscence, et la pensée pure dans les signes
artistiques. Son sens se laisse interpréter. Finalement, la machine à mouvement
forcé. Elle concerne toujours l'art, « mais se définit par l'universelle altération,
la mort et l'idée de la mort, la production de catastrophe (signes de vieillisse-
ment, de maladie, de mort) 14 ».
C'est un tout nouveau groupe de signes. Comme nous l'avons indiqué,
dans l'édition de 1964 Deleuze considérait quatre types de signes. Les sen-
sibles, les amoureux, les mondains et les artistiques. Cette structure à quatre
termes respectait la table des quatre fàcultés - en rapport avec quatre formes
du temps, quatre types d'essence. Maintenant, pour adapter sa sémiologie à
la tripartition lacanienne, il groupe deux à deux les quatre signes de l'édition
de 1964. Les sensibles et les artistiques sont mis du côté d'Éros, du côté de
l'imaginaire. Les signes mondains et amoureux correspondent ici à la machine
à objets partiels, c'est-à-dire au domaine des pulsions, au domaine du réel.
Pour la machine du mouvement forcé, Deleuze peut inventer un type différent
de signes, ceux du vieillissement, de la maladie, de la mort. Ce sont les signes
de Thanatos.
Si la machine des pulsions représente le temps vide contre le temps plein
d'Éros, et le temps perdu contre le temps retrouvé, avec la machine de Tha-
natos« c'est le temps lui-même qui devient sensible 15 ». Le temps lui-même
se donne dans Thanatos plusieurs formes. Il est d'abord l'horizon, le temps
infiniment dilaté qui acquiert la matérialité de tous ses contenus, où tout se
mélange et se confond, un temps occupé aussi bien par des vivants que par des
morts. Il est aussi la forme pure du temps, par-delà le présent vivant des objets
partiels et le passé pur des résonances. Par-delà l'habitus et par-delà Éros, par-
delà le temps perdu et le temps retrouvé, il est à nouveau un temps perdu, ou
mieux un temps de la perdition, de la disparition, du mouvement forcé vers le
tombeau. Mais ce temps perdu du Thanatos devient la forme pure de l'œuvre
littéraire, la loi de son unité ultime. Il y a alors trois dimensions du temps:
« le temps perdu, par fragmentation des objets partiels; le temps retrouvé, par
résonance ~ le temps perdu d'une autre façon, par amplitude du mouvement
forcé, cette perte étant alors passée dans l'œuvre et devenant la condition de
sa forme 16 ».
La machine Thanatos fonctionne par coupage des flux, par effàcement des
objets et des résonances. Elle conduit l'amant à la découverte des mondes
impossibles, comme des vases clos. Son sens se donne, non pas à interpréter
ou à traduire, mais à déchiffrer. Deleuze n'attribue aucune faculté spécifique

14. PS. p. 179.


15.PS,p.192.
16. PS. p. 192.

129
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

au Thanatos, ni, non plus, aucune essence correspondante. L'intelligence de la


machine à objets partiels produit les essences de série, des essences génériques.
La mémoire involontaire accède aux essences singulières. Mais Deleuze ne dit
rien sur ce que produit l'instinct de mort. Il garde aussi le silence sur le mode
de se laisser affecter par l'idée de mort. Il utilise timidement des concepts hei-
deggériens. D'une part, il parle d'« une insupportable angoisse [ ... ] dans une
certitude de mOli et de néant 17 ». D'autre pali, l'idée de la mort elle-même,
bien qu'elle fonde la dimension du temps perdu, c'est-à-dire le fait apparaître
de forme sensible comme un horizon qui se dilate infiniment, a sa genèse,
de façon inverse, dans « un certain effet de Temps 18 ». Le temps lui-même,
le temps sensible, produit la facuIté adéquate à son expérience, produit cette
angoisse devant non pas la représentation de sa mort, mais devant la certitude
de mort et de néant.
Deleuze se trouve entre une esthétique transcendantale et une philosophie
de la nature. Il veut penser l'unité de la Recherche, le système de ses signes,
-les formes du temps qui la traversent. Mais il hésite entre son héritage kantien
et son euphorie lacanienne, entre une aisthésiologie en tant qu'une nouvelle
doctrine des facultés et une anthropologie de la loi dans son rapport avec le
désir et avec le réel impossible. Le concept de machine est bien une solution
de compromis. Les machines produisent les objets, produisent les résonances
désirantes entre ces objets et coupent les flux, effacent le temps retrouvé, pour
rétablir la fragmentarité, les vases clos, les boîtes ouvertes. Les machines sont
expression, déjà, d'un vitalisme. Elles fonctionnent comme de pures formes
de répétition vide et, en même temps, elles sont la matière la plus universelle
des pulsions et des instincts. Pour Deleuze, c'est la même chose de parler de
pulsions du ça ou d'objets paliiels, de parler d'Éros, de principe de plaisir
du moi ou de résonances entre séries disjointes. Il Y a une équivalence per-
manente entre l'instinct de mort, le surmoi, la machine de mouvement forcé,
l'angoisse devant la mort et le néant. Les machines produisent de la réalité
et, en même temps, produisent le mode d'être affecté par les objets produits,
c'est-à-dire les signes, les formes du temps, les essences, les facultés, en un
mot, les types de vérités.
De l'édition de 1964 à cette deuxième paliie ajoutée en 1970, d'un régime
à quatre temps à une trinité généralisée, Deleuze tàit varier son empirisme
transcendantal dans/vers un vitalisme des machines. Ce texte est bien
l'annonce de L 'Anti-Œdipe et de toute sa politique des machines désirantes.

17. PS. p. 189.


18. « En quoi consiste cette idée de la mort. tout à fait diftërente de l'agressivité du premier
ordre (un peu comme. dans la psychanalyse. l'instinct de mort se distingue des pulsions destruc-
trices partielles) '? Elle consiste en un certain etl'et de Temps.» (PS. p. 190.)

130
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

Pourquoi placer alors ce texte de 1970 à côté de la première partie de Proust


et les signes, comme s'il s'agissait d'un simple complément de la théorie des
facultés et des essences? Cette question deviendra plus urgente quand on
découvrira que la troisième partie de Proust et les signes, ajouté en 1976 à par-
tir d'un texte publié de façon autonome en 1973, dépasse mêrne l'univers de
L 'Anti-Œ'dipe pour s'ouvrir à la physique des agencements collectifs d'énon-
ciation de Kafka - Pour une littérature mineure.
QUATRIÈME CHAPITRE
Le {( Proust» de 1973. La folie du narrateur

De la genèse des facultés à la germination de la folie

Dans la dernière édition de Proust et les signes, il n'y a que deux régimes
de signes: les signes discursifs et les signes non discursifs. La différence se
fait à l'intérieur des deux niveaux de la réalité: d'un côté, la surface de la
normalité, où le discours est possible, et, de l'autre, la profondeur de la folie,
où il n'y a que non-langage. Deleuze nous dit aussi que les signes du logos se
divisent entre volontaires et involontaires, et que ceux-ci se divisent à leur tour
entre signes de violence et signes de folie, les derniers renvoyant soit au délire
d'interprétation, soit au délire de revendication de type érotomanie ou jalou-
sie. Charlus est considéré commele plus grand émetteur de signes, et toute
l'analyse que Deleuze fait des signes discursifs, illa rapporte à ce personnage.
C'est ainsi qu'on comprend la transformation successive de Charlus: en tant
que maître du logos, c'est-à-dire en tant que possédant une individualité impé-
riale l, Charlus est traversé par deux points singuliers, les yeux et la voix, qui
brisent cette première nébuleuse et laissent voir un mystère à découvrir.
Les points singuliers sont des éléments hétérogènes qui introduisent de
l'intensité dans le système, c'est-à-dire qui fonctionnent comme une diffé-
rentielle. Ces points (qui peuvent aussi être appelés des points aléatoires ou
points-zéro) sont les points de germination, les points de genèse. Dans l'ana-
lyse des trois discours de Charlus, c'est toujours le programme de l'empirisme
1. Il est intéressant de remarquer que. dans L'Anti-Œdipe. au moment d'analyser la relation
entre l'écriture et le capitalisme. Deleuze et Guattari qualifient le discours de Lacan d'« impé-
rial». (Cf AD. p. 290.)

133
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

transcendantal qui est en jeu. Mais, ici, il ne s'agit plus de la genèse des fàcul-
tés, mais de la germination de la folie. En effet, ces points servent à expliquer
la production de la folie, de l'anti-Iogos. Or, cette genèse est involontaire, car
elle est provoquée par l'intensité de la folie. Lors de ses discours, les yeux et
la voix de Charlus montrent un autre ordre dans l'ordre organisé du logos. Les
points singuliers sont des séries discordantes qui, du dedans et par leur inten-
sité moléculaire, fragilisent la machine molaire du logos. Charlus fonctionne
comme une machine molaire de signes discursifs. Il passe donc d'une nébu-
leuse verticale du logos à une nébuleuse qui se présente « comme un énorme
signe clignotant, grosse boîte optique et vocale 2 ».
D'où l'analyse des trois grands discours de Charlus, le maître du logos,
comme l'exemple le plus frappant du déchirement du logos et de la genèse de
la folie dans son intérieur. Il s'agit moins de la description des discours que de
leur déformation et leur corruption par les forces qui les traversent du dehors.
Et c'est cela l'expressivité, le domaine de la non-discursivité, la sphère de la
-visibilité des tensions qui travaillent la pensée.
Les trois discours que Charlus maintient avec le narrateur sont faits dans un
rapport que Deleuze suggère comme étant celui d'un prophète ou devin à son
disciple ou élève. Selon Deleuze, ces discours sont proférés par Charlus en sa
qualité de nébuleuse-boîte, d'où prolifère une série de discours (voix) rythmés
par un regard vacillant (yeux) -- les deux points singuliers, qui sont à la base de
la différence d'intensité entre les trois discours. Tous les discours sont révéla-
teurs d'une puissance qui les brise et qui est signe d'un nouvel ordre qui fonc-
tionne déjà en eux. Dès le début, l'apparente maîtrise du logos est agitée par
des signes involontaires qui la ruinent. Soit le cas du discours où un « contenu
viril coexiste avec un maniérisme efféminé de l'expression 3 ». Ainsi, si le
premier discours est dit d'une « noble tendresse », il laisse révéler néanmoins
une « conclusion aberrante », une « remarque canaille », quand Charlus dit:
« On s'en fiche bien de sa vieille grand'mère, hein? petite fripouille 4 ... ».
Au premier discours, correspond un temps de dénégation: « vous ne m'inté-
ressez pas, ne croyez pas que vous m'intéressez, mais 5 ... ». Le deuxième dis-
cours, s'il commence par l'attestation d'une distance infinie que Charlus veut
maintenir avec le narrateur, finit par la suggestion d'un contrat entre les deux
de façon à garantir un contact intime, lors d'une fantaisie de Charlus. Ce dis-
cours correspond au temps de distanciation. Le troisième discours, c'est celui
où « le logos se met à dérailler ». Le temps qui lui correspond, c'est le temps
inattendu. C'est le discours de la désorganisation, de l'irruption (inattendue)
2. PS. p. 207.
3. PS. p. 207.
4. PS. p. 208.
5. PS. p. 208.

134
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

de la folie. « C'est ce pathos qui va maintenant se révéler pour lui-même, dans


les apparitions de Charlus où celui-ci parle de moins en moins du haut de son
organisation souveraine, et se trahit de plus en plus au cours d'une longue
décomposition sociale et physique 6. »
Les deux premiers temps appartiennent encore à l'univers de la psycha-
nalyse, dans la mesure où ils sont des temps du masochisme (contrat de dis-
tanciation et dénégation) et du sadisme (négation). Le temps concernant ces
discours varie selon l'intensité, la vitesse et le rythme (temps de dénégation et
temps de distanciation pour un discours encore du logos). Le troisième temps,
le temps inattendu, c'est le signe de rupture de Deleuze face à la psychana-
lyse. En effet, le premier temps, de dénégation, c'est celui de Différence et
répétition et de Présentation de Sacher-Masoch; le deuxième temps, celui de
distanciation, appartient à l'univers de Logique du sens; et le temps inattendu
correspond à un nouveau paradigme, celui de L 'Anti-Œdipe : c'est le temps de
la folie, de l'anti-Iogos. Il y a, ainsi, trois genèses de la folie selon trois formes
du temps: temps de dénégation du discours du Charlus-prophète, temps de
distanciation du Charlus-disciple qui propose un contrat, et temps inattendu
du Charlus-maître du logos.
La singularité de la troisième édition de Proust et les signes, c'est donc
l'application de la théorie de la schizophrénie de L'Anti-Œdipe à la théorie
des signes que Deleuze croit trouver dans l'œuvre de Proust. Le retour à la
question des signes se fait bien à la lumière de la théorie de la schizoanalyse
de 1970, laquelle pense le rapport de l'individu au réel comme se faisant par
le délire 7. À partir de la théorie du délire de L'Anti-Œdipe, Deleuze demande
si, dans la Recherche, il n'y a pas aussi un délire, dans ce cas un délire des
signes. La réponse est affirmative. Maintenant, Deleuze ne voit dans Charlus et
Albertine que des exemples de la dichotomie des délires de signes. Pour com-
prendre cette dichotomie, Deleuze veut reprendre la distinction présente dans
L 'Anti-Œdipe entre schizophrénie et paranoïa. Il sait que la dualité des délires
de signes dans la Recherche est aussi, et dès le début, marquée par la psy-
chiatrie même du temps de Proust. S'il se dédie précisément aux cas de Char-
lus et d'Albertine, parmi plus de mille autres personnages de la Recherche 8,
c'est parce qu'ils sont les seuls qui reprennent la distinction psychiatrique de
l'époque entre les deux délires de signes: les interprétatifs de type paranoïa,
6. PS. p. 209-210.
7. Les grandes lignes de la troisième partie de Prol/st et les signes se trouvent déjà dans les
rétërences à Proust dans L'Anti-Œdipe. Les thèmes de l'homosexualité sans rapport à la loi,
la théorie des signes du délire. le concept du narrateur comme toile d'araignée et corps sans
organes, sont pensées pour la première fois dans le chapitre « Psychanalyse et familialisme »,
surtout p. 80-84.
8. Cf ps. p. 127.

135
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

et les revendicatifs du type érotomanie ou jalousie 9. La distinction des deux


types de délire de signes se fàit alors entre la paranoïa, en tant que poursuite
par autrui, et l'érotomanie et la jalousie, en tant que poursuite d'autrui.
En prenant pour objets d'étude les personnages Charlus et Albertine,
Deleuze peut ainsi penser la présence chez eux de la folie comme une espèce
de loi générale de composition de la Recherche. Le grand problème, c'est de
concilier la théorie des signes des deux premières éditions du livre sur Proust
avec celle de L'Anti-Œdipe. En effet, il ne faut pas oublier que, quand Deleuze
parle de signes de la folie dans la conclusion de Proust et les signes, il avait
déjà construit avec Guattari une théorie « schizophrénique» des signes dans
L 'Anti-Œdipe. Comment concilier alors les signes proustiens avec les signes-
schizes? Et pourquoi a-t-il nommé avec un titre aussi imposant que« Conclu-
sion» ce retour au livre sur Proust, en 1976, reprenant un texte qu'il avait
écrit et publié en 1973 ? Une conclusion qui n'est qu'un champ de bataille, un
clivage conceptuel, bref un véritable plan de composition en pleine action?
Pourquoi ne pas simplement l'annexer, le considérer un supplément, comme
il l'avait fait auparavant dans Logique du sens, avec tous les textes qu'il avait
publiés entre-temps? Est-ce que le fait de considérer ce retour à Proust et
les signes comme la « Conclusion» relève d'une question laissée ouverte en
1970, est-elle la conscience d'une révolution à venir? Ou bien est-ce qu'on
peut considérer ce retour comme une façon de non-reconnaissance de son
propre changement théorique? Ou bien encore, est-il, ce retour à Proust, sim-
plement un effet de modération post-L'Anti-Œdipe ? Nous ne pouvons pas
trouver de réponse. Elle tomberait inévitablement dans une espèce d'interpré-
tation psychologique de Deleuze.
De toute façon, nous voulons croire à une ouverture, à un chemin souterrain
entre Proust et les signes de 1970 et la conclusion de 1973 (1976). Il manquait,
en effet, une conclusion aux deux pal1ies du livre sur Proust. Et s'il est vrai
que le grand changement du programme d'une sémiologie et d'une théorie de
l'expression fut produit avec L'Anti-Œdipe, où les signes sont pensés en tant

9. Cette distinction était en rait celle qui régnait à la date de construction de la Recherche,
la schizophrénie étant un concept formulé seulement à la phase terminale de cette œuvre.
Ce n'est qu'en 1911 que le terme de schizophrénie est inventé, par Eugen Bleuler. Bien sûr,
Proust aurait eu le temps de connaître les développements de la psychiatrie. mais il est vrai aussi
que ces mêmes développements restaient encore trop enfermés dans leur propre cercle. C'est
donc ainsi que Deleuze lit en 1973 la Recherche. en considérant que Proust n'a tenu compte
que des deux délires connus jusqu'à l'époque. Comme il l'aftirme : « À la tin du XIXe siècle et
au début du Xxe. la psychiatrie établissait une distinction très intéressante entre deux sortes de
délire des signes [... ]. Nous ne disons certes pas que Proust applique à ses personnages une dis-
tinction psychiatrique qui s'élaborait de son temps. Mais Charlus et Albertine. respectivement.
tracent des chemins dans la Recherche qui correspondent à cette distinction, de manière très
précise. » (PS. p. 215.)

136
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

que non signifiants dans une chaîne schizophrénique à l'intérieur de laquelle


le désir produit du discours, c'était déjà en 1970, dans la deuxième partie de
Proust et les signes, que Deleuze introduisait, pour la première fois et dès
la première page, le thème de schizophrénie dans l'opposition entre logos et
pathos. Le premier chapitre avait même le titre « Antilogos ». Le logos y
est remis au plan de la « dialectique universelle comme Conversation entre
Amis », c'est-à-dire au plan où l'organisme est pensé à partir de l'idée de
communication totalisante. Le logos est la dimension rationnelle la plus éloi-
gnée du monde proustien. Le monde du pathos se caractérise par l'usage dis-
logique et disjoint des facultés contre l'usage logique ou conjoint 10. Deleuze
fait même une caractérisation des personnages secondaires qui tiennent au
logos (Saint-Loup, Norpois et Cottard) pour montrer la faillite du logos, c'est-
à-dire pour montrer que, derrière le logos apparent de ces personnages, il y
avait une force dislogique ou alogique plus forte qui les traversait dès le début.
Cette mise en opposition si évidente va de pair avec une autre opposition,
aussi nouvelle. En effet, c'est à la fin du premier chapitre de la deuxième
édition (<< Antilogos »), que Deleuze formule pour la première fois l'opposi-
tion entre organique et non organique Il. Toutefois, l'opposition se fait, d'un
côté, face au fragmentaire et au cristal, et d'un autre côté, face au végétal,
en identifiant l'organique à l'animal. L'idée de corps sans organes n'appa-
raît que dans la troisième édition, précisément pour montrer l'absence totale
d'unité de l'œuvre d'art. Mais pour la deuxième partie de Proust et les signes
de 1970, même se méfiant déjà de l'idée d'unité, Deleuze croit encore à une
unité du multiple et des fragments, une unité non pas pensée comme principe,
mais plutôt comme effet des machines 12. ilia trouve dans ce qu'il appelle la

10.« Partout Proust oppose le monde des signes et des symptômes au monde des attributs.
le monde du pathos au monde du Logos. le monde des hiéroglyphes et des idéogrammes au
monde de l'expression analytique. de l'écriture phonétique et de la pensée rationnelle. Ce qui
est récusé constamment. ce sont les grands thèmes hérités des Grecs : le philos. la sophia,
le dialogue. le logos. la phoné. » (PS. p. 131.) Ensuite. Deleuze systématise l'opposition des
signes au logos par cinq points de vue: les parties. la loi. l'usage, l'unité et le style. (Pour cette
opposition. voir PS. p. 129-131.)
II. Comme il l'écrit. « on chercherait en vain chez Proust les platitudes sur l'œuvre d'art
comme totalité organique où chaque partie détermine le tout. et où le tout détermine les parties
[... ]. Comme nous le verrons. ce n'est pas par hasard que le modèle du végétal chez Proust a
remplacé celui de la totalité animale. tant pour l'art que pour la sexualité». (PS. p. 138-139.)
12. Ce sont des machines-monades: « Philosophiquement. c'est Leibniz qui posa le premier
le problème d'une communication résultant de parties closes ou de ce qui ne communique
pas: comment concevoir la communication des "monades" qui sont sans porte ni fenêtre?
La réponse truquée de Leibniz est que les monades fermées [sont] [... ] des points de vue dif-
férents sur le même monde que Dieu leur fait envelopper. La réponse de Leibniz restaure ainsi
une unité et une totalité préalables. sous forme d'un Dieu [... ] qui fonde entre leurs solitudes
une "correspondance" spontanée. » (PS. p. 196.)

137
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

« structure formelle de l'œuvre d'art 13 », c'est-à-dire la transversalité, laquelle


donne aux parties et au style une unité singulière, individuelle et donc irréduc-
tible à toute totalité et unification.
Mais ce qu'il faut souligner, c'est le fait que c'est seulement dans la der-
nière édition de Proust et les signes, en 1973, qu'on se trouve complètement
plongés dans l'apothéose du délire. Deleuze ne parle maintenant que de la
schizophrénie, que des signes de la folie, que des deux régimes de la pensée
(discursifs et logiques/non discursifs et pathologiques). La communication
elle-même, en tant que produit de la transversalité, devient« aberrante 14 ».
C'est Deleuze lui-même, déjà en 1972, dans L'Anti-Œdipe, qui nous révèle
le leitmotiv de tout cet énorme changement théorique qu'on découvre en
1973 avec la troisième partie de Proust et les signes: « Nous sommes à l'âge
des objets partiels, des briques et des restes [ ... ]. Et c'est frappant, dans la
machine littéraire de la Recherche du temps perdu, à quel point toutes les
parties sont produites comme des côtés dissymétriques, des directions bri-
sées, des boîtes closes, des vases non communicants, des cloisonnements, où
même des contiguïtés sont des distances [ ... ]. C'est l'œuvre schizoïde par
excellence 15. » Brusquement, la Recherche est présentée comme le monument
même d'un objet littéraire schizoïde. On voit bien dans quelle mesure, pour
comprendre la troisième (et dernière) édition du livre sur Proust, il nous faut
passer par le programme d'une schizoanalyse formulé dans ce livre de 1972.
Mais cela veut dire avant tout qu'il faut porter notre regard vers ce qu'il y
a, peut-être, de plus fondamental dans L'Anti-CEdipe : sa philosophie de la
nature. La vieille question posée dès le début de la première édition de Proust
et les signes sur la forme de l'unité et de la composition de la Recherche dérive
Inaintenant d'une nouvelle forme fondamentale de vie: non plus le végétal de
la première édition, ni même la métaphore de la cathédrale ou de la robe, mais
quelque chose qui avait été déjà annoncé dans Logique du sens: le corps sans
organes. C'est ce qu'on trouve dans la troisième partie du livre sur Proust,
quand Deleuze affirme clairement que la Recherche n'est pas bâti comme une
cathédrale, mais comme une toile d'araignée en train de se faire, et cette toile
a la condition d'un corps sans organes 16.
La Recherche, comme œuvre schizoïde par excellence, offre à Deleuze et
à Guattari le modèle d'une philosophie de la nature des machines désirantes.
Lisons encore Anti-Œ'dipe : « Proust disait que le tout est produit, qu'il est
lui-même produit comme une pat1ie à côté des parties [ ... ]. En règle générale,

13. Cl ps. p. 201.


14. (l PS. p. 210.
15. AO. p. 50-51.
16. Cf ps. p. 218.

138
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

le problème des rapports parties-tout reste aussi mal posé par le mécanisme
et par le vitalisme classiques tant que l'on considère le tout comme totalité
dérivée des parties, ou comme totalité originaire dont les parties émanent, ou
comme totalisation dialectique. Le mécanisme, pas plus que le vitalisme, n'a
saisi la nature des machines désirantes, et la double nécessité d'introduire la
production dans le désir autant que le désir dans le mécanisme 17. » L'art en
général, et la Recherche en patiiculier, se construit non pas par un mécanisme
ni par un vitalisme, mais par un machinisme où le désir est déjà introduit 18.
Déjà dans les deux éditions de Proust et les signes antérieures à 1973, la
notion de transversalité fonctionne en tant que machine, comme le point aléa-
toire de la Recherche. En effet, l'idée de mach ine, l'idée d' œuvre d'art moderne
comme machine, est introduite en 1970. La deuxième partie de Proust et les
signes est le monde de la transsexualité, de l'hermaphrodisme, de l'innocence
du végétal, « où l'homosexualité et l'hétérosexualité ne peuvent plus se distin-
guer 19 ». C'est aussi le monde de la machine et de la transversalité.
Mais seulement dans la troisième partie cette transversalité et cette machine
ont-elles un nom: la folie. La folie comme « conclusion» du croisement de la
nature avec l'histoire universelle de la machine artistique. La folie fonctionne
ainsi comme pièce motrice de cette fusion. C'est elle qui, en effet, en fait la
liaison dans sa manière la plus transversale. La machine littéraire qui constitue
la Recherche, c'est, donc, la folie. Deleuze et Guattari nous avaient déjà expli-
qué, dans L 'Anti-Œdipe, que la schizophrénie était la réalité même du désir et
que le désir était production. Le désir est d'abord machine, production de désir
non pas comme manque mais comme surabondance de désir. Il tàut souligner
que, dans ce livre de 1972, au moment de présenter la schizoanalyse, Deleuze
et Guattari sont confrontés avec le besoin de définir le plan théorique de fond
de cette nouvelle méthode d'analyse -- et ce plan n'est autre qu'une nouvelle
philosophie de la nature. La schizoanalyse correspond à un fonctionnalisme,
lequel est d'abord une alternative soit à un vitalisme, soit à un mécanisme.
Selon L'Anti-Œdipe, dans la machine littéraire de la Recherche on peut
dégager trois différences fondamentales sur la folie: la distribution de la folie,
sa fonction et son usage. On trouve la même approche dans la troisième partie
de Proust et les signes. La présence de la folie y est d'abord pensée par ces
trois questions: quelle distribution de la folie? quel usage de la folie? quelle
fonction de la folie? Ces questions peuvent être englobées dans la question
17.AO, p. 51-52.
18. Or, comme toute machine. la lecture de la Recherche. de la troisième édition de Proust et les
signes. est organisée d'une tàçon binaire. suivant la structure des machines de L'Anti-Œdipe :
« Les machines désirantes sont des machines binaires. à règle binaire ou régime associatif;
toujours une machine couplée avec une autre. » (AO. p. Il.)
19.AO. p. 381.

139
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

plus générale: quel fonctionnalisme? C'est ce plan de fond qui travaille dans
ce que Deleuze et Guattari appellent « la vraie question de la schizoanalyse :
qu'est-ce que c'est, tes machines désirantes pulsionnelles à toi ?, et quel fonc-
tionnement, dans quelles synthèses entrent-elles, opèrent-elles? quel usage
en fais-tu [ ... ] 20 ? ». Schizoanalyse, fonctionnalisme, folie, signes. Tout un
nouveau système sémiologique se dessine, toute une nouvelle philosophie de
la nature est en jeu. « Enfin un peu de relation avec le dehors ... Tout un alpha-
bet, toute une axiomatique avec des photos de fous 21. » Le sens, le signe et
l'interprétation sont moins importants que leur usage, leur fonction et leur
distribution. Sémiologie fonctionnaliste à échelle moléculaire. Signe investi
du dedans, dans sa chaîne génétique: signe économique, social, politique,
historique, culturel, religieux. Signe du dehors. Signe désirant, signe délirant.
La question de L'Anti-Œdipe : « Comment un délire commence-t-il ? »
seli donc à la perfection pour comprendre l'enjeu de Proust et les signes de
1973, c'est-à-dire l'enjeu du délire des signes, du délire d'interprétation du
narrateur-araignée. Encore une fois, le retour à Proust et les signes en 1973
se dessine comme l'exemplification littéraire de la théorie du désir et de la
schizophrénie de L'Anti-Œdipe.
Dans la question « quelle présence de la folie dans la Recherche? », il ne
s'agit plus ni du thème de l'apprentissage et de la vérité, comme dans la pre-
mière partie, ni du thème de la loi du monde fragmentaire, comme dans la deu-
xième partie. Certes, dès la prem ière édition, on perçoit un mouvement très
subtil d'apparition progressive de la folie 22. La caractérisation du logos est
un exemple, ad contrarium, très suggestif. En 1964, Deleuze ne ülÏt aucune
distinction entre la sphère du logos et celle du pathos, et s'il pense l'appren-
tissage de la vérité comme l'interprétation des hiéroglyphes, ce n'est pas dans
une perspective délirante, mais plutôt pour donner une griffe de nécessité au
procédé de l'apprentissage. Le logos est ici compris comme la bonne volonté
20. AD. p. 345. La production de la machine comprend une structure triadique, elle implique
trois opérations: la production, la consommation et l'enregistrement. Nous pensons que. dans
l'analyse de 1973 de la Recherche. Deleuze applique ces opérations à la folie comme processus
créateur du Narrateur. C'est ainsi qu'il dit que la présence de la folie étant le noyau d'analyse.
il fallait comprendre ses trois ditlërences fondamentales. Charlus et Albertine ont précisément
cette fonction. celle de donner à voir les trois diftërences de la présence de la folie, ou, en des
termes anti-œdipiens, les trois opérations de la production de la Recherche. Ainsi. respective-
ment. nous pensons que la fonction, c'est la production proprement dite, l'usage, ou la forme,
c'est la consommation. et la distribution, c' est l'enregistrement.
21. AD. p. 344.
22. Le seul moment où Deleuze touche au problème de la folie/clinique dans la première édi-
tion. c'est à la conclusion du chapitre « Le Pluralisme» : « Toutes les paroles sont des symp-
tômes [ ... ]. On ne s'étonnera pas que l'hystérique fasse parler son corps. Il retrouve un langage
premier. le vrai langage des symboles et des hiéroglyphes. Son corps est une Égypte. » (/vIPS.
p. 113.)

140
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

d'une pensée qui pense par amour du vrai, par une inclination naturelle pour le
vrai. Le logos appartient à la vérité logique et possible qui constitue le savoir
abstrait et qui n'arrive à l'identité que par la ressemblance.
C'est contre ce statut de la pensée que Deleuze propose le hiéroglyphe et le
hasard comme une pensée nécessaire, une pensée qui se construit sur la base
de la matière des signes, une matière qui instaure toujours de la différence.
Ceux-ci impliquent en eux-mêmes l'hétérogénéité et l'essence, définie comme
alogique ou supralogique 23. C'est la diffërence ultime et absolue. C'est ainsi
que Deleuze peut dire que tout apprentissage se fait dans le temps, l'apprenti
étant un menuisier et un amant qui souffre. Il ne s'agit pas d'imitation, de
faire comme quelqu'un, mais avec quelqu'un et en travaillant toujours la
matière des signes. N'est-ce pas précisément ce qui définit le devenir, la non-
ressemblance ou imitation? Nous sommes, en effet, en face d'une théorie
intensive des facultés, lesquelles ne portent plus sur la ressemblance comme
l'activité rationnelle par excellence de la conscience. Il s'agit des facultés
délirantes qui deviennent une avec la matière dont elles portent. Les facultés
deviennent ainsi non discursives et leur fonction machinique est imperson-
nelle: non plus les facultés d'un moi, même sans conscience (deuxième partie
du livre sur Proust), mais l'événement « facultés» qui font des multiplicités
avec la matière qu'elles perçoivent.
Quant au problème de la distribution de la folie, Deleuze distingue la folie
discursive de Charlus et la folie d'individuation d'Albertine. Charlus surgit
comme une individualité donnée, mais une individualité tellement supérieure
et impériale qu'elle laisse percevoir, comme un secret à découvrir, ses dis-
cours autant virils qu'efféminés, sa communication aberrante. De l'autre côté,
Albertine: ses communications étant données, son secret réside plutôt dans
son individualité même. La question ici ne concerne plus la violence des signes
non discursifs qui émergent dans les discours de Charlus, mais elle porte sur
l'individuation même d'Albel1ine :« Laquelle des jeunes filles est-elle? Com-
ment l'extraire et la sélectionner du groupe indivis des jeunes filles 24 ? »
Le problème de l'essence - si impol1ant dans les éditions précédentes -
se voit donc ici réduit à la question de l'individuation et de l'individualité.
Charlus est« l'individualité impériale» qui fonctionne comme une nébuleuse
construite autour de deux points singuliers: les yeux et la voix. Cette nébu-
leuse contient des secrets, des parties inconnues. Il s'agit d'une individuation
23. « Au-delà des vérités intelligibles et formulées; mais aussi au-delà des chaînes d'asso-
ciation su~jectives et des résurrections par ressemblance ou contiguïté: il y a les essences. qui
sont alogiques ou supralogiques. » (MPS. p. 50). Pour une approche complète de cette oppo-
sition logos possible/hiéroglyphe nécessaire. voir à ce propos. PS. p. 10. 24-25. 32. 41. 112, et
tout le chapitre « L'Image de la pensée ».
24. PS. p. 214.

141
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

supérieure première, dont le trouble est celui de la communication. Albertine,


au contraire, présente une individuation seconde par rapport à la communica-
tion prem ière qui caractérise la nébuleuse du groupe des jeunes filles où elle
est mélangée. Si Charlus possède une individuation supérieure, singulière,
Albertine possède une individuation inférieure, de groupe, une individuation
mélangée et qui ne devient singulière que par l'emprisonnement. L'intéressant,
c'est que Deleuze est ici en train de considérer Charlus et Albertine comme
des singularités telles qu'il les avait pensées dans Logique du sens 25 en tant
qu'émettrices de séries et construites par des points singuliers. Cependant, à la
place du concept d'« événement », Deleuze propose maintenant les concepts
de « nébuleuse» et de « machine ». Il peut alors penser les rapports au lan-
gage en tant que modes d'usage de la folie. Les investissements de Charlus-
maître du logos sont verbaux, c'est-à-dire que même si ses discours sont du
« beau langage », leur contenu, cependant, est vide. Ce qui importe dans ses
discours, c'est la forme, c'est l'expression, et non pas le contenu. Les choses
-se présentent en tant que signes involontaires, contre le discours. C'est ainsi
que dans tous ses discours, ses yeux et sa voix laissent percevoir des éléments
d'un autre domaine que celui du logos. Les investissements d'Albertine sont
de choses ou d'objets. Si, chez Charlus, « tout se passe par les mots [ ... J,
rien ne se passe dans les mots 26 », chez Albertine, au contraire, « tout peut se
passer dans le langage (y compris le silence), précisément parce que rien ne
passe par le langage 27 ». C'est ainsi qu'Albertine peut être mensongère, car,
dans son cas, ce sont les choses qui imposent au langage un discours soumis
à l'involontaire.
La dernière différence entre Charlus et Albertine, celle concernant la fonc-
tion de la folie, se fait à pal1ir de la distinction entre deux sortes de délire
des signes. La folie-Charlus se manifeste comme paranoïa dans les délires
d'interprétation, tandis que la folie-Albertine s'exprime comme éroto-
manie ou jalousie dans les délires de revendication. Les différences entre
ces deux types de délire sont résumées en six aspects. Par leur nature (délire
d'idées pour la paranoïa, délire d'acte pour l'érotomanie) ; par leur début/
commencement/apparition (insidieux pour les délires d'interprétation ;
brusques pour ceux de revendication) ; par leur développement (progressif;
successif) ; par leur forme/production (des ensembles circulaires irradiants;
des procès linéaires finis) ; par leur investissement (verbal; d'objet) ; et par
leur formation (dépendant des forces endogènes ; liée à des occasions exté-
rieures réelles ou imaginées) 28. Il est possible de voir encore un septième
25. Cf LS. p. 67 et ss.
26. PS, p. 214.
27. PS. p. 214.
28. Cf ps. p. 215-216. Sur le système intensif/extensif: voir AG. p. 183.186-188.189.

142
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

aspect de distinction des deux délires de signes, celui qui concerne leur moda-
lité, c'est-à-dire le type de croyance qu'accompagne l'assignation du délire
à certains de ses aspects. Ainsi, la folie chez Charlus commence par être une
simple « probabilité» et devient une « quasi-certitude» à la fin du roman,
tandis qu'elle se présente chez Albertine rétrospectivement, comme étant une
« éventualité posthume 29 ».

Philosophie de la nature 1 : la sexualité

Dans la troisième partie du livre sur Proust écrite en 1973, une nouvelle ques-
tion organise le travail sur la folie: quel mélange folie-crime-irresponsabilité-
sexualité? Le thème de la sexualité devient l'opérateur du rapport entre une
philosophie de la nature (qui s'exprime surtout dans le concept de territoire) et
une théorie de la folie. Nous avons déjà souligné le fait que les deux person-
nages que Deleuze analyse, Charlus et Albertine, sont l'exemple du mode de
construction de la Recherche en tant que loi d'interprétation des signes de la
folie. Charlus et Albertine fonctionnent comme un signe, lequel requiert d'être
interprété. Pour comprendre cette construction de la Recherche, Deleuze anti-
cipe, dans cette partie de 1973, un concept qui aura un destin décisif dans son
vocabulaire philosophique: le concept de « composition» (ou de« décompo-
sition ») ou, plus à la fin, le concept de « loi de composition 30 ».
La composition des deux personnages se fait par trois moments (asymé-
triques), toujours différents 31. Dans le prem ier, les personnages fonctionnent
comme organisation unifiable, totalisable et circonscrite en apparence, ce
que Deleuze appelle « nébuleuse ». Le concept de nébuleuse suggère tout de
suite l'idée d'une normalité de surface qui cache une profondeur différente,
de non-normalité. Les personnages sont comme « des ensembles statistiques

29. Cf ps. p. 206.


30. Quand. plus tard. Deleuze décrit un plan de composition. il retourne -nécessairement. selon
lui - à Proust: « Et si nous revenons à Proust. c'est parce que. plus que tout autre. il a fait
que les deux éléments se succèdent presque. bien que présents l'un dans l'autre: le plan de
composition se dégage peu à peu. pour la vie. pour la mort. des composés de sensation qu'il
dresse au cours du temps perdu. jusqu'à paraître en lui-même. avec le temps retrouvé. la force
ou plutôt les forces du temps devenues sensibles -» (QPh, p. 179.) Dans Mille plateazCK aussi,
pour exemplifier ce plan de composition. c'est chez Proust que Deleuze et Guattari vont cher-
cher l'exemple: « Un amour de Swann : Proust a su faire résonner visage. paysage. peinture.
musique. etc. » (MP. p. 227.)
31. Pour la description de la composition de la Recherche en général. et de Charlus et d'Alber-
tine en particulier. voir PS. p. 207. 211-212. Nous citons des passages de L'Anti-Œdipe pour
montrer la symétrie et la continuité entre le livre de 1972 et l'édition de 1973 de Proust et les
signes.

143
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

aux contours flous, des formations molaires ou collectives comportant des


singularités réparties au hasard 32 ». Toutefois, dans un deuxième moment,
une ou plusieurs séries viennent briser cette organisation. Elles l'entraînent
dans un autre domaine, celui de la transversalité des lignes de fuite. Dans ce
domaine, « des "côtés" se dessinent, des séries s'organisent, des personnes
se figurent dans ces séries, sous d'étranges lois de manque, d'absence, d'asy-
métrie, d'exclusion, de non-communication, de vice et de culpabilité 33 ».
Le dernier moment de composition se présente alors comme le résultat de
l'action des séries. Une nouvelle nébuleuse, cette fois décentrée ou excentrée
par les séries, est faite de boîtes closes tournoyantes et de morceaux disparates
mobiles, c'est-à-dire fonctionne maintenant dans la transversalité. « Tout se
brouille à nouveau, se défàit, mais cette fois dans une multiplicité pure et
moléculaire, où les objets partiels, les '"boîtes", les "vases", ont tous égaIe-
ment leurs déterminations positives, et entrent en communication aberrante
suivant une transversale qui parcourt toute l'œuvre 34. »
La composition (ou décomposition) de la Recherche et de ses personnages
se dessine déjà comme un mouvement de « déterritorialisation ». Elle va du
molaire au moléculaire, des structures aux objets partiels, de la verticalité à la
transversalité. Tout se brouille à nouveau, cette fois non plus dans une orga-
nisation totalisable, mais dans une multiplicité, c'est-à-dire dans le domaine
du moléculaire. Cette composition est donc comme le mouvement inverse de
l'actualisation, de l'individualisation. On part des individualités impériales,
comme celle de Charlus, ou des groupes de jeunes filles, comme celui d'Al-
bertine, et on arrive à des pré-individualisations, à des séries qui travaillent
microscopiquement ces individualités. La Recherche fonctionne ainsi comme
le dévoilement d'un secret universel, l'apprentissage des multiplicités pures
premières à tout individu 35.
Cette composition des personnages et de l'ensemble de la Recherche,
Deleuze nous dit qu'elle n'est autre que la loi des amours et de la sexualité.
En effet, cette composition fonctionne comme un plan universel de la nature,
comme ce que Deleuze appellera plus tard « plan d'immanence ». C'est ainsi
qu'on comprend que les séries qui brisent la structure molaire font partie de
32. AO, p. 81.
33 . ..10, p. 81.
34 . ..10, p. 81.
35. « Le problème de "f11ire des multiplicités" ou "construire des multiplicités", c'est alors un
problème de vie - d'''une vie", comme le dit Deleuze, une vie indétinie. Mais cette vie ne doit
pas être mélangée avec "la vie" des individus correspondants. C'est une potentialité ou virtua-
lité qu'excède notre spécitication en tant qu'individus particuliers [ ... ]. Telle est la force, chez
Deleuze, du "problème de la subjectivité" formulé par Hume - nous-mêmes ou nos "identités"
ne sont jamais données, en effet notre idée du "soi-même", c'est une espèce de tiction philo-
sophique. » (RAJCHf\IAN, L 2000, p. 83, nous traduisons.)

144
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

cette structure mêrne, car cette structure apparente fonctionne comme une
machine, dont le propre est de créer ses lignes de fuite. Il s'agit du fonction-
nement même des machines. Tout fonctionne ainsi, selon le machinisme du
plan d'immanence. C'est la loi de la sexualité qui constitue le secret à décou-
vrir au-delà de toute nébuleuse, au-delà de toute organisation molaire. Cette
loi détermine l'univers microscopique et moléculaire qui se présente en tout
amour. L'amour commence par avoir une forme statistique, c'est-à-dire un
contenu hétérosexuel (premier moment de la loi de composition), il devient
un amour homosexuel (deuxième moment), et finit par être un amour herma-
phrodite, c'est-à-dire transversal et moléculaire (troisième moment).
Or, la loi de la sexualité convoque le thème de la culpabilité et de l'inno-
cence en tant que degrés opposés de conscience morale. Ainsi, l'amour inter-
sexuel correspond à la normalité de surface, statistique ~ l'amour homosexuel,
c'est la sphère de la névrose, des angoisses et des souffrances œdipiennes;
finalement, l'amour transsexuel, c'est le règne de la folie et de son inno-
cence au-delà de toute responsabilité. Au niveau du transsexualisme micro-
scopique, de l'hermaphrodisme initial et universel, la folie se présente au-delà
de toute culpabilité, elle devient innocence. La culpabilité n'existe que dans
l'ensemble molaire. C'est un concept projeté par les empires individuants
avec l'objectif de maintenir la normalité de surface. La culpabilité ne sert qu'à
cacher la condition végétale perdue, dont la transversalité, qui parcourt les
séries discordantes, vient restituer l'innocence (troisième moment de la loi de
composition). La loi de composition, si elle se présente comme déterritoria-
lisation, n'est donc autre que la restitution, c'est-à-dire la recomposition, de
cette innocence retrouvée.
Au-delà de la culpabilité territoriale, il y a l'innocence de la nature et l'inno-
cence de la folie. Et Deleuze (et Guattari) énonce déjà cette innocence décou-
verte par Proust dans L'Anti-Œdipe : « On dirait que la culpabilité, les décla-
rations de culpabilité ne sont là que pour rire [ ... ]. Car les rigueurs de la loi
n'expriment qu'en apparence la protestation de l'Un, et trouvent au contraire
leur véritable objet dans l'absolutisation des univers morcelés [ ... ] c'est
pourquoi, au thème apparent de la culpabilité, s'entrelace chez Proust un tout
autre thème qui le nie, celui de l'ingénuité végétale dans le cloisonnement des
sexes [ ... ], là où règnent les fleurs et se révèle l'innocence de la folie 36. »
La loi est présente dans la troisième édition de Proust et les signes, avec
le même statut qu'elle aura dans Kafka Pour une littérature mineure. Elle
n'est là que pour faire rire. Creuse et vide, la loi est traversée par la folie qui
la défait. En elle-même, la loi n'est rien, elle est pure représentation. Elle
est corrompue de tous les côtés, elle est parcourue par une transversalité qui
36. AD. p. 51.

145
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

ruine toute son ancienne verticalité. De l'Empire chinois, personne ne connaît


celui qui dicte les lois, l'empereur. Dans les bureaux de la justice ou même
chez celui qui souffre un procès, personne ne connaît la loi. Chez Kafka,
il n'y a que du respect aveugle de la loi 37. Ainsi chez le Proust de la troi-
sième édition. La loi n'existe que pour être ridiculisée, bouleversée, déchirée.
La loi de composition de la Recherche ne cache qu'un énorme réseau micro-
scopique qui travaille à l'intérieur de toute machine binaire de boîtes closes et
de lignes de fuite qui produisent la ruine de l'édifice géant, la cathédrale et ses
ogives. Cette loi explique toutes les autres lois, et c'est ainsi que la sexualité
n'est que règne du transsexuel. L'amour n'est qu'intersexuel. La culpabilité
n'est qu'innocence végétale. Charlus n'est qu'un ensemble de signes violents
et a-signifiants. Albertine n'est qu'un paysage flou. Et le narrateur n'est que
l'universel schizophrène. La vérité de l'innocence. La nébuleuse. Le secret de
Charlus et d'Albertine.
Quel est alors le mélange folie-crime-irresponsabilité-sexualité? La réponse
-réside dans la découverte du grand secret de Charlus: un univers végétal,
du non-langage, où la folie se présente comme la folie des fleurs, folie uni-
verselle de l'innocence et du crime. L'irresponsabilité de Charlus est justi-
fiée par sa folie, laquelle est décrite par Deleuze comme « folie criminelle ».
Il s'agit d'une folie au-delà de l'immoralité ou de la perversion, lesquelles
restent encore au niveau des mauvaises mœurs qui dictent une faute ou une
responsabilité du crime. La folie de Charlus est donc dans une autre sphère,
plus effrayante, au-delà de toute responsabilité, ce qui fait précisément de lui
un innocent. « Plus que le vice, dit Proust, inquiètent la folie et son innocence.
Si la schizophrénie, c'est l'universel, le grand artiste est bien celui qui franchit
le mur schizophrénique et atteint la patrie inconnue, là où il n'est plus d'aucun
temps, d'aucun milieu, d'aucune école 38.» L'innocence est ailleurs, à la limite
de la responsabilité, car elle appartient à la sphère de la pure contingence.
La folie de Charlus signifie coupure, discontinuité, hasard et, par la suite,
innocence. Au-delà du chronos, la folie atteint l'aiôn de l'histoire universelle,
celle qui s'écrit avec son propre corps sans organes. La patrie inconnue, c'est
l'univers transsexuel de l'innocence des fleurs, un univers primordial en deçà
et au-delà de la nécessité qui, seule, accuse les criminels.

37. Comme Deleuze et Guattari l'expliquent dans L 'Anti-Œdipe.« nul autant que Kafka n'a su
montrer que la loi n'avait rien à voir avec une totalité naturelle harmonieuse. immanente. mais
agissait comme unité formelle éminent. et régnait à ce titre sur des fragments et des morceaux
(la muraille et la tour) ». (AO. p. 235.)
38. AO. p. 81-82.

146
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

Philosophie de la nature Il :
le délire du narrateur et le corps sans organes

En rapportant le délire d'Albertine aux conduites du narrateur par rap-


port à elle, Deleuze semble proposer que le délire de ce personnage est un
troisième délire: une espèce du délire du narrateur. Or, absorber le délire
d'Albet1ine dans le délire du narrateur, c'est avant tout harmoniser la dicho-
tomie entre schizophrénie/paranoïa. Le délire intermédiaire d'Albertine
(érotomanie ou jalousie) n'est que le nom que la psychiatrie donnait à cette
époque à ce que Deleuze reconnaît comme étant le délire schizophrénique
du narrateur. Albertine n'est pas schizophrénique. Elle est plutôt le produit
du délire schizophrénique du narrateur à son égard. L'érotomanie d'Alber-
tine est surtout une construction du narrateur, lequel absorbe, dans son délire,
le délire d'érotomanie. Les délires d'Albertine sont surtout la manifestation
de la schizophrénie du narrateur. C'est lui qui invente une Albertine jalouse
et érotomane. Quel est donc le délire propre au narrateur? C'est le délire
schizo. Le narrateur absorbe tous les délires, non seulement d'Albet1ine, mais
aussi de Charlus comme de tous les autres personnages. En voulant montrer
qu'Albertine est la grande passion du narrateur et que les investissements du
second sont ceux de la première, Deleuze finit par distinguer Charlus et Alber-
tine au lieu de distinguer Charlus et le narrateur. Ce que Deleuze veut avant
tout montrer, c'est que le délire d'Albertine, c'est celui qui est le mieux sub-
sumé par le délire du narrateur schizophrène. À partir de l'idée de la littérature
comme un processus d'investissement schizophrénique dans une pluralité de
moi, l'important, c'est penser qui est le narrateur: celui qui invente des per-
sonnages et se multiplie en eux.
Les délires des personnages sont des délires de signes, car ils créent des
signes à partir soit de discours, dans le cas de Charlus, soit de choses ou
d'objets, dans le cas d'Albertine. Les délires des signes ne sont que deux,
le paranoïaque (Charlus) et le jaloux ou érotomane (Albertine). Le délire du
narrateur est différent. Il consiste aussi en une création, mais au lieu de signes,
le narrateur produit des personnages, lesquels, à leur tour, délirent des signes.
Le délire du narrateur n'est pas un délire de signes. Il est décrit comme un
cet1ain type de délire qui réagit aux signes. Délire des signes, c'est quand il y a
un investissement dél irant dans le signe: les choses se transforment en signes
à partir de la paranoïa ou de la jalousie de celui qui délire. Il y a donc une dif-
férence d'investissement qui justifie une différence de type de délires. Ainsi,
nous avons un investissement signifiant, du côté des personnages, et un inves-
tissement fictionnel, du côté du narrateur. D'un côté, le délire des personnages
(en tant que délires de signes) et, de l'autre côté, le délire du narrateur (en tant

147
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

que réaction à des signes, c'est un délire d'investissement fictionnel de per-


sonnages). Le délire du narrateur, c'est donc un délire de fiction et de création
de personnages. Mais cette différence résulte d'une autre différence, présente
dans L'Anti-Œdipe : la folie discursive de Charlus, c'est la folie des investis-
sements molaires, et la folie objectale d'Albertine, c'est celle des investisse-
rnents moléculaires. Le narrateur-schizo délire avec ses personnages, il en fait
des marionnettes de son propre délire. Délirant les personnages de Charlus et
d'Albertine, le narrateur les délire en ayant lui-même chaque délire des signes
qu'il avait créé pour ces personnages 39.
Le moment est arrivé de penser la troisième question qui oriente l'édition
de Proust et les signes de 1973, la question qui porte sur le statut et la nature
du narrateur: « Jaloux d'Albertine, interprète de Charlus, qu'est-ce que le
narrateur en dernière instance 40 ? »
La question du statut du narrateur gagne une impOliance nouvelle dans la
troisième patiie de Proust et les signes. Deleuze se demande, à propos de cette
presque fusion du narrateur avec ses personnages: « D'olt vient la nécessité de
ces identifications partielles et quelle est leur fonction dans la Recherche 41 ? »
Le narrateur ne se distinguant pas du héros, Deleuze l'appelle « narrateur-
héros» pour nier toute forme de sujet 42. Bien sûr, cette question est centrale
dans toutes les analyses classiques de la Recherche, étant conduite à partir de
l'idée de la Recherche comme un roman de formation soit du narrateur, soit
de Proust l'écrivain 43. Deleuze lui-même n'oublie jamais cette question tout
au long de son livre sur la Recherche. Mais on peut dire que la troisième partie
n'est que la révélation finale du statut du narrateur. Ici, tout converge vers le
narrateur. C'est lui le centre, le nerf de la Recherche, c'est lui le producteur de

39. Comme on peut le lire dans L'Anli-Œc/JjJe : « La Recherche du temps perdu comme grande
entreprise de schizo-analyse : tous les plans sont traversés jusqu'à leur ligne de fuite molécu-
laire. percée schizophrénique: ainsi dans le baiser où le visage d'Albertine saute d'un plan
de consistance cl un autre pour se défaire enfin dans une nébuleuse de molécules. Le lecteur
risque toujours. lui. de s'arrêter à tel plan. et de dire oui. c'est là que Proust s'explique. Mais le
narrateur-araignée ne cesse de défaire toiles et plans. de reprendre le voyage, d'épier les signes
ou les indices qui fonctionnent comme des machines et le feront aller plus loin. » (AG. p. 380.)
40. PS. p. 217.
41. PS. p. 217.
42. « Nous ne croyons guère cl la nécessité de distinguer le narrateur et le héros comme deux
sujets. sujet d'énonciation et sujet d'énoncé. car ce serait rapporter la Recherche à un système
de la subjectivité (sujet dédoublé. clivé) qui lui est étranger. » (PS, 217.)
43. En parlant de ceux qui ne savent pas lire son œuvre «( ceux qui crurent que mon roman
était une sorte de recueil de souvenirs. s'enchaînant selon les lois fortuites de l'association des
idées»). c'est Proust lui-même qui lance l'énigme sur le statut du narrateur: « Des pages où
quelques miettes de '·madeleine·'. trempées dans une infusion. me rappellent (ou du moins rap-
pellent au narrateur qui dit "je" et qui n'est pas toujours moi) tout un temps de ma vie. oublié
dans la première partie de l'ouvrage. » (PROUS r. M., 1999. p. 328. nous soulignons.)

148
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

tous les sentiments des personnages, c'est lui qui provoque toutes les amours,
toutes les jalousies.
C'est pour répondre à la nouvelle formulation de la question du narrateur
dans la Recherche que Deleuze convoque le concept, emprunté à L'Anti-
Œdipe, de « corps sans organes ». Le narrateur, c'est un immense réseau,
« l'universel schizophrène qui va tendre un fil vers Charlus le paranoïaque, un
autre fil vers Albertine l'érotomane, pour en faire autant de marionnettes de
son propre délire, autant de puissances intensives de son corps sans organes,
autant de profils de sa folie 44 ».
Deleuze fait du narrateur un corps très actif dans sa passivité même, dans
sa capacité de réception des signes. On pourrait dire que le narrateur est sur-
tout un lieu 45, un lieu de captation, une toile d'araignée qui attend des signes
pour les rendre en impressions. Deleuze le désigne alors comme « corps sans
organes» parce que énorme apparei 1 récepteur des signes, des sensations, des
parfums, des sons, des goüts. « En vérité le narrateur n'a pas d'organes, ou
n'a jamais ceux dont il aurait besoin, qu'il aurait souhaités. Il le remarque
lui-même dans la scène du premier baiser à Albertine, quand il se plaint que
nous n'ayons pas d'organes adéquat pour exercer une telle activité qui remplit
nos lèvres, qui bouche notre nez et ferme nos yeux. En vérité, le narrateur
est un énorme Corps sans organes 46. » Le corps sans organes a plutôt un état
liquide, qui lui permet de se fondre avec les choses, avec l'univers dans sa
totalité. C'est le corps à l'état pur, sans aucune actualisation molaire ou ter-
ritoriale. C'est la machine à capter le monde extérieur pour le créer, ensuite,
dans son propre délire. Faire son propre corps sans organes, c'est construire
un devenir universel et original. C'est se découvrir en tant qu'élément de la

44. PS. p. 219.


45. « Le concert commença, je ne connaissais pas ce qu'onjouait,je me trouvais en pays inconnu.
Où le situer? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je? [... ] : ainsi tout d'un coup, je me recon-
nus au milieu de cette musique nouvelle pour moi. en pleine sonate de Vinteuil. » (PROUST, M.,
1987-1989. p. 63.) Georges Poulet commente ce passage: « Or se reconnaître en un lieu, une
musique, une sensation. c'est plus que retrouver cette sensation. c'est y retrouver son être
[... ]. Car qu'a-t-on été sinon ce que l'on a senti. et comment le connaître si on ne le sent de
nouveau? Peut-être en efTet la difficulté la plus grande de l'entreprise proustienne consiste-
t-elle dans le fait que toute connaissance n'y doit jamais cesser de rester impression. [... ] Pour la
pensée proustienne. le connaître. aussi bien que l'être. se trouve lié à un monde essentiellement
éphémère et intermittent. le monde même de l'affectif» (POULET. G.. 1952. vol. 1. p. 427-428.)
46. PS. p. 218. Cette présentation du narrateur comme un corps sans organes fut formulée pour
la première fois dans L 'Anti-Œdipe. « Il est clair que le narrateur ne voit rien. n'entend rien. est
un corps sans organes. ou plutôt comme une araignée repliée. figée sur sa toile: qui n'observe
rien, mais répond aux moindres signes. à la moindre vibration en bondissant sur sa proie. Tout
commence par des nébuleuses. des ensembles statistiques aux contours tlous. des formations
molaires ou collectives comportant des singularités réparties au hasard (un salon. un groupe de
jeunes tilles. un paysage ... ). » (AO. p. 81.)

149
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

nature première, vierge de toutes forme et actualisation, c'est devenir animal,


fleur ou rivière. Sans organes, le narrateur devient plus aveugle qu'une toupie,
plus sourd qu'une fleur, plus muet qu'une pierre. Le narrateur est alors une
éponge du monde, une existence d'absorption, de captation, d'assimilation
des signes. Son délire, c'est la découverte d'une multitude qui le constitue,
des pré-individualités et des singularités qui habitent chez lui et qui le
rendent un élément de cette nature primitive. Le délire, c'est aussi la décou-
verte de l'essence comlne l'unité entre la singularité et la multitude d'un indi-
vidu. C'est la compréhension du paradoxe de l'existence originale: en étant
unique et singulier, j'existe comme une multitude, et cette multitude fait de
moi un élément de l'immanence de la nature. Devenir, c'est l'expérience de
l'absolue altérité, de l'absolu dénuement de soi-même, de tous les traits qui
le caractérisent comme un individu particulier et stratifié. Devenir corps sans
organes, c'est se rendre nature, c'est se peupler avec la nature, c'est rendre son
corps un fragment du cosmos universel. C'est la différence entre un trait sin-
-gulier et un trait particulier, c'est un trait non personnel, qui ne fait pas partie
de la conscience, mais plutôt quelque chose de vague et d'inexplicable com-
mun à tous les fragments de la nature. Un corps sans organes, c'est un corps
sans qualités. Le narrateur-héros est un corps sans organes, il ne possède pas
d'organes pour voir, écouter ou se souvenir. Il est pure réponse aux signes qui,
par le hasard des rencontres, se creusent avec lui. Le corps du narrateur-héros
fonctionne comme une toile d'araignée, comme une onde intensive qui vibre
avec les signes.
Le concept de corps sans organes permet de clore le projet de l'empirisme
transcendantal, la longue recherche d'une genèse des facultés qui a traversé
tout le livre sur Proust dès sa première édition. La grande thèse - les facultés
ont leur genèse à l'intérieur de l'expérience de l'œuvre d'art se confirme
par l'analyse du délire du narrateur. C'est par le travail fictionnel du narrateur
- le « narrateur-araignée », à la fois voyeur, jaloux, interprète, criminel-- que
les facuItés se battissent et s'exercent. Le corps sans organes du narrateur,
c'est la condition d'un pathos, d'un pouvoir d'être affecté avant la sensibilité,
avant la mémoire, avant la perception. C'est un pathos qui n'est affecté que
par des signes, c'est-à-dire que par des vibrations intensives comme la toile
d'une araignée. « Mais qu'est-ce que c'est, un corps sans organes? L'araignée
non plus ne voit rien, ne perçoit rien, ne se souvient de rien. Seulement, à un
bout de sa toile, elle recueille la moindre vibration qui se propage à son corps
en onde intensive, et qui la fait bondir à l'endroit nécessaire. Sans yeux, sans
nez, sans bouche, elle répond uniquement aux signes, est pénétrée du moindre
signe qui traverse son corps comme une onde et la fait sauter sur sa proie.
La Recherche n'est pas bâtie comme une cathédrale ni comme une robe, mais

150
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

comme une toile. Le Narrateur-araignée, dont la toile même est la Recherche


en train de se faire, de se tisser avec chaque fil remué par tel ou tel signe: la
toile est l'araignée, la toile et le corps sont une seule et même machine 47. »
Parce que les signes de la troisième partie de Proust et les signes ne sont plus
des signes doués d'une forme et d'un sens, ils ne sont donc plus à interpré-
ter, mais comme simples ondes intensives, comme vibrations, ils peuvent être
capturés, ils peuvent affecter un corps avant toute faculté. Mieux, ils sont la
genèse des facultés. Les signes sont ce qui fait violence sur le corps et qui le
force à engendrer des facultés. Les facultés ne s'exercent que par ce mouve-
ment involontaire venu du dehors par des intensités affectives.
Les facultés se creusent avec les signes selon le type de délire (la pensée
pour le délire d'interprétation, la perception et l'imagination pour le délire de
revendication du type érotomanie ou jalousie). Sur les facultés du narrateur,
Deleuze est très clair: le narrateur est privé de tout usage volontaire et organisé
de ses facultés. Sensibilité, mémoire et pensée sont les seules facultés référées
à propos du narrateur et elles ne fonctionnent que sur un régime involon-
taire. Le narrateur n'a pas d'organes, ce qui veut dire qu'il est incapable de
voir, d'entendre, de se souvenir, de comprendre, etc. En tant que corps sans
organes, le narrateur est pure réponse aux signes. Pas de subjectivité, unique-
ment membrane réceptive des signes. C'est un corps sans production, mais,
au contraire, de pure passivité aux signes. Bref, un corps sans organes, est
« l'improductif; et pourtant il est [ ... ] comme l'identité du produire et du
produit [ ... ]. Le corps sans organes n'est pas le témoin d'un néant originel,
pas plus que le reste d'une totalité perdue. Il n'est surtout pas une projection;
rien à voir avec le corps propre, ou avec une image du corps. C'est le corps
sans image 48 ». Ce sont les signes qui produisent, qui font convoquer en lui les
facultés adéquates et spécifiques à recevoir les signes. Les facultés ne sont pas
résultat d'un « sujet ». Elles sont créées par les signes. Pures conséquences, les
facultés n'ont qu'un usage hasardeux et désorganisé.
À partir du moment où il nous est expliqué que Charlus et Albertine n'ont
qu'un statut de fils de la toile du narrateur-araignée, ou de marionnettes du
délire du narrateur, nous comprenons que l'involontarisme des facultés du nar-
rateur se prolonge jusqu'à ses personnages. Les facultés n'ont alors d'usage
qu'involontaire, par la violence des rencontres et des hasards qui caractérisent
le monde de la communication transversale.
Par le concept de « corps sans organes », Deleuze peut donc penser mainte-
nant ce pathos sans facultés. Et en attribuant la condition de corps sans organes
au narrateur de la Recherche, il peut finalement transformer ce livre de Proust

47. PS. p. 218.


48. AD. p. 14.

151
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

en grand laboratoire d'une théorie génétique, non seulement de l'œuvre d'art,


mais surtout des conditions d'effectivité de son expérience.
Le livre sur Proust est bien le lieu d'explication du programme de
l'empirisme transcendantal. La première partie, en 1964, venait proposer une
solution aux livres sur Hume, Nietzsche et Kant. Cela impliquait une théo-
rie des facultés dans leur rapport avec le monde des essences comme frag-
ments de passé pur. La deuxième partie, celle de 1970, est l'explication d'une
Nature première comme monde originaire hermaphrodite et homosexuel où
les facultés surgissent dans la découvelie de l'univers privé de l'être aimé.
La troisième partie, de 1973, propose une réponse tout à fait nouvelle. Avec
le concept de « corps sans organes» attribué au narrateur de la Recherche,
Deleuze voit chez Proust la solution du problème d'une genèse des fàcultés :
il suffit de penser le champ transcendantal à partir de l'expérience de la fiction
littéraire selon le modèle de l'œuvre schizoïde.

Philosophie de la nature III : le concept d'« agencement»

La troisième patiie de Proust et les signes marque une autre révolution dans
la pensée de Deleuze. Elle est le lieu de naissance de l'application à la question
littéraire d'un concept qui deviendra fondamental dans les travaux des années
soixante-dix: le concept d'« agencement ». Ce concept avait eu une naissance
timide dans L 'Anti-Œdipe 49. Dans Proust et les signes, l'agencement ne vient
répondre qu'au problème du statut du narrateur dans À la recherche du temps
perdu. Comme nous l'avons vu, ce statut y fait particulièrement problème à
propos du rapport entre le narrateur et deux de ses personnages. D'abord, il
y a une jalousie du narrateur qui porte sur Albeliine, laquelle est elle-même
décrite comme jalouse de ses propres objets. Puis, l'érotomanie du narrateur à
l'égard d'Albeliine, érotomanie qui est confirmée comme le secret qui susci-
tait la jalousie du narrateur. Ce même mécanisme de fusion entre le monde des
affects du narrateur et la construction des personnages, on le trouve autour de
Charlus. Selon Deleuze, il n'est pas possible de distinguer le travail du délire
d'interprétation de Charlus et le travail d'interprétation du délire auquel le
narrateur se livre sur Charlus. Il faut donc refuser la distinction entre le nar-
rateur et le héros comme deux sujets, sujet d'énonciation et sujet d'énoncé.
C'est pour désigner cette indistinction que Deleuze va d'abord inventer le
concept d'« agencement ». Comme il l'écrit, « il y a moins un narrateur
qu'une machine de la Recherche, et moins un héros que des agencements où

49. Il surgit pour la première fois à la tin du chapitre « Sauvages. barbares. civilisés ». p. 324, et
une deuxième fois au chapitre « Introduction à la schizo-analyse », p. 352.

152
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

la machine fonctionne sous telle ou telle configuration, d'après telle ou telle


articulation, pour tel ou tel usage, pour telle production 50 ». L'agencement,
c'est la configuration singulière d'un agir fictionnel à l'intérieur d'un récit.
De la même façon qu'il n'y a pas de narrateurs mais des machines de produc-
tion de sens, il n'y a pas de héros, de personnages, mais des fonctionnements
de ces machines, dont les configurations sont les agencements.
Ce statut du narrateur constitue un premier pas pour penser le concept
d'agencement. Deleuze n'utilise le concept d'agencement qu'une fois, et
sans lui donner d'autre détermination que celle d'un dispositif littéraire.
Cependant, bien qu'unique, la présence de ce concept s'inscrit au centre d'un
énorme changement dans la pensée de Deleuze. Il appartient déjà au monde
théorique de la collaboration avec Félix Guattari, inauguré avec L 'Anti-Œdipe.
Comme nous l'avons indiqué, le narrateur chez Proust, en tant que machine
de la Recherche, n'a pas d'organes. Deleuze le souligne à propos de la scène
du premier baiser à Albertine. Le narrateur se plaint de n'avoir pas d'organe
adéquat au baiser. Pour jouir du baiser, il faut au contraire remplir ses lèvres,
boucher son nez et fermer ses yeux. Mais cette absence d'un organe adéquat
au baiser fait que tout son corps devient le lieu d'inscription de la moindre
vibration érotique. Deleuze décrit alors ce corps plein comme un corps sans
organes. Il le présente à partir de l'analogie avec l'araignée. « Mais qu'est-ce
que c'est, un corps sans organes? L'araignée non plus ne voit rien, ne perçoit
rien, ne se souvient de rien. Seulement, à un bout de sa toile, elle recueille la
moindre vibration qui se propage à son corps en onde intensive, et qui la fait
bondir à l'endroit nécessaire 51.» Le baiser lui-même devient un agencement,
une configuration de sens sur un narrateur fictionnel qui existe en tant que
corps sans organes.
La troisième partie de Proust et les signes doit être lue, ainsi, comme une
première anticipation de la philosophie de la nature qui servira de fond à Kajka
-- Pour une littérature mineure, publié deux ans après. Ce livre, peut-être le
plus fondamental que Deleuze (avec Guattari) a écrit sur la nature de certains
textes littéraires, est une immense théorie de l'écriture en tant que théorie des
agencements. Comme nous allons le voir, c'est dans Kafka - Pour une littéra-
ture mineure, en effet, que nous trouvons la première approche systématique
du concept d'« agencement ». Bien que la question: «Qu'est-ce qu'un agence-
ment? » n'apparaisse qu'en tant que titre du dernier chapitre, l'ensemble du
livre constitue une longue préparation à la réponse à cette question.
La conclusion de Proust et les signes, publiée pour la première fois sous
forme d'article en 1973 et incluse comme conclusion du livre sur Proust dans

50. PS. p. 217. nous soulignons.


51. PS. p. 218.

153
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

sa troisième édition, en 1976, c'est bien, donc, une ouverture sur cette grande
lecture de Kafka que Deleuze a publiée avec Guattari en 1975. Le concept
d'agencement, qui y est formulé pour penser le statut du narrateur dans la
Recherche, constituera le centre le plus spéculatif de l'idée d'une « littérature
mineure ».
De 1964 à 1976, Deleuze revient deux fois sur son livre sur Proust - pour
l'adapter à chaque nouvelle reformulation de sa pensée sur la littérature et, du
même coup, pour faire de l'univers littéraire de Proust le laboratoire des nou-
veaux concepts qu'il n'arrête pas d'inventer. Mais, ainsi, il brouille à chaque
fois les discontinuités de sa pensée, il fictionne l'unité d'un livre qui, pourtant,
est traversé par les ruptures les plus importantes dans son développement.
Reconstituer les coupes verticales de temps/pensée qui composent ce livre,
c'est ouvrir l'ensemble de son approche de la littérature à la façon dont elle
est marquée par d'autres programmes théoriques. Le livre sur Proust, dans
sa métamorphose à trois temps, laisse lire dans sa peau non moins que trois
moments de ce dehors. D'abord, par le programme d'un empirisme transcen-
dantal qui oriente les tout premiers livres de Deleuze. Après, c'est le complexe
débat avec Freud et Lacan qui commence à prendre forme dans l'introduction
de la pulsion de mort comme loi d'unité de la Recherche. La critique d'Œdipe,
qu'on trouvera au centre du combat contre la psychanalyse en 1972, se des-
sine déjà dans ce second retour à Proust. Finalement, c'est toute la philo-
sophie de la nature des années soixante-dix et quatre-vingt qui trouve ici sa
première version dans la question du statut du narrateur dans la Recherche.
Avec l'introduction, bien que timide, des concepts de « corps sans organes»
et d'« agencement », Deleuze convoque pour la dernière fois le monde de
Proust comme témoin d'une nouvelle compréhension de la vie. Si la pre-
mière « machine littéraire» avait été annoncée en 1970 comme celle de la
Recherche, le premier « agencement» littéraire fut annoncé en 1973 comme
celui de la vie du narrateur qui habitait, dans un non-lieu, cette machine lit-
téraire. Le noyau de l'immense machinisme de L'Anti-Œdipe germait déjà
dans la deuxième partie de Proust et les signes. La troisième partie portait
l'embryon de la physique des agencements collectifs d'énonciation de Kafka
Pour une littérature mineure.
Nous avons fini cette exploration vertigineuse, de presque une décade, du
travail de Deleuze sur la littérature. Proust et les signes, par ses propres coupes
de temps/pensée qui ont abouti à trois éditions, s'est révélé un séismographe
des ruptures les plus intimes de Deleuze. Le résultat est fragile: il nous a
donné surtout une reconstitution brève des concepts les plus marquants de
l'approche deleuzienne de l'art du roman, dans leur inscription dans l'horizon
d'un empirisme transcendantal, soit en tant que modèle kantien des facuItés,

154
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie

soit en tant que structure lacanienne de la loi, soit en tant que philosophie de
la nature. Peut-être le paysage global de l'esthétique de Deleuze entre 1964 et
1973 est-il devenu un peu moins obscur.
En 1975, le livre sur Kafka, écrit avec Félix Guattari, semble être
l'aboutissement de ce long parcours à travers Proust. Mais, comme nous
allons le voir, il est sa réfutation la plus radicale. Kafka - Pour une littéra-
ture mineure doit même se comprendre comme la démolition systématique
de chaque prémisse de la lecture que Deleuze avait proposée de la Recherche
dans les éditions de 1964 et 1970. Et, cependant, l'illusion de continuité
est totale. La troisième édition de Proust et les signes est publiée en 1976.
Un an après le livre sur Kafka, Deleuze fait sortir une nouvelle version du
livre sur Proust, en y ajoutant, comme conclusion, le texte de 1973, celui
précisément qui contient les grandes thèses du nouveau territoire théorique
ouvert avec L'Anti-Œdipe. Le lecteur qui venait de découvrir les instruments
schizoanalytiques de Deleuze et Guattari pour entrer dans le monde littéraire
de Kafka ne pouvait que se reconnaître, en revisitant Proust un an après, dans
cette conclusion autour des concepts de corps sans organes et d'agencement
d'énonciation. Cette proximité a obscurci les grands points de rupture que le
livre sur Kafka est venu instaurer.
DEUXIÈME PARTIE

Kafka et Bene:
le pouvoir de la littérature
PREMIER CHAPITRE
Kafka - Du réel pour en finir avec la loi
et l'imagination

1ntrod uction

Kafka contre Œdipe


Kafka - Pour une littérature mineure est un livre torturé. Deleuze et Guat-
tari savent bien que Kafka est le grand argument de la lecture analytique de
l'art littéraire. Dans ses lettres, dans ses nouvelles, dans ses romans, Kafka
confirme, d'une façon presque obscène, tous les clichés d'un désir déplacé,
fantasmé, symbolisé, perverti. En plus, dans la littérature contemporaine,
Kafka est le cas le plus emblématique de la construction de ce qui serait un
imaginaire œdipien. Les scénarios asphyxiants du Procès et du Château ou
les figures entomologiques de la Métamorphose font aujourd'hui inévita-
blement partie de nos représentations du corps (politique ou érotique) et de
nos expériences du pouvoir équivoque de la figure paternelle. Ses person-
nages féminins, qu'ils nous conduisent au thème de la mère séduisante ou,
comme la sœur Grette, à l'inceste défendu; sa correspondance, ses lettres, qui
révèlent son statut de bâtard ou d'enfant trouvé; tout cela nous renvoie aux
classements typiques du roman de la part de la psychanalyse. Kafka lui-même
est une figure qui se laisse penser comme lieu biographique de construc-
tion de l'imaginaire œdipien. On sait que, dans sa vie privée, il est employé
aux Assurances sociales, qu'il a un conflit permanent avec son père, qu'il
n'arrive jamais au bout de ses histoires amoureuses, bref, il est susceptible
d'être pensé comme l'auteur cliché qui s'évade du système social, bureau-
cratique et politique.

159
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Les analyses de Marthe Robeli, aussi bien que celles de Maurice Blanchot
par exemple, nous montrent Kafka comme l'auteur par excellence de la fiction
comme moyen de salut par des archétypes imaginaires. Son œuvre y est lue
comme la réaction à des situations de sa vie réelle, comme des symptômes
d'un inconscient typique. Ainsi, Marthe Robert nous explique le travail de
l'écriture romanesque comme restitution d'un réel dérobé. Elle présente tou-
jours Kafka cornme radicalement perdu, « sauf que la souveraineté de décision
qui lui manque si cruellement dans la réalité lui est amplement restituée dans
l'ailleurs de la littérature l ». Pour Maurice Blanchot, aussi, le travail de Kafka
devient « comme un moyen de salut psychologique (pas encore spirituel) 2 ».
Kafka semble la confirmation point par point de l'inconscient tourmenté par
la loi qui s'évade dans le fantasme littéraire. Il appartient déjà à la vérité de la
psychanalyse.
Interrompre l'évidence de l'interprétation psychanalytique implique donc
~e tirer Kafka des mains d'Œdipe et de tous les regards psychologiques sur
son univers fictionnel. Mais cela est un programme presque impossible.
1\ fallait le libérer du « procès» de l'imaginaire, du symbolique et du réel
impossible olt Kafka ne peut que se déclarer coupable. Il fallait aussi réfuter
les méthodes d'interprétation par archétypes, par associations 1ibres, par for-
malisations structurales. Bref, il fallait changer de planète théorique. Or, c'est
justement le programme fondamental de tout le livre. Et Deleuze et Guattari le
déclarent au début, sur un vrai ton agit-prop. « Nous n'essayons pas de trou-
ver des archétypes, qui seraient l'imaginaire de Kafka, sa dynamique ou son
bestiaire (l'archétype procède par assimilation, homogénéisation, thématique,
alors que nous ne trouvons notre règle que lorsque se glisse une petite ligne
hétérogène, en rupture). Nous ne cherchons pas davantage des associations
dites libres (on connaît le triste destin de celles-ci, toujours nous ramener au
souvenir d'enfance, ou pire encore au fantasme, non parce qu'elles échouent,
mais parce que c'est compris dans le principe de leur loi cachée). Nous ne
cherchons pas non plus à interpréter, et à dire que ceci veut dire cela. Mais

1. ROBERT. M.. 1979. p. 160-161. Dans le même chapitre. nous pouvons lire: « La loi ne laisse
pas Kafka en paix [... ] : c'est elle qui s'énonce dans Le lerdict, par la voix terrible du père-
juge. à la fois grandiose et sénile: elle qui poursuit Joseph K. [ ... ] : elle qui. inscrite dans les
grimoires de l'Ancien Commandant de La Colonie pénitentiaire [ ... ] ne fait connaître la sen-
tence qu'en s'imprimant directement dans la chair vive du Condamné. Cette loi immanente qui
s'énonce dans l'automatisme du châtiment [ ... ], c'est d'elle encore que Kafka meurt, s'il est
vrai. comme il en est convaincu. que la blessure de ses poumons n'est que le symbole d'autre
plaie [... ]. Ses héros du reste le lui avaient bien prédit: dans un monde intérieur où le comman-
dement sans commandant a perdu la force de raire vivre. la loi devenue féroce n'a plus que le
pouvoir total de tuer.» (ROBERT. M.. 1979. p. 158-160.)
2. BLANCHOT. M.. 1955. p. 68.

160
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

surtout nous cherchons encore moins une structure, avec des oppositions for-
melles et du signifiant tout fait 3. ».
C'est un programme immense, mais pas complètement honnête. En même
temps qu'il rompt avec les modèles de critique littéraire des années soixante-
dix, il est l'abandon radical de l'univers théorique sur lequel Deleuze lui-
même avait construit ses livres sur Proust et sur Sacher-Masoch sans
que, pourtant, Deleuze le reconnaisse jamais. Peut-être l'enthousiasme de
la formulation de ce combat théorique exprime-t-i1 une crise interne. Peut-
être l'intelligence de Deleuze pour les abîmes de l'esthétique freudienne lui
vient-elle des ses propres évidences. On ne peut pas le savoir. De toute façon,
quelque chose de grand commence avec ce livre. En effet, il implique un
refus des concepts fondamentaux de l'esthétique lacanienne dans sa fonda-
tion sur la trinité de l'imaginaire, du symbolique et du réel. Il implique aussi
l'abandon des archétypes junguiens, de la méthode des associations libres et
de toute la psychologie du fantasme dans son rapport avec la loi cachée. Fina-
lement, il implique de laisser tomber l'idée même d'interprétation, soit dans
sa version romantique d'un sens spirituel profond, soit dans le modèle struc-
turaliste, avec des oppositions formelles. Mais ce qui rend ce programme
vraiment impossible est le fait que Deleuze et Guattari veulent l'imposer
de l'intérieur de Kafka, autrement dit à partir d'un voyage dans les laby-
rinthes de l'auteur le plus propice à une lecture psychanalytique. Comment
réfuter Œdipe avec Kafka? La réponse est formulée dans la même page où
l'on trouve le programme. « Nous ne croyons qu'à une politique de Kafka,
qui n'est ni imaginaire ni symbolique. Nous ne croyons qu'à une ou à des
machines de Kafka, qui ne sont ni structure, ni fantasme. Nous ne croyons
qu'à une expérimentation de Kafka, sans interprétation ni signifiance, mais
seulement des protocoles d'expérience 4. » Trois déformations de Kafka pour
sauver Kafka de la lecture œdipienne. Selon la ligne du politique, il s'agit de
refuser les concepts d'imaginaire et de symbolique. La littérature doit appa-
raître comme une affaire de production du réel par une communauté mineure
qui fait l'expérience d'étrangeté dans sa propre langue. La ligne machinique
s'oppose aux concepts de structure et de fantasme. Le travail d'écriture n'est
pas le rapport en miroir entre le sens comme forme et le sens comme contenu,
entre les lois et leurs effets en image. La machine littéraire, ce système de
coupure-flux qui s'enregistre sur un corps sans organes de l'écrivain, en
même temps que sur le réel social et historique qui l'agence, se définit par

3. K" p. 13-14. Il est très signilkatif que dans son moment le plus lié à la psychanalyse et
à Lacan Deleuze utilise « phantasme» et qu"après L'Anti-Œdipe et sa rencontre avec Félix
Guattari il écrit plutôt « fantasme ». Le passage d'un concept positif à un concept négatif
s"accompagnc donc d"une mutation graphique.
4. K" p. 13-14.

161
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

son travail sur la matérialité de la langue, sur ses rythmes, ses espaces, son
bégaiement. L'idée du travail littéraire en tant que machine permet de pré-
senter l'univers de Kafka comme l'opposé d'une esthétique. L'expression ne
renvoie pas à une subjectivité, à une aisthésis, mais à des connexions sociales
multiples. Comme le dit Deleuze, « personne mieux que Kafka n'a su définir
l'art ou l'expression sans aucune référence à quoi que ce soit d'esthétique.
Si nous cherchons à résumer la nature de cette machine artiste selon Kafka,
nous devons dire: c'est une machine célibataire, par là même branchée
d'autant plus sur un champ social à connexions multiples. Définition machi-
nique, et non pas esthétique 5 ». Finalement, en ce qui concerne la ligne
d'expérimentation, c'est la fin de la pratique de l'interprétation et de la signi-
fiance. Il n 'y a rien à déchiffrer dans les textes de Kafka, rien à rendre mani-
feste. Les pages de Kafka ne sont que des« protocoles d'expérience », faisant
de la littérature une affaire de santé 6.
Dans ces trois lignes d'approche de Kafka, Deleuze et Guattari condensent
aùssi le programme de la schizo-analyse. On a même l'impression, dans la
déclaration inaugurale de Kafka - Pour une littérature mineure, d'écouter
ce passage de L'Anti-Œdipe : « La schizo-analyse se propose d'explorer un
inconscient transcendantal au lieu de métaphysique, [ ... ] schizophrénique au
lieu d'œdipien, non-figuratif au lieu d'imaginaire, [ ... ] machinique au lieu de
structural, moléculaire, microphysique et micrologique au lieu de molaire et
grégaire 7. » Le livre sur Kafka sera justement le laboratoire du programme
de la shizo-analyse dans le domaine de l'inconscient littéraire. Ce n'est pas
seulement parce que ce livre fut le premier à être écrit après L'Anti-Œdipe
en tant que cas critique pour tester la validité d'une méthode non-œdipienne.
C'est que l'objet pratique de la schizo-analyse concerne par excellence l'objet
d'art littéraire. Deleuze et Guattari vont même jusqu'à penser que« la schizo-
analyse est comme l'art de la nouvelle. Ou plutôt elle n'a aucun problème
d'application: elle dégage des lignes qui peuvent être aussi bien celles d'une
vie, d'une œuvre littéraire 8. »Kafka Pour une littérature mineure deviendra
non seulement la preuve de la faillite de la théorie littéraire psychanalytique,

5. K. p. 128-129.
6. Il est significatif quc. après le livre sur Kafka. Deleuze n'abandonnera plus cette triple
approche de la littérature. Même son dernier grand texte programmatique. le chapitre « La Lit-
térature et la vie». publié en 1993 dans Critique el clinique. reprend la ligne politique. machi-
nique et d'expérimentation. Deleuze y énumère les six thèmes qui organisent son approche
de la littérature: 1) l'écriture en tant qu'expérience d'être un étranger dans sa propre langue;
2) la littérature comlne une atfaire collective: 3) la littérature en tant que machine littéraire;
4) la littérature comme travail sur la matérialité de la langue: 5) le devenir-minoritaire de l'écri-
vain et 6) l'écrivain comme médecin dll mondc.
7. AO. p. 130.
8. AIP. p. 249.

162
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

mais surtout l'argument inaugural pour la vraisemblance de la méthode schi-


zoanalytique. La façon même d'y entrer fonctionne déjà comme un protocole
de la nouvelle méthode.

Le rhizome-Kafka
Le thème qui oriente Kafka - Pour une littérature mineure est le mode
d'existence d'une littérature mineure, c'est-à-dire le travail littéraire qu'une
minorité fait dans une langue majeure. Tel est le cas de la communauté juive
et tchèque à laquelle appartient Kafka. À Prague, au début du siècle, cette
communauté doit écrire dans la langue allemande, et à l'intérieur d'une tra-
dition littéraire qui fut bâtie sur les grands mythes du christianisme. Selon
Deleuze, un tel travail implique trois dispositifs: a) déplacement de la langue
face à son ancrage d'origine de façon à la dire dans un territoire quelconque;
b) inscription de toute affaire individuelle (vie familiale, conjugale, etc.) dans
un arrière-fond économique, bureaucratique, juridique; et, c) investissement
collectif du travail littéraire, où tout énoncé prend une valeur d'action com-
mune. Deleuze et Guattari définissent ces dispositifs comme « la déterritoria-
lisation de la langue, le branchement de l'individuel sur l'immédiat-politique,
l'agencement collectif d'énonciation 9 ». Le dispositif clef est ce dernier: le
travail qu'une communauté mineure développe dans une tradition littéraire
dominante. À ce travail, ils donnent le nom d'« agencement collectif d'énon-
ciation », c'est-à-dire la transformation du travail littéraire en une affaire du
peuple, faisant de la littérature une« machine collective d'expression ». Selon
Deleuze et Guattari, c'est l'agencement collectif d'énonciation qui déplace la
langue par rapport au territoire et c'est lui qui inscrit l'histoire individuelle
dans un horizon collectif. Comprendre le mode d'existence d'une littérature
mineure, c'est donc comprendre cet agencement.
Sa détermination fondamentale, c'est son rapport à la question du sens.
Comme le concept d'« événement », le concept d'« agencement» appartient
à une théorie de l'énonciation ou théorie de l'expression. Mais, dans le cas de
l'agencement, le sens énoncé ou exprimé n'est plus pensé dans son rapport
aux états de choses, ni dans son statut ontologique. La question du sens dans
la théorie de l'agencement n'est plus ce qu'il dit ou ce qu'il est, mais comment
il est produit. La réponse renvoie aussi à une théorie des multiplicités. Le sens
est toujours le travail de séries divergentes de singularités. Cependant, tandis
que la théorie de l'événement approche cette multiplicité à partir des choses,
à partir de ce qui est énoncé, la théorie de l'agencement, comme nous allons
le voir, pense la multiplicité du côté du travail du discours, dans l'énonciation.

9. K. p. 33.

163
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Cette multiplicité sera le devenir-autre, le devenir-collectif de celui qui écrit,


à savoir ici, Kafka. La théorie de l'agencement essaie de penser le statut de
Kafka, ou de K, le« héros» de ses trois romans les plus connus. L'agencement
« K », et non pas le héros« K », est l'objet du roman. L'agencement Kafka, et
non pas Kafka, est son lieu d'énonciation. K fait partie des machines sociales,
juridiques, bureaucratiques. Il produit du désir, ce désir qui ne cesse de faire
machine dans la machine. L'agencement Kafka fait partie des machines lit-
téraires, des processus d'écriture. L'agencelnent est le travai 1 de production
du désir et de son expression. Il est donc toujours une réalité double: il est
désir et énonciation. Il n'y a pas de sens énoncé qui ne soit un travail du désir,
et pas de désir qui ne s'exprime dans un énoncé. Comme le disent Deleuze
et Guattari, « un agencement, objet par excellence du roman, a deux faces:
il est agencement collectif d'énonciation, il est agencement machinique de
désir 10 ». Cette conversion réciproque est toujours un effet d'une technique,
d'un système bureaucratique, d'une administration, c'est-à-dire est toujours
une affaire sociale. Le désir est social et l'énonciation n'existe que comme
produit d'une communauté. Désir et énonciation sont toujours collectifs.
Le concept d'agencement dit précisément cette double articulation du « on » :
l'impersonnel comme machine, l'impersonnel comme affaire de plusieurs.
Le désir est lui-même impersonnel, parce qu'il est social. C'est donc lui qui
fait passer la machine dans l'énoncé, dans un mouvement qui va de l'activité
machinique au désir et du désir à l'énonciation. Il n'y a qu'un seul agen-
cement, puisqu'il n'y a « pas d'agencement machinique qui ne soit agence-
ment social de désir, pas d'agencement social de désir qui ne soit agencement
collectif d'énonciation Il ». Kafka n'existe que dans le travail de démontage
de cet agencement complexe et de son expression. La singularité du travail
littéraire de Kafka consisterait dans la mise en évidence de la nature même
de l'agencement. « Non seulement Kafka est le premier à démonter ces deux
faces, mais la combinaison qu'il en donne est comme une signature à laquelle
les lecteurs le reconnaissent nécessairement 12. »
Le concept d'agencement permet, d'abord, la reformulation des figures du
sujet dans l'œuvre littéraire. Dans une littérature mineure, l'écrivain, expro-
prié de son territoire d'origine et de son lieu de discours, renonce soit au prin-
cipe du narrateur, soit au dispositif du héros. Ces deux figures traditionnelles
du sujet dans le travail littéraire sont remplacées par une littérature sans sujet.
« Il n'y a pas de sujet, il n y a que des agencements collectifs d'énonciation
-" et la littérature exprime ces agencements 13. » Non plus l'auteur et le héros,
10. K. p. 145.
11. K p. 147.
12. K, p. 147.
13. K. p. 33.

164
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

le narrateur et le personnage, mais une communauté, une « machine litté-


raire» qui essaie d'exprimer une communauté à venir.
Dire qu' i1n'y a pas de sujet mais des agencements, en tant que blocs de désir
et d'expression, c'est du même coup faire de l'œuvre littéraire un laboratoire
transcendantal, un lieu d'expérimentation des conditions de possibilité de la
naissance des singularités intensives et des énonciations expressives. L'œuvre
de Kafka offre ce laboratoire comme sa condition la plus transparente. Elle
donne à voir comment l'agencement prend la place du sujet, dans toutes ces
figures fondamentales où « ou bien c'est une machine transcendante et réifiée,
qui garde la forme d'un sujet transcendantale; ou bien c'est un devenir-ani-
maI qui supprime déjà le problème du sujet, mais qui joue seulement le rôle
d'indice de l'agencement; ou bien c'est le devenir-collectif moléculaire, que
l'animal indiquait précisément, mais qui a encore l'air de fonctionner comme
sujet collectif(le peuple des souris, le peuple des chiens) 14 ». Machine réifiée,
devenir-animal, devenir-collectif, formes d'agencement que Kafka démonte
comme conditions de la productivité littéraire 15.
En second lieu, le concept d'agencement vient reformuler la théorie de
l'expression. Nous savons que celle-ci eut son plus grand développement dans
Spinoza et le problème de l'expression et Logique du sens. Dans le premier,
le concept d'« expression» a un rôle herméneutique décisif dans la mise en
évidence d'un régime de parallélisme, qui traverse toute l'Éthique, entre le
domaine de la rationalité démonstrative et le plan des affects 16. Logique du
sens, de son côté, approche l'expression à partir du rapport sens-événement.
L'événement est le mode d'existence du sens, et tous deux sont exprimés par
la proposition 17. Dans L'Anti-Œ'dipe, le thème de l'expression disparaît, pour
faire place à une théorie de la répression 18. Ce thème ne revient qu'avec Kafka.

14. K. p. 151.
15. Deleuze donne d'autres exemples des agencements de Kafka: « L'agencement des lettres.
la machine à faire des lettres; l'agencement du devenir-animal. les machines animalières:
l'agencement du devenir-tëminin. ou du devenir-enfantin. les "maniérismes" des blocs de
femme ou d'enfance; les grands agencements du type machines commerciales. machines hôte-
lières. bancaires, judiciaires. bureaucratiques. fonctionnaires. etc.: l'agencement célibataire ou
la machine artistique de minorité, etc. » (K. p. 155.)
16. « L'idée d'expression travaille selon un rôle herméneutique. révélant un secret: à travers
ce concept nous sommes conduits à découvrir comment le discours linéaire de r Éthique fonc-
tionne selon deux dit1ërents niveaux. explicitement dans le niveau de la rationalité démons-
trative proclamant sa progression nécessaire. et au-dessus de la surface. implicitement. nous
trouvons le monde concret des affects qui traversent cette progression. » (MACHEREY. P.. 1996.
p. 143.)
17. « Le sens. c'est l'exprimé de la proposition. cet incorporel à la surface des choses. entité
complexe irréductible. événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition. » (L5. p. 30.)
18. Nous suivons ici la petite généalogie du retour du concept d' « expression ». après sa dis-
parition dans L'Anti-Œdipe. proposée par Philippe Mengue. « Il faudrait montrer comment

165
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

C'est le concept d'agencement qui va réintroduire l'expression au centre du


travail de Deleuze. En remplaçant les figures du sujet par celle de l'agence-
ment, il peut rebâtir la thèse principale de la théorie de l'expression: le primat
de l'énonciation vis-à-vis de l'énoncé. « L'énonciation précède l'énoncé, non
pas en fonction d'un sujet qui produirait celui-ci, mais en fonction d'un agen-
cement [ ... ] : c'est l'expression qui devance ou avance, c'est elle qui précède
les contenus, soit pour préfigurer les formes rigides où ils vont se couler, soit
pour les faire filer sur une ligne de fuite ou de transformation. Mais ce primat
n'implique aucun "idéalisme". Car les expressions ou les énonciations ne sont
pas moins strictement déterminées par l'agencement que les contenus eux-
mêmes. Et c'est un seul et même désir, un seul et même agencement qui se
présente comme agencement machinique de contenu et agencement collectif
d'énonciation 19. » Univocité totale de l'agencement: un seul et même agen-
cement qui produit du désir et qui s'exprime dans l'œuvre littéraire.
Si le concept d'agencement collectif d'énonciation est le point focal de
l'-approche de Deleuze et de Guattari à l'œuvre de Kafka, en même temps,
il est ce qui ouvre le texte à une multiplicité d'entrés. En tant que double,
en tant qu'agencement d'énonciation et agencement machinique, il montre
toute œuvre littéraire d'une communauté mineure elle-même comme une
machine, comme un corps-sans-organes, comme un rhizome. On comprend
alors qu'une des premières questions que Deleuze et Guatarri formulent soit:
« Comment entrer dans l'œuvre de Kafka? » Et on comprend mieux qu'ils
répondent: «C'est un rhizome, un terrier. [ ... ] On entrera donc par n'importe
quel bout 20. » Dans chaque conte, chaque nouvelle ou chaque roman, il n'y
L >/nti-Œdipe, qui accordait une place Im~jeure au concept de répression, conduisait implicite-
ment à une impasse. L'idée de répression est, en effet, une des catégories fondamentales de la
pensée représentative. La notion de répression entraîne nécessairement : - la dualité causale:
pour réprimer. il tàut une cause réprimante qui porte sur un désir (réprimé), où se produit son
etfet. la répression - un rapport représentant/représenté: pour réprimer, il tàut pouvoir inscrire
et déformer, et donc un représentant détonnant et un représenté détonné. [ ... ] Devant ces dit1i-
cuItés, on comprend la nécessité d'une réorganisation conceptuelle, qui va donner lieu, au-delà de
la continuité apparente et que souligne avec complaisance l'identité des sous-titres ("Capitalisme
et schi::ophrénie·'). à Mille plateaux. La nouveauté radicale qu'apporte le concept d'agencement,
c'est d'arriver à refondre la théorie de l'expression. à la tois en éliminant toute trace "représen-
tative" dans la fonction d·expression. et en contournant toute la théorie du langage et des signes
(du signiliant) issu de Saussure. [... ]. Le tour de force. qu'on ne soulignera jamais assez, de la
conception deleuzienne est de réussir à construire une théorie de l'expression en se passant du
concept de "signe" (comme rapport de signifiant à signifié). » (MENGUE. P.. 1994, p. 61.)
19. K. p. 153.
20. K. p. 7. COlnme l'explique Anne Sauvagnargues. « au commencement organique, à la tota-
lité hiérarchique de l'œuvre se substitue une entrée cinétique qui tient compte de la lecture,
comprise matériellement comme l'acte qui torce un tr~jet dans le terrier, et ouvre une galerie
singulière. Toutes les lectures ne se valent pas. n'ont pas la même densité circulatoire, mais
chacune transtorme l'œuvre [ ... ]. Le rapport à l'œuvre correspond à l'arpentage d'un territoire

166
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

a pas de points ou de positions, comme dans le cas du livre-radicule ou du


livre-racine, mais des intensités et des vitesses. Le livre kafkaïen est un livre-
rhizome qui n'a ni sujet ni objet. Ses textes sont un ensemble machinique,
lequel est fait de matières différemment formées, de dates et de vitesses très
différentes. C'est un agencement collectif. Il s'agit de ce que Deleuze appelle
une «sémiotique perceptive 21 ». Comme le dit Deleuze dans Mille plateaux,
« un livre est un tel agencement, comme tel inattribuable. C'est une multi-
plicité 22 ». Dans le livre-rhizome, il n'existe que des lignes, lesquelles font
proliférer le livre lui-même dans une multiplicité. Un des caractères les plus
importants du rhizome, c'est d'avoir toujours de multiples entrées. C'est
en ce sens que la nouvelle Le Terrier peut être appelée un rhizome animal.
En effet, dans Le Terrier, l'animal explique l'organisation de sa maison
comme ayant de multiples entrées et passages: « Outre ce grand couloir,
je possède encore, pour me relier au monde extérieur, de petits boyaux très
étroits et assez hasardeux qui me procurent un air respirable [ ... ]. Tous les
cent mètres, j'ai élargi les couloirs, j'ai creusé de petits ronds-points où je
peux me rouler confortablement en boule [ ... ] - j'en ai plus de cinquante
ainsi dans mon terrier 23. »
En tant que rhizomatique, le livre kafkaïen représente le livre-machine
de guerre contre le livre-appareil d'État. Kafka, et sa fantastique machine
bureaucratique, réalise cette idée de livre qui se construit directement en tant
que connexion machinique entre les dispositifs de l'écriture et les machines
sociales (juridiques et politiques). L'exemple le plus clair de cet agencement
est le roman Le Château. Ce roman a de multiples entrées et, selon Deleuze,
« le principe des multiples entrées n'empêche que J'introduction de l'ennemi,
le Signifiant, et les tentatives pour interpréter une œuvre qui ne se propose en
fait qu'à l'expérimentation 24 ».
Comment entrer maintenant dans l'œuvre de Deleuze et Guattari sur Kafka?
Pour reprendre la méthode de Deleuze et de Guattari, « on entrera donc par
n'importe quel bout, aucun ne vaut mieux que l'autre, aucune entrée n'a de
privilège, même si c'est presque une impasse, un étroit boyau, un siphon, etc.
On cherchera seulement avec quels points se connecte celui par lequel on
entre, par quels carrefours et galeries on passe pour connecter deux points,

réel: on trouve là l'apparition de la cartographie. qui servira à définir le rhizome. et permet ici
de décrire l'activité critique [ ... ]. Le rhizome. comme théorie de la lecture. tient donc compte
de l'acte de lecture. et fàit de la réception une production active, une transformation véritable et
une capture de l'œuvre ». (SAUYAGNARGUES. A.. 2005. p. 119-120.)
21. Cf MP. p. 34.
22. MP. p. 10.
23. KAFKA. F.. 1998b. p. 279-80.
24. K. p. 7.

167
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

quelle est la carte du rhizome 25 ». Cependant, nous croyons qu'il faut privilé-
gier trois entrées: une entrée « Littérature et loi» qui porte sur la dimension
du symbolique; une autre qui porte sur la dimension du réel, « L'énoncé et le
désir» ; et finalement une dernière, qui porte sur la dimension de l'imaginaire,
sous le titre « Sans imagination ». Toutes les trois, comme nous essayerons de
le montrer, sont des déclarations de combats contre le canon psychanalytique.

Entrée 1: Littérature et Loi (dimension du symbolique)

Deux versions du rapport entre Kafka et la loi


La deuxième édition de Proust et les signes, de 1970, est presque obsé-
dée par le problème de la loi, problème qui vient même constituer le nou-
veau centre de la méthode de lecture de la Recherche. Au lieu de comprendre
l:unité de l'œuvre par le système des signes en tant que table des catégories de
l'essence en harmonie avec les facultés - comme il l'avait fait dans l'édition de
1964 -, Deleuze vient montrer surtout l'existence de séries divergentes et de
niveaux non communicants dans la Recherche. Et ces niveaux tournent autour
non pas des facultés ou des formes du temps, mais de l'expérience amoureuse
de Marcel. Selon l'édition de 1970, c'est dans le régime disparate des amours
du narrateur qu'une nouvelle unité de l'œuvre a lieu. Et cette expérience
amoureuse ne produit de l'unité que parce qu'elle a un lien d'essence avec
la loi. Dans ce cas, ce n'est pas la loi comme logos grec qui ramasse tous les
fragments pour les rattacher à un tout. La loi qui traverse la Recherche n'est
pas le fil d'intelligibilité d'un ordre caché sous le chaos. La loi que Deleuze
introduit dans l'édition de 1970 est la loi de l'impératif dans sa version laca-
nienne, celle qui fonde la tripartition symbolique/imaginaire/réel à l'intérieur
du désir. C'est une loi irreprésentable, qui inscrit la culpabilité dans l'amour
et qui fait de l'amour, et de son rappol1 avec l'innocence imaginaire de l'être
qu'on aime, le principe d'unité de toute la Recherche.
On comprend bien que ce thème de la loi soit introduit justement dans le
chapitre III de cette deuxième partie, avec le titre « Niveaux de la Recherche ».
Elle vient résoudre le problème de l'architectonique de l'œuvre de Proust qui
était annoncé dans les deux chapitres antérieurs. Deleuze y reprend tous les
attributs de la loi de la version lacanienne de la psychanalyse. « Ne nous fai-
sant rien connaître, elle ne nous apprend ce qu'elle est qu'en marquant notre
chair, en nous appliquant déjà la sanction; et voilà le fantastique paradoxe,
nous ne savons pas ce que voulait la loi avant de recevoir la punition, nous

25. K. p. 7.

168
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

ne pouvons donc obéir à la loi qu'en étant coupable [ ... ]. À proprement par-
Ier inconnaissable, la loi ne se fait connaître qu'en appliquant les plus dures
sanctions à notre corps supplicié 26. » Deleuze distingue alors deux formes
de conscience de la loi. La conscience dépressive et la conscience schizoïde.
La première, selon Deleuze, est celle qui apparaît de façon paradigmatique
chez Kafka. La deuxième organise l'œuvre de Proust. « La conscience
moderne de la loi prit une forme particulièrement aiguë avec Kafka: c'est
dans La Muraille de Chine qu'apparaît le lien fondamental entre le caractère
fragmentaire de la muraille, le mode fragmentaire de sa construction, et le
caractère inconnaissable de la loi, sa détermination identique à une sanction
de culpabilité. Chez Proust toutefois, la loi présente une autre figure, parce que
la culpabilité est plutôt comme l'apparence qui cache une réalité fragmentaire
plus profonde, au lieu d'être elle-même cette réalité plus profonde à laquelle
les fragments détachés nous mènent. À la conscience dépressive de la loi telle
qu'elle apparaît chez Kafka, s'oppose en ce sens la conscience schizoïde de la
loi selon Proust 27. »
Kafka et Proust sont les deux paradigmes clefs de la conscience moderne de
la loi. Cette modernité, par opposition à la tradition grecque, invertit le rapport
entre le Bien et la Loi. « La loi ne dit plus ce qui est bien; mais est bien ce
que dit la loi », comme l'écrit Deleuze dans ce même chapitre. Kafka illustre
cette inversion sur le corps supplicié où la loi se fait connaître comme sanc-
tion. Proust la donne à voir sur l'expérience de l'amour, comme expérience
de la division primordiale du regard de l'amant sur l'être aimé. Pour Proust,
selon Deleuze, aimer suppose la culpabilité de l'être aimé. Tout amour est une
investigation, une recherche et une discussion sur les preuves d'innocence de
la femme qu'on sait pourtant coupable. « L'amour est donc une déclaration
d'innocence imaginaire tendue entre deux certitudes de culpabilité, celle qui
conditionne a priori l'amour et le rend possible, celle qui clôt l'amour, qui
en marque la fin expérimentale. Ainsi le narrateur ne peut aimer Albertine
sans avoir saisi cet a priori de culpabilité 28. » Deleuze peut donc reconduire
l'unité de la Recherche aux formes de la culpabilité. Selon lui, il y a trois
niveaux de la culpabilité amoureuse. La culpabilité des séries hétérosexuelles,
celle des séries homosexuelles, et celle des séries transsexuelles. À ces trois
niveaux de la culpabilité correspondent les trois niveaux de la Recherche.
Le premier exprime la logique de lajalousie. Il se manifeste comme séquestrer
et emmurer l'être aimé. Le deuxième, c'est tout le mouvement de la décou-
verte de l'homosexualité comme la faute originelle de l'aimé, dont on le punit

26. PS. p. 159.


27. PS. p. 159-160.
28. PS. p. 160.

169
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

en le séquestrant. C'est la série du voyeurisme. Le troisième, c'est d'empêcher


la communication dans la dimension transversale, la contiguïté entre les sexes
et les objets partiels, la rendant seulement possible par la profanation.
Ce que Deleuze appelle, dans l'édition de 1970, la trinité de Proust- séques-
tration, voyeurisme et profanation - ce n'est que la trinité lacanienne du rap-
port désir/loi comme distinction entre le réel, l'imaginaire et le symbolique.
Et cette trinité explique donc, en tant que jugement d'innocence de l'être aimé
qu'on sait pourtant coupable, le grand mystère de l'organisation non commu-
nicante de la Recherche.
Mais ce que nous voulons mettre en évidence dans toute cette longue méta-
physique de la loi - que Deleuze introduit dans l'édition de 1970 de Proust et
les signes - c'est le rôle qu'il lui fait jouer dans l'approche de la modernité en
littérature. Les deux grands monuments du xx e siècle - Kafka et Proust - se
laissent comprendre comme deux versions de la conscience moderne de la
loi_ : la dépressive et la schizoïde. Mais ce qui est le plus significatif, c'est que
la démonstration du rôle et de la présence de la loi chez Proust (dans la version
de l'innocence imaginaire de l'être aimé et non pas comme corps supplicié) se
fait sur l'apparente évidence d'une conscience moderne de la loi et, en plus,
sur l'apparente évidence d'un laboratoire romanesque de cette conscience
moderne de la loi chez Kafka. Que la loi invisible et inconnaissable, qui
n'existe pas avant la punition, soit le dispositif d'engendrement des contes et
des romans de Kafka, cela est pris par Deleuze comme un patrimoine stable
de notre expérience littéraire. Comme le dit Deleuze, « la conscience moderne
de la loi prit une forme particulièrement aiguë avec Kafka ». C'est le Kafka
dépressif qui offre les instruments pour comprendre un Proust schizoïde et qui
légitime l'analyse de la Recherche selon les niveaux de la conscience de la loi
et de la culpabilité.

Ce diagnostic ne serait pas paradoxal si Deleuze lui-même ne l'avait pas


mis en question. Le livre sur Kafka, qu'il publie en 1975 avec Guattari, sera
justement la réfutation la plus acharnée de cette vision canonique. Nous
essaierons même de montrer dans quelle mesure Kafka - Pour une littérature
mineure est un combat contre les prémisses de cette version qui a dominé une
paltie significative de la théorie littéraire des années soixante, et dont Deleuze
lui-même fut une des « victimes» avec la deuxième partie de Proust et les
signes qu'il a ajoutée, en 1970, à la version de 1964.
Le centre théorique du livre de 1975 se trouve dans le chapitre v, « Imma-
nence et désir ». C'est là qu'on peut approcher au plus près le principe
d'explication de toutes les thèses sur la nature « mineure» des lettres, des
contes, des romans de Kafka. Ce chapitre commence de façon critique, par

170
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

une référence à ce que Deleuze et Guattari appellent les « thèmes courants des
interprétations de Kafka ». Et~ ce qui est surprenant, c'est que non seulement
ces thèmes sont justement tous rapportés à la question de la loi et de la culpabi-
1ité~ mais, surtout, qu'ils sont formulés dans les termes mêmes où Deleuze les
avait présentés en 1970 - avec une seule diftërence : maintenant il ne les recon-
naît plus comme étant des thèses à lui. Il faut reproduire dans sa totalité cette
première page du chapitre v. Face à l'intégralité de ce texte, on peut se rendre
compte du renversement que Deleuze opère à l'intérieur de sa propre pensée.
« La théologie négative ou de l'absence~ la transcendance de la loi, l'a priori
de la culpabilité sont des thèmes courants dans beaucoup d'interprétations de
Kafka. Les textes célèbres du Procès (et aussi de La Colonie pénitentiaire,
de La Muraille de Chine) présentent la loi comme pure forme vide et sans
contenu, dont l'objet reste inconnaissable: la loi ne peut donc s'énoncer que
dans une sentence, et la sentence ne peut s'apprendre que dans un châtiment.
Personne ne connaît l'intérieur de la loi. Personne ne sait ce qu'est la loi dans
la Colonie; et les aiguilles de la machine écrivent la sentence sur le corps du
condamné qui ne la connaissait pas, en même temps qu'elles lui infligent le
supplice. "L'homme déchiffre la sentence avec ses plaies." Dans La Muraille
de Chine, "quel supplice que d'être gouverné par des lois qu'on ne connaît
pas [ ... ] et le caractère des Lois nécessite aussi le secret sur leur contenu".
Kant a fait la théorie rationnelle du renversement, de la conception grecque
à la conception judéo-chrétienne de la loi: la loi ne dépend plus d'un Bien
préexistant qui lui donnerait une matière, elle est pure forme, dont dépend le
bien comme tel. Est bien ce qu'énonce la loi, dans les conditions formelles où
elle s'énonce elle-même 29. »
Cette première page du chapitre v est exemplaire. Sont ici présents chacun
des quatre traits de ce que Deleuze désignait en 1970 comme la « conscience
dépressive de la loi» dans l'œuvre de Kafka. 1. La loi est inconnaissable;
2. Elle se manifeste uniquement dans l'a priori de la culpabilité; 3. Elle se
déchiffre dans le corps supplicié; 4. Elle ne dépend plus d'un Bien mais,
depuis Kant, elle est pure forme, qui fonde le Bien.
Cependant, tout change. Ces traits de la loi sont bien évoqués mais, main-
tenant, pour être éloignés de ce que serait le regard de Kafka sur la loi. Selon
le Deleuze de 1975, l'interprétation courante qui fait de Kafka un penseur de
la loi est fausse, et elle est fausse parce qu'elle le prend à la lettre. Comme le
disent maintenant Deleuze et Guattari dans la continuation de ces lignes de la
première page du chapitre v: « On dirait que Kafka s'inscrit dans ce renverse-
ment. Mais l'humour qu'il y met témoigne d'une tout autre intention. Il s'agit
moins pour lui de dresser cette image de la loi transcendante et inconnaissable
29. K, p. 79.

171
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

que de démonter le mécanisme d'une machine d'une tout autre nature, qui a
seulement besoin de cette image de la loi pour accorder ses rouages et les faire
fonctionner ensemble "avec un synchronisme parfait" 30. » Tout d'un coup,
l'œuvre de Kafka n'est plus le lieu où « la conscience moderne de la loi prit
une forme particulièrement aiguë », comme Deleuze l'écrivait, en 1970, dans
la deuxième partie de Proust. Au contraire, Kafka ne s'inscrit pas dans ce
renversement inauguré par Kant. Il ne veut pas illustrer cette image d'une loi
vide et inconnaissable. Il veut plutôt démonter cette image même de la loi,
parce qu'il sait que cette image est ce qui fait fonctionner le mécanisme des
machines répressives.
Mais, alors, comment expliquer que Deleuze se mt trompé sur les textes
de Kafka? Comment prendre, en 1970, La Muraille de Chine, La Colonie
pénitentiaire, Le Procès, Le Château, comme l'illustration par la culpabilité
et par les corps suppliciés - du renversement kantien du rapport entre la loi et
le bien?
Deleuze ne se confronte jamais à ce changement radical de son propre point
de vue dans l'intervalle de cinq années. Il se limite à reconstituer cette pers-
pective et, tout d'un coup, à la dénoncer en tant que l'interprétation courante
de Kafka. Et, au moment d'expliquer cette erreur de lecture - qu'il attribue
génériquement aux lecteurs de Kafka -, il se fait rhétoricien. Selon Deleuze,
la réception de Kafka s'est trompée par un manque d'esprit. Les lecteurs du
Procès ont manqué le fait que tout n'était qu'une immense figure tropique:
l'humour. Comme il le dit: « On dirait que Kafka s'inscrit dans ce renver-
sement. Mais l'humour qu'il y met témoigne d'une tout autre intention 31. »
Kafka parle bien de loi et de culpabilité. Mais il ne se prend pas au sérieux 32.
Peut-t-on conclure que Deleuze lui-même, en 1970, avait pris Kafka comme
la conscience moderne de la loi parce qu'il n'avait pas compris que les pages
du Procès et de tous les autres contes et romans étaient pour rire? Fut-ce alors
par une nouvelle disposition herméneutique, par un surcroît d'esprit, que le
regard de Deleuze changea entre 1970 et 1975 ? Ou doit-on admettre que c'est
l'entrée de Félix Guattari dans le travail d'écriture de Deleuze qui est venue
apporter cette nouvelle sensibilité à l'humour chez Kafka? C'est peu pro-
bable. Guattari ajoué, sans doute, un rôle déterminant dans le changement de
perspective. Mais ce changement n'a rien à voir avec une nouvelle sensibilité

30. K. p. 79-80.
31. K. p. 80.
32. Deleuze et Guattari seront plus explicites dans leur « révolte» : « Les trois thèmes les plus
fâcheux dans beaucoup d'interprétations de Kafka. c'est la transcendance de la loi. l'intériorité
de la culpabilité. la subjectivité de l'énonciation. Ils sont liés à toutes les stupidités qu'on a
écrites sur l'allégorie. la métaphore. le symbolisme de Kafka. Et aussi à l'idée du tragique. du
drame intérieur. du tribunal intime. etc. » (K. p. 82-83.)

172
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

rhétorique. Il s'agit d'une transformation théorique fondamentale. Et cette


transformation touche à la racine du concept de loi. Deleuze découvre, avec
Guattari, que cette image dépressive de Kafka est le symbole par excellence
de la lecture psychanalytique des enjeux du désir dans l'expérience littéraire.
C'est pourquoi cette découverte se manifeste pour la première fois dans ce
livre où, pour la première fois aussi, Guattari collabore avec Deleuze, ce Iivre-
clef dédié justement à dénoncer le concept d'Œdipe et le rôle que ce concept
joue dans la compréhension psychanalytique du rapport entre la loi et le désir.
Détruire l'hypothèse œdipienne, c'est détruire la définition de la loi par la
culpabilité du désir. Si, en 1975, Deleuze (et Guattari) peut montrer que Kafka
n'appartient pas au renversement kantien de la condition de la loi, c'est parce
qu'il avait auparavant montré que le désir n'a pas son origine dans le rapport
avec la loi.
Beaucoup a été écrit sur le nouveau concept de désir dans L'Anti-Œdipe.
Il s'est formé l'évidence selon laquelle c'est ce livre qui explique le tournant
politique du regard de Deleuze sur la littérature, lequel se manifeste de façon
privilégiée dans le livre sur Kafka. Nous proposons, cependant, une autre
archéologie pour le concept de « littérature mineure ». Ne serait-il possible de
trouver l'origine du changement de la position de Deleuze sur le concept de
loi dans la lecture qu'il a faite de Michel Foucault? Ne serait-il la transforma-
tion du problème de la loi dans Surveiller et punir qui a offert à Deleuze des
nouvelles perspectives sur Kafka?

L'énoncé et le pouvoir
Il est devenu un cliché d'attribuer à Deleuze les propositions qu'il découvre
chez d'autres penseurs. Et malgré notre dégoût pour ce réductionnisme, nous-
même, tout au long de cet étude, nous nous sommes rendue un peu coupable
de cette déformation en cercle. Les livres sur Hume, Nietzsche et Kant, nous
les avons traversés pour y souligner surtout les premières formulations de
la version deleuzienne du programme de l'empirisme transcendantal en tant
qu'horizon d'intelligibilité de la théorie des facultés qui organisait les diffé-
rentes éditions de Proust et les signes. Et si nous avons presque ignoré les livres
sur Bergson et sur Spinoza de cette même période, ce n'était pas pour refuser
cette méthode de lecture en miroir. Il y a un immense réseau de concepts et
de décisions théoriques de Deleuze dont la vérité ne se laisse pas déterminer
sans le renvoi à ses images de Bergson et de Spinoza. Et chaque fois qu'on
essaie d'expliquer les thèses les plus singulières de Deleuze, comme celles
sur ce qu'il appelle un plan d'immanence, ou celles sur le virtuel, sur les syn-
thèses du temps, sur l'univocité de l'être, sur le sens ou sur l'événement, on
est tout de suite forcé de tomber dans ces abîmes que sont le Bergson ou le

173
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Spinoza de Deleuze, ou rnieux, cette mise en abyme de la méthode deleu-


zienne de « raconter un livre de la philosophie passée comme si c'était un
livre imaginaire et feint 33 ». Si les livres sur Bergson et sur Spinoza n'ont
pas été visités d'une façon intensive dans notre recherche, ce fut seulement
parce qu'ils constituent le fond permanent, immutable, de toute la pensée de
Deleuze. En tant que tels, donc, ils n'éclaircissent rien dans les discontinuités
conceptuelles, les tournants intérieurs qui seuls nous aident dans la compré-
hension de la diversité de perspectives, et même de la contradiction, entre les
diftërents regards de Deleuze sur la littérature.
Il s'est imposé l'idée que les années soixante-dix, celles de collaboration
avec Félix Guattari, auraient vu interrompre les travaux sur des auteurs philo-
sophiques et que ce ne serait qu'après Mille plateaux que Deleuze serait revenu
à sa passion pour les grands textes théoriques 34. Il est vrai que c'est seulement
en 1981 qu'il reprend et augmente son Spinoza de 1971 en Spinoza - Philo-
sophie pratique. Foucault est publié en 1986, et Le Pli. Leibniz et le baroque
en 1988. Et parce que ces livres sont en grande mesure la version accomplie
des cours à Paris-VIII des années quatre-vingt, dédiés justement à Spinoza,
à Foucault et à Leibniz, il surgit la tàusse évidence que les années soixante-
dix, celles de collaboration intensive avec Félix Guattari, avaient ignoré cette
méthode de « collage» en histoire de la philosophie qui aurait permis « un
Hegel philosophiquement barbu, un Marx philosophiquement glabre au même
titre qu'une Joconde moustachue 35 ». Deleuze aurait consacré la décade de
soixante-dix seulement à des travaux d'économie politique, de sociologie, de
linguistique, de littérature, de psychanalyse, de biologie, c'est-à-dire à tout ce
mélange vertigineux de perspectives visionnaires sur le devenir du désir et du
capitalisme, sur les impasses de la révolution, sur les machines de guerre, d'où
sont sortis L'Anti-Œdipe, Kafka, et Mille plateaux.
Mais cette version figée efface un chapitre décisif du rapport de Deleuze
avec les grands textes du patrimoine philosophique. Celui qui concerne la lec-
ture qu'il a faite de Foucault dans deux études publiées dans la revue Critique.
Bien que modifiées et augmentées pour être incluses en 1986 dans le livre sur
Foucault, ces études, publiées auparavant respectivement en 1971 et 1975,
ont une valeur archéologique rare. Elles nous renseignent sur la très singu-
lière réception par Deleuze d'Archéologie du savoir et de Surveiller et punir
au moment même de leur publication. Et ce renseignement concerne, encore
une fois et surtout, plus que la compréhension lumineuse, et en même temps

33. DR. p. 4.
34. L'étude qui renforce le plus cette perspective est celle de Manola Antonioli (ANTONIOLl,
M .. 1999).
35. DR. p. 4.

174
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

fraternelle, de ces deux monuments des années soixante-dix, le développe-


ment de la pensée de Deleuze. En effet, les deux premiers chapitres de Fou-
cault sont des voies d'accès privilégiées à la genèse non seulement du livre sur
Kafka, mais aussi du livre qui dessine son territoire conceptuel: L'Anti-Œdipe.
Il n'est pas difficile d'indiquer dans quelle mesure la théorie des énoncés
d'Archéologie du savoir, en tant que description de ces multiplicités discur-
sives non personnelles qui établissent des rapports extrinsèques avec des
formations non discursives (comme institutions, événements politiques, pra-
tiques et processus économiques), a été un instrument fondamental dans la
construction de L 'Anti-Œdipe. La théorie des synthèses de production, registre
et consumation qui révèlent le caractère en même temps social, historique et
politique des processus désirants et, donc, de tous les délires familiaux, serait
impossible sans l'idée d'une saturation de l'énonçable à chaque époque, où
tout est réel dans l'énoncé, et où toute réalité est manifeste.
Un pareil impact de Foucault sur Deleuze se produit avec Surveiller et
punir. Rappelons-le schématiquement. La théorie du pouvoir de ce livre de
1975, avec de nouveaux concepts comme ceux de « dispositif », de « dia-
gramme » institutionnel en tant qu'exposition matérielle des rapports de
forces, de « cause immanente », offre un des fonds les plus transparents pour
accompagner l'analyse que Deleuze et Guattari proposent des œuvres de
Kafka. Le concept même d'« agencement collectif d'énonciation », à partir
duquel une communauté mineure résiste aux machines diaboliques du pou-
voir, est l'expression littéraire de ces diagrammes de pouvoir à la géométrie en
même temps abstraite et matérielle que Foucault avait fondée dans Surveiller
et punir. On peut dire donc que, d'une façon parallèle aux études en sciences
humaines, aux lectures d'éthologie animale et de biologie qui traversent le
fond du travail des années soixante-dix, l'appropriation que Deleuze a faite
de la pragmatique des énoncés de Foucault ainsi que de sa microphysique du
pouvoir disciplinaire a eu un effet énorme, bien que plus secret.
Le livre sur Foucault, par sa composition à deux temps, nous donne quelques
clés pour comprendre deux moments fondamentaux du développement de
Deleuze. Le premier, qui reprend les articles sur Archéologie du savoir et sur
Surveiller et punir écrits en 1971 et 1975 pour la revue Critique, concerne
la pragmatique des énoncés et la microphysique du pouvoir sur lesquels se
bâtit le livre sur Kafka. Le deuxième moment, celui des chapitres écrits après
1984, comme nous le verrons dans la troisième partie sur Beckett et Melville,
introduit le concept de plissement de la pensée qui inspire le livre sur Leibniz
et qui dresse l'horizon soit de l'éthique de l'impossible qu'on trouve dans le
texte sur Bartleby, soit de l'esthétique de l'épuisement du possible autour des
textes de Beckett pour la télévision.

175
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

NOlis respectons dans notre recherche cette approche en deux temps que
Deleuze a faite de Foucault. Comme introduction à la lecture Kafka - Pour
une littérature mineure, nous reconstituons les deux premiers chapitres du
livre Foucault, dédiés, respectivement, à Archéologie du savoir et à Surveiller
et punir. Nous croyons qu'il est possible d'y déceler les lignes primordiales
d'inspiration de la théorie des agencements collectifs d'énonciation ainsi que
de l'idée de pouvoir comme machine abstraite de désir. Ces concepts consti-
tuent peut-être les aspects les plus singuliers du regard de Deleuze sur la litté-
rature dans les années soixante-dix.
Les chapitres que Deleuze a dédiés aux deux derniers volumes de l'Histoire
de la sexualité seront visités dans notre recherche seulement dans la troisième
patiie. Ils appartiennent en effet à un nouveau paradigme dans la pensée de
Deleuze, celui qui gravite autour de la question de la subjectivation comme
plissement de la force sur elle-même, transformant la microphysique du pouvoir
el} une éthique du possible. Ce dernier regard de Deleuze sur Foucault doit donc
être approché à côté du livre qu'il a comme préparé, le livre sur Leibniz.

Pragmatique des énoncés


Le concept d'« énonciation collective» qui organise la lecture de Kafka est,
en grande mesure, la conséquence de la lecture que Deleuze avait faite de la
nouvelle pragmatique des énoncés proposée par Foucault. Dans Archéologie
du savoir, en effet, ce que Deleuze veut surtout souligner, c'est le concept
d'« énoncé» que Foucault y a introduit comme objet spécifique de sa nouvelle
méthode d'archiviste des sciences humaines. L'idée de« raison» que Foucault
avait découvelie dans la psychiatrie du XYlIl e siècle, les images du normal et
du pathologique qu'il avait mises en clair dans les nosographies des siècles de
l'invention de la clinique, ou les catégories anthropologiques qu'il montrait
au fond des sciences humaines, tout cet univers de savoirs, de classifications,
de catégories, était puisé dans la lecture des traités médicaux, dans des rap-
pOlis de police, dans des récits cliniques, ou même dans des romans, dans des
pièces de théâtre. Deleuze veut suivre la justification que Foucault présente
de la valeur de vérité de cette couche matérielle du dit. Si l'on peut mettre
en rapport les pages de Cervantes sur le délire de Don Quichotte, les lignes
finales du Roi Lear de Shakespeare et le récit de l'hypothèse du malin génie
chez DescatieS, c'est parce que là, dans la positivité de ce qui fut énoncé, une
réalité de la raison et de la déraison se manifeste de façon accomplie. Légi-
timer l'épistémologie d' Histoire de la folie, de Naissance de la clinique et
de Les Mots et les choses, c'est construire la métaphysique adéquate à cette
réalité autonome des énoncés que Foucault prend comme monument exhaustif
du savoir d'une époque.

176
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Pour Deleuze, le concept d'« énoncé» proposé par Foucault se bâtit en


opposition aux concepts de « proposition» et de « phrase ». La proposition,
c'est ce qu'on peut concevoir à partir d'une langue donnée. La phrase corres-
pond à ce qu'on dit réellement à l'intérieur du domaine infini des propositions
à concevoir. La phrase est, ainsi, la dimension matérielle du champ mental du
sens. Par contre, l'énoncé, lui, est l'ensemble effectif des phrases dites à un
moment et dans un espace déterminés. La ligne de démarcation semble s'éta-
blir simplement en extension, par soustraction successive de la dimension des
domaines du sens, qui va du concevable au disible, et du disible au dit. Mais,
pour Deleuze, cette 1igne est surtout ontologique. Elle concerne la différence
entre, d'un côté, le possible et le virtuel, et, de l'autre, le réel. Les propositions
existent selon le régime du possible, « car, des propositions, on peut toujours
en concevoir autant qu'on veut, autant qu'on aurait pu en exprimer les unes
"sur" les autres conformément à la distinction des types; et la formalisation
comme telle n'a pas à distinguer le possible et le réel, elle fait foisonner des
propositions possibles. Quant à ce qui est réellement dit, sa rareté de fait vient
de ce qu'une phrase en nie d'autres" en empêche d'autres, contredit ou refoule
d'autres phrases; si bien que chaque phrase est encore engrossée de tout ce
qu'elle ne dit pas, d'un contenu virtuel ou latent qui en multiplie le sens, et
qui s'offre à l'interprétation, formant un "discours caché", véritable richesse
en droit 36 ». Les propositions correspondent au monde du possible, le monde
de la formalisation du sens. Les phrases, de leur côté, produisent un monde
virtuel. C'est le monde où le sens est produit, multiplié dans chaque phrase,
mais en régime de latence. Les phrases convoquent donc l'interprétation pour
faire advenir ce virtuel à la clarté. L'Archéologie du savoir serait la construc-
tion d'un programme d'analyse historique de monuments du savoir qui refu-
serait soit la formalisation, soit l'interprétation, c'est-à-dire soit l'étude des
propositions qu'une époque aurait conçues, soit les phrases qu'elle aurait
effectivement dites mais qui renverraient à d'autres phrases que ces phrases
auraient contredites ou refoulées. Contre une histoire du possible, mais aussi
contre une histoire du virtuel, Foucault proposait, selon Deleuze, une histoire
du réel comme une histoire des énoncés. Et ce réel ne contient rien de pos-
sible, comme si ce possible fût sa condition transcendantale, ni rien de virtuel,
comme son excès non dit ou caché. C'est un réel univoque, qui contient tout
son fondement et tout son sens. Pour penser cette condition d'un dire abso-
lument réel, Foucault aurait introduit le concept d'« énoncé ». Comme le dit
Deleuze, « il n'y a ni possible ni virtuel dans le domaine des énoncés, tout y
est réel, et toute réalité y est manifeste: seul compte ce qui a été formulé, là, à
tel moment, et avec telles lacunes, tels blancs 37 ».
36. F. p. 12.
37. F. p. 12.

177
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Ce positivisme du dit, ou, selon la fonnule de Deleuze, la « positivité du


dictum 38 », qui ne reconnaît comme réel que ce qui est énoncé et qui voit
dans l'énoncé la manifestation complète de tout le réel, a des conséquences
immenses. D'abord, du point de vue ontologique, en tant qu'univocité spino-
ziste de l'Être, le concept d'énoncé implique une réduction de toute réalité au
plan de l'effectif, au plan d'un actuel toujours en acte, toujours accompli, qui
absorbe tout le possible du concevable et tout le virtuel de l'interprétable dans
le déjà-dit, dans le dictum là et à tel moment. Mais, dans la façon de concevoir
la réal ité même de l'énoncé, Deleuze apporte au programme de L'Archéologie
du savoir des déterminations bien spécifiques du lexique ontologique qu'il
a hérité des Stoïciens, de Bergson et de Spinoza. Selon Deleuze, l'énoncé
ne renvoie à aucun sujet, à aucun cogito. Il n'y a pas besoin d'un quelqu'un
transcendantal, singulier ou collectif, pour produire un énoncé. L'énoncé est
auto-positionnel, il ne renvoie qu'à soi et n'existe qu'en soi, dans sa spatia-
lité propre, et dans sa temporalité unique: « comme le souvenir bergsonien,
l'énoncé se conserve en soi, dans son espace, et vit pour autant que cet espace
dure ou est reconstitué 39 ». L'énoncé a donc une durée propre, qui correspond
à la durée de l'espace dans lequel l'énoncé se conserve. Il existe comme une
essence pure. Et pourtant, bien que Deleuze invoque le concept de souvenir
bergsonien, le concept d'énoncé ne peut aspirer aux conditions ontologiques
de cette réalité spirituelle pure. Privée de la dimension du virtuel (que Deleuze
veut garder pour définir le domaine de la phrase), on ne peut plus dire que la
réalité de l'énoncé est « idéelle sans être abstraite, réelle sans être actuelle »,
comme Deleuze aimait le répéter à propos de la condition d'existence du sou-
venir pur chez Bergson et de l'essence artistique chez Proust. L'énoncé n'est
plus ni idéel ni viltuel, mais uniquement réel, et d'une réalité qui se confond
avec l'actualité. Le réel que Deleuze décèle chez Foucault est un réel encerclé
par sa propre réalité, étouffé par l'absence de possible ou de virtuel. C'est
pourquoi la grande question que Deleuze doit prendre en charge dans sa lec-
ture de L'Archéologie du savoir est celle de déterminer comment un savoir,
qui est composé d'un ensemble - multiple mais clos - d'énoncés, se rapporte à
son dehors, se rapporte à un monde qui, d'une façon exhaustive, se manifeste
en lui et le constitue en tant que savoir. Dans la mesure où le sens d'un énoncé
ne dérive pas par formalisation, c'est-à-dire n'est pas un cas d'un domaine
extensionnel qu'il exemplifierait, et, d'un autre côté, dans la mesure où il n'est
pas constitué par interprétation, comment alors un énoncé se constitue-t-il en
savoir? Dit d'une autre manière: dans la mesure où sa réalité s'épuise en elle-
même sans être entourée ni de propositions possibles, ni de phrases virtuelles,
lesquelles pourraient ancrer l'énoncé dans d'autres propositions concevables
38. F p. 24.
39. F. p. 14.

178
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

ou dans d'autres phrases non dites ou refoulées, comment déterminer alors la


valeur de vérité d'un énoncé, ou, du moins, sa valeur de savoir?
Deleuze reconnaît que ce nouvel archivisme des énoncés place Foucault dans
un lieu ambivalent. « D'une cel1aine fàçon, Foucault peut déclarer qu'il n'a
jamais écrit que des fictions: c'est que, nous l'avons vu, les énoncés ressemblent
à des rêves, et tout change, comme dans un kaléidoscope, suivant le corpus
considéré et la diagonale qu'on trace. Mais d'une autre façon il peut dire aussi
qu'il n'ajamais écrit que du réel, avec du réel, car tout est réel dans l'énoncé,
et toute réalité y est manifeste 40. » Selon Deleuze, le concept d'énoncé installe
le programme de Foucault à la fois dans le rêve et dans la réalité, dans la fic-
tion et dans le savoir. Ce qui est surprenant, c'est le fait que Deleuze voit dans
cette hésitation entre deux conditions de l'énoncé le point de fugue, la ligne de
fuite de la pensée de Foucault après L'Archéologie du savoir. La suite de ses
travaux serait le combat pour une solution aux problèmes inscrits dans la thèse
de l'existence en soi et pour soi de l'énoncé. L'énoncé ne se dit que de lui-même
et à lui-même, il est en lui-même répétition. Ce qu'il répète, pourtant, est autre
chose, il suppose des singularités de réel qui se manifestent en lui, qui lui sont
étrangement semblables et quasi identiques, sans qu'elles se confondent avec
lui. Pour Deleuze, le passage d'une théorie du savoir à une théorie du pouvoir
était exigé par cette indétermination du dehors des énoncés, par cette hésita-
tion quand à la condition des singularités non discursives que l'énoncé suppose.
« Le plus grand problème pour Foucault serait de savoir en quoi consistent ces
singularités que l'énoncé suppose. Mais "L'archéologie" s'arrête là, et n'a pas
encore à traiter de ce problème qui déborde les limites du "savoir". Les lec-
teurs de Foucault devinent qu'on entre dans un nouveau domaine, celui du pou-
voir 41. » L'entrée dans une théorie du pouvoir aurait été la solution au problème
du dehors et de l'au-delà du savoir.
En effet, déjà dans l'exposition sur le mode d'existence de l'énoncé, Deleuze
avait distingué trois cercles ou trois tranches dans cet espace où l'énoncé se
conserve en soi. D'abord, ce qu'il appelle un « espace collatéral », qui est
formé par d'autres énoncés. La seconde tranche d'espace serait un « espace
corrélatif», où il s'agit du rapport de l'énoncé, non plus avec d'autres énoncés,
« mais avec ses sujets, ses objets, ses concepts 42 ». Le troisième est 1'« espace
complémentaire », celui des formations non discursives, comme les institu-
tions, les événements politiques ou les pratiques économiques. Et, à propos
de cette troisième tranche d'espace, celle qui met l'énoncé en rapport avec le
non-discursif, Deleuze écrit: « C'est sur ce point que Foucault ébauche déjà
40. F. p. 27.
41. F. p. 21.
42. F. p. 16.

179
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

la conception d'une philosophie politique 43. » La question du pouvoir appa-


raît pour la première fois à l'intérieur de la théorie de l'énoncé pour penser le
rapport avec le dehors, le rapport du discursif avec le non-discursif. C'est vrai
que chaque espace renvoie toujours l'énoncé à un dehors. L'espace collatéral
prend le dehors des autres énoncés. L'espace corrélatif prend le dehors des
sujets et des objets de l'énoncé. Le dehors des institutions et des pratiques éco-
nomiques est la condition de l'espace complémentaire. Mais, dans chaque cas,
Deleuze montre la présence d'un même problème chez Foucault. Ce dehors
- des autres énoncés, des sujets et objets des énoncés, des pratiques non dis-
cursives - est toujours reconduit à une fonction intrinsèque de l'énoncé. Il le
voit surtout à propos de l'espace corrélatif, celui qui met l'énoncé en rapport
avec ses sujets, ses objets, ses concepts. Les sujets ou objets de l'énoncé ne
sont pas ses références. Seule une proposition est censée avoir un référent,
parce que la proposition a comme constante intrinsèque le renvoi à un état
de choses qui vient (ou non) remplir l'intentionnalité de sens. En tant que tel,
l'état de choses est la variable extrinsèque de la proposition. « Mais il n'en
est pas de même pour l'énoncé: celui-ci a un "objet discursif' qui ne consiste
nullement en un état de choses visé, mais dérive au contraire de l'énoncé
même 44. » Pour l'énoncé, il n'y a pas de référence ou d'intentionnalité. Il n'y
a que des « objets discursifs» qui sont des variables intrinsèques des énoncés,
c'est-à-dire qui sont instaurés uniquement par les énoncés. Et, pour mieux
illustrer cette appar1enance des objets aux énoncés, Deleuze rappelle la théo-
rie sartrienne des rêves: « c'est chaque rêve, chaque image de rêve, qui avait
son monde spécifique ». Et Deleuze ajoute: « Les énoncés de Foucault sont
comme des rêves: chacun a son objet propre, ou s'entoure d'un monde 45. »
Cette conséquence ne peut être qu'insupportable pour Deleuze. Aucun
savoir ne se constitue en rêve, aucun savoir ne peut supposer ses énoncés
comme des rêves, comme des fictions. D'olt l'importance que Deleuze attri-
bue à la troisième dimension de l'espace, ce qu'il appelle 1'« espace complé-
mentaire» de l'énoncé. Il est le seul extrinsèque, parce qu'il renvoie non à des
mondes qui entourent les énoncés comme des rêves, mais à des formations
non discursives, à des pratiques institutionnelles (des contrats, des enregistre-
ments). Cependant, ce dehors non onirique rompt avec la théorie du savoir.
1\ suppose que les énoncés soient retenus autour des foyers diffus de pou-
voir, autour des institutions, des événements politiques, des pratiques écono-
miques. C'est dans ce sens que Deleuze comprend que cette dimension extrin-
sèque de l'espace de l'énoncé est déjà l'ébauche d'une philosophie politique

43. F. p. 19.
44. F. p. 17.
45. F. p. 17.

180
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

chez Foucault. Le pouvoir est cette dimension de l'espace de l'énoncé qui


l'ouvre pour les fonctions extrinsèques. Le pouvoir est le rapport avec le
dehors. Cette thèse fournira jusqu'à la fin non seulement le fil conducteur
de la lecture de Deleuze sur le devenir de la pensée de Foucault, mais aussi
le modèle pour penser l'énonciation collective, ou « l'agencement collectif
d'énonciation» qui compose, selon lui, le fondamental du travail romanesque
de Kafka. Il suffira d'ajouter à la lecture de L'Archéologie du savoir celle
de Surveiller et punir pour fondre une nouvelle compréhension du caractère
collectif de l'énonciation avec une nouvelle théorie du pouvoir comme champ
d'immanence. Mais alors, il a fallu à Deleuze attendre ce grand livre sur le
pouvoir de Michel Foucault. Il vaut bien la peine de souligner que Foucault
publie Surveiller et punir dans cette même année de 1975, c'est-à-dire presque
en simultané avec la publication de Kafka - Pour une littérature mineure.
L'effet que ce livre de Foucault a produit sur le concept de pouvoir qui orga-
nise la lecture que Deleuze et Guattari font de Kafka doit être la conséquence
d'un accès anticipé au contenu fondamental de Surveiller et punir 46. On peut
dire, donc, que tant le concept d'énoncé que celui de pouvoir sont l'effet
d'inspirations qui viennent de Foucault.
Surveiller et punir confirmera d'une façon lumineuse cette approche de
la question du politique. Deleuze y puisera les principales intuitions autour
du lien entre les énoncés et les rapports de forces qui composent le pouvoir.
Le livre sur Kafka, publié cette même année 1975, se laisse lire comme la
bonne conséquence de la lecture convergente de L'Archéologie du savoir et
de Surveiller et punir.

Agencements et machines abstraites


Deleuze a reconnu dans Surveiller et punir un vrai tournant dans la pensée
de Foucault. Pour lui, il s'agit d'abord du passage d'une analytique du savoir à
une cartographie du pouvoir. Mais ce livre représente aussi le supplément poli-
tique de la théorie de l'énoncé de L'Archéologie. Comme on le verra, le livre
sur Kafka, autour de la question centrale du branchement sur le politique des
énoncés 1ittéraires, est la bonne convergence entre les deux 1ivres de Foucault.

46. Le nouveau concept de pouvoir de Foucault est mentionné deux fois dans Kafka - Pour
une littérature mineure: c'est dans la note 20, p. 44, et surtout dans la note 3, p. 103, où on
peut lire: « Michel Foucault fàit une analyse du pouvoir qui renouvelle aujourd'hui tous les
problèmes économiques et politiques. Avec de tout autres moyens, cette analyse n'est pas sans
une résonance kafkaïenne. Foucault insiste sur la segmentarité du pouvoir, sa contiguïté, son
immanence dans le champ social (ce qui ne veut pas dire intériorité dans une âme ou un sujet
à la manière d'un surmoi). Il montre que le pouvoir ne procède nullement par l'alternative
classique. violence ou idéologie, persuasion ou contrainte. Cf Surveiller et punir: le champ
d'immanence et de multiplicité du pouvoir dans les sociétés "disciplinaires". »

181
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Deleuze dédie tout un article, publié en 1975 dans le numéro 343 de Cri-
tique, à la nouvelle cartographie du pouvoir dressée par Foucault. Cet article
sera repris dans le livre sur Foucault comme chapitre Il, avec le titre « Un
nouveau cartographe ». Dans cette version de 1986 de l'article de Critique,
Deleuze inclut aussi quelques références à La Volonté de savoir (livre publié
seulement en 1976), surtout en ce qui concerne la critique de l'hypothèse
répressive. Mais le fondamental de son regard sur le concept de pouvoir de
Foucault vient de sa lecture de Surveiller et punir établie en 1975. Ce n'est
pas tant la question de la vie ou des dispositifs de production du discours sur
les plaisirs qui intéresse Deleuze, mais plutôt la question de la nature des
rapports de forces en tant qu'exercice de stratégies intérieures aux formations
de milieux et de leur manière d'agir sur les corps (comme le milieu carcé-
ral, le milieu militaire ou le milieu scolaire). En d'autres mots, Deleuze se
reconnaît moins dans la bio-politique de Foucault que dans sa microphysique.
Et, comme nous le soulignerons par la suite, dans la microphysique, il cher-
cirera la confirmation de son concept de « machine », particulièrement celui
de « machine abstraite », ainsi que de celui d'« agencement» - que Deleuze
fera coïncider avec celui de « dispositif» qui occupait le centre du nouveau
regard de Foucault sur le pouvoir. Après la première exposition de la théorie
de l'agencement faite cette même année 1975 dans le livre sur Kafka, dans sa
dimension d'instrument pour penser la littérature mineure, le texte sur Sur-
veiller et punir se révèle le laboratoire des enjeux politiques de ce concept.
Rétrospectivement, on peut même croire que le rabattement du concept fou-
caldien de« dispositif» sur celui d'« agencement» avait travaillé déjà dans sa
genèse le 1ivre sur Kafka.
Deleuze souligne deux plans dans la cartographie de Foucault: celui d'une
carte critique des postulats qui ont marqué la position traditionnelle marxiste
sur la nature du pouvoir, et celui d'une représentation cartographique ou dia-
grammatique du pouvoir en tant que carte de rapports de forces. Ces deux
plans s'expliquent réciproquement. C'est par la démolition - exhaustive,
c'est-à-dire montrant son caractère systématique - des postulats sur le pou-
voir hérités de la tradition marxiste que Foucault rend vraisemblable son nou-
veau concept - diagrammatique - de pouvoir. Inversement, seul le modèle
diagrammatique permet en négatif le diagnostic des postulats traditionnels
sur le pouvoir. Deleuze reconstitue exemplairement cette carte, dressée par
Foucault, des illusions de la gauche vis-à-vis des questions comme la nature
de l'état, le mode d'existence des classes et de leurs luttes, le rapport entre
les régimes punitifs et les systèmes de production, ou les formes de domina-
tion symboliques, pour, en retour, faire apparaître la vérité du regard de Fou-
cault sur les « machines abstraites» du pouvoir. Ainsi, contre le postulat de la
propriété qui fait du pouvoir une propriété d'une classe qui l'aurait conquis,

182
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Foucault aurait montré, selon Deleuze, que le pouvoir est plutôt une stratégie,
qu'il s'exerce plutôt qu'il ne se possède. Il n'est pas le privilège d'une classe
dominante mais l'effet d'ensemble de ses positions stratégiques. Contre le pos-
tulat de la localisation du pouvoir dans des institutions particulières -l'État-,
Foucault fait voir l'État lui-même comme une résultante d'une multiplicité de
stratégies, comme l'effet d'une « microphysique du pouvoir» dont la disci-
pline est le type fondamental, en tant que technologie des corps, des gestes,
des temps, qui traverse toutes sortes d'appareils et d'institutions. Troisième-
ment, le postulat de la subordination. Il concerne la représentation de l'État
comme subordonné à des modes de production particuliers. La microphysique
de Foucault aurait rendu visibles, à l'intérieur même de l'économie, dans les
usines, dans les ateliers, des formes de domination semblables à celles en
marche dans les écoles, les casernes, les prisons et les hôpitaux, qui affectent
du dedans les corps et les âmes, rendant donc évident que c'est toute l'éco-
nomie qui présuppose les mécanismes du pouvoir. Le quatrième postulat
aurait été celui de l'essence ou de l'attribut. Comme Deleuze l'indique, il
s'agit de faire du pouvoir une essence qui qualifierait ceux qui le possèdent,
les instaurant comme dominants. Foucault aurait montré que le pouvoir n'a
pas d'essence. « Il n'est pas attribut, mais rapport : la relation de pouvoir
est l'ensemble des rapports de forces, qui ne passe pas moins par les forces
dominées que par les dominantes, toutes deux constituant des singularités 47. »
Le postulat de la modalité présente le pouvoir comme une réalité biface, tantôt
violence, tantôt idéologie. En d'autres mots, l'État tantôt réprime, tantôt fait
croire. Il est avant tout répression. S'il produit quelque chose, ce n'est que
des croyances, que de l'idéologie. Au contraire, selon Deleuze reprenant Fou-
cault, « le pouvoir "produit du réel", avant de réprimer. Et aussi il produit du
vrai, avant d'idéologiser, avant d'abstraire ou de masquer 48 ». Finalement, le
postulat de la légalité. Le pouvoir aurait la loi comme forme par excellence.
La loi serait soit la pacification des forces brutes, soit le résultat d'une guerre
gagnée par les plus forts. Cette fausse coïncidence entre état et loi a conduit la
pensée révolutionnaire à se réclamer d'une autre légalité, laquelle ne pourrait
que passer par la conquête du pouvoir et l'instauration d'un autre état.
Surveiller et punir aurait inverti radicalement ce rapport entre loi et pouvoir.
« Un des thèmes les plus profonds du livre de Foucault consiste à substituer à
cette opposition trop grosse loi-illégalité une corrélation fine illégalismes-loi.
La loi est toujours une composition d'illégalismes qu'elle différencie en les
formalisant 49. » Stratégie, technologie des corps, économie comme dispositif

47. F. p. 35.
48. F. p. 36.
49. F~ p. 37.

183
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

disciplinaire plutôt que productif: rapport plutôt qu'attribut, producteur du


réel avant de réprimer ou d'idéologiser, finalement formalisation de la loi par
composition d' illégalismes - tels sont, selon Deleuze, les nouveaux traits du
pouvoir après Surveiller et punir. Mais ils ne s'épuisent pas dans une théorie
du pouvoir, ils ne concernent pas seulement une différente compréhension des
formes de domination. La grande nouveauté introduite par ce livre à l'intérieur
de la pensée de Foucault serait, d'après Deleuze, de résoudre un problème qui
hante la théorie foucaldienne de l'expression, celui du rapport de l'énoncé à
des domaines non discursifs.
Comme nous l'avons vu, Deleuze soulignait dans le concept d'énoncé de
L'Archéologie du savoir une insuffisance. Cette œuvre proposait la distinc-
tion entre deux sortes de formations pratiques: les discursives, ou d'énoncé,
et les non discursives, ou de milieux. Les non discursives étaient désignées
génériquement comme les domaines des rapports de pouvoir institutions,
événements politiques et processus économiques. Il manquait alors une défi-
nition du pouvoir en tant que définition positive des strates non discursives
des formations pratiques. Avec Surveiller et punir, selon Deleuze, ce manque
disparaît. Définissant le non-discursif des institutions matérielles comme des
manières d'agir sur les corps, comme la prison, la caserne, l'école, l'hôpi-
tal, Foucault aurait touché un nouveau rappoli entre le dire et le non-dit. Par
exemple, le droit pénal concerne l'énonçable en matière criminelle, mais les
supplices, ou la prison qui est venue les remplacer, sont bien des formations
pratiques qui établissent l'association entre l'infraction et le code. Ces for-
mations concernent donc non pas un régime de langage qui classe les infrac-
tions et calcule les peines, mais un régime très spécifique du non-discoursif, le
régime du visible. La prison fait voir le crime et le criminel, par un régime de
visibilité, un régime de lumière, elle différencie, en même temps qu'elle for-
malise, et la loi, et son incarnation dans le corps des individus. Le passage d'un
pouvoir juridico-discursif à un pouvoir disciplinaire, c'est-à-dire à un pouvoir
qui se construit dans l'organisation matérielle des temps et des espaces des
corps, transforme le dehors de l'énoncé en des choses, en des formations de
milieux où il est possible de distinguer une forme de contenu (par exemple le
prisonnier) et une forme d'expression (par exemple les mots et concepts tels
que délinquance ou délinquant). Ces formations de milieux, ces choses, sont
des « visibilités ». « Ce que L'Archéologie reconnaissait, mais ne désignait
encore que négativement, comme milieu non discursif, trouve avec Surveiller
et punir sa forme positive qui hantait tout l'œuvre de Foucault: la forme du
visible, dans sa différence avec la forme de l'énonçable 50. » L'exemple pri-
vilégié du visible dans son rappoli à ce qu'on dit est la prison - non en tant

50. F. p. 40.

184
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

que figure de pierre, mais par sa condition de visibilité universelle du criminel


dans son corps, ses gestes, ses rythmes. Cette visibilité, on le sait, Foucault la
désigne comme « panoptisme ». Deleuze reprend ce panoptisme à partir de la
distinction entre deux dimensions: le lumineux et le visuel. La première a la
condition d'un milieu, le deuxième celle, significativement, d'un agencement.
En effet, quand il présente pour la première fois l'idée de « panoptisme », on
peut lire: «"Panoptisme", c'est-à-dire [ ... ] un agencement visuel et un milieu
lumineux où le surveillant peut tout voir sans être vu, les détenus être vus à
chaque instant sans voir eux-mêmes 51. » La façon dont Deleuze approche ce
concept-clef de Surveiller et punir à partir du concept d'agencement est bien
significative. Elle lui va permettre d'établir comme un double non discursif du
concept d'agencement collectif d'énonciation qu'il travaillait, parallèlement,
avec Guattari dans le livre sur Kafka. Plus précisément, l'agencement visuel
est ce qui donne finalement une forme positive à ce domaine du non-discursif
qui manquait à la théorie de l'énoncé de L'Archéologie du savoir. Le contre-
point de l'énoncé devient alors le visible, dans sa double condition d'un agen-
cement visuel et d'un milieu lumineux.
Le concept d'agencement n'appartient pas au lexique de Foucault. Mais
Deleuze le transformera en élément pivot de sa lecture du concept de pouvoir
de Surveiller et punir. Il a suffi de le moiltrer comme la bonne traduction du
concept de « dispositif ». D'abord par la condensation des deux dimensions
de la visibilité du panoptisme dans la seule figure de l'agencement. Au lieu
de dire que le panoptisme est un agencement visuel et un milieu lumineux,
comme Deleuze l'avait fait dans sa première présentation de ce concept que
Foucault avait trouvé chez Bentham, on peut lire: « Quand Foucault défi-
nit le Panoptisme, tantôt il le détermine concrètement comme un agencement
optique ou lumineux qui caractérise la prison, tantôt il le détermine abstraite-
ment comme une machine qui non seulement s'applique à une matière visible
en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que prison) mais aussi tra-
verse en général toutes les fonctions énonçables. » C'est l'agencement qui
condense toute la dimension du visible, c'est lui qui est à la fois optique et
lumineux. Le panoptisme, chez Foucault, n'aurait ainsi que deux détermina-
tions : en tant qu'agencement et en tant que machine. Mais même le concept
de « machine» va être reconduit à celui d'agencement.
Le diagramme selon Foucault, comme Deleuze le dit, « c'est l'exposition
des rapports de forces qui constituent le pouvoir 52 ». Or, dans la mesure où
ces rapports de forces sont toujours stratégiques, microphysiques, diffus, ils
constituent des fonctions pures, ils forment un champ abstrait. Le diagramme

51. F. p. 40.
52. F. p. 44.

185
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

est dit« machine abstraite 53 ». Il n'est pas surprenant que les concepts de
« diagramme» et de « machine abstraite» soient utilisés indifféremment, dans
tout ce texte sur Surveiller et punir, comme des concepts synonymiques. C'est
en ce sens que Deleuze peut écrire: « Le diagramme ou la machine abstraite,
c'est la carte des rapports de forces 54. »
Il suffit que la machine abstraite (et le diagramme) soit présentée comme
la cause des agencements pour que le lien foucaldien entre diagramme et
dispositif soit transposé sur le lien entre machine abstraite et agencements.
Le principe de cette transposition est donné par le concept de « cause imma-
nente ». Elle existe, selon Deleuze, précisément entre la machine abstraite
et les agencements concrets -« la machine abstraite est comme la cause des
agencements concrets qui en effectuent les rapports 55 ». Et Deleuze pré-
sente une longue explication de ce concept de causalité, à la fin de laquelle
il établira l'équivalence fondamentale entre le concept d'agencement et celui
de dispositif. « Que veut dire ici cause immanente? C'est une cause qui
s'actualise dans son effet, qui s'intègre dans son effet, qui se différencie
dans son effet. Ou plutôt la cause immanente est celle dont l'effet l'actualise,
l'intègre et la différencie. Aussi y a-t-il corrélation, présupposition réciproque
entre la cause et l'effet, entre la machine abstraite et les agencements concrets
(c'est à ceux-ci que Foucault réserve le plus souvent le nom de "disposi-
tifs") 56. » L'agencement est l'actualisation de la machine abstraite, c'est-à-
dire l'actualisation du « diagramme» comme carte des rapports de forces
qui constituent le pouvoir. Deleuze réduit ainsi le « dispositif» de Foucault
à une actualisation du diagramme. Mais il ne le peut faire que parce qu'il
pense le lien entre la machine/diagramme et l'agencement/dispositif comme
un processus d'actualisation. Cela suppose une autre décision théorique: celle
de faire du pouvoir une réalité, non pas actuelle ou effective, mais virtuelle.
Le pouvoir, les rapports de forces, n'existent pas, en tant que tels, dans le
mode de l'actualité. Seuls les agencements qui actualisent le pouvoir sont
eux-mêmes actuels. « Si les effets actualisent, c'est parce que les rapports
de forces ou de pouvoir ne sont que virtuels, potentiels, instables, évanouis-
sants, moléculaires, et définissent seulement des possibilités, des probabilités
d'interaction 57. »

53. « Le diagramme. ce n'est plus l'archive. auditive ou visuelle. c'est la cat1e. la cartographie,
coextensive à tout le champ social. C'est une machine abstraite. [ ... ]. C'est une machine presque
muette et aveugle. bien que ce soit elle qui fasse voir. et que fasse parler. » (F, p. 42. F, p. 44)
54 .. F. p. 44.
55. F. p. 44.
56. F. p. 44-45.
57. F. p. 45.

186
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Deleuze adopte explicitement une perspective modale pour penser la condi-


tion du pouvoir dans son rapport avec les dimensions effectives qu'il réserve
aux agencements tels que l'agencement<< prison» ou l'agencement « hôpi-
tal ». Il reprend le concept de « virtuel» qu'il avait si bien formulé dans Dif-
férence et répétition. Pour lui, les rapports de forces ou de pouvoir ne sont que
virtuels. Mais ce concept de virtuel n'est plus le même. Pour la première fois
le « virtuel» est pris comme appartenant au même lexique de concepts que
« possible », « potentiel », « probable », ces concepts que Deleuze, dans ce
livre de 1968, avait essayé de réfuter en tant que mauvaises descriptions des
domaines du non-actuel. Le pouvoir devient ainsi l'équivalent de toutes les
figures classiques de ce qui, sans être encore effectif, tend vers l'actuel, vers
le domaine des faits accomplis.
Jamais Deleuze n'avait placé dans une même phrase l'ensemble complet
des concepts du non-effectif. La question centrale de sa lecture de Foucault,
celle sur la nature du pouvoir, se voit ainsi réduite à une reprise des repré-
sentations modales du politique. Le pouvoir n'est que la propension à faire,
la disposition à agir, l'orientation vers le passage à l'acte. C'est vrai que ces
propensions, ces dispositions, ne sont pas des propriétés subjectives, ne ren-
voient pas à des agents. Deleuze les renvoie à des agencements concrets, ainsi
qu'à des agencements abstraits ou à des machines abstraites, c'est-à-dire à des
rapports de forces comme des fonctions pures, comme des diagrammes ou des
cartes de densités et d'intensités. Mais cela n'empêche pas que le pouvoir se
voit reconduit à cette dimension qui, depuis Kant, définit le plus profondément
la condition humaine: d'être, plutôt qu'un ensemble de propriétés données,
l'ensemble de ses possibilités, de ses probabilités, de ses potentialités, en un
mot, de ses facultés (fàcultés de connaissance, de désir et de plaisir, comme
le montrait Deleuze dans son livre sur Kant). Au lieu d'être des propriétés des
agents, au lieu d'être des facultés des individus engagés dans les rapports de
forces, les possibilités, les probabilités, les potentialités sont les propriétés
des machines abstraites. Mais, dans la mesure où celles-ci n'existent qu'en
tant qu'elles s'actualisent dans des agencements concrets, et dans la mesure
où ces agencements concrets s'actualisent ou s'intègrent de leur côté dans
des individus qualifiés par ces agencements, il reste toujours le soupçon que
ce sont bien ces individus qui portent en eux-mêmes comme leur propriété
archaïque, et en dernière instance, tout le pouvoir dans le mode de possibi-
lité, de potentialité, de probabilité. En effet, Deleuze dit que « l'actualisation
est une intégration, un ensemble d'intégrations progressives. [ ... ]. Les agen-
cements concrets de l'école, de l'atelier, de l'armée ... opèrent des intégra-
tions sur des substances qualifiées (enfants, travailleurs, soldats) 58 ». L'école

58. F, p. 45.

187
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

est un agencement concret qui actualise la machine abstraite des rappolis de


forces selon le régime du pouvoir disciplinaire, et cette actualisation opère des
intégrations ou des actualisations sur des écoliers. Ne seraient-elles, alors,
ces « substances qualifiées» en tant qu'écoliers, travailleurs ou soldats, les
points matériels réels du pouvoir? On verra que Deleuze découvrira, par la
suite, dans ces singularités qualifiées, le vrai ancrage des rapports de forces.
Mais, alors, il les appellera des « monades» - et l'enjeu n'est plus la nature
du pouvoir mais celui du possible. Ce sera au moment d'inscrire sa lecture de
Foucault dans celle de Leibniz. Mais ce passage n'est pas fait de façon directe.
Il impliquera l'invention du concept de« pli ».
II nous faut alors passer à la deuxième partie du livre sur Foucault, écrite
exprès pour le livre, et non plus reprise d'un article antérieur, où Deleuze
reconstitue le mouvement à trois temps de la pensée de Foucault - archéo-
logie du savoir, analytique du pouvoir, éthique de la subjectivation. Il faut
bien souligner chez Deleuze le lien entre une théorie du pouvoir et le concept
d'agencement. II sera central dans le livre sur Kafka. C'est uniquement dans
ce chapitre sur Surveiller et punir qu'on trouve l'essai d'approximation entre,
d'un côté, les concepts de « diagramme» et de « dispositif» qui tracent le
fondamental du regard de Foucault sur le pouvoir et, de l'autre, les concepts
de « machine abstraite» et d'« agencement» que Deleuze et Guattari avaient
commencé à construire dans L 'Anti-Œdipe en tant qu'instruments pour penser
l'ancrage politique des énoncés littéraires.
Le fondamental de la théorie des agencements dans la lecture que Deleuze
fait de Surveiller et punir peut, comme nous l'avons vu, se condenser en
cinq thèses. 1. L'agencement est, d'abord, la dimension positive du non-
discursif, le contrepoint - visible et lumineux - de l'énoncé; 2. L'agencement
dit le même que le dispositif de Foucault. Il y a donc l'agencement concret
de l'école, de l'atelier, de la caserne, de l'hôpital, de la prison. 3. Dans ce
sens, en tant que dispositif, l'agencement est aussi biforme, il n'est pas seule-
ment la dimension de la visibilité des rappolis de forces, mais il mélange du
visible et de l'énonçable 59; 4. L'agencement est l'actualisation de la machine
59. « Il n'est pas exagéré de dire que tout dispositif est une bouillie qui mélange du visible et de
l'énonçable : "Le système carcéral joint en une même fïgure des discours et des architectures",
des programmes et des mécanismes. » (F p. 46.) Ce même mélange du visible et de l'énon-
çable est au centre de la théorie de l'agencement dans le livre sur Kafka. À la première ligne
du dernier chapitre « Qu'est-ce qu'un agencement », on peut lire: « Un agencement, objet par
excellence du roman, a deux faces: il est agencement collectif d'énonciation, il est agencement
machinique de désir. » (K, p. 145). Et plus loin: « C'est que la machine est désir, non pas que
le désir soit désir de la machine, mais parce que le désir ne cesse de faire machines dans la
mach ine [ ... ] : l'agencement mach inique de désir est aussi agencement collectif d'énonciation
[ ... ]. L'énoncé est toujours juridique, c'est-à-dire se fait d'après des règles, précisément parce
qu'il constitue le vrai mode d'emploi de la machine.» (K, p. 146-147.)

188
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

abstraite, c'est-à-dire du diagramme des rapports de forces, et la machine


abstraite n'existe que dans les agencements qui l'actualisent, « c'est comme
si la machine abstraite et les agencements concrets constituaient deux pôles,
et qu'on passât de l'un à l'autre insensiblement 60 » ; 5. Cette migration de
concepts entre le lexique de Foucault et celui de Deleuze conduit à une équi-
valence simple, d'un côté, entre le diagramme et la machine abstraite, et, de
l'autre, entre le dispositif et l'agencement. Deleuze le dit en une seule phrase
pour souligner la dimension de machine - concrète - des agencements: « Les
machines concrètes, ce sont les agencements, les dispositifs biformes ; la
machine abstraite, c'est le diagramme informel 61. »
Dans toutes ces approches du concept d'agencement, la grande question
est celle qui concerne sa nature d'actualisation ou d'intégration des machines
abstraites. Deleuze dit que le pouvoir, en tant que rapports de forces, n'est que
virtuel. Mais comment penser un pouvoir qui n'existe qu'en tant que virtuel,
qu'en tant que possible, probable, potentiel? Ou alors, pourquoi penser le
concept de « cause immanente », qui lie la machine abstraite des rapports de
forces aux agencements concrets, comme relation entre une réalité virtuelle et
une réalité actuelle?
On peut comprendre que Mille plateaux, en 1980, ait investi une si grande
énergie théorique dans le concept de machine abstraite pour la présenter
comme immanente aux agencements concrets. Significativement, la conclu-
sion du livre a comme titre « Règles concrètes et machines abstraites ». C'est
presque un glossaire de tout le livre, un condensé des concepts principaux.
En effet, la conclusion commence par le concept de strate et de stratification,
récapitule les concepts d'agencement, de rhizome, de plan de consistance et
de corps sans organes, jusqu'au concept de déterritorialisation, pour finir avec
le concept de machine abstraite. Et le problème central qui traverse ce der-
nier paragraphe de la conclusion de Mille plateaux est justement celui de la

60. F. p. 48. Deleuze explique ce recoupement entre les deux pôles à propos du cas des prisons:
« Et si les techniques. au sens étroit du mot. sont prises dans des agencements. c'est parce que
les agencements eux-mêmes. avec leurs techniques, sont sélectionnés par le diagramme: par
exemple. la prison peut avoir une existence marginale dans les sociétés de souveraineté (les
lettres de cachet). elle n'existe comme dispositif que quand un nouveau diagramme. le dia-
gramme disciplinaire. lui fait franchir "Ie seuil technologique" [... ]. Si l'on cesse d'aller d'un
pôle à l'autre. c'est parce que chaque agencement efJectue la machine abstraite. mais à tel ou tel
degré: c'est comme des coetlicients d'effectuation du diagramme.» (K. p. 146-147.)
61. F, p. 47. Il est très significatif qu'au moment d'écrire « Qu'est-ce qu'un dispositif? ». en
1988. c'est-à-dire à la même époque que Le Pli. une analyse exhaustive du concept de dispositif
dans l'œuvre Surveiller et punir. Deleuze Il 'utilise jamais le concept d'agencement. C'est une
preuve additionnelle que le concept d'agencement. bien que bâti sur le concept foucauldien de
dispositit: a cessé d'être nécessaire dans l'univers théorique des années quatre-vingt et quatre-
vingt-dix.

189
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

condition modale de ces machines. Les premières lignes déclarent d'emblée:


« il n'y a pas de rnachine abstraite, ni de machines abstraites qui seraient
comme des idées platoniciennes, transcendantes et universelles, éternelles.
Les machines abstraites opèrent dans les agencements concrets 62 ». À la ver-
sion platonicienne de l'abstrait (transcendant, universel, éternel), on oppose
le concept d'« opération» dans des agencements concrets. Les machines sont
bien des réalités abstraites, mais qui n'existent qu'en tant qu'elles« opèrent ».
Que veut dire ici « opérer» ? Est-ce équivalent à l'actualisation, à l'incorpo-
ration, à l' effectuation ?
La réponse est à peine donnée. Nous savons surtout que la condition abs-
traite des machines consiste dans sa réalité hybride. Elles ont de la matière,
mais pas de forme, puisque leur matière n'existe qu'en tant qu'elle opère,
c'est-à-dire qu'en tant qu'elle est liée à une fonction. Mais ces fonctions,
de leur côté, sont purement matérielles, dans le sens où elles n'ont pas de
propriétés définies. Deleuze et Guattari peuvent dire alors: « les machines
abstraites consistent en matières non formées et en fonctions non formelles.
Chaque machine abstraite est un ensemble consolidé de matières-fonctions
(phylum et diagramme) 63 ». Ce qui manque aux machines abstraites et qui
les oblige à n'exister qu'en tant qu'elles opèrent dans des agencements
concrets, ce sont les formes et les substances. Mais cela est le rôle d'un
processus métaphysique complexe: celui que Deleuze et Guattari désignent
comme « effectuation ». « Opérer» s'explique alors comme « effectuer ».
Les machines abstraites s'effectuent. On peut lire: « Au sein des dimen-
sions de l'agencement, la machine abstraite ou des machines abstraites
s'effectuent dans des formes ou des substances, avec des états de 1iberté
variables 64. » Effectuer, ce n'est que recevoir une forme ou s'incorporer
dans des substances. Mais, au lieu d'expliquer la nature de ce processus de
formalisation et de substantialisation qui définit l'effectuation, Deleuze et
Guattari préfèrent se rapporter au processus inverse, celui qui va, non pas
des machines abstraites aux agencements où elles opèrent et où elles s'effec-
tuent, mais des agencements aux machines abstraites. On peut lire: « cela
n'empêche que "la" machine abstraite puisse servir de modèle transcendant,
dans des conditions très particulières. Cette fois, les agencements concrets
sont rapportés à une idée abstraite de la Machine 65 ». La potentialité des
agencements, leur créativité, dérive de la façon dont ils sont rapportés à
une machine abstraite, et ce rapport est du type de copie à modèle transcen-
dant. Dans leur besoin de soustraire la réalité de l'abstrait à la condition de
62. MP. p. 636.
63. MP. p. 637.
64. MP. p. 637.
65. MP. p. 639.

190
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

l'universel etde l'éternel platonicien sans que, pourtant, l'abstrait se confonde


avec le concret, Deleuze et Guattari parviennent, dans Mille plateaux, à
une thèse métaphysique étonnante: les machines abstraites sont actuelles
bien que non effectués. Comme ils l'écrivent: « Au sein des dimensions de
l'agencement, la machine abstraite ou des machines abstraites s'effectuent
dans des formes et des substances, avec des états de liberté variables. Mais
il a fallu simultanément que la machine abstraite se compose, et compose un
plan de consistance. Abstraites, singulières et créatives, ici et maintenant,
réelles bien que non concrètes, actuelles bien que non effectuées 66. »
Nous avons vu que, dans la lecture que Deleuze fait des concepts de « dia-
gramme» et de« dispositif» chez Foucault, les machines abstraites n'étaient
pas actuelles. Dans la lecture de Surveiller et punir, Deleuze les présentait
comme virtuelles, possibles, potentielles ou probables. C'est en ce sens que
les machines abstraites s'actualisaient dans ces agencements optiques et des
milieux lumineux comme les prisons, les ateliers, les écoles. Les rapports de
forces, non actuels, s'actualisaient dans les agencements concrets, dans des
agencements actuels et effectifs.
Mille plateaux propose une figure inouïe: actuelle sans être effective. Cette
condition modale est complètement nouvelle dans la pensée de Deleuze. Elle
marque un déplacement énorme dans ses approches de la question de la plura-
lité des modes d'existence. Deleuze avait commencé son travail sur des ques-
tions de métaphysique de la modalité avec la formule proustienne « Réels
sans être actuels, idéaux sans être abstraits ». C'était la formule des états de
résonance dans la mémoire involontaire ainsi que la formule des essences
artistiques dans la Recherche. Il a construit toute la doctrine du virtuel dans
Différence et répétition autour de cette distinction subtile entre réalité et actua-
lité 67. Bien que non actuel, le virtuel est réel. Il existe en soi, indépendamment
de son actualisation dans des singularités. Dans Mille plateaux, ce qu'il faut
comprendre, c'est la condition de réalités abstraites de certaines machines.
Ici, l'opposition est inversée. Au lieu de sauver l'idéalité contre l'abstraction,
comme dans Différence et répétition, c'est la réalité de l'abstrait qu'il faut
protéger de la confusion avec l'idéalité platonicienne. Cependant, le plus sur-
prenant, c'est la façon dont cette réalité non idéelle, bien que non concrète, est
définie dans Mille plateaux. La machine abstraite est « actuelle bien que non
effectuée ». Mais quelle métaphysique modale peut nous faire comprendre un
actuel, non idéel, qui n'est pas effectué? Comment penser une telle modalité

66. "'"P. p. 637.


67. « Le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais seulement à l'actuel. Le virtuel possède une pleine
réalité. en tant que virtuel. Du virtuel, il faut dire exactement ce que Proust disait des états de
résonance: "Réels sans être actuels. idéaux sans être abstraits." » (DR. p. 269.)

191
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

d'existence? S'agit-il d'un nouveau concept d'actualité ou, plutôt, d'une nou-
velle approche de la condition de l'effectivité?
Cette difficulté est au centre du livre sur Katka. À paliir du moment où
Deleuze a voulu sortir du modèle virtuel/actuel dans sa version structuraliste,
il a dO abandonner l'idée d'actualisation comme rapport entre la loi et son
application aveugle dans la culpabilité. Il remplace alors le concept de « loi»
par celui de « machine abstraite ». Cependant, dans le livre sur Kafka, le
concept de « machine abstraite» n'a pas la même fonction que nous avons
repérée dans le commentaire de Surveiller et punir. Dans Kafka - Pour une
littérature mineure, « abstrait» n'est pas un concept positif, il ne signifie
pas ce qui s'actualise dans un domaine concret, mais, au contraire, ce qui
s'oppose à l'actuel, au concret. C'est dans ce sens que tout le livre est construit
autour de la différence entre la loi et la justice. La première est une machine
abstraite dans le sens d'une transcendance feinte, tandis que la seconde est
présentée comme machine concrète, laquelle est agencement d'énonciation et
àgencement de désir. Pour Deleuze et Guattari, le fondamental des images ter-
rifiantes qui traversent les nouvelles et les romans de Kafka est la construction
d'une autre compréhension du rapport entre la loi et les agencements de désir.
Toutes ces images de punition et de souffrance absurde sont renvoyées, dans
le livre sur Kafka, à des machines abstraites de supplice. Plutôt qu'une loi
transcendante, ce qui se donne à lire dans la nouvelle La Colonie pénitentiaire
ou dans le roman Le Procès, ce sont des « machines abstraites », des rouages
de punition qui ne marchent pas, ou qui fonctionnent en autodestruction 68.
La loi n'existe que comme machine, mais machine abstraite dysfonctionnelle.
Deleuze et Guattari dédoublent cette définition machinique des rapports de
forces, entre, d'un côté la machine abstraite de la loi (qui ne marche pas ou
qui est autodestructive) et, de l'autre, la machine concrète de la justice. Les
milliers de fonctionnaires, de juges, de policiers, qui composent les appareils
de lajustice, avec ces tribunaux, ces prisons, ces inépuisables bureaux, ne sont
que des machines, des machines concrètes. Et celles-ci ne sont pas l'actuali-
sation ni l'incorporation de la loi transcendante. Il n'y a que du désir. « Là où
l'on croyait qu'il y avait loi, il y a en fait désir et seulement désir. Lajustice

68. « Des machines abstraites surgissent pour elles-mêmes et sans indices, toutes montées. mais
cette fois elles n'ont pas ou n'ont plus de fonctionnement. Telle la machine de La Colonie péni-
tentiaire, qui répond à la Loi du vieux commandant et qui ne survit pas à son propre démontage.
[ ... ]. Or il apparaît que la représentation de la loi transcendante, avec son cortège de culpabilité
et d'incogniscibilité. est une telle machine abstraite. Si la machine de La Colonie pénitentiaire,
en tant que représentante de la loi. apparaît comme archaïque et dépassée, ce n'est pas du tout,
comme on l'a dit souvent. parce qu'il y aurait une nouvelle loi plus moderne, mais parce que la
forme de la loi en général est inséparable d'une machine abstraite autodestructive et qui ne peut
pas se développer concrètement. » (K. p. 87-88.)

192
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

est désir, et non pas loi. [ ... ] Si tout le monde appartient à la justice, si tout
le monde en est l'auxiliaire, du prêtre aux petites filles, ce n'est pas en vertu
de la transcendance de la loi, mais de l'immanence du désir 69. » Kafka aurait
montré que le pouvoir n'est alors que rapports de désir, il n'est que le rapport
entre la machine abstraite d'une loi présumée transcendante et des agence-
ments machiniques de lajustice, où il en va seulement du désir 70. Deleuze et
Guattari peuvent donc voir ces descriptions de Kafka comme des anticipations
des analyses du panoptisme dans Surveiller et punir 71.
Les nouvelles et les romans se laissent lire comme le mouvement du per-
sonnage K. qui sort de la machine abstraite de la loi, laquelle se bâtit sur
l'opposition de la loi au désir comme l'esprit au corps, pour entrer dans l' agen-
cement machinique de lajustice, où il n'existe que l'immanence du désir.
Il faut souligner que, dans le livre sur Kafka, la machine abstraite comme
loi transcendante n'a pas la condition d'une réalité actuelle. En tant que fic-
tive, elle n'est même pas virtuelle. La loi de Kafka n'a pas d'actualisation. Les
agencements concrets de justice lui sont indiftërents. La machine abstraite de
la loi, selon Deleuze et Guattari, est condamnée à l'autodestruction, comme
la machine de La Colonie pénitentiaire, ou au ridicule pathétique des bureaux
infinis du Procès. La machine abstraite de la loi ne sert qu'à faire rire.
Ce qui est plus difficile à comprendre dans Kafka - Pour une littérature
mineure est le fait que cet épuisement, à la fois métaphysique et politique, du
plan de la loi, au nom de la machine concrète des agencements de la justice,
ne se conserve pas dans tout le livre. En effet, à la fin du dernier chapitre,
celui dédié au concept d'agencement, Deleuze et Guattari vont faire le ren-
versement de ce rapport. « Jusqu'à maintenant nous opposions la machine
abstraite aux agencements machiniques concrets. [ ... ] Transcendante et réi-
fiée, livrée aux exégèses symboliques ou allégoriques, elle s'opposait aux
agencements réels qui ne valaient plus que pour eux-mêmes et se traçaient
dans un champ d'immanence illimité- champ de justice contre construction
de la loi. Mais, d'un autre point de vue, il faudrait renverser ce rapport. En un
autre sens de '"abstrait" (non figuratif, non signifiant, non segmentaire), c'est
la machine abstraite qui passe du côté du champ d'immanence illimité et se
confond maintenant avec lui dans le processus ou le mouvement du désir:
alors les agencements concrets ne sont plus ce qui donne une existence réelle

69. K. p. 90 et 92.
70. « La transcendance de la loi était machine abstraite. mais la loi n'existe que dans l'imma-
nence de l'agencement mach inique de la justice. Le Procès. c'est la mise en pièces de toute
justitication transcendantale. Il n'y aurait rien à juger dans le désir. le juge est lui-même tout
entier pétri de désir. La justice est seulement le processus immanent du désir. » (K. p. 93.)
71. Le rôle de Surveiller et punir dans Kafka - Pour une littératllre mineure, comme nous
l'avons déjà indiqué dans la note 46. est explicitement reconnu dans la page 103. note 3.

193
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

à la machine abstraite~ en la destituant de sa feinte transcendante, c'est plutôt


l'inverse~ c'est la machine abstraite qui mesure en teneur le mode d'existence
et de réalité des agencements 72 ».
Il s'agit bien d'un nouveau concept de « machine abstraite ». Non plus la
machine de la loi, non plus le domaine feint de l'irreprésentable et pourtant
irrévocable, non plus le symbolique qui rend le réel impossible, mais le réel
lui-même dans sa totale immanence. Inversion complète. La machine abstraite
devient non seulement le plan le plus concret - soit le plan du champ social,
soit le plan du corps du désir -, mais ce plan se constitue en vrai plan trans-
cendantal, c'est-à-dire qui est condition de réalité des agencements concrets.
C'est la machine abstraite qui, pour reprendre la formulation de Deleuze et
Guattari, « mesure en teneur le mode d'existence et de réalité des agence-
ments ». Or, la machine abstraite n'acquiert ce statut que par un agencement
particulier: celui de l'agencement d'énonciation, lequel se révèle une autre
machine la machine littéraire. Les agencements concrets comme machines
commerciales, machines bancaires, judiciaires, bureaucratiques, deviennent
dans les romans de Kafka un champ d'immanence, un champ de désir.
L'œuvre même de Kafka devient machine abstraite, comme prolongement des
diagrammes des rapports de forces qui composent le champ social et comme
incarnation d'un corps du désir 73. Là, alors, les agencements d'énonciation
qui travaillent des agencements d'expression de romans, comme l'agence-
ment Procès ou l'agencement Château, au lieu d'être le plan d'actualisation
de la machine abstraite au sens transcendant, tendent plutôt vers la machine
abstraite au sens immanent. On comprend que Deleuze et Guattari finissent
le livre sur Kafka avec une dernière question: « Quelle est l'aptitude d'une
machine littéraire, d'un agencement d'énonciation ou d'expression, à former
lui-même cette machine abstraite en tant que champ du désir? Conditions
d'une littérature mineure 74 ? »
La lecture de Surveiller et punir par Deleuze en 1975 et le livre sur Kafka,
avec Guattari, cette même année, aboutissent à une même difficulté: le rapport
entre la machine abstraite (diagramme des rapports de forces selon Surveiller
et punir ou loi transcendante selon Kqfka - Pour une littérature mineure) et
les agencements concrets (les dispositifs disciplinaires ou machines bureau-
cratiques, judiciaires, hôtelières, bancaires). Dans le premier cas, la machine
abstraite, dans sa condition de diagramme du pouvoir, est pensée comme
purement virtuelle, potentielle, possible. Dans le second cas, elle est feinte.

72. K. p. 154-155.
73. « La machine abstraite. c'est le champ social illimité. mais c'est aussi le corps du désir, et
c'est aussi l'œuvre continue de Kafka. sur lesquels les intensités sont produites.» (K. p. 155.)
74. K. p. 157.

194
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Les agencements concrets ou dispositifs, comme les prisons, les casernes, les
écoles, semblent ne pas appartenir au domaine du pouvoir, ils ne font pas
partie des rapports de forces. Ils ne sont que leur actualisation dans le champ
de la visibilité. Il y a ainsi comme une vision angélique du pouvoir, toujours
extérieur, en tant que virtuel, à ses actualisations par des agencements de visi-
bilités et par des milieux lumineux. De même avec le concept de machine
abstraite dans le livre sur Kafka. La transcendance illusoire de la loi la prive
de tout rapport avec les agencements concrets du désir, soit dans le corps de la
justice, soit dans l'énonciation collective. Seule l'idée que l'œuvre de Kafka
est elle-même une machine abstraite (une machine littéraire qui mesure la
teneur d'existence des agencements d'énonciation qu'elle exprime parce que
directement branchée sur le champ social) vient sauver cette approche poli-
tique du littéraire fondé en même temps sur une pragmatique des agencements
collectifs d'énonciation et sur une microphysique des agencements collectifs
du désir comme justice.

Entrée Il : L'énoncé et le désir (dimension du réel)

L'agencement collectif d'énonciation


Il y a trois grands problèmes qui travaillent la distinction entre les lettres,
les nouvelles et les romans dans Kafka - Pour une littérature mineure. Le pre-
mier concerne la façon de remplacer la subjectivité. Selon Deleuze et Guattari,
dans les lettres, la subjectivité s'effondre par le dédoublement du sujet; dans
les nouvelles, par le devenir-animal en tant que processus unique du sujet;
et, dans les romans, par l'agencement collectif d'énonciation. Mais c'est seu-
lement au niveau de l'agencement collectif d'énonciation que la figure du
sujet est véritablement annulée. Des lettres aux nouvelles et des nouvelles aux
romans, c'est tout un mouvement de construction de l'agencement collectif
d'énonciation. Ce que Deleuze et Guattari veulent souligner dans le passage
des nouvelles aux romans, c'est son enjeu œdipien. Les lettres et les nou-
velles sont tous les deux des modes d'écriture qui échouent à cause de la
présence d'Œdipe. Même le devenir-animal des nouvelles échoue parce qu'il
a un pôle œdipien. Les romans fonctionnent avec les agencements collectifs
d'énonciation. Ils sont déjà dans l'immanence où tout énoncé est un discours
indirect parce qu'il renvoie au champ collectif social 75. Si Deleuze et Guattari

75. « Les énoncés. ce n'est pas du tout les produits d'un système de signification. c'est le
produit d'agencements machiniques, c'est le produit d'agents collectifs d'énonciation. Ce qui
implique qu'il n'y a pas d'énoncés individuels. et à l'arrière des énoncés. quand par exemple
on peut assigner telle époque où les énoncés changent. une époque historique où un nouveau

195
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

s'intéressent à cette différence entre les lettres, les nouvelles et les romans
chez Kafka, c'est parce qu'ils y voient précisément la formation d'une écriture
du collectif, une écriture qui rompt avec les présupposés œdipiens et dont les
énoncés sont porteurs de désir.
Le deuxième problème peut se résumer à la question: comment démonter
le système social, c'est-à-dire comment, non pas renverser les rapports de
pouvoir, mais vivre d'une façon qui n'aurait pas d'appui sur le système actuel
majeur? Comment devenir-mineur? Ce que Deleuze et Guattari veulent souli-
gner, c'est que seul l'agencement collectif d'énonciation arrive effectivement
à renverser la machine sociale. Seul l'agencement collectif d'énonciation est
véritablement collectif, c'est-à-dire qu'il exprime une multiplicité moléculaire
en tant que meute, en tant que rhizome qui se crée au-delà de l'unité de l'indi-
viduation statique et molaire. Il faut devenir-particule, minuscule, impercep-
tible, pour libérer des lignes de fuite en permanent mouvement. C'est cela,
selon Deleuze et Guattari, la seule issue à toute forme de domination, car la
domination agit sur la base de l'atomisation molaire: la condensation dans
un même actuel de tout un ensemble de dimensions politiques, symboliques,
imaginaires provenant de la sphère sociale. Au contraire, l'intensité de la vie
se joue ai lieurs, dans des zones encore non formées, encore en formation
car elles sont toujours en devenir. Toute condensation, toute sédimentation
implique une reterritorialisation et conduit donc à la diminution de fuite et de
créativité.
Troisième problème: comment transformer Œdipe en une machine d'écri-
ture? Deleuze et Guattari montrent que la solution de Kafka est celle de l'hu-
mour. L'humour en tant que démontage de la machine sociale révèle tout un
agencement qui met en marche les rouages de la machine d'écriture. C'est ainsi
que, au lieu de la culpabilité, les lettres manifestent la peur du renversement
du pacte diabolique, les nouvelles, le devenir-animal et les romans l'agence-
ment collectif d'énonciation. « L'écriture a cette double fonction: transcrire
en agencements, démonter les agencements. Les deux ne font qu'un 76. »
C'est à partir de cet ensemble de problèmes qu'on peut comprendre la lec-
ture que Deleuze et Guattari font de Kafka. Kafka est exemplaire en ce qu'il

type d'énoncé se crée, par exemple les grandes coupures du type la révolution russe, ou bien du
type la phalange dans la cité grecque: un nouveau type d'énoncé apparaît, et à l'horizon de ce
type d'énoncé. il y a un agencement machinique qui le rend possible, i.e. un système d'agents
politiques d'énonciation. Collectif: ça veut dire ni peuple. ni société. mais quelque chose de
plus. Il faut chercher dans les agencements machiniques qui appartiennent à l'inconscient les
conditions de surgissement d'énoncés nouveaux. porteurs de désir, ou concernant le désir. »
(Deleuze. COllrs dll 12.02.73 à Vincennes. disponible sur Internet: <http://www.le-terrier.net/
deleuze/anti-oedipe 1OOOplateauxlI 0 12*02*73.htm>.
76. K. p. 86.

196
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

permet de démontrer deux thèses fondamentales que Deleuze et Guattari pré-


sentent dans L'Anti-Œ'dipe. Il est comme l'illustration littéraire de ce nouvel
univers théorique. D'abord, en tant que laboratoire du mode de création de
l'écriture-rhizome. Ce que Deleuze et Guattari veulent souligner, à l'intérieur
d'une distinction entre les nouvelles et les romans chez Kafka, c'est que, bien
que Kafka passe des nouvelles aux romans, il y a néanmoins tout un mouve-
ment rhizomatique entre ces genres littéraires, les nouvelles étant des germes
de romans et les romans étant des nouvelles inachevées.
Mais il nous reste encore une question: pourquoi inclure les lettres dans
l'ensemble de l'œuvre de Kafka? Pourquoi considérer comme partie de son
œuvre littéraire justement un genre littéraire qui potentialise le dédoublement
du sujet d'énonciation en sujet d'énoncé, dédoublement que Deleuze et Guat-
tari veulent interrompre? Bien que Kafka n'aie pas eu l'intention de publier
ses lettres, mais, au contraire, les aie conçues pour être détruites, les lettres,
selon Deleuze et Guattari, fonctionnent comme partie de la machine d'écri-
ture. Elles seront même sa pièce centrale. La raison en est qu'elles laissent
voir précisément dans quelle mesure le travail d'écriture de Kafka n'existe
que comme effondrement des présupposés de l'interprétation psychana-
lytique. Aussi bien dans le thème de la conjugalité que dans le dédoublement
des sujets, elles fonctionnent en tant qu'échecs mêmes des lettres.
Les trois composantes de la machine d'expression de Kafka sont, selon
Deleuze et Guattari, les lettres, les nouvelles et les romans. Chacun est un
mode d'expression spécifique qui essaie de devancer la matière, le contenu,
l'issue œdipienne. Pour chacun de ces modes d'expression, Deleuze et Guat-
tari présentent ses exigences, ses potentialités et ses insuffisances. Mais, si
chaque composante d'expression a ses spécificités, elles comptent surtout par
leur communication rhizomatique, par leur passage les unes dans les autres.
« Jamais on n'a fait œuvre si complète avec des mouvements, tous avortés,
mais tous communicants. Partout une seule passion d'écrire; mais pas la
même 77. »

Les lettres
Ce que Deleuze et Guattari soulignent dans les lettres de Kafka, c'est le
rapport pervers et diabolique qu'il avait avec elles. Selon eux, les lettres
servent une exigence, celle de« déterritorialiser l'amour. Substituer, au contrat
conjugal tant redouté, un pacte diabolique 78 ». Par un mouvement infini qui
produit un différé permanent de la vue, de la rencontre, mais aussi par un

77. K. p. 74.
78. K. p. 53.

197
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

pacte diabolique qui conditionne un dédoublement du sujet, les lettres créent


une déterritorialisation de la conjugalité, c'est-à-dire de toute forme établie de
l'amour. Toutes les lettres de Kafka ont une femme pour horizon, car toutes
ses lettres sont des lettres d'amour, même celles dirigées à des amis ou à son
père. Pourtant, elles n'ont pas un caractère véritablement amoureux. Elles ne
valorisent pas l'amour, mais le détruisent, le déterritorialisent. Paradoxale-
ment, ce sont des lettres d'amour pour une non-conjugalité.
Ce qui rend donc les lettres si imp0l1antes dans la machine à écrire de Kafka,
c'est leur caractère pervers. Le vrai motif des lettres, ce n'est pas l'amour pour
la femme, ce n'est pas un supposé besoin d'amour. C'est plutôt le corps de
celui qui écrit les lettres. Le corps anorexique de Kafka, maigre et faible,
nécessite de la force, il a besoin de sang et il cherche cette source d'énergie
chez les femmes, dans le corps de la femme. C'est ainsi que ses lettres fonc-
tionnent comme une toile d'araignée. Elles permettent à Kafka d'avoir des
rapports avec les femmes d'une façon plus osée, plus intime, « comme s'il
s~en servait pour amorcer un nouveau circuit où les choses vont devenir plus
sérieuses 79 ». Les lettres sont une stratégie vampirique. En tant que véritable
Dracula, Kafka ne craint que deux choses, la famille et la conjugalité.
Les lettres sont écrites comme mouvement incessant d'écriture, comme
échange perpétuel du flux des lettres, sans fin, sans aucun objectif d'aboutir
dans la conjugalité. Les lettres sont l'expression d'un désir dément d'écrire,
elles sont désir du mouvement même des lettres, de leur renvoi. « Substi-
tuer une destinataire au destin 80. » Le système des lettres est un système
pour une non-visibilité. « La correspondance avec Felice est remplie de cette
impossibilité de venir. C'est le flux des lettres qui remplace la vision 81, »
Kafka crée même une liste d'obstacles physiques à la rencontre de l'aimée
(où aller? comment venir ?). Il s'agit d'éviter la proximité spatiale de voir
et d'être vu - que toute conjugalité entraîne et suppose. Il y a une impossibi-
lité de venir inhérente au pacte diabolique des lettres. Les lettres ne sont pas
le moyen pour rencontrer et pour voir la femme comme processus amoureux
qui a pour but d'accéder à un contrat conjugal. Elles sont plutôt lajouissance
du mouvement même de la lettre, de son envoi, c'est-à-dire une jouissance
perverse car elle n'aboutit à rien d'autre qu'à elle-même, qu'au pur plai-
sir d'écrire. Le pacte diabolique des lettres, que Kafka instaure avec les
femmes, consiste ainsi dans le remplacement du rendez-vous par la rédac-
tion même des lettres, par le mouvement des lettres. « C'est le flux de lettreOs
qui remplace la vision, la venue. Kafka ne cesse d'écrire à Felice, quand il
79. K. p. 53. Kafka lui-même considère la création littéraire comme « un salaire pour le service
du diable ». (K. p. 54.)
80. K. p. 58.
81. K. p. 56.

198
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

ne l'a vue qu'une fois. De toutes ses forces il veut lui imposer un pacte:
qu'elle écrive deux fois par jour. C'est cela le pacte diabolique [... ]. Énon-
cer d'abord, et ne revoir qu'ensuite ou en rêve 82. » L'objectif de ces lettres
est donc de différer la rencontre amoureuse.
Ce désir de flux infini de l'écriture des lettres crée un dédoublement du
sujet, il « transfère le mouvement sur le sujet d'énoncé, il confère au sujet
d'énoncé un mouvement apparent, un mouvement de papier, qui épargne au
sujet d'énonciation tout mouvement réel 83 ». L'usage pervers des lettres se
manifeste justement dans la dualité entre sujet d'énonciation et sujet d'énoncé.
Les lettres produisent un double du sujet. 11se manifeste dans le renversement
du rôle spécifique de chaque sujet, le sujet d'énoncé occupant la place du sujet
d'énonciation 84. Du fait de ce flux permanent des lettres, il y a une concentra-
tion sur la figure du sujet d'énoncé. Celui-ci devra occuper la place du sujet
d'énonciation, lequel veut éviter toute rencontre. Il s'agit alors d'exagérer,
de gonfler la fonction du sujet d'énoncé, de le rendre unique, car l'objectif,
c'est qu'il remplace le sujet d'énonciation et qu'il assume ses mouvements,
devenus fictifs ou apparents. « Au lieu que le sujet d'énonciation se serve de
la lettre pour annoncer sa propre venue, c'est le sujet d'énoncé qui va assumer
tout un mouvement devenu fictif ou apparent 85. »
Il y a pourtant une potentialité propre aux lettres : machiner les lettres.
Le pacte diabolique exige que Felice lui écrive deux fois par jour. Il s'agit,
selon Deleuze et Guattari, d'une prodigieuse opération, car non seulement
Kafka fait une topologie des obstacles à toute rencontre, mais aussi il énu-
mère une liste de conditions qui doivent être remplis par Felice pour qu'un
rencontre soit possible.
Les lettres comme désir, ou le désir des lettres, ont encore une autre façon
d'être perverses. Il s'agit de la méthode de trouver la culpabilité d'une situa-
tion dans la réalité du monde, dans la machine extérieure. C'est ainsi que
les lettres réussissent à excuser Kafka de son horreur pour la conjugalité.
En rendant la conjugalité impossible par sa liste exhaustive d'obstacles exté-
rieurs à toute rencontre, le sujet d'énonciation se libère de toute culpabilité,
et le sujet d'énoncé devient celui qui a la mission de vaincre J'obstacle 86.
82. K. p. 56.
83. K. p. 56.
84. Le désir des lettres « transfère le mouvement sur le sujet d'énoncé. il confère au sujet
d'énoncé un mouvement apparent. un mouvement de papier. qui épargne au sujet d'énonciation
tout mouvement réel. » (K. p. 56.) Ce premier caractère est présent dans Le Disparu, première
ébauche d'Amérique et de Verdict.
85. K. p. 56.
86. « Ce qui est la plus profonde horreur du sujet d'énonciation va être présenté comme un
obstacle extérieur que le sujet d'énoncé. confié à la lettre. s'efforcerait à tout prix de vaincre,

199
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Maximale perversion: devenir innocent de sa propre horreur pour la conju-


galité, accuser le monde, son fonctionnement, comme étant la cause du pro-
blème et conférer à la femme le rôle de solution du problème. La culpabilité
n'appartient pas à celui qui signe le pacte. La culpabilité vient du dehors.
La culpabilité est de l'ordre du dehors, de la machine sociale et bureau-
cratique dont les sujets (d'énoncé et d'énonciation) ne sont que des rouages.
C'est ainsi que« la Lettre au père est la conjuration d'Œdipe et de la famille,
par la machine d'écriture, comme les Lettres à Felice la conjuration de la
conjugalité 87 ». Aussi bien que son père, Kafka se sait Dracula et il se sait
donc diabolique en toute innocence.
Cette opération de démontage de la machine sociale, que Deleuze et Guat-
tari considèrent comme étant de l'humour, c'est ce qui permet d'assurer
l'innocence. « Elle permet de poser l'innocence du sujet d'énonciation,
puisqu'il n'y peut rien, et n'a rien fait ~ l'innocence aussi du sujet d'énoncé,
puisqu'il a fait tout le possible; et puis même l'innocence du tiers, de la des-
ti-nataire [ ... ] - tous innocents, voilà le pire 88. » Sujet d'énonciation, sujet
d'énoncé et même la destinataire des lettres, tous sont innocents, car tous font
pal1ie de la même machine sociale qui les investit et les prend comme ses
rouages. La machine sociale organise tout énoncé, toute machine d'écriture.
Les lettres font donc p3l1ie de la machine-Kafka comme son rouage sanguin,
comme source de force pour créer. Les lettres sont un pur mouvement d'écri-
ture, et c'est par cette condition qu'elles sont le rouage qui met en marche la
machine d'expression.
Les lettres ont pourtant une insuffisance, un point où elles échouent, un
point où un retour familial ou conjugal œdipien de la culpabilité est la consé-
quence d'une fatigue du diable lui-même: « La peur. Le diable est pris lui-
même au piège. On se fait re-œdipianiser, non par culpabilité mais par fatigue,
par manque d'invention, par imprudence de ce qu'on a déchaîné, par photo,
par police - les puissances diaboliques du lointain. Alors l'innocence ne sert
plus à rien 89. » Sous la culpabilité pour rire, une vraie panique, la peur d'être
démasqué, découvel1 dans son pacte diabolique.
En tant que pacte diabolique, les lettres comportent toujours une peur qui
leur est inhérente. Le vrai danger des lettres, c'est la peur que la machine

même s'il devait y périr. » (K. p. 57.) Prenons en considération Description d'lin combat et Le
Château.
87. K. p. 58.
88. K. p. 58. « La dualité des deux sujets. leur échange ou leur dédoublement, semblent fonder
un sentiment de culpabilité. Mais. là encore. le coupable. à la rigueur, c'est le sujet d'énoncé.
La culpabilité elle-même n'est que le mouvement apparent. ostentatoire. qui cache un rire
intime. » (K. p. 59.)
89. K, p. 59.

200
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

d'écriture se retourne contre celui qui a créé le pacte. C'est la peur que la
machine d'écriture soit, d'une certaine façon, plus perverse que la perver-
sion même des lettres. « La panique réelle, c'est que la machine à écrire des
lettres se retourne contre le mécanicien 90. » La peur que la machine d'écri-
ture se retourne contre Kafka, en tant que mécanicien de cette machine.
La peur de l'autonomie de la machine elle-même, non pas en termes de
culpabilité mais d'impasse dans le rhizome, d'un renfermement sans sortie,
sans issue. Kafka est tellement machinique (fonctionnement de la machine
d'écriture) qu'il a peur que la machine elle-même, par son fonctionnement
pervers, le prenne comme source de sang pour pouvoir fonctionner ou cesser
complètement de fonctionner. Le vrai danger des lettres, c'est, en somme,
la peur. Peur de ne plus écrire, de ne plus trouver les chemins pour que ses
lettres atteignent leur but.
Cette peur n'est pourtant possible que par la parfaite connaissance du
fonctionnement de la machine d'écriture, c'est-à-dire par une grande lucidité
quant au fonctionnement de la machine sociale. C'est une peur, donc, qui
n'est possible que par le fait que Kafka soit pervers, car c'est par sa propre
perversion qu'il a connaissance de la perversion de la machine. « Alors
l'innocence ne sert plus à rien. La formule du diabolisme innocent vous sauve
de la culpabilité, mais ne vous sauve pas de la photocopie du pacte, et de la
condamnation qui en résulte 91. » Le pacte est là, la machine a fonctionné.
Mais il peut arriver que la machine ne fonctionne plus. En effet, à cause de la
fatigue ou du manque d'invention, Kafka se voit dans l'impossibilité d'écrire.
Ce que lui fait encore plus peur, c'est l'imprudence: la présence des preuves
d'un tel pacte, par lesquelles Kafka se fait re-œdipianiser. Alors, il ne cesse
de brouiller les pistes qui peuvent le rendre coupable, le démasquer. Il envoie
en même temps deux lettres qui se démentent l'une à l'autre pour que - cette
fois à l'inverse du pacte original-la réponse ne vienne pas ou arrive trop tard.
Trop tard, car un procès l'attend déjà. Kafka, ou K., sait que les lettres à Felice
peuvent devenir« procès à l'hôtel» et qu'il sera toujours à la fois l'accusé et
la victime de la machine. En effet, selon la lecture de Deleuze et de Guattari,
Kafka le pressent, car il écrit Le Verdict en même temps qu'il commence ses
lettres à Felice. « Mais rien ne peut empêcher le retour de destin: de la rupture
avec Felice, Kafka sort non pas coupable, mais brisé. Lui, pour qui les lettres
étaient une pièce indispensable, une instigation positive (non pas négative) à
écrire pleinement, se retrouve sans envie d'écrire, tous les membres rompus
par le piège qui a failli se renfermer 92. »

90. K. p. 59.
91. K. p. 59-60.
92. K. p. 60. C'est le cas de La Colonie pénitentiaire. Le Procès. Le Châteall.

201
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Les nouvelles
Deleuze présente les nouvelles comme étant une solution aux impasses
des lettres, à savoir soit le flux infini des lettres, soit les pièges inhérents au
pacte diabolique. C'est donc en ces deux sens que les nouvelles vont plus loin
que les lettres. Non seulement elles ont pour objet principal le devenir-animal
(dans lequel l'animal cherche une issue, une ligne de fuite sans être jamais
attrapé par le travail de la machine elle-même, comme dans le cas des lettres),
mais elles représentent déjà le fonctionnement de la machine: elles ne sont
plus un mouvement apparent, un flux infini de correspondance, et elles ne
supposent aucun dédoublement du sujet. Les lettres avaient le rôle de déclen-
cher la machine, elles étaient une force d'initiation de la machine. Mais les
nouvelles font déjà partie du fonctionnement même de la machine, elles sont
déjà au niveau de la création 93.
L'exigence qui sous-tend les nouvelles est celle d'essayer de trouver une
li_gne de fuite et de conjurer les dangers des lettres. Or, toute issue sera rap-
portée à la figure de l'animal, car l'essence animalière est l'issue. L'animal
coïncide avec l'objet des nouvelles, l'issue. Toutes les nouvelles de Kafka
sont construites, selon Deleuze et Guattari, sur une urgence de fuite, non pas
au sens de libel1é contre une oppression, mais d'une création intensive, d'une
affirmation de vie. Le devenir-animal devient ainsi l'objet des nouvelles car il
est la forme même de cette issue.« Pour Kafka, l'essence animale est l'issue, la
ligne de fuite, même sur place ou dans la cage. Une issue et pas la liberté. Une
ligne dejitite vivante et pas une attaque 94.» Selon Deleuze, Kafka est l'auteur
d'une philosophie de la nature par excellence, car il pose l'essence animalière
non pas comme l'essence de l'attaque pour une liberté, mais comme l'issue,
ligne de fuite, ligne de vie intense. L'important, ce n'est pas de réagir contre
une oppression. C'est plutôt de trouver une ligne de fuite qui permet de vivre
intensément. La ligne de fuite surgit ainsi comme pure position d'un mode de
vie si intense qu'il ne se construit pas comme réaction mais comme affirma-
tion. Et l'animal, l'essence de l'animal, se place dans cette intensité vitaliste.
Non pas une machine de guerre mais une machine créative, une machine lit-
téraire. L'objectifde la fuite ou de l'issue, ce n'est pas d'atteindre à la liberté,
mais de franchir les seuils de l'intensité. La ligne de fuite est littérale, elle ne
veut rien dire d'autre qu'elle-même. Elle ne représente rien et ne symbolise
rien. Comme exemples, nous avons Le Verdict et La Métamorphose, mais le
plus frappant c'est Chacals et Arabes 95.

93. Cf K. p. 63.
94. K. p. 63-64.
95. Cf K. p. 64.

202
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Tout dans l'animal est métamorphose, laquelle est simultanément


devenir-animal de l'homme et devenir-homme de l'animal. L'animal est pri-
mordialement métamorphose, devenir, intensité. La métamorphose inclut
en elle deux types de déterritorialisations, immanentes l'une à l'autre. Non
seulement celle qui est imposée à l'animal par l'homme (emprisonnement et
assujettissement), mais aussi celle que l'animal propose à l'homme (lignes de
fuite et de sortie). La déterritorialisation, que la métamorphose de l'homme en
devenir-animal implique, est absolue, par opposition aux déterritorialisations
relatives auxquelles correspondent les voyages spatio-temporels. Le devenir-
animal est un voyage, mais immobile. C'est une expérience intensive, et
l'intensité est vécue sans avoir besoin de déplacement.
Au contraire des lettres où le destinataire est toujours présupposé, dans les
nouvelles il n'y a pas de polarité ou de dédoublement des sujets d'énoncé et
d'énonciation. C'est la potentialité des nouvelles, la substitution de la sub-
jectivité par un seul et même procès, un seul et même processus. Le devenir-
animal exprime un seul et même processus de subjectivité, au contraire des
lettres qui fonctionnaient par un dédoublement de sujets, le sujet d'énoncé et
le sujet d'énonciation. Comme le dit Deleuze, « le devenir-animal ne laisse
rien subsister de la dualité d'un sujet d'énonciation et d'un sujet d'énoncé,
mais constitue un seul et même procès, un seul et même processus qui rem-
place la subjectivité 96 ». Et ce même processus, en tant que métamorphose, est
double, parce qu'il est à la fois déterritorialisation de l'animal par l'homme et
de l'homme par l'animal. L'animal est déterritorialisé à partir du moment où il
doit chercher une issue, à partir du moment où l'homme le force ou bien à fuir,
ou bien à s'asservir. Pour son compte, l'homme est déterritorialisé quand il est
confronté à des issues animalières qu'il n'a pas su imaginer (la fuite schizo).
Deleuze et Guattari expliquent ensuite que ces déterritorialisations sont toutes
les deux immanentes l'une à l'autre, qu'elles se précipitent et qu'elles se font
franchir le seuil réciproquement.
Les nouvelles sont infailliblement condamnées à l'échec, et cela à cause
de la polarité inhérente à tout devenir-animal entre un pôle animal et un pôle
familial. Le devenir-animal est bien un devenir-inhumain. Il arrive effecti-
vement à trouver une issue, à tracer une ligne de fuite. Pourtant, il se laisse
re-œdipianiser, il se laisse conduire dans un devenir-mort. On peut dire que
le devenir-animal, bien que permettant de faire du mouvement d'écriture un
mouvement vrai (par rapport au mouvement apparent des lettres), bien que
projetant un seul et même processus (et non pas le dédoublement de sujets
des lettres), bloque en effet les nouvelles. Non seulement le devenir-animal
est pris dans une re-œdipianisation, mais aussi il permet l'introduction d'une

96. K. p. 65.

203
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

dimension symbolique que Kafka évite à tout prix. Les animaux chez Kafka
« oscillent entre un Éros schizo et un Thanatos œdipien. C'est de ce point
de vue seulement que la rnétaphore, avec tout son cortège anthropocentriste,
risque de s'introduire 97 ».
Les nouvelles sont toujours confrontées avec le caractère propre du deve-
nir-animai, lequel, malgré le fait qu'il soit bien programmé et certain d'une
bonne issue, oscille entre deux pôles: celui de son devenir-inhumain et celui
d'une familiarisation trop humaine. C'est justement la tension de ces deux
pôles qui fait que le devenir-animal n'est pas capable d'atteindre, par lui seul,
l'issue. Ou bien il est toujours pris dans le pôle humain et familial, et alors il
est trop territorialisé et individualisé, ou bien il rentre dans le devenir-molé-
culaire qui lui est propre et se multiplie et devient imperceptible. Comme le
résument Deleuze et Guattari, les animaux « ou bien ils sont rabattus, refermés
sur une impasse, et la nouvelle cesse ~ ou bien ils s'ouvrent et se multiplient,
creusant des issues partout, mais font place à des multiplicités moléculaires et
à -des agencements machiniques qui ne sont plus des animaux, et ne peuvent
être traités pour eux-mêmes que dans des romans 98 ». L'échec des nouvelles
kafkaïennes résulte alors de cette alternative 99. C'est la question de l'issue qui
amène Kafka à recourir au roman. C'est dans la conception de l'agencement
en tant que machine, que la vraie issue, la vraie ligne de fuite, se crée.
Ce qui, dans la nouvelle, permet d'indiquer l'issue du devenir-animal ne
peut véritablement être dit que dans le roman. Le devenir-animal, dans la
nouvelle, encore pris dans la dualité des pôles familial et animal, se révèle,
dans le roman, capable de dépasser le caractère absolu de son devenir, ren-
contrant, pour cette raison même, l'issue. Dans les nouvelles, il y a encore
la présence des traits majeurs. On y peut percevoir l'influence, bien que déjà
fragile, de la famille, de l'humain. Malgré le fait d'être déjà un caractère d'une
molécularisation, d'un devenir-imperceptible, le devenir-animal dans les nou-
velles représente encore la territorialisation, l'individuation, la visibilité trop
humaines. Par exemple, dans Recherches d'un chien, l'agitation des sept
chiens musiciens, qui se produit dans tous les sens, rend le chien perplexe 100 ;
- - - - - - - - - - _.•---.---_._._------
97. K. p. 66.
98. K. p. 68-69.
99. L'échec est une question presque permanente dans les textes de Kafka. Marthe Robert va
même au point de penser cet échec comme symptôme d'une maladie de l'inachevé dans plu-
sieurs secteurs de sa vie. Étant un trait exclusif de la littérature kafkaïenne. il serait. selon cet
auteur. aussi présent. et d'une façon très gravc. dans la vie même de Kafka. (Cf ROBERT, M.,
1979. p. 126-127. 130-134. 137-142.151-152 et 168-169.)
100. « Bien que troublé par le vacanne qui les accompagnait. on les avait salués comme chiens» et,
plus loin. « la musique peu à peu envahissait tout. Elle vous empoignait littéralement, vous entraînait
loin de ces petits chiens bien réels. et bien malgré soi. quelque défense que l'on fît. malgré de véritables
hurlements de douleur. on était tout entier la proie de cette musique! » (KAFKA. F., 1998a, p. 229.)

204
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

ou, dans Le Terrier, l'animal angoissé devant les bruits, d'animaux sCJrement
plus petits que lui, mais qui se font entendre dans tout son terrier 101.
Pourtant, même en allant plus loin que les lettres, les nouvelles se trouvent
également compromises dans leur expression. Les nouvelles kafkaïennes
peuvent emprunter deux voies, les deux les condamnant à l'échec. En se
retrouvant déjà dans le plan de la création littéraire, les nouvelles peuvent être
vues comme machine littéraire. Elles fonctionnent déjà en tant que telle. Par
contre, elles ne sont encore que le stade initial de cette machine littéraire en
train d'être montée. On peut dire que les nouvelles comportent ce que Deleuze
appelle des« indices machiniques ». Ceux-ci sont des signes d'un agencement
qui n'est pas encore totalement démonté. Comme leur nom l'indique, ils sont
des indices, des signes, des indications de montage de l'agencement. Quand
l'agencement fonctionne comme indice machine, cela signifie qu'il n'est pas
encore branché sur le réel concret, qu'il n'est pas encore effectué. Il y a des
indices machiniques quand une machine est en train d'être montée et fonctionne
déjà sans que pourtant on connaisse les parties qui la constituent et leur propre
fonctionnement. Ils indiquent des machines en train de se monter mais avec
un fonctionnement mystérieux. « Ces indices machiniques (et non pas allé-
goriques ou symboliques) se développent particulièrement dans les devenirs-
animaux et dans les nouvelles animalières. La Métamorphose constitue un
agencement complexe dont les indices-éléments sont Grégoire-animal, la
sœur musicale, les indices-objets la nourriture, le son, la photo, la pomme et
les indices-configurations le triangle familial, le triangle bureaucratique 102. »
Un autre cas apparaît dans les nouvelles quand celles-ci sont déjà une
machine littéraire finalisée, totalement finie et montée: les machines abs-
traites. Celles-ci surgissent comme l'opposé des indices machiniques, car
ce sont des machines prêtes à fonctionner mais qui ne fonctionnent pas.
Si les indices suggéraient des machines en constitution, en montage, dont les
pièces et le fonctionnement restaient inconnaissables, les machines abstraites,
à leur tour, sont plutôt des machines qui, malgré leur état de complétude, n'ont
pas de fonctionnement. Ce sont des machines mortes, de pures abstractions
car elles ne sont pas branchées concrètement au réel. « Telles la machine de
La Colonie pénitentiaire, qui répond à la Loi du vieux commandant et qui
ne survit pas à son propre démontage, ou la bobine nommée Odradek [ ... ],
ou les balles de ping-pong de Blumfeld 103. » Ainsi, les nouvelles ou bien
sont parfaites et finies, mais fermées en elles-mêmes, tel le cas des indices
10 1. « C est un imperceptible sitllement qui y met fin. Je comprends tout de suite: les petites
bêtes que j'ai trop peu surveillées et trop épargnées se sont percé en mon absence un nouveau
chemin quelque part.» (KAFKA. F.. 1998b. p. 301.)
102. K. p. 87.
103. K. p. 87.

205
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

machiniques, ou bien sont inachevées parce que, à cause des machines abs-
traites, elles restent ouvettes sur le roman, développées dans le roman, lui-
même inachevé et interminable. Par rapport à la première hypothèse, les
nouvelles sont toujours confrontées avec le caractère propre du devenir-
animal, lequel, bien que bien programmé et ayant toujours une sortie, oscille
entre deux pôles: celui de son devenir-inhumain et une familiarisation trop
humaine. Deleuze explique que « non seulement le chien, mais tous les autres
animaux oscillent entre un Éros schizophrène et un Thanatos œdipien. C'est de
ce point de vue seulement que la métaphore, avec tout son cortège anthropo-
centriste, risque de se réintroduire 104 ». De cette façon, le mieux tracée que
soit la fuite, le plus évidente que soit l'issue, le devenir-animal est incapable
de la réaliser tout seul. De même pour la déterritorialisation du devenir-
animal: bien qu'absolu, l'animal se laisse reterritorialiser, retrianguler. Par sa
lenteur extrême, le devenir-animal reste une affaire familiale 105.
_ Deleuze et Guattari reconnaissent que la division entre les nouvelles et les
romans chez Kafka n'est toujours pas très précise, les nouvelles étant des essais
pour les romans interminables et les romans étant quelque fois des nouvelles
inachevées. Il faut donc comprendre alors pourquoi Kafka projette des romans.
« Qu'est-ce qui fait que Kafka projette un roman? et, y renonçant, l'abandonne
ou tente de le clore comme une nouvelle? ou bien, au contraire, se dit qu'une
nouvelle peut être l'amorce d'un roman, quitte à l'abandonner aussi 106 ? »

Les romans
Qu'est-ce qui fonctionne mieux dans les romans qui leur fait trouver l'issue
que les nouvelles n'ont pas su faire réussir? Il s'agit du fait que, dans la nou-
velle, ce qui permet d'indiquer la sortie du devenir-animal ne peut être vérita-
blement dit que dans le roman. C'est comme si la nouvelle était inspirée par
le roman et par ce qui est déjà le plus complexe chez lui: l'agencement. C'est
l'agencement qui, dans le roman, permet les lignes de fuite intensives. Et il
permet donc de trouver l'issue que, dans la nouvelle, l'animal, encore prison-
nier de la dualité des pôles familial et animal, n'était pas capable de surpasser.
Dans le roman, la figure de l'animal devient très secondaire et Kafka ne décrit
plus aucun devenir-animal. L'agencement machinique est la composante
d'expression qui agissait déjà dans les nouvelles mais qui ne pouvait vraiment
être dite que dans les romans. C'est ce qui va permettre de saisir de plein
fouet la violence de l'Éros bureaucratique, policier,judiciaire, économique ou
104. K. p. 66.
105. Cf K. p. 108.
106. K. p. 69.

206
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

politique. Et c'est ce qui empêche l'entrée de la métaphore et du symbole que


les animaux permettaient. L'agencement se présente alors comme un véritable
bloc consistant par lui-même.
Les romans se caractérisent par le démontage des systèmes bureaucratique,
judiciaire, policier, social. Il n'y a plus de place pour les devenirs-animaux
ou pour les animaux eux-mêmes, parce que cela signifierait qu'ils resteraient
également condamnés à l'échec et permettraient l'entrée de la métaphore.
Si les nouvelles kafkaïennes ont pour objet principal le devenir-animal (où
l'animal cherche une issue, une ligne de fuite sans jamais se laisser enfermer),
les romans sont organisés par l'idée de machine, mieux, par l'idée d'agence-
ment machinique. Il est intéressant de noter que dans l'instant où Kafka com-
mence ses trois romans, il renonce aux nouvelles et aux devenirs-animaux.
C'est dans ce sens que Deleuze et Guattari disent: « un texte qui pourrait être
un germe de roman est abandonné si Kafka imagine une issue animale qui lui
permet d'en finir 107 ».
Dans les romans, les indices machiniques se mettent à proliférer, donnant
lieu à des séries; et les machines abstraites cessent d'être des machines vides
en elles-mêmes pour se brancher à des agencements sociopolitiques concrets.
Les romans ont comme composante d'expression les agencements machi-
niques, lesquels ne valent pas pour des machines à fonctionner mystérieuse-
ment ou qui ne fonctionnent plus, mais uniquement pour le démontage et la
déterritorialisation qu'ils opèrent. Ils fonctionnent par et dans le démontage
de la machine sociale et de la représentation. Or, comme nous l'avons vu,
Kafka traçait des lignes de fuite dans les nouvelles; mais il ne fuyait pas hors
du monde. C'était plutôt le monde et sa représentation qu'il faisait fuir. Dans
les romans, le démantèlement des agencements fait fuir la représentation et
l'interprétation sociales, non pas par les paramètres de la critique, mais plutôt
par un protocole social et politique, par la sobriété. L'absence d'une critique
sociale signifie avant tout que Kafka est un révolutionnaire. Il a conscience
de la réalité de la machine sociale et de ses agencements. Kafka est trop réa-
liste, trop lucide pour faire une critique sociale ou pour s'engager dans des
révolutions organisées, contrôlées. « Il sait que tous les liens l'attachent à une
machine littéraire d'expression dont il est à la fois les rouages, le mécanicien,
le fonctionnaire et la victime 108. » Il sait que, aussi bien que les personnages
de ses romans, il fait partie de la machine. En effet, il ressemble trop à K.
Comme lui-même l'avoue, « les Assurances sociales sont nées du mouve-
ment ouvrier, l'esprit lumineux du progrès devrait donc les habiter. Or, qu'y
107. K. p. 70. C'est l'exemple de La Colonie pénitentiaire.
108. K. p. 106. Pour la question d'un anti-esthétisme comme absence d'une critique sociale. voir
p. 235. dans notre chapitre sur Carmelo Bene le paragraphe « Le théâtre de la non-représentation ».

207
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

voyons-nous? Cette institution n'est qu'un sombre nid de bureaucrates, parmi


lesquels je fonctionne en qualité de juif unique et représentatif 109 ».
Selon Deleuze et Guattari, la révolution kafkaïenne ne peut pas être pensée
comme une révolution officielle. Elle ne peut compter qu'avec une machine
littéraire qui anticipe la précipitation des « puissances diaboliques» (améri-
canisme, fascisme, bureaucratie). La machine littéraire joint le mouvement vir-
tuel (qui est déjà réel sans être actuel) de ces puissances avant même qu'elles
se constituent. La révolution de Kafka passe par la sobriété, la même avec
laquelle il a déterritorialisé la langue allemande. C'est cette sobriété qui per-
met à Kafka d'« être moins un miroir qu'une montre qui avance 110 ». Deleuze
et Guattari soulignent ce qu'ils appellent la « méthode d'accélération ou de
prolifération segmentaire », selon laquelle les puissances sont accélérées, sont
précipitées avant même leur propre constitution, de façon à proliférer partout
et à contaminer tout l'actuel. C'est une méthode qui, au lieu de fonctionner par
la critique - laquelle est toujours conséquence de ce qu'elle critique - fonc-
tionne par l'anticipation de l'actuel critiquable, par l'imprégnation de l'actuel
par ce qui constitue l'objet de la critique.
Kafka sait que les machines collectives et sociales déterritorialisent
l'homme d'une façon massive. Il sait que toute critique est inutile et que,
par conséquent, il faut produire une déterritorialisation moléculaire absolue.
La sobriété, comme forme de lutte contre ces trois puissances, est beaucoup
plus intense que toute critique III. L'anticipation de ces puissances, la prolifé-
ration des séries et leur apparition derrière la famille nous sont aussi données
par la prolifération de la photo, du portrait et de l'image 112. Dans les nou-
velles, le portrait et la photo sont des éléments territoriaux qui bloquent le
désir. Mais les romans vont plus loin. Ces éléments deviennent un carrefour,
un connecteur qui précipite et accélère le mouvement de déterritorialisation.
Pour Deleuze et Guattari, la question centrale chez Kafka ne se laisse for-
muler qu'à partir de ce concept qu'ils ont inventé, le concept d'agencement.
« La question devient: comment fonctionne l'agencement, puisqu'il fonc-
tionne réellement dans le réel? quelle fonction assure-t-iI I13 ? » Les romans

109. K, p. 106.
110. K, p. 107.
Ill. « C'est un procédé beaucoup plus intense que toute critique. K le dit lui-même: « On est
supposé vouloir transformer ce qui n'est encore qu'un procédé dans le champ social en une
procédure comme mouvement virtuel infini, qui donne à la limite l'agencement machinique
du procès comme réel à venir et déjà là. L'ensemble de l'opération s'appelle un processus,
justement interminable.» (K, p. 89.) Et. plus loin, Deleuze et Guattari concluent: « C'est par la
puissance de sa non-critique que Kafka est si dangereux. » (K, p. 110.)
112. Pour les exemples, cf K. p. 110-112.
113. K. p. 89.

208
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

kafkaïens ont pour objet les agencements sociaux concrets, qui fonctionnent
comme des dispositifs de pouvoir. Personnellement, Kafka a l'expérience de
cet agencement machinique. Aux Assurances sociales, en tant que bureau-
crate, il s'occupe des accidents de travail, des coefficients de sécurité des types
de machines, des confl its patrons-ouvriers et des énoncés correspondants.
Si l'agencement machinique fonctionne aussi en tant qu'agencement social et
politique, c'est parce que la machine est avant tout désir. Désir, non pas de la
machine, mais désir comme machine. Or, ce désir « machinique » exprime le
fait que la machine soit surtout contiguïté, rouage à côté, connexion. Il permet
de comprendre dans quelle mesure le bureau ou le tribunal font partie de la
machine. Comme le résument Deleuze et Guattari, « l'essentiel chez Kafka,
c'est que la machine, l'énoncé et le désir fassent partie d'un seul et même
agencement, qui donne au roman son moteur et son objet illimités 114 ».
Kafka (qui était alors à la charnière des deux bureaucraties: la nouvelle et
l'ancienne) prétend attaquer la violence d'un éros bureaucratique, policier,
juridique, économique ou politique, comme un segment de pouvoir et une
position de désir 115. Pour ce faire, Kafka nous montre ces dispositifs par l'uti-
lisation des agencements littéraires. Cela signifie que nous avons deux genres
d'agencements, l'un qui concerne le pouvoir politique et qui est un élément de
coaction social, d'influence et de domaine social; l'autre un agencement lit-
téraire, créatif qui, en faisant partie de la machine littéraire, nous donne à voir
le premier genre d'agencement. Ainsi, deux règles: « un roman ne devient
roman, même s'il n'est pas achevé, même et surtout s'il est interminable, que
si les indices machiniques s'organisent en un véritable agencement consistant
par lui-même; [ ... ] en revanche, un texte qui comporte une machine explicite
ne se développe pourtant pas s'il n'arrive à se brancher sur de tels agencements
concrets sociaux-politiques 116 ». Deux règles, donc. Une première, qui porte
sur la consistance de l'œuvre d'art: il faut créer, par des indices machiniques,
un agencement consistant par lui-même. L'œuvre d'art, en tant que monu-
ment, comporte en elle des agencements eux-mêmes monuments. La consis-
tance de l'œuvre se construit donc par la consistance de ses agencements,
eux-mêmes consistants. C'est une endo-consistance. La deuxième règle, c'est
celle de la connexion des machines littéraires avec des agencements concrets.
Cette règle semble contrarier la première, car elle évoque le besoin de l'œuvre
de faire monument avec le concret social et politique. Pourtant, ce sont des
règles complémentaires l'une de l'autre: l'œuvre, en tant qu'objet artistique,
fait monument en même temps par une endo-consistance et en tant qu'objet

114. K. p. 148. Cf aussi K. p. 135-136.


115. Cf K. p. 104.
116. K. p. 70.

209
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

social et politique. Il s'agit des deux côtés d'un même agencement, car tout
agencement a deux modes de rapport au collectif: particulièrement et univer-
sellement. L'absence de critique sociale, d'ailleurs, fait du travail de Kafka un
travail politique. Le côté esthétique de l'œuvre d'art est pensé par Deleuze et
par Guattari en résonance avec le côté politique. Et c'est justement ce carac-
tère artistique qui fait la révolution, par le style de la sobriété. Relevant de
la première règle, nous avons par exemple les trois grands romans de Kafka
(Le Procès, Amérique et Le Château) ; relevant de la deuxième, nous avons
les trois romans inachevés de Kafka (La Colonie pénitentiaire, Odradek et
Blumfeld).
C'est parce que Le Procès est le reflet d'un système pénal indéfini que,
selon Deleuze et Guattari, il est un roman sans fin. Dans tous les romans de
Kafka, l'impol1ant est toujours ailleurs, l'important se passe toujours dans un
autre endroit, dans les couloirs, dans les salles d'attente, dans les chambres.
Comme Deleuze et Guattari l'expliquent: « Si les instances ultimes sont inac-
cessibles et ne se laissent pas représenter [ ... ], c'est en fonction d'une conti-
guïté du désir qui fait que ce qui se passe est toujours dans le bureau d'à côté:
la contiguïté des bureaux, la segmentarité du pouvoir, remplacent la hiérarchie
des instances et l'éminence du souverain 117. » Aussi bien dans Le Château
que dans Le Procès, personnes ou institutions font toutes partie de la même
machine, elles sont toutes des rouages internes de la machine, et la loi n'est
qu'une pure forme du désir qui se donne à voir par elle-même en tant qu'inhé-
rente à la machine. Celle-ci est la réalité de l'agencement social et politique,
lequel est le même que l'agencement littéraire de Kafka prétend démonter.
« Démonter un agencement machinique, c'est créer et prendre effectivement
une ligne de fuite que le devenir-animal ne pouvait ni prendre ni même créer:
c'est une tout autre ligne. Une tout autre déterritorialisation 118. » Le comique
est maintenant du côté de la fuite, de la sortie de l'impasse, du devenir-animal.
C'est la compréhension de ce que tous les systèmes comportent en eux-mêmes
leur propre abolition, dissolution, ligne de fuite. Tous les systèmes sont sys-
tèmes avec la possibilité d'issue du système. « Il y a "échec" de roman non
seulement quand le devenir-animal continue à prédominer, mais aussi quand
la machine n'arrive pas à s'incarner dans les agencements sociaux politiques
vivants qui font la matière animée du roman. Alors la machine reste une épure
qui ne peut pas non plus se développer, quelles qu'en soient la force et la
beauté 119. »

117. K. p. 92. Prenons l'exemple où K.. voyant l'inscription « Escalier des archives de justice »,
s'aperçoit que « les archives de lajustice se trouvaient donc dans le grenier de cette caserne de
rapport ». (KAFKA. F.. 1999b. p. 99.)
118. K. p. \09.
119. K. p. 72.

210
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Entrée III : Contre l'esthétique (dimension de l'imaginaire)

L'écriture mineure, affaire collective


Kafka serait le cas extrême d'une littérature sans sensation ni imagination,
d'une littérature hyperréaliste, où tous les dimensions fictionnelles résultent,
non pas de projections de fantasmes ou de modifications imaginatives, mais
d'une sobriété des impressions subjectives en tant que connexions autour de
points remarquables objectifs immanents à l'œuvre. Kafka aurait déplacé la
fiction du plan des impressions au plan d'un machinisme, au plan de points
de connexion qui fonctionnent objectivement comme des signaux pour les
personnages et pour le narrateur. Cet effondrement des impressions, des sen-
sations, mais surtout de l'imagination dans la compréhension de la nature de
la fiction placerait Kafka à l'extérieur de ce que Deleuze et Guattari appellent
une conception esthétique de la littérature. « Personne mieux que Kafka
n'a su définir l'art ou l'expression sans aucune référence à quoi que ce soit
d'esthétique. [... ] Définition machinique, et non pas esthétique 120. » Dans un
autre passage, ils écrivent: « Les impressions esthétiques, sensations ou ima-
ginations, existent encore pour elles-mêmes dans les premiers essais de Kafka,
où s'exerce une certaine influence de l'école de Prague. Mais toute l'évolution
de Kafka consiste à les effacer, au profit d'une sobriété, d'un hyper-réalisme,
d'un machinisme, qui ne passent plus par elles [... ]. Parler ici d'une projection
de fantasmes serait redoubler le contresens 121. »
Les instruments fondamentaux de l'interprétation psychanalytique sont
donc tous reconduits par Deleuze et Guattari à ce qui serait 1'« esthétique ».
Sauver Kafka de l'univers œdipien, c'est accompagner son mouvement de
création, son passage d'un modèle qui présuppose une faculté pour produire
de la non-réalité à un hyperréalisme, sa transformation d'une psychologie de
la sensation, de l'imagination et du fantasme en une politique des machines
collectives, de la production de réel. La grande tâche devient alors de penser
l'art sans imagination. Mais, comment lire Kafka comme un hyper-réalisme,
comme un machinisme? Comment alors penser le travail d'irréalisation, de
fiction sans une fàculté des images?
La stratégie de Deleuze et Guattari a été double. D'un côté, soulignant la
dimension machinique des agencements collectifs d'énonciation, c'est-à-dire
la façon dont Kafka fait de la littérature une affaire collective, une affaire d'une
communauté mineure qui travaille comme étrangère à sa propre langue. D'un
autre côté, mettant en évidence la dimension clinique de l'écriture de Kafka.
Ils la donneront à voir comme délire historique et mondial, comme multiples

120. K, p. 128-129.
12I.K.p.127.

211
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

formes de devenirs (devenir-mineur, devenir-animal, devenir-machine).


La littérature devient ainsi une affaire de santé, un délire sain. Nous sui-
vrons ces deux lignes de destitution d'une conception esthétique de la fiction,
d'effacement des grands mythes autour de l'imagination et du fantasme.
Deleuze et Guattari essaient de nous présenter l'œuvre de Kafka non comme
une affaire privée, avec des fantasmes individuels, mais comme une affaire
collective. Elle est un résultat, un symptôme d'une histoire et d'une géographie
déterminées qui sont aussi réinventées à chaque moment de création littéraire.
Selon Deleuze et Guattari, le caractère collectif de la langue est présent chez
Kafka dans deux dispositifs: 1) d'un côté, dans le fait que la littérature se fait
toujours par l'inscription de la vie personnelle (familiale, conjugale, etc.) dans
un arrière-fond économique, bureaucratique ou juridique; 2) de l'autre côté,
dans la forme d'investissement collectif du travail littéraire, où tout énoncé
prend la valeur d'action commune.
Selon Deleuze et Guattari, le dispositif qui régule l'inscription de l'indivi-
duel dans le politique est l'agencement collectif d'énonciation, c'est-à-dire
la transformation du travail littéraire en une affaire du peuple, en faisant de
la littérature une « machine collective d'expression ». Machine collective
d'expression, c'est le terme utilisé pour rompre avec l'idée de productivité
de sens ou d'une valeur-signe, laquelle a pourtant, de sa part, l'avantage de
se distinguer des schémas de représentation, d'information et de communi-
cation. Pour maintenir l'éloignement de ces schémas, mais pour ne pas tom-
ber dans l'ambiguïté fondamentale de la dialectique (la transformation de la
matière en sens, du contenu en expression, du processus social en système
signifiant), Deleuze et Guattari proposent le concept « machine collective
d'expression 122 ».
L'agencement collectif d'énonciation déplace la langue par rapport au ter-
ritoire et inscrit l'histoire individuelle dans un horizon collectif. Comprendre
le mode d'existence d'une littérature mineure, c'est donc comprendre cet
agencement. Et, comprendre cet agencement, c'est comprendre le caractère
nécessairement social de l'énonciation. L'agencement collectif d'énonciation

122. « Sous son aspect matériel ou mach inique. un agencement ne nous semble pas renvoyer à
une production de biens. mais à un état précis de mélange de corps dans une société. compre-
nant toutes les attractions et répulsions [ ... ] qui atTectent les corps de toutes sortes les uns par
rapport aux autres [... ]. Les outils ne sont pas séparables des symbioses ou alliages qui défi-
nissent un agencement machinique Nature-Société [... ]. Et de même, sous son aspect collectif
ou sémiotique. l'agencement ne renvoie pas à une productivité du langage, mais à des régimes
de signes. à une machine d'expression dont les variables déterminent l'usage des éléments de
la langue. Pas plus que les outils. ces éléments ne valent par eux-mêmes. Il y a un primat d'un
agencement machinique des corps sur les outils et les biens. primat d'un agencement collectif
d'énonciation sur la langue et les mots. » (IHP. p. 114.)

212
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

comporte deux définitions: l'une nominale, l'autre réelle. La définition nomi-


nale nous indique le caractère nécessairement social de l'énonciation. Cette
définition est redondante car elle montre à la fois le mouvement de l'énon-
ciation, qui renvoie pour lui-même à des agencements collectifs, et le mouve-
ment de l'agencement collectif, qui exige et détermine les processus de sub-
jectivation de l'énonciation et l'individualité de l'énoncé. L'important de cette
définition, c'est le fait qu'elle permet de comprendre la valeur du discours
indirect« libre» et l'importance du rôle de l'agencement dans le délinéament
de ce discours. Celui-ci désigne précisément l'état d'indéfinition de l'énoncé.
Toutes les constantes, tout élément subjectif, sont conséquences d'une action
de l'agencement collectif. « C'est l'agencement, tel qu'il apparaît librement
dans ce discours, qui explique toutes les voix présentes dans une voix, les
éclats de jeunes filles dans un monologue de Charlus, les langues, dans une
langue, les mots d'ordre, dans un mot 123. » La définition réelle concerne les
actes immanents au langage. « Ces actes se définissent par l'ensemble des
transformations incorporelles ayant cours dans une société donnée, et qui
s'attribuent aux corps de cette société 124. »
Dans une littérature mineure, l'écrivain, exproprié de son territoire d'ori-
gine et de sa place de discours, renonce non seulement au principe du narra-
teur mais aussi au dispositif du héros. Ces deux figures traditionnelles du sujet
dans le travail littéraire sont changées par une littérature sans sujet. « Il n'y a
pas de sujet, il n ya que des agencements collectifs d'énonciation - et la litté-
rature exprime ces agencements 125. » Il n'y a plus l'auteur et le héros, le nar-
rateur et le personnage, mais une communauté. En ce qui concerne le principe
du narrateur, Kafka crée un narrateur neutre, sans aucun trait de singularité
et complètement insignifiant. Le narrateur kafkaïen est absent de l'histoire,
il n'a pas le moindre avantage sur le lecteur non informé. Il n'a d'accès aux
événements que par le héros, lequel, aussi insignifiant et mal informé, est,
néanmoins, celui qui vit l'action. En effet, l'expérience vécue des actions est
le seul avantage du héros par rapport au narrateur. C'est donc par nécessité
que la topographie interne du récit de Kafka est indéterminée. Le Château, par
exemple, n'est que la permanente vérification des conventions collectives qui
décident de la place du haut et du bas dans l'échelle de valeurs, un récit qui se
construit comme la rectification des valeurs instituées. Et comme Kafka arrive
toujours à démonter ces valeurs, nous pouvons dire que toute son œuvre est
l'effondrement de la société.

123. MP.p. 101.


124. MP. p. 102.
125. K, p. 33. Voir aussi CC. p. 15. où Deleuze conduit à la limite cette relation d'expression en
écrivant que « la littérature est agencement collectif d'énonciation» (nous soulignons).

213
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Nous pouvons voir aussi le refus du narrateur dans les énoncés du chien
chercheur qui, dans Recherches d'un chien 126, se résument aux énoncés de son
espèce canine, de sa collectivité, où la communauté canine est l'arrière-fond
toujours présent. C'est le cas aussi de Joséphine la cantatrice, où le peuple
des souris est l'exemple de la force de la communauté; ou de La Muraille de
Chine, où le peuple chinois travaille ensemble dans l'édification de sa propre
défense et où le peuple est la source et la garantie de toute la vérité. Nous
sommes en présence d'une de ses idées les plus constantes: celle qui pense
le peuple comme étant toujours enraciné dans une petite communauté. Com-
munauté qui est fondée non seulement sur la langue et l'histoire, mais surtout
sur les liens de la terre et du sang. Là où cette unité, à la fois biologique,
linguistique, territoriale et historique, a été entièrement préservée, l'individu
est comme justifié, sauvé par avance, car le peuple le protège, le soutient et il
est avec lui comme un tout. C'est ce que signifie l'expression kafkaïenne « un
seul peuple 127 ».
- La littérature comme affaire collective chez Kafka est aussi visible dans
l'importance que les gens les plus insignifiants, humbles et obscurs ont pour
lui. Cette importance donnée aux gens insignifiants découle du fait que Kafka
ne prend pas au sérieux le « sens profond» des thèmes majeurs tels que la
métaphysique, la religion ou l'histoire. Les gens sont pour Kafka ce qui vaut
la peine d'y penser et d'en parler. De là l'importance du peuple chinois dans
La Muraille de Chine, de la race canine dans Recherches d'un chien, du
peuple des souris dans Joséphine la cantatrice, et le rôle principal des person-
nages de Gregor, K., L'Arpenteur ou Joseph K. en tant que figures mineures
contre le système institué. Dit autrement, chez Kafka il y a une négation du
sens profond au profit de la réalité immédiatement visible. Partout dans son
œuvre, Kafka insiste et se focalise sur les gens, le peuple ou un personnage
spécifique, mais jamais sur une théorie métaphysique, sur une doctrine reli-
gieuse. Là où il y a des aspects théoriques, ils n'y sont présents que pour être
ridiculisés, ironisés et donc, diminués. Tel le cas du système juridique dans
Le Procès, du système humain dans Un compte rendu pour une académie, ou
de la légende du Golem.

126. Prenons l'exemple où le chien avoue que « rien ne me sépare pourtant même d'un pas
de la mentalité canine. Tout chien éprouve comme moi le désir de questionner ». (KAFKA, F.,
1998a. p. 243.)
127. Comme Kafka le dit dans Recherches d '1111 chien. « tous en un tas », ou comme il écrit dans
ses lettres à Milena. « un se1l1 peuple» (Cf KAFKA. F.. 1988. p. 99. probablement le 6 septembre
1920, souligné par Kafka).

214
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Être un étranger dans sa propre langue


Le thème de l'étrangeté dans une langue remonte à Proust, mais obtient une
nouvelle formulation dans L'Anti-Œdipe. Deleuze y s'oppose à la réduction
par la psychanalyse de la langue maternelle à la figure de la mère, à la voix
de la mère qui parle dans l'écrivain (lequel, en continuité de nos commen-
taires précédents, peut aussi être nommé, cette fois-ci avec une raison sup-
plémentaire, « enfant trouvé»). Être un étranger dans sa propre langue, c'est
alors avant tout être étranger à cette voix maternelle qui pousse l'écrivain à
une structure linguistique et à un ensemble d'éléments qui constituent l'ordre
même de la langue 128. Être indépendant de sa langue maternelle est donc, par
la suite, être indépendant de l'imposition d'une filiation et d'une arborescence
de la langue. Il s'agit de créer une liberté dans la langue maternelle (ou de la
mère), un usage de la langue par l'alliance rhizomatique. La création d'une
nouvelle langue est ainsi une affaire politique.
Dans Kafka - Pour une littérature mineure, ce thème est construit à par-
tir du concept de littérature mineure, le travail littéraire qu'une minorité fait
dans une langue majeure. C'est le cas de la communauté tchèque et juive à
laquelle Kafka appartenait. À Prague, au début du siècle, cette communauté
est obligée d'écrire dans la langue allemande et à l'intérieur d'une tradition
littéraire construite sur les grands mythes du christianisme. Réduit à un ghetto
abstrait du langage, un ghetto de son allemand hors de sa classe et de sa
société, Kafka ne peut écrire, paradoxalement, que dans son allemand public
et officiel. Il n'écrit que dans une langue d'adoption dont l'usage lui a été
permis par l'Empire autrichien. Ironiquement, donc, il est obligé d'écrire dans
une langue administrative et bureaucratique, pour ainsi dire, dans la langue
majeure. Son allemand le place dans une zone de généralité où il occupe la
place de simple fonctionnaire des Assurances sociales. C'est avec un alle-
mand de chancellerie que Kafka écrit ses rapports, ses chroniques judiciaires,
ses comptes rendus, ses constats. Son œuvre est écrite avec la même langue
que ses constats de travail. C'est la même langue qu'il utilise en tant que
fonctionnaire de la machine sociale et bureaucratique et en tant qu'écrivain.
La langue majeure est donc devenue un élément constitutif de son art, un art
mineur taillé avec des instruments majeurs. Voilà le génie de cet art paradoxal.
Un art qui tait de la logique l'argument du fantastique et du fantastique un
simple accident de la normalité. Un art qui brise toutes les catégories de la
grammaire et de la rhétorique. Un art qui finalement rend indifférents le monde
fictionnel et la cruauté de l'observateur réaliste. L'écrivain invente un usage
mineur de la langue majeure, il minore la langue dominante, arborescente.

128. « Pour tuer la langue maternelle. c'est un combat de tous les instants. ct d'abord contre la
voix de la mère. » (CC. p. 23.)

215
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Il est nécessaire de distinguer entre « majoritaire» (système homogène et


constant), « minorités» (sous-systèmes), et « minoritaire» (devenir poten-
tiel et créé, créatif) 129. Selon Deleuze et Guattari, toute langue majeure com-
porte en elle-même des éléments des langues mineures. Toute langue majeure
souffre l'influence et les altérations des minorités qui la parlent 130. Rendre une
langue mineure, c'est cela même: faire un traitement mineur de cette langue.
Ce sont les sous-systèmes qui transforment le grand système de la langue majeure.
Ce sont les gens qui habitent des petites communautés, les ghettos, les émigrés,
bref, des qUal1iers exclus de la partie centrale (et majoritaire) d'une cité, qui
travaillent la langue majeure, en la rendant mineure 131. Mais la transformation
de la langue majeure ne se fait pas exclusivement par le concept de minorité.
En effet, c'est plutôt le concept de minoritaire qui est au centre de cette trans-
formation. Ce sont s1ll1out les artistes, en tant que puissances créatives, qui ren-
dent mineure une langue majeure. C'est donc par la fàçon, à la fois des minorités
et des minoritaires, d'utiliser, de parler, de faire fonctionner la langue majeure,
que celle-ci devient une langue mineure. « "Majeur" et "mineur" ne qualifient
donc pas deux langues, mais deux usages ou fonctions de la langue 132. »
Mais la langue majeure elle-même n'est qu'un résultat d'une influence de
la langue mineure. Ce n'est pas uniquement la langue mineure qui est dérivée
de la langue majeure. Selon Deleuze, ces langues sont toutes les deux simul-
tanées. C'est au moment même où se crée la spécificité de la langue mineure
que la langue majeure devient elle-même majeure. La langue majeure n'existe
pas pour elle-même en tant que telle. D'un côté, elle est majeure parce qu'elle
est le résultat d'un usage majeur, d'un marqueur de pouvoir 133. Si la langue

129. Cf MP. p. 134 et 356.


130. Comme il l'écrit avec Guattari. « une langue. comme l'anglais, l'américain, n'est pas
mondialement majeure sans être travaillée par toutes les minorités du monde [ ... ]. La situation
linguistique dans l'ancien Empire autrichien: l'allemand n'est pas une langue majeure par
rapport aux minorités sans subir de leur part un traitement qui en fait une langue mineure par
rapport à l'allemand des Allemands. Or il n'y a pas de langue qui n'ait ses minorités internes,
endogènes. intralinguistiques. » (MP. p. 130.)
131. C'est pour cette raison que ce qui caractérise le concept de « minorité », c'est le devenir-
tout-le-monde comme amplitude. comme variation continue, par opposition aux constantes
d'expression et de contenu. à la ligure de « Personne ». c'est-à-dire aux formes de pouvoir
et de domination que le concept de « majorité» implique. « Bien sûr. les minorités sont des
états délinissables objectivement états de langue. d'ethnie, de sexe, avec leurs territorialités de
ghetto: mais elles doivent être considérées aussi comme des germes, des cristaux de devenir,
qui ne valent qu'en déclenchant des mouvements incontrôlables et de déterritorialisations de la
moyenne ou de la majorité. » (AIP. p. 134.)
132. MP. p. 131.
133. Comme Deleuze l'écrit dans Supelpositiol1s. « cette condition de constance et d'homo-
généité suppose-t-elle déjà un certain usage de la langue considérée: usage majeur qui traite la
langue comme un état de pouvoir». (SP. p. 102.)

216
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

mineure est l'usage que les minorités font de la langue officielle, la langue
majeure est aussi la conséquence de son utilisation par les forces du pouvoir
et par la majorité des gens. « Kafka suggérait que les littératures "majeures"
maintenaient toujours une frontière entre le politique et le privé, si mouvante
fût-elle, tandis que, dans le mineur, l'affaire privée était immédiatement poli-
tique et "entraînait un verdict de vie ou de mOli". Et c'est vrai que, dans les
grandes nations, la famille, le couple, l'individu lui-même mènent leur propre
affaire, quoique cette affaire exprime nécessairement les contradictions et pro-
blèmes sociaux, ou bien en subisse directement l'effet 134. » De l'autre côté,
elle comporte en elle-même un usage mineur, c'est-à-dire des éléments hété-
rogènes 135. Langue mineure comme langue majeure, en d'autres mots, toute
langue est composée par des caractères hétérogènes, des variations inhérentes
et continues, de permanents croisements d'intensités.
Mais, alors, qu'est-ce qui distingue véritablement la langue mineure de la
langue majeure? Deux choses. En premier lieu, le fait que la langue mineure
n'a qu'un minimum d'homogénéité structurale et de constantes. Elle est
définie comme « langue à variabilité continue 136 ». Au contraire, la langue
majeure est construite comme un système homogène, standard, sur l'idée
d'une structure interne, avec des invariants, des universaux ou des constants.
Deuxièmement, le fait que seulement la langue mineure a la puissance de
création, la propriété créatrice. C'est ainsi que Deleuze écrit, dans Super-
positions, que « Kafka, juif tchèque écrivant en allemand, fait de l'allemand
un usage mineur, et par là produit un chef-d'œuvre linguistique décisif (plus
généralement, le travail des minorités sur l'allemand dans l'Empire autri-
chien). Tout au plus pourra-t-on dire qu'une langue est plus ou moins douée
pour ces usages mineurs 137 ».
L'invention d'une langue mineure implique la conduite jusqu'à l'extrême
de la langue maternelle, ou de la langue dans laquelle on écrit. Mais qu'est-ce
que peut signifier« conduction jusqu'à l'extrême» ? Prendre une langue au
sérieux, c'est l'équivalent de se soumettre aux normes, aux lois linguistiques
qui ont décidé le fonctionnement de la langue majeure. L'écrivain mineur en
cherche une issue, et l'issue se trouve au-delà de la langue. Il est donc néces-
saire de créer un autre usage de la langue. Pour constituer une issue, une fuite,
la langue mineure doit être profondément différente, c'est-à-dire sa différence
par rapport à la langue d'origine doit impliquer non seulement une diffërence

134. IT. p. 284.


135. « Vous n 'atteindrez pas à un systèrne homogène qui ne soit encore travaillé par une varia-
tion immanente. continue et réglée: voilà ce qui définit toute langue par son usage mineur. un
chromatisme élargi. un black-english pour chaque langue. » (SP. p. 102.)
136. Cf SP. p. 100.
137. SP. p. 101.

217
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

conceptuelle, mais aussi une différence grammaticale et syntaxique 138.


La langue mineure n'a pas de sonorités particulières ou de ton local. Du point
de vue phonétique, la langue mineure devient une langue presque insigni-
fiante, pour ainsi dire sans qualités. Créer une nouvelle langue dans une pre-
mière déjà donnée signifie surtout que de nouvelles grammaires, de nouvelles
syntaxes, sont inventées, que de nouvelles puissances de la langue elle-même
sont créées. Comme Deleuze l'écrit avec Guattari, « plus une langue a ou
acquiert les caractères d'une langue majeure, plus elle est travaillée par des
variations continues qui la transposent en '"mineure" 139 ».
Introduire le facteur« variation continue» à l'intérieur de la langue donnée
signifie que l'expression et le contenu du langage deviennent indissociables,
indistincts, car ils n'ont plus la fonction de dire les choses mais sont au même
état que les choses. Le langage est devenu un seul plan, où les expressions
ou les exprimés vont s'insérer dans les contenus, intervenir dans les conte-
nus, non pas pour les représenter mais pour les anticiper, les rétrograder, les
ralentir ou les précipiter, les détacher ou les réunir, les découper autrement.
Expression et contenu, il n'est donc plus possible de poser le primat de l'un
ou de l'autre. Ils sont maintenant en présupposition réciproque. Dans ce plan
de variation continue, l'expression et le contenu sont totalement déterrito-
rialisés 140. La langue qu'on avait l'habitude de définir par les constantes
phonologiques, sémantiques, syntaxiques qui entrent dans l'énoncé, bref, par
son homogénéité, se voit maintenant définie par une variabilité qui consiste
dans « l'usage de ces constantes en fonction de variables intérieures à l'énon-
ciation même (les variables d'expression, les actes immanents ou transfor-
mations incorporelles) 141 ». Ainsi, dans une langue donnée, on peut faire
varier les constantes sémantiques, phonétiques, phonologiques et stylistiques.
Comme l'explique Deleuze, « les constantes sont tirées des variables elles-
mêmes [ ... ]. Constante ne s'oppose pas à variable, c'est un traitement de la
variable qui s'oppose à l'autre traitement, celui de la variation continue 142 ».
138. « Être un étranger. mais dans sa propre langue. et pas simplement comme quelqu'un qui
parle une autre langue que la sienne. Être bilingue. multilingue. mais dans une seule et même
langue. sans même dialecte ou patois. Être un bâtard. un métis. mais par puritication de la race.
C'est là que le style I~lit langue. C'est là que le langage devient intensif: pur continllllm de
valeurs et d'intensités.» (AIP. p. 124-125.)
139. MP. p. 130.
140. Il s'agit du sixième théorème de la déterritorialisation : « Le déterritorialisant a le rôle
relatif d'expression. et le déterritorialisé le rôle relatif de contenu [... ] ; or, non seulement le
contenu n'a rien à voir avec un objet ou un sujet extérieurs. puisqu'il tait bloc asymétrique avec
l'expression. mais la déterritorialisation porte l'expression et le contenu dans un tel voisinage
que leur distinction cesse d'être pertinente. ou que la déterritorialisation crée leur indiscerna-
bilité. » (/o>'lP. p. 377.)
141. AIP. p. 108.
142. AIP. p. 130.

218
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Il faut toutefois prendre garde au danger de dégager une pseudo-constante de


contenu ou d'expression 143.
La nouvelle langue est alors une langue construite dans un état de variation.
Elle est variation continue elle-même. « Mettre en variation continue, ce sera
faire passer l'énoncé par toutes les variables, phonologiques, syntaxiques,
sémantiques, prosodiques, qui peuvent l'affecter dans le plus court moment de
temps (le plus petit intervalle). Construire le continuum de Je le jure! avec les
transformations correspondantes. C'est le point de vue de la pragmatique 144. »
Le concept de « variation continue» est pensé par Deleuze par opposition à
l'idée de représentation. La variation continue est un état comme possibilité
de renverser toute stabilité, toute standardisation, en un mot, tout le pouvoir de
la représentation. Toute représentation suppose des invariants, des constantes,
et ce sont précisément ces caractères qui font de la représentation un marqueur
de pouvoir. Or la variation continue est la tentative de faire fuir ces caractères
en les incorporant dans les chaînes à éléments hétérogènes. Nous pensons
donc qu'il est possible de nommer la variation continue comme « machine à
variation continue» ou même « machine à varier ». La variation continue suit
le principe d'un mouvement permanent, d'une opération infinie qui est en rap-
port avec un flux continu. Deuxièmement, de même que la machine, la varia-
tion est mécanique, c'est-à-dire qu'elle doit fonctionner avant tout. En effet,
comme le remarque Deleuze, pour éviter le risque que la minorité devienne
majorité, « il faut que la variation ne cesse pas elle-même de varier, c'est-
à-dire qu'elle passe effectivement par de nouveaux chemins toujours inatten-
dus 145 ». Finalement, concernant la machine, laquelle est à la fois machine
sociale, bureaucratique (de pouvoir) et machine à écrire, machine d'expres-
sion collective (de contre-pouvoir), la variation continue à la fois fait partie
des systèmes majeurs et constitue, par sa présence dans les sous-systèmes
(comme les langues mineures), la déconstruction des systèmes de pouvoir.
La question est comment rendre mineure la langue majeure, c'est-à-dire com-
ment la faire devenir-mineure. « Telle est la force des auteurs qu'on appelle
--------------
143. Comme le remarquent Deleuze et Guattari, « la mise en variation doit nous fàire éviter ces
dangers. puisqu'elle construit un continuum ou un médium qui ne comporte pas de début ni tin.
On ne confondra pas la variation continue avec le caractère continu ou discontinu de la variable
elle-même [... ]. Une variable peut être continue sur une partie de son trajet puis bondir ou
sauter sans que sa variation continue soit par là même affectée. » (MP. p. 120.)
144. MP. p. 119. Et « c'est peut-être d'ailleurs une caractéristique des langues secrètes. argots,
jargons. langages professionnels. comptines. cris de marchands. de valoir moins par leurs
inventions lexicales ou leurs figures de rhétorique que par la manière dont elles opèrent des
variations continues sur les éléments communs de la langue. Ce sont des langues chromatiques.
proches d'une notation musicale. Une langue secrète [ ... ] met en état de variation le système
des variables de la langue. » (l'dP. p. 123.)
145. SP. p. 126.

219
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

'''mineurs'', et qui sont les plus grands, les seuls grands: avoir à conquérir leur
propre langue, c'est-à-dire arriver à cette sobriété dans l'usage de la langue
majeure [ ... ]. Conquérir la langue majeure pour y tracer des langues mineures
encore inconnues. Se servir de la langue mineure pour faire filer la langue
majeure 146. » La langue mineure n'est donc pas une langue stabilisée, décidée
et finie. Au contraire, elle est virtuelle, passible de toutes les variations.
Deleuze et Guattari condensent cette lutte dans ce qu'ils appellent « figure
universelle de la conscience minoritaire 147 ». La création n'est possible que
dans un état de pré-individuation, où les figures de Personne, de Sujet, n'ont
plus de sens 148. La création atteint ainsi l'état de dissolution du Moi et du Je
pour rejoindre la figure d'une conscience universelle pré-singulière. Elle se
construit non pas par un processus de l'individuel par rapport au social, mais
par un devenir-tout-Ie-monde, un devenir-:heccéité face au néant. Ce devenir-
tout-le-monde a son double dans l'idée artaudienne d'écrire pour les analpha-
b~tes. « Mais que signifie '''pour''? Ce n'est pas ""à l'intention de ... ", ni même
"'à la place de ... " ». C'est "devant". C'est une question de devenir 149. »
Dans le cas de Kafka, écrire en allemand a la valeur d'écrire dans la langue
d'un pays étranger, dans un pays à l'étranger. Comme il l'avoue à Max Brod,
écrire en allemand, c'est pour un juif l'équivalent de la prise de possession
d'un « bien étranger qu'on n'a pas acquis, mais dont on s'est emparé en y
pottant une main hâtive (relativement) et qui reste un bien étranger quand
même on ne pourrait prouver la moindre faute de langage 150 ». Mais, d'un
autre côté, comme tous les écrivains juifs, Kafka se voit aussi pris dans
l'impossibilité d'écrire en allemand. Il s'agit du besoin de se sentir chez soi,
de sentir la possession d'une patrie, d'un vrai sol qui leur appartienne de droit.
Dans cette même lettre, nous pouvons lire sa description de ce qu'il appelle
des impossibilités de langage des juifs allemands: « l'impossibilité de ne pas
écrire, l'impossibilité d'écrire en allemand, l'impossibilité d'écrire autrement,
à quoi on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l'impossibilité
d'écrire (car ce désespoir n'était pas quelque chose que la littérature aurait
pu apaiser, c'était un ennemi de la vie et de l'écriture [ ... ], c'était donc une
littérature impossible 151 ».

146. MP, p. 133.


147. Comme ils le disent. « il y a une figure universelle de la conscience minoritaire. comme
devenir de tout le monde. et c'est ce devenir qui est création ». (MP. p. 134.)
148.« Nul primat de l'individu. mais indissolubilité d'un Abstrait singulier et d'un Concret
collectif» (MP. p. 127.)
149. QPh. p. 105.
150. KAFKA. F.. Correspondance, Lettre à Brod, juin 1921. in ROBERT, M., 1979, p. 199.
151. Ibid.. p. 200.

220
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Dans le but de rendre sa propre littérature possible, bref, de pouvoir écrire,


Kafka doit donc trouver une issue dans la langue allemande, inventer un usage
différent de l'allemand. Il s'agit précisément, selon Deleuze, d'inventer un
usage « mineur» de la langue majeure, de minorer la langue dominatrice.
Ainsi le fait Kafka avec l'allemand. « C'est à l'allemand qu'il fait subir un
traitement créateur de langue mineure, construisant un continuum de varia-
tion, négociant toutes les variables pour, à la fois, resserrer les constantes et
étendre les variations: faire bégayer la langue, ou la faire "piauler" ... , tendre
des tenseurs dans toute la langue, même écrite, et en tirer des cris, des cla-
més, des hauteurs, durées, timbres, accents, intensités 152. » Pour cela, il a
créé des expressions atypiques qui déterritorialisent les formes correctes,
les constantes de l'allemand public 153. Mais, nous devons nous arrêter pour
essayer de comprendre quelles sont les procédures kafkaïennes pour rendre
mineure une langue.
D'abord, l'utilisation de cel1ains mots, que nous pouvons appeler mots-
clefs ou mots-image, tels que « procès» (Prozess en allemand signifie en
même temps « action judiciaire» et « processus morbide»), « château»
(Schloss conserve le sens latin de « champ clos»), « messieurs» (Herren
signifie la tyrannie des gens de l'Administration, des gens importants et, en
relation aux femmes, les mâles dominateurs qui les réduisent au esclavage),
« chien» (Hund qui est le terme péjoratif antisémite). Ces mots sont employés
au sens grammatical absolu, sans complément ni déterminatif. Ils sont des
mots à plusieurs images. Et c'est cet ensemble d'images du mot qui produit
un jeu, lui-même double au niveau de la trame, de l'action du texte, car il
engage l'action dans deux directions simultanées, l'une manifeste, l'autre plus
ou moins dissimulée.
152. lvlP, p. 131.
153. Il serait utile de se rapporter à d'autres lectures de ce processus littéraire. Déjà Marthe
Robert se réfère à un « en deçà du langage» dans le travail de Kafka par rapport à l'alle-
mand. Comme elle le dit. Kafka « ne peut aller chercher son instrument que dans un en deçà
du langage écrit et parlé. dans une zone en marge de l'espace et du temps [ ... ]. Pour se doter
d'une écriture conforme à ses buts. mais connotant correctement la dépossession [ ... l. Kafka en
somme contourne le langage et rejoint directement la langue hors de l'histoire et de la société.
Il travaille au point nul de la synchronie. à un niveau où la langue, libre encore [... l, n'a rien
d'autre à offrir que son immédiateté et les ressources infinies de ses combinaisons [ ... l. Il se
cantonne dans un secteur linguistique où les vocables, dépouillés de tout indice relatif à leur
âge, à leur usage social et littéraire ou à leur sol d'origine. jouent librement de leur ambiguïté ».
(ROBERT, M., 1979. p. 202.) Par contre. Hannah Arendt pense la radicalité de Kafka par rapport
au mouvement littéraire moderne comme étant l'absence de style. Cette absence se caractérise,
selon cet auteur. par la totale simplicité du langage, par la non-utilisation soit d'une expéri-
mentation. soit d'un maniérisme. Comme elle le dit. « sa langue est claire et simple comme
celle de la vie quotidienne [... ]. Sa prose ne se caractérise par rien de particulier [... ]. Kafka
n'affectionne aucun mot en particulier, aucune construction syntaxique n'a de prédilection ».
(ARENDT, H.. 1987. p. 97.)

221
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

C'est aussi ce que Kafka fait quand il prend des mots simples et des
locutions du langage commun pour leur faire dire autre chose. Il s'agit de
l'extraction de toutes les possibilités de sens hors du sens commun ou du
bon sens. Cela veut dire que Kafka enlève aux mots leur puissance absolue
de signification. Il les met en mouvement sur leur sens. Mais c'est surtout
dans leur sous-entendu, dans leur sens refoulé, que les mots sont doués d'un
dynamisme puissant et gagnent de la force. Ces mots renvoient à toutes les
significations historiques, philosophiques, politiques, sociales, et même reli-
gieuses. Le double sens, ou le sens refoulé, n'est évident et ne peut être dit et
compris que selon un contexte et une explication théorique. Cela montre com-
bien, chez Kafka, le plus évident, c'est le moins évident. Dans ces textes, les
métaphores condensent dans une même et seule image toutes les associations
d'idées suggérées par la locution. L'image réalise instantanément le souhait
latent contenu dans la façon de parler.
Dans ce processus linguistique, Kafka démonte l'agencement du langage
-quotidien. Il met en évidence comment ce langage est construit autour des
forces de pouvoir, des forces qui ne sont que des véhicules fétichistes d'une
vérité qui n'est que mensonge. En d'autres mots, ce que Kafka nous donne à
voir, c'est la vérité profonde du langage quotidien, une vérité qui, par le fait
de ne faire que cacher les doubles sens des mots, n'est qu'une contre-vérité 154.
Les images qu'il fait subtilement apparaître sont absolument nécessaires parce
que, étant elles-mêmes l'objet de ce refoulement du langage quotidien, elles
sont le seul moyen de montrer la« vraie» vérité du langage quotidien. Il s'agit
de montrer l'objet refoulé du langage dominant, le dévoilement de ce que le
pouvoir veut maintenir caché mais qui est toujours présent. Comme le disent
Deleuze et Guattari, « nul plus que Kafka n'a su dégager et faire fonctionner
ensemble ces deux axes de l'agencement. D'une part la machine-bateau, la
machine-hôtel, la machine-cirque, la machine-château, la machine-tribunal:
chacune avec ses pièces, ses rouages, ses processus, ses corps emmêlés, emboî-
tés, déboîtés (cf la tête qui crève le toit). D'autre part le régime de signes
ou d'énonciation: chaque régime avec ses transformations incorporelles, ses
actes, ses sentences de mort et ses verd icts, ses procès, son "droit" 155 ».
En déconstruisant le langage quotidien, les images que les noms donnent
maintenant à voir ne sont donc que des possibilités d'issues. Elles font partie
de cette opposition, de cette guerre des minorités contre le système, dans ce
cas linguistique, de pouvoir. Voilà donc la façon que Kafka a trouvée pour ne
pas être obligé d'utiliser la critique sociale. Il démonte la société, non seule-
ment par une question de langage, mais dans le langage, par les nombreuses

154. cj: ROBERT. M.. 1979. p. 34.


155. AfP. p. 112.

222
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

images que les mots créent autour d'eux. Les images qui entourent ces mots
font aussi partie d'un jeu de dissimulation. En effet, les images multiples que
les mots donnent à voir ne sont pas plus vraies que cette prétendue vérité du
langage quotidien qu'elles démontent. C'est que ces images ne sont pas vraies
en elles-mêmes. Paradoxalement, toutes sont fausses et toutes sont condi-
tions de vérité. En même temps qu'elles démontent la vérité instituée, elles
dénoncent aussi l'illusion et l'erreur de leur propre part.
Kafka ne fait qu'exploiter cette ambiguïté des mots, enjouant avec ce qu'ils
donnent à voir, ce qu'ils ont de dépendances logiques, historiques, ou cultu-
relles. Il joue précisément avec ces dépendances et, donc, il joue avec les
valeurs de toute la société majeure, allemande, de Prague. En exploitant au
maximum la langue, et en particulier la grammaire et le sens des mots, Kafka
arrive à faire un véritable jeu de mots. Toutefois, ce jeu de mots est tellement
subtil et mineur qu'il reste inaperçu. C'est cela la puissance d'une langue éle-
vée à la limite.
Deleuze et Guattari soulignent aussi l'ironie de Kafka concernant son
propre nom et celui de certains de ses personnages. Kafka se sert de la relation
entre son nom et celui de François-Joseph 156 pour nommer ses personnages.
Ainsi, Joséphine la cantatrice et Joseph K. sont dérivés de François-Joseph, ce
qui lui permet de s'attribuer le double prénom de l'empereur. Encore à l'image
de son propre nom, il crée le personnage K., l'initiale symbolique de Kafka,
lequel est déjà justifié comme empereur. Il en est de même dans la façon dont
Kafka décrit son père 157.
Dans Préparatifs de noce à la campagne, Kafka utilise encore une fois
l 'humour pour démonter la réalité sociale et ses mécanismes de séduction.
Il montre le ridicule des juifs de Prague qui essaient de se faire passer pour
des Allemands d'origine, des Allemands purs, qui parlent même l'allemand
dans leurs maisons et qui élèvent leurs enfants comme des Allemands, mais
que, une fois hors de leurs quartiers, tout le monde reconnaît comme étant des
juifs tchèques. Pour donner à ce ridicule un élément littéraire, Kafka pense la
relation de K. l'Arpenteur avec les Messieurs du château. Le personnage K.,
l'Arpenteur, est un exemple de ce judaïsme germanisé. Toutefois, il a l'expé-
rience même que son assimilation ne peut se faire que par les gens du village,
c'est-à-dire jamais par les Messieurs du château. Il essaie alors de se faire
concitoyen de la population indigène. Pourtant, même en parlant la même
langue qu'eux, il ne sera pas accepté dans cette communauté linguistique.

156. Son père. Herman Kafka, fidèle à l'empereur. protecteur des juifs dans l'étendue de la
Double Monarchie. appelle son tils Franz Katka. « Franz» étant le dérivé de François-Joseph.
(Cf ROBERT, M., 1979, note p. 47.)
157. Cf KAFKA. 1954. p. 268.

223
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Comme l'histoire du nageur qui retourne chez lui, mais qui ne comprend rien
de ce que disent ses compatriotes.
La langue mineure, chez Kafka, n'est donc constituée que par des inten-
sités, des forces, des sons, des affects. Elle est différenciée par des affects.
L'affect brise les mots, annule le sens et renvoie tout au sujet. L'affect amène
jusqu'à la limite non seulement le sens des mots mais leur vocalisation même:
l'affect du cri. Cette marginalité de la langue mineure, une marginalité du vir-
tuel, est conséquence donc du dynamisme propre à l'affect. La langue mineure
n'est donc qu'un composé de sensations, et la sensation est une « zone
d'indétermination, d'indiscernabilité, comme si des choses, des bêtes et des
personnes [ ... ] avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l'infini qui
précède immédiatement leur différenciation naturelle. C'est ce qu'on appelle
un affect \58 ». L'affect est pure intensité positive qui n'exprime jamais un
état final comme l'équivalent de l'individu dans sa forme complète, en tant
qu'organisme, mais toujours un passage entre des états. C'est un senti-
ment de passage d'un état à un autre, d'un «je suis» à un «je sens ». C'est
l'expression du corps plein sans organes qui est pur devenir, qui est pré-
individuel et pré-singulier, uniquement traversé par des flux et des lignes.
L'affect est du côté de ceux qui inventent un peuple mineur. Ce n'est que par
la sobriété qu'on arrive à le faire. On sait que « les affects sont précisément
ces devenirs non humains de l'homme \59 ». L'affect du devenir (<<je sens que
je deviens une femme») est la quantité intensive à l'état pur. C'est un senti-
ment, une émotion primaire d'où dérivent les expériences hallucinatoires et
délirantes, en tant que secondes \60.

Prendre la matérialité de la langue pour objet du désir


La création d'une langue mineure implique une différence dans l'acte de
la sonorité et de la visibilité propres de la langue. La limite agrammaticale et
asyntaxique à laquelle la langue première a été conduite produit un change-
ment dans la façon de percevoir cette langue. Ce que ses mots donnent mainte-
nant à entendre, c'est sa propre limite, son extériorité, son délire grammatical
et syntaxique. Deleuze dit, dans Critique et clinique, qu'il y a « une pein-
ture et une musique propres à l'écriture, comme des effets de couleurs et de
sonorités qui s'élèvent au-dessus des mots \6\ ». Il s'agit de faire balbutier la
158. QPh. p. 164.
159. QPh, p. 160.
160.« Délire et hallucination sont seconds par rapport à l'émotion vraiment primaire qui
n'éprouve d'abord que des intensités. des devenirs. des passages. » (AD, p. 25.)
161. Cc. p. 9. C'est intéressant la caractérisation que Dumoncel fait de cette musique:« C'est
une musique aléatoire avec des marteaux sans maîtres et des chœurs d'oiseaux s'égosillant le
soir au tond des wood blacks. C'est un concerto de niagaras. C'est le "chant de la terre" orches-

224
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

langue, de la faire bégayer, comme le sifflement de la souris dans Joséphine la


cantatrice, ou comme le violon de Grete qui reflète le piaulement de son frère
Gregor dans La Métamorphose, et qui est à son tour confirmé par l'agitation
de ses pattes et par les oscillations de son corps 162. Le bégaiement n'est pas
restreint à la parole, mais à tout le langage et à tous les éléments linguistiques
et non linguistiques du langage.
C'est comme dans le système tonal ou diatonique de la musique: le mode
mineur introduit la variation continue, en faisant ainsi de son organisation
centrée de type arborescent un rhizome fuyant et décentré. Alors, on ne peut
plus parler d'une forme sonore qui viendrait organiser une matière sémantique
et syntaxique. On ne peut même pas parler d'un développement continu de la
forme. Comme le disent Deleuze et Guattari : « Il s'agit plutôt d'un matériau
très complexe et très élaboré, qui va rendre audible des forces non sonores.
Au couple matière-forme se substitue le couplage matériau-forces 163. »
La sonorité et la musicalité des mots ne sont pas la composante matérielle
audible, mais les forces du dehors avec lesquelles elles composent. Et ces
forces, ce principe compositionnel, transforment chaque mot en mot-affect,
en mot-image. C'est cela leur matérialité et sonorité, montrer le dehors qui
habite en elles. De cette façon, la langue créée est toujours entre, toujours au
milieu du mot et de ses images. Écrire se fait alors à partir de l'entre-deux des
matériaux et des forces. D'où le bégaiement fondamental de tout écrivain 164.
Deleuze distingue trois manières de bégayer, dont une ne concerne que l'usage
de la langue donnée, les deux autres introduisant des mots dans la langue, des
mots qui n'existent plus indépendamment du bégaiement qui les affecte. Ainsi,
nous avons une première manière de bégayer, le faire effectivement, c'est-à-
dire faire bégayer les personnages. Il s'agit de rendre le personnage bègue de
parole, et par la suite, il s'agit de rendre la langue affectée. En d'autres termes,
le bégaiement n'est qu'une affectation du personnage, une façon personnelle
de dire les mots, sans changer les mots. Le bégaiement comme affection ne
concerne pas le langage ou la langue. Ceux-ci restent pareils, c'est-à-dire
tré à coups de grisou. Et c'est [... ] le sourire de Moby Dick dans le rôle d'une harpe éolienne
(aspirante et refoulante). » (DUMONCEL, l-C.. 1999. p. 70.) Voir aussi PROUST, F., 2000, p. 124.
162. « Bégayer c'est facile, mais être bègue du langage lui-même. c'est une autre affaire, qui
met en variation tous les éléments linguistiques. et même les non linguistiques. les variables
d'expression et les variables de contenu. Nouvelle forme de redondance. ET ... ET ... ET ...
il Y a toujours eu une lutte dans le langage entre le verbe "être" et la conjonction "et", entre est
et et. » (MP. p. 124.)
163. /viP. p. 120-121.
164. « Le bégaiement créateur est ce qui tàit pousser la langue par le milieu, comme de l'herbe.
ce qui tàit de la langue un rhizome au lieu d'un arbre, ce qui met la langue en perpétuel dés-
équilibre: Mal vu mal dit (contenu et expression). Tant bien dire n'ajamais été le propre ni
l'atlàire des grands écrivains. » (CC p. 140.)

225
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

majeurs. La seconde, c~est le dire sans lefaire, dont l'effectivité est du côté du
lecteur, à qui l'écrivain n~a donné que des indications du bégaiement des per-
sonnages. Tel est le cas de Gregor, dont le piaulement, bien que plus constant
que le parler, n'est qu'indirect, c'est-à-dire n'est constaté que par ceux qui
l'écoutent. Enfin, la troisième possibilité, c'est quand dire, c'est faire ... ,
c'est-à-dire quand le bégaiement introduit de nouveaux mots, des mots qui
n'existent que dans et par le bégaiement. Ainsi, il y a une différence dans la
langue dans laq ue Ile on parle : ce n'est p lus une affectation de langage, c'est
la langue elle-même qui comporte maintenant de nouveaux mots, phrases,
sons. « Ce n'est plus le personnage qui est bègue de parole, c'est l'écrivain
qui devient bègue de la langue: il fait bégayer la langue en tant que telle 165. »
Dans ce cas, ce ne sont plus les personnages qui importent, mais les mots.
Ce sont les mots qui sont l'objet du bégaiement. À la forme d'expression
« bégaya-t-il » correspond maintenant une forme de contenu en tant qu'envi-
ronnement du bégaiement, en tant que milieu affectif des mots. Par exemple,
le piaulement de Gregor n'est pas indiqué extérieurement par Kafka, mais il
est déduit de facteurs qui l'entourent tels que les oscillations de son corps ou
le tremblement de ses pattes. Il ne s'agit donc plus d'une affection de la langue
mais des affects de la langue.
Quelquefois, à la place d'une langue extensive ou représentative où il y
a une relation entre le sujet d'énonciation et le sens, d'un côté, et le sujet
d'énoncé et la chose désignée, d'un autre, la langue mineure opère par inten-
sité, ce que Deleuze désigne par assignifiance. Dans ces procédés, la langue
mineure neutralise le sens, l'annule par des tonalités sans signification. C'est
le plan de la déterritorialisation du sens et du sujet, des notions de signifiance
et référence. « Il s'agit moins de produire un simulacre de langage ou une
métaphore de la voix, avec des pseudo-constantes, que d'atteindre à cette
langue neutre, secrète, sans constantes, tout en discours indirect, où le syn-
thétiseur et l'instrument parlent autant que la voix, et la voix joue autant que
l'instrument [ ... ]. Un immense coefficient de variation affecte et entraîne
toutes les parties phatiques, aphatiques, linguistiques, poétiques, instrumen-
tales, musicales d'un même agencement sonore - "un simple hurlement par-
courant tous les degrés" 166. »

165. CC p. 135.
166. MP, p. 122. On trouve une illustration de cette expérience chez Kafka dans les notations
de 1910 de son Journal. Elles se résument en plaintes de ce qu'il appelle une monstrueuse
incapacité. Nous pouvons y lire: « Pas un mot ou presque - écrit par moi ne s'accorde à
l'autre, j'entends les consonnes grincer les unes contre les autres avec un bruit de ferraille et
les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d'Exposition. Mes doutes font
cercIe autour de moi, je les vois avant le mot. allons donc! le mot, je ne le vois pas du tout, je
l'invente. » (KAFKA. F.. 1954, p. 17. 15 décembre -1910.)

226
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Les devenirs de l'écrivain. Le délire contre le fantasme


L'écrivain suit l'étrange impératif qui lui dit ou bien de cesser complète-
ment d'écrire ou bien d'écrire comme un autre. Alors il se fait producteur
de nouveaux mondes, de réalités jamais écoutées, jamais vues, non parce
qu'imaginées ou parce que projetées en tant que fantasmes, en tant que délires
privés, mais parce qu'il écrit en sorcier. « Si l'écrivain est un sorcier, c'est
parce qu'écrire est un devenir, écrire est traversé d'étranges devenirs qui ne
sont pas des devenirs-écrivain, mais des devenirs-rat, des devenirs-insecte,
des devenirs-loup, etc 167. » Tous les devenirs sont devenirs mineurs, mino-
ritaires. L'écrivain ne devient jamais Homme parce que cela serait deve-
nir expression dominante. L'homme est « l'entité molaire par excellence »,
l'entité de domination, laquelle implique la possession du pouvoir et du
droit 168. L'homme est aussi le « sujet d'énonciation », qui a la fonction de
« Point central» d'après le régime d'arborescence, par opposition à la ligne
décentralisée, de fuite, du régime rhizomatique. Il s'agit du point qui fait
la distinction binaire entre des éléments qui caractérisent la machine duale.
Fonctionnant comme l'Européen moyen quelconque, l'homme permet les
distinctions entre mâle-(femme), adulte-(enfant), blanc-(noir, jaune, rouge,
métis), raisonnable-(animal). L'écrivain devient les figures minoritaires
d'un peuple lui-même minoritaire. Il devient la spécificité d'une minorité.
Il devient la minorité elle-même. Comme Deleuze le demande, « la honte
d'être un homme, y a-t-il une meilleure raison d'écrire 169 ? »
L'écrivain est un être expérimental qui cesse d'être un homme pour expé-
rimenter des devenirs, comme le devenir-animal, le devenir-inhumain. Dans
la plupart des textes de Kafka, le devenir correspond au problème non de la
liberté, mais de la ligne de fuite 170. Dans tous ses romans et ses nouvelles, il
s'agit de trouver une issue, ou une entrée, ou un côté, une adjacente, un cor-
ridor, etc. 171. Plutôt que rester dans la sphère dominante, dans le monde et le

167. MP. p. 293-294.


168. « L'homme est majoritaire par excellence, tandis que les devenirs sont minoritaires, tout
devenir est devenir-minoritaire. » (MP. p. 356.) « Tous les devenirs commencent et passent par
le devenir-femme. C'est la clef des autres devenirs. » (MP. p. 340.)
169.CC.p. II.
170. Cf K. p. 19.
171. Dans ses romans. on peut voir l'exemple du Château. où. à la page 48, K. « se louait de
ne pas se laisser décourager par la difficulté du chemin ni par le souci du retour [... ]. Et puis la
route ne prendrait-elle pas tin ? ». Dans Le Procès. la salle d'attente. par exemple, « c'était un
long couloir où les portes grossières s'ouvraient sur les diverses sections du grenier». (KAFKA.
F.. 1999b, p. 103.) Aussi dans ses nouvelles. le thème de l'issue est central. Prenons un passage
du Terrier. où cela est très explicite: « Il faut que j'aie la possibilité de sortir immédiatement»
(KAFKA. F.. 1998b. p. 278). ou un passage de Un compte rendu pour une académie, où le singe
dit: « .le n'avais pas d'issue. mais il fallait que je m'en crée une. car sans elle je ne pouvais

227
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

système de la bureaucratie, de la justice, les devenirs animaux sont des déter-


ritorialisations absolues. Ils ont leur propre réalité 172. Les devenirs animaux
tendent vers le monde désertique que Kafka nous donne si bien à voir dans ses
romans et ses nouvelles. Comme le dit Deleuze, « les animaux de Kafka ne
renvoient jamais à une mythologie, ni à des archétypes, mais correspondent
seulement à des gradients franchis, à des zones d'intensités libérées [ ... ]. Les
animaux, souris, chiens, singes, cancrelats, se distinguent seulement par tel
ou tel seuil, par telles ou telles vibrations, par tel chemin souterrain dans le
rhizome ou le terrier. Car ces chemins sont des intensités souterraines 173 ».
Le devenir suit deux principes. Le premier dit que le devenir passe par la
meute et par la contagion de meute. L'animal comme bande ou meute signi-
fie que le devenir est une multiplicité sans centre, et surtout sans ancêtre.
Le devenir se tàit non par hérédité, ni par filiation, mais par propagation iden-
tique à celle des hybrides stériles dont la prolifération se fait par une union
asexuée. La spécificité et l'importance de ce procès de prolifération, c'est
qu'elle met en état de contagion des éléments hétérogènes, tels qu'un homme,
un animal, un virus 174. Le devenir, c'est un procès rhizomatique, il s'agit de
faire rhizome entre hétérogènes.
Le deuxième principe dit que le devenir-animal doit se faire par l'alliance
avec une entité exceptionnelle qui, paradoxalement dans un système rhizo-
matique, a le rôle de chef de bande, ou de maître de la meute. Cette entité a
plusieurs positions possibles face à la bande. Non seulement elle peut être la
tête du groupe, mais elle peut également être la figure du Solitaire, à côté de
la bande, ou du Démon, supérieur à la bande. Ce deuxième principe présente
une contradiction avec le premier, car il dit que, pour que le devenir ait lieu, il
faut que l'homme ou l'animal rompe avec son groupe ou sa meute. Le devenir
commence par un détachement de la meute. La présence de la figure d'une
pas vivre ». et. plus loin. « non. je ne voulais pas la liberté. Seulement une issue ». (KAFKA. F.,
1991c, p. 189-190.)
172. « Le devenir-animal de l'homme est réel. sans que soit réel l'animal qu'il devient; et,
simultanément. le devenir-autre de l'animal est réel sans que cet autre soit réel. » (MP, p. 291.
Cf aussi p. 342.)
173. K. p. 24. Dans Mille plateaux. Deleuze et Guattari font l'inventaire des animaux. Selon
ces auteurs. bien que pensant que tous les animaux peuvent être traités de trois façons, il y a
trois sortes d'animaux. Les anirnaux individués. qu'ils appellent aussi œdipiens, et qui sont de
petite histoire: « mon» chat. « mon» chien. La deuxième sorte d'animal est celle à caractère
ou attribut. de classification ou d'état: mythes. archétypes ou modèles. Finalement, les « ani-
maux davantage démoniaques. à meutes et affects. et qui font multiplicité. devenir. popula-
tion. conte ... » (tvIP. p. 294.) « Bancs. bandes. troupeaux. populations. ne sont pas des formes
sociales inférieures. ce sont des affects et des puissances. des involutions, qui prennent tout
animal dans un devenir non rnoins puissant que celui de l'homme avec l'animal. » (MP, p. 295.)
174. « Des combinaisons qui ne sont ni génétiques ni structurales. des inter-règnes, des partici-
pations contre nature. mais la Nature ne procède qu'ainsi. contre elle-même. » (MP, p. 295-296.)

228
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

entité exceptionnelle, de l'Anomal/d'une « an-omalie 175 », dans le procès de


devenir implique un choix de celui qui devient. Ce choix est plutôt un pacte,
un pacte avec cette entité anomale. Mais alors, comment définir au juste cette
entité? Deleuze et Guattari décrivent l'anomal comme cette réalité qui n'est
ni individu ni espèce, qui ne porte que des affects. Pour eux, il s'agit d'un
phénomène de« bordure ». Comme il le disent: « Voilà notre hypothèse: une
multiplicité se définit [ ... ] par les lignes et les dimensions qu'elle comporte en
"intension" [ ... ]. D'où l'existence d'une bordure suivant chaque multiplicité,
qui n'est nullement un centre, mais la ligne enveloppante ou l'extrême dimen-
sion en fonction de laquelle on peut compter les autres », et ils concluent:
« les éléments de la meute ne sont que des "mannequins" imaginaires, les
caractères de la meute ne sont que des entités symboliques, seule compte
la bordure - l'anomal 176 ». L'anomal signifie que la bordure, la limite de la
sphère de la meute a été atteinte. L'anomal est celui qui brise cette limite, qui
trace la ligne de périphérie par rapport à la meute. Par ce caractère de bordure,
et en ce qui concerne la meute, l'anomal est dans une position qui ne permet
pas de savoir avec précision s'il fait partie de la meute ou s'il est déjà au-delà
d'elle. Il est entre les deux sphères, en deçà et au-delà de la meute. « Kafka,
encore un grand auteur des devenirs-animaux réels, chante le peuple des sou-
ris; mais Joséphine, la souris cantatrice, a tantôt une position privilégiée dans
la bande, tantôt une position hors de la bande, tantôt glisse et se perd anonyme
dans les énoncés collectifs de la bande. Bref, tout animal a son Anomal 177 ».
L'animal devient l'affaire de l'homme quand les multiplicités à termes
hétérogènes et à co-fonctionnement de contagion entrent dans certains
agencements. Ce sont des agencements qu'on pourrait nommer, suivant les
coordonnés que Deleuze et Guattari nous présentent dans Mille plateaux, de
« contagion avec l'animal de meute» et de « pacte diabolique avec l'animal

175. Deleuze et Guattari nous rappellent que le concept d'anomal se distingue de « anormal» :
« "a-normal'·. adjectif latin sans substantif: qualifie ce qui n'a pas de règle ou ce qui contredit
la règle. tandis que "an-omalie'·. substantif grec qui a perdu son adjectif. désigne l'inégal. le
rugueux. l'aspérité. la pointe de déterritorialisation ». (MP. p. 298.)
176. MP. p. 299-300.
177. 177. IvIP. p. 298. Selon Deleuze et Guattari. Kafka est cet Anomal. cette fois dans la figure
de \'« abandonné ». Comme il l'écrit dans son Journal. <de ne suis pas seulement abandonné
ici. je le suis en général. même à Prague. même dans ma "ville natale". et non seulement par
les hommes [ ... ].je suis abandonné par moi-même en ce qui concerne les hommes [... ],je suis
trop loin. je suis expulsé [ ... ]. Toutefois le pouvoir d'attraction de mon monde est grand. lui
aussi. ceux qui m'aiment m'aiment parce que je suis "abandonné" [... ]. parce qu'ils sentent
qu'à mes bons moments la liberté de mouvement qui me fait complètement défaut ici m'est
accordée dans une autre sphère ». (KAFKA. F.. 1954. p. 542-543.) Il est intéressant de remarquer
que. dans Un compte rendu pour une académie. le singe semble parler au nom de Kafka dans
son Journal. En décrivant une scène de trapézistes. il commente: « "Cela aussi. c'est la liberté
humaine". pensais-je. "la souveraine autonomie du mouvement:'» (KAFKA. F.. 1991c. p. 189.)

229
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

comme être exceptionnel» comme opposition au régime de la filiation 178.


C'est un agencement collectif d'énonciation contradictoire, parce que, comme
nous l'avons déjà vu avant, il est constitué par deux thèmes contradictoires.
Ainsi, sa forme de contenu est constituée par l'infection et l'épidémie, et sa
forme d'expression par l'alliance et le pacte, les deux principes qui comman-
dent le devenir. Ces agencements où le devenir a lieu expriment les marginaux,
les opprimés, les minorités, bref, tous ceux qui sont en bordure entre la sphère
minoritaire et la sphère institutionnelle. Le devenir-animal est justement le
moment limite où l'écriture devient une affaire de sorcellerie 179.
La dernière dimension littéraire du devenir, Deleuze et Guattari la
découvrent dans un nouveau concept de « délire ». Contre l'idée de l'œuvre
de fiction comme effet d'évasions imaginaires ou de compensations par
des fantasmes, Deleuze et Guattari proposent l'idée de la littérature comme
une affaire de délire. Comme Deleuze le dira dans Critique et clinique, « la
littérature est délire 180 ». Le délire concerne les peuples. Tout délire est
historico-mondial, tout délire est une affaire de peuples, de races et de tri-
bus 181. Il faut poul1ant distinguer deux formes de délire. Le délire littéraire
mineur est un résultat, un symptôme d'une histoire et d'une géographie déter-
minées. Il s'agit là d'une exaltation d'un peuple qui manque. Le délire sert à
une littérature collective, une littérature en tant qu'affaire de santé. Le délire
est ce qui fait que la langue sort de ses limites, qu'elle brise ses frontières: il
empol1e la langue, comme le fait la ligne de sorcière. Le délire est alors cette
ligne de fuite qui libère la langue. Créer une langue dans la langue, minorer la
langue majeure et la rendre mineure, c'est le travail du délire sain. Dans le cas
de l'expression d'un peuple majeur, on est en présence du risque inhérent au
délire littéraire, le fait qu'il peut toujours échouer dans un délire comme une
affaire de papa-maman ou une affaire dangereuse comme le fascisme. C'est
le même processus qu'on trouve dans tout le système majeur qui incorpore
une possibilité de fuite. En somme, « le délire est une maladie, la maladie par
excellence, chaque fois qu'il érige une race prétendue pure et dominante. Mais
il est la mesure de la santé quand il invoque cette race bâtarde opprimée qui
ne cesse de s'agiter sous les dominations, de résister à tout ce qui écrase et
178. Cf MP. p. 301-302.
179. « On dira qu'un devenir-animal est affaire de sorcellerie. 1) parce qu'il implique un pre-
mier rapport d'alliance avec un démon: 2) parce que ce démon exerce la fonction de bordure
d'une meute animale dans laquelle l'homme passe ou devient. par contagion; 3) parce que ce
devenir implique lui-même une seconde alliance. avec un autre groupe humain: 4) parce que
cette nouvelle bordure entre les deux groupes guide la contagion de l'animal et de l'homme au
sein de la meute. » (MP. p. 302.)
180. Cc. p. 15.
18\. « Tout délire est racial. et cela ne veut pas dire nécessairement raciste. Ce n'est pas que les
régions du corps sans organes "représentent" des races et des cultures. » (AG. p. 10 \.)

230
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

emprisonne, et de se dessiner en creux dans la littérature comme processus 182 ».


La santé est une affaire de minorité. Il n 'y a de santé que dans un système
intensif où le corps est réduit à la peau, comme l'unique mode de perception
de la vie. Comme Deleuze le conclut, « but ultime de la littérature, dégager
dans le délire cette création d'une santé, ou cette invention d'un peuple, c'est-
à-dire une possibilité de vie. Écrire pour ce peuple qui manque 183 ... »
Deleuze remarque toutefois que la plupart des grands écrivains ont une
« petite santé ». Nous savons que Kafka est quelqu'un de maladif: un individu
faible, qui est mort de tuberculose. Comment Deleuze va-t-il, alors, faire de
cet auteur de petite santé un exemple de l'écrivain d'un athlétisme littéraire?
Selon lui, l'écrivain de petite santé est le seul à pouvoir se laisser affecter
par les flux de la vie. Kafka éprouve ce genre de passivité, de passion par
rapport à la vie. Sa relation avec l'écriture n'est que l'expression absolue de
cette forme de compréhension de la vie: mourir pour l'écriture, vivre une vie.
Or, c'est peut-être à cause de sa petite santé que Kafka était obsédé par tout ce
qui entoure la santé: la nourriture, l'hygiène, etc. La santé fragile de l'écrivain
dérive du fait d'avoir expérimenté des choses trop grandes, trop fortes, qui
l'ont dépassé et qui l'ont épuisé. Par contre, ces choses lui ont offert la possi-
bilité d'expérimenter des intensités qu'un corps très sain, un organisme domi-
nant, rendrait impossibles. Le monde devient pour lui un ensemble de symp-
tômes. L'écrivain de faible santé fait de la 1ittérature une expérimentation des
mondes à venir, il fait de la littérature un travail d'affirmation. L'écrivain, par
le propre acte de création littéraire, crée un peuple mineur, bâtard et opprimé.
Un peuple qui lutte, qui invente de nouvelles formes de santé, parce qu'il se
construit justement contre les trois grandes maladies de l'époque. Comme le
dit Deleuze, « ce qui angoisse ou jouit, dans Kafka, ce n'est pas le père, un
surmoi ni un signifiant quelconque, c'est déjà la machine technocratique amé-
ricaine, ou bureaucratique russe, ou la machine fasciste 184 ».

182. Cc. p. 15.


183. Cc. p. 15.
184. K. p. 22. Katka lui-même a aftirmé. dans Un compte rendu pour une académie, son statut
d'homme politique. Comme le singe le dit. «je ne veux pas de jugement humain. je veux seu-
lement répandre des connaissances, je ne fais que rendre compte. à vous aussi, messieurs de
l'académie, je n'ai fait que rendre compte ». (KAFKA. F.. 1991c. p. 197.)
DEUXIÈME CHAPITRE
Carmelo Bene et le réel de moins

1ntrod uction

Comme nous l'avons déjà vu, avant le tournant de L 'Anti-Œdipe, les grands
livres de Deleuze sur la littérature sont des livres orientés par une théorie du
virtuel, en tant qu'un réel qui n'est pas actuel et un idéel qui n'est pas abstrait.
Il ya une ontologie du non-actuel qui sert d'horizon aux concepts de « signe»
de Proust et les signes et de « phantasme» de Présentation de Sacher-Masoch.
Cependant, au début des années soixante-dix, Deleuze s'éloigne abruptement
de ce concept. 1\ abandonne la théorie du virtuel et fait de l'univers de Kafka
l'évidence d'une littérature d'un actuel plein et saturé. Le réel s'épuise dans
l'actuel et rien ne lui manque. Par opposition au virtuel-Œdipe, toute produc-
tion littéraire devient alors production de réel en tant qu'actuel.
Nous pouvons dire que l'éloignement de Deleuze face à l'ontologie du vir-
tuel, à la théorie des facultés et à la psychanalyse constitue une véritable opé-
ration de minoration des éléments qu'il classifiera de «pouvoir ». Cette mino-
ration sera l'emblème de son œuvre littéraire à partir du livre sur Kafka. C'est
comme si le mouvement de réaction contre presque tout ce qu'il avait écrit
(mouvement devenu paradigmatique avec L 'Anti-Œdipe), devenait le mouve-
ment même de sa pensée, d'une pensée en soi-même de minoration. Le thème
de la « littérature mineure» chez Kafka, comme le « manifeste de moins» de
Bene, sera l'expression d'une nouvelle théorie de la littérature. La fiction est
passée du côté d'une autre réalité, où le vit1uel est indiscernable de l'actuel
et où l'imaginaire n'a plus de place. La fiction devient fonction opératoire de

233
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

minoration et de soustraction. Elle est maintenant production d'un réel/actuel


« mineur» dans le cas de Kafka, et de « moins» dans le cas de Bene.
Il n'y a pas de concept de possible dans la lecture que Deleuze fait de Kafka
en 1975. Il y a uniquement la construction de scénarios tellement asphyxiés
que les mineurs sont libérés par des lignes de fuite. Les singularités fuient les
rapports de conflit à la suite de l'implosion par l'absurde des grands appa-
reils d'État. En gonflant de telle façon les instances du pouvoir, ces mêmes
instances deviennent autonomes du pouvoir et, donc, totalement arbitraires.
C'est cette inflation sans mesure du pouvoir qui laisse en fuite les singulari-
tés mineures. Dans toutes les formes de pouvoir il y a des lignes de fuite, de
résistance. Mais pas de nouvelles possibilités, pas de nouvelles puissances, de
nouvelles potentialités.
Le texte sur Bene inaugure ce que nous aimerions appeler une « triade du
possible », laquelle inclut, à côté de ce texte, celui sur Bartleby et cet autre sur
Beckett. Mais le Deleuze lecteur de Carmelo Bene n'est pourtant pas encore
Lin créateur du possible comme concept. Il ne crée que le concept de puis-
sance. Pour le moment, Deleuze ne veut pas nommer la « puissance» comme
« possible ». Il ne le fera qu'après Le Pli. Pour le moment, dans Superpo-
sitions, Deleuze n'est pas très précis par rappol1 au couple possible/virtuel.
D'une part, il parle de l'opération de l'amputation comme du développement
d'une virtualité l, mais d'autre part, il considère cette opération comme ce qui
dégage « une nouvelle potentialité de théâtre 2 » : « Rendre une potentialité
présente, actuelle, c'est tout à fait autre chose que représenter 3. »
Nous pensons que Deleuze est en train de distinguer deux plans du non-
actuel: le virtuel en tant qu'actuel asphyxié dans un texte canonique, et une
puissance qui ne se libère que quand l'actuel d'un texte canonique est mino-
risé. D'un côté, il y aurait un virtuel pétrifié, mais qui, par l'opération de mino-
ration, devient actuel. D'un autre côté, il y aurait une puissance qui ne surgit
que quand ce virtuel est rendu actuel dans un nouveau texte mineur. Dès que
les personnages secondaires sont libérés de leurs rapports figés, ils entrent en
variation et deviennent puissants. Ainsi, il y aurait comme un mouvement qui
va d'un virtuel anéanti (dans un texte majeur) jusqu'à une puissance libre en
variation (dans un texte mineur).
Mais le concept de virtuel est aussi employé dans un second sens. Il désigne
d'un côté les personnages ou les enjeux asphyxiés, mais déjà contenus dans un
texte canonique, et, d'un autre côté, il est utilisé pour le devenir-minoritaire
du monde (la conscience universelle) en tant que puissance qui se dégage de
1. Cf S. p. 88. 90-93.
2. Cf S. p. 94-96.124-125.129.
3. S. p. 125.

234
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

ce virtuel actualisé dans un texte mineur. La puissance serait alors une consé-
quence du virtuel. Dans Superpositions, Deleuze propose le concept de virtuel
comme potentialité ou puissance. Mercuzio, par exemple, existe virtuellement
dans la pièce de Shakespeare car il a la puissance de devenir dans la pièce de
Bene. Le virtuel comporte de la puissance, la puissance étant ici toujours puis-
sance de devenir. C'est ainsi qu'à la puissance s'oppose la pétrification d'un
état, la forme d'un élément du pouvoir.
La littérature mineure est la littérature d'un réel asphyxié, d'un réel comme
acte politique de résistance. C'est une littérature qui se crée mineure par elle-
même, elle se soustrait d'une langue majeure. Elle est le résultat d'une déci-
sion politique de minoration du pouvoir. Il y a donc une continuité presque
parfaite entre le « dispositif Kafka» et celui de Bene. La grande différence
se trouve dans le procédé de chacun. Kafka est bien, pour Deleuze, l'auteur
des lignes de fuite. Et ces lignes de fuite, cependant, ont la même condition
modale que ce qu'elles fuient. Elles sont aussi actuelles que les institutions,
que les formes du pouvoir. Bene, de son côté, est l'auteur de variations conti-
nues, non plus par gonflement du pouvoir, mais par sa minoration. Et ces
variations sont des façons de faire advenir de nouvelles potentialités. Elles
affectent les personnages qui, dans un précédent scénario, étaient coincés et
figés, et qui, dans un scénario mineur, se décollent et entrent en variation, en
mouvement aléatoire, parce que sont déjà libérés des rapports de conflit (les-
quels sont toujours intérieurs aux scénarios de pouvoir).
Ce que Deleuze souligne chez Bene, c'est justement l'idée selon laquelle il
faut enlever les marqueurs de pouvoir pour libérer des potentialités qui étaient
opprimées à l'intérieur des textes. Des opérations de minoration comme la
répétition des mots en dérision, l'annulation des personnages de conflit, les
changements de rôles ou de contextes, entre autres, sont les techniques dra-
maturgiques de Bene. Selon Deleuze, tous ces dispositifs de minoration sont
des techniques littéraires et scéniques radicalement originales pour enlever les
éléments du pouvoir d'une pièce de théâtre déjà établie comme canonique.

Le théâtre de la non-représentation

La nouveauté du théâtre de Bene, selon Deleuze, consiste d'abord dans la


critique pOl1ée à sa limite. Il s'agit bien d'un théâtre critique, mais d'une cri-
tique qui va plus loin que la démolition des clichés sociaux du genre populaire
ou des rapports de classe du théâtre de Brecht, pour reprendre l'exemple de
Deleuze. Deleuze explique que la critique de Bene n'est pas conçue comme
un enseignement ou une information, mais comme un manifeste. Ce n'est pas
un théâtre pour tous, lequel instaure toujours et déjà la dichotomie homme

235
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de théâtre/peuple, n'étant alors qu'une forme de démagogie. C'est plutôt une


critique qui transvase le texte. D'ailleurs, selon Deleuze, ce texte n'est pas
l'essentiel. L'essentiel se passe plutôt sur scène 4. La critique de Bene n'est
pas un surplus, dans le sens de donner à voir une réalité plus sa critique, c'est-
à-dire plus des informations critiques ou des représentations et parodies 5.
Ce que Deleuze souligne comme étant la spécificité de la critique de Bene,
c'est justement le fait qu'elle soit une soustraction, une minoration de la réalité.
Le théâtre de Bene ne constitue pas non plus un théâtre de la non-
représentation comme celui d'Artaud. C'est un autre type d'une non-
représentation. La réalité est bien là, mais pour être amputée. La critique de
Bene n'ajoute rien à la réalité. Au contraire, elle en soustrait quelque chose.
C'est une critique qui s'exerce justement sur l'essence du théâtre, elle passe
par la démolition du fait même de la représentation. La critique consiste préci-
sément dans cette soustraction de la réalité critiquée par la soustraction de la
condition représentative de la réalité représentée. C'est une non-représentation
comme théâtre de moins. S'il s'agit d'un théâtre de manifeste, c'est pour-
tant, comme l'indique le titre du texte de Deleuze,« un manifeste de moins ».
On ampute ce qu'on critique, et ainsi on ne représente pas ce qu'on critique.
La critique est donc l'opération même de moins, de minoration, d'amputa-
tion de la réalité et de sa représentation. C'est la constitution d'une réalité
de moins. « Il soustrait quelque chose de la pièce originaire. Précisément, sa
pièce sur Hamlet, il l'appelle non pas un Hamlet de plus, mais un "Hamlet de
moins" [ ... ]. Par exemple, il ampute Roméo, il neutralise Roméo dans la pièce
originaire. Alors toute la pièce, parce qu'il y manque maintenant un morceau
choisi non arbitrairement, va peut-être basculer, tourner sur soi, se poser sur
un autre côté 6. » La critique, en tant que minoration de la pièce originaire,
c'est donc une création. En faisant de la pièce originaire une pièce de moins,
Bene crée une autre pièce, avec de nouveaux enjeux entre les personnages,
4. Comme le remarque Deleuze, « L'attitude réservée de CB par rapport à Brecht s'explique
ainsi: Brecht a etTectué la plus grande "opération critique". mais cette opération, il l'a faite "sur
l'écrit et non pas sur scène" ». (S. p. 106.)
5. « Il ne s'agit pas de "critiquer" Shakespeare. ni d'un théâtre dans le théâtre, ni d'une parodie.
ni d'une nouvelle version de la pièce. etc. CB procède autrement, et c'est plus nouveau. [... ]
Il ampute la pièce originaire d'un de ses éléments. » (S. p. 87.) D'ailleurs, comme le remarque
Anne Sauvagnargues. Sliperpositions est aussi un livre où le texte de Deleuze ne fonctionne
pas comme un manuel pour comprendre la pièce de Bene. mais plutôt comme une réponse
philosophique stimulée par le travail de l'écrivain: « La critique ne procède pas à l'adjonction
d'un commentaire de plus. mais retranche un commentaire de moins. Ce voisinage clinique
est ici redoublé par le fait que la pièce de Bene est elle-même une reprise du Richard /If de
Shakespeare. mais une reprise voulue comme ablation qui permet à la littérature (Bene) comme
à la philosophie (Deleuze) de composer avec des œuvres en les transformant. Créer. c'est donc
procéder à une amputation chirurgicale. » (SAlIVAGNARGUES. A.. 2005, p. 19.)
6. S. p. 87-88.

236
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

lesquels trouvent aussi une importance différente et nouvelle. C'est ainsi que
Deleuze remarque que le travail critique de Bene est une « constitution» des
personnages. Pour suivre encore l'exemple de « Hamlet de moins» : « Si
vous amputez Roméo, vous allez assister à un étonnant développement, le
développement de Mercuzio, qui n'était qu'une vil1ualité dans la pièce de
Shakespeare. Mercuzio meurt vite chez Shakespeare, mais chez CB, il ne veut
pas mourir, il ne peut pas mourir, n'arrive pas à mourir, puisqu'il va constituer
une nouvelle pièce 7. » Mercuzio ne devient visible et même existant, il ne
commence à se développer qu'à partir de l'amputation de Roméo. L'inexis-
tence de l'un est condition de l'existence de l'autre. L'impuissance de l'un est
possibilité de puissance de l'autre. Et de même pour les pièces: l'amputation
de l'originaire est condition de possibilité de la dérivée.
Deleuze énonce dans Superpositions deux aspects sur le mode de tàire un
théâtre non représentatif. D'un côté, c'est le procédé esthétique ou critique de
minoration et de variation. Il s'agit à la fois de minorer et de mettre en varia-
tion, la langue, le temps, la représentation, les textes. D'un autre côté, c'est
la création du mode d'appréhension de l'œuvre. Toute forme d'art instaure le
nouveau en même temps qu'elle s'instaure elle-même. Mais cette instauration
convoque une nouvelle forme d'expérience, un nouveau public. Et c'est préci-
sément dans ce regard instauré que la non-représentation s'accomplit.
Dans le plan du procédé esthétique, il en va d'abord de la soustraction,
de la minoration. La soustraction comme procédé signifie la constitution
d'une nouvelle pièce, avec de nouveaux personnages. Elle se fait à plusieurs
niveaux. Par exemple, au niveau même des personnages. À la forme détermi-
née des caractères et à l'institution du « moi », Bene oppose des personnages
sans destin, qui se développent sur scène par des séries de métamorphoses
suivant une ligne de variation. Le cas paradigmatique, c'est la constitution
de Richard III comme l'homme de guerre. Deleuze explique que « l'homme
de guerre a toujours été considéré dans les mythologies comme d'une autre
origine que l'homme d'État ou le roi : difforme et tortueux, il vient toujours
d'ailleurs. CB le fait advenir sur scène: à mesure que les femmes de guerre
entrent et sortent, soucieuses de leurs enfants qui geignent, Richard III devra
se rendre difforme, pour amuser les entànts et retenir les mères 8 ». De cette
tàçon, Bene réalise selon Deleuze un théâtre de fabrication, de fabrication de
personnages, un théâtre usine. Et la fonction même de l'homme de théâtre
change, car celui-ci « n'est plus auteur, acteur ou metteur en scène. C'est un
opérateur 9 ».

7. S, p. 88.
8. S. p. 91.
9. S. p. 89.

237
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Un autre niveau, c'est celui du texte, où la minoration consiste dans la


négation de tout principe de constance, d'éternité ou de permanence du texte.
« La pièce finit avec la constitution du personnage [ ... ]. Elle s'arrête avec la
naissance, alors que d'habitude on s'arrête à la mort 10. » La pièce n'est pas
une atlaire, une histoire, mais plutôt une à-défaire, une démolition de l'his-
toire, une minoration de l'historique par un devenir hystérique des person-
nages. Cette opération d'un défaire du texte a des conséquences au niveau de
la structure. Selon Deleuze, Bene renverse l'idée même d'unité. Le théâtre de
constitution des personnages, en tant que constitution en variation, en tant que
naissance et développement sur scène, est un théâtre qui suit une continuité
de constitution plutôt qu'une unité de représentation. La scène se fait, non pas
par deux ou plusieurs lignes de variation correspondant à chaque personnage,
mais elle se constitue comme un continuum de variation, une immanence de
la variation. Les personnages ne font pas partie d'un ensemble dont ils sont les
parties. La scène n'est pas structurée comme un organisme. Elle n'est même
pas structurée du tout. On peut dire qu'elle est plutôt un corps sans organes.
La scène est un corps unique, mais immanent, sans organes, car les person-
nages ne forment pas des fonctions à l'intérieur d'un corps comme système.
« Les deux variations ne doivent pas rester parallèles. D'une manière ou d'une
autre, elles doivent être mises l'une dans l'autre II. » Ainsi Lady Anne et
Richard, dont « les variations vocales de l'un et de l'autre, phonèmes et tona-
lités, forment une ligne de plus en plus serrée, qui se glisse dans les gestes,
et inversement [ ... ]. À ce moment, il n'y aurait plus deux continuités qui se
couperaient l'une l'autre, mais un seul et même continuum où les mots et les
gestes jouent le rôle de variables en transformation 12 ».
Finalement, au niveau de la langue, la minoration passe par la désorga-
nisation du système homogène des règles, des constantes, des invariants.
« CB ébauche une linguistique pour rire 13. » Cette linguistique sera consti-
tuée par une variation qui s'étend à tous ses éléments (phonologiques, séman-
tiques, syntaxiques ou même stylistiques). La langue mineure est une langue
avec un minimum d'homogénéité structurale.
Pour résumer l'opération critique ou procédé esthétique, nous citons
l'explication de Deleuze: « L'opération critique complète, c'est celle qui
consiste à 1°) retrancher les éléments stables; 2°) tout mettre alors en variation
continue; 3°) dès lors, aussi bien tout transposer en mineur (c'est le rôle des
opérateurs, répondant à l'idée d'intervalle "plus petit") 14. »
1O. S. p. 91.
11. S. p. 115.
12.S. p. 117.
13. S. p. 99.
14. S. p. 106.

238
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Mais la non-représentation qui définit le théâtre de Bene se joue bien avant.


Il y a une question politique derrière les motivations d'un théâtre et d'une
création artistique de la non-représentation. Le théâtre traditionnel consacre
la mise en œuvre des conflits comme répétition de modèles de pouvoir. Les
institutions sont des institutionnalisations de rapports de force, de dispositifs
d'annulation de conflits, de « pacification)} qui est toujours imposition d'une
victoire déterminée, imposition d'un rapport de force. Toutes les institutions
sont des constructions qui expriment des conflits, mais elles sont déjà la phase
de stabilisation ou de pacification de ces conflits.
Selon Deleuze, Bene ne veut pas suivre Brecht dans son théâtre populaire,
ni faire du théâtre d'avant-garde. Bene ne veut pas non plus faire un anti-
théâtre. Il ne veut pas finalement faire du théâtre vécu, du théâtre mystique
ou du théâtre esthète 15. Même le théâtre critique ou subversif reste dans le
domaine de la représentation, puisqu'il s'agit toujours de mettre en scène
des conflits, des rapports de pouvoir 16. Le pouvoir, en soi-même, est déjà un
théâtre des conflits, une représentation codifiée des rapports de force. La ques-
tion centrale, selon Deleuze, c'est justement cette implication réciproque des
conflits institutionnalisés et du théâtre comme représentation. « Pourquoi les
conflits sont-ils généralement subordonnés à la représentation, pourquoi le
théâtre reste-t-iI représentatif chaque fois qu'il prend pour objet les conflits,
les contradictions, les oppositions? C'est parce que les conflits sont déjà
normalisés, codifiés, institutionnalisés. Ce sont des "produits'. Ils sont déjà
une représentation, qui peut d'autant mieux être représentée sur la scène 17. »
La construction même d'un script ou d'un enjeu dramaturgique dans le théâtre
de la représentation est déjà la reprise d'un schéma donné des rapports de force,
il est toujours la prise en charge de la version institutionnalisée des conflits.
Les rapports de force supposent, depuis le début, les configurations figées des
affrontements entre personnages, groupes, communautés. Chaque singularité
ne trouve son identité qu'inscrite dans une carte politique, que placée à l'inté-
rieur d'un rôle, d'un statut. « Les éléments de pouvoir dans le théâtre, c'est à
la fois ce qui assure la cohérence du sujet traité et la cohérence de la représen-
tation sur scène. C'est à la fois le pouvoir de ce qui est représenté et le pouvoir
15. Cf s, p. 123.
16. « Il y a un théâtre populaire qui est comme le narcissisme de l'ouvrier. Sans doute y a-t-il
la tentative de Brecht pour faire que les contradictions, les oppositions. soient autre chose que
représentées; mais Brecht lui-même veut seulement qu'elles soient "comprises", et que le spec-
tateur ait les éléments d'une "solution" possible. Ce n'est pas sortir du domaine de la représen-
tation, c'est seulement passer d'un pôle de dramatique de la représentation bourgeoise à un pôle
épique de la représentation populaire. [... ] Les institutions sont les organes de la représentation
des conflits reconnus, et le théâtre est une institution, le théâtre est "otliciel", même d'avant-
garde, même populaire. » (S, p. 121-122.)
17.5, p. 121-122.

239
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

du théâtre lui-même. En ce sens, l'acteur traditionnel a une antique complicité


avec les princes et les rois, le théâtre, avec le pouvoir 18. »Or, selon Deleuze, si
Bene met en question le pouvoir du théâtre comme représentation et le théâtre
comme représentation du pouvoir, c'est justement parce qu'il fait un théâtre où
il évacue, d'un seul geste, et le pouvoir et la représentation. « Quand il choisit
d'amputer les éléments de pouvoir, ce n'est pas seulement la matière théâtrale
qu'il change, c'est aussi la forme du théâtre, qui cesse d'être "représentation",
en même temps que l'acteur cesse d'être acteur 19. » Par un unique mouvement
d'une impuissance irreprésentable, la scène de Bene se bâtit comme un labo-
ratoire où le pouvoir manque à sa place, en même temps que la représentation
est remplacée par une usine de figures ou de personnages où ne vont que des
puissances ou des impuissances. Selon Deleuze, la fonction fondamentale du
théâtre de Bene se résume dans l'énoncé: « éliminer tout ce qui "tàit" pouvoir,
le pouvoir de ce que le théâtre représente (le Roi, les Princes, les Maîtres, le
Système), mais aussi le pouvoir du théâtre lui-même (le Texte, le Dialogue,
l'Acteur, le Metteur en scène, la Structure) 20 ».
Refuser la représentation, ce n'est pas renoncer à mettre en scène des per-
sonnages et des situations. Chez Bene, il ne s'agit pas de prolonger Artaud
et sa métaphysique de l'effacement du geste, de la parole, des événements.
Deleuze découvre ainsi dans le travail de Bene une toute nouvelle façon de
faire voir la ruine de la représentation. Il faut un déplacement du centre de ce
qui est représenté. Il s'agit de démolir la représentation de la représentation,
c'est-à-dire la façon de présenter l'horizon de tout événement, de tous les
personnages. Le théâtre est construit, depuis la mythologie et les premières
tragédies, sur le contexte du conflit et des rapports de force. Mais aussi et
avant tout, la force du théâtre lui-même, son pouvoir représentatif, dépend
du rapport de l'acteur avec les figures du pouvoir. C'est bien le procédé de
Bene: soit il neutralise Roméo comme représentant du pouvoir des familles,
soit il paralyse le Maître sadique comme représentant du pouvoir sexuel, soit il
crée un devenir-femme de Richard III, lequel était le représentant du pouvoir
d'État. Pour Deleuze, Bene crée la ligne de fuite d'une pièce de théâtre par
l'amputation de tout élément de pouvoir. Comme Deleuze dit, la question qui
hante le théâtre de Bene, c'est: « Comment sortir de cette situation de la repré-
sentation conflictuelle, officielle, institutionnalisée? Comment faire valoir le
travail souterrain d'une variation libre et présente, qui s'introduit entre les
mailles de l'esclavage et déborde l'ensemble 21 ? »

18. S. p. 93.
19. S. p. 93-94.
20. S. p. 119.
21. S. p. 123.

240
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Au lieu de prendre les personnages figés, coincés dans des rapports de force
institutionnalisés, il faut les donner à voir dans un mouvement de fuite, ou
en « variation libre ». Le pouvoir fixe, endurcit, anéantit toute puissance, la
pétrifiant dans un actuel. L'opération de Bene est vue alors comme une mise
en variation de chaque élément d'un ensemble, une mise en scène des poten-
tialités, des virtualités opprimées d'une pièce.
Pour libérer la scène des représentations institutionnalisées, Bene, selon
Deleuze, commence par un procédé de soustraction de la littérature dramatur-
gique en elle-même. Il ampute le texte, le sens, mais surtout les personnages.
Il soustrait aux textes originaux leur contenu, modifie le point d'ancrage des
personnages, déséquilibre les enjeux. L'amputation des éléments de pouvoir et
des relations figées d'un texte n'est que la libération de la vie des personnages,
prisonniers jusqu'à ce moment du système qui leur était imposé. Amputer les
personnages dominants signifie rendre possible l'existence des personnages
mineurs. Pour Deleuze, le théâtre de Bene est un théâtre de constitution des
personnages sur scène, dans la scène et dans le mouvement même de la scène,
sans aucun rapport avec les enjeux de conflit, d'opposition, même d'amour.
Deleuze souligne le cas de la pièce Richard Ill. Bene arrive à en changer telle-
ment le sens, justement par l'introduction d'éléments non représentatifs, élé-
ments de non-pouvoir, que Richard III, dans son mouvement de constitution
de soi sur scène, comprend que son but n'est pas la conquête d'un appareil
d'État, mais la construction d'une machine de guerre, inséparablement poli-
tique et érotique, et nécessairement féminine. Bene recrée le personnage de
Richard III en annulant le système royal et princier, et ainsi en transformant
Richard III non plus en roi, mais plutôt en homme de guerre, mais dans une
guerre sans ennemis. Or cette recréation signifie avant tout un devenir-femme
de Richard III. Mais cette nouvelle existence n'implique aucune stabilisa-
tion de ces personnages dans une identité, aucune reterritorialisation dans un
« moi », aucune réplique ou image renversée de l'autre amputé. Carmelo Bene
porte « la critique sur la forme, et sur le sujet (au double sens de "thème" et
de "moi"). Rien que des affects et pas de sujet, rien que des vitesses et pas de
forme 22 ». La naissance des personnages se fait dans et par la variation même,
sur scène, et c'est une déformation plutôt qu'une formation. Le personnage se
constitue au milieu, dans un rapport intensif avec d'autres éléments non repré-
sentatifs qui sont enjeu. « Richard III, le Serviteur, Mercuzio, ne naissent que
dans une série continue de métamorphoses et de variations. Le personnage
ne fait qu'un avec l'ensemble de l'agencement scénique, couleurs, lumières,
gestes, mots 23. »

22. S, p. 114.
23. S. p. 92.

241
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Le théâtre de Bene, selon Deleuze, n'est que le processus même de nais-


sance et de potential isation de nouveaux personnages. Bene arrive à rendre
puissantes des virtualités jusque-là impossibles à actualiser. Les personnages
sont rendus puissants en acte et se mettent à varier, à balbutier, se transforment
et s'expérimentent sur scène. C'est un théâtre constructiviste qui n'est presque
plus que la constitution même des personnages, en ce sens que « la pièce se
confond d'abord avec la fabrication du personnage, sa naissance 24 ». C'est
donc un théâtre de la genèse des personnages en ligne de fuite, en devenir
solitaire. Plus loin, Deleuze le définit comme « théâtre-expérimentation 25 » et
comme une opération positive. « Ce théâtre critique est un théâtre constituant,
la Critique est une constitution 26. » C'est un « constructivisme» sur scène
parce qu'il n'a comme modèle que le néant, que ce qui n'existe pas, que ce qui
manque sans qu'on sache même qu'il n'est pas là. D'où, d'ailleurs, le temps
très réduit des pièces, car elles ne durent que le temps de constitution du per-
sonnage. Une fois le personnage créé, le spectacle finit, car la pièce n'est rien
çI'autre que la constitution même de ce personnage rendu puissant, c'est-à-dire
actuel, par l'amputation d'un autre.
On est devant une vraie libération politique de l'œuvre théâtrale. Comme
nous l'avons indiqué, pour Deleuze, la représentation dans le théâtre, avant
d'être une question métaphysique ou esthétique (une question de donner à
voir en acte une situation, un personnage), est donc une question politique,
en tant que question de néantisation des formes institutionnalisées des
forces. Mais c'est cette dimension politique qui permet des figures inouïes de
l'expérience dramatique, parce que, comme Deleuze le dit, c'est« la soustrac-
tion des éléments stables de Pouvoir qui va dégager une nouvelle potentialité
de théâtre 27 ».
Contre la représentation comme image du pouvoir, Bene propose de rendre
le pouvoir présent comme naissance sur scène de la potentialité. Mais com-
ment faire advenir la potentialité sous le pouvoir? Comment actualiser ce
qui n'existe que viliuellement sous la représentation? Suffit-il d'effacer les
rapports de pouvoir, les configurations de pouvoir, pour libérer d'autres puis-
sances de vie et d'autres potentialités scéniques? Non. Les rapports de forces
doivent être montrés, les conflits doivent avoir lieu sur scène. Mais non pas
comme le principe organisateur des situations et des personnages. « Ce n'est
jamais dans des rapports de force et d'opposition que se déploie le théâtre
de CB, bien que ce théâtre soit "dur" et "cruel". Bien plus, les rapports de
force et d'opposition font partie de ce qui n'est montré que pour être soustrait,

24. S. p. 88.
25. Cf S. p. 89.
26. S. p. 88.
27. S. p. 94.

242
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

retranché, neutralisé 28. » Deleuze souligne bien le fait que Bene veut donner
à voir non pas le pouvoir, mais la puissance, les devenirs. Et ces puissances
n'existent que comme l'effet de neutralisation des figures du pouvoir.
Ce processus de donner à voir n'est pas une représentation dans un nouveau
sens. Dans le théâtre de Bene, on met aussi en scène des gestes, des compor-
tements, des faits. Mais aucune de ces actions n'existe avant d'être jouée, pas
même comme une action possible dans la fiction. La potentialité qui est libérée
par la minoration des structures du pouvoir naît au moment même de sa mise
en scène, et uniquement comme néantisation, sur scène aussi, du pouvoir et de
ses images. C'est donc contre la condition de la re-présentation qui définit le
pouvoir dans ses conflits et ses institutions que Deleuze propose un nouveau
concept théâtral pour penser la pratique de Bene: le « rendre présent ». Et ce
« rendre présent» ne concerne que la potentialité. « Rendre une potentialité
présente, actuelle, c'est tout à fait autre chose que représenter un conflit 29. »
La non-représentation dissout les frontières de pouvoir, fait varier les
contours des communautés, mélange des peuples, ruine les codes de partage
des forces. Deleuze le souligne: « On voit bien s'esquisser une politique à tra-
vers les déclarations ou les positions de CB. La frontière, c'est-à-dire la ligne
de variation, ne passe pas entre les maîtres et les esclaves, ni entre les riches
et les pauvres. Car, des uns aux autres, se tisse tout un régime de relations
et d'oppositions qui font du maître un esclave riche, de l'esclave un maître
pauvre, au sein d'un même ~ystème majoritaire 30. »
La minoration, c'est une libération, c'est une mise en variation de ses per-
sonnages. De son côté, la variation est forcément un mouvement de minora-
tion faite par une minorité. « Minorité désigne ici la puissance d'un devenir,
tandis que la majorité désigne le pouvoir ou l'impuissance d'un état, d'une
situation. C'est ici que le théâtre ou l'art peuvent surgir, avec une fonction
politique spécifique 31. » Le concept de « variation », c'est la forme ultime
et maximale de critique de la représentation. La variation devient alors un
acte politique, comme critique de l'invariant despotique du pouvoir. Le play-
back sera un des moyens utilisés par Bene par sa possibilité d'assurer toutes
les variations d'un énoncé. Il n'y a pas de dialogue dans le théâtre de Bene.
Il n'y a que l'utilisation du play-back, qui superpose les voix et les fait rentrer
28.5. p. 113.
29.5. p. 125.
30.5, p. 126. « La frontière passe [... ] entre le peuple et l'ethnie. L'ethnie. c'est le minori-
taire. la ligne de fuite dans la structure. l'élément anti-historique dans l'Histoire. Sa minorité
à lui. CB la vit en rapport avec les gens des Pouilles: son Sud ou son tiers-monde, au sens où
chacun a un Sud et un tiers-monde [... ]. Jamais CB n'a prétendu tàire un théâtre régionaliste
[... ]. Jamais CB n'appartient plus aux Pouilles. au Sud. que quand il tàit un théâtre universel.»
(5, p. 127.)
31. 5. p. 129.

243
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

dans la variation continue. Il y a un second plan de minoration par la varia-


tion dans l'énoncé. Bene y introduit de la variation, non seulement dans le
contexte dans lequel il est dit, mais aussi dans son intonation physique, dans
son dedans: sa signification, sa syntaxe, ses phonèmes. « Je le jure» n'est
pas le même énoncé quand il est prononcé dans un tribunal, dans une scène
d'amour ou dans une situation d'enfance. Alors, la variation de l'énoncé sera
la somme de ses propres variations. Celui qui l'énonce entre dans le devenir
même de l'énoncé et le prononce selon toutes ces situations. L'énoncé devient
alors le continuum de « Je le jure ». Il s'agit alors de « faire passer un énoncé
par toutes les variables qui peuvent l'affecter dans le plus court espace de
temps. L'énoncé ne sera plus que la somme de ses propres variations, qui le
font échapper à chaque appareil de pouvoir capable de le fixer, et qui lui font
esquiver toute constance 32 ».
Bene n'écrit pas d'une façon littéraire ou théâtrale, mais opératoire. « Sur-
charger le texte d' ind ications non textuelles, et pourtant intérieures, qui ne
seraient pas seulement scéniques, qui fonctionneraient comme des opérateurs,
exprimant chaque fois l'échelle des variables par lesquelles l'énoncé passe. »
L'objectif, c'est d'atteindre à un théâtre comme perception directe de l'action.
Le texte n'a pas d'importance, il n'est que simple matériau artistique pour
faire passer la variation continue. La variation est double, car elle porte à la
fois sur des éléments intérieurs et extérieurs à la langue. Elle est à la fois « un
travail d'"'aphasie" sur la langue (diction chuchotée, bégayante ou déformée,
sons à peine perceptibles ou bien assourdissants) et un travail d"'empêche-
ment" sur les choses et les gestes (costumes qui embarrassent le mouvement
au lieu de le seconder, accessoires qui entravent le déplacement, gestes trop
rigides ou excessivement "mous") 33 ». Ce double principe d'aphasie et
d'empêchement doit être fait simultanément pour former un seul et même
continuum de la variation.
L'écriture de Bene, pour Deleuze, se fait aussi par une troisième opération:
après avoir retranché tout élément stable de pouvoir, après avoir tout mis en
variation continue, il faut tout rendre mineur. Minorer, d'abord, une langue.
Il faut imposer à tous les éléments intérieurs de la langue (phonologiques,
syntaxiques, sémantiques) l'hétérogénéité de la variation. Cela se fait en étant
bilingue dans une seule langue, en étant étranger dans sa propre langue, en étant
bègue du langage lui-même 34. Mais il faut aussi minorer une pièce de théâtre,
mettre en état de variation continue tous les éléments de la scène et sur la
32. S. p. 104.
33. S. p. 110.
34. « Être bilingue. mais dans une seule langue. dans une langue unique ... Être un étranger,
mais dans sa propre langue ... Bégayer. mais en étant bègue du langage lui-même. et pas sim-
plement de la parole ... » (S. p. 106.)

244
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

scène: actions, passions, gestes, attitudes, objets, déplacements - comme chez


Beckett. La variation contam ine tout. Elle a des conséquences linguistiques et
sonores, mais elle transforme aussi des gestes, des attitudes, des actions, des
objets, des passions. La variation de la langue comporte des conséquences sur
des éléments non linguistiques. Elle met les éléments internes de la langue en
variation de même que des éléments externes. Le corps, les gestes et même
les costumes suivent la même variation que la langue. « Ainsi: la pomme de
Salomé continuellement avalée et recrachée; et les costumes qui ne cessent
pas de tomber, et qui doivent continuellement être remis en place; toujours
l'objet d'usage qui dessert, au lieu de servir, la table qui s'interpose au lieu de
porter, on doit toujours franchir les objets plutôt que les manier 35. » Le tra-
vail d'empêchement sur les choses et les gestes accompagne alors le travail
d'aphasie sur la langue.
Minorer, c'est aussi une opération que Deleuze appelle« disgrâce ». «Nous
ne devenons mineurs que par la constitution d'une disgrâce ou difformité.
C'est l'opération de la grâce elle-même 36. » Bene aurait inventé une langue
difforme dans la langue majeure. Il aurait créé le monstre dans le beau, rendu
la difformité gracieuse, ou identifié la grâce au mouvement de la disgrâce.
Il aurait subordonné la forme qualifiée à la difformité du mouvement et de la
qualité mêmes. La langue majeure est une langue véhiculaire par sa structure
standard et fortement homogène, basée sur des invariants constants ou uni-
versaux, de nature phonologique, syntaxique et sémantique. On peut dire que
la langue majeure est une langue forte et uniforme. D'où son expansion mon-
diale ou nationale, de même que le pouvoir. La langue mineure, au contraire,
est vernaculaire, elle est une langue communautaire ou de ghetto. Ne compor-
tant qu'un minimum de constantes ou d'homogénéité structurale, la langue
mineure est une langue en variation continue. Elle se crée en même temps
qu'elle est pratiquée par des communautés, elle est en perpétuel devenir. Mais
il y a un rythme de la variation, un continuum. C'est cette régularité qui per-
met à toute langue mineure de trouver ses propres règles et ainsi de ne pas se
réduire à un simple mélange ou bouillie de patois. Pourtant, la distinction des
langues entre mineures et majeures est une distinction elle-même réductrice.
C'est une distinction qui part du principe que la variation est extrinsèque et
applicable à une langue, celle-ci en tant que structure homogène. Or, ce que
Deleuze veut penser, c'est plutôt l'immanence à toute langue d'une variabilité
continue. Les langues étant douées de variation, elles se distingueraient alors
par leur capacité plus grande ou non de variation, par leur capacité d'usage par
les minorités. C'est ainsi que Deleuze explique que l'impérialisnle de la langue

35.5. p. 110.
36.5. p. 98.

245
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

majeure soit en contrepartie travaillé du dedans par les minorités, entraîné


par les usages mineurs qui le font fuir dans des lignes de variation continue.
La distinction des langues se fait donc par une différence de capacité de la
langue à être variée du dedans. Et cette capacité est une capacité de création,
la langue étant plus ou moins créatrice d'elle-même.
Les concepts « mineur» et « majeur» classifient donc la créativité, mieux:
la potentialité de création d'une langue de se laisser travailler du dedans et de
se laisser entraîner par le rythme de la variation continue qui lui est imma-
nente. « La variabilité continue [s'explique] [ ... ] par la propriété créatrice
la plus inhérente à la langue en tant qu'elle est prise dans un usage mineur.
Et, d'une certaine façon, c'est le "théâtre" de la langue 37. »
Comme nous l'avons indiqué, les moyens que Bene emploie dans son opé-
ration de minoration ne consistent pas dans des heurts, affrontements ou oppo-
sitions. Les contlits ou les rapports de force sont toujours déjà normalisés,
codifiés, institutionnalisés- et c'est justement pour cela que le théâtre, qui
p-rend les contl its pour objet, reste toujours un théâtre de la représentation.
Bien qu'étant un théâtre dur et cruel, les rapports de force sont précisément
ce qui n'est joué que pour être soustrait, neutralisé. Par exemple, la jeune
fille dans S.A.D.E. qui joue l'objet d'usage ne se laisse jamais maîtriser, et
ses métamorphoses trouvent, dans des gestes gracieux, des lignes de fuite par
rapport au maître sadique.
Bene dissout ces contl its pour les neutraliser de l'intérieur. Le résultat, c'est
l'invention de nouveaux rapports dramaturgiques. Non plus des rapports de
force mais des rapports de vitesse ou de lenteur, en tant qu'ils entraînent les
gestes et les énoncés. Le théâtre de « moins» se fait par une grâce de la varia-
tion, une beauté du style, une mélodie du déséquilibre. La variation exige un
temps court, le plus vite possible. Le continuum de la variation doit être fait
à grande vitesse pour que toute forme soit déformée et qu'ainsi toute répé-
tition d'un geste ou d'un mot porte cette même déformation temporelle 38.
« La subordination de la forme à la vitesse, à la variation de vitesse, la subor-
dination du sujet à l'intensité ou à l'affect, à la variation intensive des affects,
c'est, nous semble-t-il, deux buts essentiels à obtenir dans les arts 39. »

37. S. p. 102.
38. « C'est par là que l'écriture et les gestes de CB sont musicaux: c'est parce que toute forme
y est déformée par des modifications de vitesse. qui font qu'on ne repasse pas deux fois par
le même geste ou le même mot sans obtenir des caractéristiques différentes de temps. C'est
la formule musicale de la continuité. ou de la forme à transformation. Les "opérateurs" qui
fonctionnent dans le style et dans la mise en scène de CB sont précisément des indicateurs
de vitesse. qui n'appartiennent même plus au théâtre. bien qu'ils ne soient pas extérieurs au
théâtre. » (S. p. 113-114.)
39. S. p. 114.

246
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Vitesse et affect contre forme et sujet. Il faut alors un art difficile de la


mise en déséquilibre d'un texte. Mais ce déséquilibre ne se fait pas d'une
manière elle aussi en déséquilibre. Au contraire, l'opération de 8ene de
variation continue est une déformation géométrique, harmonieuse, ryth-
mique. « La beauté de son style est d'obtenir le bégaiement par l'instau-
ration des lignes mélodiques qui entraînent le langage hors d'un système
d'oppositions dominantes. Et de même pour la grâce sur scène 40. » Mais
l'amputation que Bene fait aux textes originaux, soit par désarticulation des
réseaux institutionnalisés des forces, soit par vibration interne des énoncés,
va plus loin. À côté de l'instauration d'une nouvelle matière théâtrale (nou-
veaux personnages, aphasie et bégaiement de la langue, répétition et empê-
chement des gestes), il s'agit de faire de l'auteur un opérateur, et du metteur
en scène un protagoniste. « L'orgueil de CB serait plutôt de déclencher un
processus dont il est le contrôleur, le mécanicien ou l'opérateur (il dit lui-
même: le protagoniste) plutôt que l'acteur 41 .»
La dimension politique de l'art prend ici un sens nouveau. En même
temps que la soustraction des éléments du pouvoir sur scène, en même temps
que le refus de la représentation des conflits et des institutions, Bene intro-
duit un devenir révolutionnaire du public lui-même. Le théâtre de la non-
représentation est aussi un projet de constitution ou constructivisme d'une
communauté de perception. Il faut inventer un spectateur comme puissance en
devenir. Et cette puissance en devenir du public n'est pas une autre forme du
pouvoir. Plutôt, elle est le moment ultime de sa disparition. « On ne pourrait
plus dire que l'art a un pouvoir, qu'il est encore du Pouvoir, même quand il
critique le Pouvoir. Car, en dressant la forme d'une conscience minoritaire,
il s'adresserait à des puissances en devenir, qui sont d'un autre domaine que
celui du Pouvoir et de la représentation-étalon 42. » Le spectateur, dans son
devenir puissance, dans son devenir mineur, accomplit l'impouvoir de la
scène.
La minoration du pouvoir dans l'œuvre théâtrale fait toujours appel à une
communauté mineure. Et cette communauté est à inventer par l'œuvre même.
L'art est toujours création de l'inattendu, du bouleversant. Le bouleversant,
pourtant, n'est pas en lui-même révolutionnaire. Du simple fait qu'il est
coupure avec l'ordre établi des choses, le nouveau n'a pas en soi un effet
politique. Le nouvel absolu ne serait révolutionnaire que par l'actualisation
d'un virtuel jamais donné dans sa virtualité. Le nouveau doit surgir comme
la convocation d'un virtuel qui n'a aucun contrepoint actuel. Il doit être un

40. S. p. 112.
41. S. p. 92.
42. S. p. 124.

247
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

virtuel à venir. Dans sa conférence sur l'acte de création, Deleuze introduit


le concept de « peuple qui manque» pour désigner ce différent domaine du
virtuel. « Le peuple manque et en même temps il ne manque pas [ ... ]. Il n'y a
pas d'œ~lvre d'art qui ne fasse appel à un peuple qui n'existe pas encore 43. »
Le peuple manque, mais il ne devient actuel que par l'art, que par la création
de nouvelles manières de voir et d'entendre. 1\ est à l'horizon, il est à la limite
de chaque variation. Le peuple qui manque offre une autre virtualité à venir:
celle de la nouvelle perception de l'objet créé. Il désigne ici la communauté
du jugement esthétique que l'œuvre d'ali constitue du fait même d'apparaître.
Ce peuple qui manque, c'est le sens kantien de la communauté du jugement
esthétique. La production du nouveau implique en même temps la production
du mode même de comprendre et d'appréhender cette nouveauté. Le nouveau
est toujours non reconnu, non reconnaissable, inattendu. « Une œuvre est tou-
jours la création d'espace-temps nouveaux [ ... ], une nouvelle syntaxe [ ... ] :
il y a dans les œuvres créatrices une multiplication de l'émotion, une libéra-
tion de l'émotion, l'invention de nouvelles émotions 44. » Les modes de per-
ception établis ne sont pas adéquats à la nouveauté, ils ne sont capables que
du même et de la répétition. Il faut construire le mode propre, lui aussi nou-
veau, de captation de la différence. Kant avait compris que l'art, en général,
est la fabrication à la fois de l'objet et de son mode de perception. L'art est
donc production du nouveau en même temps que production de perception du
nouveau. Il est la virtualisation du regard à venir par minoration, par variation
du regard constitué. Si, selon Deleuze, le théâtre de Bene est un théâtre de la
constitution, cela prend maintenant un double sens: en tant que constitution
des personnages dans la scène et en tant que création du peuple qui manque, de
la communauté nouvelle de perception en tant qu'appréhension du nouveau.
La constitution de ce peuple à venir avait commencé déjà avec la consti-
tution des personnages sur scène par la construction de la figure de tout-
le-monde comme conscience minoritaire, comme un devenir-universel à
43. « Qu'est-ce que l'acte de création? » in DRF. p. 302.
44. « Le cerveau. c'est l'écran. » in DRF. p. 269. C'est justement la recherche de nouveaux
modes de la perception qui a amené Carmelo Bene à essayer le cinéma. Le cinéma va plus loin
que le théâtre dans le rapport de vitesse à l'image: « possibilité pour le cinéma de constituer
directement une sorte de musique visuelle. comme si c'étaient les yeux d'abord qui saisissaient
le son. tandis que le théâtre a du mal à se déülire du primat de l'oreille ». (S. p. 115.) Dans le
cinéma. Bene a trouvé une perception directe de I"action qui dépassait la domination des mots
dans le théâtre. L'opération théâtrale produit un effet sur le lecteur (cf S. 106). C'est d'ailleurs
le thème déjà présent dans Présentation de Sacher-Masoch. d'une littérature comme effica-
cité sur le lecteur. Si Deleuze pense l'œuvre d'art comme production d'un effet sur celui qui
l'appréhende. c'est parce Deleuze défend un lien intense entre l'art et I"affect. « Il faut que le
spectateur non seulement entende et voie le but que poursuivaient déjà, sans le savoir. les bal-
butiements et les trébuchements du début: l'idée devenue visible. sensible. la politique devenue
érotique. » (S. p. 118.)

248
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

l'intérieur de la potentialité de chacun des personnages. C'est tout le contraire


d'une conscience collective émancipée suggérée par la pièce. Pour Brecht, on
le sait, la conscience collective se bâtit comme une nouvelle frontière entre
les personnages et le public au fur et à mesure des conflits sur scène. Dans
son théâtre politique, la conscience collective est représentée, elle se donne
à voir dans chaque décision individuelle d'un personnage ou dans chaque
mouvement de lucidité d'un groupe. Pour Bene, le théâtre constitue aussi une
conscience. Mais cette conscience n'est pas incarnée. « Il s'agit bien d'une
prise de conscience, quoiqu'elle n'ait rien à voir avec une conscience psy-
chanalytique, ni non plus avec une conscience politique marxiste, ou bien
brechtienne. La conscience, la prise de conscience est une grande puissance,
mais n'est pas faite pour les solutions, ni pour les interprétations [ ... ]. Plus
on atteint à cette forme de conscience de minorité, moins on se sent seul.
Lumière. On est une masse à soi tout seul, "la masse de mes atomes". Et, sous
l'ambition des formules, il y a la plus modeste appréciation de ce que pourrait
être un théâtre révolutionnaire, une simple potentialité amoureuse, un élément
pour un nouveau devenir de la conscience 45. »
Selon Deleuze, une conscience minoritaire n'a pas de représentants sur
scène, n'est pas même représentable, puisqu'elle n'existe que dans un peuple
qui manque, du côté non du plateau mais du public, de la communauté de
perception, une fois que « le théâtre surgira comme ce qui ne représente rien,
mais ce qui présente et constitue une conscience de minorité, en tant que
devenir-universel 46 ».

Le réel entre l'actuel et le virtuel:


puissance et potentialité
Superpositions est traversé par la dichotomie pouvoir/puissance. Contre
le pouvoir qui monopolise le plan du réel/actuel, la seule stratégie est celle
de produire moins de réel/actuel. Cela se fait par l'amputation des enjeux de
pouvoir qui caractérisent certains textes classiques de théâtre, c'est-à-dire par
l'élimination de quelques-uns de leurs éléments structurants. De cette façon,
des potentialités se libèrent. Elles étaient contenues en tant que principes de
résistance au pouvoir, dans des personnages secondaires. Il faut réduire le
pouvoir pour que la puissance se libère. Pourtant, Deleuze pense encore cette
puissance libérée comme une virtualité.

45.5. p. 130-131.
46.5. p. 130. « Un théâtre révolutionnaire. une simple potentialité amoureuse. un élément pour
un nouveau devenir de la conscience. » (5. p. 131.)

249
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Pour le moment, dans son analyse de Bene, Deleuze n'utilise pas encore
le concept de possible. Il n'y a pas de « possible» dans Superpositions 47.
Deleuze ne pense que la« potentialité ». Ce qui fait de Superpositions un livre
paradoxalement aristotélicien. Il faut libérer en chacun des potentialités qui
sont emprisonnées par le pouvoir, c'est-à-dire par la représentation figée des
conflits. Cette libération s'opère par une mise en variation des personnages
qui sont déjà présents dans ces enjeux politiques dans la condition de virtua-
lité. Dans Superpositions, le concept de potentialité (ou puissance), bien que
renvoyant à l'idée, que Deleuze travaillera plus tard, de« possible» - car, tel
le possible, la potentialité est ce qu'il faut libérer pour devenir actuel - est
poul1ant un concept présenté en parallèle avec celui de virtuel ou virtualité.
La puissance qui se libère était déjà une virtualité contenue dans les enjeux
de la pièce originelle. Pour que de nouveaux enjeux et de nouveaux person-
nages se réalisent, c'est-à-dire non pas qu'ils deviennent actuels, mais poten-
tialisés, il faut amputer, dans un texte canonique, soit les institutions du pou-
voir, soit les personnages qui les représentent. Ce que Bene crée, c'est plutôt
une puissance, la puissance de libérer le texte du domaine du pouvoir qui le
fixe dans une forme. La puissance est avant tout une potentialité de devenir.
La virtualité existe dans le texte originel, mais comme morte, impuissante,
asphyxiée par le système représentatif. Par l'opération de Bene, la virtualité
contenue dans le texte devient puissante et se libère, donnant lieu à des lignes
de variation devenues maintenant réalisables.
La seule décision que fait Bene, c'est le choix de l'élément à amputer du
texte. Tout le reste, c'est-à-dire la constitution des personnages, la mise en
scène, les éléments du décor, tout entre en devenir involontaire et aléatoire.
Comme Deleuze le dit, « même les objets, les accessoires, attendent leur des-
tin 48 ». La minoration, l'amputation est précise. Bene fait l'amputation du
texte avec une « précision chirurgicale ». Tel un scientiste, il attend le résultat,
l'inattendu qui advient. L'amputation est le seul geste précis, pensé, fait avec
un but: la minoration. Tout le reste, la pièce elle-même, sera de l'imprévu.
Cependant, le résultat n'est pas comme dans un jeu de hasard, parce que le
point de dépal1 n'est pas aléatoire. La chirurgie consiste dans la soustraction,
l'amputation des éléments de la pièce originaire amputation choisie, comme
Deleuze le note, non arbitrairement 49. Bene soustrait uniquement ce qui fait

47. Bien que l'idée de possible travaille déjà dans son analyse de Bene. Deleuze ne veut pas
utiliser le possible en tant que concept. Il faut avoir présent à l'esprit que Deleuze avait jusqu'à
maintenant refusé le concept de possible et qu'il veut l'éviter à tout prix. Malgré tout. ce
concept deviendra de plus en plus incontournable. Deleuze le prendra comme central dans ses
futurs textes. surtout à partir du Pli.
48. S, p. 88.
s.
49. Cl p. 88.

250
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

l'ordre du texte, ce qui donne de la consistance, ce qui crée la trame. D'un autre
côté, la chirurgie est aussi prothèse de potentialité: en amputant la potentialité
des éléments de pouvoir, en les neutralisant, Bene permet la potentialisation
d'une nouvelle pièce avec de nouveaux personnages et de nouvelles scènes.
C'est par ce déséquilibre des puissances, par cet équilibre dans le déséqui-
libre que, par exemple dans S.A.D.E., le Serviteur masochiste « se constitue
sur scène en fonction des insuffisances et des impuissances du Maître 50 ».
L'autonomie d'une puissance se fait par l'amputation d'une autre, soit dans
un système dominant, soit dans un système libérateur. Ce que fait Bene, selon
Deleuze, c'est renverser le système en changeant les termes de l'équation du
déséquilibre des puissances. Au lieu d'un rapp0l1 majorité-pouvoir-puissance
versus minorité-impouvoir-impuissance, dans le théâtre de Bene, « minorité
désigne ici la puissance d'un devenir, tandis que majorité désigne le pouvoir
ou l'impuissance d'un état, d'une situation 51. »
La minoration est une soustraction continue. Deleuze détermine cinq opé-
rations fondamentales dans cette soustraction: a) retrancher l'histoire en tant
que dispositif temporel de pouvoir; b) amputer la structure comme ensemble
des invariants; c) soustraire les constantes en tant qu'éléments stabilisés de
l'usage majeur; d) minorer le texte; et e) amputer les dialogues et même la
diction comme véhicules de la domination de la langue sur la parole. Après
cette véritable opération de nettoyage, Deleuze explique que ce qu'il reste est
quelque chose qui est non pas un moins, mais un tout 52. Ce qu'il reste, c'est la
variation, les devenirs, tout un ensemble de potentialités rendues actuelles. Ce
qu'il reste, ce sont des personnages mineurs qui étaient secondaires dans les
textes antérieurs, de nouveaux enjeux sans la castration du pouvoir, de nou-
veaux rapports et de nouvelles connexions dans un nouvel espace et un nou-
veau temps. « Le mouvement de la soustraction, de l'amputation, mais déjà
recouvert par l'autre mouvement, qui fait naître et proliférer quelque chose
d'inattendu, comme dans une prothèse: amputation de Roméo et dévelop-
pement gigantesque de Mercuzio, l'un dans l'autre 53. » Plus qu'une simple
amputation, l'opération de Bene se révèle alors une prothèse de l'inattendu sur
l'actuel amputé. Des virtualités inattendues deviennent possibles et se déve-
loppent par l'amputation des puissances déjà en acte, actuelles.
L'œuvre d'art fonctionne donc comme un manifeste pour le nouveau en tant
que minoration. Elle résulte d'une expérimentation des variations, des deve-
nirs et des modes de vie mineurs, minorisés. « Un devenir est par nature ce
50. S. p. 89.
51. S. p. 129.
52.« Mais qu'est-ce qui reste? Il reste tout. mais sous une nouvelle lumière. avec des nouveaux
sons. de nouveaux gestes. » (S. p. 104.)
53. S. p. 89.

251
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

qui se soustrait toujours de la majorité 54. » Par ce devenir, par cette variation
continue vers la minorisation, on fuit le pouvoir et, en contrechamp, on crée
une nouvelle terre et un autre territoire pour le peuple qui manque. Un peuple
qui n'existe pas encore, non plus en tant que communauté qui donne forme
à une nouvelle perception, mais comme le résultat de la minorisation de tous
les rapports de pouvoir. « L'art et la philosophie se rejoignent sur ce point, la
constitution d'une terre et d'un peuple qui manquent, comme corrélat de la
création 55. »
Ce qui intéresse Deleuze, ce qui, selon lui, fait la singularité politique du tra-
vail de Bene, c'est d'obtenir le nouveau de l'intérieur de l'objet même. On sait
que cet art du développement, ou d'explication d'une œuvre par le dépliage
de ce qu'elle enveloppe, fut la découverte du baroque. C'est la fameuse tech-
nique des variations. Mais, dans le cas de Bene, la variation n'est pas porter
à la limite un nombre fini de possibilités comprises dans le thème ou dans
l'enjeu initial. Il s'agit plutôt de mettre en variation certains personnages, les
déliant de leurs rapports avec d'autres personnages dans un enjeu fixe. Pour
annuler tous les traits représentatifs, Bene construit une pièce mineure à partir
de l'originaire, il produit une pièce de moins, une puissance mineure. C'est
l'opération de création de la potentialité par minoration de l'actuel. Or, ce qui
est intéressant, c'est que Deleuze pense la réalisation de cette puissance par
un devenir minoritaire. Deleuze sait bien que l'art de la mise en scène n'est
pas la répétition d'un virtuel. Et c'est pour cela qu'elle n'est pas une affaire
d'information, ni de communication. Au contraire, c'est justement contre les
dispositifs de pouvoir et de contrôle tels que l'information comme pure trans-
mission des mots d'ordre et la communication du même établi et dominant,
que l'art se caractérise comme acte de virtualisation. Et dans cette minoration
on trouve une nouvelle dimension du réel. Le réel non plus comme l'actua-
lisation d'un vit1uel, mais comme la mise en scène d'une virtualité à venir.
Si le rendre présent de la puissance passe par la minoration du texte original,
c'est-à-dire par l'amputation d'un personnage ou d'un autre élément et par
la conséquente valorisation d'un autre personnage, alors cette émergence de
la puissance a la forme d'une actualisation. Les nouveaux éléments peuvent
apparaître parce qu'ils étaient jusque-là comme de pures virtualités pas encore
actualisées. Ainsi, comme nous l'avons déjà vu dans Roméo et Juliette, le cas
de Mercuzio, qui, de virtualité asphyxiée dans la pièce originaire, est devenu,
aux mains de Bene, puissance libre, variation continue. De même, la neu-
tralisation de la figure du Maître dans S.A.D.E. a rendu la figure de son ser-
viteur autonome et, donc, a permis sa construction en tant que personnage.

54. QPh, p. 104.


55. QPh, p. 104.

252
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Suspension de l'actualisation première, neutralisation de sa puissance actuelle,


pour en dégager un virtuel. Réfraction, création d'un signe second moins que
l'actuel premier 56. Voilà l'opération que Bene fait subir aux pièces. C'est bien
une mise en variation, mais une variation qui travaille sur ce qui n'ajamais été
donné, sur ce qui n'existe que comme virtuel. Elle ne tend pas vers le presque
infini des combinatoires, mais vers le fini de la disparition, de la minoration.
Variation de moins. Deleuze veut souligner justement ce procédé de devenir
mineur du Maître sadique, de devenir femme de Richard III, ou de disparition
de Roméo. Par l'amputation et par la soustraction de personnages, d'éléments
de pouvoir ou d'enjeux de la pièce, Bene soustrait de l'actuel pour créer une
nouvelle potentialité, une puissance toujours moindre que l'actuel donné.
Amputer, c'est neutraliser, paralyser, c'est rendre mineurs des traits majeurs
de pouvoir présents dans l'actuel. Pour reprendre le dernier exemple, le cas de
S.A.D.E., le procédé de minoration en tant qu'amputation y est très explicite.
Dans le texte de Bene, le Maître se voit réduit à la condition d'un tic mastur-
batoire. Mais le meilleur exemple de cette véritable opération de neutralisa-
tion et d'impuissance, c'est, selon Deleuze, la pièce Richard III. Comme il
l'explique, « à mesure que les femmes en guerre entrent et sortent, soucieuses
de leurs enfants qui geignent, Richard III devra se rendre difforme, pour amu-
ser les enfants et retenir les mères. Il se composera de prothèses, au hasard des
objets qu'il retire d'un tiroir 57 ».
Il s'agit d'une opération très précise. Soustraire l'histoire, la structure,
les constantes, le texte, les dialogues, même la diction et l'action. Soustraire
aussi, comme une opération de nettoyage, tout ce qui fait pouvoir. C'est le
même procédé que, selon Deleuze, on trouve chez Bacon : nettoyer tout ves-
tige de domination, de pouvoir du tableau afin de le rendre visible d'un autre
point de vue, mais d'un point de vue actif, positif qui crée et qui altère l'ob-
jet 58. Rendre une pièce mineure, c'est permettre à la pièce de trouver sa ligne

56. « Le sens est moins l'objet d'une actualisation que d'une réfraction, d'une "naissance conti-
nuée et réfractée" dans un signe second, créé (PS. 60-62). Dresser veut dire suspendre l'actua-
lisation en dégageant la part virtuelle (drame. mouvement infini), répéter le mouvement même
de l'explication. » (ZOURABICHVILI. F.. 1994. p. 124.)
57. S. p. 91.
58. « Isoler (la Figure) est donc le moyen le plus simple. nécessaire quoique non sutlisant, pour
rompre avec la représentation. casser la narration. empêcher l'illustration. libérer la Figure. »
(FBLS, p. 12.) « Ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et
vierge. La surface est déjà tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec
lesquels il tàudra rompre. » (FBLS. p. 19.) L'acte de peindre est d'abord un acte de nettoyage,
car la toile est imprégnée de clichés. « Le peintre est déjà dans la toile. Là il renco.ntre toutes
les données figuratives et probabilitaires qui occupent. qui pré-occupent la toile. Il y a toute
une lutte dans la toile entre le peintre et ces données. Il y a donc un travail préparatoire qui
appartient pleinement à la peinture. et qui pourtant précède l'acte de peindre. » (FBLS. p. 93.)

253
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de fuite et de varier sur elle-même dans un mouvement continu de variation.


C'est la rendre capable d'actualiser le virtuel.
Superpositions, c'est l'opération de poser de la puissance sous l'actuel,
de rendre visibles les plis, les virtualités qui, par la domination des institu-
tions du pouvoir, étaient neutralisés, occultés. Bene superpose la puissance et
l'actuel, superpose la puissance sur/sous l'actuel pour dégager le virtuel. D'un
autre côté, superposer de la puissance, c'est poser une conscience de minorité
comme devenir-universel.
« Devenir» est le concept proposé par Deleuze contre toute forme de domi-
nation, soit une domination politique, soit une domination psychanalytique.
Le devenir fonctionne alors comme le concept qui s'oppose non seulement
au pouvoir politique, mais au pouvoir du fantasme et de l'interprétation.
Le pouvoir despotique et invariant est l'image figée, le devenir est l'état en
mouvement. Mais devenir est aussi un concept contre l'histoire. Superposi-
tions doit être alors compris comme l'opération qui instaure, dans un actuel
donné, un autre temps que celui de la succession. Superposer, c'est poser, sur
l'actuel existant, un temps de la coexistence qui ne fonctionne pas selon les
niveaux de l'avant et de l'après. Au contraire, le temps de la superposition est
un temps qui pousse au milieu. En ce sens, l'opération de Bene est l'instau-
ration même du temps philosophique tel que Deleuze le présentera plus tard:
« Un temps stratigraphique, où l'avant et l'après n'indiquent plus qu'un ordre
de superpositions. [ ... ] Le temps philosophique est ainsi un temps grandiose
de coexistence qui n'exclut pas l'avant et l'après, mais les superpose dans un
ordre stratigraphique 59. » La ligne de variation est la frontière entre l'histoire
et l'anti-historicisme.
La superposition comme opération de minoration doit alors être expliquée
à partir du temps, car la succession renvoie à l'actualisation d'une nouvelle
dimension (rapport forces-temps). Entre l'avant et l'après, il y a potentiali-
sation. La puissance se crée au milieu, par le devenir. « Le passé et même
l'avenir, c'est de l'histoire. Ce qui compte au contraire, c'est le devenir:
devenir-révolutionnaire, et pas l'avenir ou le passé de la révolution 60. »
Le milieu n'est pas une moyenne entre le passé et l'avenir. Il n'est pas un
point dans une ligne continue, mais plutôt un instant comme excès, comme
production, comme un plus. Le milieu, c'est l'élément de communication de
temps différents. Il est au-delà de l'histoire, au-delà du temps chronologique,
59. QPh, p. 58. « Bacon le définit ainsi: faire des marques au hasard (traits-lignes) ; nettoyer,
balayer ou chiffonner des endroits ou des zones (taches-couleur). » (FBLS, p. 93.)
60. S, p. 95. Il est intéressant de remarquer que, bien qu'en atlirmant toujours le temps du
milieu, le temps de l'entre-temps, Deleuze se rapprochera plus de la virtualité du futur dans son
analyse de Bartleby. Si, dans Supelpositions, le devenir surgit comme une critique de l'avenir.
dans le texte sur Bartleby le devenir-révolutionnaire portera de plus en plus sur l'avenir.

254
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

sans être pourtant éternel. Il est plutôt l'intempestif, toujours en devenir, un


temps de la variation. « Et c'est justement cela, un auteur mineur: sans ave-
nir ni passé, il n'a qu'un devenir, un milieu, par lequel il communique avec
d'autres temps, d'autres espaces 61. » L'auteur mineur est celui qui crée son
propre temps, qui invente un temps à lui. L'auteur mineur est intempestif, il
sort de ses gonds, il n'est pas de son temps, car il n'appartient à aucun temps.
Il est l'inventeur même de son temps et de son espace car il est toujours en
devenir 62 . C'est cela, le devenir, la création d'un nouveau temps et d'un nou-
vel espace, la non-appartenance à des formes abstraites et déjà établies de
l'espace et du temps ou de toute la sphère de l'individualité. « L'auteur mineur
n'interprète pas son temps, l'homme n'a pas un temps déterminé, le temps
dépend de l'homme 63. »
Nous pouvons dire que le théâtre de Carmelo Bene est un second pas dans
le programme d'un empirisme transcendantal. Maintenant, ce programme se
présente selon le modèle de l'univocité de l'actuel. Du point de vue du pouvoir,
les conditions de l'expérience sont les conditions actuelles du pouvoir. Mais
l'art se définit comme minoration de ce pouvoir, c'est-à-dire comme ampu-
tation de l'actuel, libérant des potentialités qui sont ainsi produites comme
variation en minoration d'un actuel pétrifié dans les institutions. Dans ce cas,
du point de vue de l'art, l'empirisme transcendantal possède maintenant une
nouvelle formule: la condition est plus petite que le conditionné, à partir du
moment où la condition est minorée.
Cette reformulation du programme de l'empirisme transcendantal avec le
texte sur Carmelo Bene nous oblige à un ensemble de questions sur l'archéo-
logie des concepts de modalité qui traversent toute l'œuvre de Deleuze. Com-
ment expliquer que, dans Différence et répétition de 1969, il Y ait une oppo-
sition si fOlte entre le virtuel et le possible? Comment expliquer alors que
les derniers textes de Deleuze sur la littérature soient tous bâtis, par contre,
autour du concept de« possible », concept qui était toujours pensé par Deleuze
comme opposé à celui de virtuel? Comment expliquer le déplacement d'une
littérature du virtuel, en tant que critique du possible, vers une littérature du
possible, en tant que sphère de la réalité différente mais supposant la sphère
du virtuel? Comment expliquer que, comme nous allons le voir dans le texte
sur Beckett et dans celui sur la nouvelle « Bartleby », le concept de possible
gagne une dimension centrale, avec une signification positive? Et que dire du

61. S. p. 96.
62. Être mineur. c'est être en devenir. c'est être dans le temps et l'espace de la variation. au
milieu. « Ce n'est ni l'historique ni l'éternel, mais l'intempestif Et c'est justement cela. un
auteur mineur: sans avenir ni passé. il n'a qu'un devenir, un milieu. par lequel il communique
avec d'autres temps. d'autres espaces. » (S, p. 96.) C'est une question d'anti-historicisme.
63. S, p. 96.

255
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

fait que le concept de « possible» y soit utilisé pour désigner des dimensions
du réel lui-même?
La réponse on la trouve dans la nouvelle lecture que Deleuze fait de la
littérature. Nous avons déjà vu que c'est dans Kajka- Pour une littérature
mineure que la puissance est introduite pour la première fois. Le regard
de Deleuze sur le théâtre de Bene vient prolonger cette « physique» de la
puissance. Il faut souligner que les concepts de puissance et de potentialité
produisent un nouveau concept de virtuel à l'intérieur même du monde des
agencements de Kafka. On peut même dire que l'univocité de l'actuel qui
organise le concept d'agencement doit admettre une exception, c'est-à-dire
doit supposer une dimension de virtuel contre laquelle l'actualité de l'agence-
ment se bâtit. S'il n'y avait que des agencements machiniques contre des agen-
cements machiniques, il n'y aurait même rien à agencer. La solution, c'est de
penser l'agencement machinique comme un procédé de « démontage actif»
que l'agencement opère de la machine elle-même. « L'agencement ne vaut pas
coil1me une machine en train de se monter, au fonctionnement mystérieux, ni
comme une machine toute montée, qui ne fonctionne pas ou ne fonctionne
plus: il ne vaut que par le démontage qu'il opère de la machine [ ... ] et fonc-
tionnant actuellement, il ne fonctionne que par et dans son propre démontage.
Il naît de ce démontage 64. » L'agencement fonctionne actuellement, c'est-
à-dire est pure actualité. Mais c'est une actualité qui ne s'actualise que parce
qu'elle est une machine qui est démontage de soi. En tant que démontage actif,
l'agencement est bien différent d'une critique. Il opère dans un champ social
déjà actualisé, pour prolonger ou accélérer des lignes de décodification ou de
déterritorialisation qui le traversent. C'est ce champ social qui a la condition
d'un virtuel, la condition de quelque chose qui est déjà réel sans être actuel.
Deleuze et Guattari le désignent aussi comme « puissance» ou, plus pré-
cisément, comme « puissance diabolique de l'avenir ». « Cette méthode de
démontage actif ne passe pas par la critique, qui appartient encore à la repré-
sentation. Elle consiste plutôt à prolonger, à accélérer tout un mouvement qui
traverse déjà le champ social: elle opère dans un virtuel, déjà réel sans être
actuel (les puissances diaboliques de l'avenir qui ne font pour le moment que
frapper à la porte) 65. » Le virtuel est donc l'ensemble des puissances dia-
boliques de l'avenir. Ces puissances sont dites « virtuelles» parce qu'elles ne
sont pas encore là. Et pourtant, elles sont réelles et déjà là. Elles « frappent à la
porte ». L'agencement machinique (et l'agencement d'énonciation) démonte
activement ces puissances comme accélération romanesque de décodage et de
détérritorialisation. Dans ce sens, l'agencement machinique, dans ce procès,
64. K. p. 88.
65. K. p. 89.

256
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

est aussi virtuel. Comme le disent Deleuze et Guattari, « on est supposé vou-
loir transformer ce qui n'est pas encore qu'un procédé dans le champ social en
une procédure comme mouvement virtuel infini, qui donne à la limite l'agen-
cement machinique du procès comme réel à venir et déjà là 66 ». Puissances
diaboliques qui frappent à la pOl1e ou agencements machiniques qui opèrent
par démontage actif, ils sont actuels et virtuels, ils sont du réel à venir et, en
même temps, ils sont déjà là. Cependant, ce virtuel ne sera pensé dans tout le
livre sur Kafka que comme une autre version du concept de « puissance », de
ce frapper à la porte, de ce qui est imminent. Il faut attendre le livre sur Leib-
niz pour voir le retour explicite du concept de virtuel. En effet, seulement en
1988, dans Le Pli, Deleuze établira une distinction très claire entre le monde
du virtuel et celui du possible. Il y écrit que le virtuel s'actualise, et que le
possible se réalise. Cela nous laisse découvrir que le concept de possible ne
surgit comme concept positif qu'à partir de 1988. Une brève reconstitution du
parcours du lexique modal de Deleuze est alors nécessaire.
Il faut d'abord comprendre le déplacement produit par L 'Anti-Œdipe face à
la psychanalyse et au structuralisme. C'est dans ce livre de 1972 que Deleuze
s'éloigne radicalement du concept de virtuel. On peut conjecturer qu'il prend
conscience que ce concept occupe dans sa propre œuvre la place d'Œdipe et
de phantasme. Il l'aurait reconnu aussi comme le concept d'« essence» dans
son livre sur Proust. Et c'est dans son analyse de Kafka qu'on voit surgir pour
la première fois une théorie de la littérature concentrée dans le réel, dans un
réel à qui rien ne manque, dans un réel sans imaginaire ou symbolique, sans
castrations ou réductions œdipiennes. La littérature devient alors un travail
sur le réel et l'artiste a comme tâche la production d'une réalité intensive de
minoration de la sphère du pouvoir. Dans L 'Anti-Œdipe, il n'y a pas le concept
de virtuel, ni celui de cristal. De même dans Mille plateaux.
Le virtuel revient dans Kafka - Pour une littérature mineure et dans les
livres sur le cinéma. Il est le cristal de temps qui définit l'image cinémato-
graphique. On sait que si, dans Différence et répétition, il yale concept de
virtuel, celui de cristal n'est pas encore présent. En 1969, c'est juste le concept
de virtuel qui, contre le possible de l'idéalisme transcendantal, énonce le non-
actuel des conditions de l'expérience réelle. Comme nous le montrerons par
la suite, le virtuel du cinéma est un concept qui émerge de la philosophie de
la Nature inventée avec Mille plateaux. C'est donc un concept tout à fait dif-
férent de cet autre concept de virtuel qui était construit en dialogue avec Kant
dans les 1ivres des années soixante.
Ce retour du virtuel suppose le passage par Bene: c'est l'introduction du
« pas encore» réel. Dans le livre sur Kafka, il n'y a que du réel. Bene semble
66. K. p. 89.

257
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

s'inscrire dans le paradigme d'une littérature mineure, dans cette manière de


penser l'art comme résistance et lignes de fuite. En effet, toute la lecture que
Deleuze fait de son œuvre se résume à une opération d'amputation des enjeux
de fixation des rapports de force de façon à pouvoir libérer des potentialités
dans le réel.
C'est vrai que la théorie de l'art chez Deleuze est normalement considérée
comme une esthétique du virtuel. Mais cela ne s'est imposé comme version
standard que parce qu'on oublie généralement ses derniers modèles modaux,
c'est-à-dire les regards de Deleuze sur l'horizon modal d'où émerge sa pen-
sée sur la littérature: celui du réel saturé ou minoré de Kafka et Bene, et cet
autre qui transforme l'esthétique en une pensée sur le possible et l'impossible
(qu'on trouvera dans le livre sur Beckett et dans le texte sur Bartleby). C'est
précisément avec Superpositions qu'on peut assister à ce commencement
d'une nouvelle configuration modale d'une théorie de l'art littéraire, un art
de la puissance contre le pouvoir. Bene est, selon Deleuze, un auteur qui crée
de nouvelles potentialités dans les textes originaux sur lesquels il opère une
amputation des éléments de pouvoir. Sans jamais utiliser le concept de « pos-
sible », peut-être parce que celui-ci avait été complètement destitué de signi-
fication réelle depuis DifJërence et répétition, Deleuze ne parle donc ici, dans
Superpositions, que de « puissance» et « potentialité ». Pourtant, ce concept
de puissance ou de potentialité, entre le possible et le virtuel, sera abandonné
en faveur de l'affirmation claire de deux strates du réel: un réel possible et un
autre virtuel. Si Kafka était l'auteur du réel sans possible ou virtuel, Bene est
l'auteur d'une idée qui contient en soi le mélange de ces deux plans encore
non définis. Le livre sur Bene est donc le premier pas de cette nouvelle esthé-
tique du possible. Depuis Le Pli, ce vil1uel contenu dans les textes sera appelé
« possible ».
Or, ce changement à l'intérieur de la théorie de l'art se construit en parallèle
avec une nouvelle formulation du programme d'un empirisme transcendantal.
Il faudra Le Pli, c'est-à-dire il lui faudra avoir écrit sur Leibniz, pour que
Deleuze affirme définitivement le parallélisme du possible et du virtuel et pour
qu'il vienne défendre un empirisme leibnizien contre l'idéalisme kantien.
Superpositions se révèle donc un livre où Deleuze se confronte avec
une impasse: comment rendre actuelle une virtualité qui habite une réalité
asphyxiée, sans retomber ni dans la puissance aristotélicienne, ni dans le
possible si longtemps critiqué en tant que mauvaise image du non-actuel?
Le livre sur Kafka peut être compris comme une solution, la solution litté-
raire de l'impasse résolue par L'Anti-Œdipe, à savoir: comment dépasser la
définition du réel comme inconscient et du désir comme manque? Ce que
Kafka permet de voir, selon Deleuze, c'est justement le plan d'immanence,

258
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

la contiguïté du réel, la plénitude du désir. L 'Anti-Œ'dipe et Kafka - Pour une


littérature mineure constituent ainsi une période de solution d'un problème:
comment dépasser la psychanalyse et affirmer un réel positif et productif?
Le livre sur Bene, bien qu'inséré dans la même lignée que celui sur Kafka,
c'est-à-dire bien qu'affirmant au même plan le réel et le procédé de minora-
tion du réel dominant, rend compte d'une période d'impasse. Il s'agit d'une
période où Deleuze commence à avoir besoin d'aller plus loin dans ce réel
asphyxié, de l'affirmer en tant qu'une positivité différente du virtuel et pour-
tant impossible. Il trouvera la solution dans Le Pli, en se réconciliant paci-
fiquement avec le concept de possible. Le titre de Superpositions peut alors
être compris comme l'expression d'une superposition de deux plans: l'un qui
correspond à l'idée de possible, mais qui n'a pas encore son concept; l'autre
qui renvoie au réel, le seul énoncé en tant que tel. Mais ce réel n'épuise pas
toute la réalité.
Les textes sur Kafka et Bene appartiennent donc à la même configuration
de la pensée. Selon Deleuze, au niveau du traitement de la langue, ces deux
auteurs ont des procédés identiques et ils détruisent l'idée selon laquelle le
pouvoir est le point stable des rapports de conflit. Pourtant, on peut établir
une confrontation entre les deux. La différence entre eux réside plutôt dans la
représentation même du pouvoir: Kafka produit un pouvoir infini, amplifié,
tandis que Bene enlève radicalement tous les éléments de pouvoir. D'un côté,
Kafka représente le pouvoir dans un procès de majoration, de rendre majeur,
d'amplification grotesque des sphères du pouvoir (Amérique, Le Procès, Le
Château). La littérature mineure de Kafka produit des lignes de fuite et de
déterritorialisation de ces masses de pouvoir par une majoration, un gonfle-
ment des institutions. C'est une minoration presque paradoxale car elle fonc-
tionne par l'amplification jusqu'à l'absurde de la sphère du pouvoir. Bene,
de son côté, produit, non pas une majoration grotesque, mais une minoration
pratique et concrète, amputant un texte des éléments constituants du pouvoir,
les éléments pétrifiés du conflit. Tous les deux font de la minoration, mais par
des procédés différents. Kafka crée un devenir-mineur de K, et le pouvoir,
bien que pareil, est regardé selon une perspective mineure. Le pouvoir est
démonté, non pas dans son fonctionnement, mais dans une perspective de
minoration la perspective mineure de K. Bene minore le pouvoir lui-même,
les enjeux de conflit représentés dans des textes canoniques. Non seulement
il minore les personnages, mais il minore surtout le pouvoir en lui-même, en
tant qu'institution et en tant qu'enjeux dominants. Dans les deux cas, il y a
l'idée d'un devenir-minoritaire. Chez Kafka, ce devenir se fait par l'amplifi-
cation, par l'hypertrophie des scénarios du pouvoir. Chez Bene, ce devenir
minore immédiatement ces mêmes scénarios, les amputant de leurs éléments

259
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

centraux de pouvoir. On pourrait dire que Kafka et Bene offrent à Deleuze les
deux versions d'une littérature mineure. Kafka fait une minoration de plus, par
addition et multiplication des éléments hypertrophiés du pouvoir. Bene fait
une minoration de moins, par atrophie, par soustraction.
Si, au début de cette analyse sur Bene, nous avons dit qu'il inaugurait ce
qu'on peut appeler une « triade du possible », maintenant nous nous rendons
compte que dans cette triade il n'y a vraiment qu'un couple: Bartleby et
Beckett. Comme nous le verrons, Bat11eby pose de l'impossible au-delà du
possible et Beckett épuise tout le possible. Trois façons donc de penser un
concept difficile pour Deleuze. Le possible, on le sait, est un concept contre
lequel il a longtemps lutté surtout à partir de cette opposition entre virtuel
et possible dans Difjërence et répétition. Maintenant, c'est-à-dire à partir de
1979, Deleuze revient à l'idée de possible, bien qu'encore masquée de puis-
sance. C'est une vraie réconciliation avec ce concept de « possible» qu'il
avait tant maudit dans Difjërence et répétition, bien que cette réconciliation
ne soit vraiment acceptée et reconnue qu'avec Le Pli, neuf ans plus tard. Dès
sa caractérisation comme étant le concept métaphysique par excellence, res-
ponsable par l'idéalisme dans l'approche du concept d'une philosophie du
transcendantal (comme abstraction du réel), le concept de possible devient
maintenant le contrepoint du virtuel dans la compréhension de la puissance
rendue actuelle par l'art. Le possible devient le pair du vitiuel, le couple de
l'image 67.
Bene permet à Deleuze la première approximation du possible. C'est vrai
que dans Superpositions Deleuze ne parle pas encore de ce concept. Ici, il
n'en parle que d'une façon presque traditionnelle, en nommant« puissance»
ou « potentialité », ce qui constitue l'inverse du pouvoir. Mais plus que mas-
qué par le concept de puissance, le possible de Bene se fait encore en négatif.
En effet, le possible ne devient possible que par la négation de tous les autres
possibles établis. Il est le résultat d'une opération d'annulation d'un possible
premier, le possible figé en pouvoir. C'est un possible comme dérivé d'un
nettoyage d'un tout existant pétrifié.
L'utilisation timide du possible pour penser la dramaturgie de Bene et la
littérature de Beckett et de Melville nous oblige à prendre en considération la
continuité entre, d'un côté, le texte sur le théâtre de Bene, et d'un autre, celui
sur le théâtre de Beckett ainsi que celui sur la nouvelle Bartleby. Il nous faut
comprendre, soit l'émergence du vit1uel dans les livres sur le cinéma, soit le
retour du concept de possible proposé dans Le Pli.

67. Dans le livre sur Beckett Deleuze parle encore de « potentialité », mais uniquement spa-
tiale. En effet. la potentialité devient une caractéristique de l'espace, par exemple, du carré dans
Quad. Cf E:. p. 76. 82-83. 83-87. 88. 92.

260
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Nous ne pouvons que tracer très brièvement ce parcours non linéaire des
concepts de possible et de virtuel. Il peut être résumé en trois moments: un
premier, celui de Différence et répétition, où la critique du possible se fait par
la théorie du virtuel. La différence entre le virtuel et l'actuel est une diffé-
rence réelle car tout virtuel change de nature en s'actualisant. Le possible y est
un concept clairement négatif. Il n'est que l'actuel non actualisé, en tant que
sa puissance, en tant que son image. Cette théorie du virtuel est visible déjà
dans les livres sur Proust le vil1uel en tant qu'essence -, sur Sacher-Masoch
- le virtuel en tant que phantasme -, et dans Logique du sens - le virtuel en
tant qu'Œdipe. Le deuxième moment du parcours se fait avec L'Anti-Œdipe,
moment qui se prolonge jusqu'au livre sur Kafka. Dans cette période, qui
englobe aussi Mille plateaux, Deleuze affirme clairement toute une théorie du
réel comme négation du virtuel et de l'image, celle-ci réduite à sa condition
de produit de l'imagination et de l'imaginaire. Et c'est à pal1ir de cette distinc-
tion que Deleuze va repenser le problème clinique de l'œuvre d'art. Celle-ci
devient captation des visions et des auditions trop intenses de la vie.
Le troisième et dernier moment commence avec L'Image-Temps. Ici, on
trouve la première formulation positive d'une théorie de l'image - laquelle
se définit comme vil1uelle. Comme s'il remplaçait tout simplement le rôle du
possible dans Différence et répétition, c'est maintenant le virtuel qui est défini
comme l'image de l'actuel. Deleuze laisse tomber ainsi son argument contre
le possible. On se souvient que, dans Différence et répétition, la critique du
concept de possible comme double inactuel du monde actuel suivait la critique
du concept d'image et du concept de « concept ». « Image» et « concept»
étaient, selon Différence et répétition, de mauvais instruments pour appro-
cher le domaine de l'inactuel. Deleuze y dénonçait cette complicité entre les
théories de l'image, la philosophie du concept et la métaphysique du possible.
Nous sommes convaincus que ce sont justement les livres sur le cinéma, donc
l'introduction pour la première fois de la théorie de l'image, séparée de la
question de l'imagination, qui vont permettre à Deleuze une réconciliation
avec le concept de possible. Sans le retour du concept de virtuel, à l'inté-
rieur d'une philosophie naturaliste du cristal de temps, il n'y aurait pas le
livre sur Leibniz et cette immense réhabilitation de la question des mondes
possibles. Après avoir été relégué à un rôle aristotélicien de puissance ima-
gétique de l'actuel, le concept de « possible» devient central, non seulement
pour comprendre la métaphysique leibnizienne, mais aussi, et surtout, pour
penser soit la force du théâtre de Bene, soit la spécificité du texte Bartleby de
Melville, soit la littérature de l'épuisement de Beckett. Et l'impossible surgira
alors comme une ouverture sur ces mondes possibles. C'est l'introduction du
concept d'image qui permet la ré-introduction du virtuel, « purifié» d'Œdipe.

261
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Ceci permet à Deleuze de penser la question de la fabulation comme monde


possible et position de l'impossible.
Superpositions invente la puissance. Cinéma réhabilite le virtuel. Le Pli
peut donc établir ce parallélisme entre le virtuel et le possible: le premier s'ac-
tualise, le second se réalise. Comment Deleuze aurait-il écrit Superpositions si
ce livre avait été postérieur à la grande visite de la métaphysique des mondes
compossibles de Leibniz?
TROISIÈME CHAPITRE
Événement et agencement:
l'énoncé et l'heccéité

Introduction

Avant la parution de Mille plateaux, Deleuze publie Dialogues, en 1977,


avec Claire Parnet. La tonalité générale était celle d'un bilan de la rencontre
avec Félix Guattari. Après l'effet de L 'Anti-Œdipe sur les communautés laca-
nienne et marxiste et après le déplacement de quelques catégories canoniques
de la théorie littéraire proposé par le livre sur Kafka, le moment était venu
d'établir une continuité de fond entre les livres d'avant et d'après la coïnci-
dence avec Guattari. La structure de Dialogues en est éloquente. D'abord, la
question sur les nouvelles formes de subjectivité dans l'expérience d'une écri-
ture à plusieurs mains -- où Dialogues lui-même offrait une vérité performante
avec son indistinction entre le dire de Gilles Deleuze et celui de Claire Parnet.
Ensuite, les trois lignes de force de la pensée de Deleuze: littérature, psycha-
nalyse et politique. Un chapitre pour chaque territoire. Celui dédié au concept
d'une littérature mineure, sous le titre de la supériorité de la littérature anglo-
américaine. La psychanalyse, surtout sa métaphysique de l'imagination, est à
nouveau mise en abyme. Convoquant Beckett et sa destitution de l'imagina-
tion comme pivot fictionnel dans Imagination morte, imaginez, le troisième
chapitre a comme titre « Psychanalyse morte analysez ». Le dernier chapitre
a comme désignation un simple mot: « Politiques ». C'est l'après Mai-68
sans Œdipe, mais revisité avec Kafka, Proust, Fitzgerald, Kleist, Holderlin,
Virginia Woolf.

263
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Malheureusement, ce regard heureux sur l'ensemble de ses livres conduira


Deleuze à l'illusion d'une résonance parfaite entre toutes ses thèses, entre
tous ses concepts, d'avant et d'après L'Anti-CEdipe. Le cas le plus paradoxal
est celui qui concerne les concepts d'« événement» et d'« agencement »,
justement ceux qui révèlent le plus la césure produite par la rencontre avec
Guattari. Deleuze efface totalement la frontière entre l'ontologie des effets
incorporels du sens et la physique des individuations « machiniques ».
Ce fut le moment d'expliquer à Claire Parnet Logique du sens et Kafka - Pour
une littérature mineure comme des œuvres en continuité parfaite. Deleuze
reprend les grandes thèses sur la logique des propositions des Stoïciens et
leur ontologie des événements incorporels, en même temps qu'il retourne
à l'idée d'une littérature mineure, aux machines abstraites de Kafka, à ses
énonciations collectives, bref, à ses agencements. Sans aucune précaution
de distinction des deux champs, celui de l'événement incorporel et celui des
agencements « machiniques » et d'énonciation, Deleuze parle d'événement
~t d'agencement indistinctement, comme s'ils avaient été depuis toujours des
pièces interchangeables d'un même rouage théorique.
L'effet le plus obscurcissant vient du fait que cette dilution de la différence
entre ces deux concepts se passe dans le contexte d'une nouvelle présentation de
l'idée d'une littérature mineure. Tout se passe au chapitre Il, « Sur la supériorité
de la littérature anglo-américaine ». La première partie de ce chapitre constitue
une proclamation de la littérature comme expérimentation, comme programme
de vie. Deleuze fait la critique de l'idée d'interprétation, pour affirmer la litté-
rature comme une affaire de devenir-imperceptible par la création de lignes de
fuite. La littérature est définie comme l'art de« produire du réel, créer de la vie,
trouver une arme 1 ». Le concept d'« agencement» sera alors introduit pour défi-
nir ce que Deleuze présente comme la composante atomique, comme l'élément
ultime des énoncés de cette littérature de vie, de ce réel-littérature: « L'unité
réelle minima, ce n'est pas le mot, ni l'idée ou le concept, ni le signifiant, mais
l'agencement. C'est toujours un agencement qui produit les énoncés 2. » Ni le
mot, ni le concept, ni le signifiant, ni l'idée, bref, ni la matérialité du langage, ni
la profondeur d'un sujet ne sont les atomes du sens de la littérature américaine.
La grandeur d'auteurs comme Kérouac, Miller, Virginia Woolf ou Melville
aurait été de faire d'une nouvelle dimension de la subjectivité, que Deleuze
désigne comme un agencement, ce troisième terme entre le dire et la pensée.
L'écrivain mineur est celui justement qui habite ce domaine intermédiaire des
machines sociales d'énonciation, mais qui est d'abord machiné par ces rouages
qui le surpassent et qui l'inventent 3.

1. D. p. 60.
2. D. p. 65.
3. « L'écrivain invente des agencernents à partir des agencements qui l'ont inventé. » (D, p. 65.)

264
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Or, juste dans cette même page, quand il veut penser ce qu'est un agen-
cement et comment il produit des énoncés, Deleuze convoque le concept
d'événement. L'énoncé est le produit d'un agencement, mais il a comme objet
d'autres choses qui ne sont pas des agencements. Ces autres choses sont d'une
nature bien particulière. Elles sont des collectifs non physiques. Deleuze y
inclut des multiplicités, des devenirs, et, surprise des surprises, des événe-
ments. « L'énoncé est le produit d'un agencement, toujours collectif, qui met
en jeu, en nous et hors de nous, des populations, des multiplicités, des terri-
toires, des devenirs, des affects, des événements 4. » Il pourrait sembler que
le concept d'événement n'a pas ici une utilisation technique, qu'il ne ren-
voie pas à l'ontologie des incorporels de Logique du sens. Mais ce n'est pas
le cas. Les événements expriment le cas ultime de ces réalités incorporelles
en forme de multiplicité auxquelles les énoncés collectifs renvoient ou qu'ils
mettent en jeu. Deleuze veut établir ici un rapport technique entre les concepts
d'agencement et d'événement. L'agencement est présenté comme une réalité
collective, il est le travail d'énonciation d'une communauté. Il produit des
énoncés littéraires collectifs qui créent des lignes de fuite, des passages, des
départs. Il est en lui-même déjà la mise en jeu dans l'écrivain et dans son acte
d'écrire des réalités multiples, des expérimentations de soi et de la terre. Dans
l'ensemble de ces dimensions nomadiques et plurielles, Deleuze indique une
gradation d'immatérialité: il y a des populations, des multiplicités, des deve-
nirs et des affects, et, finalement, des événements. Les agencements seraient
donc la mise en jeu d'événements par des énoncés collectifs. Et ces événe-
ments, comme nous allons le voir par la suite, sont des réalités bien lourdes
dans le lexique deleuzien.
Il vaut bien la peine de souligner que ce rapport entre l'événement et
l'agencement est ici pensé pour la toute première fois dans l'œuvre de
Deleuze. Jusqu'à Dialogues, comme nous l'avons déjà indiqué, il avait des
livres construits autour du concept d'événement - ce fut le cas de Différence
et répétition et surtout de Logique du sens. Après L'Anti-Œdipe, le concept
d'événement a tout simplement disparu. Cette même disparition, on la trouve
dans Kafka - Pour une littérature mineure. Nous avons aussi souligné que le
concept d'agencement surgit timidement dans L'Anti-Œdipe. Il apparaît dans
sa condition littéraire dans la conclusion du livre sur Proust (1973) et occupe
le centre du livre sur Kafka (1975). Dialogues inaugure donc quelque chose
de paradoxal: l'utilisation simultanée de ces deux concepts, lesquels étaient
jusqu'alors si disjoints.
Cette utilisation est si inattendue qu'elle justifierait, dans ce livre, une
analyse des connexions possibles et des implications réciproques entre ces

4. D. p. 65.

265
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

deux concepts. Cependant, on n'y trouve que la simple juxtaposition de


ces deux concepts ainsi que des deux univers théoriques qu'ils condensent.
Au lieu de justifier ce rapport, Deleuze passe à une récapitulation brève, soit
du concept d'événement à partir de sa lecture des Stoïciens de Logique du
sens, soit du concept d'agencement selon les thèses centrales de son livre sur
Kafka. C'est ainsi que, de la page 77 à la page 84, sous le titre « Sur les
Stoïciens », Deleuze dédie tout un paragraphe au concept d'événement, où
il fait un bilan de Logique du sens. Dans cet exposé, le concept d'événement
convoquera toujours celui d'agencement. Tout de suite après, c'est-à-dire de
la page 84 à la page 91, et sans aucune transition, il dédie un autre paragraphe,
sous le titre « Qu'est-ce qu'un agencement? », à une récapitulation schéma-
tique de ce concept tel qu'il l'avait travaillé dans Kafka. Ici, aussi, il renvoie
le concept d'agencement à celui d'événement, comme si depuis toujours ils
appartenaient au même lexique. On a l'impression que Deleuze raconte la
logique des Stoïciens à partir de Kafka et qu'il refonde son analyse des agen-
cements collectifs d'énonciation sur l'ontologie des incorporels de Logique
du sens. Dans un cas comme dans l'autre, il n'y a aucune innovation en ce qui
concerne chaque concept, sauf celle, précisément, qui est produite par la mise
en rapport des deux concepts.
Logique du sens et Kafka semblent, à la lumière de Dialogues, avoir été
écrits sous une seule et même inspiration. Le plus surprenant, c'est que
Deleuze n'avoue jamais que le concept d'« agencement» n'était pas présent
dans son voyage aux pays des Stoïciens, ni ne se confronte lui-même avec le
fait que dans son livre sur Kafka le concept d'événement y manquait abso-
lument. Bien que l'ensemble de ce livre avec Claire Parnet soit écrit sous
le signe de la mémoire de plus de vingt ans de travail, Deleuze (ou fut-ce
Claire Parnet ?) évite toute l'histoire des concepts fondamentaux qui orga-
nisent l'ensemble des livres sur lesquels ils dialoguent. L'illusion est com-
plète. Le lecteur qui entre pour la première fois dans l'œuvre de Deleuze par
Dialogues ne peut que prendre les concepts d'événement et d'agencement
comme s'expliquant en miroir.
Il nous faut contrarier cette illusion. Pour mieux comprendre la violence
théorique qui est en jeu dans cette contamination naïve entre les concepts
d'événement et d'agencement, nous devons revenir à Logique du sens. Comme
nous allons le voir, rien n'y convoque le concept d'agencement - de même
que, comme on l'a vu dans le livre sur Kafka, le concept d'événement ne
pourrait exister que dans la condition d'une absence absolue. Cependant, il est
nécessaire de garder présent le fait que la théorie de l'événement elle-même
est une construction tardive. Deleuze ne la formule de façon systématique que
dans Logique du sens. Il faut donc tracer son archéologie avant d'entrer dans

266
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

sa version accomplie. Et cette archéologie a bien deux moments. Le premier,


que nous avons déjà traversé, se trouve dans Présentation de Sacher-Masoch.
C'est la construction de l'approche transcendantale de la théorie du fantasme.
Le deuxième, il faut le chercher dans Différence et répétition, autour de la
théorie du virtuel (où le fantasme aura la condition du virtuel par excellence)
et de la théorie des problèmes. Bien que d'une façon encore vague, comme
le corrélat idéel (virtuel) des problèmes, c'est ici que, pour la première fois,
le concept d'événement sera formulé. Différence et répétition, comme nous
allons le voir, sera alors le moment de transition d'une psychologie du virtuel
(en tant que fantasme) à une ontologie du virtuel (en tant qu'événement).

Genèse du concept d'événement

« Différence et répétition » : sens et problème


Dans Différence et répétition, le concept d'événement n'est effectivement
approché en tant que concept thématique qu'à partir du chapitre 1II, intitulé
« L'image de la pensée ». C'est à propos du problème du sens dans sa rela-
tion avec la proposition et de ses paradoxes. Pourtant, il n'y trouve pas la
thématisation qu'il aura par la suite. Toutes les théories qui y sont présentes,
comme celles du signe, de l'univocité de l'être, de la proposition ou du sens,
sont pensées exactement de la même façon que dans les œuvres postérieures,
et principalement dans Logique du sens. Ce qui est le plus surprenant, vu
qu'elles sont postérieurement associées à l'événement, est que ces théories
ne convoquent pas encore le concept d'événement. À vrai dire, Différence
et répétition esquisse déjà le concept d'événement, mais en son absence thé-
matique. Tout y est déjà présent, tous les problèmes qui organisent la théorie
de l'événement y sont formulés, sans que pourtant le concept lui-même (bien
qu'il soit introduit) se laisse exposer comme thème. Différence et répétition
est le laboratoire de la notion d'événement en tant que concept clef d'une
philosophie de la différence.
Ce statut paradoxal de l'événement est souvent le signe d'une utilisation
ambiguë. D'une part il est pris comme équivalent aux faits quotidiens et ordi-
naires, d'autre part il fonctionne en tant que concept philosophique, à peu près
tel que nous le trouvons dans Logique du sens. Voyons quelques exemples
de l'ambiguïté de ce concept. D'abord, en ce qui concerne sa signification,
disons, triviale, en tant qu'il désigne un « fait », ou ce qui arrive à quelqu'un,
ou encore ce qui se produit dans le temps. C'est dans le contexte de l'ana-
lyse des figures de la répétition sans concept que Deleuze prend en considé-
ration cette expérience du retour à la mémoire de chapitres infimes de notre

267
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

biographie, sans que nous les reconnaissions comme tels. Ce sont ces parties
d'une vie qui sont décrites comme des« événements ». Dans le chapitre d'intro-
duction (sur les traits principaux de la différence et de la répétition), Deleuze
analyse les cas de « blocage naturel» de la répétition, où celle-ci ne dérive
pas d'une ressemblance dans la pensée ou d'une limitation (blocage logique),
mais d'une opposition réelle qui met en jeu une force capable d'empêcher le
concept de se spécifier, de se différencier. Il distingue trois cas: les concepts
nominaux (à compréhension finie), les concepts de la nature (à compréhension
indéfinie, sans mémoire) et les concepts de la libel1é (à compréhension infinie,
doués de mémoire, mais sans conscience de soi). C'est dans ce troisième cas,
où il s'agit de reconnaître quelque chose dans ma mémoire comme m'appar-
tenant, bien que ce quelque chose me soit étrange, c'est-à-dire où il s'agit
d'établir un rapport entre une représentation de moi-même, en tant que sujet
d'un faire, et le Je, que Deleuze écrit que cette représentation peut embrasser
« toute la particularité d'un acte, d'une scène, d'un événement, d'un être 5 ».
« Événement» n'a ici aucune signification spécifique. Il appartient à la série
des représentations personnelles. Il est un moment d'une vie, et un moment
« déjà pensé et reconnu comme passé, occasion d'un changement déterminé
dans le sens intime 6 ». L'événement est ce qui revient à ma mémoire comme
moment de ma vie, mais qui n'est pas reconnu comme tel dès qu'« il est joué,
c'est-à-dire répété, mis en acte au lieu d'être connu 7 ».
Dans cette dimension impersonnelle plus profonde que le Je, laquelle se
joue comme changement dans le sens intime, le concept d'événement anticipe
déjà la théorie des effets de surface de Logique du sens. D'un côté, l'évé-
nement est réel sans être actuel. Or, comme le dit Deleuze dans Logique du
sens, « c'est bien l'angoissant de l'événement pur, qu'il soit toujours quelque
chose qui vient de se passer et qui va se passer, tout à la fois, jamais quelque
chose qui se passe. Le x dont on sent que cela vient de se passer [ ... ] et le x
qui toujours va se passer [ ... ]. L'événement pur est conte et nouvelle, jamais
actualité 8 ». L'événement n'est pas de l'ordre de la présence, du temps de
l'action, de l'actualité. Il se dédouble, il va du temps de l'action vers le temps
de l'énonciation. Sa temporalité, en se répétant, en se dédoublant, introduit la
différence au cœur de l'événement. C'est pour cela que, d'un autre côté, l'évé-
nement est ce qui m'arrive sans être personnel. Et comme il nous l'est expli-
qué dans Logique du sens, « la splendeur du on, c'est celle de l'événement

5. DR, p. 24. Voir aussi p. 138. où l'événement est pareil à « scène» et p. 30, où il est présenté
à côté de « personne».
6. DR. p. 24.
7. DR. p. 24.
8. L5. p. 79.

268
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

même ou de la quatrième personne [ ... ]. Tout est singulier, et par là collectif


et privé à la fois 9 ».
C'est dans ce sens que Deleuze reconnaît la grande révolution réalisée par
la psychanalyse. Comme il le dit, « Freud renonça sur certains points à l'hypo-
thèse d'événements réels de l'enfance, qui seraient comme des termes ultimes
déguisés 10 ». Il ne faut pas prendre les représentations de la mémoire comme
des événements de fait. Les représentations se trouvent entre la mémoire,
l'imagination et la volonté. L'événement est ce que Freud avait appelé un
« phantasme ». Il est une scène traumatique infantile qui n'ajamais eu lieu et
qui, pourtant, organise tous les actes conservés dans la mémoire. Le concept
d'événement apparaît, pour la première fois, dans Différence et répétition jus-
tement pour penser le concept de « phantasme », ce pivot théorique du livre
Présentation de Sacher-Masoch publié une année auparavant. Le concept cen-
trai est encore celui de fantasme. C'est la réalité des scènes figées produites
par dénégation et suspension du plaisir par l'imagination masochiste que
Deleuze veut penser dans Différence et répétition. Mais, maintenant, ce qu'il
souligne, c'est son effet de répétition douée de mémoire, sans conscience de
soi, c'est son effet d'événement impersonnel, au-delà des enjeux du différer
du désir masochiste. Le « phantasme» devient ici un concept transcendantal,
commun à toute forme de désir, dans cette équivalence implicite entre fan-
tasme et événement. Dans Logique du sens, comme on l'a vu Il, le fantasme
sera le corrélat, dans l'imagination et dans la mémoire, de l'événement incor-
porel, et, dans sa condition de scène primitive universelle d'Œdipe, il devien-
dra l' Eventum-tantum.

« Différence et répétition » : sens et événement


La deuxième approche technique du concept d'« événement» dans Dif-
férence et répétition surgit à l'intérieur de la théorie du sens. L'événement,
seulement en tant qu'événement idéel, définira le mode d'existence du sens,
sa condition ontologique. Cette détermination réciproque du sens et de l'évé-
nement sera, comme nous le verrons, le centre de Logique du sens. Mais,
ici, dans Différence et répétition, elle n'est que la solution, à peine énoncée,
de ce que Deleuze appelle le paradoxe du sens, c'est-à-dire le paradoxe pro-
duit par la distinction entre, d'un côté, l'ensemble de la manifestation, de la

9. LS. p. 178. Comme l'explique Jean-Clet Martin: « "Et vous pourrez dire: j'y étais !".
concerne d'abord le futur. "Vous pourrez dire" de l'événement qu'il aura lieu. mais ce lieu.
c'est au futur qu'il est proféré. par un sujet collectif très large qui n'est incarné par personne. »
(MARTIN. J.-c.. 1998b. p. 135.)
10. DR. p. 28.
Il. Cf « Événement et phantasme dans Logique du sens ». Partie 1. chap. II.

269
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

désignation et de la signification et, d'un autre côté, le sens, c'est-à-dire ce


qu'elle exprime.
Le sens, selon Deleuze, est l'etlèt du dédoublement essentiel du langage,
c'est-à-dire du processus de production de quelque chose qui accompagne la
proposition et qui ne se confond ni avec la proposition elle-même, ni avec
celui qui la formule, ni avec l'objet sur lequel elle porte. Le sens, c'est « le
double de la proposition. [ ... ] Il se distingue de la proposition même, parce
qu'il se rapporie à l'objet comme son attribut logique, son "énonçable" ou
"exprimable" 12 ». Pour le distinguer soit de l'objet, soit de la proposition,
le sens doit être énoncé sous une forme infinitive ou participiale. Deleuze
donne les exemples suivants: non pas « Dieu », mais « Dieu-être» ou « Dieu-
étant », non pas « Ciel », mais « l'étant-bleu du ciel ». Et, pour déterminer le
mode d'existence de cette réalité complexe, il utilise le concept d'« événe-
ment idéel» «Ce complexe est un événement idéel 13 . » Sur la même page
de DifJërence et répétition, Deleuze définit cet «événement idéel» : « C'est
-une entité objective, mais dont on ne peut même pas dire qu'elle existe en
elle-même: elle insiste, elle subsiste, ayant un quasi-être, un extra-être, le
minimum d'être commun aux objets réels, possibles et même impossibles 14. »
Nous trouvons ici tous les grands attributs de l'événement que Logique du
sens approfondira après. Mais c'est tout; alors qu'on attendait le dévelop-
pement de cette ontologie du « quasi-être », de 1'« extra-être », à partir de la
correspondance entre sens et événement idéel, Différence et répétition déplace
toute son analyse du sens vers le domaine d'une théorie des problèmes.
Au lieu d'une ontologie du sens, Deleuze fait la description transcendantale
des problèmes, sa présentation à partir de conditions de possibilité de sa nais-
sance. Comme il le dit, « le sens est dans le problème lui-même. Le sens est
constitué dans le thème complexe, mais le thème complexe est cet ensemble
de problèmes et de questions par rapport auquel les propositions servent d'élé-
ments de réponse et de cas de solutions 15 ». C'est seulement une théorie des
problèmes qui permettra une détermination complète de ce double de la pro-
position, de cette « vapeur se jouant à la limite des choses et des mots 16 »,
c'est-à-dire du sens. Mais, comme nous le verrons par la suite, cette théorie
transcendantale des problèmes conduira à nouveau Deleuze à une théorie de
l'événement. Et cependant, même à l'intérieur de cette théorie, Différence et
répétition n'est pas à la hauteur du concept d'événement que ce livre com-
mence à inventer.

12. DR. p. 202.


13. DR. p. 202.
14. DR. p. 202.
15. DR. p. 204.
16. DR. p. 203.

270
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

« Différence et répétition » : idée et problème


Si l'événement définit le mode d'existence du sens en tant qu'insistance
idéelle, il n'est pas encore déterminé en lui-même. La seule caractérisation
ontologique du concept d'événement doit être recherchée dans le contexte
modal. C'est uniquement en tant que« problématique» au sens kantien, à partir
de l'analyse du concept transcendantal d'« idée », que nous trouvons ce qu'on
peut appeler un moment de vraie détermination de l'événement. Deleuze éta-
blira ici une correspondance entre l'idée et l'événement par l'intermédiation
du concept de virtuel. Il commence par rappeler, au chapitre IV, « Synthèse
idéelle de la ditlërence », que, chez Kant, les idées sont essentiellement « pro-
blématiques» et que, inversement, les problèmes sont les idées elles-mêmes 17.
En deuxième lieu, Deleuze explique que le terme « problématique» signifie
à la fois un genre d'actes subjectifs et une dimension de l'objectivité comme
telle, investie par ces actes 18. En tant que dimension d'objectivité, l'objecti-
vité s'accomplit dans un mouvement de différentiation, les idées sont pensées
précisément comme « les différentielles de la pensée 19 », c'est-à-dire « une
règle inconditionnée pour la genèse de la connaissance de la quantité 20 ».
L'idée est problématique parce qu'elle a pour objet des problèmes et, d'un
autre côté, parce que son mode d'existence n'est énoncé ni par des jugements
assertoriques qui se réfèrent à des effectivités, ni par des jugements apo-
dictiques qui se réfèrent à des nécessités, mais par des jugements probléma-
tiques. Selon Kant, ces jugements problématiques ont pour corrélats des pos-
sibilités. Or, justement, Deleuze remplacera ce concept de « possibilité» par
celui de « virtualité ». C'est ainsi que Deleuze peut établir cette série d'équi-
valence entre « idée », « problème» et « événement ». « L'Idée n'est pas du
tout l'essence. Le problème, en tant qu'objet de l'Idée, se trouve du côté des
événements, des affections, des accidents plutôt que de Pessence théoréma-
tique 21. » Double inscription : de l'idée dans le problème, et du problème
dans le monde des événements. Cette inscription veut surtout établir l'ancrage
du problématique dans l'assertorique, c'est-à-dire du virtuel dans l'effectif.
L'idée n'appartient pas à l'essence, mais à l'existence. Elle a pour objet des
problèmes, et les problèmes, bien qu'idéels, ont le monde réel des affections

17. « Les faux problèmes sont liés à un usage illégitime de l'Idée [... ]. C'est pourquoi régula-
teur signifie problématique. » (DR. p. 218.)
18. Cf DR. p. 219-220. « Il n'y a dans l'Idée nulle identitication ni contùsion. mais une unité
o~iective problématique interne. de l'indéterminé. du déterminable et de la détermination. »
« L'Idée apparaît comme le système des liaisons idéales. c'est-à-dire des rapports diftërentiels
entre éléments génétiques réciproquement déterminables. » (DR. p. 225.)
19. Cf DR. p. 220.
20. DR. p. 227.
21. DR. p. 242-243.

271
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

et des accidents comme domaine de solutions. L'idée est un mouvement diffé-


rentiel de la pensée. Au contraire de l'essence, où il n'y a que des substances
qui existent dans le plan vertical de l'organisation, de l'ordre, l'idée a pour
objet des problèmes, des désordres, des accidents. « Ces questions sont celles
de l'accident, de l'événement, de la multiplicité de la différence - contre
celle de l'essence, contre celle de l'Un 22. »
Ce renvoi de l'idée au problème, et du problème au monde des événements,
permet d'établir une différence à l'intérieur même des événements: entre évé-
nements réels et idéels. Les premiers sont de l'ordre des solutions du problème,
les deuxièrnes appartiennent à sa condition. Comme Deleuze l'écrit:« Le pro-
blème est de l'ordre de l'événement. Non seulement parce que les cas de solu-
tion surgissent comme des événements réels, mais parce que les conditions du
problème impliquent elles-mêmes des événements, sections, ablations, adjonc-
tions. En ce sens, il est exact de représenter une double série d'événements
qui se déroulent sur les deux plans, se faisant écho sans ressemblance, les uns
réels au niveau des solutions engendrées, les autres idéels ou idéaux dans les
conditions du problème 23. »Quel statut le concept d'« événement» a-t-il ici?
Une fois encore, il désigne non pas le monde des choses et des corps, mais celui
des affections et des accidents. Le terme d'« événement », dans l'immatérialité
qu'il vise, rend possible une approche nouvelle du concept de réalité et d'idéa-
lité. Plus encore, il rend possible une nouvelle articulation de ces deux séries.
Deleuze distingue bien deux types d'événements - celui du problème et celui
des solutions. Mais, si « un problème n'existe pas hors de ses solutions 24 », ou
si « un problème se détermine en même temps qu'il est résolu 25 », les condi-
tions du problème et les niveaux des solutions appartiennent à un même plan 26.
C'est dans un seul et même instant que le problème se formule et se résout.
La détermination et la solution du problème sont simultanées.
Toutefois, la détermination du problème est idéelle, tandis que la solution
est réelle. Or, « la série idéelle jouit d'une double propriété de transcendance
et d'immanence par rapport au réel », vu que « ces événements sont des

22. DR. p. 244.


23. DR. p. 244.
24. DR. p. 212. Comme le remarque Éric Alliez. le fait que Deleuze pense le problème comme
engageant toujours la réalité de sa solution est un trait de son bergsonisme. (ALLIEZ. É.. 1998b.
p.249.)
25. DR. p. 212.
26. C'est pour cela que José Gil explique que «"problématiser" une Idée signifie établir les
conditions de sa pensabilité en tant que problème. en même temps qu'on etTectue dans la pensée
le mouvement même de l'établissernent de ses conditions ». José Gi! conclut plus loin: « Poser
le problème et le résoudre implique ainsi un étrange calcul qui cherche moins à apporter des
solutions qu'à ouvrir sans tin le champ des problèmes virtuels contenus dans le corps problé-
matique donné. )} (G IL. J .. 1998a. p. 16 et 21.)

272
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

événements idéels, d'une autre nature et plus profonds que les événements
réels qu'ils déterminent dans l'ordre des solutions 27 ». La réalité est simple,
unique, tandis que l'idéalité est double. L'idéalité de la détermination appar-
tient donc à une dimension plus ample et profonde que celle de la réalité. La
profondeur de ces événements n'a-t-elle aucune liaison avec la profondeur
de la puissance de l'intensité? Deleuze n'explique jamais cette diftërence
entre événements idéels et événements réels. Les premiers définissent le sens
lui-même, en tant que quasi-êtres ou extra-êtres. Mais, alors, les événements
réels, que peuvent-ils être?
Tout était préparé pour une théorie de l'événement dans Différence et
répétition. Soit sur le plan du temps, soit sur le plan de l'idée, soit même à
l'intérieur d'une théorie des problèmes, le concept émerge comme inévitable.
Et, pourtant, il n'est jamais constitué par lui-même en objet, il n'est jamais un
thème. Cela nous laisse voir dans quelle mesure l'ontologie de l'événement
qu'on trouve dans Logique du sens constitue vraiment une révolution dans la
pensée de Deleuze. Comme nous essaierons de le montrer, elle vient doter le
concept de fantasme d'une réalité idéelle, le libérant du rapport à l'imagina-
tion et à ses dispositifs d'irréalisation et de dénégation. L'équivalence entre
fantasme et événement qui constitue le centre spéculatif de Logique du sens
renvoie non plus à une théorie des facultés, mais à une ontologie, à une des-
cription des modes d'existence de ces quasi-êtres à la surface des états-de-
choses et des corps.

Les strates de l'événement dans « Logique du sens»


Logique du sens se présente comme un livre sur la nature de la proposition
(entre la logique, l'ontologie et la linguistique). Cependant, la grande question
qui traverse cette immense cartographie des paradoxes du sens, dans sa non-
réduction aux plans de la signification, de la désignation et de la manifestation
de la proposition, s'adresse à la nature de la pensée. « Qu'est-ce que penser?
Quelle image de la pensée nous fait penser? » L'approche deleuzienne du
concept de« pensée» est une radicalisation de la question kantienne« Qu'est-
ce que s'orienter dans la pensée 28? ».

27. R. p. 244. Constantin Boundas voit. dans ce caractère de transcendance et d'immanence des
Idées par rapport aux solutions. une relation nouvelle entre Deleuze et Kant: « Comme Kant.
Deleuze croit que les Idées sont impératifs de position des problèmes. Mais à la ditlërence de
Kant. Deleuze croit que l'habilité d'un problème pour être résolu dépend de la forme du pro-
blème [... ]. Uniquement selon ces conditions. l'Idée kantienne pourrait devenir le modèle pour
une logique d'invention et pour un nouveau mode de penser la représentation. » (BOUNDAS. c..
1996. p. 88-89.) Cf aussi SAL\NSKIS. J-M .. 1996. p. 58-66.)
28. D. Les lectures de Deleuze soulignent d'habitude. dans la question de 1"image de la pensée.
le programme d'une philosophie de l'affirmation et du dehors. S'il est vrai que penser autrement

273
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Dans Logique du sens, Deleuze utilise la métaphore de 1'« orientation»


pour conduire la théorie de la pensée vers une physique de la surface. « Quand
on demande "qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?", il apparaît que la pen-
sée présuppose elle-même des axes et des orientations d'après lesquelles elle
se développe, qu'elle a une géographie avant d'avoir une histoire, qu'elle trace
des dimensions avant de construire des systèmes. La hauteur est l'Orient pro-
prement platonicien. L'opération du philosophe est alors déterminée comme
ascension 29. » Contre la pensée platonicienne des hauteurs transcendantes,
Deleuze pose la pensée des surfaces, où le philosophe fait une promenade
sur le sol, sur la terre. 1\ s'agit d'une pensée plane. La pensée se construit,
s'effectue sur la surface. La surface est comme cette calie où la pensée
s'inscrit. Pour Deleuze, le mouvement de la pensée n'est comparable ni à
l'inspiration créatrice, ni à son inscription sur une surface comme une feuille
blanche. Au contraire, la pensée est géographique, stratigraphique, c'est une
métamorphose, un devenir. C'est pour cela que Deleuze dit que « ce qui est
plus profond que tout fond, c'est la surface, la peau 30 ». La surface comme un
bloc. Un bloc de pensée. C'est comme si la pensée se promenait sur la surface,
comme si la pensée se réalisait sur sa propre peau.
Depuis Mille plateaux, nous découvrons un changement subtil de l'idée
d'orientation dans la pensée et, donc, de l'idée même de pensée. 1\ s'agit tou-
jours d'une géographie, mais cette fois la pensée est la peau du corps nomade
qui perd ses organes. La pensée est la terre, elle est territoire, elle est le mou-
vement même de la territorialisation. « Penser se fait plutôt dans le rapport du
territoire et de la terre [ ... ] [pourtant] la terre ne cesse d'opérer un mouvement
de déterritorialisation sur place par lequel elle dépasse tout territoire: elle
est déterritorialisante et déterritorialisée 31 ». La pensée, selon Mille plateaux,
n'existe que dans le plan d'immanence, par un devenir nomade. La relation
avec la terre, avec le territoire, est le mode de dépropriation, de pelie de tout
territoire propre à la pensée et cela explique que celle-ci soit déterritoriali-
sante. La philosophie est une pensée nomade, sans possessions et sans discer-
nabilité. Ce nomadisme a deux dimensions ou zones d'indiscernabilité. D'un
côté, la déterritorialisation, qui est le mouvement du territoire à la terre, et, de
l'autre, la reterritorialisation, qui se fait de la terre au territoire 32. Le propre
soit, non pas une résonance de la représentation. mais une création de concepts (MENGUE. P..
1994. p. 15) ou un devenir autre comme ligne de fuite des territoires du déjà-pensé (ZOURABI-
('IWILI, F.. 1994. p. 7). nous croyons qu'il faut aussi prendre au sérieux tous les concepts topo-
logiques de la noologie deleuzienne. Cela veut dire que les cartographies de la pensée doivent
nous guider aussi dans la compréhension de l'œuvre même de Deleuze.
29. LS. p. 152.
30. LS. p. 166.
31. QPh, p. 82.
32. Cf QPh. p. 82.

274
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

de la philosophie est alors d'être géographique. Le nomadisme, la désappro-


priation et l'indiscernabilité n'ont de sens que dans une pensée géographique.
« Physique, psychologique ou sociale, la déterritorialisation est relative tant
qu'elle concerne le rapport historique de la terre avec les territoires [ ... ]. Mais
la déterritorialisation est absolue quand la terre passe par le pur plan d'imma-
nence d'une pensée-Être, d'une pensée-Nature aux mouvements diagramma-
tiques infinis. Penser consiste à tendre un plan d'immanence qui absorbe la
terre (ou plutôt l"'absorbe") 33 ». L'histoire est pensée en tant que limitée et
la géographie en tant qu'absolue. Les devenirs et les déterritorialisations sont
toujours absolus 34.
Bien que l'idée de« strate» organise le plus fondamental de Mille plateaux,
elle apparaît pour la première fois dans Logique du sens pour faire l'éloge
de la surface. L'opposition profondeur/surface, laquelle correspond à l'autre
opposition entre corps/événement, structure toute l'œuvre. La surface, mince
couche de terre, est l'objet d'une géographie. Comme l'écrit Deleuze: « Tout
événement est-il de ce type, forêt, bataille et blessure, tout cela d'autant plus
profond que ça se passe à la surface, incorporel à force de longer les corps?
L'histoire nous apprend que les bonnes routes n'ont pas de fondation, et la
géographie, que la terre n'est fertile que sur une mince couche 35. » Paradoxa-
lement, le fait que le concept d'événement soit utilisé pour désigner seulement
une des strates la surface - va conduire Deleuze à multiplier tacitement les
strates analytiques qui composent le concept d'événement lui-même. Nous
croyons qu'il est possible d'y repérer les niveaux physique, ontologique, tem-
porel et modal.
Il est très significatif qu'à partir du moment où Deleuze introduit explicite-
ment une théorie des strates - ce qu'on peut découvrir seulement dans Mille
plateaux (dans Logique du sens cette théorie n'était qu'implicite) -, il peut
alors penser la strate spécifique de l'événement: il la définira comme le pré-
lèvement d'un territoire sur les milieux. Cependant, pour désigner cette strate,
Deleuze utilisera, non plus le concept d'événement, mais, comme nous allons
le voir, le concept d'agencement. Ce concept n'existe pas dans Logique du
sens, ni ne pouvait y exister. Il appartient à l'univers d'une philosophie de la

33. QPh. p. 85.


34. « Nietzsche dispose d'une méthode qu'il invente: il ne tàut se contenter ni de biographie ni
de bibliographie. il faut atteindre à un point secret où la même chose est anecdote de la vie et
aphorisme de la pensée. C'est comme le sens qui. sur une tàce. s'attribue à des états de vie et.
sur l'autre tàce. insiste dans les propositions de la pensée. Là il Y a des dimensions. des heures
et des lieux. des zones glaciaires ou torrides. jamais modérées. toute la géographie exotique qui
caractérise un mode de penser. mais aussi un style de vie. » (LS. p. 153.) Comme le dira Deleuze
plus tard: « Nietzsche a fondé la géo-philosophie. » (QPh. p. 98.)
35. LS. p. 20.

275
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Nature que Deleuze inaugure seulement avec L'Anti-Œdipe. Et, si le concept


d'événement revient dans Dialogues, après son abandon dans L'Anti-Œdipe
et Kafka - Pour une littérature mineure, c'est pour répondre à des problèmes
inscrits dans le concept d'agencement, non pas pour reprendre l'univers de la
théorie du sens et du fantasme de Logique du sens 36. Voyons alors les strates
de l'événement dans Logique du sens.
Bien que la théorie de l'événement soit, dès le début, ancrée dans la ques-
tion sur le mode d'existence du sens, Deleuze introduit le concept d'événe-
ment à partir de sa dimension physique 37. L'événement est le produit des
relations que les choses établissent entre elles, il est le résultat, le produit,
l'effet des affections que les corps produisent les uns sur les autres. Pourtant,
en tant qu'effet d'une cause corporelle, l'événement n'est pas corporel mais
incorporel. La question de l'événement se déplace alors vers celle de l'incor-
porel. Deleuze la formule selon plusieurs approches. L'incorporel est« l'attri-
but logique ou dialectique» des choses, « le verbe », « l'impassible », c'est-
à-dire « le résultat d'actions et de passions », et il est aussi l'infini, « l'Aiôn
illimité, devenir qui se divise à l'infini en passé et en futur, toujours esquivant
le présent 38 ». L'incorporel n'a pas d'existence proprement dite. Il « sub-
siste » ou « insiste» dans les corps et à leur surface. Cette non-existence ou
36. La ditTérence radicale cl l'intérieur de la théorie de l'événement, celle-ci développée pour la
première fois dans Logique du sens. abandonnée dans L 'Anti-Œdipe et Kajka, mais qui revient
timidement dans Dialogues et l'vli!le plateaux pour constituer à nouveau le centre de la pensée
ontologique de Deleuze avec Le Pli et Qu'est-ce que la philosophie ?, a été totalement ignorée
par les lecteurs de Deleuze. Dans une grande mesure. ce fut l'effet du plus beau livre sur la
théorie deleuzienne de l'événement qu'on ait jamais écrit. Nous pensons à Deleu:::e. Une philo-
sophie de l'événement (ZOURABICHYILI. F.. 1994). Zourabichvili, dont la mort récente supprime
une des plus rigoureuses lignes d'accès à Deleuze. expose l'ensemble de l'œuvre de Deleuze
à partir du concept d'événement. Il établit l'illusion d'une continuité sans failles entre Empi-
risme et subjectivité et Qu'est-ce que la philosophie? autour de l'agenda théorique formulée
dans Logique du sens. Cette continuité dépend de l'etlùcement - involontaire - du rôle joué
par L'Anti-Œdipe. Kajka - Pour une littérature mineure et Ivlille plateaux dans l'invention
des grandes thèses de Deleuze, comme celles qui concernent une pensée sans image, le plan
d'immanence, le champ transcendantal. la critique du négatif: l'hétérogénéité du temps, le dis-
cours indirect libre. Il ne doit pas nous surprendre que Zourabichivili ne se réfère jamais à
la théorie de l·agencement. ni même à ces moments de Dialogues et iVlille plateazc\ où il est
question du rapport entre les concepts d'événement et d'agencement. Son livre est une des plus
belles compréhensions de la pensée de Deleuze qu'on ait jamais écrites. Mais en sacrifiant la
question de l'agencement.
37. « Il appartient aux événements d'être exprimés ou exprimables. énoncés ou énonçables par
des propositions au moins possibles. Mais il y a beaucoup de rapports dans la proposition; quel
est celui qui convient aux effets de surface, aux événements? [... ] Le sens est la quatrième
dimension de la proposition. Les Stoïciens l'ont découvert avec l'événement: le sens, c'est
l'exprimé de la proposition. cet incorporel cl la surface des choses. entité complexe irréductible,
événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition. » (L5. p. 22 et 30.)
38. Cj: L5. p. 13-14.

276
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

subsistance à la surface de l'être explique que « les effets incorporels ne sont


jamais causes les uns par rapport aux autres, mais seulement "'quasi-causes",
suivant des lois qui expriment peut-être dans chaque cas l'unité relative ou
le mélange des corps dont ils dépendent comme de leurs causes réelles 39 ».
Deleuze pense les causes corporelles comme réelles, mais lorsqu'il pense les
causes incorporelles, les « quasi-causes », il les conçoit comme « irréelles »,
« idéelles» et « fictives ». De même en ce qui concerne les rapports entre
les événements incorporels. Comme l'écrit Deleuze, « les événements [ ... ]
entrent dans des rapports de quasi-causalité, causalité irréelle 40 ». Double
causalité, donc. « L'événement est soumis à une double causalité, renvoyant
d'une part aux mélanges de corps qui en sont la cause, d'autre part à d'autres
événements qui en sont la quasi-cause 41. » Cette double causal ité exprime la
dualité essentielle entre la dimension corporelle (les choses et les causes) et
la dimension incorporelle (les événements et les effets). La réalité corporelle
produit l'irréalité incorporelle.
Sur cette strate, l'événement doit être analysé dans sa position de surface.
La surface est à la fois le produit des actions et des passions des corps mélan-
gés, et le lieu d'une quasi-cause, d'une énergie superficielle qui n'existe que
par la surface et à la surface. Et cette quasi-cause est une surface métaphysique.
« Il y a donc toute une physique des surfaces en tant qu'effet des mélanges en
profondeur [ ... ]. Mais à la physique des surfaces correspond nécessairement
une surface métaphysique 42 ». L'événement est ici une surface métaphysique,
mais une surface métaphysique qui, au lieu de fondement, n'est que le produit
d'une réalité physique corporelle.
L'événement est double. Il est à la fois incorporel en tant que manière d'être
des choses, et corporel en tant qu'effectuation dans les choses. L'événement
est à la fois effet de la surface et principe de production, en tant que l'exprimé
de la proposition. Il est à la fois condition et effet. De plus, cette dualité se
prolonge dans le temps. Celui-ci est Chronos en ce qui concerne les corps
et Aiôn quant à l'événement incorporel 43. Du point de vue ontologique, le
problème central est celui de la détermination de l'événement en tant que
singularité. Il s'agit de penser ce qui fait qu'un événement soit précisément
39. L5, p. 15.
40. L5, p. 46.
4\. L5. p. 115.
42. L5, p. 150. Buci-G lucksmann dit que « l'événement ne se réduit jamais au seul état de
choses d'un "ça arrive". Sa virtualité, son immatérialité et même son côté "invivable" relèvent
de cet entre-temps toujours hétérogène. comme un gigantesque cristal à retardement. L'événe-
ment se jouera sur les bords. » (BUC'I-GLUCKSMANN. c., 1998. p. 110.)
43. « Autant dire que l'événement se produit dans - et produit -la "pure forme vide du temps",
ligne que parcourt une incessante pr~iection double et mobile dans le "toujours déjà passé et
éternellement encore à venir". » (WAHL. F.. 1998, p. 13\.)

277
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

un, c'est-à-dire unique, singulier et non pas un reflet d'événements multiples


en tant que pures répétitions. Deleuze différencie la singularité, d'abord d'un
état de choses désigné par une proposition, ensuite de la personnalité de celui
qui s'exprime dans un discours et, finalement, de la généralité ou de l'uni-
versalité d'un concept. « La singularité est essentiellement pré-individuelle,
non-personnelle, a-conceptuelle 44. » La singularité est l'expression de la neu-
tralité ou de l'indifférence à ces trois dimensions de la proposition et, donc,
de la spécification. Cette neutralité de l'événement correspond à la neutralité
même du sens c'est-à-dire correspond au fait qu'ils sont indépendants de la
conscience et de la relation entre les corps.
Si les événements sont des singularités, les singularités, elles aussi, sont
des événements. Mais elles sont des événements qui offrent la condition de
tous les autres événements, dans ce cas « les singularités sont les vrais événe-
ments transcendantaux 45 ». Les singularités sont les conditions ultimes, non
de possibilité, mais d'effectivité des états de choses. C'est vrai que Deleuze
prétend rompre avec la pensée qui potte l'identité dans le fondé. Il veut penser
hors de la dichotomie originaire/dérivé, condition/conditionné. À sa place,
Deleuze pense un « chaos informel effondré» ou « champ transcendantal 46 ».
Ces événements transcendantaux sont l'arrière-plan de toute individuation, ils
sont la surface, le milieu de la différence 47. Il s'agit, alors, d'un champ qui
44. LS, p. 67. Cette définition de la singularité remonte à Gilbert Simondon. Dans L 'Individll et
sa genèse physico-biologique. Simondon prétend construire le système du processus de l'indi-
viduation hors de la contradiction fondamentale que la métaphysique classique lui a confërée.
Selon l'auteur. la métaphysique n'a expliqué l'individuation qu'à partir de l'individu lui-même.
c'est-à-dire en supposant ce qu'il faudrait expliquer (SIMONDON, G., 1964. Cf. essentiellement
la première partie).
45. LS. p. 125.
46. La question de l'effondrement est centrale chez Deleuze. Il s'agit de la question de l'imma-
nence du Dehors en tant que le non-représentable (le dehors de la représentation) et de la
consistance de cette non-représentation (le Dehors comme champ informel des relations).
Le chaos informel effondré. ou le Dehors. s'identifie. alors. avec le plan d'immanence. Ils sont
tous les deux le plateau informel des relations hétérogènes, extérieures. Comme l'explique
François Zourabichvili. « Deleuze appelle plan d'immanence ce champ transcendantal où rien
n'est supposé à l'avance saufl'extériorité. qui récuse justement tout présupposé.» (ZOURABICH-
VIL!. F.. 1994. p. 47.) En ce qui concerne la notion d'immanence. Spinoza est le philosophe qui
a le plus intluencé Deleuze. Comme Deleuze lui-même le définit. Spinoza est « celui qui savait
pleinement que l'imrnanence n'était qu'à soi-même. et ainsi qu'elle était un plan parcouru par
les mouvements de l'infini. rempli par les ordonnées intensives [ ... ]. Aussi est-il le prince des
philosophes. Peut-être le seul à n'avoir passé aucun compromis avec la transcendance ». (Cf.
QPh. p. 49-59: PP. p. 225 et S. p. 72-74. 77-79. 87-89. 120-121 : SPE. p. 159, 162-164,249
et Il'. p. 4.)
47. Dans d'autres passages. Deleuze présente le champ transcendantal, le fond du sans-fond.
comme l'éternel retour. « Cette liberté du fond non médiatisé, cette découverte d'un fond der-
rière tout autre fond. ce rapport du sans-fond avec le non-fondé, cette rétlexion immédiate de
l'informel et de la forme supérieure qui constitue l'éternel retour. » (DR. p. 92.)

278
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

se construit sur la surface métaphysique des événements. Le champ transcen-


dantal des singularités est un champ pré-individuel, asubjectif, inconscient
et impersonnel 48. C'est un champ où les singularités non seulement sont sur
une surface inconsciente, mais sont elles-mêmes nomades, c'est-à-dire ont un
principe immanent d'auto-unification et de mobilité 49. Ces singularités sont
anonymes parce qu'elles sont déposées, libres de toute forme d'identité. Elles
sont dans un champ nomade d'anonymat.
En tant que pré-individuelles et impersonnelles, c'est-à-dire en tant que dis-
tinctes soit de l'individu, soit de la personne, les singularités sont des quanta
intensifs ou des intensités constituées par des différences résonnantes 50. Or, les
singularités sont, par le fait d'être intensives, des éléments différentiels qui
se rapportent toujours à d'autres différences. C'est en ce sens que Deleuze
pense les singularités en tant que sujet collectif impersonnel, la quatrième
personne ou la splendeur du on. Cette neutralité de la singularité préside à la dif-
férenciation, à l'actualisation, bref, à la genèse des individus et des personnes 51.
Deleuze expl ique le fait que la singularité soit transcendantale et en même
temps anonyme par le concept de virtuel 52. Le virtuel, c'est l'élément trans-
cendantal, lorsqu'il fait partie des conditions de l'effectivité. Le virtuel est
déjà présent, comme condition, dans le réel, il est son élément. Pourtant, une

48. Comme écrit Pierre ZaouL « ce que Deleuze attaque dans l'idée d'identité, c'est avant tout
son double statut de catégorie ontologique (primat de l'identité sur la différence dans le réel)
et de catégorie conceptuelle (primat de l'identité dans le concept), mais non l'identité en elle-
même [ ... J. Au contraire, quand l'identité est seconde. quand elle ne subordonne pas la diftë-
rence mais est bien davantage produite par elle. alors elle acquiert une toute nouvelle pertinence
conceptuelle. permettant de désigner moins la ressemblance ou l'analogie que le devenir d'une
dit1ërence pure, c'est-à-dire la répétition du dit1ërent» (ZAOUI. P.. 1995. p. 78-79).
49. Cf L5, p. 124-125. Comme l'explique José Git « c'est une distribution nomade, dont
l'absence de règle définit un jeu hasardeux ou jeu Idéel qui est fonction de la singularité de
chaque point. Contrairement à la distribution sédentaire ou tixe, la situation de chaque point
singulier dépend de tout le hasard qui est joué à chaque lancer des dés. On ne peut donc déter-
miner le point singulier qu'à partir du chaos ». (GIL. J.. 1998a, p. 24.)
50. Comme l'explique Mireille Buydens. « si l'on veut véritablement dépasser la sphère de
l'individuel (et donc de la forme), il faut donner aux singularités une nature qui ne l'implique
pas: ce sera l'intensité» (BUYDENS, M., 1990. p. 18). Dans un autre article du même auteur.
c'est précisément le nomadisme des singularités intensives qui explique la conception deleu-
zienne de la liberté humaine. « Cette métaphysique où seule l'intensité (l'aformel) est donnée
a priori permet à son tour de fonder la 1iberté humaine : si aucune forme n'est imposée en
dernière instance. si rien n'est gravé dans le marbre de la nécessité. alors tout est à faire et tout
peut être créé. » (BUYDENS. M.. 1998. p. 53.)
51. Comme le dit Frédéric Gros. « toute actualisation en même temps qu'elle est intégration.
est diftërenciation : c'est dans le mouvement même de son actualisation que la divergence
s'opère» (GROS. F.. 1995. p. 59).
52.« L'actualisation du virtuel est la singularité. tandis que l'actuel lui-même est l'individualité
constituée. » (D. p. 180-181.)

279
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

fois débarrassé de sa réalité effective, le virtuel acquiert une nouvelle réa-


lité. Il acquiert (comme l'événement) une réalité non-existante 53. Deleuze la
désigne aussi comme cristal. « Tout se passe à la surface dans un cristal qui ne
se développe que sur les bords 54. » On comprend alors qu'une des images de
l'événement soit le cristal. Comme Deleuze le réfère, « les événements sont
comme les cristaux, ils ne deviennent et ne grandissent que par les bords, sur
les bords 55 ».
Cette équivalence entre événement et cristal apporte une nouvelle compré-
hension de l'événement. Pour Deleuze, le cristal est aussi l'image du temps.
Il exprime la scission entre le présent et le passé. Ou bien le temps se dédouble
en passé et présent, ou bien le temps dédouble le présent en deux directions
différentes: le passé et le futur 56. Le temps comme événement, l'événement
comme vie non organique, les trois comme cristaux. Étant donné que le temps
se dédouble, l'événement lui-même n'est «jamais présent, mais toujours déjà
passé et encore à venir 57 ».
- La singularité, c'est ce cristal de la neutralité qui n'est pas encore person-
nel, c'est une personnalité à venir. La singularité est, pourtant, différente en
nature des personnalités qu'elle crée. C'est ainsi qu'on peut comprendre que
les singularités « président à la genèse des individus et des personnes; elles
se répartissent dans un "potentiel" qui ne comporte par lui-même ni Moi ni Je,

53. La réalité du virtuel est toujours à moitié absente. Éternellement manquée. « Contempo-
rain de soi comme présent, étant lui-même son propre passé, préexistant à tout présent qui
passe dans la série réelle. l'objet virtuel est du passé pur. Il est pur fragment, et fragment de
soi-même. » (DR. p. 136.) \1 Y a une tristesse fondamentale (ou naturelle) du virtuel: « il est
toujours un "était" ». (DR. p. 135.)
54. LS. p. 125.
55. LS, p. 19. « Le cristal deleuzien n'est ni une simple métaphore, ni un simple objet. Il serait
plutôt une image-pensée. qui définit un territoire et fonctionne comme matrice d'une "géo-
philosophie" de l'art. Image de soi et image de l'univers. il est la première "machine abstraite",
la première "monade" d'un virtuel esthétique et philosophique qui n'est pensable qu'en ses
multiples réfraction et réflexion. Aussi, tel un plissé de verre qui le rend infini, le cristal est
omniprésent dans toute l'œuvre de Gilles Deleuze, de Logique du sens à Critiqlle et cliniqlle.
Sans doute parce que le plan cristallin est le modèle de l'événement comme plan d'imma-
nence.» (BUC'I-GLUC'KSMANN. c., 1998, p. 101.)
56. Deleuze reprendra cette image du temps comme cristal dans L'Image-Temps: « On voit
dans le cristal la perpétuelle fondation du temps. le temps non-cronologique, Cronos et pas
Chronos. C'est la puissante Vie non organique qui enserre le monde. Le visionnaire, le voyant,
c'est celui qui voit dans le cristal. et ce qu'il voit. c'est le jaillissement du temps comme dédou-
blement, comme scission. » (lT. p. 109).)
57. LS, p. 161. Comme nous l'explique Christine Buci-Glucksmann, « "l'image-cristal" rejoint
les deux aspects essentiels de tout art. Petit germe cristallin, limite intérieure de tous les circuits,
le cristal amplifie tout. telle l'enveloppe du monde. "un immense univers cristallisable". Le cristal
est toujours à la limite fuyante entre image et pensée. passé et présent, réel et virtuel, singularité
et destin ». (BUC'I-GLUC'KSMANN. c.. 1998, p. 99.)

280
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

mais qui les produit en s'actualisant, en s'effectuant, les figures de cette actua-
lisation ne ressemblant pas du tout au potentiel effectué 58 ». La conscience,
le sédentarisme, l'individualisme, enfin, les caractères personnels de l'indivi-
dualité, sont tous des moments d'effectivité dans la conscience et d'un «je ».
À Kant, Deleuze oppose Nietzsche qui veut aussi penser un monde de sin-
gularités impersonnelles et pré-individuelles, « monde qu'il appelle mainte-
nant dionysiaque ou de la volonté de puissance, énergie libre et non liée. Des
singularités nomades qui ne sont plus emprisonnées dans l'individualité fixe
de l'Être infini (la fameuse immuabilité de Dieu), ni dans les bornes séden-
taires du sujet fini (les fameuses limites de la connaissance) 59 ». Nietzsche est
l'instaurateur de notre temps de ce discours stoïcien, le discours de l'événe-
ment lui-même 60.
Nous pouvons récapituler maintenant les cinq aspects qui caractérisent
le champ transcendantal, le champ des singularités-événements : 1) « les
singularités-événements correspondent à des séries hétérogènes lesquelles
s'organisent en un système [ ... ] "métastable", pourvu d'une énergie poten-
tielle ». Le champ transcendantal est ainsi un système doublement hétérogène.
Il est non seu lement énergie potentielle, c'est-à-dire genèse de différences avant
toute actualisation, mais il est aussi métastable, c'est-à-dire processus d'indi-
viduation ; 2) « les singularités jouissent d'un processus d'auto-unification,
toujours mobile et déplacé ». Ce processus d'auto-unification est rendu pos-
sible par l'élément paradoxal qui, en parcourant les séries, les fait résonner;
3) « les singularités ou potentiels hantent la surface ». À l'inverse de l'orga-
nisme, où il y a toujours la dualité intériorité/extériorité, à la surface l'espace
intérieur est en contact avec l'espace extérieur. La surface est comme une
peau, une membrane où ce contact a lieu. Le processus d'individuation est
superficiel. En ce sens, « le plus profond, c'est la peau» ; 4)« La surface est le
lieu du sens [ ... ], ce monde du sens avec ses événements-singularités présente
une neutralité qui lui est essentielle. » Le sens est antérieur à toute actuali-
sation, à toute détermination. Le sens est neutre, il n'a pas une direction; et
5) « ce monde du sens a pour statut le problématique ». Il n'est pas possible
de déduire sa nature à partir de son existence. En tant que neutre et superficiel,
le sens est indéterminé.

58. LS. p. 125.


59. LS. p. 130. Sur la liaison DeleuzelNietzsche par la figure de la singularité. cf Alain Badiou,
(BADIOU, A., 1998. p. 29-30). qui défend que cette liaison par la puissance et par la neutralité de
la singularité conduit à la question de la vie.
60. Il ne faut pas oublier la liaison entre l'abordage métaphysique et l'abordage politique de
la singularité. C'est en ce sens que l'événement trouve sa pleine amplitude. Comme l'écrit
Philippe Mengue : « la politique deleuzienne semble donc nous (re-)conduire à l'éthique de
l'événement» (MENGUE. P.. 1994. p. 80).

281
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

La singularité de l'événement s'inscrit directement dans sa temporalité.


L'événement est dans le temps par sa singularité, et à la surface du temps
par sa neutralité. Cette double condition est la conséquence de la condition
elle-même double du temps. Le temps a toujours deux lectures. Le passé, le
présent et le futur ne sont pas trois dimensions d'un même temps, mais plutôt
deux lectures différentes du temps. « D'une part le présent toujours limité, qui
mesure l'action des corps comme causes, et l'état de leurs mélanges en pro-
fondeur (Chronos) ; d'autre part le passé et le futur essentiellement illimités,
qui recueillent à la surface les événements en tant qu'effets (Aiôn) 61.» Le pré-
sent du chronos est corporel, comme temps des mélanges corporels, le temps
et le processus mêmes de l'incorporation 62. Le passé et le futur sont alors la
dimension de la passivité des corps. En tant que temps de l'incorporation, le
présent est limite, il est la délimitation des corps et de ses actions. Mais il est
aussi infini, circulaire « en ce sens qu'il englobe tout présent, il recommence,
et mesure une nouvelle période cosmique après la précédente, identique à la
précédente 63 ». En tant que temps de l'incorporation, le chronos est le temps
des profondeurs.
Or, la mesure du chronos, c'est l'aiôn, le temps des surfaces, en tant que
plan de la singularité. D'après celui-ci, le passé et le futur sont les seules
dimensions temporelles qui insistent ou subsistent. « Toujours déjà passé et
éternellement encore à venir, Aiôn est la vérité éternelle du temps: pure forme
vide du temps 64. » Les différences entre les deux temps sont nombreuses,
toutes fondées sur la prémisse deleuzienne selon laquelle « rien ne monte à
la surface sans changer de nature 65 ». En premier lieu, le chronos exprime la
dimension des corps, de leurs actions, et de leurs qualités corporelles, tan-
dis que l'aiôn exprime la dimension des événements incorporels et de leurs
attributs - « L'attribut ne désigne aucune qualité réelle 66 ». Deuxièmement,
le chronos est du champ de la causalité et de la forme (remplie) des corps,
dès que les corps le remplissent en tant que sa cause et sa matière, tandis que
61. L5. p. 77.
62. « Tempérer. temporaliser. c'est mélanger. » (L5. p. 190.)
63. L5. p. 191.
64. L5. p. 194. Peter Pâl Pelbart explique que « le vide est infini, [ ... ] sans aucune détermi-
nation, sans action sur les corps qui sont en lui. Le lieu est l'intervalle du vide, mais intervalle
qui procède du corps qui occupe' le lieu [... ]. Le vide s'actualise dans le lieu, d'infini, il devient
fini. mais toujours par rapport à un corps. De même que le vide et le lieu sont en rapport comme
le tout et la partie. ainsi le temps se déplie-t-il en [... ] le temps total, aiôn [... ] qui, comme le
vide. est intini dans ses deux extrémités: le passé et le futur. Il est la totalité du temps. l'éternité
[... ]. De l'autre côté. il y a l'extension temporelle qui actualise cet aiôn, et qui accompagne le
corps. qui constitue son présent (sans tinir d'être pour cela un incorporel) : chronos. » (PELBART.
P. P.. 1998a, p. 67-68. nous traduisons.)
65. L5. p. 193.
66. L5. p. 14.

282
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

l'aiôn est le vide, la forme vide hantée seulement par les effets. Troisième-
ment, le chronos est limité et infini en tant que maintenant, tandis que l'aiôn
est illimité en tant que passé et futur, et fini en tant qu'instant. Finalement,
le chronos est circulaire et lieu des accidents, tandis que l'aiôn est une ligne
droite et illimitée dans les deux sens 67. Le chronos esquive le présent avec
la force du maintenant, et l'aiôn avec la puissance de l'instant. L'événement
n'est jamais présent parce qu'il est un maintenant et un instant. Sa neutralité
et sa singularité expriment justement cette esquive du présent. Toute la ligne
de l'aiôn est parcourue par l'instant, qui « ne cesse de se déplacer sur elle et
manque toujours à sa propre place 68». De son côté, l'instant extrait du présent
les singularités, les points singuliers projetés dans le futur et le passé, c'est-
à-dire formant l'événement pur 69 . C'est par cette double lecture du temps que
Deleuze explique le caractère double de l'événement, le fait que l'événement
soit toujours dit au futur, par une communauté impersonnelle, mais en tant
que passé. Voilà la virtualité de l'événement: il n'est trouvé que comme perdu
-" il n'existe que comme retrouvé.
L'événement est l'incorporalité des choses, il est le non-être des choses.
Pourtant, il est constitutif des choses, parce qu'il est leur manière d'être, leur
mode d'être. Mais cette modalité de l'être des choses est uniquement super-
ficielle, elle n'est pas, elle ne subsiste qu'à la limite de l'être. En fait, l'évé-
nement en tant que modalité de l'être ne peut pas changer la nature de l'être
parce qu'il n'est que l'effet de l'être. L'événement ne relève pas de la même
dimension que l'être. Il ne subsiste qu'à la surface de l'être, ce qui fait de
l'événement un non-être. « L'événement pour son compte doit avoir une seule
et même modalité, dans le futur et dans le passé suivant lesquels il divise à
l'infini sa présence. Et si l'événement est possible dans le futur, et réel dans
le passé, il faut qu'il soit les deux à la fois, puisqu'il s'y divise en même
temps 70. » Il s'ensuit, alors, que l'événement n'a pas de présent en tant que
tel, c'est-à-dire qu'il ne subsiste ou n'insiste jamais comme un présent. Il est
toujours un passé ou un futur à venir. C'est pour cela qu'il est virtuel, c'est-
à-dire à actualiser.
C'est son actualisation qui détermine la condition modale de l'événement.
Ainsi, Deleuze ne définit pas la modalité de l'événement en tant que nécessité
(ce qu'impliquerait l'utilisation du principe de contradiction sur le futur), mais

67. Cf. LS. p. 193-194.


68. LS. p. 195.
69. « Avec l'instantanéité de l'événement. la finitude s'attache au sens. et l'illirnitation - du
passé. du futur - est la qualification qu'y requiert le temps. Il est permis de penser que ce dernier
terme est le plus at1Ïn à Deleuze. à une pensée du neutre qui n'a que faire de la priorité assertive
de l'infini sur le tini.» (WAHL. F., 1998 .. p. 131.)
70. LS, p. 47.

283
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

en tant que fatalisme. L'événement n'est donc « ni possible, ni réel, ni néces-


saire, mais fatal 71 ». Étrange modalité, celle du « fatal ». Elle découle d'un
paradoxe qui traverse la définition de la réalité de l'événement. L'événement
ne peut être défini ni comme réel, ni comme possible, ni comme nécessaire.
Selon la classification des modalités par Kant, il ne restait aucune autre solu-
tion. Deleuze pouvait alors définir comme « virtuelle» cette modalité qu'il
avait si bien décrite dans le livre sur Proust, dans le livre sur Bergson et,
surtout, dans Différence et répétition. Le virtuel est bien extérieur au possible
et donc à la trinité du possible/réel/nécessaire de Kant. Pourquoi alors pré-
senter l'événement comme « fatal» ? L'événement ne signifie-t-il pas déjà le
virtuel?
Après avoir défini l'événement comme fatal par opposition au nécessaire,
Deleuze semble affirmer une deuxième définition: l'impossible. Il faut alors
penser trois sOltes d'êtres. « Si nous distinguons deux sortes d'êtres, l'être
du réel comme matière des désignations et l'être du possible comme forme
-des significations, nous devons encore ajouter cet extra-être qui définit un
minimum commun au réel, au possible et à l'impossible. Car le principe
de contradiction s'applique au possible et au réel, mais non pas à l'impos-
sible 72 » Deleuze dit que « les objets impossibles [ ... ] sont de l'''extra-être'',
purs événements idéaux ineffectuables dans un état de choses 73 ». Mais cette
contradiction, cette affirmation à la fois d'un fatalisme et d'une impossibilité,
n'est qu'apparente. En vérité, Deleuze est en train de définir deux dimensions
de l'événement: celle de l'effectivité ou de la possibilité, et celle de l'inef-
fectivité ou de l'impossibilité. L'événement peut ou non s'effectuer, s'effec-
tuer dans un état de choses, et c'est son effectivité ou sa non-effectivité qui
désigne sa modalité. Mais est-ce que la non-effectuation correspond à l'inef-
fectivité ? Est-ce que de la non-effectuation de l'événement se peut déduire
son impossibilité?
Il Y a encore une distinction à faire dans la citation ci-dessous. En écrivant
« purs événements idéaux ineffectuables », Deleuze est en train d'affirmer que
l'effectivité fait partie du champ de la réalité, et que l'ineffectivité fait partie
de celui de l'idéalité. Il est donc en train de faire une deuxième opposition,
cette fois entre réalité/effectivité et idéalité/ineffectivité. Tout ce qui n'est pas
effectif est idéel. Comment expliquer, alors, l'affirmation selon laquelle « les
impossibles sont des extra-existants, réduits à ce minimum, et qui comme
tels insistent dans la proposition 74 » ? Devrons-nous penser les événements

71. LS, p. 47.


72. LS. p. 49.
73. LS. p. 49.
74. LS. p. 49.

284
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

comme étant toujours impossibles, puisqu'ils sont aussi des extra-êtres et qui
insistent aussi dans la proposition? Est-ce qu'il y a des impossibles réels?
Est-ce qu'il y a des niveaux du réel et des« minimums» de l'impossibilité?
- Deleuze pense l'idéel comme réel. Cependant, l'effectivité de l'événement
semble être très différente de l'événement lui-même. Mieux, elle ne semble
pas être une dimension de l'événement mais une dimension à part, distincte de
l'événement. Elle semble caractériser une autre dimension, comme si l'effec-
tivité et l'événement étaient tous les deux des dimensions en soi. En fait,
Deleuze affirme que « la d isti nction n'est pas entre deux sortes d' événe-
ments, elle est entre l'événement par nature idéal, et son effectuation spatio-
temporelle dans un état de choses. Entre l'événement et l'accident 75 ». L'effec-
tuation de l'événement ne définit pas la modalité de l'événement, mais change
en nature l'événement lui-même. Ce n'est qu'ainsi que Deleuze peut dire que
« les événements sont idéaux 76 ».
Le problème de la condition modale de l'événement semble résolu quand
Deleuze reprend la solution husserlienne de Différence et répétition. Il défi-
nit le mode de l'événement à partir de Kant comme problématique 77. Mais
le problématique est défini ontologiquement comme Husserl l'avait fait dans
Recherches logiques: en tant qu'idéalité. « Le problématique est à la fois une
catégorie objective de la connaissance et un genre d'être parfaitement objectif.
"Problématique" qualifie précisément les objectivités idéales 78. » L'idéalité
renvoie au concept d'un seul et même événement idéal. Deleuze doit faire
alors une distinction entre un événement et l'Événement. « Si les singulari-
tés sont de véritables événements, elles communiquent en un seul et même
Événement qui ne cesse de les redistribuer 79. » Aussi « l'instance-problème
et l'instance-solution diffèrent-elles en nature - comme l'événement idéal et
son effectuation spatio-temporelle 80 ». Mais, alors, pourquoi dire que les évé-
nements sont idéels au lieu de dire que seul l'Événement est idéal, lorsque les
événements sont l'effectuation de l'Événement? Est-ce que l'Événement est
« l'horizon» des événements?
Il Y a plusieurs questions autour de la théorie de l'événement qui ne trou-
veront pas leur clarification complète dans Logique du sens. Ce n'est donc
pas surprenant de voir le concept d'événement complètement absent dans
L'Anti-Œdipe. Et ce n'est pas surprenant non plus de voir surgir une nouvelle

75. LS. p. 68.


76. LS. p. 68.
77. « Le mode de l'événement. c'est le problématique. » (LS. p. 68.)
78. LS. p. 70.
79. LS. p. 68.
80. LS. p. 69.

285
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

métaphysique du sens avec Kafka - Pour une littérature mineure, laquelle


pivote autour, non de l'événement, mais de l'agencement.

L'individuation des agencements


Comme c'était le cas pour le concept d'événement, la question la plus déci-
sive à l'intérieur du concept d'agencement est celle qui concerne l'individua-
tion. Deleuze et Guattari retournent au concept d'« heccéité » déjà élaboré à
propos de Duns Scot et de Spinoza dans Différence et répétition. Mais, à cause
de ce retour, le concept d'agencement va progressivement être absorbé par
celui d'événement.
Des enchaînements alogiques, des multiplicités rhizomatiques, les seuls
rnodes d'individuation que ce plan connaît sont les heccéités, c'est-à-dire des
singularités, des multiplicités rhizomatiques, des individuations concrètes
qui conunandent la métamorphose des choses et des sujets, ou, comme le
çlit Deleuze, « des individuations sans sujet 81 ». Seuls modes d'individuation
sur le plan d'immanence, chez eux tout est longitude et latitude: « Rien ne
se développe, mais des choses arrivent en retard ou en avance, et forment
tel ou tel agencement d'après leurs compositions de vitesse. Rien ne se sub-
jective, mais des heccéités se forment d'après les compositions de puissance
ou d'affects non subjectivés. Ce plan, qui ne connaît que les longitudes et
latitudes, les vitesses et les heccéités, nous l'appelons de consistance ou de
composition (par opposition au plan d'organisation et de développement) 82. »
Le plan d'immanence ou de consistance agit par le milieu, consolide, produit
de la consistance, se trouve peuplé de particules, « [ ... ] matière anonyme,
parcelles infinies d'une matière impalpable qui entrent dans des connexions
variables 83 ». Or, cette matière anonyme n'est pas une matière morte, homo-
gène. Au contraire, elle est une matière intensive, vivante, en mouvement.
«. Le plan est traversé de matières instables non formées, de flux en tous
sens, d'intensités libres ou de singularités nomades, de particules folles ou
transitoires 84. »
Deleuze et Guattari distinguent deux modes fondamentaux d'individua-
tion : celui d'un corps - selon sa forme et selon l'ensemble des éléments
matériels qui lui appat1iennent sous tels rapports de mouvement et de repos,
de vitesse et de lenteur - et celui d'un tout autre genre de réalité qui, tout en
possédant une individualité parfaite, n'est ni une chose ni un sujet. Ce deu-
xième mode, ils l'appellent « heccéité ». Exemple: « une saison, un hiver, un

81. LS. p. 69.


82. LS. p. 69.
83. MP. p. 313.
84. lv/P. p. 53-54.

286
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

été, une heure, une date 85 ». Comment déterminer l'heccéité sans la réduire
au simple décor des choses et des sujets, à la simple inscription de ses mouve-
ments dans le cadre du temps et de l'espace? La réponse passe d'abord par le
concept d'agencement. L'heccéité a la réalité de l'agencement, et tout l'agen-
cement est individué en tant qu'une heccéité. «On ne croira pas que l'heccéité
consiste simplement dans un décor ou dans un fond qui situerait les sujets, ni
dans des appendices qui retiendraient au sol les choses et les personnes. C'est
tout l'agencement dans son ensemble individué qui se trouve être une hec-
céité; c'est lui qui se définit par une longitude et une latitude, par des vitesses
et des affects, indépendamment des formes et des sujets qui n'appartiennent
qu'à un autre plan 86. »
Ce qui existe est, par exemple, l'agencement « la rue qui compose avec
le cheval» ou « le rat qui agonise se compose avec l'air », ou encore « la
bête et la pleine lune se composent toutes deux ». Donc, comme Deleuze et
Guattari le disent, « c'est d'une seule traite qu'il faut lire: la bête-chasse-à-
cinq-heures 87 ». Ou alors« la rue fait aussi bien partie de l'agencement cheval
d'omnibus, que de l'agencement Hans dont elle ouvre le devenir-cheval 88 ».
Ce qui existe ou subsiste n'est pas le cheval, la rue, Hans, mais l'agencement
devenir-cheval-de-Hans-dans-Ia-rue, et son individualité a la réalité de l'hec-
céité. Le concept d'agencement trouve ainsi, dans cette dimension d'heccéité,
sa plus haute force d'explication de la condition fondamentale de singularité
qui constitue la Terre. L'agencement est la réalité ultime du Monde selon le
point de vue de l'heccéité 89.
Il faut revenir maintenant à la question du rapport entre les concepts d'agen-
cement et d'événement. Comme on l'a vu, la théorie de l'agencement, pour
la première fois élaborée à partir d'une théorie de l'énonciation collective
dans Kafka Pour une littérature mineure, et systématiquement développée
seulement dans Mille plateaux dans le cadre d'une philosophie de la Nature,

85. p. 318.
AI?,
86. M?,p. 320-321.
87. M?,p. 320-321.
88. M?,p. 320-321.
89. Mireille Buydens souligne justement dans quelle mesure le concept d'heccéité, dans son
équivalence avec le concept d'agencement condense dans Mille plateazL\ le programme de
Deleuze. « La notion d'heccéité apparaît dès lors comme une expression privilégiée de la pen-
sée deleuzienne. puisqu'elle concentre les caractères de linéarité (l'heccéité est un rhizome).
d'intensité (elle est composition de puissances d'a1fect), d'''existentialité'' (elle s'adresse direc-
tement à notre existence, à notre devenir), de contingence (elle est produite, jamais donnée)
et de subversion (elle procède à un découpage transversal du monde). » (BUYDENS, M.. 1990.
p. 66.) Mais Buydens ne se demande jamais pourquoi c'est seulement dans Mille plateaw; que
ce concept d'heccéité se laisse penser par le concept d'agencement. tandis que dans toutes les
autres œuvres. c'est celui d'événement qui joue ce rôle.

287
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

a été formulée d'une façon totalement indépendante du concept d'événement.


Il semble donc inexplicable qu'à partir de Dialogues Deleuze présente ces
concepts comme étant presque équivalents. Le moment est venu de visiter à
nouveau ce 1ivre de 1977.

Les trois plateaux du rapport agencement/événement

Les événements comme ce qui est mis en jeu


par les énoncés produits par des agencements
Dans Dialogues, Deleuze commence par exposer l'événement comme
appartenant à une ontologie de l'incorporel. Et cette ontologie, il la reprend
explicitement de sa lecture des Stoïciens. Il récapitule scrupuleusement,
presque ligne à ligne, Logique du sens. C'est ainsi que l'événement est intro-
duit comme la « vapeur incorporelle» qui s'élève des corps, qui les « sur-
vole », « surface métaphysique» des choses en tant que leur attribut, en tant
que résultat, effet des actions et des passions entre les corps. Mais l'événe-
ment est aussi l'exprimé d'une proposition, car (et c'est là, selon Deleuze, la
force des Stoïciens) il y a une séparation, non pas entre l'âme et le corps, mais
entre les choses et les événements, c'est-à-dire que la proposition appartient
à la sphère des attributs des choses. Proposition et attribut se disent tous les
deux de l'événement 90. L'événement en tant qu'effet incorporel des choses est
impassible et inqualifiable, il est l'exprimé d'un verbe quelconque à l'infinitif
qui renvoie à des états de choses.
Or, au moment de penser ce rapport entre les verbes à l'infinitif et les évé-
nements qu'ils expriment, Deleuze formule une thèse surprenante. Ces verbes
infinitifs, que Deleuze définit aussi comme devenirs, n'ont pas seulement un
rappol1 aux événements. Ils renvoient aux événements, mais, d'un autre côté,
ils s'attribuent aussi aux états de choses. Et, pour définir ces états de choses,
Deleuze utilise maintenant le concept d'agencement. Comme Deleuze le dit,
« les infinitifs-devenirs n'ont pas de sujet: ils renvoient seulement à un "II"
de l'événement (il pleut), et s'attribuent eux-mêmes à ces états de choses qui
sont des mélanges ou des collectifs, des agencements 91 ». Dans Dialogues
l'agencement est rebattu sur le concept d'état de choses. Et l'événement, dans
le plan de l'expression, n'est plus identique aux verbes à l'infinitif. L'infini-
tif lui-même acquiert un statut ontologique autonome. Il apparaît comme un
« infinitif-devenir ». Les infinitifs-devenirs, quelle réalité peuvent-ils avoir?

90. Cf paragraphe « Sur les Stoïciens ». D. p. 77-84.


91. D. p. 78.

288
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Ni événements ni agencements, ils n'existent qu'en tant qu'une nouvelle entité


qui permet de penser le rapport entre événement et agencement. Mais, on ne
comprend pas pourquoi le rapport entre les événements et les agencements
n'est pas direct. Maintenant, ce ne sont plus les événements qui « s'attri-
buent » aux agencements, mais seulement les verbes infinitifs-devenirs. Ces
infinitifs-devenirs regardent toujours dans deux directions: ils renvoient et,
en même temps, ils s'attribuent, c'est-à-dire ils renvoient aux événements et
ils s'attribuent aux agencements. On trouve, brusquement, une triple réalité:
les infinitifs-devenirs, les événements et les agencements 92. Les infinitifs
recoupent simultanément la sphère des événements et la sphère des agence-
ments. Les événements constituent cette partie du réel auxquels les infinitifs
renvoient et les agencements sont la réalité à laquelle ils s'attribuent. Et ils ne
peuvent s'attribuer aux agencements matériels sans que, du même coup, ils ne
renvoient aux événements idéels. Ce sont les réalités idéelles qui recoupent,
dans les choses, les agencements auxquels les infinitifs s'attribuent.
La confusion augmente quand Deleuze introduit la question de l'effectuation
des événements. Il dira que les événements s'effectuent dans d'autres choses.
Et, entre ces choses, il inclut des agencements. Comme il le dit, à propos de la
science contemporaine, « les savants s'occupent de plus en plus d'événements
singuliers, de nature incorporelle, et qui s'effectuent dans des corps, des états
de corps, des agencements tout à fait hétérogènes entre eux 93 ». C'est une
vraie progression ontologique du rapport événement/agencement. Les événe-
ments commencent par être définis par ce qu'on dit des agencements, ensuite,
ils sont décrits comme cette dimension incorporelle auxquels les énoncés en
forme d'infinitif renvoient de façon à s'attribuer aux agencements, pour deve-
nir, finalement, du point de vue de l'effectuation, le mode d'existence des
agencements.
Cette équivocité des liens entre événement et agencement ne s'épuise pas,
dans Dialogues, avec cette dérive qui, tout en faisant de l'agencement un corré-
lat du dire des événements, vajusqu'à désigner l'agencement lui-même comme
effectuation des événements. Le régime de petite encyclopédie de l'œuvre de
Deleuze qui traverse tout Dialogues rend moins floue cette équivoque. En effet,
après la remémoration de la théorie de l'événement, après cette re-visite aux
paysages de Logique du sens, Deleuze passe à la question de la nature de l'agen-
cement. Et, comme chez Kafka, cette question sera avancée autour d'un nouveau
regard sur la littérature. Deleuze dédie les sept dernières pages du chapitre sur

92. François Zourabichvili parle d'un « paradoxe de l'événement» : « le paradoxe de l'événe-


ment est tel que, purement "exprimable'", il n'en est pas moins "attribut" du monde et de ses
états de choses ». (ZOURABICHVILI. F.. 2003. p. 37.)
93. D. p. 82.

289
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

la supériorité de la 1ittérature anglo-américaine à la question « qu'est-ce qu'un


agencement? ». Il commence par nous dire que l'agencement a deux faces,
l'une des états de choses, des états de corps, l'autre des énoncés, des régimes
d'énoncés 94. Mais ce qui définit vraiment l'agencement, c'est l'unité entre ces
deux faces. L'agencement est« co-fonctionnement », « symbiose », « alliance»
entre ces parties. « Les énoncés sont pièces et rouages dans l'agencement, non
moins que l'état de choses. Il n'y a pas d'infrastructure ni de suprastructure dans
un agencement [ ... ]. Les énoncés ne se contentent pas de décrire des états de
choses correspondants: ce sont plutôt comme deux formalisations non paral-
lèles, formalisation d'expression et formalisation de contenu 95. » L'agencement
fonctionne à la fois comme une formalisation d'expression, du côté des énon-
cés, et comme une formalisation de contenu, du côté des états de choses. Énon-
cés et états de choses sont alors comme un seul et même rouage de la machine-
agencement, mais se distinguant par leur formalisation: expression ou contenu.
Cependant, au moment d'expliquer l'unité de l'exprimé et du contenu
comme unité de ce que l'énoncé dit et de l'attribut des états de corps, Deleuze
introduit à nouveau le concept d'événement comme ce même et seul plan qui
agence en même temps les signes et les corps, les énoncés et les attributs.
« On agence seulement des signes et des corps comme pièces hétérogènes de
la même machine. La seule unité vient de ce qu'une seule et même fonction,
un seul et même "fonctif', est l'exprimé de l'énoncé et l'attribut de l'état de
corps: un événement qui s'étire ou se contracte, un devenir à l'infinitif 96 • »
Dans Dialogues il y a une seule et même chose qui est l'exprimé et l'attri-
but, qui est l'exprimé de l'énoncé et l'attribut des états de choses. Mais, que
peut être cette chose unique? Réponse surprenante: un événement, mais un
événement maintenant présenté comme synonyme d'infinitif-devenir, ou le
« devenir à l'infinitif », comme Deleuze le formule ici.
On voit ainsi tomber la tripartition ontologique d'auparavant. Il ne s'agit
plus d'un devenir à l'infinitif qui renvoie à l'événement incorporel comme
son sens idéel et qui s'attribue à l'agencement comme son référent ou sa
dénotation. C'est le devenir à l'infinitif lui-même qui est l'événement et
tous les deux sont un seul et même « fonctif », à la fois exprimé et attribut.
L'unité fondamentale des deux faces de l'agencement, ('unité de l'exprimé et
du contenu dépend, donc, de ('introduction du concept d'événement. Avec,
poul1ant, un changement radical de son statut. L'événement est maintenant

94. « Dans un agencement. il y a comme deux ülces ou deux têtes au moins. Des états de choses.
des états de corps (les corps se pénètrent. se mélangent. se transmettent des affects) ; mais aussi
des énoncés. des régimes d'énoncés: les signes s'organisent d'une nouvelle façon, de nouvelles
formalisations apparaissent. » (D. p. 85.)
95. D. p. 86.
96. D. p. 86.

290
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

présenté comme identique à la réalité de l'infinitif-devenir. De trois termes


ontologiques, Deleuze passe à deux: a) les agencements, b) les événements!
devenirs à l'infinitif qui sont les exprimés de l'énoncé et qui s'attribuent aux
agencements.
On retrouve cette même réduction ontologique quelques pages plus loin,
non plus dans le chapitre sur la littérature anglo-américaine, mais au cha-
pitre sur la psychanalyse. Deleuze dénonce la manière dont la psychanalyse
empêche la formation des énoncés. Contre la réduction que la psychanalyse
opère des chapitres d'une biographie à des personnes, à des choses ou à des
fantasmes, Deleuze propose un concept de « vie» édifié sur le concept d'agen-
cement. Et il fait alors une double présentation de ce concept. Du point de vue
de leur contenu, les agencements qui composent une vie sont des corps col-
lectifs, comme des meutes ou des tribus. Du point de vue de leur expression,
ils manient des formes du langage qui renvoient à des réalités déterminées,
différenciés, bien qu'impersonnelles, dans le groupe desquelles on trouve des
événements. Il convient de lire tout le passage. « Dans leur contenu, les agen-
cements sont peuplés de devenirs et d'intensités, de circulations intensives,
de multiplicités quelconques (meutes, masses, espèces, races, populations,
tribus ... ). Et, dans leur expression, les agencements manient -- des articles
ou pronoms indéfinis qui ne sont nullement indéterminés ("un" ventre, "des"
gens, "on" bat "un" enfant ... ) ; - des verbes à l'infinitif qui ne sont pas indif-
férenciés, mais qui marquent des processus (marcher, tuer, aimer. .. ) ; -- des
noms propres qui ne sont pas des personnes, mais des événements (ce peut
être des groupes, des animaux, des entités, des singularités, des collectifs,
tout ce qu'on écrit avec une majuscule, UN-HANS-DEVENIR-CHEVAL 97. »
Fantastique dédoublement ontologique, qui va des multiplicités quelconques
comme des meutes, jusqu'aux entités collectives comme des groupes. Les
premières sont les réalités qui peuplent les agencements. Les dernières sont
les événements. Quant à leur contenu, les agencements sont peuplés de
meutes, de masses, de populations. Dans leur expression, les agencements
utilisent, ou « manient» des éléments linguistiques à la fois indéfinis, infini-
tifs et impersonnels. Comme le souligne Deleuze, les agencements se disent
avec des articles ou pronoms indéfinis comme « un » ventre, avec des verbes à
l'infinitif comme marcher, et avec des noms propres impersonnels comme des
collectifs, comme des groupes, ou comme des singularités collectives - les-
quelles ont comme paradigme la séquence UN-HANS-DEVENIR-CHEVAL.
Les événements appartiennent à la limite de l'échelle. Ils sont ce qui se
dit, non pas avec des pronoms indéfinis, non pas avec des verbes à l'infinitif,
mais avec des noms propres. Ils se distinguent soit du collectif « des» gens,

97. D. p. 97.

291
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

soit de l'infinitif comme « marcher ». Mais, surtout, Deleuze veut indiquer


qu'ils se distinguent des agencements, lesquels sont peuplés par des collec-
tifs comme des populations ou des tribus. Et, pourtant, la question reste: où
est la différence entre l'agencement dans son contenu, en tant que meute, et
l'agencement dans son expression, en tant qu'événement? Comment distin-
guer la réalité de l'agencement « meute» de celle, par exemple, de l'événe-
ment« groupe» ? En plus, si l'on prend en considération le fait que l'exemple
donné dans Dialogues d'un événement - « Un-Hans-Devenir-Cheval » - est
présenté dans Mille plateaux comme le cas, non d'un événement, mais d'un
agencement, on doit alors admettre que la frontière entre événement et agen-
cement est absolument absente 98.
Il est donc très significatif que, non seulement dans la deuxième partie de
ce chapitre sur la littérature, Deleuze récapitule son approche aux Stoïciens,
mais surtout que cette récapitulation soit elle-même faite en deux moments,
l'un où il s'agit de penser l'événement, et l'autre l'agencement. C'est comme
si- Deleuze, à propos de la littérature comme affaire d'individuation spéci-
fique de l'heccéité, reconnaissait que ce mode d'individuation n'a pas tou-
jours été le même tout au long de son travail et balançait entre l'événement et
l'agencement.
On ne peut y voir qu'un essai d'articulation conceptuelle, car il s'agit sim-
plement du régime même de ce dialogue avec Claire Parnet. Deleuze parle de
l'ensemble de ses livres avec quelqu'un qui cherche surtout les consistances,
les lignes de continuité, les harmonies internes de son œuvre. Il se déplace
donc, avec une vitesse d'oiseau, de Nietzsche à Lewis Carroll, de Spinoza à
Freud, de Hume à Lawrence, ou de la littérature à l'analyse des propositions
singulières. Tout y résonne, tout y dialogue. Ni dans un cas, ni dans l'autre,
Deleuze ne se livre à quelque innovation. Quand il se rapporte à l'œuvre qu'il
a derrière lui, il ne fait que la récapituler. Autrement dit, Dialogues est, du
début jusqu'à la fin, un livre sur l'agencement-lequel n'est interrompu qu'au
moment de se rapporter à Logique du sens. Mais, comment expliquer cette
naïveté de vouloir composer la physique des agencements avec l'ontologie
des événements?
Si, dans Dialogues, ce rapprochement entre des univers théoriques si distants
peut être lu comme l'effet d'une illusion rétrospective sur l'unité de l'œuvre,
on ne peut pas en dire autant de Mille plateaux. Là, le retour à l'ontologie de
98. « Et c'est d'une seule traite qu'il faut lire: la bête-chasse-à-cinq-heures. Devenir-soir, devenir-
nuit d'un animal. noces de sang. Cinq heures est cette bête! Cette bête est cet endroit! "Le chien
maigre court dans la rue, ce chien maigre est la rue'" crie Virginia Woolf. 1\ faut sentir ainsi. Les
relations, les déterminations spatio-temporelles ne sont pas des prédicats de la chose, mais des
dimensions de multiplicités. La rue fait aussi bien partie de l'agencement cheval d'omnibus.
que de l'agencement Hans dont elle ouvre le devenir-cheval. » (AfP, p. 32\.)

292
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

l'événement jouera un rôle décisifà l'intérieur de la physique des agencements.


Dans trois moments déterminants, la théorie stoïcienne des incorporels vien-
dra répondre à des problèmes théoriques qui touchent le centre du programme
de Mille plateaux. Le premier concerne le fondement ontologique de la prag-
matique des agencements d'énonciation. Au moment où Deleuze et Guattari
veulent penser le statut des transformations sur le réel produites par les agence-
ments d'énonciation, ils devront avoir recours à la solution de Logique du sens,
où le sens ou l'exprimé d'une proposition n'est ni la signification, ni la désigna-
tion, ni la manifestation, mais l'événement incorporel à la surface des corps et
de ses mélanges. Les transformations pragmatiques produites par les énoncés
seront présentées dans Mille plateaux comme des événements incorporels insé-
rés dans les choses auxquelles elles s'attribuent. Le sens de l'énoncé, au lieu
d'être tout simplement l'exprimé de l'événement, trouvera ainsi une étrange
efficacité physique, affectant réellement les choses qu'elle dit.
Le second moment se trouve dans le chapitre « Devenir-intense, devenir-
animal, devenir-imperceptible », au paragraphe « Souvenir d'une heccéité ».
La question centrale approchée dans ce paragraphe est celle des modes
d'individuation qui ne sont pas réductibles à ceux d'une personne, d'un sujet,
d'une chose ou d'une substance. C'est le cas des réalités comme une sai-
son, un hiver, une heure, une meute. Deleuze et Guattari appellent ces modes
d'individuation des « heccéités », reprenant ainsi un concept clef de Duns
Scot, qui l'avait créé, comme ils le rappellent en note, à partir, non pas du mot
« ecce» (voici), mais de celui de « haec» (cette chose). Ils commencent par
distinguer des heccéités d'agencements et des heccéités d'inter-agencements.
Mais, à partir d'un certain moment de l'exposition, c'est toute heccéité qui est
pensée comme un agencement. Le problème surgira au moment de détacher
un agencement d'un type singulier: celui qui dégage un événement. Là, on
tombe alors, comme nous le soulignerons, dans l'obscurité complète à propos
de la nature d'une heccéité.
Deleuze condense encore ici les trois dimensions du rapport agencement/
événement telles qu'on a vu qu'il le développera, avec Guattari, dans Mille
plateaux: a) celui qui produit des transformations incorporelles en tant qu'at-
tribut des choses, dans « Postulats de la linguistique» ; b) celui de mode d' indi-
viduation de l'heccéité dans le chapitre x sur le devenir; et c) celui d'essences
vagabondes dans « Traité de Nomadologie : la machine de guerre ».

Une pragmatique réaliste


Dans le chapitre « Postulats de la linguistique» de Mille plateaux, la défi-
nition du concept d'agencement en tant qu'agencement collectif d'énoncia-
tion se fait sur une énorme ambiguïté. La réfutation du premier postulat de

293
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

la linguistique, à savoir que le langage est informatif et communicatif, passe


par l'affirmation que le mot d'ordre est le seul composant du langage. Tout
le langage est commandement, émission des ordres. Le langage codifie le
monde, les corps, les actions. Et c'est alors que Deleuze et Guattari proposent
le concept d'agencement pour rendre compte de cet échange entre les mots et
les choses comme production des effets du langage sur les choses et les corps.
Deleuze et Guattari veulent penser une théorie immanente du langage où
le langage est d'abord rapport d'un dit à un autre dit et non pas d'un dit aux
choses. Bien qu'ayant chacun une forme et une substance, bien qu'étant des
hétérogènes extrinsèques, le contenu et l'expression sont pensés comme un
rappol1 immanent, en présupposition réciproque. L'agencement serait la sphère
de synthèse entre la langue et le monde, entre l'expression et le contenu. Dans
cette perspective d'un dire à un autre dire, l'agencement acquiert un rôle cen-
tral : il apparaît comme protocole, comme instance d'effectuation des condi-
tions du langage dans un champ social donné.
L'agencement collectif d'énonciation permet d'affirmer une théorie
de l'énonciation collective et sociale, en tant que processus positif (sans
manque) de production qui opère dans le réel. Deleuze et Guattari défendent
une politique inhérente à tout énoncé. L'énoncé n'est pas le résultat d'une
faculté individuelle mais le produit de la machine sociale. Tout énoncé
exprime le branchement de l'individu au social. Or, l'agencement collectif
d'énonciation est expression d'une collectivité sociale, il est donc l'énon-
ciation d'un il machinique et impersonnel, discours indirect libre. Pourtant,
en tant qu'expression d'un groupe, d'une collectivité, l'agencement n'est
pas un double d'un sujet, il n'est pas le sujet d'énoncé d'un supposé sujet
d'énonciation empirique. L'agencement est l'expression même de l'effec-
tuation du langage dans un champ social, dans une collectivité. Il est
l'expression de l'immanence du langage à une collectivité. Deleuze et Guat-
tari remplacent ainsi la figure de la subjectivité qui parle dans les mots, pour
désigner le monde, par l'agencement collectif d'énonciation qui fonctionne
dans le monde, qui l'exprime dans son immanence, dans son rapport de pré-
supposition réciproque avec les mots 99.
Le concept d'agencement d'énonciation condense les aspects clés de la
pragmatique du langage. Deleuze et Guattari le définissent d'une façon mul-
tiple, selon deux axes. D'après le premier, horizontal, l'agencement a un seg-
ment de contenu, où il est agencement machinique de corps, d'actions et de
99. C'est ainsi que Bruno Bosteels explique que « Collective assemblages, then, ejJectuate dia-
grammatic cOly'unctions between semioticflows and materia/flows, between machines ofthe real
and machines o/signs: they make sens without mediation ofready-made mental representations
necessm:v to assure signification and designation» (BosTEELs, 8., 1998. p. 163).

294
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

passions, et un segment d'expression, dans lequel il est agencement collec-


tif d'énonciation, des énoncés et des actes. L'agencement est, de la part du
contenu, non discursif: de la part de l'expression, discursif. Selon l'axe ver-
tical, l'agencement a d'une part des côtés territoriaux, qui le stabilisent, et
de l'autre des pointes de déterritorialisation qui l'emportent. L'agencement
collectif d'énonciation est donc l'une des quatre faces de l'agencement, celle
qui correspond à l'axe horizontal et, sur celui-ci, au niveau de l'expression 100.
En tant que production d'effets, l'agencement a une dimension illocutoire.
Deleuze et Guattari la présentent comme l'ensemble d'effets sur les corps
des participants dans les actes du langage. Ces transformations sont incorpo-
relles. L'exemple donné est la transformation de l'accusé en condamné par
la sentence du magistrat. Il reçoit l'attribut incorporel de condamné, et cet
attribut est l'effet de l'exprimé de la sentence 101. Les attributs incorporels sont
le produit ou l'effet instantané des énoncés. Pourtant, au moment de classifier
l'agencement dans sa dimension pragmatique comme ce qui produit des effets
sur les choses, Deleuze et Guattari le prennent pour ces mêmes attributs, c'est-
à-dire pour la dimension ontologique des transformations incorporelles des
choses. Bien sûr que l'énoncé et son effet sont instantanés, simultanés. Mais
cela ne veut pas dire qu'ils soient une seule et même chose. Au contraire, les
effets incorporels sont le produit des énoncés, conséquence dans les corps
d'un dit du discours.
Tout le problème passe alors par le fait que Deleuze et Guattari veulent
inclure, dans l'agencement collectif d'énonciation, les transformations incor-
porelles que les mots d'ordre produisent dans les corps. D'un côté, ils disent
que la définition réelle de l'agencement collectif est « l'ensemble des trans-
formations incorporelles ayant cours dans une société donnée, et qui s'attri-
buent aux corps de cette société 102 ». Cela veut dire que l'agencement produit
des transformations lesquelles, bien qu'incorporelles, s'attribuent aux corps.
Ces transformations deviennent des propriétés incorporelles des corps et non
plus des propriétés des énoncés. En effet, dans l'exemple de la sentence d'un

100. « Dans un premier axe, horizontal, un agencement comporte deux segments. l'un de
contenu, l'autre d'expression. D'une part, il est agencement machinique de corps, d'actions et
de passions. mélange de corps réagissant les uns sur les autres: d'autre part. agencement col-
lectifd'énonciation. d'actes et d'énoncés. transformations s'attribuant aux corps. Mais, d'après
un axe vertical orienté. l'agencement a d'une part des côtés territoriaux ou reterritorialisés, qui
le stabilisent d'autre part des pointes de déterritorialisation qui l'emportent. » (/vip, p. 112.)
101. « Ce qui se passe avant le crime dont on accuse quelqu'un, et ce qui se passe après.
l'exécution de la peine du condamné. sont des actions-passions affectant des corps (corps de la
propriété, corps de la victime, corps du condamné, corps de la prison) : mais la transformation
de l'accusé en condamné est un pur acte instantané ou un attribut incorporel, qui est l'exprimé
de la sentence du magistrat. » (/viP. p. 102.)
102. IvIP. p. 102.

295
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

magistrat qui transforme un accusé en un condamné, la sentence, en tant


qu'acte de langage, produit des transformations incorporelles qui affectent le
corps du condamné, le transformant précisément en un condamné. La pro-
priété de condamné est un incorporel. Cependant, d'un autre côté, Deleuze et
Guattari prétendent en même temps réduire la réalité de cette transformation à
la condition d'exprimé de l'énoncé. Les propriétés incorporelles semblent ne
pas dépasser la réalité des énoncés qui les produisent au moment de les attri-
buer aux corps où elles passent à exister comme des incorporelles. Cette ambi-
guïté est plus flagrante quand, à la fin de cette même page, on peut lire « la
transformation incorporelle se reconnaît à son instantanéité, à son immédia-
teté, à la simultanéité de l'énoncé qui l'exprime et de l'effet qu'elle produit ».
Alors, nous demandons: la transformation incorporelle est-elle différente
de l'effet produit par l'énoncé qui l'exprime? Est-ce qu'il y a, en dehors de
la transformation incorporelle, un autre effet de l'énoncé, un autre produit de
l'agencement collectif d'énonciation? Deleuze et Guattari, en même temps
qu'ils reconnaissent un effet sur les corps qui est produit par l'énoncé, veulent
conserver cet effet comme immanent à l'énoncé, en disant que la transfor-
mation incorporelle n'est que l'exprimé de l'énoncé. Ils parlent d'un effet
sur les corps, d'un produit de l'énonciation, mais ils ne veulent pas admettre
que cet effet est l'ensemble des attributs incorporels que les corps acquièrent.
Cette équivoque est bien présente quand ils demandent: « Quelle transfor-
mation incorporelle est-elle exprimée, qui pourtant s'attribue aux corps, et
s'insère en eux 103 ?» Ici, ils travaillent sur un triple registre: a) l'expression;
b) l'attribution; c) l'insertion des attributs dans les corps. Les transformations
incorporelles sont ici, d'abord, des propriétés des énoncés en tant que leur
exprimé, ensuite, des attributions aux corps comme des effets ou des produits
des énoncés, et, finalement, elles sont insérées dans les corps, effectuées en
eux. Deleuze et Guattari reconnaissent donc que le rapport entre l'énoncé et
les corps se fait en plusieurs strates. Ce rapport va de l'expression des trans-
formations incorporelles à l'attribution de ces transformations aux corps, et de
l'attribution aux corps à l'insertion de ces transformations en eux. Les incor-
porels sont donc insérés dans les corps, en même temps qu'ils sont exprimés
dans les énoncés et attribués par les énoncés.
Ce que Deleuze et Guattari devraient donc dire est que l'agencement
collectif d'énonciation exprime instantanément l'agencement machinique,
celui-ci en tant que transformation incorporelle des corps. L'agencement col-
lectif produit des transformations incorporelles dans l'acte même d'énoncer.
Et cet acte d'énoncer produit simultanément des effets sur les corps. L'énoncé
en même temps produit et exprime l'attribut, parce que l'attribut se produit
103. MP. p. 112.

296
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

instantanément comme propriété incorporelle dans le corps où il s'insère.


Il y aurait donc trois dimensions instantanées mais distinctes: une performa-
tive, celle des mots d'ordre; une autre illocutoire, celle des transformations
que le langage produit dans les corps; et une dernière, ontologique, celle des
propriétés incorporelles des corps affectés par les mots d'ordre. Et, pourtant,
autant les actes d'énonciation que les énoncés, et que, même, les transforma-
tions incorporelles, tout est mis ensemble d'une façon indifférenciée, comme
de simples propriétés de l'agencement collectif d'énonciation.
Deleuze et Guattari semblent prendre une position nominaliste à propos
des attributs incorporels, à propos des transformations sur les corps produites
par les agencements d'énonciation. Réduire les attributs à la condition de
l'exprimé, c'est réduire les incorporels au contenu d'un énoncé. Mais nous
savons qu'un tel nominalisme fut totalement refusé par Deleuze dans Logique
du sens, précisément à propos du statut ontologique des incorporels. La théorie
de l'événement est la solution à la question de la réalité des incorporels. Dans
Mille plateaux, justement pour renforcer ce refus du nominalisme, Deleuze et
Guattari reviennent explicitement à cette doctrine stoïcienne des incorporels.
Sans plus, au moment d'expliquer la nature des transformations produites par
les énoncés, ils reprennent le concept d'« événement ». Et le reprennent dans
ce qui serait sa pureté stoïcienne. « Ce sont les Stoïciens les premiers qui ont
fait la théorie de cette indépendance: ils distinguent les actions et passions des
corps (en donnant au mot "corps" la plus grande extension, c'est-à-dire tout
contenu formé), et les actes incorporels (qui sont l'''exprimé'' des énoncés).
La forme d'expression sera constituée par l'enchaînement des exprimés,
comme la forme de contenu par la trame des corps. Quand le couteau entre
dans la chair, quand l'aliment ou le poison se répand dans le corps, quand la
goutte de vin est versée dans l'eau, il y a mélange de corps; mais des énoncés
"le couteau coupe la chair", "je mange", "l'eau rougit", expriment des trans-
formations incOlporelles d'une tout autre nature (événements) 104.)
Au moment le plus difficile de l'ontologie des transformations incorpo-
relles produites par des agencements d'énonciation, Deleuze et Guattari
recourent au concept d'événement. Mais, alors, la confusion augmente. Les
transformations incorporelles provoquées par les agencements d'énonciation
sont-elles de même nature que celles dont parlent les Stoïciens de Logique du
sens? La transformation produite sur le condamné, par l'acte de langage du
magistrat au moment de la sentence, est-elle comparable aux transformations
incorporelles exprimées par les énoncés « l'eau rougit» ou « je mange» ?
Les agencements d'énonciation produisent-ils, expriment-ils, attribuent-ils,
insèrent-ils dans les corps des transformations incorporelles, c'est-à-dire des
104. lvlP. p. 109.

297
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

événements? Si la réponse à toutes ces questions était affirmative, alors le


concept stoïcien d'événement serait compris comme l'effet d'un agencement
d'énonciation. Dans ce cas, la théorie des incorporels trouverait un nouveau
fondement: la pragmatique du langage.
Cependant, Deleuze et Guattari ne sont pas concernés par le besoin de fon-
dation de la théorie stoïcienne de l'événement. C'est bien l'inverse. Ils veulent
prendre cette ontologie des incorporels comme solution aux problèmes
ontologiques de la pragmatique des agencements collectifs d'énonciation.
Le concept d'événement de Logique du sens est pacifique. On comprend bien
que le rougir de l'eau est une réalité différente des mélanges des corps pro-
duits par la goutte de vin versée dans l'eau. Le mélange est corporel, pourtant,
le rougir de l'eau, lui, est incorporel. On comprend que Deleuze l'ait appelé
« événement ». C'est le passage de la condition d'accusé à celle de condamné
par la sentence du magistrat qui fait problème. Est-il du même ordre onto-
logique que le rougir de l'eau par le mélange d'une goutte de vin?
La distinction entre l'agencement machinique et l'agencement d'énoncia-
tion est bien renvoyée à la différence stoïcienne entre le mélange des corps et
les transformations incorporelles. Et cette différence est rabattue sur celle entre
les corps et les événements. En plus, de façon à bien souligner le caractère
non uniquement linguistique de ces transformations incorporelles, pour lais-
ser sans ambiguïté le fait que ces incorporels sont « d'une tout autre nature »,
c'est-à-dire sont des réalités indépendantes des énoncés qui les attribuent aux
corps, Deleuze et Guattari convoquent encore et toujours la théorie de l'évé-
nement de Logique du sens: « Le paradoxe ne vaut rien, si l'on n'ajoute pas
avec les Stoïciens: les transformations incorporelles, les attributs incorporels,
se disent et ne se disent que des corps eux-mêmes. Ils sont l'exprimé des
énoncés, mais ils s'attribuent aux corps. Or ce n'est pas pour décrire ou repré-
senter les corps; car ceux-ci ont déjà leurs qualités propres, leurs actions et
leurs passions, leurs âmes, bref: leurs formes, qui sont elles-mêmes des corps
et les représentations aussi sont des corps! Si les attributs non corporels se
disent des corps, s'il y a lieu de distinguer l'exprimé incorporel "rougir" et
la qualité corporelle "rouge", etc., c'est donc pour une tout autre raison que
celle de la représentation 105. » Les attributs incorporels sont bien pensés sur
le modèle de Logique du sens. L'exemple ici est celui du « rougir ». Il est une
transformation des corps, mais une transformation incorporelle. Il s'attribue
à la qualité corporelle « rouge », mais ce n'est pas pour la représenter. Pour
quoi faire alors? La réponse nous laisse dans la perplexité. Il faut suivre le
texte. « En exprimant l'attribut non corporel, et du même coup en l'attribuant
au corps, on ne représente pas, on ne réfère pas, on intervient en quelque

105. IvIP. p. 110.

298
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

sorte 106. »Qu'est-ce qu'intervenir? Et, comment l'intervention par des agen-
cements d'énonciations peut-elle produire des transformations incorporelles
qui s'insèrent dans les corps?
Deleuze et Guattari se posent à eux-mêmes le problème. « Mais, quand
nous employons ce mot vague "intervenir", quand nous disons que les expres-
sions interviennent ou s'insèrent dans les contenus, n'est-ce pas encore une
sorte d'idéalisme où le mot d'ordre vient du ciel, instantanément 107 ? »
En effet, croire que les énoncés produisent du réel, n'est-ce pas un anti-
matérialisme extrême? Croire que tout dire est un «fiat », que tout attribution
de propriétés aux corps par un acte de langage a comme effet des transforma-
tions réelles dans les corps, n'est-ce pas une sorte de créationnisme biblique?
Nous ne pouvons que suivre Deleuze et Guattari dans cette peur d'une chute
dans l'interprétation réaliste de l'adage<< quand dire c'est faire» de la pragma-
tique d'Austin. Mais, alors, comment échapper à l'interprétation idéaliste de
la pragmatique des agencements d'énonciation sans tomber, du même coup,
dans le nominalisme?
Ce qu'il y a de nouveau dans la physique des agencements fàce à l'ontologie
des événements en tant que réponse soit à l'idéalisme, soit au nominalisme,
c'est que les agencements sont toujours des énonciations, ils sont toujours des
énoncés qui produisent des effets sur les corps. Tous les agencements d'énon-
ciation sont des agencements sociaux politiques. Dans Logique du sens, les
corps sont des corps physiques qui reçoivent les transformations, donc les
événements, dans les rapports d'action et de passion les uns sur les autres.
L'incorporel est l'effet d'un corps sur un autre corps qui en souffre l'action.
Les corps sont corporels, les actions et les passions sont incorporelles, ce sont
des événements.
Dans Mille plateaux, le concept de corps change significativement. Ce sont
des corps politiques, sociaux. Tous les exemples présentés renvoient soit au
corps d'un condamné, soit aux corps des passagers d'un avion qui, tout d'un
coup, sont transformés en otages et dont l'avion devient la prison. Mille pla-
teaux ne parle plus des arbres, de l'eau, de la chair sous le couteau, comme
c'était le cas dans Logique du sens. Il n'y a que des corps collectifs, des corps-
machines, comme la machine-bateau, la machine-hôtel, la machine-château,
la machine-tribunal. Tous sont des exemples des agencements machiniques
qui s'expriment dans les agencements collectifs d'énonciation. Et Kafka est
le cas le plus extrême du fonctionnement de ces corps-machines pour mettre
ensemble les deux axes de l'agencement 108. Du côté des corps, du côté des
106. MP, p. 110
107. MP, p. III.
108. « Nul plus que Kafka n'a su dégager et tàire fonctionner ensemble ces axes de l'agence-
ment. D'une part la machine-bateau. la machine-hôtel, la machine-cirque. la machine-château.

299
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

agencements machiniques, il n'y a que des actions et des passions, il n'y


a que du mélange de corps réagissant les uns sur les autres. Mais alors, où
sont les attributs incorporels, les transformations produites par l'agencement
d'énonciation? Ne sont-ils pas attribués aux corps? N'appartiennent-ils pas
au domaine des actions et des passions, dans ce cas, des actions et des passions
non pas corporelles, mais incorporelles '1
Encore une fois, c'est l'appel aux stoïciens de Logique du sens qui apportera
la réponse. Le mot vague « intervenir» signifiera le travail de découper autre-
ment le tem ps et l'espace du conten u de l'expression pour le convel1ir en une
production de transformations réelles de la trame des modifications des choses
en devenir continu. « En exprimant l'attribut non corporel, et du même coup
en l'attribuant au corps, on ne représente pas, on ne se réfère pas, on intervient
en quelque sorte, et c'est un acte de langage. L'indépendance des deux formes,
d'expression et de contenu, n'est pas contredite, mais au contraire confirmée
par ceci: que les expressions ou les exprimés vont s'insérer dans les contenus,
intervenir dans les contenus, non pas pour les représenter, mais pour les antici-
per, les rétrograder, les ralentir ou les précipiter, les détacher ou les réunir, les
découper autrement. La chaîne des transformations instantanées va s'insérer
tout le temps dans la trame des modifications continues (d'olt le sens des dates
chez les Stoïciens: à partir de quel moment peut-on dire que quelqu'un est
chauve '1) 109. » Deleuze et Guattari croient, avec ce paragraphe, éclaircir le
concept vague « interven ir ». Mais c'est tout le contraire.
Ils commencent par dire qu'intervenir, c'est non pas représenter les conte-
nus, mais s'insérer dans les contenus pour les « découper autrement », c' est-

la machine-tribunal: chacune avec ses pièces. ses rouages. ses processus, ses corps emmêlés,
emboîtés. déboîtés (ci la tête qui crève le toit). D'autre part le régime de signes ou d'énoncia-
tion : chaque régime avec ses transformations incorporelles, ses actes, ses sentences de mort
et ses verdicts. ses procès. son "droit". Or il est évident que les énoncés ne représentent pas
les machines: le discours du Chauffeur ne décrit pas la chaufferie comme corps. il a sa forme
propre. et son développement sans ressemblance. Et pourtant il s'attribue au corps, à tout le
bateau comme corps. Discours de soumission aux mots d'ordre. de discussion, de revendica-
tion. d'accusation et de plaidoirie. C'est que, d'après le deuxième axe, ce qui se compare ou se
combine d'un aspect à l'autre. ce qui met constamment l'un dans l'autre, ce sont les degrés de
déterritorialisation conjugués ou reliés. et les opérations de reterritorialisation qui stabilisent à
tel moment l'ensemble. K. la fonction-K, désigne la ligne de fuite ou de déterritorialisation qui
entraîne tous les agencements. mais qui passe aussi par toutes les reterritorialisations et redon-
dances. redondances d'enfance. de village. d'amour. de bureaucratie ...• etc. » (/viP. p. 112.)
Dans Dialogues. Deleuze avait déjà dit: « La plus extrême formalisation juridique des énoncés
(questions et réponses. objections. plaidoirie. attendus. dépôt de conclusions, verdict) coexiste
avec la plus intense formalisation machinique. la machination des états de choses et de corps
(machine-bateau. machine-hôtel. machine-cirque. machine-château. machine-procès). Une
seule et même fonction-K. avec ses agents collectifs et ses passions de corps. Désir. » (D, p. 86.)
109. /viP. p. 110.

300
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

à-dire pour les modifier dans leur expression du temps et de l'espace, pour les
ralentir ou les précipiter, ou pour les détacher ou les réunir selon des assem-
blages différents. Cependant, la question demeure. Les énoncés interviennent-
ils de façon à anticiper, à rétrograder, à ralentir ou à précipiter, à détacher ou à
réunir simplement les contenus? Les transformations incorporelles sont-elles
seulement des modifications du mode d'énoncer la temporalité ou le décou-
page spatial des contenus exprimés? Sommes-nous alors, encore et toujours,
dans le nominalisme, dans ce cas un nominalisme des variations temporelles
et spatiales sur les expressions d'un même état de choses?
Le texte répond par une double solution. D'un côté, Deleuze et Guattari
disent explicitement que les expressions ou les exprimés vont s'insérer dans
les contenus, vont intervenir sur les contenus. Tout le travail de modifica-
tion des expressions temporelles et spatiales est rapporté aux seuls contenus.
Pourtant, d'un autre côté, cette solution ne peut pas les satisfaire. On com-
prend pourquoi, alors, Deleuze et Guattari formulent une thèse non nomina-
liste qu'ils ne peuvent, pourtant, justifier que par un clin d'œil à la vérité de
Logique du sens. Comme on peut le lire, tout de suite après la phrase « les
expressions ou les exprimés vont s'insérer dans les contenus, intervenir dans
les contenus, non pas pour les représenter, mais pour les anticiper, les rétro-
grader, les ralentir ou les précipiter, les détacher ou les réunir, les découper
autrement », ils déclarent: « La chaîne des transformations instantanées va
s'insérer tout le temps dans la trame des modifications continues (d'où le
sens des dates chez les Stoïciens: à partir de quel moment peut-on dire que
quelqu'un est chauve ?) 110 ». L'argument passe d'une thèse sur la nature de
l'intervention des expressions sur les contenus, laquelle a comme condition
le fait de s'insérer dans les contenus de façon à modifier leur forme tempo-
relle et spatiale, à une thèse sur l'insertion de la chaîne des transformations
instantanées dans ce qu'ils désignent comme « la trame des modifications
continues », dont l'exemple est, celui, classique, des sorites stoïciens à propos
du devenir chauve de quelqu'un ou du devenir« un tas» d'une augmentation
quantitative qui commence par un nombre réduit d'éléments.
La transition du plan du contenu (qu'on peut « découper autrement») au
plan des choses mêmes (par exemple, les chauves) est faite donc par une
double équivocité. D'abord, par le déplacement du concept vague « interve-
nir » à cet autre « insérer» et, dans un deuxième moment, par l'utilisation
répétée du verbe « insérer ». Sur le plan des contenus, « insérer» est syno-
nyme d'« intervenir ». On peut lire « les expressions ou les exprimés vont
s'insérer dans les contenus, intervenir dans les contenus ». Après, sans aucune
justification, ils utilisent ce même « insérer» pour dire que la chaîne des

110. MP. p. 110.

301
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

transformation instantanées« va s'insérer tout le temps dans la trame des modi-


fications continues (d'où le sens des dates chez les Stoïciens: à partir de quel
moment peut-on dire que quelqu'un est chauve ?) ». Doit-on alors conclure
que c'est l'intervention des énoncés sur les contenus, découpant autrement
leur façon d'être exprimés selon le temps (pour les anticiper, les rétrograder,
les ralentir ou les précipiter) ou selon l'espace (les détacher ou les réunir), qui
va produire les discontinuités dans les modifications continues, transformant
instantanément, par exemple, quelqu'un de chevelu en quelqu'un de chauve?
Deleuze et Guattari ne nous laissent pas trouver une réponse. Pour eux, il est
évident de recourir à la théorie de l'événement telle qu'elle avait été présentée
dans Logique du sens. Mais c'est surtout l'équivoque qu'un tel recours produit
qui va effacer le problème. Cette équivoque est le résultat d'une équivalence
jamais explicitement énoncée entre, d'un côté, le concept d'incorporel dans la
théorie de l'agencement (en tant que transformation produite sur les corps par
les agencements d'énonciation) et, de l'autre, le concept d'incorporel dans la
dléorie de l'événement (en tant qu'effets de mélanges de corps les uns avec
les autres qui s'expriment par des verbes à l'infinitifcomme « rougir»). On ne
saura jamais dans quelle mesure le concept vague « intervenir» n'est pas une
sorte d'idéalisme. On ne saurajamais quel est le statut de réalité de la transfor-
mation instantanée en condamné qu'une sentence d'un magistrat produit sur
ou dans un accusé. Les confusions entre les concepts d'agencement et d'évé-
nement ont fait disparaître pour toujours ce problème qui, pourtant, habite le
centre théorique du chapitre « Postulats de la linguistique» de Mille plateaux.
Un pareil dispositif d'effacement des questions clés de la théorie de l'agen-
cement se produira dans deux autres chapitres de ce livre. Comme on le verra,
dans « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible » et dans
« Traité de nomadologie : la machine de guerre », l'approximation non justi-
fiée entre les concepts d'agencement et d'événement provoque aussi l'effon-
drement de la physique des agencements. Cet effondrement se produit, dans le
premier cas, autour du problème de la singularité, dans le second, à propos de
la nature des essences vagues ou vagabondes.

La question de l'individuation et de l'individualité


Le concept d'agencement joue un rôle central dans la théorie des deven irs.
Il assure la modalité de la réalité soit aux processus de changement d'indivi-
duation, soit aux changements d'individualité. Entrer dans des rapports de
meute ou de groupe, composer son individuation avec celle d'une heure,
d'une saison, ou alors être un autre, changer de nature, devenir femme, deve-
nir enfant, devenir animal, ce ne sont pas des effets symboliques, des ana-
logies de proportion ou de proportionnalité, ni des effets imaginaires, c'est-

302
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

à-dire des métamorphoses de l'imagination, des constructions oniriques ou


des fantasmes. Contre l'interprétation structuraliste des devenirs animaux et
des phénomènes totémiques, ainsi que contre l'interprétation psychanaly-
tique des transferts et des processus d'indentification inconsciente, Deleuze et
Guattari veulent bâtir une physique réaliste des devenirs. « Un devenir n'est
pas une correspondance de rapports. Mais ce n'est pas plus une ressemblance,
une imitation, et, à la limite, une identification. Toute la critique structuraliste
de la série semble imparable. Devenir n'est pas progresser ni régresser suivant
une série. Et surtout devenir ne se fait pas dans l'imagination, même quand
l'imagination atteint au niveau cosmique ou dynamique le plus élevé, comme
chez Jung ou Bachelard. Les devenir-animaux ne sont pas des rêves ni des
fantasmes. Ils sont parfaitement réels Ill. »
Deleuze et Guattari veulent échapper à l'alliance entre Lévi-Strauss et Lacan
dans la compréhension des phénomènes de devenir, alliance dont Deleuze lui-
même avait été la victime pendant les années soixante, soit dans son approche
de la diffërence entre la différentiation (comme rapport entre des singularités
dans une structure) et la différenciation (comme actualisation d'une virtua-
1ité), soit dans son analyse du rôle de l'imagination dans la construction des
fantasmes de cheval et d'ours qui composeraient les expériences masochistes.
À nouveau, la destitution des illusions du symbolique et de l'imaginaire se
fait par l'affirmation de l'univocité du réel. Tout est réel, et il n'y a que du
réel même dans la dé-réalisation, même dans les changements, les trans-
formations, bref, dans les devenirs. La question, maintenant, c'est justement
celle qui concerne la réalité de ces devenirs. En tant que processus de sub-
jectivation, être un autre, être par exemple un loup, un cheval, ce n'est ni un
effet d'imitation, ni un rêve, ni un fantasme. Le devenir produit réellement un
loup, autrement dit, un devenir-loup, et ce devenir-loup ou ce devenir-cheval
est le réel. « Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. C'est une
fausse alternative qui nous fait dire: ou bien l'on imite, ou bien on est. Ce qui
est réel, c'est le devenir lui-même 112. »
Cette réalité du devenir ne peut être pensée que par de nouveaux concepts
d'individuation et d'individualité. Il faut comprendre, d'un côté, le mode
d'existence des choses sans forme définie comme une heure, un vent, un degré
de chaleur, une atmosphère, ou alors une meute, ou des gens. Ce sont des
êtres qui n'existent que par des rappol1s de mouvements ou de repos, que par
des dimensions différentielles de vitesse et de lenteur, de longitude et latitude
intensives, ou que par composition locale et instantanée. Ces êtres sont en
eux-mêmes des devenirs, des mutations. D'un autre côté, il faut concevoir de

111. MP. p. 291.


112. MP. p. 291.

303
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

nouveaux régimes d'individualité qui nous permettent de saisir la singularité


de ces êtres. Deleuze et Guattari reprennent alors le concept d'« heccéité » de
Duns Scot. « Une saison, un hiver, un été, une heure, une date, ont une indivi-
dualité parfaite et qui ne manque de rien, bien qu'elle ne se confonde pas avec
celle d'une chose ou d'un sujet. Ce sont des heccéités, en ce sens que tout y
est rappol1 de mouvement et de repos entre molécules ou particules, pouvoir
d'affecter et d'être affecté 113. » Le concept d'heccéité ne concerne pas seu-
lement une métaphysique de l'individuation et de l'individualité. Elle touche
aussi l'essence de la littérature. Deleuze et Guattari raccordent la composition
des personnages, des visages, des amours, dans leur rapp0l1 avec le vent chez
Charlotte Brontë, ou les intensités des heures de la journée chez Lawrence ou
chez Faulkner. Les heccéités sont des degrés de latitude qui peuvent composer
avec d'autres intensités, comme le blanc d'un paysage ou le froid d'un corps,
pour former un nouvel individu 114. Le concept d'heccéité laisse comprendre
dans quelle mesure la littérature est l'expression de cette désharmonie entre
L'individuation d'une vie et l'individuation du sujet qui la mène oula suppol1e.
De façon à avancer dans l'être de l'expression littéraire, il fallait développer
une typologie des heccéités. Deleuze et Guattari convoquent alors, à nouveau,
le concept d'agencement. «Vous avez l'individuation d'un jour, d'une saison,
d'une année, d'une vie (indépendamment de la durée) - d'un climat, d'un
vent, d'un brouillard, d'un essaim, d'une meute (indépendamment de la régu-
larité). Ou du moins vous pouvez l'avoir, vous pouvez y arriver. Une nuée de
sauterelles app0l1ée par le vent à cinq heures du soir; un vampire qui sort la
nuit, un loup-garou à la pleine lune. On ne croira pas que l'heccéité consiste
simplement dans un décor ou dans un fond qui situerait les sujets, ni dans
des appendices qui retiendraient au sol les choses et les personnes. C'est tout
l'agencement dans son ensemble individué qui se trouve être une heccéité ;
c'est lui qui se définit par une longitude et une latitude, par des vitesses et des
affects, indépendamment des formes et des sujets qui n'appartiennent qu'à
un autre plan 115 ». L'heccéité n'est pas la partie floue du réel, elle n'est pas
l'atmosphère, l'heure, la saison ou le décor qui offrent seulement le cadre des
choses ou des substances, qui constituent le fond du devenir d'une personne

113. MP. p. 318.


114. « Les contes doivent comporter des heccéités qui ne sont pas simplement des mises en
place. mais des individuations concrètes valant pour elles-mêmes en commandant la méta-
morphose des choses et des sujets. [... ] Chez Charlotte Brontë. tout est en termes de vent, les
choses, les personnes. les visages. les amours. les mots. Le "cinq heures du soir" de Lorca.
quand l'amour tombe et le fascisme se lève. Quel terrible cinq heures du soir! On dit: quelle
histoire. quelle chaleur. quelle vie! pour désigner une individuation très particulière. Les heures
de la journée chez Lawrence. chez Faulkner. Un degré de chaleur, une intensité de blanc sont de
parfaites individualités. » (MP. p. 319.)
115. MP. p. 320-321.

304
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

ou d'une vie. Une vie, une heure, un climat, aussi une meute, un vampire, ce
sont tous des heccéités, et il n'y a rien au-delà des heccéités.
Pour bien souligner cette univocité du mode d'existence des individuations
par longitude, latitude, intensité, Mille plateaux établit l'équivalence complète
entre heccéité et agencement. Comme le disent Deleuze et Guattari dans ce
passage, « c'est tout l'agencement dans son ensemble individué qui se trouve
être une heccéité ». Ce qu'il y a, c'est l'agencement<< cinq-heures-du-soir» ou
l'agencement « n uée-de-sautere Iles-à-Ia-fin-du-jour-en-été ». Chaq ue agence-
ment est une heccéité, et c'est tout l'agencement, et non pas une partie seule-
ment, qui est une heccéité. Deleuze et Guattari distinguent, quand même, les
heccéités d'agencements et les heccéités d'inter-agencement. Les prem ières,
ce sont des corps dont l'individuation est l'effet des compositions de longitude
et de latitude, tandis que les heccéités d'inter-agencement, ce sont le milieu
de croisement des agencements, ce sont des heccéités des lignes qui s'entre-
croisent, des rhizomes heccéités 116.
Cependant, au moment de définir la singularité de ces types d'individua-
tion par des agencements, Deleuze et Guattari récupèrent le concept d'évé-
nement de Logique du sens. Tout d'un coup, on voit apparaître une entité qui
aurait, non pas une, mais deux heccéités. À propos de certains processus de
devenir, comme le devenir-loup, devenir-cheval ou devenir-enfant, on peut
lire: «C'est le loup lui-même, ou le cheval, ou l'enfant qui cessent d'être des
sujets pour devenir des événements, dans des agencements qui ne se séparent
pas d'une heure, d'une saison, d'une atmosphère, d'un air, d'une vie 117. »
L'obscurité est inévitable. Ce qui est surprenant, c'est le fait que, au moment
précis où Deleuze et Guattari identifient le plus le concept d'agencement avec
les traits de l;événement de Logique du sens, où l'on ne saurait distinguer
l'événement incorporel comme le voir-de- Hans-Ie-traverser-Ia-rue-du-che-
val-à-cinq-heures de l'agencement devenir-cheval-de-Hans, ils sont forcés de
convoquer à nouveau le concept d'événement, lequel, pourtant, avait été com-
plètement remplacé par celui d'agencement.
Soudainement, sur une dizaine de pages, le concept d'événement revient
comme s'il appartenait depuis toujours au lexique de la théorie de l'agencement.
Par exemple, à propos de la fonction du nom propre dans la littérature, établis-
sant l'équivalence entre « événement» et « heccéité », ils écrivent: « Le nom
propre désigne d'abord quelque chose qui est de l'ordre de l'événement, du
116. « La rue se compose avec le cheval, comme le rat qui agonise se compose avec l'aire. et
la bête et la pleine lune se composent toutes deux. Tout au plus distinguera-t-on les heccéités
d'agencements (un corps qui n'est considéré que comme longitude et latitude), et les heccéités
d'inter-agencements, qui marquent aussi bien les potentialités de devenir au sein de chaque
agencement (le milieu de croisement des longitudes et des latitudes). » (lv!P, p. 321.)
117. A;fP, p. 321.

305
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

devenir ou de l'heccéité 118. » Dans un autre passage, l'équivalence se fait à


trois termes. Ils écrivent: « Ils ne manquent de rien lorsqu'ils introduisent des
heccéités, des événements dont l'individuation ne passe pas par une forme et
ne se fait pas par un sujet. Alors l'indéfini se conjugue avec le maximum de
détermination: il était une fois, on bat un enfant, un cheval tombe ... C'est que
les éléments mis en jeu trouvent ici leur individuation dans l'agencement dont
ils font partie 119. » Deleuze et Guattari disent explicitement que l'individuation
des événements ne se fait pas par eux-mêmes, car les événements « trouvent leur
individuation dans l'agencement dont ils font partie ».
Comment expliquer ce dédoublement du processus d'individuation par
l'heccéité ? « Heccéité » et « événement» sont ici des concepts synony-
miques. En eux-mêmes, ils sont déjà des individuations qui ne passent pas
par une forme ou par un sujet. Ils articulent des éléments, ils y sont mis en
jeu. Mais l'individuation de ces éléments n'est trouvée que dans l'agencement
dont ils font partie. Pourquoi dire alors qu'il y a des individus qui sont de
-l'ordre de l'événement, c'est-à-dire de l'ordre de l'heccéité (pour les distin-
guer des êtres formés ou du type sujet ou substance), sans que cette heccéité
d'événement se soutienne en elle-même justement en tant qu'un événement?
Pourquoi considérer les événements non seulement comme des parties des
agencements, mais surtout comme ne trouvant leur individuation que dans
l'agencement dont ils font partie?
Il semble donc que l'agencement, lequel est déjà une heccéité, soit le prin-
cipe matériel d'individuation de l'événement. Il y aurait un type d'heccéité
d'agencement qui se constitue par rapport à l'événement qu'elle dégage.
En effet, quelques lignes plus loin, nous pouvons lire: « Blanchot a raison de
dire que le ON et le IL - on meurt, il est malheureux- ne prennent nullement
la place d'un sujet, mais destituent tout sujet au profit d'un agencement du
type heccéité, qui porte ou dégage l'événement 120. » Ici, ce n'est pas l'agen-
cement qui est une heccéité, mais il y a des agencements qui sont du type hec-
céité. Et ces agencements « portent» ou « dégagent» l'événement. Le « on »
ou le « il » ne sont pas directement des événements, comme Logique du sens
l'énonçait. Maintenant, ce sont des agencements. Et c'est en tant qu'agence-
ments qu'ils dégagent l'événement correspondant.
Il reste toujours la question de la différence entre l'agencement « on » et
l'événement « on ». Deleuze et Guattari nous disent qu'ils sont tous les deux
des heccéités. Mais est-ce qu'il y adeux genres d'heccéités? Est-ce qu'il yades
--------------------------------------------------------------
118. MP. p. 323.
119. MP. p. 323.
120. AlP. p. 324.

306
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

heccéités d'événement et des heccéités d'agencement? Ce problème reviendra


dans le chapitre XII, « Traité de Nomadologie : la machine de guerre ».

Les essences vagues


C'est à l'intérieur de la définition de« corps collectif» que Deleuze et Guat-
tari mettent à nouveau en parallèle les concepts d'agencement et d'événement.
Ils veulent penser un type d'organisation floue, un corps collectif en tant que
rhizome et non pas en tant qu'organisme hiérarchique. Reprenant la thèse de
Georges Dumézil, Deleuze et Guattari affirment que ce sont les meutes, les
bandes, les groupes du type rhizome qui ont premièrement utilisé la machine
de guerre pour éviter la formation d'organes de pouvoir, des formes sociales
construites comme des organismes structurés. « La machine de guerre est sans
doute effectuée dans les agencements "barbares" des nomades guerriers, beau-
coup plus que dans les agencements "sauvages" des sociétés primitives 121. »
Ils veulent comprendre pourquoi les machines de guerre appartiennent à
des formes d'organisation barbares, nomades; comment elles s'opposent et
sont même irréductibles à l'appareil d'État; de quelle façon elles viennent
d'ailleurs et sont extérieures à la souveraineté de l'État.
Les machines de guerre s'opposent donc à la forme d'organisation d'État
et ne deviennent des machines de l'État qu'après leur appropriation par cet
organisme. Pour attester cette hypothèse, laquelle est présentée sous la forme
d'axiome, Deleuze et Guattari présentent des propositions qui suggèrent que,
soit dans la mythologie, soit dans l'ethnologie, soit encore dans l'épistémo-
logie, la machine de guerre est véritablement première et extérieure à l'appareil
d'État. Or, c'est au moment de penser la troisième proposition, celle concernant
l'épistémologie, que Deleuze et Guattari vont reprendre l'idée de proto-
géométrie de Husserl, en tant que science qui étudie des essences morpho- '
logiques vagues, pour penser le mode d'existence des minorités qui habitent
les marges des corps collectifs. Ils vont alors opposer deux formes de science,
une « royale» ou science d'État, et une autre « nomade» ou de machine
de guerre. La science royale est hylémorphique, c'est-à-dire suppose tou-
jours une forme organisatrice pour la matière, et une matière préparée pour la
forme. Dans ce sens, « toute la matière est mise du côté du contenu, tandis que
toute la forme passe dans l'expression 122 ». La science royale est une science
des essences idéales fixes ou des choses sensibles formées, des substances
et des sujets stables. La science nomade, au contraire, suit les connexions
entre des singularités de matière et des traits d'expression. « Il semble que
pour la science nomade la matière n'est jamais une matière préparée, donc
121. MP, p. 444.
122. MP. p. 457.

307
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

homogénéisée, mais est essentiellement porteuse de singularités (qui consti-


tuent une forme de contenu). Et l'expression n'est pas davantage formelle, mais
inséparable de traits pertinents (qui constituent une matière d'expression) 123.»
La proto-géometrie de Husserl était du type nomade. Selon Deleuze et
Guattari, ces essences vagues ou vagabondes ,- objet de la proto-géometrie de
Husserl, comme le rond qui se distingue à la fois du cercle en tant qu'essence
fixe idéale, et des choses arrondies comme un vase, une roue appar-
tiennent à un domaine ontologique de frontière 124. De même que la proto-
géometrie « ne serait ni inexacte comme les choses sensibles, ni exacte
comme les essences idéales, mais anexacte et pourtant rigoureuse 125 », les
essences vagues ont une condition d'existence entre les essences idéales et les
choses sensibles. Deleuze et Guattari donnent deux exemples. Le premier est
du domaine de la géométrie. C'est le cas des variations d'une figure théoréma-
tique, comme ses transformations, ses déformations, ablations ou augmenta-
tions, lesquelles forment comme les problèmes d'une figure, ses singularités.
Le deuxième exemple est celui des corps collectifs. Ces corps ne se réduisent
pas à un organisme, « pas plus que l'esprit de corps ne se réduit à l'âme d'un
organisme 126 ». Ils composent une nouvelle individuation. Ils sont des corps
doués d'une corporéité qui est plus que la choséité, dans le sens où ils ne sont
des corps que parce qu'ils sont composés par un certain « esprit de corps »,
comme les lignages dans des familles où la solidarité agnatique domine.
Il faut souligner le fait que, soit dans l'exemple géométrique, soit en ce qui
concerne les corps collectifs, Deleuze et Guattari n'utilisent plus le concept
d'heccéité. Dans le chapitre sur le devenir-animal, comme l'on a vu, l'heccéité
désignait justement, entre autres, la réalité des corps définis par une longi-
tude et une latitude, c'est-à-dire par l'ensemble des éléments matériels com-
posés en individuations concrètes valant pour elles-mêmes. Maintenant, dans
ce chapitre sur la nomadologie, ils préfèrent introduire le concept d'heccéité
par le concept, plus phénoménologique, d'« essence vague ». À propos des
singularités, il s'agit de mettre en relief d'abord la condition d'essence plus
que celle d'individuation. Et, dans l'essence, sa dimension de corporéité qui
dépasse la choséité. « On dirait que les essences vagues dégagent des choses
une détermination qui est plus que la choséité, qui est celle de la corporéité,
et qui implique peut-être même un esprit de corps 127. » Les essences vagues

123. MP. p. 457.


124.« Husserl parle d'une proto-géométrie qui s'adresserait à des essences morphologiques
vagues. c'est-à-dire vagabondes ou nomades. Ces essences se distingueraient des choses sen-
sibles. mais également des essences idéales. royales ou impériales. » (lv!P, p. 454.)
125. MP. p. 454.
126.lvIP. p. 453.
127. lvlP. p. 455.

308
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

affectent les choses, ou plutôt en dégagent des déterminations qui dépassent la


choséité des choses, pour les révéler comme des corporéités. Cette corporéité
a la condition du dispars. Contre l'idée d'une forme invariable des variables,
ou d'une matière variable de l'invariant qui fonde le schéma hylémorphique
des essences idéales, le dispars renvoie à des matériaux-forces plutôt qu'à
la matière-forme, et c'est une force qui se constitue du dehors, à partir des
franges, des phénomènes de limite.
C'est pour penser ce processus d'un matériau-force du dehors qui met les
variables elles-mêmes en état de variation continue et les constitue en une
nouvelle corporéité, en un esprit de corps, que le concept d'« agencement» est
à nouveau convoqué. Comme on peut le lire, « les corps collectifs ont toujours
des franges ou des minorités qui reconstituent des équivalents de machine de
guerre, sous des formes parfois inattendues, dans des agencements détermi-
nés tels que construire des ponts, construire des cathédrales, ou bien rendre
des jugements, ou bien faire de la musique, instaurer une science, une tech-
nique 128 ». Ce sont des agencements qui opèrent la constitution d'une nouvelle
corporéité. Si les essences vagues peuvent dégager, dans un ensemble divers
d'éléments, une corporéité, un corps collectif, c'est parce que, du dehors,
dans les franges, il y -a un nouvel type d'agencement. Et ceci n'est plus une
individualité comme compositions d'actes, de lieux et d'atmosphères comme
« Hans qui traverse la rue à cinq heures », ni même une énonciation telle qu'un
verdict qui transforme en coupable un accusé, mais des tâches collectives, des
activités qui mobilisent des multitudes.
C'est l'agencement « bâtir une cathédrale» qui instaure le corps collectif
des maçons et les fait devenir une essence vague du type corporéité. La science
nomade s'accomplit donc dans le concept d'agencement. En tant qu'activité
collective dans les franges des États qui déploie une dimension ontologique
spécifique la corporéité ou l'esprit de corps -, l'agencement est le corrélat
par excellence des essences vagues. Ni idéales, ni empiriques, ces essences
vagues ont aussi une individuation propre. Le concept d'agencement, dési-
gnant une activité collective, ne pouvait-il pas fournir la compréhension adé-
quate à cette individuation?
Mais, à nouveau, Deleuze et Guattari confondent notre approche du concept
d'agencement. Quand ils veulent penser l'individuation des essences vagues,
la façon dont elles découpent des matériaux-forces, la façon dont elles sai-
sissent des singularités de la matière au lieu de constituer une forme générale,
ils écrivent: « Elles opèrent des individuations par événements ou heccéi-
tés, et non par "objet" comme composé de matière et de forme; les essences

128. 114? p. 454.

309
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

vagues ne sont pas autre chose que des heccéités 129. » Les essences vagues,
bien que se constituant par des agencements, sont dites opérer des individua-
tions par événements ou heccéités. Mais, pourquoi ne pas utiliser le concept
d'agencement pour indiquer les individuations opérées sur la matière, sur les
matériaux-forces? Doit-on penser alors que la différence entre l'agencement
et l'événement est semblable à celle entre cause matérielle et cause formelle?
L'agencement serait-il le mode de production d'une singularité, tandis que
l'événement serait la forme individuée qui se dégagerait de cette singularité de
la matière? En effet, quelques pages après ce partage ontologique entre agen-
cement et événement, on retrouve le concept d'essence vague que Deleuze et
Guattari reprennent de Husserl.
La question est toujours celle de la constitution de singularités. Dans ce cas,
c'est la singularité découpée par des opérations machiniques sur des lignées
technologiques. Deleuze et Guattari donnent l'exemple de deux lignées ou
phylums différents tels que l'invention de l'épée de fer et celle du sabre d'acier.
Us nous rappellent le fait que ces deux instruments de guerre se rattachent à
des processus de déformations ou de transformations bien différents. Le sabre
d'acier implique la fonte du fer à haute température, puis des décarburations
successives, des procédures comme le poli, le tranchant, où les dessins tracés
par la cristallisation résultent de la structure interne de l'acier fondu. L'épée
de fer, par contre, est forgée et non pas fondue, moulée, trempée et non pas
refroidie à l'air, produite à la pièce et non pas fabriquée en série. Il y a donc un
phylum de l'épée de fer et un phylum du sabre d'acier, c'est-à-dire un devenir
comme processus de déformation ou de transformation, idéalement continu,
un flux de matière en variation qui nous permet de retracer les différentes
singularités ou traits d'expression qui ont conduit du poignard à l'épée et du
couteau au sabre d'acier. De la même façon que le sabre d'acier implique
l'actualisation d'une première singularité (qui est la fonte du fer à haute tem-
pérature), puis d'une seconde (celle des décarburations), et finalement d'une
troisième (celle du polissage ou de la cristallisation), le phylum de l'épée de
fer renvoie à des singularités comme le fait d'être forgée, trempée, produite à
la pièce. Sur le flux continu ou « phylum machinique » de chaque objet tech-
nique se constituent donc des singularités, qui sont accompagnées de traits
d'expression. Ces singularités sont toujours des opérations collectives sur des
matériaux différents, et des affects (dureté, poids, couleur, poliment, dessins).
« Chaque phylum a ses singularités et opérations, ses qualités et traits, qui
déterminent le rapport du désir avec l'élément technique (les affects "du"
sabre ne sont pas les mêmes que ceux de l'épée) 130. »

129. MP, p. 458.


130. MP, p. 506.

310
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

Deleuze et Guattari travaillent ici avec un nouveau concept de singularité.


Ce n'est plus le corps collectif ou l'esprit de corps qui dégage une nouvelle
condition de corporéité d'une multitude disperse. Ce n'est pas non plus la
singularité d'une heure ou d'une journée. C'est la singularité de la forme d'un
objet technique (comme une épée) à l'intérieur d'une série de transformations
produites par des opérations machiniques collectives qui agissent sur le flux
de la matière-mouvement et qui se trouvent en des « cultures» ou des « âges»
particuliers. Le concept d'« agencement» sera convoqué une dernière fois
pour penser ce nouveau concept de singularité. « On appellera agencement
tout ensemble de singularités et de traits prélevés sur le flux sélectionnés,
organisés, stratifiés -- de manière à converger (consistance) artificiellement et
naturellement: un agencement, en ce sens, est une véritable invention 131. »
Dans ce chapitre sur la science nomade et la machine de guerre, l'agence-
ment a le statut d'une invention collective qui sélectionne, organise, stratifie les
matières, soit découpant des phylums techniques en des lignées différenciées,
comme celles qui distinguent la lignée de l'épée de celle du sabre d'acier,
soit introduisant de petites déformations ou transformations qui font passer la
forme du poignard à celle de l'épée de fer, et celle du couteau au sabre d'acier.
En tant qu'opérations anonymes, collectives, « les agencements peuvent se
grouper en ensembles très vastes qui constituent des "cultures", ou même
des "âges" 132 ». Cependant, Deleuze et Guattari ne veulent pas attribuer aux
agencements le seul rôle actif dans l'histoire du mode d'existence des objets
techniques. Contre une représentation statique des matériaux, ils soulignent
une dimension créatrice des phylums, le travail des matières-mouvements
sur les agencements. Ils font appel au vital isme fondamental de Bergson :
« Il faut donc tenir compte de l'action sélective des agencements sur le phy-
lum, et de la réaction évolutive du phylum, en tant que fil souterrain qui passe
d'un agencement à l'autre, ou sort d'un agencement, l'entraîne et l'ouvre.
Élan vital 133 ? » La production de singularités techniques n'est pas alors uni-
quement l'effet des agencements. Il y a aussi des mouvements formateurs
dans la matière qui agissent sur les agencements, il y a aussi des singularités
dans les phylums qui sont aussi des essences formées.
Deleuze et Guattari reviennent ici sur le concept husserlien d'« essence
vague ». Cependant, dans ce cas, ce ne sont plus des essences vagues for-
melles, comme les variations géométriques, c'est-à-dire les variations d'une
figure théorématique, avec ses ablations, ses défigurations calculées, ni la cor-
poréité des corps collectifs. Il s'agit ici d'essences vagues matérielles. Sans

131. MP. p. 506.


132. MP. p. 506.
133. MP. p. 507.

311
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

jamais établir la distinction entre le concept d'essence vague comme variation


(celui d'essence vague comme corps collectif), et celui d'essence vague maté-
rielle (comme fil souterrain qui passe d'un agencement à un autre et qui leur
impose sa propre singularité), Deleuze et Guattari l'introduisent à nouveau par
la référence à la proto-géometrie de Husserl. « Comment définir cette matière-
mouvement, cette matière-énergie, cette matière-flux, cette matière en varia-
tion, qui entre dans les agencements, et qui en sort? C'est une matière déstra-
titiée, déterritorialisée. Il nous semble que Husserl a fait faire à la pensée un
pas décisif lorsqu'il a découvert une région d'essences matérielles et vagues,
c'est-à-dire vagabondes, anexactes et pourtant rigoureuses, en les distinguant
des essences fixes, métriques et formelles. Nous avons vu que ces essences
vagues ne se distinguent pas moins des choses formées que des essences for-
melles 134. » Entre le domaine, empirique, des choses formées et celui, idéel,
des formes, les essences vagues matérielles sont le principe réel de la singula-
rité de la matière, des matériaux.
- Deleuze et Guattari rapprochent alors la proto-géometrie de Husserl de la
critique de l'hylémorphisme essayé par Simondon. Pour Simondon, comme
ils l'expliquent, la matière formée ou formable manque d'un complément.
Il est nécessaire d'ajouter une matérialité énergétique en mouvement, laquelle,
comme ils le disent, est déjà « porteuse de singularités ou d'heccéités ». Ces
singularités de la matérialité sont comme des« formes implicites, topologiques
plutôt que géométriques 135 ». Ces formes implicites, selon Deleuze et Guat-
tari, sont présentes surtout dans une matière bien précise: le métal. Le phylum
machinique, le flux de matière qui entre dans les agencements producteurs
d'objets techniques, est essentiellement métallique ou métallurgique. Bien
que les exemples qu'ils reprennent de Husserl et de Simondon concernent
aussi le bois, la pierre ou l'argile, pour Deleuze et Guattari, c'est comme si le
métal et la métallurgie dégageaient quelque chose qui n'est que caché dans les
autres matières. «Ce que le métal et la métallurgie font venir aujour, c'est une
vie propre à la matière, un état vital de la matière en tant que telle, un vitalisme
matériel qui, sans doute, existe partout 136. »
Cette promotion ontologique du métal à la condition de matière par excel-
lence, où sont implicites des formes, des essences matérielles vagues, va
jusqu'à l'affirmation de la métallurgie comme la phénoménologie de la matière.
« Le métal est le conducteur de toute la matière. Le phylum machinique est
métallurgique ou du moins a une tête métallique, sa tête chercheuse, itinérante.
Et la pensée naît moins avec la pierre qu'avec le métal: la métallurgie, c'est la

134. MP, p. 507.


135. lvlP. p. 508.
136. MP. p. 512.

312
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

science mineure en personne, la science "vague" ou la phénoménologie de la


matière. [ ... ]. Le métal n'est ni une chose ni un organisme, mais un corps sans
organes 137. » La forme implicite ou l'essence matérielle vague acquiert bien
le sens d'un corps. La singularité ou l'heccéité de la matière-mouvement ou de
la matière-énergie a une corporéité, semblable à la corporéité des corps collec-
tifs produits par des agencements. De cette façon, la question de la singularité
se joue sur deux plans de l'heccéité : le plan de l'agencement qui découpe soit
des lignées ou phylums, soit des déformations ou des transformations sur un
flux continu de matière, et, d'un autre côté, le plan des essences matérielles
vagues, qui sont porteuses de formes implicites et qui ont leur expression la
plus rigoureuse dans le métal. Le phylum machinique, qui est surtout métal-
lurgique, est le résultat de ces deux plans de singularité et de formativité 138.
Comment, alors, distinguer les deux dimensions de la singularité? Com-
ment penser les essences matérielles et vagues, leur condition d'essences
vagabondes, c'est-à-dire leur état en permanente déformation ou transforma-
tion, en permanent changement, sans les rabattre sur ce concept d'agencement
que Deleuze et Guattari convoquent toujours pour définir précisément cette
réalité nomade? Comment approcher la corporéité des formes individuées
implicites de la matière hors des opérations collectives (des agencements)
qui en dégagent des objets (des épées, des ponts ou des cathédrales) ? Selon
Deleuze et Guattari, les essences vagues de la matière dégagent bien une
corporéité. Et cette corporéité se constitue comme passage à la limite, comme
changement d'état, par des processus de déformation ou de transformation.
Cependant, au moment de déterminer ces processus de changement d'état ou
de déformation, Deleuze et Guattari, au lieu de les présenter comme des agen-
cements, vont plutôt reprendre le concept d'événement. Il est nécessaire ici
de faire une longue citation. « Nous avons vu que ces essences vagues ne se
distinguent pas moins des choses formées que des essences formelles. Elles
constituent des ensembles flous. Elles dégagent une corporéité (matérialité)
qui ne se confond ni avec l'essentialité formelle intelligible, ni avec la cho-
séité sensible, formée et perçue. Cette corporéité a deux caractères: d'une
part elle est inséparable de passages à la limite comme changements d'état, de
processus de déformation ou de transformation opérant dans un espace-temps
lui-même anexact, agissant à la manière d'événements (ablation, adjonction,

137. lvlP. p. 512.


138. « Dans la métallurgie. les opérations ne cessent d'être à cheval sur les seuils. si bien qu'une
matérialité énergétique déborde la matière préparée. et une déformation ou transformation qua-
litative déborde la forme. Ainsi. le trempage s'enchaîne avec le forgeage par-delà la prise de
forme. Ou bien. quand il y a moulage. le métallurgiste en quelque sorte opère à l'intérieur
du moule. Ou bien l'acier fondu et moulé va subir une série de décarburations successives. »
(!v/P.p.511.)

313
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

projection ... ) ~ d'autre part, elle est inséparable de qualités expressives ou


intensives, susceptibles de plus et de moins, produites à la façon d'affects
variables (résistance, dureté, poids, couleur ... ). Il Y a donc un couplage ambu-
lant événements-affects qui constitue l'essence corporelle vague 139. »
Nulle part les concepts d'agencement et d'événement ne sont mis en rap-
port. Jamais Deleuze et Guattari ne nous laissent savoir s'ils prennent en
charge cette différence comme technique, comme expression de deux réali-
tés distinctes. Ils nous disent seulement que l'essence corporelle vague (ou
l'essence matérielle et vague) qui confère à la matière sa condition de maté-
rialité énergétique en mouvement, porteuse de singularités ou d'heccéités, a la
nature, non d'un agencement matériel, mais d'un événement. Mais, quand ils
présentent le concept d'événement, pour définir le mode d'individuation des
essences matérielles vagues, ils tombent dans un cercIe vicieux. L'événement
est présenté comme une pure opération géométrique sur un plan de variation
- ablation, adjonction et projection. Or ces opérations étaient précisément les
mêmes que Deleuze et Guattari avaient utilisées pour présenter pour la pre-
mière fois le concept d'essence vague. L'événement est ainsi réduit à un cas
particulier de la proto-géométrie de Husserl 140. Pourtant, d'un autre côté, il est
promu au statut ontologique de la forme singulière implicite dans la matière,
à l'essence vague qui dégage une corporéité matérielle dans la matière en
variation qui entre dans les agencements. Et, en tant que tel, l'événement est la
réalité fondamentale, il est ce qui fonde la possibilité d'une science nouvelle,
ce que Deleuze et Guattari appellent la science nomadique, la science vague
ou la « phénoménologie de la matière ».
C'est un destin surprenant que celui du chapitre « Traité de nomadologie :
la machine de guerre ». Ce chapitre avait le propos de penser les essences
vagues des machines de guerre et d'une nouvelle science - la science des

139. MP. p. 507.


140. En effet. la prem ière présentation du concept d'essence vague donne l' exemp le des
transformations d'une figure géométrique. Les transformations d'une figure théorématique
forment une figure nouvelle - et cette figure est une nouvelle essence, mais une essence vague.
Le concept d'événement dans ce chapitre sur les essences nomades a, paradoxalement, ce
même statut. Il est réduit à une transformation géométrique. Il sut1it de mettre côte à côte les
deux passages. « Le cercle est une essence fixe idéale. organique, mais le rond est une essence
vague et fluente qui se distingue à la fois du cercle et des choses arrondies (un vase. une roue.
le soleil. .. ). Une figure théorématique est une essence tixe. mais ses transformations, déforma-
tions. ablations ou augmentations. toutes ses variations. forment des figures problématiques
vagues et pourtant rigoureuses. en forme de "lentille" ou d"'ombelle" ou de "salière". » (MP,
p. 454-455) : « Cette corporéité a deux caractères: d'une part elle est inséparable de passages à
la limite comme changements d'état. de processus de déformation ou de transformation opérant
dans un espace-temps lui-même an exact. agissant à la manière d'événements (ablation, adjonc-
»)
tion. projection ... (MP. p. 507.)

314
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature

agencements mach iniques -, mais il est progressivement amené à une onto-


logie des essences vagues de la matière. Et ces essences de la matière n'ont
aucun rapport avec des agencements. Ce sont des événements, dans le sens de
transformations - dans l'espace et dans le temps - d'essences topologiques.
Ce sont des processus de passage à la limite, de changement d'état. C'est
toute la théorie de l'agencement en même temps une physique des essences
nomades et une politique des opérations collectives - qui est absorbée par
une ontologie qu'on peut qualifier de métallurgique. 1\ n'est donc pas sur-
prenant que le concept d'agencement disparaisse après Mille plateaux. 1\ ne
fonctionne que dans les livres sur le cinéma, mais seulement pour désigner le
montage. Après, il ne sera plus question que de l'événement.
Le concept d'agencement fut construit pour échapper au concept d' évé-
nement. 1\ s'agissait d'inclure une dimension pragmatique dans le problème
de l'expression. Il fallait à Deleuze sortir de l'événement car ce concept était
trop imprégné par une constellation de concepts psychanalytiques, comme
celui de fantasme ou celui d'Œdipe. Deleuze voulait affirmer une univocité de
l'être sans symbolique ni imaginaire, une immanence du réel. C'est ainsi que
l'agencement apparaît en double, à la fois comme l'exprimé du réel et produc-
tion sur le réel. Tout est réel (d'où le concept de Réel-Littérature) car tout est
rapport de forces, démarcation de territoires, bref, politique.
C'est seulement à l'intérieur d'une théorie des machines comme théorie
de la Nature que l'agencement a lieu. Et cette théorie ne surgit que dans une
période bien précise, datée entre L 'Anti-Œdipe et Mille plateaux. Mille pla-
teaux constitue ainsi la plate-forme pour un nouveau, et dernier, changement
dans la pensée de Deleuze. Il prépare la venue du Pli, le grand livre sur l'évé-
nement. Avec l'événement surgira tout un nouveau paradigme, lequel per-
met les retours amicaux soit du concept de « concept », soit du concept de
« possible ».
TROISIÈME PARTIE

Beckett et Melville:
la possibilité de la littérature
Introduction
Du pouvoir au possible

Comme nous l'avons indiqué, il est possible de retracer l'archéologie de


l'approche politique de la question littéraire qui dessine le fondamental du
programme de Kafka - Pour une littérature mineure à partir de la réception
par Deleuze de Surveiller et punir de Michel Foucault.
En est-il de même à propos des chapitres que Deleuze a écrits exprès pour
le livre sur Foucault? Y a-t-il un semblable effet de révélation en retour de
la genèse de la dernière pensée de Deleuze à par1ir de l'analyse de sa lecture
des textes que Foucault avait publiés après Surveiller et punir? Dans quelle
mesure La Volonté de savoir (1976), La Vie des hommes infâmes (1977),
L'Usage des plaisirs (1984) et Le Souci de soi (1984), sur lesquels Deleuze
écrit pour la première fois dans son Foucault, nous amènent-ils à la com-
préhension des livres comme Le Pli (1988), Qu'est-ce que la philosophie?
(1991) ou Critique et clinique (1993) ?
L'hypothèse qui oriente ce chapitre suppose une affinité presque mimétique
entre Deleuze et Foucault. Nous croyons être en condition de rendre évident le
fait que les derniers livres de Deleuze ont comme lieu d'explication le rempla-
cement d'une théorie du pouvoir par une théorie du possible, remplacement
que Deleuze avait repéré lui-même chez Foucault comme son fil théorique le
plus fondamental. Ce remplacement nous intéresse énormément. Il en va plus
que du cadre général des dernières œuvres de Deleuze. Il est la clé pour com-
prendre un tournant qui affecte les textes sur la littérature.
Comme nous l'avons vu, Kafka - Pour une littérature mineure et Superpo-
sitions pensent le travail de la création dans la langue comme des agencements

319
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de résistance au pouvoir, comme des procédés de minoration ou de soustrac-


tion des puissances étatiques, bureaucratiques, familiales. Mais, comme on
essaiera de le montrer par la suite, tout ce que Deleuze a écrit au sujet de
la littérature après Le Pli, ce grand livre sur le possible, n'est plus orienté
par la réalité du pouvoir. Les grandes questions qui traversent depuis tou-
jours le regard de Deleuze sur la littérature, comme la nature des événements
qui s'incarnent dans des personnages, les formes de création d'une santé, les
visions de l'écrivain d'un peuple à venir, ou celles qui concernent les pro-
cédés langagières d'étrangement et de bégaiement, seront, tout d'un coup,
reconfigurées à l'intérieur d'une ontologie du possible et de l'impossible.
En effet, si Deleuze s'intéresse subitement à la formule de Bartleby, ce person-
nage paradoxal qui refuse tout ordre de préférence, ou s'il se laisse attirer par
les dernières pièces de Beckett pour la télévision, où les séquences de mou-
vements et d'énoncés ont la condition de combinatoires à l'intérieur d'un tout
depuis toujours déterminé, c'est parce qu'il veut penser une nouvelle matière
~u pouvoir: l'impouvoir. Il s'agit d'un impouvoir qui est au-delà du pouvoir.
C'est un impouvoir qui conduit à une expérience d'un autre mode de la faculté
d'agir. Il conduit à un possible.
La suite de cette recherche essaiera de souligner l'existence de deux figures
paradigmatiques de cette nouvelle ontologie. La première, on la trouve dans
la fameuse formule de Bartleby. Selon Deleuze, l'agrammaticalité de 1 wauld
prejèr nat ta pose, d'abord, un impouvoir. Elle dit le refus de toute préférence
et, donc, la condition d'impuissance de toute action. Mais elle ouvre sur une
nouvelle possibilité: la possibilité de l'impossible, la possibilité qui fait de
l'impossible non plus l'absence de possibles, mais l'actualisation d'un mode
d'existence qui a comme caractéristique le refus absolu de toutes les possibles.
Les personnages de Beckett, d'un autre côté, offrent à Deleuze une deuxième
illustration. Dans leur lassitude, dans leur activité pour rien, ils seront présen-
tés dans L'Épuisé comme des expériences limites d'un épuisement, non pas
du réel, mais du possible.
Melville aurait inventé un leibnizianisme inversé. La formule de Bartleby
serait l'expression de la découverte par le copiste d'une absolue incompossi-
bilité entre, d'un côté, le monde où il ne copie pas et, de l'autre, le monde où
on attend de lui des travaux de copiste. Si préférer est mettre en harmonie des
mondes compossibles, la non-préférence serait la seule position à la mesure
d'une ontologie des incompossibles. Bartleby, selon Deleuze, est ce vision-
naire d'un nouveau principe métaphysique: le principe, non du meilleur des
mondes possibles, mais du pire, c'est-à-dire du principe de la totale incommu-
nicabilité entre des mondes incompossibles.
Beckett doit être compris, lui aussi, comme un grand métaphysicien du pos-
sible. Il aurait inventé une pluralité de couches ontologiques du possible à

320
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

l'intérieur de la scène théâtrale. Dans chaque mouvement à l'intérieur du carré


spatial du plateau, dans chaque voix, dans chaque énoncé, ses textes pour
le théâtre distinguent plusieurs mondes possibles. Mais ces mondes, au lieu
d'ouvrir l'action, au lieu de faire voir des alternatives, des carrefours d'exis-
tence, asphyxient la vie en scène. Ils transforment l'action en des gestes à
rien et en des énoncés vides. Et ce rien et ce vide ne s'inscrivent pas dans une
esthétique de l'absurde. Ce n'est pas une question d'absence de sens pour ce
qu'on dit, ou d'un néant de buts pour ce qu'on fait. Si les personnages sont
bâtis selon un principe de pures combinatoires soit d'énoncés, soit de mouve-
ments, c'est parce qu'ils se trouvent au-delà de toute possibilité. Les person-
nages de Beckett jouent comme des marionnettes parce qu'ils sont épuisés,
parce que le possible lui-même se présente à chacun et à tous déjà et toujours
comme épuisé. Le génie de Beckett aurait été celui d'inventer un concept de
possible qui, au contraire de s'agrandir à mesure qu'on le réalise, s'épuise.
Après les agencements de minoration que Deleuze découvre dans les
années soixante-dix dans les textes sur Kafka et sur Carmelo Bene, on peut
parler d'événements d'épuisement dans la lecture que Deleuze fait de Melville
et de Beckett à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-
villgt-dix. Après une politique qui s'invente par la littérature en tant qu'agence-
ments collectifs d'énonciation, on voit surgir une ontologie qui s'exprime par
des personnages anonymes ou sans qualités. D'une politique à une ontologie,
d'une microphysique des agencements à une chorégraphie des événements,
c'est le concept central de la pensée de Deleuze qui pivote. Deleuze passe d'une
théorie du pouvoir à une théorie du possible. Deleuze, comme Foucault, arrive
à un au-delà du pouvoir. Mais cet au-delà, il ne faut pas l'aller chercher chez
les Grecs ou les Romains. Nous sommes tous des Grecs et des Romains. Et per-
sonne mieux que Melville et Beckett pour nous le dire. Cet au-delà du pouvoir
dans un possible paradoxal, on le trouve chez Bartleby et dans les personnages
anonymes du théâtre de Beckett. La littérature ne sera plus une affaire de résis-
tance au pouvoir mais, pour reprendre les mots de Deleuze sur Foucault, une
affaire de plissement de la force sur elle-même, où le rapport à soi prend de l'in-
dépendance, constituant un dedans qui se creuse. Ce dedans, c'est un pouvoir
qu'on exerce sur soi-même. Mieux, il n'est plus un pouvoir, mais des couches
de possibilités qu'on épuise ou alors qu'on pose dans leur impossibilité.
Il nous faut alors une deuxième hypothèse. Peut-on dire que ce mouvement
qui a conduit Deleuze d'une théorie du pouvoir à une théorie du possible,
d'une politique à une ontologie, bref, d'une littérature mineure ou de moins
à une littérature de l'impossible ou de l'épuisement, non seulement reproduit
ce même mouvement que Deleuze décrit dans la dernière pensée de Foucault,
mais est bel et bien une conséquence de ce parcours même qui affecte l'œuvre

321
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de Foucault? Dans ce cas, Deleuze aurait conduit à l'extrême, malgré lui, sa


méthode d'histoire de la philosophie. En écrivant son livre sur Foucault, il
entre dans un devenir-Foucault, il invente ce qu'on pourrait dessiner, selon
son procédé de collage, en même temps qu'un Foucault philosophiquement
chevelu, un Deleuze philosophiquement chauve.
La lecture que Deleuze a faite de ce qu'il décrit comme un tournant éthique
dans la dernière pensée de Foucault serait alors le lieu d'explication d'un tour-
nant semblable dans son regard sur la littérature. De Kafka et Carmelo Bene
à Melville et Beckett il ne s'agirait pas seulement d'un déplacement d'objet.
Il en va de quelque chose de plus décisif. Les univers de Melville et de Bec-
kett, en tant que visions de couches paradoxales du possible, sont devenus
des laboratoires littéraires d'un tournant lui-même éthique dans la pensée de
Deleuze. Et ce tournant ne se laisse comprendre que par la façon dont Deleuze
comprend ce même tournant chez Foucault, chez son prochain le plus proche.
Il y a un passage très significatif dans un entretien avec Claire Parnet, en
1986, à propos de son livre sur Foucault, qui venait de paraître. Deleuze s'y
réfère expressément à ce qu'il décrit comme un mouvement qui aurait amené
Foucault de la question du pouvoir à la question du possible. Au moment
de parler du silence qui s'est abattu sur Foucault après la publication de La
Volonté de savoir, Deleuze dit: « Je suppose qu'il bute sur la question: n'y
a-t-il rien "au-delà" du pouvoir? N'est-il pas en train de s'enfermer dans les
rapports de pouvoir comme dans une impasse? Il est comme fasciné, rejeté
dans ce qu'il hait pourtant. Et il a beau se répondre à lui-même que se heur-
ter au pouvoir est le lot de l'homme moderne (l'homme infâme) et que c'est
le pouvoir qui nous fait voir et parler, il n'arrive pas à se satisfaire, il lui
faut du "possible" [ ... ]. Foucault avait peut-être le sentiment qu'il lui fallait
à tout prix franchir cette ligne, passer de l'autre côté, aller encore au-delà du
savoir-pouvoir 1. »
Dans le livre sur Foucault, Deleuze avait proposé le récit spéculatif de cet
immense mouvement qui a conduit Foucault d'une théorie du savoir dans
Archéologie du savoir à une théorie du pouvoir dans Surveiller et punir, puis
d'une théorie du pouvoir à une théorie du savoir-pouvoir dans La Volonté de
savoir, pour aboutir à un au-delà du pouvoir, c'est-à-dire à une théorie du
possible, avec L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi. Mais, comme nous
essaierons de le montrer, ce passage de la question du pouvoir à la question
du possible que Deleuze décèle dans la dernière pensée de Foucault concerne
sllliout la pensée même de Deleuze. C'est pourquoi elle a pris si longtemps
pour se formuler. Dans le livre sur Foucault, le concept de « possible »
n'apparaît jamais. L'au-delà du pouvoir n'a que la forme du pli, du plissement
1. PP. p. 148.

322
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

intérieur de la force en tant que pouvoir sur soi-même, en tant que souci de soi.
Il faudra attendre le livre sur Leibniz, deux ans après, pour voir Deleuze fonder
ce concept de « pli» dans une ontologie du possible. Là, seulement, Deleuze
trouvera les instruments pour une ontologie du possible, en tant que ces plis
intérieurs de la force dans l'âme que Foucault avait découverts chez les Grecs,
mais que Leibniz avait décelés dans toute monade comme le mode d'existence
du monde avant sa réalisation.

les plis du pouvoir

Après la mort de Foucault, Deleuze retourne à Archéologie du savoir et Sur-


veiller et punir, mais pour les lire alors à la lumière des deux derniers volumes
d' Histoire de la sexualité publiés cette même année 1984. Il dédie ses cours
du mardi à la reconstitution de ce que seraient les trois périodes de la pensée
de Foucault - le savoir, le pouvoir, la subjectivation. Ces cours sont l'horizon
de la deuxième partie du livre Foucault qu'il publiera en 1986. La structure
de cette deuxième partie reprend cette tripartition chronologique. Le premier
chapitre a comme titre « Les strates ou formations historiques : le visible
et l'énonçable (Savoir) » et est dédié à l'analyse d'Archéologie du savoir.
Le second « Les stratégies ou le non-stratifié: la pensée du Dehors (Pouvoir) »
ne concerne que Surveiller et punir et La Volonté de savoir. Le troisième « Les
plissements, ou le dedans de la pensée (Subjectivation)>> s'occupe de L'Usage
des plaisirs et du Souci de soi. L'effet global est un peu étrange. Après avoir
repris, comme chapitres de la première pm1ie du livre, les articles qu'il avait
écrits pour la revue Critique sur Archéologie du savoir et Surveiller et punir,
Deleuze revient sur ces livres de Foucault dans la deuxième partie, mais
pour les inscrire dans une chronologie à trois temps, où le troisième moment,
celui sur les derniers livres d' Histoire de la sexualité, surgit avec une tonalité
hégélienne, comme si la question de la subjectivation était la résolution des
impasses théoriques des approches à la question du savoir et du pouvoir.
Dès le début de cette deuxième partie du livre - écrite après 1984 -,
Deleuze, dans un regard désenchanté, prend la pragmatique des énoncés, ainsi
que la microphysique du pouvoir, comme étant blessée par un malaise théo-
rique d'origine. Ce malaise se laisse dessiner progressivement, lentement, de
l'intérieur de l'analyse délicate des grandes thèses de Foucault sur le savoir et
sur le pouvoir. Ce malaise a un seul nom - le Dehors.
Selon Deleuze, le Dehors hante le rappol1 entre les régimes d'énoncé et
les façons de voir ou de percevoir d'Archéologie du savoir. La visibilité ne
se confond pas avec les éléments visuels ou plus généralement sensibles,

323
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

comme qualités, choses, objets ou composés d'objets, mais est composée


par des formes de lum inosité ou un être-Ium ière qui ne sont pas ouverts par
les champs d'énoncés. De son côté, l'énonçable renvoie à un être-langage
qui rend les énoncés énonçables, dicibles ou lisibles. « Dès le début, une
des thèses essentielles de Foucault est: différence de nature entre la forme
de contenu et la forme d'expression, entre le visible et l'énonçable 2. » Pour
Deleuze, cette différence de nature est aussi un non-rapport ou un rapport
d'extériorité d'essence entre le visible et l'énonçable. Il n'y a pas d'enchaÎ-
nement qui va du visible à l'énoncé ou de l'énoncé au visible. Entre parler
et voir, il s'agit d'une conjonction impossible. Deleuze se demande alors:
« Comment le non-rapport est-il un rapport 3 ? » Comment parler et voir en
même temps sans qu'on voie ce qu'on dit de la même façon qu'on ne voit
pas ce dont on parle?
Deleuze fait la carte des différentes réponses essayées par Foucault à ce pro-
blème. La première aurait été celle de la métaphore de la bataille, de l'étreinte
ou de la double insinuation. Les énoncés et les visibilités s'établiraient en
même temps les uns contre les autres comme des lutteurs qui se forcent ou se
capturent. Cependant, selon Deleuze, cette solution ne tiendrait pas compte
de ce qui serait toujours fondamental pour Foucault, c'est-à-dire le primat de
l'énoncé. Dans ce sens, Foucault aurait formulé une autre solution. Elle serait
passée par une inspiration kantienne. Il s'agit de l'attribution à l'énoncé d'une
condition de spontanéité, tandis que le visible serait le corrélat réceptif de la
spontanéité de l'énoncé: « Voilà une seconde réponse au problème du rapport
entre les deux formes: seuls les énoncés sont déterminants, et font voir, bien
qu'ils fassent voir autre chose que ce qu'ils disent 4. » Mais cette solution
aussi serait faible, c'est-à-dire aurait la même faiblesse que son inspiration
kantienne 5. À Foucault, il fallait aussi une troisième instance entre l'énon-
çable et le visible, comme le schéma le fut pour le rapport entre la spontanéité
de l'entendement et la réceptivité de l'intuition chez Kant. Cette troisième
instance, d'après Deleuze, ne pourrait être trouvée par Foucault que dans une
autre forme de non-rapport. Non plus le non-rapport de l'extériorité entre
langage et visibilité, mais quelque chose d'extérieur à l'extérieur. Deleuze
l'appelle le « dehors ». Et, comme pour la lecture de Surveiller et punir de

2. F, p. 68.
3. F. p. 72.
4. F~ p. 74.
5. « Kant avait traversé une aventure semblable: la spontanéité de l'entendement n'exerçait
pas sa détermination sur la réceptivité de l'intuition sans que celle-ci ne continue d'opposer
sa forme du déterminable à celle de la détermination. Il fallait donc que Kant invoque une
troisième instance au-delà des deux formes. essentiellement "mystérieuse" et capable de rendre
compte de leur coadaptation comme Vérité. C'était le schème de l'imagination. » (F, p. 75.)

324
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

1975, il prend ce dehors tel que Foucault l'avait institué en concept central
de son regard sur la nature de la pensée, mais avec cette petite mutation non
phénoménologique : il est la force, ou plutôt, le rapport de la force avec
d'autres forces, bref: il est le pouvoir 6.
Nous sommes devant un déplacement énorme. Cette fois, le pouvoir ne
concerne pas les dispositifs disciplinaires, ou ce que Deleuze appelait, en 1975,
les machines abstraites comme le panoptisme - d'ailleurs, le concept même de
« machine abstraite» ainsi que celui d'« agencement» disparaît tout simple-
ment du texte de 1986. Le pouvoir dont il s'agit dans Surveiller et punir, selon
le regard de Deleuze de 1986, est un concept kantien, il est essentiellement
rapport, il est rapport de forces. C'est en tant que tel qu'il peut fonctionner
comme réponse à la question fondamentale sur la nature du non-rapport entre
le dire et le voir. Et Deleuze le dit en toute transparence. Le pouvoir serait la
troisième solution trouvée par Foucault au problème du schématisme kantien.
Entre la spontanéité de l'énoncé et la réceptivité du voir, il serait l'analogue
d'une faculté intermédiaire entre l'entendement et la sensibilité 7.
Le concept de « diagramme» est également modifié. Il indique seulement
que les forces sont toujours et déjà des réalités hybrides, où chaque force
n'existe qu'en conflit avec d'autres forces, c'est-à-dire agissant sur d'autres
forces tout en étant affectée par elles. Le diagrammatisme de Foucault, mal-
gré toutes ses déclarations, n'est plus un concept politique pour Deleuze.
Il devient une thèse ontologique, il nous fait savoir la nature de la force, en
même temps active et passive, en même temps ayant la même spontanéité de
l'énoncé et la même réceptivité du voir.
Le pouvoir est bien le Dehors du non-rapport entre l'énonçable et le visible.
Bien que diagrammatique, bien que supposant la dimension d'un champ clos
où les forces, dans leur ensemble, se trouvent dans des rapports de conflit
locaux et instantanés affectant toujours le tout, le dehors du pouvoir selon
la version de 1986"- n'a plus la dimension de clôture de la version de 1975.
Deleuze souligne, au contraire, son ouverture. L'atfèct, l'être réceptif de la
force, plutôt que vulnérabilité à d'autres forces avec lesquelles chaque force
est en rapport de conflit, est surtout l'effet du dehors. « C'est toujours du

6. « L'appel au dehors est un thème constant de Foucault et signifie que penser n'est pas l'exer-
cice inné d'une faculté. mais doit advenir à la pensée. Penser ne dépend pas d'une belle intério-
rité qui réunirait le visible et l'énonçable, mais se fait sous l'intrusion d'un dehors qui creuse
l'intervalle. et force. démembre l'intérieur. » (F. p. 93.)
7. « Le diagrammatisme de Foucault. c'est-à-dire la présentation des purs rapports de forces
ou l'émission des pures singularités. est donc l'analogue du shématisme kantien: c'est lui qui
assure la relation d'où le savoir découle. entre les deux formes irréductibles de spontanéité et
de réceptivité. Et cela en tant que la force jouit elle-même d'une spontanéité et d'une réceptivité
qui lui sont propres. » (F, p. 88.)

325
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

dehors qu'une force est affectée par d'autres, ou en affecte d'autres. [ ... ]
Le diagramme est issu du dehors, mais le dehors ne se confond avec aucun
diagramme, ne cessant d'en "tirer" de nouveaux. C'est ainsi que le dehors
est toujours ouverture d'un avenir, avec lequel rien ne finit 8. » Le dehors, qui
au début était pris dans la finitude des rapports de forces, se voit maintenant
transformé en horizon de l'infinitude, en champ non limité de singularités et de
fonctions non formelles. Deleuze le présente progressivement comme « vie ».
D'abord, comme cette vie qui le prend pour objet de contrôle en tant que bio-
politique des populations. Ensuite, la vie devient un concept métaphysique.
Elle est la « plénitude du possible 9 ». Finalement, Deleuze la prend comme un
concept vitaliste. « La force venue du dehors, n'est-ce pas une certaine idée de
la Vie, un certain vitalisme où culmine la pensée de Foucault 10 ? » Le dehors
serait la Vie. Et la vie, elle-même, devient non seulement le dehors, mais sa
propre puissance Il.
Le dehors acquiert ainsi une dimension paradoxale. Il est l'extérieur de
l'extérieur, le non-rapport vis-à-vis d'un autre non-rapport, celui entre l'énon-
çable et le visible, mais, en même temps, il est, en tant que vie, le plan le
plus immanent du réel. Le dehors comme vie habite toutes les dimensions du
savoir, du pouvoir, de la pensée. Selon Deleuze, les deux derniers livres de
Foucault poursuivraient ce paradoxe. Du concept de bio-pouvoir ou pouvoir
sur la vie que Foucault avait travaillé dans le premier volume d' Histoire de la
sexualité, il serait passé au concept de pouvoir de la vie sur elle-même. Chez
les Grecs et les Romains, les rapports de forces se seraient établis non plus
comme un conflit entre des individus, mais comme redoublement de la force.
Des analyses précédentes se dégageaient les concepts d'un savoir et d'un pou-
voir sans sujet. Mais, avec L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi, Foucault
aurait non seulement fait place à une problématique de la subjectivation mais
aurait dO, pour y aboutir, rompre avec une perspective de la finitude sur le
pouvoir. Il aurait alors pensé quelque chose d'encore tout à fait différent, dans
une perspective dont ses précédents ouvrages l'avaient tenu écarté: ce repli
du savoir et du pouvoir par lequel et dans lequel le sujet se creuse à lui-même
un lieu de refuge. C'est alors qu'aux grandes figures de l'extériorité et du
dehors succèdent celles de l'intériorité: si les dernières avaient été, littérale-
ment, exclues par les premières, c'était pour se trouver recluses dans un autre
espace qui leur est propre. Le dehors comme vie et la vie en tant que puis-
sance du dehors conduisent à la figure d'un dehors qui ne s'effectue que dans
une intériorité, dans un dedans qui est plus profond que tout monde intérieur.
8. F, p. 95.
9. F. p. 97.
10. F, p. 98.
11. « ... la vie comme puissance du dehors » (F~ p. 102).

326
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

De rapport à un non-rapport, le dehors devient un rapport à soi. L'enkrateia,


le rapport à soi comme maîtrise, ce pouvoir qu'on exerce sur soi-même, aurait
été la solution grecque à la question du pouvoir comme gouvernement des
autres, ainsi que la solution à la question de l'autonomie du savoir. Si la Grèce
a inventé le savoir autonome, un savoir qui s'affirme par lui-même, si elle
a défini un pouvoir de la vérité qui n'est plus vérité du pouvoir, c'est parce
qu'elle a fondé le pouvoir du savoir sur des problématisations de soi du pou-
voir. La maîtrise, le gouvernement de soi comme condition du gouvernement
des autres, aurait alors supposé une opération du dehors et sur le dehors, une
doublure du dehors qui constitue un dedans. « Les Grecs sont la première
doublure. Ce qui appartient au dehors, c'est la force, parce qu'elle est essen-
tiellement rapport avec d'autres forces: elle est inséparable en elle-même du
pouvoir d'affecter d'autres forces (spontanéité), et d'être affecté par d'autres
(réceptivité). Mais, ce qui en dérive alors, c'est une rapport de la force avec
soi, un pouvoir de s'affecter soi-même, un affect de soi par soi 12. »
Ce mouvement de doublure du dehors, cet accroc, cette réflexion de la force
sur elle-même qui produit un dedans, non pas dans le sens d'autre chose que
le dehors, mais le dedans du dehors, Deleuze l'appelle « pli» ou « plisse-
ment ». Foucault aurait été le grand penseur de ce pli 13. Et s'il a dû remonter
jusqu'aux Grecs dans son archéologie du savoir et du pouvoir, ce fut précisé-
ment parce que - et encore, seulement dans leurs problématisations des plai-
sirs et du souci de soi comme des plissements de la force - ils avaient touché
le centre de cette opération du dehors lequel, tout entier, se plie et produit un
dedans qui se creuse et se développe suivant une dimension propre. Le pli du
dehors vient révéler une troisième dimension du non-rapport entre le disible
et le visible, au-delà du savoir et du pouvoir. C'est la dimension de la subjec-
tivation, la dimension du soi. On arrive ainsi à ce que Deleuze désigne comme
le moment éthique de l'œuvre de Foucault, après le moment épistémologique
et après le moment politique.
Le moment du savoir était fondé sur la primauté du réel, de la saturation
d'effectivité des domaines des énoncés, contre la possibilité des phrases et la
virtualité des interprétations. Le moment du pouvoir, des machines abstraites,
ce fut celui de la primauté du pouvoir et de toutes les autres concepts modaux
associés, comme celui de « probabilité» ou de « potentialité ». Le moment
de la subjectivation serait celui, non plus du pouvoir, mais du « possible ».
Deleuze n'utilise jamais le concept de « possible» comme corrélat du soi.

12. F. p. 108.
13. « Le dedans comme opération du dehors: dans toute son œuvre. Foucault semble poursuivi
par ce thème d'un dedans qui serait seulement le pli du dehors. comme si le navire était un
plissement de la mer.» (F. p. 104.)

327
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Il préfère designer le dedans du dehors comme « absolue mémoire» ou


comme « mémoire du futur », où le temps fait passer tout présent dans l'oubli
et conserve le passé dans la mémoire 14. Ce sera la tâche du Pli. En 1988, il
reprendra ce concept de plissement, de doublure de la force, pour expliquer
Leibniz. Et alors, l'abandon d'une théorie du pouvoir au nom d'une théorie de
la subjectivation sera explicitement accompagné d'une ontologie du possible.

l'éthique entre le possible et le virtuel dans « le Pli »

Le Pli marque une nouvelle époque de la pensée deleuzienne. C'est le


retour d'un grand nombre de concepts. D'abord du concept d'« événement ».
En second lieu, c'est, non pas le retour, mais la réconciliation avec le concept
de « possible ». Et le « possible» surgit accouplé avec le « virtuel », ce qui
çonstitue alors une troisième nouveauté. La quatrième innovation théorique se
fait avec le concept de « concept ». Après la démolition des métaphysiques du
concept dans Différence et répétition, l'éloge du « concept» à partir du Pli est
bien un tournant significatif.
Nous savons que, dans Différence et répétition, le programme pour penser
l'essence de la différence et l'essence de la répétition dépend de l'abandon de
l'idée selon laquelle la pensée se fait par des concepts. Deleuze voulait appro-
cher une idée de différence qui ne se réduise pas à la simple différence concep-
tuelle, et un concept de répétition qui ne se réduise pas à une différence sans
concept, c'est-à-dire qui ne se confonde pas avec des objets représentés sous un
même concept. La différence doit être tout à fait autre chose qu'un rapport entre
concepts, et la répétition beaucoup plus qu'un simple rapport entre choses qui
appartiennent à un même concept. Parce que la différence originaire fut toujours
pensée depuis Aristote comme différence conceptuelle et comme différence par
le concept, c'est-à-dire comme différence en tant que répétition du concept dans
la chose, alors, sauver la différence en elle-même impliquait, dans ce livre de
1968, une critique non seulement de la philosophie du concept, mais surtout de
la localisation dans le concept du travail de la philosophie. De même, puisque
la répétition n'était devenue pensable qu'à l'intérieur d'une représentation de
l'identique selon le concept, laisser la répétition manifester sa singularité, sans
qu'elle soit la singularité d'un concept, passait par une nouvelle détermination

14. « Si le plissement. si le redoublement hante toute l'œuvre de Foucault, mais ne trouve sa


place que tardivement. c'est parce qu'il appelait une nouvelle dimension qui devait se distin-
guer à la fois des rapports de forces ou de pouvoir. et des formes stratifiées de savoir: l'''absolue
mémoire".» (F, p. 106.)

328
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

du singulier. Aussi bien pour la différence que pour la répétition, Deleuze vou-
lait penser dans les marges d'une théorie du concept.
L'identification de la pensée avec le travail du concept qu'on trouve dans
Le Pli et dans Qu'est-ce que la philosophie? signifie donc un changement très
profond. Il nous faut analyser cette métamorphose du concept de « concept ».
De la même façon que pour l'archéologie du concept d'« événement », où
nous avons accompagné le passage d'une théorie de l'événement à une théorie
de l'agencement, il nous faut reconstituer les étapes du concept de« concept ».
Nous essayerons de rendre évident le processus qui conduira Deleuze d'une
ontologie anti-conceptuelle de la différence et de la répétition à une ontologie
conceptuelle de l'événement.
D'une façon schématique, nous pouvons rendre compte du fait que la théo-
rie du concept fait sa première apparition dans Différence et répétition. Elle
disparaît dans Logique du sens et n'est présentée à nouveau qu'à pm1ir du Pli.
Or, que peut signifier ce mouvement mystérieux, presque caché? Serait-il
l'expression d'une radicalisation interne à la pensée sur le concept?
Pour Deleuze, tous les grands programmes spéculatifs qui ont essayé une
pensée de la différence ont échoué, à cause de leur réduction de la différence à
une détermination conceptuelle. Comme il l'explique, « ce fut peut-être le tort
de la philosophie de la différence, d'Aristote à Hegel en passant par Leibniz,
d'avoir confondu le concept de la différence avec une différence simplement
conceptuelle, en se contentant d'inscrire la différence dans le concept en géné-
raI. En réalité, tant qu'on inscrit la différence dans le concept en général, on
n'a aucune Idée singulière de la différence, on reste seulement dans l'élément
d'une diftërence déjà médiatisée par la représentation 15 ».
La doctrine du concept appartient, dans son essence, à la même configura-
tion théorique qui fait de la pensée une activité de représentation 16. Celle-ci
est la relation double du concept avec son objet, dans le sens où le concept se
trouve effectué dans une mémoire et dans une conscience de soi 17. Le concept
est dit toujours en tant qu'identité, opposition, ressemblance, analogie, bref,
en tant que ce qui bloque la répétition et la différence. Il est ce qui immobi-
lise et qui condense le mouvement, qui renvoie les choses à une conscience.
Le blocage artificiel du concept signifie que, dans son usage logique, le concept
souffre d'une limitation. Il s'agit du fait que « le prédicat dans le concept,

15. DR. p. 41. Ou encore. dans une autre formulation. « tel est le principe d'une confusion rui-
neuse pour toute la philosophie de la différence: on confond l'assignation d'un concept de ditlë-
rence avec l'inscription de la ditlërence dans l'identité d'un concept indéterminé» (DR. p. 48).
16. Cf DR. p. 179.
17. Cf DR. p. 21.

329
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

en vertu de son deven ir-autre dans la chose, n'est pas une partie de cette
chose 18 ». Or, ce qui nous intéresse ici est le rapport entre le concept et la
représentation. La représentation ne pense le concept qu'à partir du dualisme
possible/effectif, ne permettant pas la vraie approche au réel. Que le prédicat
ne soit pas une partie de la chose ne signifie pas seulement que le prédicat,
en tant que langage, soit une construction de la conscience, mais aussi que la
relation même entre le concept et les choses dont il est concept ne soit qu'une
fausse relation. Le concept manque de vérité dans son rapport au réel.
Du point de vue modal, le noyau de la critique de la philosophie du
concept est la découverte de sa dépendance face à une ontologie du possible.
On manque la compréhension de la différence et de la répétition quand on les
pense comme différence conceptuelle et comme répétition du concept dans
la chose désignée par le concept. Le concept est alors posé en tant que la
chose mais dans sa condition de chose possible, ou en tant que la possibilité
de la chose. Le concept est le possible, tandis que la chose nommée est le
réel. De cette façon, nous oublions la nature même de la différence dans la
chose, qui n'est pas une différence face à son concept mais une différence
dans l'existence; nous oublions aussi la différence de l'existence et de la non-
existence. « Chaque fois que nous posons le problème en termes de possible et
de réel, nous sommes forcés de concevoir l'existence comme un surgissement
brut, acte pur, saut qui s'opère toujours derrière notre dos, soumis à la loi du
tout ou rien. Quelle différence peut-il y avoir entre l'existant et le non-exis-
tant, si le non-existant est déjà possible, recueilli dans le concept, ayant tous
les caractères que le concept lui confère comme possibilité 19 ? »
Le possible est cette catégorie qui détermine que, du point de vue de l'iden-
tité du concept, il n'y a pas de différence entre le possible et le réel, puisque
tout est déjà donné dans le concept. Accéder au concept, c'est avoir la repré-
sentation de la chose dans sa possibilité. La catégorie du possible est le cor-
rélat d'une philosophie du concept et de la représentation. Le possible ren-
voie toujours à la forme de l'identité et de la ressemblance dans le concept.
Le possible homogénéise l'être aussi bien que la pensée, puisque la représen-
tation détermine l'objet comme réellement conforme au concept, comme son
essence. « L'existence est la même que le concept, mais hors du concept 20. »
L'existence devient la répétition du concept dans les choses, et la répétition
la simple différence de la chose face au concept, son extériorité. La corréla-
tion concept/possibilité annule et la différence et la répétition, puisqu'« on
pose donc l'existence dans l'espace et dans le temps, mais comme milieux

18. DR. p. 22.


19. DR. p. 273.
20. DR. p. 273.

330
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

indifférents, sans que la production de l'existence se fasse elle-même dans


un espace et un temps caractéristiques. La différence ne peut plus être que le
négatif déterminé par le concept 21 ».
Comment penser alors la différence en elle-même sans la réduire à la répé-
tition de sa possibilité dans le concept? C'est ici que Deleuze introduit le
concept bergsonien de « virtuel 22 ». Le virtuel définit l'existence, non pas
comme réalisation, mais comme actualisation. « Le possible s'oppose au réel;
le processus du possible est donc une "réalisation". Le virtuel, au contraire,
ne s'oppose pas au réel; il possède une pleine réalité par lui-même. Son pro-
cessus est l'actualisation 23. » Loin de se réaliser par ressemblance, le virtuel
s'actualise en se diffërenciant, de telle façon que, par le jeu d'une différence
sans négation, l'actualisation est création de nouveau, individuation. Il ne
s'agit pas ici de déterminer la condition ontologique du virtuel dans Diffé-
rence et répétition. Ce qui importe, c'est la façon dont l'opposition du virtuel
au possible permet le passage à une ontologie de la différence et de la répéti-
tion, laquelle rend toute théorie du concept inviable.
On peut alors se demander: quel est alors le corrélat du virtuel dans la
pensée? Comment penser le virtuel sans le réduire au concept, comme c'était
le cas avec le possible? La réponse ne peut que nous sembler bien faible.
Deleuze ne fait que déplacer les limites du « concept» vers ce qui serait les
privilèges de 1'« Idée» : « Le virtuel est le caractère de l'Idée; c'est à partir
de sa réalité que l'existence est produite, et produite conformément à un temps
et un espace immanents à l'Idée 24 », ou encore, dans un autre passage, « le
possible et le virtuel se distinguent encore parce que l'un renvoie à la forme
d'identité dans le concept, tandis que l'autre désigne une multiplicité pure
dans l'Idée 25 ». Contre la théorie du concept et son ontologie du possible, il
faut une théorie de l'idée et son ontologie du virtuel 26.
21. DR. p. 273.
22. Comme le rappelle Éric Alliez. « Deleuze va en quelque sorte doubler la processualité
bergsonienne en intégrant son vitalisme diiférentialiste à la définition objective du problème
en tant qu'Idée. Idée dont la genèse diftërentielle revient à déplacer la dualité du concept et de
l'intuition en tant qu'elle va du virtuel à son actualisation. des conditions de déterminabilité du
problème aux cas de solution déterminés. » Plus loin. Éric Alliez conclut: « Deleuze élabore un
bergsonisme idéel d'inspiration post-kantienne» (ALLIEZ. É.. 1998a. p. 253)
23 .. DR. p. 272.
24. DR, p. 273.
25. DR. p. 273.
26. Une ontologie qui. par le fàit d'être construite hors du concept. est non représentable.
Ainsi. les Idées « sont multiplicités. systèmes de multiples éléments diftërentiels. structures
singulières de position de problèmes. Et par le tàit d'être des structures. elles sont virtuelles [... ].
La virtualité de l'Idée n'a pas besoin de l'assistance d'un sujet ou d'un objet identiques pour
devenir réelle. La représentation appartient essentiellement à la conscience et elle suit la logique
des solutions. L'Idée est. au contraire. selon l'expression de Deleuze. "sub-représentative"

331
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Nous savons que, dans une certaine mesure, c'est Kant qui va offrir à
Deleuze le champ de pensabilité de l'idée en tant que champ problématique et
immanent aux solutions. Ainsi s'explique le fait que, quand Deleuze récupé-
rera le concept de « concept» en tant que dimension positive de la pensée, il
le définira de la même façon que l'idée. D'où la disparition d'une théorie de
l'idée dans Le Pli et dans Qu'est-ce que la philosophie ?
Il est surprenant que, dans un entretien sur Mille plateaux de 1980, le dernier
livre où il n'est pas question du concept de « concept », Deleuze dise: « dès
qu'il y a concept il y a vraiment philosophie 27 », ou encore: « La philosophie
s'est toujours occupée de concepts, faire de la philosophie, c'est essayer d'in-
venter ou de créer des concepts 28 ». Nous trouvons ici condensés les traits les
plus importants concernant le problème du concept à partir du Pli. Deleuze
veut penser la philosophie comme création de concepts. Le concept dit plus
les circonstances que la chose même qu'il désigne. Bref, le concept dit l'évé-
nement. « Le concept est le contour, la configuration, la constellation d'un
événement à venir 29. » Le concept est ce virtuel qui ne veut plus condenser
mais faire sortir; il ne veut plus fermer mais expédier, expulser la chose, la
circonstance, l'événement. « Il ne s'agit pas du tout de réunir dans un même
concept, mais au contraire de rapporter chaque concept à des variables qui en
déterminent les mutations 30. » Le concept est toute une cartographie, il est le
croisement des plans divers, il est différence en soi. Avec le retour du concept
de « concept », le concept de « possible» va aussi revenir. Dans Différence et
répétition, la réfutation d'une théorie du concept allait de pair avec la critique
d'une métaphysique du possible. Dans Le Pli, « concept» et « possible» ne
peuvent que revenir ensemble. Comme en 1968, ils s'expliquent réciproque-
ment. Mais, en 1988, il ne sera plus question de leur effondrement commun.
Bien au contraire: « concept» et « possible» s'expliquent réciproquement
parce qu'ils expliquent tous les deux le concept d'« événement ». Celui-ci
deviendra central dans les derniers livres de Deleuze après le collapse de la
théorie de 1'« agencement» dans Mille plateaux, comme nous l'avons indiqué.
Si la réconciliation de Deleuze avec le concept se fait par l'intermédiaire
de Leibniz, c'est parce que Leibniz a une conception originale du concept.

et elle est taillée selon la logique du problème et de la question. » (BOUNDAS, c., 1996, p. 89.)
Sur la multiplicité de l'Idée. ci aussi SALANSKIS. J.-P.. 1996, p. 59-60.
27. PP. p. 49.
28. PP. p. 39-40.
29. QPh. p. 36.
30. PP. p. 47. Comme l'explique Philipe Mengue. « le concept, comme continuum mobile de
variations. ne peut se contenter seulement de grouper ses éléments ou singularités. L'unité,
le commun n'est pas un universel. c'est une mise en commun. en connexion des différentes
variables» (MENGUE. Poo 1994. p. 36).

332
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

« D'abord le concept n'est pas un simple être logique, mais un être métaphy-
sique ; ce n'est pas une généralité ou une universalité, mais un individu; il
ne se définit pas par un attribut, mais par des prédicats-événements 31. » Dans
Le Pli, l'univocité de l'être trouve son expression maximale dans le concept
d'événement 32. Le concept est le couple prédicats-événement et l'événement
à son tour est l'unité active d'un changement, c'est-à-dire définition réelle de
la substance.
Le retour de l'événement est inséparable de la théorie du concept. L'évé-
nement est pensé en tant que concept, et tous les deux se présentent en tant
que virtuels. « Le concept n'est pas un simple être logique, mais un être méta-
physique; ce n'est pas une généralité ou une universalité, mais un individu; il
ne se définit pas par un attribut, mais par des prédicats-événements 33. » Nous
trouvons ici les trois plans fondamentaux qui orientent la lecture que Deleuze
fait de Leibniz: le plan du concept, le plan de l'événement et le plan de la sin-
gularité. Le concept dit non pas la chose, mais l'événement en tant que ce qui
arrive à la chose. Mais il le dit du point de vue immanent, il le dit comme inclus
dans la chose, une fois que ce qui arrive à la chose est un de ses prédicats ana-
lytiques, une de ses propriétés intrinsèques. Donc, le concept est aussi le prin-
cipe de raison de la chose. Le concept dit pourquoi la chose est ce qu'elle est,
il dit non pas ce qu'il y a d'universalité, mais la chose en tant qu'individualité
absolue, en tant qu'individu. Puisque tout ce qui arrive à la chose appartient
à la chose comme son prédicat essentiel, dire l'ensemble des événements qui
la compose, c'est dire la chose selon son essence et selon sa singularité. Cette
résonance parfaite entre le concept et la chose révèle une autre dimension: le
concept lui-même appartient à la chose, il est l'expression de sa singularité.
Il n'est pas un simple être logique, mais un être métaphysique.
Tout le poids de cette équivalence entre les concepts de « concept »,
d'« individu », et d'« événement» repose sur celui d'« événement ». C'est jus-
tement la théorie de ses prédicats relationnels, où le prédicat n'est que rapport
ou événement, et où l'événement, à son tour, n'est qu'une espèce de rapport,
qui organise la lecture de Leibniz. Deleuze fait même du Pli une petite histoire
de la philosophie de l'événement. Leibniz représente le deuxième chapitre
de cette histoire, inaugurée par les Stoïciens, laquelle a comme troisième et
dernier chapitre la philosophie de la nature de Whitehead. Le Pli est bâti en
grande partie sur l'inscription de la philosophie de l'événement de Leibniz

31. Pli. p. 56.


32. « Si le vrai critère logique de la substance est l'inclusion. c'est parce que la prédication n'est
pas une attribution. c'est parce que la substance n'est pas le sujet d'un attribut. mais l'unité
intérieure à un événement. l'unité active d'un changement. » (Pli. p. 75.)
33. Pli. p. 55-56.

333
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

dans l'héritage de la physique des incorporels et comme anticipation de la


théorie créationniste de Whitehead 34.
La grande originalité de la logique de l'événement de Leibniz dérive de
sa théorie du concept. Tandis que l'événement chez les Stoïciens renvoie à
une logique du sens, et tandis que chez Whitehead il a comme corrélat une
théorie des « préhensions 35 », chez Leibniz, ce qui correspond à l'événement,
c'est toujours un concept. Deleuze ne le dira jamais assez. Le fondamental,
c'est la rupture avec la conception classique du concept comme être de raison.
Chez Leibniz,« le concept n'est plus l'essence ou la possibilité logique de son
objet, mais la réalité métaphysique du sujet correspondant. On dira que toutes
les relations sont internes, précisément parce que les prédicats ne sont pas
des attributs 36 ». Cette condition métaphysique du concept est fondée dans la
théorie monadologique de la substance. Pour Leibniz, la substance est d'une
part le concret, le déterminé, l'individuel, et, d'autre part, sujet d'inhérence
ou d'inclusion. Ainsi, l'individuation ne va pas d'un genre à des espèces,
rilais de singularité en singularité. Cette prééminence absolue de l'individu
se fonde justement dans la condition métaphysique du concept. Parce que le
concept épuise exhaustivement l'essence individuelle, il ne dit jamais des uni-
versaux ou des espèces. Pour Leibniz, seul l'individu existe. Selon Deleuze,
cette primauté univoque de l'individu, c'est une conséquence du statut réel du
concept, et du statut ontologique de l'événement: « C'est en vertu de la puis-
sance du concept: monade ou âme. Aussi cette puissance du concept (devenir
sujet) ne consiste-t-elle pas à spécifier à l'infini un genre, mais à condenser
et à prolonger des singularités. Celles-ci ne sont pas des généralités, mais
des événements 37. » Comment peut-on attribuer à la puissance du concept ce
principe de l'individuation?

34. « Que le prédicat soit verbe. et que le verbe soit irréductible à la copule et à l'attribut, c'est
même la base de la conception leibnizienne de l'événement. Une première fois, l'événement
fut jugé digne d'être élevé à l'état de concept: ce fut par les Stoïciens, qui en faisaient non
pas un attribut ni une qualité, mais le prédicat incorporel d'un sujet de la proposition (non pas
"l'arbre est verf'. mais "l'arbre verdoie .. .'lils en concluaient que la proposition énonçait de
la chose une "manière d'être". un "aspect", qui débordait l'alternative aristotélicienne essence-
accident: au verbe être ils substituaient ··s'ensuivre". et à l'essence, la manière. Puis Leibniz
opéra la seconde grande logique de l'événement: le monde même est événement, et, en tant que
prédicat incorporel (= virtuel), doit être inclus dans chaque sujet comme un fond, dont chacun
extrait les manières qui correspondent à son point de vue (aspects). Le monde est la prédication
même. les manières sont les prédicats particuliers, et le sujet, ce qui se passe d'un prédicat à un
autre comme d'un aspect du monde à un autre. [ ... ] Viendra une troisième grande logique de
l'événement, avec Whitehead.» (Pli. p. 71-72.)
35. Cf Pli. p. 110.
36. Pli. p. 73.
37. Pli. p. 86.

334
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

La réponse de Deleuze passe par un renvoi réciproque des concepts d'« évé-
nement » et de « virtuel ». Deleuze distingue deux plans de l'événement:
1) l'ensemble du monde virtuel comme étant lui-même un seul événement;
2) qui s'actualise dans un nombre infini d'événements individués. Le monde
est défini comme une série d'inflexions ou d'événements, pure émission de
singularités. Dans ce sens, « le monde est virtuellement premier par rapport
aux individus qui l'expriment (Dieu a créé non pas Adam pécheur, mais le
monde où Adam a péché). L'individu, en ce sens, est l'actualisation de singu-
larités pré-individuelles 38 ». Le monde a donc deux niveaux, l'un par lequel
il est enveloppé dans les monades virtuelles, l'autre engagé dans la matière de
ses actualisations. Tous les deux sont de l'ordre de l'événement, événement du
monde virtuel, événement des individus actualisés. Mais cette double réalité
de l'événement va obliger Deleuze à reformuler sa propre théorie du virtuel.
Il laisse tomber l'opposition entre le virtuel et le possible qu'il avait soutenue
dans Le Bergsonisme et dans Différence et répétition 39.
À côté du couple virtuel-actuel, Deleuze place l'autre couple possible-réel.
Et les deux couples appartiennent à un même monde. « Le monde, la ligne
embrouillée du monde est comme un virtuel qui s'actualise dans les monades:
le monde n'a d'actualité que dans les monades dont chacune l'exprime de
son propre point de vue, sur sa propre surface. Mais le couple virtuel-actuel
n'épuise pas le problème, il y a un second couple très différent, possible-réel.
Par exemple, Dieu choisit un monde parmi une infinité de mondes possibles:
les autres mondes ont également leur actualité dans des monades qui les
expriment, Adam ne péchant pas ou Sextus ne violant pas Lucrèce. Il y a donc
de l'actuel qui reste possible, et qui n'est pas forcément réel. [ ... ] Le monde
est une virtualité qui s'actualise dans les monades ou les âmes, mais aussi une
possibilité qui doit se réaliser dans la matière ou les corps 40. »
Actualisation et réalisation ont des processus différents, l'un par distribu-
tion, l'autre par ressemblance. L'événement est ce qui à la fois s'actualise et
se réalise. La singularité neutre, qui caractérise l'événement depuis Logique
du sens, est appelée dans Le Pli« inflexion », c'est-à-dire qu'elle est la« part
secrète de l'événement qui se distingue à la fois de sa propre réalisation, de
sa propre actualisation, bien qu'elle n'existe pas en dehors [ ... ], c'est la pure
inflexion comme idéalité, singularité neutre [ ... ] : virtualité et possibilités
pures, le monde à la manière d'un Incorporel stoïcien, le pur prédicat 41 ».

38. Pli. p. 86.


39. Cf B. p. 99-106 et DR. p. 273-275.
40. Pli. p. 140.
41. Pli. p. 141.

335
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Les monades actualisées ne sont que des événements. Mais ces événements
n'épuisent pas le plan de l'événement. Il y a toujours une part secrète de l'évé-
nement qui se distingue à la fois de sa propre réalisation, bien qu'elle n'existe
pas en dehors. C'est, comme le dit Deleuze « pour parler comme Blanchot,
"la part d'événement que son accomplissement 42" ne peut pas actualiser, ni
son effectuation réaliser ». Deleuze reprend le terme d'eventum tantum qu'il
avait utilisé dans Logique du sens 43. Le concept a la puissance de l'individu
justement parce qu'il le dit dans le plan de la pure réserve des événements.
Le concept taille l'événement avant son actualisation et le soutient dans sa
singularité. Comme nous le verrons, c'est cette harmonie entre le concept et
l'événement et entre le virtuel et le possible qui va orienter l'ensemble de
Qu'est-ce que la philosophie ?

42. Pli, p. 141.


43. « C'est l'exprimable de toutes les expressions. le réalisable de toutes les réalisation, Even-
virtualité et possibilité pures. le monde à la manière d'un Incorporel stoïcien.
tum tantlllll [ ... ]
le pur prédicat. » (Ibid.)
PREMIER CHAPITRE
L'art en tant que spiritualisation du possible

C'est surtout au chapitre VII « Percept, affect et concept» de la deuxième


partie de Qu'est-ce que la philosophie? (intitulée « Philosophie, science et
art») que Deleuze et Guattari exposent, presque sous forme de bilan, ce qui
peut être considéré leur dernier regard sur l'art du roman. Dans un seul cha-
pitre, on voit surgir la constellation complète des concepts de« composition »,
de « sensation », de « monument », de « devenir» et de « fabulation », sur
lesquels vont se dessiner les thèses qui dirigent leur pensée de la littérature des
années quatre-vingt-dix. Comme idée fondamentale, il s'y trouve une ultime
version de l'empirisme transcendantal. Celle-ci déplace la condition d'effec-
tivité de l'art du plan d'une genèse des facultés dans son rapport transcendant
avec l'œuvre vers celui d'une composition spirituelle de blocs de sensations en
tant que zone d'indétermination entre la pensée et une Nature pleine d'âmes,
pleine de micro-cerveaux. La table kantienne des facultés, dans sa version
proustienne (sensibilité, imagination, mémoire, pensée), se transforme main-
tenant en une carte de plans. Elle devient une philosophie de la Nature où l'on
peut détacher trois plans dans chaque bloc de sensations - le plan des affects,
celui des percepts, et celui des concepts. Affects, percepts et concepts, qui
correspondent aux trois formes fondamentales de la pensée - l'art, la science
et la philosophie -", se révèlent donc comme la dernière métamorphose d'une
théorie des facultés, l'ultime enracinement dans la tradition kantienne d'une
question qui s'adresse aux conditions de l'expérience.
À l'idée de l'expérience esthétique comme bloc de sensations, corres-
pond celle de l'œuvre d'art comme monument, comme ce qui se conserve en
soi, comme ce qui se tient tout seul. La grande question qui traversera tout

337
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Qu'est-ce que la philosophie? concerne le mode d'existence de ce tenir-tout-


seul de l'art. Et on y découvre une réponse surprenante: chaque art-monu-
ment est un univers, et cet univers n'est ni virtuel, ni actuel- il est possible.
Le possible devient précisément ce que Deleuze et Guattari présentent comme
une « catégorie esthétique ».
La condition ontologique de l'œuvre d'art, son tenir-toute-seule, est expli-
citement distinguée de la condition de l'événement. Celui-ci est la réalité
du virtuel, tandis que les univers de l'art sont l'existence du possible. L'art
n'actualise pas l'événement virtuel, mais il l'incorpore. En tant que monu-
ment, en tant qu'univers possible, l'art conserve l'événement. L'art incorpore
l'événement, c'est-à-dire rend l'événement possible. Par l'art, l'événement
virtuel se possibilise. Si, dans Le Pli, le possible et le virtuel restaient des
mondes parallèles, dans Qu'est-ce que la philosophie? ils se croisent dans un
même plan de composition. Par incorporation, le virtuel passe à la forme de
l'existence du possible. Cette correspondance entre le possible et l'univers de
I-'art sera décisive pour la lecture que Deleuze fera de la formule de Bat11eby
et des pièces pour la télévision de Beckett. Comme nous le verrons plus tard,
tant le devenir-impossible de Bartleby que l'épuisement du possible de Bec-
kett dépendent de cette découverte du possible comme mode d'existence des
univers de l'art.
Mais, que peut signifier ce possible qui définit la consistance de chaque
œuvre? Malheureusement, Qu'est-ce que la philosophie? ne nous laisse pas
comprendre les contours de ce retour du concept de « possible », lequel avait
été déjà initié en 1988, avec le livre sur Leibniz. Il faudra attendre les deux
derniers grands textes de Deleuze sur la pensée de la littérature, « Bartleby,
ou la formule », publié dans Critique et clinique, et L'Épuisé, publié comme
postface à quatre pièces de Beckett pour la télévision, pour voir se dévelop-
per une approche tout à fait nouvelle du concept de « possible ». Cependant,
aucun des enjeux de ces textes ne se laisse lire par lui-même. C'est seulement
sur l 'horizon des positions de Qu'est-ce que la philosophie? qu'on accède
aux lignes de fond du regard de Deleuze sur Melville et sur Beckett.
L'art, comme la science et la philosophie, est création. Mais, plus que créa-
tion, l'art est conservation de ce qu'il crée parce qu'il est, surtout, ce qui se
conserve en soi. Le sourire d'un personnage sur une toile dure le temps même
de la toile, le regard décrit sur une page d'un roman existe sur cette même
page; bref: l'expression artistique subsiste autant que son support matériel.
Mais l'autonomie de l'art dépasse sa matérialité. L'art est un composé de
sensations qui se conserve en soi, pour autant qu'il existe. Qu'est-ce que la
philosophie? dit que les sensations sont des êtres véritables, des existences
réelles. Dans leur expression, les sensations trouvent un mode autosuffisant

338
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

d'existence. L'art produit, dans des matériaux divers, des êtres qui subsistent
autant que leur propre expression. « L'art conserve, et c'est la seule chose au
monde qui se conserve 1. »
L'art est plan de composition auto-conservable, auto-consistant. Il se sou-
tient tout seul par lui-même. La chose créée est dès son début indépendante
de son modèle, ainsi que du spectateur et de l'artiste qui l'a créée. L'art est un
composé des êtres qui se conservent pour eux-mêmes, en eux-mêmes, dans la
durée de leur existence propre, sans avoir besoin d'autre chose qui les justi-
fierait ou les soutiendrait. Pourtant, la durée ne se restreint pas à la durée ou
à la résistance du support matériel. « Ce qui se conserve en droit n'est pas
le matériau, qui constitue seulement la condition de fait, mais, tant que cette
condition est remplie (tant que la toile, la couleur ou la pierre ne tombent pas
en poussière), ce qui se conserve en soi, c'est le percept et l'affect. Même si le
matériau ne durait que quelques secondes, il donnerait à la sensation le pou-
voir d'exister et de se conserver en soi, dans l'éternité qui coexiste avec cette
courte durée [ ... ]. La sensation ne se réal ise pas dans le matériau sans que le
matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l'affect.
Toute la matière devient expressive. C'est l'affect qui est métallique, cristal-
lin, pétrique, etc., et la sensation n'est pas colorée, elle est colorante, comme
disait Cézanne 2. » Il y a une coexistence entre le matériau et la sensation. Les
deux se fondent et créent une éternité qui subsiste au-delà du matériau, car elle
existe en soi. Cette existence éternelle devient un être de sensation, un affect
et un percept, et c'est alors qu'elle devient un composé autonome. C'est alors
que l'affect devient colorant, métallique ou pétrique, il engage tout dans un
devenir-couleur ou devenir-son, bref, dans un devenir-affect.
Deleuze et Guattari désignent aussi cette auto-conservation de la sensation
dans l'art comme bloc autonome de sensations. Ils peuvent donc conclure que
l'œuvre d'art est un être de sensation. « Les sensations, percepts et affects,
sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. Ils sont en
absence de l'homme, peut-on dire, parce que l'homme, tel qu'il est pris dans
la pierre, sur la toile ou le long des mots, est lui-même un composé de percepts
et d'affects. L'œuvre d'art est un être de sensation et rien d'autre: elle existe
en soi 3. » Cette autonomie de la sensation se fait par un double sacrifice,

1. QPh. p. 154. « L'œuvre d'art ne vaut que par sa consistance interne selon le principe qui veut
l'autoposition du créé (son indépendance, son autonomie, sa vie par soi). Donc, en vertu de ce
principe. l'œuvre ne ressemble à rien, n'imite rien. Elle doit "tenir toute seule", par elle seule,
sans dénoter ou renvoyer à un monde en dehors d'elle qu'elle refléterait ou un sujet qu'elle
exprimerait. L'œuvre littéraire vaut par soi, elle est par essence ce qui tient droit, debout: elle
est un "monument". » (MENGUE, P.. 2003, p. 44.)
2. QPh, p. J,57.
3. QPh, p. 154-155.

339
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

celui et de l'objet de la sensation et du sujet sentant. Les sensations, percepts


et affects n'ont pas besoin de l'homme comme sujet qui, en les éprouvant,
leur octroierait une consistance ou une justification. Ils existent en deçà de
l'homme. Selon Deleuze et Guattari, la sensation est avant tout le processus
d'excéder le vécu et de devenir les qualités expressives de l'objet. C'est en
ce sens que l'artiste entre lui aussi dans cette extase, dans cet excès. Tel qu'il
est présent dans un quelconque matériau, l'artiste est lui-même devenu affect,
composé de percepts ou d'affects: « C'est le peintre qui devient bleu 4. »
Ces sensations autonomes sont l'effet de ce que Deleuze et Guattari
appellent 1'« arracher » des affects aux atlections et des percepts aux per-
ceptions. « Le but de l'art, avec des moyens du matériau, c'est d'arracher le
percept aux perceptions d'objet et aux états d'un sujet percevant, d'arracher
l'affect aux affections comme passage d'un état à un autre. Extraire un bloc de
sensations, un pur être de sensation 5.» L'esthétique se transforme ainsi en une
théorie de l' aisthésis pure, non pas une anthropologie des affects purs arrachés
des affections, ni même une psychologie des percepts purs, mais une onto-
logie des sensations pures. Le but de l'art peut alors être défini comme un but
anti-humaniste, car il correspond à l'extraction de tous les traits subjectifs de
la sensation. Le but de l'art, c'est d'atteindre la sensation pure, la sensation qui
n'est plus sentiment humain, l'affect pur qui n'est plus affection, le percept
pur qui n'est plus perception subjective. La grande question d'une théorie de
l'expérience esthétique devient alors celle de la nature de cet « arracher» un
affect ou un percept, de cet « extraire» un bloc de sensations.
Il s'agit d'abord d'un procédé de démolition des conditions humaines, trop
humaines, de l'expérience. « L'art défait la triple organisation des perceptions,
affections et opinions, pour y substituer un monument composé de percepts,
d'affects et de blocs de sensations qui tiennent lieu de langage. L'écrivain se
sert des mots, mais en créant une syntaxe qui les fait passer dans la sensation,
et qui fait bégayer la langue courante, ou trembler, ou crier, ou même chanter:
c'est le style, le "ton", le langage des sensations 6. » L'art est le.déracinement
de l'affect et du percept purs de toute la sphère subjective. C'est un processus
de distillation de la sensation. Pour réussir ce processus, il y a des procédés
spécifiques à chaque créateur. Mais tous se concentrent sur un même point: le
devenir-inhumain, le devenir-couleur, le devenir-cri ou pur son de l'homme.
Ensuite, il faut bâtir ces blocs de sensations, leur donner la condition d'un
monument. Si l'art est donc un composé d'affects qui subsiste en soi, s'il
y a une indépendance des affects dès le moment de leur expression, dès le

4. QPh. p. 171.
5. QPh. p. 158.
6. QPh. p. 166.

340
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

moment où ils prennent forme sur une toile, L1ne page, une pierre, le problème
le plus difficile dans l'art est que l'artiste arrive à ce que le composé tienne
debout tout seul. Et ils soulignent que la difficulté d'un tel but passe, quelque-
fois, par l'imperfection physique, l'invraisemblance géométrique, l'anomalie
organique. Mais toutes ces difformités ne répondent qu'à une possibilité artis-
tique qui est plus grande et plus vaste que la possibilité physique et qui seule
permet d'atteindre la loi de la création d'autosuffisance et d'autoconservation
du composé. L'art n'est un composé qui se tient tout seul que dans la mesure
où l'art est un monument. Le monument ne doit pas être compris comme un
vécu ou une mémoire du passé, mais au contraire comme un composé de sen-
sations du présent, autosuffisantes et qui se tiennent toutes seules. Le monu-
ment n'est pas un souvenir du passé mais un composé d'un temps pluriel qui
a toujours le présent comme centre de gravité.
Or, ce qui est très intéressant, c'est qu'au moment de penser le monument,
Deleuze et Guattari privilégient l'art du roman. C'est dans l'art du roman que
les équivoques à propos de la nature de la sensation qui est mise en jeu dans
l'acte de création surgissent. Si dans la peinture, la musique, l'architecture, la
danse, etc., on peut croire qu'il y a une indépendance de la matière face à la vie
de l'artiste, dans l'art du roman, au contraire, il est plus difficile de discerner
ces deux plans. Des souvenirs d'enfance, des vécus, des voix intérieures, des
êtres de l'imagination, des fantasmes, bref, toute une subjectivité de l'artiste
est facilement projetée sur et mélangée avec la matière qui compose un texte.
« Nous insistons sur l'art du roman parce qu'il est la source d'un malentendu:
beaucoup de gens pensent qu'on peut faire un roman avec ses perceptions et
ses affections, ses souvenirs ou ses archives, ses voyages ou ses fantasmes,
ses enfants et ses parents, les personnages intéressants qu'il a pu rencontrer et
surtout le personnage intéressant qu'il est forcément lui-même (qui ne l'est ?),
enfin ses opinions pour souder le tout. [ ... ] c'est d'abord la littérature qui n'a
pas cessé d'entretenir cette équivoque avec le vécu. Il se peut même qu'on
ait un grand sens d'observation et beaucoup d'imagination: est-il possible
d'écrire avec des perceptions, des affections et des opinions 7 ? »
On comprend mieux le procès d'extraire ou d'arracher des affects ou des
percepts aux affections et aux perceptions. En tant que monument, le bloc de
sensations a une puissance centripète. Le bloc de sensations lui-même arrache
les affects et les percepts et les fait devenir matière pure du monument-art.
De façon à nier tout vestige d'une intériorité personnelle, du type rêverie,
fantasme, dérives de l'imagination ou mémoire, Deleuze et Guattari définissent
l'art-monument comme étant un acte de fabulation. Celle-ci a la forme du On,
du neutre, du collectif. « Le monument n'est pas ici ce qui commémore un

7.QPh.p.160-161.

341
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

passé, c'est un bloc de sensations présentes qui ne doivent qu'à elles-mêmes


leur propre conservation et donnent à l'événement le composé qui le célèbre.
L'acte du monument n'est pas la mémoire, mais la fabulation 8. » Monument
du présent, bloc d'affects et de percepts purs, fabulation sans mémoire ou sou-
venirs d'enfance, tel est le composé de sensation artistique comme composé
qui se tient tout seul. Le monument n'appartient donc pas à un passé ou à une
mémoire. 1\ n'appartient pas à un quelconque souvenir personnel d'enfance.
1\ n'est que l'acte d'une fabulation, laquelle, selon Deleuze et Guattari, est tout
sauf imagination, mémoire, rêve, fantasme ou vécu.
La fabulation, concept qui est apparu pour la première fois dans l'œuvre
de Deleuze à propos du cinéma, est cette activité mentale qui s'éloigne le
plus de la sphère subjective. Fabuler, c'est un acte impersonnel de création,
parce qu'il se branche directement sur une communauté. Fabuler, c'est tàire
appel à une communauté à venir, laquelle surgit sous la forme de visions et
d'auditions. La fabulation n'est donc pas une aftàire subjective ou privée, elle
est plutôt une affaire de devenir et de visions. « La fabulation créatrice n'a
rien à voir avec un souvenir même amplifié, ni un tàntasme. En fait, l'artiste,
y compris le romancier, déborde les états perceptifs et les passages affectifs
du vécu. C'est un voyant, un devenant 9. » La fabulation appartient au monde
des affects et des percepts purs, où une vie se manifeste en tant que vie imma-
nente et libérée de ses attaches subjectives, une vie arrachée aux vécus per-
sonnels. Fabuler, c'est déborder le monde personnel, c'est rompre avec les
coordonnées subjectives, déraciner les références humaines et entrer absolu-
ment dans le monde des devenirs, un monde qui est au-delà des souvenirs, des
fantasmes, des états perceptifs et des passages affectifs du vécu. Comme l'ex-
pliquent Deleuze et Guattari, « le percept, c'est le paysage d'avant l'homme,
en absence de l'homme [ ... ]. Les affects sont précisément ces devenirs non
humains de l'homme, comme les percepts (y compris la ville) sont les pay-
sages non humains de la nature 10 ». La fabulation est ce devenir non humain
de l'homme, ce paysage non humain de la nature où les affects et les percepts
existent pour soi, en soi, en tant que devenirs purs, en absence de l'homme.
L'effet centripète de l'art-monument, qui arrache en même temps les
affects aux perceptions, arrache l'artiste à lui-même. L'artiste est celui qui
devient, c'est-à-dire celui qui, dans l'acte de contemplation, rejoint le monde,
se mélange avec la nature, entre dans une zone d'indiscernabilité avec l'uni-
vers. Van Gogh devient tournesol, Kafka devient animal, Messiaen devient
rythme et mélodie. « C'est de tout art qu'il faudrait dire: l'artiste est montreur

8. QPh. p. 158.
9. QPh. p. 161.
10. QPh. p. 159-160.

342
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

d'affects, inventeur d'affects, créateur d'affects, en rapport avec les percepts


ou les visions qu'il nous donne. Ce n'est pas seulement dans son œuvre qu'il
les crée, il nous les donne et nous fait devenir avec eux, il nous prend dans
le composé [ ... ]. La fleur voit [ ... ]. L'art est le langage des sensations, qu'il
passe par les mots, les couleurs, les sons et les pierres II. » L'artiste est celui
qui habite l'affect, qui travaille avec l'affect et qui vit dans l'affect, ce point
d'indistinction entre l'homme et l'animal ou le monde entier, cette zone d'in-
discernabilité entre les mots et les choses. L'artiste est celui qui parle la langue
des images comme dans le cas de Beckett, ou qui devient océan comme Mel-
ville, ou qui devient minéral comme son personnage Bartleby.
L'affect, « c'est une zone d'indétermination, d'indiscernabilité, comme si
des choses, des bêtes, et des personnes (Achab et Moby Dick, Penthésilée et
la chienne) avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l'infini qui pré-
cède immédiatement leur différenciation naturelle 12 ». L'affect est l'état d'une
vie qui précède la différenciation naturelle entre les êtres formés, l'état où
toute forme est dissoute. Il appartient à un état pré-individuel, où l 'homme ne
se distingue pas de l'animal ou du végétal, où tous les êtres sont a-subjectifs.
L'affect est la création d'un monde primitif que Deleuze avait décrit chez
Proust, le monde végétal et hermaphrodite. C'est le degré zéro du monde.
Ce n'est pourtant pas un retour à l'état primitif de la vie. C'est plutôt sa recréa-
tion, le recommencement du monde: « Seule la vie crée de telles zones où
tourbillonnent les vivants, et seul l'art peut y atteindre et y pénétrer dans son
entreprise de co-création. C'est que l'art vit lui-même de ces zones d'indéter-
mination, dès que le matériau passe dans la sensation [ ... ]. Il faut que l'artiste
crée les procédés et matériaux syntaxiques ou plastiques nécessaires à une
si grande entreprise qui recrée partout les marécages primitifs de la vie [ ... ].
Il ne s'agit que de nous, ici et maintenant; mais ce qui est animal en nous,
végétal, minéral ou humain n'est plus distinct 13 ».
Une question hante l'auto-subsistance de l'aIt: celle de sa temporalité. Quel
est le temps de l'existence en soi du monument? Est-il le temps de l'éternité?
Et comment faire coexister le temps du monument et celui de la contempla-
tion ? « Comment rendre un moment du monde durable ou le faire exister par
soi 14 ? » Comment rendre l'événement un être en soi, durable et qui se tient
tout seul, indépendamment des conditions de son apparition, au-delà de toutes
les circonstances qui l'ont rendu possible?

Il. QPh. p. 166.


12. QPh. p. 164.
13. QPh. p. 164-165.
14. QPh. p. 162.

343
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Deleuze et Guattari reprennent la question romantique de la tempora-


lité immanente de l'œuvre d'ari à partir du concept d'événement. L'art-
monument, en tant que bloc de sensations, a la condition d'un événement pur.
La question est donc: comment rendre l'événement consistant? Il nous faut
ici préciser le statut que l'événement possède dans Qu'est-ce que la philo-
sophie? Il n'est pas la simple répétition de l'ontologie des incorporels de
Logique du sens. Il n'est pas non plus la mémoire de Whitehead et de sa
transformation de la théorie leibnizienne de l'événement tel que Deleuze
l'avait visité dans Le Pli. C'est vrai que Deleuze et Guattari commencent
par définir l'événement comme étant la réalité du virtuel. Pourtant, le rap-
pOli événement/virtuel n'est pas toujours le même. Il dépend des trois modes
de le traiter, soit le mode scientifique, soit le philosophique, soit l'artistique.
Selon le premier, il n'y a mêlne pas la dimension de l'événement. La science
ne s'occupe pas de l'événelnent, parce qu'elle s'oriente vers le monde empi-
rique, le monde des états de choses actualisées. Or, l'événement est de l'ordre
de )' Aiôn, du telnps qui excède toutes les formes ordonnables de temps et
qui se présente comme un immense temps vide. L'événement est ainsi, non
pas de l'ordre du temps classifiable, le temps dont les instants se succèdent,
mais de l'ordre du devenir, lequel appartient au temps de l'immanence, aux
entre-temps qui se superposent. En outre, l'événement est la vapeur qui sort
des états de choses, ne se confondant pas avec elles. Donc, il n'est pas non
plus spatialement ordonnable. La science s'occupe bien du chaos, mais pour
le comprendre, pour découvrir le secret qu'il cache. Elle prétend l'ordonner,
lui faire extraire des fonctions qui lui permettent de régler les états de choses.
Le viliuel est alors défini comme l'actualisation d'un état de choses, leur réfé-
rence, leur donation des coordonnés spatio-temporelles. La science suit un
mouvement descendant du chaos virtuel aux états de choses et essaie de don-
ner de la référence, c'est-à-dire d'actualiser les états de choses dans un corps,
dans un temps et dans un espace singuliers.
La philosophie suit le mouvement inverse. Elle part des états de choses
pour arriver au virtuel. Ici, l'événement apparaît comme étant la réalité du
virtuel, mais du virtuel devenu consistant, devenu entité réelle sur un plan
d'immanence. « Le viliuel n'est plus la virtualité chaotique, mais la virtualité
devenue consistante, entité qui se forme sur un plan d'immanence qui coupe
le chaos. C'est ce qu'on appelle l'Événement, ou la part dans tout ce qui arrive
de ce qui échappe à sa propre actualisation 15 ». Le virtuel en tant qu'évé-
nement est ce qui échappe à sa propre actualisation, la part de ce qui arrive
qui ne s'actualise pas. L'événement s'actualise dans l'état de choses, dans un
corps ou dans un vécu, mais en tant que survol, c'est-à-dire en tant qu'entité
15.QPh.p.147.

344
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

dont une partie ne s'actualise pas. Bien que l'événement soit défini avec ses
déterminations de Logique du sens, en tant que réel sans être actuel, idéal sans
être abstrait, immatériel, pure réserve en état de survol sur les états de choses,
entre-temps ou temps vide de l'Aiôn, il faut souligner que, dans Qu'est-ce que
la philosophie ?, nous sommes en présence d'un tout nouveau concept d'évé-
nement. L'événement s'actualise dans l'état de choses mais il a aussi « une
part ombrageuse et secrète qui ne cesse de se soustraire ou de s'ajouter à son
actualisation 16 ». Or, c'est cette part ombrageuse qui constitue le virtuel, qui
est la réalité du vil1uel. L'événement est donc un virtuel très spécifique, celui
qui, n'étant plus chaotique, est devenu consistant ou réel sur le plan d'imma-
nence. 1\ est « pure immanence de ce qui ne s'actualise pas ou de ce qui reste
indifférent à l'actualisation, puisque sa réalité n'en dépend pas 17 ». Il est un
virtuel en tant que part qui esquive, qui échappe, qui reste indiffërente à sa
propre actualisation. La réalité du virtuel ne dépend pas de son actualisation
parce qu'elle est pure immanence. La science, en voulant donner une réfé-
rence au virtuel, l'engageant dans un état de choses, travaille avec la partie de
l'événement qui s'actualise et s'effectue, tandis que la philosophie, en faisant
le mouvement inverse, travaille avec la partie virtuelle de l'événement qui ne
s'actualise pas. La philosophie opère donc une « contre-effectuation », c'est-
à-dire pense cette partie dans ce qui arrive qui ne s'actualise pas. Dans cette
mesure, elle rend consistant le virtuel.
Quel chemin, entre les deux lignes de la science et de la philosophie, l'art
peut-il suivre? En créant des œuvres d'art, l'artiste est en train de créer des
états de choses, non pas pour actualiser ou effectuer une vil1ualité, mais pour
la contre-effectuer, pour atteindre et rejoindre le virtuel, pour rendre sen-
sible la partie de l'événement qui ne s'actualise pas. L'art produit des œuvres
comme des états de choses, non pas pour les ordonner, mais pour leur redon-
ner du chaos, pour égaler l'infini, pour exprimer le virtuel, bref, pour extraire
la partie ineffectuable, intemporelle, de l'événement, sa partie qui constitue
la réalité même du virtuel. On peut donc dire que l'art va dans les deux sens
à la fois, il crée de l'actuel mais pour libérer du virtuel, il travaille sur les
états de choses mais pour fàire surgir des événements. Pourtant, l'art n'est pas
une synthèse des deux lignes. « Les trois pensées se croisent, s'entrelacent,
mais sans synthèse ni identification. La philosophie fait surgir des événements
avec ses concepts, l'art dresse des monuments avec ses sensations, la science
construit des états de choses avec ses fonctions 18 ». Le problème de la tempo-
ralité de l'al1 est donc double: comment rendre un moment des états de choses
16. Q?h. p. 148.
17. QPh. p. 148.
18. Q?h. p. 187-188.

345
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

durable? Comment rendre l'événement consistant? L'événement n'est pas de


l'ordre du ternps mais du devenir comme des entre-temps. Cette question doit
alors se comprendre comme: comment rendre l'entre-temps ou le devenir de
l'événement durable. c'est-à-dire éternel sans être une éternité? Comment
rendre sensible, actuel, un événement, un devenir? La réponse passera par le
concept de « fabulation».
Il Y a une correspondance entre l'aIt en tant que bloc de sensation et l'mi
comme expression de l'événement. Dans son expression, l'événement acquiert
une existence autonome, subsiste en soi et se soutient tout seul. Or, cette posi-
tion de l'événement en tant qu'être qui subsiste pour soi et en soi, Deleuze et
Guattari la définissent comme étant un acte de fabulation. Poser l'événement,
lui donner une existence autonome, c'est fabuler, c'est-à-dire lui inventer un
monde, lui créer un univers. Événement actuel d'une expérience vécue ou évé-
nement purement fictionnel qui n'a jamais eu lieu, tous les deux deviennent
objets de fabulation. Tous les deux deviennent objets d'une production vision-
naire d'une réalité qui les entoure et qui fonctionne comme leur monde. Fabu-
ler, c'est créer un univers pour un événement. Et cet univers peut être soit un
univers littéraire, soit un univers pictural, soit un univers musical.
Quel statut ontologique Deleuze et Guattari confèrent-ils à cet univers?
Quelle réalité a-t-il? On assiste ici à un retour, dans toute sa force, du concept
de « possible ». Fabuler, c'est créer un univers, un monde possible pour un
événement. Ni viliuel, ni actuel, le possible apparaît comme étant une réa-
lité à pmi. C'est un possible esthétique. Deleuze et Guattari établissent alors
une différence de fond entre « actualisation» et « incarnation ». Le possible
du monument n'est pas l'actualisation d'une série d'événements. Il est plu-
tôt incarnation ou incorporation de l'événement dans une œuvre d'art. « Le
monument n'actualise pas l'événement virtuel, mais il l'incorpore ou l'in-
carne: il lui donne un corps, une vie, un univers. C'est ainsi que Proust défi-
nissait l'art-monument par cette vie supérieure au "vécu", ses "différences
qualitatives", ses "univers" qui construisent leurs propres limites, leurs éloi-
gnements et leurs rapprochements, leurs constellations, les blocs de sensa-
tions qu'ils font rouler, univers-Rembrandt ou univers-Debussy. Ces univers
ne sont ni viltuels ni actuels, ils sont possibles, le possible comme catégorie
esthétique ("du possible, sinon j'étouffe"), l'existence du possible, tandis que
les événements sont la réalité du viltuel, formes d'une Pensée-Nature qui sur-
volent tous les univers possibles 19. » Jamais on n'avait trouvé dans l'œuvre
de Deleuze une distinction si nette entre des domaines modaux. Pour la pre-
mière fois, on découvre une thèse sur la condition ontologique des univers
créés par l'art - littéraires, figuratifs, musicaux. Ils ne sont pas actuels, ils

19. QPh. p. 168.

346
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

ne sont pas de l'ordre de l'effectivité de l'énonçable - comme Deleuze et


Guattari nous le laissaient soupçonner dans le concept d'« agencement collec-
tif d'énonciation» dans Kafka. Les univers de l'art-monument se définissent
donc par leur inactualité, leur temporalité d'un entre-temps, de quelque chose
qui arrive mais qui ne s'actualise pas. Maintenant, nous apprenons qu'ils ne
sont pas vit1uels non plus. Deleuze et Guattari réservent ce mode d'existence
aux événements. Les événements, comme ils disent, « sont la réalité du vir-
tuel ». Ils « survolent », en tant que Nature purement spirituelle, en tant que
ce que Deleuze et Guattari désignent comme « Pensée-Nature », les univers
de l'art. Et ces univers ne sont pas leur actualisation, mais leur incarnation,
leur incorporation. L'art fait la conversion modale du virtuel. Les univers qui
composent chaque œuvre-monument sont l'effet d'un processus de donation
de vie, de donation d'un corps à l'événement. Le faire même de l'œuvre est
le mouvement de construction d'un univers où s'incarne le monde des réalités
virtuelles. Il y a un univers-Rembrandt, un univers-Proust, pour donner une
vie aux événements-couleurs, aux événements-amours.
Ce qu'il y a d'absolument nouveau, c'est le fait que Deleuze et Guattari
cherchent un statut modal spécifique pour ces univers de l'art. Ni actuels, ni
virtuels, ils découvrent que ces univers de l'art ne peuvent être que possibles.
Mais dans quel sens? L'art comme monument, c'est la création de blocs de
sensation comme lieux d'incarnation, d'incorporation de l'événement. De son
côté, l'événement est la réalité du virtuel qui survole les mondes possibles de
l'art. Il ne les précède pas nécessairement, il peut même être créé en même
temps que les mondes possibles. Mais il sera toujours du côté du virtuel, et
l'art du côté du possible. Ce possible n'est pas l'actualisation d'un virtuel, il
n' actual ise pas l'événement. Le possible comme catégorie esthétique, c'est
le possible comme un être en soi, c'est l'affirmation d'une existence propre
du possible qui se distingue de celle, virtuelle, de l'événement. Le monument
n'actualise pas l'événement ni ne dérive de lui. Le monument incarne ou
incorpore l'événement, lui donne un corps, un univers, une vie. Le possible
donne un monde au virtuel-événement.
Et pourtant, comment distinguer le virtuel du possible? Comment trou-
ver, pour les univers possibles, des modes d'effectuation qui ne se confondent
pas avec le processus d'actualisation qui définit le passage à la modalité du
fait des mondes virtuels? Les virtuels s'actualisent. Et les possibles? Peut-
on dire qu'ils s'actualisent aussi? Ou alors, est-ce que Deleuze et Guattari
reprennent ici la distinction que Deleuze avait faite dans Le Pli entre d'un côté
le processus d'actualisation des virtuels et, de l'autre, le processus de réalisa-
tion des possibles? Mais, dans ce cas, n'est-ce pas tout le monde du virtuel
ainsi que celui du possible qui sont amputés de leur condition de réalité?

347
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Si les possibles se réalisent, est-ce que cela veut dire qu'ils n'étaient pas déjà
réels en tant que possibles?
Cette obscurité hante tout le livre Qu'est-ce que la philosophie? Elle ne
trouvera une timide solution qu'avec le concept de « fabulation ». Dans sa
condition littéraire, le possible recevra alors une allure utopique. Pour Deleuze
et Guattari, le possible comme catégorie esthétique ne se restreint pas à la
sphère de la pure fiction. Ils le présentent dans une condition éthique. Dans
la rnesure olt chaque univers-art est la création d'un possible, il est aussi un
mouvement vers l'avenir. Le possible-monument, comme composé de sensa-
tions fabulées, n'est pas souvenir d'un passé. Il n'est pas, non plus, une affaire
privée. Il est affaire de tout le monde, affaire universelle et donc affaire d'un
peuple qui est à venir. Le monument en tant que possible esthétique est la célé-
bration d'un avenir. C'est que la fabulation, comme Deleuze nous l'avait déjà
expliqué dans ses livres sur le cinéma, est fabulation d'un peuple qui manque.
« C'est la tâche de tout mi, et la peinture, la musique, n'arrachent pas moins
aux couleurs et aux sons les accords nouveaux, les paysages plastiques ou
mélodiques, les personnages rythmiques qui les élèvent jusqu'au chant de la
terre et au cri des hommes: ce qui constitue le ton, la santé, le devenir, un bloc
visuel et sonore. Un monument ne commémore pas, ne célèbre pas quelque
chose qui s'est passé, mais confie à l'oreille de l'avenir les sensations per-
sistantes qui incarnent l'événement 20. » Incarner l'événement dans l'univers
possible d'un monument, c'est, par la conservation que l'art achève par des
blocs de sensations et d'affects, confier une sensation actuelle à un sentir futur.
L'art rend possible un événement virtuel parce qu'il le met dans l'état de pro-
messe de sensation dans l'avenir. Dans les nouveaux accords sonores, dans les
paysages plastiques ou mélodiques, dans les personnages rythmiques, toute
une nouvelle expression d'un monde se révèle, et ce monde se révèle comme
possible dans la mesure olt il est le mouvement pour devenir sensible dans un
avenir. Dans ce regard vers le futur, le monument instaure un possible à la fois
esthétique et éthique. Chaque accord, chaque paysage, chaque personnage est
fabulé non pas à la place de, ou au nom de, mais pour le peuple qui manque,
pour le peuple qui n'est pas là mais qui se voit déjà investi du statut d'oreille
de l'avenir des sensations. Tant qu'ils persistent dans la conservation propre à
l'œuvre, ils appartiennent au monde du possible.
Le peuple qui manque a une réalité propre par le simple fait de son expres-
sion dans l'art. « Ce monde possible n'est pas réel, ou ne l'est pas encore, et
pourtant n'en existe pas moins: c'est un exprimé qui n'existe que dans son
expression, le visage ou un équivalent de visage. Autrui, c'est d'abord cette
existence d'un monde possible. Et ce Inonde possible a une réalité propre en

20. QPh. p. 167.

348
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

lui-même, en tant que possible 21. » Le peuple qui manque est la figure de
l'Autrui qui s'exprime dans chaque trait artistique, dans chaque accord, dans
chaque paysage, dans chaque personnage. En tant que peuple qui manque,
l'Autrui est le monde à venir. Dans son anonymat, il reçoit une promesse: que
les sensations persisteront dans l'œuvre. Tout art-monument tient tout seul
dans la mesure où il tient ses promesses vers l'Autrui comme existence d'un
monde possible.
Il nous faut faire une petite remarque. Dans Logique du sens, Deleuze avait
parlé non seulement du concept de possible mais aussi de celui d'Autrui, et
cela justement pour classifier Autrui comme expression d'un « monde pos-
sible ». Pourtant, à cette époque, Deleuze était inspiré par le structuralisme,
de telle manière qu'il décrit Autrui comme« la structure qui conditionne l'en-
semble du champ 22 » et en tant que « le principe a priori de l'organisation de
tout champ perceptif d'après les catégories 23 ». Autrui était alors l'a priori de
la perception ou du champ perceptif. Le monde possible comme expression
de l'Autrui était pensé à la fois comme l'horizon ou le champ (structural, a
priori) sur lequel se découpe la manifestation de quelqu'un, et comme l'en-
semble de gestes ou d'événements qui composent la biographie future de celui
qui se donne à voir. Il est donc compréhensible que l'exemple que Deleuze
suggère pour rendre visible ce rapport entre « Autrui» et « monde possible»
soit celui, justement, du structuralisme: la langue comme structure a priori
qui s'actualise dans le langage 24. Après l'Autrui comme Autrui structural de
Logique du sens, Deleuze pose maintenant l'Autrui comme l'acte de fabu-
lation qui exprime un peuple qui manque. Et le monde possible n'est plus
l'actualisation d'une structure a priori, mais il est cette réalité qui offre la
sensation persistante à l'oreille de l'avenir. Le possible est devenu fabulation.
La fabulation, définie comme création d'un peuple qui manque, permet de
reprendre cette dimension de futur qui est inscrite dans le concept de possible.
L'art est composition d'affects et de percepts qui sont au-delà de toute sphère
subjective et qui appartiennent à la dimension collective, c'est-à-dire qui font
appel, dans leur propre création, à la constitution même d'un peuple à venir.
La composition du plan de l'art peut donc être dite la constitution d'un peuple.
La révolution, comme l'art, est la création d'un composé d'événements actuels
qui se soutiennent tout seuls comme un monument. Et on comprend peut-être

21. QPh. p. 22.


22. L5. p. 358.
23. L5. p. 359.
24. « Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe: en
parlant. précisément. Autrui. c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage. c'est la réalité
du possible en tant que tel. Le moi. c'est le développement. l'explication des possibles. leur
processus de réalisation dans l'actuel. » (L5. p. 357.)

349
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

mieux ce que l'art est pour Deleuze et Guattari en lisant ce qu'ils écrivent sur
la révolution et sa force immanente comme monument: « Le succès d'une
révolution ne réside qu'en elle-même, précisément dans les vibrations, les
étreintes, les ouvertures qu'elle a données aux hommes au moment où elle les
faisait, et qui composent en soi un monument toujours en devenir, comme ces
tumulus auxquels chaque nouveau voyageur apporte une pierre. La victoire
d'une révolution est immanente, et consiste dans les nouveaux liens qu'elle
instaure entre les hommes, même si ceux-ci ne durent pas plus que sa matière
en fusion et font vite place à la division, à la trahison 25. » La révolution est
un mouvement immanent, elle se laisse voir dans la force qui est présente
dans les vibrations, les étreintes, les ouvertures, les nouveaux liens qu'elle ins-
taure. Ainsi que la révolution, le succès de l'art réside dans les sensations que
l'artiste a su rendre expressives et qui, même si elles ne durent pas plus que
leur matière, fonctionnent toujours et pour toujours comme fusion entre des
individus, création d'un événement-monument comme composé universel en
devenir. Et en tant que devenir, la fabulation est de l'ordre de l'intemporel, du
temps comme bifurcation entre passé, présent et avenir, du temps de l'Aiôn.
Si l'on peut parler de révolution à propos de l'art, c'est aussi parce que l'art
est fondamentalement captation de forces, des forces du temps 26. L'art est
percept, est captation des forces insensibles qui sont dans le monde entier, des
vibrations, des lignes vivantes. L'art est l'expression d'une vie non organique
qui existe et qui vibre dans l'univers. Il y a une force de la vie, une force du
temps que seul l'art arrive à capter. Et cela en prenant le risque des difformités
et des contorsions physiques et géométriques qui ne joignent pas l'harmonie
du réel. Il y a un athlétisme de l'art, un athlétisme affectif, comme disent
Deleuze et Guattari. Le percept est production d'un monde possible comme
expression de l'audition et de la vision de quelque chose à venir.
L'aIt se rapporte donc à la fois à l'événement du monde et au possible
comme zone d'indiscernabilité de la vie dans ce monde. L'art dessine une
double question. Il demande, à propos de l'événement: comment le rendre
durable et sensible? Par rappolt au possible, il demande: comment le saturer,
c'est-à-dire comment le rendre capable d'exprimer l'événement d'une vie non
organique, d'une puissance qui déborde toute logique et toute règle? Comment
l'épuiser, dans le cas de Beckett? Comment le rendre impossible, comme dans
le cas de Bartleby ? Beckett réussit l'évanouissement de la logique, il épuise

25. QPh. p. 167.


26. « C'est ce que faisait la peinture abstraite: convoquer les forces. peupler l'aplat des forces
qu'il porte. faire voir en elles-mêmes les forces invisibles. dresser des figures d'apparence géo-
métrique. mais qui ne seraient plus que des forces [ ... ]. force du temps [ ... ]. N'est-ce pas
la définition du percept en personne: rendre sensibles les forces insensibles qui peuplent le
monde. et qui nous affectent. nous font devenir'? » (QPh. p. 172.)

350
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

les possibles qui régissent les corps, 8artleby devient minéral, il devient le
mur qu'il regarde et fixe dans son regard. Tous les deux sont des exemples de
la force immanente qui travaille dans le corps, la vie cosmique et inorganique
qui le déborde.
Deleuze et Guattari ne pouvaient pas être plus radicaux dans leur anti-
humanisme. Pas même la chair n'est acceptée. Cette instance ultime de la
subjectivité, à mi-chemin entre un corps objectif tenu pour lui-même, en tant
que pur corps, et une conscience sensible, a un goüt trop humaniste. « L'être
de sensation n'est pas la chair, mais le composé des forces non humaines
du cosmos, des devenirs non humains de l'homme, et de la maison ambiguë
qui les échange et les ajuste, et les fait tournoyer comme des vents. La chair
est seulement le révélateur qui disparaît dans ce qu'il révèle: le composé de
sensations 27. » Dans ce refus de la chair, ce qu'on trouve, c'est l'immaté-
rialisation extrême de la sensation, c'est-à-dire la réfutation du programme
phénoménologique de Merleau-Ponty qui déplace la conscience vers le corps
du chiasme sentant/senti. La sensation existe pour soi, sans être incorporée par
une chair qui la supporterait et la subjectiverait. C'est pour cela que la chair,
au moment de la sensation, doit s'effacer, disparaître. Elle révèle l'objet de la
sensation, en même temps qu'elle révèle la sensation à elle-même.
Ce qui est très intéressant est que, selon Deleuze et Guattari, le refus de la
chair comme conscience corporelle et l'affirmation de la sensation comme
une existence en soi, traversée par des forces non humaines, constituent la
base de la définition de la sensation comme projection de la sensation dans
l'univers, dans le cosmos, dans la vie inorganique qui travaille les devenirs
non humains de l'homme. L'anti-humanisme est accompli dans sa formula-
tion la plus extrême, il est devenu un programme cosmologique, une étude des
forces inhumaines et une topologie de la vie inorganique depuis les rochers et
les plantes jusqu'aux devenirs non humains de l'homme.
En tant que captation des forces insensibles du cosmos, l'art est le plan de
composition qui recoupe des sensations du chaos. Deleuze et Guattari défi-
nissent le chaos comme un virtuel qui, en tant que vitesse absolue, est nais-
sance et évanouissement de toutes les formes possibles. « On définit le chaos
moins par son désordre que par la vitesse infinie avec laquelle se dissipe toute
forme qu'y s'ébauche. C'est un vide qui n'est pas un néant, mais un virtuel,
contenant toutes les particules possibles et tirant toutes les formes possibles
qui surgissent pour disparaître aussitôt, sans consistance ni référence, sans
conséquence 28. » Le chaos est un virtuel qui contient toutes les formes pos-
sibles. Pourtant, au lieu d'être un moment d'actualisation de ces formes, le

27. QPh. p. 173.


28. QPh. p. III.

351
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

chaos est plutôt leur dissipation. Par sa vitesse absolue, il produit toutes les
formes possibles, tous les mondes à venir.
Si l'art est esprit pur, si l'art est composition d'affects qui sont arrachés à
l'affection, il est aussi Nature, il est aussi territoire et maison. C'est en ce sens
que Deleuze et Guattari insistent sur la thèse selon laquelle le geste primordial de
l'art, c'est recouper, tai 11er, soit le chaos, soit un territoire, toujours pour y faire
advenir les sensations.« L'art commence avec l'animal, du moins avec l'animal
qui taille un territoire et fait une maison 29. » Tailler un territoire ou recouper le
chaos, c'est le tout premier moment de la création artistique. «Voilà tout ce qu'il
tàut pour faire de l'art: une maison, des postures, des couleurs et des chants
à condition que tout cela s'ouvre et s'élance sur un vecteur fou comme un balai
_,,0

de sorcière, une ligne d'univers ou de déterritorialisation 30. » Par ce vecteur fou,


on rentre absolument dans la zone d'indiscernabilité entre l'homme et l'animal,
entre les mots et les choses, bref, entre l'art et la Nature. Alors, l'art devient
rapport entre ce que Deleuze et Guattari appellent les « composés mélodiques
déterminés» et le «plan de composition ~ymphonique infini ». Ils l'expliquent
ainsi: « plan de composition ~ymphonique infini: de la Maison à l'univers.
De l'endo-sensation à l'exo-sensation. C'est que le territoire ne se contente pas
d'isoler et de joindre, il ouvre sur des forces cosmiques qui montent du dedans
ou qui viennent du dehors, et rend sensible leur effet sur l'habitant [ ... ]. Mais
toujours, si la nature est comme l'art, c'est parce qu'elle conjugue de toutes
les façons ces deux éléments vivants: la Maison et l'Univers, le Heimlich et le
Umheimlich, le territoire et la déterritorialisation, les composés mélodiques finis
et le grand plan de composition infini, la petite et la grande ritournelle. L'art ne
commence pas avec la chair, mais avec la maison; ce pourquoi l'architecture
est le prem ier des arts 31 ».
Il Ya donc un mouvement apparemment contradictoire dans l'art. C'est que l'art
va toujours dans deux sens à la fois: de la sensation composée au plan de compo-
sition comme coupe du chaos, comme mouvement de définition détenninée, et du
plan de composition à la sensation composée comme mouvement de déterritoria-
lisation. Il y a entre la sensation et le plan une stricte coexistence et complémen-
tarité, les deux se formant et se composant en même temps, corrélativement 32.

29. QPh, p. 174.


30. QPh. p. 175.
31. QPh. p. 176-177.
32. « La sensation composée. faite de percepts et d'affects. déterritorialise le système de l'opi-
nion qui réunissait les perceptions et affections dominantes dans un milieu naturel, historique et
social. Mais la sensation composée se reterritorialise sur le plan de composition, parce qu'elle
y dresse ses maisons [... ]. Et en même temps le plan de composition entraîne la sensation dans
une déterritorialisation supérieure. la fàisant passer par une sorte de décadrage qui l'ouvre et la
fend sur un cosmos infïni. » (QPh. p. 186.)

352
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

Ce double mouvement de l'art entre le fini et l'infini, lesquels constituent


le plan de composition comme coupe du chaos, est ce qui soutient l'autre
définition de l'art chez Deleuze et Guattari : l'art comme pensée. L'art est une
pensée, l'art pense autant que la philosophie ou la science. La philosophie
donne de la consistance à l'événement (concept) et essaie de sauver l'infini.
La science, au contraire, renonce à l'infini. Elle lui donne de la référence de
façon à le transformer en une fonction, en une coordonnée déterminable (per-
cept). L'art crée du fini avec de l'infini et donne à l'événement du possible,
une vie, un monde (affect).
Mais ces trois formes de pensée sont moins une lutte contre le chaos que
contre l'opinion et les clichés, contre les règles d'une pensée étroite, toujours
logique. Plus que lutter contre le chaos, l'art le rend sensible. L'affaire de
l'art est de rendre le chaos sensible, car, selon Deleuze et Guattari, « l'art
n'est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou
sensation, si bien qu'il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos
composé - non pas prévu ni préconçu. L'art transforme la variabilité chao-
tique en variété chaoïde 33 ». L'art est composition du chaos, il le transforme
en variété chaoïde en le faisant sortir de son état de variabilité chaotique 34.
Toute pensée est rapport au chaos. Non pas un rapport d'exclusion, mais au
contraire, d'inclusion. La pensée est le résultat d'une opération qui se fait
dans le chaos, elle est la composition même du chaos. Penser, c'est donner
de la consistance au chaos. Le recouper, le rendre consistant, c'est lu i donner
une réalité propre. Le chaos devient Pensée, il acquiert une réalité en tant que
Pensée ou chaosmos mental.
L'art est une des trois formes de recouper le chaos. L'art, la science et la
philosophie sont les trois chaoïdes, les trois formes de pensée et de création
du chaos. Sur chaque plan qui recoupe le chaos se produit une réalité propre.
Ainsi, selon Deleuze et Guattari, sur le plan d'immanence se produit la philo-
sophie, sur le plan de consistance, la science et sur le plan de composition,
l'art. La jonction de ces trois plans s'appelle cerveau. Il ne constitue pas leur
unité, il n'est que leur connexion, leur carte. C'est au moment de penser le
cerveau que Deleuze et Guattari proposent encore une fois une affirmation
très radicale de leur anti-humanisme : ce n'est pas l'homme qui pense, mais le
cerveau. « C'est le cerveau qui pense et non l'homme, l'homme étant seu-
lement une cristallisation cérébrale [ ... ]. La philosophie, l'art, la science, ne

33. QPh. p. 192.


34. « Un concept est un ensemble de variations inséparables qui se produit ou se construit sur
un plan d'immanence en tant que celui-ci recoupe la variabilité chaotique et lui donne de la
consistance (réalité). Un concept est donc un état chaoïde par excellence; il renvoie à un chaos
rendu consistant devenu Pensée. chaosmos mental. Et que serait penser s'il ne se mesurait sans
cesse au chaos?» (QPh. p. 195-196.)

353
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

sont pas les objets mentaux d'un cerveau objectivé, mais les trois aspects sous
lesquels le cerveau devient sujet, Pensée-cerveau 35. » Le cerveau devenu pen-
sée, c'est le cerveau devenu sujet.
En ce qui concerne son statut et ses déterminations, le cerveau rejoint le
concept en tant qu'événement pur. Aussi bien que lui, le cerveau est en état
de survol, auto-survol, il est co-présent avec toutes ses déterminations, les
parcourt à vitesse infinie. « Ce n'est pas un cerveau derrière le cerveau, mais
d'abord un état de survol sans distance, à ras de terre, auto-survol auquel
n'échappe aucun gouffre, aucun pli ni hiatus. C'est une "forme vraie", pri-
maire, comme la définissait Ruyer : non pas une Gestalt ni une forme perçue,
mais une forme en soi qui ne renvoie à aucun point de vue extérieur [ ... ], une
forme consistante absolue qui se survole indépendamment de toute dimension
supplémentaire, qui ne fait aucun appel à aucune transcendance 36. »
Il y a ainsi résonance entre le faire, forme territoriale de l'art maison,
postures, couleurs, chants -, et l'être, forme en soi d'une pensée-cerveau.
Ën tant que forme qui ne renvoie qu'à elle-même, la pensée-cerveau peut être
dite un « Je ». Le cerveau est un Je, un « Je conçois» philosophique, un
« Je réfère» scientifique, ou un « Je sens» artistique, mais un Je toujours
hétérogène: « C'est le cerveau qui dit Je, mais Je est un autre 37. C'est pour-
quoi le cerveau-sujet ici est dit âme ou force, puisque seule l'âme conserve
en contractant ce que la matière dissipe, ou rayonne, fait avancer, réfléchit,
réfracte ou convertit 38. »
De la sensation au cerveau, de la forme en soi du cerveau et à l'âme, Deleuze
et Guattari arrivent à la dernière dimension de l'art: l'art comme activité spi-
rituelle. Plus que cérébral, l'art est de l'ordre de l'âme. L'art comme composé
de sensations est force de contraction et de résonance des vibrations. Sentir,
c'est contracter, et c'est la contraction qui conserve et se conserve. En tant que
réponse au chaos, la sensation contracte et conserve des vibrations, et c'est
dans cette force de contraction que la sensation se conserve per se. Le résultat
d'une vibration contractée, c'est la sensation, laquelle devient, à ce moment,
qualité ou variété. L'âme conserve ce que la matière dissipe et se compose
avec d'autres sensations qu'elle contracte à leur tour. Pourtant, l'âme n'est
pas une action, elle est contemplation, passion pure. L'âme est plutôt une force
comme faculté de sentir, de capter, de contempler 39. La sensation contemple,

35. QPh, p. 197-198.


36. QPh. p. 198.
37. QPh. p. 199.
38. QPh. p. 199.
39. « Contempler. c'est créer. mystère de la création passive. sensation. La sensation remplit le
plan de composition. et se remplit de soi-même en se remplissant de ce qu'elle contemple: elle
est "enjoyment". et "self-enjoyment". C'est un sujet. ou plutôt un injet. » (QPh, p. 200.)

354
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

et à ce moment elle se remplit d'elle-même avec ce qu'elle contemple. L'âme


est un pur sentir interne, une faculté passive, une contemplation sans action,
mouvement ou connaissance, c'est une pure contraction interne d'auto-
remplissement. L'âme est ainsi une sensation en soi.
La dimension spirituelle et la dimension territoriale en tant que recoupe
forment les deux pôles de l'art. L'art comme esprit peut correspondre à l'autre
définition de l'art comme démarcation d'un territoire, construction d'une mai-
son, parce que l'âme est présente même au niveau des plantes et des rochers.
L'âme n'est pas spécifique du cerveau, dans ses connexions ou tissus ner-
veux. Elle s'incorpore aussi dans les existences les plus élémentaires, les plus
embryonnaires, en tant que pure faculté de sentir. Ce vitalisme essentiel à
toute forme d'existence, cette âme des cerveaux aussi bien que des rochers ou
des plantes, Deleuze et Guattari le condensent dans une seule expression: la
vie inorganique des choses. « Tout organisme n'est pas cérébré, et toute vie
n'est pas organique, mais il y a partout des forces qui constituent des micro-
cerveaux, ou une vie inorganique des choses 40. »

Les textes sur Bartleby et sur Beckett, desquels on s'occupera par la suite,
laissent voir la plus forte correspondance entre une ontologie du possible et
une aisthésiologie du spirituel. Ces textes nous permettront de comprendre
dans quelle mesure la spiritualisation de l'art a permis à Deleuze de retourner
à l'image pure, et donc de se dédier aux pièces pour la télévision de Beckett et
de les privilégier comme forme ultime de la littérature.

40. QPh, p. 200.


DEUXIÈME CHAPITRE
Bartleby, ou la formule de l'incompossible

Introduction. L'art entre la critique et la clinique

Critique et clinique est un livre insolite. C'est presque un grandfinale felli-


nien où Deleuze fait danser ensemble tous les noms qu'il a visités au long de ses
quarante ans de combat philosophique. Côte à côte on trouve non seulement la
séquence Nietzsche, saint Paul, D.H. Lawrence et Jean de Patmos (séquence
qui compose le chapitre vI), mais aussi Heidegger avec Jarry, Artaud avec
Kafka et Nietzsche, Spinoza avec Platon. De même en ce qui concerne les
noms de la littérature. L'analyse de l'écriture schizophrénique de Louis Wolf-
son, ou celle des différents regards sur ce que les enfants disent, prépare l' invi-
tation à Lewis Carroll, à Sacher Masoch, à Whitman, et à T.E. Lawrence. Bien
que mélangés, quelquefois même confondus, ces écrivains sont pourtant sans
rapport les uns avec les autres. Deleuze ne transforme aucun texte en regard
sur d'autres textes. Artaud, par exemple, n'est pas la perception du sens de
Nietzsche, de la même façon que Nietzsche n'offre aucun concept pour entrer
dans le monde d'Artaud ou de D.H. Lawrence.
Le texte sur le devenir imperceptible de Buster Keaton dans Film de Bec-
kett devient le centre du style de Critique et clinique. Il y est le seul cha-
pitre dédié au cinéma. Mais c'est aussi le seul où Deleuze formule le pro-
cédé de tout le livre: il faut rendre insupportable le fait d'être perçu pour que
l'action, la perception et l'affection deviennent des purs mouvements en esprit.
On comprend pourquoi tous les noms qui traversent les textes de Deleuze ont
perdu leur image canonique. La philosophie de Kant se laisse résumer par quatre
formules poétiques et l'Éthique de Spinoza se rend transparente en dix-sept

357
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

pages selon trois formes d'expression - signes ou affects, notions ou concepts,


essences ou percepts. Comme des Buster Keaton muets, Spinoza, Kafka, Kant,
Nietzsche, saint Paul, Heidegger, Artaud, T.E. Lawrence sont devenus imper-
ceptibles. Ils ont touché quelque chose de spirituel. Et, à ce moment, ils ont
condensé le plus fondamental de la vie. Comme le dit Deleuze à la fin du cha-
pitre sur le film de Beckett, « Devenir imperceptible est la Vie 1 ».
Il n'est pas étonnant, donc, que la question primordiale de Critique et cli-
nique soit celle de la vie, ou plutôt celle du rapport entre l'écriture et la vie.
Le premier chapitre a justement comme titre « La littérature et la vie ».
Il énonce les tonalités de fond de cette rencontre finale des grands interces-
seurs philosophiques et littéraires de Deleuze. Comment transposer les expé-
riences de santé à l'intérieur des romans et des nouvelles? Comment faire de
la pensée, comment faire de tout ce qui fait violence sur les perceptions, sur
les affections, sur les actions, une nouvelle forme de vie?
Mais, dans tous ces couloirs et liaisons rhizomiques, il y a, dans Critique et
ciinique, un texte qui exprime en une seule formule ce rapport de la vie et de la
pensée. C'est celui sur le personnage Bartleby de la nouvelle d'Herman Mel-
ville. Il est peut-être le lieu privilégié de tout le livre. Ce chapitre « Bartleby,
ou la formule », qui avait été publié en 1989 comme postface à une nouvelle
traduction de Bartleby de Melville, condense les grands thèmes littéraires
du dernier Deleuze. En effet, les concepts d'« agrammaticalité », de « deve-
nir », de « zone d'indiscernabilité », de « bégaiement », d'une« pensée sans
images », de la « voyance », de la « fabulation d'un peuple qui manque », du
« procédé littéraire », du « dehors de la langue », de la« communauté des céli-
bataires », du rôle de l'Original, ou du « devenir imperceptible» sont tous pré-
sents autour d'une seule formule que le personnage Bartleby ne cesse d'énon-
cer: « 1 would prefer no! to ». En plus, au moment d'analyser cette formule,
Deleuze dessine l'horizon ultime de sa métaphysique du possible - laquelle
deviendra ici une métaphysique de l'impossible, ou plutôt de l'incompossible.
La formule de Bartleby semble l'illustration littéraire de l'univers théorique
que Deleuze avait présenté juste une année auparavant dans Le Pli. En cinq
mots, la formule exprime l'issue que la philosophie moderne (surtout White-
head et Bergson) a proposée pour le conflit de la raison classique entre ce que
Leibniz avait présenté comme des mondes incompossibles.
Le Pli avait montré cette transition entre une raison classique que le Baroque
avait essayé de reconstituer, laquelle répartissait les divergences des séries cau-
sales en autant de mondes possibles, en faisant des incompossibilités autant de
frontières entre les mondes, et une raison Néo-Baroque, « avec son déferlement
de séries divergentes dans le même monde, son irruption d'incompossibilités
1. CC. p. 39.

358
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

sur la même scène 2 ». Bartleby surgit alors comme le héros des bifurcations, des
divergences, des incompossibilités. Sa formule dit ce même « chaosmos » des
sentiers toujours bifurquants qu'on trouve chez Joyce, Borges ou Gombrowicz.
Le chapitre « Bartleby, ou la formule» joue ainsi un rôle unique dans l'en-
semble des textes qui composent Critique et clinique: non seulement il conduit
Le Pli et sa métaphysique de l'incompossible à leurs conséquences littéraires et
éthiques ultimes, mais, en plus, il est le noyau, en même temps littéraire et méta-
physique, de ce dernier livre de Deleuze. Au lieu de rester dans l'incompossibi-
lité comme deux mondes possibles incommunicants, Deleuze découvre le fait
de l'impossible dans un seul et même monde actuel. Balileby sera le personnage
néo-baroque par excellence.
Cette condition unique du texte sur Melville avait déjà été soulignée par
Jacques Rancière. Selon lui aussi, « Bartleby, ou la formule» peut être vu
comme le chapitre qui condense tout Critique et clinique. Ce chapitre laisse
même voir les deux dimensions centrales du livre: le côté critique, celui de la
rupture avec le monde de la représentation et l'accomplissement de l'autonomie
de la littérature, et le côté clinique, celui de la non-préférence comme expression
d'un dépassement du père de la Loi et, donc, comme une affaire de santé. Mais,
ce qui est décisif dans le chapitre sur Bmileby, selon Rancière, c'est le fait qu'il
est le lieu de confrontation avec la théorie de la littérature de Deleuze. Comme
il l'écrit, « ce chapitre condense bien le mode de lecture des œuvres qui lui est
propre 3 ». Rancière reconnaît même à la formule un statut paradigmatique, en
ce qu'elle laisse comprendre les traits les plus singuliers du programme esthé-
tique de la littérature moderne dans son ensemble. Parce qu'elle ne dit que ce
qu'elle énonce, parce qu'elle est auto-positionnelle, « la formule de Bartleby
accomplit ainsi en cinq mots un programme qui pourrait résumer la nouveauté
même de la littérature 4 ». Rancière peut ainsi inscrire le programme littéraire de
Deleuze dans la même lignée que Flaubert et sa « métaphysique de la sensation
insensible 5 », selon laquelle c'est par l'abandon des normes et des hiérarchies
de la mimésis, mais aussi par l'abandon de la métaphysique de la représentation
que la littérature arrive à affirmer sa puissance propre.
En effet, l'indétermination de la formule, l'expression d'une non-préfé-
rence ou d'une indifférence, nous conduit à ce geste fondateur de la littérature
après Flaubert. D'un côté, la ritournelle de la formule autonomise la matière
du langage par des traits d'expression flamboyants 6. La formule de Bartleby
2. Pli. p. 112.
3. RANCIÈRE. J.. 1998a. p. 179.
4. Ibid.. p. 180.
5. Ibid.. p. 185.
6. « La puissance nouvelle de la littérature se prend [ ... ] là où l'esprit se désorganise. où son
monde craque. où la pensée éclate en atomes qui éprouvent leur unité avec des atomes de
matière. » (Ibid .. p. 183.)

359
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

ne représente rien, ne symbolise aucune autre réalité invisible. Elle pose bien
un autre monde, mais ce monde n'est produit qu'à l'intérieur de l'expression.
Il est posé, non pas par ce que la formule dit, mais par ce qu'elle fait, par ce
qu'elle produit dans la vie du personnage qui l'énonce ainsi que dans ceux
qui sont affectés par elle. Elle pose un monde des devenirs, des heccéités, de
l'absence de raison ou de préférence qui n'existe que dans l'immanence de la
matière littéraire. D'un autre côté, la formule désorganise l'esprit, fait éclater
la pensée. Le pouvoir de la formule est ravageur, sa consistance indéterminée
trouble la vie en faisant voir un déraisonnement moléculaire qui habite, en
dessous et en avant, tout principe de raison. En y introduisant des séries diver-
gentes, des choix indécidables, la formule force la pensée à un pli sur elle-
même. Pensée et expression entrent ainsi dans une zone d'indétermination,
dans un monde sans raison ni principe, purs devenirs de singularités, d'heccéi-
tés 7. 8artleby devient alors, aux yeux de Rancière, comme le porteur de la for-
mule métaphysique de l'émancipation de l'expression, de cette métaphysique
qui rend la littérature une forme spécifique d'art en tant qu'immanence de la
pensée dans la matière. L'intervention deleuzienne sur la 1ittérature est, donc,
double. Elle rompt avec la représentation et affirme une logique littéraire de
la sensation insensible.
Cependant, Rancière nous fait voir que, si Deleuze commence par affir-
mer que la littéralité de la formule la place aux antipodes de l'histoire et du
symbole, malgré tout, il tombe dans le piège qu'il prétend fuir. Il reprend
le modèle de la mimésis par le rôle qu'il attribue au personnage de la for-
mule. En effet, du côté de la nature des œuvres qui font l'objet du regard de
Deleuze, on doit reconnaître qu'il se dédie sUl10ut à l'analyse de pièces litté-
raires c01ll1es, comme la nouvelle ou le conte, dont l'unité dépend de la cohé-
rence du parcours d'un personnage. Il prend toujours en charge des histoires
qui sont des opérations, comme c'est le cas des métamorphoses, des devenirs
des personnages, ou des formules. Dans leur dire et leur faire, ces histoires
expriment en elles-mêmes la performance d'une littérature en miroir, d'une
littérature qui cherche l'identité de la forme et du contenu de l'œuvre par ce
pli sur soi-même du personnage de la fable. Deleuze, comme l'écrit Rancière,
« privilégie en définitive les histoires qui montrent, dans leur fable, ce que la
littérature opère dans son travail propre 8 ». Selon lui, Deleuze brouille son
objectif anti-représentatif avec le mode même de le faire: « 1\ nous dit que la
littérature est une puissance matérielle qui émet des corps matériels. Mais, le

7. « Ce qui s'oppose à la mirnésis. c'est en des termes deleuziens, les devenirs et les heccéités.
C'est l'émancipation des traits expressifs. l'entrée dans une zone d'indétermination. » (RAN-
CIÈRE, L 1998a. p. 184.)
8. Ibid.. p. 188.

360
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

plus souvent, il nous le démontre en nous disant non pas ce que la langue ou
la forme opèrent mais ce que la fable nous raconte 9. »
L'enjeu de Proust et les signes, c'était déjà, selon Rancière, la tentative
de penser l'unité cohérente d'une œuvre romanesque immense comme La
Recherche. Mais, comme il l'accentue, la solution trouvée par Deleuze le
conduit à une impasse. En voulant caractériser l'œuvre comme la toile d'arai-
gnée d'un Narrateur schizophrénique, Deleuze aurait été conduit à l'identifi-
cation de l'œuvre et de la folie. Il déplace la cohérence de l'œuvre de l'unité
du monde de la vie à l'unité fragmentaire du monde intérieur du narrateur fou.
Il ne résout ainsi le problème de l'autonomie de l'expression qu'en assimilant
l'espace littéraire à l'espace clinique.
La façon dont Deleuze lit la nouvelle L 'Escribe Bartleby - Une histoire de
Wall Street semble dénouer, selon Rancière, cette impasse d'un regard critique
qui renvoie à des supposés cliniques. Parce qu'il s'agit d'un genre littéraire
condensé, comme les fables ou les contes qui ne posent pas le problème de
la synthèse de l'hétérogène, la nouvelle de Melville peut présenter le person-
nage de Bartleby comme quelqu'un entre le psychotique et l'Original. Il est
un personnage en devenir, dont la formule condense en elle-même la per-
formance de la littérature moderne. Et pourtant, comme Rancière le montre,
cette auto-consistance littéraire que la formule acquiert, si elle ne contient
plus de catégories cliniques, dépend d'un présupposé critique très ancien:
celui de la métaphysique de la mimésis, non plus d'une mimésis des actions,
mais des caractères. L'importance donnée aux devenirs et aux heccéités oblige
Deleuze à privilégier dans le travail littéraire la figure du héros. C'est lui qui
est l'opérateur des devenirs et c'est lui qui rejoint le monde des heccéités.
Le fait que Deleuze ait défini Bartleby comme le célibataire unique, comme
l'Original, est aussi un trait flagrant de ce privilège du héros. En reprenant
l'opposition dramaturgique de la poétique aristotélicienne, Rancière nous fait
voir que Deleuze centre « le texte littéraire sur le caractère au détriment de
l'action 10 ».
Cette retombée dans le caractère ne serait qu'un retour naïf à une esthé-
tique aristotélicienne si elle n'avait, selon Rancière, des conséquences qui
débordent la littérature. Elle soulève un problème politique. En effet, Deleuze
transforme ce texte sur Bartleby en un petit manifeste pour une certaine forme
de vie. Si Deleuze concentre son attention sur le personnage principal, c'est
parce qu'il se concentre plutôt sur le devenir de quelqu'un qui abandonne les
présupposés du choix et des préférences. En même temps, c'est dans ce pro-
cessus de devenir que le héros invente une ligne de fuite, invente un peuple.

9. RANCI ÈRE. J.. 1998a. p. 188-189.


10./bid.. p. 190.

361
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Le héros n'intervient que pour montrer l'acte d'invention d'un peuple, d'un
peuple qui n'existe pas, mais qu'il faut faire advenir. La littérature devient
ainsi un procédé exemplaire, pas seulement parce qu'elle met en fable le deve-
nir d'un Original, mais aussi parce qu'elle rend évident un peuple qui manque,
où elle prend la parole au nom d'une communauté qui, pourtant, n'existe que
par l'abîme entre, d'un côté, cette parole, laquelle est en soi-même un acte
d'une communauté, et, de l'autre, la réalité absente des individus qu'elle
exprime, qu'elle fait parler. Pour Deleuze, l'écrivain voit et entend les cris
d'une nation à inventer. Et il transfère la capacité de fabulation de cette nation
et de ce peuple à un personnage singulier, qu'il invente comme Original.
Si l'écrivain crée alors un héros, ce n'est pas comme le porte-parole d'un
collectif qu'il aurait symbolisé par écrit, mais comme le missionnaire messia-
nique d'une terre promise, sans lieu ni pouvoir.
Rancière peut donc souligner le statut mimétique paradoxal de Bartleby.
Pour Deleuze, il ne représente rien, il n'est l'incarnation fictionnelle d'aucun
type psychologique, d'aucune communauté, d'aucune espérance collective.
Il ne laisse apparaître un peuple qu'en contre-lumière, au moment de son
propre effondrement dans le silence. C'est à la limite de l'antireprésentation
qu'il se met à fabuler un peuple que, pourtant, il ne donne pas à voir, qu'il
ne représente pas. La fabulation est ainsi un double opérateur. La fable de
Bartleby le représente en train de fabuler un peuple qu'il ne représente pas,
mais qu'il fait advenir par une formule. C'est la coïncidence de ce qu'il dit et
de ce qu'il fait en tant que personnage d'une formule. Dans son dire l'impos-
sibilité d'écrire, dans son devenir imperceptible, 8artleby devient une singu-
larité anomale, il incarne la figure de l'Original, la figure d'une exemplarité
sans humanité. Il fabule ainsi en négatif, laissant entrevoir, au moment de son
effondrement radical, une fraternité de célibataires à venir. Rancière peut donc
écrire: « Les apparentes contradictions du discours deleuzien, le privilège
donné au personnage fabuleux s'éclairent alors: c'est le personnage fabula-
teur qui est, en définitive, le te/os de l'antireprésentation. La "fabulation" est
le véritable opposé de la fiction. C'est elle qui est l'identité de la "forme" et
du "contenu", des interventions de l'art et des puissances de la vie Il. » La lit-
térature gagne alors la fonction d'expression d'un « combat mythique d'où
doivent sortir une fabulation partagée et un peuple fraternel nouveau 12 ».

II. RANCI ÈRE. J .. 1998a. p. 195.


12. Ibid .. p. 195. Cette concentration dans le personnage principal Bartleby et dans sa formule
rejoint. selon Rancière. l'analyse de la figure dans Logiq1le de la sensation et justifie le fait que
Deleuze ait concédé à Bartleby le rôle de l'Original. « Le texte de Bartleby propose un équiva-
lent littéraire de la figure picturale. c' est la figure christique de l'original. » (Ibid.. p. 191.) Mais
Rancière remarque que. de cette ülçon. Deleuze transforme Bartleby. le gonfle de pouvoirs qui
le surpassent. « L'original devient chez lui une figure d'un genre nouveau. Il ressemble à la

362
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

Le trait fondamental de la lecture de Rancière, c'est qu'il fait de Bartleby


le porteur de la politique inhérente à la métaphysique deleuzienne de la lit-
térature. Rancière reconnaît chez Bartleby le missionnaire messianique: par
les traits d'expression flamboyants de sa formule, il a la même puissance que
l'écrivain, celle de rompre avec le monde de la représentation. Et, en plus,
il a le pouvoir de dénonciation de la mascarade de notre monde. Plus que
figure métaphysique, Balileby est porteur d'un acte politique. « La popula-
tion du roman est aussi promesse d'un peuple à venir. Cet enjeu politique
est inscrit dans le projet même de la littérature, dans le principe de non-
préférence 13. » POUliant, demande Rancière, quelle politique peut s'énoncer
dans le principe de non-préférence? Quelle promesse se laisse voir dans un
peuple de célibataires? Quelle communauté fraternelle est-il possible de sym-
boliser avec l'image d'une multiplicité d'individus originaux unis comme un
mur de pierres libres? Rancière achève ainsi sa longe traversée du chapitre
sur Bartleby - dans sa condition de condensé de l'approche deleuzienne de
la littérature - en déplaçant toutes les questions de poétique vers ces points
obscurs de ce qui serait la politique de Deleuze.
Nous ne pouvons être qu'en accord avec la lecture de Jacques Rancière.
Elle a rendu évidente l' impoliance du texte sur Bartleby, mais surtout elle
l'a transformé en lieu par excellence des enjeux métaphysiques et politiques
de la pensée de Deleuze sur la littérature. Cependant, plus les objections
de Rancière sont dévastatrices en ce qui concerne le bien-fondé du projet
poétique/politique de Deleuze, plus une discussion détaillée de ses arguments
s' im pose. Il nous faut donc un im mense détour, le détour d'un retour, c'est-à-
dire d'une re-lecture de tout le chapitre sur Bartleby. En même temps que le
regard de Rancière sur Deleuze gagnera en vérité, les enjeux métaphysiques
et politiques qu'il y repère deviendront plus vastes.

La formule

Deleuzecommence son analyse du texte de MelvilleL 'Escribe Bartleby-une


histoire de Wall Street par une thèse paradoxale. Tout en concentrant son ana-
lyse sur le personnage Bartleby, il le présente pourtant comme un lieu littéraire
anormal. Bartleby n'a pas une fonction fabulatrice immédiate, il n'est ni une

figure picturale par sa solitude qui barre la logique narrative et par sa capacité d'emblématiser
le mouvement même de l'œuvre. celui d'une schizophrénie retenue sur le plan de composition
de l'œuvre. Mais plus encore que la figure picturale. il reçoit le pouvoir de condenser, comme
en un blason. toutes les propriétés de l'œuvre. » (Ibid.)
13. RANCIÈRE. J..I998a. p. 193.

363
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

métaphore, ni un symbole d'une forme de vie. Bartleby est la figure de l'ex-


plicite, du littéral, dans le sens où il n'existe que pour dire ce qu'il dit, littéra-
lement 14. Bartleby est le personnage d'une formule, d'une ritournelle sonore.
lin 'existe dans la nouvelle que le temps nécessaire pour énoncer la formule et
il n'a de densité dramatique que celle que la vraisemblance exige pour que la
formule soit comprise dans ses conséquences ravageuses. La disparition pro-
gressive du personnage, son devenir imperceptible, c'est comme une stratégie
de la formule elle-même, de façon à afficher son autonomie, son existence en
soi-même. La nouvelle de Melville, dans sa course vers les aboutissements
abyssaux du destin de Bartleby, deviendra, elle aussi, une petite formule, une
autre ritournelle où la lecture s'effondre dans l'acte de lire.
Cet effet de la formule dérive, d'abord, d'un cel1ain maniérisme, d'une
solennité frappante qui la rend même bizarre. La formule est comme exagérée.
Elle n'est pas usuellement employée dans le sens d'un « préférer» condition-
nel. « 1 wauld prefer nat ta » diffère de sa version habituelle et plus ordinaire
«- 1 had rather nat ». Mais, outre que l'utilisation bizarre du verbe ta prefer,
la formule est étrange aussi par sa terminaison abrupte. Le fait de se termi-
ner par un « nat ta » sans aucun complément lui confère une fonction-limite
dans sa grammaticalité. La formule est syntaxiquement et grammaticalement
correcte, mais elle se termine d'une façon indéterminée, laissant ouvert le
verbe infinitif de l'action à laquelle elle se réfère. Répétée plusieurs fois, tout
entière, c'est-à-dire tout entièrement indéterminée, et prononcée comme un
murmure, à voix douce, patiente et atone, elle devient, selon Deleuze, insolite,
irrémissible, anomale. En plus, la formule est violemment comique, s'inscri-
vant ainsi dans la même lignée que Kafka ou Beckett, dont les énoncés sont
prononcés pour faire éclater une réalité dominante 15.

14. Dans Mille plateaux. Deleuze et Guattari analysent la littéralité comme étant l'état du deve-
nir imperceptible. La ligne de fuite est la ligne qui a atteint l'état a-formel de la déterritoria-
lisation absolue. Et cette déterritorialisation est réelle. elle est un composé de lignes de fuite
réelles. C'est pour cela que la ligne de fuite c'est où « on peut enfin y parler "littéralement". de
n'importe quoL brin d'herbe. catastrophe ou sensation, dans une acception tranquille de ce qui
arrive où rien ne peut plus valoir pour autre chose» (MP. p. 242). « "Je parle littéralement", je
trace des lignes. des lignes d'écriture. et la vie passe entre les lignes [... ]. Une affaire de poli-
tique [ ... ]. mais aussi une afTaire de perception. car la perception, la sémiotique, la pratique. la
politique. la théorie. c'est toujours ensemble 1... ]. Ce n'est pas seulement littéralement qu'on
parle, on perçoit littéralement. on vit littéralement, c'est-à-dire suivant des lignes, connectables
ou non. » (MP. p. 246.)
15. Le comique est pensé par Deleuze comme le procédé propre de cette implosion de tout
ordre établi. La différence entre le comique et l'ironie chez Deleuze passe par le rapport que les
énoncés établissent avec la réalité qu'ils désorganisent. Ce sont des procédés qui diffèrent de la
critique. précisément parce que. tels que Bartleby. ils sont plus littéraux.

364
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

La formule a des variantes. Soit elle est dite au présent indicatif, abandon-
nant le conditionnel (<< je préfère ne pas », « 1 prefer nat ta »), soit elle trouve
son complément (<< je préfère me taire », «je préférerais ne pas être un peu
raisonnable », « je préférerais ne pas prendre une fonction de commis », «je
préférerais faire autre chose»). Mais, selon Deleuze, la formule surgit tou-
jours comme un bloc énigmatique qui hante, en tant que présence sourde, le
langage de Bartleby.
Deleuze énumère les dix occurrences de la formule dans le texte de Mel-
ville pour souligner la gradation absurde qui croît à chaque occurrence. La for-
mule est prononcée comme réponse aux demandes de l'avoué, lequel, de plus
en plus étonné, propose des choses chaque fois plus désespérées. Le désordre
s'installe provoquant des réactions en chaîne qui ne font voir qu'une folie en
croissance. Depuis quelque temps, Bartleby n'écrit plus, il se tient immobile
et debout face à un mur aveugle: il hante littéralement le bureau. L'avoué lui
ordonne de quitter son lieu, mais la réponse est toujours la même: « Je préfé-
rerais ne pas» ou « Je préférerais ne pas bouger du tout ». Alors, au bout du
désespoir, il lui propose d'autres solutions, « d'autres occupations inattendues
(tenir les comptes d'une épicerie, être barman, encaisser des factures, être
homme de compagnie d'un jeune homme de bonne famille ... ). La formule
bourgeonne et prolifère 16 ».
Avec ce privilège donné à la formule, on s'aperçoit qu'il s'agit de plus que
d'un problème critique. L'annulation du statut figuratif du personnage (comme
métaphore ou symbole) pour souligner en contraste le sens performatif de la
formule (comme littéralité) dépasse la condition d'une thèse sur la nature de la
fiction. Deleuze veut montrer l'existence d'un dispositif d'énonciation machi-
nique qui travaille de l'intérieur toute la nouvelle de Melville. Le personnage
devient de plus en plus un pur laboratoire de la pensée pour tester des effets
de la formule. Et la nouvelle, dans son ensemble, se transforme en une expé-
rience à la fois éthique et métaphysique. C'est l'avènement même du sens
dans l'écriture qui s'épuise sous les coups d'une formule. D'abord, en tant que
simple forme de politesse de refus, de déclinaison d'une demande, la formule
touche à la condition d'implosion de toutes les formules, de tout le sens, de
tout le langage. « À chaque occurrence, c'est la stupeur autour de Bartleby,
comme si l'on avait entendu l'Indicible ou l'Imparable. Et c'est le silence de
Bartleby, comme s'il avait tout dit et épuisé du coup le langage 17. » Dévasta-
trice et bouleversante, soit au niveau de l'action qu'elle permet ou non de pro-
duire (dans ce cas, copier), soit au niveau de toute préférence, la formule com-
mence par rendre littéralement impossible soit l'acte de copier, soit la faculté

16. CC p. 91.
17. CC p. 91.

365
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de préférence. « Elle abolit le terme sur lequel elle porte, et qu'elle récuse,
mais aussi l'autre terme qu'elle semblait préserver, et qui devient impossible.
En fait, elle les rend indistincts: elle creuse une zone d'indiscernabilité, d'in-
détermination, qui ne cesse de croître entre des activités non préférées et une
activité préférable. Toute particularité, toute référence est abolie 18. » La litté-
ralité consiste ici dans cette plongée dans l'immanence pragmatique du sens.
La formule est littérale car elle ne signifie pas, ni ne manifeste rien. Et elle est
littérale dans ses effets sur celui qui la prononce. Elle est la performance d'un
état métaphysique, celui de l'impossibilité ou de l'impossible. Elle ne laisse
subsister aucune autre possibilité, aucune autre préférence: elle abolit le terme
sur lequel elle porte, ne permettant à rien de subsister.
La formule a le même rôle que celui que Deleuze découvre dans le procédé
de l'image que les personnages de Beckett font apparaître sur scène: elle pro-
duit une séquence imparable de processus d'épuisement. D'abord, d'épuise-
ment du langage. Cet épuisement dérive de son agrammaticalité. Et elle se fait
sentir précisément dans le caractère ambigu de la formule. Elle n'est ni affir-
mative ni négative. La formule a la force de la limite, elle apporte la radicalité
même de tout énoncé. Sa formulation, son énonciation même, provoquent une
telle onde de stupéfaction à l'intérieur des normes communicatives que la
formule surgit comme une anomalie, une agrammaticalité. Elle rend donc le
langage silencieux, indicible, imparable. Comme Deleuze le dit, la formule
« creuse une zone d'indétermination qui fait que les mots ne se distinguent
plus, elle fait le vide dans le langage 19 ». Mais, dans un deuxième plan, cette
anomalie affecte les règles des actes mêmes de la parole. La formule dissout
la différence entre la négation et l'affirmation. En suggérant un état d'indis-
tinction, ce que Deleuze nomme « zone d'indétermination» ou « zone de voi-
sinage », la formule ne produit pas seulement un silence, un vide, elle brouille
les règles d'interlocution. Dans le moment où Bartleby la prononce comme
réponse aux demandes de l'avoué, c'est tout l'univers de la pragmatique du
langage qui s'effondre. Désarmé par la politesse de la formule, le patron perd
lui-même les références aux rôles dans les actes de parole. La formule « désa-
morce les actes de parole d'après lesquels un patron peut commander, un ami
bienveillant poser des questions, un homme de foi promettre 20 ». Elle crée
une tournure extrême dans la langue, et, par suite, dans le comportement de
son patron. De même avec les collègues de bureaux. La formule prolifère, elle
bourgeonne et elle contamine tous ceux qui l'entendent. « À chaque occur-
rence, on a l'impression que la folie croît: non pas "particulièrement" celle de

18. Cc. p. 92.


19. Cc. p. 95.
20. Cc. p. 95.

366
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

Bartleby, mais autour de lui, et notamment celle de l'avoué qui se lance dans
d'étranges propositions et des conduites plus étranges encore 21. » Deleuze
indique quelques comportements étranges de l'avoué: « On sait à quelles
extrémités l'avoué est réduit pour se débarrasser de Bartleby : rentrer chez
soi, puis se résoudre à changer de local professionnel, s'enfouir quelques jours
[ ... ]. Quelle étrange fuite où l'avoué errant vit dans son cabriolet ... Depuis
l'agencement initial jusqu'à cette fuite irrépressible, caïnique, tout est bizarre,
et l'avoué se conduit comme un fou. Dans son âme alternent les désirs de
meurtre et les déclarations d'amour à l'égard de Bartleby. Qu'est-ce qui s'est
passé? Est-ce un cas de folie à deux, là aussi un rapport de double, un rapport
homosexuel reconnu 22 ? »
Privés du dire par la formule, et privés aussi du faire de la formule, Bartleby et
son entourage entrent dans un processus de dépossession par le langage. La for-
mule devient une machine de désubjectivation, ou plutôtd'inhumanisation dans
l'humain. D'où le fait que les personnages qui l'empoignent deviennent des
types à la limite de l'humain, exposés au dehors du monde et de la vie. Bart-
leby est le seul personnage, dans tous les livres de Melville, qui n'existe que
par une formule. Son histoire n'est que le développement du sens de ce qu'il
dit. Sa fonnule vaut pour un procédé 23. Et tous les autres noms, tous les autres
personnages qui traversent cette nouvelle sur ce clerc de Wall Street sont hantés
par le même néant d'un énoncé, d'une phrase, d'un protocole de sens.
Mais, comment comprendre cet effet dévastateur de la formule? Pourquoi
annule-t-elle non seulement la grammaire, mais aussi les règles des actes de
parole, jusqu'à amener l'avoué à se conduire comme un fou?
La grande thèse de Deleuze, c'est que la formule, par elle-même, produit
un réel paradoxal: la réalité de l'impossible. Une fois prononcée, non seule-
ment elle ne laisse plus Bartleby copier, mais elle rend toute copie impossible.
C'est que la formule est à deux temps. Bartleby ne refuse pas, il récuse seu-
lement un non-préféré. Ensuite, Bartleby n'affirme pas un préférable, il en
pose simplement l'impossibilité. Ce que Bartleby fàit avec sa formule, selon
Deleuze, c'est poser l'impossibilité même de toute préférence. « L'essentiel
est l'effet sur Bartleby : dès qu'il a dit JE PRÉFÈRE NE PAS (collationner),
il ne peut plus copier non plus. Pom1ant il ne dira jamais qu'il préfère ne

21. Cc. p. 91.


22. Cc. p. 97. Ici. il faut souligner que le concept d'« agencement» n'a pas un sens technique.
23. « Il appartient à la psychose de mettre en jeu un procédé. [ ... ]. Bartleby [ ... ] ne dispose
pas d'un Procédé général. fût-ce le bégaiement, pour traiter la langue. Il se contente d'une
brève Formule. correcte en apparence. tout au plus un tic localisé qui surgit dans certaines
occurrences. Et pourtant le résultat. l'effet sont les mêmes: creuser dans la langue une sorte de
langue étrangère. et confronter tout le langage au silence. le faire basculer dans le silence. [ ... ]
Après la formule. il n'y a plus rien à dire: elle vaut pour un procédé. » (CC. p. 93-94.)

367
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

pas (copier) : simplement il a dépassé ce stade (give up) 24. » Bartleby pose
l'impossibilité de l'acte de copier car il pose avant tout l'impossibilité même
de la préférence de copier. Il refuse de copier, non pas parce qu'il affirme une
autre préférence, mais parce qu'il rend impossible toute préférence. Il ne pré-
fère pas autre chose, simplement il ne préfère pas du tout. Il épuise toute préfé-
rence et toute faculté de vouloir. « La formule qui récuse successivement tout
autre acte a déjà englouti l'acte de copier qu'elle n'a même pas plus besoin de
récuser. La formule est ravageuse parce qu'elle élimine tout aussi impitoya-
blement le préférable que n'importe quel non-préfëré 25. » Dans un premier
moment, donc, la formule touche la volonté de celui qui la prononce. Elle
effondre tout mouvement d'inclination ou de choix. C'est dans ce sens qu'elle
est performative. Elle affecte la forme de vie des interlocuteurs. Mais, dans un
deuxième moment, la formule est aussi un constat, elle est une « évidence ».
Si elle indique le néant de tout choix, en elle-même elle est une expérience,
elle est l'expression d'une connaissance. Par la formule, on entre dans un vrai
observatoire métaphysique. Au moment où Bartleby s'aperçoit du contenu de
la formule, il y découvre la réalité de l'impossibilité de continuer à copier.
Ce qu'il découvre est d'un autre domaine que celui de la pragmatique des
interlocutions. Il découvre, comme fond ultime, la nature même de l'impos-
sible: le fait que la formule rend toute préférence impossible, parce qu'elle est
l'existence en soi de l'impossible qui s'y manifeste.

Poser l'impossible. Première approche métaphysique

Nous l'avons déjà vu. D'abord, la formule pose l'impossibilité de la préfé-


rence et de la non-préférence. Non préférer, c'est préférer ne pas préférer en
posant l'impossibilité de la préférence. Mais, dans un deuxième moment, la
formule pose l'impossibilité tout court. Non pas l'impossibilité d'une chose
ou d'un événement, mais l'impossibilité en soi. La formule, en la répétant,
nous conduit à cette dimension du réel le plus impensable: l'impossible.
Et, pourtant, qu'est-ce que cet impossible?
À ce point-ci, nous nous confrontons avec plusieurs plans d'obscurité.
En effet, de façon à souligner le caractère insolite de la formule, Deleuze écrit:
« Bartleby n'accepte pas davantage, il n'affirme pas un préférable qui consis-
terait à continuer de copier, il en pose seulement l'impossibilité 26 ». Et, un peu
après: « Son moyen de survivance, c'est préférer ne pas collationner, mais

24. CC, p. 91.


25. Cc. p. 92.
26. CC, p. 92.

368
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

par là même aussi ne pas préférer copier. Il lui fàllait récuser l'un pour rendre
l'autre impossible 27. » Chaque fois que Deleuze reprend la formule, il sou-
ligne cet acte de poser l'impossible ou de rendre une préférence impossible.
Pourtant, il s'agit toujours de deux dimensions différentes de l'impossible.
D'un côté, la dimension pragmatique, en tant qu'effet ravageur, dévastateur et
contagieux de la formule, laquelle rend impossibles les présupposés des actes
de parole qui soutiennent toute expectative et toute demande d'une décision,
d'une préférence. De l'autre côté, la dimension métaphysique. Ici, l'impos-
sible semble correspondre aux extrêmes du réel: le néant de l'explosion du
sans-limite, et le néant de l'implosion dans l'inexistant.
En effet, pour Deleuze, dès qu'on se met dans la peau de quelqu'un qui
prononce la formule (Bartleby ou un autre personnage quelconque), le monde
a cessé d'être un ensemble de possibilités. Exister, ce n'est plus contempler
des possibles, mais plutôt constater qu'il y a des impossibles. La formule est le
lieu de l'évidence de l'impossible et le lieu où l'exister lui-même devient sans
possibilité, devient impossible. La formule dessine la limite du réel, le point
où l'être se dissipe, s'effondre en soi-même. Cet impossible est de l'ordre
de l'inexprimable. Deleuze revient ici au concept de « pensée sans image »,
quand il veut indiquer une connaissance de l'impossible qui déborde les lois
générales de la connaissance elle-même. Bartleby lance « des traits d'expres-
sion flamboyants, qui marquent l'entêtement d'une pensée sans image, d'une
question sans réponse, d'une logique extrême et sans rationalité 28 ».
Si l'impossible est l'extrême limite du réel, alors habiter le lieu de cet impos-
sible, c'est incarner le cap Finisterre de l'humain. Pour Deleuze, Bartleby doit
être compris justement comme le dernier degré de la typologie des limites de
l'humain qui traverse toute l'œuvre de Melville. Et cette typologie des formes
de l'humain reproduit la typologie des régions du réel. D'un côté, les person-
nages d'une seule volonté, engagés absolument dans un désir unique, dans
une obsession sans repos. Ce sont les monomaniaques. Ils expriment l'impos-
sible comme l'infiniment grand du réel. Cet impossible métaphysique rend
tout choix impossible. L'impossible comme au-delà de la limite de la volonté
transforme le vouloir en une préférence sans choix, c'est-à-dire en une seule
orientation du vouloir. L'orientation monomaniaque, tout en étant un vouloir,
est un vouloir qui n'a pas comme origine un choix, mais une intentionnalité
univoque. C'est une volonté unique et obsédée. Deleuze appelle cette mani-
festation de l'impossible dans le vouloir du monomaniaque une « perver-
sion métaphysique ». C'est le cas de Claggart, dans Billy Bud : « pas plus le

27. Cc, p. 93.


28. Cc, p. 106.

369
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

capitaine Achab il n'est un cas de méchanceté psychologique, mais de perver-


sion métaphysique 29 ».
L'impossible se manifeste, dans l'autre extrême du vouloir, comme collap-
sus du réel, comme le réel infiniment petit, comme le néant. C'est le domaine
des hypocondres, des anorexiques, ceux qui habitent le néant de volonté. Ici,
l'impossible est ce qui rend vide le vouloir par sa chute dans l'abîme du néant.
Deleuze tàit du travail littéraire de Melville l'invention de cette nouvelle
anthropologie calquée sur la métaphysique de l'impossible. C'est ce qu'il
appelle « la psychiatrie melvillienne ». « À un pôle, ces monomaniaques ou
ces démons, qui dressent une préférence monstrueuse, menés par la volonté
de rien: Achab, Claggart, Babo ... Mais à l'autre pôle il y a ces anges ou
ces saints hypocondres, presque stupides, créatures d'innocence et de pureté,
frappés d'une faiblesse constitutive, mais aussi d'une étrange beauté, pétrifiés
par nature, et qui préfèrent. .. pas de volonté du tout, un néant de volonté plu-
tôt qu'une volonté de néant (le "négativisme" hypocondriaque). Ils ne peuvent
survivre qu'en devenant pierre, en niant la volonté, et se sanctifient dans cette
suspension. C'est Cereno, Billy Bud et par-dessus tout 8artleby 30. » L'univers
littéraire de Melville consiste en cette tension entre la volonté de rien comme
volonté qui ne veut que le mouvement de se vouloir à l'infini, et le rien de
volonté, la faillite de l'être dans le non-vouloir. Deux limites donc du néant:
la volonté de rien menée par une préférence monstrueuse, et le rien de volonté
par suspension de toute préférence. Dans l'extrême monstrueux, les caractères
monomaniaques se déterminent par un objet obsessif de désir, par une déci-
sion pour la vie. Ils touchent l'extrême de la puissance en devenant un pur agir
dans un rapport avec un but, lequel n'est rien qu'un but pour une volonté sans
buts 31. Ils sont des démons, ils sont le rien comme pure puissance. Les hypo-
condriaques, dans l'autre extrême, n'ont aucune puissance. Ils sont « pétri-
fiés par nature» ou alors ils deviennent pierre. Leur agir est angélique, sans
matière ni objet, sans choix ni principe.
Deleuze reprend cette psychiatrie melvillienne pour mieux comprendre les
différents devenirs de ses personnages. Du côté du vouloir démoniaque, de
la volonté de néant, le personnage est bâti comme engagé dans un devenir-
animal. C'est le cas d'Achab dans son rapport avec Moby Dick. Il s'engage
dans un corps à corps avec son objet de capture, il entre dans des lignes de vie
qui lui donnent des propriétés marines, des caractères de poisson. Du côté du

29. CC p. 102.
30. CC. p. 102-103.
31. « Achab percera le mur. même s'il n'y a rien derrière. et fera du néant l'objet de sa volonté:
"Pour moi, cette baleine blanche est cette muraille, tout près de moi. Parfois je crois qu'au-delà
il n 'y a rien. mais tant pis ... " » (CC p. 102.)

370
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

vouloir angélique, il s'agit d'un tout autre devenir. Non pas un devenir-ani-
mai, mais un devenir-pierre, un devenir-minéral. Il acquiert progressivement
la gravité de l'immobile, il se cristallise dans un point de coïncidence absolue
de ses virtuels et de son actualité monotropique. On comprend pourquoi alors
il faut une formule pour atteindre cette limite de la volonté. Tandis qu'aux
monomaniaques il suffit d'un objet absolu, lequel se révélera comme rien, aux
saints hypocondres, par contre, il faut une règle, une méthode pour la suspen-
sion, pour la pétrification absolue de la volonté. Mais, au contraire de toutes
les méthodes de négation du vouloir, la méthode de Bartleby n'est ni une
négation ascétique, ni une dénégation masochiste, ni même une irréalisation
quiétiste. Contre toutes les techniques de suspension de la volonté, contre tous
les dispositifs de sublimation du désir, contre tout déplacement de la puissance
d'agir que l'humanité a inventés et dont Deleuze avait tracé la carte depuis son
livre sur Nietzsche et sur les pièges de l'idéal ascétique, Melville aurait conçu
une nouvelle formule: la formule de l'impossible préférence. Melville a élargi
ainsi la comédie humaine, il a dressé une autre typologie de l'humain. Il a
créé de nouveaux lieux de cette condition paradoxale de la volonté. Bartleby
vient remplir la catégorie ultime de cette longue histoire des volontés abolies.
« Vocation schizophrénique: même catatonique et anorexique 32. » Seule une
nouvelle méthode aurait pu atteindre ce stade. Et seule une formule qui énonce
une préférence de non-préférence aurait pu le faire. C'est que la formule est
beaucoup plus qu'une négation de la volonté par la volonté. Elle exprime un
fait, elle révèle de nouvelles dimensions du réel l'impossible.
Mais l'idée d'impossible qui traverse la formule de Bartleby n'est pas
uniquement le lieu extrême du réel. Elle a une condition qui dépasse son
ancrage dans un vouloir, dans un pouvoir ou impouvoir de la volonté. Sous
le pouvoir pétrifié du monomaniaque, ainsi que sous l'impouvoir délibéré de
l'anorexique, il y a un impossible en soi, lequel rend tout vouloir impossible.
Il nous faut encore nous demander: qu'est-ce que cet impossible?
L'impossible, on le sait, a une énorme tradition dans la pensée contempo-
raine. De l'absolu comme l'impossible chez Schelling à l'impossible justice/
donation/hospitalité/pardon de Derrida, en passant par la mort comme la pos-
sibilité de l'impossible chez Heidegger et au réel comme impossible chez
Lacan, l'impossible est un des concepts le plus polymorphe et le plus équi-
voque du lexique spéculatif. Il en mesure même sa relevance.
Quel impossible travaille la psychiatrie de Melville? Prenons le domaine
de l'impossible du monomaniaque. Est-il une limite, cet au-delà du possible
où toute possibilité finit - comme le moment de la mort, selon Heidegger,
en tant qu'une possibilité entre autres, mais qui rend toutes les possibilités
32. CC p. 114.

371
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

impossibles 33 ? Nous ne le croyons pas. Les personnages démons, ceux qui


ont une préférence monstrueuse, veulent d'une façon obsessive ce qu'ils
veulent au-delà du néant de la mort. De son côté, Bartleby semble aussi
un anti-heideggérien systématique. L'impossible qui se joue dans la non-
préférence n'appaliient pas à l'ensemble des possibles. Au contraire de Hei-
degger, l'impossible de sa formule n'est pas un possible entre autres qu'on peut
toujours préfërer dans un rapport d'authenticité avec sa propre mort. Il n'est
pas un fait imminent inscrit à l'intérieur des possibles, comme cet événement
possible dont l'actualisation impliquerait d'un coup la fin de toutes les autres
possibilités. L'impossible de Bartleby ne peut pas être choisi. Il n'appartient
pas au domaine des non-préfërables. Il n'est pas un fait, il n'est pas quelque
chose qui arrive et qui rend impossibles toutes les autres possibilités. Il est ce
qu'on vit en tant que tel, ou ce qu'on rend impossible en tant que tel. On pose
l'impossibilité d'un acte pour montrer sa condition de non-préférable, ou alors
on rend une préférence impossible par une décision de non-préférence.
- L'impossible des extrêmes psychiatriques de Melville n'est pas, non plus,
le réel impossible de Lacan 34. La perversion métaphysique de Claggart ou
l'obsession d'Achab ne sont pas orientées par un quelconque objet introu-
vable du désir. Bien au contraire, le vouloir du monomaniaque est extérieur à
la logique de la loi et de la négation. C'est l'au-delà du désir, le rien de préfé-
rence. Et si Deleuze dit l'impossible comme constitué par un acte de position,
il n'est pas le corrélat d'une position désirante. De même avec la formule du

33. Deleuze ne se réfère pas au concept d'impossible dans sa lecture de Heidegger. Il y sou-
ligne toujours l'équivalence entre l'être de l'ereignis et un passes!, une possibilité d'Être, dans
sa méditation sur la technique. « C'est ce qui apparaît chez Heidegger, avec l'Ereignis, qui
est comme une éventualité de l'Événement. une Possibilité d'être, un Passest, un A-venir qui
déborde toute présence du présent non moins que tout immémorial de la mémoire. Et dans ses
derniers écrits Heidegger ne parle même plus de métaphysique ni de dépassement de la méta-
physique, puisque l'être à son tour doit être dépassé, au profit d'un Pouvoir-Être qui n'est plus
en rapport qu'avec la technique. )} (CC. p. 118.) Cependant. pouvait-il ignorer le rôle que joue
l'impossible dans ce concept de possibilité?
34. Déjà dans L'Anti-Œdipe Deleuze refusait cette équivalence entre l'impossible et le réel.
« Le réel n'est pas impossible. dans le réel au contraire tout est possible, tout devient possible. »
(AD, p. 35.) Mais, en 1972, cette non-équivalence entre l'impossible et le réel, c'était pour redé-
finir le réel. pour le libérer du poids de la loi et du manque. D'où cette joie dans l'affirmation
du réel comme le domaine du possible, où tout devient possible. Maintenant, dans le texte sur
Bartleby, Deleuze veut penser l'impossible en tant que tel. Et cet impossible n'est pas toujours
le réel de Lacan. bien qu'il soit réel. Dans la formule de Bartleby, le réel est l'impossible - au
contraire de 1972. quand le réel était le domaine où tout est possible. Mais cet impossible ne
signifie pas l'inaccessible. L'impossible est devenu réel comme conséquence de la matérialité
de la formule. Au contraire du symbolique de Lacan, au contraire de la loi œdipienne qui trans-
forme tout réel en un objet impossible de désir, la formule n'empêche rien, ni n'oblige à rien.
Si elle pose l'impossible. c'est parce qu'elle déconstruit toute loi, à commencer par la loi de
toutes les lois. la loi du désir. la loi de la préférence.

372
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

vouloir anorexique. La position de l'impossible par la formule est, à l'inverse,


l'annulation de tout désir. L'impossible de Bartleby semble exister avant tous
les possibles, avant toutes les préferences, avant tous les objets de désir, sans
que, pour autant, il soit leur condition de possibilité, ni même leur condition
d'effectivité. Au contraire, l'impossible de la formule est la condition d'im-
possibilité de tout possible: il les rend impossibles. C'est dans ce sens que,
selon Deleuze, la formule prolifère. Elle provoque l'effondrement de toute
possibilité et de toute effectivité. C'est une condition qui implose, qui met en
abyme ce dont elle est la condition. Par sa tension interne, la formule produit
des trous dans le réel. Elle fonctionne par auto-dissipation, attirant avec elle
tout ce qu'elle touche. La formule de Bartleby, c'est le lieu par où le monde
trouve sa disparition. Bref, l'impossible n'est, donc, ni l'imminence du néant
dans la mort, ni l'objet en soi, l'objet interdit du désir.
L'impossible que Deleuze croit découvrir dans la formule de Bartleby a-t-il
alors la forme d'un obstacle, d'une limite actuelle d'où d'autres possibles
peuvent sortir? Mais quel genre d'obstacle? Comment bâtir pour soi-même
des impossibles? Comment les « poser» ?
Peut-être nous faut-il passer, d'abord, par la question de la position d'un
impossible. Qu'est-ceque« poser» quelque chose comme impossible?Ou alors,
qu'est-ce que doit être l'impossible pour qu'il puisse être l'objet d'une posi-
tion ? Depuis Kant, la position est l'acte de la conscience par laquelle elle fait
l'assomption de la réalité de quelque chose au-delà d'elle-même. Et, comme il
le dit, l'être n'est pas un prédicat réel. Il n'est que la position d'une effectivité
transcendante par le moi 35. On ne pose que l'être en tant qu'effectif. Seul ce
qui est en acte, seul ce qui est donné actuellement à une subjectivité, à une
conscience, peut être objet d'une position. Comme conséquence, pour Kant
l'impossible ne peut jamais être donné à une conscience comme corrélat d'une
position. Dans ce sens, la position de quelque chose en tant qu'impossible est,
de soi-même, impossible.
Heidegger fait l'inversion complète de la nature de l'acte de position. Pour
lui, ce qui est objet de la position originaire, de la position qui rend possible
tous les autres actes positionnels, c'est justement l'impossible. Le Dasein est
l'acte non thématique de certitude de sa mort comme la seule possibilité néces-
saire. En tant que telle, la mort est la possibilité de l'impossible. Et la mort est
non seulement posée, non seulement l'objet d'un acte de position non objec-
tuelle, mais elle est la position originaire. Être-là dans le monde est toujours

35. « Être n'est manifestement pas un prédicat réel. c'est-à-dire un concept de quelque chose
qui puisse s'ajouter au concept d'une chose. C'est. simplement. la position d'une chose ou de
certaines déterminations en soi. Dans l'usage logique. il n'est que la copule d'un jugement. »
(KANT. E .. 1980, p. 1214-1215.)

373
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

et déjà prendre la mort inévitable comme horizon de toutes les possibilités.


Même dans l'existence inauthentique, la mort est vécue par avance comme
certaine, comme la plus certaine de toutes les croyances. Avoir la cel1itude
de la m011, c'est la constituer comme l'objet d'une conscience positionnelle.
L'impossible, c'est la position originaire par la conscience, bien que d'une
conscience positionnelle non thématique. Et cette position n'a pas comme
paradigme l'actuel, n'a pas pour condition l'effectif de l'objectivité donnée
à la main. La position de l'impossible, la position de la mort comme mienne
se constitue dans un acte de croyance, comme certitude absolue. La mort
est vraiment la seule certitude. C'est sur cette certitude que toutes les autres
croyances, toutes les autres positions de possibilités, ainsi que toutes les effec-
tivités, viennent à l'horizon de la finitude du Dasein, c'est-à-dire constituent
son monde propre. La position de l'impossible chez Heidegger est donc tou-
jours un acte de croyance ou, plutôt, la croyance originaire, la certitude abso-
lue qui rend toutes les autres croyances possibles. Sur la croyance certaine
de ma mort se fondent toutes les autres croyances (non certaines), comme,
par exemple, la croyance qui soutient les objets de l'expérience perceptive.
La position de l'impossible est constitutive de la finitude du Dasein. Être-là,
projeté sur l'ensemble de ses possibilités les plus propres, c'est toujours et
déjà poser l'impossible de toutes ces possibilités comme imminence de la
mort. En tant que telle, la position de la mort fonde toutes les autres positions,
parce qu'elle fonde toutes les décisions, toutes les préférences à l'intérieur
de l'horizon des possibles. La position de l'impossible devient la condition
de tout choix. Dans le mode d'existence authentique, quand on a décidé pour
la finitude de sa vie, quand on a découvert sa mort la plus intime et unique
comme le fond de chaque décision, de chaque prise de position, l'impossible
qui possibilise tout possible est rendu thématique.
La position primordiale de l'impossible selon Heidegger n'appartient vrai-
ment pas à la conscience positionne Ile telle que Kant l'avait reconnue dans
la perception, c'est-à-dire dans le rapport d'une subjectivité à un objet empi-
rique qui est co-présent à une conscience actuelle. La position de l'impos-
sible est plutôt l'acte par excellence d'une croyance à un événement qui, par
essence, n'est pas présent. La mort, pour Heidegger, est toujours l'objet d'une
conscience différée. Au moment où la mort se donne en acte, la conscience
n 'y est plus pour la poser en tant que telle. L'impossible est bien posé, mais
comme une position d'un quelque chose toujours absent, presque un au-delà.
Deleuze cherche un tout nouveau concept de « position », non pas pour accé-
der à une nouvelle compréhension du rapport en général entre une conscience
thétique et son objet, mais pour penser uniquement cet acte insolite de posi-
tion d'un impossible. Dans le vouloir d'un monomaniaque, la position d'un

374
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

impossible dérive directement de la condition de sa volonté. Dans ce vouloir,


l'impossible a la forme du corrélat d'une préfërence monstrueuse. Il est l'objet
posé par la croyance dans l'absolu qui donne contenu au vouloir univoque.
L'obsédé pose son objet unique, pose le contenu de sa manie comme ce qu'on
pourrait appeler, à la suite d'Husserl, le « contenu noématique » exclusif d'un
acte de conscience de volonté. Ille pose en tant qu'objet d'une croyance, d'une
croyance elle-même monomaniaque, c'est-à-dire qui se confond absolument
avec son objet unique. Dans cette confusion univoque du vouloir et de son
objet, de la croyance et de son corrélat noématique, l'objet ne peut être qu' im-
possible, ne peut avoir que la modalité de l'impossibilité, puisqu'il n'est pas,
par essence, vraiment objet, vraiment indépendant de l'acte de sa position.
En ce qui concerne l'absence du vouloir des hypocondres, la position de
l'impossible est tout autre. Elle n'est pas inscrite dans la volonté. Bien au
contraire, elle est le corrélat d'un néant de volonté. L'impossible est posé, non
pas par une volonté, mais par une formule. C'est la formule de Bartleby qui
pose l'impossible. Au lieu d'une croyance dans le possible, comme croyance
d'un objet unique du vouloir absolu, il s'agit d'un itnpossible comme sus-
pension de la croyance en un monde possible où l'objet du monomaniaque
se laisse capturer par le vouloir. La formule pose l'impossible parce qu'elle
récuse la logique des croyances en tant que croyance au possible. La formule
pose bien une croyance. Mais ce n'est pas la croyance comme fondement
subjectif d'une possibilité, ce n'est pas la position par la conscience doxique,
par l'acte du belief, d'un monde non actuel, mais quand même possible, quand
même encore à venir en tant que probable.
On devient prisonnier de la logique des préférences et des choix dès qu'on
accepte l'idée selon laquelle vivre est le processus de réalisation de possibili-
tés qu'on se présente à soi-même par avance comme des objets de croyance,
et donc comme objets de calcul de probabilités. La position de l'impossible
que Deleuze découvre dans la formule de Bartleby est l'inverse d'un acte de
croyance comme acte de position d'un possible. La logique des préférences
suppose un monde des possibilités, elle se fonde donc sur une croyance en
des événements autres, en des mondes autres, en des mondes qui diffèrent du
nôtre parce qu'ils sont non pas effectifs, mais possibles. Produire l'effondre-
ment de cette logique implique non l'abolition de la croyance, mais l'invention
d'une croyance dans ce monde-ci. Et une telle croyance n'est pas la croyance
dans ce monde comme effectif, ou comme nécessaire, c'est la croyance dans
ce monde comme impossible. Parce que le lien de l'homme au monde s'est
rompu par l'effondrement des formes de foi anciennes, par les espoirs en des
mondes autres, en des mondes possibles, il faut inventer un nouveau lien,
par la croyance en ce monde en tant qu'impossible. Deleuze avait même

375
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

découvert cette nouvelle expenence de la croyance dans son livre sur le


cinéma. Alors, cette croyance à l'impossible, illa nommait« foi ». « C'est le
lien de l'homme au monde qui se trouve rompu. Dès lors, c'est ce lien qui doit
devenir objet de croyance: il est l'impossible qui ne peut être redonné que
dans une foi. La croyance ne s'adresse plus à un monde autre, ou transformé.
L'homme est dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure.
La réaction dont l'homme est dépossédé ne peut être remplacée que par la
croyance. Seule la croyance au monde peut relier l'homme à ce qu'il voit et
entend. Il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce
monde, notre seul lien 36. »
Dans le texte sur Bartleby, le mot « foi » est remplacé par celui de
« confiance» : « non pas croyance en un autre monde, mais confiance en ce
monde-ci 37 ». Et c'est cette confiance qui doit fonder les rapports, non seule-
ment entre Bal11eby et le monde, mais aussi entre les célibataires: « 11 y faut
une communauté nouvelle, dont les membres soient capables de "confiance",
c'est-à-dire de cette croyance en eux-mêmes, au monde et au devenir 38. »
La confiance récuse les préférences et les corrélats de croyances en tant que
corrélats de positions de possibilités. La formule de Bartleby était précisément
la méthode d'effondrement des croyances en des possibles, de dissolution des
présupposés, pour ouvrir un autre mode de position - celui de la croyance
en tant que confiance. « Et Bartleby, qu'est-ce qu'il demandait, sinon un peu
de confiance, à l'avoué qui lui répond par la charité, la philanthropie, tous
les masques de la fonction paternelle 39 ? » La confiance est croyance en ce
monde-ci, mais en ce monde en tant qu'impossible, position de ce monde en
tant qu'impossible, mais aussi croyance en soi-même, et croyance aux autres
dans les rapports de fraternité.
Cependant, la question ne peut que revenir: qu'est-ce qu'un monde impos-
sible auquel on peut croire, en lequel on peut avoir confiance?

36. IT. p. 223. Comme l'écrit Paola MarratL en lisant ce même passage de Deleuze. « L'o~jet
de la foi n'est pas dans un au-delà temporel à atteindre. la croyance ne comble plus l'attente
d'espoir en la rendant ainsi acceptable. La nouvelle foi investit le monde tel qu'il est, non pour
en justifier l'intolérable. mais pour nous ülÏre croire que si la forme organique du lien qui nous
rattachait au monde est brisée. le lien lui-même ne l'est pas et d'autres formes sont à inventer ».
(MARRATI. P.. 2004. p. 323-324.)
37. CC p. III. « De le u::d' logie is thus not a logie of "just(fied belieI' or "waranted assert-
ability ". It is more, as with James, a matter ojpushing the question of beliefbeyond assurenee
ofkn01vledge, al' ojjàith. ta what Deleu::e ealls a "beliefin the lcvorld". » (RAJCHMAN, l, 2000,
p.75.)
38. CC p. 111-112.
39. CC p. 112.

376
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

Bartleby : un Aristote nihiliste?

Il n'est pas surprenant que la question de l'impossible dans la formule


de Bartleby ait donné l'occasion d'un certain retour à Aristote et à sa méta-
physique du possible et de l'impossible. Le cas le plus remarquable d'essai de
compréhension de la formule de Bartleby par une revisite de la métaphysique
d'Aristote est celui de Giorgio Agamben 40. Remontant à De anima (430 a et
suivants) où Aristote fait la comparaison entre le nous (intellect ou pensée en
puissance) et une table rase où rien n'a encore été écrit, Agamben transforme
la formule de Bartleby non seulement en un laboratoire d'expérimentation de
certaines thèses de Deleuze, mais aussi en un carrefour des grandes décisions
de la métaphysique.
Agamben prend la définition aristotélicienne de « puissance» en tant que
possibilité de quelque chose et en tant que possibilité du non-être de cette
même chose. Dans les deux cas, selon lui, on serait déjà sur le chemin qui
conduira à la formule « 1 would prefer not to » de Bartleby. On sait que le
génie de la métaphysique aristotélicienne fut d'avoir attribué la condition de
réalité non pas seulement à ce qui se donne en tant qu'effectivité, en tant
qu'acte, mais aussi à la possibilité, en tant que puissance. Pour Aristote, la
puissance peut être passive ou active. La puissance passive concerne la capa-
cité de recevoir des stimulis extérieurs, la faculté d'être affecté. Au contraire,
la puissance active est la puissance d'agir, de produire des effets, de créer.
Étant possible, toute puissance est, pour Aristote, puissance aussi de non-
faire ou de non-être, c'est-à-dire a en soi sa non-actualité. La puissance est
aussi puissance de non-être (dynamis me einai). Dire que toute puissance a
sa propre non-actualité, sa puissance de non-faire ou de non-être, ne veut pas
dire que la puissance soit privée de puissance, mais que sa puissance peut, ou
non, se réaliser, qu'elle peut sa non-actualité, que son « non» est possible. Par
exemple, Bartleby a la puissance d'écrire et aussi de non-écrire. S'il écrit, il
réalise sa puissance d'écrire, et s'il n'écrit pas, il réalise sa puissance de non-
écrire. Mais il a, de toute façon, les deux puissances. Or, si toute puissance est
puissance d'être et puissance de non-être, le passage à l'acte ne peut se don-
ner qu'en transportant, dans l'acte, la puissance même de non-être, parce qu'à
chaque moment de l'acte la possibilité de non-être est annulée. La question
fondamentale se pose: est-ce que la puissance de non-être admet aussi son
actualisation? Une fois que la puissance de non-être est une puissance de puis-
sance, c'est-à-dire la puissance d'être puissance, elle peut passer à l'acte mais

40. Nous suivons ici la lecture proposée par Giorgio Agamben du texte de Melville dans son
livre Bartleby ollla création (AGAMBEN. G.. 1995).

377
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

elle ne le fait pas, elle demeure une puissance. Alors, est-ce que la puissance
d'être (celle qui tend à l'acte) est la seule qui conduise directement à l'acte?
La formule, selon Agamben, permet de penser le néant d'une façon posi-
tive. Le néant se constitue comme un troisième terme de la puissance, à côté
de la puissance d'être et de la puissance de non-être (celle-ci en tant que non-
actualisation de celle-là). Si on part du « principe de la raison suffisante» tel
que Leibniz l'a formulé (<< Il y a une raison qui fait que quelque chose soit
plutôt que rien»), le décisif, ce n'est ni que quelque chose soit (l'être), ni que
quelque chose ne soit pas (le néant), mais que quelque chose qui est le soit en
tant que plus puissant que le néant, c'est-à-dire que quelque chose soit plutôt
que rien. Si dans ce principe est présent le régime dichotomique être/non-être,
ce principe reconnaît de la réalité à un stade antérieur à ces deux termes: le
stade de pouvoir être en tant que néant. Selon ce principe, le néant pourrait
être, c'est-à-dire que le néant n'est pas pensé comme le non-être. Le néant
aurait, au contraire, une réalité, sa propre réalité, et il serait déjà sa puissance
de néant actualisée. Il serait un néant déjà d'être. En ce sens, Agamben peut
conclure qu'il y a trois niveaux ou types de réalité. Le niveau d'actualité, celui
de l'être; le niveau de la non-actualisation, celui du non-être; et le niveau de
la puissance du néant, celui du néant en tant que puissance. Le monde aurait
pu être resté dans le pur état de puissance, il aurait pu être resté toujours dans
le néant, et il serait déjà réalité. Le passage de la puissance à l'acte implique
qu'il y ait une raison pour cela, parce que ce passage n'est pas nécessaire.
Ce passage ne se réalise que quand il y a une raison pour qu'il se réalise.
C'est précisément cette raison qui manque à Bartleby 41. Il a la puissance
d'écrire, donc aussi celle de non écrire. Selon Agamben, il a préféré se mainte-
nir dans la pure puissance parce qu'il n'avait pas de raison pour passer à l'acte,
ou, mieux, parce qu'il n'avait pas considéré comme suffisantes les raisons de
son patron. Alors, la formule de Bartleby vient mettre en question le principe
de raison suffisante de Leibniz. « 1 would prefer not ta » met l'accent sur le
« plutôt », expression qui émancipe la puissance. Comme le souligne Agam-
ben, plutôt ou potius signifie « plus puissant », tantôt dans sa connexion à une
ratio, tantôt dans sa subordination à l'être 42. Du point de vue d'Agamben,
41. « L'inditTérence entre être et néant n'est pourtant pas une équivalence entre deux principes
opposés. mais le mode d'être d'une puissance qui s'est purifiée de toute raison. » (AGAMBEN.
G .. 1995. p. 51.)
42. « Leibniz a exprimé jadis la puissance originaire de l'être sous la forme d'un principe
qu'on a l'habitude de définir comme "principe de raison suffisante". Il s'énonce: ratio est CUI'
a/iql/id si! potil/s quam non sil. "II y a une raison pour laquelle quelque chose existe plutôt que
n'existe pas". Dans la mesure où elle ne se laisse ramener ni au pôle de l'être. ni à celui du
rien. la formule de Bartleby (tout comme son archétype sceptique) remet en question "le plus
fort des principes". en mettant l'accent justement sur le potil/s, sur le "plutôt" qui en articule la
scansion. En le sortant de force de son contexte. elle émancipe la puissance (potil/s. de patis,

378
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

le centre de la formule se trouve dans le mot « plutôt ». Ce qui fait Bartleby


préférer, son « plutôt », est totalement au-delà, est en dehors de toute ratio.
Comme le dit Agamben, « une préférence et une puissance qui ne servent plus
à assurer la suprématie de l'être sur le néant, mais existent sans raison dans
l'indiffërence entre être et néant. L'indifférence entre être et néant [est] [ ... ] le
mode d'être d'une puissance qui s'est purifiée de toute raison 43 ». La formule
de Bartleby l'a amené jusqu'à la mort, une fois que le rien préférer a conduit
Bartleby à la suspension du préférer, de l'action, de l'écriture. 8artleby s'est
dissous dans l'indiscernabilité entre l'être et le néant, il a affirmé la mort en
tant qu'être du néant et il a nié tout l'être jusqu'à la mort. Sa mort a donc été
la conséquence de sa formule.
La formule de Bartleby présente, dans ce sens, une volonté déterminée par
ce qui serait un « principe de raison insuffisante ». En disant « 1 would prefer
not ta », Bartleby est en train de nier le privilège de l'être, il est en train de dire
non à d'autres mondes en voie de se réaliser. Et il fait cela non pas pour obte-
nir un monde meilleur Uustification leibnizienne de la raison d'être), mais,
au contraire, pour rester dans le néant de l'action, jusqu'au moment d'arrêter
définitivement d'écrire, et de mourir. Le principe de raison insuffisante dit
que, en chaque acte, il y a une raison qui fait que quelque chose soit et le
néant. Ce n'est plus le régime exclusif de la disjonction impliqué par le plutôt,
mais le régime inclusif de la conjonction du et.
Sur le passage de la puissance d'être à l'être, le pouvoir du plus puissant
disparaît. La formule de Bartleby nie donc le principe du mieux des mondes
possibles de Leibniz selon lequel toute puissance tend, par essence, à être
actualisée. Leibniz pense que toute puissance tend à son actualisation parce
que, par définition, l'acte, ou l'existence en acte, est plus parfait, plus puissant
que la puissance, ou l'existence en puissance. Par contre, le passage de la
puissance de non-être à acte d'être du non-être est le principe de raison insuf-
fisante. Bartleby préfère se maintenir à l'état de pur pouvoir, tantôt de pouvoir
écrire, tantôt de pouvoir non-écrire. 8artleby aurait la puissance de non-être.
Cependant, en tant que pure puissance, celle-ci contient la possibilité de la
non-actualisation du non-être. Dans cette perspective, ce qui fait problème,
c'est donc le concept de non-actualisation du non-être.
Agamben reprend la distinction entre la dimension positive et privative de
la puissance. On l'a déjà vu, selon Aristote, la puissance de quelque chose
(puissance qui est mouvement pour l'actualisation, pour l'être) inclut sa
non-actualisation. En ce sens, la puissance d'être est la dimension positive

signifie "plus puissant") tant de sa connexion à une ratio que de sa subordination à l'être. )}
(AGAMBEN. G .. 1995. p. 49.)
43. Ibid .. p. 51.

379
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de la puissance 44. La puissance de non-être est sa dimension privative. Pour


Aristote, le non-être en acte se donne toujours par privation de l'être. Avec
le principe de raison insuffisante, expérimenté par Bartleby, ces dimensions
reçoivent une tout autre réalité. Si quelque chose a la puissance de non-être, et
si cette puissance n'est pas actualisée, alors, cette chose est, parce que sa puis-
sance positive de non-être inclut, par définition, la puissance privative d'être.
Pour Bartleby, selon Agamben, tout ce qui existe existe en tant que privation
du non-être. Le monde est de l'ordre d'une faille dans la structure du néant, où
le néant a toujours plus de réalité que l'être. Pour cette raison, quand Bartleby
dit « Je préfère ne pas », il n'est pas en train de préférer le néant plutôt que
l'être, mais il est en train de préférer le néant plutôt que rien préférer, puisqu'il
reconnaît l'indifférence entre l'être en tant qu'actualisation d'une puissance
positive d'être et l'être en tant que non-actualisation d'une puissance positive
de non-être. Il découvre, donc, l'indiscernabilité entre l'être positif et l'être
privatif. Dans la sphère du primat du néant, il réalise le principe de raison
insuffisante.
Le copiste est pure passivité d'une pensée en acte d'une autre personne
qu'il reproduit. De son côté, la feuille blanche est la puissance d'être écrite.
Cette comparaison du copiste à une feuille blanche est par essence liée à
l'idée de puissance qu'on vient d'analyser en tant que possibilité de faire ou
de non-faire 45.
Agamben peut réformer le principe de Leibniz selon la formule de
Bartleby : « Le fait qu'il n'y ait pas de raison pour que quelque chose existe
plutôt de ne pas exister, c'est l'existence de quelque chose plutôt que rien. »
Bartleby se place hors de l'être/non-être parce qu'il est dans le champ du
« plutôt ». Il est un « to prefer », c'est-à-dire qu'il a quelque chose de l'être,

44. « C'est pourquoi Aristote doit détinir le puissant-possible (c(vnatos) en ces termes: "Une
chose est puissante-possible si. quand se réalise l'acte dont elle est dite avoir la puissance,
rien ne sera d'impuissant (c'est-à-dire: de pouvant-ne-pas-être)." (Iv/et. 1047a, 24-26). Les
trois derniers mots de la détinition (oudén éstai adllnaton) ne signifient pas. selon une méprise
commune qui rend tout à fait triviale la thèse d'Aristote, "il n'y aura rien d'impossible" (c'est-
à-dire: est possible ce qui n'est pas impossible) : mais plutôt. comme le montre la définition
analogue du contingent dans Anal. pro 32a, 18-20 (ici aussi la traduction courante doit être
corrigé dans ce sens: "je dis que le contingent peut aussi advenir quand. s'il arrive que, tout en
n'étant pas nécessaire, il existe. il n'y aura plus en lui de puissance de non-être"), est précisée
ici la condition à laquelle le possible. qui peut être et ne pas être, peut se réaliser. Le contingent
ne peut passer à l'acte qu'au moment où il dépose toute sa puissance de ne pas être (son adyna-
mia). c'est-à-dire quand, en lui. rien ne subsistera de sa puissance de ne pas être et que donc il
pourra ne pas ne-pas-pouvoir. » (AGAMBEN, G .. 1995. p. 67-68.)
45. « En tant que scribe qui a laissé d'écrire, [Bartleby] est la figure extrême du néant d'où
procède toute création et. en même temps, la plus implacable revendication de ce néant comme
pure et absolue puissance. Le copiste est devenu la tablette à écrire. il n'est désormais rien
d'autre que sa propre feuille blanche. » (Ibid.. p. 39.)

380
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

mais qu'il est un « ta prefer not ta », c'est-à-dire qu'il a quelque chose du


rien. Cette probation (ce qui est pénible pour moi mais par où je dois passer
pour me mettre à l'épreuve) est extrême. C'est le lieu extrême de se mettre à
l'épreuve, parce que se mainten ir dans le « plutôt pas» (<< rather not ta ») est
l'expérience propre de cet« hôte ingrat ». Il est intéressant de remarquer cette
relation entre 8artleby et le nihilisme de Nietzsche. Agamben défend la thèse
selon laquelle Melville, quand il pense à la figure de Bartleby, anticipe le dia-
gnostic du nihilisme de Nietzsche. Bartleby, aussi bien que le nihilisme, est un
hôte ingrat: il est entre nous, il est bienvenu, mais par l'acte même d'être reçu
il détruit notre l'existence parce qu'il nous donne le néant comme le fondement
de la vie. Bartleby est contracté au bureau et il se refuse à faire tout ce que le
notaire lui commande et lui demande de faire. Il est un hôte ingrat parce qu'il
ne rétribue pas et, en plus, il est lui-même l'expérience du nihilisme. Il nous
dit qu'il est préférable une volonté de néant, une volonté de la pure puissance
avant tout acte, plutôt qu'un néant de volonté. « 1 would prefer not ta », c'est
la préférence du néant en tant que préférence de la puissance pure. La façon de
rompre avec tantôt la métaphysique de l'être, tantôt la métaphysique du néant,
c'est, comme écrit Agamben, « être capable d'une pure puissance. Suporter le
"1 would prefer not ta" au-delà de l'être et du néant, se maintenir dans l'im-
puissante possibilité qui les excède 46 ». Cette impuissante possibilité est la
possibilité de non-fàire, est la puissance de non-agir.
Dans ce sens, Bartleby serait la figure antérieure à celle du créateur: il ne
souffre pas et n'agit pas. La question de la création est transposée à la question
de l'avant de la création. Pour créer, il faut faire le long exercice du pouvoir
de non-créer. Être un créateur, c'est être Bartleby dans un prem ier moment,
mais c'est le dépasser au sens d'actualiser la puissance de non créer et créer
effectivement, dans un deuxième moment. C'est passer par le troisième terme
qui rompt avec la métaphysique pour arriver à la physique de la création.
En considérant le copiste en tant que puissance, on peut l'identifier, selon
Agamben, avec le messager, avec l'ange, lequel transporte seulement un mes-
sage sans rien déclarer ni d'affirmatif, ni de négatif. C'est la suspension de
l'action, l'époché de l'affirmation et de la négation. C'est porter le langage
à son extrême limite, le rendre indicible. Or, ce qui apparaît entre l'être et
le non-être, entre l'affirmer et le nier, c'est un nouveau concept de pouvoir.
« Pouvoir est ni nier, ni affirmer 47. »
Pour Agamben, Bartleby doit être vu comme l'expérience extrême de la
condition, non pas de possibilité, mais d'impossibilité de la création, laquelle
serait la possibilité pure, c'est-à-dire la possibilité de non créer. La question

46. AGAMBEN. G .• 1995. p. 52.


47./bid.. p. 48.

381
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de la création est celle de rompre avec la puissance pure. 8artleby n'est pas
un créateur; il est, au contraire, celui qui s'installe obsessivement à l'état
antérieur à la création. Il veut se maintenir dans cette condition de l'acte de
créer laquelle est sa condition d'impossibilité, « plutôt» que vouloir voir le
magnifique de la création. Il n'est pas la suspension mais l'expansion de la
non-action. 8artleby n'écrit plus, non pas parce qu'il est impuissant d'écrire,
ni pour prolonger indéfiniment sa puissance d'écrire, mais pour préférer la
puissance de non-écrire, c'est-à-dire « 8artleby n'écrit autre chose que sa
puissance de non-écrire 48 ».
La lecture d'Agamben nous permet de mieux comprendre, en contraste,
ce qui définit le regard de Deleuze. Au contraire d'Agamben, pour Deleuze
il ne s'agit pas d'affirmer l'autonomie absolue de la puissance pure, de la
puissance purifiée de toute raison, ou de toute préférence, comme une strate
antérieure à tout vouloir et à toute distinction en tant que pure puissance.
C'est que la formule abolit aussi la puissance en tant que telle. Si, pour
Agamben, 8artleby est un penseur de la puissance pure, pour Deleuze il est
plutôt l'expérience de l'impossibilité. L'impossibilité n'est pas le point de
départ. Elle n'est pas non plus l'horizon ultime de la puissance. Elle est ce
qui arrive au possible et à sa logique du préférable dès qu'on élimine et le
préférable et n'importe quel non-préféré. La question centrale devient, pré-
cisément, celle de cet impossible qu'on engendre, de cet impossible qu'on
« pose ». La condition métaphysique de la formule n'existe, donc, qu'en tant
qu'elle inscrit l'impossibilité de toute préférence à l'intérieur du vouloir de
tous les sujets qui énoncent la formule.
Agamben veut placer la formule à l'intérieur uniquement d'une méta-
physique de la modalité. Pour lui, 8artleby serait la version angélique d'un
cas limite d'une modalité, elle-même limite, du réel: il serait l'actualisation
de la puissance du non-être. Pour Deleuze, au contraire, la métaphysique de
8artleby ne se confond pas seulement avec les enjeux modaux du réel. C'est
vrai qu'il reprend, dans sa lecture de la formule, presque tout le patrimoine de
ses distinctions entre l'actuel et le virtuel, le possible et l'effectif, l'impossible
et le nécessaire. Mais, comme nous le verrons, ces distinctions ne se laissent
penser que sur un fond cosmologique, c'est-à-dire sur la compréhension d'un
monde de multiplicités divergentes, sur un monde d'incompossibilités. Agam-
ben a bien compris que l'impossible nous oblige à une différente lecture du
principe leibnizien de la raison suffisante. Dès qu'il nous manque une raison
pour le « plutôt» de l'être vis-à-vis du non-être, nous tombons dans un nou-
veau principe: celui de la raison insuffisante. Mais, Deleuze ne nous invite-t-il
pas à prendre le principe leibnizien non pas comme une raison insuffisante,

48. AGAMBEN. G .. 1995. p. 35.

382
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

mais comme une raison divergente? Le concept fondamental ne serait-il pas,


alors, celui, non pas d'impossible ou de contradiction, mais d'incompossible,
puisque, comme l'écrit Deleuze, « l'incompossibilité est une relation origi-
nale distincte de l'impossibilité ou contradiction 49» ? Ne doit-on pas lire tout
le lexique modal de Bartleby (les concepts de possibilité, d'impossibilité, de
nécessité) sur le fond de Leibniz, c'est-à-dire à partir de son ontologie des
mondes incompossibles, des mondes non convergents? L'impossible de Bart-
leby ne serait-il pas, non pas la nécessité du non-être, selon Agamben, mais
l'incompossible?
Il est vrai que le concept d'incompossible n'est jamais énoncé dans le texte
sur Bartleby. Deleuze l'avait dégagé dans sa lecture de Leibniz. Dans Le Pli,
l'incompossibilité est définie précisément comme un processus de diver-
gence entre des mondes. « Un autre monde apparaît quand les séries obtenues
divergent au voisinage de singularités 50. » « Les séries divergentes tracent
dans un même monde chaotique des sentiers toujours bifurquants, c'est un
"chaosmos" 5\ »Ce« chaosmos », n'est-ce pas le monde de 8artleby ?
Si on palt des conditions fixées par Leibniz, selon lesquelles il est impos-
sible de connaître, soit les raisons de Dieu au moment du choix, soit leur
application dans chaque cas, alors on peut supposer l'existence d'un Bartleby
complètement ignorant des raisons de son existence (le choix de Dieu) et de
leur application. Devant ce tableau, 8artleby renonce à toute volonté comme
mode d'expression contre l'absence de raison pour son monde impossible.
Il n'a qu'une seule solution: vivre au-delà de toute possibilité, de tout monde
compossible, de tout principe de rationalité, de toute volonté. Bartleby est la
monade qui exprime un monde différent de toutes les autres monades, il habite
une série divergente qui appartient à un monde parallèle. 8artleby ne décide
pas, il résiste à la tentation d'écrire, puisque l'acte d'écrire impliquerait une
singularité qui diverge avec celles de ce monde où existent l'avoué et tous les
autres clercs 52. 8artleby est l'Adam non pécheur, la singularité divergente qui
résiste à la logique de la raison suffisante. Bartleby est la bifurcation, le point
au voisinage duquel les singularités divergent et suivent des mondes incom-
possibles les uns des autres.
Pour Leibniz, chaque monade possible est définie par ses singularités
pré-individuelles. L'individu est l'actualisation des singularités pré-
individuelles selon une règle de convergence et en prolongement des
49. Pli. p. 84.
50. Pli. p. 80.
51. Pli. p. Ill.
52. « Mais voilà une cinquième singularité: résister à la tentation [... ]. Voilà en quoi Adam non
pécheur est supposé incompossible avec ce monde-ci. puisqu'il implique une singularité qui
diverge avec celles de ce monde. » (Pli. p. 81-82.)

383
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

singularités. Le principe de la raison suffisante ne garantit que la liberté


de Dieu. L'individu du meilleur des mondes possibles est depuis toujours
condamné. En instaurant un monde parallèle, en se régissant par un principe
de raison divergente, Bartleby trouve sa libelié originale, il se crée le possible
nié d'avance dans le monde compossible. La théorie de la damnation inversée
fait que Bartleby est libre parce que ses actions nient toujours le principe de
la raison suffisante. L'acte présent de Bartleby, son néant de préférence, est
pure répétition de l'acte damné passé. «Adam pouvait ne pas pécher, le damné
pourrait se libérer: il suffisait, ou il suffirait, que l'âme prît une autre ampli-
tude, un autre pli, une autre inclinaison. On dira qu'elle ne peut pas le faire,
sauf dans un autre monde (incompossible avec le nôtre) 53. » Voilà le monde
de Bartleby, un monde incompossible.

Création et fabulation

Au contraire de la lecture qu'Agamben propose du personnage de Bartleby


- qui le présente comme la métaphore par excellence de l'acte d'invention
pure, comme la puissance absolue de production du nouveau qui va jusqu'à
s'égaler à la non-production, à l'impuissance -, Deleuze voit dans ce clerc
un autre accès à la condition de la création. Pour lui, le nouveau n'est jamais
le produit d'une puissance pure qui vient à la réalité, qui se réalise comme
unique ou inaugural. L'acte premier, la condition originaire du travail de
l'invention n'est pas la puissance du néant.
L'impossible qui est présent dans l'acte de création est d'une autre nature.
Quand Deleuze l'utilise pour penser le processus du nouveau, il le prend non
pas comme l'expression des mondes incompossibles, mais comme limite
des possibles. Ce fut le cas dans le livre sur Kafka, en 1975. « Il faut par-
Ier de la création comme traçant son chemin entre des impossibilités ... C'est
Kafka qui expliquait: l'impossibilité pour un écrivain juif de parler allemand,
l'impossibilité de parler tchèque, l'impossibilité de ne pas parler [ ... ]. La créa-
tion se fait dans des goulots d'étranglement. Même dans une langue donnée,
même en français par exemple, une nouvelle syntaxe est une langue étran-
gère dans la langue. Si un créateur n'est pas pris à la gorge par un ensemble
d'impossibilités, ce n'est pas un créateur. Un créateur est quelqu'un qui crée
ses propres impossibilités, et qui crée du possible en même temps 54. »

53. Pli. p. 97.


54. PP. p. 182.

384
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

Dans le livre de Deleuze sur Kafka, non seulement la création est l'effet
d'un ensemble d'impossibilités, mais elle doit elle-même produire ces impos-
sibilités. Et il s'agit ici d'un concept d'impossible bien différent de celui que
nous trouvons dans la formule de Bartleby. Chez Kafka, Deleuze veut penser
les conditions qui produisent une littérature inouïe, une littérature mineure,
comme expression d'une résistance à une langue majeure, à des puissances
juridiques, économiques et bureautiques. En tant qu'acte de résistance, la
littérature mineure est toujours un combat, est toujours un affrontement de
limites. Dans la résistance quotidienne, ce corps à corps produit seulement
du possible, produit de petites rééquilibrations de forces en conflit. C'est uni-
quement quand ces limites se transforment en des « goulots d'étranglement »,
quand elles font de la vie quelque chose d'impossible que, par leur transgres-
sion, on invente alors du nouveau, on fait alors advenir des œuvres jamais
soupçonnées.
Au moment de penser l'œuvre de Kafka, Deleuze veut faire la carte géné-
rale de toutes les impossibilités qui l'ont étranglé. Seule une telle carte peut
dresser la compréhension d'une littérature mineure, d'une littérature impos-
sible. Cependant, il faut demander: l'impossible de la formule de Bartleby,
bien qu'elle ne soit pas la puissance pure, est-elle l'affrontement des limites du
possible que Deleuze avait découvert chez Kafka? Il est fondamental de ne pas
se tromper ici à propos du concept d'impossible. Dans le livre sur Kafka, c'est
un impossible comme limite, comme condition, comme contrainte. Le pos-
sible serait ce qui se produit à l'intérieur d'un ensemble donné de conditions.
Les conditions sont toujours des conditions de possibilité. L'impossible serait,
par contre, ce qui rompt avec ses propres conditions, ce qui devient incondi-
tionné. C'est cette idée d'un au-delà des conditions qui oriente le second sens
de l'impossible, en tant que concept qui permet de penser le nouveau. Il n'y
a de création que quand l'absolument nouveau est produit. Or, l'absolument
nouveau, en tant que tel, ne peut être qu'impossible. Bref, quand il apparaît,
on doit le rapporter à une quelconque impossibilité. Dans le livre sur Kafka, le
concept d'impossible renvoie donc à une politique des conditions.
Si l'impossible chez Kafka est un concept pour penser la création, dans
le texte sur Bartleby, par contre, l'impossible est ce qui dissout tout acte de
créer. Bartleby n'est pas le symbole de l'avant de la création, comme le pro-
pose Agamben. Mais il n'est pas non plus le laboratoire pour comprendre
ce qui aurait été les contraintes, les conditions du procédé littéraire de Mel-
ville. Bien que Deleuze établisse le parallèle avec Kafka, Melville n'est jamais
présenté comme l'expression d'une littérature mineure. Bien au contraire, il
est l'écrivain d'une nouvelle nation, d'une nation des émigrés, de langues
multiples, d'une nation de la fraternité universelle. L'impossible dont il est

385
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

question chez Bartleby est donc un concept d'un autre domaine. Il n'est pas
l'expression de limites qui empêchent de nouvelles possibilités. Il n'est pas,
donc, un concept politique. Il appartient plutôt à une pragmatique du dire.
Il porte, au contraire, sur ce que Deleuze appelle la « fabulation ». Et la fabu-
lation appartient à un autre problème esthétique: celui du rapport, non pas au
pouvoir, mais à la vérité.
Deleuze introduit ce concept déjà dans le livre Le Bergsonisme. Cependant,
ce n'est pas un concept alternatif à celui de « fiction », comme il le deviendra
à partir des livres sur le cinéma. Toute sa lecture de Kafka l'oublie. L'idée de
littérature mineure travaille uniquement la question de la fiction,jamais à celle
de fabulation. Il nous faut revenir à Cinéma 2 pour toucher cette première
formulation d'une critique du concept de « fiction» et pour accompagner le
mouvement de pensée qui conduira Deleuze à la théorie de la fabulation.
La fiction existe toujours à l'intérieur de l'empire du vrai. Elle n'est que ce
petit déplacement du vraisemblable qui parasite les possibles qui entourent le
vrai. La création renvoie ainsi à la fiction, à un impossible comme limite des
possibles. La fabulation, par contre, pose un univers où des mondes incompos-
sibles, des mondes divergents, sont présents dans un même événement actuel.
Si la fiction suppose en négatif le vrai, la fabulation, par contre, exprime la
« puissance du faux ». Le vraisemblable habite le possible, le faux ne peut se
bâtir que sur l'impossible, ou plutôt sur l'incompossible. Le faux n'est que la
position d'un monde où il y a une simultanéité de présents incompossibles.
La puissance du faux de la fabulation dépend ainsi de cette corrélation entre
une métaphysique de l' incompossible et une esthétique du faux.
La plus claire présentation de cette corrélation entre lefaux et l'incompos-
sible surgit dans le chapitre « Les puissances du faux» de L'Image-Temps.
Dans ce livre de 1985, trois ans avant le grand traité sur Leibniz, la méta-
physique des mondes incompossibles sera l'argument fondamental pour un
nouveau concept de fabulation.
Deleuze y propose une distinction générale des régimes de l'image, entre le
régime organique qui est déterminé d'abord par le privilège du mouvement,
et le régime cristallin qui travaille essentiellement le temps. Le premier est
cinétique, le second est chronique. Deleuze analysera cette distinction selon
plusieurs plans, de façon à faire apparaître la supérieure complexité, soit méta-
physique, soit esthétique, du régime cristallin, du régime des images-temps.
Au plan du statut descriptif de ces images, Deleuze souligne le fait que le
premier régime se bâtit par la référence à un monde, à un ensemble de choses,
personnes, événements, paysages, indépendants des images qui le décrivent.
Il ne s'agit pas de savoir si ce monde existe réellement. Ce qui compte, dans le
régime organique, est le fait qu'il suppose l'indépendance de l'objet vis-à-vis

386
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

de ses images. Le régime cristallin, par contre, définit l'image comme une
description qui vaut pour son objet, qui le remplace. Dans ce sens, il est « un
cinéma de voyant, non plus d'actant 55 ».
En ce qui concerne le rapport entre le réel et l'imaginaire, la différence est
encore plus marquée. Dans une description organique, les images supposent
toujours une opposition entre, d'un côté, des enchaînements actuels du point
de vue du réel, où le réel supposé se reconnaît aux lois qui déterminent les
successions, les simultanés, les connexions causales et logiques, et de l'autre,
des intermittences et des discontinuités, où chaque image est en décrochage
avec une autre, faisant apparaître ainsi un second pôle d'existence qui serait
l'imaginaire. Cette opposition entre le réel et l'imaginaire est radicalement
bouleversée dans le régime cristallin. Là, comme Deleuze l'écrit,<< l'actuel est
coupé des ses enchaînements moteurs, ou le réel des ses connexions légales, et
le virtuel, de son côté, se dégage de ses actualisations, se met à valoir pour lui-
même. Les deux modes d'existence se réunissent maintenant dans un circuit
où le réel et l'imaginaire, l'actuel et le virtuel, courent l'un derrière l'autre,
échangent leur rôle et deviennent indiscernables 56 ». Dans cette indiscerna-
bilité entre l'actuel et le virtuel se produit ce que Deleuze appelle « l'image-
cristal », en tant que coalescence d'une image actuelle et de son image virtuelle.
Dans le plan de la narration, l'opposition entre le pôle du réel et le pôle
de l'imaginaire, qui caractérise les images organiques, a comme corrélat un
régime véridique. La narration organique développe des situations sensori-
motrices et des images-actions lesquelles, malgré des anomalies apparentes
comme ruptures, insertions, superpositions, prétendent toujours au vrai. Même
dans la fiction, la narration organique cherche une correspondance entre des
images et les séquences de situations réelles.
La narration cristalline remplace les schèmes sensori-moteurs par des
situations optiques et sonores pures, c'est-à-dire par des images en vibration
sur elles-mêmes. Au lieu d'une mimésis avec le réel, elle intensifie l'auto-
référence de ses images, transformant les personnages en des perspectives,
en des regards sur les situations qu'ils habitent sur l'écran. Les personnages,
« devenus voyants ne peuvent plus ou ne veulent plus réagir, tant il faut qu'ils
arrivent à "voir" ce qu'il y a dans la situation 57 ». La narration cristalline donne
à voir des personnages qui voient et qui écoutent, et qui constituent donc, du
dedans de l'image, la réalité de l'image de ce qu'ils voient et écoutent. En tant
que voyants, les personnages de la narration cristalline radicalisent la crise
de l'action dans le cinéma. Ils rendent totalement émancipés les espaces et

55. IT. p. 166.


56. IT. p. 166.
57. IT. p. 168.

387
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

les temps abstraits. Les espaces deviennent cristallisés. Ils se transforment en


des espaces-cristal, où se donne la coalescence de l'image actuelle, dans un
espace singulier, avec son image virtuelle. Et le temps se présente d'une façon
directe, aussi cornme superposition de l'actuel et du virtuel. C'est un présent
désactualisé dans les nappes de passé vil1uelles. Dans la narration cristalline
«nous n'avons plus une image indirecte du temps qui découle du mouvement,
mais une image-temps directe dont le mouvement découle 58 ».
Cette autonomie du temps, qui définit le régime cristallin des images, a une
implication immense dans leur condition de vérité. Déliées des lois sensori-
motrices qui régulent les successions et les simultanéités, les images sonores et
optiques pures produisent l'effondrement de l'un des principes fondateurs du
concept de vérité dans son rapport avec le temps: le passé est nécessairement
vrai, puisque, après qu'il a eu lieu, il ne peut pas ne pas avoir lieu. Pourtant, si
les images cinématographiques n'ont aucune règle pour leur succession dans
le montage, si elles ne renvoient à aucun temps chronologique -- qui peut bien
être bouleversé par des coupes insolites, par des mouvements rétroactifs ou de
répétition, mais ne cesse pas d'être une forme de relation stable de situations
et d'enchaînements -, alors elles annulent la condition vraie du passé, elles
effondrent le lien entre l'irrévocabilité et le nécessaire dans l'immutabilité
du vrai. Dans ce sens, le régime émancipé des images, en tant qu'expression
directe du temps, revient ainsi sur le grand paradoxe de la métaphysique de la
vérité, sur le fameux « argument du dominateur », aussi dénommé comme le
« paradoxe des futurs contingents ».
Deleuze reconstitue brièvement ce paradoxe à partir de l'exemple classique
de la bataille navale qu'Aristote a utilisé dans l'Organon. S'il est vrai qu'une
bataille navale peut avoir lieu demain, cela veut dire que: ou bien elle aura
lieu, ou bien elle n'aura pas lieu. Dans les deux cas, on est conduit à des thèses
insoutenables. Si on admet que la bataille, tout en étant possible comme évé-
nement futur contingent, devient impossible au moment où elle n'a pas eu
lieu - puisqu'elle ne peut plus avoir lieu -, alors on doit conclure que l'im-
possible procède du possible, c'est-à-dire qu'une chose auparavant possible,
du simple fait qu'elle ne s'est pas effectuée, est devenue impossible. D'un
autre côté, si on admet que, bien que non effectuée, elle peut encore avoir
lieu, on est alors forcé d'admettre que le passé n'est pas nécessairement vrai,
que le passé peut être changé. On doit choisir entre deux solutions également
insoutenables, une sur la nature du possible, l'autre sur la nature du passé.
58. IT. p. 169. La forme du temps du faux-raccord est la forme d'un temps hors de ses gonds.
Comme Deleuze l'explique dans Critique et clinique. « le temps ne se rapporte plus au mouve-
ment qu'il mesure. mais le mouvement au temps qui le conditionne. Aussi le mouvement n'est-
il plus une détermination d'objet. mais la description d'un espace. espace dont nous devons
faire abstraction pour découvrir le temps comme condition de l'acte» (CC, p. 41).

388
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

En effèt, il s'impose une décision entre un concept de possible qui se trans-


forme en impossible au moment de son actualisation, et un concept de passé
qui n'est pas irrévocable et, donc, qui n'est pas nécessairement vrai. Comme
le montre Deleuze, Leibniz a déplacé le centre du paradoxe vers un nouveau
concept modal. « 11 faudra attendre Leibniz pour avoir de ce paradoxe la solu-
tion la plus ingénieuse, mais aussi la plus étrange et contournée. Leibniz dit
que la bataille navale peut avoir lieu ou ne pas avoir lieu, mais que ce n'est pas
dans le même monde: elle a lieu dans un Inonde, n'a pas lieu dans un autre
monde, et ces deux mondes sont possibles, mais ne sont pas "compossibles"
entre eux. Il doit donc forger la belle notion d'incompossibilité (très différente
de la contradiction), pour résoudre le paradoxe en sauvant la vérité: selon lui,
ce n'est pas l'impossible, c'est seulement l'incompossible qui procède du pos-
sible ; et le passé peut être vrai sans être nécessairement vrai 59. » Le concept
leibnizien d'incompossible fait de la non-effectuation une simple non-
coïncidence, une non-compatibilité entre des mondes possibles. Il préserve
la réalité possible d'un événement possible qui n'a pas eu lieu et, de cette
façon, il transforme tout le passé en des séries d'événements vrais, mais vrais
dans leur condition de possibles, c'est-à-dire non nécessairement vrais. Les
batailles navales de la métaphysique des mondes incompossibles de Leibniz
restent pour toujours prêtes à commencer.
Pour Deleuze, cette métaphysique leibnizienne est le bon regard sur le
programme esthétique de la fiction moderne. Non parce que le concept
d'incompossibilité serait le modèle de l'irréel littéraire. Bien au contraire.
Selon Deleuze, les mondes olt habitent les personnages des nouvelles et des
romans modernes expriment, dans une grande mesure, la subversion de la
solution de Leibniz. La fiction moderne autonomise les différents mondes
incompossibles et les fait communiquer dans chaque passé, dans chaque pré-
sent. C'est le cas des fictions de Jorge Luis Borges. Elles affirment que tous les
passés sont révocables et ne cessent de se répéter. Mais, d'un autre côté, elles
prennent tous les incompossibles comme possibles d'être actualisés simulta-
nément. « C'est la réponse de Borges à Leibniz: la ligne droite comme force
du temps, comme labyrinthe du temps, est aussi la ligne qui bifurque et ne
cesse de bifurquer, passant par des présents incompossibles, revenant sur des
passés non-nécessairement vrais 60. » Au-delà du vraisemblable et du pos-
sible, Borges inaugure un univers faux de mondes incompossibles. Deleuze
peut alors montrer que ce que fait le régime cristallin de la narration n'est que
l'illustration du geste de Jorge Luis Borges. On produit l'expérience que les

59. IT. p. 170-171.


60. IT. p. 171.

389
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

incompossibles appartiennent au même monde et que les mondes incompos-


sibles appartiennent au même univers.
Le régime cristallin trouve ici son opposition fondamentale au régime orga-
nique. Tandis que les images organiques cherchent une narration véridique
qui prétend au vrai même dans la fiction, dans la description cristalline, par
contre, on ne prétend plus au vrai. En faisant des montages où on décompose
les rapports dans des images-temps directes pour poser simultanément des
présents incompossibles, la narration cristalline n'est ni vraie ni véridique.
Elle n'a pas la condition d'une image de la fiction non plus. Elle est une « nar-
ration falsifiante ». Deleuze l'appelle aussi « puissance du faux ». « C'est une
puissance du faux qui remplace et détrône la forme du vrai, parce qu'elle pose
la simultanéité de présents incompossibles, ou la coexistence de passés non-
nécessairement vrais. La description cristalline atteignait déjà à l'indiscerna-
bilité du réel et de l'imaginaire, mais la narration falsifiante qui lui correspond
fait un pas de plus, et pose au présent des différences inexplicables, au passé
des alternatives indécidables entre le vrai et le faux. [ ... ] Les images doivent
être produites de telle manière que le passé ne soit pas nécessairement vrai, ou
que du possible procède l'impossible 61. »
Le concept d'incompossible vient ainsi donner sa caractérisation ultime au
régime cristallin des images cinématographiques, au régime des images-temps.
La narration cristalline est un régime falsifiant parce qu'elle pose au présent
des mondes divergents, des chemins qui bifurquent. Et poser l'incompossible
dans la composition des images, c'est affirmer la puissance du faux, dans le
sens où le passé n'est pas nécessairement vrai et où on peut faire découler
quelque chose d'impossible à partir d'un possible 62. Le régime cristallin de la
narration échappe au domaine de la fiction. Si le cinéma du régime organique
des images sensori-motrices convoque la structure esthétique du vrai et du
vraisemblable de la fiction, par contre, le cinéma falsifiant du régime cristal-
lin des images sonores et optiques est un cinéma non pas de fiction, mais de
fabulation. Fabulation et incompossibilité s'expliquent donc réciproquement.
Il faut poser l'incompossible pour affirmer la puissance du faux et pour entrer
dans la fabulation. On comprend alors pourquoi Bartleby est le personnage de
61. IT. p. 171-172.
62. La puissance du üwx se manifeste aussi dans le plan que Deleuze désigne comme celui
du « récit ». Ici. il s'agit de comprendre l'importance du discours indirect libre. c'est-à-dire le
rapport entre le point de vue du personnage et celui de la caméra (en cinéma) ou du narrateur
(en littérature). Qu'est-ce qu'un discours indirect libre'? C'est quand il y a une « contamina-
tion des deux sortes d'images. telle que les visions insolites de la caméra [... ] exprimaient les
visions singulières du personnage. et que celles-ci s'exprimaient dans celles-là. mais en portant
l'ensemble à la puissance du faux. Le récit ne se rapporte plus à un idéal du vrai qui en constitue
la véracité. mais devient un "pseudo-récit". un poème. un récit simulant ou plutôt une simula-
tion de récit ». (fT. p. 194.)

390
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

la fabulation par excellence. Il n'existe que par la formule qui pose l'incom-
possible. Dans cet acte de poser, dans le même présent, un monde où Bartleby
copie et un autre monde où il ne copie pas, Melville anticipe, sans le savoir,
la grande invention des images-temps du cinéma cristallin, la narration, non
pas véridique, mais falsifiante. Bartleby fabule en plusieurs sens. D'abord,
en tant qu'il est le personnage d'une fable. Ensuite, en tant que personnage,
il incarne des narrations falsifiantes, des narrations qui posent des mondes
incompossibles dans le même présent. Il est donc un personnage de la puis-
sance du faux. D'un autre côté, il est un personnage fabulateur dans la mesure
où il devient un pur voyant, il n'existe qu'en tant qu'il voit ce qu'il y a dans
sa situation limite, dans sa non-préfërence. Lui-même a perdu ses connexions
sensori-motrices. Il ne veut plus réagir, il ne veut plus choisir. Finalement,
ce qu'il voit n'existe qu'en rapport aux situations qu'il habite dans le conte.
Et il voit un peuple, un peuple qui est en manque. Melville le décrit en flagrant
acte de légender, en flagrant acte de voir un peuple à venir. Mais nous ne pou-
vons pas voir ce qu'il voit. L'objet de sa voyance est immanent à son devenir
comme personnage, devenir qui n'est que la conséquence d'une formule qui
pose l'incompossibilité actuelle, l'incompossibilité présente entre plusieurs
mondes divergents.
On comprend mieux donc dans quelle mesure la position de l'impossible
est essentielle à la formule qui condense le mode d'existence du personnage
Bartleby. Et on comprend mieux aussi l'impossible. Il est production d'une
narration falsifiante, il est position d'un univers où sont présents des mondes
incompossibles. Et dans cet univers, le personnage qui pose l'impossible est
en flagrant acte de fabuler, il est un voyant, il a des visions et des auditions.
Il voit un peuple. Dans ce concept de « vision» ou de « voyance », Deleuze
achève vraiment son projet d'autonomie de la matière littéraire. La fabulation,
la puissance du faux transformée en vision, se fait non pas dans le travail de
l'écrivain, mais à l'intérieur de certains de ses personnages. La fabulation, ce
sont les images que ses personnages produisent en flagrant acte de devenir. Ils
ont alors des visions et des auditions. « Ce qu'il faut, c'est saisir quelqu'un
d'autre en train de "légender", en "flagrant délit de légender". Alors se forme,
à deux ou à plusieurs, un discours de minorité. On retrouve ici la fonction de
fabulation bergsonienne ... Prendre les gens en flagrant délit de légender, c'est
saisir le mouvement de constitution d'un peuple. Les peuples ne préexistent
pas 63. » Bartleby est pour Deleuze le cas le plus extrême de l'un de ces per-
sonnages. Il doit se poser l'incompossibilité des deux mondes, la coalescence
du monde où il écrit et de celui où il n'écrit pas, pour que la fabulation appa-
raisse. Agamben le voit comme la fiction de l'expérience de l'acte avant la

63. PP. p. 171.

391
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

création. Deleuze doit le présenter comme l'annulation de toute création, pour


qu'il nous laisse accéder au travail de fabulation qui se produit en lui.
Deleuze souligne que la critique à la fiction n'est pas la critique à une forme
opposée à la vérité, mais justement la critique à la vénération de la vérité que
toute fiction suppose. Il s'agit en fait de libérer la fiction du modèle de vérité
qui la conditionne et « retrouver au contraire la pure et simple fonction de
fabulation qui s'oppose à ce modèle. Ce qui s'oppose à la fiction, ce n'est pas
le réel, ce n'est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisa-
teurs, c'est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu'elle donne au faux
la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre 64 ». Il faut
donc donner de la puissance au faux, le laisser se dire en des visions et des
auditions, pour faire apparaître le condensé de réel et d'imaginaire, d'actuel et
de virtuel, bref, la« shape» même du devenir en tant qu'il constitue une trans-
formation littérale du monde. Cette fonction fabulatrice, Deleuze la découvre
d'abord chez certains personnages cinématographiques. Le personnage et le
cinéaste ne font pas du vrai, du vrai fictif ou du « comme si ». Ils font littérale-
ment. Ils deviennent autres véritablement. Le personnage « devient lui-même
un autre, quand il se met à fabuler sans être jamais fictif. Et le cinéaste de son
côté devient un autre quand il "s'intercède" ainsi des personnages réels qui
remplacent en bloc ses propres fictions par leurs propres fabulations. Tous
deux communiquent dans l'invention d'un peuple 65 ».

la formule du devenir

Le dernier concept qui va ouvrir la voie à la compréhension de cette diffé-


rence fondamentale entre « fiction» et « fabulation» est bien celui de « deve-
nir ». Le devenir de Bartleby, c'est son moment de fabulation. Et ce moment
est celui où il pose l'impossible.
La formule ne pose que l'impossible à l'intérieur de la pragmatique des
possibilités. Comme on l'a vu, l'impossible n'ouvre pas la force de la création,
il ne donne pas naissance à un nouveau possible comme dépassement de l'im-
possible, mais à une autre réalité, laquelle n'a plus la condition d'une création.
Elle est l'effet de l'impossible accompli, de ce que Deleuze désigne depuis
longtemps comme un « devenir ». On comprend donc pourquoi, dans le texte
de Bartleby, ce n'est pas la question de la création mais celle du devenir qui est
centrale. La formule ouvre des lignes de fuite. Elle instaure des devenirs, les

64. IT. p. 196.


65. Il'. p. 196.

392
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

devenirs-minéral, les devenirs-pierre de Bartleby. Et pour ouvrir le devenir, il


faut auparavant poser l'impossibilité de toute création, poser l'impossibilité
de tous les possibles. Il faut donc poser l'impossible pour instaurer un devenir.
Il n'est pas surprenant que Bartleby soit présenté comme une figure pri-
vilégiée de ce processus de devenir. Il est la plongée d'une singularité dans
une zone où il n'est plus viable de distinguer sa forme de celle de tout le
monde, animal, chose, ou enfant 66. Devenir, c'est entrer dans un processus de
synthèse asymétrique où les différences sont mises en vibration. Devenir est
toujours un devenir-autre, sans pour autant devenir l'autre. C'est trouver la
zone de voisinage avec l'autre, le rapport entre les deux, mais un rapport non
pas de similitude, mais d'indistinction, d'indiscernabilité libre. C'est l'état
d'indétermination entre un sujet et le monde entier. Le devenir de Bartleby
n'existe donc qu'après la néantisation de toute distinction entre des possibles.
Il se fait sur l'épuisement de la discernabilité des préférables. Le devenir est
donc la seule issue de l'impossible.
Si Bartleby est un devenir, c'est parce que la formule n'existe que pour
produire des devenirs. La formule ne le laisse se reconnaître en aucun rôle
social, en aucune situation, en aucune identité. « Si Bartleby refusait, il pour-
rait être encore reconnu comme rebelle ou révolté, et avoir encore à ce titre
un rôle social. Mais la formule désamorce tout acte de parole, en même temps
qu'elle fait de 8artleby un pur exclu auquel nulle situation sociale ne peut plus
être attribuée 67. » La formule empêche toute sorte de rapport mimétique, ni
d'acceptation, ni de refus. Bartleby n'est même pas un rebelle ou un révolté,
il n'a aucun rôle, tout prêt, qu'il puisse incarner ou réclamer pour sa condi-
tion. Il n'est qu'un « devenir ». La première forme de ce devenir se joue dans
le rapport entre Bartleby et l'avoué. Ce n'est pas seulement Bartleby qui est
en devenir. La formule elle aussi, devient, prolifère. Elle entre en expansion,
sa force empoigne tous ceux qui l'entendent. « Dans le cas de Bartleby, se
peut-il que le rapport avec l'avoué soit aussi mystérieux, et marque à son tour

66. « Devenir n'est pas atteindre à une forme (identification. imitation. Mimésis), mais trou-
ver la zone de voisinage. d'indiscernabilité ou d'indiftërenciation telle qu'on ne peut plus se
distinguer d'une femme. d'un animal ou d'une molécule: non pas imprécis ni généraux. mais
imprévus. non-préexistants. d'autant moins déterminés dans une forme qu'ils se singularisent
dans une population.» (CC. p. 11.)
67. CC p. 11. « Bartleby. certes. n'est pas mutique. 11 se trouve à la limite de l'autisme. à son
bord mais au-delà. juste assez près pour faire le pont. Assez en surface pour que soit maintenu
le passage entre le monde de communication humaine normale pétrie de bonnes intentions et
de règles de conduite. et la scandaleuse. inhumaine. singularité. D'un côté. l'homme du "trop
humain". de l'autre. le singulier. l'original. l'impossible à fréquenter et à vivre. C'est lui pour-
tant l'homo tantum qui rend visible l'homme délivré du poids des règles et des obligations de se
comporter socialement ainsi que de tout ce qui le "structure" en tant que personne. » (SCHÉRER.
R.. 1998a. p. 42.)

393
Gi"es Deleuze: philosophie et littérature

la possibilité d'un devenir, d'un nouvel homme 68 ? » Et, plus loin: « Entre
l'avoué et 8artleby, y a-t-il un rapport d'identification? Mais qu'est-ce qu'un
tel rapport, et dans quel sens va-t-iI 69 ? » Selon le modèle mimétique, l'iden-
tification porte sur trois éléments: une forme (image ou représentation), un
sujet, et les efforts du sujet pour prendre forme. Cette prégnance de la forme
dans le modèle mimétique, Deleuze la décrit comme étant surtout névrotique.
L'avoué y aurait alors une fonction paternelle vis-à-vis de Bartleby. Toutefois,
le cas de Bartleby semble différer de la névrose. Il s'agit plutôt, dans le rapport
avec l'avoué, d'un rapport d'identification psychotique 70. Cette identification
se distingue du rapport névrotique par trois caractères: le trait, la zone et la
fonction. Ces trois caractères nous permettent de bien indiquer la spécificité
du concept de « devenir» qui se joue dans le personnage de Bartleby.
En effet, le trait d'expression qui définit le processus du devenir, étant infor-
mel et indéterminé, s'oppose à l'image ou à la forme exprimée. Comme le dit
Deleuze, la formule est « un trait d'expression, JE PRÉFÉRAIS NE PAS, qui
va proliférer sur soi, contaminer les autres, faire fuir l'avoué, mais aussi faire
fuir le langage, faire croître une zone d'indétermination ou d'indiscernabilité
telle que les mots ne se distinguent plus, et les personnages non plus, l'avoué
fuyant et Bartleby immobile, pétrifié. L'avoué se met à vagabonder tandis que
8artleby reste tranquille, mais c'est parce qu'il reste tranquille et ne bouge
pas que 8artleby sera traité comme un vagabond 71 ». Le trait d'expression
coupe les normes soit de l'image comme représentation sociale de l'avoué
et de 8artleby, soit de la forme même d'expression. D'un côté, les critères
sociaux sont brisés et Bartleby est traité comme un vagabond à cause de son
immobilité. Entre les personnages, entre ce qu'ils sont censés représenter, une
zone d'indétermination se crée qui vient changer complètement leur rapport :
l'avoué fuit et se met à vagabonder tandis que 8artleby reste tranquille, se
pétrifie. D'un autre côté, en ce qui concerne le langage lui-même, les mots ne
se distinguent plus des simples énumérations. Parce que la formule anéantit la
distinction entre affirmer et nier, entre accepter et refuser, c'est-à-dire la condi-
tion de possibilité de tout énoncer, les mots ne renvoient qu'à eux-mêmes. Ils
ne signifient plus, ils ne sont plus des jugements sur les états de choses. Ils

68. CC. p. 96.


69. Cc. p. 98.
70. « Il appartient à la psychose de mettre en jeu un procédé. qui consiste à traiter la langue
ordinaire. la langue standard. de manière à lui faire "rendre" une langue originale inconnue qui
serait peut-être la projection de la langue de Dieu. et qui emporterait tout le langage [ ... ]. C'est
comme si trois opérations s'enchaînaient: un certain traitement de la langue; le résultat de ce
traitement. qui tend à constituer dans la langue une langue originale: et l'effet, qui consiste
à entraîner tout le langage. à le faire fuir, à le pousser à sa limite propre pour en découvrir le
Dehors. silence ou musique. » (CC. p. 93-94.)
71. Cc. p. 98.

394
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

ne sont pas non plus des manifestations d'une intériorité. La formule destitue
ainsi la figure du père (l'avoué) de son pouvoir de commander (copier), et elle
permet au supposé fils (Bartleby) de ne pas respecter le mot d'ordre (copier).
Les devenirs se font à partir de ce que Deleuze appelle une zone, une zone
de voisinage. Les rapports de proximité, soit de Bartleby, soit de l'avoué (qui
a des comportements de plus en plus bizarres), s'opposent donc à la mimé-
sis. Bartleby et l'avoué ressemblent plutôt à des personnages dans un même
devenir, pris dans une même zone de voisinage propre à tout devenir. Comme
Deleuze l'explique dans « La littérature et la vie» : « Devenir n'est pas
atteindre à une forme (identification, imitation, Mimésis), mais trouver la zone
de voisinage, d'indiscernabilité ou d'indifférenciation telle qu'on ne peut plus
se distinguer d'une femme, d'un animal ou d'une molécule 72. » Le devenir en
tant qu'état d'indétermination entre les termes, c'est ce que Deleuze appelle
une alliance contre-nature, par opposition à une filiation naturelle. Il s'agit
d'un rapport de voisinage et de contiguïté absolus, où une sorte d'alliance
s'établit entre les termes devenus indiscernables. À la place du rapport sup-
posé père et fils, l'avoué et Bartleby deviennent des frères. La formule produit
ainsi ce que Deleuze appelle la «fonction d'universelle fraternité qui ne passe
plus par le père, qui se construit sur les ruines de la fonction paternelle 73 ».
Le devenir de Bartleby n'a pas de forme, mais seulement ce statut d'unefonc-
tion. Ses différents stades ne sont pas des métamorphoses, ne sont pas le transit
entre des formes. Parce qu'il n'existe que dans des rapports de voisinage, de
zones d' indéterm ination, Bartleby est fonction de ces rapports transversaux,
de ces liens entre frères. Bartleby, ainsi que l'avoué, perdent leurs références,
leurs images, leurs portraits, et deviennent des personnages sans qualités. Ils
entrent dans un rapport de voisinage fonctionnel. Dans leur devenir, ils sont
devenus des frères dans une nouvelle forme d'universalité/société: la commu-
nauté fraternelle ou d'universelle fraternité 74.
Deleuze voit un parallélisme essentiel entre le devenir des personnages
dans l'invention de nouvelles formes de fraternité et leur travail de fabula-
tion. Les deux devenirs, dans leur convergence asymétrique, sont presque
un même processus dans l'écriture 75. On devient-femme, on devient-animal
72. cc, p. Il.
73. Cc, p. 101.
74. « La statue du père fait place à son portrait beaucoup plus ambigu. puis à un autre por-
trait qui est celui de n'importe qui ou de personne. On perd les références. et la formation de
l'homme tàit place à un nouvel élément inconnu. au mystère d'une vie non-humaine informe
[... ].1 PREFER NOT 1'0 est aussi un trait d'expression qui contamine tout. s'échappant de la
forme linguistique. destituant le père de sa parole exemplaire. autant que le fils de sa possibilité
de reproduire ou de copier. » (CC, p. 100.)
75. Comme l'explique Pascal Chabot. « la résonance interne. c'est la dit1ërenciation mutuelle
des séries. c'est-à-dire le devenir autre de chaque série puisque cette communication entraîne

395
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

ou on devient-enfant dans l'acte de décrire des personnages en devenir, des


personnages en fabulation dans l'invention de nouvelles possibilités de vie.
Il est facile de comprendre pourquoi le devenir fut transformé en concept-clef
par Deleuze dans sa définition de la littérature. Comme il le dit dans « La
littérature et la vie », texte qu'il a écrit pour Critique et clinique, « écrire
n'est certainement pas imposer une forme (d'expression) à une matière vécue.
La littérature est plutôt du côté de l'informe, ou de l'inachèvement [ ... ]. L'écri-
ture est inséparable du devenir: en écrivant, on devient-femme, on devient-
animal ou végétal, on devient-molécule jusqu'à devenir-imperceptible 76 ».
L'écrivain est celui qui a la capacité de produire des formulations imprévues et
non préexistantes, de rompre avec toute forme établie, etde devenir-indéterminé,
informel. Et ce devenir l'emporte à la limite, jusqu'à devenir-imperceptible.
Tout devenir est un devenir-mineur, est un processus de minoration ou d'im-
puissance. Comme l'explique Deleuze, « on ne devient pas Homme, pour
autant que l'homme se présente comme une forme d'expression dominante
-qui prétend s'imposer à toute matière, tandis que femme, animal ou molécule
ont toujours une composante de fuite qui se dérobe à leur propre formalisa-
tion. La honte d'être un homme, y a-t-il une meilleure raison d'écrire 77 ? ».
C'est la honte d'être un homme, c'est-à-dire d'être une forme dominante, qui
meut la littérature et ses devenirs.
Le devenir de Bartleby est ainsi exemplaire. Il entre dans un mouvement
vers l'inhumain, vers l'imperceptible. La question, alors, concerne le mode
d'existence de cet inhumain. Comment penser la singularité de ces individus
en devenir, de ces individus privés de particularités? Comment empêcher que
ce rapport de voisinage dans une zone d'indétermination ne se transforme en
un tout indéterminé, en un ensemble indifférencié? Deleuze le demande:
« Qu'est-ce qui reste aux âmes pourtant, quand elles ne s'accrochent plus à
des particularités, qu'est-ce qui les empêche alors de fondre en un tout 78 ?»
L'individu sans qualité ne devient pas un individu quelconque. Deleuze
propose un nouveau lexique pour approcher cette condition limite du singulier
en devenir. Et Bartleby offre toujours son exemple, il est le laboratoire de cette
métaphysique du non-déterminé, d'abord comme un être qui, hors du temps,
hors des repères historiques, sans mémoire ni projets, est instantané. « Bart-
leby est l'homme sans références, sans possessions, sans propriétés, sans qua-
lités, sans particularités: il est trop lisse pour qu'on puisse lui accrocher une

un changement de nature des éléments résonnants. Le rapport est impliquant, enveloppant, che-
vauchant. et non pas contradictoire ou de ressemblance. » (CHABOT, P., 1998, p. 35.)
76. Cc, p. Il.
77. CC, p. II.
78. Cc. p. III.

396
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

particularité quelconque. Sans passé ni futur, il est instantané 79. » Bartleby n'a
pas d'autre détermination que d'être, tout simplement. En tant que tel, il est
ce que Deleuze aime désigner par homo tantum 80. Il est aussi défini comme
l'homme sans liens familiaux, il est le « célibataire ». Mais sa détermination
fondamentale c'est d'être un « original» : « Bartleby n'a rien de particulier,
rien de général non plus, c'est un Original 81. »
Ce concept d'« original» est bien difficile à comprendre. Deleuze semble
y concentrer des déterminations en même temps romantiques et anarchistes.
D'un côté, il est un être de « Nature première », indépendant du monde des
règles et des lois, le monde de l'humain, trop humain, bien qu'il ne soit pas
séparable de cette Nature seconde, une fois qu'il en révèle le vide et la médio-
crité. L'original est celui qui déborde toute forme, toute loi. Et cela à plusieurs
niveaux: a) sa logique répond à une pensée sans image; b) il est figure de
vie et de savoir car il a eu accès à des choses insondables; c) il échappe à la
connaissance et défie la psychologie; d) il prononce des mots qui ne s'insèrent
pas dans la logique des présupposés mais qui ressemblent plutôt à une langue
originale qui touche l'agrammaticalité ; e) au lieu de se laisser influencer par
son milieu, c'est lui qui a de l'influence sur le milieu, en lui jetant une lumière
qui a sa source en lui, car il appartient à la nature première.
En tant qu'être de la Nature première, l'original exprime l'inhumain, l'au-
delà de ce que Deleuze présente comme la mascarade des lois, donc comme la
mascarade du père. D'un autre côté, l'original ne se constitue vraiment qu'à
l'intérieur d'une nouvelle communauté, à l'intérieur de nouvelles règles, de
nouveaux rapports familiaux. Il suppose donc une Nature seconde pour bâtir
ses modes d'existence. Contre la fonction de père, l'original n'existe que dans
des sociétés des frères, où l'alliance remplace la filiation. L'original est tou-
jours donc en devenir, mais un devenir vers une nouvelle humanité. « Faire
naître le nouvel homme ou l'homme sans particularités, réunir l'original et
l'humanité en constituant une société de frères, l'alliance remplace la filiation,
et le pacte de sang, la consanguinité. L'homme est effectivement le frère de
sang de l'homme, et la femme, sa sœur de sang: c'est la communauté des

79. Cc. p. 96.


80. CC. p. 110. René Schérer défend une politique de l'âme chez Deleuze. justement à partir de
cette conception de l'homme sans qualités qu'on trouve dans le texte sur Bartleby. « On parlait
hier. avec Jacques Rancière. de la possibilité d'une politique deleuzienne. qu'il contestait. Mais
c'est dans cette opposition au sujet et au moi. à la personne. qu'elle se fonde. C'est dans les
vastes intuitions de Lawrence qu'elle prend naissance, cette politique qui déborde le politique
pour concerner l'âme. individuelle. collective. cosmique. Il ne s'agit pas d'une fusion dans la
nature. mais d'un impersonnel [... ] en tant qu'''homme quelconque". "sans particularités". hors
sujet et hors personne. comme on voit dans la fondamentale étude consacrée au Bartleby de
Melville.» (SCHÉRER. R.. 1998a. p. 28.)
81. Cc. p. 106.

397
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

célibataires selon Melville, entraînant ses membres dans un devenir illi-


mité 82.» Le devenir de chaque individu, qui les conduit à la condition d'êtres
originaux, est intensifié à une puissance infinie en tant que communauté.
La communauté des célibataires est un devenir des devenirs, est un « devenir
illimité ».
Inventer des êtres originaux, c'est toujours créer des mondes composés
seulement d'êtres singuliers, des communautés d'originaux, de célibataires.
« Quel est donc le plus haut problème qui hante l'œuvre de Melville? Retrou-
ver l'identité pressentie? Sans doute réconcilier les deux originaux, mais
pour cela aussi réconcilier l'original et l'humanité seconde, l'inhumain avec
l'humain 83. » Cette réconciliation n'est pourtant pas l'œuvre d'une fiction
personnelle. Le travail de Melville fut justement celui de composer des figures
d'originaux sur l'expérience, en même temps politique, historique et géo-
graphique, d'un territoire, d'une nation. Dans son cas, ce furent les célibataires
d'Amérique. Achab, Claggm1, Billy Budd et Bartleby, tous sont l'expression
du nouvel homme qui était en train de s'inventer en Amérique comme incar-
nation du messianisme du XIXe siècle dans sa version non pas du socialisme
comme universelle prolétarisation, mais du pragmatisme fondé sur la force de
l'immigration universelle 84. Les livres de Melville, pour Deleuze, s'enchaînent
donc avec les programmes politiques inspirés de Jefferson ou Thoreau. Dans
ce sens la question n'est plus comment une communauté d'êtres originaux
peut se réaliser, mais dans quelle mesure elle est déjà réalisée comme l'affaire
d'un peuple qui manque. Cette communauté et ce peuple n'attendent que
l'écrivain pour l'énoncer. Et ce récit, dans sa vérité, n'a plus la nature d'une
fiction, mais d'une fabulation 85.
C'est ainsi, d'ailleurs, que Deleuze voit la spécificité de la littérature améri-
caine, comme étant une tille qui a coupé ses liaisons avec la paternité anglaise.
L'Amérique, en tant que communauté des frères sans père, est l'image de ce
que Deleuze pense depuis le début de son œuvre: le monde en processus, en

82. Cc. p. 108.


83. Cc, p. 107.
84.« L'Amérique pensait faire une révolution dont la force serait l'immigration universelle,
les émigrés de tous les pays. autant que la Russie bolchevique pensera en "prolétaires de tous
les pays'· ... : deux formes de la lutte de classes. Si bien que le messianisme du XIXe siècle a
deux têtes. et ne s'exprime pas moins dans le pragmatisme américain que dans le socialisme
finalement russe. » (CC. p.11 O.)
85. « Comment cette communauté pourrait-elle se réaliser? Comment le plus haut problème
pourrait-il être résolu? Mais ne l'est-il pas d~jà. par lui-même, précisément parce qu'il n'est pas
personnel. parce qu'il est historique. géographique, politique? Ce n'est pas une atlàire indivi-
duelle ou particulière. mais collective, c'est l'atlàire d'un peuple ou plutôt de tous les peuples.
Ce n'est pas un tàntasme œdipien. mais un programme politique. Le célibataire de Melville, Bart-
leby, comme celui de Kafka doit trouver le "lieu de ses promenades", l'Amérique. »(CC, p. 109.)

398
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

archipel, comlne une île déserte. Melville réussit à mettre en pratique un prag-
matisme :« C'est d'abord l'affirmation d'un monde en processus, en archipel.
Non pas comme un puzzle dont les pièces en s'adaptant reconstitueraient un
tout, mais plutôt comme un mur de pierres libres, non cimentées, où chaque
élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres : isolats et
relations flottantes, îles et entre-îles, points mobiles et lignes sinueuses 86. »
La structure fédérale de l'Amérique reproduit ainsi, du point de vue politique,
historique et géographique, la structure de la communauté des célibataires.
Ils sont tous comme un mur de pierres libres. Au puzzle qui suppose toujours
une forme finale entre les pièces, Deleuze oppose l'anarchie des pierres libres.
Au ciment des murs, Deleuze substitue les nouveaux rapports entre les élé-
ments. Et ces nouveaux rapports sont plus forts que le ciment. Pour cela, dit
Deleuze, il faut substituer la représentation du tout par autre chose. Et cette
autre chose c'est la confiance, la croyance dans chaque élément: « les frères
de l'archipel, qui remplacent la connaissance par la croyance, ou plutôt par
la "confiance" 87 ». Il s'agit d'une morale de la vie où les âmes ne font que
suivre sans but la route même de la vie, en créant des rapports de fraternité
avec d'autres âmes, sans aucune hiérarchie paternelle, mais une confiance
réciproque. C'est un archipel moral de l'anarchie. Entre des célibataires, tout
ce qu'il faut comme fondement d'une communauté, c'est la confiance. C'est
le cas de Bartleby, lequel, selon Deleuze, ne demandait à l'avoué qu'un peu
de confiance.
La littérature américaine aurait transposé ce messianisme démocratique et
anarchiste en des visions et des sons d'un peuple à venir. Henry James, Whit-
man, Melville, seraient, non pas des inventeurs de fictions, mais des fabula-
teurs. Ils ne feraient qu'intégrer à l'œuvre littéraire les visions qui traversent
souterrainement cet État-nation d'immigration universelle. Mais ils sont aussi
les médecins du mal américain. Ils dénoncent ce nouveau ciment qui réta-
blit le mur, c'est-à-dire l'autorité paternelle et la charité. Les livres de Mel-
ville, Deleuze l'accentue, sont, en même temps, la fabulation d'un peuple qui
manque et, d'un autre côté, le diagnostic d'un peuple malade. On comprend
pourquoi, à côté de personnages singuliers en devenir, à côté de célibataires,
ils sont peuplés de personnages d'escrocs, de pères diaboliques et d'enfants
orphelins.
Chaque monde créé par la littérature de Melville ne peut que faire de ses
protagonistes, de ses « héros », des êtres originaux, des figures à vocation

86. cc, p. 110.


87. CC, p. III. Deleuze dit aussi : « Il y tàut une communauté nouvelle, dont les membres
soient capables de "confiance'" c'est-à-dire de cette croyance en eux-mêmes, au monde et au
devenir. » (CC p. 112.)

399
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

schizophrénique, catatonique et même anorexique. On ne doit pas être


surpris par le cas de l'écrivain Bartleby. Son devenir-pierre, son devenir-
minéral, la position de l'impossible que sa formule produit, c'est justement
l'effet d'un peuple qui habite encore cette zone d'indétermination entre la loi
du père, la loi de la filiation, et, d'un autre côté, la communauté des originaux,
la fraternité des célibataires. On comprend alors pourquoi Bartleby n'est que
la version fabulatrice d'une formule. Il est le point critique d'un peuple qui
manque, le moment d'une immense catastrophe, le pli sur soi de la nation de
l'immigration universelle. La formule de 8artleby apporte donc une nouvelle
santé. Elle est la condition d'une communauté à venir. Deleuze peut le fàire
apparaître, du fond de son silence, de l'obscurité de sa quiétude la plus irré-
vocable, comme une vraie théophanie. « 8artleby n'est pas le malade, mais
le médecin d'une Amérique malade, le Medicine-man, le nouveau Christ ou
notre frère à tous 88. »

Kafka et Melville: un même combat dans l'invention d'un peuple


qui manque?

Nous touchons à une dernière dimension du concept de fabulation chez


Deleuze: l'écrivain en tant que fabulateur, en tant que visionnaire, celui qui a
eu des visions et des auditions, et qui écrit pour une communauté à venir. Ici le
fabulateur concerne un type singulier de littérature, la littérature comme énon-
ciation collective d'une communauté mineure, comme expression d'un peuple
qui manque. C'est ainsi que Deleuze essaie d'établir une continuité entre sa
lecture de Kafka et celle qu'il fait maintenant de Melville. «Ce que Kafka dira
des "petites nations", c'est ce que Melville dit déjà de la grande nation améri-
caine, en tant qu'elle doit être précisément le patchwork de toutes les petites
nations. Ce que Kafka dira des littératures mineures, c'est ce que Melville dit
déjà de la littérature américaine de son temps: parce qu'il y a peu d'auteurs en
Amérique, et que le peuple y est indifférent, l'écrivain n'est pas en situation de
réussir comme maître reconnu, mais, même dans l'échec, reste d'autant mieux
le porteur littéraire et préserve les droits d'un peuple à venir ou d'un devenir
humain 89. » Dans le texte d'introduction qu'il avait écrit exprès pour le livre
88. Cc. p. 114. « Exiger de l'art qu'il fasse expérimentation ne consiste pas à décliner une fois
de plus l'impératif surréaliste, poncif édulcoré par un siècle de discours sur les avant-gardes.
Deleuze comprend littéralement la littérature comme une médicine. Sacher-Masoch pour
le masochisme. Proust pour l'homosexualité, Klossowski pour la perversion. Artaud pour la
schizophrénie, Kafka pour la bureaucratie: leur écriture se 1àit le sismographe sensible d'un type
de forces qui ne franchirait pas sans elle le seuil sensible. » (SAUVAGNARGUES. A.. 2005, p. 64.)
89. Cc. p. 114.

400
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

de Critique et clinique, Deleuze énonçait déjà cette même harmonie entre


Kafka et Melville. « Kafka pour l'Europe centrale, Melville pour l'Amérique,
présentent la littérature comme l'énonciation collective d'un peuple mineur,
ou de tous les peuples mineurs, qui ne trouvent leur expression que par et
dans l'écrivain 90.» Mais, faut-il croire Deleuze? S'agit-il d'un même mouve-
ment de préservation des droits d'un peuple, d'un même régime d'énonciation
collective d'un peuple mineur?
Comme on l'a vu, dans sa compréhension de Kafka, cette dimension col-
lective de l'expérience littéraire - ce qu'il appelait alors« agencement collec-
tif d'énonciation» - était le travail d'une minorité dans une langue majeure
comme construction de lignes de fuite, de lignes de déterritorialisation pour
des devenirs singuliers ou minoritaires. Cependant, sa lecture de l'univers
de Melville semble un peu différente. Melville n'est pas présenté comme
confronté à des petites nations asphyxiées par des empires. L'Amérique est
une grande nation. Deleuze accentue sa nature de lieu d'une immigration uni-
verselle. En plus, selon lui, les programmes politiques des fondateurs l'ont
transformé en un mur de pierres libres, sans ciment, sans configuration accom-
plie. Il n'y a plus les forces diaboliques de l'extérieur qui frappent à la porte
de ces communautés de célibataires, comme chez Kafka.
Peut-on, quand même, y voir une semblable compréhension de la fonction
fabulatrice? Bien que le concept de « fabulation» ne soit pas présent dans
le livre Kafka, est-il possible d'attribuer un même rôle prophétique aux per-
sonnages célibataires de Kafka et à ceux créés par Melville? Sont-ils décrits
également en flagrant délit de fabuler un peuple qui manque?
Pour répondre à ces questions, il nous aurait fallu une lecture en parallèle
de Kafka et Melville. Il aurait été nécessaire de faire le contraste entre les
personnages de Kafka (soit la fonction K. dans les romans, soit les céliba-
taires qu'on trouve partout dans les nouvelles) dans leurs lignes de fuite, leurs
deterritorialisations, leurs devenirs-animal et, d'un autre côté, tous les origi-
naux de Melville, tous les schizophréniques, tous les catatoniques, tous les
hypocondriaques de l'Amérique des immigrés dans leur devenir-minéral, leur
devenir-pierre: tâche pourtant impossible. Elle supposerait par elle seule toute
une autre recherche. Ne pourrait-on, malgré tout, essayer une autre stratégie?
Ne pourrait-on prendre en charge simplement quelques cas paradigmatiques
pour les transformer en des objets d'expérimentation, en même temps critique
et clinique, de ce que signifie pour Deleuze ce rapport entre le processus de
devenir de certains personnages et le travail de fabulation qui les constituent
comme 1ittérature ?

90. Cc. p. \5.

401
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Tel serait le cas si on prenait juste en considération le seul personnage


de Kafka qui, selon Deleuze et Guattari, a une fin ratée dans son devenir-
animal. Nous pensons à Grégoire Samsa de La Métamorphose et à sa simi-
litude avec Bartleby. Ne doit-on pas voir dans le catatonisme et dans l'ano-
rexie de Bartleby le même devenir raté du devenir de Grégoire Samsa tel
qu'il est diagnostiqué par Deleuze et Guattari dans le livre sur Kafka, ainsi
que dans Mille plateaux? Et, dans ce cas, n'est-on pas alors confronté à
un paradoxe? La métamorphose de Grégoire Samsa est l'aboutissement
d'un faux devenir, d'un devenir re-œdipianisé. Grégoire meurt parce qu'il
ne rompt pas avec la figure maternelle dans son inceste avec sa sœur. Par
contre, Bartleby meurt non pas par un devenir raté, mais par un devenir
qui aboutit, qui touche sa perfection: le devenir-minéral, le devenir-pierre,
pierre entre pierres dans un mur de pierres 1ibres. Et ce devenir est toujours
affirmé par Deleuze non pas comme un aboutissement maladif, mais comme
la création d'une nouvelle santé, la santé qui traverse l'invention d'un
_peuple. Le délire de Bartleby est justement présenté comme le cas extrême
de création d'une santé, et l'œuvre de Melville, en tant qu'elle invente un
peuple de célibataires, un peuple d'êtres originaux, a toujours la condition
d'achèvement du but ultime de la 1ittérature. « But ultime de la littérature,
dégager dans le délire cette création d'une santé, ou cette invention d'un
peuple, c'est-à-dire une possibilité de vie 91. » En ce sens, Bartleby est« le
médecin d'une Amérique malade, le Medicine-man» qui fait de son devenir-
minéral, de son épuisement total, de son silence-limite, l'expérience d'une
nouvelle santé. Cette santé, parce qu'elle dépend de ce processus d'inven-
tion d'un peuple qui manque, est l'effet de la littérature: « La santé comme
littérature, comme écriture, consiste à inventer un peuple qui manque 92. »
Dernière dimension performative de la formule: inventer une santé comme
écriture, comme invention d'un peuple qui manque.
Comment alors comprendre la similitude frappante entre le devenir de
Grégoire Samsa et celui de Bartleby ? Et que peut signifier l'opposition la
plus extrême de leurs effets sur la vie, c'est-à-dire ce contraste absolu entre
la maladie imparable de Grégoire, transformé en insecte nécrosé, et l'inven-
tion d'une nouvelle santé chez Bartleby, dans son délire d'une communauté
d'hommes sans références ni préférences? Est-ce qu'on doit y voir des deve-
nirs semblables qui, pow1ant, aboutissent à des issues opposées?
C'est vrai que le devenir de Grégoire est, dès le début, formulé comme
l'effet d'un retour d'œdipe et de l'inceste avec la sœur, tandis que Bart-
leby est l'homme des rapports transversaux, de la communauté de frères.

91. Cc. p. 15.


92. Cc. p. 14.

402
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

Bartleby, dans ce sens, n'appartient plus au combat contre la psychanalyse 93.


Par contre, comme nous l'avons vu dans le chapitre sur Kafka, Deleuze pré-
sente La Métamorphose comme la réfutation pratique d'un transfert ana-
lytique. Le cas de Grégoire est rexemple d'une re-œdipianisation. Le proces-
sus du devenir-animal de Grégoire souffre un arrêt par une crise de jalousie de
sa sœur par rapport au portrait de la dame à la fourrure que Grégoire insiste à
garder. Au moment de débarrasser la chambre de Grégoire, « il se colle à ce
portrait, comme à une dernière image territorialisée. Au fond, c'est ce que la
sœur ne tolère pas. Elle acceptait Grégoire, elle voulait comme lui l'inceste
schizo, l'inceste à fortes connexions, l'inceste avec la sœur qui s'oppose à
l'inceste œdipien, l'inceste qui témoigne d'une sexualité non humaine comme
devenir animal. Mais, jalouse du portrait, elle se met à haïr Grégoire, et le
condamne. À pattir de là, la déterritorialisation de Grégoire dans son devenir-
animal échoue: il se fait re-œdipianiser par le jet de pomme, et n'a plus qu'à
mourir, pomme incrustée dans le dos 94 ». Le diagnostic de Deleuze et de Guat-
tari ne laisse pas de doute. Le devenir-animal de Grégoire fut un processus
raté, victime d'un retour d'œdipe. Mais, s'agit-il seulement d'un faux inceste
avec.la sœur? Grégoire, tel que Bartleby, n'est-il pas aussi engagé dans un
devenir politique, n'est-il pas aussi engagé en des combats bureaucratiques,
territoriaux, historiques?
Contrairement à Bartleby, Grégoire est l'homme de famille, l'homme
d'ethos. Cependant, comme Bartleby, Grégoire est aussi un fonctionnaire.
Dans son devenir, il va commencer à perdre toutes ses possessions, pour deve-
nir un étranger à sa propre maison, un hôte ingrat, qu'il faut anéantir, qu'il
faut faire disparaître. C'est le trio entre la polis en tant que système organisé
de travail, l' oikos en tant que façon de se soumettre à la polis, et l' ethos en
tant que lieu même où cette soumission a place, qui sera détruit par le devenir-
dépossédé de Grégoire. En tant que fonctionnaire, Grégoire faisait partie de
la logique de la polis selon laquelle l' o ikonomia est le maintien de l'ethos :

93. Le texte sur Bartleby inaugure un nouveau style de la critique de la psychanalyse chez
Deleuze. ou peut-être son au-delà. Ce texte constitue le premier pas d'une « spiritualisation» de
cette critique. Katka et Bene appartiennent au premier moment du renversement de la psycha-
nalyse. mais ils restent trop attachés aux prémisses politiques et représentatives. Le personnage
de Bartleby s'oppose d'une nouvelle façon: il introduit la question de l'âme et de la spiritua-
lisation. Le grand renversement se fait par l'annulation de toute volonté. de toute prétërence.
mais aussi et surtout par l'annulation de toute raison ou rationalité. Bartleby est l'Exclu de la
raison et sans prétërence. âme qui ne survit que dans la confiance dans une communauté à venir.
Le thème du dépassement des facultés. de la raison et de la prétërence à un au-delà des facultés.
sera pensé. avec Beckett. comme le thème de la spiritualisation. Beckett sera la radicalisation
de cette nouveauté. Mais déjà dans « Bartleby ». Deleuze travaille les thèmes de l'image. du
silence et de l'esprit.
94. K. p. 27.

403
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

« Grégoire eut ensuite gagné tellement d'argent qu'il fut en mesure de subve-
nir aux besoins de la famille entière 95. »
Deleuze et Guattari reconnaissent ce fond historique et mondial du rapport
de Grégoire avec sa famille: « On découvre derrière le triangle familial (père-
mère-enfant) d'autres triangles infiniment plus actifs, auxquels la famille elle-
même emprunte sa propre puissance, sa mission de propager la soumission, de
baisser et de faire baisser la tête. Car c'est cela que la libido de l'enfant investit
dès le début: à travers la photo de famille, toute une carte du monde 96. » C'est
dans ce sens que le devenir-animal de Grégoire a le sens d'une insoumission
radicale, la condition d'une ligne de fuite. Au moment même où l'agrandis-
sement comique de l'œdipe dévoile ces autres triangles oppresseurs, apparaît
l'issue, la ligne de fuite pour s'en échapper. « À l'inhumain des "puissances
diaboliques", répond la soumission d'un devenir-animal: devenir coléoptère
[ ... ], plutôt que de baisser la tête et rester bureaucrate, inspecteur, ou juge et
jugé. Là encore, pas d'enfants qui ne construisent ou n'éprouvent ces lignes
- de fuite, ces devenirs-animal 97. » C'est ce devenir-animal qui se passe avec
Grégoire. Et ce devenir est beaucoup plus grand qu'un combat contre le père,
beaucoup plus grand qu'un délire œdipien. Ce devenir se produit « pas seu-
lement pour fuir son père, mais plutôt pour trouver une issue là où son père
n'a pas su en trouver, pour fuir le gérant, le commerce, et les bureaucrates,
pour atteindre cette région où la voix ne fait plus que bourdonner - "L'as-tu
entendu parler? C'était une voix d'animal, déclara le gérant" 98 ».
Il y a ainsi deux effets du développement politique d'Œdipe. D'une part, et
par une dérivation a contrario, on dévoile dans le triangle familial une sou-
mission à d'autres triangles, lesquels sont dans le triangle familial lui-même.
D'autre part, et par une dérivation a fortiori, on découvre un devenir-animal
en tant que traçant sa propre issue, ses lignes de fuite à cette soumission en
double chaîne, dans un mouvement historico-mondiaI 99 .
La Métamorphose nous montre donc la soum ission du triangle originaire
de la famille à des puissances diaboliques (bureaucratiques, capitalistes, fas-
cistes) et, en corrélation, l'issue d'un de ses membres par un devenir-animal.
La dimension historico-mondiale se constitue en trois temps. D'abord, le

95. KAFKA. F.. 1989. p. 109.


96. K. p. 20-21.
97. K. p. 23.
98. K. p. 24-25.
99. « Devenir animal. c'est précisément faire le mouvement. tracer la ligne de fùite dans toute
sa positivité. franchir un seuil. atteindre à un continuum d'intensités qui ne valent plus que pour
elles-Inèmes. trouver un monde d'intensités pures. où toutes les formes se défont, toutes les
significations aussi. signifiants et signifiés. au profit d'une matière non-formée. de flux déterri-
torialisés. de signes asignifiants. }) (K. p. 24.)

404
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

gérant, « le fondé de pouvoir 100 », qui vient contraindre, menacer même. Puis
le père, qui non seulement a repris du service à la banque mais dort en uni-
forme, « comme s'il était à tout instant prêt à servir et à prêter l'oreille à la
voix de son supérieur lOI». Enfin, la location d'une partie de la maison et un
service complet offert par la famille aux trois bureaucrates, qui « exigeaient
un ordre méticuleux, non seulement dans leur chambre, mais, [ ... ] dans tout le
ménage et en premier lieu à la cuisine 102 ». D'un autre côté et parallèlement,
on a le devenir-animal de Grégoire qui constitue une issue, qui est le tracé
même de la possibilité d'une ligne de fuite par rapport au triangle familial,
mais surtout par rapport au triangle bureaucratique et commercial 103. Le plus
terrifiant, c'est l'effet que cette déterritorialisation a pour le reste de la famille.
Comme on l'a vu à propos de Bartleby, le devenir de Grégoire fait aussi trem-
bler tout ce qui l'entoure. Ainsi, c'est en parallèle avec le devenir de Grégoire,
jusqu'à la mort, que sa famille elle-même se déterritorialise.
En résultat de son devenir-animal, Grégoire a dû mourir par nécrose. Et le
destin de Bartleby ? Son mourir en prison, son périr par catatonie, par ano-
rexie, par devenir-mineraI, est-il si différent de celui de Grégoire?
Revenons à notre question: malgré toutes ces similitudes entre le devenir-
animal de Grégoire et le devenir-mineraI de 8artleby, ne doit-on pas y voir
un changement dans la pensée de Deleuze? Et ce changement, dans quel
domaine se joue-t-il ?

Ces questions nous renvoient à ce problème fondamental qui, depuis le


début, accompagne, comme un point d'orgue, notre lecture du chapitre sur
Bartleby - celui qui porte sur l'existence possible d'une politique deleuzienne.
Et ici, encore une fois, il nous faut reprendre une discussion avec Jacques
Rancière. Dans son commentaire du Bartleby de Deleuze, Rancière montre
qu'aucune politique ne peut advenir de l'indifférence de la préférence ou des
devenirs des personnages célibataires.
Pour lui, la grande image d'une nouvelle expérience politique qu'on peut
trouver dans le texte de Deleuze sur Bartleby est celle du mur des pierres
libres, « l'une des dernières parmi les grandes images fortes que Deleuze nous
a laissées 104 ». Pourtant, elle constitue, selon lui, un blocage de la fonction
politique et libératrice de la littérature, car « [I]'utopie et l'espérance que
Deleuze a eues dans Bartleby comme le Confidence Man du monde américain,

100. KAFKA. F. 1989. p. 87.


10 l. Ibid .. p. 126.
102. Ibid.. p. 132.
103. Cf K. p. 26-27.
104. RANCI ÈRE. J.. La Chair des mots. Politiq1les de l'écrit1lre. p. 199.

405
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

semblent alors s'affaiblir par cette image du mur. C'est une image qui confronte
Deleuze à la possibilité d'un quiétisme à la Flaubert ou à un indifférentisme.
La question devient donc: comment Bartleby, l'indifférent, peut constituer
une communauté fraternelle 105 ? ». Rancière ne peut que dénoncer ce qu'il
considère comme le déplacement du politique vers une métaphysique de la
multitude et une dramaturgie de la fête. « Sous le masque de Bal1leby, Deleuze
nous ouvre la grande route des camarades, la grande ivresse des multiplicités
joyeuses émancipées de la loi du Père, la voie d'un certain "deleuzisme" qui
n'est peut-être que la "fête de l'âne" de la pensée de Deleuze. Mais cette
route nous mène devant une contradiction: le mur de pierres libres, le mur
du non-passage. On ne passe, de l'incantation multitudinaire de l'Être, vers
aucune justice politique. La littérature n'ouvre aucun passage vers une poli-
tique deleuzienne. Il n'y a pas de politique dionysiaque 106. »
La question ne peut pas attendre : dans les concepts de « fabulation »,
de « peuple qui manque », de « devenir », de « mondes incompossibles qui
convergent », s'agit-il d'une politique dionysiaque? Ou, plus radicalement,
s'agit-il d'une quelconque politique? La différence entre le devenir de Gré-
goire et celui de Bartleby ne nous laisse-t-elle pas soupçonner un déplacement
décisif du centre de la pensée de Deleuze sur le rapport entre la littérature et
la vie? Ce rapport sera-t-il un événement qui appartient à la sphère du poli-
tique? Entre le livre sur Kafka de 1975 et le texte sur Melville de 1989 n'y
a-t-il pas des différences significatives dans le concept même de vie? Et cette
vie, est-elle toujours l'affaire de la polis?
Grégoire et Bartleby fournissent apparemment une configuration fabula-
trice semblable au devenir de l'écrivain dans l'acte de l'écriture - Grégoire
par un devenir-animal, par une ligne de fuite aux territoires familiaux, éco-
nomiques et bureaucratiques, Bartleby par un devenir-minéral, par un devenir-
un-singulier-quelconque, un être sans qualités, un Original, dans son rapport
avec une nature première, inhumaine. Pourquoi alors faire de la mort de Gré-
goire un devenir échoué, et de la mort de Bartleby l'invention d'une nouvelle
santé? Pourquoi n'y a-t-il aucun effet de fabulation, aucune invention d'un
peuple qui manque dans le devenir-animal de Grégoire, tandis que Bartleby est
l'aboutissement heureux de l'invention d'une nouvelle communauté à venir?

Il est peut-être nécessaire de transformer l'utilisation par Deleuze de la


formule de Bartleby en un impératif, non pas politique, mais plutôt éthique.
Cela signifie faire apparaître la fabulation de Bartleby dans son tout comme
l'affinnation non pas de nouvelles formes de pouvoir, mais plutôt de nouvelles
105. RANCI ÈRE. J.. op. cil.. p. 200.
106. Ibid.. p. 202.

406
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

formes de possibilité et même d'impouvoir, en tant que pli sur soi-même du


pouvoir. La formule est éthique parce que, synthèse disjonctive à la fois per-
formative et cognitive, elle pose simultanément l'absence d'une préférence
dans le plan de l'action, et la présence d'une incompossibilité de séries diver-
gentes dans le plan d'une présentation du monde. Dans sa condition perfor-
mative, elle peut être lue comme la mise en abyme de l'impératif catégorique,
non seulement dans sa version kantienne, mais aussi nietzschéenne. Elle ne
vise pas l'universel dans l'exemplarité, et, d'un autre côté, elle ne pose pas
non plus l'infini de la volonté dans l'affirmation de l'éternel retour. Cette
éthique, à la fois non kantienne et non nietzschéenne, ne dispense pas d'une
cosmologie. En tant que voyance, elle refuse l'humanité kantienne comme
fait cosmopolitique. Contre Nietzsche, elle ne voit pas l'individualité dans la
conséquence de la répétition cosmique. La formule donne accès à une vision
d'un monde, à la voyance d'un chaosmos. Pourtant, ce chaosmos, parce que
traversé par un plan de consistance de séries divergentes, ne peut fonder que des
impératifs à la fois non politiques, non cosmopolitiques, et de non-préférence.
Comme tous les impératifs, la formule de Bartleby contient bien une vision
d'un peuple et d'un monde. Elle a en soi-même une puissance fabulatrice infi-
nie. Mais le monde et le peuple que la formule donne à voir n'appartiennent
pas à l'expérience quotidienne qui pourrait être transposée mimétiquement
dans des expressions littéraires. C'est un monde et un peuple auxquels seule
la voyance d'un personnage fabulateur peut accéder. Seule ces visions et audi-
tions de Bartleby peuvent le rendre réel, soit au plan pragmatique comme
néantisation de toute préférence, de tout choix de celui qui énonce la for-
mule, soit au plan métaphysique comme production de résonances de mondes
incompossibles. Quand Deleuze dit que la formule de Bartleby « pose l'im-
possible », c'est justement pour exprimer cette double réalité, à la fois prag-
matique et métaphysique. Elle pose un peuple de l'impossible et un monde de
l'incompossible.

Du livre sur Kafka au texte sur Melville, ne peut-on alors parler d'un dépla-
cement d'une politique à une éthique, d'une théorie du pouvoir/impouvoir à
une théorie du possible/impossible? La grande question du rapport entre la
littérature et la vie aurait alors bougé. On devrait la prendre sur un registre
éthique. Ce qui deviendra plus clair dans un texte exemplaire: L'Épuisé que
Deleuze écrira en 1992 comme introduction aux pièces de Beckett pour la
télévision.
TROISIÈME CHAPITRE
Beckett et l'épuisement du possible

Introduction

Depuis la Poétique d'Aristote, nous savons que le théâtre est une affaire de
possible. Le poète décrit non pas ce qui fut une fois, ou ce qui arrive le plus
souvent, mais ce qui a la condition d'un événement qui aurait pu avoir lieu.
Du côté de l'art du comédien, c'est pareil. C'est parce que les acteurs, dans
n'importe quelle pièce, ne font que des combinatoires de situations, parce
qu'ils n'ont aucun souci à propos des buts ou des significations de ce qu'ils
accomplissent, parce que, en un mot, ils ne jouent que du possible, qu'ils
font du théâtre. Beckett a cherché une coïncidence scénique entre, d'un côté,
l'essence du travail de l'acteur, qui n'est que l'accomplissement de possibilités
pré-définies et, de l'autre, la construction de personnages qui vivent comme
s'ils jouaient avec des situations neutres, avec de pures possibilités. Des per-
sonnages qui existent comme des acteurs dans une pièce à laquelle manque
un auteur ou un régisseur, voilà qui exprime un des traits les plus singuliers
des œuvres comme En attendant Godot, Oh les beauxjours ou Fin de partie.
Deleuze voit dans l'épuisement des personnages de Beckett l'ontologie à
la hauteur de l'essence de l'art de l'acteur, et le lieu le plus rigoureux où le
théâtre habite une ontologie du possible. Le génie de son livre L'Épuisé est
d'analyser plusieurs niveaux de cette ontologie du possible. Mais l'objectif
ultime sera, comme nous essaierons de le montrer, une nouvelle compréhen-
sion du rôle de l'image dans le théâtre de Beckett.
L'Épuisé a une structure très simple. Non seulement parce qu'il s'agit d'un
livre constitué par deux parties, où la première fonctionne comme l'ensemble

409
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

des prémisses et la deuxième comme son laboratoire de vérification à l'inté-


rieur des textes de Beckett. Sa simplicité dérive du fait que, à chaque moment,
Deleuze suit une architectonique bien stricte, laquelle opère par des disjonc-
tions qui prolifèrent, par des symétries conceptuelles, par des séries bouclées.
Dans la première partie, Deleuze propose une petite ontologie du possible. Il y
distingue deux rapports avec le possible - le rapport de réalisation, qui carac-
térise le fatigué, et le rapport d'accomplissement, qui appartient à l'épuisé.
Le possible se réalise quand un ensemble d'objets (de désir) ou de situations
est intégré dans un projet ou absorbé par des mouvements ou des gestes, selon
un principe de préférence. Le possible s'épuise quand ces mêmes objets ou
situations sont mis en acte aléatoirement, soit par combinatoire, soit par séries
répétitives.
C'est à propos de la figure de l'épuisé, laquelle, selon Deleuze, exprime
le fondamental des personnages de Beckett, que l'ensemble du texte se bâtit.
Deleuze analyse le développement progressif du processus de l'épuisement
-dans les pièces de Beckett. Il y montre les quatre phases de l'épuisement (des
mots, des voix, de l'espace et de l'image). Dans la deuxième partie, Deleuze
illustre le fonctionnement de cet épuisement à partir des œuvres pour la télé-
vision de Beckett. Les deux parties se révèlent comme les plis de l'une et de
l'autre, la première comme l'explication ou le dehors de la seconde.
La première difficulté de ce texte vient du fait que la distinction entre le
fatigué et l'épuisé renvoie à un monde de l'inactualité. Tant le fatigué que
l'épuisé ont atteint une limite, ils sont à bout de souffle, au bord du surmenage.
Mais cette limite ne concerne pas le monde du réel, elle ne touche pas le plan
des actes, le domaine des actions. Ils sont fatigués de possible, ils sont épuisés
de possible.
Mais ce même possible--- et c'est ici qu'on trouve une deuxième difficulté-
est bien vague. Deleuze le donne toujours pour acquis. Jamais il n'essaie de
déterminer sa condition ontologique, soit par rapport à l'effectif, soit par rap-
port au virtuel. Tout ce qu'on sait dans ce texte sur Beckett est que le possible
ou bien se réalise, ou bien s'épuise. Dans le plan de la réalisation, d'abord on
dispose du possible. Cette disposition, c'est une possibilité subjective. Quand
on réalise le possible (subjectif) dont on dispose, on réalise aussi une partie
de la possibilité objective. La possibilité subjective, c'est la part du possible
disponible pour la réalisation qui appartient à chaque individu, la part du pos-
sible dont il dispose. La possibilité objective, c'est la réalité même du pos-
sible en tant que l'ensemble de tous les possibles subjectifs, non seulement
réalisés, mais qui s'ouvrent comme de nouvelles possibilités à mesure qu'on
en réalise. Avec la réalisation du possible, il naît toujours plus de possibles.
Chaque réel, qui est déjà la réalisation d'un possible, contient tout un monde

410
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

de nouvelles possibilités. « Le fatigué ne dispose plus d'aucune possibilité


(subjective) : il ne peut donc réaliser la moindre possibilité (objective). Mais
celle-ci demeure, parce qu'on ne réalise jamais tout le possible, on en fait
même naître à mesure qu'on en réalise. Le fatigué a seulement épuisé la réa-
lisation, tandis que l'épuisé épuise tout le possible. Le fatigué ne peut plus
réaliser, mais l'épuisé ne peut plus possibiliser 1. » Le fatigué est celui qui est
impossibilité de réaliser du possible, tandis que l'épuisé est l'opérateur même
de l'impossibilité, il est agent d'impossibilisation du possible. Il impossibilise
toute réalisation et donc tout possible (objectif). Le fatigué est celui qui ne
crée plus de possible, qui ne le réalise plus, et l'épuisé est celui qui rend le pos-
sible impossible car il épuise la possibilité même de réalisation du possible.
Cette double acception du concept de possible (subjective et objective)
n'existe que pour le fatigué. Le fatigué réalise non pas tout le possible dont il
dispose, mais seulement une partie, puisqu'il voit toujours augmenter l'hori-
zon des possibilités. Et, ainsi, il arrive à l'essoufflement, il atteint le surme-
nage, il devient fatigué. Dans cette distinction du possible entre un possible
objectif, en soi, et un possible subjectif, Deleuze est très proche de la concep-
tion de potentialité qu'il avait décrite dans Superpositions. Le possible sub-
jectif du fatigué ressemble à la puissance ou potentialité de réaliser quelque
chose. Le possible ne préexiste pas comme un tout ou une totalité en tant que
tels à la réalisation. Il y a toujours une partie du possible qui ne se crée que
dans la réalisation même du possible. Toute réalisation du possible est réali-
sation de plus, réalisation d'un possible de plus. Réaliser, c'est produire un
possible de plus.
Or, l'épuisé « épuise ce qui ne se réalise pas dans le possible. Il en finit
avec le possible, au-delà de toute fatigue 2 ». Pour l'épuisé, il n'y a que l'épui-
sement du possible, c'est-à-dire que pour lui il n'y a aucune distinction entre
le côté subjectif et le côté objectif du possible. Il est toujours dans la réa-
lité globale du possible lui-même. Tandis que le fatigué épuise la réalisation,
l'épuisé épuise la réalité même du possible. Parce qu'il n'accède au possible
qu'à travers la partie dont il dispose, le fatigué est toujours dans un processus
de réalisation, c'est-à-dire d'inclusion d'un possible subjectif dans un possible
objectif. Et comme le possible qu'on réalise fait naître davantage de nouveaux
possibles, ce processus de réalisation ne peut aboutir qu'à la fatigue, c'est-
à-dire à l'impossibilité de continuer à réaliser. Le fatigué possibilise, mais ne
peut plus réaliser ce qu'il possibilise, tandis que l'épuisé ne peut plus possi-
biliser du tout.

1. E. p. 57.
2. E. p. 57-58.

411
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Cette non-possibilisation qui caractérise l'épuisé, c'est ce que Deleuze


appelle un « accornplissement» du possible. L'épuisé ne se rend pas à la para-
lysie. Il est toujours actif. Mais son activité est singulière. Elle est une activité
pour rien, sans but, sans intention. Les situations qu'il traverse se présentent
à lui comlne des coïncidences d'objets, de gestes. Elles sont des variables
d'existence prête-à-porter. C'est dans ce sens que l'épuisé agit, non pour réa-
liser, mais pour accomplir le possible: « On combine l'ensemble des variables
d'une situation, à condition de renoncer à tout ordre de préférence et à toute
organisation de but, à toute signification [ ... ]. On ne réalise plus, bien qu'on
l'accomplisse 3. » Accomplir le possible, c'est le faire venir sur scène d'une
façon neutre, sans préférence, sans signification. L'existence devient ainsi un
plateau, la scène d'une non-réalisation. Simple répétition d'une pièce vide.
Selon Deleuze, c'est justement cette coïncidence entre la condition de mise
en scène des actes des personnages et le fait même de représenter qui trans-
forme les personnages de Beckett en exemple de cet accomplissement. « Les
personnages de Beckett jouent du possible sans le réaliser, ils ont trop à faire
avec un possible de plus en plus restreint dans son genre pour se soucier de ce
qui arrive encore 4. » Pour Deleuze, les acteurs de Beckett jouent doublement.
Ils jouent en tant qu'acteurs, mais ils jouent aussi parce qu'ils interprètent des
personnages qui, en tant qu'épuisés, ne font qu'accomplir du possible, ne font
que jouer du possible, sans le réaliser.
Jouer du possible est un art combinatoire. Il s'agit d'un programme dénué
de sens ou d'intention, d'une pragmatique sans but ou signification, où ce
qui compte, c'est le pur jeu de la combinatoire: savoir selon quel ordre on
fait n'importe quoi, et quelles combinaisons pour faire deux choses à la fois.
« La combinatoire est l'art ou la science d'épuiser le possible, par disjonctions
incluses. Mais seul l'épuisé peut épuiser le possible, parce qu'il a renoncé à
tout besoin, préférence, but ou signification. Seul l'épuisé est assez désinté-
ressé, assez scrupuleux 5. »
L'épuisement se fait à plusieurs niveaux chez Beckett. Épuiser le possible
est une affaire complexe. Il faut passer par plusieurs niveaux d'épuisement.
Deleuze les présente, d'abord, en ce qui concerne le langage des noms, le
langage qui renvoie aux choses. Après, à propos des voix, des intonations
des personnages. Ensuite autour de l'espace scénique. Finalement, en tant
qu'épuisement de l'image. La question générale de ce livre sur Beckett est
donc: comment épuiser les choses, les voix, l'espace, et l'image? Et la
solution de Beckett a été, comme Deleuze la condense en une seule phrase:

3. E, p. 59.
4. E. p. 60.
5. E. p. 61.

412
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

« former des séries exhaustives de choses, tarir les flux de voix, exténuer les
potentialités de l'espace, dissiper la puissance de l'image 6 ».

les quatre formes d'épuisement du possible

L'épuisement des mots: Langue 1


L'épuisement du langage, que Deleuze souligne chez Beckett, ne signifie
pas une lecture postmoderniste qui dicterait la fin de l'écriture. Cela serait
confondre la fin de l'écriture avec "la poétique de la fin. Au contraire, Deleuze
veut construire, à partir du travail de Beckett, une théorie du langage qui
amène les fonctions de désignation et de manifestation à leur fin tout en
conservant sa dimension de signification. Le trait central de cette théorie du
langage de la fin se caractérise par un rapport spécial entre le plan de l'énoncé
et le plan de l'énonciation. L'épuisement du langage se fait à trois niveaux.
À chaque niveau, selon Deleuze, correspond une langue spécifique: une langue
des mots, une langue des voix et une langue des images. À chaque niveau de
la langue correspond un type d'épuisement du possible. Et la singularité poé-
tique de Beckett passerait par la densité en même temps scénique et littéraire
de l'épuisement de ces langues presque artificielles. Mais cet épuisement des
langues qui habite tout le langage ne conduit pas à un au-delà du langage.
La limite des choses, du monde, des voix des autres, de l'espace, de l'image,
est une limite qui ne se fait que par le langage. « La limite n'est pas en dehors
du langage, elle en est le dehors: elle est faite de visions et d'auditions non
langagières, mais que seul le langage rend possibles 7. » C'est par le langage
qu'on peut accéder aux visions et aux auditions, aux images pures qu'on
dresse comme effet ultime de l'épuisement du langage. Il y a chez Deleuze
l'affirmation de l'expérience du « mal vu mal dit» propre au langage, mais
qui s'étend aux autres moyens d'expression, car même les peintres et les musi-
ciens arrivent à la couleur ou au son par ce « mal vu mal dit ». Comme le dit
encore Deleuze, dans Critique et clinique, « aussi y a-t-il une peinture et une
musique propres à l'écriture, comme des effets de couleurs et de sonorités qui
s'élèvent au-dessus des mots. C'est à travers les mots, entre les mots, qu'on
6. E. p. 78. « This sense of the exhaustion of possibi/ity is drawn /J'am mathematics and
cryptography, and refers ta the systematic, almost mechanical process ofdetermining a solution
for eve/:v possible value of a variable within an equation or coded message. The method of
exhaustion is not Iimited ta Beckett s works; Deleu::e and Guattari daim that bath Antonin
Artaud and Louis-Ferdinand Céline, in diffèrent ways, also exhaust the possible ta produce
writings ofpure intensifies [... ]. What is spec(fic ta Beckett s style is the fact that il exhausts the
whole of the possible in/our systematic ways. » (MURPHY. T. S .. 2000. p. 233).
7. Cc, p. 9.

413
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

voit et qu'on entend. Beckett parlait de "forer des trous" dans le langage pour
voir et entendre "ce qui est tapis derrière" 8 ». Ou encore: « Le bégaiement
créateur est ce qui fait pousser la langue par le milieu, comme de l'herbe, ce
qui fàit de la langue un rhizome au lieu d'un arbre, ce qui met la langue en
perpétuel déséquilibre: Mal vu mal dit (contenu et expression). Tant bien
dire n'ajamais été le propre ni l'affaire des grands écrivains 9. »Le langage
est pour Beckett la perception du monde, mais d'un monde non langagier de
couleurs et de musique, un monde d'images pures qui ne se perçoit qu'en tant
que dissipation des images: les visions et les auditions. C'est un monde qu'on
entend et qu'on voit, mais seulement par et derrière le langage. Épuiser le
langage, mais précisément pour donner à voir le monde qui se dresse comme
le dehors d'un langage épuisé .
. Premièrement, il s'agit d'impossibiliser une linguistique de la nomination
en épuisant la correspondance entre les mots et leur nomination. Dans la nomi-
nation, laquelle est toujours un renvoi à des mondes possibles, les choses se
-présentent au sujet comme des séries réalisables. Au contraire, quand le sujet
les nomme d'une façon arbitraire, indifférente, mieux, quand la nomination a
été abolie, alors il n'y a plus de rapport assignable entre les noms et les choses.
Les noms deviennent ainsi des atomes de séries disjonctives qui ne nomment
plus rien. « Quand je parle, quand je dis par exemple "il fait jour", l'interlocu-
teur répond "c'est possible ... ", parce qu'il attend de savoir à quoije prétends
servir le jour [ ... ]. Le langage énonce le possible, mais en l'apprêtant à une
réalisation [ ... ]. Mais toujours la réalisation du possible procède par exclu-
sion, parce qu'elle suppose des préférences et buts qui varient 10. » Ce que
l'épuisement fait au langage des désignations, c'est remplacer cette logique
des préférences par une absence de logique où toute action devient sans cause
ou finalité. Le renoncement à toute désignation ne signifie pas pour autant
une chute dans l'indifférencié. L'épuisement n'est pas une passivité, mais une
action. Il est action de non, activation à rien, activité du néant de toute pré-
férence. « On s'active, mais à rien. On était fatigué de quelque chose, mais
épuisé de rien Il. » Toute réalisation est un choix de possibles, une disjonction
exclusive (<< je mets des chaussures pour sortir et des pantoufles pour rester»).
Épuiser le possible passe donc par l'épuisement de ce choix, ce que signifie
rendre inclusive la disjonction (<< souliers, on reste; pantoufles, on sort»).
La combinatoire, le simple jeu des permutations et des disjonctions, est ce qui
constitue l'action de l'épuisé. Il s'active à rien, uniquement à la combinatoire
comme vide absolu.
8. CC p. 9.
9. CC p. 140.
10. E. p. 58.
II. E. p. 59.

414
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

L'épuisement du possible dans le langage passe alors par la non-


préférence, par l'inexistence de buts, de calculs ou de significations. Il s'agit
d'une logique de l'a-subjectif, de la disjonction incluse où les termes ne
servent qu'à être permutés. Si Beckett rejoint Bene dans l'opération de sous-
traction ou de nettoyage des clichés, il rejoint aussi Bartleby dans la logique
de la non-préférence et dans l'affirmation de la figure de l'Original, de celui
qui n'a pas de propriétés 12.
L'épuisement est le procédé pour arriver au plan neutre du langage, à l'état
pré-individuel des mots, à l'imperceptibilité de toute préférence. Or, cet
état originaire, c'est l'état du rien, du néant. Ce qui est premier, c'est l'épui-
sement même. Le possible vient après, dans le moment de la réalisation.
À l'état originaire de l'épuisé, seul existe l'épuisé, il n'y ajamais rien pour
de la réalisation. L'épuisé est épuisé avant même de naître. L'épuisé atteint
alors une condition athéologique, presque diabolique. « Dieu est l'origi-
naire, ou l'ensemble de toute possibilité. Le possible ne se réalise que dans
le dérivé, dans la fatigue, tandis qu'on est épuisé avant de naître, avant de
se réaliser ou de réaliser quoi que soit 13. » L'épuisé naît à côté de la dia-
lectique théologique de la réalisation infinie et de la fatigue. Il appartient à
un monde pré-divin, ou au-delà de cette totalité des possibles que définit la
divinité. Mais, en tant que « Dieu, l'ensemble du possible, se confond avec
Rien 14 », l'épuisement du possible est aussi la seule façon d'arracher le
monde à l'abîme d'un Dieu infatigable, la seule façon de sauver le possible
de la dérive de son infini qui n'arrivera jamais à sa réalisation complète.
En ce sens, l'état originaire peut être compris soit selon la logique des pré-
férences, soit selon celle de la non-préférence. Dans les deux, Dieu est tou-
jours l'ensemble des possibles. Mais, selon la première, le possible est pensé
en tant que potence, puissance de réalisation, tandis que selon la deuxième,
la logique de la non-préférence, ce possible est, toujours et déjà, épuisé.
Il ne permet aucune réalisation. Il faut donc rompre avec la théologie à tous
les niveaux. Par exemple, au niveau de la perception du monde, en rompant
avec le supposé lien sensori-moteur, en voyant les choses non plus à par-
tir de nos besoins personnels, mais à partir d'une non-préférence radicale,
d'une croyance à l'impossible et à la schizophrénie de Dieu. Au niveau de
la langue, en la traitant mal, en y faisant pousser des mauvaises herbes par
son milieu, en la rendant mineure et en la destituant de son rôle dominant

12. « Watt est le grand roman sériel où M. Knott. sans besoin autre que d'être sans besoin. ne
réserve aucune combinaison à un usage particulier qui exclurait les autres. et dont il faudrait
atteindre les circonstances. » (E. p. 61.)
13. E. p. 58.
14. E. p. 60.

415
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

sur le monde 15. Le possible à réaliser, c'est le monde des préférences, des
calculs, des fois chrétiennes, des bonnes manières et du bien parler. Le pos-
sible épuisé, c'est le monde sans volonté, sans intention d'aucun ordre, un
monde réduit à la croyance en l'insupportable, au mauvais parler: « mal vu
mal dit ».
Beckett invente une langue artificielle pour la scène, où les noms n'ont
aucun rapport avec les choses et où les phrases ne représentent rien, de façon à
rendre Dieu inutile. Dans cette Lange 1, la langue des choses, il y a deux modes
d'épuisement. D'abord, l'énumération remplace la proposition. En scène, les
personnages de Beckett ou bien utilisent des objets quelconques sans aucun
rapport avec leur action, ou bien désignent des objets qui ne correspondent pas
à ce qu'ils énoncent. La série des objets devient indépendante de la série qui
les désigne. La série des attributs s'autonomise elle aussi. Noms et attributs
deviennent des ensembles aléatoires de singularités flottantes. Cela permet la
construction de séquences combinatoires d'objets, de noms, d'attributs, que
les personnages accomplissent.
Dans une deuxième forme, comme souligne Deleuze, Beckett conduit cette
langue des choses à sa limite asyntaxique, une langue où les noms et les
attributs jouent de ces possibilités selon des règles a-grammaticales. Des
relations combinatoires remplacent les relations syntaxiques. L'épuisement
de la langue se fait ainsi par une combinatoire vide, c'est-à-dire une combi-
natoire qui instaure une nouvelle forme de connexion, la disjonction incluse,
dont les termes, dénoués de signification ou de valeur, ne servent qu'à per-
muter. Deleuze souligne que la combinatoire chez Beckett ne joue pas le
rôle de l'unité des contradictoires et n'est pas indifférenciée. En tant que dis-
jonction incluse, elle est un ensemble de Rien. Elle est vide, car elle est un
néant de possible. Elle est épuisée en elle-même et ne subsiste qu'en tant que
vide ou jeu de l'épuisement. Elle est une activité syntactique de rien. « On
combine l'ensemble des variables d'une situation, à condition de renoncer à
tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification.
[... J On ne tombe pourtant pas dans l'indifférencié, ou dans la fameuse unité
des contradictoires [ ... J. Les disjonctions subsistent, et même la distinction
des termes est de plus en plus crue, mais les termes disjoints s'affirment en
leur distance indécomposable, puisqu'ils ne servent à rien sauf à permu-
ter 16. » Ce qui compte, c'est la permutabilité des termes, le simple jeu de la

15. Comme l'explique Ronald Bogue: « ln Delell::e~' and GlIattari S lInderstanding oflangllage,
a recol?/igllration of the representations of tlze social world is itselj' an e:x.perimentation of
language. since the semantic dimension oflanguage is as much a part of the immanent./ield
oflines of continllOllS variation as the plzonemic, grammatical, morphemic and syntactic
elements. » (BOGUE. R.. 2003c. p. 114.)
16. E. p. 59.

416
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

combinatoire. D'où l'épuisement, car ce qu'il faut faire, c'est épuiser les
combinatoires, épuiser tout le possible de rien, la permutabilité totale, « pour
en finir encore », dans un mouvement de variation infinie où il faut toujours
encore finir. Le fatigué épuise la possibilité car il joue une combinatoire en
tant que réalisable. Mais la combinatoire de l'épuisé, c'est un rien, un rien
de possible.
Selon Deleuze, Beckett doit ainsi inventer un méta-langage qui établit soit
le lexique, soit les structures combinatoires de cette langue des noms qui se
sont autonomisés des choses. Et ce méta-langage a un double effet: scénique
et littéraire. Il assure le procédé d'exhaustion des possibles dans l'énoncé,
transformant chaque personnage en une répétition à l'infini d'un monde clos,
et invente une poétique de noms en dérive, de noms sans ancrage, pures cou-
lées sonores 17. « Comment pourrait-on combiner ce qui n'a pas de nom,
l'objet x? [ ... ] Comment entrerait-il dans une combinatoire si l'on n'a pas
son nom [ ... ]? Toutefois, si la combinatoire a l'ambition d'épuiser le possible
avec des mots, il faut qu'elle constitue un métalangage, une langue très spé-
ciale telle que les relations d'objets soient identiques aux relations des mots,
et que les mots dès lors ne proposent plus le possible à une réalisation, mais
donnent eux-mêmes au possible une réalité qui lui soit propre, précisément
épuisable 18. »
Ce premier méta-langage, ou langue l, c'est une langue« atomique, disjonc-
tive, coupée, hachée, où l'énumération remplace les propositions, et les rela-
tions combinatoires, les relations syntaxiques 19 ». Le rapport entre les choses
et les mots est coupé. Les choses et les noms deviennent des atomes, distincts
les uns des autres et indécomposables en eux-mêmes. Dans la langue l, la
combinatoire consiste dans le jeu entre les noms et les choses, combinables,
mais en tant que termes atomiques, sans aucun rapport de connexion entre
eux. La langue 1 est la première tentative d'épuisement du possible par les
mots. Il s'agit d'épuiser la possibilité du rapport entre les choses et les mots,
c'est-à-dire la possibilité de l'énonciation du type sujet-prédicat. En épuisant
ce rapport, on épuise la signification même, la classification linguistique des
choses. Mots et choses deviennent deux mondes parallèles, combinables mais
indépendants dans leur atomicité. « Les mots dès lors ne proposent plus le
possible à une réalisation, mais donnent eux-mêmes au possible une réalité
qui lui soit propre, précisément épuisable 20. »

17. « Deleuze les compose tous deux (le fatigué et l'épuisé) en une tabulation théorique. et
construit à partir des personnages des fictions de Beckett ce qui est à la fois une théorie du langage
et une théorie du processus artistique. de l'invention langagière. » (JOUBERT. c.. 2001. p. 37.)
18. E. p. 65-66.
19. E. p. 66.
20. E. p. 66.

417
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Mais comment se réalise cet épuisement des mots ? Comme Deleuze


l'explique dans Critique et clinique, « le procédé de Beckett est le suivant:
il s'installe au milieu de la phrase, il fait croître la phrase par le milieu, en
ajoutant particule à paI1icuie (que de ce, ce ceci-ci, loin là là-bas à peine
quoi ... ) pour piloter un bloc d'un seul souffle expirant (vouloir croire entre-
voir quoi ... ). Le bégaiement créateur est ce qui fait pousser la langue par le
milieu, comme de l'herbe, ce qui fait de la langue un rhizome au lieu d'un
arbre, ce qui met la langue en perpétuel déséquilibre: Mal vu mal dit (contenu
et expression) 21 ». Dans L'Épuisé, Deleuze donne plusieurs exemples de ce
traitement de la langue chez Beckett: « de brefs segments qui s'ajoutent sans
cesse à l'intérieur de la phrase 22 », la « déliaison » et la « ponctuation de
déhiscence 23 ». Il s'agit de pousser la langue jusqu'aux limites de l'inarti-
culé, de l'incompréhensible et du non-sens. Deleuze souligne les répétitions
presque obsessives de Beckett, ainsi que les accrétions et les permutations des
termes. Faire des trous dans la langue, effacer des mots, dresser« des traits qui
_criblent la phrase pour réduire sans cesse la surface des mots 24 ». Ou encore,
comme Deleuze le remarque dans « Schizophrénie et société» : « Telles
les séquences des personnages de Beckett : cailloux-poche-bouche ; une
chaussure-un fourneau de pipe-un petit paquet mou non déterminé-un cou-
vercle de timbre de bicyclette-une moitié de béquille 25 ».

« Tarir les flux des voix}) : Langue Il


Le second niveau d'épuisement du langage concerne la dépendance entre
l'énoncé et celui qui l'énonce. Entre la voix qu'on écoute et l'action qu'elle
énonce, il se crée un écart, une incompatibilité. Beckett invente, selon Deleuze,
une deuxième langue artificielle, ce qui serait la langue II, la langue des voix,
« qui ne procède plus avec des atomes combinables, mais avec des flux mélan-
geables. Les voix sont les ondes ou les flux qui pilotent et distribuent les
corpuscules linguistiques 26 ». Il faut libérer les voix des sujets qui parlent,
laisser les sons devenir des objets sans propriétaire. Les voix perdent leur
caractère personnel d'énonciation des noms et deviennent un flux sans aucun
rapport avec ce qui se passe et avec celui qui l'énonce.
Dépersonnaliser les voix, c'est, du même coup, mettre en vibration libre
un nouveau domaine du possible. Chaque voix exprime un autre. Et, comme

21. Cc. p. 140.


22. E, p. 105.
23. E. p. 104.
24. E. p. 106.
25. « Schizophrénie et société» in DRF. p. 19.
26. E. p. 66.

418
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

Deleuze aime le dire: « Il s'agit toujours du possible, mais d'une nouvelle


façon: les Autres sont des mondes possibles, auxquels les voix confèrent une
réalité toujours variable 27. » Les autres sont des mondes possibles. Mais les
mondes possibles qui s'expriment dans la voix ont une condition non objectale.
Ce ne sont plus des objets à nommer ou des gestes à jouer. Ce sont surtout des
mémoires, et des mémoires d'affects, d'enjeux, de rencontres, de lignes de vies,
ratées ou tout simplement mal vécues. Bref, les autres sont des « histoires ». Les
voix introduisent ainsi le possible narratif, le possible comme bloc de vie, le
possible comme « monde ». Pour épuiser ces mondes, il importe d'abord de les
isoler, de les déraciner des singularités qui leur donnent un visage et un souffle.
Du point de vue scénique, cela signifie couper le rapport entre la voix et le per-
sonnage. Faire varier les sonorités, rendre anonyme chaque timbre vocalique,
introduire même des enregistrements, des play-back.
Mais la langue des voix épuise ces mondes possibles, par des séries exhaus-
tives. Il suffit de faire varier les voix par les personnages, de faire circuler
les mondes possibles par chaque singularité. On fait de chaque monde pos-
sible un élément d'une série et on le fait parcourir toutes les voix. À la fin,
les histoires personnelles deviennent des blocs figés à jouer, à accomplir par
n'importe quelle voix. Chaque personnage se transforme en acteur d'une autre
mémoire, d'un autre monde possible. Jouer du possible signifie alors donner
sa voix pour dire une autre mémoire, un autre monde possible. Beckett ne
peut donc pas échapper à l'aporie fondamentale de l'acteur. Comment par-
Ier des autres mondes possibles sans se projeter soi-même, avec son monde
possible privé, dans les mémoires d'autrui qu'on veut dépersonnaliser, qu'on
veut rendre anonymes? « Il faudrait arriver à parler d'eux, mais comment y
arriver sans s'introduire soi-même dans la série, sans "prolonger" leur voix,
sans repasser par eux, sans être tour à tour Murphy, Molloy, Malone, Watt ...
etc, et retomber sur l'inépuisable Mahood 28 ? » Beckett, selon Deleuze, se
confronte alors avec une nouvelle forme de l'aporie des séries exhaustives:
comment épuiser les autres sans tomber dans la même série qu'eux, sans pro-
longer leurs voix, sans être ces mêmes autres? Comment parler de l'autre sans
s'introduire soi-même dans la série (exhaustive) ? La solution, c'est devenir
soi-même innommable, arriver à soi comme un terme de la série, un terme
comme un flux interminable ou un milieu déjà épuisé. « L'Autre et moi sont le
même personnage, la même langue étrangère, morte 29. »

27. E. p. 67.
28. E. p. 68.
29. E. p. 69. Deleuze. dans Proust et les signes. a analysé les signes amoureux et mondains
à partir de 1" Autre comme monde possible. ou plutôt impossible. impénétrable (d'où la
jalousie). Or. l'intéressant c'est que. dans L'Épllisé. Deleuze analyse l'Autre encore comme
monde possible mais. cette fois. comme sujet d'énoncé qu'il faut annuler et renverser dans son

419
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

La langue Il se construit sur la base de la langue des noms et essaie d'aller


plus loin. Elle a pour but l'épuisement des mots eux-mêmes. Si la langue 1
taille des atomes, elle permet encore pourtant des combinaisons possibles.
Mais la langue II, en épuisant les mots mêmes, les atomes, les « corpuscules
linguistiques », rend donc impossibles les flux de ces combinaisons possibles.
C'est une langue qui coupe le flux des atomes, ne laissant subsister que le
silence. La langue Il veut véritablement finir avec les voix pour atteindre le
silence. La question qui la travaille, c'est: « Quel serait le dernier mot et com-
ment le reconnaître 30 ? »

Langue III : image pure


Finalement. le troisième niveau est celui de la langue des images. Bien
sür, les langues 1 et Il, la langue des choses et celle des mondes privés, ont
leurs domaines propres d'images. Elles en sont même surcodées. Les images
visuelles ou sonores habitent d'une façon intrinsèque les séries des objets
-et les séries des voix. Nommer, c'est toujours préfigurer la possibilité d'un
objet correspondant. De même avec les mémoires évoquées dans la voix de
chaque personnage. Elles ont une profondeur mélancolique, elles apportent
des souvenirs privés. La langue des noms et celle des voix sont branchées à
une ceIiaine forme d'images. Deleuze considère cette présence (des objets ou
des mémoires) dans la langue comme le travail d'une imagination. Il y a une
imagination combinatoire, une imagination sérielle dans la langue l, et une
imagination narrative, une imagination des histoires privées dans la langue II.
La première est, comme il dit, « entachée de raison », la deuxième « entachée
de mémoire ». Accéder aux images pures, aux images qui ne renvoient ni
aux objets, ni aux mondes possibles privés, c'est alors libérer la langue des
imaginations, c'est désenchaîner les mots et les voix des séries préfigurées
des objets et des souvenirs. Les mots deviennent des séries exhaustives qu'on
combine aléatoirement et les voix ne renvoient plus à aucune subjectivité mais
acquièrent un statut ontologique autonome, comme des souvenirs sans sujet ou
des histoires sans contenu. « Ce quelque chose de vu, ou d'entendu, s'appelle
Image, visuelle ou sonore, à condition de la libérer des chaînes où les deux
autres langues la maintenaient. Il ne s'agit plus d'imaginer un tout de la série
avec la langue 1 (imagination combinatoire "entachée de raison"), ni d'inven-
ter des histoires ou d'inventorier des souvenirs avec la langue II (imagination

importance. À la place des Autres. il faut poser la langue III du silence et des images pures.
Il s'agit donc d'un renversement intéressant: de la captation jalouse d'une impénétrabilité de
l'Autre comme monde possible. Deleuze passe aux Autres comme ce qui est à faire disparaître
au protït du pur fonctionnement du silence.
30. E. p. 67.

420
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

entachée de mémoire) 31. » L'imagination combinatoire et l'imagination mné-


sique asphyxient l'Image. Elles la rabattent sur les objets et sur des histoires.
« Il est très difficile de déchirer toutes ces adhérences de l'image pour atteindre
au point "Imagination Morte Imaginez" 32. » Deleuze est très explicite en ce
qui concerne le statut des facultés dans la question de l'image pure: il n'y a
aucune place pour l'imagination, ni pour l'imagination rapportée à la raison,
ni pour celle remplie par la mémoire. La première, qui caractérise la langue 1
de Beckett, est une imagination combinatoire qui doit imaginer le tout de la
série pour le faire correspondre aux mots et ainsi épuiser les séries de combi-
naisons. La seconde, qui habite la langue Il, c'est-à-dire la langue des Autres
comme des mondes possibles qui s'expriment dans les énoncés, se manifeste
comme un pouvoir de fictionner des intrigues entre des personnages, d'inven-
torier des enjeux. 1\ s'agit d'une imagination qui n'est donc pas une faculté
de la raison mais une faculté des souvenirs, de la mémoire. Mais c'est sur la
mOlt de ces deux régimes de l'imagination qui habitent les langues 1 et II que
l'image doit se bâtir. Donc, l'image n'est jamais le produit d'une imagination.
Elle ne surgit que par l'épuisement de toute forme d'imagination.
On comprend mieux pourquoi il faut épuiser les choses par des combi-
natoires et, après, épuiser les voix par une voix sans intériorité. Il faut ame-
ner jusqu'à l'exhaustion les mondes possibles qui sont inscrits dans les noms
par une logique asyntaxique, et épuiser les mondes possibles que chaque
Autre exprime, en desséchant les voix, en les vidant de toute expression, de
toute subjectivité. On ne peut faire l'image qu'après avoir anéanti les formes
d'imagination qui sont accouplées aux noms et aux voix. La combinatoire
des choses ainsi que le tarir des voix ne préparent qu'un seul processus: tuer
l'imagination, libérer l'image.
Ce n'est qu'au moment de faire l'image pure que vraiment se justifie le
besoin d'épuiser les mots et les voix. C'était la seule façoll de libérer le lan-
gage de l'imagination, de la désenchaîner des fausses images, des images
encore ancrées aux choses et aux mondes subjectifs. Purifier le langage de
sa fonction de désignation en épuisant le rapport entre les mots et les choses,
purifier le langage de sa fonction de manifestation en épuisant le rapport entre
la voix et les souvenirs, tout cela pour purifier le langage de l'imagination et,
ainsi, libérer l'Image pure. Au-delà des langues 1 et Il, qui libéraient le langage
du poids de l'imagination, s'ouvre la langue III, la langue de l'Image 33.

31. E, p. 70.
32. E, p. 70-71.
33. « Langue des limites entre les langues. de ce qui se tient dans l'interstice entre les voix, tài-
sant passer de l'une à l'autre. et créant une sorte de zone d'indiscernabilité entre l'une et l'autre.
Langue de l'immanence où se déchirent les présences des voix. Mais il s'agit alors d'une imma-
nence qui est limite plutôt que plan [... J. Alors apparaît un espace où les choses ont perdu

421
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

L'image pure n'est ni rationnelle ni personnelle. Elle ne donne à voir ni des


choses organisées par des lexiques, ni des voix entachées de récits. L'image
pure est indéfinie, elle est « à l'état céleste 34 ». Comme nous allons le voir
plus loin, l'image que Deleuze veut faire naître chez Beckett, c'est une image
spirituelle.
L'image pure, Deleuze la présente à partir d'un point de vue paradoxale-
ment kantien: l'image se définit par sa forme (tension interne). « L'image ne
se définit pas par le sublime de son contenu, mais par sa forme, c'est-à-dire
par sa "tension interne", ou par la force qu'elle mobilise [ ... ] pour se dégager
de la mémoire et de la raison, petite image alogique, amnésique, presque apha-
sique, tantôt se tenant dans le vide, tantôt frissonnant dans l'ouvert. L'image
n'est pas un objet mais un "processus" 35. » Du formalisme de Kant, Deleuze
a gardé seulement la dimension de la forme. Mais c'est s1ll1out la condition
esthétique de la forme, c'est-à-dire en tant que, d'un côté, le résultat de la
faillite des facultés d'image, en tant que réalité sans contenu, présentation
- du fait qu'il y a de l'irreprésentable, et, d'un autre côté, en tant que violence
interne au champ transcendantal, en tant que tension entre les facultés dans
son processus pour représenter ce qui ne peut pas accéder à la représentation.
L'image que, selon Deleuze, Beckett veut créer sur scène, s'obtient elle aussi
par un devenir sublime du jeu des facultés. Un fois délivrée de son ancrage
dans les choses, la langue de la raison, la langue des noms et des énoncés
entre en dérive. Cette même débâcle se produit avec la faculté de la mémoire.
Coupée des voix, déracinée des mondes possibles des Autres, la mémoire
s'effondre. Sur les ruines de la raison et de la mémoire, sur les ruines aussi
de l'imagination (soit celle qui double la raison donnant à voir les objets, soit
celle qui est attachée à la mémoire), l'image surgit. Elle se donne alors dans
une condition pure, sans logique, sans mémoire, presque sans mots «alo-
gique, amnésique, presque aphasique ». Sans contenu, soutenue seulement
par ses forces internes, par son statut de point de tension entre les facultés
en catastrophe, l'image n'existe que dans un espace vide, dans un espace qui
se définit par son rapport à rien, par son ouverture à l'ouvert. C'est en ce
sens, donc, que Deleuze peut présenter l'image comme un « processus ». Elle
n'existe qu'en tant qu'elle fuit, qu'en tant qu'elle s'évade des facultés qui
l'asphyxient, qui l'apprivoisent aux choses, aux mondes possibles, aux récits,

leurs coordonnées et leurs appartenances. Non plus de possibilités de choses, comme dans la
langue 1. non plus des Autres. des voix et des mondes possibles comme dans la langue Il, mais
une image sans sujet. qui est "une vie et rien d'autre". "entre-moment", a-subjective, pour
reprendre des expressions du dernier texte sur l'immanence. Images déconnectées, qui attei-
gnent à l'impersonnel. )} (VINCIGUERRA., L.. 1998. p. 118.)
34. E. p. 7\.
35. E, p. 72.

422
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

bref à l'imagination. Elle est bien une image sublime, ou mieux, le sublime
du processus de faire l'image. La tension interne, c'est-à-dire le sublime de la
forme de l'image, exprime les vecteurs de conflits des facultés les unes sur les
autres. Deleuze retourne donc au thème du sublime pour y souligner sa condi-
tion d'image sans contenu. C'est un sublime de la forme, en tant que confi-
guration des forces qui sont en tension à l'intérieur des facultés. Et, parce que
dynamisme, parce que conflit interne, la forme est la force même qui permet à
l'image de se libérer des facultés. Deleuze propose alors l'image (à la place de
l'imagination entachée de mémoire ou de raison) comme étant en soi-même
indéfinie, « tout en étant complètement déterminée 36 ».
Deleuze reprend les dimensions non représentatives de la théorie du
sublime. Comme l'apparaître du fait de l'impossibilité d'apparaître qui carac-
térise l'expérience sublime chez Kant, l'image pure n'est qu'un apparaître
vide. Mais Deleuze va plus loin. La violence qu'il décelait dans le jeu des
facultés, et qui forçait la pensée à penser ce que pourtant elle ne pouvait pas
penser, est maintenant mise au service de la production de l'image sublime.
Cette violence, Deleuze la voit comme le processus qui conduit à la tension
interne qui constitue la forme de l'image. Il peut maintenant dire que l'image
pure n'est que cette tension interne, n'est que ce qu'il présente comme « éner-
gie potentielle », une énergie qui n'existe que comme imminence à éclater.
« Une image, telle qu'elle se tient dans le vide hors espace, mais aussi à l'écart
des mots, des histoires et des souvenirs, emmagasine une fantastique énergie
potentielle qu'elle fait détonner en se dissipant. Ce qui compte dans l'image,
ce n'est pas le pauvre contenu, mais la folle énergie captée prête à éclater 37. »
Tout le processus d'épuisement se révèle comme le dispositif nécessaire à
produire cette énergie potentielle qui se condense dans l'image pure. Et, pour-
tant, cette image pure n'est rien en soi-même, elle est sans contenu, elle ne
manifeste rien. Elle n'est, à son tour, qu'énergie, elle n'est que cette capture
d'énergie qu'elle va extraire des mots, des voix, de l'espace. C'est un disposi-
tif de vampirisme des choses, des mémoires, des lieux de rencontre mis au ser-
vice d'une réalité elle-même purement immatérielle, au service d'une image
pure, d'une énergie potentielle dont le seul but est de se faire éclater pour
se dissiper, tout en détonnant toute cette énergie emmagasinée. Ce n'est pas
excessif d'affirmer que l'image pure que Deleuze découvre dans les pièces de

36. E. p. 74.
37. E. p. 76. Comme le montre Tom Conley. Deleuze semble définir l'image seulement par
l'espace: « Deleuze gives the name image ta the movement ofthese immanent Iimits [... ]. No
sooner the1/1 Deleuze describes what an image is [ ... ] he distingllÎshes ifs extensive qllalifies. »
Mais cette définition spatiale de l'image n'est là que pour éclater: « the transformation of
"sllbjeclivity" is al issue less movement in space lhan in an invention olan eraSllre ofspace ».
(CON LEY. T.. 2000. p. 308.)

423
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Beckett est sa dernière et ultime formulation du sublime kantien. Parce qu'elle


se définit, du point de vue de son contenu, par sa non-représentation, et, du
point de vue de sa force, par son énergie potentielle, par sa tension interne
prête à se dissiper, l'image pure est le point focal de toutes les facultés, de
toutes les possibilités, de toutes les potentialités, de tous les pouvoirs. Elle est
le lieu où le monde entier conspire pour devenir esprit, l'endroit où toutes les
choses nommées, toutes les mémoires racontées, tous les espaces traversés,
ourdissent leur propre dissipation au service d'une pure énergie potentielle.

« Exténuer les potentialités de l'espace»


L'image pure, produite sur les ruines de l'imagination, de la raison et de la
mémoire, manque pourtant d'un plan d'existence. Immatérielle, sans ancrage
dans les facultés, et sans rapport aux mots et aux Autres, elle se dissipe au
moment même de son apparaître. Selon Deleuze, on peut trouver chez Bec-
kett des procédés scéniques pour la rendre présente, pour lui donner des
lieux d'existence. Il faut alors, paradoxalement, inscrire l'image pure dans
les couches du langage d'où elle avait été arrachée par épuisement. Deleuze
décèle dans certaines expériences de silence ou de modulations bizarres de
voix qui font des récits impersonnels, sans intimité, sans mondes possibles
privés, le procédé pour ramener l'image pure à l'intérieur du langage. « Il faut
bien cependant que l'image pure s'insère dans le langage, dans les noms et
dans les voix. Et voilà que, tantôt ce sera dans le silence [ ... ]. Tantôt c'est
une voix plate très particulière [ ... ] qui décrit tous les éléments de l'image
à venir, mais à qui manque encore la forme 38. » Les personnages de Beckett
parlent alors mélancoliquement de mémoires qui ne leur appartiennent pas, ou
gardent le silence devant des visions qui les frappent mais dont ils ignorent le
contenu. L'image pure descend donc sur scène, s'insère dans des phrases, se
laisse surprendre dans la profondeur des récits faussement privés. Et, pourtant,
l'image échappe toujours au langage. Au bord de sa dissipation, elle se laisse
dire dans les noms et dans les voix, mais pour garantir son extériorité vis-à-vis
du langage.
Cette non-appartenance de l'image pure à un langage où, pourtant, elle
ne cesse de se faire inscrire, dépend de son rapport paradoxal avec l'espace.
Dans les pièces de Beckett, comme l'image pure, l'espace est le dehors du
langage. Deleuze le souligne: « Ce dehors du langage n'est pas seulement
l'image, mais la "vastitude", l'espace 39. » Pour travailler systématiquement
ce double dehors du langage, Beckett, au-delà de la langue l, celle des mots,
et de la langue Il, celle des voix et des récits, a créé une troisième et ultime
38. E, p. 73.
39. E. p. 73-74.

424
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

langue scénique, justement celle de l'image, laquelle inclut aussi l'espace.


Pour Deleuze, c'est là que se joue le fondamental de tout le processus de
l'épuisement. Il s'agit de conduire l'image à sa condition purement spirituelle
à travers un double mouvement spatial: d'abord son inscription dans un espace
quelconque, pour, par épuisement de l'espace, atteindre son existence mentale
absolue. La langue III est alors celle de l'image qui manque encore de forme,
et de l'espace comme vastitude ou espace quelconque. Il faut remarquer que
« de même que l'image doit accéder à l'indéfini, tout en étant complètement
déterminée, l'espace doit toujours être un espace quelconque, désaffecté, inaf-
fecté, bien qu'il soit géométriquement déterminé tout entier 40 ».
De la même façon qu'il faut libérer l'Image des mots et des voix, de façon
à ne confondre l'Image pure ni avec l'imagination combinatoire des choses,
ni avec l'imagination mnésique des mondes possibles des souvenirs qui
s'ancrent dans les voix, il faut maintenant libérer l'Image de l'espace. Le pro-
cédé de Beckett, selon Deleuze, est toujours le même: l'épuisement. Il faut
épuiser l'espace pour libérer l'Image. Un nouveau problème s'impose alors:
comment épuiser l'espace?
Deleuze distingue chez Beckett trois façons de cet épuisement de l'espace
comme procédés qui sont intrinsèques à l'espace même. La première, c'est par
la fragmentation de l'espace (qu'on trouve, par exemple, dans Trio). La deu-
xième, c'est par des mouvements incomplets ou fragmentaires, comme le pas-
sage noir et obscur qui ne montre que du vide entre ses éléments (c'est le cas
de Quad). La troisième, par la neutralisation de l'espace, lequel, sur le fond
d'une voix murmurante, elle-même devenue neutre, blanche, sans intention
ni résonance, devient un espace quelconque, sans dimensions. C'est ce qu'on
trouve surtout dans Trio. Et, comme le dit Deleuze: « C'est le dernier pas de
la dépotentialisation - un pas double, puisque la voix tarit le possible en même
temps que l'espace exténue ses potentialités 41. »
Mais ces trois procédés intrinsèques d'épuiser l'espace déterminent encore
l'espace quelconque comme lieu de réalisation d'événements pour épuiser.
Il faut épuiser aussi l'espace comme milieu de rencontres, il faut transformer
l'espace de façon à ce que toute rencontre ou événement soit devenu impos-
sible et ne se réalise pas.
Cette deuxième dimension de l'épuisement de l'espace concerne donc
les mouvements des personnages. Deleuze souligne la démarche exhaustive
des personnages de Beckett comme étant l'épuisement de tous les points
cardinaux de l'espace: il s'agit de « couvrir toutes les directions possibles en
allant pourtant en ligne droite. Égalité de la droite et du plan, du plan et du
40. E, p. 74.
41. E. p. 90.

425
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

volume 42 ». Lignes, plans, parcours: tout un mouvement précis sans contenu,


réalisé justement pour épuiser l'espace même. En étant parcouru dans toutes
les directions, dans toutes les diagonales ou lignes droites, d'une façon pré-
cise, en étant occupé dans un mouvement inexorable qui ne permet aucune
connexion parce qu'il est en lui-même sans objet, l'espace devient lui-même
un objet vide, et les rencontres sans lieu. « L'ordre, le cours, l'ensemble,
rendent le mouvement d'autant plus inexorable qu'il est sans objet 43. »
Le même mouvement en creux détermine les personnages. Les personnages
« ne sont en eux-mêmes déterminés que spatialement, ils ne sont eux-mêmes
affectés de rien d'autre que leur ordre et leur position 44 ». Si les personnages
sont uniquement des corps qui peuplent un carré selon une série qui ressemble
plus à un tapis roulant ou à un ballet moderne, si les personnages ne se meuvent
que dans la diagonale ou sur les côtés, alors, la seule possibilité de rencontre
entre eux, c'est le centre du carré. Une rencontre comme collision hasardeuse.
C'est la potentialité géométrique de lignes vides dans un espace quelconque
-qui rend tout événement possible, et cela au double sens de le rendre pos-
sible en lui-même, et de le rendre possible dans un espace déterminé. C'est
au centre que les personnages, tous orientés dans leur mouvement, peuvent se
rencontrer. Parce que les corps s'évitent et évitent le centre, c'est-à-dire le lieu
de rencontre, ils évitent alors l'espace en lui-même. « Les corps s'évitent res-
pectivement mais ils évitent le centre absolument. Ils se déhanchent au centre
pour s'éviter, mais chacun se déhanche en solo pour éviter le centre 45. » Leur
rencontre est « la seule possibilité d'événement, c'est-à-dire la potentialité de
l'espace correspondant. Épuiser l'espace, c'est en exténuer la potentialité, en
rendant toute rencontre impossible 46. »
L'épuisement de l'espace vient apporter une nouvelle signification au
concept d'épuisement. C'est que l'épuisement de l'espace signifie aussi
l'épuisement des potentialités de l'espace. Le concept d'espace comme une
des quatre dimensions de l'épuisement permet à Deleuze d'introduire un nou-
veau concept de non-actualité: celui de potentialité. « La potentialité est un
double possible. C'est la possibilité qu'un événement lui-même possible se
réalise dans l'espace considéré. La possibilité que quelque chose se réalise,
et celle que quelque part le réalise. La potentialité du carré, c'est la possibi-
lité que les quatre corps qui le peuplent se rencontrent [ ... ], et leur rencontre
[est] la seule possibilité d'événement 47. » Parce qu'un événement n'existe que

42. E. p. 76.
43. E, p. 81.
44. E, p. 80.
45. E. p. 83.
46. E. p. 82-83.
47. E, p. 82.

426
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

comme possible, et parce que sa réalisation ne se fait que dans un espace quel-
conque (lequel n'est qu'une autre dimension du possible, en tant que possibi-
lité de réalisation), l'espace lui-même a une potentialité, c'est-à-dire contient
un double possible. L'espace est la possibilité qu'un événement se réalise, et
il est ce quelque part qui le réalise. C'est dans ce sens que l'espace « précède
donc à la réalisation, et la potentialité appartient elle-même au possible 48 ».
Seul l'espace a une potentialité. Lui seul appartient doublement au possible.
On ne peut pas parler d'une potentialité des choses ou d'une potentialité des
mondes des souvenirs qui appartiennent aux Autres. Là on n'a qu'un seul
niveau de possibilités, soit celui des séries, soit celui des mémoires toutes
faites. Les langues 1 et II opèrent donc par épuisement des possibles. Elles
font l'exhaustion des choses et des mots par combinatoires, elles dissipent les
mondes possibles des Autres vidant leurs voix. Pour l'espace, il ne suffit pas
simplement d'un épuisement. Pour sa double possibilité, c'est-à-dire pour sa
potentialité, il lui faut un double épuisement. L'espace, on ne l'épuise pas tout
simplement, on le dépotentialise.
Définir l'espace comme « potentialité» et définir la potentialité comme un
double possible, c'est la façon de bien distinguer le concept de « potentialité»
de celui de « puissance ». Deleuze veut garder ce dernier concept pour pen-
ser le mode d'existence de l'Image. L'Image pure, comme on le verra, une
fois libérée de toute forme de corporalité, de toute dimension physique, de
toute condition réelle, devient pure existence mentale, pure réalité spirituelle,
bref, devient pure puissance. Cette distinction entre« potentialité », qui définit
l'espace, et « puissance », qui exprime le mode d'existence de l'Image, c'est
bien une révolution dans le lexique modal de Deleuze. Dans le livre sur Kafka,
on trouve à profusion le concept de « puissance ». Il désigne les forces diabo-
liques. Capitalisme, stalinisme, fascisme, ce sont les « puissances diaboliques
de l'avenir 49 ».
Deleuze découvre ce concept spatial de potentialité surtout dans le tra-
vail de Beckett sur la forme carrée de l'espace du plateau qu'il chorégraphie
dans la pièce Quad. Là, on trouve bien l'illustration de la différence entre
la dimension spatiale de la fatigue et la dimension spatiale de l'épuisement.
« Les personnages réalisent et fatiguent aux quatre coins du carré, sur les
côtés et les diagonales. Mais ils accomplissent et épuisent au centre du carré,
là où les diagonales se croisent. C'est là, dirait-on, la potentialité du carré 50. »
La fatigue spatiale des personnages se fait dans leur mouvement solitaire,

48. E. p. 76.
49. K. p. 149. Voir aussi: « À l'inhumain des puissances diaboliques. répond le subhumain d'un
devenir-animal. » (K. p. 23.)
50. E. p. 82.

427
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

quand ils se déplacent aux coins du carré, sur les côtés, tandis qu'ils n'habitent
que la limite intérieure de l'espace, la périphérie. Leurs rencontres sont aléa-
toires, ils n'expriment aucune contrainte de l'espace même, aucune topologie
des possibles. Ils réalisent, ils fatiguent, dans la mesure où ils produisent tou-
jours d'autres possibles, d'autres lignes de rencontres, elles-mêmes aléatoires.
L'épuisement, lui, suppose un autre rapport avec l'espace. L'espace de
l'épuisement est un espace où une potentialité est déjà établie, c'est-à-dire
où il est donné la possibilité qu'un événement, lui-même possible, se réalise
dans l'espace considéré. Dans Quad, Beckett aurait mis en scène cette figure
de la potentialité de l'espace investissant le centre du carré avec des proprié-
tés métaphysiques singulières. Seul le centre, où se croisent les diagonales,
aurait cette propriété de double possibilité, la possibilité que quelque chose
se réalise, et la possibilité que, juste là, l'espace du centre du carré, le réalise.
C'est en ce sens que Deleuze peut dire que ce n'est qu'au centre, quand les
personnages se rencontrent comme obéissant à une géométrie contraignante, à
un dynamisme de la topologie, à une vraie attraction par le vortex, par le point
de croisement de toutes les diagonales, qu'un événement est prêt à se réaliser.
Là, exclusivement, il y a quelque chose pour se réaliser- l'événement de la
rencontre. Là, les personnages accomplissent et épuisent. Parce que là seule-
ment, au centre du carré, l'espace a une potentialité, il a la possibilité que la
rencontre, elle-même possible, se réalise, et, en tant que condition - spatiale-
de la réalisation, la possibilité de le réaliser.
Dans Quad, le carré devient, selon Deleuze, une ritournelle. « La forme
de la ritournelle est la série, qui ne concerne plus ici des objets à combiner,
mais seulement des parcours sans objet 51. » Cette ritournelle est motrice, spa-
tiale, sonore, et le son du frottement des chaussons en constitue l'espace. C'est
le frottement des chaussures ou la résonance des vêtements en mouvement
qui donnent une réalité à l'espace et qui ainsi le déterminent. La forme de la
ritournelle, la série, mais la série en tant que pure forme de l'espace, existe
suivant l'apparition et la disparition des personnages, un cours continu selon
la succession des segments parcourus. Cet ensemble de personnages/formes,
Beckett le caractérise comme « quatre solos possibles, tous ainsi épuisés. Six
duos possibles, tous ainsi épuisés (dont deux par deux fois). Quatre trios pos-
sibles deux fois, tous ainsi épuisés 52 ». Et l'épuisement s'étend à tous les élé-
ments sur scène. Par exemple, à la lumière, aux percussions, aux costumes 53,
La série est inépuisable, car sa limite n'est pas un de ses termes mais un de
ses milieux, elle est n'importe où. La limite de la série est en variation, elle est

51. E, p. 81.
52. BECKETT'. 1992. p. 10-11.
53. Pour tous ces exemples. cf BECKETT. 1992. p. 11-13.

428
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

dans le flux, déjà atteinte bien avant qu'on le sache. La série est épuisée depuis
longtemps, et aussi les personnages, sans le savoir. C'est pourquoi, dans Trio,
l'homme, après avoir rendu impossible l'arrivée de la femme, continue et
recommence 54.
Trio du fantôme épuise l'espace d'une autre manière. Si, dans Quad, la
dépotential isation passe par la danse des mouvements déhanchés, par un léger
décrochage et par une ponctuation qui fait voir des hiatus et des déchirures,
dans Trio cette dépotential isation se fait par la défonctionnal isation des élé-
ments qui occupent l'espace (le sol, les murs, la porte) et par le rapport de
ces éléments à une voix qui les nomme pendant que la caméra les montre
distingués seulement par des nuances de gris. Dans ce texte, l'épuisement de
l'espace se fait par fragmentation et par la défonctionnalisation des éléments
qui l'occupent. En fragmentant l'espace, les parties qui l'occupent sont iso-
lées, et dans leur milieu, elles « ne font que connecter ou raccorder d'inson-
dables vides 55 ».

L'image sublime

Deleuze voit chez Beckett un laboratoire unique pour penser le statut esthé-
tique de l'image à l'intérieur des arts du spectacle. C'est vrai que le théâtre
n'existe que dans la mesure où quelque chose apparaît, que quelque chose se
donne à voir, à écouter, à sentir. Mais, presque depuis sa naissance, le théâtre
travaille sur la manifestation d'autre chose qui n'apparaît pas aux sens. Cette
autre chose est liée à d'autres formes d'expérience ou à d'autres visions. Il y
a, donc, toujours, une image (mentale, idéelle) qui survole la scène. Et la
condition esthétique du spectacle serait précisément ce rapport entre l'image
visible et l'image invisible.
Beckett bouleverse ce partage entre le visible et l'invisible sur le plateau.
Par les différentes couches de visibilité de la scène, et par les différentes
langues qu'il a inventées pour les épuiser une à une, il cherche bien des images.
Il y a des images physiques des acteurs, des objets sur scène, de la lumière,
de la musique. Mais ces images sont là pour nous donner à voir en flagrant
délit des personnages qui se préparent à faire d'autres images. Et celles-là,
elles n'appartiennent plus au domaine du visible. Elles sont des images qui

54. « C'est que la tin aura été. bien avant qu'il puisse le savoir [... ]. Et quand le petit messager
muet surgit. ce n'est pas pour annoncer que la femme ne viendra pas. comme si c'était une
mauvaise nouvelle. mais pour apporter l'ordre tant espéré de tout arrêter. tout étant bien fini. »
(E. p. 92.)
55. E. p. 88.

429
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

concentrent, non des choses ou des récits, mais de l'énergie. Ces dernières
images que Beckett veut donner à voir ne sont ni de l'ordre de la représenta-
tion, ni de l'ordre de l'invisible. Parce que ces images n'existent qu'au moment
de leur dissipation, elles sont des images pures, sans contenu, sans significa-
tion. Elles ne sont pas à voir, ni à imaginer, ni à contempler dans un exercice
de symbolisation. Elles deviennent des existences purement formelles, en tant
que tension interne de forces.
Dans cette méthode d'épuisement de toutes les visibilités pour les absor-
ber, pour les emmagasiner dans l'image pure, Beckett adopte ce que Deleuze
appelle un retour aux théories post-cartésiennes selon lesquelles « il y a main-
tenant deux mondes, un physique et un mental, un corporel et un spirituel,
un réel et un possible 56 ». L'image pure se situe dans le monde mental. Non
parce qu'elle serait le double subjectif du monde physique, sa représentation
pour une conscience. Elle appartient depuis toujours au monde mental dans
la mesure où elle est un événement qui se produit non pas dans le monde du
réel, mais dans le monde du possible. Elle n'a aucun rapport de représentation
ou d'évocation des mémoires. Elle est présence à soi de soi-même, dans le
monde mental. Pour bien souligner cette autonomie de l'image pure vis-à-vis
du monde physique, vis-à-vis du monde des corps, Deleuze présente l'image
comme une réalité du domaine de l'esprit. Comme il le dit, « c'est cela préci-
sément l'image: non pas une représentation d'objet, mais un mouvement dans
le monde de l'esprit. L'image est la vie spirituelle 57 ».
Selon Deleuze, dans ses pièces pour la télévision, ce qui est en jeu dans le
travail de Beckett, c'est justement une dissipation du pouvoir mimétique de
l'image. Beckett prend en charge la télévision, ce moyen apparemment le plus
dépendant de l'image, mais pour y construire un nouveau théâtre, un théâtre
de l'esprit. « Ce qu'on a appelé un "poème visuel", un théâtre de l'esprit
qui se propose, non pas de dérouler une histoire, mais de dresser une image
[ ... ]. Seule la télévision selon Beckett satisfait à ces exigences 58. » La ques-
tion alors est : comment faire un théâtre de l'esprit ? Comment faire avec
les images sur l'écran une image pure, une image sans contenu, pure éner-
gie ? C'est toute la question d'une esthétique du sublime que Beckett, selon
Deleuze, reprend. Comment constituer comme objet d'expérience ce qui n'a
pas de contenu, visuel, sonore, tactile ou autre, ce qui ne se donne que comme
impossibilité d'apparaître? Deleuze transforme le thème de l'irreprésentable
en thème de l'autodissipation de l'image sublime. Le mouvement pour le
sublime, pour l'élevé, pour le chemin, presque, de l'ascèse, ce mouvement

56. E, p. 95.
57. E. p. 96.
58. E. p. 99.

430
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

qui « élève» la personne à un état indéfini est semblable au mouvement qui


conduit, chez Kant, les facultés à la catastrophe devant la prétention à dres-
ser une image de l'infini des Idées de la raison. Comme dans la tradition du
sublime, Deleuze présente le processus pour faire une image pure comme une
discipline de l'esprit. On comprend alors pourquoi Deleuze peut dire que, au
moment ultime de ce mouvement de l'esprit, se dresse une image, une« image
sublime ». Et il dit même que quand cette image sublime apparaît, comme
tension spirituelle ultime, c'est pour disparaître aussitôt. Il s'impose ici une
longue citation de Deleuze. « Il n'est pas facile de faire une image. Il ne suffit
pas de penser à quelque chose ou à quelqu'un. [ ... ] Il faut une obscure tension
spirituelle, une intensio seconde ou troisième comme disaient les auteurs du
Moyen Âge, une évocation silencieuse qui soit aussi une invocation et même
une convocation, et une révocation, puisqu'elle élève la chose ou la personne
à l'état indéfini : une femme [ ... ]. Neuf cent quatre-vingt-dix-huit fois sur
mille, on rate et rien n'apparaît. Et quand on réussit, l'image sublime envahit
l'écran, visage féminin sans contour, et tantôt disparaît aussitôt, "'d'une même
haleine", tantôt s'attarde avant la disparition [ ... ]. Et, en tant que mouvement
spirituel, elle ne se sépare pas du processus de sa propre disparition, de sa
dissipation, prématuré ou non. L'image est un souffle, une haleine, mais expi-
rante, en voie d'extinction. L'image est ce qui s'éteint, se consume, une chute.
C'est une intensité pure, qui se définit comme telle par sa hauteur, c'est-à-dire
son niveau au-dessus de zéro, qu'elle ne décrit qu'en tombant 59. »
Deleuze n'hésite pas à reprendre non seulement toute la grammaire kan-
tienne du sublime, mais aussi tout le lexique de la théologie négative pour
parler de cette apparition de ce quelque chose « à l'état indéfini» qui est
l'image. Pour faire l'image, on doit passer par une immense discipline du non-
dit, laquelle va de l'évocation silencieuse jusqu'à la convocation et la révo-
cation 60. On s'exerce au sublime à travers ces obscures tensions spirituelles.
Et, pourtant, l'apparition de l'image pure n'est pas garantie. Elle n'arrive que
rarement. Seulement quand on réussit et Deleuze n'explique jamais en quoi
peut consister ce réussir. Alors, il dit: « l'image sublime envahit l'écran ».
Et cette image est sublime parce qu'elle est sans forme, c'est un événement
comme celui du sourire sans bouche ou, comme dans Oh les Beaux Jours,
celui du « visage féminin sans contour ». C'est un mouvement spirituel qui
aboutit à l'image sublime, mais pour la conduire à sa dissipation, parce que

59. E. p. 96-97.
60. « Silence is langage llnextended, intensive, virtllal farm. In seeking ta speak that silence that
cames in the wake afwards, Beckett s narra/ors embady the open, generative pal'adax ofa lan-
gage in wicll the différence between speaking and silence becames imperceptible. » (MURPHY.
1'. S .. 2000. p. 245.)

431
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

cette image n'est que le processus qui la conduit de son apparaître à sa propre
disparition, du possible qui s'épuise à un au-delà du possible.
L'image se dissipe au moment même de son apparition parce qu'elle est
bien la limite de tout possible. « Quand on dit ""j'ai fait l'image", c'est que
cette fois c'est fini, il n y a plus de possible 61. » L'image est le point ultime
de l'épuisement du possible. Ce mouvement en escalade est, selon Deleuze,
un mouvement d'épurement, une purification de la sphère personnelle et du
monde du réel jusqu'au monde du possible, c'est-à-dire au monde de l'esprit
où l'image pure va se dresser pour se dissiper. Celle-ci doit se dépotentia-
liser, c'est-à-dire doit rompre ses attaches à son « image» dogmatique pour
atteindre un plus haut niveau: l'esprit. Et là on est dans un au-delà du possible.
« L'image concentre une énergie potentielle qu'elle entraîne dans son proces-
sus d'autodissipation. Elle annonce que la fin du possible est proche 62. » Cette
fin est toujours déjà là, sans que personne le sache, et pourtant elle n'a pas
encore eu lieu. Tout possible est déjà épuisé avant de naître 63.
L'activité de l'esprit, que caractérise le faire l'image de l'épuisé, Deleuze
la laisse voir sUl10ut dans le cas du rêve de l'insomniaque. L'insomniaque,
c'est cet état permanent de l'épuisé, où la vie spirituelle se manifeste dans sa
plus haute puissance, juste sur les bords du possible. L'épuisé insomniaque
est le cas extrême de quelqu'un qui habite un monde au-delà de la fatigue.
Il est toujours éveillé, non pas par impossibilité de s'endormir, mais parce
qu'il a épuisé cette possibilité même. Et dans cet état d'éveil permanent, pour-
tant, il rêve. Ses rêves n'appartiennent pas à l'ordre du sommeil mais à l'ordre
de l'insomnie, ou, plutôt, à côté de l'insomnie. « On rêvait dans le sommeil,
mais on rêve à côté de l'insomnie. Les deux épuisements, le logique et le

61. E. p. 78.
62. E, p. 98. « C'est l'intensité. dans une image elle-même intensive qui s'estompe en s'éten-
dant; car l'intensité se dissipe en devenant image. Naissance et mort coïncident en cette image
qu'on ne peut que répéter. On ne fait donc l'expérience du possible comme tel, ou du possible
comme puissance. que dans sa chute ou son épuisement: aussi s'agit-il d"'épuiser le pos-
sible". » (ZOURABICHYILI. F.. 1998. p. 344.)
63. Quand Deleuze parle de l'énergie folle d'autodissipation de l'image, est-il en train de pen-
ser au chaos de Qu'est-ce q1le la philosophie? Faire l'image. est-ce la même chose que tàire un
concept? Ou bien est-ce juste le contraire: tàire l'image. c'est introduire du chaos dans le réel.
tàire des trous. des hiatus pour arriver à voir les visions? « L'image à plus forte raison reste
inséparable du mouvement par lequel elle se dissipe d'elle-même [... J. L'image visuelle est
entraînée par la musique. image sonore qui court à sa propre abolition. Toutes deux tïlent vers
la tin. tout possible épuisé. » (E. p. 94.) Voyons le parallélisme de cette atlirmation de L'Épuisé
avec: « Le cerveau est à l'écran» : « J'aimais des auteurs qui réclamaient qu'on introduise
le mouvement dans la pensée [... ]. Comment ne pas rencontrer le cinéma qui introduisait le
"vrai" mouvement dans l'image? [... ]. On allait tout droit de la philosophie au cinéma.» (DRF.
p. 263.) Le même mouvement qui rompt la pensée, le mouvement du chaos, rentre aussi dans
l'image et tàit sauter les chaînes sensori-motrices.

432
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

physiologique 64. » Dans Nacht und Trâume, c'est justement un personnage


insomniaque qui va faire l'image comme création extrême de l'esprit. Deleuze
nous rappelle la posture de l'insomniaque dans la pièce de Beckett. Il est assis,
les mains assises sur la table, la tête assise sur les mains. Au contraire du corps
fatigué, qui cherche la posture couchée, son corps est assis. Mais l'image qu'il
veut faire ne viendra pas de la profondeur de ce corps. Puisqu'il n'est pas
fatigué, mais épuisé, il ne s'endort pas. Il reste éveillé dans son épuisement.
Et, pourtant, il se prépare au rêve. Mais quel genre de rêve peut descendre
sur l'insomniaque? Le rêve de l'endormi, le rêve du sommeil, se produit non
pas par épuisement mais par fatigue, transfigure en images les états du corps
endormi. Le corps fatigué s'endort justement pour continuer, en rêve, le pro-
cessus de réalisation. C'est pourquoi le rêve du fatigué, le rêve du sommeil,
c'est un rêve qui dresse des représentations - d'objets ou de situations -- à
réaliser. Et, parce qu'il exprime la profondeur du corps endormi et des désirs
de réalisation propres à la fatigue, le rêve du sommeil est composé, selon
Deleuze, d'images de l'impossible, d'images de ce que le désir croit ne jamais
pouvoir accomplir. Par contre, le rêve de l'insomniaque ne donne à voir que le
possible épuisé.« Dans le rêve d'insomnie, il ne s'agit pas de réaliser l'impos-
sible, mais d'épuiser le possible, soit en lui donnant un maximum d'exten-
sion qui permet de le traiter comme un réel diurne réveillé, à la manière de
Kafka, soit, comme Beckett, en le réduisant à un minimum qui le soumet au
néant d'une nuit sans sommeil 65. » Dans l'insomnie, l'épuisé s'acharne dans
son travail d'épuiser le possible. Et la littérature moderne, selon Deleuze,
nous a légué deux figures paradigmatiques. Avec Kafka, le possible à épui-
ser est hypertrophié jusqu'au colossal, jusqu'au monstrueux. L'insomniaque
de Kafka vit le possible du rêve éveillé dans son extension maximale, il s'y
introduit alors comme le réel. De cette façon, il peut décrire le réel par son
asphyxiante coïncidence avec le possible. Beckett suit le chemin inverse.
Il invente des personnages dont le rêve éveillé opère comme un rapt du réel.

64. E. p.1 00.


65. E, p. 100-101. Dans cette distinction entre Kafka et Beckett. on voit encore une fois la dif-
fërence entre le procédé de minoration et celui d'épuisement. Kafka procède par amplification,
par un maximum d'extension du possible pour l'amener à l'état du colossal. à la condition de
l'intolérable, tandis que Beckett procède par anéantissement. par exhaustion, par la réduction du
possible à un minimum. « Delell::e and Cuattari identifv two ways ofcreating minor Iiterature
within a major langage. Thefirst is a method of/inguistic ù?f!ation "through ail the resources
ofsymbolism, of oneirism, of esoteric sense, of the hidden sign(fier ". This would be a kind of
deterritoria/isation trollgh excessive allusion ofreference, which they cali reterritorialisation
[... ]. The second method, which Deleu::e and Guattari see at work in Kajka s "vritings, is to "go
a/ways jl/rther in the direction ofdeterritorialisation, to the point ofsobriety [ ... ] Beckett [ ... ]
proceeds by d/:vness and sobriety » (MURPHY, T. S.. 2000, p. 232.)
00.

433
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Son équivalence avec le possible réveillé le conduit à l'abîme de l'auto-


dissipation de l'image du rêve, à l'abîme du néant.
Quel genre de rêve, alors, peut être fait par un insomniaque? S'il n'exprime
pas les états de fatigue et de désir du corps endormi, d'où viennent les images
qui le composent? « Le rêve de l'épuisé, de l'insomniaque, de l'aboulique,
n'est pas comme le rêve du sommeil qui se fait tout seul dans la profondeur du
corps et du désir, c'est un rêve de l'esprit, qui doit être fait, fabriqué 66. » Par
la figure de l'insomniaque, Deleuze veut rompre radicalement le lien roman-
tique entre la fiction et le rêve de l'endormi, entre la fabulation et le désir.
Au contraire du rêve du sommeil (qui, comme il le dit, se faittout seul, dans la
mesure où il n'est que la transfiguration, la traduction directe de la profondeur
du corps et de ses désirs dans le domaine des mondes impossibles, des mondes
à réaliser àjamais), le rêve de l'insomniaque doit être tàbriqué. Seul ce rêve
de l'éveillé est vraiment une fabulation, une création, parce qu'il est l'unique
rêve qui ne travai Ile pas avec des matériaux (le corps, les désirs) déjà donnés.
- Il n'y a pas une élaboration des restes diurnes, il n'y a pas un travail du rêve,
mais une fabrication à partir de rien. C'est cela l'activité de l'esprit. Il doit
faire à partir de lui-même des images, il doit fabriquer des rêves.
L'insomniaque, pour Deleuze, se place d'emblée dans le monde mental, le
monde du possible, bref, dans le monde de l'esprit. Et l'esprit n'a rien à expri-
mer. lIn' a pas de profondeur, ni de désirs. lIn' est que le mouvement de l'esprit
lui-même, dans ses vitesses infinies et dans son énergie potentielle. Dans
Nacht und Traume, selon Deleuze, c'est justement ce processus qui conduit
au rêve l'épuisé, qui conduit celui qui est au-delà de la fatigue et du sommeil
à des images, que, paradoxalement, Beckett veut mettre en scène. Le person-
nage assis, la tête sur les mains, se prépare à ce qu'il a à tàire. Il faut faire
un rêve, mais un rêve d'insomnie, un rêve d'un éveillé au-delà du possible.
On écoute Nacht und Traume de Schubert au début et à la fin de la pièce.
La pièce ne dure que douze minutes. Entre ces deux apparitions du chant
qui exprime l'anxiété d'un insomniaque qui attend la nuit et les rêves « qui
apaisent les hommes et leur souffle» comme dit le poème du Lied, le person-
nage fait son rêve. Il lui faut l'aide d'un autre personnage, une femme, dont
les mains soutiennent aussi sa tête. L'image sur scène joue avec les mou-
vements des quatre mains autour de la tête du rêveur. « Il semble que cette
image atteigne à une intensité déchirante, jusqu'à ce que la tête retombe sur
trois mains, la quatrième se posant sur le crâne. Et quand l'image se dissipe,
on croirait entendre une voix: le possible est accompli, "c'est fait j'ai fait
l'image" 67. » L'image du rêve insomniaque n'apparaît qu'au moment de la

66. E, p. 101.
67. E, p. 102.

434
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

plus haute concentration de l'épuisement et de son énergie devenue purement


potentielle. Et il apparaît pour accomplir le possible, pour amener le possible
à son épuisement. Le rêve ne représente rien. L'image du rêve ne fait que
condenser et dispenser l'énergie de son processus d'apparition. Avec la dis-
parition de l'image, il n'y a rien qui reste ou qui subsiste. Parce que l'image
concentre en elle-même une énergie potentielle, qu'elle porte tout au long de
son processus d'autodissipation, la disparition de l'image implique la fin de
toutes possibilités: « il n'y a plus d'image, pas plus que d'espace: au-delà du
possible il n'y a que du noir 68 .» Après avoir fait l'image, le personnage reste
immobile, la tête enveloppé entre les quatre mains, comme après un accouche-
ment purement spirituel. Les lumières s'éteignent. Le noir s'abat sur la scène.
On écoute alors à nouveau le chant de Schubert. Après, c'est le silence. Qu'a-
t-il rêvé? De l'énergie pure. Juste le moment de condenser le monde entier
dans une image qui n'apparaît que pour anéantir avec lui toutes les représen-
tations. Un maximum d'énergie dans un minimum de monde. Le néant dans la
dissipation du possible par épuisement.
Le rêve de l'insomniaque est le moment terminal de l'analyse des figures de
l'épuisé chez Beckett. Par un ordre progressif, Deleuze nous a conduits ainsi
de l'épuisement du langage des choses à l'épuisement des voix, ensuite de
l'épuisement de l'espace à l'épuisement de l'image. Deleuze peut donc dire,
comme résumé des processus de Beckett: « L'épuisé, c'est l'exhaustif, c'est
le tari, c'est l'exténué et c'est le dissipé 69. » L'épuisement consiste en tous
ces procédés: de précision (exhaustion des noms), de sécheresse ou d'atomi-
sation (tarir les voix), de fatigue absolue, d'aller jusqu'à la limite (exténuer
l'espace), et de consumation et de disparition (dissiper l'image). L'épuise-
ment est donc un processus d'atomisation par la précision, de façon à amener
son objet jusqu'à la limite de ses forces, jusqu'à sa dissipation dans l'image
pure. Et les quatre pièces de Beckett pour la télévision seraient elles-mêmes,
dans leur combinatoires, des différents plans de ces quatre dimensions, l'épui-
sement scénique de ce processus d'épuisement sur scène. Comme le dit
Deleuze: « Quad sera Espace avec silence et éventuellement musique. Trio
du fantôme sera Espace avec voix présentatrice et musique .... que nuage ...
sera Image avec voix et poème. Nacht und Traume sera Image avec silence,
chanson et musique 70. »
Dans ces quatre façons d'épuiser le possible, il y a un procédé constant: la
dissipation par contraction infinie. La langue contracte les mots comme des
atomes, en coupant leur rappol1 aux choses, et contracte les flux des voix en

68. E. p. 98.
69. E, p. 78.
70. E. p. 79.

435
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

les rendant de pures séries exhaustives sans connexion entre elles. L'espace
se contracte en « trou d'épingle », ce qui fait que les diagonales ou les lignes
droites ne produisent aucune rencontre. Et l'image se contracte en micro-
temps, en énergie potentielle. Elle contracte tout le possible en elle pour après
le faire se dissiper. Dans toutes ces formes d'épuisement du possible il y a
cette contraction, cette concentration du possible pour le faire éclater. Si la
possibilité des mots, c'est de faire des résonances avec les choses, alors il
faut couper cette connexion en faisant des mots un concentré atomique prêt à
exploser, dont l'énumération a remplacé la proposition. Les chaÎnes logiques
sont toujours des flux de connexion, des liaisons déconcentrées. Épuiser ces
chaÎnes, c'est les couper, les tarir, les transformer en des fragments autonomes
et concentrés en eux-mêmes 71.

Bene et Beckett. D'un théâtre de moins à un théâtre


de l'épuisement?

Le texte sur Beckett vient clore le travail sur le théâtre que Deleuze avait
inauguré avec Superpositions. Tous deux sont dédiés à l'analyse de proces-
sus singuliers de construction dramaturgique, de travail sur le langage et les
voix, de chorégraphie des mouvements, d'organisation de la lumière et de la
musique, de définition de l'espace scénique. On dirait qu'ils sont l'expression
de la pensée de Deleuze sur le théâtre, pourtant appliqué à deux auteurs radi-
calement distincts.
Cependant, une question s'impose: peut-on alors lire le concept d'« épui-
sement » qui organise toute la lecture que Deleuze fait du théâtre de Bec-
kett comme la radicalisation de son regard sur le théâtre de Carmelo Bene?
Il semble bien que, chez Beckett, ce qu'il découvre, c'est la figure extrême de
ce procédé de minoration qu'il avait repéré en 1978 dans son Pour un mani-
feste de moins. Comme si l'absorption de la totalité de la scène dans le proces-
sus de sa propre disparition totale fut la conséquence limite de l'esthétique de
la soustraction chez Bene.
Et pOUltant, en aucun des niveaux de l'analyse que Deleuze développe dans
L'Épuisé on ne trouve l'idée de minoration ou de mineur. Il ne s'agit pas de
minorer le rapport des mots aux choses et les mots en eux-mêmes, mais de

71. « Il ne s'agit plus de suivre une chaîne d'images, même par-dessus des vides, mais de sortir
de la chaîne ou de l'association [ ... ]. C'est la méthode du ENTRE, "entre deux images" [ ... ].
C'est la méthode du ET "ceci plus cela" [ ... ]. Entre deux actions, entre deux affections, entre
deux perceptions, entre deux images visuelles, entre deux images sonores, entre le sonore et le
visuel: faire voir l'indiscernable. c'est-à-dire la frontière. » (fT. p. 235.)

436
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

rompre ce rapport. Il ne s'agit pas de soustraire le rapport de la voix à celui


qui la prononce, ou de minorer les flux des voix eux-mêmes. Chez Beckett, les
voix sont coupées des mondes possibles que leur mémoire semble exprimer
jusqu'à l'accablement complet de leur contenu. Au contraire de l'espace de
scène de Carmelo Bene, qui était dressé pour atrophier les rapports de pouvoir,
l'espace où se croisent les personnages de Beckett est réduit à une ritournelle
motrice, et il finit par s'effondrer comme ensorcelé par son centre, par son
vortex. Finalement, bien que certaines scènes de Beckett, par exemple dans
Oh les beaux jours, produisent une fragilisation des chaînes sensori-motrices
de l'image de façon à la concentrer en elle-même comme micro-temps, ce
qu'il en est, c'est toujours la disparition des images, le noir de l'épuisement,
la dissipation du voir dans un mouvement purement spirituel d'une tension
intérieure au-delà de l'imagination, de la raison et de la mémoire. Bref, on
peut difficilement dire que l'épuisement dans le théâtre de Beckett soit la radi-
calisation des figures de minoration que Deleuze avait décelées dans le monde
de Carmelo Bene.
Mais, alors, nous sommes forcés à une autre question: qu'est-ce qu'il y a de
si spécifique dans l'univers théorique de L'Épuisé qui nous empêche de le lire
sur l'horizon de Pour un manifeste de moins (1978) ? Disons-le brièvement.
La minoration appartient à une théorie du pouvoir, tandis que l'épuisement est
un petit traité sur le possible. Le théâtre de Bene, selon le regard de Deleuze
en 1978, est un théâtre politique. Deleuze y cherche des moyens de mettre en
débâcle nos représentations des conflits. La méthode de soustraction de Bene
lui apparaît comme la mise en scène de stratégies de résistance à l'institu-
tionnalisation de dispositifs de domination. Par contre, le théâtre de Beckett,
selon le Deleuze de 1992, est un exercice éthique sur le possible et ses formes
d'épuisement.
D'un autre côté, le sujet central du théâtre de la minoration est le corps.
Le langage, l'espace, les mouvements des personnages, leur voix, sont tou-
jours rapportés à la figure originaire de tous les rapports de forces: le corps
à corps. Qu'il soit le corps guerrier, le corps érotique, le corps biologique,
c'est lui qui établit la mesure de l'affaiblissement, le critère de privation des
mots, des voix, des espaces. La fin ultime de la minoration est la libération
des potential ités du corps. L'esprit, au contraire, c'est le centre du théâtre
de l'épuisement. Deleuze présente même le travail de Beckett comme un
« théâtre de l'esprit».
La différence énorme entre Superpositions et L'Épuisé va au-delà des diffé-
rences programmatiques entre le monde de Carmelo Bene et celui de Beckett.
Entre 1978 et 1992, beaucoup a changé dans la pensée de Deleuze. Com-
prendre la discontinuité entre le livre sur Carmelo Bene et celui sur Beckett

437
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

passe donc, nécessairement, par la reconstitution du passage d'une théorie du


pouvoir à une théorie du possible, ainsi que du passage d'un théâtre du corps
à un théâtre de l'esprit. Et, comme on le verra, la question de l'image de sa
condition ontologique, de son statut esthétique, de son rôle sur scène devien-
dra alors centrale.

L'esprit sans image et les images de l'esprit. La pensée entre le


cinéma et le théâtre

Le texte de L'Épuisé établit un rapport nouveau entre l'esprit et l'image.


L'esprit se manifeste comme création d'images, mais ces images n'existent
que sans contenu, elles sont de pures formes en processus d'autodissipation.
Dans l'idée d'image pure, nous découvrons cet ancien combat contre la réduc-
tion de la pensée à l'image. Comme dans Différence et répétition, Deleuze
veut 1ibérer l'esprit de son rapport avec la représentation, il cherche une com-
préhension de la pensée qui la présente sans image. Et, pourtant, il y a quelque
chose de radicalement différent entre la pensée sans image de Différence et
répétition et la pensée qui crée des images pures de L'Épuisé. Bien que l'exté-
nuation des noms et le processus de tarir les voix libèrent le langage et la
pensée du poids des choses et des mémoires, libérant la scène de toutes les
facultés de la représentation et, donc, libérant la scène de l'image, l'image
est pourtant le moment ultime, l'objet extrême du travail scénique. Comme
nous l'avons vu, l'épuisement des choses, des mondes possibles intérieurs,
ainsi que l'épuisement de l'espace sont les dispositifs exigés pour faire non
pas une image de choses, de situations, de gestes, mais, de toute façon, une
image. En effet, cette image, totalement expurgée de tout ancrage dans les
choses, est encore une image. Deleuze pourrait avoir choisi un autre nom pour
indiquer cette réalité. Il définit cet objet qu'on arrive à faire sur scène, bien
que très rarement, comme purement spirituel. Il est créé du zéro, fiction abso-
lue. Il a comme forme une tension intérieure et son mode d'existence est vir-
tuel. Ce produit de l'esprit est énergie potentielle. Pourquoi l'appeler encore
« image» ? Pourquoi présenter l'esprit comme faculté de faire des images,
comme activité de créer des images pures? S'agit-il d'une contradiction avec
le programme de Différence et répétition ou d'une nouvelle formulation de ce
programme d'une pensée sans image?
Nous savons que ce programme, en lui-même, contenait une formulation
paradoxale. Deleuze se proposait une nouvelle image de la pensée laquelle
n'est autre que l'image d'une pensée sans image. Dans Différence et répéti-
tion, cette formule semblait contradictoire dans ses propres termes. Il fallait

438
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

abolir l'image classique de la pensée, il fallait réfuter le présupposé selon


lequel penser est toujours une affaire d'images, est toujours l'activité d'accé-
der à une image, à une représentation quelconque. Cependant, cette nouvelle
compréhension de la pensée devait se faire à partir, non d'un nouveau concept,
mais d'une nouvelle image, à partir d'une nouvelle image de la pensée. Bref, il
fallait une nouvelle image de la pensée qui puisse la montrer comme une pen-
sée sans image. Mais, quelle image peut-on avoir d'une pensée sans image?
S'agit-il encore d'une image? Est-on condamné à la compréhension de ce que
peut être une pensée sans image à partir, encore et toujours, d'une image? Dif-
férence et répétition n'apportait aucune réponse à cet apparent paradoxe. Les
descriptions de ce qui serait une pensée sans images étaient dédiées non à des-
siner des images de la pensée, mais à la présentation des concepts d'« Idée »,
de « problème », de « synthèses du temps », de « séries disjonctives ». Tout
le livre est un voyage monumental à travers les aspects qui, depuis Platon
et Aristote, sont reconnus comme attributs fondamentaux de l'acte de pen-
ser, comme faire la différence, poser des problèmes, actualiser les synthèses
du temps, dresser l'espace pur. Mais de ce voyage ne sOliait aucune image.
On ne voyait rien de cette nouvelle figure de la pensée. Bien sûr, cet aveugle-
ment était compris dans le programme même de Différence et répétition. Tout
le combat contre la « philosophie de la représentation» nous forçait à penser
la pensée sans rien représenter, à chercher une image de la pensée qui, en tant
que pensée sans image, ne fût pas elle-même une image.
Cet aveuglement a traversé tout le travail de Deleuze des années soixante-
dix. On ne trouve dans L'Anti-Œdipe, dans Kafka, ou dans Mille plateaux,
aucune théorie de l'image, ni aucune tentative de dresser une image quel-
conque d'une pensée sans image. On peut dire que ce qui a fasciné Deleuze
dans l'expérience du cinéma, au début des années quatre-vingt, ce fut précisé-
ment la possibilité de produire des images de la pensée, et des images d'une
pensée sans images. Dans une interview sur les deux volumes de Cinéma,
Deleuze dit: « Quelque chose de bizarre m'a frappé dans le cinéma: son apti-
tude inattendue à manifester, non pas le comportement, mais la vie spirituelle
(en même temps que les comportements aberrants). La vie spirituelle, ce n'est
pas le rêve ou le fantasme, qui ont toujours été des impasses du cinéma, c'est
plutôt le domaine de la froide décision, de l'entêtement absolu, du choix de
l'existence [ ... ]. Bref, le cinéma ne met pas seulement le mouvement dans
l'image, il le met aussi dans l'esprit. La vie spirituelle, c'est le mouvement de
l'esprit 72. »
Avec le cinéma, Deleuze découvre des images qui font voir l'activité de la
pensée, mais justement d'une pensée qui n'a aucun rapport avec des images.

72. DRF. p. 264.

439
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Comme il le dit dans cette interview, cette vie de la pensée, la vie spirituelle,
n'est pas une vie composée de rêves ou de fantasmes, mais c'est une vie qui
décide, s'entête, fait des choix d'existence. L'enthousiasme de Deleuze pour
les images, soit les images-mouvement, soit les images-temps, est peut-être
l'expression de cette découverte qu'il y a une forme d'art où il est possible de
faire non seulement des images de la pensée, mais surtout des images d'une
pensée sans images. Et on peut même dire que cet enthousiasme exprime aussi
et avant tout l'enthousiasme de quelqu'un qui vient de surpasser ses propres
impasses: les impasses de la théorie du rêve et du tàntasme qui depuis Pré-
sentation de Sacher-Masoch, Différence et répétition et Logique du sens han-
taient le concept de pensée. Si le rêve et le fantasme ont été considérés par
Deleuze comme des impasses du cinéma, que seules une ontologie des images
et une taxinomie des signes optiques, cinétiques et sonores ont pu résoudre,
n'est-ce pas parce que ces impasses ont traversé la pensée même de Deleuze
sur l'image? Les livres sur le cinéma ne seraient-ils pas le moment de récon-
ciliation de Deleuze avec le monde des images, après avoir abandonné la théo-
rie des images et de l'imaginaire qu'organisait son concept de « phantasme»
dans Présentation de Sacher-Masoch et même dans Différence et répétition et
Logique du sens?
Avançons un peu encore. Dans quelle mesure la théorie de l'image que
Deleuze construit à propos du théâtre de Beckett n'est-elle pas aussi le dépas-
sement de nouvelles impasses qui se logeaient à l'intérieur de ses regards
sur l'image cinématographique? C'est uniquement avec L'Épuisé, comme
on l'a vu, et, après, avec Qu'est-ce que la philosophie ?, que l'activité de
l'esprit est présentée comme la création d'images. Le mouvement de l'esprit
culmine dans la création d'images pures en autodissipation. Dans les livres
sur le cinéma, il y a bien des images de la pensée, mais la pensée n'est pas une
activité de production d'images. Bien au contraire, les images sont des réali-
tés autonomes qui, soit en tant qu'image-mouvement, soit en tant qu'images-
temps, introduisent du mouvement et du temps dans la pensée. L'image est
captée par la pensée, elle y est introduite et la force à penser. Et l'activité de
l'esprit que le cinéma capture dans ces images n'a rien à voir avec la création
d'images. L'esprit qui s'exprime par les images qu'on voit sur l'écran est un
esprit dont l'activité est la décision, l'entêtement et le choix.
Le théâtre de Beckett met en scène le mouvement de l'esprit en flagrant acte
de faire des images. La mise en scène, c'est déjà une mise en image dans son
sens représentatif. Autant qu'au cinéma, on est aussi, au théâtre, devant des
images. Les premières sont d'abord captées par des caméras, montées, com-
posées et ensuite projetées sur l'écran. Les images du théâtre sont données en
direct, se fondent sur la simultanéité de leur apparaître et de leur capture par

440
Beckett et Melville: la possibilité de la littérature

l'œil du spectateur. Dans le cas des pièces de Beckett que Deleuze analyse,
il y a un surplus dans les images. Plus que théâtrales, les images que Beckett
met en scène sont des images cinématographiques, captées d'abord par un œil
pluriel derrière des caméras fixes.
Or, ce sont justement ces pièces pour la télévision que Deleuze a analysées
pour y montrer que le sujet central est de faire voir, par des images, des esprits
qui ne se préparent qu'à créer des images. Dans L'Épuisé, Deleuze accom-
pagne plusieurs niveaux de cet acte de faire l'image. On a, d'un côté, les
images sur scène que l'esprit du spectateur capte comme son propre mouve-
ment spirituel, et, de l'autre, les images des personnages épuisés dont l'esprit
cherche à faire des images. Comme dans les analyses du cinéma, Deleuze
peut faire dans L'Épuisé l'économie complète du spectateur. Pour Deleuze,
l'œil du spectateur n'existe que dans les images sur l'écran d'une télévision
qui fixe les mouvements sur le plateau. Les images sur l'écran sont donc le
mouvement même de l'esprit, la Pensée-cerveau est à l'écran, et, en même
temps, ce que ces images nous laissent voir, ce sont des esprits en train de faire
des images. Avec L'Épuisé, au lieu d'une image de la pensée sans images, on
touche à des images de la pensée, laquelle n'existe qu'en tant qu'elle fait des
images. Il ne peut pas s'agir du même concept d'image qu'on trouvait dans
Différence etrépétition. Mais s'agit-il du même concept d'image qui constitue
le centre des livres sur le cinéma?
Tandis que dans les livres sur le cinéma, l'esprit est à l'écran, c'est-à-dire
est le mouvement et le temps des images, cependant, dans l'analyse des pièces
pour la télévision de Beckett, l'esprit est plutôt quelque chose qui s'accomplit
dans la tête des personnages épuisés. Et cet esprit des personnages se mani-
feste comme activité de faire des images. Mais ces images, au contraire de ce
qui se passe dans le cinéma, n'ont aucune correspondance matérielle. Elles
n'existent que dans les processus de leur autodissipation en tant qu'énergie
potentielle.
CONCLUSION

Le chaosmos vitaliste deleuzien


Nous avons traversé chaque texte que Deleuze (quelques fois avec Guattari)
a dédié à des œuvres littéraires (romans, contes, nouvelles, lettres, textes dra-
maturgiques). Des trois éditions sur Proust à la post-face à Quad de Beckett,
de la présentation de Sacher-Masoch à l'analyse de la formule de Bartleby, des
petits commentaires sur Klossowski, sur Zola, sur Tournier au grand livre sur
Kafka, tout en passant par le manifeste sur le théâtre de Carmelo Bene, par des
chapitres de Logique du sens dédiés aux figures du non-sens de Lewis Car-
roll, ou par des considérations brèves dans Dialogues sur la littérature anglo-
américaine, nous nous sommes arrêtés à l'intérieur de presque tous les
moments où un auteur littéraire, un personnage, ou une atmosphère fiction-
nelle étaient approchés par Deleuze. Nous sommes maintenant en condition
de revenir à la question qui a lancé notre travail: y aurait-il une esthétique lit-
téraire deleuzienne ? Pouvons-nous trouver, dans le travail de Deleuze sur ces
œuvres de fiction qui s'est effectué tout au long de près de quarante années,
une perspective singulière sur la littérature?
Au premier regard, l'ensemble de tout ce que Deleuze a écrit sur la litté-
rature n'est qu'une version modifiée de la carte complète des grands sujets
qui, depuis Mallarmé, constituent ce qu'on appelle la « métaphysique sponta-
née de la littérature ». Chez Proust, en effet, Deleuze travaille les paradoxes
classiques du narrateur, le statut des vécus, ainsi que la condition virtuelle
de ces mondes narratifs qui, comme des coups du temps pur, subsistent dans
la mémoire involontaire qui s'implante dans chaque lecteur au moment de
la lecture. Sacher-Masoch lui permit un accès privilégié aux dispositifs du
plaisir/désir du texte, à la temporalité du suspens, au rôle de l'imagination
et de la dénégation dans la genèse de la fiction. La lecture de Klossowski,

445
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

de Tournier et de Zola fut l'occasion de dessiner l'approche structuraliste du


concept freudien de fantasme comme noyau narratif privé de tout récit. L'en-
trée dans Kafka ouvrit la compréhension des domaines collectifs du travail
littéraire dans des communautés mineures, la façon de saisir en flagrant délit
de fabulation des personnages qui se bâtissent eux-mêmes sur leurs visions
et sur leurs auditions. Le livre sur Kafka fut aussi la description pure des
différents régimes d'énonciation qui s'expriment dans les lettres, les contes,
ou les romans dans leur rapport à la folie. Les devenirs nomadiques ont récu-
péré les expériences du nouveau roman et de la littérature anglo-américaine.
La dramaturgie de Carmelo Bene et de Beckett a donné accès aux techniques
de minoration ou d'épuisement des enjeux scéniques des personnages, des
voix, des images en dissolution, techniques si fondamentales dans l'esthétique
de la disparition qui définit le théâtre des années soixante-dix et quatre-vingt.
La reconstitution du personnage Bartleby serait le cas limite d'une pragma-
tique du littéral, l'analyse des procédés d'auto-démolition fabulatrice, olt le
texte n'existe qu'afin de produire chez le lecteur des ritournelles de non-sens.
Bref, l'ensemble des textes de Deleuze sur la littérature semble être l'archive
vivante des concepts, des catégories, des thèmes, des approches de la littéra-
ture qui ont si profondément dessiné notre modernité. Accompagner chaque
regard qu'il invente sur les grands écrivains du xx e siècle nous a donc per-
mis de lire Deleuze comme une encyclopédie raisonnée des sujets littéraires
canoniques sur l'horizon d'une pensée orientée par les questions du désir, de
l'énonciation collective, des politiques de l'écriture.
Cependant, tout au long de ce livre, cette fabuleuse encyclopédie philo-
sophique de la littérature, cette carte des regards de Deleuze sur les grands
lieux de l'art littéraire s'est révélée absolument impossible à établir. Pour-
quoi? Parce que Deleuze prend des textes littéraires pour accéder, non pas
à la compréhension de la littérature et de ses dispositifs narratifs ou fic-
tionnels, mais à bien d'autres choses qui vont au-delà des questions tou-
chant au patrimoine de la théorie littéraire. Et ces autres choses sont presque
inépuisables. Elles vont de la question des facultés à l'idée d'une vie non
organique, de la théorie du sens à l'ontologie des incorporels, de la critique
du concept de fiction à une politique des fabulations, d'une anthropologie
du masochisme à une métaphysique du virtuel et du possible. Une question
s'impose maintenant: peut-on considérer tous ces sujets comme des cha-
pitres de ce que serait la théorie littéraire de Deleuze? Ou, au contraire, les
textes sur la littérature doivent-ils être pris comme de simples laboratoires
de la métaphysique de Deleuze?
Notre étude a, d'abord, reflété cette hésitation. Ce fut le cas de notre ana-
lyse du concept de « fabulation », à partir du livre sur Kafka, concept que

446
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

Deleuze opposera de plus en plus à celui de « fiction ». Deleuze invente un


réalisme non psychologique de la fabulation, qui est en même temps une poli-
tique des devenirs, des mouvements, des lignes de production d'un peuple.
Au lieu de reprendre la question classique de l'irréalité des mondes où habitent
les personnages romanesques, il essaie une théorie de l'écriture comme acti-
vité expérimentale de santé d'un écrivain qui habite sa langue comme un
étranger, comme un exclu, membre d'une communauté mineure, pour pen-
ser le rapport entre le devenir fabulateur de l'écrivain et les processus de
démontage actif des machines économiques et juridiques du combat politique.
Dans l'idée d'une littérature mineure, l'important n'est pas tant la littérature
mais le devenir mineur de celui qui écrit dans une langue majeure à partir
de machines de guerre nomades. L'intériorité et la profondeur d'une œuvre
sont ainsi reconduites à la surface des agencements qu'une minorité réalise
comme ligne de fuite des dispositifs de codification et de territorialisation des
désirs. Deleuze veut comprendre le rapport de tout énoncé avec ses conditions
sociales, avec des actes de paroles comme marqueurs de pouvoir. L'opposition
classique entre l'acte pur de récriture et la passion ou le contraste entre la gra-
vité de l'expression et l'indifférence du thème - au centre des analyses de la
« frivolité» de Flaubert ou de la schizophrénie d'Artaud sont renvoyés, dans
le livre sur Kafka, au caractère nécessairement social de l'énonciation, c'est-
à-dire à des agencements de la langue qui sont toujours collectifs, de façon
à dessiner à nouveau le devenir révolutionnaire de la création littéraire. On
peut alors se demander: ce concept d'« agencement collectif d'énonciation»
appartient-il au domaine de la théorie de la littérature?
Mais l'occurrence de ce concept, inventé par Deleuze et Guattari pour
penser la fabulation dans les littératures mineures, n'est pas unique. Chez
Proust, par exemple, s'il n'existe dans la première édition aucun regard poli-
tique sur les synthèses du temps de la mémoire involontaire ou sur le procès
d'apprentissage de la jalousie par des signes mondains et amoureux, cela ne
signifie pas que Deleuze s'adresse uniquement aux dispositifs d'auto-genèse
d'un des monuments littéraires du xx e siècle. Ce que Deleuze cherche dans
la Recherche, c'est une théorie des signes dans son rappol1 avec la table kan-
tienne des facultés, et, de cette façon, il propose un nouveau plan transcendan-
tal de la pensée. Sur l'horizon d'une phénoménologie de la mémoire involon-
taire, ce qui se dégage de la lecture deleuzienne de Proust est une version du
schématisme des catégories dans leur ancrage temporel, où Deleuze cherche
une correspondance mutuelle entre formes du temps, genres de facultés et
types de signes. Le livre sur Proust semble plus un traité de sémiologie ou,
plutôt, un laboratoire pour la théorie kantienne des facultés qu'une réflexion
sur l'art de Marcel Proust.

447
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

De même, dans le livre sur Sacher-Masoch. La toute première phrase est


bien « À quoi sert la littérature? » Mais ce livre est surtout une définition kan-
tienne du fétiche comme usage transcendant de l'imagination et une théorie
du suspens en tant que condition du mode fictionnel de l'imagination. Par son
analyse de la cruauté et de la froideur des romans de Sacher-Masoch, Deleuze
peut dégager l'acte par lequel le langage se dépasse lui-même en réfléchissant
un corps de désir pour former, avec les mots, un autre corps, plein de nou-
veaux plaisirs pour de purs esprits. Si Deleuze revient ainsi sur le thème de la
nature de la fiction et de son effet érotique, l'enjeu fondamental est toujours
la recherche d'une description génétique des facultés de désir dans son rapport
avec la loi. Il y a toujours autre chose, un autre problème, que Deleuze veut
penser à partir de ses regards sur la littérature.
Notre étude ne pouvait alors que se résoudre à faire cohabiter en parallèle
les questions canoniques de la théorie littéraire qui traversent les textes de
Deleuze et cet immense chaos de concepts et de programmes qui dessinent les
marges de la littérature.
Dans ces marges, nous avons privilégié trois domaines: celui du programme
d'un empirisme transcendantal en tant que description de la genèse de la pen-
sée à partir de l'expérience de l'art; celui d'une philosophie de la Nature
où l'art a son apparition primordiale dans la construction de territoires et de
maisons; et celui d'une philosophie de l'Esprit, qui approche l'aI1 comme
une incorporation de bloc de sensations, comme des compositions d'affects
et de percepts autonomes qui se tiennent toutes seules en résonance avec des
micro-cerveaux.
Notre choix n'a pas été librement déterminé. Il nous a été imposé par l'œuvre
elle-même, par son développement interne. En suivant l'ordre chronologique
des écrits de Deleuze sur la littérature nous nous sommes rendu compte qu'ils
commencent par un dialogue avec le programme transcendantal de Kant dans
son rapport avec l'expérience de l'art, qu'après L'Anti-Œdipe ils se trans-
forment en une philosophie de la Nature, pour amener, à partir des années
quatre-vingt, à une philosophie de l'Esprit. Constamment, en toile de fond, on
trouve le rapport plus général entre la pensée et l'art que Deleuze a hérité de
la tradition de l'idéalisme transcendantal.
Cependant, nous avons trouvé un nouveau problème. Non seulement dans
chaque texte Deleuze cherchait autre chose que les questions classiques de la
théorie littéraire, mais cet autre chose était toujours lui-même autre chose, il
n'existait qu'en permanent devenir. S'il y a un chaos des concepts de Deleuze
dans leur multitude, il y a aussi un chaos des concepts dans leur métamor-
phose permanente.

448
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

Deleuze lui-même reconnaît le régime non homogène dans le mouvement


de sa pensée. En réponse à la question s'il fallait considérer son œuvre comme
un tout ou comme des ruptures, il déclare: « Trois périodes, ce serait déjà
bien. En effet, j'ai commencé par des livres d'histoire de la philosophie [ ... ].
Une philosophie, nous avons essayé d'en faire, Félix Guattari et moi, dans
L'Anti-Œdipe et dans Mille plateaux, surtout dans Mille plateaux [... ]. Une
philosophie, ce fut donc pour moi comme une seconde période qui n'aurait
jamais commencé et abouti sans Félix. Ensuite, supposons que ce fut une troi-
sième période où il s'agit pour moi de peinture et de cinéma, d'images en
apparence 1. » Au moment de cette interview, plusieurs lectures considéraient
déjà l'œuvre de Deleuze comme divisée en deux périodes: avant et après
L'Anti-Œdipe. Mais voilà que Deleuze lui-même ajoute une troisième période
aux deux grandes périodes qu'il savait s'être établies, celle des images. Et il
remarque: « Finalement, toutes ces périodes se prolongent et se mélangent, je
le vois mieux maintenant dans ce livre sur Leibniz ou sur le Pli 2. » Deleuze
reconnaît bien des discontinuités. Il les rapporte surtout à des rencontres: avec
Félix Guattari, avec le cinéma ou avec la peinture de Bacon. Son spinozisme
fondamental, c'est-à-dire son éthique de l'immanence et des rencontres heu-
reuses, l'empêche d'expliquer ses ruptures internes comme des changements
théoriques, comme des fractures paradigmatiques. Et, pourtant, notre lecture
de la pensée de la littérature chez Deleuze non seulement suppose mais rend
aussi visibles beaucoup plus d'autres différences à l'intérieur de ses textes.
Nombreuses sont les fractures que nous croyons avoir rendues visibles
dans la pensée deleuzienne. Bien que transversales, bien que s'impliquant et
s'expliquant comme des plis les unes des autres, elles peuvent néanmoins être
groupées selon des lignes différentes. C'est à partir de ces grandes lignes que
nous avons divisé notre travail en trois parties. Chaque partie correspond à un
ensemble de livres ou de textes sur des auteurs littéraires. La première, c'est
la partie sur Proust et Sacher-Masoch; la seconde, sur Kafka et Bene; finale-
ment, la troisième, sur le Bartleby de Melville et sur Beckett.
Cependant, il y a plusieurs lignes de discontinuité qui découpent à nouveau
chacune de ces trois parties. Tout en respectant chaque partie, nous avons
alors décidé de suivre de façon transversale les métamorphoses des domaines
les plus importants des approches deleuziennes sur la question du rapport
entre l'art littéraire et la pensée. À l'intérieur de ces coupes transversales nous
avons suivi trois domaines: 1) celui du programme de l'empirisme transcen-
dantal ; 2) celui du concept de masochisme dans son rapport avec la théorie

l. PP. p. 185-187.
2. PP. p. 188.

449
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

kantienne du sublime; et 3) celui des concepts modaux de Deleuze tels ceux


de « virtuel », « actuel », « possible », « potentialité ».
Récapitulons brièvement l'exemple le plus paradigmatique: celui du pro-
gramme de l'empirisme transcendantal. Même ce programme, que Deleuze
avait présenté dans sa dissertation de doctorat comme le noyau théorique de
son approche aux concepts de différence et de répétition, même lui est en
métamorphose continue. Parce qu'elle touche le centre de ce qui serait l'esthé-
tique de Deleuze, cette métamorphose bouleverse, dès le début, notre travail.
On sait que le programme d'un nouvel empirisme transcendantal s'ins-
crit au cœur de l'héritage de la théorie kantienne de l'art. Il s'adresse à cette
équivoque fondamentale du concept même d'esthétique chez Kant, c'est-
à-dire à cette scission entre une esthétique transcendantale comme théorie de
la sensibilité et une esthétique, également transcendantale, comme théorie du
jugement de goût (beau ou sublime). Ce que Deleuze condamne chez Kant
dans sa définition de l'esthétique transcendantale, c'est le point de vue d'une
déduction des conditions formelles (et non matérielles) de la connaissance.
Au contraire, ce que Deleuze prétend faire, c'est, d'abord, non pas une déduc-
tion mais une genèse; ensuite, une genèse non pas des conditions formelles,
mais des conditions matérielles; finalement, il veut penser ces conditions non
pas comme conditions de l'expérience possible mais comme conditions de
l'expérience effective. L'esthétique chez Kant, dans son premier sens, c'est-
à-dire en tant que théorie de la sensibilité, définit les conditions générales
de l'expérience, mais d'une expérience uniquement possible parce que, pré-
cisément, elle est déterminée seulement par son adéquation à la dimension
formelle de la sensibilité. Comme le dit Deleuze dans Différence et répéti-
tian: « Il n'est pas étonnant, dès lors, que l'esthétique se scinde en deux
domaines irréductibles, celui de la théorie du sensible qui ne retient du réel
que sa conformité à l'expérience possible, et celui de la théorie du beau qui
recueille la réalité du réel en tant qu'elle se réfléchit d'autre part 3. »
C'est comme une réponse à ce clivage qui divise la pensée sur la sensibilité
qu'on doit comprendre le nouveau concept d'esthétique chez Deleuze. Pour
lui, l'œuvre d'art instaure, dans son effectivité, en même temps le plan du sen-
sible et le plan du goüt. Deleuze pense l'œuvre d'art comme la matérialisation
des conditions de l'expérience, non de l'expérience possible, mais de l'expé-
rience réelle, de l'expérience dont les conditions ne sont pas plus larges que
ce qu'elles conditionnent. Deleuze peut donc dire, encore dans la même page,
que « tout change lorsque nous déterminons des conditions de l'expérience
réelle, qui ne sont pas plus larges que le conditionné, et qui diffèrent en nature
des catégories: les deux sens de l'esthétique se confondent, au point que l'être
3. DR, p. 94.

450
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

du sensible se révèle dans l'œuvre d'art, en même temps que l'œuvre d'art
apparaît comme expérimentation 4 ». Deleuze essaie de fondre les formes du
beau avec les formes de la sensibilité de façon à rendre visible non le jugement
sur l'œuvre d'art, en tant que conformité entre le sensible et ses conditions,
mais l'œuvre d'art elle-même. D'un autre côté, Deleuze présente le beau (ou
le sublime) comme étant ce qui est conforme à l'expérience dans sa réalité et
son effectivité.
Pour surpasser le clivage entre l'esthétique du sensible, en tant que par-
tie d'une théorie générale des conditions de possibilité de l'expérience, et
l'esthétique du jugement, en tant que théorie des formes de la réflexibilité
du réel dans le jugement beau et sublime, il fallait à Deleuze refaire le fon-
damental du programme transcendantal. D'un côté, il lui fallait déplacer le
champ lui-même des conditions de l'expérience. Au lieu de définir le champ
transcendantal à partir de l'expérience possible, il s'agissait plutôt de faire de
l'expérience réelle le point de départ d'une déduction de l'a priori. D'un autre
côté, cette expérience réelle devait être reconnue comme ayant son domaine
privilégié, justement, dans l'art. La condition de l'expérience n'y était pas
plus grande que le conditionné. L'œuvre d'art, selon Deleuze, surgissait alors
comme expérimentation, c'est-à-dire comme lieu de genèse de l'objet et des
conditions de son devenir sensible, comme lieu d'une genèse qui fait violence
sur la pensée et la force à s'« élargir », en un mot: la force à penser.
Comme nous l'avons indiqué, ce programme a souffert plusieurs change-
ments tout au long de l'œuvre de Deleuze. D'abord, celui qu'on trouve dans
la discontinuité entre les livres sur Hume et sur Nietzsche, d'un côté, et ceux
sur Kant et sur Proust, de l'autre. La ligne de fracture entre ces deux moments
du même programme transcendantal concerne la nouvelle compréhension
par Deleuze de l'importance de la théorie kantienne du sublime. Les livres
sur Hume et sur Nietzsche ignorent le rôle de cette théorie pour une com-
préhension génétique des facultés. Dans ces livres, ce que Deleuze prend en
considération dans l'analytique du jugement de goût n'est que le concept de
beau. Cela explique le fait qu'il considère la théorie de la volonté de puissance
de Nietzsche comme la vraie réalisation d'une compréhension génétique des
facultés, par opposition au modèle déductif kantien que Deleuze donne à voir
dans Critique de la raison pure. Jamais Deleuze, dans son livre sur Nietzsche,
ne prend en charge Critique de la faculté de juger, jamais il n'y reconnaîtra
ce qu'il soulignera par la suite comme la révolutionnaire découvelte par Kant,
dans l'expérience sublime, d'une genèse de la pensée à partir de l'œuvre d'art.
Au contraire des lectures du sublime kantien par Lyotard ou Derrida, deve-
nues classiques, où il s'agit de l'irreprésentable ou de l'impossibilité de la
4. DR, p. 94.

451
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

représentation~ Deleuze prend les paragraphes 23 à 29 de la troisième Critique


de Kant comme I~accès au problème d'une genèse de la pensée. Pour Deleuze,
le concept de sublime désigne avant tout le jeu dissonant des facultés, à par-
tir du jugement esthétique de quelque chose de monstrueux, de colossal ou
d ~ infiniment grand. Pour Deleuze~ ce que Kant avait découvert en 1791 fut
I~origine esthétique de toutes les facultés, le point de leur genèse, en tant que
la violence que I~art fait sur la pensée.
On peut dire que si Nietzsche a pu être présenté en 1962 comme la vraie
réalisation du programme transcendantal, c~est parce que Kant n'y figurait que
comme l'auteur d'une théorie du jugement du beau. La première référence de
Deleuze au concept kantien de sublime ne surgit qu'en 1963, dans son article
« Le problème de la genèse dans l'esthétique de Kant ». Notre dissertation a
travaillé sur l'hypothèse selon laquelle c'est le concept de « sublime », en tant
que violence générée par l'œuvre sur la pensée, qui organise la façon singu-
lière selon laquelle Deleuze réinvente l'héritage de l'esthétique kantienne pour
relire Proust en 1964. Il est vrai que Deleuze, dans ses regards rétrospectifs
sur son propre travail, ne prend jamais en considération cette discontinuité.
Mais et cela constitue peut-être un acquis important de notre travail- c'est
seulement la reconnaissance de cette rupture interne produite dans la pensée
de Deleuze par la théorie du sublime qui permet l'élucidation complète des
racines spéculatives de la première édition de Marcel Proust et les signes,
ainsi que de l'originalité de sa lecture du masochisme.
C'est ce même concept de sublime comme lieu de genèse des facultés
et comme modèle de l'art qui travaille aussi dans Présentation de Sacher-
Masoch. Si, dans la première édition de Proust et les signes, l'art est pensé
comme une expérience de violence sur les facultés, où l'engendrement de
la faculté de captation même de I~art naît dans un impossible comme condi-
tion de possibilité des facultés, dans Présentation de Sacher-Masoch, toute-
fois, ce sublime et cette théorie des facultés subissent, comme nous l'avons
vu, un changement significatif. Le sublime devient dénégation. L'impossible
devient fantasme, fétiche, interdit, condition d'impossibilité du plaisir. Les
facultés seront réglées, non plus par une âme, mais par la faculté de créa-
tion des impossibles et des images-figées: l'imagination. Le programme de
l'empirisme transcendantal incorpore ainsi une nouvelle catégorie: la loi.
Et la compréhension de la littérature trouve ici son premier déplacement.
La fiction n'est plus l'expérience involontaire d'accès aux essences, mais la
création, à partir d'un interdit, d~un scénario impossible.
C'est cette même catégorie de loi qui va obliger Deleuze à une deuxième édi-
tion de son livre sur Proust en 1970. Nous l'avons montré: la deuxième édition
de Proust et les signes est le premier texte à établir le rapport entre figures de la

452
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

loi, synthèses du temps, principes transcendantaux et types de machine. Proust


fonctionne, une fois de plus, comme le laboratoire des expérimentations théo-
riques de Deleuze. Le point de départ pour ce déplacement d'une description
des synthèses du temps pour des modes de fonctionnement des machines est
l'attribution à la Recherche elle-même du statut de machine, de machine litté-
raire. C'est surtout Lacan qui inspire l'aspect le plus fondamental: la structure
triadique des machines. Il y a trois machines: la machine du réel fragmenté; la
machine du désir, qui met en résonance ses parties morcelées; et la machine du
symbolique, qui produit le mouvement forcé par l'idée de mort.
Ce changement du système des facultés a eu des effets sur la table générale
des signes -le sujet central du livre dédié à Proust. Comme nous avons essayé
de le rendre évident, dans l'édition de 1964, Deleuze considérait quatre types
de signes: les sensibles, les amoureux, les mondains et les artistiques. Cette
structure à quatre termes respectait la table des quatre facultés - en rapport
avec les quatre formes du temps selon Kant et avec les quatre types d'essence.
Maintenant, pour adapter sa sémiologie à la tripartition lacanienne, il groupe
deux à deux les quatre signes de l'édition de 1964. Les sensibles et les artis-
tiques sont mis du côté d'Éros, du côté de. l'imaginaire. Les signes mondains
et amoureux correspondent ici à la machine à objets partiels, c'est-à-dire au
domaine des pulsions, au domaine du Réel. Pour la machine du mouvement
forcé, Deleuze peut inventer un type différent de signes, ceux du vieillisse-
ment, de la maladie, de la mort. Ce sont les signes de Thanatos. De l'édition
de 1964 à cette deuxième partie ajoutée en 1970, d'un régime à quatre temps
à une trinité généralisée, Deleuze déplace donc son empirisme transcendantal
vers un vitalisme des machines. Ce texte est bien l'annonce de L'Anti-Œdipe
et de toute sa politique des machines désirantes.
Bref, durant les années soixante, l'approche deleuzienne des grandes ques-
tions de la littérature fut donc traversée par le programme transcendantal
d'une genèse réciproque des facultés et de l'œuvre d'art. Les thèmes clas-
siques comme celui du statut du narrateur, de la nature de la fiction, de l'unité
de l'œuvre ou de la forme du plaisir du texte sont tous dérivés du système
de renvoi général entre signes, facultés, temps et essences dans l'expérience
esthétique. La Recherche fut alors le grand laboratoire où il est possible de
découvrir cette genèse simultanée de l'expérience de l'art et de sa condition
de possibilité, où la condition n'est pas plus large que le conditionné, et où le
transcendantal n'a pas la forme d'une simple réplique de l'empirique. Ce qui
fait que, à notre avis, le livre sur Proust ne put être compris que comme étant
le chapitre décisif de ce projet d'un nouvel empirisme.
Cependant, en faisant de la théorie kantienne du sublime le lieu d'explica-
tion de son projet d'un empirisme transcendantal, c'est-à-dire en transformant

453
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

une compréhension déterminée de l'expérience esthétique en instrument


pour une nouvelle approche du thème des fàcultés, Deleuze s'engage dans
un ensemble complexe de thèses, de présuppositions, qu'il abandonnera par
la suite, l'amenant à un changement vertigineux de perspectives et même de
paradigmes théoriques.
Nous pouvons schématiquement les énoncer, en une récapitulation rapide
de la prem ière partie de notre étude. Au long de notre analyse, nous avons
retracé cinq projets qui progressent de façon parallèle comme approfondisse-
ment de son idée d'une genèse des facultés et qui déterminent les livres prin-
cipaux des années soixante: une théorie généalogique des facultés (surtout
de la mémoire, de l'imagination et de la raison) reprenant la généalogie de la
mauvaise conscience par Nietzsche (Nietzsche et la philosophie) ; une théorie
architectonique du système des facultés chez Kant (La Philosophie critique
de Kant) ; une théorie génétique des fàcultés à partir de la corrélation entre
temps, signe et essence dans l'œuvre d'art littéraire (qu'on trouve surtout dans
Proust et les signes) ; une théorie aesthésique des facultés à partir de la com-
préhension du paradoxe du plaisir dans la douleur qu'il avait trouvé dans la
théorie kantienne du sublime (le livre sur Sacher-Masoch) ; et, finalement, la
critique du concept kantien du possible (que Deleuze essaiera de remplacer
par celui de « virtuel» dans Différence et répétition).
À l'intérieur de chacune de ces lignes de recherche, nous avons repéré
encore des mutations, des déplacements, presque des révolutions concep-
tuelles. Le cas que nous avons suivi de plus près fut celui de la question du
masochisme, laquelle nous a conduite à une nouvelle approche de la question
du plaisir dans l'œuvre de Deleuze.
Peut-être une des contributions les plus significatives de Deleuze pour la
compréhension du rapport entre littérature et perversion dérive-t-elle du fait
qu'il l'a pensé non pas à partir de Sade, mais en prenant les romans de Sacher-
Masoch comme point de départ. Le masochisme, par son usage paradoxal
du principe de plaisir, nous place directement devant la condition ultime des
effets d'un récit sur le lecteur. On peut même dire qu'un des grands chapitres
du programme d'un empirisme transcendantal est celui dédié à l'analyse du
masochisme. Deleuze découvre une corrélation d'essence entre le masochisme
et la faculté de l'imagination. Le phantasme masochiste, en tant qu'objet par
excellence de l'imagination dans son usage transcendant, sera révélé comme
le point de genèse de la faculté des images.
La littérature de Sade et celle de Masoch laissent voir non seulement com-
ment des expériences esthétiques sont à l'origine du système des facultés, mais
aussi dans quelle mesure ce système a sa condition ultime dans les formes du
rapport du désir à ses objets: la raison sadique dans la négation du réel par la

454
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

violence sur le symbolique, l'imagination masochiste dans la dénégation du


réel par la suspension du désir dans l'idéal. Et, comme chez Kant, il y a une
correspondance harmonique entre les facultés et leurs objets. La raison est la
faculté des Idées, l'imagination pure la faculté de l'Idéal.
Il serait difficile d'exagérer le rôle du phantasme et de l'imagination dans
Présentation de Sacher-Masoch. Deleuze établit une vraie corrélation, une
corrélation d'essence entre, d'un côté, le processus de la dénégation et le sus-
pens et, de l'autre, la faculté de l'imagination. Et la thèse centrale de son livre
sur Masoch est en effet celle selon laquelle « le masochisme est l'art du phan-
tasme 5 ». Dans le livre sur Proust, l'imagination surgit, mais comme l'effet
d'irréalisation produit par un investissement de sens (ou de sentiment) échoué.
C'est dans son livre sur Sacher-Masoch que Deleuze se consacre sérieusement
à penser le rôle de l'imagination dans le système des facultés. Ce livre peut
donc être vu comme la grande théorie de l'imagination. Il est le moment où la
question de la non-actualité, dans tous ces dispositifs d'irréalisation comme
la dénégation, la suspension, la fiction, occupe pour la première fois le centre
du travai 1de Deleuze.
Et pourtant, ce fut Deleuze lui-même qui rompit cette association entre
masochisme et imagination, nous laissant dans l'obscurité à propos de ce
que serait son regard sur l'apport de la question de la perversion pour une
théorie du plaisir. Une dizaine d'années après la publication de Présentation
de Sacher-Masoch, dans L'Anti-Œdipe, la référence au masochisme et au
sadisme va disparaître complètement. Les formes perverses du désir seront
remplacées par le thème de la schizophrénie (une forme de psychose que
Deleuze avait explicitement laissée de côté dans Présentation de Sacher-
Masoch, car, comme il l'expliquait alors, la perversion reste précisément
entre la névrose et la psychose). Cette évolution peut être reconnue dans la
disparition du thème de la perversion dans L'Anti-Œdipe. C'est le besoin de
substituer à une théorie du masochisme comme phantasme une théorie fon-
dée sur l'idée de programme qui organise le chapitre « Comment se faire un
corps sans organes» dans Mille plateaux. Le concept de masochisme y passe
par l'abandon de l'équivalence suspension-imagination-phantasme. C'est le
concept de « corps-sans-organes» qui vient précisément évacuer la psycho-
logie du phantasme de l'explication du masochisme. Deleuze reprendra ainsi
le thème du masochisme, mais pour le définir maintenant contre une théorie
de l'imagination.
Ces ruptures internes dans l'approche de la nature du masochisme, qui tra-
versent l'œuvre de Deleuze depuis le livre sur Sacher-Masoch jusqu'à Mille
plateaux, ont des résonances dans d'autres lignes de pensée. Nous avons suivi
5. PSM. p. 59.

455
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

surtout son impact sur l'évolution de ses concepts modaux, plus précisément
sur les différentes figures du concept de « possible ».
Notre point de départ a été le retour surprenant, en 1988, dans le livre Le Pli,
du concept de « possible ». On sait que ce concept fut rejeté dans Différence
et répétition au nom de celui de « virtuel ». Mais ce retour du « possible» ne
se donne pas seulement dans ce livre sur Leibniz et le baroque. Après 1988, le
« possible» devient le centre de réflexion sur les formes du non-actuel. Dans
Qu'est-ce que la philosophie? (1991), Deleuze définit le plan d'immanence
dans son rapport avec l'apparition d'un autrui en tant qu'il révèle un monde
possible. Finalement, dans les textes sur Beckett et sur Melville des années
quatre-vingt-dix, le possible - dans les formes de l'exhaustion ou dans les
dispositifs d'un devenir-minéral par une création de l'impossible - devient le
grand sujet ontologique des derniers textes de Deleuze.
Cette évolution de la théorie modale de Deleuze, ce passage d'une opposi-
tion radicale entre le possible et le viliuel à une intégration du possible dans
le plan d'immanence (dans le virtuel), a un frappant parallélisme avec l'évo-
lution - que nous avons aussi signalée dans notre étude . - de la lecture que
Deleuze fait de la théorie kantienne du sublime. Par le rôle que Deleuze fait
jouer aux concepts de possibilité et d'impossibilité en tant que figures de la
finitude, dans l'expérience, d'une harmonie au-delà du désaccord entre l'ima-
gination et la raison, ce parallélisme est presque inévitable.
Comme nous l'avons déjà montré, pour Deleuze, dans les années soixante,
le sublime est une forme supérieure d'harmonie entre les facultés à la limite
de la figuration imaginative. Tandis que, comme nous l'avons montré, dans les
années quatre-vingt, le sublime sera présenté par Deleuze comme dissonance,
comme dérèglement de tous les sens, expression de l'entrée de l'impossible
dans le champ même de la possibilité de la connaissance.
Il existe un troisième domaine où cette métamorphose en parallèle se mani-
feste. C'est le domaine justement de la théorie du masochisme, de ce « plaisir
négatif» qui caractérise le sublime chez Kant. Cette théorie va souffrir les
conséquences de cette transformation, tant pour les concepts modaux (pos-
sible, impossible, virtuel, actuel), que pour les concepts de l'esthétique du
jugement (beau et sublime). Si la lecture que Deleuze propose des techniques
du suspens et de l'attente qui caractérisent les romans de Sacher-Masoch est
bâtie, dès le début, comme l'élargissement de son interprétation du sublime
chez Kant: rétraction des forces vitales et leur déplacement vers les domaines
de l'impossible et de l'irreprésentable, alors on comprend bien que, au fur et
à mesure que cette interprétation passe d'un modèle d'harmonie à celui de la
dissonance irréparable entre les facultés, le concept même de masochisme ne
soit plus pensé comme transposition du désir sur un plan de suspension dans

456
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

l'impossible, dans le phantasme. Il devient l'expérience de la totale absorption


des formes du plaisir dans l'immanence du désir. Et cette immanence cor-
respond précisément aux états de dissonance généralisée des facultés, c'est-
à-dire à ce que Deleuze présentera comme le concept de corps-sans-organes,
dans la construction d'un plan de consistance.
Comme nous l'avons indiqué, du point de vue chronologique, le thème du
sublime est le premier. Il peut être trouvé dans l'article de 1963 « L'Idée de
genèse dans l'esthétique de Kant» et, après, dans La Philosophie critique de
Kant, livre publié cette même année. La question du masochisme n'entre dans
l'œuvre de Deleuze qu'en 1967, dans Présentation de Sacher-Masoch, tandis
que l'opposition entre le « virtuel» et le « possible », si elle a une formulation
vague dans la première partie de Proust et les signes (1964) et Le Bergso-
nisme (1966), reçoit seulement avec Différence et répétition (1968) toutes ses
conséquences spéculatives. Ici, aussi, dans l'ordre d'apparition, il y a quelque
chose qui n'est pas arbitraire. Le sublime de Kant est le concept qui offre une
esthétique (soit en tant que théorie transcendantale du sensible, soit en tant que
théorie du jugement dans son rapport aux œuvres) et une métaphysique de la
modalité à la théorie du masochisme. De son côté, la condition modale de ce
plaisir négatif, qui correspond à la dénégation et à la suspension masochistes,
place Deleuze devant le besoin de redéfinir la réalité de l'objet du désir per-
vers (le virtuel va se révéler comme la condition modale du phantasme). Il ya
engendrement du concept de masochisme par la théorie kantienne du sublime,
et du concept de virtuel par l'interprétation transcendantale du masochisme.
Le sublime kantien, par l'idée d'une violence paisible des facultés, permet
une nouvelle compréhension du plaisir interdit du masochisme en tant que jeu
cruel entre les facultés de l'imagination, de la raison et de la sensibilité. Cette
interprétation transcendantale du masochisme laisse à son tour comprendre
l'importance du virtuel en tant que fixation, dans le plan du symbolique, des
objets fantasmés du désir et donc en tant que corrélat idéel (sans être abstrait)
des mondes de la fiction. C'est ce mouvement du sublime au virtuel, tout
en passant par l'esthétique du masochisme, qui se révèle, en premier lieu,
dans Logique du sens. Nous croyons que c'est justement la façon par laquelle
Deleuze modifie, quelquefois sur un mode imperceptible, sa définition des
concepts de possible, de sublime et de masochisme qui peut nous guider dans
un des domaines les plus obscurs de son approche de la question de la litté-
rature, dans ce que nous avons appelé sa première époque: la question de la
fiction, de cette étrange expérience de création d'un monde non actuel (sans
être abstrait) que l'écrivant contemple comme s'il était la plus intense des
réalités, en investissant un désir qu'il a refusé à ses objets de plaisir, dans une
forme presque invertie de satisfaction.

457
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

Dans Logique du sens Deleuze a pensé la fiction à partir d'une ontologie


des événements incorporels. Cependant, il faut rappeler que le point central
de Logique du sens, comme nous avons souligné, se joue dans l'équivalence
que Deleuze établit entre le concept d'Œdipe et le concept d'« événement ».
L'événement pur, c'est Œdipe, c'est le phantasme Œdipe. Le rapport entre
l'événement incorporel et l'expressivité incorporée est donné alors par le
roman familial œdipien en tant que phantasme. Deleuze fait du roman familial
œdipien un événement pur, un eventul11 tantul11. Et Deleuze va même jusqu'à
remplacer, comme nous l'avons aussi montré, le concept d'événement par
celui de « phantasme-événement ». La psychanalyse, théorie du phantasme
œdipien, est présentée alors comme la science des événements purs.
L'équivalence, dans Logique du sens, entre phantasme et événement nous a
permis d'affirmer que, si Deleuze insiste sur la condition d'événement pur du
phantasme, sur sa condition d'idéalité, sur son caractère neutre, pré-individuel
et impersonnel, c'est justement pour faire le contraste entre la théorie du phan-
tasme de Présentation de Sacher-Masoch et celle qu'on trouve dans Logique
du sens. Comme nous l'avons vu, dans Présentation de Sacher-Masoch, la
dénégation était le dispositif fondateur du phantasme pervers du masochiste,
c'est-à-dire l'essence même de l'imagination. Celle-ci constitue le phantasme
par la suspension du réel; et le phantasme pervers est le négatif du réel. Par
contre, dans Logique du sens, le pur événement qui constitue l'essence du
phantasme n'est ni réel ni imaginaire. Il n'y a plus de distinction entre un
vécu psychologique (dénégation, suspension) et une extériorité physique.
Or, c'est par le besoin de penser la puissance littéraire de la perversion au-delà
d'une théorie de l'imagination perverse que Deleuze va proposer le phan-
tasme comme idéel et neutre. Au contraire du livre sur Masoch, dans Logique
du sens la perversion en tant que dispositif littéraire n'est plus le travail de
la dénégation, n'est plus le fait de l'imagination. Elle est plutôt le corrélat
« noématique » de l' eventul11 tantul11 incorporel qui est le phantasme Œdipe.
Le phantasme devient alors une véritable instance métaphysique, le monde du
phantasme-événement œdipien.
Ce que nous avons voulu rendre visible, c'est que ce déplacement dans la
théorie du phantasme a des effets énormes pour la compréhension de l'œuvre
d'art littéraire. Nous avons souligné le fait que tout le livre Présentation de
Sacher-Masoch est une expérience de lecture de l'art du roman comme une
affaire perverse. Sade et Masoch sont toujours considérés en tant qu'écrivains,
en tant que de grands écrivains. Approcher le processus de fiction phantas-
matique, non pas à partir d'une théorie de l'imagination et de ses disposi-
tifs de dénégation et de suspension, mais comme expression d'une théorie de
l'événement, c'est fonder la fiction dans une ontologie. La pensée de l'œuvre

458
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

d'art littéraire devient alors une description des épiphanies, des configurations
romanesques du monde.
Nous croyons que ce fut cette équivalence entre, d'un côté, le plan virtuel
des incorporels, de l'autre, le fantasme pervers et, d'un autre encore, le monde
de la fiction, qui est à l'origine d'une fausse évidence sur le rôle du concept
de virtuel dans l'esthétique de Deleuze. Il est vrai que Deleuze commence
justement avec une théorie du virtuel dans son livre sur Proust (1964) pour
comprendre la nature des essences fictionnelles. Dans un deuxième moment,
Deleuze a pensé le plan de l'œuvre comme phantasme dans Présentation de
Sacher-Masoch (1967) et dans les appendices sur la littérature de Logique du
sens (1969). Dans Différence et répétition (1968), Deleuze établit une claire
opposition entre « possible» et « virtuel ». Cette opposition conduit, jusqu'à
ses dernières conséquences, la critique du modèle kantien de l'idéalisme trans-
cendantal. Au possible il faut substituer le virtuel. C'est lui seul qui réalise le
programme d'un empirisme transcendantal.
L'idée selon laquelle le concept métaphysique par excellence qui exprime
la conception deleuzienne de l'œuvre d'art serail le virtuel s'est donc imposée.
L'idée d'un rapport entre le cristal et le virtuel se fonde surtout sur une lec-
ture de L'Image-Temps. Mais nous avons vu qu'elle n'est pas toujours vraie,
c'est-à-dire qu'elle n'arrive pas, dans tous les livres de Deleuze, à illustrer
son programme de reformulation de l'esthétique transcendantale. Bien au
contraire, il faut souligner qu'à partir de L 'Anti-Œdipe, et jusqu'aux livres sur
le cinéma, le concept de virtuel disparaît. Le plan transcendantal se confond
avec le plan de l'actuel, et d'un actuel qui absorbe toutes les formes du réel.
Deleuze s'aperçoit, en 1972, que le virtuel qu'il avait travaillé appartenaittrop
au modèle structuraliste dans les sciences humaines et à la théorie du phan-
tasme dans la psychanalyse. C'est pour cela qu'il présente, en 1975, un Kafka
comme l'auteur paradigmatique d'un réel sans symbolique ni imaginaire.
Le plan d'inscription de l'œuvre dans le plan transcendantal est pensé comme
« agencement collectif d'énonciation ». Dans Kafka - Pour une littérature
mineure, l'œuvre d'art littéraire est pensée comme machine de minoration
des structures de l'actuel (les puissances fascistes et les machines bureau-
cratiques). La littérature devient ainsi un agencement machinique et collectif
d'énonciation sur l'actuel et toujours dans l'actuel.
Cependant, en 1978, dans Superpositions, le livre sur le théâtre de Carmelo
Bene, cette prégnance absolue de l'actuel est formulée à partir d'un nouveau
concept: celui de puissance (ou de potentialité) comme lieu de résistance
au pouvoir en tant que minoration des institutionnalisations pétrifiées des
rapports de force. Cela veut dire que l'actuel est clivé entre, d'un côté, des
architectures du pouvoir et, d'un autre, des lignes de variation, des lignes de

459
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

résistance à ce pouvoir qui sont présentées avec les concepts de puissance


ou de potentialité, et jamais de virtuel. Le primat de l'actuel se joue alors
dans ce clivage. Tout le réel est actuel, et il est constitué par des rapports de
forces actuels, locaux et instantanés. Ces rapports de forces sont pétrifiés dans
des dispositifs de pouvoir sous la forme des institutions. Le travail de Bene
consiste en une opération de minoration de l'actuel par amputation, c'est-à-
dire en le transformant en un réel de moins. D'olt le titre du texte que Deleuze
écrit sur Bene: « Un manifeste de moins ».
En 1980, dans Mille plateaux, l'absence du concept de virtuel se maintient.
Soit dans la théorie des strates, soit dans la pragmatique des énoncés, soit encore
dans l'analyse de la ritournelle ou des machines de guerre, ce qui est enjeu, c'est
toujours une philosophie de la Nature centrée sur l'immanence de l'actuel.
Pourtant, Deleuze, comme nous l'avons dit, dans ses livres sur le cinéma
reprend le concept de virtuel, l'identifiant à l'image en tant que cristal de
temps. Il faut donc se poser des questions. D'abord: s'agit-il toujours du
-même concept de virtuel qu'on trouve dans Différence et répétition, dans Pré-
sentation de Sacher-Masoch et dans Logique du sens, et que Deleuze avait
abandonné avec L'Anti-Œdipe ? Ensuite: est-ce que la nouvelle théorie du
virtuel, après les livres sur le cinéma, a été pensée, aussi et encore, en tant
qu'opposition au concept de possible? À ces deux questions il faut répondre:
non. Non, il ne s'agit pas du même concept de virtuel que celui des textes
des années soixante et qui resurgit dans les années quatre-vingt. Et non: la
nouvelle théorie du virtuel n'est plus la réfutation du concept de possible,
mais, au contraire, un plan parallèle au plan du possible. À partir de Le Pli.
Leibniz et le Baroque (1988), comme nous avons essayé de le rendre visible,
Deleuze conserve la théorie du virtuel en faisant, en même temps, une théorie
du possible.
Comme nous l'avons indiqué, le troisième moment de l'utilisation du vir-
tuel commence bien avec les livres sur le cinéma. Ici, on trouve la défini-
tion du virtuel à l'intérieur d'une théorie de l'image séparée de la question de
l'imagination et du symbolique. Après cette période, Deleuze écrit en 1988
son livre sur Leibniz, olt, justement, il formule pour la première fois la thèse
de l'existence de deux mondes différents, un possible et un autre virtuel.
Et, dans Qu'est-ce que la philosophie ?, le grand livre de l'esthétique de la der-
nière période de la pensée de Deleuze, on trouve l'affirmation selon laquelle
chaque univers artistique (l'univers-Proust, l'univers-Rembrandt) existe non
pas comme virtuel ou actuel, mais comme possible. Le virtuel désigne le mode
d'existence des événements qui s'incorporent dans les univers artistiques.
Deleuze établit ainsi un parallélisme entre le monde virtuel des événements
purs et le monde possible des univers de l'art.

460
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

Il n'est donc pas difficile de comprendre qu'à partir de cette période Deleuze
ait reformulé, encore une fois, les termes de son programme d'un empirisme
transcendantal. Il confère une réalité au possible. Mais, d'un autre côté, il
retient la dimension du virtuel. Il y a ainsi deux plans: celui du possible qui se
réalise, et celui du virtuel qui s'actualise.
À la différence kantienne entre les conditions de possibilité et les modes
d'effectivité qui définissent la description des conditions formelles et maté-
rielles du phénomène, Deleuze peut maintenant opposer la différence leibni-
zienne entre actualisation et réalisation, ou entre virtuel et possible. Deleuze
peut ainsi proposer une nouvelle figure de l'empirisme transcendantal- qu'il
appelle la « philosophie transcendantale leibnizienne ». Il s'agit d'une nou-
velle rupture dans la pensée deleuzienne : l'affirmation de deux mondes diffé-
rents, un du possible et de sa réalisation, l'autre du virtuel et de son actualisa-
tion. À Kant, Deleuze substitue Leibniz, étant donné que Leibniz lui permet de
penser le virtuel et le possible comme des plans parallèles du transcendantal
et, donc, d'un transcendantal qui est déjà enraciné dans l'usage transcendant
de la sensibilité. Avec Leibniz, Deleuze évite l'impasse de l'idéalisme trans-
cendantal : le conditionné n'est pas plus grand que sa condition parce que le
virtuel n'existe pas dans le même plan que le possible. Avec Leibniz, l'empi-
risme acquiert deux plans de l'usage transcendant de la sensibilité, celui de la
réalisation du possible et celui de l'actualisation du virtuel.
Ce dernier modèle d'un empirisme transcendantal fut très significatif pour
la troisième partie de notre étude. Il se manifeste dans le retour de Deleuze
à la pensée sur la littérature. En effet, après son livre sur Leibniz, Deleuze a
abandonné les questions sur le cinéma et sur la peinture pour reprendre de
manière privilégiée l'œuvre d'ali littéraire. C'est le cas du texte sur Beckett,
en 1991, et des essais publiés, en 1993, dans Critique et clinique. À l'intérieur
de ces derniers textes sur la littérature, nous avons surtout travaillé« Bartleby,
ou la formule », à propos de la nouvelle d'Herman Melville L 'Escribe Bart-
leby - Une histoire de Wall Street.
La littérature, après Le Pli, devient une expérimentation solitaire de person-
nages qui habitent le réel en tant que réalisation de mondes possibles au bord
de leur propre impossibilité. L'immanence d'une vie se joue à chaque instant
dans l'imminence d'un monde qui cessera d'être possible. La littérature est
ce corps à corps de chaque personnage avec toutes les figures de l'impossible
(l'impossibilité d'écrire, l'impossibilité de choisir, l'impossibilité de se dépla-
cer dans un espace, l'impossibilité même de parler).
Ce dernier concept d'impossible, nous l'avons distingué de l'autre impos-
sible que, dans les livres sur Kafka et sur Bene, Deleuze présentait comme
étant ce qui ouvre des possibilités. Dans ces livres, l'impossible ne contient

461
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

pas des possibilités mais, dans son impossibilité, il crée des possibilités
au-delà de soi, comme des séries divergentes. L'impossible existe à côté de
l'espace du possible et il crée d'autres possibilités. Il disjoint le possible, le
rend possible en tant que série divergente. L'impossible est alors condition
même de possibilité, condition disjointe de tout le possible. Deleuze pose
l'impossible comme la condition d'autre chose, celle-ci possible. C'est parce
qu'il est impossible à Kafka d'écrire dans sa propre langue qu'il crée une
langue mineure. C'est parce que Bene rend un texte impossible, par l'ampu-
tation de son contenu, qu'il crée une nouvelle mise en scène de ce texte.
Dans le livre sur Kafka, la création est non seulement l'effet d'un ensemble
d'impossibilités, mais aussi production de ces impossibilités. Et il s'agit ici
d'un concept d'impossible bien différent de celui que nous trouvons dans la
formule de Bartleby. Chez Kafka, Deleuze veut penser les conditions qui pro-
duisent une littérature inouïe, une littérature mineure, comme expression d'une
résistance à une langue majeure, à des puissances juridiques, économiques et
bureaucratiques. En tant qu'acte de résistance, la littérature mineure est tou-
jours un combat, elle est toujours un affrontement de limites. Dans la résis-
tance quotidienne, ce combat produit seulement du possible, c'est-à-dire de
petits rééquilibrages des forces en conflit. Ce concept d'impossible fut central
dans l'approche du concept de « littérature mineure ». L'impossible qui y est
enjeu est la non-possibilité de l'être, c'est l'absence de toute possibilité. Cette
absence est aussi performative, elle est d'abord un événement du langage.
Et c'est cela, justement, l'acte de création. Dans le livre sur Kafka, la créa-
tion est l'invention du nouveau par transgression d'une impossibilité ou par
minoration de cette même impossibilité. L'impossible est un élément du
langage lui-même. L'impossible, ce sont les logiques des présuppositions
pragmatiques, les règles d'interlocution, les agencements de subjectivation.
C'est pourquoi la littérature est le laboratoire par excellence de cet impossible.
C'est comme littérature qu'on pose l'impossible en tant qu'épuisement du
langage. Et c'est aussi comme littérature qu'on crée de nouvelles possibilités.
Si l'impossible a une allure métaphysique, c'est comme processus d'auto-
implosion du langage en lui-même. Le livre sur Kafka peut être compris
comme une solution, la solution littéraire de l'impasse résolue par L'Anti-
Œdipe, à savoir: comment dépasser la définition du réel comme inconscient
et celle du désir comme manque? Comment dépasser la psychanalyse et affir-
mer un réel positif et productif?
C'est dans Superpositions, sur le théâtre de Carmelo Bene, qu'on va assister
au commencement d'une nouvelle configuration modale d'une théorie de l'art
littéraire, un art de la puissance contre le pouvoir. Bene est, selon Deleuze,
un auteur qui crée des nouvelles potentialités dans les textes originaux sur

462
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

lesquels il opère une amputation des éléments de pouvoir. Dans Superposi-


tions, Deleuze ne parle que de « puissance» et de « potentialité ». Pourtant,
ce concept de puissance ou de potentialité, entre le possible et le vir1uel, sera
abandonné en faveur de l'affirmation claire de deux strates du réel: un pos-
sible et un autre virtuel. Si Kafka était l'auteur du réel sans possible ou virtuel,
Bene est l'auteur de l'idée de potentialité par minoration qui contient en soi
le mélange de ces deux plans encore non définis. Bene est donc le premier
pas de cette nouvelle esthétique du possible. Le livre sur Bene, bien qu'in-
séré dans la même lignée que celle de Kafka, c'est-à-dire bien qu'affirmant le
réel et le procédé de minoration du réel dominant, rend compte d'une période
d'impasse. Il s'agit d'une période où Deleuze a besoin d'aller plus loin dans
ce réel asphyxié, de l'affirmer en tant qu'une positivité différente du virtuel et
pourtant impossible qui ne trouvera une formulation complète que dans Le Pli.
Superpositions se révèle cependant comme un livre où Deleuze est confronté
à une impasse: comment rendre actuelle une virtualité qui habite une réalité
asphyxiée, sans retomber ni dans la puissance aristotélicienne, ni dans le pos-
sible si longtemps critiqué en tant que mauvaise image du non-actuel?
Le concept d'impossible que Deleuze formule à partir de Leibniz, on le
trouve surtout dans le livre sur Beckett et dans le texte sur le personnage Bart-
leby. Là, l'impossible devient situation limite, sans aucune sortie, pure posi-
tion, ultime et dernière position. Dans le texte sur Bartleby, Deleuze ne fait
pas de l'impossible la voie d'accès à la création. Ici, l'impossible ne produit
que de l'impossible. En effet, la formule, c'est la position de cette impossibi-
lité première comme performance de l'impossibilité pure, de l'impossibilité
en soi. « Dès qu'il a dit JE PRÉFÈRE NE PAS (collationner), il ne peut plus
copier non plus 6 », c'est-à-dire « la formule-bloc a pour effet non seulement
de récuser ce que Bartleby préfère ne pas faire, mais aussi de rendre impos-
sible ce qu'il faisait, ce qu'il était censé préférer faire encore 7 ». La formule
abolit les deux possibilités de l'acte de préférer: le préféré et aussi le non-
préféré. « Bref, la formule qui récuse successivement tout autre acte a déjà
englouti l'acte de copier qu'elle n'a même plus besoin de récuser 8. »
L'impossible, dans Kafka - Pour une littérature mineure, est un concept
pour penser la création, tandis que, dans le texte sur Bartleby, il est ce qui
dissout tout acte de créer. Malgré le parallélisme que Deleuze établit entre
Kafka et Melville, celui-ci n'est jamais présenté comme l'expression d'une
littérature mineure et Bartleby n'est pas le laboratoire pour comprendre ce
qu'auraient été les contraintes, les conditions du procédé littéraire de Melville.

6. Cc. p. 91.
7. cc. p. 92.
8. Cc. p. 92.

463
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

L'impossible dont il est question chez Bartleby est donc un concept d'un
autre domaine. Il n'est pas l'expression de limites qui empêchent de nouvelles
possibilités. Melville est bien l'écrivain d'une nouvelle nation, d'une nation
des émigrés, de langues multiples, d'une nation de la fraternité universelle.
L'impossible n'est donc plus un concept politique. Il porte, au contraire, sur ce
que Deleuze appelle la « fabulation », laquelle appartient à un autre problème
esthétique, celui du rapport, non pas au pouvoir, mais à la vérité.
C'est à partir de la définition de possible que Deleuze distingue chez Beckett
la figure de l'épuisé et celle du fatigué. Celui-ci n'épuise que sa réalisation,
il est impossibilité de réaliser, laissant ainsi le possible en lui-même ouvert.
Il épuise, pour reprendre la formulation deleuzienne, le possible « subjectif».
L'épuisé, à son tour, est celui qui épuise la possibilité même du possible, c'est-
à-dire épuise le possible « objectif ». Il impossibilise toute réalisation, il crée
et l'impossibilisation et l'impossible lui-même.
Bartleby et Beckett sont alors les deux créateurs d'impossible. Ils existent
à l'état originaire de néant, étant donné, comme nous l'avons vu, que, selon
Deleuze, l'épuisement est premier par rapport au possible, lequel est toujours
un possible de réalisation, n'arrive qu'avec la réalisation. À l'état originaire de
non-préférence, le possible est toujours déjà épuisé, donc sans aucune réalisa-
tion possible. La logique de la non-préférence de Bartleby ou de l'épuisement
de Beckett pense le néant comme impossibilité ou épuisement de réalisation,
comme activation à rien. Avant toute réalisation, avant tout possible, il n'y a
que de l'épuisement. L'expression «j'ai renoncé avant de naître» du texte de
Beckett Pour enfinir encore devient alors, comme le dit Deleuze, « la becket-
tienne formule de Bartleby 9 ».
Les formules «j'ai renoncé avant de naître» de Beckett et «je préférerais
ne pas» de Bartleby expriment une autre logique au-delà de tout possible.
Une logique en tant que renoncement à toute préférence et à toute possibilité.
L'activité de Bartleby s'exprime par celle qu'on trouve dans L'Épuisé: « on
s'active, mais à rien 10. » Si Bartleby renonce à obéir aux ordres de son patron,
ce n'est pas par inertie ou passivité, mais plutôt par une activité du non-faire,
par une action épuisée de rien.
Comment classifier alors l'impossible à l'intérieur de ce chemin tortueux
de la pensée sur la littérature? Et comment classifier l'impossible en tant que
centre paradoxal de l'ultime version du programme d'un empirisme trans-
cendantal ? C'est dans « Bartleby, ou la formule» que l'impossible est pensé
jusqu'à la limite. Bartleby est le personnage-cristal, un possible totalement
épuisé, c'est-à-dire l'impossible cristal. Il n'y a plus rien à réaliser, tous les
9. E. p. 60.
10. E. p. 59.

464
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

possibles ont été épuisés. Le cristal n'est pas la mort, il est plutôt l'actualisa-
tion complète de tout le virtuel. C'est l'ultime figure de l'empirisme transcen-
dantal : cette coïncidence entre la condition et le conditionné, entre le champ
du sensible et le champ du jugement de goût. Bartleby est celui qui préfère
ne pas écrire, parce qu'il est devenu lui-même dans le néant de l'expérience,
et dans l'expérience de soi-même en tant que personnage d'un roman qu'il
se refuse d'écrire, annulant ainsi la condition même de tout roman. Bartleby
est l'inverse symétrique de Proust: celui-ci est confronté avec l'impossibilité
d'être écrivain et son œuvre est le récit infini de cette impossibilité d'être
écrivain. Bartleby absorbe dans son impossibilité d'écrire son œuvre qui elle-
même écrirait cette même impossibilité. Il en résulte, dans le cas de Proust,
que le personnage se mélange avec le narrateur et ils sont tous les deux l'œuvre
même; tandis que, dans le cas de Bartleby, il ne peut qu'être un personnage
qui, s'il devenait un narrateur proustien, annulerait sa propre œuvre par sa
décision de ne pas écrire. De Proust à Beckett, toute une métaphysique du vir-
tuel, du possible, de l'actuel, de la potentialité, de l'impossible comme cristal
et du possible épuisé est pour la première fois énoncée spéculativement en tant
que mouvement unique de la pensée et toujours de façon à pousser jusqu'à
la limite la violence que toute œuvre d'art produit sur la pensée.
Dans ce mouvement d'une littérature du sublime des facultés dans le livre
sur Proust, du virtuel masochiste dans celui sur Sacher-Masoch, de l'actuel à
propos de Kafka, de la puissance avec Bene, en passant par une littérature de
l'impossible qui s'exprime avec le personnage Bm1leby, jusqu'à l'épuisement
du possible qu'on découvre chez Beckett, Deleuze a toujours renouvelé son
programme de l'empirisme transcendantal. Chaque auteur littéraire lui a offert
une nouvelle formule pour son propre programme: l'exercice involontaire des
facultés, l'imagination productrice des désirs suspendus, la machine d'écriture
branchée sur le réel-actuel, l'amputation du réel, la minoration, le préférer-
ne-pas, l'épuisement de tout possible.
Il nous reste un dernier domaine dans cette récapitulation vertigineuse des
marges de la pensée deleuzienne sur la littérature : celui, fondamental, du
concept de vie. Ce livre s'est construit sur l'hypothèse selon laquelle la vie est
surtout pensée par Deleuze à partir des concepts d'événement et d'agencement.
Nous avons suivi l'archéologie de ces deux concepts. Le concept d'évé-
nement surgit pour la première fois timidement dans Différence et répétition
pour devenir le centre théorique de Logique du sens. Il est totalement absent
des livres sur Proust et Sacher-Masoch. Mais c'est seulement avec le concept
d'agencement que la vie se transforme en un opérateur littéraire. Dans ce sens,
la troisième partie de Proust et les signes, publiée en 1973, marque une révo-
lution dans la pensée de Deleuze. C'est là le premier lieu d'application de la

465
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

question littéraire du concept d'agencement. Cette troisième partie doit être


lue, ainsi, comme une première anticipation de la philosophie de la Nature qui
servira de fond à Kafka - Pour une littérature mineure, publié deux ans après.
Ce livre, peut-être le plus fondamental que Deleuze (avec Guattari) a écrit sur
la nature de certains textes littéraires, est une immense théorie de l'écriture en
tant qu'agencements d'une communauté. Deleuze, dans ce dernier livre, dit à
juste titre que l'agencement est« objet par excellence du roman II ».
Ce fut pour échapper au concept d'événement que Deleuze a construit le
concept d'agencement. Il sentait l'urgence de rompre avec l'univers psycha-
nalytique qui lui avait fourni des concepts comme celui de fantasme ou celui
d'œdipe. Il voulait inclure une dimension pragmatique dans le problème de
l'expression, ainsi qu'affirmer une immanence du réel, une univocité de l'être
sans symbolique ni imaginaire. L'agencement se présente alors comme double,
à la fois comme l'exprimé du réel et production sur le réel. Tout est réel car
tout est rapport de forces, démarcation de territoires, en un mot, politique.
La critique de la psychanalyse de L'Anti-Œdipe avait conduit Deleuze (et
Guattari) à une théorie de la littérature sans les concepts d'« imaginaire », de
« symbolique », de « structure» et de « phantasme », c'est-à-dire sans tous les
instruments qui organisaient les approches de l'œuvre littéraire par Deleuze
dans les années soixante 12. Ne serait-il pas possible, alors, de penser que si
le concept d'agencement remplaçait celui d'événement, c'était une façon de
remplacer le modèle lacanien du sens, et tous ses concepts de symbolique,
d'imaginaire et de réel, par un autre modèle? Contre le concept d'événement,
encore associé au concept de phantasme, la théorie de l'agencement aurait
surgi ainsi comme l'affirmation d'une seule et unique dimension, le réel,
l'immanence. Et le fait que l'agencement soit double, agencement d'énon-
ciation et agencement machinique, signifiait que cette réfutation était faite
point par point. Le côté collectif de l'énonciation était le lieu de négation
de l'imaginaire (soit de la théorie des facultés, soit de la phénoménologie de
l'imagination) ; le côté machinique était l'effacement de la sphère du symbo-
lique, des rapports de la loi et du fonctionnement du désir. À Lacan, à Freud et
à Lévi-Strauss (et à l'événement), Deleuze oppose maintenant l'agencement

II. K, p. 145.
12. Tout le programme de Kafka - Pour une littérature mineure est énoncé dans la phrase
suivante de Deleuze et Guattari : « Nous ne croyons qu'à une politique de Kafka, qui n'est ni
imaginaire ni symbolique. Nous ne croyons qu'à une ou des machines de Kafka, qui ne sont ni
structure ni fantasme. Nous ne croyons qu'à une expérimentation de Kafka, sans interprétation
ni signifiance. » (K. p. 14.) Et dans ce programme il ne pouvait y avoir aucun doute à propos
de son but: c'était tout l'ensemble des paradigmes littéraires antérieurs à L'Anti-Œdipe, tous
les paradigmes de Deleuze lui-même avant sa rencontre avec Guattari. que Deleuze et Guattari
étaient maintenant en train de réfuter.

466
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

en tant que réel, un réel collectif et machinique, comme production du désir.


Nous sommes en face d'une nouvelle façon de penser la littérature: un para-
digme politique, machinique et expérimental.
C'est seulement à l'intérieur d'une théorie des machines en tant que théo-
rie de la nature que l'agencement a lieu. Et cette théorie ne surgit que dans
une période bien précise, datée entre L 'Anti-Œdipe et Mille plateaux. Il nous
semble que Mille plateaux constitue aussi un univers diffërent, spécifique, vis-
à-vis de l'univers de Anti-Œdipe. D'abord, Mille plateaux introduit, à l'inté-
rieur de la théorie des agencements, une pensée des strates et du territoire.
Ceci lui permet de formuler la thèse selon laquelle l'art commence avec les
dispositifs de délimitation de territoire (chants d'oiseaux, couleurs des pois-
sons, tropismes botaniques). Ensuite, Mille plateaux est le seul moment où
Deleuze pense plusieurs domaines de l'art, ne réduisant pas son analyse à la
littérature. Pour la toute première fois, une expérience élargie de la pensée y
est formulée, qui se fait à propos d'une œuvre d'art, qui pense l'idée de l'art
également dans les domaines de la musique, de la peinture, du cinéma. Mille
plateaux constitue peut-être le moment nécessaire de systématisation des per-
spectives ouvertes par Kafka - Pour une littérature mineure, ce qui conduira
Deleuze aux livres sur Francis Bacon et sur le cinéma, qu'il publiera juste
après. Comme si Deleuze devait passer par cette méthode de stratification des
formes de vie dans l'art littéraire pour pouvoir élargir son champ théorique à
des domaines comme le cinéma, le théâtre ou la musique.
Il n'est donc pas surprenant que le concept d'agencement disparaisse après
Mille plateaux. Il fonctionne à peine dans les livres sur le cinéma, mais seule-
ment pour désigner le montage. Après, il ne sera plus question que de l'évé-
nement. Mille plateaux constitue ainsi la plate-forme pour un nouveau, et
dernier, changement dans la pensée de Deleuze. Il prépare la venue du Pli, le
grand livre sur le retour de l'événement purifié de sa connotation psychanaly-
tique. Dans ce sens, le texte le plus représentatif dans Critique et clinique --le
dernier grand livre sur la question littéraire - est sans doute celui sur Bartleby.
Sa formule exprime un leibnizianisme inversé. Il est le dispositif pur d' incor-
poration d'un événement en négatif, d'un événement qui s'actualise comme
non-événement, ou l'événement du non. Cette non-effectivité de l'événement
est reprise du texte sur Masoch, de l'année 1967, où les rites de suspension
deviennent les figures romanesques par excellence. Mais, maintenant, la litté-
rature est une expérience bouleversante de l'événement même, soit dans son
ineffectivité pure, soit dans son contrat-suspens infini.
L'art devient fabulation, invention des existences qui subsistent pour elles-
mêmes, en tant que monuments, et qui, elles-mêmes, se mettent à délirer, ren-
contrent des vitesses et des intensités. C'est le cas de 8artleby qui habite sa

467
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

propre formule, comme un monde impossible à lui. Et c'est aussi le cas des
personnages de Beckett qui, sur scène, ont des visions et des auditions, ont des
variations d'intensité et épuisent tout le possible comme mode propre d'exis-
tence. L'art littéraire est captation de la force de la vie en tant que contre-
effectuation des événements. L'art est aussi création d'une vie qui se tient
toute seule et qui, pour elle-même, capte l'intensité de l'immanence de la
vie. Et c'est par l'explication de ce mode de captation de la vie que Deleuze
arrive à son ultime programme: la philosophie de l'esprit. Car c'est l'esprit,
défini dans Qu'est-ce que la philosophie? comme « âme », « force », « forme
en soi », qui est ce qui, dans la pensée, arrive à survoler le chaos, à le rendre
sensible, à le recouper/composer pour le faire devenir chaoïde ou un composé
d'affects et de percepts. L'esprit est la vie inorganique de la pensée, le micro-
cerveau comme pure auto-contemplation (de soi) sans connaissance. La der-
nière figure de l'art littéraire chez Deleuze rejoint ainsi sa dernière figure de
l'empirisme transcendantal. L'art devient un véritable exercice transcendan-
tal, car il est à la fois expérimentation cérébrale (au lieu des facultés, Deleuze
propose maintenant le cerveau, le micro-cerveau) comme pensée et création
artistique d'une vie, une vie qui, dans son immanence, est la position intempo-
relle d'un peuple qui manque. Empirisme transcendantal en tant qu'exercice
inorganique du cerveau et position de l'impossible.
On comprend alors que le programme de l'empirisme transcendantal
comme recherche de l'immanence absolue -- peut-être le seul programme qui
a « survolé » (devrions-nous dire « hanté» ?) tous les changements de la
pensée de Deleuze devrait trouver une ultime formulation. Avec la figure du
cerveau comme esprit ou forme en soi, Deleuze tàit coïncider les conditions
formelles ou de possibilité avec les conditions réelles de la pensée. L'art et la
pensée se rejoignent en tant que création, le premier de sensations, la seconde
de concepts. La pensée a sa genèse dans un esprit immanent, un esprit comme
« forme en soi» qui rend l'impossible sensible. Et l'art est justement cette
création spirituelle d'impossibles. Si Deleuze, comme lui-même l'avoue, s'est
toujours intéressé au vitalisme, c'est dans cette immanence pure, dans l'es-
prit comme contemplation pure sans connaissance, sensation en soi, qu'il va
trouver, comme s'il était lui-même un Bartleby, sa formule finale: « L'imma-
nence : une vie ... » La vie immanente est alors à la fois une vie comme vie
inorganique spirituelle, pure image en contemplation de soi-même, et une vie
comme ce que l'art produit sous le nom de peuple qui manque.

Ce qui s'est donc passé avec Deleuze, c'est qu'il est devenu son propre per-
sonnage conceptuel. Et nous, en tant que lecteurs de son œuvre philosophique

468
Conclusion - Le chaosmos vitaliste deleuzien

qui se présente comme un roman de science-fiction, nous l'avons vu en fla-


grant délit de légender.

***
Nous avons commencé ce livre en reprenant une question de Jacques Ran-
cière sur l'existence d'une esthétique deleuzienne. Notre étude a essayé de
répondre à une telle question mais seulement à propos de l'art littéraire. Nous
ne pouvons qu'être en accord avec Jacques Rancière quand il nous fait voir
que Deleuze ne peut que retomber dans une esthétique comme théorie de
l'aisthésis, laquelle devient,justement, une ontologie des formes de l'incarna-
tion du sensible comme art. Il faut pourtant souligner que, selon Deleuze, ce
retour à une théorie de l'aisthésis est peut-être la seule façon de perturber la
division kantienne entre une esthétique de la sensibilité et une esthétique du
jugement. Et, selon Deleuze aussi, ce furent quelques-uns des éléments fon-
damentaux de l'art contemporain lui-même qui nous obligent à une pareille
solution. Ce qu'on trouve de Proust à Kafka, d'Artaud à Melville et à Bec-
kett, c'est toujours le processus d'inscription de l'esthétique du jugement dans
l'esthétique du sensible, pour, en retour, fonder le transcendantal dans une
ontologie du sensible. Cependant, entre le plan transcendantal et le plan du
sensible il y a tous les plans des événements incorporels, des agencements de
désir, des figures du possible, des devenirs fabulateurs, des dissonances dans
l'expérience du sublime, bref, toute une vie. L'esthétique littéraire de Deleuze,
s'il y en a une, ne cherche qu'à tracer le plan qui puisse capturer, à l'intérieur
de chaque œuvre, cette coupe transversale de la sensation et du jugement, du
transcendantal et de l'usage transcendant du sensible comme coupe de vie.
Et cette coupe transversale de la sensation et du jugement, qui est en même
temps œuvre et vie, constitue, selon Deleuze, précisément le trait le plus expé-
rimentaI de la littérature contemporaine.
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SUPPORTS AUDIO ET VIDÉO


L'abécédaire de Gilles Deleuze, discussions filmées en 1988 avec Claire Parnet.
Produit et réalisé par Pierre-Andre Boutang. Version DYO, 3 vol., Paris: Éditions
Montparnasse, 2004.
Qu'est-ce que l'acte de création ?, conférence donnée par Gilles Deleuze à la Femis
le 17 mars 1987, dans le cadre des séries « Mardis de la Fondation ». in L'abécédaire
de Gilles Deleuze, discussions filmées en 1988 avec Claire Parnet. Produit et réalisé
par Pierre-Andre Boutang. Version DYO, 3 vol., Paris: Éditions Montparnasse, 2004,
50 minutes.
Spinoza: immortalité et éternité, Cours à Paris- V/II, Double CD, Paris: Gallimard,
200 l, À voix haute.
Leibniz: âme et damnation, cours des années /986-/98/, Double CD, Paris: Galli-
mard, 2003, À voix haute.

ÉDITION ONLINE
Cours et co'?lérences (du 16. Il. 1971 au 10.03. 1987), [page consultée le 01.01.2006]
< http://www.le-terrier.net/deleuze/accueil.htm >
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« Nous avons inventé la ritournelle» (interview avec Didier Eribon), Le Nouvel
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EN COLLABORATION AVEC CLAIRE PARNET


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EN COLLABORATION AVEC CARMELO BENE


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EN COLLABORATION AVEC ANDRÉ CRESSON


Hume, sa vie, son œuvre, Paris: P.U.F., 1952.

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GENETTE et Tzvetan TODOROV, Paris: Seuil, 1980, p. 68-88.
GENETTE, Gérard, « La question de l'écriture», in Recherche de Proust, éd. par
Gérard GENETTE et Tzvetan TODOROV, Paris: Seuil, 1980, p. 7-13.
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par Gérard GENETTE et Tzvetan TODOROV, Paris: Seuil, 1980, p. 88-105.
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Gérard GENETTE et Tzvetan TODOROV, Paris: Seuil, 1980, p. 163-196.
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QUIGNARD, Pascal, L'être du balbutiement. Essai sur Sacher-Masoch, Paris: Mer-
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- , Le verdict, in Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles (trad. de Bernard
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novel, Tallahasse : University Press of Florida, 1983.
INDEX DES CONCEPTS

ABSTRAIT 24 188, 195, 196,212,213,230,293-


- et ontologie 23-26, 28-29, 32, 297,347,401,447,459
34, 36-37, 55, 83, 85, 87-88, 121, - comme actualisation des rap-
233,264-267,270,273,288,292, ports de force 185
297-299,315,320-321,323,328- - comme corps collectif 291-
331,340,344,355,383,409-410, 299,307-309,311-313
440,446,458 - comme invention collective
forme 24-25 d'objets techniques 311-315
lignes -s 24 littéraire 209-210
ACTUEL 32,36-37,87-88,125-127, 178, - concret et abstrait 188
187, 191-192, 196,208,233-234, - entre le virtuel et la puissance
241-242, 247-258, 261, 268, 279, 255
335,338,345-346,349,359,374- - et concept de Pouvoir 181-182,
375,382,386-388,392,450,456- 185
457,459-460,463,465 - et déterritorialisation 27, 209,
actualisation des agencements 275,405
186-195 - et devenir-animal 165, 202,
actualisation des virtuels 25,279, 207,227
347,461 - et « dispositif» chez Foucault
non - 4487, 191,375,457 188
AFFECT 22-24, 26, 28, 41, 72, 115, 152, et essences vagues ou nomades
165, 224-226, 228, 229, 241, 302,307,315
246-248, 265, 286, 287, 290, - et événement 263,315
304, 310, 314, 325, 327, 337, - et heccéité 263,286-287,292-
339-343, 348, 349, 352, 353, 293,304-306
358,419,448,468 - et machine abstraite 181-195
affection 225,226,340,352,357 - et mot d'ordre 31,294
AGENCEMENT - équivoques dans D 263-265
- collectif de désir comme jus- - machinique 164-166, 188,
tice 195 193, 193n, 196n, 206-208, 208n,
- collectif d'énonciation 13, 21, 209-210, 212n, 256-257, 294,
40, 163, 164, 166, 175, 181, 185, 295n,296,298,406,459

495
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

- objet par excellence du roman - comme pulsion de mort dans


164, 188n PSM 102, 115, 116, 154
- pour penser le statut du Narra- - comme signe artistique qui
teur dans PS ( 1973) 40 révèle l'essence (dans MPS) 55-
social de désir 164, 192, 469 60,84-93
disparition du concept d'- dans - et aisthésis 23, 25, 28, 29, 34,
la lecture de Foucault 39,185-191 162,340,469
effets incorporels des -s illocu- - et chaos 351-354
toires 295-297 - et cerveau 353
panoptisme et - visuel chez Fou- - et création du nouveau 237,
cault 185, 193, 325 258-259, 338
AGRAMMATICALlTÉ 320,358,366,397 - et esthétique 21-26, 34, 55-60,
210,248,258,337,340,445,469
AIÔN/CHRONOS 146, 282, 283
- et genèse transcendantale
ÂME 32,37,38,56, 77, 80, 81,83,90,95, 28,78,83,104,150-151,337,451-
109, 181,288,308,323,334,354, 454,468
355,367,384,397,403,452,468 - et jugement du beau 28, 61, 78,
- ANOMAL, ANOMALIE 229 452
ARAIGNÉE 13,47,48,53, 135, 138, 140, et 1igne abstraite 24
148-151,153,198,361 - et minoration 253, 255, 258,
459
ART
- et ontologie/métaphysique 21-
- célibataire 162
26,337,469
- comme affaire masochiste 93-
et philosophie de l'Esprit 351-
121,455
355
- comme affaire politique 210, et philosophie de la Nature 24-
243,247 25,29-30,352-355,467
- comme art mineur 215 - et sublime 28,61,451
- comme captation de force - selon Kant 75-83, 248, 450
350-351 selon Nietzsche 61-74
- comme création de sensation
343,468
BÉGAIEMENT/ BÉGAYER 162, 221, 225,
- comme déterritorialisation 352
226,247,320,358,367,340,414,
- comme immanence de la pen-
418
sée dans la matière 360
- comme invention d'un peuple BIO-POUVOIR 326
à venir 248, 251-252, 348-350,
468
CAPTURE 167,370,423,440
-comme machine 212
CASTRATION 106, 110, 114, 119, 120,251
machine à mouvement
forcé 126-13 1 CÉLIBATAIRE22, 162, 165,358,361,362,
- comme pensée (pensée pure) 363,376,397-399,400-402,405
89,353 CERVEAU 27, 32, 36, 37, 38, 248, 353,
- comme puissance de résistance 354,355,432,441,468
au Pouvoir 258,260,385 --sujet 37, 354

496
Index des concepts

- automate spirituel 27 reglme cristallin versus régime


- comme jonction des trois plans organique 386-389
(philosophie, science et art) 353 CLINIQUE 10,15,36,42,47,91- 94, 140,
en tant que forme en soi 354 162,176,211,224,230,236,261,
-- et âme 32,354 280, 319, 338, 357-359, 361,388,
- et esprit 36-37 396,401,413,418,461,467
-- et image pure 27 COMMUNAUTÉ 21,30, 161, 163-166, 175,
- et virtuel 37 211,213-215,223,247-249,252,
- matérialisé à l'écran 37,430 265,283,342,358,362-363,376,
- rapport au cosmos 27 395, 397-400, 402-403, 406, 447,
micro- 35,37,357,355,448,468 466
pensée--- 32,36,37,38,354
COMPOSITION 27, 36, 48, 55, 56, 136,
CHAOÏDE 38,353,468 138,143,144,145,146,175,183,
CHAOS 37, 38, 168, 278, 279, 344, 345, 184,286,287,303,304,337,338,
351,352,353,354,432,448,468 339,349,351,352,353,354,363,
CHAOSMOS 38,353,359,383,407,443 390
COMPOSSIBLE 383, 384
CINÉMA 12, 16,22,27,32,33,36,37,43,
248,257,260,261,315,342,348, CONCEPT

357,376,386,387,390,391,432, -- et représentation 328-331


438,439,440,441,449,459,460, - et création par la pensée 32,
461,467 36-38,328,332,337,35
-- et croyance au monde 376 - et événement 278, 315, 328,
- et agencement comme mon- 332-336, 354
tage 315, 467 retour du -- dans Pli et Qph 332-
- et cerveau 27 336
-- et fabulation 446-447,464,467 CONSISTANCE 21,32,38, 83, 148, 189,
-- et image pure 16,37,38,355, 191,209,251,278,286,311,338,
420,421,422,423,424,430,431, 339,340,351,353,360,361,407,
432,435,438,498,500,507,509, 457
517 CONTEMPLATION 23,32,97,99,342,343,
- et images pures 27, 33, 413, 354,355,468
414,420,430,438,440,498 CONTES 93, 170, 172, 304, 361, 445, 446
-- et perception 27, 248, 357
CONTINGENCE 52,56,89,146,287
- et virtuel 256-257,459
CONTRAT MASOCHISTE 26, 93, 108-109,
image de la pensée qui fait des
135
images chez Beckett 439
image de la pensée sans images CORPS SANS ORGANES 13,21,24,37,40,
439 53, 114, 115, 135, 137, 138, 146,
images comme pensée-cerveau 147,149,150,151,152,153,154,
32,36,37,38,354 155, 161, 189,230,238,313,455
rapport à la pensée 27, 33, 432n CRÉATION
régime cristallin des images 386- -- comme affirmation de vie 202,
390 231,460

497
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

- comme création de blocs de DENEGATION 41,53,91,95,96,97,98,


sensation 337, 340, 347-348 105, 106, 107,108, 109, 110, III,
- comme création de moins 236- 112,113,119,120,121,123,134,
237 135,269,273,371,445,452,455,
- comme effet d'un impossible 457,458
accompli 392 DÉSIR
- comme non-représentation - contre l'idée de manque 108,
235-237,240,243 258,462
- comme recommencement du - et délire 140
monde 343 - et épuisement 433-434
- d'images de l'esprit 33-34, - et fatigue 433
438 - et imagination chez Proust et
- d'un événement 350 Masoch 60,73
- d'une nouvelle langue 215, - et l'énoncé dans Kafka 195-206
218-219 - et loi chez Lacan 107- 109
- de concepts 332 - et phantasme 110-112
de l'esprit 433,468 - et plaisir chez Freud 99, 115
- et devenir tout le monde 216, - unique du monomaniaque chez
220 Melville 369
- et fabulation 342 agencement machinique du -
- et fiction 147-148, 386, 434, 40, 164, 188, 453
452,457-458 faculté de désirer chez Kant 62-
- et impossible 452,460-462 63, 187
- et possible 348 justice comme - chez Kafka
- et recoupe du chaos 350-353 192-194
condition de - 384 justice et loi 51-52, 105, 107-
l'avant de la - selon Agamben 109,146,168-169,192-193,195
377-381, 384 nouvelle compréhension du --
loi de - 341 masochiste avec MP 114-116
pouvoir comme machine abstraite
CRISTAL 11,24,25,32, 137,257,261,277,
de- 176
280,387,388,459,460,464,465 suspension du - dans le maso-
CROYANCE 106, 120, 143,374,375,376, chisme 102, 112,445,455-456
399,415,416 DEVENIR
- -animal 21, 114, 115, 165, 195,
DEHORS 11,25,27,35,78,114,134,140, 196,202,203,204,206,207,210,
151,154,178-181,184,200,225, 212,227,228,230,293,302,308,
273,278,296,309,323-328,335- 370,371,403,404,405,406,427
336,339,352,358,367,379,394, - chaoïde 468
410,413-414,424 -cheval Hans 115, 287, 292,
DÉLIRE 21, 36,49-53, 110, 133, 135-136, 303,305
138,140,142-143,147-152,175- - -collectif 164, 165
176,211- 212,224,227,230-231, - -enfant 165,302,305,396
402,404 - -fabulateur 447,469

498
Index des concepts

- -femme 227, 240-241, 253, - de l'espace 411,425-426,435,


302 438
- -heccéité 220 - de l'imagination 411,421-424
- -imperceptible 114, 204, 264, - des mots 411,413,418,420
293,302,357-358,362,364,396 - des voix 411,435
- -inhumain 203-204, 206, 224, - du possible 175, 320, 338,
227,340,342,351 409,411,413-415,417,432,436,
- -intense 114 465
- -m inéral 371, 401, 402, 406, 456 - vers l'image pure 423, 429-
-mineur/minoritaire 162, 196, 438
212,227,234,247,252-253,259, littérature de - de Beckett 261,
396,447 321
- -moléculaire 204
- -révolutionnaire 247,254,447 ÉROS 100-104, 125, 128-130, 204, 206,
- -sensible 28, 348, 451 453
- -tout-Ie-monde/ universel 149,
ESPRIT
220,248,249,254
- comme âme 468
DIAGRAMME 24, 175, 185-186, 188-191,
- comme bloc de sensations 32,
194, 325-326
357,448
DURÉE 88,178,304,339 - comme création d'images 32,
429-431,434,438,440
EMPIRISME TRANSCENDANTAL - comme forme en soi 468
- chez Bene 255, 459 - de corps 308,309,311
- chez Hume 63 - et cerveau 35-37,468
- chez Kant 73-74 - et cinéma 32,438-441
- chez Leibniz 461 - et vie 33-34
- chez Nietzsche 64,68-69,74 - s'accomplit dans la tête des
- chez Proust 60, 83, 173, 465 personnages épuisés 438,441
- comme philosophie de l'esprit sans image et image sans -
35-37,67,448,468 438-440
- comme description de la ge- l'art devient - 85, 352, 355, 437
nèse des facultés dans l'expéri- l'insomnie comme rêve de 1'-
mentation de l'art 29,35,60, 133- 432,434
134, 173, 448-450, 452 perversion et plaisir pour de purs
comme vitalisme de l'orga- - 97,448
nique 34,36-37,453 philosophie de - 32-39, 448,
- et analyse de la perversion 99, 468
111,454-455, 458 théâtre de 1'- chez Beckett 38,
- et virtuel 450,457,459 430,437,440
ÉPUISEMENT ESSENCE
- comme activation à rien - comme centre de la Recherche
413,417, 464 57,257
de Bartleby comme devenir- comme fantasme 261
minéral 402 - comme individualité 141

499
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

- comme unité du signe et du - idéel 269-272


sens 55 -s strates dans LS 273-286
- et concept 330 disparition du concept d' - après
- et dimension du temps chez AE 142,265
Proust 51, 454 Eventum tantum 118, 269, 336, 458
- et réminiscence 52 fantasme-- d'Œdipe 32, 49,
et théorie des signes chez 117-119
Proust 37,48 obscurité du concept d' - dans
-s formées ou phylum 282 DR 264-267
-s idéales, fixes, formelles 307- retour du concept d'- avec Pli
309 328-368
-s vagabondes ou nomades 293, vie entre - et agencement 39-43
302,307-315 EXPÉRIMENTATION 12, 13, 14, 16,27,28,
l'art comme incarnation de 1'- 29, 36, 48, 114, 161, 162, 165,
48-61, 128, 454 167,221,231,242,251,264,377,
ontologie régionale des -s et 400,401,451,461,466,468
tab le des facultés 55-60, 168, 447
EXPRESSION
pensée comme faculté des -s 55
- chez Foucault 181-192, 324
ÉTERNEL RETOUR 278, 407 - chez Spinosa 165, 337
ÉTHIQUE - et heccéité 304-307, 360
- comme dépassement du poli- et événement 117, 288, 346
tique chez Melville 365,406-407 - et pragmatique des agence-
- de l'épuisement 437 ments d'énonciation 31, 163-167,
des rencontres joyeuses 64, 212,231,288-293,315
449 -nisme abstrait 24
- entre le possible et le virtuel auto-mouvement des qualités ex-
dans Pli 328-336 pressives 29, 340, 359
- et impossible 175, 358 d'une théorie de 1'-- à une théorie
- et possible 175, 348,437 de la répression dans AE 135, 165
tournant - chez Foucault 322, entre-- monadologique 25, 86
327 essences nomades et matière d'-
ÉVÉNEMENT 307-315
- et agencement dans MP 264, le peuple qui manque n'existe que
315 dans son - dans l'art 348, 400,
- et essences nomades 310-315 407
- et fantasme 42,92,116-121, machine collective d'- 163,212,
267-269 219
- et incorporéité 34, 52, 116, 264 machine d' - chez Kafka 197,
et ontologie des essences dans 200,207,211
LS 83 philosophie naturelle de l'-
- et possibilité d'être chez Hei- comme physique d'une pensée-
degger 371 cerveau 32, 353
- et sens 116, 165, 269-270, EXTÉRIORITÉ 121, 224, 278, 281, 324,
276n, 277n, 287 326,330,424,458

500
Index des concepts

FABULATION 15, 30, 31, 41, 261, 337, - et empirisme transcendantal


341,342,346,348,349,350,358, 60,255
362,384,386,390,391,392,395, - et fabulation 234, 390-392,
396,398,399,400,401,406,417, 398-40 l, 434, 467
434,446,447,464,467 - et fantasme pervers 41, 98,
FACULTÉ 448, 452-454, 459
- de l'entendement 62, 64, 73, - et imagination 25, 70-73,445,448
78-80, 324-325 - et vérité 386, 392
- de l'imagination 35-37, 41, - masochiste 91-121
51-52, 55, 57, 60, 62-65, 68-70, - sadique 110-121
73, 76, 78-79, 82, 86, 89- 91, 94, FOI 70, 366, 375-376
96,98-99,103-104,110-114,116, FOLIE 45,47,51,53,55,91,123, 133-
119-121,151,159,168,211-212, 149,157,176,361,365-367,446
261,263,269,273,303,324,337,
341-342, 420-425, 437, 445, 448, FRATERNITÉ/FRÈRES 93, 362, 376, 385,
452,454-458,460,465,466 395,397-400,402,464
- de l'intelligence 51,55,60,
75,86, 128, 130, 161 GÉO-PHILOSOPHIE 24-25,275
- de la mémoire 32,36,41,51,
55-57, 59-60, 65, 68-71, 73, 82, HECCÉITÉ 39, 104, 220, 263, 286-287,
86, 88,-90, 125-130, 150-151, 292-293,304-306,308,313
191,266,-269,328-329,337,341-
HERMAPHRODISME/HERMAPHRODITE 139,
342,344,372,392,396,419-424,
145, 152, 343
437,445,447,454
- de la mémoire involontaire 41,
51, 60, 89, 125-126, 128, 130, IDÉE 76-77, 79, 85, III, 112, 271-273,
191 , 445, 447 329,331-332,439,457
- de la raison/imagination per- IMAGE
verses 110-1 16 - figée 108-109, 254
genèse des -s 29, 64, 72, 74- --mouvement 440
76, 78, 81, 99, 133-134, 150-152, -temps 27, 388
337,452,454 autodissipation de 1'- 33,430-
théorie kantienne des -s 37, 80, 432,434-435,438,440-441
337,447-448 IMAGINAIRE 35,41,51-52,69,107,109,
FANTASME 32,41, 114-115, 160-161, 111,116,120- 125, 129, 159-162,
211-212,227,254,267,269,273, 168-170,174,211,233,257,261,
276,303,315,341-342,398,439- 303,315,387,390,392,440,
440,446,452,459,466 453,458-459,466
FÉTICHE 108-112, 448, 452 IMMANENCE 24, 32, 34-36, 38, 64, 116,
usage transcendant du - 448, 461 144-145, 150, 173, 181, 193-195,
FICTION 238,245,258,272-276,278,280,
- du narrateur dans PS 92, 146, 286,294,315,344-345,353,360,
149,151 366,421-422, 449, 456-457, 460-
- et agencement 152-153 461,466,468

501
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

IMPOSSIBILITÉ 198, 284-285, 366-368, INDISCERNABILlTÉ 218, 224, 274-275,


372-373, 375, 381-385, 393, 423, 342-343,350,352,358,366,379,
461-465 380,387,390,393-395,421
- comme condition d'impossibi- INDIVIDUATION34,56,87,141-142,196,
lité 79, 368, 373,451,461 204,220,278,281,286,292-293,
- comme épuisement 411, 420, 302-309,314,331,334,503
426-427,432-433,462, ;464-465 INORGANIQUE 33-35,37,351, 355, 468
- comme fatigue 411,415,464
INSTINCT DE MORT 10 1-102, 123-130
- comme pOSItIOn 261, 320,
372-376,386,391,400,463,468 INTEMPESTIF 255
comme sublime 78-79,452 INTENSITÉ 34, 53, 133-135, 196, 202-
cO/nme suspension du réel 96, 203,224,226,246,273,279,287,
112 304-305,431-432,434,468
- d'apparaître 75,423,430 INTERDIT 49, 373, 452, 457
- de création (d'écrire) 201,
INTÉRIORITÉ30,110,112,172,181,281,
220-221, 362, 381, 393, 461-465
325-326,341,395,421,447
de représentation 62,76, 451-
452
JALOUSIE50-53,133,136,142,147,151-
IMPOSSIBLE 79-81, 199, 258-261, 320- 152,169,403,419,447
321,324,350,358-359,365-393,
JUGEMENT
461-465,468
- analytique du jugement esthé-
- comme condition de possibilité
tique chez Kant 26-28,61, 74, 77-
80,237,373,394,452,453,461
78,248,450-452,461,469
- comme condition d'impossibi-
- clinique et perversion 92,454
lité 384,452
- comme agencement collectif
- comme réel impossible 98,
309
107-109,130,160,194,368
- qui procède du possible 320-
321,388-390 LIENS SENSORI-MOTEURS 27, 387-388,
croyance à 1'- 376,415 390-391,415, 432n,437
littérature- 220,321,385,465 LLlTTÉRAL 93,364,446
ontologie/métaphysique de l'- LITTÉRALITÉ 360, 364, 365, 366
320, 358, 365-366, 368-370, 377, LlTTÉRA TURE
383,458 - comme affaire collective 212,
IMPOUVOIR 81,247,251, 320,371,407 214,230,362,400
INCESTE 119, 159,402-403 - comme affaire perverse dans
PSM 91, 93, 97, 98-109, 114,
INCOMPOSSIBILlTÉ 320, 359, 383, 389-
121,455
391,407
- comme l'art du temps pur dans
INCOMPOSSIBLE 357-359, 383-384, 386, MPS 88
389-391,407 - comme de moins dans S
INCORPOREL 116, 119, 165, 264, 269, 237,321,460
275-277,282,288,290,293,295- - comme lieu de penser sur
296,298-299,302,305,334,458 d'autres questions 445-447,465

502
Index des concepts

- comme machine collective efficacité de la - 35, 91-92


d'expression 163,194,212,454 point zéro de la - 92
- comme processus d'investisse- rapport au vécu et écriture schizo
ment schizo dans PS 1973 147 357
- comme production du réel dans réel-- 264, 312, 465
K 161-163,233,257,264,466
- de l'épuisement 261,320,462 MACHINE 21, 24, 26, 30, 34, 48, 123-130,
- de l'informe 394,396 134,138-140,142,145-146,149,
délire 230 151, 153-154, 161-167, 171-172,
- du Pouvoir au possible 319- 176, 182, 185-186, 188-210, 212,
323 215,219,222,227,231,241,256,
- entre événement et agence- 280, 290, 293-294, 299-300, 302,
ment 292 307,309,311,314,325,367,453,
- et clinique 36, 91-93 459,465
- et empirisme transcendantal - abstraite 21, 24, 26, 34, 176,
448,464,468 182, 186, 188-195,280,325
- et esthétique 30,211,359,445 - de guerre 167, 174, 193, 202,
- et heccéité 304 222,237,241,253,293,302,307,
- et impossible 220, 321, 388- 309,311,314,447,460
390, 461-462 MAJEUR 196, 216, 230, 234, 246, 251,
- et nouveau roman 446 259
- et philosophie de la nature 38,
MAJORITÉ 216,217,219,243,251,252
40,42
- et politique 357-363,404-407, MASOCHISME 37, 41, 92, 95, 97-99, 102-
467 116,120,124,135,400,446,449,
- et possible 255, 460 452, 454-457
- et vie 33-35, 93, 97, 264, 358, MINEUR 196, 212, 215-217, 221, 223-
400, 406-407 225, 230-231, 234-235, 238, 244,
- entre vitalisme inorganique et 246-247,253,255,259,264,396,
philosophie de l'esprit 32, 43, 401,436,447
448 MINORATION 233-238,243-244,246-248,
-mineure 36,40,131,145,153- 250-255, 257, 259-260, 320-321,
155,159,162-164,170,173,176, 396,433,436-437,446,459-460,
181-182, 192-195, 212-213, 215, 462-463, 465
233, 235, 256-260, 263-265, 276,
MINORITÉ 31, 163, 165, 215-216, 219,
286-287, 319, 321, 385-386, 447,
227,231,243,249,251,254,391,
459,462-463,466,467
401,447
- pornographique/pomologique
MOLAIRE 51, 134, 144-145, 149, 162,
94-97
196,227
santé 212, 230, 402
symptomatologie 92 MOLÉCULAIRE 51, 134, 140, 144-145,
de la supériorité de la - anglo- 148, 162, 165, 196, 204, 208, 360
amencal/le 263-264, 290-291, MONADE 24, 37, 86-87, 280, 323, 334,
398-400, 445 383

503
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

MORT ŒDIPE 21, 32, 36, 39-42, 49, 51, 106-


- comme course vers la fin chez 107, 113-115, 118-120, 123, 126,
Proust 52,106-107,127 130-131, 133, 135-136, 138-140,
comme devenir-animal échoué 143, 145-146, 148-149, 15-155,
dans K 203-204,403, 406 159-162, 165-166, 173-175, 188,
- comme le devenir-minéral de 195-197, 200, 215, 233, 257-259,
Bartleby 465 261,263-265,269,276,285,315,
- comme machine à mouvement 372,404,439,448-449,453,455,
forcé dans PS 126,128-129,453 458-460,462,466-467
- comme machine abstraite dans ŒUVRE D'ART
K 205-206,217,222 - bloc d'affects et de percepts
comme possibilité de l'impossible 28,35,339,345-348,448
chez Heidegger 371-374 - comme conservation de l'évé-
instinct de - 10 1-1 02, 124, 131 nement 338-339
pulsion de - 101, 115-116, 154 - comme consistance 209
MULTIPLICITÉ 23,53,144,163-164,166- - comme contre-effectuation de
167,181,183,196,228-229,265, l'événement 345-350
272, 331-332, 363 comme expérimentation 27-
MULTITUDE 13,17,150,311,406,448 28,36,451
- comme monument 209, 337-
NATURE 349,467
- comme l'art, conjugaison de - comme violence sur la pensée
maison et d'univers 352,448 465
première et seconde chez Bart- - composé/composition 23,
leby 397,406 338-341,348-355,448
- prem ière et seconde chez Sade - et vision et audition 261
95-96, \05, 109-110 - être de sensation 23, 339, 351
art et mimésis de la - chez Aris- - fragmentaire 23
tote 23 unité/totalité de 1'- 55, 137
Esprit comme Pensée-- 31,275, ORGANISME 137, 224, 231, 238, 281,
346 307-308,313, 355
les deux faces de l'agencement: ORIGINAL 358,361, 362, 397, 406, 415
Pensée et - 3 1
paradigme végétal chez Proust (le)
32,53,137-139, 137n, 145,343 PATHOS 67-69,71,135,137,140,150-151
propriétés auto-expressives des PENSÉE
formes -Iles 29 - -cerveau 32, 36-38, 353, 441,
NOMADISME 274-275, 279 468
- comme travail du concept 329,
NOMADOLOGIE 293, 307, 311
333,468
NOOLOGIE 274 - -Nature 32,275,310, 346-347
-plaisir 25, 100-10 1
OBJETS PARTIELS 52, 117, 126, 128-130, - pure comme faculté des essences
138, 144, 170,453 51,55,60,86,89-90,129,150

504
Index des concepts

- sans image (pensée non figura- - entre événement et agence-


tive) 26, 140,276,330,359, 369, ment 39-43
397,438,439 passage d'une - à une philo-
genèse de la - 35, 448, 451 sophie de l'Esprit (le) 48
image-- 24, 273 pragmatique des agencements
nouvelle image de la - 26-27, comme- 31
32-33, 69, 71-72, 74, 267, 271, PLAN
273,438 - d'immanence 32, 36, 38, 144-
plissement de la - 175,323
145, 173,258,274-275,278,280,
puissance sensible de la - 23
286,344-345,353,456
rapport de la - avec l'impensé
- de composition 27, 36, 136,
27, 78-80
143,338-339,351-354,363
trois formes de la - (art, science
- de consistance 32, 148, 189,
et philosophie) 337,345,353
191,353,407,457
violence sur la - 26, 28, 56, 72,
76, 90, 451, 465 PLI 70, 188,254,322-323,327,354,360,
384,400,407
PERCEPT 15,22-24,26,28,337,339-343,
350,353,357,448,467 PLISSEMENT 175-176,321-323, 327-328
PERCEPTION 15,21-27,52,69, 120, 127, POLITIQUE
150-151,231,244,247-249,252, - comme protocole de sobriété
337,339-340,342,349,352,357- 207-208,210-211
358,364,374,414-415,436 -dans D 263
PERVERS 26, 37, 93, 97, 98, 112, 114, - dans K 315,385
119-120, 197-199,201,457-459 des devenirs 30,407,447
- des machines collectives de
PERVERSION 91-93, 98-99, 102-103, 106,
production du réel 211
110, 113, 115, 119, 146,200-201,
- des machines désirantes 130,
369-370,372,400,454-455,458
453
PEUPLE QUI MANQUE 30, 230-231, 248- - des machines sociales 164,
249,252,348-349,358,362,398- 167,196
402,406,468
- et agencement collectif d'énon-
PHANTASME 37,41-42, 91-92, 96-98, 108- ciation 163,211,445,466-467
116, 119-121, 161,233,257,261, - et agencements socio--
269,440,454-455,457-459,466 concrets 207,209,299
PHÉNOMÉNOLOGIE 23, 25, 120-121, 312- et communauté de célibataires
314,447,466 397-400
PHILOSOPHIE DE LA NATURE - et esthétique 93,210,462
- chez Kafka 202 - et éthique 406-407
- chez Whitehead 333 - et invention d'un peuple 362,
- comme empirisme transcen- 402,406
dantal 32, 35-39, 337 - et littérature mineure 217,235,
- comme esthétique 29,352 447
- dans AG 275-276,448,466 et minoration du pouvoir chez
- dans MP 257,287,460 Bene 235,240-244,247-255,437

505
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

- et pragmatique des agence- épuisement du - contre réalisa-


ments d'énonciation 181, 188, tion du - chez Beckett 321, 410,
195,293,311,299,466 464
et programme anti-œdipien harmonie du virtuel et du - dans
dans K 161, 43 Pli 255-262
bio- 194, 326 im- comme condition de - 79-
corps 159,299 80,237,460-461
d'une à une ontologie 315,325 le - se réalise tandis que le vir-
philosophie chez Foucault tuel s'actualise selon Pli 331-336
180, 319-328 métaphysique des mondes -s
violence de l'Éros - 206,209 261, 332, 347, 358, 379, 419,
POSSIBILITÉ (POSSIBLE) 420n,460
- comme catégorie esthétique métaphysique du - comme cor-
dans QPh 346-350 rélat d'une philosophie du concept
comme condition de l'expé- dans DR 328-336
rience 28, 60-63, 67, 73, 75-79, possibilité de l'impossible 320,369
165,385,451 pouvoir comme - chez Foucault
-comme corrélat d'une croyance 186-187,319
374-376 virtuel contre possible dans DR
comme faculté 62, 420-424 328-332
- comme - d'être et - de non- POTENTIALITÉ80-81, 144, 187, 190, 199,
être d'Aristote 377-384 203,234-235,242-243,246,249-
- comme potentialité de l'espace 253,256,258,260,327,411,426-
chez Beckett 424-429 428,450,459-460,463,465
- comme variation à l'intérieur
POUVOIR
d'une série à nombre fini 252,
- modal 31,38, 175-176, 179-
416-417
189, 193-196,209-210,217,219,
- et logique des préférences dans
221-222,227,240,24-248,251,
la formule de Bartleby 375, 382,
305,307,319-328,387,396,403,
414-415
407,437-438,448,460,463
- objective et subjective chez
- politique 217, 233-235, 239,
Beckett 410
241-249,249-250,252,254,462
- selon Leibniz 332-333, 358
accomplir le - et produire l'auto- PSYCHANALYSE 105-107, 114-115, 117,
dissipation de l'image chez Bec- 119-130, 135, 154, 159-161, 168,
kett 435 174,215,233,257,259,263,269,
acteur et le travail d'accomplisse- 291,403,458-459,462,466
ment du - (l') 409 PUISSANCE
autrui comme monde - 128, - du faux de la fabulation 386,
348-350,419-427,437- 438,456 390-392
Beckett comme un grand méta- - du phantasme dans le maso-
physicien du 320 chisme 109, 112
condition d'effectivité contre condi-
tion de 60-63, 65, 67, 75-76, 80,
- et possibilité subjective 41
- libérée par minoration chez
°
99,101,278,284,373-374,394,461 Kafka et Bene 222, 233

506
Index des concepts

-s diaboliques chez Kafka 208, 69,94,98,109-112,119,454


404,427,459 événements -s et idéels 272-
- selon Aristote et l'impossible 273, 283-284
de Bartleby 377-380 expérience -le et expérience
dichotomie pouvoir/- chez Kaf- possible 26-29,35, 128,320,450
ka et Bene 234, 236, 242-243, formule de Bartleby et limites du
245,247,249-262,460,462,465 - 369,382,407
image pure comme - pure chez négation du - chez Sade et Ma-
Beckett 427 soch 69,96, II~ 112,454
loi comme - première 124 pragmatique des énoncés et trans-
monomaniaque et l'extrême - de formations -les dans les corps
la volonté (le) 369-375 298-302, 213-315
vie comme - du Dehors 326 quasi-réalité du phantasme 116,
vie comme - non organique 34, 120,454
38 rapt du - par le rêve de l'insom-
volonté de - chez Nietzsche 64- niaque 433
74,83,281,451 RÉPÉTITION 32-33, 36, 39-40, 42, 48-49,
62, 63, 74, 80, 87, 96-97, 100-
RÉEL 103, 110, 115, 123-126, 130, 135,
- comme impossible chez Lacan 179,187,191,235,239,246-248,
370,372 252, 255, 257-258, 260-261, 265,
- comme réalisation du possible 267-271, 273, 279, 284-286, 328,
dans Pli et E 335,411,430 329-332,335,344,384,388,407,
- contre possible dans DR 331, 412,417,438-441,450,454,456-
335 457, 459-460, 465
- de moins chez Bene 233-249, REPRÉSENTATION 219,259,394
460 - comme faculté 23, 26, 51, 62,
- entre l'actuel et le virtuel 249- 64,212,267-269,328-331,438-
262 439
- et imaginaire dans le cinéma - de la loi 107, 145
387,390,392 - irreprésentable 422-423, 430,
- produit par le Pouvoir 183, 437,451,456
466 - négative 76
- sans être actuel 36, 87, 256, conditions de possibilité de -
268,345 27,64
- saturé chez Kafka 258 critique de la - 207, 219, 243,
- selon la théorie des énoncés de 359-360,362-363,437,439
Foucault 175-181
RÉSISTANCE234-235,249,258,314,320-
- , symbolique et imaginaire 51-
321,339,385,437,459-460,462
52, 106-108, 123-125, 159-161,
168-173,455,466 RETERRITORIALISATION 196, 241, 274,
agencement et --littérature 264, 300,433
466-467 RHIZOME 47-48,58, 163, 166-168, 189,
définition -le 65, 213, 295 196-197,201,225,228,287,307,
dénégation du - chez Masoch 414,418

507
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

RITOURNELLE 352, 359, 364, 428, 437, l'œuvre d'art est un être de - qui
460 se conserve en soi 22, 338-341,
lettres 159, 165, 170, 189, 195- 350
205,214,445,446 ontologie de la - pure 23-26,
nouvelles 110, 159, 192-193, 340
195-197, 202-208, 227-228, 358, qualité comme - vibratoire
389, 395, 401,445 contractée 32
roman 21-22,32-33,41-42,48, SENSIBLE/SENSIBILITÉ 23, 28, 36, 51-52,
90-92, 97, 110,-112, 118-121, 55-56, 60, 62, 64, 66-68, 70, 82,
127,143,148,155,159,164,166- 86, 89-90, 150, 172, 325, 337,
167,188,192,204,206-207,209- 450-451, 457, 461, 469
210, 337-338, 341, 363,415,446, - pur 23,25
458, 465-466, 469 incarnation du - comme art 28,
469
SADISME 93, 95, 97-98, 102-104, 106- mouvements auto-expressifs du
109,111-113,120,135,455 - 29
-SANTÉ 30,36,93, 162,212,230-231, SÉRIE 30,48,57,119,128,130,134,170,
320,348,358-359,400,402,406, 241,268,271-272,280,303,310-
447 311,313,335,346,383,395,416,
SCHIZO-ANALYSE 51, 135, 138-140, 148, 419-421,426,428-429,462
152,162 SIGNE
SCHIZOPHRÉNIE 31, 51, 106, 113, 135- -s amoureux 51-52,56,84,127-
140,146-147,166,363,400,415, 128,419
447,455 -s artistiques 51-52, 60, 85,
128-129
SÉMIOTIQUE
-s de vieillissement, signes de
- et ontologie des essences dans
mort 50-52
l'œuvre de Proust 58,60, 83
-s mondains 50-52, 56, 84, 127-
les œuvres de Kafka comme des
129,447,453
-s perceptives 167
-s sensibles 51-52, 56, 60, 84-
SENSATION 85, 127-128
-comme affectivité active 67 théorie des - 37-39,48,83, 135-
comme volonté de puissance 136,447
en tant que pathos 68-74 typologie des - 50-53
et chair selon Merleau-Ponty
SINGULARITÉS PRÉ-INDIVIDUELLES 142,
351
144, 149-150, 163-165, 183, 188,
l'âme est - en soi 355,468
191,234,278-279,286,291,304,
l'art est le plan de composition qui
307-315,333-335,360,383,416
recoupe des -s du chaos 352
effondrement des - dans l' œuvre SOUVENIR 59,70,88,125,150-151,160,
de Kafka 211 178, 341-342, 348
expérience esthétique comme STRATE 31-33,38, 123-124, 184, 189,
bloc de -s 338, 339-343, 348, 258,273,275-277,296,323,382,
354,448 460,463,467

508
1ndex des concepts

STRATIFICATION 31-32, 189,467 - et empirisme transcendantal


STRUCTURALISME 40, 257, 349 255
- et épuisement chez Beckett
STYLE 27, 34, 57, 100, 137-138, 210,
38,436-438,446
218,221,246-247,275,340,357,
- et impossible 320-321
403,413
- et possible 409
SUBLIMATION 72, 103,371 - et potentialité chez Bene 234,
SUBLIME 28,49,61, 74-83,422-424,429- 255,460,462
431,450-454,456-457,465,469 TRANSVERSAL 28, 58, 138, 144-145, 151,
SUSPENS/SUSPENSION 25, 39, 41, 91, 94, 170,287,402,449,469
98-99, 102, 108-113, 120-121, TRANSVERSALITÉ 53, 123, 138-139, 144-
123,269,370-371,375,379,381- 145
382,445,448,455-458,467
SYMPTÔME 20~212,230 UNIVOCITÉDEL'Ê'TRE 166,173,178,255-
SYNTHÈSE DISJONCTIVE (OU DISJONCTION 256,267,315,333,466
INCLUSE) 63, 75, 101, 125-126, UTOPIE 31,405
294,345,361,393,407,415-416
VARIATION 216-219,221,225-226,234-
TERRE 214,224,252,265,274,275,348, 235, 237-238, 240-241, 243-248,
354,362 250-255,309-310,312,314,416,
déterritorialisation 27, 31-32, 417,428,459
144-145,163,189,198,203,206,
VIE
207-208,210,218,226,229,259,
- active et réactive 72
274-275,295,300,352,364,401,
- comme événement ou agence-
403,405
ment? 36,39-43,465-466
territoire 24, 29-31, 34-35, 63,
- comme le Dehors chez Fou-
117,143,155,163-164,166,175,
cault 326-327
212-213,252,263,274-275,280,
- comme unité de force et sens
352,355,398,467
34
THANATOS 10 1-1 04, 125, 128-130, 204, de l'œuvre d'art comme ligne
206,453 abstraite 24, 34
THÉÂTRE - des personnages 360, 365
- comme asphyxie de la vie sur - du narrateur chez Proust 154
scène 321 - en tant que corps-sans-organes
- comme mise en scène des 34, 138, 154
images chez Beckett 441 - entre le politique et l'éthique
- de la non-représentation 235- 407
249 et bio-pouvoir 326
- de la terreur 117 - et finitude chez Heidegger 374
- de l'esprit 33, 38, 430, 437, - et immanence 32, 34, 35, 36,
438 64,461,468
- de minoration chez Bene 235, - et lignes de fuite 202
249-250,254,436-438,446 - et pensée 35, 72

509
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

- pré-individuelle 31 littérature mineure comme ins-


- psychique et principe du plaisir cription de familiale dans un
99-100 arrière-fond économique, bureau-
affect comme état de - qui pré- cratique, juridique 163, 212
cède la différenciation naturelle minorer le pouvoir pour libérer la
343 - des personnages chez Carmelo
affirmation de - et devenir- Bene 241-245
animal 202 modes de - mineurs 251
agencement comme état vital de la morale comme révolte contre la
matière 312 - (la) 68
agencements comme - des corps œuvres comme des épiphanies des
collectifs 291 formes de - (les) 29, 33, 351,
art comme affirmation de - chez 353,459,467
Nietzsche 69-71, 73 Ce sont les organismes qui meu-
art-monument comme une - rent, pas la - 38
supérieure au vécu 346 personnages monomaniaques et
captation des visions et des audi- les décisions pour la - 369
tions trop intenses de la - 261 petite santé de l'écrivain et le pou-
cinéma comme - spirituelle 33, voir de la (la) 231,402
439 possible narratif comme bloc de
devenir imperceptible est la - - (le) 419
358 produire du réel, créer de la -
esprit est la - inorganique de la 264,468
pensée (l') 468 Recherche comme livre-- (la)
événement comme - non orga- 48
nique 280,350
VIRTUALITÉ 25, 88-89, 144, 234, 237,
fabulation et immanente 342,
247-254,258,271,277,283,303,
362
327,331,335-336,344-345,463
forme machinique et collective de
la vie 31 VIRTUEL
formule littérale et déraisonne- - chez Bartleby 255,382,465
ment de la vie 360 - chez Foucault dans la théorie
image pure comme - de l'esprit des énoncés 176-184
33, 38, 430-432 - comme chaoïde 38, 344-345,
les impossibilités du langage 351
comme des ennemis de la vie chez - comme peuple à venir 248,
Kafka 220 248,252,391
l'impossibilité de la et l'acte de - dans E 409,438
création 385 - dans IT 32,261,386-388,459
individuation d'une vie 304 dans K 208,255-257
invention d'un peuple et nouvelles - dans la théorie du Pouvoir
possibilités de - 231,402,462, 186-195
468 - dans Pli 234, 257-259, 260-
littérature et formes de - 34, 48, 261,328-336,338,449,456,460-
53, 99, 161,255, 358, 360,467 463

510
Index des concepts

- dans QPh 36, 344-345,460 VITALISME


dans S 233-241,249-252,462 - classique 24, 139
- et essence 83, 87-90 - de Bergson 3 II
- et événement 279-283, 338, - de l'immanence 30,34,37-38,
344-348 64,202,326,355,468
- et langue mineure 218, 222 - des machines 123, 130,453
- et ontologie de l'œuvre d'art VITESSE 32, 36, 53, 127, 135, 246, 248,
24-25,29,34-36,456 286,292,303,351,352,354
- et possible dans DR 255, 257,
VOISINAGE 80, 218, 236, 366, 383, 393,
258-261,271, 284, 454-457, 459-
395-396
460
VOLONTÉ DE PUISSANCE 64-73, 76, 83,
VISIONS ET AUDITIONS261, 320, 322, 342,
281,451
350, 391-392, 400,407-408, 413-
414,424,429,446,468

511
INDEX DES NOMS

AGAMBEN, G. 34,377-385,391 BLEULER, E. 136n


ALLIEZ, É. 272n, 331 n BOGUE, R. 416n
ANTONIOLl, M. 174n BORGES, J. L. 359n,389n
ARENDT, H. 221 n BORROUGHS, W. 114
ARISTOTE 328, 329, 377, 379, 380, 388, BOSTEELS, B. 294
409,439
BOUNDAS, C. 273, 332
ARTAUD, A. 21, 28, 30, 31, 36, 37, 40,
BRECH~ B. 235,236,239,249
42, 43, 236, 240, 357, 358, 400,
413,447,469 BRONTË, C. 304
BUCI-GLUCKSMANN, C. 23-25, 29, 35,
BACHELARD, G. 303 277n,280n
BACON,F. 26, 253, 254, 449, 467 BUYDENS, M. 34, 279n, 287n
BARTHES, R. 98

BATAILLE, G. 98 CARROLL, L. 40n, 42, 292,357,445


BECKETT, S. 28,33,38,86, 175,234,245, CERVANTES, M. 176
255,258,260,261,263,317,319, CÉZANNE, P. 339
320-322,338,343,350,355,357,
CHABOT, P. 395n
358,364,366,403,407,409,410,
412-419,421,422,424,425,427- COLOMBAT, A. P. 25n
431,433-437,440,441,445,446, CONLEY, T. 423n
449,456,461,463-465,468,469
BENE, C. 157,207,233- 261, 263,321, DAVID-MÉNARD, M. 115n
322,403,415,436,437,445,446,
449,459-463,465 DERRIDA, J. 371, 451

BERGSON, H. 21,36,37,87-89, 173, 174, DUMÉZIL, G. 307


178,284, 311,358 Du MONCEL, J.-C. 224n
BLANCHOT, M. 81, 98, 126, 160, 306, 336 DUNS Scor, J. 286, 293, 304

513
Gilles Deleuze: philosophie et littérature

FAULKNER, W. 30, 304 107,108,112,152,171-173,187,


FICHTE, J. G. 78n 248,257,271,273,281,284,285,
324,332,357,358,373,374,422,
FITZGERALD, F. S. 36, 263
423,431,448,450-457,461
FLAUBER~G. 31,35~406,447
KEAT'ON, B. 357,358
FOUCAULT, M. 34, 35, 39, 98, 173-189,
191,319,321-328 KÉROUAC,l30,264

FREUD, S. 49, 99-104, 107, 115, 118, KLEIN, M. 117, 126


126,154,269,292,466 KLEIST, H. von 263
KLOSSOWSKI, P. 43,98,400,445
GIL, J. 40n, 272n, 279n KRAFFT-EBING, E. 104
GOMBROWICZ, W. 359
GROS, F. 279 LACAN, J. 49,51,52,107-109,115,126,
128, 133n, 154, 161, 303, 371,
372,453,466
HEGEL, G. W. 174, 329
HEIDEGGER, M. 357,358,371-374 LAWRENCE, D. H. 22,292,304,357,397

HOLDERLlN, F. 263 LAWRENCE, T. E. 357,358

HUME, D. 37, 60, 61, 63, 64, 83, 144, LEBRUN, G. 61n
152, 173,292,451 LEIBNIZ, G. W. 137, 174-176, 188,257,
HUSSERL, E. 119, 285, 307, 308, 310, 258,261,262,323,328,329,332-
312,314,375 334,338,358,378-380,383,386,
389,449,456,460,461,463
HYPPOLlTE, l 88n
LÉVI-STRAUSS, C. 303,466
LYOTARD, J.-F. 451
JAMES, H. 399
JARRY, A. 357
JOUBERT, C. 417n MACHEREY, P. 165n

JOYCE, J. 353, 359 MAÏMON, S. 61, 64, 78


JUNG, C. G. 115,303 MALLARMÉ, S. 26, 30, 445
MARTIN, l-C. 269n
KAFKA, F. 21-23, 28, 30, 31, 36, 39- 42, MARX, K. 174
47,93, 131, 145, 146, 153-155, MELVILLE, H. 21,28,93, 175,260,261,264,
157,159-176,181,182,185,188, 317, 319-322, 338, 343, 358, 359,
192-202, 204-215, 217, 220-224, 361, 363-365, 367, 369-372, 377,
226-229,231,233,234,235,256- 381, 385, 391, 397-402, 406, 407,
261, 263-266, 276, 286-299, 319, 409,449,456,461,463,464,469
321,322,342,347,357,358,364,
MENGUE, P. 165n, 274n, 281 n, 332n,
384-386, 398, 400-407, 427, 433,
339n
439, 445-447, 449, 459, 461-463,
465-467, 469 MERLEAU-PONTY, M. 87n,351
KANT, E. 27-29, 35, 37, 49, 51, 52, 60- MESSIAEN, O. 29,342
64, 67, 71-83, 90, 93, 99-101, MILLER, H. 264

514
Index des noms

MURPHY, T. 413n, 419n, 431 n, 433n SADE, D. A. F. marquis de 41, 91-98, 102,
M'UZAN, M. 113, 114 105,107,109-112,121,454,458
SALANSKIS, J.-P. 273n, 332n
NIETZSCHE, F. 37, 60, 61, 64, 65, 67-74, SARTRE,1.-P. 69, 120,475
76, 83,90,93, 113, 152, 173,275, SAUSSURE, F.de 166n
281,292,357,358,371,381,407, SAUVAGNARGUES, A. 40n, 91 n, 166n,
451,452,454 167n, 236n, 400n
SCHELLING, F. W. von 29,371
PATTON, P. 22 SCHÉRE~ R. 22n,35, 58n,393n, 397n
PEL BART, P. P. 282n SHAKESPEARE, W. 176,235-237
PLATON 357,439 SIMONDON, G. 278n,312
POULET, G. 149 SPINOZA, B. 165, 173, 174, 178, 278,
PROUST, M. 21,23,28,30,35,37,40-43, 286,292,357,358
45, 47-53, 55, 56, 58-61, 72, 75, STOÏCIENS 264, 266, 276, 288, 297, 298,
83,84,86-88,90-92, 113, 123- 301,302,334
128,131,133,135-141,143,145,
146,148,149-155,157,161,168-
170, 172, 173, 178, 191,215,225, THOMAS, C. 96,475
233,257,261,263,265,284,343, TOURNIER, M. 445
346, 347, 361, 400n, 419n, 445,
447,449,451-455,457,459,460,
VAN GOGh, V. 342
465,469
VILLANI, A. 38,40n

RAJCHMAN,1. 144n,376n
VINCIGUERRA, L. 422n

RANCI ÈRE, 1.22, 23, 25, 28, 29, 31, 35,


359-363, 397n, 405, 406, 469 WAHL, F. 277n, 283n
REIK, T. 106 WHITEHEAD, A. 333, 334, 344, 358

RIMBAUD, A. 82 WHITMAN, W. 30, 357, 399

ROBERT, M. 160, 204n, 220n-223n, 486 WOLFSON, L. 357


RUYER, R. 354 WOOLF, V. 22, 30, 36, 263, 264, 292n

SACHER-MASOCH, L. von 35,37,4] -43,45, ZOLA, É. 30, 43, 445, 446


49, 55, 69, 91-100, 104-105, 107- ZOURABICHVILI, F. 99, 253, 274, 276,
108, 110-113, 115-116, ] 19-121, 278, 289, 432
123, 133, 135, 157, 161,233,248,
261, 267, 269, 357,400, 440, 445,
448-449,452,454-460,465,467
Table des matières

REMERCIEMENTS 7
LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES 10
PRÉFACE de Jacques Rancière II

INTRODUCTION
Pour une Cartographie de l'Art

L'art entre l'esthétique et l'ontologie 21


L'esthétique entre une théorie des conditions du sensible et une analytique
du jugement. Le programme de l'empirisme transcendantal 26
Esthétique et philosophie de la Nature 29
Empirisme transcendantal, philosophie de la Nature, philosophie de l'Esprit.
Questions de méthode 35
La vie entre l'événement et l'agencement 39

PREMIÈRE PARTIE
Proust et Sacher-Masoch: les Catégories, la Loi, la Folie

INTRODUCTION. Quatre, trois, deux 47


PREMIER CHAPITRE. Le Proust de 1964. Pour une théorie kantienne
de la littérature 55
De la table des facultés à l'ontologie régionale des essences 55
L'empirisme transcendantal. Nietzsche entre la généalogie de la morale
et la généalogie des facultés 61
Le retour à Kant. La découverte de la doctrine du sublime
comme vraie genèse des facultés 75
Ontologie de l'essence pour construire une théorie kantienne de la littérature 83

517
DEUXIÈME CHAPITRE. Sacher-Masoch: du phantasme à l'événement 91
La 1ittérature entre le phantasme et l' irnagination 91
Le transcendantal de la perversion 98
Les contributions de Deleuze pour une théorie du masochisme 104
Raison et imagination dans la perversion 110
Evénement et phantasme dans Logique du Sens 116
TROISIÈME CHAPITRE. Le Proust de 1970. La machine littéraire 123
La loi 123
L'instinct de mort 124
La première machine littéraire 126
QUATRIÈME CHAPITRE. Le Proust de 1973. La folie du Narrateur 133
De la genèse des facultés à la germination de la folie 133
Philosophie de la Nature 1 : la sexualité 143
Philosophie de la Nature Il : le délire du narrateur et le corps-sans-organes 147
Philosophie de la Nature III : le concept d'« agencement» 152

DEUXIÈME PARTIE
Kafka et Bene: le Pouvoir de la Littérature

PREMIER CHAPITRE. Kafka - Du réel pour en finir avec la loi et l'imagination 159
Introduction 159
Entrée 1 : Littérature et Loi (dimension du symbolique) 168
Entrée Il : L'énoncé et le désir (dimension du réel) 195
Entrée III : Contre l'esthétique (dimension de l'imaginaire) 211
DEUXIÈME CHAPITRE. Carmelo Bene et le réel de moins 233
Introduction 233
Le théâtre de la non-représentation 235
Le réel entre l'actuel et le virtuel: puissance et potentialité 249
TROISIÈME CHAPITRE. Événement et Agencement: l'énoncé et l'heccéité 263
Introduction 263
Genèse du concept de l'événement 267
Les trois plateaux du rapport agencement/événement 288

TROISIÈME PARTIE
Beckett et Melville: la Possibilité de la Littérature

INTRODUCTION. Du Pouvoir au Possible 319


PREMIER CHAPITRE. L'al1 en tant que spiritualisation du possible 337
DEUXIÈME CHAPITRE. Bartleby, ou la formule de l'incompossible 357
Introduction. L'art entre la critique et la clinique 358
La formule 363
Poser l'impossible. Première approche métaphysique 368
Bartleby : un Aristote nihiliste? 377
Création et fabulation 384
La formule du devenir 392

518
Kafka et Melville: un même combat dans l'invention d'un peuple
qui manque? 400
TROISIÈME CHAPITRE. Beckett et l'épuisement du possible 409
Introduction 409
Les quatre formes d'épuisement du possible 413
L'image sublime 429
Bene et Beckett. D'un théâtre de moins à un théâtre de l'épuisement? 436
L'esprit sans image et les images de l'esprit.
La pensée entre le cinéma et le théâtre 438

CONCLUSION
Le chaosmos vitaliste deleuzien 443

BIBLIOGRAPHIE 471
INDEX DES CONCEPTS 495
INDEX DES NOMS 513
Philosophie
aux éditions ~Harmattan

Dernières parutions

ÉTUDES SUR LE XVIIIE SIÈCLE


Montesquieu et Rousseau ou les conditions de la liberté
Ghorbel Hichem
Le problème tondamental des philosophes des Lumières est d'assurer la liberté des citoyens.
Si concrète qu'elle soit la liberté prônée par Montesquieu et Rousseau demeure limitée
et régionale. Elle rencontre des obstacles d'ordre naturel et culturel qui empêchent son
effectuation mondiale et bloque son extension universelle.
(Coll. Commentaires philosophiques, 27.00 euros, 258 p)
ISBN: 978-2-336-29158-1, ISBN EBOOK: 978-2-296-51625-0
FEMMES, FÊTES ET PHILOSOPHIE EN GRÈCE ANCIENNE
Acker Clara
Ce livre est centré sur les rapports entre religion et philosophie en Grèce antique. Il s'agit
en particulier de dégager les fondements philosophiques du rituel tëminin des bacchantes
et de montrer comment celui-ci trouve un écho dans la vie quotidienne des Grecs, théâtre
compris. et un prolongement dans les doctrines philosophiques, notamment dans les textes
des philosophies pythagoriciennes. dans le platonisme. par la voix de Diotime, et dans le
stoïcisme.
(/8.00 euros, /84 p)
ISBN: 978-2-336-00608-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-53035-5
POUR UNE ANTHROPOLOGIE LOGIQUE DU DISCOURS POSTCOLONIAL
Du point de vue de la littérature antillaise
Alaric Alexandre
Interroger le discours postcolonial du point de vue de l'anthropologie logique. revient à
considérer ce que toutes les autres anthropologies de la littérature antillaise laissent dans
l'ombre. Cet essai est une tentative d'ouverture vers le nouvel enseignement de la représentation
discursive que ces discours délivrent. À cet effet. il réexamine les usages des traces et des
fragments des grandes approches linguistiques et logiques.
(Coll. Ouverture Philosophique, 26.00 euros, 250 p)
ISBN: 978-2-336-00706-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51684-7
MÉTAPHYSIQUE POUR UN NOUVEL EXISTENTIALISME
Nerrière Aristide
L'espace de la métaphysique. depuis Kant. demande à être reconquis. Après Schopenhauer et
Nietzsche, on sait combien la notion de transcendance est redevenue une priorité. Comment par
exemple cautionner la doctrine sartrienne selon laquelle l'existence doit précéder l'essence?
L'heure est donc arrivée d'éclairer et de conforter quelque peu notre époque en proie à une
certaine déshérence. En somme. une nouvelle métaphysique. susceptible de générer un
existentialisme ou un humanisme beaucoup plus fëcond et heureux.
(Coll. Commentaires philosophiques, 25.00 euros, 244 p)
ISBN: 978-2-336-005-12-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-51589-5
FIN (LA) DE LA MODERNITÉ SANS FIN
Hillaire Norbert
Pour beaucoup. la modernité est ce temps au cours duquel. comme l'écrit Mallarmé, «un
présent fait défaut». La modernité ou cet emportement irrépressible du temps vers «le
nouveau». qui a pour corrélat la perte d'une certaine qualité de notre rapport à l'espace. Cet
ouvrage interroge. à travers les relations entre les arts et les sciences. l'architecture et le design
dans la culture numérique, ou encore l'art contemporain et l'entreprise, cette involution du
temps sur lui-même propre à notre époque.
(Coll. Ouverture Philosophique, série Esthétique, 21.50 el/ros, 220 p.)
ISBN: 978-2-336-00854-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-51554-3
ÉTERNEL (L') DANS LE FINI - Rencontre de Maître Eckhart et de Simone Weil
Riviale Philippe
Autrefois, Maître Eckhart enseigna que le divin est en nous. Puis vint Simone Weil: mieux
vaut, dit-elle. ne pas croire en Dieu que prétendre le connaître, pis encore lui parler. Il est en
nous une liberté absolument inconditionnée, sans esprit de puissance ni de restitution, qui
mène à la découverte du divin dans le moi, à l'instant où le moi s'efface et s'offre à l'être qui
l'accueille. La vie tient en nous: ni illusion ni superstition; ni élection ni châtiment.
(Coll. Ouverture Philosophique, 27.00 euros, 264 p.)
ISBN: 978-2-343-00172-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-52997-7
DIVERSITÉ CULTURELLE ET FIGURES DE L'HÉTÉROGÉNÉITÉ
Sous la direction de Georges Navet et Susana Villavicencio
Qu'est-ce que la diversité culturelle au présent? Tout se passe comme si le divers avait
changé de statut et devenait, à l'heure où l'omniprésence de l'homo oeconomicus pousse en
direction d'une homogénéisation. une notion incontournable pour la définition d'un éthos
démocratique. Les auteurs ont pu constater qu'aucun modèle théorique issu de la tradition,
notamment philosophique. n'est à la hauteur du défi.
(Coll. La philosophie en commun, 25.00 euros, 250 p.)
ISBN: 978-2-336-00699-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-51534-5
PHILOSOPHIE (LA) CLASSIQUE AFRICAINE
Contre-histoire de la philosophie (tome 1)
Mbongo Nsame
Cette étude renouvelle l'histoire de la philosophie et des idées en posant les bases d'une
contre-histoire à partir des enseignements antiques, médiévaux et modernes fournis par
l'expérience intellectuelle millénaire de l'Afrique noire. La question des débuts de la
philosophie et de la définition du concept est repensée. Enfin, il nous est donné de faire
connaissance avec les plus grands penseurs de la philosophie classique africaine et avec
leurs travaux.
(Coll. Harmattan Cameroun, série Problématiques qjhcaines, 32.00 euros, 312 p)
ISBN: 978-2-336-00923-0, ISBN EBOOK: 978-2-296-51705-9
PERSONNALITÉ (LA) PHILOSOPHIQUE DU MONDE NOIR
Contre-histoire de la philosophie (tome 2)
Mbongo Nsame
Une certaine« Afrique traditionnelle» a été inventée par l'ethnologie coloniale et la pensée
impérialiste pour justifier l'injustifiable et masquer les pires horreurs de l'histoire. L'idée
de contre-histoire de la philosophie africaine remet radicalement en cause le mythe d'une
certaine «Afrique traditionnelle». Voici une contre-histoire qui met la philosophie africaine
en position de pouvoir contribuer à la reconstruction de la «civilisation négro-africaine».
(Coll. Harmattan Cameroun, série Problématiques aji-icaines, 33.50 euros, 326 p.)
ISBN: 978-2-336-()0924-7, ISBN EBOOK: 978-2-296-51707-3
PHILOSOPHIE (LA) NÉGRO-AFRICAINE DE L'EXISTENCE
Herméneutique des traditions orales africaines
FOllda Basile-Juléat - Avant-propos de Jacques Chatué
L'oeuvre. pensée comme une tentative de détermination d'un «fonds de sens» susceptible
de réappropriations différentes. est le fruit d'une recherche approfondie des traditions orales
africaines. Dans sa démarche. l'auteur traverse remarquablement le triple brouillage des codes
culturels eux-mêmes, de l'acculturation coloniale, ainsi que du particularisme des études
ethnologiques et philosophiques alors disponibles.
(Coll. Pensée Africaine, 27.00 euros, 258 p.)
ISBN: 978-2-336-00931-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-51682-3
MÉTAPHYSIQUE ET TECHNIQUE MODERNE CHEZ MARTIN HEIDEGGER
Maidika Asana Kalinga Jules
L'histoire de la métaphysique. pense Martin Heidegger. est une histoire de l'oubli de l'Être. La
technique moderne opère dans le vide de l'Être. dans la pénurie de l'Être et éloignée de l'Être.
La technique moderne est un mode de dévoilement dans ce sens qu'elle provoque la nature. Dès
lors. l'essence de la technique. pense Heidegger. n'est rien de technique. elle est l'arraisonnement.
(Co/l. Pensée Africaine, 25.00 euros, 252 p.)
ISBN: 978-2-296-99815-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-53036-2
LIBERTÉ DE DIRE
Kremer-Marietti Angèle
Liberté de dire parce que tel est l'apanage de l'humain. et qu'il feint parfois curieusement de
l'ignorer. Avec cet ouvrage. est recherchée et dégagée la profonde et permanente «intention de
signification» qui. au coeur des sociétés. anime tout langage et toute pensée de la philosophie de
l'esprit dans son travail authentique de cognition et de communication. parti du peu probable ou
du probable pour envisager et actualiser le certain. édifiant l'action humaine pleinement réussie.
(Co/l. Commentaires philosophiques, 13.50 euros, 118 p.)
ISBN: 978-2-336-00688-8, ISBN EBOOK: 978-2-296-5/496-6
ENJEUX (LES) DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE AU XIXc SIÈCLE
Pierre Leroux contre Victor Cousin
Rey Lucie
Selon la conception politique qu'il s'agit de défendre ou de légitimer, les usages de l'histoire de la
philosophie s'avèrent très différents. Sur quels auteurs et quelles traditions les différents courants
philosophiques du XIXe siècle prennent-ils appui. dans quel but? Ces questions ont guidé la
lecture des textes de Victor Cousin et de Pierre Leroux et de la polémique qui les oppose.
(Co/l. La philosophie en commun, 47.00 euros, 478 p.)
ISBN: 978-2-336-00515-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-51268-9
ESSAI D'INITIATION À LA PHILOSOPHIE
Ekouma Asseko Dieudonné
L'inaccessibilité du discours en philosophie ne concourt-elle pas à éloigner le grand nombre
de la question incessante sur l'être et sur son action? Le but de la philosophie se rend lisible:
on observe, on s'étonne. on s'émerveille et on questionne. La philosophie est une purification
de l'ignorance. une ascèse. Comprendre pour appréhender, mais questionner pour agir ensuite.
Prendre conscience est le premier pas vers la connaissance.
(Coll. Pensée Africaine, 25.00 euros, 244 p.)
ISBN: 978-2-336-005/4-0, ISBN EBOOK: 978-2-296-51236-8
MÉMOIRES ET IDENTITÉS
Rencontres et discussions entre Pascale Weber et Alain Berthoz, Daniel Lance, Alain
Milon, Pascale Piolino, Bo Sanitioso
Regards croisés entre l'art contemporain, les sciences cognitives, les sciences de la
communication, la psychologie sociale, la philosophie et la littérature
Weber Pascale
En art numérique. le dispositif immersif «Immémorial» de Pascale Weber cherche - en
reproduisant. en évoquant, en simulant des souvenirs et des émotions - à nous inviter à
appréhender le monde à plusieurs: peut-on se souvenir et penser hors de son corps, à partir
d'autres corps. à partir d'un corps commun ? En se tournant vers des scientifiques. des
neurocognitiens. des sociopsychologues et des philosophes. Pascale Weber tisse des liens
entre recherches artistiques et d'autres domaines de la connaissance.
(/9.00 euros, /90 p.) ISBN: 978-2-336··00647-5, ISBN EBOOK: 978-2-296-51222-1
POLITIQUES FÉMINISTES ET CONSTRUCTION DES SAVOIRS
« Penser nous devons» !
Puig de la Bellacasa Maria
Quand. en 1938. au cri de « Penser nous devons ». Virginia Woolf exhorta les femmes
à résister à leur assimilation « dans la procession des fils des hommes cultivés ». elle ne
pouvait pas imaginer qu'à peine trente ans plus tard les interventions féministes sur les
savoirs scientifiques allaient inaugurer une critique approfondie des contenus des savoirs. Cet
ouvrage propose un parcours original des chemins par lesquels la pensée féministe contesta
le caractère neutre du savoir.
(Col!. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 258 p.)
ISBN: 978-2-336-00892-9, ISBN EBOOK: 978-2-296-51293-1
HISTOIRE ET LIBERTÉ: ÉCLAIRAGES KANTIENS
Kolesnoré Pascal
Une problématique essentielle traverse l'idéalisme transcendantal de Kant, celle du destin
historique de l'Idée de liberté. La dialectique multiforme toujours persistante pose la question
de la valeur de l'idéal historique kantien. En la confrontant à l'historicité pour jauger sa valeur,
on découvre une rationalité historique capable d'éclairer les ambiguïtés éthico-politiques de
notre modernité.
(Col!. Ouverture Philosophique, 30.00 euros, 306 p.)
ISBN: 978-2-336-00648-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51318-1
PHILOSOPHIE SECONDE DE KIERKEGAARD
Ecriture et répétition
L/evadot Laura
Traduit de l'espagnol par Stéphanie Apollo
Prendre la répétition pour la clé herméneutique de lecture des textes de Kierkegaard permet
- de resituer son oeuvre dans un contexte contemporain marqué par le dépassement de la
métaphysique et la réflexion sur le langage. La lecture existentialiste de Kierkegaard est-
elle la seule possible? Une lecture de Kierkegaard qui le rapprocherait des positions post-
métaphysiques ne serait-elle pas convenable? Kierkegaard suggère lui-même cette direction
lorsqu'il recentre sa pensée sur la catégorie de répétition.
(Coll. Ouverture Philosophique, 31.00 euros, 310 p.)
ISBN: 978-2-296-997/1-0, ISBN EBOOK: 978-2-296-51244-3
ONTOLOGIE (L') DE MERLEAU-PONTY
Heidsieck François
Ce petit essai paru dix ans après la mort du philosophe entendait s'opposer à l'étude très
répandue d'Alphonse de Waehlens, qui insistait sur l'ambiguïté de Merleau-Ponty, divisé
entre phénoménologie et ontologie. Nous lui répondions, prenant appui sur la publication
posthume: Le 1ïsible et l'Invisible, que l'ambiguïté était dépassée par une véritable ontologie,
comme l'avaient bien vu peu avant nous André Robinet et le Révérend Père Xavier Tilliette.
(Col!. Ouverture Philosophique. 14.50 euros, 148 p.)
ISBN: 978-2-336-00596-6. ISBN EBOOK : 978-2-296-51397-6
PENSER L'ENGAGEMENT
Savadogo ft.4ahamadé
Comment faut-il concevoir l'engagement? Quelles sont les différentes formes de l'engagement?
Quelles sont les implications politiques d'une pensée de l'engagement? S'appuyant sur une
distinction fondatrice entre engagement fondamental et engagement militant, les essais
réunis dans cet ouvrage développent une réflexion qui s'inscrit à gauche de l'actuelle gauche
institutionnelle en se destinant explicitement à accompagner la lutte pour un autre ordre social
par-delà le capitalisme mondialisé.
(Colr Ouverture Philosophique, 13.50 euros, /24 p.)
ISBN: 978-2-336-00518-8. ISBN EBOOK : 978-2-296-51240-5
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