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Revue française de science

politique

Le pluralisme. Une analyse conceptuelle et comparative


Monsieur Luigi Graziano

Résumé
Pluralism. a conceptual and comparative analysis Luigi Graziano
Pluralism is a polymorphous concept still in need of clarification, especially as its underlying philosophy is being exported to a
number of post-communist regimes. There are various brands of pluralism and one task for research is to determine some of thé
reasons for the success of the American variant. The essay reviews the history of this tradition of thought in a comparative
perspective. It deals with its meaning in the European context (Part I) and in the United States (Part II). A brief reference will be
mode in Part III to thé distinction between pluralism and neo-corporatism. Part IV will discuss more recent developments,
including some critical reactions to « group theory » and the reemergence of the notion of public interest.

Citer ce document / Cite this document :

Graziano Luigi. Le pluralisme. Une analyse conceptuelle et comparative. In: Revue française de science politique, 46ᵉ année,
n°2, 1996. pp. 195-224;

doi : 10.3406/rfsp.1996.395051

http://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1996_num_46_2_395051

Document généré le 31/05/2016


LE PLURALISME. UNE ANALYSE
CONCEPTUELLE ET COMPARATIVE*

LUIGI GRAZIANO

Le pluralisme est une notion polymorphe qui demande à être


clarifiée sur le plan conceptuel. Il n'existe aucune théorie du
pluralisme, aucun modèle qui ait une précision analytique comparable,
par exemple, à celle des théories de la démocratie. Cela tient à plusieurs
raisons, et notamment au flou caractérisant le statut de la représentation
des intérêts dans le processus démocratique. Certains de ces problèmes se
clarifieront à mesure que nous développerons notre argument. On observe
aussi, à travers l'histoire multiséculaire de la pensée pluraliste, une grande
diversité d'écoles et d'approches allant des mouvements politiques et
doctrinaires comme le socialisme de guilde (guild socialism) aux approches
analytiques telle la «théorie des groupes» (group theory of politics).
Étant donné la complexité du problème, nous avons choisi d'introduire
cet essai en indiquant certaines motivations spécifiques qui nous ont orienté
vers notre thème.
Les événements de l'Europe centrale et orientale sont une première
raison qui nous amènent à revenir sur la notion du pluralisme. L'émergence de
régimes post-communistes désireux de réorienter leurs systèmes vers une
voie pluraliste soulève le problème de savoir de quel pluralisme nous
parlons, vu ses nombreuses incarnations dans l'histoire. La politique
postcommuniste pose également des dilemmes, dont les conflits ethniques et le
séparatisme, qui, comme nous le verrons, sont au cœur de certaines
ambiguïtés conceptuelles de la pensée pluraliste.
Notre intérêt pour le pluralisme tient à une deuxième raison, liée à nos
recherches sur le lobbying à Washington1. Le lobbying est manifestement
une méthode de représentation efficace. Il recouvre aujourd'hui un champ
étonnamment vaste d'intérêts (intérêts économiques et «idéaux»,
associations et institutions comme les universités, les États-fédérés et beaucoup
d'autres), dont la panoplie des «lobbies de citoyens» qui se sont multipliés
ces dernières décennies aux États-Unis. Ces méthodes sont apparemment
exportées dans d'autres contextes politiques, comme celui de la
Communauté à Bruxelles, où l'on a recensé quelque 10000 personnes qui gravitent
autour du secteur du lobbying. Pourquoi la version américaine du pluralisme
connaît-elle un tel succès, et pourquoi d'autres formes, comme le socialisme
de guilde ou la notion durkheimienne d'un ordre social fondé sur les
groupes professionnels, ont-elles été reléguées au rang d'antiquités dans
l'histoire intellectuelle?

* Dans cet article, j'utilise librement un ouvrage que j'ai récemment publié sous le
titre de Lobbying, pluralismo, democrazia, Rome, Nuova Italia Scientifica, 1995.
1. Voir L. Graziano, ibid.

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Cet article se veut donc essentiellement un exercice de clarification


conceptuelle. Il traite de la signification du concept à la fois dans le
contexte européen (première partie) et aux États-Unis (deuxième partie). Il
rappelle brièvement (troisième partie) la différence entre pluralisme et
néocorporatisme, entendus comme deux formes distinctes de représentation des
intérêts. Dans une quatrième et dernière partie, on examinera des évolutions
plus récentes, dont certaines réactions critiques à la «théorie des groupes»,
et la réapparition de la notion d'intérêt public.

LES MODÈLES EUROPEENS ET LA QUÊTE


DU PLURALISME AUJOURD'HUI

Historiquement, le pluralisme moderne renvoie à la formation


d'associations volontaires, c'est-à-dire d'organisations instrumentales fonctionnelle -
ment spécifiques contrastant avec ce que l'on pourrait appeler, pour
reprendre une distinction célèbre de la théorie de la démocratie, le
«pluralisme des anciens » ' . Ce dernier était fondé sur un système de plus en plus
contraignant d'adhésion à des corporations aux buts multiples ainsi que sur
d'autres institutions structurées par des formes d'autorités traditionnelles — la
famille, la communauté locale, l'Église — qui déterminaient la position et
le statut de l'individu dans la vie sociale et politique avant 1789 et
longtemps après. Le débat qui accompagna l'apparition du pluralisme moderne
dans la deuxième partie du 19e siècle tenait essentiellement au groupe
professionnel en tant que forme associative la plus importante2. L'existence de
ces groupes, ou plutôt l'aspiration à en créer, tenait à une curieuse
contradiction dans l'Europe post-révolutionnaire: la Révolution française et les
régimes qu'elle engendra reconnurent pleinement la liberté du travail, à
savoir le libre accès à la «profession», tout en bannissant toutes sortes de
regroupements professionnels. On pourrait dire du pluralisme contemporain
qu'il trouve son origine dans la revendication conjointe de ces deux droits :
le droit au travail et le droit de former des associations professionnelles3.
Le pluralisme politique est tout autant issu de la Révolution française
que le pluralisme social. Plus précisément, ce fut une réaction contre la
conception libérale de l'État et son principe fondateur, la souveraineté «une
et indivisible». Cette réaction prit diverses formes, préparant le terrain à
différentes traditions idéologiques. Tocqueville et d'autres critiquèrent le
potentiel totalitaire de la démocratie majoritaire et le spectre du
«despotisme administratif». La pensée sociale catholique et les auteurs
conservateurs réagirent contre les fondements individualistes de l'État libéral, État

1. N. Bobbio, « Pluralismo», dans N. Bobbio et al., Dizionario di politico, Turin,


TEA, 1990. Voir aussi O. von Gierke, Community in historical perspective, édité par
A. Black, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
2. Sur le pluralisme religieux, voir H. J. Laski, Studies in the problem of
sovereignty, New Haven, Conn., Yale University Press> 1917.
3. J. Paul-Boncour, Le fédéralisme économique. Étude sur le syndicat obligatoire,
Paris, Félix Alcan, 1901.

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hostile ou malveillant à l'égard de certaines institutions qui avaient façonné


depuis des temps immémoriaux la personnalité morale des hommes ainsi que
l'ordre social et politique (famille, Église, communauté locale)1. Enfin, les
critiques progressistes ou socialistes virent dans la reconstruction pluraliste
de la société un antidote au système des inégalités engendré par la propriété
privée et l'État bourgeois (socialistes de guilde, Fabiens, syndicalistes)2.
Nous pourrions ainsi parler du pluralisme européen comme étant
constitué de trois grandes familles idéologiques : le pluralisme libéral-démocrate
d'origine tocquevillienne, le pluralisme chrétien- social et le pluralisme
socialiste3.
Ajoutons qu'une révision parallèle s'opéra dans le domaine du droit
public. Des théoriciens tels Duguit, puis Laski4, en vinrent à considérer
l'État moins comme l'autorité suprême, à l'image du passé, que comme le
pourvoyeur de services indispensables à la communauté. Par rapport à cette
conception et aux nouvelles tâches qu'elle comportait, la notion de
souveraineté n'était que d'une utilité limitée. En particulier, elle ne donnait aucune
indication sur la manière dont cet État devait, outre le maintien de l'ordre
et l'administration de la justice, assumer une multitude de services que l'on
attendait de lui. L'État fut redéfini comme «service public» et c'est l'idée
de service public, non de souveraineté, qui devint l'élément central du droit
public européen5. Dans ce nouveau cadre, l'autorité de l'État était censée
largement dépendre du niveau de satisfaction des utilisateurs de ses services,
dont un grand nombre pouvait être efficacement assuré seulement grâce à la
coopération et la compétence des groupes sociaux concernés. Ainsi, la
conception fonctionnelle de l'autorité ouvrit la voie à un rôle
potentiellement beaucoup plus important des intérêts organisés dans le processus
décisionnel public.
Nous ne pouvons, dans le cadre limité de cet article, évoquer en détail
les modèles de société qui sous-tendent les trois formes de pluralisme
mentionnées plus haut. Toutefois, quelques observations d'ordre général nous
aideront à mieux saisir ce que ce courant de pensée a de spécifique. Tout
d'abord, lorsqu'on lit des auteurs tels R.A. Nisbet, G.D.H. Cole, HJ. Laski
et d'autres critiques européens, on est frappé par l'aspect très polémique de
leurs théories, toutes fondées sur des projets de transformation sociale et
politique. En réalité, nous avons affaire ici à des doctrines plutôt qu'à des
théories. Cela, contrairement aux théories américaines sur les groupes de
pression, qualifiées à juste titre de «pluralisme analytique» par M. Oison6

1. R.A. Nisbet, The quest for community, Oxford, Oxford University Press, 1953.
2. S.G. Hobson, National guilds. An inquiry into the wage system and the way out,
Londres, G. Bell & Sons, 1917. G.D.H. Cole, Guild socialism re-stated, Londres,
Leonard Parsons, 1920.
3. N. Bobbio, cité.
4. L. Duguit, Les transformations du droit public, Paris, Armand Colin, 1913.
H.J. Laski, Grammaire de la politique, Paris, Librairie Delagrave, 1933 (éd. originale
anglaise: 1925); H.J. Laski, The State in theory and practice, Londres, Allen and
Unwin, 1935. Cf. G. Zagrebelski, // diritto mite. Legge diritti giustizia, Turin, Einaudi,
1992.
5. L. Duguit, op. cit.
6. M. Olson, The logic of collective action. Public goods and the theory of groups,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1965 (trad. : Paris, PUF, 1978).

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et par d'autres, pour en marquer l'orientation scientifique plutôt que


normative, point sur lequel je reviendrai.
Cet esprit critique se traduit d'autre part — et c'est ma deuxième
remarque — par des projets de transformation sociale qui diffèrent
sensiblement les uns des autres. Si elles préconisent toutes un ordre pluraliste, les
diverses écoles européennes semblent souscrire à des visions de la structure
sociale extrêmement différentes les unes des autres, voire à des conceptions
différentes de la démocratie. Un rapide examen des trois auteurs déjà cités,
Nisbet, Cole et Laski, nous permettra d'éclairer ces différences.
Le pluralisme de type communautaire proposé par Nisbet fournit une
bonne illustration de la variante conservatrice. Nisbet écrivait après
l'expérience déchirante des totalitarismes du 20e siècle, auxquels il s'efforçait de
trouver un antidote approprié. Il développe une anthropologie fondée sur la
notion d'homme en tant que créature de la société enracinée dans les
communautés de base (famille, religion, etc.), qui lui donnent l'essentiel de
son identité et de ses valeurs morales et sociales. Nombreux furent ceux qui
virent dans le rétablissement de ces ancrages un remède nécessaire ' . Pour
Nisbet, le mal était à la fois plus profond et plus ancien. Il était enraciné
dans une anthropologie qui, depuis Bodin, avait fini par dominer la pensée
politique européenne, et qui postulait l'idée que l'homme était le produit de
l'ordre moral et politique engendré par l'État. Nisbet considérait cette
conception à la fois radicalement fausse et dangereuse.
Comme dans d'autres domaines de la théorie sociale, c'était Rousseau
qui avait formulé cet argument de la façon la plus radicale. Selon lui,
l'homme se muait en un être moral sous l'influence de grands législateurs
qui en changeaient la nature, changeant un animal «stupide et limité», tel
qu'il est censé être dans l'état de nature, en un citoyen capable de
comportement moral2.
Le reste de la théorie de Nisbet découle de ces prémisses. En tant que
seule communauté politique «authentique», l'État a dépossédé les
communautés de base de la plupart de leurs fonctions, processus renforcé par
l'apparition de l'individualisme moderne. Et ces deux tendances, l'atomisa-
tion sociale et la centralisation étatique, seraient à l'origine de la crise
contemporaine, dont les signes les plus manifestes et néfastes sont
l'insécurité personnelle et la tyrannie politique.
Cette construction a plusieurs implications. Tout d'abord, la participation
politique et les droits accordés par l'État ne suffisent pas à garantir la
liberté, pas plus qu'ils n'apportent un fondement solide à la démocratie.
Notons que les associations ne peuvent pas non plus faire la jonction entre
État et société: pour pouvoir agir en tant que contrepoids efficace au
pouvoir de l'État, elles doivent être, pour ainsi dire, moralement animées par
des individus pourvus eux-mêmes d'autonomie et de responsabilité morale.
La finalité essentielle de la démocratie serait alors, selon Nisbet, d'harmoni-

1. W. Kornhauser, The politics of mass society, New York, The Free Press, 1959.
2. À propos de la métamorphose nécessaire pour changer 1 ' « état de nature» en une
société proprement constituée, Rousseau écrit: «Plus ses forces naturelles [de l'homme] sont
mortes et anéanties... , plus aussi l'institution est solide et parfaite». J.-J. Rousseau, The
political writings, vol. 2, CE. Vaughan (éd.), New York, John Wiley, 1962, p. 52.

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ser les loyautés de groupe plutôt que de les supprimer ou de les restreindre
dans l'intérêt d'un Etat moniste.
Si la théorie de Nisbet revient, en dernière analyse, à une condamnation
des fausses promesses de la démocratie politique, le socialisme de guilde,
tel qu'il fut élaboré par G.D.H. Cole, représente une tentative de
transcender les limites de celle-ci à travers une théorie du pouvoir et une théorie
des institutions. Plus précisément, Cole tente d'adapter le principe
démocratique à de nouvelles arènes du pouvoir, telle l'usine, et à d'autres acteurs
spécifiques à la société industrielle. Traditionnellement conçu comme lié à
une sphère particulière appelée «politique», le principe démocratique doit
pouvoir s'appliquer selon Cole «à n'importe quelle forme d'action sociale
et spécialement à la vie industrielle et économique, tout autant qu'aux
affaires politiques » ' . Sur le plan analytique, le socialisme de guilde se
comprend comme une critique de la représentation politique et une défense
vigoureuse d'un type plus différencié et plus direct de démocratie,
comprenant «autant de groupes de représentants élus séparément qu'il y a
d'ensembles distincts de fonctions à remplir»2. Parmi ces dernières, celles
qui ont trait aux rôles de citoyen, de producteur et de consommateur
retiennent tout particulièrement l'attention de ces auteurs.
Une société de guilde est par conséquent une société de producteurs et
de consommateurs organisés. Dans sa structure fondamentale, elle implique
quatre types d'organisations qui coopèrent les unes avec les autres à
différents niveaux du territoire (localité, région, nation): 1) les guildes
industrielles dans chaque grande branche d'industrie; elles remplacent les anciens
propriétaires censés être progressivement expropriés; 2) les guildes de
consommateurs (organisations de consommateurs, mouvement coopératif,
etc.) ; 3) les guildes professionnelles (guildes de l'éducation, de la santé),
composées par des professionnels et fournissant des services non
économiques; 4) les guildes de citoyens, en tant qu'utilisateurs de ces services. La
commune nationale, qui reflète la structure des guildes au niveau du pays,
représente l'autorité politique chapeautant le tout; selon l'architecture du
plan, elle est censée remplacer au cours du temps l'État territorial.
Ce modèle corporatiste comporte manifestement un certain nombre de
failles. Il ne comprend pas toutes les associations: comme Cole l'admet lui-
même, les églises et «toutes les associations fondées sur des croyances et
des opinions» ne relèvent pas des intérêts économiques et civiques pris en
compte dans le projet3. Plus important encore, contrairement à ce que les
socialistes de guildes et A. Bentley4 voudraient nous faire croire, un acteur
n'est pas défini par les associations auxquelles il se trouve appartenir:
comme le note Laski, de nombreux problèmes communs ou généraux
affectent les membres d'une communauté dans leur capacité en tant que citoyens
et non en tant que producteurs ou membres d'associations particulières. Ce
domaine est le domaine propre à l'action de l'État et à la représentation

1. G.D.H. Cole, Guild socialism..., op. cit., p. 12.


2. Ibid., p. 33.
3. Ibid., p. 115.
4. A. Bentley, The process of government, P. H. Odegard (éd.), Cambridge, Mass.,
The Belknap Press of Harvard University Press, 1967 (lre éd.: 1908).

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politique, domaine auquel les socialistes de guilde prêtent relativement peu


d'attention et sans lequel aucune communauté politique ne saurait exister ou
fonctionner ' .
La valeur du schéma de Laski tient précisément à ce qu'il prend en
compte à la fois les exigences de la démocratie fonctionnelle, dont il est un
ferme partisan, et les fonctions de l'État. Il part d'une vision radicalement
pluraliste de l'État et de la souveraineté : la volonté de l'État ne fait que
refléter des volontés privées aux prises les unes avec les autres dans le but
d'acquérir du pouvoir pour contrôler la société. Il peut y avoir — et il faut
effectivement qu'il y ait — des biens communs, mais dans un contexte de
pluralité de volontés. Il n'y a donc rien de sacré dans la souveraineté de
l'État, et les fonctions de l'organisme qui règle la communauté ne doivent
pas être confondues avec les multiples forces qui contribuent à en façonner
la volonté. Non seulement l'État décide des problèmes communs, mais sa
fonction propre est d'instituer des droits, sans lesquels les citoyens ne
pourraient pas rivaliser politiquement les uns avec les autres sur une base
d'égalité. S 'agissant du reste, l'État doit être jugé sur la base de ce qu'il
fait: il est essentiellement le pourvoyeur de services publics destinés à
satisfaire les besoins de ses membres.
Il n'est pas surprenant que, dans un tel modèle, les organisations
fonctionnelles, comme les autorités locales et les associations volontaires, jouent
un rôle clé et caractéristique, de deux façons différentes. Tout d'abord, la
théorie prétend que les gouvernements locaux et associations locales
jouissent dans leur sphère respective d'une souveraineté dont la qualité n'est pas
moralement différente de celle de l'État. Leur auto-régulation doit être
fortement encouragée puisqu'en confiant la gestion des fonctions à ceux qui
sont le plus directement impliqués dans la vie des organismes sociaux, on
renforce leur «sens collectif des responsabilités». Qui plus est, en vertu de
leur compétence dans les domaines où elles sont spécialisées, les
associations sociales sont en mesure de fournir au gouvernement une expertise
technique et un jugement politique. C'est pourquoi Laski était partisan à la
fois d'organisations professionnelles fortes auxquelles il voulait conférer un
statut officiel, et d'un système permettant au gouvernement de les consulter
régulièrement pour recueillir leur avis. La création de «conseils
consultatifs» composés de spécialistes et auxquels il consacre la plus grande partie
de la section institutionnelle de la Grammaire était précisément destinée à
donner à l'« industrie» un rôle constitutionnel dans le gouvernement.
Ce survol très rapide avait pour objet de donner au moins un avant-goût
de la très grande diversité des projets que recouvre l'étiquette de pluralisme
européen. En fait, nous avons affaire, pour reprendre l'expression de
Ehrlich2, à un «pluralisme de pluralismes» qui traduit bien la complexité
de cette notion, dont j'ai fait état au début de cet article. Il avait aussi pour
objet d'introduire une comparaison avec le pluralisme américain, ce que je
ferai dans la deuxième partie.
Avant de clore sur le modèle européen, la situation actuelle en Europe
centrale et de l'Est nous inspire une dernière remarque, car la poursuite du

1. H.J. Laski, Grammaire de la politique, op. cit.


2. S. Ehrlich, Pluralism on and off course, Oxford, Pergamon Press, 1982.

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Le pluralisme

pluralisme s'y traduit notamment par la recherche d'un pluralisme culturel


et d'une politique inter-ethnique.
L'une des difficultés majeures que connaissent la plupart des régimes
post-communistes, et l'un des plus grands obstacles à la démocratisation,
tient à l'existence de minorités nationales et au problème de l'intégrité
territoriale de l'État. Ces phénomènes mettent en lumière certaines ambiguïtés
des schémas de pensée pluraliste, car nous ne sommes jamais sûrs s'il faut
considérer les tendances centrifuges à l'œuvre dans un certain nombre de
pays comme un élément pertinent de l'évolution vers un univers plus
pluraliste. Cela dépend beaucoup de notre idée de l'État-nation. On pourrait
évoquer le principe quelque peu intéressé de Mazzini qui ne reconnaissait le
droit d'être un État qu'aux nations d'une certaine superficie et dotées d'un
certain potentiel de viabilité ' ; ce à quoi des ressortissants de petits États
répliqueraient vraisemblablement qu'auto-gouvernement et indépendance
deviennent inséparables à partir du moment où, précisément, on est devenu
une petite minorité noyée dans une société hostile ou gravement divisée.
Il en résulte que dans le monde polarisé par le nationalisme qu'est
devenue l'Europe après 1989, la seule manière pour les Slovènes, par
exemple, d'être considérés comme Slovènes semble passer par l'indépendance de
la Slovénie, pays dont la population est inférieure à celle du grand Milan et
la superficie inférieure à celle de la Lombardie.
Que nous disent les doctrines pluralistes par rapport à des situations de
ce type? Si l'on tient compte de la logique du pluralisme et notamment de
son insistance sur l' auto-organisation de tout groupe qui poursuit un but
particulier (voir ci-dessous), je ne vois pas de raison d'exclure les
aspirations nationales du champ du concept. Certes, il faut un équilibre entre
différenciation et intégration, mais aucun principe théorique n'a été jusqu'ici
proposé pour apprécier cet équilibre2.
Le Irish Home Rule pourrait être considéré comme un précédent
historique important. Il avait été au centre du débat politique et représentait un
test décisif à une époque (début du siècle) où le fédéralisme, à la fois
fonctionnel et territorial, était «à l'ordre du jour»3. Quoi qu'il en soit, nous
nous heurtons ici à deux problèmes conceptuels majeurs. L'un relève de ce
que nous pourrions appeler l'unité théorique d'un système pluraliste : compte
tenu de la grande variété d'unités qui ont à travers le temps donné forme à
des sociétés pluralistes — corporations, familles, entités territoriales, ordres
sociaux, associations, etc. — , quels facteurs communs doit-on considérer
comme entrant dans les propriétés du système? Aucune réponse précise n'a
été apportée à ce problème. L'autre difficulté, à laquelle le conflit
interethnique confère une dimension dramatique, tient au fait que le pluralisme
n'est pas simplement synonyme de différenciation; il renvoie plutôt à une

1. E. Hobsbawm, Nations and nationalism since 1970, Cambridge, Cambridge


University Press, 1990.
2. Voir les remarques de S. Ehrlich, «Verba ultima: Order or freedom? On the
plurality of binding patterns of behavior and their systems», International Political
Science Review, numéro consacré aux traditions dans la pensée pluraliste, dirigé par
L. Graziano, à paraître (juillet 1996).
3. E. Barker, Political thought in England. From Herbert Spencer to the present
day, Londres, Williams and Norgate, 1922.

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dialectique particulière entre unité et diversité conduisant à reconnaître la


légitimité de la diversité. Pour arriver à cela, il faut qu'il existe des liens,
une confiance et des règles communes, et il est improbable que ces liens
puissent résulter d'intérêts purement sectoriels1.

LE PLURALISME, SYSTÈMES POLITIQUES DE GROUPES


DE PRESSION: LE MODÈLE AMÉRICAIN

On parle souvent du pluralisme comme d'une méthode typiquement


américaine, ou du moins comme si la variante américaine était un paradigme
pour l'ensemble du phénomène. Cette vision réductionniste recèle une vérité
importante: aucun autre pays n'a été aussi imprégné par la nouvelle
philosophie. À partir de 1900, lorsque la politique de groupe est apparue comme
une composante marquante de la vie politique américaine, le pluralisme a
été progressivement intégré au courant dominant de la démocratie
américaine, dont il représente peut-être aujourd'hui l'aspect le plus important.
De quel type de pluralisme s'agit-il et pourquoi cette version a-t-elle
connu un tel succès? La réponse à cette question nous rapprochera de ce
qu'on pourrait appeler le cœur du projet pluraliste, dont je n'ai évoqué
jusqu'ici que les grandes lignes.
L'auto- gouvernement est le principal projet du pluralisme. Dans toutes
ces manifestations, celui-ci se présente comme une critique inlassable de
l'aliénation du citoyen lié à l'État par des droits et des obligations purement
politiques. La critique de la souveraineté mentionnée plus haut, en plus de
querelles doctrinaires, reflète ce mécontentement et cette aliénation. Le
remède proposé renvoie à la représentation fonctionnelle, c'est-à-dire la
création de domaines bien définis de compétence sociale et économique (la
commune à laquelle on appartient, la profession qu'on exerce, etc.) qui
soient plus proches du citoyen et susceptibles de permettre une forme de
contrôle direct.
Au sein de ce projet commun, les diverses écoles ont centré leurs
préoccupations sur les sphères que chacune estimait essentielles à
l'accomplissement social et politique de l'homme. Les catholiques et les
conservateurs, nous l'avons vu, se sont concentrés sur les communautés de base
dans lesquelles ils voyaient l'antidote d'une société atomisante. C'est
pourquoi, par exemple, la Constitution italienne dont l'élaboration doit beaucoup
à la doctrine sociale-chrétienne, protège tout particulièrement la famille et
l'Église, communautés au sein desquelles l'individu est censé développer
son sens de la dignité, de la liberté et de la responsabilité personnelle2.
Préoccupés par la propriété et ses inégalités, les socialistes ont imaginé
diverses formules tendant à en socialiser le contrôle, notamment l'autoges-

1. Certains principes importants peuvent être inférés des travaux de Tocqueville,


pour qui l'exigence d'autonomie est toujours prudemment pesée par rapport à la
nécessité de l'unité. Sa méfiance à l'égard des partis et des associations politiques
provenait en grande partie de leur potentiel diviseur.
2. P. Rescigno, Persona e comunità, Bologne, II Mulino, 1966.

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Le pluralisme

tion et les guildes nationales de producteurs et de consommateurs, tandis


que les libéraux ont privilégié des formes multiples de contre-pouvoirs.
À partir de Bentley, les pluralistes américains ont adopté une vision
plus large. Au lieu de se limiter à des domaines spécifiquement définis, ils
ont pris en considération l'ensemble des objectifs collectifs et individuels
qui se manifestent dans la vie sociale, et ont envisagé le groupe d'intérêt
comme le levier d'une véritable participation. Tout comme il n'existe pas
de groupe qui n'ait un intérêt (pour Bentley, cette distinction était dénuée
de sens), l'intérêt peut être dicté par n'importe quelle orientation à laquelle
un individu décide de souscrire. Il peut s'agir d'intérêts matériels et
«idéaux», d'objectifs définis par l'intérêt personnel, la passion, l'idéologie,
ou tout ce qui peut motiver une action visant à un but — intérêts des
propriétaires, bien entendu, mais également la cause des Églises, des sociétés
philanthropiques et de nombreuses autres institutions. Lorsque, pour
accomplir son dessein, un groupe est amené à entrer en relation avec le
gouvernement, nous en parlons comme d'un groupe politique ou groupe de pression.
Les théoriciens américains des groupes partagent une autre idée qu'il
convient de relever. Brièvement, ces auteurs considèrent Y organisation
comme non problématique : autrement dit, dès qu'un intérêt apparaît dans la
société, une organisation politique correspondante est censée voir le jour,
sans qu'aucune distinction ne soit faite entre les divers types d'intérêts
(dont certains peuvent être plus facilement organisables que d'autres), ni
que soient pris en considération le coût de l'organisation et d'autres
obstacles potentiels à l'action collective. D'où la perception du groupe comme
forme de représentation universelle englobant potentiellement tous les
secteurs de la société, et l'idée selon laquelle la démocratie serait coextensive
au pluralisme — point de vue, nous le verrons, fortement controversé dans
les années 1960 et 1970 (voir la quatrième partie).
Dans ce contexte, l'auto-gouvernement revient au maintien d'un certain
degré de contrôle sur la sphère d'intérêt social d'un individu ou d'une
institution. Dans le jeu pluraliste tel qu'on l'observe à Washington, ce contrôle
dépend surtout de deux variables: la spécialisation et l'accès politique1.
D'une part, le groupe doit clairement circonscrire son objectif (s'il peut être
vaste, il doit néanmoins toujours être clairement défini), et concentrer tous
ses efforts sur la réalisation de celui-ci. Cela incitera les membres du
groupe à s'activer et donnera simultanément une visibilité à l'organisation
dans sa fonction de représentant d'une clientèle particulière. Il est essentiel
pour un groupe et ses cadres de ne pas faire figurer d'amateurs, de ne pas
donner dans la généralité, d'apparaître au contraire comme compétents et
responsables. Les prises de position et les actions du groupe doivent dans
l'idéal couvrir toutes les questions touchant à son intérêt, et seulement
celles-ci.
En effet, une association ne peut pas parler avec la même autorité de
questions relatives à des domaines dans lesquels elle n'a pas d'intérêt direct
ni de compétences. L'idéal pour un groupe politique consiste à exercer un

1. Pour plus de détails, voir L. Graziano. Lobbying, pluralismo, democrazia, op.


cit.

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contrôle à tendance monopoliste sur le domaine de politiques publiques, ou


sur la clientèle sociale, qu'il est censé représenter — seul ou, le plus
souvent, conjointement aux autres organisations majeures formant une
«communauté de lobbying» donnée1. Dans cette perspective, les législateurs et les
administrateurs seraient malvenus à formuler de nouvelles politiques sans
consulter et négocier au préalable avec les groupes faisant autorité en la
matière (ce qui pour Laski aussi était la marque d'une bonne législation).
Outre sa définition très large de l'intérêt, le pluralisme américain diffère
de ses contreparties européennes à trois autres égards : la vision et le rôle
de l'État, le niveau de consensus politique nécessaire, et le rôle du conflit.
Dans leur ensemble, les pluralistes européens tendent à considérer les
rapports entre groupes et État comme un jeu à somme nulle. Ainsi, dans la
tradition catholique, l'espace réservé à l'individu et à ses communautés
«naturelles» sera d'autant plus grand que l'État jouera un rôle plus limité
dans la vie de cet individu2, alors que pour des auteurs comme Cole, la
réalisation d'une société selon le principe des guildes n'exige rien moins
que le «dépérissement» de l'État. Le pluralisme américain a un point de
vue différent: il n'a pas de sympathie pour l'État, mais l'État est pour ainsi
dire implanté dans sa théorie3. Dans une large mesure, l'association, en tant
que lobby, n'a pas de réalité ontologique propre en dehors de l'État.
Comme Robert Salisbury le notait à propos de la notion d'intérêt, les
intérêts en politique résultent très souvent directement de l'action de l'État:
«C'est la conjonction de besoins privés et de l'action publique qui
constitue les intérêts d'un groupe d'intérêts» (en italiques dans le texte
original)4. Le meilleur moyen de qualifier cette interaction entre acteurs publics
et privés est peut-être de parler de «collaboration antagoniste», terme
suffisamment vaste pour recouvrir des situations pouvant aller de l'affrontement
ouvert à la franche complicité.
Le deuxième facteur est celui du consensus. Comme nous l'avons vu, le
pluralisme européen est issu d'une réaction contre la démocratie bourgeoise
qui avait profondément divisé la société par des clivages idéologiques. La
variante américaine est née d'une réalité historique différente. Le pluralisme
américain, en tant qu'idéologie de plus en plus dominante, est apparu après
les élections de 1896, qui représentent pour beaucoup le grand tournant
entre «politique partisane» et politique pragmatique, et après la pacification

1. Les tendances monopolistes à l'œuvre ici semblent typiques de nombreuses


formes de représentation fonctionnelle. J. Paul-Boncour (Le fédéralisme économique,
op. cit.) a montré comment les syndicats ont tendance à étendre leur «souveraineté
économique» à l'ensemble du champ industriel dans lequel ils fonctionnent. Il appelle
ce phénomène «syndicat obligatoire».
2. Les tensions entre Eglise et État dépassent bien entendu la seule expérience
catholique. Depuis la Réforme, ces rapports ont été marqué dans toute l'Europe par des
conflits de souveraineté très aigus. À tel point que Laski faisait du pluralisme religieux
le banc d'essai de son idée de liberté. Voir H.J. Laski, Studies in the problem of
sovereignty, op. cit.
3. Pour une historique du problème, voir G. McConnell, Private power and
American democracy, New York, Vintage Books, 1966.
4. R. Salisbury, «Interest advocacy and interest representation», rapport préparé
pour la conférence de la Fondation Feltrinelli sur «Pluralisme et démocratie», Cortona,
Italie, 29-31 mai 1990.

204
Le pluralisme

du mouvement syndical, qui conduisit la lutte de classe à se résoudre dans


le cadre du compromis capitaliste. Après 1900, aucune force sociale majeure
aux États-Unis, à l'exception peut-être en partie du Congress of Industrial
Organizations (CIO) durant la période 1933-1940, n'a remis en question le
capitalisme comme fondement social de la démocratie. La politique des
groupes de pression est totalement pragmatique et la plupart de ses
techniques et de ses stratégies (au premier chef la politique des coalitions) ne
pourraient fonctionner sans ce divorce radical entre politique et idéologie.
Un dernier élément a trait au conflit. La politique de lobbying partage
avec le libéralisme une croyance profonde en la vertu du conflit et d'un
équilibre issu du conflit. C'est grâce à la compétition dans le cadre d'un
jeu mouvant de la politique d'affrontement et de coalitions provisoires que
les intérêts sont censés être le mieux défendus. Cette foi profonde en la
compétition trouve sa meilleure preuve dans le fait qu'elle est partagée par
des organisations qui sont relativement pénalisées par le rapport de forces,
comme les lobbies de citoyens d'orientation libérale (Common Cause,
National Association for the Advancement of Colored People, etc.). Cette
idéologie a reçu le nom de «théorie de l'équilibre civique»1, qualification valable
pour toute l'orientation qui sous-tend le pluralisme américain.
Le conflit ne joue pas le même rôle dans le pluralisme européen. Le
pluralisme chrétien-social est marqué non du sceau du conflit, mais de celui
de la hiérarchie et de l'autorité dans le cadre d'une société organique2; et
bien que le socialisme de guilde ait fondé sa vision de la société sur la
lutte des classes, son but ultime demeurait la coopération. Comme
G.D.H. Cole le dit lorsqu'il parle de la production sous le socialisme de
guilde, «notre problème actuel... consiste à réintroduire l'esprit
communautaire dans l'industrie»3. On peut dire la même chose de Tocqueville,
souvent considéré, à tort à mon avis, comme un pionnier de la politique des
groupes d'intérêts. Son idée de l'association recouvre en effet une réalité
tout à fait différente du phénomène contemporain des groupes, comme le
montre sa prudence, pour ne pas dire son hostilité, face aux partis
pragmatiques et aux organisations alors naissantes fondées sur l'industrie4.
L'admiration assez largement ressentie parmi les pluralistes européens
pour le corporatisme médiéval fournit une preuve supplémentaire d'un
penchant pour l'harmonie sociale. L'idée de corporation était séduisante car elle
unifiait maîtres, travailleurs et consommateurs en un seul corps exerçant des
fonctions tout à la fois professionnelles, religieuses, militaires et politiques5,
offrant ainsi un antidote organisational et moral à l'individualisme
engendré par le marché. Von Gierke, Maitland, Durkheim et Laski, qui se quali-

1. A. McFarland, Common cause. Lobbying in the public interest, Chatham, New


Jersey, Chatham House, 1984.
2. Rappelons que, pendant très longtemps, c'est le dogmatisme et non le pluralisme
qui a été la règle dans l'Église catholique. Le pluralisme chrétien-social est un
phénomène du 20e siècle. Voir J.-Y. Calvez, «Pluralisme "chrétien-social"»,
International Political Science Review, à paraître (juillet 1996).
3. G.D.H. Cole, Guild socialism ..., op. cit.
4. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1986,
notamment le vol. II.
5. J. Paul-Boncour, Le fédéralisme économique , op. cit. ; O. von Gierke,
Community in historical perspective, op. cit.

205
Luigi Graziano

fiait lui-même de « franc médiéviste » ' , partageaient tous cet attrait pour ces
anciennes formes de solidarité.
Concluons. En soulignant les affinités du pluralisme américain avec le
libéralisme et le capitalisme, nous ne voulons pas dire que l'intégration de
cette philosophie dans le courant dominant de la vie politique américaine ait
été douce et facile. Bien au contraire. Daniel Rodgers2 a montré à quel
point le terme d'« intérêts» a suscité méfiance et hostilité lorsqu'il a
commencé à prendre de l'importance dans le discours politique américain
vers 1900. L'histoire tourmentée du lobbying et l'accueil que lui ont réservé
les législateurs et le Congrès, sont là pour le confirmer3. En fait, on
pourrait dire que le pluralisme n'a été assimilé à grande échelle que dans
les années 1930 et 1940, lorsque l'expérience du New Deal a rendu
possible et considérablement accéléré le processus d'incorporation du phénomène
du groupe dans l'ethos libéral4.
Cette résistance tient essentiellement au fait que libéralisme et constitu-
tionnalisme sont des théories politiques des droits de Y individu difficilement
applicables sans adaptations majeures à un univers de groupes. Cette
difficile conciliation s'applique également au concept de «règle de la
majorité» — contrepartie démocratique de la résolution des conflits par
négociation et marchandage typique des groupes — , un concept que les
pluralistes ont largement négligé dans leurs écrits5.
D'autres éléments de la culture et de la tradition juridique propres aux
États-Unis ont en revanche joué dans un sens inverse, et favorisé la théorie
au lieu de la bloquer. Il s'agit tout d'abord du Premier Amendement (1791),
et du droit de «pétitionner le Gouvernement afin qu'il répare des torts»
stipulé dans ce texte. Nombreux sont aujourd'hui ceux qui y voient une
sanction constitutionnelle du lobbying. Il suffit de remarquer à cet égard que
l'expérience européenne, surtout sur le continent, a été fondée sur le
principe inverse d'une césure radicale entre l'administration publique et ses
citoyens6. Dans cette vision largement inspirée de l'héritage rousseauiste, la
société n'a pas d'intérêts communs; c'est le rôle de l'État de les définir.
La seconde influence bénéfique a été la solution proposée par Madison
au problème des factions, elle aussi radicalement opposée au remède
théorisé à peu près à la même époque par Rousseau dans sa théorie de la «vo-

1. H.J. Laski, Studies in the problem of sovereignty, op. cit., p. 282.


2. D.T. Rodgers, Contested truths. Keywords in American politics since
independence, New York, Basic Books, 1987.
3. Congress and pressure groups. Lobbying in a modern democracy, rapport
préparé pour la sous-commission sur les relations intergouvernementales de la
Commission du Sénat américain sur les affaires gouvernementales, par le Congressional
Research Service de la Bibliothèque du Congrès, Washington, juin 1986.
4. D. Bell, «America's un-marxist revolution», Commentary, mars 1949.
S.H. Beer, «In search of a new public philosophy», dans A. King (dir.), The new
American political system, Washington, American Enterprise Institute, 1978.
5. E.E. Schattschneider, The semisovereign people. A realist's view of democracy
in America, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1960.
6. En bannissant tout groupe professionnel comme contraire à la Constitution, la
Loi Chapelier de juin 1791 stipule (art. 2): «II est interdit à tous corps administratifs ou
municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition ... , d'y faire réponse, il est adjoint de
déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière». (Cité par
J. Paul-Boncour, Le fédéralisme économique, op. cit., p. 26).

206
Le pluralisme

lonté générale». La doctrine de Madison, qui semble avoir été largement


oubliée durant tout le 19e siècle1, a joué un rôle assez important après que
Charles Beard eut à nouveau attiré l'attention sur certains de ces essais
capitaux en matière de factions (notamment The Federalist n. 10 et 51)2.
Le jeu de ces forces contradictoires a conduit à une situation
caractérisée par le statut normatif flou de la politique des groupes dans la culture
politique américaine. Un dualisme persistant se manifeste à la fois dans le
langage et le comportement. Ainsi, les membres du Congrès que j'ai
interviewés semblent faire une distinction entre représentation et ce qu'ils
nomment advocacy : ils considèrent la première comme un canal utile, voire
essentiel, pour que circulent l'information, les connaissances et les conseils
prodigués par des lobbystes dignes de confiance, tandis que le second revient
pour eux à exercer des pressions importunes au nom d'intérêts catégoriels.
D'autres pratiques aussi témoignent d'une certaine ambivalence. S'il arrive
souvent que certains groupes rédigent des projets de loi, que ce soient le
texte original, des amendements ou les deux, les législateurs ne sont pas
toujours prêts à reconnaître l'existence de cette pratique. Dernier exemple
de ce dualisme, tiré cette fois de la pratique administrative plutôt que
législative. Un haut fonctionnaire d'une agence fédérale (par exemple la
National Science Foundation, soutien public le plus important de la
recherche fondamentale) rencontre des membres de la communauté universitaire
au siège d'une association et leur présente un rapport sur des questions
délicates de politique publique et de stratégie : tout cet échange demeurera
informel et officieux.
Ces exemples démontrent que, même dans le pays qui a été le plus loin
en acceptant de faire du lobbying une composante de sa vie politique, la
représentation privée n'a pas encore atteint une légitimité démocratique
incontestée. Une brève évocation du néocorporatisme, en tant que mode de
médiation des intérêts distinct du pluralisme, nous permettra d'éclairer
certains facteurs qui empêchent le lobbysme de devenir un type d'échange plus
formalisé.

PLURALISME ET NEOCORPORATISME

II faut tout d'abord remarquer que la juxtaposition:


pluralisme/néocorporatisme sur laquelle ont particulièrement insisté certains auteurs tels que
Philippe Schmitter et Gerhard Lehmbruch, de façon moins dogmatique et
catégorique pour ce dernier, présente un défaut quant au niveau d'analyse.
Système de représentation plus ou moins inclusif, le pluralisme est
susceptible de connoter un système politique dans sa totalité, et pas seulement la
gestion des politiques économiques. C'est un système général de
représentation (même s'il n'a pas nécessairement portée universelle: certains intérêts
peuvent en rester exclus; voir la quatrième partie). Tel n'est pas le cas du
néocorporatisme, conception qui a été ressuscitée durant les décennies de

1. Voir D.T. Rodgers, Contested truths, op. cit., p. 185


2. C. Beard, An economic interpretation of the Constitution, New York,
Macmillan, 1913.

207
Luigi Graziano

plein emploi ou presque, alors que la coopération des syndicats apparaissait


indispensable, et qui trouve son application dans le domaine de la
concertation économique, permettant de mettre à point différentes formes de
politique des revenus.
Parler donc de systèmes en les définissant comme plus ou moins
corporatifs, autrement dit se servir du corporatisme en tant que macrovariable de
politique comparée est impropre, car il y a tout un éventail de domaines
(politiques en matière d'école, relation avec les églises, politique étrangère,
etc.) qui n'entre pas dans son champ conceptuel. C'est là le problème du
niveau d'analyse auquel je faisais précédemment allusion.
La confrontation peut servir plutôt à mettre en lumière certains traits
distinctifs du jeu pluraliste. C'est à ce titre que j'en parlerai en partant du
phénomène de l'échange qui caractérise les deux systèmes.
L'utilisation du concept d'échange par rapport à l'activité du lobbying
permet de souligner un paradoxe bien connu de ceux qui étudient la
politique américaine1. Vue dans ces grandes lignes, celle-ci n'est au fond qu'une
politique d'échange. L'aphorisme bien connu de Tip O'Neill pendant
longtemps Speaker de la Chambre des Représentants (1977-1986), et selon qui
«toute politique est locale»2, sous-entend une conception où la notion
d'idéologie est pratiquement absente et où les intérêts particuliers sont
omniprésents. Je ne connais pas, d'autre part, de formule qui choquerait
davantage les opérateurs et acteurs qui la considéreraient comme un
travestissement grossier de la nature et du sens du jeu. Dans la mesure où le
lobbying est échange, leur préférence irait à une définition du type «échange
d'informations et d'idées entre Gouvernement et partenaires privés»3
capable d'instiller expertise et réalisme conscient dans la formulation des
politiques publiques.
Il y a d'autres formes d'« échange» politique parfaitement légitimes,
considérées même par certaines écoles comme le fondement d'une politique
moderne. Le néocorporatisme en est un exemple, sous la forme qui a fait
l'objet de discussions ces dernières décennies en Occident, et maintenant
dans les pays de l'Est comme solution possible aux problèmes d'efficience
et d'équité dans les sociétés post-communistes. Dans ce cas, l'échange est
une forme de compromis claire et légitime dont le gouvernement se porte
garant. C'est l'idée qu'on retrouve dans la notion d'échange politique chez
A. Pizzorno4 ou bien encore dans celle d'« échange politique généralisé»
chez Bernd Marin5, notion que ce dernier utilise pour parler d'« ordre négo-

1. La section qui suit est en grande partie basée sur L. Graziano. «Lobbying,
scambio e definizione degli interessi. Riflessioni sul caso americano », Rivista italiana
di scienza politica, 22 (3), décembre 1993, p. 409-432.
2. T. O'Neill, Man of the House. The life and political memoirs of Speaker Tip
O'Neill (avec W. Novak). New York, Random House, 1987.
3. Legal and congressional ethics standards of relevance to those who lobby Congress,
Washington, Congressional Research Service, Bibliothèque du Congrès, 1991.
4. A. Pizzorno, «Political exchange and collective identity in industrial conflict»,
dans C.J. Crouch, A. Pizzorno (eds). The resurgence of class conflict in Western Europe
since 1968. vol. 2. Londres, Macmillan, 1979.
5. B. Marin (éd.), Generalized political exchange. Antagonistic cooperation in
integrated policy circuits, Francfort, Campus Verlag: Boulder, Colorado, Westview
Press, 1990.

208
Le pluralisme

cié» entre les acteurs économiques clés (Banque centrale, ministères clés,
syndicats et groupes patronaux) destiné à réguler les variables
macroéconomiques intéressant toutes les parties en cause1.
La scène politique américaine et le lobbying qui en est un composant
diffèrent de ce schéma à plusieurs égards. Le pluralisme américain est tout
d'abord caractérisé, comme je l'ai fait remarquer, par une conception très
large de la notion d'intérêt2, plus large que celle qu'on retrouve dans les
variantes européennes, une conception qui se traduit par la gamme très
étendue des intérêts qui ont recours à cette forme de représentation, et qui
comprend églises, universités, minorités ethniques, gouvernements locaux et
États-membres ainsi que le très large éventail des «groupes d'intérêts
publics», auxquels il faut ajouter les organisations économiques.
La notion d'« échange politique généralisé» n'a qu'une faible valeur
systémique dans une situation de ce genre. Ainsi, pour ne citer qu'un
exemple, Handgun Control concerné par la réglementation des armes à feu et la
prévention de la violence qui en découle, poursuit un objectif qui échappe à
toute forme d'accord général. On pourrait dire la même chose pour
l'ensemble des organisations non économiques qui se sont multipliées au cours de
ces dernières décennies (voir la quatrième partie). Il faut ajouter, par
ailleurs, que les principaux groupes économiques n'ont pas manifesté beaucoup
d'intérêt pour ce genre de pacte, sauf au cours du New Deal3. De ce point
de vue, les termes qui semblent définir le mieux la réalité américaine sont
ceux de «sous-système lobby stique », comme, par exemple, la Higher
Education Community qui représente à Washington les intérêts des universités
et de la recherche, et de policy community, terme qui recouvre, en plus
d'un sous-système lobbystique, ses contreparties dans les agences fédérales
et au Congrès, plus particulièrement les membres influents des commissions
parlementaires importantes pour les groupes en question.
Il en résulte un système qui n'est pas axé sur la centralisation et la
sélectivité de la représentation, comme le voudrait le modèle corporatif,
mais bien plutôt un système qui se fonde sur une palette de partnerships
spéciaux et aujourd'hui de partnerships ouverts à de nouveaux acteurs dans
les domaines les plus récents de la politique, baptisés par Heclo issue
networks*. Un système extrêmement fragmenté et décentralisé, doté de
pouvoirs de veto diffus.
En second lieu, contrairement aux systèmes reposant sur des pactes, la
politique des groupes est animée, au moins en principe, par l'esprit de
compétition. Il n'existe aucune autre contrainte en dehors de la Constitution

1. E. Friedberg, «Generalized political exchange. Organizational analysis and


public policy», dans B. Marin (éd.), Generalized political exchange, op. cit.
2. Rappelons que cette conception large d'intérêt est un aspect marquant du
programme de Bentley : « Dans les sciences sociales le mot intérêt est souvent limité à
l'intérêt économique. Il n'y a aucune raison qui justifie ce caractère limitatif. Pour ma
part, je lui rends son sens plein qui prend en compte toute forme de groupe qui participe
au processus social»; A. Bentley, The process of government, op. cit., p. 212.
3. D.R. Brand, Corporatism and the rule of law. A study of the national recovery
administration, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1988.
4. H. Heclo, «Issue networks and the executive establishment», dans A. King
(éd.), The new American political system, op. cit. Pour un commentaire critique de ces
réseaux, je renvoie à Graziano, op. cit.

209
Luigi Graziano

et d'autres règles du jeu qui disciplinent le système, telle la série


d'obligations éthiques, légales et celles imposées par des règlements congression-
nels, applicables à tous ceux qui exercent des activités de lobbying auprès
du Congrès. Le lien coopératif, conformément au modèle «segmenté»
précédemment illustré, opère typiquement au sein de la communauté lobbystique
dont fait partie le groupe ; il se traduit par la création de coalitions
généralement temporaires et bien circonscrites, centrées sur ce que deux
organisations ou plus ont en commun en matière d'intérêts par rapport à des
politiques publiques données. La spécialisation des groupes et la nécessité
de se concentrer sur un programme législatif bien défini résultent de cette
structure fragmentée, qui à son tour en sort renforcée. D'où également le
fait que quel que soit l'intérêt que l'acteur puisse avoir pour le système
dans son ensemble, il ne peut être facilement déduit de ses objectifs en tant
que lobbyste.
La troisième raison pour laquelle le lobbysme ne peut pas apparaître
ouvertement comme un échange formel tient aux rapports complexes qu'il
entretient avec le processus démocratique. Contrairement au type de
l'échange social ou économique, le lobbying vise en dernière analyse des
hommes publics, y compris les élus du peuple, dont il se fixe comme but
de modifier les comportements. C'est ce que dit la définition légale
contenue dans le Federal Regulation of Lobbying Act de 1946 qui considère
comme lobbyste toute personne ou organisation «qui pour son propre
compte ou par l'intermédiaire d'un agent, demande, ramasse ou reçoit de
l'argent ou tout autre chose de valeur dont l'utilisation vise principalement
à contribuer "(a) à l'approbation ou le rejet d'un acte du Congrès ... , (b) à
influencer ... l'approbation ou le rejet" d'un tel acte»1.
Le problème est tout aussi délicat quand la pression est directe non pas
au Congrès mais auprès d'administrateurs et d'agences fédérales,
formellement exclus de la définition légale mais qui jouent aujourd'hui un rôle
central dans le fonctionnement de l'ensemble du système.
Concluons. Ce n'est pas que les États-Unis n'aient pas connu au fil du
temps des formes de concertation dans le domaine des politiques publiques.
Cette pratique correspond même à une idéologie précise que Grant McCon-
nell appelle «volontarisme»2, idéologie qui entend faire appel en matière de
formulation, de gestion et de financement de programmes fédéraux à des
forces et des institutions de la société civile afin de les responsabiliser et
d'atténuer le caractère contraignant de l'action gouvernementale3. Le
problème c'est que la concertation a très vite tourné à la délégation, secteur
par secteur, de fonctions publiques à des institutions ou des groupes privés,

1. Le texte de la loi sur les lobbies, qui constitue le titre III d'un texte législatif de
plus vaste portée (Legislative Reorganization Act of 1946), se trouve dans Legislators
and the lobbyists. Washington, Congressional Quarterly Service, 1965. Il comprend onze
brefs articles.
2. McConnell, Private power and American democracy , op. cit.
3. En est un exemple le Cooperative Extension Service créé en 1914 pour
moderniser le monde agricole et lui faire profiter des fruits de la recherche scientifique,
géré conjointement par le Département de l'Agriculture qui l'a créé et des universités
connues sous le nom de Land-Grant Colleges. Se reporter à L. Graziano, Lobbying,
pluralisme, democrazia, op. cit.

210
Le pluralisme

selon des modalités qui, pour certains, s'apparentent plus à la «capture» de


nombreuses agences fédérales par leurs «clients» qu'à des moyens de
gestion concertée de programmes fédéraux ' .

DEVELOPPEMENTS RECENTS : INTERETS PARTICULIERS,


INTÉRÊTS PUBLICS ET DÉSÉQUILIBRES DANS LE SYSTÈME
DE REPRÉSENTATION

La dernière partie de notre essai est consacrée à l'analyse de certains


développements plus récents tant sur les plans théorique (particulièrement
importants sont dans ce domaine les travaux de Mancur Oison et de
E.E. Schattschneider ; voir ci-dessous), qu'empirique, où l'on assiste, depuis
les années 1970, à une reprise des recherches après presque deux décennies
d'immobilisme.
L'ensemble de cette production témoigne d'une nette insatisfaction pour
la group theory, même dans ses formulations les plus raffinées telle que
celle qu'on trouve dans A preface to democratic theory de R. Dahl (1956),
et qui constitue, à mon avis, l'explication théorique la plus sophistiquée de
la vision de la politique à la base de la nouvelle approche.
Les auteurs qui sont à l'origine de ce révisionnisme critique sont
nombreux. Citons au moins : Sheldon Wolin, E.E. Schattschneider, M. Oison,
Grant McConnell, T. Lowi et sur le plan philosophique Michael Walzer2.
J'évoquerai trois aspects de cette problématique, qui a fait considérablement
avancer la théorie dans ce domaine : la renaissance de la notion d'intérêt
public et la réapparition de la distinction entre intérêts particuliers et
publics; des schémas de classification des groupes, dont le mieux fondé
théoriquement me paraît celui de Jack Walker; les groupes d'intérêt public,
appelés aussi lobbies de citoyens, fait nouveau du pluralisme post- 1960,
dont je proposerai une définition plus rigoureuse que celle courante dans la
littérature.

LA RENAISSANCE DE LA NOTION D'« INTÉRÊT PUBLIC»

Le discours sur les groupes tout comme la nature de leur présence


politique ont été bouleversés par les transformations de la société américaine à
partir des années 1960. On a parlé à juste titre de «nouveau pluralisme».
On a vu le développement exponentiel des intérêts représentés à Washing-

1. Cf. T. Lowi, The end of liberalism. The Second Republic of the United States,
New York, Norton, 1979 (2e éd.).
2. S. Wolin, Politics and vision. Continuity and innovation in Western political
thought, Boston, Little, Brown, 1960; E.E. Schattschneider, The semisovereign people,
op. cit.; M. Olson, The logic of collective action, op. cit. ; G. McConnell, Private power
and American democracy, op. cit. ; T. Lowi, The end of liberalism, op. cit. ; M. Walzer,
Spheres of justice. A defense of pluralism and equality, New York, Basic Books, 1983.

211
Luigi Graziano

ton1, l'apparition de figures nouvelles comme les lobbies de citoyens


(antitabac, pro- avorte ment, etc.) et le mouvement qui les rassemble — Public
Interest Movement — , tandis que l'économie politique de l'État social
travaillait en profondeur les rapports entre gouvernement, administration et
société. Le résultat est une fragmentation qui a fait parler de crise de la
«philosophie publique» engendrée par le New Deal2, c'est-à-dire crise d'un
terrain commun d'affrontement et de consensus, et l'obscurcissement de
l'intérêt public.
La résurgence de cette catégorie vénérable de la pensée classique — intérêt
public — est révélatrice. Truman tout comme Bentley avait été formel:
«Lorsque nous nous attachons à développer une interprétation de groupe de
la politique, nous ne devons pas rendre compte d'un intérêt totalement
inclusif, car il n'en existe pas»3. Il est normal qu'à une époque de «balka-
nisation de la politique» d'autres préoccupations soient à l'ordre du jour.
Tel est le cas de Schattschneider, l'auteur à mes yeux le plus fécond, avec
Oison, de cette période, qui a reformulé la distinction entre intérêts
particuliers et intérêts publics sur une base empirique. Comme on va le voir, les
groupes d'intérêt public sont une intéressante réinterprétation
comportementale de catégories comme justice, volonté générale, bien commun. Mais il
s'agit toujours de groupes fonctionnellement spécifiques comme toutes les
associations modernes (voir plus haut), même si les buts qu'ils se fixent
sont plus généraux. Ce qui explique qu'au lieu de souder la société, ils
aient contribué à la fragmenter encore plus.
On a vu naître parallèlement l'intérêt pour les classifications. Les deux
choses vont de pair: ceux qui nient l'idée d'intérêt général, comme Bentley,
Truman et les group theorists, considèrent inutiles les classifications des
groupes, sans aucun ancrage dans la société réelle. Ceux qui, au contraire,
envisagent les groupes en tant que système (au même titre que l'on parle de
système de partis)4 se mettront en quête de critères qui permettent de mieux
cerner qui en fait partie, qui en est exclu et qui y est sous-représenté.
J'analyserai ici la typologie proposée par Jack Walker, le politologue de
Michigan prématurément disparu, qui se fonde sur la nature plus ou moins
exclusive du membership (groupes économico-professionnels et groupes de
citoyens).

INTÉRÊTS PARTICULIERS ET INTÉRÊTS PUBLICS

La réaction critique à la théorie des groupes prend au sérieux l'idée


selon laquelle le pluralisme est un système compétitif dans lequel les
intérêts s'équilibrent. Elle s'interroge sur le problème de la représentation équi-

1 . Un seul chiffre : les représentants privés à Washington étaient au nombre de


4000 en 1977, contre 14000 en 1991. Washington Representatives, dont sont tirées ces
données, ne cite que les représentants officiels (présidents d'associations, responsables
des rapports fédéraux, etc.). Le nombre global de lobbystes est de beaucoup supérieur.
2. S. H. Beer, «In search of a new public philosophy», cité.
3. D. Truman, The governmental process. Political interests and public opinion.
New York, Knopf. 1971, p. 50-51 (2e éd.).
4. Cf. F. Sorauf, «PACs and American pluralism», rapport préparé pour la
conférence de la Fondation Feltrinelli sur «Pluralisme et démocratie». Cortone, Italie,
29-31 mai 1990.

212
Le pluralisme

table et sur la manière de l'envisager dans un monde de groupes organisés et


non pas d'individus. Elle considère comme problématique la formation
d'organisations qui représentent des publics vastes et des intérêts diffus, intérêts qui,
tout en étant essentiels à la collectivité, ne sont pas au cœur des soucis des gens.
C'étaient là des questions largement étrangères à la pensée théorique
des pluralistes pour qui l'organisation politique des intérêts ne posait pas
problème (voir plus haut, deuxième partie), et pour qui tous les systèmes
politiques étaient dans quelque mesure représentatifs.
Il n'est donc pas étonnant que les deux travaux qui ont le mieux posé
la question, celui de Schattschneider et celui d'Oison, se présentent pour
l'essentiel comme des exercices taxinomiques. En effet, en l'absence de
classifications théoriquement fondées, il est impossible d'évaluer le degré de
représentativité d'un système. Je parlerai d'abord de la théorie des
associations de Oison, puis de la théorie générale de Schattschneider.
Oison prend pour hypothèse susceptible de rendre compte du
comportement politique la rationalité économico- individualiste ; il se situe à
l'intérieur d'une théorie dite des choix rationnels, dont Joseph Schumpeter
{Capitalism, socialism and democracy, 1942) et Anthony Downs {An
economic theory of democracy, 1957) ' peuvent être considérés comme les
pères fondateurs. Il distingue très nettement ce que les pluralistes ont
tendance à confondre: motivations individuelles du membre qui adhère à une
association s'il considère cela utile, et finalités collectives de l'organisation;
entre les unes et les autres, il peut ne pas régner un parfait accord. Dans le
cas d'un groupe qui agit comme lobby et ne se contente donc pas de
fournir des prestations privées à ses membres, les buts poursuivis se présentent
sous une forme comparable aux biens publics (poursuite d'une loi, d'un
règlement), biens qui, du fait de leur nature indivisible, profitent non
seulement aux membres adhérents mais aussi aux autres sujets (autres entreprises,
s'il s'agit d'une augmentation de prix; communauté universitaire, s'il s'agit
de fonds pour la recherche). Ce sont des biens qui, à partir du moment où
ils sont disponibles pour quelques-uns, le sont pour tous.
Le dilemme de Oison réside précisément dans ce contraste entre coûts
privés et avantages au bénéfice de tous : un individu ne se mobilisera pas
pour une action collective même s'il est persuadé y trouver son compte, car
il peut toujours espérer tirer profit de biens payés par d'autres et mis à la
disposition de tous. Pour l'amener à faire partie d'une association, il faut
lui proposer des avantages qui feront la différence entre l'inscrit et le non-
inscrit, avantages que Oison appelle «sélectifs» car, excluant des bénéfices
les non-membres, ils rétablissent un équilibre entre coûts et avantages privés
(c'est le cas, par exemple, d'une association de journalistes qui stimule les
adhésions en offrant l'assistance médicale, des prix sur les transports
ferroviaires à ses membres, etc.)2.

1. Il ne faut pas oublier non plus Pareto {Les systèmes socialistes, 1902), qui a
anticipé sur de nombreux points la rational choice theory, ainsi que d'autres écrivains
de l'école italienne de finances publiques.
2. Autre voie: la contrainte, consistant, par exemple, en l'impossibilité d'être
embauché si l'on n'est pas membre d'un syndicat (ce que l'on appelle closed shop), ou
bien d'exercer une profession si l'on n'est pas accrédité auprès de l'ordre compétent.
Dans ce cas, on s'associe parce qu'on ne peut pas s'en passer sans payer de coûts
exorbitants.
Luigi Graziano

Olson problématise ce que les pluralistes tenaient pour acquis. Pour


Bentley et Truman l'organisation, je l'ai dit, n'était pas un problème: si un
intérêt social se manifeste, l'organisation politique correspondante verra le
jour. Ici, au contraire, la décision de créer un groupe résulte d'un ensemble
de calculs qui décideront si un groupe verra ou ne verra pas le jour, si un
intérêt sera défendu de façon plus ou moins convaincue ou pas du tout. En
tant que théorie du lobbying, le schéma de Oison explique pourquoi une
association ne se muera pas en lobby sauf si elle est en mesure d'offrir des
avantages différents des avantages politiques généraux résultant du
lobbying'. C'est un antidote utile à l'idée que le lobbying est un passage
normal et simple: dans la vie réelle des associations, c'est au contraire une
décision qui impose des transformations structurelles à partir d'un bureau et
un staff avec les coûts que cela signifie, comme dans l'orientation de leurs
membres, décision donc longuement mûrie. Aussi, nous avons là la preuve
que l'activité du lobbying, qui pose toujours problème pour Oison, en pose
d'autant plus que l'intérêt poursuivi est plus collectif, car alors l'absence de
stimulants directs sera tout particulièrement évidente2.
La théorie de Schattschneider sort du cadre des associations et embrasse
tout le champ politique. Elle est spécialement critique de la volonté des
pluralistes de faire du problème du gouvernement politique de la société une
simple question de pressions. Raisonner de cette manière, dit-il, équivaut à
effacer de la politique «toutes les considérations générales et publiques dont
la sauvegarde a imposé la création de sociétés civiles».
L'idée qui est à la base du modèle, est que la distinction privé/public
est des plus respectables et l'une des plus anciennes. L'idée de justice chez
Platon, vertu républicaine et amour de la patrie chez Montesquieu et
Rousseau, le «consensus» sur lequel insistent les théoriciens du comportement
alors même qu'ils divisent la société en groupes, renvoient à des intérêts
communs à tous ou à presque tous les membres de la communauté. Il suffit
d'ailleurs de considérer la partie du bilan fédéral réservée à la défense
«pour se rendre compte que l'intérêt commun à la survie de la nation est
un grand intérêt»3. La politique moderne et notre liberté elle-même, ajoute-
t-il, vivent de cette dualité (nous ne voudrions pas d'un système tout public
et collectivisé ou tout privé). Sur le plan de l'analyse, Schattschneider
envisage cette dualité en termes d'action des acteurs et plus précisément de
modalités de gestion du conflit.

1. Il ne faut pas oublier cependant que l'action de groupe vise souvent beaucoup
moins à obtenir un bien public qu'à empêcher l'abrogation de mesures déjà existantes.
Comme Ta fait remarquer R. Salisbury, le schéma des stimulants, après que l'État est
intervenu avec ses propres décisions, est bien différent de celui théorisé par Oison. Les
avantages dans ce cas sont plus évidents et l'action collective facilitée. Cf. R. Salisbury,
«Interest advocacy and interest representation», cité.
2. Olson n'exclut pas, comme on l'a souvent prétendu, que l'on puisse créer des
groupes d'intérêt public, ni que Ton puisse agir sur la base d'impulsions
philanthropiques ou altruistes. Mais ce genre de motivations n'a pas sa place dans une
théorie économique comme la sienne. Il est vrai néanmoins que le ton général du travail
conduit à penser que la constitution de groupes se fixant des objectifs de vaste portée est
particulièrement difficile.
3. E.E. Schattschneider, The semisovereign people, op. cit., p. 23.

214
Le pluralisme

II y a pour cet auteur, au cœur de la politique, «le langage universel du


conflit». Par rapport au conflit politique, ce qui importe en matière de
stratégie c'est son extension; «l'extension d'un conflit en fixe l'issue»1. Citons
un exemple : le problème des fumeurs ne trouvera pas probablement la
même solution si l'on en discute entre médecin et patient, en se plaçant sur
le terrain de la santé personnelle, ou si on l'envisage sous l'angle de la
santé publique, problème intéressant donc la communauté tout entière. Dans
le second cas, l'intervention d'autres acteurs, tels que l'Institut national du
cancer, la profession médicale, les groupes de santé, la presse, aura pour
conséquence non seulement d'élargir le débat mais de modifier les chances
de voir telle ou telle partie l'emporter.
Résumons-nous. Schattschneider appartient au nombre des théoriciens
qui voient dans Y échelle des phénomènes la clé de leur signification
politique. L'échelle qui l'intéresse, conformément à l'idée qu'il s'est faite de la
nature de la politique, est celle du conflit politique, dont la principale
caractéristique est sa nature contagieuse; il définit une théorie stratégique
du comportement politique qui oscille entre les deux pôles de la
privatisation et de la socialisation du conflit.
De nombreux aspects du lobbying et de la problématique pluraliste
évoquée dans ces pages rentrent dans cette perspective et permettent d'en
éclairer la signification. Je les rappelle brièvement avant d'achever l'exposé du
modèle.
Certains acteurs ont tout intérêt à restreindre le conflit, à en circonscrire
le terrain, à limiter sa publicité: c'est le cas de nombreuses associations
dans leur rapport avec les agences fédérales, rapports caractérisés par
l'exclusivité, la réciprocité, la privacy2. C'est le terrain privilégié de ce que
l'on a appelé les «triangles de fer», pour en marquer la nature à la fois
fermée et hautement institutionnalisée (associations/agences
fédérales/commis ions du Congrès concernées). En revanche, le répertoire des moyens, auxquels
les lobbies ont recours, connaît toute une série de techniques opposées :
auditions publiques, grassroots lobbying3, politique de coalition,
«éducation» et propagande, toutes techniques dont le but est la socialisation du
conflit plutôt que sa limitation.
En règle générale, la première voie est choisie par ceux qui se sentent
les coudées franches, la seconde par ceux qui ont moins d'assurance. Des
organisations comme la Business Roundtable qui réunit les deux cents plus
importants groupes industriels d'Amérique; de grandes entreprises, de
grandes universités, des gouverneurs d'États, choisiront de préférence une
stratégie «interne», car l'accès aux décideurs est pratiquement assuré; en
revanche, des groupes de citoyens, des syndicats, et d'autres intérêts moins
favorisés, opteront vraisemblablement pour des stratégies « externes », dans
l'espoir de trouver des alliés et de modifier par le biais de l'action politique
le cours des choses qui ne paraît pas initialement en leur faveur.

1. Ibid., p. 7.
2. M. Petracca, introd. by M. Petracca (éd.), The politics of interests. Interest
groups transformed, Boulder, Colorado, Westview Press, 1992, p. 18.
3. On entend par grassroots lobbying des actions de mobilisation et de pression à
la base, généralement au niveau de la circonscription électorale et ce, afin d'appuyer et
de compléter l'action menée par le personnel expert à Washington.

215
Luigi Graziano

La perspective de Schattschneider nous aide aussi par rapport à d'autres


problèmes plus généraux : la distinction entre groupes et partis par exemple,
et leurs natures et fonctions respectives. Les premiers focalisent leur action
sur l'« accès», qui est toujours une stratégie «privatiste», les seconds
misent sur le consensus populaire. L'échelle de référence est différente,
différent s'avère aussi leur rapport avec le gouvernement de la démocratie: les
partis entrent dans le cadre de ce que Sartori appelle la macro-démocratie '
et dans la réglementation générale des rapports existant entre citoyens et
gouvernement; les groupes se meuvent dans la sphère de la micro-démocratie
en ce double sens que, dune part, si l'on prend le demos comme unité de
référence, ce sont des organisations relativement petites et que, d'autre part,
ils n'ont pas de responsabilité directe en matière de gouvernement. Ce n'est
pas un hasard si le test fondamental en démocratie est le test électoral: il
concerne tout le peuple, tout le reste n'étant que des voix partielles :.
Comme le fait remarquer Schattschneider3, «le gouvernement démocratique
est l'instrument le plus important de socialisation du conflit»: il peut être
envisagé comme une formation historique qui émancipe la société des
rapports de force établis sur la seule base des ressources privées4.
Le principe permet enfin de clarifier la notion de fédéralisme et ses
ambiguïtés par rapport à la théorie démocratique, qui en fait un instrument
d 'autogouvernement mais aussi de soutien potentiel à des forces qui seraient
balayées si le jeu devait inclure un public plus vaste3. C'est bien ce que
Madison avait entrevu quand il défendait la cause d'une Union plus vaste.
Il nous faut revenir maintenant au schéma de Schattschneider et en
compléter l'analyse. Le ton général de l'argument qu'il développe exige que
l'on trace une ligne de démarcation nette entre intérêts spéciaux et intérêt
public. C'est là que la méthode chère aux théoriciens du comportement et
qui consiste à «tirer des inferences raisonnables de faits vérifiables»
conduit à des conclusions nouvelles. Les faits vérifiables en matière de
groupes, ce sont la nature du membership et les critères de sa sélection:
«Un intérêt spécial, précise-t-il, est exclusif à peu près de la même manière
que la propriété privée est exclusive»6. Tout le monde ne peut pas faire
partie de la Confindus tria, du Tobacco Institute (producteurs de tabac) ou de
l'Ordre des architectes, et «des critères de sélection des membres on peut
déduire la nature des intérêts de l'organisation»7.

1. G. Sartori, The theory of democracy revisited, Chatham, Chatham House, 1987.


2. Ibid.
3. E.E. Schattschneider, op. cit., p. 13.
4. P. Farneti. Sistema politico e società civile. Saggi di teoria e ricerca politico,
Turin, Giappichelli, 1971.
5. Certains prétendent que tel a été l'un des effets du fédéralisme dans les états du
Sud des États-Unis, où il y aurait eu comme principale conséquence de «perpétuer le
racisme». Riker, cité dans L.D. Epstein. «The old States in a new system», dans
A. King (éd.), The new American political system, op. cit., p. 361. Sur le fédéralisme
dans les partis politiques américains comme couverture de «machines» locales, cf.
A. Ranney, «The political parties: reform and decline», dans A. King, op. cil. En ce qui
concerne les syndicats {teamsters), voir V.O. Key, Politics, parties, and pressure
groups, New York, Crowell, 1964 (5e éd.), p. 52.
6. Schattschneider, op. cit., p. 24.
7. Ibid., p. 25.

216
Le pluralisme

Un groupe qui poursuit des intérêts publics, en revanche, a deux traits


opposés à ceux qu'on vient d'évoquer: 1) tout le monde peut y adhérer:
aucun titre économico-professionnel n'est requis; 2) l'adhérent ne fait pas
acte d'adhésion dans l'intention d'en obtenir une contrepartie matérielle
personnelle. À partir des travaux de Schattschneider, c'est là l'élément
discriminant qui a servi à caractériser les groupes d'intérêt public, appelés
également lobbies de citoyens. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
On a ainsi réintroduit l'intérêt public dans le discours politique
empirique. Mais précisons tout de suite qu'ainsi défini, il a peu à voir avec l'idée
classique du bien commun. Les groupes d'intérêt public sont eux aussi,
comme toute association moderne, des sociétés qui défendent des intérêts
partiels. On ne peut pas prétendre, par exemple, qu'un fumeur accepte
comme finalité générale de la société, la cause défendue par des groupes
anti-tabac. Les auteurs qui se sont inspirés de Schattschneider1 insistent sur
ce refus de considérer l'intérêt public comme un et unique. Il y a plusieurs
intérêts publics. Dans chaque conflit, il y en a plus d'un en jeu: respect de
l' environnement/développement économique; sécurité nationale/droit à
l'information, etc.
De même, le «mouvement des intérêts publics» qui s'est amplifié au
cours de ces dernières années et qui constitue un des développements
marquants dans l'évolution du pluralisme américain, ne prétend aucunement
interpréter le «bien commun»; il se caractérise plutôt par le fait qu'il
défend des intérêts sous-représentés (voir ci-dessous). C'est précisément
parce qu'il s'agit de groupes partisans défendant des «causes» (ce qui aux
États-Unis s'apparente de très près à la ferveur idéologique) qu'ils ont été
des germes de forte conflictualité. Il n'y a pas d'amitié entre l'Advocacy
Institute et le Tobacco Institute et encore moins entre Handgun Control et
la National Rifle Association2. Autrement dit, ce sont des organisations qui
ont enrichi le pluralisme, qui l'ont en partie rééquilibré, mais sans parvenir
à réunifier la société.
Il n'y a pas grand-chose à dire sur l'autre dimension introduite par
Schattschneider pour définir la physionomie du système, «sa portée et son
penchant» {scope and bias), si ce n'est qu'elle est fondamentale. Il s'agit
de la distinction entre groupes organisés et non organisés. L'organisation
politique des intérêts pose problème et impose des contraintes telles qu'elle
exclut systématiquement, ou pénalise, certaines couches et certains intérêts
sociaux. Ainsi, alors que les producteurs ont des raisons immédiates,
évidentes et tangibles de s'organiser, les consommateurs, dont les intérêts sont
aussi significatifs mais diffus, rencontrent de graves difficultés à le faire.
Si l'on conjugue les deux critères et que l'on considère les seuls
groupes organisés d'intérêts spéciaux, nous avons ce que l'auteur appelle le

1. K. Schlozman, J.T. Tierney, Organized interests and American democracy,


Cambridge, Mass., Harper & Row, 1986; J.L. Walker, Mobilizing interest groups in
America. Patrons, professions, and social movements, Ann Arbor, Michigan, The
University of Michigan Press, 1991.
2. Pour l'étude empirique de ces cas, se reporter à mon travail, Lobbying,
pluralismo , democrazia, op. cit.

217
Luigi Graziano

«système des pressions»1. La conclusion sur laquelle débouche l'auteur en


se fondant sur des données secondaires (répertoires d'associations, lobbystes
enregistrés, etc.) est qu'il s'agit d'un système «très petit» où prédomine le
business, environ 50 % des organisations présentes à Washington, une
proportion qui a eu tendance à augmenter plutôt qu'à tomber au cours des
décennies suivantes: «II n'y a rien qui soit universel dans ce système».

SUR LA CLASSIFICATION DES GROUPES

Les auteurs dont je viens de parler ont inspiré une grande partie de la
recherche empirique qui a suivi. Des trois principales enquêtes menées au
cours des années 1980 — Schlozman et Tierney sur la physionomie
générale du système des groupes à Washington, R. Salisbury et associés sur le
personnel lobbystique, Jack Walker — 2, je n'évoquerai que la typologie
proposée par ce dernier. C'est la typologie aujourd'hui la mieux fondée,
théoriquement parlant.
Les premières recherches de Walker portèrent sur la question des noirs.
Il se révéla aussi très attentif aux dilemmes posés par Oison paradoxalement
au moment même où le pays voyait fleurir des quantités de nouveaux
mouvements sociaux (femmes, jeunes, etc.). D'où son intérêt pour les formes de
mobilisation difficile comme celles des usagers de services publics, des
femmes ou des classes défavorisées de la population, «associations
improbables» selon ses propres termes, expressions de publics dispersés et de
causes de vaste portée. Certains intérêts, comme les communautés
professionnelles, sont relativement faciles à organiser3; d'autres resteraient sans
défense sans l'intervention active ou indirecte de l'État ou d'autres agents
extérieurs au cercle restreint des intéressés (personnes âgées, handicapés).
L'État est important d'une autre façon: il tient en son sein, pour ainsi dire,
une myriade d'intérêts, ne serait-ce que parce qu'il est le plus grand
employeur (2,5 millions d'employés fédéraux, 12 millions au niveau des
États-membres et des collectivités locales), et par ses politiques en engendre
constamment de nouveaux. C'est la force qui conditionne le plus le système
des groupes, par ses lois, sa politique fiscale4, postale, etc.
La distinction essentielle que Walker établit se situe entre les groupes
professionnels, qui dérivent de communautés professionnelles ou
économiques préexistantes, et les groupes de citoyens, qui se forment à la suite de
mouvements sociaux comme la défense de l'environnement, les droits civils,

1. L'exclusion des lobbies de citoyens du système des pressions est discutable. Elle
trouve néanmoins sa justification dans le fait qu'à cette époque (1960) le «mouvement
des intérêts publics» n'apparaît pas encore comme une force politique significative.
2. K. Schlozman, J.T. Tierney, Organized interests and American democracy, op.
cit. ; J.L. Walker, Mobilizing interest groups in America, op. cit. ; R.L. Nelson,
J.P. Heinz, E.O. Laumann, R.H. Salisbury, «Private representation in Washington:
Surveying the structure of influence», American Bar Association Research Journal, 1,
hiver 1987.
3. Cela explique l'une des particularités de Walker, à savoir que dans ses deux
surveys (1980, 1985) il n'inclut pas dans son échantillonnage les syndicats et les
entreprises.
4. Le régime fiscal est spécialement important pour les lobbies de citoyens et
d'autres institutions comme les universités, les musées, etc., qui reçoivent une part
considérable de leurs ressources de donations déductibles de l'impôt.

218
Le pluralisme

la condition de la femme. Les premiers recrutent au sein d'une même


profession, ils sont plus homogènes ; ils ont surtout comme membres des
institutions, ils défendent des intérêts sectoriels. Les seconds sont ouverts à tous,
donc plus hétérogènes, ils ont surtout comme membres des individus et
s'organisent en fonction de «quelque cause sociale de vaste portée ou
quelque idée abstraite de l'intérêt public ». Les groupes professionnels
représentent environ 80 % du total de l'échantillonnage (863 organisations recensées
en 1985); les groupes de citoyens un peu plus de 20 % (graphique 1).

Graphique 1. Classification des groupes d'intérêts (Survey 1985; N. = 863)

Groupes
de citoyens
(23,9 %) Secteur profit
(37,8 %)

Secteur Secteur mixte


non -profit
(5,8 %)
(32,5 %)

Source : J. L. Walker, Mobilizing interest groups in America, Ann Arbor, Michigan, The
University of Michigan Press, 1991, p. 59.

La typologie de base n'est qu'une partie d'un plus vaste schéma de


classification. Il comprend un sous-secteur de groupes composés
d'institutions à mi-chemin entre le public et le privé, qui ont grandi en étroite
symbiose avec l'intervention de l'État et que Walker dénomme «secteur non-
profit». En font partie des associations représentant des universités et de la
recherche, de plus en plus financées par des fonds publics; les hôpitaux
publics et ce qu'on a nommé le «lobby intergouvernemental», qui s'est
considérablement développé du fait de la forte croissance des transferts
fédéraux en direction des États-fédérés et des autorités locales1. Ce sont des
institutions qui brassent de formidables intérêts économiques mais qui
n'interviennent pas ou n'interviennent que très peu sur le marché. Elles ont,
d'une part, des intérêts tout à fait semblables à ceux du secteur privé ; de
ce point de vue, elles constituent des groupes professionnels ou
économiques. D'autre part, elles profitent du rôle public ou semi-public qu'elles

1. Cf. à ce sujet C.H. Levine, J.A. Thurber, «Reagan and the intergovernmental
lobby: iron triangles, cozy subsystems, and political conflict», dans A.J. Cigler.
B.A. Loomis (eds). Interest group politics. Washington, D.C. Congressional Quarterly
Press. 1986.

219
Luigi Graziano

remplissent, d'où elles tirent une légitimité particulière. Comme telles, elles
se distinguent des groupes de citoyens qui, eux aussi, poursuivent des buts
non lucratifs mais ne gravitent pas dans l'orbite publique.
Ce secteur (secteur non-profit) n'est pas seulement important du point
de vue numérique (environ un tiers des groupes recensés par Walker:
graphique 1). L'existence d'« institutions non-profit dans la sphère publique»
(Walker) a une grande signification politique car, comme le fait remarquer
cet auteur, cela change la place de ces groupes dans la «structure sociale
fondamentale» des groupes d'intérêt1. Elle a une incidence sur les rapports
avec les décideurs publics et sur la légitimation publique des associations.
Elle explique l'anomalie apparente de deux familles de groupes non-profit
qui ne s'aiment pas ou tout au moins qui se considèrent comme nettement
distinctes. Pour ne citer qu'un exemple tiré de mes recherches, il n'y a pas
grande affinité entre la Higher Education Community et un lobby de
citoyens comme Handgun Control, Inc. (HC) : aux yeux des associations
d'universités, HC apparaît plus partisan, plus «politique», plus sectoriel, et
infiniment plus agressif quant aux moyens employés.
Walker a également contribué à mieux clarifier la nature et l'économie
des groupes de citoyens, le troisième type d'organisations après le secteur
profit et non-profit. Privés d'une clientèle «préfabriquée», ces groupes
formés pour l'essentiel par les classes moyennes doivent se créer leur propre
clientèle en utilisant des moyens coûteux tels que le direct mail2. En même
temps, il s'agit d'un type d'organisation qui bénéficie, bien plus que les
autres, de sources extérieures de soutien, indépendantes des cotisations de
leurs membres. En 1984. les contributions de routine, y compris les
cotisations, représentaient 87 % du revenu du secteur profit, 72 % du secteur
non-profit, moins de 50 % dans le cas des groupes de citoyens. En
revanche, plus d'un tiers des entrées de ces derniers provenait de fonds de
patrons, à savoir par ordre d'importance : dons d'individus, subventions de
fondations, contributions d'entreprises, contrats et financements du
gouvernement3.
La conclusion sur laquelle débouche l'auteur (c'est la bien connue
«théorie des patrons» élaborée par Walker) est que le financement
provenant de sources extérieures est le moyen le plus important qui ait permis
aux lobbies de citoyens d'obvier au «dilemme de Oison». Leurs leaders,
conclut-il, «ont appris à se sortir du dilemme que représentent les biens
publics et, ce, non ...par la manipulation de bénéfices sélectifs, mais en
cherchant et en trouvant des sources de financement importantes ... en dehors
du cercle immédiat de leurs membres»4.

1. J.L. Walker, Mobilizing interest groups in America, op. cit., p. 58.


2. Direct mail: une forme de prosélytisme qui consiste à recruter par le biais
d'envoi de lettres, rendue possible par l'existence de répertoires d'adresses ciblées,
établis en tenant compte de diverses couches de la population et réalisés par ordinateur.
Il s"agit d'un public au sens statistique plus que social du terme.
3. J.L. Walker. Mobilizing interest groups, op. cit.. p. 82.
4. Ibid. p. 77.

220
POUR UNE DEFINITION DE GROUPE D'INTERET PUBLIC

II est difficile de trouver un dénominateur commun aux multiples


organisations réunies sous le nom de Public Interest Movement. Je les réunirai à
titre provisoire sous la définition de groupes qui ne servent pas les intérêts
exclusifs de leurs membres. C'est un monde très diversifié et hétérogène. Il
faudrait au moins distinguer entre une composante libérale, héritière de la
tradition progressiste du début du siècle, et une composante conservatrice
(moral majority, anti-avortement, etc.). Mais les lignes de démarcation ne
sont pas toujours très nettes et les alliances transversales fréquentes.
Le facteur commun le plus important est qu'il s'agit précisément de
lobbies, c'est-à-dire de mouvements qui poursuivent des objectifs réformistes
en appliquant les techniques de la représentation des intérêts. Ils diffèrent
en cela très nettement du vieux réformisme qui privilégiait la protestation et
le moralisme1. De ce point de vue, ils se rapprochent des «intérêts
spéciaux», tout en poursuivant des finalités plus générales.
D'autres aspects permettent par contre d'établir une ligne de
démarcation nette entre ce secteur et les autres. On a parlé de contre-culture: c'est
sans doute un mouvement «contre», qui incarne un esprit d'opposition dont
l'origine historique immédiate est le mouvement des droits civils
(années 1950-1960), qui a alimenté la protestation et pas seulement dans la
communauté afro -américaine. Pour le reste, il y a, à la base, les motivations
les plus variées: de l'orientation démocratico-radicale à des impulsions
intensément privées telles que celles des victimes sur lesquelles Handgun
Control a édifié sa force, en passant par l'aversion propre à la tradition
progressiste américaine pour les «intérêts spéciaux».
On trouve donc dans ces groupes une dimension publique et «mélio-
riste» dont ne rendent qu'un faible écho les définitions courantes tirées en
général a contrario de Oison. Typique est la définition de J. Berry2 selon
laquelle «un groupe d'intérêt public [est] celui qui se fixe comme objectif
la poursuite d'un bien collectif dont l'obtention ne profitera pas de manière
sélective et matérielle aux membres ou aux activistes de l'organisation».
C'est une définition qui laisse beaucoup à désirer. Une victime de Handgun
Control qui lutte contre la violence des armes parce qu'elle a perdu un fils
ou un parent, serait très surprise si on lui disait qu'elle appartient à une
institution dont la finalité poursuivie ne la touche pas personnellement
(«sélectivement» dans le langage de Berry); la surprise serait d'ailleurs la
même et pour les mêmes raisons dans le cas d'un ex-alcoolique ou d'une
mère de la puissante M ADD (Mothers Against Drunk Driving). En d'autres
termes, dans ce genre de définition, je ne retrouve aucunement la «passion»
(même racine que pâtir) que j'ai observée chez nombre de ces activistes, ni
les raisons réformistes de leurs groupes. La raison m'en semble évidente : il
est, en effet, difficile de se servir d'une théorie intra-organisationnelle
comme celle de Oison pour en déduire les traits de mouvements poursuivant
le changement social. Elle nous sert davantage pour savoir ce que ces grou-

1. R. Hofstadter, The age of reform, New York, Vintage Books, 1955.


2. J. Berry, Lobbying for the people, Princeton, Princeton University Press, 1977,
p. 7.

221
Luigi Graziano

pes ne font pas que pour comprendre ce qu'ils représentent pour la société
et leurs propres membres.
La littérature nous offre une autre approche que je voudrais brièvement
évoquer en conclusion de cet essai. On la trouve exposée par Burton
A. Weisbrod1, économiste du Wisconsin, dans un ouvrage collectif sur ce
que l'on appelle la public interest law, qui est venu récemment grossir le
répertoire de ces acteurs2. Elle inclut dans son analyse des paramètres plus
généraux comme l'efficience et l'équité sociale, plus adaptés au caractère de
ces groupes, à leur fonction sociale et aux motivations de leurs membres.
La thèse de départ est que l'on peut supposer l'existence d'un intérêt
public à l'usage équitable et efficace des ressources sociales, bien que la
définition de ces paramères ne soit pas particulièrement aisée. La réalisation
de ces objectifs, c'est-à-dire équité et efficience, est confiée dans des
proportions variables à chacun des trois secteurs qui constituent, selon l'auteur,
la société : secteur profit ou du marché, gouvernement, secteur du
volontariat, dont les lobbies publics sont un sous-groupe. Le modèle cherche à
définir le rôle du secteur du volontariat non-profit et à trouver par quels
moyens il contribue au bien être social.
Par une sorte de division des tâches, le marché a fini par apparaître
comme le lieu de l'efficience, le gouvernement prenant en charge les
exigences d'équité. Mais l'un et l'autre peuvent connaître des défaillances;
l'action des groupes joue alors le rôle de remède à ces carences. Prenons
l'exemple d'une faillite du marché, la protection de l'environnement et
d'une manière plus générale la fourniture de biens collectifs : des biens
engendrant, nous l'avons vu, des externalités (tous peuvent en profiter une
fois produits), ce qui décourage la formation d'une demande solvable. Le
mouvement écologiste, pour suivre notre exemple, permet d'instiller dans le
système des exigences qui resteraient autrement non représentées ou sous-
représentées, en le contraignant ainsi à améliorer une performance qui
risquerait de se situer en-dessous du seuil optimal, avec destruction de biens
naturels et d'autres dommages. Externalités et sous-représentation sont au
cœur du modèle de Weisbrod.
C'est là le terrain d'action spécifique des groupes d'intérêt public dont
le trait distinctif, selon ces auteurs, est de savoir organiser des intérêts
diffus que le marché ne parvient pas à enregistrer. L'État a une fonction
analogue: la seule différence réside dans le fait que l'État réalise par la
contrainte ce que le secteur non-profit fait «volontairement»3. Pour nous
résumer, ce qui caractérise ce type d'organisation politique, ce n'est pas le
«désintérêt», comme l'exigerait le credo d'origine olsonienne, mais le fait
de tisser de vastes réseaux capables de mobiliser des intérêts diffus, et
parce que diffus, sous-représentés.

1. B.A. Weisbrod (éd.), Public interest law. An economic and institutional


analysis, préfacé par K. Arrow, Berkeley, University of California Press, 1978.
2. Il s'agit d'assistance légale offerte à des secteurs défavorisés de la population ou
dépourvus de moyens, par des cabinets d'avocats et ce, gratuitement ou à des tarifs
réduits. Le principal lobby des noirs (NAACP), par exemple, en fait très largement
usage.
3. Il est intéressant de remarquer combien ces organisations insistent sur le
caractère non gouvernemental de leur action et entendent se démarquer du secteur privé
comme du secteur public, et plus encore de ce dernier.

222
Le pluralisme

Enfin, la défaillance peut être la résultante non pas de l'inefficacité


mais de l'iniquité. C'est le cas, par exemple, lorsque les clients sont trop
pauvres pour payer un avocat ou trop peu informés pour reconnaître
l'importance de la représentation légale. Là se situe le champ de
compétence du gouvernement, dont l'objectif, nous l'avons dit, est d'oeuvrer dans
le sens de l'équité. Mais l'obstacle à son action provient, comme ne cessent
de le répéter ces mouvements, des pressions des intérêts que le
gouvernement est censé régler. Toute polémique mise à part, c'est une thèse assez
proche de celle de Weisbrod.
Concluons : la différence entre Oison et Weisbrod, tous les deux
partisans d'une approche «rationnelle», réside surtout dans l'introduction par ce
dernier de plus vastes paramètres dérivés de l'économie du bien-être
(Welfare economics). Par rapport à notre thème, cela présente deux avantages.
Le premier est de démystifier le rapport entre self-interest et groupes
d'intérêt public, très réel dans ces groupes, d'autant plus qu'il s'agit
d'organisations généralement dépourvues de moyens importants. Cela permet également
d'éviter la confusion qui conduit certains auteurs (Walker, Berry) à inclure
dans le nombre, des mouvements comme la NAACP (afro-américains) ou la
National Organization of Women, cependant que d'autres comme McCann

'
les excluent sous prétexte que leur action ne touche pas toute la population
mais seulement certains sous-secteurs. Historiquement impropre, compte tenu
du rôle pionnier de ces mouvements dans leurs domaines respectifs, cette
exclusion est théoriquement sans fondement. Weisbrod précise bien que ce
type d'organisation ne se caractérise pas par le «désintérêt» mais par les
intérêts diffus qu'il permet d'organiser: il peut avantager ses membres,
«mais les bénéficiaires ne seront pas tous membres du groupe»2.
Weisbrod, en second lieu, met en lumière un moyen de résoudre le
dilemme de Oison qui est aussi bien différent de la recette corporative que
de la solution avancée par Walker sur la base de sa théorie des patrons.
Les mouvements sociaux dont il est question ici réussissent à donner forme
et organisation à des besoins qui autrement ne trouveraient pas satisfaction,
car ils peuvent en appeler à des normes d'équité partagés par la
population. Ainsi s'explique pour l'essentiel l'existence d'« associations
improbables» comme Handgun Control. Des organisations de ce type existent et se
développent car elles «défendent une cause dont l'origine est à rechercher dans
le sentiment de violation de nonnes de justice, d'équité ou d'humanité»3.
La nouvelle technologie électronique que représente l'ordinateur offre le
support technique nécessaire à ces réseaux fondés sur la solidarité. Je les
appellerais «œuvres d'art» en matière d'organisation, qui «ne devraient pas
exister» selon le credo de dérivation olsonienne: elles sont en revanche
l'incarnation d'un dessein inédit, celui d'institutions qui sont mouvements par les fins
qu'elles poursuivent et lobbysme par les moyens qu'elles mettent en œuvre.
Traduit de l'italien par Catherine Guimbard

1. M.W. McCann, Taking reform seriously. Perspectives on public interest


liberalism, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1986.
2. B.A. Weisbrod (,ed.), Public interest law, op. cit., p. 43.
3. L. Graziano. Lobbying, pluralismo, democrazia, op. cit., p. 249.

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Luigi Graziano est professeur de science politique à l'Université de
Turin et président du Comité de recherche de V Association internationale
de science politique sur le pluralisme socio-politique. Il est l'auteur (avec
D. Easton et J.G. Gunnell) de The development of political science. A
comparative survey, Londres, Routledge, 1991. Il a publié récemment (avec
A. Bibic) Civil society, political society, democracy, Ljubljana, Slovenian
Political Science Association, 1994 et Lobbying, pluralismo, democrazia,
Rome, Nuova Italia Scientifica, 1995. Il travaille actuellement sur le
lobbying dans la Communauté européenne (Dipartimento di scienze sociali,
Université degli studi di Torino, Via Sant' Ottavio 50, 10124 Torino, Italie).

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