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EDMOND JACOB

RAS S HAMRA
ET L’A N C IE N TESTA M EN T

D E L A C H A U X & N1ESTLÉ
R A S S H A M R A -U G A R IT

E T L ’ A N C IE N T E S T A M E N T
C A H IE R S D 'A R C H É O L O G IE B I B L I Q U E

sous la direction d’ANDRÉ P arrot

Découverte des mondes ensevelis. Volume introductif à la collection.


Déluge et Arche de Noé.
La Tour de Babel.
Ninive et VAncien Testament.
Les routes de Saint-Paul dans VOrient grec (H. M etzger ).
Le Temple de Jérusalem.
Golgotha et Saint-Sépulcre.
Samarie, capitale du Royaume d'Israël.
Babylone et l'Ancien Testament.
Le Musée du Louvre et la Bible.
Sur la pierre et l'argile. Inscriptions hébraïques et Ancien Testament.
(H. M ichaud )
L'Egypte et la Bible (P. M ontet ).

S u r la couverture: Ivoire de Minet el-beida à influence mycénienne


représentant une déesse de la fécondité, d’après Ugar. I, pi. I
CAHIERS D'ARCHÉOLOGIE BIBLIQUE N° 12

EDM O ND JA C O B
Professeur 1 l’Université de Strasbourg

RAS SHAMRA-UGARIT
ET
L’ANCIEN TESTAMENT

É D IT IO N S D ELACH AU X ET N IE S T L É
N e u c h â t e l ( S u is s e )

Diffusion en France:
D elachaux et N iestlé , 32 rue de G renelle , P aris vii ®
Tous droits réservés pour tous pays y compris T U .R .S .S .
© Delachaux & Niestlé s. A., Neuchâtel (Switzerland), i960
AVANT-PROPOS

Ras Shamra-Ugarit et l’Ancien Testament. Le rapproche­


ment de ces deux termes ne dit rien au lecteur de la Bible,
car, contrairement à tant d’autres pays et cités antiques, Ugarit
ne se trouve jamais mentionnée par les auteurs bibliques. Une
vue sur la carte montre d’autre part qu’Ugarit ne se trouvait
pas dans l’horizon immédiat d’Israël et il est improbable
qu’il y ait jamais eu entre les deux des relations d’ordre mili­
taire ou commercial. Et pourtant, le problème des rapports
se pose ; il a suscité une ample littérature et plusieurs savants
y consacrent la plus grande partie de leurs recherches. Ras
Shamra-Ugarit, c’est en effet pour nous une littérature prin­
cipalement d’ordre religieux qui mérite d’être mise en paral­
lèle avec la littérature israélite consignée dans . l’Ancien
Testament. Alors que dans la Bible nous voyons se dérouler
la « geste » de Yahweh, nous assistons à Ugarit à la geste
d’autres dieux qui étaient ceux ou du moins très semblables à
ceux qu’adoraient les habitants de Canaan dont les Israélites
ont pris la succession sur le sol de la Palestine. Tout lecteur
de l’Ancien Testament sait à quel point la loi et les prophètes
s’opposent aux pratiques de la religion de Canaan rejetées
comme magiques et immorales; l’étude attentive des textes
6 RAS SHAMRA-UGARIT ET L ’ANCIEN TESTAMENT

amènera à nuancer quelque peu les affirmations des auteurs


bibliques qui ne pouvaient pas avoir devant cette religion
l’attitude objective et sereine de l’historien; elle oblige à
constater que parfois Israël s’est mis à l’école de Canaan et
en a recueilli l’héritage 1 ; mais elle arrive surtout à mettre en
relief par contraste la supériorité de la religion d’Israël et
du Dieu révélé à Moïse en face duquel tous les autres dieux
étaient appelés à disparaître. La lutte de Dieu contre tous ceux
qui essaient de contester sa royauté est un des messages les
plus dramatiques et les plus puissants de la Bible ; la confron­
tation de Ras Shamra et de l’Ancien Testament nous en fait
saisir quelques aspects.
Le problème des relations entre Ras Shamra et l’Ancien
Testament a déjà souvent été traité 2. L ’ouvrage synthé­
tique de René Dussaud et les deux forts volumes plus analy­
tiques de R. de Langhe, pour ne citer que les ouvrages en
français, montrent à la fois l’intérêt et la complexité du
problème.
Depuis, l’augmentation des documents et leur interprétation
diverse n’a cessé de susciter de nombreuses études de détail
réparties dans plusieurs revues. Dans les limites et le but
qui nous étaient assignés, il nous a été impossible d’entrer
dans le détail de ces discussions; aussi avons-nous conscience
de n’avoir échappé ni à des généralisations, ni à des simpli­
fications, qui pourront paraître tantôt prématurées tantôt
dépassées. Ce livre n’apprendra rien aux spécialistes des
textes ugaritiques; qu’ils sachent cependant combien leurs
travaux — nous pensons particulièrement à ceux de Schæffer,

1 L e terme a été employé par J. G ray dans son ouvrage consacré aux rela­
tions de l’Ancien Testament avec les textes d’U garit: The Legacy o f Canaan
(Suppl. Vêtus Testamentum V , Leiden 1957).
2 Les découvertes de Ras Shamra (Ugarit) et VAncien Testament ( i re édition
I 937» 2<î édition revue 19 4 1), Paris, Geuthner.
Les textes de Ras Shamra-Ugarit et leurs rapports avec le milieu biblique de
VAncien Testament, 2 vol. Paris, Gembloux, 1945.
8 RAS SHAMRA-UGARIT ET L ’ANCIEN TESTAMENT

Virolleaud, Dhorme, Driver, Eissfeldt, Gaster, Gray — nous


ont été utiles; il s’adresse aux seuls lecteurs de l’Ancien
Testament pour leur présenter un nouvel aspect de l’enra­
cinement de celui-ci dans l’histoire et la pensée de l’Ancien
Orient.
PR EM IÈ R E PARTIE

Les découvertes de Ras Shamra


C h a p it r e p r e m ie r

A P ER Ç U SO M M A IR E S U R L ’H IS T O IR E

D E S D ÉC O U V E R T ES

Comme ce fut le cas pour d’autres découvertes, c’est le


hasard qui a été à l’origine de celles d’Ugarit. Au printemps de
1928, à 12 kilomètres au nord de Lattaquié, capitale de ce qui
était alors l’Etat des Alaouites, l’ancienne Laodicea ad marey
dans une crique appelée Minet el-beida (pl. 1 b \ le Port
blanc où se retrouve le A sukoç A i uqv des anciens, un indigène
en labourant son champ heurte avec le soc de sa charrue une
pierre qui n’était autre qu’un fragment de voûte d’une cons­
truction funéraire d’où furent extraits d’abondants matériaux
céramiques qui permirent aussitôt de situer les découvertes
dans la chronologie. L ’intérêt de la première découverte et
la présence de fragments de céramique sur le tell voisin de
Ras Sbamra (cap du fenouil) distant d’un kilomètre environ
firent saisir l’importance d’une exploration systématique du
site. Sur l’initiative de M. René Dussaud, une campagne fut
entreprise et la direction confiée à M. Cl. A Schaeffer, alors
conservateur des antiquités préhistoriques et gallo-romaines
du musée de Strasbourg, qui s’adjoignit le concours d’un
archéologue argonnais, M. G. Chenet (pl. 11). Depuis trente ans
M. Schaeffer n’a cessé de diriger les fouilles, et le site est encore
loin d’avoir livré tous ses secrets. C ’est à ses chroniques de
12 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

la revue Syria ainsi qu’à ses trois volumes d'Ugaritica qu’il


faut se reporter pour suivre l’évolution si passionnante des
découvertes; l’on se rendra aisément compte à quel point
son labeur méthodique, patient et courageux mérite la recon­
naissance de tous ceux qui, à des titres peut-être divers,
s’intéressent à l’histoire ancienne de l’Orient. Dans l’espoir
d’inviter nos lecteurs à se reporter aux sources d’information
signalées, nous ne mentionnerons ici que quelques-unes des
découvertes les plus importantes pour l’aspect que nous nous
proposons d’étudier ici.
En 1929 furent dégagées sur le tell principal qui porte le
nom de Ras Shamra, les fondations d’un temple qui devait
bientôt s’avérer être voué au culte de Baal, et à l’est de
celui-ci, dans un endroit qui méritera chaque année davan­
tage le nom de « Bibliothèque », furent mises au jour, dépo­
sées par petits paquets, plusieurs tablettes de terre cuite
recouvertes d’une écriture cunéiforme \ Désormais ces tablettes
devaient se trouver au centre des recherches sur le site même
et dans les milieux scientifiques qui exploitèrent les pre­
mières trouvailles. Toutefois le dégagement méthodique du
site fut continué; le temple de Baal put en partie être
reconstitué avec ses deux cours rectangulaires, la plus grande
ayant en son milieu un autel à degrés et à la périphérie
des chambres pour le personnel et les objets sacrés. Dans
les sanctuaires, les statues des divinités avaient tout norma­
lement leur place et plusieurs fragments furent mis au jour.
A 52 mètres au sud-est du temple de Baal les fouilles
mirent au jour un deuxième temple dont le plan était ana­
logue à celui du premier et qui, ainsi qu’en font foi deux
stèles dédiées à son nom, était consacré au dieu Dagan. Au
pied du tell se trouvait une autre nécropole comprenant des1

1 On lira avec intérêt le récit de la découverte de la « Première tablette »


par M . S chaeffer dans Syria, 19 56 , p. 16 1 ss (numéro spécial offert à M . Ch.
Virolleaud).
i4 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

tombes à drotnos et en encorbellement datant vraisembla­


blement du I4e- i 3 e siècle. Les coupes et plats en or ornés
de reliefs représentant des scènes de chasse (pl. m) révèlent la
main d’artistes habiles et un remarquable sens de l’observa­
tion. Année après année, l’histoire de l’ancienne cité s’éclaire ;
après quelques hésitations au cours des premières années de
fouilles, il apparaît avec une évidence toujours plus grande
que le site est celui de l’ancienne Ugarit, ce qui ne peut plus
être mis en doute depuis que ce nom, bien connu par les textes
d’El Amarna, se retrouve de plus en plus fréquemment sur
les documents trouvés in situ 1.
A partir de 1938, la fouille porte essentiellement sur le
palais de la ville qui occupait une position dominante près
de l’entrée principale, avec vue sur la mer ; cette exploration,
interrompue pendant dix ans, du fait de la guerre, reprend
en 1948. Le palais royal (fig. 2) occupait une superficie totale
dépassant 9000 mètres carrés: on y accédait par cinq entrées
dont chacune était flanquée de deux colonnes; dix escaliers
conduisaient à l’étage supérieur ; au-dessous se trouvaient des
constructions funéraires. Le sol du palais était jonché de frag­
ments d’objets en or, ivoire et albâtre. Mais la découverte
la plus importante devait être celle des « Archives » qui rem­
plissaient plusieurs pièces; ce sont ces documents officiels
consistant en listes, lettres et contrats, rédigés en ugaritique,
en accadien et en hurrite et très souvent revêtus du sceau
royal. Datant pour la plupart de la période dite d’El Amarna,
c’est-à-dire de la première moitié du 14e siècle, elles témoi­
gnent des relations suivies entre le royaume d’Ugarit et le pays
des pharaons, ainsi que des influences exercées par les popula­
tions originaires d’Asie Mineure.

1 Parmi les premières identifications proposées, mentionnons celles avec


Sum ur et Sapuna, à cause d’une stèle offerte à Baal Sapuna. L ’identification
avec Ugarit proposée dès 19 30 par E . Forrer et Albright est désormais certaine.
C h a p it r e II

A PERÇ U S U R L ’H IS T O IR E D E L A C IT É D ’U G A R IT

Les premières traces d’une occupation humaine sur ce site


remontent à l’époque néolithique et il semble ressortir de
l’étude comparée d’autres sites qu’au stade final de cette
époque (5e millénaire) les populations côtières et de l’intérieur
de la Syrie présentaient des traits communs. Le mélange de
populations qui désormais ne cessera de se produire sur le tell
commence au quatrième millénaire où se fait sentir l’influence
de la Mésopotamie; nous avons probablement un écho de
cette influence dans l’épopée de Gilgamesh qui parle d’une
campagne du héros contre la montagne des cèdres qui pour­
rait être soit le Liban soit la chaîne de l’Amanus à une cen­
taine de kilomètres au nord de Ras Shamra. Ce que l’épopée
de Gilgamesh permet d’envisager comme une hypothèse
devient une réalité parfaitement saisissable à partir de Sargon
l’Ancien 1 et de Naram Sin (vers 2300 av. J.-C .) qui ont
étendu leurs conquêtes jusqu’à l’île de Chypre; il n’est pas
impossible que Sargon ait passé tout près d’Ugarit et que le
pays de Iarimuta, mentionné pour sa fertilité, se soit trouvé
dans le voisinage immédiat. A ce moment, la population

1 Cf. le récit de la campagne de Sargon d’Agadé dans A n et , p. 267.


i6 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

d’Ugarit était à peu près uniquement sémitique et apparte­


nait à la même branche que celle qui sous le nom d’Amurru
(c’est-à-dire ouest) s’était installée à Babylone et dans toute
la Mésopotamie.
Le site d’Ugarit le prédisposait aussi à des relations suivies
avec l’Egypte. La nécessité pour les Egyptiens de s’approvi­
sionner en bois les amena à la fondation d’établissements per­
manents sur la côte dont le plus ancien et le plus important
était Byblos, l’antique G eb al1. Ce n’est qu’au temps du
Moyen Empire que l’influence de l’Egypte se fit sentir à
Ugarit. La présence à Ugarit de la statue de la princesse
Chnoumit2, épouse de Senousret II, laisse supposer que celle-ci
était d’origine syrienne et que dès cette époque une politique
d’alliances scellées par des mariages princiers unissait l’Egypte
à la Syrie. Une autre attestation de l’influence égyptienne est
la stèle de Senousret-Ankh3 qui portait les titres de gouverneur
et de juge ; ce prince était un haut fonctionnaire égyptien venu
terminer sa carrière à Ugarit et il est probable que la statue
qui le représente en compagnie de ses deux femmes a été
taillée par des sculpteurs égyptiens établis à Ugarit.
Malgré cette prédominance égyptienne, les besoins éco­
nomiques et les intérêts culturels dirigèrent les regards de la
population ugaritique vers la Mésopotamie, en particulier vers
le royaume de Mari dont les archives mentionnent à plusieurs
reprises notre ville, et l’un des rois d’Ugarit s’adresse par
personne interposée au roi de Mari, Zimrilim, pour qu’il
l’autorise à visiter son palais qui était considéré comme une
des merveilles architecturales du monde d’alors4. Au sud
1 Byblos, sous son nom antique de Gebal, est mentionnée deux fois par
l’ A. T . : Josué, xm , 5 et E z . x x v ii , 9. L es fouilles qui y ont été entreprises
par M M . Montet et Dunand, très importantes pour l’histoire et la civilisation
phéniciennes, intéressent moins directement l’Ancien Testament.
2 Syria 19 32 , pi. xiv. 3 Syria 19 34 , pl. xiv.
4 Voici le contenu de ce texte : « A Zimrilim dis ceci : ainsi parle Hammurapi
ton frère: L ’homme d’Ugarit vient de m’écrire ce qui suit: indique-moi la
demeure de Zim rilim ; je désire la voir » ( Ugaritica II, p. 16).
APERÇU su r l ’ h i s t o i r e de la c it é d ’u g a r it 17

Fig. 3. Sceau hittite. Les signes des deux cercles concentriques extérieurs
sont du cunéiforme accadien et se lisent comme suit : « Sceau de Suppiluliuma,
grand roi, roi du pays hittite, favori du dieu de l’orage; sceau de Tawananna,
grande reine, fille du roi de Babylonie» (d’après Ugaritica II, fig. 2).

tourné vers l’Egypte, à l’est vers la Mésopotamie, Ugarit était


ouvert du côté de l’ouest au monde égéen qui, dès la 12 e dynas­
tie, vers 1800 manifeste sa présence par de nombreux objets
européens dans les tombes dont l’architecture s’inspirera aussi
de motifs minoens et mycéniens. La pénétration des Hurrites
vers le 17 e siècle n’a pas écarté l’influence de l’Egypte, mais
leur passage a été fortement marqué par la construction de
solides remparts destinés à faire face aux techniques militaires
plus développées, en particulier à celles de la guerre des chars ;
au point de vue culturel, la langue ugaritique, sémitique, s’est
enrichie de nombreux termes d’origine hurrite, mais les
Hurrites adoptèrent pour leur langue l’alphabet d’Ugarit.
L ’Egypte s’appuyait d’autre part sur l’élément hurrite pour
faire pièce aux velléités toujours plus conquérantes de l’em­
pire hittite (fig. 3).
C ’est vers le milieu du deuxième millénaire qu’on peut
i8 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

situer ce que l’on appelle souvent «Page d’or» d’Ugarit


(de 1440-1360 environ). La ville ainsi que le port prirent
un grand essor ; la prospérité apparaît dans la construction des
maisons, la richesse des offrandes funéraires dans les tombes
et les magasins servant d’entrepôts commerciaux; la gloire de
la civilisation d’Ugarit atteint son apogée dans le palais royal
occupant un espace de 9000 m2 avec cinq entrées garnies
chacune de deux colonnes, 65 pièces disposées autour de deux
cours intérieures et renfermant, à côté de nombreux objets
en or, en albâtre et en ivoire, les archives du royaume d’Ugarit.
Un roi émerge parmi les autres, et son rôle, quoique plus étendu
peut-être, est comparable à celui de David ou de Salomon:
c’est Niqmad dont le nom bien sémitique signifie: Hadad se
venge. La religion tenait une grande place dans ce dévelop­
pement culturel; les temples de Baal et de Dagan datent de
cette période et le nom du roi Niqmad est lié à la mise par écrit
de la plupart des textes mythologiques.
Cet âge d’or correspond à l’époque d’El Amarna; la cor­
respondance du pharaon avec les rois de Syrie mentionne à
plusieurs reprises le royaume d’Ugarit qui semble avoir joui
d’une certaine indépendance à l’égard de l’Egypte et qui
profita de l’affaiblissement politique de l’Egypte sous Améno-
phis IV pour prêter une attention complaisante aux tentatives
amorrhéennes en vue de secouer la tutelle étrangère. Aux
environs de 1360 un incendie mit fin à cette période de pros­
périté; les causes du cataclysme semblent plutôt dues à un
phénomène d’ordre naturel, par exemple un tremblement de
terre occasionnant un incendie, qu’à une expédition punitive
organisée par les Hittites, car le comportement d’Ugarit à
l’égard du royaume hittite a difficilement pu mériter pareil sort.
A la bataille de Qadesh sur l’Oronte (1290)1 dont Egyptiens

1 Les Egyptiens ont célébré la « victoire » de Qadesh sur les murs des temples
construits par Ramsès II et dans le Poème de Pentaour (cf. J . H. B reasted ,
Ancient Records o f Egypt, tome I I I, p. 13 5 ss).
APERÇU su r l ’h ist o ir e de la c it é d ’ u g a r it 19

et Hittites s’attribuent tous les


deux la victoire, nous trouvons
un contingent ugaritique parmi
les troupes hittites, mais presque
en même temps la stèle offerte
au Baal d’Ugarit par un fonc­
tionnaire égyptien nommé Mami
(pl. iv), ainsi que de nombreux
objets égyptiens des règnes de
Horembeb et de Ramsès II
dans le palais d’Ugarit, attes­
tent que les relations amicales
avec l’Egypte se sont toujours
maintenues. Il semble même
que la population indigène ait
eu plus de sympathies pour
l’Egypte que pour l’empire hit­
tite ; aussi la conquête d’Ugarit
par Ramsès II a-t-elle dû se
faire très pacifiquement et le
traité de paix qui réconcilia
Ramsès II et Hattusil III fit de
nouveau rentrer la ville défi­
nitivement dans la zone d’in­
fluence égyptienne. Ce temps
marque pour la ville une nou­
velle prospérité due non seu­
lement à la situation politique
relativement calme, mais aussi

Fig- 4. Cartouche de Mineptah, pha­


raon de l’exode (12 3 4 -12 2 4 ) gravé sur
la lame d’une épée de bronze, agr. env.
3 fois (d’après Ugaritica I I I, pl. V I I I ,
p. 178).
20 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

à la présence de nombreux éléments d’origine mycénienne


qui se faisaient construire des tombes particulièrement
luxueuses; en même temps, les relations avec la Mésopota­
mie se maintinrent, témoin la lettre adressée par le prince
assyrien Belubur au prince d’Ugarit Ilumilku qui atteste
vraisemblablement des échanges d’ordre culturel entre les
deux régions 1.
Un coup décisif allait être porté à cette prospérité par
l’invasion des peuples de la mer, originaires des îles de la
Méditerranée qui, déferlant sur les régions côtières et de là
vers l’intérieur, installèrent une nouvelle civilisation et les
entraînèrent — ce fut du moins le cas pour Ugarit — dans
l’orbite du monde occidental. Lorsque Tiglat Palasar I er vint
vers i i o o sur la côte syrienne, il ne mentionne même pas
Ugarit dans ses annales. Toute vie ne disparut cependant pas
sur le site ; comme c’est le cas pour toutes les villes détruites,
des installations provisoires s’établirent dans les décombres;
c’est ainsi que des populations autochtones et des marins ont
occupé le tell et le port, et les vestiges archéologiques attestent
que le site a connu une occupation sporadique jusqu’à l’époque
turque.
De cette rapide esquisse nous retiendrons que le site
d’Ugarit a été un carrefour; les civilisations mésopotamienne,
égyptienne, hurrite, hittite et égéenne l’ont chacune marquée
de leur empreinte; c’est, écrit M. Virolleaud, «comme si
toutes les civilisations de l’Orient et celles aussi de l’Occident
s’étaient donné rendez-vous sur ce point de la côte syrienne » 2.
Si ces diverses influences ont valu à la ville une histoire mouve­
mentée que les fouilles ont si heureusement ressuscitée, elles
ont en revanche nui à la continuité historique et n’ont pas

1 Texte publié dans Syria 19 35 , p. 188 ss, par F . T hureau-D angin , Une
lettre assyrienne à Ras Shamra. Traduction dans G alling (Text bueh zur Geschichte
Israels, p. 35).
2 La légende phénicienne de Danel, p. 4.
a p e r ç u su r l ’ h ist o ir e de la c it é d ’ u g a r it 21

permis à la conscience nationale d’atteindre l’intensité qu’elle


a prise chez les autres peuples de l’Orient. Ce rôle inter­
national suffirait pour assurer à Ugarit une place de choix
dans le domaine de l’histoire ancienne; mais plus qu’aux
vicissitudes de l’histoire, le nom d’Ugarit est lié à deux phé­
nomènes culturels de la plus haute importance : une langue
et une religion.
C h a p it r e III

L ’É C R IT U R E U G A R IT IQ U E

Etant donné le rôle international joué par la cité d’Ugarit,


il est assez normal que parmi les documents écrits se trouvent
les témoins de plusieurs écritures et langues. On distingue les
documents en écriture non cunéiforme, les textes cunéiformes
non alphabétiques et enfin les textes en cunéiforme alphabé­
tique. Dans le premier groupe, l’égyptien est représenté par
plusieurs inscriptions, en particulier celles des stèles de Senous-
rit-Ankh et de Mami, un Egyptien qui porte les titres de scribe
royal et trésorier en chef, mais ainsi que le remarque R. de
Langhe, « ces documents ne sont certainement pas en rapport
avec l’influence politique et économique que l’Egypte a exer­
cée » 1 et qui était constante tout au long du deuxième millé­
naire. Nous avons plusieurs inscriptions en hiéroglyphique
hittite et quelques signes de l’écriture chypriote sur une lamelle
d’argent, enfin certaines monnaies portent des légendes gravées
en grec, mais ces dernières et a fortiori les monnaies turques
et arabes, sont sans relation avec la période qui nous intéresse
ici. L ’écriture cunéiforme inventée par les Sumériens et adop­
tée par leurs successeurs sémitiques pour exprimer leur langue

1 D e L anghe, Les textes... I, p. 91.


l ’ é c r it u r e u g a r it iq u e 23

et qui était devenue langue internationale est largement repré­


sentée à Ugarit dans des documents sumériens, accadiens et
hurrites.
Mais la découverte la plus originale a été celle d’une écri­
ture cunéiforme ne comportant que trente signes, différents
des signes suméro-accadiens beaucoup plus nombreux, et dans
lesquels on ne mit pas bien longtemps à reconnaître un type
nouveau d’écriture alphabétique. Le déchiffrement de cette
écriture est un des beaux chapitres de l’histoire de l’archéo­
logie. N ’ayant à leur disposition ni texte parallèle ni traduction,
les premiers déchiffreurs en étaient réduits aux seules lumières
de leur intuition; il apparut en effet assez rapidement que
l’alphabet de Ras Shamra ne pouvait pas être considéré comme
une simplification de l’écriture suméro-accadienne et que cette
dernière ne pouvait être d’aucune utilité pour le déchiffrement.
Trois savants, qui tous avaient déjà fait leurs preuves dans
l’étude des textes sémitiques, s’attelèrent, chacun de son côté, à
cette tâche à la fois difficile et exaltante : Hans Bauer, à Halle,
et Edouard Dhorme, à Jérusalem, tentèrent leurs essais à partir
des premières photographies publiées par S y r ia 1 ; Charles
Virolleaud, qui en sa qualité de directeur des Antiquités de
Syrie fut associé dès le premier jour à la découverte des tablettes,
eut la fortune de pouvoir disposer des tablettes elles-mêmes.
Il eût été étonnant — il eût même paru suspect — que les
trois aboutissent d’emblée à des résultats identiques; mais
assez rapidement il se fit entre eux un consensus sur la valeur
de certains signes ; de fil en aiguille, en se souvenant des prin­
cipales combinaisons de lettres utilisées dans les langues sémi­
tiques, et en particulier en hébreu, ils réussirent à trouver
la valeur de la plupart des signes, si bien que, moins d’un an

1 D horme, Un nouvel alphabet sémitique, R B 1930, p. 5 7 1 , et Première traduc­


tion des textes phéniciens de Ras Shamra, R B , 19 3 1, p. 3 2 ; H . B auer, Die E n î-
zifferung des Keilschriftalphabets von Ras Shamra, Forschungen und Fortschritte,
tome V I, 1930, p. 306.
24 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

après, M. Virolleaud put, libéré de ce travail primordial et


indispensable, procéder au travail de traduction et d’édition
des textes. On peut aujourd’hui considérer l’alphabet d’Ugarit
comme définitivement fixé (fig. 5 ; cf. pi. v).
Si cependant les diverses traductions d’un même texte
présentent parfois entre elles de sensibles divergences, il
convient de préciser que celles-ci ne reposent pas sur une
lecture différente des signes, mais sur une connaissance encore
assez fragmentaire de la grammaire et surtout sur la possibilité
des sens multiples d’une écriture purement consonantique.
A titre d’exemple, la combinaison des lettres b et «, bny peut
désigner à la fois le filsy les verbes construire et discerner ainsi
que la préposition entre et les difficultés de traduction sont
encore augmentées du fait de l’aspect souvent lacuneux des
textes qui empêchent de toujours saisir le fil de la pensée.
La relation de l’alphabet ugaritique avec l’écriture sylla­
bique accadienne étant résolue par la négative, il convient
d’examiner les rapports possibles avec l’alphabet phénicien
dont une des plus anciennes attestations est l’inscription du
sarcophage du roi Ahiram de Byblos qu’on datait d’après son
contexte archéologique, jusque vers ces dernières années, de
Ramsès II, mais que nos connaissances plus précises dans le
domaine de l’épigraphie semblent devoir faire attribuer à une
période plus basse. En s’appuyant sur ce document et sur
d’autres similaires, il faudrait conclure à l’antériorié de l’écri­
ture ugaritique, puisque tous les documents en cunéiforme
alphabétique datent du début du 14e siècle. La diminution
du nombre des signes dans l’alphabet de Byblos par rapport
à celui d’Ugarit, vingt-deux contre trente, constitue également
une présomption favorable pour l’antériorité de ce dernier.
Le problème est toutefois plus complexe: certains indices
paraissent militer en faveur d’une écriture alphabétique du
genre de l’écriture phénicienne pour une période antérieure aux
textes d’Ugarit ; sur une aiguière de Tell ed Duweiry l’antique
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Fig. 5. Tableau des signes alphabétiques avec équivalences phonétiques


(d’après G ordon, Ugaritic Manual, p. 12).
26 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

cité de Lachishy et qui pourrait dater de l’an 1600 figurent


cinq lettres assez semblables à celles du sarcophage d’Ahiram 1 ;
d’autre part, l’écriture protosinaïtique, bien que n’ayant pas
encore livré son secret, pourrait être un essai d’écriture alpha­
bétique implantée dans ces régions par des ouvriers syriens
ou palestiniens; enfin le signe qui correspond à Ugarit à la
gutturale 'ayin de l’hébreu est parfois entouré d’un cercle;
or le *ayin étant dans l’écriture protophénicienne exprimé par

Fig. 6. Tablette abécédaire (d’après P R U , II, p. 1 1 ) PI. I.

un cercle, on pourrait voir dans cette combinaison une adap­


tation par les scribes d’Ugarit de leur alphabet particulier
à l’alphabet couramment pratiqué autour d’eux 2.
Dans l’état actuel de nos connaissances, nous pouvons
supposer qu’il y a eu dans le monde cananéen plusieurs essais,
peut-être simultanés, de fixer la langue dans une écriture déga­
gée aussi bien du système hiéroglyphique que du syllabisme
cunéiforme. L ’écriture des gens d’Ugarit serait alors un essai
d’exprimer en caractères alphabétiques leur littérature, mais
le cunéiforme se prêtait davantage que toute autre forme

1 Nos lecteurs pourront trouver l’inscription de l’aiguière de Lachish dans


H . M ichaud, Sur la pierre et Vargile, fig. 4, p. 1 8 ; de toutes façons il ne peut
s’agir que d’un alphabet fort rudimentaire.
2 On peut trouver d’autres ressemblances entre certaines lettres de l’alphabet
ugaritique et de l’alphabet protophénicien, en particulier pour les lettres g,
h et s
l ’ é c r it u r e u g a r i t i q u e 27

Wv
w

Fig. 7. Inscription en cunéiforme alphabétique sur un poignard


trouvé en Palestine aux environs du M t-Tabo r
(d’après Syria 1946-48, p. 16 5, fig. 1).

d’écriture aux tablettes de terre cuite utilisées pour les docu­


ments importants et appelés à être conservés. La parenté
entre l’alphabet ugaritique et l’alphabet cananéen ne peut plus
être niée depuis la découverte faite à Ugarit même de plusieurs
abécédaires (fig. 6) où les lettres sont rangées dans le même
ordre que dans l’alphabet devenu classique 1 ; les huit signes

i i \ i t »

Fig. 8. Tablette trouvée à Beth Shemcsh, à l’ouest de Jérusalem,


et dont l’écriture pourrait être ugaritique
(d’après B asor, 19 34, p. 18).

1 Les divers abécédaires ont été publiés par M . V irolleaud dans P R U y


II, p. 199 ss. Celui qui est publié sous le numéro 19 .15 9 (p. 202) mérite une men­
tion particulière: les lettres de l’alphabet sont disposées en colonnes dont la
seconde donne les signes du syllabaire assyro-babylonien qui leur correspondent
phonétiquement Depuis, on a trouvé un syllabaire qui indique en plus les
équivalences sumériennes et hurrites.
28 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

supplémentaires par rapport à ce dernier alphabet sont placés


soit en fin de liste après le taw comme les lettres supplémen­
taires de l’alphabet grec, soit au milieu des vingt-deux lettres
de base à côté des lettres ayant une forme voisine pour éviter
sans doute qu’elles ne se confondent. On peut supposer que
c’est aux scribes d’Ugarit que remonte la présentation de
l’alphabet dans un ordre fixe destiné à en faciliter à la fois
l’utilisation et la mémorisation.
L ’écriture ugaritique est restée
localisée au royaume d’Ugarit ; deux
découvertes laissent cependant sup­
poser qu’elle a connu une certaine
diffusion en direction du sud: à
Beth Shemesh, à l’ouest de Jérusa­
lem, a été découverte une tablette
(fig. 8), malheureusement très en­
dommagée, portant des caractères
cunéiformes plus proches de ceux
d’Ugarit que de Mésopotamie; un
poignard de cuivre (fig. 7) trouvé
aux environs du Mont-Tabor en
Galilée, porte treize lettres qui
pourraient également être de l’uga-
ritique. L ’allure fragmentaire de
ces témoignages ne permet pas de
dire si nous nous trouvons en pré­
sence d’objets importés d’Ugarit
ou d’un emploi de l’écriture cunéi­
forme alphabétique par les habitants
de la Palestine. Vraisemblablement

Fig. 9. Herminette gravée au nom de « Hrsn


rb khnm » = Harsanu (nom propre) chef
des prêtres, environ 2/s grandeur naturelle
(d’après Ugaritica II, fig. 231).
l ’é c r it u r e u g a r it iq u e 29

localisé dans l’espace, l’alphabet ugaritique l’a également


été dans le temps. La pratique en avait été abandonnée,
semble-t-il, déjà deux siècles avant la destruction de la cité
par les peuples de la mer. Cependant, le souvenir ne s’en
était pas entièrement perdu. Dans un des fragments de
Philon de Byblos relatifs à Sanchuniaton, il affirme que ce
dernier avait à sa disposition des apocryphes écrits dans les
caractères des ’Aupowelç, c’est-à-dire des Ammonéens; si,
comme le suggère Eissfeldt \ ceux-ci doivent être rapprochés
de Amanus, la montagne au nord de Ras Shamra qui passait
pour être une des résidences de Baal, nous aurions une preuve
que le souvenir de cette écriture ne s’était pas complètement
perdu avant que la pioche des archéologues français lui ait
redonné v ie 12.

1 Eine antikc literarische Bezeugung des Ras Shamra Alphabets ( Forschungen


und Fortschritte 19 34 , p. 164 ss) et reproduit dans le recueil du même auteur:
Ras Shamra und Sanchuniaton, Halle 19 39, p. 8. L'auteur propose de rattacher
à la même étymologie les noms de lieux où se rencontre l’élément hammon dans
l'A .T . et qui se trouvaient aux abords de la Phénicie.
* A u cours de la dernière campagne de fouilles à Ras Shamra, M . Schaeffer
a trouvé des documents écrits dans un alphabet nouveau qui ne compte que
22 lettres et qui s'écrit de droite à gauche comme les alphabets hébreu et phé­
nicien (Communication de M . Virolleaud à l’Académie des Inscriptions et
Belles Lettres, du 19.2.1960). Nous pouvons par conséquent nous attendre à
de nouvelles révélations dans le domaine des écritures ugaritiques.
C h a p it r e IV

L E S A U T E U R S D ES T E X T E S

Les textes de l’antiquité sont en général anonymes, et sur­


tout lorsqu’il s’agit de textes d’ordre mythologique, la tradition
est plus importante que l’auteur. Néanmoins les indications
concernant ce dernier ne font pas entièrement défaut. Plusieurs
colophons en bas des tablettes portent des indications d’au­
teur ou du moins de scribe ; le plus explicite est celui que nous
trouvons à la tablette 62: 53 :
Elmelek l’ancien a écrit
Atonperlen, chef des prêtres, a enseigné
Ntqmady roi d’Ugarit, a consacré
Nous avons dans ce passage la mention de trois person­
nages et de leurs fonctions distinctives : le scribe a écrit, c’est-
à-dire il a mis par écrit ce que la tradition lui avait transmis ;
le chef des prêtres a enseigné ces traditions à ceux qui venaient
au sanctuaire pour y recevoir l’instruction, car à Ugarit comme
en Israël la forme la plus ancienne d’enseignement était donnée
par les prêtres ; enfin le roi a sanctionné ce document — très
important, puisqu’il s’agit du cycle de Baal — en lui conférant
l’éternité qu’il était censé posséder lui-même. Eissfeldt trouve
quelques détails sur l’activité de ce Elmelek dans une lettre
en accadien, expédiée par l’Assyrien Belubur, où ce dernier
f
I

Pl . I. a) Le sommet du Casios où résidait Baal Saphon. p. ioo

Pl . I. b) Troupeau du grand et petit bétail à Minet el-beida


d’après P R C II, pl. III. p. 1 1
Pi- II. Découverte en i<)2() d'un dépôt de 77 bronzes; à droite
M. C.-F.-A. Schxft'er, à gauche M. G. Chenet, d'après L'gar. III, fiir. 217. p. 11
les auteurs des textes 31
demande au scribe d’Ugarit de faire lire à la reine les tablettes
qu’il lui envoie 1 ; étant donné que cette lettre a été trouvée avec
les textes mythologiques et non parmi les documents admi­
nistratifs, il suppose que le contenu des tablettes auxquelles
il est fait allusion était d’ordre religieux également, peut-être
s’agissait-il de certains mythes suméro-accadiens. Il semble
en tous les cas ressortir de ce texte que les scribes étaient de
hauts fonctionnaires, faisant partie de l’élite dirigeante de la
nation et jouant à Ugarit un rôle semblable à ceux d’Ethan,
Heman, Chalcol et Darda mentionnés au premier livre des
Rois (v, 11) ou du Tyrien Abdémon dont parle Josèphe (Ant.
V III, 5, 3) dont la sagesse aurait même surpassé celle de
Salomon.
Ces quelques renseignements, assez maigres il faut en
convenir, permettent de mieux situer dans l’histoire un per­
sonnage dont le nom a été fréquemment prononcé dès les
premières découvertes de Ras Shamra, le fameux Sanchu-
niaton mentionné dans les fragments de Philon de Byblos
conservés par Eusèbe de Césarée. Ce Philon de Byblos (64-141
ap. J. C.) était l’auteur d’une Histoire phénicienne qui, jus­
qu’aux découvertes des textes ugaritiques, constituait la prin­
cipale source littéraire pour l’étude de la religion phénicienne.
Philon prétend tirer toutes ses connaissances de Sanchunia-
ton, homme très savant et très habile « plus ancien que la
guerre de Troie » qui, désirant savoir ce qui s’était passé depuis
la création du monde, tira de sa cachette l’œuvre de Taautos
« qui était le premier à avoir inventé l’écriture et à avoir entre­
pris d’écrire des livres » ; ailleurs il parle des écritures secrètes
qu’il avait découvertes dans les sanctuaires d’Ammon. Eusèbe
invoque en outre le témoignage de Porphyre, le grand adver­
saire du christianisme (f 304 ap. J. C.) : « Sanchuniaton de
Beyrouth avait reçu les livres de Hierombalos, prêtre du dieu
1 O. E issfeldt , Sanchunjaton von Berut un i Ilumilku von Ugarit. (Beitrâge
zur Religionsgeschichtc des Altertumsy Halle, 1952).
32 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

’ leucb, qui avait dédié son Histoire à Abelbalos, roi de Bey­


routh ... S. a rassemblé et rédigé en dialecte phénicien et
avec sincérité toute l’histoire ancienne d’après les livres publics
et les Annales des temples. »
Jusqu’aux découvertes de Ras Shamra, la majorité des his­
toriens étaient tentés de voir dans le récit de Philon une inven­
tion et dans Sanchuniaton un personnage fictif destiné à
appuyer la thèse philonienne de l’origine evhémériste1 de
la religion phénicienne en lui trouvant une très antique attes­
tation. Parmi les rares opposants, citons Ernest Renan qui
souligne la valeur historique de Philon de Byblos, signalant
que, par ailleurs, cet historien avait fait preuve d’un véritable
sens critique2. Si aujourd’hui Sanchuniaton et avec lui Philon
se trouvent en quelque sorte réhabilités, il ne faudrait cepen­
dant pas négliger la part de fiction qu’il y a dans son ouvrage ;
il est certain que l’ouvrage de Philon ne représente pas, comme
il le dit, une « traduction » de Sanchuniaton, mais une adap­
tation dans laquelle ses idées philosophiques et religieuses
propres ont joué un grand rôle : nombre de détails de la reli­
gion phénicienne telle qu’elle est présentée par Sanchuniaton
présupposent la connaissance de la religion grecque et ne
peuvent donc pas prétendre à une antiquité aussi reculée
que le second millénaire; d’autre part, l’evhémérisme est le
fait de Philon et non de sa source, encore que la manière fort
anthropomorphique dont ses sources — et sur ce point les

1 Les renseignements d’Eusèbe sur la religion phénicienne se trouvent dans


les passages suivants: Praeparatio Evangelica I, 9, 2 0 - 1 0 ,5 4 ; IV , 16, 6 ; X , 9,
11-12 .
2 L ’evhémérisme est un système rationaliste et pragmatique d’explication
de la religion. Il tire son nom du personnage appelé Evhéméros qui, dans un
ouvrage écrit entre 300 et 270 av. J. C , prétend avoir vu dans une île lointaine
des stèles sur lesquelles Ouranos, Chronos et Zeus racontaient eux-mêmes
leurs actions, ce qui prouve à ses yeux qu’avant d’être adorés comme dieux
ils étaient de simples hommes. Cette explication ne saurait en tous les cas conve­
nir pour l’ancienne religion cananéenne, où les dieux plus ou moins identiques
aux forces de la nature appartiennent toujours à un monde qui n’est pas celui
de rhumanitc.
LES AUTEURS DES TEXTES 33
textes de Ras Shamra confirment pleinement Sanchuniaton —
parlaient des dieux et les liaient à des endroits terrestres précis
s’alliait assez bien avec l’evhémérisme, bien que partant de
prémisses fort différentes. Mais il faut reconnaître que l’en­
semble des données relatives à la mythologie phénicienne
repose sur d’antiques traditions et, sous les noms intention­
nellement grécisés des dieux phéniciens, nous retrouvons les
mêmes noms qui nous ont été révélés sur les tablettes d’Ugarit,
par exemple Mot, Kotar, Dagan1. Les noms propres rapportés
dans les textes allégués par Philon et Porphyre sont parfaite­
ment sémitiques: Hierombalos, Abelbalos; le nom de San­
chuniaton lui-même est formé des éléments Sanchun, qui est
vraisemblablement le nom d’une divinité, et natan donner, qui,
dans l’Ancien Testament, rentre dans la composition de nom­
breux noms propres tels que Elnatan, Yonatan, Natanaël.
Eusèbe fait entrer l’ouvrage de Philon au service de ses inten­
tions apologétiques; il entend montrer que les chrétiens sont
parfaitement en droit d’abandonner le paganisme pour adop­
ter la foi chrétienne, préparée par l’Ancien Testament. Pour
appuyer son argumentation, il donne la parole à ses sources
qui montrent clairement que les dieux du paganisme n’ont
rien de surnaturel. Le procédé, reconnaissons-le, est habile,
mais la condamnation d’ensemble qu’il prononce sur la reli­
gion phénicienne ne lui rend pas pleinement justice; il y
avait dans cette religion un respect du divin, un sens du
mystère et un essai de comprendre l’univers et la vie qui
étaient susceptibles d’en faire une praeparaîio evangelica qui
n’était pas seulement négative comme le pensait Eusèbe.
Nous retiendrons de ces quelques renseignements que la
religion phénicienne connaissait dès une très haute antiquité
des documents écrits, que ces documents étaient rédigés et
gardés par le personnel des sanctuaires, et cela nous invite,
1 Mémoire sur l’origine et le caractère véritable de l’ histoire phénicienne
qui porte le nom de Sanchoniathon (Mémoires de /’Institut de France, 1858).
34 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

tout en reconnaissant l’importance de la tradition orale pour


la formation des livres de l’Ancien Testament, à ne pas mini­
miser les documents écrits garants et fixateurs de la tradition.

Le problème de la transmission de la matière qui forme


les livres de l’Ancien Testament est depuis plusieurs années
à l’ordre du jour, et il est résolu de manières différentes : selon
les uns celle-ci aurait été transmise pendant de nombreuses
générations uniquement par la voie orale et n’aurait été mise
par écrit que tardivement, lors de l’exil environ; d’autres
admettent, au contraire, que les deux formes de tradition ont
coexisté dès une époque ancienne et qu’elles ont connu l’une
et l’autre une grande fluidité, de sorte que les textes qui sont
parvenus jusqu’à nous doivent être soumis à la critique si
l’on veut découvrir leur forme originale. La découverte des
textes d’Ugarit nous invite à admettre en Israël l’existence, à
côté d’une tradition orale, de documents écrits dès une époque
très reculée, ainsi que la Bible l’affirme d’ailleurs en maints
passages. Si l’archéologie ne les a pas mis au jour, c’est qu’ils
étaient écrits sur des matériaux qui résistaient moins à l’usure
du temps que les tablettes d’argile. La grande diffusion de
l’écriture, l’existence d’écoles de scribes dans tout l’ancien
Orient, dès le second millénaire, nous autorisent à supposer
que les rédacteurs de l’Ancien Testament avaient à leur dis­
position un grand nombre de documents écrits, sans toutefois
oublier que l’histoire du peuple d’Israël, bien plus étendue que
celle du royaume d’Ugarit, a fait passer ces documents par
d’assez nombreuses variations 1.
1 Selon certains représentants de l’école d’ Uppsal, en particulier I. Engnell,
la principale activité littéraire se serait faite non dans les écoles de scribes, mais
dans les cercles de traditionistes, et la mise par écrit des livres de l’Ancien Testa­
ment ne daterait que de l’époque postexilique. D ’autres savants Scandinaves,
par exemple Mowinckel et Widengren, ont exprimé des vues plus nuancées, insis­
tant sur l’antiquité et sur l’interaction réciproque des deux traditions, écrite et
orale. L e témoignage des textes de Ras Shamra appuie nettement cette deuxième
position.
C h a p it r e V

L A L A N G U E D ES T E X T E S

La langue d’Ugarit a donné lieu à de nombreux travaux


qui expriment des opinions souvent contradictoires. Bien
qu’aujourd’hui tout le monde soit d’accord pour y reconnaître
une langue sémitique, l’unanimité est loin d’être faite sur la
famille des langues sémitiques à laquelle il convient de la
rattacher : selon les uns l’ugaritique est de l’amorrhéen, selon
d’autres une langue intermédiaire entre le groupe occidental
et l’accadien, selon d’autres du cananéen. D ’autre part les uns
parlent de langue, les autres simplement de variété dialectale
d’une des langues connues, et l’opinion qui y voit un dialecte
cananéen a enregistré la plus grande faveur. La question se
complique du fait que l’ugaritique n’a connu qu’une courte
durée qui n’a pas excédé deux siècles, ce qui rend difficile de
préjuger de l’évolution qu’il aurait pu prendre dans la suite :
Pugaritique aurait-il suivi l’évolution des dialectes cananéens
au nombre desquels nous rangeons l’hébreu, ou aurait-il
gardé et peut-être accentué son aspect particulier? Tel qu’il
se présente à nous, il apparaît comme une véritable langue,
qui n’est pas attestée ailleurs, plus proche du groupe cananéen
et sud-sémitique que du groupe araméen; c’est même la
langue sémitique occidentale la plus ancienne et comme elle
36 LES DÉCOUVERTES DE RAS SHAMRA

n’a pas eu le temps de subir d’altérations, elle a gardé certaines


formes primitives qui ne subsistent qu’à l’état de survivances
dans d’autres langues; aussi l’ugaritique est-il avec l’arabe,
que le désert a préservé d’altérations, la langue sémitique la
plus proche de ce qu’on appelle le sémitisme à l’état pur ; son
étude est donc d’un très grand intérêt pour la compréhension
des langues et dialectes qu’une longue histoire a souvent
menés assez loin de leur point de départ.
L ’examen de l’alphabet d’Ugarit met en évidence quelques
particularités d’ordre phonétique : a) l’alphabet a trois signes
pour la valeur aleph ; c’est là un phénomène absolument nou­
veau en sémitique; de toute évidence, ces trois signes sont
destinés à exprimer le son vocalique différent qui accompagne
la laryngale sourde; l’auteur de l’abécédaire place en tête de
sa liste le aleph appelant le son a qui était sans doute le plus
fréquent et met les signes pour le i (e) et le u (o) à la fin par
souci d’adapter sa liste au modèle standard: b) cet alphabet
connaît trois spirantes sourdes h h et b ayant chacune sa
graphie propre; c) l’ugaritique connaît toute la variété des
lettres sifflantes: 5, i , î, $, z, f ; d) la valeur gutturale 'ayin
est représentée par deux signes, comme c’est également le
cas en arabe.
Au point de vue morphologique et syntactique, les res­
semblances avec l’hébreu sont nombreuses et parfois éclai­
rantes. Comme toutes les langues sémitiques, l’ugaritique
repose sur les racines verbales; la conjugaison du verbe con­
naît deux formes dont l’une considère l’action comme achevée,
la seconde comme en train de durer, ce qui donne les mêmes
temps qu’en hébreu ; par contre le nombre des modes est plus
varié à Ugarit et ne s’exprime pas toujours au moyen des
mêmes préformants qu’en hébreu1. Nous avons ainsi des

1 H ammershaimb, dans son important ouvrage sur le système verbal à Ugarit


(Das Verbum im Dialekt von Ras Shamra, Copenhague 19 4 1) distingue onze
conjugaisons différentes, alors que l’ hébreu n’en connaît que sept.
la langue des textes 37
exemples d’un mode énergique caractérisé par la lettre n
dont le na qui suit en hébreu certaines formes verbales pour­
rait être une survivance (cf. Gen. xxvii, 21 , 26; xxxii, 30; Ex.
in, 3 ; I Rois xix, 20). L ’ugaritique a conservé les désinences
casuelles des noms dont nous n’avons plus que des vestiges en
hébreu: u au nominatif, a à l’accusatif et i aux cas obliques.
L ’ugaritique fait un large usage des particules, prépositions,
conjonctions et adverbes qui avaient une gamme de sens encore
plus étendue qu’en hébreu. Pour ce qui est de la syntaxe,
notons l’emploi fréquent des propositions dites nominales
qui, bien que favorisant une certaine imprécision au point
de vue de la logique, conviennent bien à une langue caracté­
risée plus par le mouvement et l’image que par le souci de
l’abstraction. Comme l’hébreu, l’ugaritique fait un large usage
du parallélisme; même le rythme appelé à tort élégiaque,
caractérisé par un hémistiche suivi d’un deuxième plus bref
que le premier, se retrouve dans nos textes; les substantifs
sont formés à l’aide des mêmes lettres qu’en hébreu : m et n.
Somme toute, il s’agit d’une langue assez riche qui a servi
de véhicule à des sujets littéraires variés; parmi les langues
parlées sur le territoire recouvert par le terme de Canaan,
l’ugaritique et l’hébreu sont les seules qui nous ont transmis
autre chose que quelques inscriptions ou documents occasion­
nels. La comparaison des deux « littératures » est des plus
instructives et c’est sur ce terrain que l’Ancien Testament
nous apporte le plus d’échos ugaritiques.
C h a p it r e VI

É D IT IO N D ES T E X T E S 1

En attendant que paraisse le Corpus des textes alphabéti­


ques qui se prépare très activement, nous n’avons pas à notre
disposition une édition qui pourrait être qualifiée de standard ;
cette absence ne simplifie pas le travail, mais en revanche elle
oblige celui qui s’attache à l’étude de ces textes à se faire une
opinion personnelle sans se laisser influencer par l’autorité
plus ou moins infaillible d’un textus receptus. L ’édition prin-
ceps donnant photographies et transcriptions des tablettes
se trouve dans la revue Syria à partir de 1929 et c’est aux fasci­
cules de cette revue que le chercheur devra se reporter; les
trois grands ensembles, Baal-Anaty Keret et Danel ont fait
l’objet de trois volumes spéciaux publiés par les soins de
M. Virolleaud. Un instrument moins complet, mais plus direc­
tement utilisable nous est présenté dans le Ugaritic Manual
de C. H. Gordon qui donne la transcription de tous les textes, en
signalant pour chacun d’eux où se trouve l’édition princeps;
Gordon donne des textes un classement numérique en suivant
l’ordre de leur publication, moyen commode, sinon très scien­
tifique, de citer les textes auquel se rallient à l’heure actuelle

1 Voir les indications bibliographiques à la fin du cahier.


ÉDITION DES TEXTES 39
la plupart des auteurs et que nous avons également adopté
dans le présent cahier.
G. R. Driver classe les textes d’après leur contenu, mais
son ouvrage ne donne que la transcription et la traduction
des textes mythologiques. Parmi les autres éditions, signalons
celles de Hans Bauer, de Z. Harris et de H. L. Ginsberg.
Parmi les ouvrages qui ne donnent que la traduction, en
général seulement partielle, des textes religieux, nous signa­
lons, en la recommandant, celle de Ginsberg dans l’ouvrage
collectif consacré aux textes de l’ancien Orient en relation
avec l’Ancien Testament, et celle de J. Gray dans un ouvrage
analogue, aux proportions plus réduites. On trouve également
une traduction de la plupart des textes dans l’ouvrage de
T. H. Gaster: Thespis et de larges extraits dans celui de
J. Gray: The Legacy o f Canaan. Tout récemment vient de
paraître en allemand une édition des textes mythologiques
et cultuels de J. Aistleitner qui est appelée à s’ajouter aux
autres ouvrages de base pour les futures études ugaritiques.
Les textes administratifs en langue accadienne ont été confiés
par la direction de la Mission de Ras Shamra à une équipe
d’assyriologues animée par M. Jean Nougayrol, et cette
magistrale publication, Le Palais royal d'Ugarit, en est déjà à
son quatrième volume. Si nous mettons côte à côte les publi­
cations de M. Schaeffer sur les découvertes archéologiques,
de M. Virolleaud sur les textes religieux et de M. Nougayrol
sur les textes administratifs, nous sommes en présence d’une
bibliothèque digne à tous les points de vue de la cité qui
a fait faire un pas décisif à la diffusion de l’écriture.
D EU X IÈM E PARTIE

Les textes religieux d’Ugarit. Analyse sommaire


' {I !

/
C h a p it r e p r e m ie r

L E C Y C L E D E BA A L

Les fragments appartenant au cycle de Baal représentent


la plus grande partie des textes; ces morceaux remplissaient
sept tablettes et peut-être davantage; malheureusement elles
nous sont toutes parvenues dans un état d’assez grande
mutilation, certaines ne conservant guère que la moitié du
texte qui les recouvrait ; des lacunes de quarante lignes, ainsi
que la disparition du haut et du bas de plusieurs tablettes,
rendent l’ordre de succession à peu près impossible à déter­
miner; aussi chaque tablette doit-elle être étudiée pour elle-
même. Il est normal que dans ces circonstances on ne soit pas
encore parvenu à une interprétation unique des mythes en
question; un accord semble pourtant s’établir entre les spé­
cialistes pour dire que trois thèmes faisaient le contenu du
cycle de Baal: a) le combat contre la Mer, b) la construction
du palais de Baal, c) la lutte de Baal et de Mot. Chacun de ces
thèmes répond à sa manière au problème central de la reli­
gion d’Ugarit qui est le maintien de la vie malgré les menaces
qui pèsent sur elle. La première de ces menaces est constituée
par la mer. Le dieu Yamy terme qui en ugaritique comme en
hébreu désigne la mer, est le bien-aimé du grand dieu E l;
celui-ci construit un palais grâce auquel l’autorité de Yamy
44 LES TEXTES RELIGIEUX d ’ ü GARIT

qui est non seulement dieu de la mer mais aussi des fleuves,
est immense au point d’inquiéter l’assemblée des dieux, et en
particulier Baal qui est toujours le plus actif parmi les dieux.
Mais Yarn, irrité, envoie auprès de El deux messagers pour
demander la soumission de Baal. El le livre en disant : « Baal
est ton esclave, ô Yarn. » Kotar we Hasis, ce qui signifie
l’habile et le clairvoyant et qui est le dieu-orfèvre, forge pour
Baal deux massues qui ont pour noms « Chasseur » et « Conduc­
teur » et qui devront agir en quelque sorte automatiquement
entre les mains de Baal ; le succès en effet ne se fait pas attendre
et Yarn, réduit à l’impuissance, répète à deux reprises: «Je
suis mort, c’est Baal qui règne. »
Mais cette première victoire de Baal risque de rester
provisoire si Baal n’a pas de maison; en dehors de lui, tous
les dieux ont en effet leur demeure, tandis que Baal n’a
même pas de cellule. Dans les démarches en vue de la cons­
truction du temple, deux déesses jouent un rôle décisif, d’une
part Atirat de la mer, femme de El et reine des dieux, et
Anat, sœur et amante de Baal. Ces deux femmes arrachent
à El, en flattant sa sagesse et en lui promettant en retour une
nouvelle jeunesse, la décision nécessaire. L ’architecte est
Kotar, mais il ne fait qu’exécuter exactement les prescrip­
tions du dieu qui, dans l’antiquité, est toujours le véritable
constructeur du sanctuaire. Baal insiste fortement sur une
condition: le temple ne doit pas avoir de fenêtres; le texte
n’est pas suffisamment clair pour affirmer les véritables motifs
de Baal, mais on peut supposer qu’il s’agit de se défendre
soit contre Yarn, soit contre Mot, qui pourraient entrer par
les fenêtres et prendre les trois filles de Baal, qui sont la Rosée,
la Lumière et la Terre *. Lorsque le palais est achevé, Baal1

1 L ’idée du dieu constructeur du temple se trouve aussi dans l’Ancien T e s­


tament; ainsi l’auteur du livre des Chroniques (I Chron., xxvm , 19) affirme
que David a reçu de la main de Yahweh un écrit lui faisant connaître tous les
détails du plan du futur temple.
le cycle de baal 45
offre une hécatombe de sacrifices et un gigantesque banquet
qui rappelle un peu la dédicace du temple de Jérusalem par
Salomon. Lorsque Baal s’installe dans sa demeure, il donne
finalement quand même l’ordre de mettre une fenêtre; le
mot qui la désigne est le même que les ouvertures faites dans
la voûte céleste au moment du déluge (*aruboth). Baal fait
entendre sa voix, le tonnerre évidemment, et fait trembler
ses ennemis, signe incontestable de sa royauté.
L ’installation de Baal dans sa demeure provoque l’hos­
tilité de Mot, dieu de la chaleur et de l’été, qui réside dans les
profondeurs de la terre. La lutte décisive de Baal contre
Mot est précédée de deux scènes assez mystérieuses :
a) La déesse Anat reçoit l’ordre d’accomplir certains rites
qui devront permettre à Baal d’exercer son pouvoir fertili­
sant ; elle doit entre autres « déposer dans la terre de la nour­
riture, verser le shlm, un sacrifice probablement, dans le sein
de la terre ». Ces rites de magie imitative ne restent pas sans
effet, puisque Baal y répond par la création de l’éclair, qui
est présenté comme une parole divine, créatrice et efficace.
Anat fait également allusion aux victoires qu’elle a déjà rem­
portées sur Yarn, Nahar et d’autres monstres marins qui, dans
un autre passage, avaient été vaincus par Baal, ce qui fait
supposer que Anat était pour Baal plus qu’une associée, son
véritable double. Plus énigmatique est le récit des exploits
sanguinaires accomplis par la déesse, mais sans doute l’ardeur
guerrière qu’elle déploie est-elle également destinée à assurer
la fertilité, le sang dans lequel elle plonge avec volupté étant
comme en Israël la force de vie par excellence.
b) Baal, provoqué par son adversaire Mot à descendre
dans le monde souterrain, s’unit auparavant à une génisse \
1 L e texte n’est pas assez clair pour qu’on puisse en conclure qu’il s’agit
d’une allusion à l’union d’ un être humain avec une bête; par les interdictions
de l’A .T . (Ex. xxii , 1 8 ; L é v x v m , 2 3 ; xx, 15 ss) nous savons que les rites
de bestialité devaient être fréquents dans le monde cananéen et que la limite entre
l’homme et l’animal n’était pas toujours bien tranchée.
46 LES TEXTES RELIGIEUX d ’ ü GARIT

qui pourrait être la déesse Anat elle-même, et de cette union


naît un être mâle qui est appelé m t1 ; en agissant ainsi, il a
pour but soit de s’assurer une descendance pour le cas où il
ne reviendrait pas des enfers, soit d’obtenir par un procédé
magique la force du taureau dans le conflit où il va s’engager.
Une lacune dans la tablette ne nous permet pas d’assister
à la mort de Baal ; lorsque le texte reprend, El pleure sur la
mort de Baal; il descend de son trône, arrache le turban de
sa tête, se couvre de poussière et pousse des cris si forts que
la montagne leur fait écho : « Baal est mort ; qu’est-il advenu
du fils de Dagan? » Anat se met à sa recherche, c’est le thème
d’ Isis partant à la recherche d’Osiris, d’ Ishtar à celle de Tam-
muz et d’Aphrodite à celle d’Adonis ; elle aussi accomplit tous
les rites de deuil et offre les sacrifices funéraires qui marquent
la fin de la période de deuil. La disparition de Baal dans le
monde souterrain a produit la vacance de son trône; le can­
didat présumé et sollicité est ‘Attar, auquel est donné l’épi­
thète de carizy le fort, l’arrogant, mais dès qu’il monte sur le
trône, il se révèle manifestement incapable d’assumer le rôle
de Baal. Pendant ce temps, Anat intercède auprès de Mot
afin qu’il consente à relâcher son prisonnier, mais devant
l’inutilité de ses supplications, elle se décide à recourir à la
force : « Anat saisit Mot, fils de El, avec une lame, elle le coupe ;
avec le van, elle le vanne; avec le feu, elle le grille; avec le
moulin, elle le concasse ; dans le champ, elle disperse sa chair
pour que les oiseaux la mangent. » Ici le texte laisse clairement
entendre que Mot est le grain broyé et moulu. La revivifica­
tion de Baal n’est pourtant pas immédiate; avant de devenir

1 L e nom de M t est expliqué différemment selon les traducteurs ; non sans


de sérieuses raisons on a pensé à le rapprocher de l’égyptien msy enfant, mot
qui serait à l’origine du nom de Moïse (Aisdeitner) Ugarit ayant toujours eu
une enclave égyptienne particulièrement active, l’interpénétration du vocabulaire
n’aurait rien d’étonnant ; d’autres (van Selms) pensent à une racine arabe expri­
mant la tendresse, ce qui expliquerait que le terme n’est employé que pour
l’enfant et la jeune femme.
Pl . III. Patère en or avec scene de chasse, d'après l'çar. II, pi. I. p. ij
LE CYCLE DE BAAL 47
effective, elle est vue par El dans un rêve et il s’écrie : « Baal
Alyan est vivant. » Anat, aidée par la déesse Shapash 1, c’est-
à-dire le soleil, qui connaît tous les secrets de la vie et de la
mort, parcourt le monde à la recherche de son frère; après
beaucoup de peine, elle le trouve, et c’est lui-même qui se
venge de ses adversaires. Mais le triomphe de Baal n’est
que temporaire, car, au bout de sept ans, Mot sort de son
éclipse et invite Baal à un combat final qui se termine par la
capitulation de Mot.
D ’après un autre texte, d’interprétation très difficile, El et
Atirat créent des monstres contre lesquels Baal doit com­
battre afin d’expier le fratricide dont il s’est rendu coupable.
Mais il n’est pas certain que ce texte soit la suite des autres;
il pourrait plutôt s’agir d’une variante du mythe de Baal telle
qu’elle était racontée et célébrée dans un autre sanctuaire,
ce qui semble suggéré par la mention de ’ah semak, ce qui nous
transporterait dans la région du lac Houlé, en Galilée, appelé
en grec ZeuaxoviTiç, alors que le déroulement de la geste
de Baal racontée dans les sept tablettes se déroule sur le Mont-
Saphon, dans le voisinage immédiat d’Ugarit.

1 Shapash correspond à Shamash et c’est, à Ugarit, une divinité féminine ;


ce changement de sexe va de pair avec une réduction de son pouvoir, car le rôle
de Shapash n’a rien de comparable avec celui de Shamash dans la religion suméro-
accadienne.

P l . IV . Stèle de M am i en adoration devant Baal,


d’après Syria 1 9 3 1, pl. V . p. i ç
C h a p it r e I I

L A L É G E N D E D ’AQ H AT

Le texte ainsi désigné se trouve réparti sur trois tablettes


comportant un total de 450 lignes; de nombreuses cassures,
à des endroits essentiels, rendent difficile la reconstitution
de la suite des événements. Un roi appelé Danel qui porte
le titre de mt rÿa et dont la résidence est à Hrnm qui, d’après
une liste de noms égyptiens \ pouvait se trouver dans la région
de Damas, se plaint de ne pas avoir de fils. Après bien des rites
de deuil et d’oblations dans le temple, et surtout grâce à
l’intercession de Baal auprès de El, son souhait est exaucé.
Ce fils s’appelle Aqhat, nom qu’on peut rapprocher de celui
de Qehath, un des fils de Lévi (Gen., xlvi, 1 1 ), mais dont
l’étymologie reste elle-même obscure. Un jour que Danel
est assis à la porte de la cité pour exercer la justice en faveur
de la veuve et de l’orphelin, il voit venir à lui le dieu Kotar
we Hasis, le dieu « habile et intelligent », chargé d’un lot de
flèches; en échange de l’hospitalité généreuse qui lui est
accordée, Kotar offre un des arcs à Danel qui le remet à son
1 Hrnm est mentionné dans un texte géographique du papyrus Anastasi I
(fin du 1 3 e siècle av. J. C.) comme une ville dans le voisinage de Damas (A N E T \
p. 477). L ’expression mt rÿa est à rapprocher des « fils de Raphah » mentionnés
dans II Sam .y xxi, 16, 18, 22 et le harapha de I Chron.y xx, 4, 6, 8, ancêtre
des Rephaim, population préisraélite de la Palestine.
la lég end e d ’a q h a t 49
fils Aqhat. Alors que celui-ci s’exerce à la chasse aux oiseaux,
la déesse Anat, qui préside à la guerre et à la chasse, le prie
de lui céder son arc en échange de la richesse et de l’immor­
talité. Dans cette proposition Aqhat flaire un piège, car il ne
conçoit pas qu’il puisse subir un sort différent du reste des
humains : « Je mourrai comme meurent tous les hommes »,
répond-il en refusant de céder à la demande de la déesse.
Furieuse d’avoir été éconduite, elle s’en va calomnier Aqhat
auprès de El et lui arrache l’approbation de se venger de
l’affront qu’elle a subi; elle s’assure le concours d’un de ses
mercenaires, Yatpan, qui réside à Abelim, cité du dieu Yarih,
c’est-à-dire du dieu lune; au cours d’un festin, l’excellence
des mets attire les aigles qui dévorent Aqhat. La désolation
d’Anat est grande, elle affirme qu’elle a uniquement voulu
rendre Aqhat inconscient afin de s’emparer de son arc. Les
conséquences de la disparition d’Aqhat ne tardent pas à se
manifester dans la nature: la végétation se flétrit, et Danel
comprend alors ce qui est arrivé. Sa fille Paghat1 entreprend
une expédition punitive contre Yatpan; déguisée en guerrier,
elle pénètre dans la tente du coupable qui est sous l’effet du
vin. Le texte s’arrête à l’endroit où nous pouvons supposer
que cette antique émule de Déborah et de Judith tua l’adver­
saire et ramena Aqhat à la vie.
L ’interprétation de ce texte pose de nombreux problèmes ;
il est en particulier difficile de distinguer la part respective
de l’élément historique et de l’élément mythique. La mention
de plusieurs noms propres laisse supposer que nous sommes
en présence d’une légende à fond historique, ayant pour sujet
les aventures d’un roi en mal de descendance et qui se localise­
rait dans la Phénicie du Sud, aux abords de la Galilée. Mais
la personne historique du roi importe dans ce poème moins

1 L e terme pght se rencontre dans les textes administratifs dans le sens de


« jeune fille » ; on pourrait penser à un rapprochement avec Pu’ah, le nom d’une
des sages-femmes des Hébreux en Egypte (Ex., i, 15).
So LES TEXTES RELIGIEUX ü ’ UGARIT

que le type auquel le roi doit se conformer : le roi est le garant


de l’ordre, disons en langage sémitique, de la justice, dans la
nature et dans la société, et à ce titre il est en quelque sorte
une incarnation de la divinité, de sorte qu’il n’est pas éton­
nant que le poème passe du plan de la légende à celui du
mythe, et que Aqhat se trouve finalement assimilé à Baal,
appelé comme lui à la mort et à la résurrection ; cette assimila­
tion semble confirmer que, dans le culte, le roi jouait le rôle du
dieu mourant et ressuscitant. Le père de Aqhat, Danel, figure
à deux reprises dans l’Ancien Testament dans deux passages
du prophète Ezéchiel (xiv, 14 et xxvm , 3) qui le citent
comme un modèle de justice et de sagesse. De même que
Job et Noé, auxquels il est associé dans xiv, 14, il n’est pas
israélite, et, autre trait commun à ces trois personnages, les
trois sont frappés par le malheur: les trois perdent leurs
enfants, mais les sauvent ou les récupèrent par leur justice.
Ezéchiel, dans le dessein d’insister sur l’aspect strictement
individuel de la rétribution (cf. chap, xvm), affirme à ses
auditeurs que l’action salvatrice de ces ancêtres envers leurs
fils ne serait plus valable à présent où chacun sera responsable
de ses actes. Cette association avec Noé et Job semble donner
raison à l’opinion qui voit dans Danel un personnage his­
torique, mais qui se situe dans un passé difficile à cerner avec
quelque précision.
C h a p it r e III

LA LÉG EN D E DE K E R E T

Le poème remplit trois tablettes (pl. vi) ; la première IK est


la mieux conservée et comporte six colonnes réalisant un total
d’environ 300 lignes dont 250 sont lisibles; les deux autres
II K et III K sont dans un état très fragmentaire. Il n’est
d’autre part pas certain que I K constitue le début et il se
pourrait que le début du poème ne nous ait pas encore été
révélé. Voici comment, dans l’état actuel de notre documen­
tation, nous pouvons restituer la marche du récit :
Keret, fils du dieu El, un roi juste, est frappé par une série
de malheurs qui le privent successivement de sa femme et
de ses enfants. Alors qu’il pleure amèrement sur sa couche
son bonheur perdu, le dieu El lui apparaît dans un songe1 et
lui demande s’il désire la royauté de T r El, du taureau El
son père. Keret répond en réclamant une descendance. El
lui ordonne d’offrir un sacrifice et d’entreprendre une expé­
dition guerrière contre le pays d’Udm sur lequel règne le roi

1 Nous avons dans les textes ugari tiques deux passages qui insistent sur
Fimportance des songes, celui du songe de Keret et celui du poème de Baal où
E l voit en songe la résurrection de Baal prisonnier de M ot. Cf. A . C aquot,
Les songes et leur interprétation selon Canaan et Israël dans le volume collectif :
Les songes et leur interprétation, Sources orientales 2, Editions du Seuil, Paris
19 59, p. 10 1 ss.
5* LES TEXTES RELIGIEUX d ’ ü GARIT

Pbl en vue d’obtenir en mariage la fille du roi, Huriya, dont


la beauté est semblable à celle des déesses. Tout se déroule
conformément à ce qui avait été annoncé dans le rêve. Pbl
cède aux instances de Keret, non sans peine, et Huriya devient
l’épouse du roi auquel elle enfante, grâce à l’intervention de
Baal, sept fils ainsi que des filles. Le principal sera le dernier
des fils, Yassib, allaité par les déesses Atirat et Anat elles-
mêmes; il sera doué d’une force égale et même supérieure
à celle de son père. Mais à mesure que s’affirme sa descendance,
Keret se met à décliner ; il est malade et la maladie est le signe
de sa mortalité qui, jusqu’à présent, semblait pouvoir lui être
évitée ; or la maladie le rend impropre à l’exercice de la royauté.
Le dieu El intervient pour essayer de le guérir, en façonnant
lui-même une image sur laquelle la maladie de Keret pourra
être transférée; celle-ci s’appelle Sha'taqat, c’est-à-dire celle
qui fait passer la maladie; il recouvre momentanément la
santé et le pouvoir, mais son fils Yassib a une révélation où il
lui est ordonné de prendre la place de son père, à qui il adresse
de violents reproches : « Par ta faute tu as perdu le pouvoir.
Tu n’as pas jugé la cause de la veuve, tu n’as pas examiné le
sort de l’infortuné, tu n’as pas exterminé ceux qui dépouillent
les enfants du pauvre, tu n’as pas nourri l’orphelin et la veuve...
descends de ton trône que je prenne ta place. » Le texte se
termine par une imprécation où Keret invoque l’aide de Horon
et d’Astarté pour qu’ils punissent l’arrogance du rebelle.
Ce poème a reçu trois interprétations qui peuvent être
définies comme : a) mythico-cultuelle 1 (Engnell, Mowinckel) :
Keret serait le dieu incarné en quelque sorte dans la personne
du roi ; b) sociologico-fonctionnelle (J. Gray) : le poème serait
une sorte de mythe social, destiné à expliquer la symbiose dans

1 Selon Engnell les étapes du voyage de Keret sont un « exode cultuel », pro­
totype de la procession de la fête des Tabernacles, célébrant à la fois la fécon­
dité et la royauté divine ; il retrouve le même schéma cultuel à la base de l’exode
des Israélites hors d’Egypte.
la lég en d e de keret 53
la société d’Ugarit d’éléments sémitiques et hurrites, les pre­
miers représentés par Keret, les seconds par Huriya; c) his-
torico-légendaire (de Langhe, de Vaux): le poème conser­
verait le souvenir d’expéditions guerrières dans des régions
voisines dont les noms propres mentionnés permettraient en
partie l’identification.
Il nous semble difficile de faire rentrer le texte dans une
catégorie si nettement définie. Les éléments historiques ne
peuvent pas être entièrement éliminés ; le Père de Vaux 1 a,
il y a une vingtaine d’années, essayé de reconstituer le cadre
géographique de la légende de Keret et ses conclusions, qui
le situent au nord de la Galilée, restent dans l’ensemble
valables; bien que se déroulant dans une région différente,
l’expédition de Keret présente des analogies avec les voyages
à la fois nomades et guerriers des patriarches que personne
aujourd’hui n’envisage comme de pures fictions. La recherche
d’une descendance se retrouve dans les traditions concernant
Abraham; pour Abraham comme pour Keret, la révélation
divine est accordée dans un songe (cf. Gen. xv, 12 ss), mais
ces analogies prouvent précisément que, de part et d’autre, les
éléments historiques ont été coulés dans un certain moule de
thèmes fixes, dont celui de l’absence de postérité, de conflit
entre la vieillesse et la jeunesse, qui à Ugarit se situaient sur
le plan royal et qui en Israël se présentent sous une forme
plus démocratique. Dans la mesure où le roi incarnait l’idéal
de la société, la légende royale de Keret — c’est le terme que
nous estimons convenir le mieux au genre du morceau —
avait aussi pour but d’assurer l’équilibre de la vie sociale qui,
étant donné le caractère cosmopolite de la cité, demandait
à être solidement organisée.

1 R B , 19 37, p. 3 5 2 ss et 526 ss. L a thèse du P. de Vaux a été en partie


reprise par de Langhe.
C h a p it r e I V

L E POÈM E D ES D IE U X G R A C IE U X ,

SH ACH AR E T SH A L E M

Le texte est écrit sur une seule colonne qui remplit les deux
faces de la tablette. La difficulté de ce fragment tient moins
au mauvais état du texte qu’à la nature du sujet traité.
Le poème s’ouvre par une invocation en faveur du roi, de
la reine, des ministres et des anciens et de deux êtres royaux
et divins nés le même jour à qui la déesse Atirat, appelée
Atirat wRahmy *, donne ses seins à sucer (cf. pi. Vil). Ce thème
des rois nourris par la déesse était fort répandu en Egypte,
et il n’est pas étonnant de le trouver aussi en Canaan. Dans
la suite, nous apprenons que le dieu El, occupé à puiser de
l’eau, provoque par la puissance de sa virilité, l’admiration et
le désir de deux femmes qui se donnent à lui et enfantent
Shachar et Shalem 2, c’est-à-dire l’Aurore et la Paix. Ce sont
des enfants divins, mais les maris des deux femmes, ignorant
le commerce de El avec leurs épouses, s’étonnent de cette
merveilleuse progéniture et s’en ouvrent à El. L ’aspect extraor­
dinaire de ces enfants se manifeste en particulier par un
1 Rahmy signifie « la miséricordieuse » ; il s’agit probablement d’un titre
donné à Atirat, plutôt que d’un deuxième personnage, par exemple la servante
de la déesse, comme le pense Aistleitner.
2 Dans notre poème, Shalem désigne probablement le couchant, entendu
comme la plénitude de la journée.
LE POÈME DES DIEUX GRACIEUX 55
appétit insatiable, gargantuesque; toujours avides, ils parcou­
rent les champs et le désert pendant sept ou huit ans en les
dévorant1.
Alors qu’au moment de sa première édition on avait cru
discerner dans ce texte des allusions historiques, on s’accorde
aujourd’hui à l’interpréter comme l’expression de rites cul­
tuels; le rite du mariage sacré devait reproduire les gestes de
El et des femmes. Le même texte fait encore allusion à la
culture de la vigne et à la cuisson d’un agneau ; c’est l’ensemble
de la production qui est célébré; aussi pensons-nous que ce
poème nous fait pénétrer dans les motifs et les rites des fêtes
cananéennes que nous ne connaissions que par quelques mys­
térieuses allusions dans l’Ancien Testament2.

1 Les premiers interprètes de ce texte (p. ex. Dussaud et ViroUeaud) avaient


cru reconnaître dans ce texte les noms de Terach, d’Asdod, du désert de Qadesh,
de la mer des Roseaux et de Beersheba; aujourd’hui toutes ces lectures ont été
abandonnées.
2 Dans sa récente traduction, Aistleitner, a cru pouvoir déceler dans le texte
lui-même toute une série d’indications d’ordre purement liturgique destinée à
ceux qui étaient chargés de mimer le rituel.
C h a p it r e V

N IK K A L E T L E S K A T IR A T

Ce poème est écrit sur la face et l’envers d’une seule


tablette; un trait horizontal entre les lignes n et 12 de la
deuxième colonne semble indiquer une division en deux par­
ties. De nombreuses lacunes, ainsi que l’absence du signe
indiquant la séparation entre les mots, en rendent la lecture
et l’interprétation fort difficiles. Apparemment son contenu
est d’ordre mythologique, c’est-à-dire qu’il traite d’une his­
toire dont les protagonistes sont des dieux et plus spéciale­
ment du mariage de deux divinités, de Yarih qui est le dieu
lune (en hébreu la lune se dit yareah) et de Nikkal welb qui
est la Nin-Gal, la grande dame du panthéon suméro-accadien
où elle est la parèdre du dieu lunaire Sin; mais à Ugarit ce
mythe a reçu une facture entièrement originale. La main de
Nikkal ne peut être accordée à Yarih que par un personnage
au nom hurrite Hirihibi, appelé roi de l’été, dont on ne peut
dire au juste s’il est le père de Nikkal ou une sorte d’intermé­
diaire au mariage; il se fait prier et propose à Yarih d’épouser
plutôt une des filles de Baal, Pdry ou Ybrdm y; comme Yarih
persiste, le mariage avec Nikkal est finalement conclu ; le prix
d’achat, le mohar — l’hébreu connaît le même mot — est pesé
solennellement en présence de tous les parents de l’épouse.
NIKKAL ET LES KATIRAT 57
Le début et la fin du poème font mention des Katirat, les
filles du croissant lunaire, chargées de faire réussir les mariages
et de rendre féconde la nouvelle épouse.
Il est probable que sous ces histoires de dieux se cachent
des rites et des coutumes réellement en usage parmi la popu­
lation d’Ugarit. Les formules de demande en mariage, le rôle
respectif des divers membres de la famille lors de la célébration
du mariage, les objets constituant le prix d’achat et même
la date du mariage en automne au moment des fruits de l’été
dont le père de la mariée assure le partage régulier, sont
mentionnés dans ce texte qui concerne autant la mythologie
que l’histoire des institutions familiales 1

1 Sur le mariage et la vie familiale à Ugarit, on lira avec intérêt, mais aussi
avec une certaine prudence, l’ouvrage de A . van S elm s , Marriage and family
life in Ugaritic Literature, Londres 1954.
/

C h a p it r e VI

L E S R EPH A ÏM

Les tablettes 1 2 1, 122, 123, 124 traitent plus spécialement


des Rpum dont le nom est de toute évidence le même que
celui qui dans l’Ancien Testament désigne à la fois une
population ancienne de la Palestine et les habitants du séjour
des morts. Elles se rattachent étroitement au thème fonda­
mental des mythes de Baal et d’Aqhat et n’apportent pas
d’éléments spécifiquement nouveaux, même si on les consi­
dère comme formant un bloc indépendant. Ces Rpum sont
également appelés ’elonim, c’est-à-dire dieux; ce sont des
auxiliaires du dieu E l; ils sont, semble-t-il, au nombre de
huit seulement et ont à leur tête Rpu-Baal qui est le champion,
le maker, de Baal et d’Anat; El leur donne mission d’aller
à son palais, situé soit au ciel soit sous la terre ; ils s’y rendent
sur des chars attelés par des chevaux et offrent des sacrifices
qui doivent assurer la prospérité de la végétation sur laquelle
ils doivent ensuite veiller. Le rôle des Rephaïm s’intégre donc
fort bien dans le cadre général qui est celui des poèmes de
Baal et d’Aqhat. Le lien plutôt secondaire que les Rephaïm
d’Ugarit ont avec le séjour des morts nous fait croire que
l’application du terme à des morts ne répond pas au sens
original. La racine rapha Non signifie guérir (littéralement
LES REPHAÏM 59
lier ensemble) et plus particulièrement guérir de l’incapacité
de produire: dans Genèse, xx, 17, Dieu guérit en permettant
aux femmes d’Abimélek d’enfanter et dans II Rois, I I , 21,
Dieu, par le moyen d’Elisée, guérit des eaux dont la propriété
était d’empêcher la fertilité. Aussi est-ce la traduction de
« guérisseurs » qui rendrait le mieux à la fois l’hébreu Rephaïm
et l’ugaritique Rpum. Or, qui serait mieux à même d’exercer
cette fonction de guérisseurs que les êtres déposés dans la
terre comme une semence destinée à germer et à produire
du fruit. Certains monuments mégalithiques étaient les
témoins de la présence de ces guérisseurs qu’on se repré­
sentait comme des géants; mais peu à peu le sens du mot
s’atténua et lorsque l’Ancien Testament parle des Rephaïm
du Sheol {Es. xiv, 9; xxvi, 14 ; Ps. l x x x v i i i , 1 1 ; Prov. ix, 18 ;
X X I, 16), ceux-ci sont dépourvus de pouvoir guérisseur,
c’est-à-dire fertilisant et reproducteur, et même de pouvoir
tout court.
I

L
TRO ISIÈM E PARTIE

Les rapports des textes de Ras Shamra

avec l’Ancien Testament


,y ^Jt-
-A -v*5 ,V'^ T r * - V -
i. v r f ;- ' V"'- ^ ’r ifcw* :ï ;' ' ' . *': ' 1 . 4 . f e :
." V ’ : -£ * •’ • ■ :•••*
Pi.. Y. Face et revers d'une tablette alphabétique de contenu administratif
d'apres PRL II, pi. XX. p. 24
col. I col. II col. I l l

Pi.. VI. Tablette de la légende de kerct,


d'après Mission Je Rus Shamru, r. II, pi. III. p. 5/
C h a p it r e p r e m ie r

L E S T E X T E S D ’U G A R IT E T L A L IT T É R A T U R E

D E L ’A N C IEN T E S T A M E N T

C ’est avec l’hébreu que la langue d’Ugarit présente le plus


de ressemblances. Comme les textes ugaritiques sont anté­
rieurs aux textes bibliques, leur vocabulaire donne parfois le
sens exact d’une expression hébraïque restée jusque-là assez
obscure. Il suffit de consulter le dictionnaire hébreu le plus
récent, celui de Koehler-Baumgartner, pour se rendre compte
de la similarité des racines; le recours à l’ugaritique ne doit
bien entendu pas faire oublier le service rendu par l’hébreu
à la connaissance de cette langue qui, grâce surtout à l’hébreu,
a pu être lue et interprétée si rapidement. Parmi les nombreux
exemples de parallèles ugaritiques à la langue hébraïque, nous
n’en choisirons que quelques-uns qui nous paraissent d’un
intérêt particulier pour le lecteur de l’Ancien Testament.
Deut., xxxm , 29. Le texte massorétique se lit: «Tes
ennemis se déroberont devant toi, mais toi, tu marcheras sur
leurs hauteurs » (bamothemo) ; or à Ugarit nous rencontrons
plusieurs fois le mot hamah dans son sens concret et proba­
blement original de dos; nous proposons donc de lire: tu
marcheras sur leur dos, traduction qui répond davantage à la
logique du texte et qui reflète l’usage bien connu dans l’an­
tique Orient de poser le pied sur la nuque des ennemis vaincus.

5*
64 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’A.T.

II Sam, I, 2i. Il s’agit de la célèbre élégie de David sur


Saül et Jonathan; le texte hébreu donne la traduction sui­
vante : « Montagnes de Guelboé, qu’il n’y ait sur vous ni
rosée ni pluie ni champs d’offrandes. » Or dans un texte
d’Ugarit (Aqht I, i. 45) nous lisons: «N i pluie ni rosée ni
sources des profondeurs. » Champs d’offrandes et sources des
profondeurs s’expriment en hébreu par une combinaison de
lettres très voisines, de sorte qu’on peut supposer que le copiste
a mal copié son modèle déjà transcrit en caractères hébreux,
ou qu’il l’a modifié intentionnellement afin de faire dispa­
raître la mention des tehomoîh qui, en évoquant le monstre
Tiamaty avait à ses yeux un relent de mythologie. De toutes
façons, le texte ugaritique donne un sens plus logique que le
texte hébreu actuel.
II Sam.y xxiv, 23. Le hittite Arawna, après avoir vendu
à David l’aire où s’édifiera le temple, lui dit: «Tout cela,
Arawna, le roi le donne au roi. » L ’obscurité du texte masso-
rétique disparaît si nous interprétons le mot hamelek (roi)
comme une glose explicative du nom de Arawna. Or il ressort
clairement des textes d’Ugarit que ce nom est un mot hurrite
signifiant chef et que nous rencontrons en particulier dans le
nom du scribe Iwrsar.
Esaïe ni, 18. Dans l’énumération des ornements portés par
les femmes de Jérusalem, Esaïe mentionne entre autres les
shebisim, dont le sens précis échappait jusqu’à la révélation
par les textes d’Ugarit de la déesse Shapash, appelée ailleurs
Shamash, le Soleil; il devait donc s’agir de bijoux ayant la
forme de petits soleils.
L ’on sait à quel point, en hébreu, une petite particule
suffit parfois à déterminer le sens d’un texte; or, en ugari­
tique, la gamme des sens était encore plus étendue, l’évolution
d’une langue allant de pair avec une simplification ; c’est ainsi
que la particule bal, qui en hébreu correspond toujours à une
négation, se rencontre à Ugarit, parfois avec un sens affirmatif,
l e s t e x t e s d ’ u g a r i t e t l a l i t t é r a t u r e d e l ’ a .t . 65
ainsi dans l’expression bl it bn lhy il a certainement un fils
(2 Aqht I, 21). On peut se demander si ce sens affirmatif ne
permet pas de résoudre l’énigme d’un texte des Psaumes qui
a toujours été une crux interpretum : au début du Psaume xvi,
un fidèle s’adresse à Dieu en ces termes : « Tobathi bal alekha »
= mon bonheur n’est pas en toi, alors que le psalmiste entend
manifestement affirmer le contraire; aussi a-t-on essayé par
d’ingénieuses corrections du texte plus ou moins heureuses
de donner un sens acceptable à ce texte. Or tout devient clair
si nous admettons que la négation avait ici le sens d’une affir­
mation, nous lisons alors : « Mon bonheur est certainement
en toi ».
En ugaritique, les prépositions be et ley dans et à, peuvent
également avoir le sens de « hors de » ; on peut se demander
si dans l’Ancien Testament il ne faut pas entendre parfois ces
prépositions dans le même sens, ainsi au Psaume xxix, 10,
Yahweh siège lamabbul, littéralement sur le déluge; nous
entendons: Il siège, c’est-à-dire il est roi, depuis le déluge.
Ps. l x v i i i , 19 : Tu as pris des dons ba'adamy littéralement
« parmi les hommes ». Ici aussi la préposition indique la pro­
venance: T u as pris des dons aux hommes. Cette confusion
de « hors de » et « dans » apparaît d’ailleurs jusque dans notre
langage : ne dit-on pas souvent : boire dans la tasse pour boire
hors de la tasse?
Ce qui est plus important encore, c’est que le recours à
l’ugaritique permet de restituer parfois à un substantif le sens
qu’il a perdu en hébreu ; c’est ainsi que le mot derekhy chemin,
a, à Ugarit, en plus de ce sens, celui de puissance, domination,
d’où son association avec melekhy roi (49: V : 6; V I: 3 5;
5 1 : V II :44; 68: 10). Or plusieurs passages bibliques devien­
nent plus intelligibles si l’on adopte cette dernière traduction.
Prov. vin, 22. La sagesse personnifiée affirme que Dieu
l’a créée comme le début de son chemin ; le sens de puissance
convient ici beaucoup mieux.
66 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

Prov. xxxi, 3. «N e donne pas ta force aux femmes ni


ton « chemin » à ceux qui perdent les rois. » Là encore, le
sens de puissance convient mieux, avec dans ce cas une con­
notation sexuelle.
Amosvïiïy 14. Vive le derekh de Beersheba. La traduction:
« Vive la puissance de Beersheba » s’harmoniserait davan­
tage avec le contexte et éviterait d’avoir recours aux conjec­
tures proposées pour ce passage x.
Enfin la dernière phrase du mystérieux Psaume ex, 7 :
« Il boit au fleuve sur le chemin » donnerait un sens plus accep­
table si l’on entend: Il boit au fleuve dans sa domination,
d’autant plus que ce psaume est un oracle royal rempli d’allu­
sions à des rites en relation avec le pouvoir royal.
Des termes à l’étymologie difficilement explicable par le
seul recours à l’hébreu bénéficient de l’éclairage projeté sur
eux par les textes ugaritiques. L ’on sait aujourd’hui que le
nom d'Issachary un des douze fils de Jacob, est la troisième
personne du shafel, forme causative, d’un verbe skr : il pro­
cure un salaire, ce qui s’accorde parfaitement avec l’expli­
cation donnée par la Genèse (xxx, 18) et que la forme ver­
bale hishtachaweh ne vient pas de la racine shachah, comme
l’enseignent les anciennes grammaires, mais est l’ishtafal du
shafel du verbe chwy qui signifie littéralement se rouler, d’où
se prosterner.
Les nombreux parallèles qui pourraient aisément être
multipliés nous autorisent à nous demander s’il n’y a pas dans
la littérature biblique des ensembles littéraires plus étendus
qui seraient une réédition ou une adaptation de modèles uga­
ritiques. L ’essai qui s’est révélé être le plus concluant dans ce
sens est celui qui a été entrepris à propos du Psaume xxix.1

1 Plusieurs traducteurs ont proposé de remplacer, au moyen d’une légère


correction du texte, derekh par dodekha, ton bien-aimé, Dod étant alors le nom
d’une divinité, mais le recours à l’ugaritique nous autorise à conserver le texte
massorétique.
l e s t e x t e s d ’ u g a r i t e t l a l i t t é r a t u r e d e l ’ a .t . 67

Dès 1936, H. L. Ginsberg a émis la thèse que ce psaume était


l’adaptation au culte de Yahweh d’un hymne cananéen1 ; lui-
même, et après lui Fr. M. Cross, ont relevé que l’alternance
dans ce psaume de vers de trois et de deux pieds était fré­
quente à Ugarit; en voici un exemple:

O époux, époux — ton sceptre est bas — le bâton de


ta main est relâché ( 2 + 2 + 2 ) l’oiseau est rôti sur le
feu — les charbons sont ardents (2 + 2) brûlant sur le
charbon — sont les deux filles de El — les filles de El
(2 + 2 + 2).

Mais c’est surtout dans le vocabulaire qu’apparaissent les


parallèles ugaritiques : au verset 1 : « Prosternez-vous behadraî
qodesh », qu’on traduit d’ordinaire par ornements sacrés ;
mais à Ugarit le terme hdr (t) a également le sens d’appari­
tion ou de rêve, puisque nous le retrouvons associé à hlm>
rêve, ainsi dans un passage du poème de Keret : « Keret
regarda et vit que c’était un rêve (hlm)y le serviteur de El
et voici c’était une vision (hdrt) »; nous proposons donc de
traduire : « Prosternez-vous devant Yahweh lors de l’apparition
de sa sainteté. » Le concept des bendelim mentionnés dans le
même verset est fréquent à Ugarit et cadre très bien dans une
religion qui avait un panthéon divin, alors que dans l’Ancien
Testament il fait figure de bloc erratique venu d’ailleurs.
Le verset 7 est fragmentaire, le deuxième hémistiche est absent ;
dans le texte actuel, il a cette teneur: « L a voix de Yahweh
taille des flammes de feu » ; il est probable que la moitié dis­
parue contenait des expressions mythologiques trop évidentes
pour pouvoir être adaptées au culte de Yahweh. Au verset 6,
il est question du Sirion qui était d’après Deut., Ill, 9 le nom
phénicien de l’Hermon; et les trois termes Sirion, Liban
1 A Phoenician Hymn in the Psalter, cf. Actes du i g ® Congrès international
des Orientalistes, Rome 19 38 , p. 472-476.
68 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’ A.T.

et Qadesh se rencontrent tous dans les textes d’Ugarit (5 1:


V I: 19, 2 1 ; 52: 65). Enfin — et c’est peut-être là l’élément
le plus important — les qualités de seigneur de l’orage et
de la pluie ont été l’apanage de Baal avant de devenir des
attributions de Yahweh.
Un autre psaume, plein de réminiscences ugaritiques, est
le Psaume l x v i i i dont les difficultés ont de tout temps
dérouté les exégètes. Il y a quelques années M. Albright a
proposé de les résoudre en voyant dans ce psaume non un
hymne suivi, mais une sorte de catalogue à usage liturgique
donnant le début de trente psaumes différents, provenant en
partie de modèles cananéens 1. Même si l’on n’admet pas la
thèse un peu hardie du savant américain, il faut reconnaître
que les expressions ugaritiques y sont particulièrement nom­
breuses; sans nous livrer à un commentaire ugaritique de ce
psaume, nous signalerons les parallèles les plus caractéris­
tiques: au verset 5, Yahweh est appelé rokeb ba'araboth,
celui qui chevauche à travers les steppes ; mais les textes uga­
ritiques prouvent d’une manière qui ne laisse guère place
au doute qu’il faut lire rokeb ba'araphot chevauchant sur les
nuées2 ; or ce titre est donné régulièrement au principal dieu
de la religion cananéenne, Baal, chevaucheur des nuées parce
qu’il apporte la pluie fertilisante (cf. 51 : III : 1 1 ; 51 : V :i2 2 ;
67: I I : 7); au verset 34 les cieux se subtituent aux nuages:
« celui qui chevauche dans les cieux », ce qui est toujours dans
la ligne du mythe ugaritique, où Baal est un dieu céleste, le
1 Hebrew Union College Annual / 950 -57, p. 1 ss.
2 Nous maintenons la traduction de « chevaucheur des nuées », adoptée par
la plus récente traduction de l’Ancien Testament (Bible de la Pléiade) malgré
les objections de R. de Langhe qui fait remarquer que le sens fondamental du
verbe rkb n’est pas « être à cheval sur », mais « être placé sur, se poser, monter ».
Baal et dans la suite Yahweh seraient placés sur un nuage (cf. Ps. Civ, 3) ce
qui évoquerait moins un dieu de l’orage qu’un dieu du ciel; il est exact que
Yahweh est aussi «rokeb shamayim» (Deut., xxxiu , 26), mais l’orage et la
pluie étaient la manifestation active, celle qui comptait aux yeux des fidèles, du
dieu du ciel (cf. R. de L anghe, Bible et littérature 0ugaritique, dans le volume
collectif U Ancien Testament et l'Orient, Louvain 1957).
l e s t e x t e s d ’ u g a r i t e t l a l i t t é r a t u r e d e l ’ a .t . 69

titre de Baal Shamayim étant très répandu dans toute la région


syrienne. Des êtres divins moins importants que Baal se
cachent sous le nom de kosharot que nous trouvons au verset 7 :
il est question à plusieurs reprises des Kaîiraty sorte de
déesses secondaires dont la mission est de présider aux nais­
sances et d’en assurer la réussite; le sens de réussite et d’ha­
bileté est aussi sous-jacent au nom d’un personnage masculin
Kotar-w-hasis, le dieu artisan spécialisé dans la fabrication des
objets sacrés ; dans notre psaume, la signification mythologique
est abandonnée et le mot est devenu un nom ordinaire signi­
fiant probablement succès. Selon une hypothèse assez sédui­
sante de Mowinckel et de H. J. Kraus, le psaume l x v i i i
serait un hymne liturgique ayant son origine au sanctuaire
cananéen du Mont-Tabor, avant d’être transposé dans le
rituel du temple de Jérusalem.
Un autre psaume à background cananéen est le Psaume
l x x x i i ; comme le Psaume xxix, il présuppose une mytho­

logie polythéiste: Yahweh siège au milieu des dieux; le thème


de la condamnation à la mort d’êtres divins qui ont manqué
à leur devoir d’exercer la justice présente d’assez frappants
parallèles avec la fin du poème de Keret.
Les « Bénédictions » dont le lyrisme s’apparente à celui des
psaumes présentent également des ressemblances avec les
textes ugaritiques; c’est ainsi qu’on a constaté que le voca­
bulaire de la Bénédiction de Jacob dans Genèse x l i x se
retrouve à concurrence de 50 % dans la langue d’Ugarit ;
et dans le fragment consacré à Joseph, la similitude s’étend aux
concepts exprimés par ce langage (v. 22-26). Joseph est appelé
taureau (v. 24) ; or nous savons le rôle joué par cet animal
comme emblème de la divinité ; aussi Joseph pourrait-il avoir
hérité de certains traits qui étaient primitivement ceux d’un
dieu; les mamelles et les seins du verset 25 ont pris la place
de deux divinités féminines, probablement Atirat et Rahmy
qui figurent dans certaines représentations plastiques à Ugarit.
7o RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’ A.T.

Il ne nous paraît pas exclu que cette bénédiction sur Joseph


ait été coulée dans un moule emprunté aux Cananéens, car
elle respire un air de religion de la fertilité hétérogène à l’Ancien
Testament1.
Après la poésie, c’est la littérature sapientiale qui présente
le plus de ressemblances. L ’on est désormais en droit de se
demander si la littérature de sagesse dont on a maintes fois
souligné les parallèles avec l’Egypte, n’a pas subi cette influence
par l’intermédiaire des Cananéens qui, en plus de leur rôle
de médiateurs de la sagesse égyptienne, avaient une tradition
sapientiale qui leur était propre2. Voici quelques échantil­
lons de la sagesse ugaritique et de ses correspondances
bibliques :

Comme le cœur de la vache est à l’égard du veau,


comme le cœur de la brebis est à l’égard de l’agneau,
ainsi est le cœur d’Anat à l’égard de Baal (49: I I : 28).
Comme l’oiseau qui erre loin de son nid,
ainsi l’homme qui erre loin de son lieu natal.
(Prov. xxvii, 8).

Le mashal numérique qui utilise le principe de la gra­


dation se rencontre à Ugarit comme dans l’Ancien T es­
tament.

Sept ans Baal va manquer,


huit le chevaucheur des nuées (I Aqhat 42-44).
Il est trois choses qui me dépassent,
et quatre que je ne connais pas (Prov. xxx, 18).

1 A propos des parallèles ugaridques de Genèse xlix , cf. J . C oppens, L a


bénédiction de Jacob, dans Congress Volume Strasbourg, Suppl. V. T . 1956, et
B. V a w ter , Canaanite Background o f Genesis 49, dans Catholic Biblical Quarterly
1955» P- 1-18 .
* C f. C . J . K . S tory , The Book o f Proverbs and Northwest Semitic Literature,
3 -B .L ., 19 4 5, p. 3 19 -3 3 8 .
l e s t e x t e s d ’ u g a r i t e t l a l i t t é r a t u r e d e l ’ a .t . 71

A côté des analogies stylistiques, nous trouvons le même


vocabulaire :

Mon fruit est meilleur que Tor,


mes produits meilleurs que l’argent (Prov. vin, 19).
J ’ai bâti ma maison avec de l’argent
mon palais avec de l’or (51 : V I: 36).
Mange, des tables, du pain,
Bois, des jarres, du vin (51 : IV : 35).
Venez, mangez de mon pain,
Buvez du vin que j’ai préparé (Prov. IX, 5).

Il est significatif que dans ce dernier parallèle ugaritique


c’est la déesse Atirat qui est invitée par El à manger et à
boire, alors que dans le texte biblique cette invitation émane
de la Sagesse personnifiée. Nous pouvons en tirer la conclu­
sion que la Sagesse a pris la place de El ou de quelque autre
divinité, ainsi que cela avait été suggéré bien avant la publi­
cation des textes d’Ugarit.
Au cours de ces dernières années, on s’est attaché à
étudier les influences cananéennes et nord-sémitiques sur
le livre de l’Ecclésiaste et on aboutit à des résultats qui
reposent le problème de la date qu’on peut assigner à ce
livre l .
Les parallèles ugaritiques sont moins importants dans les
livres des prophètes, ce qui s’explique aisément, le genre
prophétique n’étant pas attesté à Ugarit jusqu’à présent. Il
nous faut cependant signaler un passage du livre d’Esaïe qui
s’est inspiré très directement d’un texte ugaritique: le dieu
Mot s’adresse à son rival Baal en ces mots: «T u fracasseras
Ltn, le serpent fuyard, tu achèveras le serpent tortueux, le
puissant aux sept têtes» (67: I : 1).

1 M D ahood, Canaanite and Phoenician Influence in Qohebeth, 19 52.


72 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’ a .T.

Ce texte, Esaïe le reprend : « En ce jour-là, Yahweh


sévira avec sa dure, grande et forte épée contre Léviathan,
le serpent fuyard, contre Léviathan le serpent tortueux et il
tuera le dragon (tannin) qui est dans la mer. »
Si la littérature prophétique ne se rencontre pas à Ugarit,
nous y trouvons du moins, comme dans toutes les littératures
de l’ancien Orient, un grand nombre d’oracles ; le genre qu’on
appelle oracle d’annonciation consistant dans l’annonce de la
naissance d’un fils mérite d’être relevé à cause de ses ressem­
blances avec certaines formules bibliques :
a) Danel, après la naissance d’un fils longtemps désiré, dit :
« Je veux m’asseoir et me reposer, et ma nephesh reposera dans
ma poitrine, car un fils m’est né (Aqht 2, II, 12).
b) Dans le poème de Nikkal et des Katirat, nous lisons à
propos de la déesse Nikkal : « Voici la jeune femme enfante
un fils »; le mot employé pour jeune femme e s t4almah, comme
dans Esaïe vu, 14.
c) Le roi Keret justifie son expédition en vue de la con­
quête de la fille du roi Pbl d'Udm par une révélation reçue
en songe de la part du dieu El lui annonçant la naissance d’un
héritier (Krt III 1 : 45).
d) Dans les poèmes se rattachant au cycle de Baal, Baal
donne naissance en s’unissant à une génisse à un jeune gar­
çon, et une autre fois, associé à la déesse Anat, il engendre
avec elle un taureau, et cet événement est qualifié de « bonne
nouvelle» (bsrt) (67: V : 18 et 76: I I I : 34).
Ces textes n’ont pas manqué d’être invoqués à l’appui
de l’interprétation du mystérieux oracle d’Esaïe sur la nais­
sance d’immanuel (Es. vu, 1 4 ) l. Ce dernier serait soit le

1 L ’ importance du matériel ugaritique pour l’explication du texte difficile


de la prophétie de lTmmanuel a été soulignée par E. H ammershaimb, The
Immanuel Sign Studia Theologica (Lund), vol. I I I, fasc. 2, 19 5 1, p. 12 4 -14 2 .
Dans une réplique à cette étude, J. J. S tamm a exprimé de sérieuses réserves
sur l’ utilisation des textes ugaritiques (Die Immanuel-Weissagung> V. 7\, 1954»
p. 20-33).
LES t e x t e s d ’ u g a r i t e t l a l i t t é r a t u r e d e l ’ a .t . 73

fils du roi, soit un personnage divin, dont le roi assumait le rôle


dans le drame cultuel annuel. Encore n’est-il pas prouvé
que si Israël a emprunté à Canaan certaines formules — ce
qui dans ce cas précis resterait à démontrer — il ait aussi adopté
l’idéologie sous-jacente à ce langage. Israël avait dans sa propre
tradition suffisamment de ressources pour ne pas être obligé
d’emboîter le pas à Canaan pour exprimer les réalités pro­
fondes de sa foi. C ’est pour cela que nous ferons aussi les plus
sérieuses réserves sur une hypothèse proposée par M. René
Dussaud dans une des dernières études qu’il nous ait données
et qui voit dans le récit de la création de Genèse I l’adaptation
israélite d’une composition cananéenne et en tire des conclu­
sions sur l’antiquité du document biblique dit sacerdotal
Dans tous les passages qui supposent un contact pro­
bable entre Israël et Ugarit, l’antériorité est toujours du côté
d’Ugarit, car nous avons des indices relativement sûrs pour
les dater de la première moitié du 14e siècle, époque à laquelle
il n’existait encore rien de l’Ancien Testament. Il faut donc
se demander, si l’on admet qu’il y ait eu contact, où et quand
il a pu se produire. Selon J. Gray, les Hébreux, au moment
de la sortie d’Egypte, lors de leur étape de Baal Saphon (Ex.,
xiv, 9; Nbr.y x x x i i i , 7) auraient été mis, oralement, en
contact avec les mythes cananéens 12, qui, ainsi que l’indique
le nom de Baal Saphon, étaient déjà implantés en Egypte;
mais dans les circonstances particulières où se trouvaient alors
les Israélites, la mythologie et la littérature devaient être les
derniers de leurs soucis. Dussaud fait remonter les ressem­
blances à l’époque où Hébreux et Cananéens, qui selon lui
avaient la même origine, avaient encore un habitat commun
dans le sud de la Palestine et plus spécialement dans le Negeb ;

1 Yahwi fils de E l, dans Syria> 19 57, p. 1 ss. Dussaud s’appuie sur le passage
de Deut.y xxxn, 8-9 pour dire que le pluriel employé par Elohim dans Genèse,
I, 26 est une allusion aux fils de El, donc au panthéon cananéen.
1 The Legacy o f Canaan, p. 150.
74 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

mais cette thèse est difficile à admettre et les fondements uga-


ritiques qu’on avait pensé lui trouver dans la lecture de cer­
tains termes géographiques se sont révélés plus que précaires.
Tout nous invite à admettre que le contact des Israélites avec
les traditions cananéennes ne s’est fait qu’après l’installation
en Canaan, et à un moment où une coexistence pacifique était
favorable aux échanges culturels ; nous pensons que les règnes
de Salomon d’une part, d’Achab de l’autre, caractérisés par
une alliance étroite avec la Phénicie, ont été l’occasion de la
pénétration de thèmes étrangers dans la littérature et la religion.
Comme les parallèles ugaritiques portent principalement sur
les Psaumes et que la question de la datation des Psaumes
reste très difficile, on ne peut guère aller au-delà des approxi­
mations. Il faut en tous les cas dire nettement que la présence
dans un texte biblique d’éléments ugaritiques, donc néces­
sairement anciens, ne suffit pas à prouver sa date archaïque :
pour prendre un exemple, nous constatons que le thème du
Léviathan, commun à Ugarit et à l’Ancien Testament, n’appa­
raît dans la Bible que dans des textes que la quasi-unanimité
des critiques s’accordent à reconnaître comme postexiliques :
Es. xxvii, i ; Job ni, 9; x l , 25; Ps. l x x i v , 14 ; civ, 26,
de sorte qu’on s’est demandé si la pénétration de thèmes
cananéens dans la littérature israélite ne doit pas se placer
à une période relativement basse; on pourrait penser à Ezé-
chiel comme à un instrument possible, car son livre prouve,
à deux reprises au moins, que les thèmes ugaritiques et d’autres
traditions phéniciennes lui étaient familiers (cf. la mention
de Dancl dans xiv, 14 et x x v i i i , 3). Selon Albright1,
cette tendance à l’archaïsme ferait partie d’un mouvement
plus vaste qui n’apparaît pas seulement en Israël, mais est
commun à tout l’ancien Orient : un retour vers le passé com­
parable à la Renaissance aurait assuré une diffusion et une
1 Cf. le chapitre 5 intitulé « D u Charisme à la Catharsis » dans son ouvrage
De Page de la pierre à la chrétienté.
LES TEXTES d ’ ü GARIT ET LA LITTÉRATURE DE L ’ A.T. 75
interpénétration des anciens thèmes, mouvement dont l’éclec­
tisme d’Ezéchiel d’une part et l’universalisme du Second
Esaïe de l’autre seraient des manifestations.
Il y a sans nul doute une large part de vérité dans ces vues ;
nous ne pensons cependant pas que des contacts à une époque
plus ancienne soient exclus. Nous pouvons supposer que les
textes religieux d’Ugarit étaient diffusés en Phénicie et jusque
dans le nord de la Palestine, puisqu’un témoignage de l’écri­
ture ugaritique a été trouvé dans cette région, et que les sanc­
tuaires, qui étaient également des écoles et des bibliothèques,
étaient les endroits propices à la rencontre des mythes cana­
néens avec les thèmes israélites. Le sanctuaire de Dan à
l’extrême nord du royaume d’Israël a fort bien pu servir de
cadre à l’élaboration d’un syncrétisme qui devait s’avérer bien
dangereux par la suite, encore que la dépendance littéraire
d’Israël par rapport à Ugarit se soit en général alliée à une
grande indépendance dogmatique; dans l’ensemble, nous
dirons qu’ Israël a emprunté les outres aux Cananéens, mais
y a versé un vin nouveau. C’est pourquoi il s’agit de ne pas
se méprendre sur le sens du terme de « Bible cananéenne » 1
qui a été appliqué aux textes de Ras Shamra. Si l’on entend
l’expression dans le sens étymologique d’une collection de
livres, elle se justifie, car la Bible hébraïque et les textes uga-
ritiques constituent dans le Proche-Orient ancien les deux
seuls grands ensembles littéraires. Mais le contenu des deux
«Bibles» reflète toute la différence qui sépare le mythe de
l’histoire et la magie de la religion.

1 C ’est le titre d’un ouvrage consacré aux textes de Ras Shamra par H . E . D el
M edico , Payot, Paris 1950.
C h a p it r e II

L E S T E X T E S E T L ’H IS T O IR E

D U PE U P LE D ’ IS R A Ë L

Au moment du premier déchiffrement des textes, il sem­


blait qu’ils apportaient des révélations sensationnelles sur
l’histoire ancienne des tribus israélites; n’y lisait-on pas les
noms de Terach, d’Edom, du Negeb, de Zabulon, d’Asser
et d’Asdod? Cette identité de la toponymie des grands textes
religieux de Ras Shamra avec celle des traditions patriarcales
de la Genèse amena un certain nombre d’historiens, en par­
ticulier René Dussaud, à voir sous un éclairage nouveau le
passé d’Israël. Terach, dont le nom évoque la lune (en hébreu
yareach) dont il était sans doute un fidèle adorateur, aurait
séjourné dans le sud de la Palestine, et plus particulièrement
dans le Negeb; de là, les Térachites se seraient alors dirigés
vers la Syrie et plus spécialement vers la région d’Ugarit,
tandis qu’une autre branche de cette famille groupée autour
d’Abraham, fils de Terach, serait restée dans le Negeb. L ’on
admet aujourd’hui d’une manière de plus en plus certaine
que le fonds des traditions patriarcales appartient à l’histoire
et ne peut pas être expliqué comme une projection dans le
passé des circonstances contemporaines des rédacteurs qui
les ont mises par écrit; les textes égyptiens d’exécration qui
mentionnent parmi les habitants de la Palestine dès le 19e
l e s t e x t e s e t l ’ h ist o ir e d u p e u p l e d ’ is r a ë l 77
siècle avant J. C. Asher et Siméon, les textes de Mari qui par­
lent d’une tribu nomade des Benjaminites les Bene Yamina,
les textes de Nuzi où au milieu du second millénaire les cou­
tumes juridiques présentaient bien des points semblables à
celles des histoires patriarcales, situent l’époque patriarcale
au sein d’une histoire et d’une chronologie. Il pouvait être
tentant de demander aux textes ugaritiques de venir étayer ces
témoignages. Malheureusement toutes les constructions his­
toriques fondées sur ces textes se sont effondrées, et quelle
que soit notre déception, il nous faut reconnaître qu’ils ne nous
apprennent pour ainsi dire rien sur l’histoire des anciennes
tribus israélites et que la thèse d’un habitat commun des
anciens Israélites et des Phéniciens n’a aucun appui solide.
Grâce à une connaissance plus étendue du vocabulaire uga-
ritique, la plupart des noms propres se sont révélés être des
noms communs, le fameux Terach sur lequel reposait en
grande partie toute la construction est un substantif qui signi­
fie probablement le jeune marié; la comparaison de deux
traductions d’un même texte illustre le changement de lecture
et d’interprétation :
Traduction Virolleaud-Dussaud : «Et Terach fera se lever
la nouvelle lune, il la fera briller pour Sin sa femme, pour
Nikkar sa bien-aimée. »
Traduction J . Gray : « Le nouveau marié apportera le
prix du mariage, brûlant d’acquérir sa femme, oui, d’acquérir
sa bien-aimée 1. »
Dans cette dernière lecture le texte n’a plus aucun lien
avec l’histoire, du moins avec l’histoire d’ Israël; mais cela
ne signifie pas qu’il faille interpréter tous les textes comme des
poèmes entièrement mythologiques ou rituels, sans attache
aucune avec l’histoire. Le poème de Keret sur lequel se sont
fondés les tenants d’une interprétation historique contient

1 Keret i, ioo ss.


7» RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’A.T.

un certain nombre de noms d’ordre géographique dont la


présence s’explique difficilement dans une interprétation
purement mythologique. Il y est question de T yr et de Sidon,
du Negeb et d’Edom, mais cet Udm ne désigne sans doute
pas le pays au sud-est de la Palestine, mais, ainsi que l’ont
suggéré de Langhe, de Vaux et Eissfeldt, une région située
quelque part dans la Palestine septentrionale qui était le
Negeb \ c’est-à-dire le sud pour les gens d’Ugarit, et qu’il
faut rapprocher de VAdam ou Admah mentionné par le livre
de Josué (ni, 16 ; xv, 7 ; xix, 33, 36).
Nous pensons donc que, du moins pour ce qui est du
poème de Keret, ces allusions géographiques nous autorisent
à admettre un fonds d’historicité pour les événements qu’il
rapporte; sur ce fonds sont venus se greffer des éléments
légendaires et typiques par suite de l’usage des textes dans le
domaine rituel; mais malgré certaines analogies de situation,
il paraît difficile de le mettre dans une relation historique avec
les textes de l’Ancien Testament.
Un autre point à propos duquel il pourrait y avoir con­
nexion entre Ugarit et l’histoire d’ Israël est la mention des
Hapiru2. Sans entrer dans le détail de la relation Hapiru-
Hébreux, nous pensons que celle-ci doit être résolue dans un
sens positif, en précisant toutefois que les Hébreux ne sont
qu’une petite partie du groupe des Hapiru. C ’est ainsi que les
Hapiru présents à Ugarit n’ont probablement rien à voir avec les
ancêtres des Israélites. La mention des Hapiru sur une liste
de tributs prélevés par le roi Nqmd nous confirme ce que nous
savions déjà par les textes égyptiens du temps de Ramsès III,
que le mot doit être lu Hapiru, et non pas Habiru, et que

1 L e site pourrait être localisé à Khirbet ed-Damiye, à l’ouest du lac de Tibé­


riade.
2 Tout le matériel relatif aux Habiru se trouve rassemblé dans l’excellent
ouvrage édité par J. B ottéro, Le problème des Habiru, Cahiers de la Société
asiatique, X I I , 19 5 4 ; depuis, de nouveaux documents sont venus se joindre
à ce dossier.

P l . V I I . Plaquette d’ivoire figurant une déesse allaitant deux


jeunes gens (cf. 1 2 8 : 1 1 : 25), d’après Syria 19 54, p l V I I I . p. 5 4
LES TEXTES ET L ’HISTOIRE DU PEUPLE D’ iSRAËL 79
l’étymologie rattachant le mot à la racine 'abar (passer, tra­
verser) doit être abandonnée en faveur de la racine capar, la
poussière. Les Hapiru seraient dès lors les gens de la pous­
sière, les peregrini1, les personnes déplacées, selon M. Ed.
Dhorme. Cependant, les textes d’Ugarit nous montrent que
ces personnes déplacées arrivaient parfois à se sédentariser;
deux listes de villes ( n o : i, 1 1 2 : 12) mentionnent quatre
villes du nom de Halbi ( = Alep) ; il semble plutôt qu’il s’agit
de quatre quartiers de la même ville et l’un de ceux-ci, Halbi
'apirim, était occupé par les Apiru qui évidemment n’y étaient
pas seulement de passage.
La présence du nom Israël à Ras Shamra semble a priori
être un témoignage d’un plus grand poids. En effet, dans un
texte d’ordre administratif, Israël sous la forme Ysril se trouve
mentionné, mais, d’après M. Virolleaud «cet Ysril n’occu­
pait pas une situation particulièrement en vue dans la société
d’Ugarit : c’était un simple employé ou un artisan parmi bien
d’autres » 2. Il n’est donc pas indiqué de voir dans ce nom
une relation avec le peuple d’Israël et encore moins d’y cher­
cher l’étymologie du terme par lequel se désignait le peuple élu.
Si les grands faits de l’histoire d’Israël ne reçoivent aucun
éclairage des textes ugaritiques, il n’en est pas de même de
ceux de la vie quotidienne. Nulle part, sauf peut-être à Mari,
on n’a ramassé sur un même site autant de documents écrits.
Grâce à leur multitude, grâce aussi aux vestiges archéologiques
qui les accompagnent, nous pouvons assister à la vie de cette
cité, son administration, ses guerres, les influences successives
dont son territoire a été le théâtre. Parmi les documents illus­
trant cette vie de tous les jours, citons le traité relatif au trai­
tement médical des chevaux* où nous lisons entre autres
1 Revue historique, 19 54, p. 256-264.
* C f. Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1956,
p. 60-67.
* L e texte hippiâtrique a été publié par V irolleaud dans Syria X V , 19 34,
P- 75-83.
8o RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

choses: «Quand le cheval a une très grosse tête et un très


gros nez, un vieux gâteau et de vieux raisins secs et de la farine
de gruau, tout ensemble dans son nez on versera. » Le gâteau
de raisins secs pressés est nommé plusieurs fois dans l’Ancien
Testament: I Sam, xxv, 18 ; xxx, 12 ; I Chron., xn, 4 1; le
terme dblt se trouve encore mentionné comme le remède
appliqué sur les conseils d’Esaïe au roi Ezéchias souffrant
d’un ulcère (II Rois, xx, 7); c’était vraiment au sens propre
du mot, un remède de cheval !
Sur trois domaines des institutions israélites, les textes
d’Ugarit nous apportent d’utiles et parfois d’intéressantes pré­
cisions, ceux de la royauté, du mariage et des rites funéraires.
Le roi à Ugarit se trouvait à la tête de la société; son
prestige social s’auréolait d’un nimbe religieux et le caractère
divin du roi à Ugarit était assez semblable à ce que nous
constatons dans le monde égyptien. Keret est appelé fils
de El, et son fils à son tour est nourri par les déesses Atirat
et Anat. Mais le roi était aussi l’héritier d’une longue dynastie.
L ’importance de la dynastie est soulignée par ce qu’on appelle
le « sceau dynastique » 1 (pl. vm et fig. 10). On a constaté que
sur les actes royaux figurait toujours le même sceau ; or, d’après
les spécialistes de la glyptique, ce sceau daterait d’une période
probablement antérieure à Hammourabi ; il faut donc supposer
que ce sceau a été conservé pendant plus de cinq siècles et
employé par les dynastes successifs; en voici le texte:

Ia-qa-rum Trad.: Iaqarum


mar ni-iq-ma-du fils de Niqmad
sar u-ga-ri-it roi d’Ugarit

Ce texte est accompagné sur le cylindre d’une représenta­


tion figurée : Le roi est assis sur un siège qui ressemble davan-

1 Description détaillée du sceau royal dans P R U I I I, p. X X X I I I ss.


LES TEXTES ET L ’HISTOIRE DU PEUPLE D’ iSRAËL 8l

tage à un tabouret qu’à un trône; il porte la barbe et une


coiffure semblable à celles de Goudéa et de Hammourabi ; dans
sa main droite, il tient un gobelet qu’il tend au personnage
debout devant lui ; celui-ci tient les mains jointes à hauteur
de la ceinture, position de respect sinon d’adoration ; derrière
lui se tient une déesse intercédante portant la classique tiare
à cornes. Les rois avaient aussi leur sceau personnel, mais
il semble qu’ils préféraient employer le sceau dynastique qui

a V )

1E R

i i __________ _ j

Fig. io. Schéma du sceau dynastique (d’après P R U , I I I , pi. X V I I , fig. 24).

conférait aux actes qu’ils scellaient l’autorité de la tradition.


Ce sceau a été utilisé par tous les souverains d’Ugarit des
14e et 13 e siècles; il souligne le prestige qu’on attachait
dès cette époque à la légitimité et à l’antiquité de la lignée
royale. On voit immédiatement l’importance de cette décou­
verte pour l’Ancien Testament: la dynastie davidique qui a
eu une longue histoire et qui s’est ouverte sur une mer­
veilleuse promesse a eu à Ugarit un antécédent, mais on peut
aussi se demander si David, le fondateur de la dynastie de
82 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’A.T.

Jérusalem, n’a pas joué un rôle analogue à ce Iaqarum. Si à


Ugarit des rois ont pris le nom d’un ancêtre lointain à leur
compte, il est possible qu’en Israël aussi le nom de David ait
été pris dans un sens typique: ainsi lorsque Ezéchiel parle
apparemment du retour de David (xxxiv, 24; xxxvii, 25),
il ne s’agit pas de la croyance à un David redivivus ni de la
venue du Messie, mais simplement de la croyance à l’éternité
de la dynastie; il est probable également que la suscription
le dawid \ de David que nous trouvons en tête de nombreux
psaumes ne désigne pas le roi David, fils d’Isaï, mais le roi
en général dans lequel, en vertu du principe dynastique et
de celui de la personnalité corporative, revivait la personne
de l’ancêtre 12.
Allait-on jusqu’à offrir des sacrifices au roi? Un texte du
poème de Keret pourrait le laisser entendre:
Sacrifie à Keret leur seigneur — sacrifice de Keret votre
maître (col. v, 1. 15 et 1. 28). Mais il est plus vraisemblable
d’entendre ce texte comme un sacrifice organisé par Keret,
ce qui est bien dans la ligne de la religion cananéenne où le
roi, associé aux prêtres, était habilité à offrir des sacrifices.
Le roi était aussi le juge suprême; Keret et Danel siègent à
la porte pour rendre justice à la veuve et à l’orphelin. Ces
textes évoquent immédiatement les passages bibliques qui
nous montrent les rois siégeant sur l’aire — en hébreu et
en ugaritique nous avons le même terme goren — à l’entrée
de la porte (I Rois xxn, 10 ; 11 Chron. xvm , 9), et le passage
de la légende de Keret cité plus haut (p. 52) a une résonance

1 Cela nous autorise à ne pas voir dans le lamed un lamed auctoris, bien que
de bonne heure il ait été interprété comme tel, ainsi que le prouvent les allusions
à la vie de D avid dans plusieurs psaumes. Nous trouvons d’ailleurs dans les
textes ugaridques à plusieurs reprises les expressions IcB a a l ou le Aqhat, ce
qui prouve manifestement que la préposition indique l’appartenance à un recueil
ou la dédicace à une divinité.
1 Sur la personnalité corporative et les relations entre l'individu et la commu­
nauté dans l'Ancien Testament, cf. l’intéressant ouvrage de J . de F raine, Adam
et son lignagey Desclée de Brouwer, 1959.
LES TEXTES ET L ’HISTOIRE DU PEUPLE D’ ISRAËL 83

voisine de celle de certaines apostrophes des prophètes


(par ex. Jér. x x i i , 1-5). Le roi était chef des armées et
l’expédition militaire tentée par Keret dans le Negeb s’accom­
pagne de tous les rites de sanctification, oracles et sacrifices,
qui marquent également dans l’ancien Israël les entreprises
guerrières 1.
Le pouvoir du roi était prolongé par son entourage;
celui-ci avait à son service une aristocratie féodale et il semble
que ce système ait été introduit à Ugarit par des éléments
non sémitiques. Or il est intéressant de remarquer qu’un
régime analogue existait en Israël dès l’époque de Saül qui
se conforme sur ce point à un ordre existant dans les royaumes
cananéens; David est l’exemple le plus illustre de ce type
d’hommes ne dépendant que du roi : I Sam, xiv, 52 ; xvm ,
13 ; xxii, 7 ss.
Il est souvent fait allusion au mariage dans les textes de
Ras Shamra. C ’est encore le poème de Keret qui nous apprend
que le mariage était une affaire plus familiale ou tribale que
personnelle; ce sont les deux familles qui discutent du mon­
tant du prix d’achat. Mais on n’a pas jusqu’à présent trouvé
à Ugarit un code de lois comparable à celui de Hammourabi
ou au Code hittite qui permettrait des comparaisons étendues
avec les législations de l’Ancien Testament. Dans les textes
mythologiques, tout ce qui a trait à l’amour, au mariage,
à la naissance, tient une grande place et bien qu’il faille faire
la part de l’imagination poétique, il est loisible de trouver
dans plusieurs de ces textes la transposition dans le monde
divin de certaines coutumes de mariage: le mystérieux récit
des noces de Yarih et de Nikkal est tout entier un rituel
de mariage. Les formes de mariage à Ugarit étaient multiples,
ce qui tient au caractère cosmopolite de la cité. Le poème de

1 E n Israël les prières et les sacrifices étaient également la condition indis­


pensable des succès militaires (cf. les oracle et prière du roi partant pour la
guerre, Psaumes xx et xxi).
84 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

Keret fait allusion au mariage par rapt au cours d’une expé­


dition guerrière, usage qui est également attesté par l’Ancien
Testament à propos du rapt des filles de Silo par les Benja-
minites (Juges xxi). Mais en général le mariage s’entoure de
garanties d’ordre juridique, ce qui ressort des expressions
de *tt sdqh, épouse légitime, et mtrhtyshrh, femme justement
acquise; le terme de mohar, qui en hébreu désigne le prix
versé par le mari au père de sa future épouse, se rencontre
aussi à Ugarit (cf. texte 77) avec la même signification. La
pratique du lévirat qui veut que le frère du défunt épouse
sa veuve n’est explicitement attestée que dans un seul texte:
« A dater d’aujourd’hui, Arhalbu, roi d’Ugarit, a dit : « Si,
dans l’avenir, moi je meurs, qui Kubaba, fille de Tahan, mon
épouse, de mon frère prendrait (en mariage), que Baal le
noie. Son trône il n’agrandira pas. Sa maison ne florira pas.
Que Baal, maître du mont Hazi, le noie. » ( P R U III, n° 16.144
p. 76). Dans ce texte, le roi s’oppose à toute tentative qui
voudrait enlever la veuve à son beau-frère, mais nous ne pou­
vons pas affirmer, en nous appuyant sur ce seul texte que
ce qui était une règle pour le roi, l’était au même titre pour le
reste de la population.
Les rites funéraires pratiqués à Ugarit n’étaient guère dif­
férents de ceux que l’Ancien Testament et l’archéologie
palestinienne attestent pour Israël. Offrandes alimentaires et
lamentations étaient l’expression de l’attitude faite à la fois
de crainte, de respect et d’indifférence qu’on observait à
l’égard des morts (fig. n ). Plusieurs tombes à Minet el-beida
et à Ras Shamra révèlent la préoccupation de fournir de l’eau
aux défunts; à proximité de plusieurs tombes on a découvert
des puits couverts d’une ou de plusieurs dalles sur lesquelles
étaient posées de grandes jarres, de manière que leur col forme
entonnoir; grâce à une fenêtre aménagée dans la paroi tom­
bale le mort était censé pouvoir accéder à la réserve d’eau
qui se trouvait à côté de sa demeure; ailleurs, les conduites
LES t e x t e s e t l ’ h i s t o i r e d u p e u p l e d ’ is r a ë l 85

d’eau pénétraient à l’intérieur même de la chambre funéraire


faisant parvenir les libations directement au mort \ Le but
premier de ces libations était d’étancher la soif des morts, mais
on peut se demander si elles n’étaient pas également destinées

Fig. 1 1 . Tom be munie de dispositif pour les offrandes funéraires


(d’après Syria, 19 34, fig. 6, p. 119 ).

à provoquer la fertilité du sol : « Verse la jarre à l’intérieur des


champs » dit un texte souvent cité (Anat IV 53) ; dans une
religion où la mort du dieu était nécessaire à la vie de la terre,
il ne serait pas a priori impossible que la mort des hommes
ou du moins de certains d’entre eux, par exemple des rois,1

1 U n important matériel archéologique et épigraphique sur la soif des morts


a été réuni par M . A ndré P arrot, Le Refrigerium dans Vau-delà, Paris, Geuthner,
l 937-
86 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’ A.T.

ait donné naissance à des croyances semblables 1 : le prophète


à qui nous devons l’Apocalypse d'Esaie (chap, xxiv-xxvn)
en affirmant que la rosée de Yahweh sera assez vivifiante pour
réveiller les habitants du Sheol (xxvi, 19) reprendrait, sous
une forme épurée et spiritualisée, le vieux thème cananéen
de la « rosée du ciel, graisse de la terre ».1

1 Des installations analogues à celles d’Ugarit ont été trouvées à Samarie


et semblent témoigner en faveur d'un culte des morts dans certaines limites
(cf. E . L . S ukenik , Arrangements for the Cult o f the Dead in Ugarit and Samaria,
Mémorial Lagrange, 1940, p. 59.
C h a p it r e III

L E S T E X T E S E T L A R E L IG IO N D ’ IS R A Ë L

P a n th éon et M y th o lo g ie

Il y avait à Ugarit un panthéon bien organisé qui est


attesté par plusieurs textes qui parlent de « l’assemblée de la
totalité des dieux », de « la réunion des dieux », de « la totalité
de l’assemblée » et de la « totalité des fils de El ». Parmi les textes
rituels, plusieurs nous donnent des listes de dieux; la der­
nière en date 1 est particulièrement intéressante, puisqu’elle
donne à côté des noms des dieux d’Ugarit leur équivalence
dans la religion mésopotamienne ; c’est ainsi que Yarn est
identique à Tamtu et Resheph à Nergal. Ce panthéon corres­
pond, dans ses grandes lignes, à celui que Philon de Byblos
rapporte avoir été celui de Sanchuniaton. A sa tête se trouvait
le dieu E l 2; à Ugarit comme ailleurs, nous rencontrons ce
nom comme un simple appellatif signifiant dieu et pouvant

1 Cette tablette sera publiée prochainement par M . J . Nougayrol ; on en trouve


les données essentielles dans E . W eidner , Archiv fu r Orientforschung, 18 , 19 57 ,
p. 170.
2 L a figure du dieu E l à Ras Shamra a fait l’objet de deux monographies,
dues à O. E issfeldt , E l im ugaritischen Pantheon ( Verhandlungcn der sâchsischen
Akademie der Wissenschaften, Leipzig, 19 5 1) et à M . P ope, E l in the Ugaritic
Texts, Suppl. V. T., 2, Leiden 19 55.
88 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’ A.T.

désigner n’importe quel dieu. Mais très souvent il est un nom


propre et s’applique au dieu suprême ; des documents toujours
plus nombreux attestent que El était le dieu suprême non
seulement de l’ensemble des peuples cananéens, mais égale­
ment de leurs voisins araméens.
Ugarit ne nous a pas seulement livré des textes importants
pour la diffusion de El, mais encore une représentation figurée
de ce dieu (pi. ix) : il s’agit d’une stèle de calcaire de 0,47 m
de haut, trouvée au cours de la campagne de 1936; le dieu
est assis sur un trône richement décoré, il a une face humaine,
porte une barbe que mentionnent les textes: «T u es grand,
El, tu es sage, ta barbe grise t’instruit» (51 : V : 63); sa tiare
est surmontée de cornes, son vêtement est long et sa main
gauche est levée en signe de bénédiction. Un personnage
— vraisemblement le roi — se tient devant lui et offre des liba­
tions et un sacrifice d’encens; au-dessus du dieu et de son
adorateur se trouve le disque solaire ailé. Cette stèle met
en évidence les diverses qualités de El mentionnées dans les
textes : celles de roi, de père, de taureau, sa bienveillance et
sa sainteté.
Le titre de roi revient assez souvent: 49: I : 8; 5 1 : IV :
24, 39. Le terme mlk signifie primitivement chef et n’est
pas nécessairement lié à un régime royal; aussi l’attribution
de ce titre à Yahweh est-elle vraisemblablement plus ancienne
que l’instauration de la royauté en Israël. L ’appellation îr el>
taureau El, met en évidence la force de ce dieu. Certains textes,
par exemple le poème de la naissance de l’Aurore, montrent
cette force génératrice s’exerçant d’une manière particulière­
ment réaliste. El est miséricordieux et aimable; c’est là pro­
bablement le sens de l’épithète Itpn el dp'd, qui rappelle le
qualificatif donné à Allah, dont le nom n’est lui-même qu’une
variante de El, dans plusieurs sourates du Coran: «Au nom
d’Allah le bienfaiteur miséricordieux. » El est le père, 'ab adam,
père de l’humanité (129-17, 19 ; 5 1 : IV : 47), *ab shnm, père
LES TEXTES ET LA RELIGION D’ iSRAËL 89

des années ou plutôt père de la famille divine 1. Il est le créa­


teur des choses créées bny bnwi. Parmi ses qualités, c’est sa
sagesse qui est plus particulièrement vantée: «T a parole,
ô El, est sage, la sagesse dure éternellement» (5 1: IV : 41).
« Tu es grand par ta sagesse » (51 : V : 4 1); sa sagesse est pro­
verbiale, «ta sagesse est comme la sagesse de El» dit-on à
propos de Kotar, une divinité secondaire (126: IV : 5). L ’on
voit par là que les considérations de l’Ancien Testament sur le
caractère divin de la sagesse ont des racines fort anciennes,
et cela sur le sol où s’est formée la tradition biblique.
Le dieu El a sa résidence à « la source des fleuves » (mbk
nhrm\ expression qu’on peut mettre en relation ou du moins
en parallèle avec la source du jardin d’Eden qui donne nais­
sance à quatre grands fleuves (Gen.y 11, 10). On s’est demandé
s’il fallait situer ce paradis de El dans les profondeurs: dans
ce cas son rôle serait semblable à celui du dieu mésopotamien
Ea qui était le dieu des eaux et de la sagesse, ou au contraire
sur une montagne d’où descendraient les fleuves 2, la mytho­
logie autorisant bien des possibilités géographiques. L ’habi­
tation de El sur une montagne nous paraît la plus probable:
le prophète Ezéchiel rapporte une tradition cananéenne selon
laquelle le jardin d’Eden se trouvait sur une haute montagne
(chap, x x v i i i ) ; d’autre part, la montagne est le point le plus
rapproché du ciel et il est assez normal que, pour pouvoir
exercer la suprématie au sein du panthéon, El devait se trouver
à l’endroit toujours considéré par les Sémites comme le plus
propice à exercer la protection du monde et de l’humanité. Car

1 Cette traduction est contestée par plusieurs auteurs : G insberg (A N E T ,


p. 13 3 ) y voit un nom propre « père de Shunem » ; même opinion chez M . D ahood,
Le antiche divinità semitiche, 19 58, p. 73 ; d’après Aistleitner, Shunem désigne­
rait l’habitation céleste de El.
2 L ’habitation de E l dans les profondeurs est défendue en dernier lieu par
O. K aiser , Die mythische Bedeutung des Meeres in Aegypten, Ugarit und Israel,
19 59, p. 47. M . P ope (op. cit.) localise la demeure de E l à Afca, mentionnée
dans jfosué x m , 4, située entre Byblos et Baalbek à la source du Nahr Ibrahim,
devenu la rivière Adonis dans la tradition phénicienne.
90 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

El a joué le rôle de dieu suprême. Un texte 1 dans lequel cer­


tains voient une invocation, d’autres une incantation, d’autres
une ordonnance sacrificielle, réunit en El toute la potentialité
du divin : El y est non seulement le bn El, fils de El et le Ab
bn El, le père des dieux, il est la totalité du divin.
Faut-il en conclure, comme on a cru pouvoir le faire,
que les autres dieux n’étaient que des hypostases du dieu El,
ou bien doit-on plus modestement y voir un essai de procla­
mer la prééminence du dieu supérieur? La religion cananéenne
était loin d’être monothéiste et ne l’a probablement été à aucun
moment de son histoire; mais on peut fort bien concevoir
qu’il y ait eu un mouvement tendant à diminuer le pouvoir des
autres dieux au profit du seul El, réforme analogue quoique
allant moins profondément que celle d’Aménophis IV en
Egypte; Dussaud a même pensé qu’il pouvait y avoir une
relation entre les deux mouvements réformateurs et que le
culte du dieu Aton avait pénétré jusqu’à Ugarit, en citant à
l’appui de sa thèse le nom d’un des prêtres de la cité qui
s’appelait Ainprln. Il faut cependant remarquer que El,
contrairement à Aton de la religion amarnéenne, n’a jamais
été une divinité solaire, de sorte qu’il est sans doute plus
indiqué de parler de mouvement parallèle que d’influence
directe.
La meilleure connaissance de la figure du dieu El projette
une intéressante lumière sur plusieurs passages de l’Aiicien
Testament où ce dieu se trouve mentionné. C ’est principa­
lement dans les traditions patriarcales de la Genèse que nous
le rencontrons. Bien que ces traditions ne nous montrent pas
une religion cananéenne absolument semblable à celle d’Uga-
rit, mais vraisemblablement à un stade antérieur, il peut être

1 L e texte est le numéro 10 7 du Manual de G ordon. L e genre littéraire étant


difficile à préciser, on ne peut dire s’il s’agit de la réunion en E l de tout le
potentiel divin ou d’hypostases se détachant de lui. Pour la discussion du texte,
cf. E issfeldt , op. cit.y p. 60 ss, et H. R inggren , Word and Wisdomy p. 77 ss.
LES TEXTES ET LA RELIGION D’ iSRAËL 91

considéré comme certain que le dieu El n’était pas une divinité


locale dont le domaine et le pouvoir ne dépassaient pas ceux
d’une pierre, d’une montagne ou d’une cité, mais qu’il était
le grand dieu auquel était attribuées la création et la conser­
vation du monde et de l’humanité. L ’antique ville de Jéru­
salem était vraisemblablement un des principaux centres du
culte de ce dieu : Melkisedeq était d’après Genèse xiv prêtre
du dieu El Elyion, expression que ne doit pas être traduite par
le dieu supérieur, mais par El le dieu suprême, l’adjectif
elyion n’étant que le qualificatif de El. Le qualificatif pouvait
parfois atteindre à une existence indépendante, en particulier
dans l’Ancien Testament où il devient un synonyme de
Yahweh (p. ex. Ps., ix, 3 ; xvm , 14 ; xxi, 8 ; x l v i , 5; l , 14 ;
LXXiii, i i , etc) et dont la traduction par les L X X en OvyioTos
a favorisé la propagande juive en milieu hellénistique.
Aussi convient-il d’envisager les relations entre El et
Yahweh moins sous l’angle de leur opposition que sous celui
de leurs relations et de leurs affinités. Certes Yahweh s’est
substitué à El et dans le panthéon israélite — si l’on peut
employer cette expression — Yahweh occupe le rang princi­
pal, mais cette victoire il ne l’a remportée qu’en faisant bien
des emprunts à ce dieu cananéen. On pourrait même parler d’un
stade de la religion d’Israël caractérisée par l’adoration de El.
Les patriarches, au cours de leurs pérégrinations qui les
amenèrent de Mésopotamie en Canaan, adoraient des dieux
familiaux dont l’activité principale était la protection qu’ils
accordaient à un individu et à sa famille, ainsi que l’a montré
d’une manière particulièrement heureuse Albrecht Alt \ encore
que ces dieux aient sans doute été moins anonymes qu’il ne le
suppose. A leur entrée en Canaan, ils se sont trouvés en pré­
sence du culte du grand dieu El, dont ils ne peuvent pas ne pas
reconnaître la supériorité puisqu’il est le «créateur du ciel
1 Der Gott der Vâter (Beitràge zur Wissenschaft vom A Uen und Neuen Tes­
tament), 19 29, et reproduit dans Kleine Schriften, vol. I, p. 1 ss.
92 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

et de la terre» (Gen.y xiv, 19). Jacob abandonne les dieux


protecteurs de son clan et les considère désormais comme des
dieux étrangers dont il importe de se débarrasser pour adopter
le dieu El qui lui était apparu à Béthel (Gen.y xxxv, 1-4).
Quelques siècles plus tard devait se produire la rencontre
entre le culte de El et celui de Yahweh. Yahweh était le dieu
qui s’était manifesté à Moïse et qui avait prouvé sa puissance
en faisant sortir les tribus israélites d’Egypte; lorsque ces tri­
bus se réunirent à celles qui n’avaient pas participé à l’exode
et qu’ensemble elles formèrent le peuple d’Israël, elles adop­
tèrent toutes Yahweh pour leur dieu (Josué, xxiv), mais dès
ce moment, le yahvisme intégra bien des éléments du culte
de El, en particulier le rôle créateur, la sagesse et l’universa­
lisme, et lorsque plus tard David fit de Jérusalem la capitale
du royaume, les traditions sur El Elyion qui s’y étaient main­
tenues vinrent se verser au patrimoine religieux d’ Israël.
Cette fusion de Yahweh et de El se fit d’autant plus facilement
que, en terre de Canaan du moins, El avait cessé d’être un
dieu actif et que les traditions mythologiques qui le concer­
naient n’étaient plus actualisées dans des rites 1.
Si la religion d’Israël a pu sans danger d’altération assumer
la majeure part de l’héritage de El, il n’en a pas été de même
de la religion de Baal, dieu qui a pris la succession de El, du
moins dans la pratique cultuelle courante. Pour ce dernier,
le matériel iconographique est plus riche que pour le dieu El :
une des représentations les plus réussies est celle du Baal au
foudre 2 (pl. x). Il s’agit d’une stèle de calcaire blanc de 1,42 m
de haut, 0,47 m de large et de 0,28 m d’épaisseur. M. Schaeffer
estime, en s’appuyant sur le détail de la statue et sur le contexte
archéologique, qu’elle remonte à l’an 1800 environ. Comme
les détails iconographiques s’accordent avec les données des

1 Cf. E issfeldt , E l und Jahweh dans Journal o f Semitic Studies, 1956, p. 25.
2 C f. S chaeffer , Ugariticay II, p. 1 2 1 - 1 3 0 et A . P arrot, Le Musée du
Louvre et la Bible, p. 5 4 -55.
LES TEXTES ET LA RELIGION D’ iSRAËL 93
poèmes mythologiques, on peut supposer que ces derniers,
dont la rédaction actuelle n’est pas antérieure au 14e siècle,
remontent à une antiquité plus reculée. Bien que cette stèle
manifeste l’influence de l’Egypte, elle n’en présente pas moins
les traits distinctifs des artistes syriens car « tout en inspirant
les artistes d’Ugarit, l’art des pays voisins n’y étouffait pas les
talents locaux ». Le dieu, au profil sémitique pur, porte une
longue barbe pointue et taillée avec soin ; le casque hémisphé­
rique se termine par une longue pointe; à l’avant du casque
prennent naissance deux grandes cornes, les cheveux tombent
en mèches se terminant en spirale. A la ceinture, le dieu porte
un poignard dont la forme ressemble à celui qui figure sur
certains monuments hittites; son costume se compose d’un
pagne d’étoffe rayée couvrant le bas du corps; le vêtement
couvrant la partie supérieure est absent ainsi qu’il sied à
un personnage en position de combat. En plus du poignard
fixé à la taille, le dieu brandit de sa main droite une massue,
et dans sa main gauche il tient une lance qui présente des
ramifications semblables à celles d’un arbuste. Il est clair
que cette lance figure la foudre, mais l’éclair n’est pas seule­
ment menaçant, il est le signe annonciateur de la pluie qui
assure la fertilité du pays; c’est pour cette raison sans doute
que le haut de la lance a l’aspect d’une plante symbolisant
la végétation dont l’envoi de la foudre est l’indispensable
condition. Le bas de la stèle est formé par un double socle sur
lequel sont gravées des lignes ondulées; on peut supposer
que la rangée supérieure représente les montagnes du haut
desquelles — puisque leur sommet se confond avec le ciel —
Baal fait retentir sa voix, et que la seconde figure soit les fleuves
soit les vagues de la mer sur lesquels Baal a remporté sa pre­
mière victoire. Le personnage qui se tient debout devant
Baal et dont la taille n’atteint que le cinquième de celle du
dieu, est, en raison de la corrosion de la pierre, assez difficile
à déterminer ; selon toute vraisemblance, il s’agit d’un prince,
94 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L A.T.

du dynastc local d’Ugarit qui entend par cette position reven­


diquer la protection du dieu dont il est le fils.
L ’accord de la représentation figurée avec les données des
textes est remarquable. Les cornes qui émergent du casque
du dieu sont des cornes de taureau ; or le taureau est l’emblème
de Baal, bien que les représentations thériomorphiques se
bornent aux textes et que toutes les images retrouvées jusqu’à
présent le représentent sous des traits humains. Baal aime
une génisse et couche avec elle dans les prés (67: V : 17);
cette génisse étant probablement identique à la déesse Anat;
« avec ses reins il pousse sa corne », dit un autre texte (75 : II :
40) et un autre plus connu encore: «U n taureau est né à
Baal, un jeune taureau au chevaucheur des nuées » (76 : I II :
36). D ’autres fois, il est question de la voix de Baal: «Baal
donne sa voix» (5 1: V I I : 29), expression qui se trouve au
Psaume xxix et dont nous avons déjà signalé les ressemblances
littéraires avec Ugarit. Le trait commun aux représentations
et aux descriptions de Baal, c’est son aspect combattant;
ce combat s’exerce contre la mer et contre ce qui menace la
vie sur la terre.
Le texte le plus explicite au sujet de la lutte de Baal contre
la mer, le dieu Yarn, est celui qui porte dans l’édition de
Gordon le numéro 68. Après avoir réduit à néant son adver­
saire à l’aide de deux massues qui sont presque deux hypos­
tases, Baal est proclamé roi; d’autres textes y font allusion,
Il paraît probable que le thème de la lutte de Baal contre les
eaux a été éclipsé par celui de son conflit avec Mot et que dans
la religion telle que la révèlent nos textes, il n’était plus au
centre des préoccupations immédiates. L ’ennemi aquatique
avait plusieurs noms: les textes parlent du serpent tortueux,
du monstre aux sept têtes, de Tannin, de Lotan; la plupart de
ces noms et qualificatifs se retrouvent dans les textes bibliques
et nous avons déjà signalé la similitude entre 67: I : 1-3,
27-30 et Esaïe, xxvii, 1 ss ; dans ce dernier passage, le mythe
Pl. I \ . Stele du dieu Kl, d'après Synu 1 1)37, pi. X \ II. p. SS
les textes et la r e l ig io n d ’is r a ë l
95

se situe dans un contexte nettement eschatologique, inconnu


aux textes ugaritiques; la transposition du mythe sur le plan
de l’eschatologie laisse entendre que la victoire de Yahweh
sur la mer, aux origines, n’avait pas été totale et demandait un
achèvement, bien que ce combat ait été dur et le triomphe
réel:
« Par ta force tu as chassé Yarn, tu as fracassé les têtes des
Tanninim au-dessus des eaux, tu as brisé les têtes de Lévia­
than, tu l’as donné en pâture aux animaux du désert» (Ps.y
l x x i v , 13-14).

« Suis-je Yarn ou Tannin, demande Job à Dieu, pour que


tu poses une garde contre moi?» (Jo b , vu, 12).
Dans ces deux derniers passages le mot Yarn est écrit sans
article et traité comme un nom propre derrière lequel nous
reconnaissons le dieu Yarn, l’ennemi de Baal. On peut aussi
se demander si, dans un autre passage du livre de Job (ni, 8),
le mot yom = jour ne doit pas être lu y am = mer, à cause de
la mention parallèle de Léviathan, Job demandant dans son
désespoir que sa vie retourne au chaos symbolisé par Yarn
et Léviathan. On connaissait donc en Israël une victoire de
Yahweh sur Léviathan, le Lotan d’Ugarit, c’est-à-dire la Mer,
mais l’Ancien Testament nous montre que cette tradition a
été soumise à une démythologisation toujours plus poussée:
au Psaume C IV , 26, le Léviathan, qui n’a pas été tué aux ori­
gines, mais simplement dompté, est un jouet servant à l’amu­
sement de Yahweh et dans^M, X L , 25, le Léviathan est passé
du domaine de la mythologie à celui de la zoologie et est devenu
le crocodile. Malgré cette démythologisation, l’Ancien Testa­
ment n’ignore pas que la mer, élément provenant du chaos
originel, fait peser sur la création une menace qui ne dispa­
raîtra qu’avec la création des nouveaux cieux et de la nouvelle
terre « où la mer ne sera plus » (Apoc., xxi, 1). Il s’agit mani­
festement d’un mythe cosmique, mais non d’un mythe cosmo­
gonique ; à Ugarit du moins, le mythe ne se situe pas au début
7*

Pl . X . Stèle du Baal au foudre, d’après Ugar. II, pi. X X I V . p. 92


96 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

de toutes choses, car, ainsi que cela a été justement souligné,


au moment où le dieu Yarn fait demander qu’on lui livre
Baal, les autres dieux sont assis à manger, ce qui indique qu’ils
vivent dans un monde déjà organisé et qui produit de la
nourriture Il est d’ailleurs fort probable que d’autres élé­
ments ont inspiré ce mythe ; on a pensé que ce mythe reflétait
le conflit des gens d’Ugarit avec les peuples de la mer, sym­
bolisés par Yarn; d’autres ont opté pour une explication
géographique et pensé aux assauts extrêmement furieux que
livre la mer contre la côte, en particulier au début de l’au­
tomne. Il nous paraît vraisemblable que des motifs divers
sont à la base de ce mythe et que dans l’application de ce mythe
la prédominance a été assurée tantôt par l’un tantôt par l’autre2.
Un autre résultat de ces parallèles ugaritiques pour l’étude
de l’Ancien Testament est de montrer que les parallèles
mésopotamiens pour le thème de la lutte de Yahweh contre
les eaux, tels que la lutte de Marduk contre Tiamat, doivent
passer au second plan ; mais, de toutes façons, il faut souligner
qu’Israël a donné à ce thème une expression sut generis qui
interdit d’y voir le simple décalque d’un modèle étranger.
A Ugarit, comme dans l’Ancien Testament, le résultat de
cette lutte contre la mer, c’est la proclamation du vainqueur
comme roi ; voici en quels termes est intronisé Baal : « Voici
ton ennemi, ô Baal, voici ton ennemi, tu le frapperas, voici,
tu vaincras tes adversaires, tu recevras ton royaume éternel »
(68, 4 ss). Quant à la royauté de Yahweh nous citerons le
Psaume xcm :

«Yahweh est roi; il s’est revêtu de majesté


il s’est ceint de force.

1 Ph. Reymond, V eau , sa vie et sa signification (Suppl. V .T . 6), p. 1 9 1.


2 L es assauts de la mer contre la côte syrienne prennent parfois des proportions
très violentes allant jusqu'à arracher une partie de la terre ; à Byblos l'écroulement
par les vagues d’un pan de falaise provoqua en 19 22 la découverte de la nécro­
pole royale.
d ’i s r a ë l
les textes et la r e l ig io n
97
Oui l’univers est ferme, il ne chancelle pas.
Ton trône est établi dès les jours anciens.
Tu es dès l’éternité.
Les fleuves ont élevé, Yahweh,
les fleuves ont élevé leur voix,
les fleuves ont élevé leur bruit,
plus que la voix des grandes eaux,
que les magnifiques vagues de la mer,
Yahweh est magnifique dans les hauteurs. »

Yahweh est roi, parce qu’il a remporté la victoire sur les


eaux. Mais la tradition israélite rattache la victoire de Yahweh
et sa royauté à un événement de l’histoire, la sortie d’Egypte ;
un chant célébrant cette délivrance unique se termine par ces
mots: «Yahweh est roi à tout jamais» (Ex.y xv, 18). Les
éléments mythiques sont nettement historicisés ; il n’en demeure
pas moins que la victoire qui fait de Yahweh le roi reste tou­
jours une victoire sur les eaux.
Sa grande fortune, Baal la doit à son rôle de dispensateur
de la vie sur la terre. En Canaan, comme dans tout pays au
climat subtropical, la vie sur terre dépend de la pluie. Que les
cieux refusent la pluie et c’est la sécheresse, la famine et la
mort. Ce bienfait de la pluie qui produit les récoltes, les habi­
tants d’Ugarit l’ont exprimé et idéalisé dans le mythe de Baal.
Lorsqu’il paraît, chevauchant sur les nuées, les cieux en
envoyant la pluie « font pleuvoir la graisse » et le pays ruisselle
de lait et de miel (49: I I I : 12-13). Mais comme en Palestine
et en Syrie le principal produit du sol a toujours été le blé,
le mythe de Baal s’est en quelque sorte concrétisé dans le
grain de blé. Le grain de blé, c’est Baal, mais la mise en terre
de ce grain, c’est l’œuvre du dieu ennemi, Mot, qui, ainsi que
son nom l’exprime, met à mort le grain, de sorte que Baal
se trouve éclipsé jusqu’au moment de la moisson ; alors Mot,
c’est-à-dire le blé mûr, est brisé broyé, et le principe de vie,
98 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’A.T.

détenu par Baal, se trouve à nouveau libéré et prêt à recom­


mencer un nouveau cycle. L ’alternance des saisons présentée
comme la lutte de deux divinités et par la mort et la résurrec­
tion de la divinité principale est un thème commun à toutes
les religions à fondement naturiste et nous le retrouvons à la
base des mythes d’Osiris, de Tammuz et d’Adonis. Il se peut
cependant qu’en Canaan, comme ailleurs, des considérations
moins prosaïques que l’alternance des saisons aient été liées
à ce mythe et qu’on y ait vu le prototype de la vie humaine
promise elle aussi à la mort et à la résurrection. La procla­
mation et la représentation solennelle de la mort et de la résur­
rection du dieu ne devaient pas laisser indifférents les fidèles
quant à leur propre destinée. Il est vrai que les textes d’Ugarit
n’en disent rien et que l’espérance d’une vie après la mort
ne semble attestée ni par les textes ni par l’archéologie funé­
raire; on peut dégager des conclusions plus positives d’un
passage du prophète Osée où ce dernier cite, sans l’approuver,
une croyance à la résurrection qui pourrait bien avoir son
origine dans les cultes agraires cananéens:
« Allons, retournons vers Yahweh, car il nous a déchirés,
pour qu’il nous guérisse, s’il frappe, c’est pour qu’il nous
panse. Il nous fera revivre après deux jours; au troisième
jour, il nous ressuscitera et nous revivrons devant lui » (Osée,
vi, 1-2). Ces paroles que le peuple répétait avaient proba­
blement cours dans le culte de Baal, et le prophète les cite
pour montrer que dans la religion de Yahweh les choses ne se
passent pas aussi facilement que dans les cultes naturistes:
seule l’obéissance du cœur mérite la grâce de Yahweh.
De toutes façons, ces croyances cananéennes dénuées de
caractère eschatologique, ne peuvent servir à expliquer la
naissance en Israël, à une époque plus tardive, de la foi à la
résurrection des morts. A défaut de résurrection, on deman­
dait peut-être à Baal la guérison des maladies; dans un récit
qui fait partie du cycle des traditions groupées autour du
LES TEXTES ET LA RELIGION D’ iSRAËL 99

prophète Elie, le roi Achazia tombé malade s’adresse au dieu


d’Eqron appelé Baal Zebub, c’est-à-dire Baal des mouches,
mais on peut se demander s’il ne convient pas de lire Baal
Zebul, le prince Baal, titre qui est souvent donné au grand
dieu dans les textes d’Ugarit et dont l’influence a pu s’étendre
tout le long de la côte syro-palestinienne (II Rois, I, 1-4)
et c’est le même dieu que nous retrouvons dans le Nouveau
Testament, dégradé au rang de prince des démons sous le
nom de Beelzebul (Matt., x, 25; Marc, ni, 22; Luc, xi,
15-18).
Les deux aspects du Baal combattant ne sont nullement
contradictoires, ils sont bien plutôt solidaires : lorsque la mer
est déchaînée, ce qui est le cas au début de la saison d’hiver,
ce phénomène annonce des pluies particulièrement abon­
dantes, mais pour que ces pluies puissent exercer leur action
régulière et fertilisante, il importe que les tempêtes et averses
diluviennes aient pris fin; c’est cette succession normale et
complémentaire de phénomènes naturels que le mythe dra­
matise en les présentant comme une lutte.
Le problème de la résidence de Baal a également certaines
implications bibliques; dans les textes, elle est désignée par
le terme de spn, en hébreu saphon, qu’on traduit d’ordinaire
par le nord, par exemple 5 1 : IV : 19 ; V : 1 1 7 ; 49: I : 28, 34
(Anat, I, 21-22). Baal était parfois défini par le nom de sa
résidence : c’est ainsi que Baal Spn figure parmi les dieux garan­
tissant le traité conclu entre le roi de T yr et le roi d’Assyrie
Assarhaddon (681-669); que ce nom ait eu des attaches par­
ticulières avec Ugarit ne peut être mis en doute depuis la
découverte à Ras Shamra d’une stèle qui lui est expressément
dédiée. D ’Ugarit, ce nom a pris un grand rayonnement puisque
nous le trouvons appliqué à une localité, en Egypte, men­
tionnée parmi les étapes des Israélites lors de leur sortie
d’Egypte: Ex. xiv, 2, 9; Nbr., xxxm , 7. La présence de
ce nom à cet endroit prouve l’extension prise à haute époque
10 0 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’A.T.

déjà par les cultes cananéens dans tout le bassin méditerranéen.


Dès 1932 M. O. Eissfeldt avait proposé d’identifier le Spn
avec le Djebel el-Aqra, la montagne chauve, qui se dresse
au nord d’Ugarit et dont le nom grec Kécaios était la trans­
cription du hurrite H a-zi1. Bien que cette montagne fût située
au nord géographiquement, le sens premier de spn semble plu­
tôt être celui de ciel nuageux 2, les nuages, formant en quelque
sorte le lien entre les montagnes et le ciel, étant le lieu par
excellence d’où Baal pouvait faire retentir sa voix. Lorsqu’il
s’agit de la résidence d’une divinité, la géographie prend bien
vite une coloration mythique et celle-ci est plus sensible dans
les textes bibliques dont les auteurs n’avaient pas devant les
yeux les sommets du Casios (pl. 1 et xi). Au Psaume l x x x i x
où le Saphon est mentionné à côté du Thabor et du Hermon
(v. 13, lire le Saphon et non le nord), le sens géographique est
encore apparent, mais quand Esaïe parle de la montagne des
dieux à l’extrémité du Saphon située au-dessus des étoiles
(Es., xiv, 13), il pense à quelque lointain et inaccessible Olympe.
Quant au Psaume x l v i i i , 2, il parle de Jérusalem comme
située à l’extrémité du Saphon, donnant ainsi une nouvelle
expression géographique et historique conforme au yahvisme
à un thème emprunté à une mythologie étrangère. La seule
résidence divine, c’est Jérusalem, ce qui signifie que Yahweh
a détrôné Baal, que Jérusalem a vaincu Ugarit. Et il est pro­
bable que lorsque le prophète parlait de la montagne de
Sion qui à la fin des temps s’élèverait au-dessus de toutes les
autres collines (Es., I l , 1 ss; Mich., IV , 1 ss), il pensait non
seulement à un miracle de la nature, mais à la supériorité de
Yahweh sur les autres dieux et plus spécialement sur ceux qui,
groupés autour de Baal, constituaient le panthéon cananéen.

1 B aal Zaphon, Zeus Kasios und der Durchzug der Israeliten durchs Rote M eer,
Ï932-
2 Cette traduction qui a été proposée par J. de S avignac convient particu­
lièrement bien pour des textes comme Job xxvi, 7 et E z. 1, 4 (V .T . 19 53 , p. 95 ss).
les textes et la r e l ig io n d ’is r a ë l io i

El et Baal nous apparaissent comme deux grands dieux,


l’un et l’autre doués de pouvoirs universels. Le seul fait qu’on
ait pris l’habitude de les désigner par des noms qui étaient
primitivement des titres, le Fort et le Seigneur, avant de deve­
nir des noms propres, prouve qu’ils étaient autre chose que
la divinisation d’un objet ou d’une force de la nature. El repré­
sente la force transcendante, telle qu’elle se manifeste dans la
création de l’univers et dans le maintien de l’ordre social;
Baal c’est la force immanente, la vie qui se manifeste dans
la nature sous la forme de la végétation et dans le monde
des êtres vivants par la puissance génératrice. Reconnaître
la grandeur de cette religion n’est pas en méconnaître les
limites : ce qui manque à cette religion, c’est un dieu qui se
révèle aux hommes comme une volonté sainte et jalouse à
laquelle ils doivent se soumettre et qui les engage dans une
histoire qui les sorte du cycle désespérant de l’éternel recom­
mencement.
Parmi les autres divinités ugaritiques qui ont quelque
résonance biblique, mentionnons le dieu Mot, dieu de la
chaleur qui dessèche la végétation ; là encore le mythe a opposé
ce qui dans la réalité naturelle est complémentaire, car il est
évident que la chaleur de l’été est aussi nécessaire à la végé­
tation que la pluie. Le nom de ce dieu est de la même racine
que le terme qui en hébreu et en ugaritique désigne la mort.
Il est assez normal de supposer que ce nom ait été choisi,
parce que la chaleur pouvait être comparée à une mort de la
végétation ; on peut même admettre que les passages bibliques
où la mort est présentée comme une puissance personnelle sont
une réminiscence de ce dieu cananéen. Habacuc parle de la
Mort qui n’est jamais rassasiée (il, 5) et Jérémie (chap, ix) parle
de la Mort qui est montée par les fenêtres et entrée dans les
palais, dans un contexte où il est question du « pays brûlé
comme le désert» (v. 9 et 11) et du culte des Baals (v. 12).
Enfin la racine mot pourrait être un élément théophore dans
102 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’A.T.

les noms de lieux de Hatsarmaweth (Gen. x, 25) et de Azma-


weth (.Néh., vu, 2 8 )1.
Les déesses à Ugarit ont une personnalité moins accusée
que les dieux, de sorte que leurs attributions passent assez
facilement de l’une à l’autre. Lorsqu’elle est la parèdre du
dieu, comme c’est le cas le plus fréquent, la déesse joue
le rôle effacé et soumis qui reflète la condition de la femme
dans la société antique. L ’épouse de El est Atirat, appelée
souvent Atirat y am, ce qui signifie peut-être celle qui marche
sur la mer; créatrice des dieux, ses fils sont au nombre de
soixante-dix, mais Baal ne figure pas parmi eux ; c’est pour­
quoi sa mort remplit de joie la déesse qui s’empresse de le
remplacer par un de ses fils à elle. Le nom de cette déesse
figure dans l’Ancien Testament sous le nom de *asherah
souvent associé à Baal (I Rois, xvm , 19 ; II Rois, xxm , 4;
II Chron.y xxxm , 3), ce qui semble dénoter une connaissance
plutôt vague du mythe ugaritique ; mais les deux noms étaient
souvent des noms génériques pour désigner l’ensemble des
divinités cananéennes ; dans d’autres passages asherah désigne
un objet sacré, probablement un pilier de bois dressé à côté
de l’autel (Juges, V I, 25, 28, 30; II Rois, xvm , 4); ce pilier
semble être un substitut de l’arbre sacré qui devait être le
symbole principal de la déesse2.
La déesse 4Attrt qui correspond à l’ Ishtar babylonienne
tient une plus grande place dans les textes cultuels que dans
les poèmes mythologiques; elle est appelée shm ba'al (127156),
titre qui rappelle les spéculations de l’Ancien Testament sur
le nom de Yahweh qui pouvait dans certaines circonstances
1 L e passage d'Osée: a Où sont tes pestes, ô M o t» (xm , 14) ne contient
probablement pas d’allusion au dieu ugaritique, celui-ci n’envoyant jamais
de maladies.
* L e nom a d’abord été celui d’une déesse ; l’arbre sacré étant sans doute son
principal symbole, on en vint à donner son nom au symbole, ce dernier subis­
sant lui aussi une simplification, se trouvant réduit à un vulgaire pilier de bois.
L à encore les découvertes d’Ugarit apportent la solution d’une question qui a
donné pas mal de souci aux exégètes.
les textes et la r e l ig io n d ’is r a ë l 10 3 '

jouer un rôle indépendant comme l’ange et la face. Le mono­


théisme hébreu ne pouvait en effet recourir à la solution facile
de la différenciation sexuelle des dieux pour expliquer la pré­
sence et l’action multiples de Yahweh.
C ’est incontestablement la déesse Anat qui a la plus forte
personnalité; associée à Baal, elle est davantage son amante
que son épouse. Portant l’épithète de btlt, vierge, elle est du
type des déesses généralement représentées nues qui, conce­
vant sans enfanter, symbolisent la permanence de la fécon­
dité; ses statuettes ou plaquettes la montrent debout sur un
lion et tenant dans une main un lys dans l’autre une paire
de serpents, le premier symbolisant le charme, le second la
fécondité. Les textes d’Ugarit connaissent bien ces deux
aspects de la déesse, l’aspect sensuel s’avérant parfois com-
battif, en particulier lors de la guerre et du carnage auquel
elle se livre pour ramener à la vie son amant disparu. La place
importante qu’elle occupe dans le panthéon d’Ugarit lui vaut
de remplir un rôle de médiation; elle apparaît comme la
messagère des dieux qu’on représente parfois munie d’ailes:

Fig. 12. Cylindre représentant une déesse ailée, probablement Anat,


assise sur un taureau et tenant un lion en laisse
(d’après Ugaritica II, fig. 4, n° 3).
104 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’ A.T.

« Elle lève l’aile, la vierge Anat, elle lève l’aile et de tourner


en volant » (76 : II : 10 ; cf. fig. 12). Son nom signifierait, d’après
une hypothèse assez plausible de M. Albright1, celle qui
répond, le signe ou la volonté agissante des dieux, sorte d’hy-
postase de Baal. Le culte de cette déesse a de bonne heure été
diffusé en dehors de la région syrienne; dès 1700, Anat est
connue en Egypte où elle a peut-être été introduite par les
Hyksos. Elle figure également dans le panthéon de Mari.
On doit donc à priori s’attendre à la rencontrer en terre pales­
tinienne : un personnage du temps des Juges s’appelle Shamgar
ben Anat (Juges, ni, 31 ; v, 8), un endroit situé dans le terri­
toire de la tribu de Nephtali s’appelle Beth Anat (Jos. xix, 38 ;
Juges, 1, 33) et la patrie de Jérémie, Anatot, est encore une
réminiscence du culte de cette déesse. Lorsque les Juifs de
la colonie militaire d’Eléphantine, en Haute-Egypte, tentèrent,
dans une poussée de syncrétisme, de donner à Yahweh une
déesse, parèdre, leur choix se porta sur Anat qui devient Anat
Yahu et Anat Bethel.
D ’autres noms divins ont laissé des traces dans l’Ancien
Testament. Dans une élégie satirique sur le roi de Babylone,
Esaïe le fait apostropher en ces termes par les habitants du
Sheol : « Comment es-tu tombé des cieux, Helal fils de Sha-
char?» (Es.y xiv, 12 ss); les textes ugaritiques nous per­
mettent d’éclairer le contexte de cette évidente allusion à
un mythe: Shachar est, avons-nous vu, un fils de El et les
passages de l’Ancien Testament où l’aurore est présentée
comme une personne en sont une réminiscence: A m o s , IV ,
13 ; J o b , ni, 9 et xxxviii, 12 («As-tu fait connaître à l’Aurore
sa place? »). Quant à Helal, le brillant, on a pensé au croissant
lunaire ou à la planète Vénus; il serait alors identique à une

1 Se rattachant à la racine V/, temps, destinée, *Anat signifie le signe, la mani­


festation d’une intention, la volonté active, et plus spécialement la volonté active,
hypostasiée de Baal (cf. W . F . A lbright , Die Religion Israels im Lichte der archâo-
logischen Ausgrabungen, 19 56, p. 2 17).
les textes et la r e l ig io n d ’is r a ë l 10 5

divinité masculine qui, à Ugarit, porte le nom de ‘A tta r1, qui


est le même nom que Ishtar, et qui apparaît comme le con­
current et le remplaçant éventuel de Baal dont il s’avère
cependant incapable de tenir la place. Même s’il n’est pas
absolument évident que le mythe de Helal soit la suite de celui
de ‘Attar, il est certain qu’à Ugarit comme dans le mythe
auquel se réfère Esaïe xiv, il est question d’un dieu qui
pousse son orgueil jusqu’à prétendre à la souveraineté céleste.
Dans sa célèbre satire sur le roi de Tyr, le prophète Ezéchiel
(chap, xxvm ) fait allusion à un mythe sinon identique, du
moins analogue : derrière le roi qui se prend pour un dieu,
il y a la figure d’une divinité secondaire qui s’est insurgée
contre le dieu supérieur. La reconstitution de ces mythes n’est
pas simple et l’état actuel de notre documentation ne permet
guère d’en saisir tous les contours; en outre, les mythes ont
eux-mêmes subi des transformations et reflètent le mélange
et les variations de populations qui se sont succédé à Ugarit.
Le dieu Shalem 2 dont la naissance est à Ugarit associée
à celle de Shachar figure dans le nom de Jérusalem qui signi­
fie vraisemblablement fondation de Shalem; au temps d’El
Amarna, il y avait dans la contrée de Jérusalem un temple
dit Beth Shulman, ce dernier nom n’étant qu’une variante
de Shalem. El et Shalem adorés à Jérusalem au temps
d’Abraham, Shalem fils de El à Ugarit, ce sont là des coïnci­
dences qui méritent d’être prises en considération. Le dieu
Resheph apparaît à Ugarit comme une puissance destructrice;
1 Selon G aster ( Thespis, p. 126) et D river (Can Myths... p. 20) ‘Attar
serait le génie de l’irrigation artificielle — le sol ainsi arrosé s’appelant en arabe
'attari — ; le mythe voudrait montrer que ‘Attar (l’irrigation artificielle) est
incapable d’assurer le rôle de Baal (pluie). Selon une opinion plus vraisemblable
fortement étayée par M . A . C aquot, ce dieu ’Attar, dont le nom est le même
que celui d’ Ishtar, est une divinité céleste, mais trop inactive pour être efficace.
C f. Syria, 19 58 , p. 45.
2 L e dieu Salim était connu à Jérusalem à l’époque d’E l Amarna, puisque
dans une lettre (290 II 14 ss), Abdi-hipa, roi de Jérusalem, annonce au pharaon
que Bit Shulmani a fait défection; Shulman est une nuance linguistique de
Shalem.
IOÔ RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

c’est lui qui ravit au roi Keret un sixième de sa famille; un


texte récent qui donne les équivalences babyloniennes des
divinités ugaritiques l’identifie avec Nergal, le dieu babylo­
nien des enfers; mais sa présence comme élément théophore
dans des noms propres comme Bn Rshpy et Rshphab permet
de supposer que son rôle néfaste était doublé ou contre­
balancé par un aspect bienfaisant ; ce dernier semble être devenu
dominant dans la religion phénicienne telle qu’elle apparaît
dans les textes de Karatepe au 8e siècle avant J. C. où Rshp
sprm est le dieu qui donne paix et prospérité; et son asso­
ciation avec Shalem dans la divinité Resheph Shulman men­
tionnée par un texte égyptien de la 18e dynastie 1 semble avoir
laissé dans l’ombre le dieu destructeur. Bien que dans l’Ancien
Testament Resheph soit dégradé au rang de flèche, trait enflam­
mé, épidémie, peste, sa personnalité est encore nettement
discernable dans des textes tels que Cant., vin, 6 ; Hab., m , 5 ;
Ps., [l x x v i i i , 48; Deut. x x x i i , 24 et, chose remarquable, la
polarité du dieu y est maintenue, puisque les traits enflam­
més de l’amour (Cant., vin, 6) ne sauraient être considérés
comme une manifestation de puissances adverses comme c’est
le cas dans les autres passages. Nous ne sommes guère ren­
seignés sur la diffusion de son culte en Palestine, mais il est
assez couramment admis que le dieu Mekal auquel une stèle
du sanctuaire de Beth Shean était consacrée, n’était qu’une
variante de Resheph. La constatation que nous avons faite
à propos de Baal, que l’essence de la vie ne peut être
exprimée qu’au moyen d’oppositions, nous la refaisons pour
Resheph qui à un certain moment a dû s’assurer une place
de choix au sein du panthéon.
Le dieu Dagon était le père de Baal, et nous avons vu
qu’un temple lui était consacré ; c’est dire l’importance qu’on
lui attribuait, même si son illustre fils l’éclipse à peu près

1 Cf. le texte dans A N E T , p. 250.


LES TEXTES ET LA RELIGION d ’ ISRAËL IO7

complètement dans les grands textes mythologiques; son


culte dont M. Dhorme a décrit les « avatars » 1 remonte au
moins au milieu du troisième millénaire et était répandu tout
le long du croissant fertile qui marque la zone d’expansion
des peuples sémitiques; dans l’Ancien Testament, il est
devenu le dieu des Philistins, adoré à Gaza et à Asdod, ainsi
qu’à Beth Shean occupé par les Philistins (jfug., xvi, 2 3;
I Sam. V, 2 ; I Chron.y x, 10 ). La tradition qui en fait un dieu-
poisson ne représente que le dernier stade de l’évolution;
c’est même plutôt une évolution secondaire, alors que la
nature véritable du dieu est encore reconnaissable dans le
substantif dagan, le blé (Nbr.y xvm , 27; Os. xiv, 8; Ps.,
l x v , 10 , etc); le dieu disparu reste présent dans la chose

qui faisait sa raison d’être 2.


Le dieu Horon dont la malédiction est appelée sur Keret
(12 7: 55) était un dieu terrible qui a assez tôt émigré en Egypte,
si bien que l’on peut se demander si la divinité qui figure
dans les localités de Beth Horon, aux environs de Jérusalem
(jfos., xvi, 3, 5 ; xx, 22), remonte à des souvenirs cananéens
ou à des influences exercées par l’Egypte.
Le dieu Yahweh faisait-il partie du panthéon d’Ugarit?
La question a été soulevée et, comme l’on pouvait s’y attendre,
elle a donné lieu à un débat animé. A vrai dire, la base sur
laquelle on se fonde est assez fragile. Le texte en question
(Anat X : 13-14) est la conclusion d’un passage présentant de
nombreuses lacunes et dont le sens est difficile à discerner.
Le contexte traite de la construction d’un palais pour le dieu
Yarn et soudain El annonce que le nom de son fils — il s’agit

1 L ’étude de Dhorme a paru dans le R H R 1950, p. 129 , et dans le Recueil


Edouard Dhorme, p. 7 4 1 ss.
a U n autre exemple de sécularisation d’un nom divin pourrait se retrouver
dans l’emploi de *ashtereth, primitivement nom de la déesse de la fécondité,
pour désigner les portées du petit bétail (Deut. v u , 1 3 ; xx vm , 4, 18 , 5 1). L a
divinisation de noms communs et la sécularisation de noms divins seraient
alors une marque caractéristique de la difference entre Canaan et Israël.
io 8 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’A.T.

vraisemblablement de Yarn — est Ywel(t) et il donne l’ordre


d’en faire la proclamation. L ’interprétation la plus tentante
de ce texte serait de dire qu’il parle du changement du nom
de Yarn en Yaw, changement lié à une extension de son pou­
voir. Bien que la lecture Yaw puisse être considérée comme
certaine, il n’est pas nécessaire d’en déduire que nous sommes
en présence du nom du dieu d’Israël; il s’agirait plus vrai­
semblablement du dieu phénicien ’leuco que vénéraient les
prêtres auxquels Sanchuniaton est redevable de ses rensei­
gnements (Eusèbe, Praep. evang. I, IX , 3 1a); c’est ce même
dieu phénicien qui pourrait se trouver à l’origine du nom du
roi de Hamath? mentionné ^dans Je s 'annales de Sargon ILi
Ya'ubidi appelé dans la même inscription llubidi. Il n’est pas
trop téméraire de supposer qu’un dieu Yaw pouvait être connu
chez des peuples différents sans avoir recours à la thèse des
influences ou de l’emprunt; cela est d’autant moins difficile à
admettre que le nom Yaw ou Yah ou Yaho n’était peut-être
à l’origine qu’une sorte d’exclamation marquant l’étonnement
devant la manifestation du sacré. Ce cri, connu par les Cana­
néens et les Qénites du désert du Sinaï, Moïse l’a chargé d’une
signification absolument originale et lui a conféré un dyna­
misme qui refoule dans l’ombre les maigres attestations de ce
nom en dehors d’ Israël.
On peut dégager de cet aperçu rapide et volontairement
incomplet que les Cananéens d’Ugarit connaissaient un
panthéon bien organisé, encore que celui-ci ait subi des
variations aussi bien dans la hiérarchie que dans la nomen­
clature des êtres qui le composent. Le rôle international
d’Ugarit, ouverte à toutes les influences, a introduit dans ce
panthéon des divinités non sémitiques ; il n’est pas impossible
que Baal lui-même soit venu d’Asie Mineure avant de se
répandre en zone sémitique1. Ce panthéon où s’affirment

1 C ’e s t l ’o p in io n d e A. K a p e l r u d , B aal in the R. Sh. Texts.


les textes et la r e l ig io n d ’i s r a ë l 109

simultanément la tendance à fragmenter le grand dieu en une


multiplicité de divinités secondaires et complémentaires les
unes des autres et celle qui réunit des attributs différents en
une même personne divine, est le prototype du panthéon grec,
et la confrontation de la mythologie ugaritique avec la mytho­
logie grecque sera beaucoup plus féconde que l’étude comparée
du panthéon cananéen et du « panthéon » hébreu, car l’idée
même d’un panthéon est incompatible avec le monothéisme
qui est pratiquement l’attitude observée par Israël dès ses
origines 1. Néanmoins lorsque nous lisons des textes tels que
Ps.y Lxxxii, 1 : « Yahweh se tient au milieu des dieux »
ou Ps.y LVlil, 2 : « Est-ce que vraiment vous rendez la jus­
tice, dieux? », le prologue du livre de Job et le récit de l’assem­
blée céleste au temps d’Achab (I Roisy xxn), nous ne pou­
vons nous empêcher d’y reconnaître l’écho, bien atténué
certes, de traditions mythologiques selon lesquelles la royauté
de Yahweh serait le résultat d’une victoire sur des divinités
adverses, désormais réduites au rang d’anges ou de servi­
teurs ou dégradés au rang de démons et toujours soumises
à l’empire du dieu d’ Israël.

C u lte et ritu els

Selon certains auteurs, ce serait une erreur de vouloir


distinguer entre culte et mythologie. Gaster et Kapelrud,
pour ne citer que ces deux noms parmi les spécialistes des
textes d’Ugarit, estiment que le Sitz im Leben des textes est
toujours d’ordre cultuel et qu’ils ne sont rien d’autre que les

1 G ordon, dans plusieurs études récentes, a insisté sur ces rapprochements,


dont certains nous paraissent bien osés (cf. Homer and Bible, H U C A > 1955,
p. 43). O. E issfeldt envisage le problème avec plus d’objectivité (Ras Shamra
und Sanchuniaton, 1939).
no RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHÀMRA AVEC L ’A.T.

libretti destinés à accompagner le déroulement d’un rite


cultuel. S ’il en est ainsi, la tâche de l’exégète des textes con­
sisterait à retrouver toujours le geste cultuel correspondant à
tel mot ou à tel acte mentionnés. Il faut d’emblée reconnaître
que cette interprétation rend justice à plusieurs des poèmes:
ceux de la naissance des dieux gracieux et beaux et du mariage
de Yarih avec Nikkal se comprennent fort bien comme des
liturgies accompagnant certains gestes. Le drame cultuel
représentait la vie, la naissance, le mariage et la mort du dieu ;
le rôle du dieu était tenu par des personnages humains, en
premier lieu par le roi et par le clergé dont le roi était le chef
suprême; c’est ainsi qu’on a trouvé à Ras Shamra un sceau-
cylindre représentant des personnages portant des masques
d’animaux 1 ; les textes parlent souvent de El et de Baal comme
de taureaux ; il est vraisemblable que les participants voyaient
les dieux sous cet aspect au moyen de rites exécutés par le
personnel sacré. A défaut de personnes réelles, la statue pou­
vait représenter le dieu et nous savons que cette présence
était considérée aussi réelle que celle de la personne dont elle
portait les traits. Lorsque le dieu El, dans le poème de la
naissance de Shachar et de Shalem, puise de l’eau et la verse
ensuite, ou lorsqu’il lance des flèches au moyen d’un arc, il s’agit
de rites de fertilité destinés à provoquer la vie, à assurer une
guerre victorieuse ou une chasse fructueuse et qui étaient
réellement exécutés dans le culte, comme devaient également
être exécutées les libations au sol, afin de rendre la vie à Baal
disparu : « Place des pains dans la terre, place des vases. Verse
un shlm dans le cœur (littéralement le foie) de la terre, une
libation dans les champs» (Anat I I I : n -14 ). Les nombreux
dépôts de jarres permettent de supposer que ces rites ont été
réellement exécutés. Certaines concordances entre les vestiges
archéologiques et les données des textes autorisent la même
1 S chaeffer, The Cuneiform Texts o f Ras Shamra-Ugarit, Schweich Lectures,
19 36 , pi. X , fig. 2.
Pl . X L Vue depuis le sommet du Casios avec effet de nuages
qui illustre le titre de « chcvaucheur des nuées» donné à Lîaal, d’après Syria 1930, pl. X XX V I. />. 100
LES TEXTES ET LA RELIGION D’ iSRAËL III

Fig. 13. Plan du temple de Baal à U garit: a) entrée des bêtes servant aux
sacrifices ; b) entrée des prêtres ; c) partie arrière du sanctuaire (saint des saints) ;
d) partie centrale (saint); e) autel des holocaustes dans la cour
(d’après Ugaritica II, fig. 2).

conclusion: c’est ainsi que dans le temple de Baal (fig. 13) les
restes d’un escalier menant du sanctuaire à une terrasse four­
nissent le substrat archéologique du rite mentionné dans
Keret 1 : 73 où celui-ci reçoit l’ordre d’offrir un sacrifice sur
le sommet de la tour. Il faut donc, semble-t-il, résolument
s’engager dans la voie de l’interprétation cultuelle des mythes
et admettre que dans certains cas le mythe n’était que la

P l . X I I . Scène d’alliance ; les deux personnages, dont celui de droite est vrai­
semblablement un roi, se donnent la main et s’appuient sur des documents écrits
(ou des pains consacrés?) posés sur un guéridon, d’apr. Ugar. I l l pl. V I .
1 12 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’ a .T.

justification faite a posteriori de quelque geste cultuel. Mais il


faut se garder de généraliser. L ’interprétation cultuelle ne
saurait être la clef de tous les textes. Dans la plupart d’entre
eux la mythologie, avec la part de spéculation et de réflexion
qu’elle implique, est primordiale. Les mythes sont à Ugarit,
comme ailleurs, l’explication de certaines réalités fondamentales
et répondent à des questions comme celles-ci: qu’est-ce que
la vie, la mort, la royauté, le mariage? Ces questions débordent
le domaine cultuel et s’imposent spontanément à l’esprit
humain qui les exprime avec toute la liberté et la poésie dont
sa fonction fabulatrice est capable. Il y a un autre indice qui
semble militer en faveur de la distinction entre culte et mytho­
logie: le panthéon de la mythologie et celui du culte ne sont
pas absolument identiques : c’est ainsi que le Dieu Dagan qui
était un des grands dieux adorés à Ugarit, fréquemment men­
tionné par les listes d’offrandes et titulaire d’un temple, ne joue
qu’un rôle très secondaire dans les grands textes mytholo­
giques; dans l’ordre inverse, la déesse Anat qui joue un rôle
de premier plan dans l’épopée de Baal n’apparaît guère dans
les textes concernant les offrandes et les sacrifices. Même si l’on
admet que les dieux de la mythologie se retrouvent dans le
culte sous un nom différent, il y aurait là néanmoins un indice
prouvant que les deux domaines n’étaient pas confondus *.1

1 Les partisans d’une interprétation uniquement rituelle confondent la pen­


sée religieuse avec l’acte religieux. Selon nous, la littérature ugaritique exprime
une variété de sentiments religieux qui dépasse le domaine du rite. L a com­
plexité des relations du mythe et du rite a été fort bien définie par R ené D ussaud
dès 1 9 1 4 : « Il n’y a pas lieu, écrit-il, de discuter l’antériorité du mythe ou du
rite ; c’est là une question d’espèces. Fréquemment, le mythe est né d’un besoin
d’expliquer un rite dont la raison s’est obscurcie, de le rattacher à un événement
connu ou encore de le reporter à l’origine des temps. L e mythe s’efforce d’étendre
la valeur du rite. M ais il n’est pas rare que le rite sorte du mythe, en particulier
lors de la commémoration de certains événements devenus merveilleux. Enfin,
il est courant que le mythe et le rite soient intimement liés parce que, institués
en même temps, ils procèdent de la même idée » (Introduction à Vhistoire des
religions, p. 2 71). E issfeldt (Ras Shamra und Sanchuniaton, p. 75) distingue
également entre ce qui est, dans la religion, purement d’ordre pratique et ce
qui est du domaine de la spéculation et de la poésie.
LES TEXTES ET LA RELIGION D’ iSRAËL ” 3

Si à l’égard de la mythologie pure l’Ancien Testament


s’est toujours montré plein de méfiance, et ne l’a adoptée
qu’au prix d’une adaptation à l’histoire, les rites cultuels
cananéens pouvaient plus facilement être intégrés au culte
yahwiste. Gaster 1 a supposé qu’il y avait une culture paléo­
hébraïque, de laquelle seraient issues les cultures sud-arabique,
cananéenne et hébraïque; son principal argument est celui
de la similarité des termes employés pour désigner les sacri­
fices, mais on constate à l’examen des textes que les mêmes
termes ne recouvrent pas toujours la même réalité: le sheletn
désigne en Israël un sacrifice de paix ou de communion, à
Ugarit il désigne à l’occasion une offrande liquide et à Carthage
l’holocauste, de sorte que l’emploi des mêmes termes laisse
ouvert le problème des influences à l’intérieur de la zone
commune. Il est cependant probable que le culte tel qu’il
apparaît dans les textes d’Ugarit correspondait à peu près à
celui qui devait être en usage dans les sanctuaires cananéens de
Palestine au moment de l’installation des Israélites. Ces
derniers ont souvent adopté ces sanctuaires et ils n’ont pas
toujours remplacé les rites cananéens par des rites d’inspi­
ration proprement yahviste, d’autant plus que l’originalité du
yahvisme n’était pas dans le domaine des innovations cul­
tuelles. D ’autre part, en s’installant en Canaan, les Israélites
ont adopté le genre de vie agricole et pour éviter un divorce
entre la vie de tous les jours et la religion, ils ont dû plier
celle-ci aux nouvelles exigences et dans cet effort le rituel
cananéen a dû plus d’une fois leur servir de modèle. Le livre
du Lévitique nous relate le rite de l’offrande de la première
gerbe que le prêtre doit « balancer devant Yahweh » (Lév.,
xxiii, io) ; or le texte dit expressément : vous l’offrirez « quand
vous entrerez au pays que je vous donne»; il s’agit donc
d’un rite inconnu au désert et vraisemblablement emprunté
1 Cf. The Service o f the Sanctuary: a Study o f Hebrew Survivals, dans Mélanges
syriens, tome II, p. 5 7 7 ss.
1 14 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC L ’A.T.

aux Cananéens pour qui l’offrande de la première gerbe mar­


quait la désacralisation et le renouveau de l’esprit de la
végétation que le mythe de Baal et de Mot décrit d’une
manière si dramatique.
C ’est chez les Sémites une croyance courante que le sang
est le siège de la vie et qu’il doit être versé pour assurer
la fécondité. Nous avons dans l’Ancien Testament au moins
deux récits où apparaît un lien entre les sacrifices humains
et la fertilité: sous la forme actuelle du récit concernant la
fille de Jephté (Juges, xi, 34 ss), nous discernons originel­
lement un sacrifice destiné à assurer la fertilité de la terre;
la fille de Jephté et ses compagnes sacrifient leur virginité
qui doit disparaître pour faire place à la fécondité; le sacri­
fice n’était que symbolique, car celui qui est mis à mort
et qu’on pleure est le dieu de la végétation sur lequel on
faisait encore des lamentations au temple de Jérusalem à
une époque fort tardive (E z.y vm , 14 ; Zach.y x i i , 11). Il
convient d’interpréter dans un sens analogue le récit de la
mise à mort des descendants de Saül (II Sam ., xxi); celle-ci
a lieu aux premiers jours de la moisson des orges; et Rispa
leur mère recouvrit leurs cadavres d’un sac jusqu’à ce que la
pluie se mît à tomber: il s’agit d’un rite destiné à assurer la
végétation, mais auquel on a trouvé une explication historique
et humanitaire. Que ces rites aient été inspirés par des pra­
tiques cananéennes, nous en avons la preuve dans le véritable
bain de sang accompli par Anat après qu’elle eut appris la mort
de Baal.
Dans le poème de Baal, d’assez longs développements se
rapportent à la construction du temple pour Baal, qui est la
condition indispenable à l’accomplissement de sa mission de
dieu de la fertilité ; ce temple est consacré au septième mois \
qui dans l’Ancien Testament est la date choisie pour la consé-
1 L e septième mois était dans l’ancien calendrier israélite le premier, puisque
l’ année commençait à l’automne.
LES TEXTES ET LA RELIGION D’ iSRAËL "5
cration du temple de Salomon, le mois d’Ethanim étant le
mois de septembre-octobre où se célébrait la fête des Taber­
nacles (I Rois, vin, 2). Comme le temple de Baal à Ugarit, le
temple de Jérusalem n’était pas sans relation avec la pluie, qui
dans toute la région syro-palestinienne était la bénédiction
majeure qui conditionnait toutes les autres. Dans sa prière de
dédicace, Salomon demande entre autres : « Lorsque les cieux
seront fermés et qu’il n’y aura pas de pluie, parce qu’ils auront
péché... s’ils prient en ce lieu... tu feras tomber la pluie sur
la terre, celle que tu as donnée en héritage à ton peuple »
(I Rois, vin, 35). Le lien plus ou moins magique entre le
temple et la pluie apparaît plus explicitement encore dans
un texte du prophète Aggée\ l’on sait qu’aux yeux de ce
prophète les malheurs d’Israël viennent de sa négligence dans
la reconstruction du temple ; c’est à cause d’elle que « le ciel a
retenu sa rosée et la terre ses fruits, et que j’ai appelé la séche­
resse » (1, 9 ss) ; un contemporain d’Aggée, Zacharie, reprend
le même thème : « La famille qui ne montera pas à Jérusalem
pour la fête des Tabernacles, il n’y aura pas de pluie sur elle »
(xiv, 17). Nous pouvons donc supposer que par une de ses
plus importantes fonctions le temple de Baal a servi de pro­
totype à la fois au temple de Salomon et aux tabernacles que
les Hébreux construisaient dans le but d’assurer la prospérité
de la végétation, ainsi qu’aux rites de puisement et de verse­
ment d’eau attestés par un texte connu (I Sam ., vu, 6) et par
la Mishna (cf. Sukkah IV, 9 ; 5) 1.
On a pensé retrouver à Ugarit le prototype de certaines
institutions rituelles, en particulier de l’année sabbatique.
Bien que le mythe de Baal et Mot destiné à illustrer l’alter­
nance des saisons corresponde nécessairement à un rythme

1 L ’eau était versée sur l’autel d’où une rigole l’amenait, disait-on dans la
tradition rabbinique, dans les profondeurs de la terre. C e rite devait amener
une année riche en eau ; c’est là un héritage de Canaan qui s’était perpétué dans
le judaïsme.
n6 RAPPORTS DES TEXTES DE RAS SHAMRA AVEC l ’A.T.

annuel, certains textes parlent d’un cycle de sept ans : Aqht I :


42; I : 16 5; 49: V : 8; 75: I I : 38 ss; 52: 65; dans le texte
d’Aqht qui est, comme nous l’avons vu, une variante du mythe
de Baal, la période de stérilité dure sept années pendant les­
quelles Danel pleure la mort de son fils; le mythe de Baal
parle également d’une victoire sur Mot au bout de la septième
année. L ’année sabbatique israélite (Lév.y xxv, 4SS) pourrait
dès lors être rattachée à la croyance selon laquelle la végétation
aurait besoin tous les sept ans d’un renouvellement général,
le chiffre sept désignant toujours une période complète, une
plénitude marquant un achèvement et par conséquent le
besoin d’un recommencement. A ce rite la loi israélite donne
un fondement éthique et social ; parfois, au lieu d’intégrer le
rite cananéen en lui donnant un fondement historique ou
moral, la loi israélite l’a repoussé d’une manière pure et simple :
le Lévitique (11, 11) interdit le sacrifice du miel; or dans Keret
I I : 72 et 165, il est question d’un sacrifice de miel; à trois
reprises l’Ancien Testament interdit de faire cuire un che­
vreau dans le lait de sa mère (£*., xxm , 19 ; xxxiv, 26; Deut.y
xiv, 21). Par cette ordonnance, l’Ancien Testament reprend
le contrepied d’un rite cananéen, puisque nous lisons dans le
texte 52: 14 : «T u feras cuire le chevreau dans le lait », sans
donner d’autre motivation : le seul fait d’être un rite cananéen
le rend suspect et dangereux.
L ’histoire biblique nous montre suffisamment combien ce
coup de frein aux pratiques cananéennes était nécessaire. Le
rituel cananéen avec ses orgies, ses débordements licencieux,
ses appels aux sens, était une perpétuelle tentation pour les
Israélites. Avant même d’entrer dans la Terre promise, ils ont
été contaminés par les cultes de Baal Peor avec leur cortège
de danses, de prostitution sacrée et d’idolâtrie (N br., xxv, 1 ss).
Une fois installés dans le pays, ils firent souvent « ce qui est
mal aux yeux de Yahweh » et servirent les baals (Juges, 11, 11).
Danger permanent attaché en quelque sorte au terroir, le
LES TEXTES ET LA RELIGION D’ iSRAËL Il 7
baalisme cananéen a été à certaines époques plus aigu qu’à
d’autres \ L ’universalisme pratiqué par Salomon a dû faciliter
le contact avec les dieux étrangers à Israël ; au 9e siècle, Achab
avait essayé de donner droit de cité à Baal à côté de Yahweh,
et l’on peut penser que les rites accomplis par les prêtres
de Baal sur le mont Carmel, magie bruyante, mutilations et
sang versé en vue d’obtenir la pluie, étaient restés semblables
à ceux que nous font connaître les textes d’Ugarit. Malgré
son ardeur, Elie n’avait pas réussi à éliminer le baalisme, car
un siècle après nous apprenons par les prophéties d’Osée
que le cananéisme avait tellement envahi le culte de Yahweh
qu’il l’avait rendu méconnaissable. Au 7e siècle, Josias, le roi
réformateur, aura à lutter à la fois contre les survivances du
baalisme et contre les cultes astraux, l’adoration de l’armée
des deux, auxquels Juda avait été entraîné par ses contacts
avec l’Assyrie, et les nombreuses figurines de la déesse-mère
et de Baal-Hadad trouvées un peu partout au cours de l’explo­
ration archéologique du sol palestinien attestent à leur manière
que la vieille religion cananéenne était restée vivante12.
Ces cultes cananéens, nous les voyons revivre grâce aux
textes d’Ugarit; il nous est désormais possible de discerner
quelles étaient les réalités qui se cachaient derrière les mots
de Baal, Asherah, de prostitution sacrée, et nous comprenons
plus aisément la place qu’ont pris dans la religion d’Israël l’élé­
ment de la lutte et dans l’éthique celui du choix.

1 Nous pouvons admettre une certaine dégradation de la religion cananéenne.


Les éléments valables qu’elle renfermait (p. ex. monothéisme) furent intégrés
par le yahvisme ; il ne lui resta finalement plus que les pratiques de fécondité qui
prirent un développement allant bien au-delà de ce que nous en révèlent les
textes d’Ugarit. Il faut lire un ouvrage comme le De Dea Syria de L ucien pour
se rendre compte de l’évolution subie.
2 Une intéressante documentation sur les pratiques cananéennes en Israël
jusqu’à l’âge du fer a été réunie par A lbright , Astarte Plaques and Figurines
from Tell Beit Mirsim, Mélanges syriens I, p. 10 7 ss.
I
i

I!
C O N C L U S IO N

Ras Shamra-Ugarit et l’Ancien Testament. Si, comme ce


que nous venons de dire nous y autorise, nous remplaçons les
termes par ceux de Canaan et d’Israël, nous sommes obligés
de reconnaître qu’en vertu du déroulement de l’histoire, les
deux sont étroitement associés. Il y a eu pour Israël un héri­
tage cananéen qui, à certains égards, a été une source de
richesse, mais plus souvent un poids dont il fallait se défaire
pour ne pas en être anéanti. En trouvant chez les Cananéens
une écriture facilement maniable, des écoles de scribes et de
sagesse, des modèles littéraires et probablement une certaine
conception du monothéisme, les Israélites ont été aidés dans
l’expression de leur pensée et de leur religion. Mais la majeure
partie de cet héritage, Israël n’a pu l’assumer qu’en lui faisant
subir une transposition et une épuration qui laissaient au fond
du crible bien des éléments irréductibles à sa foi.
Dans une importante étude où il insiste sur le fait que les
rapprochements entre Ugarit et l’Ancien Testament sont moins
explicites qu’on ne l’avait supposé lors du premier examen
des textes, M. W. Baumgartner 1 relève trois éléments qui,

1 Theologische Zeitschrift, 19 4 7, p. 8 1-1 0 0 : aUgaritische Problème...».

9
12 0 RAS SHAMRA-UGARIT ET L ’ANCIEN TESTAMENT

selon lui, étaient foncièrement hétérogènes à l’Ancien Testa­


ment : la polarité sexuelle de la divinité, la magie, et la notion
d’un dieu mourant et ressuscitant. C ’est certainement exact,
mais il ne faudrait pas oublier que précisément ces trois élé­
ment répondent à certaines structures fondamentales ’ de
l’esprit humain en face de la révélation du divin, auxquels
Israël, pas plus qu’aucun autre peuple, n’a pu échapper. Le
dieu d’ Israël n’avait pas de déesse à côté de lui, mais en affir­
mant qu’ Israël est l’épouse de Yahweh, la tradition prophé­
tique a entendu exprimer la tendresse divine et son besoin
de se communiquer par un lien plus ou moins mystique.
Il n’y a pas de magie en Israël, mais le besoin de connaître
la volonté de Dieu, qui est à la base de la magie et de
la divination, se trouve exprimé en Israël par la loi et les
prophètes, ces derniers opérant par leurs actions symboli­
ques une magie à rebours où l’initiative appartient à Dieu.
Enfin la succession de la mort et de la vie est exprimée en
Israël non par la mort du dieu, mais par les phases de mort
et de vie dans l’histoire du peuple et qui sont à la base de la
présentation de celle-ci par plusieurs historiens bibliques : la
mort et la vie sont les deux principaux moyens d’action de
Yahweh qui fait mourir par son jugement et qui fait vivre
par son pardon \ 12

1 Plusieurs historiens ou exégètes ont pensé que Yahweh, à l’instar de Baal,


avait été dans certains milieux considéré comme un dieu mourant et renaissant;
les expressions « Yahweh est vivant » ou « par la vie de Yahweh » (Ps., x v m , 47 ;
I Sam.y X X , 3, etc...) seraient alors à entendre non comme de simples images
poétiques, mais comme l’expression d’un mythe analogue à celui de Baal. Ce
mythe serait sous-jacent aux expressions : « Lève-toi, Yahweh » ou « Réveille-
toi» (cf. Ps. v u , 6 ss; xxxv, 2 3 ; xliv , 2 3 ; l ix , 6 ; lxxviii , 61 ss, etc.;
(G . W idengren , Early Hebrew Myths, dans le volume collectif Myth and Ritual,
2 e édition, p. 190 ss). Il faut savoir gré à ces auteurs d’avoir souligné l’impor­
tance de l’affirmation de la vie de Yahweh et de nous inviter à nous arrêter à
cette formule. M ais nous pensons qu’en Israël et dans son histoire, la vie de
Yahweh s’imposait avec une telle force et une telle évidence qu’elle n’avait
pas besoin de sa contrepartie, la mort. Si l’A . T . insiste sur la vie de Yahweh,
c’est qu’en face du monde et de l’humanité, Yahweh est celui qui est fidèle à
lui-même, toujours vivant et toujours présent (cf. E x ., n i, 14).
CONCLUSION 121

Les relations entre Canaan et Israël ne doivent pas être envi­


sagées comme si le second était issu du premier; à cet égard
nous serons beaucoup moins affirmatifs que les premiers
interprètes des textes d’Ugarit, mais nous pensons que, sur le
terrain commun d’une même psychologie et d’une même cul­
ture intellectuelle, ont émergé à la fois Canaan et Israël. Si
ce dernier a connu un développement sortant de l’ordinaire,
grâce à l’élection dont il avait été l’objet, il lui appartenait
dans la suite du déroulement de son histoire de faire béné­
ficier le sol d’où il était issu des fruits de cette élection.

Imprimé en Suisse — Printed in Switzerland


ABRÉVIATIONS

AN ET = Ancient Near Eastern Texts (Pritchard).


B A SO R = Bulletin o f American School o f Oriental Research.
CBQ_ =Catholic Biblical Quaterly.
ETL = Ephemerides theologicae lovanienses.
H TR = Harvard theological Review.
JB L = Journal o f Biblical Literature.
JN E S = Journal o f Near Eastern Studies.
P üjÉ? = Palestine Exploration Quarterly.
PRU = Le Palais royal d'U garit (Mission de Ras
Shamra).
RB = Revue biblique.
RES = Revue des études sémitiques.
RH PR = Revue d'histoire et de philosophie religieuses.
RH R = Revue d'histoire des religions.
ThZ — Theologische Zeitschrift.
Ugar = Ugaritica (Mission de Ras Shamra).
UM = Ugaritic Manual (Gordon).
VT = Vêtus Testamentum.
V T Suppl. = Suppléments à Vêtus Testamentum.
ZA W = Zeitschrift fu r die alttestamentliche Wissenschaft.
BIBLIOGRAPHIE

Pour des aperçus bibliographiques étendus, le lecteur


pourra se reporter aux ouvrages suivants:

B aum gartner (JV .)9 Ras Shamra und das Alte Testament,
chronique bibliographique parue dans Theologische Rund­
schau, 1940-41.
d e L a n g h e (R.), Les textes de Ras Shamra 92 vol., 1945 (près

de 800 titres indiqués)


S c h a e f f e r (C. A .\ Ugaritica /, p. 152-325, qui donne une
bibliographie systématique suivie d’index de tous les
ouvrages et articles parus jusqu’en 1938.

E d it io n d es t ex t es

a) Editions originales

Les publications de la Mission de Ras Shamra comportent


à ce jour 9 volumes répartis de la manière suivante:
S c h a e f f e r (C. A .\ Ugaritica9 donnant un aperçu histo­
rique de l’ensemble des découvertes, 3 vol.
V i r o l l e a u d (Ch.)y Les poèmes de Keret9Danel et Anat92 vol.
124 RAS SHAMRA ET L ’ ANCIEN TESTAMENT

V (Ch.), N o u g a y r o l (/.), Les textes alphabétiques et


ir o l l e a u d

accadiens du Palais royal d'U garit, 4 vo l.


Ces volumes constituent l’édition originale donnant pho­
tocopie, transcription et traduction commentée de tous les
documents.

b) Editions avec transcription des textes


B auer (H.), Die alphabetischen Keilschrifttexte von Ras Shamra,
Kleine Texte 168, Berlin 1936.
G o r d o n (C. H .), Ugaritic Manual, Analecta Orientalia 3 5 ,
Rome 1955, (texte, grammaire et glossaire).
M o n t g o m e r y ( J. A .), et Z e l l i g (S.), H a r r i s , The Ras Shamra
Mythological Texts, P hiladelphia 1 9 3 5 .

c) Editions avec transcription et traduction


D r iv e r (G. R .), Canaanite Myths and Legends, 19 5 6 .
G ray (J.), The K R T Text in the Literature o f Ras Shamra,
L e id e n 1 9 5 5 .

d) Traductions partielles
A is t l e it n e r(f.), Die mythologischen und kultischen Texte aus
Ras Shamra, B u d ap est 19 5 9 .
G a s t e r (T. H .), Thespis, Ritual, Myth and Drama in the Ancient
Near East, 1950, p. 113-313-
— Les plus anciens contes de Inhumanité, P aris 1 9 5 3 .
G i n s b e r g (H. L .) Ugaritic Myths and Legends, dans le vo lu m e
collectif édité p ar J. B. P r i t c h a r d , Ancient Near Eastern
Texts relating to the Old Testament, p. 129-155.
G r a y ( J. ), The Legacy o f Canaan, Suppl. V. 7\,V , Leiden 1957.
— Textes from Ras Shamra (v. Documents from Old Testament
Times, édités par D. Winton Thomas, Edimbourg 1958),
p. 118 -137 .
V i r o l l e a u d (Ch.), Légendes de Babylone et de Canaan, L'Ancien
Orient illustré 1 , P aris 19 4 9 .
BIBLIOGRAPHIE 125

E tud es su r l e s rappo r ts d es t e x t e s de R as S ham ra


avec l ’A n c i e n T estam en t

Monographies
a) D'ordre général

D u ssau d (/?.), Les découvertes de Ras Shamra (U garit) et


l'Ancien Testament, i re édit. 1937, 2e édit. 1941.
G r a y { J .\ The Legacy o f Canaan. The Ras Shamra Texts and
their Relevance to the Old Testament, Suppl. V .T ., Leiden
1957-
J ack (jf. W.), The Ras Shamra Tablets, their bearing on the Old
Testament, 1935.
de L a n g h e ( 7?.), Les textes de Ras Shamra-Ugarit et leurs rap­
ports avec le milieu biblique de l'Ancien Testament, 2 vol.
I 945-

b) Sur un sujet particulier

D ahood (M .\ Ancient Semitic Deities in Syria and Palestine,


volume collectif édité par S. M o s c a t i , Le Antiche Divinità
Semitichey 1958.
E i s s f e l d t (0 .) y E l im ugaritischen Pantheon (Berichte iiber
die Verhandlungen der sàchs. Akademie der Wissenschaften,
1951)-
— Ras Shamra und Sanchuniaton, 1939.
K a i s e r (0 .), Die mythische Bedeutung des Meeres in Aegypten,
Ugarit und Israel, 1959.
K a p e l r u d (A .), B aal in the Ras Shamra Texts, 1952.
DE L a n g h e (R-), M yth, Ritual and Kingship in the Ras Shamra
Tablets, dans volume collectif édité par S. H. Hooke,
Myth, Ritual and Kingship, 2e éd. 1958.
P a t t o n , Canaanite Par ailes to the Book o f Psalms, 1944.
I 2Ô RAS SHAMRA ET L ’ANCIEN TESTAMENT

P ope (M . H .\ E l in the Ugaritic Texts, Suppl. V.T. II, Leiden


I 955*
van S e l m s (A.), Marriage and Fam ily life in Ugaritic Litera­
ture, 1954.
Articles
a) D'ordre général

B aum gartner {W .\ Ras Shamra und das Alte Testament,


Theologische Rundschau 1940, p. 163 ss; 1941, p. 1 ss,
85 ss, 157 ss.
— Ugaritische Problème und ihre Tragweite fu r das Alte Tes­
tament, ThZ 1947, p. 81-100.
J a c o b {E d.\ Les textes de Ras Shamra-Ugarit et l'Ancien Tes­
tament, R H PR 1947, p. 242-258.
L o d s {A d .)y Quelques remarques sur les poèmes mythologiques
de Ras Shamra et leurs rapports avec l'Ancien Testament,
RH PR 1936, p. 101 ss.
d e V a u x {R.), Les textes de Ras Shamra et l'Ancien Testament,

R B 1937, p. 526-555.

b) Sur un sujet particulier

A l b r ig h t(W. F.), The Old Testament and Cananite Lan­


guage and Literature, CBQ_ V II, 1945, p. 5-31.
— The Origin o f the Alphabet and the Ugaritic A B C y B A SO R
1950, 118 ct 119 .
— Some Canaanite-pkoenician Sources o f Hebrew Wisdon in
Ancien Israel, Suppl. V.T. I l l , p. 1 ss, 1955.
B a r t o n (G . A .), Danel, a preisraelite Here o f Galilee, J B L
1941, p. 213-225.
B a u e r (H.), Die Gottheiten von Ras Shamra Z A W 1933,
p. 8 1; 1935, p. 54.
C a q u o t (A.), La divinité solaire ougaritique, Syria 1959,
p. 90-100.
BIBLIOGRAPHIE 12 7

C a7ELT.es (//.), Ras Shamra u n i der Pentateuch, Theologische


Quartalschrift, Tübingen 1958, p. 26-39.
C r o ss (F. M . jr.), Notes on a Canaanite Psalm in the Old Tes­
tament, B A SO R 1950, 117 .
D h o r m e (P.), Première traduction des textes phéniciens de Ras
Shamra, R B 1 9 3 1 , p. 3 2 ss.
D u s s a u d (R.), Yahweh, fils de E l, Syria 1 9 5 7 , p. 2 3 2 - 2 4 2 .
F o h r e r (G.), Die wiederentdeckte kanaandische Religion, Theo-
log. Literaturzeitung 1 9 5 3 , p. 1 9 3 .
G o r d o n (C. H .), Sabbatical Year or Seasonal Pattern ?, Orien-
talia 1953, p. 79.
G r a y (J.), Cultic Affinities between Israel and Ras Shamra,
Z A W 1949, p. 207.
— The Rephaim, PEQ_ 19 4 9 , p. 1 2 7 .
— Canaanite Kingship in theory and Practice, V T 1 9 5 2 ,
p. 1 9 3 ss.
— The God Yaw in the Religion o f Canaan, f N E S 1953, p. 278.
— The Hebrew Conception o f the Kingship o f God, V T 1 9 5 6 ,
p. 2 6 8 .
G relo t (P.), Isaie X IV , 12-20 et son arrière-plan mythologique,
R H R 1 9 5 6 , p. 1 8 -4 8 .
H e m p e l (J.), Glaube, Mythos u n i Geschichte, Z A W 1 9 5 3 ,
p. 10 9 .
de L anghe (R.), Un dieu Yahweh à Ras Shamra ? E T L 19 4 2 ,
p. 9 1 .
M o ret (A.), Rituels agraires de l'Ancien Orient à la lumière
des nouveaux textes de Ras Shamra, dans Annuaire de l'In s­
titut de Philologie et d'Histoire orientales III, 1935, p. 339.
M o w i n c k e l (5 .), Psalm Criticism between iço o and IÇ 35 ,
V T 1 9 5 5 , p. 1 3 .
O ’ C a l l a g h a n (R .T .), Echoes o f Canaanite Literature in the
Psalms, V T 1 9 5 4 , p. 16 4 .
R o s e n s o h n J a c o b s (V. f.) , The Myth o f Mot and Aleyin Baal,
H TR 1 9 4 5 , p. 7 7 .
128 RAS SHAMRA ET L’ ANCIEN TESTAMENT

de V aux (R.), Le cadre géographique du poème de Keret, R B


1937, P- 362-
V (Ch.), Les Rephaim, R E S 19 4 0 , p. 7 7 .
ir o l l e a u d

W o rd en (T.), The Literary Influence o f the Ugaritic Fertility


Myth on the Old Testament, V T 1 9 5 3 , p. 2 7 3 - 2 9 8 .
Y e iv in (S.), An Ugaritic Inscription from Palestine, Qedem
1945» P- 32- 4I-
TABLE DES ILLU STR A TIO N S

Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à M. C.-F.-A.


Schaeffer, directeur de la Mission de Ras Shamra, qui nous a
autorisé à reproduire les documents parus dans ses ouvrages
et articles ; nous remercions également M. André Parrot pour
les conseils et l’aide qu’il nous a apportées pour l’illustration
de ce cahier.

A. Planch es

Sur la couverture: Déesse de la fécondité.


l. a) L e sommet du Casios (Djebel el-Aqra).
b) Troupeau à Minet el-beida.
il. Découverte d’un dépôt.
m . Patère en or.
iv. Stèle de Mami.
V. Tablette alphabétique.
vi. Tablette de la légende de Keret.
V i l . Déesse nourricière,
vin. Sceau dynastique.
IX . Stèle du dieu El.
x. Stèle du Baal au foudre.
130 RAS SHAMRA ET L ANCIEN TESTAMENT

xi. Sommet du Casios.


xii. Scène d’alliance.

B. Figures

1. Carte de l’Asie occidentale.


2. Plan du Palais royal.
3. Sceau hittite.
4. Cartouche de Mineptah.
5. Alphabet de Ras Shamra.
6. Tablette abécédaire.
7. Inscription du Mt-Tabor.
8. Tablette de Beth Shemesh.
9. Herminette gravée.
10. Schéma du sceau dynastique.
11. Tombe.
12. Cylindre avec déesse ailée.
13. Plan du temple de Baal.
TABLE DES MATIÈRES

A v a n t-P ro p o s....................................................................... 5

Première partie: L es d éco uvertes de R as S ham ra

I. Aperçu sommaire sur l’histoiredes découvertes . . 11


IL Aperçu sur Phistoire de lacité d’Ugarit . . . . 15
III. L ’écriture u g a r itiq u e ............................................. 22
IV. Les auteurs des t e x t e s ........................................ 30
V. La langue des t e x t e s ............................................. 35
VI. Edition des t e x t e s ................................................. 38

Deuxième partie: L e s t e x t e s r e l ig ie u x d ’U g a r it
A n alyse s o m m a ir e

I. Le cycle de B a a l..................................................... 43
II. La légende d’A q h a t ............................................. 48
III. La légende de K e r e t ............................................. 51
IV. Le poème des dieux gracieux,Schachar etShalem 54
V. Nikkal et les K a t i r a t ............................................. 56
VI. Les R e p h a ï m ......................................................... 58
132 RAS SHAMRA-UGARIT ET L ’ANCIEN TESTAMENT

Troisième partie: L es rappo rts des textes de ras S ham ra


avec l ’A n c ie n T esta m en t

I. Les textes d’Ugarit et la littérature de l’Ancien


T e s t a m e n t....................................................................... 63
IL Les textes et l’histoire dupeuple d’Israël . . . . 76
III. Les textes et la religiond’I s r a ë l................................ 87
Panthéon et M y th o lo g ie .............................................. 87
Culte et r it u e ls .................................................................... 109

Conclusion.....................................................................................119

Table des illustrations......................................................... 129


Achevé d’imprimer
le 12 décembre i960
sur les presses de l’imprimerie
Delachaux & Niestlé s. A.
Neuchâtel (Suisse)

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