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org/2713
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électroniques de l'INHA
Actes de colloques et livres en ligne de l'Institut national d'histoire de l'art
Cannibalismes disciplinaires
- Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor (dir.)
En guise d’introduction
THIERRY DUFRÊNE ET ANNE-CHRISTINE TAYLOR
Entrées d'index
Mots clés : anthropologie, histoire de l’art
Texte intégral
1 « Notre monde vient d’en trouver un autre […] non moins grand, plein et
membru que lui » : c’est ainsi que s’ouvre le chapitre VI du livre troisième des
Essais intitulé « Des coches », écrit par un Montaigne âgé de 54 ans et qui
glisse fort vite, on s’en souvient, d’une réflexion anodine sur les voyages à une
prise de position parfaitement claire sur les massacres perpétrés dans le
Nouveau Monde à peine découvert. Dans son chapitre XXXI du livre premier,
«Des cannibales », il avait écrit à propos des peuples brésiliens qu’ils
honoraient leurs ennemis prisonniers en poussant jusqu’à son terme leur
vengeance : les tuant, les rôtissant et les mangeant en commun, envoyant « des
lopins à ceux de leurs amis qui sont absents ». Le maire de Bordeaux faisait
remarquer qu’il n’y avait pas là à ses yeux – et pour qui voulait bien voir – une
plus grande barbarie que celle des Européens qui infligeaient les pires des
tortures à leurs ennemis encore vivants. Il citait également une chanson reprise
dans un dernier défi par un Amazonien avant d’être mis à mort et mangé par la
tribu de ses ennemis : « Ces muscles, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres,
pauvres fols que vous êtes […]. Savourez-les bien, vous y trouverez le goût de
votre propre chair », tant il s’était lui-même nourri de leur substance !
2 Ce sont là sans doute des propos étranges pour une introduction à un
ouvrage savant, peut-être inspirés par la sensation diffuse de festin cannibale
ressentie lorsque, pour fêter la fin des travaux qui aboutirent à ce livre, un
dernier dîner nous menait en bateau-mouche sur la Seine, mangeant, buvant et
devisant gaiement sans manquer de jeter des regards farouches sur les berges
qui défilaient. Notre monde en avait bien trouvé un autre, et historiens de l’art
et anthropologues se confirmaient en plusieurs langues qu’ils avaient des
préoccupations, des lectures ou des éditeurs communs qui se recoupaient
comme pain et viande, qu’ils dévoraient les livres des uns et des autres, y
taillant volontiers quelques morceaux d’anthologie, se servant des « terrains »
pour y faire des feux d’artifices, et des nus dans la peinture pour allier le cru et
le cuit. Il semblait que comme dans un « festin nu » et sous l’œil de l’astre
nocturne mourant et renaissant, les cannibalismes disciplinaires avaient été
consommés.
3 C’est donc à Montaigne que nous avons pensé en adoptant le titre de
Cannibalismes disciplinaires.S’il est un brin provocateur, il reflète la relation
substantielle, charnelle même pourrait-on dire, qui existe depuis bien
longtemps entre l’histoire de l’art et l’anthropologie. Roland Recht remarque
d’ailleurs ici même « qu’en 1953, l’anthropologue Alfred L. Kroeber avait
demandé à un historien de l’art, Meyer Shapiro, de rédiger une contribution sur
le thème du style dans son ouvrage collectif Anthropology Today ». Ajoutons
que c’est un masque de celluloïd et métal de l’artiste Anton Pevsner, daté de
1923, qui orne la couverture du Dictionnaire de l’ethnologie et de
l’anthropologie(1991) de Pierre Bonte et Michel Izard. Et s’il nous faut assumer
la « provocation » d’un titre, ce sera au sens étymologique : comme un appel au
lecteur de se prononcer en retour. Rappelons qu’en 1920, Oswaldo de Andrade
publiait son Manifeste anthropophage où il soulignait avec justesse, au-delà de
la référence locale, le caractère farci de toute culture, métissée comme la culture
sud-américaine l’était pour sa part d’apports européens, amérindiens et
africains. Plus récemment, en 2002, le musée d’Ethnographie de Neuchâtel en
Suisse a renversé la perspective habituelle en évoquant le « musée cannibale »
dans une exposition au titre et à la muséographie volontairement frappants.
4 L’« esprit de géométrie », pour parler comme Pascal, voudrait que tout
classement des disciplines revienne à ériger des barrières au-delà desquelles on
s’expose à perdre son âme. Un lecteur qui n’aura pas vocation à être une telle
âme errante pourra ne voir dans ces écrits rassemblés que leurs différences. En
effet, si l’anthropologie insiste sur une double continuité, celle de l’activité
artistique – bien entendu variable selon les aires géographiques – et celle de
cette activité par rapport au reste du comportement humain en société (ce
qu’on appelle la « culture » au sens large), l’histoire de l’art s’est attachée
depuis le XVIIIe siècle à mieux comprendre ce qu’avait de spécifique la création
d’œuvres d’art en réponse à des contextes changeants dans le temps mais aussi
à des règles de développement internes à un « monde de l’art » de plus en plus
autonome (rapport à la tradition, innovation, « règles de l’art »).
5 De ces tendances disciplinaires, qui sont comme des plis que l’on prend sans
le vouloir, à rassembler l’épars dans une « ontologie » (Philippe Descola), à
pratiquer le comparatisme, à chercher ce qui ancre la spécificité humaine dans
la nature prise comme l’ensemble des manifestations du vivant – pour
l’anthropologue, à mesurer les «changements de temporalité » (Jean-Claude
Schmitt), à appréhender le « corps plastique » (Recht) et à comprendre les
variations du goût et la « métamorphose » des œuvres – pour l’historien, on
peut dire qu’elles sont comme un retour à un nouvel état d’équilibre, une fois
enregistrées les oscillations du contact des raisonnements et des pratiques.
6 Dans l’histoire des deux disciplines, on observe à l’origine un usage commun
Michaël Baxandall, notre réaction aux images, voit dans l’évolution lente du
cerveau un paradoxal ralentisseur du temps, cause à la fois de l’invariabilité
des réactions à l’œuvre d’art qui garde à travers les siècles son pouvoir de
remuement, et de la constante mobilisation des facultés humaines par des
artefacts vieux parfois de millénaires. Philippe Descola, fidèle à la méthode
comparatiste lorsqu’il opte pour « une anthropologie de la figuration ou de la
mise en image » et évoque quatre grandes aires civilisationnelles où les
systèmes de figuration ou ontologiesdiffèrent, doit affronter la question
historique du passage d’une vision-figuration analogiqueà une vision-
figuration naturalisteen Europe, à la charnière de la Renaissance et de l’âge
classique. S’il constate ce changement, celui-ci reste à ses yeux aussi mystérieux
que celui que décrit Heinrich Wölfflin voyant le corps maniériste et baroque et
sa figuration lourdeet animée (dans l’architecture et les arts plastiques)
succéder à l’équilibre gracieux de l’art renaissant.
9 Dans « Parcours de savants », une histoire croisée des deux disciplines,
montrant les emprunts de l’une à l’autre, les débats et les pierres
d’achoppement, permet de faire le point sur des personnalités scientifiques qui
ont su franchir les limites. Jaynie Anderson, actuellement présidente du Comité
international d’histoire de l’art (CIHA), montre comment des savants issus de
la tradition européenne de l’histoire de l’art, tels que Kenneth Clark, ont créé
les premières collections et les éléments d’un savoir sur l’art aborigène
australien. Alain Schnapp et Pierre Lemonnier dressent les « vies parallèles »
d’André Leroi-Gourhan et de Pierre Francastel, décrivant le premier travaillant
au sein d’« une véritable Wunderkammer faite d’objets ou de croquis, de
dossiers et d’un petit nombre de livres de référence, tous annotés et rangés avec
un soin méticuleux » et le second, homme de cabinet mais souscrivant au
même scrupule de la fiche, constituer une approche sociale de la « pensée
figurative ». Tous deux reprennent la définition maussienne du rôle de la
technique et de la sociabilité dans le travail artistique, Leroi-Gourhan
continuant de se situer dans un schéma évolutionniste que Francastel récuse.
Se plaçant au XIXe siècle et considérant les travaux des premiers
anthropologues au regard de ceux des théoriciens de l’art, Martial Guédron met
l’accent sur la contamination réciproque – si l’on peut risquer le terme – des
critères anthropologiques et des critères esthétiques pour l’établissement de
normes physiques et artistiques, dans la volonté de définir l’idéal et sa
dégénérescence caricaturale. Alors que Raphaël Rousseleau démontre, sur son
terrain de prédilection, l’Inde, qu’un Verrier Elwin a pu inventer un idéal-type,
l’« art tribal » de l’Inde, pour de mauvaises raisons et dans une sorte de
recherche d’essence peu scientifique, mais s’en servir finalement ensuite pour
de bonnes raisons, là où, succédant au nivellement du colonisateur, s’installait
le nivellement par les Hindous constituant l’écrasante majorité de la population
de l’Inde devenue indépendante. La tendance à « désarrimer l’art de l’histoire »
(Rémi Labrusse) a fréquemment produit une explication de la créativité par de
supposés facteurs déterminants comme la race, le milieu, voire aujourd’hui la
détermination par les processus neuro-psychiques. Dominique Jarrassé explore
en ce sens les résurgences du gobinisme jusque dans la récente mode de tant
d’expositions et même d’institutions de considérer que le salut artistique d’un
Occident en mal d’inspiration et de vigueur créatrice viendrait de « l’art de la
friche » (Amselle), c’est-à-dire de la capacité à verser aux marges d’un « monde
de l’art » exsangue les quelques gouttes d’art autre (arts exotiques) nécessaires
Référence électronique
Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor, « En guise d’introduction », in Thierry Dufrêne
et Anne-Christine Taylor (dir.), Cannibalismes disciplinaires, Paris, coédition INHA et
musée du quai Branly (« Actes de colloques »), 2009, [En ligne], mis en ligne le 06 mai
2010, Consulté le 31 mai 2010. URL : http://inha.revues.org/2713
Auteurs
Thierry Dufrêne
Professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris Ouest Nanterre La
Défense et secrétaire scientifique du Comité international d'histoire de l'art (CIHA).
Droits d’auteur