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J ournalofCopticStudies 15 (2013) 209–235

doi: 10.2143/JCS.15.0.3005421

PLOTIN ET LES GNOSTIQUES:


L’AUDACE DU DÉMIURGE
P AR M ARIANO T RO I A N O

Les diverses mentions de l’audace dans les textes gnostiques, soit en réfé-
rence au démiurge ou aux archontes, soit en référence à un éon du Plé-
rôme ou à l’un des pneumatiques, reprennent des termes grecs et coptes
divers. Cela aboutit à différentes traductions possibles de ces expressions:
«audace» (ⲧⲟⲗⲙⲁ), GrSeth, NHVII 69, 14; «audace, arrogance, esprit
hautain» (ⲟⲩⲙⲚⲧⲛⲟϭ 􀌬ⲙⲉⲉⲩⲉ), TracTri, NH I 76, 19-20; «impu-
dence» (ⲧⲟⲗⲙⲁ), TemVer IX 73, 5). L’emploi du substantif grec τόλμα
ou ses correspondants coptes dans un contexte particulier concernant l’ac-
tivité démiurgique à l’origine du monde sensible permet d’établir certains
rapprochements avec des interprétations philosophiques médioplatoni-
ciennes et plotiniennes.
Dans son dernier ouvrage, The Spiritual Seed1, Einar Thomassen a
remarquablement analysé, au sujet du sens du terme, les rapports existant
entre les textes plotiniens (notamment le Traité 10, 1, 1-8) et ceux rap-
portés par Irénée de Lyon d’une part et les attestations recensées dans
le TraitéTripartited’autre part. On voudrait ici approfondir ses hypo-
thèses en apportant à la discussion des occurrences supplémentaires de
τόλμα et d’autres termes analogues, ainsi que de nouvelles analyses du
mot. Notre travail abordera d’abord les écrits de Plotin et Numénius,
ensuite les textes de la collection de Nag Hammadi, et enfin les recueils
de témoignages présentés par Irénée de Lyon dans le ContrelesHérésies
et les textes d’autres Pères de l’Église tels que Clément d’Alexandrie et
Origène.
Le premier objectif de la présente contribution est donc de compléter
le travail commencé par E. Thomassen et d’analyser les sens que revêt
cette expression dans des nouvelles mentions. Le deuxieme objectif sera
d’établir des liens entre des textes appartenant à différents courants gnos-
tiques. D’une part nous montrerons la relation étroite qui unit l’audace
démiurgique et l’ignorance de l’artisan gnostique. D’autre part, l’étude des
idées philosophiques autour du terme cherchera à montrer comment les

1
Thomassen, TheSpiritualSeed 283-291.

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auteurs gnostiques donnent un sens nouveau à certains termes d’usage


dans le milieu religieux ou philosophique afin de développer une concep-
tion particulière du démiurge.

1. Plotin

Le démiurge dans le système des trois hypostases

Avant d’aborder le sujet de l’audace chez Plotin, il faudrait préciser l’iden-


tité du démiurge à l’intérieur du système plotinien des trois hypostases:
l’Un, l’Intelligence et l’Âme.
La philosophie plotinienne, explique Jan Opsomer, se trouve située au
point de rencontre de deux traditions et deux modèles qui cherchent à expli-
quer l’origine du monde: le modèle pour lequel l’ordre est implanté dans
un chaos préexistant et celui de la dérivation. Le premier est le modèle
démiurgique du Timée et le deuxième peut être repéré dans des sources
néopythagoriciennes, l’Académie et les enseignements oraux de Platon. 2
Plotin préfère clairement le modèle de la dérivation et en conséquence
chez lui le démiurge devient une figure assez mineure. Cependant, étant
donné qu’il soutient le respect des vraies traditions platoniciennes il est
obligé d’aborder un sujet qui est clairement présent dans l’œuvre de Platon.
Plotin souligne explicitement son accord avec les anciennes racines dans
le Traité 10, 8 (Enn.V, 1), où il appelle l’intellect «cause» et «démiurge»
(δημιουργός) et utilise les expressions «père de la cause» pour faire
référence à l’Un.3
Historiquement, souligne J. Opsomer, la conception plotinienne sur le
démiurge se situe entre les interprétations médioplatoniciennes, qui pour
certaines identifient le démiurge avec la divinité supérieure, et celles du
néoplatonisme, qui rétrogradent le démiurge vers une position inférieure
au sein de l’intelligible4. Afin de garder la transcendance de la deuxième
hypostase, Plotin a assimilé le démiurge à l’intellect, mais aussi trans-
féré beaucoup de ses activités à l’Âme. Une telle solution n’était pas ori-
ginale5: nous pouvons retracer cette idée chez Plutarque. En effet, dans
les QuestionsPlatoniciennes 1003 a-b, le mot ἐδημιούργει est utilisé en

2
Opsomer, «A Craftsman» 68.
3
Traité10, 8. Bréhier, EnnéadesV 25-26.
4
Opsomer, «A Craftsman» 69.
5
Opsomer expose des influences gnostiques et stoïciennes. Opsomer, «A Craftsman»
70.

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référence à l’Âme et celle-ci est décrite comme accomplissant les mêmes


actions qu’un démiurge6.
Néanmoins, l’Âme du monde peut réaliser son activité démiurgique
grâce au fait que Dieu a mis une partie de lui-même (son intellection)
dans l’Âme. L’intellect demeure le démiurge mais il agit à travers l’Âme
du monde.
Par ailleurs, il existe une partie de la théorie plotinienne qui semble
assez partagée par les savants concernant la présence du démiurge dans
l’intelligible. On comprend l’«Intelligible» comme le royaume tout entier
qui se trouve entre l’Un et l’Âme7. Cependant, en analysant le Traité 28,
10 (Enn.IV, 4), J. Opsomer discerne la preuve de l’existence d’une démiur-
gie double chez Plotin, partagée entre l’Intellect et l’Âme du monde8.
Néanmoins, on identifie des productions dans des niveaux encore infé-
rieurs, comme par exemple le rôle joué par la nature dans les Traités 30
(III, 8), 52 (II, 3) et 6 (IV, 8). 9
Bien qu’il soit assigné une fonction démiurgique à l’Âme, c’est fina-
lement l’Intelligence qui est le vrai démiurge. Le monde est créé par
l’Intelligence, par l’intermédiaire de l’Âme, qu’elle soit appelée démiurge
ou non. Ce qui est beaucoup plus important pour Plotin est que nous
comprenions que l’Âme peut avoir cette fonction seulement en raison de
sa contemplation ininterrompue de l’Intellect. L’acte de création est unique
et constitue un tout. Il ne comporte aucune délibération, calcul ou pla-
nification. La création se passe instantanément, elle n’a pas lieu dans le
temps, ni ne se produit par étapes. Chez Plotin, la transcendance de chaque
principe est sauvée mais grâce à des entités plus faibles, et cette procédure
est répétée jusqu’au niveau de la nature. Cependant, une telle solution ne
fait qu’écarter le problème sans proposer de vraie solution.

L’audace à l’origine de la démiurgie plotinienne

Une fois précisée la complexité que l’activité démiurgique acquiert dans


l’œuvre de Plotin, il faut se concentrer sur le besoin ou la tendance qui est
à l’origine même de cette activité. Dans ce contexte, l’audace représente

6
οὐ γὰρ ἐξ αὑτῆς ἡ ψυχὴ τὴν τοῦ σώματος ἐδημιούργει φύσιν οὐδ᾿ ἐκ τοῦ μὴ
ὄντος, ἀλλ᾿ ἐκ σώματος ἀτάκτου καὶ ἀσχηματίστου σῶμα τεταγμένον ἀπειργάσατο
καὶ πειθήνιον (Cherniss et Helmbold, Moralia 50-51). Voir aussi Opsomer, «Demiurges»
91.
7
Opsomer, «A Craftsman» 71.
8
Opsomer, «A Craftsman» 79-89.
9
Opsomer, «A Craftsman» 89-91.

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la clef de voûte du système des trois hypostases, car elle explique la


procession qui amène de l’Un au monde sensible.
Chez Platon, affirme Naguib Baladi, il faut remarquer l’emploi du
verbe τολμάω, «risquer, oser, et avoir l’audace», lié au philosophe qui
aborde des chemins nouveaux. «L’audace est ainsi liée chez Platon à notre
pensée au sujet de l’être et à l’altérité immanente de l’être (Sophiste 237 b,
258 d-e)»10.
Pour Philon d’Alexandrie, l’emploi du terme τόλμαet du verbe τολ-
μάω, ainsi que des termes apparentés aura un sens défavorable s’il est en
rapport avec l’impudence et l’impiété contre l’objet suprême de la reli-
gion. Cependant, on décèle aussi un sens favorable, lorsqu’il s’agit du
courage religieux pour défendre les préceptes établis par la Loi.
Le sens négatif du terme est en relation avec l’audace du sensible, qui
cherche à saisir les vraies réalités contenues dans l’intelligible (Philon,
Her. 72)11. L’explicitation de ce propos se retrouve chez Numénius d’Apa-
mée, philosophe médioplatonicien de la deuxième partie du IIème siècle,
pour qui la matière est responsable des mouvements désordonnés et de
l’instabilité du cosmos (fragment 3)12. Le fragment 5213 explique que
celle-ci garde en elle, à travers ses mouvements impétueux, l’Âme du
monde malfaisante (malignam), tandis que l’Âme du monde bienfaisante
(beneficentissimam) vient de Dieu14. Cependant, cette matière mue par
une âme irrationnelle et soumise à la domination de Dieu, exerce une
certaine résistance en s’opposant à la Providence et en attaquant ces
plans:
«Ainsi donc, selon Pythagore, l’âme de la matière n’est pas sans quelque
substance, comme le croient la plupart, mais elle s’oppose à la Providence
en s’efforçant d’attaquer ses plans par la force de sa malfaisance; si la

10
Baladi, LapenséedePlotin 9.
11
Harl, QuisRerum 200-201
12
«Mais elle (i.e. la matière) est tout aussi radicalement incapable (ἀδύνατος);
impuissante (ἀρρωστίᾳ) qu’elle est à demeurer dans le même état; car c’est un fleuve
impétueux et instable que la matière, elle est, en profondeur, en largeur, en longueur,
indéfinie et illimitée (ποταμὸς γὰρ ἡ ὕλη ῥοώδης καὶ ὀξύρροπος, βάθος καὶ πλάτος
καὶ μῆκος ἀόριστος καὶ ἀνήνυτος)» (des Places, Numénius 44-45). «Elle est infinie
(ἄπειρος), indéterminée (ἀόριστος), irrationnelle (ἄλογος), inconnaissable (ἄγνωστος)
et sans ordre (ἄτακτος)» (des Places, Numénius 44-45).
13
Sur l’authenticité du fragment, E. des Places considère le fragment comme faisant
partie des «témoignages» des auteurs sur les dires de Numénius (cf. des Places, Numé-
nius 10).
14
des Places, Numénius 97. Voir aussi Dillon, TheMiddlePlatonists 375, pour qui
l’Âme du Monde mauvaise se rapproche plutôt des caractéristiques du réceptacle du
Timée.

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Providence est l’œuvre et l’activité de Dieu, la témérité aveugle et fortuite


(caecaverofortuitaquetemeritas) vient de la souche de la matière; d’où il
appert, selon Pythagore, que la masse de toute chose est faite de cette ren-
contre de la Providence et du hasard [...]»15.

La résistance de la matière à l’action ordonnatrice de Dieu est reflétée,


chez Numénius, par le mouvement du deuxième Dieu qu’implique sa
contamination par la matière. L’intellect démiurgique unifie la matière
mais il est lui-même divisé par le même acte (fragment 11)16. La conta-
mination avec la matière suppose une scission, son oubli de lui-même et
de son unité initiale; il s’agit de l’apparition d’une pluralité, qui est inter-
prétée comme la présence du mal17.
Le point de départ de la doctrine particulière de Plotin sur l’audace de
l’être, à savoir que l’être ou l’Intelligence naît de l’Un par audace, semble
avoir été tiré de doctrines pythagoriciennes18. Ainsi pour passer de l’Un
à l’Autre, à la multiplicité, il faut un acte d’audace, de τόλμα; l’altérité
se trouve liée à l’audace et elle est facteur de cette audace.
Au sujet de l’Intelligence, Plotin explique dans le Traité 11 (V, 2) la
génération et l’ordre de choses qui viennent après le Premier. Celle-ci
engendrée par l’Un, se retourne vers lui pour le contempler et elle devient
ainsi être et Intelligence19. Dans le Traité 9, 5 (VI, 9), le philosophe
qualifie d’«audace» cette action de l’Intelligence. Cette audace de l’In-
telligence est fondamentale pour l’économie de la procession des trois
hypostases: «[...] elle (i.e. l’Intelligence) ne se disperse pas, et elle reste
véritablement avec elle-même parce qu’elle est voisine de l’Un et qu’elle
vient après lui, mais elle a eu l’audace (τόλμα) de s’écarter de lui»20.
La conversion de l’Intelligence (réalité émanée) vers l’Un est l’aspect
complémentaire de la procession plotinienne. L’Intelligence se constitue
en trois moments: l’arrêt suite à la procession mais toujours dans la zone
de la puissance de l’Un; le regard de la réalité émanée vers l’Un afin de

15
des Places, Numénius 97-98. Cette matière avec son vice originel, l’audace, devient
ensuite, la mère des dieux corporels et engendrés.
16
des Places, Numénius 53.
17
Opsomer, «Demiurges» 70 n. 98.
18
Baladi, LapenséedePlotin 12. Armstrong affirme les sources pythagoriciennes de
Plotin par rapport à τόλμα, Armstrong, Plotinus, 10. Par rapport à Numénius, on voudrait
seulement remarquer l’existence des relations de sens au sujet des caractéristiques et
actions de l’audace, car les rapports entre les systèmes de Plotin et Numénius ont été
traités dans les ouvrages d’Armstrong, The Architecture 7-9, Dodds, «Numenius and
Ammonius» 3-32 et encore des PlacesNuménius 23-26.
19
Traité11, 1, 7-13. Bréhier, EnnéadesV 33.
20
Traité9, 5, 27-29. Bréhier, EnnéadesVI 178.

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capter et se remplir de tout ce qu’elle peut recevoir; finalement la vision:


une fois remplie, la réalité émanée voit non l’Un, mais tous les êtres.
Il voit dès que commence la totalité des êtres à s’engendrer en lui par
la puissance de l’Un. «Toute l’audace de la procession se manifeste pré-
cisément en ce trois moments de la conversion»21. Audace dans l’arrêt
pour s’écarter (ἀπόστασις) de l’Un, audace dans le regard, audace qui
est curiosité spontanée et naturelle de l’engendré vers son générateur. Ces
trois sortes d’audace vont faire naître et se constituer, une hypostase
nouvelle, fin et essence de l’audace originale22.
Mais cette audace implique aussi un autre sens qui est celui de la rési-
gnation. L’être émané qui a eu l’audace de s’écarter de l’Un afin de s’éta-
blir en tant qu’hypostase nouvelle doit aussi se résigner à n’être plus l’Un.
«[…] même lorsqu’elle (i.e. l’Intelligence) contemple l’Un, elle ne le
contemple pas comme on contemple un seul objet; sinon, l’Intelligence ne
serait pas engendrée. Elle commence bien par un objet, mais elle n’en reste
pas là; et, sans s’en apercevoir, elle devient multiple […]»23. Á ce sujet,
N. Baladi affirme: «L’audace est à la fois séparation de l’Un ou écart à
partir de l’Un, et constitution ou génération de l’Être et de l’Intelligence»24.
Néanmoins, l’audace en son sens plein, non seulement ne conduit pas à la
dégradation de la puissance qui émane de l’Un mais conduit aussi l’Intel-
ligence à rejoindre l’unité de l’Un car elle est remplie de la totalité des
choses aperçues à l’intérieur de l’Un. Elle est l’altérité par son acte et
multiplicité dans son objet. Elle et son monde s’identifient, mais à travers
une procession. Elle est ordre et organisation de la multiplicité qui sera à
l’origine du monde sensible.
D’autre part, l’Intelligence est l’être générateur de l’Âme du Monde qui
aussi vit de la contemplation de son générateur, l’Intelligence. Elle est
aussi âme unique et multitude d’âmes. Pourtant, l’audace de l’Âme du
Monde n’est pas à l’origine de sa constitution comme âme et elle conduit
même à sa descente. La création du cosmos intelligible pour l’Âme du

21
Baladi, LapenséedePlotin 59.
22
Traité 11, 1, 7-16: ὂν γὰρ τέλειον τῷ μηδὲν ζητεῖν μηδὲ ἔχειν μηδὲ δεῖσθαι
οἷον ὑπερερρύη καὶ τὸ ὑπερπλῆρες αὐτοῦ πεποίηκεν ἄλλο· τὸ δὲ γενόμενον εἰς
αὐτὸ ἐπεστράφη καὶ ἐπληρώθη καὶ ἐγένετο πρὸς αὐτὸ βλέπον καὶ νοῦς οὕτως. Καὶ
ἡ μὲν πρὸς ἐκεῖνο στάσις αὐτοῦ τὸ ὂν ἐποίησεν, ἡ δὲ πρὸς αὐτὸ θέα τὸν νοῦν. Ἐπεὶ
οὖν ἔστη πρὸς αὐτό, ἵνα ἴδῃ, ὁμοῦ νοῦς γίνεται καὶ ὄν. Οὕτως οὖν ὢν οἷον ἐκεῖνος
τὰ ὅμοια ποιεῖ δύναμιν προχέας πολλήν· εἶδος δὲ καὶ τοῦτο αὐτοῦ, ὥσπερ τὸ πρὸ
αὐτοῦ πρότερον προέχεε. Καὶ αὕτη ἐκ τῆς οὐσίας ἐνέργεια ψυχὴ τοῦτο μένοντος
ἐκείνου γενομένη. (Bréhier, EnnéadesV 33-34).
23
Traité 30, 8, 32-34. Bréhier, EnnéadesIII 278.
24
Baladi, LapenséedePlotin 61.

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Monde tire parti de l’audace de l’Intelligence mais elle n’implique ni


nouvel écart, ni nouvelle altérité25.
La partie audacieuse de l’âme est le principe du mal pour elle et la
cause de son éloignement de Dieu. Une telle affirmation est explicite dans
leTraité10 (V, 1) où Plotin montre les raisons de la chute, qui ont fait
oublier à l’âme qu’elle provient de l’Un:
«D’où vient donc que les âmes ont oublié Dieu leur père, et que, fragments
venus de lui et complètement à lui, elles s’ignorent elles-mêmes et l’ignorent?
Le principe du mal pour elles, c’est l’audace (τόλμα), la génération, la
différence première, et la volonté d’être à elles-mêmes. Joyeuses de leur
indépendance, elles usent de la spontanéité de leur mouvement pour courir
à l’opposé de Dieu: arrivées au point le plus éloigné, elles ignorent même
qu’elles viennent de lui»26.

En conséquence, existe dans l’âme une partie audacieuse qui la pousse


à s’éloigner de l’unité, à descendre le plus possible et à chercher la dif-
férence et l’individualité. Dans le Traité 11, 2 (V, 2), Plotin expose le
risque que cette partie audacieuse et téméraire implique27.
C’est l’audace du désir d’indépendance et d’autonomie propre et indi-
viduelle des âmes. Les âmes se détachent chacune pour elle-même et
s’isolent et telle est la raison de l’affaiblissement de chacune d’elles.
Dans leur désir d’indépendance elles poussent leur audace et s’éloignent
de plus en plus de leur origine et s’exposent au corps et ses faiblesses;
mais, une fois le corps dissout, elles peuvent remonter vers leur origine
en rejoignant la partie qui reste immobile proche de leur origine28.
La descente de l’âme obéit chez Plotin à la procession (πρόοδος),
puissance suprême des origines de l’Âme du Monde, l’Un et l’Intelligence,
qui se déverse sur la nature par l’intermédiaire de l’Âme du Monde29. Ainsi,
la descente des âmes ne peut pas être considérée ni comme une chute au
sens moral du mot, ni comme une faute imputable à chacune d’elles, en
quelque sens que ce soit. Pourtant, même s’il existe la possibilité du retour

25
Traité 10, 3, 4-17. Bréhier, EnnéadesV18.
26
Traité 10, 1, 1-8. Bréhier, EnnéadesV 15. On ne rentrera pas ici dans une interpré-
tation des rapports âme/corps/mal. Voir Baladi, LapenséedePlotin 81 et 89-98.
27
«Lorsque l’âme vient dans la plante, c’est une partie d’elle-même qui est dans
la plante; c’est sa partie la plus audacieuse (τολμηρότατον) et la plus imprudente
(ἀφρονέστατον), puisqu’elle s’est avancée jusque-là» (Traité 11, 2, 5-7; Bréhier, Ennéades
V34). N. Baladi explique cette audace comme un processus de descente de l’âme (Baladi,
LapenséedePlotin 72-73 et 78).
28
Traité 11, 2, 25-32. Plotin affirme: «[…] il n’est pas vrai qu’aucune âme, pas même
la nôtre, soit entièrement plongée dans le sensible; il y a en elle quelque chose qui reste
toujours dans l’intelligible […]». Traité6, 8, 2-3. Bréhier, Ennéades IV 225.
29
Baladi, LapenséedePlotin 79.

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à l’intelligible grâce à l’âme intermédiaire, une partie de l’âme est allée


trop loin car elle s’est unie au corps qui lui est étranger et qui représente
le mal pour elle. Il ne s’agit pas ici proprement des parties car l’âme est
une unité; on parle d’une répartition qui va d’une puissance immobile à
une puissance inférieure proche de la matière. Répartition qui n’est autre
que la procession, l’audace de l’âme qui arrive d’une certaine manière à
contacter la matière mais reste aussi liée à l’intelligible.
N. Baladi conclut que malgré leur audace et leur écart, malgré leur indé-
pendance et leur contingence, l’Intelligence et l’Âme du Monde demeurent
liées à l’Un. Il s’agit donc d’une bonne audace «puisqu’en s’écartant de
l’Un pour procéder et se développer, elles puisent à sa puissance et
peuvent par là même retourner vers lui»30.
L’audace est toujours un écart, tantôt pour l’Intelligence tantôt pour
l’Âme du Monde; elle s’oriente vers la procession et elle conduit à un
être indépendant, lié pourtant à l’Un et puisant dans l’Un sa puissance
de développement. C’est dans la procession de l’une et l’autre que réside
la différence de leurs audaces respectives. L’Intelligence maîtrise d’une
certaine manière son audace et ainsi sa conversion devient pour l’Intel-
ligence l’action de naître et de se constituer en nouvelle hypostase. Au
contraire en avançant dans leur audace, les âmes s’écartent davantage
de l’Intelligence et à plus forte raison de l’Un: elles deviennent de plus
en plus faibles, de plus en plus isolées. C’est dans leur isolement que les
âmes vont vers les corps; et bien que dans cette avance elles contribuent,
grâce à la puissance de l’Intelligence en elles et à leur retour vers l’Intel-
ligence et l’Un, au perfectionnement de l’univers, les âmes s’éloignent
nécessairement de plus en plus de l’Un.
Néanmoins, ce n’est qu’à l’origine du monde sensible que l’audace de
l’Âme du Monde donnera naissance à la matière et au mal, où elle per-
mettra le développement d’une autre audace, celle de la matière et du mal.
Car c’est l’audace de l’intelligence de l’Âme du Monde qui se trouve en
contact avec la matière et façonne aussi le cosmos. Pour voir cette réalité
négative, cette absence de forme, qui est la matière, l’intelligence de l’âme
doit oser sortir d’elle-même, et avancer jusqu’à un domaine qui n’est plus
le sien: «Aussi c’est l’intelligence qui la voit (i.e. «la matière»), mais une
intelligence différente d’elle-même, qui n’est pas la véritable intelligence,
parce qu’elle se résigne à voir ce qui ne lui appartient pas»31.

30
Baladi, LapenséedePlotin 117.
31
Traité 51, 9, 16-19: Διὸ καὶ νοῦς ἄλλος οὗτος, οὐ νοῦς, τολμήσας ἰδεῖν τὰ μὴ
αὑτοῦ» (Bréhier, EnnéadesI 125).

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PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 217

L’audace est aussi au centre des rapports agressifs de la matière contre


les intelligibles32. Pourtant, l’audace de la matière est une audace impuis-
sante, passive, car la matière se limite à solliciter l’âme par sa seule
présence, afin d’être admise dans le lieu de l’âme33. N. Baladi affirme:
«Quand on arrive à traiter de l’audace et de la matière, il faut donc obser-
ver que l’audace caractérise à la fois le passage à la matière et la matière
elle-même. La matière est dotée d’audace, mais pour y aboutir et pour s’y
plonger, il faut déjà de l’audace»34.
La relation entre l’âme et la matière met donc en place l’opposition de
deux audaces. L’audace de la matière, passive, et l’audace de l’âme, sa
procession, décisive pour le destin de l’univers comme pour celui de
l’homme. «Au point de départ et à la genèse de l’être, il faut concevoir
l’altérité et la matière intelligibles comme audace, l’une établissant la
séparation entre l’Un et l’engendré, l’autre faisant le fond ou le sujet
primordial de l’être engendré»35. L’être engendré par l’Un est donc l’In-
telligence; sa génération commence en sa procession à partir de l’Un et
cette procession est l’audace ontologique par excellence36.
La conception gnostique présente l’audace comme l’un des vices du
démiurge et c’est ainsi qu’elle est critiquée par Plotin dans le Traité 33
(II, 9)37. La différence entre l’audace gnostique et celle exposée par Plo-
tin réside dans la conception négative de l’audace gnostique, réduite au
rôle de passion subie par l’Âme du Monde. Ce que Plotin trouve déran-
geant chez les gnostiques n’est pas tant le fait qu’ils attribuent une fonc-
tion démiurgique à l’Âme du Monde, mais plutôt qu’ils font de l’Âme
du Monde le démiurge. Pire encore est le fait qu’ils pensent que cette
Âme du Monde est soumise aux passions, et qu’elle est créée après une

32
«Mais comme ces causes demeurent en elles-mêmes, il faut bien, si elles ont leur
reflet ailleurs, qu’il y ait là quelque chose pour leur donner place; non pas qu’elles y
viennent, toujours présente et pleine d’audace (τόλμα), comme une solliciteuse indigente,
la matière leur (i.e. aux images des êtres intelligibles) fait violence pour les saisir, mais
elle est trompée et ne les saisit pas». Traité 26, 14, 5-10. Bréhier, EnnéadesIII 115. Voir
aussi Baladi, LapenséedePlotin 100-102.
33
L’image ou le reflet de la partie inférieure de l’âme, la plus proche de la matière,
sera engagée dans la matière, «même parfois unie à une portion de la matière, à un corps
[...]», cf. Baladi, La pensée de Plotin 109. Au sujet de l’audace de l’intelligence et de
l’audace de la matière, N. Baladi établit différents degrés et même différentes entités
(Baladi, LapenséedePlotin 53, 58-59 et notamment 104).
34
Baladi, LapenséedePlotin 119.
35
Baladi, LapenséedePlotin 53.
36
Baladi, LapenséedePlotin 57.
37
Bien qu’on ne puisse pas préciser l’identité exacte des gnostiques auditeurs à l’école
de Plotin, nous suivrons l’article de M. Tardieu, «Les gnostiques dans LaViedePlotin».

96664.indb 217 13/01/14 15:09


218 MARIANO TROIANO

certaine chute38. «[…] ils (i.e. les gnostiques) identifient le démiurge à


l’âme et lui attribuent les mêmes passions qu’aux âmes particulières»39.
L’analyse des textes gnostiques apportera des précisions indispensables
pour comprendre l’audace et estimer l’exactitude des critiques rapportées
par Plotin.

2. Textes gnostiques

Références au démiurge ou à ses archontes

Les textes de Nag Hammadi qualifient souvent le démiurge avec des


adjectifs très négatifs: arrogant, ignorant et audacieux. Ces termes sont
liés les uns aux autres afin de créer un portrait singulier et abouti de la
figure de l’artisan du monde sensible. En ce sens, l’audace du démiurge a,
dans les textes gnostiques, une relation très étroite avec l’ignorance.
Dans l’Hypostasedesarchontes, le démiurge agit avec audace envers
Noréa, fille d’Adam et Ève, et sœur de Seth: «L’Archonte arrogant
([ⲁⲩ]ⲑⲁⲇⲏⲥ) fit appel à toute sa puissance et son visage devint sem-
blable à un [...] noir. Il se montra audacieux (ⲁϥⲧⲟⲗⲙⲁ) envers elle (et)
lui [dit]: «Il faut que tu nous serves [comme] ta mère Ève (l’a fait)»40.
Le démiurge, ignorant de l’existence du Plérôme, se vanta d’être le seul
dieu, et cette arrogance et cette ignorance sont à l’origine de son audace
envers Noréa, un être issu du monde céleste41. Ignorant sa véritable
nature, l’Archonte a l’audace d’injurier un membre de la communauté
des pneumatiques42.

38
Καὶ εἰς ταὐτὸν ἄγοντες τὸν δημιουργὸν τῇ ψυχῇ καὶ τὰ αὐτὰ πάθη διδόντες,
ἅπερ καὶ τοῖς ἐν μέρει. Traité 33, 6, 61-62. Bréhier, Ennéades II 119. Voir aussi
Traité33, 7, 11-14
39
Opsomer, «A Craftsman» 96.
40
HypArch 92, 27-32. Barc,L’Hypostasedesarchontes 62-63.
41
HypArch 92, 26. Barc,L’Hypostasedesarchontes 62-63.
42
L’ÉcritsansTitre, composé aussi à la fin du IIème siècle et proche de L’Hypostase
des archontes, semble confirmer cette affirmation: «Mais lui (i.e. le grand Archonte),
dans sa sottise, dédaigna d’être mis dans son tort et il eut l’audace (ⲁϥⲧⲟⲗⲙⲁ) de dire
«‘Si quelqu’un existe avant moi, qu’il se manifeste afin que nous voyions sa lumière!’»
EcrsT 107, 34-108, 2, 1. Painchaud et Funk, L’Écrit sans Titre 170-171. Voir aussi les
commentaires à la p. 343. On trouve aussi dans le même texte une autre mention du terme,
EcrsT116, 34-117, 4: «Puis, recouvrant leurs sens, ils (i.e. les archontes) s’approchèrent
d’Adam et voyant ce sosie d’Ève près de lui, ils se hâtèrent, croyant que c’était la véritable
Ève. Et ils osèrent s’approcher d’elle. Ils la saisirent et éjaculèrent leur semence en elle.»
Painchaud,«L’Écrit sans Titre» 447.

96664.indb 218 13/01/14 15:09


PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 219

Le terme fait ici référence aux discours impudents ou insolents qui,


en quelque sorte, défient la hiérarchie établie entre le niveau psychique
et le niveau pneumatique. Pourtant, l’audace paraît ne pas se limiter à des
paroles insolentes, car elle se concrétise par des actions. L’audace igno-
rante des archontes amène à la création des copies des êtres pléromatiques.
LeDeuxièmeTraitéduGrandSeth, texte polémique à l’égard de l’ortho-
doxie chrétienne naissante et daté de la fin du IIème siècle43, montre ce
rapport étroit entre ignorance, audace et contrefaçon. Ici c’est encore
l’ignorance qui pousse les archontes à agir avec audace:
«Et pour cette raison, ils (i.e. les archontes de la sphère de Ialdabaôth) ont
révélé un mélange d’ignorance (Ⲛ{ⲛ}ⲟⲩⲙⲟⲩ􀌼􀌽 Ⲛ{ⲛ}ⲟⲩ􀌬Ⲛⲧⲁⲧⲥⲟⲟⲩⲛ)
dans un contrefaçon de feu et de terre et un homme mort, car ils sont petits
et ignorants (et) c’est sans savoir qu’ils ont eu cette audace (ⲉⲁⲩⲢ ⲧⲟⲗⲙⲁ).
Et ils n’ont pas compris que la lumière s’unit à la lumière, les ténèbres aux
ténèbres, la souillure à la corruption et l’incorruptible à l’immaculé»44.

Ils se montrent indociles et créent avec la matière («une contrefaçon de


feu et de terre») une imitation de l’Église pléromatique dans laquelle se
vénère un cadavre et l’homme reste ignorant et sans espoir de salut45.
Le texte de Zostrien, apocalypse grecque essentiellement païenne
datant de la fin du IIème ou début du IIIème siècle, aborde le sujet de la
création par l’audace et le met en rapport avec la nature illusoire de telles
créations:
«Quant à tous les autres, qui étaient dans la matière (ⲉⲧϣⲟ̣[ⲟ]ⲡ ϩⲚ
ϯϩⲩⲗⲏ), ils étaient tous rémanents (Ⲛⲧⲟⲟⲩ ⲧⲏⲣⲟⲩ ⲛ̣[ⲉⲩ]ϭⲉⲉⲧ ⲡⲉ). Et
c’est en raison de la connais[sance] de la magnificence, (de) la hardiesse
(ⲙⲚ ⲟⲩⲧⲟⲗⲙⲏ) et (de) la puissance, qu’ils sont venus à l’existence
(ⲉⲁⲩϣⲱⲡⲉ) et (qu’)ils se sont parés (ⲁⲩⲥⲉⲗⲥⲱⲗⲟⲩ). Comme ils ont
été ignorants de Dieu, il seront dissous. Voilà, Zostrien, tu as entendu tout
ce que les dieux ignorent (ⲉⲧⲉ ⲛⲓⲛⲟⲩⲧⲉ ⲉⲚⲁⲧⲉⲓⲙⲉ ⲉⲣⲟⲟⲩ) et qui est
fini pour les anges»46.

43
Painchaud, «Le Deuxième Traité» 1114.
44
GrSeth 69, 7-19. Painchaud,LeDeuxièmeTraité70-71. Voir aussi Painchaud, «Le
Deuxième Traité» 1107-1139. Voir aussi 2Co 6, 14.
45
Voir les commentaires de Painchaud dans LeDeuxièmeTraité141-142. Le tableau
descriptif des archontes s’enrichit avec un autre terme qui montre l’essence indécente de
ceux-ci et qui les rapproche du portrait de Sophia/Prounikos d’Irénée I, 29, 4. Voir aussi
GrPuis 46,6-14, Desjardins et Roberge, «L’Entendement de Notre Grande Puissance»
919-920, Wisse et Williams, «The Concept of Our Great Power», 318-319 et Pasquier,
«Prouneikos» 57-59. Finalement on remarquera aussi que l’opposition Bien / Lumière ↔
volupté / impudicité se retrouve aussi dans Numenius, fragment 2.
46
Zost 128, 7-18. Barry et al., Zostrien 472-473. Voir aussi les commentaires des
pages 650-651.

96664.indb 219 13/01/14 15:09


220 MARIANO TROIANO

John Turner, lie «les autres qui étaient dans la matière» aux âmes intro-
duites dans les corps et ignorantes du monde divin. L’auteur rapproche
l’audace de ces «autres» à l’audace de l’âme plotinienne et sa descente
vers le corps47.
Néanmoins, nous voyons dans ces «autres», toutes les entités (le
démiurge et ses archontes) qui sont venues à l’existence suite à l’audace
de Sophia et qui ne sont que les restes de sa passion48. De sorte que,
produits de la passion, ils sont ignorants de l’existence du Père, et c’est
cette ignorance qui les pousse à se montrer insolents envers le Plérôme
(ils font face et s’encouragent)49.

Références aux autres êtres pléromatiques

Une acception plus proche de l’audace plotinienne se trouve dans le Livre


desSecretsdeJean. Le texte nous est parvenu en deux recensions très
différentes dont les rapports chronologiques sont encore source de polé-
miques, mais on peut considérer que la forme originale du texte date de
la première moitié du IIème siècle. Dans ce récit, Sophia engendra, par
impétuosité (προύνικος dans le texte en copte ⲡⲉⲡⲣⲟⲩⲛⲓⲕⲟⲛ)50 ou
indécence, une œuvre sans le consentement de son conjoint. Cette œuvre,
le premier archonte Yaldabaôth, engendra à son tour toute une série
d’anges, d’autorités et de puissances. Voyant la malice et la révolte qui
adviendraient par son fils, Sophia se repent: «Tandis qu’elle allait et venait
dans les ténèbres de l’ignorance, elle se mit à avoir honte et n’osant pas
opérer sa repentance (ⲉⲛⲥⲧⲟⲗⲙⲁ ⲁⲛ ⲉⲕⲧⲟⲥ, littéralement: elle n’a pas
l’audace de se convertir ou se retourner)51, elle allait et venait»52. Dans
cet extrait, on aperçoit que Sophia a eu l’indécence, poussée par son désir
audacieux, d’engendrer sans l’accord de son partenaire. Cependant, une
fois qu’elle s’est repentie, cette passion la quitte et elle n’ose pas retourner

47
Barry etal.,Zostrien 650-651
48
Après la conversion de Sophia, la passion qu’a provoquée sa chute ne reste que dans
les archontes.
49
Voir Zost 81, 1-9. Barry, «Zostrien» 1301. Barry etal.,Zostrien384-387.
50
Voir aussi NH III, 14, 3. Au sujet de la traduction du terme par impétuosité, voir
note 37, 10-11 de Barc, «Livre des Secrets de Jean» 231. M. Tardieu, reprend le sens ori-
ginal du terme grec et traduit par «inclination amoureuse» (Tardieu, CodexdeBerlin 107).
51
Crum, Dict., 127b.
52
ApocJr BG 45, 14-19; NH IV 21, 13-14. Tardieu, CodexdeBerlin 118. Cf. la tra-
duction de Barc, «Livre des Secrets de Jean» 237. Voir aussi la traduction anglaise de
Waldstein et Wisse,TheApocryphonofJohn 80.

96664.indb 220 13/01/14 15:09


PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 221

au Plérôme à cause de sa déficience53. On voit ici que le mouvement de


la conversion complémentaire à celui de la procession, tel qu’il est décrit
dans l’œuvre de Plotin, reste inachevé. En effet, si l’audace dans les Livre
desSecretsdeJeanest à l’origine de la création, elle empêche aussi l’éon
déchu de retourner au Plérôme avant avoir rempli sa déficience. Sophia
se repent une fois qu’elle voit les nombreuses créations de son fils, l’Ar-
chonte (ApocJr BG 38, 17-44, 18. NH II 10, 22-13, 13). Quand elle est
séparée de ses passions son retour se produit par l’envoi de l’Esprit Saint
de la part du Plérôme (ApocJr BG 46, 13-47, 13. NH II 13, 36-14, 14).
Un scénario semblable, où on retrouve nombreuses similitudes avec le
corpus plotinien, est décrit par le TraitéTripartite. Le texte révèle une hié-
rarchie très élargie qui débute avec le Fils, premier après le Père, l’Intellect
qui contemple le Père en permettant sa connaissance, nommé l’intellect
de l’inintel[ligible] (ⲡⲛⲟⲩⲥ 􀌬ⲡⲓⲁⲧⲢ ⲛ[ⲟⲉⲓ 􀌬]ⲙⲁϥ)54. D’autre part,
de l’union Père-Fils surgit l’Église (ⲧⲕⲉⲉⲕⲕⲗⲏⲥⲓⲁ), appelée dans le
texte «les éons des éons» (ⲛⲁⲓⲱⲛ Ⲛⲧⲉ ⲛⲓⲁⲓⲱⲛ). L’Église préexiste
aux éons et ainsi elle correspond au Plérôme préexistant qui reste uni
à l’Intellect-Fils, Pensée du Père55 et donc au Père56. Ces pré-éons qui
demeurent dans la Pensée du Père-Fils-Intellect57, le Père a prévu qu’ils
existent par eux-mêmes (TracTri 61, 1-15), de sorte qu’il leur donna la
volonté autonome et la sagesse (ⲁⲃⲁⲗ ϩ􀋅ⲧⲚ ⲧ􀌬Ⲛⲧⲁⲩⲧⲉⲝⲟⲩⲥⲓⲟⲥ
Ⲛⲧⲉ ⲡⲟⲩⲱϣⲉ ⲁⲩⲱ ⲁⲃⲁⲗ ϩ􀋅ⲧⲚ ϯⲥⲟⲫⲓⲁ), afin qu’ils choisissent le
moyen de lui rendre gloire (ϯ ⲉⲁⲩ) et de le connaître58. De là, l’imper-
fection initiale présente dans le Plérôme, qui a la volonté de connaître et
atteindre le Père à travers le Fils, même s’il n’aboutit pas encore59.

53
Il faudrait ajouter que quelques lignes plus loin, l’Archonte est qualifié d’arrogant
ou impudent (ⲡ̄ⲁⲩⲑⲁⲇⲏⲥ) ApcrJn BG 46, 1 et II, 13, 27. Barc «Livre des Secrets de
Jean» 237 et 275. Voir aussi Waldstein et Wisse,TheApocryphonofJohn 80-81.
54
Voir aussi d’Origène, Comm.Jn. XIX, VI, 35. Blanc, Origène IV 68-69.
55
TracTri 57, 8-23. Painchaud et Thomassen, «Traité tripartite» 130 et note 57, 8-23.
Voir aussiPainchaud et Thomassen,TraitéTripartite 66-67.
56
TracTri 57, 29-60, 1 et 66, 29-67, 19. Painchaud et Thomassen, «Traité Tripartite»
133 et 139. Voir aussiPainchaud et Thomassen,TraitéTripartite 74-75 et 88-91.
57
TracTri 60, 16-37. Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 66-73.
58
TracTri 74, 18-75,17. Painchaud et Thomassen, Traité Tripartite 108-111. La
volonté autonome doit agir en harmonie avec la communauté des éons; processus qui est
décrit en 74, 19-75, 17, où chaque éon rend gloire au Père en accord avec son frère qui se
trouve dans un niveau supérieur. TracTri 74, 18-75, 17. Painchaud et Thomassen,Traité
Tripartite 108-111.
59
TracTri 62, 6-63, 30. Painchaud et Thomassen, «Traité Tripartite» 130-134 et note 63,
5-28. Voir aussiPainchaud et Thomassen,TraitéTripartite 78-83. D’après E. Thomassen
le fils représente l’«extension» du Père d’où dérive la dyade, le principe de l’illimité
et du multiple et le passage de l’unité originelle à la multiplicité. «Mais, en tant qu’il est

96664.indb 221 13/01/14 15:09


222 MARIANO TROIANO

L’harmonie intrinsèque au Plérôme60 est menacée par la volonté auto-


nome de chaque éon, qui présente le danger de se détourner égocentrique-
ment à l’égal de l’âme plotinienne, ce qui devient la cause de la passion
et de la chute du Logos61. Donc, le Logos, dernier éon du Plérôme, en
voulant saisir le Père, n’a pas pu supporter cette vision et il fut obligé de
regarder vers l’abîme et il a hésité (ⲁϥⲢ ϩⲏⲧ ⲥⲛⲉⲩ)62.
«Et avant qu’il (i.e. le Logos) eût engendré quoi que ce soit d’autre à la
gloire de la volonté (i.e. du Père), et en union avec les Touts, il agit avec
audace (ⲟⲩⲙⲚⲧⲛⲟϭ 􀌬ⲙⲉⲉⲩⲉ), du fait d’un amour débordant, et il
s’élança vers ce qui se trouve dans la sphère de cette gloire parfaite»63.

De ce fait, il a souffert d’une division (ⲟⲩⲡⲱϣⲉ) et d’un détourne-


ment64 entre son être parfait et une autre partie, faible, ignorante, «souf-
frante de déficience et oubli» qui est à l’origine des «ombres» et «res-
semblances» qui désignent les cosmos matériels65. Suite à cette division,
la partie parfaite remonte vers le Plérôme et l’imparfaite, qui contient
«[…] l’oubli et l’ignorance de lui-même et de ce qui est (ⲟⲩⲂϣⲉ ⲙⲚ
ⲟⲩⲙⲚ􀌳ⲁⲧⲥⲁⲩⲛⲉ Ⲛⲧⲉϥ ⲁⲩⲱ 􀌬ⲡⲉⲧϣⲟⲟⲡ)»66, reste en bas et nous
renseigne sur une théorie de l’origine de la matière qui prend naissance
d’une émission ignorante et irrationnelle du Logos pléromatique. En fait,
le texte appelle cette émission du Logos la pensée présomptueuse
(ⲡⲓⲙⲉⲉⲩⲉ 􀌬ⲙⲚϫⲁⲥⲓ ϩⲏⲧ’), en rapport avec l’audace (ⲟⲩⲙⲚⲧⲛⲟϭ

dyade, le Fils représente en même temps le principe de la limitation de l’illimité». TracTri


65, 1-16. Painchaud et Thomassen, «Traité Tripartite» 137 et note 65, 4-11 et 65, 11-23.
Cf. Plutarque, DeDefOr.428 f.
60
Cet ordre pléromatique des éons, qui semble s’établir grâce à des niveaux superposés
sans que cela implique une hiérarchie de nature, mais plutôt des rangs dans la connaissance
du Père. Cette manière d’organiser le Plérôme rappelle le terme τάξις utilisé par Numénius
dans son fr. 15 au moment de décrire l’organisation du cosmos (ἥ τε τάξις τοῦ κόσμου)
qui provient de la stabilité inhérente au Premier Dieu. des Places, Numenius 56.
61
Cf. ÉvangiledelaVérité, NH I, 3, 42, 1-35. Thomassen, «Évangile de la Vérité»
80.
62
Litt. «il a le cœur (réceptacle de l’esprit) en deux».
63
TracTri 76, 16-23. Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 112-113. On retrouve
dans cet extrait non pas le terme grec (τόλμα), mais un terme copte signifiant littéralement:
«une grandeur de pensée, une pensée hautaine, orgueilleuse».
64
TracTri 77, 18-25. Painchaud et Thomassen, TraitéTripartite 114-115, et les com-
mentaires des pages 336 et 338. E. Thomassen explique dans les commentaires de sa tra-
duction du texte que: «Il s’agit (i.e. la division dont il est question), sur le plan philoso-
phique, d’une allusion à la descente de la partie inférieure de l’âme dans la matière, et aussi
à la production de la substance matérielle primordiale elle-même». Painchaud et Thomassen,
TraitéTripartite 114-115, et les commentaires à la p. 337.
65
Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 339. Et même: «‘illusion’ désigne l’ir-
réalité et la négativité de la matière [...]». Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 339.
66
TracTri 77, 22-25. Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 114-115.

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PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 223

􀌬ⲙⲉⲉⲩⲉ, «grandeur de pensée») qui encourage le Logos à saisir le Père,


audace présente dès l’émission de l’éon et analogue à l’audace ploti-
nienne de l’Intellect. Néanmoins, le résultat de l’audace du Logos est une
pensée présomptueuse qui donne naissance à des créatures déficientes,
des ombres et des imitations des êtres pléromatiques que le texte définit
comme: «l’oubli (ⲚⲚⲟⲩⲱϣⲉ) et un lourd sommeil […]»67, qui repré-
sentent l’ordre de l’imitation. En voyant ce chaos, le Logos se repent
(ⲙⲉⲧⲁⲛⲟ􀋅ⲁ) et se convertit (ⲡⲓⲛⲟⲩⲟⲩϩ / ἐπιστροφή) donnant nais-
sance à un deuxième ordre des créatures surgies de son souvenir des
éons pléromatiques «semblables à des êtres de lumière»68. D’après
E. Thomassen, le thème de la conversion constitue ici «[…] un autre
exemple de rencontre des vocabulaires philosophique et judéo-chrétien
dans le valentinisme. Tout en conservant la connotation religieuse du
repentir des péchés (μετάνοια, cf. 81, 21), la conversion comporte aussi
le sens métaphysique de la conversion néoplatonicienne: c’est le point
où l’aliénation par rapport à l’influence formatrice et unificatrice du Plé-
rôme cesse, l’éon déchu se tournant de nouveau vers ce dont il est issu»69.
Ensuite, repenti de la lutte entre ces deux ordres, le Logos fait un appel
au Plérôme qui émet un fruit (ⲕⲁⲣⲡⲟⲥ) commun, le Sauveur, le Fils,
manifestation du Père et du Plérôme70. En le voyant, le Logos donne
naissance à une troisième descendance, la semence spirituelle, image du
Plérôme qu’il a vu lors de la descente du Sauveur. Celui-ci forme et illu-
mine le Logos (ⲚⲧⲁⲣⲉϥⲢ ⲟⲩⲟⲉⲓⲛ Ⲛϭⲓ ⲡⲗⲟⲅⲟⲥ), le libère de ses pas-
sions et il peut maintenant les dominer en tant qu’être spirituel. Le Logos
entreprend donc la tâche d’ordonner sa triple descendance, de manière à
former un cosmos bien structuré. Il devient en fait un démiurge71.
Il faudrait signaler que si l’on envisage le rôle «producteur» de l’Âme
du Monde chez Plotin, on voit qu’elle présente deux mouvements: l’un
vers le monde sensible, car elle est la cause de l’ordre du cosmos et du
mouvement du ciel; elle introduit la beauté et donne à l’univers tout ce
qu’il a de divin. Dans l’autre mouvement, elle se replie sur elle-même
dans l’activité intellectuelle afin de se reconnaître comme fille et image

67
TracTri 82, 25-27. Painchaud et Thomassen, Traité Tripartite 126-127 et pour la
correction du manuscrit copte voir Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 511.
68
TracTri 80, 10-83, 34. Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 120-131.
69
Painchaud et Thomassen,«Traité Tripartite» 151 n. 81, 10-25.
70
TracTri 87, 13-22. Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 138-139.
71
TracTri 90, 14-100, 19. Painchaud et Thomassen, Traité Tripartite 144-169. «Le
Logos reçut en une seule et unique fois la vision de toute chose, ce qui préexiste, ce qui
existe maintenant, et ce qui existera, puisqu’il a été chargé de l’économie de tout ce qui
existe.» TracTri 95, 17-22. Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 156-157.

96664.indb 223 13/01/14 15:09


224 MARIANO TROIANO

de l’Intelligence où réside sa partie supérieure (Traité 31). Pourtant, chez


le philosophe ce retour72 n’est pas opposé à la contemplation des choses
sensibles. C’est cette contemplation du modèle du monde sensible, le
monde intelligible existant dans l’Intelligence73, qui produit en même
temps le cosmos. L’Âme du Monde est voisine et image de l’Intelligence
de laquelle elle vient. Elle est le verbe de l’Intelligence et l’activité selon
laquelle l’Intelligence émet la vie pour faire subsister les autres êtres74.
L’existence (ὑπόστασις) de l’Âme du Monde vient de l’Intelligence et
sa raison, l’intelligence qu’elle a à l’intérieur d’elle-même, est en acte,
lorsqu’elle contemple cette Intelligence75. L’Âme du Monde est donc for-
mée par l’Intelligence, remplie par la contemplation du modèle intelli-
gible de la même manière que le Logos valentinien est rempli et illuminé
par le Sauveur, fruit du Plérôme.
Si l’on peut assimiler le Plérôme gnostique à l’Intellect plotinien car il
contient la multiplicité des éons surgi du Père et le modèle des images
copiées par le démiurge pour la production du monde sensible, il faut
noter que l’audace du Logos ne cherche pas à s’écarter de l’Un mais à se
rapprocher de lui. Les éons gnostiques avaient obtenu déjà de la part du
Père leur existence (la volonté autonome et la sagesse), donc dans ce sens
l’audace valentinienne se différencie en partie de l’audace plotinienne.
Pourtant, elle représente aussi une bonne audace, qui cherche le retour
vers le Père.
En plus, bien que l’impulsion du Logos soit le commencement du
monde, le texte ne condamne pas l’action de l’éon car elle s’insère dans
l’économie du Père. «Ce n’est pas contre la volonté du Père qu’a été
engendré ce Logos, et ce n’est pas non plus contre elle qu’il allait s’élancer
(ⲡⲉϥⲟⲩⲁⲉⲓⲉ), au contraire, le Père l’avait produit pour qu’adviennent
ces choses dont il savait la nécessité»76.
Donc, bien que la grandeur de pensée du Logos soit à l’origine de la
déficience qu’implique l’existence du cosmos, son interprétation doit être
nuancée à l’égard du contexte décrit par le récit, car elle participe de la
«gnose» qui a pour but d’atteindre le Père77.

72
Ἥ τε οὖν ὑπόστασις αὐτῇ ἀπὸ νοῦ ὅ τε ἐνεργεία λόγος νοῦ αὐτῇ ὁρωμένου.
Traité10, 3, 15-16. Bréhier, EnnéadesV 18.
73
Voir Traité10, 4, 21-28 et 7, 5-22.
74
«[...] οὕτω τοι καὶ αὐτὴ λόγος νοῦ καὶ ἡ πᾶσα ἐνέργεια καθ᾿ ἣν προΐεται ζωὴν
εἰς ἄλλου ὑπόστασιν· Traité10, 3, 15-16. Bréhier, EnnéadesV 18.
75
Traité10, 3, 5-17. Bréhier, EnnéadesV 18
76
TracTri 76, 24-30. Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite 112-113.
77
Dans ces commentaires du texte, E. Thomassen affirme que: «[...] l’expression
qualifie manifestement l’acte volitif (ce que les autres systèmes appellent ἔννοια et

96664.indb 224 13/01/14 15:09


PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 225

L’existence des liens que le terme τόλμα permet d’établir entre les
textes valentiniens et plotiniens, a été affirmée par E. Thomassen dans son
dernier ouvrage, The Spiritual Seed. L’auteur a aussi souligné dans cet
ouvrage les sources néopythagoriciennes à la base de cette terminologie:
«L’Audace, τόλμα, n’est pas une mot accidentellement choisi pour décrire
le motif de la passion de Sophia. Elle appartient à une terminologie néopy-
thagoricienne bien établie utilisée pour décrire le désir ardent de la Dyade
pour l’altérité et une existence séparée. Il est évident que l’utilisation du
terme néopythagoricien était présente à l’esprit de l’auteur valentinien
quand il l’a sélectionné, afin de caractériser la désunion implicite dans
l’entreprise de Sophia. [...] Le principal point d’intérêt pour nous ici n’est
donc pas ce que de ressemblance ou de dissemblance il peut y avoir entre
le mythe valentinien de Sophia et les vues de Plotin sur la chute de l’âme,
mais plutôt de leurs théories communes sous-jacentes, qui proviennent de
sources néopythagoriciennes partagées»78.

ἐνθύμεσις) et son intention équivaut pratiquement à la τόλμη d’Irénée, Adv.Haer. I,


2, 2. La juxtaposition d’ἀγάπη et de τόλμη dans Irénée (ἀγάπη devenant τόλμη) relie
les deux textes d’avantage». Painchaud et Thomassen, Traité Tripartite 332. En ce qui
concerne Plotin, l’auteur affirme: «[...] il (i.e. le terme tolma) apporte donc un nouveau
point de contact entre les conceptions valentinienne et plotinienne de la chute.» Painchaud
et Thomassen,TraitéTripartite 333.
78
«Audacity, τόλμη, is not an accidentally chosen word to describe the motive of
Sophia’s passion. It is well-stablished Neopythagorean terminology used to describe the
Dyad’s urge for otherness and separate existence...It is obvious that the Neophytagorean
usage of the term was present to the mind of the Valentinian author when he selected it
to characterise the disunity implied in Sophia’s endeavour. [...] The main point of interest
for us here is therefore not what similarity or dissimilarity there may be between the
Valentinian myth of Sophia and Plotinus’ views on the fall of the souls, but rather their
underlying common theoretical assumptions, wich derive from shared Neophytagorean
sources» (Thomassen, TheSpiritualSeed 284). D’après l’auteur, la passion et l’audace
de Sophia ne sont pas conçues comme des accidents soufferts seulement par Sophia, mais
comme une action liée à la géneration du plérome. Thomassen, TheSpiritualSeed 286.
On retrouve aussi, d’après Thomassen, un modèle Néophytagoricien-Platonicien, sous
la description irénéenne des passions d’Achamoth. Thomassen, TheSpiritualSeed 287.
Voir aussi Turner et Majercik, Gnosticism5 et Painchaud et Thomassen,TraitéTripartite
332-333. En ce qui concerne l’usage du terme, N. Baladi affirme: «[...] ce sont les pytha-
goriciens qui passent pour avoir été les premiers à employer ce terme (i.e. audace) dans
un sens tout à fait proche. En effet, ‘les disciples de Phérécyde appelaient la dyade
audace’, nous dit un pythagoricien postérieur (i.e. Lydus, Liber de Mensibus). Dans le
pythagorisme et surtout dans le Néo-pythagorisme, comme dans l’enseignement oral
de Platon, la dyade est non seulement l’archétype du deux, elle est aussi le point de
départ de la génération de toute la pluralité [...] Sans dire que la dyade est audace, le
terme ‘dyade’ est l’un des premiers que Plotin ait employé pour désigner le caractère
de l’être en son surgissement initial à partir de l’Un et préalablement à son information
par l’Un. Empédocle, que Plotin rapprochera de Pythagore, affirme que l’Un est l’ami-
tié, et que la discorde sépare. Or, la dyade est ‘discorde, dit Plutarque, et audace’. Plus
tard, au-delà même de Plotin, Jamblique dit (i.e. dans Theologoumena arithmeticae)
à peu près la même chose: ‘La dyade est la première, dit-il, à s’être séparée de l’Un;

96664.indb 225 13/01/14 15:09


226 MARIANO TROIANO

Néanmoins, il faudrait souligner la position de John Dillon qui rappelle


que la division entre ce qui est platonicien et pythagoricien ne semblait
pas si claire pour les auteurs médioplatoniciens. Dillon affirme: «L’in-
fluence de Pythagore et de ce que l’on croyait être sa doctrine a aussi été
dominante tout au long de notre période (i.e. le médioplatonisme). La
conception que Platon est essentiellement un élève, créatif ou différent,
de Pythagore grandit en force et en élaboration dans toutes les classes de
platoniciens, atteignant sa forme extrême chez ceux qui se sont déclarés
catégoriquement être des pythagoriciens»79. Il faut signaler notamment la
remarque de Plutarque dans DeIs.75, 381 F, où il affirme que les pytha-
goriciens appellent la dyade soit «discorde» et «guerre», soit «discorde»
et «audace», lecture qui dépend des manuscrits choisis80. Il semble exister
donc un antécédent au moins chez Plutarque qui aurait pu être repris par
les auteurs postérieurs.
Au-delà de la provenance pythagoricienne de cette conception par-
ticulière de l’audace à l’origine de la multiplicité, il semble exister un
accord entre les savants en ce qui concerne les sources néopythagori-
ciennes pour l’usage du terme chez Plotin81. Pourtant on remarquera
qu’il existe une appropriation du terme de la part des auteurs valenti-
niens avec toute la complexité des sens qu’il renferme. Plus encore, on
notera une réinterprétation de certains de ces sens afin, non seulement
de les accorder à sa cosmologie particulière, mais aussi afin de complé-
ter un singulier portrait démiurgique. Un processus qu’on peut aperce-
voir clairement dans le TraitéTripartite, mais dont on peut aussi retrou-
ver des traces dans certains textes platonisants tels que le Zostrien ou
LivredesSecretsdeJean.

de là son appellation ‘audace’. Plus tard encore, Proclus (i.e. InAlcibiadem) dit que la
procession de l’être ou sa génération, doit être appelée ‘audace’ à la manière des pytha-
goriciens». Baladi, LapenséedePlotin 13-14.
79
Dillon, TheMiddlePlatonists51.
80
Dans la traduction de Ch. Froidefond on lit «Les Pythagoriciens ont même doté de
noms de dieux des nombres et de figures. [...] ‘Discorde’ et ‘Guerre’ la dyade (Ἒριν δὲ
τὴν δυάδα καὶ Πόλεμον)». Froidefond, Plutarque, Isis et Osiris 245. Néanmoins, on
aperçoit dans les notes que l’auteur indique le changement du terme Πόλεμον par le terme
Τόλμαν dans certains manuscrits.Froidefond, Plutarque, IsisetOsiris 245.
81
Voir Atkinson, Plotinus:EnneadV.1 4 et Segonds, Proclus 202, n. 1. Aussi, Arms-
trong, Plotinus 10. Néanmoins, en ce qui concerne la source directe plus ancienne (étant
donné que les dires de Phérécyde sont rapportés par un auteur postérieur, c’est-à-dire
l’affirmation de Plutarque), il faudrait prendre en compte les précisions mentionnées dans
la note précédente.

96664.indb 226 13/01/14 15:09


PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 227

3. Les Pères de l’Église et hérésiologues

Irénée de Lyon

Une conception similaire de l’audace se trouve dans les doctrines valenti-


niennes rapportées par Irénée de Lyon, hérésiologue de la fin du IIème siècle,
qui expose dans Contreleshérésies certains textes des hérétiques qu’il
appelle gnostiques. Les chapitres 1 à 9 exposent la doctrine de Ptolémée,
disciple de Valentin, où l’on trouve un scénario qui explique la constitu-
tion du Plérôme de trente éons, chacun avec son conjoint.
«Mais le dernier et le plus jeune Éon de la Dodécade émise par l’Homme et
l’Église, c’est-à-dire Sagesse, bondit violemment et subit une passion en
dehors de l’étreinte de son conjoint Thelètos. Cette passion avait pris nais-
sance aux alentours de l’Intellect et de la Vérité, mais elle se concentra en cet
Éon, qui en fut altéré: sous couvert d’amour, c’était de la témérité (τόλμη), 82
parce qu’il n’était pas, comme l’Intellect, uni au Père parfait»83.

Cette témérité est, d’après les récits rapportés par Irénée, une passion
insensée car il était impossible pour Sagesse de comprendre la grandeur du
Père et en conséquence il se trouva dans un état de lutte d’extrême vio-
lence. Elle a failli même se dissoudre dans le Père, si elle n’avait pas été
retenue et consolidée par l’éon «Limite». Puisque, cette témérité a déjà
une existence, Sagesse doit s’en libérer avant de retourner au Plérome:
«[...] ayant fait à grand peine retour à lui-même et persuadé (i.e. l’éon
Sagesse) désormais que le Père est incompréhensible, il déposa, sous le
coup de l’admiration, son «Enthymésis» antérieure avec la passion surve-
nue en celle-ci»84. Dans les notes justificatives Alain Rousseau et Louis
Doutreleau expliquent ceci: «Le mot ἐνθύμησις (de ἐν θυμῷ) désigne
le fait de se mettre (ou d’avoir) quelque chose dans l’esprit (une pensée,
un sentiment, un désir, une tendance, une intention, un vouloir, …)»85.
Traduction qui se rapproche du sens du terme «une grandeur de pensée,
une pensée hautaine, orgueilleuse» du TraitéTripartite.

82
Voir Rousseau et Doutreleau, IrénéedeLyon I, tome I 175-176, notes 2 et 4.
83
Adv.haer, I, 2, 2. Rousseau et Doutreleau, IrénéedeLyon I, tome II 38-39.
84
Adv.haer, I, 2, 2. Rousseau et Doutreleau, IrénéedeLyon I, tome II 40-41.
85
Rousseau et Doutreleau, IrénéedeLyon I, tome I 177. Les auteurs ajoutent: «[...]
Nous voyons Sagesse «déposer» finalement ce désir malencontreux et se séparer de lui,
un peu comme on le ferait d’un vêtement: du coup, ce désir, désigné pour la première fois
sous le nom d’ἐνθύμησις (= «Pensée», «Désir», «Tendance», «Intention»...), devient
une réalité autonome [...].»Rousseau et Doutreleau, IrénéedeLyon I, tome I 177.

96664.indb 227 13/01/14 15:09


228 MARIANO TROIANO

Ainsi, du désir audacieux, de la passion téméraire de Sagesse, devenue


une réalité autonome (Achamôth), surgit l’essence de la matière dont sont
formés le démiurge et le monde d’ici bas86.
L’œuvre d’Irénée permet aussi de connaître les arguments que l’héré-
siologue oppose aux interprétations gnostiques. La réponse d’Irénée à de
telles affirmations valentiniennes établit d’abord l’identité entre le Dieu
suprême et le créateur du monde. «Nous avons enfin rappelé qu’il n’y a
qu’un seul Dieu, à savoir le Créateur, qu’il n’est pas un ‘fruit de déchéance’
(extremitatisfructum) et qu’il n’y a rien qui soit au-dessus de lui ou après
lui»87. Dieu, dit Irénée, a créé et fait toutes les choses par son Verbe (Deus
Verbo) et il n’a pas besoin d’une puissance, ni d’une déchéance ou igno-
rance pour concevoir et donner l’existence à la création, son propre Verbe
suffit pour la formation de toutes choses88. Ainsi, Dieu a créé le monde
grâce à ses deux mains: le Verbe (Logos) et la Sagesse, le Fils et l’Es-
prit89. Ce sont les mains de Dieu (χεῖρας), car c’est par eux et en eux qu’il
a fait toutes choses90.
Ensuite l’hérésiologue se penche sur l’émission qui aurait donné nais-
sance à la matière et à la fabrication du monde. Si le Père contient tous les
éons, argumente l’hérésiologue, il contient aussi les émissions des éons
et donc, la passion et l’ignorance à l’origine de la création du monde91.
Si les éons sont émis de la même substance que le Père, se demande Iré-
née, il faut qu’ils partagent la même impassibilité que son générateur.
Mais s’ils sont issus d’une autre substance, capable de passion, il faut se
demander d’où vient cette substance92. Et cette question amène à une
deuxième: si les éons sont tous de la même substance, la passion résultant

86
Adv. haer, I, 4, 2 et 5, Rousseau et Doutreleau, Irénée I, tome II 66-67 et 74-75.
E. Thomassen remarque ce mythe aussi dans InterpGn 13, 16-17. Painchaud ET Tho-
massen, «Interprétation de la gnose» 1491 n. 13, 16-17.
87
Adv.haer.,ΙI, Pr 1, 26-28, Rousseau et Doutreleau, IrénéeII, tome II 24-25. Voir
aussi Adv.haer. ΙI, 1, 1-5.
88
Adv.haer.,ΙI, 2, 4-5, Rousseau et Doutreleau, IrénéeII, tome II 38-41.
89
Adv.haer., IV, 20, 1, Rousseau etal., IrénéedeLyon IV, tome II 626-627. «Que le
Fils, c’est-à-dire le Fils, fût depuis toujours avec le Père, nous l’avons amplement montré.
Mais la Sagesse, qui n’est autre que l’Esprit, était également auprès de lui avant toute
création» (Καὶ ὅτι ὁ Λόγος, τουτέστιν ὁ Υἱός, ἀεὶ τῷ Πατρὶ συμπαρῆν, διὰ πολλῶν
ἐπεδείξαμεν. Ὅτι δὲ καὶ ἡ Σοφία, ἥτις ἐστὶ τὸ Πνεῦμα, ἧν παρ᾿ αὐτῷ πρὸ πάσης
κτίσεως). Adv.haer., IV, 20, 3, 54-56, Rousseau etal., IrénéedeLyon IV, tome II 632-
633.
90
Adv.haer. IV, 20, 1, Rousseau etal., IrénéedeLyon IV, tome II 626-627.
91
Adv. haer. II, 13, 7, Rousseau et Doutreleau, Irénée de Lyon II, tome II 122-
123.
92
Adv. haer. II, 17, 2, Rousseau et Doutreleau, Irénée de Lyon II, tome II 158-
159.

96664.indb 228 13/01/14 15:09


PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 229

de l’ignorance affectera semblablement leur Plérôme tout entier ou bien


tous les éons resteront impassibles, comme la substance impassible du
Père de laquelle ils proviennent93.

Clément d’Alexandrie et Origène

Clément d’Alexandrie reprend l’argument présenté pour Irénée selon


lequel Dieu créateur ne peut pas être affecté par les passions car il reste
impassible. Argument qu’on a vu partagé aussi par Plotin qui trouve
polémique que les gnostiques désignent le démiurge (l’Âme du Monde)
comme soumis aux passions (Traité 33, 6, 61-62 (II, 9))94.
Dans le Stromate VII, II, 7, il soutient l’impassibilité essentielle et
éternelle de Dieu manifesté aussi dans son Fils95. L’impassibilité naturelle
de Dieu-créateur se confirme par Clément dans le fait qu’il n’est pas
soumis au besoin. Dans la Stromate VII, il allègue: «Non, la divinité ne
connaît pas le besoin, elle n’est pas non plus amie du plaisir, ni du profit,
ni de l’argent: elle est plénitude (πλήρης) et fournit toutes choses à tout
être engendré et soumis au besoin; de même la divinité n’est pas séduite
par les sacrifices, ni par les dons votifs [...]»96.

Avec Origène, le Fils est aussi le coopérateur du Père dans la création,


correspondant, en tant que Sagesse, au modèle du Timée et en tant que
Logos, au démiurge. Par la volonté du Père, le Fils, en tant que Verbe,
Parole-Raison, crée le monde à partir des idées et raisons qu’il contient
en tant que Sagesse: il correspond à la fois au démiurge et au Modèle du
Timée97.
Par ailleurs, il n’est pas question dans le système d’Origène de l’au-
dace dans la création ni de séparation car même en étant le Fils indépen-
dant du Père et généré par lui, il ne s’agit pas d’une génération humaine.
L’engendré ne devient pas extérieur au géniteur, le Fils a une hypostase
propre mais ne sort pas du Père, uni et coéternel à lui98.

93
Adv.haer. II, 17, 5-7, Rousseau et Doutreleau, IrénéedeLyon II, tome II 162-167.
94
Irénée considère que les doctrines valentiniennes sont prises chez des philosophes
et autres auteurs classiques.Adv.haer. II, 14, 1-6, Rousseau et Doutreleau, IrénéedeLyon
II, tome II 130-139.
95
Strom. VII, II, 7, 1-2. Le Boulluec, LesStromates 54-55.
96
Strom. VII, III, 15, 1. Le Boulluec, LesStromates 72-73. Voir aussi, StromateIV,
XXIII, 151, 1
97
Crouzel et Simonetti, Origène, TraitédesPrincipes 51.
98
Crouzel et Simonetti, Origène, TraitédesPrincipes 31-32.

96664.indb 229 13/01/14 15:09


230 MARIANO TROIANO

Ainsi, pour Origène comme pour Clément, la création se fait grâce


au Fils, cause instrumentale99 de toute chose (cf. Jn 1, 3): «Le Christ est,
d’une certaine manière, démiurge (Δημιουργὸς γάρ πως ὁ Χριστός
ἐστιν), puisque le Père lui dit: «Que la lumière soit» (Gen. 1, 3), «Que
le firmament soit» (Gen. 1 6)»100. Le Fils est appelé «la lumière du
monde» (Jn 8, 12; 9, 5), «lumière des hommes» car le Sauveur, Sagesse
divine, Fils rempli de la volonté du Père, illumine les êtres doués de raison
afin que leur intelligence voie ce qu’il lui appartient de voir101. Dieu est
impassible (ἀπαθής) condition que partage la nature divine du Christ,
créatrice du monde, qu’il faut distinguer de son humanité qui a enduré la
croix102.
Il existe donc, un monde intelligible et ordonné (νοητὸς κόσμος) créé
par Dieu à travers de son Fils-Sagesse103. C’est le contraire de l’audace
ignorante de certains textes gnostiques et même de l’égarement du Logos
valentinien. De même qu’il n’est pas question pour le Fils, selon Origène,
de la séparation audacieuse de l’Intelligence plotinienne afin de se conce-
voir elle-même. On n’abordera pas ici la relation entre les trois personnes
divines mais on remarquera que, pour Origène, il est question d’une dif-
férence existentielle Père-Fils en même temps qu’une confirmation de la
divinité du Fils104.
En fait Origène explicite la perfection originale de la création et le
double rôle du Fils: d’abord en tant que cause instrumentale de la création
et ensuite en tant que Sauveur qui descend pour guérir cette dernière de sa
déficience. «[…] c’est pourquoi le Sauveur fut envoyé, d’abord pour faire
la volonté de celui qui l’avait envoyé, en devenant (γενόμενος), ici-bas
également, son ouvrier, puis, pour parfaire l’œuvre de Dieu (δεύτερον
δὲ ἵνα τελειώσῃ τὸ ἔργον τοῦ θεοῦ) […]», devenue imparfaite par la
désobéissance105.
Ainsi la déficience du monde matériel est le résultat de l’abandon
pour l’homme des réalités supérieures. Ce monde n’a rien des réalités

99
Com.Jean II, X, 70-72. Blanc, Origène, tome I 252-255.
100
Com.Jean I, XIX, 110. Blanc, Origène, tome I 116-117. Aussi I, XXXV, 255. Blanc,
Origène, tome I 186-187.
101
Com.Jean, I, XXV, 158-161 et I, XXXIV, 244. Blanc, Origène, tome I 138-139;
182-183 et Com.Jean XIII, XXXVI, 228-235, Blanc, Origène, tome III 154-159.
102
Com.Jean X, VI, 25, Blanc, Origène, tome II 398-399 et 69.
103
Com.Jean XIX, XXII, 146-147, Blanc, Origène, tome IV 134-137.
104
Com.Jean II, II, 14-19. Blanc, Origène, tome I 220-223. En ce sens voir la signi-
fication donné au terme de ὑπόστασις dans I, XXIV, 151 et XXXIV, 244; XXXIX, 292.
Blanc, Origène, tome I 134-135, 180-181, 210-211.
105
Com.Jean XIII, XXXVII, 241. Blanc, Origène, tome III 160-161.

96664.indb 230 13/01/14 15:09


PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 231

supérieures et sa création est une chute. Car le monde est devenu maté-
riel à cause des hommes qui avaient besoin de vivre au milieu de la matière
après sa désobéissance aux commandements divins106. C’est un lieu d’af-
fliction où tombe Adam chassé du paradis et jeté dans un «monde plongé
dans la matière»107. Le monde sensible est le résultat de la chute de
l’homme mais non pas explicitement de son audace.

Conclusion

Dans le cadre des hypothèses présentées par E. Thomassen, l’extrait du


fragment 52 de Numénius qu’on a examiné, semble confirmer l’existence
d’un lien possible entre le néophytagorisme, le néoplatonisme et les textes
gnostiques en ce qui concerne l’audace comme catalyseur de la chute.
L’analyse des mentions du terme dans les traités plotiniens, pour ensuite
remonter aux œuvres de Numénius et d’Irénée jusqu’aux textes gnos-
tiques, a montré la pertinence d’un tel rapport. Ainsi, la mention de la
témérité aveugle et fortuite provenant de l’essence de la matière rapproche
davantage le texte de Numénius des récits gnostiques étudiés.
Cependant si l’on suit les affirmations de N. Baladi, on aperçoit la
complexité du sujet. L’auteur expose que pour Plotin si de l’Un doit sortir
l’Être, il faut qu’en dehors de l’Un existe une altérité indéfinie qui donne
naissance à l’Être. Mais, il ne suffit pas d’affirmer que l’altérité, la matière
ou la dyade est audace; car il y a deux moments de l’audace, l’un pro-
longeant l’autre. C’est par audace que l’engendré se sépare et s’écarte de
l’Un. C’est par le prolongement de cette même audace, que l’engendré
s’arrête, regarde vers l’Un et voit enfin, non pas l’Un, mais une multipli-
cité manifestée en lui-même par la puissance fécondante de l’Un. Ainsi,
l’audace est à la fois séparation de l’Un ou écart à partir de l’Un, et
constitution ou génération de l’être et de l’intelligence108. En conséquence,
on est en présence de deux moments ou deux degrés de cette audace que
l’auteur qualifie de «bonne audace». Car pour Plotin, l’écart (ἀπόστασις)
de l’engendré pour devenir un être indépendant et autonome, une hypos-
tase, est l’audace elle-même. Elle serait même un fait primitif et irréduc-
tible de l’engendré109. N. Baladi affirme que les engendrés (Intelligence

106
Com.Jean XIX, XX, 132. Blanc, Origène, tome IV 126-127.
107
«[…] ὅσω διαφέρει γυμνὸς πάσης ὕλης τοῦ ὅλου κόσμου λόγος τοῦ ἐνύλου
κόσμου […]». Com.Jean XIX, XXII, 147. Blanc, Origène, tome IV 136-137.
108
Baladi, LapenséedePlotin 61.
109
Baladi, LapenséedePlotin 116.

96664.indb 231 13/01/14 15:09


232 MARIANO TROIANO

et Âme du Monde) compensent cette audace par leur activité, elles se


développent et avancent dans leur développement grâce à leur retour vers
l’Un; il s’agirait donc d’une bonne audace110. Cependant, il existe des
différences entre l’audace de l’Intelligence et celle de l’Âme du Monde:
l’audace de l’Intelligence et de l’Âme du Monde participent au perfection-
nement de l’univers mais les âmes s’écartent davantage de l’Un et en
faisant ainsi elles risquent de s’approcher de plus en plus de la matière111.
On se trouve face à un cadre complexe où à chaque hypostase plotinienne
correspond un type ou au moins un degré particulier d’audace.
Il faudrait encore ajouter une troisième catégorie d’audace, celle de la
matière. L’audace extrême de la matière, même si elle est passive, consis-
terait en son pouvoir d’illusion, l’audace de donner un statut de réalité à
ce qui ne peut en avoir d’aucune manière112. Il y a donc chez Plotin un
degré très élaboré des catégories de l’audace qui réinterprète et complexi-
fie le sens original de l’audace dyadique des pythagoriciens.
Un parcours similaire peut être retracé au sujet des interprétations
gnostiques. On pourrait admettre la présence de cette «bonne audace»
dans le TraitéTripartite, où l’impulsion audacieuse du Logos avec des
effets très négatifs, n’est pourtant pas condamnée car elle s’insère dans
l’économie du Père. L’audace du Logos, liée étroitement à la volonté du
Père de donner à chaque éon une existence autonome (TracTri 61, 1-15
et 74, 18-75,17) fait donc partie du plan divin de celui-ci pour se faire
connaître. Ainsi, les textes gnostiques valentiniens et non valentiniens,
soit les témoignages rapportés par Irénée, soit les sources directes de la
collection de Nag Hammadi, manifestent l’existence d’un champ séman-
tique partagé au sujet du terme τόλμα et ses équivalents. Il s’agit d’une
passion violente, insolente et indécente qui est à l’origine du cosmos et
du démiurge. Cette passion, présente chez certaines éons et pneuma-
tiques, est, mélangée avec l’Ignorance, la substance même des archontes;
de sorte que cette passion prolonge son activité jusqu’à la fin des temps.
Il y a donc un sens proche de la «mauvaise audace», de l’audace de la
matière avec son pouvoir d’illusion celui qui est retenu par la plupart des
textes gnostiques.

110
Baladi, LapenséedePlotin 117.
111
Baladi, LapenséedePlotin 118.
112
N. Baladi affirme à la fin de sa conclusion: «Il s’ensuit que dans la descente jusqu’à
la matière, il n’y a pas deux audaces, l’une faisant face à l’autre, l’audace de l’âme et
l’audace de la matière. Il n’y en aurait qu’une seule, celle de l’homme». Baladi, Lapensée
dePlotin 122-123.

96664.indb 232 13/01/14 15:09


PLOTIN ET LES GNOSTIQUES: L’AUDACE DU DÉMIURGE 233

Finalement, pour les Pères de l’Église il n’est pas question d’audace à


la création du monde car tout s’inscrit dans la volonté du Père manifestée
par son Verbe. Plotin et les gnostiques en acceptant l’audace comme cata-
lyseur de la création, admettent une certaine imperfection dès l’origine du
monde: pour le philosophe l’audace implique la descente de l’âme dans
la matière et pour les auteurs gnostiques elle représente la passion de l’éon
déchu. Au contraire, pour les Pères la déficience n’arrive qu’avec la déso-
béissance de l’homme. Le monde, créé parfait par la volonté divine à
travers son verbe, ne sera sali que par le péché.

Bibliographie

1. Sources

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London 1984.
Armstrong, Arthur H. The Architecture of the Intelligible Universe in the Phi-
losophyofPlotinus.Cambridge Classical Studies. Cambridge 1940 (réimpr.
Amsterdam, 1967).
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