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Revue du monde musulman et de

la Méditerranée

La franc-maçonnerie dans l'Empire ottoman : la loge grecque


Prométhée à Jannina
Paul Dumont

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Dumont Paul. La franc-maçonnerie dans l'Empire ottoman : la loge grecque Prométhée à Jannina. In: Revue du monde
musulman et de la Méditerranée, n°66, 1992. Les Balkans à l'époque ottomane. pp. 105-112;

doi : 10.3406/remmm.1992.1577

http://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1992_num_66_1_1577

Document généré le 07/06/2016


Paul Dumont

LA FRANC-MAÇONNERIE

DANS L'EMPIRE OTTOMAN

La loge grecque Prométhée à Jannina

début
Dansduun
XVIIIe
article
siècle,
encore
d'un inédit,
chapitreThierry
de "l'Ordre
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de lasignale
Grappe",
l'existence
une association
à Constantinople,
formée dans le
auMidi
tout
de la France et vouée, selon toute apparence, à la célébration de la bonne chère et du bon vin. Mais
cette section constantinopolitaine n'était pas seulement une communauté de bons vivants. Elle
poursuivait aussi des buts ésotériques et constituait, en fait, une des premières organisations à
caractère maçonnique à avoir vu le jour dans l'Empire ottoman1. Par la suite, d'autres groupes, plus
nettement maçonniques, feront également parler d'eux. Cependant, il ne s'agira dans tous les cas,
pour autant que nous puissions en juger d'après les maigres sources dont nous disposons, que de
tentatives isolées, généralement restées sans lendemain. Tel est le cas, par exemple, de la loge
créée à Smyrne sous le nom de "Nations réunies". Affilié à la Grande Loge de Marseille, cet
atelier ne parvint à se maintenir en vie que pendant quelques mois et dut, en 1819, solliciter un
nouvel acte de fondation, sans que cela servit à quelque chose, car les membres de la loge se virent
bientôt à nouveau contraints d'interrompre leurs travaux2.
Ce n'est que vers le milieu du XIXe siècle, une quinzaine d'années après la proclamation de la
charte de Gulhane, que la franc-maçonnerie commença à connaître un réel succès dans l'Empire
ottoman. L'apparition de dizaines de loges d'obédience étrangère à partir de cette époque
constitue un phénomène remarquable qui s'explique pour beaucoup par la plus grande ouverture de
l'Empire ottoman à l'Occident : ouverture à la pénétration économique et aux influences
politiques, ouverture aux idées, ouverture aussi aux hommes. Il ne fait aucun doute que s'il n'y avait
pas eu, sous le règne d' Abdiilaziz, ces milliers d'aventuriers européens qui avaient pris le chemin
de l'Eldorado ottoman pour y chercher fortune, la franc-maçonnerie ottomane aurait connu un
essor beaucoup plus limité. Les garanties données aux sujets du sultan, sous la pression des puis-
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106/'Paul Dumont

sances, par l'édit de 1856, ont sans doute beaucoup contribué, elles aussi, au développement de la
franc-maçonnerie ottomane. Enfin, on peut considérer celle-ci comme un sous-produit de la
guerre de Crimée. En effet, les armées alliées venues combattre en Orient semblent avoir été à
l'origine de plusieurs des ateliers créés dans cette partie du monde3.
Dans cette franc-maçonnerie en plein essor, les Grecs occupaient une place nullement
négligeable. Ils s'intéressaient à la franc-maçonnerie au moins autant que les juifs, les Arméniens et les
musulmans. Il ressort de quelques sondages que nous avons pu faire dans les archives françaises4
qu'il y avait des notables grecs dans la plupart des loges ottomanes. Dans certaines loges, cependant,
ils étaient particulièrement nombreux ou constituaient la quasi totalité du recrutement. Tel était le
cas, notamment, des loges rattachées au Grand Orient de Grèce : YArété fondée à Istanbul en 1865
et dont on sait qu'elle accueillit lors de sa création la plupart des membres grecs d'une autre loge de
la capitale ottomane, l' Union d'Orient5 ; Y Etoile d'Ionie créée l'année précédente à Smyrne, d'abord
sous l'égide du Grand Orient d'Italie, et qui s'offrit le luxe, pendant un certain temps, de se réunir
dans l'ancien temple d' Artemis6 ; la loge Phillipe, fondée à Salonique vers la fin du XIXe siècle7 ; et
peut-être aussi la loge Deutscher Bund qui, malgré son nom, apparaît dans les publications
maçonniques comme dépendant du Grand Orient de Grèce8.
A côté de ces loges directement rattachées au Grand Orient de Grèce, il convient de citer aussi
celles qui, tout en étant liées à d'autres puissances maçonniques, recrutaient surtout parmi les
Grecs. L'exemple le plus typique que l'on puisse citer à cet égard est celui de / Proodos, fondée à
Istanbul sous le règne d'Abdulaziz et rattachée au Grand Orient de France9. La loge Melès (1867)
de Smyrne ressortit de la même catégorie. Il est possible qu'une autre loge smyrniote, la Homère,
qui vers 1920 se signalera par un recrutement presque exclusivement juif, ait été, elle aussi, au moment
de sa création, plutôt destinée aux Grecs. L'une et l'autre de ces loges dépendaient du Grand Orient
de France10. C'est à cette même obédience qu'appartenait la loge Prométhée, créée à Jannina à la
fin du XIXe siècle, avec un recrutement en grande partie grec11. Enfin, on est en droit de penser que
plusieurs des ateliers dépendant de la Grande Loge Unie d'Angleterre et installés à Istanbul, à
Smyrne, à Chypre et à Alexandrie comptaient de nombreux Grecs en leur sein.
Toutes ces loges ont bien entendu leur histoire propre, fragment d'une histoire plus vaste, qui reste
encore à écrire et qui est celle des bourgeoisies de l'Empire ottoman. Malheureusement, il est
souvent difficile, sinon impossible, de reconstituer leur itinéraire car les documents qui les concernent
ont soit disparu, soit n'ont pas encore été exhumés. Faute d'informations suffisantes, nous nous
contenterons ici de passer en revue les données dont nous disposons à propos de la loge de Jannina dont
il a été déjà question plus haut. Installée au cœur de la province balkanique, cette loge n'a semble-
t-il donné lieu à aucune recherche, peut-être parce qu'elle n'a joué qu'un rôle mineur.
* * *

Les matériaux concernant la loge Prométhée de Jannina sont peu abondants. Il est donc
dif icile de se faire une idée précise de son itinéraire. Néanmoins, les archives du Grand Orient de France
fournissent quelques éléments qui permettent de cerner les principaux moments de son histoire.
Prométhée fut créée au début de l'année 1893 avec le soutien, semble-t-il, de I Proodos d'Istanbul
et d'une autre loge grecque, la Phoenix, installée à Corfou12. Quelques mois auparavant, les francs-
maçons de Jannina avaient écrit au siège du Grand Orient de France à Paris, pour demander la
protection consulaire de la France.
« La protection, pour la forme, de Mr. le Consul de la France nous est sérieusement nécessaire, parce
que nous compterons parmi les membres de la société à fonder un citoyen français demeurant dans
le rayon de cette société. De cette manière, nous prévenons l'entrée subite et brusque des agents de
La franc-maçonnerie dans l'Empire ottoman/ 107

la police et les perquisitions à l'improviste. Dans ce cas, l'agent de police s'adresserait au Gouverneur
Général et ce dernier au Consulat et quand l'affaire serait entre le Gouverneur et le Consul, toute
inquiétude serait disparue13. »

II convient de noter que cette demande de protection consulaire n'avait rien d'exceptionnel. Bon
nombre de loges de l'Empire ottoman - surtout les loges d'obédience anglaise et italienne -
comptaient en leur sein des diplomates qui les mettaient à l'abri des interventions de la police
ottomane. A défaut d'avoir sous la main un consul ou quelque attaché d'ambassade, voire l'ambassadeur
lui-même, les maçons pouvaient faire valoir leur propre qualité de protégé (beratli) ou de sujet
étranger pour tenir la police à l'écart. Le cas le plus caractéristique à cet égard est celui de la Macedonia
Risorta de Salonique qui, grâce à la présence parmi ses membres de juifs protégés par l'Italie,
échappait aux fouilles, ce qui allait lui permettre, au début du XXe siècle, d'abriter les réunions du
comité "Union et Progrès"14.
Cela dit, à Jannina, les frères ne purent obtenir ce qu'ils voulaient car le vice-consul de France,
M. Séon, non seulement n'appartenait pas à la franc-maçonnerie, mais encore lui y était
profondément hostile. Cette hostilité deviendra bientôt si gênante que les frères multiplieront les démarches
pour obtenir le départ du consul. Une lettre datée du 25 août 189515 nous apprend notamment
qu'aux yeux des membres de la loge, M. Séon "faisait rappeler les tyrannies d'Ali Pacha Tepedelenli
de maudite mémoire". Formulation assez floue. Le seul argument sérieux avancé pour demander
le départ du vice-consul était sa "conduite scandaleuse" à l'égard de Mlle Andromaque Zoïdes, à
peine âgée de 18 ans. Mais on peut penser que les franc-maçons avaient encore d'autres raisons pour
poursuivre ainsi Mr. Séon de leur vindicte.
Fondée par un avocat grec, Elias Haritos, Prométhée avait débuté sur un pied relativement
modeste, avec une dizaine de membres. Dès 1895 cependant, soit deux ans seulement après son
installation, elle regroupait 40 membres, chiffre assurément remarquable pour une petite ville comme
Jannina. A la même époque, Istanbul, dont la population totale atteignait sans doute le million, ne
comptait probablement que quelques 300 maçons actifs.
Si Prométhée avait réussi à regrouper tant d'adeptes, c'était sans doute en raison de son
caractère œcuménique. En effet, à côté d'une forte proportion de Grecs, elle comptait un nombre non
négligeable de juifs et plusieurs musulmans. Sur les 40 membres de 1895, on recense 17 Grecs, 12
juifs, 8 Turcs, 2 Arméniens et une personne dont le nom - César Julien - donne à penser qu'il était
peut-être de souche française, bien qu'il fût né à Athènes.
La plupart de ces hommes (voir le tableau en annexe) - environ 60 % - étaient originaires de Jannina.
Les autres venaient de localités relativement proches situées en Epire, Albanie ou en Macédoine
(Durazzo, Kazanlik, Monastir, Preveza, Labovo, Chimara, Paramithia...). Il est intéressant de
comparer ce recrutement à celui de la loge / Proodos à Istanbul. En 1876-1877, cette dernière
comptait 89 membres. Sur ce total, il n'y en avait que 36, soit à peine plus du tiers, qui étaient natifs
d'Istanbul. Les autres venaient soit d'Anatolie (Brousse, Césarée, Trébizonde), soit, plus
fréquemment, de Roumélie ou de Grèce ainsi que des îles de l'Egée et de la Méditerranée16. Ce
recrutement tous azimuts est révélateur du pouvoir d'attraction qu'exerçait une grande ville comme
Istanbul sur les terres de la Méditerranée orientale. Dès que dans quelque province, un homme était
doué d'un certain esprit d'entreprise, il se dirigeait soit vers la capitale de l'Empire ottoman, soit
vers des métropoles régionales comme Smyrne, Beyrouth, Alexandrie, ou encore, s'il était
particulièrement attiré par l'aventure, vers la Russie pontique, l'Europe occidentale ou le Nouveau
Monde. Que ces immigrés de fraîche date se soient laissés attirer par la franc-maçonnerie est un
bon révélateur de la curiosité d'esprit et de la volonté d'ascension culturelle et sociale qui
caractérisait ceux qui acceptaient de prendre le risque de la transplantation. Contrairement à Istanbul dont
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la zone d'attraction englobait tout l'Empire, Jannina ne recrutait sa bourgeoisie éclairée que dans
la zone d'un rayon relativement limité. Cela n'a évidemment rien de surprenant et c'est plutôt le
contraire qui aurait paru étrange. Notons cependant la présence parmi les membres de la loge, de
quelques fonctionnaires et militaires venus d'assez loin. Ainsi Mustafa Chukru, major
chef-vétérinaire, était originaire de Damas, Hussein Tahsin, directeur des Postes et Télégraphes, était né à
Babadagh, Agop Avedigian, un Arménien, employé de la Régie des tabacs, venait d'une ville
d' Anatolie centrale, Akchéhir. Un autre Arménien, Diran S. Mikaélian, qui occupait la fonction
relativement importante d'ingénieur du vilayet, était originaire d'Istanbul. Ces quelques provenances
lointaines ne doivent guère étonner, car l'Etat ottoman, comme beaucoup d'autres Etats
centralisés, imposait volontiers des déplacements douloureux à ses soldats et fonctionnaires pour éviter un
enracinement local souvent préjudiciable à la bonne marche des affaires publiques ne serait-ce
qu'en raison des tentations de toutes sortes - corruption, népotisme, détournement de fonds -
auxquelles les agents du pouvoir risquaient de se trouver confrontés.
Dans un autre ordre d'idées, ce qui frappe, lorsque l'on parcourt la liste des membres de la loge,
c'est l'extrême jeunesse de certains d'entre eux. Les benjamins de l'atelier, Mehmed Naïl et Agop
Avedigian, avaient 25 ans en 1895. Une quinzaine d'autres avaient moins de 35 ans. Le même
phénomène est observable dans le cas de la loge / Proodos de la capitale ottomane. En effet, la
plupart des membres de celle-ci avaient environ 30 ans, parfois un peu plus, souvent moins. Les
principaux dignitaires étaient les seuls à friser la quarantaine. La corrélation entre la jeunesse des
recrues et l'intérêt qu'elles manifestaient pour la franc-maçonnerie, porteuse d'idées nouvelles, saute
aux yeux.
La composition socio-professionnelle de la loge donne une bonne idée de ce que devait être la
bourgeoisie de Jannina à la fin du XIXe siècle. La Prométhée regroupait des avocats (Jean Cotoulas,
Elias Haritos, Alexis Alexios), très actifs semble-t-il dans l'animation de l'atelier, des médecins et
des pharmaciens, soit musulmans (dans le cas des personnels de l'armée) soit minoritaires, des
banquiers - il serait sans doute préférable de lire "prêteurs sur gages" - tous juifs, des marchands grecs
et juifs en grand nombre, un professeur (Athanassios Economides), plusieurs employés de la Régie
co-intéressée des tabacs (César Julien, Agop Avedigian, Mouareh Cofino, André Parolas), quelques
militaires appartenant à la garnison ottomane de la ville et quelques fonctionnaires du vilayet. Un
véritable microcosme de la bonne société provinciale, marquée par la coexistence, apparemment
pacifique, des différentes ethnies et des différentes religions.
Mention particulière doit être faite d'un des membres les plus notables de la loge, Djafer Sabri,
cheikh turc originaire de Preveza. La présence de ce personnage est d'autant plus frappante qu'au
début de 1896 le vénérable de la Prométhée avait écrit au Grand Orient, en un français approximatif,
pour se plaindre des agissements d'un autre cheikh - dont le nom ne nous est pas donné - qui
montait la population musulmane de la ville contre les francs-maçons :
« II est arrivé que l'initiation de frères musulmans à la franc-maçonnerie a excité les préjugés de la
société de la ville, d'ailleurs très fanatique, et surtout de leurs coreligionnaires. Ainsi, le cheikh de la ville, qui
jouit d'un respect sans bornes auprès de tous les habitants et les gros bonnets les plus fanatiques, et
partant exerçait une grande influence sur le gouvernement local, qui donne une douce oreille à ses conseils,
ce cheikh disons-nous, dans une réunion publique de musulmans a parlé contre l'ordre maçonnique
comme n'admettant aucune religion et que tous les membres sont athées et a exprimé les plus amères phrases
contre nos frères musulmans, ayant même invité la populace à des voies de fait contre nous autres.
[...] Son excellence le gouverneur du vilayet de Jannina qui, quoiqu'il nourrît des meilleures idées
vis-à-vis de notre ordre [...], entraîné lui-même par le courant public hostile à nous s'est exprimé qu'il
acceptait pleinement les rumeurs contre nous et a invité chez lui quelques frères musulmans qu'il a
La franc-maçonnerie dans l'Empire ottoman/ 109

réprimandé sévèrement en leur assignant de s'éloigner de notre loge et de toute communication avec
les autres francs-maçons.
[...] Plusieurs des plus fanatiques des gros bonnets ont même demandé la révocation de leurs
places publiques de plusieurs de nos frères musulmans17. »

De toute évidence, le cheikh Djafer Sabri, qui avait accepté de se faire initier, ne partageait pas
le point de vue de ces adversaires de la franc-maçonnerie. On peut supposer qu'il appartenait à l'ordre
des Bektachis dont on sait que l'idéologie et les rites étaient assez proches de ceux de la
franc-maçonnerie et dont de nombreux membres avaient rejoint les ateliers maçonniques vers la fin du XIXe siècle.
Il convient de signaler à ce propos, à titre d'exemple, que la loge / Prodoos à Istanbul comptait
également, dans les dernières années de son existence, un dignitaire bektachi parmi ses membres18.
Les documents dont nous disposons ne permettent pas de suivre avec précision l'histoire de la
loge. Nous savons seulement que celle-ci fut marquée par plusieurs crises internes dont la plus notable
fut la radiation, en janvier 1894, de Haïm Elie Coffino. Ce dernier, juge au tribunal de Jannina et
important propriétaire terrien de la région, fut exclu pour "conduite scandaleuse", expression qui
s'applique sans doute à quelque affaire de mœurs19.
Nous avons déjà mentionné, par ailleurs, la petite guerre qui opposa la loge au vice-consul de
France, Mr. Séon. Celle-ci devait se terminer par le départ du représentant français, remplacé par
un personnage apparemment mieux disposé à l'égard de la franc-maçonnerie puisque la loge
s'apprêtait à lui faire, lors de son arrivé à Jannina, une "réception démonstrative"20.
L'installation dans la ville d'un consul favorable à la franc-maçonnerie ne suffit cependant pas
à mettre fin aux attaques dont la loge faisait l'objet de la part des habitants et en particulier de la
part des éléments musulmans qui voyaient en elle un fer de lance de l'athéisme. Il semble que les
membres de l'atelier aient été obligés dès 1896 de réduire sensiblement leurs activités afin de ne
pas trop attirer l'attention de la population et de l'administration locale. L'année d'après la loge se
trouvait, selon un rapport adressé au Grand Orient de France, en "état d'inertie complète"21. Le coup
de grâce allait venir au moment de la guerre gréco-turque de 1897. En effet, le gouverneur de la
province devait profiter des circonstances pour demander aux francs-maçons de mettre un terme à
leurs agissements et pour transformer leur temple en caserne22.

Au terme de ce bref survol de l'histoire de la loge Prométhée de Jannina, on ne peut manquer


de s'interroger sur les idées politiques qui avaient cours dans les loges grecques de l'Empire
ottoman. Les membres de celles-ci étaient-ils sincèrement favorables à l'idéal ottomaniste de
fraternelle cohabitation des peuples placés sous la houlette du sultan, idéal dont les membres de la loge
constantinopolitaine IProodos avaient fait leur principal cheval de bataille22, ou bien étaient-ils au
contraire sensibles aux appels du nationalisme grec qui, depuis le début de la crise Cretoise, sous
le règne d'Abdiilaziz, ne cachait guère ses visées irrédentistes ?
Si l'on s'en tient au seul témoignage des archives, il ne fait aucun doute que les francs-maçons
grecs de l'Empire ottoman étaient extrêmement favorables au maintien des structures établies par
les Tanzimat et qu'ils souhaitaient un avenir basé sur la coexistence harmonieuse des Grecs, des Turcs
et des autres peuples au sein d'un Etat multinational régi par les principes de liberté, d'égalité et de
justice. Cet ottomanisme affiché s'accompagnait d'une fascination à l'endroit de l'Europe et plus
particulièrement à l'endroit de la France. Les membres de la loge dont nous avons esquissé
l'itinéraire dans cet article n'étaient pas seulement pétris "d'idées françaises", ils étaient aussi de sincères
admirateurs des institutions et de la civilisation matérielle de la France. A ce titre, ils étaient disposés à
jouer le rôle de fer de lance de la pénétration économique, politique et culturelle française en Orient.
110/ Paul Dumont

Mais si nous savons à peu près ce que pensaient les francs-maçons rassemblés sous la bannière
du Grand Orient de France, nous n'avons en revanche presque aucun indice en ce qui concerne les
idées nourries par les adeptes du Grand Orient de Grèce. Comment les hommes qui fréquentaient
YArété d'Istanbul, Ylonia de Smyrne, ou encore la Phillipe de Salonique envisageaient-ils l'avenir
de l'Empire ottoman ? Nous pouvons seulement supposer qu'ils étaient beaucoup plus proches des
idées irrédentistes développées par le gouvernement d'Athènes que leurs frères francophiles. Nous
sommes aussi en droit de penser qu'ils ont bien plus que ces derniers contribué au réveil et à la
diffusion de l'hellénisme en Anatolie et en Roumélie.
Au reste, si les documents que nous avons pu consulter mettent en évidence, pour la période
couvrant les règnes d' Abdiilaziz et d' Abdulhamid H, l'attachement des francs-maçons d'obédience
française aux idéaux ottomanistes des Tanzimat, il n'en va pas de même des matériaux concernant la
période jeune-turque et, surtout, celle de l'occupation alliée (1918-1922). A l'époque jeune-turque,
ils furent nombreux les francs-maçons minoritaires - Grecs et Arméniens - à mener l'offensive contre
la montée du nationalisme turc tout en militant - ce qui peut sembler contradictoire - en faveur des
séparatismes territoriaux, qu'il s'agisse de l'autonomie arménienne ou du rattachement de la Crête
à la Grèce, ou bien encore de la mainmise hellénique sur la Macédoine du Sud23. Après la
première guerre mondiale, les choses seront encore plus nettes. En effet, il y aura à cette époque des loges
comme la Renaissance d'Istanbul ou la Melès de Smyrne qui mèneront une campagne acharnée pour
le démembrement de la Turquie, se dépensant sans compter pour obtenir la création d'une grande
Arménie à l'est, d'une grande Grèce à l'ouest24.
Reste à dire que les francs-maçons de l'Empire ottoman n'ont jamais réussi, quelle que fût leur
appartenance ethnique et religieuse, à jouer un rôle autre que celui d'un simple groupe de pression et rien
n'indique qu'à ce titre ils aient été plus efficaces que d'autres lobbies. Il est possible que si Murad V
- dont les accointances avec la franc-maçonnerie sont connues - avait pu se maintenir sur le trône des
Ottomans, les francs-maçons auraient eu une certaine place dans la conduite des affaires de l'Empire.
Mais ce n'est peut-être pas par hasard que leur poulain s'est trouvé dans l'obligation d'abdiquer pour
"maladie mentale". Plus tard, les loges de Salonique ont certes abrité les activités de la branche
macédonienne du mouvement jeune-turc ; n'est-il pas cependant absurde d'affirmer, comme le font ceux
qui cultivent le mythe du complot maçonnique permanent, que ce sont les maçons qui ont fait la
révolution jeune-turque de 1908 ? En 1912-1913, au moment des guerres balkaniques, il y avait des
maçons qui appelaient de tous leurs vœux le succès de l'offensive des puissances chrétiennes contre
l'Empire ottoman mais d'autres maçons, à la même époque, plaidaient avec tout autant d'ardeur en
faveur du maintien du statu quo. Ce sont, en dernière analyse, les armées engagées dans le conflit qui
ont dicté l'issue de celui-ci et non les lobbies. Au lendemain de la première guerre mondiale, lorsque
les frères de la Renaissance et de la Melès s'étaient mis à réclamer le découpage de la Turquie, il y
avait eu d'abord, dans les capitales européennes, des oreilles pour les écouter. Mais il avait suffi
qu'en Anatolie se dresse une volonté nationale de résistance pour que leurs revendications ne rencontrent
plus aucun écho25.

Que penser, dans ces conditions, de la croyance assez largement répandue selon laquelle la
franc-maçonnerie aurait joué dans l'Empire ottoman finissant un rôle d'une importance comparable
à celui qui fut le sien dans la France de la troisième République ? En réponse à cette question, il
suffit de noter que la Turquie de la fin du XIXe siècle n'était guère la France de la troisième
République et que le cheikh qui, à Jannina, tonnait contre les francs-maçons constituait pour ces
derniers un adversaire autrement plus redoutable que le pape de Rome qui dans les mêmes années
multipliait les bulles d'excommunication à l'endroit de l'Eglise de l'Athéisme.
La franc-maçonnerie dans l'Empire ottoman /111

Annexe
Les membres
de la loge Prométhée en 1895

Nom Profession Lieu Année


de naissance de naissance
Mathée Th. Levis Juge et banquier Jannina 33 ans
Hussein Tahsin Directeur des Postes, Télégraphes/Jannina Babadagi
Jean Cotoulas Avocat Jannina
Elias Haritos Avocat Jannina
Georges Oeconomos Chimara 1837
Bochoraki Chaim Levi Marchand Jannina 1855
Nachman Cocu Marchand Jannina
Georges Voilas Médecin Durazzo 1849
Demetrius Coutzicos Fournisseur de l'Armée ottomane Jannina 1854
Moïse S. Coen Rentier Jannina 1848
Matalon S. Levi Banquier Jannina 1854
Aristote Hadji Alexis Négociant Jannina 1851
César Julien Employé de la Régie des tabacs Jannina 1836
Jacques S. Levi Médecin Jannina 1863
Abraam E. Gani Fournisseur de l'Armée ottomane Jannina 1848
Stamatios Economos Marchand Chimara
Stefanos M. Arapis Négociant Jannina 1854
Demetrius Pellenis Négociant Jannina 1864
Alexis Alexios Avocat Labovo 1863
Christaki Athassulas Négociant Jannina 1869
Hussein Chevki Chef administration de la Dette Premedi 1858
Georges Egides Avocat Nigde 1853
Athanassios Economideî» Professeur Jannina 1844
Djafer Sabri Cheikh turc Preveza 1865
Moustafa Chukru Major chef vétérinaire Damas 1852
Elie M. Moïse Négociant Jannina 1854
Hamid Tal'at Médecin Paramithia 1862
Jean D. Economos Médecin dentiste Pirgo (Grèce) 1854
Mouareh Coffino Employé à la Régie des tabacs Jannina 1840
Haïm M. Battius Rentier Jannina 1847
Mehmed Naïl Officier pharmacien Jannina 1870
Xenophon Gonduris Négociant Jannina 1849
Houloussi Vedjhi Drogman du vilayet de Jannina Jannina 1866
Statoclès Pappis Inspecteur de l' Agriculture/Jannina Metelin 1863
Agop Avedigian Employé à la Ré gie des tabacs Akchehir 1870
Moustapha Redjahi Officier Kazanlik 1864

NOTES

1. Thierry Zarcone, "Francs-maçons et Bektachis : analogies rituelistiques et philosophiques", Table ronde sur l'ordre des
Bektachis (Strasbourg 1986), à paraître.
2. Sur cette loge cf. Jean Bossu, "Les débuts de la franc-maçonnerie en Turquie", Juvénal, 30 mai 1969.
112 /Paul Dumont

3. Sur la franc-maçonnerie à l'époque des Tanzimat, cf. Paul Dumont, "La Turquie dans les archives du Grand Orient de
France : les loges maçonniques d'obédience française à Istanbul du milieu du XIXe siècle à la veille de la Première Guerre
mondiale", in J.-L. Bacqué-Grammont et P. Dumont éd., Economie et Société dans l'Empire ottoman (fin du XVIIIe siècle-
début du XXe siècle), Paris, CNRS.1983, pp. 171-201 ; du même auteur, "La franc-maçonnerie ottomane et les "idées
françaises" à l'époque des Tanzimat", REM.M.M., 52/53, Edisud, 1989-2/3, pp. 150-159.
4. Les principaux fonds sont ceux du Grand Orient de France et ceux de la Grande Loge de France.
5. Reçat Atabek, "1861-1880 yillan arasinda Istanbul ve Izmir Vadisinde Masonik Faaliyet" [L'activité maçonnique dans
les vallées d'Istanbul et de Smyrne entre les années 1861 et 1880], Mimar Sinan, no. 53, 1984, pp. 4-14. Toutefois, dans
le même article, nous lisons qu'il existait une loge Arété rattachée à la Grande Loge d'Angleterre dès 1861.
6. D'après Hyde Clarke, visiteur de la loge Oriental de Constantinople, cité par R. Atabek, op. cit.
7. D'après l'Annuaire de la maçonnerie universelle, 3e année, Berne, 1909.
8. Cf. par exemple Le monde maçonnique. Cependant, R. Atabek, op. cit., en fait une loge anglaise.
9. Sur cette loge, voir P. Dumont, "La Turquie dans les archives du Grand Orient de France...", op. cit., pp. 188-194. Cf.
aussi Constantin Svolopoulos, "L'initiation de Mourad V à la franc-maçonnerie par Cl. Scalieri : aux origines du
mouvement libéral en Turquie", Balkan Studies, Thessalonique, vol. 21/2, 1980, pp. 441-457.
10. Leurs correspondances avec le GODF sont conservées à la Bibliothèque Nationale de Paris (= BN).
11. BN, Rés. FM2 141, carton "Prométhée".
12. BN, Rés. FM2 141, "Prométhée", lettre du 24 mai 1893. Le première réunion pour la fondation de la loge eut lieu le 10
janvier 1893 ; l'installation solennelle ne se déroula cependant que le 23 juin, au solstice d'été.
13. BN, Rés. FM2 141, "Prométhée", lettre datée de juillet 1892.
14. Cf. Paul Dumont, "La franc-maçonnerie d'obédience française à Salonique au début du XXe siècle", Turcica, XVI, 1984,
pp. 65-94.
15. BN, Rés. FM2 141, "Prométhée".
16. BN, Rés. FM2 157, "I Proodos", tableau de loge pour l'année 1876-1877.
17. BN, Rés. FM2 141, "Prométhée", lettre du 23 février 1896.
18. BN, FM2 866, "I Proodos", note en 1875 l'initiation de Mehmed Tevfik, Cheikh du tekke Arzi Baba d'Andrinople. Sur
les relations entre bektachisme et franc-maçonnerie, cf. notamment l'article de Thierry Zarcone déjà cité.
19. BN, Rés. FM2 141, "Prométhée", lettre du 27 janvier 1894.
20. BN, Rés. FM2 141, "Prométhée", lettre du 30 juin 18%.
21. BN, Rés. FM2 141, "Prométhée", lettre du 15 juillet 1898.
22. BN, Rés. FM2 141, "Prométhée", lettre du 15 juillet 1898.
22. Cf. P. Dumont, "La franc-maçonnerie ottomane et les idées françaises...", op. cit.
23. Pour s'en rendre compte, il suffît de parcourir les collections des revues maçonniques européennes pour cette période.
Cf. par exemple Y Acacia.
24. Cf. Paul Dumont, "French Free-Masonry and the Turkish Struggle for Independence (1919-1923)", International
Journal of Turkish Studies, vol. 3, number 2 (Winter 1985-86), pp. 1-15.
25. P. Dumont, "French Free-Masonry...", op. cit., pp. 12-15.

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