Sie sind auf Seite 1von 154

r\

L /inur ¿Ù Í ¿irù Uttiêui


Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des
auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les
appellations employées dans cette publication et la présentation des
données qui yfigurentn'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune
prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes o u
zones o u de leurs autorités, ni quant à leurs frontières o u limites.

Publié en 2006 par :


Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
Secteur des sciences sociales et humaines
7, place de Fontenoy, 7 5 3 5 0 Paris 0 7 S P

Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité


humaine, démocratie, philosophie
Assistée de M i k a Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska, Valérie
Skaf.

© UNESCO
Imprimé en France

2
Sommaire

Introduction 5
Jacques Poulain

Cassandre o u les limites d u comportement humain


vis-à-vis de son destin 11
Christoph Wulf
Pour une philosophie de la démocratie. La faculté de juger
c o m m e condition de l'agir et de la responsabilité ? 27
Hans J'órg Sandkühler

Le devenir sujet et la permanence de l'objet 45


Geneviève Fraisse

Transculturalité et convivialité 67
Fathi Triki

La négation d u sujet dans le nouvel ordre mondial 85


Reyès Maté
Les conditions philosophiques de l'avenir
de l'être humain 111
Jacques Poulain

3
Introduction

Jacques Poulain

L ' h o m m e d'aujourd'hui ne semble plus avoir d'avenir.


Car la fin de l'histoire transparaît à travers l'accès à la
finalité néo-libérale de l'histoire sous l'aspect d'une priva-
tisation économico-politique d u m o n d e , appelée abusive-
m e n t « mondialisation ». Celle-ci confirme le diagnostic
porté par M a x W e b e r sur le devenir de l'humanité : elle
valide la réduction de la rationalité éthique à une rationa-
lité fonctionnelle, appliquée cette fois à l'histoire elle-
m ê m e . Le seul calcul qui m e u v e cette mondialisation vise
à une maximisation des gratifications au moindre prix
possible. Ses résultats sont validés en temps réel : par
l'oracle d u marché, par u n oracle justifié par le consensus
expérimental réglant l'adaptation des rapports sociaux
aux progrès scientifiques et techniques. Ses effets sont
désastreux et repérés depuis longtemps c o m m e crises de
rationalité, de légitimation et de motivation, et, plus pro-
fondément, c o m m e u n e désorientation complète, due à
la neutralisation des institutions et d u psychisme : celle-

5
ci est devenue patente avec les phénomènes d'injustice
mondiale, de paupérisation, d'exclusion généralisée et de
la disparition d u respect des droits de l ' h o m m e .

Cette mondialisationforcepourtant l'humanité pré-


sente à admettre qu'elle ne peut se reconnaître en cette
image, et ce, pour la première fois de son histoire.
Incapable de se reconnaître en ce « dernier h o m m e »,
l'humanité est confrontée à elle-même c o m m e à u n pro-
blème culturel incontournable. Elle se voit contrainte
d'admettre la fausseté de l'image philosophique qui, à la
fois, l'oblige à tenter de s'y reconnaître et lui interdit de
le faire. Elle doit admettre la fausseté de l'identification
de l ' h o m m e à son idéal moral. Poursuivie c o m m e volonté
de soumettre à l'esprit l'être irrationnel de désirs, de pas-
sions et d'intérêts auquel elle réduit l ' h o m m e c o m m e être
sensible, cette identification visait à assurer à l'être
humain la réalisation de son idéal de justice et sa maîtrise
de lui-même à la façon dont celui-ci parvient à maîtriser
scientifi-quement et techniquement le m o n d e .

L'expérimentation culturelle et totale à laquelle


s'adonne l ' h o m m e pour accéder à la justice et à cette maî-
trise de lui-même recèle pourtant la solution de ce pro-
blème et ce sont les éléments de cette solution qu'enten-
dent analyser ces tables rondes. Parce que cette expéri-
mentation tente d'instaurer u n consensus c o m m u n i c a -
tionnel et démocratique, parce qu'elle y reconnaît sa seule

6
source de légitimation, elle ne lui montre en effet la faus-
seté de cet idéal moral de maîtrise de lui-même et l'inca-
pacité d'y trouver la source d'une harmonie avec lui-
m ê m e , qu'en lui révélant c o m m e constitutive de lui-
m ê m e la dynamique de communication à laquelle la défi-
cience de ses coordinations biologiques à l'environne-
m e n t l'a contraint à s'adonner pour créer institutions et
psychisme à l'image de cette communication, rendant
insignifiants aussi bien cet appétit de maîtrise de soi que
la frustration infligée aujourd'hui à cet appétit par la
mondialisation.

La philosophie, les lettres, les arts et les sciences


humaines qui ont réfléchi cette expérimentation et ses
résultats c o m m e des phénomènes culturels ont découvert
peu à peu que le jugement qu'exerce l ' h o m m e dans l'ex-
périmentation qu'il tente de lui-même, le fait toujours
déjà sortir de ce rêve de maîtrise, lui fait surmonter
l'aveuglement d u consensus et cet échec mortel de l'his-
toire en soumettant au jugement de vérité les formes
nouvelles de vie qu'il s'invente. Car cette expérimentation
se fait nécessairement par le détour d ' u n jugement de
vérité porté sur les formes de vie expérimentées et à tra-
vers le partage de ce jugement de vérité. Cette expérimen-
tation de l ' h o m m e a appris en effet que l ' h o m m e n'était
pas ce composé d'esprit et de corps qu'en avait fait la phi-
losophie en le fixant à la tâche de faire son histoire en

7
instaurant une maîtrise de son esprit sur son corps et ses
désirs. Elle lui a montré qu'il était au contraire, c o m m e
corps, c o m m e affect aussi bien que c o m m e esprit, u n être
de communication avec lui-même et avec autrui, c'est-à-
dire u n être qui ne peut sefixerà ses actions et à ses désirs
qu'en reconnaissant qu'il est aussi objectivement ses
actions et ses désirs qu'il juge qu'il est ces actions et ces
désirs et peut le faire reconnaître à autrui. Il ne peut donc
s'y fixer qu'en faisant partager le jugement d'objectivité
qu'il porte à leur égard c o m m e il le porte à l'égard de ses
connaissances : ces actions et ces désirs ne peuvent être
l'objet d ' u n vouloir arbitraire, mais rentrent nécessaire-
m e n t dans l'ensemble des rapports nécessaires qui lient
les h o m m e s au m o n d e et les phénomènes de ce m o n d e
entre eux.

Cette expérimentation totale de l ' h o m m e lui fait ainsi


reconnaître l'erreur qui est au cœur de l'idée de culture
moderne, de l'idée d'une maîtrise de l'esprit par lui-
m ê m e . C o m m e être de communication, il reconnaît ainsi
nécessairement qu'il est impuissant à s'approprier une
fois pour toutes l'exercice et les résultats de ce jugement
et de ce partage de vérité c o m m e code juridique, moral
o u politique sous l'appellation de règles juridiques, m o r a -
les et politiques car il ne peut soumettre arbitrairement
l'occurrence de cet accord d'objectivité et de vérité au
simple vouloir, individuel o u collectif, de le produire. Il

8
est aussi impuissant à se l'approprier qu'il est impuissant
à s'approprier u n e capacité artistique créative, u n e écri-
ture littéraire féconde, u n jugement philosophique infail-
lible et, plus généralement, u n e communication réussie
d u seul fait qu'il accepte de soumettre son vouloir artisti-
que, littéraire, philosophique o u expressif à des règles
données. C'est ainsi que l'expérimentation pragmatique
et consensuelle de l ' h o m m e par lui-même fait découvrir
que l'être h u m a i n ne peut atteindre les fins qu'il avait
fixées à l'histoire : qu'il ne peut s'ajuster u n e fois pour
toutes à lui-même, mais que l'exercice partagé d ' u n juge-
m e n t de vérité sur ses actions et ses désirs est la seule ins-
tance d'ajustement à l'action qui lui soit accessible. Il
n'advient que lorsqu'il d o n n e lieu à une vérité aussi objec-
tive qu'il affirme qu'elle l'est. Justice et émancipation
sociales s'avèrent donc conditionnées par une émancipa-
tion intellectuelle et culturelle à l'égard de son appétit de
maîtrise de lui-même.

Confrontés à cette erreur, à cette incapacité et à ces


découvertes, les arts, les littératures, les philosophies et
plus généralement les cultures de la communication ont
donc développé une autre culture que celle que désirait
produire la modernité. C'est la d y n a m i q u e de cette
culture qui contient en réserve le seul avenir q u e
l ' h o m m e puisse se construire, qu'entendent analyser cette
table ronde à partir d'une perspective transculturelle et

9
transdisciplinaire, apte à situer les uns par rapport aux
autres les apports des diverses cultures et des disciplines
universitaires qui en réfléchissent l'évolution et la desti-
nation.

10
Cassandre ou les limites du comportement humain
vis-à-vis de son destin

Christoph W u l f

Antiquité. L'avenir de l ' h o m m e est incertain ; il reste


ouvert et inconnu. C e problème préoccupe les h o m m e s
depuis longtemps. D a n s la Grèce antique, les dieux se
distinguent des h o m m e s par leur savoir de l'avenir et par
leur immortalité. Les h o m m e s tentant de connaître l'avenir
sont punis par les dieux qui les accusent d'hybris. Les
h o m m e s qui essaient en agissant rationnellement d'in-
fluencer l'avenir en leur faveur s'attirent la colère des
dieux et ne peuvent échapper à leur destin, en dépit o u à
cause de leur action déterminée. Les tragédies grecques
en offrent de nombreux exemples, le destin d ' Πd i p e
compte parmi les plus connus. Le destin s'accomplit bien
que, ou plutôt parce que les hommes tentent d'agir en prévi-
sion de l'avenir, et par là n'échappent pas à leur destin.
L'autre manière pour les dieux de remettre l ' h o m m e à sa
place était d'insuffler à une personne la connaissance de
l'avenir et d'empêcher en m ê m e temps que les autres ne

11
la croient. Les avertissements vains de Cassandre que per-
sonne ne veut croire illustrent parfaitement le fait que même
lorsque l'avenir nous est prédit, nous, les hommes, ne sommes
pas en mesure de mettre ce savoir à profit dans nos actions.
Pendant l'Antiquité, connaître l'avenir est réservé aux
dieux. A u contraire, ne pas connaître l'avenir est une
caractéristique de l ' h o m m e et définit la conditio humana.

Christianisme. Avec le christianisme, le rapport de


l ' h o m m e à l'avenir va changer. L'avenir repose désormais
entre les mains de Dieu qui décide de la vie des h o m m e s .
Le rapport de l ' h o m m e au temps a changé, et ainsi
change également celui à l'avenir. L'histoire semble être
dominée par le déterminisme ; elle est eschatologique ;
elle trouve son c o m m e n c e m e n t et sa fin en Dieu. Kairos
et le temps cyclique perdent peu à peu leur importance
dans la vie des h o m m e s . Le temps linéaire et déterminé
prend peu à peu le dessus. À l'époque moderne, le temps
linéaire de Chronos devient chronocratie qui pénètre tous
les domaines de la vie humaine et forme des structures
déterminées. La dominance de cette conception d u
temps à l'époque moderne va également influencer
l ' h o m m e qui va se représenter pouvoir être le maître d u
temps et pouvoir tout au long de sa vie en déterminer le
cours. E n m ê m e temps que s'affermit ce rapport au temps
augmente l'emprise de l ' h o m m e sur lui-même qui se sai-

12
sit toujours plus c o m m e maître de l'Histoire et espère
déterminer son histoire à l'aide de la rationalité moderne.

La mort de Dieu (Nietzsche) et la fin de l'anthropologie


normative liée à Dieu. L ' h o m m e s'efforçant à l'époque
moderne de se mettre à la place de Dieu, savoir qui est le
maître d u temps et tenter de soumettre le temps et ainsi le
destin de l'humanité sous son contrôle deviennent ses buts
principaux. Influencer et contrôler l'avenir est alors u n
des défis centraux que l ' h o m m e relève et auquel il tente
de rendre justice en élaborant la raison planificatrice.
Après la mort de Dieu (Nietzsche) et la fin de l'anthropo-
logie normative liée à Dieu, l'obsession de l ' h o m m e d u
présent est de prévoir l'avenir et de le planifier. L ' h o m m e
ayant pris la place de Dieu, et l'anthropodicée celle de la
théodicée, la prédiction de l'avenir dans le but de l'in-
fluencer devient l'un des buts décisifs de l ' h o m m e et sert
de pierre de touche au projet de l'époque moderne, ainsi
qu'à la réussite de l'emprise de l ' h o m m e sur lui-même.
Les expériences de l'Antiquité et d u christianisme, à
savoir que la connaissance de l'avenir n'est pas donnée à
l ' h o m m e , sont refoulées (Wulf 2002, 2004a). Si en 1890
on avait calculé le besoin en calèches à Paris pour l'année
1930, l'invention de l'automobile signant la disparition
de la calèche aurait réduit à l'absurde u n tel calcul.

Pour être m e n é à bien, le projet de la perfectibilité de


l ' h o m m e nécessite u n horizon et u n avenir ouverts. Sans

13
le temps futur, le perfectionnement de l ' h o m m e est
impossible, c o m m e le montrent les plaintes criant à \afin
de l'histoire, la posthistoire. Le projet de l'époque moderne,
le perfectionnement de l ' h o m m e , se fait autant dans le
temps que dans des espaces réels et imaginaires. L'avenir
de l ' h o m m e , dont la durée, comparée à l'histoire et selon
toute apparence, s'amenuise de manière constante, ne
contraint-il pas à sonder le futur ? L e présent social ne
peut plus être pensé sans cette contrainte, sans la place
centrale de la raison planificatrice qui lui est liée, ni sans
la recherche qu'elle a initiée. L a conséquence en est une
diversité des formes de la recherche prospective.

Recherche prospective. Alors que les sociétés et cultures


statiques d u passé n'étaient aucunement tournées vers
l'avenir, la situation est aujourd'hui bien différente. Alors
que dans ces sociétés l'histoire et l'avenir étaient identi-
ques, que l'histoire était la clé de l'avenir et que l'avenir
ne jouait u n rôle que dans la forme d'images d'avenir
eschatologiques, chiliastiques et utopiques, la dynamisa-
tion des sociétés et l'accélération d u changement social au
XX e siècle ont fait que l'avenir tient une place bien plus
importante dans la conscience de l ' h o m m e . D e ce fait,
prévoir l'avenir représente u n but important des sociétés
d'aujourd'hui, ce qui a entre autres conduit à l'établisse-
m e n t d'une recherche prospective.

14
O n distingue trois aspects dans la recherche prospec-
tive :

- la prospective proprement dite (pronostics, projec-


tions etc.) ;

- la structuration de l'avenir (programmation, plani-


fications etc.) ;

- la philosophie de l'avenir (anthropologie historique


et philosophique ; méthodologie, éthique par exemple).

La prospective comprend par exemple les prévisions


sur les développements démographiques, les évolutions
conjoncturelles, les planifications dans les domaines de
l'économie, l'éducation, la santé, l'urbanisme, mais égale-
m e n t celles des grands problèmes d u m o n d e et la critique
de visions d'avenir. La prospective est u n e science appli-
quée portant sur les réformes et l'arrangement de la pra-
tique sociale. Son but est de réduire les guerres, d'institu-
tionnaliser la paix, de minimiser la faim et la misère ainsi
que de stabiliser les variations démographiques, de limi-
ter l'exploitation à outrance et de protéger la nature.

La recherche prospective est une science appliquée fai-


sant partie des sciences culturelles, aussi est-elle confron-
tée de manière particulière au problème de la contingence,
qui signifie que les conditions d'une situation peuvent
évoluer dans u n sens o u dans u n autre, et donc qu'une

15
interprétation causale o u finale ne peut pas rendre
compte de l'avenir de l'action de l ' h o m m e . La conscience
humaine devrait au contraire s'ouvrir à l'incertitude des
résultats et à la potentialité des actes humains. La contin-
gence de l'action humaine renvoie à sa condition histori-
que et culturelle, sans pour autant lui attribuer u n carac-
tère déterminé o u determinable. Comprendre l'avenir
humain c o m m e prolongement d u présent signifie qu'il
n'est ni prévisible ni totalement ouvert, mais qu'il entre-
tient u n rapport complexe au présent et au passé, rapport
insondable pour l ' h o m m e . Hasard, spontanéité et carac-
tère événementiel de l'action humaine jouent ici u n rôle
central. L'avenir devient une condition importante pour
le sens que doivent prendre les actes de l ' h o m m e , mais
qui cependant ne peut pas être saisi par l'actant.

Cela se vérifie tout particulièrement dans le domaine


de l'éducation et de la formation dans lequel l ' h o m m e ne
peut pas agir sans se référer à l'avenir, mais o ù il est
impossible de distinguer individuellement ce que l'on
comprend par référence à l'avenir. D a n s ce contexte,
Rousseau a souligné la nécessité d'une éducation négative,
une éducation préparant les jeunes à u n avenir dont il est
impossible de spécifier les attentes, puisqu'elles sont
inconnues des éducateurs et des enfants, et qu'elles ne
peuvent être saisies que c o m m e contingentes. Le caractère
contingent de l'éducation et de la formation représente

16
ainsi u n e condition de l ' h o m m e d'aujourd'hui et des
générations futures. N e pas vouloir l'accepter et suggérer
pouvoir indiquer aux jeunes de la génération grandis-
sante quelles attentes le futur exigera d'eux, revient à
mésestimer les devoirs de l'éducation et de la formation.
Plus le caractère contingent de l'éducation et de la forma-
tion est conscient aux h o m m e s , plus elles seront adaptées
à l'avenir. Ainsi la question de l'avenir de l ' h o m m e ren-
voie-t-elle plus que jamais à l'observation de l ' h o m m e
d'aujourd'hui. Elle renvoie à l'anthropologie.

Anthropologie historique et philosophique. L'anthropologie


est ici saisie c o m m e une anthropologie historique axée
sur les sciences culturelles et qui englobe les résultats des
sciences humaines et de la critique de l'anthropologie
fondée sur la philosophie de l'histoire et de la culture, ce
qui la rend féconde de nouvelles problématiques. A u centre
d'une telle anthropologie historique, la pensée insatiable
est en activité constante. Les recherches en anthropologie
historique ne se limitent ni à des espaces culturels délimi-
tés ni à une époque particulière, et réussissent, par une
réflexion sur leur propre historicité et culturalité, à dépas-
ser l'eurocentrisme des sciences humaines et à donner
ouvertement la préférence aux problèmes d u présent et
d u futur.

Ces objectifs impliquent u n scepticisme à l'égard d'in-


terprétations anthropologiques globales refermées sur

17
elles-mêmes, c o m m e elles sont parfois présentées dans les
sciences biologiques. L'anthropologie historique ne se
limite pas à une unique discipline. Elle se constitue à tra-
vers le rapport à plusieurs sciences et à la philosophie et
ne représente pas u n c h a m p de recherche fermé. Les
sciences auxquelles elle se rapporte ne sont jamais définies
à l'avance. A u contraire, les références peuvent être très
variées selon les questions et les thèmes de recherche. E n
principe, le c h a m p entier de la culture humaine peut être
pris pour objet de l'anthropologie historique et ce, à tra-
vers les différentes époques historiques et les différentes
cultures. Les recherches en anthropologie historique par-
tent d'une pluralité des cultures et considèrent préalable-
m e n t les cultures n o n pas c o m m e des systèmes fermés en
soi, mais c o m m e quelque chose de dynamique, perméa-
bles les uns aux autres et ouverts à l'avenir (Gebauer/Wulf
2004, 2005).

L'anthropologie historique est le résultat d'une analyse


scientifique de questions et thèmes concernant des cultu-
res et des époques différentes. D e ce fait, les recherches
menées dans le cadre de l'anthropologie historique peu-
vent également se développer dans plusieurs disciplines,
c o m m e en sciences de l'éducation, histoire, littérature,
philologie, sociologie et psychologie. Cependant, m ê m e
dans ces sciences les analyses tendent à effacer les frontiè-
res entre les disciplines et à devenir interdisciplinaires,

18
initiant ainsi dans chacune de ces sciences de nouvelles
problématiques, de nouveaux thèmes et de nouvelles coo-
pérations et interactions scientifiques. Plusieurs méthodes
de recherche sont appliquées dans ces processus. E n font
partie les approches historico-herméneutiques de l'inter-
prétation des textes, les méthodes de recherche sociale
qualitative ainsi que la réflexion philosophique. D a n s cer-
taines recherches, les frontières traditionnelles entre science,
littérature et art sont dépassées (Wulf 1999, 2 0 0 2 , 2004b).

Ayant conscience de la forte importance des traditions


culturelles dans l'élaboration des différents thèmes, pro-
blématiques et perspectives de recherche, le dépassement
progressif des frontières culturelles nationales fait partie
des enjeux centraux de la recherche anthropologique.
Vis-à-vis de l'européanisation et de la mondialisation,
l'orientation transnationale de la recherche anthropologi-
que gagne elle aussi en importance. D a n s ces dépasse-
ments de frontières au rôle constitutif pour l'anthropolo-
gie historique, la curiosité et la disposition poussent à
développer de nouvelles problématiques paradigmatiques
et à tenter d'y répondre. Aujourd'hui, o n rencontre dans
le cadre d'une telle recherche anthropologique deux c o m -
plexes centraux de problèmes pour lesquels il est clair que
leur rapport à l'avenir de l ' h o m m e est contingent, sans
pour autant qu'il soit possible d'indiquer exactement les
conséquences de la contingence sur l'avenir des h o m m e s .

19
Il s'agit premièrement de la diversité culturelle : l'antago-
nisme entre une mondialisation visant à une standardisa-
tion et uniformisation et le droit de l ' h o m m e à la diver-
sité culturelle, telle qu'elle a été formulée dans la déclara-
tion de l'Unesco de 2001 ouvrant la voie à l'établissement
d'une convention. La diversité culturelle est ici comprise
c o m m e u n patrimoine c o m m u n de l'humanité, et la
convention qui l'a suivie porte pour titre « Convention
sur la protection et la promotion de la diversité des
expressions culturelles ». Selon cette dernière, la diversité
culturelle doit devenir u n droit fondamental de tous les
individus et des sociétés. La diversité culturelle est le fon-
dement d u pluralisme culturel, elle fait appel à la tolé-
rance et à la liberté d'expression et souligne l'importance
de la créativité dans tous les domaines de la vie humaine.
La diversité culturelle doit être protégée contre la dyna-
m i q u e standardisante de la mondialisation et doit être
comprise c o m m e u n élément important d u développe-
m e n t durable. La diversité culturelle implique le respect
de la diversité de l'expression culturelle et encourage la
coopération, la participation, la solidarité et le dialogue
internationaux. La diversité culturelle renvoie « à la m u l -
tiplicité des formes par lesquelles les cultures des groupes
et des sociétés trouvent leur expression. Ces expressions
se transmettent au sein des groupes et des sociétés et entre
eux. La diversité culturelle se manifeste n o n seulement
dans les formes variées à travers lesquelles le patrimoine

20
culturel de l'humanité est exprimé, enrichi et transmis
grâce à la variété des expressions culturelles, mais aussi à
travers divers m o d e s de création artistique, de produc-
tion, de diffusion, de distribution et de jouissance des
expressions culturelles, quels que soient les m o y e n s et les
technologies utilisés » (cf. U N E S C O 2 0 0 5 et 2 0 0 3 ;
W u l f 1995, 2 0 0 5 , 2 0 0 6 ; Wulf/Merkel 2002).

Il est indubitable que le droit à la diversité culturelle


peut entrer en conflit avec d'autres droits de l ' h o m m e . C e
cas de figure pouvant cependant se présenter pour tous
les droits de l ' h o m m e , l'éventualité d ' u n conflit ne parle
pas en défaveur de l'établissement d u droit à la diversité
culturelle c o m m e droit h u m a i n . Si de tels conflits
devaient se présenter, par exemple entre le droit à l'inté-
grité corporelle et le droit à la diversité culturelle dans le
cas de l'excision de femmes, le conflit doit être résolu au
cas par cas, dans la mesure d u possible. E n règle générale,
instaurer la diversité culturelle c o m m e droit h u m a i n
signifie sensibiliser à l'altérité et à la diversité culturelle.
A u cours de l'histoire européenne, le logocentrisme, Végo-
centrisme et Vethnocentrisme ont toujours conduit à
réduire l'altérité à l'égalité. O n en trouve de n o m b r e u x
exemples historiques dans les formes spécifiques de ratio-
nalité, d'individualité européennes et de nationalisme
européen.

21
A u vu de ce vécu historique, il est nécessaire d ' e m p ê -
cher que la standardisation de la mondialisation ne
devienne une nouvelle stratégie de réduction de l'altérité
à l'égalité. Le modèle de Y homo oeconomicus servant large-
m e n t de fondement à la mondialisation implique une
telle réduction de la diversité culturelle à une rationalité
économique et à u n comportement adapté aux attentes
d u marché. Vis-à-vis de cette situation, la recherche
anthropologique a pour tâche d'agir contre cette réduc-
tion en en montrant les coûts culturels et sociaux ainsi
que les dangers qu'elle implique pour l'avenir de l'huma-
nité. Il semble au contraire judicieux de partir d ' u n plu-
ralisme culturel dans le cadre duquel il n'existe aucune
anthropologie normative, mais qui accepte plutôt dans
son contexte une diversité de représentations et de m o d è -
les anthropologiques. C e qui est ici indispensable, c'est
une pensée hétérologique, une pensée à partir de l'autre,
qui ne peut se faire sans u n accès à l'autre mimétique et
largement n o n violent, u n accès qui ne projette pas l'au-
tre sur son m o n d e , mais qui permet d'élargir son m o n d e
à celui de l'autre.

Deuxièmement, le développement durable. Le second


grand domaine dans lequel la recherche anthropologique
sera de plus en plus nécessaire est représentée par le déve-
loppement durable et l'éducation au développement durable,
à la promotion duquel l ' U N E S C O dédie à partir de 2005

22
une décennie. Toutes les questions qui en découlent sont
d'une importance primordiale pour la survie de l ' h o m m e
et de l'humanité.

D e quoi s'agit-il ici ? Si dans le cadre de la mondiali-


sation, les h o m m e s n'adoptent pas u n autre comporte-
m e n t envers les ressources terrestres, nous assisterons de
notre vivant, selon les prévisions, à des guerres pour des
ressources se raréfiant. La guerre d u Golfe et la guerre en
Irak sont déjà considérées c o m m e des guerres de cette
sorte, dont l'enjeu est l'accès au pétrole. Q u o i qu'il en
soit, la destruction et la raréfaction des ressources terres-
tres touchent autant le pétrole que l'eau, le bois et les
minerais. Il n'existe guère u n domaine dans lequel la
population mondiale croissante ne c o n s o m m e pas les res-
sources terrestres n o n renouvelables. L'Agenda 2 1 , le
s o m m e t de Kyoto ont fixé des buts qui restent difficiles à
atteindre et dont la réalisation ne signifie en aucun cas la
fin de la destruction des ressources. L'industrialisation et
la modernisation de régions de plus en plus importantes
de la Terre ont instauré des conditions de vie dont nous
ne contrôlons pas l'énergie destructrice. Il semble que le
travail de prévention sur ces conditions se heurte aux
frontières de son efficacité. Le comportement destructif
et continuellement croissant vis-à-vis des ressources n o n
renouvelables de la Terre ne pourra pas être combattu au
m o y e n de la prévention et de la rationalité. C'est c o m m e

23
si les h o m m e s étaient devenus aveugles et n'étaient pas en
mesure ni de se rendre compte de la gravité de leur situa-
tion, ni de saisir que leur comportement à l'égard des
générations futures est inadmissible. La raison, dans
laquelle les h o m m e s depuis le siècle des Lumières ont mis
tous leurs espoirs, semble rester vaine. Les h o m m e s ne
font qu'accomplir leur destin, inexorablement. Les forces
ayant une véritable action dans la vie des h o m m e s sont
difficilement domptables par le biais de la raison.
L'addiction à la consommation, à la prospérité, à la vie
excessive semble être impossible à rompre, d u moins dans
les pays industrialisés de notre époque. Les conséquences
en sont l'enrichissement individuel et l'appauvrissement
collectif. Les chercheurs ne prédisent-ils pas de plus en
plus la menace d'une fin d u m o n d e , et les h o m m e s ne
semblent-ils pas croire de moins en moins à ces avertisse-
ments ? L'égoïsme et la prolifération de l'injustice sociale
vis-à-vis des générations futures semblent en être des
conséquences inévitables.

N o u s savons que nous s o m m e s en train de détruire la


Terre, or il semblerait que nous ne puissions guère faire
autrement. L ' h o m m e , impassible et impuissant, ne fait
que regarder la fin s'approcher, incapable d'entreprendre
quoi que ce soit, o u de changer les choses pour faire en
sorte que la Terre échappe à son effrayante destinée.

24
D ' u n point de vue anthropologique se pose la ques-
tion des limites de la prise de conscience d'un change-
ment de comportement chez l ' h o m m e . Pourquoi n'agis-
sons-nous pas différemment — surtout si nous pensons
tout savoir ? Peut-être sommes-nous sur le point de vivre
une nouvelle expérience qui changera fondamentalement
notre connaissance de nous-mêmes. N o u s s o m m e s beau-
coup moins capables de prendre des mesures radicales
que nous laissons l'entendre.

Cependant, quel sens cela a-t-il pour l'avenir de


l ' h o m m e ? Apparemment, nous savons tout mais ne réus-
sissons pas à changer notre action, c o m m e si notre destin
s'accomplissait avec précision - une vision apocalyptique
de l'avenir humain ? O r , existe-t-il une alternative ? À
quel point j'aimerais la trouver, et cependant je n'arrive
pas à la voir. La recherche anthropologique pourra-t-elle
apporter une solution ? L'espoir est grand mais le scepti-
cisme reste. Cassandre non plus ne trouva personne qui
la crut.

Références

Gebauer, Gunter/Wulf, Christoph, Mimesis. Art, Culture,


Société, Paris, Cerf 2005.
Gebauer, Gunter/Wulf, Christoph, Jeux, rituels, gestes. Le
fondement mimétique de l'action sociale, Paris,
Anthropos 2004.

25
U N E S C O , Déclaration universelle de ¡'Unesco sur la diver-
sité culturelle, Paris, U N E S C O , 2003.
U N E S C O , Convention sur la protection et la promotion de
la diversité des expressions culturelles, Paris, U N E S C O
2005.
Wulf, Christoph (éd.), Education in Europe, An
International Task. Münster et al, 1995.
Wulf, Christoph, Anthropologie de l'éducation, Paris,
L'Harmattan, 1999.
Wulf, Christoph (dir.), Traité d'anthropologie.
Philosophies, histoires, cultures, Paris, L'Harmattan,
2002.
Wulf, Christoph, Anthropologie. Geschichte, Kultur,
Philosophie,, Reinbek, Rowohlt, 2004a.
Wulf, Christoph et al, Penser les pratiques sociales comme
rituels. Ethnographie et genèse de communautés, Paris,
L'Harmattan, 2004b.
Wulf, Christoph, Crucial points in the transmission and
learning of intangible heritage, in UNESCO,
Globalization and Intangible Cultural Heritage, Paris,
U N E S C O , 2005.
Wulf, Christoph, La genèse du social, Paris, Téraèdre,
2006.
Wulf, Christoph/Merkel, Christine (Hg.), Globalisierung
als Herausforderung der Erziehung, Theorien,
Grundlagen, Fallstudien, Münster et al., W a x m a n n ,
2002.

26
Pour une philosophie de la démocratie
L a faculté de juger c o m m e condition de l'agir
et de la responsabilité ?

H a n s Jórg Sandkühler

Il est donc difficile pour l'individu de


s'arracher tout seul à la minorité, devenue pour
lui presque u n état naturel. Il s'y est m ê m e
attaché, et il est pour le m o m e n t réellement
incapable de se servir de son propre entendement,
parce qu'on ne l'a jamais laissé s'y essayer.
I. Kant, Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ?

Quel avenir, si la fin de l'histoire transparaît à travers


l'accès à la finalité néo-libérale de l'histoire sous l'aspect
d'une privatisation économico-politique d u m o n d e ,
appelée abusivement « mondialisation » ? Et si ses effets
sont désastreux et repérés depuis longtemps c o m m e crises
de rationalité et c o m m e une désorientation complète ? Y
a-t-il u n avenir de la démocratie et des droits de l ' h o m m e ?
C o m m e n t assurer à l'être humain la réalisation de son
idéal de justice et sa propre maîtrise de lui-même ?

27
Le problème est d'ordre théorique et pratique à la fois :
il concerne autant la vie quotidienne de chacun que la
vie en c o m m u n dans la société. M e s considérations sur
une philosophie de la démocratie seront centrées sur cer-
tains aspects de ce problème. Elles doivent être considé-
rées moins comme des analyses que c o m m e des
réflexions programmatiques. Je les présenterai en cinq
points qui m e paraissent importants pour répondre à la
question suivante : faut-il considérer la faculté de juger
arrivée à maturité c o m m e une condition de la démocra-
tie au sens où, sans elle, il ne pourrait y avoir de m o d è -
les de vie démocratique ? La faculté de juger et la d é m o -
cratie se trouvent-elles dans u n rapport de réciprocité
conditionnelle ?

Le cœur de la problématique dont je parle constitue


ce que l'on appelle la crise épistémique de la Modernité.
E n quoi consiste cette crise ? Repose-t-elle, c o m m e on le
dit souvent, sur u n m a n q u e de savoir et de faculté de
juger ? La démocratie devient-elle impossible dès lors que
seuls des sujets responsables peuvent en être les anima-
teurs ? Je chercherai ici à montrer, d'une part, pourquoi
la démocratie nécessite de sujets capables de juger et,
d'autre part, pourquoi elle est précisément l'ordre social
qui, c o m m e ordre de droit, remplit la fonction de combler
le m a n q u e d'autonomie épistémique et morale des indi-
vidus. Pour le dire autrement, la démocratie est possible,

28
et cela m ê m e si l'ensemble de ses m e m b r e s ne peut pas
tout savoir ni être responsable de tout.

La crise de la modernité

Les h o m m e s prennent conscience d u m o n d e — o u de


ce qu'ils considèrent c o m m e monde. Ils entrent en
contact avec des choses, des personnes et des collectivités.
Ils acquièrent u n savoir sur ce qui est, son m o d e d'exis-
tence et sur la manière dont ils pensent pouvoir l'appré-
hender. Ils jugent et évaluent, correctement o u n o n .

Depuis le début des temps modernes, les intellectuels


ont développé une image normative de l ' h o m m e qui a
servi de fondement à une image d u m o n d e et d'eux-
m ê m e s constitutive de la Modernité, et à laquelle n'ont
pas seulement contribué les Lumières et l'idéalisme alle-
m a n d . A u cœur de cette image se trouve le postulat selon
lequel les h o m m e s ont la qualité de sujets. Et c'est préci-
sément ce postulat de sujets libres et agissant de manière
responsable qui a servi de légitimation à l'exigence d'au-
tonomie intellectuelle et politique et à la démocratie. L a
philosophie, les sciences et les arts illustrent cet idéal sous
forme d'une conviction fondamentale : nous s o m m e s
n o u s - m ê m e s les maîtres de notre vie et de notre histoire,
et si nous s o m m e s confrontés à des circonstances déran-
geantes il est de notre devoir de les modifier. L'ordre
social doit être créé de telle sorte qu'il permette la vie en

29
c o m m u n de sujets autonomes. La condition idéale d ' u n
tel ordre est la démocratie : l'Etat naît de la souveraineté
de ceux qui cohabitent en son sein et qui s'appellent
« peuple ». L e pouvoir que les sujets ont délégué à l'Etat
devient leur propre pouvoir. L a démocratie est l'autore-
présentation de sujets souverains.

Mais les h o m m e s ont été et sont encore confrontés de


facto à u n idéal fondé en théorie. Ils constatent que la pro-
messe selon laquelle ils seraient égaux ne tient pas en
nature. Légalité reste une norme. Ils savent qu'il existe des
inégalités, autrement dit que le contrat social de liberté et
de sécurité peut defacto être enfreint tant par les individus
que par les collectivités. La justice reste une norme. Ils
savent que les individus n'agissent pas tous selon leur rai-
son. La raison est une norme. Ils savent que la faculté de
juger peut présenter des lacunes. La faculté déjuger est une
norme. Ils savent que, dans une société, tout le m o n d e ne
participe pas aux décisions sur une vie en c o m m u n juste,
mais que l'on s'en remet à l'intelligence de la majorité. La
démocratie, pensée comme gouvernement autonome de tous,
nest-elle rien d'autre qu'une norme et un idéal ?

U n abîme sépare l'idéal de la réalité. Si l'on partait d u


point de vue que cet écart caractérise le dilemme de la
modernité, o n oublierait que la crise fondamentale, la
crise permanente de la société bourgeoise moderne a
engendré deux phénomènes complémentaires : d ' u n

30
côté, les luttes intellectuelles et sociales pour transformer
(ou stabiliser) la société et pour accéder à la liberté o u à
l'autonomie (ou à leur limitation) ; de l'autre, le droit et
l'Etat qui tentent, par des normes et des sanctions, de
ramener ces luttes dans des formes réglées.

Les philosophies et les théories de l'histoire et de la


société se sont davantage laissées influencer par la diffé-
rence entre l'idéal qu'elles formulent et le m a n q u e de
savoir et de faculté de juger que par la crise structurelle de
la société moderne. D e nombreux programmes ont res-
pecté et respectent encore le principe suivant : l'auto-
explicitation des sujets de la démocratie par des construc-
tions normatives destinées à réaliser l'idéal. Etant donné
la situation d'inégalité, d'injustice et de m a n q u e de rai-
son, de m ê m e que l'absence de légitimité de la domina-
tion et d u pouvoir, l'éducation et la formation par des
valeurs acquièrent le statut de m o y e n par lequel il faut
corriger le m a n q u e de proximité par rapport à l'idéal de
la modernité. Par quelles valeurs ? La condition humaine
n'est-elle pas signifiée par le pluralisme et le relativisme ?
Defacto les idées de subjectivité, d'autonomie, de souve-
raineté et de démocratie n'émergent que dans la pluralité
et la concurrence. Il n'existe pas une idée et u n idéal qui
puissent garantir le consensus. Le m o y e n juste n'existe pas
dans la pratique. Il n'y a pas de consensus sur la vie, le
savoir et l'agir justes.

31
La modernité s'est engagée dans une culture intellec-
tuelle, animée de l'espoir trompeur selon lequel o n pour-
rait, par le biais d'une seule raison substantielle, mesurer
la réalité à l'aune d'idéaux.

N e pas être maître de ses actes

A u XX e siècle le fascisme, lui-même avatar de la


modernité et expression de la crise de la société bour-
geoise, avait « promis » la « solution finale ». O n avait
affirmé l'échec des Lumières, de la Révolution et de la
démocratie. L e chemin de la modernité débouchait-il
donc sur la « banalité d u mal » ?

D a n s Eichmann à Jérusalem. Sur la banalité du mal,


H a n n a h Arendt arrive à la conclusion qu'« il est dans la
nature d'un régime totalitaire et peut-être m ê m e de toute
bureaucratie de transformer les h o m m e s en fonctionnaires
et simples maillons de la machinerie administrative et,
par là, de les déshumaniser ». E i c h m a n n représente la
« normalité terrifiante » d ' u n nouveau type de criminel,
qui « c o m m e t des crimes dans des circonstances telles
qu'il lui est pour ainsi dire impossible de savoir ou de sen-
tir qu'il fait le mal ». Par là, « o n décharge le criminel de
la responsabilité de ses actes en la soustrayant à toute
forme de déterminisme ». C e qui intéresse Arendt chez
Eichmann, c'est le type m ê m e d'individu qu'il représente :
Eichmann n'acquiert son identité qu'en se soumettant

32
aux « ordres » de l'« administration au service de l'exter-
mination ». L e type « Eichmann » agit après avoir perdu
sa faculté de juger, de parler, de se souvenir, d'exercer son
sens commun et de reconnaître sa responsabilité : « son
incapacité de parler était étroitement liée à son incapacité
de penser — de penser n o t a m m e n t d u point de vue de
quelqu'un d'autre ». E i c h m a n n a déclaré avoir lu la
Critique de la raison pratique de Kant et avoir vécu toute
sa vie selon les préceptes moraux de Kant. « Il se mit
ensuite à expliquer qu'à partir d u m o m e n t o ù il avait été
chargé de mettre en œuvre la solution finale, il avait cessé
de vivre selon les principes de Kant ; qu'il le savait, et
qu'il s'était consolé en pensant qu'il n'était plus 'maître de
ses actes', qu'il ne pouvait 'rien changer' ».

Le cas d'Eichmann — c o m m e aujourd'hui le cas de la


torture en Irak - m e t en évidence n o n seulement « la
nature et le fonctionnement de la faculté de juger chez
l ' h o m m e » mais encore les raisons et les effets de « l'inca-
pacité de penser ». C e qui m'intéresse est la question déci-
sive pour une philosophie de la démocratie : c o m m e n t
l'agir responsable des individus est-il possible ? C'est le
fascisme qui, porté devant le tribunal de N u r e m b e r g et de
Jérusalem, a montré pour quelles raisons il fallait traduire
ces questions en termes de n o r m e . Selon Arendt, cette
n o r m e est la suivante : « que les êtres humains doivent
être capables de distinguer le bien d u mal, et cela m ê m e

33
si la seule chose dont ils soient maîtres est leur propre
jugement, [...] lequel peut s'opposer complètement à ce
qu'ils doivent considérer c o m m e l'opinion unanime de
tous ceux qui les entourent ». Arendt connaît le problème
lié à cette n o r m e : il consiste en ce que le jugement n'est
pas le fait d'un sujet isolé, atomiste. E n effet, « lorsqu'on
porte u n jugement, o n le fait en tant que m e m b r e d'une
c o m m u n a u t é ».

Cela signifie que les jugements ne sont pas contex-


tuels et relatifs seulement au niveau épistémique, mais
aussi au niveau social. Autrement dit, le problème de la
faculté de juger n'est pas uniquement u n problème épis-
témologique. Il faut également poser la question des
conditions sociales sous lesquelles les sujets sont capables
d'un jugement et d'un agir responsables.

La démocratie n'est-elle pas une forme de gouverne-


ment autonome, qui nécessite le sens commun, autrement
dit une pensée autonome n o n contradictoire et respec-
tueuse des autres ?

La faculté de juger

Le concept de faculté de juger, issu de Kant, se réfère à


cette faculté qui assure la formation de jugements justes o u
adéquats. A la dimension épistémologique du concept cor-
respond une dimension éthique : « la règle de la faculté de

34
juger [...] est celle-ci : demande-toi toi-même si, en consi-
dérant l'action que tu as en vue c o m m e devant arriver
d'après une loi de la nature dont tu serais toi-même une
partie, tu pourrais encore la regarder c o m m e possible pour
ta volonté. Et, de fait, c'est d'après cette règle que chacun
juge si les actions sont moralement bonnes o u mauvaises »
(Kant). L a faculté de juger est constitutive de la mise en
œuvre de l'impératif catégorique : « Agis de telle sorte que
tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans
la personne de tout autre toujours en m ê m e temps c o m m e
une fin, et jamais simplement c o m m e u n m o y e n ». Kant a
tout à fait conscience de la différence, à laquelle nous avons
fait allusion ci-dessus, entre l'idéal et le factuel : « Mais
quoique l'être raisonnable ne puisse pas espérer que, quand
il suivrait ponctuellement cette maxime, ce soit u n motif
pour que tous les autres y soient également fidèles, [...]
cependant cette loi : agis d'après les maximes d'un membre
qui institue une législation universelle pour un règne des fins
simplement possible, subsiste dans toute sa force, parce
qu'elle c o m m a n d e catégoriquement ».

C'est le contexte historique qui indique pourquoi la


faculté de juger n'est pas seulement u n problème de criti-
que de la connaissance. D a n s sa Critique de la faculté de
juger (1790), Kant affirme : « HAufklarung, les Lumières,
c'est se libérer de la superstition ». MAufklàrung, c'est se
libérer « d u besoin d'être guidé par d'autres, donc [de]

35
l'état dans lequel se retrouve une raison passive ». Ainsi la
pierre d'achoppement est la fausse autorité. L a minorité
et la perte de la faculté de responsabilité à l'égard de son
agir autonome ne sont pas en premier lieu la conséquence
d'une confiance aveugle/non critique accordée à des
autorités individuelles. Elles résultent surtout d'une
obéissance aveugle à l'autorité institutionnelle - qu'il
s'agisse de la religion, d u parti, de l'Etat, des forces éco-
nomiques, des média... Si l'on suit Kant, sans faculté de
juger, il n'y a pas plus d'agir rationnel que de responsabi-
lité. Peut-on le suivre ?

Agir, responsabilité et la crise d u jugement

N o s jugements sont contextuels. Ils sont liés à des pré-


suppositions cognitives et épistémiques et à des condi-
tions sociales. Ils reposent sur des convictions et des juge-
ments de valeur devenus habituels et souvent empruntés
à d'autres. La « responsabilité » est u n concept relationnel
« incluant (au moins) quatre éléments et les rapports
qu'ils entretiennent : u n sujet est 'responsable' d ' u n objet
devant une instance en référence à u n système de valeurs ».
C e n'est pas en tant qu'individus « libres » et isolés que les
personnes décident de leur agir. Il est dès lors nécessaire
de se poser les questions suivantes : quel est le degré de
formation de l'individu ? D e quel savoir des normes et
valeurs morales ultimes la personne dispose-t-elle ?

36
Les sociétés modernes, dit-on, sont des sociétés d u
savoir. Indépendamment des contextes idéologiques de ce
concept, il est important de se demander ce que les h o m -
mes peuvent savoir. La croissance exponentielle d u savoir
nous met devant la difficulté de déterminer qui sait quoi
et qui ne sait pas quoi. N o s jugements sont de nature
problématique si nous ne savons pas ce que nous ne
savons pas. C'est pourquoi, à côté d'une épistémologie d u
savoir, il devient nécessaire de mener une phénoménolo-
gie d u non-savoir. D e plus : c o m m e n t les individus et les
collectivités, telles que les sociétés, réagissent-ils face au
non-savoir et à ses conséquences ? Le non-savoir est quo-
tidien. E n général, je ne connais pas les processus qui
commandent la technique à laquelle je recours.
L'ignorance imprègne nos convictions. Elle est à l'origine
des préjugés et des clichés. Elle paralyse l'autodétermina-
tion volontaire, qui présuppose la connaissance des rai-
sons qui poussent à agir. Elle provoque l'angoisse devant
l'inconnu et l'étranger.

D ' o ù vient l'ignorance ? Les h o m m e s se soustraient-


ils au devoir de connaissance parce qu'ils ont peur de
prendre leur responsabilité ? Cette proposition est par-
tiellement vraie. Néanmoins, une des raisons principales
de l'ignorance tient à u n processus objectif qui détermine
largement notre époque, à savoir la révolution des scien-
ces et de la technologie. A côté des éléments positifs

37
qu'elle génère, cette révolution a engendré u n dilemme,
une crise du savoir. Cela n o n pas en dépit d u fait que,
mais bien parce qu'elle est fondamentalement une révo-
lution épistémique, une révolution d u savoir : elle élargit
le c h a m p d u savoir h u m a i n et signifie à l'individu parti-
culier que son ignorance ne cesse de croître. L a crise ne
réside pas en ceci qu'il est impossible pour chacun d'en-
tre nous d'être en m ê m e temps physicien, historien et
technologue. Il ne s'agit pas de se demander c o m m e n t
chacun peut tout savoir. Si ce n'est pas l'étendue quanti-
tative des connaissances de détail qui importe, la question
doit être reformulée afin de mettre en avant son caractère
qualitatif : qu'est-ce u n savoir suffisant ? L a réponse à
cette question conduit à la dimension pratique d u pro-
blème de l'agir responsable. C o m m e n t peut-on rendre les
individus responsables d'actions dont ils ignorent les rai-
sons et les buts ?

C o m p t e tenu de la diversité croissante de ce que l'on


peut savoir, les individus peineront de plus en plus à
comprendre leur m o n d e selon des universaux de significa-
tion. L a répartition des tâches épistémiques et l'experto-
cratie exhibent une sorte de résignation face à la masse
des données, en elles-mêmes insignifiantes, que la faculté
de juger n'est plus capable d'évaluer ni d'interpréter. U n e
des réactions que l'on entend généralement est : « N e te
donne pas la peine de m'expliquer, je ne comprendrai de

38
toute façon pas ce que tu m e dis ». L e savoir potentiel
devient répressif lorsqu'on en abuse pour manipuler ceux
dont l'ignorance est utilisée pour les dominer.

L'ignorance et le m a n q u e de jugement sont les foyers


des stratégies de compensation. C o m m e dans tous les
états de la conscience, o n retrouve dans l'ignorance
Xattente d'un sens. Si les explications fondées sur u n savoir
ne fournissent pas le sens recherché, o n tentera de le trou-
ver dans l'espoir abstrait que l'être se révèle dans des
visions inexplicables.

D a n s cette crise se mettent en place des stratégies et


des mécanismes individuels et collectifs visant à colmater
les failles qui, d'une part, existent entre le savoir objecti-
vement possible et le savoir individuellement accessible et
qui, d'autre part, peuvent apparaître entre le scepticisme
et la perte d'orientation qu'il provoque. D a n s le large
éventail des mécanismes compensatoires et des stratégies
usurpatrices, je n'en mentionnerai que deux — d ' u n côté,
l'utopie abstraite et, de l'autre, la désinformation par les
médias d'images. Ces deux tendances concourent à la
ruine de la faculté de juger : elles accroissent l'irrationa-
lité de l'agir et détruisent la possibilité d'être responsable.

D a n s le quotidien, fuir la réalité est une attitude aussi


courante que l'ignorance. Et ceci n'est pas seulement
attesté par l'histoire des religions et l'histoire politique.

39
M o i n s l'individu connaît de choses, moins il a des raisons
concrètes d'espérer. D ' o ù la probabilité, sans cesse crois-
sante, de fuir dans des vérités de seconde main, telles
qu'elles sont proposées par les experts, les gourous, les
sectes, les grands monopoles économiques, les partis poli-
tiques o u les médias.

Les images de la guerre en Irak sont présentées c o m m e


des « nouvelles ». Les faits supposés exercent ainsi la fonc-
tion d'autorités épistémiques : les nouvelles sont des faits,
les faits sont des certitudes. Chercher à croire qu'une
image est une certitude équivaut à la recherche d'un sens
déjà là. Mais les images sont sélectives ; elles reprennent
des fragments d'apparence, dans lesquels la totalité, l'uni-
versel et l'histoire disparaissent. L e contexte global m a n -
que ; o n ne peut pas fournir d'image d u capitalisme m o n -
dialisé. Si le savoir et la faculté de juger présentent des
lacunes, c'est alors la manie d'imitations authentiques, de
copies directes de la réalité, qui remplit l'attente de sens.
L'image, que l'on prend pour une vérité, nous soustrait
en m ê m e temps à la question de savoir qui est responsa-
ble, quelle était son intention et dans quelle configura-
tion il œuvrait. Elle dégage le destinataire de sa responsa-
bilité de poser cette question et de se former u n juge-
ment. Cet enchaînement ne vient pas seulement d ' u n
m a n q u e de savoir. Il vient surtout d u fait qu'on ignore ce
que l'on ignore.

40
Pour la démocratie. U n bref bilan

Les réflexions proposées ici ont pointé des problèmes


qu'on ne peut éviter quand o n parle d'autonomie, d'ac-
tion et de responsabilité. A u v u des dilemmes de notre
temps, o n peut se demander quelles sont les raisons per-
mettant de plaider en faveur de la démocratie. Si la règle
générale est que l'on ne peut pas tenir pour acquis que
tous les individus sont mûrs quant à leur faculté de juger,
c o m m e n t alors affirmer que le citoyen responsable est
souverain ? Cette question semble tenir compte de la dif-
férence entre l'idéal moderne et la facticité. Elle suggère
que des alternatives existent - par exemple, la domina-
tion d'une élite disposant d ' u n vaste savoir, tels que les
rois philosophes chez Platon, le bureau politique d ' u n
parti unique o u le président d'une super-puissance.
Seules de telles formes d u politique paraissent capables
d'assumer le m a n q u e de responsabilité largement
répandu parmi les citoyens.

Mais ce raisonnement est incorrect. E n effet, la d é m o -


cratie ne représente u n paradoxe qu'en apparence : elle
pose les plus hautes exigences vis-à-vis des individus, mais
compense en m ê m e temps leurs déficits de la seule
manière qui soit raisonnable. La démocratie ne constitue
pas l'organe d'une société idéale, et elle ne le deviendra
pas. L'idée d'une démocratie, qui n'est jamais donnée une
fois pour toutes mais toujours à développer, est le résultat

41
d u constat que les h o m m e s ne sont ni proches de l'idéal
d'un savoir total et d'une faculté de juger infaillible, ni
capables d'ériger la société idéale dont ils rêvent. L a
démocratie est la fin de l'illusion qui caractérise les
h o m m e s quant à la possibilité de réaliser leur idéal. Elle
n'accorde à l'idéal que la faible fonction d ' u n principe
régulateur et empêche la terreur au n o m de cet idéal. Elle
est la forme politique d ' u n refus : un idéal unique, une
vérité unique — ceux-ci ne devant jouir d'aucun privilège
ni d'aucune priorité quant à leur réalisation. La démocratie
est synonyme de désenchantement permanent sur les
facultés de ses sujets à agir librement et rationnellement
et à être totalement responsables en vertu de l'autonomie
au sens moral.

Q u e prône-t-on quand o n plaide en faveur de la


démocratie ? O n prône une souveraineté qui connaît et
compense les lacunes d u souverain. A u c u n doute : la
démocratie doit être encouragée par l'accès de tous à
l'éducation et au savoir ainsi que par la transparence.
Mais o n ne doit présumer ni de soi-même ni de cette
forme de souveraineté. L a démocratie doit tout d'abord
faire ses preuves c o m m e espace public caractérisé par des
procédures justes et par u n droit juste dans u n état de
droit. Elle ne peut exister que sous la forme d ' u n état de
droit, « c'est-à-dire d ' u n État qui n'exerce pas seulement
son pouvoir sub lege, mais qui l'exerce aussi dans les limites

42
posées par la reconnaissance constitutionnelle des droits
dits 'inaliénables' de l'individu » (Norberto Bobbio). Tel
est le contexte qui montre qu'on ne peut pas renoncer,
dans l'intérêt des droits individuels à la liberté, au prin-
cipe selon lequel l'ignorance et le m a n q u e de faculté de
juger ne libèrent pas les destinataires des normes de leur
devoir, pas plus qu'ils ne les protègent des sanctions à tra-
vers lesquelles u n état de droit garantit ces normes.

Je résume. U n plaidoyer pour la démocratie ne doit


pas partir d u principe que l'idéal d u sujet autonome, res-
ponsable et capable de jugement est réalisé. A u contraire :
la démocratie est possible parce que les h o m m e s maîtri-
sent et compensent leurs déficits grâce au droit. La d é m o -
cratie dont je parle n'est pas donnée c o m m e u n ordre
déterminé ; elle est, et reste, une mission que les sujets
peuvent se donner et qu'ils doivent se donner en raison
de leurs prétentions à l'autonomie. C'est précisément
dans ce sens que la démocratie est le déploiement d ' u n
gouvernement autonome. Elle permet d'agir et d'être res-
ponsable, m ê m e dans les conditions d'un savoir limité et
d'une faculté limitée de juger. A condition qu'elle soit u n
ordre juste, elle propose également d'élargir le savoir, la
faculté de juger et les possibilités d'agir. L e cercle se
referme.

43
Le devenir sujet et la permanence de l'objet
{Nouvelles Questions féministes, printemps 2 0 0 5 )

Geneviève Fraisse

Les catégories de sexe paraissent à certaines et certains


obsolètes. O n les comprend : la radicalité d'une indétermi-
nation sexuelle c o m m e condition politique, la promesse
d'évasion contenue dans la suppression de la n o r m e hété-
rosexuelle, le rêve d'annulation des différences quelles
qu'elles soient, tout cela se rassemble dans une énergie libé-
ratrice. L a résistance à la domination se transforme en
affirmation de subversion. C'est u n chemin de l'utopie. Je
ne sais pas si c'est le seul. Je le pose en ce début d'article
pour ne pas l'oublier. Et je continue. Cette utopie va bien
avec la longue élaboration, grâce n o t a m m e n t au féminisme
contemporain, d u sujet, de la subjectivation que les indivi-
dus de sexe féminin ont recherché, n o t a m m e n t par la
conquête des droits propres à la liberté d u corps ou à l'éga-
lité des esprits. Il n'a pas échappé à la plupart des chercheu-
ses et théoriciennes que cette construction d u sujet faisait
face au long passé des femmes, marqué par la dépendance

45
et l'hétéronomie des personnes de sexe féminin. D e mille
façons, les f e m m e s ont été prises dans des situations souli-
gnant leur représentation c o m m e objet, objet approprié et
échangé, possédé et substitué, c o n s o m m é et utilisé. Déjà, il
fut difficile, dans les années 7 0 , de revendiquer le devenir
sujet des femmes à l'heure des déconstructions et décentre-
ments de l ' h o m m e occidental, à l'heure d u soupçon sur le
sujet maître de soi et d u m o n d e . N o u s semblions, malgré
nous, positivistes, o u pire, naïves. Il a fallu accepter le déca-
lage, le porte-à-faux qu'à m o n avis toute pensée et recherche
féministe rencontrent : être à contretemps de l'histoire
dominante. Je serais prête à dire aujourd'hui que c'est sans
doute inhérent à toute histoire des femmes.

Devenir sujet

Il ne faut pas, cependant, se méprendre sur le contenu


de ce devenir sujet. Il faut m ê m e d'entrée de jeu dire qu'au-
cun contenu n'est requis, aucune unité n'est impliquée. Les
qualités désignées par les adjectifs « masculin » et « féminin »
ne remplissent pas les catégories des substantifs « h o m m e » et
« f e m m e ». Si la différence des sexes est u n concept philoso-
phique, une catégorie de la pensée, c'est une catégorie vide1.

1 Cf. Fraisse, Geneviève (1996). La Différence des sexes. Paris :


P U F , 2004 ; « À côté du genre », Masculin-féminin, Paris : La
Découverte, 2004.

46
Le devenir sujet désigne alors une attitude, une position
dans le rapport à l'autre, en aucun cas quelque chose de
défini o u de simple. N o u s connaissons d'ailleurs divers
devenirs sujets, n o t a m m e n t le sujet de l'autonomie cor-
porelle (sexuelle et reproductive), économique (profes-
sionnelle, sociale), le sujet politique (citoyen, militant), le
sujet de la connaissance (scolaire, savant) o u encore celui
de la création artistique.

Le m o t d'autonomie est celui qui convient le mieux


pour qualifier la construction d ' u n sujet. Propriété d u
corps et maîtrise de la reproduction d ' u n côté, indépen-
dance économique et sociale de l'autre sont les deux réa-
lisations fondamentales de l'émancipation contempo-
raine, indices de vérité pour mesurer le chemin parcouru.
Et chemin il y a : la reconnaissance de la liberté sexuelle
n'en finit pas de prendre des formes nouvelles ; le long
combat pour l'emploi des femmes exige une détermina-
tion constante.

Le sujet politique possède, quant à lui, deux caracté-


ristiques, celle d'avoir introduit la notion d u collectif, d u
nombre, d u « nous » dans une histoire des femmes trop
souvent racontée avec quelques singularités, héroïnes o u
démons, o u trop facilement décrite c o m m e masse
informe de la « condition féminine » ; et celle de fonder
la position d'actrice de l'histoire, d'agente de transforma-
tion volontaire et responsable de l'histoire en cours.

47
Être sujet de la connaissance ne fut pas une évidence.
La plupart des obstacles à l'émancipation des femmes
contenaient des arguments contre l'esprit et l'intelligence
des femmes. L a f e m m e savante, désireuse de savoir et
capable d'apprendre représente toutes les libertés et trans-
gressions possibles ; en cela, elle est u n danger. O n ren-
contre aussi la question de la sexualité, de sa fonction
dans le processus de la pensée. L'éventail des représenta-
tions est large. Si l'éros, l'erotique est indispensable au
désir de savoir et de connaître, cet éros est-il sexué, o u
n o n ? Freud, en remplaçant éros par libido, laissa penser
que la sexuation (mais n o n la sexualité, cela s'entend),
dans le processus de sublimation, était indifférente ; il
laissa cependant aussi comprendre que le masculin l'em-
portait sur le féminin. Pendant ce temps, des femmes de
pensée, celle d u XX e siècle par exemple, choisirent d'esqui-
ver (Hannah Arendt), o u d'assumer (Simone de
Beauvoir) leur sexe dans l'exercice de la pensée. Certes, le
sujet de la connaissance peut s'abstraire de son sexe ou au
contraire le laisser affleurer, voire l'exhiber. Cela est vrai
des h o m m e s c o m m e des femmes. Disons : c'est enfin
devenu vrai, aussi, pour les femmes.

Le sujet de la création peut être distingué d u sujet de


la connaissance en ce qu'il ne pose pas la question de la
sublimation, mais celle de la subversion des représenta-
tions. La répartition et la bipartition entre m u s e et génie,

48
longue de toute la tradition occidentale, se trouvent dés-
ormais, depuis deux siècles, sur u n terrain miné. La rela-
tion ordonnée entre l'inspiratrice et le créateur est déré-
glée depuis que les femmes, en n o m b r e , rivalisent avec
l ' h o m m e pour la jouissance de la création, et que celui
qui crée, de quelque sexe qu'il soit, se choisit la ou « le »
m u s e qu'il désire, y compris lui-même. C e dérèglement
des représentations2 est sûrement u n élément important
de la subversion des normes c o m m e des interdits.

À côté d u m o t « autonomie », qui caractérise le sujet,


il faut poser le m o t « propriété ». Le devenir sujet est aussi
un mouvement d'appropriation. « Notre corps nous
appartient », disait le slogan féministe emprunté à la tra-
dition de Y habeas corpus. L'autonomie dit qu'on est à soi-
m ê m e sa propre fin, et la propriété souligne la liberté de
disposer de soi-même. C'est pourquoi il est possible d'af-
firmer que le devenir sujet, o u appropriation de soi, est
arrivé au m o m e n t historique o ù il peut disposer libre-
m e n t de soi. C e n'est qu'à partir d'une position sûre d'au-
tonomie et de possession de soi q u ' u n être peut faire de
sa volonté un critère existentiel, le principe de toute déci-
sion. S'appartenir, c'est donc être libre, y compris pour

2 . Fraisse, Geneviève (2001). La Controverse des sexes, partie 2 ,


« Généalogie des représentations ». Paris : P U F .

49
faire des choix problématiques, plus exactement contro-
versés, c o m m e la prostitution o u la pornographie.

Ainsi peut-on comprendre les discussions concernant


la décision de se prostituer, o u de porter le foulard islami-
que, tre propriétaire de soi, c'est pouvoir disposer libre-
m e n t de soi. Alors, des choix individuels peuvent sembler
contraires aux idéaux et exigences d u féminisme. Outre
que le féminisme est toujours multiple, il faut souligner
qu'il s'agit là d ' u n m o u v e m e n t nouveau dans l'histoire de
l'émancipation, m o u v e m e n t qui permet de revendiquer
une politique fondée sur le sujet c o m m e être indépen-
dant, o u sans dépendance. C'est pourquoi le mot-clé est
celui de consentement. L e consentement serait détermi-
nant pour évaluer la liberté d'une personne, le seul critère
pour respecter le choix de l'individu. Je laisse malheureu-
sement cette discussion de côté, ne pouvant, ici, ques-
tionner l'épaisseur, la polysémie et les transformations de
sens d u concept de consentement. Reconnaissons simple-
m e n t que le choix et l'adhésion sont des actes compati-
bles avec « la servitude volontaire ». La notion de
« consentement » n'induit aucune transparence d u sujet.
D e plus, et surtout, nous n'échapperons pas à la question
essentielle : la volonté individuelle est-elle porteuse
d'utopie, de représentation d ' u n m o n d e c o m m u n , o u
n'est-elle qu'une expression individuelle d ' u n atome
social ? Je laisse ce débat en suspens.

50
Je laisse ce débat en suspens, certes, mais je dois accep-
ter d'avoir divisé le devenir sujet en parcelles multiples, et
de l'avoir divisé avec lui-même. Sa nécessité était u n
impératif politique, safinalitéreste désormais incertaine.

Rester objet

L'évocation rapide des transformations d u sujet dans


sa dynamique d'émancipation contemporaine a pour
mérite de nous entraîner loin des conceptions identitaires,
définition de soi, substance des différences. La discussion
sur la ressemblance o u la dissemblance des sexes, c o m m e
la polémique sur le jeu biaisé de l'opposition entre égalité
(concept politique) et différence (concept ontologique),
ne sont pas concernées directement par la réflexion sur le
devenir sujet. D a n s m o n propos présent, la question d u
contenu du sujet est secondaire, voire non pertinente. E n
revanche, le sujet s'affirme face à l'objet et je dois dire que
cette opposition m'intrigue plus que n'importe quelle
analyse de l'identité versus différence.

Il est vrai, pourtant, que la figure d u m ê m e et de l'autre,


débat politique et recherche anthropologique, fut parti-
culièrement riche au xxe siècle pour donner la mesure de
l'altérité et de la dynamique d u conflit entre les sexes.
L'opposition, ou la dialectique, entre le m ê m e et l'autre a
permis de construire la pensée contemporaine des sexes,
pensée organisée par la question de l'inégalité et de la

51
domination. La proximité, o u au contraire l'éloignement,
avec diverses catégories d'« autres » (classe, race, coloni-
sés...) a soutenu une réflexion encore fragile au xxe siè-
cle. Ajoutons que l'ère démocratique se structure, par
définition, dans la tension entre similitude et différence
sur la ligne horizontale de l'égalité des individus.
Cependant, cette figure classique d u m ê m e et de l'autre
pour analyser la différence des sexes m e semble désormais
moins intéressante que la mise en regard d u sujet et de
l'objet. L'image d u sujet opposé à l'objet déporte, en effet,
la question de l'altérité ; elle impose une perception asy-
métrique qui évite le face à face. N o n pas qu'il faille aban-
donner le schéma d u m ê m e et de l'autre, pour parler d u
« soi » et d u « différent », pour analyser les rapports, les
rapports d ' a m o u r et de conflit entre les êtres en général,
les sexes en particulier. C e schéma, formalisé par Hegel et
M a r x , a permis la compréhension politique d u rapport
entre les sexes ; de ce point de vue, il n'est pas obsolète.
Simplement, lafigureplus ancienne d u sujet et de l'objet
perdure par-delà la pertinence historique d u schéma d u
m ê m e et de l'autre. Il apparaît, en effet, que le devenir
sujet de la f e m m e n'a pas éliminé le traitement d'objet
qui fut le sien avant l'ère démocratique ; et pour cette
raison, il faut s'y intéresser.

D a n s les revendications de ces dernières décennies, la


critique de la f e m m e objet, de la f e m m e identifiée à la

52
marchandise, de la f e m m e possédée s'est située face à la
conquête d'une position de sujet multiple. L e sujet sup-
plantait, remplaçait, annulait l'objet. Alors, le lien entre
être sujet et être objet semblait inutile. Il n'y aurait pro-
gressivement plus de représentations objectivantes quali-
fiant certaines positions d'individus dans la société ; il
n'y aurait plus que des sujets. L'histoire présente nous a
montré que ce n'est pas si simple.

D e fait, la position d'objet continue, pour la situation


des femmes dans le m o n d e contemporain, d'être signi-
fiante à bien des niveaux, matériel, discursif, symbolique.
L'objet peut être représenté par la marchandise, objet de
commerce, o u par le m o y e n d'échange, instrument de
transaction politique entre humains. L'intérêt heuristique
de la figure sujet/objet tient alors à ce double niveau de
lecture, objet d'échange et m o y e n d'échange ; ce qu'il
faut expliciter.

Mais avant d'en venir aux différentes formes d'objet,


une remarque s'impose : sujet et objet ne sont pas tou-
jours distincts, et la modernité a instauré le mélange des
positions. Il faut insister sur le fait que la propriété de soi,
c o m m e corps, o u c o m m e personne, que la dynamique d u
devenir sujet c o m m e subversion de la position tradition-
nelle objectivante peut se montrer sous le double aspect
d u sujet et de l'objet. Être propriétaire de son corps per-
met justement de le vendre, dans la prostitution par

53
exemple. O u alors, pour échapper à ce vertige intellec-
tuel, d'aucunes diront désormais que la prostitution est
un service proposé au client et n o n une vente de soi.
« Vendre » son corps serait une image obsolète. D a n s tous
les cas, o n ne distingue plus l'être sujet, exprimant une
volonté, de son usage d'objet, soumis à une transaction.
D e m ê m e , dans l'opposition traditionnelle entre muse
et génie, médiatrice de l'inspiration et créateur d'absolu
esthétique, les femmes artistes d u siècle dernier ont pris
la mesure de la désuétude d'une telle représentation en
jouant de la double place, de modèle et de peintre, de
muse et d'écrivaine, passant de l'une à l'autre position,
voire usant des deux en m ê m e temps (Suzanne Valadon,
Anaïs Nin).

Autre exemple, politique : toutes les considérations


sur la pauvreté des femmes et le développement, sur les
victimes civiles de la guerre et les actrices de la paix (ou
du terrorisme !) développent volontairement l'idée que
les femmes sont à la double place de passivité et d'acti-
vité. Premières concernées par la pauvreté, les femmes
sont désignées aussi c o m m e les meilleurs actrices de la
micro-économie à venir ; population civile soumise à
toutes les violences, on s'interroge désormais sur leur res-
ponsabilité, dans la guerre c o m m e dans la paix.

54
Sans oublier ces situations de mélange, de mixte entre
sujet et objet, sans oublier n o n plus les multiples possi-
bles d u devenir sujet, je voudrais indiquer maintenant
c o m m e n t la persistance des discours objectivant les fem-
mes nous oblige à penser encore le rapport sujet/objet d u
point de vue de l'émancipation m ê m e des femmes.

L'objet et la marchandise

La marchandise est associée à la f e m m e de plusieurs


façons. Elle fut longtemps u n objet de transaction matri-
moniale, elle l'est encore dans certains endroits d u
m o n d e , elle l'est aussi dans le trafic très actuel d'êtres
humains, en compagnie des enfants parfois. O n peut
donc encore aujourd'hui vendre et acheter une f e m m e .
L'expression « marché matrimonial » n'a manifestement
pas perdu toute sa saveur sociologique.

Mais c'est surtout c o m m e accompagnement de la


marchandise que l'objectivation transparaît. L e corps
féminin peut être la représentation d u désir, bien sûr,
c o m m e dans l'affichage publicitaire de la lingerie fémi-
nine où la nudité et la perfection esthétique servent d'ar-
gument de vente. Objet de désir sexuel, la f e m m e repré-
sente le désir c o m m e tel, donc le désir des deux sexes.
Autre situation objectivante : lorsqu'on associe la f e m m e
à u n produit tout à fait autre. F e m m e et voiture forment
u n couple publicitaire récurrent. Là il ne s'agit pas d'une

55
représentation d u désir sexuel mais simplement de la
contiguïté, voire m ê m e de la proximité, entre deux objets
de désir, l'être sexuel d'une part, l'objet de consommation
matérielle d'autre part. L a f e m m e n'est pas l'objet de
consommation rêvé, elle renvoie à u n autre objet de rêve,
rêve masculin de puissance virile, vitesse et argent. O n
rétorquera que les images s'équilibrent de plus en plus,
qu'on voit des dessous masculins et des h o m m e s nus à
l'avant d'une voiture. C e rééquilibrage n'a cependant pas
supprimé u n traitement de l'image de l ' h o m m e o u de la
f e m m e très dissymétrique.

Mais il faut maintenant revenir au support de la


consommation marchande, c'est-à-dire à l'échange
qu'elle suppose nécessairement. Si le marché matrimonial
est une image ancienne, elle est intéressante car elle
donne plusieurs nuances, celle de l'échange réel, achat de
la f e m m e par l ' h o m m e o u la famille de l ' h o m m e , o u au
contraire don de la f e m m e accompagné de l'argent de la
dot ; o u celle de l'échange tout simplement, circulation
des êtres d'une famille à l'autre dans le tout social. E n ce
sens, c'est le fait m ê m e de l'échange qui constitue l'objet.
Il n'y aurait pas d'échange sans objet ; o u alors c o m m e n t
doit-on définir u n échange entre sujets ? Quelle serait la
chose qui serait objet de transaction ? Toutes questions
sans réponse facile. E n attendant, il est clair que la
société industrielle n'a fait que transposer une situation

56
antérieure, introduisant l'élément de la marchandise dans
le jeu des échanges déjà organisés entre les êtres, entre les
sexes.

Objet et m o y e n d'échange

La f e m m e sert à autre chose qu'elle-même, telle serait


la limite indépassable d u m o u v e m e n t contemporain d u
devenir sujet des femmes. Si elle aide à vendre, la f e m m e
peut vendre toutes sortes de choses, et pas seulement des
biens de consommation, des produits. Elle peut aussi per-
mettre la transaction d'idées, troc politique bien souvent
; elle peut également être l'incarnation d'une difficulté, la
solution d ' u n problème. D a n s ce cas, c'est son instru-
mentalisation qui la marque dans son objectivation. Plus
précisément, o n distinguera successivement lorsqu'elle est
signe, emblème, o u monnaie d'échange.

O n se souvient, bien sûr, de la dernière page d u livre


de Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la
parenté (1947), o ù il concluait, après avoir longuement
expliqué la construction de l'échange des femmes par les
h o m m e s , déplaçant ainsi la tension entre sujet et objet, à
la nécessité de percevoir la f e m m e c o m m e « signe » et
« producteur de signe ». Ainsi elle serait semblable à des
paroles qui s'échangent (loin de la simple marchandise),
mais elle serait aussi autre chose qu'un signe, elle serait
source des signes, productrice de signes. Claude Lévi-Strauss

57
écrit que « la f e m m e est donc restée, en m ê m e temps que
signe, valeur ». Faisons deux remarques : échanger des
signes est plus respectable qu'échanger des choses et l'être
h u m a i n se caractérise par le langage ; produire des signes
implique de pouvoir s'extraire d'une position médiatrice,
hétéronome. O n pourrait restituer ainsi la chronologie,
même imaginaire, d'une première situation de signe
échangé à une situation seconde de sujet signifiant. Je
parle au conditionnel : nous s o m m e s à quelques lignes de
la fin d ' u n livre volumineux. C e n'est plus le temps des
démonstrations. L'envoléefinalede l'auteur s'offre à l'in-
terprétation sans danger pour la thèse m ê m e d u livre.
L'hypothèse de l'ethnologue de l'équilibre entre signe et
valeur pour définir la place des femmes dans le jeu des
échanges sociaux pourrait faire écho, de loin, au m o u v e -
m e n t de conquête d u sujet, d u devenir sujet des femmes.
Mais ce n'est q u ' u n écho. E n revanche, nous s o m m e s par-
venus aujourd'hui au renversement de cette chronologie
o u passage d u signe à la valeur : la f e m m e productrice de
signes, valeur, sujet dirais-je, bute sur le fait qu'elle conti-
nue à être u n signe, signe qui sert l'échange social au sens
large. C'est c o m m e si la perspective historique s'était
inversée : le sujet se verrait, à partir de sa position d'auto-
nomie revendiquée, obligé de composer avec sa fonction
d'usage et d'échange par les autres. Q u e ce sujet soit une
f e m m e et les autres en général des h o m m e s serait
l'horizon d'aujourd'hui.

58
C e rappel d'un texte permet d'encadrer les remarques
suivantes o ù les femmes (ici, le pluriel s'impose) sont le
signe d'un problème, o u encore son e m b l è m e .

Elles sont le signe d'un conflit lorsqu'un pays c o m m e


la France se déchire autour d u port d u foulard des jeunes
musulmanes. Il en va, c'est entendu, de la liberté et de
l'émancipation des jeunes filles, et dans ce cas, elles sont
effectivement des sujets libres o u des sujets contraints
(selon les diverses appréciations politiques). Mais il en va
aussi de tout ce que ce foulard (objet vestimentaire par
ailleurs, objet qui touche donc au corps des femmes,
caché o u exhibé par le port d u foulard - les deux lectu-
res sont possibles) explique, par exemple le retour et la
multiplication des religions dans nos sociétés laïcisées ;
ou encore les disfonctionnements sérieux de l'intégration
des jeunes venus de l'immigration. Le foulard parle donc
de la situation des jeunesfillesmusulmanes, mais aussi
d'autre chose, de religion, o u de la banlieue. Le foulard
est alors l'image d ' u n ensemble de problèmes d'une
société à un m o m e n t donné. Je précise que l'argument de
l'instrumentalisation de ces jeunes filles devient dans
cette analyse u n élément parmi d'autres de l'histoire. E n
revanche, je propose de lire toujours à deux niveaux le
débat sur le foulard, c o m m e u n débat pour lui-même,
voile sur les cheveux ou le visage d'une f e m m e de religion
m u s u l m a n e , et c o m m e u n débat pour autre chose :

59
à quoi ce débat sert-il dans le temps présent pour faire de
la politique ? Loin donc de s'en tenir à l'instrumentalisa-
tion des femmes dans une société, et à la dénonciation de
cette instrumentalisation, il faut comprendre à quoi elles
servent, il faut reconnaître que les femmes sont u n pré-
texte pour échanger des idées. Elles sont donc u n signe,
au sens o ù elles renvoient à autre chose qu'elles-mêmes.
C e n'est pas une situation enviable, ou confortable ; c'est
un donné auquel o n doit faire face. Cela change la poli-
tique autant que la philosophie : le sujet pur n'existe pas ;
il est entaché d u sens qui lui est donné. Il n'est pas aliéné
pour autant par cette situation ; il peut et doit exister
malgré tout.

Signe, o u e m b l è m e : autre exemple d'usage d u corps


féminin, celui de l'obligation du port de la burqua par les
femmes afghanes. L'image était parlante, c o m m e o n dit ;
elle exprimait la mise à l'écart des femmes par les talibans,
la négation de leur corps et de leur visage. Puis, elle fut
aussi l'expression de l'oppression de tout u n peuple, l'em-
blème d'une société terrorisée. L a burqua exhibée sur
papier glacé fut la messagère d'un peuple désespéré. L à
encore, il est peu pertinent de gloser sur l'exactitude de
l'image face à la réalité de la f e m m e afghane c o m m e si
c'était le seul enjeu de l'image montrée. Il n'y avait pas
contradiction entre se servir de l'image de la burqua pour
alerter une opinion, et critiquer en m ê m e temps l'intérêt

60
trop étroit de l'Occident pour les femmes afghanes plus
que pour u n peuple tout entier. C'était bien une image
emblématique, et il ne faut en rien le regretter ; plutôt
dédoubler là encore les usages, là o ù il s'agit des femmes,
et là o ù nécessairement il s'agit d'autre chose. U n signe
renvoie à autre chose que lui-même, u n e m b l è m e s y m b o -
lise la réalité en démultipliant les strates d'apparence et de
réel.

Pour finir, je propose de qualifier cette fonction


d'échange persistante, fonction o ù les femmes conti-
nuent, malgré elles et malgré tout, à servir à autre chose
qu'à leur finalité subjective propre, de monnaie politique.
Il s'échange toujours quelque chose avec les femmes.
M o y e n d'échange, lieu d'échange, la situation reste trou-
blante. Prenons l'histoire des concours de beauté. E n
Afrique, en Inde, ils furent dénoncés : contre la f e m m e -
objet de l'Occident, il fut affirmé que ces concours ne
devaient pas avoir lieu. E n m ê m e temps, il fut dit que les
femmes, indiennes par exemple, représentaient u n peu-
ple, l'identité de ce peuple. Elles étaient donc double-
ment objet, c o m m e prisonnières de valeurs occidentales
d'un côté, c o m m e otages des valeurs de leur c o m m u n a u t é
de l'autre. Rappelons-nous aussi l'histoire des femmes
nigérianes condamnées à la lapidation pour adultère.
D e u x analyses coexistaient : l'une disait qu'elles servaient
à critiquer le pouvoir central de l'État, défense de règles

61
sociales propres au nord d u Niger, l'autre pointait d u
doigt la bonne conscience occidentale, le prosélytisme de
valeurs inadaptées à la situation africaine. Dans les deux
cas, on semblait avoir oublié que sauver ces femmes,
c'était un acte qu'on ne saurait regretter.
E n u n m o t , m ê m e si une situation politique o ù les
femmes sont impliquées doit être décodée et comprise
dans la totalité de ses enjeux, je dois dire que si la liberté
des femmes doit en sortir meilleure, je ne m e priverai pas
de m ' e n réjouir. E n clair, accepter l'équivocité o u la poly-
sémie d ' u n débat n'est pas en soi une impasse.
L'instrumentalisation de la cause des femmes est au cœur
de la problématique politique contemporaine et d'une
pensée de leur émancipation. Bien sûr, on m e dira qu'il
faut dénoncer ce double jeu. Je m e dis cependant qu'il
vaut mieux l'affronter.

Perspective
O n pourrait regretter, bien évidemment, ce lien
constant entre la position de sujet, à la conquête de lui-
m ê m e , et la persistance d'une objectivation du statut des
femmes. M e s exemples ou références ont pour la plupart
le corps féminin c o m m e support d'un échange excédant
la personne elle-même. Le corps et sa liberté sont u n
enjeu fondamental. Tout le c h a m p des nouvelles techno-
logies de reproduction, c o m m e celui de la recherche à

62
partir des cellules souches embryonnaires mériterait u n e
réflexion analogue. S'agit-il de reconnaître les femmes o u
de les instrumentaliser, o u les deux à la fois ? L'histoire de
la philosophie serait aussi u n b o n terrain d'investigation.
O n y découvrirait que les femmes sont aussi bien présen-
tes qu'absentes, que le féminin sert à diverses opérations
argumentatives. M o n n a i e d'échange, monnaie politique,
les femmes peuvent l'être dans bien des situations ; la
réforme de la parité est u n b o n exemple de l'embarras
entre finalité propre et utilisation stratégique.

Cette tension entre sujet et objet peut être jugée scan-


daleuse, peu compatible avec les exigences d u féminisme.
Pour m a part, j'opte pour la lucidité. Lieu de l'échange
politique au sens le plus large, je crains que cette situation
des femmes ne soit à jamais u n élément structurel de la
vie sociale. Alors, c o m m e n t faire ? Pas nécessairement
verser dans le cynisme ; la lucidité c o m m e outil critique
peut radicaliser les analyses et les engagements. À m o n
tour de m e servir de la dernière page d u livre de Claude
Lévi-Strauss : si la f e m m e n'est pas seulement signe, mais
productrice de signe, alors l'histoire c o m m e n c e , et la dia-
lectique entre ces deux postures, objective et subjective,
gagne en m o u v e m e n t . C e serait cela l'intrusion des fem-
m e s c o m m e actrices de l'histoire.

Peut-être puis-je proposer, alors, d'user d'une figure


voisine, susceptible d'éclairer ce lien entre sujet et objet,

63
d'une figure classique, celle de la fin et d u m o y e n , qui,
d'ailleurs, peut se redoubler dans le rapport entre l'infini
et lefini.L a quête d u sujet consiste à se poser c o m m e sa
propre fin, sujet autonome, source de sa propre loi. S'il
est intéressant, ce sujet, lorsqu'il s'agit d u sexe féminin,
c'est parce qu'il fait rupture avec le statut de médiation
imposé historiquement à ce sexe. U n e image u n p e u
ancienne pour illustrer cette tradition de la f e m m e
comme médiatrice : lorsque la pensée d u progrès, fin
xviiie, devient dominante, la perfectibilité d u genre
h u m a i n en est le complément sémantique. L'homme
serait capable de dépasser ses limites. L a perfectibilité
suppose u n temps infini de progrès. E n parallèle, la
f e m m e , attelée à la reproduction de l'espèce, ne semblait
pas conviée à cet avenir démultiplié. Les discours qui
entourent son histoire parlaient plutôt de perfectionne-
m e n t que de perfectibilité3. L a finalité propre au sujet
individuel se complète donc d'une possibilité d'infini ; en
revanche, l'être pris dans les rets de safinitudese rappro-
che de la fonction instrumentale, médiation, chaînon
dans l'histoire longue de l'espèce. Schopenhauer, u n peu
plus tard, expliquait que l'amour n'était qu'une ruse de
l'espèce pour mettre au service de l'infinité de celle-ci le

3. Fraisse, Geneviève (1989). Muse de la raison : démocratie et


exclusion des femmes en France. Paris : Folio-Gallimard, 1995.

64
sentiment féminin. Les exemples philosophiques donne-
raient lieu à une longue enumeration. La f e m m e média-
trice, intermédiaire, instrument, finitude est une image
récurrente, laissant toute la place à la représentation de
l ' h o m m e conquérant son infinitude, taraudant la trans-
cendance, m ê m e lorsque cette transcendance n'a plus rien
de métaphysique. Elle est u n m o y e n , ni une fin ni sa pro-
pre fin par conséquent. Elle est lefiniface à l'infini. C'est
ce schéma, ancien, qui s'est défait. L'individu démocrati-
que, expression politique de ce m o u v e m e n t subjectif de
la liberté humaine, l'a emporté, pour les deux sexes. Et
pourtant, le statut de la f e m m e médiatrice n'a pas dis-
paru pour autant.

Cette figure de la fin et d u m o y e n , de l'infini et d u


fini, est évoquée en conclusion pour multiplier les formes
d'opposés dans lesquelles se pensent les différences de
sexe, la dissymétrie qui préside à leur devenir, dissymétrie
sans cesse reconstruite par l'histoire. La tension entre
sujet et objet m e semble la plus parlante, mais elle gagne
à être illustrée diversement. Cette conclusion est une pro-
position de travail. Ajoutons que ce lien entre le fini et
l'infini donne une mesure d u rapport entre sujet et objet
qui permet d'imaginer des renversements de situation, là
où lafinitudeet l'infinitude de l'être h u m a i n se partage-
raient sans cesse entre les êtres, donc aussi entre les sexes.
C e serait une autre histoire...

65
Transculturalité et convivialité

Fathi Triki

D a n s le débat contemporain sur la diversité culturelle


et ses effets sur le vivre-ensemble, u n nouveau personnage
conceptuel c o m m e n c e à faire son chemin dans le m o n d e :
l'interculturalité. D a n s cette étude, j'essaierai de convo-
quer ce personnage conceptuel et de le soumettre au juge-
m e n t philosophique. Mais d'ores et déjà, nous pouvons
constater que la simplicité de son étymologie constituée
d u préfixe « inter » et d u m o t « culturalité » suppose
acquise la pluriculturalité c o m m e fait incontestable de la
modernité. Elle renvoie aussi à une possibilité de c o m -
munication entre les cultures. C o m m e n t s'articule cette
communication ? Quelle est sa valeur anthropologique
et a-t-elle u n effet sur la socialite ? Y a-t-il u n fondement
à cette idée ? L e pluralisme culturel constitue-t-il u n e
menace constante au vivre-ensemble ?

C'est sur ces problématiques que nous allons nous


focaliser dans cette étude.

67
Le pluriculturalisme

Par pluriculturalisme nous entendons la coexistence


de deux o u plusieurs cultures au sein d'une m ê m e société
ou d'un groupe de sociétés.

La visibilité la plus importante de la pluriculturalité


internationale est liée actuellement à la conflictualité des
rapports à l'échelle nationale c o m m e à l'échelle interna-
tionale. L e siècle dernier fut le siècle le plus meurtrier
qu'a vécu l'humanité. Les guerres, devenues totales et
mondiales, sont généralement accompagnées de massacres
de masse, de camps d'internement et de concentration,
de génocides, de racismes de toute sorte, d'embargos, de
blocus, de nouvelles colonisations, d'invasions et de bar-
baries. Le début d u siècle actuel n'est pas meilleur. Déjà
le n o m b r e de cadavres et de destructions dépasse l'imagi-
nation. Il faut dire que depuis les années 8 0 et surtout
après la chute d u m u r de Berlin, l'humanité connaît à la
fois u n climat de tension extrême o ù guerres, conflits eth-
niques, terrorismes, instabilités et violences se perpétuent
pour mieux asseoir la nouvel ordre économique et politi-
que, une diplomatie musclée o ù la menace de la force fut
remplacée par la force au quotidien et une hégémonie
unilatérale d'une seule puissance qui veut se faire accep-
ter c o m m e telle par tous.

68
D a n s ce cas, il n'est pas étonnant de voir apparaître
une « nouvelle communication » fondée sur des notions
guerrières c o m m e le terrorisme, « l'axe d u mal », le dan-
ger nucléaire, les armes de destruction massive, etc. Il faut
dire que la guerre elle-même est devenue une c o m m u n i -
cation. Hegel l'a toujours affirmé en en soulignant la
nécessité pour redonner u n sens au peuple son sens.

Cette visibilité catastrophique d u m o n d e s'est faite au


m o m e n t o ù la circulation des h o m m e s , des objets et des
idées s'accroît de plus en plus, et les croyances diverses
ainsi que les doctrines contradictoires se côtoient pour
faire de notre m o n d e u n lieu de la pluriculturalité. Il faut
dire que ce multiculturalisme est une conséquence de la
redécouverte de la diversité culturelle et identitaire dans
u n m o n d e qui se dévoile de plus en plus pour montrer sa
pluralité constitutionnelle. U n e société monoculturelle
ou u n pays monoculturel, c'est-à-dire marqués par une
représentation parfaite de l'unité (unité nationale, unité
linguistique, unité ethnique, etc.) laissent la place à une
société pluriculturelle o ù le modèle statio-national éclate
pour redonner u n sens pluridirectionnel à l'identité.

Visiblement, l'explosion des identités culturelles et


l'éclatement des nationalismes monolithiques ont, dans
une large mesure, déstabilisé l'équilibre précaire d u
m o n d e de l'après-guerre. C'est pourquoi les penseurs et
les idéologues ont essayé de promouvoir une solution

69
depuis l'expérience d u Canada, qui oscille entre Fassimi-
lationnisme et le différentialisme. Le débat a pris finale-
m e n t une dimension politique qui, dans une large
mesure, refoule dans les pays démocratiques l'expression
de la différence dans la sphère de la vie privée, alors que
l'on s'efforce par tous les moyens technologiques d'obte-
nir l'adhésion (faible o u militante) à u n projet unique, à
une forme d'unité culturelle et idéologique qui comporte
plusieurs facettes garantissant le choix démocratique mais
confirmant aussi la cohésion sociale par la réduction des
différences. Le multiculturel melting pot, par exemple, est
une célèbre tentative idéologique d'obtenir la fusion des
cultures coexistantes pour constituer u n « bloc » indiffé-
rencié au n o m d ' u n civisme approprié.

Le pluriculturalisme ne recouvre pas seulement les


sociétés originellement plurielles et les transformations
anthropologiques des sociétés contemporaines des pays
riches, de plus en plus marquées par la présence de plu-
sieurs cultures, de plusieurs c o m m u n a u t é s et donc par
une grande diversité de styles de vie. Elle recouvre de plus
en plus maintenant les sociétés les plus monoculturelles
par l'extraordinaire circulation des h o m m e s et des idées,
de telle sorte que les idéaux totalisants arrivent mal dans
ces sociétés, surtout celles qui sont hiérarchiquement
organisées à maintenir une cohésion et une pacification
des rapports.

70
Le pluriculturalisme découle directement de la m o n -
dialisation des idées, de la renaissance des identités et des
c o m m u n a u t é s ethniques, culturelles et religieuses.

Mais ce pluriculturalisme désigne également u n cou-


rant de pensée de plus en plus large qui mérite d'être dis-
cuté philosophiquement pour en déterminer la perti-
nence.

Le problème n'est pas de pouvoir penser philosophi-


q u e m e n t l'unité et la diversité de l'humain, ce qui peut se
faire dans une démarche dialogique et critique, pour évi-
ter la circularité de l'alternative et la pensée en termes
d'exclusion des contraires « pluralisme » et « universa-
lisme ». L'enjeu est de savoir si l'humanité est capable de
garder ses traditions différentes et ses cultures plurielles
tout en aspirant à u n « vivre-ensemble » dans la dignité.

À vrai dire, quand le terme pluriculturalité aspire à


devenir concept philosophique, c'est-à-dire une construc-
tion idéelle autour d ' u n ensemble de propositions nor-
matives, cette problématique se complique davantage et
sombre dans les prises de position idéologiques voire dans
les orientations des actions politiques. Il y a évidemment
une quête réelle d ' u n idéal de justice et d'égalité qui sous-
tend cette idéologie, il y a aussi une militance pour une
éthique d u vivre mieux dans u n rapport d'harmonie et de
coexistence avec les autres individus et les autres cultures

71
tout en gardant intacte les manières d'être des diverses
c o m m u n a u t é s qui constituent u n e société donnée. Tout
le débat entre les libéraux et les communautariens se situe
dans le souci de garder une forme de dignité à l ' h o m m e ,
les premiers en renforçant l'idée de civilité par les valeurs
et obligations c o m m u n e s , les seconds par la quête de la
reconnaissance et de l'authenticité. Mais u n danger
guette cette notion qui, si elle passe au niveau conceptuel,
se transforme inéluctablement en une simple idéologie :
c'est la justification malgré les efforts des différentialistes,
des actions n o n humanitaires qui peuvent se produire ici
ou là au n o m de la différence de religion o u de culture.
C'est pourquoi je soutiens ici que la pluriculturalité est
u n fait descriptif qui recouvre les transformations des
sociétés de la mondialisation mais qui ne peut jamais être
une doctrine philosophique cohérente, car elle exclue
toute forme d'unité, donc toute forme d'abstraction et
toute conception. Elle est de l'ordre d u constat et n o n d u
concept.

Le terme d'interculturalité est beaucoup plus proche


de l'ordre philosophique en ce qu'il peut mettre en rap-
port les idées les plus différentes. U n e construction inter-
culturelle est possible quand elle essaie de trouver u n lien
de compréhension et de communication entre les diffé-
rentes identités pour mettre en place quelque chose de
c o m m u n entre les h o m m e s .

72
L'interculturalité

La rationalité de l'identité au niveau politique se


scinde en deux dispositifs dans son rapport à la m o d e r -
nité : l'identité c o m m e processus d'intégration maximale
de l'individu dans les rouages d u pouvoir, et l'identité
c o m m e forme de subjectivation, c o m m e constitution de
soi, c o m m e souci de soi pour reprendre u n terme cher à
Michel Foucault. C e dernier affirme avec insistance que :
« jamais dans l'histoire des sociétés humaines, o n a
trouvé, à l'intérieur des m ê m e s structures politiques, une
combinaison aussi complexe de techniques d'individuali-
sation et des procédures totalisatrices »'.

N o u s comprenons, dans ce cas, pourquoi il y a actuel-


lement u n peu partout une revendication de l'identité
propre, de la personnalité unique, de l'affirmation de soi
avec ses sentiments, ses goûts, ses styles de vie, ses croyan-
ces, en u n m o t la revendication de son intimité. L'un des
rôles de l'interculturalité réside effectivement dans la
lutte contre l'identification politique et l'uniformisation
des m o d e s de vie : c'est là, à m o n avis, le sens que donne
Michel Foucault à la subjectivation, qui n'exprime pas u n
individualisme et ne se définit pas n o n plus par l'anar-
chisme ; c'est tout simplement pouvoir opposer l'identité,

1. Michel Foucault, Le souci de soi, Gallimard, Paris 1984, p. 302.

73
comme représentation d u sujet agissant et comme
spécificité, à l'identification c o m m e processus unidimen-
sionnel d u pouvoir.

Si j'ai insisté sur l'analyse conceptuelle de l'identité,


c'est pour montrer qu'il y a, dans les plis m ê m e de sa défi-
nition, la présence de cet écart par rapport au passé, de
l'affirmation de la différence et de l'altérité. Il y a donc ici
u n abandon de l'unilatéralité de l'être au profit de la
contingence, de la singularité et de la multiplicité empi-
rique et extra-empirique des cultures qui projettent
l ' h o m m e dans la finitude, c'est-à-dire dans « retirement
entre la vie et la mort ». L a critique de l'unilatéralité a
pour but de restituer à l ' h o m m e , hors de son propre nar-
cissisme, son essence c o m m e finitude, et d'en rappeler
l'existence c o m m e être-avec, c o m m e histoire et c o m m e
multiplicité.

O n comprend dès lors combien l'interculturalité fon-


dée sur les valeurs d'ouverture, de création, de futurition
et de différence doit être enracinée dans notre manière
d'approcher la modernité. Cela rend le rapport de soi à
l'autre indissociable et implique une réelle organisation
institutionnalisée des processus d'identification assignant
aux concepts d'identité et de différence leurs fonctions
propres dans la société en général.

74
C'est évidemment la culture qui permet cette identi-
fication des individus, des c o m m u n a u t é s o u des peuples.
L'interculturalité est la philosophie qui permet à la fois de
respecter les différences structurelles des cultures, leur
égalité quant à leurs valeurs intrinsèques, et de considérer
toute culture c o m m e ayant une dimension universelle
qui la constitue c o m m e u n bien c o m m u n offert à toute
l'humanité.

Cette définition de l'interculturalité m e t fin à la pré-


tention de la rationalité occidentale de détenir seule cette
dimension humanitaire. Elle donne en plus à l'universa-
lité u n aspect dialogique d'intercompréhension.

Vouloir imposer à toutes les cultures une vision uni-


que et définitive des droits et d u m o d e de vie ne peut
aboutir qu'à la violence perpétuelle. Effectivement deux
types de rapports à l'autre dominent actuellement dans
les sociétés occidentales : le racisme et la colonialité qui
sont actuellement les deux attitudes principales de l'hy-
percapitalisme face à la question de l'altérité.

L'exemple le plus édifiant est cette volonté de l'hyper-


capitalisme de re-coloniser une nouvelle fois le m o n d e
n o n occidental, celui qui présente u n intérêt économique
ou stratégique, mais avec d'autres moyens et d'autres for-
mules. Après la Palestine, l'Afghanistan et l'Irak, d'autres
pays vont tomber de nouveau. L a colonialité se positive

75
actuellement chez les stratèges et les intellectuels, et il
paraît qu'elle fait d u bien aux pays conquis puisqu'elle se
fait au n o m d'une certaine vision des droits de l ' h o m m e .

Par ces deux mouvements, l'exclusion de l'étranger


quand il est à l'intérieur d u m o n d e occidental (le
racisme), la prise en charge de son être et de son destin
quand il est chez lui (la colonialité), la mondialisation
hypercapitaliste réduit à jamais le rapport entre les cultu-
res à une domination parfois sanglante.

N o u s prendrons c o m m e exemple la tentative récente


des médias occidentaux d'expliquer la violence terroriste
par l'islam politique.

N o u s montrerons que cette thèse n'est pas fondée,


n o n pas parce que l'islam, pas plus que le judaïsme o u le
christianisme, ne génère nullement la violence, mais
parce que dans le fond la philosophie d u vivre-ensemble
fondée sur l'hospitalité n'est pas actuellement le point
fort de la rationalité occidentale dans sa variante néo-
libérale - une rationalité construite, pour reprendre l'ex-
pression de Michel Serres, sur l'exclusion perpétuelle de
l'autre c o m m e différent.

Plusieurs intellectuels des pays musulmans et arabes


ont souvent défendu, par plusieurs m o y e n s pacifiques,
l'aspiration de leurs peuples à la liberté et à la démocra-
tie. Ils ont souvent interpellé la conscience occidentale en

76
lui posant u n e question embarrassante : pourquoi tout
d ' u n coup les penseurs, les écrivains, les journalistes et les
décideurs occidentaux, à la suite des acteurs politiques,
découvrent, que ce soit au m o m e n t de la première guerre
d u Golfe o u au m o m e n t o ù les Etats-Unis imposent leur
guerre de colonialisation de l'Irak au m o n d e entier, l'exis-
tence de dictateurs dans le m o n d e arabe et islamique et
l'existence de réseaux intégristes pourtant très actifs et
très meurtriers depuis 15 ans dans ce m o n d e ? Pourquoi
ces écrivains ont gardé le silence q u a n d leurs pays soute-
naient et encourageaient ces dictatures ? Les droits de
l ' h o m m e ne sont-ils pas devenus u n enjeu politique au
lieu de rester u n e éthique indivisible qui s'applique à
l ' h o m m e en tant que tel ?

L'islam politique est le résultat d'une idéologie qui a


épuré cette religion de son fond réel et l'a érigée en abs-
traction absolue figée dans le temps, uniformisée par u n e
doctrine politico-religieuse unique et exclusive qui seule
détiendrait la vérité absolue. C e conservatisme qui
défend l'« invariant » de l'islam n'a d'équivalent que l'at-
titude xénophobe de certains intellectuels occidentaux,
révélée par la répétition obsessionnelle dans les milieux
médiatiques et m ê m e littéraires de clichés sur les intolé-
rables de l'islam. Georges C o r m remarque :

« l'Islam invariant etfigé,de tous les temps et de tous


les lieux, religion de la fermeture, de l'intolérance et de la

77
violence, l'islam d u djihad, de la dhimma, d u voile des fem-
m e s , de la flagellation et des mains coupées : voilà ce que res-
sent la psyché occidentale depuis la révolution iranienne »2.

Il faut dire que l'islamisme c o m m e idéologisation


abusive de la religion islamique est en dernière analyse u n
totalitarisme de l'identité. Il n'est nullement la recherche
d ' u n positionnement adéquat des musulmans dans le
m o n d e . Il n'est pas n o n plus la défense de cette religion
ignorée et parfois méprisée par les autres. Il est tout sim-
plement u n e manière musclée de nier les différents
m o d e s de configuration de l'islam dans les différentes
sociétés. Sans nier l'unité d u d o g m e , o n peut affirmer la
diversité et la pluralité de l'islam réel de tous les jours.
L'islam est, c o m m e toute religion, enraciné dans l'histoire ;
et c o m m e tel, il doit s'adapter aux structures des sociétés
où il est fonctionnel. Faut-il rappeler qu'il y a actuelle-
m e n t 4 5 pays o ù l'islam est majoritaire, sans parler de
l'Inde, o ù l'islam est minoritaire mais o ù le n o m b r e des
musulmans se rapproche des 100 millions, et de la
Chine, o ù le n o m b r e des musulmans dépasse les 8 0 mil-
lions. L'islam est présent dans plusieurs pays d'Europe,
d'Afrique, d'Asie et d'Amérique avec u n taux qui varie de
5 % à 50 %.

2. Georges C o r m , Conflits et identités au Moyen-Orient (1919-


1991), Arcantère, Paris 1992, p. 105.

78
L'erreur fatale dans les différents débats u n peu partout
dans le m o n d e à propos d u livre de Huntington est de
considérer que la ligne de démarcation doit être tracée entre
le m o n d e occidental et son ennemi récent — le m o n d e isla-
mique. Plusieurs idéologues, h o m m e s politiques et activis-
tes ont pris ce malentendu c o m m e leitmotiv de leurs prati-
ques politiques, souvent exclusives, racistes, xénophobes,
terroristes et répressives et qui peuvent aller jusqu'à l'épura-
tion ethnique. Huntington est certainement responsable de
ce malentendu, parce qu'il n'a pas pris la peine, dans son
article publié en 1993 dans Foreign Affaires, de clarifier et
préciser ses intentions d'une part, et d'en prévoir les consé-
quences politiques et stratégiques après la première guerre
du Golfe et au m o m e n t de la crise qui secouait l'Europe de
l'Est d'autre part. D a n s son livre publié trois ans après, il a
pris la peine de spécifier ses objectifs, de prévenir des consé-
quences possibles de ce malentendu et d'améliorer ses ana-
lyses d u m o n d e islamique.

S'il y a une ligne de démarcation à tracer, il faut


qu'elle départage les fanatiques des trois religions, qui
sont au pouvoir dans plusieurs pays d u m o n d e et opéra-
toires au moins dans deux grandes puissances, des forces
de progrès et d u vivre-ensemble qui, dans toutes les reli-
gions et toutes les cultures, forment le lieux de résistance
quotidienne pour que notre m o n d e soit habitable. Il n'y
a pas de choc des civilisations, il y a une lutte amère entre

79
les fanatiques de l'ensemblisme identitaire, dans toutes
les cultures et spécialement dans les trois religions révé-
lées, et les défenseurs de la vie et de la liberté.

La transculturalité

L'interculturalité suppose acquises les différentes pro-


positions des déclarations de l'Unesco et de l ' O N U en
faveur de la différence culturelle, q u e ce soit la
Déclaration des principes de la coopération culturelle inter-
nationale de 1966, celle sur le Droit au développement de
l ' O N U de 1986 o u encore plus récemment la Déclaration
universelle de l'UNESCO sur la diversité culturelle. Elle
propose une logique dialogique fondée sur le pragma-
tisme pour remplacer l'archétype rationaliste qui, dans le
contexte d'une mondialisation des idées, d u marché, des
droits, des sciences et des technologies, rend impensable
u n droit autre que rationnel, autre qu'occidental et o ù les
droits traditionnels ne semblent possibles que dans leur
annihilation par le processus de modernisation.

Le problème avec cette vision interculturelle d u


m o n d e se situe au niveau des approches possibles des
droits. Peut-on concevoir, au n o m de cette logique dialo-
gique de l'interculturalité, une coexistence entre différentes
déclarations des droits de l ' h o m m e ? Peut-on faire coexis-
ter une déclaration islamique des droits de l ' h o m m e avec
une déclaration africaine, une asiatique, etc. ? N'est-ce pas

80
là, par une logique relativiste, une manière de détourner
l'affirmation des différences culturelles pour en faire u n
simple constat d'échec quant à l'intercompréhension des
h o m m e s et des cultures ? Si l'humanité ne partage pas des
valeurs c o m m u n e s , aucune approche interculturelle n'est
possible, aucune communicabilité entre les cultures n'a
lieu, ne serait-ce que pour déclarer la différence culturelle.
C'est pourquoi, m e semble-t-il, il est nécessaire d'aller u n
peu plus loin que l'interculturalité, vers ce que l'on peut
appeler transculturalité.

Le défaut des deux premières thèses, celle de la diver-


sité culturelle et celle de l'interculturalité, réside dans le
fait de n'approcher la culture' qu'anthropologiquement.

3. Il fau: distinguer trois acceptions possibles de la culture. L a


première est d'ordre anthropologique ; la seconde est d'ordre spirituel
et intellectuel ; la troisième est d'ordre politique. La première renvoie
à u n <• tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances reli-
gieuses, l'art, la morale, le droit, les coutumes et toutes les autres capa-
cités et habitudes q u e l ' h o m m e acquiert en tant que m e m b r e de la
société ». L a seconde, au contraire, renvoie à la réflexion individuelle
et libre, c'est-à-dire à la possibilité qu'a tout individu de créer, d'in-
terpréter, d'apprécier, de juger et de rejeter, si besoin est, les systèmes
collectifs de croyance. L a troisième récupère les données de la pre-
mière et les m o y e n s de la seconde pour les institutionnaliser et cana-
liser, pour ainsi dire, le savoir et les créations dans u n but déterminé
politiquement o u ¡déologiquement. L a première est systémique et

81
L a culture est u n e possibilité q u ' a u n individu o u u n
groupe d'individus de créer, d e juger, d e critiquer, d e
penser et de c o m m u n i q u e r . O r , les différents pouvoirs
politiques, surtout dans la seconde moitié d u xxe siècle,
ont entrepris u n e grande opération d'institutionnalisa-
tion des cultures, en les privant de leur caractère critique
et en les fixant à l'intérieur d'appareils bien agencés.

L a transculturalité récupère l'aspect critique de toute


culture pour en déterminer à la fois d'une façon transver-
sale et transcendante ce qui peut être universel et consti-
tuer par là u n corpus critique et toujours renouvelable de
valeurs c o m m u n e s à toute l'humanité. Pour cela, u n e
émancipation d u « tout culturel » mais aussi d u divers
éparpillé d u culturel est nécessaire tout en gardant opéra-
toires les différences culturelles. Les cultures ne dialo-
guent pas et il est inutile de trouver u n ordre dialogique
entre les différentes cultures. Il y a plutôt une « rencontre »*
des cultures, rencontre qui peut se faire dans l'ordre de

fonctionne à notre insu c o m m e moyen d'inclure l'individu dans une


collectivité donnée ; la seconde est critique et fonctionne c o m m e per-
fectionnement des acquis et libération de l'individu d u poids social ; la
troisième est fonctionnalisée par Yimperium de l'idéologique.
4 . Derrida (« Violence et métaphysique » in L'écriture et la diffé-
rence, Seuil, Paris 1967, p . 134) nous fait remarquer que, pour
Levinas, la relation originaire avec l'autre se fait par la « rencontre » :
« Levinas vise déjà le face-à-face et la rencontre d u visage ».

82
l'hospitalité, de l'étrangeté et de l'extériorité, mais aussi
dans l'ordre de l'hostilité et d u désir de « consommation »
et de destruction. E v i d e m m e n t , le non-savoir peut être à
l'origine d u m a l et des conflits. L a connaissance des
autres cultures peut dans une grande mesure transformer
toute rencontre originellement violente en une hospita-
lité réfléchie. L'intercompréhension qui peut s'exprimer
par plusieurs modalités conceptuelles c o m m e l'agir c o m -
municationnel, la raisonnabilité o u m ê m e l'intercultura-
lité dans sa logique dialogique contribue à circonscrire la
violence dans les rapports interhumains et interculturels.

La transculturalité fait appel à la raison c o m m e ouver-


ture et à la sensibilité c o m m e accès direct et n o n média-
tisé à l'humain. Cette connexion de la raison et de l'aes-
thésis, je l'ai appelée dans m e s travaux, à la suite de
Fârâbî, raisonnabilité.

C e qui est important de rappeler ici, c'est que la ren-


contre des cultures dans l'ordre de la raisonnabilité se fait
par la socialite et l'amour^ c o m m e vivre ensemble dans

5. N o u s avons montré dans notre livre Philosopher le vivre-ensemble,


Tunis 1998 que Mahabba exprime étymologiquement une disposi-
tion affectueuse qui, selon le philosophe arabe Miskawayh, peut se
préciser en « amour-passion ('ishq), amour-amitié (sadâqd), folie
amoureuse (walah) et affectionfiliale(mawadda) ». Mais cette mahabba
se fait nécessairement par al-ouns, parce qu'il y a, écrit M i s k a w a y h ,

83
l'harmonie consentie, et traduit n o n seulement une jus-
tice sociale mais aussi une entente possible entre les h o m -
mes, u n humanisme de partage6, une vraie convivialité.

« nécessité pressante à réaliser une situation telle que les individus


dispersés constituent une communauté harmonieusement liée au
point de n'être plus, grâce à cette harmonie consentie, que c o m m e un
seul individu dont tous les membres concourent ensemble à la pro-
duction d'un m ê m e acte utile pour lui », in Livre V de Tahdhib al
Akhlâq, ce passage est traduit et cité par M . Arkoun, Contribution à
l'étude de l'humanisme arabe au IVlx siècles, Miskawayh, philosophe et
historien, Vrin, Paris 1970, p . 3 0 3 .
6. Il va sans dire que cet humanisme se pense dans les limites de
la croyance musulmane. L ' h o m m e accomplit sa tâche propre dans la
vie. Il ne remplacera pas Dieu.

84
La négation du sujet
dans le nouveau ordre mondial

Reyès Maté

« L e droit des gens n e tient pas seulement sa valeur d ' u n


pacte o u d ' u n accord entre les h o m m e s , mais il a aussi valeur
de loi. C a r le m o n d e entier, qui forme d ' u n e certaine
manière, u n e seule c o m m u n a u t é politique, a le pouvoir d e
faire des lois justes et bonnes pour tous, c o m m e celles qui se
trouvent dans le droit des gens. Il en ressort clairement que
ceux qui violent le droit des gens, soit en temps de paix, soit
en temps de guerre, commettent u n péché mortel, mais à
condition que ce soit sur des points assez importants, c o m m e
l'immunité des ambassadeurs. Et il n'est permis à aucun Etat
de refuser de se soumettre au droit des gens, car c'est en vertu
de l'autorité d u m o n d e entier qu'il a été établi »'.

1. Francisco de Vitoria, Leçon sur le pouvoir politique, Vrin, Paris,


1980, p. 73-74. Cf. le commentaire de F. Castilla (1992) El pensa-
miento de Francisco de Vitoria, Anthropos, Barcelona, p. 161.

85
Ces quelques lignes de Francisco de Vitoria présentent
les principales caractéristiques de ce qu'il appelle le droit
des gens. C e dernier se fonde sur u n accord entre les h o m -
m e s et les nations qui aforcede loi. Ainsi, le juste n'est pas
juste en lui-même o u suivant le droit naturel, mais « par
u n statut h u m a i n fixé par la raison »2. E n d'autres termes,
le droit des gens est u n droit positif, qui relève d'un accord
« tacite entre les nations », dont le fondement est ration-
nel. Mais de quelle rationalité parle-t-on ici ? Selon la
théorie thomiste, la rationalité de la loi correspond à u n
ordre rationnel dont le but ultime est le bien c o m m u n . O r
si le bien c o m m u n représente l'objectif d u droit des gens,
il doit alors prévaloir, n o t a m m e n t lors de conflits entre des
États particuliers ; par ailleurs, u n État représentant le
« m o n d e entier » doit pouvoir déclarer la guerre à u n autre
État si ce dernier porte atteinte au bien c o m m u n de son
peuple. Vitoria ne dit pas « se substituant au m o n d e entier »,
mais bien « représentant le m o n d e entier ».

O r il est très difficile aujourd'hui de suivre ce prin-


cipe, étant d o n n é que le bien c o m m u n se conçoit désor-
mais en termes de démocratie et de droits de l ' h o m m e .
E n effet, ces nouvelles formes de bien c o m m u n ne peuvent

2. Francisco de Vitoria, Comentarios a la « Secunda Secundae » de


santo Tomás, 57, A 3 , 1 (éd. Beltrán de Heredia, Biblioteca de Teólogos
españoles, Salamanca 1932-35, vol. Ill, p. 12).

86
se réaliser que par la participation des intéressés. O n n e
voit pas vraiment c o m m e n t u n Etat pourrait imposer par
la force la démocratie à u n autre Etat.

Selon Vitoria, le droit des gens est u n droit positif qui


découle d u droit naturel. Il est une adaptation d u droit natu-
rel aux circonstances historiques. Cela mérite quelques expli-
cations. Le droit naturel vient d u mythe o u de la conviction
que tous les h o m m e s naissent égaux. O r cet état naturel o u
de naissance n'existe plus dans notre société, car les h o m m e s
naissent aujourd'hui inégaux. L e droit des gens viendrait
ainsi pallier ce désordre social, mais d'une manière bien par-
ticulière. Rappelons, en effet, que le désordre social o u les
inégalités sociales sont liés à u n problème de justice o u
d'équité. O n pourrait ainsi attendre d'un système politique
m û par u n souci de justice qu'il prenne en charge ces injus-
tices. Mais Vitoria a le sentiment que c'est là une voie dan-
gereuse, et il choisit de faire de nécessité vertu, c'est-à-dire de
voir dans les inégalités une condition de la paix. À propos
des inégalités, il dit donc « qu'elles aident certainement à la
paix et à la concorde des h o m m e s , qui ne pourraient pas
subsister s'ils n'avaient pas chacun des biens déterminés ; et
par conséquent il est conforme au droit des gens que les pos-
sessions soient divisées »3. D ' u n e part, nous s o m m e s d o n c

3. Francisco de Vitoria, op. cit., p. 12.

87
conscients que la propriété privée porte atteinte à l'égalité
naturelle, mais d'autre part celle-ci devient le principe de
la vie en c o m m u n . C e détournement de Vitoria, que
Rousseau élèvera au rang de stratégie politique de la
modernité, signifie pour l'instant que le droit des gens n'a
pas pour objectif la justice mais la paix ou, plus encore,
l'ordre d'une paix en marge de la justice.

1. D u droit des gens à l'état d'exception. Il faudrait se


demander dans quelle mesure le nouvel ordre mondial
qui a v u le jour le 11 septembre 2001 entraîne la liqui-
dation d u droit des gens. Mais observons d'emblée que le
11 septembre représente peut-être l'accélération d ' u n
processus qui vient de loin. Je veux parler ici d u phéno-
m è n e qualifié de « révolution conservatrice » : conserva-
teur car la sécurité y est privilégiée par rapport à la liberté
et révolutionnaire car il s'agit de se séparer d ' u n ordre
dont o n considère qu'il a périclité. C e processus n'exclut
pas la violence, bien que le nouvel ordre, une fois établi,
compte bien être validé par le droit, étant donné la facti-
cité innée caractérisant celui-ci.

O r le nouvel ordre se définit par l'état d'exception


décrété par la première puissance mondiale sur le
« m o n d e entier », dans la mesure o ù quelqu'un o u quel-
que chose représente une menace pour l'empire. Certes,

88
l'exceptionnalité n'a pas été décrétée de manière officielle,
mais les documents à l'appui de cette thèse ne manquent
pas. Ainsi, le texte intitulé « Stratégie nationale de sécu-
rité des Etats-Unis » (novembre 2002) contient déjà les
éléments fondamentaux de ce nouvel ordre : doctrine de
l'action préventive, dénonciation d u danger représenté
par les Etats « irresponsables » dotés d'armes de destruc-
tion massive (étant entendu que les États « responsables »
pourvus des m ê m e s armes ne représentent aucun dan-
ger), engagement de maintenir la supériorité militaire des
États-Unis et de protéger les citoyens américains devant
le Tribunal pénal international...

U n d o c u m e n t antérieur, le Décret militaire d u


13 novembre 2001 signé par le président Bush, permet
de mieux comprendre le caractère exceptionnel de cette
politique. E n vertu de ce texte, tout ressortissant étranger
suspect de terrorisme est soumis à une juridiction spé-
ciale, et peut n o t a m m e n t être maintenu en détention
indéfiniment et jugé par des commissions militaires
exemptes de tout contrôle juridique.

Ces principes « juridiques » peuvent entraîner les


effets suivants : en premier lieu, la suspension d u droit et,
par conséquent, la réduction d u suspect o u d u détenu à
la « vie nue ». Les détenus de G u a n t á n a m o constituent
l'exemple le plus évident d'une situation o ù la loi se retire
d u sujet, non pas pour le libérer, mais pour le priver pré-

89
cisément de sa condition de sujet. Officiellement, ces
personnes ne sont accusées de rien en particulier, elles ne
sont pas n o n plus considérées c o m m e des prisonniers de
guerre, elles ne peuvent se pourvoir devant aucun tribu-
nal qui les accuserait, elles sont jugées sans être accusées.
Elles sont donc condamnées à être traitées c o m m e des
non-sujets et il faudrait évoquer le Procès de Kafka pour
comprendre ce dont il s'agit ici. E n second lieu, l'entrée
en scène de la figure de l'invasion en tant que nouvelle
forme de l'opposition entre a m i et ennemi qui définit,
selon Cari Schmitt, le politique. L'invasion, quatrième
chevalier de l'apocalypse, aux côtés de la faim, de la
guerre et de la peste, invalide les efforts civilisateurs qui,
pendant des siècles, ont cherché à atténuer les d o m m a g e s
entraînés par la guerre en suscitant, par exemple, le débat
sur la « guerre juste ». Il est, en effet, impossible de juger
une invasion m o d e r n e au m o y e n des catégories de la
guerre juste (motif suffisant, autorité compétente et juste
finalité) car, par définition, cette notion appartient à l'or-
dre ancien, conçu c o m m e dépassé. Jiirgen Habermas 4 va
dans ce sens lorsqu'il écrit que cette guerre n'avait rien à
voir avec les motifs invoqués, c'est-à-dire la menace terroriste,

4. J. Habermas « Europa : en defensa de una política exterior


común » [Pour une politique extérieure c o m m u n e européenne], El
Pais du 4 juin 2003.

90
car dans ce cas celle-ci aurait d û être combattue avec
d'autres stratégies. L a volonté de créer u n ordre nouveau
en constitue le véritable motif.

Il m'importe de faire remarquer qu'il faut penser la


nouvelle situation à partir de la catégorie d'invasion, qui
serait u n e nouvelle modalité de la guerre. Cette dernière
relève de l'opposition ami-ennemi ; elle est l'expression
d'une situation o ù l'autre a le statut d'ennemi, hostis, u n
rival qui lutte pour le m ê m e espace. L'invasion ne se
pense plus à partir de l'autre, mais de soi-même. L'autre
ne peut pas disposer d ' u n statut juridique reconnu, fait
de droits et d'obligations, car il représente la négation
pure et simple de m e s intérêts.

2 . S'il est vrai que, d u point de vue juridique, le nouvel


ordre s'inspire de la théorie de l'état d'exception, il convien-
dra donc de s'arrêter sur la signification de cette théorie qui
accompagne la politique européenne depuis longtemps déjà.

Il s'agit, c o m m e nous le savons bien, d ' u n thème à la fois


schmittien et benjaminien. Lorsqu'il développe son concept
de politique, Cari Schmitt rencontre la pensée de Vitoria5.

5. Cf. Cari Schmitt, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du


Jus publicum europaeum, P U F , Paris, 2001.

91
Il ne supporte pas que Vitoria fasse d u problème de la
guerre juste le centre de son analyse sur le droit des gens.
Selon lui, la moralisation de la guerre, qui préoccupait
tant l'École de Salamanque, laisse échapper l'essentiel, à
savoir la valeur structurelle de la guerre dans la construc-
tion de l'Etat. Concevoir la guerre hors de ce cadre, et
c o m m e n c e r à évoquer des guerres justes et injustes,
conduirait, en cas de guerres injustes (qui seraient les plus
nombreuses), à lever tout frein à la violence, car la m o r a -
lité est impuissante face à la dynamique de la barbarie. E n
vertu de cette théorie, l'hostis n'est ni b o n ni mauvais : il
représente u n m o m e n t nécessaire d u jeu politique et, en
tant que tel, mérite le respect. Si au contraire, nous le
moralisons et le déclarons mauvais, alors nous pouvons
tout faire avec lui, et de m ê m e , lui avec nous. L a morali-
sation de la guerre annoncerait donc, selon Schmitt, la
barbarie.

U n e fois que l'on a affirmé la valeur structurelle de la


guerre, la relation Schmitt-Benjamin est au cœur d u
débat6. Celui-ci est sous-tendu par la conviction que par-
tagent les deux intellectuels selon laquelle il y a u n rapport
entre droit (ou politique) et violence. Le droit, nous dit
Benjamin, naît et se maintient grâce à la violence. Cela

6. Sur ce thème, l'ouvrage de Giorgio A g a m b e n , L'état d'excep-


tion, Seuil, Paris, 2003, est indispensable.

92
semble paradoxal, mais la politique, c'est-à-dire l'institu-
tion que l ' h o m m e invente pour la vie en c o m m u n , repose
sur la violence. Telle est sa préoccupation de départ.

Selon Benjamin, la suspension d u droit o u l'état d'ex-


ception dessine lafigurequi pourrait résoudre l'énigme et
nous rapprocher d'une politique n o n violente. Cela nous
permettrait de libérer la vie spontanée o u la vie en c o m -
m u n normale de son corset conventionnel. Afin de nous
faire une idée de ce que serait cette politique sans normes,
il faut penser au carnaval, u n m o m e n t exceptionnel o ù la
société se sent libre car elle suspend les normes conven-
tionnelles qui règlent habituellement la vie en c o m m u n .
C e m ê m e état d'exception peut évidemment produire u n
effet pervers, si le souverain, tout en libérant ses sujets de
la loi, ne leur donne pas la liberté, mais leur impose une
soumission sans loi. La loi se retire alors, mais les sujets
restent à la merci d u souverain. C'est ce qui arrive à
G u a n t á n a m o et ce qui aura lieu systématiquement dans
les camps de concentration o u d'extermination.

Benjamin est à la recherche d'une figure de l'excep-


tion qui parviendrait à libérer la vie sans tomber dans l'ar-
bitraire ou le décisionnisme d u souverain. Tel est le sujet
de sa Critique de la violence [Zur Kritik der Gewalt]. Il y
distingue d'une part une violence mythique, propre au
droit et se caractérisant par le combat avec les violents au
m o y e n de leurs propres armes, ce qui entraîne inévitable-

93
m e n t la reproduction de la violence, et d'autre part u n e
violence divine, qui consisterait à nier la négation, c'est-
à-dire à combattre l'injustice avec la justice et n o n pas
avec l'injustice. N o u s serions ici face à une conception de
la politique tournant autour de l'axe de la justice, enten-
due c o m m e négation o u interruption de l'injustice. Cette
violence divine ne lie pas la politique au droit ; elle le sou-
met à la justice, dans la mesure o ù la source de la justice
est l'expérience de l'injustice.

Cari Schmitt poursuit le débat ouvert par Benjamin,


mais ses préoccupations sont différentes. C e n'est pas la
violence d u pouvoir qui l'inquiète, mais l'explication d u
pouvoir. L a figure de l'état d'exception lui en donne la
clé. Lorsqu'il écrit « est souverain celui qui décide de la
situation exceptionnelle »7, il pense avoir trouvé u n fon-
dement solide d u pouvoir qui transcende les velléités de
la volonté générale en s'apparentant au pouvoir divin. L e
pouvoir se fonde sur la décision d u souverain qui n'est
jamais aussi pure et inconditionnée que lorsque celui-ci
déclare l'état d'exception, car alors la n o r m e est suspen-
due et tout reste à la merci de sa décision.

7. Sur la conception schmittienne de la politique et pour les réfé-


rences des citations évoquées ici, je m e permets de renvoyer à Reyes
Mate, « Mémoire et barbarie. L'impératif catégorique d'Adorno », Les
Temps Modernes, n. 630-631, mars-juin 2005.

94
Cependant, la pensée conservatrice de l'auteur est rebu-
tée par une caractéristique de l'état d'exception : le fait que
les intéressés soient libérés d u droit et qu'ils puissent pen-
ser que la vie est anomique. Le conservateur Schmitt ne
peut pas accepter que la politique soit u n carnaval, car cela
impliquerait le chaos. Il redessine ainsi cettefigureexcep-
tionnelle et la suspension d u droit se transforme en une
dépendance inconditionnée des sujets eu égard à la volonté
d u souverain qui acquiert « force de loi »8.

Mais le problème se posant à Cari Schmitt est le sui-


vant : sa théorie ne peut fonctionner que si l'exceptionna-
lité de l'état d'exception est maintenue, car l'inverse signi-
fierait le chaos. E n effet, le c a m p peut être une cité sans
loi ( c o m m e l'étaient les camps nazis), à condition que la
loi fonctionne dans le reste d u pays, de manière à ce que
grâce à la loi, o n puisse envoyer des gens dans le c a m p ,
empêcher quiconque d'être solidaire avec les déportés,
former des policesfidèless'identifiant à la solution finale,
etc. G u a n t á n a m o peut exister dans la mesure o ù existe u n
Capitole. L'exceptionnalité n'a pas pour prétention que
l'ensemble d u territoire soit u n G u a n t á n a m o , mais que
tout suspect puisse être envoyé à G u a n t á n a m o .

8. C'est ce qu'étudie J. Derrick dans Force de Loi, Galilée, Paris,


1994.

95
La théorie d e Cari Schmitt est donc marquée par u n
chaos latent qu'il cherchait pourtant à éviter. L e dernier
Benjamin se sert de cet argument pour rejeter la proposi-
tion schmittienne qui a pour unique souci de laisser les
mains libres au souverain, et n o n la liberté/libération des
citoyens. Benjamin dit à Schmitt qu'exceptionnalité et
souveraineté sont incompatibles, car ce sont des concepts
alternatifs : l'affirmation de l'un suppose la négation de
l'autre. E n effet, Schmitt veut u n e « souveraineté déci-
sionniste », c'est-à-dire u n e discrétionnalité permanente.
O r si elle est permanente, elle n'est pas exceptionnelle.

Q u e se passe-t-il en cas de discrétionnalité perma-


nente ? L'objet de cette discrétionnalité vit dans u n état
d'oppression lui aussi permanent, c'est-à-dire q u ' u n e
négation d u politique se produit. Il ne faut pas confon-
dre la négation de l'autre (un autre peuple, u n autre
Etat), à laquelle se réfère la dialectique ami-ennemi, et la
négation d'une partie de son propre peuple, ce qui
revient à nier le politique. O r c'est bien ce qui s'est passé
au cours des siècles, et que Benjamin a résumé par cet
énoncé : « pour les opprimés, l'état d'exception est la règle »9.
Benjamin n'énonce pas là u n jugement moral, mais for-
mule la critique la plus destructrice d u décisionnisme, car

9. W . Benjamin, Gesammelte Schriften, 1/2, p. 697.

96
celui-ci suppose la négation de ce qu'il cherche à affirmer.
Le décisionnisme voulait proposer une alternative à la fai-
blesse politique d u libéralisme dont la légitimité se fonde
sur une chose aussi fragile que la volonté des citoyens, et
finit par nier à la moitié d u peuple son existence politi-
que. L e décisionnisme de Schmitt assure la pérennité de
ce qu'il voulait éliminer : la guerre civile dans l'Etat.

3. La proposition de Benjamin est la suivante : déclarer


l'état d'exception à cet état d'exception permanent. O n
retrouve ici une idée chère à Franz Rosenzweig, pour qui
l'Etat représentait la fixation d ' u n m o m e n t de la vie des
peuples. C'est c o m m e si l'Etat voulait arrêter le temps et
empêcher la vie de suivre son cours. Mais la vie continue,
d'où la tension entre État et vie. Pour Benjamin, la poli-
tique est d u côté créatif de la vie, tandis que le droit est
lié à la volonté d'arrêter le rythme vital. Rendre excep-
tionnel l'état d'exception permet d'interrompre cette
logique ankylosée qui est u n éternel retour d u m ê m e ,
sans nouveauté possible. Étant donné que pour Benjamin
le progrès est u n retour d u m ê m e , nous pouvons penser
que sa théorie d u « véritable état d'exception » n'est pas
seulement une réponse à Schmitt mais aussi à la logique
qui sous-tend une idée en principe opposée au conserva-
tisme schmittien, à savoir le progrès. Il y a u n lien de

97
parenté entre la logique schmittienne (y compris dans sa
version fasciste) et le progrès10.

Le progrès est u n retour constant d u m ê m e , qui n'est


marqué par aucune nouveauté, à la manière de l'exten-
sion d'un continuum. Tant que le présent est le résultat d u
passé victorieux, le futur ne pourra être que la projection
d u donné. C e qui a toujours été revient, car ce qui a été
continue à être. La nouveauté ne pourrait intervenir que
si l'on rendait présent ce qui n'a pas été, c'est-à-dire la
part frustrée o u échouée de l'histoire. Il ne faut pas croire
cependant que Benjamin soit u n vieillard archaïque qui
déteste le progrès ; il dénonce simplement la n o n nou-
veauté et par conséquent l'inhumanité d u progrès. Cela
ne revient pas au m ê m e , en effet, de faire de l'humanité
l'objectif d u progrès, o u de faire d u progrès u n m o y e n
mis au service de l'humanité. D a n s le premier cas, le pro-
grès se transforme en une idole sociale auquel tout doit
être sacrifié ; dans le second, il constitue le m o y e n d'une
amélioration de l'humanité, laquelle marquera le rythme
et les objectifs d u progrès.

Si nous revenons maintenant à l'idée d u droit des


gens, nous nous apercevrons que celui-ci est n o n seule-

10. Benjamin, « ce n'est pas la moindre des chances du fascisme


que ses adversaires le combattent au n o m d u progrès », GS, 1/2,
p. 697.

98
m e n t nié de manière frontale par Cari Schmitt, mais aussi
remis en question par Walter Benjamin. C e droit est au
fond compatible avec G u a n t á n a m o , car il se préoccupe
de l'ordre et n o n de la justice. Cependant, entendons-
nous bien : G u a n t á n a m o ne signifie rien de particulier
par rapport au droit des gens, mais celui-ci rend possible
la huitième thèse, selon laquelle pour les opprimés l'état
d'exception est permanent.

4 . N o u s nous trouvons, par conséquent, face à deux


modèles distincts d'ordre politique : l'un tend à préserver
l'ordre et l'autre à assurer la justice.

Bien qu'ils semblent complémentaires, ils sont en réa-


lité alternatifs. Ben A m i , l'ancien ambassadeur israélien en
Espagne, le déclarait récemment de manière frappante et
assez inhabituelle. Il disait à propos de la crise israélo-
palestinienne que « si la justice triomphe, la paix sera
impossible ». O u encore : « les Palestiniens ne sont pas
capables d'accepter le degré d'injustice nécessaire à l'obten-
tion d'une solution raisonnable et pratique »". Le message

11. Je cite ici textuellement les propos de Shlomo Ben A m i , parus


dans l'entretien que lui consacre El Periódico de Catalunya (« ¡Europa,
basta ya de criticar a Sharon ! » [L'Europe doit cesser de critiquer
Sharon !]) d u 25 février 2004, p . 9. Cet h o m m e , si raisonnable en

99
est clair : la paix o u bien la justice. Contrairement à ce que
la logique voudrait, la réponse à l'injustice ne décourage
pas celui qui engendre de nouvelles injustices, mais au
contraire encourage la perpétuation de nouvelles injusti-
ces. C'est ainsi qu'est liquidé d'une formule le principe
selon lequel « il faut se souvenir (de l'injustice) pour que
l'histoire (des injustices) ne se répète pas ».

Ces deux modèles ne sont ni complémentaires ni


compatibles, car l'origine et l'essence de cette conception
de la politique n'est autre que la théologie politique
schmittienne.

Le concept ancien de « théologie politique » ressurgit


dans la modernité lorsque l'idée moderne d u politique
entre en crise. La politique moderne était caractérisée par
sa prétention d'universalité et les valeurs politiques tou-
chaient l'humanité m ê m e : les droits de l ' h o m m e , la
citoyenneté, l'égalité entre tous les h o m m e s etc. Cet
h u m a n i s m e avait m ê m e gagné la religion, si bien q u ' u n

temps normal, est victime d'une grave confusion : il confond ici les
conditions pratiques de la paix et la négociation sur les principes. Si
Ben A m i reconnaît qu'il était injuste d'expulser les Palestiniens, alors
de deux choses l'une : ou bien a) on fait justice à cette injustice (en les
laissant revenir ou en tombant d'accord sur un m o y e n de leur donner
satisfaction ou une réparation), ou bien b) on construit une paix « vio-
lente » qui entraîne obligatoirement la reproduction de la violence.

100
discours théologique n'ayant pas pactisé au préalable avec
la raison n'était pas pris au sérieux. Le p h é n o m è n e concer-
nait aussi bien le christianisme (pensons au protestantisme
libéral) que le judaïsme (les théories sur la « germanité et
la judéité » d u néo-kantien H e r m a n n C o h e n en sont u n
bon exemple). O r il arrive u n m o m e n t o ù cet ordre res-
semble à une coquille vide. L ' h o m m e universel est impos-
sible. Personne n'est citoyen d u m o n d e , car cela signifie-
rait la perte de la possibilité d'être étranger quelque part,
l'étrangeté ayant toujours été et demeurant le principe de
l'universalité. Ainsi, n o n seulement l ' h o m m e abstraite-
m e n t universel se perd, mais il est également incapable de
faire face aux courants déstructurants que représentent les
nationalismes o u la partitocratie de W e i m a r . C'est dans ce
contexte qu'apparaissent, d u côté protestant, la théologie
dialectique affirmant son identité en vis-à-vis et contre cet
h u m a n i s m e rationaliste vide, et d u côté de la philosophie
politique « la théologie politique » de Cari Schmitt.

Schmitt n'est pas u n théologien, mais u n juriste qui


remet en cause les principes de légalité et de légitimité en
vigueur dans le c h a m p politique, au m o y e n de trois thèses
qui font l'effet d'un coup de tonnerre : « tous les concepts
de la théorie moderne de l'Etat sont des concepts théolo-
giques sécularisés », « est souverain celui qui décide de la
situation exceptionnelle » et « le politique consiste en u n
affrontement ami-ennemi ». La première thèse représente

101
une déclaration de guerre à la laïcité, c'est-à-dire à l'auto-
nomie supposée d'une politique - la politique moderne
- dont la substance est pourtant issue de la théologie. L a
deuxième constitue u n plaidoyer contre la politique
entendue c o m m e u n consensus délibératif ; au « parle-
m e n t » est opposée la décision. L a troisième thèse, qui
devrait être la première, replace l'ordre que cette théolo-
gie politique est supposée défendre dans u n contexte de
belligérance o ù sont estompées les frontières entre l'ordre
et le désordre.

N o u s nous permettons d'englober ces différentes thèses


de Schmitt sous l'expression de « théologie politique », car
elles partagent toutes le m ê m e sol théologico-politique. Je
voudrais maintenant en commenter au moins les points
indispensables permettant d'éclaircir notre propos.

Cari Schmitt se présente lui-même c o m m e u n pen-


seur politique catholique. Il ne faut pas entendre ici le
m o t catholique c o m m e u n adjectif ( c o m m e dans l'expres-
sion « démocratie chrétienne », o ù « chrétienne » renver-
rait à u n e variante possible de la démocratie), mais
comme u n substantif, le politique se nourrissant d u
catholique. Cependant, qu'entend Cari Schmitt par
catholique ? L e catholicisme correspondrait à une c o m -
préhension gnostique d u m o n d e . Cela mérite une expli-
cation, car le gnosticisme est une hérésie, une modalité
explicitement rejetée par l'orthodoxie catholique. Mais

102
o n n'est pas toujours libre de ce que l'on rejette. Johann-
Baptist M e t z parle d u gnosticisme, représenté par
Marcion, c o m m e d'une « tentation permanente de la
théologie chrétienne »12. O r Schmitt ne t o m b e pas dans
cette tentation, mais l'élève au rang de catégorie. Marcion
offre une issue à la frustration des premiers chrétiens qui
attendaient en vain le retour d u Messie, en faisant dispa-
raître toute trace temporelle de salvation. L a salvation est
atemporelle et le temps n'apporte pas la salvation. Cela
signifie qu'il ne faut pas lier l'injustice de ce m o n d e à la
justice de Dieu, l'injustice ayant sa logique, distincte de
celle de la justice. Marcion introduit le dualisme d ' u n
Dieu qui se charge d u bien (le Dieu salvateur) et d ' u n
autre qui se charge d u mal (le Dieu créateur).

Le christianisme rejette cette hérésie des deux dieux,


mais en paie le prix, c'est-à-dire qu'il banalise l'idée d u
temps, d u temps limité, eschatologique. Le temps n'inter-
vient en rien dans l'idée de la salvation. Il faut compter sur
u n temps éternel et, par conséquent, rejeter l'idée d'une
salvation liée à une fin qui signerait l'interruption d u
continuum d u temps. N o u s avons là u n élément fonda-
mental d u gnosticisme : le rejet de toute idéologie laissant

12. J. B . Metz «Teología contra polimitismo o breve apología


del monoteísmo bíblico» dans J. B . Metz (1999) Por una cultura de
la memoria, Anthropos, Barcelona, p. 150 s.

103
supposer que la salvation est u n attentat venant interrom-
pre le cours d u temps, c'est-à-dire le rejet de l'idée de
révolution, de changement, d'interruption. C e que disait
Tertullien vaut aussi pour Schmitt, à savoir q u e « nous
prions pour retarder la fin »13. L'abandon d u temps escha-
tologique représente le triomphe de toutes ces concep-
tions o ù le temps ne signifie rien, car il y a toujours d u
temps : l'éternel retour, l'évolutionnisme, le progrès et
ainsi de suite14. Schmitt renforce cette idée conservatrice
d u présent en affirmant que le Messie est déjà venu, et qu'il
faut donc renoncer à de nouvelles convulsions messiani-
ques. Notre temps est celui de la salvation. Pour exprimer
son interprétation d u m o n d e , Schmitt oppose les termes
de katechon (kat-echon = arrêter le présent o u maintenir le
donné) et ¿¿eschatologie (la salvation est à la fin).

Comment cela se traduit-il politiquement ? Tout


d'abord, par une reconnaissance de la valeur d u présent,

13. Tertullien, Apologeticum, 39. Cité par J. M a n e m a n n , Cari


Schmitt und die Politische Théologie, Aschendordff Verlag, Munster,
2002, p. 170.
14. Rien n'éclaire mieux cette banalisation du temps que la nou-
velle de Kafka intitulée « La muraille de Chine ». L'auteur y raconte
que la construction de la Tour de Babel n'a pas échoué à cause de la
confusion des langues, contrairement à ce que dit la Bible. E n réalité,
la première pierre n'a jamais été posée car, étant donné qu'il y avait
toujours le temps, il n'y avait aucun besoin de commencer...

104
contre tout pari sur le futur o u sur u n changement.
Ensuite, par une transposition d u dualisme gnostique
(principe d u bien et principe d u mal) dans le c h a m p d u
politique défini c o m m e « l'affrontement entre l'ami et
l'ennemi ». Il s'agit bien d'affrontement et n o n de « dis-
tinction », contrairement à la traduction que l'on donne
généralement d u terme Unterscheidung. N'oublions pas
que nous s o m m e s ici sur le terrain politique et n o n
moral. Ainsi, il ne faut pas faire des termes « ami » et
« ennemi » des catégories psychologiques (Schmitt dit
que l'on ne peut pas traduire ennemi par inimicus), mais
politiques {hostis). L'ami représente m a collectivité, m o n
peuple, ceux qui partagent le m ê m e sang et la m ê m e terre
; l'ennemi, c'est l'autre, l'autre peuple. « L'ennemi, c'est
l'autre » ' \ Cette division qui oppose les relations d'amitié
entre semblables aux relations d'inimitié o u de guerre
entre peuples s'inscrit dans la théorie et la pratique occi-
dentale. Hegel en parle, et avant lui Rousseau :
« d ' h o m m e à h o m m e nous vivons dans l'état civil et sou-
mis aux lois ; de peuple à peuple, chacun jouit de la
liberté naturelle »16. C e que Todorov explicite ainsi :

15. C . Schmitt (1950) Ex captivitate salus. Erfabrungen der Zeit


1945-47, Koln, p. 90.
16. J. J. Rousseau, Œuvres Complètes, éd. de la Pléiade, III,
p. 510.

105
« entre pays les rapports restent dans l'état de nature ;
dans chaque pays règne en revanche l'état de société »17.
Si nous nous demandons pourquoi le bon nous caracté-
rise et le mauvais caractérise l'autre, il faut répondre, n o n
pas parce que nos semblables sont bons o u meilleurs,
mais parce qu'il nous suffit d'être là pour être. N o u s
n'avons pas besoin de changer. Celui qui éprouve le
besoin de se soumettre à u n changement, éprouve ce
besoin parce qu'il se situe a u mauvais endroit.
Cependant, le changement ne lui convient pas, il lui
advient. Il ne peut pas y avoir d'amitié entre celui qui est
acteur d u changement parce qu'il se sait déjà à l'endroit
où il faut être, et celui qui doit se soumettre au change-
m e n t parce qu'il ne se situe pas au b o n endroit. Leur rela-
tion est marquée par l'inimitié18.

N o u s avons donc une théologie politique d'origine


gnostique, qui se traduit par la conservation de l'état des
choses, ainsi que par u n rapport entre les peuples caractérisé

17. T . Todorov, Le nouveau désordre mondial. Réflexions d'un


Européen, Robert Laffont, Paris, 2003, p. 65.
18. « Le maître d'un m o n d e à changer, c'est-à-dire d'un m o n d e
raté (à qui l'on impose une nécessité de changement parce qu'il ne se
résigne pas à changer mais au contraire s'y oppose) et le libérateur, le
fauteur d'un m o n d e transformé, neuf, ne sauraient être de bons amis.
Ils sont pour ainsi dire de soi des ennemis », Cari Schmitt, Théologie
politique, Gallimard, Paris, 1988, p . 177.

106
par l'« affrontement entre ami-ennemi ». Selon cette
conception d u politique, les relations internationales doi-
vent être conçues c o m m e une guerre civile mondiale d'un
État contre u n autre et, s'il est très puissant, de cet Etat
contre tous. L'Etat puissant ne cherche pas à imposer aux
autres u n e certaine légalité, mais u n e décision qui sus-
pende toute légalité. Todorov s'amuse ainsi à critiquer
ceux qui ont dénoncé l'illégalité de la guerre en Irak. Pour
une raison simple : les relations internationales ne sont
pas régies par le droit, mais par u n ordre international,
« fait de traités, de conventions et aussi de participation
aux organisations internationales ; mais cet ordre n'est
pas garanti par u n e police mondiale — celle-ci n'existe
pas plus que l'Etat universel. C'est pourquoi il est u n peu
futile de parler, c o m m e o n l'a fait au m o m e n t d u conflit
irakien, de « guerre illégale ». D a n s sa définition m ê m e , la
guerre - toute guerre - est une rupture de l'ordre inter-
national préexistant ; mais celui-ci n'a jamais eu puis-
sance de loi »'''. Schmitt abonderait en ce sens et ajoute-
rait que cet ordre international n'est pas le résultat d'un
accord, mais qu'il est imposé par le plus fort grâce à l'état
d'exception. L a suspension de la légalité q u e chaque
« e n n e m i », autrement dit chaque Etat différent,
construit représente le chemin vers u n ordre mondial qui

19. T . Todorov, op. cit., p. 66.

107
mettrait en sourdine cette structure politique définie
c o m m e u n affrontement ami-ennemi.

5. Mais à quoi est-ce que cela aboutit ? À u n nouveau


diagnostic de ces pathologies politiques appelées dictatu-
res, totalitarismes o u fondamentalismes. L e problème
n'est pas extérieur, dans des traditions allergiques à la
démocratie, c o m m e o n le dit souvent à propos de l'islam,
mais intérieur à notre propre culture. La théologie politi-
que schmittienne vit de ces pathologies, en faisant de
l'autre u n ennemi et de la déclaration de l'état d'excep-
tion l'acte politique par excellence (l'exercice de la souve-
raineté). Il existe une complicité étrange entre Bush et
Schmitt, bien que le Président américain n'ait jamais
entendu parler d u juriste allemand. Par-delà les conni-
vences entre Bush et certains mouvements intégristes reli-
gieux qui soutiennent sa stratégie de politique extérieure
et intérieure, ce qui réunit les deux h o m m e s c'est, d'une
part, une conception de la politique o ù les États-Unis
conçoivent l'état d u m o n d e en termes d'ami-ennemi et,
d'autre part, une manière d'exercer la souveraineté sur
« l'autre » (le reste d u m o n d e ) par l'imposition d'une
décision propre qui entraîne la suspension d u droit étranger.
D a n s les premiers temps de la deuxième guerre mondiale,
alors que les camps étaient encore presque clandestins,
des voix s'élevaient déjà pour dire « toute l'Europe est u n

108
c a m p ». Accepter que la loi soit suspendue à titre excep-
tionnel quelque part, c'est reconnaître que tout droit
peut être marqué par l'exceptionnalité et, par conséquent,
que chacun, groupe o u peuple, est susceptible d'être
réduit à l'état d'exception. Si nous tournons la page, au
n o m d u sens pratique, si nous cessons de dénoncer « l'il-
légalité » et « l'illégitimité » de la guerre pour collaborer
avec l'envahisseur, nous ne ferons qu'encourager ceux qui
dans les bureaux d u pouvoir choisissent en ce m o m e n t
m ê m e le lieu d'une nouvelle opération militaire.

109
Les conditions philosophiques
de l'avenir de l'être humain

Jacques Poulain

La mondialisation c o m m e espace d'expérimentation de


l'humanité de l ' h o m m e

L'être humain ne semble plus avoir d'avenir. Car la fin


de l'histoire transparaît à travers l'accès à lafinaliténéo-
libérale de l'histoire, sous l'aspect d'une privatisation
économico-politique d u m o n d e appelée abusivement
« mondialisation ». La mondialisation se produit aujourd'hui
c o m m e processus de débordement systématique des Etats
de droit par les multinationales et les marchés financiers.
Les effets positifs de la fusion des multinationales s'impo-
sent sous l'aspect d ' u n raffinement de l'adaptation de
l'offre à la d e m a n d e , c o m m e soumission des offres, des
produits et des rapports de production aux diktats des
demandes consensuelles. Cette adaptation arbore fière-
m e n t son indépendance à l'égard des États-nations et des

111
partis politiques, défiant sans scrupules leurs impératifs et
leurs interdits rigides et arbitraires. Elle invoque pour se
légitimer une objectivité dépendante de la satisfaction
effective et efficace d u m a x i m u m de désirs, entourée d u
respect de l'indépendance autarcique des individus et des
peuples : en présentant toute régulation sociale c o m m e la
conséquence logique des progrès d'homogénéisation d u
marché mondial et en la faisant apparaître c o m m e aussi
objective que le progrès scientifique et technique lui-
même. L'humanité des individus et des groupes est
réduite à l'harmonisation de cette maximisation des gra-
tifications consommatoires avec la jouissance de cette
liberté négative de tous à l'égard de tous. Cette mondia-
lisation donne au marché hégémonique mondial, et au
consensus présumé l'animer, le rôle d'instance infaillible,
celui-là m ê m e qui était dévolu au sacré par les religions
archaïques.

Les effets négatifs de cette mondialisation semblent


quant à eux aussi incontournables que ses effets positifs
semblent objectifs. L e renforcement de l'asymétrie
sociale, de l'inégalité et de la dépendance entre pays
riches et pays pauvres, le chômage des sociétés industriel-
les avancées due à la délégation de la production à la
main d'œuvre des pays b o n marché, la propagation de
l'impuissance des Etats de droit hégémoniques à juguler
la spéculation financière, la croissance de l'exclusion

112
sociale des démunis, les retombées racistes et nationalis-
tes de l'injustice et de l'exclusion, la production considé-
rable des famines dans les pays en voie de développement
sévissant aujourd'hui à travers une spéculation financière
étendue à la dérégulation des monnaies des États appa-
raissent c o m m e des catastrophes aussi massives et inévita-
bles que les catastrophes naturelles. Y disparaît bien
entendu la capitalisation des gratifications et de la liberté
qui devait garantir l'accès à l'harmonisation sociale tant
désirée, au partage juste des droits, des devoirs et des
biens. Celle-ci confirme le diagnostic porté par M a x
W e b e r sur le devenir de l'humanité et valide sa réduction
de la rationalité éthique à u n e rationalité fonctionnelle,
appliquée cette fois à l'histoire elle-même.

Le seul calcul qui m e u v e cette mondialisation vise à


une maximisation des gratifications au moindre prix pos-
sible et à la pérennisation de l'oligarchie adaptée à cette
finalité. Ses résultats sont validés en temps réel : par l'ora-
cle d u marché, par u n oracle justifié par le consensus
expérimental réglant l'adaptation des rapports sociaux
aux progrès scientifiques et techniques. Il tient son rôle
de dernière instance d u jugement collectif qui reconnaît
son objectivité et valide ainsi la privatisation économique
et politique d u m o n d e au n o m de la rentabilité fonction-
nelle de l'unification universelle des forces de production.

113
Mais ces résultats désastreux forcent pourtant la pré-
sente humanité à admettre qu'elle ne peut se reconnaître
en ce « dernier h o m m e ». Elle est confrontée à elle-même
c o m m e problème culturel. Elle se voit contrainte d'ad-
mettre la fausseté de l'image philosophique qui, à la fois,
l'oblige à tenter de s'y reconnaître et lui interdit de le
faire. Apparaît fausse l'identification de l'être h u m a i n à
son idéal moral, qu'elle poursuivait c o m m e volonté de
soumettre à l'esprit l'être irrationnel de désirs, de passions
et d'intérêts auxquels elle réduit l ' h o m m e c o m m e être
sensible : celle-ci visait à assurer à l'être h u m a i n sa maî-
trise de lui-même à la façon dont celui-ci maîtrise scien-
tifiquement et techniquement le m o n d e .

L'expérimentation culturelle et totale à laquelle s'adonne


l'être humain pour accéder à cette maîtrise de lui-même
recèle pourtant la solution de ce problème, m ê m e si elle
semble soumise, elle aussi, à cette recherche de maîtrise.
Parce que cette expérimentation tente d'instaurer u n
consensus communicationnel et démocratique o ù elle
reconnaît sa seule source de légitimation, elle ne lui montre
pourtant la fausseté de cet idéal moral de maîtrise de lui-
m ê m e et l'incapacité d'y trouver la source d'une harmonie
avec lui-même qu'en lui révélant la dynamique de c o m m u -
nication. Il y découvre que la déficience de ses coordina-
tions biologiques à l'environnement l'a contraint à s'adonner
au langage et à la communication pour créer institutions et

114
psychisme à l'image d u dialogue, relativisant ainsi aussi bien
cet appétit de maîtrise de soi que la frustration infligée
aujourd'hui à cet appétit par la mondialisation.

La façon dont l'être h u m a i n s'adonne à l'expérimen-


tation de lui-même en expérimentant l'accord d'autrui
semble pourtant légitimer le recours à cet idéal de maî-
trise en mettant le consensus au pouvoir, en lui faisant
espérer qu'il puisse régler cette expérimentation. E n
transformant la science en forme de vie, l'être h u m a i n a
pris l'habitude de s'expérimenter lui-même en expéri-
mentant l'accord d'autrui par la parole. Mais cette expé-
rimentation communicationnelle de soi et d'autrui est
loin d'être réglée par la conscience de devoir respecter
l'accord ainsi produit, elle obéit aux impératifs d'une éco-
nomie purement hédonique, celle-là m ê m e qui inspire
l'expérimentation néolibérale de la planète. C h a c u n y
cherche une maximisation des gratifications et une mini-
misation de l'effort personnel. L'action de c o m m u n i c a -
tion paraît permettre à tous de se décharger au maxi-
m u m , avec le m i n i m u m d'efforts, de leurs rôles sociaux et
des actions auxquelles ceux-ci les obligeaient, en en char-
geant allègrement leurs partenaires sociaux. Cette expéri-
mentation communicationnelle instaurerait et renforce-
rait en fait u n m a x i m u m de dépendance des allocutaires
par rapport aux énonciateurs, par rapport à ceux dont la
parole est déterminante dans la société.

115
Dépouillé de son pare-balle juridique, de sa prestance
morale, de ses responsabilités politiques, autrui serait
détrôné de ses prétentions à la souveraineté de lui-même,
perçu à partir d u degré zéro de ses prérogatives sociales,
conçu c o m m e support biologique n u d'une parole dont
les effets seraient appropriables, doivent être appropriés
par les énonciateurs à leurs propres intérêts. Les sociolo-
gues de toute nation nous ont également décrit leurs
effets : la primitivisation des relations sociales et intersub-
jectives réduites aux actions consommatoires alimentai-
res, sexuelles et agressives auxquelles elles ménagent l'ac-
cès, la perte d u sens de la réalité et la sublimation des
échecs psychiques, sociaux et politiques dans u n imagi-
naire pour lequel tout est possible, la volonté de maîtriser
par la programmation logico-mathématique et les succès
d'une technologie imparable les processus de pensée qui
accompagnent o u guident cette expérimentation quoti-
dienne o u politique de l'être h u m a i n .

H a b e r m a s et Gehlen ont décrit depuis longtemps ce


processus c o m m e conséquence de la perte de l'identifica-
tion aux Tiers et c o m m e désintégration de toute instance
d'autorité. Ils ont appelé ce processus, le premier, « neu-
tralisation des institutions et d u psychisme », le second,
« crises de rationalité, de légitimation et de motivation ».
S'identifiant à l'expérimentateur des régulations internes
aux m o n d e s des faits observables, l ' h o m m e contemporain

116
ne pourrait plus dériver de la perception et de la descrip-
tion de ces faits aucune prescription de conduite, ni
aucune inhibition. L a neutralisation d u psychisme
h u m a i n et son incapacité à servir de support à ce q u ' o n
entend par « personne » proviendrait de ce qu'on fait dis-
paraître toute identification à u n tiers, toute identifica-
tion à u n idéal qui attire et oblige à la fois : o n cherche-
rait à appliquer au « m o n d e interne de faits » qu'est la vie
psychique de chacun, le m ê m e rapport scientifique et
technique que celui qu'on instaure avec le m o n d e des
faits externes. E n cherchant à rendre théoriquement et
pratiquement le m o n d e interne des faits psychiques
conforme à des figurations romanesques, sociologiques,
psychanalytiques, historiques o u publicitaires, l ' h o m m e y
tente de se faire vivre par tous les moyens possibles
c o m m e autre que ce à quoi il s'identifiait auparavant : il
s'expérimente. Il s'adonne ainsi à u n rapport encore iné-
dit à l'action. Il fait varier dans tous les sens possibles les
moyens defiguration,les moyens de pensée et les procé-
dures disponibles, il tente de mettre en œuvre tout ce
qu'il peut pour voir ce qui en sort, car il s'agit pour lui de
voir ce qu'on peut tirer d'imprévu à partir d'une façon de
procéder liée au départ à u n but donné. Généralisé à
toute action et à l'action communicationnelle, le rapport
expérimental à l'action fait que celle-ci n'est plus u n
m o y e n pour unefindéjà pensée : elle est ce par quoi est
produite la situation-effet à décrire. O n n'a donc plus u n

117
but prévisé et déterminant qui déclenche les réactions
appropriées à sa réalisation : devient ici invalide le
schéma classique des théories de la conscience régulatrice
d'action, qui servait de support à la réalisation de la per-
sonnalité et au respect de sa souveraineté. Les individus
s'identifient mutuellement et e u x - m ê m e s à des actions
d'expérimentations déclenchant des effets inconnus avec
cette expérimentation.

Aussi la situation de communication ne prédétermine


plus d'avance des valeurs déclenchantes en fonction des
valeurs d'autorité, de fidélité, d'affection, d'amitié, de
reconnaissance qui sélectionnaient auparavant d'avance
les comportements verbaux et moteurs. S'y expérimente
au contraire la situation de parole à partir d'une sorte de
degré zéro d u partenaire. Cela permet d'expérimenter sur
lui toutes les valeurs de stimuli et d'affects pour produire
chez soi et chez l'interlocuteur toutes les réalités intersub-
jectives, tous les liens sociaux, connus o u inconnus, pos-
sibles. D'avance l'interlocuteur n'est expérimenté c o m m e
réel que s'il rentre de gré o u de force dans le circuit des
stimulations spécifiques q u ' o n expérimente sur lui par la
parole. L'allocutaire n'existe c o m m e allocutaire q u e si
précisément il ne c o m m u n i q u e pas, que s'il ne peut faire
accepter réellement ce qu'il dit, ni le rendre déterminant.
L'interlocuteur n'existe plus, dans ces processus d'expé-
rimentation, comme allocutaire, c'est-à-dire comme

118
instance de vérité et de réalité dont l'accord est susceptible
de transformer renonciation de l'énonciateur en réalité
sociale déterminante.

Il semble donc qu'il suffise de réinstitutionnaliser la


communication c o m m e institutio princeps pour réactuali-
ser le rêve philosophique d'une maîtrise de soi et d'autrui
en exhortant à obéir au consensus. Le sens de la pragma-
tique transcendantale d'Apel et de la pragmatique politi-
que d'Habermas est de faire passer dans la pratique socio-
politique effective cette reconnaissance théorique que
l ' h o m m e contemporain tente de lui-même c o m m e être
de langage. La solution proposée est, o n le sait, ¿¿institu-
tionnaliser la communication en donnant le pouvoir poli-
tique législatif à l'opinion publique en raison de la faculté
critique de juger dont elle est présumée pourvue. Puisque
tout droit, toute morale ordinaire o u toute morale d u
langage voient leurs conditions de réalisation bornées et
dictées par u n jeu de forces politiques basé sur une dyna-
mique économique, puisque c'est cette dynamique qui
apparaît invalide à l ' h o m m e contemporain et produit ses
crises de motivation, il faut tenir compte de ces crises
pour en tirer tout le bénéfice positif possible.

L'enjeu y est d'inverser les rapports de dépendance de la


vie sociale à l'égard des rapports économiques de production,
en rendant l'expansion économique et technique dépen-
dante de la dynamique sociale propre à la communication,

119
en la pliant au respect de l'autonomie et de la parité des
partenaires sociaux ainsi qu'à la rationalité critique dont
est chargée leur parole. Les interlocuteurs sont présumés
faire trier leurs désirs par la communication en fonction
de ce qu'ils peuvent faire accepter c o m m e désirs ration-
nels par leurs partenaires. C'est en effet au sein des échecs
d'interaction sociale réglée par la communication que
peuvent être triés les bons échecs, les rejets généralisables
de lois caduques, et les mauvais échecs, qui manifestent u n
m a n q u e de rationalité et n'expriment qu'une exigence
irrationnelle, une exigence dont la généralisation suffirait
à faire disparaître le pouvoir régulateur de la situation de
communication parce q u ' o n y cherche à faire accepter
par l'allocutaire ce qu'il ne peut accepter.

Qu'est-ce que présuppose toute situation de c o m m u -


nication pour être législatrice ? Les interlocuteurs ne peu-
vent pas ne pas se présupposer être déjà identiques à ce qu'ils
doivent faire mutuellement d'eux-mêmes par la communi-
cation et ce qu'ils ne peuvent produire que par elle : se
rendre autonomes les uns par rapport aux autres dans des
rapports effectifs de symétrie. Ils ne peuvent pas ne pas
présupposer réelle cette autonomie qu'ils doivent pro-
duire en respectant les règles de symétrie qu'impose la
situation et le déroulement m ê m e s de la communication.
Ils doivent présupposer c o m m e réelle la situation idéale
d'autonomie communicationnelle sociale et psychique

120
qu'ils doivent produire. Les interlocuteurs doivent se
reconnaître être déjà effectivement substituables les uns
aux autres dans leurs pratiques d'énonciateurs et d'agents.
Par là, ils font que la pratique de la communication par
laquelle ils produisent la situation de communication
c o m m e situation sociale soit conforme chez tous les parte-
naires à ses conditions d'existence.

La symétrie des partenaires, le respect de l'interlocu-


teur q u ' o n laisse faire et dire ce qu'il veut faire et dire, le
respect de l'alternance dans la pratique des rôles c o m m u -
nicationnels doivent empêcher de privilégier u n quelcon-
que rapport d'hétéronomie qui ferait d'un des interlocu-
teurs u n m o y e n de l'autre pour atteindre ses propres fins
ou le forcerait à reconnaître c o m m e vérité ce qu'il sait
pertinemment être faux. Tout participant à u n e interac-
tion communicationnelle est ainsi présupposé pouvoir être
porteur d'un discours générateur et légitimateur de normes :
chacun ne peut s'émanciper de l'aliénation imposée par
les jeux de force capitaliste et véhiculée par des règles de
langage injustifiables que s'il peut dénoncer la validité de
cette n o r m e au niveau politique. Tout interlocuteur est
présupposé sujet et législateur éventuel de la c o m m u n i c a -
tion et des rapports sociaux.

Cette identification à celui qui est capable de faire


accepter par un discours argumentatif théorico-pratique, la
validité des normes qu'il prône en faisant admettre leur

121
rectitude, canalise seul le devoir de dire le vrai, d'expri-
m e r véridiquement ses intentions et d'adhérer légitime-
m e n t aux conventions par lesquelles o n reconnaît la rec-
titude de certaines actions et des rapports sociopolitiques
qu'instaurent ces conventions.

Cette théorie a le mérite de reconnaître la réalité de


l'image sociale que les individus ont d ' e u x - m ê m e s et font
valoir d ' e u x - m ê m e s lorsqu'ils c o m m u n i q u e n t . S o n échec
consiste pourtant à prendre cette image pour la réalité de
l'énonciateur ; elle consiste à faire de celui-ci u n sujet
social, une personne, et à renforcer par une théorie idéo-
logique d u dialogue les processus de crise de rationalité,
de légitimation et de motivation qu'elle veut permettre de
surmonter. C'est précisément parce que les individus se
règlent déjà sur cette image d ' e u x - m ê m e s pour régler
d ' e u x - m ê m e s , par la communication, ce que les institu-
tions défaillantes ne parviennent plus à régler d'avance
pour eux (en faisant reconnaître la validité des lois insti-
tutionnelles en vigueur), qu'ils renforcent le clivage entre,
d'une part, ce qu'ils se figurent être : leur image d'eux-
l_ m ê m e s , et d'autre part, ce qu'ils font effectivement d'eux-
m ê m e s : leur propre pratique expérimentale.

C'est ainsi qu'ils produisent la catastrophe dont les


pragmaticiens veulent les sauver. Il fait partie des crises de
motivation de faire apparaître c o m m e envahissantes des
conduites primitives (agressives, nutritionnelles o u

122
sexuelles) de compensation : o n tente d'y produire des
jouissances primaires qui servent d'Ersatze aux jouissan-
ces politiques attendues, au bonheur de justice sociale.
Les stimuli nutritionnels, sexuels o u agressifs retrouvent
toutes leurs forces : cette primitivisation de l ' h o m m e
pragmatique se vit c o m m e confirmation de la vérité d'un
behaviorisme animiste. Les protagonistes s'y identifient
les uns les autres aux circuits de stimulus-réponses
c o m m e locuteurs et c o m m e agents menés par le principe
de plaisir jusque dans la façon dont ils s'identifient aux
énonciations : c o m m e lieux anticipés de déchaînements
d affects mutuels.

Contrairement aux attentes des théoriciens, la justifi-


cation des normes en fonction de la généralisabilité des
besoins ne fait que renforcer ce processus de primitivisa-
tion : n'apparaissent à coup sûr généralisables que les
besoins primitifs. Tous les autres besoins deviennent le
lieu d'une incertitude sociale exacerbée : dès q u ' u n parte-
naire exprime u n besoin dérivé, culturel o u culturelle-
m e n t conditionné, il est toujours possible d'y soupçonner
u n v œ u de domination, u n rapport de forces asymétri-
que, u n désir inéluctablement privé. O n présuppose ainsi
très facilement l'inverse de ce qu'on doit présupposer
qu'est l'interlocuteur, l'inverse de ce que la mise en situa-
tion communicationnelle nous oblige à présumer qu'il est.
D e juge et sujet de ses paroles et de ses actes, il descend au

123
rang d e tyran possédé par ses affects et ses instincts. L a
ritualisation de la communication législatrice n'induit
ainsi qu'une ritualisation des lois : seules les lois réglant
les instincts intraspécifiques de nutrition, de sexualité et
d'agressivité apparaissent valides, toute loi réglant u n
besoin n o n fondé sur u n instinct intraspécifique, toute
loi « culturelle » n'apparaît devoir être recherchée q u e
pour faire réaliser des désirs privés des législateurs-sujets
d u consensus.

Cette proposition pragmatique ne fait que reconduire


dans l'esprit l'identification a u Tiers d u consensus qui
anime déjà le libéralisme, tout en prétendant l'instituer
c o m m e instance éthique. Mais elle renforce la maladie
capitaliste en prétendant en guérir. L a spécificité de la
maladie capitaliste tient à la perversion de la conscience
morale libérale qui la porte et la propage. C o m m e l'avait
diagnostiqué M a x W e b e r , la quête d'auto-certification
salvifique des capitalistes dans la production des condi-
tions de vie et de travail des travailleurs ne fait s'adonner
les capitalistes au réinvestissement des bénéfices dans
l'entreprise, elle ne les contraint à en priver les travailleurs
que parce qu'elle tente d e renforcer ainsi et de garantir
d'avance la certitude de leur propre salut personnel et
social. Cette certitude leur est offerte et garantie par la
certitude d e succès concernant la croissance de leurs

124
entreprises ainsi que la certitude de pouvoir produire le
salut matériel d'autrui.

Cette auto-certification de la conscience de salut est


perverse dans la mesure o ù elle fait totalement abstrac-
tion d u bien suprême des partenaires sociaux qui est
poursuivi à travers cette expérimentation, c'est-à-dire de
la production d'une justice accessible à tous et basée sur
une distribution harmonisée des droits, des devoirs et des
biens ainsi que sur l'auto-certification salvifique et sociale
de ces partenaires sociaux.

Le doute porté sur les lois proposées par les allocutaires


de cette discussion législatrice reflue donc d u partenaire vers
l'énonciateur lui-même et déclenche une réflexivité chroni-
que. A u c u n des partenaires sociaux ne peut être certain de
respecter lui-même les conditions de symétrie et donc d'être
véridique lorsqu'il pense que ces conditions nécessaires au
jeu symétrique de la communication sont remplies. Il ne
suffit pas d'être véridique dans le libre jeu de la discussion
normative pour se faire accepter, à bon droit, la contestation
de son interlocuteur c o m m e plus fondée que sa propre pro-
position. C o m m e o n fait dépendre la certitude concer-
nant la légitimité des normes et l'objectivité des besoins,
d u respect des conditions sociopolitiques garantissant la
symétrie communication-nelle, o n rend par là chacun
pragmatiquement incertain de l'objectivité de tout besoin
et de la validité de toute n o r m e sociopolitique.

125
La théorie critique de la société renforce donc le désarroi
social. C e clivage entre, d'une part, les processus moteurs, les
motivations primitives et insatisfaisantes, l'identification
pratique et théorique de l ' h o m m e contemporain à l ' h o m m e
primitif par et dans les processus de communication et la
dynamisation des contextes de communication, et, d'autre
part, les processus de réception sensorielle, théorique, et
imaginaire de soi engendrés par une image sociale impossi-
ble à réaliser, est ce qui doit être surmonté en abandonnant
ce rêve de maîtrise de soi et d'autrui.

C e renforcement mondialisé de l'aveuglement collectif


et de l'injustice sociale ne sont pourtant que les symptômes
d'une maladie de la réflexion et dérivent d'une erreur phi-
losophique portant sur la « nature » de l ' h o m m e . Cette
maladie et cette erreur ne prolifèrent à la faveur de ces phé-
nomènes qu'en ignorant la dynamique de communication
et de jugement propres au psychisme h u m a i n et aux insti-
tutions politiques. Cette maladie est basée sur une erreur
philosophique héritée de l'institution princeps d u politi-
que et de la religion des dieux souverains : sur la croyance
que l'esprit et la parole collectifs, incarnés c o m m e dieux
souverains dans l'esprit et la parole d u souverain d u groupe
sont, c o m m e incarnations de l'harmonie d u m o n d e et de
l ' h o m m e , suffisants pour permettre à l ' h o m m e de maîtri-
ser ses désirs et son corps par l'esprit, par u n esprit conçu
lui-même c o m m e une â m e collective et individuelle.

126
Mondialisation et expérimentation totale de l ' h o m m e
poursuivent ce rêve collectif de maîtrise de soi et d u
m o n d e en multipliant les désirs c o m m e lieu de confirma-
tion d'une maîtrise de soi et d'une expérience de liberté à
l'égard de soi et d'autrui, obtenues toutes deux par le cal-
cul rationnel. Cette expérience de maîtrise de soi ne
s'opère qu'à travers u n e maîtrise des désirs et d u corps
d'autrui par l'intermédiaire d u jeu des offres et des
demandes qui lui sont imposées de façon aveugle et arbi-
traire. L a maximisation de la satisfaction des désirs et la
recherche pléonexique de la satisfaction d'être libre à leur
égard n'engendre que la conscience de ne pas pouvoir
davantage satisfaire ces désirs surmultipliés que le désir de
se sentir libre à leur égard en contemplant la conformité
de leur distribution aux idéaux de justice. Cette disloca-
tion pragmatique de l ' h o m m e clivant son désir de maî-
trise de soi et l'inversion des effets de ce désir semble cou-
ronner u n destin historique d'échec alors qu'il grève cette
quête dans son principe m ê m e .

Cette maladie et cette erreur ne sont pas incontourna-


bles, ni nécessaires, car elles ne font que parasiter les pro-
cessus de communication et de jugement créateurs
concernant les conditions de vie humaine, mais leur
expansion actuelle rend patente la folie qui les habite et
contraint les institutions politiques et le jugement politi-
que quotidien de chacun à opérer en eux une véritable

127
mutation culturelle pour surmonter cette folie. Elle les
contraint à s'arracher au rêve d'appropriation de soi
poursuivi par une volonté de puissance et d'accaparement
d u pouvoir et à s'assumer e u x - m ê m e s c o m m e puissances
de jugement aptes à endiguer injustice, exclusion et déré-
gulations économiques et financières.

La réactivation d'une éthique et d'une politique


consensuelles, instruites de ces échecs et qui cherchent à
transformer directement l ' h o m m e en consensus en sou-
mettant ce dernier à l'instance critique que prétend être
ce consensus, ne fait que déplacer cette dislocation autis-
tique au niveau de la réflexion : elle vient compléter l'au-
tisme pragmatique par u n autisme de la réflexion.
L'allocutaire de soi et d'autrui auquel o n veut rendre la
parole, ne peut en effet découvrir dans cet usage de la rai-
son critique d u consensus q u ' u n clivage mental entre,
d'une part, l'expérience d'une réflexivité éthique chroni-
que et impuissante, et d'autre part, celle d'une ritualisa-
tion juridique de la vie sociale, de l'expérience des m o u -
vements de décharge de la conscience de responsabilité et
de culpabilité dans la production de consensus de papier,
déconnectés de toute opérance.

Cette expérience a beau induire une neutralisation d u


psychisme et des institutions et être mortelle, elle
contraint l ' h o m m e contemporain à se découvrir être de
communication : elle ouvre ainsi la voie à la seule h u m a -

128
nité qui soit accessible à l ' h o m m e et elle va plus loin, elle
lui fait découvrir la loi d'engendrement de cette humanité :
elle lui fait découvrir qu'il ne peut se soumettre à l'autre
qui est en lui, à l'allocutaire qu'est son vis-à-vis et à l'allo-
cutaire qu'il est pour lui-même, qu'en renonçant à se
transformer directement, à l'idée d ' u n h o m m e qui se fait
lui-même, à l'idée d'histoire et m ê m e à l'idée de se trans-
former directement en consensus. Il ne le peut qu'indirec-
tement, en acceptant de juger de la vérité de ses proposi-
tions d'action o u de désir c o m m e il juge de la vérité de ses
propositions décrivant des perceptions et en acceptant de
partager ce jugement de vérité avec ses allocutaires.

L'image que le libéralisme se fait de l ' h o m m e est effec-


tivement fausse. O n ne guérit de la crispation politique
autour des problèmes de distribution équitable des
droits, des devoirs et des biens, o n ne guérit de la politi-
que qu'en s'apercevant qu'il n'y a pas, à proprement parler,
à en guérir. Car o n ne développe une maladie, u n mal-
heur o u u n e folie dans la vie politique qu'en y ayant
auparavant diagnostiqué une maladie o u u n e folie néces-
saire, voire a priori, en tout cas une aliénation qu'elle ne
saurait constituer effectivement qu'en se déniant elle-
même.

Depuis Platon, les rapports d'antagonisme des désirs,


présumés reproduire l'antagonisme perpétuel des dieux,
ont été généreusement distribués aux h o m m e s comme

129
« nature » déterminante, dérivée de la chute de l'esprit
dans le corps, puis c o m m e polythéisme libéral des
valeurs, c o m m e l'avait v u M a x W e b e r . Cette nature ago-
nistique s'est vue projetée par la modernité, dans les rap-
ports intersubjectifs et politiques des h o m m e s entre eux,
jusqu'à faire de l ' h o m m e c o m m e désir, l'ennemi de lui-
m ê m e c o m m e esprit et à le transformer, selon le fameux
adage de H o b b e s , en loup pour ses semblables, avant de
faire de la politique, dans le libéralisme, la politique de
groupes antagonistes d'intérêts.

Il s'agit ici d'une erreur philosophique due à l'igno-


rance dans laquelle o n était, dans l'antiquité c o m m e dans
la modernité, de la façon dont s'engendre en l ' h o m m e le
rapport aux désirs c o m m e u n rapport a priori rationnel et
dérivant de son identification au langage. Aussi est-il tout
simplement faux de chercher à s'en protéger à l'aide d ' u n
système de défense politique imparable, mais il s'impose
de le soumettre au jugement de vérité.

Cette erreur était couplée à u n e croyance qui s'est avé-


rée, elle aussi, fausse : à la foi historique, c'est-à-dire à la
croyance m o d e r n e que l ' h o m m e peut se transformer
directement lui-même, conformément aux exigences de
la conscience morale. Elle est couplée aujourd'hui à la
croyance contemporaine qu'il lui est possible de se trans-
former lui-même en consensus, conformément aux exi-
gences éthiques de l'expérimentation communicationnelle

130
et de la discussion argumentative. O n tente dans tous ces
cas d'incarner la justice d u libéralisme politique o u de la
raison argumentative dans u n système de connaissances,
de droits et de lois, o u encore dans u n système c o m m u -
nicationnel parlementaire, judiciaire et administratif. C e
système doit, dans ces deux cas, fonctionner c o m m e
l'analogue rigide d ' u n instinct liant par des corrélations
biunivoques stimuli, réactions et actions consommatoi-
res, c o m m e u n système qui doit transformer de lui-même
« l'animal mal formé » (L. Bolk) et « n o n encorefixé»
(F. Nietzsche) qu'est l ' h o m m e , en vivant bien formé : en
système rigide et infaillible de coordination d ' u n seul et
unique système d'actions et de désirs, d ' u n seul et unique
système de perceptions cognitives et stimulantes.

Cette conception d u zoon logicon, héritée d'Aristote,


reprise par les utilitaristes et les moralistes, demeure pré-
sente dans la conception des intérêts et des biens primai-
res propre à la théorie libérale de la justice aussi bien que
dans la démocratie deliberative prônée par la pragmati-
que politique. Cette conception anthropologique n'en est
pas moins fausse dans la mesure o ù n'existent au départ
en l ' h o m m e que les instincts intraspécifiques de consom-
mation alimentaire, de sexualité et de défense. O n cher-
che donc en vain à instituer à partir d'eux des coordina-
tions institutionnelles à l'environnement physique et
social qui soient aussi rigides et infaillibles que le sont les

131
instincts des animaux bien formés. Lorsqu'on cherche
ainsi une solution politique au problème posé par l'expé-
rimentation totale, o n recourt à la puissance de la parole
utilisée pour protéger l ' h o m m e à l'égard de l'agressivité
d'autrui, telle qu'elle s'était reconnue d'essence publique
dans les religions des dieux souverains, institution prin-
ceps de la vie politique. C'est dans cet usage politique de
la parole qu'on cherche u n analogue à l'instinct de régu-
lation et qu'on limite arbitrairement l'usage de la parole à
son usage juridique, moral et politique. O n le fait pour-
tant en postulant, de façon inconsistante par rapport à
cette présupposition d'une « nature hétéronome, voire
instinctive » en l ' h o m m e , que celui-ci peut et doit accor-
der librement et de façon responsable son adhésion
rationnelle à ces systèmes nécessaires de régulation sociale
de la vie.

Les conditions philosophiques de réalisation de l'avenir de


l'être h u m a i n : le partage culturel d u jugement de vérité

Ces échecs confirment l'incapacité dans laquelle est


l ' h o m m e de se transformer lui-même directement, fût-ce
en u n consensus critique. Le détour par le jugement de
vérité inhérent à l'usage d u langage apparaît nécessaire,
mais engage une mutation culturelle de la conception de
l'humanité de l ' h o m m e : cette mutation engage à recon-
naître derrière l'exacerbation d u capitalisme et de la

132
condamnation morale collective qui éclate au grand jour
de la mondialisation, le processus positif que celle-ci ne
fait que parasiter : celui qui contraint à produire u n
m o n d e public en suivant la loi de créativité propre au
langage c o m m e au psychisme. Cette créativité se produit
en projetant une préharmonisation affective, cognitive,
pratique et consommatoire avec le m o n d e , avec soi et
avec autrui en toute situation problématique et en
jugeant si le m o n d e ainsi anticipé se présente c o m m e le
m o n d e dont o n a besoin et qui constitue déjà la seule réa-
lité dans laquelle o n puisse se reconnaître.

La philosophie, les lettres, les arts et les sciences


humaines qui ont analysé cette expérimentation et ses
résultats c o m m e des phénomènes culturels, ont décou-
vert peu à peu que le jugement qu'exerce l ' h o m m e dans
l'expérimentation qu'il tente de lui-même, le fait toujours
déjà sortir de son rêve de maîtrise : il lui fait surmonter
l'aveuglement d u consensus et cet échec mortel de l'his-
toire en soumettant au jugement de vérité les formes
nouvelles de vie qu'il s'invente. Car cette expérimentation
se fait nécessairement par le détour d ' u n jugement de
vérité porté sur les formes de vie expérimentées ainsi qu'à
travers le partage de ce jugement de vérité. Cette expéri-
mentation de l ' h o m m e a appris en effet que l ' h o m m e
n'était pas ce composé d'esprit et de corps qu'en avait fait
la philosophie en le fixant à la tâche de faire son histoire

133
et d'instaurer une maîtrise de son esprit sur son corps et
ses désirs. Elle lui a montré qu'il était au contraire,
c o m m e corps, c o m m e affect aussi bien que c o m m e
esprit, u n être de communication avec lui-même et avec
autrui, c'est-à-dire u n être qui ne peut se fixer à ses
actions et à ses désirs qu'en reconnaissant qu'il est aussi
objectivement ses actions et ses désirs.

Il ne peut donc s'yfixerqu'en faisant partager le juge-


m e n t d'objectivité qu'il porte à leur égard c o m m e il le
porte à l'égard de ses connaissances : ces actions et ces
désirs ne peuvent donc être l'objet d'un vouloir arbitraire,
mais rentrent nécessairement dans l'ensemble des rap-
ports nécessaires qui lient les h o m m e s au m o n d e et les
phénomènes de ce m o n d e entre eux. Cette expérimenta-
tion totale de l ' h o m m e lui fait ainsi reconnaître l'erreur
qui est au cœur de l'idée de culture moderne, d u désir
d'assurer une maîtrise de l'esprit par lui-même. C o m m e
être de communication, il y reconnaît qu'il est impuissant
à s'approprier une fois pour toutes l'exercice et les résul-
tats de ce jugement et de ce partage de vérité sous l'aspect
d'un code juridique, moral o u politique, sous l'appella-
tion de règles juridiques, morales et politiques car il ne
peut soumettre magiquement l'occurrence de cet accord
d'objectivité et de vérité au simple vouloir, individuel o u
collectif, de le produire.

134
Il est ainsi aussi impuissant à se l'approprier qu'il est
impuissant à s'approprier une capacité artistique créative,
une écriture littéraire féconde, u n jugement philosophi-
que infaillible et plus généralement une communication
réussie d u seul fait qu'il accepte de soumettre son vouloir
artistique, littéraire, philosophique o u expressif à des
règles données. L'expérimentation pragmatique et
consensuelle de l ' h o m m e par lui-même fait découvrir que
l'être h u m a i n ne peut atteindre les fins qu'il avait fixées à
l'histoire : qu'il ne peut s'ajuster une fois pour toutes à lui-
m ê m e , mais que l'exercice partagé d'un jugement de vérité
sur ses actions et ses désirs est la seule instance d'ajuste-
m e n t à l'action qui lui soit accessible. Il ne l'est que
lorsqu'il donne lieu à une vérité aussi objective qu'il affirme
qu'elle l'est. Justice et émancipation sociales s'avèrent
conditionnées par une émancipation intellectuelle et culturel
à l'égard de la folie inhérente à ce désir de maîtrise.

Confrontés à cette erreur, à cette incapacité et à ces


découvertes, les arts, les littératures, les philosophies et
plus généralement les cultures de la communication ont
donc développé u n e autre culture que celle que désirait
produire la modernité. L a dynamique de cette culture
contient en réserve le seul avenir que l ' h o m m e puisse se
construire. Bien que l'expérimentation communication-
nelle contraigne chacun à y participer, il revient néan-
moins à la philosophie de dégager cette dynamique et

135
cette logique de vérité inhérente à l'usage d u langage, car
la dynamique de l'expérimentation communicationnelle
fait croire qu'il suffit de produire u n succès de c o m m u n i -
cation : l'accord avec autrui et son application pour
régler à nouveau cette expérimentation en redécouvrant à
l'intérieur d u langage, sous l'aspect des verbes performa-
tifs, cette position souveraine qui permet de s'approprier
le consensus lui-même en obligeant de se soumettre à des
règles. Cette libre disposition des verbes par l'usage des-
quels o n ne fait que ce qu'on dit c o m m e s'il suffisait de
dire sa promesse, son ordre o u sa condamnation pour la
produire magiquement, relance la croyance en l'illusion
de pouvoir se transformer directement en l'acte de lan-
gage qu'on dit qu'on fait.

L'anthropologie d u langage a pourtant découvert en


ce siècle que l ' h o m m e , c o m m e être de langage, n'a tou-
jours p u et ne peut toujours se transformer lui-même
qu'indirectement : par l'intermédiaire de l'identification
archaïque aux dieux d'abord, puis en faisant aujourd'hui
le détour d u jugement de vérité qu'il porte sur ses condi-
tions de vie. L a position de l'accord de soi avec soi, avec
autrui et avec le réel qui m e u t toute pensée et toute parole
ne constitue pas seulement u n principe régulateur, valide
dans le règne des fins, mais elle est constitutive de l'iden-
tification d u vivant h u m a i n aux sons et fait la loi, à ce
titre, aussi bien à l'harmonie de la pensée avec le réel

136
qu'elle la fait à l'harmonie avec autrui. Elle fait objectiver
à l ' h o m m e ses désirs et ses actions c o m m e elle lui fait
objectiver ses perceptions et ses connaissances. Elle lui
fait projeter l'harmonie entre sons émis et sons entendus
dans ses perceptions, dans ses désirs et dans ses actions
pour pouvoir leur prêter existence, les détacher d'elle-
m ê m e , mais fait également reconnaître à cet h o m m e si
ces perceptions, ces actions et ces désirs sont aussi réelle-
m e n t ses conditions d'existence, qu'il a d û penser qu'elles
l'étaient pour avoir p u les penser.

Elle est donc également ce qui doit se juger aussi réel


qu'elle a d û présupposer qu'elle l'était pour mettre cha-
cun face à ces perceptions, face à ces connaissances, face
à ces actions et face à ces désirs c o m m e étant ses condi-
tions d'existence, c o m m e étant la réalité de son m o n d e 1 .

1. L a structure démocratique d u respect de la loi de vérité est


dégagée dans m o n ouvrage La loi de vérité ou la logique philosophique
du jugement, Albin Michel, Paris, 1993, puis dans La condition démo-
cratique, L'Harmattan, Paris, 1998. Sa neutralisation pragmatique
contemporaine par u n consensus aveugle est analysée c o m m e autisme
de civilisation dans J. Poulain, L'âge pragmatique ou l'expérimentation
totale, L'Harmattan, Paris, 1991. L'extension de cette neutralisation à
la vie politique par la pragmatique éthique de la république est diag-
nostiquée dans J. Poulain, La neutralisation du jugement. La critique
pragmatique de la raison politique, L'Harmattan, Paris, 1993.

137
Elle ne le peut qu'à travers une anthropologie du langage
capable de discerner dans l'usage apparemment magique
des verbes perfbrmatifs o u illocutoires, l'usage d u juge-
m e n t de vérité.

Cette harmonie s'y impose à lui d u seul fait qu'il ne


puisse distinguer les sons qu'il émet, des sons qu'il entend
au m o m e n t m ê m e o ù il les émet. C'est cette identité qui
est m i m é e en toute proposition c o m m e m o u v e m e n t de
projection référentielle des sons dans les choses et c o m m e
m o u v e m e n t de réception predicative de ce qui, dans les
choses, fait d'elle des réalités pour nous. Toute émission
et toute compréhension de proposition m i m e n t ce m o u -
vement d'émission-réception phono-auditive qui les
porte, qu'elles soient dites o u simplement pensées, car ce
m o u v e m e n t ne permet d'isoler ce dont o n parle o u ce à
quoi o n pense qu'en le pensant identique à la propriété
ou à la relation identifiée par le prédicat.

Aussi ne peut-on penser une proposition sans la pen-


ser vraie ou, selon la formule de C . S. Peirce, « toute pro-
position affirme-t-elle sa propre vérité »2 pour pouvoir être
comprise. D e m ê m e qu'on ne peut isoler de réalité par

2. Voir Charles S. Peirce, Collected Papers of Charles S. Peirce, T h e


Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, 1935, Vol. 5,
§340.

138
l'usage de l'expression référentielle qu'en jugeant par
l'usage d u prédicat de ce en quoi consiste pour elle le fait
d'exister, qu'en identifiant, par exemple, la neige à sa blan-
cheur lorsqu'on dit : « la neige est blanche », de m ê m e o n
ne peut jouir de cette vérité au titre de l'allocutaire q u ' o n
est pour soi-même qu'en jugeant si exister, pour cette réa-
lité, c'est être effectivement ce à quoi o n l'identifie : qu'en
jugeant de l'objectivité de l'harmonie instaurée entre la
neige et la blancheur et qu'en reconnaissant si elle est aussi
constitutive de la neige et de son apparition phénoménale
c o m m e réalité, qu'il est vrai qu'on a d û penser qu'elle
l'était pour pouvoir la percevoir ainsi.

C'est cette reconstruction des conditions anthropolo-


giques et philosophiques d'usage d u jugement qui
contraint à un changement de paradigme par rapport à la
modernité qui ne soit pas seulement prétendu, mais
effectif : elle contraint à substituer au primat de la raison
pratique, celui de la raison théorique et ce, dans le
domaine m ê m e de la raison pratique, au sein des rapports
éthico-politiques. N e libèrent en effet que les rapports
éthico-politiques q u ' o n se reconnaît être et q u ' o n se juge
être dans l'expérience de la vie et dans celle d u m o n d e , à
la façon dont o n s'affirme et dont o n se reconnaît être,
dans la communication, la seule réalité q u ' o n s'y dise être.

Car l'exercice d u jugement politique dans une visée de


justice consiste à ne faire réaliser par autrui et à ne réaliser

139
soi-même que ce q u ' o n a pensé q u ' o n était. Cette inver-
sion d u primat de la raison pratique en primat de la rai-
son théorique, le primat d u jugement de vérité qui s'y
trouve ainsi restauré, « guérissent » tous deux : ils désaliè-
nent de la recherche morale d'une sagesse o ù la délecta-
tion ultime et le bien suprême résident en une seule et
unique jouissance, dans la jouissance de se savoir libre
d'autrui et de soi-même en toute expérience, et par suite,
égal à tout partenaire social. Car o n parvient à s'y libérer
de ce qu'il y avait de folie dans le rapport politique : o n
y oublie la conviction qu'il est possible de se désidentifier
magiquement et abstraitement de tous les rapports
sociaux o u vitaux auxquels o n a d û s'identifier pour p o u -
voir les penser, à la façon dont o n libère autrui de lui-
m ê m e et c o m m e si l'on était pour soi-même quelqu'un
d'autre, c o m m e si l'on y était aliéné tant qu'ils n'ont fait
que nous venir à l'esprit.

Encore faut-il se libérer intellectuellement de cette


m ê m e folie dans le rapport au langage lui-même. Elle réap-
paraît en effet dans le contexte de l'expérimentation totale
de l ' h o m m e sous les traits de renonciation performative.
Lieu de garantie de tout jugement, l'accord déjà là dans les
conventions institutionnelles donne au jugement social,
transcendant aux individus, la force performative propre
aux énonciations qu'il suffit d'énoncer pour réaliser les
actes qui y sont désignés. Depuis Austin, il semble suffire

140
de prononcer et d'invoquer cet accord déjà présent dans les
verbes performatifs, puis de le faire intervenir dans la vie
courante en invoquant les conventions qu'il faut et au bon
m o m e n t : chacun semble dépositaire d ' u n jugement
infaillible d'appropriation des conventions au contexte.
Toute énonciation performative émise conformément à
l'énoncé verdictif approprié, à un jugement qui juge de son
ajustement au contexte physique, social et mental des par-
tenaires impliqués et repose ainsi sur un jugement d'appro-
priation partagé, est bonne et juste. 11 suffit d'être déjà celui
qu'il faut pour cela et de suivre les règles d'invocation des
performatifs de façon fidèle et en se conduisant en consé-
quence. Dénonciation performative de promesse, d'ordre,
de conseil o u de condamnation est alors heureuse. Et les
dominants disent toujours ce qu'il faut.

Le problème qui surgit est bien sûr que les jugements


à dire sont toujours différents dès lors q u autrui a autre
chose à m e dire que ce que j'ai à lui dire, puisqu'il ne dit
pas la m ê m e chose que moi et au m ê m e m o m e n t , s'il est
vrai, bien entendu, que cette parole réponde c o m m e il se
doit à ce q u ' o n a besoin d'entendre l'un et l'autre. D è s
lors ces jugements d'appropriation visent toujours à c o m -
bler le seul besoin qu'il faille chez autrui, de la seule façon
qu'il faille et en invoquant la seule convention à invoquer.
Mais ce seul accord social qu'il faille produire est toujours
envisagé par les partenaires de façon différente, et donc

141
antagoniste : il est toujours faux, toujours apparemment
faux. Aussi dès qu'il est recherché dans une invocation
performative, doit-il toujours se justifier, aussi ne le peut-
il qu'en annihilant le jugement d'autrui. L a guerre d u
jugement caractérise cette expérimentation sociale par la
parole o ù je dois toujours prouver que l'autre a tort pour
pouvoir avoir raison. Seule la description anthropologi-
que et philosophique de la dynamique de vérité d u lan-
gage libère de ce leurre de maîtrise en révélant derrière ces
échecs nécessaires une erreur, guérissant ainsi de cette
recherche d ' u n accord déjà là avec autrui et enregistré
dans la langue sous l'aspect des performatifs.

Mais o n opère aussi une mutation culturelle dans le


rapport à la culture elle-même et cette mutation a la
m ê m e vertu thérapeutique à propos de la culture que la
description de la dynamique de vérité dans l'usage d u
langage. Depuis Kant, H u m b o l d t , Schelling et Hegel,
celle-ci renvoie au jeu créatif d'une harmonie entre l'ima-
ginaire, l'entendement et le sensible qui n'est productible
que par le génie et n'est réceptible que par ceux qui sont
délivrés aussi magiquement des contraintes de la raison
que ces génies e u x - m ê m e s . Le jugement réfléchissant par
lequel il appréhende les formes artistiques, par exemple,
présuppose qu'ils puissent se délecter d u beau sans
concept, car l'œuvre d'art déploie une libre harmonie
entre l'entendement et la sensibilité qui défie toute règle.

142
L'expérimentation contemporaine de l ' h o m m e par le
consensus obéit à la m ê m e loi de formation car elle ne
met au pouvoir dans la communication qu'un libre
consensus entre individus, u n consensus qui n'affecte que
d u bonheur d'harmonie entre tous : il est donc aussi
aveugle que le jugement réfléchissant kantien. Lui aussi
affectait de la délectation d u beau sans concept. D e
m ê m e le consensus expérimental affecte sans concept de
l'adhérence aux croyances collectives, de l'adhérence aux
désirs collectifs et de l'adhérence aux normes. Le consen-
sus culturel avec l'œuvre d'art était aussi aveugle que l'est
le consensus expérimental contemporain. C'est cet aveu-
glement auquel met fin la mutation culturelle provoquée
par la découverte de la dynamique de vérité au sein de
l'imaginaire verbal, au sein de la raison c o m m e au sein de
la sensibilité elle-même. N'est culture que ce qui est créé
et reconnu selon les lois de cette dynamique de vérité. Les
œuvres d'art qui se font reconnaître c o m m e telles dans
cette expérimentation totale ne le peuvent qu'en s'éman-
cipant de cette jouissance d u pur jeu harmonieux, mais
aveugle de l'imaginaire et de l'entendement, d u pur
esthétisme.

Elles ne peuvent subsister aux yeux de leurs créateurs


c o m m e à ceux de leurs récepteurs qu'en révélant u n dia-
logue de l ' h o m m e avec sa propre nature et environne-
ment qui présente les conditions de vie sans lesquelles ils

143
ne peuvent vivre. Car elles obéissent à la m ê m e dynami-
que critique que le jugement inhérent au langage lui-
m ê m e . La culture signifie ici tant la reconnaissance in
actu de la dynamique de vérité inhérente à la création
d'un m o n d e nouveau, en réponse à l'aperception d ' u n
m o n d e cassé, que la reconnaissance de l'objectivité de la
beauté de ce m o n d e , qui l'habilite à être ce qu'il apparaît
être : une condition d'existence de l'être humain. Le juge-
m e n t esthétique est ainsi aussi objectivement vrai dans ses
relations au beau qu'est reconnu objectivement réel le
m o n d e scientifique nouveau pour ceux qui doivent le
reconnaître c o m m e réel en se faisant juger mutuellement
vraies les propositions qui décrivent ce m o n d e .

La culture des arts et de l'écriture se manifeste donc


c o m m e produisant autant d'exemples de la culture de la
communication, c o m m e une communication qui a inté-
gré u n m o u v e m e n t critique de vérité aussi bien dans la
dynamique de la créativité que dans celle de la récepti-
vité, qui a intégré par exemple en elle l'usage d u jugement
critique universitaire. Elle fait reconnaître également aux
contemporains que toute communication est en ce sens
un espace public et qu'elle ne l'est déjà, c o m m e espace
public constitué et institutionnalisé c o m m e tel, que dans
la mesure o ù elle est u n échange universitaire, u n échange
de jugements qui ne reposent que sur e u x - m ê m e s et
sur leur capacité à présenter le m o n d e dans lequel ces

144
jugements sont vrais : sur leur capacité à faire venir, par
la pensée, ce m o n d e à l'existence d u seul fait qu'il puisse
montrer qu'il est déjà là c o m m e réalité, c o m m e m o n d e
humain.

L'université s'universalise nécessairement dans cet


horizon d'expérimentation de l ' h o m m e par la c o m m u n i -
cation en se reconnaissant c o m m e la forme déjà là de
toute communication, puisque celle-ci ne peut satisfaire
le désir de consensus de façon aveugle, mais ne peut y
parvenir, à propos de l ' h o m m e lui-même, qu'en le fixant,
d u seul fait qu'il le fasse se reconnaître c o m m e tel, à son
être de juge de vérité, à son être théorique à travers u n
processus d'expérimentation de lui-même soumis à ce
jugement. Elle remplit donc déjà sa tâche c o m m e phase
initiale, médiane et terminale de la transformation indi-
recte de l ' h o m m e par lui-même qu'est cette expérimenta-
tion totale de l ' h o m m e c o m m e élément d u m o n d e , car
cette expérimentation se fait nécessairement par le détour
d'un jugement de vérité porté sur les formes de vie expé-
rimentées ainsi que par le partage de ce jugement de
vérité.

C e détour et ce partage de jugement sont universitai-


res dans leur formes comme dans leur contenu.
L'université se révèle ainsi être bien plus qu'une institu-
tion, l'institution d u savoir, car elle n'est cette institution
d u savoir qu'en établissant qu'elle est déjà forme de vie, et

145
la seule forme de vie qui convienne à l ' h o m m e ,
puisqu'elle n'exprime et ne développe que la dynamique
et la logique inhérente à toute communication : cette
force qui n'est créative de m o n d e qu'en critiquant ce
m o n d e qu'elle crée et en faisant de cette critique une cri-
tique mutuellement partagée, dans son exercice c o m m e
dans ses résultats. C'est ainsi également qu'elle peut éta-
blir que l ' h o m m e ne peut devenir cette être de maîtrise
parfaite de soi qu'il recherche à travers cette expérimenta-
tion indéfinie de lui-même puisqu'il lui faudrait, pour ce
faire, renoncer à être ce qu'il est : ce partage d u jugement
à propos de lui-même et d u m o n d e , pour se contenter
d'assouvir son rêve de souveraineté.

Aussi ne parvient-elle à imposer l'usage d u jugement


au sein d'une expérimentation qui en dénie l'usage et le
remplace par u n consensus aveugle, qu'en restaurant u n
espace de confirmation mutuelle fondé sur la reconnais-
sance de ce que les m o n d e s publics produits, qu'ils soient
industriels, économiques, juridiques, moraux o u politi-
ques, sont bien les conditions objectives de vie qu'ils sont
présumés être pour exister c o m m e ils le font, o u qu'au
contraire ils ne le sont pas, et pourquoi. C'est ainsi qu'elle
tient compte, à sa façon, de ce que l ' h o m m e ne peut se
transformer directement lui-même, ni obtenir une maî-
trise consensuelle de lui-même et d'autrui, sans être cer-
tain de l'objectivité de ce m o n d e et des formes de vie qu'il

146
y développe, c'est-à-dire sans faire le détour par le partage
de ce jugement de vérité, d ' u n jugement de vérité qui
peut faire reconnaître qu'il est effectivement aussi vrai
qu'il est vrai qu'il s'affirme l'être. Cet exercice universi-
taire de recognition de l ' h o m m e dans son concept, de la
reconnaissance pratique et théorique de chacun en ce
qu'il est c o m m e être de jugement, se substitue donc déjà
dans l'exercice de ce jugement, c o m m e mouvement
réussi, au m o u v e m e n t raté de transformation directe.

L'université a donc à affirmer qu'elle est cette forme de


vie universelle dans l'espace de vie universitaire, à se déve-
lopper et à s'accomplir c o m m e telle, mais elle a à faire
reconnaître également que tout espace public est o u a à être
universitaire dans le sens o ù n'y existe déjà c o m m e opé-
rant et c o m m e souverain que cet exercice d u jugement.
Elle ne le peut qu'en établissant que les transformations
des espaces de communication économique, industrielle,
politique et éthique qui se sont imposées pour surmonter
l'échec mondialisé de sa volonté de puissance, ne se sont
effectuées avec succès qu'à condition que les individus, les
entreprises, les institutions, les groupes et les Etats aient
accepté d'opérer à l'égard d ' e u x - m ê m e s cette mutation
d'être de vouloir de puissance en être de jugement, en
être théorique.

D a n s le contexte des mondialisations culturelles qu'en-


traîne à sa suite la globalisation néolibérale, le dialogue

147
interculturel s'avère u n e nécessité c o m m e mise à
l'épreuve de la capacité de chaque culture à se proposer
c o m m e une forme de vie assumable par tous ceux qui y
participent aussi bien que par les autres. Il a besoin de
recourir au dialogue universitaire entre cultures c o m m e à
une de ses composantes essentielles. Le discours universi-
taire n'est pas en effet n'importe quelle occasion pour une
culture de s'affirmer : il est l'instance par laquelle cette
culture prend une conscience critique de ses limites dans
la compréhension m ê m e qu'elle a des autres cultures ainsi
que de la nécessité de sortir le dialogue interculturel d'un
pur rapport de communication et d'enregistrement d'une
compréhension o u d'une incompréhension réciproque.
Par lui, advient la possibilité de discerner en quoi les rap-
ports nécessaires de complémentarité culturelle dévoilent
des constantes anthropologiques qui ne peuvent être
reconnues c o m m e telles qu'en étant adoptées par les par-
tenaires des diverses cultures impliquées.

C'est dans ce discours critique que les frontières pro-


pres aux diverses cultures peuvent être repérées et que la
façon dont les cultures partenaires dépassent ces frontiè-
res peut être intégrée dans la culture de départ. Le respect
des cultures dans le dialogue culturel ne peut pas en effet
se limiter à u n e attitude formelle de reconnaissance de
l'existence d'une autre culture à la façon dont le droit
nous oblige à respecter l'existence d'une autre personne.

148
Il doit être u n respect exercé dans l'acte m ê m e de critique
par lequel une culture reconnaît devoir intégrer ce qui lui
m a n q u e et qui a servi de base à la culture avec laquelle
elle est en dialogue. Cette reconnaissance en acte de la
spécificité des autres cultures, de leur validité anthropo-
logique et de leur apport réel à la construction d'une
humanité aussi conforme à ce qu'elle doit être, qu'elle
doit l'être effectivement, conditionne l'échange de la
force critique d u discours universitaire dans le dialogue
interculturel.

Il permet donc une implication des universitaires dans


la transformation de leur culture et des institutions qui
en dérivent aussi bien qu'une intervention de leur part
dans d'autres cultures par le biais de la reconnaissance
que peuvent accorder à leur apport les universitaires for-
m é s dans cette culture, u n e fois que l'apport critique de
la culture étrangère est reconnu dans sa validité anthro-
pologique. Si l'on considère, par exemple, le clivage inter-
culturel récent advenu entre le libéralisme et la culture
m u s u l m a n e , force est de reconnaître la nécessité d'élargir
la culture contractuelle d u libéralisme américain par u n e
reconnaissance des rapports de nécessité liant le dévelop-
p e m e n t des cultures sociales au m o n d e et à la réalité des
h o m m e s , une reconnaissance des rapports de nécessité
qui obligent à reconnaître l'objectivité des lois réglant les
échanges économiques et imposant une justice dans la

149
rétribution des biens, des droits et des devoirs. Seule une
telle reconnaissance peut faire échapper le rêve européen
d'une démocratie deliberative mondiale à ses limites éthi-
ques internes. L a culture m u s u l m a n e offre cette possibi-
lité de critiquer les limites internes à la pensée contrac-
tuelle et aux accords arbitraires d'échange qu'elle pro-
meut. Elle offre cette possibilité à condition de pouvoir
s'ajuster elle-même à l'image de l ' h o m m e proposée par
l'expérimentation totale de lui-même à laquelle il s'adonne
et d'abandonner son refuge acritique dans une conscience
d u destin encourageant la lutte contre tout ce qui est pré-
s u m é s'opposer au destin d'élection de ses fidèles.

Mais cette critique universitaire doit se faire transcul-


turelle, ainsi q u e l'a bien montré Fathi Triki, dans la
mesure o ù elle se doit d'adopter le point de vue de ses
autres culturels : pour pouvoir les comprendre et tester la
créativité culturelle des autres cultures ainsi que leur opé-
rance critique, o n doit n o n seulement penser que l'autre
puisse avoir raison, mais qu'il l'a en pensant soi-même
vrai ce qu'il pense, q u ' o n doive ensuite reconnaître o u
n o n qu'il est vrai que ce soit faux. Cette indisponibilité
d u seul critère anthropologique de dialogue interculturel
critique, l'accord de vérité d'autrui, était peut-être ce qui
était visé à travers l'interdit de s'approprier la puissance
de juger en dernière instance qui était dévolue au Dieu
judaïque. M ê m e s'il est hors de question d'interdire à

150
l ' h o m m e des mondialisations culturelles de s'identifier à
l'être de jugement et de vérité qu'il est, il reste qu'il faille
entendre de la culture judaïque l'incapacité dans laquelle
est l'être h u m a i n de reconnaître la vérité de ce qu'il dit et
pense tant qu'il n'a pas p u faire partager son jugement de
vérité par autrui en lui faisant reconnaître l'objectivité de
l'expérience de lui-même et d u m o n d e qu'il lui fait faire
alors.

Peut-être cela constitue-t-il la judéité et 1'islamite


cachée de l'européen, c o m m e le pense si bien Reyes
M a t e , peut-être cela constitue-t-il la limitation interne à
l'usage d u jugement philo-sophique, qu'il soit quotidien
o u professionnel, s'il est vrai que ce partage et la donation
à autrui c o m m e à s o i - m ê m e des conditions d'accès de ce
partage constituent les seuls témoignages de l'existence de
cette vérité qui, pour être, a besoin d'être c o m m u n e et
d'être c o m m u n é m e n t reconnue.

151
Présentation des auteurs

Geneviève Fraisse (France)

Geneviève Fraisse, philosophe, est directrice de recherche


au C N R S , productrice de l'émission « L'Europe des idées »
(France Culture) et professeure associée à l'université de
Rutgers ( U S A ) . Auteur de nombreux ouvrages, ses travaux
portent sur l'histoire de la controverse des sexes d u point de
vue épistémologique et politique. Geneviève Fraisse a
notamment publié : « A côté d u genre », Masculin-féminin
(La Découverte, 2004), Clémence Rayer, philosophe et femme
de sciences (La Découverte 1985, réédition 2002), La contro-
verse des sexes, (PUF, 2001), Les deux gouvernements : la
famille et la cité, 2 0 0 0 , Folio-Gallimard, 2 0 0 1 , Les femmes
et leur histoire (Folio-Gallimard, 1998), La différence des
sexes (PUF, 1996), Muse de la raison, démocratie exclusive et
différence des sexes 1989, Folio-Gallimard, 1995-

Geneviève Fraisse est coéditrice d u volume I V (XIX e ) de


l'Histoire des femmes en Occident, collection dirigée par

153
Georges D u b y et Michelle Perrot, 1991, Pion tempus 2002.
Elle a été Déléguée Interministérielle aux Droits des F e m m e s
(1997-1998) et Députée européenne (1999-2004).

Reyès M a t é (Espagne)

Directeur de recherche et directeur d u Département


de philosophie pratique, à l'Institut de philosophie au
Centre supérieur de recherches scientifiques (CSIS) de
Madrid, o ù il dirige L'Encyclopédie ibéro-américaine de
philosophie et le projet de recherches «La philosophie
après l'holocauste». Il a été directeur d u Centre de recher-
ches scientifiques en philosophie et chef de cabinet d u
ministre de l'Education (1968-1985).

Parmi ses derniers ouvrages : Penser en espagnol (PUF,


2001), Heidegger y el judaismo (anthropos, Barcelone,
1998), et Mémoire d'Occident (Anthropos, 1997).

Il collabore régulièrement aux journaux El Pais et El


Periódico de Catalunya.

Jacques Poulain (France)

Directeur d u Département de philosophie à


l'Université de Paris VIII-Saint-Denis et titulaire de la
Chaire Unesco de la philosophie de la culture et des ins-
titutions (à vocation européenne). Jacques Poulain a été

154
professeur aux universités de Montréal et de Besançon, et
vice-président d u Collège international de philosophie.

C h a m p d'expertise : philosophie d u langage.

Il a, entre autres ouvrages, publié De l'homme.


Eléments d'anthropobiologie philosophique du langage (Le
Cerf, 2001), Condition démocratique. La justice, exclusion
et vérité (L'Harmattan, 2 0 0 0 ) , Penser au présent
(L'Harmattan, 2000), La Loi de vérité ou la logique philo-
sophique du jugement (Albin Michel, 1993).

H a n s Jôrg Sandkiihler (Allemagne)

Professeur de Philosophie à l'Université de B r è m e .


Titulaire d u département allemand « Cultures épistémi-
ques, transculturalité, droits de l ' h o m m e » de la
chaire U N E S C O de philosophie de la culture et des ins-
titutions (Paris, àvocation européenne). Recherche dans
les domaines de l'épistémologie, de la philosophie des
sciences et de la philosophie d u droit. Il a notamment
publié Nature et cidtures épistémiques (Paris, édition
K i m é , 2003).

Fathi Triki (Tunisie)

Ex D o y e n de la Faculté des lettres et sciences humai-


nes de Sfax et professeur de philosophie à l'Université de

155
Tunis, Fathi Triki est titulaire depuis 1997 de la Chaire
U N E S C O de philosophie pour le M o n d e arabe.

Centres d'intérêt : la mondialisation, l'éthique, la phi-


losophie de la diversité et de l'identité, la philosophie
politique, la philosophie de l'histoire.

A publié : Platon et la dialectique, M T L , Tunis, 1 9 8 4 ,


Les philosophes et la guerre, Presses Universitaires de Tunis,
1985, Philosophie vagabonde, Beyrouth, 1986, Philosophie
de la diversité, Maison Arabe d u Livre, 1987, La philoso-
phie de la modernité, Beyrouth, 1990, L'Esprit historien
dans la Civilisation arabe et islamique, Maison Tunisienne
de l'Edition, 1991, La stratégie de l'identité, Arcantère
Paris, 1998, Philosopher le vivre-ensemble, L'or d u T e m p s ,
Tunis, 1998. Modernité et post-modernité, Beyrouth, 2 0 0 4 .

Christoph W u l f (Allemagne)

Docteur en Philosophie, Christoph W u l f est professeur


de sciences de l'éducation et m e m b r e d u Centre
Interdisciplinaire pour l'anthropologie historique à
l'Université Libre de Berlin. Il est m e m b r e de la Graduate
School « T h e mise-en-scène of the body » ainsi que d u
Centre de recherche interdisciplinaire « Cultures of
Performance » à l'Université Libre de Berlin. Il est égale-
ment vice-président de la Société pour l'anthropologie his-
torique, fondateur de la Commission pour l'anthropologie

156
éducative au sein de la société allemande de la science alle-
m a n d e éducative ; m e m b r e d u Conseil d'administration
de la commission allemande auprès de l ' U N E S C O ; m e m -
bre d u Conseil scientifique de l'Institut National de
Recherche Pédagogique (Paris) ainsi que d u Centre de
recherche international des sciences culturelles (Vienne).

C'est autour de l'anthropologie historique, l'anthropo-


logie éducative, la mimesis, l'esthétique et l'éducation
interculturelle, la recherche performative et rituelle ainsi
que la recherche sur la dance et l'âge qu'il dirige ses travaux.

Il a été visiting professor dans plusieurs universités :


Stanford University ( U S A ) , University of A m s t e r d a m
(Pays- Bas), Institute of Education, L o n d o n University
( U K ) , Faculty of Education and Institute of Education,
Stockholm University (Suède), Université de Nanterre,
de Saint-Denis, de Jussieu, de Lille (France), European
Peace University Stadtschlainingen (Autriche),
Fondazione San Carlo in M o d e n a (Italie), T h e Tokyo
University (Japon), T h e Kyoto University (Japon),
l'Institut Universitaire de France.

Parmi ses dernières publications : Mimesis, Culture,


Art, Society, University of California Press, 1995 ; French
edition au Cerf 2005. Education in Europe. An
Intercultural Task (éd. 1995). Die Kultur des Rituals ;
(éd.) H e r m è s 43, 2 0 0 5 : Rituels.

157
Dumas-Titoulet Imprimeurs
Dépôt légal : Avril 2006
N ° d'impression : 43818
Imprimé en France

Das könnte Ihnen auch gefallen