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Résumé
Pluralism. a conceptual and comparative analysis Luigi Graziano
Pluralism is a polymorphous concept still in need of clarification, especially as its underlying philosophy is being exported to a
number of post-communist regimes. There are various brands of pluralism and one task for research is to determine some of thé
reasons for the success of the American variant. The essay reviews the history of this tradition of thought in a comparative
perspective. It deals with its meaning in the European context (Part I) and in the United States (Part II). A brief reference will be
mode in Part III to thé distinction between pluralism and neo-corporatism. Part IV will discuss more recent developments,
including some critical reactions to « group theory » and the reemergence of the notion of public interest.
Graziano Luigi. Le pluralisme. Une analyse conceptuelle et comparative. In: Revue française de science politique, 46ᵉ année,
n°2, 1996. pp. 195-224;
doi : 10.3406/rfsp.1996.395051
http://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1996_num_46_2_395051
LUIGI GRAZIANO
* Dans cet article, j'utilise librement un ouvrage que j'ai récemment publié sous le
titre de Lobbying, pluralismo, democrazia, Rome, Nuova Italia Scientifica, 1995.
1. Voir L. Graziano, ibid.
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1. R.A. Nisbet, The quest for community, Oxford, Oxford University Press, 1953.
2. S.G. Hobson, National guilds. An inquiry into the wage system and the way out,
Londres, G. Bell & Sons, 1917. G.D.H. Cole, Guild socialism re-stated, Londres,
Leonard Parsons, 1920.
3. N. Bobbio, cité.
4. L. Duguit, Les transformations du droit public, Paris, Armand Colin, 1913.
H.J. Laski, Grammaire de la politique, Paris, Librairie Delagrave, 1933 (éd. originale
anglaise: 1925); H.J. Laski, The State in theory and practice, Londres, Allen and
Unwin, 1935. Cf. G. Zagrebelski, // diritto mite. Legge diritti giustizia, Turin, Einaudi,
1992.
5. L. Duguit, op. cit.
6. M. Olson, The logic of collective action. Public goods and the theory of groups,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1965 (trad. : Paris, PUF, 1978).
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1. W. Kornhauser, The politics of mass society, New York, The Free Press, 1959.
2. À propos de la métamorphose nécessaire pour changer 1 ' « état de nature» en une
société proprement constituée, Rousseau écrit: «Plus ses forces naturelles [de l'homme] sont
mortes et anéanties... , plus aussi l'institution est solide et parfaite». J.-J. Rousseau, The
political writings, vol. 2, CE. Vaughan (éd.), New York, John Wiley, 1962, p. 52.
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ser les loyautés de groupe plutôt que de les supprimer ou de les restreindre
dans l'intérêt d'un Etat moniste.
Si la théorie de Nisbet revient, en dernière analyse, à une condamnation
des fausses promesses de la démocratie politique, le socialisme de guilde,
tel qu'il fut élaboré par G.D.H. Cole, représente une tentative de
transcender les limites de celle-ci à travers une théorie du pouvoir et une théorie
des institutions. Plus précisément, Cole tente d'adapter le principe
démocratique à de nouvelles arènes du pouvoir, telle l'usine, et à d'autres acteurs
spécifiques à la société industrielle. Traditionnellement conçu comme lié à
une sphère particulière appelée «politique», le principe démocratique doit
pouvoir s'appliquer selon Cole «à n'importe quelle forme d'action sociale
et spécialement à la vie industrielle et économique, tout autant qu'aux
affaires politiques » ' . Sur le plan analytique, le socialisme de guilde se
comprend comme une critique de la représentation politique et une défense
vigoureuse d'un type plus différencié et plus direct de démocratie,
comprenant «autant de groupes de représentants élus séparément qu'il y a
d'ensembles distincts de fonctions à remplir»2. Parmi ces dernières, celles
qui ont trait aux rôles de citoyen, de producteur et de consommateur
retiennent tout particulièrement l'attention de ces auteurs.
Une société de guilde est par conséquent une société de producteurs et
de consommateurs organisés. Dans sa structure fondamentale, elle implique
quatre types d'organisations qui coopèrent les unes avec les autres à
différents niveaux du territoire (localité, région, nation): 1) les guildes
industrielles dans chaque grande branche d'industrie; elles remplacent les anciens
propriétaires censés être progressivement expropriés; 2) les guildes de
consommateurs (organisations de consommateurs, mouvement coopératif,
etc.) ; 3) les guildes professionnelles (guildes de l'éducation, de la santé),
composées par des professionnels et fournissant des services non
économiques; 4) les guildes de citoyens, en tant qu'utilisateurs de ces services. La
commune nationale, qui reflète la structure des guildes au niveau du pays,
représente l'autorité politique chapeautant le tout; selon l'architecture du
plan, elle est censée remplacer au cours du temps l'État territorial.
Ce modèle corporatiste comporte manifestement un certain nombre de
failles. Il ne comprend pas toutes les associations: comme Cole l'admet lui-
même, les églises et «toutes les associations fondées sur des croyances et
des opinions» ne relèvent pas des intérêts économiques et civiques pris en
compte dans le projet3. Plus important encore, contrairement à ce que les
socialistes de guildes et A. Bentley4 voudraient nous faire croire, un acteur
n'est pas défini par les associations auxquelles il se trouve appartenir:
comme le note Laski, de nombreux problèmes communs ou généraux
affectent les membres d'une communauté dans leur capacité en tant que citoyens
et non en tant que producteurs ou membres d'associations particulières. Ce
domaine est le domaine propre à l'action de l'État et à la représentation
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fiait lui-même de « franc médiéviste » ' , partageaient tous cet attrait pour ces
anciennes formes de solidarité.
Concluons. En soulignant les affinités du pluralisme américain avec le
libéralisme et le capitalisme, nous ne voulons pas dire que l'intégration de
cette philosophie dans le courant dominant de la vie politique américaine ait
été douce et facile. Bien au contraire. Daniel Rodgers2 a montré à quel
point le terme d'« intérêts» a suscité méfiance et hostilité lorsqu'il a
commencé à prendre de l'importance dans le discours politique américain
vers 1900. L'histoire tourmentée du lobbying et l'accueil que lui ont réservé
les législateurs et le Congrès, sont là pour le confirmer3. En fait, on
pourrait dire que le pluralisme n'a été assimilé à grande échelle que dans
les années 1930 et 1940, lorsque l'expérience du New Deal a rendu
possible et considérablement accéléré le processus d'incorporation du phénomène
du groupe dans l'ethos libéral4.
Cette résistance tient essentiellement au fait que libéralisme et constitu-
tionnalisme sont des théories politiques des droits de Y individu difficilement
applicables sans adaptations majeures à un univers de groupes. Cette
difficile conciliation s'applique également au concept de «règle de la
majorité» — contrepartie démocratique de la résolution des conflits par
négociation et marchandage typique des groupes — , un concept que les
pluralistes ont largement négligé dans leurs écrits5.
D'autres éléments de la culture et de la tradition juridique propres aux
États-Unis ont en revanche joué dans un sens inverse, et favorisé la théorie
au lieu de la bloquer. Il s'agit tout d'abord du Premier Amendement (1791),
et du droit de «pétitionner le Gouvernement afin qu'il répare des torts»
stipulé dans ce texte. Nombreux sont aujourd'hui ceux qui y voient une
sanction constitutionnelle du lobbying. Il suffit de remarquer à cet égard que
l'expérience européenne, surtout sur le continent, a été fondée sur le
principe inverse d'une césure radicale entre l'administration publique et ses
citoyens6. Dans cette vision largement inspirée de l'héritage rousseauiste, la
société n'a pas d'intérêts communs; c'est le rôle de l'État de les définir.
La seconde influence bénéfique a été la solution proposée par Madison
au problème des factions, elle aussi radicalement opposée au remède
théorisé à peu près à la même époque par Rousseau dans sa théorie de la «vo-
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PLURALISME ET NEOCORPORATISME
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1. La section qui suit est en grande partie basée sur L. Graziano. «Lobbying,
scambio e definizione degli interessi. Riflessioni sul caso americano », Rivista italiana
di scienza politica, 22 (3), décembre 1993, p. 409-432.
2. T. O'Neill, Man of the House. The life and political memoirs of Speaker Tip
O'Neill (avec W. Novak). New York, Random House, 1987.
3. Legal and congressional ethics standards of relevance to those who lobby Congress,
Washington, Congressional Research Service, Bibliothèque du Congrès, 1991.
4. A. Pizzorno, «Political exchange and collective identity in industrial conflict»,
dans C.J. Crouch, A. Pizzorno (eds). The resurgence of class conflict in Western Europe
since 1968. vol. 2. Londres, Macmillan, 1979.
5. B. Marin (éd.), Generalized political exchange. Antagonistic cooperation in
integrated policy circuits, Francfort, Campus Verlag: Boulder, Colorado, Westview
Press, 1990.
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cié» entre les acteurs économiques clés (Banque centrale, ministères clés,
syndicats et groupes patronaux) destiné à réguler les variables
macroéconomiques intéressant toutes les parties en cause1.
La scène politique américaine et le lobbying qui en est un composant
diffèrent de ce schéma à plusieurs égards. Le pluralisme américain est tout
d'abord caractérisé, comme je l'ai fait remarquer, par une conception très
large de la notion d'intérêt2, plus large que celle qu'on retrouve dans les
variantes européennes, une conception qui se traduit par la gamme très
étendue des intérêts qui ont recours à cette forme de représentation, et qui
comprend églises, universités, minorités ethniques, gouvernements locaux et
États-membres ainsi que le très large éventail des «groupes d'intérêts
publics», auxquels il faut ajouter les organisations économiques.
La notion d'« échange politique généralisé» n'a qu'une faible valeur
systémique dans une situation de ce genre. Ainsi, pour ne citer qu'un
exemple, Handgun Control concerné par la réglementation des armes à feu et la
prévention de la violence qui en découle, poursuit un objectif qui échappe à
toute forme d'accord général. On pourrait dire la même chose pour
l'ensemble des organisations non économiques qui se sont multipliées au cours de
ces dernières décennies (voir la quatrième partie). Il faut ajouter, par
ailleurs, que les principaux groupes économiques n'ont pas manifesté beaucoup
d'intérêt pour ce genre de pacte, sauf au cours du New Deal3. De ce point
de vue, les termes qui semblent définir le mieux la réalité américaine sont
ceux de «sous-système lobby stique », comme, par exemple, la Higher
Education Community qui représente à Washington les intérêts des universités
et de la recherche, et de policy community, terme qui recouvre, en plus
d'un sous-système lobbystique, ses contreparties dans les agences fédérales
et au Congrès, plus particulièrement les membres influents des commissions
parlementaires importantes pour les groupes en question.
Il en résulte un système qui n'est pas axé sur la centralisation et la
sélectivité de la représentation, comme le voudrait le modèle corporatif,
mais bien plutôt un système qui se fonde sur une palette de partnerships
spéciaux et aujourd'hui de partnerships ouverts à de nouveaux acteurs dans
les domaines les plus récents de la politique, baptisés par Heclo issue
networks*. Un système extrêmement fragmenté et décentralisé, doté de
pouvoirs de veto diffus.
En second lieu, contrairement aux systèmes reposant sur des pactes, la
politique des groupes est animée, au moins en principe, par l'esprit de
compétition. Il n'existe aucune autre contrainte en dehors de la Constitution
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1. Le texte de la loi sur les lobbies, qui constitue le titre III d'un texte législatif de
plus vaste portée (Legislative Reorganization Act of 1946), se trouve dans Legislators
and the lobbyists. Washington, Congressional Quarterly Service, 1965. Il comprend onze
brefs articles.
2. McConnell, Private power and American democracy , op. cit.
3. En est un exemple le Cooperative Extension Service créé en 1914 pour
moderniser le monde agricole et lui faire profiter des fruits de la recherche scientifique,
géré conjointement par le Département de l'Agriculture qui l'a créé et des universités
connues sous le nom de Land-Grant Colleges. Se reporter à L. Graziano, Lobbying,
pluralisme, democrazia, op. cit.
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1. Cf. T. Lowi, The end of liberalism. The Second Republic of the United States,
New York, Norton, 1979 (2e éd.).
2. S. Wolin, Politics and vision. Continuity and innovation in Western political
thought, Boston, Little, Brown, 1960; E.E. Schattschneider, The semisovereign people,
op. cit.; M. Olson, The logic of collective action, op. cit. ; G. McConnell, Private power
and American democracy, op. cit. ; T. Lowi, The end of liberalism, op. cit. ; M. Walzer,
Spheres of justice. A defense of pluralism and equality, New York, Basic Books, 1983.
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1. Il ne faut pas oublier non plus Pareto {Les systèmes socialistes, 1902), qui a
anticipé sur de nombreux points la rational choice theory, ainsi que d'autres écrivains
de l'école italienne de finances publiques.
2. Autre voie: la contrainte, consistant, par exemple, en l'impossibilité d'être
embauché si l'on n'est pas membre d'un syndicat (ce que l'on appelle closed shop), ou
bien d'exercer une profession si l'on n'est pas accrédité auprès de l'ordre compétent.
Dans ce cas, on s'associe parce qu'on ne peut pas s'en passer sans payer de coûts
exorbitants.
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1. Il ne faut pas oublier cependant que l'action de groupe vise souvent beaucoup
moins à obtenir un bien public qu'à empêcher l'abrogation de mesures déjà existantes.
Comme Ta fait remarquer R. Salisbury, le schéma des stimulants, après que l'État est
intervenu avec ses propres décisions, est bien différent de celui théorisé par Oison. Les
avantages dans ce cas sont plus évidents et l'action collective facilitée. Cf. R. Salisbury,
«Interest advocacy and interest representation», cité.
2. Olson n'exclut pas, comme on l'a souvent prétendu, que l'on puisse créer des
groupes d'intérêt public, ni que Ton puisse agir sur la base d'impulsions
philanthropiques ou altruistes. Mais ce genre de motivations n'a pas sa place dans une
théorie économique comme la sienne. Il est vrai néanmoins que le ton général du travail
conduit à penser que la constitution de groupes se fixant des objectifs de vaste portée est
particulièrement difficile.
3. E.E. Schattschneider, The semisovereign people, op. cit., p. 23.
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1. Ibid., p. 7.
2. M. Petracca, introd. by M. Petracca (éd.), The politics of interests. Interest
groups transformed, Boulder, Colorado, Westview Press, 1992, p. 18.
3. On entend par grassroots lobbying des actions de mobilisation et de pression à
la base, généralement au niveau de la circonscription électorale et ce, afin d'appuyer et
de compléter l'action menée par le personnel expert à Washington.
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Les auteurs dont je viens de parler ont inspiré une grande partie de la
recherche empirique qui a suivi. Des trois principales enquêtes menées au
cours des années 1980 — Schlozman et Tierney sur la physionomie
générale du système des groupes à Washington, R. Salisbury et associés sur le
personnel lobbystique, Jack Walker — 2, je n'évoquerai que la typologie
proposée par ce dernier. C'est la typologie aujourd'hui la mieux fondée,
théoriquement parlant.
Les premières recherches de Walker portèrent sur la question des noirs.
Il se révéla aussi très attentif aux dilemmes posés par Oison paradoxalement
au moment même où le pays voyait fleurir des quantités de nouveaux
mouvements sociaux (femmes, jeunes, etc.). D'où son intérêt pour les formes de
mobilisation difficile comme celles des usagers de services publics, des
femmes ou des classes défavorisées de la population, «associations
improbables» selon ses propres termes, expressions de publics dispersés et de
causes de vaste portée. Certains intérêts, comme les communautés
professionnelles, sont relativement faciles à organiser3; d'autres resteraient sans
défense sans l'intervention active ou indirecte de l'État ou d'autres agents
extérieurs au cercle restreint des intéressés (personnes âgées, handicapés).
L'État est important d'une autre façon: il tient en son sein, pour ainsi dire,
une myriade d'intérêts, ne serait-ce que parce qu'il est le plus grand
employeur (2,5 millions d'employés fédéraux, 12 millions au niveau des
États-membres et des collectivités locales), et par ses politiques en engendre
constamment de nouveaux. C'est la force qui conditionne le plus le système
des groupes, par ses lois, sa politique fiscale4, postale, etc.
La distinction essentielle que Walker établit se situe entre les groupes
professionnels, qui dérivent de communautés professionnelles ou
économiques préexistantes, et les groupes de citoyens, qui se forment à la suite de
mouvements sociaux comme la défense de l'environnement, les droits civils,
1. L'exclusion des lobbies de citoyens du système des pressions est discutable. Elle
trouve néanmoins sa justification dans le fait qu'à cette époque (1960) le «mouvement
des intérêts publics» n'apparaît pas encore comme une force politique significative.
2. K. Schlozman, J.T. Tierney, Organized interests and American democracy, op.
cit. ; J.L. Walker, Mobilizing interest groups in America, op. cit. ; R.L. Nelson,
J.P. Heinz, E.O. Laumann, R.H. Salisbury, «Private representation in Washington:
Surveying the structure of influence», American Bar Association Research Journal, 1,
hiver 1987.
3. Cela explique l'une des particularités de Walker, à savoir que dans ses deux
surveys (1980, 1985) il n'inclut pas dans son échantillonnage les syndicats et les
entreprises.
4. Le régime fiscal est spécialement important pour les lobbies de citoyens et
d'autres institutions comme les universités, les musées, etc., qui reçoivent une part
considérable de leurs ressources de donations déductibles de l'impôt.
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Groupes
de citoyens
(23,9 %) Secteur profit
(37,8 %)
Source : J. L. Walker, Mobilizing interest groups in America, Ann Arbor, Michigan, The
University of Michigan Press, 1991, p. 59.
1. Cf. à ce sujet C.H. Levine, J.A. Thurber, «Reagan and the intergovernmental
lobby: iron triangles, cozy subsystems, and political conflict», dans A.J. Cigler.
B.A. Loomis (eds). Interest group politics. Washington, D.C. Congressional Quarterly
Press. 1986.
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remplissent, d'où elles tirent une légitimité particulière. Comme telles, elles
se distinguent des groupes de citoyens qui, eux aussi, poursuivent des buts
non lucratifs mais ne gravitent pas dans l'orbite publique.
Ce secteur (secteur non-profit) n'est pas seulement important du point
de vue numérique (environ un tiers des groupes recensés par Walker:
graphique 1). L'existence d'« institutions non-profit dans la sphère publique»
(Walker) a une grande signification politique car, comme le fait remarquer
cet auteur, cela change la place de ces groupes dans la «structure sociale
fondamentale» des groupes d'intérêt1. Elle a une incidence sur les rapports
avec les décideurs publics et sur la légitimation publique des associations.
Elle explique l'anomalie apparente de deux familles de groupes non-profit
qui ne s'aiment pas ou tout au moins qui se considèrent comme nettement
distinctes. Pour ne citer qu'un exemple tiré de mes recherches, il n'y a pas
grande affinité entre la Higher Education Community et un lobby de
citoyens comme Handgun Control, Inc. (HC) : aux yeux des associations
d'universités, HC apparaît plus partisan, plus «politique», plus sectoriel, et
infiniment plus agressif quant aux moyens employés.
Walker a également contribué à mieux clarifier la nature et l'économie
des groupes de citoyens, le troisième type d'organisations après le secteur
profit et non-profit. Privés d'une clientèle «préfabriquée», ces groupes
formés pour l'essentiel par les classes moyennes doivent se créer leur propre
clientèle en utilisant des moyens coûteux tels que le direct mail2. En même
temps, il s'agit d'un type d'organisation qui bénéficie, bien plus que les
autres, de sources extérieures de soutien, indépendantes des cotisations de
leurs membres. En 1984. les contributions de routine, y compris les
cotisations, représentaient 87 % du revenu du secteur profit, 72 % du secteur
non-profit, moins de 50 % dans le cas des groupes de citoyens. En
revanche, plus d'un tiers des entrées de ces derniers provenait de fonds de
patrons, à savoir par ordre d'importance : dons d'individus, subventions de
fondations, contributions d'entreprises, contrats et financements du
gouvernement3.
La conclusion sur laquelle débouche l'auteur (c'est la bien connue
«théorie des patrons» élaborée par Walker) est que le financement
provenant de sources extérieures est le moyen le plus important qui ait permis
aux lobbies de citoyens d'obvier au «dilemme de Oison». Leurs leaders,
conclut-il, «ont appris à se sortir du dilemme que représentent les biens
publics et, ce, non ...par la manipulation de bénéfices sélectifs, mais en
cherchant et en trouvant des sources de financement importantes ... en dehors
du cercle immédiat de leurs membres»4.
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POUR UNE DEFINITION DE GROUPE D'INTERET PUBLIC
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pes ne font pas que pour comprendre ce qu'ils représentent pour la société
et leurs propres membres.
La littérature nous offre une autre approche que je voudrais brièvement
évoquer en conclusion de cet essai. On la trouve exposée par Burton
A. Weisbrod1, économiste du Wisconsin, dans un ouvrage collectif sur ce
que l'on appelle la public interest law, qui est venu récemment grossir le
répertoire de ces acteurs2. Elle inclut dans son analyse des paramètres plus
généraux comme l'efficience et l'équité sociale, plus adaptés au caractère de
ces groupes, à leur fonction sociale et aux motivations de leurs membres.
La thèse de départ est que l'on peut supposer l'existence d'un intérêt
public à l'usage équitable et efficace des ressources sociales, bien que la
définition de ces paramères ne soit pas particulièrement aisée. La réalisation
de ces objectifs, c'est-à-dire équité et efficience, est confiée dans des
proportions variables à chacun des trois secteurs qui constituent, selon l'auteur,
la société : secteur profit ou du marché, gouvernement, secteur du
volontariat, dont les lobbies publics sont un sous-groupe. Le modèle cherche à
définir le rôle du secteur du volontariat non-profit et à trouver par quels
moyens il contribue au bien être social.
Par une sorte de division des tâches, le marché a fini par apparaître
comme le lieu de l'efficience, le gouvernement prenant en charge les
exigences d'équité. Mais l'un et l'autre peuvent connaître des défaillances;
l'action des groupes joue alors le rôle de remède à ces carences. Prenons
l'exemple d'une faillite du marché, la protection de l'environnement et
d'une manière plus générale la fourniture de biens collectifs : des biens
engendrant, nous l'avons vu, des externalités (tous peuvent en profiter une
fois produits), ce qui décourage la formation d'une demande solvable. Le
mouvement écologiste, pour suivre notre exemple, permet d'instiller dans le
système des exigences qui resteraient autrement non représentées ou sous-
représentées, en le contraignant ainsi à améliorer une performance qui
risquerait de se situer en-dessous du seuil optimal, avec destruction de biens
naturels et d'autres dommages. Externalités et sous-représentation sont au
cœur du modèle de Weisbrod.
C'est là le terrain d'action spécifique des groupes d'intérêt public dont
le trait distinctif, selon ces auteurs, est de savoir organiser des intérêts
diffus que le marché ne parvient pas à enregistrer. L'État a une fonction
analogue: la seule différence réside dans le fait que l'État réalise par la
contrainte ce que le secteur non-profit fait «volontairement»3. Pour nous
résumer, ce qui caractérise ce type d'organisation politique, ce n'est pas le
«désintérêt», comme l'exigerait le credo d'origine olsonienne, mais le fait
de tisser de vastes réseaux capables de mobiliser des intérêts diffus, et
parce que diffus, sous-représentés.
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Le pluralisme
'
les excluent sous prétexte que leur action ne touche pas toute la population
mais seulement certains sous-secteurs. Historiquement impropre, compte tenu
du rôle pionnier de ces mouvements dans leurs domaines respectifs, cette
exclusion est théoriquement sans fondement. Weisbrod précise bien que ce
type d'organisation ne se caractérise pas par le «désintérêt» mais par les
intérêts diffus qu'il permet d'organiser: il peut avantager ses membres,
«mais les bénéficiaires ne seront pas tous membres du groupe»2.
Weisbrod, en second lieu, met en lumière un moyen de résoudre le
dilemme de Oison qui est aussi bien différent de la recette corporative que
de la solution avancée par Walker sur la base de sa théorie des patrons.
Les mouvements sociaux dont il est question ici réussissent à donner forme
et organisation à des besoins qui autrement ne trouveraient pas satisfaction,
car ils peuvent en appeler à des normes d'équité partagés par la
population. Ainsi s'explique pour l'essentiel l'existence d'« associations
improbables» comme Handgun Control. Des organisations de ce type existent et se
développent car elles «défendent une cause dont l'origine est à rechercher dans
le sentiment de violation de nonnes de justice, d'équité ou d'humanité»3.
La nouvelle technologie électronique que représente l'ordinateur offre le
support technique nécessaire à ces réseaux fondés sur la solidarité. Je les
appellerais «œuvres d'art» en matière d'organisation, qui «ne devraient pas
exister» selon le credo de dérivation olsonienne: elles sont en revanche
l'incarnation d'un dessein inédit, celui d'institutions qui sont mouvements par les fins
qu'elles poursuivent et lobbysme par les moyens qu'elles mettent en œuvre.
Traduit de l'italien par Catherine Guimbard
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Luigi Graziano est professeur de science politique à l'Université de
Turin et président du Comité de recherche de V Association internationale
de science politique sur le pluralisme socio-politique. Il est l'auteur (avec
D. Easton et J.G. Gunnell) de The development of political science. A
comparative survey, Londres, Routledge, 1991. Il a publié récemment (avec
A. Bibic) Civil society, political society, democracy, Ljubljana, Slovenian
Political Science Association, 1994 et Lobbying, pluralismo, democrazia,
Rome, Nuova Italia Scientifica, 1995. Il travaille actuellement sur le
lobbying dans la Communauté européenne (Dipartimento di scienze sociali,
Université degli studi di Torino, Via Sant' Ottavio 50, 10124 Torino, Italie).
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