Boltanski Luc. Les systèmes de représentation d'un groupe social : les « cadres ». In: Revue française de sociologie, 1979, 20-
4. pp. 631-667;
http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1979_num_20_4_6726
Die Debatten, die, besonders mit den sechsziger Jahren anfangend, sich mit den Mittelklassen
bescháftigen, vor allem mit den « Kadern », werfen zwei immer wiederkehrende Fragen auf : die Frage
der Gruppenzugehorigkeitskriterien und die Frage der Gruppengrenzen. Zweck der scheinbar
weitauseinander- gehenden Thesen ist offenbar immer, eine vorausgehende substantielle Definition
der Gruppe aufzustellen (statt diese Gruppe als ein sozialgefiigtes und -definiertes Objekt zu
untersuchen) . Um die formalen Eigenschaften der Problematik der Mittelklassen und Kader zu
verstehen und die gemeinsamen Gedankenschemata zu sehen, die den scheinbar widersprüchlichen
Ausserungen zugrundeliegen, muss das Produktionsfeld der Vorstellungen zur sozialen Welt
untersucht werden. Die aus diesen Vorstellungen hervorgegangenen Ausserungen zeichnen sich
durch die Doppelabhängigkeit aus, die sie mit dem intellektuellen und dem politischen Feld verbindet.
Abstract
Luc Boltanski : The representation system of a social group : the "executives".
Mostly from the sixties, the debates on the middle classes, and especially on the executives, dealt with
two recurrent questions: the question of the criteria proving group membership and that of the fontiers
of the group. The subject-matter of the apparently most divergent theories thus always seems to be the
establishing of an a priori substantial definition of the group (instead of analysing it as a socially built
and defined object). The factors should be analysed that preside over the social world representations
which are characterised by their double dépendance on the intellectual and political fields, so as to
understand the formal characteristics of the middle classes and executives problematic, and so as to
scketch the common thinking schemes that underlye apparently inconsistent dicourses.
Resumen
Luc Boltanski : Los sistemas de representation de un grupo social : los "cuadros".
Los debates que, sobre todo desde el ano 1960, tiene como objeto las clases medias y peculiarmente
los "cuadros" se organizan alrededor de dos temas que vuelven de modo obsesional : el problema de
los criterios de pertenencia al grupo, y el de las fronteras del grupo. El objeto de las "tesis"
aparentemente más divergentes parece asi establecer siempre una definition previa y substancial del
grupo (en vez de analizarlo como objeto socialmente construido y socialmente definido). Para
comprender las propiedades formales de la problemática en las clases médias y en los cuadros y para
ver los esquemas de pensamiento comunes que sobreentienden discursos de apariencia
contradictoria, hay que analizar el campo de producción de las representaciones del mundo social que
tienen esos discursos como resultado caracterizado por la doble dependencia que lo une a lo
intelectual y a lo politico.
Résumé
Luc Boltanski : Les systèmes de représentation d'un groupe social : les « cadres ».
Les débats qui, surtout à partir des années soixante, ont pour objet les classes moyennes et,
particulièrement, les « cadres », s'organisent autour de deux questions qui reviennent de façon
obsessionnelle : la question des critères d'appartenance au groupe, et celle des frontières du groupe.
L'objet des « thèses » en apparence les plus divergentes semble être ainsi toujours d'établir une
définition préalable et substantielle du groupe (au lieu de l'analyser comme un objet socialement
construit et socialement défini). Pour comprendre les propriétés formelles de la problématique sur les
classes moyennes et sur les cadres, et pour voir les schemes de pensée communs qui sous-tendent
des discours en apparence contradictoires, il faut analyser le champ de production des représentations
du monde social, dont ces discours sont le produit, lui- même caractérisé par la double dépendance
qui le lie au champ intellectuel et au champ politique.
R. iranç. sociol., XX, 1979, 631-667
Luc BOLTANSKI
(1) L. Wittgenstein, Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 25.
631
Revue française de sociologie
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Luc Boltanski
(5) J.P. Bachy, Les cadres en France, Paris, Armand Colin, 1971.
633
Revue française de sociologie
(6) On ne peut, dans cette introduction, étant pour le droit (et sans doute pour
que résumer très sommairement les les agents eux-mêmes) l'indice le plus
hypothèses et les résultats d'un travail sur sûr de l'appartenance à la catégorie (Cf.
les « cadres » dont le texte qu'on va A. Le Bayon, Notion et statut juridique
lire constitue un chapitre. On a dû des cadres de l'entreprise privée, Paris,
renoncer à apporter ici la démonstration Librairie générale de droit et de
d'affirmations qui pourront paraître jurisprudence, 1971, pp. 76-80).
hâtives ou gratuites, mais sans lesquelles (9) Selon l'opposition utilisée par J.P.
la suite de l'exposé ne serait pas Gorgé et A. Tandé, « Une étude du
intelligible. Ministère de l'Industrie sur la
(7) Cf. L. Thévenot, «Les catégories concentration industrielle entre 1970 et 1972»,
sociales en 1975 : l'extension du salariat », Economie et statistique (68), 1975, pp. 39-
Economie et statistique (91), 1977, pp. 3- 58.
31. (10) Ainsi, par exemple, parlant des
(8) Etre « cadre », ce n'est pas difficultés que rencontrent ses efforts
seulement occuper un poste déterminé, c'est pour faire une évaluation du nombre
d'abord (en l'absence d'une définition des cadres en France, François Jacquin
rationnelle du poste) être investi d'un (un cadre de la Régie Renault dont
titre, même si ce titre (à la différence, l'ouvrage, publié en 1953, reflète bien l'état
par exemple, de la plupart des titres et les représentations de la catégorie
scolaires) est décerné par une instance dans les années d'après-guerre) note
locale (l'entreprise) et non par une que le recensement de 1946 n'est pas
instance nationale : est « cadre » celui que utilisable, d'abord parce qu'il «ne
le ou les chefs d'entreprise ont désigné distingue pas nettement les cadres supérieurs
comme tel, la «reconnaissance des des patrons » et, surtout, parce que « la
parties » (forme moderne de l'adoubement) notion de cadre étant encore, en 1946,
634
Luc Boltanski
On voit, dès lors, que si, avant 1936, les cadres n' « existaient pas », si
le terme n'était pas utilisé et si aucun principe unificateur n'associait, au
moins explicitement, ceux que le concept allait réunir (13), c'est d'abord
que ceux que l'on nommait alors souvent les « collaborateurs » ou les
« collaborateurs appointés », pour marquer les relations privilégiées qu'ils
assez mal connue des intéressés eux- Mouvement des classes moyennes au
mêmes, il est difficile de faire confiance courant catholique et particulièrement
en la matière à la somme des au catholicisme social (Mouvement
déclarations individuelles, base du recence- Esprit, Equipes sociales de Robert Gar-
ment » (.Les cadres de l'industrie et du ric, etc.). Cf. P. Bourdœu, L. Boltanski,
commerce en France, Paris, Armand «La production de l'idéologie
Colin, 1955, p. 64). Ainsi, en 1946, nombre dominante », Actes de la recherche en
de « cadres », étaient encore « cadres » sciences sociales, 2 (2/3) 1976, pp. 3-73.
sans le savoir : ils constituaient, en (12) Cf. R. Paxton, La France de
quelque sorte, pour la catégorie, un public Vichy, Paris, Le Seuil, 1972, pp. 204-214.
potentiel, soit que, aspirant au titre, ils (13) Cf. A. Desrosières, «Eléments
ne disposaient pas encore du pouvoir de pour l'histoire des nomenclatures
se faire reconnaître comme tels, soit socioprofessionnelles » dans Pour une histoire
que, munis de titres différents, encore de la statistique, INSEE, 1977, T. I, pp.
investis à leurs yeux d'une valeur 155-231. Jusqu'en 1936, les recensements
supérieure, rien ne les incitait à adopter une rassemblaient sous la rubrique
nouvelle définition de leurs fonctions et «employés» tous les «salariés non manuels
de leur essence sociale. incluant donc le personnel
(11) Sur l'idéologie de la «troisième d'encadrement ».
voie », très liée à l'origine, comme le
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Revue française de sociologie
(14) C'est dire que, comme c'est le cas objectivement dispersés autour de cet
chaque fois qu'un groupe se constitue attracteur (processus qui accompagne,
explicitement pour lui-même et pour les sans doute dans la plupart des cas, la
autres, la prise de conscience des pro- formation de groupes étendus) interdit
priétés et des intérêts communs enferme de décrire la « prise de conscience »
implicitement le refoulement des diffé- dans la logique de la révélation comme
rences et des divergences. La réunion accès direct et transparent à la vérité
autour d'une position paradigmatique objective de la position et des intérêts
déjà nommée et représentée qui joue le qui lui sont liés. (Cf. L. Boltanski, «Les
rôle d'attracteur (dans l'exemple adopté cadres autodidactes », Actes de la re-
ici, celui de la formation de la catégorie cherche en sciences sociales (22) 1978;
des cadres, Y attracteur était constitué pp. 3-24).
par les ingénieurs d'usine) d'agents
636
Luc Boltanski
La double dépendance
Mais pour rendre compte des multiples discours prononcés sur les
« cadres » (cas particulier du discours commun sur les « classes » qui doit
peut-être son caractère exemplaire à la position ambiguë de la catégorie
dans l'espace des taxinomies usuelles) et pour rendre intelligibles les
questions qui s'y retrouvent de façon obsessionnelle, celles des frontières
du groupe et des critères d'appartenance au groupe, il faut rappeler, même
sommairement, ce que les schemes de pensée sur lesquels ils reposent
doivent aux propriétés du champ où ils sont engendrés. Le champ de
production des représentations du monde social est caractérisé par la double
dépendance qui le lie au champ intellectuel et au champ politique : biens
symboliques, enjeux et instruments de la concurrence dans le champ
intellectuel, et plus particulièrement dans le champ des sciences sociales, les
représentations du monde social et les systèmes de classement sociaux
sont aussi des enjeux et des instruments essentiels des luttes sociales et
politiques (15). L'autonomie dont dispose le champ de production des
représentations du monde social par rapport aux déterminations externes
est par conséquent très faible. Il est, en effet, le lieu d'une transaction entre
des demandes d'origine différente solidaires de principes différents de
légitimation et d'action. Soit, pour dire vite, en provenance du champ
politique, des demandes de rationalisation (surtout au sens de la
psychanalyse) et de légitimation et, du côté des intellectuels (ou d'une fraction
d'entre eux), des demandes qui peuvent être tacites, voire honteuses, de
diffusion externe et d'intervention dans le champ de la pratique par la
reconversion du pouvoir symbolique en pouvoir politique (que le pouvoir
symbolique soit mis au service des agents détenteurs du pouvoir
économique et politique ou, l'un n'étant pas exclusif de l'autre, qu'il soit utilisé,
dans la logique du prophétisme, pour détourner et capter la force de
subversion des agents et des groupes mobilisés pour une action pratique) .
Le discours commun sur le monde social et les classements sociaux est
ainsi le produit d'un travail collectif (comme on le voit bien dans le cas
particulier des « lieux neutres ») réunissant dans et par la concurrence qui
les oppose des agents hétérogènes sous nombre de rapports (et notamment
sous le rapport de la position qui a le poids le plus élevé dans la structure
de leur espace positionnel) (16), mais qui ont au moins en commun la
diversification de leurs placements distribués (selon des proportions
différentes en chaque cas) entre différents champs.
637
Revue française de sociologie
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Luc Boltanski
ses», comme aurait dit Halbwachs, définies par leur pouvoir de mobilisation et
leur capacité d'appropriation, c'est-à-dire par la possession d'un capital d'hommes
et d'un capital d'institutions, y compris, bien entendu, d'institutions appartenant
au champ intellectuel et/ ou utiles aux intellectuels, comme les revues, les maisons
d'édition, les lieux institutionalises de parole, etc. Que l'on pense à tout ce qu'un
intellectuel doit au fait d'être « communiste » (ou, dans une logique assez proche,
au fait d'être «catholique») en instruments de diffusion et d'auto-divulgation,
•en publics, et peut-être surtout en problématiques obligées — bonne occasion
de se dispenser d'en produire. Mais que l'on pense aussi à ce que nombre
d'intellectuels «sans attache» doivent à l'appartenance à des groupes diffus, clubs,
lobbies, réseaux informels de cooptation et d'alliance, d'autant mieux fermés qu'ils
ne comportent pas de limites explicites. A côté des appareils reconnus et nommés
figure, en effet, un ensemble d'instances externes qui peuvent n'avoir ni sigle,
ni contour, et qui dotées d'un pouvoir de contrôle et d'appropriation pratique sur
les instances propres au champ intellectuel contribuent à la retraduction des
intérêts pratiques en discours savants.
Le miracle qu'opèrent ces appareils invisibles, si l'on peut dire, est de rendre
possible l'engendrement de produits homogènes (au prix de différences secondaires
qui dissimulent l'accord sur l'essentiel) et ajustés aux demandes extérieures en
faisant l'économie des règles coercitives que les appareils, au sens strict, doivent
se donner pour obtenir un discours conforme. Entre l'appareil en sa forme para-
digmatique, où le travail intellectuel est directement assujetti à des consignes
politiques et où les intellectuels s'expriment directement au nom de l'institution,
et les réseaux d'amitié et d'alliances fonctionnant comme des clubs informels
(chacun n'étant censé parler qu'en son nom propre et engager sa propre
«personne» dans ce qu'elle a de plus singulier), il existe ainsi tout un continuum,
l'apparence d'indépendance (et, par conséquent, les profits de légitimation) étant
ďautant plus forts que la relation aux instances externes est moins explicite.
639
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(21) «Presque aussi loin que me por- végétariens, les anti-vivisectionnistes, les
tent mes souvenirs, nous avons été aux partisans de la médecine des simples,
prises avec des réalités qui nous ont les prédicateurs des congrégations dissi-
obligés à nous démarquer et à nous per- dentés dont les ouailles ont pris le large,
sonnaliser. Pour une grande partie des les auteurs de nouvelles théories sur
adhérents de la CFTC et des dirigeants, l'origine du monde, les inventeurs ratés
il s'agissait alors surtout d'offrir une ou malheureux, les victimes de réels ou
alternative à la CGT » (Maurice Boula- imaginaires passe-droits que la bureau-
doux, lors d'un débat avec Jacques Jul- cratie appelle « des rouspéteurs inu-
liard, dans La CFDT, Paris, Le Seuil, tiles », les imbéciles honnêtes et les
1971, p. 146). déshonnêtes imposteurs », (F. Engels,
(22) Si les nouveaux appareils de « Contribution à l'histoire du christia-
mobilisation attirent et parfois appellent, nisme primitif », in K. Marx, F. Engels,
lorsqu'ils accèdent au marché des clas- Sur la religion, Paris, Ed. Sociales, 1968,
ses sociales, les « marginaux » ou, comme pp. 311-338.) C'est peut-être qu'ils sont
le remarque Engels à propos du mouve- condamnés à s'approprier d'abord les
ment ouvrier à ses origines, ceux qui laissés-pour-compte avant de chercher à
n'ont «plus rien à espérer du monde détourner le capital d'hommes amassés
officiel, ou qui y sont brûlés — tels que par les appareils concurrents.
les adversaires de la vaccination, les
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(23) Ces combinaisons sont les plus (24) Cf. M. Thorez, «Nouvelles don-
fréquentes. Il reste que les jeux de dif- nées sur la paupérisation», Cahiers du
férentiation étant presque infinis, elles communisme, juil.-août 1955, pp. 803-826.
peuvent entrer elles-mêmes dans des (25) Cf. C. Qum, Classes sociales et
combinaisons diverses propres à engen- union du peuple de France, Paris, Edi-
drer de nouvelles positions dans la pro- tions Sociales, 1976.
blématique.
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Revue française de sociologie
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Luc Boltanski
dit-il, ne peut rester indifférent H lui faut « préciser la notion » de cadre. Cette
« tâche préliminaire » est, dit-il, essentielle : « l'existence des cadres ne pouvait
demeurer un phénomène de pur fait (27), sans conséquences juridiques. Bien au
contraire. Tôt ou tard, l'apparition de cette catégorie particulière de salariés
devait être prise en considération par le droit». En effet, la «qualité» de cadre
« confère à son bénéficiaire des avantages certains, tant dans le domaine du droit
du travail qu'en matière de retraite complémentaire. Pour qu'un salarié puisse
bénéficier de ces avantages, il est nécessaire que sa qualité de cadre soit
reconnue » (p. 79) . Mais pour « définir très précisément cette notion (...) il est nécessaire
de disposer de critères précis », etc.
Tout à fait comparable à l'entreprise de légalisation qui substitue à l'état de
fait un statut de droit, le passage d'un groupe de l'état pratique solidaire d'une
forme de mobilisation purement pratique, donc labile, à l'état objectivé où la
défense de l'intérêt du groupe, explicitement constitué comme tel, est déléguée
à une instance permanente et relativement extérieure, implique un travail
juridique de définition fixant les critères d'appartenance au groupe et ses limites.
Dans le cas des « cadres », les critères doivent permettre de déterminer qui est
« exploité » et qui est « exploiteur », qui est « dominant » et qui est « dominé »,
opération qui, on l'imagine, ne va pas de soi.
Pour faire voir la difficulté d'une telle entreprise, on peut prendre pour
exemple le discours de la CGT dominé aujourd'hui par l'idée selon laquelle les
cadres peuvent être définis à la fois comme des « producteurs de plus-value » et,
sous d'autres rapports, comme des agents chargés d'« extraire et de collecter la
plus-value » (28) (sans que l'on sache s'il s'agit des mêmes individus ou d'individus
différents). Cette solution est tout à fait homologue à la théorie du double
caractère du paysan moyen formulée par Lénine en 1919, qui «fonde la pratique du
moment — coercition et persuasion » : « Le paysan moyen cultive la terre de ses
mains, c'est donc un travailleur (...). Mais en période de famine, son produit — le
grain — est un trésor qui lui donne les moyens de spéculer et, par là, de devenir
un exploiteur » (29) . Les questions que les paysans ont posées aux partis ouvriers
sont, sous de multiples rapports, similaires à celles que leur posent aujourd'hui
les « cadres ». Ainsi en est-il par exemple, de la question des critères permettant
de distinguer les « paysans moyens » des « koulaks », que posent à Lénine, en
1920, les membres de la fraction communiste du VIIIe Congrès des Soviets, et à
laquelle Lénine répond : « Les paysans le savent mieux que nous (...) . Ce critère,
sur place, on le connaît parfaitement» (30). On sait que, quelques années plus
tard, la manipulation des critères d'appartenance à la catégorie des koulaks qui
fait reculer toujours plus loin les limites du groupe sera un des instruments
fondamentaux de destruction de la petite et moyenne paysannerie (31).
La théorie du double caractère des « cadres » permet de leur faire place dans
(27) Souligné par nous. mation technique est très secondaire par
(28) Cf., par exemple, R. Le Guen, rapport à leur formation comme agents
«Les cadres ne sont pas une troisième de coercition tendus vers l'application
force », Dire, déc. 1969, pp. 25-28. On d'une féroce discipline du travail », etc.
mesurera les difficultés que la CGT et (R. Houet et P. Lévy, «Ingénieurs et
le PC ont rencontrées pour élaborer le cadres dans la France actuelle, Economie
nouveau discours sur les cadres en lisant et politique, 1 (8) 1954, pp. 56-63) .
ces lignes écrites en 1954 : « A ce point (29) R. Linhart, Lénine, les paysans,
de vue, ils (les cadres) ne peuvent, Taylor, Paris, Le Seuil, 1976, p. 47.
contrairement aux flatteuses illusions de (30) Ibid., p. 69.
la « technocratie », jouer un rôle indé- (31) Cf. M. Lewdt, « L'Etat et les clas-
pendant des capitalistes dont ils sont ses sociales en URSS, 1929-1933 »„ Actes-
chargés de sauvegarder les intérêts de la recherche en sciences sociales (1)
essentiels (...). Ils (les capitalistes) font 1976, pp. 2-31.
souvent appel à des cadres dont la for-
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les organisations à dominante ouvrière sans les confondre avec les ouvriers ni,
surtout, leur accorder l'autorité que leurs dispositions socialement produites
pourraient les porter à revendiquer. On ne comprendrait pas, en effet, les débats
dont les « cadres » sont l'objet au Parti communiste et à la CGT, surtout avant
1968, ni les hésitations entre l'espoir de les inclure et la crainte de les mêler
aux autres « travailleurs » (et particulièrement aux ouvriers) si on ne voyait
qu'ils trouvent leur fondement dans le souci quasi obsessionnel de préserver la
classe ouvrière de toute pollution bourgeoise, de lui conserver à la fois sa pureté
«théorique» (la définition «marxiste» des classes) et pratique ( « l'organisation
de la lutte », où elle doit conserver un rôle « dirigeant ») . La question des
frontières internes et externes de la catégorie des cadres ne se poserait sans doute
pas, en effet, avec la même force, si elle n'engageait la question, tout à fait
fondamentale pour les partis et les syndicats à prépondérance ouvrière, des
« frontières » du « prolétariat ». et aussi celle des relations entre le « prolétariat »
et ses « alliés » externes.
L'EMPLOYÉ et l'employé
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Luc Boltanski
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Revue française de sociologie
(34) On pourrait faire des remarques à res que Poulantzas applique à la « dé-
peu près identiques à propos de N. Pou- termination » des « classes » (et, particu-
lantzas, Les classes sociales dans le capi- lièrement, l'opposition entre travailleurs
talisme d'aujourd'hui, Paris, Ed. du productifs et travailleurs improductifs)
Seuil, 1974, particulièrement pp. 195-200 : découvre que la classe ouvrière améri-
La «critique» des «catégories socio- caine ne représente que 20 % de la
professionnelles » et de la « statistique population des Etats-Unis (Cf. E. Wright,
bourgeoise », ou encore le chapitre « Class Boundaries in Advanced Capita-
consacré à la distinction entre « travail list States », New left review, 98, juillet-
productif et travail improductif» (pp. août 1976, pp. 3-41). Ce qui fait dire à
212-226) et son application à la « déter- Georges Ross que l'œuvre de Poulantzas
mination de classe» des «salariés de est dangereuse parce que ses principes
base du secteur commercial» (pp. 327- de détermination des frontières (Pcm-
332). L'effet de réification inhérent à lantzas boundary-setting principles) sont
l'utilisation de catégories formelles se tels qu'il tend à majorer les dimensions
voit particulièrement bien lorsque le de la petite bourgeoisie et à minimiser
juridisme hérité de la tradition marxiste les dimensions de la classe ouvrière. (Cf.
rencontre le positivisme quantificateur G. Ross, « Marxism and the New Middle
de la sociologie américaine. Poulantzas Classes: French Critiques», Theory and
évite les dénombrements. Mais on comp- Society, 5 (2), mars 1978, pp. 163-190).
te pour lui, et précisément aux Etats- Les arguties sur les frontières n'ont pas
Unis: Erik Wright, en utilisant les critè- de frontières.
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Luc Boltanski
dans l'espace social (35). Soit, par exemple, dans le cas des «cadres», les
définitions de la catégorie qui sous-tendent la nomenclature des catégories
socio-professionnelles de l'INSEE, la définition qu'utilisent les différentes
conventions collectives, la définition que prennent en compte les caisses
de retraites complémentaires de cadres, ou encore l'Agence nationale
pour l'emploi, la définition utilisée par les associations d'ingénieurs, par
les organismes patronaux (36), ou encore des définitions moins officielles,
celle, par exemple, que la revue Expansion utilise pour réaliser son
enquête périodique sur le « salaire des cadres » (qui exerce sur cette
portion du marché du travail des fonctions de régulation et
d'homogénéisation un peu à la façon de V Argus de l'automobile, sur le marché des
voitures d'occasion), ou encore les définitions plus ou moins explicites, selon
les cas, que se donnent les syndicats, les partis politiques, etc. (37). On
peut alors espérer reconstruire le champ des représentations concurrentes
de la réalité sociale qui, liées aux intérêts d'agents et de groupes dotés
de propriétés objectives relativement différentes, contribuent, par leurs
différences mêmes, dans et par le conflit, à la cohésion de la catégorie des
« cadres », à la détermination de certaines de ses propriétés et de ses
fonctions (38). Car c'est l'effet de flou lié à la coexistence de définitions
différentes qui contribue à rendre possible la cohésion relative de cette
catégorie hétérogène : chacun peut se dire « cadre » et penser que le
groupe « existe », tout en tenant pour assuré que d'autres qui se disent
également « cadres » ne le sont pas « vraiment »; ou bien, qu'il n'est pas
lui-même un « vrai » « cadre », bien qu'il se dise tel, mais que d'autres,
(35) On peut ainsi tenter d'échapper au (37) On montrera, dans un prochain
cercle de la science sociale — qui travail, les déformations statistiques de
objective l'ordre social produit de la pratique, la catégorie selon la position qu'occupe
c'est-à-dire partiellement, de l'art social l'instance productrice et les intérêts qui
— et de l'art social — qui, utilisant les lui sont liés. Pour ne prendre qu'un
acquis de la science sociale, les exemple, la part des « cadres » «
réinvestit dans le champ de la pratique (c'est-à- autodidactes » (au sens où ils n'ont pas fait
dire, ici, de la lutte des classes). Sur la d'études supérieures) passe de 70 %
distinction entre l'art social et la science environ, dans les enquêtes qui reposent sur
sociale, cf. Marcel Mauss: après avoir la définition de la catégorie que se
constaté que « la sociologie est plus près donnent les Caisses de retraite de cadres
qu'aucune autre science de l'art pratique (comme l'enquête d'Agnès Рггаои sur
correspondant, de la politique » Mauss Les attitudes des cadres envers la
définit partiellement la sociologie comme sécurité, Paris, LIPL, 1974) à 27 % pour
« une science de l'art social. Cette l'enquête réalisée par la revue
science commence à se constituer: elle Expansion qui se donne de la catégorie une
consiste simplement à apercevoir, grâce à ces définition plus restrictive («cadres»,
données, connues déjà en partie, surtout parisiens, employés surtout dans
comment, par quels procédés politiques, les de grandes entreprises, etc.).
hommes agissent, ont su ou cru agir les (38) II faut analyser en même temps
uns sur les autres, se répartir en milieux l'histoire des taxinomies qui, à un
et groupes divers, réagir sur d'autres moment donné du temps, se présentent
sociétés ou sur le milieu physique ». (M. sous une forme réifiée. On sait, par
Mauss, « Divisions et proportions des exemple, que la formation d'un
divisions de la sociologie », Œuvres, vocabulaire unifié des professions, relativement
Paris, Editions de Minuit, 1969, t. 3, pp. identique d'une branche à une autre,
233-237). d'une région à une autre, est le produit
(36) Sur les différentes nomenclatures d'un immense travail collectif (auquel
officielles, la meilleure source est sans les syndicats ont pris une part
doute la Bible des statistiques sur importante) qui ne peut, sans schématisme,
l'emploi, Vol. 2, définitions et nomenclatures, être réduit à un simple processus
document non publié, Association pour étatique d'imposition d'un système de
l'Emploi des Cadres (APEC), Paris, 1977. classement.
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créneau étroit limité par une double contrainte : il leur fallait non
seulement se distinguer du Parti communiste et de la vulgate marxiste mais
aussi, on l'a dit, du discours de la « troisième voie ». Produit dans les
années trente, d'une intention de dépassement relativement similaire,
mais approprié désormais par des agents et des groupes occupant la
position droite de l'espace politique et, par là, déterminé en pratique (alors
qu'il pouvait être perçu, à son origine, comme relativement indéterminé),
le thème de la « troisième voie » ne permettait plus de faire coexister le
discours « révolutionnaire » et la critique « radicale » des instances —
la CGT et le PC — qui entendaient conserver le monopole de la «
révolution » et le monopole de la classe ouvrière. L'opération consiste en une
sorte de manipulation taxinomique visant, pour engendrer des groupes
nouveaux, ou pour modifier les tracés de frontières existants, à manipuler
la relation entre l'espace social objectif et l'espace des noms et à déplacer
les limites de sens (ou, si l'on veut, les connotations) associées aux noms
qui désignent les groupes et leur définit une adresse dans l'espace social.
Cette entreprise proprement politique, puisqu'elle a pour enjeu les limites
des différentes classes, la relation entre les classes objectives et les
instances qui prétendent les représenter et, par là, l'étendue des territoires
sociaux qui reviennent légitimement de fait et de droit à chacune des
instances, ne se voit nulle part aussi bien que dans le livre de Pierre
Belleville, Une nouvelle classe ouvrière qui, adossé au discours «
théorique » de Mallet, lui donne une formulation directement syndicale et
politique (41).
Pour opposer une résistance à la thèse qui, s'appuyant sur une définition
« ancienne » du « prolétariat », croit constater la stagnation numérique (au moins
en termes relatifs) de la classe ouvrière et annonce son dépérissement et son
remplacement par une vaste classe moyenne (le tiers-parti), et pour maintenir
ou augmenter le volume, donc le poids relatif, de la « classe ouvrière », il faut
déplacer la frontière qui séparait jusque là la « classe ouvrière » des « classes
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(62) Michel Crozier, dans un article de Lipset est consacré à «The Emer-
sur les « intellectuels » qu'il publie gence of the New Middle Class » qui
dans le numéro spécial de Daedalus doit avoir pour conséquence « the end
consacré en 1964 à l'Europe, a, mieux of rigid status classes derivative from a
que quiconque, su exprimer l'humeur pre-industrial world ». (S.M. Lipset.
des années soixante, à cela près qu'il « The changing Class- Structure and
universalise à l'ensemble de la « société Contemporary European Politics », loc.
française » l'optimisme qui s'enracine cit., pp. 271-303.
d'abord dans la classe dominante et, (63) (I) Sur l'artefact qui consiste à
particulièrement, chez les intellectuels traiter les groupes comme des « person-
liés aux fractions ascendantes de la nes collectives» (mass person), agrégats
classe dominante. (Cf. M. Crozier. « The homogènes possédant un « caractère »
Cultural Revolution : Notes on the particulier et une sorte de « volonté »
Changes in the Intellectual Climate of propre, voir : M.E. Spencer, « Images of
France », Daedalus, winter 1964, pp. 514- groups », Archives européennes de socio-
542.) Dans le même numéro, un article logie, 16 (2), 1975, pp. 194-214.
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Sans disposer d'une enquête portant sur l'ensemble ou sur une fraction étendue
de la catégorie, on peut, en s'appuyant sur les différentes sources utilisables (67)
qui apportent chacune des informations parcellaires (pas toujours d'ordre
statistique) sur une fraction particulière, faire l'hypothèse que les cadres ont d'autant
moins tendance à adhérer à un syndicat : 1) que l'entreprise à laquelle ils
appartiennent est plus petite (notamment parce que la part des « cadres » qui sont
issus du patronat traditionnel ou qui sont d'anciens patrons reconvertis augmente
quand diminue la taille de l'entreprise; 2) qu'elle est plus proche du pôle du privé
et moins proche du pôle du public (représenté par les entreprises nationalisées
où les syndicats de « cadres » étant mieux implantés, mieux tolérés et plus
puissants, les coûts de l'adhésion syndicale sont moins élevés); 3) qu'ils occupent
une position plus haute dans la hiérarchie de leur entreprise; 4) que leur activité
est moins technique et plus liée à la gestion commerciale ou financière (ou à
l'encadrement direct des ouvriers) ; 5) qu'ils détiennent des titres scolaires de haut
niveau (Grandes Ecoles) ou, au contraire qu'ils sont autodidactes (l'adhésion à
un syndicat n'apporte que des coûts sans avantages compensatoires aux cadres,
dctés des diplômes les mieux cotés qui jouissent de la sécurité la plus grande
et dont les chances de carrière sont les meilleures tandis qu'au pôle opposé, les.
autodidactes, très fortement liés à l'entreprise qui les a promus et sans valeur sur
le marché externe, prennent, en adhérant à un syndicat, un risque non
négligeable) (68) ; 6) qu'ils sont plus jeunes : lorsque, avec l'âge, les chances de carrière
diminuent, les risques que l'adhésion à un syndicat fait peser sur l'avenir de la
carrière diminuent d'autant. Inversement, et cela surtout dans les grandes
entreprises possédant un comité d'entreprise important, avec un budget élevé, gérant
de nombreuses activités, le militantisme syndical (surtout s'il s'exerce à la CGC)
peut constituer pour des « cadres » dont les espoirs de carrière ont été déçus un
moyen d'acquérir du prestige, du pouvoir ou, plutôt, comme on dit, du « poids »
dans l'entreprise, et d'y être «quelqu'un». Le même système de contraintes
tend, au moins pour une part, à définir les positions relatives des différents
syndicats et les propriétés de leurs publics, soit essentiellement la CGC, la CGT-
UGICT et TUCC-CFDT.
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(71) C'est la raison pour laquelle la (72) «Le cadre dont nous allons en-
CGC a pour préoccupation constante semble envisager la mission est un
de maintenir et d'étendre son influence homme qui a le plus souvent un com-
parmi les « cadres » de haut rang. Ses mandement, généralement de l'initiative
responsables ont notamment entrepris et toujours une responsabilité et qui,
dans ce but des négociations avec le d'autre part, est reconnu par les autres
Centre National des Jeunes Cadres, dont comme un chef » (Positions et proposi-
les adhérents sont, pour la plupart, issus tions de la CGC, 1971).
des Grandes Ecoles.
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La double opposition entre les petits cadres et les cadres de rang plus élevé
et entre le secteur nationalisé et le secteur privé, est au principe des conflits
internes dont la CGC est le lieu depuis le milieu des années soixante. La CGC
n'est pas un bloc monolithique. Elle est divisée, selon les principes qui divisent
le syndicalisme des cadres dans son ensemble, en une arrière-garde et une avant-
garde, comme le montrent les luttes qui ont opposé la tendance « conservatrice »,
représentée par Malterre, puis par Charpentié, à la tendance «novatrice»,
représentée d'abord par Gilbert Nasse, dans les années 63-66 puis, après son
exclusion en 1967, par Jean-Louis Mandinaud qui, en 1969, quitte la CGC pour
créer l'Union des Cadres et Techniciens (UGT). Ces conflits ont, semble-t-il,
pour base l'opposition entre les « cadres » proches du pôle du privé et aussi,
sans doute, peu élevés dans la hiérarchie, notamment les Fédérations de VRP et
de contremaîtres, et les « cadres » appartenant aux entreprises nationalisées et
aux secteurs de capitalisme concentré et à la technologie moderne. Ainsi, l'UGT
est surtout implantée à l'EDF, dans les pétroles, dans quelques secteurs bancaires
(et, particulièrement, au Crédit Lyonnais qui a alors comme patron Bloch-Lainé)
et secondairement dans la chimie, la métallurgie, l'aéronautique. Elle a pour
revendication fondamentale la « participation » des « cadres » à la gestion de
l'entreprise et corrélativement la généralisation des sociétés à conseil de
surveillance et à directoire. L'UGT qui voit dans le « syndicalisme des cadres » « l'aile
montante » du « syndicalisme des salariés (...) dans la voie d'une évolution réelle
et féconde de l'entreprise » (Cahiers de l'UGT, n° 2) est aux fédérations anciennes
de la CGC — souvent taxées de « poujadisme » — ce que la nouvelle bourgeoisie,
intégrée aux bureaucraties des grands groupes, est à la petite bourgeoisie de
promotion traditionnelle. Les sympathies de ses dirigeants se portent vers une
« social-démocratie à l'allemande ».
Ainsi, l'UGICT est très mal implantée dans les petites et moyennes entreprises
et dans les secteurs industriels les plus traditionnels dont les cadres sont, soit
des membres de la bourgeoisie directement liée au patronat, soit des ouvriers,
ou des enfants d'ouvriers, promus dans la clientèle d'un patron. Pour les mêmes
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(73) D'après une enquête du Centre social des ingénieurs », Economie et poli-
National des Jeunes Cadres, la position tique, janv. 1969. Cette thématique, au-
de la CGT est assez forte chez les an- jourd'hui très routinisée, s'exprime aussi
ciens élèves d'IUT. Cf. CNJC, Les jeunes dans une multiplicité de brochures,
cadres et le syndicalisme, ronéo, 1977, comptes rendus de congrès, etc. Sur
p. 6. l'ouverture du PC aux «cadres» après
(74) Cf. A. Andrœux, J. Lignon, Le Mai 68, voir Г «Appel du Parti commu-
militant syndicaliste d'aujourd'hui, op. niste français aux ingénieurs, cadres,
cit., pp. 172-182. techniciens», l'Humanité, 31 juin 1969,
(75) Sur la thématique de l'UGICT, et les articles de Joë Metzger, notam-
cf., par exemple, A. Jaeglé, « Quel syn- ment dans France nouvelle (par exem-
dicalisme pour les cadres », Options, 102, pie, « Ingénieurs, cadres, techniciens,
déc. 1975, p. 31; ou encore, S. Monegar, trois évidences », France nouvelle, П.
«Remarques sur le rôle technique et 12.68).
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ajustée aux propriétés ambiguës de son public. Les petits bourgeois qui
composent, sans doute, l'essentiel du public de l'UGICT n'ont pas le
monopole de l'ambiguïté. Mais les conditions objectives où ils sont placés
leur permettent, plus facilement, par exemple, qu'aux « cadres » de la
CGC, de rompre avec la représentation mystifiée du « chef » «
responsable » identifié à Г « entreprise » et de restituer l'ambiguïté de leur
position dans l'ambiguïté de leurs prises de position. D'une part, ils
jouissent d'avantages suffisants par rapport à la grande masse des ouvriers
pour souhaiter maintenir la distance qui les en sépare. Ils ne sont pas
nécessairement favorables à la fusion de 1' « encadrement » et de la
« classe ouvrière » dans un même ensemble regroupant, sans distinctions,
« tous les salariés » du côté des plus exploités, dissolution dans la masse
en contradiction avec l'ensemble de leurs stratégies professionnelles et
sociales (comme le déclare un responsable de l'UGICT, « si on parle de
la 'déqualification des agents de maîtrise', les premiers à ne pas être
d'accord, ce sont souvent les agents de maîtrise ») . Mais, d'un autre côté,
les « cadres » de l'UGICT, qui jouissent souvent de la protection d'un
diplôme et de la relative garantie d'emploi que l'on trouve dans les grands
groupes, et particulièrement dans les entreprises nationalisées (au moins
en période de prospérité économique) sont assez autonomes pour accéder
à la conscience et à l'expression de l'exploitation relative qu'ils subissent
et, surtout lorsqu'ils sont d'origine ouvrière, pour revendiquer la solidarité
avec la classe sur laquelle ils contribuent à assurer la domination de la
bourgeoisie.
C'est dire aussi que l'ambiguïté de la position de la CGT et ses
hésitations passées (76) ne peuvent se comprendre si on ne voit qu'elle repose
sur une contradiction objective : syndicat à prépondérance ouvrière, la
CGT ne peut accroître son audience parmi les ingénieurs et les cadres
qu'en acceptant de reconnaître la spécificité d'un groupe professionnel et
social constitué hors d'elle-même, contre elle, et dont le principe ultime
de cohérence et d'unité partiellement négatif n'est autre que l'écart, très
concrètement incarné dans une hiérarchie de gratifications symboliques
(les relations de pouvoir) et matérielle (l'échelle des salaires) qui sépare
ces catégories des ouvriers et des employés. La CGT (comme d'ailleurs le
PC) est ainsi contrainte de parler comme la CGC et comme les
organisations patronales auxquelles elle s'oppose, des « cadres » sans distinction,
et de s'adresser à eux dans leur ensemble, sans pouvoir se donner, au
moins explicitement, le moyen de briser la cohésion symbolique de la
catégorie.
(76) La CGT a longtemps hésité, on le mie relative, une spécificité et les traiter
sait, entre accepter les adhésions indi- comme un groupe professionnel distinct
viduelles de « cadres » en les considé- des autres salariés, dotés d'intérêts pro-
rant comme des travailleurs au même pres. (Cf. J.D. Reynaud, Les syndicats
titre que les autres, sans les reconnaître en France, Paris, Le Seuil, 1975, t. 1,
explicitement en tant que «cadres» ou, p. 119).
à l'inverse, leur reconnaître une autono-
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En cela l'UGC peut se dire plus « représentatif » des « cadres » que ne le sont
la CGC et l'UGICT, bien que le nombre de ses adhérents soit nettement plus
faible. Dans la lutte pour la «représentativité», c'est-à-dire pour la légitimité,
qui opposent les organisations de cadres les unes aux autres, les plus fortes par
le nombre ne sont pas nécessairement les plus influentes parce que les « cadres »
constituent précisément une catégorie dont les membres se définissent par leur
rareté relative. C'est là un autre paradoxe du syndicalisme des « cadres » :
comment être « l'organisation de masse » d'un « groupe d'élite » ? Les syndicats de
cadres sont ainsi affrontés à deux exigences contradictoires : d'une part, accroître
le nombre de leurs adhérents pour accroître leur « représentativité » quantitative,
la stratégie de croissance la plus facile et la plus fréquente consistant à favoriser
le recrutement aux limites inférieures de la catégorie (stratégie d'autant plus
facile à mettre en œuvre que l'affiliation à un syndicat de « cadres » peut, si les
risques ne sont pas trop élevés, constituer pour des cadres de fraîche date, ou des
« assimilés » une gratification symbolique ayant une valeur par elle-même) .
D'autre part, maintenir la pureté sociale du recrutement, une fraction trop
importante de cadres «douteux» ou ď « assimilés » ayant tendance à diminuer
la « représentativité » qualitative du syndicat et, par là, sa force.
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(79) Ainsi, par exemple, d'après une diant l'évolution des adhésions et des
enquête réalisée par l'Association pour démissions au sein de la section ingé-
l'Emploi des Cadres, en 1975 (qui repose nieurs et cadres CFTC, puis CFDT,
sur la définition de la catégorie que d'une des plus grandes entreprises fran-
donnent les caisses de retraite des ca- çaises de 1946 à 1969, Andrieux et Lignon
dres), 7 % des «cadres» sont occupés montrent que les ingénieurs et cadres
dans des services d'études et de recher- de fabrication sont aussi nombreux à
ches. Il s'agit, pour la plupart, de «ca- avoir adhéré et à avoir démissionné
dres» munis de diplômes élevés et de durant cette période (28 adhésions et 23
«cadres» jeunes (la «recherche», ou démissions), tandis que l'on enregistre
les « études » constituant, pour les di- 69 adhésions d'ingénieurs de recherches
plômés, une position de départ). Il données, pour plus de la moitié, après la
semble que les ingénieurs de production rupture avec la CFTC, contre 17 démis-
qui appartiennent à l'UCC-CFDT pro- sions. (Op. cit., pp. 204 et 224-228.)
viennent surtout de l'ancienne CFTC et (80) L'Expansion décrit ainsi «l'itiné-
représentent, au sein de l'actuelle CFDT raire » de Pierre Vanlerenberghe, l'ac-
le catholicisme social dans sa forme tuel secrétaire général de l'UCC-CFDT :
traditionnelle. Mais, comme le montrent «... Les Arts et Métiers de Lille, grâce
A. Andrieux et J. Lignon, l'ingénieur à une bourse; et puis, une bonne forma-
de production, « chef » « humain », « in- tion économique en fac, à Paris. Son iti-
termédiaire » entre le « prolétariat » et néraire ? La JEC, l'UNEF, les Assises
le «patronat» tend à laisser la place à du socialisme, Alain Touraine. Son
l'ingénieur de recherche, compétent, adhésion à la CFDT? 1968, bien sûr»,
libéral et libéré, entre autres, des res- (L'Expansion, octobre 1976.)
ponsabilités hiérarchiques. Ainsi, étu-
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des fractions déjà représentée dans le champ de la pratique dont elle était
composée. Contre-partie nécessaire, les premiers à accéder au privilège
d'être représentés dans la pensée du monde social étaient les agents et
les groupes déjà représentés dans l'ordre de la pratique politique. Mais,
surtout, l'universalisation des propriétés locales d'une fraction de la
catégorie se substituait à la tâche qui aurait consisté à construire le
système des définitions différentes que la catégorie donne d'elle-même
et que les autres donnent d'elle, et qui aurait seul permis de ressaisir ce
que les « cadres », dans leur définition sociale, et dans leurs propriétés
objectives, doivent aux luttes dont ils sont à la fois le sujet et l'objet. Mais
participant elles-mêmes en tant qu'armes symboliques aux luttes qui
avaient pour enjeu la captation des « cadres », les différentes
interprétations, dont chacune entendait imposer comme scientifiquement vraie et,
indissociablement, comme politiquement et socialement juste, une
définition régionale de la catégorie, étaient condamnées à la fuite dans la
différence (sur fond de consensus) sans pouvoir construire ni le champ
des représentations concurrentes de la catégorie, ni, par conséquent, ses
structures objectives.
Chaque nouveau discours trouvait d'abord sa justification dans la
nécessité de répondre aux discours déjà prononcés et de ne pas laisser à
d'autres le monopole de l'interprétation. Mais l'accumulation des discours
croisés concourait ainsi à renforcer l'efficacité symbolique de chacun
d'entre eux en constituant une problématique, celle des « cadres », de
leur « nature » et de leur « rôle », de leur substance et de leur « place ».
Par un effet de renforcement circulaire inhérent à la dialectique de
l'objectif et du subjectif, l'accumulation des discours croisés, lors même
qu'ils étaient prononcés pour dénier à la catégorie toute existence
objective, contribuait à faire exister ce que ces discours désignaient : elle
favorisait, en effet, la multiplication des représentations de la catégorie, les
représentations mentales que l'on pouvait s'en faire, et aussi chacun des
discours renvoyant à un lieu déterminé de l'espace politique, celle des
instances, clubs, groupements, syndicats, etc., prétendant à la tâche de la
représenter sur la scène politique.
Luc Boltanski
Centre de sociologie européenne, Paris.
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