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SOMMAIRE

NARTHEX
Alain Santacreu : En-tête du Cœur. 9

NEF
Edouard Glotin, s.j. : Le kérygme du Cœur de Jésus. 19
Mgr Robert Le Gall : Les psaumes au cœur des Écritures. 35

TRANSEPT
Michel Fromaget : Le combat spirituel in hora mortis. 47
Guillemette Cadel : Présence de Maurice Zundel. 63

CROISÉE
Jean-Marie Mathieu : Le Cœur nommé de gloire. 79

CHŒUR
Jean Borella : « Je suis l’Immaculée Conception ». 91
Bruno Bérard : Jean Borella : distinguer entre intelligence et raison. 105
Bruno Bérard : René Guénon, l’ésotérisme et le christianisme. 125
Alain Santacreu : La gnose du Nom nouveau. 137

ABSIDE
Père Félix Anizan : Appel aux écrivains et aux artistes. 165

DÉAMBULATOIRE

Gwen Garnier-Duguy : « Au commencement est le cœur ». 171

Présentation des auteurs 173


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NARTHEX
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EN-TÊTE DU CŒUR
par Alain Santacreu

In Principio et in Cordia. Au commencement est le Cœur et le


Cœur est le Verbe ; car le Cœur est l’analogue du Verbe, et la foi qui
cherche l’intelligence rencontre le Sacré-Cœur. Aucun intellectua-
lisme ne pourra jamais appréhender l’intention anselmienne de la
fides quaerens intellectum1, il faut passer par l’Amour et le Sacré-Cœur
est le passage obligé de la connaissance chrétienne : le Dieu de
l’intelligence est aussi le Dieu de la foi.
L’Égypte, qui figurait le cœur sous la forme d’un vase,
considérait le cœur comme le siège de l’âme. Platon rejeta cette
conception, d’où cette intéressante remarque de saint Jérôme : « Les
naturalistes demandent où réside particulièrement l’âme ; Platon
prétend que c’est dans le cerveau, et Jésus-Christ nous apprend, lui,
que c’est dans le cœur »2. Sagesse du cœur, sagesse de la tête, ainsi
que les deux arbres du Paradis : l’arbre de la Vie et l’arbre du bien et
du mal.
Tête, en hébreu, se dit Rosh. C’est sur cette racine qu’est
formé Béreschit, le premier mot de la Bible. Ainsi, Béreschit ne signifie
pas seulement « Au commencement », « Dans le Principe », mais
encore, selon la traduction d’André Chouraqui : « En-tête ».
Dans la tradition hébraïque, le mot « cœur » (leb, en hébreu)
est plus l’organe de l’intelligence et de la pensée que celui de

1 Anselme de Canterbury [ou Cantorbéry], 1033-1109, dans ses ouvrages Proslogion


et Monologion, a montré, sur la question de Dieu, ce que peut signifier l’effort de la
foi qui cherche à comprendre (fides quaerens intellectum).
2 S. Jérôme, Explication du cérémonial de l’Ancienne Loi. Traduct. A. Martin, édition de

1854, p. 57 (cité par Louis Charbonneau-Lassay in Le Bestiaire du Christ, Archè-


Milano, 1994, p. 95). On rappellera qu’Étienne, dans les Actes des apôtres (7, 22),
retraçant l’histoire d’Israël, affirme que Moïse, jusqu’à ses quarante ans, fut formé à
toute la sagesse des Égyptiens.

9
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l’affectivité et du sentiment. C’est ainsi que dans son épître aux


Romains, Schaoul (au surnom romain, Paulus, « le petit »),
précisément parce qu’il pense en hébreu même s’il écrit en grec,
peut dire des Païens que « leur cœur inintelligent s’est enténébré »
(Romains, I, 21).
Chez les Hébreux, le cœur n’est pas seulement l’organe
indispensable à la vie du corps : il est aussi le centre de toute vie
intérieure (spirituelle et psychologique)3. Il sert à désigner l’intério-
rité de l’âme. Dans l’Écriture, l’opposition est fréquente entre
l’extérieur (la bouche, les lèvres) et l’intérieur (le cœur) : « Ce peuple
est près de moi en paroles et me glorifie de ses lèvres, mais son
cœur est loin de moi », déplore le Seigneur (Isaïe, 29, 13). Le cœur
est donc le lieu de la pensée et de l’intelligence. Dans Proverbes (15,
7), il est dit qu’un « cœur intelligent » recherche et possède la
connaissance (da’ath).
En grec, du temps d’Homère, d’Hésiode, et jusqu’aux grands
tragiques, l’usage du mot cœur (cardia), était assez proche du sens
hébreu. Comme siège des pensées, il est le plus souvent désigné par
phren, et plus fréquemment employé au pluriel, phrenes, qui est le
nom de la membrane qui entoure le cœur, le péricarde ; dans la
langue classique ce terme reste un des noms les plus courants pour
signifier l’intelligence ou l’esprit.
L’apparition en Grèce de l’esprit philosophique va être un
événement décisif. Chez Platon se produit une transformation
sémantique à partir de sa célèbre théorie de la tripartition de l’âme –
qu’il subdivise d’abord en principe raisonnable, Logistikon, puis en
partie déraisonnable, concupiscible, Epithumia, enfin en partie
irascible, Thumos4. Désormais toute la question va consister, pour les
philosophes, à localiser ces différentes dimensions de l’âme, en
particulier celle que Platon appelle Logistikon qui, par la suite, sera
nommée Hegemonikon, principe directeur5. Dans le Timée Platon sera
très explicite : le Démiurge crée les dieux. Les dieux créent les
mortels. Pour ce faire, ils reçoivent du Démiurge le principe

3 Pour les emplois du nom du cœur chez les Hébreux, cf. Antoine Guillaumont,

« Le sens des noms du cœur dans l’Antiquité » in Le Cœur, « Les Études


Carmélitaines », Desclée de Brouwer, 1950. On consultera également Édouard
Dhorme, L’emploi métaphorique des noms de parties du corps en hébreu et en akkadien, Paris,
Gabalda, 1923.
4 Platon, La République, livre IV, 439 d-e.
5 Dans Phèdre, 246 a-b, l’Hegemonikon conduit, tel un cocher, l’attelage ailé de l’âme.

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immortel de l’âme, siège de l’intelligence (noûs), qu’ils enveloppent


d’un corps mortel. Pour le corps, ils créent une âme mortelle. Ils
placent le principe spirituel dans la tête et l’âme mortelle dans le
thorax6. Platon n’attribue aucun rôle psychologique au cœur et, dans
le Timée, il ne lui reconnaît qu’une fonction physiologique comme
source de la circulation sanguine. Aristote, placera dans le cœur les
éléments sensibles à partir desquels s’élabore la connaissance mais il
n’en sera pas pour autant infidèle à l’esprit du platonisme. Bien plus,
il ira plus loin que Platon, affirmant la transcendance du noûs qu’il se
refusera même à situer dans le cerveau : le noûs est pur de tout
contact avec le corps et il ne saurait avoir d’organe.
Contre le néo-platonisme de Philon d’Alexandrie et de Plotin,
une école philosophique, le stoïcisme, a persisté à défendre la
localisation de l’intelligence dans le cœur. L’élément dominant de
l’âme est appelé par les stoïciens dianoia, c’est là que se trouve selon
eux la source du Logos.
Philon, qui n’ignore pas les discussions des philosophes sur la
localisation de l’intellect dans le cerveau ou dans le cœur, mentionne
les deux opinions, sans se prononcer entre la thèse platonicienne et
la thèse stoïcienne. Il rapporte, à propos de l’arbre de la Vie, planté
au milieu du Paradis, la tradition judéenne qui affirme que cet arbre
figure le cœur, parce que celui-ci est non seulement la source de vie
et le milieu du corps mais aussi correspond à l’intellect lui-même, l’
Hegemonikon.
Dans les premiers écrits chrétiens, et chez saint Paul en
particulier, le mot cœur est récurrent et retrouve son sens hébraïque.
L’emploi métaphorique le plus fréquent est celui par lequel le mot
désigne l’« homme intérieur » qui s’oppose à la « chair ». Un
parallélisme est fait avec la circoncision : « Le Juif n’est pas celui qui
l’est au-dehors, et la circoncision n’est pas au-dehors dans la chair,
le vrai Juif l’est au-dedans et la circoncision dans le cœur, selon
l’esprit et non pas selon la lettre : voilà celui qui tient sa louange non
des hommes, mais de Dieu »7.
Avec les Pères grecs, chez lesquels le christianisme se
constitue comme doctrine philosophique, s’engage une intense
réflexion sur le cœur. Adoptant une anthropologie influencée par le
platonisme, ils ne peuvent rester insensibles aux emplois du mot

6 Platon, Timée, 69 c.
7 Romains, 2, 28-29.

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cardia qu’ils lisent dans la Septante. Origène, par exemple, se réfère


souvent au sens hébreu. C’est par sa doctrine des « sens spirituels »
et sa théorie générale de l’analogie qu’il légitime l’usage scripturaire
du mot au sens métaphorique. Selon lui, le « cœur » ne doit pas être
entendu littéralement mais spirituellement, il ne s’agit pas du cœur
de chair mais du cœur de l’ « homme intérieur ».
À partir du IVe et du Ve siècles, ainsi que le remarque Antoine
Guillaumont8, on enregistre nettement deux tendances de la
théologie mystique, selon l’usage qui est fait du mot « cœur ». La
tendance platonicienne, qui tend à éliminer le sens hébreu du terme,
se retrouve dans la mystique du peudo-Denys, où la notion
scripturaire du cœur ne joue absolument aucun rôle. À l’opposé de
la mystique spéculative occidentale, se formule, chez des auteurs
orientaux de l’époque byzantine, une mystique du cœur
expérimentale, proche de l’hésychasme9.
Cette prédilection pour le mot « cœur » est manifeste chez
Diadoque de Photicé10. Le « cœur », pour cet auteur, désigne tout
l’intérieur de l’homme. C’est dans le cœur que se fait l’exercice
spirituel par excellence, le « souvenir de Dieu », aussi appelé le
« souvenir du cœur », ou encore, plus habituellement, le « souvenir
du Seigneur Jésus » qui se fait par la méditation ou la répétition du
« Nom de Jésus » dans le cœur. Ces écrits de Diadoque sont le
fondement de la prière « monologistos », la prière du cœur. Cette
forme d’oraison ne peut se faire que dans la « garde du cœur », c’est-
à-dire dans la maîtrise des pensées et des distractions ; car le cœur
n’est pas seulement le siège de la vie affective : il est le lieu de toute
vie intérieure et de l’intelligence elle-même, c’est l’esprit, le noûs, qui
prie dans le cœur apaisé et libéré des « pensées ».
Ainsi, contrairement au monachisme oriental, la chrétienté
occidentale, sous la prégnance de la philosophie platonicienne et
malgré l’influence du style biblique et de certains auteurs comme

8 Antoine Guillaumont, op. cit.


9 L’hésychasme (du grec ἡσυχασμός (hesychasmos), de ἡσυχία (hesychia), « immobilité,
repos, calme, silence ») est une pratique spirituelle mystique enracinée dans la
tradition de l’Église d’Orient, elle vise la paix de l’âme ou le silence en Dieu. Cette
tradition trouve son expression dans la Philocalie des Pères Neptiques, recueil de traités
et de conseils concernant la vie spirituelle et la pratique de la prière.
10 Cf. Diadoque de Photicé, Œuvres spirituelles (Introduction, texte critique,

traduction de Édouard des Places, s. j.), collection « Sources chrétiennes », Le Cerf,


1997.

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saint Augustin ou Cassien, a limité l’emploi métaphorique du nom


« cœur » à la désignation de la vie affective. Cette tendance s’est
poursuivie jusqu’à la scolastique médiévale qui, dans le domaine de
la spiritualité, a encore accentué la prépondérance de la tête sur le
coeur. Saint Thomas, cependant, semble avoir amorcé une certaine
rectification en ce domaine.
On sait l’influence considérable qu’exerça le Pseudo-Denys
sur saint Thomas mais, en ce qui concerne l’importance accordée au
cœur, il ne subit pas son autorité. En effet, le docteur angélique a
consacré un opuscule, Du mouvement du cœur11, qui souligne la densité
ontologique de la pulsation cardiaque et sa merveilleuse aptitude à
symboliser la sphère du spirituel. Le cœur est, pour lui « le principe
de tout le dynamisme corporel » : principium omnium motuum
corporalium. Selon l’anthropologie hylémorphiste12 qui sous-tend
l’aristotélisme thomiste, l’homme est harmonieusement composé
d’une âme et d’un corps, créés l’une immédiatement et l’autre
médiatement par Dieu ; et le corps est ordonné à l’âme dans un
rapport de « matière » (hylé) à « forme » (morphê). Saint Thomas peut
ainsi donner une interprétation symbolique du fonctionnement du
cœur qui représente le principe de tout dynamisme corporel, de
même que la « volonté » – notamment à travers la charité qui en est
l’expression la plus noble – est le principe de toutes les motions
spirituelles13. L’anthropologie thomiste est cardiocentrique : le cœur
est l’organe principal de corps humain, comme sa position centrale
le suggère. L’embryologie moderne a magistralement confirmé les
intuitions de saint Thomas en révélant que, dès le début de la
quatrième semaine de la gestation, le tube cardiaque commence à
battre, et cela avant toute innervation possible puisque le cordon
médullaire et, a fortiori, le cerveau ne sont pas encore apparus. Le
cœur a donc sur les autres organes du corps la même antériorité que
l’être (esse) du vivant a sur son agir. D’un point de vue thomiste, ce
que l’être est au penser, le cœur l’est au cerveau. Cependant, saint
Thomas se garde bien de « localiser » dans l’organe cardiaque les
fonctions supérieures de l’âme telles que l’intelligence et il évite

11 Le texte du De motu cordis a été traduit en français par l’abbé Mathurin Bandel in

Opuscules de saint Thomas d’Aquin, tome 4, Paris, Librairie Louis Vivès, 1857.
12 Théorie héritée d’Aristote qui affirme l’étroite unité de deux réalités dont l’une

est « acte » et l’autre « puissance » à cet acte. Au Concile de Vienne (1312), l’Église
a défini que l’âme était bien la « forme » substantielle du corps.
13 Cf. Somme Théologique (2-2, q. 44, a. 5).

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soigneusement d’attribuer au cœur humain l’instrumentalité que la


modernité va attribuer au cerveau.
Nous sommes dans la seconde moitié du treizième siècle, en
Occident. C’est alors que s’allume, au cœur de l’Allemagne
médiévale, au monastère d’Helfta, autour de sainte Mechtilde de
Hackeborn et de sainte Gertrude, le grand foyer du culte naissant au
Cœur de Jésus qui va embraser les siècles jusqu’à l’apothéose de
Paray-le-Monial.
Ce que les historiens et les philosophes ont appelé la « crise
du XIIIe siècle » marque un ébranlement de la conscience
occidentale14. Sous l’influence de la philosophie rationnelle
d’Aristote, s’amorce un bouleversement de la pensée : la tête
inexorablement supplante le cœur, l’intelligence discursive s’impose
à l’intelligence contemplative. La spéculation aristotélicienne ne
faisant pas état des réalités surnaturelles – que la raison ni les sens
ne peuvent saisir – on délaisse en pratique le réalisme intégral,
autrement dit le sens mystique de l’Incarnation. Avec le triomphe
du nominalisme de Guillaume d’Occam, la pensée s’engage sur la
voie qui aboutira au cartésianisme du XVIIe siècle. C’est alors que le
Cœur du Christ va se donner à voir, comme un rappel aux racines
de la conscience chrétienne. Le Sacré-Cœur vient sauver la
chrétienté de cette absence d’intériorité qui sera la grande folie de la
modernité15. Les premières images du Cœur de Jésus apparaissent à
la charnière du XIIIe et du XIVe siècles16. L’image du Cœur charnel
devient le symbole de l’Amour divin pour les hommes et, quand il
est entouré de flammes, la langue liturgique le désigne « fournaise
ardente de charité »17. Cette force de rayonnement de l’Amour ne
provient pas de notre nature et, cependant, notre nature peut la

14 Sur la crise du XIIIe siècle, on consultera : Maurice de Wulf, Histoire de la

philosophie médiévale. T. II : Le treizième siècle (6ème édition. Louvain, Institut supérieur


de philosophie ; Paris, J. Vrin, 1947) et Étienne Gilson, La Philosophie au Moyen Age,
chap. VIII : « La Philosophie au XIIIe siècle », Paris, J. Vrin, 1947.
15 L’intériorité ne doit pas être confondue avec la subjectivité. La personne

chrétienne, modelée par l’Écriture sainte, est un sujet sans subjectivité. La notion
de subjectivité n’apparaît qu’au XVIIIe siècle (en même temps que le terme
« littérature » au sens moderne). Entre l’intériorité et la subjectivité, il y a le monde
qui sépare les Confessions de saint Augustin de celles de Rousseau.
16 Sur ce thème de l’iconographie du Sacré-Cœur, cf. Louis Charbonneau-Lassay,

Études de symbolique chrétienne. Textes publiés dans « Regnabit » (1922-1926) et « Le


Rayonnement intellectuel » (1934-1939), Gutenberg Reprints, 1981 et 2005.
17 « Cor Jesu, fornax ardens caritis » disent les Litanies du Sacré-Cœur.

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recevoir et y participer. En l’homme, l’intelligence est cette faculté


qui nous permet d’intuitionner Dieu. Selon la belle expression de
Jean Borella, « l’intellect est le sens du réel »18 ; c’est-à-dire que
l’intellectus est la capacité donnée à la créature de connaître son
créateur qui est le Réel absolu : « Il y a ainsi dans notre âme quelque
chose que l’on appelle l’intellect. Et cette partie de l’âme, que l’on
appelle intellect ou esprit, est elle-même illuminée d’une lumière
supérieure. Or, cette lumière par laquelle l’esprit est illuminé, c’est
Dieu », dira saint Augustin19. En effet, dans la connaissance que
l’intellect a de Dieu, c’est en réalité Dieu lui-même qui l’informe et
le Cœur est ce lieu mystérieux où Dieu s’ouvre à l’homme pour le
déifier. La finalité ultime de la Création, pour le christianisme, est
une union de l’homme créé à Dieu incréé, union sans confusion,
respectueuse de la distinction des natures et des personnes. Cette
union qui constituera le Royaume de Dieu (malkoutah di-schemayya),
n’entraînera pas, comme c’est le cas dans les mystiques monistes,
une résorption des personnes dans l’unité de Dieu, ni une fusion
des personnes, ni une négation de la personne. Au contraire, dans la
mystique chrétienne orthodoxe, celle de saint Paul, de saint Jean de
la Croix, de sainte Thérèse d’Avilla, l’union de l’homme à Dieu sera
une exaltation de l’existence personnelle.
Si le cœur est ce lieu où le créé touche à l’Incréé, c’est dans la
tête que se trouve la source de la coagulation égoïque par laquelle le
créé doit nécessairement, bien qu’illusoirement, « limiter » l’Incréé
pour que l’existence puisse être. La grande poésie de Milosz nous le
rappelle dans son Ars Magna : « Le cerveau n’est que le satellite du
cœur. Il ne fait que recevoir, filtrer, et restituer la lumière
d’affirmation que lui envoie le cœur dans sa spirituelle radiation »20.
Le cerveau est la lune et le cœur est le soleil. Milosz parle de la
présence dans le sang d’une substance primordiale, illuminatrice de
la conscience et antidote universel qu’il nomme Magnum compositum.
Pour le poète, c’est grâce à cette substance que la conscience serait
contenue dans le sang ; et la fonction cérébrale ne serait donc pas
d’élaborer cette conscience, mais de l’inhiber, de la limiter, de la
« tamiser » afin qu’elle ne nous aveugle pas ; car, si la conscience
nous éclairait directement, nous ne pourrions plus sélectionner les

18 Jean Borella, La Charité profanée, Dominique Martin Morin, 1979, p. 124.


19 Cité par Jean Borella, op. cit., p. 127.
20 O.V. de L. Milosz, Ars Magna, Éditions André Silvaire, 1961, pp. 73-74.

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aspects rationnels, utiles à la vie pratique et nous resterions figés


dans une éternelle contemplation.
Charbonneau-Lassay, dans son Bestiaire du Christ, nous a
donné une illustration symbolique du système qui s’établit entre le
cœur et la tête.

Chéphrem et le Faucon divin.

Il s’agit de la statue du pharaon Chéphrem que l’on peut voir


au musée du Caire : Horus, le Cœur divin, représenté sous la figure
d’un faucon, enserre de ses ailes étendues la nuque du pharaon
« dont il couvre et réchauffe le cervelet au point, sensible entre tous,
que la névrologie appelle ‘‘le Pont de Varole’’ et qui le met en
contact presque immédiat avec ce faisceau de nerfs cervicaux que
certains anatomistes nomment ‘‘l’Arbre de Vie’’ : ne dirait-on pas,
ajoute Charbonneau-Lassay, que, par cette chaude approche l’Oiseau
divin, emblème du Cœur de la divinité, féconde, en quelque sorte,
l’esprit de Chéphrem dans son cerveau, dans cette hôtellerie où
s’arrêtent, disaient les sages de ce temps, les pensées conçues et nées
dans le cœur, avant qu’elles se puissent extérioriser par le jeu de la
langue et par l’ouverture des lèvres ? »21.

21 Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ, Archè-Milano, 1994, p. 98.

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LE KÉRYGME DU CŒUR DE JÉSUS


par Édouard Glotin, s.j.

La théologie du Cœur de Jésus s’est acheminée, depuis plus


d’un siècle, vers un large consensus autour de deux affirmations :
d’abord, correctement compris, le mystère du Cœur de Jésus fait
partie, de manière implicite, du dépôt révélé ; ensuite, loin d’en être
un élément mineur, il en constitue un pôle d’organisation. Si, en tant
que révélé, il mérite donc bien son qualificatif de mystère, en tant que
pôle kérygmatique22 de la Révélation, il représenterait singulière-
ment davantage qu’un mystère particulier de la foi catholique.
Affirmer que le mystère du Cœur de Jésus fait partie du
donné révélé ne s’oppose pas à la progressivité à travers laquelle est
apparu le culte spécial rendu à ce Cœur comme symbole de l’amour
du Verbe incarné23. Cette progressivité dans le temps était même au
contraire comme postulée par la nature de la seconde affirmation :
du sein des vérités révélées, seule la contemplation assidue de
l’Église pouvait faire lentement surgir l’expression réfléchie d’un
mystère singulier capable de résumer en lui le complexe dogmatique
dont il émergerait. C’est donc seulement au XIXe siècle que
quelques théologiens et pasteurs influents prendront la pleine
mesure de ce qu’impliquait le culte alors triomphant du Sacré-Cœur,
à savoir qu’il constituait, comme le formulera enfin Pie XII en 1928,
« une somme de toute la religion »24.

22 Par kérygme, on entend une certaine forme de prédication du christianisme,


capable, comme le discours des apôtres Pierre et Paul contenu dans les Actes (Ac 2-
13), de provoquer la conversion ; par extension, sera dit kérygmatique tout élément
de la théologie qui s’attache à manifester l’unité de l’histoire du salut autour d’un
germe dynamique qui en fait la cohésion vitale.
23 Pie XII, Encyclique « Haurietis Aquas », (1956).
24 Pie XII, Encyclique « Miserentissimus Redemptor », Documentation catholique (DC) 19

(1928) 1283.

19
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Je me propose d’examiner cette fonction kérygmatique du


Cœur de Jésus à la lumière du Catéchisme de l’Église catholique25.

Une symbolisation augustinienne de l’acte de la Révélation


Arrivée à maturité en 1956 dans la superbe encyclique
Haurietis Aquas, la logique de dévoilement progressif à laquelle obéit
l’herméneutique magistérielle du Cœur de Jésus n’est au fond que la
loi même du regard contemplatif de l’Église, telle qu’elle gisait déjà
prophétiquement cachée dans le verset de Zacharie (Za 12, 10) :
« Ils regarderont vers Celui qu’ils ont transpercé » (Jn 19, 37), – verset qui,
précisément, sert de conclusion à la péricope johannique de
l’ouverture du Cœur du messie (19, 31-37). Situant d’emblée le
mystère de ce Cœur ouvert en regard du concept de la Révélation, le
Catéchisme évoque une splendide interprétation du verset évangélique
de la Transfixion (Jn 19, 34), qui met au jour cette signification
latente de la prophétie zacharienne.
Il est remarquable qu’ayant à traiter de la cohérence de
l’exégèse biblique, c’est-à-dire de l’attention à porter à « l’unité de
toute l’Écriture », l’ouvrage fasse, dès sa toute première section,
mention du cœur de Jésus (CEC 112). Il commence par formuler le
principe organique de cette cohérence scripturaire de la façon
suivante : « Aussi différents que soient les livres qui la composent,
l’Écriture est une en raison de l’unité du dessein de Dieu, dont le
Christ Jésus est le centre et le cœur, ouvert depuis sa Pâque ». Et
cette ouverture pascale du dessein central de Dieu est illustrée
aussitôt par l’étonnante citation de saint Thomas d’Aquin : « Le
cœur du christ désigne la Sainte Écriture, qui manifeste le cœur du
Christ. Ce cœur était fermé avant la passion, car l’Écriture était
obscure. Mais l’Écriture a été ouverte après la passion, car ceux qui
la considèrent avec l’intelligence qu’ils en ont désormais discernent
de quelle manière les prophéties doivent être interprétées
(Expositiones in psalmos, Ps 21).
Que le Cœur du Christ puisse symboliser l’Écriture, cela
ressemble, à première vue, à cette exploitation marginale, voire
abusive que les médiévaux faisaient parfois du sens spirituel. Pour
dissiper cette impression, il serait bon, par conséquent, de resituer la

25 Catéchisme de l’Église catholique (CEC), Paris, Mame, 1992. Dans les citations, le

chiffre indique le paragraphe.

20
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citation dans son contexte, ce qui va nous amener à en reproduire


les antécédents patristiques.
En l’occurrence Thomas se contente en fait de résumer ici la
glose originale qu’il avait trouvée chez Augustin26 commentant le
verset, numéroté 11 par la Vulgate, du Psaume 21 (22, 15 héb.) :
Factum est cor meum sicut cera liquescens in medio ventris mei, mon cœur est
devenu comme la cire qui fond dans mes entrailles. Dès le milieu du
IIe siècle, cette liquéfaction du Cœur du Messie avait été interprétée
comme prédisant l’angoisse de la sueur de sang qu’endura Jésus à
Gethsémani. Dans son long commentaire du Psaume 21,
l’apologète Justin ne trouvait en effet aucune difficulté à appliquer,
comme les précédents, ce verset au mystère de la Passion du Christ :
« Son cœur, expliquait-il à Tryphon, était évidemment tout tremblant ;
de même que ses os ; son cœur (kardia), répète-t-il, était comme de la
cire fondante, qui se répandait dans ses entrailles – eís tên koilían –,
afin que nous sachions que le Père, à cause de nous, a voulu que son
Fils souffre réellement de semblables douleurs, et que nous ne
disions pas que, Fils de Dieu, il ne sentait pas ce qui lui arrivait et
survenait »27.
À la différence de Justin, Augustin, lui, admettra difficilement
qu’ayant le pouvoir de déposer sa vie et de la reprendre, le Christ ait
pu être si radicalement atteint dans son intégrité personnelle que
son cœur soit venu à se dissoudre sous l’empire des passions
comme la crainte ou la tristesse. Une translation du sens s’imposait
donc à lui, mais le psaume réclamait qu’on restât dans le registre
symbolique de la Pâque de Jésus. Or, selon la traduction de la
Vulgate, le jour de la Parascève28 la lance du soldat n’avait pas
« transpercé » le Cœur de Jésus, mais, comme Augustin s’est plu
ailleurs à le remarquer, elle l’avait « ouvert » : aperuit (Jn 19, 34). À la
lumière de cette ouverture pascale du Cœur de l’Agneau, l’évêque
allait donc proposer une lecture spirituelle du verset 11 dont voici
l’essentiel : « (Le Christ) a certainement voulu nous faire entendre
un profond mystère en nous désignant sous le nom de son cœur ses

26 Epistola 140 (De gratia Novi Testamenti liber), XIV, 36 : PL 33, 553-554 [PL=
Patrologiœ cursus completus. Series latina, J.-P Migne, Paris, 1844-1866].
27 Dialogue avec Tryphon, CIII, 8 (éd. Hemmer-Lejay, Paris 1909, 140-143). Écrit au

milieu du IIe s., le Dialogue avec Tryphon de Justin est le premier témoignage littéraire
sur la controverse judéo-chrétienne de l’époque.
28 Nom donné par les Juifs au vendredi, veille du sabbat, parce qu’ils

commençaient alors à se préparer pour la fête du lendemain.

21
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Écritures, où gisait son dessein caché, dont l’ouverture s’est faite à


l’instant où, en souffrant, il a accompli les prophéties qui le
concernaient ». Cette solution des Écritures dans l’achèvement
pascal du mystère du Christ, voilà pour Augustin la vraie dissolution
du Cœur du Messie : « Les Écritures ont été résolues, poursuit-il en
effet, lorsqu’elles ont reçu leur perfection de son avènement, de sa
naissance, de sa passion, de sa résurrection et de sa glorification. »
Mais pourquoi le psalmiste voyait-il cette résolution se faire in medio
ventris, « au milieu du ventre » ? C’est qu’elle s’opère dans le corps de
l’Église, dont les entrailles peuvent très bien désigner typologique-
ment les membres les plus parfaits. D’où l’allégorie conclusive
touchant l’herméneutique scripturaire : « Que l’intelligence des
Écritures appartienne aux plus parfaits, cela découle du fait que le
cœur (du Christ), à savoir ses Écritures qui contiennent son dessein
à lui, se dissout comme la cire in medio corum, c’est-à-dire dans leur
réflexion, en ce sens que c’est la ferveur de l’esprit qui ouvre ce
dessein, l’examine et l’expose. »
On le voit : ce n’est plus à la lumière lucanienne de
Gethsémani, comme Justin, mais en fonction de l’événement
johannique de l’ouverture du Côté qu’Augustin décode la prophétie
du Psaume messianique. Cette exégèse augustinienne du verset de la
Transfixion est l’une des plus anciennes à expliciter, non pas la
symbolique de la plaie du Christ, ainsi qu’il est coutumier chez les
Pères, mais déjà celle même de son cœur – conçu très exactement ici,
selon l’acception biblique du mot, comme l’intérieur. Dès lors, le
parallélisme de l’Écriture et du Cœur n’a plus rien d’artificiel : de
même que le cœur désigne l’intérieur du corps et le lieu le plus
secret de la personne, le kérygme scripturaire constitue la cellule
nucléaire du dessein divin et par conséquent le centre caché du
corpus vétérotestamentaire. D’ailleurs la poésie hébraïque met
volontiers en parallèle les mots « dessein » et « cœur » : par exemple,
selon le verset psalmique dont est tirée l’antienne d’ouverture de la
solennité du Sacré-Cœur de Jésus, « le dessein du Seigneur demeure
pour toujours » est suivi en parallèle par « les calculs de son cœur
subsistent d’âge en âge » (Ps 33 [32], 11). Si toute révélation, toute
apokalupsis est un dévoilement, qui produit au-dehors ce qui était
enfoui au-dedans, alors la Révélation divine dévoile les calculs du
cœur divin, tout aussi immuables que sa Miséricorde. Mais, comme
l’a perçu d’instinct Augustin, la symbolique de la Transfixion offre
l’avantage de marquer que ce dévoilement est un acte pascal.

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Finalement, dans cette lecture augustinienne, qui étage et hiérarchise


une pluralité de significations entrecroisées, le verset Jn 19, 34
devient exactement ceci : de même que jadis le soldat s’était servi de
sa lance pour ouvrir le côté de Jésus pour en découvrir ainsi le cœur
physique, de la même manière, utilisant aujourd’hui la clef du sens
spirituel pour ouvrir l’intérieur caché du dessein divin résumé dans
le cœur du Messie, le regard contemplatif de l’Église, éclairé par le
don d’intelligence, atteint à l’herméneutique plénière de la
Révélation divine, qui a son centre dans le mystère pascal du Christ.
Dès lors, relue à la lumière des développements modernes du
culte du Cœur divin, l’intuition d’Augustin se situe en amont de
toute réflexion kérygmatique sur le mystère de ce Cœur.
Conformément à la logique scripturaire de la Transfixion,
l’herméneutique du Cœur de Jésus et celle de l’Écriture sont
entrevues ici, dans leur genèse même, comme le processus d’un
unique dévoilement. Il ne s’agit pas encore du dévoilement du Cœur
du Christ dans son résultat, qui serait l’émergence d’un mystère, si
globalisant soit-il ; il s’agit de ce dévoilement envisagé réflexivement
comme le décalque symbolique de l’acte de Révélation, ressaisi dans
sa dynamique même – telle que la Constitution Dei Verbum la
présente29. L’épiphanie johannique du Cœur de Jésus illumine alors
de l’intérieur la véritable nature de la Révélation divine conçue par le
Concile, non comme une simple ordonnance de vérités à croire,
mais plus profondément comme l’acte libre de l’amour par lequel
Dieu fait communier l’esprit humain au conseil le plus secret de son
cœur, – et cela à travers une histoire prophétique dont la pleine
signification s’éclaire dans la Pâque du Seigneur. Fouillant dans le
champ du corps du Christ, que sont les Écritures prises dans leur
matérialité brute, l’Église amène ainsi au jour leur cœur vivant, c’est-
à-dire le principe kérygmatique de leur interprétation. Or, ce
dévoilement s’opère moyennant le déchirement pascal du voile de
sa chair auquel a consenti le Verbe de Dieu. La médiation du Cœur
transpercé met donc en relief la parfaite coïncidence symbolique
entre l’acte divin de révélation et l’acte pascal du Christ.

29 La quatrième et dernière session du Concile Vatican II eut lieu entre septembre


et décembre 1965. De nombreux documents y furent votés, qui constituent les
textes de références pour l’aggiornamento de l’Église catholique concernant la
seconde moitié du XXème siècle. Parmi eux, la constitution Dei Verbum redonnait
toute sa place à l’Écriture, dans l’Église et le cœur des chrétiens.

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La symbolique johannique de l’acte pascal


Dans le mouvement symbolique de l’ouverture du Côté, la
glose augustinienne décelait donc à juste titre comme l’épure
formelle de l’acte de la Révélation. Mais qu’en est-il, littérairement
parlant, du contenu concret de la péricope johannique30 de la
Transfixion ? En serrant au plus près le sens littéral du texte, peut-
on y déceler, parmi les intentions prévalentes de la catégorie
évangélique, celle de reconduire à son unité kérygmatique le dessein
divin ? Ou bien, pour discerner dans le mystère biblique de ce Cœur
un « compendium »31 contenant la « quintessence »32 du christia-
nisme, allons-nous être contraints de recourir aux développements
tardifs de la théologie du Cœur de Jésus et d’opérer ainsi un
dépassement du sens immédiat ? Disons-le d’emblée : il n’y a pas ici,
à proprement parler, dépassement de l’immédiateté sémantique. La
volonté de réduction à l’unité apparaît en effet inscrite dans la lettre
même du texte, dont l’exégèse critique ne peut être correctement
conduite qu’en prenant en compte non seulement la cohérence
globale du quatrième évangile, mais aussi celle des Écritures tout
entières. Et l’ouverture du sens se trouve également impliquée de
façon singulière dans l’immédiateté de la lettre, de telle sorte que
celle-ci justifiait par avance le mouvement de récapitulation du
dessein divin qu’opérerait la Tradition vivante de l’Église sous le
signe du Cœur de Jésus. En somme, en raison des lumières très
spéciales dont jouissait le Disciple bien-aimé, on aurait ici un cas
privilégié où sens immédiat et sens plénier33 en viendraient
quasiment à se superposer, en sorte que Dieu n’aurait voulu
essentiellement nous dire, à travers les développements postérieurs
de la Tradition spirituelle, que ce qui constituait déjà fondamenta-
lement l’intention de l’auteur inspiré.
La démonstration de cette thèse herméneutique se laisse
décomposer selon l’ordre pratique d’exposition que voici.

30 Une péricope est un extrait de texte liturgique qui constitue un tout en lui-même
et permet un commentaire.
31 Cardinal Manning, The glories of the Sacred Heart, 1888, Londres, 70.
32 Cardinal Pie, Lettre synodale de décembre 1857. Œuvres, Paris, t. 3, 1892, 48.
33 Sens plus profond du texte, voulu par Dieu, mais non clairement exprimé par

l’auteur humain (Commission biblique pontificale, 15 avril 1993, DC 1994, 30).

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Le genre littéraire
Tout d’abord s’impose à l’analyse une première détermination
globale du genre littéraire de la péricope Jn 19, 31-37.
Ce genre relève principalement de la catégorie assez
particulière que représente dans l’Écriture ce que l’on appelle le
sêmeîon (signe) johannique. Se situant d’emblée dans une logique de
révélation, le sêmeîon est un signe complexe où, en règle générale, se
superposent harmonieusement trois schèmes fondamentaux : un
schème d’accomplissement, qui explicite le rapport de l’Ancien au
Nouveau Testament selon le couple catégoriel figure-vérité ; un
second schème pneumatique (si l’adjectif n’était pas trop barbare, il
faudrait dire avec Ignace d’Antioche sarko-pneumatique) : il s’agit en
effet de l’antithèse paléochrétienne chair-esprit qui, en particulier,
articule le mystère du don de l’Esprit sur celui de l’Incarnation du
Verbe ; enfin un schème que j’aime à qualifier, avec l’Écriture elle-
même (Sg 16, 6), de sotérique : portant à son faîte la puissance
symbolisatrice du sêmeîon johannique, cette dimension sotériolo-
gique, proprement pascale, fonde dans le passage archétypique de la
mort à la vie toute la sacramentalité baptismale et eucharistique de
l’Église.

La péricope
Deuxième constat littéraire – le principal, puisqu’il va nous
permettre de cerner précisément le contenu kérygmatique de notre
péricope.
Il serait aisé de démontrer que le sêmeîon du Transpercé, à la
fois parce qu’il marque le sommet historique de la Pâque johannique
et qu’il est appuyé par le serment le plus solennel de toute l’Écriture
(Jn 19, 35), est pour Jean le signe des signes, dans lequel les trois
schèmes constitutifs du sêmeîon se recoupent avec un art inégalé.
Récapitulant en lui non seulement l’ensemble des sêmeîa
johanniques, mais au-delà de ceux-ci une pluralité de figures
vétérotestamentaires34, dont il révèle le parfait accomplissement, il
offre à la contemplation du croyant l’Eau vive de l’Esprit jaillissant

34Par exemple le transpercé de Zacharie, le serpent de bronze, l’agneau pascal, le


sang de l’alliance, le temple d’Ézéchiel, la source d’eau vive, le rocher du désert,
voire la naissance d’ Ève du côté d’Adam.

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paradoxalement de la chair du Verbe dans l’instant précis où celle-ci


est mystérieusement livrée au pouvoir de la mort.
Je renonce à entrer dans le détail de la démonstration pour
souligner seulement ceci : il s’agit du grand sêmeîon sotériologique,
comportant des connotations christologiques et pneumatologiques,
ecclésiales et sacramentelles. Il marque également, comme cela est
habituel chez saint Jean, une ouverture trinitaire : glorieusement
dressé sur l’Arbre de la croix (Jn 8, 28 ; 12, 32), offert comme le vrai
Serpent d’airain aux regards suppliants du nouvel Israël (Jn 19, 37),
le Fils unique est, dans l’Esprit, don du Père qui a tant aimé le
monde (Jn 3, 14-16). Donné à l’Église, conjointement par le Verbe,
dans la plus stricte actualité historique du kairós (instant) de
l’événement rédempteur, ce súmbolon sôtêrias (Sg 16, 6), ce symbole
sotérique, confusément entrevu par le Livre de la Sagesse, a été
clairement conçu par Jean comme le résumé catéchétique de l’acte
pascal dans sa double polarité symbolique mort-vie. « Un des
soldats lui perça le côté et aussitôt il sortit du sang et de l’eau ». À
l’heure où les juifs finissaient d’immoler les agneaux de l’Alliance
mosaïque, la blessure constitue le dernier rite d’immolation pratiqué
sur l’Agneau de la Pâque nouvelle, tandis que simultanément le flux de
sang et d’eau offre une prélibation du don de l’Esprit, qui, du plus
profond de la mort, jaillit de la chair immolée du Verbe, « pour
qu’en croyant nous ayons la vie en son nom » (Jn 20, 30). Plus qu’on
ne le fait d’habitude, il convient d’être attentif ici au petit adverbe
eúthùs (aussitôt) qui fait coïncider, dans l’instant historique marquant
le sommet du kairós (instant) rédempteur, ces deux pôles
symboliques de la blessure sacrificielle et de l’épanchement
salvifique, en sorte que ce grand sêmeîon offre au croyant comme le
seul instantané, au sens photographique du terme, qui ait saisi sur le
vif l’acte pascal du Christ, puisque Jean en a été le témoin au
moment précis de sa consommation sur la croix. Et l’opposition
symbolique se redouble entre le pôle christologique du sang et le
pôle pneumatologique de l’eau : c’est en donnant sa vie, signifiée par
le sang versé, que Jésus crucifié nous donne la Vie, symbolisée par
l’eau vive jaillie du Temple de son corps (Ez 47, 1-12).
Telle est, en ses grandes lignes, la structure symbolique qui
autorise à voir aujourd’hui dans le signe du Cœur transpercé de
Jésus le pôle kérygmatique de la Révélation ou, selon l’expression de
l’encyclique Haurietis Aquas, « comme un résumé de tout mystère de
notre Rédemption » (HA 43).

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Le contexte johannique
Troisième pas de la démonstration : c’est au sens le plus
littéral de la péricope que ce sêmeîon johannique inclut le cœur.
Selon une lecture qui pourrait alléguer des témoins aussi
proches des origines qu’Irénée et Hippolyte35, certains exégètes
contemporains semblent pourtant en douter : puisque le cœur
n’apparaît pas, comme tel, dans la structure littéraire de cette
péricope du Transpercé, ils sont plutôt portés à rechercher son
implication indirecte soit à travers la symbolique sacrée du Temple,
soit par le biais de l’Amour rédempteur, que révèle l’image du corps
transpercé du Seigneur.
Or, en fait, dans la glorification pascale du Christ en croix,
l’Esprit ne jaillit pas du Temple de son corps, sans autre précision,
mais, selon la prophétie rapportée par Jean au chapitre 7 de son
évangile, il sourd du « sein » de ce Rocher spirituel qu’est le
Christ36 :
« Le dernier jour de la fête, le grand jour, Jésus, se dressa et
s’écria :
‘‘Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi
et qu’il boive celui qui croit en moi’’,
selon que l’avait [annoncé] l’Écriture en disant :
Ce sont des fleuves d’eau vivante37 qui s’écouleront de son sein » (Jn 7,
37-38).

35 L’un et l’autre font jaillir la source d’eau vive du corps – et non du sein – du Christ.
Irénée, Contre les hérésies III, 24, 1 ; Hippolyte, Com. Daniel, 1 17 (SC 14, 105). SC =
Coll. « Sources chrétiennes », Paris, Cerf, 1942 ss.
36 La césure douteuse entre ces deux versets et l’introuvable citation du v.38b ont

suscité une vaste littérature, dont on rencontrera l’analyse la plus récente dans
Germain Bienaimé (cf. Bienaimé, G., L’annonce des fleuves d’eau vive en Jean 7, 37-39,
Revue théologique de Louvain 21 (1990) 281-310, 417-454.). À la différence de la
nôtre, la ponctuation traditionnelle lisait : « Celui qui croit en moi, comme
l’annonça l’Écriture, des fleuves d’eau vive couleront en son sein. » Or, depuis la
seconde guerre mondiale, à la suite de Loisy, Lagrange, Bultmann et surtout H.
Rahner, des exégètes tels que Dodd, Brown, Mollat, La Potterie ont adopté au
contraire la ponctuation de notre texte, dite « éphésienne ». Cette lectio, qui fait jaillir
l’Esprit du sein du Messie et non de celui du croyant, a paru assez sûre à l’Église
catholique pour qu’elle passe dans l’encyclique Haurietis Aquas, la nouvelle Vulgate
et les textes liturgiques.
37 Notre traduction restitue ici la nuance de potamoì et údatos zôntos placés en

position emphatique aux deux bouts de la phrase. Cf. Bienaimé, op. cit., 429-430 et
434. Criant comme la Sagesse sur les places (Pr 1, 20), Jésus proclame que de lui, la

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De son « sein », qu’est-ce à dire ? On peut disputer sur le sens


du grec koilía (sein) : il est toutefois indiscutable que, par opposition
à l’extériorité du corps, il réfère à l’intérieur de Jésus, – ce qui est
indéniablement pour les sémites, l’orientation première de la
polarité symbolique du cœur. Mais il y a plus. En traduisant koilía
par le latin venter (ventre), Jérôme ne sous-entend-il pas ici avec
raison l’hébreu mê’aîm, entrailles, au double sens physiologique et
sentimental du mot ? En ce cas, gravitant autour du pôle
d’intériorité du lêb (cœur) hébraïque, les entrailles en spécifieraient la
fonction affective38 et nous nous trouverions paradoxalement serrer
ainsi au plus près le sens plus circonscrit que, par opposition à la
nouvelle polarité symbolique reconnue aujourd’hui à la « tête », le
mot « cœur » a pris dans notre civilisation occidentale. On
légitimerait ainsi la traduction de certains lectionnaires récents : de
son cœur jailliront des fleuves d’eau vive. Lorsqu’il rédigera la
péricope du Transpercé, Jean aura depuis longtemps compris la
signification cachée de ce qu’il a vu au Calvaire et, par le biais de
son chapitre 7, il le consignera en filigrane dans la lettre de son
texte : l’Esprit jaillit des entrailles même du Messie crucifié, c’est-à-
dire que, par une condescendance divine, l’effusion de l’Esprit sur
l’Église est médiatisée par l’amour le plus viscéral du Rédempteur et
par le sacrifice amoureux que fait le crucifié de cette affectivité
sensible. À la seule condition d’être attentif à la langue et à la
cohérence d’ensemble de l’évangile de Jean, le symbolisme moderne
du Cœur transpercé de Jésus se trouverait ainsi inscrit, plus
précisément qu’on ne le dit d’ordinaire, dans la lettre même du
Nouveau Testament.
À quoi il faut ajouter l’éclairage théologique que la Première
Lettre de Jean donne au jaillissement du sang du Côté. Complétant
sur ce point l’évangile, la Lettre commence par indiquer la valeur
purificatrice de ce sang de Jésus (I Jn 1, 7). Puis, selon l’interprétation
de nombreux exégètes, c’est à la Transfixion que l’apôtre fait

Sagesse incarnée, jailliront quatre fleuves paradisiaques. À l’appui de la ponctuation


traditionnelle peut-on invoquer un seul texte scripturaire qui fasse jaillir du croyant
non pas une simple source, mais cette pluralité de fleuves ?
38 Au sens figuré, les mê’aîm apparaissent liés à des verbes qui décrivent l’émotion

et, s’agissant de Dieu, peuvent être mis en parallèle avec les rahamîm, les entrailles,
siège de la miséricorde (Is 63, 15). On pourrait donc entendre ici le mot koilía au
double sens de cavité du rocher et de pôle affectif de l’humanité du Verbe incarné
(cf. Bienaimé, op. cit., 419-420, 422).

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directement allusion lorsqu’il souligne, dans une polémique


antignostique, qu’ « il n’est pas venu dans l’eau seulement, mais dans
l’eau et le sang » (5, 6) ; c’est-à-dire, selon cette exégèse, que du côté
de Jésus n’a pas jailli seulement de l’eau, mais le sang. Dès lors, il
devient capital de remarquer qu’à la croix aucun évangéliste ne fait
mention de ce sang expiateur, sinon Jean ; et qu’en le faisant jaillir
exclusivement du Côté, celui-ci en désigne par ricochet la source :
puisqu’il se fond avec l’eau vive de l’Esprit, le sang rédempteur ne
peut jaillir que du sein de Jésus, de ses entrailles aimantes. Le
kérygme johannique présente donc bien la charité rédemptrice
s’exprimant au travers de l’affectivité humaine du Cœur de Jésus.
Notons en outre que, du fait de son silence sur l’institution
eucharistique, le sang, chez saint Jean, n’est pas relié explicitement à
la catégorie de l’alliance ; en revanche ce sang rédempteur est le sang
du Cœur de l’Agneau39, ce qui rend légitime de considérer
aujourd’hui ce Cœur comme le symbole d’une Alliance d’amour
entre Dieu et les hommes.

L’ouverture du sens
Faisons un quatrième pas pour mieux circonscrire, dans cette
lettre du texte, l’ouverture du sens en direction d’une authentique
révélation du Cœur de Jésus, – voire d’un culte qui lui sera rendu.
Cette ouverture s’opère à travers le regard sur le Transpercé et il est
indispensable ici de coller de plus près à la structure littéraire de Jn
19, 31-37.
Fait assez insolite dans un sêmeîon, aucune parole n’est
échangée entre les acteurs du drame. Tout se passe au niveau des
regards, si bien que ce morceau mérite l’appellation de péricope du
témoin oculaire. Le verbe voir, si typique de la théologie johannique de
la Révélation, intervient en effet trois fois pour scander les trois
dernières phrases et – chose curieuse – à trois temps grammaticaux
(aoriste, parfait, futur) qui définissent comme trois niveaux de
lecture du texte.

39Peut-être Jean a-t-il relu l’ouverture du côté, dont il a été le témoin, à la lumière
de la prescription du rituel pascal qui ordonnait que, pour éviter l’usage prohibé du
sang, « on ouvre le cœur de l’Agneau immolé et qu’on laisse couler le sang », N.
Füglister, Die Heilsbedeutung des Paschas ,München, 1963, 63.

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Au verset 33, « les soldats virent qu’il était déjà mort ». Comme
il est de règle chez l’évangéliste, l’aoriste enracine ici son sêmeîon
dans le genre strictement historique du récit : pour s’assurer de ce
qu’ils avaient vu, l’un des soldats perça le côté de Jésus – et aussitôt,
ajoute Jean, il en sortit du sang et de l’eau. Au verset 34, on lit alors :
« celui qui a vu (ô èôrakôs : parfait grammatical) a témoigné » ; le
témoin oculaire a vu ce que vit le soldat. Ainsi, le témoignage du
disciple va englober le constat légal de la mort du nazaréen, tout en
portant plus précisément sur le flux de sang et d’eau. Et c’est à ce
premier niveau que pourrait se situer l’intention antidocète40 que
l’on attribue souvent à la péricope : le dévoilement, par la lance, du
Cœur transpercé de Jésus inclut le réalisme physique de sa mort
corporelle.
Mais il y a un second niveau du « voir » johannique. Comme il
est d’usage chez l’évangéliste, le témoignage porte ici non seulement
sur la véracité matérielle des faits, mais sur le contenu sotériologique
de ce sêmeîon privilégié, qui comprend tout ce que Jean propose à la
foi de l’Église : le témoin n’a pas seulement vu, il a cru et,
communiquant son interprétation symbolique de l’acte pascal du
Christ, il « a témoigné » devant la communauté ecclésiale « pour que
vous aussi vous croyiez » (19, 35). Et le parfait grammatical
(memartúrêken) inscrit l’accomplissement de son témoignage dans le
présent de l’Église de tous les temps.
Or, l’interprétation de ce témoignage dépend intrinsèquement
des deux citations bibliques de la dernière phrase. Le témoignage de
Jean inclut donc aussi le futur du verset 37, où nous lisons : « Ils
fixeront le regard sur celui qu’ils ont transpercé ». Jean n’a pas
seulement vu historiquement ce que virent physiquement les soldats,
mais il a aussi témoigné prophétiquement que désormais verront
spirituellement les croyants. Telle qu’elle est reprise de Zacharie (Za
12, 10) et remise en contexte johannique, la prophétie implique ici
une certaine qualité contemplative du regard, à base de foi (Jn 19,
35b), mais teintée aussi de compassion et de supplication (Jn 3, 14 ;
cf. Nb 21, 8), voire de repentir. Ceux qui contempleront ainsi avec
foi le Transpercé et découvriront, dans cette contemplation,
l’inépuisable richesse de sens cachée en son sein (Jn 7, 38), ce sont

40 Selon le docétisme, doctrine gnosticiste qui remonte à l’âge apostolique, Jésus-

Christ, n’ayant qu’un semblant de chair, était né, avait souffert et était mort
seulement en apparence (gr. dokètès ; de dokein, paraître).

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tous ceux qui, depuis l’instant même de la Transfixion, ne pourront


détacher de lui leur regard aimant, – à commencer par le Disciple
bien-aimé lui-même. Opsontai eís (littéralement : ils verront vers) :
l’emploi de ce futur du verbe voir permet d’inclure dans le
témoignage de Jean – et donc dans la lettre de son texte – l’ouver-
ture illimitée du sens, née de la contemplation permanente du Cœur
transpercé de Jésus, telle qu’à la suite du Disciple lui-même l’Église
la pratiquera. Ce verset, qui constitue la pointe finale de la péricope,
a pour résultat d’inclure la dynamique même du sens plénier dans le
sens littéral, en sorte que les développements ultérieurs de
l’authentique spiritualité du Cœur de Jésus s’en trouvent par avance
justifiés. Il y a là une sorte d’invitation permanente à l’audace
herméneutique, peut-être sans égale dans l’Écriture : une exégèse
pointilleuse qui viserait ici à clore le texte sur l’immédiateté
matérielle du sens s’en trouverait, par le fait, infidèle au sens même
de cette immédiateté, en l’occurrence assez spécifique.
Or, c’est en obéissant, comme à son ordinaire, à une logique
symbolique, dans ce cas extrêmement prégnante, que le regard
contemplatif de Jean fait pénétrer peu à peu son lecteur dans
l’intelligence détaillée de l’événement salvifique. Plusieurs exégètes
n’excluent donc pas formellement du sens immédiat de Jn 19, 34 les
interprétations patristiques sur la nouvelle Ève née du côté du
Nouvel Adam ; et, à la suite des Pères d’Orient et d’Occident, plus
nombreux encore sont ceux pour qui l’eau et le sang sont bien, ici
comme ailleurs, quoique dans une intensité seconde de l’auteur, les
symboles sacramentels du baptême et de l’eucharistie. Mais, en un
certain sens, si nécessaire soit-elle pour le spécialiste de s’y essayer,
la détermination complète du contenu immédiat du verset 34 est, par
rapport à notre problème, une question seconde et qui d’ailleurs
prêtera, sans doute pour longtemps encore, à bien des allers et
retours de l’exégèse savante. Pour nous, il suffit qu’un point soit
assuré : le verset 37 légitime à l’avance toute interprétation
raisonnable, à la seule condition qu’elle soit cohérente avec les
développements de la Tradition et les principes qui commandent la
logique symbolique de l’ensemble du corpus johannique. Ou pour le
dire sur le mode positif : sans doute parce qu’il est le dernier grand
écrivain biblique, l’intention pédagogique de Jean ne serait-elle pas –
dans la ligne de ce que suggèrera Augustin – de mettre les
générations postérieures à même de décoder elles-mêmes l’unité du
dessein divin à la lumière de l’ouverture pascale du Cœur de Jésus ?

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Ainsi le kérygme apostolique se prêterait-il, sous le signe du Cœur, à


une réexpression sans cesse renouvelée, qui coïnciderait avec le
développement même de la Tradition vivante de l’Église. Par
exemple, je crois, pour ma part, légitime de lire l’inscription directe
du message de Paray-le-Monial dans la péricope de la Transfixion,
où le coup de lance est donné non avant, mais après la mort de
Jésus. En notre siècle d’apostasie massive, ce coup, qui va pour ainsi
dire traquer le Christ jusque dans sa mort, ne s’offre-t-il pas comme
le plus éloquent symbole de ce rejet a posteriori de son amour
rédempteur dont le Sauveur s’est plaint à Marguerite-Marie ? D’où
l’urgence, pour la réévangélisation, de recentrer aujourd’hui très
consciemment le kérygme autour de cette poignante image du Cœur
transpercé de Jésus.

L’auteur inspiré
Une dernière donnée johannique. Après avoir examiné son
témoignage, laissons maintenant notre regard se fixer sur le témoin
lui-même : il était pour l’Église apostolique « le disciple que Jésus
aimait, celui qui, durant le repas, s’était renversé sur sa poitrine (Jn
21, 20). Et il reste tel pour la tradition mystique du Cœur de Jésus,
puisqu’aussi bien l’expérience de S. Marguerite-Marie que celle de S.
Gertrude s’enracine dans le repos sur la divine Poitrine auquel elles
seront l’une et l’autre admises « un jour de saint Jean
l’évangéliste »41. Au chapitre 13 de son évangile, Jean lui-même a
noté que, lors du Repas, il « était couché dans le sein de Jésus » (Jn
13, 23). Au niveau du récit, la signification la plus immédiate de
l’expression est sans doute technique et consigne un détail narratif
cher à la mémoire de l’apôtre : dans la salle à l’étage garnie de
coussins (Mc 14, 15), le jeune frère de Jacques se trouvait à la droite
de Jésus42. Mais, si la communauté johannique a attribué tant
d’importance au renversement sur la poitrine43, c’est quelle y
décelait un sêmeîon très particulier, que l’on pourrait qualifier de

41 S. Gertrude, Le héraut de l’amour divin, 5, 4, 3-4 (SC 331, 62-67) ; S. Marguerite-

Marie, A 53-54a : VO4 2, 69-71 ; cf. 570-573. (VO4 = Vie et œuvres de S. Marguerite-
Marie Alacoque, 4ème édition, 3 vol., Paris, 1920).
42 F. Prat, Les places d’honneur chez les juifs contemporains du Christ, Recherches de

science religieuse 15 (1925) 512-522.


43 La Potterie (de), I., Le Témoin qui demeure : le disciple que Jésus aimait, Biblica 67

(1986), 353.

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réflexif, dans la mesure où il éclaire non plus sur le contenu objectif


du témoignage évangélique, mais sur son origine subjective à partir
du cœur du témoin. Selon Origène, la symbolique de ce sêmeîon
implique non seulement que le quatrième évangile est puisé, plus
directement que les autres, à même l’intelligence du Verbe incarné,
mais qu’il porte la marque de l’intimité affective qui, durant le
Repas, unit le Disciple bien-aimé à son Maître44.
Ici, il convient de prendre en compte le substrat sémitique du
mot « sein » – kólpos, dans le grec néotestamentaire. De nouveau,
comme dans le cas du koilía de Jn 7, 38, l’ambivalence sémantique
se prêtait à merveille à la transposition symbolique. La langue des
Septante rend en effet par kólpos le hêiq hébraïque, qui désigne à la
fois le pli pectoral du vêtement (Ex 4, 6-7) et, dans le contexte de
l’amour maternel ou conjugal, la région corporelle où se blottit
l’enfant (Rt 4, 16) ou l’être aimé45. Dans la translation que le sêmeîon
opère de la chair à l’esprit, le kólpos, tout comme le koilía de Jn 7, 37,
laisse donc délicatement transparaître la dimension affective du lêb
hébraïque – précisément ce qu’aujourd’hui nous appelons volontiers
le cœur. Ainsi, c’est comme accueilli spirituellement dans le cœur
aimant de son Maître que le Disciple a vécu, l’Heure venue (Jn 13,
1), non seulement la consécration eucharistique (17, 19) que,
« levant les yeux au ciel » (17, 1), Jésus fit de lui-même au Père, mais
surtout, selon la lettre du texte la plus immédiate (13, 21), la douleur
qui habitait ce Cœur « depuis le commencement » (6, 64). Et la
communauté johannique semble avoir compris que le renversement
sur la poitrine du Verbe désignait aussi, à cet étage symbolique,
l’attitude dans laquelle ce Disciple avait reçu son témoignage
véridique (Jn 21, 24) : c’est logé dans le cœur du Verbe que Jean a
reçu le kérygme évangélique. Confirmation que c’est bien dans ce
lieu théandrique du Cœur que s’enracine, pour Jean et ses disciples
comme pour l’Église d’aujourd’hui, le pôle kérygmatique de la
Révélation.

44 In Cant. Cant. 1 : PG 13, 87 A-B. In Joannem, XXXII, 13 : PG 14, 800 [PG =


Patrologiœ cursus completus. Series grœca, J.-P. Migne, Paris, 1857-1866].
45 Cf. Gn 16, 5 et 1 R 1, 2. Les expressions « la femme/l’homme de son hêiq Dt 28,

54, 56, la femme de ton hêiq/celle qui est couchée dans ton hêiq » Dt 13, 7 ; Mi 7, 5
symbolisent l’intimité conjugale. Les admirables images de Nb 11, 10, 2 Sm 12, 3,
Is 40, 11 se profilent donc derrière celle du Disciple bien-aimé couché dans le sein
de Jésus.

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LES PSAUMES AU CŒUR DES ÉCRITURES


par Mgr Robert Le Gall, archevêque de Toulouse

Comme l’a fort bien remarqué le Pseudo-Denys, « les


Psaumes reprennent sous le mode de la louange tout ce qui est
contenu dans la Sainte Écriture. »1 En effet, comme la Bible a des
livres historiques, tels la Genèse, l’Exode, les Chroniques ou les
Macchabées, le livre des Psaumes comporte des psaumes historiques,
par exemple le 77e qui se trouve au milieu exact du psautier2, ou les
104e et 105e ; aux livres prophétiques correspondent tant les
psaumes messianiques (2, 71, 88, 109, etc.) que les psaumes du
règne, si proches du Second-Isaïe, ou des psaumes qui relativisent
les actes du culte par rapport au sacrifice du cœur (Ps 49 et 50) ; aux
livres sapientiaux font écho des psaumes qui rappellent Job ou
Qohélet (Ps 72 ou 87) ou d’autres qui s’expriment comme les Proverbes
et la Sagesse (Ps 48), comme le Cantique des cantiques (Ps 44), ou encore
méditent sans trêve la Loi de Dieu (Ps 1 et 118) .
On sait que les Juifs répartissaient les livres bibliques dans les
trois groupes de la Loi (Torah), des Prophètes (Nebihim) et des Écrits
(Ketoubim), qui ne recouvrent pas exactement ce que nous venons
d’appeler les livres historiques, prophétiques ou sapientiaux. C’est à
cette distinction que se réfère Jésus quand il veut montrer aux
disciples d’Emmaüs comment les Écritures parlent de lui : « Il fallait
que s’accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse, les
Prophètes et les Psaumes. » (24, 44) En effet, le livre des Psaumes est
le premier des Écrits de la Bible hébraïque : les Louanges (Tehillim en
hébreu) qui le composent chantent à la fois la Loi, les Prophètes qui
les précèdent, et les « Hagiographes » qui les suivent.

1 La Hiérarchie ecclésiastique, III, cité par THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, IIIa
q. 83 a. 4 c. Cf. chap. 3 § 4 (PG 3, 429) et § 5 (PG 3, 429) [PG = Patrologie grecque].
2 La numérotation des psaumes est donnée, conformément à l’usage liturgique,

selon la Vulgate.

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Si les Psaumes chantent sur le mode de la louange tout le


contenu des Écritures, et si le Christ est le centre des Écritures, il
n’est pas étonnant de constater que non seulement les Psaumes
chantent le mystère du Christ, mais que le Christ a chanté dans les
Psaumes son propre mystère, ce qui veut dire que, quand nous les
chantons, nous y entrons nous-mêmes.

Le Cœur du Christ, clé des Psaumes


Toute la vie du Sauveur est prophétisée dans les psaumes,
comme la tradition chrétienne l’a bien compris dès le Nouveau
Testament. Dans la lettre aux Hébreux, par exemple, on peut lire ceci
à propos de la naissance de Jésus : « En entrant dans le monde, le
Christ dit : “Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation ; mais tu m’as
façonné un corps. Tu n’as agréé ni holocaustes ni sacrifices pour les
péchés, alors j’ai dit : Voici, je viens, car c’est de moi qu’il est
question dans le rouleau du livre, pour faire, ô Dieu, ta volonté”. »
(10, 5-7 qui cite le Ps 39, 7-9) Le premier et le deuxième chapitres
de cette même lettre multiplient les citations psalmiques pour
montrer combien le Fils incarné, le Messie, est supérieur aux anges ;
le cœur de cette longue homélie sacerdotale est un commentaire de
ce verset du Psaume 109 : « Tu es prêtre pour l’éternité, selon
l’ordre de Melchisédech. » (v. 4 ; cf. He 5, 6.10 ; 6, 20 ; 7, 11.17.21)
Ayant offert le sacrifice unique, le Christ « s’est assis à la droite de
Dieu. » (Ps 109, 1 ; cf. He 8, 1 ; 10, 12-13 ; 12, 2) Ainsi, l’épître va de
la naissance divine et de la naissance humaine de Jésus à sa
glorification à la droite du Père, appuyant son enseignement sur les
Louanges d’Israël.
Le tout premier discours de Pierre, au matin de la Pentecôte,
montre que, dès l’origine, la catéchèse chrétienne prenait appui sur
les psaumes. Pierre cite longuement le Psaume 15 : « Ma chair
reposera dans l’espérance que tu n’abandonneras pas mon âme à
l’Hadès et ne laisseras pas ton saint voir la corruption. Tu m’as fait
connaître des chemins de vie, tu me rempliras de joie en ta
présence » (v. 9-11), pour l’appliquer à l’ensevelissement et à la
Résurrection de Jésus (Ac 2, 26-28). Il exprime clairement sa
conviction que David parlait du Christ (2, 25), et il commente :
« Frères, il est permis de vous le dire en toute assurance : le
patriarche David est mort et a été enseveli, et son tombeau est
encore parmi nous. Mais comme il était prophète et savait que Dieu

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lui avait juré par serment de faire asseoir sur son trône un descendant de son
sang (citation du Ps 131, 11), il a vu d’avance et annoncé la
résurrection du Christ qui, en effet, n’a pas été abandonné à l’Hadès, et
dont la chair n’a pas vu la corruption : Dieu l’a ressuscité, ce Jésus ;
nous en sommes tous témoins. Et maintenant, exalté par la droite
de Dieu (allusion au Psaume pascal 117, 15-16), il a reçu du Père
l’Esprit Saint, objet de la promesse et l’a répandu. C’est là ce que
vous voyez et entendez. Car David, lui, n’est pas monté aux cieux ;
or, il dit lui-même : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite,
jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis un escabeau pour tes pieds (citation du
Psaume messianique 109, 1). Que toute la maison d’Israël le sache
donc avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que
vous, vous avez crucifié ! » (29, 36) Pas moins de quatre psaumes
sont cités par saint Pierre en cette première catéchèse qui provoque
les premières conversions (Ac 2, 37-41).
L’Esprit Saint fait ce que Jésus avait promis aux siens à la
dernière Cène : « Le Paraclet, l’Esprit Saint, que le Père enverra en
mon nom, lui, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je
vous ai dit. » (Jn 14, 26) En effet, Jésus lui-même cite en se les
appliquant deux des psaumes messianiques invoqués par Pierre. À
l’occasion de la parabole des vignerons homicides, lesquels finissent
par tuer le fils, Jésus tire argument du Psaume 117 (v. 22-23) pour
en tirer la leçon : « N’avez vous jamais lu dans les Écritures : La
pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue pierre de faîte ;
c’est là l’œuvre du Seigneur et elle est admirable à nos yeux ? Aussi, je vous le
dis : le Royaume de Dieu vous sera retiré pour être confié à un
peuple qui lui fera produire ses fruits. » (Mt 21, 42-44) Le jour des
Rameaux, la foule avait spontanément chanté ce même Psaume en
l’appliquant à Jésus : « Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui
vient au nom du Seigneur ! Hosanna au plus haut des cieux. » (Mt 21, 9
et Ps 117, 25-26) De la même façon, Jésus s’applique le Psaume 109
quand il demande aux Pharisiens de lui dire de qui le Christ est le
fils ; ils répondent : « De David. » « Comment donc, ajoute-t-il,
David parlant sous l’inspiration divine l’appelle-t-il Seigneur quand
il dit : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite, jusqu’à ce que
j’aie mis tes ennemis dessous tes pieds ? Si donc David l’appelle Seigneur,
comment est-il son fils ? » (Mt 22, 43-45 et Ps 109, 1)
Quand les Pharisiens sont furieux de voir la foule chanter
Hosanna à Jésus, celui-ci leur répond en citant le Psaume 8, 3 :
« N’avez vous jamais lu ce texte : De la bouche des tout-petits et des

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nourrissons, tu t’es ménagé une louange ? » (Mt 21, 16) On sait enfin que
sur la Croix, Jésus entonne le Psaume 21, prophétie de sa Passion,
mais aussi de sa victoire royale à portée universelle (cf. Mt 27, 46) ;
en mourant, il cite le Psaume 30, 6 : « Père, en tes mains je remets mon
esprit. » (Lc 23, 46)
Tout ceci montre assez le lien qui existe entre le mystère du
Christ et les Psaumes, lien explicité par les Évangiles eux-mêmes et
par tout le Nouveau Testament. Les Pères ont aimé souligner ce
rapport étroit.

Les Pères et les Psaumes


Saint Ambroise, en son commentaire sur le premier psaume,
commence par remarquer : « Bien que toute la sainte Écriture exhale
la grâce, c’est surtout vrai du savoureux livre des psaumes. » Il
montre ensuite comment, plus qu’aucun autre livre de l’Ancien
Testament, il annonce « de façon publique et évidente » les mystères
du Christ : ainsi, « dans les psaumes ne voyons nous pas seulement
Jésus qui naît pour nous ; en outre, il y endure dans son corps cette
passion qui nous sauve, il s’y endort dans la mort, il ressuscite, il
monte au ciel, il s’assied à la droite du Père. » Enfin, il exprime avec
feu son amour pour ce que représente pour lui un psaume :
« Qu’y a-t-il de meilleur qu’un psaume ? C’est pourquoi David
dit très bien : “Louez le Seigneur, car le psaume est une bonne
chose : à notre Dieu, louange douce et belle !” (Ps 146, 1) Et c’est
vrai. Car le psaume est bénédiction prononcée par le peuple,
louange de Dieu par l’assemblée, applaudissement par tous, parole
dite par l’univers, voix de l’Église, mélodieuse profession de foi,
complète célébration par la hiérarchie, allégresse de la liberté,
exclamation de joie, tressaillement d’enthousiasme. Il calme la
colère, éloigne les soucis, soulage la tristesse. Il nous protège pour la
nuit, il nous instruit pour le jour. Il est bouclier des craintifs, fête
des hommes religieux, rayon de tranquillité, gage de paix et de
concorde. Comme une cithare, il réunit en un seul chant des voix
diverses et inégales. Le lever du jour répercute le psaume, et son
déclin en résonne encore.
« Dans le psaume, enseignement et agrément rivalisent : on le
chante, pour se réjouir et, en même temps, on l’apprend pour
s’instruire. Lorsque tu lis les psaumes, que de richesses tu
rencontres ! Lorsque je lis dans les psaumes : Cantique pour le bien-

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aimé, je suis embrasé par un désir d’amour divin. Chez eux, je trouve
rassemblés la grâce des révélations, les prophéties de la résurrection,
le trésor des promesses. Chez eux, j’apprends à éviter le péché, je
désapprends la honte de faire pénitence pour mes fautes.
« Qu’est-ce donc que le psaume ? C’est un instrument de
musique dont joue le saint Prophète avec l’archet du Saint-Esprit et
dont il fait résonner sur la terre la douceur céleste. Avec les lyres et
leurs cordes, c’est-à-dire avec des restes morts, il rythme les voix
différentes et inégales et dirige le cantique de louange divine vers les
hauteurs du ciel. En même temps, il nous enseigne qu’il faut
commencer par mourir au péché : qu’ensuite seulement il faudra
exercer les œuvres des différentes vertus qui feront parvenir
jusqu’au Seigneur l’agrément de notre piété. »3
Plus encore que son maître, saint Augustin a su faire percevoir
dans le chant des psaumes l’unité indissoluble de la voix de l’Époux
et de celle de l’Épouse, du Christ et de l’Église, ceci jusque dans les
imprécations, « qui expriment, dans leur maladresse, les profondeurs
et la violence de l’appel de l’homme à la justice divine. Ce faisant,
elles rejoignent en substance la prière du Christ en Croix qui
n’hésite pas à épouser les mots humains les plus durs au nom de
l’Église qui naît de ses souffrances et de sa victoire rédemptrices.
Dans l’unité de la chair du Christ, le Verbe, nouvel Adam, et
l’Église, nouvelle Ève, n’ont qu’une seule voix. »4
Voici ce qu’écrit saint Augustin en son commentaire du
Psaume 85 :
« Dieu ne pouvait faire aux hommes un don plus magnifique
que de leur accorder pour Tête son propre Verbe par lequel il a créé
toutes choses, et de les associer à cette Tête comme membres, afin
qu’il soit tout à la fois Fils de Dieu et fils d’homme, un seul Dieu
avec le Père, un seul homme avec les hommes ; afin qu’en adressant
à Dieu nos prières nous n’en séparions pas le Christ, et que le Corps
du Christ offrant ses prières ne soit pas séparé de sa Tête ; afin que
Notre Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, unique Sauveur de son
Corps, prie pour nous, prie en nous et reçoive nos prières. Il prie

3 On trouve ces textes dans les offices des lectures des vendredi et samedi de la

10e semaine du temps ordinaire. Cf. Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum


(CSEL) 64, 4-10.
4 Dom X. PERRIN, « Imprécations du Psautier et prière chrétienne aujourd’hui »,

dans Revue Thomiste, T. XCI, n° 1, janv.-mars 1991, p. 85.

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pour nous comme notre prêtre ; il prie en nous comme notre Tête ;
il reçoit nos prières comme notre Dieu. Reconnaissons donc en lui
l’écho de nos voix, et l’écho de sa voix en nous5.
Que notre esprit s’éveille donc, qu’il soit attentif dans sa foi :
il s’apercevra que celui qu’il venait de contempler dans la condition
divine a pris la condition d’esclave, s’étant rendu semblable aux
hommes, et que, s’étant comporté comme un homme, il s’humilia et
se fit obéissant jusqu’à la mort ; et qu’il voulut faire siennes les
paroles du psaume à l’heure où, suspendu à la croix, il s’écria : “Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” (Ps 21, 2) Dans sa
condition de Dieu, il reçoit les prières ; dans sa condition de
serviteur, lui-même prie ; là Créateur, ici créature, lui-même n’étant
pas changé, mais assumant une créature corruptible et faisant de lui
et de nous un seul homme, Tête et Corps. C’est à lui, par lui, en lui
que nous adressons nos prières, nous parlons avec lui et il parle avec
nous ; nous parlons en lui et il dit avec nous la prière de ce psaume
qui est intitulé : Prière de David. Car Notre Seigneur est fils de David
selon la chair, mais selon sa divinité Seigneur de David, Créateur de
David, et non seulement antérieur à David, mais même à Abraham
duquel est né David ; et même antérieur à Adam duquel sont nés
tous les hommes ; et même antérieur au ciel et à la terre, qui
contiennent toute créature ! Que personne donc, en entendant ces
paroles, ne dise : ce n’est pas le Christ qui les prononce. Qu’il ne
dise pas non plus : ce n’est pas moi. S’il se sait appartenir au Corps
du Christ, il doit dire à la fois : c’est le Christ qui parle, et : c’est moi
qui parle. Tâche de ne rien dire sans lui, et lui ne dira rien sans toi »6
Les Pères ont su entendre dans le chant des psaumes l’écho
de l’Écriture tout entière. Pour comprendre les psaumes et entrer
dans le mystère de leur louange centrée sur le Christ Jésus et sur
l’Église - Église que nous sommes et avons à devenir -, il faut donc
connaître les Écritures et les fréquenter assidûment, de même que la
pratique de la psalmodie, et l’intelligence progressive qu’elle nous
donne des psaumes, renvoie aux textes tant de l’Ancien que du
Nouveau Testament.

5 Le pape Paul VI en sa Constitution apostolique Canticum laudis promulguant

l’Office divin restauré par décret du 2e Concile œcuménique du Vatican, le


1er novembre 1970 réfère à ce texte. Il est cité par la Présentation générale de la Liturgie
des heures au n° 7.
6 Enarrationes in Ps. 85, n° 1, PL 37, 1081-1082 [PL = Patrologie latine].

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Devenir vivante psalmodie


À force de reprendre les chants royaux de la Cité du Dieu
vivant, nous sommes de plus en plus évangélisés ; les psaumes nous
font entendre de l’intérieur la parole de Jésus dans l’Évangile : « Le
Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous » (Mt 12, 28) ou « Le
Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Lc 17, 21). Les psaumes,
qui commencent par une béatitude, nous donnent l’intelligence des
Béatitudes et nous font comprendre que le Royaume des Cieux est à
nous, si nous suivons notre Roi dans la pauvreté du cœur et la
persécution pour la justice, si présentes dans notre psalmodie.
Nous sommes marqués par l’empreinte journalière des
psaumes : ils s’impriment en notre être tout entier, yeux, oreilles,
bouche, imagination, sensibilité, intelligence et mémoire ; leurs mots
se gravent jusqu’en notre subconscient. Dans Les Frères Karamazov,
Dostoïevski a écrit ces lignes suggestives :
« Il y a un remarquable tableau du peintre Kramskoï, intitulé
le Contemplateur. C’est l’hiver, dans la forêt ; sur la route se tient un
paysan en houppelande déchirée et en bottes de tille, qui paraît
réfléchir ; en réalité, il ne pense pas, il “contemple” quelque chose.
Si on le heurtait, il tressaillirait et vous regarderait comme au sortir
du sommeil, mais sans comprendre. À vrai dire, il se remettrait
aussitôt ; mais qu’on lui demande à quoi il songeait, sûrement il ne
se rappellerait rien, tout en s’incorporant l’impression sous laquelle
il se trouvait durant sa contemplation. Ces impressions lui sont
chères et elles s’accumulent en lui, imperceptiblement, à son insu,
sans qu’il sache à quelle fin. Un jour, peut-être, après les avoir
emmagasinées durant des années, il quittera tout et s’en ira à
Jérusalem faire son salut »7.
Quand une telle impression a commencé de nous pénétrer – il y
faut le plus souvent des années –, alors les psaumes deviennent
l’expression privilégiée, non seulement de notre prière, mais de notre
vie entière. Impression, expression aboutissent à la confession de la
Trinité, le « Gloire au Père... », qui est le dernier mot de chaque
psaume, celui qui nous replonge dans notre baptême. « Au moment
où le chantre commence le Gloria, écrit saint Benoît quand il

7 Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 137-138.

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organise l’Office divin, tous se lèveront de leurs sièges par honneur


et révérence envers la Sainte Trinité »8.
Les Pères de l’Église ont été pénétrés par les psaumes. En sa
Préface générale à l’Année liturgique, Dom Guéranger a écrit ces mots
en or que comprendront les psalmodiants : « Ces saints docteurs des
premiers siècles, ces divins Patriarches de la solitude, où puisaient-
ils la lumière et la chaleur qui étaient en eux, et qu’ils ont laissées si
vivement empreintes dans leurs écrits et dans leurs œuvres, si ce
n’est dans ces longues heures de la Psalmodie, durant lesquelles la
vérité simple et multiforme passait sans cesse devant les yeux de
leur âme, la remplissant, à grands flots, de lumière et d’amour ? »9.
C’est pourquoi dans son Règlement du noviciat, petit ouvrage de
fond sur la vie bénédictine, destiné aux jeunes moines, il écrit : les
Frères « aimeront les Psaumes qui étaient comme l’aliment
journalier des saints de notre ordre, persuadés que s’ils parviennent
à s’en rendre l’usage familier, ils auront fait un grand pas dans la
voie qui mène à la contemplation »10. Un tel conseil n’est pas limité
aux futurs moines ou moniales, mais il s’adresse à tout chrétien qui
veut entrer dans la prière de l’Église, soit qu’il participe à telle ou
telle heure de l’Office, soit qu’il prie les psaumes dans les livrets
mensuels qui mettent à la disposition des fidèles la liturgie de
chaque jour. La contemplation passe par l’humble et fidèle
récitation des psaumes ou du chapelet, car ils sont la prière des
pauvres du Seigneur, prière de Jésus et de Marie, prière à Jésus et à
Marie, prière finalement adressée au Père dans l’Esprit des petits
(cf. Lc 10, 21) : c’est ainsi que notre être entier devient habité par la
prière.
Habiter : c’est bien cela contempler. Il nous faut habiter les
mystères et il faut qu’ils nous habitent, ce qui ne peut se faire que
dans le temps, par les rythmes répétés qui font partie de notre
nature successive. « Habite ! Hérite ! » : ces deux mots reviennent
dans les psaumes, où ils nous promettent d’entrer dans la pleine vie
de Dieu comme fils11. Déjà nous retrouvons Dieu dans les psaumes,

8 RB 9, 7 [RB = Règle de S. Benoît].


9 Année liturgique, Oudin, Paris, 1878, 6e édition, t. 1, p. XII. Sur la place des Pères
dans la formation du jeune Prosper Guéranger, voir notre article « À l’unisson des
Pères. L’influence durable de Dom Guéranger sur la réforme liturgique », dans La
Maison Dieu, n° 219, 3e trimestre 1999, p. 141-186.
10 Solesmes, 1885, p. 20.
11 Cf. Ps 36, 3.9.11.18.22.27.29.34.

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si nous les habitons et s’ils nous habitent ; en effet le début du


Psaume 21, la grande prophétie de la Passion et de la Gloire de
Jésus, salue Dieu de cette façon sublime : « Toi, le Saint, qui habites
les Louanges d’Israël », c’est-à-dire les Psaumes (v. 4). Oui, Dieu se
complaît dans son Peuple, dans la louange de son Peuple
(cf. Ps 149, 4), nous nous rencontrons dans la psalmodie et nous
pouvons reprendre les derniers mots du prophète Ézéchiel : « Le
Seigneur est là » (48, 35).
Sainte Gertrude ne cessait de retrouver son Seigneur dans la
liturgie et spécialement dans les psaumes. Dom Guéranger dans sa
Préface à ses Exercices écrit :
« Tout émane de la divine parole, non seulement de celle que
Gertrude a entendue de la bouche de l’Époux céleste, mais aussi de
celle qu’elle a goûtée, dont elle s’est nourrie dans les livres sacrés et
dans la sainte liturgie. Cette fille du cloître n’a pas cessé un seul jour
de puiser la lumière et la vie aux sources de la contemplation
véritable, de cette contemplation que l’âme goûte en s’abreuvant à la
fontaine d’eau vive, qui jaillit de la psalmodie et des paroles
inspirées des divins offices. Elle s’est tellement enivrée de cette
liqueur céleste qu’elle ne dit pas un mot qui ne dévoile l’attrait
qu’elle y trouve. Telle est sa vie, si complètement absorbée dans la
liturgie de l’Église, que nous voyons constamment, dans ses
Révélations, le Seigneur arriver près d’elle, lui manifester les mystères
du ciel, la Mère de Dieu et les Saints se présenter à ses regards et
l’entretenir, à propos d’une Antienne, d’un Répons, d’un Introït,
que Gertrude chante avec délices et dont elle déguste toute la
saveur »12.
N’est-ce pas cela « psalmodier avec goût », comme le
recommande saint Benoît avec le Psaume 46 (v. 8) ; n’est-ce pas cela
« savourer la psalmodie » ?
Ceci n’est pas réservé aux « filles du cloître », comme nous
l’avons déjà remarqué. Dom Guéranger prévient aussi cette
objection :
« La sainte Église, lorsqu’elle met dans notre bouche les
Psaumes du Roi-Prophète n’ignore pas que leurs expressions
dépassent trop souvent les sentiments de notre âme ; mais le moyen
d’arriver à l’unisson avec ces divins cantiques n’est-il pas de les

12Sainte GERTRUDE, Exercices, Préface et traduction par Dom Guéranger, Paris,


Palmé, 1863, pp. XXVI-XXVII.

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réciter fréquemment avec foi et humilité, et d’obtenir ainsi la


transformation que nul autre moyen n’aurait opérée ? Gertrude
nous détache doucement de nous-mêmes et nous conduit à Jésus-
Christ, en nous précédant de loin, mais en nous entraînant après
elle »13.
Il s’agit bien, finalement, de rejoindre par les psaumes le cœur
de Jésus Christ et laisser le nôtre s’identifier au sien, de telle sorte
que l’Esprit Saint nous amène à les chanter comme si nous les
composions à l’heure même. C’est l’enseignement de l’Abbé Isaac
dans les Conférences de Cassien :
« En ressentant dans notre cœur les sentiments qui ont fait
composer un psaume, nous en devenons, pour ainsi dire, les
auteurs ; nous le prévenons plus que nous ne le suivons ; nous en
saisissons le sens avant d’en connaître la lettre. […] Nous trouvons
tous nos sentiments exprimés dans les Psaumes ; nous y voyons,
comme dans un pur miroir, tout ce que nous aimons, et nous nous
servons de leurs paroles, non pas comme si nous les avions
apprises, mais comme si elles étaient nées naturellement de notre
cœur, comme des fruits de notre expérience plutôt que de notre
mémoire. Et c’est ainsi que notre âme arrive à la perfection de la
prière, autant que Dieu nous en a fait la grâce ».
Il nous reste à prier les uns pour les autres, en Église, comme
les saintes Mechtilde et Gertrude aimaient le faire, afin que Dieu
donne à nos frères et à nos sœurs, proches ou lointains, la grâce de
la contemplation, au fil des mots de la psalmodie que Dieu habite.

13 Ibid., p. XXX.

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TRANSEPT
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LE COMBAT SPIRITUEL IN HORA MORTIS


par Michel Fromaget

« C’est alors que la mort, justement parce que la


vie a été inaccomplie, apparaît comme un gouffre »
Maurice Zundel
(À l’écoute du silence)

« Mais lorsque viendra ce qui est parfait,


ce qui est partiel sera aboli. »
1 Co 13, 10

Existe-t-il des symptômes, ou des combinaisons de


symptômes typiques de l’agonie ? C’est là une question dont la
médecine, je crois, discute encore. Reste cependant, qu’au sens
propre et actuel du mot – sens hérité des XVIe-XVIIe siècles –, la
mort signe l’agonie. Autrement dit, une agonie sans mort n’en serait
point une. Du moins, pas une vraie : manquerait l’ultime symptôme,
la mort. Reste aussi que si la mort est à l’agonie nécessaire, la
réciproque n’est pas vraie. Bien que le cas soit moins fréquent, on
connaît des morts pour cause de maladie, ou de vieillesse, sans
agonie. Car celle-ci est une action, une lutte, un combat. Or il est
des fins de vie où cette dernière paraît tant consentir à la mort qui
l’attend que tout doucement elle lui cède la place, sans lui opposer,
du moins en apparence, la moindre résistance. Mais le plus
important, pour l’instant, n’est pas là : il est que l’agonie est
fondamentalement un temps d’opposition, un temps où la mort et la vie
croisent le fer. De ce caractère « antagoniste » de l’agonie, le mot
français lui-même parle bien, qui vient des mots latins : agere « agir,
contraindre » et agonia « angoisse », et, par delà, des mots grecs : agon
« lutter » et agônia « combat ». L’étymologie est ici très précieuse qui
déjà indique que l’ultime affrontement se développe sur deux fronts

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au moins : le front physique, celui du corps, car les luttes évoquées par
ces mots sont d’abord les siennes et le front psychique, celui de l’âme,
puisque l’angoisse est présente. Dans le registre physique, avant même
d’être là, l’agonie s’annonce par des signes qu’il faut bien déjà
considérer comme des marques de défaite : l’état général se
détériore, le mourant refuse de s’alimenter, il souffre d’agitation, ou
bien il somnole… Puis viennent les symptômes extrêmes : baisse du
tonus musculaire, râle agonique, pauses respiratoires, troubles de la
circulation… Dans le registre psychique, quelques-uns des signes
annonciateurs d’une fin imminente sont, par exemple, le refus de
parler, le regard fixé au plafond, ou bien le repliement en position
fœtale, le froissement convulsif des draps… Mais, dans cet ordre
psychologique, il s’avère que la conscience de la mort prochaine
peut induire des modifications caractéristiques longtemps avant que
ne sonne l’heure de l’agonie physique. Nombre de travaux en
témoignent, dont les plus connus sont, certainement, ceux
d’Elisabeth Kübler-Ross. Ils contribuent à authentifier la notion
d’une agonie psychique particulière, indépendante de celle du corps,
puisqu’elle serait provoquée non tant par la proximité même de la
mort, que par la seule idée de celle–ci. Quoiqu’il en soit, cette agonie
se développerait suivant un processus en cinq phases successives
dont l’ordre est d’habitude invariant. Ces phases, dont les quatre
premières se déroulent sur un fond d’angoisse spécifique, sont de
nos jours bien connues. Tout d’abord une phase de dénégation, lors de
laquelle le sujet nie qu’il doive mourir bientôt. Puis une phase de
colère, de révolte : contre Dieu, la société, la famille, les médecins…
Suit d’ordinaire une phase de marchandage, au cours de laquelle le
mourant tente de gagner du temps en faisant semblant de croire
qu’il peut négocier un délai avec le destin. Vient ensuite une phase de
dépression, d’abattement : le sujet sait maintenant qu’il est
irrémédiablement condamné à brève échéance. Enfin, ce temps
d’accablement doit normalement déboucher sur une dernière étape :
celle de l’acceptation, laquelle peut s’exprimer de différentes façons,
de la résignation forcée à l’attente sereine pleine d’espérance. Le
lecteur trouvera une étude détaillée de ces cinq stades dans le
célèbre ouvrage d’E. Kübler-Ross : Les derniers instants de la vie1.

1 Paris, Labor et Fides, 1996.

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Du fait de savoir s’il convient de parler d’agonie (psychique) à


propos de ce processus en cinq temps, on peut légitimement
discuter. Aussi du fait de savoir si, dans les derniers temps, on cerne
mieux la réalité en distinguant deux agonies, l’une physique et l’autre
psychique. Ou bien en considérant l’agonie comme un processus
unique, affectant la totalité de l’être, et se répercutant sur ses deux
modalités existentielles : psychique et somatique. Dans une
perspective anthropologique, l’essentiel toutefois me paraît être
ailleurs. Je le vois en ceci, que l’alternative précédente suggère déjà
clairement : l’agonie aurait autant de dimensions ontologiques que l’être qu’elle
achève. Ou bien encore : il y aurait autant d’agonies que de
composantes fondamentales de la personne. Donc deux, puisque
cette personne, ainsi que l’expérience et la science le prouvent,
existe à deux niveaux. L’un matériel, physique, sensible : le niveau
du corps. L’autre immatériel, psychique, intelligible : celui de la
psyché, du mental, de l’âme. Et l’on imagine sans peine la nature des
deux combats que déclenche l’approche de la mort. Le combat
psychique, mené par l’âme qui, avant d’accepter l’inéluctable, fait tout
son possible pour alléger l’angoisse qui l’étreint. Le combat physique,
conduit par l’organisme qui, dans un corps à corps désespéré, fait
aussi tout son possible afin de parer les attaques de la mort qui le
dévore. Et bien sûr il ne faut pas tenir les buts poursuivis par ces
deux combats pour distincts. Ils sont un et même. Savoir repousser
la mort et prolonger la vie de la personne aussi loin qu’il se pourra.
Ces deux combats se conçoivent donc aisément. Et ils apparaissent
bien comme les seuls qu’un individu tissé de chair et d’âme puisse
mener. Leurs principaux indices – qui sont d’ailleurs le plus souvent
des indices de défaite – sont connus : certains viennent d’être cités.
Par qui, par quelles instances de la personne ces combats sont-ils
menés ? Comment le sont-ils ? Contre qui et pourquoi ? Voilà,
enfin, autant de questions auxquelles les lignes qui précèdent
montrent que nous pouvons répondre sans trop de difficulté.
Mais alors, si les mots ont un sens, quel est ce combat spirituel –
donc différent des deux précédents – dont les grandes traditions
religieuses, et notamment le christianisme, affirment qu’il acquiert
dans les derniers temps une importance et une gravité en tout point
exceptionnelle ? Quel est ce combat spirituel in hora mortis, que certains

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prêtres savent toujours observer2 et dont les soins palliatifs


modernes suivent la trace sous forme d’une souffrance spirituelle, qu’ils
distinguent des souffrances physiques et psychiques, et qu’ils
éprouvent si souvent tant de peine à alléger ? Oui, quel est ce
combat ? Quel est son enjeu ? Par qui, et contre qui, est-il mené ?
Telles sont les questions auxquelles les lignes qui suivent désirent
apporter un début de réponse. Ceci à l’aide notamment des anciens
Artes moriendi qui, sur ce sujet, continuent, comme nous le verrons,
d’apporter des lumières incomparables.
La première chose dont il faut être certain est que la notion de
combat spirituel n’est pas toujours pertinente. Et lorsqu’elle l’est, il
importe de bien apercevoir le « rapport au temps » d’un tel combat.
Au vrai, la question est délicate. On me pardonnera de la présenter
sur un mode simplifié.
Dans une civilisation, telle la civilisation occidentale actuelle,
dont l’épistémè officielle affirme que l’enfant, en l’état où il sort du
ventre maternel, – donc déjà pourvu d’un psychisme et d’un corps
humains en actes (et non seulement virtuels) –, est de ce fait un être
ontologiquement achevé, le concept de combat spirituel n’a pas de
sens. En effet, d’après le paradigme anthropologique dualiste retenu
par notre société, l’homme ne connaît qu’une seule naissance, et il n’a
nul besoin afin de se parfaire, de s’achever, de s’accomplir, de se
réaliser, de passer par une nouvelle et deuxième naissance. La première
suffit, qui le dote déjà des deux composantes ontologiques,
physique et psychique, nécessaires à le définir en totalité et sans
reste, quand bien même il lui resterait à développer encore ses
aptitudes naturelles. Or, la notion de combat spirituel n’acquiert de
sens que là où l’épistémè anthropologique affirme, au contraire, que
l’homme adulte, l’homme achevé, est un être non pas tissé de deux
substances ontologiques, le corps et l’âme, mais de trois : le corps, l’âme
et l’esprit. Et qu’en conséquence, pour accéder à sa plénitude, il doit
consentir à passer par une transformation, par une métamorphose,
en tous points équivalente à une deuxième naissance. L’enjeu du
combat spirituel est précisément cette seconde naissance par laquelle
l’homme s’éveille à sa dimension spirituelle, c’est-à-dire donne vie à
son esprit qui, jusque là, n’était qu’une simple virtualité, une simple
possibilité. Comment concevoir cet « esprit », c’est là ce qui ne peut

2 Cf., par exemple : J. M. GARRIGUES, À l’heure de notre mort. Accueillir la vie éternelle,

Paris, Ed. de l’Emmanuel, 2000.

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guère être développé ici3. On se contentera de noter les trois points


que voici dont la connaissance suffira à l’intelligence du présent
propos. Le premier est que, si le corps est le lieu de l’âme – celle-ci
anime le corps et elle est ici-bas inconcevable sans lui –, l’âme est le
lieu de l’esprit – celui-ci la spiritualise, ainsi que le corps, et il est ici-
bas inconcevable sans eux. À quoi s’ajoute que l’esprit peut se
concevoir en des termes comparables au corps et à l’âme. Le corps,
en effet, ouvre sur le monde sensible et permet d’agir dans ce
monde. L’âme, elle, ouvre sur le monde psychique et permet d’agir
sur lui. L’esprit, lui, ouvre sur le monde spirituel – le monde des
essences et des vérités ultimes, le monde des Idées de Platon, le
« Royaume des cieux » de l’Évangile – et il permet d’agir dans ce
monde. À noter aussi que l’esprit et l’amour (non pas l’amour
sentimental, mais spirituel, celui qui veut, pour soi, ou pour l’autre,
un éveil à l’esprit toujours plus grand) sont inséparables et comme
consubstantiels. Le second point est qu’en acquiesçant à son esprit,
en naissant une nouvelle fois, l’homme réalise le sens de sa vie.
Laquelle ne lui a été donnée que pour cela, c’est-à-dire pour qu’il
devienne l’être qui, de toute éternité, l’attend et en qui seul il
trouvera la plénitude de son éclat, son accomplissement et sa joie.
Ainsi, on le voit, la seconde naissance est en bien des points
comparable aux métamorphoses du monde animal par la magie
desquelles les chenilles se transforment en papillons, les têtards en
salamandres, les larves en imagos. La vie dont bénéficie l’imago
humain, qui est donc l’homme achevé, l’homme parfait, c’est-à-dire
parfaitement fait, contrairement à la vie larvaire, qui est seulement
partielle, relative et temporaire, est une vie totale, absolue, éternelle. Tel est
donc le fruit de la seconde naissance : l’accès à cette vie. Nous
devrions écrire : l’accès à la Vie. Le troisième point, enfin, est que
cette naissance, par laquelle l’homme naturel se transforme en
homme spirituel – l’homme extérieur, en homme intérieur, dit saint Paul –
est un processus qui se heurte à d’immenses résistances. Il
comporte, en effet, la disparition de la larve, la mort de l’homme
extérieur, lequel s’oppose farouchement à cette éventualité, donc à
la venue de l’homme intérieur qu’il tente d’asphyxier par tous les

3 Sur ce sujet cf., par exemple : M. FROMAGET, L’homme tridimensionnel, Paris,

Albin Michel, 1996. Ou encore, du même : Dix essais sur la conception anthropologique
« Corps-Âme-Esprit », Paris, L’Harmattan, 2000

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moyens. Ce en quoi la métamorphose spirituelle humaine se


différencie des métamorphoses naturelles et animales car on ne
sache pas que les larves affectionnent d’étouffer leurs imagos, les
chenilles les papillons. En ces termes, le combat spirituel est donc
celui-ci : celui de l’homme intérieur qui, dès avant même son
actualisation, œuvre de toutes ses forces pour voir le jour et celui de
l’homme extérieur qui s’ingénie à transformer cette naissance en
avortement.
Qu’en est-il du « rapport au temps » de ce combat ? Lui
appartient-il d’être nécessairement concomitant de l’agonie ?
Assurément non. Le combat spirituel n’a pas pour objet, comme les
deux autres – celui du corps et celui de l’âme – de prolonger la vie
naturelle, celle de la personne partielle, biopsychique, et donc
d’éviter sa mort, laquelle doit être conçue comme la première mort.
Non, nous le savons son objectif est la venue et la vie de l’homme
intérieur, de l’homme total, spirituel. Il est par suite d’éviter sa mort,
qui est la seconde mort. Mort bien plus redoutable que la précédente,
parce que totale et définitive comme la Vie qu’elle supprime, alors
que la première n’est que partielle et temporaire, de même aussi que
la vie naturelle qu’elle clôt. D’autre part, si par la force des choses, la
seconde naissance doit bien sûr avoir lieu après la première, rien ne
dit que cette tâche si nécessaire à l’accomplissement de la vie doive,
pour débuter, attendre que la mort montre le bout de son nez. Bien
au contraire, l’expérience montre que dès la fin de l’enfance et
même avant pour les âmes d’élite, l’être humain est tout à fait à
même de connaître un éveil spirituel décisif et, en conséquence, les
affres du combat spirituel qui en est l’inévitable corollaire. Mieux
même : nombre d’arguments psychologiques, qu’il n’est pas possible
de présenter ici4, montrent que l’âge normal de cet éveil est à situer
au début de l’adolescence. Il y a enfin le fait capital que la seconde
naissance, contrairement à la première, n’est pas un processus limité
dans le temps. Certes, comme elle, elle connaît un début dans le
temps. Mais sa fin est hors du temps. Cette naissance, qui conduit à
l’achèvement, n’est paradoxalement jamais achevée. Elle n’est jamais
acquise, mais toujours une tâche. Laquelle constitue, comme nous le
savons, la raison et le but de la vie naturelle ou biologique et doit se

4 Cette question est abordée dans l’étude : « Gymnase, Lycée et Académie » in Dix

essais sur la conception anthropologique « Corps-Âme-Esprit », op. cit.

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poursuivre tout au long de celle-ci. En sorte que le combat spirituel qui


nous intéresse, loin d’être par nature un combat de dernière heure,
un combat propre au temps de l’agonie, s’avère être le combat de toute
une vie. Si ce combat est si souvent évoqué à propos de l’agonie, c’est
simplement parce que l’imminence de la mort – laquelle en cela se
montre bonne mère – a pour effet d’activer les forces favorables à la
venue de l’homme intérieur. Et donc, par contre coup et hélas !
celles qui s’y opposent. Cette activation est particulièrement cruciale
pour les chrétiens, puisque leur religion affirme que l’avènement de
l’esprit ne peut avoir lieu qu’en cette vie même et, qu’en aucun cas,
il ne saurait ni commencer, ni se poursuivre, après la première mort.
Le combat spirituel in hora mortis revêt de ce fait dans le christianisme
un caractère dramatique, qu’il n’a pas dans les traditions religieuses
qui admettent que tout n’est pas joué à l’instant de la mort
biologique et donc que le combat spirituel peut continuer, voire même
commencer, dans l’au-delà. De telles traditions proposent souvent
des « Livres des morts », c’est-à-dire des livres contenant toutes les
instructions utiles au défunt pour qu’il remporte les combats qui
l’attendent dans l’au-delà. Ces ouvrages, contrairement aux Artes
moriendi du christianisme, sont conçus pour être lus, non pas aux
mourants, mais aux morts. Tels sont par exemple le Livre des morts
égyptien et le célèbre Bardo Thödol des tibétains.
Combat sans rapport essentiel avec la mort partielle, avec la
première mort, la mort naturelle. Combat se déroulant pratiquement
tout au long de la vie biologique. Combat intensifié par l’approche
du trépas. Combat dont l’enjeu est presque inimaginable, puisqu’il
ne connaît d’autre issue que la Vie éternelle ou la Mort éternelle, la
vie divine ou la seconde mort, qui est une mort totale, définitive5. Tel
se présente donc le combat spirituel. Mais c’est maintenant vers les
Artes moriendi eux-mêmes qu’il faut que nous nous tournions si nous
voulons connaître les phases, les armes et les pièges de ce combat
alors qu’il se déroule dans les derniers temps de la vie, moment où,
nous l’avons dit, il connaît une intensité exceptionnelle.
Les Artes moriendi, ouvrages conçus et rédigés par des gens
d’Église, sont des opuscules illustrés dont la grande période de
diffusion remonte à la seconde moitié du XVe siècle. Aussi appelés

5 Pour différentes raisons, le christianisme moderne préfère considérer la seconde

mort, non comme un anéantissement mais comme condamnation à l’enfer éternel.

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« Livrets de la Bonne Mort », leur objet essentiel (mais sans doute


pas le seul) est d’aider les chrétiens à bien mourir, c’est-à-dire à
mourir nés à eux-mêmes, éveillés à leur être essentiel, à leur
plénitude « corps, âme, esprit », et en conséquence assurés
d’échapper à la mort éternelle (ou à la damnation). Certes, l’Ars
moriendi médiéval n’ignore pas les aspects physiques, corporels, de
l’agonie, non plus que ses aspects psychologiques ou mentaux. Mais
son propos est ailleurs : il est d’aider efficacement le mourant à
déjouer les forces qui s’opposent à sa libération spirituelle, forces
qui sentant la dernière heure approcher s’activent avec une rare
énergie. Les Artes moriendi sont de véritables « Traités d’arts
martiaux » qui enseignent les secrets du combat spirituel in hora
mortis. À ma connaissance, aucun ouvrage équivalent n’est venu les
remplacer. À quoi s’ajoute que les forces dont ils traitent étant aussi
permanentes et invariantes que celles structurant le cosmos, leur
propos demeure éminemment actuel. Examinons donc le contenu
de ces livres, non sans avoir au préalable dit un mot de leur
présentation.
Dans leur version courte, la plus caractéristique, les Artes
moriendi sont tous conçus de la même manière. Soit un ouvrage
d’une trentaine de pages, dont le cœur est composé de dix textes et
dix gravures qui exposent et illustrent cinq tentations
fondamentales : celles auxquelles tout mourant se trouve
inévitablement confronté et qu’il doit absolument vaincre avant de
mourir s’il veut être sauvé et recevoir en partage la vie éternelle.
Chaque texte est illustré par une gravure qui est placée en regard.
Ces dix gravures sont très stéréotypées : elles ne varient
pratiquement pas d’un Ars moriendi à l’autre. Toutes représentent le
mourant dans son lit, en train d’assister aux combats acharnés que
se livrent les anges et les démons, lesquels, sous ses propres yeux, se
disputent son âme. Chaque gravure contient deux ou trois
banderoles de texte qui paraissent sortir de la bouche des partici-
pants et contiennent quelques mots résumant leur pensée. Ces
gravures ne sont pas là à titre décoratif mais afin de servir de
support de compréhension et de méditation aux illettrés. À chaque
tentation correspondent donc deux textes, chacun assorti de son
illustration. Le premier dévoile les arguments et menaces déployés
par les démons afin de renforcer les certitudes de l’homme extérieur
et de bloquer ainsi la venue de l’homme intérieur. Le second donne
la parole aux anges qui expliquent au mourant comment

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contrecarrer les attaques démoniaques et accélérer ainsi la deuxième


naissance. L’imagerie des anges et des démons paraît certes
aujourd’hui désuète, mais ceci ne doit point gêner, puisqu’ils
incarnent des énergies parfaitement réelles et toujours actives. La
partie centrale de l’ouvrage est précédée d’une introduction illustrée
par une gravure. Cette introduction avertit le moribond de la gravité
de l’enjeu : « la mort de l’âme, qui est la plus horrible, et à éviter, car
l’âme est plus précieuse et noble que le corps » (sic). L’ouvrage se
termine par un épilogue qui expose et commente la victoire
chèrement gagnée. Cette victoire est illustrée par la fameuse
douzième gravure qui représente simultanément la première mort (le
mourant a maintenant les yeux fermés) et la seconde naissance qui
permet d’échapper à la seconde mort. La « naissance au ciel » du défunt
est représentée sous la forme d’un enfant, ou d’un petit homme nu,
qui sort de sa bouche. Celui-ci est accueilli au ciel par les anges. Un
cierge allumé, placé entre les mains jointes du mort, symbolise son
entrée dans la vie éternelle. Le texte précise que la dernière parole,
ou la dernière pensée, du mourant doit être : « Seigneur, entre tes
mains, je remets mon esprit ». Il s’agit là de la reprise des dernières
paroles de Jésus sur la croix (Lc 23,46). On notera qu’il s’agit bien
de l’esprit, non pas de l’âme. Le mot esprit est précisément à entendre
ici, comme très souvent, dans son sens métonymique. C’est-à-
dire dans ce sens qui, en l’occurrence, désigne le tout par sa partie
caractéristique. Soit donc l’homme achevé, l’homme « corps, âme,
esprit », par son « esprit ». C’est lui que représente l’enfant nu – le
puer aeternus – de la gravure.
Quelles sont donc, d’après l’Ars moriendi, les cinq terribles
épreuves, les cinq tentations horrifiques auxquelles le mourant, s’il
ne consent à la seconde mort, doit absolument échapper ? Bien sûr, ces
tentations sont exposées dans les termes de la foi chrétienne. Mais
ainsi que nous l’avons déjà suggéré, et nous y reviendrons, cela ne
limite en rien leur portée : elles sont, dans leur essence, véritable-
ment inhérentes à la nature humaine.
La première tentation est celle « contre la foi » (de fide). Elle est
la tentation du « doute ». Le Christ ayant à plusieurs reprises affirmé
au cours de sa vie terrestre que quiconque « croit en lui a la vie
éternelle », Satan et ses démons n’ont de cesse d’effondrer cette foi
en démontrant au mourant que ce sont là des propos incertains, que
la vérité est autre que ce qu’en dit l’Église, que personne n’est

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revenu de la mort, que tout prouve que le sort des croyants et des
incroyants est identique, etc.
La seconde tentation est celle du « désespoir » (de desesperacione).
Le propos des démons est ici de convaincre le moribond qu’il a
commis durant sa vie terrestre tant de fautes impardonnables, tant
de péchés mortels, qu’il est irrémédiablement condamné à d’atroces
et d’éternelles souffrances.
La troisième épreuve est celle de la « colère», de la révolte (de
impaciencia). Elle est imposée au malheureux agonisant par des
démons qui tentent notamment de le persuader que toutes les
souffrances qu’il endure, et qui peuvent être atroces, sont
totalement injustes et parfaitement inutiles.
Le quatrième assaut est celui de « l’orgueil », de la fierté
injustifiée (de vana gloria). Celui-ci est particulièrement traître qui
guette le mourant qui n’est pas tombé dans les précédents combats
et qui s’en attribue seul le mérite. Le piège est ici celui du
contentement de soi, celui de la prétention. Y tombe celui qui
considère que la vie éternelle lui est un dû, alors qu’elle est toujours
un don.
La dernière tentation est celle de l’avidité, de l’appropriation, de
« l’avarice » (de avaricia). Elle est celle d’un attachement excessif aux
choses et aux plaisirs temporels. Aux créatures aussi : à la famille, au
conjoint, aux amis… Le danger vient ici de passions et de liens
affectifs si puissants que leur rupture ne pourra être obtenue qu’au
prix d’un arrachement infiniment douloureux dont la perspective est
insupportable.
Les Artes moriendi présentent ces tentations dans cet ordre
précis, mais ils ne disent pas explicitement qu’il faille le considérer
comme chronologique, ni non plus qu’il corresponde à une échelle
de gravité ou de dangerosité particulière. Il semble s’agir d’un simple
ordre d’énumération. D’autre part, on le voit, cette liste des cinq
dernières tentations, une fois remarqué que la gourmandise et la
luxure sont des passions d’attachement, s’avère très proche de la
célèbre séquence des « Sept péchés capitaux ». Celle-ci recense les
grands vices, les principales pulsions et inclinations coupables qui
infectent la nature humaine depuis la chute originelle et dont tout
homme venant en ce monde doit, hélas ! assumer le fardeau. Ces
sept péchés (orgueil, colère, avarice, envie, tristesse, gourmandise,
fornication) sont autant d’armes ou d’angles d’attaque dont le Malin
use à tout instant de la vie de l’homme afin d’empêcher ce dernier

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de naître à lui-même, je veux dire : à la vie de l’esprit. Les cinq


tentations, par suite les cinq combats recensés par les Artes moriendi
ne sont donc en rien caractéristiques de l’agonie. Ce que laisse
d’ailleurs parfaitement entendre l’introduction de ces livrets qui
présente le temps de mourir comme un temps d’activation intense
de combats préexistants : « Car les mourants subissent de bien plus
grandes tentations et attaques qu’ils n’en ont jamais eu auparavant,
et particulièrement de cinq façons, comme on le verra » (sic).
Nous retrouvons donc ce constat : le combat spirituel de l’agonie
n’est pas spécifique. Serait-il néanmoins nécessaire ? N’y aurait-il
pas d’agonie sans un tel combat ? Rien ne permet de l’affirmer. Ni
l’Ars moriendi, ni la clinique moderne du mourir. Nous l’avons dit :
celui dont la sensibilité, les convictions et l’expérience de vie sont
foncièrement et définitivement dualistes, celui dont l’homme
intérieur, dès ses premiers frémissements, a été repoussé, maltraité,
avorté, celui-là n’a pas à craindre un combat qui n’aurait pour lui
aucun sens, puisqu’il l’a, en quelque sorte, déjà gagné (ou perdu,
sous l’angle de l’esprit). Et la réalité de l’accompagnement montre
bien que de tels cas existent. Mais, à l’inverse, elle témoigne aussi de
ce que la logique permettait d’attendre. Savoir que de rares
personnes sont sur le chemin de leur éveil spirituel si avancées
qu’elles ne sont plus en rien concernées par les tentations qui
guettent l’homme ordinaire. Et elles non plus ne connaissent pas
d’agonie spirituelle. Les derniers instants de nombreux saints
témoignent de cela. Ainsi donc, deux catégories de mourants n’ont
rien à redouter du combat spirituel in hora mortis : ceux qui l’ont déjà
définitivement perdu et ceux qui l’ont déjà définitivement gagné.
Mais revenons, un instant, aux cinq attaques campées par l’Ars
moriendi médiéval, afin de tirer de ce dernier le meilleur
enseignement qu’il se peut.
Une première lecture pourrait donner à penser que les Artes
moriendi, dont le vocabulaire, les concepts et les significations
appartiennent au christianisme, ne concernent en définitive que les
seuls chrétiens. Car, enfin, sur cinq attaques, trois ne paraissent
devoir nuire qu’à de seuls baptisés. Car le doute en question vise en
priorité la foi en Jésus-Christ. Le désespoir est celui du pécheur qui
croit à l’Enfer. L’orgueil, enfin, est de croire que le Paradis vous est
dû. Si donc la colère et l’attachement représentent certes des épreuves
susceptibles de nuire à quiconque, tel ne serait pas le cas des trois
dangers qui précèdent. Leur formulation donne, en effet, à croire

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qu’ils ne peuvent nuire qu’à de seuls croyants. Il est vrai, à


comprendre les Artes moriendi en restant au ras du texte, qu’il en est
bien ainsi. Mais s’enfermer dans le cadre d’une herméneutique aussi
limitée serait témoigner d’une profonde méconnaissance du
phénomène religieux et des réalités spirituelles. Car ces dernières
ont une existence universelle. Et malgré que les catégories et
symboles religieux soient spécialement conçus pour mieux les
exprimer et agir sur elles, elles savent aussi parfaitement se dire sans
eux. Ce dont témoigne amplement la clinique de l’accompagnement
actuel des mourants, qui voit si fréquemment ces derniers en proie à
un doute, un désespoir et un orgueil que l’on pourrait qualifier de
« laïques ». Un doute, qui ne vise plus la foi en Dieu, mais qui sape
toutes les valeurs sur la base desquelles le mourant a construit sa vie
terrestre. Un désespoir, qui n’est plus d’avoir péché devant Dieu mais,
par exemple, d’avoir agi à l’encontre de la morale humaine, ou
encore d’avoir mené une vie oiseuse et stérile. Un orgueil, enfin, qui
n’est plus de croire mériter la vie éternelle, mais de croire que l’on a
dépassé la peur de la mort, ou bien que l’on saura mourir avec une
parfaite dignité. En sorte que, nous le voyons, nonobstant sa
formulation chrétienne, il convient de conférer à l’enseignement des
Artes moriendi une portée tout à fait générale.
La symbolique des démons et des anges doit être aussi bien
comprise. Certes, nous n’avons nullement besoin – pour admettre la
pertinence des « Livrets de la Bonne Mort » – de croire à l’existence
de ces incorporels. On peut, par exemple, et c’est là la manière de
nombreux psychologues et psychanalystes, voir dans les démons et
les anges de seuls symboles figurant quelque tendance ou pulsion,
quelque force de caractère ou faiblesse de tempérament, quelque
énergétique psychique bonne ou mauvaise. En ces termes, l’Ars
moriendi éclairerait les modalités selon lesquelles cette énergétique
serait activée par l’approche de la mort. Une telle compréhension a
bien des arguments. Elle est bien sûr celle des tenants de
l’anthropologie dualiste qui ne peuvent faire autrement que de
réduire le spirituel au psychique, l’esprit à l’âme. Mais elle est aussi
parfaitement recevable par la conception ternaire. Du moins en ce
qui concerne les démons, en qui elle verra tout à la fois des traits de
l’homme extérieur et psychique et des moyens par lui utilisés pour
empêcher la venue de l’homme intérieur. Quant aux anges, qui
symboliseraient aussi bien des qualités et des vertus de ce dernier,
que des forces mobilisées pour faciliter sa naissance, il faut bien leur

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accorder de désigner des énergies qui n’appartiennent pas ou pas


seulement à la psyché, puisqu’elles œuvrent à l’avènement de l’esprit.
Une telle façon de voir, pour pertinente qu’elle soit n’est
cependant pas fidèle en tous points à la symbolique de l’Ars moriendi.
Car celle-ci est insistante pour montrer que, non seulement les
forces signifiées par les anges, mais aussi les forces démoniaques,
sont en très grande part extérieures à la personne du mourant.
D’après elle, ces forces ne seraient pas seulement des impulsions en
provenance de l’inconscient personnel. Elles viendraient de plus
loin. Raisonner en ces termes confère beaucoup de poids à la notion
« d’inconscient collectif » qui, comme chacun sait, est au cœur de la
psychologie analytique de C.G.Jung. Cette dernière invite plus
précisément à considérer les démons et les anges comme des
« archétypes ». C’est-à-dire comme des figures, des formes innées,
qui sont comme imprimées dans le psychisme de l’espèce, et à
travers lesquelles œuvrent des forces transpersonnelles. Certaines
agiraient systématiquement afin que le sujet devienne celui qui de
toute éternité l’attend et qui est lui-même : ce sont là les forces
angéliques. Et d’autres, qui sont les démoniaques, feraient tout pour
empêcher cet accomplissement. Certains analystes, les plus
prudents, admettent l’existence de ces forces inscrites dans la nature
humaine sans toutefois se prononcer sur l’origine de cette inscrip-
tion. D’autres, sensibles à la conception religieuse traditionnelle (qui
est celle de l’Ars moriendi) inclineront à penser qu’à travers ces forces
s’expriment et agissent des intelligences non-humaines. Quoiqu’il en
soit, la notion d’archétype ne paraît pas exiger que l’on se prononce
à ce sujet. Ce en quoi elle est recevable par tous et ce pour quoi elle
me paraît être, aujourd’hui, la plus excellente pour accorder aux
Artes moriendi toute l’importance qu’ils méritent. Et aussi bien
entendre ce qu’ils disent.
De l’objectif et des moyens, des intentions et des arguments
qui sont ceux des démons, nous avons déjà une idée suffisamment
claire. De la cause défendue par les anges aussi. Mais pas des armes
et de la manière de combattre qu’ils préconisent au mourant. Or,
sur ce sujet, ils lui donnent deux leçons capitales. La première,
implicite, est qu’il ne saurait éviter les combats qui s’offrent à lui. Il
ne s’agit nullement pour lui de les ignorer, de les fuir, mais bien au
contraire de leur faire face, ceci avec courage et détermination. La
seconde porte justement sur l’art de faire face, et cette leçon n’est
pas ordinaire. En résumé elle est celle-ci : en fin de vie, la meilleure

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manière de lutter contre le Mal n’est pas de se retourner contre lui,


pour chercher à le repousser et l’anéantir mais, au contraire, de se
tourner vers le Bien, pour accroître et vivifier ce dernier. En effet,
les anges de l’Ars moriendi ne discutent pas, ne contestent pas point
par point, et pied à pied, les insinuations délétères des démons. Ils
ne cherchent pas à convaincre le mourant de l’inanité, ou du
caractère illusoire, de leurs attaques. Non, face aux suggestions
venimeuses et mortifères des démons, ils se contentent de déployer
sous les yeux du mourant les splendides vertus de l’esprit. Celles-ci
ne sont autres que celles énumérées par Saint Paul écrivant : « Le
fruit de l’esprit est : amour, joie, paix, patience, bonté, générosité,
fidélité, humilité, tempérance » (Ga 5, 22-23). Ou encore : « Mainte-
nant donc, demeurent la foi, l’espérance, l’amour, ces trois-là ; mais
le plus grand des trois c’est l’amour. » (1 Co 13, 13)6.
C’est ainsi que face au démon du doute se dresse l’ange de la
foi, de la fidélité (de fides : foi), face au démon du désespoir se dresse
l’ange de l’espérance, face au démon de la colère se dresse l’ange de
la patience, face au démon de l’avarice se dresse l’ange de la
générosité, face au démon de l’orgueil se dresse celui de l’humilité.
Et les attributs si précieux de ces anges admirables appartiennent
aussi à l’amour. Car, comme l’écrit l’apôtre en fin de son hymne
inoubliable : « L’amour est patient, serviable est l’amour, il n’est pas
envieux, l’amour ne fanfaronne pas, il ne se gonfle pas, il ne fait rien
d’inconvenant, il ne cherche pas son propre intérêt, ne s’irrite pas,
ne tient pas compte du mal; il ne se réjouit pas de l’injustice, mais se
réjouit de la vérité. Il supporte tout, croit tout, espère tout, endure
tout. » (1 Co 13, 4-7)
L’amour et l’esprit sont un, nous l’avons dit. On remarquera
que saint Paul précise ceci qui souvent étonne : « (l’amour) ne tient
pas compte du mal ». Pour ma part, si j’avais à situer le plus
précieux de l’enseignement adressé par l’Ars moriendi au mourant qui
s’apprête au combat spirituel ultime, je le placerais dans le rappel de
cette vérité. De façon à ce que, loin de lutter contre l’homme

6 Deux des meilleures illustrations que l’on puisse trouver du travail des démons et

des anges de l’Ars moriendi sont les deux récits d’agonie de Tolstoï que l’on trouvera
dans La mort d’Ivan Illitch et Maître et serviteur. La qualité et la précision de cette
illustration constituent un fait surprenant. Je lui accorde toute l’importance qu’il
mérite dans Naître et Mourir. Anthropologie spirituelle et accompagnement des mourants,
Paris, F.X. de Guibert, 2007.

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extérieur, loin de ressasser, déplorer, dénigrer les limites, les fautes


et les vices de l’homme qu’il était – et qu’il est encore pour une
part –, loin de tenter de corriger les imperfections de ce dernier, il
travaille au contraire de toutes ses forces, avant qu’il ne soit trop
tard, à déployer et faire siennes les grandes qualités de l’esprit. Et à
ainsi donner vie à l’homme intérieur qu’il sera – et qu’il est déjà
pour une part – et qui, seul, lui permettra de traverser la mort dans
la joie, l’espérance et la paix.

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PRÉSENCE DE MAURICE ZUNDEL


par Guillemette Cadel

Maurice Zundel (1897-1975), prêtre suisse, mena une vie de


prédicateur itinérant – en France et à l’étranger – et demeura
pratiquement inconnu de son vivant.
L’intensité de sa vie spirituelle l’amenait à vivre totalement
présent au trésor qui l’habitait et à ne parler que pour faire partager
ce qu’il avait découvert. Ses auditeurs s’émerveillaient de le voir ainsi
incarner « Celui qui le faisait vivre ». Il fut un prêtre émerveillé par
cette « Présence ». Ce mot revient sans cesse au travers de sa
prédication.
Un des moines de l’abbaye de Timadeuc, en Bretagne, à
l’évocation du Père Zundel venu leur prêcher une retraite, il y a
quarante ans, racontait récemment au Père Paul Debains1 combien
Maurice Zundel l’avait frappé : il arrivait vêtu de sa longue cape
noire, les yeux baissés, concentré, s’asseyait et parlait trente minutes,
sans aucune note, les yeux clos, puis repartait comme il était venu,
les laissant face à eux-mêmes, face à la Présence qu’il venait de
révéler.
La présence ne prend son véritable sens qu’à travers l’altérité,
la rencontre, et l’on va s’attacher ici à voir comment la vie de prière
de Maurice Zundel l’a amené à une compréhension infiniment
humaine des relations parfaites entre le Père, le Fils et l’Esprit d’un
Dieu unique, Amour pur, où chaque Personne est entièrement
donnée et reçoit son être des deux autres.
Cette image trinitaire, pour Zundel, n’est pas au-delà de nous
mais elle nous constitue car nous sommes des êtres de relations et
tout notre art consiste à irriguer nos échanges humains de cette

1 Le Père Paul Debains a réuni et présenté pour la publication de nombreux textes

inédits de Maurice Zundel (Un autre regard sur l’homme ; Un autre regard sur
l’Eucharistie ; Le problème que nous sommes ; Pour toi, qui suis-je ?).

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relation parfaite qui émane des trois personnes de la Trinité :


l’Amour. Nous sommes tous concernés car, tous, nous aspirons à
aimer et à être aimé.

Présence de Dieu et présence à la Présence


Écoutons Maurice Zundel : « Le monothéisme chrétien constitue
quelque chose de très particulier qui peut se caractériser comme l’intériorisation
du monothéisme dans cette révélation essentielle de la Trinité. […] Il est
extrêmement rare que l’on fasse allusion à cette donnée fondamentale qui
distingue l’œuvre du Christ de toutes les autres, c’est que justement Jésus a
inscrit dans notre histoire la Trinité divine.
Il l’a vécue, cela a été son expérience fondamentale, et son témoignage
consiste essentiellement à révéler la Trinité divine. C’est-à-dire à nous montrer en
Dieu, non pas un être solitaire qui ne pourrait que se repaître de lui-même, qui
se glorifierait éternellement, dans sa solitude, de ce qu’il est ; qui serait un
narcisse à l’échelle infinie et qui nous demanderait par surcroît de le glorifier, de
le louer, et de ne cesser de célébrer sa grandeur mais un Dieu Trinité,
communion d’amour. […] Dieu est Dieu précisément parce qu’il donne tout ;
parce que Dieu, justement, ne subit pas son existence mais qu’il la donne ; que
Dieu, en un mot, est libre de lui-même »2.

Le Fils, Jésus, est venu témoigner dans son humanité de ce


détachement, de ce décollement du creuset qui l’avait vu naître,
pour vivre entièrement donné aux hommes dans l’amour qui le
reliait au Père. Dès son plus jeune âge, il se libère de toutes
contraintes matérielles, affectives, en quittant ses parents pour
enseigner au temple, au grand désespoir de Marie, sa mère, qui
s’entend dire : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne le
saviez-vous pas ? C’est chez mon Père que je dois être » (Lc 2, 41-
52).
L’élan est donné. Jésus prouvera par toute sa vie de pauvreté,
mise en image au lavement des pieds puis dans le dépouillement de
la croix, le don qu’il nous fait de lui-même. Ce que Zundel appelle la
désappropriation et qui permet à la Vie qui vient du Père de jaillir,
renouvelant les êtres qui se laissent ainsi traverser.

2 Maurice Zundel, Le problème que nous sommes. La Trinité dans notre vie, Fayard-Le
Sarment, 2005, pp. 37-40.

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Le Père Zundel nous le précise ici : « Alors, pour qui commencera,


la vie naîtra toute neuve, la vie jaillira parce qu’aux racines de l’être il y aura
un nouveau principe qui est l’amour. On ne subit pas ce que l’on aime. On ne
subit pas ce que l’on donne en aimant. Et là, justement, est la seule liberté
possible pour un être aussi cosmique que nous-même, pour un être aussi
dépendant de toutes les énergies physiques à l’œuvre dans l’univers. Il n’y a de
liberté que celle-là : nous saisir tout entier jusqu’à la racine de l’être, nous
rapporter à un Autre et faire de toute notre vie une vivante oblation.
Mais cela n’est possible que parce que nous rencontrons dans Christ,
dans l’Humanité-sacrement du Christ, cette Humanité diaphane de Jésus, nous
y rencontrons la révélation suprême de la Pauvreté de Dieu. C’est parce que
Dieu est totalement donné, que nous apprenons que le sens de la vie, c’est de se
donner. C’est parce que Dieu n’a rien, que nous pouvons consentir à nous
déposséder de tout, et pour commencer, de nous-même. Mais il fallait cette
rencontre avec la Pauvreté divine.
Et, pour que nous puissions La rencontrer, il fallait qu’Elle ‘‘s’inscrivît’’
dans l’Histoire à travers cette Humanité qui n’a rien, qui ne peut dire ni ‘‘je’’,
ni ‘‘moi’’, qui est entraînée dans la vague infinie de la Divine Pauvreté, et dont
l’offrande illimitée embrasse toute l’humanité et tout l’univers […].
Le modèle chrétien vient de l’Antiquité, d’une tradition qui n’a pas
encore fait son choix définitif entre un Dieu-pharaon, un Dieu-autorité, un
Dieu-objet, un Dieu-limite, un Dieu-menace, un Dieu extérieur... et le Dieu
Intérieur, le Dieu silencieux, le Dieu dépouillé, le Dieu désapproprié, le Dieu
qui n’a rien, le Dieu qui nous attend et qui meurt d’amour pour nous, le Dieu
enfin qui est tout amour. Il faudrait clarifier cette situation : De quel Dieu
parlons-nous ? Et, quand nous saurons de quel Dieu nous parlons, nous
saurons aussi de quel homme nous parlons et quel homme nous entendons
construire en nous »3.
Le Père Zundel nous met au pied du mur : acceptons-nous de
nous convertir ? Acceptons-nous de faire de ce substrat dont nous
sommes composés un vase unique, un espace où la Trinité puisse
s’entretenir et dialoguer avec les frères et sœurs en humanité auprès
desquels nous sommes envoyés ?
Devenir Présence, c’est là l’enjeu ! Opérer ce saut qualitatif
qui change notre regard, notre être au monde. Dans la mesure où
nous peinons à repousser les revendications étouffantes qui
montent de nous-même, à nous en distancier, une légèreté joyeuse

3 Maurice Zundel, Ton visage ma lumière, Desclée 1989, p. 221.

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prend place alors, comme une brume du matin qui nous annonce
une journée ensoleillée. Nous sommes prêts pour La rencontre.
Celle-ci a lieu dans le silence :
« L’essentiel est de se recueillir,
L’essentiel est d’écouter,
L’essentiel est de s’émerveiller,
Car, lorsqu’on s’émerveille, lorsqu’on admire, nécessairement, on se quitte
soi-même, on demeure suspendu à la Beauté de Dieu, on se réjouit de sa
Présence, on se perd dans son Amour.
Et c’est pourquoi l’essentiel pour nous, pour chacun de nous, ce n’est pas
tant de suivre telle ou telle démarche déjà connue, mais c’est, bien davantage,
chaque jour, de nous donner la possibilité de nous émerveiller […].
Alors Dieu n’aura jamais pour nous ce Visage déjà vu, qui nous lasse et
nous ennuie […].
Nous voulons écouter,
Nous voulons nous cacher au cœur du silence.
Nous voulons entrer dans cette grande procession de la Beauté. Alors
nous découvrirons en effet un Dieu qui nous sera neuf chaque matin, et nous
pourrons souscrire à ce raccourci audacieux qui bouleverse quelque peu le
langage, mais qui contient une si profonde vérité : " Dieu, Dieu, c’est quand on
s’émerveille !’’
Ne l’oublions pas : Dieu, c’est quand on s’émerveille ! »4

Il est difficile d’effacer les images du passé qui encombrent


notre esprit quant à ce Dieu que nous imaginons loin derrière les
nuages, loin des préoccupations du quotidien qui nous absorbent.
Mais en éclatant, notre cosmogonie nous a permis de découvrir que
Dieu n’était pas dans les étoiles, que celles-ci étaient constituées des
mêmes matériaux que l’espace où nous évoluons.
Ceci nous aide à faire nôtre ce mot du pape Saint Grégoire le
Grand : « le ciel, c’est l’âme du juste ! » Oui, le ciel où réside la trinité
divine est une réalité tout intérieure et notre tâche consiste à
construire cet espace en nous où elle pourra s’installer et Zundel
nous y aide, en nous interrogeant : « Quel est le vrai monde ? Quel est le
vrai Dieu ? Et quel est l’homme véritable ? En tous cas, il est certain que, de
même que le dialogue entre Claudel et Gide dépend à chaque instant des
dispositions de chacun de ces auteurs, notre dialogue avec le monde, avec l’homme
et avec Dieu dépend également de nos dispositions. Et c’est de ces dispositions

4 Ton Visage ma lumière, op. cit., p. 390.

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d’abord qu’il faut nous assurer, avant de porter des jugements définitifs et
péremptoires. [...]
Aucun livre ne pourra jamais nous donner, même l’Évangile, cette
lumière de la rencontre unique. Il faut la faire et la refaire encore, et la
renouveler sans cesse. Autrement, on perd contact, et Dieu n’est plus qu’un
souvenir, une image, une formule, un syllogisme. Il a perdu son Visage, Il n’est
plus un Vivant, Il n’est plus un cœur qui bat dans le nôtre. »5
La lutte est âpre pour garder à notre esprit un espace de
virginité où se poser et réfléchir à l’orientation de notre existence.
Et Zundel, avec ce mot admirable qu’Augustin lance à son Sei-
gneur : « Tu étais là. C’est moi qui n’étais pas avec Toi », nous précise :
« Cette vie, justement, est d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’attendre la
mort, il ne s’agit pas d’espérer une survie, mais aujourd’hui, d’entrer dans la
survie : cette vie au-delà de la vie matérielle, cette vie au-dedans ; car l’au-delà
authentique est au-dedans, et l’éternité est dans ce centre intérieur à nous-mêmes,
où nous nous joignons nous-même en rencontrant au cœur de nous-même le Dieu
Vivant.
Et c’est cela qui fait l’équilibre incroyable, unique, de la grandeur
chrétienne, ou plutôt de la grandeur, révélée par Jésus-Christ, de Dieu. Car c’est,
en effet, une grandeur infinie, une grandeur proprement divine : « Soyez parfaits
comme votre Père Céleste est parfait » (Mt 5.48). Nous avons là une grandeur
à la mesure de l’homme, qui est une grandeur d’humilité ; non pas une humilité
qui soit une humiliation, mais une humilité qui est simplement l’offrande
agenouillée de l’Amour, une humilité dont la source et le centre sont le Cœur
même de Dieu.
C’est Thomas d’Aquin, d’ailleurs, qui parlait si profondément de
l’humilité de Dieu, suivi en cela par de grands mystiques médiévaux. Dieu est
bien la Source, et le centre, et le cœur de l’humilité, justement parce que Dieu n’a
pas d’attirance vers Soi, parce qu’il est tout élan vers l’Autre : du Père vers le
Fils et du Fils vers le Père, dans l’unité du Saint Esprit ; et qu’en Dieu cette
liberté infinie fondée sur le don éternel de soi, se communique à nous pour faire
de nous des créateurs, dans le même rythme, dans le même sens, avec le même
dévouement et la même générosité. »6
L’originalité du Père Zundel est de placer notre Dieu et son
ciel à portée de mains humaines, des mains qu’il nous faut ouvrir
pour ne pas laisser Dieu mourir. Sa formulation des mystères divins

5 Ton Visage ma lumière, op.cit., pp. 228-231.


6 Ton visage ma lumière, op. cit., p. 236.

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nous entraîne, avec une certaine urgence, à prendre conscience


qu’ici, là, se joue un drame dont nous sommes les héros.
C’est un développement du christianisme qui n’a pas toujours
été bien compris par des oreilles habitées d’autres tonalités. Et
pourtant, Jésus ne nous avait-il pas prévenus : « J’aurais encore
beaucoup de choses à vous dire, mais pour l’instant vous n’avez pas
la force de les porter » (Jn 16, 12).
Le pape Paul VI qualifiait Zundel de génie mystique, appelant
ce visionnaire auprès de lui, au Vatican, pour y prêcher une retraite.
« À quel Homme parlons-nous ? De quel Dieu ? » allait répétant le
Père Zundel. Écoutons-le, à Lausanne en 1963, nous prendre à
contre-pied, en nous parlant, dans un sermon, de la religion de
l’homme :
« Il n’y a, disait Nietzsche, jamais eu qu’un seul Chrétien, et Il est
mort sur la Croix.
Ce jugement sévère, porté par un fils de pasteur – puisque Nietzsche était
fils de pasteur – ce jugement sévère nous rend attentifs au déchet énorme, en effet,
que l’Histoire enregistre sur la trace des civilisations chrétiennes. [...]
Pourquoi être chrétien, en effet, plutôt que bouddhiste, ou brahmaniste,
ou shintoïste? Pourquoi être disciple de Jésus-Christ, plutôt que disciple de
Platon?
On a écrit des tonnes de discours, on a fait des études monumentales pour
prouver la vérité du Christianisme, et le monde n’en a pas été beaucoup
transformé parce que, justement, on a oublié l’essentiel. On a perdu de vue ce
qu’il y a de plus mordant dans l’Évangile, ce qui s’insère en pleine vie, ce qui
nous touche au fond du cœur, ce qui atteint les assises mêmes de notre sensibilité.
On a oublié, ou on n’a pas reconnu, ou on n’a jamais compris que le
Christianisme était à un degré unique la Religion de l’Homme. [...]
Il est clair que, si le Christianisme est la religion de l’homme, s’il y a en
Jésus une telle passion pour l’humanité, si Dieu est à genoux devant l’homme, il
y a une possibilité de nous entendre avec ceux qui glorifient l’homme comme un
Dieu. C’est cela, au fond, qui est le ferment de ce qu’on appelle « le monde
moderne » : le monde moderne a la nostalgie de la divinité de l’homme, et il a
bien raison ; et le Christ est, au fond, l’origine de cette nostalgie : c’est Lui qui a
donné à l’homme toute cette ampleur et toute cette beauté, c’est Lui qui a placé
l’homme si haut, c’est Lui qui a mis notre liberté au prix de la Croix, c’est Lui
qui nous a révélé Dieu à genoux devant l’homme »7.

7 Ton visage ma lumière, op. cit., pp.150-153.

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« Dieu à genoux devant l’homme », le thème du « Lavement


des pieds » est récurrent chez Maurice Zundel parce que fondateur
de sa spiritualité. La vie de Dieu à laquelle nous sommes appelés est
une communion d’amour à partager avec tous nos frères en
humanité : « Dans le Christ, tout l’univers visible a été fiancé à Dieu » nous
dit Zundel et il ajoute : « C’est bien cela en effet, le mystère adorable de la
Création : Dieu fait de nous ses dieux. Il a voulu nous atteindre par notre
liberté. Il a voulu nous saisir dans cette relation nuptiale avec lui qui fait de la
vie authentique un mariage d’amour avec Dieu »8.
Nous pouvons tous respirer cet air léger de notre libération et
le Christ lui-même nous y conduit, il met même à notre disposition
le ferment de notre libération sous les espèces du pain et du vin
dans le mystère eucharistique.

Présence Eucharistique
« Songez que toutes les cathédrales du monde, toutes les basiliques, toutes
les églises n’ont jailli du sol que pour enclore cette miette de pain, cette goutte de
vin où le Seigneur dans son vêtement de suprême humilité se communique à
nous, demeure en nous pour nous transformer en lui. Même ce Mystère adorable
qui fait vivre les murs des cathédrales, qui fait que la lumière de la petite lampe
adore à notre place, qui fait que toute la pierre devient vivante et que du sommet
jaillit un hymne infini à l’Amour créateur, ce Mystère a son départ, bien sûr,
dans la Trinité Divine.
De la Trinité à l’Eucharistie, et de l’Eucharistie à la Trinité, il y a une
relation essentielle, parce que, justement, comme la Trinité est l’Amour, où il n’y
a que l’Amour, l’Eucharistie est la manifestation et comme l’enracinement de cet
Amour au cœur de notre vie.
Et nous voulons joindre ensemble l’Eucharistie et la Trinité, et nous
voulons nous émerveiller, et nous voulons regarder le visage de l’éternelle beauté,
et nous voulons nous réjouir de ce que Dieu se soit révélé comme unique et non
pas solitaire, unique et non pas solitaire précisément parce qu’Il n’a prise sur
son être qu’en le communiquant.
Et c’est là que le mystère de notre vie se noue à son tour, car nous aussi
nous n’avons prise sur notre être qu’en le communiquant. Dès que nous voulons
nous enfermer en nous-même, nous sommes prisonniers de nos préfabrications, de
nos ténèbres et de nos convoitises. C’est en desserrant les mains, c’est en les

8 Un autre regard sur l’Eucharistie, Fayard - Le Sarment, 2005, p. 53.

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ouvrant pour donner, c’est en regardant vers l’autre, et d’abord vers l’Autre
Divin que nous entrerons dans les chemins de la véritable liberté.
Le Dieu-Trinité se communique dans le Dieu-Eucharistie : oui, c’est cela
! Il est, par le silence, le modèle et la source de notre liberté »9.
Grâce aux religieuses de l’œuvre de saint Augustin à Saint
Maurice, nous allons entrer plus avant dans la perception,
particulière, de l’Eucharistie par Maurice Zundel. En 1953, celui-ci
leur prêcha une retraite, tellement novatrice dans sa formulation que
la responsable, à l’époque, n’osa pas transmettre au Père de
Boissière le texte de celle-ci. Ce n’est qu’à sa mort que la
responsable suivante accepta de le lui transmettre10.
« Si vous le voulez, pour prendre une comparaison très imparfaite et qu’il
faudra oublier aussitôt, Notre-Seigneur est toujours présent par sa divinité et
son humanité, comme sont présentes dans cette chapelle, sans qu’on les entende,
les ondes radiophoniques, toute la musique du monde émise par la radio : la
consécration, c’est l’ouverture de la radio, qui permet de capter cette présence déjà
donnée, mais sur laquelle nous n’avions pas prise.
Je ne sais si je me fais bien comprendre. L’Eucharistie, ce n’est pas une
espèce de rite magique qui précipite Jésus sur la terre ! Au moment de la
consécration jaillit le De profundis de l’Église qui s’offre à Lui, qui fait
craquer toutes les limites, qui accepte de porter avec le Christ toute l’humanité et
tout l’univers, en s’identifiant avec Lui, en disant : ‘‘Ceci est mon corps, ceci est
mon sang’’.
Le Christ est vraiment au milieu de nous tandis que nous sommes à sa
table et que nous communions à Lui en communiant les uns aux autres. Il est
absolument nécessaire d’envisager cette chaîne d’amour qui se constitue autour de
Jésus, c’est toute l’humanité qui devient présente au Christ qui, Lui, est
éternellement présent, et qui nous demande, pour l’atteindre, de ne pas le saisir
avec nos mains, mais de le saisir par la communauté, dans la communauté, au
nom de la communauté, avec un cœur universel qui fait qu’en nous donnant à
Lui, nous nous donnons, en Lui, au monde entier.
La consécration, l’Eucharistie, c’est vraiment, au sens où le disait Ignace
d’Antioche, l’Amour. C’est, dans le langage de saint Jean de la Croix, la vive

9 Maurice Zundel, Ta Parole comme une source, Anne Sigier, 1987, p. 345.
10 Maurice Zundel, Avec Dieu dans le quotidien. Retraite à des religieuses, Éditions Saint-
Augustin, Saint-Maurice (Suisse), 1997, pp. 114-117. Le père Bernard de Boissière,
jésuite, fut l’ami de Zundel qu’il connut dès 1936. Il est l’auteur, avec France-Marie
Chauvelot, de sa plus récente et plus complète biographie (Presses de la
Renaissance, 2009).

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flamme d’amour où se rencontrent le Cœur de Jésus-Christ et le cœur de l’Église.


Ceci est absolument capital, parce que l’Eucharistie n’est jamais quelque chose
de privé.
Il s’ensuit d’ailleurs, comme saint Thomas l’a précisément dit, que, dans
l’Eucharistie, il n’y a pas de présence locale, autrement dit, que dans
l’Eucharistie il n’est pas possible de saisir Jésus avec ses mains. Ce que nous
saisissons, ce sont les apparences, ce que nous mettons dans notre bouche, ce sont
les espèces du pain et du vin.
Combien d’âmes communient chaque jour et cela ne conduit à rien ! toute
leur journée se passe en papotages, en petites histoires, etc. On a communié tous
les jours, cela ne veut rien dire. Communier, c’est entrer dans la catholicité, c’est
capital, il s’agit de savoir si nous sommes des idolâtres ou si nous sommes dans
la religion de l’esprit ! c’est de l’idolâtrie de mettre le Christ dans sa poche. C’est
vrai, si nous répondons aux avances du Christ, avec un cœur à sa dimension.
Il y a dans l’Eucharistie une formidable exigence, et quand nous entrons
dans une église et que nous voyons la petite lampe du sanctuaire qui indique Sa
présence, nous pouvons dire : oui, c’est vrai dans la mesure où je suis moi-même
une présence réelle à toute l’Église, à tout l’univers.
Il faut que le Bon Dieu soit dans notre cœur, qu’il vive en nous, que nous
soyons nous-mêmes des tabernacles. À quoi cela sert-il que Jésus soit dans des
tabernacles de bois si nous n’en vivons pas ? Les vrais tabernacles, c’est nous-
mêmes.
L’exposition du Saint Sacrement n’a de sens que si elle est le
renouvellement de notre donation de nous-même qui nous permet de devenir
universels.
Catholique veut dire : je suis donné à chacun, je suis le débiteur de tous,
celui dont chacun peut demander la vie, parce que je suis l’Église. Mon cœur n’a
pas de frontières, voilà ce que c’est que d’être catholique : mon cœur n’a pas de
frontières, et chacun est chez lui dans mon cœur ».
La tradition de l’Église est effectivement bousculée, au travers
des paroles de Maurice Zundel, au profit d’un impératif absolu qui
s’impose à nous, chrétiens : elles nous parlent au cœur, défini
comme un centre d’ubiquité où nous sommes en prise avec le Cœur
de Dieu et le cœur de nos frères humains et nous pouvons alors
dire, à la manière de Maurice Zundel :
Parle enfin mon Cœur (Cœur de mon cœur : Christ), je suis là.
Je t’aime pour ce que tu fais pour moi et que je ne vois pas. Tu es là,
c’est moi qui suis absent. Cette exigence est fondamentale, Tu ne
peux agir en moi que si je suis là et alors peuvent advenir des

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merveilles palpables à ceux qui me voient vivre. Il nous faut


simplement nous mettre en route à Ta suite et voir ce qu’il va
advenir de nos frères rencontrés, au hasard des sorties. Ils vont
sentir tout de suite qu’il se passe quelque chose, que j’écoute, que je
vois, que j’entends des choses que les autres n’entendent pas, que je
suis attentif – et ô combien délicat – lorsque j’approche Celui qui
me fait vivre à travers ceux que je croise ; et c’est cela l’exigence
absolue, témoigner de ma foi au quotidien, c’est voir et entendre le
Christ au travers de chaque rencontre.
En 1968, à Lausanne, retentissait cette ode au Seigneur que
nous n’avons pas entendue tant nous étions occupés, ici, par les
soubresauts de l’histoire qui défiguraient nos rues.
« Quand un être désespéré vient vous trouver, dont vous êtes le seul espoir,
la seule protection contre le suicide imminent, vous prenez conscience dans le
désespoir d’autrui de votre identification, ou plutôt de votre identité avec lui, vous
sentez alors que si vous manquez à la vie, si vous ne vous engagez pas à fond,
vous perdez vous-même cette valeur, cette lumière, cet espoir qu’il vient chercher
chez vous, et vous faites cette expérience si émouvante d’un espace entièrement
nouveau où toutes les distances physiques sont abolies, où le temps ne compte
plus, où vous et votre frère en quête de votre secours et de votre amitié, où vous et
lui ne faites vraiment qu’un, en un point hors du temps, hors de l’espace qui est
déjà la révélation et la réalisation de l’éternel.
‘‘Je est un autre’’ a dit Rimbaud. C’est dans de tels moments, en effet,
qu’on prend conscience de l’impossibilité d’exister authentiquement sans assumer
l’autre, sans le vivre comme soi-même dans une même présence où, ensemble, on
respire une même vie universelle, où tous les siècles se concentrent, où toute
l’Histoire prend sa signification, où l’Humanité se réalise pour un instant, et se
réaliserait parfaitement si tous les Hommes pouvaient se rassembler, se
reconnaître, se joindre en ce point unique qui est la Présence infinie. Cela veut
dire l’origine, le commencement et le centre d’une création nouvelle qui est tout
entière contenue en un seul point éternel, là où se respire l’Amour infini qui est
le Dieu Vivant »11.
Il n’est pas interdit, depuis cet espace infini et merveilleux où
nous voudrions toujours baigner, de sanctifier notre propre histoire
et plus encore celle de nos frères qui nous ont précédés sur le

11 Texte paru sur le site internet du Père Paul Debains : www.mauricezundel.net

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chemin de l’évolution et d’avoir même le pouvoir, en Lui, d’effacer


leurs fautes. Écoutons Zundel nous l’expliquer :
« Et, à la messe, l’humanité, enfin ouverte à l’intelligence des choses de
Dieu, attache à la Croix le décret de condamnation12 que nous avons porté
contre Jésus, pour l’annuler, pour suspendre ce décret de condamnation :
l’humanité veut tarir les sources de cette mort, pour que le Christ n’ait plus à
mourir et qu’il soit enfin accueilli quand il vient chez les siens, pour que sa
lumière luise dans nos ténèbres, pour que le monde le connaisse, lui qui a été fait
par Lui. Alors ce n’est plus un Dieu mort, c’est un Dieu ressuscité.
C’est ainsi que la messe devient la rédemption de Dieu de même que la
Croix était la rédemption de l’homme, la messe est la rédemption du Christ
[…].
Mais quoi ? nous avons vu dans la messe je ne sais quelle obligation rituelle,
tout au plus un acheminement vers une communion solitaire où nous confierons à
Dieu nos petites affaires et puiserons ce petit courage dont nous avons besoin pour
nos modestes ambitions. On n’a pas vu dans la messe cette chose immense, cosmique,
visible, infinie, où il s’agit du destin même de Dieu […].
Et c’est là que le débat avec nous-même doit reprendre : « Dieu est mort,
qu’allons-nous en faire ? »
Qu’allons-nous en faire ? Notre vie chrétienne va-t-elle maintenant prendre
toute sa dimension ? Ferons-nous que Dieu soit toujours un Dieu vaincu ? Ou
bien voudrons-nous, aujourd’hui, qu’il soit un Dieu vivant, un Dieu ressuscité,
un Dieu triomphant ? Là est la question.
La messe est le mémorial de la Croix : c’est la Croix au milieu de nous,
c’est l’Amour crucifié remis entre nos mains, c’est le Vendredi saint. Et il dépend de
nous que nous en fassions aujourd’hui l’aube de la résurrection.
En resterons-nous au Vendredi saint ? Ou bien allons-nous donner
aujourd’hui à Jésus ce triomphe qu’il attend de notre amour, pour qu’il nous
apparaisse au plus intime de nous-même dans la jubilation et la lumière du jour de
Pâques ? »13
Si notre Seigneur récapitule toute l’histoire humaine, nous
avons, bien entendu, à écrire celle de notre vie à son aulne, pour
qu’elle prenne sens et pour qu’en chacune d’elle son incarnation
progresse : « Le mystère du Christ n’est pas achevé, il manque quelque chose,
c’est saint Paul qui nous le dit, il manque quelque chose au mystère du Christ
pour que le Christ soit vraiment la tête de toute l’humanité. Il ne suffit pas qu’il

12 Cf. Colossiens 1, 14.


13 Un autre regard sur l’Eucharistie, op. cit., pp. 89-90.

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ait donné tout son amour, ni qu’il soit une présence totale intérieure à chacun de
nous, il faut encore que chacun de nous ferme l’anneau d’or des fiançailles
éternelles et apporte ce « oui » de tout son être et de toute sa vie qui fera de cette
présence du Christ une présence visible, tangible, expérimentale, accessible à
chacun »14.

Être pour les autres une présence réelle


Zundel, à la suite du Père, nous demande de purifier notre
terre, en nous dépouillant de tout ce qui nous entrave pour laisser
passer la Lumière du Christ à foison vers nos frères. Pour cela, il est
important aussi de renouveler notre langage quant aux mystères du
Christ, c’est ainsi que « nous ne dirons pas que l’hostie c’est Jésus, en
télescopant le sacrement, mais nous dirons que l’hostie, c’est le sacrement de la
Présence réelle de Notre Seigneur, ce qui n’est pas tout à fait la même chose,
parce que toutes les opérations physiques, l’ingestion, la digestion, le partage, la
fraction du pain, le transport, tout cela se rapporte aux espèces sacramentelles et
nullement à la personne du Seigneur, et le dogme lui-même veut éviter tout
matérialisme pour prévenir toute matérialisation de l’Eucharistie. »15
En 1966, à Paris, neuf ans avant sa mort, le Père Zundel nous
livre la clef d’une vie d’études, de privations et de prière dans un
texte magistral qui requiert de nous une totale adhésion au mystère
dont il soulève le voile, pour le comprendre :
« Ainsi l’expérience de la communion universelle nous amène à vivre la
Présence réelle de Jésus-Christ : nous y rencontrons de nouveau ce point central,
ce point unique où nous coïncidons les uns avec les autres. Dès que l’on atteint
dans le recueillement le plus profond son être authentique, on devient intérieur
aux autres, on les rejoint sans violer leur clôture ni profaner leur secret, on
rejoint les autres à l’origine même de leur être, on coïncide avec eux sans leur
imposer aucune contrainte, on leur parle du dedans même si on ne parle pas. On
communie avec eux par le fond du fond, là où eux-mêmes ont leur source et leur
origine éternelle.
Il y a donc un centre de rassemblement ubiquitaire universel qui
est au-delà de l’espace et du temps. Il y a des êtres que nous rencontrons à la
table du Seigneur et qui peuvent être distants de nous de milliers de kilomètres,
ils n’en sont pas moins présents. Et nous pouvons épouser leur souffrance,

14 Un autre regard sur l’Eucharistie, op. cit., p.107.


15 Un autre regard sur l’Eucharistie, op. cit., p.124.

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étreindre leur solitude, assumer leur détresse ou leur culpabilité, nous pouvons
leur être une présence réelle à leur insu.
En tout cas, ils sont pour nous une présence aussi efficace et actuelle que
celle de ceux qui sont avec nous dans la même église. Et ceux qui ont passé le
voile et que nous appelons les défunts, et qui vivent dans ce même cœur de Dieu
qui bat dans le nôtre, sont au plus intime de nous-même une présence réelle, ils
ne sont pas moins présents que ceux que nous appelons les vivants et qui sont
souvent des morts tant qu’ils refusent la réalité de la vie : il y a un Centre
ubiquitaire où tous les hommes ne font qu’un, ne sont qu’un, où le temps ne
compte plus, ni l’espace, où il n’y a plus aucune distance sinon celle du respect et
de l’amour. Et c’est par là que nous approchons du secret de la Présence réelle
eucharistique.
La Présence du Christ en l’Eucharistie est une présence ubiquitaire, une
présence universelle, une présence qui ne tient ni à l’espace ni au temps bien que
le pain eucharistique en soit réellement le sacrement et, à sa manière, le véhicule :
le Seigneur est là, mais il n’est pas là dans un lieu, pas dans un « là » locatif
limité : il est là en ce point central où nous-même nous échappons au temps et au
lieu en coïncidant les uns avec les autres dans la Présence unique. »16
De ce point d’ubiquité où nous avons à nous tenir et d’où
nous sommes en prise sur l’universel, il faut veiller, dit Zundel, à ne
pas nous perdre, à ne pas nous diluer en perdant notre identité.
Tout au contraire, il nous faut rester recueillis, présents à Dieu,
présents au monde, vivante interface de la Lumière dans
l’enfantement d’un monde nouveau.
Écoutons-le : « Finalement qu’a fait sainte Thérèse de l’Enfant
Jésus ? Rien ! Rien, sinon les choses les plus banales et les plus insignifiantes,
mais elle a été une présence réelle, une présence totale, une présence si
radicalement donnée à Jésus Christ qu’elle est devenue une présence au monde
entier. »17

Témoins de la Présence
À ce niveau de conscience nous pouvons entendre, dans
l’éblouissement, en quoi, pour Maurice Zundel, consiste notre
mission.

16 Un autre regard sur l’Eucharistie, op. cit., pp.130-131.


17 Un autre regard sur l’Eucharistie, op. cit., p.179.

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« Toute âme est appelée à être devant Dieu comme un soleil qui illumine le
monde. Elle l’illumine quand elle révèle silencieusement, comme la Vierge au jour de
la Pentecôte, le Visage que chacun peut trouver imprimé dans son cœur. Pourvu
qu’un visage humain, un visage de bonté, notre visage, devienne le sacrement souriant
de l’éternel Amour »18.
Notre présence au monde ne passe pas par les moyens qui
nous sont propres, un volontarisme, mais bien par ce que nous
aurons laissé nous traverser et qui naît dans le silence. Ce silence,
chez Maurice Zundel, n’est pas vacuité parce qu’il est Quelqu’un :
« Il nous faut tourner les yeux vers le Seigneur, le regarder et demeurer
suspendus dans ce regard pour que notre religion soit aujourd’hui quelque chose de
jaillissant, de créateur et d’essentiellement nouveau. Il nous faut retrouver, chacun
personnellement, le visage de Dieu.
Et pour cela il nous faut regarder, écouter, et créer cette dimension du
silence sans laquelle il est impossible de rien connaître et de rien découvrir.
On est frappé dans les monastères fervents, de cette densité et de cette qualité
du silence. On a l’impression, là, que le silence est Quelqu’un, que le silence
est vécu et que la liturgie jaillit comme le chant du silence.
Le silence n’est pas une consigne ou une discipline qu’on s’impose, le silence
est Quelqu’un que l’on regarde, en qui l’on vit, Quelqu’un que l’on respire et dont
la présence suscite continuellement l’émerveillement et le respect. »19
Nous commençons à comprendre pourquoi le Père Zundel
était l’homme aux yeux baissés qui vous approchait dans le silence,
un silence plein…
Tous ceux qui l’ont rencontré ont vu leur vie prendre une
autre orientation et grandir en intensité par sa seule présence. Ses
paroles étaient accordées à son cœur, tout son être, corps, âme et
esprit, rassemblé en une prière perpétuelle. Cette ferveur
incandescente éveillait les cœurs et rendait inoubliable les
circonstances, l’événement constitué par ces instants vécus près de
lui. Quarante ans après, les témoins qui l’ont connu restent
émerveillés et nous pressent d’aller plus avant dans la connaissance
de son œuvre afin de voir, nous aussi, nos existences prendre
couleur et sens.

18 Un autre regard sur l’Eucharistie, op. cit., p.123.


19 Un autre regard sur l’Eucharistie, op. cit., p. 204.

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CROISÉE
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LE CŒUR NOMMÉ DE GLOIRE


par Jean-Marie Mathieu

« Reviens, colombe !
Le cerf blessé
Paraît sur la colline. »
Jean de la Croix, Le Cantique spirituel

« Sire, bien soiez venuz, que molt vos avons désiré à veoir ! »
Les gens du roi Arthur saluèrent ainsi Galaad à son approche,
comme le rapportent les Romans de la Table ronde, car tous savaient
que ce jeune chevalier allait mettre fin aux temps aventureux du
royaume de Logres en ayant le pouvoir de s’asseoir sur le siège
périlleux et de contempler « apertement les merveilles du sainct
Greal ». Trouvé alors seul terrien digne d’un tel exploit, Galaad
devait avoir, comme l’homme célébré par le psalmiste, les mains
innocentes et pur le cœur1 ; non qu’il fût sans péché ni défaut – si
nous disons: « Nous n’avons pas péché », nous faisons de Dieu un
menteur – mais droit d’intention, franc de parler et surtout humble.
Dans cette quête du précieux Graal, il supplanta son propre
père, d’abord appelé Galaad mais vite surnommé l’ancelot, c’est-à-
dire le petit serviteur. Ce Lancelot, fils unique du roi Ban de Bénoïc
et de la reine Hélène, elle-même noble descendante de la lignée du
roi David comme l’assure la légende, fut élevé en cachette par la
mystérieuse Dame du Lac et fut nommé dès lors Lancelot du Lac. Il
se révéla un fougueux combattant, large d’épaules, cheveux blonds
comme blé d’été et yeux éclats d’émeraude, mais au blason dédoré,
entaché à jamais par ses amours adultères avec la reine Guenièvre.
Le roi Arthur, navré d’infortune, aurait pu murmurer du haut de sa
plus haute tour, embrassant du regard la vaste forêt gaste éparse

1 Ps 24, 3-4: « Qui montera sur la montagne de Y H W H…? »

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tout à l’entour : « Ô saisons, ô châteaux ! Quelle âme est sans


défaut ? »
Nos ancêtres du Moyen Âge désiraient, aimaient beaucoup
entendre merveilles ; il leur en fut contées par troubadours et
trouvères friands de rêves, de poésie. Et c’est ainsi que maintes
histoires d’enchanteurs et de nains, de chevaliers courtois et de
gentes dames, de fées et d’ermites, cette ronde de récits où le
merveilleux le dispute au tragique, fascinèrent l’Europe entière qui y
découvrit l’expression la plus juste et la plus belle de son âme
secrète2. Et l’on se tromperait vraiment en pensant que les auteurs
médiévaux, un Chrestien de Troyes, un Robert Wace, un Robert de
Boron, inventèrent de toutes pièces pareils romans ; mais s’ils les
« inventèrent » – et « merci » leur en soit dit – ce fut donc qu’ils
trouvèrent de quoi faire leur miel dans le millénaire fonds culturel
celte, ce dernier transmettant probablement d’antiques légendes
surgies, mais dans quel état ?, des temps immémoriaux.
L’Église a été bien inspirée qui n’a pas fait table rase des
différentes civilisations, sagesses et traditions religieuses rencontrées
au cours de sa mission évangélisatrice. Elle a gardé ce qu’après un
tri sévère elle a cru bon d’intégrer à son architecture, à son art, à sa
philosophie, à sa légende dorée. Qui dira ce dolmen antédiluvien (?)
abrité sous l’aile bienveillante d’un des plus anciens lieux de culte
marial d’Occident ; ce puits carré carnute caché sous la cathédrale
emblématique ; cette vierge païenne « baptisée » sur le giron de
l’Alma Mater et devant enfanter pour qui ? pour quoi ? ; toutes ces
croix disséminées dans quasi tous les peuples qui se voient sous les
cieux, en Afrique noire, en Asie jaune, en Europe blanche, aux
Amériques rouges ? Expliquer que ces deux traits croisés à angle
droit ne sont que le banal symbole géographique des quatre points
cardinaux serait se montrer encore plus naïf que Perceval le Gallois
surnommé justement le Nice !
Le grand saint Augustin d’Hippone, en ses vieux jours, en vint
à se convaincre que ce que l’on « appelle maintenant ‘‘Religion
chrétienne’’ existait chez les Anciens »3. Le péché originel de nos

2 Les Romans de la Table ronde, Préface de Joseph Bédier, Paris, le Club du Livre,
1952 : on y appréciera l’élégance du style de Jacques Boulenger qui a vraiment
réussi à « renouveler » ce chef-d’œuvre médiéval. Gallimard vient d’éditer en trois
volumes le Livre du Graal dans « la Bibliothèque de la Pléiade ».
3 Retractationes, I, 13, 3.

80
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premiers parents et les perversions de leurs descendants, pensées


malhonnêtes, meurtres, anthropophagie, adultères, idolâtrie, poly-
théisme, débauches, vols, faux témoignages, diffamations, bref tous
les mauvais desseins qui se peuvent sortir d’un cœur de pierre, ont
certainement assombri la Révélation primitive, mais celle-ci n’en fait
pas moins partie de l’étonnant Plan divin. À Adam et Ève, ayant
mangé de l’Arbre défendu, Dieu, en effet, avait promis un
Rédempteur, fait espérer un Salut. Cette première annonce du
Messie sauveur consignée dans le Livre de la Genèse 3,15, celle d’un
combat entre le serpent et la Femme, celle de la victoire finale d’un
descendant de celle-ci, a été qualifiée de « Protévangile » par les
Pères de l’Église. Avec Noé, Dieu conclut ensuite une Alliance
couleur arc-en-ciel qui restera toujours en vigueur parmi tous les
peuples du globe aussi longtemps que l’Évangile de Jésus-Christ ne
leur sera pas annoncé. Le prophète Ézéchiel, qui appartenait, lui, au
peuple israélite vivant selon la Loi transmise par Moïse de lignée
abrahamique, présente d’ailleurs Noé, Danéèl et Job comme des
justes au sein de nations païennes4.
Mais, puisque vient d’apparaître le nom de Job, sait-on assez
que ce vieillard recru d’épreuves, que la Tradition juive situe à
l’époque du Patriarche Abraham, est celui qui s’écria : « Qui fera
donc que Dieu m’écoute ? Voici ma signature ! Que le Tout-
Puissant me réponde ! Le libelle qu’aura écrit mon adversaire, je
veux le porter sur mon épaule, le ceindre comme une couronne sur
mon front ! »5 Lisant trop vite, on n’aura pas pris garde que le mot
français « signature » veut traduire l’hébreu thav, ‫תו‬, Th W, qui
désigne l’ultime lettre de l’alephbeth hébreu ‫ת‬, en fait elle-même
originée dans une « marque » en forme de croix : +, dernier tracé
des vingt-deux signes lettriques utilisés et mis au point jadis par les
Phéniciens. La signature de Job ressemble à une « marque » en
forme de croix, c’est son dernier mot en quelque sorte.
Voici qu’Ézéchiel réapparaît, en témoin fidèle ayant entendu
ce que le Dieu d’Israël ordonna et dit à un ange du ciel : « Parcours
la ville, parcours Jérusalem et trace un thav, une marque en forme de
croix au front des hommes qui gémissent et qui pleurent sur toutes

4 Éz 14, 14. Ce Danéèl D N hA L n’est pas le prophète Daniel D N Y hA L, mais


le héros d’un poème phénicien antique découvert à Ugarit (Ras-Shamra).
5 Jb 31, 35-36.

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les pratiques abominables qui se commettent au milieu d’elle. »6


Échapperont à la mort uniquement ceux qui portent la marque
croisée sur leur front ; tous les autres seront exterminés par les
anges de Dieu !
Le dernier Livre du Nouveau Testament, à son tour, fera
allusion par deux fois à cette marque en forme de croix, comme
pour nous signifier que c’est bien là l’ultime « signature », l’ultime
« mot » célestiel à ne surtout pas ignorer. En effet, saint Jean vit un
« Ange monter de l’Orient, portant le sceau du Dieu vivant » ; il
l’entendit crier « d’une voix puissante aux quatre anges auxquels il
fut donné de malmener la terre et la mer : ‘‘Attendez, pour
malmener la terre et la mer et les arbres, que nous ayons marqué au
front les serviteurs de notre Dieu’’ ». Puis, saint Jean aperçut des
sauterelles qui reçurent un pouvoir pareil à celui des scorpions de la
terre. « On leur recommanda d’épargner les prairies, toute verdure
et tout arbre, et de s’en prendre seulement aux hommes qui ne
porteraient pas sur le front la marque de Dieu. »7
Faut-il s’étonner qu’un païen de droite vie : Job, qu’un israélite
prophète de Y H W H : Ézéchiel, et que le disciple que Jésus aimait
se retrouvent tous les trois autour de cette marque, peut-être déjà
suggérée par le mystérieux « signe », en hébreu 'ôth, ‫אות‬, hA W Th,
mis par la Miséricorde divine sur Caïn, « afin que le premier venu ne
le frappât point », lui, le meurtrier de son frère cadet ?8 Ce « signe »
d’origine miraculeuse fut-il tracé par un ange sur le front de Caïn,
voire placé sur sa tête ? L’auteur sacré ne le précise pas, à dessein.
Quand saint Jean écrit dans son évangile qu’avant de mourir
sur la croix Jésus, son divin Maître, dit : « Tout est accompli », il
donne à entendre que ce sont les Écritures qui sont pleinement
accomplies. L’arbre du Calvaire apparaît telle la signature, l’ultime
lettre, le dernier mot du Logos venu souffrir en notre chair. Et
depuis la Résurrection au matin de Pâques, les chrétiens prirent
l’habitude de tracer sur leur front une croix à l’aide du pouce droit
rappelant ainsi le signe, la marque de leur Salut. Au cours du VIIIe
siècle, ce signe de croix fut tracé avec la main droite sur le corps
tout entier, accompagnant la formule trinitaire : « Au Nom du Père,
et du Fils et du Saint-Esprit. » C’était retrouver, sans trop

6 Éz 9, 4-6.
7 Ap 7, 2-3 et 9, 4.
8 Gn 4, 15.

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l’expliciter, ce que la Tradition juive affirmait à propos de la lettre


hébraïque thav dans sa forme archaïque phénicienne + : la croix
servait jadis, en effet, à manifester le Tétragramme Y H W H , en
hébreu ‫ יהוה‬signifiant « Il est », révélé au sein du Buisson ardent à
Moïse. On doit à Liliane Vezin une magnifique synthèse des
dernières découvertes sur la signification de ce symbolisme, capital à
plus d’un titre9. À force de le répéter, l’information finira bien par
percer !
Inscrivons donc le schéma du Nom divin suivant la croisée
traditionnelle :
‫י‬
Y

‫ה‬H + H‫ה‬

W
‫ו‬
Tout chrétien peut ainsi manifester sa foi au Dieu un et trine
qui a pour Nom Y H W H. Pour ce faire, il se signe d’abord sur le
front, en haut du corps « Au Nom du Père », ensuite sur le nombril
« et du Fils » qui s’est incarné en Marie la Vierge sainte de Nazareth,
enfin sur les deux épaules « et du Saint-Esprit », ce qui permet de
donner ces équivalences :
Y : yod ‫ = י‬symbole du Père
H : hé ‫ = ה‬symbole de l’Esprit du Père
W : waw ‫ = ו‬symbole du Fils
H : hé ‫ = ה‬symbole de l’Esprit du Fils
Les deux HH spirituels ne veulent pas indiquer qu’existeraient deux
« esprits », bien sûr, mais nous invitent à mettre en relief cette
affirmation du Credo catholique : l’Esprit Saint, troisième Personne
de la Trinité, « procède du Père et du Fils », c’est-à-dire, pour être
plus précis, procède principalement et immédiatement du Père (Y),
Principe sans principe, et médiatement du Fils (W).
Il a suffi de méditer sur la formule de Jean Scot, ce laïc
irlandais du IXe siècle, professeur à la cour de France, énonçant que
Dieu est « forma omnium summa », c’est-à-dire « forme suprême de

9 Beauté du Christ dans l’art, Paris, Mame, 1997, p. 24.

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toutes choses » – formule reprise dans l’enseignement de l’école de


Chartres fondée par saint Fulbert au XIe siècle – pour réaliser
subitement que le Christ mort en croix, bras étendus, donne à voir à
tous les hommes, en sa chair meurtrie, combien le corps matériel
lui-même est le symbole de l’immatériel invisible. « Alors vous
saurez que Je Suis ! »10 Oui, c’est bien Lui, « Il est », qui siège sur le
trône de gloire ! Origine et terme communs de toute perfection au
ciel ainsi que sur la terre. En vérité, le Buisson ardent, c’est la Croix.
En prenant chair de la Vierge Marie, « le plus beau des enfants
des hommes » a désiré entraîner l’humanité à sa suite, afin que nous
parvenions tous, un jour, « à l’état d’Homme parfait, à la plénitude
de la stature du Christ »11. C’est le désir du Cœur de Dieu. Un
théologien du Moyen Âge eut un jour l’idée géniale de comprendre
l’In-carna-tion comme une in-corda-tio Dei. Affirmer que Dieu s’est
fait chair revient à dire que Dieu s’est fait cœur, cor, cordis en latin. Le
cœur humain d’ailleurs, remarquons-le, est divisé en quatre parties
disposées en croix : deux oreillettes surmontant deux ventricules ; la
langue française, ici, semble vouloir nous rappeler que nous devons
écouter la Parole de Dieu et la mettre en pratique afin que « naisse »
en nous abondance de fruits.
Au cours de sa Passion, Jésus de Nazareth, après avoir été
flagellé, fut couronné d’épines et ce fut avec ce royal casque
dérisoire et terrible qu’il monta vers le Golgotha où il se laissa
dépouiller de ses vêtements, de sa tunique pourpre sans couture,
avant d’être fixé au bois par trois clous, un dans chaque main et un
seul en travers des pieds. Il mourut avant les deux brigands crucifiés
en même temps que lui, ce que voyant, l’un des soldats, de sa lance,
lui perça le côté. Un tel coup de lancea romaine asséné post mortem a
dû laisser sur le flanc droit une plaie ouverte, béante, comme
offerte12. Le bouclier de Jésus, c’est son cœur charnel doux et

10 Jn 8, 28 ; cf. Le Nom de gloire, essai sur la Qabale, Méolans-Revel, Éd. DésIris, 1992,
p. 26, où je propose un commentaire des quatre « Je Suis » de l’évangile johannique.
11 Cf. saint Paul : Ép 4, 13.
12 Ce que confirment les analyses exécutées sur le Linceul de Turin : cf. Clercq,

Jean-Maurice, Les grandes reliques du Christ, Paris, F.-X. de Guibert, 2007, p. 95 : « La


forme béante de la plaie (...), entre les cinquième et sixième côtes, indique que le
coup a été porté sur un homme déjà mort (...). Le fait qu’il s’est écoulé par cette
plaie du liquide incolore qui ne s’est pas mélangé avec le sang confirme que le coup
a été porté jusqu’au cœur : l’anatomie précise que le sang provenait du ventricule
droit et que le liquide incolore du péricarde, membrane qui entoure le cœur. »

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humble, qui prend les coups au tournoi à notre place, misérables


pécheurs que nous sommes... Vaillant fils du roi David, voilà votre
blason entaillé, transpercé, on voit le jour à travers ! N’y aurait-il pas
là un de ces mystères que votre amour se plaît à déchiffrer ?
Sainte Catherine de Sienne, religieuse italienne du XIVe siècle,
s’enhardit à poser cette question au Seigneur durant une vision :
« Hélas, doux Agneau sans tache, tu étais mort quand ton côté fut
ouvert, pourquoi donc as-tu voulu que ton cœur fût frappé et
brisé ? » Jésus lui répondit : « J’avais plusieurs raisons, mais je vais te
dire la principale. C’est que mon désir du genre humain était infini,
alors que les tourments et souffrances que j’endurais étaient finis.
Aussi n’est-ce point avec ce qui était fini que je pouvais montrer
tout l’amour que j’avais pour vous, puisque mon amour était infini.
Je voulus donc, en vous montrant mon côté ouvert, que vous
voyiez le secret du cœur, afin que vous voyiez que j’aimais beaucoup
plus que je ne pouvais le montrer avec ma souffrance finie. »
Précisément au XVIIe siècle, ce fut le secret de ce cœur divin,
de son Sacré-Cœur, que Jésus, le « Désiré des collines éternelles »,
vint révéler lors de ses apparitions à Paray-le-Monial. Un jour de
juillet de l’an 1685, voulant représenter ce qu’elle avait eu le
privilège de contempler, sainte Marguerite-Marie traça de sa main –
ou fit réaliser par une jeune novice, on ne sait trop – ce « petit image
de papier crayonné avec une plume » riche de signification13 :

L’inscription, tout autour, des noms des parents de la Vierge,


Joachim et Anne, ainsi que de ceux de la Sainte Famille, Joseph,

13Cf. Vie et œuvres de sainte Marguerite-Marie, Présentation du P. Raymond Darricau,


Paris, Éd. Saint-Paul, 1990, t. 1er, p. 124.

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Marie et Jésus, veut simplement souligner le réalisme de l’Incar-


nation : le Fils de Dieu s’est réellement inséré dans une lignée
familiale appartenant à la grande communauté humaine.
La couronne d’épines stylisée, curieusement torsadée comme
un tortil de chevalier, encercle d’éternité le cœur ardent et n’est pas
sans rappeler le Buisson d’où jaillit la Révélation du Nom Y H W H.
Le cœur est schématisé en forme de vase, vu en coupe, d’où
émerge une croix entourée de flammes. Il contient les trois clous
qui fixèrent Jésus au bois, disposés de façon à pouvoir encadrer la
plaie centrale, celle du coup de lance : deux en haut, à droite et à
gauche, et un en bas dans l’axe médian. Enfin, la plaie du cœur elle-
même, centrale, horizontale, esquisse une bouche d’où s’écoulent
gouttes de sang vermeil et perles d’eau immaculée – grâces et
bénédictions sont répandues sur ces lèvres ! –, bouche qui ne
pourrait proférer qu’un unique et seul mot (écrit étonnamment avec
huit lettres !) : « Charitas », éternellement.
Quelqu’un demanda au Bien-aimé :
Qui es-tu ? Il répondit – Charitas.
Et qui t’a engendré ? – Charitas.
D’où viens-tu ? – De Charitas.
Où vas-tu ? – À Charitas.
Qu’offres-tu ? – Charitas.
Et qu’annonces-tu ? – Charitas!
Le cœur de Jésus crucifié constitue en réalité le centre
symbolique de la croix. La plaie apparente qu’y provoqua l’arme du
centurion romain nous permet de « voir la blessure invisible de
l’Amour » ainsi que se plaisait à le dire saint Bonaventure. Cœur
percé au centre de tous les centres, foyer solaire mystérieux, caverne
du Lion où viennent se réfugier tous les mystiques. Elle restera pour
toujours béante cette empreinte qui marque à jamais la chair et
l’âme glorifiées du Ressuscité, et d’où se répandent sur nous à
foison la divine Miséricorde et les sept dons du Saint-Esprit.
Le Nom Y H W H ne devrait-il pas être apposé comme le
sceau invisible du Dieu vivant sur cette image à la symbolique quasi
directement inspirée du Ciel, image devenue au cours de l’histoire
de l’Église le trésor le plus précieux des pauvres et des humbles ?
Essayons :

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‫י‬
Y croix

‫ ה‬H clou Sh ‫ש‬ clou H ‫ה‬


plaie du cœur

W clou
‫ו‬
‫ י‬Y = Père : en haut la croix, l’instrument du supplice romain,
surmonte le cœur, comme le signe de croix tracé au front par les
chrétiens ;
‫ ה‬H = Esprit du Père : clou de la main droite ;
‫ ש‬Sh = plaie du cœur post mortem ;
‫ ו‬W = Fils : clou qui fixa les deux pieds, le gauche posé sur le droit ;
‫ ה‬H = Esprit du Fils : clou de la main gauche.14
Au centre de la croix apparaît désormais la vingt-et-unième
lettre hébraïque, le shin, ‫ש‬, Sh, symbolisant la nature humaine que le
Verbe a revêtue en prenant chair de la Vierge Marie.
Le cœur représente à lui seul la quintessence du corps humain,
de la chair, de la personne humaine. Si bien que la splendide
expression de Tertullien « la chair est le pivot du salut », pourrait
peut-être désormais se formuler ainsi : « caro cordis salutis est cardo »,
« la chair du cœur est le pivot du salut ! ». Le prêtre de rite grec
(orthodoxe ou uniate), lors de la sainte Liturgie eucharistique, se sert
d’un couteau spécial, appelé « sainte lance » justement, pour
découper le pain non consacré sur l’autel. Tandis qu’à Lanciano en
Italie, au VIIIe siècle, l’Hostie consacrée se transforma
miraculeusement, sous les yeux d’un moine incrédule, en un anneau
de chair vivante constituée du tissu musculaire du myocarde !
En inscrivant le shin, Sh au cœur du Tétragramme, on obtient
le Nom de gloire du Seigneur, le « Nom nouveau » de Jésus

14 Cf. mes deux articles : La Prière signée du Nom et Le carré SATOR, le Pater Noster et
la croix, parus dans Le Cep n° 40, 2007 et n° 44, 2008, et mis en ligne sur le site de
Contrelittérature, pour le rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur, les 25 septembre et 5
novembre 2008.

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ressuscité, au corps, au cœur et à l’âme désormais glorifiés dans les


cieux15 : Y H Sh W H ‫יהשוה‬, Clef de la gnose, de la gnôsis véritable.
Les exégètes ont remarqué que le verset 26 du Psaume 118
revenait deux fois à la fin de l’évangile de saint Matthieu. Lors de
l’entrée triomphale du fils de David à Jérusalem, au jour des
Rameaux, toute la foule se mit à crier : « Béni soit celui qui vient au
Nom du Seigneur ! » À quelque temps de là, Jésus, apostrophant les
élites juives par Jérusalem interposée, déclara : « Je vous le dis, vous
ne me verrez plus désormais, jusqu’à ce que vous disiez : ‘‘Béni soit
celui qui vient au Nom du Seigneur !’’ » La formule « au Nom du
Seigneur » traduit l’expression hébraïque béshèm Y H W H, où la
préposition « b » peut signifier « avec, par, dans ». Maintenant que
nous connaissons le Nom de gloire, il nous est possible de
comprendre, ce qui donne un relief saisissant à la Parole de Dieu :
« Béni soit celui qui vient dans le Nom du Seigneur ! » Béni soit
celui qui apparaît sur la colline, tel un cerf blessé entouré de lions,
montrant son charnel Cœur divin nommé de gloire qui veut régner
par amour dans tous les cœurs.
Messire Y H Sh W H, bien soiez béni, que molt désirons à
veoir !

15 La différence entre le nom de Josué-Jésus, Yéshou'a, ‫ישוע‬, et le Pentagramme

‫ יהשוה‬est expliquée en mon Nom de gloire, op. cit. pp. 29-38.

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CHŒUR
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« JE SUIS L’IMMACULÉE CONCEPTION »


par Jean Borella

Le dogme de l’Immaculée Conception a été proclamé par le


bienheureux pape Pie IX, le 8 décembre 1854. Ce dogme concerne
l’être personnel de Marie et ne doit pas être confondu avec celui de
la naissance virginale du Christ. Il déclare : « la doctrine qui tient que
la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa
conception, par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout
puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre
humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est
une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue
fermement et constamment par tous les fidèles. » (Denzinger, n°
2003 ; Les Éditions du Cerf, 2001, p.647) Il ne s’agit pas d’une
nouveauté. Au cours des siècles, la foi chrétienne s’est exprimée en
ce sens, soit dans la liturgie (à Naples, en Irlande, en Angleterre, on
célèbre au IXè siècle une fête de l’Immaculée Conception.), soit par
la voix des papes (Denzinger, 1400, 2015, etc.), soit chez les
théologiens (le bienheureux Jean Duns Scott par exemple). Mais
d’autres théologiens, tel S. Thomas d’Aquin, pouvaient opiner en
sens contraire. La proclamation de 1854, par la bulle « Ineffabilis
Deus » ne fait que clore le débat en fixant définitivement la doctrine.
Remarquons, en passant, que si ce dogme concerne le premier
instant de la vie terrestre de Marie, celui de son Assomption, de sa
montée au Ciel avec son corps glorieux – dernier dogme proclamé
par l’Église catholique en 1950 – concerne le dernier instant de cette
vie.
Le dogme de l’Immaculée Conception, aisé à formuler, reste
cependant d’une compréhension délicate. Que Marie soit préservée
du péché originel a soulevé maintes discussions théologiques, aussi
bien de la part des Églises orthodoxes, qu’au sein du catholicisme,
de la part surtout des dominicains : adhérer à ce dogme n’implique-

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t-il pas d’admettre que Marie n’avait pas besoin du sacrifice


rédempteur de son Fils pour être sauvée ? Toutefois, il soulève
aujourd’hui une autre difficulté, philosophiquement plus décisive
encore : qu’en est-il de ce péché originel dont Marie aurait été
préservée ? La compréhension de l’un est liée à la compréhension
de l’autre, puisque, si l’on doit rejeter la notion d’un péché originel,
il faudra également rejeter l’idée d’une Conception Immaculée :
Marie ne saurait être préservée d’un péché qui n’existe pas.
Or, de tous les articles de foi, le péché originel est peut-être
celui que l’esprit moderne a le plus de mal à accepter. Selon S. Paul
c’est par le péché d’Adam que la mort est entrée dans le monde (Rm
V, 12-14). Mais la science établit, irréfutablement semble-t-il, que
des milliards d’êtres vivants sont morts avant l’apparition de
l’homme. D’où le refus de certains théologiens, tel le père Gustave
Martelet, qui reconstruisent une théologie complète, notamment de
l’Incarnation et de la Rédemption, en faisant abstraction de ce
dogme démenti ( ?) par la paléontologie. D’autre part, d’un point de
vue moral, comment accepter le fait d’une culpabilité, dont seule la
Croix du Christ nous délivre, pour un péché que nous n’avons pas
commis ? Déjà Pascal déclare : « Le péché originel est une folie
devant les hommes » (Br.445 ; L.695). Ailleurs il explique : « Car il
est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de
dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui
étant si éloignés de cette source semblent incapables d’y participer.
(…) qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice
que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour
un péché où il paraît avoir si peu de part, qu’il est commis six mille
ans avant qu’il fût en être ? » (Br. 434 ; L.131).
Répondre à toutes ces questions entraînerait loin de notre
sujet. Il faut cependant souligner que la damnation des enfants
morts sans baptême ne fait nullement partie de la dogmatique
catholique qui, dans l’ensemble – et nonobstant une décision
malencontreuse du concile de Carthage en 418 – n’a pas entériné
véritablement les conclusions de S. Augustin, auxquelles,
évidemment, adhère Pascal. D’autre part, et là-dessus la théologie se
prononce très fermement, le péché originel n’est pas un péché
personnel, mais un péché de nature. Nous héritons, en vertu de la
solidarité du genre humain, une nature pécheresse, mais non la faute
d’Adam, laquelle constitue bien chez lui un péché personnel.
Autrement dit, la faute personnelle d’Adam a établi la nature

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humaine dans un état de péché, c’est-à-dire de rupture avec Dieu, mais


nous n’avons pas commis le péché d’Adam. La perte de l’état
édénique entraîne d’une part la disparition des dons préternaturels
(exemption de la mort et de la maladie, connaissance infuse, etc.) et
d’autre part l’amoindrissement de nos capacités naturelles : la bonté
de la nature humaine est blessée, non détruite, sinon l’homme
déchu serait autre chose qu’un homme. Davantage encore, selon S.
Thomas, la lumière de l’intellect, après la chute, demeure ce qu’elle
était avant la chute : participation à la lumière de l’Intellect divin.
La négation du péché originel, en théologie, c’est donc la
négation de l’état paradisiaque : on rejette l’idée que l’humanité, en
Adam, ait connu un état de perfection dans un monde accordé à
cette perfection. La perte de cet état représente une révolution non
seulement anthropologique, mais aussi cosmologique, et de même la
négation de la chute implique en sens contraire la thèse d’une
continuité d’état à la fois anthropologique et cosmologique.
Dire que Marie a été exemptée de la faute originelle, c’est dire
qu’elle a été constituée dès sa conception et le premier instant de
son existence dans un état paradisiaque, c’est-à-dire d’amitié
surnaturelle avec Dieu. Si Marie n’a pas hérité la nature pécheresse
d’Adam, ce n’est pas qu’elle soit étrangère au genre humain. Tout au
contraire, elle est même la première créature à avoir hérité la nature
de l’Adam véritable, telle qu’antérieure au péché, la pure nature
adamique, celle qu’Ève avait reçue du sommeil d’Adam, et dont
Marie, la nouvelle Ève, est la première héritière et le premier
ressurgissement.
On pouvait la croire perdue, cette pure substance adamique,
enfouie sous les couches de l’innombrable péché des hommes. On
pouvait le croire définitivement englouti ce paradis terrestre, cette
terre pure, ce jardin délicieux à l’aurore des temps. Et voilà qu’il
revient, par- delà les siècles et les millénaires, promesse enfouie au
cœur humain, toujours présente et soudain vive, immémoriale
tradition de l’enfance du monde, fleur éclose au village de Nazareth.
Ainsi – et comment s’en étonner ? – le Christ, nouvel Adam,
peut naître au paradis. Il prend chair en des entrailles édéniques.
Admirable renversement des choses : l’ancienne Ève naît du
premier Adam, tandis que l’Adam nouveau naît de la nouvelle Ève.
Précisons davantage. Le premier Adam ne naît pas au paradis. Dieu
le forme d’abord quant à son être personnel, puis « en Éden, vers
l’Orient, Notre Seigneur-Dieu enclôt un Jardin en lequel Il mit

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l’homme qu’Il avait façonné. » (Gn 2, 7) L’homme possède ainsi


une primauté sur le paradis : le paradis est fait pour l’homme, non a
priori l’homme pour le paradis. Toutefois, c’est dans ce paradis
qu’Adam devient véritablement l’homme qu’il est, parce qu’il n’y a
pas d’être sans un monde qui le situe et qui lui convienne, où il
puisse œuvrer et s’accomplir. Tel est le binôme fondamental de
toute création : pas de monde sans un être qui en est le centre, pas
d’être sans le monde dans lequel il a à devenir ce qu’il est (seul Dieu
n’est nulle part parce qu’Il est à Lui-même son propre « monde »)
C’est au sein de ce monde humain que, de l’Adam endormi, naît
Ève l’éveillée, Ève la vive. Mais parce que le Christ vient sauver
l’homme-du-monde, l’homme-dans-le-monde, et non seulement
l’ « homme » en tant que tel (Il vient certes « pour nous les
hommes » dit le Credo, mais aussi « pour notre salut »), il fallait qu’Il
vienne dans le monde, et pas seulement dans l’homme, qu’Il vienne
dans le monde humain, c’est-à-dire dans la femme qui est
l’humanité du monde, la Mère universelle, l’Ève véritable, la pure
terre de la création, la Conçue Immaculée où pouvait germer le fruit
charnel de l’Adam salvateur.
Nous avons ainsi esquissé les grandes lignes du mystère de
l’Immaculée Conception, tel qu’on peut le saisir à partir de sa
formulation canonique. Mais, à cette formulation canonique, un
événement historique et miraculeux va ajouter une signification
étonnante et même mystérieuse, dont la portée n’apparaîtra que peu
à peu, et qui n’a sans doute pas encore développé toutes ses
conséquences.
En 1858, à Lourdes, quatre ans après la proclamation du
dogme, « quelqu’un » apparaît à une adolescente illettrée qui,
d’abord, ne désigne cette apparition que par un pronom neutre :
aquero, « cela ». Quand ensuite, à l’invitation du curé, elle demande
son nom à l’apparition, elle finit par obtenir, le 25 mars 1858, la
réponse suivante : Que soy era Immaculada Conceptiou, « Je suis
l’Immaculée Conception ». L’adolescente court répéter au curé ces
quelques mots dont le sens lui échappe. Le curé, lui, en saisit la
signification, il connaît le dogme qui a été proclamé quatre ans plus
tôt. Et cependant la formulation est déconcertante : on attendrait
quelque chose comme : « Je suis celle qui a été conçue immaculée »,
tandis que par sa réponse Marie identifie son être, sa personne, au
privilège dont elle a été gratifiée. Encore comprendrait-on qu’elle se

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définisse comme l’ « Immaculée », la « Préservée », mais elle


s’identifie à une « conception » ? Quel sens cela peut-il bien avoir ?
Un être est conçu par ses parents, mais il ne peut s’identifier à cette
conception même.
Tel est le fait qui a travaillé la pensée théologique et qui l’a
conduite à ce que l’on peut appeler la métaphysique de l’Immaculée
Conception. Ce travail de la pensée, très curieusement, s’est effectué
chez des théologiens qui ne se connaissaient pas, fort éloignés les
uns des autres dans le temps et dans l’espace, mais qui furent
comme guidés vers des conclusions presque identiques. Nous
n’avons pas la prétention de nommer tous ceux qui, chacun de son
côté, et selon des modes divers, ont accompli cette démarche
spéculative. Nous ne mentionnerons que ceux que les circonstances
de la vie nous ont donné de connaître.
Nous ferons d’abord état d’un texte peu connu, dont le
rapport à notre sujet est assez indirect, mais qui représente comme
une anticipation « culturelle » de cette métaphysique. Ce texte a paru
en 1911 dans la revue La Gnose, revue éphémère dont René Guénon
assura la direction de 1909 à 1912, année de sa disparition. Son
auteur, Ivan Aguéli, peintre suédois de renom, avait reçu, avec le
nom d’Abdul-Hadi, l’initiation soufie en Égypte, vers 1907. Dans
une suite de considérations assez disparates regroupées sous le titre
« Pages dédiées à Mercure », il écrit : « Or, la matière, en tant que la
‘Grande Innocente’, est, quoiqu’en disent les prêtres, absolument
sacrée. Elle l’est surtout grâce à la Sainte Vierge et à l’Immaculée
Conception, dogme fondamental et indispensable sans lequel
l’ésotérisme serait une rêvasserie de quiétiste ou une sorte
d’alcoolisme détourné. »1
La formulation, on le voit, est plutôt confuse. On devine
cependant qu’Ivan Aguéli vise le rapport qu’on peut établir entre la
Sainte Vierge et la « matière » entendue au sens des doctrines
traditionnelles, c’est-à-dire comme le substrat de toutes les formes.
Par là-même qu’il peut recevoir en lui toutes les formes, ce substrat
doit en être totalement dépourvu, la forme qu’il posséderait et qui le
marquerait, le « maculerait », s’opposerait à la réception de toutes les
autres. Cette « matière » doit donc être « immaculée » : ainsi de la
Vierge Marie qui reçoit en elle le Verbe divin, lequel est la Forme de
toutes les formes.

1 Études traditionnelles (où l’article est reproduit), n°253, août 1946, p. 323.

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On retrouvera plus tard une vue analogue, beaucoup plus


développée, dans « La légende de Prâkriti » que Paul Claudel rédige
dans les années 1932-1933, et qu’il publiera dans Figures et paraboles
en 1934. On sait que Prâkriti, qui signifie en sanskrit la Pré-(Prâ)
créée (kriti) désigne en cosmologie hindoue (le sâmkhya) le principe-
substrat de la « manifestation », dont le principe informant est
Purusha. Le couple Purusha-Prâkriti est analogue au couple « Esprit
de Dieu » et « Eaux » primordiales de la Genèse biblique. On saisit
alors la relation d’analogie qu’il y a entre Marie adombrée par le
Saint-Esprit lors de l’Annonciation, et les Eaux génésiaques couvées
par l’Esprit de Dieu, d’autant que Miryâm , nom hébreu de Marie,
selon l’une de ses étymologies possibles, pourrait signifier
l’ « amertume » des eaux marines. En ce sens Marie peut être
assimilée, sous quelques rapports, à la Sagesse que le Créateur « a
possédée au commencement de ses voies, avant de faire quoi que ce
soit, dès le principe », à cette Sagesse qui a « été établie dès l’éternité,
et dès les temps anciens, avant que la terre fût créée ». Cette
identification, c’est la liturgie elle-même qui l’a opérée, puisque ces
deux versets du Livre des Proverbes (8, 22-23) constituent le début de
l’épître de la fête de la Nativité de la Sainte Vierge, le 8 septembre,
du moins dans le Missel antérieur à la réforme post-conciliaire, et
ce, probablement dès le VIIè siècle2. Ce thème est repris par
Gertrude von Le Fort dans son remarquable et célèbre ouvrage, La
femme éternelle3.
Paul Claudel reviendra plus tard sur le mystère marial, en
1946, dans un texte demeuré inédit jusqu’à sa publication en fac-
similé en 19744. Il l’avait soumis au cardinal Journet, avec lequel il
entretenait une correspondance suivie et amicale. Le savant
théologien qu’était Charles Journet ne pouvait accepter l’hypothèse
claudélienne selon laquelle l’Immaculée Conception de Marie ne
concernait pas seulement l’être marial, mais aussi l’acte charnel

2 Étienne Catta, « Sedes Sapientiae », dans Maria. Études sur la Sainte Vierge, sous la

direction d’Hubert du Manoir, Paris, Beauchesne et ses Fils, t.VI, 1961, pp. 691-
697. Michel-Ange, au plafond de la Sixtine, a peint Dieu le Créateur abritant sous
son bras gauche, dans l’ombre, une figure féminine qui est la Sagesse du Livre des
Proverbes.
3 La femme éternelle, traduit de l’allemand, Paris, Éditions du Cerf, 1946. Voir

également : abbé Robert Javelet, L’unique Médiateur, Jésus et Marie, O.E.I.L., 1985,
pp. 84-85.
4 Le Poète et la Bible, t. I, 1998, pp.1255-1258. (Éd. de la Pléiade).

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d’Anne et de Joachim par lequel Marie fut conçue. Le dogme


impose de croire, en effet, que « l’immaculation » dont bénéficia
Marie découle des mérites de la Passion du Christ qui lui sont
appliqués par anticipation, et non de l’acte par lequel elle fut
conçue. Aussi demanda-t-il au poète de renoncer à publier son
texte. Claudel s’inclina volontiers, sans être tout à fait convaincu
d’avoir tort, semble-t-il5.
On remarquera qu’en tous ces commentaires, l’attention se
porte beaucoup plus sur l’immaculation que sur la conception, sauf
peut-être chez Claudel. Ce qui est dirimant, c’est que Marie ait été
préservée du péché originel dès le premier instant de sa conception,
et c’est cette préservation qui fait l’objet de tous les débats, la
conception elle-même indiquant seulement le point de départ de ce
privilège, effet anticipé de la Rédemption. De ce point de vue rien
d’étonnant que Marie se désigne comme l’« Immaculée ». Ce titre lui
est d’ailleurs couramment attribué. Mais que peut bien signifier le
mystérieux énoncé que Bernadette entendit à Lourdes : « Je suis
l’Immaculée Conception » ?
C’est la méditation de cet énoncé qui orienta quelques
théologiens vers un approfondissement véritablement métaphysique
du dogme, ouvrant sur la nature ultime de Marie des perspectives
insoupçonnées. Ces perspectives, dont nous ne sommes que les
héritiers, ont été développées, ainsi que nous l’avons dit, indépen-
damment les unes des autres : leur convergence n’en est que plus
remarquable. En retracer l’histoire nous entraînerait trop loin. Nous
nous contenterons d’un rappel succinct.
Le premier théologien à être entré dans la plénitude du « Je
suis l’Immaculée Conception » est saint Maximilien Kolbe. Ce fils
de saint François d’Assise est un prêtre polonais, mort martyr à
Auschwitz le 14 août 1941. Fait unique dans les annales de l’horreur
concentrationnaire, il offrit spontanément de prendre la place de
l’un des dix otages (un père de famille) que les autorités du camp

5 Michel Cagin, Paul Claudel-Charles Journet. Entre poésie et théologie, Textes et

correspondance, Ad Solem, 2006, pp. 65-68 et 108-117. Journet rejetait l’idée d’un
archétype du féminin en Dieu, que soutenait Claudel (à bon droit) : la femme aussi
est créée à l’image de Dieu. Journet rétorquait qu’au niveau de la personne, de
l’âme spirituelle, il n’y a plus de distinction sexuelle – ce qui est vrai mais ne répond
pas tout à fait à la question. Voir notre Un homme une femme au Paradis, Ad Solem,
2008.

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avaient condamnés à mourir de faim dans un bunker, en représailles


pour l’évasion d’un détenu. Quatorze jours plus tard, après avoir
soutenu le courage de ses neuf compagnons et apaisé leur haine
dans la prière et les chants religieux, le père Kolbe fut retrouvé, seul
survivant, veillant et priant, et achevé d’une piqûre de phénol. « À la
question brutale de Fritch, le chef du camp, absolument ahuri par
l’audace de ce bagnard qui voulait prendre la place d’un condamné :
« Qui donc es-tu ? », Maximilien Kolbe avait donné cette simple
réponse : " Je suis un prêtre catholique " »6 . Il convenait de rappeler
ces faits pour qu’on n’oublie jamais à quelle hauteur de sacrifice
peut s’adosser la métaphysique de l’Immaculée Conception.
Cette métaphysique, ou plutôt cette théologie, le père Kolbe
l’a méditée toute sa vie, rassemblant des documents, rédigeant des
textes en vue d’un livre qu’il n’eut pas le temps d’écrire. C’est le
témoignage de sainte Bernadette qui fut le foyer de son
interrogation : qui es-tu, Toi qui te définis non seulement comme
Immaculée, mais aussi comme Conception ? « Puisque ces paroles
sont sorties de la bouche même de l’Immaculée (…) elles doivent
être comprises dans un sens plus profond, incomparablement plus
profond, plus beau, plus sublime que dans leur sens habituel ». Dans
ce texte-testament, le dernier écrit par le Père Kolbe quelques
heures avant son arrestation, le 17 février 1941, nous lisons son
ultime message. Il y envisage l’être marial à la lumière du mystère
trinitaire, là où s’accomplit « la Conception incréée, éternelle, le
prototype de toutes les conceptions de la vie dans l’univers. » Or, si
le Père qui engendre est le Concepteur, si le Fils est le Conçu,
l’Esprit-Saint, fruit d’amour coéternel du Père et du Fils est « la
Conception jaillissante (d’amour). (…) Conception très sainte,
infiniment sainte, immaculée ». Marie elle-même, en tant qu’Épouse
du Saint-Esprit qui opère en elle la conception humaine du Verbe,
prend le nom de son Époux dont elle est en quelque sorte la « pure
transparence »7. Nous dirions volontiers qu’elle est la présentification
du Saint-Esprit, en ce que c’est par elle que les œuvres du divin
Paraclet sont rendues présentes à notre monde, et d’abord la
première d’entre elles, la venue de Jésus-Christ en notre chair. Saint

6 Karol Wojtyla, Conférence de presse du 14 oct.1971 ; cf. La Documentation

catholique, 7 nov.1971, n°1596.


7 H.M. Manteau-Bonamy, La doctrine mariale du Père Kolbe, Lethielleux, 1997, d’où

nous tirons nos citations.

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Maximilien Kolbe va même jusqu’à parler, pour Marie,


d’incarnation du Saint-Esprit, dans la mesure où l’Esprit habite non
seulement son âme, mais aussi son corps : « l’Immaculée est en un
certain sens l’incarnation du Saint-Esprit »8. Ce ne peut être
cependant au sens de l’incarnation du Fils, car en Jésus-Christ, s’il y
a bien une nature humaine, il n’y a pas de personne humaine, mais
uniquement la Personne divine du Fils, deuxième de la Trinité,
tandis que la personne de Marie est une personne créée.
On voit ici que la « révélation » de Lourdes, dans
l’interprétation kolbienne, n’a pas seulement une signification
exclusivement mariologique : elle rejaillit aussi sur le mystère
trinitaire, et particulièrement sur l’intelligence théologique de la
troisième Personne qui est vue alors comme Immaculée Conception
du Fils éternel, et donc dans sa fonction de « maternité
hypostatique », selon la terminologie du père Boulgakoff.
N’oublions pas en effet qu’en hébreu « Esprit », qui se dit Rûah, est
féminin, et que, dans un fragment de l’ « Évangile des Hébreux »
(non canonique), cité sans réserve par S. Jérôme, le Christ parle de
« ma Mère le Saint-Esprit ». Il n’y a certes pas lieu de distinguer le
Père et l’Esprit comme le masculin et le féminin, ce qui reviendrait à
penser le mystère trinitaire à partir des catégories humaines
biologiques directement transposées en Dieu. Mais nul ne peut nier
qu’il y a un prototype divin du féminin comme du masculin ,
puisqu’il y a en Dieu un modèle de tout ce qui existe, et si l’on doit
affirmer que toute paternité, au Ciel et sur la terre, tire son nom
d’un Père divin (Ep 3,15), ne doit-on pas affirmer également que
toute maternité tire son nom d’une Mère divine, que l’on peut
approprier au Saint-Esprit ? Toute féminisation de Dieu est à
exclure, assurément, mais pas plus que toute masculinisation dont la
crainte, cependant, semble n’avoir jamais inquiété les plus
sourcilleux des théologiens.
Nous avons, quant à nous, tenté de montrer comment la
procession du Saint-Esprit comme unique spiration d’amour du
Père et du Fils (le Saint-Esprit procède du Père et du Fils comme d’un
seul Principe, et non comme de deux, Principe qui est l’Essence
divine en tant qu’Elle est aimée par le Père dans le Fils et par le Fils
dans le Père) représente en quelque sorte l’ « Espace unitaire », la
« Matrice d’immanence », l’Immaculée conception, grâce à laquelle

8 Ibid. p.70.

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le Père peut engendrer le Fils et le Fils être engendré par le Père, et


donc peuvent se distinguer l’un de l’autre, sans pour autant se
diviser et se séparer, c’est-à-dire sans cesser de ne faire qu’Un,
puisque, par l’Esprit, Ils demeurent immanents l’un à l’autre.
Très curieusement, un autre théologien avait conduit sa
méditation mariologique et pneumatologique vers des conclusions
identiques à celles du père Kolbe, en toute ignorance de l’œuvre du
franciscain polonais. Il s’agit du père Henri-Marie Manteau-Bonamy
(1916-1999). Ce dominicain, qui fut expert au Concile, commentant
le chapitre VIII de Lumen Gentium, a élaboré, à notre avis, la
synthèse théologique la plus rigoureuse et la plus complète, synthèse
qu’il publia en 1971 dans La Vierge Marie et le Saint-Esprit9. « À mon
insu, écrit-il dans un ouvrage ultérieur10, je travaillais dans la même
spiritualité mariale que le père Kolbe depuis le début de mes études
théologiques ». Cette orientation qui cherche l’intelligence de la
maternité divine de Marie dans son rapport à l’Esprit-Saint vu
comme Immaculée Conception lui avait été donnée par Marthe
Robin lors d’une retraite à Châteauneuf-de-Galaure, le 31 décembre
1945. Ce n’est qu’après avoir publié La Vierge Marie et le Saint-Esprit
que le père Manteau-Bonamy eut l’occasion , en 1973, de prendre
connaissance du texte-testament du père Kolbe dont nous avons
cité des extraits, et de s’apercevoir qu’il coïncidait quasi littéralement
avec ce que Marthe Robin lui avait communiqué et avec sa propre
doctrine. Un point que le théologien dominicain met
particulièrement en lumière, c’est la formulation du Symbole des
Apôtres : « est conçu du Saint-Esprit », que l’on peut considérer en
elle-même à part de celle qui la suit : « est né de la Vierge Marie »,
car s’il est vrai que la conception humaine du Fils se réalise
temporellement en Marie, c’est d’abord qu’elle est réalisée
éternellement au sein de la Trinité. Il faut donc donner, à « conçu
du Saint-Esprit », la plénitude propre de sa signification
théologique : éternellement l’Esprit est l’Immaculée Conception du
Fils.
Enfin nous pouvons mentionner les textes de l’abbé Henri
Stéphane où se lit une doctrine proche des doctrines précédentes.

9 Paris, Lethielleux, 1971.


10 Hors de la femme point de salut, Mame, 1991, p.148.

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C’est d’ailleurs par ce prêtre que notre esprit fut ouvert à la


métaphysique de l’Immaculée Conception11. Il en avait eu
l’intuition, le 8 décembre 1942, à la suite de questions posées par les
élèves du petit séminaire où il enseignait les mathématiques.
Aujourd’hui, la réponse qu’il donna dans un bref écrit intitulé De
Immaculata Conceptione12 nous paraît s’inspirer trop littéralement des
doctrines hindoues (sâmkhya et vedânta) telles que formulées par un
Guénon fraîchement lu. Outre le caractère très elliptique des
équivalences qu’elle propose, elle ne prend guère en compte le
rapport de Marie et du Saint-Esprit. Enfin, et il nous faut dire un
mot à ce sujet, elle nous paraît méconnaître la nature véritable du
péché originel.
L’abbé Stéphane y voit « la traduction théologique » de
« l’infériorité du ‘manifesté’ par rapport au ‘non-manifesté’ (…)
puisqu’il tient à la provenance même du ‘manifesté’ en tant que tel
(il se sépare de Dieu) »13. Le péché originel, écrit-il, c’est « le péché
d’origine » : ainsi le péché d’Adam et de toute créature humaine,
c’est d’avoir une origine ; la création est vue comme une séparation
d’avec Dieu. L’abbé Stéphane mesurait-il les conséquences de cette
thèse ? Elle donne des gages au gnosticisme hérétique pour qui le
Dieu de la Genèse a fait un monde mauvais et doit être répudié.
Assurément, si l’on adopte le point de vue de la « manifestation »,
selon lequel les êtres du monde ne sont que la « sortie » hors du
Principe de ce qui était contenu en Lui à l’état « non-manifesté », on
sera amené à conclure que le passage à l’état manifesté est une
séparation d’avec le Principe, donc une chute, une perte et une
dégradation ontologique, laquelle présente alors bien des analogies
avec les conséquences du péché. Mais on ne peut assimiler
simplement le point de vue de la « manifestation » avec celui de la
« création » ; ils ne disent pas la même chose, et la doctrine de la
« création » n’est pas moins métaphysique que celle de la
« manifestation »14. Reste que la création, loin de séparer la créature
du Créateur, lui permet au contraire, en lui donnant d’être, d’entrer
en relation avec Lui et de s’y unir. La créature ne « sort » pas de

11 Les textes majeurs de l’abbé Stéphane ont été rassemblés par François
Chenique : Introduction à l’ésotérisme chrétien ; Dervy, 2006.
12 Ibid. pp. 119-121.
13 Ibid. p. 121.
14 Cf. notre Problèmes de gnose, l’Harmattan, 2008, pp. 208-210.

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l’Incréé, elle est suscitée dans l’être en vue de sa déification. Ainsi la


création est-elle « bonne », et même « très bonne », dit l’Écriture :
bonne non seulement en vertu de la continuité d’essence qui va de
l’Incréé au créé (les essences ou natures de toutes choses n’étant
autres que les possibles ou Idées in divinis), mais aussi en vertu de
leur « discontinuité » d’existence, c’est-à-dire de leur promotion
existentielle qui, du néant, les appelle à participer à la joie et à la
gloire de l’être. Avoir une origine n’est donc pas un péché, c’est au
contraire la condition pour entrer dans la grâce. Certes, tous les
hommes héritent une nature pécheresse en vertu de leur origine
adamique, mais non en vertu de leur origine divine. Comment
soutenir que la création, origine divine et donc radicale de tout être,
est pour lui une malédiction, sans maudire du même coup le
Créateur ? En vérité, l’être que Dieu donne à tout homme est
nécessairement « immaculé ». Il n’entre dans le péché qu’en vertu de
sa rencontre avec la nature humaine qu’il doit assumer : croisement
de la verticale ontologique, venue du Ciel, et de l’horizontale
terrestre, venue d’Adam par la génération. Le privilège marial n’est
pas d’avoir reçu de Dieu un être immaculé – c’est le cas de tout
homme – mais, par pure grâce divine, d’avoir eu à assumer une
nature « intacte », celle d’Adam avant la faute.
En outre la thèse que nous discutons contredit à l’Écriture.
Adam est créé dans un état de perfection. Le péché survient comme
un événement qui aurait pu ne pas se produire : il n’est pas une
conséquence nécessaire de sa nature de créature. Avec l’événement du
péché nous ne sommes plus dans l’ordre des essences, ordre
ontologique où tout est réglé par la nature immuable des choses et
des êtres, nous sommes dans l’ordre de la subjectivité humaine, de
la liberté, de l’imprévisible, de l’histoire, et donc précisément dans
l’ordre de la grâce. C’est de cela dont ne rend pas compte la lecture
purement nécessitariste d’une métaphysique trop mathématicienne.
Avec le péché, nous sommes dans « l’ordre du désordre ». Assumer
intégralement la condition humaine exige non seulement le recours
à une logique ordonnée des essences, mais aussi à une logique
désordonnée des existences : ce que fait la doctrine du péché
originel, étant entendu qu’un tel événement ne peut pas ne pas
s’inscrire dans l’ordre des natures et y laisser sa marque.

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Le second traité de la mariologie stéphanienne s’intitule « De


la Vierge »15. Il est plus explicite et plus maîtrisé que le premier,
même si son guénonisme soulève quelque interrogation : quel
besoin de recourir au vedânta pour concevoir Dieu comme infini et
« supérieur à l’être » ? Tout cela se lit en théologie, de Denys
l’Aréopagite au père Sertillange (ce que l’abbé n’ignorait pas). Ce
second « traité » va plus loin que le précédent. L’Immaculée
Conception y est vue comme se rapportant à la Conception
Immaculée (non ontologiquement déterminée) que l’Essence prend
d’Elle-même, ce que Guénon appelle la Possibilité universelle. Dans
cette Conception, l’Essence divine, étant infinie, se conçoit comme
ce qui peut être absolument toute chose, en mode principiel : Elle se
conçoit comme un « infini de possibilité », selon l’expression du
père Sertillange16. Nous sommes alors, d’une certaine manière, « au-
delà » du déploiement trinitaire, au niveau de l’Essence divine qui
« n’engendre pas, n’est pas engendrée et ne procède pas » (IVème
Concile du Latran)17. Il ne peut y avoir d’interprétation plus élevée.
*
* *
Il y a donc trois niveaux d’interprétation de l’Immaculée
Conception : au niveau de la Déité, c’est la Conception que
l’Essence divine (Deitas) prend d’Elle-même comme possibilité
infinie ; au niveau trinitaire, c’est la fonction analogiquement
maternelle du Saint-Esprit relativement à l’engendrement du Fils ;
au niveau de l’économie du salut, c’est le privilège marial de
l’exemption du péché originel. À tous ces niveaux que l’analyse
métaphysique se doit de distinguer, c’est pourtant une seule et
même Sagesse que l’on rencontre, celle qui brûle sans se consumer
dans le Buisson ardent porteur de la révélation du Verbe premier, et
qui nous dit en Marie : « Je suis la Mère du bel amour, et de la
crainte, et de la science, et de la sainte espérance »18.

15 Introduction à l’ésotérisme chrétien, op. cit, pp.122-131.


16 Problèmes de gnose, op. cit, p.171 où la question est traitée en détail.
17 Denzinger, n°804.
18 Ecclésiastique XXIV, 18 (selon la Vulgate) dans l’épître de la Vigile de la fête de

l’Immaculée Conception.

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JEAN BORELLA : DISTINGUER ENTRE


INTELLIGENCE ET RAISON

par Bruno Bérard

Cet exposé de Bruno Bérard est une mise en forme originale de la


distinction-clef entre intelligence et raison, telle que Jean Borella la présente dans
son œuvre dont quasiment tous les livres sont ici convoqués.

Du milieu du XXe siècle à nos jours, par petites touches


successives, s’est finalement dressée de toute sa hauteur la pensée de
Jean Borella. Elle marque pour nous, tout d’abord, un tournant dans
l’histoire de la pensée – que l’on pourrait dénommer : « le retour de
la métaphysique »1. Ensuite, elle signe (le début de) la fin de trois
siècles de rationalismes réducteurs – en particulier celle du
structuralisme. Enfin, elle rouvre la voie d’une pensée libre sur le
visible et l’invisible – que l’on pourrait caractériser comme un
« platonisme rectifié par S. Augustin »2. Bien sûr, une telle pensée,
pour simplement exister (c’est-à-dire pouvoir être formulée et
surtout entendue), est nécessairement à la fois en phase et en
rupture avec la pensée contemporaine :
Elle est en phase, ou en résonance, avec ces réflexions des
sciences, lesquelles, après avoir consommé la fin de leur positivisme
outrancier, prennent conscience – non sans polémiques – de leurs

1 D’autant que sa pensée ne « surfe » pas sur une quelconque vague traditionnaliste
ou une quelconque mode guénonienne, mais s’ancre philosophiquement sur 3000
ans d’histoire de la pensée, de celle des présocratiques à celle des philosophes
modernes.
2 Les formes intelligibles ou Idées platoniciennes sont alors placées dans le Verbe

divin. Pourtant brillant promoteur du néo-thomisme, Étienne Gilson dira : « Si l’on


me demandait quelle théologie a le plus profondément agi sur le développement
des grandes philosophies modernes, je répondrais sans hésiter, celle de saint
Augustin » ; Tribulations de Sophie, Vrin, 1967, p. 20.

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présupposés métaphysiques ; ou avec l’abandon, par certains


sociologues, du relativisme absolu (qui était devenu la règle post-
positiviste), comme avec l’abandon d’un discours prétendument
objectif et soi-disant purement descriptif ; ou encore avec les
nombreuses démarches interdisciplinaires – joignant sciences et
philosophie notamment ; ou simplement, enfin, en résonance avec
cette pensée populaire qui a finalement intégré la révolution de la
physique du début du XXe siècle (relativité générale, physique
quantique) et, ayant moins besoin de se retourner en masse vers les
ésotérismes les plus hétérodoxes, peut retrouver le chemin du
christianisme, après que le bouddhisme, dans la phase précédente, a
pu sembler représenter la seule échappatoire, la seule voie
possible3.
Mais elle est aussi en rupture, car il fallait bien formuler,
philosophiquement, cette pensée intégrale, fût-elle un simple retour
– mais averti – à une pensée pré-rationaliste, ou à ce platonisme
rectifié par S. Augustin déjà mentionné. Plus strictement philoso-
phiquement, c’est un réalisme symbolique (« c’est l’idée de symbole qui
nous permet de penser l’idée de réalité »4) et une métaphysique du
symbole (ontologie, noétique et rituélique du symbole) qui constituent
le corps de la doctrine borellienne.
Une telle formulation philosophique était d’autant plus
nécessaire qu’il était grand temps d’enfin répondre à celle de Kant,
laquelle, pour trois siècles, aura entériné la réduction galiléenne du
cosmos à ce physicisme géométrique aujourd’hui périmé (cependant que
seul un mythocosme peut nous apprendre quelque chose), ainsi que
cette réduction luthérienne d’une justification forensique ou extrinsèque
(elle-même seulement « justifiée » par une exclusion réciproque du
naturel et du surnaturel, dont la pétition de principe ne saurait en
rien constituer une justification).
La pensée borellienne, au premier abord, semble
naturellement difractée dans une œuvre aux multiples facettes. Pour
autant, dans ce qu’elle a de plus doctrinal, elle s’avère d’une grande
simplicité – ou grande unité – liée à une cohérence sans faille. En
effet, qu’il s’agisse de théologie trinitaire5, de philosophie du

3 Très précisément lié à son « silence cosmologique ».


4 Jean Borella, Symbolisme et réalité, Ad Solem, Genève, 1997, p. 32.
5 Cf. Jean Borella : La charité profanée, Éditions du Cèdre, Paris, 1979, rééd. par les

Éditions Dominique Martin Morin.

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symbole6 ou de métaphysique de l’analogie7, du sens du surnaturel8


ou de théologie mystique9, les éléments fondateurs de cette pensée
nous semblent pouvoir se résumer, sans réduction abusive, à une
distinction-clef (entre la raison et l’intelligence) et au refus de se
laisser enfermer par les trois oppositions favorites mais factices
d’une certaine pensée moderniste (le naturel et le surnaturel, le
symbolique et le réel, le croire et le savoir).

1. Une distinction-clef : la raison et l’intelligence


Cette distinction-clef, véritable fondement de l’ouverture
borellienne (on ne voudra pas parler d’édifice !), nous apparaît être
celle qui refuse de confondre intelligence et raison – de tout temps
distinguées sauf à l’époque moderne. En effet, ce double aspect de
l’esprit peut bien sembler subtil, on ne saurait assimiler la raison,
norme de la pensée discursive, doublement soumise à l’objet qu’elle
observe et à la logique qui régit son fonctionnement, avec l’intuition
intellectuelle. Si la raison déroule le raisonnement, c’est bien
l’intelligence qui le comprend, et nul ne saurait forcer quiconque –
pas même soi-même –, à comprendre ce qui reste incompris10. Le
processus d’acquisition de la connaissance (et celui de
l’établissement de sa validité) n’est certes pas intuitif : pour
découvrir ce qu’il ignore, le mental procède discursivement, par
enquête, raisonnement, déduction, mais l’acte propre de la
connaissance « ne peut être que réception directe du donné
intelligible »11. L’acte cognitif en tant que tel est celui « par lequel un
objet connu s’unit directement à un sujet connaissant, dans une

6 Cf. Jean Borella : Le mystère du signe, éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 1989,

rééd. coll. Delphica, l’Âge d’Homme, sous le titre : Histoire et théorie du symbole et La
crise du symbolisme religieux, rééd. L’Harmattan, 2009.
7 Cf. Jean Borella : Penser l’analogie, Ad Solem, Genève, 2000.
8 Cf. Jean Borella : Le sens du surnaturel, Ad Solem, Genève, 1996.
9 Cf. Jean Borella : Lumières de la théologie mystique, Coll. Delphica, l’Age d’Homme,

Lausanne, 2002.
10 Simone Weil l’a bien montré qui conclut : « L’intelligence, dans son acte

d’intellection, est parfaitement libre, et nulle autorité, nulle volonté, fût-ce la nôtre,
n’a pouvoir sur elle : on ne peut se forcer à comprendre ce qu’on ne comprend
pas » ; Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, op.cit., p. 285.
11 « Le mental est un miroir, mais c’est l’intelligence qui voit », dit Jean Borella, La

charité profanée, p. 84.

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sorte de transparence réciproque qui est l’expérience même de


l’intelligible »12.
De cette simple distinction découlent des conséquences
anthropologique, cosmologique, métaphysique et théologique tout à
fait majeures :

1.1. Conséquence anthropologique


Cette première conséquence est le rétablissement évident
d’une anthropologie ternaire13, alors que le dualisme cartésien
semblait avoir curieusement été entériné par tous sans discussion (y
compris dans le discours religieux actuel le plus officiel). En effet,
étant donné son état psycho-corporel, il est certes vrai que pour
l’homme « nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » (rien n’est dans
l’intelligence qui ne fut d’abord dans les sens) mais, pour autant
seulement qu’on y adjoindra la correction leibnizienne : « nisi ipse
intellectus » (si ce n’est l’intellect lui-même)14! Même un Aristote, qui
aura pourtant inauguré la science – et dans ce qu’elle a de plus
rationalisant –, aura signalé en son temps que « l’intellect vient par la
porte » ou « du dehors »15. Cela signifie que l’intelligence parle son
propre langage, le langage qui lui est naturel, et qu’elle traitera donc
naturellement, même des choses surnaturelles ; car, si elle est « chez
elle » dans tous ces domaines, c’est bien parce qu’elle n’est
naturellement nulle part.16
1.2. Conséquence cosmologique ou ontologique
Dès lors, on peut redécouvrir le rôle de cette intelligence qui
est « sens du réel » : l’acte intellectuel premier est essentiellement
intuition du réel comme tel, conscience qu’il y a du réel ou, dit
autrement : l’être a du sens pour l’intelligence17. Notre « conscience
d’intelligibilité », notre « expérience sémantique » est ce constat que

12 Lumières de la théologie mystique, op.cit., p. 124.


13 De tout temps avérée comme sôma, psukhê, noûs ou bien corpus, animus, intellectus ou
spiritus (corps, âme, esprit).
14 Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre II, chap. 1, § 2 ; Le mystère du signe,

op.cit., p. 240.
15 De la génération des animaux, II 3, 736 a, 27-b 12.
16 Jean Borella, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, l’Age d’Homme, Lausanne,

1997, p. 66.
17 La crise du symbolisme religieux, p.182.

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l’idée d’être a son retentissement sémantique dans notre intelligence


alors que cela ne s’explique par aucune genèse. Cette disposition
métaphysicienne est donc innée et immédiate ; et c’est précisément
l’immédiateté de cette expérience ontologique qui nous la rend
directement inaccessible, de même qu’on ne saurait voir la lumière
qui nous fait voir, sauf indirectement.18
Pour autant, ce n’est pas l’être même de l’objet connu qui est
reçu dans l’intellect mais sa modalité intelligible, dépouillée de
l’existence individuelle propre de cet objet ; « l’acte de la
connaissance ne se réalise donc qu’au prix d’une sorte de
déréalisation ». Cependant cette « connaissance est bien réelle, elle
est même la fonction du réel par excellence » : « il n’y a de l’être que
pour la connaissance ». C’est cela qui rend la situation de l’intellect
paradoxale : il est à la fois en dehors du réel et lié au réel. Il est donc
bien cet éclairage venu d’ailleurs, il est donc bien d’une autre nature,
d’un autre degré de réalité que ce qu’il éclaire. Jean Borella dira que
« le contenu cognitif de l’intellect excède le degré de réalité de sa
manifestation : autrement dit, [qu’]il lui est transcendant »19.
1.3. Conséquence métaphysique
Si la conséquence « ontologique » précédente était déjà
proprement métaphysique (mais y a-t-il de cosmologique véritable
qui ne soit métaphysique ?), c’est que cette intuition innée du sens
de l’être semble être en nous le « souvenir » de notre origine
ontologique. Lorsque l’être créé est doué d’intelligence, il ne peut
pas ne pas porter en lui, dans la substance de son esprit, le souvenir
de cet « événement ontologique » où l’Être lui a donné d’être. Si l’on
peut définir l’intelligence comme le sens de l’être ou du réel, c’est
que cette idée d’être apparaît dès lors comme première et,
finalement, s’identifie à l’idée de l’Être premier, « reste de
l’expérience supraconsciente de Dieu au moment intemporel de
notre création »20.
On peut ici faire entrer en scène le symbole. Ce que veut le
philosophe, c’est la connaissance totale et parfaite, « la réalisation
enfin accomplie de la promesse inscrite dans la substance même de
son intelligence » ; c’est donc s’unir à ce qu’il connaît. Or, par

18 Penser l’analogie, p.111.


19 La charité profanée, pp. 123-125.
20 Penser l’analogie, ibid.

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l’expérience du symbole, « objet sémantique » par excellence, porte


visible invitant à accéder à l’invisible, on « remonte » à l’intérieur du
sensible vers l’intelligible qui le fonde, alors que, tout autant, on est
aussi amené à découvrir le sensible dans l’intelligible. L’existence est
alors enfin « réconciliée et réintégrée dans son essence » et là
s’accomplit cette promesse de l’intelligence. Car « il ne suffit pas en
effet de connaître ce qui est, il faut aussi être ce que l’on connaît. »
Or, pour connaître ce ce-qui-est, s’il était absent des réalités
corporelles dont nous sommes, il faudrait s’abstraire soi-même par
l’extase ou la mort ; si le corporel – limité, contingent, historique –
restait inintelligible, toute la philosophie serait vaine et donc avec
elle l’intelligence humaine. Par contre, si la nature de l’intelligence
réside dans son « instinct du Réel », dans son espérance de l’Être
total, alors la perfection de la connaissance est bien cette unité du
connaissant et du connu (leur acte commun, dit Aristote), et donc
du connaissant comme tel et du connu comme tel.
C’est cette métaphysique de l’être symbolique – lequel se
découvre grâce au discours religieux – qui permet au logos (pensée,
discours) philosophique de ne pas être un discours complètement
déconnecté du réel ou flottant au-dessus de lui, comptant sur sa
seule cohérence interne pour oser espérer le refléter plus ou moins ;
dit positivement, cette métaphysique de l’être symbolique permet au
contraire que s’accordent « l’intelligence et la foi, la philosophie et la
religion, la raison et la révélation »21.
1.4. Conséquence théologique ou spirituelle
L’intelligence étant surnaturelle par nature, elle est donc
d’essence métaphysique. Ainsi, « chez S. Thomas, tout le mystère
divin est déjà présent dans la nature même de l’intellect »22, de
même, pour Denys et les platoniciens, l’intellect (noûs) est déjà
quelque chose de divin (théios)23. C’est pourquoi S. Augustin pouvait
dire : « l’Esprit est celui du Père et du Fils et le nôtre »24.

21 Symbolisme et réalité, pp. 33-46.


22 Lettres de monsieur Etienne Gilson au père de Lubac, Cerf, 1986, pp. 75-76 ; Lumières de
la théologie mystique, p. 93.
23 Roques, Structures théologiques. De la gnose à Richard de Saint-Victor, P.U.F., p.166.

Également : Denys, Œuvres, EP. VIII, 1193 A, p. 343 ; Lumières de la théologie


mystique, p. 93.
24 De Trinitate, V, 14.

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Nous avons vu que le paradoxe de l’intellect consistait en ceci


qu’il ne peut recevoir en lui la connaissance de toute chose que
parce qu’il n’est aucune des choses qu’il connaît. De même, le
paradoxe de la connaissance est qu’« elle est fusion anticipée du
sujet et de l’objet, mais [qu’]elle ne l’anticipe que parce qu’elle ne la
réalise pas ». C’est que, pour réaliser une telle fusion, une véritable
« pneumatisation de l’intellect » est nécessaire, faute de quoi
l’intellect n’est jamais que l’aspect cognitif de l’esprit et, même s’il
lui est donc essentiellement identique, l’expérience ordinaire n’est
jamais que celle de l’intellect seulement. Par contre, une telle
« pneumatisation de l’intellect » permettra de révéler la connaturalité
ou l’identité essentielle de l’intellectus et du spiritus, telle que Maître
Eckhart par exemple la montre25.
Qu’en est-il donc des rapports entre l’esprit (pneuma) et
l’intellect (noûs) – l’esprit étant la vie divine dans la créature et
l’intellect cette faculté de connaissance « naturellement
surnaturelle » ? C’est simple : capacité de connaissance pure,
l’intellect permet à l’être humain d’entrer intelligiblement en contact
avec des réalités qui le dépassent ontologiquement mais qui, sans lui,
n’auraient aucun sens et demeureraient comme si elles n’étaient pas.
Il faut donc une intellectualisation du spirituel, pour saisir effectivement
les mystères de l’Esprit. Mais il faut également une pneumatisation de
l’intellect pour « rendre vie et réalité à ce qui n’est que connaissance
spéculative, donc impuissante ». C’est cette « pneumatisation de
l’intellect qui va transformer l’intellect spéculatif en intellect
opératif »26. Alors seulement « vous recevrez la force de
comprendre, avec tous les saints, la Largeur, la Longueur, la
Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’Amour du Christ qui
surpasse toute connaissance »27-28. Une telle connaissance, qui
dépasse toute connaissance, s’appellera gnose (ou théologie
mystique). Ressortissant à l’être davantage qu’au connaître, une telle
actualisation sera nécessairement l’œuvre du Saint-Esprit. Ainsi, la
gnose véritable n’est pas une science mais une nescience, puisque,
dans cette gnose suprême, c’est Dieu qui se connaît Lui-même, dès

25 La charité profanée, p. 131.


26 La charité profanée, p. 163, n. 3.
27- Ep., IV, 16-19.
28 La charité profanée, pp.160-165.

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que l’intelligence est parfaitement dépouillée d’elle-même. Seule


l’inconnaissance peut conduire à une sur-connaissance.
Pour conclure sur cette distinction entre raison et intelligence
(et les conséquences qu’elle entraîne), on voit clairement qu’elle est
bien la clef qui nous rouvre les portes de l’homme, du monde et de
Dieu (que Kant avait philosophiquement fermées en promouvant la
raison et en niant l’intelligence) : un homme qui retrouve toutes ses
dimensions, un réel doublement ontologique et sémantique dont
l’intelligence permet le ressouvenir, ainsi que cet au-delà de l’être (ou
Réalité ultime) qui transcende nécessairement tout ce qui est à
seulement connaître et que l’on peut, par la grâce, « rencontrer »,
pour peu que l’intelligence ferme alors les yeux (cf. S. Denys
L’Aréopagite) – terme évident du voyage auquel, « du dehors », elle
nous avait convié.

2. Trois oppositions factices


Il est désormais bien connu que penser trop exclusivement à
l’aide de concepts tout faits, ou de catégories disponibles, souvent
conduit à une pensée mécanique de peu d’intérêt. Les exemples de
telles catégories sont nombreux, tel le pseudo groupe des « religions
du livre » pour désigner une partie seulement des religions disposant
de livres sacrés et sans, le plus souvent, avoir réalisé que, comparant
christianisme et Islam par exemple, c’est au Christ (Parole faite
homme) que le Coran (paroles dictées par l’archange Gabriel)
pourrait analogiquement « correspondre »29, ou telle la désignation
du pseudo groupe des « monothéismes », censé inclure la Trinité
chrétienne et servant essentiellement à exclure des « vraies »
religions, celles de l’Orient qui n’ont pourtant, dans leur
formulations métaphysiques, absolument rien de polythéiste30. Les
praticiens de la science économique n’échappent pas à ces pièges,
les concepts de croissance indéfinie ou de productivité macro-

29 Cf. Récemment Seyyed Hossein Nasr, « The Word of God. The Bridge between
Him, You and Us », Yale University conference, juillet 2008, Sophia, vol. 14, N° 2,
Winter 2008-2009, p. 67, dans le cadre de la grande reprise du dialogue entre islam
et christianisme sous le vocable de A Common Word Between Us and You (Un monde
commun entre nous et vous) en référence à Coran 3, 65.
30 Ou pas plus que le catholicisme, vu de l’extérieur, où l’on prie le Père, le Fils, le

Saint-Esprit, la Vierge Marie, les anges, le cortège des saints, etc.

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économiques, bien que largement utilisés – directement ou


implicitement –, n’étant que de parfaites inepties (pour la science
économique elle-même). On pourrait également citer les nom-
breuses « étiquettes », permettant de faire fi des redéfinitions
toujours nécessaires, et auxquelles même la philosophie n’échappe
pas toujours, telles « traditionalistes », « ontologistes », « gnosti-
ques », « rationalistes », « empiristes », etc.
Dans le cadre de cet essai, dès lors que cette distinction entre
raison et intelligence est comprise, il y a au moins trois oppositions
factices de la pensée moderne qui tombent d’elles-mêmes : le
naturel et le surnaturel, le symbolique et le réel, le croire et le savoir,
et qu’il semble utile de bien marquer.
2.1. Le naturel et le surnaturel
De toute évidence, si l’intelligence est « naturellement
surnaturelle », si elle est sens du réel et que le terme du voyage
auquel elle invite est cette Réalité ultime qui se tient au-delà d’un
pur ontologique comme d’un pur sémantique, il n’y a vraiment plus
lieu d’utiliser cette opposition par trop artificielle. Bien évidemment,
il n’est nullement ici question de nier la distinction nature-surnature
mais seulement leur prétendue irréductible opposition.
Elle est née une première fois au Moyen Âge, sous la
formulation de raison naturelle opposée à révélation surnaturelle, lorsque
l’on a voulu marquer la différence entre des propos théologiques
adéquats tenus antérieurement au christianisme par un Aristote, et
de mêmes propos issus de la Révélation et des Écritures. Toujours
est-il que maintenir une telle opposition consisterait en fin de
compte à doter l’homme d’une raison autonome, pouvant
fonctionner sur ses seules ressources et selon ses propres
exigences ! Or, et c’est bien ce que la distinction entre intelligence et
raison a montré, la raison est un « mécanisme intelligent », ordonné
à l’intellect, lui-même fondamentalement ordonné, dans son désir de
connaissance parfaite, à la contemplation de la Réalité incondi-
tionnée.
Cette opposition a resurgi plus récemment, sous l’effet des
conséquences philosophiques du rationalisme kantien (et de
l’idéologie révolutionnaire), sous la formulation de pure nature
opposée à une pure surnature. Il s’agit ici de la conséquence
rémanente d’un aristotélisme outré, dans lequel le naturalisme

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excessif tend à considérer les êtres « comme un système rigide de


natures complètes », « pleinement consistantes dans leur ordre » –
conception selon laquelle « la nature exclut de soi la surnature » –,
alors que la nature ne saurait être par elle-même complète,
autonome ou achevée : il n’y a en fait pas de « pure nature », « sauf
en Dieu, au degré des Idées éternelles dont le Verbe est la synthèse
prototypique ». C’est pourquoi la nature ne saurait être fermée sur
elle-même dans sa « suffisance ontologique », close sur sa réalité
physique et purement matérielle, rendue imperméable à la grâce. Au
contraire, le sens du surnaturel est cette « conscience d’un manque
radical dans la substance même de l’ordre humain naturel, la
conscience d’une relative incomplétude » ; c’est aussi « comprendre
que ‘‘l’homme passe infiniment l’homme’’. »
C’est pourquoi également la réception possible de la grâce de
la foi passe nécessairement par une ouverture dans notre propre
nature. Comme la proposition de foi s’adresse (d’abord) à
l’intelligence, « il faut bien supposer en elle une capacité innée, si
minime soit-elle, à trouver du sens à ce qui est surnaturel »31. En
effet, « l’intelligence peut bien s’appliquer à la connaissance de la
Foi, la volonté peut bien vouloir […] croire à la Révélation », il reste
nécessaire que « le surnaturel ait pour moi un sens », qu’il soit possible,
concevable. Je ne peux croire qu’un cercle est carré, ni qu’un travail
ne consomme de l’énergie, ni que les arbres parlent… Et il en est
dans l’ordre surnaturel comme dans l’ordre de la connaissance
sensible. Dans ce dernier cas, « nous ne pouvons pas connaître a
priori l’existence de telle ou telle réalité : il faut que l’expérience nous
en informe ; mais nous admettons, ou nous rejetons a priori la
possibilité de cette existence, en fonction de notre conception
générale du réel physique. De même, seule la foi nous révèle
l’existence d’un Dieu incarné et rédempteur mort et ressuscité, mais
nous en admettons, ou rejetons a priori la possibilité en fonction de
notre sens du Réel métaphysique, c’est-à-dire de notre sens du
surnaturel. »
C’est cet instinct spirituel, cette connaturalité à l’univers de la
foi qui permet de « croire sans être fou », car les réalités surnaturelles
« sont essentiellement différentes de tout ce dont nous faisons
l’expérience ordinaire et quotidienne ». D’où les affirmations faciles
des grandes idéologies contemporaines : scientisme, marxisme et

31 Le sens du surnaturel, pp. 8-14.

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psychanalyse ainsi que « la conviction majeure du modernisme : la


foi religieuse est une névrose collective, mentalité infantile d’une
humanité non scientifique »32, alors que tout au contraire, le sens du
surnaturel est de nature intuitive, certes « obscure et imparfaite dans
la condition charnelle, pourtant intuition véritable et directe,
participation commencée à la connaissance que Dieu a de Lui-
même » ; c’est-à-dire en rien un quelconque acte de la raison
naturelle. Lorsque ce sens du surnaturel, cette conscience d’une
réalité qui est déjà « substance des choses que l’on espère » (He 11,
1), s’efface sous la suggestion occidentale moderne qu’il n’y a pas
d’« autre » réalité, pas de réalité surnaturelle, on se trouve en
présence de cette « hérésie que le pape saint Pie X a très exactement
appelée : le modernisme. »33
Comme conséquences philosophiques, il reste à ajouter que
« l’exclusion réciproque des ordres naturels et surnaturels n’est pas
seulement ruineuse du cosmos sacré et de l’intériorité spirituelle, elle
est également destructrice, à la longue, de la réalité humaine comme
telle ». D’où cette « mort de l’homme » suivant naturellement cette
« mort de Dieu »34 que la philosophie moderniste aura constatée !
2.2. Le symbolique et le réel
Ce n’est pas parce que « symbolique » est parfois employé au
sens d’irréel, que cet usage doive être aussitôt entériné. En effet, la
raison analytique peut bien élaborer des divisions et des
oppositions, la vérité du réel est nécessairement une,
« inséparablement historique et symbolique, visible et invisible,
physique et sémantique »35. Ainsi, pour que le réel et le symbolique
ne s’excluent pas réciproquement, il suffit de reconnaître que la
perception ne donne à connaître qu’un mode du réel : la corporéité,
alors qu’il en a d’autres. En particulier, il suffit que la matière des
corps ait une nature ontologiquement spirituelle sans que soit mise
en doute la réalité de leur corporéité.
À l’inverse, la conviction de l’exclusion réciproque du réel et
du symbolique peut amener un Bultmann à prétendre « que les faits
sacrés et les miracles sont physiquement impossibles et

32 Le sens du surnaturel, pp. 62-65.


33 Le sens du surnaturel, pp. 65-72.
34 Le sens du surnaturel, pp. 50-58.
35 Symbolisme et réalité, p. 12.

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théologiquement faux », si bien que nous devons, « pour sauver


notre foi, les interpréter comme de simples figures du discours
religieux » ! Mais, ce faisant, la pensée Bultmano-moderniste n’a pas
conscience du paradigme qui la dirige : la conception de la matière
et de la réalité physique issue du matérialisme scientifique, idéologie
pourtant déjà périmée depuis un siècle (Relativité, physique
quantique)36.
Par contre, ayant exclu à la fois le matérialisme, le réalisme
classique et l’idéalisme, tous trois incapables de dire ce qu’est la
réalité du réel physique, on peut prendre conscience du « mode de
présence » que sont les choses et en même temps, leur essence n’étant
que dans l’ordre de l’essence – c’est-à-dire en Dieu –, de leur absence.
« Ainsi, tous les êtres, toutes les réalités sont à la fois prophétie (ou
révélation) archétypale (en tant qu’ils réalisent un mode de présence)
et une réminiscence (ou mémorial) archétypale (en tant que tout
mode implique une certaine absence de ce qu’il modalise) : c’est
pourquoi tout être créé annonce l’archétype dont il est la
manifestation et nous appelle, par le ressouvenir qu’il en éveille en
nous, à remonter vers lui. »37
C’est ainsi que l’ontologie platonico-borellienne se déploie
comme réalisme symbolique. Rendant présente la réalité qu’ils signifient
tout en révélant leur absence, les êtres de la création s’identifient
donc à des symboles, et réalité symbolique et réalité physique ne
s’opposent plus. Le symbole n’est plus un signe arbitraire (puisqu’il
s’identifie à la réalité qu’il symbolise) et la réalité physique n’est plus
un pur « être-là », un en-soi impénétrable, puisqu’elle est constituée
dans sa subsistence – subsistentia38 – par une essence, une « forme
sémantique ». Montrer que les êtres sont des symboles, que l’être est
analogal, que l’ontologie elle-même est ainsi fondamentalement
analogique39 ; montrer que son fondement métaphysique se situe
donc dans un au-delà de l’être, dans une méontologie (méta-
ontologie) de la Relation (Relation de Dieu à son Être, d’abord), que
l’Altérité y est l’Analogue inverse de l’Identité et l’analogue direct de

36 Ibid., pp. 14-15, 19-20.


37 Ibid., pp. 23-27.
38 Jean Borella propose d’écrire « subsistence » (du latin subsistentia) avec un e,

lorsque le terme désigne le fait de subsister (la permanence dans l’être), pour le
distinguer des moyens de subsistance de l’homme (nourriture) et de l’intendance
militaire (cf. Lumières de la théologie mystique, p. 86, n.183)
39 Penser l’analogie, p. 127.

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l’Affirmation de l’Identité, que l’Identité suprême, au-delà des


essences, au-delà de l’Être et du Non-Être est la pure Analogie40,
n’est-ce pas rompre définitivement avec tout système écarteleur ?
N’est-ce pas retrouver, dans cette sémanticité de l’être, « l’unité de
l’être et du connaître, l’ontonoèse où l’être et le connaître s’unifient
indissociablement ? »41
Cette pensée ontologique de l’être-symbole provient donc d’une
démarche philosophique ouverte sur le tout du monde : sa naturalité
et sa surnaturalité, lesquelles, on l’a vu, ne sont plus
irréductiblement opposables. Cela conduit ainsi à rejeter tous les
réductionnismes que sont les diverses conceptions du monde
tablant sur une exclusion réciproque du réel et du symbolique.
Mais cette intuition métaphysique peut bien parvenir, il reste à
l’œuvre philosophique de l’élaborer et au philosophe à la faire
partager. Il faut alors abandonner non seulement le matérialisme qui
ne sait pas dire ce qu’est la réalité du réel physique (puisque, au
mieux, il constate un dit réel physique et décide qu’il n’y a rien à
chercher au-delà de ce constat) mais également cette alternative
réalisme-idéalisme, qui n’a de sens que s’il n’y a pas d’autre réalité
que la matière, s’il n’existe pas d’autres modes du réel que le mode
matériel. Ensuite, il suffit de considérer « l’essence, comme unité
intelligible, transpatiale et transtemporelle » ; en effet, l’essence-lion
ou l’essence-chêne, par exemple, ne sont-elles pas des réalités plus
réelles encore que les exemples corporels – tel lion, tel chêne –
auxquels elles survivent ? C’est en tout cas ce qui fait cette présence
des choses corporelles (immanence de leur archétype) et, en même
temps, leur relative absence (transcendance de leur essence).42
Dès lors, il ne reste plus qu’à « amener la raison moderne à
consentir à la nécessité de cette métaphysique », en lui montrant les
impasses où conduit le rejet du symbolisme sacré. On peut le faire
en suivant ce raisonnement borellien :
Si les formes sacrées ne sont pas des messages du
Transcendant, c’est donc qu’elles ne sont que de simples
productions inconscientes de la conscience humaine.
Mais, quelle que soit la genèse de ce processus d’aliénation,
il constitue « une thèse rigoureusement contradictoire » : en

40 Ibid., pp. 92 et 213.


41 Lumières de la théologie mystique, p. 112.
42 Symbolisme et réalité, pp. 23-26.

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effet, comment à cette aliénation de la conscience soi-disant


universelle (« le principe caché de sa genèse réside dans la
situation structurelle de cette conscience ») pourrait échapper
« miraculeusement » la conscience de celui qui formule cette
thèse – lui permettant dès lors d’être sensée ?
L’illusion du sacré n’est donc plus ni structurelle ni
universelle, puisqu’elle souffre des exceptions et on n’a donc
pas expliqué la dite « inéluctable aliénation religieuse » par une
raison structurelle et universelle.
On a, par contre, révélé la prétention injustifiable des
« révélateurs de la conscience aliénée » qui, eux, prétendent
échapper à cette aliénation universelle et on a aussi révélé, outre
la contradiction de sa thèse, celle du prophète impossible dont
la « révélation consiste précisément à déclarer que toute
révélation est une illusion, comme un homme qui clamerait : ‘‘la
parole n’existe pas’’ ! »43
Ce raisonnement, per absurdum, est bien sûr nécessité par le fait
que l’explication rationnelle des symboles est impossible (si elle était
possible, elle serait contradictoire). Et si elle est impossible, c’est
parce que, « plus radicalement, ce n’est pas la réalité (commune) qui
interprète le symbole, mais le symbole qui nous oblige à interpréter
cette réalité, à la voir autrement que sous l’apparence réductrice
qu’elle revêt à nos yeux et la dépasser. » Dès lors, renonçant à
l’impossible explication rationnelle des symboles sacrés qui y sont
réfractaires, il ne reste à l’intelligence philosophique qu’une seule
option : celle d’une « conversion aux symboles » ! Et se convertir au
symbole, c’est accepter de le suivre dans sa mise en question du
réel, « c’est accepter d’entrer avec lui dans la conversion
métaphysique du réel », c’est « s’ouvrir à la transfiguration de la
chair du monde dont il est le témoin prophétique et l’amorce
salvatrice. »
« Dans cette conversion, se résout le conflit de la raison et de
la foi, de l’universalité du logos affronté à la contingence des cultures
religieuses : ici, le sens s’unit à l’être, l’informelle intelligence s’unit
aux formes sacrées, meurt en elles et ressuscite en les transfigurant.
A l’impossible suicide spéculatif d’une raison illusoirement
démystifiée répond le sacrifice d’un intellect qui ne trouve son

43 Symbolisme et réalité, pp. 53-57.

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accomplissement que dans la médiation crucifiante du symbole,


ainsi que nous l’enseigne, exemplairement, le mystère de la Nuit
pascale ».44
2.3. Le croire et le savoir
Penser que le croire appartient aux croyants et le savoir aux
savants, que « croire » relèverait donc de la religion et « savoir » de la
science, c’est, outre tomber dans le piège des mots qui finissent par
penser à notre place, oublier qu’on ne pourrait savoir quelque chose
à laquelle on ne croirait pas et qu’on ne pourrait croire à quelque
chose dont on ne saurait rien. C’est que, derrière cette illusoire
exclusion réciproque du croire et du savoir, se cache une
combinatoire bien plus complexe. En particulier, à cet ordre
cognitif qui irait de l’ignorance à la connaissance en passant par la
croyance, il faut ajouter l’ordre volitif, c’est-à-dire l’assentiment qui
implique la volonté. Dès lors cette combinatoire exclut la réduction
simpliste d’un croire opposé à un savoir.
Pour autant, la « foi » kantienne, qui doit rester « dans les
limites de la simple raison45 », s’en trouve ainsi contreposée à la
raison46. La foi et la raison de Kant se trouvent même en exclusion
réciproque : « Je devais donc supprimer le savoir, pour trouver une
place à la foi »47, déclare-t-il, résumant toute son entreprise
philosophique48. Si Descartes confond la raison (dianoia, ratio) et
l’intellect (noûs, intellectus)49 – termes que la tradition philosophique
antérieure avait presque constamment distingués – Kant réalise leur
inversion : faisant de la raison (Vernunft) la faculté supérieure de
connaissance, Kant voit dans l’entendement (Verstand, intellectus),
l’activité cognitive inférieure, à savoir, celle qui revêt les
connaissances sensibles d’une forme conceptuelle50. Or cette

44 La crise du symbolisme religieux, p.14.


45 Cf. L’ouvrage de Kant, La Religion dans les limites de la simple raison !
46 Lumières de la théologie mystique, p. 60.
47 Critique de la raison pure, Préface de la 2ème édition, Ak., III, p. 19 ; Œuvres

philosophiques, « Pléiade », t. I, p. 748.


48 Le sens du surnaturel, p. 46, note 8.
49 Cf. L’équivalence de ratio et d’intellectus dans la Deuxième Méditation métaphysique.
50 « Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement

et finit par la raison. […] Nous avons défini l’entendement comme le pouvoir des
règles ; nous distinguons ici la raison de l’entendement en la nommant le pouvoir
des principes », Critique de la raison pure, tr. Fr. Alexandre J.-L. Delamarre et

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inversion est en fait une négation, la négation de l’intellectus (intellect


intuitif) : « l’intuition intellectuelle, en effet, n’est pas la nôtre, et […]
nous ne pouvons même pas en envisager la possibilité », écrit-il51.
Or, ce pouvoir de connaissance intuitive (intellectus intuitivus) – dont
la raison restait dotée dans la confusion cartésienne52 – est essentiel ;
sans intellectus, pas de métaphysique possible53.
Si Kant nie l’intuition intellectuelle, c’est qu’il en a une
conception trop raide. Il l’imagine, sur le modèle de l’intuition
sensible, comme avoir un objet devant soi. Or, « au-delà de la
connaissance par observation, il y a place pour la connaissance par
participation »54. Penser une chose, c’est certes construire un concept
mais, avant tout, c’est être « intellectuellement saisi par un sens, un
intelligible, que nous ‘‘reconnaissons’’ plus que nous le connais-
sons »55.
On est bien sûr ramené directement ici à cette distinction
entre raison et intellect, qui gouverne tout. Platon établissant les
degrés de la connaissance56 les avait déjà distingués : l’intuition
intellectuelle de la connaissance métaphysique (où l’esprit devient ce
qu’il connaît) et la raison discursive du savoir cosmologique (où le
raisonnement est mené comme de l’extérieur). Si ce savoir
cosmologique est insuffisant, c’est que toute conception de l’univers
ne saurait être qu’une hypothèse vraisemblable (ton eikota mython, un
mythe vraisemblable, dit Platon57), non que notre intelligence soit
insuffisante pour le comprendre, mais parce qu’il n’est pas
entièrement donné, il n’est jamais entièrement là. Et ce qui fait le

François Marty in Œuvres philosophiques, édition Ferdinand Alquié), tome I,


Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1980, pp. 1016-1017.
51 Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., p. 226.
52 Par exemple : « je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle

me fait voir être vrai […] Et je n’ai en moi aucune autre faculté, ou puissance, pour
distinguer le vrai du faux, que me puisse enseigner que ce que cette lumière me
montre comme vrai, ne l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à elle »,
Méditations, AT IX-1, p. 30.
53 La charité profanée, pp. 126-127.
54 Lumières de la théologie mystique, p. 106.
55 Ibidem.
56 Il distingue la connaissance intuitive par ascension dialectique de l’intellect (noèsis)

de la connaissance hypothético-déductive par raison discursive (dianoia), cependant


que la connaissance par imagination et conjecture (eikasia) comme la connaissance
par la foi dans l’expérience (pistis) relèvent de l’opinion.
57 Timée, 29d.

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lien entre ce qui se montre (le sensible) et ce qui est caché


(l’intelligible ou le sémantique), c’est le symbole : « une ‘‘image’’ qui
participe ontologiquement à son modèle »58, dont la reconnaissance
fait la seule connaissance possible de l’être incomplet qui se montre.
Et si l’univers est rempli de symboles : le soleil, ce lion, une
montagne, c’est parce qu’il est lui-même entièrement iconique,
théophanique et vestigal de son Origine-Source.
Bien sûr, cette cosmologie platonicienne n’est pas une
physique mais « découle, à titre d’illustration sensible de ce qui, en
soi, est invisible et transcendant »59. Le point de vue de
l’aristotélisme est tout autre : celui d’une philosophie de la nature,
d’une physique. Et, s’il y a bien une science théorétique première –
qui porte sur l’être en tant qu’être, « nature immobile et séparée » et
s’appelle la théologie60 –, celle-ci est une science au même titre que
toutes les autres, proposant un même et unique mode de
connaissance. Ainsi la science d’Aristote s’arrête-t-elle en deçà de
celle de Platon. D’autant que la différence qui sépare le savoir
empirique du savoir rationnel est moins grande que celle qui sépare le
savoir rationnel de l’intuition intellectuelle (cf. La République).
L’épistèmè aristotélicienne ramène sur un seul plan ce que Platon
avait si nettement distingué, parce qu’Aristote ne conçoit plus ce qu’est
véritablement l’intuition métaphysique des Intelligibles, et, par delà
les Intelligibles, ce qu’est le Bien suressentiel et surontologique61.
Aristote inaugure certes ce que tout discours scientifique après lui
sera, et la rigueur de ce modèle spéculatif semble effacer la
distinction platonicienne des modes de connaissance. Mais, ce
faisant, il inaugure également ce que toute réduction rationnelle –
toute conception étriquée du réel – sera après lui.
Ayant défini, de nouveau, ces deux modes du connaître que
sont une connaissance par participation et une connaissance par
rationalisation, nous pouvons revenir à cette combinatoire subtile
entre le croire et le savoir.
La connaissance, comme fusion anticipée du sujet et de
l’objet, est cette anticipation même dans la mesure où cette fusion

58 La crise du symbolisme religieux, p. 31, note 37.


59 Ibidem, p. 41.
60 Métaphysique, L. VI, 1, 1025c-1026a ; La crise du symbolisme religieux, p. 42.
61 Ibidem, p. 46.

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n’est pas réalisée. Par contre, cette anticipation-ci révèle le désir de


cette fusion-là ; et ce désir, c’est la volonté. « L’intellect est sens de
l’être, et ne parle que de l’être. Mais il n’est vision qu’à la condition
de ne pas être ce qu’il voit, et qui cependant est la réalité même.
C’est pourquoi le désir de cette réalité, qui naît de la ‘‘vision’’ de
l’être, se découvre pourtant comme nécessairement ‘‘aveugle’’.
Puisque voir l’être, c’est s’en tenir à distance, cette vision qui nous
retire l’être en même temps qu’elle nous le donne, nous devons y
renoncer si nous voulons atteindre ce dont elle nous communique le
désir. Il y a une face obscure du miroir, sinon il n’y a pas de miroir
réfléchissant62. De même il y a une face obscure de l’intellect, c’est
la volonté qui est fondamentalement désir de l’être, comme
l’intellect en est la perception. La volonté apparaît alors comme un
autre mode de l’esprit. »63
Il reste que ces deux modes opposés sont inséparables et
complémentaires, ils sont les pôles de l’esprit : l’un son pôle plutôt
cognitif, l’autre son pôle plutôt ontologique. Et si la volonté a
quelque chose d’inintelligible, c’est parce qu’elle est cette « force qui
monte des profondeurs de son être » et que l’intelligence ne saurait
donc saisir : cet être est le propre en deçà de l’intelligence, « l’autre
face du miroir par quoi le miroir n’est pas une pure transparence. »64
Cette complémentarité de l’intellect et de la volonté est bien
exprimée par la fable de l’Aveugle et du Paralytique : l’intellect sans
la volonté est impuissant, la volonté sans l’intellect est aveugle. Pour
autant, comme c’est l’esprit qui fait l’unité de l’être humain (puisqu’il
inclut toutes les autres modalités), on pourra voir que « l’intelligence
elle-même est un mode d’être et la volonté un mode de
connaissance » (à voir par exemple l’intelligence prodigieuse des
fonctions biologiques).
Et s’il y a un lieu où intelligence et volonté s’équilibrent –
tendant vers l’esprit qui est leur unité – c’est bien l’amour : aimer
étant « désirer ce que l’intelligence nous fait connaître comme bon ».
« Dans l’amour le moi découvre qu’il n’est pas le véritable centre de
l’être, puisque ce centre lui apparaît à la fois, dans l’impulsion de la

62 « Spéculation » vient du latin speculum (le miroir), rappelle Jean Borella.


63 La charité profanée, pp. 131-132.
64 Ibidem, p. 132.

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volonté, comme plus profond que lui, et dans l’attraction de


l’intelligence, comme plus élevé que lui. »65
S’il n’y a pas d’hétérogénéité essentielle entre notre
intelligence et le Logos, ce n’est pas pour autant que l’intelligence
n’opère que dans l’identique. L’intelligence, en effet, révèle la nature
intelligible de tout ce qu’elle touche parce qu’elle s’ouvre en elle-
même à l’altérité de son objet : l’être ; c’est, en elle, comme une
altérité essentielle. « Elle n’accomplit sa nature propre que dans son
ouverture et sa soumission à ce qui est autre qu’elle-même, elle ne
reçoit son accomplissement que de ce à quoi elle se rend présente
comme d’abord à son propre ‘‘au-delà’’. […] Ce qui est vrai de la
connaissance sensible comme de la connaissance métaphysique »66.
Pour se laisser investir par l’être, l’intelligence doit seulement
consentir à s’ouvrir à l’objet de sa visée, de même que l’œil s’ouvre
ou se tourne vers ce qu’il doit voir. Cette face obscure du miroir
intellectif (sans laquelle ce ne serait pas un miroir), cette dépendance
de l’intelligence qui consiste dans son enracinement existentiel, c’est
la volonté ; et il n’y a pas d’intellection qui n’exige, à sa racine,
l’acquiescement de la volonté. Pour autant, la volonté (aveugle par
définition), pour acquiescer à l’ouverture de l’intelligence, doit être
capable de quelque perception cognitive ; et cette intelligence de la
volonté répond à la volonté de l’intelligence67.
Pour éviter cette régression indéfinie : l’intelligence suppose la
volonté qui suppose l’intelligence, il faut simplement rappeler
qu’elles « ne sont pas deux ‘‘choses’’ distinctes, mais deux modes
d’êtres de la même entité spirituelle : la personne ». De plus, disons
que cet accord entre intelligence et volonté, qui est « humainement
inexplicable (mais non pas impossible), est précisément l’œuvre de
la grâce. Cette intervention d’‘‘En-haut’’ est requise pour inciter la
volonté, d’une part à laisser l’intelligence s’ouvrir à la lumière, et
d’autre part à obéir elle-même au réel que perçoit l’intellect. »68
Les multiples formes de cette grâce sont la foi – et toute
intellection exige la grâce de cette foi – mais aussi une révélation,
une culture, une éducation qui dressent la volonté et lui apprend à

65 Ibidem, p. 133.
66 La crise du symbolisme religieux, p. 283.
67 Selon le symbole extrême-oriental du yin-yang, on pourrait dire que la volonté

est yin et comprend un point lumineux et que l’intelligence est yang et comporte un
point obscur ; La crise du symbolisme religieux, note 6, p. 285.
68 La crise du symbolisme religieux, p. 285.

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se conformer à la perception du vrai. Ainsi faut-il distinguer dans


l’intelligence l’autonomie de son acte pur – on ne peut apprendre à
comprendre, ni commander la saisie intellective – et le fait que
l’intelligence potentielle – c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas en acte –
soit éducable. Cette éducation de l’intelligence, quant à sa
structuration active, c’est la raison : soumission acquise de l’esprit
aux normes.
La raison « s’identifie à la volonté de rationalité, à cette part
voulue de l’intelligence, qui, sans intuition actuelle du vrai, fait le
serment de se conduire selon ses principes, perçus comme des
exigences […] Mais ce serment peut être rompu, précisément parce
qu’il dépend, dans son être même, d’un acte implicite et quasi
inconscient de la volonté. » Si la volonté se fatigue d’obéir à ce qui,
d’une certaine manière, lui échappe totalement, c’est la déraison ou
folie : rupture du pacte qui nous lie au Logos, découverte qu’il n’est
qu’un pacte, ou, du moins, n’apparaissant plus que comme tel. Par
contre, l’intelligence, au cœur de la raison, connaît l’évidence des
principes. Sa soumission est à son investissement par l’être, mais
plus elle s’y soumet, plus elle est libre d’accomplir sa vraie nature :
« L’intelligence est exigence d’intelligence, elle se nourrit de sens et
ne vit que de lui ; bref, la loi qui la constitue et la définit dans son
essence propre, c’est le principe sémantique »69.

69 La crise du symbolisme religieux, p. 286.

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RENÉ GUÉNON, L’ÉSOTÉRISME


ET LE CHRISTIANISME
D’APRÈS L’ŒUVRE DE JEAN BORELLA

par Bruno Bérard

Dans son Ésotérisme guénonien et mystère chrétien1, Jean Borella


entend régler trois questions : d’abord, montrer que, en dépit de son
apport fondamental à la codification de l’ésotérisme, la définition
que Guénon donne de l’ésotérisme souffre de quelques limites ;
ensuite, indiquer comment ces limites disqualifient l’application de
la définition guénonienne, spécialement dans le cas du
christianisme ; enfin, présenter le christianisme dans sa propre
lumière, c’est-à-dire indépendamment des schémas guénoniens, de
façon à révéler son essence particulière.
Cet article entend exclusivement donner un aperçu des
travaux de Jean Borella sur cette question, à commencer par son
rappel essentiel de quelques définitions.

1. Ésotérisme, métaphysique, gnose


Si l’adjectif « ésotérique » existe depuis l’Antiquité grecque, le
substantif « ésotérisme » a une origine récente et douteuse issue de
la nébuleuse idéologique du romantisme socialisant qui inspirera la
révolution de 1848. Si le succès du substantif trahit surtout la perte
d’une connaissance intuitive (« c’est beau ! »), au profit de la
recherche de la sécurité d’un savoir rationnel (« qu’est-ce que la
beauté ? »), il faut bien néanmoins le définir.
L’étymologie de l’adjectif grec « esôterikos » en esquisse la
définition. « Ésotérique » signifie « qui conduit vers l’intérieur » (esô)
« davantage que » (ter) ; c’est donc un comparatif de supériorité qui

1 L’Âge d’Homme, coll. Delphica, 1997.

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indique un mouvement (il ne peut être ni figé ni absolu), vers l’intérieur


(au-delà des apparences) et relatif à son opposé l’« exotérique » («
plus vers l’extérieur que »). Ainsi, il n’y a pas d’ésotérisme sans
exotérisme, sans appui sur une tradition, sans apparences au-delà
desquelles il mène. Dès lors, il ne saurait y avoir, pas plus qu’un
exotérisme absolu, d’ésotérisme absolu, pur, dépouillé de toute
forme et libéré de toute révélation (tel que Hegel l’aurait souhaité,
par exemple).
Si l’ésotérisme, comme l’exotérisme, ressortit au sacré, tous
deux cependant restent en deçà de la « connaissance ». En effet, si la
gnose réalise l’identification entre connaissant et connu, l’exoté-
risme comme l’ésotérisme, eux, ne correspondent qu’au chemine-
ment qui y mène éventuellement. Ils relèvent donc, l’un et l’autre,
de la catégorie générale de l’herméneutique : l’art de l’interprétation,
de l’explication.
Si l’exotérisme et l’ésotérisme sont des intentions herméneu-
tiques plus ou moins pénétrantes du sens profond de la tradition, ils
réclament donc l’un comme l’autre la révélation à interpréter, à
comprendre, à commenter. La métaphysique la plus pure, elle-
même, ne sera jamais que le degré ultime de l’herméneutique
spéculative.
Très concrètement, cela confirme qu’il ne saurait y avoir
d’ésotérisme absolu, au sens d’un aboutissement définitif (l’ésoté-
risme est toujours « en mouvement », toujours inchoatif), même s’il
existe des formes religieuses plus ou moins institutionnelles que les
historiens peuvent, à quelques égards, ranger dans la catégorie de
l’ésotérisme.
Tout ce qui est manifesté n’étant jamais entièrement là,
puisque sa racine invisible, sa cause et sa source restent toujours
non manifestées, on peut dire que l’ésotérisme révèle qu’il y a un
non-manifesté, et donc qu’il y a voilement. Tout autre est la
doctrine métaphysique dont le langage, fait de concepts et des
principes les plus abstraits et d’enchaînements logiques, est transpa-
rent. En effet, la métaphysique utilise le langage même de l’intel-
ligence ; or l’acte d’intellection ne fait qu’un avec l’intelligence elle-
même. En ce sens, le discours métaphysique réalise le cas-limite de
l’herméneutique ; il est le dernier interprétant et ne saurait être
interprété à son tour par un langage plus transparent. De plus, dans
sa position ultime, le langage métaphysique ne peut donc indiquer
son dépassement ésotérique qu’en suggérant son propre effacement,

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avec un apophatisme, non formel mais intégral, mettant en œuvre


dialectiquement son « auto-abolition »2. « Bienheureuses les intelli-
gences qui savent fermer les yeux » enseigne saint Denys
l’Aréopagite.
Comme l’intelligence parle son propre langage, le langage de
sa nature, elle traitera naturellement des choses même surnaturelles.
Mais si elle est « chez elle » dans tous ces domaines, c’est parce
qu’elle n’est naturellement nulle part (« l’intellect vient par la porte »
ou « du dehors » dit Aristote)3. D’où, à nouveau, la mort du discours
à laquelle la métaphysique véritable conduit nécessairement. Mais à
ce sacrificium intellectus, à cet anéantissement volontaire de l’intel-
ligence elle-même, à ce renoncement ultime, répond la résurrection ;
au renoncement à la vanité de sa propre lumière répond l’entrée
dans la « Ténèbre plus que lumineuse » (saint Denys l’Aréopagite).

2. Les limites de la définition guénonienne de l’ésotérisme


La définition de l’ésotérisme que le métaphysicien français
René Guénon (1886-1951) a établie, dans le cadre de son œuvre de
codification de l’ésotérisme, présente bien l’avantage de dégager la
métaphysique traditionnelle de ses contrefaçons – notamment les
gnosticisme, occultisme, théosophisme, etc. – mais elle semble
souffrir de quelques défauts. En particulier, elle tend à uniformiser,
dans toutes les traditions, le schéma obligé d’un ésotérisme
institutionnalisé : organisation formelle et rite initiatique propre,
notamment, et élitiste (fermé au grand nombre et aux enfants), faute
de quoi la tradition considérée est réputée sans dimension
ésotérique, voire dégénérée.
Déjà, on peut se demander si les organisations ésotériques,
définies comme telles par Guénon, sont conformes à sa propre
définition. Or, hormis l’école aristotélicienne de l’antiquité et
quelques sociétés modernes (fin XIXe et XXe siècle) de validité
douteuse, aucune organisation ne s’est jamais elle-même qualifiée
d’ésotérique ; quant à celles qui ont disparu, tels les Fidèles d’amour
(s’ils ont existé), les Templiers ou les Rose-Croix (« partis en
Orient » en 1648), par exemple, elles ne sauraient bien sûr
témoigner.

2 Guy Bugault, Les Études philosophiques, oct-déc. 1983, p.400.


3 De la génération des animaux, II 3, 736 a, 27-b 12.

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Ensuite, dans le monde chrétien, malgré quelques Maçons


éminents, la plupart des obédiences de la Franc-maçonnerie ont
rompu avec l’esprit de la Maçonnerie médiévale et le
Compagnonnage ignore sans doute la doctrine guénonienne.
Resterait à citer les ordres de chevalerie dont, seule, la « Fraternité
des Chevaliers du divin Paraclet » aurait pu partiellement se
reconnaître dans la définition guénonienne – en la personne de
Louis Charbonneau-Lassay – et les organisations hermétistes dont
on ne connaît rien.
Par ailleurs, dans le monde chrétien et parmi quelques
exemples limités, seule la Maçonnerie semble avoir le caractère
« administratif » requis ; quant au soufisme, son initiation peut
concerner le grand nombre4, ce qui n’est pas conforme au schéma
de Guénon. C’est aussi le cas des cultes à mystères de la Grèce,
mieux connus aujourd’hui et qui concernaient de grandes foules
ainsi que des enfants.
Enfin, il faut bien remarquer que le modèle qui prétend à la
nécessité d’une institution ésotérique, a conduit Guénon à
méconnaître le christianisme, jusqu’à présenter comme son aspect
ésotérique la christianisation de la chevalerie d’origine celtique et le
Roman de la rose, au détriment de la révélation du Christ ou d’œuvres
anciennes et majeures comme la Théologie mystique de saint Denys
l’Aréopagite.
S’il y a bien dans le christianisme, comme dans toute tradition
digne de ce nom, des aspects d’exotérisme réel et d’ésotérisme réel –
ce que Guénon ne nie pas –, il n’y a pour autant ni exotérisme
formel, ni ésotérisme institué, dans l’Église catholique en tout cas.
Et cette absence est même conforme à ce qu’est essentiellement le
christianisme.

3. Réfutation directe des thèses guénoniennes relatives au


christianisme
De façon succincte, Guénon indique que la plupart des
formes traditionnelles, dont les religions, comportent deux faces : la
première, extérieure, où un enseignement exotérique qui s’adresse à
l’individu, complété par des rites religieux (communiquant une
influence spirituelle d’origine non-humaine), lui permet, par la

4 Martin Lings, Un saint musulman du vingtième siècle, Éd. Traditionnelles, 1967, p.121.

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réalisation des vérités transmises, d’obtenir le salut, c’est-à-dire de


connaître après la mort la perfection de l’état humain ; et la seconde,
intérieure, où l’enseignement ésotérique, complété par des rites
initiatiques qui s’adressent aux états supérieurs de l’être
(communiquant également une influence spirituelle d’origine non-
humaine), permet à l’adepte, dès ce monde, d’accéder aux états
supérieurs (angéliques) ou même, à l’état divin inconditionné : la
délivrance.
Sur ce modèle, Guénon considère le christianisme, à l’origine,
comme un ésotérisme juif (similaire à celui des Esséniens) dont les
rites initiatiques (baptême, eucharistie…), administrés par une élite
et transmis dans le secret, s’ajoutent aux rites religieux juifs
(circoncision, etc.). À un moment (dont on sait seulement qu’il est
antérieur au IVe siècle), pour sauver le monde gréco-romain de sa
décadence spirituelle païenne, l’organisation ésotérique christique
décide de faire descendre tous ses rites au niveau exotérique, leurs
conservant dénomination et forme, quitte à confectionner d’autres
rites initiatiques, désormais « pratiquement inaccessibles5.
3.1. Le christianisme n’est pas un ésotérisme juif. En fait,
dès l’origine, le christianisme présente son déploiement universel ; il
ne peut donc être un ésotérisme juif, lequel ne saurait se déployer
hors du cadre exotérique de la religion juive. Ce déploiement est
antérieur même à S. Paul : les Rois Mages, la « Pentecôte des
païens » (Actes X, 44-46) où le don du Saint Esprit est répandu
également sur les gentils. Dès le départ, « il n’y a plus de distinctions
de Juifs et de Grecs » (Rom. X, 12). De plus, le fait qu’il s’agisse
d’une nouvelle religion et non d’un ésotérisme juif est attesté à un
moment solennel de la vie du Christ, le Jeudi Saint, lorsque le rite
fondateur même du christianisme est institué : « cette coupe est la
nouvelle alliance en mon sang répandu pour vous » (Luc XXII, 20 ; 1
Co. XI, 25). Sans oublier que le terme même de « chrétien »
(christianos) est présent dès les Actes des Apôtres (XI, 26) et
« christianisme » (christianismos) en usage avant la fin du Ier siècle. Le
terme est même spécifiquement opposé à celui de « judaïsme » (cf.
lettre de saint Ignace d’Antioche aux chrétiens de l’Église de
Magnésie ; Magn., X, 1 et 3).

5 René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, p.24, note 1.

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3.2. La dogmatique chrétienne n’est pas une


présentation exotérique de la doctrine. Guénon indique que le
signe de la (supposée) descente exotérique des sacrements de
l’initiation chrétienne est dans la (supposée) nouveauté du concile
de Nicée (en 325) qui inaugure « l’ère des formulations
‘‘dogmatiques’’ destinées à constituer une présentation purement
exotérique de la doctrine »6. Or, déjà, il n’y a aucune nouveauté
nicéenne : une « règle de foi » fondamentalement trinitaire est
attestée, de façon irréfutable, dès la fin du Ier siècle7, commune aux
Églises établies en Germanie, Ibérie, chez les Celtes, en Orient,
Égypte, Lybie8… Sans compter qu’elle provient directement des
Écritures : « Enseignez les nations et baptisez-les dans le Nom du
Père et du Fils et du Saint Esprit » (Mt XXVIII, 19). De plus, avec
la décision d’entériner la notion de consubstantialité des personnes
trinitaires, le concile de Nicée, au rebours d’une exotérisation
quelconque, « invitait l’intelligence théologale à un exhaussement
spéculatif inaccoutumé […], à une ‘‘transposition métaphysique’’ du
concept de substance (ousia) dans la ligne de sa signification la plus
ontologique, et même supra-ontologique ». Enfin, quand Guénon
ajoute que l’on n’a jamais cherché à « donner la moindre
explication »9 aux formulations dogmatiques, il nie tout bonnement
les deux mille ans de travaux des théologiens, Pères de l’Église,
docteurs et génies spirituels qui se sont succédés.
3.3. Les rites chrétiens ne sont ni une exotérisation
tardive, ni donc une fausse initiation. « Un rite, dit Guénon, qui
est conféré à des enfants naissants, et sans qu’on se préoccupe
aucunement de déterminer leurs qualifications par un moyen
quelconque, ne saurait avoir le caractère et la valeur d’une
initiation »10. D’une part, il faudrait alors pour le suivre nier les
Écritures : « laisser les petits enfants venir à moi et ne les empêchez
plus ! » (Luc XVIII, 16) ; « voyez à ne mépriser aucun de ces
petits… » (Mt XVIII, 10)… et, notamment, le baptême administré
le jour de la Pentecôte à une foule de trois mille personnes dont des
enfants (cf. Actes II, 37-41). Sachant que, dès l’origine de l’Église, les

6 René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, pp. 14-15.


7 Cf. Henri Lassiat, La jeunesse de l’Église : la foi au II° siècle, Mame, 1979.
8 Cf. Saint Irénée, Contre les hérésies, trad. Adelin Rousseau, Cerf, 1984, p. 66.
9 René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, p. 18.
10 Ibidem, pp. 20-21.

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sacrements (baptême, eucharistie…) sont distingués des


sacramentaux (prière, invocation du Nom de Jésus, signe de croix,
bénédictions, cierges, lecture liturgique, consécration
monastique…), l’institution ecclésiastique aurait eu toute possibilité
de mettre en œuvre une distinction entre rites exotériques et rites
ésotériques, si tant est que cela eût été dans l’ordre du christianisme
que de créer ou maintenir une telle séparation.
3.4. Car l’ordre sacramentel est incorruptible et nul, pas
même l’Église, ne saurait le modifier. L’Église voudrait-elle
modifier l’essence du Sacerdoce christique et déterminer le
sacrement à ne produire que des effets exotériques, fût-ce pour
sauver spirituellement le paganisme antique (selon Guénon), qu’elle
ne le pourrait pas. En effet, cette curieuse théorie guénonienne est
d’emblée exclue puisque la grâce est celle que Jésus-Christ veut lui-
même communiquer en instituant le sacrement destiné à la produire
– c’est son Sacerdoce éternel « selon l’ordre de Melchissédec »11. La
grâce sacramentelle est donc immuable par nature et donc toujours
communiquée à l’être qui la reçoit, pour peu que, lui-même, n’y
mette pas obstacle. « La grâce sanctifiante ne peut pas être plus
grande ou plus petite, puisque, selon son essence même, elle unit
l’homme au Souverain Bien, lequel est Dieu » ; elle n’est donc
susceptible de variation que sous le rapport du sujet en qui elle
réside12.
3.5. Et les sacrements chrétiens – dits « religieux »
(Guénon) – exigent bien validité et qualifications du
récipiendaire. Étant donné que le Christ a institué lui-même les
sacrements (ne serait-ce que le baptême et l’eucharistie comme le
reconnaissent les protestants) et qu’aucune Église chrétienne ne se
reconnaît le pouvoir d’en instituer de nouveaux, ni l’Église ni son
ministre n’a donc de pouvoir sur la grâce que ceux-ci confèrent –
celle-ci ou celui-ci ne peut que l’administrer ou pas. Il reste alors,
toujours en suivant Guénon, à douter de leur validité. Or, « dans
l’administration des sacrements, il y eut toujours dans l’Église le

11 Le Sacerdoce melchissédéchien du Christ comporte trois fonctions : celle de Roi


(configurée par le caractère baptismal, « sacerdoce royal » – 1 Pierre II, 5-9), celle
de Prophète (configuré par le caractère chrismatique – l’onction du chrême de la
confirmation) et celle de Souverain Prêtre (configuré par le caractère de l’ordre).
12 Saint Thomas d’Aquin, S. Th., I-II, q.112, a.4.

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pouvoir de décider ou de modifier, la substance de ces sacrements étant


sauve, ce qu’elle jugerait mieux convenir à l’utilité de ceux qui les
reçoivent ou au respect des sacrements eux-mêmes, selon la
diversité des choses, des temps et des lieux »13. De plus, du ministre
n’est requis que l’intention ou la volonté objective de réaliser ce que
le sacrement signifie objectivement, il peut donc avoir perdu la foi,
pour peu qu’il s’en remette objectivement à la foi de l’Église : fides
Ecclesiae supplet (la foi de l’Église supplée). Quant à la disposition
intentionnelle adéquate du récipiendaire, on ne saurait soutenir, avec
Guénon, que les rites religieux n’exigent aucune qualification ; si ces
qualifications concernent des capacités physiques ou psychiques,
c’est vrai, nul n’est exclu de la grâce du Christ, au contraire, il est
venu pour les borgnes, boiteux, bossus, aveugles, paralytiques… :
« Il est bon pour toi d’entrer dans la Vie boiteux plutôt qu’avec les
deux pieds être jeté dans la géhenne » (Mc IX, 45) ; mais si l’on
entend par qualifications les dispositions de cœur et de corps
requises pour la réception d’un sacrement (elles varient selon le
sacrement), alors, sans exception, tous requièrent des qualifications,
faute desquelles ils seront infructueux, même si la grâce
sacramentelle a bien été conférée.
3.6. Enfin, le mode opératoire des sacrements, lui-même,
exclut tout changement essentiel dans la nature de la grâce
sacramentelle. Ayant nié la valeur initiatique des sacrements, il
restait à Guénon à nier leur opérativité, c’est-à-dire de l’ex opere
operato (« en vertu de l’œuvre opérée ») – par opposition à l’ex opere
operantis (« en vertu de l’œuvre de l’opérant » ou « en vertu de celui
qui opère »). Or, cet ex opere operato signifie justement que l’opérant
n’est pas la cause de la grâce sacramentelle mais que le sacrement
agit uniquement en vertu de l’acte sacramentel accompli, même si,
bien sûr, ce sont les efforts de celui qui coopère à la grâce, qui
permettront qu’elle porte ses fruits. De ce fait, ce n’est ni la sainteté
du ministre, ni la sanctification (même en cas de dons ou charismes
spectaculaires) qui peuvent assurer la présence de la grâce, réalité
invisible. La signification ou vérité des actes sacramentels est
déterminée par la volonté même de Dieu qui les a institués – pour
peu que les conditions de validité de l’accomplissement soient

13Concile de Trente, session XXI, chap. II ; Les Conciles œcuméniques : Les décrets,
Cerf, 1994, t. II, p.1477.

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effectives, la vérité du sacrement est réalisée en vertu de son seul


accomplissement.
Dans cette logique, si la grâce est surnaturelle – ce que
personne ne nie –, le sacrement ex opere operato, validement accompli,
ne saurait être en rien magique – comme ont pu le prétendre Luther
et certains théologiens protestants. De plus, ceci conduit à voir dans
le christianisme une religion par essence sacramentaire. Guénon,
bien qu’il rangeât les sacrements dans la catégorie générale des rites,
aurait pu éviter l’amalgame massif puisqu’il a reconnu que le mot
« sacrement » désigne quelque chose dont on ne trouve sans doute
pas ailleurs l’équivalent exact14. De là, cependant, il réduit de façon
inconsidérée les sacrements chrétiens à des rites d’agrégation (ou
d’intégration) à une communauté traditionnelle15, alors que la
doctrine sacramentaire de la tradition chrétienne se concentre sur le
Corps du Christ et la grâce, et peut développer une théologie de
l’opération divine dans l’action sacramentelle, sans équivalent !

3.7. C’est pourquoi le déchirement du voile du Temple


signifie, dans le christianisme, l’abolition d’une séparation
formelle entre exotérisme et ésotérisme. En effet, le déchirement
du voile du Temple, à la mort du Christ, révèle le mystère
précédemment caché, marque le passage du culte extérieur au culte
intérieur et mène au nouveau sacrifice dans lequel le prêtre et la
victime ne font plus qu’un. À ce titre, et même si 2000 ans d’histoire
tendent à affadir les mots, l’eucharistie où Dieu meurt, ressuscite et
se donne dans l’eucharistie est bien le type parfait d’un mystère
sacré mis en pleine lumière. Il signifie donc, directement, l’abolition
d’une séparation formelle, dans le christianisme, de l’ésotérisme et
de l’exotérisme.
Le fait qu’il y ait deux voiles du Temple, l’un, extérieur,
séparant le parvis du Saint (le masak) et un autre, intérieur, séparant
le Saint du Saint des Saint (le paroketh), ne change rien à l’affaire.
C’est bien le premier, déchiré, qui dévoile et montre à la multitude
l’ésotérisme comme tel. Le second, celui des mystères ultimes, ne
disparaît qu’à la réalisation suprême – celle de la déification. « D’où
il vient que le plus extérieur fut déchiré et l’autre non, afin de
signifier que, dans la mort du Christ, les mystères relatifs à l’Église

14 René Guénon, Aperçus sur l’initiation, p. 41.


15 Ibidem, p. 159.

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devenaient manifestes ; mais l’autre voile ne fut pas déchiré, parce


que les arcanes célestes demeurent encore voilés » Ce second voile
(2 Co, III, 16) sera levé à la fin des temps, à la Parousie, selon
l’anticipation prophétique qu’est la nouvelle Alliance (déchirement
du premier voile)16.
Car c’est bien de la mort du Christ, plus que du déchirement
du voile qui l’accompagne, qu’il s’agit. Cette mort, c’est le corps donné
pour vous (to sôma mou to hyper hymôn didomenon), le corps même de la
révélation, donc la révélation faite corps. De plus, ce corps est
saigné à mort et le sang, répandu « pour vous et pour la multitude »,
symbolise bien sûr les mystères initiatiques, donné à tous. Seule
reste donc à accomplir la Parousie annoncée : Présence totale et
universelle du Verbe divin en toute créature et de toute créature
dans le Verbe divin.
La nature de la religion chrétienne est bien ainsi de réaliser par
anticipation et de manifester l’effacement de la séparation formelle
entre les deux domaines de l’exotérisme et de l’ésotérisme.

4. Conclusion
Il reste à engager le lecteur à aller lire, directement dans
Ésotérisme guénonien et mystère chrétien de Jean Borella, la dernière partie
où prend place une réfutation indirecte des thèses guénoniennes
relatives au christianisme. Là, désormais, sans s’occuper des
schémas guénoniens, le christianisme est situé dans son site
herméneutique propre : le mode d’expression dont le revelatum s’est
lui-même revêtu pour se manifester, déterminant ainsi son mode de
compréhension. Car c’est l’Objet révélé lui-même qui féconde le
miroir intellectif en lui livrant les clefs de sa propre intelligibilité.
Cette présentation du christianisme commencera par situer le
mystérique chrétien propre par rapport aux contextes culturels juif et
hellénistique et à l’existence éventuelle de « traditions secrètes » ;
ensuite sera rappelé l’enseignement traditionnel de l’Église relatif
aux trois rites de l’initiation chrétienne, en lien avec la « discipline de
l’arcane » ; enfin, la nature de la voie mystique sera caractérisée,
montrant qu’elle est une voie intégrale.

16S. Thomae Aquinitatis in evangelia S. Matthaei et S. Joannis commentaria, t. I, ed. II,


Taurinensis, Eq. Petri Marietti, Roma, 1912, c. XXVII, p. 391.

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On y verra ainsi comment le christianisme s’avère être, par


essence, un « sacramentalisme » et, du mystère théologique au
mystère de l’économie sacramentelle, comment on passe du
mystèrion grec au sacramentum latin, puis comment ce dernier
s’entoure de la disciplina arcani, d’origine apostolique. On
comprendra pourquoi on peut parler des pseudo secret, pseudo
doctrine et pseudo élitisme des « mystères » du paganisme, à quel
point les baptême et eucharistie chrétiens ne sont pas une reprise ou
une imitation des liturgies mystériques, ni la gnose (chrétienne) ne
saurait être réduite à « l’apocalyptique (juive) ». On y découvrira la
doctrine des trois degrés de connaissance et le sens du secret chez
Origène ; on s’y verra rappeler comment, en christianisme,
l’ésotérisme doctrinal, tout comme la déification, est offert à tous, et
comment les magistères doctrinal et ecclésial forment une
complémentarité hiérarchisée – l’ésotérisme sacramentel chrétien
étant celui de toute l’Église.
Enfin, on verra comment « mystique » et « ésotérique » sont
au fond synonymes dans le Christ, comment « mystique » et
« contemplation » s’apparient dès les Pères de l’Église – appelant
l’intelligence à un exhaussement d’elle-même – et comment la
théologie devient la mystique, qui n’est en rien le mysticisme, ni ne
se réduit à la morale ou au psychologique. En un mot, on réalisera le
dépouillement mystique chrétien face à la « démiurgie initiatique
guénonienne », spécialement lorsqu’elle s’exprime de façon fonciè-
rement prométhéenne en terme de « lois scientifiques positives » ou
de « maniement des influences spirituelles », cette démiurgie
technico-scientifique s’opposant radicalement à l’Esprit qui souffle
où Il veut et ne se laisse « manier » par personne.

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LA GNOSE DU NOM NOUVEAU


Considérations à propos de Problèmes de gnose de Jean Borella

par Alain Santacreu

En 1979, La Charité profanée, son premier livre, avait provoqué


une polémique retentissante autour de la notion de « gnose ». Jean
Borella, trente ans plus tard, avec Problèmes de gnose, procède au
rebouclage d’un thème resté récurrent dans son œuvre.
En reprenant le mot « gnose » à saint Paul et aux Pères de
l’Église, notre auteur a toujours pris soin de le distinguer du
gnosticisme hérésiarque. En 1966, à Messine, un colloque
universitaire international avait déjà délimité les termes de Gnose et
Gnosticisme, en proposant de désigner par gnosticisme un groupe
particulier de systèmes religieux apparu vers le IIe siècle ap. J.-C., et
d’utiliser gnose pour définir, d’une façon universelle et
indépendamment des époques, « une conception de la connaissance
des mystères divins réservée à une élite »1. Cette définition reste
toutefois insuffisante puisque Jean Borella affirmera : « Pour
montrer en vérité, quelle est la signification de la gnose orthodoxe,
et quelle est son importance et sa fonction, il faudrait en fait retracer
l’histoire de la philosophie occidentale, depuis son origine grecque
jusqu’à ses formes contemporaines les plus curieuses » (161)2. Déjà
Clément d’Alexandrie pouvait déclarer : « C’est pour quelques
hommes choisis, admis à passer de la foi à la gnose, que les saints
mystères de la sagesse ont été conservés sous le voile des
paraboles » (Stromates, VI, 126). Ce qui ne signifie pas que les

1 Cf. Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Payot, t. II, 1978,
p. 498 ; voir aussi « Le Colloque de Messine et le problème du gnosticisme » in
Revue Métaphysique et Morale, n° 72, 1967.
2 Jean Borella, Problèmes de gnose, L’Harmattan, coll. « Théôria », Paris, 2007. Les

numéros entre parenthèses renvoient aux pages de cette édition.

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paraboles ne s’adressent pas à tous les Chrétiens, ni que leurs sens


doivent rester secrets, sinon qu’elles véhiculent une vérité
principielle audible à tous mais seulement et gracieusement donnée à
quelques-uns. La gnose, ainsi entendue, se présente comme une
connaissance métaphysique salvatrice, notion dont l’orthodoxie
doctrinale s’est trouvée récemment confirmée par la plus haute
instance de l’Église catholique romaine3.
L’ouvrage se compose d’un ensemble de dix-sept chapitres
subdivisés en trois parties. Les sept premiers chapitres constituent
les deux premières parties et sont des reprises de textes parus
antérieurement, de 1974 à 1995, dans des publications diverses.
Seuls les dix chapitres qui forment la troisième partie sont inédits,
ayant été écrits entre juin 2004 et février 2007.
Dans la première partie, Problèmes généraux de la gnose, l’auteur
se propose d’étudier la gnose telle qu’elle se révèle dans l’histoire.
C’est dans les écrits néotestamentaires pauliniens que l’on
rencontre les premiers indices de l’existence d’une « gnose
pseudonyme ». En effet, saint Paul a parlé de la « gnose au faux
nom », en grec tès pseudônumou gnôseos, dans la Première Épître aux
Corinthiens (VIII, 1) et dans la Première Épître à Timothée (VI, 20).
Viendront ensuite les réfutations des Pères de l’Église qui nous ont
apporté de nombreux éléments sur ces hérésies : au IIe siècle, saint
Irénée de Lyon ; au IIIe siècle, Tertullien, Clément d’Alexandrie,
Origène ; au IVe siècle, saint Épiphane de Salamine et saint
Augustin.
En ce qui concerne la connaissance historique du gnosticisme,
Jean Borella s’en remet principalement aux travaux d’Henri-Charles
Puech et de Jean Doresse. S’il constate que le gnosticisme
historiquement identifiable est chrétien, il reconnaît que la
découverte en 1945, des écrits gnostiques de Nag Hammadi, en
Égypte, a contribué à conforter l’hypothèse d’une origine non-
chrétienne du gnosticisme.
Dès les premiers siècles de notre ère, c’est une constante dans
les systèmes gnosticistes d’opposer le christianisme au judaïsme. En

3 En exergue à son ouvrage, Jean Borella cite ces paroles que le pape Benoît XVI

prononça, pour illustrer la vie et l’œuvre de saint Clément d’Alexandrie, lors de son
audience du mercredi 18 avril 2007 : « Suscitée par le Christ lui-même, la vraie
gnose est communion d’amour avec Lui, qui porte la vie chrétienne à son degré
ultime, celui de la contemplation. Sur le chemin d’une configuration progressive à
la nature divine… »

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effet, selon ces visions hérétiques, la création ne serait pas l’œuvre


du Dieu bon, mais d’un Principe mauvais, soit coéternel au Principe
bon (dualisme métaphysique radical de Marcion du Pont), soit
engendré, à la suite d’un drame cosmique, à partir du Principe
originel (doctrine gnostique de Valentin). Dans tous les cas le
Principe mauvais, créateur de l’Univers physique, est identifié au
Dieu d’Abraham, de Moïse et des prophètes d’Israël. Sans doute y
a-t-il là l’origine de l’anti-judaïsme qui s’est perpétué à travers les
siècles.
Or le christianisme se définit lui-même comme une doctrine
conjuguant la Bibliothèque hébraïque et le Nouveau testament
grec4, recueil constitué de textes pour la plupart, sinon tous, traduits
de l’hébreu5.
Ces hérésies gnostiques préexistaient au christianisme. Elles
reprennent les antiques théogonies, théomachies et cosmogonies
assyro-babyloniennes, cananéennes et grecques. C’est ainsi, par
exemple, que l’on retrouve dans les confréries orphiques et
pythagoriciennes, le drame cosmique primordial, le conflit entre le
bon principe et le mauvais principe, la divinité originelle de l’âme, la
préexistence de l’âme et sa chute dans le corps qui l’aliène et l’exile.
Hippolyte de Rome, l’auteur de l’Elenchos, le savait bien qui ne
cessait de répéter que les doctrines hérétiques n’étaient qu’anti-
quailles vétustes.
Mais alors, s’il a existé une gnose non-chrétienne, pourquoi la
gnose s’est-elle manifestée précisément dans un contexte chrétien ?
Telle est une des questions les plus cruciales posées par Problèmes de
gnose.
Jean Borella émet une hypothèse originale : le christianisme
serait « une religion gnostique ». Il écarte d’emblée l’argument qui
voudrait faire du gnosticisme un courant religieux irréductible au
christianisme sous prétexte que l’un serait une religion de la foi,
tandis que l’autre reposerait sur la connaissance (gnosis en grec). En

4 Le français traduit fidèlement l’expression latine novum testamentum, qui traduit le


grec kainè diathèkè, la nouvelle alliance, traduction de l’hébreu berit hadaschah, alliance
nouvelle.
5 Il est connu qu’un apôtre dictait en araméen et en hébreu et que le traducteur

écrivait directement en grec. Ainsi s’explique, par exemple, la différence de style


entre les deux épîtres de Pierre, sans envisager divers rédacteurs mais seulement
des traducteurs différents. On consultera toujours avec profit sur ce point les
travaux de Claude Tresmontant et de Marcel Jousse.

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effet, aussi bien dans le christianisme primitif que dans les premiers
mouvements gnostiques, on relève une équivalence entre foi et
connaissance ; de même, il semble que l’idée d’une révélation et
d’une libération ait joué un rôle fondamental dans le gnosticisme.
Selon notre auteur, le judaïsme de langue grecque aurait utilisé
gnôsis pour traduire l’hébreu da’ath qui signifie connaissance6. Il s’agit
de cette « connaissance de Dieu » que l’on retrouve dans la Septante
sous la forme gnôsis tou Théou. Il se serait en effet développé dans le
judaïsme hellénistique, entre le IIIe et le Ier siècles avant notre ère, ce
qu’il appelle une « culture de gnose » qui, dans les premiers siècles
chrétiens, aurait constitué un terreau favorable pour la propagation,
parallèle et concomitante, de la gnose orthodoxe et du gnosticisme.
Corrélativement aux travaux de Jean Borella, il serait intéressant de
s’interroger sur le contexte historique et social qui a pu susciter cette
émergence.

Culture de gnose dans le judaïsme hellénistique


On sait que la Bible hébraïque est composée de trois grandes
sections : le Pentateuque (ou Torah) qui fait le récit de la Création et
narre la montée du peuple élu vers la Terre promise sous la
conduite de Moïse ; les Prophètes (ou Nebi’im) qui relate l’histoire des
hébreux depuis leur installation en Terre sainte jusqu’à la
destruction du Temple de Jérusalem et leur déportation à Babylone ;
enfin les Écrits (ou Kétoubim) qui font le récit de l’exil et du retour,
de la reconstruction du Temple et de l’organisation de la nouvelle
communauté juive. L’histoire proprement biblique s’arrête là, au
tout début du IVe siècle avant Jésus-Christ. Les deux livres des
Maccabées reprendront le récit de l’épopée biblique deux siècles plus
tard. Cependant aucun récit suivi ne relate cette période
intermédiaire, entre le IIIe et le Ier siècles avant J.-C., qui correspond
précisément à celle où se serait instaurée cette « culture de gnose »
dont parle Borella. Bien sûr, un certain nombre de livres furent
composés ou transcrits durant ces deux siècles et intégrés aux
Écrits ; on peut relever L’Ecclésiastique, le livre de Job, les Proverbes, les

6En hébreu, « connaissance », da’ath, se transcrit, ‫ד ע ת‬, D chA Th. On trouve, en


Gn 2, 9, l’expression « L’arbre de la connaissance du bien et du mal » : ve’èts
hada’ath tob wa ra.

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Psaumes, et le Cantique des Cantiques7. Cet ensemble forme ce qu’on


appelle la « littérature sapientielle ». À lire cette littérature, nous
découvrons un regard différent de la vision prophétique de l’époque
précédente : le sage a succédé au prophète comme maître spirituel
de la communauté. Si la prophétie se propage symboliquement du
ciel vers la terre, de l’universel au singulier, la sagesse va de la terre
au ciel, du singulier à l’universel. Le prophète est l’homme saisi par
la Parole de Dieu, alors que le sage ignore l’expérience de
l’inhabitation divine car ce n’est que par sa propre réflexion qu’il
s’élève à la compréhension des principes. Après l’édit de Cyrus qui
permit aux judéens de retourner dans leur patrie, les prophètes
disparurent de la structure sociale juive et ce furent les scribes qui se
chargèrent de fixer le canon des livres sacrés ; et les rabbins, que
l’on appela Hakhanim ou Sages, endossèrent alors l’autorité
religieuse.
Même s’il n’y a aucun texte « sapientiel » qui nous parle d’une
crise de la foi due à la nouvelle conscience de la réalité humaine et
cosmique, on peut se demander si la sagesse et la prophétie ne sont
pas inconciliables. Bien sûr le souci majeur de cette « littérature
sapientielle » fut de maintenir la différence entre la sagesse biblique
et la sagesse des nations8 mais les premiers emprunts aux
populations païennes commençaient déjà à combler, entre Israël et
les nations, la distinction culturelle pour laquelle les prophètes
avaient lutté. Ce IIIe siècle avant notre ère correspond au début de
l’hellénisation de la Judée : après le rattachement de celle-ci à
l’empire lagide d’Alexandrie, vers -300, la culture grecque imprégna
peu à peu les esprits jusqu’aux milieux sacerdotaux du Temple de
Jérusalem9.

7 Pendant les années qui précédèrent la destruction du second Temple (+70) et

jusqu’après la révolte de Bar Kochba (+135), le canon biblique, ensemble de livres


considérés comme divinement inspirés, fut définitivement fixé par l’École
rabbinique de Yavné (petite bourgade à l’ouest de Jérusalem) qui procéda à
certaines transformations : deux livres appartenant initialement au corpus
prophétique, Ruth et Lamentations, furent reversés dans les Écrits auxquels on
adjoignit aussi sept nouveaux livres (l’Ecclésiaste (Qohélèt), Esther, Daniel, Esdras,
Néhémie et Chroniques 1 et 2) qui portèrent à 39 le nombre total des livres
canoniques.
8 Cf. Deut 4, 5-8.
9 Par exemple, c’est à partir de -250 que l’astrologie grecque, s’appliquant à des

individus, remplacera l’astrologie chaldéenne qui n’envisageait que les phénomènes


collectifs, cycliques et politiques. Cf. Paul Couderc, L’Astrologie, PUF, « Que sais-

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Si l’on en croit le premier commentateur de la Torah,


Yeshoua Ben Sira, l’auteur de l’Ecclésiastique10, les quatre fleuves du
Paradis terrestre auraient symbolisé les pérégrinations de la Sagesse
divine à travers l’histoire du monde : ils charriaient les eaux d’une
sagesse destinée à l’ensemble de l’humanité et dont la synthèse serait
la Torah elle-même11. Cette période cruciale marque donc le passage
de l’hébraïsme mosaïque au judaïsme rabbinique. Le pontificat de
Siméon le Juste (-220 à -195)12, dernier représentant de la « Grande
Assemblée »13 souligne la rupture entre la première série des
traditionnaires, celle des vingt-deux prophètes, et la série suivante
des tanaïm ou mishniques14. Ce sont ces tanaïm, légistes et docteurs
de la Loi, que Jésus-Christ apostrophera ainsi : « Malheur à vous, les
légistes, parce que vous avez enlevé la clef de la science ! Vous-
mêmes n’êtes pas entrés, et ceux qui voulaient entrer, vous les en

je », 8e édit., 2000. Par ailleurs, on rappellera que la traduction grecque de la Torah


par les juifs d’Alexandrie, La Septante, date du IIe siècle avant J.-C.
10 Jésus, fils de Sira (Yeshoua Ben Sira) écrivit, vers -200, le traité de Sagesse connu

sous le titre L’Ecclésiastique ou Siracide. Ce livre ne prendra pas place dans le canon
des Écritures juives promulgué par l’École de Yavné ; par contre, et cela ne saurait
être anodin, la Bible chrétienne l’intègrera dans son canon de l’Ancien Testament.
L’original hébreu a été perdu et nous ne le connaissons plus que par la traduction
grecque du petit fils de Ben Sira. Dans le prologue de sa traduction (vers -137), ce
dernier atteste de l’existence d’un original hébreu et nous livre le nom de son
auteur : Jésus, fils de Sira.
11 Cf. Ecclésiastique 24, 23-29.
12 La Jewish Encyclopedia, à l’article « Siméon The Just », indique, en citant le Talmud,

qu’après la mort de Siméon « les hommes cessèrent de prononcer à haute voix le


Tétragramme sacré ». La Jewish Encyclopedia, dont le principal maître d’œuvre fut
Isidore Singer, est une encyclopédie de langue anglaise publiée entre 1901 et 1906
par la maison d’édition Funk and Wagnalls. Cet ouvrage, tombé dans le domaine
public, est consultable sur le site internet : http://www.jewishencyclopedia.com/
13 La Grande Assemblée ou Grande Synagogue (Knesset HaGuedolah) fait référence à

la chaîne légendaire des cent vingt inspirés mosaïques (Cf. Nombres, 11, 16-17). Elle
se perpétua de façon ininterrompue durant la période du second Temple, Esdras
l’ayant revivifiée. L’inspiration scripturaire aurait cessé avec la mort du dernier de
ses membres, Siméon le Juste.
14 La Mishnah (en hébreu ‫משנה‬, « répétition ») est la plus importante des sources

rabbiniques obtenues par compilation écrite des lois orales juives, projet défendu
par les pharisiens, et considéré comme le premier ouvrage de littérature rabbinique.
Les auteurs en sont les « Tanaïm » ou répétiteurs, car ils « répétaient » les traditions
apprises de leurs maîtres. Cet ouvrage dont l’élaboration s’étendit sur plusieurs
siècles s’acheva au IIe siècle avec Rabbi Yehuda haNassi (Juda le Prince), dit
simplement Rabbi, ou Rabbenou Haqadosh (notre saint maître), le trente-troisième
et dernier traditionnaire thanaïte.

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avez empêchés ! » (Lc 11, 52). Ces tanaïm appartiennent au


mouvement pharisien dont l’émergence se situe précisément dans ce
deuxième siècle avant notre ère.
Siméon le Juste appartenait à une lignée sacerdotale originaire
de Léontopolis d’Egypte, les Oniades, qui exerça de façon
héréditaire la fonction de grand prêtre dès le début de la période
grecque. Pour saisir toute l’importance de cette figure15, on se
rapportera à l’éloge qu’en a fait Yeshoua Ben Sira dans
l’Ecclésiastique : « Siméon, fils d’Onias, fut le grand prêtre / Qui,
pendant sa vie répara la maison, / Pendant ses jours, affermit le
sanctuaire. / Par lui fut fondée la double hauteur, / Soubassement
élevé de l’enceinte du Saint. » (Pléiade, Ecclésiastique 50, 1-4). Il
semblerait que, dans une ultime tentative pour enrayer l’avancée de
l’hellénisme, Siméon le Juste ait tenté de concilier l’idée d’une
sagesse divine, langue du sanctuaire, avec une sagesse humaine,
langue des fils d’Adam16. La sagesse révélée par la Torah a son
origine en Dieu et se manifeste sur terre ; appartenant au deux
mondes, supérieur et terrestre, elle est l’expression d’une « double
hauteur », gnose intégrant la sagesse révélée du prophétisme hébreu
et la sagesse profane de la philosophie grecque. Ben Sira, qui écrivait
vers – 190, quelques années à peine après la mort de Siméon le
Juste, pouvait ainsi affirmer son projet : « Je veux répandre encore
une doctrine conforme à la prophétie. / Je la laisserai pour les
générations des siècles. » (Ecclésiastique 24, 30-33)
C’est autour de la figure de Siméon le Juste qu’une « culture
de gnose » se développa dans le judaïsme hellénistique. Averti de
l’imminence des temps messianiques, il semble que Siméon, dans
l’attente de l’incarnation divine, ait choisi d’enfouir la véritable
connaissance de la Torah : alors l’inspiration scripturaire s’effaça et
« les hommes cessèrent de prononcer à haute voix le Tétragramme
sacré ». La gnose préservée par Siméon le Juste sera accomplie par

15 Les passionnants travaux de Bernard Bart ont ouvert des perspectives nouvelles

sur le personnage de Siméon le Juste. On lira plus particulièrement : Les arpenteurs


du temps. Essai sur l’histoire religieuse de la Judée à la période hellénistique, Éditions du
Zèbre, Lausanne, 2000.
16 La littérature juive ancienne a gardé le souvenir de la querelle qui opposa, au

deuxième siècle de notre ère, les rabbins Ismaël et Aqiba. Alors qu’Ismaël
enseignait que la Torah parlait comme la « langue des fils d’Adam », Aqiba affirmait
que la langue de la Bible était sainte, « langue du Sanctuaire » qui n’était pas
entachée des imperfections du langage humain.

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la venue du Christ, comme en témoigne, dans un des récits de


l’enfance de Jésus, l’évangile de Luc : « Et voici qu’il y avait à
Jérusalem un homme appelé Siméon ; cet homme juste et pieux
attendait la consolation d’Israël et l’Esprit Saint reposait sur lui. Et il
avait été divinement averti par l’Esprit Saint qu’il ne verrait pas la
mort avant d’avoir vu le Christ du Seigneur. Il vint donc au Temple,
poussé par l’Esprit, et quand les parents apportèrent le petit enfant
Jésus pour accomplir les prescriptions de la Loi à son égard, il le
reçut dans ses bras et dit : ‘‘Maintenant, Souverain Maître, tu peux,
selon ta parole, laisser ton serviteur s’en aller en paix ; car mes yeux
ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples,
lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël’’. »
(Lc 2, 25-32)

Erreurs et misère du gnosticisme moderne


À l’anti-judaïsme caractéristique du gnosticisme historique des
premiers siècles correspond un anti-christianisme spécifique au
gnosticisme moderne. Jean Borella a consacré la deuxième partie de
son ouvrage à quatre penseurs « gnostiques du XIXe et XXe
siècles » : Hegel, Ruyer, Guénon et Schuon. Chacune de leurs
œuvres est étudiée dans son intentionnalité propre et mise en
perspective avec la gnose véritable.

1. Hegel ou la transformation de la gnose en logique


L’intentionnalité philosophique de la gnose hégélienne réside
dans le principe d’un dieu qui, à l’inverse du Dieu chrétien17, évolue
et réalise dans le temps sa propre vérité. Le Savoir absolu n’est que
le développement indéfini de la raison : en lisant La Phénoménologie de
l’esprit, nous assistons à la transformation de la gnose en logique.
Pour Hegel la possibilité de la délivrance repose sur la
présomption d’un esprit absolu qui, en se dégageant de sa propre
aliénation, parvient à se comprendre au terme d’un développement
dialectique de la conscience. D’autre part, ce savoir que Dieu a de
lui-même, il ne peut l’avoir qu’en l’homme ; c’est pourquoi, si Dieu
est la cause de l’homme, l’homme est la condition de Dieu. Toute
transcendance est niée entre le créateur et sa créature. Jean Borella

17Pour S. Thomas, Dieu est parfait, immuable, éternel ; il possède la connaissance


de toute chose puisqu’il est lui-même la Vérité.

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fait ainsi remarquer qu’ « Hegel réalise, ou plutôt tente de réaliser, le


vœu le plus profond de la philosophie : accéder à la connaissance
suprême, vœu que la religion semble ne satisfaire ici bas que de
manière indirecte. Toute philosophie véritable, dans sa visée
première, est donc d’essence gnostique, et poursuit une intention
dont la religion lui paraît dépourvue et dont la réalisation constitue
sa tâche propre » (82).
C’est à travers les Leçons sur l’Esthétique18, données à l’univer-
sité de Heidelberg, de 1820 à 1829, que la philosophie hégélienne se
révèle intrinsèquement anti-symboliste. Selon Hegel, la conscience
artistique s’est développée en trois phases : l’art symbolique – qui
désigne l’antiquité orientale, perse, hindoue et égyptienne –, l’art
classique – assimilé à la période gréco-romaine – et l’art romantique
– identifié à l’époque du christianisme médiéval. Jean Borella
montre que le rejet de la naturalité dévoile la pseudo-gnose
hégélienne : « elle est foncièrement un angélisme et un docétisme,
comme toutes les autres caricatures de la gnose véritable » (100). En
effet, la nature, selon Hegel, est l’existence inconsciente de l’Idée
divine. L’art symbolique se révèle incapable de spiritualiser la nature
car le symbole maintient l’esprit dans sa gangue inconsciente :
l’hégélianisme préfigure le renversement psychanalytique du symbo-
lisme19. L’art classique s’émancipera du symbole et l’art romantique,
dans une sorte d’apogée esthétique, accentuera ce processus de
spiritualisation de la matière. Ainsi, le système hégélien, en s’érigeant
sur la négation du symbole et la désacralisation du monde, vise à
rompre toute relation entre le Ciel et la Terre.
Bien sûr, Hegel a reconnu dans la théosophie mystique de
Jakob Boehme un modèle dialectique de la synthèse des
contradictoires mais, comme le souligne Borella, il n’a fait qu’imiter
la gnose boehmienne, la traduisant dans le discours philosophique
de l’Aufklärung incapable d’ « illuminer » le sujet cognitif. Cette
incompréhension du projet gnostique boehmien amène Hegel à
considérer la foi religieuse comme une aliénation de l’esprit que le
savoir philosophique doit dépasser.
Pour l’idéalisme nominaliste hégélien, c’est l’Histoire, et non
l’Éternité, qui fait la substance des choses. Hegel ne perçoit pas la

18 Cf. Hegel, L’Esthétique, Flammarion, 1979.


19 Jean Borella a développé ce thème dans le chapitre IV de La crise du symbolisme
religieux.

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discontinuité du temps provoquée par la projection verticale de


l’Éternel sur l’horizontalité temporelle.
L’hégélianisme est une fausse gnose parce qu’il confond
l’essence de la connaissance avec les opérations mentales par
lesquelles elle se manifeste dans l’esprit humain. Dans le système
hégélien la métaphysique est transformée en logique.

2. Raymond Ruyer ou la gnose de l’âge scientifique


Jean Borella, qui fut son étudiant avant de devenir son
confrère et ami à l’Université de Nancy, estime que la philosophie
de Raymond Ruyer (1902-1987) est « l’une des plus puissantes
entreprises intellectuelles du XXe siècle » (113). L’ensemble de ses
travaux s’étend sur plus de cinquante ans, depuis la publication, en
1930, de sa thèse de doctorat, l’Esquisse d’une philosophie de la structure,
jusqu’à son dernier grand ouvrage, toujours inédit, L’embryogenèse du
monde et le Dieu silencieux20. Cette œuvre foisonnante traite des sujets
les plus divers, de la physique atomique à l’économie politique, en
passant par l’embryologie, la psychologie, la cybernétique et encore
la cosmologie, la théorie des valeurs, la religion et la théologie. La
pensée ruyérienne propose un nouveau paradigme épistémique à
partir des avancées de la science contemporaine et notamment
l’embryologie expérimentale et la physique quantique. En 1974,
Ruyer utilisa une sorte de fiction littéraire qui lui permit d’exposer
ses idées et de leur donner une plus grande audience. Dans son
ouvrage La Gnose de Princeton21, il se représente comme le simple
scripteur d’un groupe mystérieux de savants physiciens de
l’université américaine de Princeton. Pour ces chercheurs, soucieux
de préserver leur anonymat, la réalité physique ne peut précéder la
conscience : « Dieu est la Pensée dont le monde constitué est le
cerveau », affirment-ils22. Ils revendiquent ainsi une approche
gnostique du réel où l’esprit est indissociable des phénomènes
physico-chimiques. La physique contemporaine a provoqué une
révision radicale des données fondamentales de la réalité, une
nouvelle vision cosmologique est apparue, rejetant le matérialisme

20 Manuscrit non publié, Université de Nancy, 1983.


21 Raymond Ruyer, La Gnose de Princeton. Des savants à la recherche d’une religion,
Fayard, 1974.
22 Raymond Ruyer, op. cit, p. 173.

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mécaniciste. Une des références de la gnose « princetonienne » est


l’ouvrage de Samuel Butler, God the Known and the UnKnown (1879),
où l’on peut lire que l’ensemble de tous les vivants forme un Grand
Vivant, appelé « Arbre de Vie », dont les cellules sont constituées
par les organismes des différentes espèces. Une telle conception
anticipe de près d’un siècle le principe d’auto-consistance de la
nature défini par la physique moderne : les caractéristiques d’une
entité physique déterminée sont le résultat des interactions avec
toutes les autres particules qui existent dans cet ensemble et dans
l’ensemble de la nature. Ce sont les relations entre les particules qui
sont responsables de l’apparition d’un « objet » appelé particule. Il
n’y a pas d’objet en soi, possédant une identité propre, que l’on
puisse définir d’une manière séparée ou distincte des autres
particules. La nature est perçue comme une entité globale dont
chaque partie « ressent » toutes les autres parties de l’univers : il y a
un principe de non-séparabilité au niveau fondamental de la réalité.
À travers cette gnose cosmologique, Ruyer souhaite poser les
fondements d’une nouvelle religion de l’âge scientifique qu’il définit
comme une « cosmolâtrie »23, terme qui semble avouer son
présupposé panthéiste. En effet, l’idolâtrie consiste ici à attribuer à
l’Univers physique, qui est en genèse continuée, les attributs
ontologiques de l’Être éternel incréé. À la fin de son étude, Borella
n’hésitera pas à conclure que « la gnose ruyérienne est
fondamentalement de nature cosmologique » (141). Cette gnose se
définit comme un acte créatif de participation au réel. La physique
quantique a démontré que la chose observée n’est pas indépendante
de la pensée de l’observateur. Ce principe anthropique, point
fondamental de la « cosmologie basique » de Ruyer, découvre la
continuité qui se tisse entre le sujet et le monde. Tout être vivant est
un champ de conscience qui s’inscrit d’emblée dans une extension
spatio-temporelle propre, un « domaine absolu », qui participe
interactivement à la création de l’espace-temps cosmique. La
conscience gnostique est donc conscience de participation : je ne
suis qu’en étant en relation interne avec l’être du monde qui
m’englobe et me porte, qu’en étant un composant actif parmi tous
les autres composants de l’unité cosmique qui, elle-même, ne cesse

23 Raymond Ruyer, op. cit, p. 7. Cette nouvelle religion de l’âge scientifique, que l’on

ne confondra pas avec la religion positiviste de la science, s’oppose donc au


misocosmisme des doctrines gnosticistes.

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de se recentrer en fonction de cette interaction. Le Dieu ruyérien est


donc le « Participable universel », un champ de conscience invisible
et silencieux en survol absolu des courbures et des lignes du monde.
La conscience participative est l’apprentissage de la langue divine
par « invention participante », en cela elle s’assimile à une véritable
« auto-initiation ». Ruyer nous conduit ainsi vers cette région
naturelle, invisible mais connaissable « par participation », qu’est le
monde du « trans-spatial », du potentiel axiologique, des essences et
des valeurs. Ce « divin », toutefois, même s’il est in-observable et in-
audible, demeure immanent au monde. Dans sa critique de la gnose
princetonienne, Jean Borella retourne très judicieusement le
principe de non-séparabilité contre Ruyer24. Selon ce principe de la
physique moderne, des phénomènes parfois très distants seraient
capables, dans certaines conditions, d’interagir entre eux comme si
nulle distance ne les séparait. Mais, fait observer Jean Borella, si la
séparation n’intervient pas dans l’univers observable, « alors il ne
reste que la distinction des êtres spirituels qui puisse rendre compte
de l’irrécusable notion de distance ». Or, en objectivant le sujet, en
le réduisant à un « champ de conscience » horizontal, Ruyer efface
la dimension de la personne où, comme l’exprime Borella, se réalise
la mise à distance verticale : « C’est cela, notre personne, relation
d’amour et d’adoration qui ascende le long du rayon créateur : le
rayon créateur, qui est le regard d’amour de Dieu sur sa créature, se
convertit en être-personne et l’être-personne, par sa montée
spirituelle, à chaque degré de son ascension, réalise cet être-
personne en le convertissant en amour » (138). Ruyer est resté
insensible au mystère de l’être ontologique et ne semble pas avoir
perçu la présence de la grâce qui s’offre à travers la personne
transcendante à l’espace et au temps.
3. René Guénon ou la gnose antithéiste de la Possibilité
universelle
Dans le chapitre VI de son ouvrage, Jean Borella analyse la
distinction entre « gnose et gnosticisme chez René Guénon ».
L’intentionnalité métaphysique de la gnose guénonienne est
résolument non-dualiste, elle nous dévoile un mode de
connaissance où le sujet s’identifie et s’unit à son objet. La section

24 Sur le principe de non-séparabilité : cf. Bernard d’Espagnat, À la recherche du Réel,

Gauthier-Villars, 1979.

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de l’étude intitulée « La gnose et les possibles » est particulièrement


remarquable : dans cette partie, Borella caractérise la doctrine
guénonienne à partir de la notion purement métaphysique des
possibles.
Si la connaissance ne crée pas le réel, elle l’actualise pour
l’homme car les choses ne lui deviennent réelles que s’il en prend
connaissance. Le réel est ce qui s’offre à la prise de connaissance.
Mais comment l’intelligence humaine pourrait-elle réaliser le Réel
absolu ? Dans Les états multiples de l’être25, Guénon essaie de répondre
à cette question. À côté du concept d’Infini, il place la notion de
Possibilité universelle, c’est-à-dire la part d’Infini concevable par
l’homme. Tout possible est potentiellement réalisable, aussi Guénon
considère-t-il que, du point de vue métaphysique, la distinction
entre le possible et le réel n’est pas pertinente et, ce faisant, il se
conforme à la tradition scolastique : les possibles, ou essences des
choses, sont les Idées selon lesquelles le Verbe pense le monde et
toutes les créatures. Jean Borella constate la convergence apparente
de la doctrine guénonienne avec la théologie thomiste. Dieu est un
infini de possibilité que la manifestation ne peut suffire à épuiser, il
y a donc en lui ce que saint Thomas nomme des « possibles purs ».
Ces possibilités de création qui ne seront pas créées semblent
correspondre à ce que Guénon nomme des « possibilités de non-
manifestation ». Cependant, c’est précisément à partir de cette
notion que, selon Borella, la conception guénonienne diverge avec
doctrine chrétienne.
La théologie chrétienne estime que les « purs possibles » ne
sont pas des incréables, ce sont des possibilités de création qui
demeurent indéfiniment non-créées par la simple volonté de Dieu.
À la racine de la création se tient une absolue liberté du créateur qui
nous demeure aussi inintelligible qu’inexprimable. Au contraire,
pour Guénon, les « possibilités de non-manifestation » sont par
nature non-créables : tout dépend d’une logique mathématicienne
et nécessitariste. Borella qualifie cette métaphysique d’« ensem-
bliste » dans la mesure où elle repose sur des ensembles formels et
hiérarchisés. C’est ainsi que le non-manifesté est l’ensemble des
possibilités de non-manifestation et le manifesté l’ensemble des
possibilités de manifestation. Cette logique ensembliste apparaît
assez contradictoire lorsqu’on aborde la question de l’Être. En effet,

25 Éditions Véga, Paris, 1947.

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si l’Être est le principe de la manifestation, il se trouve inclus dans le


Non-Être puisque, en tant que principe, il ne peut se manifester.
L’Être guénonien est donc en quelque sorte hors de lui-même,
comme exclu de sa propre possibilité. Dès lors, on peut se
demander si les ensembles guénoniens ne sont pas des instances
classificatoires sans réalité ontologique, des points de vue
spéculaires. Jean Borella pose alors la vraie question concernant la
gnose guénonienne : de quel lieu parle René Guénon lorsqu’il décrit
la distinction des degrés du réel et de leur suprême non distinction ?
Voit-il en même temps du point de vue de l’être humain et du point
de vue du Non-Être ? Mais comment pourrait-il bénéficier de ce
point de vue panoptique, alors même que les limites de la nature
humaine le lui interdisent ? Sans doute faut-il considérer que cette
vue panoptique se fonde sur la « réalisation descendante »
guénonienne26. Selon A.K Coomaraswamy, « le terme de la voie
n’est pas atteint tant qu’Atmâ n’est pas connu à la fois comme
manifesté et non-manifesté »27. Toutefois, comment concilier cette
« réalisation descendante » avec la nullité du manifesté ? Car,
Guénon l’affirme : « Il ne faut jamais perdre de vue que, au regard
de l’Infini, la manifestation tout entière [est] rigoureusement
nulle »28. Il y a une forme d’incohérence à soutenir la nullité du
manifesté tout en disant que la gnose exige de connaître la
manifestation dans sa vérité propre ! Borella relève une autre
ambiguïté : le lecteur de Guénon ne peut attribuer un référent divin
à des termes tels que Possibilité universelle, Infini, Être ou Non-
Être, puisque le discours guénonien efface non seulement le
référent divin mais tout référent. Ce lecteur est donc lui-même, en
tant qu’être humain, un non-référent, un état de l’être parmi d’autres
états hiérarchisés d’un réel « anonyme ». On assiste à un déraci-
nement total de l’être du lecteur. Borella insiste sur l’extrême gravité
de ce phénomène : « Si les lecteurs de Guénon avaient une
conscience plus nette de ce qui leur est proposé, nul doute qu’ils
seraient moins facilement admiratifs. Car, en vérité, une
telle ‘‘délocalisation’’, un tel dépaysement ontologique (et pas
seulement culturel) ont quelque chose de vertigineux » (193).

26 « Réalisation ascendante et descendante » in Initiation et réalisation spirituelle,

Éditions Traditionnelles, 1980 (rééd.), pp. 251-268.


27 Notes on the Katha Upanishad, cité par Guénon, op. cit., p. 253.
28 René Guénon, Les états multiples de l’être, Éditions Trédaniel, 1984 (rééd.) p. 80.

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Guénon estime que nous pouvons concevoir les possibilités


de non-manifestation. La connaissance totale étant adéquate à la
Possibilité universelle, il n’y a rien qui soit inconnaissable. La
connaissance véritable est immédiate et intuitive, elle implique une
identification du sujet avec l’objet (« celui qui connaît » et « ce qui
est connu »). On voit que la connaissance guénonienne n’est pas
cette « Science de simple intelligence » par laquelle le Dieu chrétien
se connaît lui-même : elle est absolument anonyme, ni divine ni
humaine. Guénon considère la connaissance en soi, comme une
réalité non-subjectivée dans une personne. Pour lui, les états de
l’être sont des états de connaissance. Or, ce n’est que par leur être
(esse) que les créatures sont des créatures car, par leur mode de
connaissance, elles appartiennent à l’Incréé. En effet, il n’y a pas
d’autre connaissance que celle où Dieu se connaît comme infinité de
possibilité ; et toute connaissance, fût-elle humaine, est intempo-
relle. Afin de retrouver la véritable gnose de l’incarnation, il s’agit
donc, pour Jean Borella, de « lester du poids de l’être l’envol de la
spéculation métaphysique, en rattachant la connaissance à l’être du
connaissant qui est là, sur terre, et nulle part ailleurs, là où Dieu l’a
fait naître, lui donnant de saillir hors du rien » (207).
Prendre en compte l’être de la créature, c’est s’ouvrir à l’Être
divin créateur qui fait surgir l’être hors du néant. Selon Guénon,
entre manifestation et création la différence serait du même ordre
qu’entre ésotérisme et exotérisme ou métaphysique et religion !
D’après Jean Borella, au contraire, la création dépasse méta-
physiquement le point de vue de la manifestation : la création ajoute
à la manifestation la prise en considération de l’être comme
différentiel du rien, comme esse ex nihilo. Cette donation de l’être à
partir du rien introduit une discontinuité entre le créé et l’incréé.
Cette discontinuité, qui fonde le situs existentiel de la créature, est la
béance à partir de laquelle la créature peut librement se tourner vers
le Principe. Ainsi, selon Borella, seule la doctrine de la création
ouvre la voie de la véritable gnose.

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4. Schuon ou la gnostico-critique de la dogmatique


chrétienne
C’est dans Logique et Transcendance29 que s’est exprimée la
critique schuonienne des dogmes chrétiens et de leur intelligence
théologique. La thèse gnostico-critique rejette toute dogmatique
qu’elle identifie à la théologie, cette dernière étant assimilée à l’ordre
herméneutique imposé par l’Église. Selon Schuon, on ne saurait
trouver dans les Évangiles une justification logique des dogmes
chrétiens et la dogmatique repose par conséquent sur un illogisme
de la Révélation. Il considère que le dogmatisme confessionnel de
l’Église a condamné comme hérétiques des doctrines dignes
d’intérêt. Il en serait ainsi, par exemple, du « modalisme » des
Sabelliens30. La gnostico-critique vise donc à proposer une
rectification et un dépassement de la dogmatique.
Dans sa critique de la gnose schuonienne, Jean Borella a beau
jeu de dénoncer une méconnaissance doctrinale des notions
primordiales comme la transsubstantiation et la trinité. C’est ainsi
que Schuon commet un très grave contresens quand il estime que,
selon la théologie, dans le sacrement eucharistique, les espèces (le
pain et le vin tels que nos sens les perçoivent) deviennent
littéralement la chair et le sang de Jésus ! Tout au contraire, comme
l’explique très clairement Borella, les espèces demeurent inchangées
dans leur réalité propre, ce n’est que leur substance (le principe
fondamental du pain et du vin) qui est transformée. La
transsubstantiation est une conversion de substance : « cette
substance, que seule discerne notre intelligence, est devenue, à
rigoureusement parler, non pas même le corps et le sang, mais la
substance du corps et du sang du Christ » (224). Cette ignorance de la
doctrine qu’il prétend rectifier se vérifie aussi quand Schuon se
révèle incapable de comprendre la doctrine thomasienne de la
trinité ; son interprétation rigide, ontologisante et substantialiste, le
conduit alors vers une conception dangereusement trithéiste ! Il

29Frithjof Schuon, Logique et Transcendance, Les Éditions Traditionnelles, 1970.


30Sabellius était un théologien et un prêtre chrétien du IIIe siècle. Il prêcha une
version de la Trinité, appelée modalisme, selon laquelle Dieu étant indivisible, le
Père, le Fils et le Saint-Esprit étaient trois modes d’une unique Substance-Personne
de Dieu. Cette interprétation fut qualifiée d’hérésie par le pape Calixte Ier en 217,
puisque cette thèse, en identifiant la Personne à l’Essence, niait le dogme de la
Trinité.

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s’avère donc que les rectifications gnostiques que Schuon fait subir
aux dogmes, loin de les éclairer pour notre entendement, les
rendent méconnaissables et les vident de leur substance chrétienne.
La thèse schuonienne pourrait à la rigueur se justifier si elle
s’appliquait à l’islam, dont la doctrine est toute concentrée dans le
Coran, mais elle se heurte au fait que la dogmatique chrétienne
s’identifie entièrement au contenu doctrinal du christianisme.
D’autre part cette dogmatique, qui définit la foi chrétienne, est
l’objet de la théologie et ne saurait être confondue avec elle, comme
le fait Schuon. Toutefois, n’y a-t-il pas une part humaine dans
l’interprétation théologique ? Sur ce point, Borella est très explicite :
« L’Église, en définissant le donné révélé, n’a pas cherché à
l’interpréter théologiquement mais à le formuler dogmatiquement »
(235). Par conséquent la théologie n’est pas la dogmatique
puisqu’elle n’est qu’une interprétation du revelatum. D’autre part elle
est plurielle, tandis que la dogmatique est unique, étant guidée par le
Saint-Esprit. À Schuon qui soutient qu’aucun Concile n’est le
Christ, Borella répond que « tous les conciles œcuméniques ont eu
l’assistance du Saint-Esprit, y compris Vatican II qui, sans être
dogmatique, ne contient aucune hérésie » (236). Le Saint-Esprit
assure l’infaillibilité de la dogmatique ecclésiale, les limites
inhérentes à la formulation humaine ne sont qu’accidentelles et ne
sauraient altérer le donné révélé qu’elles véhiculent. Toutefois si
l’assistance du Saint-Esprit est nécessaire et suffisante pour garantir
la vérité du revelatum, elle n’intervient que pour sauvegarder le dépôt
révélé (traditum). Tout au long des siècles, l’Église s’est constamment
appliquée à définir la révélation donnée par les Écritures sans
imposer d’interprétation théologique. La dogmatique chrétienne,
guidée par la Tradition apostolique est toujours restée fidèle à la
signification la plus littérale du revelatum traditionnel. Pour Jean
Borella, si la thèse gnostico-critique est réfutable, c’est faute d’avoir
su distinguer entre l’interprétation théologique et la formulation
dogmatique. Il fait aussi observer qu’aucun des grands gnostiques
chrétiens n’a éprouvé la nécessité de remettre en question la
dogmatique pour accéder à la gnose ! Les dogmes, pour les
gnostiques orthodoxes sont des demeures métaphysiques dans
lesquelles l’intellect contemple sans fin la lumière divine, ils sont le
support d’une contemplation libératrice. Le dogme réveille l’intellect
humain de son inconscience noétique et nous révèle l’au-delà de la
connaissance conceptuelle. Jean Borella conclut à une incompa-

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tibilité de nature entre la logique dogmatique et celle de la gnostico-


critique : « choisir la gnose schuonienne, c’est renoncer au
christianisme » (265).
L’étude borellienne de ces quatre penseurs « gnostiques du
XIXe et XXe siècles » démontre que le point commun de leurs
doctrines, aussi différentes puissent-elles paraître, réside dans le
rejet de la métaphysique judéo-chrétienne.
La philosophie de Hegel est une résurgence de l’antique gnose
valentinienne. Elle retrace la genèse dramatique de l’Absolu qui
n’accède à la conscience de soi qu’en passant par le déchirement,
l’exil, l’aliénation que constitue pour lui la création du monde. Pour
Hegel, la cosmogonie est nécessaire à la théogonie, l’incarnation est
la réalisation de « l’esprit aliéné » : Dieu devient en se projetant hors
de lui-même.
Borella rapporte que Ruyer n’éprouvait qu’« ironie et dédain
pour ce que Gilson a nommé la ‘‘métaphysique de l’Exode’’, et ne
voyait dans la révélation du Buisson ardent, ‘‘Je suis Celui qui est’’
(Sum qui sum), qu’un jeu de langage et l’ébriété d’esprit d’un scribe
un peu trop enthousiaste » (140).
René Guénon assimile l’incarnation du Dieu chrétien à une
manifestation d’avatar hindou. Borella a souligné combien
l’approche guénonienne de la création était réductrice et risquait de
conduire à une sorte d’effacement du Principe divin : la fausse
gnose énonce que l’homme doit se passer du monde s’il veut être
sauvé ; or, par son incarnation dans l’homme, Dieu est venu sauver
le monde, si bien que, pour l’homme, se passer du monde, c’est se
passer de Dieu.
Le « scandale » de la dogmatique chrétienne de la trinité que
dénonce la gnostico-critique schuonienne est en réalité le
« scandale » de la métaphysique hébraïque où le mystère trinitaire est
inscrit dans le tétragramme YHWH31.
Au niveau du développement dogmatique, comme au niveau
métaphysique, la pensée chrétienne croît d’une manière dialectique.
Elle prend explicitement conscience d’elle-même par opposition à
des doctrines qu’elle estime incompatibles avec ses propres

31Sur la lecture trinitaire du Tétragramme, on lira Jean-Marie Mathieu, Le Nom de


Gloire. Essai sur la Qabale, Éditions désIris, 1992 (et plus particulièrement le premier
chapitre « Le mystère du Nom »).

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principes, ses exigences constitutives, son contenu original, son


essence. À cet égard, les critiques d’Irénée contre les gnostiques, de
Tertullien contre Marcion ou Hermogène, d’Athanase contre les
ariens, d’Augustin contre les manichéens et les pélagiens, de Cyrille
contre Nestorius, pour ne prendre que les exemples les plus anciens
contre le gnosticisme, allaient constituer pour le développement de
la pensée chrétienne un apport décisif et définitif qui serait intégré
dans le corps, dans l’organisme de la pensée de l’Église. Quelque
chose s’est élaboré dans ces polémiques fameuses, des tendances
hérétiques ont été abréagies. L’œuvre de Jean Borella, alors qu’elle a
été mise au pilori par l’orgueil d’un stupide intégrisme
contemporain, participe de cette pensée chrétienne la plus
orthodoxe et la plus essentielle.

La gnose du Nom nouveau


Selon Jean Borella la « culture de gnose » qui s’est développée,
entre les IIIe et Ier siècles avant J.-C., a revêtu « trois formes princi-
pales qui s’identifient elles-mêmes expressément au moyen du
terme de gnôsis » (284). Elles correspondent respectivement à l’École
rabbinique des nomodidascales, c’est-à-dire les docteurs (didaskalos)
de la Loi (nomos) ; puis à une forme de connaissance, celle des
Prophètes, qui « considère la gnôsis comme un charisme, un don
que Dieu donne pour interpréter l’Écriture » (284) ; enfin, « dans ce
qu’on appelle ‘‘l’apocalypse juive’’, désignation qui englobe un
important courant spirituel producteur d’une vaste littérature de
‘‘révélations’’ » (284). Pour notre auteur, ces trois formes de la gnose
juive constituent le fondement traditionnel de la gnose paulinienne.
Il est dommage, selon nous, que Jean Borella n’ait pas
souhaité relever la rupture du pontificat de Siméon le Juste et
l’effacement de l’inspiration scripturaire qu’elle a provoquée. En
effet, le christianisme est venu apporter autre chose et bien plus
qu’une morale : la science de la création de l’humanité nouvelle qui
sera réalisée au terme de l’histoire de la Création. La gnose du
christianisme est le Christ qui, par sa crucifixion, transmet
l’information créatrice nécessaire pour faire passer l’homme de sa
condition animale – comme l’écrit Paul32 – à l’état final d’homme

32 Romains 6, 6 ; Éphésiens 4, 22 ; Colossiens 3, 9.

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véritable, que Paul nomme « l’Homme nouveau »33. La fonction


gnostique du christianisme est d’achever la création de l’homme,
c’est-à-dire de réaliser sa métamorphose qui est une christogénèse.
Le substantif latin religio ne proviendrait pas, comme on
l’affirme trop souvent, du verbe religere, lier, mais de relegere,
recueillir, rassembler de nouveau. En cela le christianisme est une
religion gnostique – au sens où l’entend Jean Borella – puisqu’il
recueille la connaissance du Nom divin dont la transmission avait
été interrompue par Siméon le Juste.
Un célèbre verset de l’Exode (20, 7) nous avertit : « Tu ne
prononceras pas le Nom de YHWH, ton Dieu, à faux, car YHWH
ne laisse pas impuni celui qui prononce son nom à faux. » Cela
concerne le mauvais usage du Nom, utilisé dans un but d’orgueil,
d’acquisition de pouvoirs magiques. Le Nom alors foudroie
l’usurpateur. Le Nom de Dieu, Symbole des symboles, a un endroit
et un envers. Ainsi, le même Nom peut-il produire la vie ou faire
apparaître la mort selon notre disposition à le prononcer34.
Jésus, lui-même, dénonce le mauvais usage de son Nom par
ceux qui ne s’intéressent qu’aux pouvoirs qu’il procure : « Beaucoup
me diront en ce jour-là [ le jour du jugement ] " Seigneur, Seigneur,
n’est-ce pas en ton Nom que nous avons prophétisé ? en ton Nom
que nous avons chassé les démons ? en ton Nom que nous avons
fait bien des miracles ? Alors je leur dirai en face : " Jamais je ne
vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez
l’iniquité". » (Matthieu, 22-23). Ainsi, l’utilisation du Nom est-elle
incompatible avec une disposition de la volonté humaine qui
n’accomplirait pas « la volonté du Père ».
Lors du péché originel, en Éden, le Nom divin qui structurait
l’être humain (ha-adam) a été défait. Le christianisme est la religion
fondée afin de recueillir de nouveau le nom divin et le réintégrer
dans l’homme. En effet le Nom de Jésus est à l’image du
Tétragramme mais avec une lettre supplémentaire insérée en son
centre, le Shin (‫)ש‬. D’innombrables allusions à la capacité salvatrice

332 Corinthiens 5, 17 ; Galates 6, 15 ; Éphésiens 2, 15 et 4, 9.


34 On peut supposer que la décision de Siméon le Juste d’ « enfouir » la
prononciation du Tétragramme fut provoquée par la disparition de cette disposition
chez les juifs de l’époque hellénistique ainsi qu’à des mesures préventives contre les
pratiques magiques auxquelles se livraient, à l’intérieur même du Temple, certaines
sectes naasseni, adoratrices du serpent édénique ( de l’hébreu, Na’hash, « serpent »).

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et transfiguratrice du nom de Jésus, à travers le Nouveau Testament


et ses Apocryphes, sont comme autant d’indices sur cette voie
fulgurante de la métamorphose qu’est le christianisme. Dans les
Actes des Apôtres (4, 12), Pierre déclare : « Il n’y a pas sous le ciel
d’autre nom donné aux hommes par lequel nous devions être
sauvés ». Et Jésus, dans l’évangile de Jean (17, 26) : « Je leur ai fait
connaître ton nom et je le leur ferai connaître, pour que l’amour
dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux ». Paroles qui révèlent
un enseignement centré sur le Nom divin et l’Amour qu’il irradie
dans le cœur de ceux qui le saisissent.
Toutefois ce n’est pas uniquement sur le Tétragramme,
YHWH, que repose la véritable gnose chrétienne mais sur le Nom
de Jésus, le Pentagramme YHShWH35. C’est à partir du Shin (‫ )ש‬que
l’homme peut à nouveau saisir le Nom de Dieu. Cette lettre-
symbole était déjà insérée dans la périphrase que Dieu donne dans
le Buisson ardent pour se définir : « Ehyeh Asher Ehyeh ». Par le
Shin, qui est le symbole de son Incarnation, Dieu se remet à la
disposition de l’homme. C’est ainsi qu’il faut entendre ces paroles
du cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI : « Le nom propre de Jésus
dévoile le nom mystérieux prononcé dans le Buisson ardent ;
maintenant il apparaît clairement que Dieu n’avait pas livré
définitivement son propre nom, qu’il avait provisoirement
interrompu son discours. Car le nom de Jésus sous sa forme
hébraïque contient le mot YHWH, et lui ajoute cette dimension :
‘‘Dieu rédime’’ ; ‘‘Je suis celui qui suis’’ signifie ‘‘Je suis celui qui
rédime’’. Son être est rédemption »36. Les kabbalistes chrétiens de la
Renaissance avaient bien vu l’importance du Pentagramme37 mais ils
semblent avoir ignoré la valeur opérative du Shin et la Bonne
nouvelle qu’il apporte à l’homme : la possibilité de sa déification.
Jean Borella, dans la dernière partie de son ouvrage parle
d’une sagesse primordiale (sophia primordalis) qui serait l’expression

35 Concernant la thématique essentielle du Nom divin, et dans la lignée des


recherches fondamentales de Jean-Gaston Bardet, on lira l’ouvrage indispensable
de Jean-Marie Mathieu, Le Nom de gloire, op. cit.
36 Joseph Ratzinger, Le Dieu de Jésus-Christ. Méditations sur Dieu-Trinité, Fayard, Paris,

1977, p. 18.
37 Ce pentagramme fut mystérieusement « redécouvert » par Johannes Reuchlin

(1455-1522) in De arte cabalistica. Il apparaît aussi sur une planche de l’Amphitheatrum


sapientiae aeternae de Heinrich Khunrath (1560-1605) ainsi que, plus tard, dans une
composition de l’Œdipus aegyptiacus d’Athanase Kircher (1601-1680).

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d’une religion primordiale (religio primordialis). Cette religion, celle


qu’Adam pratiquait au Paradis, se présente sous la forme d’un
double commandement, l’un positif (cultiver et garder le « jardin »)
et l’autre négatif (ne pas manger du fruit défendu). Notre auteur
insiste aussi sur le thème de « l’arbre du bien et du mal » : « Ce que
désire Ève, puis Adam, c’est une manducation-connaissance
déifiante, ce qui est la définition même de la gnose » (349).
Parmi tous les arbres du jardin d’Eden, il y a deux arbres
singuliers : « YHWH-Elohim fit pousser du sol toute espèce
d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au
milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal ».
Seul l’arbre du milieu, l’arbre de Vie (en hébreu, ‘ètz ha-cHayyim)
apparaît comme celui de la véritable gnose, celle de la connaissance
du Nom nouveau38. La disposition à prononcer le Nom divin ayant
été perdue à cause du péché originel, YHWH place pour défendre
l’accès à l’arbre de Vie, les Chérubins à l’épée de feu tournoyante
(Genèse 3, 24)39. On pourrait mettre en relation ce dernier verset de
la Genèse avec certains textes de la Philocalie – car les Pères de
l’hésychasme ont reçu en héritage la connaissance du Nom – et
notamment ce passage sur « La vigilances et la vertu » d’Hésykhios
le Sinaïde : « Ne cessons pas de faire tournoyer le Nom de Notre
Seigneur Jésus-Christ dans les espaces de notre Cœur, comme
l’éclair tournoie au firmament quand s’annonce la pluie ».
Parmi tous les « problèmes » posés par la gnose et le
gnosticisme, celui du rapport de l’écriture à la parole nous semble
primordial40. La lecture littérale pratiquée par les inspirés de la
Torah – dont Siméon le Juste fut le dernier maillon – était littérale au
sens propre car elle s’attachait à fonder le « sens », généralement
symbolique, du texte sur les lettres mêmes de l’Écriture.
Contrairement à la confusion opérée, depuis les prémices de la
philosophie grecque, par la métaphysique occidentale, le Verbe, le
Logos, n’est pas le son mais le souffle – le Verbe fait homme est
engendré par la spiration du Saint Esprit.

38 Jean-Marie Mathieu remarque que, grâce à l’article hébreu H=5, le mot da’ath (D

chA Th) donne 47 (5 + 42) comme le Pentagramme YHShWH.


39 L’épée, avec le pommeau cruciforme, est le symbole du Tétragramme.
40 Jean Borella a plus particulièrement abordé cette question dans Penser l’analogie,

Ad Solem, Genève, 2000 et dans Histoire et théorie du symbole, coll. Delphica, l’Âge
d’Homme, Lausanne, 2004 (réédition de Le mystère du signe, Maisonneuve et Larose,
Paris, 1989).

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La critique de la métaphysique logocentrique, centrée sur la


parole, de Jacques Derrida dans son ouvrage De la Grammatologie41,
est des plus instructives, même si elle ignore les fondements
métaphysiques qui reposent sur le rejet de l’Écriture hébraïque. En
s’opposant au « centre » qui est inhérent à « la structuralité de la
structure », Derrida efface toute trace de la structure tétragram-
matique. En cela le déconstructivisme derridien participe de ce
logocentrisme qu’il prétend déconstruire et nous ne pouvons
qu’adhérer à la critique que Jean Borella a faite de la théorie
derridienne42.
L’abaissement de l’écriture, de la lettre, constitue une origine
métaphorique de la pensée dualiste dans la mesure où l’écriture
apparaît comme le corps et la matière, extérieurs à l’esprit, au
souffle, au Verbe, au Logos. Le problème philosophique de l’âme et
du corps n’est qu’un dérivé du problème de l’écriture – qui est un
problème de gnose. En effet, le rejet gnosticiste de la matière maléfique
se retrouve dans cette répression de la violence de l’écriture supposée
raturer la présence pleine de la parole.
L’alphabet hébraïque, l’aleph-beth, avec lequel fut écrite la
Torah est constitué de 22 signes graphiques, plus leurs 5 finales, qui
servent à la fois de lettres et de nombres43. Puisque chaque lettre est
également un nombre, chaque mot a une valeur numérique précise.
Dans l’écriture sacrée mosaïque, le Nombre en puissance précède le
Verbe en acte : le nombre est la face invisible de la lettre ; ce n’est
que par la lettre qu’on peut « voir » le nombre, de la même façon
que ce n’est que par le Fils que l’on peut « voir » le Père.
Si rien n’est superflu ni contradictoire dans la Torah, tout
graphème est donc l’expression d’une intention divine qui se
manifeste précisément dans le choix même des lettres. On peut par
exemple déduire des différents psaumes alphabétiques44 que l’ordre

41 Jacques Derrida, De la grammatologie, Les Éditions de Minuit, Paris, 1967.


42 Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, chapitre VII : « Structuralisme et
surfacialisme ». Une deuxième édition de cet ouvrage, revue, augmentée et mise à
jour, est parue, en 2009, dans la collection « Théoria » chez L’Harmattan.
43 L’hébreu n’a pas de mot pour « lettre », le nom ‫תוא‬, auth, signifie « signe »,

« miracle ». Le verbe hébreu biblique ‫ספר‬, SaPhaR, veut dire « écrire, nombrer,
compter et aussi narrer ».
44 Les Hébreux ont connu les acrostiches, ainsi que le montre l’ordre alphabétique

qui se trouve dans quelques cantiques dits « psaumes alphabétiques ». Le psaume se


compose alors d’autant de strophes qu’il y a de lettres dans l’alphabet hébreu. Le

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de l’alphabet a été révélé – ce qui revêt une importance capitale car,


sans cette révélation, il serait impossible de connaître la valeur
numérique des lettres. La lettre acquiert par conséquent une
importance herméneutique essentielle : tout se passe comme si le
sens découlait de l’observation du signe écrit. Dans le judaïsme
mishnique, par contre, ce n’est déjà plus le cas, c’est la parole
exégétique des Maîtres qui, en dernier recours, décide du sens de
l’Écriture. Le renversement logocentrique semble donc s’être
produit avec la substitution de « la langue des fils d’Adam » à « la
langue du Sanctuaire »45. La lecture littérale étant occultée, les fidèles
de la Torah ont dû rechercher un sens nouveau du texte et leurs
interprétations sont alors devenues multiples et contradictoires, à
l’image de la multiplicité de « l’arbre du bien et du mal ».
Le Christ, mort sur la Croix est venu rappeler la véritable
gnose de l’arbre de Vie46. L’incision de son Sacré-Cœur est la
rectification instantanée du moment de l’effacement occidental de la
lettre qui ouvre l’histoire de la métaphysique logocentrique. Il a dit :
« En vérité, je vous le dis, avant que ne passent le ciel et la terre, pas
un iota, pas une pointe (keraia), ne passera de la Loi (Torah), que
tout ne soit réalisé. » Il signifiait par là que la Torah est intangible et
que la plus petite lettre, le yod, ou la moindre de ces épines qui ornent
la graphie de certaines lettres de l’aleph-beth contiennent en elles-
mêmes le fruit de la connaissance47.
Jean Borella, dans Penser l’analogie48, fait remarquer que l’« on
peut penser que l’apparition de la sophistique soit liée à la
découverte de l’écriture alphabétique par les Grecs (v. 700 av. J.-C.),
laquelle aura modifié progressivement le rapport de l’homme au
langage : ‘‘l’écriture détache peu à peu le discours de la parole

premier mot de la première strophe ou du premier distique commence par la


première lettre (Aleph), le premier mot de la seconde strophe par la seconde lettre
(Beth), et ainsi de suite (Psaumes 25, 119, etc.). Parfois ce ne sont pas les strophes,
mais les vers ou stiches qui se succèdent en donnant la série complète des lettres de
l’alphabet (Psaume 111).
45 Rabbi Juda le Prince (+175 à +217) dota le judaïsme de la Mishna qui devint

l’âme de la Torah. La Torah parla alors comme « la langue des fils d’Adam » et « la
langue du Sanctuaire » fut oubliée.
46 La tradition dit que la Croix fut faite du même bois que celui de l’arbre de Vie.
47 Jean-Marie Mathieu note que « fruit » en hébreu, ‫פרי‬, Ph R Y (Péri), nombre 47

comme le Pentagramme Y H Sh W H = 47 ! Manger l’hostie (le fruit de l’arbre de


Vie de la Croix) est donc la véritable gnose.
48 Jean Borella, Penser l’analogie, Ad Solem, Genève, 2000 (note 22, p. 47).

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vivante et lui confère une existence propre et autonome en même


temps qu’elle objective et accentue la linéarité du langage : écrire,
c’est écrire des lignes’’ ». Cette critique très platonicienne de la
sophistique, amène notre auteur à affirmer que l’écriture est
porteuse de mort et s’oppose à la parole vivante par une linéarité de
« nature »49. Pourtant, l’écriture idéographique de l’hébreu biblique
ne saurait être perçue comme étant linéaire. Bien au contraire, le
Tétragramme doit être « vu » selon un circulus spirituel50. Le Nom
divin ne s’énonce pas linéairement mais il se déroule et c’est lui qui
structure l’Écriture sacrée. La « lecture littérale » des inspirés de la
Torah était elle-même circulaire. La règle d’interprétation de la
« langue du Sanctuaire » reposait sur l’analogie verbale : chaque
occurrence d’un mot devait nécessairement participer à la
construction d’un sens cohérent qui ne se laisserait pleinement saisir
qu’après la mise en relation de chacune des occurrences du mot
dispersées dans le texte. De plus le procédé analogique d’écriture ne
se limitait pas aux mots mais imposait de regrouper dans un même
champ symbolique toutes les graphies possédant les mêmes lettres
stables. Le processus analogique de la lecture littérale creuse le livre
dans un mouvement circulaire spiroïdal.
L’inspiration scripturaire, fondée sur l’analogie, se présente
donc comme une gnose du Nom divin. C’est pourquoi, il nous
paraît inéluctable, qu’au-delà de la dialectique platonicienne – même
« rectifiée » par saint Augustin – la pensée borellienne, dont
l’importance nous semble essentielle, doive finalement répondre à
l’appel du Nom nouveau.

49 On rappellera cependant que les plus anciennes inscriptions grecques adoptent


un mode d’écriture dite boustrophédone (du grec Bous, « bœuf », et strephein,
« tourner ») où les lignes se succèdent à la manière des sillons dans un champ,
c’est-à-dire alternativement de gauche à droite et de droite à gauche.
50 Sur la structure trinitaire et circulaire du Tétragramme : J.-G. Bardet Le Trésor

secret d’Ishraël, Robert Laffont, 1970 et le Nom de Gloire de Jean-Marie Mathieu, op.cit.

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AUX ÉCRIVAINS & AUX ARTISTES1


par le Père Félix Anizan, o.m.i

Les Catholiques ne peuvent pas ignorer qu’un bon nombre


d’esprits – qui ne sont pas nécessairement de mauvaise foi – ont
déclaré la faillite du catholicisme en tant qu’éducateur de la pensée
occidentale.
Ils doivent savoir qu’un bon nombre d’intelligences se
tournent aujourd’hui vers les conceptions les plus diverses et parfois
les plus étranges, parce qu’elles estiment que l’idée chrétienne,
vieillie, ne satisfait plus aux aspirations de l’esprit moderne.
Certes, nous savons bien qu’il y a là une erreur grave, et que le
Christ, reste la lumière du monde.
Mais encore faut-il que, parlant au monde d’aujourd’hui sa
langue d’aujourd’hui, nous lui montrions le Christ dans la forme
sous laquelle il faut le lui montrer.
Cette forme sous laquelle il faut montrer aujourd’hui le Christ
au monde, c’est celle-là même sous laquelle Il a voulu, Lui, se
manifester aujourd’hui.
En dévoilant son Cœur, ce chef vivant des âmes voulait
évidemment faire œuvre de salut. Et parce que la crise dont nous
souffrons – et qui est grave – est essentiellement de l’ordre de
l’esprit, c’est pour conquérir ou pour reconquérir la pensée
humaine, qu’Il a choisi la forme sous laquelle Il se montre.

1 Ce texte, paru dans la revue Regnabit, n° 8, janvier 1926, a été écrit par l’abbé Félix
Anizan à l’occasion de la fondation de « La Société du Rayonnement Intellectuel du
Sacré-Cœur ». Très difficilement consultable, il n’avait jamais était reproduit in-
extenso (Michel Vâlsan en avait cité d’assez longs passages dans son introduction à
l’édition, aujourd’hui épuisée, de Symboles fondamentaux de la Science sacrée de René
Guénon, Gallimard, 1962). Pour une plus grande clarté de la lecture, nous avons
supprimé quelques anachronismes de forme et de présentation.

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Que d’autres travaillent directement à établir une ardente dévotion


envers le Sacré-Cœur, nous approuvons leur zèle, et nous les
aiderons volontiers dans leur tâche. Mais c’est à faire rayonner le Sacré-
Cœur sur la pensée humaine que nous travaillerons, nous, directement.
La Société du Rayonnement Intellectuel du Sacré-Cœur ne
veut pas être une Œuvre de pitié. Elle veut être un Organe de
conquête.
Elle veut pénétrer toute cette zone immense où se tiennent
les esprits qui, répudiant les pratiques de la pitié, restent sensibles à
l’idée religieuse. Et si, pour approcher ces « errants », nous arborons
le signe vivant de l’amour du Christ, ce n’est point là pour nous une
simple étiquette sans valeur.
Alors que, dans le monde catholique, par une invraisemblance
et trop réelle aberration, tout ce qui est Sacré-Cœur est, par là-
même, catalogué simple dévotion, nous sommes persuadés, nous, que
le Sacré-Cœur apporte à la pensée humaine le mot de salut, le mot que
nous devons inlassablement redire, le dernier mot de l’Évangile, le
plus profond de tous les mots humains.
Aussi estimons-nous que notre effort, spécialement nécessaire
aujourd’hui, sera toujours de première importance.
De la Révélation du Sacré-Cœur – nous ne la datons point du
XVIIe siècle – nous avons une idée très vaste, que nous croyons très
exacte.
Après Bossuet qui voyait dans le Cœur du Christ « l’abrégé de
tous les mystères du Christianisme, mystère de charité dont
l’origine est au cœur », nous pensons que la Révélation du Sacré-
Cœur est toute l’idée chrétienne manifestée en son point essentiel, et
sous l’aspect qui est le plus capable de saisir la pensée humaine.
Loin de nous l’opinion, aussi erronée que répandue, que la
Révélation du Sacré-Cœur est uniquement le principe d’une dévotion.
Certes la dévotion au Sacré-Cœur est belle entre toutes ; et, bien
comprise, elle doit rayonner dans toute la vie chrétienne. Mais la
Révélation du Sacré-Cœur déborde, et de beaucoup, le cadre d’une
dévotion, si belle et si rayonnante qu’on la suppose.
Directement et de sa nature, cette Révélation s’adresse à
l’esprit, pour le mettre ou le remettre dans le sens de l’Évangile. Puisque
le symbole est essentiellement une aide à la pensée – puisqu’il la fixe, et
puisqu’il l’entraîne – c’est à la pensée que s’adresse le Christ en se
montrant dans un symbole réel qui, même aux peuples antiques, est

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apparu comme une source d’inspiration, comme un foyer de lumière.


Rappel de son amour et rappel de son amour sous le symbole de
son Cœur, voilà qui est de l’ordre de l’esprit ; voilà qui nous ramène
directement « sur la piste de l’Évangile. »
Et de ce chef, nous estimons que la Révélation du Sacré-
Cœur sera toujours d’une importance capitale.
Ce qui importe de tout temps, c’est que l’idée chrétienne soit
montrée sous l’angle du Cœur qui nous révèle par l’intime tout le
mystère du Christ.
Ce qui importe, ce qui importera toujours, c’est que toutes les
questions qui intéressent l’humanité (souffrance, travail, aide
mutuelle des classes, relations internationales) soient posées, et
traitées, selon le sens d’une Révélation qui n’est que le rappel des vérités
évangéliques en ce qu’elles ont de plus humain tout ensemble et de plus
divin.
C’est là ce que nous voulons faire. En nous inspirant de
l’amour que le Christ nous révèle en son Cœur, nous voulons traiter
tous les graves sujets qui surgissent au bout de tous les sentiers de
l’esprit, et qu’il faut que nous traitions, et qu’il nous faut placer dans
le sens de l’amour si nous voulons que l’humanité les perçoive dans leur
sens vrai.
Par notre effort, nous sommes sûrs de concourir efficacement
– d’une façon que nulle autre ne remplacera – à l’avènement de
Son Règne. Car aujourd’hui que le besoin de voir est universel et que
tant d’esprits sont altérés de lumière, il nous semble absolument
vain d’espérer que le Sacré-Cœur règne sur les âmes et les Sociétés,
si nous ne travaillons pas à Le faire rayonner d’abord dans l’ordre de la
pensée.
Par notre effort, nous sommes sûrs de travailler pour la Société
humaine. Nous croyons avec Léon XIII que c’est du Sacré-cœur qu’
« il faut attendre le salut du monde » ; et nous disons avec Pie X qu’
« Il est l’unique refuge du genre humain en péril. » Mais nous ne
pensons point que le Sacré-Cœur soit le salut du monde
uniquement par la dévotion dont Il est l’objet. Le mal est d’une
autre essence. C’est la pensée elle-même qui se déchristianise. En portant
notre attention dans la zone de la pensée, nous avons conscience de
la placer au point vital.

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Enfin nous avons la très douce persuasion que nos efforts


seront bienfaisants pour tous nos frères qui doutent ou qui souffrent. En
traitant, comme nous voulons les traiter, toutes les questions qui
intéressent l’humanité, nous savons que nous les montrerons sous
leur vrai jour évangélique, nous découvrirons en elles le point qui
rayonne au plus profond du cœur humain, nous les présenterons
par le côté qui touche à la zone d’émotion d’où les sources
jaillissent.
Voilà l’orientation de nos efforts, et toute l’importance que
nous leur donnons.
Nous espérons bien n’être pas les seuls à travailler en ce sens.
Et tout effort parallèle au nôtre nous trouvera prêts à une
collaboration cordiale.
Pour vous, s’il vous agrée de vous joindre à nous, c’est
fraternellement que vous serez accueilli.
Aucun sacrifice de votre personnalité ne vous sera demandé.
La Société du Rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur n’est point
une école : ses membres gardent la totale indépendance de leur art,
et toutes leurs attaches aux groupes dont ils font partie.
Elle est un esprit et une famille. Elle unit, sous le signe vivant de
l’Amour du Christ, ceux qui veulent s’entr’aider à mettre leur propre
pensée sous le rayonnement de cet Amour, pour travailler plus
efficacement à fixer sur l’Amour du Christ la pensée humaine.
Et le désir intense des premiers membres de la société, c’est
que leurs successeurs aient eux-mêmes assez d’initiative pour
s’adapter parfaitement aux besoins de ceux qu’ils devront amener au
Christ.
L’important c’est que, sous le signe de l’amour qui unit,
chacun de nous travaille de toutes ses forces. Le Christ bénit les
bons artisans qui font rayonner son Cœur.

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DÉAMBULATOIRE
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AU COMMENCEMENT EST LE CŒUR


par Gwen Garnier-Duguy

Au commencement est le Cœur


un battement immense dans la nuit
le déploiement en plein minuit
d’un mouvement infini de douceur
et déjà l’homme est là
debout, le crâne sous la voie lactée
à écouter
le chœur serein et mélodieux de l’Univers
les yeux ouverts
sur les magnificences émanées
du Cœur distillant la liqueur
goutte à goutte d’une parole
recueillie par la bouche humaine
au moment de lâcher son cri
de détresse dans les étoiles
le sang lui tapissant la gorge
mue le cri de l’homme en louange
peut-être porté par les anges
comme un ferment au cœur du firmament.
Au commencement est le Cœur
en qui toute chose est enclose
sur son rythme procréateur
se répand le parfum de rose
jusqu’aux lèvres où l’amour nu se pose
comme un sceau qu’un ciel nu sur toute chair appose.
Briser le sceau

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à corps perdu
lancer l’homme à l’assaut
du paradis.
Au commencement est le Cœur
et le Cœur est toujours avec l’homme
et le Cœur est toujours en l’homme
en l’homme il bat l’espérance
et l’homme peut toujours la saisir
en l’homme
comme en une terre natale
il insinue le sentiment fondamental
commun à toute créature vivante
de la joie ardente.
Au commencement est le Cœur
et le Cœur patiemment accueilli
distille dans la trame humaine
le visage de l’absolu
la perle quintessentielle
à la commissure de l’homme
ce parfum du chemin nuptial
enchante le goût de l’homme
sa langue passant sur ses lèvres
s’avive en accents fabuleux
et traduisant le chant des sphères
voici son timbre nébuleux
gagné par le clair d’Univers
l’homme est presque sorti d’affaire
car en même temps que ses yeux
se dilate son cœur ouvert
jusqu’aux confins du merveilleux
en ramenant une parole
à la mesure de son rôle
l’homme est à l’image du Cœur
il est presque sorti d’affaire.

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PRÉSENTATION DES AUTEURS

FÉLIX-MARIE ANIZAN (1878-1944), Oblat de Marie Immaculée,


fonda en 1921, la revue Regnabit dont le projet était d’intégrer tous
les aspects se rapportant au thème du Sacré-Cœur. En 1929,
Regnabit, à la suite de la création de la « Société du rayonnement
intellectuel du Sacré-Cœur », devint Le Rayonnement intellectuel, sous la
direction de l’iconographe et héraldiste Louis Charbonneau-Lassay.
Le Père Anizan a publié plusieurs ouvrages relatifs à la doctrine du
Sacré-Cœur, dont Rayons du cœur aimant (1931), À la source de la lumière
(1933) et La puissance du cœur rayonnant (1942).

BRUNO BÉRARD est doctorant en « Religion et systèmes de


pensée » à l’EPHE, et auteur, chez L’Harmattan, d’une Introduction à
une métaphysique des mystères chrétiens, en regard des traditions bouddhique,
hindoue, islamique, judaïque et taoïste (2005, imprimatur du diocèse de
Paris), de Jean Borella : la Révolution métaphysique, après Galilée, Kant,
Marx, Freud, Derrida (2006), et d’une Initiation à la métaphysique, Les
trois songes (2009). Chez L’Harmattan également, il dirige la collection
« Métaphysique au quotidien », codirige, avec Isabelle Turcan, la
collection « Patrimoine écrit d’Europe », et collabore à la collection
« Théôria » de Pierre-Marie Sigaud. Il dirige par ailleurs la stratégie
dans un groupe aéronautique international.

JEAN BORELLA, agrégé de l’Université, docteur ès-Lettres, a


enseigné la métaphysique et l’histoire de la philosophie ancienne et
médiévale à l’Université de Nancy II jusqu’en 1995. Son œuvre,
dont certains titres ont été traduits en anglais, en italien et en
roumain, entend conjuguer le souci de la philosophie avec celui de
la foi chrétienne, de ses dogmes comme de ses expressions
symboliques. Parmi ses principaux ouvrages, on peut citer : Histoire
et théorie du symbole, La crise du symbolisme religieux, Penser l’analogie,
Lumières de la théologie mystique, Problèmes de gnose, Ésotérisme guénonien et

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mystère chrétien et Un homme une femme au Paradis – Sept méditations sur le


deuxième chapitre de la Genèse.

GUILLEMETTE CADEL, s’est passionnée, dès son jeune âge, pour


les différentes traditions spirituelles de l’humanité. De formation
chrétienne, la lecture de la Bible en continu, le témoignage des
saints et l’étude des lettres hébraïques l’ont définitivement ancrée
dans le christianisme. En 1999, son Maître et Ami Jésus, lui a confié
un « Testament pour l’Humanité » qu’elle a publié et mis en ligne
sur www.leseigneurdit.com. Son engagement au service du diocèse
lui a permis de rencontrer le Père Paul Debains, écrivain, avec lequel
elle a fondé un site, en 2005, pour diffuser, chaque jour, la pensée
de Maurice Zundel : www.mauricezundel.net. Cette méditation
quotidienne de l’agir chrétien pour les hommes d’aujourd’hui,
l’amène à donner articles et conférences.

MICHEL FROMAGET, anthropologue social, est Maître de


Conférences à l’Université de Caen. Auteur de nombreuses études
de thanatologie et d’anthropologie spirituelle – en particulier Corps
Ame Esprit. Introduction à l’anthropologie ternaire (Albin Michel, 1991).
Parmi ses plus récents ouvrages : Désarroi et Modernité ou l’âme privée
d’esprit (Mercure Dauphinois, 2007), Naître et Mourir. Anthropologie
spirituelle et accompagnement des mourants (F.-X. de Guibert, 2007) et
Eros, Philia et Agapè. Nouveaux Essais d’Anthropologie Spirituelle
(Éditions Romaines, 2008).

GWEN GARNIER-DUGUY publie ses premiers poèmes en 1995


dans la revue Supérieur Inconnu. Un temps concepteur-rédacteur au
sein d'un groupe publicitaire international, il collabore au mensuel
La Nef, aux revues Contrelittérature et La Sœur de l'Ange. Fasciné par la
peinture de Roberto Mangú, il signe un roman sur son œuvre, Nox,
aux éditions le Grand Souffle (2006). Ses poèmes sont publiés dans
les revues Sarrazine, La Sœur de l'Ange, PoésieDirecte, Les cahiers du sens,
L'année poétique 2009 chez Seghers. Il a dirigé Oser agir chrétien,
ouvrage collectif édité par La Nef, 2008.

ÉDOUARD GLOTIN, père jésuite, a exercé son premier ministère au


Mouvement eucharistique des jeunes. Après sept ans dans une
équipe de prêtres ouvriers, il a passé quinze ans à Paray-le-Monial
(1982-1997). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la théologie du

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Cœur de Jésus dont J’entends battre ton Cœur (DDB, 1984), Le Cœur de
Jésus. Approches anciennes et nouvelles (Lessius, Bruxelles, 2001), Voici ce
Cœur qui nous a tant aimés (éditions de l’Emmanuel, 2003) et La Bible
du Cœur de Jésus (Presses de la Renaissance, 2007).

MGR ROBERT LE GALL, archevêque de Toulouse, père abbé


émérite de Sainte-Anne de Kergonan (Bretagne), est président de la
commission liturgique en France et membre de la Congrégation du
culte divin à Rome. Il a publié une dizaine d’ouvrages dont La
Saveur des psaumes, CLD, Tours, 2001. Il est coauteur de Le Moine et le
Lama, Fayard, 2001 (avec le lama Jigmé Rinpoché) et de Le Voyage
intérieur, Presses de la renaissance, 2007 (avec le Cardinal Jean
Margéot).

JEAN-MARIE MATHIEU, après des études de philosophie, eut


l’occasion de vivre six ans au Burkina Faso, petit pays d’Afrique
noire, ce qui lui permit d’étudier sur place la culture des Peuls, ces
pasteurs du Sahel ; expérience inoubliable synthétisée dans un livre :
Les Bergers du Soleil, l’Or peul, (1988) réédit. Méolans-Revel, Éd.
DésIris, 1998. Passionné par la Tradition hébraïco-chrétienne, dans
la ligne de l’ex-rabbin converti Paul Drach (1791-1868) et de
l’urbaniste Jean-Gaston Bardet (1907-1989), a publié également : Le
Nom de gloire, essai sur la Qabale, Méolans-Revel, Éd. DésIris, 1992.

ALAIN SANTACREU publie, en 1999, un roman intitulé Les Sept fils


du Derviche suivi du Manifeste contrelittéraire, aux éditions Jean Curutchet
(réédité en 2007 par Le Grand Souffle). L’année suivante, il crée la
revue Contrelittérature. En 2005, il dirige la publication d’un ouvrage
éponyme qui paraît aux éditions du Rocher : La Contrelittérature, un
manifeste pour l’esprit. Il a contribué à différents ouvrages collectifs :
Aux sources de l’éternel féminin, L’Âge d’Homme, 2002 ; Joseph de
Maistre, l’Âge d’Homme, « Dossiers H », 2005 ; Enquête sur le roman,
Le Grand Souffle, 2007 ; La mort aujourd’hui, Curtea Veche Publ.,
Bucarest, 2008 ; et Oser agir chrétien, Paris, La Nef, 2008.

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REVUE CONTRELITTÉRATURE
ABONNEMENTS
Informations et souscriptions :
Contrelittérature
L’Ancien Presbytère
28170 Saint-Ange

Courriel : contrelitterature@wanadoo.fr
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