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Annales.

Économies, Sociétés,
Civilisations

Un exemple d'archéologie des sciences humaines : l'étude de


l'égyptomanie du XVIe au XVIIIe siècle
Jacques Solé

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Solé Jacques. Un exemple d'archéologie des sciences humaines : l'étude de l'égyptomanie du XVIe au XVIIIe siècle. In:
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 27ᵉ année, N. 2, 1972. pp. 473-482;

doi : 10.3406/ahess.1972.422513

http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1972_num_27_2_422513

Document généré le 12/03/2016


Un exemple d'archéologie

des sciences humaines :

L'ÉTUDE DE L'ÉGYPTOMANIE DU XVIe AU XVIIIe SIÈCLE

Michel Foucault nous a appris, entre autres choses, le caractère arbitraire, factice,
précaire mais aussi parfaitement coordonné, homogène, autonome de ces systèmes de
représentation qu'on été, aux temps modernes, les sciences dites aujourd'hui humaines.
Curieusement, ce philosophe, mieux cet historien, a négligé de parler de l'histoire ou du moins de
sa préhistoire1. L'oubli est d'autant plus regrettable que l'étude de l'historiographie n'a
guère intéressé les historiens français en ce siècle. Elle a, on le sait, passionné nos voisins
italiens et allemands. Mais nous n'avons pas encore traduit (ou si peu) Croce ou Meinecke.
Il est d'ailleurs normal que l'école historique française éprouve quelque réserve pour le
goût immodérément idéaliste de ces savants pour les grands auteurs et les vastes problèmes
en « ismes ». Mais il serait dommage de négliger plus longtemps encore l'important domaine
de l'étude des idées. Ces idées, elles dorment dans la masse innombrable des volumes oubliés
qui sommeillent dans nos bibliothèques et dont, bien souvent, nous nous préoccupons,
au mieux, de connaître les titres. Il faut sans doute les ouvrir. Mais dans quel esprit ? Celui,
non plus de reconstituer un « progrès » intellectuel imaginaire mais de retrouver des visions
du monde, dépassées, mais qui furent, en leur temps, efficaces. Ainsi le passé nous deviendra
fraternel et ces volumes morts rejoindront dans notre pensée ceux qui encombrent
aujourd'hui de leur « science » neuve, les vitrines de nos librairies avant de s'acheminer, hormis
quelques-uns (si peu), vers le grand oubli : à leur façon, ils témoignent, avant tout, d'une
idée (momentanée) que l'homme s'est faite de lui-même.
Beau programme, à peine amorcé. Aussi faut-il se réjouir de la parution du dernier et
grand livre de Jurgis Baltrusaitis. Entre deux tombeaux pharaoniques énigmatiques, le
titre s'avance, en trois étages : « essai sur la légende d'un mythe », cette « quête d'Isis » se
veut « introduction à l'égyptomanie » 2. C'est dire que la reconstitution scientifique d'un
effort érudit séculaire et aujourd'hui radicalement dépassé se présente à la fois, ici, sous
un double visage : description attentive et modeste de cette folie lucide que fut l'égyptologie
préchampollonienne, tentative pour saisir le sens qu'eut ce rêve humain. Qui pouvait mieux
y réussir que l'historien diaboliquement subtil et savant des merveilles du gothique ? Les
illustrations de l'ouvrage évoquent le monde enchanté que fut, aussi, celui de la science
moderne; mais c'est son texte surtout qui va nous décrire cet agent si actif de l'histoire :
un mythe d'intellectuels.
Ceux dont Baltrusaitis relate les préoccupations appartinrent, dans l'Europe savante,
du xvie siècle à l'aube du xixe, à une discipline qui n'a pas attendu l'époque contempo-

1. Les mots et les choses, Gallimard, 1966.


2. Olivier Perrin, 1967.

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raine pour naître : l'histoire des religions. Tout naturellement l'Egypte et sa civilisation
retinrent son attention; mieux, et l'auteur nous en avertit de suite, l'égyptologie
préromantique fut l'un des plus beaux romans (« scientifiques ») modernes. Les érudits se sont peu
souciés, en effet, jusqu'ici, de l'histoire de l'érudition; c'est elle, pourtant, philologie en
tête, qui vit naître les sciences humaines. Mais, comme leurs sœurs dites exactes, celles-ci,
mélangeant en leurs diverses branches, le faux, le vrai et l'imaginaire, eurent un goût
particulier pour l'extravagant, l'absurde ou l'impossible. L'erreur des mythologues a été
jusqu'ici de les négliger : la recherche, par exemple, « d'un univers plus mystérieux et plus
ancien que la civilisation gréco-romaine », aspect fondamental de l'orientalisme à ses
débuts (à ses débuts seulement ?), provient d'un besoin essentiel de l'humanité « moderne »;
elle en fournit ainsi un témoignage exemplaire, dans la mesure où une hantise insensée est
plus révélatrice qu'un trop sage « progrès ».
L'hiéroglyphe, à jamais mystérieux, domine les inquiétudes et les images du monde
de la longue renaissance; un beau livre de Mme V. -David a rappelé les débats auxquels
il donna lieu avant son déchiffrement 3. Inextricablement liés aux problèmes scientifiques
de ces siècles, légendes et mythes rattachant à l'Egypte antique, alors (ou presque)
parfaitement inconnue, l'origine des civilisations les plus diverses nous rappellent les besoins
essentiellement religieux qui les sous-tendaient. Ce sont ces besoins qui expliquent le soin apporté
par ces savants à la technique de la déformation du document : elle était au service d'une
épopée intellectuelle dont les « perspectives faussées » sont importantes pour l'histoire des
idées car elles révèlent « des vérités métaphysiques ».
Le monde du préromantisme s'est beaucoup intéressé à la fable. L'habileté de Bal-
trusaitis est de commencer son enquête à rebours. En histoire intellectuelle aussi, la méthode
régressive porte des fruits savoureux. Quoi de mieux, par exemple, pour démystifier les
« lumières », que de les placer au couronnement d'un long sommeil delà raison?„La
Révolution française fut, dans son essence, religieuse : Michelet nous l'a appris. Ici revivent
ses théogonies égyptiennes : spécialistes des religions comparées, un grand nombre de
ses animateurs intellectuels, mêlant comme toute leur génération le délire logique et celui
de l'imagination, retracent l'histoire merveilleuse de nos origines égyptiennes. Un tel
attirail scientifique est bien souvent au service d'une déchristianisation au moins larvée. Mais
c'est lui qui emplit les pages des journaux scientifiques immédiatement postérieurs à Г «
Encyclopédie ». Démontrer alors que le christianisme puise ses sources dans l'Egypte était
une manière, sinon de le dévaloriser, du moins d'en diminuer l'originalité.
Au même moment, dans la capitale de la contre-révolution, l'esprit rationaliste se pare
également, pour une de ses dernières et plus remarquables manifestations, des défroques
égyptiennes. C'est à Vienne, en effet, qu'a lieu, en 1791, la première représentation du
dernier chef-d'œuvre de Mozart, « La Flûte enchantée ». On sait qu'il s'agit là de
l'expression achevée du credo franc-maçon à la fin de l'Europe des lumières. Il est significatif
qu'il s'incarne en un opéra fondé tout entier sur le mythe d'une Egypte dont le poids, sous
l'action des décorateurs néoclassiques, écrasera bientôt la musique qu'il devait servir.
Tant il est vrai que l'œuvre de Mozart, au delà de sa « trame légendaire » et de l'érudition
qui la lui fournissait, révélait surtout « les inquiétudes philosophiques » et « le fanatisme
intellectuel » d'une génération qui colorait ses rêves à la mode d'Egypte. Une partie
importante de la franc-maçonneire avait ainsi emprunté à cette reconstitution archéologique
tout un monde d'allégories mystiques. Architecture visionnaire et rituel pseudo-égyptien
collaboraient, vers 1800, dans toute l'Europe éclairée, au même « vertige révolutionnaire ».
Il avait pensé, un moment, supplanter la religion du Christ par celle d'Isis. De savantes
« exégèses théologiques et iconologiques » avaient créé un curieux mélange « de
raisonnement rigide, de déraison et de théâtre »*.

3. Le Débat sur les écritures et V hiéroglyphe aux XVIIe et XVIIIe siècles, et Vapplication de la
notion de déchiffrement aux écritures mortes, Paris, 1965.
4. On songe, en lisant ces pages, aux rapprochements savoureux établis par Norman Cohn, Les
fanatiques de l Apocalypse (traduction française, Julliard, 1962), entre les courants prophétiques
médiévaux et les messianismes révolutionnaires du xxe siècle : l'histoire des lumières est bien
inextricablement liée, dans leur incarnation pratique, à celle des « illuminés ».

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L'ÉGYPTOMANIE J. SOLE

Toute la science de Baltrusaitis va maintenant nous apprendre « que ce débordement


d'intelligence et d'imagination, à une époque de crise spirituelle et politique » ne fut en
aucune manière une révolte sans tradition. En lui culminent, au contraire, tous les éléments
d'un système légendaire et mythologique lointain, profond et ancien qui a caractérisé
l'Occident.
Ils nous sont d'abord présentés au niveau de l'auteur renaissant d'un guide de notre
capitale, ce Gilles Corrozet, « premier historien de Paris » : les éditions de la rédaction
définitive de son guide de la ville, paru d'abord en 1532, se succédèrent, en effet, à partir
de 1550. Il nous apprend, essentiellement, l'existence, au bord de la Seine, d'un sanctuaire
séculaire d'Isis. Cette légende reprenait une version médiévale qui avait eu un abondant
succès car la déesse égyptienne en était venue peu à peu à illustrer les mystères du
christianisme. Les successeurs de Corrozet multiplièrent, dans la région parisienne, les centres
isiaques. C'est le cas, surtout, de Du Breul, ce religieux de Saint-Germain-des-Prés qui
publia en 1612, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, treize cents pages ď « Antiquitez... de
Paris ». Cet érudit infatigable fonda ainsi un mythe durable. Son contemporain Rouillârd,
l'historien de Melun, l'imita seize ans plus tard en forgeant à son tour un roman fantastique
sur le voyage d'Isis en Gaule. Celle-ci avait donc abrité, de toute antiquité, des cultes
égyptiens. Telle était, au siècle de Louis XIII, une des convictions nationales et culturelles des
intellectuels parisiens.
Le développement du mythe se fit par accumulation. L'étymologie de Paris fut
rattachée à la déesse : l'épigraphie, la numismatique, l'archéologie l'attestèrent. La magie
des noms, aux mains de ces savants, transfigurait le monde; elle créait, aidée par «
l'obscurité du temps », le merveilleux, sans lequel, au fond, en ce temps, on n'imaginait pas la
science. Bien des débats du xvine siècle furent encore consacrés à la discussion de ces
légendes que les découvertes, loin de les anéantir, alimentaient au contraire. Les curiosités
des collectionneurs prouvaient indiscutablement, aux archéologues improvisés,
l'universalité de la religion égyptienne. Métamorphoses et filiations la rattachaient, par
l'intermédiaire de la Gaule, à la France de Louis XIV. Huet 5 se servait de cette vérité à des fins
apologétiques. Lorsque fut découvert le tombeau de Childéric, les « érudits français du
temps » y virent surtout « une révélation nouvelle des sources de la théogonie de leurs
ancêtres ». Toutes ces trouvailles étaient, pour « le génie du christianisme », « des trophées
de la religion ». Lyon, à son tour, imitait en cela Paris. Partout les vestiges matériels du
culte égyptien semaient notre sol. Inlassables plagiaires et compilateurs, abreuvés aux
mêmes sources sans cesse rajeunies, les savants français assimilaient la dévotion gauloise
envers Isis à une préfiguration du culte de la Vierge. Ce fut seulement vers 1750 qu'on
put noter « l'avènement d'une génération de savants préconisant de nouvelles méthodes
positives ». Encore combattaient-ils souvent une tradition fabuleuse par une autre. La
rationalisation de la connaissance historique et la révision critique ne se firent pas sans
heuris. On a vu, en effet, qu'à la fin du siècle et dans une atmosphère de déchristianisation
le conte égyptien allait renaître, plus complètement intégré dans une théogonie univei selle.
Pour le monde des clercs, à la recherche du « berceau spirituel et politique de la France »,
« les songes et les hantises millénaires » revivaient ainsi une fois de plus. Le paradoxe
apparent était que cette fantasmagorie agitât maintenant des « esprits révolutionnaires et
progressistes » e.
La France n'eut pas le monopole de cet engouement et il y eut aussi une Isis
germanique. L'Allemagne savante abrita, en effet, de nombreuses légendes égyptienne fondées
sur des textes anciens. La mythologie moderne propre à ce pays en développa les données.
Historiens et géographes du xvie siècle célébrèrent à l'envie la venue des cultes égyptiens en
Allemagne; leurs successeurs le répéteront deux cents ans encore. Ils retrouveront dans
l'étymologie de leurs cités des traces égyptiennes. Baltrusaitis a ici un développement fort

5. On connaît le beau livre que lui a consacré Alphonse Dupront, Paris, Leroux, 1930.
6. Nous avons cité plus haut Cohn; remarquons cependant que l'histoire du millénarisme
contemporain, si puissant, est à faire : il faudrait enfin se débarrasser de l'idée selon laquelle Marx
serait seulement un savant; si cela était vrai, il n'aurait pas eu tant d'influence.

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MENTALITÉS ET CULTURE

significatif sur le rapprochement entre cette géographie mythologique des temps modernes
et celle qui vit fleurir, en notre temps, les villes consacrées à Staline; dans les deux cas, en
effet, nous retrouvons le « même désir de faire durer le souvenir d'un héros dans la
topographie des sites ». Certes, il convient d'opposer à Isis, « image sacrée raidie dans sa
solennité, hors de l'humanité et hors du temps », le défunt père des peuples, simple « figure
politique dont on n'a pas tardé, d'ailleurs, à effacer l'empreinte à la suite de fluctuations
tactiques ». Il est cependant bon que nous soit rappelé, à propos d'une des monstruosités
humaines et intellectuelles les plus remarquables du xxe siècle, qu'il n'a bien souvent,
dans ses démarches les plus « progressistes », que retrouvé la « même hantise, ou si l'on
veut une mode correspondant à des périodes précises d'une évolution historique ».
Celle-ci fit vraiment fureur dans le monde germanique moderne. Nul n'en témoigna
mieux que cet étonnant Suédois, fils d'un évêque, Olav Rudbeck (1630-1702). Esprit positif
et précis à qui l'on doit la découverte des vaisseaux lymphatiques, cet ingénieur fut aussi
un mythographe nationaliste : les trois volumes de son « Atlantica », parus en 1680, placent
en Suède l'origine de toutes les civilisations 7. Isis, ainsi, serait descendue dans la vallée du
Nil à partir de la Scandinavie. L'épigraphie compléta bientôt cette vérité étymologique.
Mêlant réalité et fable à partir de documents vrais, de nombreuses dissertations
germaniques allaient prolonger le mythe jusqu'en plein xvnie siècle. Tant il est vrai que pour
l'occidental des temps modernes les « réalités historiques » eurent d'abord pour vertu de
produire « des fables insensées ».
Osiris, aussi, était allé en Occident. Le grand historien allemand de là Renaissance,
Aventin, en avait parlé longuement. Il empruntait son récit à un faussaire de génie, le
fameux Annius de Viterbe dont la longue postérité intellectuelle fut certainement plus
importante que celle d'un grand nombre d'auteurs plus sérieux. L'ouvrage que "
publia en 1498 ce dominicain, professeur en théologie, spécialiste des langues orientales
et Maître du Saint Palais d 'Alexandre VI, se présentait comme un recueil commenté
d'auteurs anciens miraculeusement retrouvés. Parmi eux un prêtre chaldéen, Bérose, parlait du
séjour d'Osiris en Europe. Annius avait paré son récit de toutes les ressources de son
imagination. De nombreuses colonnes hiéroglyphiques étaient là pour l'attester. Ce qui faisait,
en effet, la force de cette imposture était, chez son auteur, érudit et religieux pareillement
impeccable, sa conviction profonde : ce faussaire était d'abord un illuminé, c'est-à-dire
un croyant; à ce titre, ses mensonges étaient vérité. Ils s'étalaient d'ailleurs, au même
moment, dans l'iconographie des appartements Borgia au Vatican.
Annius fut, longtemps, aussi défendu qu'attaqué. Jusqu'à la fin du xvne siècle, de
nombreux auteurs le justifient de l'accusation de falsification; si importants sont alors les
milieux touchés par ses fictions qu'il faut sans doute croire, avec Baltrusaitis, qu'elles
répondaient, bien mieux que la réalité historique, à un « besoin latent » des intellectuels
européens du temps, auxquels il fallait d'abord des « révélations étranges ». On peut suivre
ainsi, durant deux siècles, l'influence savante d 'Annius en terre allemande. Ce conte s'y
intégra au patrimoine national; associé au folklore, il attribua à la bière une origine
égyptienne : Osiris, souverain devenu germanique, l'avait transmise à son nouveau peuple.
Les plus grands savants ont été touchés par ces rêveries. Quel meilleur nom citer, en
matière de science des religions au xvne siècle, que celui de Gérard- Jean Vossius,
professeur à Leyde et qui publia, à Amsterdam, en 1641, sa monumentale « De theologia
gentili» ? Or le souci de ce Mircea Eliade du siècle de Descartes est, avant tout, compara-
tiste et religieux : son enquête veut prouver « l'unité profonde des religions dans la diversité

7. Il est intéressant de lire le compte rendu qu'en donna Bayle dans les deux premiers numéros
de ses « Nouvelles de la République des Lettres » pour l'année 1685; il témoigne de l'intérêt que
portait le public cultivé à ce genre d'ouvrages savants et aussi, par le ton à peine ironique du
recenseur envers le mythographe suédois pour qui tout (langues et dieux, lettres et écriture) était venu
du nord, de la timidité avec laquelle s'exerçait alors la critique, par les meilleurs esprits, des
constructions légendaires erudites : nous avons tenté de montrer chez Bayle quelques aspects religieux de
cette critique (dans Religion, érudition et critique à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, Paris,
1968).

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des civilisations». Cet universalisme rapproche donc, tout naturellement, mythologie antique,
c'est-à-dire égyptienne, et monde biblique; le pieux calviniste (d'ailleurs arminien) croit
avant tout à « une permanence de la révélation divine dans toutes les manifestations de
l'esprit ». La providence se reconnaît ainsi dans « la poésie du paganisme »; « les
représentations mythologiques des peuples » contiennent toutes « des éléments de vérité ». Ce
fut là l'orientation générale des travaux d'histoire religieuse au xvue siècle. Aussi ne faut-il
pas s'étonner s'ils assimilaient volontiers les cultes égyptiens à l'Ancien Testament; une
hantise de l'universel imaginait, à travers textes ou figures, « des relations secrètes ». Outre
la vénération pour l'hiéroglyphe, la méthode étymologique venait confirmer cette typologie.
Huet, dans sa « Demonstratio evangelica » de 1679, mit un comble au vertige des
métamorphoses symbolistes de Moïse. Le bon évêque le retrouvait littéralement partout.
Il en allait de même de l'Egypte : Indes orientales ou occidentales n'en étaient que la
réincarnation et ses dieux avaient voyagé du Mexique à la Chine. Au début du xvne siècle,
l'illustre Padouan Pignoria, l'ami de Galilée, décrivit « la puissance de l'emprise égyptienne
sur la civilisation et sur la vie de peuples étrangers » : l'antiquité gréco-romaine se trouvait
ainsi remplacée par une mythologie aux « perspectives plus larges »; c'était là un grand
signe de 1' « évolution du goût ». L'Inde devint ainsi parsemée des traces d'Osiris. Les
voyageurs du temps, appuyés sur leur « science » mais nullement déconcertés par ce qu'ils
voyaient, l'y retrouvaient. Sésostris avait aussi succédé à Osiris : des textes anciens
l'attestaient et Kircher allait hardiment les transposer.
Ce jésuite immensément savant, cet auteur prolifique aux ambitions intellectuelles
démesurées est une des grandes figures du xvue siècle. Ses travaux d'égyptologie, du « Prodromus
coptus » de 1636 à la « China illustrata » de 1667 en passant par Г « Oedipus aegyptiacus »
de 1652, le dominent. Chercheur exalté, il transforme d'anciennes assertions en
démonstrations catégoriques. L'Inde, chez lui, devient une colonie égyptienne. Sa science-fiction repose
sur une érudition impressionnante et incontestable soumise à une glose et à un remaniement
passionnés; « une dialectique inflexible », habile à profiter d'une confusion soigneusement
entretenue, entraînait l'adhésion des lecteurs conquis par cette « dernière acquisition des
connaissances modernes » parce qu'elle correspondait « à une aspiration du temps ». Huet
et bien d'autres agissent comme lui et dans le même esprit. Leurs croyances, appuyées
naturellement sur l'étymologie, existeront encore longtemps au xvnie siècle. Newton lui-
même s'intéressa au problème. Baltrusaitis rappelle qu'il bâtit à ce sujet toute une
chronologie légendaire, axée essentiellement sur des correspondances bibliques. On sait que le
grand physicien consacra beaucoup plus de temps à de telles spéculations qu'à ses recherches
dites « exactes ».
On croyait encore, dans un ouvrage de 1758, des plus sérieux, à la campagne indienne
de Sésostris. Mais on avait aussi placé l'Egypte en Chine. Kircher, naturellement, y insista
longuement. Sa présentation, subtilement déformée, s'appuya sur le témoignage des
missionnaires : une illustration fantaisiste se nourrissait d'un comparatisme métaphysique.
Kircher avait appris le chinois à Rome grâce à un sinologue polonais qui y séjourna entre
1652 et 1656; il put ainsi se convaincre de l'origine égyptienne de son écriture. Un trait
d'union était par là établi entre le lointain empire et la Bible. De nombreux religieux
continuèrent, après Kircher, à l'affirmer. D'importants débats furent consacrés au problème au
xvine siècle. Si les missionnaires jésuites hésitaient plus que leurs collègues européens à
retrouver l'Egypte en Chine, d'intrépides érudits le leur apprenaient toujours : l'un d'eux,
architecte anglais de retour d'Extrême-Orient en 1757, ne pouvait expliquer la naissance
de la civilisation chinoise que par « l'arrivée de Sésostris à la tête de cent mille Égyptiens ».
D'autres savants le démontrèrent encore. Le mythe ne fut attaqué que bien tard et les
écrivains révolutionnaires en gardèrent le souvenir : l'histoire de l'Orient avait été trop
longtemps bâtie sur « un ancien songe » pour pouvoir l'oublier et les rationalistes ne s'en
délivraient qu'en rattachant la légende abolie à ces « figures monstrueuses » qui avaient été
ses matériaux et qui demeuraient la seule et commune trace de l'antiquité égyptienne et
asiatique
L'Extrême Occident, d'ailleurs, ne les ignorait pas. La chose semblait normale pour
l'Amérique, synonyme de l'Inde. On eut tôt fait de la rattacher au monde biblique, donc à

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MENTALITÉS ET CULTURE

l'Egypte. De nombreux auteurs du xvic siècle virent aussi, dans les dieux mexicains, le
déguisement païen de vérités premières. Pignoria l'affirme en s 'appuyant sur les admirables
descriptions ethnologiques de Lopez de Gomara où toute une Europe intellectuelle, à
commencer par Montaigne, avait pu contempler le monde étrange des Amérindiens, nus,
idolâtres, sodomites mais pénétrés malgré tout des superstitions de l'Egypte. Kircheř
amplifia cette symétrie du Nouveau Monde avec l'Asie; aussi démontra-t-il l'origine
égyptienne de la forme pyramidale des temples mexicains et rattacha-t-il l'écriture et le
calendrier de ce peuple à la même source. Huet le répéta, imaginant d'anciennes migrations
océaniques transatlantiques.
L'Angleterre, à son tour, y fut incluse. Ses monuments mégalithiques se virent attribuer
une origine égyptienne. La question ne fait pas de doute pour un érudit britannique,
d'ailleurs recteur anglican, au milieu du xvnie siècle. Cet antiquaire insolite, obsédé par la poésie
des hiéroglyphes, les retrouvait partout au sein de la campagne anglaise où les sanctuaires
druidiques prenaient des formes fantastiques. Pour lui aussi, l'étude comparée des religions
et de leurs créations aboutissait à la constatation de « l'uniformité de la pensée humaine ».
L'Egypte, terre première, occupait seulement une position privilégiée en matière de
propagation des formes. Mais les Druides britanniques avaient merveilleusement su déployer
sur leur sol l'idéogramme divin.
Telles furent, entre le passage de l'Egypte à l'Islam et sa redécouverte par Champollion,
et au moins pour les temps modernes, les principales étapes de la création continue ď « une
Egypte imaginaire, universelle et immortelle ». Baltrusaitis a retracé, avec une science
éblouissante, ce développement singulier qui va de la légende médiévale au retournement
anti-chrétien en passant par l'érudition comparatiste. Ces fables, d'ailleurs, ont survécu au
déchiffrement scientifique : le mythe de l'Egypte, en effet, appartenait trop, par son « côté
nostalgique » à nos « visioiis lointaines » pour disparaître tout à fait.
Il était fait, d'abord, de l'antiquité auguste d'un univers disparu. Artifices et fictions en
eurent bien vite diffusé le fantasme. Baltrusaitis termine son travail par l'énumération
précise des techniques légendaires que mirent alors en usage les savants. La première est
arithmétique : emploi systématique de précisions chiffrées conférant par leur seule magie
« la vie à l'irréel »; quoi de mieux, en effet, que des « comptes minutieux » pour convaincre
« les sceptiques » ? Ils n'avaient qu'à s'incliner devant une chronologie des plus « exactes »,
merveilleux « art d'évocation ». Venait ensuite comme « extraordinaire instrument » de
« transplantation du mythe » l'étymologie phonétique : elle propageait, dans tout l'univers,
les traces du même empire; géographie, épigraphie, philologie bâtissaient ainsi un édifice
vertigineux, en diffusant la civilisation égyptienne de la Chine au Mexique, de l'Allemagne
à l'Inde et de la Scandinavie au Siam (à moins que ce ne fût l'inverse). On voit la valeur
historique de cette construction : « jeu obsédant », fondé sur la reconnaissance du réel par
le nom, sur la révélation de « relations profondes » à l'aide des « structures phonétiques »
(« des consonances suffisent pour ériger des mondes accomplis »), il est en accord avec un
univers mental où tout est toujours possible et il a l'immense avantage de se prêter « à toutes
les fins »: après les Carolingiens, les révolutionnaires l'utiliseront.
Cet apparentement phonétique est complété par le système des concordances
typologiques, fort ancien et qui a toujours multiplié l'identification des théogonies. Les divinités
égyptiennes grandirent ainsi « dans ces spéculations sur les structures et les valeurs
linguistiques ». Les mythographes pratiquèrent aussi le recours fréquent au syllogisme,
raisonnement infaillible qui conduisit à « de nouvelles expansions » : une stricte logique
aida, par régénération, à l'éclatement d'un nom de dieu en une liste multiforme. Toutes ces
méthodes étaient au service de l'obsession des dieux égyptiens. La plus sûre fut encore la
déformation fantaisiste des documents authentiques ou l'introduction habile d'un texte
irréfutable dans un récit nouveau. L'histoire, en ce temps, était donc d'abord une poétique,
arrangeant ses matériaux pour construire des « stratifications légendaires »; elle se moquait
des contradictions, par goût pour le composite, et n'interprétait qu'au nom d'une vision
absolue. Le meilleur des travaux scientifique modernes ne voulait aboutir qu'à une chimère
insensée.
On devine que, pour Baltrusaitis, historien des égarements de la pensée humaine, cette

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érudition au service du songe, cette « logique implacable qui côtoie la déraison », cette
« nostalgie d'un Paradis perdu » sont sans doute plus révélatrices, en leurs « raisonnements
rigides », que ceux qui assurèrent le prosaïque progrès scientifique. Nous savons
l'importance de ce dernier. Mais nous n'ignorons pas qu'il est savoureusement lié à la perpétuelle
et significative renaissance de nos erreurs. Fontenelle, déjà, leur accordait grande valeur.
Mais nous ne sommes plus aussi sûrs que lui de leur séparation radicale d'avec notre
raison 8. Comment séparer, aux siècles modernes, le progrès scientifique et l'aspiration
religieuse, la reconstitution du monde et la croyance en un ordre du monde ? 9 L'aventure de
Kepler est, à cet égard, exemplaire 10 mais l'histoire des sciences humaines témoigne aussi
de ce mélange inextricable entre le rêve et le calcul, entre le certain et l'incertain11. L'histoire
intellectuelle est d'abord histoire religieuse.
Il pourra paraître prétentieux de vouloir ajouter deux ou trois témoignages à la liste
impressionnante des sources indiquées par Baltrusaitis. Nous ne le faisons que pour montrer
l'intérêt de la piste soulevée par son grand livre et les recherches qui pourraient être
entreprises dans sa direction. Pour nous en tenir aux auteurs d'expression française, ceux de la
Renaissance y occuperaient, bien sûr, une place de choix. Citons, par exemple, un curieux
homme, peu connu, Biaise de Vigénère. Le regretté Albert-Marie Schmidt a admirablement
parlé de ce génie capricieux et baroque, parfait connaisseur du grec et de l'hébreu et, comme
il se doit, esprit universel (1523-1596). Plus et en même temps qu'un diplomate ou un
archéologue, ce fut un astrologue et un alchimiste, amateur de la gnose, de l'occulte et de
la théosophic; fasciné par l'Ancien Testament, dont il traduisit les Psaumes en versets,
avant la lettre claudéliens, il voulut surtout christianiser la Kabbale; on retrouve trace de
« l'originalité prématurée de ce très grand homme » dans les remarquables éditions
commentées qu'il procura de Philostrate. Les traductions de ce sophiste dépassent, en ce qui
concerne ses « Images ou tableaux de platte peinture », le propos esthétique; son
comparatisme d'historien des religions s'y déploie à loisir. Aussi n'est-i! pas étonnant de le trouver
émerveillé par l'Egypte à la fécondité miraculeuse; il a médité sur la signification des
hiéroglyphes où sont enfermés le secret de « toutes sciences » et « les plus beaux et profonds
mystères de la Nature »; il sait rapprocher Moïse, Bacchus et Osiris car la théologie
égyptienne ou grecque roule toute, pour lui, sur la puissance d'une émanation divine et abrite,
sous une écorce apparemment ridicule, les plus hauts mystères cachés par le symbole. Les
Égyptiens, ennemis de la volupté et de la concupiscence, étaient les plus religieux des
hommes ; ils adoraient la Trinité sous une forme allégorique et énigmatique 12.
C'est une grande erreur de croire que le siècle de Descartes abandonna ces
préoccupations : nous y avons fait seulement un choix, retenant ce qui nous intéresse, mais il n'est pas
sûr que notre sélection soit significative de l'esprit de ce temps. La dévotion pour les grands

8. Nul n'a mieux chanté les louanges de l'erreur que Nietzsche, ce vrai prophète de nos
démarches; voir en particulier Le Gai Savoir, dans la nouvelle édition des Œuvres Philosophiques
Complètes, Gallimard, 1967 (Fragments inédits, II (267), p. 397).
9. 11 faut méditer les admirables pages que Pierre Chauntj a consacrées à ce problème dans sa
grande Civilisation de Г Europe classique, Arthaud, 1966.
10. Chacun à leur façon, Koestler {Les Somnambules, 1960) et Koyré {La Révolution
astronomique. 1961) en ont fort bien parlé.
11. Pour ce qui est des sciences exactes, l'enquête de Lynn Thorndike, Magic and experimental
science, huit volumes parus aux éditions de l'Université Columbia, est, à cet égard, d'une
extraordinaire richesse; les deux tomes de son xvne siècle ont fort heureusement complété, en 1958, ceux
qu'il avait consacrés, dix-sept ans, plus tôt au xvie; il est dommage que les historiens français y
aient insuffisamment réagi; songent-ils, de même, à utiliser Jung ? La mode, certes, est à Freud
et tous ies travaux du grand Zurichois sur l'alchimie ne sont pas encore traduits; mais que de
plongées dans des Temps modernes inconnus et, tout simplement, dans l'homme offrent ses
Métamorphoses de Vâme, Genève, 1953 !
12. Voir Poètes du XVIe siècle, Bibliothèque de la Pléiade, 1953. Nous citons « Les Images ou
Tableaux de Platte peinture de Philostrate Lemnien Sophiste Grec » selon l'édition de Tournon,
1611. Cf. aussi F. Secrit, Les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Paris, 1964.

479
MENTALITÉS ET CULTURE

auteurs est la maladie antihistorique des philosophes. Opposons-leur un vrai sourcier de


l'histoire de l'esprit, l'inimitable Bremond. Nous lui devons, dans une note en bas de page,
la révélation d'un inconnu, Pascal Rapine, récollet. Fils spirituel du grand Yves de Paris,
comme lui néoplatonicien et admirateur de Ficin, il publia entre 1655 et 1673 près de
dix mille pages réparties en trois ouvrages de chacun trois tomes. Bremond, qui vantait à
juste titre son originalité et sa hardiesse, son érudition et son éloquence, y voyait « une
sorte de grande histoire psychologique de l'Église »; il recommandait sa lecture qui avait
« quelque chose d'enivrant comme une visite aux basiliques de Rome ». Lire ce Rapine, en
effet, cet introuvable, ce méconnu c'est pénétrer dans l'univers dont l'égyptomanie de Bal-
trusaitis est une portion. Son apologétique choque le goût pascalien : elle est, certes,
grandiloquente et pompeuse, massive, compliquée et pesante; mais elle s'enracine dans le monde
merveilleux et thérapeutique des symboles et des correspondances. Sa poétique
traditionnelle est à coup sûr plus apaisante et plus réconciliante que l'angoisse moderne. La première
partie de son œuvre, surtout, nous intéresse. Elle décrit « le Christianisme naissant dans la
gentilité », propos, on le voit, fort peu libertin, malgré les lectures hâtives des historiens
d'aujourd'hui, mais, au contraire, d'un comparatisme sûr et servant, chez notre capucin,
de thème de prédication.
Quelle était, en effet, toute une part des « hautes études religieuses » au temps de «
l'humanisme dévot » ? D'abord la reconstruction, c'est le titre du premier tome, « de la foy des
Gentils de la loy de Nature »; Rapine y promettait d'exposer « les mystères de la Divinité
selon la doctrine des Patriarches, des Égyptiens, des Perses, des Druydes, et des Nations ».
L'Egypte, on le voit, y est bien placée. Son histoire religieuse venait fournir une preuve de
l'existence de Dieu. Elle attestait l'importance politique de la piété; elle témoignait de la
croyance orientale au Dieu unique; de tout son cœur, le capucin refusait de limiter sa
théologie à la confusion monstrueuse qui emplissait ses temples, il affiirmait que l'Egypte
n'avait pu tremper « dans la superstition »; Thèbes, bel et bien, rejeta les faux Dieux et
profita de sa piété. Osiris et Isis deviennent chez Rapine l'équivalent du Verbe et de l'esprit
de Dieu, puis celui d'Abel et de sa mère Eve; il oppose (nous sommes en 1655, cinq ans
après la mort de Descartes), en s'appuyant sur Kircher, la clarté de « ces conformitéz » à
celle de Vossius, qui voyait dans les dieux égyptiens le « fils de Cham et sa femme Io »; il
constate que « la plupart des Historiens Ecclésiastiques » identifient Serapis au patriarche
Joseph, qu'il s'agisse du cardinal Baronius ou de l'arminien Vossius. Il ne s'étonne pas,
en conséquence, des faveurs accordées, par la suite, aux Juifs par les souverains de l'Egypte
hellénistique. Ce prétendu royaume du mensonge est bien plutôt le lieu multiplié des
témoignages de la vérité : ses pyramides et ses hiéroglyphes attestent pareillement la Trinité; ses
sacrifices célébraient la sainteté à côté de la superstition ; leur dévotion imitait « la Religion
du Ciel ». Aux côtés de bien d'autres nations, sans doute fécondées par lui, il protesta de
l'immortalité de l'âme. Les dons symboliques qu'il faisait à Dieu comme les images qui
figuraient sur le sceptre de ses souverains réduisent le libertin au silence; il en va de même
des coutumes mortuaires de ses habitants. L'histoire mondiale devient, chez Rapine,
témoignage universel rendu à la Divinité.
L'Egypte était également abordée dans l'étude « de la religion des Patriarches ». Au
milieu de « plusieurs Recherches curieuses » sur cette « piété des premiers Peuples »,
destinées à montrer la perpétuité de l'Église et l'antiquité de ces cérémonies, était insérée, dans
la description d'un monde voué depuis ses origines à l'adoration de la vraie religion,
l'affirmation selon laquelle le culte du Messie avait été célébré en Orient avant l'Incarnation. Les
symboles égyptiens, leurs hiéroglyphes mystérieux, en fournissaient la preuve; témoignages
archéologiques ou étymolygiques la complétaient : les Égyptiens avaient bien d'abord
adoré, sous la forme de Serapis, Jésus, avant de mêler leur culte de superstitions et de le
transporter à Satan, l'adversaire. Leurs prêtres, d'ailleurs, étaient le modèle de toutes les
vertus et leur service divin le prototype du vrai. Rapine avait fort à faire, pourtant, pour
combattre les sceptiques; l'un d'eux, le calviniste La Peyrère, ne venait-il pas de tenter
d'enlever à Adam sa primauté incontestable ? Dans un long développement, le capucin
ruinait cette thèse dont il rapprochait l'audace insensée des propositions pareillement impies
de Copernic et Galilée (qui « soutiennent que nous marchons sur un globe tremblant et

480
L'ÉGYPTOMANIE J. SOLE

agité »), de Telesio (qui « s'efforce de nous prouver que tous les Astres sont des Mondes
peuplez d'habitans, qui s'entretiennent de nostre estât, de mesme que nous parlons du
leur »), ou de Campanella (qui « prouve que toutes choses ont du sentiment, et partant
que nous devons marcher doucement sur le carreau de nos chambres, de peur de le blesser »).
Le mythographe égyptomane s'indignait de la tournure d'esprit d'un siècle qui voulait
faire croire « en un monde enchanté » où existeraient « des choses que nous ne voyons pas »;
il dénonçait cette tentative d'imposer à nos sens illusions et chimères. L'attentat
chronologique préadamite lui paraissait, d'ailleurs, encore plus grave : c'était porter la guerre
dans le sanctuaire, vouloir faire un Dieu à sa mode, composer une nouvelle Bible. Rapine
souffrait l'imagination des novateurs en matière physique, naturellement incertaine; il
rejetait, comme un sacrilège, leurs prétentions à renverser l'ordre des temps. Aussi
renversait-il les arguments du préadamite à l'aide du Talmud de même qu'il avait invoqué la
Kabbale à l'appui de ses propres thèses. Il raillait « l'Architecte du nouveau monde » qui
avait « élevé son ouvrage sur le néant »; il lui demandait où était son fameux « temps
immémorial ». La Bible renversait ces chimères d'une imagination malade, les variations entre
les premiers chapitres de la Genèse n'étant nullement la marque d'une contradiction. Le
capucin appelait à son secours, en matière de démographie primitive, le grand chronologue
jésuite Petau; il montrait, après lui, Abraham^ peuplant « en peu de temps », avec l'aide
de ses descendants, Inde, Arabie, Idumée et Egypte. Rien n'avait pu arrêter de pareilles
migrations d'hommes à Г « activité échauffée par la curiosité, par l'interest, et par l'instinct
d'une Providence qui avoit besoin d'eux en tous ces lieux ».
Rapine voyait bien qu'on pouvait lui objecter la perfection, de toute antiquité, chez
« les Prestres Égyptiens », de « la Magie, l'Astrologie, la Théologie ». Il s'en tirait par
une pirouette en affirmant que « nos Patriarches avoient le loisir de faire de nouvelles
découvertes, et de donner aux sciences une étendue proportionnée à celle de leur vie »; aussi
les comparait-il à Tycho Brahé qui « en vingt ans de retraite en sa ville du Soleil a peu
renouveler toutes les Mathématiques », à Campanella qui « durant ses douze années de prison,
a de nos jours renversé toute là science d'Aristote, et édifié sur ses ruines une nouvelle
Enciclopédie ». Comment ne pas croire, dans ces conditions, que « nos Patriarches qui ont
eu Dieu pour Maistre, qui ont vescu tant de siècles, qui ont dédié la meilleure partie de
cette longue vie à la pieté et à l'estude, auront peu en deux mille cinq cens ans porter les
sciences naturelles et divines, au point qu'elles pouvoient estre du temps d'Abraham et
de Moyse », c'est-à-dire à l'époque heureuse de l'ancienne Egypte ? C'est en vain que
La Peyrère invoquait les fastes immémoriaux de celle-ci comme ceux des Chaldéens ou des
Chinois. Le capucin avait déjà répondu, dans son premier tome, à ce doute fondé sur de
prétendues observations astronomiques ou archivistiques de loin antérieures à la date
biblique de la création du monde. Il les rejetait à nouveau comme fabuleuses, en s'ap-
puyant cette fois sur le calviniste Vossius qui avait concilié ces diverses chronologies. Pêle-
mêle, pour finir, Rapine jetait à la tête de La Peyrère le témoignage des « Sybilles, qui
nomment Adam le premier homme », de « Grotius, qui remarque que son nom est encore
célèbre parmy les Indiens et les Chinois », de saint Jérôme et ď « Annius de Viterbe qui
accommodent l'opinion des Caldeens et des Phaeniciens à la doctrine de Moyse en ce
fait », de saint Augustin qui avait réfuté une Egypte prébiblique en s 'appuyant sur Varron.
Tel était, contre les « Dévoyez en leur erreur », le bon sens historique, huit ans après la
mort de Descartes 13.
L'Egypte fut surtout présentée par Rapine à l'appui de sa thèse du salut des gentils.
Il l'expliquait par « la sainteté des premiers siècles », « la vertu des plus grands Princes »
et « la Sagesse des Philisophes ». Il était heureux de compléter ainsi la tâche de La Mothe
le Vayer, en montrant l'universalité de l'empire de Dieu. Le christianisme ne se limitait
ni à l'Europe, ni à l'Occident. Le vrai Dieu avait sanctifié les Gentils; leurs monarchies
avaient abrité la piété; immédiatement après « l'âge d'or », et avant Perse, Inde et Gaule,

13. Bremond a parlé de Rapine au tome I de son Histoire littéraire du sentiment religieux,
p. 238. On trouvera aussi des renseignements sur lui dans Cioranescu, Bibliographie de la
Littérature Française au XVIIe siècle, t. Ш, 1966, p. 1723.

481
MENTALITÉS ET CULTURE

celle du Nil le démontrait. Sous les apparences monstrueuses de ses temples, le capucin
voyait en effet l'action de la Providence; toute l'Egypte était, pour lui, un triangle sacré
dont Kircher avait à jamais dévoilé les mystères; leurs symboles et sa sagesse cachaient la
vraie religion. Les patriarches avaient été ses instituteurs, le culte de la Trinité s'y
retrouvait avec bien d'autres en même temps que la plus pure morale. Au fond, la piété égyptienne
se rattachait, en droite ligne, au Paradis. L'œil devait seulement savoir lire à travers ses
formes extérieures leurs signification sacrée. Dès lors, à la place de la superstition
apparaissaient « des marques évidentes de nostre Redemption ». L'Egypte, certes, depuis, se
débaucha; mais un jour « ses Idoles trembleront, ses Oracles se tairont, la nuict se dissipera
pour faire place à la vérité; le vice s'écartera pour permettre à la Sainteté de rentrer dans
son ancien domaine ». Comment s'étonner d'une pareille assurance chez un homme qui
promettait tour à tour le salut à des personnages aussi divers que, chez les Princes Mel-
chisedech, Esau, Job, la Reine de Saba, Nabuchodonosor, Auguste; chez les Philosophes,
Trismegiste, Zoroastre, Socrate, Platon, Cicéron, Sénèque, Epictète; et qui n'hésitait pas
à l'assurer au moins probable pour Darius, Assuérus, Ptolémée Philadelphe, Pythagore,
Démocrite et Aristote ? 14
Des croyances analogues existaient chez un homme par ailleurs éloigné de tout latitu-
dinàrisme catholique. Nous possédons, éditée par lui, sur le tard, en 1704, la matière des
cours professés par Jurieu, à Sedan puis à Rotterdam, sur l'Ancien Testament. Le pasteur
au libéralisme politique si vanté y apparaît, sur le plan théologique et mythographique,
d'un conservatisme savoureux. Malgré son titre à là mode ď « Histoire critique », cette
étude comparée de la religion juive et des idolâtries païennes ne doit rien à l'esprit et aux
méthodes que Richard Simon ou Pierre Bay le tentaient au même moment, avec quelle
prudence d'ailleurs et quelles arrière-pensées hésitantes ou tactiques, de faire triompher. Elle
se rattache délibérément, sous la plume d'un véritable Huet calviniste, à la tradition de
Pignoriá et de Vossius. Pour l'Egypte, elle enseigne ainsi, tour à tour, le symbolisme de
sa religion (rapprochée naturellement, avec quelque dédain, du papisme), le monothéisme
et la diffusion de sa théologie, les métamorphoses de ses divinités. Isis, par exemple, se
voyait successivement transportée en Grèce, en Italie, en Asie Mineure, en Syrie, en
Allemagne; Osiris était identifié également au soleil, au Nil, à Adonis; Serapis à Pluton et
Beel-Zebub. Le rationalisme naissant a, en partie, gagné Jurieu. Il combat l'analogie établie
par Vossius entre Apis ou Serapis et le patriarche Joseph. Mais il se refuse à désespérer de
rencontrer en Egypte Noé ou Moïse. Il accumule ainsi les huit preuves décisives du parallèle
de ce dernier et de Typhon 15.
L' « égyptomanie » ne fut donc pas un simple accident pittoresque de l'histoire des
idées. Elle témoigne d'une structure mentale disparue et qu'il nous faut faire effort pour
retrouver. On doit, en vérité, se méfier, en matière d'histoire intellectuelle, des synchro-
nismes trop faciles : le progrès des sciences physiques ne produisit nullement, de lui-même,
une évolution des sciences humaines; celles-ci conservèrent longtemps le goût nostalgique
de l'absurde que celles-là avaient plus vite, mais avec quelle difficulté, abandonné. Il
convient, également, d'écarter le préjugé selon lequel les conditions matérielles de
l'humanité d'autrefois seraient plus éloignées des nôtres que sa psychologie : les lumières n'ont pas
tout changé et, si nous avons l'illusion de comprendre Voltaire, ce dernier n'est pas seul,
ni même essentiel, au siècle de Swedenborg et de Cagliostro. Il est enfin permis de
s'émerveiller de la profondeur ancestrale de nos racines irrationnelles et de constater que nos
sciences, nos mythes, nos légendes ne font bien souvent que prêter un nouveau langage à
cet autre de l'homme, au masque si logique, et qu'on ose appeler folie.
Jacques Sole.

14. Le développement sur l'Egypte se trouve au tome 3 du Christianisme naissant dans la Gen-
tilité, « Du Salut des Gentils », pp. 438-467.
15. « Histoire critique des dogmes et des cultes, bons et mauvais, qui ont été dans l'Église depuis
Adam jusqu'à Jésus-Christ », Amsterdam, 1704, passim.

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