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D I A L O G U E AVEC
L'INSENSÉ
ESSAIS D'HISTOIRE
DE LA PSYCHIATRIE
précédé de
À LA RECHERCHE
D' UNE AUTRE HISTOIRE
DE LA FOLIE
par
M ARCEL GAUCHET
ILWO
i n v e n t a ^** a
GALLIMARD
r ri ^ n t a i n
À LA R E C H E R C H E
D ' U N E AUTRE HI STOI RE
DE LA F O L I E
Gladys Swain est morte le 22 septembre 1993. Elle était
âgée de quarante-huit ans. Le présent volume rassemble l’es
sentiel des essais d ’histoire de la psychiatrie qu’elle a rédigés
sur une dizaine d'années, de 1977 à 1987, avant que la mala
die et la souffrance ne la détournent de l'écriture. Ils se répar
tissent sous quatre chefs. Un prem ier groupe de textes, le plus
important, traite du problème de la naissance de la psychia
trie au lendemain de la Révolution française. Ils ramassent,
prolongent ou complètent les analyses présentées dans Le
Sujet de la folie (1977) et La Pratique de l'esprit humain
(1980). Une seconde série d'articles s'attache au destin de
quelques notions ou figures majeures du champ psychopa
thologique, saisies dans la longue durée : la mélancolie, l'em
preinte des événements du monde sur l ’âme, l'hystérie. Un
troisième ensemble envisage quelques-unes des composantes
et conditions de la rupture freudienne autour de 1900. Une
dernière étude examine, enfin, les remodelages paradoxaux
de la pratique psychiatrique entraînés dans la période
récente, à partir des années cinquante, par l'irruption des
substances psychotropes. Dans leur éventail chronologique et
thématique, les éléments de ce recueil dessinent une problé
matique d’ensemble dont je voudrais, en guise d'introduction,
faire ressortir la cohérence.
La proximité de vie et de travail qui fut la nôtre rendrait
dérisoire, de ma part, la prétention au détachement du por
trait ou au surplomb objectif de la synthèse. On concevra que
je m’en tienne à ce dont je puis plus sûrement témoigner, en
x Dialogue avec l ’insensé
1. Marcel Jaeger a écrit à cet égard les pages qu'une amitié sans complaisance
pouvait le plus heureusement inspirer, «Gladys Swain: l’esprit de fronde», Le
Journal de Nervure, supplément à Nervure, Journal de psychiatrie, t. VII, n° 4, mai
1994, pp. 1-2.
À la recherche d'une autre histoire de la folie XIII
et bien, quoi qu'elle en ait, d'une histoire plus large ; elle était
portée par un mouvement historique plus profond. Rien n’in
terdisait de systématiser l'indication, de l’exploiter historien-
nement, sans forcément arrêter le corpus aux œuvres
marquantes de la philosophie ou des sciences de l'homme.
Or, précisément, à mesure que les limites tant thérapeutiques
qu'explicatives de la psychanalyse face aux psychoses se
découvraient, son appartenance à un moment de redéfinition
bien déterminé du champ psychopathologique devenait
mieux visible. Il apparaissait de plus en plus clairement com
bien la découverte freudienne était tributaire de la vaste réar
ticulation entraînée par l’émergence des névroses, à la fin du
XIXe siècle. Elle y avait puisé son prodigieux élan, mais elle s’y
trouvait aussi enfermée. C'est dans une histoire de la psy
chiatrie bien entendue qu’il fallait la resituer, pour saisir à la
fois l’espèce particulière d’intelligibilité dont elle était por
teuse et ce qu’elle était vouée à manquer du fait psychotique
— une histoire bien entendue, c'est-à-dire une histoire
conduite en termes de problèmes d'une part et une histoire
connectée, d’autre part, avec les mouvements majeurs de
l'idée, par exemple cette révolution dans le statut du signe
qui, des mathématiques à l'art, traverse en écharpe tous les
savoirs autour de 1900. Voici comment, de l'intérieur, le
malaise à l'égard d ’un enseignement aussi déterminant en
son fond qu'aliéné dans sa forme pouvait reconduire à une
exigence de compréhension historique, et pas n’importe
laquelle. De toutes parts, l ’échec, l'intrinsèque illusion ou les
perversions du grand dessein d'une rupture radicale rame
naient ainsi au besoin de s'orienter dans la prison du devenir
et son impérieuse continuité. Entre les décombres et les
restes de tous ces dépassements avortés, mais non pas vains
pour autant, et les ténèbres d ’un passé autrement mystérieux
et fécond que le violent désir de s'en émanciper ne l'avait fait
croire, le détour par l'histoire s'imposait comme la route de
l'insaisissable présent. S'il y avait quelque espoir de rendre
une identité sensée à un métier frappé, écartelé, tétanisé par
l'incertitude, c'est dans la patiente reconquête des territoires
obscurs de la mémoire qu'il résidait.
XXVI Dialogue avec l ’insensé
De la naissance de la psychiatrie
à la découverte de l ’inconscient.
Marcel Gauchet.
DIALOGUE
AVEC L ' I N S E N S É
De Kant à Hegel :
deux époques de la folie
1. Encyclopédie, op. cit., p. 375. Précisons ici que nous n’entendons pas don
ner un commentaire technique du texte de Hegel, mais au contraire essayer de le
faire descendre de son empyrée et donner le plus de chair possible à ce qui se pré
sente à première vue dans une vide abstraction. Démarche qui n’exclut pas, natu
rellement, le souci de fidélité à ce que dit au fond l'auteur, mais implique quasi
nécessairement une infidélité terminologique au système où chaque concept
prend une place bien déterminée. Nous nous résignons, par conséquent, aux
doctes objections qu’est vouée à susciter toute tentative du genre pour faire parler
à Hegel la langue théorique de tous les jours, et donc une langue entachée d'indé
termination par rapport à sa langue propre. Nous nous permettons de douter, cela
dit — et c'est ce qui nous donne le cœur léger — que Hegel n’ait eu l’intention de
parler que pour les professeurs, soucieux du seul objet pensée-de-Hegel, et point
de ce qui pour le penseur Hegel importait: tenir un discours vrai sur la réalité
humaine.
2. Encyclopédie, op. cit., p. 376.
De Kant à Hegel 13
sée». Mais dans la folie, le sujet «reste attaché à une particu
larité de son sentiment-de-soi sans réussir à l'élaborer et à la
m aîtriser1» pour l'insérer dans l'ensemble des «contenus
particuliers de sensation, de représentation, de désir, d'incli
nation, etc. » Il devient incapable d ’assigner à « un contenu de
ce genre la place qui est sienne pour l'entendement et la
situation subordonnée qu’elle doit avoir dans le système-du-
monde individuel qui est un sujet2». Aussi comprend-on
pourquoi cette « déterminité particulière » dont il reste captif
est dite n'être «n i fluide, ni ordonnée et subordonnée». Tout
à la fois, en effet, ce contenu de conscience en lequel se fixe
le sujet cesse d'être intégrable parmi les autres, de pouvoir
leur être lié, de pouvoir être a fortiori assigné à une place par
le sujet. Il est un pur hétérogène «face à cette totalité de
médiations qu’est la conscience concrète 3», bien qu'élément
lui-même de la conscience concrète. Il se détache du «sys-
tème-du-monde individuel» dont il fait partie pour se poser
quelque part en lui, toujours, mais séparé de lui et contre lui.
Encore faut-il souligner que cette sécession d'un contenu de
conscience n'a lieu que par l'impuissance du sujet à se le
subordonner, absorbé qu'il est en ce trait singulier de son
vécu subjectif. On se trouve ainsi devant le paradoxe d'un fait
de conscience délié du flux conscient dans la mesure où le
sujet y est radicalement lié — que ce fait de conscience soit
d’ordre perceptif, significatif, affectif ou compulsif. Il y a
contradiction totale, de la sorte, au sein du sujet entre ce qui
subsiste intégralement d'un côté de sa qualité de «génie
régnant » sur le détail de son vécu conscient et sa défaillance
de sujet s’incarnant dans sa captation par un contenu de
conscience devenu hétérogène au sein de la conscience. Il y a
contradiction de la totalité subjective avec elle-même, pour
rait-on dire; elle s'avère contenir un élément qui la nie
comme totalité, comme totalisation possible et qui, du même
coup, nie l'existence du sujet de cette totalité, de celui pour
lequel il y a cette totalité et qui effectue la totalisation. Mais la
totalité subjective, en même temps, dans la mesure même où
elle se sépare de la «déterm inité particulière» qui la nie, se
1. Dès l’article sur «Les théories sexuelles infantiles», par exemple (1908).
Voir en particulier, p. 18. dans la traduction française incorporée au recueil inti
tulé La Vie sexuelle, Paris, 1969.
18 Dialogue avec l'insensé
1. Assez bizarrement, Hegel associe dans cette première espèce de folie «l'idio
tisme naturel » (crétinisme) à la distraction (qui est «souvent le commencement de
la folie») et au radotage. Il faut faire la part dans ce classement quelque peu
curieux du constant souci hégélien de penser selon le processus, en faisant voir,
en l’occurrence, l’esprit s’opposant de plus en plus à lui-même à partir de l'état où
il est, en somme, absorbé en lui-même. Mais il faut aussi prêter attention à la nou
velle perception de la folie dont témoigne la liberté prise de ranger, à côté d'une
forme bénigne ou commençante de folie comme la distraction, une forme comme
l’idiotisme, classiquement considérée comme canonique par son extrémité même.
Pour Hegel, «l'absorption en soi de l’esprit naturel» n’exprime plus le vrai de la
folie: c ’est du côté du déchirement de soi, et non d’un enfermement en soi, qu’il
faut le chercher.
2. Philosophie de l ’esprit, op. cit., p. 402. Le passage consacré à cette folie pro
prement dite mériterait d ’être étudié spécialement, pour la manière dont Hegel y
affronte la difficulté inhérente à la double nécessité de situer la folie par rapport à
une folie complète, d’un côté, mais pour l’en différencier, de l’autre côté. L ’émer
gence de la folie est décrite comme refermement sur soi du sujet, dans un premier
temps: «[...] l'esprit qui se place dans cette solitude interne perd facilement
l’intelligence de la réalité, et finit par ne plus savoir s’orienter que dans ses repré
sentations subjectives. La folie complète peut bientôt paraître dans l ’esprit qui se
comporte ainsi» (p. 401). Dans un second temps, en revanche, il faut montrer que,
néanmoins, «la conscience ne s’est pas effacée dans l’aliéné et que, par consé-
26 Dialogue avec l ’insensé
quent, l’âme s'y différencie encore de ce contenu qui est devenu fixe en elle ». Tou
jours le même problème : la conviction délirante, ce n’est pas une opinion absurde
parmi d ’autres. C’est une conviction où, si partielle et spécifique qu’elle soit, à la
fois tout le rapport au réel et tout l’individu qui la soutient sont en jeu. Mais qui
n’empêche pas tout autour d’elle le rapport au réel et le fonctionnement subjectif.
1. Philosophie de l'esprit, op. cit., p. 404.
2. Ibid., p. 405.
3. Ibid., p. 395.
De Kant à Hegel 27
un double principe que repose la classification hégélienne
(dont il est précisé qu'elle obéit à une exigence philosophique
de «déterminabilité interne» plutôt qu'aux règles de l'obser
vation). D ’un côté, elle va du plus banal au plus spectaculaire,
du moins grave au plus dramatique, des formes larvées ou
commençantes aux états les plus solidement installés. Rien
que d'ordinaire. Mais un second principe double ce parcours,
et fait s'agrandir chaque fois la place de la conscience ration
nelle à côté de la folie. Plus la folie grandit, et plus le fou dis
pose de sa raison. Là où l ’on voyait chez Kant un fou
s'enfermant de plus en plus dans une folie prenant de plus en
plus le caractère d'une totale déraison, on voit, à l’inverse, le
fou selon H egel se déprendre de sa folie au fur et à mesure
que la profondeur de son déchirement interne s'accentue.
Une scission en soi ressentie de façon de plus en plus aiguë et
de plus en plus lourde de conséquences : une folie de moins
en moins complète. Un aliéné d'autant plus profondément
victime de son aliénation qu'il y est moins enfermé. L ’inten
sité de la folie pour Hegel, c'est à l ’intensité du déchirement
éprouvé par l'individu qu elle se mesure, comme c ’est au
degré de déploiement d'une structure contradictoire qu elle
se juge.
Vision qui recèle une profonde leçon du point de vue de la
signification anthropologique de la folie, même si Hegel ne la
tire pas, et même si pour des raisons essentielles il est inca
pable de la tirer. Se détournant du monde, s’absorbant en lui-
même pour n'ajouter plus foi qu'à ses représentations
subjectives, l'homme ne trouve pas dans son retranchement
intérieur l'harmonie avec lui-même — faute de pouvoir
oublier le monde objectif, faute de parvenir jamais à dénouer
ses liens avec le réel. L'être-vrai de l'univers qui l'entoure
persiste pour lui, quoi qu’il en ait, en même temps que sa foi
intime dans le déréel. Aussi ne rentre-t-il en lui-même que
pour se heurter à lui-même dans une souffrance où se distord
la substance dernière de soi. Kant pouvait encore imaginer
des aliénés ayant trouvé au moins la satisfaction individuelle
dans leur rupture avec la communauté des esprits. «Les
malades de ce genre, disait-il ainsi des extravagants, sont
pour la plupart satisfaits; ils composent des inepties, et se
complaisent dans la richesse d'un réseau de concepts qui
peuvent, croient-ils, concorder.» Quant à l ’individu enclos
28 Dialogue avec l ’insensé
1. Walker (op. cit.) souligne l’inexactitude historique d’une telle vision simpli
ficatrice. Il n’est évidemment pas vrai que le procès Hadfield soit le premier pro
cès où l’irresponsabilité de l'inculpé ait été effectivement admise pour cause
d’aliénation mentale. Et il le montre en rapportant un certain nombre de juge
ments prononcés à l’Old Bailey durant le xviii®siècle, et à la fin du siècle, en par
ticulier. Ce qui est exact à l’échelle des procès d'État ne l'est plus à l ’échelle des
procès criminels dans leur ensemble. Ce n’est pas, devons-nous en outre souli
gner, que l ’irresponsabilité en cas de folie n’était pas prévue par les textes : elle
l’était. La question est celle de l’application de la loi, c’est-à-dire celle de la recon
naissance de fait de la folie chez des individus déterminés. Ce que déniaient pré
cisément les tribunaux, c ’est la présence d ’une vraie folie, de nature à entraîner
l’irresponsabilité chez les accusés. De ce point de vue, ce sont beaucoup moins les
textes qui ont changé que le regard porté sur la folie même et qui a fait ranger
parmi les aliénés irresponsables des individus qui n’avaient aucune espèce de
chance de passer pour tels auparavant.
D ’une rupture dans l ’abord de la folie 31
autorités classiques en la matière, il rappela tout d'abord que
pour être légitimement soustrait à la peine, un coupable
«devait être totalement privé de son intelligence et de sa
mémoire et ne pas plus savoir ce qu'il faisait qu'un enfant,
une bête brute ou un animal sauvage1». Or Hadfield, lors de
son attentat, les circonstances le prouvent, tant « avant l'acte
[que] dans le temps de l ’acte et après l'acte», «était en pos
session de ses esprits à un degré lui permettant d'apprécier ce
qu'il avait l’intention de faire, ce qu’il faisait et ce qu'il avait
fait». Aussi sa responsabilité ne peut-elle être mise en doute.
«Lorsqu'un homme a ce degré de présence d'esprit, quel
qu'ait pu être son dérangement mental à d'autres moments,
la loi dit, et la sûreté publique exige, qu'il sera tenu pour res
ponsable devant la justice de l'acte qu’il aura commis dans
ces conditions1 2.» L ’argumentation, il est vrai, a quelque
chose d'incertain. Elle paraît un peu hésiter entre deux thèses
au fond très différentes, si on les formule brutalement : même
si l'accusé est fou, il ne l'est pas suffisamment pour être
déclaré irresponsable; l ’accusé ne peut être tenu pour vrai
ment fou. Mais l'hésitation tient en fait pour une bonne part à
la volonté prudente de prendre en compte les antécédents de
Hadfield, qui, notamment, avait été déchargé de ses fonctions
dans l'armée à cause, en partie, de son état mental. Les lignes
suivantes sont claires sur ce point: «[...] dans l'intérêt de la
justice [...] il doit être reconnu et entendu qu’un homme sus
ceptible peut-être par moments de dérangement, et qui peut
ne jamais retrouver parfaitement peut-être la santé de son
esprit, jusqu'à être comme un homme qui n'aurait jamais
souffert à un degré quelconque de cette infirmité, peut être
cependant reconnu coupable de crimes et peut être puni pour
ses crim es3.» D ’une folie caractérisée, on ne sort jamais tout
à fait indemne. Part doit éventuellement être faite aux traces
laissées par des accès antérieurs dans l'explication du com
portement de Hadfield. Il n'empêche que, au moment des
faits, il n'était pas véritablement fou, puisqu’il était « capable
de former une intention, de peser ses mobiles, d'agir délibé
rément et en sachant les conséquences de ses actes4». C'est
1. H o w ell , A Complété Collection o f State Trials, op. cit., vol. 27, col. 1288.
2. Ibid., col. 1292.
3. Ibid., col. 1292.
4. Ibid., col. 1290.
32 Dialogue avec l ’insensé
1. Cité par E rskin e , A Complété Collection o f State Trials, op. cit., col. 1310-
1311 ; voir aussi W alker , op. cit., p. 38.
2. Il recommande de traiter de telles personnes comme «des enfants âgés de
quatorze ans » — un âge où dans les sociétés pré-industrielles l’individu est déjà
reconnu comme passablement responsable (W alker , op. cit., p. 38).
D ’une rupture dans l ’abord de la folie 37
«partielle». L ’authentique aliénation, celle qui exempte auto
matiquement de la culpabilité, n'est pas compatible avec la
concentration du délire sur un point bien précis, ou avec une
quelconque conscience de son état chez l'aliéné. On admet
bien l’existence de manifestations de dérangement mental
laissant à l ’individu une bonne part de ses facultés, mais on
les juge à l'aune de cet état supposé où « les facultés intellec
tuelles et morales [seraient] toutes dénaturées, perverties ou
abolies» — et pour leur refuser, en fonction de leur écart
d'avec cette référence-limite, la qualification de «vraie folie».
Le modèle de la folie complète ne fonctionne pas comme un
moule dans lequel il s'agirait de faire entrer l ’ensemble des
faits, mais comme un repère ultime en fonction duquel sont
déchiffrés tous les faits. En France, d'ailleurs, les anciens
légistes ne semblent guère s'être embarrassés de ces distin
guos à l'anglaise. Les termes qui reviennent le plus régulière
ment lorsqu'il s'agit d'évoquer les cas d ’irresponsabilité
pénale: «insensés» et «fu rieu x», sont parmi les plus forts
possibles L C'est dans le prolongement de cette tradition que
se situent encore les rédacteurs du Code pénal de 1810 en
concentrant la substance de l'article 64 autour du terme de
démence. ( « I l n'y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était
en état de démence au temps de l'action1 2.») Le point de réfé
rence reste du côté du trouble massif, général, spectaculaire.
L'on ne dispose malheureusement, à côté des textes, que de
fort peu d'études sur leur application, c'est-à-dire sur les
jugements effectivement rendus par les tribunaux durant les
X V IIe et X V IIIe siècles. L'une d'elles toutefois, certes bornée aux
affaires criminelles d’un seul tribunal — le Châtelet de Paris
— et limitée à une étroite période — le règne de Louis XVI
— , nous paraît des plus instructives, même si ces restrictions
appellent la prudence3. Durant ces quatorze ans, constate
l'auteur, «le Châtelet eut à juger à plusieurs reprises de
crimes commis manifestement en état de démence, et il ne
1. A ubry , op. cit., p. 224. Bien que le problème n'y soit pas abordé sous cet
angle, l’étude d’A. A biatecci, «Les Incendiaires devant le Parlement de Paris:
essai de typologie criminelle (xvme siècle) », in Crimes et criminalité en France,
XVlF-XVIll* siècles, Paris, 1971, pourrait suggérer une conclusion analogue. Sur 200
procès jugés entre 1720 et 1789 la justice a demandé pour 27 accusés une infor
mation de démence, et dans 5 cas cette information aboutit à exempter l'accusé de
la peine capitale (A biatecci, op. cit., p. 16). L'auteur omettant malheureusement
de préciser ce qu'il advient au juste des autres, il ne nous permet pas de nous faire
une idée tout à fait claire de l ’attitude des magistrats. Toutefois, le chiffre des
exemptions de peine (5) semble très faible au regard de celui des informations de
démence (27) — car sans nul doute fallait-il pour que celle-ci fût déclenchée que
les faits comme l'attitude des prévenus suggèrent déjà très fortement l’hypothèse
d'un «esprit aliéné».
2. Affaires Giraut, Charreton, Nicolas Dubois. Voir Aubry, op. cit., p. 224.
D ’une rupture dans l ’abord de la folie 39
intelligible qu'en ce point. En ce point où l'exigence de com
préhension de la folie se retourne contre la vérité de la folie.
dehors qu'avec leur propre dedans. Ils sont atteints dans leur
relation seconde à ces relations primordiales, en quelque
sorte. Ils sentent, mais ils ne se préoccupent pas de ce qu'ils
sentent, ils ne se retournent pas vers ces choses du monde
auxquelles ils demeurent pleinement ouverts — «ils ne pen
sent pas». La perception subsiste, seulement désertée par la
réflexion. Encore l'attention n'est-elle jamais pour autant
abolie, et c'est l'un des traits les plus remarquables du texte
d'Esquirol que d'en évoquer la présence continuée, latente,
derrière l'effacement de son exercice. «L'attention est si
essentiellement lésée par l'un de ces trois modes dans tous les
aliénés, écrit-il, que si une sensation agréable fixe l’attention
du maniaque, si une impression inattendue détourne l'atten
tion du monomaniaque, si une violente commotion réveille
l'attention de celui qui est en démence, aussitôt l'aliéné
devient raisonnable, et ce retour à la raison dure aussi long
temps qu’il reste le maître de diriger et de soutenir son atten
tio n 1.» Évanouie, effacée de la scène psychique, absente du
fonctionnement effectif de l'esprit, l'attention n'est que mise à
l'écart. Elle n'est point détruite, et une circonstance reste tou
jours susceptible de la mobiliser. Elle n'est jamais qu'éclip
sée, demeurant en puissance à la disposition de l'agent
intellectuel et capable de retour. Cela, par conséquent, qui
défaille essentiellement chez l'aliéné — sa puissance réfléchie
sur lui-même — n'est pas frappé d'annulation, mais suspendu
en même temps que maintenu à l'état virtuel.
Avant, du reste, de s'élever à cette conception unitaire
d'une lésion primordiale de l'attention chez les aliénés,
Esquirol avait exprimé la même idée en termes moins « psy
chologiques », mais, d'une certaine façon pour nous, encore
plus parlants. « Le délire comme les songes, note-t-il dans son
article «D é lire » du Dictionnaire des sciences médicales, ne
roule que sur des objets qui se sont présentés à nos sens dans
l’état de santé et pendant la veille. Alors on pourrait s ’en éloi
gner ou s ’en rapprocher; dans le som meil et dans le délire, nous
ne jouissons point de cette faculté, parce que les objets repré-
1. Article «F o lie » cité, p. 163. Texte légèrement différent dans Des maladies
mentales : « Ce retour à la raison dure aussi longtemps que l’effet de la sensation,
c'est-à-dire pendant que le malade reste le maître de diriger et de soutenir son
attention» (t. I, p. 21).
D ’une rupture dans l ’abord de la folie 57
sentés par l'imagination sont indépendants de nos sensations
actuelles ou se lient mal avec e lles1.» L'on ne saurait plus
concrètement formuler que le fait central du délire — et du
rêve, le rapprochement est digne d'être enregistré — tient à
l'impuissance du sujet de m odifier sa propre position face
aux objets qui occupent la représentation. Dans l'état ordi
naire de veille, notre rapport aux objets offerts à la percep
tion est rapport à ’accommodation, au sens le plus large du
terme : non seulement les choses sont là, à un niveau premier,
mais nous disposons, en outre, de notre relation avec elles, de
l'attention la plus intense au désintérêt le plus complet. Alors
que s'instaure dans le délire un rapport d'adhésion aux
«objets représentés par l'im agination». À la différence du
rêve, la communication avec l'univers perçu demeure, mais
de telle sorte que le lien ne s'établit pas — ou mal — des
images du monde, qui continuent d'être reçues, aux images
qui occupent l'esprit. Les deux plans se clivent. Le sujet ne
cesse de pouvoir inscrire sa production psychique au registre
du monde commun du perçu, bien qu'elle reste principielle-
ment du même ordre (« Le délire comme les songes ne roule
que sur des objets qui se sont présentés à nos sens dans l'état
de veille»). C'est que, s'il reste maître de la relation percep
tive, il n'a plus, en revanche, de pouvoir sur les représenta
tions surgies du dedans de lui, que ce soit pour les convoquer
ou pour les écarter. Il est sans prise sur leur présence, sans
force pour se séparer d'elles, pour se poser soi par rapport à
elles. Ce qu’il a perdu, c'est le pouvoir de se penser lui-même
indépendamment des pensées qu'il a, de se savoir pensant à
distance de ses pensées — ce que nous nommions son être
réfléchi. Dans le délire, le sujet se voit fermer la possibilité
d'occuper à l'égard de lui-même ce point de vue tiers d'où il se
différencie de lui-même, d'où, se regardant en quelque façon,
comme un autre, il se déprend sans cesse de ce qui l'occupe,
et dispose de ses pensées tout en s'en distinguant. Il cesse
d ’être sujet de ses pensées, faute de pouvoir se faire autre que
ses pensées, faute de les tenir pou r lui, lui à distance d'elles.
Non que pour autant et automatiquement il cesse d'être sujet
tout court. Ainsi, relèvera par exemple Esquirol, tout assujetti
que soit l ’aliéné à sa conception délirante par une certitude
1. R oyer -Collard , art. cité, p. 10. Nous utilisons le texte de l’«Exam en» pour
ses qualités d'excellent résumé des idées exposées par Maine de Biran.
2. Maine de B iran, Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du
moral de l ’homme (1820), op. cit., p. 8.
3. Maine de Biran, Nouvelles considérations..., op. cit., p. 8.
L'aliéné entre le médecin et le philosophe 69
car percevoir, c'est se distinguer soi-même de tous objets de
représentation ou d’intuition externe; par suite, il ne juge
pas, car le jugement consiste précisément à distinguer l’attri
but du sujet ; or l'individu qui ne fait pas cette distinction en
lui-même, qui ne sépare pas ce qui est lui de ce qui ne l'est
pas, s’identifiant (selon l'expression de Condillac) avec toutes
ses modifications successives, sent et ne juge pas. Il n'est pas
plus vrai de dire que l'aliéné donne son attention; car l'atten
tion étant un acte volontaire de l'esprit, là où il n'y a pas de
libre activité, de compos sui, il ne saurait y avoir d’attention,
ni, par suite, de réminiscence ou de souvenir1». La condition
première et fondamentale de l'intelligence étant absente,
« l ’aliéné [...] n'exerce et ne peut exercer aucune des facultés
qui se rattachent à sa volonté et à sa conscience, comme la
perception, l'attention, le jugement et la m ém oire2». Cet état
est indivisible : il est tout ou il n'est rien. « Un maniaque qui
exerce actuellement une seule des facultés actives dont on
parle, affirme Maine de Biran, cesse par là même d'être
aliéné ; par cela seul qu'il rentre en possession de lui-même,
l'intelligence, la pensée se trouve rétablie dans son empire
entier et sans nulle division3. »
Pas de folie vraie, autrement dit, autant qu’il n'y a pas
complète perte de soi : « [...] tant que l'empire du soi-même
subsiste au degré le plus bas, il n'y a point d'aliénation pro
prement d ite4». Seul autorise à parler d'aliénation un bascu
lement radical dans l ’impouvoir subjectif.
Pour autant, l'aliénation ne revient pas à une abolition de
l'esprit dans l'homme. Elle ne débouche pas sur le vide men
tal pur et simple. Car « il est un ordre de facultés dans
l'homme qui n’étant point subordonnées à l'activité libre du
moi, peuvent s'exercer sans lui et par conséquent isolément.
Ces facultés sont l ’imagination, la mémoire involontaire, les
passions et, en général, les mouvements qui dépendent immé
diatement de la sensibilité5». À l'occasion même, ces facultés
passives peuvent «recevoir de l'état d'aliénation un surcroît
extraordinaire d'énergie». L'activité de représentation sub
1. Ihid., p. 21.
2. Ibid., p. 20.
3. Note de Maine de Biran, ibid., p. 20.
74 Dialogue avec l ’insensé
La crise de la conscience.
La perception médicale
contre l ’illusion philosophique.
1. Paris, 1802.
2. Encyclopédie méthodique, Médecine, vol. X, 1815, p. 250.
3. Journal de Paris, 6 décembre 1782, n° 340. C’est moi qui souligne.
4. D’après la Biographie médicale de B ayle et T hillaye , Paris, 1841, vol. II,
p. 862. C'est moi qui souligne.
90 Dialogue avec l ’insensé
drait pas imaginer sur la foi d'un tel propos un corps de doc
trine explicite, dûment présenté et assumé par les auteurs —
sauf, précisément, au moment de la remise en cause radicale
de cette conception au début des années 1800, selon l'espèce
de loi historique qui veut que ce soit au moment des ruptures
paradigmatiques que se formule de façon exhaustive et
cohérente le modèle appelé à disparaître. Ce n'est pas au
xviie siècle et très peu au xvnie que l'on trouvera un exposé
systématique de la conception morale de la folie. C'est entre
1810 et 1840, chez les auteurs de l ’école allemande dite «psy-
chiste» et, en particulier, chez Heinroth et Ideler, après
l’ébranlement décisif introduit par les premiers écrits de
Pinel et d'Esquirol K Reste que pour venir après, ils expriment
en clair ce qui prévalait avant, qu'on parvient à reconstituer
par bribes, pièces et allusions empruntées aux différents
auteurs, mais dont on ne trouve nulle part un exposé complet.
Cela bien que ladite conception découle logiquement des
deux grandes composantes du cadre classique d'interpréta
tion : la composante chrétienne et la composante rationaliste.
Au cœur de cette conception, donc, si l'on s'efforce d'en
reconstituer le système, l ’idée que la folie procède d’un choix.
Elle est déraison, c'est-à-dire à la racine volonté délibérée de
tourner le dos à la raison.
Au pôle religieux, on la dira rébellion de la créature
pécheresse, contre la volonté du Créateur. Dieu a voulu que
tu sois serf et tu préfères, toi, te croire roi. Il a voulu que le
monde soit tel, et tu as décidé, toi, de le voir selon les illusions
de ton imagination, optant sciemment pour tes chimères
contre la vérité des choses. La folie est transgression et refus,
au même titre que le suicide : acte par lequel un individu dis
pose d'une vie qui ne lui appartient pas et se rebelle contre les
vues de la Providence à son sujet.
Plus généralement, on dira la folie consentement aux pas
sions. D'où l'idée extrêmement répandue par exemple — on
la trouve jusque dans l'un des premiers écrits de Pinel — que
l ’orgueil rend fou, que l'on devient fou par passion
orgueilleuse. L'amour de la gloire arrive à un degré tel que, à1
1. Voir plus bas «Joseph Daquin: le dialogue avec l'insensé», pp. 131 sq.
104 Dialogue avec l ’insensé
L ’œ il et la main.
]. Lettre de Valentin H aüy à son fils, 28 mai 1820, reproduite par Maxime du
Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle,
Paris, 1875, 3e éd., t. V, p. 370. Haüy donne une version moins détaillée de la
même scène dans le «Précis historique de la naissance, des progrès et de l’état
actuel de l'Institution des enfants aveugles» joint à son Essai sur l ’éducation des
aveugles, Paris, 1786.
2. «Précis historique», Essai sur l ’éducation des aveugles, op. cit., p. 119. Sur
le mal-voyant comme objet de dérision, J. C. M a r g o lin , «Des lunettes et des
hommes», Annales. É.S.C., n° 3, mai-juin 1975.
3. Journal d ’un bourgeois de Paris sous le règne de Charles VU, nouvelle collec
tion des Mémoires pour servir à l ’histoire de France, éditée par Michaud et Poujou-
lat, Paris, 1837, t. III, p. 244.
Une logique de Uinclusion 117
dont le sort appelle compassion et charité, et à des disgraciés
en lesquels on ne se reconnaît subjectivement pas le moins du
monde, et desquels, du coup, on peut librement s'amuser.
Un Haüy, lui, au moment de la grande rupture historique
où s’origine la sensibilité moderne, va être profondément
choqué par «la joie des assistants». Au vu de cette cacopho
nie donnée pour comique, écrit-il, «u n sentiment tout diffé
rent s'empara de notre âme; et nous conçûmes dès l'instant
la possibilité de réaliser à l ’avantage de ces infortunés, des
moyens dont ils n'avoient qu’une jouissance apparente et
ridicule 1». On assiste avec ce récit à la cassure entre deux
époques. D ’un côté, les badauds que met en bonne humeur le
spectacle d ’une impuissance se tournant elle-même de bonne
grâce en dérision. De l'autre côté, un «philanthrope», selon
le langage du temps, qui condamne une inacceptable scène
de cruauté, qui, surtout, se refuse à entériner la coupure de
fait le séparant de ces êtres qu'il perçoit néanmoins comme
proches alors que le rire des autres assistants montre assez le
sentiment qu'ils ont de leur distance et de leur étrangeté vis-
à-vis de ces grotesques mal-voyants. L'évidence, pour nous,
de l'œuvre de Haüy, l'évidence de la possibilité d ’une instruc
tion des aveugles, l'évidence du médium, à savoir la substitu
tion du tact à la vue : autant d ’évidences conquises contre les
évidences d'un autre mode de perception où l'altérité
humaine constituait une donnée parfaitement reçue.
La vue et la voix.
L ’inéducable et l ’éducation.
l'réUcc, restée Inédite, à une réédition de La Philosophie de la folie, qui n’a pas
H le Joui*, 1982.
130 Dialogue avec l ’insensé
Préface, restée inédite, à une réédition de La Philosophie de la folie, qui n'a pas
vu le jour, 1982.
132 Dialogue avec l ’insensé
Suicide et folie.
1. Elle a fait l’objet d'un examen très complet de la part d’Esther F ischer -
I li immerger, dans Die traumatische Neurose, Bern, Hans Huber, 1975.
2. «Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies
motrices organiques et hystériques», Archives de neurologie, vol. 26, 1893, n° 77.
158 Dialogue avec l ’insensé
II
' •
Freud revisité
ou la face cachée de Vinconscient
l . Parmi tous les autres ouvrages touchant à notre sujet, dans une perspective
ilillm-ntc, signalons, pour son utilité, celui d ’H. E llenberger, À la découverte de
l'inconscient (1970), trad. franç., Lyon, Simep, 1974.
La théorie et le disciple.
1. Une fois n'étant pas coutume dans ce pays, la chose mérite d'être soulignée,
l’ouvrage de Roustang a fait l'objet de deux véritables discussions critiques aux
quelles nous ne pouvons que renvoyer. Cf. C. Castoriadis, « La psychanalyse, pro
jet et élucidation», dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Éd. du Seuil, 1978, et
F. G eorge, L'Effet ‘yau de poêle, Paris, Hachette, 1979. Le plus bel hommage qui
pouvait être fait à l’honnêteté du livre : il appelle, une fois n’est pas non plus cou
tume, la discussion.
Freud revisité 201
Le refoulement d ’origine.
Darwin et Freud :
de l ’évolution des espèces à l ’histoire du sujet.
I
neurologique — transmutation d’un mythe de l'incarnation
dans un autre, et d'un mythe solide, extraordinairement
durable, dans un mythe instable, purement transitoire — a-
t-elle créé les conditions de possibilité de l’hystérie psychana
lytique? Voilà, en somme, ce que nous avons à reconstituer.I.
Du corps de l ’hystérique
au dédoublement de personnalité.
durant plus de deux mille ans, a été indexé sous ce nom. C'est
pour de bon, cette fois, instrumentalement, que la femme est
devenue maîtresse de son corps. Ce n’est plus seulement que
l’histoire, la culture, l'évolution sociale la remettent en pos
session de son corps, y compris dans ce qu'il recèle de puis
sance de vie. C'est qu’elle a le moyen technique d'en
contrôler et d ’en maîtriser ce qui paraissait l ’immaîtrisable
par excellence: sa lo i cyclique (au demeurant comprise,
désormais, en termes d’horloge interne, et point de loi cos
mique du retour des astres). Plus de place, dans un tel
monde, pour l'échappée exhibitionniste du corps. C'est
ailleurs, sous une autre forme, que s’éprouve la dépossession.
Côté hystérie, subsiste, en revanche, quelque chose
comme un théâtre du sexe : un théâtre, plus précisément, de
l'incertitude quant à l'identité sexuelle. Car du sein de ce
corps épousé, intériorisé, subjectivé se découvre une autre
source de discord, comme si l'on butait sur une impossibilité
de se figurer le sexe qui le définit. En ce corps que nous
sommes, quelque chose nous demeure inappropriable : ce qui
fait être femme ou ce qui fait être homme, ce qui nous fait
sexués. Point de paix avec la chair. Toute présente et devenue
notre âme même, elle reste traversée d’inconciliable.
Du traitement moral
aux psychothérapies
Remarques sur la formation de Vidée
contemporaine de psychothérapie
Puissances de la suggestion
Limites de l'hypnose.
1. Ibid., p. 462.
2. J. D éjerine et E. G auckler , op. cit., pp. 401-402.
3. J. D ubois , Les Psychonévroses et leur traitement moral, op. cit., p. 29.
4. J. D éjerine et E. G auckler , op. cit., p. 400.
Du traitement m oral aux psychothérapies 255
logique 1». Mais c'est le même qui dénonce chez ses collègues
l'aveuglement qui leur fait demander à des patients atteints
de tics, d ’obsessions ou de mouvements involontaires divers,
de «prendre sur eux-mêmes». « I l leur paraît rationnel, dit-il,
d ’exiger de leurs malades un vigoureux effort de volonté. Les
malades eux-mêmes s’imaginent parfois pouvoir réprimer
leurs mouvements en se retenant2...» Il n’ignore rien de la
parfaite inutilité d ’attaquer le symptôme de front: «Je
n'envoie pas mes agoraphobiques à la bataille, leur enjoi
gnant de faire quelques pas sur une place, je ne fais pas faire
de mouvements rationnels à mes tiqueurs quand je surprends
chez eux l'influence d ’une phobie, d'une timidité. Au
contraire, je les mets à l ’abri d'un insuccès, n'exigeant rien
d ’eux, de leur volonté3.» C'est par le dégagement de «l'idée-
mère ou du sentiment qui motive le tic ou l’impuissance» que
le traitement doit passer. Il en a une vision intellectualiste qui
lui sera reprochée, y compris par des gens se réclamant du
même courant d'idées, mais nullement une vision primaire
ou niaise. La vérité est qu'il renoue assez fidèlement avec
l’inspiration originelle du traitement moral des premiers alié
nistes. C'est à juste titre qu'il se réclame explicitement de
Pinel. Il retrouve le même problème : comment combattre des
conceptions ou des représentations profondément enracinées
chez un être sans s’en prendre directement à elles, mais en
mettant de son côté chez l'interlocuteur tout ce qui l'éloigne
et l'oppose à la contrainte interne qui l ’obsède, avec le
modèle implicite d'une revigoration et d'une reconstruction
de la personnalité en dehors du trouble qui l'affecte. Dubois
insiste sur le rôle de la connaissance de la nature de ses
troubles par le malade, en particulier de l’origine psychique
des manifestations fonctionnelles. On trouve chez lui des
phrases du genre: «L e traitement consista uniquement en
conversations claires sur la nature des phénomènes ner
veux 4. » Le point de départ de la cure, c'est la persuasion du
patient de la curabilité de son trouble, de par le caractère
psychique de celui-ci: «Sans artifices, sans mensonges, en
gardant en soi-même l’intention de véracité, il faut savoir
1. I b i d ., p. 270.
2. I b i d ., p. 264.
3. J. D éjerine et E. G auckler , o p . c i t . , Avant-propos, p. Di.
D u traitement m oral aux psychothérapies 257
rétablir la prépondérance de la raison». «L es phénomènes de
cet ordre se passent dans le subconscient. L ’individu ne s'en
rend pas compte. Il se reprend d ’abord et raisonne ensuite
[...]. Le psychothérapeute doit, s'il veut modifier la mentalité
et le moral de son malade, s'adresser à peu près uniquement
au sentimentl . » L'approfondissement par rapport au passé se
situe ailleurs: dans la recherche, nécessairement embarras
sée, d'un moyen de pouvoir du médecin sur son patient qui
soit aussi puissant si ce n'est plus puissant que celui procuré
par la suggestion, mais qui, simultanément, respecte l'auto
nomie et la conscience de l'individu. Ce moyen, c'est ce que
Déjerine appelle «la confiance absolue», qui est, en fait,
l'amour, comme il le reconnaît lui-même — le talent qui fait
le psychothérapeute, dit-il, c'est celui de «savoir se faire
aim er2». Le but est clair : il s’agit de trouver un équivalent de
la mise à disposition entière du malade réalisée par l’endor
missement hypnotique. Mais là où la suggestion vous livre un
être purement passif, certes en principe totalement mal
léable, mais aussi totalement opaque, la confession vous rend
un individu absolument transparent, tout en lui gardant
intacte sa possession de lui-même. Il reste lui-même, et vous
avez pris un ascendant irrésistible sur lui : l'équation difficile
du dépassement de la suggestion est en principe résolue. Le
tout-pouvoir hypnotique, à la fois illusoire et immoral, est ici
remplacé par un tout-savoir de la vie du patient. « Il faut que
le moindre détail de sa vie familiale, de sa vie conjugale vous
soit connu [...] qu’il s'agisse d'un homme ou d'une femme,
n’oubliez pas surtout de poser un certain nombre de ques
tions concernant l'état des fonctions génitales. Ces troubles-
là, les malades les dissimulent volontiers et d’avoir pu vous
les cacher, ils considèrent qu'ils ont remporté sur vous une
première victoire. Ils ont pris l'avantage, vous le ressaisirez
difficilement [...] Il est de toute nécessité de tout savoir pour
tout comprendre. Le malade dont vous "tenez" tous les res
sorts, ce malade-là déjà, qu’on nous pardonne l ’expression,
"vous l'a v e z "3.» À partir de là, une sorte de reconstruction
biographique devient possible. L'idée que Déjerine se fait des
1. Pour un tableau d'ensemble, cf. Jean T h u illie r , Les dix ans qui ont changé
In folie, Paris, Laffont, 1981. Pour une présentation générale accessible des psy
chotropes aujourd'hui, cf. Michel R eynaud et André-Julien C oudert , Essai sur
l'art thérapeutique. Du bon usage des psychotropes, Paris, Synapse-Frison Roche,
1987.
266 Dialogue avec l ’insensé
L ’omniprésence et le silence.
1. J. Lacan, Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, et Le Séminaire, III, Les Psy
choses, Paris, Éd. du Seuil, 1982; P.-C. Racamier, texte cité à la note précédente,
« Connaissance et psychothérapie de la relation schizophrénique », Évolution psy
chiatrique, 1958. «L a théorie psychanalytique du délire» est reprise dans
S. Nacht, Guérir avec Freud, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971.
2. Sur cette histoire, cf. Histoire de la psychiatrie de secteur. Ou le secteur
impossible? Recherches, n° 17, mars 1975.
3. On peut la mesurer d'après le remarquable repère fourni par le numéro
• historique» d ‘Esprit de décembre 1952, intitulé Misère de la psychiatrie.
272 Dialogue avec l ’insensé
Clivages.
v^iOng,g
À la recherche d’une autre histoire de la folie, par Marcel Gauchet I