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C o m m e n t p e u t - o n se f ie r à l ’e x p é r ie n c e ?
E s q u is s e d ’u n e t y p o lo g ie d e s r é p o n s e s
m é d ié v a le s a u p r o b lè m e s c e p t iq u e
«Q uaestio», 4 (20 0 4 ), 1 1 3 -1 3 5
114 C h risto p h e G re lla rd
ce texte4. Dans la plupart des cas, donc, c’est à travers un prisme augustinien
que le texte de Cicéron, et plus généralement les positions des Académiciens,
sont connus au Moyen Age. Toute l’œuvre de S. Augustin, dont l’importance pour
la réflexion philosophique médiévale n’est plus à souligner, témoigne de l’im
portance du problème sceptique pour la philosophie. La démarche d’Augustin
est déjà de concilier réfutation et usage. Il faut réfuter le scepticisme afin d’éta
blir les principes de la vraie philosophie, mais les arguments sceptiques peu
vent également avoir une valeur propédeutique, et être utilisés afin de réfuter
les fausses philosophies, en l’occurrence les philosophies empiristes ou maté
rialistes.
De fait, la réfutation des arguments avancés par les sceptiques contre l’ex
périence sensible ne laisse pas d’embarrasser Augustin. Prisonnier d’un modè
le platonicien, l’évêque d’Hippone semble prêt à plusieurs reprises à reconnaî
tre la faillibilité des sens afin de les distinguer nettement de la connaissance in
tellectuelle. Ainsi, dans Contre les Académiciens, il ne préserve la connaissance
sensible des arguments sceptiques qu’au prix d’un relativisme et d’un subjecti
visme complets, tels que la sensation ne vaut que pour celui qui l’éprouve5. Plus
encore, dans la q. 9 des 83 questions diverses, il fait usage des arguments scep
tiques du rêve et de la folie afin de disqualifier la prétention des sens à accéder
à une veritas sincera et inciter à rentrer en soi-même pour trouver la vérité6. En
même temps, et c’est davantage cet aspect qui sera retenu par les médiévaux,
Augustin estime nécessaire de sauver les connaissances qui ne peuvent préten
dre à une justification rationnelle. A cet égard, un passage fameux de La Trini
té est explicite7. Après avoir disqualifié la prétention des sens à la vérité, com
me une concession aux sceptiques, il réfute le scepticisme au moyen du cogito
avant de réintroduire l’idée de la fiabilité générale des connaissances sensibles.
Ainsi, les sens ne peuvent assurément prétendre atteindre au modèle de la scien
tia, mais leur fiabilité générale garantie par leur cohérence interdit de les reje
ter absolument dans un doute général.
Si ce modèle augustinien détermine l’ensemble de la conception médiévale
du scepticisme, il va cependant s’enrichir par la superposition de différentes tra
ditions. Le premier enrichissement provient de la redécouverte des traditions
présocratiques, par l’intermédiaire d’Aristote, à partir du 12e siècle8. Deux en-
Siger de Brabant ne cite jamais les Académiciens, mais plusieurs passages de son
œuvre attestent de son attention aux questions de type sceptique, c’est-à-dire aux
arguments sur la valeur de nos justifications et sur la possibilité même de connaî
tre quelque chose avec certitude. Le point de départ de Siger est une réflexion sur
le statut épistémologique de nos perceptions (apparentia). Le maître flamand
Greek S cep ticism , in D .J. O ’M e a r a (ed.), S tu d ie s in A risto tle, T h e C a th o lic U n iv e rsity o f A m e ric a P re ss ,
W a sh in g to n 1 9 8 1 , 7 9 -1 0 6 .
9 S ig e r d e B ra b a n t (1 2 4 0 -1 2 8 4 ) , H e n ri d e G a n d (1 2 1 7 -1 2 9 3 ) e t J e a n D u n s S c o t (1 2 6 6 -1 3 0 8 ).
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examine la thèse selon laquelle nos perceptions ne sont que des simulacres, des
images trompeuses dans la mesure où rien ne leur correspond extérieurement.
Cette situation de rêve généralisé peut sans difficulté être rattachée à la problé
matique sceptique10, mais elle a aussi une origine clairement aristotélicienne11.
Le problème sceptique apparaît donc d’abord comme l’occasion de poser la ques
tion de l’origine sensible de la connaissance et de la pertinence de cette origine.
La question disputée dans le cadre des Impossibilia (1272) demande si tou
tes les choses qui nous apparaissent « sont des simulacres et comme des son
ges, de sorte que nous ne sommes pas certains de l’existence d’une chose ».
Deux enjeux se dégagent donc immédiatement : le sceptique est celui qui met
en doute l’existence du monde extérieur, ainsi que notre capacité à le connaître
avec certitude par la sensation. Deux arguments sont avancés en faveur de cet
te thèse, qui dessinent en creux le portrait du sceptique. Le premier repose sur
l’impossibilité de justifier les donnés des sens ; le second se base sur la contra
diction qui peut apparaître entre deux jugements consécutifs à une sensation.
Le premier argument dépend d’une règle de croyance que l’on peut appeler
Principe de confirmation et que l’on peut formuler de la façon suivante :
(PC) : V x qui a p p a ra ît à u n e fac u lté F, x ne doit être cru q u e si u n e facu lté su p é rie u
re F ’ le confirm e12.
Ce principe exige donc pour qu’une sensation soit une source acceptable de
connaissance qu’elle soit justifiée par le donné d’une autre faculté d’ordre su
périeur. Il faut donc chercher une justification à toute chose, et il n’y a pas de
fiabilité a priori des facultés. Au contraire, toute fiabilité est de « second de
gré ». A partir de là, on peut fournir deux preuves de l’impossibilité de (PC). La
première preuve est un raisonnement typiquement sceptique qui va du possible
au réel : il est possible qu’une faculté quelconque se trompe parfois, donc il est
possible qu’elle se trompe toujours. Dès lors, une telle faculté ne sera jamais cer
taine. L’argument repose sur une prémisse sous-entendue, selon laquelle la cer
titude suppose l’exclusion de l’erreur puisqu’il n’y a pas de science du faux. Le
savoir doit en effet être infaillible. (PC) est ainsi interprété comme un signe de
faillibilité des sens, ce qui entraîne leur exclusion du domaine du savoir. La se
conde preuve est une application de (PC) afin d’en montrer l’inefficacité. Si on
admet (PC), les sens ne fournissent pas la confiance par eux-mêmes. Une pre
mière conclusion s’impose alors : si x dans (PC) est un objet sensible, on ne peut
pas savoir s’il est réel. On exclut en effet la confirmation par un autre sens, en
exigeant que F’ soit une faculté d’ordre supérieur. Les sens ne peuvent donc pas
jouer le rôle de principe de justification de nos connaissances. De là, une se
conde conclusion s’impose : si F’ est une faculté intellectuelle, elle ne pourra
pas davantage confirmer x car toute connaissance commence par la sensation.
Donc F’ dépend de F. Ce jugement suppose donc implicitement qu’une dépen
dance chronologique induit une dépendance logique.
L’ensemble de ces deux arguments repose sur deux présupposés importan
tes. En premier lieu que toute certitude provient des sens : c’est le nœud de l’ar
gumentation puisque la certitude intellectuelle à laquelle on peut prétendre est
conditionnée par celle des sens. En second lieu, qu’il y a une équivalence qua
litative des apparences dans la veille et dans le sommeil. La tromperie sensible
est ainsi exemplifiée par l’argument du rêve. Le scepticisme tel qu’il est présenté
ici clôt le champ de la connaissance sur un sensible invérifiable.
Le deuxième argument principal en faveur de la position sceptique se fonde
sur la contradiction entre deux jugements sur une même chose. Pour tout objet
sensible quelconque si une personne la juge de telle sorte, il se trouvera une au
tre personne pour la juger de façon contraire. Siger ne donne aucun exemple pour
justifier cette assertion, mais à l’évidence, les textes d’Aristote, voire de S. Au
gustin, doivent être présents à son esprit. La contradiction entre deux jugements
ne doit pas conduire au relativisme qui affirme que tout est vrai, mais au scepti
cisme qui affirme que tout est faux, puisqu’une chose réelle n’est pas susceptible
de recevoir les contraires, contrairement à une apparence. Le relativisme est ce
pendant réintroduit à un second niveau, par l’intermédiaire du rejet d’une objec
tion. En effet, pour départager deux jugements contradictoires, on pourrait être
tenté de hiérarchiser les sources qui les fondent. Il semble, en effet, que tous les
jugements n’ont pas la même valeur épistémologique et que l’homme sain d’esprit
juge mieux que le fou par exemple. Cette objection est écartée par le sceptique
qui allègue au contraire qu’est impossible l’objectivité qui permettrait de dépar
tager de façon fiable deux jugements possibles dans le champ du sensible, où
chacun est un juge légitime. Ainsi, le relativisme fonde le scepticisme.
La réponse générale de Siger à cette forme de scepticisme consiste à soute
nir qu’il y a des objets dont nous avons une connaissance certaine, et cette cer
titude fournit le point de départ nécessaire à la mise en œuvre de (PC). On peut
distinguer deux niveaux de connaissances certaines : en premier lieu les im
pressions sensibles qui ne sont pas infirmées. Les sources possibles d’infirma
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tion sont doubles : d’une part un autre sens plus digne, d’autre part une intel
lection obtenue à partir d’un sens plus digne, puisque Siger ne remet jamais en
cause l’origine nécessairement sensible de la connaissance. Ainsi lors d’un
conflit entre la vue et le toucher, comme dans le cas du bâton, qui plongé dans
l’eau, paraît brisé, la vue est infirmée par le toucher. Siger, comme on le verra,
n’a pas, semble-t-il, une conception a priori de la dignité des sens, mais cette
dernière dépend largement du contexte considéré. En second lieu, dans le cas
des connaissances intellectuelles, l’infirmation peut venir d’une intellection
d’ordre supérieur13.
Deux aspects de la réponse de Siger méritent d’être soulignés. D’une part, le
maître flamand élargit la notion de confirmation de (PC) dans le sens d’une sim
ple convenance ou d’une non-contradiction. Il n’est pas requis que nos connais
sances soient confirmées, mais seulement qu’elles ne soient pas infirmées. D’au
tre part, la réponse repose sur un principe de hiérarchie (PH), selon lequel il y
a des degrés de dignité dans nos sensations et nos intellections, principe que le
sceptique, comme on l’a vu, rejette en s’appuyant sur une forme de relativisme
et que Siger devra donc justifier.
Dans cette perspective, il s’efforce de montrer que le rejet de (PH) conduit
nécessairement à l’erreur. Plus précisément, trois types d’erreurs sont distin
gués. En premier lieu, ceux qui s’en tiennent à la seule apparition sont conduits
à soutenir que tout est faux, puisque les apparences sont souvent en conflit en
tre elles, et avec les donnés de la raison. Siger reprend à cette occasion l’exem
ple canonique de la rive qui semble en mouvement vue d’un bateau14. La ré
duction de toute perception à un flux d’apparences provient de l’incapacité à
choisir le sens adéquat pour juger correctement dans un contexte donné. Le se
cond type d’erreur est l’erreur du relativisme phénoméniste propre à ceux qui,
dans un excès inverse, soutiennent que toute apparence est vraie. Ce premier
niveau d’erreur n’est, finalement, que la généralisation abusive de perceptions
soit vraies, soit fausses. On retrouve en filigrane la dénonciation par Aristote des
erreurs convergentes, selon lui, de Démocrite et Héraclite d’un côté et de Pro
tagoras de l’autre. A un niveau supérieur, cependant, on trouve un troisième ty-
ment fondé sur PH : les facultés cognitives ne sont pas toutes d’égale valeur. Cet
te valeur n’est pas cependant absolue, mais dépend du contexte dans lequel nous
cherchons à connaître. Ainsi, il y a une supériorité épistémique de celui qui
veille ou de celui qui est en bonne santé. Siger semble ici sous-entendre que le
sens doit être proportionné à son objet pour que la connaissance sensible soit
fiable. PH et PC représentent donc des conditions internes de justification : les
sens se justifient par eux-mêmes dans certaines conditions normales de fonc
tionnement. A contrario, donc, on peut identifier le sceptique comme celui pour
qui rien n’est jamais certain car il faut toujours chercher une justification ra
tionnelle à chaque chose. Or, selon Siger, la sensation n’est pas justifiée par des
arguments, mais par ces deux méta-principes qui garantissent le bon fonction
nement des sens.
C’est cette question de la justification (que faut-il justifier et comment faut-
il le justifier ?) que Siger reprend pour finir dans les réponses aux arguments op
posés. Il critique en effet le scepticisme comme une exigence indue de norma
tivité et de justification. Le sceptique est celui qui demande une justification
pour toute chose. Mais cette exigence interdit qu’il y ait rien de stable dans nos
connaissances. Il faut donc s’arrêter quelque part dans la recherche des cau-
ses16. Ainsi, pour éviter une régression dans l’ordre de la justification, il faut
pouvoir déterminer quand une justification d’ordre supérieure est requise. Or,
pour Siger, la faculté qui juge en dernière instance de la nature de la chose (sa
voir si c’est une apparition ou une réalité) n’est pas le sens qui a reçu l’appa
rence, mais l’intellect ou du moins une faculté d’ordre supérieur. La sensation
est donc, dans les cas problématiques, soumise au jugement de l’intellect dans
la mesure où elle n’a pas, par elle-même, la capacité à identifier une apparence
trompeuse. Mais en même temps, Siger précise immédiatement que dans des
conditions normales de fonctionnement, la sensation n’a pas à être confirmée.
Le recours à une faculté supérieure pour discriminer le vrai du faux est requis
exclusivement dans des cas où la sensation ne peut pas fonctionner normale
ment. En d’autres termes, PC est inutile dans la plupart des situations de per
ception. Toute la difficulté est de savoir comment on peut déterminer si les
conditions de perception sont normales. Il semble, en effet, que la réponse de
Siger de Brabant au problème sceptique est biaisée dans la mesure où le scep
tique demande une garantie a priori pour nos connaissances, alors que le maît-
La place d’Henri de Gand dans l’histoire du scepticisme médiéval est à bien des
égards hors normes, et a déjà été largement soulignée17. Henri de Gand est l’un
des rares médiévaux dont la connaissance directe des Académiques de Cicéron
est à peu près certaine, et en outre, il ouvre la Summa quaestionum ordinarium
par la question fondatrice du scepticisme : est-il possible de savoir quelque cho
se ?18 On trouve ainsi dans ce texte légèrement antérieur à 1276 une réponse
claire et nuancée au défi sceptique, réponse qui passe par une défense de l’illu
mination et une limitation de la pertinence de la connaissance sensible. Henri
procède en effet en deux temps, en montrant d’abord dans la première question
de l’article premier que la sensation est globalement fiable et que l’on peut ain
si avoir une connaissance des choses par des moyens purement naturels, avant
de souligner dans la seconde question que cette connaissance reste incomplète
et insuffisante et qu’elle requiert l’adjuvant de l’illumination.
L’ensemble des arguments quod non qui ouvrent la première question et qui
défendent l’impossibilité pour l’homme de savoir quelque chose reprennent les
principales « autorités sceptiques » du corpus médiéval : la question 9 des 83
questions diverses de S. Augustin, le livre IV de la Métaphysique d’Aristote, ain
si que le premier livre des Seconds analytiques. Parmi cet ensemble d’argu
ments, ceux qui visent l’expérience sensible figurent en bonne place19. La dou
ble allusion aux présocratiques et à Augustin permet, en reprenant l’argument
de la relativité de la sensation, de définir négativement deux conditions néces
saire du savoir qui font défaut à l’expérience sensible : la certitude du sujet et
la permanence de l’objet qui doit être fixe et déterminé. Le premier critère est
d’ordre subjectif, tandis que le second introduit une exigence d’objectivité : l’ob
jet doit être identique pour tous. Henri de Gand dessine ainsi le portrait d’un
sceptique intellectualiste dans la lignée de la conception développée par Au
gustin dans le livre III de Contre les Académiciens.
Dans sa réponse à la question, Henri va donc s’efforcer de distinguer une dé
17 V oir e n p a r tic u lie r S CHMITT, Cicero S cep ticu s c it., 3 -4 2 ; S CHMITT, T h e R edisco ve ry o f A n c ie n t S k e p
tic ism c it., 2 2 5 -2 5 1 ; P o r r o , I l S ex tu s la tin u s e l ’im m a g in e d ello scetticism o c it., 2 2 9 -2 5 3 .
18 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , e d . P a ris iis 1 5 2 0 , re p r. T h e F ra n c is c a n
In s titu te , S a in t-B o n a v e n tu re -N e w Y ork 19 5 3 .
19 H e n r ic u s DE G a n d a v o , S u m m a q u a e s tio n u m o rd in a r ia ru m , ed. P a ris iis 1 5 2 0 , a. 1, q. 1, f. 1rA.
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finition large du savoir (scientia) qui puisse inclure l’expérience sensible et une
définition stricte plus proprement intellectuelle. Le savoir se définit par quatre
conditions20 : (1) une appréhension cognitive ou notitia, (2) la certitude du sujet
percevant, (3) l’absence d’erreur, c’est-à-dire l’exclusion du faux, (4) l’appré
hension de la chose telle qu’elle est. On part donc d’une conception assez stric
te du savoir qui exclut l’erreur, exige la vérité (la conformité avec la chose) et la
certitude. Deux instruments cognitifs sont à notre disposition : d’abord l’appré
hension indirecte, via notamment les témoignages d’autrui, et l’appréhension di
recte. A la suite d’Augustin, Henri estime nécessaire d’admettre comme suffi
samment fiable le premier type d’appréhension si l’on veut que soit possible des
savoirs de type historique ou géographique. On ne peut donc pas réduire à la
connaissance à ce qui est directement expérimenté21. C’est pourtant bien ce se
cond mode d’appréhension qui constitue l’instrument privilégié de notre savoir.
Or, pour défendre l’expérience, Henri reprend le principe de confirmation (PC) :
toute sensation est vraie si elle n’est pas contredite par une source cognitive de
niveau supérieur. La défense de la perception passe donc par le recours à un
aristotélisme de facture classique. Henri peut ainsi développer dans ce contex
te une conception du savoir de type fondationaliste : il y a un certain nombre
d’appréhensions dont il n’y a pas lieu de douter et qui sont des instances de sa
voir attestant la possibilité du savoir, puisque c’est bien cette possibilité qui est
en jeu ici. On retrouve donc cette idée d’une confiance générale dans nos capa
cités à connaître, commune à la majorité des médiévaux. Cependant, avant de
répondre aux arguments quod non, Henri de Gand met à l’épreuve sa conception
du savoir empirique en rappelant l’opposition des présocratiques à cette
confiance dans la sensation. Ce rappel « historique » lui donne l’occasion d’in
troduire de façon plus précise une forme de scepticisme héraclitéen, où la mu
tabilité de toutes choses fonde notre incapacité à connaître le sensible de façon
certaine. Le rappel successif des positions de Démocrite (tout est faux car tout
est relatif), de l’Académie (la vérité est inaccessible à l’homme), de Protagoras
(il n’y a pas d’objectivité, de connaissances fixes, car toute la vérité est dans la
sensation) et d’Héraclite (toute chose est fausse car muable) réduit ainsi la ques
tion sceptique à une mise en cause de l’expérience sensible à partir de la rela
tivité de nos sensations et de l’absence de permanence dans les choses. Contre
cette forme de scepticisme, Henri reprend une forme d’aristotélisme qui pose
met de saisir cette vérité26. Il est donc nécessaire de dépasser le sensible pour
passer d’une connaissance certaine de ce qui est vrai, à une connaissance de la
vérité de la chose, c’est-à-dire de sa conformité à un exemplaire. Or, cette rela
tion n’est pas donnée dans la seule appréhension de la chose mais suppose une
activité intellectuelle.
Une fois ces distinctions faites, Henri repose la question de notre connais
sance de la vérité en opposant connaissance naturelle et connaissance surnatu
relle, et en rejetant l’aptitude de l’homme à saisir la vérité par ses propres
moyens. De fait, la connaissance de la vérité suppose la connaissance de la
conformité de la chose connue à son exemplaire. Cependant, il faut distinguer
deux formes d’exemplaire, et donc deux modes de connaissance de la vérité :
d’un côté les idées abstraites, les exemplaires construits par l’intellect ; de l’au
tre les Formes ou exemplaires divins27. Or, Henri laisse supposer que le premier
exemplaire, par contraste avec le second, ne sera pas parfaitement immuable.
La clé de cette mutabilité est donnée immédiatement : en raison du rapport de
causalité entre la chose et l’idée, celle-ci conserve nécessairement certaines ca
ractéristiques de sa cause. Il y a en effet trois raisons pour lesquelles cet exem
plaire ne peut pas être infaillible. En premier lieu, cet objet conserve une part
de mutabilité, or plus un objet est muable et moins il est certain. C’est ce qui
justifie, d’après Henri, l’injonction augustinienne à se détourner des sens et à
rentrer en soi-même. En second lieu, la mutabilité même de l’âme où est reçu
cet exemplaire, mutabilité attestée par notre capacité à l’erreur, explique la
faillibilité de l’exemplaire. Henri propose un argument afortiori : tout ce qui est
d’une dignité ontologique inférieure à celle de l’âme sera encore plus faillible ;
mais l’exemplaire obtenu par abstraction est un accident de l’âme ; donc, etc. A
l’inverse, et dans une perspective parfaitement augustinienne, la vérité immua
ble transcendante à l’âme sera parfaitement infaillible. Enfin, la species d’où pro
vient l’exemplaire abstrait conserve une proximité avec le faux, comme l’attes
tent les situations de sommeil ou de folie. Le processus d’abstraction se révèle
donc insuffisant pour connaître la vérité, dans la mesure où il ne donne qu’un
accès superficiel à la chose.
Dans cette perspective, Henri reprend l’histoire du scepticisme telle que l’a
vait présentée Augustin à la fin de Contre les Académiciens en distinguant doc
trines ésotériques et doctrines exotériques28. Ainsi, dans la perspective augus-
tinienne, le scepticisme bien compris est une stratégie argumentative visant à
subordonner la valeur de la connaissance sensible à la connaissance intellec
tuelle et à réfuter toute forme stricte d’empirisme. Le scepticisme est ainsi ra
mené à sa dimension propédeutique, à savoir la défense de la nécessité de l’illu
mination. De fait, la principale conséquence du scepticisme, c’est que la pure
vérité ne se trouve que dans la conformité de la chose à l’exemplaire divin, qui
n’est pas connaissable par des moyens purement naturels. Il y a deux façons
d’appréhender l’exemplaire divin : soit il est l’objet de la connaissance, soit il
est le moyen de la connaissance. Dans les deux cas une illumination est néces
saire. Le premier cas est par excellence la connaissance de la pure vérité. Pour
nous, cependant, ce type d’illumination est impossible. Le second cas consiste
à voir non pas l’exemplaire en tant que tel, mais la vérité dans l’exemplaire :
l’exemplaire fonde la vérité de la connaissance, il joue le rôle d’une ratio co
gnoscendi. Mais, cette connaissance ne bénéficie pas d’une certitude équiva
lente à celle obtenue dans le premier cas. En revanche, elle donne une certitu
de nettement supérieure à celle obtenue dans la connaissance purement natu
relle telle que la décrit Aristote. En fait, il y a une complémentarité entre Pla
ton et Aristote, dans la mesure où la connaissance a une origine empirique : on
commence par abstraire une image intelligible à partir des sensibles. Mais cet
te image est imparfaite car encore muable. Il faut donc la corriger, l’ajuster, au
moyen des idées divines qui permettent d’accéder à la pure vérité, immuable et
infaillible. Il est donc possible d’accéder à la vérité en considérant le monde sen
sible, pourvu que l’on ait auparavant saisi les idées divines, ce que nous ne pou
vons pas réussir par nous-mêmes, mais seulement par une collaboration entre
les modes naturels et surnaturels de la connaissance.
Ainsi, l’usage des arguments sceptiques a pour fonction de distinguer des ni
veaux de vérité et de souligner à la fois le caractère insuffisant de la connaissan
ce purement empirique et la nécessité d’une connaissance par illumination,
c’est-à-dire d’une régulation par les idées divines de notre connaissance du sen
sible. Il y a un fondement ontologique de la réalité (les idées divines) qui est im
muable et que nous ne pouvons pas retrouver par nos propres moyens. Ce fonde
ment ontologique ne nous est accessible que par l’illumination divine. Le scepti
cisme est donc encore une fois provisoire, c’est un moment nécessaire dans la
La critique d’Henri de Gand par Jean Duns Scot29 d’une part va conduire à l’ex
clusion de la théorie de l’illumination comme solution recevable dans le champ
de l’épistémologie, en la réduisant à une forme de scepticisme30 ; d’autre part,
Duns Scot introduit l’idée d’une réduction sceptique des thèses adverses com
me mode de réfutation. Enfin, il propose une réponse explicitement fondationa-
liste à la question de la justification en exhibant le statut déterminant des prin
cipes et en conservant en même temps l’exigence d’infaillibilité.
La présentation des arguments gandaviens par Duns Scot souligne l’impor
tance de l’argument de la mutabilité du sensible et ses répercussions sur notre
connaissance intellectuelle. La stratégie de Scot, tout en rapportant fidèlement
les propos de Henri, semble bien de faire apparaître le lien qui existe entre la
thèse de l’illumination et les arguments sceptiques. Bien loin d’être le seul
moyen d’éviter le scepticisme, elle ne fait que reconduire l’impossibilité de tou
te connaissance. Le principal argument scotiste consiste en effet à montrer que
l’illumination ne permet en rien d’éviter les difficultés soulevées par l’argument
de la mutabilité. Scot souligne en effet que si la connaissance humaine naturel
le est faillible comme le décrit Henri, même l’illumination ne pourra pas nous
garantir une connaissance certaine. De fait, l’incertain combiné au certain ne
produit pas une connaissance certaine, comme l’atteste le modèle logique : d’u
ne prémisse contingente et d’une autre nécessaire on déduit une conclusion
contingente. Si une partie de la connaissance est faillible, l’ensemble de notre
connaissance le sera31. C’est ce qu’il s’applique à montrer en reprenant le détail
des arguments d’Henri contre l’infaillibilité de l’exemplaire créé et en souli
gnant que l’exemplaire incréé ne permet pas de résoudre de telles critiques. En
premier lieu, si un objet est muable, il ne sera pas stabilisé par l’exemplaire in-
créé puisque connaître de façon immuable un objet muable, c’est le connaître
autrement qu’il n’est réellement. Ensuite, si l’âme est muable, elle sera incapa
ble de corriger ses connaissances même avec l’aide de l’exemplaire incréé car
son acte mental sera toujours muable. Enfin, l’incapacité à discerner le vrai du
faux au moyen d’une species abstraite ne peut pas davantage être suppléée par
l’exemplaire incréé. On se retrouve donc dans une situation d’incertitude géné
ralisée propre au scepticisme académicien tel que le comprennent les médié
vaux.
Contre Henri, Duns Scot va s’efforcer de faire émerger trois catégories de
connaissances infaillibles qui couvrent tous l’édifice du savoir : les connaissan
ces logiques, l’introspection (connaissance de ses propres états mentaux), la
connaissance sensible et la connaissance expérimentale. Duns Scot distingue en
dans le cadre de cette hypothèse surnaturelle, quand le fait même de l’union d’u
ne propriété et d’un sujet serait remis en cause, l’infaillibilité de la loi générale
obtenue par induction resterait garantie. Ce qui est infaillible, c’est donc la loi
de la nature découverte inductivement, même si en raison de la contingence ra
dicale du créé elle peut subir quelques exceptions36.
Les principes qui fondent l’expérience se retrouvent d’une certaine façon
dans la connaissance sensible. Il faut, ici, distinguer deux situations : soit la
convergence des donnés des différents sens, soit un conflit. Dans le premier cas,
la convergence permet de conclure à la certitude absolue et infaillible de la per
ception. Cette convergence supplée, en effet, le principe de fréquence auquel
l’induction devait faire appel. C’est, à nouveau, la dimension causale de la
connaissance qui permet de la justifier. Si un objet produit des impressions uni
formes et convergentes sur deux sens ou plus, alors nous pouvons être certains
de la vérité de nos perceptions. Duns Scot semble réinvestir le principe de
confirmation (PC) en le renforçant d’une dimension causaliste37. En revanche,
dans le second cas, la certitude de la sensation repose sur la capacité de l’intel
lect à corriger le donné des sens, en confrontant le donné de plusieurs sens.
Duns Scot estime qu’il y a dans l’intellect des proposition apaisantes sur les
quelles il peut prendre appui pour corriger les sens. Dans une telle situation, la
vérité n’est connue que par des justifications a posteriori, à l’aide de connais
sances intellectuelles infaillibles et grâce à la convergence de certains sens38.
Ainsi, dans le cas de la vision de choses distantes, la vue peut se tromper mais
la raison naturelle nous avertit qu’un agent éloigné agit plus faiblement. Le de
gré de fiabilité de l’appréhension d’un tel objet est conditionné par la proportion
entre le sens et l’objet. Dès lors, une fois que l’on a réalisé que le sens ne peut
pas dans tel contexte fournir une information fiable, on peut chercher les moyens
de dépasser cette inadéquation.
Jean Duns Scot défend donc une réponse forte au scepticisme, une réponse
qui tente de conserver un modèle de connaissance où la vérité, l’évidence et l’in
faillibilité sont des conditions nécessaires du savoir. Pour ce faire, il met en œu
vre une conception rationaliste et fondationaliste de la connaissance : les pre
miers principes de la connaissance, les principes les plus évidents, sont les prin
cipes a priori connu par l’intellect en dehors de toute sensation. Et ces princi-
Conclusion
La réponse au scepticisme à la fin du X III e siècle passe donc par la recherche des
principes de la connaissance : méta-principes qui garantissent la cohérence de
nos sensations chez Siger de Brabant, principes a priori qui autorisent une cer
taine forme d’illumination chez Henri de Gand, enfin principes intellectuels
connus par soi et qui justifient toute notre connaissance du sensible chez Jean
Duns Scot. Dans ce cadre, la question de la fiabilité de l’expérience sensible ap
paraît comme le lieu privilégié de l’interrogation sur le fonctionnement de ces
principes et sur leur pertinence. Malgré tout, cette confrontation avec un adver
saire sceptique parfois tout à fait formel ne se départ jamais d’une confiance gé
nérale dans la sensation héritée à la fois de S. Augustin et d’Aristote. C’est la co
hérence même du donné sensible, que ne remet pas en cause les exemples ponc
tuels d’erreurs sensibles, qui fonde cette confiance. Il manque encore à la cri
tique sceptique de l’expérience l’argument le plus puissant qu’elle puisse met
tre en œuvre, à savoir celui du dieu trompeur. En même temps, la mise à l’é
preuve sceptique de ces principes de la connaissance conduit peu à peu l’édifi
ce des connaissances, et la confiance dans les facultés humaines, à se craque
ler. Déjà, deux des principaux thèmes sceptiques, la tromperie divine et la vali
dité de l’induction, qui rejailliront avec plus de force encore au X IV e siècle39, af-
en place. Sans doute ne faut-il pas se méprendre, la mise en garde initiale res
te valable au X IV e siècle : il n’y a pas de sceptiques au Moyen Age. Il n’en reste
pas moins que l’attention portée à la possibilité de justifier nos connaissances
va désormais se développer de façon inégalée jusqu’alors40.