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L'année psychologique

Revue de psychologie religieuse


James Henry Leuba

Citer ce document / Cite this document :

Leuba James Henry. Revue de psychologie religieuse. In: L'année psychologique. 1904 vol. 11. pp. 482-493;

doi : 10.3406/psy.1904.3686

http://www.persee.fr/doc/psy_0003-5033_1904_num_11_1_3686

Document généré le 08/06/2016


IX

LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE

Pendant ces dernières années une nouvelle branche de la


psychologie s'est établie : la psychologie de la vie religieuse.
Je me propose de passer en revue dans les pages qui suivent les
travaux qui ont paru sur ce sujet pendant l'année écoulée. Mais,
comme le présent compte rendu est le premier, on me permettra
quelques remarques sur la méthode et les principes de cette
nouvelle branche d'une jeune science. Et puisque M. le professeur
Flournoy, de Genève, a si bien formulé les intentions des
psychologues qui s'occupent des phénomènes religieux et les principes
dont ils s'inspirent, je ne puis mieux faire que de le citer. Ce sera,
en plus, un moyen d'attirer l'attention du lecteur sur une
excellente conférence J. Il indique en trois points le but poursuivi par
les psychologues.
« 1° A la différence d'un simple document, ils s'efforcent par voie
d'enquêtes, de comparaisons, de statistiques, de dépasser le niveau
des faits bruts ou purement individuels pour s'élever à quelque vue
d'ensemble...; 2° ils ne se proposent pas d'étudier les produits
extérieurs et sociaux de la religion, mais la vie religieuse elle-même,
envisagée du dedans, telle qu'elle se déroule dans la conscience
personnelle du sujet; et 3° leur souci dominant est celui de la vérité
purement scientifique, non de l'édification pieuse ou de la défense
d'une thèse de théologie ou de philosophie. »
Quant aux principes généraux que M. Flournoy discerne dans le
petit nombre de travaux qui lui paraissent « constituer par
excellence les premières assises d'une véritable psychologie religieuse »,
il les décrit comme suit.
« 1. Exclusion de la transcendance, principe négatif et de défense,
pour ainsi dire, en vertu duquel la psychologie s'abstient de tout
verdict sur la portée objective de ces phénomènes, et écarte de son
sein les discussions relatives à l'existence possible et à la nature
d'un monde invisible.
« 2. Interprétation biologique des phénomènes religieux, principe
positif et heuristique, en vertu duquel la psychologie envisage ces
phénomènes comme la manifestation d'un processus vital, dont elle

1. Les principes de la psychologie religieuse, par Th. Flournoy, Archives


de Psychologie, n° 5, t. II, pp. 33-57; comp. The Field and the Problems
of the Psychology of Religion, par J.-H. Leuba, qui paraîtra dans le 2e
numéro de l'Amer. Journal of Beligious Psychology and Education.
H. LEUBA. — LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 483
s'efforce de déterminer la nature psycho-physiologique, les lois de
croissance et de développement, les variations normales et
pathologiques, le dynamisme conscient ou subconscient, et, d'une façon
générale, les rapports avec les autres fonctions et le rôle dans la
vie totale de l'individu et, ensuite, de l'espèce. »
C'est surtout des États-Unis que sont venues les études en
question. La France a pourtant dès le début pris un grand intérêt à ces
recherches et y contribue maintenant pour sa part, comme on le
verra dans le cours de la présente revue.
Tout récemment cette nouvelle branche de la psychologie vient
d'être consacrée par l'établissement de l'American Journal of
Religious Psychology and Education, édité par M. le professeur G. Stanley
Hall, président de l'Université Clark, avec la coopération de
MM. Jean de Buy, George A. Col, Théodore Flournoy, James H.
Leuba, Edmin D. Starbuck et R. M. Menley.
On me permettra de rappeler que c'est à l'Université Clark que
les recherches dont il est ici question ont été inaugurées. Il est
dès lors peu surprenant que le grand novateur qui est à la tête de
cette Université, un des pioniers de la science psychologique aux
États-Unis et le puissant instigateur de la psychologie pédagogique
prête à ces études l'appui substantiel que donne un journal.
Faisons à son premier numéro l'honneur de la première place. Un
editorial annonçant le champ que le journal explorera, trois articles
dont nous allons nous occuper et, pour finir, trente pages
consacrées à des sommaires et à des revues critiques, notamment aux
articles de Murisier, Flournoy et Leuba, composent ce premier
numéro.
Les périodes du développement religieux, par Jean du Buy1. L'auteur
est inspiré plutôt par un dessein pédagogique que par un motif
scientifique. Les conclusions de son article sont des règles à l'usage
des missionnaires et de ceux qui s'occupent de l'éducation religieuse
de la jeunesse. Il établit qu'en somme les idées et les principes
fondamentaux des religions de Mahomet, de Confucius, de Jésus, de
Buddha, de Gautama et du Vedânta correspondent respectivement
aux idées et aux principes qui conviennent le mieux à la première
enfance (childhood), à la deuxième enfance (boyhood), à
l'adolescence, à la maturité et à la vieillesse, et qu'il faudrait donc que
l'enseignement religieux, quand il s'adresse à la première enfance,
soit imbu des idées maîtresses de l'Islam, quand il s'adresse à la
deuxième enfance, de celles de Confucius, tandis que durant la
période de l'adolescence il faudrait s'inspirer de l'esprit chrétien et
pendant l'âge mûr et la vieillesse de l'enseignement du buddhisme
primitif et du vedantisme. Il faut ajouter pour être exact que,
suivant l'auteur, si la vieillesse restait verte, la religion de la jeunesse
— celle du Christ — serait encore la sienne.
On retrouve ici la doctrine des stages successifs par lesquels
l'individu devrait passer parce que ce sont ceux qui ont marqué le

1. Stages of Religious Development, par le Dr Jean du Buy, pp. 7-29.


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développement de la race — doctrine juste ou fausse suivant la
manière dont on la comprend dans le détail. M. Jean du Buy ne
prétend pas qu'il faille convertir les futurs vedantistes d'abord au
mahomedanisme, puis au confucianisme, au christianisme et au
buddhisme avant d'en arriver à la religion de la décadence. Il
voudrait seulement, nous dit-il sans ^embarrasser des difficultés, qu'on
s'arrange de façon à inculquer au moment propice les idées
fondamentales de ces religions.
C'est par le départ qu'il fait des idées maîtresses de ces religions
que le travail de M. du Buy vaut surtout. Voici en abrégé comment
il se résume sur ce point.
Religion de Mahomet : — Croyance en un seul Dieu souverain et
un paradis matériel; devoir de l'obéissance et de la soumission à
l'autorité de Dieu et de son représentant.
Religion de Confucius: — Fixité de l'ordre naturel; devoir du
progrès moral individuel; sincérité, courage, bienveillance; respect
aux supérieurs, piété filiale, patriotisme.
Religion de Jésus : — Croyance au Père Céleste et en une vie
future spirituelle; amour de Dieu et du prochain: altruisme;
idéalisme.
On n'a pas de peine à voir une analogie générale entre ces idées
maîtresses et celles qui semblent le plus naturellement convenir à
diverses époques du développement de l'individu. Mais cette
constatation laisse sans réponse certaines questions fondamentales. Celles-
ci, par exemple : y a-t-il un avantage réel à ce que les enfants des
civilisés, à n'importe quelle période de leur vie, croient à un Dieu,
que ce soit Allah, ou le Père Céleste? Est-il désirable qu'ils croient
à un paradis, soit matériel, soit spirituel?
La Passion versus la Resurrection l, par le professeur G. Stanley
Hall, est une œuvre de une psychologie qui se prête mal aune
analyse succincte. C'est un essai d'explication de l'influence énorme
qu'ont exercé sur le monde chrétien la crucifixion et la résurrection
de Jésus.
Dans la première partie, qui est la plus longue, l'auteur ne
s'occupe pas de la vérité historique. C'est la vérité psychologique qu'il
recherche. C'est elle qui, en fin de compte, importe le plus." Qu'il y
ait eu résurrection ou non, les disciples immédiats y crurent et ils
communiquèrent leur croyance. C'est sur cette croyance que, pour
une bonne part, le christianisme se fonda. La résurrection est le
dénouement d'un drame gigantesque qui enflamma les cœurs d'un
espoir que la perspective de la mort même n'éteignait pas. L'auteur
retrace avec art ce grand drame en trois actes. Il nous fait sentir
jusqu'à quelle profondeur il a dû remuer lés disciples et ceux qui
acceptèrent leur récit. Ce fut d'abord en Jésus la conscience d'une
relation unique avec Dieu et celle de la vocation divine, d'un
royaume à établir, puis la mort ignominieuse sur une croix, et fina-

i. The Jesus of History and of the Passion versus the Jesus of the Resur-
rection, par G. Stanley Hall, pp. 30-64.
H. LEUBA. — LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 485
lement la glorieuse résurrection, réelle ou supposée. Voilà un
drame qui pour la grandeur et l'intensité n'a rien d'égal ni dans la
réalité ni dans les œuvres d'imagination.
Les réflexions de l'auteur sur la puissance des émotions excitées
par les péripéties tragiques de la vie du Christ (l'amitié, la pitié, la
terreur, le découragement, la confiance joyeuse, etc.) sont enrichies
de documents recueillis au cours de ses études sur l'enfance. On
trouve presque à chaque page des remarques qui retiennent
l'attention par la lumière qu'elles jettent sur les causes qui firent la
première génération de chrétiens. Mais, pour s'en former une idée
suffisante, il faut lire tout au long cette belle étude écrite avec élan
dans une langue surabondante en mots frappants et en images
vigoureuses.
Dans une seconde partie le Dr Hall passe en revue les théories
par lesquelles on a cherché à expliquer la résurrection. Il y en a
quatre (1). Il y eut résurrection du corps mortel lui-même (c'est une
opinion que nos connaissances physiologiques et chimiques ne
permettent plus d'admettre) (2). La mort n'était qu'apparente (3). Il y
eut résurrection non pas de la dépouille mortelle, mais d'un corps
spiritualise (4). Il y eut vision et rien de plus. L'auteur fait la
remarque que les efforts de la société de recherches psychiques
tendent à réhabiliter l'hypothèse de la résurrection d'un corps
spiritualise.
Le troisième article, qui se trouve être de moi-même, traite de la
Foi '. Il est basé sur des documents recueillis dans des
autobiographies imprimées ou communiquées à l'auteur en manuscrit.
Il résulte de l'examen de ces documents qu'il y a lieu de
distinguer entre l'état de foi, un état émotionnel, et la croyance de foi, qui
n'est que la conséquence du retentissement de l'émotion dans la
vie intellectuelle.
La foi appartient à la classe des émotions et des sentiments
sthéniques. L'analyse ne révèle rien dans les conséquences de la
foi, quelque frappantes qu'elles soient, demandant une explication
autre que celle qui suffit dans le cas des autres émotions de ce
groupe. La foi amène une centralisation de l'activité
psycho-physiologique, c'est-à-dire un rétrécissement du champ de la conscience
et, en même temps, un accroissement de l'énergie consciente et de
l'action dans ce champ limité. Il s'ensuit que la foi, comme
l'amour asexuel, et comme toutes les autres émotions sthéniques,
s'oppose à la présence dans la conscience des idées et des
sentiments qui ne la favorisent pas. Elle est donc irrationnelle dans une
certaine mesure.
La relation que l'auteur établit entre l'amour platonique, pris
dans le sens vrai, et la foi lui paraît importante quand on se place
au point de vue du développement de l'espèce humaine. Ni l'une
ni l'autre de ces formes d'émotivité n'existe chez les non-civilisés.
On peut les regarder comme une réponse de l'organisme psycho-

1. Faith, par J.-H. Leuba, pp. &5-82.


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physiologique à des besoins nouveaux; c'est comme un moyen
inventé par lui pour obtenir ses fins. C'est donc un cas de ce que
j'ai appelé adaptation interne. Il faut ajouter qu'il y a à côté delà
foi portant sur un objet religieux, des états de foi qui ont d'autres
objets. La patrie peut, par exemple, devenir l'objet d'un état de
foi qu'on appelle communément patriotisme. Il ne faudrait
cependant pas croire que tous les sentiments que l'on pourrait nommer
patriotiques appartiennent à la classe d'émotion en question.
L'artiste est aussi parfois enlevé par un sentiment tout semblable à
la foi religieuse.
En dehors de ce premier numéro du journal américain il a paru
pendant l'année plusieurs travaux parmi lesquels nous noterons
d'abord une longue étude de M. L. D. Arnett1. C'est un travail sans
prétention, les notes d'un étudiant qui a voulu se renseigner sur
les idées que le monde s'est fait depuis son enfance jusqu'à nos
jours sur l'âme, sa nature, sa substance, son apparence, son siège,
etc. Il faut remercier l'auteur d'avoir fait bénéficier les autres de
ses labeurs.
On dirait plus volontiers du bien du travail de M. Müller 2 s'il était
plus court. Il traite de la nature et de l'essence de la religion
comme on Fa fait longtemps, mais comme on ne devrait plus le faire
depuis qu'il y a une science psychologique.
La conclusion principale de l'auteur est que la conception de
Schleiermacher, exprimée par la fameuse définition « la religion
est un sentiment (Gefühl) de dépendance, etc. », est insuffisante.
La religion est plus large que le sentiment, elle inclut l'homme
tout entier. Il faudrait donc remplacer le terme Gefühl par Gemüt
qui indique aussi bien l'élément actif (les désirs, la volonté) que
l'élément passif (les états affectifs). Ceci a été dit si souvent durant
ces dernières années que la seule chose à noter ici est l'emploi du
mot Gemüt.
Un article d'un intérêt plus considérable pour le psychologue est
celui de M. Brenier de Montmorand sur l'ascétisme et le
mysticisme 3. Il nous fournira l'occasion de discuter les relations qui
existent entre les grands mystiques chrétiens et les psychasté-
niques.
M. de Montmorand se documente fortement. Il appartient à
l'école de ceux qui voudraient faire reposer la psychologie
religieuse sur de nombreux faits soigneusement examinés. Il cite
surtout Jeam de la Croix, Sainte Thérèse, Loyola et Saint François de
Sales.
L'ascétisme chrétien procède de la croyance que la corruption de
la nature humaine est curable, « que nous y pouvons remédier par
un traitement héroïque, par le sacrifice et la souffrance acceptés

1. The Soul. A study of past and present beliefs, L.-D. Arnett, Amer.
J. of. Psych., April 1904, July 1904.
2. Eigenart d. religiösen Lebens, Müller, Arch. f. Syst. Philos., X (2).
3. Ascétisme et Mysticisme : Étude psychologique, par Brenier de
Montmorand, Rev. Philos., mars 1904, pp. 242-262.
H. LEUBA. — LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 487
volontairement, voire même recherchés et désirés ». Il n'est autre
chose « qu'un ensemble de procédés thérapeutiques tendant à la
purification morale ». La méthode ascétique comprend deux
opérations : (1) le dépouillement interne; (2) la prise de possession par
Dieu de l'être tout entier.
Il ressort très clairement de l'analyse que l'auteur fait des
méthodes employées pour la « mortification de l'âme » et des résultats
obtenus, que l'ascétisme est, comme l'avait dit Murisier, un procédé
de simplification psychologique. Mais cela ne signifie pas comme il
le voulait que l'ascétisme est un procédé de mutilation intellectuelle
condamnable dû à l'incapacité où se trouve le sujet d'unifier les
éléments de sa conscience.
Dans la seconde partie de son travail M. de Montmorand prend à
parti MM. Murisier, P. Janet et G. Dumas pour avoir considéré
l'ascétisme en bloc comme un symptôme pathologique et les
mystiques comme des scrupuleux et des abouliques. Il lui semble que
le procès qu'on a fait aux mystiques ascétiques n'est pas clos et qu'il
y a lieu de le reviser. Il a, à notre avis, grandement raison.
Seulement nous ne sommes pas sûr qu'il nomme les vrais coupables. Les
citations qu'il fait de M. P. Janet sont empruntées à une étude sur
une extatique de la Salpêtrière et M. Janet n'appliquerait très
probablement pas ce qu'il en dit à tous les individus qui ont des
extases. Et quant à Murisier, il a vu beaucoup plus profondément
qu'il pourrait sembler à ceux qui ne liraient que M. de Montmorand.
Nous avions déjà nous-même, dans la Revue philosophique1,
considéré et, nous semblait-il, réfuté cette thèse par trop simpliste. Qu'on
nous permette de revenir sur cette question, elle en vaut la peine.
Murisier était d'avis qu'au commencement de leur carrière les
mystiques (et il parlait des mystiques de toutes espèces et non
seulement des grands mystiques chrétiens comme nous faisons)
souffrent (( d'une faiblesse morale particulière qui empêche l'individu
de réunir et de coordonner ses états psychologiques, de s'adapter
au monde changeant. Sa personnalité mal cimentée risque à chaque
instant, nous dit-il, de se désagréger, de se perdre en une confusion
de sensations variables, d'images incohérentes, de désirs
contradictoires, d'idées désordonnées ». Tous leurs efforts tendent à se
systématiser, c'est ce dont ils ont le plus besoin. Mais chez eux l'unité
de conscience se réalise « par l'élimination graduelle des états
étrangers et réputés profanes; le moi s'unifie en se simplifiant ». Si
« la coordination des éléments psychiques ne réussit jamais à
s'effectuer chez ces simplifiés », ils arrivent cependant à l'unité,
mais c'est une unité produite par une destruction. « Au terme il y a
excès de systématisation et d'unité. Le passage de la diversité à
l'unité s'est opéré par le développement d'une idée fixe à laquelle
tout a été sacrifié 2. » Ceci est sans doute parfaitement juste de
1. Les tendances religieuses chez les Mystiques chrétiens, Rev. Philos.,
juillet 1902, pp. 1-36, et nov. 1902, pp. 441-487. Voir surtout pp. 27-29.
2. Les maladies du sentiment religieux. Les passages cités sont pris
respectivement p. 22, p. 43 et p. 68.
488 REVUES GÉNÉRALES
certains mystiques et il ne manque à la thèse de Murisier que
certaines distinctions et certaines réserves pour ne plus prêter à la
critique.
M. P. Janet, dans une très intéressante étude sur une extatique
religieuse, Marcelle ', définit l'extatique « un scrupuleux qui tend
vers l'hystérie, qui s'en rapproche momentanément sans y atteindre
jamais tout à fait », et il regarde l'ascétisme par lequel, nous dit-
il, la maladie de l'extase commence, comme un symptôme
pathologique. Ces malades se suppriment successivement toutes les joies et
en même temps tous les désirs de la vie, toutes ses complications,
le luxe, les honneurs, les relations sociales, la famille. Pour
autant que ce diagnostic se rapporte à Marcelle et aux autres cas
semblables, M. Janet est sans doute complètement dans le vrai.
Mais si l'intention est d'inclure dans la même classe tous les
mystiques qui ont eu des extases, comme certaines personnes l'ont fait,
nous protesterions.
Qu'on veuille bien remarquer que nous ne contestons pas qu'il y
ait parmi les religieux des individus qu'il faille classer avec
Marcelle. Ceux-là nous les laissons aux soins des médecins pour nous
occuper exclusivement d'une autre classe de mystiques, de ceux
qui ont exercé une influence plus ou moins profonde sur la société,
Eckhart, Pauler, Suzo, Molinos, Saint-François de Sales, Jean de la
Croix, Sainte-Thérèse, Mme Guyon, les Saint- Victor, etc., auxquels
on pourrait ajouter Saint-Augustin et ses pareils moins adonnés à
l'extase que les précédents, mais possédant cependant les traits
caractéristiques des grands mystiques chrétiens.
Nous ne doutons pas non plus que ces illustres personnages
aient eu des hallucinations, des idées obsédantes, des transes, et
que certains d'entre eux aient été hystériques, par moment,
abouliques. Nous n'avons pas manqué dans notre étude sur les
mystiques de relever ces symptômes de déséquilibrement.
Ce que nous ne pouvons accepter c'est qu'à cause de ces traits il
faille les classer sans plus avec les scrupuleux, les douteurs et les
abouliques.
Voyons d'abord quelle relation il y a entre les obsessions, les
scrupules, et les doutes dont les médecins se sont occupés et ceux
de nos grands mystiques.
Il y a une forme d'obsession bien connue appelée onomatomanie.
Magnan rapporte, par exemple, le cas d'un homme qui avait lu
dans les faits divers d'un journal un accident arrivé à une
jeune fille qu'il ne connaissait pas du tout. De retour chez lui il
raconte l'accident à sa femme, seulement il ne peut pas retrouver
le nom de la jeune fille. Il cherche, il s'efforce en vain. La nuit
venue, il se couche tourmenté, il ne dort pas, il cherche toujours ce
nom. Cela devient de l'angoisse. Au petit jour il court chez les
marchands de journaux et ce n'est que quand il revoit le nom qu'il
retrouve le calme.
1. Une Extatique, Bulletin de V Institut psychol. inlern., juillet-sept. 1901,
p. 239-240.
H. LEUBA. — LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 489
II est d'autres personnes qui évitent de prononcer certains mots
parce que cela leur semble inconvenant ou irrévérencieux. Les
quakers, par exemple, déclarent, affirment; ils ne jurent pas.
Newton ne prononçait pas à la légère le nom de Dieu, et on rapporte
qu'il se découvrait chaque fois que ce nom était prononcé en sa
présence.
Avons-nous ici les mêmes symptômes?
On voit encore dans les asiles d'aliénés des malades qui portent
d'étranges décorations dont ils ne veulent se séparer à aucun prix.
D'autre part, il nous souvient d'un jeune homme fort persécuté
par ses camarades parce qu'il portait le ruban de la société de
tempérance. Il ne le voulait pas quitter. Il disait que l'alcool fait
un mal épouvantable, que la société de tempérance cherchait à
enrayer les ravages de ce poison et qu'il ne lâcherait pas son
insigne. On lui riait au nez.
Faut-il mettre ces deux sortes de personnes dans la même classe?
Les scrupules et les obsessions des mystiques chrétiens dont nous
parlons sont ceux des quakers, de Newton et du jeune tempérant. Ils
ont une origine commune bien déterminée, un but général bien
défini, d'une signification individuelle et sociale de la plus haute
importance. La passion pour V universalisation de la volonté est la
source principale de ce qu'on a appelé leurs scrupules, leurs doutes
et leurs obsessions. Voici, par exemple, quelques incidents de la vie
de MmC Guyon pour servir d'illustration ou même de démonstration.
« Je fis encore des fautes qui furent que je portai la gorge
découverte, quoiqu'elle ne le fut pas à beaucoup plus près comme les
autres la portaient. Je pleurais inconsolablement parce que je
voyais que je me relâchais. » Son confesseur ne voyait pas de mal
à ce qu'elle allât dans un décolletage modeste, et son mari
préférait qu'elle en fit ainsi. Alors pourquoi ce scrupule douloureux?
Pour Mmc Guyon, se découvrir la gorge était le premier pas sur une
pente dangereuse. C'était, quoiqu'on en dise, encourager une
coutume dont on abusait et qui avait en elle des germes de corruption.
Voici une autre anecdote. Son cœur, nous dit-elle, était si délicat
que la moindre saleté le faisait soulever. Cela lui rendait le soin
des malades très pénible et souvent impossible. Cette rébellion de
la chair la tourmentait, l'obsédait, elle en voulait triompher. Voici
comment elle s'y prit : « II me fallut un jour que j'étais seule et
que j'aperçus un crachat, le plus vilain que j'aie jamais vu, mettre
ma bouche et ma langue dessus : l'effort que je me fis fut si
étrange que je ne pouvais en revenir.... Je fis cela tout autant de
temps que mon cœur y répugna, ce qui fut assez long ».
La conduite de Mme Guyon, qui représente ici très exactement la
classe de mystiques qui nous occupe, n'est peut-être pas la
meilleure possible. Je n'en sais rien. Si elle eût été incapable de
satisfaire ses besoins de perfection sans tant lutter, elle eût été
admirable.
Mettons les deux cas suivants en regard des citations
précédentes.
490 REVUES GÉNÉRALES
« Xyb. et V. K. sont toutes deux incapables de tenir leur ménage;
un acte, en particulier, est devenu impossible et provoque de
grandes crise de rumination; c'est l'acte qui consiste à payer les
dépenses laites par la bonne : ni l'une ni l'autre ne peut se décider
à régler ces comptes : quand elles commencent à faire ce calcul,
les hésitations surviennent, les doutes sur l'addition, les recherches,
les craintes de voler la bonne, les angoisses, etc., et la crise de
rumination ou d'angoisse dure plusieurs heures '. »
(( Nadia [qui ne voulait pas manger de peur d'engraisser et de
n'être plus aimée] s'est résignée à manger pour m'obéir, mais à la
condition de prendre aussitôt après le repas quelque chose qui la
fasse maigrir, quelque chose d'amaigrissant puisque vos côtelettes
sont grossissantes ! Autrefois, elle prenait une cuillerée de vinaigre;
je l'ai amenée à accepter une petite tasse d'une tisane que j'ai
baptisée amaigrissante. Elle sait maintenant que je la trompe....;
peu importe, elle a besoin de la prendre encore, le symbole suffit
pour faire la compensation 2 ».
Les scrupuleux souffrent, nous dit-on, d'un morcellement de la
pensée, d'une désagrégation mentale. Ils sont impuissants à
systématiser leurs expériences, c'est pourquoi ils s'arrêtent sans
pouvoir passer outre à de petits riens, choses sans conséquence aucune
et sans relation essentielle les unes avec les autres. Il n'en est pas
ainsi de nos mystiques. Ils veulent mettre dans leur conduite une
logique parfaite, une pureté absolue, c'est-à-dire qu'ils souffrent
non pas d'un morcellement de la pensée, mais au contraire d'un
besoin de systématisation beaucoup plus intense qu'il n'est
ordinaire. Et leurs besoins sont fortement organisés en deux groupes
opposés : ceux qui sont suivant la volonté de Dieu et ceux qui ne
le sont pas.
Ces deux classes de tendances existent, il ^est à peine besoin de
le dire, chez tous les civilisés. Le nom change. On remplace
« volonté divine » par « altruisme », par « justice », etc. Le fait
reste. Seulement ces tendances sont, pour l'ordinaire, si faiblement
liées les unes aux autres, elles sont si près de la désagrégation,
que le sujet obéit aux unes et aux autres sans lutte, et sans remords.
C'est-à-dire que l'homme ordinaire transige, il est opportuniste, en
morale aussi bien qu'ailleurs. Il n'en est pas ainsi de nos
mystiques, ils ne sont pas des morcelés. La systématisation des
tendances supérieures est forte, étendue, tenace. C'est pourquoi ils ne
peuvent admettre les compromis. En morale ce sont des
absolutistes et avant que de céder sur un point quelconque, ils ont à
subir de violents combats intérieurs.
Il faut remarquer aussi qu'ils ne doutent pas, au sens propre du
mot. Ils savent parfaitement, pour l'ordinaire, ce qu'ils voudraient,
ce qu'ils devraient faire, et leur volonté est constante. Ce n'est pas
du doute qu'ils souffrent mais de l'insuffisance dynamique des ten-

1. Les Obsessions et la psychaslhénie, par P. Janet, p. 350.


2. Ibid, p. 138-139.
H. LEUBA. — LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 491
dances supérieures. Il y a disparité chez eux, au moins dans les
commencements, entre la sensibilité de leur conscience morale et
leurs forces. Ce n'est pas à dire qu'ils soient inférieurs en énergie
morale aux gens ordinaire ; non pas, ils les dépassent, mais pas
suffisamment pour atteindre du premier coup la perfection à laquelle
ils tendent.
Les accusera-t-on d'aboulie à cause de cette insuffisance
dynamique? C'est une aboulie relative sans doute. On rencontre
cependant chez eux des crises d'aboulie qui les rapprochent davantage des
malades dont nous avons donné des exemples. Ce sont des crises
dues parfois à un désordre d'origine purement physiologique et,
plus souvent encore, à l'épuisement produit par les luttes
intérieures dont nous venons de parler. Mais ce ne sont là que des
accidents transitoires, au moins chez les mystiques les plus
inlluents, des accidents comparables à l'aboulie passagère qui
pourrait frapper une jeune fille à la suite d'un amour malheureux. Nos
mystiques ont été, en somme, des hommes d'action, évêques,
fondateurs d'ordre, chefs d'école, etc.
On a dit encore que l'ascétisme qui accompagne le mysticisme
est un état pathologique, auquel les scrupuleux et les douteurs sont
conduits par leur impuissance à synthétiser leurs expériences trop
complexes. Dans cette simplification artificielle ils retrouvent
quelque calme. Sans doute nos mystiques cherchent à éliminer de
leur vie beaucoup de sensations, d'idées et d'actions sans lesquelles
d'autres personnes ne voudraient pas vivre. Mais toute
simplification n'est pas pathologique1. Il faut distinguer. On peut s'imposer
des limites dans certaines directions afin de s'étendre ou
s'approfondir dans d'autres. Il n'est personne qui ne pratique plus ou
moins l'art de la concentration. Et il en est parmi les plus honorés
d'entre nous qui sacrifient les neuf dixièmes de ce que le monde
leur offre pour se consacrer à un idéal plus ou moins fragmentaire.
Tels sont certains savants, artistes et philosophes. Nos mystiques
ne sont ni des savants, ni des artistes, ni des philosophes, mais ce
sont des saints. Et c'est parce qu'ils veulent appartenir tout entiers
à la vie morale qu'ils se soustrayent à ce qu'ils appellent le
monde.
La vraie question n'est pas de savoir s'ils se limitent, puisque
c'est là une condition nécessaire à tout grand succès, mais bien si
l'idéal auquel ils se consacrent est digne d'une vie d'homme. Pour
ma part je ne peux pas me refuser à admettre que l'union de la
volonté individuelle avec la volonté divine, comprise comme elle
l'était par St Augustin, Fauler, Mme Guyon, St François de Sales,
etc., vaut bien la dévotion à la musique, à la littérature, à la science,
voire même à l'auguste métaphysique. Il serait absurde d'identifier
cette passion morale avec les manies de perfection si bien décrites
par M. Janet. Que font-ils, après tout, ces pauvres mystiques, sinon
s'efforcer de mettre en pratique la fameuse maxime kantienne,

î. M. de Montmoraud n'a pas manqué d'en faire la remarque, voir p. 258.


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« agit de telle façon que tu puisses ériger la maxime de ton action
en loi universelle ». Leurs efforts héroïques et persistants pour'
devenir complètement maîtres du moi inférieur, de ce qu'ils appellent
« l'homme naturel », c'est-à-dire pour se former un caractère moral
strictement logique, mérite l'admiration de ceux mêmes qui
préfèrent la plus grande liberté d'une conscience dont les éléments,
sont plus lâchement reliés et qui, pour cette raison, sont mieux
adaptés à la vie sociale d'aujourd'hui. Nos mystiques s'adaptent à
l'idéal et non pas à la réalité.
Il est temps qu'on distingue entre mystique et mystique et qu'on
ne nous dise plus que parce que deux personnes ont des extases
dites religieuses, elles se valent. Le mysticisme peut se trouver
associé à l'obsession vulgaire, aux scrupules et aux doutes. On a
alors les détraqués ridicules qui fréquentent les asiles et non plus
les mystiques qui ont fait la réputation et l'honneur d'une des formes
de la religiosité.
Mais voici bien autre chose. M. Binet-Sanglé, un médecin dont je
ne mets pas en doute la compétence médicale, mais qui me semble
mal renseigné sur la religion, fait paraître depuis plusieurs années
des études dites de psychologie religieuse. Il n'a qu'un tort, c'est de-
confondre les aberrations du sens religieux avec la religion.
Imaginez quelqu'un qui prenne les perversions sexuelles pour la
sexualité normale! Son cas, s'il est plus fréquent, n'est pas moins
étonnant.
Il montre sans peine que le prophète Samuel, par exemple 'T
souffrait d'hypersuggestibilité, de verbalisme pathologique, de théo-
mégalomanie, d'impulsivité. Il est donc un dégénéré cérébral.
M. Binet-Sanglé avait précédemment fait un procès tout semblable
à d'autres personnages religieux éminents. Dans une série d'articles2
parus cette année même (intitulés à tort « psychologie religieuse »
puisqu'il s'agit de pathologie psychologique et non pas de religion),,
il établit l'ascendance des religieuses de Port-Royal appartenant à
la maison de Montfort. Elles se trouvent être issues d'une longue
lignée d'individus à la fois physiologiquement tarés et dévots. Point
n'est besoin pour nous d'entrer dans une critique de détail. Ses
conclusions sont légitimes pour autant qu'elles s'appliquent aux dites
religieuses de Port-Royal. Mais il semble les étendre à tous les
individus religieux. Il nous dit : « On le voit, des lois fatales président à
l'évolution des religions comme à celles des maladies épidémiquesv
La dévotion est une affection mentale qui frappe de préférence les
enfants, les vieillards et les plus faibles parmi les adultes ». La
conclusion à tirer de l'étude des hiérosyncrotèmes familiaux (groupe
formé par les membres d'une même famille ayant subi avec succès

1. Le Prophète Samuel, par le Dr Binet-Sanglé, Annales


médico-psychologiques, 61e année n° 2 (1903), p. 204.
2. Relation de la Profession religieuse avec les signes de dégénérescence,
Rev. de l'hypnotisme, sept. 11J03. — Psychologie religieuse : l'ascendance-
de cinq religieuses de Port-Royal, Rev. de Uhypnotisme, oct., nov., déc,
1903; janv. et mars 1904.
H. LEÜBA. — LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 493

'
des suggestions religieuses de même nature) est que la dévotion
est une affection mentale contagieuse et que les idées et les
sentiments religieux se transmettent par suggestion. M. Binet Sanglé ne
connaît-il donc en fait de religion que celle des dévots dont il parle?
Est-il besoin d'être un dégénéré pour croire, même dans notre
siècle, à l'une ou l'autre des nombreuses variétés du
Dieu-Providence? Si M. Binet-Sanglé connaissait un peu les chrétiens tels
qu'on les voit en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis et sans
doute en France aussi, il saurait que la santé physique et morale
la plus robuste n'est pas un empêchement à une certaine forme de
piété; il saurait qu'à côté de la religion qui est une affection
mentale, il y a la religion qui est une fonction mentale normale, quand
bien même les croyances seraient basées sur l'ignorance et l'erreur.
Certaines des études de M. Binet-Sanglé, celle par exemple sur le
prophète Samuel, soulèvent une question connexe d'une très haute
importance, à savoir celle de la relation qui existe entre le déséqui-
librement nerveux et le génie. Ici encore M. Binet-Sanglé semble
avoir fermé les yeux à plaisir. S'il existe une relation, comme on nous
l'affirme depuis longtemps et comme les faits le montrent, entre la
folie et le génie, pourquoi donc conclure sans plus delà névropathie
chez un individu à l'absurdité ou à la non-valeur de ses idées? Il se
pourrait que l'argument doive être tout l'opposé : névropathe, donc
génie. Dans le monde animal et végétal les espèces instables ne
fournissent pas seulement des variations nuisibles. Quand on a dit
« instabilité nerveuse », « détraquement », « hystérie », on n'a pas
dit grand'chose. Qui donc sait ce que cela signifie tout au fond ?
Comme je compte reprendre ce sujet ailleurs je me contenterai en
terminant de diriger l'attention du lecteur sur l'excellente
conférence de M. le professeur Will. James intitulée « Religion et
Neurologie »S dont je cite le passage suivant : « Dans les sciences'natu-
relles et les arts industriels personne ne s'est jamais avisé de réfuter
l'opinion de quelqu'un en montrant qu'il avait une constitution
névropathique. Dans ces domaines les opinions sont jugées par la
logique et par l'expérience, quel que puisse être l'état neurologique
de leurs auteurs. Les croyances religieuses ne devraient pas faire
exception à cette règle ».
James H. Leuba,
Professeur de psychologie
à Bryn Mawr College.

1. Religion and Neurology, dans The Varieties of religious Experience.

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