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LA SAGA DE TRISTAN ET YSEUT

n y avait en Bretagne un jeune homme d'une tres grande


té,bien faít de sa personne, extrémement bien doué, puis-
t, et riehe de beaux cháteaux et forteresses; il connaissait
. te seience; il était tres vaillant dans l'art de la chevaleríe,
aitement capable de tout acte de bravoure, avisé et habile
ses projets, prévoyant, devinant l'avenir; c'était un
e aceompli en toute qualité, plus que tous les hommes
. vivaient en ce temps-lá dans ce pays; et ee ehevalier
appelaitKanelangres. C' était un homme tres dur pour les
durs et tr~s féroce pour les féroces. 11avaít une grande
pagnie de chevaliers fid~les et de vassaux intraitables, et
auraitméme aimé avoir une troupe d'hommes plus impor-
te autour de lui s'il avaít eu les moyens de l'entretenir.
e il était tr~s obligeant par ses cadeaux, tres attentionné
s son comportement, tres dur au combat, il s'empara, gráce
sa vaillance, sa valeur et ses coups de lance, de domaines
étendus et de si riches butins (¡ui appartenaient ~ ses
mis, qu'en peu d'années sa puissanee et son renom
,'accrurent considérablement.
Au cours du troísíeme hiver oü il portait les armes et
U) 'lJ'IIlurede chevalier, il rassembla un corps de troupe tres
W
....J Importantpour attaquer maint roi et duc, et leur infliger de
....J
-
«
:::)
Iourdespertes en hommes et en argento 11brilla les cháteaux
etles forteresses du roi dans cette contrée, et beaucoup de
dlevaliersdu roi turent pris et attaqués; il obtint de chacun
d'cuxune rancon élevée : de I'or, de l'argent, de riches bijoux,
o deschevaux et des armures. n perdait aussi parfois de ses
z OOmmes, comme souvent cela peut arriver dans les batailles.
Ct:: Kanelangres se démena tant et si bien contre le roi de. la
o contrée - il dévasta le royaume du roi et captura ses hommes
o - que le roi lui demanda enfin une tréve et se réconcilia avee

...J Iuien présence des hommes les plus sages, et ils se donnerent
Ilorsrendez-vous pour des négociations de paix. Lorsque les
w ICCOrds furent conclus, Kanelangres placa un régisseur ~ la
el tetcde ses biens, ses cháteaux, ses cités et ses forteresses, ses
W DObles capitaines et ses vaillants chevaliers. Sur ce, il prépara
t- IOD armée afin de quitter le pays pour se rendre daos un autre
Ct:: royaume,pour y faire la connaissance d'hommes preux, se
«
o
IeIIdrecélebre, et accroitre sa vaillance et ses qualités che-
valeresques.
496 La Saga de Tristan el Yseul Le roi Mare prépare des festivités 497

On lui avait beaucoup parlé de I' Angleterre : c'était l~ un ment, renseigna le roí, lui disant qu'illui apportait des paroles
royaume grand et puíssant, beau et célebre, agréable et opu- de paix et le remerciant pour son parfait accueil. 11 expliqua
lent, avec toutes sortes de chevaliers courtoís, de forteresses ensuite au rot en des termes amicaux d'oü il était, et pourquoi
solides et de grands cháteaux ; les lieux de chasse étaient tr~s il était venu dans son royaume, et spécialement le visiter lui :
riches en gibier fI poi! et fI plume, l' endroit tres bien pourvu il désirait rester auprés de lui, dans son honorable cour, afin
en minerai d'or et d'argent, en habits de toutes sortes, en bons de se distraire, découvrir un royaume raffiné et des maníeres
chevaux, en fourrures grises et blanches, en peaux d'ours el courtoíses. Lorsque le glorieux roi Marc eut compris que
de zibeline. Et c'est pourquoi il s'avisa qu'il voulait voir la Kanelangres avait en venant ~ sa cour I'Intention de res ter pres
bienveillance et la valeur, la gentillesse et la politesse des de lui et de le servir, il le recut magnifiquement, ainsi que
courtois habitants de ce royaume, qui font honneur et accor- sescompagnons, jugeant que dans toutes les qualités ils dépas-
dent leur profonde amitié ~ tous les preux qui viennent ehez saient ses propres chevaliers. De ce fait, la meilleure fortune
eux er désirent res ter parmi eux. Ainsi désirait-íl tout tila fois et le bonheur le plus débordant furent acquis ~ Kanelangres.
découvrir leur facon de vivre, leurs coutumes et leurs titres
d'honneur, leur puissance et leurs armes,leur vaillance et leurs
exploits. 3. Le roi Mare prépare des festivités pour Kanelangres
Lorsque Kanelangres fut resté un certain temps aupres du
2. Kanelangres se rend en Angleterre roí, tenu ainsi en grand honneur et en haute estime, l' on di!
qu'alors le noble roí Marc fit préparer de grandes et majes-
Lorsque Kanelangres eut réfléchi ~ cela, il prépara son tueuses festivités a I'occasíon d'une certaine grande féte. Le
voyage pour s'y rendre de la facon qui convenait a sa puís- roi envoie alors des lettres scellées partout dans le pays, invi-
sance: d'abondantes provisions, des hommes impressíonnants, tant tous les hommes ímportants : comtes, ducs et barons, ainsi
des chevaliers intelligents et courtois, forts et expérimentés, que leurs épouses, leurs fils aussi bien que leurs filles. Et
mais pourtant pas plus de vingt, magnifiquement équipés, avec quand il,s eurent tous pris connaissance de l'invitation du roi
de bonnes armes légeres, de solídes armures et les meilleurs et appris sa volonté,ils y accordérent tous leurs soins et toute
chevaux. Ils allerent vers l' Angleterre et débarquerent en Coro leur attention, respecterent leurs devoirs de vassaux, et pré-
nouailles. parerent leur voyage sans retard - les nobles', les comtes et
Au moment oü Kanelangres vint en Angleterre, le noble roi toute l'élite de ce royaume, ainsi que les chefs des tles tout
Mare était I'unique maitre et souverain de tous les gens ~ l'entour, en compagnie de leurs épouses, leurs fils et leurs
d' Angleterre et de Comouailles. Le roi Marc se tenait dans filles, comme il avait été établi dans les coutumes du pays.
la capitale qui s'appelle Tintagel, entouré de sa cour composée Tous les gens sur qui le roi comptait se rendirent alors
d'hommes nombreux et choisis. C'est dans cette cité que se ensemble a son invitation, et tout ce monde se rassembla en
trouvait le plus puissant cháteau de tout le royaume. Comouailles dans une forét pres d'un lae. 11y avait la de belles
Lorsque Kanelangres apprit que le roi se tenait ~ Tintagel, prairíes, étendues, plates, omées de beaux herbages fleuris. Et
il s'y dirigea avec ses chevaliers. Et quand il arriva chez le du fait que cet endroit était le plus plaisant, en raison
roi, il descendit de cheval ainsi que ses compagnons, et ils d'agréments nombreux, le roi Marc fit installer et dresser dans
allerent au palais du roi, observant avec attention les dignes ces prés de grandes tentes - jaune d'or et vertes, bleues et
et respectables coutumes de la cour ; ils s'avancerem deux par rouges, richement équipées, dorées et brodées d'or - sous des
deux, se tenant par la rnaín, habillés et équipés de magnifiques feuillages odorants et couverts de fleurs fraiches éc~oses. C'est
vétements, Lorsque Kanelangres er ses cempagnons parvinrent la que les chevaliers nouvellement adoubés et les jeunes gens
devant le roi, ils le saluerent décemment. Quand il eut entendu se rencontrerent dans de belles joutes, et partícíperent c~ev~-
et compris les paroles de ces jeunes gens, il leur répondit leresquement a des compétítions, .sans ~éch~c~té n~ lr?-
eomme il convient fI un roi courtois. Le roi Marc les fit asseoir, cherie; et ils gagnerent ainsi l'atfectíon et 1 ad~ll1ratto~réJ<?ute
placant Kanelangres tout pres de Iui, mais ses compagnons el des belles jeunes filles et des dames courtoises qui étaient
équipiers plus loin, selon les lois du palais et l'étiquette cour-
toise. Puis le roi demanda ~ Kanelangres des renseignements l. P. Schach propose de corrlger Bretar (Brelons) en greifar (comtes). Nous
a son sujeto Et le jeune homme, se conduisant bien prudem- traduisons par «nobles,. pour ne pas Rp6ter «comtes lO.
498 La Saga de Tristan et Yseut Les tourments de la princesse 499

rassemblées lA, au rnilieu d'une si grande quantité de gens se pour Didon qui aimait si ardemment qu'elle se consuma
trouvant aussi bien A l'extérieur qu'a l'intérieur des tentes, en d'amour, alors que son bien-aímé, qui était venu d'un pays
compagnie de leurs époux et de leurs bien-aímés qui étaient étranger, l'abandonna. C'est ainsi que mal en prit Abeaucoup
venus lA pour la féte. qui de leur propre gré s'abandonnerent A un tel tounnent.

4. Kanelangres montre son habileté ti manier les armes 5. La saur du roí Mare
Maintenant se trouve rassemblée lAune grande foule consti- Ce renommé et puíssant roi Marc avait une sceur qui était
tuant la plus belle armée que des yeux humains puissent vou- sí belle et charmante, séduisante et honorable, courtoise et
loir contempler. Et alors que le roi Marc était en train de aimable, riche et noble, qu'il n'y avait pas dans tout le monde,
regarder ses troupes valeureuses, il fut envahi d'une grande selon les connaissances humaines, une rose semblable A elle,
joie A l'idée qu'il devait étre le souverain unique de ce pays Cejoyau de prix était parfaitement conscient en lui-méme, et
qui était si puissant, et riche d'une si grande quantité par suite tous les autres gens du royaume, que jamais n'avait
d'hommes distingués et de dames courtoises. Et A cause de été engendrée son égale en intelligence et sagesse, courtoisie
tout ceci, il réfléchit avec une bíenveillance attentive Ala facon et distinction, générosité et noblesse, si bien que les puissants
dont il pourrait rehausser cette f!te au point qu'il n'y en ait
et les humbles, les jeunes et les vieux, les misérables el les
jamais de semblable qui approche ses splendeurs de toutes
pauvres aimaient de tout leur cceur cette aimable jeune fille.
sortes. Sur ce, le roi inaugure la féte, honorant tout son peuple
et tous les nobles au moyen de toutes sortes de nourrltures de El aussi loin que I'on entendait parler d'elle dans un royaume
grand prix. étranger, sa réputatíon glorieuse s'y développait, ainsi que la
Lorsque le roi eut fini de manger et que chacun fut servi tr~s grande affection que lui portaient beaucoup de chefs
convenablement, les plus jeunes sortirent pour aller dans les renommés et de tres beaux jeunes gens quí ne l'avaíent méme
prairies déjA mentionnées afin de se divertir; ils demandérent jamais vue.
A leurs écuyers de les accompagner avec leurs chevaux. Ils
voulaient maintenant essayer leur force et leur jeunesse. Les
écuyers arriverent tout de suite avec leurs chevaux et leurs 6. Les tourments de la princesse
armures. Les nouveaux chevaliers et tous les jeunes hommes
s' arment alors, et lancent leurs chevaux A pleine course dans Bien que cette jeune fiIle courtoise et distinguée possédát
de dures joutes, afin de gagner l' affection des nombreuses si bien les belles manieres et toutes sortes de dons, il put bien
jeunes filles; et ils distinguent leurs armes au moyen d'une lui échoir I'occasion de montrer, comme l'on dit souvent, qu'il
marque de facon qu'elles voient lequel d'entre eux I'emporte existe peu de choses ~ quoi rien ne fasse défaut. Peu de gens
dans leurs affrontements. furent capables de savoir ou de deviner d' oü lui venaient les
Mais Kanelangres était entre tous le plus vaillant pour porter soucis quí allaient maintenant la gagner; en effet, peu de
les coups et le plus puissant dans les joutes, il savait tres bien temps apres avoir vu cet homme, elle connut des pensées, des
porter I'armure, et c'était le plus valeureux dans tous les tourments, de grandes inquiétudes, et des états inconnus si
exercices chevaleresques. Il acquit alors, comme A l'accou- divers qu'elle ne putjamais se rappeler, savoir ou comprendre
tumée, la plus haute réputation; en effet toute cette grande ce qu'elle avait faít ~ Dieu ou aux hommes pour qu'un destin
masse de jeunes filles et de femmes avaient le regard ñxé sur si pesant doive l'aneindre ou lui échoir, alors qu'elle n'avait
lui et lui accordaient leur affection, car toutes pla~aient en lui jamaís fait de mal Apersonne par ses paroles ou par ses actes,
leurs désirs sans pourtant l' avoir vu auparavant, et sans savoir mais plutót avait contenté tout le monde par ses plaisants
d'oü il venait, quelle était son origine familiale ou son nom. sujets de discussion, par sa gentille bienveillance et sa
Pourtant leurs sentiments se toumaient vers lui, car le naturel conduite courtoise. Et c'est une grande pitié qu'elle soit ~ ce
féminin est tel que les femmes préferent la satisfaction de leurs point torturée par le tourment et l'inquiétude qui s'abattent
désirs A la juste mesure; et elles désirent souvent ce qu'elles sur elle, que cette jeune fille courtoise et descendant d'une
ne peuvent obtenir, mais délaissent et méprisent bien des grande famille sorte de sa tente, richement parée, comme iI
choses qu'elles ont A leur disposition. C'est ce qui se passa lui sied, accompagnée d'une grande et belle suite de jeunes
500 La Saga de Tristan et Yseut Blensinbil concoit un projet 501

filles charmantes, pour voir et regarder les impétueuses joutes 7.Blensinbil concoit un projet
des chevaliers et des autres gens.
Quand elle eut observé un moment leurs exercices el leurs Sur ce, elle posa son regard sur la prairie et vit le toumoi
affrontements, elle apercut tout II coup Kanelangres, le meil- des chevaliers, s'intéressant A la fa~on dont ils Iancaíent
leur chevalier, se distinguant parmi tous les autres par ses magnifiquement leurs chevaux par la prairie et don~ ils bri-
capacités, sa valeur et ses qualités chevaleresques. Et saientles plus solídes bois de lance contre leurs bouchers dans .
. lorsqu'elle le vit, alors que toute cette grande masse de gens de dures joutes.
et de femmes louait sa valeur er ses qualités chevaleresques, Tandis qu'elle regardait les exercices des c!tevalier~, son
et qu'elle eut longuement observé ses talents de cavalier et feuintéríeur s'apaisa, car la vue de ce bel endroitet des joutes
ses célebres qualités chevaleresques, elle tomba dans une si attrayantes que se livraient les nobles chevaliers calma le feu
profonde méditation que tous ses désirs et son entier amour de sa passion et rafraichit sa chaleur extreme. Et comme el~e
se porterent sur lui. Aussitót elle soupira de tout son cceur, regardait le tournoi, elle fut quelque peu réconfortée et oublia
fut toute déchirée intérieurement, ses sentiments s' enflamme- en grande partie son état d'esprit antérieur, car selon les
rent, le feu qui dévorait ses sentiments glissa plus vite qu'on coutumes de I'amour, bien que l'on soit dépossédé de ses
ne pouvait I'escompter sur son visage, toute sa beauté naturelle esprits par la folie amoureuse, si l' on e~t pris par quelque
disparut et elle souffrit la détresse et l'accablement; pourtant occupation divertissante ou quelque u:av~l, .alors l'amo~r est
elle ne savait paso d'oü cela venait. ElIe soupira alors une bienplus facile A supporter. I~en all~t amsi pour ~ette jeune
seconde fois et fut angoíssée, car son cceur et ses membres femme : tandis qu'elle pr@wt attennon au tournoi des che-
frissonnerent II tel point que tout son corps en transpira. Elle valiers, son affliction s'atténua.
avait presque perdu ses esprits en raison de ce grand embra- Cela ne dura pas longtemps, car d~s qu'elle remarqua que
sement qui s'était abattu sur elle, et elle dit ces mots : Kanelangres s'avérait étre plus vaillant et plus beau que les
« Oh, seigneur Dieu! d'oü me vient cet extraordinaire autres,la douleur qu'elle avait précédemment ressentie en son
malaise? Cette cruelle souffrance m'étreint étrangement : je ceur fut ranimée par des souffrances diverses causées par
n' ai aucune douleur aux membres, mais ce feu me brüle et je d'abondants tourments. .
ne sais d'oü il vient. Je souffre d'une grave maladie d'une «Assurément dit-elle, cet homme est doué de pouvoirs
nature si insupportable que je crois étre bien portante et magiques et mait"aisants du moment que je suis si péniblement
connais pourtant des souffrances ínsupportables. D'oü me torturée A sa vue et en lui jetant le moindre regard. Oh, rnon
vient ce mal qui m'oppresse si insidieusement? N'y aura-t-il Dieut puisses-tu @trele bouclier protégeant mon amour ter-
pas quelque médecin assez savant pour pouvoir me donner rible,'car de grands désordres proviendront d~ ce chevalier,
une potion qui me soigne? II n'est guere possible que ce soit el si tous ceux qui portent leurs re~ar~s sur ~~1r~ssentent en
la chaleur de cette joumée qui instille en moi un si puissant eux les mémes sentiments que mor, e est qu 11dispose süre-
poison. Je n'aurais jamais cm que cette maladie pOt me causer ment de connaissances malfaisantes et de tourments empor-
tant de douleur incurable, car le feu me fait frissonner et le sonnés pour détruire les gens - en effet, je. friss.onne to~t
froid transpirer; ni la chaleur ni le froid ne sont des maladies, entiere et brüle intérieurement ?t sa vue. 11est índéniable qu 11
mais ils constituent un tourment et une torture pour ceux qui est venu ici pour que je sois tourmentée A cause de luí. Oh,
ont trop de chacun d'eux. Ces deux choses, la chaleur et le seigneur Dieu, comment cette tonure. et c~s désordres, cette
froid, me torturent de concert, et du fait qu' aueune des deux affliction et cette souffrance pourront-ils m étre enlevé~ ? C~
ne veut se séparer de l' autre, ni ne m' accorde de répít, je dois iIconvient que ce soit lui qui demande plutót que mor je lui
malgré moi les supporter toutes les deux.» fasse de telles offres et couvre de honte et. de déshonneur ~a
C'est ainsi que la courtoise Blensinbil' se laissait tourmenter personne et toute ma famille; en effet, 11 va tout d~ sUl~e
par des tortures diverses. découvrir ma folie et mon imprévoyance, penser que je SUlS
babituée A de telles situations, II des añectíons volage~, me
rejeter rapidement de maniere déshonoran~e. ~a1S ?t qUOlser-
víra-t-il done de se plaindre d'une. ~~Ie sítuatíon ~U1s9ue de
1. Le nom de Blensinbil, comme celui d'autres personnages, est d0nn6 avee toute maníere je n'ai d'autre po.sslbtllté que de IUl faíre ces
retard, ce qui produit un effet narratif curieux qui peut etre dQ au basard, maiJ révélations, et iI s'avere pour mor, comme pour beaucoup, que
semble plutOt (aire partie d'une estMtique eoncertée. . lorsque l' on a fait un choix, l' on est lié?»
502 La Saga de Tristan et Yseut Kanelangres reste a la cour du roi Marc 503

8. Rencontre de Btensinbil et de Kanelangres ellel'aime avec la meilleure bonne volonté, et lui I'aime avec
la plus grande constance, mais sans qu' aucun des deux ne
Quand les chevaliers eurent chevauché un moment comme sacheles sentiments de I'autre. Du fait qu'il était intelligent
iI leur plaisait, ils quítterent la prairie, de méme que le courtois el bien appris, il réfléchit ~ quel moment et ~ quelIe heure,
Kanelangres. 11 chevaucha vers l'endroit oü la charmane de quelIe maniere el quand il pourrait avoir avec eíle la
Blensinbil avaít demeuré en compagnie de son honorable suite conversation la plus propre ~ modifier ses sentiments. 11 agit
de jeunes filles. Et quand il vil oü elle se trouvait, il la salua encette matiere comme en toute autre, d'une maníere conve-
poliment en ces termes : « Que Dieu vous bénisse, honorable nable et digne, car il y avait une tres grande difficulté de
dame !» Aussitót elle répondit d'un air amical : « Si tu veux, I'autre cfité : si le roi Marc devait prendre connaissance du
bon chevalier, guérir le mal que tu nous as causé, que Dieu faitque ce jeune chevalier nouvellement arrivé ~ la cour for-
alors t'honore et te bénisse.» mait de telles intentions et de tels désirs ~ I'endroit d' une
Lorsque Kanelangres entendit les paroles de la jeune fille, parente~ lui si renommée et si proche, et en agissant si secre-
ce fut comme si ces mots lui causaient du souci, et il s'adressa tement, alors il ne pourrait d'aucune maniere réaliser ses
aussítót ~ elle en ces termes : « Courtoise jeune fílle, quel est désírs.
ce mal dont vous dites que je vous l' ai causé?»
Blensinbil dit : « Je pense que tu es le seul de nos hommes
qui soit conscient du mal que tu as fait, et j' en suis quelque 10.Kanelangres reste a la cour du roi Marc
peu triste et courroucée. » Mais elle l' appela pourtant encore
une fois, paree qu'elle s'apercevait que ses sentiments étaient Quel besoin avons-nous d'en dire plus ~ ce sujet, puisque
violemment affectés par son amour pour lui. -tousceux qui ont quelque discernement doivent savoir que la
1, Kanelangres ne comprit pas clairement ce qu'elle avait dit, coutumedes amants est que chacun d'eux cherche ~ concré-
car il ne connaissait pas ses pensées; et i1 lui répond en des tiserses désirs amoureux au plus vite, méme s'ils doivent se
termes bienséants : « Aimable jeune fille, si Dieu le veut, rencontreren secret? C'est ainsi que ce couple courtois réalisa
j'userai envers vous de la bienséance et du respect que vous- icut ce qu'il désirait dans le plus parfait accord possible, et
mame jugerez bons. » Blensinbil réplique : « Je ne te déchar- chacun des deux profita de l'agréable compagnie de l'autre
gerai a aucun prix de l' agression que tu as commise sur moi sansinjure ni reproche venant de qui que ce rot, car personne
avant que je sache comment tu entends réparer.» ne fut en mesure ni capable de concevoir des soupcons de
Lorsqu'ils eurent échangé ces paroles, Kanelangres recut la quelquesorte que ce füt au sujet de leurs fréquentations. Ils
permission de s' en aller et il lui souhaita le bonjour; mais las'aimaient tant l'un l'autre, avec une telle passion, en faisant
jeune fille soupira de tout son coeur et lui dit : « Dieu du cíel,
preuved'une telle habileté, et dans un tel secret, que jamais
protégez-nous et sauvegardez-nous ! » le roi n'en eut ni conscience ni connaíssance, pas plus que
Maintenant Kanelangres s'éloigne, rempli de nouvelles personne d'autre ~ la co~r; et personne ne put ~iscerner n!
inquiétudes au sujet de ce que pouvait étre ce mal : Blensinbíl,découvrir pour quelle raison Kanelangres voulait rester SI
la sceur du roi, disait qu'Il avait mal agi envers elle, et ellelongtemps ~ la cour du roi.
entendait qu'Il répare. Il réfléchit et s'avise de son soupir, Maís le, roi s'étonnait beaucoup qu'il lui plüt tant de re~ter
mais plus il réfléchit et moins iI comprend ce qu'elle a dit aveclui et si longtemps, lh oü il n'avait aucune pos~esslOn,
11fut toute la journée plongé dans de profondes réflexions; alors que loin d'ici il avait de gran~es, poss.es~lOns e~
de mame durant la nuit, alors qu'il était couché dans son lit, d'excellents amis dans un autre pays. Maís 1 on dísait au roi
U examina tant cette question qu'il ne put trouver ni sommeil detemps en temps que Kanelangres avait concu de profonds
ni repos. sentiments pour sa sceur, et qu'il allait, voul0!r demande~ sa
mainet l' obtenir honorablement avec 1 assentíment du roi et
conformément h sa volonté. Et du faít qu'il s'avérait au-dessus
9. Ils connaissent tous deux la méme souffrance desautres dans toutes les qualités qui peuvent faire honneur
l un homme le roi devait sceller leur union au cours d'une
lIs éprouvaient tous deux la méme peine et connaíssaíeat grandetete el avec une oblígeance qui l'ho~oreraJ-t, s'H voulait
le méme tounnent et la méme ínquíétude, une profonde afffíc- bienessayer d'entretemr le roi de ce sujet. C est po~r ces
tion et une pleine douleur causées par leur grand embarras : raisonsqu'on eQt vraiment dit qu'Il Ieur avait accordé la liberté
504 La Saga de Tristan et Yseut Kanelangres doit rentrer dans son pays 505

de se parler au moment OU ils le voulaient, et OU cela leur 12.La conception de Tristan


plaisait.
Cette courtoise dame et son tres valeureux ami Kanelangres
se trouvent pris dans une profonde réflexion et une grande
11. Kanelangres est blessé perplexité. Elle pense en elle-méme que s'il meurt dans des
conditions telles qu'elle ne puísse le visiter auparavant, alors
Apres qu'un certain temps se fut écoulé, le roi se mil en eUene trouvera jamais de consolation A sa peine; et elle se
rl;>uteencompagll:ie d'une excellente troupe pour aller paní- rendchez sa mere adoptíve'. Elle lui raconte et lui expose sa
c~per 11un ,toum~l contr~ d'autres chevaliers. Quand ils par- peineet sa souffrance, et lui demande de l' accompagner. EIle
vrnrent 11I endroit fixé, ils préparerent leur tournoi et partí- s'y rendit alors directement, faisant preuve d'une habileté
ciperent 11cette compétition avec toute leur ardeur, soutenant sereine,si bien qu' elle y parvint sans que personne ne le sQt,
les plus durs affrontements. Ils prirent alors part /t la plus dure sauf celui qu'eUe voulait, ainsi que sa mere adoptive quí
épreuve avec une grande violence, /t tel point qu'aucun ne I'assistait volontiers en tout ce qu'elle désirait.
s'économisait si peu que ce fOt en tout ce qu'i1 pouvait et Lorsqu'elle fut arrivée l/t oü il se trouvait, elle profita du
savait faire. Des hornmes tomberent de chacun des deux cótés momentou la maison avait été rangée et nettoyée, et que tous
en raison de ces attaques tout a fait remarquables, car s'étaient ttaient sortis. Or, quand elle vit son bien-aímé blessé, elle
rassemblés 111les meilleurs chevaliers. perditconnaissance et tomba évanouie dans le lit pr~s de lui,
Or, le tres courageux et tres vaillant Kanelangres charge et de nouveau furent ranimés sa peine, son affliction et son
funeusement comme un lion au milieu de la melée, blesse et chagrín, ses pleurs et sa trístesse. Un moment apres..
tue de valeureux chevaliers autour de lui, et cause de grandes lorsqu'elle eut recouvré ses sens, elle le prit dans ses bras et
pertes chez I'adversaire. Et comrne il ne pense 11rien d'autre I'embrassa maintes fois, lui disant ces mots : « Mon tres cher
qu'a ~vancer vers ceux qui se trouvent de l'autre cóté, iI recoit amour! », tout en mouillant son visage de ses larmes. Et lui,
ce faisant une grande el dangereuse blessure de sorte qu'i1 est aussit~t, alors qu'il supportait la douleur et la peine causées
presqu~ transpercé par une épée, et tombe aussitót de cheval, par ses tourments, il la prít dans ses bras avec des ímentíons
11demí mort. Cette épreuve se termina ainsi : beaucoup amoureuses, si bien que la belle dame concut un enfant dans
d'hommes valeureux soit tués soit blessés, et une masse de les tourments causés par. son amour. . .
captifs. Alors qu'ils étaient pns dans I'angoísse de leurs peines -
Sur ce, les compagnons de Kanelangres le prirent et le rame- elJe en raison de ses tourments, lui, en raison de ses blessures
nerent chez lui II demi mort. Gémissements et affliction s'éle- _, ¡is étaient en train d'engendrer cet enfant ,:!ui vécu,t e.t ~ur
verent alors dans toute I'armée. Tous ceux qui connaissaient le sort duquel tous ses amis pleurerent, et qui est A 1 ongme
sa renommée, son courage et sa noblesse de caractere se de cene hístoíre,
lamentaient sur son malheur. .
Lorsqu~ la soeur d~ roi, apprit le sort qui accablait son ami,
son affliction en devint d autant plus grande qu'elle était pro- 13.Kanelangres dott rentrer dans son pays
fondément e~fouie en son sein, ~t qu'elle ne pouvait pas la
révéler ~n r~lson de I~ grande cramte et de la peur qui autre- Lorsqu'ils eurent terminé leur jeu amoureux et leur conve!-
ment.lul étaient promises, et qui seraient causées 11la fois par sation, eUe regagna ses appartements. Son excellent médecin
le roi Marc, son frére, et par le groupe que constituaient les apporta des soins aux blessures de Kanelangres comme aupa-
autres hommes puissants. Cependant, elle pleura son malheur ravant. Et quand il fut guéri, un messager venant .de son
daos une grande souffrance durant le temps qu'elle resta toute royaume arriva, et lui donna ~es nouvelles de s~s anus et de
seule : sa détresse était d'autant plus grande qu'elle était sa garde : les Bretons dévastaíent ses terres~ tuaíent ses ge!:s
secrete, et brülaíent ses cités. Quand il apprit cela, 11 consícéra qu 11

1. Une retouche du texte de Thomas est possible : la pratique de I'adoption


ilail en effet fort répandue en Scandinavie. P. Schach. se re~rtant au passage
correspondant de Gottfried qui donne meisterinn«, pR~re restituer le terme de
«noumce •..
506 La Saga de Tristan et Yseut Naissance de Tristan 507

ne convenait pas qu'il demeurát lA .plus longtemps; au féraitrester lá, qu'il voudrait ce qu'elle voudrait, et qu'il était
contraire, il se bata le plus qu'il put de faire préparer ses exemptde reproche puisqu'il voulait suivre honorablement sa
chevaux, son bateau, son armure et tout ce qu'il y avait encore volonté, elle lui dit avec affection : «Mon bien-aímé qui fais
de nécessaire au voyage. Lorsque sa bien-aimée apprit cela, majoie, il ne nous est pas possible de rester ici librement.
sa peine et sa tristesse s'accrurent. Sache en vérité que sí nous restons icí, nous vivrons dans la
Lorsqu'il vint la trouver pour prendre congé d'elle avant peine et le danger. ~ Pour ces raisons, ils prirent la décision
de rentrer chez lui, elle dit : «J e.suis assurément ta bien-aimée, qu'elle le suivrait dans son pays natal.
et c'est imprudernment que j'ai voulu t'aimer paree que je AussitOt Kanelangres prit congé du roi pour rentrer chez
vais certainement mourir A cause de toi, A moins que Dieu luí, se bata de rejoindre ses bateaux et trouva lA ses hommes
veuille bien avoir pitié de rnoi ; en effet, apres ton départ je rassemblés et fin préts, Puis ils levérent le mát, hísserent la
n'aurai plus jamais de joie ni d'espoir de consolation. Je me voileet trouverent un bon vent, si bien qu'ils arrivérent sains
lamente tristement sur l' amour que j' ai pour toi, et A présent et saufs et débarquerent tout de suite en Bretagne.
je me toume vers une peine plus durable. De ces deux peines, Quand il parvint dans son royaume, il trouva son peuple
je ne sais laquelle je vais choisir, car je suis peinée de ton dansune situation délicate Acause de leurs ennemis. I1 appela
départ, mais l'idée que tu restes ici m'effraie, bien que tu alors A lui ses gens ainsi que leur chef qu'Il savait fid~le et
puisses souvent me consoler. Mais si je n'avais pas anendu loya!; illui révéla toute la sítuatíon, y compris l'exístence de
un enfant, c'eüt été plus facile pour moi de rester ici et ma sa bíen-aímée, et il la prit pour épouse conformément A la loí
peine eüt été plus douce a supporter. Si tu pars, ce sera pour et au sacrement du mariage, au cours d' une importante fete
moi une affliction que de r'avoir vu. Je préfere pourtant mourir d'une grande distínction. Puis ill' envoya secrétement dans un
plutót que de voir le malheur s'abattre sur nous deux, car tu puissant et solide cháteau, Pendant un certain temps, il prit
ne mérites pas une telle mort. Mais je mérite de mourir pour soin qu'on la gardAt d'une facon honorable et bienséante.
toi, plutót que toi, mon bien-aimé, tu sois tué en étant innocent.
Ton départ m'apporte ce grand réconfort que tu ne trouveras
pas la mort pour étre .resté ici ; sinon, en effet, notre enfanl 15.Naissance de Tristan
eüt été orphelin de pere, tandis qu'il recevra de toi honneur
et réputation. C' est pour moi une peine que de voir ton habi- Un jour, Kanelangres revétit son armure et alla se battre
leté, ta courtoisie et tes exploits chevaleresques. Je me suis avec une grande ardeur afin de regagner les cités et les chá-
trompée moi-méme, c'est pourquoi je suis A ce point perdue teaux de son royaume; les durs coups ne manquaient pas,
et mise Amort. ~ Sur ce, elle tomba évanouie dans ses bras. maintbouclier fut brisé, certains furent blessés, mais certains
Un moment plus tard, quand elle reprit connaissance dans tués, des deux cOtés, des vassaux et chevaliers furent pris et
les pleurs et les lamentations, il la consola, la fit asseoir pres capturés.
de lui, essuya ses yeux et son visage, et lui dit : «Ma bien- Au cours de cette grande bataille, le courtoís Kanelangres
aimée, je vais faire en la matíere du mieux que je pourrai el futtranspercé et précipité de son cheval sur le sol, mort. Tous
de la maniere qui nous conviendra le mieux A tous les deux. ses hornmes furent attristés, et ils ramenerent son corps au
Je ne connaissais pas le fait dont tu viens de parlero Mais chAteau.Des lamentations, des pleurs, avec toutes sortes de
maintenant, du fait que je le connais, j' agirai en la matíere plaintes contristées, s'élevérent alors, et ils ne trouverent pas
de la maníere la plus honorable, de sorte que soit je resterai d'autre réconfort que de l'enterrer dignement.
ici pres de toi quoique cela comporte du danger, soit tu vas Mais sa belle épouse en éprouva une telle peine que per-
m'accompagner dans mon pays natal etje t'y prodiguerai tous sonne ne put la réconforter. Elle tombait souvent. évanouie,
les honneurs qui siéent Anotre amour. Maintenant, choisis par gisait comme morte, et renta de se s~lclder ~n. raison de sa
toi-méme et réfléchis, ma bien-aimée, A ce qui t'agrée.» violente peine, refusant toute consolation. Sa joie et tout son
enjouement avaient disparu. Elle préférait maintenant mourir
plutOtque vívre, parlant ainsi : Je suis la plus malheureuse
O(

14. Kanelangres et Blensinbit vont en Bretagne entretoutes les fernmes. Comment vaís-je vivre apres la mort
d'un si glorieux héros? J' étais sa vie et son réconfort, et il
Quand elle s'apercut de sa bonne volonté, et qu'il voulaít était mon bien-aimé et ma vie. J' étais son bonheur et il était
l'ernmener avec lui dans son pays natal, ou bien, si elle pré- ma joie. Comment vais-je vivre maintenant qu'il est mort ?
508 La Saga de Tristan et Yseut L' éducation de Trlstan 509

Comment trouverai"j~ du réconfort, puisque mon enjouemeat triste,et « hum» sígnifíe homme, et son nom a été ehangé du
est enterré? ~l c~!1vlent que nous mourions tous les deul fUtque Tristam est plus joli l prononcer que Tristhum. «le
ensemble. Puísqu tI ne peut pas venir jusqu'a moi, je suis vaislui donner ce nom, dit le marécbal, paree qu'il nous est
forcée de traverser la mort, car sa mort bat dans mon caut K dans l'affliction. n a perdu son bonheur et sa joie, c'est-
Comment ~ourr~~-je ,viv~e ici plus longtemps? Ma víe dok l-dire son pere, notre seígneur, et ~a mere, notr~ m~~ess~,
~ulvre sa .v1e. SI Je n avais pas la contrainte de l'enfant que el iI convient que nous soyons affhgés par le faít qu ti S~)1t
je porte, Je devrais traverser la mort.» . Dé dans la peine et les tourments. » 11 fut alors dénommé Tn,~-
Tandis qu'ell~ se lamentait ainsi sur sa peine, n'acceptant ttaml et fut baptisé sous ce nom, Il recut ce nom paree qu ti
aucune consolauon, elle tomba évanouie sur son lit et son avaitété concu dans les tourments et porté dans la souffrance,
ve.ntre commence A la faire souffrir. Elle ressentait alors lla el qu'il est né dans r ~iction ,et la ~ine ; et. sa ,vie ~t ~em,plie
f01S de la peine et de la douleur, et elle resta dans ces souf. depeine, n s' appela Tnstan AJuste tnre, car ti s éveillait Inste,
fra!1~es pendant trois jours. Et au cours de la nuit suivantle s'endormait Inste, et mourut triste, comme pourront
troísieme jour, elle mit au monde un beau garcon dans de I'apprendre ceux qui écouteront cette bistoire plus avant.
gran~es tortures et de grands tourments ; et elle mourut, apres La-dessus, le marécbal fít secretement enlever l' enfant du
que I enfant fut né, A cause de cene grande peine et de cette cbAteaupour l'amener l sa demeure, et le fit garder d'une
~de snuffrance qu'elle éprouvait, et de I'amour violent mani~re décente et pourtant secrete, le protégeant de sc:s
qu elIe avait pour son époux. ennemis. Il ne voulut révéler l personne que le garcon était
La peine .des gens, de la cour s' accroit alors, des amís pleu- le fils de son seígneur. Il demanda alors A sa femrne d'aller
rent leur sergneur, d autres leur dame, tous sont en deuil des au lit; et lorsqu'un certain temps se fut écoulé, il la fít ~e
deux. A présent, la peine s'avíve dans les salles panni les rendre~ l'église et anaoncer partout qu elle avan concu et mis
hommes de l~ cour, provoquée par le trépas de leur glorieux aumonde cet enfant pendant ce temps-la, En effet r il ne voulaít
seigneur. Mais plus grande encore est I'affliction. daos les pasque le roi apprit que c'était le fil~ d~ son, seigneur, .car SI
chambres, chez les charnbrieres, provoquée par la mor! de leur le rol avait pu étre informé de cela. ti 1 auratt alors ~att tuer
dame. Tous ceux quí voient un garcon si jeune, sans pére ni aussitOtde fa~n qu'il n'ait pas A subir l cause de 101 gu~rre
mere, se lamentent, ni dommage, meurtres ou danger pour son royaume; C, est
pourquoi le marécbal tit élever le garcon en secret, l estima
el le protégea comme son fils en l' élevant débonnairement.
16. Le baptéme de Tristan
Lorsque le maréchal' apprit ce qui était arrivé A sa belle 17. L' éducation de Tristan
maltresse, il dít qu'il fallait baptiser I'enfant de sorte qu'i1 De
meure pas sans I'avoir été; le prétre vint alors avec le saiDI Vous pouvez entendre parler, ici de cond~ite brave, de géné-
ehr~me, et il I'administra A I'enfant, demandant eomment il rositéhumaine, de bonnes manieres courtOlSC:S,c~ cet hOI?me
al~att s appeler ~t disant : «II me semble judicieux qu'en loyal el digne de confiance était avisé et blenvel,llant; ti fit
raison de la peine et de l' anxiété, de l' affliction et des deson seigneur son fils afin de le protéger des SOUCI~, I~ m~ttre
tourments, du chagrín et des inquiétudes, des souffraoces et á l'abrí des ennemis et l'honorer avec respecto Puis ti lui fi~
de~ nombreux sujets de tristesse, et de ce tragique événement, coanaitre le savoir des lívres, et il était tres bon ~l~~e; o~ lui
qu.. nous sont échus 2A l' occasion de sa naissance, cet enfant enseigna au cours de ces études les sept arts p~n~lpaux.' e~
son nommé Tnstam ~ - dans cene langue «trist » signifie iI apprit A maítriser toutes sortes de Iangues. Pu1S ti appnt SI

1. Le mot norrois est plus vague. Rlu4isma4r signi1ie "intendantlO, «n!gis- le mot al Tristram en nonois. Mais pour elre cob6n:nle, I';!tymologie doit p~
seur », ,,«OnomelO. La tnlduetion l'utililC 1 plusieurs ",prises pour diffmar. d'une forme IUIS «r,.. O'autn: part. la tnduction de la n:marque ;!tymoI081que
~ges n'e~~t POW18Jltpas la meme fonctíon, mais de tels InÍIs de aboutit praque, en ~ l \lile tautologie bien ;!videmment aMente du texte
CIYlJisabon ~vatent elre difficiles l transposer. Nous avons pn!f~ essayer,
comme KOlbm¡ et Scbach, de n:stltuer les foDCtions initiaJes de ces penonna¡es ~L'explicatiC!D Icymolopque demeun: insuft"lSatlte puisque le nom devienl
secondaires 11 partir des autn:s <zuvres dmvks de Thomas. Tristrrun sans _~ suppl;!IIICD~. . .
2. Deni¿n: la grapbie normaJisk employée dans cene traduction (Trislan), 2, Les ;!tudes m6di;!vaJea ;!taIent composka de deux cycles : le pn:m1er ou
510 La Saga de Tristan et Yseut Tristan est enlevé par des marchands 511

bien ~ jouer de sept instrurnents ~ cordes, que personne n'était amenésici sur le bateau. Si tu veux nous aíder, tu peux obtenir
plus connu ni plus talentueux que 'lui en la matíére. Personne IOIItce qu'il te plait de demander lt notre pere, car ni .lui ni
n'était plus richement doté que lui en magnanimité, générosité notre mere ne refusent jamais ee que tu demandes; lis en
etrnaníeres courtoises, en intelligence, prudence et valeur. ach~terontsept des plus beaux plutOt que ~e ~evoir cha~.riné. ~)
Pour les bonnes maníeres et les títres d'honneur personne ne Ils Iui demanderent cela avee une telle ínsístance qu 11finit
l'égalait, tant i1 affirmait ces qualités en s'améliorant. par leur promettre son concours. . .
Lorsque son pere adoptif discema ces bonnes dispositions, lis se rendirent tous alors au bateau, et lis firent montrer
il l'honora au moyen des plus ríches équipements, de bons les oiseaux lt Tristan. Mais les marchands étaient norvégiens
chevaux et toutes sortes de divertissements, et de toutes les el ne comprenaient ni le breton, ni le francais, ni d'autres
bontés qu'il pouvait lui témoigner en faisant montre d'une langues dans lesquelles mener la uansaction. Mais Tristan
obligeance et d'une estime hors pair, si bien que ses fils s'en connaissait des langues, et i1 conclut avec eux le marché pour
irríterent, se demandant pourquoi leur pere le chérissait tanl septoiseaux, son pére adoptif en paya le prix, et lui les donna
et l'estímait plus que ses (autresl) fils, le gratifiant de son 1 ses freres,
affection et de toutes sortes d'honneurs, de serviceset de Puis il remarqua un échiquier, et il demanda si l'un des
belles faveurs, et de sentiments particulíerement tendres. El marchands désiraitjouer aux échecs avec lui ; I'un d'entre eux
ils prenaient leur pere en grippe paree qu'i1s croyaient que accepta et ils établirenl et ñxerent une grosse somme comme
Tristan était leur frere. enjeu.Lorsque son pere adoptif vit qu'i1 étail assis ~ une tab~e
d'écbecs, il lui dit : «Mon fils, je rentre lt la maison, mais
ton maitre t'attendra et t'accompagnera lt la maison lorsque
18. Tristan est en levé par des marchands tu seras prét.» Et un chevalier court~is et di~tin~ué demeura
ators avec lui. Or, les marchands étaíent admiratifs deva~tt ce
Il arriva qu'un jour un grand bateau long-courrier arriva et jeune bomme, et ils louaient ses connaissances, S~>D habileté,
qu'ils jeterent l'ancre dans le port, au-dessous du chAteau. sa beauté et ses capacités, sa sagacité et la m~~re dont 11
C'étaient des marchands norvégiens avec une ample cargaison lesbattait tous. lls s'avíserent que s:i1s I'emmenéllent.avec ~ux,
qui avaient dérivé [usque-lá, longuement poussés par des vents sonsavoir et ses nombreuses connéllssanc~s leur seraíent ~ une
soufflant du nord. Il y avait dans la cargaison beaucoup de grande utilité, et en outre que s' ils voulaíent le vendre, ils en
fourrures grises et de peaux d'hermine, de castor et de zibeline tireraient un grand prix, .
noire, de dents de morse et de manteaux en peau d'ours, Tandis qu'i1 était assis, attentif au jeu, 11s larguerent les
d'autours et de faucons gris et blancs - en grande abondance amarres et leverent l'ancre dans le plus grand secret, et !irent
-, de cire et de cuir, de peaux de bouc, de poisson sec et de sortir le bateau de la baie. Sur le bateau une tente avait été
goudron, d'huile de baleine et de soufre, et toutes sortes de dressée, et il fut porté par un vent arriere et par !~ courant,
marchandises norvéglennes/, de sorte que Tristan ne s'en apercut pas avant qu .Ils fussent
La nouvelle en parvint au cháteau, et les fils du maréchal loinde la terre. 11dit alors aux marchands : «M~ssleurs, dans
eurent un entretien et firent venir Tristan. lis lui dirent : quelle intention avez-vous fait cela? » lis répondírent : « P8!ce
«Qu'allons-nous faire vu que nous n'avons pas d'oiseaux pour que nous vouIons que tu nous suives. ,. n se mít alors aussitót
nous divertir? Or beaucoup de tres beaux oiseaux ont été 1 pleurer et lt se tourmenter en se .Iamentant sur s0t,l propre
sort le ehevalier fit de méme en nuson de son affection pour
luí.Les Nonnands se saisirent de son manre, le pl~c~rent dans
trivium contenait la grammaíre, la rhétorique et la dialectíque ; le second ou un petit bateau et lui donn~rent une carne. L~ voile est al0r:s
quadrivium contenail I'aritlun~tique, la g60m~trie, la musíque, el I'utronomle. bissée et le bateau lancé lt pleine vítesse. Et Tnstan se trouvan
l. Nous rajouton. cet adjectif pour rendre coh<!rente la fin du parall'llpbe. 1 présent en Ieur pouvoir, éprouvant pemes.et to~eots. Son
2. On soupyonne les seribes íslandai. d',voit aIlong6 cene Hste en adjolpant maiUe parvint ~ terre avec beaucoup de peme et d efforts; et
cenalns prodults natlonaux c:omme le soulle, le poisaoo lec et I'buile de balelne. il ne fut pas tres difficile quant ll'en~t : pon ou ~utte lteu
RappelotIJ d'autre par! que le c:nmm_ 6tail I'uee des activiw. majeurea des
~ Vildn.a. q. R. Boyer ••• Les VlIdogl : del I'lerriers ou des
de débarquement. Mais Tristan se ~~Véll.t ~s lB: peme et les
~15 7 lO, in ús VíkinlS el lellr civilÚQlÍOIL Probl~mu acIIUlI, 61. lounnents et j] priait Dieu d'avoir pitié de luí, 1m de~dant
R. Boyer, &ole Pratique des Hautes ~tude.. PariaILa Haye. Moutoll, qu'il le protege et le préser:ve d~ ,~ge~ et. des ennuss. qu~
1976 (Bibllothtque An:tique el Antarctique, 5). ni arme ni vent, ni la traitrise I;U 1 infamíe. DI la déloyauté DI

- ~ - -------------
512 La Saga de Tristan et Yseut Les marchands connaissent une grave tempéte 513

la fausseté paíennes ne lui ravissent la vie, et qu' il ne soit pas connurentla faim et la fatigue, la frayeur et l'afflietion dans
livré ~ leur pouvoir. Il soupira profondément et s'abíma avec despays ineonnus. Ils vinrent au Danemark et en Su~~e, en
affliction dans la terreur et dans la tristesse. Norvegeet en Islande, dans les Orcades et les Shetland , afin
Son rnaítre est ~ présent rentré au cháteau, et apporte des d'y chercher leur seigneur Tristan. Mais ils ne l'y trouverent
nouvelles qui ne réjouissent personne. Toute cette grande point.
mas se de gens - un millier de personnes - fut peinée et En effet, loesque ceux qui l'avaient emmené re~inren.t aux
attristée en apprenant l' enlevement de Tristan. Quand ces nou- abords de leur pays, un puissant vent contraire s abattit sur
velles arrivérent, toute la cour en fut affligée, et tout le monde leurvoile avec de violentes rafales accompagnées de courants
descendit en courant vers le rivage. La peine de son ~re dans la :ner, de sorte qu'ils étaíent comme perdus s'il.s
adoptif dépassa celle de tous les autres car il fut plus affecté n'avaient pas amené la voile au plus vite. Toute la mer étaít
qu' eux, il pleura, se lamenta sur sa pene, et déclara que tout démontée, il gréla et plut, avec des eoups de tonnerre et des
était dO ~ sa mauvaise fortune ; ce drarne devait lui arriver el éclairs. Le mát était haut, la mer profonde ; et le bateau t~-
cette peine s' abattre sur lui dans des circonstances aussi mal- guaitsi fortement en raison de l' orage que ~ersonne ne pouvaít
heureuses. Il plongea ses regards vers la mer, et cria ~ haute tenir sur ses píeds, Ils laísserent alors dénver le bateau dans
voíx : «Tristan, mon réconfort et mon seigneur qui rassérenes le sens du vent. Tous étaient angoissés et anxíeux, en larmes
mon esprit et mon cceur, qui combles mon affection et fais et effondrés, A tel point que méme les pl~s endurci.s dan.s leur
ma joie, je te recommande 11Dieu et je te place sous sa pro- groupeperdaient conflance, et tous pensaíent devoir périr, ear
tection et sous sa garde ! Maíntenant Que je t'aí perdu, je i1sétaient dans la plus grave des situations. Du.rant toute une
n' aurai plus de réconfort dans la vie puisque nous sommes semaine cet orage et ce vent les firent dénver dans .ces
séparés. » conditions : ils ne voyaient nulle par! la terre, ne trouv~lent
11se lamentait souvent et fréquemment sur sa peine avec aucun vent favorable. Aussi étaient-ils angoissés et anxieux,
une telle tristesse, et versait des larmes sur son Tristan bien- el ne savaient pas oü trouver une t~rr.e ou un port.
aimé. Et tous ceux qui étaient I~, jeunes et vieux, le pleuraient Tous s'adresserent alors au capitame : «Cet orage, ces
et priaient pour lujo Tous ceux qui l'apprécíaient et avaient peines et.ces dangers que nous endurons nous s?nt advenus
pris plaisir a sa compagnie étaíentá présent attristés et peínés, comme nous le méritons, car nous avons comrms un péché
les riches comme les pauvres. Tous ceux qui le connaissaient envers Tristan lorsque 1l0US l'avons arraché a ses ~aren~s, ~
de par le royaume étaient a préscnt remplis d'affliction. ses amis et li son royaume ; cet orage ne cessera jamais el
Étaient tristes tous les gens, I~ oü ils se trouvaient dans le nousne regagnerons jamais la terre, tant que nous le garde~o?s
royaurne ; était triste égalernent, la oü il se trouvaít, sur le ~ bordo Maintenant si Dieu veut bien nous prend~e en pitié,
bateau, le nouveau marin qui était eher ~ tous et bien connu', nous pardonner et nous accorder un bon vent qui nous per-
melle de regagner la terre, alors nous jurons que pour notre
part nous le remettrons en liberté.» Et tous alors accepterent
19. Les marchands connaissent une grave tempéte en se serrant vivement la main. .
Peu apres, l'obscurité disparut, le soleil commenca ~ b~ll1er
Le maréchal du cháteau pleurait Tristan plus que les autres el la tempéte ~ s'apaiser. Aussitót, ils ~~teouv~rent entrain et
et il fit préparer un bateau au plusvite avec tout le gréement joie et hisserent la voile ; ~t lorsqu ils eurent v~gué, un
et d'abondantes provisions, car il voulait poursuivre les mar- moment, ils virent une terre, cínglerent vers elle tandis 9u un
ehands et ne jamais rentrer de sa vie qu'il ne se fút assuré de bon vent gonflait la voile, jetérent I'ancre pres du nvage,
l'endroit oü son fils adoptif Tristan avait été emmené. Il se débarquerent Tri stan , lui donnerent quelques-unes de leurs
hata autant qu'il le put, et sur ce le bateau fut prétavec tout provisions et príerent Dieu de lui accorder bonne chanceo Ils
le gréement, du vin et des provisions. Il monta alors A bord, ne savaie~t pas sur quelle terre ils l'avaie.nt déposé. Sur ce,
ñt larguer les amarres et lever l'ancre : aussit6t ils hísserem ils hiss~rent la voile et allerent leur chemm.
la voile et cínglerent vers le large. Ils se dírigerent alors vers
la Norvege et souffrirent du mauvais temps et de la houle,

L Une pattie de cene demílre phrase eSI conjecturale cae elle n'apparalt que 1 Le périmelre scandinave es! ainsi si bien dessiaé qu'oa ¡XUl sou~er
dan$ la feuílle 2 du manuscrit du XV" s., quí est partiellement a1t~r6e. uneretouche norvégienne du texte de Thomas, ou un ajoul islandais postbieur.
514 La Saga de Tristan et Yseut Tristan instruit des veneurs 515

20. Tristan rencontre des pélerins


sansson manteau qu'il portaít sur son épaule, se rappelant
IOUvent ses parents et ses amis, et priant Dieu d'avoir pitié
Tristan se trouve maintenant dans un pays inconnu il esl de luí. Son cceur était rempli d' inquiétude.
~ste. et désemparé. ~l s'assoit alors et regarde le batdau qui Peu apres, il vit deux pelerins cheminant par la mame route.
s éloigne li pleine voile, et il ne veut pas quitter l' endroit tan! Os étaient nés h Veneasor-borg' et revenaient du mont du
9u'il voit le bateau. Puis, quand le batea u fut hors de sa vue grand Michel, Ils étaient allés lá-bas pour y prier. Lorsqu'ils
il regarda autour de lui, disant ces mots le cceur triste: « Die~ rencontr~rentle garcon, 'celuí-ci les salua poliment et eux de
~out-pUlSsant, qui en ton pouvoír as faconné l'homme A ton meme. ,
Imag~, tout autant que tu es un Dieu unique en trois personnes «Ami, disent-ils, Aqui appartiens-tu? Que fais-tu ? et d oü
et troís ~ersonnes en une seule divinité, apporte-moi réconfon viens-tu? »
et conseil, et protege-me¡ des mauvais desseins er des ennuis Tristan comprit qu'ils n'étaient pas originaires de ce pays,
des dang~rs et d~s ennernís, car tu sais ce dont j'ai besoin: el iI leur répondit habilement, ~e sorte qu' ils ne su~e!lt pas
En effet, je ne sais nr en 9ue1 endroit je. suis venu, ni en quel clairementde quelle facon il étaít venu la, et pourquoi il che-
pays. je me trouve. Jarnais auparavant Je ne me suis trouvé minaitla,
aUSSl désernparé, misérable et désespéré. Tant que je me O( Mes amis, dit-il, je suis originaire de ce pays, je ~herche
trouvaís sur le bateau avec les marchands, je trouvais du recen- mescompagnons mais je n'en trouve aucun. N,0us étions en
fo.rt el de la gaieté. dans le~r. c~.u:aderie tandís que nous trainde chasser ici aujourd'hui, et ils ont SUiVIle cerf alors
é~ons ensemble, Mam,t.e~~nt,ICI,je SUIS.descendu sur le rivage queje suís resté tout seul h I'arriere. lis deva!ent revenir rapi-
d un pays Illcon~u. D IC!je ne peux vorr que foréts, monts el dement par ce chemin que nous avons pns en quíttant la
vallées, q~e falat~es abruptes et reliefs. D'iei je ne peux voir maison.Dites-moi donc vers oü vous allez, et oü vous comptez
m. route ~~ chernin, el je ne vois d'iei aueun homme. le ne descendrece soir; ce serait un plaisir pour moi qu'ainsi nous
Sats.pas d. ICIdans quelIe direction je dois me diriger, ni quelle noussuivions. » .
décision Je dois prendre, ni si ·cette terre est chrétienne ou lis répondirent : « Nous voudrions faire étape dans la cité
palenne~ habitée ou inhabitée. leí tout m'est inconnu sauf mon de Tintagel. » . ...
désespoir, le ne trouve ie¡ personne qui me redonne espoir el Tristan dit alors : «1' ai aussi une comrmssion li faire ta-bas.
me réconforte, ou m'enseigne les manieres et les coutumes de el pour cela j'aurai l'assi~tance ~'amis fidele~ lorsque nous
ce pays. le ne trouve ici ni passage ni bon guide non plus. Il seronsarrivés ta-bas ce soir. Si Dieu le veut bien, nous tro~-
se peut .auss! .qu'i~i je ne connaisse pas la langue des gens, verons un bon logis et des amis puissants qui nous térnoi-
quand bien me.me]e verrais quelqu'un ici. C'est pourquoi j'ai gneront une parfaite bienveillance.»
peur que des 110nsme déchirent ou des ours me mordent, ou
q~elque .autr~ créatu~e ne craígnant pas la voíx humaine ou
n ayant jamais vu d homme auparavant. Ah! mon pere qui 21.Tristan instruit des veneurs
m'~ perdu ! Ah! ma rnere qui se lamente sur mon sort ! Mes
a~IS qUIme pleurenr !Mes parents qui me regrettent ! Maudits Les voíla tous ensemble en route, Tristan et ceux qui
~OIen~ees olsea~~ que je dési~ais. tan! acheter ! Ainsi que le I'accompagnaient. Tristan leur demanda des ~ouvelles de
Jeu. d é~~ecs oü J ob.tenals.la vrctoíre !. le SUIStriste pour mes l'étranger, et ce qui s'était passé che~ lE?schefs, ~Ol~ ou.comtes.
am~s, .S 1l~ me. ~avat~nt vrvant, ma vie serait leur réconfort, Tandis qu'ils étaient en train de ~u! díre ce qui s étaít passé,
Mats je s~s, <lu ti es! mut~le de me lamen ter ainsi. A quoi bon uncerf bondit pres d'eux, pours~lvl par une ~ande ~eut~ de
~tt:r assis ici ? !l vaut rmeux que je m'éloigne d'ici tant qu'i1 chiens, des limiers et des lévners - certams ~laplssatent.
fatí jour et ,que ~e peux voir oü diriger mes pas, au eas oü la d'autres ouvraient leur gueule - et tous le p?ursuIVaten~ féro-
chance veuille bien me permettre de déeouvrir une maison el cernent. Le cerf comprit qu'il lui serait inutile de ~ounr plus
a'y trouver un gíte oü abriter ma détresse. » ,
loin. Il coupa alors le chemin au-devant des ~le:nns. el ans-
Sur ce, íl gravit une collíne, découvrit diverses routes sítór sauta dans la riviere et suivit le eourant ; d. che~ha A
frayées, par les h0!.llm~s. T?ut heureux, il en suivit une qui le remonter sur la route, mais les chiens furent sur IUI, et immé-
fit sorur .de la ,~oret; í! était alors tres fatigué, mais il avanca
le plus vue qu ~l put, il était revétu de riches véternents, bien
découplé et avait fiere allure. II faisait tres chaud ; il rnarchait 1. K(jlbing propose de voir sous ce nom la ville de Veníse.
516 La Saga de Tristan et Yseut Tristan dévoile ses talents a la cour 517

diatement il sauta dans la riviere une seconde fois. Lorsqu'U AJors Tristan prit et coupa un peu de chair de tous les
revint ~ terre, ils I'attraperent et le tuerent, Les veneurs mi· membres,el en fit de méme avec les meilleures ~arties pré-
verent aussitót, trouverent le cerf l~ oü il gisait, le levereat Icvéessur tous les visceres1; il jeta une nouvelle f01Sces "?-~r-
sur s~s patt.es et avaient l'intention de lui couper la t~te. ceauxsur la dépouille et les chiens les ~ang~r~nt avec plaisir.
Tnstan dit alors : « Qu'avez-vous done I'intention de faire' cC'est ce qui s'appelle la curée. Les chiens doívent le man~er
Je n'ai jamais vu découper un cerf comme vous voulez le surla dépouille.» Cela parut étrange aux veneurs. Ensul,t.e
faire. Dites-moí selon quelle méthode el de quelle rnaniere Tristanalla dans la foret et coupa le plus long pote~u qu ~l
vous etes habitué s ~ préparer votre gibier.» trouva- pourtant il pouvait le poner d'une seule mam -; 11
Le chef des veneurs était courtois, modeste et ~ son avan- attacha~ ce poteau la broche sur laquelle il avait placé les
tage dans toutes les pratiques de la vie courtoíse. 11vit Tristan partiesles plus délícates qu'il avait prélevées sur le cerf, et
qui était magnifique, richement équipé, et avait toutes les ilfixala t~te par-dessus pour finir et dit aux veneurs : «Mes-
apparences de la virilité; illui dit : « Mon ami, je t'apprendrai sieurs,prenez 'done ceci qu'on app~lle l'offrll!lde du p?teau,
volonti~r~ notre maniere de faire. Lorsque nous avons écorcbé elportez courtoisement la téte au roi ; que les jeunes qui vous
notre gibier, nous le partageons en deux en suivant le dos el assistent aillent devant vous, et soufflez de vos c?mes. de
le débito~s en quartiers. Nous n'avons ni appris ni vu ni chasse.Ceci s'appelle apporter le don de la chasse. C est amsi
en~enl:lum recu d'autre maniere de faire aupres de qui que ce quefont les veneurs lA oü je suis né.» , .
S011. A présent, si tu en connais une que nous n'ayons jamais lis disent : «Nous ne savons pas comment 1 o~ orgamse le
vue, nous I'adopterons afin de mieux faire.» trajeten la circonstance. Mais sur ce point nous aímons mieux
Tristan répond : « Oieu vous en remercie! En effet, telle votre usage que le nótre. Tu n'as qu'á nous accompagner
n'est pas la coutume de notre pays, dans lequel j'ai été élevé devantle roi et lui apporter le don de la cnasse. Nous ferons
e~ oü j~ suis né. Mais puisque je percoís de votre part de la 10utce que tu ordonneras.» .
ble.nvell.lance ~ m?n égard, et si vous me laissez diriger l'opé- lis assirent alors Tristan sur un cheval. f:.es p~lenns
ranon, Je veux bien vous montrer la rnaniere de faire des ¡'accompagnaient. Il porta la téte sur le poteau et 11sarriverent
veneurs de notre pays. » rapidement au domaine royal.
Il se prépara alors ~ découper le cerf. Lorsqu'íl eut écorché
la béte, il la partagea : il coupa d'abord les parties génitales
et détacha les cuissots de I'arriere-train. Puis ille vida, enleva 22.Tristan dévoile ses talents tI la cour
les deux épaules, l~ p~ie du dos au milieu des filets qui est
la plus charnue. PUIS 11 retouma le cerf el lui enleva les deux Tristan prit alors une come de chasse et en soufflant ~edans
flancs et toute la graisse qui se trouvait au-dedans, et sépara oduisit une longue et belle sonnerie. Tous I~s J.eunes
les pattes ~v~nt du dos. Il coupa alors le cou et sépara la tete rssistants sonnerent de leur come comme il leur aVal:tdit. O~,
qu cou ; puis 1Ienleva la queue avec toute la graisse des flancs. ils fonnaient tous ensemble un groupe [mportant e! 11y avait
A ce moment, il prépara une grande broche de bois et enleva beaucoup de comes : la sonnerie des c~mes t:ut lmposante.
le ceeur et les rognons, l~ foie, les poumons el la longe. Il di! Une grande troupe de serviteurs du roi bondirent alors du
alors aux veneurs : « V01I~ le cerf découpé seIon la coutume palais étonnés et demandant ce que signifiait cette ~rande
de nos yeneurs. Préparez la curée pour les chiens.» Mais i1s sonnerle de comes. Mais Tristan et le groupe des jeunes
ne ~avalent pas ce que c'était. Il prit alors les entrailles qu'i1 assistants ne cess~rent pas de sonner qu' ils n~ fussent parvenu~
avait ~nlevées du cerf el les playa sur la dépouille ; il fit venir devant le roi en personne. Les veneurs dirent aíors au rOé
les cbiens et leur donna cette páture ~ manger. 11leur dit alors : cornmentTristan avait découpé le cerf, comment 11avaít donn
«Prenez el préparez l' offrande du poteau ; placez la téte du la curée aux chiens et constitué l'offrande du poleau. er
cerf sur le potean el apportez cela courtoisement au roi.» cornment ils devaient tout en sonnant apporter la cnasse Aleur
• Les yene~rs dísent aíors : «Par ma foí, les gens de ce pays seigneur el roi. En effet, jamais aup~v~t ~s ce ~ys un
n ont jamars entendu parler ni de curée ni d'offrande du cerf n'avait été découpé de cene maniére, jatruUs la pnse des
poteau. Puisque tu es le premier ven~ur a nous avoir apponé
cet usage, faís-nous une démonstrarion de cet art capital el 1. L'cnsemblc du passage n'esl pas cm; clair : id I'on ~t bien que~~
courtois, car nous ne savons pas comment l'on pratique cet donne dcux fois la curée aux chieos. Nous avons priftté ttaduíre le lell.le qn
usage.»
_ ....• r......se prisenle plutOt que de le boulevcner.
518 La Saga de Tristan et Yseut Retour au pére adoptif de Tristan 519

veneurs n'avait été rapportée d'une maniere aussi distinguée mellant it profit tes connaissances et la musique, tant que je
et jarnais le roi n' avait été aussi dignement honoré par qui reslerai éveillé. ,.
que ce füt, Á. la suite de cela, Tristan fut bien accueilli de tous les gens
Comme Tristan demeurait maintenant ~ la cour du roi il de cet endroit, il était plaisant et aimable, de bonne humeur
al1!Ütsouve~~ it l~ chasse et découpait toujours le cerf et ¡es el bienveillant, conciliant avec tout le monde. Il était cher 11
an!maux qu 11 tuaít de la méme maníere, et les rapportait au IOUS, mais plus cher encore au roi; il s'occupait de ses Iimiers,
ro~ selo~ sa cou~ume. E~ effet, il n'y avait pas de facon de son are et son carquois, et le roi lui donna alors un cheval de
falre. rneilleure 01 plus distinguée que celle que Tristan avait selle.Il accompagnait le roi la journée dansses passe-temps,
appnse dans son pays, et les veneurs du roi reconnurent que el la nuit il s' acquittait envers lui de son service de joueur de
la sienne était meilleure que les leurs. barpe.
Le soir, lorsque le roi avaít fini de díner, la cour prenait C'est A présent qu'il tirait un riche profit de ce qu'il avait
place dans la grande salle pour se divertir, certains it une table apprisdan s son enfance. Et si Tristan n'avait pas été enlevé,
d'échecs, d'autres de tric-trac, quelques-uns écoutaient des il n'aurait pas fail la connaissance du roi el des siens, et
chansons, d'autres des histoires, mais le roi écoutait jouer de o'aurait pas été estimé et bien-aimé dans le pays 011 il se trouve
la harpe. Tristan reconnut aussitót l'air et la mélodie, et di! maintenant, apprécié et connu de 10US dans cette cité et de
au musicie~ : «Harpeur, joue bien cette musique. Ce sont des par tout le royaume.
Bretons qUI ont composé cet air en Bretagne sur la bien-aimée
du bon Geirnis.»
Le harpeur dit alors : «Que saís-tu la-des sus ? As-tu déjA 23. Retour au pére adoptif de Tristan
eu un maitre de harpe ? En quel pays as-tu appris it jouer d'un
instrument Acordes? car il me semble que tu connais cette Nous allons it présent nous taire sur le compte de Trístan
mélodie. etparler quelque peu de son pere adoptif.Je courtois maréchal,
qui voyageait dans de nombreux endroits A la recherche de
- Bon rnaítre, dit Tristan, jadis lA 011 j'habitais j'ai quelque son fils adoptif. Il fouillait maint pays, et subissait le mauvais
peu appris ~ jouer de la harpe pour mon plaisir. temps et les creux, les courants et les tempétes de l' océan et
- Eh bien! prends la harpe et fais-nous écouter comment dela mer, et la douleur d'un dur exil, sans obtenir de nouvelles
tu as apprís.»
de Trístan.
Trístan prít alors la harpe et accorda toutes ses cordes, el Quand il arriva au Danemark - troís hivers s'étaient écoulés
il offrit au roi et it tous ses hommes une si belle mélodie que depuis qu'il avait quitté sa maison -, il apprít d'un v<?yageur
le roi et tous ceux qui écoutaient l'admirerent. Tous faisaient qui lui parla, que Tristan ~e trouvait it la cour du, ~OIMar~,
l'éloge de ses qualités : it quel point il avaít bien appris A aupres d'un souverain puissant et renommé, q~ ti 'f était
jouer et avait été courtoisement élevé, combien il était doué apprécié et estimé, qu'il étaít agréable A tous et blen:atmé. el
en diverses belles qualités de ceeur et connaissait des plaisirs qu'il allait demeurer avec le roi étant donné que le :01l'appré-
de toutes sortes. 11émanait de lui la lumíere d'une intelligence ciait beaucoup. Lorsque cet homme lui eut appns ces nou-
remarquable. Jamais de leur vie ils n'avaient entendu si har- velles le maréchal le crut aussitOt paree qu'il reconnut A la
monieusement jouer de la harpe. description de l'habillement de ~ristan .qu'il. avait dit vrai en
Quand il eut fini de leur jouer la belle mélodie, le roi et lout. C'était l'un des deux pelerins qm avaíent accompagné
beaucoup d'autres lui demanderent de leur accorder un autre Tristan et étaient allés A la cour du roi avec les veneurs. El
air de barpe. n consídéra que cela leur plaisait et leur prépara la preuve en était qu'il connaissait .to~t c~ qui con~a!t
une aurre mélodie d'une autre-sorte. Il tendit une nouvelle fois Tristan, sa conduite el la facon don! il s étalt assure 1 amtüé
les cordes, et leur interpréta un autre air, chantant d'une voix affectionnée du roi, .
quí g'accordait avec la harpe. Un petit moment apres, illeur Mais le maréchal Roald' voulut poursuivre son VO~ il
ínteIpréta un trcísíeme air de harpe avec une telle gráce que embarqua et attendit un vent favorable. Lorsqu:n se l~ il
rous furent ravis er élogieux. se prépara ~ partir, puis cingla vers le large er VUlt en Angle--
Le roi luí di! alors : «Ami précieux, heureux soit celui qui
t'a élevé et t'a sagement instruir. Tu vas passer la nuit daos
mes appartements et m' apporter le repos de cette facon en 1. Meme remarque que pour Blensinbil. chap. 6.
520 ,
La Saga de Tristan et Yseut Tristan et Roald rentrent chez eux 521

terr~: Ensuite il alla en Comouailles, pays qui touche Ala Le roi était un homme distingué et eourtois, il ñt venir
pw:ue.ouest de l' Angleterre. C'est lA que le roi et sa cour secretement un page et lui dit : « Aecompagne cet homme dans
résldat~nt. Roal~ c~ercha. alors secretement A savoir si notre ehambre, sers-le bien et donne-lui un ríche habillement,
quelqu un ~UVatt 1~1fournír des renseignements sürs, On lui celui dont tu verras qu'il lui sied bien, ear il a toujours été
donna des lOf?rmattons qui. le réjouirent : Tristan se trouvail un homme riehe, avisé, distingué et bien appris. Ainsi, il ~e~a
par.hll;Sard ce jour-lá en train de servir le roi A sa table. RoaId honoré ehez nous, car e' était le grand eompagnon qui faisait
désirait grand~m~nt le rencontrer seul Aseul en secret, car s'U la joie de Tristan.»
avatt. détenu jadís une opulente autorité, il portaít A présent Lorsque RoaJd fut élégamment habillé de préeieux
de m1sérables veteme'.lts. Son aspect indigent était tout entier vetements, il eut l'apparence d'un homme de ha~t ran~,
ee A s<?nvoyage péD1~le et long. Il ne sait pas comment U pourvu de membres bien confonnés. Auparavant 1I avaít
peut faire pour que Tostan le voie, car il est misérablemenl l'apparence d'un paysan, m:us maintenant i~ a l'a~parence
vétu et n'a que peu d'argent pour s'habiller élégarnment de d'un grand propriétaire ou d un eomt~. On ~U1 a attr1bu~ une
f~~on A,pouvoir s'introduire A la cour sous une appar~nce place A la table du roi et il y est assis ~~ntenat;lt. puissant
digne d elle. Il .est triste, car aucun pauvre n' est le bienvenu aupres des puissants. Ils mangent avec plaisir et Tnstan le sert
A.la cour du roi : e~ effet, seuls ceux qui sont suffisamment selon les pratiques de la cour.
och7s y s0r.tt les bienvenus, Méme si un homme de bonne
famille el bien, appns se rend A la cour, il y rencontrera peu
de gens pour l aider s'il est pauvre.
24. Tristan et Roald rentrent chez eux. Tristan fue Morgan
Ro~l~ est A présent parvenu A la cour mais sans y étre
accuelih par'personne, ~arce que nul ne sait qul il est ni dans Lorsqu'ils eurent bien mangé et furent rassasiés de mets
quel b~t 11 ~st ven~. Mats finalement il considéra qu'il ne lui raffinés et de boissons de príx, ils échangerent des nouvell.es
s~rvlrat~ A nen, IUI ~n i~con'.lu,. de se cacher plus longtemps des pays étrangers selon la coutume des gens de cou~; 11s
d un roi tel que celuí quí résidait lA, et il se rendit aupres de parlerent des demiers événements sur:v~nus chez les 'pr!nc~s
l~ port~, du cóté extéríeur, et héla le gardien. Lorsque le gar- qui vivaient dans les pays étrangers voisms, et de ~~ qUI s ét~t
dle~ vit ce qu'on lui offrait, il ouvrit la porte, le prit par la passé au cours des demiers hivers - de tout ce qu ti convenait
mam et ~e mena A la grande salle. IJ entra et Roald attendit que la cour apprtt et 9ue RoaJd rapportát.
1\ l' extérieur,
Ensuite, dans un discours éloquent, disposant savamment
Puis, Tr~stan sortít quand le gardien I'appela. Des que Roald ses rnots et faisant preuve d'une mémoire aigue, Roald raconta
apercut Tnstan et fut sOr de le reconnaitre il tomba évanoui au roi devant toute la cour qui écoutait, de quelle facon Kane-
tant sa venu~ le réjouit. Tous ceux qui acco~pagnaient Tristan langr~s, son seigneur et son chef. av~t se,~r~t~m~nt emmené
se ~emandale~t.avec étonnement pourquoi cet homme s'éva- de cet endroit Blensinbil, la seeur du ror, qu 11armaít, eomment
n~uIssant de joie versait de telles larmes de bonheur. lIs le il I'épousa et décéda, comment elle mi~ au mon~e ~n fils et
pnr~nt ~! le soulev~rent. Mais les pIeurs et la joie de concert mourut et pourquoi il le tit appeler Tostan. Et 111m montra
affligeaienr et réconfortatent RoaJd, lui apportant une alié- alors u~ anneau d'or avee des pierres précieuses qu'avaít pos-
gresse SI grande que jamais auparavant il n'avait connu un sédé le pere du roi Marc, et que le roi avai~ donné ~ sa sceur
bo~eur sem~lable 11celuí qu'il pouvait éprouver maintenant paree qu'Il la chérissait d'une digne affection, Il lU1 raconta
qu. íl constatan la présenee en cet endroit de Tristan. Des que comment Blensinbillui avait demandé avant s~ mort de donner
~O$tan le reco~n~t, u r accueíllít et le prit dans ses bras en cet anneau au roi, son frere, comme preuve trréfutable de sa
1 embrassanr, SI bien que personne ne pouvait dire Aquel point mort. 1 .• •
chaeun des deux aimait I'autre. Lorsque Roald eut remís I'anneau el que e .rOl 1 cut pns,
Trístan le prit aíors par la maín, I' amena pres du roi et di! ce demier reconnut le garcon gráce a cela. Aussltót dsns t?Ute
!out [oet devanr tome la cour qui écoutaít : « Sire, c'est un cette assemblée de ducs, de comtes, de vassaux, de c,he,,:Wers•
parear, c'esr rn~n pere, l'homme qui m'a adopté; il m'a de pages et d'écuyers, de dames et de servanu:s, 11 n y cut
eherehé dans masm pays. A présent il est heureux de m'avoir personne qui ne versát des larmes Acause de ce SI malh~urem:
tr~vé. Com~e iI a longtemps été ballotté sur les flots, il a événement, ainsi que lorsqu'Il exposa le ~eur .sUlvant •
mamrenam 1 ~pparence d'un pauvre homme. le me réjouirai comment Tristan avait été enlevé et comment tl 1 ¡¡valt cherché
de sa venue SI VOus voulez bien l'aeeueillir.» dans maint pays péniblement et difficilement.
522 La Saga de Tristan et Yseut Tristan et Roald rentrent chez eux 523

Lorsque le roi eut écouté attentivement ces nouvelles il tit pére de Tristan, et il était toujours occupé par ses hommes,
venir Tristan e? lui parlant affectueusement et le prit d~s ses des gens qui étaient A son service et liés ~ lui par sennent.
b~as t~ut en IUIdonnant de tendres baisers : c'était son paren! Lemaréchal Roald descendit le premier du bateau, chevaucha
bien-aímé el son neveu.
jusqu'~ la cité et fit ouvrir toutes les portes et les entrées d~
P~is Tristan s,: rapproc~a de ~on parent, le roi, tomba age- la cité. Tristan vint aussitót avec sa cour, et le maréchal luí
n00111édevant I~I e! IUI dit : « Sire, Je voudrais A présent que remit toutes les clés du cháteau. Il écrivit alors A tous les
vous me procu~ez. une armure. le veux aller voir mon pays vassaux du royaume pour leur demander de venir ~ cet endroit
natal, mon patnmoíne, et venger la mort de mon pere, en eñet et y accueillir leur seigneur qu il aVait,r~cherché au co~rs de
t

je SUISmamtenant assez ágé pour étre capable de réclarner longsvoyages, et avait trouvé gráce ~ 1 aide et ~ la providence
mes propres droits. »
deDieu. Quand arríverent les ducs et autres chefs, les vassaux
Alors tous les chcfs qui se trouvaient assis des deux cótés et les puissants chevaliers, Tristan recut leur allégeance, leur
du roi ~ire~t 9u'j) IU,i.seyait bien d'agir ainsí, et le roi y foi et leurs serrnents. Tous ses sujets ressentent ~ présent une
consenut, lui disant qu 1Iallait lui faire préparer une armure. joie nouvelle de le voir revenu. Le peuple tout entier, quí avait
Cet~e armure que le roi lui donna était tres bonne. ElIe avaít été auparavant courroucé et contristé ~ cause de son enleve-
~té falte en grande partie avec de l' argent et de l' or purs, e! ment, est maintenant libéré et réjoui. . .
mc:us!ée ?e pierres précieuses. Tristan fut équipé par des che- Au matin Tristan se prépara en compagme ~e vmgt che-
valiers vaíllanrs, beaux, courtois, puissants et distingués. Ils valiers A aller trouver le duc Morgan afin de IUI réclamer s,:s
fixerent des. éperons en or pur Ases pieds : deux vassaux les droits et son royaume qu'Il avait pris ~ ~on pere. Quand 11
avaient fabriqués. Le roi Marc lui ceignit lui-meme l'épée, lui arriva au palais du duc, il s'adressa ~ lU1 d~ cene manl~re
donna u." I?UlSS~ntcoup au col et lui di! : «Mon chef parent, devant toute la cour qui était assise et écoutait : «Que Dieu
ne recois jamais de coups d'autres gens sans en tirer ven- te bénisse duc de la méme maníere que tu as agi envers nous,
geance aussitót. N' accepte aucune indemnité nid' autre répa- ear tu détÍens ~on royaume contre le droit et as tué m~)flpere
r~tion <lu'~n coup pour un coup tant que tu peux te venger; dans une bataille. le suis le fils de Kanelan~res, et SU.lSvenu
e est amsi que tu rendras célebres tes qualités chevale- ici pour te réclamer mon héritage que tu détiens, et qUJ appar-
resques. » Le roi fit de. lui un majestueux chevalíer, et on lui tenait ~ mon pere. le te demande de me le rendre honorable-
amena un beau et puissant destrier, revétu d'un caparacon ment et librement. Et je suis prét ~ te rendre tout service qui
~ouge, ent~ela~é d'or, et portant des images de lions. Ce méme incombe ~ l'honneur d'un homme libre.. »
jour, I~ roi lUI donna des chevaux et des armures pour vingt Le duc répond alors : « r: ai ap~ris comm~. un~ ch~se cer-
au~es jeunes .gens, dans son intérét, aínsi que cent autres che- taine que tu étais au service du roi Marc, qu il t av~t ~onné
valiers expénmentés qui tous devaient accompagner Tristan de bons chevaux, des armures, des étoff~s. et de.s serenes de
au sud de I.aBret.agne a~n de réclamer et défendre ses droits. qualité ; et je vois que tu es un beau chevaher. !datS ~ prét~nds
Au Il.lattn, Tristan vmt prendre congé du roi pour rentrer
que tu veux obtenir de moi ~e royau~~,. et dis que je détle~s
ch~z 101avec son pere adoptíf et ses compagnons. lIs rejoi- tes possessions contre ~e dr<;)ltet que J al tué ton p~re. Or: je
gnirent leurs bateaux er embarqu~rent avec leurs chevaux e! ne sais pas comment Je vais prendre ta requeté, SI ce n est
leu~s armes. Certains Ieverent l'ancre et hisserent la voile qui qu'll me semble que tu me cherches q~erelle et que tu vas
é~alt de toutes les couleurs, jaune et bleu, rouge et vert'. lis soulever un litige que tu ne pourras jamais mener ~ ~onne fin.
cinglerent v~ersle iarge et arriverent la OU ils le désiraient le Si tu veux réclamer ton royaume, tu devras le faite par la
plus eux-memes, au sud de la Bretagne.
force, car il n' est pas douteux que je. détiens ce que tu appelles
L:orsqu~íls furent parvenus au port, ils débarquerent devant ton royaume, que ce soit ~ bon droit ou non. Quant ~ 1 accu-
la cut qur s'appeñe Ermenía": et ils virent lá le plus puissant
sation d'avoir tué ton pere que tu portes contre mor, ~u auras
des cMteau~ un grand et beau cháteau, inexpugnable de besoin de toutes tes forces pour soutenír cene accuseuon. cae
qudque mamtre que ce soit. Ce cháteau avaít appartenu au jarnais nous n' en renierons ni n' en dissimulerons la respon-
sabilité devant toi, ,. .
1. n M; poumút bien que ce détail ait ~Ié rajouté en Scandinavie oü de telles Tristan dit alors : «Quiconque tue U,nhomme er avoue sa
voi.Iu lfaient ~. mort, doit en donner réparation ~ ses amis, Tu avoues ~ présent
2. Séfun Gout~ '; Sir T~lrem qui Suivenl aussi Thomas, le pays d' origine A la fois que tu détiens mon royaume eontre ,le droít et que
« Kandangn:;s _ 1 fnnéme el non le Loonois. tu as tué mon pere. le te demande done de m 3C\."Qfder ~
524 La Saga de Tristan et Yseut Tristan remet son royaume a Roald 525

ration pour ces deux délits, puisque tu ne peux nier ni l'un la route par laquelle Tristan était parti : ils devaient lui venir
ni l'autre.,. en aide s'i1 en avaít besoin, ou s'Il voulait aller visiter quelque
Le duc dit alors : «Tais-toi, rustre ! Tu es plein d'arrogance, autre de ses cités, faire en sorte qu'il puisse s'y rendre sans
tu es un fils de pute, tu ne sais pas qui r'a engendré et tu dis danger el sans eraindre ses ennemis.
des mensonges sur ton pere.» Ceux qui poursuivaient Tristan et ses hommes ne savaient
Tristan se mit alors en colere et .dit : «Duc tu as mentí pas 01) il allait chercher refuge; il se retouma tres souvent
ear je su.is .l'enfant d'un mariage légitime. le' le prouverai contre eux et avec la plus grande vivacité, et tua ceux qui
eontre tot SI tu oses approfondir toi-rnéme la question plus étaient le plus pres de lui. Ils le poursuivirent ainsi
avant. »
longtemps.
~rsque ~e ~uc entendit les paroles de Tristan lui disant Finalement, les soixante hommes arriverent au galop dan s
qu il mentan, il bondit rempli de colere et de méchanceté leurdirection. lIs abaísserent leur lance pour l'attaque et frap-
s'ava~~a vers Tristan et lui donna de toute sa force un coup perent aussitót de leur épée si vaillamment et si bravement
de pomg dans les dents. Tristan tira aussitót son épée, lui qu'ils repousserent les premiers rangs des poursuiv~ts et .tu~-
ass~na sur la téte un coup qui pénétra jusqu'aux yeux, et le rent tous ceux qui leur firent face. Quant A ceux qUI restaient,
projeta par terre pres de lui, mort, sous les yeux de toute sa ils prirent la fuite. Mais Tristan et ses compagnons les pour-
cour. Les compagnons de Tristan et les membres de son suivirent et les tuerent dans leur fuite comme un troupeau de
escorte étaient tres courageux : ils tirérent aussitót leurs épées moutons prenant la eourse; ils s'emparerent de beaueoup de
et s'ouvrirent un chemin au travers de la foule se trouvant chevaux et d'armures de toutes sortes, et s'en retournerent II
dans la piece ; ils frappaient des deux cótés er tuaient tous leur cháteau apres une grande victoire leur apportant un grand
ceux qu'ils pouvaient atteindre. Des que Tristan fut sorti de renom.
la salIe, il bondit sur son cheval, ainsi que tous ses Tristan était un homme tout II fait vaillant, et il s'acquit de
compagnons, chacun sur le sien; i1s prirent leurs boucliers la gloire et des éloges, devint généreux envers tous et bien-
donnerem des éperons et sortirent de la forteresse en ordre d~ aimé, estimable et honorable, noble et bien pourvu par la for-
batailIe. Celui qui veut maintenant les offenser est un imbécile. tune.
Ils transforrnent alors les escarmouches en une bataille au Il avait II présent vengé son pere par une grande victoire
cours. de laquelle plus de c~nt hommes tombent avant qu'i1s lui apportant du renom, ~t iI ~nvoya c~ereher .tous les nobl~s
se retirent. En effet, toute l armée du duc s'équipa pour aller de son royaume. Quand 1Is arriverent, il leur .dtt : 4< Mes ,!""s!
,,:enger la mort de leu.r seigneur, et cinq cents hommes sor- je suis votre seigneur loyal, le neveu du roi Marc. Il n ~. m
urent, tous en armes; lis poursuivirent Tristan A toute vitesse fils, ni fille, ni héritier légal; je s~is done so~ seul .hénuer
si bien que ceux qui avaient les chevaux les plus rapides s~ légal. le veux revenir aupres de IUI et le servir aUSSIhon?-
rapprocherent de ses compagnons. rablement que possible. Je remets II ~oald, m0f.1pere adoptif,
cette cité avec tous ses revenus. PuIS apres lui, que son fils
la détienne. C'est en raison de la grande peine et des fatigues
25. Tristan remet son royaume a Roald et rentre qu'il a supportées II cause de moi, ai~si que pour les soms
en Angleterre " attentifs qu'il m'a prodigués et I'estimable honneu~ dans
lequel il m' a tenu dans mon enfance .. Soyez tous obéls~ants
. !ristan a~ait tué le duc Morgan et maint chevalier, el reve- et dévoués envers lui, Dorénavant je 1U1 confere mes df(:)l~ et
natt chez IUl en toute bate. Mais les Bretons le poursuivaient, mon rango A présent je désire m'en aller avec votre ~tté et
une. grande masse de gens, et le menacaient, disant qu'ils votre congé.» Et il les embrassa tous, les yeux pleíns de
~ent. ven~er leur seigneur. Lorsque ieur avant-garde les larmes. d ~
reJotgrnt. Tnstan er ses hommes se retournerent contre eux et Puis il monta sur son cheval, ses hommes en firent e meme,
Iear op~rent une résistance sí vaillante qu'ils les tuérent et ils s'en allerent au bateau. lls íeverent I'ancre, hi~~t la
WU$ et pnrent leurs chevaux. lis se vengerent si bien de voile et cinglerent vers le large .. Ses s,!~ets. ~emeurment.
!'offi::nse quí Ieur avaír été faite que les vaincus ne devaient peinés pleurant son départ, regrettaient qu II n att pas voulu
JatIDUS regagner Ieur réputation. rester plus longtemps avee eux, e! dés~ent ardemment son
Le méme jour, le maréchal Roald fitéquiper soixante che- retour. lIs étaient une nouvelle fOlS contnstés par son dépan
valiets d'annes fiables et de bons chevaux, et les envoya sur loin d'eux.
526 La Saga de Tristan et Yseut Le tribut irlandais prélevé sur l'Angleterre 527

26. Le tribut trlandais prélevé sur l'Angleterre une telle servitude et II un tel esclavage. Seigneur Dieu, tu es
bien patient pour supporter de telles choses ! Prends pitié de
L'histoire de Tristan nous dit II présent que les Irlandais cepénible malheur. Des h?mmes puissants se lamen~ent. Les
prélevaient II cette époque un tribut sur l' Angleterre, et i1s femmes pleuraient et allaíent mal. Les enfants hur~lU~nt. ~s
l'avaient exigé-pendant de nombreuses années. En effet, les meresmaudissaient les peres et leurs enfants, eux qua n osaíent
Irlandais aimaient beaucoup l' Angleterre, car le roi qui régnait pas protéger leurs enfants de la mísere en s' attaquant A ceux
alors sur l' Angleterre était incapable de se défendre, aussi qui les leur prenaient. Elles le.s traitaient dt: pc;ure,!x, de dés-
l' Angleterre fut longtemps soumise au tribut irlandais. Un pre- bonorés de dominés et de vamcus, eux qua n osaíent pas se
mier tribut avait été payé au roi de Rome, d'une somme de battre c~ntre Morholt qui réclamait le tribut. En effet, ils
trois cents livres en pieces de monnaie. Les Irlandais préle- savaient qu'il était le plus rude, qu'il était farouche, d'un~
vaient en premier un tribut en laiton et en cuivre, la seconde force inépuisable, infati!;able ~s les pass~~ d'armes, har~l
année en argent pur, la troísíeme en or raffiné, et-cela devait dans les joutes, bien báti ; et e est pourquoi ti ne se trouvait
étre mis de cóté pour les besoins des uns et des autres. La pas un hornme A cet endroit qui ne préférát pas livrer ses
quatrieme année, le roi et les nobles d' Angleterre devaient se enfants II la servitude et II l' esclavage, plutót que de s' aban-
rassembler en Irlande pour y entendre les lois, rendre la justice donner soi-méme A la mort. Ainsi, personne n'osait se battre
et faire exécuter les peines de tous les condamnés. Mais le avec lui, car personne n'avait l'espoir de l'eml?0rt~r.
cínquiéme hiver, le tribut devait consister en soixante garcons, Quand Tristan parvint dans la grande salle, ti vít lA toute
les plus beaux qui se puissent trouver, et que 1'0n devait livrer l'assemblée des hornmes les plus éminents de ce royaume.
car ils étaient réclarnés par le roi d' Irlande pour le servir en Tous se lamentaíent sur leurs peines, eux qui devaient payer
tant que pages. L'on tirait alors au sort parrni les vassaux et un tel tributo Tristan vit leur tristes se, leur affliction ; beaucoup
autres nobles pour savoir lesquels devraient abandonner leurs pleuraient. Il demanda pour quelle raison ils se trouvaient dans
enfants. Et ceux que le sort désignait devaient livrer leur pro- cet état. , . .
géniture - méme s'il s'agissait d'un enfant unique - des que «C' est IIcause du tribut, dirent-ils, que Morholt, 1 émissaíre
ron envoyait chercher le tributo du roi d'Irlande, a l'habitude de prélever. n est ve~u le cher-
Tristan débarqua en Angleterre dans le port qu'il désirait, cher et le réclamer aux nobles de ce royaume, qUl.sont tous
c'était l'année oü le roi d'Irlande demandait des enfants rassemblés id pour tírer au sort les enfants qui devront
cornme tributo Et celui qui venait le prélever avait débarqué partír.» . .
d'un riche dromon. Quand Tristan entra dans la grande salle du cháteau, ti était
Il y avait en Irlande un puissant héros, jeune et méchant, déj1 triste; 1 présent il était c:ncore plus triste, car il trouva
fort et sévere, qui venait chaque été en Angleterre pour y Il les plus glorieux nobles qUI fussent en ce royaume : tous
prélever le tributo Et si on lui refusait le tribut, il entendait étaient IIgenoux devant ceux qui devaient tirer au son! chacun
aller le réclamer de force en combat singulier II celui qui lui priant Dieu qu' iI lui ~ la gráce d~ le pro!éger du nrage a~
opposait résístance, car c'était de deux choses I'une : I'on sort. Il y avait 11 aUSSlles meres qua pleunuent Iears enfants ;
devait soit lui payer le tribut, soit lui livrer bataille. les enfants gémissaient et hurlaient. .. .
Tristan descendit de bateau, monta A cheval et alla au chá- C'est II ce moment qu'arriva Tristan, le btenveiIJant, ~t iI
teau oü se trouvaient le roi, ainsi que des ducs, des corntes, dit A haute voíx : «Nobles seigneurs, que Dieu vo~ bénisse
des vassaux et un grand nombre de chevaliers, car on les avait tous et vous délivre de cet esclavage, de cene semtud~ ~
convoqué! la Étaient également venues III les plus riches cette honte et de ce déshonneur qui sont les v6tres. Mais il
fernmes avec leurs fils. Et I'on devait tirer au sort lesquels me semble extraordinaire que dans la si grande assemblée que
d'entre eux devraíent constítuer le tribut pour l'Irlande. Toutes je vois id, il ne se trouve perso~e qui ose ~dre vQtte
les femmes se Iamentaient sur leur affliction et Ieurs peines. liberté ou vous libérer de la servitude ':t de .I esclavage en
Cbacune d'elíes craignait pour son fils qu'on ne le tirát au acceptant aujourd'hui méme un combat SlIlgulier ~~ m~
son, cae il était inutile ensuite de s'y opposer ou de regretter. un terme au malheur quí vous accab~e. de .fa~ qu il ne SQ1t
El c'était un comportement justifié que de s'affliger d'un telle plus jamais besoin de tirer au sort m de livre.r vOS enfanu ~
tyranníe quí for~ait les gens 11 livrer leurs enfants A I'exil, aux la servitude. En vérité, ce pays est mamtenant peup1é
dangers et ~ la mísere. C' est une terrible peine et un pénible d'esclavesv a moins que vous vous Jibériez de rescla~e. ~
tourment que de voír des enfants de si haut lignage livrés ~ effet, vous éres tous des esclaves et non des chevaJiers. s il
528 La Saga de Tristan et Yseut Tristan s'entretient avec Morholt 529

repart avec le tribut, et .que tout le pays soit ranconné el vous étes soumis ti I'oppression et ti l'injustice lorsque les
ravagé. Votre man.que de courage me semble si grand que lrlandais ont pillé votre pays er ont porté la guerre en Angle-
vous ne vops SOUCl~Z rnéme pas de I'endroit oü vos enfants terre, alors que les hommes de ce pays ne pouvaient se
vont connartre la mísere et la déchéance, puisque vous avez défendre ni autrement faire la paix avec eux qu'en s'assujet-
renoncé A les garder A I'abrí de votre autoríté. A présent, si tissant ti leur payer un tribut - et il en a toujours été ainsi
vous voulez suivre mon conseil, vous ne laisserez pas partir depuis. Or, la sujétion n'est pas une condition juste mais une
vos enfan~ ~t ne payerez pas le tribut A I'émissaire. Choisissez honte manifeste et un traitement exécrable. Ainsi, il n'est pas
done celuí d entre vous tous qui est le plus vaillant et le plus juste de payer le tribut, du moment qu'Il a toujours été prélevé
rude da~s lespasses d'armes, qui est versé dans l'art de la abusivement - puisque ce qui est prélevé gráce ti la sujétion
che.vale~e, puissant et brave. Il devra affronter en combat sin- est injuste. Or il est versé dans la sujétion et c'est une exactíon,
gulier 1 homm~ qUI réclame le tribut, et ce dernier se rendra si l'on en juge d'apres le droit, Tout le bien que l'on obtient
A v~us lorsqu 1I aura été vaincu et défait sur le champ de par spoliation, oü que ce soit, est mal acquis ; comme la spo-
bataille. SI o,~ ne Atrouve personne qui soit supéríeur ti moi, Jiation est contraire au droit, Morholt n'obtiendra rien de nous
alors dans l tntéret de mon parent, le roi, je me battrai contrairement au droit. S'H veut emmener des enfants, cela
v~lonlIers en c0!llbat singulier avec toute la force que Dieu ne se fera jamais avec notre consenternent. »
m, a. accordée. ~I cet homme est fort, Dieu a la puissance de Mais Morholt déclara qu'il avait le droit de les prendre.
I? aider, d~ déhvrer vos enfants et d'obtenir de force votre Tristan dit : «Il ressort de tes propres paroles que tu n' as
Itberté; ~~eux vaut cela plutót que de le laisser partir dans pas le droit de prélever aucun tribut ici ni de l' emmener loin
ces, condítions avec vos enfants et vos biens, sans le mettre d'ici ; aussi, nous alIons nous défendre par la force et nous
ti. 1 épreuve et sans .l~ jauger, et qu'il ernporte avec lui vos n'y renoncerons que contraints par la force. Ce que tu veux
nchesses et vos héritiers. A présent, levez-vous ímmédíate- prendre par la force, nous le défendrons par la force; puísqu' il
ment et cess~z ce que vous faites. 11ne pourra jamais se vanter faut combattre la force par la force, que I' emporte celui dont
de nous avoir trouvés tous manquant de courage.» les prétentions sont les plus justes ! Nous allons lui faire
comprendre que tout ce qu'ils tiennent pour fondé est
injuste. »
27. Tristan s 'entretiem avec Morholt Lorsque Tristan eut parlé ainsi, Morholt bondit immédia-
tement et resta debout : il paraissait large de vísage, de haute
.Le ~o! Marc dit alors.: <~ Grand merci, mon cher parent! stature et rnusclé, tour ti fait vigoureux. Il parla alors, d'une
Viens ICI et ernbrasse-moí. SI tu regagnes notre liberté tu seras voix forte sortant d'une gorge puissante : «Je saisis bien ce
I'héritier de tout rnon royaume. Personne n'est plus digne de que vous avez été amenés A dire dans votre folie : vous ne
le posséder que toi puisque tu es mon neveu.» voulez pas me payer le tribut ni le verser gracieus~~ent, ma!s
Tristan s'avanca el embra~sa le ;oi, son parent, ainsi que plutót me résister par la force pour. le garde.r. ~a~s)~ ne ,SUIS
tous les vassaux et les chevaliers qUI se trouvaient la. Il donna pas prét maintenant pour une bataille, car je n al. ICI q':l une
alors son gant au roi afin de confirmer le duel avec Morhol!. petite troupe. Quand j'ai débarqué en Cornouailles, J~ .ne
Tous le remerciérenr, les jeunes comme les vieux lui dísant pensais pas avoir besoin d'une telle armée, ou que vous mez
qu'i! allaít obt~nir la victoire sur l'ennemi de son ;eigneur el me refuser le tribut, rompre vos serments, el me repousser.
restaurer leur liberté, et qu'ils le chériraient, l'honoreraient el Mais puisque j'ai peu d'hommes avec moíet que je n~ suis
I~ serviraient toujours comme leur seigneur, puisqu'il voulait pas prét pour la bataille, que l'un d'entre vous vienne
bien étre leur seigneur el leur protecteur. m'affronter en combar singulier afin de prouver que vous
Ens~ite ils firent chercher Morholt. II pensaít qu'ils avaíent n'étes pas tenus de me payer le tribut, Si j'échoue dans mes
alors tiré au sort et qu' il allait prendre les enfants. prétentions, vous serez justement et honorablemen~. libres. A
Quand Tristan vit entrer et s'asseoír Morholt il dit A haute présent, si quelqu'un ose prendre votre défense, qu 1I accepte
voíx : «Écoutez, seigneurs et nobles, vassaux' et chevaliers mon gant.» .'
jeunes et vieux, qui étes rassemblés ici ! Morholt est venu id Tristan se tenait tout pres, vaillant et digne, hardi e.n paroles
et I?rétend que vous devez payer un tribut paree qu'i1 est et séduisant : il se leva aussitót, s'approcha de IUI et dlt :
habitué A en prélever un chaque année. Mais il vous a été « Voici celui qui va sopposer A toi et soutenir, que n?us ~e
imposé par abus de pouvoir, par la force et la tyrannie, et vous sommes tenus A payer aucun tribut, et que nous n avons jamais
Tristan tue Morho/t en combar singu/ier 531
530 La Saga de Tristan et Yseut
I'autre: ce fut une charge si violente et s~rude q~'ils ~rise~ent
rompu de serments envers toi. Je vais défendre cene vision lebois de leurs lances. Mais leurs bouclters étaient SI soltdes
des c.hoses contre toi, et en faire la preuve contre toi-m~me.
qu'ils résísterent. Aussitót, ils tírerent leur épée et se donne-
Va vI~e prendre tes armes, car je me dépéche d'aller prendre
les nuennes afin de prouver que c'est la vérité.» rentde durs coups. si bien que des étincelles volaie!1t de l~ufS
beaumes,leurs épées,et leurs broignes. Tri.stan était hardi a~
combat et Morholt était solidement báti, grand, et avait
28. Tristan tue Morholt en combat singulier I'expérlence des c~mbats ,longs e~ durs. Quand l'un des deux
ouvraitsa garde, 1 autre 1 attaquait pour l~ mettre II mal; Les
Leur engagement il s'affronter en combat singulier est beaumes se bosselaient sous les coups d ~pée, les br01~nes
cédaient les boucliers se fendaíent, la plaine se couvraít de
confirmé. .M?rholt descendit sur le rivage et revétit son
annure. PUIS~Imonta sur so.n grand cheval équipé d'une solide fer, d·a~ier. d'omements dorés tombés des bou~liers e~ d~s
~ousse ~e.rnailles 1, suspendit a son épaule un bouclier de vingt heaumes. Ni les Irlandais ni les habitants de la cité ne s 7Stl-
hv~es, rigide, grand et épais, ceignit une épée longue et acérée, maient capables de discemer lequel d~S deux se b~ttalt le
mieux ou avait le plus de chances de 1 emporter. Tnstan se
pU1Schevaucha vers le champ de bataille en faisant gaJoper
mitdans une grande colere, brandit son épée et asséna un coup
son cheval, t~u.s les gens voyant ses capacités de cavaJier.
Tristan reveut ses armes au palais du roi : il mit de bonnes sur la téte de son adversaire, juste entre le boucher et le
g~eves d7 f7r, et deux vassaux fixerent ases pieds des éperons heaume, qui trancha la guiche, emport.a le bord du ~eaume et
d ?r. PUl S 1I enfila une solide broigne, épaisse et longue. Le un quart du bouclier rehaussé d'or bnllant et de plerre~ pré-
ror, son parent, lui ceignit une bonne épée que I'on avait cieuses arracha la broigne du bras, emporta toute la chair que
éprouvée dans mainte bataille. C'est le roi, son pere, qui avait l'épée put trancher, passa au travers de l'ar~~n et s'enfo,nc¿a
donné cette épée. a Marc, av~c. l' a.nneau que nous avons pré- deplus d'un empan dans le dos du cheval. Mais ce coup l eut
cédemment mentionné dans l histoire : c'étaient les deux biens touché plus gravement s~ l'ép~e av~t été plus longue. ~orho~t
l~s plus précieux de .tout le ~oyaume. Pui~ ils placerent sur sa frappa Tristan a l'end~01t ,ou lIle v~t ll.décou~e~, car íl tenait
tete un he~u~e clair et. bnllant, le meilíeur qui se puisse sonbouclier loin de lUI; 1 épée aneígnn sa poitnne, la ~rOlgne
trou~er. PU1Slis suspendirent a son épaule un solide bouclier céda sous le coup, et il recut une bl~ssure tres séneuse a
garm de fer et rehaussé d'or, et amenerent un cheval bai bien l'endroit oü pénétra l'épée : il s'en fallait de peu que Morholt
recouvert d'une housse demailles.Tristan monta sur le cheval ne l' ait tué.
et prit co~gé. du roi et de tous ses amis. Le sort de Tristan Morholt lui dit alors : « 11 est clair a présent .q~e .tu défends
I~s. remph~satt tous de crainte, el tous appelaient sur lui la une mauvaise cause. 11eüt mieux valu, poursulvlH1, payer le
Plt!~ de DI7u et le recommandaient a Dieu tout-puissant pour tribut plutót que tu connusses la honre et le déshonneur, car
qu ti le délivrát de cette tache périlleuse. Puis il se hita d'aller toutes les blessures qu'inflige mon épée sont mortelles En
combattre son ennemi afin de défendre la liberté de toute effet elle est enduite de poison des deux cótés, Jarnaís on ne
l' Angleterre centre l' émissaire du roi d'Irlande. lrou~era de médecin qui puisse soigner cette blessure, ma.sceur
. ~or~olt était fort, musclé, fier et de haute stature. I1 ne mise a part : elle seule connalt les .vertus et le~ pouvOlrs <l:e
crargnau aucun chevalier au monde. Il était le frere de la reine toutes les plantes et de tOUSles médlcam~nts qui pell:vent SOl-
~'Ir~de et íl réclamait le tribut pour son compte. Le roi gner les blessures. Rends-toi et tiens-tOl pour dominé, pour
1:Vatt envoyé pour cela e'.l An$leterre. n savait que la force vaincu et pour défait. Je t'accompagneraí. alors .aupres de la
d aucu~ homme ne pouvait résister a la sienne. Le moment reine par amitié pour toi, et lui demanderal de soigner ta bles-
est mamte~ant ~enu d'en faire l'épreuve. sure. Ensuite nous serons compagn0!ls a, t?~t J~ats. el ~O~l
S.ur ce, tI po.t devant Iuí son bouclier pour se protéger, mon bien sera a ta dispos~tion. <:ar je n al J~mals trouv e
abaissa sa ~.lere pour l' ~ttaque, donna de l' éperon il son chevalier sur lequel je pUIsse faire autant d éloges que sur
cheval et se dirigea vers Tnstan. Aussitót Tristan touma son
bouclier devant lui et prit sa lance pour l' attaque. Quand ils tOlirlstan répond alors : « le ne renoncerai h mon, mérite ei
se renoontr~rent, chacun d' eux frappa dans le bouclier de ~ ma prouesse pour aucun des services que ~ m Qffres. re
prerere de beaucoup mourir en cornbat .slI~gulter pl~t6t que
rdre mon honneur dans la honte. Jamaís jC ne m~ compor-
ierai si mal a cause de quelque blessure que re SOl!, re que
L C'~ l'tquívalent poor les chevaux des cortes de mailles.
532 La Saga de Tristan et Yseut
Le cadavre de Morholt est amené a Dublin 533
je croi~ toujours pouvoir te prouver. Dieu est tout-puissant
p,o~r m aider .et défendre dans sa pitié notre liberté contretoi, d'berbes,et ils placerent des emplátres sur les plaies afin de
J al bon espoir de pouvoir encore me venger. Je vais te rendre fairesortir le poison.
co~p pour co~P\ de facon que l' Angleterre soit pour toujours Tristan éprouvait une grande douleur, le roi et la cour une
déhvrée de toi, A présent tu te réjouis, mais ce soir tu ne Ceras Jf8Ddetristesse, ainsi que les gens du pays, car tous craí-
aucun éloge".» gnaientqu'il ne mourüt, Ses blessures devinrent noires, et ni
Tou,~ les .hommes et les femmes furent désolés et atterrés, lesherbes ni les potions ne lui apporterent la guérison. Ils lui
lor~qu I~Svnent.le cheval de Tristan tout recouvert de sang; JftPar~rent une jolie chambre et tendirent de précieuses
et .ils prierent ~Ieu de le délivrer. des tourments et des périls. tenturesde soie, añn qu'il püt reposer lA au calme.
~nstan e.nte!ldIt leu~s paroles et s'apercut alors que Morholt Les Irlandais oot l présent débarqué dans le meilleur des
I attaquaít : 1I brandit son épée de toutes ses forces et frappa pom, celui de Dublin. lis prirent le corps de Morholt, le pla-
s~r le heau~~. Le, fer céd~, l' acier se fendit, le camail ne fUl =ent sur son bouclier et le porterent par les rues. De grands
d aucune utilité ; I épée IUl rasa une partie des cheveux et de gánissements s'éleverent dans le peuple A la vue du cadavre
l~ barbe el, se ficha dans le cráne et dan s la cervelIe. Il tira deMorholt, le frere de leur belle reine Iseut. Tous les gens
vivernent l épé~ vers ~ui, car il voulait I'avoir asa disposition dela cité disaient alors : «C' est imprudemmeot que l' on a
en cas de be~olO, ~t II la fit venir a lui de toutes ses forces. ~Iamé ce tríbut,» Les émissaires prirent le corps et le por-
Toute la partie d~ I épée qui était entrée dans le cráne y resta tmnt au cháteau, Les vassaux coururent dans leur direction
alors. fíchée .. ~atS Morholt tomba mort de son cheval. pourvoir le chevalier mort .
.Tristan IU1dIt alors : «S'i1 est vrai que la reine Iseut sait Les émissaires dirent au coi A haute voix et en des termes
soigner les blessures empoisonnées, el que personne d'autre bardis : «Marc, le roi d' Angleterre, t'envoie ce message : il
!le p~ut me sec~lUri~, il l' ~st tout autant qu' elle ne pourra o'a en toute justice d'autre tribut l te payer que ce chevalier
jarnars te sec.ounr DI te sorgner ; quoi qu'il advienne de ma monoSi tu veux encore demander un tribut et lui envoyer un
bless~r~, la uenne est plus laide et plus hideuse.» émissaire, il te le renverra mono Un jeune homme de ce pays,
PUIS1I ordonna ~ux autr~s émissaires de ramener son corps hardi et vaiUant, le neveu du roi, a surpassé la vaillance de
eTi lrlande et de dire que jarnaís plus ils ne préleveraíent de Morholt, et nous l'a rendu mort, ce qui nous affligea. C'est
tribut en. A~gleterre, que ce soit. de .1'or ou de I'argent, ce unnouveau venu Ala cour du coi. On ne peut trouver d'homme
présent-~l mis a parto Les lrlandats pnrent alors son corps le plusvailIant que lui.»
descendl.rent avec beaucoup de chagrin sur le rivage daos'sa Quand le roi vit Morholt mort, il soupira de tout son cceur
tente, IUl enleverent son armure, le chargerent ensuite sur le el fut tres accablé. La tristes se se répandit alors dans toute la
bateau, larguerent les amarres et leverent I'ancre, cinglerem cour. Aussitót la beIle Iseut apprit la nouvelle. Elle quitta son
vcrs le large e,t rentrerent chez eux en lrlande. La ils racon- appartement pour se rendre daos la ~rande salle. Quand. eUe
térent ce qui s était passé, ce qui attrista tous les IrIandais. vilson frere mort, eUe tomba évanouie sur son corps, puis se
lamenta longuement sur sa mort, maudissant l' Angleterre. le,
tribu!levé en Angleterre et la malehance de Mo~holt. Puis eUe
29. Le cadavre de Morholt est amené a Dublin maudit celui qui l'avait tué et tout le pays qm devaít payer
le tribut.
Tristan s'en retourna chcz lui au palais du roi. On lui enleva lls virent alors le morceau de l'épée qui s'était cassé el qui
toutc ~on armure et l'on envoya chercher les meilleurs était resté dans le cráne, lIs prirent des pinces, arracherent te
médecms de ce roy~ume, cae la blessure était empoisonnée. morceau et le donnerent A Iseut, Aussitót elle le neuoya en
U but alors de la thénaque et des potions faites de toutes sortes enlevant la cervelIe et le sang, et le placa dans son coffret
daos l'idée qu'il rappellerait ll.chaeun ses peines, car c'était
ce morceau qui l'avait tué. Sur ce, ils enterrerent le corps avec
~. ~lon P. Schach. jl semble qu'íl y aít 111une allusion 11un vers d'unpoéme
les plus grands honneurs,
~. le: H~dm4J (!-.ts Dil~ du !r¿s·Haut), strophe 81 : ••e'est le soir qu'il
~ louer le jour.» e est-á-díre : JI De Caut louer une chose que lorsqu'on l'a
éj1l éprouvée. pas avanl. U? céJ~bre proverbe fran~ais a un sens proche : il ne
faut pas vendré la peau de I ours avant de I'avoir rué.
534 La Saga de Tristan et Yseut Tristan est soigné en Ir/ande 535

30. Tristan est soigné en Ir/ande son eompte la rumeur qu' il a bell~ apparence et grand
savoir.
.IJ faut maintenant parler de Tristan. II avait fait panser et Quand la belle et courtoise Yseut, la fille du roi, apprend
soigner sesoblessures, mai~ il ne trouvait pas de médecin dans la rumeur qui circule A son sujet, elle désire vivement le voir
le pays qUI sache le guénr. Ses blessures lui causaient de si el déeouvrir quelques-unes de ses di verses connaissances; et
grandes douleurs qu'i1 eüt préféré étre mort plutót que vivre elledemande A son pere et ~ sa mere de faire venir Tantris.
dans de te!les souffrances. II ne pouvait jamais trouver ni repos Lajeune Yseut use de tant d'habileté pour implorer son pere
m so~metl, car le poi son s' était répandu dans ses os et dans et sa mere, la reine Iseut', qu'ils demandent A Tantris de
sa chal~:.Tous ~es parents et amis supportaient tres difficile- devenirson maítre, paree qu' eUe désire au plus t6t apprendre
ment ~ etre assis pres de lui en raison de la puanteur qu'j) l jouer de la harpe, A écrire des lettres el a composer de la
exhalan. poésie.
Trista~ dit alors au roi : « Sire, j'en appelle ~ votre affection Tristan vint A l'appartement de la reine. Personne ne pouvait
pour mOI : apportez quelque réconfort ~ ma pénible existence supporterd' Y demeurer en raison de la puanteur qu' exhalaient
et donnez-moi quelque bon conseil dans ma mísere, Personne ses blessures. La reine en fut chagrinée et lui dit : «le te
parmi mes parents er mes amís ne veut venir me voir ni me secourrai avec plaisir par égard pour ma fille Yseut, afin que
ré~onfoner. C'est pourquoi je désire partir pour aller lá oil lu puisses lui enseigner du mieux que tu pourras, avec gen-
Dieu, dans sa sublime miséricorde, me fera aborder confor- tillesse et bienveillance, ce que tu sais et qu'il lui plait
rnément ~ ce dont j'ai besoin.» d'apprendre. »
Lorsque Tristan eut fini de parler et de plaindre ses Puis elle dit A une de ses femmes : « Prépare-moi imrné-
malheurs aupres du roi, le roi dit : «C'est une grande folíe diatement un contrepoison.» EIle fit appliquer un ernplátre
de ta part, ~on cher parent, que de vouloir te tuer toi-méme. qu'il garda toute la joumée, ce qui fit rapidement partir la
En un seu~jour peut se présenter une circonstance qui ne s'est puanteur de la plaie. La nuit suivante la reine se mit au travail :
pas produite pendant douze mois, de sorte que tu peux trouver elle lava la plaie de ses mains avec des simples et la ferma
du ~ecours dans un tres court laps de temps. Mais puisque tu avec un emplátre merveilleux de sorte qu 'apres un court
désires t'en aller, je vais te faire préparer un bateau avec tout moment eUe put faire sortir le pus et le poison. Dans le monde
ce que tu as besoín d'emporter.» . entier,il n'y avait de médecin qui possédát si bien des connais-
. Tristan remercia le roi, mais le roi et tous les autres appré- sanees médicales de toutes sortes, car elle savait soigner les
ciaient peu ce départ. diverses maladies et blessures que les gens peuvent contracter.
Peu apres, le bateau fut prét et pourvu de provisions suf- Elle connaissait les vertus de toutes les plantes qui servent ~
fisante,s et de tout ce qu'il avait besoin d'emporter. Tous les soulager. ElIe était au fait de toutes les techniques et de tous
gens l accompa~~rent ~Ior~ jusqu'au bateau et déplorerent les moyens de soigner qui ressortissent A l' art de la médecine.
s~n dép~. L équlpag~ s éloigna vers le large. Ceux qui res- Elle savait aussi soigner les gens qui avaient a~sorbé des
l~cnl príérenr tous Dieu de le protéger et d'avoir pitié de boissons empoisonnées, $uérir les blessures, .empo~sonnées et
lUl. les attaques faire sorur toutes sortes d mfecuons el de
Le bateau dériva si longtemps en haute mer au gré des vents douleurs de 'tous les membres, si bien qu'Il n'y avait nulle
el des cou~ants qu.'i1s ne savaient pas oü ils allaient, mais part de savant qui füt plus habile ou meiUeur en matiere médi-
fi~aleme~t ils p~tnrenl en Irlande, et on leur apprit tout de cale. .
surte oü íts avarent débarqué. Tristan fut rempli de crainte ~ Lorsqu' eIle eut ouvert la plaíe, enlevé toute la .ch~ mort<:.
cause de sa venue en cet endroít-la : il redoutait que le roi el et fait sortir completement le poi son, to':!te la chaír VIve c:pnt
ses ennemís ne découvrissent qui il était ;.aussi prit-íl le nom meílleur aspect. EIle ferma alo~ la pllUe avec des emplatres
de Tanrris'. de sinsing et une pommade curanve SI fré9uernment. et.s1 éner-
n dévoíle alors ses talents A la harpe, la courtoisie et la giquement qu'au bout de quarante jours il fut aussi bíen por-
distínctíon dont íl est capable; et rapidement se répand sur

l. Le norroís utilise Mjl id un jeu de deux noms tres prod1es ! lslilld el


1. Le pseedonyme es! Trantrís en norrois, puísque le nom de d~part est Isodd, que nous rendons par le jeu Yseut-Iseut. n en ••••.• de m.eme qumd
Tristram. app8l'll1"tral'l!pouse de Trislan.
536 La Saga de Tristan et Yseut Tristan arrive en Cornouailles 537

t~t que s'il n'avait jamais été blessé. Il redevint aussi fort apaiserleur peine. Faites préparer mon bateau : je désire m'en
qu aUPa:av~nt et. fut completemenj rétabli. alIerA présent avec votre congé. Que Dieu vous remercie et
Tantris s apphqua alors nuit et jour de [Out son ceur A vousrecompense pour toútes les bonnes actions que vous avez
apprendre a y seut a jouer de la harpe et de toutes sortes d'ins- gentiment et gracieusement accomplies en ma faveur,
truments a cordes, a écrire .et a composer des lettres, et A comblanttous mes besoíns.»
conn~í'tre tous les arts. Yseut apprit tres bien aupres de lui. La reine dit alors : « Cher ami, ton bateau sera tout de suite
AUSSI,dans tout le royaume elle acquit la glorieuse réputation pretsi tu le désires. VoilA ce que nous rapporte d'héberger
de posséder. des conn~ssances variées qu'elJe avait acquises un étranger. Tu nous abandonnes pour tes amis au moment
aupres de 1~1en s' apphquant. ~a m~r~ se réjouit de voir qu' eUe 00 nous désirons le plus te garder, et ne prends pas en compte
aV3.1tacquis aupres de Tantns de SI belJes connaissances et lesgrands efforts que nous avons faits pour toi, Mais puisque
un~ sagesse SI renommée. Son pere se réjouít également de tu Deveux plus nous servir, nous ne voulons pas te retenir de
voir qu'elIe avait tant appris en peu de temps et il l'envoya force.Tu auras ton bateau tout préparé des que tu voudras
chercher afín qu'eUe lui jouát de la harpe pou'r son plaisir et partir,avec la bénédiction de Dieu et notre permission, pour
P?ur tous les autres noble.s.. Elle montra alors sa sagesse dans allerla OU il te plaira. Au moment du départ, je te donnerai
diverses réponses et opmions qu ' elJe exprima devant les pourta subsistance un marc d'or pur.»
homme~ les plus avisés. ElIe faisait la plus grande joie de son Tristan prit l' or et la remercia pour sa pitié et sa gentillesse,
pere nurt et jour, car il n'avait pas d'autre enfant qu'elIe- sesriches dons et sa parfaite bonté. Pourtant, si la reine avait
méme, et elle était son plus grand réconfort. pu lui donner des conseils, elle aurait préféré qu'il demeurát
plutlltque de le voir partir aussi víte.
Tristan prit alors sa harpe et se rendit au bateau en s'amu-
31. Tristan pense a rentrer che; lui sant; son bateau était bien équipé de tout ce qui était néces-
saire. Sur ce, Tristan monta a bord, trouva un bon vent et
Lorsque Tristan sentit qu'i1 était guéri, qu'il avait recouvré cingla vers le large.
une. parfaíte santé, que ses chairs s'étaient refaites, et qu'il
av au retn;lUvé toute .sa force et sa beauté, il réfléchit beaucoup
a la maníere dont 1I pourrait quitter I'Irlande, car il n'osait 32. Tristan arrive en Cornouailles
pa~ reste~ la plus lo.ngtemp~. Il craignait qu'on apprít qui il
étaít et d oü 1I venau ; aUSSI se dépla~ait-il toujours en crai- Tristan fit un si bon voyage depuis l'Irlande qu'il parvint
gnant de rencontrer quelqu'un 9ui par hasard le reconnür, 1I en Cornouailles 1 la OU ille voulait, au port se trouvant au pied
arret~ alors u~ plan bien réfléchi. Le lendemain il aUa trouver du cháteau du roi. Les gens qui se trouvaient lA dehors recon-
la reme, se mit a genoux devant elle et lui dit avec de belles nurent aussitót le bateau de Tristan, bondirent aussitót a bordo
el tendres expressions : demanderent OU se trouvait Tristan, le trouverent en bonne
••J~ vous remercíe, noble dame, au nom de Dieu et de tous santé et de bonne humeur, le saluerent et l'accueillirent aima-
les samts, pour ce que vous avez condescendu a faire et pour blement. Il débarqua et íls luí amenerent un cheval grand el
votre bonne voI?nté, pourvos estimables services et pour votre puissant. Il monta sur ce chev~ et s'en alla ainsi au ~Mt~au.
honorable gentillesse, puisque vous avez guéri ma blessure, Les hommes au service du roi coururent dans leur direction,
consol~ ma peine a~ablante, et avez généreusement pris soin les jeunes et les vieux l'accueillirent et se réjouirent tres vive-
de .mO!. le ~ous SUIS tout dévoué, je suis a votre disposition, ment comme s'Il était revenu d'entre les morts.
el Je me dois de vous honorer de toutes les facons en entre. Quand le roi apprit la nouvelle, il bondit i~médíatement
ren~t une parfaite arnitié el une infrangible affection. A pré- sur ses pieds, alla a sa rencontre, le salua aimablement et
senr Je ~eux rentrer chez moi avec votre congé et alter vísiter I'embrassa. Lorsque le roi se fut assis p.r~sdt?lui, Trist~.parl.a
mes amrs 7t mes parents. Tant que je vivrai, je demeurerai ~ de ses voyages au roi, lui apprenant oü ti a~3.1tété et qur 1 av~t
vo.tre service. Mes parents el mes amis ne savent pas oü je soigné. n lui dit qu'il avait trouvé de I'aide en Irlande, qu'Il
SUiS. a!!é. n,í s~)e suí~ vivant ou mort; en effet, quand je suis
P.artl.J av~s lldée d al,ler en Espagne car je voulais apprendre 1. Dan. ce chapitre commc dan! quelques autres l'on uouve Btetagne (Bu/-
1 ~n01me et acq~énr .la connaíssance de matíeres quí me land) Ala place de Comouailles (Kombretaland), ce qui doit!tte une =nr de
son; mconnues. Mais rnamtenant je désire visiter mes amis et scribe.
538 La Saga de Tristan et Yseut Le roi accepte de demander la main d'Yseut 539

avait concu des ruses el des mensonges pour se tirer d'affaire, gagner,non point du diserédit, mais bien plutót votre gratitude
et que la reine elle-rnérne l'avait honorablement soigné au el votre parfaite bienveillance, Ainsi puisque vous nous avez
moyen d'effieaees médecines. Toute la eour du roi qui enten- confié ee projet et que vous vous en étes remis ~ notre pré-
dait ees paroles s'étonnait d'apprendre une telle nouveUe, voyance, nous ferons pour vous le choix que vous pourriez
paree que tous pensaient qu'il était si impotent et si faible vous-méme sóuhaiter.»
lorsqu'íl partit qu'il ne reviendrait ni ne les reverrait jamais. Le roi dit alors : «Je veux bien qu'il en soit ainsi. Je vous
D'aueuns disaient qu'il devait posséder quelque eonnaissance fixe un délai de quarante jours. A. ce moment-la, faites-moi
ou pouvoir extraordinaire puisqu'il avait éehappé A de tels pan de votre décision ; et dans le eas oü elle me eo~viendrait,
ennemis. Mais d'autres disaient qu'il savait transfonner l'état je la suivrai volontiers si elle mene a un bon manage.»
d'esprit des gens. On disait qu'il allait se venger de tous ceux
qui I' avaient abandonné quand il était malade.
Les comtes et les chevaliers, les vassaux et les homrnes les 33. Le roi accepte de demander la main d'Yseut
plus puissants de Comouailles se mirent alors a craindre
Tristan a cause de sa sagesse et de ses pouvoirs, et redoutaient Quand le jour fixé arriva, tous se rendiren~ chez le roi, paree
qu'il succédát a son oncle sur le tróne, et qu'a ce moment-lá qu'ils voulaient jouer un mauvais tour a Tnstan. En effet, on
il voulílt se venger et s'opposer vivement a ceux qui l'avaient laisse rarement en paix un homme qu'on est résolu a ha·~r.Ils
honteusement abandonné quand il avait connu la maladie et voulaient que le roi prít pour épouse une femme dont 11'put
la misére. lis comploterent en secret un plan contre Tristan, avoir un héritier. Mais le roi ne désirait en aucune maniere
paree qu'Ils avaient peur de lui et enviaient sa bonté, son se rnarier avee quelque femme que ce soit, a moins qu'elle
intelligence et sa gentillesse. Puis ils révélerent le plan qu'ils fOtson égale par le lignage, qu'elle fOt intelligente, distinguée
avaient concu : il convenait que le roi se mariát et engendrát en toutes ses manieres et cultivée, célebre et renommée. Il
un héritier, du sexe que Dieu voudrait, garcon ou fille, qui désirait examiner avee attention leur décision pour la seule
apres sa mort pourrait gouvemer son royaume et lui succéder. raison qu'Il ne voulait pas épouser une fem?le qui ne corres-
lis s'assernblerent tous en présence du roi et lui révélerent pondit point a ce que nous venons de décnre.
leur plan : ils lui affirmerent et confirmerent que s'Il ne se «Messire le roi, dit l'un d'eux, le jour que vous nous avez
mariait pas au plus tot avee une femme dont il pOt obtenir un fixéest arrivé; e'est aujourd'hui que nous devons vous do~ner
héritier, lequel pourrait gouvemer son royaume apres sa mort, le nom d'une femme qu'il eonvient conformément a la ralso~
alors il était 1leraindre qu'une guerre éclatát et que s'ernparát et ~ votre réputation que vous preniez pour royale épouse, qui
du tróne quelqu'un réclarnant injustement le royaume. C'est n'est pas d'un lignage inférieur au vótre, et que vous nous
pourquoi ils ajouterent qu'ils ne voulaient plus servir le roi ~ avez demandé de choisir pour vous. Or, vous avez souvent
aueun prix, a moins que leur eonseil lui eonvint. entendu dire que le roi d'Irlande avait une ,~lle d'~ne grande
~ coi répondit alors : « Je vous remercie pour. votre bien- beauté, si bien pourvue de dons naturels qu 11n.e ~Ul manqu~t
veillance, et paree que, prenant soin de mon honneur et vous ni la gentillesse ni la noblesse que les dames distinguées doi-
préoceupant de ma dignité future, vous désirez que je trouve vent posséder. C'est A tous égards la plus r~putée et la plus
une épouse et que j'aie un héritier qui possede mon royaume belle, la plus intelligente el la plus courtoise de tout~ les
apres ma mort. Je eomprends que vous puissiez étre effrayés femmes que les gens connaissent dans tou.s le~ pays chrétiens.
par la guerre; il eSI bon de ménager sa séeurité. Puisqu'i\ en Son lignage ne vous est pas mconnu, puisqu elle est fille de
va de mo~ honneur, je veux bien éeouter vos conseils: roi et de reine. A. présent, si vous ne voulez pas prendre pour
trouvez-moi une épouse qui soit mon égale par le lignage, épouse cene jeune fille, il n~us s~mblera que .v.ous ne voulez
I'Intelligence etla dístinction, la beauté et la courtoisie, la pas vous marier du tout, m avoir aucun héritier pour vot~
ch~teté el le noble comportement, de rnaniere que je ne me royaume. Votre neveu Tristan sait bien - el. il en sera témom
mane pas en dehors de mon rango Je ferai bien volontiers ce ici - que nous avons choisí pou~ vous la meilleure épouse que
que vous me demandez. Vous étes mes serviteurs fideles, et nous eonnaissions, ear ses qualités dépassent nos capacités ~
il n'y a pas lieu qu'aucun de vos conseils me contrarie. la décrire. » .
- Donn.ez-nous alors, seign~ur - répondirent-ils - le temps Le roi resta un moment silencieux, réfléchit 1 sa réponse
de réfléchir, el fixez-nous un jour pour la conclusion de eette et dit : «S'il se trouvaít que je veuille l'épouser, de quelle
affaire; nous vous chereherons le meilleur partí de facon ~ y maniére pourraís-je l'obtenir du moment que son pere el tous
540 La Saga de Tristan et Yseut Tristan fait volle vers l'Irlande 541

ses hommes me harssent ainsí que mon peuple, au point de arri~re-pensées. Il répondit alors judicieusement et sereine-
désir~r tuer tout étre vivant dans ce pays? Je crains, si j'y ment.
envoie mes hommes, qu'Il les déshonore et les tue, et me
«Seígneur roi, dit-il, considérez bien le voyage pour lequel
refuse sa fille : c.ela me vaudrait des moqueries et des railleries,
vousm'avez désigné. Je connais bien l'Irlande et les coutume~
un refus ~.USSIm~am~nt. ~es ennemis diraient que c'est la desIrlandais. le connais bien le roi et tous les nobles qUI
terreur qu 11 nous mspire qUInous a forcés a demander la maio I'entourent, la reine et la prineesse Yseut: Mais j'~i tué son
de sa filJe.
trere,et si je vais lá-bas demander la mam d~ la Jeun.e fiI~e
.- Seigneur, dit un vassaí, il peut souvent arriver que des et qu'ils apprennent qui je suis, ils ne me lalssero,nt jamais
rOISse fassent la guerre dan s des royaumes divers, eausant de revenirvivant. Cependant pour éviter que vous 0l! d au~es ne
longues douleurs, des dommages de toutes sortes, des mons. eencoívent de l'inimitié contre ~~i, et 'paree. que J~ désire que
Puis leurs col eres et leurs haines s'apaisent, leur hostilité se monparent puisse obtenir un héritier direct, Je feraí ce voyage
transforme en paix, leur afflietion en affection _ a cause de avecplaisir, afín d'étendre la renommée de mon parent, ~t de
filJes et de sceurs - et en amíríe tr~s précieuse, dans l'intéret réaliseree que Dieu voudra bien me pennettr~, en expIOl,t.an~
des descendants ~e leurs lignages. A présent, si nous pouvioos ID mieux toutes mes capacités et mes connarssances, J rrar
réaltser cette un.lOn el ce mariage dans la paíx et la joie, il donesans nul doute en Irlande afin de m'acquitter de e.ette
peut alors fort bien arriver que vous soyez en mesure de gou- mission; et si je ne peux obtenirla main d'Yseut, je ne revien-
verner toute l'Irlande, du fait que la princesse Yseut est le draipas I• » . . ,
seul enfant du roi d'Irlande.» Tristan prépara aussit6t son voyage et ehOlsl~ dans I en~ou-
Le roi dit alors : « Si cecí est possible, et peut étre eonduit ragedu roi les vingt hommes qui it sa connaissance étaient
et mené a bien dans l'honneur, je ne désire pas d'autre femme les plus braves, les plus beaux et les I?lus vaill~t.s de toute
pour épouse 9ue celle-cí, car Tristan m'a faít un grand éloge lacour, lIs se rendirent au bateau mums de provrsions abon-
de sa distinction, de sa sagesse, et de toutes les autres qualités dantes, debonnes boíssons, d'objets de prix e~ quantit~; et
qu'elle possede et qui síéent a une femme. Maintenant réflé- i1sle chargérent de bon blé, de farine et de miel, de VID et
ehissez a la rnaniere que nous devons employer pour l'obtenir, de toutes les boissons précíeuses dont des. hommes peuvent
par~e que Je ne prendrai jamais d'autre épouse si je ne peux avoir besoin. .
avoir celle-cí, » Voilá leur bateau équipé. Ils font voile vers .leurs en~emls
, Un c?mte di~ alors : «Seigneur~ personne au monde ne peut pour accomplír leur míssion. Tristan ne san pas s' ti va
1 obtenir hormis votre parent Tnstan. Il connart le roi et la demander la rnaín de la jeune fille, ou l' amener it bord par
jeune fille, er il est en tres bons termes avee la reine. Il connaít quelque ruse et s'en aller a:vec elle . .o'un ~oté, s'íl demande
en outre l'irlandais, et toute I'Irlande lui est farniliere. S'jJ S8 main, il se peut qu'on lUI oppose Immédlateme~t u~ refus.
veut bien prendre a cceur cene tache, iI peut certainement DeI'autre, s'Il I'enleve a un pere et a des parents s~pusssants,
l'obt~nir par ruse, par enlevement ou par rapt - ou alors que iIne peut pas prévoir ee qu'il en adviendra. Il en ~scuta avec
le rol accepte de la donner en mariage. » sescompagnons, maís aucun d'entre eux ne ~ut IUIdonner ~ne
réponse ou prendre une décísion, U~ déploralent leur ~SSlon,
versaient dans la tristesse el maudissaíent le~ conseilíers du
34. Tristan fait voile vers l'Irlande roi qui les avaient chargés d'une telle opér<!tlOn. . .
Tristan cinglaít a présent dans la m~r d Irl~de; u ét~t
.Tris~an a compris leur plan a présem : ils ont pu parler au contrarié et rempli d'Inquiétude. II considera qu il le~r serán
rol, IUl explíquer en insistant qu'il devaít a présent sans nul plusfacile de réussir s'H pouv~t am~ner ~seut ~~ec luí a ~ord
doute se maner - er faire en sorte qu'íl ne veuille épouser el s'enfuir avee elle. En effet, il avaít décidé qu ils se feraient
personne d'autre qu'Yseut. Il s'avísa égaJement que son parent passer pour des marchands et demeureraient lit longtemps afm
n'avaít pas d'héritier qui püt gouverner son royaume apres sa qu'en profitant des círconstances íls trouvent le moyen le plus
mort, e~ se dit que s'Il refusait de faire ce voyage, il leur habile el le plus seeret pour s'emparer d'elle.· . .
lis voguerent ainsi nuit et jour jusqu'á ce qu'Ils jeuent
donnerair des ~ou~ons, et les ameneraít él penser qu'il ne
voulait pas qn'Il y eüt d'autre héritíer que lui, Il avait ainsi
découvert toutes leurs ruses, Ieurs machinations et Ieurs
1. La négalíon es! restituée par KOlbing el Scbacb.
542 Tristan affronte le dragon . 543
La Saga de Tristan et Yseut

l'ancre devant D~blin; ils r~pouss~rent leur bateau et envoy~- denombreuses personnes : il tuait tous ceux qu'il pouvait
r~nt d~ux chevahers au roi afin d'obtenir sa pennission, sa lIIeindreavec le feu qu'il projetait hors de lui-rnérne. Il n'y
bienveillance et s~ protectíon pour vendre leurs marchandises. availpersonne dans tout ce royaume qui füt assez vaillant el
Quand les chevaher.s parvmrent chez le roi, ils le saluerent audacieuxpour oses.I'añronter. Tous les chevaliers el les
avec des paroles .amlcales car ils connaissaient bien toutes les bourgeoisfuyaient, quand ils l'entendaient venir, ~n d~sce~-
coutumes courtoises. dantsur le rivage afín d'y trouver le salut. Le roi avau fait
proclamerpar tout son royaume que s'il y ~v~t u~ chev~lier
quifílt assez hardi pour tuer le dragón, celui-ci obtíendrait s~
35. Tristan recoit la permission de vendre filleen mariage ainsi que la moitié de son royaume, et qu'Il
ses marchandises seraitpleinement honoré, lui et ses héritiers. Et le roi avait
aussifait mettre cela par écrit et l'avait confirmé en présence
Lorsque les chevaliers eurent salué le roi, ils lui dirent : detoute sa noblesse. S'y était essayé maint homme que le
«Nous sommes des marchands et voyageons de pays en pays dragonavait tué, si bien qu'il ne se trouvait perso~ne qui füt
avec nos. marchandises afin de gagner de l' argent, car nous assezaudacieux et hardi pour oser s'attaquer A IUI, ou rester
ne connaissons aucun autre métier. Nous avons chargé notee sur sa route. Les plus vaillants cherchaient aussitót leur salut
bateau en Bretagne et comptions a11eren Flandre. Mais quand dansla fuite. .
nous fümes parvenus en haute mer, une tempéte s'abattit sur Quand Tristan vit ces gens. fuir de la S?r:te, il d~man~a ~
nous et nous. fOmes tres longtemps fort violemment ballottés desIrlandais ce qui leur arrivaít et pourquoi ils fuyaíent 81nSI.
par les flots, jusqu' A ee que nous parvenions id au port. Nous lislui apprirent ce qu'il en était ~ la fois du dra~on et de la
avon.s .appris ,qu'il est dif~eile en Irlande de se procurer des décisionprise par le roi au sujet de celui qui tuerlll:t le dra~on ;
provrsions, e est pourquoi nous sommes venus ici avec un elTristan apprit précisément oü le dragon 'passalt la n';lIt, et
lourd ch.ar~ement. Si nous ob~enons votre permission et que ~quel moment ilavait l'habitude de venir dans la cité. ~l
n?~s puissrons v.endre tranquillement notre vin et nos pro- attenditjusqu' au soir sans révéler son plan A personne. Il dit
visions, nous désirons ancrer notre navíre dans le port et faire alorsau eapitaine de lui faire ame~er so~ che~a~, sa selle et
eommerce de nos marehandises. Mais si vous ne voulez pas toute son armure. Au point du jour, ¡J reveut toute son
nous dé~irons faire voile vers un autre pays. » , armure.
. Le r~1 répond alors : «le vous accorde ma permíssíon, ma
blenvell~ance et m~ protection pour que vous commerciez ici
comm~ 11vous plaira. ~ersonne ne portera d'accusation contre 36. Tristan affronte le dragon
vous ni ne vous maltraitera. Vous trouverez le meilleur accueil
et serez libres de partir quand vous le voudrez.» Le dragon suivit son habitude de yeni~ dans la ~ité A r a~be.
. Lorsqu'ils ~urent recu la permission du roí, ils le remer- Quand Tristan s'y attendait le moms, 11 entendit son en et
cíerent et revmrent au bateau. lIs l' amenerent dans le por! bondit sur son cheval sans qu'aucun de ses camarades ne le
J'~arr~rent et monterent la rente"; ils mangerent et burent: remarquát hormis le capitaine. Tris~ donna ~ors des éperons
et Jou~rent A toutes sortes de jeux de table jusqu'a la fin de el se bata autant qu'il put de gravir la. falaíse oü le dragón
la journée. Ils ne firent aucune transaction, mais s'amuserent passait la nuit. Tandis qu'il chevauchait 81nSl, beaucoup de
avec un grand plaisir et converserent courtoisement entre che- chevaliers le croisaient : ils fuyaient devant le d!~gon sur ~es
valiers distingués. chevaux rapides, tous revétus de.leur armure, cf.181entausslt6t
Au matin, des leur réveil, ils entendirent des eris qui s'éle- pourlui demander de faire d~rm-tour au plus víte afín que !e
vaient dans les rues, et des hommes et des femmes épouvantés. dragón, qui était plein de venta et, de feu, ne le tu!t paso M8Is
Ils s'apercurent aussitót que les gens, tourmentés et terrorisés il ne voulait absolument pas s en re~oumer malgré leurs
par un terrible dragón, fuyaient en descendant vers la mer afín injonctions, car il voulait prouver ~a v8l11~ce. n scruta a1o~
d'y trouver le salut. Ce dragon vivait dans ee royaume, avait devant lui et apercut le dragon. Il s av~~t en rampant, l~n~t
J'habitude de venir chaque jour dans la cité et causait la mort sa téte haute, faisait saillir ses y~ux. nrau la ~an~e, p~Jet~t
danstoutes les dírections du venm et ~u feu, SI blen qu tI tualt
el déchiquetait par le feu tout étre vívant se trouvant devant
l. Les Scandínaves avalenl I'habitude de monter des lentes sur les bateaux
au port, afin d'y passer la nuit par exemple, luí.
• 544 La Saga de Tristan el Yseut Un perfide sénéchal 545

Des que le dragon vil Tostan, i1 rugit tour rempli de rage. sa propre épée de facon qu'illui revint bien l'honneur d'avoir
M~is Tristan rassembla aussítót son courage pour prouver sa sans nul doute possible tué le dragon. 11 vint alors au grand
vatllance, donna des éperons, placa son bouclier devant lui et galop el cria ti haute voix 4ans la cité : «J' ai tué le dragon !
porta un coup de lance en avant dans sa gueule avec une force dit-il, j'ai tué le dragon! A présent, {) roi, j'ai libéré votre
et une hargne si terribles que toutes les dents du dragon qui royaume, vengé vos hommes et vos pertes. Payez-moi tout de
se trouvérent devant la lance volerent loin de son cráne. Et suite ma récompense, c'est-a-díre votre fille Yseut. Ce sont
le fer traversa aussítót le cceur et pénétra dans le ventre, si sans nul doute les condítíons, A moins que votre promesse ne
bien que Tristan enfonca une partie de sa hampe dans le cou m'ait abusé.»
et dans le tronco Mais le feu qu'il projetait toucha et tua le Lorsque le roi entendit ce qu'il prétendait avoir fait et ce
cheval. Tristan bondit alors ~ terre agilement, tira son épée, qu'il voulait, il répondit : «Je vais convoquer mon conseil
attaqua le dragon et le coupa en deux par le rnilieu. pour ee soir, et je vous ferai pan demain matin de bonne heure
Quand le dragon fut étendu mort, Tristan s'approcha de sa denotre décision. Je maintiendrai tout ce que j'ai décidé aupa-
téte, lui coupa la langue, l'enfonca dans sa heuse et s'en ravant. »
retouma par le chemin, car il ne voulait pas qu'on le vit. 1I Quand se répandit la nouvelle que la fille du roi avait été
vit alors un lac qui se trouvait dans la vaIlée pres d'un bois, donnée en maríage, des gens vinrent aussitót ases appar-
el s'y dirígea aussitót, Lorsqu'il fut presque parvenu au lac, tements. Lorsqu'elle fut assurée de ce qui arrivait, elle fut
la langue dans sa heuse s' échauffa, il respira des émanations remplie de crainte et de chagrín, car elle haíssait moins les
provenant de la langue, empoisonna tout son corps et perdí! démons de l'Enfer quece sénéchal qui prétendait l'aimer.
aussitót la parole. Il s' évanouit immédiatement, devint tout Aussi ne pouvait-elle pas I'aimer, eüt-elle recu toute la
noir, livide et gonflé. Il resta étendu dans ce triste état, affaibli richesse du monde en cadeau nuptial. Elle dit alors a sa mere :
par le poison, de sorte qu' il ne pouvait pas se mettre debout «Jamais je n'aceepterai la volonté de mon pere de me donner
ni trouver de l'aide, ti moins de bénéficier de la pitié de en mariage a ce méchant homme. Jamais Dieu ne m'a voulu
quelqu 'un d' autre. tant de mal que je le prenne pour époux. Je me tuerai avec
un couteau plutót que de tomber au pouvoir de ce traítre, de
ce bon Arien. Di'! aurait-il pris eette force d'áme et cette vail-
37. Un perfide sénéchal lance, cette bravoure et ces qualités chevaleresques, lui qui a
toujours été couard et sans courage au milieu des vaillants
Le roi avait un sénéchal'. e' était un homme tout ti fait ambí- chevaliers? Comment aurait-il pu tuer ce terrible serpent,
tieux, il était d'origine irlandaise, mal intentionné et roué, cau- quand tout homme en ce pays sait que sa lácheté lui a valu
teleux, menteur et trornpeur. Il prétendait aimer Yseut, la fille des injures et qu'Il n'ajamais fait la preuve d'aucune qualité?
du roi, et revétait chaque jour son armure pour affronter le Jamais je ne pourrai croire qu' il a tué le serpent, ni méme
dragon par amour pour elle. Mais chaque fois qu'il voyait le qu'il a pu se retoumer pour voir le serpent tant qu'il vivait.
dragon, il lancait son cheval ~ toute allure pour s'en éloigner, I1 a plutót répandu ce mensonge paree qu'il voulait par l~
si peu courageux, si craintif qu'il n'aurait pas osé se retoumer méme s'emparer de moi. Ma mere, poursuivit-elle, sortons et
pour regarder le dragon dans les yeux, méme si on lui avait allons voir le dragon; nous regarderons autour afin de décou-
offert tout l'or se trouvant a ce moment-la en Irlande. vrir qui a pu le tuer et quand il est mort, car quelqu'un parmi
Quand Tristan se porta contre le dragon, ce conseiller le ces gens doit pouvoir nous apprendre quelque chose l~-
vit, tout revétu de ses armes, l'épée a la rnain, mais il n'osa dessus. »
pas s'approcher oü que ce tüt, redoutant d'avoir a en souffrir, La reine dit alors : «A vec plaísír; ma fille, a ton gré.»
jusqu'a ce qu'il vít que le dragon était bien mort. Comme íl Elles se préparerent et sortirent du cháteau par une porte
ne vit Tristan nuIle pan, et que se trouvaient la son épée, son secrete qui donnait sur le verger; elles suivirent ensuite un
bouclier el son cheval mort, il pensa que le dragon avait a la chemin étroit qui partaít du jardin et menait a l'extérieur dans
foís tué le cheval et dévoré Tristan. Il prit alors l'épée qui se les champs, et elles trouvérent a ce mornent-lá le dragon qui
trouvait la, couverte de sang, et coupa la téte du dragon avec gisait lAmort, et le cheval devant lui sur le sable. Or, le cheval
était tout roussi et gonflé, ce qui provoqua le plus grand des
étonnements. .
1. el note 1, chap. 16. «Notre seigneur sait bien, dit Yseut, que le sénéchal n'a
546 La Saga de Tristan et Yseut La reine Iseut s'entretient avec Tristan 547

jamais possédé ce cheval. C'est le chevalier ti qui appartenait avaient rendu le repos et la vie, en le débarrassant du venin
ce cheval qui a tué le serpent, quel que soit l' endroit oü il ait qui était dans son eorps.
pu aller maintenant. » Le matin de bonne heure, le sénéehal vint au domaine royal.
Peu apres, elles virent le bouclier qui était rehaussé d'or II portait la t@tedu dragon. 11 s'avanca devant le roi et lui dit
tres pur et portait une image représentant un lion. ~ haute voix : «Sire, écoutez mes paroles. Vous avez faít
proclamer et diffuser dans tout le peuple que celui qui tuerait
leserpent recevrait votre fille en mariage. Je vous demande
38. Yseut et sa mére découvrent Tristan de tenir ~ mon endroit votre parole et la solennelle promesse
royale. Faites venir votre .pr~~nt, offrez-moi votre fille .f~
« Par ma foi, ma rnere, dit Yseut, jamais le sénéchal n'a mariage. Vous pouvez voir lel la téte du dragon que J al
porté ce bouclier, car il a été fabriqué il y a peu et il est doré coupée avee mon épée.»
ti l'intérieur comme a l'extérieur. n ne correspond pas ti la Le roi répond alors : «Je tiendrai certainement paro le.» 11
maníere de faire de notre pays. C'est (son propriétaire') qui tit venir aussitOt deux chevaliers et leur dit : «Allez ehez la
a tiré vengeance de ce serpent pour les peines qu'il nous infli- reine et dites-lui qu'elle vienne me trouver, ainsi que ma char-
geait, et notre méchant sénéchal réclame effrontément la mante fille, la princesse Yseut.»
récompense méritée par quelqu'un d'autre. Il doit avoir tué Quand les chevaliers y parvinrent, ils s'acquittérent du mes-
ce loyal chevalier.» sage du roi eomme on leur avait ordonné. La prineesse Yseut
Elles parcoururent les alentours jusquá ce qu'elles voient répond qu'elle ne peut absolument pas y aller, car sa téte et
I'endroit oü était étendu Tristan. Lorsqu'elles le trouverent, tous ses membres la font tant souffrir qu'elle ne peut trouver
elles virent qu'il était noir et gonflé. Elles comprirent qu'il nulle part ni repos ni sornmeil. Et elle demande au roi, par
était empoisonné, ce qui leur causa de la peine. La reine se égard pour son honneur, de rester tranquille ce jour-lá et de
lamenta sur les dangers que cela représentait, elle le toucha prendre du repos, car elle ne peut h présent absolument pas
de sa main et s'apercut qu'il était vivant et chaud. Elle prit s'y rendre. La reine se leva alors et accompagna les ehev~lers
alors dans sa bourse ce que nous appelons un contrepoison et chez le roi. Le roi et la reine, assistés de leurs conseíllers,
le glissa dans sa bouche, entre ses dents, mélangé ti de la repousserent alors cette décision A plus tard, et on devaít fixer
thériaque. 11 fut aussitñt purgé de toute l' action du venin, un jour au sénéchal pour la rencontre.
l'évanouissement quitta son cceur, il ouvrit les yeux et la
bouche, et dit d'une voíx intelligible : « O Seigneur, mon Dieu,
jamais auparavant je ne me suis sentí aussi oppressé. Qui 39. La reine lseut s'entretient avec Tristan
étes-vous ? Oü suis-je venu ?
- Ne crains rien. Ce mal ne te fera plus souffrir gráce ti Des qu'une datefut fixée au sénéchal.Ies vassaux rentrerent
Dieu. Tu seras bien vite guéri de cette maladie.» chez eux. A. présent les compagnons de Tristan le cherehaient
Les hommes d'escorte de la reine I'crnrnenerent si secre- partout, dans les champs et dans les bois, sur les r~utes et
tement que personne ne s'en apercut ni ne l'apprit, ceux-la dans les foréts et se lamentaient trístement sur la peine que
mis ti part. Quand ils l' eurent apporté dans les appartements leur causait s~ disparition. Ils ne savaient pas ce qu'ils
de la reine, ils lui enleverent son armure et trouverent dans devaient faire ni quelle décision il valait mieux qu'ils pren:
ses habits la langue du dragon. Aussitót la reine prépara un nent, retoumer ou rester Ia, puisqu'i1s ne savaient pas ce qUI
emplátre curatif pour faire sortir le venin; elle placa lemplátre lui était arrivé. Mais il est bien soigné dans l'apparteI!lent de
tout autour de son corps. 11agit si puissamment sur le venin la reine, la reine Iseut l' a guéri et il a maintenant repns force
et elle soigna I'intérieur de son corps avec des potions si et santé. .., . ?
efficaces, qu'Il se sentit réconforté en tout son corps. Il n'avait La reine lui dit alors : «Mon ami, qui es-tu? d oü víens-tu .
pas d'autre médecin que la reine et pas d'autre écuyer que la comment as-tu tué le dragon? Tu ressembles beaucoup ti
princesse Yseut qui le servait humblement. II les remercia Tantris qui était tres célebre ici naguere, Tu dois étre un de
souvent pour leurs multiples soins et leur gentillesse qui lui ses proches parents. De quel. r~g .es-tu? »
Tristan dit h la reine ce qUI luí semblaít bon sur leurs de~x
1. Nous avons dO restituer ces mots dans cene phrase pour la remite intelli- familles. « Madame, dit-il, je suis originaire de la Flandre, je
gible. suis venu ici faire du commerce, nous avons amarré notre
548
La Saga de Tristan et Yseut
Les compagnons de Tristan viennent a la cour 549
bateau ici avec la permission du roí qui nous a faít bon accueil
et promis la tranquillité. Or un jour, je me suis armé comme Tristan dit alors : «Dieu sait 9ue ~~ Ill;0ntrerai bien, par
les aurres cheva1iers, et suis partí enquérer sur ce grand serpent úfection pour vous, qu'il a mentí, qu ~l n a absolument. pas
dont j'avaís enrendu dire qu'il causaít des dommages A tous lUé le dragon et que jamais sa mam n approcha quand je le
les gens du pays. le voulaís prouver ma valeur et mes qualités tuai Et s'il veut se battre sur ce sujet, j~ désire. déf<:ndre la
cheva1eresques en affrontant ce terrible dragon. Il s'est trouvé 'D~esse Yseut contre lui; il ne I'obtiendra jamais pour
que, par la volonté de Dieu, je le tue, préleve sa langue sur ravoir réclamée en usant de supercherie, de mensonges, e~ ~e
sa téte el la glisse dans ma heuse. e' est alors que j' ai été brOlé 110m. rie 11 n'aurait servi ~ rien de me sauver la vie, SI je
par le venin et que tout mon corps a gonflé, si bien que j'ai refuf:ris de vous aider et de vous soutenir dans une épreuve
cm que j'allais mourir et que je suis descendu au lac. Ce aussimanifeste et dans une nécessité aussi évidente. Ál;>résent,
faisant, je suis tombé dans un tel évanouissement que je ne si cela vous agrée, madame, et ne vous conu:~e ~,
sais pas qui est venu me chercher. Que Dieu me perrneue de j'aimerais que mon écuyer vienne me retrouver, car ~ aJmer~s
0' remercier ceux quí m' ont alors porté secours, et je veux rester avoir des nouvelles de notre association commerciale et ,e
toujours redevable envcrs eux des meilleurs services dont je mes compagnons. Je sais qu'ils sont inquiets de ne pas sav,<?:r
sois capable. » ce qui m' est arrivé, et si je suis vivant ou mo~" Je. SaJS qu 1 ~
La reine dit alors : «Mon ami, c'est moi qui suis venue te oot faít des recherches et des enquétes, et qu 11s ignorent SI
chercher, qui t'ai fait porter Ici secrétement, et qui Caí purgé je suis en vie ou mort.» . ,
du venin; et A présent tu vas alIer bien. Et si tu nous récom- La reine répond : «Je t'accorde avec plaisir ce que tu
penses bien de nos soins, tu agiras alors comme un chevalier désires. » "1 ene
avisé et bien apprís, cornrne un jeune homme courtois. Nous Elle envoya le plus cher de ses pages pour q~ 1 ram
voulons A présent te dire, mon ami, ce que nous désirons sonécuyer A Tristan, car il désirait parler avec lui dece ~~n~
comme récompense. Si tu es le gentil jeune homme que nous ils avaient besoin, lui et ses compagnons, et de ce qui U1
croyons, tu nous seras d'un grand secours. Norre sénéchal a arrivait.
dit au roi qu'i1 avait tué le dragon et il veut obtenír ma fille
Yseut en mariage comme récompense. ainsi que la moitié du
pays et du royaume. El le roi veut la lui donner. Mais elIe ne 40, Les compagnons de Tristan viennent a la cour
voudra jarnais paree qu'il est stupide el gonflé d'ambition,
sinistre er mal intentionné, volage comrne une femme facíle, Tristan parle A présent avec son éc~ye~ et lui, deman~e
loyal envers personne, traítre el envieux, har et couard, er qu'i1 d'informer ses compagnons de tout ce q';l1 lU,1est !lf"vé depuis
possede maint autre défaut qu'un preux ne doit pas avoír, Et qu'il les a quittés et de leur dice cornbien 11 était heureux d~t
c'est pourquoi la princesse Yseut ne consentira jarnaís ~ honoré par la rei~e et la princesse Yseut. L'écuyer de~ce.n 1~
I'épouser; el elle se donnera plutót la mort, car sa distinction alors au rivage et donna d'abord les nouv~lles au C~PltaJ:~,
A eHe el toute sa méchanceté A luí ne peuvent a1ler ensemble. et le capitaine dit aux cheva1iers que ~nstan ~vaJt tu . e
quand bien méme iI Iui offriraít tour ce qui est précieux dans dragon et leur apprit la décision qui avan é~é. pnse au sUJet
le monde entier. Or, nous lui avons fixé une date A laquelJe de la J.~une fille, la fille du roi, et de la m~ltié du, royaume
il doit la recevoír en mariage, A moins que nous puissions
prouver centre Iui qu'Il n'a pas tué le dragon; et tu saís par-
faitemem que ce n'est pas lui qui a tué le dragon. A présent,
rage et retrouverent une g~del gaieté !le~r
excellente du moment qu Ils e. savaien
~1t~::~~
du roi d' Irlande. Ils furent tous réconfortés •.11s ~epnrent coa-

e,
~:rt!::!
tre amica-
si tu veux bien entrcprendre de défendre la jeune fille et tout
le royaume contra lui, tu nous [eras un grand honneur. tu nous
rendras un grand service, tu nous témoigneras une affection
Iégítime. et tu deviendras célebre dans tout notre royaume pour
leme~t tous les habitan:f d~~a;á~~
d'avoír recu ces nouve es .
. ur le vin et sur les noumtures. e
~:~t
santé lIs vendirent alors leur vm et remercíerent
~V{:~:

. s
l~:rJ:~~
.' 1 miel la farine et le
..

ta bienveíllance et pour ta bravoure; et outre cela tu pourras ~~ ;agn~rent r amitié. et la bienveillance de tour un chacun,
par lA meme obrenir la jeune fille en mariage et gagner un
et furent bien accueillis ~ar touéas'bl. t Tristan el A prendre
grand royaume, car le mi devra t'accorder la jeune fille en Yseut s'employa A servir agr e~en. t des
maríage avec tous les honneurs qui ont été précédemment soin de lui du mieux qu'elle ponvan en lUl.PfOCUl!ID ur
ÍIXés. »
aliments de toutes sortes do~1t son c~rps ~VaJ~ ~~nlrroi
recouvrer sa force et sa puissance, jusqu A q
550 La Saga de Tristan et Yseut La confrontation avec le sénéchal 551

d'Irlande convoque sa cour, les nobles et les vassaux, par tout chevalerie; et j'ai tué le dragon devant un grand nombre de
son royaume; en effet, il voulait offrir sa tille en mariage et vos chevaliers, lui ai coupé la téte d'un seul coup de mon
tenir sa parole rt l' endroit du sénéchal, épée, et vous pouvez voir que j' ai apporté sa tete ici. A pré-
Tristan tit dire rt ses compagnons de venir rt la cour avec sent, du fait que je l'ai tué, je vous demande, messire le roi
les vassaux du roi. Ils revétirent aussitót des habits de velours et madame la reine, que vous m'accordiez la jeune tilIe. Mais
tou.s de la méme couleur, mais leurs vétements de dessou~ si vous ne voulez pas tenir cette promesse, je suis prét ~ sou-
étaient de toutes les couleurs, faits avec de la fourrure blanehe tenir ma cause et ~ défendre mes droits contre quiconque
de la zibeline, et avec les meilleures étoffes; ils avaient été voudra me les dénier ou m'en frustrer, en m'en remettant au
f~briq~és avec beaucoup de savoir-faire, de sorte qu'íls jugement de la cour et ~ la décision d'hornmes sages.
n auraíent pu étre mieux vétus méme si chacun d'eux avait - Par ma foi, dit la princesse Yseut, ce rustre, ce rustaud
été le tres' noble roi d'un grand royaume. Ainsi habillés, ils réclame salaire et rétribution pour ce qu'il a fait. Il convient
monterent sur leurs chevaux équipés de selles dorées, et che- qu'Il l'obtíenne d'une autre maniere, sans quoi il ne méritera
vaucherent deux par deux vers le domaine royal . ils deseen- jamais d'étre récompensé. Il ne sait pas ce qu'il fait, le che-
dirent de cheval devant les marches de la grande 'salle du roi. valier qui s'attribue les exploits d'un autre, ou qui usurpe la
Leurs chevaux étaient bien nourris et avaient une bonne expé- valeur d'un autre. Le dragon t'a opposé une résistance bien
~en~e des, dures jou~cs ; ils frappaient du pied et hennissaient, trop faible : tu obtiendrais ma personne et un grand royaume
SI bien qu on pOUV3.lt les entendre dans tout le domaine royal,
Les compagnons de Tristan étaient les plus beaux des hommes pour rien du tout. 11me semble que pour gagner ma personne
et les plus vaillants au combat. Ils pénétrerent dans la grande et un si grand royaume tu dois faire plus que montrer la tete
salle et prirent courtoisement place tout pres des plus grands du dragón, car c'est une táche aisée que de la porter ici dans
vas.saux sur le plus haut banc, saluant gracieusement. Ils for- le palais du roi, Beaucoup d'hommes auraient depuis
maient un noble groupe et leurs habits étaient magnitiques. longtemps apporté ici la téte du serpent, s'ils avaient été en
Les Irlandais dirent· alors entre eux que ces Flamands for- mesure de m'obtenir aussi facilement et avec aussi peu
maient un joli groupe, el qu'un groupe de chevaliers flamands d'efforts que lorsque tu as eu la chance de couper la téte au
devait étre d'une grande distinction si de tels hommes étaient dragon. Si Dieu le veut bien, tu ne m' obtiendras pas pour un
marchands dans ce pays, « car nos hommes n' ont pas aussi cadeau nuptial aussi mini me. »
fiere allure qu'eux », Le sénéchal répond alors : t< Princesse Yseut, pourquoi
veux-tu t'opposer ~ moi en proférant contre moi de dures
paroles? Que le roi réponde donc en premier, il va nous
41. La confrontarían avec le sénéchal donner une meilleure réponse et répondre de facon plus
sensée. Il va certainement accomplir ma volonté aussi bien ~
Des qu'ils furent tous assis, la reine fut courtoisement intro- ton sujet qu'en ce qui conceme son royaume, cornme l'hon-
duite dans la grande salIe avec tous les honneurs qui lui reve- neur le lui demande. Mais toi, tu n'agis pas comme tu devrais,
naient, et elle s'assit pres du roi. Tristan qui la suivait s'assit puisque tu ne veux jamais aimer ceux qui t'aiment. Ainsi font
tout pres de la príncesse Yseut; il était beau, avait le regard la plupart des fernmes : elles se déchainent contre ceux qui
percant et était noblement vétu, Tous en le voyant se deman- les aiment, et leur adressent des reproches, alors qu' elles se
daient avec étonnement qui il était, car ils savaient qu'il n'était montrent amicales envers leurs ennemis. Une fernme hait
pas irlandais, et ils se questionnaient I'un l'autre sans que toujours un homme qui l'aime, désire ce qu'elle ne peut avoir,
personne ne püt dire qui il était. . recherche ce qu'elle ne peut atteindre et délaisse celui qu'elle
Dans la grande mas se de nobles et de vassaux qui se trou- devrait aimer. Du fait que je t'ai si fortement et si longtemps
vaient la, le sénéchal bondit soudain sur ses pieds, se mit en chérie et aimée, tous tes désirs se détoument de moi, et en
colere, se rengorgea et dit d'une voix puissante : «Sire, prétez plus de cela tu t'acharnes ~ médire de mon honneur - alors
attention ~ l'affaire qui nous occupe aujourd'hui, pour laquelle que je l'ai gagné par mon courage et par mes tres valeureuses
vous m'avez convoqué ici; il convient que vous teniez les qualités chevaleresques -, afm de m'en priver et de m'en frus-
promesses qui m'ont été faites, ~ savoir que celui qui tuerait trer. En vérité, lorsque j':-J tué le dragon, tu n'aurais pas voulu
le dragon recevrait votre tille et la moitié de votre royaume. t'y trouver, t'eüt-on offert tout ce royaume. Tu aurais eu une
Or, je suis un homme d'une grande valeur et d'une grande teUe peur que tu aurais perdu conscience au moment de voir
552 La Saga de Tristan et Yseut Yseut découvre que Tristón a tué Morholt 553

~n .dur affrontement et un terrible combat au tenne duquel je Tristan remit alors en gage son gant au roí, et le roi dit :
1 ar emporté sur le dragon et l' ai vaincu. )O
eJeme porte garant pour lui ; et les marchands flamands, ses
La. pnncesse Yseut répond alors : «Tu dis vrai, je n'auraís compagnons, constitueront rapidement sa ~an~on.» .
certamement pas osé, pour tout l' or et tous les joyaux de ce 'A ces mots, les vingt compagnons de Tnstan ~ondirent sur
r?~aume~ te. regarder tuer le dragon. Et je seraís bien misérable leurspieds - chacun d' entre eux était un ch:ev~er de grande
SIJe désírais ~o~t ce que je peux avoir, et aimais tous ceux valeur,ils étaient beaux et bien armes -, et ils dírent : «Mes-
qur veulent m aimer, Mais tu ne connais pas bien ma nature sirele roi, nous serons otages pour notre compagnon, et tout
profon~e lorsque t~ dis que: je rejette ce que je veux avoir. notrebien et nos marchandises fonneront sa cauuon, »
le désíre n;ta n~umture et le ne la !llange pas entíérement, Le roi dit alors ~ la reine : «Madame, je place cet homme
paree que je n .en veu~ qu une ~arue et non la totalité; je sousvotre pouvoir et votre protection .. S'il échoue.ou n'a .pas
mange la noumture qUI me convíent, mais pas celle qui me lecourage de tenir son engagement, je vous feraí décapíter.
trompe et .m~ dés.honore. Tu veux me posséder, mais moi je caril doit absolument défendre cette cause.»
neovoudrais j~m~s de toi. pour quelque cadeau royal que ce La reine répond alors : «Je veillerai sur lui avec tous les
SOI1. Tu ne m obtiendras jamais pour aucun des services que honneurs qui m'incombent, dans nos appartements, avec l~
tu as déjA accomplis. Et pour la grande sagesse et les exploits protectionde Díeu ; je l' accueillerai dignement et lui ass~re~1U
que tu ~e.pretes, tu rece~ras le cadeau qui te convient. On unepaisible tranquillité, si bien que personne n'osera lUI faíre
affinne lCI dans le palaís royal que quelqu'un d'autre que toi Dulleoffense.)O

a tu.é le dragon, et que tu entendais prendre la récompense Ils engag~rent alors I'un l'autre leur parole, échangerent des
~énté~ ~ar quelqu'u~ .d'autre. Mais tu ne verras jamais ce otages et ñxerent la date du duel. Tristan de~eure A présent
'jour DI n auras le plaisir de la recevoir. lO chez la reine 01) il prend des bains et. re~01t, un traítement
Le sénéchal dit alors : «Dis-moi donc qui sont ceux qui médical; on veille soigneusement sur lui, on 1 honore digne-
tie!lne~t de tels propos.car il n'y a personne dans le royaume ment et on lui accorde tout ce qu'il demande.
q~l1puisse af~nner .av~~r tué le dragon d'une facon plus véri-
dique que mor, MIUSs 1I se trouve quelqu'un qui veuille dire
le contraire, je m' opposerai Alui par les armes dans un combat 43. Yseut découvre que Tristan a tué Morholt
afin de prouver que ce qu'il prétend est faux.» '
Un jour 01) Tristan était ~ssis dans u.o bain que l'on avait
préparé pour lui avec un soin tout spécial, avec toutes sortes
42. Tristan affronte le sénéchal d'herbes médicinales, afín d'6ter les douleurs de t0ll:t son
corps,la princesse vint le trouver pour converser av~c lui. ~lle
Trista~ a écouté les paroles d'Yseut et s'est apercu qu'elle regarda son beau visage avec des yeux plems d affecuon.
ne voulait plus répondre au sénéchal. Il se mit alors Aparler réfléchit et dit : «Si cet hornme a un courage A la mesure de
hardiment. el dit avec des mots convaincants devant tous les sa carrure, on peut espérer qu'il pu}~se.se défendre c~ntre un
nobles el tou~ les membres de la eour : « Écoute sénéchal, tu autre nomme : et il est probable qu tI IUt la ~orce de hvrer un
pré~ends aV~)lr.tué le dragon paree que tu lui as pris la tete. dur combat, car il a la carrure d'un chevalier. » .
Mais en vénté 11 sera prouvé que quelqu'un d'autre se trouvait Sur' ce, elle alla regarder s.es armes. 9uand ~lle vít ses
lA avant que tu y vinsses. Je suis prét A le prouver. Si tu oses chausses de maílles et sa broígne, elle dit : « C est lA une
me contredire, tu dois te défendre toi-rnéme - si tu en as la excellente armure, et ce heaume ne cédera pas.» •EUe se
vaillance ; cela montrera si tu dis la vérité. Mais il apparaítra dirigea vers l'épée, saisit le ~mm~au et dit : « C est une
que c'est moiqui ai tué le dragon, et que tu as réclamé la longue épée; et si un preux la tíent, 11 en assénera d~s coups
rétributíon royale sans en avoir le droit. C'est ce que je suis mortels A son adversaire. Ce sont tous d~ .oons équlpe~ents
tout prét A défendre avec mes armes centre tes allégations pour des gens qui achétent et vendent palslblem~nt, et 1 épée
mensongeres, en me confonnant au décret du roí, Ala décision est magnifique, mais l'acier pourrait céder ou aV01rété corrodé
de la cour et au jugement des hommes les plus avisés.» par le venin du dragon.» - d
Le roi dit alors : « Confinnez votre duel en vous serrant la Or, comme elle était curieuse de voir I'épée, ~U~ la ,tira _u
maín, el échangez des otages et des garanties afin que les fourreau et vit immédiatement l'ébréchure qui s était flUte:
résolutíons prises soient tenues. » lorsque Tristan avait tué Morholt. De nombreuses penséeS lui
554 La Saga de Tristan et Yseut Tristan demande la main d'Yseut ... 555

vinrent alors A I'esprit : l'épée avait dü étre ébréchée fi cene ~re, que je me suís donné en otage .h ta mere et h toi; si tu
occasion-lá ; i1lui semblait qu'elle n'avait pas pu I'étre quand me tues, ta mere devra payer au roi, pour ma personne, le
le dragon fut tué, mais plutót que l' ébréchure était ancienne. dédilqu'il a luí-méme fíxé.»
Ell~ alIa alors A son coffret', et prit le morceau de lame qu'elle Quand Yseut lui entendit évoquer l'engageme~t p?ur le ?uel
a~31t conservé. EIle le placa dans l'ébréchure, el il s'y ernboí- qu'il avait contracté aupres du sénéchal, elle s avisa qu elle
tait exactement comme s'íl venait de se casser. Quand elle vil balssaitle sénéchal qui voulait l'obliger á I'épouser, plus. que
que le mor~eau prenait si parfaítement sa place dans la lame, !OUlhomme au monde. Elle touma ses regards vers Tnstan
elle fut attristée en tout son cceur, se mit aussitót A trembler quidevait la défendre, jeta l'épée et ne voulut plus le frapper.
de tout son corps de fureur et de colere, et A transpirer sous ElIese mit alors h pleurer, soupira de tout son cceur, tr~s.en
l' effet de la haine et de la raneune qui la troublaient e! la col~reet de tres méchante humeur. Mais sa nature fémtntne
tourrnentaient. . maintintl'épée h distance de sorte qu'elle l~i fi.t gr~ce. Chaque
Elle dit alors : «Ce scélérat, il a tué mon oncle. Si je ne Coisque la colere la prenait, elle brandíssaít I .épé7; m31S
le tue ras avec cette épée, je suis misérable et bonne fi rien lorsqu'elle pensait au sénéchal, sa colere dísparaissaít.
- si je ne le mets ras 11rnort et ne me réjouis pas de sa
mort.»
Elle se rendit immédiatement, l' épée dégainée, A l' endroit 44.Tristan demande la main d'Yseut au nom du roi Marc
oü Tristan était assis dans son bain, brandit aussitót l'épée
au-dessus de sa téte el lui dit : « Misérable scélérat, tu dois e'est h ce moment que la reine Iseut entra. Qu:md ~ll~ vit
mourir pour le meurtre de mon oncle que tu as osé perpétrer, sa fille l'épée a la main, elle dit : «As-~u. perdul espnt . De
Personne ne va plus te croíre, me me si tu l'es longternps dis- quoi accuses-tu le marchand?» Elle S31Sltaussítót son bras
simulé. Tu vas mourir tout de suite, sur place; et c'est avec et lui prit l' épée.
cette épée que je vais te tuer. Personne ne peut te venir en La princesse Yseut dit alors : « Ah ! ma mere, cet homme
aide maintenant.» Et elle brandit a nouveau I'épée. a tué ton frere Morholt. » . II
Mais Tristan se retourna írnmédíatement d'un bond vers la Quand sa mere comprit les paroles de la Aeune .fille, e e
jeune fille et dit : «Pitié l pitié I laisse-moi le dire un mot bondit immédiatement vers Tristan d~s. 1 mte~tion de le
avant de me tuer, Tu feras ensuite ce qu'i1 le plaira. Tu m'as frapper. Mais la princesse Yseut se ~réClp1ta et 1 arréta.
par deux fois rendu la vie, tu m'as sauvé d'une double mort, La reine dit alors : « Va-t'en ! le vais venger ,mon ~r~re.»
Tu peux me tuer san s pécher. D'abord, tu rn'as guéri quand La princesse Yseut répliqua : « Donne-mOl 1 épée . le ~eux
j'étais dans un état désespéré - a-cause d'une blessure que ven er Morholt, car je peux tuer cet homme sans encounr les
j'avais recue d'une épée empoisonnée -, c'est alors queje t'ai me!es reproches que toi. Il est ton otage et a été placé JO~s
appris A jouer de la harpe. Puis tu m' as une seconde fois rendu la arde pour que tu assures sa sécurité. T~ as promis e e
A la vie. Maintenant tu as le pouvoir de me tuer dan s ce bain, re~ettre au roi sain et sauf, c'est pourquoi 11ne faut pas que
mais je suís ton otage/ et j' ai été assigné 11combattre pour tu le tues. » • b' 1 cine ne
défendre ton honneur; et me tuer ne serait ni féminin ni Chacune des deux retenait l' autre, SI ien que a ~ l~ h
courtois, ni glorieux ni digne d'un hóte. Courtoise et gentille put pas venger son frere. Aucune des deux ne voulait ac er
jeune filIe, pour quelle raison as-tu voulu me soigner, si tu
veux me mettre A mort maintenant que je suis guéri et en
bonne santé? Tous les efforts que lU as faits pour moi seront
l'é é
\\f¿t~: avait peur, il les s~ppli~ ~'av<?irp'1~1te
qui empécha et retarda la vengean.c~. .
IU~i~t»d~
lui laisser la vie sauve. «Reme, dit-il, ale plt~ e m . les
perdus des que tu mauras vu rnourir, el tu n'auras pas alors arla tant avec humilité et avec des paroles bien venues,
davantage d'amis que tu en as maintenant. Belle Yseut, pour- ~uppliant souvent d'avoir pitié de lui, que finalement aucune
suivit-il, considere bien que je me suis engagé aupres de ton des deux ne voulut plus le tuero ,. I1
Puis elles firent chercher le roí, Lorsqu 11 fut ve~u, e e~
iomberent 11ses pieds : «Seigneur, dirent-elles. accor ez-nou
1. Les mss donnent exacternent : mjlJi1drykkja, f. »mjlJi1drekka. f., c"est·~· re uéte que nous voulons vous présente~.
díre .f(lt ~ bydromel ••, ce que B. ,Vilhjálmsson cornmente ainsi : écrin A
bijoux.
un~ V61ontiers, dit le roi, s:i~ c~nvient. que J'y a~cMe.' e'est
2. Trístan est otage paree que. tant qu'i1 ne s'est pas acquiné de sa promesse
_ L'homme qui est venu lCI, dn la ~tne, est Tristan ; O
envers la reine el sa fille. sa personne leur appartient. lui qui a tué mon fr~re. Mais ensuíte ti a tué le dragon. r,
556 LA Saga de Tristan et Yseut Le philtre d'amour 557

je v~~s dem,~~e de Iuí pardonner la mort de Morholt A la dit ni mensonge ni folie devant des nobles nombreux et valeu-
conditíon qu l~ hb~re vo~e royaume et votre fille des menaces reux. A présent si vous ne me croyez pas, prenez la téte dans
et de~ mauvaises mtentíons du sénéchal comme il vous l'a vos mains et regardez ce qu'Il en est dans la gueule. Or, s'il
promis. » ne veut pas admettre qu'il a menti, qu'il aille chercher son
Le roi dit alors : «Étant donné que j'ai déjA aceédé a la armure et se prépare ~ se défendre, car je vais sans nul doute
requéte et que tu y as plus perdu que moi, étant donné que lui donner ce qu'iI mérite pour son mensonge en montrant
vous voulez toutes, les deux lui pardonner la mort de Morholt qu'Il n'a jamais tué le dragon.»
et. que personn~ n a plus ,perdu que vous deux, je veux bien Le roi se fit apporter la t~te du dragon, et tous constaterent
faire .en la matíere ee qu 11 vous plaira.» que la langue avait été coupée. Alors chacun se moqua de lui
Tnstan tomba aux pieds du roi el le remercía, mais la prin- avec mépris; par la suite il fut toujours rejeté, tourmenté el
cesse y seut et I~ reme le releverent, Il dit alors au roi : honni du fait qu' iI eüt osé insinuer un si grand mensonge
«,Éeoutez monsergneur, le bienveillant et puissant roi Marc devant les nobles et les sages du pays. Or, tandis que les nobles
d Angleterre vous env~)1ele message suivant : il vous demande étaient ainsi assemblés au palaís, le roi annonca ~ tous les
de IUl accorder la mam de votre fille Yseut. Si vous voulez lrlandais la décision qu'iI avait prise au sujet de sa fiUe : il
conn~~re la vérité et passer un accord avec luí dans ces l'avait donnée en mariage au roi d' Angleterre, Tous trouverent
condítions, elle recevra en cadeau nuptial toute la Comouailles que c' était un dessein tout ~ fait estimable que de faire en
et ré~era sur toute l' Angleterre. Il n' existe pas de meilleur sorte que la haine et les hostilítés puissent cesser et que des
pays m d'hommes plus distingués dans le monde entíer, Les relations de paix el de liberté puissent s'établir et se renforcer
c~mtes, et les vassau~ formeront sa cour. Elle sera alors la entre I'Irlande et la Comouailles.
reme d .An.glete~e. Ainsi ce traité de paix est A la mesure de
v?tre dignité : 1I apportera paix et joie aux deux royaumes
d Angleterre et d'Irlande.» 46. Le philtre d'amour
Lorsque . le roi entendit ce message, il dit A Tristan :
«Jurez-moí que cet accord sera tenu. le veux que vos Peu apres, le voyage de la jeune fille et de Tristan fut riche-
compagnons en fassent autant de maníere qu'aucune trahison ment préparé. La reine fabriqua minutieusement un breuvage
ne puisse se cacher dans cet accord. J'enverrai alors la prin- secret ~ partir de fleurs et d'herbes avec un art consommé, et
cess~ Yseut, ma fille, en ta compagnie, aupres de ton oncIe elIe obtint un philtre d'amour tel qu'aucun hornme au monde
le ror.» qui en boirait ne pourrait, tant qu'il vivrait, s'abstenír d'aimer
Le roí fit alors apporter les reliques, et Tristan s'engagea la femme qui en boirait avec lui. Puis eUe versa ce breuvage
par serment au nom du roi d' Angleterre A ce que l'aceord soit dans un tonnelet et dit ~ la jeune fille du nom de Brangien
respecte. qui devait étre la suivante de la princesse Yseut : «Brangien,
prends bien soin de ce tonnelet. Tu vas accompagner ma ñlle,
et la premiere nuit oü le roi et eIle coucheront ensemble, quand
45. Le sénéchal es! ridiculisé il demandera du vin, tu leur donneras de ce breuvage ~ tous
les deux ~ la foís.»
La date. fixée: A laq~elle .les comtes el les vassaux de la Brangien répond alors : «Tr~s volontíers, madame, cornme
co~r du ror devaient venir voir le duel auquel s' étaient engagés vous l' avez décidé. »
Tnstan et le sénéchal, arriva, Le roi mena alors Tristan dans Ils se rendirent au bateau, préts ~ partir. Le roi et la reine
la grande salle. el dit en présence de tour le monde: « Vous accompagnerent leur fille au bateau. Le flux était alors
et~s tous témoins que j'aí tenu mon engagement de prendre remonté dans la rívíere, Beaucoup pleuraient son départ, des
SOl~ de mon otage; a présent faites-le venir comme il a été hornmes et des fernmes qui étaient nés daos cette régíon, car
décldé et conformément au rendez-vous pris » elle était tres aimée et chere A tout un chacun en raíson de
Trístan dit alor~ au sénéchal devant tous I~s nobles et tous sa distinction et de sa modestie.
~~s.vass~ux, d.u roi : « Écoute-moi, canaille; ceue langue que Lorsque la princesse Yseut fut montée A bord, on hissa la
J al Iá, je 1 ar coupée de la téte qui gisait lá-bas quand j' ai voile et cingla vers le large sous un vent tres favorable. Maís
tué le .dragon. La téte d'oü j'ai pris la langue devrait encore lajeune fille pleurait et se lamentait d'avoir laissé ses parents,
pouvoir le montrer, et cela prouvera publiquement que je n'ai ses amís, son pays natal, el la tres grande affection de son
558 Yseut lente de faire tuer Brangien 559
La Saga de Tristan el Yseut

~!e et de sa mere, pour des inconnus ; cet échange lui déplai- gien était vierge, et savait .aussi qu' elle-méme ne l' était paso
s~t et elle soupira de tout son cceur, disant : «J' aimerais bien lls prierent si longtemps la jeune fílle avec des paroles tendres
rmeux étre morte que d'étre venue ici.» Mais Tristan la et caressantes qu' elle consentit II leur dem~d~. Elle. revétit
consola avec une grande tendresse. alors toutes les affaires de la reme cornme SI elle avaít été la
A. présent Tristan pilotait et il faisait beau temps. Et du fait reine elle-mérne, et alla dans le lit du roi A l~ place de sa
que la chaleur était oppressante, il eut tres soif et demanda maitresse. La reine mit les v!tements de Brangíen. .
alors du. vin ~ boire. Un des pages de Tristan bondit aussitOt Le roi était joyeux, gai et quelque peu enivré quand dalla
et rempht une coupe au tonnelet que la reine avait placé sous dans son lit, et Tristan éteignit aussítót toute.s les ch~n.denes.
la garde ~e. Brangien. Lors9ue Tristan eut pris la coupe, il en Le roi prit alors Brangien dans ses bras et pnt du plaisir avec
but la moitié et donna ~ boire la jeune fille ce qui resta dans
á elle. Mais Yseut était triste et craignait que Brangien n'allát
la coupe. la trahir et révéler au roi ce qui s'était passé. C'est pourquoi
Ils furent tous les deux abusés par le breuvage qu'ils avaient elle passa la nuit tout pres d'eux afin de s'assurer de ce qu'Ils
bu paree que le garcon en avait pris par erreur; celui-ci fUI disaient. .
pour eux la cause d'une víe remplie de peines, de souffrances Quand le roi fut endormi,. Br~ngi~n s' ~n alla et la rem~ se
et de longs tourments, ainsi que d'appétits chameIs et de désirs coucha pres du roi. Quand 11 s éveilla, il de~anda du Vl~ a
perpétuels. Immédiatement- le cceur de Tristan se touma vers boire et Brangien lui donna habilement du vm que la reme
Yseut, et tout son cceur A elle se porta vers lui, en un amour avait'préparé en Irlande. Mais cette fois la reine n'en but point.
si violent. qu'ils n'avaient aucun moyen de s'y opposer. Un moment apres, le roi se touma vers eUe et coucha avec
. lis naviguent ~ présent toutes voiles dehors et se dirigent elle sans s'apercevoir que ce n'étaít pas l~ m~me fernme.
directement vers l' Angleterre. Peu aprés, des chevaliers disent Comme il la trouva tres gentille et píaísante, 11 IUl montra tant
qu'ils voient la terre s'élever de la mer. Tous en furent heureux d'amour, manifesta une si grande joie et se fit si caressant
- sauf Tristan qui était amoureux, si bien que si ses désirs qu'Yseut en fut toute réjouie. Ils p~l~rent al?rs de toutes
av.aient ~té exaucés, ils n' auraient jamais vu la terre; il aurait sortes de sujets plaisants qui convenalent A le.ur jeunesse a:vec
rmeux aímé aller vers la haute mer avec son amour, sa joie un plaisir et une allégresse pr<?p!es II.u!1 roi et II une reme.
et son plaisir. Néanmoins ils naviguaient vers la terre, et atteí- Cette nuit-lá leur apporta une joie délícíeuse.
gnirent un bon port. Les gens reconnurent le bateau de Yseut fut alors bienheureuse, amicale et tendre envers le
Tristan ; un jeune homme bondit sur un cheval rapide, se rendit roi, aimée et estimée de tous, les riches comme les pauvre~.
aussi vite qu'il put chez le roí, le trouva dans une forét en Elle passait des moments secrets avec Tristan chaque fois
train de chasser et lui dit : « Sire, nous avons vu le bateau de qu'ils pouvaient se rencontrer. Et comme elle étatt toujours
Tristan aborder dans le port.» sous sa garde, il ne vint II l'esprit de personne de les soup-
Quand le roi entendit cette nouvelle, il en fut heureux et conner.
tout joyeux, et il fit sur-le-champ le jeune homme chevalier
en raison de ces bonnes nouvelles, lui donnant une bonne
armure. Le roi descendit au rivage et envoya aussitót des 47. Yseut tente de faire tuer Brangien
messages par tout son royaume. 11 célébra son mariage avec
Yseut en grande pompe et avec un lustre royal, et il prit beau- Un jour oü la reine était assise revétue de ses pll!s ~aux
coup de plaisir ce jour-lá, éprouvant une grande joie ; et tous atours, elle s'avisa qu'aucun etre au monde n~ connatS~lUt ses
ceux qui étaient lA en firent autant. relations avec Tristan, hormis la seule Brangten, sa. suívante.
Mais la princesse Yseut était une femme tres intelligente; Elle y réfléchit alors et la sou~onna : e~le pouvalt De pl~s
lorsque la soirée s'avanca, elle prit Tristan par la main, ils vouloir lui demeurer fid~le en cene añaíre secrete, voulotr
rompre son engagement et parler au ~oi, et ,~tre ~e.née par
allerent tous les deux ensemble dans la chambre du roi et
manderent Brangien, la suivante d'Yseut, pour un entretien malveillance A révéler la vérité au rol. Et s il am~alt ,U
quelque occasion eIle révélAt leur amour, Y~ut sav~t qu alors
en
privé. Yseut se répandit alors en larmes et demanda ABrangien
avec des paroles caressantes de la secourir cette nuit, et de elle serait honnie et Tristan hal'. Elle se dit que 51 Brangten
prendre la place de la reine dans la chambre du roi et dans était morte, elle n'aurait plus II craindre que personne ne
son lit, comme si elle avait été la reine elle-méme, et la reine dévoilAt la vérité. .'
revelirait les habits de Brangien. En effet, elle savait que Bran- Elle fit alors venir deux serfs du rol et leur dit
560 La Saga de Tristan et Yseut Brangien échappe a la mort 561

«Emparez-vous de cette jeune femme, emmenez-la loin dans comme sa chemise de nuit n'était pas aussi blanche qu'elle
la forét et coupez-lui la tl!te si secretement que personne le voulait alors qu'elle en avait le plus grand besoin, elle me
d'autre que moi ne le sache. le vous donne vraiment ma parole demanda instamment de lui préter la mienne, et je la lui prétai.
que je vous affranchirai demain, et vous donnerai tant de biens Etje sais bien devant Dieu que je ne lui ai jamais fait de mal,
que vous pourrez a jamais mener une digne existence, » ~ moins que cela ne lui ait dép!u,. si bien, qu'elle veu~lle ma
Les serfs dirent alors : «Volontiers, princesse », et lui don- mort pour cene raison. Je ne connais pas d autre malveillance,
nerent leur paro le. d'autre sujet de chagrin ou de colere, d'autres fautes DI
Puis elle manda sa suivante Brangien, et lui dit : «Ma tres d'autres péchés entre nous deux. Saluez-la done au nom de
précieuse amie, un poids sur mon ceeur me cause tant de Dieu et au mien et dites-Iui que je la remercie pour les nom-
douleurs dans la téte, et j'ai été si malade! Va done dans la breux honneurs qu'elle m'a accordés, et pour la bienve~llance
forét avec ces pages. I1s savent oü il y a toutes sortes d'herbes. qu'elle m'a témoignée pendant un Sl long t~mps, depuís mon
Apporte-moi celles dont tu sais que j 'ai l'habitude de me servir enfance jusqu'a ce jour. Q~ant A ma mort, Je la .lul.pardonne
pour les emplátres gráce auxquels je íais sortir le poison des ~ présent devant Dieu. Maintenant, frappe aUSSl víte que tu
membres des blessés, et atténue les douleurs et les maux de le veux.»
ceeur. Ces deux pages t' accornpagneront dans la torét.»
Brangien répondit alors . : « Madame, j'Irai volontiers
comme vous me le demandez paree que votre maladie me faít 48. Brangien échappe el la mort
une tres grande peine. Mais si Díeu le veut bien, cette souf-
france ne vous tourmentera plus. x Quand le serf comprit ses paroles, et entendit qu'elle I?leu-
Elle s'en alla accompagnée des serfs, et .ils cheminerent rait douloureusement et qu'elle n'avait pas autrement fait du
jusqu'á ce qu'ils parvinssent a un endroit de la forét oü la mal A la reine, ils eurent alors grandement pítí~ d'elle et ne
végétation était tres épaísse. L'un des deux serfs la précédait la tinrent pas coupable de quoi que ce füt .. Ils 1 attacherent a
et l'autre la suivait. Tout a coup celui quí la précédait dégaina un grand arbre. Puis ils prirent un grand líevre, .le tuerent et
son épée. Brangien se mit alors a trernbler ; elle fut épouvantée lui couperent la langue. Ils s'en retournerent et vmrent devant
et cria aussi fort qu'elle put, elle joignit ses mains et supplia la reine. . ., d
au nom de Dieu le serf de lui dire pour que! méfait ou pour Elle leur demanda en aparté ce qu'ils avaíent fatt. L un es
quelle raison elle devait étre tuée. . deux sortit la langue, la lui montra et dit : «Mada~e, nous
Le serf lui répond alors : « Cela ne (e sera pas caché, mais I'avons tuée et vous avons rapporté la langue.> La reme Yseut
des que tu l' auras entendu, je le frapperai de cette épée. Quel demanda ce que Brangien avait dit avant de mourir. Les serfs
mal as-tu fait a la reine Yseut pour qu'elle ait voulu cette mort flrent alors part a la reine de ses salutations et de tout ce
pour toi? C'est elle qui veut qu'on te tuco j, qu'elle avait dit d'autre. . .
Quand Brangien entendu cela, ellc 5' écria : « Pitié, pour « Taisez-vous, dít-elle, vous ne devez pas pat:1er a10Sl! » La
l'amour de Dieu! Laissez-moi vous dire un mot avant de me reine se mit alors Acrier de toute sa voix : «Miserables serfs,
tuer, car je veux envoyer un message a ma rnaítresse la reine dit-elle pourquoi avez-vous tué ma suivante? le vengerai sa
Yseut, Et apres que vous m'aurez tuéc, je vous demande par mort ~. vos dépens, VO'JS ferai écarteler par des cheva';lx ou
avance au nom de Dieu de Iui dire alors clairement que je ne brüler sur un bücher, si vous ne me la ram.enez pas same el
lui ai causé aucun mal. Lorsque nous quittámes I'Irlande, nous indemne. comme je l'avais remise ~ vos SOlOSen vous char-
avion s chacune une chernise de nuit, blanche comme la neige. geant de l'accompagner dans la ~orét. le vous e':l ~onne ma
Sa mere lui mit sa chemise sur le dos avant leur séparation. parole : si vous me la ramenez, je vous affranchlral tous les
Du fait que j' étais une jeune fille pau vre louée a des étrangers, deux. » "é .d t V t
je prenaís tout le soin que je pouvais de ma chemise de nuit L'un des deux serfs dit alors : «Ayez pin , ma ame .. o.re
tant quej'étais sur le bateau. Mais quand Yseut, ma maítresse. humeur est changeante. Tout ce que vous nous avez dit hier
vint A bord, le soleil devint si accablant qu'elle ne put plus était différent, lorsque vous nous avez demandé de l~ tuer ~t
supporter son pelícon de fourrure 1'1cause de la chaleur. ElIe nous avez offert d'etre affranchis pour cet acte: Volla 9u A
porta alors tant sa bonne chemise de nuít, la nuit comme le présent vous voulez nous tuer a cause d·el~e. Or, SI nous ~vlons
jour, qu'elle devint noire de transpiration, Apres notre arrivée refusé de faire ce que vous nous demandíez, une mort ímmé-
íci, quand elle alla dans le lit du roi tenir sa place de reine, diate nous attendait.»
562 La Saga de Tristan et Yseut Yseut est réclamée par un harpeur irlandais 563

.La rein~ dit alors : «Fíls de pute, amenez-moí ici tout de honorable et digne. C'est ce que ñt le roi qui le fit manger
suite la jeune fille, et je vous affranchirai aujourd'hui aveclui dans sa propre vais selle. L'homme prétendit qu'Il était
mérne.» musícíen ;' aussi laíssa-r-il sa harpe suspendue aussi pres de
L'un des serfs dit alors : «Dieu vous remercie madame: lui que possible, car ilne voulait absolument pas la poser par
Brangien votre suivante est vivante. Je vais vou; l'amene; terre pour I'amour ou pour l'honneur de qui que ce füt.
saine et sauve. » Quand' le roi eut fini de manger et que les tables furent
ElIe permit alors a l'un des serfs d' aller la chercher, mais enlevées, la joie et la gaieté gagnerent la cour. Le roi demanda
elle fit garder l' autre. Celui qui était parti délivra la jeune fille alors devant toute la cour si le vassal irlandais savait en
dans la fo~et et la .raccompagna chez la reine. Quand la reine quelque ,facon jouer de la harpe, el s'ilvoulait bien avoir
Yseut la vit, sa peine se transforma immédiatement en récon- l'amabilité de jouer un morceau ~ la harpe pour le rol.
fort. La reine se précipita aussitót au-devant d'elle el L'Irlandais répondít qu'i1 refusait de divertir tout r!Ji a
l'embrassa plus de vingt fois. l'étranger, s'il ne savait pas quelle récompense i1 auran en
retour.
Le roi dit : «Divertis-nous done avec un air de musique
49. Yseut est réclamée par un harpeur irlandais irlandais, et tu auras ce que tu voudras. » .
Il accepta, prit la harpe et joua un air irlandais qui charma
.La rein~ Yseut a maintenant mis Brangien ti l'épreuve, sa l'oreille de tout un chacun. Le roi lui demanda alors de leur
suivante, l a trouvée pleine de discemement er de distinction, jouer un autre air aussi beau ou en~o~e plus; ~t il.en joua. u.o
et leurs rapports privilégiés et amicaux sont renoués. La reine autre qui était deux fois plus beau, SI bien que e était un plaisir
a tout ce qui peut satisfaire ses désirs physiques - a savoir le que de I'écouter. 11 dit alors au roi devant toute la cour que
ré~on~ort quotidien que lui procure Tristan, son bien-aimé, Le le roi devaít tenir ~ son endroit l'accord qui avait été passé,
roi IUl montre de la bienveillance en public, et Tristan lui en et qu'il avait luí-rnéme formulé.
montre en privé; chacun des deux peut faire a la cour ce qu'il «11 en sera aínsí, dit le roi. Dis-moi ce que tu veux.»
veut, puisque Tristan est le prernier conseiller de la reine. Tous L'Irlandais répond alors : «Tu vas me donner Yseut, car
leurs plans s'exécutaíent habilement en secret et d'un commun tu ne possedes ni bien ni rien d'autre que j'aimerais mieux
accord, si bien que personne d'autre que Brangien ne connais- avoir. »
sait leurs paroles ni leurs actes, leurs joíes, leurs jeux ni leurs Le roi répond : « Par ma foi, tu ne l' obtiendras j amais.
caresses. Ils n' entendaient personne mentionner leur amour ou Demande plutót quelque chose que tu puisses !Jbtenir. »
m~ifester des soupcons, car Tristan la servait avec une par- I1 répond au roi : « Tu démens ce que tu as dit, et tu romps
l'engagement que tu as pris ti mon égard devant tout.e la ~our.
faite nobles se en tant que neveu du roi ; et cela semblait a
tous tres convenable en raison de sa parenté avec le roi. Mais Selon les lois et le droit, tu ne gouvemeras plus jarnais ce
quand ils n'obtenaient pas ce qu'ils voulaient, ils versaient royaume, paree que le prinee qui se démenl publiqu~m~nt, ~t
qui ne tient pas ses engagements et sa parole, ne doit JaIDlUS
daos la tristesse. lls gardaient si bien leur amour qu'il ne avoir ni pouvoir ni se!~eurie sur d~s hommes v~le,ureu?,-.Or,
s'amoindrit jamais a cause de l'un ou de l'autre en privé si tu refuses ce que j'aí demandé, je soumeurai 1 af!alre a~
comme en public.· ' jugement d'bommes sürs ; et si tu trouv~s quelqu un qu~
Tristan était valeureux, courtois, intelligent, et d'une che- s' oppose a ma requeté et ose me contredire. je me battrai
valerie confirmée. II s'en alla un jour chasser, et un grand contre lui aujourd'hui méme sous les regards de toutela c?ur
bateau accosta pendant ce temps-lá, Se trouvait sur ce bateau pour défendre ma cause, a savoir que .tu voulais bl~n
un vassal irlandais qui possédait le bateau et qui était le chef m'accorder ce que je désirais, quelle que sott la chose que jC
de tous les hommes qui étaient a bordo Ce vassal était tres désire te demander. A présent, si tu me dénies ce que tu ~'as
arrogant et ambitieux. Il vint a la cour du roi Marc sur un promis, tu n'as plus aucun droit dans c:e royaume; et je le
beau cbeval bien caparaconné, et il portait dans ses basques prouverai en t'affrontant par les armes, SI cene cour veut pro-
une harpe toute rebaussée d'or. Il salua le roi et la reine Yseut. noncer un jugement juste et ces bommes valeureux se montrer
Hile le reconnut immédiatement, car il avait longtemps été
amoureux d'elle - et c'est pour elle qu'il venait a la cour du loyaux envers moi.»
roí, Des que la reine l' eut reconnu, elle dit au roi qui il était
et d'oü íl venait, et demanda au roi de lui réserver un accueil
564 La Saga de Tristan et Yseut Tristan reprend Yseut au harpeur irlandais 565

50. Tristan reprend Yseut au harpeur irlandais partons au plus vite. Vous vous attardez ici bien trop
longtemps. Si messire Tristan revient de la chasse, il est a
Le roi Marc venait d'entendre les paroles du harpeur el craindre qu'il n'entrave quelque peu notre départ d'ici. C'est
examinait ses hommes en parcourant du regard tous les bancs, le plus renommé de tous les chevaliers de ce royaume, et il
mais il ne trouva personne dan s sa cour qui osát contredire est leur chef A tous. »
le harpeur, ni défendre la cause du roi ou venir au secours de Le vassal répliqua alors :. « Honni soit celui qui éprouve
la reine, paree que tous savaient que c'était un homme quelque crainte de l'affronter au combato Ami, jou~-moi u~
farouche, tres rude dans les passes d' armes et doué pour toutes autre morceau qui console Yseut, ma dame, de maníere a IU1
sortes d'exploits. Oter sa peine. »
Quand le roi constata que personne ne voulait I'affronter, Tristan accorda sa viele et se mit A leur jouer un air remar-
iI remit son épouse en son pouvoir selon le jugement de ses quable et partículierement agréable A entendre, qui parlait
conseillers et de ses cheva!iers. Celui-ci la prit avec bienveil- d'amour. Yseut l'écouta avec la plus grande attention. Il joua
lance et l'emmena sur son cheval jusqu'au rivage. Sa peine un lai long qui semblait se terminer quelque peu tristement.
était grande quand elle se lamentait sur son triste sort ; elle Pendant re temps, la marée était montée si haut qu'on ne
pleurait, en proie aux tounnents, et soupirait douloureusement. pouvait plus gagner la passerelle d'acces au bateau II cause
ElIe maudissait le jour oü son bien-aimé était parti chasser, du flux, et la passerelle avait flotté au-devant du bateau.
car s'il avait été lAquand elle avait été abandonnée, ill'aurait L'lrlandais dit alors : «Qu'allons-nous faire A présent?
reprise dans un rude combat ; et on pouvait s'attendre A ee Comment allons-nous mener Yseut A bord? Laissons done le
qu'il eüt préféré donner sa vie plutót que de ne pas la regagner. flux se retirer jusqu'á ce qu'elle puisse gagner la passerelle
L'Irlandais la transporta en larmes dans sa tente. Lorsqu'elle a pied seco » .
fut déposée sur le lit, i1 ordonna qu'on préparát le bateau en Tristan répliqua : « J'ai un bon cheval dans la vallée qut se
toute bate de facon qu'Ils pussent appareiller au plus vite. Mais trouve pres de nous.
le bateau reposait completement A sec sur le sable, la marée - Aie la bonté, dit I'lrlandais, d'amener ici ce cheval. »
commencait tout juste A monter et la mer était méme encore Tristan alla immédiatement A son cheval, monta dessus d'un
loin du dromon. bond, prit son épée et revint aussítot au galop aupres du vas sal
e' est a ce moment que Tristan revint de la forét, et il apprit irlandais. «Messire, dít-il, confiez-moi la princesse Yseut. le
la nouvelle que la reine Yseut avait été emmenée et livrée. Il vous promets de me comporter convenablement avec elle.»
appela son écuyer, prit sa viele, bondit sur son destrier et L'Irlandais la souleva, la placa sur la selle, et demanda poli-
galopa aussi vite qu'il put en direction des tentes. Quand il ment A Tristan de se comporter correctement et convenable-
parvint a une dune proche de la ten te, il descendit de cheval, ment avec sa bien-aimée.
remit sa monture II la garde de son écuyer et alla a la tente Lorsque Tristan eut recu Y seut, il s' écria A haute voix
avec sa víele aussi víte qu'il le put ; et il vit Yseut étendue « Écoute-moi fou imprudent !Tu as gagné Yseut avec ta harpe,
entre les bras de ce vassal : iI s' efforcait de la consoler comme mais A présent tu I'as perdue a cause d'une viele. Tu méri~s
il pouvait, mais elle rejetait son réconfort, pleurait et se lamen- bien de la perdre, puisque tu I'as obtenue p~ tnu'lnse.
tait. Retoume chez toi en Irlande honteux et honm. méchant
Quand I'Irlandais vil le joueur de viele parvenu a la terne, traitre ! Tu l' as obtenue du roi par traitrise, el je l' obtiens de
illui di! : «Rustre, offre-nous un beau divertissement avec la toi par ruse.» A. ces mots, il donna .de~ éperons l!u cheval,
viele, el je le donnerai un manteau et un bon vétement, si tu remonta le rivage en bate et gagna amsi la f?ret. A p.résent,
peux consoIer ma darne. » l'Irlandais a sans nul doute perdu Yseut, pursque Tnstan a
Tristan dit alors : « Que Dieu vous remercie, seigneur. Je emmené sa bien-airnée. .
vais faire tant et si bien qu' elle ne connaitra plus l' affliction Quand le soir vint, ils se trouvaient dans la forét, el ils
de six mois, si je prends a cceur de la divertir.» fabriquerent un abri du míeux qu'ils purent avec l.es moyens
Il prépara sa víele et leur offrit un beau divertissement avec se trouvant a leur dísposítíon, lis 7urent lA u~ plaisant repos
de belles chansons. Yseut l'écouta au cours de la nuit et fut cette nuit-la, Au matin, quand le JOU! p~t, il re!tagna avec
réconfortée par la venue de son ami et par l'affection qu'i1s elle le domaine royal, la remít au roi el dit : «Síre, par. ma
partageaient. Quand il eut terminé le divertissernent, le foi, il sied peu A une femme d'aimer un _homme qUl la liv:e
dromon était a ñot, et un Irlandais dit au vassal : «Sire, pour un air de harpe. Gardez-Ia done mieux une autre f01S,
566 LA Saga de Tristan et Yseut Marc met Yseut a l'épreuve 567

car c'est au prix d'une grande habileté qu'elle vousest Il appela alors Tristan, son compagnon, désireux d~ lui
revenue. » raconter ce qui lui était arrivé. 11le chercha A tátons, désírant
lui raconter son réve, mais il ne le trouva nulle part. 11se leva,
aJla A la porte, et la trouva ouverte. 11pensa que Tristan .étaít
51. Mariadoc surprend l'amour de Tristan et Yseut allé se divertir cette nuit-lá, et il trouva étrange que Tostan
soit sorti si secretement que personne n' ait pu s' apercevoir de
Tristan aimait Yseut d'un parfait amour et elle I'aimait fid~- son départ, et qu'il n'ait dit A personne oü il voulait aller. I1
lement, ils s'aimaient l'un l'autre d'une maniere raffinée et vit devant lui ses empreintes de pas dans la neige et suivit ses
digne. La force de leur amour était telle qu'ils n'avaient traces gráce A l' abondante lumiere que lui foumissait la June.
qu'une ame et qu'un cceur, jusqu'au jour oü certains parlerent Quand il parvint au jardín, il trouva immédíatement ~'ouver-
et d'autres s'interrogerent, Pourtant il n'y avait personne qui ture par oü était entré Tristan. Il se demanda oü il était passé,
süt quelque chose de certain, et de tels propos ne reposaíent étant donné qu'il n'avait aucun soupcon Al'égard de la reine;
que sur des soupcons. il pensa plutót qu'il était l'ami de la suivante de .la .rein~. Il
Tristan avait un compagnon qu'il aimait beaucoup, en toute poursuivit son chemin et entra se.creteme?t, aUSSl.slleI,lcl~u-
confiance et en bonne camaraderie. C'était un sénéchal' et un sement qu'il put, afin de découvnr ce q~ ti en était, SI ~len
proche du roi, si bien qu'il obtenait du roi ce qu'il voulait. Il qu'enfin il entendit la .conve~ati~n de :ns~~ et de la reme.
~e nommait. Mariadoc. Tristan et lui se suivaient toujours, et n ne savait pas ce qu'd devait faire. L affliction gagna toute
ils partageaient le méme appartement. Une nuit il se passa son lime, et supporter que le roi soit ainsi honni el dé~.honor.é
ceci : alors qu'ils étaient allés dormir tous les deux ensemble lui répugnait. Il n'osa pourtant rien révéler paree qu il a'yalt
el que le conseiller s'étaít endormi, Tristan s'éloigna de lui peur de les calomnier. Il s'en reto?,rna alors. p~ le meme
furtivement. Lorsqu'il sortit, il avait neigé et la lune luisait chemin cette nuit-la, Il tit comme s tI ne savait nen. Quand
aussi clair que s'il avait fait jour. Quand il parvint Ala clóture Tristan revint, il se coucha dans le lit pres de lui et aucun des
de bois du verger, il repoussa une planche A l'endroit oü il deux ne dit rien A l'autre.
avait l'habitude d'entrer. Brangien le prit par la main, le Ce fut le premier incident qui ~évoilíit leur amour, .car
conduisit A la princesse Yseut, prit une corbeille en fréne, et jamais personne auparavan.t ne s'ét~t ~endu compte de nen,
la renversa par-devant le chandelier de rnaniere que la lumiere de nuit comme de jour. Et ti en fut amsi tres longtemps avan~
de la chandelle n'allát pas les éclairer. Puis elle alla dan s son que les envieux et les ennemis de Tristan ne révelent au rot
lit et oublia de fermer la porte. Tristan prit alors du plaisir Mare leur secret.
avec la reine. Le roi concut alors une grande peine et une pénible inquié-
Pendant ce temps le sénéchal faisait un réve, il lui semblait tude, éprouva douleur et tourment; il ne savait pas ce qu'il
voir un tres gros sanglier sortir de la forét : il ouvrait sa gueule, devait faíre, et fit alors espionner leur comportement.
faisait crisser ses dents comme s'il était enragé, grondait hor-
riblement comme s'Il voulait tout mettre en pieces, et il se
dirigeait vers le cháteau, Quand il y arrivait, personne dans 52. Marc met Yseut el l'épreuve
toute la cour n'osaít rester devant lui, s'opposer A lui ou lui
résister. Mariadoc le vit se précipiter vers le lit du roi et Le roi eut alors l'idée de mettre A l'épreuve la reine: il
frapper le roi entre les épaules de telle facon qu'avec le sang voulait obtenir d'elle une réponse et lu~ dit un ~enso~ge. !ln.e
et l'écume qui dégouttaient de sa bouche, il souilla toute la nuit oü le roi était couché dans son Iit pres d elle, 11IUl dit
literie. Une grande masse de gens vint alors au secours du roi, en des termes apparemment tristes : «Mad~~, je veux. me
mais celui-ci n'osa rien faire contre la béte. Mariadoc s'éveilla faire pélerin, voyager iI. l'étranger et alle~ .vls1t~r des lteux
A ce moment, éprouvé et tourmenté par son réve, et il crut saints pour mon salut. le ne sais pas A qui je vais confier le
tout d'abord que c'était la réalité. Puis il comprit que c'était soin de garder ma cour. C' est pourquoi je voudrais savoir qu~l
un réve, II le trouva étrange et se demanda ce qu'il pouvait eonseil vous me donnez, ou ce qur vous agrée et vous platt
signifier. le plus. Dites-moi ce que VOUSme. conseillez et sous la.garde
de qui vous voulez ~tre placée, et Je SU1Vfatvotre C;O!lseil.»
Yseut répond : «le trouve.curieux que.vous bésmez sur ce
1. ef note 1, chap. 16.
qu' il vous est opportun de faire en la matíere dont vous venez
568 La Saga de Tristan et Yseut Mare met a nouveau Yseut a l'épreuve 569

de parlero Qui devrait veiller sur moi, sinon seigneur Tristan ? avec de tendres caresses, de doux baisers, et pratiqua ce jeu
le crois qu'il convient tout A fait que je sois sous sa garde. qui plan grandement A la plupart des gens, aux vilains comme
11 faut protéger votre royaume et veiller sur votre cour. C'est aux rois.
vo.tre neveu,. et il mettra tous ses soins A ce que votre honneur Elle comprit immédiatement qu'Il voulait la mettre A
son en ~out he.u ~especté, et que ses fídeles services et sa loyale l'épreuve comme il l'avait fait précédemment. ElIe adopta
protectíon mamtíennent votre cour dans une parfaite paíx, pour alors une nouvelle attitude, soupira de tout son cceur, maudit
le contentement de chacun.» le jour o~ elle l'avait vu et oü il l'avait menée dans son lit,
Lorsque le roi eut entendu ses paroles et son conseil, le jour et lui dit : ~ Malheur A moi, je suis née pour la peine et le
venu.•il alla trouver son sénéchal qui voulait du mal A la reine, tourment! Tout s'est toujours fini pour moi dans une teUe
et IUl rapporta toutes les paroles d'Yseut. Illui répondit alors : tristesse. Ce qui me convient le plus peut m'apporter le moíns,
« Cela correspond exactement A ce que j'ai entendu. Vous et ce que je voudrais le plus volontiers veut le moins s' offrir
pouvez percevoir clairement dans ses paroles qu'elle veut étre A moi. lO Elle montra alors au roi sa souffrance et son affliction,
A l'endroit qui lui plait le plus, car elle I'aime A tel point son tourment et son trouble, son courroux et son chagrín, ver-
qu'elle ne peut le celer. Et il est surprenant que vous acceptiez sant d'abondantes larmes. Le roi lui dit alors : «Ma beUe
de supporter si longtemps un tel déshonneur, er ne vouliez pas dame, qu'avez-vous ? pourquoi pleurez-vous ?»
chasser Tristan loin de vous.» Yseut répond alors : «Les raisons de ma tristesse et de ma
Mais le roi était tres décontenancé, il hésitait et soupconnaít peine insupportable sont nombreuses, sauf si vous y remédiez.
que ce qu'on lui avait dit d'Yseut et de Tristan pOt étre vrai. J'ai pensé que ce que vous m'avez dit la nuit précédente devait
Yseut se leva de son lit et fit venir Brangien, sa suivante, étre une plaisanterie de votre part, et que ce devait étre un
et lui dit : « Ma tres chere amie, sais-tu que j'aí appris de jeu pour vous que de prétendre vouloir aller a l'étranger ; mais
bonnes nouvelles qui me réjouissent : le roi désire voyager ~ maintenantj'ai appris toute la vérité sur votre projet de voyage
l'étranger, et je demeurerai pendant ce temps sous la garde ~ l'étranger. Malheur A la femme qui aime trop un homme.
de mon bien-aimé, Nous aurons du plaisir el du réconfort, Aucune femme ne peut se fier .A un homme, vu que vous avez
n'en déplaise aux gens.» l'intention de partir loin de moi et de me laisser ici. Puisque
Brangien répond alors : « Comment savez-vous cela? qui vous avez pris cene décision, pourquoi me I'avez-vous
vous l' a dit ?» La reine lui rapporta ce que le roi lui avait cachée? Aujourd'hui l'on m'a affirmé que vous vouliez partir
dit. a l'étranger. O~ désirez-vous me laisser? Lesquels de vos amis
Mais Brangien saisit immédiatement sa folie et dit : «Vous veilleront sur moi? C'est pour vous que j'ai abandonné toute
ne savez pas dissimuler. Le roi vous a mis A l'épreuve el a possibilité de secours, mon pere et ma mere, ma famille et
compris que vous ne savez pas dissimuler. C'est le sénéchal mes amís, de grands honneurs, mon bonheur et mon pays.
qui es! responsable du fait que vous vous soyez trabie A cause C' est pour vous une honte et un déshonneur que de me laisser
d'un mensonge qui vous a été soumis el auquel vous avez ici. Je ne trouverai jamais de réconfort, la nuit comme le jour,
accordé foi. A présent ils ont compris et ont trouvé confir- tant que je serai sans votre amour. Pour l'amour de Dieu,
maríon dans vos propres paroles.» Elle lui montra le partí restez ~ la maison, ou permettez-moi dans ma peine de vous
raísonnable A prendre, lui enseigna la réponse A donner au roi accompagner. »
el lui expliqua comment échapper aux mensonges que le Le roi Marc dit : « Madame, je ne vous laisserai pas toute
conseiller répandait sur son compre. seule, du fait que Tristan, mon neveu, veillera sur vous en
toute amitié el en vous servant dignement. Il n'y a personne
dans mon royaume que j' aime autant que lui, surtout paree
53. Mare met a nouveau Yseut a l'épreuve qu'il vous sert si courtoisernent.»
Yseut répond : « Ce sera pour moi le comble de I'Infortune
Le roi Marc prit grariéÍemenl A cceur cette affaire, perdant s'il doit veiller sur moi et que je reste sous sa garde. Je eonnais
le sommeil et s'inquiétant : il voulait savoir en toute certitude ses services, son affection el sa gentillesse ~ mon égard : c'est
dans quelle mesure il devait ajouter foi aux reproches qui imposture, mensonge el belles paroles. 11fait comme s'il était
s'étaíent portés sur Yseut et Tristan. La nuit suivante, alors mon ami paree qu'il a tué mon oncle, et me tient un beau
qu'il reposait sur son lit pres d'Yseut, il chercha une nouvelle langage de maniere que je ne me venge pas de lui ni ne le
ruse, désirant la mettre A l'épreuve : il la prit dans ses bras haísse. Cependant, qu' il saehe bien que ses gentillesses ne
570 La Saga de Tristan et Yseut Un méchant naii: tend un piég« a Tristan 571

pourront pas me consoler de la grande peine, la honte et la le défendre. Et l'on dira alors que j'ai chassé Tristan, le plus
perte qu'il nous a causées A moi et A ma famille. S'il n'étail puissant soutien de notre royaume, paree que je le haíssais A
pas votre neveu, monseigneur, je lui aurais depuis longtemps tel point qu'il ne pouvait plus rester pres de moí. Décidez l'un
fait éprouver ma colere el aurais vengé sur lui ma peine el ou l'autre : soit je pars avec vous sans retard, soit vous lui
ma souffrance. El A présent je voudrais ne plus jamais lui contiez la garde et la défense de notre royaume. »
parler ni lui adresser la parole. Je me montre arnicale envers Le roi écouta avidement les paroles d'Yseut, considéra
lui pour la raison qu'on me reproche, en me calomniant publi- qu'elle était pleine de bienveillance A l'égard de Tristan,
quement, de haír votre parent el votre plus cher ami, car selon concut A nouveau les mémes soupcons, devint la triste proie
un proverbe répandu le caractere des femmes peut étre terrible, de la peine et du tourment, et sa colere et son accablement
les femmes n'aiment pas les parents de leurs maris, el ne veu- se réveillerent alors.:
lent pas supporter pres d'elles, la nuit comme le jour, leurs Au rnatin, la reine alla entretenir Brangien en privé. Celle-ci
paroles ni leurs actes. Or, c'est pour ces raisons que je me lui dit qu'elle était folle et n'avaít pas de bon sens. Elle lui
suis prémunie contre les calomnies et les reproches, et que enseigna un bon stratageme, lui expliquant comment répondre
j'ai supporté sa gentillesse el ses services, Jamais plus je ne au roi au sujet de son intention de chasser Tristan.
resterai sous son autorité, ni ne supporterai ses services. le
vous demande plutót, monseigneur, de me laisser vous accom-
pagner. » 54. Un méchant nain tend un piége a Tristan et Yseut
Elle parla tant et si bien a eette occasion que le roi lui lit
gráce de toute la colere qu'il avait concue contre elle. Puis il A la suite de cela, le roi ne voulut pas que Tristan demeurát
alla trouver le sénéchal el !ui dit qu'Il n'y avait pas d'amour plus longternps Ala cour en raison des calomnies qui s'étaient
entre la reine et Tristan. Mais le sénéchal s'efforca de toute portées sur Tristan et Yseut; et i1les a completement séparés.
son habileté d'apprendre au roi ce qu'ü devait dire ~ la reine, Tristan habitait maintenant dans une demeure au pied du chá-
el cornment la mettre ~ l'épreuve. Lorsque le roi eut entendu teau. 11 menait lA grand train de maison. Il était A présent
ses paroles, il alla trouver la reine et lui dit qu'il voulait assu- toujours triste, ainsi qu'Yseut, paree qu'ils ne pouvaient pas
rérnent faire ce voyage, mais qu'elle serait placée sous la garde se rencontrer. Du faít qu'Ils étaient ainsi séparés I'un de
d'hommes et d'amis de la plus grande valeur, qui I'honore- l'autre, ils devenaient tous deux páles A cause du chagrin et
raient par toutes sortes de bonnes gráces et de marques de la tristesse, car ils avaient perdu leur bonheur. Toute la
d'estime, «et j 'entends que personne ne fasse rien qui vous cour décela leur souffrance. Le roi la décela comme une chose
déplaise ou ne vous agrée paso Or, puisqu'Il vous ennuie que manifeste et il imagina un stratageme, car il savait qu'ils dési-
Tristan mon parent soit A votre service, alors, en raison de la raient vivement se rencontrer, et qu'ils éprouvaient de la dou-
passion que j' ai pour vous, je vais d~s A présent I'éloigner de leur et de la peine en raison de leur séparation et du fait qu'ils
vous et I'envoyer dans un pays étranger, car je ne veux abso- étaient étroitement surveillés.
lument pas lui témoigner d'affection contre votre volonté et Un jour, le roi envoya chercher ses chiens de chasse, fit
votre honneur.» préparer ses chevaux, envoya ses gens dans la foret atin d'y
Yseut répond : «Sire, vous ne devez jamais agir aussi séve- préparer des loges en feuillage et d'y monter des tentes, et
rement, parce qu'alors les gens par tout votre royaume diront I'on y apporta du vín et des vivres. En effet, il prétendit vou-
que je vous ai amené A former un tel projet, que je hais votre loir res ter Ala chasse six semaines ou plus. Il prit alors congé
parent Acause de la mort de Morholt, et que je vous ai incité de la reine afin d'aller A son divertissement, et il partit dans
A le haír, de maniere Ale dépouiller de tous les biens de votre la forét,
royaume, alors que c'est lui qui est le plus ten u de veiller sur Quand Tristan apprit le départ du roi de son palais, tout son
vous el qui est le mieux plaeé pour le faire. J'en retirerais des eceur fut réconforté ; i1 prétendit étre malade et demeura chez
ealomnies, el je veux pas que vous haíssiez votre parent par lui afin de guetter une éventuelle occasion lui permeuant de
affectíon pour moí. Il ne convient pas qu'á cause de moi vous rencontrer la reine. 11 prit alors un báton el le travailla en
le fassiez partir loin, ni que vous oubIiiez votre royaume, la faisant de beaux copeaux avee une si grande hahileté que per-
paix el la prospérité. le ne suis qu'une femrne, et si une guerre sonne n'avaitjamais rien vu de pareil, car lorsque les copeaux
vient A se produire, les ennemis auront t~t fait de me prendre étaient jetés A I'eau, ils ne s'abimaient pas mais flottaient sur
votre royaume du fait que je n' ai ni la force ni le pouvoir de l'eau comme s'Ils avaient été d'écume, et aucun courant ne
572 La Saga de Tristan et Yseut Mare tend des pieges ti Tristan et Yseut 573

pouvait les détruire. Et chaque fois que Tristan voulait


converser avec Yseut, il jetait des copeaux dans le ruisseau
55. Mare tend des pieges a
Tristan et Yseut,
eaché dans un arbre, et au moyen de farine
qui courait pres de la tour et devant la chambre de la reine;
la reine comprenait et saísíssait aussitót par cet artifice son . Lorsque le' soir arriva, Tristan se prépara et alla au ruisseau
souhait et son signal. pres du verger, car Yseut avait l'h~bitude d'y aller. s'as~eoir
Alors que Tristan était en train de tailler des copeaux, sur- un moment chaque soir pres du rursseau pour se di vertrr ou
vint un nain qui venait du cháteau. II dit : «Salut au nom de se lamenter sur les événements de sa jeunesse. Quand elle y
Dieu et de la reine Yseut ! Elle vous envoie ce message : elle arriva, elle vit les copeaux flotter et comprit 9ue Tristan venait
désire parler avec vous. Ne négligez ~ aucun prix de venir la d'arriver au jardin; elle se couvrit tout entiere des fou~r~s
trouver l~ oü vous l' avez rencontrée la derniere fois ; j' espere blanches dont était fait son manteau, et pénétra dans le jardín
bien que vous allez savoir oü I'endroit se trouve et vous en la téte recouverte, se dirigeant vers les arbres oü le roi se
souvenir. Je ne le dis qu'á vous et en secret, et il n'est pas trouvait déja. Tristan était entré du coté opposé en passant ~u
sOr que puissent se reproduire de si tot des circonstances ana- travers de la clóture de bois, et allait vers les arbres oü tls
logues : la cour tout entiere est allée ~ la chasse. Aussi la avaient I'habitude de se rencontrer. Or juste 1tce moment-Ia:
reine vous fait-elle dire de venir lui parler cette nuit. Dites-moi la lune parut et luit joliment. Tristan vit ~ors l'omb~e du r~l
done le message que vous voulez lui faire parvenir, car je sur le sol et s'arréta aussitñt, car il savau que le roi voulait
n' ose pas res ter ici plus longtemps ~ cause des méchantes gens les espionner sans retardo Il fut tres angoissé et attristé au suj~t
qui m'en veulent et quí diront au coi que je suis le responsable de la reine, craignant qu'elle ne remarquát pas l'ombre. Mais
de toute l'hostilité qu'il y a entre vous. S'Ils savaient que je daos le méme temps elle vit l' ombre du roi et eut tres peur
suis ici, ils me diffameraient et me calomnieraient devant le pour .Tristan, Ils s'en allerent tous les deux. Ils virent bie:n
roi. » qu'ils avaient été trompés en cette affaire, et en furent remplis
Tristan lui dit : «Mon ami, Dieu te remercie d' avoir bien de tristesse et de chagrin. Le roi resta assis sous I'arbre et. se
. voulu m' apporter un message; tu Y trouveras ton intérét si je retrouva dans une si grande ignorance au sujet de cette affaire
vis assez longtemps, mais pour le moment, méme si e' est peu qu'Il cessa d'e~e en colére c?ntre e~x deux. .
de chose, je te donne un manteau gami de fourrure blanche. 11 arriva un jour que le roi, la reme, et Tnstan se flrent
Ce sera mieux la prochaine fois. A présent je te demande prélever du sango En effet, le roi voulait eneore les m~ttre
amicalement de dire ~ la tres courtoise Yseut que je lui envoie secretement a l' épreuve dans sa chambre a couch~r, et Tnstan
mes salutations au nom de Dieu, et que je ne peux pas venir ne sut pereer a jour le stratageme. P~ndant la ~Ult, alors que
paree que j'ai tres mal ~ la tete et que j'ai été tres malade tous étaient allés se coucher, le roi ne perrmt A ~rsonn~
cette nuit, Mais demain, si j'en ai I'opportunité, j'irai la voir d'autre que Tristan de demeurer la. «Mon neveu, d1t le,co~,
au cas oü elle me veuille quelque chose; et elle pourra dire éteins toutes nos chandelles ; la lumiere me dérange. » Il dísaít
~ ce moment-lá ce qu'eIle veut.»
cela paree qu'il avait longuement tr~é un grand stratagéme
Le nain prit alors congé el s' en retourna au cháteau oü le
et une machination d'apres les conseils du méchant n.am - qm
roi s'était caché pour les attirer dan s un piege, 11 rapporta au
voulait toujours du mal 1t la reine Yseut et 1t T~sta~. Le
roi ce qu'iI avait dit ~ Tristan, et comment il avait répondu. méchant nain se leva alors discretement de son lit. pnt ~n
«Sire, dit-il, Tristan a tout dissimulé devant moi. Mais assu-
récipient rempli de fleur de farine qu'il avait 'pr~s de so.n ht,
rément cene nuit vous verrez et découvrirez la conduite qu'ils et répandit la farine partout sur le ,sol af!n qu .on püt voir les
ont depuis longternps pris l'habítude d'adopter dan s lesecret, empreintes de Tristan dans la fa~lDe s ~l allait aupres de ,I.a
car je l'ai vu tailler des copeaux qu'í1 a l'habitude de jeter
reine. Mais Brangien s'apercut Immédtatement de ce qu ti
dans le ruisseau afin d'attirer Yseut et de l'appeler a lui.» lIs
parlerent tant el si bien qu'ils ñnírent par imaginer le plan et avait fait et en prévint Tristan. , .
le stratageme suivants : le roi se cacherait durant la nuit et Peu apres, le roi se leva au milieu de la ~Ult, prét~ndlt é~e
épierait leur rencontre ~ l'endroít oü ils avaient l'habitude de las de rester couché au lit, désira aller It matmes ~t dit au .naln
se retrouver, ¡: de l'accompagner. Lorsque le .coi se f~t éloigné, Tnsla;D
demeura lit et réfléchit 1tla m!ID1~re~ont ti I??-Urral~p.arve~lf
aupres de la reine. En effet, 11 sll:Valtque ~ u aílaít JUS9UII
elle en posant le pied, I'on poumut alors .V?lf ses empremtes
dans la farine. Aussi sauta-t-il a píeds jomts par-dessus la
574 La Saga de Tristan et Yseut Le conseil examine le cas d'Yseut 575

farine jusque d~s le lit de la reine, mais l' effort faít pour ne peut avancer contre elle ~ ce sujet aucune charge incon-
sauter avait été SI grand que ses veines se rouvrirent et saí- testable confirmant ee dont ses ennemis et des envieux I'accu-
gnerent toute la nuit. Quand il se leva, il bondit ~ nouveau sent. Mais il ne convient pas non plus que vous délaissiez
pour regagner son lit. cette affaire, en raison des calomnies et de l'opprobre auxquels
Le roi revint ~ ce moment-la, vit que son lit était taché de les gens vont croire et dont ils vont s'occuper, que tout cela
sang, et d~mand~ ~ Yseut d'oü venaít ce sango Elle répondit soit juste ou faux. Souvent les gens croient tout autant le fau~
que sa. mam avaít saigné, Le roi alla jusqu' au lit de Tristan que le juste. Mais en raison des calomnies que vous avez SI
et l~ v1t eouvert d~ sango 11 comprit alors qu'Yseut mentait. longtemps supportées avec patience et pour lesquelles la reine
Ce~l donna au ror des soupcons indubitables, et il en fut a encouru le reproche de s'étre déshonorée, il convient abso-
attrís~é et courroucé. Il ne savait pas ce qu'il en était au juste lument que la reine Yseut soit assignée A comparaitre ici
h0l'!f11Spou.r le sang qu'il avaít vu; et ce n'était ni une charg~ devant cette noble assemblée. Écoutez alors ce que je lui dirai
vérítable nJ. une preuve convaincante. C'est pourquoi le roi et ce qu'elle répondra. Et lorsqu'elle aura répondu. nous
étaít en p~ole, au doute et ne savait pas ~ quoi se fier, car il demanderons instarnment en vertu d'un juste jugement qu' elle
!le pouvait s appuyer sur aueune véritable preuve pour les n'ait plus le droit de coucher dans le lit du roi jusqu'á ce
mculper. Pourtant, il se refusait absolument ~ abandonner il qu'elle se soit disculpée de ces calomnies.»
voulau plutót rendre publique l'affaire, mais sans les désho- Le roi répond alors ; «J'approuve volontiers la tenue de ce
norer. Il convoqua alors tous ses vassaux et ses conseillers jugement ici devant tous mes nobles et mes .vassa~x. ,.
er se .plaignit devant eux de la peine que lui causaient Yseui Puis I'on fit chercher Yseut, et elle se rendit aussitót ~ leur
e~ Tostan. Tous les vassaux en discutérent, et ils entendaient convocation, pénétra dans la grande salle et s'assit. L'évéque
bien se venger si l'on trouvait des charges irréfutables. se leva alors et lui dit : «Madame la reine, écoutez ce que le
roi m'a demandé de vous dire. Tout le monde A la cour et
hors de la cour a maíntenant pris connaissance d'une certaine
56. Le conseil examine le cas d'Yseut calomnie qui s'est portée sur vous dans le public, et qui circule
depuis plus de douze mois sur ~otre ,compt~ e~ sur le compte
~eu apres, le roi fit venir tous ses conseillers ~ Londres et de Tristan, le parent de votre rol. Qu elle SOl!juste ou fausse,
y vmrent tous ceux qui voulaient conserver I'amitié du r¿i : elle VOUSattire aux yeux de tous calomnies et reproches, et
d~s évéques, des vas~.aux, et tous les hommes les plus avisés déshonore le roi. Mais le roi n'a rien vu ni rien percu d'indu-
d Angleterre. Lorsqu lis y furent parvenus, le roi leur demanda bitable qui ne rot adrnissible, hormis cette cal?mnie 9ue le.s
de IUI donner un conseil salutaire : comment devait-il faire gens répandent, mais sans avoir de preuves tangibles A1 appui.
pour en terminer avec Tristan et Yseut qui avaient suscité de A présent, je vous incrimine devant les nobles et l~s vassa~x,
telles calomnies sur son cornpte qu'il était déshonoré par tout et j' exige, pour votre juste défense, que vous vous mnocennez
son royaume. ~es eonseill~r~ du roi prirent alors la parole, vous-mame et que vous dégagiez le. roi de .ce malC?n.tend~,car
certaíns pour dire des stupídités, mais d'autres pour dire des il ne convient plus que vous partagíez le ht du r~:)1jusqu Ace
choses sensées et raisonnables. que vous vous soyez disc~lpée. de cette ,:al?mnle. ,.
Sur ee, un vieil évéque se leva et dit au roi : «Sire, écoutez Yseut était une femme intelligente et distinguée, ~~s bC?lle
ce que je veux vous dice; et si je dis ce qui est juste et tres éloquente; elle se ~it dei><?~t.devan~ le roi et dlt :
approuvez-moi. Il y a maintenant beaucoup de gens dans votr~ « Bienveillant roi, sachez bien que J :n co~n31ssance de cette
pays qui portent des accusations contre Tristan, sans oser les calomnie que des gens envieux et malintentionnés ont profér~e
prouver ases dépens. Vous cherchez, messíre, un conseil . er contre moi; r on dit en effet depuis longtemps quC?la. v~e
il convíent que tous vous donnent un conseil salutaire sQ; et d'aucun homme n'est A l'abri des reproches et des mco~l-
loyal ; il n.e convient pas que vous dévoiliez au gra~d jour nations. Il me parait étrange que des gens m:ntent A~on sUJ~t
~es calornnies, car vous ne les avez pas surpris dans une situa- quand je suis innocente. Cela leur paraít aisé du. fait que je
non telle que vous puissiez prouver indubitablement les accu- suis étrangere, loin de mes parents et de mes ~lS, esseulée
satíons portées contre eux. De quelle maníere voulez-vous ici dans un pays étranger au milie~ ~~ gC?nsqui ne p~~e~t
dans ces conditions condanfner votre neveu et votre femme? aucun líen avec mor, comme SI J étais une capuve : J.e
En effet, vous etes légalement mariés, et vous ne pouvez abso- m'apercois de tout cela du fait que personne ne veut. avoir
lument pas divorcer dans l'état actuel des choses, puisqu'on pitié de moi dans cette épreuve. Je demande done au ror, mon
576 La Saga de Tristan et Yseut Yseut subit l'ordalie 577

seigneur, de faire juger ma cause devant toute sa cour en aupres d'Yseut le jour fixé, si parfaítement dégui~é que per-
tenant co~pte ~es arguments qui montrent mon innocence: On sonne ne puisse le reconnattre : tout son visage était recou~ert
ne pourra J~lUS prononcer contre moi un jugement si sév~re d'un fard doré, et il était revétu d'une méchante cotte de laine,
queje ne m y soumette afin de me dégager des reproches des et d'une vieille chape par-dessus. La reine arriva alors en
envieux - <:arje ne suis pas coupable de ce dont m'accusent bateau de l'autre c6té de la rívíere, Elle ñt immédiatement
ces calommes -~ que ~e soít en tenant un fer rouge ou par signe 1Tristan et accosta aussitOt. EUe di~ 1Tristan 1hau~e
tout au.tre moyen. de díscuípauon. Et si j'échoue dans cene voix : «Mon ami, viens ici et débarque-moi du bateau, tu doís
entrepnse de justificatíon, que le roi me fasse brüler sur un etre un bon marin ! » ,
bOcher ou écaneler par des chevaux.» Tristan s'approcha immédiatement du bateau et la prit dans
ses bras. Tandis qu'illa portait, elle lui dit. rt voix basse qu'il
devait lui tomber dessus quand elle seraít parvenue sur le
57. Le rot accepte une ordalie sable. Lorsqu'il se fut un peu éloigné du bateau avec elle, eUe
releva ses habits et il lui tomba aussitót dessus.
Le roi écouta les paroJes d'Yseut disant qu'elle voulait bien Quand les hommes de la reine voient cela, ils .bondissent
se s~umettr~ ~ I'épreuve duofer r?uge OU~ tout autre moyen immédiatement du bateau, qui avec un báton, qui avec u~e
d~ dlsculpa~lOn, et Il compnt qu'ü ne devait pas Jui imposer perche, qui avec une rame, et ils veule~t le .battre rt mort. MalS
d au~res exigences, Comme il n'avait trouvé aucune preuve la reine dit qu'ils ne devaíent pas lUI faire de. mal, que c.e
tangible DI aucune charge indubitable centre eUe il devait lui n'était pas volontairement qu'il était tombé, mais que c'était
accorder un jugement juste. '
plut6t paree qu'il était faible et fatigué de march~r, «car c'est
Il lui répondit alors : «Viens done ici, et jure-moi devant un pelerín qui anive d'un long voyage ». Ils.plal~ant~rent sur
ces nobles que tu accepteras une telle épreuve et tiendras ses paro les et rirent de la facon ~ont le pelerin lU1 étaít ~ombé
l' en,gagement que. tu viens de prendre, car nous voulons bien dessus. Et tous dirent que c'était une dame tres courtoise ~u
te l accorder. Tu Iras 1l Korbinborg', et je vous y convoque, fait qu'elle ait été la seule A ne pas lui vouloir de mal. Mais
vous tou.s mes nobles, pour y veiller sur mon honneur et sur nul ne savait pourquoi elle avait concu ce plan.
me~ droirs. Nous nous y rendrons tous dans le délai d'un Sur ce, ils bondirent sur leurs chevaux et passerent leur
mOls. »
chemin; ils se moquaient du pelerin et plais~tai~nt sur la
Yseut s'avanca alors et jura au roi qu'elle accepteraít facon dont cette mésaventure cornique 1~1l é~t amv~e. «En
I'épreuve, comrne il le lui avaít Iui-méms demandé. Les nobles fait, dit Yseut, est-il étonnant que le pélerin lU.tvoulu s amuser
et les gens de la cour se séparerent et rentrérent chez eux, et toucher mes blanches cuisses ? A. présent je ne peux abso-
MlUS Yseut demeura I~, en proie ~ la souffrance et au tour- lument pas jurer sous serment que personne d'autre que le roi
ment, car elle savait bien que ces calomnies dirigées centre ne s' est placé lá.» .
~Ile! et pour lesquelles elle avaít été jugée et honnie étaient Ils chevaucherent ensuite jusqu' au domaine royal, et la reme
jusrifiées. '
descendit de cheval aínsí que tous ceux qui l' accompa-
gnaient.
58. Tristan transporte Yseut déguisé en pélerin
59. Yseut subir l' ordalie
Q~and le jour fixé approcha, Yseut concut un plan et envoya
~ Tnstan un message lui demandant de venir la retrouver ¡\ La cour s'était maintenant réunie Acet endroit, et il y avait
u~ end~oit de la rivier~ oü se trouv~~t un gué, le jour qu'elle grande presse. Le roi était sévere et so~bre. irnpatient et
lUl,~xalt, et de se déguiser autant qu le pourrait ; elle. voulait
íí

pressé de se venger et de,mettre Y~eut 1.1 épreuve en la. sou-


qu 1l1~ débarque d:un bateau quand elle traverserait la rivíere, mettant ~ cette ordalie qu elle devait subir ~ cause de Tnstat,t.
et désirait alors IUl direun secret. A

Le fer avait été placé dans le feu et étatt tout pret. Troís
Tristan respecta fidelement sa promesse de se trouver lá-bas évéques I'avaient consacré. Yseut écouta lI;lors ~n~ mess:, et
fit de nombreux et généreux actes de chanté, s~ bien qu elle
. 1. Korbinborg; étant donné que le nom quí apparaí'l chez Gollfried est Kar- donna pour l'amour de Dieu une grande ~art1e de tout ce
liüne, il POurrait s'agir íct d'une déformation de Carlion (comté de Monmoutb). qu' eUe possédait en or et en argent, en habits et en coupes,
578 La Saga de Tristan et Yseut Un chien merveilleux 579

aux pauvres ainsi qu'aux malades et aux blessés, aux orphelins íuí-méme des peines et des tourments de toutes sortes. A pré-
et aux veuves dans le besoin. Puis elle s'avanca pieds nus sent, il était hors de tout doute, si bien que son esprit était
dans un vétement de laine, et son état parut affligeant 11 tout totalement libéré et sans arríere-pensées malgré tous les
un chacun. Tous pleuraient, aussi bien les inconnus que les envieux. 11 pensait maintenant qu'Yseut était innocente de ce
gens connus, les étrangers que les gens du pays, les riches et dont l'accusaient les calomnies qui s'étaient portées contre
les pauvres, les jeunes et les vieux ; tous ressentaient quelque elle; et il employait toute sa gentillesse l la con soler apres
chose dans leur cceur II son égard. On apporta alors les saintes la douleur qui l'avait accablée, Il estimaít pour rien tout ce
reliques afin qu'elle préte serment et soit ainsi disculpée. Elle qu'il possédait II cOté de son amour et de son affection. 11
s'approcha, en larmes, et posa sa main sur les saintes reliques. l'aimait hors de toute mesure, si bien qu'Il n'existait pas
Elle entendit les vassaux se quereller au sujet du contenu de d'autre créature de Dieu qui le charmát tant que la belle
son serment. Certains voulaient l'accabler et la tourmenter, Yseut.
mais d'autres voulaient l'aider dans la formulation du serment.
La plupart suivaient le roi dans sa volonté de rendre cette
formulation aussi rigoureuse que possible. 61. Un chien merveilleux
La reine dit alors : <,S ire , écoutez mon serment. Jarnais
aucun homme né de mere ne s'est approché de moi nue, Tristan, le vaillant, l'honorable, avait quitté le royaume
hormis vous, messire, et ce misérable pelerin qui m'a débar- apres que le roi et lui-méme se furent séparés dans la colere.
quée du bateau et qui est tombé sur moi sous les regards de 11se mit ensuite au service d'un duc de Pologne. Le duc
vous tous. Puisse Dieu me venir en aide dans cette épreuve l'honorait et I'appréciait plus que tous ses amis en raison de
et me purifier par ce fer rouge. Et je n'ai jamais commis ni son renom, de son lignage et de sa valeur, de ses qualités
faute ni péché avec un autre homme. le I'affirme devant Dieu chevaleresques, de son comportement courtois, de ses
et devant tous les saints. A présent, si je n'en ai pas dit assez manieres distinguées et de son courage en toute chose, par
dans ce serment, ajoutez rapidement ce que vous voulez, et lesquels il se distinguait de tous les autres.
je le jurerai. » 11arriva un jour ceci : Tristan était tres soucíeux comme
Le roi vit Yseut en larmes, et beaucoup d'autres gens ceux qui sont venus dans un pays étranger, et comme il était
pleurer sur son sort, des riches et des pauvres, en raison de loin de son réconfort, de son amour et de son bonheur, il
la peine qu'elle éprouvait. Il fut alors tres attristé en son cceur soupirait souvent de tout son coeur et examinait souvent la
et dit II Yseut : « l' ai bien entendu, et je pense qu' iI n' est pas douleur et la peine qu'il éprouvait en étant si loin de l'étre
besoin de rien ajouter. Prends maintenant, poursuívít-il, ce fer qui le réconfortait. Quand le duc découvrit cela, il ordonna II
rouge, et que Dieu te purifie comme tu le mérites et comme ses pages d'amener aupres d'eux ce qui faisait son divertis-
ton serment le justifie. sement, de maniere ~ pouvoir ainsi consoler tous les tourments
- Oui », dit-elle, et elle prit hardiment le fer dans sa main de Tristan qu'Il voyait accablé II sa cour. En effet, il aurait
et le souleva de telle facon que personne ne décela chez elle bien voulu lui témoigner de la gentillesse et le divertir s'Il
ni lácheté ni faiblesse. Et Dieu lui accorda dans sa sublime avait pu ainsi l'égayer.
miséricorde une sublime purification, et lui permit de se récon- Peu apres les pages du duc apporterent une étoffe de prix
cilier avec le roi, son seigneur et son époux, et de vivre en et l'étendirent sur le sol devant le duc. D'autres arriverent
bonne entente avec lui, en partageant un parfait amour dans alors qui amenaient au duc le chien qui lui avait été envoyé
l' honneur et la dignité. du monde des Alíes'.
C'était une créature si merveilleusement belle que jamais
homme capable de décrire ou de dire sa nature ou sa forme
60. Le roi se réconcilie avec Yseut
1. Ce sont des etres surnaturels. n .'agit lA d'une allusion A la mythologie
Des qu'Yseut se fut disculpée par l'épreuve du fer rouge, nordique ajoulÚ en Scandinavie. (Sur ce sujel, cf. R. Boyer, La Religion des
elle s'assit et dit que le roi avait agi puérilement en prenant anciens Scandinaves, París, Payot, 1981.) On peut done se demander ee que
en haine son parent II cause d' elle. Alors le roi renonca II sa contenaltle texte de Thomas. Sans doute une a1lusion au monde des tÚ$, eomme
folíe el se repentit d'avoir quelquefois concu de méchants le sugg~re aussi le chap. 65. On peut supposer, de plus, en suivant KOlbing, ~ne
soupcons contre son parent, et de s' étre inutilement causé 11 d~formation du nom de l'ne l~gendalre d'Avalon que 1'00 trouve chez Gottfried.
580 La Saga de Tristan et Yseut
Tristan tue le géant Urgan 581
!le vit le jour, car de quelque facon qu' on regardát le chien,
u m~ntr~t tant .d~ co~leurs que personne ne pouvait les per- vrer, On proclama par tout ce royaume au son des trompenes
cevoir DI .Ies saisir. SI on le regardait de face, il apparaissait qu'on allait payer le tribut au géant Urgan. Vinrent alors des
blanc, noir et ven du cóté tourné vers l'observateur. Mais si vassaux, des marchands et des paysans, des gens de la ville
on le regardait de biais, il apparaissait rouge sang comme si el des gens de la campagne; ils menaient du bétail au géant,
l~ chair avait été tournée vers l'extérieur et le poil vers l'Inté- chacun dans la mesure de ses moyens. Le plus extraordinaire
neur. Par moments il semblait brun foncé, et aussitót aprés était la quantité de bétail que cela représentait, et les gens
son pelage semblait rouge brillant. Et ceux qui le regardaient faisaient du tapage et poussaient les hauts cris en lui remettant
de tous les cótés pouvaient le moins saisir comment il était le bétail.
car il leur semblait n' avoir aucune couleur pour autant qu~ Tristan demanda d'oü venait ce vacarme, ~ qui appartenait
les .gens pouv~ent en juger. Il venait de l'íle qui s'appelle le bétail et qui allait le prendre. Le duc lui expliqua aussitOt
Pélin', et ~'étalt une femme alfe qui avait donné ce chien au de quoi il s'agissait et de quelle facon il avait accepté de payer
duc. la~als une créature de cene taille n'avait été plus char-
le tribut au géant, et lui dit toutes les conditions de l'accord
mante DI plus bellc, et a ce point intelligente, gentille el
zélée. et toutes les clauses qui avaient été établies entre le géant et
Les pages du duc lui amenerent ce chien avec une chaine lui.
d'or tirée de son trésor. lIs lui óterent immédiatement la Tristan dit alors au duc : «Si je vous libere si bien de cette
chaine ; et quand il fut libre, il se secoua et la cloche attachée servitude que jamais plus vous n'ayez l payer le tribut au
1ison .cou tinta en prod~!sant un si joli son que toute la peine géant, que me donnerez-vous en récompense ?»
de Tristan disparut, qu'Il oublia alors sa bien-aimée et que Le duc dit : « Ce qui te plaira et que tu voudras bien choisir.
tous ses sentiments, son cceur et son humeur furent trans- Aucun bien ne m'est si cher que je refuse de te le donner en
formés, 1itel point qu'Il ne savait guere s'i! était lui-méme ou récompense si tu nous délivres de cette sujétion.
un autre. n n'y avait pas d'homme au monde qui, en entendant - Si vous m'accordez ce que je vous demande, dit Tristan,
le son de la cloche, n'eOt immédiatement été consolé de sa je vous affranchirai vous et votre royaume, je vous délivrerai
peine en to~t s0!l coeur et rempli de joie et gaieté, et n'eüt du géant et délivrerai vos gens du tribut, et libérerai tout le
préféré ce divertissement 1itout autre. Tristan écouta attenti- pays de sorte que jamais plus il ne sera soumis ~ la
vement la cloche et considéra soigneusement le chien : la cou- contrainte. ,.
leur du chien lui parut bien plus extraordinaire que le son de Le duc répond alors : «le t'accorde bien volontiers ce que
la cloche .. Il posa sa main sur lui et s' apercut que tout son tu demandes, et je veux confirmer officiellement la promesse
pelag~ étatt,~oux et soy~ux. Il s'avisa alors qu'Il ne pourrait que je te fais devant toute ma cour qui est ici présente en ce
. p~s vl~re s 11 ne pouvait pas procurer ce chien 1i Yseut, sa moment. ,.
bien-aimée, pour la divertir. Mais il ne savait pas comment Tristan se prépara en toute hate, revétít son armure, monta
faire .pour I'obtenir, et il ne laissa point paraitre qu'il voulait
lavoir, car le duc l'avait traité si amicalement que pour rien sur son cheval et dit au duc : «Dites l quelqu'un de m'accom-
au monde il ne voulait jamais le quitter ni étre loin de lui. pagner sur la route que va prendre le géant, et je vous libérerai,
vous et votre royaume. Mais si je ne peux pas vous venger
de lui, je ne vous demanderai rien qui vous appartienne.
62. Tristan tue le géant Urgan - Que Dieu te remercie !,. dit le duc, et il demanda l· un
de ses hommes de I'accompagner jusqu'au pont sur lequelle
Comme l'histoire de Tristan I'atteste, il y avait 1i cette géant devait passer en emmenant le bétail. Lorsque Tristan
époque un géant qui vivait dans une contrée au bord de la fut parvenu au pont, il empécha le bétail de traverser le ponto
mer, et tous les douze mois il prélevait dans tout le royaume Quand le géant s'apereut que le bétail était arreté, il brandit
un tribut qui s'élevait a un dixieme du cheptel. Le duc lui son gourdin de fer, courut aussi vite qu'Il put et vit Tristan
payait chaque année ce tribut, et le géant était venu le recou- en armure monté sur son cheval. n cria en sa direction d'une
voix terrible : «Qui es-tu, rustre, dit-il, pour empécher mon
bétail d' avancer? le te jure par ma tete que tu le payeras cher
1. On pourraít voir I~ une confusion entre la Pologne el I'Ile d' Avalon, si tu ne me demandes pas gráce.» . .
Tristan se met alors en colere et IUl répond : t< Je ne dis-
582 Lo. Saga de Tristan el Yseut Tristan tue le géant Urgan 583

simulerai jamais mon identité devant un rnaudit troll' comme tracé par le sang qui avait coulé de la blessure du géant. 11
t~i : ~ la cour on m'appelle Tristan. Je n'ai pas peur de toi arriva peu apres au cháteau du géant, et quand il y fut entré
ni de ta .massue. Tu as obtenu ce bétail injustement, et c'est il ne vit rien d'autre que la main, et il s'en retourna au pont
~urquOl tu ne le garderas pas plus longtemps ~ quelque condí- ~ toute vitesse. Sur ce, le géant revint au cháteau - car il était
uon que ce soit. D'oü tiens-tu cette richesse si tu n'as pas partí chercher des plantes pour se faire un pansement -, et il
contraint les gens par la peur A te payer un tríbut ?» pensait qu'ü allait y trouver sa main. Quand il eut posé les
Le géant Urgan répond alors : « Tristan, tu te compones berbes par terre, íl découvrit que sa main avait été emmenée.
envers moi d'une maniere tres arrogante en m'empéchant Il se lanca alors h la poursuite de Tristan. Tristan regarda
d'emmener mes bétes ; éloigne-toi de moi au plus vite et derriere lui et le vit arriver : il eourait l sa poursuite dans un
dégage la route par laquelle j' ai l'habitude de passer avec mon grand fracas et portait son gourdin de fer sur son épaule. Il
bétail. Je ne suis ni Morholt que ta violence a tué ni l'Irlandais eut alors peur du géant si bien qu'il n'osa pas se porter l sa
~ qui tu as pris Yseut, et tu crois pouvoir agir de la méme rencontre. Le géant anaqua le premier, il lui jeta le gourdin
maniere envers moí. Mais sache bien que tu payeras cher de de fer de toute sa force en grande colere. Tristan recula d'un
m'avoír ernpéché de traverser le pont.» bond si bien que le eoup ne l'atteignit paso 11 se précipita alors
Sur ce, il brandit son gourdin de fer et le jeta de toute sa dans l'intention de le frapper du eOté gauehe. Et quand il vit
force avec grande colere. Tristan esquiva le coup, mais le que le géant se penchaít pour éviter le coup, il lui asséna un
gourdin de fer atteignit le poitrail du cheval, le partagea en coup de front; et ce coup fut si lourd qu' il lui emporta toute
deux et lui arracha les membres; le cheval tomba sous lui. l'épaule et le fit passer par-dessus le pont, et tous les os de
.Quand Tristan se fut remis debout, le géant se précipita vers son corps se briserent.
IUI en toute háte pour le frapper, s'approchant d'aussi pres que AussitOt Tristan revint sur ses pas, prit la main et l'apporta
possible de lui de maníere ~ l'avoir ~ portée de main. Quand au duc. Mais ee dernier se trouvait dans la foré; et avait vu
le géant se baissa pour reprendre le gourdin de fer, Tristan leur affrontement ; quand il vit Tristan, il chevaucha A sa ren-
ne voulut pas attendre plus longtemps, bondit vers lui et lui contre et lui demanda eomment cela s'était passé, Tristan lui
coupa la main droite au moment oü il allait ramasser la massue montra ses exploits : avoir libéré le bétail et tué le géant. Puis
- la main gisait l~ dans I'herbe. Quand le géant vit sa main il dit au due : «A présent, je demande ma récompense. »
coupée par terre, il saisit son gourdin de la main gauche dans Le due lui répond alors : « C'est juste, je n'entends pas te
l'Intention de se venger de Tristan. Quand il porta un coup la refuser. Dis-moi ce qu'il te plairait le plus d'avoir.
dans sa direction, Tristan dirigea son bouclier contre le coup, - le vous remercie beaucoup. J'ai tué Urgan, dít-il, maín-
et le bouclier se fendit en deux dans toute sa longueur. Le tenant je voudrais que vous me donniez votre beau chien. le
coup était si lourd que Tristan tomba ~ genoux, et il considéra désire en effet ardemment le posséder car je n'ai jamais vu
que s'il lui laissait poner un autre coup, ce coup le tuerait; de plus beau chien.»
aussi se replía-t-íl. Quand il vit que le géant était gríevement Le due dit alors : « Par ma foi, il est vrai que tu as tué notre
blessé et furieux, et qu'il perdait beaucoup de sang, il prit le plus grand ennemi, et pour cela je veux bien te donner la
partí d'attendre que l'hémorragie I'affaiblisse et diminue moitié de mon royaume, et t'offrir un honorable mariage avec
quelque peu sa force. Le géant ramassa alors sa main, laissa ma soeur, si tu veux bien demander sa main. Mais si mon ehien
tout le bétail et pritle chemin qui le ramenait h son cháteau. te plait davantage, je serai heureux que tu I'aíes.»
Tristan demeura lA sain et sauf, et tout content de ce que tout Tristan répond alors : « Oieu vous en remereie, monseí-
le bétail füt ~ présent délivré et récupéré. gneur! 11 n'est pas de bien en ce monde qui me soit aussi
11était maintenant assuré d'obtenir ce qu'Il avait demandé, cher que ce chien, A tel point que je ne l' abandonnerai jamais
sauf si le duc ne tenait pas la promesse qu'il lui avait faite. quoi que ron puisse m'en offrír.»
Mais il considéra qu'Il ne devait pas encore revenir car il De Le due dit alors : «Va done le recevoir et fais-en ce qu'il
pouvait rien montrer au duc qui lui prouvát qu'Il avait bien te plait.»
affronté le géant, si ce n'est le bétail qu'il ramenait. Et iI
s'élanca de toute la rapidité dont il était capable sur le chemin

l. Sorte de g~ant monstrueux dans la mythologie scandinave ancíenne.


584 La Saga de Tristan et Yseut Kanúest découvr« Trlstan et Yseut 585

63. Tristan offre le chien


Adare
a Yseut et revient
.
a la eour de !ls avaient ce qui plaisait leur cceur s'ils pouvaient toujours
á

demeurer ainai ensemble sans etre accusés, et savourer leur


amour dans le bonheur.
Lorsque Tristan eut recu le chien, il ne le laissa pas s'éloi- De meme que cette liberté dans la foret leur plaisait, de
gner de lui - lui eüt-on offert tout I'argent du monde. Il fit méme ils trouveren; un endroit secret pr~s d'une rivi~re dans
alors venir un ménétrier, l'homme le plus courtois qu'on pOt un rocher que des p~ens avaient fait tail1er et décorer au temps
tr?uver d~ns tou~ le duché, et illui dit en privé ce qu'Il devait jadis avec un grand savoir-faire et beaucoup d'art. Tout le haut
faíre, oü ti devait aller, et de quelle rnaníere il devait amener était voOté. On avait creusé loln dans la terre pour y ménager
le chien II la reine Yseut II Tintagel.. un acc~s, et un passage secret profondément enfoul y menait.
Le ménétrier s'en alla alors, trouva Brangien la suivante de Il y avait beaucoup de' terre par-dessus cette demeure; sur le
la reine, lui confia le chien et lui demanda de l'amener II la rocher se dressait le plus beau des arbres, l'ombre de l'arbre
rei~e de la pan de Tristan. Elle le prit avec grand plaisir et s'étendait sur une large surface et protégealt de la chaleur et
mamts remercie.ment~. car il n'eOt pas pu exister de plus belle de la brülure du soleil. Pr~s de la demeure jaillissait une source
créature. On IUI fabnqua avec beaucoup de savoir-faire une dont l'eau était potable, et tout autour de la source poussaient
maisonnette en or pur, qui fermait bien. Yseut chérissait ce les plantes les plus douces et pourvues de belles fleurs qu'on
pr~sent par-dessus tout, et flt un riche cadeau au messager de puisse souhaiter. Le ruisseau né de la source coulait vers l'est.
Tn~tan. pour. le récompenser. Elle fit dire II Tristan que le roi Quand le soleil brillait sur les f1eurs, le plus doux des parfums
éta~t bien disposé envers lui, el qu' il pouvait revenir sans s'exhalait, et toute l'eau devenait comme mielleuse en raíson
crainte du fait que tous les soupcons que les gens avaient fait de la douce senteur des plantes. Chaque fois qu'Il pleuvait ou
peser ~u.r I.ui avaient 1\ présent laissé place a une volonté de faisait froid, ils restaient dans leur demeure sous le rocher.
réconCI~latlOnet de con.corde. Quand Tristan apprit ces nou- Mais quand il faisait beau, ils allaient se divertir A la source,
velIes, 1I retouma tout joyeux a la cour du roí Marc. se promener dans les endroits plats et agréables de la foret
Ce fut de cette facon que ce chien fut acquis et obtenu. le qui s'y prétaíent le plus, ou chasser du gibier pour se nourrir,
veux a présent que vous sachíez que le chien de Tristan ne car Tristan avait avec lui son chien qu'il chérissait par-dessus
demeura pas longtemps a la cour du roi Mare. Par la suite il tout. 11habitúa tout d'abord son chien A attraper les cerfs, et
prit l'habitude d'étre dehors dans la forét et de ehasser ¡es il en prenait autant qu'il en voulait. Cette vie leur apportait
sangliers et les cerfs, lorsque Tristan er Yseut s'y trouvaient beaueoup de gaieté et de plaisir paree qu'ils connaissaient nuit
tous les deux. Ce chien attrapait tout animal sans qu'il lui en et jour la joie et le réconfort.
échappe jamais, et il avait si bon flair qu'il découvrait toutes
les routes et toutes les pistes.
65. Kanüest découvre Tristan et Yseut
64. Tristan el .Yseut sont bannis par Marc Quelque temps apres, il se trouva un jour que le roi vint
dan s la forét comme il en avait l'habítude, avec une grande
Lorsque Tristan fut revenu II la cour du roi Marc tout heu- quantité de veneurs. lis lácherent les limiers, tendirent des
reux et joycux, iI n'y demeura pas longternps que le roi n'eüt embuscades sonnerent de leurs comes afin d'exciter les chiens
a nouveau découven le grand arnour que Tristan et Yseut et coururent dans la forét dans toutes les directions jusqu'á
avaient l'un pour l'autre, tout comme auparavant. Le roi en ce qu'ils trouvent une grande harde de cerfs; et ils en sépa-
fut tres fáché et affecté, se refusa a supporter cela plus rerent les plus belles bétes. Les cerfs se mirent a courir dans
longtemps de leur part, el les bannit alors tous les deux. Cela tous les sens, certains gravirent les collines, d'autres .desce~-
leur apparut cependant comme une chance, et ils s'en allerent dirent dans les vallées, la OÜils savaient que le terrain se.ratt
al~rs dans un .grand dé~ert, Mais il~ ne réfléchirent guere l\ le plus défavorable a le.urs poursuivants; et ~es cerfs avaient
qui les pour.-:Olralt en vm et en provisions, car Dieu voudrait distancé les chiens. Maís les veneurs galopaíent a leur pour-
s31nsdo~lte bien leur procurer quelque nourriture en quelque suite et sonnaient de leurs comes.
lieu qu'ils se trouvent. Et ils appréciaíent beaucoup d'étre tous Le roi aváit alors laissé ses gens et suivaient deux de ses
~esdeux s~ul.s ens~mble. De tout ce qui existait dans le monde. meilleurs chiens ; des veneursqui prenaient soin d: ses.limie~s
lis ne désiraient nen de plus que ce qu'ils avaient alors car l'accompagnaient. IIs avaient levé un grand cerf, 1 avaient fait
v '
586 La Saga de Tristan et Yseut La séparatlon de Tristan et Yseut 587

fuir et ils le' pourchassaient avec acharnement. Maís il son visage et elle lui apparut si belle qu'il crut n'avoir jamais
s'enfuyait aussi vite qu'il pouvait dans tous les sens et des- rien vu de semblable. Bn effet, elle s' ~tait eouchée ~puis~e,
cend~t vers la rivíére. Quand il arriva sur les berges, il et ses joues étaíent empourpr~es. Par un trou dans le mur de
s'arreta, écouta et entendit les chiens qui le poursuivaient bien la demeure, un rayon de soleil brillait sur ses joues ; il fut tr~s
qu'ils fussent loin de lui; et il comprit oü les veneurs char- pr60ccu~ par le fait que le soleil brillat sur son visase, i1
geaient : ils lui arrivaient droit dessus. Ensuite il fit demi-tour s'avan9a tout doucement ven elle et posa son gant sur sajoue
dans une autre direction de maníere que les chiens ne le retrou- añn de la prot6ger du soleU. 11se retira alors, les recommanda
vent pas, fit un grand saut par-des sus un ruisseau, de lAbondit • Dieu et descendit du rocher avec tristes se. Les veneurs dirent
immédiatement dans la rivíere et ressortit aussitót du courant. aux jeunes qui les assiataient qu'ila devaient rameuter les
De ce fait, les chiens perdirent sa trace et ne surent pas ce chiens parce que le roi voulait cesser la chane et rentrer chez
qu'il était devenu. Le roi en fut tres mécontent. lui. 11 chevaucha seul, triste et tourmenté, et personne ne
Le grand veneur du roi s'appelait Kanúest. Il chevauchait l' accompagna l sa tente. .
en to~s sens pour ramener les chiens sur la piste du cerf, mais Quand Yseut s·~veilla. elle trouva le gant ; cela lul parut
les chiens la chercherent sur un vaste périmetre sans la trouver. ~trange et elle se demanda de quelle maníere le gant du roi
Kanúest s'arréta alors et leva les yeux vers le rocher. Il vit ~tait venu ll. Triatan trouva aussi cela surprenant. lis n~
aussitót un sentier pres de la source du faít que Tristan et savalent eas ce qu'ils devaient faire maintenant que le ror
~seut étai~nt ,:,enus se divertir lAtOt le matin. Quand Kanúest savait o~ üs se trouvaient. Pourtant, ce fut pour eux une grande
vit le senner, 11 pensa que le cerf pouvait étre passé par la ou joie et une grande consolation qu'Il les eOt découverts dans
s'y étrearrété pour se reposer. Il descendit immédiatement de la situation oü ils les avaient vus, et qu'il ne püt rien trouver
che,,:al afi~ de s~ rendre co~pte de ce qu'il en était. Il prit le ti leur reprocher. .
senuer qui menaít au rocher jusqu'á ce qu'il parvint a la porte Le roi Mare ne voulaít A présent absolument pas croire au
dans le cochero Il regarda a l'intérieur et vit Tristan qui dormait péché et au déshonneur reproches A Tristan et Yseut. 11
et, de l'autre cOté de la píece, Yseut. Ils s'étaient couchés pour convoqua alors tous ses vassaux, leur montra les motifs t:t les
se reposer paree qu'i1 faisait tres chaud, el ils dormaient si raisons pour lesquels ee qui avait été avancé centre Tr:tstan
éloignés l'un de l'autre parce qu'ils étaient auparavant allés et lui avait été imputé était imposture et menson~e, et 11les
s'amuser. Quand iI les vít, il fut si effrayé qu'il trembla de prévint qu'il ne servirait de rien A personne de s'Intéresser A
tout son corps - paree qu'une grande épée était posée entre ces accusations, d'y ajouter foi ou de les temr. pour vraies.
eux - et prit la fuite; il revint auprés du roi et lui dit : « Sire, Lorsqu' ils entendirent ses raisons et ses pre!lves,. tlleur ~embla
je ~'ai pas ~ouv~ le cerf.» Et il raconta au coi tout ce qu'i1 qu'il voulait qu'Yseut revínt lila cour, et tl~ IUI consl?lll~rent
avait vu a 1 intérieur de la demeure dans le rocher; il lui dit le partí qui leur paraissait bon, qu'ils croyaient le meílleur et
qu'il ne savait pas si c'était lA créature céleste ou terrestre, auquel il voulait luí-méme le plus se ran~er. 11 les fit ~~rs
ou appartenant a la race des Alfes'. chercher pour qu'ils rentrent dans la sérémté et dans la joie,
car il n'était plus en colere contre eux.
66. Tristan et Yseut reviennent tI la cour
67. La séparation de Tristan et Yseut
Le roi s'y rendit alors, vit Tristan et reconnut Yseut ainsi
que l'épée qu'il avait lui-méme possédée. Il n'y avait pas Tristan ne pouvait absolument pas refréner son désir et.son
d'épée au monde qui eüt un fil plus acéré que celle qui était envíe, et c'est pourquoi il tirait partí de chac!ln<;~es ~cas~ons
posée entre les deux amants. Le coi vit qu'ils étaient éloignés qui pouvaient se présenter A lui. Il en fut amsi jusqu au jour
l'un de I'autre. n s'avisa alors que s'ils s'étaient aimés d'un oü ils se trouverent assis tous deux ensemble dans u~.verger,
amour coupable, ils ne se seraíent certainement pas couchés et oü Tristan prit la reine dans ses bras. Et alors qu 11spen-
s.i loin I'un de I'autre, mais auraient plutOt partagé le méme saient n'étre pas en danger, il se produisit un évén~ment .A
lit. Yseut lui sembla tout A fait séduisante; iI regarda alors leur insu : le roi survint accompagné du m~chant nam, et ti
pensait les trouver tou~ deux dans une attítude pécheresse,
mais ils étaient endormis, .
1. Cf. note l. chap. 6 L Lorsque le roi les vit, il dit au nain : «Attends-mol pendant
"'.
588 La Saga de Tristan et Yseut Tristan rencontre Iseut 589
>-(

que je vais au cháteau, le vais amener ici les meilleurs de 68. Tristan voyage .de pays en pays
mes hommes afin qu'ils voient dans quelles circonstances nous
les avons trouvés id tous deux ensemble. le les ferai brüler Tristan alla maintenant son chemin. Yseut demeura en
tous deux sur un bOcher une fois qu' on les aura trouvés arriere, en larmes, accablée de peine. Tristan s' en alla, couvert'
ensemble. ,. de larmes, et sauta par-dessus la clóture du verger. AussitOt
Tandis que le roi prononcaít ces paroles, Tristan s'éveilla apres ~e roi arriva et porta contre elle des aceusations; ses
mais n' en laissa rien paraitre. Puis il se leva soudain et dit : vassaux I'accompagnaíent. Ils ne trouverent aucun homme,
«Un malheur s'abat sur nous, Yseut mon amour, réveílle-toi, mais elle seule. De ce fait, ils ne pouvaient porter eontre elle
car on nous a tendu un piege, et il nous menace. Le roi Marc aueune accusation, et elle n'avait alors rien fait de mal. Le
est venu id et a vu ce que nous avons fait. n est A présent roi lui pardonna alors, cessant sacolére.
alié chercher ses hommes dans le palais, et s' il nous trouve Tristan, rempli de ehagrin, gagna ses quartiers, et il se pré-
tous les deux ensemble il nous fera brüler jusqu' aux cendres. para A partir rapidement avec ses compagnons. Ils chevau-
le vais maintenant partir A l'étranger, mon bel amour, mais cherent jusqu'au rivage, embarquerent Sur un bateau et s'éloi-
tu n'as rien A craindre pour ta vie, car ils ne peuvent porter gnerent de ce royaume. Ils débarquerent ensuite en
contre toi aucune accusation étayée, si l' on ne trouve ici aucun Normandie, mais n'y resterent pas longtemps. Tristan allait
homme, mais toi seule. le vais m'en aller dans un autre maintenant son ehemin de pays en pays Ala recherche d'entre-
, royaume; et pour toi je vais supporter peines et tourments prises hasardeuses qu'il püt mener A bien. n supporta beau-
pour le reste de mes jours. Notre séparation me cause une si coup de peines et de fatigues avant d'aequérir honneur et
grande douleur que jamais plus de ma vie je n' aurai de conso- estime, repos et bonheur. Puis il servit le chef et empereur de
lation. Ma douce ami e, je te demande de ne jamais m' oublier, Rome et demeura longuement dans son royaume. Ensuite, il
méme si je suis loin. Aime-moí autant quand tu seras loin "de alla en Espagne, et de lA en Bretagne chez les héritiers de
moi que tu m'aimais quand tu étais pres de moi. Quant Anous Roald. IlsIe reeurent avec grande joie, l'estimant et I'hono-
- je ne peux rester ici plus longtemps, ceux qui nous haíssent rant, et lui concéderent en pleine possession un grand royaume
vont bientót revenir ici. A présent embrasse-rnoí pour cette et beaucoup de cháteaux qui furent soumis A son autorité. Ils
séparation, et que Oieu nous garde et nous protege !» l'aimaient d'une affection sincere. lIs I'aíderent chaque fois
Yseut demeura lA un peu plus. Lorsqu'elle entendit les qu'il en eut besoin, le firent connaitre aux étrangers, l'accom-
paroles de Tristan et vit qu'iI se contenait mal, les larmes lui pagnerent dans les tournoís, et rendirent célebres sa vaillance
vinrent aux yeux; elle soupira de tout son coeur et répondit au toumoi et sa valeur.
avec des mots remplis de détresse : «Mon tres cher amour,
il convient que tu gardes précisémenten mémoire ce jour 011
nous nous séparons si tristement. Notre séparation me cause 69. Tristan rencontre Iseut
une souffrance si grande que jamaís auparavant je n'aí su si
bien ce qu'était la peine ou I'inquiétude, la souffrance ou le A cette époque, un vieux duc gouvemait ce royaume el ses
tourment. Jamais je ne trouverai le réconfort, le calme ni la voisins se comportaient en ennem!s, l' attaquant .durement; Ie:s
joie. Et je n'ai jamais ressenti pour ma vie les craintes que plus puissants et les plus grands d entre. eux é!~ent cont.re .IUl.
maintenant notre séparation me cause. Quoi qu'il en soit, tu lis le tourmentaient beaucoup A tel pomt qu 11sconvoítaíent
vas prendre cet anneau et le garder au nom de l' amour que vivement le cháteau oü il résidait.
tu me portes. Ce sera le gage 'et le sceau, la garantie el le Ce duc avait trois fils, des hommes vaillants. Le plus dgé
réconfort du souvenir de notre amour el de cette separa- s'appelait Kaherdin. C'était un homme beau, courtois, et. il
tion.» ' était le meilleur compagnon de Tristan. On donna Ace demt~r
Il~ se séparerent avec beaucoup de peine et s'embrasserent un puissant cháteau en raison de sa prouesse, afin qu ti
avec tendresse. repousse de lAleurs ennemis. Il y réussit si bien qu'il fit beau-
coup de prisonniers parmi eux, les dépouilla de leurs cMt~~ux
et mit Asac leurs cités. II poursuivit si longtemps les hostilités
contre eux avec l'aide de Kaherdin, qu'ils n'eurent plus
d'autre res~ource qu'implorer sa gráce et Iui demander la
paix.
590 La Saga de Tristan et Yseut La nuit de noces 591

Kaherdin avait une seeur belle, courtoíse et distinguée, e! avec tous leurs projets. Le chapelain du duc chanta la messe,
elle était plus !ntelligente que toutes les femmes de ce et leur mariage fut consacré conformément au rite établi.
royaume. Tristan tit alors sa connaissance et luí donna des Tristan prit pour épouse la jeune Iseut, La cérémonie rapide-
gages d'affect!on. Et c'est l cause de l'Yseut pour laquelle U ment terminée, ils se rendirent A table pour un grand festín.
souffra!t, qu'il lu! parla d'amour et qu'elle lu1 en parla éga- Quand ils furent rassasiés, les gens aüerent s' amuser; les uns
lement. Il composa alors de nombreux ~mes d'amour avec de jouter, d'autres de s'affronter avec des boucliers, d'autres
un beau talent de poete, et des lals de toules sortes dans un encore de lancer des javelots, certaíns de se battre A l' épée
style pleín d'éloquence, et il mentionnait souvent le nom dans des jeux de toutes sortes, afin de se divertir, comme en
d'Yseut dans ses poémes, Tristan chantait ses poemes devant ont l'habitude les chevaliers A l'étranger 1t l'oceasion de telles
ses chevaliers et ses vassaux dans les palais, les chambres, en réceptions.
présence de nombreux auditeurs, d'Iseu;' et de ses parents. Lorsque la joumée fut passée et la nuit venue, la jeune fílle
Tout le monde pensait que c'était pour elle qu'il avait chanté, fut menée A un lit magnifique. Ensuite vint Tristan, et il se
et qu'il n'aimaít {'ersonne d'autre que cene Iseut. Tous ses dévétit du précieux bliaud dont il était revétu. Sa tunique lui
parents s'en réjoulrent beaucoup, Kaherdin et ses fr~res plus était bien ajustée. Lorsqu'on lui 6ta la tunique, son anneau
que tout autre, paree qu'il pensalt que Tristan aimait sa s~ur d'or suivit la manche, celuí-la méme que la reine Yseut lui
Iseut et qu'il voudrait rester IIpar amour pour elle. En effe!, avait donné lorsqu'ils durent se séparer la derniere fois dans
ils avaient trouvé en lui un si bon chevaher qu'ils voulaient le verger, et qu'elle lui interdit de briser l'amour qu'Il Iui
l'aimer et le servir. Et les sentiments amieaux qu'il concevaít portait. Alors que Tristan regardait l'anneau, il tomba dans
pour Ieur sceur occupaíent tous Ieurs soins; ils le menerent ~ une nouvelle méditation de sorte qu'il ne savait pas ce qu'il
la maison de la jeune tille afin qu'il se níverttt en sa compa- devait faire, et il examina attentivement sa situation au point
gnie et parlát avec elle, ear le jeu et la eonversation rendent qu'il regretta sa décision. Et ce qu'il avait faít lui répugna
caressant et changent souvent les dispositions d' esprit des alors tellement qu'il aurait voulu maintenant ne pas l avoir
gens. . . fait, et iI réfléchit alors A ce qu'iI devait faire; il se dit en
A présent, Tristan s'engage dans une grande médítatíon ~ lui-méme : «Cene nuit, je suis obligé de faire semblant de
propos de ce qu'il veut faire ensuite, et il ne peut se résoudre coucher avee ma femme. Je ne peux pas me séparer d'elle
qu'á ceci : il veut essayer de savoir s'il peut trouver quelque maintenant, paree que je me suis marié avec elle en présence
plaisir qui compense cet amour qu'il a si longuement entretenu de nombreux témoins. Et pourtant je ne peux vivre avec elle
dans l'anxiété, la souffrance, la peine et le tourment. En effet, comme un vrai mari l moins de trahir ma foi et dégrader ma
il veut essayer de savoir si un nouvel amour et une nouvelle dignité d'homme. Tout ce qui est prévu doit néanmoins main-
joie peuvent lui permettre d'oublier Yseut, car il pense qu'elle tenant advenir.»
va I' avoir oublié. Ou alors il veut prendre femme pour son Tristan est A présent venu se coucher, et Iseut l'accueille
bien-étre et son plaisir. Afin qu'Iseut ne lui fass~ pas de en I'embrassant. Mais lui, s'inclinant vers elle, soupira du fond
reproche, il veut l' épouser pour son nom, sa réputation et sa de son cceur : il veut coucher avec elle, mais il ne peut pourtant
eonduite. Et c'est pourquoi il fait la eour 1t Iseut, la fille2 du pas - sa raison retient son désir pour Iseut. -, et il dit : «~a
due se fianee avee elle et obtient sa main avec l' assentiment belle amie, ne m'en veux paso Je veux le dire un seeret, mais
et l:approbation de ses parents; et tous les habitants du pays je te demande que personne ne le sache hormis toí et mo~, c~
en furent ravis. je ne le dis A personne. J'ai une douIeur l mon flane droít qUl
m' a longuement tourmenté, et ce soir cette douleur. m' a fait
souffrir. Mais c'est du fait des nombreuses fatigues et
70. La nuit de noces insomnies que j'ai subies qu'elle tourmente maintenant tous
mes membres, et c'est pourquoi j'ose 1t peine m'étendre pres
Le moment du mariage est fixé. Tristan vient alors avec ses de toi. Et il chaque attaque je suis affaíbli, el reste longuement
amis. Le due se trouvaít lA avec sa suite, il était en aceord alité par la suite. Je t'en prie : ne m'en ve~x pas pour cette
fois car nous aurons d'autres bonnes occasions lorsque cela
1. CJ. note 2. chap. 30. . me sera plus agréable, et que je le désirerai davantage.»
2. Une confusion s'est glissée daos le passagc : Iseut est partout ailleurs la Le jeune fille répond alors : «Ta douleur me cause p,lus ~e
fille du duc, et non sa sceur, comme le dit ici le texte que nous corrigeons, tounnent que toute autre chose au monde. Ce que tu m as dit
592 La Saga de Tristan el Yseut La solitude vaut mieux que la compagnie .593

de garder secret, je peux bien me passer de le répéter, et c'est se battrait plutOt que d'abandonner sa barbe comme un 14che.
ce que je vais faire volontiers.» Lorsque le géant arprit la nouvelle que le roi Arthur voulait
Tristan n'avait d'autre cause de souffrance que I'autre se battre avec luí, i se hAta aussitOt avec une grande rage vers
Yseut, la reine. les fronti~res du royaume du roi Arthur pour le combattre, et
le roi y vint également, Le géant lui montra ce manteau de
fourrure qu'Il avait confectionn6 avec les barbes des rois. Puis
71. La solitude vaut mieux que la compagnie ils s'affront~rent en portant de grands coups et de dures
de méchants envieux attaques durant toute la joumée du matin jusqu'au soír ; et
finalement le rol prit le meilleur sur le géant, lUI coupa la lete
Alors qu'Yseut, I'épouse du roi Marc, se trouvait un jour et lui enleva le manteau. C'est ainsi que le roi l'emporta par
dan s sa chambre, elle se désolait en soupirant au sujet de les armes et par sa bravoure, délivra de ce ,éant les domaines
Tristan qu'elle aimait plus que tout autre homme, 51 bien des rois et des comtes, et se vengea sur IUl de son arrogance
qu'elle rét1échissait a la maníere dont eUe pourrait apaiser son et de sa méchanceté,
désir et consoler sa peine: eUe ne le pouvait qu'en aimant Bien que cela n'appartienne pas au sujet de cene histolre,
Tristan. Mais elle n'avaít pas de nouvelles l son su)et, ignorant iI convient que vous en ayez connaissance, car le ~éant que
en quel. pays il pouvait étre, s'Il était mort ou vtvant, tua Tristan étalt le fils de la seur de ce g6ant qul avaít réclamé
11y avait alors un géant' fort, grand et ñer, quiétait venu entre-temps sa barbe au rol et empereur d'Espagne, au serv~ce
d' Afrique pour se battre contre les roís et les chefs. 11par- duquel se trouvait Tristan. Le roi d'Espagne fut tr~s aft11gé
courait maint pays l leur recherche, tuait beaucoup d'hommes, lorsque le géant lui réclama sa barbe, et il en fit part l ses
les déshonorait, et coupait la barbe avec la peau l tous les arnis, l ses parents et 1tous ses chevaliers, mais i1 ne trouva
chefs qu'Il tuait : el iI en faísait un manteau de fourrure si personne qui os4t combattre contre ce géant et protéger sa
grand et si long qu'ille tiraít derriere lui sur le sol. Ce géant barbe. Or,lorsque Tristan apprit que personne n'osait défendr~
avait appris que le roi Arthur était si renommé dans son l'honneur du roi, U se chargea du duel pour l'honneur du roi.
royaume que personne n'approchait ti cette époque-la sa valeur Et ce fUI un duel tres dur pour chacun d'eux, avec des assá~ts
et ses qualités chevaleresques, qu'il combattait souvent contre siviolents que Tristan recut maínte grande blessure, au pomt
maint chef et y obtenait victoire et honneur. Lorsque le géant que tous ses amis craignirent de lui voir perdre la vie ou la
apprit la valeur et la bravoure du courtois roi Arthur, il lui santé; mais cependant il ~a le géant. ,. .
envoya un de ses hommes avec un message disant ceci : il La reine Yseut ne sut nen des blessures qu ti avaít recues
s'était confectionné un manteau de fourrure si long qu'Il traí- l~ ni de lui-rnérne, car ses ennemis envieux s'interposaient :
nait sur le sol derriere lui, avec des barbes de rois, ducs, l'habitude de ceux qui envient les autres est de taire ce qui
comtes et vassaux ; il avait parcouru maint pays ~ leur est bien, mais de répandre ce qui est mal, d'occulter le reno ",l.
recherche, les avait vaincus et tués dans des combats singuliers la bravoure et les exploits de ceux qui sont plus accomphs
ou des batailles; et du fait qu' Arthur était plus puissant que qu'eux de porter des accusations centre des ínnocents, et de
tous ceux dont il avait entendu parler. par ses terres et ses cacher 'leurs propres défauts derríere les calom~íe~ forrnulées
titres d'honneur, il lui envoyait un mOI en toute amitié afin contre autrui. C'est pourquoi un hornrne sage disaít et appre-
qu'Il se fasse dépouiller de sa barbe, et la lui envoíe en signe nait A son fils : «Mieux vaut vivre seul sans compag?on
d'estime; et il honorerait si bien sa barbe qu'Il la mettrait II qu' entouré de méchants envieux. M~eux vaut étre seul nuit et
la plus haute place, au-dessus de toutes les barbes de rois, et jour que dans la foule de ceux qUI vo~s veulen~ du mal .el
en ferait du bordé et des galons de fourrure, du fait que le vous haíssent continuellement, car ils tarsent le bien dont l~S
roi Arthur était I'homme le plus célebre dont il ait entendu ont connaissance. C' est pourquoi il vaut mieux ne pas avoir
parler; aussi voulait-il honorer sa barbe au plus haut point. de eompagnon qu'en avoir un dont on ne recoit rien de bon'.»
Quand le roi Arthur fUI informé de cela, il en concut de la LA oü se trouve maintenant Tristan, il a suffisamment de
colere en tout son cceur et envoya au géant cette réponse qu'Il compagnons qui le servent et l'honor~nt. Mais les compagnons
qu'il avait Ala cour du roi Marc étaient plus ses ennerms que
1. Cet épisode est égaJement relaté dan. le Roma" de Brut de Wace (v, 11565·
11592. éd. Arnold). n eSIplacé ill'intérieur d'unc autre histoire opposant Arthur
el un géant, elle-méme relatée ici chap. 78. 1. La source de cette citation eSI dífficile 1identifier.
594 La Saga de Tristan et Yseut L'accord entre le duc et le géant Moldagog 595

ses amis : ils le calomniaient et salissaient son nom; et le bine I Quoi qu'Il en soít sur le sujet de ma mort, je t'amene
bien qu'ils entendaient dire de lui, ils le cachaient ~ cause de de pénibles nouvelles. Tu as l présent perdu Tristan, ton bíen-
la reine dont ils savaient qu'elle l'aimait. aimé : il s'est marié dans un pays étranger. Tu peux maintenant
chercher autour de toi pour trouver un amant, car il t'a trahíe,
a délaissé ton amour, et a pris une femme plus belle et tr~s
72. Yseut apprend Le mariage de Tristan honorable, la fllle du duc de Bretagne.»
Yseut répond alors : «Avec tes moqueries et tes sarcasmes,
Un jour 0\\ la reine Yseut se trouvait assise dans sa píece tu as touíours été un loup et un hibou, et as toujours dit du
et qu'elle composait une chanson d'amour triste, vint aupres mal de 'trislan. Que Dieu ne m'accorde jamais rien de bon si
d'elle Mariadoc', homme puíssant, comte possédant de grands j'accédais 1 tes désirs et l tes foJies ! Et bien que tu me dises
cháteaux et de riches cités en Angleterre ; et il était venu alors du mal de Tristan, je ne t'aimerai jamais ni ne deviendrai ton
a la cour du roi Marc pour demander I' affection de la reine amle tant que je vivrai. Et j'aimerais míeux me détruíre moi-
et la servir. Mais Yseut lui répondit qu'il montrait par de telles mérne plutOt qu'attirer l moi ton amour.» Et elle se mit alors
paroles sa folie, et qu'il recherchait une chose tout a fait violemment en colere l cause de ces nouveUes.
insensée. Il avait souvent demandé el attendu l' affection de Lorsque Mariadoc réalisa cela, i1 ne voulut pas I' affliger
la reine el il ne put jamais gagner ni obtenir d'elle de conces- plus longtemps et s'en alía, troublé en tout son cceur du Cait
sion, füt-ce de la valeur d'un gant, car elle ne chercha a que la reine ait voulu lui répondre avec si peu de respect.
l' attirer ni par des promesses ni par des propos affectueux. Alors que la reine se trouvait dans cette peine, cette douleur
Mais il demeura longtemps a la cour du roi, táchant d'adoucir et cette colere, elle chercha l savoir ce qui était vraí l pro~os
quelque peu I'humeur de la reine afin qu'elle soit indulgente de Trístan, Et lorsqu'elle apprit la vérité, elle fut accablée d un
envers son amour. C'était un beau chevalier, mais par ailleurs grand tounnent et d'une lourde peine - et toute son Ame était
il était dur et plein d'orgueil. Il n'était pas célébré pour sa pleine de chagrín el de trístesse. Elle se lamentait en ces
valeur ou sa chevalerie, mais il était mal jugé et c'était un termes : « Aucune femme ne peut se fler A un homme! Il
coureur de femmes, et il se jouait et se moquait des autres convient de ne jamais se fler Al'amour de quelqu'un d'autre.
chevaliers en les comparant a lui. Maintenant il a rejoint les trompeurs en se mariant dans un
Une fois oü il était venu pres de la reine, il lui di! : pays étranger.»
« Madame, lorsque l'on entend crier le hibou, il convient que Ainsi se lamentait-elle sur sa peine due a leur séparation.
l'on pense a sa mort, car le cri du hibou sígnifie le trépas;
et comme il me semble que cela est un chant triste et dou-
loureux, certains doivent avoir perdu la vie. 73. L'accord entre Le duc et le géant MoLdagog
- Oui, dit-elle, tu dis la vérité. l' espere bien que ce chant
présage la mort ; c'est un hibou assurément sinistre, celui qui Tristan est Aprésent accablé de tristesse. Cependant il mon-
veut affliger quelqu'un d'autre avec sa propre douleur. Mais trait un dehors plaisant et gai, et ne laissait jamais paraitre
tu fais bien de redouter la mort, toi qui crains mon chant. Le qu'il avait un sujet de tounnent et de tristesse. II cacha sa
hibou vole toujours avant le mauvais temps, et toi tu viens tristesse en allant se divertir a la chasse en compagnie du duc
toujours avec de mauvaises nouvelles. Tu es assurément un lui-méme et de tous ses amis les plus puissants. II y avait la
hibou qui vole, toi qui veux toujours raconter de méchantes aussi Kaherdin, le fils du duc, et deux autres fils, les plus
histoires et lancer des moqueries et des sarcasmes. le sais bien beaux des jeunes gens, ainsi que les plus puissants de ses
que tu ne serais pas venu ici si tu voulais m'annoncer des vassaux. Alors qu'ils devaient suivre les chiens et les veneurs,
nouvelles joyeuses. » ils prirent un autre chemin dan s la forét, qui descendait vers
Mariadoc répond : «Tu es en colere, reine! Mais je ne sais la mer, et ils exarninerent ce qui se passait dans cette marche,
pas le degré de folie de celui qui craindrait tes paroles. Je car c'était la que passait la frontiere, et ils avaient souvent
peux bien étre un hibou, mais toi, tu peux bien etre sa concu- soutenu lA de dures batailles et de durs affrontements.
Dans cette marche vivait un géant qui était extraordinaire-
L Ce Mariadoc qui est ici présenté comme un nouveau personnage doit etre ment grand et tres vaillant. Il s'appelait Moldagog. 11 était
distingué, semble-t-il, du conseiller du roi du méme nom (méme en norrois), avisé et astucieux. Quand ils furent arrivés dans la marche,
apparo chap. 51 o~ il découvre ensemble Tristan el Yseut. le duc di! : « Tristan, mon meilleur ami ! e' est ici que passe
596 La Saga de Tristan el Yseut Tristan pénétre dans la forét de Moldagog 597
la froÍltiere de notre royaume, et notre royaume ne va pas plus
loin dan s cette forét, De I'autre cóté, c'est la propriété d'un valiers devinrent alors leurs sujets, et ils étaient tres puissants
géant qui habite la dan s un rocher. le veux te dire que ce dans leur royaume. lis conquiren! Nantes, el étabhrent des
géant m'a longuement fait la guerre, si bien qu'Il m'avait garnisons fórmées de leurs chevaliers ~s tou.s l~s cháteaux
banni de mon royaume. Mais ensuite nous avons fait la paix se trouvant aux alentours de leur terntoíre, SI bien que les
l'un avec I'autre dans les conditions suivantes : il ne pénétrera hommes les plus puissants cherchaient a ,?on~lure des tréves
plus dans mon royaume, et je ne traverserai plus la riviere avec eux, leur prétaient s.erme~t et leur livraient des otages
pour aIler dans le sien a moins d'une nécessité extreme. le comme garantie d'une paix solide. , .
veux respecter ces conventions que nous avons passées aussi Pourtanr dans le méme temps Tristan était tres ~ttrtsté et
longtemps que je le pourrai, parce que si je romps ce traité tres soucieux ~ cause de son amour pour Yseut. Et 11 concut
il a alors le pouvoir de piller et d'incendier notre royaume, en toute clairvoyance un ~rojet 9~'il avait l'intention de réa-
et d'y commeure tous les dommages qu'jJ voudra; et s'il liser pensant alors en avoir le loisír ; en effet son ceeur et son
trouve mes hommes sur son territoire, il a le pouvoir de les esprit étaient totalement pris par son amour pour Yseut et par
tuer. Tous les plus puissants de mes hommes ont juré de res. tout ce qui pouvait I'honorer,
pecter ces conditions. Si notre gibier ou nos chiens s' enfuient
Iá-bas, nous devons les racheter, et personne ne doit de soí-
meme alJer les récupérer ni les garder. le t'interdis a toi aussi 75. Tristan pénétre dans la forét de Moldagog
Tristan de traverser cene rivíere, car tu serais immédiatement
mis a mal, déshonoré et tué.» Un jour Tristan revétit son armure, dit qu'il dé.sir~it sortir
Tristan répond : « Dieu sait, sire, que je ne désire pas aller chasser dans la forét et renvoya ses compagnons amsi que l~s
la-bas. le ne sais pas ce que j'irais y faire. le ne contesterai veneurs. Il avait fait cacher son cheval .dans une va~lée. Il pnt
pas, quant a moí, la pleine possession de ce territoire a ce alors sa come, monta sur son palefroi el s~. rendit en toute
géant de toute ma vie. le ne veux pas me quereller avec lui. hAte a l'endroit oü se trouvaients~!l dest~er et ses armes.
le ne manquerai pas de foréts aussi longtemps que je Lorsqu'il se fut armé du mieux qu il put, il m~nla ~ur son
vivrai. » . I destrier et chevaucha en toute híl~e ~o~t seul; il amva peu
Néanmoins il regarda au loin dans la forét et vit qu'elJe a res au gué de la ríviere qui déltrnttatt le r?yaume du duc
contenait de tres beaux arbres, hauts, droits et gros, des arbres ef le terrítoire du géant. Il vit que le gué étaít dangereux ~t
de toutes les espéces qu'il connaissait pour les avoir vues ou tres profond que le courant était puissant et que la berg~ étatt
en avoir entendu parlero La mer borde la forét d'un cóte, et haute des d~ux cOtés. Il fit alors un choix difficile : qu' íl dOt
de I' autre nul ne peut y accéder si ce n' est en traversant la en récbapper ou non, il donna de l' éperon ~ s~>nche:val et le
riviere dont le courant est puissant - riviére que nuI ne devait lanea au galop dans la rívíere. L'~au. monta lmmédlateme~t
franchir selon la convention passée entre le duc et le géant. par-dessus leurs tétes, et il toucha SI vl0Iem~en~ le fond qu !I
Le duc se retouma alors, prit la main de Tristan, et ils che- ensa ne jamais pouvoir en récbapp~r. Mais ti fit to~s les
vaucherenr tous les deux ensemble car Tristan était tres cher ~fforts dont il était capable et ressornt finalement de 1 autre
au cceur du due; ils furent peu apres de retour au cháteau, se cOté de la riviere ; il descendít de cheval et se rep?sa un
laverent les mains et se mirent a tabIe. Les veneurs rentrerent moment. 11 Ota alors la selle, la secoua pour enlever 1 eau el
alors avec une grande quantité de gibier. en fit de méme avec lui-méme. h
Quand il fut bien reposé, il monta sur son cheval el c e-
vaucha dans la forét. Il placa la come dans sa ~ouche e~so~n~
74. Les campagnes de Tristan et de Kaherdin aussi fort et aussi longtemps qu'iJ put de maniere que e g an¡
entendit bien la ~o"!e. ~elui~cli se d~~a~~ad~~e~u~~f~~~:n~~t
Kaherdín et Tristan étaient les meilleurs des compagnons. de quoi il pouvait s agrr, et 1 se pr cipi di fait en bois
Ils menaient de grandes opérations militaires er livraient de la come. Il avait rá la main un grand gour ID al
dures batailIes aux ennemis quí oecupaient leur territoire ; i1s d'ébene tres duro al '11 . demanda
leur reprirent de grandes cités et des cháteaux forts, car ils Q and il vit Tristan en armes sur un chev ,1 UI
étaient les plus valeureux des chevaliers, au poínt que per-
sonne ne les égalait. De puissants princes, vassaux et che- dan SU u~~ ~~~~e s~~l~~edh;~~tr;, ~~e~ii~L~~~:uor::t:~~es_~~
~:? el que cherches-tu ici dans ma réserve de chasse?»
S98 La Saga de Tristan et Yseut Tristan' et Moldagog passent un accord 599

Tristan répond alors : 4C Je m'appelle Tristan et [e suis le ma vie. Améne-moí oü tu veux et oü il te plait, et fais de moi
gendre du duc de Bretagne. J'ai vu cette belle for!t et j'ai ce que tu veux.»
pensé qu'elle était bien dissimulée er qu'elle convenait pour Quand Tristan comprit qu'il implorait sa pitié, il aeeepta sa
un bAtiment que [e désire faire construire. En effet, j' ai vu ici soumission, ses promesses, sa parole et ses gages dignes de
les plus beaux arbres de toutes especes [et] je veux faire foi. Tristan Iui fit alors une jambe de bois et la fixa sous son
abattre les quarante-huít spécimens les plus solides dans les genou; et le géant devait l'accompagner.
quinze jours qui víennent.»

77. Tristan et Moldagog passent un accord


76. Le combat de Tristan el de Moldagog
Le géant montra ses biens A Tristan; il Y préta fort peu
Quand le géant entendit et comprit ses paroles, il se mit en attention paree qu'a ee moment-lá l'aequisition de bien s
colere et répliqua : «Aussi vrai que Dieu me prot~ge, n'eOt n'occupait guere son esprit. Il di~ alors ~u g~ant qu'~l ne v~u-
été mon amitié pour le due, je t'áúraís tué avec ce gourdin, lait pas prendre plus ~e son. bien qu 11 n en .avan bes?tn.
car ton arrogance t'a rendu insensé. Éloigne-toi au plus vlte Comme le géant était hé A lUI par serment, Tnstan le lals.sa
de la forét, et sois heureux que je t'aie laissé partir de la profiter de ses biens et les garder dans son cháteau ; et ils
sorteo » passerent une nouvelle eonvention stipulant que le géant
Tristan dit alors : «Malheur 1celui qui se satisfait de ta devrait faire tout ce que Tristan lui demanderait. lIs fure~t
pitié. J'entends faire abattre ici autant d'arbres qu'il me plait, alors réeonciliés : Tristan disposerait de la forét et y ferait
et que celui de nous deux qui vaincra I'autre en décide prendre ce qu'il voudrait, et le géant lui .a~sura qu'.il .n'en
ensuíte.» . parlerait A personne. n l'aecompagna A la rívíere et lUI dlt oü
Le géant répond alors en grande colere : «Tu es fou, rustre il devait la traverser.
et bouffi d'arrogance. Dans ces conditions, tu ne t'en iraspas Tristan prit alors congé de lui et poursuivit son ehemin,
aussi facilement. Tu vas me donner ta tete en gage. Tu crois faisant comme s'H ne savait pas ce qui s'était passé; et il
que je suis le géant Urgan que tu as tué. Non, i1 n'en est pas passa le gué pres des rochers. Il traversa de telle fa~o~ que
ainsi. C'était mon oncle, et le géant que tu as tué en Espagne Kaherdin ne l'apercüt pas. Il rentra :t la cour en toute ~ate ~t
était aussi un parent. Et ~ présent tu es ven u en Bretagne pour dit qu'il s'était égaré toute la joumée. d~s la forét, qu:~l ava~t
me déposséder de ma forét, Mais auparavant tu devras te battre poursuivi un gros sanglier sans pouvoir 1 attraper, et qu ti avait
avec moi. Si tu es peu endurant, ton bouclier devra te proteger' tres mal dans les membres du fait qu'il n'avait pas pris de
si je t'aueíns.» Illeva alors son gourdin et le jeta en direetion repos de lá joumée; et il dit qu' il avait grand besoin de
de Tristan avec beaucoup de force et de rage. repos.
Tristan esquiva et se préeipita sur lui pour le frapper ; le Quand il fut rassasié, il alla se coucher pres de sa femme;
géant se háta de rattraper le gourdin, et ils s'Invectiverent alors i1 réfléchit alors A beaueoup de ehoses et resta éveillé. IS~l!t
violemment I'un l'autre. Tristan bondit entre le géant et le fUI tres étonnée et se demanda ce qu'il avait et pourquoi ti
gourdin, et voulait le frapper A la téte, Mais eomme le géant soupirait ainsi de tout son cceur, Elle.lui dema~da de quel mal
se reeulait pour éviter le eoup, J'épée tomba sur sa jambe : il souffrait qui l' empéchait de dormir. Elle lui ~emand.a .Ion-
le eoup était si lourd que son pied fUI projeté au loin. Aussitót guement de le lui dire en usant de mots doux el bien choisis ..
Tristan se disposa ~ asséner un autre coup sur la téte. Tristan répond : «Ce mal m' a fait souffrir depuis ee ma~tn
A ee moment le géant s'éeria Ahaute voix : «Sire, aie pitié quandje cheminais dans la forét. J'ai trouvé II u!l gros sanglier
de ma vie ! Je serai pour loi un serviteur loyal et fidele. Je te et je lui ai infligé deux blessures de mon épée .;,il a n~anmoms
donnerai toutes mes bourses. Tout mon territoire et tout l'or pris la fuite, ee qui m'a beaueoup. f~ché, .et.J el! ~~IS e~core
que je possede seront plaeés en ton pouvoir et mis A ta dís- courroucé et attristé. Je l'ai poursurvr, mais J~ n al Ja~als. pu
position. Je ne cherehe ~ garder aueun de mes biens, hormis I'arréter ; el lorsque j'ai eu fait tout ce que je po~vals: il a
disparo dans la forét le soir venu. A. présent ma. ble?-almée,
je te demande de n'en parler ~ personne afín que je n encoure
1. La pbrase es! íroníque, e! iI ne semble pas utile de restituer une n~gation ni reproches ni calomnies aupres de mes ca~arades. et des
comme le faí! P. Schach quí traduit : «Your shield will "01 protect you. » gens de ma cour. Cela me cause une grande peme, et Je veux
600 La Saga de Trlstan et Yse'ut Tristan engage des artisans 601

aUer ~an~ la forét quand il fera jour et fouilJer toute la foret. ses fins en raíson de sa grosseur et de son poids, alors elle
Je S~IS bien, par. ma vaillance, que je ne renoncerai pas tant étouffa sous lui et fut éerasée.
que je ne l' aural pas attrapé. Ensuite le due Orsl aUa voir le roi Arthur et se plaignit li
- .oi~u m'est témoin, mon bíen-aímé, dít-elle, que je gar. lui des dommages et des torts qu'il avait subis. Lorsque le
deral .bten, ce secreto Mals prends garde aux autres.» soir arriva, le roi s'arma secretement et prit avec lui deux de
Et 11sn en parlerent pas davantage pour cene fois. ses chevaliers ; ils partirent Ala recherehe du géant et finirent
par le trouver. Le coi affronta tout seul le géant, et il soutint
le plus violent des combats et de durs eoups avant de pouvoir
78. La voüte creusée dans un rocher I'abattre. Quant au géant que le roi tua, il est étranger A cette
histoire, hormis seulement qu'il construisit eette belle demeure
Tristan .se leva des 9~'jJ fitjour, s'en aUa seul secretemenr, voOtée qui plaisait bien l Tristan et qui eorrespondait ~ ee
traversa aísémenr la rívíere et arriva peu apr~s au chAteau du qu' il aurait lui-m!me pu souhaiter.
géant. Celuí-ci respecta intégralement leur convention : il lui
procura des artisans et des outils ; il fit tout cela conformément
~ ce qu'Il avait dit précédemment. A I'endroít 00 la Corét6t8ft 79. Tristan engage des artisans
l~ plus ~paisse, iI y avait un rocher rond et tour voOté ~ I'ínté-
neur, taillé et sculpté avec le plus grand savoir-faire. Au centre Tristan utilisa alors sa situation avantageuse au profit d'un
de la vo.Otese trouvaít une clé de voOte 00 I'on avait sculpté grand savoir-faire artisanal et de sculptures de toutes sortes'.
des motifs représentant des feuillages, des oiseaux et des aní- Il garda ce seeret si habilement que peesonne n'apprit oü il
!llaux. E.t au bas d~ chacune des deux extrémités de la voüte, était ou ce qu'il faisait. 11y venait toujours t6t et rentrait tard
ti y avall. de~ mO~tfs sculptés si étranges que personne dans chez lui, Il lui en coOta beaucoup de peine et de souci pour
cer endroit n auraít pu en créer de semblables. La voOte sur mener A bien ce qu'il avait entrepris. Il fit planchéier tout
tour s~n périmetre avai~ été creusée de telle fa~on qu'on ne l'intérieur de la demeure voOtée de maníere aussi ajustée que
pouvart entrer dans la píece ou en sortir par aucun acces, sauf possible avee le meilleur boís, et fit peindre et dorer toutes
lorsque la marée redescendait et qu' on pouvait y aller li pied les sculptures avec un parfait savoír-faire. A I'extérieur,
seco devant la porte, il fit construire une tres belle salle en bois
. Un géant' était venu d' Afrique pour fabriquer cette voüte, de qualité, ce qui ne manquait pas A eet endroit. Il fit alors
1I vécut 111longternps et fit la guerre aux gens qui étaient en construíre une tres solide palissade autour de la salJe. Dans
Bretagne, Il dépeupla presque toutes les zones habitées cette salle travaillaient ses orfevres ; elle était sur toute sa
jusqu'au mont de Michel qui se trouve sur le rivage pres de surface rehaussée d'or et il y avait autant de lumiere A l'inté-
la mer. Mais quand Arthur quitta l' Angleterre avec son armée rieur qu'a I'extérieur,
et fit route vers le royaume de Rome pour se porter contre Il y avait lA des artisans .de toutes sort~s, mais a!-leun d~
l' empereur fró~2 qui réclamait un injuste tribut l l' Angleterre ceux qui étaient lA ne savait tous les projets de Tristan, m
- 10rsq~e .le ror Arthur débarqua en Normandie, il apprit ce pourquoi iI faisait construire. ce~te demeure. A laqueUe dc:s
que faisaít ce géant et qu'il avait causé aux gens des artisans de toutes sortes travaillaient avec som, Tnstan était
dommages si nombreux qu'il avait pratiquement dépeuplé tout si secret sur ses projets qu'aucun d'eux ne savait ce qu'i!
le pays, A tel point que le roi n'avait jamais rien entendu projetait ou ce qu'il voulait, hormis seule~~nt le.géant qui
d'a.ussi scandaleux, Il avait aussi pris la fille du duc Orsl, s'en lui avait fourni de l'or et de l'argent, li qui ti avaít parlé.
était emparé de force et l'avait emmenée avec lui. Elle s'appe-
lait Elena. Il la gardait avec lui dans la caveme. Or, comme
c'était la plus belle des femmes, il concut le désir d'avoir des
relations charneUes avec elle. Mais il ne put pas parvenir l

1. La source de ce récít es! l' Historia regum Britanniae de Geoffrey de


Monmouth (IX. 3) el le Roman de Brut de Wace (v. 11287-11608. éd, Amold); l. On peut soupconner que la phrase soí! incompléte, tant elle paran elliptíque,
cf. note l. chap, 71. mais nous avons pn!fé~ la traduire telle qu'elle est plutOt que la dévelop~r
2. frón : peut-on voir lA une défcrmation du ndm de la ville de Rorne ? arbitrairement comme I'ont failles traducteurs préeédents.
602 La Saga de Tristan et Yseut Les statues dans la piéce voútée 603

80. Les statues dans la piéce voútée pierres de bague. Les feuillages étaient faits dans le meilleur
or d' Arabie ; au sommet des feuillages décorant le báton avait
A présent Tristan hátait l~s .travaux autant qu'.ill~ pouvait. été scúlpté un oiseau qui avait des plumes de toutes les
L'intérieur du rocher lui plaisait beaucoup. Travaillaient lAdes couleurs et des ailes tres élaborées : il battait des ailes comme
menuisiers et des orfevres, et maintenant tout était compassé s'il avait été vivant et animé. Cette statue était revétue de la
et prét A étre assemblé. Tristan permit alors aux artisans de plus belle des pourpres avec de la fourrure blanche. Et elle
rentrer chez eux, et les accompagna jusqu'á ce qu'ils eussent était revétue d'étoffe pourpre paree que la pourpre signifie le
quitté l'ile, aprés quoi chacun revint dans son pays. natal. tourment, la tristesse, le malaise et le malheur qu'endurait
Tristan n'avait pas d'autre compagn.on avec .101 que le Yseut en aimant Tristan. A la main droite elle portait son
géant; et ils transporterent tout le travail des artisans et, en anneau sur lequel étaient inscrits les mots prononcés par la
se conformant aux plans initiaux des artisans, assemblerent reine Yseut au moment de leur séparation : « Tristan, dit-elle,
dans la demeure voütée les rnatériaux qui avaient été peints prends cet anneau en souvenír de notre amour et n' oublie pas
et dorés avec le plus grand savoir-faire. L'on pouvait alors le tourment, le malaise et le malheur que tu as endurés Acause
pleinement voir des ouvrages artisanaux si parfaits que nul de moi et moi A cause de toí.» Sous ses pieds se trouvait un
n'aurait pu en espérer de plus beaux, . piédestal coulé dans le cuivre qui représentait le méchant nain
Sous le centre de la voüte, ils érígerent une statue : la forme qui les avait diffamés et calomniés devant le roi. La statue
du corps et le visage étaient si habilement rendus que tout reposait sur sa poitrine exaetement comme si elle le tenait
spectateur eüt pensé que la vie habitait tous les mernbres, et abattu sous ses pieds, et il gisait sur le dos sous ses pieds
c'était si beau et si bien fait que dans le monde entier on n'en comme s' il gémissait.
püt trouver de plus belle .. De la bouche s'exhalait un si doux Pres de la statue il y avait un petit compagnon en or pur,
parfum que toute la demeure en était remplie comme si les son chíen, il secouait sa téte et faisait tinter sa cloche, Il avait
plus précieuses sortes d'aromates se fussent trouvé~s lA.. Ce été réalisé avec un grand savoír-faire, ,
doux parfum s'exhalait de cette statue gráce A un~ mv~ntlO~ De l'autre cóté du nain se trouvait une petite statue repré-
de Tristan : sous la pointe du sein, pres du cceur, 11 avan fait sentant Brangien, la suivante de la reine. Elle avait été joliment
un trou dans la poitrine, et avait placé lA une petite boíte faconnée A l'image de sa beauté, et était parée des plus beaux
remplie des plus douces herbes qU! soient al! mond~, sau- habits. Elle avait Ala main un récipient pourvu d'un couvercle
poudrées d'or. Deux petits tuyaux d or pur étaient rehés Ala et servait la reine Yseut avec un visage souriant. Autour du
boite. L'un d'eux conduisait la senteur sous la nuque A la récipient se trouvaient les mots qu'elle avait dits : «Reine
limite des cheveux, et I' autre de la mérne maníere A la Yseut, prenez cette boisson qui a été confectionnée en Irlande
bouche. pour le roi Marc.»
Cette statue avait une forme, une beauté et une taille si . De l'autre cOté de la píece, passé l'entrée, iI avait fait faire
semblables A celles d'Yseut qu'on eOt dit qu'elle se tenait lá une grande statue représentant le géant; c'était comme s'Il se
debout elle-méme, el elle paraissait aussi vivante que si elle tenait lAIui-rnéme, sur un pied, portant de ses deux mains so~
avait été animée. Cette statue était tres habilement sculptée, gourdin de fer sur son épaule pour protéger les statues. Il étalt
el avait des vétements si élégants qu'ils eussent eonvenu Ala vétu d'une grande peau de bouc lt longs poils, sa tunique était
plus noble des reines. ElIe portait sur la téte une eouronne courte en bas et iI était nu depuis le nombril. 11 gríncait des
d'or pur faite avec le plus grand savoír-faire et inerusté~ des dents et avait un regard menacant comme s'Il voulait frapper
plus riches joyaux de toutes les eouleurs ; et dans le feulllag.e tous ceux qui entraient.
qui se trouvait sur le devant d~ la ~our~nn.e, ~ur le, front, ~I De l' autre cóté de la porte se tenait un grand. lio~ coulé
y avait une grosse émeraude : Jamal~ roi ~l reme n en avait dans le cuivre i1 avait été réalisé avec un tel savoir-faíre que
jamais porté de si belle. Dans la mam droite de la statue se personne en l~ voyant eOt pu penser qu'~l n'était pas vivant.
trouvait une baguette de laiton ou un sceptre, le sornmet étant Il se tenait sur ses quatre pattes et fouettait .avec sa q~eue u!le
déeoré avec des f1eurs - fabriquées avee le plus grand savoír- statue qui représentait le sénéchal' qUI avait calornnié et díf-
faire. Le bas du báton! était tout habillé d'or et incrusté de famé Tristan devant le roi Marc.
1. Le mot vi4r, -ar, m. ne peut d6signcr qu'un baton de bois, ce qui paran 1. Il s'agit de Mariadoc. quí disparan rapidement de la saga au chap. S3 mais
contredíre la caractérisation premíere de cette baguette.
rc~araftra au chap. 88. .
604 La Saga de Tristan et Yseut Iseut révéle son secret a Kahcrdin 605

Personne ne peut dire ni décrire le savoír-faire mis en eeuvre leurs compagnons Aun endroit saint pour y dice leurs priéres,
dans ces statues que Tristan avait fait fabriquer dans la piece et Tristan se fit accompagner de sa femme Iseut.
voOtée. Il avait A présent réalisé tout ce qu'il désirait pour le Kaherdin chevauchait pres d'elle du cOté droit et avait la
moment. Il remit tout au pouvoir du géant, il lui ordonna en main sur la bride, et ils discutaient de toutes sortes de choses
tant qu' il était son serf et son serviteur d' en prendre si bien divertissantes et joyeuses. Comme ils chevauchaient sans tenir
soin que rien ne s'en approche. Il garda lui-méme les clefs les chevaux serrés, ceux-ci allerent oí) ils voulurent et s'écar-
de la píece voOtée et des statues. Mais le géant garda tout le terent, Iseut saisit, alors ses rénes et piqua son cheval de ses
reste de ses biens en pleíne possession. Tristan était tres éperons. Comme eUe levait le pied du flanc du cheval, ses
content d'avoir mené A bien une telle entreprise. cuisses s'ouvrirent; or le cbeval glissa dans un ruisseau, et
de ce fait de I'eau sauta entre ses cuisses. Aussítót eUe poussa
un cri et rit autant qu'elle put, sans rien dire; et elle rit si
81. Tristan parle avec les statues longtemps qu'elle chevaucha pres d'un demi-quart de mille
en riant, et ne pouvait encore que difficilement préter attention
Lorsque Tristan eut achevé son travail, il regagna son chá- A quoi que ce COt.
teau A cheval comme il en avait I'habitude; il mange, boit, Lorsque Kaherdin la vit rire de cette rnaniere, il pensa
el dort pres d'Iseut, son épouse. 11 était charmant avec ses qu'elle devait rice de lui et qu'elle avait appris sur son compte
compagnons. Mais il ne désirait pas avoir de relations char- quelque bétíse ou quelque méchanceté. En effet, c'eraít un tres
nelles avec sa femme. Pourtant iI garda cela secret, car per- bon chevalier affable et distingué, aimé et courtois. C'est pour-
sonne ne put percer A jour ni ses intentions ni sa conduite. quoi il craignait que sa sceur n'allát rire de quelque bétise
En effet, tous croyaient qu'il partageaít sa couche en accom- commise par Iuí. Il ressentit de la honte ~ entendre son rire
plissant le devoir conjugal comme il le devait. Et Iseut était et entreprit de la questionner : «De quoi ríaís-tu t1 l'instant,
aussi dans de telles dispositions d'esprit qu'elle garda le secret dit-il, de tout ton coeur ? Je ne sais pas si tu ris de toi-rnéme
devant tout le monde, avec une telle fidélité qu'eUe ne révéla ou de moi, mais si tu ne me dis pas la vérité sur ce sujet,
rien ni Ases amis ni Ases parents. Mais lorsque Tristan était tiens pour assuré que je n'aurai plus aucune confiance en toi
absent et réalisait les statues, elle trouvait cela étrange se apres cela. Tu peux me mentir si tu veux, mais si je ne suis
demandant oí) il était ou ce qu'il faisait. pas convaincu, je ne t'aimerai jamais plus comme ma propre
C'est ainsi qu'il rentrait chez lui et s'en allait par un chemin sreur. ,.
secret, sans que personne ne le remarque, et gagnait ainsi la Iseut comprit ce qu'il avait voulu dire et savait que si elle
piece voOtée. Et chaque fois qu'il se rendait auprés de la statue lui cachait la vérité, elle s' attirerait en retour sa haine el son
d'Yseut, il l'embrassait - aussi souvent qu'i1 venait -, la pre- inimitié. Elle lui dit alors : « Mon frére, je ris de ma folie, de
nait dan s ses bras, l' attrapait par le cou comme si elle avait mes pensées, et d'une chose étrange qui m'est arrivée : mon
été vivante, et lui adressait de nombreuses paro les affectueuses cheval a sauté dans J'eau vioJemment, mais je n' étais pas assez
au sujet de leur affection et de leurs peines. Il en faisait de attentive, et de l'eau sauta entre mes jambes bien plus haut
méme avec la statue de Brangíen, et il se rappelait tous les que n'alla jamais la main d'un homme; et Tristan ne chercha
mots qu'il avait l'habitude de lui dire. II se rappelait aussi jamais A y avancer sa main. A présent je vous ai dit ce qui
tous les réconforts, les plaisirs; les joies et les ravissements me faisait rire. »
qu'i1 avait connus gráce a Yseut ; et il embrassait sa statue A Kaherdin répond aussitOt par des paroles précipitées :
chaque fois qu'i1 pensait Aleurs réconforts. Mais il était attristé « Iseut, qu'as-tu dit? Vous n'avez jamais couché ensemble
et courroucé lorsqu'il se rappelait leur peine, les épreuves et Tristan et toi, dans un méme lit, comme un couple uni par la
les malheurs qu'ils enduraient Acause de ceux qui les calorn- consécration du mariage? Est-ce lui qui se comporte et vil
niaient; et il en accusait la statue du méchant sénéchal. comme un moine, ou toi comme une nonne? Il se comporte
envers toi d'une facon désobligeante du moment que sa main
n'approche jamais de toi quand tu es nue sur le lit, si ce n'est
82. Iseut révéle son secret a Kaherdin quand il fait l'amour avec toí.» . .
Iseut lui dit : « Il n'a jamais fait l'amour avec mor, SI ce
Un jour OU Tristan était revenu Ason cháteau, il arriva dans n'est seulement qu'il m'embrasse, et encore rarement, sauf
ce pays que seigneur Tristan er Kaherdindurent aller avec quand nous allons au lit. Je n'ai jamais davantage connu la
606 La Saga de Tristan et Yseut Tristan répond a Kaherdin 607

vie conjugale avec un homme qu'une jeune fille qui a mené courtois et bien né de la dédaigner. C'est pourquoi tu n'aurais
la vie la plus pure.» encouru ni reproche ni honte en l'aimant comme ton épouse
Le duc lui dit alors : «le pense que d'autres désirs l'attirent et en vivant avec elle conjugalement. Mais ti présent nous
que ta virginité, et qu'il doit soupirer pour quelqu'un d'autre. savons tous que tu ne veux pas avoir d'héritier légal issu de
Si j'avais su cela, il ne serail jamais ven u dans ton lit.» notre lignage. Et si notre camaraderie n' avait pas été si solide
Iseut répond alors ; «Nul ne doit lui faire de reproche. et si ferme, tu aurais payé cher le déshonneur que tu as int1igé
J'espere qu'Il pourra donner d'autres raisons. Et du moment ti ma tres chere parente. Dans tout mon royaume, il n'y a
qu'il vil ainsi, je ne veux pas que vous l'en blámiez.» personne qui puisse rivaliser avec elle en beauté, en distinction
et dans les diverses qualités qu'il sied ti une femme de pos-
séder. Pourquoi as-tu eu l'impudence d'oser l'épouser alors
83. Kaherdin vitupere Tristan que tu n'avais pas l'intention de vivre conjugalement avec elle
comme un mari avec sa fernme?»
Quand le duc apprit que sa sceur était toujours vierge, il se
rnit dan s une vive colere et réfléchit; illui sembla qu'il était
déshonorant aussi bien pour lui que pour tout son lignage que 84. Tristan répond a Kaherdin
Tristan n'ait pas voulu avoir d'héritier apparenté ~ leur
lignage. Il poursuivit son chemin, accablé de tristesse, mais Quand Tristan entendít Kaherdin lui faire des reproches, il
n'en parla pas pour le moment ~ cause de ceux qut les sui- lui répondit par des propos courroucés et violents : «Je n'ai
vaient. lIs arriverent peu aprés au lieu sáínt pour y dire leurs rien fait qu'il ne convint que je fisse. Tu parles abondamment
prieres. Lorsqu'ils eurent fait cela de la maniére qui leur sem- de la beauté de ta seeur, de sa courtoísíe, de sa noblesse et
blait convenir, ils revinrent aupres de leurs chevaux et firent de ses qualités díverses. Mais sache bien en vérité, dit-il, que
le voyage de retour en se divertissant. j' ai une bíen-aimée si belle, si distinguée et courtoise, si riche
Kaherdin était irrité contre Tristan, son compagnon, et pour- et appréciée, qu' elle a A son service une jeune femme si b~lle
tant il ne voulut pas s'cn ouvrir ti lui, Tristan se demandait et si courtoise, si noble et riche, et si bien pourvue de qualités
avec perplexité quelle pouvait étre la raison pour laquelle il diverses, qu'elle mériterait plus d'étre la,reine du plus fameu.x
lui montrait si triste mine alors que précédemment il lui parlait des rois, que ta sceur d' étre la dame d un cháteau, A. partir
de tout avant et apreso Tristan fut alors chagriné en tout son de l~ tu peux comprendre que la dame qui a une telle suivante
ceeur et iI rét1échit A la maníere dont il pourrait percer A jour est précieuse et distinguée. Et pourtant je ne dis pas cela pour
la question et découvrir ce que Kaherdin avait pu trouver vous déshonorer toi ni ta sceur, paree que je reconnais que ta
offensant. sceur est belle et courtotse, noble et riche en biens. Mais elle
Un jour Tristan lui dit : «Compagnon, que se passe-t-il ne peut rivaliser avec celle qui surpasse toutes l~s femmes .qui
donc? Ai-je commis quelque faute envers toi ? le percois une vivent aujourd'hui. le lui ai offert tous mes désirs de maniere
grande colere de la pan A mon encontre. Dis-moi clairement si absolue que je n'ai pas le pouvoir d'aimer cette femme-
la vérité de maniere A régler ce qui ne va paso J' ai l' impression ci. ,.
que tu dis du mal de moi en mon absence comme en ma Kaherdin dit alors : «Tes subterfuges el les mensonges ne
présence : or iJ n' est ni valeureux ni généreux de me harr et te serviront ti rien ti moins que tu me montres la jeune femme
de me déshonorer en faisant le contraire de ce que je dont tu fais un tel éloge. Et si elle. n' est pas aussi belle que
mérite. » tu le dis, tu m'accorderas réparation, si Dieu le veut; ou ~lors
Kaherdin, courroucé, lui répond courtoisement : «le tiens je chercherai ti te tuero Mais si elle est telle qu~ tu le dis et
A te dire ceci : s'il est vrai que je te hais, il n'appartient A que tu la décris si élogieusement, tu seras débvré de toute
personne' de nous reprocher A moi, a mes parents et A mes obligation envers moi et envers tous mes parents.»
amis d'étre amenés ti devenir tes ennemis, ~ moins que tu Tristan comprit le sens de ses menaces et d~.son co~rro~x,
consentes A nous donner réparation. En effet, cette faute dés- il y réfléchit alors mais il ne savait pas ce qu 11 d~vatt faire,
honorante que tu as commise envers moi en dédaignant la car il aimait Kaherdin plus que tout autre de ~s amis, et pour
virginité de ma soeur. attente A notre honneur, aussi bien A la cene raison il ne voulait absolument pas l' affliger davantage.
cour qu'ailleurs - et cela conceme tous ses parents et ses amis n craignait cependant que s'il.lu~ d~sait sor.' secn:t, ille ré~t1t
-, car elle est si distinguée qu'il n'appartient ~ aucun homme A sa seeur, Mais s'il ne le lui disait pas, 11 seraít alors mis ti
608 La Saga de Tristan et Yseut Tristan emméne Kaherdin dans la piéce voüüe 609

mort et tué, trahi et déshonoré, que ce soit ~ raison ou ~ tort, Quand Tristan entendít les craintes de Kaherdín, il sonna
du fait que Kaherdin pouvait tres bien chercher ~ le tuer par de sa come aussi fort qu'il put ~ quatre reprises. De cette
quelque machination. maniere il avertissaít le géant pour qu'il vint par la. Peu apres
Il lui dit alors : «Kaherdin, mon meilleur ami! Tu m'as le géant arriva de l'autre cóté sur le rocher, aussi irrité que
fait connaitre ce royaume et gráce ~ ton appui j' ai obtenu s'il avait été fou furieux; il avait brandi son gourdin de fer.
divers honneurs. Si j'ai commis une faute envers toi, tu peux Il interpella Trístan d'un cri terrible et lui dit : «Que me
me causer du tort si tu veux t'y employer. Mais dans la mesure veux-tu pour m'appeler si rudement?» Tristan répond : «Je
de ma volonté et de mon pouvoir, aucun sujet de discorde ni te demande de permettre a ce chevalier de m'accompagner la
de conflit ne se dressera entre nous ~ cause d'aucune action oü je le désire, et de jeter ton gourdin de fer, » Il le tit imrné-
a. laquelle je pourrais éventuellement apporter mon concours diatement.
bien que cela ne soit pas du tout dans mes intentions. A pré- Kaherdin commenca a reprendre courage et traversa la
sent, puisque tu veux pénétrer mes desseins, mon amour et rívíere a cheval pour rejoindre Iristan,' Tristan lui apprit
mon secret que nul homme ne partage avec moi hormis un quelles étaient leurs relations, et lui raconta comment ils
seul, et si tu veux voir la belle jeune femme, connaítre sa s'étaient battus et comment il avait coupé la jambe du géant.
conversation et sa mise, sa beauté et son apparence, je requiers Ils allerent ensuite leur chemin, grímperent sur la hauteur,
de ton amitié que tu ne réveles pas ce secret et cette affaire descendirent de cheval et montérent jusqu' al' enclos. Tristan
privée qui m'appartiennent, ni A ta sceur ni ~ quelqu'un ouvrit la demeure et aussitOt se répandit la douce senteur de
d'autre, car je ne veux absolument pas qu'elle ou quelqu'un baume et le tres doux parfum venant de toutes les plantes qui
d'autre en prenne connaissance.» se trouvaient la. Quand Kaherdin vit la statue du géant pres
Kaherdin répond alors : « Tu as ma parole et ma foi que de la porte, il en fut si épouvanté qu'il en aurait presque perdu
je ne révélerai jamais ce que tu veux garder secret, et personne l'esprit, car il crut que Tristan I'avait trompé et que le géant
n'en apprendra rien de moi sans que tu aies donné ton accord. allait le tuer avec son gourdin qu'il avait brandi. Sous l'effet
Apres cela, dis-rnoi ce qu'il en est.» de la peur et des senteurs qui emplissaient la demeure, il fut
Chacun des deux jure alors foi et fidélité Al' autre au terme affecté d'une sensation si étrange qu'il tomba évanoui.
de l'accord suivant : Kaherdin gardera secret tout ce que Tristan le releva et lui dit : «Allons Al' endroit oü se trouve
Tristan voudra bien lui dire. la jeune femme qui sert la puissante dame dont je t'ai dit que
je l' aimais beaucoup.»
Mais Kaherdin était tout entier pris par la peur er l' effroi,
85. Tristan emméne Kaherdin dans la piece voütée il était comme dépouillé de ses esprit s et perdait la raison. Il
vit alors la statue' et pensa qu'elle était vivante. Mais le géant
Un matín de tres bonne heure, ils se préparerent a partir lui inspirait une telle terreur - et il portait le plus souvent ses
secretement. Et tous ceux qui restaient dans la cité se dernan- yeux sur lui - qu'il ne pouvait qu'estimer que la statue était
daient avec étonnement oü ils pouvaient vouloir aller. Au point vivante. Tristan se rendít alors aupres de la statue d'Yseut, la
du jour, Tristan et Kaherdin prirent immédiatement la route, prit dans ses bras, l'embrassa, lui parla a voix basse, chuchota
chevaucherent au travers de foréts et de lieux déserts, et par- A son oreille et soupira comme un homme tres amour~ux.
vínrent au gué de la riviére ; Tristan fit comme s'il voulait Sur ce, Iristan dil a la statue : 4( Ma tres belle arme, ton
traverser la rivíere. Quand il fut parvenu au gué, Kaherdin lui amour me rend malade la nuit comme le jour, car tous mes
cria A haute voix : « Tristan, dit-il,' quelles sont tes désirs et toute ma volonté se conforment a les souhaits et a
intentions ? » , les volontés.» A certains moments il était tres attristé et de
Tristan répondit : «le veux traverser la riviere et te montrer méchante humeur en lui parlant, mais a d'autres il avait l'air
ce que je t' ai promis.» de bonne humeur.
Kaherdin se mit alors en colere et dit : «Tu veux me
tromper et me livrer au pouvoir du géant, le pire des ennemis
qui tue tout homme qui vient lá. Tu agis ainsi par:ce 9ue tu
ne respectes pas l' accord que tu as passé avec mor, S1 nous
traversons la riviére, nous n'en reviendrons jamais
vivants. » L Il semble qu'i1 s'agit cene fois de la statue de Brangien.
610 La Saga de Tristan et Yseut Tristan et Kaherdin rencontrent leurs amies 611

86. Tristan el Kaherdin décident d'aller voir Tristan avait pu réaliser tout cela. Peu apres Tristan refenna
leurs bien-aimées la demeure et ils retournerent chez eux.
Lorsqu'ils se furent reposés quelques jours chez eux, ils se
Kaherdin fut alors fortement impressionné et il dit : préparerent l'un et l'autre II aller vísíter un endroit saínt ; ils
« Trístan, il convient que j' obtienne quelque chose dans cet prirent leurs bAtons de pelerin et leurs besaces, sans etre
endroit oü se trouvent de si belles femmes. Je constate que accompagnés de personne mis l\ part deux de leurs parents,
tu as la plus belle des amies. Fais-moi participer ates plaisirs : de beaux honunes, vaillants, courageux, et rompus A toutes
que je sois l'amant de la suivante de la reine. Si tu ne tiens les pratiques de la cour. lis prirerit avec eux toute, !eur arm~re,
pas a mon endroit l'engagement que tu as pris aupres de moi, et dirent aux gens de la cour et Atout le monde qu lis prenaíent
lorsque nous rentrerons cela te vaudra des reproches.» avec eux leurs armes paree qu'i1s craignaient les hors-la-loí
Aussitó; Tristan le prit par la main, le mena auprés de la et les gens malintentionnés en pays étranger. Peu apres, ils
statue de Brangien et dit : « Cette jeune femme n'est-elle pas prirent congé de leurs amís, alleren; leur chemin et se diri-
plus belIe que ta soeur Iseut? Et s'i! arrive qu'on aborde ce gerent vers l' Angleterre; chacun des deux désirait ardemme!lt
sujet, tu porteras témoignage de ce que tu peux voir id. » retrouver sa bíen-aímée, Tristan pour voir Yseut et Kaherdm
Kaherdin répond alors : «Je constate que ces femmes sont pour voir Brangien.
particulierement belles, c'est pourquoi il convient que tu
partages avec moi leur beauté. Longue comme a été notre
amitié, il convient que nous ayons chacun notre part de ces 87. Tristan et Kaherdin rencontrent leurs amies
deux femmes.
- O'accord, dit Tristan, je choisis la reine. Prends la sui- Lorsque Tristan et Kaherdin furent arrivés au point de leur
vante, je te la donne. » voyage oü ils allai~nt descend.re dans l~ cité oa l~ roi M!'fc
Kaherdin répond alors : « Dieu te remercie d'agir si obli- devait passer la nuit, et du fatt que Tnst9:f1 c~nnlUssalt bien
geamment envers moi. C'est la un gage d'amitié et de cama- l' endroit ils chevaucherent tous deux en dírectíon du conege
raderie. » royal, p~s toutefois par le méme chemin que lui mais plutOr
11vit le récipient d'or qu'elle tenait a la main, pensa qu'il par des sentiers secrets, Et ils virent peu apres l'escone royale
était rempli de vin el voulut le lui prendre. Mais le récipient chevaucher dans leur dírection, nn grand nombre d'hommes.
était cloué et collé a sa main par un procédé habile, si bien Lorsque le roi fut passé, ils virent la suite de la reine. lIs
qu'il ne pouvait absolument pas le prendre. IJ procéda alors descendirent alors de leurs chevaux pres de la route, et les
a un examen soigneux et s'apercut que c'étaient l'une et remirent A la garde de leurs écuyers. Tous deux ~e dirig~rent
l' autre des statues ; il dit a Tristan : « Tu es un homme habile vers la méme voiture dans laquelle Yseut et. sa suívante ~ran-
et plein de ruses pour m'avoir a ce point trompé et dupé, moi gien étaient assises, et ils s' approcherent Sl. pres du V~hlcule
qui suis ton ami sOr et ton cher compagnon. Si tu ne me qu'ils saluérent la reine courtoísement amsr que sa sU1V~te.
montres pas les femmes dont ces statues sont les repro- Yseut reconnut aussitOt Tristan, et tout. d'abord fut anristée
ductions, tu m'auras mentí et auras rompu notre convention. et se rappela le grand amour qu'elle avaít longtemps re~sentt.
Mais si tu me montres les créatures qui sont identiques a ces Brangien concut un grand amour en regardant K.aher~1D:En
statues par I'apparence et la beauté, tu te seras comporté de raison de l' escorte de chevaliers qui accompagnaít la vouure
maníere loyale et je pourrai me fier ates paroles. Je veux que de la reine, celle-ci craignit que Tristan f~t r~connu par .Ies
tu me donnes la jeune femme comme tu m'as donné la hommes du roí, s'ils s'attardaient. Aussí ~nt-~lle aussltOt
statue. » l'anneau d'or qu'ils avaient constamment f~t clrcul~r entre
Tristan dit alors : « Il en sera sans aucun doute ainsi si tu eux par l' intennédiaire de ~~ssagers, .et l.e Jeta A Tnstan e~
tiens la parole que tu m' as donnée.» lui disant : « Éloigne-toi d'Ici, chevalier mconnu, trouve-tor
Ils confirmerent leur engagement réciproque dans une des quartiers, et ne retarde plus notre voyage. ».
confiance renouvelée et avec une fermeté infrangible. Tristan Quand il vit l'anneau, ille recofl:nut et compnt le ~essage
lui montra alors tout ce qui avait été peint et sculpté, doré et de la reine. Il retourna avec Kaherdm aupres de leurs écuyers,
cannelé, avec un savoir-faire si complet que jamais auparavant et ils s'éloígnerent alors du cortege du roi et de la rem.e;
les yeux d'aucun homme n'avait vu rien de semblable. Et pourtant ils furent constamment au cou!ant de leur trajet
Kaherdin se demandait avec étonnement de quelle maniere jusqu'á ce que le roi arrive au chAteau oü 11 fit étape. Lorsque
612 La Saga de Tristan et Yseut Brangien exprime sa peine 613

le roi et la reine eurent courtoisement mangé et bu, la reine ensemble si longtemps avec plaisir que leurs agissements
se retira la premíere dans la píece oü elle devaít paísíblement furent découverts par ceux qui les enviaient. Toutefois ils
dormir cette nuit-lá en compagnie de sa suívante Brangíen et furent prévenus A temps el prirent leurs précautions. Tristan
de la femme de chambre qui les servait. Le roi dormit cette et Kaherdin s'en alleren; en secret, mais ils ne purent pas
nuit-la dans un autre appartement avec ses fideles retrouver leurs armes et leurs chevaux.
compagnons. ., ..
Alors que le roi et toute sa surte état~!1t allés ~ormlr, Tnstan
et Kaherdin dirent ~ leurs hommes qu lis devaient attendre la 88. Mariadoc poursuit les écuyers et se moque de Brangien
et surveiller leurs chevaux et leurs armures jusqu'a ce qu'ils
reviennent. Ils allerent au cháteau déguisés, s' enquirent de Le sénéchal Mariadoc découvrit le premier leurs chevaux.
l'endroit oü se trouvait l'appartement de la reine, s'mtrodui- Les écuyers de Tristan, qui gardaient leurs chevaux, compri-
sirent secretement et frapperent ~ la porte. La reine Yse~t rent pourtant ce qui se passait. lIs s' en allerent aussítót prenant
envoya sa femme de chambre voir si quelque miséreux n'ét~t leurs boucliers et leurs armures, et ils entendaient derriere eux
pas venu demander la charité. Lorsque la jeune femme ouvnt les cris et le fracas provenant de ceux qui les poursuivaient.
la porte, Tristan s'inclina devant elle, la saluant avec de~ Mariadoc, qui était le plus pres d'eux, vit s'enfuir les pages
paroles amícales, prit immédiatement I'anneau qu'Yse~t IUI et crut que c'étaient Tristan et Kaherdin; et il hurla dans leur
avait donné et lui demanda de le IUI portero Yseut soupira et direction d'une voix puissante et dit : « En aucun cas vous ne,
le reconnut aussitót, et Tristan mena Kaherdin dans I'appar- vous échapperez, car en ce jour vous allez perdre la vie et
tement. Tristan prit aussitót Yseut dans ses bras et l'embrassa laisser ici vos corps en otages. Fi de tels chevaliers - pour-
avec beaucoup de tendresse et beaucoup de joie. Kaherdin se suivit-il - qui nous fuient ainsi! Fuir ne convient pas ~ des
rendit aupres de Brangien, la prit dans ses bras et l'embrassa che:valiers du roi, que ce soit par peur ou par crainte de la
amoureusement. Lorsqu'ils eurent passé un long moment mort. Ne venez-vous pas de quitter vos bien-aimées ? Que 1'0n
ainsi, on leur apporta de la boisson avec toutes sortes de sache bien - dit·il- : vous leur infligez un grand déshonneur.»
friandises. Puis ils allerent se coucher; et au cours de cette Telles furent les paroles prononcées par le sénéchal.
nuit-lá Kaherdin prit dans ses bras son amie Brangien avec Les pages faisaient courir leurs chevaux aussi vite qu'ils
beaucoup d'amour. Mais ell.e p~t un oreiller' ?e soie, réalisé pouvaient. Quand les autres ne voulurent plus les chasser, ils
avec une habileté et un savoir-faire extraordinaires, et le placa s'en retournerent chercher querelle A la reine et A Brangien,
sous sa téte : aussitót il tomba endormi et ne se réveilla pas sa suivante. Et lorsqu'ils leur eurent longuement adressé au
de la nuit. e: est ainsi que Kaherdin et Brangien dormirent sujet de Tristan el de Kaherdin des paroles insultantes,
tous les deux ensemble cette nuit-la, Mariadoc se mil A railler Brangíen, disant : «Cene nuit, se
Kaherdin ne se réveilla pas avant le matin. II regarda autour trouvait dans ton lit le chevalier le plus láche et le plus poltron
de lui et ne reconnut pas l'endroit oü il était venu. Mais qui ait jamais vu le jour. Il te sied bien d'avoir un tel amant
lorsqu'Il comprit que Brangien était levée, il réalisa qu'i~ avait qui fuit les chevaliers comme un Iíévre fuit les chiens. J'ai
été joué du fait qu'il s'é~t ré~ei~lé si. tardo Yseut se mit ~ le crié plusieurs fois dans sa direction, pro~on~a!lt !"ai,nte parole,
taquiner et se moqua de lui, mais 11était tres en colere ~ cause afín qu'il m'anende et se bane avec mOI; mais ti n osa méme
de Brangien bien qu'Il ne le laissli~~u~re p~ai~e. lIs passerent pas jeter un regard derriere lui. Tu. dépenses ton amour hon-
la journée ensemble en toute amitié. Le S01r, 11sretourn~~ent teusement en accordant tes faveurs A un tel rustre, tu as placé
se coucher. Et Brangien l'endormit encore de la méme maniere ton affection dans un chevalier poltrón, et tu as toujours été
que précédemment; et le matin venu, il s'éveilla de la méme si trompée el si dévoyée que je n'ai jamais pu te témoigner
maniere. de la sympathie ou de la bienveillance.»
La troisieme nuit, Yseut ne voulut pas par égard pour
Kaherdin qu'Il füt joué plus longtemps, et leurs relations leur
procurerent beaucoup de joie. lis demeurerent I~ tous 89. Brangien exprime sa peine
1. A propos de ce motif, el H. Newslead, «Kaherdin and !he enchanl~ Lorsque Brangien eut entendu ~:mt ~e par~les mépri~~.les,
pillow: an episode in the Tristan Legend », Publications 01 the Modem Assoe.a· eUe dit en grand courroux : «Qu 11 soít hardi ou non, J arme
tion 01 Ameriea, 1. LXV, 1950 (pp, 290·312). mieux le prendre pour amant, lui, que ta beauté trompeuse.
614 La Saga de Tristan et Yseut Tristan est éconduit 615

Que Dieu ne lui accorde jamais de commander ti personne, 90. Tristan revient de. la forét
s'Il est plus láche que toi ; mais il a assurément fait preuve
de 14cheté s'il a fui devant toí, Et tu n'as pas ti lui faire de Lorsque la reine Yseut lui eut entendu exprimer sa peine
reproches : beaucoup trouvent en ta propre personne bien plus et sa colere et lui retirer son amitié - mais elle lui avait été
de sujets de reproche. Quant ti tes affinnations l son sujet, si chere en ce monde et si fidele, veillant si bien Sur son
relatives l sa fuite, il peut bien arriver, si Dieu le veut, que honneur plus que toute autre personne -, sa gaieté se touma
tu apprennes s'il veut fuir ou non devant toi. Dieu sait si je alors en peine et en tounnents, et toute sa joie fut anéantie.
ne peux croire qu'il prenne la fuite devant toí, ou que tu oses Brangien lui dit des choses tres méchantes, la couvrit de honte
le regarder avec des sentiments de colere et de mauvaises et la mit dans une colere si douloureuse qu'Yseut fut atteinte
pensées .. Kaherdin est un homme si valeureux et si puissant, d'une double affliction, si intense qu'elle ne pouvait pas s'en
un si bon chevalier, qu'il ne prendrait jamais la fuite devant libérer. Elle soupira profondément et dit dans la douleur de
toi, pas plus qu'un lévrier devant un lievre, ou un lion devant sa peine : «Je suis misérable, la plus malheureuse des
un bouc.» créatures. Pourquoi ai-je dQ vivre si longtemps pour supporter
Mariadoc répond alors : «Ils ont fui tous les deux comme de si nombreux tounnents dans un pays étranger ?» Et elle
des lAches. Mais d'oü vient ce Kaherdin? 11avait un bouclier faisait alors de nombreux reproches l Tristan en des termes
tout doré de (rais et décoré de motifs de feuilles, et son cheval durs, et l'accusait de toutes les mésaventures, toute la peine
était gris pommelé. Si je le vois une autre fois, je reconnaitrai et les souffrances qu'elle avait subies jusque-lá, et aussi du
'auss! bien sa lance et sa banniere.» fait que Brangien filt terriblement courroucée contre elle et
Brangien comprit qu'Il avait reconnu le bouclier de lui eüt retiré son amitié. Cependant Brangien ne voulut pas
Kaherdin et sa banníere, son cheval et son armure, et en fut la diffamer devant le roi au sujet de Tristan, et les choses en
courroucée; elle le quitta en colere, trouva peu apres la reine resterent II pour quelque temps.
Yseut, sa maitresse, qui était remplie de tnstesse en pensant Comme Tristan et Kaherdin se trouvaient tous deux dans
l Tristan, et lui dit avec peine et colere : «Madame, je meurs la forét, Tristan réfléchit l la maniere dont il pourrait
de tounnent et de chagrin. J'étais bien imprudente le jour oü apprendre aussi eompletement qu:il le d~sirait ce qui était
je vous ai rencontrés vous et Tristan, votre amant. J'ai aban- arrivé l la reine Yseut et l Brangien, et 11tit le sennent de
donné pour lui et pour toi I parents et amis, mon pays natal ne pas rentrer avant d'avoir appris ce qui était arrivé l Yseut.
et ma virginité, ti cause de ta folie. Dieu sait si je l'ai fait 11 souhaita alors le bonjour' ti Kaherdin, son compagnon, et
pour ton honneur, et non pour mon plaísír', Mais Tristan, le retit l l'envers le chemin qu'i1s avaient pris en revenant. 11
méchant parjure, puisse Dieu l' accabler de honte ce jour cueillit une certaine herbe et en mangea, et cela fit enfler son
méme, si bien qu'il y perde la vie! car c'est ti cause de lui visage comme celui d'un homme malade. Ses mains et ses
que j'ai connu la honte en premier. Ne te souvíens-tu que tu pieds devinrent noirs et sa voix se cassa comme .s'i1 avait été
voulais me faire tuer dans la forét comme un voleur? Tes lépreux; ainsi, i1 n'était pas reconnaissable. n. ~nt un. g~bel~t
esclaves m'ont épargnée, mais tu n'y es pour rien. Leur haine que la reine Yseut lui avait d?nné le pr~ffiler !Jlver oü tll aV81t
m' était préférable l ton amitié. Et j' étais stupide depuis ce aimée. 11 se rendit au domaine du rol, se nnt ti la porte du
temps-la de vouloir me fier encore l toi, ou bien de te témoi- domaine, entendit ce qui se passait l la cour, el demanda la
gner des sentiments d'amítié.» charité.
Elle invectiva violemment la reine, parlant longtemps et
avancant de solides accusations ; elle lui énuméra le détail de
leurs relations, et lui fit grief de tout ce qui s'était abattu sur 91. Tristan est éconduit
elle ti cause d'eux deux.
Comme une certaine rete était arrivée, le roi se ~endait ~
la cathédrale et la reine l'accompagnait. Qu~d. Tn~tan Vil
cela iI se précipita aussit6t avec son gobelet, l agita vlv~ment
1, Pour une foil nous avons pris le partl de conserver le changement de
personne (ici passale de «vous_. «tu_) ll'int6rieurd'une méme r6plique, car
en demandant l'aum6ne, et la suivit d'aussi. pr~s, qu'tl put.
le tuloiemen! semble p!'Ovoqu6 par I'emportement de Brangien. Au chap, 91, elle Des gens importants qui accompagnaient la reme s éto~n~rent
continuera de tuloyer sa maJtresse. . grandement de sa présence, le repousserent et le ~altr~t~rent.
2. D'autres Usen! : «pour me déshoaorer •. 11allait si pres d'elle, était si insistant - mais s'tI aV81tvoulu
616 La Saga de Tristan et Yseut Tristan et Kaherdin se vengent 617

montrer sa force, il se serait vengé promptement; aussi, ils le froid. Et comme elle cherchait le boís, eUe toucha sa chape
repoussaient de leur groupe et menacaíent de le frapper. Mais tout humide de gelée. Mais elle eut peur alors et pensa que
il insista de plus belle, et voulut d'autant moins s'écarter en ce devait !tre quelque etre malfaisant, car elle savait qu'il n'y
dépit des coups et des menaces. 11 interpella sans cesse la avait jamais eu personne l cet endroit. Elle luí demanda alors
reine, mais elle était tout habitée par le tourment et par la d'on il était venu et qui il était. 11lui dit, se fiant l elle, son
douleur. Puis, elle se retouma vers lui avec des yeux cour- nom, l'endroit d'oü il venait, et ce qu'il voulait. Or, son mari
roucés, et elle se demanda avec étonnement qui ce pouvait l'aimait beaucoup, car Tristan avait été tres bon pour lui
étre. Lorsqu'elle reconnut le gobelet et vit Tristan, son état lorsqu'il vivait en Angleterre. Quand le gardien du domaine
d'esprit changea immédiatement; elle retira aussitOt son appnt que Tristan se trouvait ll, il se rendit tout de suite aupres
anneau d'or et, ne sachant pas comment elle devait le lui de lui et l'amena chez lui; il lui fit du feu et un lit, et lui
donner, le jeta dans le gobelet. Mais Brangien se trouvait ~ procura tout ce dont il pouvait avoir besoin.
proximité, elle le reconnut ~ sa corpulence, et lui dit comme
courroucée : «Tu es un sot, un rustre stupide et un mal élevé,
toi qui t'imposes aux vassaux du roi et ne respectes pas son 93. Tristan et Kaherdin se vengent et rentrent chez eux
entourage.» Elle dit ensuitc ~ Yseut : «Que vient-il done de
t'arriver pour que tu fasses avec une teUe largesse de grands La reine Yseut fait venir Brangien aupres d'elle et lui dit
cadeaux ~ des hommes de cette espece ? alors que tu refuses avec des mots pleins d'affection : «le te demande de par-
d'en faire A des gens ímportants ; tu es pourtant en train de donner l Tristan, et d'aller aupres de lui le consoler quelque
donner un anneau d'or A cet homme! Suis mon conseil : ne peu de sa peine - paree qu'il mourra autrement s'il ne recoít
le lui donne pas, car c'est un trompeur et un imposteur.» Sur aucune aide - car je l'aime l tout jamaís.»
ce, elle dit aux ennemis de Tristan qu'ils devaient I'écarter de Brangien dit : «Dorénavant, je ne tenterai jamais plus de
l'église, et ils se mirent i\ le repousser brutalement; mais il le consoler en quelque facon de sa peine. le désire plutOt sa
le supporta cependant. mort. Et je ne veux pas m'associer plus longtemps ti vos
Tristan savait maintenant que Brangien était courroucée péchés. Il m' a honteusement trahie. »
contre lui, ainsi que la reine Yseut, et A présent il était dés- Yseut répond : «Tu ne dois pas parler contre moi, ni me
honoré ti maints égards. Dans le domaine du roi, il y avait un chercher querelle ou m'accuser. Dieu sait si j'ai toujours
cháteau de pierre presque en ruine ti cause de son áge, et laissé regretté ce que j'ai fait contre toi, et c'est pourquoi je te
a l'abandon. Sous les marches de ce cháteau, Tristan se cacha, demande de lui apporter quelque aide 11 oü il se trouve.»
se lamentant sur sa peine, et il était accablé par la fatigue et Elle l'Implora si longuement, usant de belles et bonnes
les soucis. Et il préférait mourir plutOt que vivre plus paroles, qu'elle ne put plus lui refuser. Elle se leva alors et
longtemps, puisque personne ne voudrait l' aider 1 présent. se rendit 11 oü elle lui avait indiqué. Et quand elle y parvmt,
La reine Yseut est maintenant plongée dans de multiples il était attristé et malheureux l. plus d'un titre de ce qui s'était
pensées, et elle maudit tout le temps durant lequel elle dut passé. Il lui demanda pourquoi elle était en col~r~ contre lui!
aimer un homme si ardemment. et elle luí en dit les raisons, nombreuses et justifiées, Il lUI
dit que son compagnon Kaherdin viendrait rapidement dans
le but précis de prouver qu'il était exempt de tout reproche.
92. Tristan et le gardien ElIe accorda foi II ses propos et fut grandement réconfortée,
et i1s allerent tous deux en confiance jusqu' A la demeure de
Lorsque le roi et la reine eurent eniendu la messe, ils alle- la reine. Ils y furent recus avec une grande hospitalité ~t en
rent II table et mangerent, Ce jour-lá le roi se divertit et se toute amitié. Il passa lA la nuit, tout joyeux. A.u rnatin, Tnstan
réjouit beaucoup, mais Yseut resta triste et inquiete. prit congé de la reine avant de s'en aller, et lis se séparerent
Peu apres, il arriva que l'homme qui surveillait le domaine alors dans une grande tristesse. .
du roi et toutes les portes resta éveillé tard dans la nuit. 11 Lorsque Tristan parvint aupres de son compagnon Kaherdín,
faisait un temps glacial dehors, et il avait tres froid; il i1lui demanda qu'ils se rendent A la cour du roi quelque temps
demanda l sa femme de lui faire un feu pour se réchauffer, et voient si par hasard quelque événement notable s'y pro-
Elle alla alors chercher du bois seco et s'approcha de l'endroit duisait. lis se dissimulerent au moyen de vétements. Dans le
oí) Tristan se trouvait, sous le mur de pierre, éprouvé par le meme ternps le roi célébrait une fete et beaucoup de gens
618 La Saga de Tristan et Yseut Tristan le Nain demande l'aide de Tristan 619

étaient venus la, aussi bien les puissants que. les pauvres. 94. Tristan le Nain demande l'aide de Tristan
Lorsque les hommes furent rassasiés et les tables enlevées,
toute la cour alla au divertissement, et ils firent alors des jeux Peu apres, ils débarquerent en Bretagne; leurs amis et leur
de toutes sortes. Puis ils firent ces sauts qu'ils nomment entourage se trouvaient la, et se réjouirent. Apres qu'ils furent
valeyz", puis ils lancérent le javelot et prirent part a d'autres revenus chez eux, ils allerent souvent A des chasses el A des
compétitions semblables qu'ils connaissent. Tristan surpassait toumois. En tous lieux ils obtenaient victoire et renommée,
de beaucoup tous les autres par sa bravoure et ses exploits. plus que tous les autres hommes qui se trouvaient en Bretagne,
Juste apres lui, ils accordaient le plus d'éloges a Kaherdin. 11 en raison de leurs qualités chevaleresques et de leur noblesse
y avait la un compagnon de Tristan qui le reconnut au cours en tout domaine. lis allaient souvent la o~ se trouvaient les
des épreuves, et il lui donna tout de suite deux destrlers qui statues, pour leur plaisir et pour l' amour de celles qu' ils ado-
étaient les meilleurs de tous les chevaux du roi - dans toute raient tant.
l' Angleterre, il n'y avait pas de chevaux plus rapides qu'eux Une foís, alors qu'ils allaient rentrer chez eux et qu'ils
- et que l' on avait déj~ souvent essayés au combat. En effet, étaient sortis de la forét, ils virent chevaucher un chevalier a
il craignait que s'ils étaient reconnus, on allat les dénoncer. toute allure sur un cheval aubere. lIs se demanderent 0\\ il
Sur ce, ils allerent dans la melée. Or, Tristan et Kaherdin voulait aller pour chevaucher si vite. 11 était revétu d'une
étaient habitués au maniement des armes; ils se démenerent splendide armure, et richement équipé. Son armure était toute
vivement face aux autres, en firent tomber beaucoup de leurs dorée, et avait été fabriquée avec une grande habileté tech-
chevaux, et prirent eux-mémes de lourdes responsabilités car nique. C'était un homme grand, bien proportionné et tres beau.
ils tuerent deux hommes qui étaient tres puissants en ce pays. Tnstan et Kaherdin l' attendirent, ils voulaient savoir qui il
C'est I~ que Mariadoc tomba sous les coups de Kaherdin. Il était. Peu apres illes atteignit. Il les salua alors en des termes
se vengea ainsi de celui qui l' avait calomnié rnensongerement bienveillants et courtois, et ils lui répondirent aussitOt respec-
en disant qu'il avait fui devant lui. tueusement et chevaleresquement. Ensuite ils lui demandérent
Aussitót apres, ils s' en allerent, et les deux compagnons qui il était, d'oü il venait, et dans quel but il chevauchait ~
chevaucherent ensemble plutót rapidement jusqu'au bord de teUe aUure.
la mero Les Comouaillais étaient prets2• Du fait qu'ils avaient Le chevalíer dit alors : «Je désíre 'grandement trouver
changé de route, ils échapperent a la vue de ceux qui les pour- l'homme qui s'appelle Trístan.»
suivaient. Ils revinrent alors les attaquer et en tuerent beau- Tristan répondit : «Que lui veux-tu pour demander ainsi
coup, mais ils ne voulurent pas les poursuivre. Tristan et apres lui? Tu es maintenant parvenu tout pres de lui. Si tu
Kaherdin embarquerent, hisserent la voile et cinglerent vers veux descendre chez lui, suis-nous chez nous - si tu consens
le large; i1s étaient contents et heureux de s'étre si bien ~ te divertir en notre compagnie.»
vengés. Il répond : «C'est sans nul doute mon intention. Je suis ~n
chevalíer qui vit ici dans la march~ de Bre~agn~, et ~e
m'appelle Tristan le Nain - d'uIl; no~ mapP!opn~ puisque je
suis le plus grand des hommes. J étaís l.~~3.1tre d un chatea~,
et j'avais une femme belle et riche que J arme beaucoup. M3.1S
avant-hier soir je l'ai perdue, et c'est pourquoi je suis attristé
et courroucé. Je ne sais pas ce que je .dois .faire, V? .q?e pe~-
sonne ne me vient en aide. A. présent, je SUIS venu lCI jusqu ~
1. Mot emprunté tel quel au texte anglo-nonnand. toi car tu es l'homme le plus célebre et le plus vaillant, tu es
2. Kombretar vd", thá dlbúnir.·Notre traduction est volontairement ambigue, avisé et bien aimé de tes amis, mais impitoyable avec tes
Prise isolément, la phrase signifierait : «Les Comouaillais étaient préts a appa- ennemis. Et j' ai besoin que tu me prodigues quelque bon
reiller ". car I'adjectif albúinn signifie «prét ". « completement équípé ". et se dit conseil et m' apportes quelque aide dans la grande détress7 ~~
notamment des manns ou des navíres au moment du départ. Mais I'on voit qu'ici je me trouve, et que tu puisses récupérer ma femme. Maís je
iI serait peu vraisemblable que Tristan et Kaherdin aient un équipage constitué veux t'etre fidéle et loyal, et devenir ton homme Iige.» .
de Comouaillais; de plus. il s'agirait Ir. d'un contresens, cenes possible, par
rapport au texte de Thomas dans Iequel les Comouaillais sont leurs poursuívants.
Tristan répond : «Je veux bien t'aider. Mais tu dois '!l3.1n-
On peut supposer, comme Kolbíng, que la traduction originale étaít plus longue, tenant rentrer A la maison avec nous, et y passer la nuít. Et
par exemple : «préts I sur le point I de les rattraper ". demain matin, tu peux étre sOr que je t'accompagnerai.»
620 La Saga de Tristan et Yseut Tristan envoie Kaherdin chercher Yseut 621

95. Tristan est blessé par une épée empoisonnée lequel Tristan reposait sur son lit, pour écouter leur discussion,
et elle placa des hommes pour veiller Il ce que personne ne
Des qu'il fit jour, Tristan et ses compagnons se préparerent s'en rendit compte. .
et allerent leur chemin - le chevalier inconnu chevauchait au- Alors Tristan se souleva sur l'oreiller, et Kaherdin se trou-
devant -, et ils ne s'arréterent point avant d'avoir atteint le vait assis pres de lui; ils se lamentérent sur leurs peines, et
chAteau oü se trouvait l'homme malfaisant et arrogant. Il avait paríerent longuement de l'affection et de l'arnitié qu'ils
sept freres, tous d'impitoyables et de méchants chevaliers. avaient partagées tous deux si longtemps, et des grandes
Tristan et ses compagnons descendirent de cheval pres du prouesses et des hauts faits qu'ils avaient accomplis. Il était
cháteau, et y attendirent que les choses se passent. Et Il trois clair pour chacun des deux que leur séparation aurait bient6t
heures de I'apres-mídí, deux des freres sortirent Il cheval, lieu, et ils pleurérent tous les deux ensemble dans la compa-
s'apercurent de leur présence et chevaucherent aussitót vive- gnie l'un de I'autre, mais cene fois sur leur séparatíon,
ment vers eux pleins d'ardeur et d'agressivité. Il y eut bataille Tristan dit alors : «Si j'étais dans mon pays, j'y trouverais
et l'issue du combat fut que Tristan et ses compagnons tuerent du secours aupres de quelqu'un, Mais ~~s ~ pays~i per-
les deux freres. L'un des autres freres s'en apercut et il poussa sonne ne peut si bíen faire. C' est pourquoi Je vais ~our:rr faute
aussit6t le cri de guerreo Et lorsque ceux qui se trouvaient daos de soins. Or, je De connais personn~ au monde q~l pu~sse me
le cháteau I'entendirent, ils s'armerent le plus vite qu'ils soigner ou me porter secours, hormís Y seut, la reme d Angle-
purent et sortirent en se dirigeant vers lui. Mais ceux qui terre. Et si elle savait cela, elle trouverait alors quelqu~ moyen
étaient en face se défendirent bien et yaillarnment, et ils livre- adapté, car c'est elle qui désirerait le plus y parvemr et qut
rent un dur combat. Tristan et ses compagnons tuerent les sept est la plus compétente. Mais j~ ne sais p~s comment el~e pou~-
freres ainsi que leurs troupes qui étaient venues A pied les rait 8tre informée de cela. SI elle savaít cela, elle víendrait
soutenir, plus d'une centaine d'hommes. Dans cette bataille alors certainement avec quelque remede. Personne au monde
tomba Tristan le Nain, et Tristan recut une blessure d'une épée n'est aussi savant en médecine, ou dans n'Importe lequel des
empoisonnée. Mais ille fit cherement payer Acelui qui l'avait arts courtois qu'il convíent it une femme de posséder. Main-
blessé, car il le tua. tenant je veux te demander, Kaherdin mon com~agnon" au
Cette blessure était si grave qu'il revint Ason cháteau avec nom de notre amítíé, d'aller jusqu'á elle et de lui rapporter
difficulté. L'on convoqua alors tous les médecins qui se trou- ce qui est arrivé, car il n'y a personne it qui je me fie autant
vaient en ce pays, et pourtant ils ne trouverent pas de remede qu'a toí - et il n'y a personne que j'aime ~ussi profond~meJ.lt
1t prescrire paree qu'ils ne savaient pas soigner une blessure qu'elle, et personne n'a fait autant pour mOJ,-' et tu me 1 aV~ls
empoisonnée, ni faire sortir le poison - ce qui était néces- promis par serment lorsque la reine Yseut ~ a donné Brangíen
saire. Il ma demande. Fais donc cela comme Je te le demande,
comme je I' attends de ~oi. Et si je survis, je te ~écompenserat :
je suis homme it le faire, et ce sera bien mérité.» .
96. Tristan envoie Kaherdin chercher Yseut Kaherdin vit alors qu'il était tres attristé, il se trouva peiné
de cela et lui dit : ••Je veux bien volontiers aller jusqu'a elle
La santé de Tristan se dégrada alors de jour en jour, car il et faire tout ce que tu désires, si Dieu veut que J'y par-
n'y avait lA personne qui püt I'aider ; le poi son se répandit vienne. lO
dans tout son corps et ses membres, ce qui le rongea comple- Tristan le remercia et lui dit qu'il n'avait qu'á ~rend!e so~
tement. Il déclara alors que s'il ne recevait rapidement aucune bateau et se présenter comme un marchand quand 11 arnverait
ai~e, il mourrait bientót. 11 s'avisa alors que personne ne pour- ta-bas, ••tu vas porter mon anneau d'or ~n preuye, montre-
rait confectionner de remede pour cela, hormis la reine Yseut, le-lui des que possible. Elle saura alors d oü .tu vlens! et ell~
sa bien-airnée, si elle venait, car il ne pouvait pas se faire voudra avoir un entretien privé avec t01. Apprends-lul ce qui
transporter jusqu' Aelle. II envoya alors un message AKaherdin s'est passé et ce qui m'est arrivé comme cela s'est déroulé,
lui demandant de venir jusqu'á lui, seul. de facon qu' elle trouve quelque moyen efficace et rapide, SI
Mais Iseut, l'épouse de Tristan, était tres curieuse de savoir elle veut m'apporter quelque aíde.» . .
de quel projet il pouvait s'agir - s'il allait vouloir devenir Maintenant Kaherdin prepare so~ voyag~ víte et bien, avec
chanoine, moine, ou clerc. Et elle voulait savoir quels desseins autant d'hommes qu'il en veut. Tnstan lU1demanda longue-
ils formaient. Elle se tint A l'extérieur, accolée au mur contre ment, avant qu'ils ne se quittassent, de se háter en toute chose
622 La Saga de Tristan et Yseut Le navire est immobilisé 623

et de saluer la reine Yseut au nom de Dieu et maintes fois en elle s'en aille avee Kaherdin en prenant ce dont elIe avait
son nom propre. Puis, ils s'embrasserent I'un l'autre, et besoin.
Kaherdin profitant d'un vent favorable cingla vers le large. Lorsque la nuit fut tombée et que toute la cour fut endormie,
Alors Iseut, I'épouse de Tristan, se tint pour convaincuc elles sornrent par une porte secrete qu' elles connaissaient.
qu'Il . aimait quelqu'un d'autre qu'elle, puisqu'elle avait Kaherdin arriva aussitOt aupres d'elles, et ils allerent en toute
entendu toute leur conversatlon. Mais elle fit comme si elle háte jusqu'á la mer, monterent sur le bateau, hisserent la voile
ne savait rien. et s'éloignerent de l' Angleterre avec le vent le plus favorable
Maintenant Kaherdin vogue au large, et U parvient I~ oü iI qu'ils auraient pu souhaiter. Ils étaient tous joyeux et gaís, et
le désire en Angleterre. lis se disent alors marchands et s'occu- s'attendaient a quelque chose de différent de ce qui allait leur
pent d'acheteret de vendre - ils avaient des faucons et d'autres arriver.
marchandises. Kaherdin posa un vautour sur son poignet, prit
la plus /belle étoffe, et s'en alla ainsi au domaine royal.
Kaherdin était un homme éloquent, courtoís, distlngué; il 97. Yseut et Kaherdin sont ballottés par les flots
salua le roi poliment en des termes cordiaux, et dit : «Mes
compagnons et moi, nous sommes des marchands, et nous Maintenant I'histoire doit revenir a Tristan : il était grave-
vouIons vous demander de pouvoir rester dans le port et avoir ment malade a cause de la souffrance causée par sa blessure,
un séjour tranquille le temps que nous serons dans ce pays. » et du tourment qu'i1 se faisait au sujet de la reine Yseut, car
Le roi le lui accorda toute de suite et dit qu'i1s seraient les elle ne venait pas et personne ne savait le soulager en ce pays.
bienvenus, et qu'i1s auraient un séjour tranquille. Ensuite i1 11fit souvent demeurer ses hommes au bord de la mer pour
fit au roi trois présents. voir si quelque chose s'approchait de la terre. Parfois il se
Apres cela, il se rendit aupres de la reine, la salua poliment faisait transporter jusqu'au rivage, quand i1 n'avait plus
et courtoisement, et luí donna une broche d'or qui était sans confiance dans les autres. 11ne désirait rien tant en ce monde
doute la plus belle de toutes. Sur ce, il prit deux anneaux d'or, - ni nourriture, ni boisson, ni rien d'autre - que de voir la
les lui montra, et lui demanda de choisir celui des deux qu'elle reine Yseut et de parler avec elle.
voulait. Elle regarda les anneaux el reconnut immédíatement L'on peut apprendre ici le cruel événement : lorsque Yseut
l' anneau de Tristan. AussitOt elle se mit ~ trembler de tout et Kaherdin furent arrivés pres de la terre, une violente tem-
son corps, ses sens en furent retoumés, elle changea de couleur péte s'abattit sur eux, et les repoussa loin de la terre vers la
et soupira lourdement, car elle était convaincue qu'elle allait haute mero lIs y resterent de nombreux jours, si violemment
demander des nouvelles dont elle ne se consolerait paso Mais retenus qu'ils ne croyaient guere pouvoir en réchapper.
~ cause des autres gens qui se trouvaient pres d'elle, elle pré- La reine Yseut se lamenta alors sur sa peine et dit : «Maín-
tendit vouloir l'acheter plutOt que de le recevoir en cadeau. tenant, c'est Dieu qui ne veut pas que je voie Tristan vivant,
Sur ce, ils se retírerent pour avoir un entretien privé. 11lui ni que je réconforte sa peine, comme je le désirais. Hélas!
présenta les salutations de Tristan avec de belles formules et mon doux ami, mon adoré! si je péris daos ce voyage, il n'y
beaucoup d'affection, et lui dit que la vie et la mort de Tristan aura pas alors un seul homme au monde qui puisse te guérir
se trouvaient en son pouvoir, ajoutant : «11 est votre amant de ta blessure ni te sauver de la mort. J' aurais voulu que Dieu
fidele en tout poínt.» Il Iui rapporta en peu de mots ce qui veuille, comme moi, que si je mourais ici, ta mort s'ensuivit
leur était arrivé, la situation de Tristan .et sa maladie, lui affir- alors pour nous rassembler.»
mant que rien ne pouvait lui arriver d'autre que mourir si elle Yseut se lamentait sur ce sujet et sur bien d'autres. Mais
ne venait pas aupres de lui aussi rapidement qu'elle le pourrait. son équipage redoutait au plus haut point qu'ils dussent périr
Lorsque Yseut apprit ees nouvelles aggravant leurs souf- dans cette tempéte.
frances et Ieur peine, elle fut envahie par l'afflietion et le
tourment. AussitOt elle appela fl elle Brangien et lui dit ce
qu'elle avait appris ~ propos de Tristan - qu'Il se trouvait 98. Le navire est immobilisé
blessé a rnort, et qu'il n'y avait personne dans ce pays lá-bas
qui süt le soigner -; et elle lui demanda ce qu'il était ~ propos Yseut était profondément affligée, plus pour Tristan que
de faire. Brangien lui dit qu'elle devait se préparer le plus pour elle-méme. Pendant dix jours ils furent ballottés dans
vite possible, et que, lorsque le soir commencerait ~ tomber, cette grande tempéte, Puis, la tempéte se calma, le temps rede-
624 La Saga de Tristan et Yseut Mort d'Yseut 625

vínt beau, et un vent favorable se leva. 11s hísserent alors la tu me hais Yseut. Et je suis effondré de voir que tu ne veux
voile, et arriverent pres de la terre le jour suivant, comme pas venir jusqu'a moi; or c'est a cause de toi que je meurs,
auparavant. Mais alors le vent tomba, et le bateau dériva dans puisque tu n'as pas voulu prendre pitié de mon malheur. Je
un sens ou dans l'autre ti proximité du rivage; et il n'y avait me lamente et je pleure sur mon malheur puisque tu n'as pas
pas de canot, car il avait été brisé. AussitOt leur perplexité et voulu venir me réconforter.» Par trois fois il appela Yseut,
leur inquiétude s'accrurent du faít qu'ils ne pouvaient pas des- sa bíen-aímée, la nommant par son nom, et la quatrieme fois
cendre ti terre. Yseut en fut si accablée qu'elle fut tres proche i1 rendit l'áme et expira.
du trépas. Or, ceux qui se trouvaient aterre ne voyaient pas
le bateau, el désíraient ardemment revoir ceux qui étaient
partis. 100. Yseut débarque et apprend la mort de Tristan
Les chevaliers et les écuyers qui se trouvaient lA en furent
99. Mort de Tristan tous tres affligés, et tous les habitants de la cité le pleur~re~t
avec beaucoup de chagrin. Ensuite ils l'enleverent de son bt
La peine et le malheur de Tristan sont maintenant si grands et placerent sur lui un tissu de prix. .
qu'il est tout épuisé, soupirant, et par moments perd C'est alors qu'un vent favorable se leva pour ceux qui
conscience, ~ cause de la reine Yseut dont il désire tant la étaient en mer, el ils parvinrent aussítót au port. Lorsque ~seut
venue. fut descendue du bateau, elle entendit le peuple tout ~nt1er se
Alors Iseut, son épouse, vint tt lui, elle qui a concu de mau- lamen ter dans un grand chagrín, tandis qu' on sonnau toutes
vaises pensées, et lui di! : « Mon adoré, Kaherdin vient les cloches. Elle demanda pourquoi les gens se laissaient aller
d' arri ver; j' ai vu, j' en suis süre, son bateau, et il n' est poussé A une telle tristesse et quelles nouvelles ils avaient apprises.
que par un faible vent. Dieu fasse qu'i1 t'apporte de bonnes Un vieil homme lui répond : « Madame, nous avons un grand
nouvelles et du récontort.» chagrín, comme jamais nous n'en avons c~nnu de semblable.
Lorsque Tristan entendit ce qu'elJe disait, il se souleva aus- Tristan, le vaillant, le courtois, est mort, I1 repose dans son
sirót eomme s'il était en bonne santé, et il lui dit : « Mon
~» ,
adorée, es-tu bien certaine que ce soit son bateau ? Apprends- Quand Yseut entendit cela, elle fut si effondrée qu elle ne
moi, si cela est, quelle voile il a hissée ?» put plus parler, et elle rejeta son manteau. Et les Bretons se
Elle répond : «Je la distingue parfaitement : ils ont hissé demandaient avec étonnement d'oü était venue cene belle
une voile noire et n'ont pas de vent, si ce n'est qu'ils dérivent
dame, el de quel pays elle pouvait bien étre,
dans un sens ou dan s l' autre ti proxirnité du rivage.» Mais
elIe lui mentait, car Kaherdin avait hissé une voile blanche et
bleue' resplendissante qui était convenue, car Tristan lui avait
demandé de la hisser comme un signal dan s le eas oü Yseut 101. Mort d'Yseut
viendrait avec lui. El dans le cas oü elle ne viendrait pas avec
lui, il devrait voguer avee une voile noire. Mais Iseut, I'épouse La reine Yseut se dirigea alors vers l'endroit oü le cadavre
de Tristan, avait entendu tout cela, lorsqu'elle s'était cachée reposait, par terre; elle se touma ver s l'est et dit sa p~~re en
derriere la paroi de bois. ces termes: <de t'en prie, Dieu tout-puíssant, pren~s pillé tout
Lorsque Tristan entendit cela, il fut tellement effondré que autant de cet hornme et de moi-rnérne, que je crois qu~ tu as
jamais il n'avait enduré une telle peine. 11se touma aussitót été mis au monde par la vierge Marie pour I~ rédemptl?n de
contre la paroi, et di! alors d'une voix accablée : « Maintenant l'humanité tout entiere, et que tu as aidé Maríe Madeleíne et
as supporté la mort pour nous, humains: qui sommes pécheurs,
et que tu t' es laissé clouer sur la CroIX, frapper de la .lance
1. Le jeu sur la couleur des voiles eSItout a fait auénué dans la saga. D'une au cóté droit, et que tu alias dévaster jusqu'a ~'~nfer et líbéras
pan. la convention entre Tristan el Kaherdin a élé passée sOUS silence, ce qui de ta-bas tout ton peuple dans une étemelle joie .. ~u es notre
annule I'effet d'attente ella surprise tragique du mensonge final d'Iseut. D'autre créateur. Dieu éternel, tout-puissant, prends pitié .de n~s
pan. les couleurs perdent de leur force symbolique, puisque la voile blanche est
devenue une voile assez ordinaire, montrant plutót le bon goüt des personnages péchés, tout autant que je erois .en tout c~la. Et J,e crois
(ef note l. chap, 24). volontiers ~ tout cela, et je veux bien te glonfier et t adorer.
626 La Saga de Tristan et Yseut

Accorde-rnoi, je t'en prie, mon créateur, le pardon de mes INDEX DES NOMS PROPRES
péchés, Dieu unique, Pere, Fils et Saint-Esprit. Amen.»
« Tristan, dit-elle, je t' aime profondément. Mais maintenant
que je te vois mort, il ne convient pas que je vive plus B : Béroul 29, 44-46, 56, 72, 78, 86,
longtemps, puisque je vois que tu es mort a cause de moi. C : lai du Chévrefeuille 92-93, 96. FO 70, 78.
Aussi, je ne vivrai pas aprés toi.» Car : fragment Carlisle ARABIES 80.
Elle tint alors de longs propos sur leur amour, leur vie D : manuscrit Douce de ARCHEDECLlN FB 363 : nom
commune et leur douloureuse séparation. Puis elle s' étendit Thomas du marié des noees de
sur le sol, I'ernbrassa et étendit ses bras autour de son cOU. Don : Donnei des Amants Cana.
Et ce faisant, elle expira. (« Tristan rossignol ») ARTUR (Artus) B 649, 653,
Tristan mourut si rapidement paree qu'il pensait que la reine 684, 1578, 3274, 3285.
FB : Folie Tristan de Beme
Yseut l'avait oublié. Et Yseut mourut si rapídement paree
FO : Folie Tristan d'Oxford 3346, 3398, 3495, 3561,
qu'elle arriva trop tard aupres de lujo
Par la suite ils furent enterrés. Et l'on dit qu'Iseut, l'épouse S : Saga norroise 4026,4109,4251, etc, FB
de Tristan, avait fait enterrer Tristan et Yseut chacun d'un Sn l. Sn 2 : fragments Sneyd 246. S 71, 78.· Sol 674,
cóté de léglise, de telle sorte qu'ils ne puissent pas étre de Thomas 710, 726.
proches I'un de I'autre une fois morts. Mais il se produisit St : fragment de Strasbourg
qu'un chéne s'éleva si haut de chacune de leurs tombes, que (roman de Thomas) BAUDASB 3904 : Bagdad.
leurs branches se mélerent par-dessus le faítage de l' églíse. T : fragment de Turin (roman BEL JO~OR B 3997 : cheval
Et l' on peut voir par la combien avait été grand leur arnour'. de Thomas) de Tristan.
BEROX B 1268, 1790
El c'est ainsi que cette histoire se termine. Les chiffres renvoient aux Béroul, auteur présumé du
vers sauf pour la Saga, oü poeme,
ils indiquent les chapitres. BESEN<;UNFO 235 : Besan-
90n (Doubs).
ADANB 1134. BLANCHE LANDE B 2653,
AFRICHESnl 666. S 71, 78 : 3268, 3298, 4009, 4085.
Afrique. D 906 : nom de lieu en
ALFESS 61 : le monde des Petite Bretagne pour D, en
Alfes (Alfheimar, au plu- Grande Bretagne pour B.
riel). BLENSINBlL S 5-15,24 : sceur
ANDR~(saint) B 3132. du roi Marc et mere de
ANDRET (Andrez) B 2870, Tristan.
3783, 3877, 4035, 4040, BRENGAlN(Brenguein, Bran-
ANGLAlS1-2. gain, Brangien) B 340,
ANGLETERRE S 1, 2, 23, 26- 370, 506, 511, 523, 528,

1. La fin de la saga n'est pas conforme au texte de Thomas ; la priere d'Yseut


sernble due 11 frere Robert; quant au motíf des deux arbres, on le trouve dans
d'autres versions comme Tristrant d'Eilhart von Oberg. rnais un tel emprunt
extérieur au texte de départ surprend, et iI est difficile de préciser quand et
comment ce motif a été rajouté 11 la fin de Tristrams saga.

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