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Sommaire
Introduction 5
Jacques Poulain
Transculturalité et convivialité 67
Fathi Triki
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Introduction
Jacques Poulain
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ci est devenue patente avec les phénomènes d'injustice
mondiale, de paupérisation, d'exclusion généralisée et de
la disparition d u respect des droits de l ' h o m m e .
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source de légitimation, elle ne lui montre en effet la faus-
seté de cet idéal moral de maîtrise de lui-même et l'inca-
pacité d'y trouver la source d'une harmonie avec lui-
m ê m e , qu'en lui révélant c o m m e constitutive de lui-
m ê m e la dynamique de communication à laquelle la défi-
cience de ses coordinations biologiques à l'environne-
m e n t l'a contraint à s'adonner pour créer institutions et
psychisme à l'image de cette communication, rendant
insignifiants aussi bien cet appétit de maîtrise de soi que
la frustration infligée aujourd'hui à cet appétit par la
mondialisation.
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instaurant une maîtrise de son esprit sur son corps et ses
désirs. Elle lui a montré qu'il était au contraire, c o m m e
corps, c o m m e affect aussi bien que c o m m e esprit, u n être
de communication avec lui-même et avec autrui, c'est-à-
dire u n être qui ne peut sefixerà ses actions et à ses désirs
qu'en reconnaissant qu'il est aussi objectivement ses
actions et ses désirs qu'il juge qu'il est ces actions et ces
désirs et peut le faire reconnaître à autrui. Il ne peut donc
s'y fixer qu'en faisant partager le jugement d'objectivité
qu'il porte à leur égard c o m m e il le porte à l'égard de ses
connaissances : ces actions et ces désirs ne peuvent être
l'objet d ' u n vouloir arbitraire, mais rentrent nécessaire-
m e n t dans l'ensemble des rapports nécessaires qui lient
les h o m m e s au m o n d e et les phénomènes de ce m o n d e
entre eux.
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est aussi impuissant à se l'approprier qu'il est impuissant
à s'approprier u n e capacité artistique créative, u n e écri-
ture littéraire féconde, u n jugement philosophique infail-
lible et, plus généralement, u n e communication réussie
d u seul fait qu'il accepte de soumettre son vouloir artisti-
que, littéraire, philosophique o u expressif à des règles
données. C'est ainsi que l'expérimentation pragmatique
et consensuelle de l ' h o m m e par lui-même fait découvrir
que l'être h u m a i n ne peut atteindre les fins qu'il avait
fixées à l'histoire : qu'il ne peut s'ajuster u n e fois pour
toutes à lui-même, mais que l'exercice partagé d ' u n juge-
m e n t de vérité sur ses actions et ses désirs est la seule ins-
tance d'ajustement à l'action qui lui soit accessible. Il
n'advient que lorsqu'il d o n n e lieu à une vérité aussi objec-
tive qu'il affirme qu'elle l'est. Justice et émancipation
sociales s'avèrent donc conditionnées par une émancipa-
tion intellectuelle et culturelle à l'égard de son appétit de
maîtrise de lui-même.
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transdisciplinaire, apte à situer les uns par rapport aux
autres les apports des diverses cultures et des disciplines
universitaires qui en réfléchissent l'évolution et la desti-
nation.
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Cassandre ou les limites du comportement humain
vis-à-vis de son destin
Christoph W u l f
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la croient. Les avertissements vains de Cassandre que per-
sonne ne veut croire illustrent parfaitement le fait que même
lorsque l'avenir nous est prédit, nous, les hommes, ne sommes
pas en mesure de mettre ce savoir à profit dans nos actions.
Pendant l'Antiquité, connaître l'avenir est réservé aux
dieux. A u contraire, ne pas connaître l'avenir est une
caractéristique de l ' h o m m e et définit la conditio humana.
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sit toujours plus c o m m e maître de l'Histoire et espère
déterminer son histoire à l'aide de la rationalité moderne.
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le temps futur, le perfectionnement de l ' h o m m e est
impossible, c o m m e le montrent les plaintes criant à \afin
de l'histoire, la posthistoire. Le projet de l'époque moderne,
le perfectionnement de l ' h o m m e , se fait autant dans le
temps que dans des espaces réels et imaginaires. L'avenir
de l ' h o m m e , dont la durée, comparée à l'histoire et selon
toute apparence, s'amenuise de manière constante, ne
contraint-il pas à sonder le futur ? L e présent social ne
peut plus être pensé sans cette contrainte, sans la place
centrale de la raison planificatrice qui lui est liée, ni sans
la recherche qu'elle a initiée. L a conséquence en est une
diversité des formes de la recherche prospective.
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O n distingue trois aspects dans la recherche prospec-
tive :
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interprétation causale o u finale ne peut pas rendre
compte de l'avenir de l'action de l ' h o m m e . La conscience
humaine devrait au contraire s'ouvrir à l'incertitude des
résultats et à la potentialité des actes humains. La contin-
gence de l'action humaine renvoie à sa condition histori-
que et culturelle, sans pour autant lui attribuer u n carac-
tère déterminé o u determinable. Comprendre l'avenir
humain c o m m e prolongement d u présent signifie qu'il
n'est ni prévisible ni totalement ouvert, mais qu'il entre-
tient u n rapport complexe au présent et au passé, rapport
insondable pour l ' h o m m e . Hasard, spontanéité et carac-
tère événementiel de l'action humaine jouent ici u n rôle
central. L'avenir devient une condition importante pour
le sens que doivent prendre les actes de l ' h o m m e , mais
qui cependant ne peut pas être saisi par l'actant.
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ainsi u n e condition de l ' h o m m e d'aujourd'hui et des
générations futures. N e pas vouloir l'accepter et suggérer
pouvoir indiquer aux jeunes de la génération grandis-
sante quelles attentes le futur exigera d'eux, revient à
mésestimer les devoirs de l'éducation et de la formation.
Plus le caractère contingent de l'éducation et de la forma-
tion est conscient aux h o m m e s , plus elles seront adaptées
à l'avenir. Ainsi la question de l'avenir de l ' h o m m e ren-
voie-t-elle plus que jamais à l'observation de l ' h o m m e
d'aujourd'hui. Elle renvoie à l'anthropologie.
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elles-mêmes, c o m m e elles sont parfois présentées dans les
sciences biologiques. L'anthropologie historique ne se
limite pas à une unique discipline. Elle se constitue à tra-
vers le rapport à plusieurs sciences et à la philosophie et
ne représente pas u n c h a m p de recherche fermé. Les
sciences auxquelles elle se rapporte ne sont jamais définies
à l'avance. A u contraire, les références peuvent être très
variées selon les questions et les thèmes de recherche. E n
principe, le c h a m p entier de la culture humaine peut être
pris pour objet de l'anthropologie historique et ce, à tra-
vers les différentes époques historiques et les différentes
cultures. Les recherches en anthropologie historique par-
tent d'une pluralité des cultures et considèrent préalable-
m e n t les cultures n o n pas c o m m e des systèmes fermés en
soi, mais c o m m e quelque chose de dynamique, perméa-
bles les uns aux autres et ouverts à l'avenir (Gebauer/Wulf
2004, 2005).
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initiant ainsi dans chacune de ces sciences de nouvelles
problématiques, de nouveaux thèmes et de nouvelles coo-
pérations et interactions scientifiques. Plusieurs méthodes
de recherche sont appliquées dans ces processus. E n font
partie les approches historico-herméneutiques de l'inter-
prétation des textes, les méthodes de recherche sociale
qualitative ainsi que la réflexion philosophique. D a n s cer-
taines recherches, les frontières traditionnelles entre science,
littérature et art sont dépassées (Wulf 1999, 2 0 0 2 , 2004b).
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Il s'agit premièrement de la diversité culturelle : l'antago-
nisme entre une mondialisation visant à une standardisa-
tion et uniformisation et le droit de l ' h o m m e à la diver-
sité culturelle, telle qu'elle a été formulée dans la déclara-
tion de l'Unesco de 2001 ouvrant la voie à l'établissement
d'une convention. La diversité culturelle est ici comprise
c o m m e u n patrimoine c o m m u n de l'humanité, et la
convention qui l'a suivie porte pour titre « Convention
sur la protection et la promotion de la diversité des
expressions culturelles ». Selon cette dernière, la diversité
culturelle doit devenir u n droit fondamental de tous les
individus et des sociétés. La diversité culturelle est le fon-
dement d u pluralisme culturel, elle fait appel à la tolé-
rance et à la liberté d'expression et souligne l'importance
de la créativité dans tous les domaines de la vie humaine.
La diversité culturelle doit être protégée contre la dyna-
m i q u e standardisante de la mondialisation et doit être
comprise c o m m e u n élément important d u développe-
m e n t durable. La diversité culturelle implique le respect
de la diversité de l'expression culturelle et encourage la
coopération, la participation, la solidarité et le dialogue
internationaux. La diversité culturelle renvoie « à la m u l -
tiplicité des formes par lesquelles les cultures des groupes
et des sociétés trouvent leur expression. Ces expressions
se transmettent au sein des groupes et des sociétés et entre
eux. La diversité culturelle se manifeste n o n seulement
dans les formes variées à travers lesquelles le patrimoine
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culturel de l'humanité est exprimé, enrichi et transmis
grâce à la variété des expressions culturelles, mais aussi à
travers divers m o d e s de création artistique, de produc-
tion, de diffusion, de distribution et de jouissance des
expressions culturelles, quels que soient les m o y e n s et les
technologies utilisés » (cf. U N E S C O 2 0 0 5 et 2 0 0 3 ;
W u l f 1995, 2 0 0 5 , 2 0 0 6 ; Wulf/Merkel 2002).
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A u vu de ce vécu historique, il est nécessaire d ' e m p ê -
cher que la standardisation de la mondialisation ne
devienne une nouvelle stratégie de réduction de l'altérité
à l'égalité. Le modèle de Y homo oeconomicus servant large-
m e n t de fondement à la mondialisation implique une
telle réduction de la diversité culturelle à une rationalité
économique et à u n comportement adapté aux attentes
d u marché. Vis-à-vis de cette situation, la recherche
anthropologique a pour tâche d'agir contre cette réduc-
tion en en montrant les coûts culturels et sociaux ainsi
que les dangers qu'elle implique pour l'avenir de l'huma-
nité. Il semble au contraire judicieux de partir d ' u n plu-
ralisme culturel dans le cadre duquel il n'existe aucune
anthropologie normative, mais qui accepte plutôt dans
son contexte une diversité de représentations et de m o d è -
les anthropologiques. C e qui est ici indispensable, c'est
une pensée hétérologique, une pensée à partir de l'autre,
qui ne peut se faire sans u n accès à l'autre mimétique et
largement n o n violent, u n accès qui ne projette pas l'au-
tre sur son m o n d e , mais qui permet d'élargir son m o n d e
à celui de l'autre.
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une décennie. Toutes les questions qui en découlent sont
d'une importance primordiale pour la survie de l ' h o m m e
et de l'humanité.
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si les h o m m e s étaient devenus aveugles et n'étaient pas en
mesure ni de se rendre compte de la gravité de leur situa-
tion, ni de saisir que leur comportement à l'égard des
générations futures est inadmissible. La raison, dans
laquelle les h o m m e s depuis le siècle des Lumières ont mis
tous leurs espoirs, semble rester vaine. Les h o m m e s ne
font qu'accomplir leur destin, inexorablement. Les forces
ayant une véritable action dans la vie des h o m m e s sont
difficilement domptables par le biais de la raison.
L'addiction à la consommation, à la prospérité, à la vie
excessive semble être impossible à rompre, d u moins dans
les pays industrialisés de notre époque. Les conséquences
en sont l'enrichissement individuel et l'appauvrissement
collectif. Les chercheurs ne prédisent-ils pas de plus en
plus la menace d'une fin d u m o n d e , et les h o m m e s ne
semblent-ils pas croire de moins en moins à ces avertisse-
ments ? L'égoïsme et la prolifération de l'injustice sociale
vis-à-vis des générations futures semblent en être des
conséquences inévitables.
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D ' u n point de vue anthropologique se pose la ques-
tion des limites de la prise de conscience d'un change-
ment de comportement chez l ' h o m m e . Pourquoi n'agis-
sons-nous pas différemment — surtout si nous pensons
tout savoir ? Peut-être sommes-nous sur le point de vivre
une nouvelle expérience qui changera fondamentalement
notre connaissance de nous-mêmes. N o u s s o m m e s beau-
coup moins capables de prendre des mesures radicales
que nous laissons l'entendre.
Références
25
U N E S C O , Déclaration universelle de ¡'Unesco sur la diver-
sité culturelle, Paris, U N E S C O , 2003.
U N E S C O , Convention sur la protection et la promotion de
la diversité des expressions culturelles, Paris, U N E S C O
2005.
Wulf, Christoph (éd.), Education in Europe, An
International Task. Münster et al, 1995.
Wulf, Christoph, Anthropologie de l'éducation, Paris,
L'Harmattan, 1999.
Wulf, Christoph (dir.), Traité d'anthropologie.
Philosophies, histoires, cultures, Paris, L'Harmattan,
2002.
Wulf, Christoph, Anthropologie. Geschichte, Kultur,
Philosophie,, Reinbek, Rowohlt, 2004a.
Wulf, Christoph et al, Penser les pratiques sociales comme
rituels. Ethnographie et genèse de communautés, Paris,
L'Harmattan, 2004b.
Wulf, Christoph, Crucial points in the transmission and
learning of intangible heritage, in UNESCO,
Globalization and Intangible Cultural Heritage, Paris,
U N E S C O , 2005.
Wulf, Christoph, La genèse du social, Paris, Téraèdre,
2006.
Wulf, Christoph/Merkel, Christine (Hg.), Globalisierung
als Herausforderung der Erziehung, Theorien,
Grundlagen, Fallstudien, Münster et al., W a x m a n n ,
2002.
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Pour une philosophie de la démocratie
L a faculté de juger c o m m e condition de l'agir
et de la responsabilité ?
H a n s Jórg Sandkühler
27
Le problème est d'ordre théorique et pratique à la fois :
il concerne autant la vie quotidienne de chacun que la
vie en c o m m u n dans la société. M e s considérations sur
une philosophie de la démocratie seront centrées sur cer-
tains aspects de ce problème. Elles doivent être considé-
rées moins comme des analyses que c o m m e des
réflexions programmatiques. Je les présenterai en cinq
points qui m e paraissent importants pour répondre à la
question suivante : faut-il considérer la faculté de juger
arrivée à maturité c o m m e une condition de la démocra-
tie au sens où, sans elle, il ne pourrait y avoir de m o d è -
les de vie démocratique ? La faculté de juger et la d é m o -
cratie se trouvent-elles dans u n rapport de réciprocité
conditionnelle ?
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et cela m ê m e si l'ensemble de ses m e m b r e s ne peut pas
tout savoir ni être responsable de tout.
La crise de la modernité
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c o m m u n de sujets autonomes. La condition idéale d ' u n
tel ordre est la démocratie : l'Etat naît de la souveraineté
de ceux qui cohabitent en son sein et qui s'appellent
« peuple ». L e pouvoir que les sujets ont délégué à l'Etat
devient leur propre pouvoir. L a démocratie est l'autore-
présentation de sujets souverains.
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côté, les luttes intellectuelles et sociales pour transformer
(ou stabiliser) la société et pour accéder à la liberté o u à
l'autonomie (ou à leur limitation) ; de l'autre, le droit et
l'Etat qui tentent, par des normes et des sanctions, de
ramener ces luttes dans des formes réglées.
31
La modernité s'est engagée dans une culture intellec-
tuelle, animée de l'espoir trompeur selon lequel o n pour-
rait, par le biais d'une seule raison substantielle, mesurer
la réalité à l'aune d'idéaux.
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aux « ordres » de l'« administration au service de l'exter-
mination ». L e type « Eichmann » agit après avoir perdu
sa faculté de juger, de parler, de se souvenir, d'exercer son
sens commun et de reconnaître sa responsabilité : « son
incapacité de parler était étroitement liée à son incapacité
de penser — de penser n o t a m m e n t d u point de vue de
quelqu'un d'autre ». E i c h m a n n a déclaré avoir lu la
Critique de la raison pratique de Kant et avoir vécu toute
sa vie selon les préceptes moraux de Kant. « Il se mit
ensuite à expliquer qu'à partir d u m o m e n t o ù il avait été
chargé de mettre en œuvre la solution finale, il avait cessé
de vivre selon les principes de Kant ; qu'il le savait, et
qu'il s'était consolé en pensant qu'il n'était plus 'maître de
ses actes', qu'il ne pouvait 'rien changer' ».
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si la seule chose dont ils soient maîtres est leur propre
jugement, [...] lequel peut s'opposer complètement à ce
qu'ils doivent considérer c o m m e l'opinion unanime de
tous ceux qui les entourent ». Arendt connaît le problème
lié à cette n o r m e : il consiste en ce que le jugement n'est
pas le fait d'un sujet isolé, atomiste. E n effet, « lorsqu'on
porte u n jugement, o n le fait en tant que m e m b r e d'une
c o m m u n a u t é ».
La faculté de juger
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juger [...] est celle-ci : demande-toi toi-même si, en consi-
dérant l'action que tu as en vue c o m m e devant arriver
d'après une loi de la nature dont tu serais toi-même une
partie, tu pourrais encore la regarder c o m m e possible pour
ta volonté. Et, de fait, c'est d'après cette règle que chacun
juge si les actions sont moralement bonnes o u mauvaises »
(Kant). L a faculté de juger est constitutive de la mise en
œuvre de l'impératif catégorique : « Agis de telle sorte que
tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans
la personne de tout autre toujours en m ê m e temps c o m m e
une fin, et jamais simplement c o m m e u n m o y e n ». Kant a
tout à fait conscience de la différence, à laquelle nous avons
fait allusion ci-dessus, entre l'idéal et le factuel : « Mais
quoique l'être raisonnable ne puisse pas espérer que, quand
il suivrait ponctuellement cette maxime, ce soit u n motif
pour que tous les autres y soient également fidèles, [...]
cependant cette loi : agis d'après les maximes d'un membre
qui institue une législation universelle pour un règne des fins
simplement possible, subsiste dans toute sa force, parce
qu'elle c o m m a n d e catégoriquement ».
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l'état dans lequel se retrouve une raison passive ». Ainsi la
pierre d'achoppement est la fausse autorité. L a minorité
et la perte de la faculté de responsabilité à l'égard de son
agir autonome ne sont pas en premier lieu la conséquence
d'une confiance aveugle/non critique accordée à des
autorités individuelles. Elles résultent surtout d'une
obéissance aveugle à l'autorité institutionnelle - qu'il
s'agisse de la religion, d u parti, de l'Etat, des forces éco-
nomiques, des média... Si l'on suit Kant, sans faculté de
juger, il n'y a pas plus d'agir rationnel que de responsabi-
lité. Peut-on le suivre ?
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Les sociétés modernes, dit-on, sont des sociétés d u
savoir. Indépendamment des contextes idéologiques de ce
concept, il est important de se demander ce que les h o m -
mes peuvent savoir. La croissance exponentielle d u savoir
nous met devant la difficulté de déterminer qui sait quoi
et qui ne sait pas quoi. N o s jugements sont de nature
problématique si nous ne savons pas ce que nous ne
savons pas. C'est pourquoi, à côté d'une épistémologie d u
savoir, il devient nécessaire de mener une phénoménolo-
gie d u non-savoir. D e plus : c o m m e n t les individus et les
collectivités, telles que les sociétés, réagissent-ils face au
non-savoir et à ses conséquences ? Le non-savoir est quo-
tidien. E n général, je ne connais pas les processus qui
commandent la technique à laquelle je recours.
L'ignorance imprègne nos convictions. Elle est à l'origine
des préjugés et des clichés. Elle paralyse l'autodétermina-
tion volontaire, qui présuppose la connaissance des rai-
sons qui poussent à agir. Elle provoque l'angoisse devant
l'inconnu et l'étranger.
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qu'elle génère, cette révolution a engendré u n dilemme,
une crise du savoir. Cela n o n pas en dépit d u fait que,
mais bien parce qu'elle est fondamentalement une révo-
lution épistémique, une révolution d u savoir : elle élargit
le c h a m p d u savoir h u m a i n et signifie à l'individu parti-
culier que son ignorance ne cesse de croître. L a crise ne
réside pas en ceci qu'il est impossible pour chacun d'en-
tre nous d'être en m ê m e temps physicien, historien et
technologue. Il ne s'agit pas de se demander c o m m e n t
chacun peut tout savoir. Si ce n'est pas l'étendue quanti-
tative des connaissances de détail qui importe, la question
doit être reformulée afin de mettre en avant son caractère
qualitatif : qu'est-ce u n savoir suffisant ? L a réponse à
cette question conduit à la dimension pratique d u pro-
blème de l'agir responsable. C o m m e n t peut-on rendre les
individus responsables d'actions dont ils ignorent les rai-
sons et les buts ?
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toute façon pas ce que tu m e dis ». L e savoir potentiel
devient répressif lorsqu'on en abuse pour manipuler ceux
dont l'ignorance est utilisée pour les dominer.
39
M o i n s l'individu connaît de choses, moins il a des raisons
concrètes d'espérer. D ' o ù la probabilité, sans cesse crois-
sante, de fuir dans des vérités de seconde main, telles
qu'elles sont proposées par les experts, les gourous, les
sectes, les grands monopoles économiques, les partis poli-
tiques o u les médias.
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Pour la démocratie. U n bref bilan
41
d u constat que les h o m m e s ne sont ni proches de l'idéal
d'un savoir total et d'une faculté de juger infaillible, ni
capables d'ériger la société idéale dont ils rêvent. L a
démocratie est la fin de l'illusion qui caractérise les
h o m m e s quant à la possibilité de réaliser leur idéal. Elle
n'accorde à l'idéal que la faible fonction d ' u n principe
régulateur et empêche la terreur au n o m de cet idéal. Elle
est la forme politique d ' u n refus : un idéal unique, une
vérité unique — ceux-ci ne devant jouir d'aucun privilège
ni d'aucune priorité quant à leur réalisation. La démocratie
est synonyme de désenchantement permanent sur les
facultés de ses sujets à agir librement et rationnellement
et à être totalement responsables en vertu de l'autonomie
au sens moral.
42
posées par la reconnaissance constitutionnelle des droits
dits 'inaliénables' de l'individu » (Norberto Bobbio). Tel
est le contexte qui montre qu'on ne peut pas renoncer,
dans l'intérêt des droits individuels à la liberté, au prin-
cipe selon lequel l'ignorance et le m a n q u e de faculté de
juger ne libèrent pas les destinataires des normes de leur
devoir, pas plus qu'ils ne les protègent des sanctions à tra-
vers lesquelles u n état de droit garantit ces normes.
43
Le devenir sujet et la permanence de l'objet
{Nouvelles Questions féministes, printemps 2 0 0 5 )
Geneviève Fraisse
45
et l'hétéronomie des personnes de sexe féminin. D e mille
façons, les f e m m e s ont été prises dans des situations souli-
gnant leur représentation c o m m e objet, objet approprié et
échangé, possédé et substitué, c o n s o m m é et utilisé. Déjà, il
fut difficile, dans les années 7 0 , de revendiquer le devenir
sujet des femmes à l'heure des déconstructions et décentre-
ments de l ' h o m m e occidental, à l'heure d u soupçon sur le
sujet maître de soi et d u m o n d e . N o u s semblions, malgré
nous, positivistes, o u pire, naïves. Il a fallu accepter le déca-
lage, le porte-à-faux qu'à m o n avis toute pensée et recherche
féministe rencontrent : être à contretemps de l'histoire
dominante. Je serais prête à dire aujourd'hui que c'est sans
doute inhérent à toute histoire des femmes.
Devenir sujet
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Le devenir sujet désigne alors une attitude, une position
dans le rapport à l'autre, en aucun cas quelque chose de
défini o u de simple. N o u s connaissons d'ailleurs divers
devenirs sujets, n o t a m m e n t le sujet de l'autonomie cor-
porelle (sexuelle et reproductive), économique (profes-
sionnelle, sociale), le sujet politique (citoyen, militant), le
sujet de la connaissance (scolaire, savant) o u encore celui
de la création artistique.
47
Être sujet de la connaissance ne fut pas une évidence.
La plupart des obstacles à l'émancipation des femmes
contenaient des arguments contre l'esprit et l'intelligence
des femmes. L a f e m m e savante, désireuse de savoir et
capable d'apprendre représente toutes les libertés et trans-
gressions possibles ; en cela, elle est u n danger. O n ren-
contre aussi la question de la sexualité, de sa fonction
dans le processus de la pensée. L'éventail des représenta-
tions est large. Si l'éros, l'erotique est indispensable au
désir de savoir et de connaître, cet éros est-il sexué, o u
n o n ? Freud, en remplaçant éros par libido, laissa penser
que la sexuation (mais n o n la sexualité, cela s'entend),
dans le processus de sublimation, était indifférente ; il
laissa cependant aussi comprendre que le masculin l'em-
portait sur le féminin. Pendant ce temps, des femmes de
pensée, celle d u XX e siècle par exemple, choisirent d'esqui-
ver (Hannah Arendt), o u d'assumer (Simone de
Beauvoir) leur sexe dans l'exercice de la pensée. Certes, le
sujet de la connaissance peut s'abstraire de son sexe ou au
contraire le laisser affleurer, voire l'exhiber. Cela est vrai
des h o m m e s c o m m e des femmes. Disons : c'est enfin
devenu vrai, aussi, pour les femmes.
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longue de toute la tradition occidentale, se trouvent dés-
ormais, depuis deux siècles, sur u n terrain miné. La rela-
tion ordonnée entre l'inspiratrice et le créateur est déré-
glée depuis que les femmes, en n o m b r e , rivalisent avec
l ' h o m m e pour la jouissance de la création, et que celui
qui crée, de quelque sexe qu'il soit, se choisit la ou « le »
m u s e qu'il désire, y compris lui-même. C e dérèglement
des représentations2 est sûrement u n élément important
de la subversion des normes c o m m e des interdits.
49
faire des choix problématiques, plus exactement contro-
versés, c o m m e la prostitution o u la pornographie.
50
Je laisse ce débat en suspens, certes, mais je dois accep-
ter d'avoir divisé le devenir sujet en parcelles multiples, et
de l'avoir divisé avec lui-même. Sa nécessité était u n
impératif politique, safinalitéreste désormais incertaine.
Rester objet
51
domination. La proximité, o u au contraire l'éloignement,
avec diverses catégories d'« autres » (classe, race, coloni-
sés...) a soutenu une réflexion encore fragile au xxe siè-
cle. Ajoutons que l'ère démocratique se structure, par
définition, dans la tension entre similitude et différence
sur la ligne horizontale de l'égalité des individus.
Cependant, cette figure classique d u m ê m e et de l'autre
pour analyser la différence des sexes m e semble désormais
moins intéressante que la mise en regard d u sujet et de
l'objet. L'image d u sujet opposé à l'objet déporte, en effet,
la question de l'altérité ; elle impose une perception asy-
métrique qui évite le face à face. N o n pas qu'il faille aban-
donner le schéma d u m ê m e et de l'autre, pour parler d u
« soi » et d u « différent », pour analyser les rapports, les
rapports d ' a m o u r et de conflit entre les êtres en général,
les sexes en particulier. C e schéma, formalisé par Hegel et
M a r x , a permis la compréhension politique d u rapport
entre les sexes ; de ce point de vue, il n'est pas obsolète.
Simplement, lafigureplus ancienne d u sujet et de l'objet
perdure par-delà la pertinence historique d u schéma d u
m ê m e et de l'autre. Il apparaît, en effet, que le devenir
sujet de la f e m m e n'a pas éliminé le traitement d'objet
qui fut le sien avant l'ère démocratique ; et pour cette
raison, il faut s'y intéresser.
52
marchandise, de la f e m m e possédée s'est située face à la
conquête d'une position de sujet multiple. L e sujet sup-
plantait, remplaçait, annulait l'objet. Alors, le lien entre
être sujet et être objet semblait inutile. Il n'y aurait pro-
gressivement plus de représentations objectivantes quali-
fiant certaines positions d'individus dans la société ; il
n'y aurait plus que des sujets. L'histoire présente nous a
montré que ce n'est pas si simple.
53
exemple. O u alors, pour échapper à ce vertige intellec-
tuel, d'aucunes diront désormais que la prostitution est
un service proposé au client et n o n une vente de soi.
« Vendre » son corps serait une image obsolète. D a n s tous
les cas, o n ne distingue plus l'être sujet, exprimant une
volonté, de son usage d'objet, soumis à une transaction.
D e m ê m e , dans l'opposition traditionnelle entre muse
et génie, médiatrice de l'inspiration et créateur d'absolu
esthétique, les femmes artistes d u siècle dernier ont pris
la mesure de la désuétude d'une telle représentation en
jouant de la double place, de modèle et de peintre, de
muse et d'écrivaine, passant de l'une à l'autre position,
voire usant des deux en m ê m e temps (Suzanne Valadon,
Anaïs Nin).
54
Sans oublier ces situations de mélange, de mixte entre
sujet et objet, sans oublier n o n plus les multiples possi-
bles d u devenir sujet, je voudrais indiquer maintenant
c o m m e n t la persistance des discours objectivant les fem-
mes nous oblige à penser encore le rapport sujet/objet d u
point de vue de l'émancipation m ê m e des femmes.
L'objet et la marchandise
55
représentation d u désir sexuel mais simplement de la
contiguïté, voire m ê m e de la proximité, entre deux objets
de désir, l'être sexuel d'une part, l'objet de consommation
matérielle d'autre part. L a f e m m e n'est pas l'objet de
consommation rêvé, elle renvoie à u n autre objet de rêve,
rêve masculin de puissance virile, vitesse et argent. O n
rétorquera que les images s'équilibrent de plus en plus,
qu'on voit des dessous masculins et des h o m m e s nus à
l'avant d'une voiture. C e rééquilibrage n'a cependant pas
supprimé u n traitement de l'image de l ' h o m m e o u de la
f e m m e très dissymétrique.
56
antérieure, introduisant l'élément de la marchandise dans
le jeu des échanges déjà organisés entre les êtres, entre les
sexes.
Objet et m o y e n d'échange
57
écrit que « la f e m m e est donc restée, en m ê m e temps que
signe, valeur ». Faisons deux remarques : échanger des
signes est plus respectable qu'échanger des choses et l'être
h u m a i n se caractérise par le langage ; produire des signes
implique de pouvoir s'extraire d'une position médiatrice,
hétéronome. O n pourrait restituer ainsi la chronologie,
même imaginaire, d'une première situation de signe
échangé à une situation seconde de sujet signifiant. Je
parle au conditionnel : nous s o m m e s à quelques lignes de
la fin d ' u n livre volumineux. C e n'est plus le temps des
démonstrations. L'envoléefinalede l'auteur s'offre à l'in-
terprétation sans danger pour la thèse m ê m e d u livre.
L'hypothèse de l'ethnologue de l'équilibre entre signe et
valeur pour définir la place des femmes dans le jeu des
échanges sociaux pourrait faire écho, de loin, au m o u v e -
m e n t de conquête d u sujet, d u devenir sujet des femmes.
Mais ce n'est q u ' u n écho. E n revanche, nous s o m m e s par-
venus aujourd'hui au renversement de cette chronologie
o u passage d u signe à la valeur : la f e m m e productrice de
signes, valeur, sujet dirais-je, bute sur le fait qu'elle conti-
nue à être u n signe, signe qui sert l'échange social au sens
large. C'est c o m m e si la perspective historique s'était
inversée : le sujet se verrait, à partir de sa position d'auto-
nomie revendiquée, obligé de composer avec sa fonction
d'usage et d'échange par les autres. Q u e ce sujet soit une
f e m m e et les autres en général des h o m m e s serait
l'horizon d'aujourd'hui.
58
C e rappel d'un texte permet d'encadrer les remarques
suivantes o ù les femmes (ici, le pluriel s'impose) sont le
signe d'un problème, o u encore son e m b l è m e .
59
à quoi ce débat sert-il dans le temps présent pour faire de
la politique ? Loin donc de s'en tenir à l'instrumentalisa-
tion des femmes dans une société, et à la dénonciation de
cette instrumentalisation, il faut comprendre à quoi elles
servent, il faut reconnaître que les femmes sont u n pré-
texte pour échanger des idées. Elles sont donc u n signe,
au sens o ù elles renvoient à autre chose qu'elles-mêmes.
C e n'est pas une situation enviable, ou confortable ; c'est
un donné auquel o n doit faire face. Cela change la poli-
tique autant que la philosophie : le sujet pur n'existe pas ;
il est entaché d u sens qui lui est donné. Il n'est pas aliéné
pour autant par cette situation ; il peut et doit exister
malgré tout.
60
trop étroit de l'Occident pour les femmes afghanes plus
que pour u n peuple tout entier. C'était bien une image
emblématique, et il ne faut en rien le regretter ; plutôt
dédoubler là encore les usages, là o ù il s'agit des femmes,
et là o ù nécessairement il s'agit d'autre chose. U n signe
renvoie à autre chose que lui-même, u n e m b l è m e s y m b o -
lise la réalité en démultipliant les strates d'apparence et de
réel.
61
sociales propres au nord d u Niger, l'autre pointait d u
doigt la bonne conscience occidentale, le prosélytisme de
valeurs inadaptées à la situation africaine. Dans les deux
cas, on semblait avoir oublié que sauver ces femmes,
c'était un acte qu'on ne saurait regretter.
E n u n m o t , m ê m e si une situation politique o ù les
femmes sont impliquées doit être décodée et comprise
dans la totalité de ses enjeux, je dois dire que si la liberté
des femmes doit en sortir meilleure, je ne m e priverai pas
de m ' e n réjouir. E n clair, accepter l'équivocité o u la poly-
sémie d ' u n débat n'est pas en soi une impasse.
L'instrumentalisation de la cause des femmes est au cœur
de la problématique politique contemporaine et d'une
pensée de leur émancipation. Bien sûr, on m e dira qu'il
faut dénoncer ce double jeu. Je m e dis cependant qu'il
vaut mieux l'affronter.
Perspective
O n pourrait regretter, bien évidemment, ce lien
constant entre la position de sujet, à la conquête de lui-
m ê m e , et la persistance d'une objectivation du statut des
femmes. M e s exemples ou références ont pour la plupart
le corps féminin c o m m e support d'un échange excédant
la personne elle-même. Le corps et sa liberté sont u n
enjeu fondamental. Tout le c h a m p des nouvelles techno-
logies de reproduction, c o m m e celui de la recherche à
62
partir des cellules souches embryonnaires mériterait u n e
réflexion analogue. S'agit-il de reconnaître les femmes o u
de les instrumentaliser, o u les deux à la fois ? L'histoire de
la philosophie serait aussi u n b o n terrain d'investigation.
O n y découvrirait que les femmes sont aussi bien présen-
tes qu'absentes, que le féminin sert à diverses opérations
argumentatives. M o n n a i e d'échange, monnaie politique,
les femmes peuvent l'être dans bien des situations ; la
réforme de la parité est u n b o n exemple de l'embarras
entre finalité propre et utilisation stratégique.
63
d'une figure classique, celle de la fin et d u m o y e n , qui,
d'ailleurs, peut se redoubler dans le rapport entre l'infini
et lefini.L a quête d u sujet consiste à se poser c o m m e sa
propre fin, sujet autonome, source de sa propre loi. S'il
est intéressant, ce sujet, lorsqu'il s'agit d u sexe féminin,
c'est parce qu'il fait rupture avec le statut de médiation
imposé historiquement à ce sexe. U n e image u n p e u
ancienne pour illustrer cette tradition de la f e m m e
comme médiatrice : lorsque la pensée d u progrès, fin
xviiie, devient dominante, la perfectibilité d u genre
h u m a i n en est le complément sémantique. L'homme
serait capable de dépasser ses limites. L a perfectibilité
suppose u n temps infini de progrès. E n parallèle, la
f e m m e , attelée à la reproduction de l'espèce, ne semblait
pas conviée à cet avenir démultiplié. Les discours qui
entourent son histoire parlaient plutôt de perfectionne-
m e n t que de perfectibilité3. L a finalité propre au sujet
individuel se complète donc d'une possibilité d'infini ; en
revanche, l'être pris dans les rets de safinitudese rappro-
che de la fonction instrumentale, médiation, chaînon
dans l'histoire longue de l'espèce. Schopenhauer, u n peu
plus tard, expliquait que l'amour n'était qu'une ruse de
l'espèce pour mettre au service de l'infinité de celle-ci le
64
sentiment féminin. Les exemples philosophiques donne-
raient lieu à une longue enumeration. La f e m m e média-
trice, intermédiaire, instrument, finitude est une image
récurrente, laissant toute la place à la représentation de
l ' h o m m e conquérant son infinitude, taraudant la trans-
cendance, m ê m e lorsque cette transcendance n'a plus rien
de métaphysique. Elle est u n m o y e n , ni une fin ni sa pro-
pre fin par conséquent. Elle est lefiniface à l'infini. C'est
ce schéma, ancien, qui s'est défait. L'individu démocrati-
que, expression politique de ce m o u v e m e n t subjectif de
la liberté humaine, l'a emporté, pour les deux sexes. Et
pourtant, le statut de la f e m m e médiatrice n'a pas dis-
paru pour autant.
65
Transculturalité et convivialité
Fathi Triki
67
Le pluriculturalisme
68
D a n s ce cas, il n'est pas étonnant de voir apparaître
une « nouvelle communication » fondée sur des notions
guerrières c o m m e le terrorisme, « l'axe d u mal », le dan-
ger nucléaire, les armes de destruction massive, etc. Il faut
dire que la guerre elle-même est devenue une c o m m u n i -
cation. Hegel l'a toujours affirmé en en soulignant la
nécessité pour redonner u n sens au peuple son sens.
69
depuis l'expérience d u Canada, qui oscille entre Fassimi-
lationnisme et le différentialisme. Le débat a pris finale-
m e n t une dimension politique qui, dans une large
mesure, refoule dans les pays démocratiques l'expression
de la différence dans la sphère de la vie privée, alors que
l'on s'efforce par tous les moyens technologiques d'obte-
nir l'adhésion (faible o u militante) à u n projet unique, à
une forme d'unité culturelle et idéologique qui comporte
plusieurs facettes garantissant le choix démocratique mais
confirmant aussi la cohésion sociale par la réduction des
différences. Le multiculturel melting pot, par exemple, est
une célèbre tentative idéologique d'obtenir la fusion des
cultures coexistantes pour constituer u n « bloc » indiffé-
rencié au n o m d ' u n civisme approprié.
70
Le pluriculturalisme découle directement de la m o n -
dialisation des idées, de la renaissance des identités et des
c o m m u n a u t é s ethniques, culturelles et religieuses.
71
tout en gardant intacte les manières d'être des diverses
c o m m u n a u t é s qui constituent u n e société donnée. Tout
le débat entre les libéraux et les communautariens se situe
dans le souci de garder une forme de dignité à l ' h o m m e ,
les premiers en renforçant l'idée de civilité par les valeurs
et obligations c o m m u n e s , les seconds par la quête de la
reconnaissance et de l'authenticité. Mais u n danger
guette cette notion qui, si elle passe au niveau conceptuel,
se transforme inéluctablement en une simple idéologie :
c'est la justification malgré les efforts des différentialistes,
des actions n o n humanitaires qui peuvent se produire ici
ou là au n o m de la différence de religion o u de culture.
C'est pourquoi je soutiens ici que la pluriculturalité est
u n fait descriptif qui recouvre les transformations des
sociétés de la mondialisation mais qui ne peut jamais être
une doctrine philosophique cohérente, car elle exclue
toute forme d'unité, donc toute forme d'abstraction et
toute conception. Elle est de l'ordre d u constat et n o n d u
concept.
72
L'interculturalité
73
comme représentation d u sujet agissant et comme
spécificité, à l'identification c o m m e processus unidimen-
sionnel d u pouvoir.
74
C'est évidemment la culture qui permet cette identi-
fication des individus, des c o m m u n a u t é s o u des peuples.
L'interculturalité est la philosophie qui permet à la fois de
respecter les différences structurelles des cultures, leur
égalité quant à leurs valeurs intrinsèques, et de considérer
toute culture c o m m e ayant une dimension universelle
qui la constitue c o m m e u n bien c o m m u n offert à toute
l'humanité.
75
actuellement chez les stratèges et les intellectuels, et il
paraît qu'elle fait d u bien aux pays conquis puisqu'elle se
fait au n o m d'une certaine vision des droits de l ' h o m m e .
76
lui posant u n e question embarrassante : pourquoi tout
d ' u n coup les penseurs, les écrivains, les journalistes et les
décideurs occidentaux, à la suite des acteurs politiques,
découvrent, que ce soit au m o m e n t de la première guerre
d u Golfe o u au m o m e n t o ù les Etats-Unis imposent leur
guerre de colonialisation de l'Irak au m o n d e entier, l'exis-
tence de dictateurs dans le m o n d e arabe et islamique et
l'existence de réseaux intégristes pourtant très actifs et
très meurtriers depuis 15 ans dans ce m o n d e ? Pourquoi
ces écrivains ont gardé le silence q u a n d leurs pays soute-
naient et encourageaient ces dictatures ? Les droits de
l ' h o m m e ne sont-ils pas devenus u n enjeu politique au
lieu de rester u n e éthique indivisible qui s'applique à
l ' h o m m e en tant que tel ?
77
violence, l'islam d u djihad, de la dhimma, d u voile des fem-
m e s , de la flagellation et des mains coupées : voilà ce que res-
sent la psyché occidentale depuis la révolution iranienne »2.
78
L'erreur fatale dans les différents débats u n peu partout
dans le m o n d e à propos d u livre de Huntington est de
considérer que la ligne de démarcation doit être tracée entre
le m o n d e occidental et son ennemi récent — le m o n d e isla-
mique. Plusieurs idéologues, h o m m e s politiques et activis-
tes ont pris ce malentendu c o m m e leitmotiv de leurs prati-
ques politiques, souvent exclusives, racistes, xénophobes,
terroristes et répressives et qui peuvent aller jusqu'à l'épura-
tion ethnique. Huntington est certainement responsable de
ce malentendu, parce qu'il n'a pas pris la peine, dans son
article publié en 1993 dans Foreign Affaires, de clarifier et
préciser ses intentions d'une part, et d'en prévoir les consé-
quences politiques et stratégiques après la première guerre
du Golfe et au m o m e n t de la crise qui secouait l'Europe de
l'Est d'autre part. D a n s son livre publié trois ans après, il a
pris la peine de spécifier ses objectifs, de prévenir des consé-
quences possibles de ce malentendu et d'améliorer ses ana-
lyses d u m o n d e islamique.
79
les fanatiques de l'ensemblisme identitaire, dans toutes
les cultures et spécialement dans les trois religions révé-
lées, et les défenseurs de la vie et de la liberté.
La transculturalité
80
là, par une logique relativiste, une manière de détourner
l'affirmation des différences culturelles pour en faire u n
simple constat d'échec quant à l'intercompréhension des
h o m m e s et des cultures ? Si l'humanité ne partage pas des
valeurs c o m m u n e s , aucune approche interculturelle n'est
possible, aucune communicabilité entre les cultures n'a
lieu, ne serait-ce que pour déclarer la différence culturelle.
C'est pourquoi, m e semble-t-il, il est nécessaire d'aller u n
peu plus loin que l'interculturalité, vers ce que l'on peut
appeler transculturalité.
81
L a culture est u n e possibilité q u ' a u n individu o u u n
groupe d'individus de créer, d e juger, d e critiquer, d e
penser et de c o m m u n i q u e r . O r , les différents pouvoirs
politiques, surtout dans la seconde moitié d u xxe siècle,
ont entrepris u n e grande opération d'institutionnalisa-
tion des cultures, en les privant de leur caractère critique
et en les fixant à l'intérieur d'appareils bien agencés.
82
l'hospitalité, de l'étrangeté et de l'extériorité, mais aussi
dans l'ordre de l'hostilité et d u désir de « consommation »
et de destruction. E v i d e m m e n t , le non-savoir peut être à
l'origine d u m a l et des conflits. L a connaissance des
autres cultures peut dans une grande mesure transformer
toute rencontre originellement violente en une hospita-
lité réfléchie. L'intercompréhension qui peut s'exprimer
par plusieurs modalités conceptuelles c o m m e l'agir c o m -
municationnel, la raisonnabilité o u m ê m e l'intercultura-
lité dans sa logique dialogique contribue à circonscrire la
violence dans les rapports interhumains et interculturels.
83
l'harmonie consentie, et traduit n o n seulement une jus-
tice sociale mais aussi une entente possible entre les h o m -
mes, u n humanisme de partage6, une vraie convivialité.
84
La négation du sujet
dans le nouveau ordre mondial
Reyès Maté
85
Ces quelques lignes de Francisco de Vitoria présentent
les principales caractéristiques de ce qu'il appelle le droit
des gens. C e dernier se fonde sur u n accord entre les h o m -
m e s et les nations qui aforcede loi. Ainsi, le juste n'est pas
juste en lui-même o u suivant le droit naturel, mais « par
u n statut h u m a i n fixé par la raison »2. E n d'autres termes,
le droit des gens est u n droit positif, qui relève d'un accord
« tacite entre les nations », dont le fondement est ration-
nel. Mais de quelle rationalité parle-t-on ici ? Selon la
théorie thomiste, la rationalité de la loi correspond à u n
ordre rationnel dont le but ultime est le bien c o m m u n . O r
si le bien c o m m u n représente l'objectif d u droit des gens,
il doit alors prévaloir, n o t a m m e n t lors de conflits entre des
États particuliers ; par ailleurs, u n État représentant le
« m o n d e entier » doit pouvoir déclarer la guerre à u n autre
État si ce dernier porte atteinte au bien c o m m u n de son
peuple. Vitoria ne dit pas « se substituant au m o n d e entier »,
mais bien « représentant le m o n d e entier ».
86
se réaliser que par la participation des intéressés. O n n e
voit pas vraiment c o m m e n t u n Etat pourrait imposer par
la force la démocratie à u n autre Etat.
87
conscients que la propriété privée porte atteinte à l'égalité
naturelle, mais d'autre part celle-ci devient le principe de
la vie en c o m m u n . C e détournement de Vitoria, que
Rousseau élèvera au rang de stratégie politique de la
modernité, signifie pour l'instant que le droit des gens n'a
pas pour objectif la justice mais la paix ou, plus encore,
l'ordre d'une paix en marge de la justice.
88
l'exceptionnalité n'a pas été décrétée de manière officielle,
mais les documents à l'appui de cette thèse ne manquent
pas. Ainsi, le texte intitulé « Stratégie nationale de sécu-
rité des Etats-Unis » (novembre 2002) contient déjà les
éléments fondamentaux de ce nouvel ordre : doctrine de
l'action préventive, dénonciation d u danger représenté
par les Etats « irresponsables » dotés d'armes de destruc-
tion massive (étant entendu que les États « responsables »
pourvus des m ê m e s armes ne représentent aucun dan-
ger), engagement de maintenir la supériorité militaire des
États-Unis et de protéger les citoyens américains devant
le Tribunal pénal international...
89
cisément de sa condition de sujet. Officiellement, ces
personnes ne sont accusées de rien en particulier, elles ne
sont pas n o n plus considérées c o m m e des prisonniers de
guerre, elles ne peuvent se pourvoir devant aucun tribu-
nal qui les accuserait, elles sont jugées sans être accusées.
Elles sont donc condamnées à être traitées c o m m e des
non-sujets et il faudrait évoquer le Procès de Kafka pour
comprendre ce dont il s'agit ici. E n second lieu, l'entrée
en scène de la figure de l'invasion en tant que nouvelle
forme de l'opposition entre a m i et ennemi qui définit,
selon Cari Schmitt, le politique. L'invasion, quatrième
chevalier de l'apocalypse, aux côtés de la faim, de la
guerre et de la peste, invalide les efforts civilisateurs qui,
pendant des siècles, ont cherché à atténuer les d o m m a g e s
entraînés par la guerre en suscitant, par exemple, le débat
sur la « guerre juste ». Il est, en effet, impossible de juger
une invasion m o d e r n e au m o y e n des catégories de la
guerre juste (motif suffisant, autorité compétente et juste
finalité) car, par définition, cette notion appartient à l'or-
dre ancien, conçu c o m m e dépassé. Jiirgen Habermas 4 va
dans ce sens lorsqu'il écrit que cette guerre n'avait rien à
voir avec les motifs invoqués, c'est-à-dire la menace terroriste,
90
car dans ce cas celle-ci aurait d û être combattue avec
d'autres stratégies. L a volonté de créer u n ordre nouveau
en constitue le véritable motif.
91
Il ne supporte pas que Vitoria fasse d u problème de la
guerre juste le centre de son analyse sur le droit des gens.
Selon lui, la moralisation de la guerre, qui préoccupait
tant l'École de Salamanque, laisse échapper l'essentiel, à
savoir la valeur structurelle de la guerre dans la construc-
tion de l'Etat. Concevoir la guerre hors de ce cadre, et
c o m m e n c e r à évoquer des guerres justes et injustes,
conduirait, en cas de guerres injustes (qui seraient les plus
nombreuses), à lever tout frein à la violence, car la m o r a -
lité est impuissante face à la dynamique de la barbarie. E n
vertu de cette théorie, l'hostis n'est ni b o n ni mauvais : il
représente u n m o m e n t nécessaire d u jeu politique et, en
tant que tel, mérite le respect. Si au contraire, nous le
moralisons et le déclarons mauvais, alors nous pouvons
tout faire avec lui, et de m ê m e , lui avec nous. L a morali-
sation de la guerre annoncerait donc, selon Schmitt, la
barbarie.
92
semble paradoxal, mais la politique, c'est-à-dire l'institu-
tion que l ' h o m m e invente pour la vie en c o m m u n , repose
sur la violence. Telle est sa préoccupation de départ.
93
m e n t la reproduction de la violence, et d'autre part u n e
violence divine, qui consisterait à nier la négation, c'est-
à-dire à combattre l'injustice avec la justice et n o n pas
avec l'injustice. N o u s serions ici face à une conception de
la politique tournant autour de l'axe de la justice, enten-
due c o m m e négation o u interruption de l'injustice. Cette
violence divine ne lie pas la politique au droit ; elle le sou-
met à la justice, dans la mesure o ù la source de la justice
est l'expérience de l'injustice.
94
Cependant, la pensée conservatrice de l'auteur est rebu-
tée par une caractéristique de l'état d'exception : le fait que
les intéressés soient libérés d u droit et qu'ils puissent pen-
ser que la vie est anomique. Le conservateur Schmitt ne
peut pas accepter que la politique soit u n carnaval, car cela
impliquerait le chaos. Il redessine ainsi cettefigureexcep-
tionnelle et la suspension d u droit se transforme en une
dépendance inconditionnée des sujets eu égard à la volonté
d u souverain qui acquiert « force de loi »8.
95
La théorie d e Cari Schmitt est donc marquée par u n
chaos latent qu'il cherchait pourtant à éviter. L e dernier
Benjamin se sert de cet argument pour rejeter la proposi-
tion schmittienne qui a pour unique souci de laisser les
mains libres au souverain, et n o n la liberté/libération des
citoyens. Benjamin dit à Schmitt qu'exceptionnalité et
souveraineté sont incompatibles, car ce sont des concepts
alternatifs : l'affirmation de l'un suppose la négation de
l'autre. E n effet, Schmitt veut u n e « souveraineté déci-
sionniste », c'est-à-dire u n e discrétionnalité permanente.
O r si elle est permanente, elle n'est pas exceptionnelle.
96
celui-ci suppose la négation de ce qu'il cherche à affirmer.
Le décisionnisme voulait proposer une alternative à la fai-
blesse politique d u libéralisme dont la légitimité se fonde
sur une chose aussi fragile que la volonté des citoyens, et
finit par nier à la moitié d u peuple son existence politi-
que. L e décisionnisme de Schmitt assure la pérennité de
ce qu'il voulait éliminer : la guerre civile dans l'Etat.
97
parenté entre la logique schmittienne (y compris dans sa
version fasciste) et le progrès10.
98
m e n t nié de manière frontale par Cari Schmitt, mais aussi
remis en question par Walter Benjamin. C e droit est au
fond compatible avec G u a n t á n a m o , car il se préoccupe
de l'ordre et n o n de la justice. Cependant, entendons-
nous bien : G u a n t á n a m o ne signifie rien de particulier
par rapport au droit des gens, mais celui-ci rend possible
la huitième thèse, selon laquelle pour les opprimés l'état
d'exception est permanent.
99
est clair : la paix o u bien la justice. Contrairement à ce que
la logique voudrait, la réponse à l'injustice ne décourage
pas celui qui engendre de nouvelles injustices, mais au
contraire encourage la perpétuation de nouvelles injusti-
ces. C'est ainsi qu'est liquidé d'une formule le principe
selon lequel « il faut se souvenir (de l'injustice) pour que
l'histoire (des injustices) ne se répète pas ».
temps normal, est victime d'une grave confusion : il confond ici les
conditions pratiques de la paix et la négociation sur les principes. Si
Ben A m i reconnaît qu'il était injuste d'expulser les Palestiniens, alors
de deux choses l'une : ou bien a) on fait justice à cette injustice (en les
laissant revenir ou en tombant d'accord sur un m o y e n de leur donner
satisfaction ou une réparation), ou bien b) on construit une paix « vio-
lente » qui entraîne obligatoirement la reproduction de la violence.
100
discours théologique n'ayant pas pactisé au préalable avec
la raison n'était pas pris au sérieux. Le p h é n o m è n e concer-
nait aussi bien le christianisme (pensons au protestantisme
libéral) que le judaïsme (les théories sur la « germanité et
la judéité » d u néo-kantien H e r m a n n C o h e n en sont u n
bon exemple). O r il arrive u n m o m e n t o ù cet ordre res-
semble à une coquille vide. L ' h o m m e universel est impos-
sible. Personne n'est citoyen d u m o n d e , car cela signifie-
rait la perte de la possibilité d'être étranger quelque part,
l'étrangeté ayant toujours été et demeurant le principe de
l'universalité. Ainsi, n o n seulement l ' h o m m e abstraite-
m e n t universel se perd, mais il est également incapable de
faire face aux courants déstructurants que représentent les
nationalismes o u la partitocratie de W e i m a r . C'est dans ce
contexte qu'apparaissent, d u côté protestant, la théologie
dialectique affirmant son identité en vis-à-vis et contre cet
h u m a n i s m e rationaliste vide, et d u côté de la philosophie
politique « la théologie politique » de Cari Schmitt.
101
une déclaration de guerre à la laïcité, c'est-à-dire à l'auto-
nomie supposée d'une politique - la politique moderne
- dont la substance est pourtant issue de la théologie. L a
deuxième constitue u n plaidoyer contre la politique
entendue c o m m e u n consensus délibératif ; au « parle-
m e n t » est opposée la décision. L a troisième thèse, qui
devrait être la première, replace l'ordre que cette théolo-
gie politique est supposée défendre dans u n contexte de
belligérance o ù sont estompées les frontières entre l'ordre
et le désordre.
102
o n n'est pas toujours libre de ce que l'on rejette. Johann-
Baptist M e t z parle d u gnosticisme, représenté par
Marcion, c o m m e d'une « tentation permanente de la
théologie chrétienne »12. O r Schmitt ne t o m b e pas dans
cette tentation, mais l'élève au rang de catégorie. Marcion
offre une issue à la frustration des premiers chrétiens qui
attendaient en vain le retour d u Messie, en faisant dispa-
raître toute trace temporelle de salvation. L a salvation est
atemporelle et le temps n'apporte pas la salvation. Cela
signifie qu'il ne faut pas lier l'injustice de ce m o n d e à la
justice de Dieu, l'injustice ayant sa logique, distincte de
celle de la justice. Marcion introduit le dualisme d ' u n
Dieu qui se charge d u bien (le Dieu salvateur) et d ' u n
autre qui se charge d u mal (le Dieu créateur).
103
supposer que la salvation est u n attentat venant interrom-
pre le cours d u temps, c'est-à-dire le rejet de l'idée de
révolution, de changement, d'interruption. C e que disait
Tertullien vaut aussi pour Schmitt, à savoir q u e « nous
prions pour retarder la fin »13. L'abandon d u temps escha-
tologique représente le triomphe de toutes ces concep-
tions o ù le temps ne signifie rien, car il y a toujours d u
temps : l'éternel retour, l'évolutionnisme, le progrès et
ainsi de suite14. Schmitt renforce cette idée conservatrice
d u présent en affirmant que le Messie est déjà venu, et qu'il
faut donc renoncer à de nouvelles convulsions messiani-
ques. Notre temps est celui de la salvation. Pour exprimer
son interprétation d u m o n d e , Schmitt oppose les termes
de katechon (kat-echon = arrêter le présent o u maintenir le
donné) et ¿¿eschatologie (la salvation est à la fin).
104
contre tout pari sur le futur o u sur u n changement.
Ensuite, par une transposition d u dualisme gnostique
(principe d u bien et principe d u mal) dans le c h a m p d u
politique défini c o m m e « l'affrontement entre l'ami et
l'ennemi ». Il s'agit bien d'affrontement et n o n de « dis-
tinction », contrairement à la traduction que l'on donne
généralement d u terme Unterscheidung. N'oublions pas
que nous s o m m e s ici sur le terrain politique et n o n
moral. Ainsi, il ne faut pas faire des termes « ami » et
« ennemi » des catégories psychologiques (Schmitt dit
que l'on ne peut pas traduire ennemi par inimicus), mais
politiques {hostis). L'ami représente m a collectivité, m o n
peuple, ceux qui partagent le m ê m e sang et la m ê m e terre
; l'ennemi, c'est l'autre, l'autre peuple. « L'ennemi, c'est
l'autre » ' \ Cette division qui oppose les relations d'amitié
entre semblables aux relations d'inimitié o u de guerre
entre peuples s'inscrit dans la théorie et la pratique occi-
dentale. Hegel en parle, et avant lui Rousseau :
« d ' h o m m e à h o m m e nous vivons dans l'état civil et sou-
mis aux lois ; de peuple à peuple, chacun jouit de la
liberté naturelle »16. C e que Todorov explicite ainsi :
105
« entre pays les rapports restent dans l'état de nature ;
dans chaque pays règne en revanche l'état de société »17.
Si nous nous demandons pourquoi le bon nous caracté-
rise et le mauvais caractérise l'autre, il faut répondre, n o n
pas parce que nos semblables sont bons o u meilleurs,
mais parce qu'il nous suffit d'être là pour être. N o u s
n'avons pas besoin de changer. Celui qui éprouve le
besoin de se soumettre à u n changement, éprouve ce
besoin parce qu'il se situe a u mauvais endroit.
Cependant, le changement ne lui convient pas, il lui
advient. Il ne peut pas y avoir d'amitié entre celui qui est
acteur d u changement parce qu'il se sait déjà à l'endroit
où il faut être, et celui qui doit se soumettre au change-
m e n t parce qu'il ne se situe pas au b o n endroit. Leur rela-
tion est marquée par l'inimitié18.
106
par l'« affrontement entre ami-ennemi ». Selon cette
conception d u politique, les relations internationales doi-
vent être conçues c o m m e une guerre civile mondiale d'un
État contre u n autre et, s'il est très puissant, de cet Etat
contre tous. L'Etat puissant ne cherche pas à imposer aux
autres u n e certaine légalité, mais u n e décision qui sus-
pende toute légalité. Todorov s'amuse ainsi à critiquer
ceux qui ont dénoncé l'illégalité de la guerre en Irak. Pour
une raison simple : les relations internationales ne sont
pas régies par le droit, mais par u n ordre international,
« fait de traités, de conventions et aussi de participation
aux organisations internationales ; mais cet ordre n'est
pas garanti par u n e police mondiale — celle-ci n'existe
pas plus que l'Etat universel. C'est pourquoi il est u n peu
futile de parler, c o m m e o n l'a fait au m o m e n t d u conflit
irakien, de « guerre illégale ». D a n s sa définition m ê m e , la
guerre - toute guerre - est une rupture de l'ordre inter-
national préexistant ; mais celui-ci n'a jamais eu puis-
sance de loi »'''. Schmitt abonderait en ce sens et ajoute-
rait que cet ordre international n'est pas le résultat d'un
accord, mais qu'il est imposé par le plus fort grâce à l'état
d'exception. L a suspension de la légalité q u e chaque
« e n n e m i », autrement dit chaque Etat différent,
construit représente le chemin vers u n ordre mondial qui
107
mettrait en sourdine cette structure politique définie
c o m m e u n affrontement ami-ennemi.
108
c a m p ». Accepter que la loi soit suspendue à titre excep-
tionnel quelque part, c'est reconnaître que tout droit
peut être marqué par l'exceptionnalité et, par conséquent,
que chacun, groupe o u peuple, est susceptible d'être
réduit à l'état d'exception. Si nous tournons la page, au
n o m d u sens pratique, si nous cessons de dénoncer « l'il-
légalité » et « l'illégitimité » de la guerre pour collaborer
avec l'envahisseur, nous ne ferons qu'encourager ceux qui
dans les bureaux d u pouvoir choisissent en ce m o m e n t
m ê m e le lieu d'une nouvelle opération militaire.
109
Les conditions philosophiques
de l'avenir de l'être humain
Jacques Poulain
111
partis politiques, défiant sans scrupules leurs impératifs et
leurs interdits rigides et arbitraires. Elle invoque pour se
légitimer une objectivité dépendante de la satisfaction
effective et efficace d u m a x i m u m de désirs, entourée d u
respect de l'indépendance autarcique des individus et des
peuples : en présentant toute régulation sociale c o m m e la
conséquence logique des progrès d'homogénéisation d u
marché mondial et en la faisant apparaître c o m m e aussi
objective que le progrès scientifique et technique lui-
même. L'humanité des individus et des groupes est
réduite à l'harmonisation de cette maximisation des gra-
tifications consommatoires avec la jouissance de cette
liberté négative de tous à l'égard de tous. Cette mondia-
lisation donne au marché hégémonique mondial, et au
consensus présumé l'animer, le rôle d'instance infaillible,
celui-là m ê m e qui était dévolu au sacré par les religions
archaïques.
112
sociale des démunis, les retombées racistes et nationalis-
tes de l'injustice et de l'exclusion, la production considé-
rable des famines dans les pays en voie de développement
sévissant aujourd'hui à travers une spéculation financière
étendue à la dérégulation des monnaies des États appa-
raissent c o m m e des catastrophes aussi massives et inévita-
bles que les catastrophes naturelles. Y disparaît bien
entendu la capitalisation des gratifications et de la liberté
qui devait garantir l'accès à l'harmonisation sociale tant
désirée, au partage juste des droits, des devoirs et des
biens. Celle-ci confirme le diagnostic porté par M a x
W e b e r sur le devenir de l'humanité et valide sa réduction
de la rationalité éthique à u n e rationalité fonctionnelle,
appliquée cette fois à l'histoire elle-même.
113
Mais ces résultats désastreux forcent pourtant la pré-
sente humanité à admettre qu'elle ne peut se reconnaître
en ce « dernier h o m m e ». Elle est confrontée à elle-même
c o m m e problème culturel. Elle se voit contrainte d'ad-
mettre la fausseté de l'image philosophique qui, à la fois,
l'oblige à tenter de s'y reconnaître et lui interdit de le
faire. Apparaît fausse l'identification de l'être h u m a i n à
son idéal moral, qu'elle poursuivait c o m m e volonté de
soumettre à l'esprit l'être irrationnel de désirs, de passions
et d'intérêts auxquels elle réduit l ' h o m m e c o m m e être
sensible : celle-ci visait à assurer à l'être h u m a i n sa maî-
trise de lui-même à la façon dont celui-ci maîtrise scien-
tifiquement et techniquement le m o n d e .
114
psychisme à l'image d u dialogue, relativisant ainsi aussi bien
cet appétit de maîtrise de soi que la frustration infligée
aujourd'hui à cet appétit par la mondialisation.
115
Dépouillé de son pare-balle juridique, de sa prestance
morale, de ses responsabilités politiques, autrui serait
détrôné de ses prétentions à la souveraineté de lui-même,
perçu à partir d u degré zéro de ses prérogatives sociales,
conçu c o m m e support biologique n u d'une parole dont
les effets seraient appropriables, doivent être appropriés
par les énonciateurs à leurs propres intérêts. Les sociolo-
gues de toute nation nous ont également décrit leurs
effets : la primitivisation des relations sociales et intersub-
jectives réduites aux actions consommatoires alimentai-
res, sexuelles et agressives auxquelles elles ménagent l'ac-
cès, la perte d u sens de la réalité et la sublimation des
échecs psychiques, sociaux et politiques dans u n imagi-
naire pour lequel tout est possible, la volonté de maîtriser
par la programmation logico-mathématique et les succès
d'une technologie imparable les processus de pensée qui
accompagnent o u guident cette expérimentation quoti-
dienne o u politique de l'être h u m a i n .
116
ne pourrait plus dériver de la perception et de la descrip-
tion de ces faits aucune prescription de conduite, ni
aucune inhibition. L a neutralisation d u psychisme
h u m a i n et son incapacité à servir de support à ce q u ' o n
entend par « personne » proviendrait de ce qu'on fait dis-
paraître toute identification à u n tiers, toute identifica-
tion à u n idéal qui attire et oblige à la fois : o n cherche-
rait à appliquer au « m o n d e interne de faits » qu'est la vie
psychique de chacun, le m ê m e rapport scientifique et
technique que celui qu'on instaure avec le m o n d e des
faits externes. E n cherchant à rendre théoriquement et
pratiquement le m o n d e interne des faits psychiques
conforme à des figurations romanesques, sociologiques,
psychanalytiques, historiques o u publicitaires, l ' h o m m e y
tente de se faire vivre par tous les moyens possibles
c o m m e autre que ce à quoi il s'identifiait auparavant : il
s'expérimente. Il s'adonne ainsi à u n rapport encore iné-
dit à l'action. Il fait varier dans tous les sens possibles les
moyens defiguration,les moyens de pensée et les procé-
dures disponibles, il tente de mettre en œuvre tout ce
qu'il peut pour voir ce qui en sort, car il s'agit pour lui de
voir ce qu'on peut tirer d'imprévu à partir d'une façon de
procéder liée au départ à u n but donné. Généralisé à
toute action et à l'action communicationnelle, le rapport
expérimental à l'action fait que celle-ci n'est plus u n
m o y e n pour unefindéjà pensée : elle est ce par quoi est
produite la situation-effet à décrire. O n n'a donc plus u n
117
but prévisé et déterminant qui déclenche les réactions
appropriées à sa réalisation : devient ici invalide le
schéma classique des théories de la conscience régulatrice
d'action, qui servait de support à la réalisation de la per-
sonnalité et au respect de sa souveraineté. Les individus
s'identifient mutuellement et e u x - m ê m e s à des actions
d'expérimentations déclenchant des effets inconnus avec
cette expérimentation.
118
instance de vérité et de réalité dont l'accord est susceptible
de transformer renonciation de l'énonciateur en réalité
sociale déterminante.
119
en la pliant au respect de l'autonomie et de la parité des
partenaires sociaux ainsi qu'à la rationalité critique dont
est chargée leur parole. Les interlocuteurs sont présumés
faire trier leurs désirs par la communication en fonction
de ce qu'ils peuvent faire accepter c o m m e désirs ration-
nels par leurs partenaires. C'est en effet au sein des échecs
d'interaction sociale réglée par la communication que
peuvent être triés les bons échecs, les rejets généralisables
de lois caduques, et les mauvais échecs, qui manifestent u n
m a n q u e de rationalité et n'expriment qu'une exigence
irrationnelle, une exigence dont la généralisation suffirait
à faire disparaître le pouvoir régulateur de la situation de
communication parce q u ' o n y cherche à faire accepter
par l'allocutaire ce qu'il ne peut accepter.
120
qu'ils doivent produire. Les interlocuteurs doivent se
reconnaître être déjà effectivement substituables les uns
aux autres dans leurs pratiques d'énonciateurs et d'agents.
Par là, ils font que la pratique de la communication par
laquelle ils produisent la situation de communication
c o m m e situation sociale soit conforme chez tous les parte-
naires à ses conditions d'existence.
121
rectitude, canalise seul le devoir de dire le vrai, d'expri-
m e r véridiquement ses intentions et d'adhérer légitime-
m e n t aux conventions par lesquelles o n reconnaît la rec-
titude de certaines actions et des rapports sociopolitiques
qu'instaurent ces conventions.
122
sexuelles) de compensation : o n tente d'y produire des
jouissances primaires qui servent d'Ersatze aux jouissan-
ces politiques attendues, au bonheur de justice sociale.
Les stimuli nutritionnels, sexuels o u agressifs retrouvent
toutes leurs forces : cette primitivisation de l ' h o m m e
pragmatique se vit c o m m e confirmation de la vérité d'un
behaviorisme animiste. Les protagonistes s'y identifient
les uns les autres aux circuits de stimulus-réponses
c o m m e locuteurs et c o m m e agents menés par le principe
de plaisir jusque dans la façon dont ils s'identifient aux
énonciations : c o m m e lieux anticipés de déchaînements
d affects mutuels.
123
rang d e tyran possédé par ses affects et ses instincts. L a
ritualisation de la communication législatrice n'induit
ainsi qu'une ritualisation des lois : seules les lois réglant
les instincts intraspécifiques de nutrition, de sexualité et
d'agressivité apparaissent valides, toute loi réglant u n
besoin n o n fondé sur u n instinct intraspécifique, toute
loi « culturelle » n'apparaît devoir être recherchée q u e
pour faire réaliser des désirs privés des législateurs-sujets
d u consensus.
124
entreprises ainsi que la certitude de pouvoir produire le
salut matériel d'autrui.
125
La théorie critique de la société renforce donc le désarroi
social. C e clivage entre, d'une part, les processus moteurs, les
motivations primitives et insatisfaisantes, l'identification
pratique et théorique de l ' h o m m e contemporain à l ' h o m m e
primitif par et dans les processus de communication et la
dynamisation des contextes de communication, et, d'autre
part, les processus de réception sensorielle, théorique, et
imaginaire de soi engendrés par une image sociale impossi-
ble à réaliser, est ce qui doit être surmonté en abandonnant
ce rêve de maîtrise de soi et d'autrui.
126
Mondialisation et expérimentation totale de l ' h o m m e
poursuivent ce rêve collectif de maîtrise de soi et d u
m o n d e en multipliant les désirs c o m m e lieu de confirma-
tion d'une maîtrise de soi et d'une expérience de liberté à
l'égard de soi et d'autrui, obtenues toutes deux par le cal-
cul rationnel. Cette expérience de maîtrise de soi ne
s'opère qu'à travers u n e maîtrise des désirs et d u corps
d'autrui par l'intermédiaire d u jeu des offres et des
demandes qui lui sont imposées de façon aveugle et arbi-
traire. L a maximisation de la satisfaction des désirs et la
recherche pléonexique de la satisfaction d'être libre à leur
égard n'engendre que la conscience de ne pas pouvoir
davantage satisfaire ces désirs surmultipliés que le désir de
se sentir libre à leur égard en contemplant la conformité
de leur distribution aux idéaux de justice. Cette disloca-
tion pragmatique de l ' h o m m e clivant son désir de maî-
trise de soi et l'inversion des effets de ce désir semble cou-
ronner u n destin historique d'échec alors qu'il grève cette
quête dans son principe m ê m e .
127
mutation culturelle pour surmonter cette folie. Elle les
contraint à s'arracher au rêve d'appropriation de soi
poursuivi par une volonté de puissance et d'accaparement
d u pouvoir et à s'assumer e u x - m ê m e s c o m m e puissances
de jugement aptes à endiguer injustice, exclusion et déré-
gulations économiques et financières.
128
nité qui soit accessible à l ' h o m m e et elle va plus loin, elle
lui fait découvrir la loi d'engendrement de cette humanité :
elle lui fait découvrir qu'il ne peut se soumettre à l'autre
qui est en lui, à l'allocutaire qu'est son vis-à-vis et à l'allo-
cutaire qu'il est pour lui-même, qu'en renonçant à se
transformer directement, à l'idée d ' u n h o m m e qui se fait
lui-même, à l'idée d'histoire et m ê m e à l'idée de se trans-
former directement en consensus. Il ne le peut qu'indirec-
tement, en acceptant de juger de la vérité de ses proposi-
tions d'action o u de désir c o m m e il juge de la vérité de ses
propositions décrivant des perceptions et en acceptant de
partager ce jugement de vérité avec ses allocutaires.
129
« nature » déterminante, dérivée de la chute de l'esprit
dans le corps, puis c o m m e polythéisme libéral des
valeurs, c o m m e l'avait v u M a x W e b e r . Cette nature ago-
nistique s'est vue projetée par la modernité, dans les rap-
ports intersubjectifs et politiques des h o m m e s entre eux,
jusqu'à faire de l ' h o m m e c o m m e désir, l'ennemi de lui-
m ê m e c o m m e esprit et à le transformer, selon le fameux
adage de H o b b e s , en loup pour ses semblables, avant de
faire de la politique, dans le libéralisme, la politique de
groupes antagonistes d'intérêts.
130
et de la discussion argumentative. O n tente dans tous ces
cas d'incarner la justice d u libéralisme politique o u de la
raison argumentative dans u n système de connaissances,
de droits et de lois, o u encore dans u n système c o m m u -
nicationnel parlementaire, judiciaire et administratif. C e
système doit, dans ces deux cas, fonctionner c o m m e
l'analogue rigide d ' u n instinct liant par des corrélations
biunivoques stimuli, réactions et actions consommatoi-
res, c o m m e u n système qui doit transformer de lui-même
« l'animal mal formé » (L. Bolk) et « n o n encorefixé»
(F. Nietzsche) qu'est l ' h o m m e , en vivant bien formé : en
système rigide et infaillible de coordination d ' u n seul et
unique système d'actions et de désirs, d ' u n seul et unique
système de perceptions cognitives et stimulantes.
131
instincts des animaux bien formés. Lorsqu'on cherche
ainsi une solution politique au problème posé par l'expé-
rimentation totale, o n recourt à la puissance de la parole
utilisée pour protéger l ' h o m m e à l'égard de l'agressivité
d'autrui, telle qu'elle s'était reconnue d'essence publique
dans les religions des dieux souverains, institution prin-
ceps de la vie politique. C'est dans cet usage politique de
la parole qu'on cherche u n analogue à l'instinct de régu-
lation et qu'on limite arbitrairement l'usage de la parole à
son usage juridique, moral et politique. O n le fait pour-
tant en postulant, de façon inconsistante par rapport à
cette présupposition d'une « nature hétéronome, voire
instinctive » en l ' h o m m e , que celui-ci peut et doit accor-
der librement et de façon responsable son adhésion
rationnelle à ces systèmes nécessaires de régulation sociale
de la vie.
132
condamnation morale collective qui éclate au grand jour
de la mondialisation, le processus positif que celle-ci ne
fait que parasiter : celui qui contraint à produire u n
m o n d e public en suivant la loi de créativité propre au
langage c o m m e au psychisme. Cette créativité se produit
en projetant une préharmonisation affective, cognitive,
pratique et consommatoire avec le m o n d e , avec soi et
avec autrui en toute situation problématique et en
jugeant si le m o n d e ainsi anticipé se présente c o m m e le
m o n d e dont o n a besoin et qui constitue déjà la seule réa-
lité dans laquelle o n puisse se reconnaître.
133
et d'instaurer une maîtrise de son esprit sur son corps et
ses désirs. Elle lui a montré qu'il était au contraire,
c o m m e corps, c o m m e affect aussi bien que c o m m e
esprit, u n être de communication avec lui-même et avec
autrui, c'est-à-dire u n être qui ne peut se fixer à ses
actions et à ses désirs qu'en reconnaissant qu'il est aussi
objectivement ses actions et ses désirs.
134
Il est ainsi aussi impuissant à se l'approprier qu'il est
impuissant à s'approprier une capacité artistique créative,
une écriture littéraire féconde, u n jugement philosophi-
que infaillible et plus généralement une communication
réussie d u seul fait qu'il accepte de soumettre son vouloir
artistique, littéraire, philosophique o u expressif à des
règles données. L'expérimentation pragmatique et
consensuelle de l ' h o m m e par lui-même fait découvrir que
l'être h u m a i n ne peut atteindre les fins qu'il avait fixées à
l'histoire : qu'il ne peut s'ajuster une fois pour toutes à lui-
m ê m e , mais que l'exercice partagé d'un jugement de vérité
sur ses actions et ses désirs est la seule instance d'ajuste-
m e n t à l'action qui lui soit accessible. Il ne l'est que
lorsqu'il donne lieu à une vérité aussi objective qu'il affirme
qu'elle l'est. Justice et émancipation sociales s'avèrent
conditionnées par une émancipation intellectuelle et culturel
à l'égard de la folie inhérente à ce désir de maîtrise.
135
cette logique de vérité inhérente à l'usage d u langage, car
la dynamique de l'expérimentation communicationnelle
fait croire qu'il suffit de produire u n succès de c o m m u n i -
cation : l'accord avec autrui et son application pour
régler à nouveau cette expérimentation en redécouvrant à
l'intérieur d u langage, sous l'aspect des verbes performa-
tifs, cette position souveraine qui permet de s'approprier
le consensus lui-même en obligeant de se soumettre à des
règles. Cette libre disposition des verbes par l'usage des-
quels o n ne fait que ce qu'on dit c o m m e s'il suffisait de
dire sa promesse, son ordre o u sa condamnation pour la
produire magiquement, relance la croyance en l'illusion
de pouvoir se transformer directement en l'acte de lan-
gage qu'on dit qu'on fait.
136
qu'elle la fait à l'harmonie avec autrui. Elle fait objectiver
à l ' h o m m e ses désirs et ses actions c o m m e elle lui fait
objectiver ses perceptions et ses connaissances. Elle lui
fait projeter l'harmonie entre sons émis et sons entendus
dans ses perceptions, dans ses désirs et dans ses actions
pour pouvoir leur prêter existence, les détacher d'elle-
m ê m e , mais fait également reconnaître à cet h o m m e si
ces perceptions, ces actions et ces désirs sont aussi réelle-
m e n t ses conditions d'existence, qu'il a d û penser qu'elles
l'étaient pour avoir p u les penser.
137
Elle ne le peut qu'à travers une anthropologie du langage
capable de discerner dans l'usage apparemment magique
des verbes perfbrmatifs o u illocutoires, l'usage d u juge-
m e n t de vérité.
138
l'usage de l'expression référentielle qu'en jugeant par
l'usage d u prédicat de ce en quoi consiste pour elle le fait
d'exister, qu'en identifiant, par exemple, la neige à sa blan-
cheur lorsqu'on dit : « la neige est blanche », de m ê m e o n
ne peut jouir de cette vérité au titre de l'allocutaire q u ' o n
est pour soi-même qu'en jugeant si exister, pour cette réa-
lité, c'est être effectivement ce à quoi o n l'identifie : qu'en
jugeant de l'objectivité de l'harmonie instaurée entre la
neige et la blancheur et qu'en reconnaissant si elle est aussi
constitutive de la neige et de son apparition phénoménale
c o m m e réalité, qu'il est vrai qu'on a d û penser qu'elle
l'était pour pouvoir la percevoir ainsi.
139
soi-même que ce q u ' o n a pensé q u ' o n était. Cette inver-
sion d u primat de la raison pratique en primat de la rai-
son théorique, le primat d u jugement de vérité qui s'y
trouve ainsi restauré, « guérissent » tous deux : ils désaliè-
nent de la recherche morale d'une sagesse o ù la délecta-
tion ultime et le bien suprême résident en une seule et
unique jouissance, dans la jouissance de se savoir libre
d'autrui et de soi-même en toute expérience, et par suite,
égal à tout partenaire social. Car o n parvient à s'y libérer
de ce qu'il y avait de folie dans le rapport politique : o n
y oublie la conviction qu'il est possible de se désidentifier
magiquement et abstraitement de tous les rapports
sociaux o u vitaux auxquels o n a d û s'identifier pour p o u -
voir les penser, à la façon dont o n libère autrui de lui-
m ê m e et c o m m e si l'on était pour soi-même quelqu'un
d'autre, c o m m e si l'on y était aliéné tant qu'ils n'ont fait
que nous venir à l'esprit.
140
de prononcer et d'invoquer cet accord déjà présent dans les
verbes performatifs, puis de le faire intervenir dans la vie
courante en invoquant les conventions qu'il faut et au bon
m o m e n t : chacun semble dépositaire d ' u n jugement
infaillible d'appropriation des conventions au contexte.
Toute énonciation performative émise conformément à
l'énoncé verdictif approprié, à un jugement qui juge de son
ajustement au contexte physique, social et mental des par-
tenaires impliqués et repose ainsi sur un jugement d'appro-
priation partagé, est bonne et juste. 11 suffit d'être déjà celui
qu'il faut pour cela et de suivre les règles d'invocation des
performatifs de façon fidèle et en se conduisant en consé-
quence. Dénonciation performative de promesse, d'ordre,
de conseil o u de condamnation est alors heureuse. Et les
dominants disent toujours ce qu'il faut.
141
antagoniste : il est toujours faux, toujours apparemment
faux. Aussi dès qu'il est recherché dans une invocation
performative, doit-il toujours se justifier, aussi ne le peut-
il qu'en annihilant le jugement d'autrui. L a guerre d u
jugement caractérise cette expérimentation sociale par la
parole o ù je dois toujours prouver que l'autre a tort pour
pouvoir avoir raison. Seule la description anthropologi-
que et philosophique de la dynamique de vérité d u lan-
gage libère de ce leurre de maîtrise en révélant derrière ces
échecs nécessaires une erreur, guérissant ainsi de cette
recherche d ' u n accord déjà là avec autrui et enregistré
dans la langue sous l'aspect des performatifs.
142
L'expérimentation contemporaine de l ' h o m m e par le
consensus obéit à la m ê m e loi de formation car elle ne
met au pouvoir dans la communication qu'un libre
consensus entre individus, u n consensus qui n'affecte que
d u bonheur d'harmonie entre tous : il est donc aussi
aveugle que le jugement réfléchissant kantien. Lui aussi
affectait de la délectation d u beau sans concept. D e
m ê m e le consensus expérimental affecte sans concept de
l'adhérence aux croyances collectives, de l'adhérence aux
désirs collectifs et de l'adhérence aux normes. Le consen-
sus culturel avec l'œuvre d'art était aussi aveugle que l'est
le consensus expérimental contemporain. C'est cet aveu-
glement auquel met fin la mutation culturelle provoquée
par la découverte de la dynamique de vérité au sein de
l'imaginaire verbal, au sein de la raison c o m m e au sein de
la sensibilité elle-même. N'est culture que ce qui est créé
et reconnu selon les lois de cette dynamique de vérité. Les
œuvres d'art qui se font reconnaître c o m m e telles dans
cette expérimentation totale ne le peuvent qu'en s'éman-
cipant de cette jouissance d u pur jeu harmonieux, mais
aveugle de l'imaginaire et de l'entendement, d u pur
esthétisme.
143
ne peuvent vivre. Car elles obéissent à la m ê m e dynami-
que critique que le jugement inhérent au langage lui-
m ê m e . La culture signifie ici tant la reconnaissance in
actu de la dynamique de vérité inhérente à la création
d'un m o n d e nouveau, en réponse à l'aperception d ' u n
m o n d e cassé, que la reconnaissance de l'objectivité de la
beauté de ce m o n d e , qui l'habilite à être ce qu'il apparaît
être : une condition d'existence de l'être humain. Le juge-
m e n t esthétique est ainsi aussi objectivement vrai dans ses
relations au beau qu'est reconnu objectivement réel le
m o n d e scientifique nouveau pour ceux qui doivent le
reconnaître c o m m e réel en se faisant juger mutuellement
vraies les propositions qui décrivent ce m o n d e .
144
jugements sont vrais : sur leur capacité à faire venir, par
la pensée, ce m o n d e à l'existence d u seul fait qu'il puisse
montrer qu'il est déjà là c o m m e réalité, c o m m e m o n d e
humain.
145
la seule forme de vie qui convienne à l ' h o m m e ,
puisqu'elle n'exprime et ne développe que la dynamique
et la logique inhérente à toute communication : cette
force qui n'est créative de m o n d e qu'en critiquant ce
m o n d e qu'elle crée et en faisant de cette critique une cri-
tique mutuellement partagée, dans son exercice c o m m e
dans ses résultats. C'est ainsi également qu'elle peut éta-
blir que l ' h o m m e ne peut devenir cette être de maîtrise
parfaite de soi qu'il recherche à travers cette expérimenta-
tion indéfinie de lui-même puisqu'il lui faudrait, pour ce
faire, renoncer à être ce qu'il est : ce partage d u jugement
à propos de lui-même et d u m o n d e , pour se contenter
d'assouvir son rêve de souveraineté.
146
y développe, c'est-à-dire sans faire le détour par le partage
de ce jugement de vérité, d ' u n jugement de vérité qui
peut faire reconnaître qu'il est effectivement aussi vrai
qu'il est vrai qu'il s'affirme l'être. Cet exercice universi-
taire de recognition de l ' h o m m e dans son concept, de la
reconnaissance pratique et théorique de chacun en ce
qu'il est c o m m e être de jugement, se substitue donc déjà
dans l'exercice de ce jugement, c o m m e mouvement
réussi, au m o u v e m e n t raté de transformation directe.
147
interculturel s'avère u n e nécessité c o m m e mise à
l'épreuve de la capacité de chaque culture à se proposer
c o m m e une forme de vie assumable par tous ceux qui y
participent aussi bien que par les autres. Il a besoin de
recourir au dialogue universitaire entre cultures c o m m e à
une de ses composantes essentielles. Le discours universi-
taire n'est pas en effet n'importe quelle occasion pour une
culture de s'affirmer : il est l'instance par laquelle cette
culture prend une conscience critique de ses limites dans
la compréhension m ê m e qu'elle a des autres cultures ainsi
que de la nécessité de sortir le dialogue interculturel d'un
pur rapport de communication et d'enregistrement d'une
compréhension o u d'une incompréhension réciproque.
Par lui, advient la possibilité de discerner en quoi les rap-
ports nécessaires de complémentarité culturelle dévoilent
des constantes anthropologiques qui ne peuvent être
reconnues c o m m e telles qu'en étant adoptées par les par-
tenaires des diverses cultures impliquées.
148
Il doit être u n respect exercé dans l'acte m ê m e de critique
par lequel une culture reconnaît devoir intégrer ce qui lui
m a n q u e et qui a servi de base à la culture avec laquelle
elle est en dialogue. Cette reconnaissance en acte de la
spécificité des autres cultures, de leur validité anthropo-
logique et de leur apport réel à la construction d'une
humanité aussi conforme à ce qu'elle doit être, qu'elle
doit l'être effectivement, conditionne l'échange de la
force critique d u discours universitaire dans le dialogue
interculturel.
149
rétribution des biens, des droits et des devoirs. Seule une
telle reconnaissance peut faire échapper le rêve européen
d'une démocratie deliberative mondiale à ses limites éthi-
ques internes. L a culture m u s u l m a n e offre cette possibi-
lité de critiquer les limites internes à la pensée contrac-
tuelle et aux accords arbitraires d'échange qu'elle pro-
meut. Elle offre cette possibilité à condition de pouvoir
s'ajuster elle-même à l'image de l ' h o m m e proposée par
l'expérimentation totale de lui-même à laquelle il s'adonne
et d'abandonner son refuge acritique dans une conscience
d u destin encourageant la lutte contre tout ce qui est pré-
s u m é s'opposer au destin d'élection de ses fidèles.
150
l ' h o m m e des mondialisations culturelles de s'identifier à
l'être de jugement et de vérité qu'il est, il reste qu'il faille
entendre de la culture judaïque l'incapacité dans laquelle
est l'être h u m a i n de reconnaître la vérité de ce qu'il dit et
pense tant qu'il n'a pas p u faire partager son jugement de
vérité par autrui en lui faisant reconnaître l'objectivité de
l'expérience de lui-même et d u m o n d e qu'il lui fait faire
alors.
151
Présentation des auteurs
153
Georges D u b y et Michelle Perrot, 1991, Pion tempus 2002.
Elle a été Déléguée Interministérielle aux Droits des F e m m e s
(1997-1998) et Députée européenne (1999-2004).
Reyès M a t é (Espagne)
154
professeur aux universités de Montréal et de Besançon, et
vice-président d u Collège international de philosophie.
155
Tunis, Fathi Triki est titulaire depuis 1997 de la Chaire
U N E S C O de philosophie pour le M o n d e arabe.
Christoph W u l f (Allemagne)
156
éducative au sein de la société allemande de la science alle-
m a n d e éducative ; m e m b r e d u Conseil d'administration
de la commission allemande auprès de l ' U N E S C O ; m e m -
bre d u Conseil scientifique de l'Institut National de
Recherche Pédagogique (Paris) ainsi que d u Centre de
recherche international des sciences culturelles (Vienne).
157
Dumas-Titoulet Imprimeurs
Dépôt légal : Avril 2006
N ° d'impression : 43818
Imprimé en France