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Christophe Grellard

C o m m e n t p e u t - o n se f ie r à l ’e x p é r ie n c e ?
E s q u is s e d ’u n e t y p o lo g ie d e s r é p o n s e s
m é d ié v a le s a u p r o b lè m e s c e p t iq u e

Il n’y a pas de sceptiques au Moyen Age en ce sens que personne, à l’exception


notable et curieusement négligée de Jean de Salisbury au XIIe siècle, ne s’est ja­
mais réclamé du scepticisme académicien et a fortiori pyrrhonien. Il n’y a pas
de sceptiques, mais il y a un problème sceptique entendu comme défi lancé par
certains antiqui à notre capacité de connaître. Le scepticisme est une construc­
tion déliée de tout fondement historique, ce qui conduit avant tout à le considé­
rer comme un réservoir d’arguments (dont certains ont une origine antique alors
que d’autres sont proprement médiévaux), un ensemble de tests pour la théorie
de la connaissance. En général, on considère au Moyen Age que S. Augustin a
proposé une réponse définitive à ce défi, en écartant tout danger pour notre sa­
voir. Cependant, les philosophes qui font l’effort de reprendre à nouveaux frais
la question sceptique se trouvent amenés à soulever de façon intéressante les
questions classiques de théorie de la connaissance. A ce titre, la question de la
fiabilité de l’expérience est un lieu privilégié d’examen du problème sceptique.
On sait, en effet, que les illusions sensibles sont une preuve fréquemment allé­
guées par les sceptiques anciens contre la possibilité d’une connaissance direc­
te et fiable des objets perçus1. L’illusion, dans la mesure où elle est souvent qua­
litativement équivalente à une expérience quotidienne, atteste qu’il n’y a pas de
critère de vérité des perceptions. Nous n’avons aucun moyen de savoir quand
nos expériences sont fiables et quand elles ne le sont pas. Le souci que l’on met
à rejeter ou circonscrire le scepticisme doit donc commencer par résoudre la
question du statut des expériences sensibles. A cet égard, il semble y avoir deux
attitudes principales : soit exclure la connaissance sensible comme non perti­
nente pour la connaissance en général, soit « sauver les apparences » en défen­
dant la pertinence de l’expérience sensible et en dénonçant le scepticisme com-

1 V oir p a r e x e m p le , C ICERO, A c a d e m ic a , II, 4 0 -4 2 ; S e x t u s E MPIRICUS, P y rrh o n ia e H ypotyposes, I, 9 1 ­


128.

«Q uaestio», 4 (20 0 4 ), 1 1 3 -1 3 5
114 C h risto p h e G re lla rd

me faux problème. Ces deux attitudes traversent et structurent toute l’approche


médiévale du problème sceptique.
Ce que l’on souhaiterait faire ici, c’est, à partir de cette question de la fiabi­
lité de l’expérience, dresser un rapide panorama des différentes solutions mé­
diévales au scepticisme, en se limitant pour le besoin de notre enquête aux dé­
bats qui animent l’université de Paris à la fin du X III e siècle. Pour comprendre
comment une problématique médiévale relative à un enjeu quelconque s’élabo­
re, il est indispensable de prendre en compte les traditions textuelles, c’est-à-
dire de déterminer quels textes ont été connus et surtout quels textes ont été lus.
Dans le cas du scepticisme, il s’agit d’expliquer pourquoi cette attitude philoso­
phique a été réduite à une thèse épistémologique extrême, à savoir : « rien ne
peut être su ». Il s’agira de montrer comment une transmission partielle et par­
tiale de la tradition sceptique au Moyen Age conditionne la transformation du
scepticisme antique, entendu comme un mode de vie, et rend possible l’appari­
tion de la problématique moderne du scepticisme comme problème de la justi­
fication épistémique.

1. Le scepticisme au Moyen âge : un problème de réception

La transmission de la tradition sceptique antique au moyen âge est délicate dans


la mesure où les médiévaux semblent avoir peu ou mal connu les principaux tex­
tes de cette tradition, en l’occurrence les Esquissespyrrhoniennes de Sextus Em­
piricus et les Académiques de Cicéron2. Le premier de ces textes existe dans
quelques manuscrits datant vraisemblablement de la fin du X III e ou du début du
X IV e siècle, puisque H. Mutschmann attribue cette traduction latine à Nicolas da

Regio3. Le scepticisme au Moyen Age est donc exclusivement académicien. En


même temps, si plusieurs manuscrits des Académiques de Cicéron circulent, ce
texte est fort peu cité. Jean de Salisbury (1125-1180), qui se réclame du scepti­
cisme académique, ne semble connaître que les Tusculanes, et Henri de Gand
(mort en 1293) est l’un des rares médiévaux a avoir une connaissance directe de23

2 P o u r u n e p re m iè re a p p ro c h e d e c e tte tra d itio n , v o ir C.B . S CHMITT, T h e R ed isco ve ry o f A n c ie n t S k e p ­


tic ism in M o d e rn Tim es, in M. B u r n y e a t (ed .), T h e S k e p tic a l T ra d itio n , U n iv e rsity o f C a lifo rn ia P re ss , B e r­
k e le y -L o s A n g e le s -L o n d o n , 1 9 8 3 , 2 2 5 -2 5 1 ; P. P o r r o , I l S e x tu s la tin u s e l ’im m a g in e d e llo scetticism o a n ti­
co n el m ed io evo , « E le n c h o s », 2 (1 9 9 4 ), 2 2 9 -2 5 3 .
3 V oir H . M u t s c h m a n n , Z u r U eb ersetzertä rtig keit des N ic o la u s vo n R h e g iu m (zu P a ris la t 1 4 7 0 0 ),
« B e rlin e r p h ilo lo g isc h e W o c h e n s c h rift », 2 2 (1 9 1 1 ), 6 9 1 -6 9 2 . Le p re m ie r m é d ié v is te à s ig n a le r l ’e x is­
te n c e d e c e tte tr a d u c tio n e s t C h a rle s J OURDAIN, S e x tu s E m p iric u s e t la p h ilo so p h ie sc o la stiq u e, d a n s E x ­
cursions h isto riq u es e t p h ilo so p h iq u e s à travers le M o y e n âge, F irm in -D id o t, P a ris 1 8 8 8 (M in erv a, F ra n k ­
fu rt a m M a in 1 9 6 6 ), 1 9 9 -2 1 7 .
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 11 5

ce texte4. Dans la plupart des cas, donc, c’est à travers un prisme augustinien
que le texte de Cicéron, et plus généralement les positions des Académiciens,
sont connus au Moyen Age. Toute l’œuvre de S. Augustin, dont l’importance pour
la réflexion philosophique médiévale n’est plus à souligner, témoigne de l’im­
portance du problème sceptique pour la philosophie. La démarche d’Augustin
est déjà de concilier réfutation et usage. Il faut réfuter le scepticisme afin d’éta­
blir les principes de la vraie philosophie, mais les arguments sceptiques peu­
vent également avoir une valeur propédeutique, et être utilisés afin de réfuter
les fausses philosophies, en l’occurrence les philosophies empiristes ou maté­
rialistes.
De fait, la réfutation des arguments avancés par les sceptiques contre l’ex­
périence sensible ne laisse pas d’embarrasser Augustin. Prisonnier d’un modè­
le platonicien, l’évêque d’Hippone semble prêt à plusieurs reprises à reconnaî­
tre la faillibilité des sens afin de les distinguer nettement de la connaissance in­
tellectuelle. Ainsi, dans Contre les Académiciens, il ne préserve la connaissance
sensible des arguments sceptiques qu’au prix d’un relativisme et d’un subjecti­
visme complets, tels que la sensation ne vaut que pour celui qui l’éprouve5. Plus
encore, dans la q. 9 des 83 questions diverses, il fait usage des arguments scep­
tiques du rêve et de la folie afin de disqualifier la prétention des sens à accéder
à une veritas sincera et inciter à rentrer en soi-même pour trouver la vérité6. En
même temps, et c’est davantage cet aspect qui sera retenu par les médiévaux,
Augustin estime nécessaire de sauver les connaissances qui ne peuvent préten­
dre à une justification rationnelle. A cet égard, un passage fameux de La Trini­
té est explicite7. Après avoir disqualifié la prétention des sens à la vérité, com­
me une concession aux sceptiques, il réfute le scepticisme au moyen du cogito
avant de réintroduire l’idée de la fiabilité générale des connaissances sensibles.
Ainsi, les sens ne peuvent assurément prétendre atteindre au modèle de la scien­
tia, mais leur fiabilité générale garantie par leur cohérence interdit de les reje­
ter absolument dans un doute général.
Si ce modèle augustinien détermine l’ensemble de la conception médiévale
du scepticisme, il va cependant s’enrichir par la superposition de différentes tra­
ditions. Le premier enrichissement provient de la redécouverte des traditions
présocratiques, par l’intermédiaire d’Aristote, à partir du 12e siècle8. Deux en-

4 V oir C .B . S CHMITT, Cicero Scepticus. A S tu d y o f th e In flu e n c e o f th e A c a d e m ic a in th e R e n a issa n c e ,


N ijh o ff, D e n H a a g 1 9 7 2 , 3 -4 2 .
5 A u r e l iu s A u g u s t in u s , C o n tra A c a d e m ic o s, III, x i, 26.
6 A u r e l iu s A u g u s t in u s , D e diversis q u a e stio n ib u s 8 3 , q. 9.
7 A u r e l iu s A u g u s t in u s , D e T rin ita te, XV, x ii, 2 1 .
8 S u r le s tra c e s d e q u e s tio n s « sc e p tiq u e s » c h e z A risto te , vo ir A. L o n g , A risto tle a n d th e H isto ry o f
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semblés de textes sont importants. D’une part, le livre IV de la Métaphysique:


l’analyse des thèses d’Héraclite, Protagoras ou Démocrite donne lieu à l’examen
d’un grand nombre d’arguments considérés comme sceptiques. Le plus souvent,
la lecture de ces textes va permettre de donner un fondement ontologique aux
doctrines sceptiques : pour les médiévaux, c’est parce qu’ils estiment comme
Héraclite que toute chose est muable, et parce qu’ils nient, comme Protagoras,
le principe de contradiction que les académiciens soutiennent que l’on ne peut
rien connaître. D’autre part, le second groupe de texte est constitué de l’ensem­
ble que forment le début des Seconds Analytiques et le livre II de la Métaphy­
sique. Ces textes vont conduire à poser la question de ce qu’il faut démontrer, et
plus généralement justifier. C’est à cette occasion que les médiévaux, dans les
Commentaires sous forme de quaestio, vont à nouveau examiner le problème
sceptique : Peut-on connaître quelque chose ? (Seconds analytiques, L. I) ; Peut-
on appréhender la vérité ? (Métaphysique, L. II). A travers la question de l’ap-
parentia, les arguments sceptiques dirigés contre l’expérience sensible vont
donc être considérés attentivement par les philosophes et théologiens médié­
vaux. De fait, il s’agit alors de défendre la fiabilité de la sensation comme sour­
ce de connaissance tout en répondant aux arguments relativistes et phénomé-
nistes qui mettent en cause notre capacité à découvrir un critère objectif de vé­
rité applicable à l’expérience. Il faut donc montrer comment la sensation peut
être suffisamment fiable pour atteindre la vérité, en dépit du fait même de l’er­
reur avancé par les sceptiques. On se propose ici de mettre en évidence trois ty­
pes de réponse9 proposés à la fin du X III e siècle, qui est à bien des égards une
période charnière dans l’appréhension médiévale du scepticisme dans la mesu­
re où elle prépare les mutations du siècle suivant, et initie véritablement le pas­
sage du scepticisme antique au scepticisme moderne en réduisant le problème
sceptique à sa dimension strictement épistémologique.

2. Siger de Brabant : l’expérience en contexte

Siger de Brabant ne cite jamais les Académiciens, mais plusieurs passages de son
œuvre attestent de son attention aux questions de type sceptique, c’est-à-dire aux
arguments sur la valeur de nos justifications et sur la possibilité même de connaî­
tre quelque chose avec certitude. Le point de départ de Siger est une réflexion sur
le statut épistémologique de nos perceptions (apparentia). Le maître flamand

Greek S cep ticism , in D .J. O ’M e a r a (ed.), S tu d ie s in A risto tle, T h e C a th o lic U n iv e rsity o f A m e ric a P re ss ,
W a sh in g to n 1 9 8 1 , 7 9 -1 0 6 .
9 S ig e r d e B ra b a n t (1 2 4 0 -1 2 8 4 ) , H e n ri d e G a n d (1 2 1 7 -1 2 9 3 ) e t J e a n D u n s S c o t (1 2 6 6 -1 3 0 8 ).
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examine la thèse selon laquelle nos perceptions ne sont que des simulacres, des
images trompeuses dans la mesure où rien ne leur correspond extérieurement.
Cette situation de rêve généralisé peut sans difficulté être rattachée à la problé­
matique sceptique10, mais elle a aussi une origine clairement aristotélicienne11.
Le problème sceptique apparaît donc d’abord comme l’occasion de poser la ques­
tion de l’origine sensible de la connaissance et de la pertinence de cette origine.
La question disputée dans le cadre des Impossibilia (1272) demande si tou­
tes les choses qui nous apparaissent « sont des simulacres et comme des son­
ges, de sorte que nous ne sommes pas certains de l’existence d’une chose ».
Deux enjeux se dégagent donc immédiatement : le sceptique est celui qui met
en doute l’existence du monde extérieur, ainsi que notre capacité à le connaître
avec certitude par la sensation. Deux arguments sont avancés en faveur de cet­
te thèse, qui dessinent en creux le portrait du sceptique. Le premier repose sur
l’impossibilité de justifier les donnés des sens ; le second se base sur la contra­
diction qui peut apparaître entre deux jugements consécutifs à une sensation.
Le premier argument dépend d’une règle de croyance que l’on peut appeler
Principe de confirmation et que l’on peut formuler de la façon suivante :

(PC) : V x qui a p p a ra ît à u n e fac u lté F, x ne doit être cru q u e si u n e facu lté su p é rie u ­
re F ’ le confirm e12.

Ce principe exige donc pour qu’une sensation soit une source acceptable de
connaissance qu’elle soit justifiée par le donné d’une autre faculté d’ordre su­
périeur. Il faut donc chercher une justification à toute chose, et il n’y a pas de
fiabilité a priori des facultés. Au contraire, toute fiabilité est de « second de­
gré ». A partir de là, on peut fournir deux preuves de l’impossibilité de (PC). La
première preuve est un raisonnement typiquement sceptique qui va du possible
au réel : il est possible qu’une faculté quelconque se trompe parfois, donc il est
possible qu’elle se trompe toujours. Dès lors, une telle faculté ne sera jamais cer­
taine. L’argument repose sur une prémisse sous-entendue, selon laquelle la cer­
titude suppose l’exclusion de l’erreur puisqu’il n’y a pas de science du faux. Le
savoir doit en effet être infaillible. (PC) est ainsi interprété comme un signe de

10 Voir A u r e l iu s A u g u s t in u s , C o n tra A c a d e m ic o s, III, 2 5 .


11 Voir A r is t o t e l e s , M e ta p h y sw a , IV, 5 , 1 0 1 0 b 10.
12 S iGERUS DE B r a b a n t ia , Im p o ssib ilia , II, in É crits d e logique, d e m o ra le e t d e p h y s iq u e , ed. B. B a zan ,
P u b lic a tio n s U n iv e rs ita ire s , L o u v a in / B é a tric e -N a u w e la e rts , P a ris 1 9 7 4 , 7 3 -7 6 : 73. S u r l ’ép isté m o lo g ie
d e S iger, v o ir F. Va n S t e e n b e r g h e n , M a ître S ig e r d e B ra b a n t, P u b lic a tio n s U n iv e rs ita ire s , L o u v a in / V an-
d er-O y e z, P a ris 1 9 7 7 , 2 8 3 - 2 7 5 ; T. D o d d , T h e L ife a n d T h o u g h t o f S ig e r o f B ra b a n t, T irte e n th -C e n tu ry P a ­
risia n P hilosopher. A n E x a m in a tio n o f H is Views o n th e R e la tio n s h ip o f P h ilo s o p h y a n d T h e o lo g y , T h e E d ­
w in M e lle n P re s s , L e w isto n -Q u e e n s to n -L a m p e te r 1 9 9 8 , 9 6 -1 1 0 .
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faillibilité des sens, ce qui entraîne leur exclusion du domaine du savoir. La se­
conde preuve est une application de (PC) afin d’en montrer l’inefficacité. Si on
admet (PC), les sens ne fournissent pas la confiance par eux-mêmes. Une pre­
mière conclusion s’impose alors : si x dans (PC) est un objet sensible, on ne peut
pas savoir s’il est réel. On exclut en effet la confirmation par un autre sens, en
exigeant que F’ soit une faculté d’ordre supérieur. Les sens ne peuvent donc pas
jouer le rôle de principe de justification de nos connaissances. De là, une se­
conde conclusion s’impose : si F’ est une faculté intellectuelle, elle ne pourra
pas davantage confirmer x car toute connaissance commence par la sensation.
Donc F’ dépend de F. Ce jugement suppose donc implicitement qu’une dépen­
dance chronologique induit une dépendance logique.
L’ensemble de ces deux arguments repose sur deux présupposés importan­
tes. En premier lieu que toute certitude provient des sens : c’est le nœud de l’ar­
gumentation puisque la certitude intellectuelle à laquelle on peut prétendre est
conditionnée par celle des sens. En second lieu, qu’il y a une équivalence qua­
litative des apparences dans la veille et dans le sommeil. La tromperie sensible
est ainsi exemplifiée par l’argument du rêve. Le scepticisme tel qu’il est présenté
ici clôt le champ de la connaissance sur un sensible invérifiable.
Le deuxième argument principal en faveur de la position sceptique se fonde
sur la contradiction entre deux jugements sur une même chose. Pour tout objet
sensible quelconque si une personne la juge de telle sorte, il se trouvera une au­
tre personne pour la juger de façon contraire. Siger ne donne aucun exemple pour
justifier cette assertion, mais à l’évidence, les textes d’Aristote, voire de S. Au­
gustin, doivent être présents à son esprit. La contradiction entre deux jugements
ne doit pas conduire au relativisme qui affirme que tout est vrai, mais au scepti­
cisme qui affirme que tout est faux, puisqu’une chose réelle n’est pas susceptible
de recevoir les contraires, contrairement à une apparence. Le relativisme est ce­
pendant réintroduit à un second niveau, par l’intermédiaire du rejet d’une objec­
tion. En effet, pour départager deux jugements contradictoires, on pourrait être
tenté de hiérarchiser les sources qui les fondent. Il semble, en effet, que tous les
jugements n’ont pas la même valeur épistémologique et que l’homme sain d’esprit
juge mieux que le fou par exemple. Cette objection est écartée par le sceptique
qui allègue au contraire qu’est impossible l’objectivité qui permettrait de dépar­
tager de façon fiable deux jugements possibles dans le champ du sensible, où
chacun est un juge légitime. Ainsi, le relativisme fonde le scepticisme.
La réponse générale de Siger à cette forme de scepticisme consiste à soute­
nir qu’il y a des objets dont nous avons une connaissance certaine, et cette cer­
titude fournit le point de départ nécessaire à la mise en œuvre de (PC). On peut
distinguer deux niveaux de connaissances certaines : en premier lieu les im­
pressions sensibles qui ne sont pas infirmées. Les sources possibles d’infirma­
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tion sont doubles : d’une part un autre sens plus digne, d’autre part une intel­
lection obtenue à partir d’un sens plus digne, puisque Siger ne remet jamais en
cause l’origine nécessairement sensible de la connaissance. Ainsi lors d’un
conflit entre la vue et le toucher, comme dans le cas du bâton, qui plongé dans
l’eau, paraît brisé, la vue est infirmée par le toucher. Siger, comme on le verra,
n’a pas, semble-t-il, une conception a priori de la dignité des sens, mais cette
dernière dépend largement du contexte considéré. En second lieu, dans le cas
des connaissances intellectuelles, l’infirmation peut venir d’une intellection
d’ordre supérieur13.
Deux aspects de la réponse de Siger méritent d’être soulignés. D’une part, le
maître flamand élargit la notion de confirmation de (PC) dans le sens d’une sim­
ple convenance ou d’une non-contradiction. Il n’est pas requis que nos connais­
sances soient confirmées, mais seulement qu’elles ne soient pas infirmées. D’au­
tre part, la réponse repose sur un principe de hiérarchie (PH), selon lequel il y
a des degrés de dignité dans nos sensations et nos intellections, principe que le
sceptique, comme on l’a vu, rejette en s’appuyant sur une forme de relativisme
et que Siger devra donc justifier.
Dans cette perspective, il s’efforce de montrer que le rejet de (PH) conduit
nécessairement à l’erreur. Plus précisément, trois types d’erreurs sont distin­
gués. En premier lieu, ceux qui s’en tiennent à la seule apparition sont conduits
à soutenir que tout est faux, puisque les apparences sont souvent en conflit en­
tre elles, et avec les donnés de la raison. Siger reprend à cette occasion l’exem­
ple canonique de la rive qui semble en mouvement vue d’un bateau14. La ré­
duction de toute perception à un flux d’apparences provient de l’incapacité à
choisir le sens adéquat pour juger correctement dans un contexte donné. Le se­
cond type d’erreur est l’erreur du relativisme phénoméniste propre à ceux qui,
dans un excès inverse, soutiennent que toute apparence est vraie. Ce premier
niveau d’erreur n’est, finalement, que la généralisation abusive de perceptions
soit vraies, soit fausses. On retrouve en filigrane la dénonciation par Aristote des
erreurs convergentes, selon lui, de Démocrite et Héraclite d’un côté et de Pro­
tagoras de l’autre. A un niveau supérieur, cependant, on trouve un troisième ty-

13 S lGERUS DE B r a b a n t ia , Im p o ssib ilia , e d . B a zan , 7 4, 3 4 - 3 9 : « D ic e n d u m q u o d nos su m u s c e rti d e


e x is te n tia a liq u a r u m re ru m , e t n o n s u n t o m n ia s im u la c ra e t p a s s io n e s s e n tie n tiu m . N os e n im su m u s c e r ­
ti d e e x is te n tia re ru m n o b is a d s e n s u m a p p a re n tiu m , c u i s e n s u i n o n c o n tra d ic it s e n s u s d ig n io r v e l in te l­
le c tu s a c c e p tu s ex s e n s u s e n s u i n o n c o n tra d ic it s e n s u s d ig n io r v e l in te lle c tu s a c c e p tu s ex s e n s u d ig n io ­
re ».
14 Cf. S lGERUS DE B r a b a n t ia , Im p o ssib ilia , ed . B a zan , 7 4 ,4 2 -7 5 ,4 7 . L’e x e m p le se tro u v e c h e z A lh a z e n ,
d a n s l a P ersp ectiva , III e t c h e z W itelo , D e c a u s a p r im a r ia p a e n ite n tia e in h o m in ib u s e t d e n a tu r a d a e m o -
n o ru m , IV, 13, 8 , in L ist W ite lo n a do L u d w ik a w e L w ó w k u S la s k im : p r o b le m a ty k a teoriopoznaw cza, kos-
m o lo g ic zn a i m e d y c zn a / Jerzy B u rc h a rd t, e d . J. B u rc h a rd t, O sso lin e u m . P o ls k a A k a d . N a u k (« S tu d ia C o­
p e r n ic a n a » 19),W roclaw 19 7 9 .
120 C h risto p h e G re lla rd

pe d’erreur, propres à ceux qui, se défiant de la sensation, vont appliquer le PH


sans discernement en privilégiant systématiquement l’intellection. Ce type d’er­
reur est exemplifié par Zénon d’Elée : alors même que le mouvement est confir­
mé par la vue, celui-ci en nie l’existence en se fondant sur le raisonnement, c’est-
à-dire une intellection supposée plus digne que la sensation. Ce que soutient im­
plicitement Siger, ici, c’est que dans chaque cas PC devrait permettre de tran­
cher le problème à condition de savoir choisir la faculté apte à confirmer nos
perceptions, en fonction du contexte. Siger peut donc conclure que la concor­
dance des sens entre eux, et avec l’intellection, autorise une croyance fiable
dans la réalité de ce qui est perçu :

« M ais q u an d tous le s se n s co n v ien n e n t de façon co n co rd an te d a n s u n ju g e m en t su r


u ne chose se n sib le , et q u ’ils ne sont p as c o n tre d its p ar u n e in te lle c tio n re ç u e à p a rtir
de sen satio n s p lu s dignes, croire l’opposé sem b le su rn a tu re l et m ira cu le u x p lu s que
n atu rel, à m oins que ce la p u isse a rriv e r à c e rtain s en raiso n d ’u n e h a b itu d e re ç u e d an s
l’en fan ce. M ais p o u r le s sages et l’élite, q u ’u n e te lle chose arriv e ne sem b le p as n atu ­
relle, sans ex clu re u n ju g e m e n t m e ille u r » 15.

Le fonctionnement conjoint de PC, reformulé de telle sorte que la confirmation


est comprise comme concordance ou cohérence du donné sensible, et de PH suf­
fit à justifier nos perceptions. Il est, en outre, intéressant de noter que seules
deux choses semblent pouvoir infirmer PC dans une telle situation de conver­
gence, d’une part une action surnaturelle ou miraculeuse de Dieu, d’autre part
une mauvaise habitude inculquée depuis l’enfance. Ce dernier aspect sera lar­
gement développé dans son commentaire de la Métaphysique. Quant au premier
point, Siger ne semble pas réellement le prendre en compte de façon sérieuse.
On est donc encore loin d’un usage sceptique de la toute-puissance divine tel
qu’il se développera à partir du 14e siècle. Du point de vue d’un philosophe com­
me Siger, le miraculeux concerne le théologien et n’entre donc pas en compte
dans le cadre d’une réflexion sur le fonctionnement naturel de la sensation.
L’enjeu de la réponse sigérienne au scepticisme consiste donc à contextuali­
ser la connaissance en s’appuyant sur PC et PH. PC permet de porter un juge­
ment droit sur les choses. Il faut cependant remarquer que, au cours de son ana­
lyse, Siger évolue de la confirmation à la simple non-contradiction et convenan­
ce des sens entre eux. C’est donc avant tout la cohérence des données sensibles
et intellectuelles qui permet de répondre au sceptique. Mais, PC est explicite­

15 S lGERUS DE B r a b a n t ia , Im p o ssib ilia , ed . B a zan , 7 5 ,5 2 - 5 7 : « C u m a u te m o m n es s e n s u s c o n c o rd ite r


c o n v e n ia n t in iu d ic io a lic u iu s re i s e n s ib ilis , q u ib u s e tia m in te lle c tu s a c c e p tu s ex s e n s ib u s d ig n io rib u s
n o n c o n tra d ic it, c re d e re o p p o situ m illiu s s u p e rn a tu r a le v id e tu r e t m ira c u lo su m m ag is q u a m n a tu ra le , n i­
si fo rte a liq u ib u s a c c id e re p o s s it ex c o n s u e tu d in e a p u e r itia ».
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 121

ment fondé sur PH : les facultés cognitives ne sont pas toutes d’égale valeur. Cet­
te valeur n’est pas cependant absolue, mais dépend du contexte dans lequel nous
cherchons à connaître. Ainsi, il y a une supériorité épistémique de celui qui
veille ou de celui qui est en bonne santé. Siger semble ici sous-entendre que le
sens doit être proportionné à son objet pour que la connaissance sensible soit
fiable. PH et PC représentent donc des conditions internes de justification : les
sens se justifient par eux-mêmes dans certaines conditions normales de fonc­
tionnement. A contrario, donc, on peut identifier le sceptique comme celui pour
qui rien n’est jamais certain car il faut toujours chercher une justification ra­
tionnelle à chaque chose. Or, selon Siger, la sensation n’est pas justifiée par des
arguments, mais par ces deux méta-principes qui garantissent le bon fonction­
nement des sens.
C’est cette question de la justification (que faut-il justifier et comment faut-
il le justifier ?) que Siger reprend pour finir dans les réponses aux arguments op­
posés. Il critique en effet le scepticisme comme une exigence indue de norma­
tivité et de justification. Le sceptique est celui qui demande une justification
pour toute chose. Mais cette exigence interdit qu’il y ait rien de stable dans nos
connaissances. Il faut donc s’arrêter quelque part dans la recherche des cau-
ses16. Ainsi, pour éviter une régression dans l’ordre de la justification, il faut
pouvoir déterminer quand une justification d’ordre supérieure est requise. Or,
pour Siger, la faculté qui juge en dernière instance de la nature de la chose (sa­
voir si c’est une apparition ou une réalité) n’est pas le sens qui a reçu l’appa­
rence, mais l’intellect ou du moins une faculté d’ordre supérieur. La sensation
est donc, dans les cas problématiques, soumise au jugement de l’intellect dans
la mesure où elle n’a pas, par elle-même, la capacité à identifier une apparence
trompeuse. Mais en même temps, Siger précise immédiatement que dans des
conditions normales de fonctionnement, la sensation n’a pas à être confirmée.
Le recours à une faculté supérieure pour discriminer le vrai du faux est requis
exclusivement dans des cas où la sensation ne peut pas fonctionner normale­
ment. En d’autres termes, PC est inutile dans la plupart des situations de per­
ception. Toute la difficulté est de savoir comment on peut déterminer si les
conditions de perception sont normales. Il semble, en effet, que la réponse de
Siger de Brabant au problème sceptique est biaisée dans la mesure où le scep­
tique demande une garantie a priori pour nos connaissances, alors que le maît-

16 Cf. S lGERUS DE B r a b a n t ia , Im p o ssib ilia , ed . B a zan , 7 6 ,9 8 -1 0 3 : « A d s e c u n d u m d ic e n d u m q u o d r a ­


tio d e fic it eo q u o d in p e r se n o tis r a tio n e m q u a e rit, o m n iu m q u a e re n s ra tio n e m ; a d q u o d s e q u itu r n u lliu s
h a b e re ra tio n e m ; e t in o m n i c re d ito q u a e r it a liu d p e r q u o d s c ia tu r e s s e v e ru m illu d q u o d c re d itu r. Q uod
si ita , n o n e s s e t s ta tu s in c re d itis e t n o tis, n e q u e p rim a c a u s a c re d u lita s v e l o p in io n is. Q u a re n e q u e e s s e t
c a u s a tu m c re d u lita s v el o p in io ». L a ré p o n se e s t, b ie n e n te n d u , in s a tis fa is a n te p o u r u n s c e p tiq u e , p u is ­
q u ’e lle p ro p o se u n a r rê t a rb itra ire à l a ju s tific a tio n .
122 C h risto p h e G re lla rd

re parisien n’offre qu’une justification a posteriori. En outre, sa réponse présup­


pose une instance extérieure à la sensation, qui juge des conditions de fonc­
tionnement de cette dernière, et de la nécessité d’appliquer ou non le méta-prin­
cipe PC. Cette instance est une autre faculté sensible, ou plus souvent l’intel­
lect. Mais on peut alors objecter que l’on ne fait que déplacer le problème sans
le résoudre, et mettre à bon compte entre parenthèses la question de l’origine
sensible de nos connaissances.
Siger semble pourtant considérer que dans des conditions normales de fonc­
tionnement, la sensation ne requiert pas PC, et qu’elle est auto-justifiante : el­
le produit par elle-même la confiance. PC n’intervient donc que dans des si­
tuations exceptionnelles. Dès lors, ce qui apparaît ici, c’est que Siger de Bra­
bant ne cherche pas véritablement à réfuter le scepticisme en lui opposant une
instance de savoir, comme le faisait Augustin. Sa réponse est donc double : d’u­
ne part, il faut identifier les causes du scepticisme ; d’autre part, il faut nuan­
cer la portée des arguments sceptiques en les replaçant en contexte. La cause
du scepticisme est identifiée dans la volonté de chercher une justification à
toute chose, c’est-à-dire d’appliquer de façon indue des exigences normatives
de savoir, sans considération des circonstances. C’est donc la recherche d’un
fondement qui semble devoir conduire au scepticisme. Dans cette perspective,
la réponse au scepticisme passe par une prise en compte du contexte de la sen­
sation. A cet égard, deux méta-principes sont requis : PH qui, supposant qu’il
n’y a pas une égale dignité entre les sources cognitives indique laquelle doit
être choisie, et PC, fondé sur PH, qui stipule que toute faculté inférieure doit
être confirmée par une faculté d’ordre supérieur. Mais précisément, en refusant
de prendre en compte le contexte, c’est-à-dire en exigeant une justification va­
lable absolument, le sceptique exclut PH. A cet égard, l’exemple de l’identité
qualitative des impressions en état de veille et de sommeil atteste pour le scep­
tique la non-validité de PH. Le point d’achoppement entre Siger et le sceptique
se situe précisément à ce niveau qu’est cette exigence d’un critère absolu de
connaissance. Et le refus de PH permet, par voie de conséquence, de critiquer
PC, puisque sans PH, on ne peut pas déterminer quelle est la faculté supé­
rieure apte à confirmer la faculté à l’origine de la connaissance. La principale
critique que l’on pourrait adresser à cette réponse « contextuelle » au scepti­
cisme, c’est qu’elle refuse de se situer sur le terrain du sceptique. Elle réduit
la question sceptique au statut de l’erreur ponctuelle, erreur dont la solution
est a posteriori. Mais précisément, le sceptique ne demande pas une correction
après coup, ou ad hoc, mais il exige que de façon absolue, a priori, l’erreur soit
impossible. C’est ce défi que vont tenter de relever les partisans de l’illumina­
tion, qui, à la suite de S. Augustin, accordent une valeur au scepticisme com­
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 123

me moment de la connaissance humaine, moment qu’il est possible de dépas­


ser grâce à la lumière divine.

3. Henri de Gand : la transcendance des justifications

La place d’Henri de Gand dans l’histoire du scepticisme médiéval est à bien des
égards hors normes, et a déjà été largement soulignée17. Henri de Gand est l’un
des rares médiévaux dont la connaissance directe des Académiques de Cicéron
est à peu près certaine, et en outre, il ouvre la Summa quaestionum ordinarium
par la question fondatrice du scepticisme : est-il possible de savoir quelque cho­
se ?18 On trouve ainsi dans ce texte légèrement antérieur à 1276 une réponse
claire et nuancée au défi sceptique, réponse qui passe par une défense de l’illu­
mination et une limitation de la pertinence de la connaissance sensible. Henri
procède en effet en deux temps, en montrant d’abord dans la première question
de l’article premier que la sensation est globalement fiable et que l’on peut ain­
si avoir une connaissance des choses par des moyens purement naturels, avant
de souligner dans la seconde question que cette connaissance reste incomplète
et insuffisante et qu’elle requiert l’adjuvant de l’illumination.
L’ensemble des arguments quod non qui ouvrent la première question et qui
défendent l’impossibilité pour l’homme de savoir quelque chose reprennent les
principales « autorités sceptiques » du corpus médiéval : la question 9 des 83
questions diverses de S. Augustin, le livre IV de la Métaphysique d’Aristote, ain­
si que le premier livre des Seconds analytiques. Parmi cet ensemble d’argu­
ments, ceux qui visent l’expérience sensible figurent en bonne place19. La dou­
ble allusion aux présocratiques et à Augustin permet, en reprenant l’argument
de la relativité de la sensation, de définir négativement deux conditions néces­
saire du savoir qui font défaut à l’expérience sensible : la certitude du sujet et
la permanence de l’objet qui doit être fixe et déterminé. Le premier critère est
d’ordre subjectif, tandis que le second introduit une exigence d’objectivité : l’ob­
jet doit être identique pour tous. Henri de Gand dessine ainsi le portrait d’un
sceptique intellectualiste dans la lignée de la conception développée par Au­
gustin dans le livre III de Contre les Académiciens.
Dans sa réponse à la question, Henri va donc s’efforcer de distinguer une dé­

17 V oir e n p a r tic u lie r S CHMITT, Cicero S cep ticu s c it., 3 -4 2 ; S CHMITT, T h e R edisco ve ry o f A n c ie n t S k e p ­
tic ism c it., 2 2 5 -2 5 1 ; P o r r o , I l S ex tu s la tin u s e l ’im m a g in e d ello scetticism o c it., 2 2 9 -2 5 3 .
18 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , e d . P a ris iis 1 5 2 0 , re p r. T h e F ra n c is c a n
In s titu te , S a in t-B o n a v e n tu re -N e w Y ork 19 5 3 .
19 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , ed. P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 1, f. 1rA.
124 C h risto p h e G re lla rd

finition large du savoir (scientia) qui puisse inclure l’expérience sensible et une
définition stricte plus proprement intellectuelle. Le savoir se définit par quatre
conditions20 : (1) une appréhension cognitive ou notitia, (2) la certitude du sujet
percevant, (3) l’absence d’erreur, c’est-à-dire l’exclusion du faux, (4) l’appré­
hension de la chose telle qu’elle est. On part donc d’une conception assez stric­
te du savoir qui exclut l’erreur, exige la vérité (la conformité avec la chose) et la
certitude. Deux instruments cognitifs sont à notre disposition : d’abord l’appré­
hension indirecte, via notamment les témoignages d’autrui, et l’appréhension di­
recte. A la suite d’Augustin, Henri estime nécessaire d’admettre comme suffi­
samment fiable le premier type d’appréhension si l’on veut que soit possible des
savoirs de type historique ou géographique. On ne peut donc pas réduire à la
connaissance à ce qui est directement expérimenté21. C’est pourtant bien ce se­
cond mode d’appréhension qui constitue l’instrument privilégié de notre savoir.
Or, pour défendre l’expérience, Henri reprend le principe de confirmation (PC) :
toute sensation est vraie si elle n’est pas contredite par une source cognitive de
niveau supérieur. La défense de la perception passe donc par le recours à un
aristotélisme de facture classique. Henri peut ainsi développer dans ce contex­
te une conception du savoir de type fondationaliste : il y a un certain nombre
d’appréhensions dont il n’y a pas lieu de douter et qui sont des instances de sa­
voir attestant la possibilité du savoir, puisque c’est bien cette possibilité qui est
en jeu ici. On retrouve donc cette idée d’une confiance générale dans nos capa­
cités à connaître, commune à la majorité des médiévaux. Cependant, avant de
répondre aux arguments quod non, Henri de Gand met à l’épreuve sa conception
du savoir empirique en rappelant l’opposition des présocratiques à cette
confiance dans la sensation. Ce rappel « historique » lui donne l’occasion d’in­
troduire de façon plus précise une forme de scepticisme héraclitéen, où la mu­
tabilité de toutes choses fonde notre incapacité à connaître le sensible de façon
certaine. Le rappel successif des positions de Démocrite (tout est faux car tout
est relatif), de l’Académie (la vérité est inaccessible à l’homme), de Protagoras
(il n’y a pas d’objectivité, de connaissances fixes, car toute la vérité est dans la
sensation) et d’Héraclite (toute chose est fausse car muable) réduit ainsi la ques­
tion sceptique à une mise en cause de l’expérience sensible à partir de la rela­
tivité de nos sensations et de l’absence de permanence dans les choses. Contre
cette forme de scepticisme, Henri reprend une forme d’aristotélisme qui pose

20 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , ed. P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 1, f. 1vA.


21 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , e d . P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 1, f. 1vA ; vo ir
A u r e l iu s A u g u s t in u s , D e u tilita te cred en d i, X I, 2 5 ; D e T rin ita te, XV, x ii, 2 1 . C ’e s t c e te x te q u e c ite H e n ­
ri d a n s la S u m m a .
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 12 5

comme principe la hiérarchie des sources cognitives et la fiabilité générale des


sens22.
En même temps, si une telle réponse peut fonctionner contre un scepticisme
extrême qui nie absolument la possibilité de savoir, elle ne peut être efficace
contre un scepticisme plus ponctuel qui se contente de pointer le fait de l’erreur
sensible, de la relativité du jugement d’expérience pour critiquer notre capacité
à trouver un critère de vérité universellement valide dans le cas du sensible. La
lecture des réponses aux arguments quod non permet de distinguer deux niveaux
de réponse de la part d’Henri de Gand. D’une part, il s’agit de circonscrire et li­
miter les erreurs sensibles grâce à PC et PH ; d’autre part, il s’agit de répondre à
l’argument de la mutabilité des choses par une théorie de l’abstraction, comprise
comme ce qui stabilise les choses. Dans la réponse au deuxième des arguments
quod non, Henri tout en concédant la faillibilité ponctuelle de la sensation, et le
caractère temporellement déterminé des vérités sensibles, défend cependant
l’infaillibilité de la connaissance des sensibles propres. De fait, ces sensibles
propres fonctionnent comme autant de critères (signum) de vérité et conduisent
ainsi l’intellect à un jugement sûr. Nos sens ne se trompent pas quand ils restent
limités à ces objets, sauf quand l’organe est modifié ou le milieu perturbé23. C’est
précisément cette contextualisation de la sensation qui rend nécessaire PC et
PH : les sens ne sont pas toujours correctement disposés24. Cependant, en der­
nier recours, c’est à l’intellect qu’il revient de déterminer quel sens est fiable et
quel sens est trompé. Ce détour intellectualiste se retrouve dans la nécessité de
l’abstraction comme échappatoire à la mutabilité du sensible :

«Seul ce qui est a p p ré h e n d é au m oyen d ’u n sen s non trom pé, p ar u n p ro ce ssu s d ’a b ­


stractio n et en form ant u n ju g e m e n t de l’in te lle c t, où ce qui est a p p ré h e n d é su b siste
p resq u e san s chan g em en t, ne p eu t être o b scu rci p ar d es e sp è c e s v raise m b la b le s. U ne
v érité très ce rtain e est re ç u e p ar u n tel sen s, et p our nous u n savoir trè s c e rtain porte
su r ces choses se n sib le s qui p eu v e n t être réd u ite s à l’ex p é rien c e se n sib le d ’u n se n s» 25.

C’est en effet le travail d’abstraction, dans la mesure où il peut stabiliser le sen­


sible, qui permet de saper la base ontologique du scepticisme. A cet égard, dans
la réponse au quatrième argument quod non, Henri se livre à une brève histoire

22 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , ed. P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 1, f. 2vC .


23 H e n ri r e p re n d ici le s tro is c o n d itio n s d e fo n c tio n n e m e n t d e l a s e n s a tio n é n o n c é e s p a r T h é m istiu s
d a n s so n c o m m e n ta ire d u D e a n im a . Voir T HEMISTIUS, C o m m e n ta ire su r le tr a ité D e l ’â m e d ’A risto te, tra d .
la t. d e G u illa u m e d e M o e rb e k e , é d . crit. e t é tu d e s u r l ’u tilis a tio n d u c o m m e n ta ire d a n s l ’o e u v re d e S a in t
T h o m a s p a r G. V erb ek e, P u b lic a tio n s U n iv e rs ita ire s , L o u v a in / B é a tric e -N a u w e la e rts , P a ris 1 9 5 7 (« C or­
p u s L a tin u m C o m m e n ta rio ru m in A risto te le m G ra e c o ru m », 1), 1 3 2 ,8 -1 3 3 ,4 3 .
24 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , ed. P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 1, f. 3rG .
25 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , ed. P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 1, f. 2vF.
126 C h risto p h e G re lla rd

de la philosophie grecque présentée comme tentative de trouver un point fixe


pour la science, en réponse aux positions héraclitéennes. La première étape de
cette histoire est marquée par Pythagore qui naturalise les mathématiques com­
prises comme principes et causes des choses, afin de sauver notre science du
sensible. Dans un second temps, Platon, en réaction à Pythagore, et afin de pré­
server les mathématiques de toute mutabilité, sépare à nouveau les mathéma­
tiques, en posant des universaux ante rem qui autorise un savoir immuable de
choses muables. Enfin, Aristote, réintroduit les universaux dans le sensible, tout
en distinguant l’universel muable en tant qu’il est dans la chose et l’universel
immuable, abstrait dans l’intellect. Cette histoire de l’ontologie de l’objet ma­
thématique, et plus généralement des universaux, permet à Henri de Gand de
séparer de façon nette la chose muable, le mode d’acquisition d’un savoir de cet­
te chose (par mise à l’écart du muable) et le savoir de la chose abstraite qui por­
te sur l’immuable. Le processus d’abstraction permet donc d’écarter l’incertitu­
de inhérente à la mutabilité du sensible et de défendre le critère de stabilité in­
troduit dans la définition du savoir.
On voit finalement, que la réponse au scepticisme, sur le problème de la sen­
sation, ne peut être qu’a posteriori. C’est donc le tour de force d’Henri de réin­
troduire une garantie a priori de la connaissance, mais au prix de la reprise d’u­
ne certaine forme de scepticisme. De fait, si cette première question a souligné
le caractère globalement fiable de la sensation en vertu des deux principes PH
et PC, il n’en reste pas moins que le caractère central de l’abstraction dans la
recherche d’un objet stable conduit implicitement à souligner l’utilité toute pro­
visoire de la sensation qui est origine et non fondement de la connaissance. Les
fondements, eux, restent strictement intellectuels. Dès lors, il apparaît que tou­
te cette première question est finalisée par la suivante qui pose le problème de
l’illumination dans une perspective sceptique. C’est, en effet, l’illumination qui
permet d’éviter les apories sceptiques et d’accéder à la vérité en tant que telle.
Les deux questions sont donc complémentaires dans la mesure où, pour Henri
de Gand, le problème de l’instabilité du réel n’est évité que si l’on peut se réfé­
rer à un point fixe qu’il trouve dans les exemplaires divins incréés. Le scepti­
cisme est alors utilisé de façon ponctuelle pour montrer que l’abstraction aris­
totélicienne est tributaire, tant au niveau de son fonctionnement que de sa jus­
tification, de la connaissance a priori offerte par l’illumination.
Henri commence par distinguer le savoir au sens large qui inclut la connais­
sance sensible et toute connaissance intellectuelle inférée d’une connaissance
sensible, du savoir au sens strict qui est strictement intellectuel. De fait, la
connaissance de la chose en tant qu’elle existe, comme le permet la connais­
sance sensible est une connaissance du vrai, mais ce n’est pas une connaissan­
ce de la vérité de la chose. Seule l’appréhension intellectuelle de la quiddité per­
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 12 7

met de saisir cette vérité26. Il est donc nécessaire de dépasser le sensible pour
passer d’une connaissance certaine de ce qui est vrai, à une connaissance de la
vérité de la chose, c’est-à-dire de sa conformité à un exemplaire. Or, cette rela­
tion n’est pas donnée dans la seule appréhension de la chose mais suppose une
activité intellectuelle.
Une fois ces distinctions faites, Henri repose la question de notre connais­
sance de la vérité en opposant connaissance naturelle et connaissance surnatu­
relle, et en rejetant l’aptitude de l’homme à saisir la vérité par ses propres
moyens. De fait, la connaissance de la vérité suppose la connaissance de la
conformité de la chose connue à son exemplaire. Cependant, il faut distinguer
deux formes d’exemplaire, et donc deux modes de connaissance de la vérité :
d’un côté les idées abstraites, les exemplaires construits par l’intellect ; de l’au­
tre les Formes ou exemplaires divins27. Or, Henri laisse supposer que le premier
exemplaire, par contraste avec le second, ne sera pas parfaitement immuable.
La clé de cette mutabilité est donnée immédiatement : en raison du rapport de
causalité entre la chose et l’idée, celle-ci conserve nécessairement certaines ca­
ractéristiques de sa cause. Il y a en effet trois raisons pour lesquelles cet exem­
plaire ne peut pas être infaillible. En premier lieu, cet objet conserve une part
de mutabilité, or plus un objet est muable et moins il est certain. C’est ce qui
justifie, d’après Henri, l’injonction augustinienne à se détourner des sens et à
rentrer en soi-même. En second lieu, la mutabilité même de l’âme où est reçu
cet exemplaire, mutabilité attestée par notre capacité à l’erreur, explique la
faillibilité de l’exemplaire. Henri propose un argument afortiori : tout ce qui est
d’une dignité ontologique inférieure à celle de l’âme sera encore plus faillible ;
mais l’exemplaire obtenu par abstraction est un accident de l’âme ; donc, etc. A
l’inverse, et dans une perspective parfaitement augustinienne, la vérité immua­
ble transcendante à l’âme sera parfaitement infaillible. Enfin, la species d’où pro­
vient l’exemplaire abstrait conserve une proximité avec le faux, comme l’attes­
tent les situations de sommeil ou de folie. Le processus d’abstraction se révèle
donc insuffisant pour connaître la vérité, dans la mesure où il ne donne qu’un
accès superficiel à la chose.

26 II n ’e s t p a s p o s s ib le , d a n s le c a d re d e c e tte é tu d e , d e re n tre r d a n s le d é ta il d e c e tte th é o rie d e la


v é rité in s p ir é e d e S. A u g u s tin . V oir à c e p ro p o s P. P ORRO, S in c e rita s veritatis, su lle tracce d i u n s in ta g m a
a g o stin ia n o , « A u g u s tin u s », 3 9 (1 9 9 4 ) 4 1 3 - 4 3 0 : 4 2 1 - 4 2 5 ; S. M a r r o n e , Truth a n d S c ie n tific K n o w le d g e
in th e T h o u g h t o f H e n ry o f G h en t, T h e M e d ie v a l A c a d e m y o f A m e ric a , C a m b rid g e (M ass.) 1985.
27 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , e d . P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 2 , f. 5 rE :
« E s t e n im s e c u n d u m q u o d v u lt P la to in p rim o T im a ei, d u p le x e x e m p la r, q u o d d a m f a c tu m a tq u e e la b o ra ­
tu m , q u o d d a m p e rp e tu u m e t im m u ta b ile . P rim u m e x e m p la r re i e s t s p e c ie s e iu s u n iv e rs a lis a p u d a n im a m
e x is te n s , p e r q u a m a c q u ir it n o titia m o m n iu m s u p p o s ito ru m e iu s e t e s t c a u s a ta a re. S e c u n d u m e x e m p la r
e s t a rs d iv in a c o n tin e n s o m n iu m re ru m id e a le s ra tio n e s, a d q u o d P la to d ic it d e u m m u n d u m in s titu is s e ,
s ic u t a rtife x a d e x e m p la r a rtis in m e n te s u a f a c it d o m u m , n o n a u te m a d p rim u m ».
128 C h risto p h e G re lla rd

Dans cette perspective, Henri reprend l’histoire du scepticisme telle que l’a­
vait présentée Augustin à la fin de Contre les Académiciens en distinguant doc­
trines ésotériques et doctrines exotériques28. Ainsi, dans la perspective augus-
tinienne, le scepticisme bien compris est une stratégie argumentative visant à
subordonner la valeur de la connaissance sensible à la connaissance intellec­
tuelle et à réfuter toute forme stricte d’empirisme. Le scepticisme est ainsi ra­
mené à sa dimension propédeutique, à savoir la défense de la nécessité de l’illu­
mination. De fait, la principale conséquence du scepticisme, c’est que la pure
vérité ne se trouve que dans la conformité de la chose à l’exemplaire divin, qui
n’est pas connaissable par des moyens purement naturels. Il y a deux façons
d’appréhender l’exemplaire divin : soit il est l’objet de la connaissance, soit il
est le moyen de la connaissance. Dans les deux cas une illumination est néces­
saire. Le premier cas est par excellence la connaissance de la pure vérité. Pour
nous, cependant, ce type d’illumination est impossible. Le second cas consiste
à voir non pas l’exemplaire en tant que tel, mais la vérité dans l’exemplaire :
l’exemplaire fonde la vérité de la connaissance, il joue le rôle d’une ratio co­
gnoscendi. Mais, cette connaissance ne bénéficie pas d’une certitude équiva­
lente à celle obtenue dans le premier cas. En revanche, elle donne une certitu­
de nettement supérieure à celle obtenue dans la connaissance purement natu­
relle telle que la décrit Aristote. En fait, il y a une complémentarité entre Pla­
ton et Aristote, dans la mesure où la connaissance a une origine empirique : on
commence par abstraire une image intelligible à partir des sensibles. Mais cet­
te image est imparfaite car encore muable. Il faut donc la corriger, l’ajuster, au
moyen des idées divines qui permettent d’accéder à la pure vérité, immuable et
infaillible. Il est donc possible d’accéder à la vérité en considérant le monde sen­
sible, pourvu que l’on ait auparavant saisi les idées divines, ce que nous ne pou­
vons pas réussir par nous-mêmes, mais seulement par une collaboration entre
les modes naturels et surnaturels de la connaissance.
Ainsi, l’usage des arguments sceptiques a pour fonction de distinguer des ni­
veaux de vérité et de souligner à la fois le caractère insuffisant de la connaissan­
ce purement empirique et la nécessité d’une connaissance par illumination,
c’est-à-dire d’une régulation par les idées divines de notre connaissance du sen­
sible. Il y a un fondement ontologique de la réalité (les idées divines) qui est im­
muable et que nous ne pouvons pas retrouver par nos propres moyens. Ce fonde­
ment ontologique ne nous est accessible que par l’illumination divine. Le scepti­
cisme est donc encore une fois provisoire, c’est un moment nécessaire dans la

28 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , ed. P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 2 , f. 5 rF -6 rH .


Voir P o r r o , I l S e x tu s la tin u s c it., 2 4 8 -2 5 1 .
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 12 9

théorie de la connaissance pour montrer les insuffisances des moyens purement


naturels dont nous disposons pour connaître et pour mettre à l’écart un empiris­
me trop strict. Il est donc évident pour Henri de Gand qu’il n’est pas lui-même
sceptique dans la mesure où il ne dénie nullement la capacité de l’homme à
connaître. Au contraire, cette capacité existe à des degrés différents selon le ty­
pe de vérité qui est visé. Il faut souligner en effet que chaque fois qu’Henri parle
de savoir, il en parle dans un sens strict qui suppose vérité, certitude et infailli­
bilité. Simplement, il introduit des degrés dans ces conditions, et réserve le plus
haut degré à la connaissance purement intellectuelle, aidée par Dieu.
On a donc typiquement ici une réponse qui accepte les présupposés du scep­
ticisme (infaillibilité de la connaissance, mutabilité du sensible etc.) et qui pré­
tend à la fois utiliser le scepticisme et le dépasser au moyens de modes de
connaissance qui échappent aux cas de faillibilité exhibés par les sceptiques,
en particulier ceux liés à la faillibilité de l’expérience sensible. La réponse aux
sceptiques passe donc par la mise en œuvre d’une forme de savoir qui échappe
aux doutes sceptiques. Cependant, par un retournement de situation assez fré­
quent au Moyen Age, cette réponse forte au scepticisme, qui accepte certain de
ses présupposés va être considérée comme une compromission excessive avec
le scepticisme. Le refus d’admettre la connaissance naturelle comme absolu­
ment certaine (à partir du moment où l’on accepte des degrés supérieurs dans
l’infaillibilité) va être compris comme une marque de scepticisme.
C’est à Duns Scot qu’il revient de se livrer à la réduction sceptique des thè­
ses rationalistes d’Henri et d’instituer l’accusation de scepticisme comme équi­
valente à une attaque ad hominem.

4. Le tournant scotiste : les garanties de l’expérience selon


Duns Scot

La critique d’Henri de Gand par Jean Duns Scot29 d’une part va conduire à l’ex­
clusion de la théorie de l’illumination comme solution recevable dans le champ
de l’épistémologie, en la réduisant à une forme de scepticisme30 ; d’autre part,

29 J o h a n n e s D u n s S c o t u s , O rd in a tio , ed . V a tic a n a (O pera O m n ia , 3), T ypis P o ly g lo ttis V a tic a n is, C i­


v ita s V a tic a n a 1 9 5 4 , 1 2 3 -1 7 2 , I, d ist. 3 , q. 4 : « U tru m a liq u a v e rita s c e r ta e t s in c e ra p o s s it n a tu r a lite r
co g n o sc i a b in te lle c tu v ia to ris a b s q u e lu c is in c re a ti s p e c ia li illu s tra tio n e ». Voir e n p a rtic u lie r, E. G lLSON,
J e a n D u n s Scot. In tro d u c tio n à ses p o sitio n s fo n d a m e n ta le s , V rin, P a ris 1 9 5 2 , e n p a r tic u lie r 5 5 6 -5 7 3 ; J.
B r o w n , J. D u n s S co tu s o n H e n ry o f G h e n t’s A rg u m e n t f o r D iv in e I llu m in a tio n : th e S ta te m e n t o f th e Case,
« V iv a riu m », 14 (1 9 7 6 ), 9 4 -1 1 3 .
30 E n fa it, co m m e l’a b ie n m o n tré R . P a s n a u , C o g n itio n , in T h . W ILLIAMSON (ed.), T he C a m b rid g e C om -
130 C h risto p h e G re lla rd

Duns Scot introduit l’idée d’une réduction sceptique des thèses adverses com­
me mode de réfutation. Enfin, il propose une réponse explicitement fondationa-
liste à la question de la justification en exhibant le statut déterminant des prin­
cipes et en conservant en même temps l’exigence d’infaillibilité.
La présentation des arguments gandaviens par Duns Scot souligne l’impor­
tance de l’argument de la mutabilité du sensible et ses répercussions sur notre
connaissance intellectuelle. La stratégie de Scot, tout en rapportant fidèlement
les propos de Henri, semble bien de faire apparaître le lien qui existe entre la
thèse de l’illumination et les arguments sceptiques. Bien loin d’être le seul
moyen d’éviter le scepticisme, elle ne fait que reconduire l’impossibilité de tou­
te connaissance. Le principal argument scotiste consiste en effet à montrer que
l’illumination ne permet en rien d’éviter les difficultés soulevées par l’argument
de la mutabilité. Scot souligne en effet que si la connaissance humaine naturel­
le est faillible comme le décrit Henri, même l’illumination ne pourra pas nous
garantir une connaissance certaine. De fait, l’incertain combiné au certain ne
produit pas une connaissance certaine, comme l’atteste le modèle logique : d’u­
ne prémisse contingente et d’une autre nécessaire on déduit une conclusion
contingente. Si une partie de la connaissance est faillible, l’ensemble de notre
connaissance le sera31. C’est ce qu’il s’applique à montrer en reprenant le détail
des arguments d’Henri contre l’infaillibilité de l’exemplaire créé et en souli­
gnant que l’exemplaire incréé ne permet pas de résoudre de telles critiques. En
premier lieu, si un objet est muable, il ne sera pas stabilisé par l’exemplaire in-
créé puisque connaître de façon immuable un objet muable, c’est le connaître
autrement qu’il n’est réellement. Ensuite, si l’âme est muable, elle sera incapa­
ble de corriger ses connaissances même avec l’aide de l’exemplaire incréé car
son acte mental sera toujours muable. Enfin, l’incapacité à discerner le vrai du
faux au moyen d’une species abstraite ne peut pas davantage être suppléée par
l’exemplaire incréé. On se retrouve donc dans une situation d’incertitude géné­
ralisée propre au scepticisme académicien tel que le comprennent les médié­
vaux.
Contre Henri, Duns Scot va s’efforcer de faire émerger trois catégories de
connaissances infaillibles qui couvrent tous l’édifice du savoir : les connaissan­
ces logiques, l’introspection (connaissance de ses propres états mentaux), la
connaissance sensible et la connaissance expérimentale. Duns Scot distingue en

p a n io n to D u n s S co tu s, C a m b rid g e U n iv e rsity P re ss , C a m b rid g e 2 0 0 3 , il s’a g it d a v a n ta g e d ’u n e n a tu r a li­


sa tio n d e l ’é p isté m o lo g ie .
31 J o h a n n e s D u n s S c o t u s , O rd in a tio , I, d ist. 3, q. 4, e d . V atican a , 1 3 3 ,7 -1 3 4 ,2 . C e fa is a n t, D u n s S co t
se c o n d a m n e à d é fe n d re le m ê m e d e g ré d ’in f a illib ilité p o u r to u te s le s c o n n a is s a n c e s , y c o m p ris le s
c o n n a is s a n c e s se n s ib le s .
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 131

effet entre la sensation ou perception directe et l’expérience (entendue comme


collection de sensations32) qui recouvre l’induction. C’est essentiellement ces
deux dernières catégories qui nous intéressent ici, mais dans une large mesure
elles dépendent largement de la première.
La catégorie des principes logiques, examinée en premier, regroupe à la fois
les premiers principes et les propositions connues par soi. Les premiers princi­
pes qui sont identiques aux axiomes sont présupposés et applicables par chaque
science. Ils doivent être connus par quiconque veut étudier une science. Ces
sont les règles les plus hautes, les plus immédiates et les plus universelles de
l’activité intellectuelle. Les propositions connues par soi constituent les princi­
pes des sciences particulières et doivent être connues de ceux qui étudient cet­
te science33. L’infaillibilité de ces principes est liée à leur forme logique : ces
propositions sont connues par la seule analyse des termes en raison du rapport
d’inclusion du prédicat dans le sujet. Ainsi, les termes sont cause de la vérité de
la proposition. Dès lors, la vérité de ces propositions est indépendante de toute
construction de l’esprit et de tout acte d’appréhension de l’intellect. Au contrai­
re, l’inclusion des termes est tellement évidente qu’en les comparant l’esprit per­
çoit immédiatement leur relation. La saisie de cette relation s’accompagne en
outre de la saisie de la vérité de la proposition, et d’un assentiment certain de
l’intellect. On a donc affaire ici à une forme de connaissance a priori indépen­
dante de toute sensation. Dès lors, la connaissance rationnelle échappe à l’é­
ventuelle faillibilité de la connaissance sensible. De fait, à ce niveau, la ques­
tion de la vérité ne relève pas de la vérification dans les choses. La supériorité
de ce type de connaissance intellectuelle tient donc, en premier lieu, à son in­
dépendance absolue par rapport au sensible puisque les sens ne sont pas la cau­
se de l’appréhension des termes mais seulement leur occasion. Duns Scot peut
alors montrer comment la certitude de ces principes leur permet résister aux ar­
guments sceptiques mettant en jeu une hallucination générale (rêve ou folie)34.

32 D u n s S co t d é fin it l ’e x p é rie n c e c o m m e fre q u e n s a cceptio se n sib iliu m , d a n s le s Q uaestiones super l i ­


bros M eta p h y sic o ru m A risto telis, I, q. 4 (O pera p h ilo so p h ic a , 3 /1 , T h e F ra n c is c a n In s titu te , S t B o n a v e n tu -
re -N e w Y ork 1 9 9 7 ) .
33 J o h a n n e s D u n s S c o t u s , O rd in a tio , I, d ist. 3 , q. 4, ed. V atican a , 1 3 8 ,8 -1 3 9 ,1 1 ; vo ir s u r le s ta tu t d e
c e s p rin c ip e s lo g iq u e s, P. V i e r , E v id e n c e a n d its F u n c tio n a c c o rd in g to J o h n D u n s S co t, T h e F ra n c is c a n
In s titu te , S t B o n a v e n tu re -N e w Y ork 19 5 1 .
34 J o h a n n e s D u n s S c o t u s , O rd in a tio , I, d ist. 3, q. 4 , e d . V a tic a n a 1 4 1 ,8 -1 1 : « Im m o d ic o q u o d si o m ­
n e s s e n s u s e s s e n t fa lsi, a q u ib u s a c c ip iu n tu r ta le s te rm in i, vel q u o d p lu s e s t a d d e c e p tio n e m , a liq u i s e n ­
su s fa lsi e t a liq u i s e n s u s v e ri, in te lle c tu s c ir c a t a lia p r in c ip ia n o n d e c ip e re tu r, q u ia s e m p e r h a b e r e t a p u d
se te rm in o s q u i e s s e n t c a u s a v e rita tis ». L’in c is e d e D u n s S cot, s e lo n la q u e lle l a d é fa illa n c e p e rm a n e n te
d ’u n s e u l s e n s s e ra it p lu s tro m p e u se q u e l ’h a llu c in a tio n g é n é ra le e s t a s se z p e rtin e n te . D e fa it, u n e s itu a ­
tio n g é n é ra lis é e d e tro m p e rie n ’e m p ê c h e ra it p a s n é c e s s a ire m e n t l a c o n s titu tio n d ’u n n o u v e a u m o n d e p e r ­
c e p tu e l to u t à f a it c o h é re n t. A l ’in v e rs e , le d y sfo n c tio n n e m e n t d ’u n s e u l in tro d u ira it d e l a c o n tra d ic tio n e t
d e s co n flits a u s e in d e n o s p e rc e p tio n s .
132 C h risto p h e G re lla rd

C’est donc bien au niveau de la sensation et de l’expérience, on le pressent, que


va se jouer la réponse au scepticisme.
Duns Scot examine ensuite le cas de la connaissance expérimentale et en
l’espèce de l’induction. Cette connaissance repose sur deux paramètres : la fré­
quence d’un cas et l’ajout d’un principe causal. Si une expérience répétée nous
révèle des réactions constantes de la part d’agents naturels, alors on peut conclu­
re avec une certitude infaillible que l’effet observé est propre à cet agent et que
ce dernier produira toujours le même effet. Cette démarche observationnelle est
d’abord garantie par le repos qu’elle procure à l’âme, par opposition à la situa­
tion de doute qui angoisse. Mais surtout, elle dépend d’un principe causal,
connu par soi selon Duns Scot, et qui énonce que l’effet qui suit fréquemment
une cause non libre est l’effet naturel de cette cause. La certitude de l’intellect
provient donc de la considération d’une part d’une cause non libre et d’autre part
d’effets constants, la notion de fréquence permettant d’écarter les cas de causa­
lité hasardeuse. Ainsi, l’induction qui conclut à partir de plusieurs effets passés
à la répétition des mêmes effets dans le futur tire sa certitude de ce principe de
causal qui garantit l’uniformité de la nature. En même temps, il semble bien que
d’une certaine façon, ce soit le principe d’uniformité de la nature qui fonde le
principe causal. En effet, le principe de l’induction (quidquid evenit ut in pluri­
bus ab aliqua causa non libera est effectus naturalis illius causae) présuppose lui-
même cette uniformité de la nature. C’est l’observation répétée qui justifie cet­
te croyance en l’uniformité. Ainsi le principe de l’induction est justifié par l’in­
duction. La circularité implicite des paramètres est déjà grosse de tous les pro­
blèmes que va soulever au XIVe siècle cette défense de l’induction35. Duns Scot
en est sans doute conscient qui souligne que l’induction fournit le plus bas de­
gré de connaissance scientifique, toute évidente et infaillible qu’elle soit. De
fait, l’induction repose sur une prémisse nécessaire (le principe causal) et une
prémisse contingente (l’observation répétée d’événements similaires). Seule une
réduction syllogistique permettrait de rendre nécessaire l’induction, c’est-à-di­
re de passer d’une connaissance quia à une connaissance propter quid. Dès lors
qu’il est impossible de démontrer a priori que telle propriété appartient à tel su­
jet, l’induction ne nous donne pas une connaissance du fait, mais seulement de
sa possibilité. Duns Scot précise en effet que la propriété pourrait être sans
contradiction séparée du sujet. Ce qui affleure ici, sans être poussé plus loin,
c’est la possibilité d’une intervention divine de potentia absoluta. Mais, même

35 C ’e s t le c a s n o ta m m e n t d e N ic o la s d ’A u tré c o u rt q u i s ’e n p r e n d e x p lic ite m e n t à la p o sitio n sc o tis te


e t q u i s ’effo rce d e ré d u ire l ’in d u c tio n à u n a rg u m e n t s e u le m e n t p ro b a b le e t e n a u c u n c a s é v id e n t. V oir C.
G RELLARD, Croire e t savoir. Les p rin c ip e s d e la co n n a issa n c e selo n N ico la s d ’A u tréco u rt, V rin, P a ris 2 0 0 5 ,
1 1 0 -1 1 2 .
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 133

dans le cadre de cette hypothèse surnaturelle, quand le fait même de l’union d’u­
ne propriété et d’un sujet serait remis en cause, l’infaillibilité de la loi générale
obtenue par induction resterait garantie. Ce qui est infaillible, c’est donc la loi
de la nature découverte inductivement, même si en raison de la contingence ra­
dicale du créé elle peut subir quelques exceptions36.
Les principes qui fondent l’expérience se retrouvent d’une certaine façon
dans la connaissance sensible. Il faut, ici, distinguer deux situations : soit la
convergence des donnés des différents sens, soit un conflit. Dans le premier cas,
la convergence permet de conclure à la certitude absolue et infaillible de la per­
ception. Cette convergence supplée, en effet, le principe de fréquence auquel
l’induction devait faire appel. C’est, à nouveau, la dimension causale de la
connaissance qui permet de la justifier. Si un objet produit des impressions uni­
formes et convergentes sur deux sens ou plus, alors nous pouvons être certains
de la vérité de nos perceptions. Duns Scot semble réinvestir le principe de
confirmation (PC) en le renforçant d’une dimension causaliste37. En revanche,
dans le second cas, la certitude de la sensation repose sur la capacité de l’intel­
lect à corriger le donné des sens, en confrontant le donné de plusieurs sens.
Duns Scot estime qu’il y a dans l’intellect des proposition apaisantes sur les­
quelles il peut prendre appui pour corriger les sens. Dans une telle situation, la
vérité n’est connue que par des justifications a posteriori, à l’aide de connais­
sances intellectuelles infaillibles et grâce à la convergence de certains sens38.
Ainsi, dans le cas de la vision de choses distantes, la vue peut se tromper mais
la raison naturelle nous avertit qu’un agent éloigné agit plus faiblement. Le de­
gré de fiabilité de l’appréhension d’un tel objet est conditionné par la proportion
entre le sens et l’objet. Dès lors, une fois que l’on a réalisé que le sens ne peut
pas dans tel contexte fournir une information fiable, on peut chercher les moyens
de dépasser cette inadéquation.
Jean Duns Scot défend donc une réponse forte au scepticisme, une réponse
qui tente de conserver un modèle de connaissance où la vérité, l’évidence et l’in­
faillibilité sont des conditions nécessaires du savoir. Pour ce faire, il met en œu­
vre une conception rationaliste et fondationaliste de la connaissance : les pre­
miers principes de la connaissance, les principes les plus évidents, sont les prin­
cipes a priori connu par l’intellect en dehors de toute sensation. Et ces princi-

36 J o h a n n e s D u n s S c o t u s , O rd in a tio , I, d ist. 3 , q. 4 , ed . V atican a , 1 4 4 ,6 -1 0 : « E t fo rte ib i n o n h a b e ­


tu r co g n itio a c tu a lis u n io n is e x tre m o ru m , s e d a p titu d in a lis . Si e n im p a s s io e s t a lia re, a b s o lu ta , a s u b ie c -
to, p o s s e t sin e c o n tra d ic tio n e s e p a ra ri a s u b ie c to , e t e x p e rtu s n o n h a b e r e t c o g n itio n e m q u ia ita e s t, s e d
q u ia ita a p tu m n a tu m e s t e s se ».
37 J o h a n n e s D u n s S c o t u s , O rd in a tio , I, d ist. 3 , q. 4 , e d . V a tic a n a , 1 4 6 ,1 5 -1 4 7 ,4 .
38 J o h a n n e s D u n s S c o t u s , O rd in a tio , I, d ist. 3 , q. 4 , e d . V a tic a n a , 1 4 7 ,5 -1 4 .
134 C h risto p h e G re lla rd

pes sont les fondements derniers de la connaissance, qui permettent de justifier


l’infaillibilité des connaissances sensibles. Il se dégage en effet des propos de
Scot un mouvement de fondation tel que les connaissances sensibles sont basées
sur le principe de causalité qui justifie la valeur cognitive de la sensation en ren­
forçant PC. C’est ce même principe causal, lié à un principe d’uniformité de la
nature qui justifie l’induction. Ainsi, toute la fiabilité de l’expérience provient
de premiers principes, connus a priori par la seule analyse des termes.

Conclusion

La réponse au scepticisme à la fin du X III e siècle passe donc par la recherche des
principes de la connaissance : méta-principes qui garantissent la cohérence de
nos sensations chez Siger de Brabant, principes a priori qui autorisent une cer­
taine forme d’illumination chez Henri de Gand, enfin principes intellectuels
connus par soi et qui justifient toute notre connaissance du sensible chez Jean
Duns Scot. Dans ce cadre, la question de la fiabilité de l’expérience sensible ap­
paraît comme le lieu privilégié de l’interrogation sur le fonctionnement de ces
principes et sur leur pertinence. Malgré tout, cette confrontation avec un adver­
saire sceptique parfois tout à fait formel ne se départ jamais d’une confiance gé­
nérale dans la sensation héritée à la fois de S. Augustin et d’Aristote. C’est la co­
hérence même du donné sensible, que ne remet pas en cause les exemples ponc­
tuels d’erreurs sensibles, qui fonde cette confiance. Il manque encore à la cri­
tique sceptique de l’expérience l’argument le plus puissant qu’elle puisse met­
tre en œuvre, à savoir celui du dieu trompeur. En même temps, la mise à l’é­
preuve sceptique de ces principes de la connaissance conduit peu à peu l’édifi­
ce des connaissances, et la confiance dans les facultés humaines, à se craque­
ler. Déjà, deux des principaux thèmes sceptiques, la tromperie divine et la vali­
dité de l’induction, qui rejailliront avec plus de force encore au X IV e siècle39, af-

39 Voir p a r e x e m p le , à titre d e té m o in s, N ICOLAUS DE U l t r ic u r ia , C orrespondance. A rticles co n d a m n é s.


T exte la tin p a r L.M . D e R ijk , in tro d u c tio n , tr a d u c tio n e t n o te s p a r C. G re lla rd , V rin, P a ris 2 0 0 1 ; J OHAN­
NES B URIDANUS, Q u a estio n es in M e ta p h y sic a m A risto telis, P a ris iis 1 5 1 8 , re p r. M in e rv a , F ra n k fu rt a m M a in
1 9 6 4 , II, q. 1 ; G UILLELMUS C r a t h o r n , Q u a estio n es su p er p r im u m se n te n tia ru m , q. 1, e d . F. H o ffm an n , A s ­
c h e n d o rff, M ü n s te r 1 9 8 8 (« B eiträg e z u r G e s c h ic h te d e r P h ilo so p h ie u n e T h e o lo g ie d e s M itte la lte rs , N e u e
F o lg e », B d. 2 9 ), 1 7 -9 3 ; J e a n DE R o d in g t o n , S c r ip tu m su per s e n te n tia ru m , in B. N a r d i , O ggetto e so g g e t­
to d e l conoscere n e lla filo s o fia a n tic a e m ed ieva le . S e c o n d a e d iz io n e riv e d u ta e a c c r e s c u ta d i u n ’a p p e n d i­
ce s u G io va n n i d i R o d in g to n e il d u b b io iperbolico d i C artesio, E d iz io n i d e ll’A te n e o , R o m a 1 9 5 2 . L a l itté ­
ra tu re se c o n d a ire e s t p a r tic u liè re m e n t v a ste . O n s ig n a le ra p a r tic u liè re m e n t s u r le s th è m e s a ffé re n ts à c e u x
tra ité s ic i, J.M .M .H . T h ijs s e n , J o h n B u r id a n a n d N ic h o la s o f A u treco u rt o n C a u s a lity a n d In d u c tio n , « T ra ­
d itio », 4 3 (1 9 8 7 ), 2 3 7 -2 5 5 ; J.M .M .H . T HIJSSEN, T h e Q uest f o r C e rta in K n o w le d g e in th e F o u rte e n th C en­
tu r y : N ic h o la s o f A u tre c o u rt a g a in s t th e A c a d e m ic s, in J. S lHVOLA (ed.), A n c ie n t S c e p tic ism a n d th e S c e p ti­
c a l T ra d itio n , « A c ta P h ilo s o p h ic a F e n n ic a », 6 6 (2 0 0 0 ), 1 9 9 -2 2 3 ; J. Z u p k o , B u r id a n a n d S k e p tic ism ,
C o m m e n t p e u t-o n se fie r à l ’e x p é rie n c e ? 13 5

fleurent dans les interrogations sur les modalités de la connaissance. A la fin du


X III e siècle les conditions pour un retour de l’impensé sceptique sont désormais

en place. Sans doute ne faut-il pas se méprendre, la mise en garde initiale res­
te valable au X IV e siècle : il n’y a pas de sceptiques au Moyen Age. Il n’en reste
pas moins que l’attention portée à la possibilité de justifier nos connaissances
va désormais se développer de façon inégalée jusqu’alors40.

« J o u rn a l o f th e H isto ry o f P h ilo so p h y », 3 1 /2 (1 9 9 3 ), 1 9 1 -2 2 1 ; R . Va n N e s t e , A R ea p p ra isa l o f th e S u p ­


p o se d S k e p tic is m o f J o h n o f M irecourt, « R e c h e rc h e s d e th é o lo g ie a n c ie n n e e t m é d ié v a le », 4 4 (1 9 7 7 ), 1 0 1 ­
1 2 6 ; T. G REGORY, D io in g a n n a to re e g e n io m a lig n o . N o ta in m a r g in e a lle M e d ita tio n e s d i D escartes,
« G io rn a le c ritic o d e lla filo so fia ita lia n a », 5 3 (1 9 7 4 ), 4 7 7 - 5 1 6 ; J.F. G e n e s t , P ierre d e C effons e t l ’h y p o ­
th èse d u D ie u tro m p eu r, in Z. K a l u z a / P. V ig n a u x , (éd. p ar) P reuves e t raisons à l ’u n iv e rsité d e P aris. L o ­
g iq u e, o n to lo g ie et th é o lo g ie a u X IV e siècle, V rin, P a ris 1 9 8 4 , 1 9 7 -2 2 1 ; D . D e n e r y , T he A p p a rea n ce o f R e a ­
lity : P e te r A u reo l a n d th e E xp erien c e o f P e rcep tu a l Error, « F ra n c is c a n S tu d ie s », 5 5 (1 9 9 8 ), 2 7 -5 2 ; R .
W o o d , A d a m W o d eh a m o n S en so ry E lu sio n . W ith a n E d itio n o f « L e ctu ra S e c u n d a », P rologus, Q uaestio
3 , « T ra d itio », 3 8 (1 9 8 2 ), 2 1 3 -2 5 2 .
40 S u r l ’é m e rg e n c e d u s c e p tic is m e m o d e rn e , v o ir n o ta m m e n t S CHMITT, T h e R edisco ve ry o f A n c ie n t
S k e p tic ism cit. ; M. F r e d e , A M ed ie v a l So u rce o f M o d ern S cep ticism , in R . C l a u s se n / R . D a u b e -S c h a c k a t
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