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8 | 2011
Foucault et l'Utilitarisme
Malik Bozzo-Rey
Éditeur
Centre Bentham
Édition électronique
URL : http://etudes-
benthamiennes.revues.org/295
DOI : 10.4000/etudes-benthamiennes.295
ISBN : 978-2-8218-0304-6
ISSN : 1760-7507
Référence électronique
Malik Bozzo-Rey, « Le droit comme système de contrôle social », Revue d’études benthamiennes [En
ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 01 mai 2011, consulté le 05 octobre 2016. URL : http://etudes-
benthamiennes.revues.org/295 ; DOI : 10.4000/etudes-benthamiennes.295
Droits réservés
Le droit comme système de contrôle social 1
Malik Bozzo-Rey
système de contrôle social. Cette association de contrôle et de motivation dont le but est
d’influencer les conduites ne saurait être réduite à une dimension punitive. Afin d’étayer
cette affirmation, il sera nécessaire de nous interroger sur la place de la punition dans les
Principes du Code pénal rédigés par Bentham pour, enfin, nous concentrer sur les enjeux de
la législation indirecte.
l’intermédiaire d’une loi interdite ou qui n’accomplira pas une action qu’il aura ordonnée.
Nous allons maintenant tenter de comprendre les implications d’une telle conception.
6 Ce concept d’une loi reconstruit permet d’indiquer ce qui est obligatoire, non-obligatoire,
interdit et permis – ce qui correspond aux quatre aspects de la volonté identifiés par
Bentham et qui servent de base à sa logique de la volonté. Il est également érigé en norme
juridique et, de ce fait, nous pouvons comprendre le travail benthamien comme une
tentative d’assurer une adéquation à la norme juridique et de repérer toute inadéquation
à cette dernière. Mais la préoccupation de Bentham ne se limite pas à énoncer quel
comportement est légalement valide ou non. Les lois ne sont pas simplement des
mécanismes exprimant les souhaits, les préférences du législateur en ce qui concerne les
actions que doivent effectuer ses sujets : elles indiquent son intention positive d'agir sur
les comportements. Bentham rejoint ici le projet foucaldien dans le sens où il envisage les
lois d'un point de vue positif, il adopte une perspective visant à la production de normes. 5
De telles normes ne prennent sens ou ne gagnent en effectivité que dans la mesure où
elles sont respectées et où l’on peut s’assurer de leur application. En d’autres termes, il
s’agit de s’assurer que toute norme juridique est bel et bien obligatoire. C’est pourquoi
Bentham, après s’être intéressé aux ressorts de l’action,6 cherche ce qui peut donner une
force à toute expression de la volonté du souverain. La « force » d'une loi fait référence
chez Bentham aux « motifs sur lesquels cette dernière va agir afin de produire l'effet
souhaité, et aux lois ou autres moyens sur lesquels elle va s’appuyer pour les influencer ».
7
Nous voyons bien ici que l’attention portée aux motifs les transforme en aspect essentiel
de la loi : ils doivent permettre de constituer le droit en un système de contrôle. Le mode
de contrôle envisagé par Bentham place le peuple – les sujets –, en son centre. Le but des
lois devient de contrôler le comportement des individus qui leur sont soumis ; ceci n’est
possible que dans la mesure où chaque loi est comprise et considérée comme un guide
pour l’action. Une loi est finalement ce qui doit permettre à un individu, un sujet, d’agir
de telle ou telle manière dans une situation donnée. C’est un guide au sens où il aide la
prise de décision. Ce guide ne peut être efficace – c’est-à-dire que le législateur ne peut
s’assurer de l’effectivité de la conformité de l’action des sujets à sa volonté – que s’il
s’appuie sur une théorie de la motivation. Cette théorie repose sur deux fondements : en
premier lieu, l’analyse psychologique élaborée à partir du principe d’utilité couplée aux
axiomes de pathologie mentale et à la reconnaissance du plaisir et de la douleur comme
« souverains maîtres ». En second lieu, elle va s’appuyer sur une théorie de la punition qui
devient le moyen d’agir sur la motivation.8
7 Nous pouvons alors parler du droit comme d'un système de contrôle social car Bentham
tente de penser la dynamique de l'influence : une loi est pensée en fonction de l'action
qu'elle est susceptible d'avoir sur le comportement. Autrement dit, il s’agit de contrôler
au sein de la société le champ des actions possibles et de s’assurer que seules les actions
définies par les lois comme obligatoires ou permises seront accomplies ou réalisées. Or,
Bentham identifie deux types d'influence : la première agit sur l'entendement (qui est
une faculté passive) et la seconde sur la volonté (qui est une faculté active). 9 Donc, quand
il étudie l'influence de la volonté sur la volonté – par exemple de la volonté du législateur
sur la volonté des sujets – il cherche à établir la possibilité d'influencer l'action.
8 Nous avons désormais établi le cadre normatif : le droit est conçu comme un système de
contrôle social qui va catégoriser la réalité en autant d’actions possibles que les normes
juridiques se chargent de rendre obligatoires ou d’interdire. Cependant, le concept même
de force d’une loi laisse entrevoir la possibilité de ne pas réduire les modalités de
l’influence à la seule norme juridique. L’étude de cette alternative va redéfinir le rapport
à la norme juridique au sein de la philosophie benthamienne.
11 Le second élément tient à la place qu’occupent réellement les punitions ou les peines dans
le Code pénal qu’élabore Bentham. Si la première partie est consacrée aux délits, la
deuxième est tout naturellement consacrée aux Remèdes politiques contre le mal des Délits.
Nous pourrions ici nous attendre à une analyse détaillée des peines, qui serait conçue en
miroir de l’analyse des délits. Elles seraient alors comprises comme les uniques remèdes
aux délits. Or, la position de Bentham est plus subtile et, à ce titre, le premier chapitre
qu’un délit pourra entraîner une peine plus ou moins sévère en fonction des
conséquences possibles (voire probables) sur l’ensemble de la communauté. C’est-à-dire
que la distinction entre les remèdes préventifs et pénaux réside dans le moment de leur
application : les premiers relèvent de « précautions générales » qui interviennent avant le
délit et les seconds interviennent après l’ensemble du processus de réparation effectué
dans le but d’empêcher la réalisation future de délits identiques. Mais, si Bentham
distingue quatre classes de remèdes, il convient néanmoins qu’elles « exigent quelquefois
autant d’opérations séparées : quelquefois la même opération suffit à tout ».
16 On ne saurait par ailleurs comprendre l’influence de la punition sur les conduites sans la
théorie des fictions. En effet, en faisant comme si la peine était réelle, alors qu’elle est
fictive car non encore actualisée, l’individu s’imagine dans la situation de ressentir
réellement la douleur associée à la peine, or cette douleur l’influence dans la mesure où il
va chercher à l’éviter. Le processus de ce « comme si » a donc un impact réel sur son
action : l’individu va chercher à échapper à la douleur de la sanction, même si cette
douleur n’est dans un premier temps que fictive. La fictivité trouve son actualité dans la
conduite qu’elle induit.
28 Nous pouvons désormais tirer les conclusions de l’analyse de la théorie du droit pénal,
certes partielle, à laquelle nous venons de nous livrer, et surtout de ce que Bentham
appelle la « législation indirecte ». Il s’agit ainsi d’interroger le concept de normation
élaboré par Foucault dans Sécurité, Territoire, Population.
En d’autres termes, ce qui est fondamental et premier dans la normalisation
disciplinaire, ce n’est pas le normal et l’anormal, c’est la norme. Autrement dit, il y
a un caractère primitivement prescriptif de la norme et c’est par rapport à cette
norme posée que la détermination et le repérage du normal et de l’anormal
deviennent possibles. Ce caractère premier de la norme par rapport au normal, le
fait que la normalisation disciplinaire aille de la norme au partage final du normal
et de l’anormal, c’est à cause de cela que j’aimerais mieux dire, à propos de ce qui se
passe dans les techniques disciplinaires, qu’il s’agit d’une normation plus que d’une
normalisation. Pardonnez le mot barbare, enfin c’est pour bien souligner le
caractère premier et fondamental de la norme.21
29 L’enjeu pour Bentham réside en fait dans l’identification au sein de la population de
l’adéquation possible et a priori à la norme juridique. Il s’agit bien et à nouveau de
proposer une reconstruction du réel à partir de la norme juridique qui permettra de
s’assurer non plus du simple respect de la norme a posteriori mais de sa non-
transgression effective/a priori.
30 Cette législation indirecte, cette prévention est d’autant plus importante qu’elle permet
d’assurer la sécurité, c’est-à-dire d’éviter que des délits ne soient commis et donc de
diminuer l’alarme au sein de la société, ce dernier objectif primant sur les autres.
31 Il est intéressant de replacer la question de la législation indirecte d’une part dans
l’ouvrage où elle apparaît : les Principes du Code pénal et, d’autre part, dans le cadre
normatif défini par la théorie du droit benthamienne. Nous voyons bien que la législation
indirecte ne peut être comprise que comme une manière de redéfinir le rapport à la
norme. L’équation n’est plus : je ne respecte pas la norme donc je suis puni mais : il faut
développer des moyens de prévention qui permettent une catégorisation de la société en
fonction d’un comportement probable et/ou prévisible vis-à-vis de cette norme. Il s’agit
donc bien effectivement d’un changement profond dans la conception de l’exercice du
pouvoir puisque son lieu n’est plus seulement celui du souverain – comme pourrait le
laisser croire une interprétation normative ou impérative de la théorie du droit
benthamienne – mais aussi de l’individu. De la même manière que c’est au terme d’un
raisonnement que l’individu peut choisir de ne pas respecter la norme juridique, il va
s’agir ici de reporter sur l’individu la responsabilité de l’ensemble de ses actions. Ceci
n’étant possible que dans un cadre normatif clairement et préalablement défini. Le
souverain ne peut s’affranchir de la société et de l’individu compris comme sources et
contrôles de normativité. La norme juridique devient un principe interne du
« gouvernement de soi »22. Pour Bentham, il ne s’agit pas seulement de punir des
comportements déviants mais de repérer les personnes susceptibles de commettre des
actes déviants. On passe donc de l’action à la personne commettant l’action.
Conclusion
32 Il est désormais clair que le cadre normatif élaboré par Bentham dans sa théorie du droit,
et dans sa solidarité et sa cohérence avec ses Principes du code pénal, se révèle plus fin et
plus complexe qu’une théorie de la motivation impliquant l’usage nécessaire et unique de
la punition comme moyen d’influencer les conduites. Il s’agit donc ici de compléter et de
problématiser l’analyse disciplinaire foucaldienne. Il est d’ailleurs finalement étonnant
que Foucault ne se soit pas plus intéressé à la question de la législation indirecte, surtout
lorsque Bentham écrit que « les moyens indirects sont donc ceux qui, sans avoir les
caractères de la peine, agissent sur le physique ou le moral de l’homme, pour le disposer à
obéir aux lois, pour lui épargner les tentations du crime, pour le gouverner par ses
penchants et par ses lumières. »23
NOTES
1. Foucault, Michel, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris:
Gallimard, 2009, p. 59.
2. Bentham, Jeremy, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, Oxford: Oxford
University Press, 1996, p. 1, Trad. fr. Centre Bentham, Introduction aux principes de morale et de
législation, Paris: Vrin, 2011.
3. Bentham, Jeremy, Of the Limits of the Penal Branch of Jurisprudence, Oxford: Oxford University
Press, 2010, pp. 24-25. Trad. fr. Malik Bozzo-Rey, Des limites de la branche pénale de la jurisprudence,
Paris: Classiques Garnier, 2012 (à paraître).
4. James, M. H., « Bentham on the Individuation of Laws », dans Northern Ireland Legal Quarterly,
vol 24 (3), 1973, pp. 91-116.
5. Voir en particulier : Foucault, Michel, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978–
1979, Paris: Gallimard, 2004.
6. Bentham, Jeremy, IPML et Bentham, Jeremy, La table des ressorts de l’action, Paris: Cahiers de
l’Unebévue, 2008.
7. Bentham, Jeremy, Limits, pp. 24-25.
8. p. 43; Works of Jeremy Bentham, Bowring (ed.), Edimburg: William & Tait, 1843, vol. 11, p. 2 et
Bentham, Jeremy, Fragment sur le gouvernement, Paris: LGDJ, 1996, pp. 139–148.
9. Bentham, Jeremy, Works, vol. 8.
10. Bentham, Jeremy, Official Aptitude Maximized, Expense Minimized, Oxford: Clarendon Press,
1993 et Bentham, Jeremy, First Principles Preparatory to Constitutional Code, Oxford: Clarendon
Press, 1989.
11. Ce qui est cohérent avec la définition d’une loi que donne Bentham dans Of the Limits of the
Penal Branch of Jurisprudence, p. 24.
12. Bentham, Jeremy, Traités de législation civile et pénale, Paris: Dalloz, 2010, p. 273.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Bentham, Jeremy, Traités, p. 331.
17. Voir également sur ce point l’article de Christian Laval, « « La chaîne invisible » », Revue
d’études benthamiennes [En ligne], 1 | 2006,mis en ligne le 01 septembre 2006, consulté le 25
octobre 2010. (http://etudes-benthamiennes.revues.org/63).
18. Bentham, Jeremy, Traités, p. 356.
19. Bentham, Jeremy, Traités, p. 368.
20. Ibid.
21. Foucault, Michel, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, (Paris:
Gallimard, 2009), p. 58-59.
22. Pour un développement de ces positions, voir l’article de Christian Laval précédemment cité
« La chaîne invisible ».
23. Bentham, Jeremy, Traités, p. 332.
RÉSUMÉS
Cet article entend questionner l’application du concept de norme juridique tel qu’il est pensé par
Bentham au regard de la réflexion foucaldienne sur la norme. Plus précisément, il s’agira de se
pencher sur les Principes du code pénal rédigés par Jeremy Bentham. Après avoir exposé le cadre
normatif de la théorie du droit benthamienne, nous interrogerons la place de la motivation et de
la punition dans un modèle juridique pensé comme système de contrôle social. En effet, comment
s’assurer de la conduite des personnes autrement que par la mise en place d’un système punitif et
disciplinaire ? La réponse est à trouver du côté de ce que Bentham appelle la législation indirecte
qui pense les modalités de l’influence au prisme de la prévention.
This paper would like to focus on the applicability of the concept of a legal norm elaborated by
Bentham compared with foucaldian thought. More precisely, I will based my analysis on the
Principes du code pénal written by Bentham. After having exposed the normative frame of
Bentham’s legal theory, I will try to aswer to the following question: what could be the role of
punishment and motivation in a legal model turned in a system of social control? Indeed, is there
a way to ensure that people’s conduct will be as requested by the law without building a system
of control based on punishment and discipline? Bentham’s answer has to be found in what he
calls indirect legislation, which proposes modalities of influence on people’s behaviour through
prevention.
INDEX
Keywords : Bentham, Control, Foucault, Indirect Legislation, Law, Penal Code, Punishment
Mots-clés : code pénal, contrôle, droit, législation indirecte, loi, punition
AUTEUR
MALIK BOZZO-REY
Maître de Conférences en Ethique Economique et Philosophie du Management (Département
d’Ethique - Université Catholique de Lille)