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T E X T E S , CULTURES ET REPRÉSENTATIONS
Directeur de collection
Comité scientifique
C h r i s t o p h e r B a l m e , University of Munich
F r a n c a Bellarsi, Université Libre de Bruxelles
J u d i t h E. Barlow, State University of New York-Albany
J o h a n Callens, Vrije Universiteit Brüssel
J e a n C h o t h i a , Cambridge University
H a r r y J. E l a m , Stanford University
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Alain P i e t t e , Ecole d'interprètes internationaux-Mons /
Université Catholique de Louvain
J o h n S t o k e s , King's College, University of London
J o a n n e T o m p k i n s , University of Queensland-Brisbane
Assistante éditoriale
D
André HELBO
Signes du spectacle
Des arts vivants aux médias
Dramaturgies
n° 18
Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l'éditeur ou de ses ayants droit,
est illicite. Tous droits réservés.
ISSN 1376-3199
ISBN 10 90-5201-322-5
ISBN 13 978-90-5201-322-0
D/2006/5678/27
Imprimé en Allemagne
I n f o r m a t i o n b i b l i o g r a p h i q u e p u b l i é e par « Die D e u t s c h e B i b l i o t h e k »
« Die Deutsche Bibliothek » r é p e r t o r i e cette p u b l i c a t i o n d a n s la « D e u t s c h e
N a t i o n a l b i b l i o g r a f i e » ; les d o n n é e s b i b l i o g r a p h i q u e s d é t a i l l é e s sont d i s p o n i b l e s
sur le site h t t p : / / d n b . d d b . d e .
Table des matières
LIMINAIRE
La mise en spectacle 9
CHAPITRE 1
Frayer le passage. Vers la transduction 21
CHAPITRE 2
Définition 33
CHAPITRE 3
La marque spectaculaire 37
CHAPITRE 4
Culture industrielle, culture du spectacle vivant 51
CHAPITRE 5
Sur l'interculturalité : toute représentation est adaptation 59
CHAPITRE 6
Monde de référence et mondes possibles 63
CHAPITRE 7
À propos de la traduction intersémiotique.
La scène, le film 69
CHAPITRE 8
Configuration discursive. Dimension sociologique
ou sémiopragmatique du MRP 77
CHAPITRE 9
Pour une typologie des compétences réceptives 81
CHAPITRE 10
Adaptation et traduction. Une liaison dangereuse ? 87
C H A P I T R E 1T
Le film de danse. L'ailleurs imaginaire de Maurice Béjart 101
8 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^
CHAPITRE 1 2
Le conflit de l'expression et du contenu. Le cas de Mélo 105
CHAPITRE 1 3
La télévision, l'expression en quête de contenu 115
CHAPITRE 1 4
Delvaux : une écriture « intermédiale » 121
CHAPITRE 1 5
L'adaptation et les nouvelles questions
adressées à l'étude du spectacle vivant 127
Bibliographie 135
La mise en spectacle
opéras, tel Cosi fan tutte, attirent de manière privilégiée les grands
metteurs en scène de théâtre, tels Strehler ou Chéreau, au point qu'on
finit par s'interroger sur la pertinence des clivages au sein des arts du
spectacle vivant.
En tant que phénomène social, le passage du théâtre à l'opéra ou au
cinéma se perçoit parfois en termes de concurrence mais souvent en
termes de bénéfice induit. Pour des raisons technologiques ou dramatur-
giques, parce qu'elle étend voire modifie l'audience, mais aussi du fait
même de la transposition, la rencontre modifie la trajectoire socio-
historique de la pièce originale. En témoigne le destin de la Dame aux
camélias (Dumas, 1848) face à La Traviata (Verdi, 1853) : alors que la
pièce tombe dans l'oubli, l'opéra fait le tour du monde, atteignant ainsi
des publics nombreux et inédits. De même, le Carrosse du Saint-
Sacrement de Mérimée, pièce écrite en 1830 par Prosper Mérimée et
jouée pour la première fois en 1850 ne connut guère de succès retentis-
sant. Mais La Périchole, opérette qu'en tire Jacques Offenbach, ren-
contre dès 1868 au théâtre des Variétés un accueil enthousiaste, qui
perdurera. Le film Le Carrosse d'or réalisé par Jean Renoir en 1953
connaîtra lui aussi une consécration plus large que celle de l'œuvre
inspiratrice. Autre exemple, plus complexe mais aussi topique, My Fair
Lady de George Cukor (1964) tiré du Pygmalion de Bernard Shaw, qui
entre dans une relation d'échange avec l'œuvre théâtrale et qui finit par
relancer la pièce, voire le mythe générateur.
Bien souvent les médias à technologie lourde semblent occulter les
autres supports : Peter Pan, célébrissime film de Walt Disney (1954) a
inspiré Spielberg (Hook, 1991), Hogan (Peter Pan, 2003) ou Forster
(Finding Neverland, 2004). Mais qui se souvient encore que l'œuvre est
d'abord une pièce écrite en 1904 par James M. Barrie, pièce qui se
muera ultérieurement en conte sous la plume du même auteur ?
La situation est relativement particulière au cinéma, formidable ma-
chine entropique, goulue nourrie de la parole, de la musique, de la
peinture, du spectacle. Certains mythes apparaissent nourriciers de la
genèse du film : Orphée de Cocteau, Orfeu negro, L 'homme à la peau
de serpent, Parking s'inspirent à des titres divers d'un espace imaginaire
associé de façon parfois éloignée à la littérature ou autres arts. Il est
moins question par exemple de liens à l'énonciation théâtrale que de
prise en compte thématique ayant permis au cinéma de constituer ses
mythes ou archétypes propres : Orphée s'inscrit dans ce patrimoine aux
côtés d'autres figures emblématiques du récit, revivifiées dans un réseau
synchronique et diachronique constitué d'abord par l'archéologie ciné-
matographique de Tarzan à Faust, A'Electre à Fantomas.
Que dire enfin de la télévision, appelée, selon Eco (Eco, 1985), à
brasser un mélange des genres, qu'elle recycle et transpose dans un
I.d mise en spectacle 8
2. Les modélisations
La filmologie n'a guère remis en cause la prise en compte des sup-
ports narratifs, et des protocoles de segmentation du son et de l'image.
I.d mise en spectacle 17
* *
Frayer le passage
Vers la transduction
Y""
dans un dispositif mental ambigu : c'est le cas de Cuisine et dépendan-
ces, film de Philippe Muyl, inspiré d'une pièce à succès d'Agnès Jaoui
et Jean-Pierre Bacri jouée au Théâtre La Bruyère à Paris en 1991. Le
réalisateur utilise, de manière quasi canonique, la présentation des per-
sonnages en plateau, le placement de la caméra permettant de supposer
que le spectateur se trouve dans une salle derrière l'opérateur de la
« captation ». Le spectateur lira le film comme spectacle.
11 n'en va pas de même des traditions relevant du spectacle vivant en
Asie où la culture de l'acteur est autocentrée, plus détachée de l'actant
observateur. Ainsi la « dramaturgie » Khatakali peut-elle être perçue
comme l'évolution physique d'une syntaxe des mouvements des articu-
lations au rythme du son. La participation du spectateur est propriocep-
tive, à l'instar de celle du public des spectacles dansés en Occident. La
question du transfert est traversée par celles du métissage, du croise-
ment, du contact interculturel qui se modifie lors du procès adaptatif.
Le regarder masque un percevoir. Le statut du coips constitue un des
paramètres différenciant les arts du spectacle vivant des autres formes
esthétiques : le corps de l'acteur représente un vivier archéologique.
Vitez entreprenait dans la création de ses spectacles un travail centripète
sur l'acteur : supprimant le travail à la table, renonçant aux échos psy-
chologiques chers à Stanislavski, il commençait les répétitions par la
mise en place de gestes, de rythmes, d'occupations de l'espace, d'une
respiration physique précédant la construction du personnage. Certains
de ses disciples sont capables après bien des années de réactiver des
exercices mémorisés par le corps. Grotowski et Barba pratiquent de la
même façon. Le comédien devient en quelque sorte son propre instru-
ment de travail et puise dans son expérience somatique une part du
potentiel de fictionnalisation de l'œuvre. Mémoire qu'il sera évidem-
ment difficile de respecter dans les transpositions interartistiques et qui
fait partie du processus d'incorporation au capital culturel du spectateur.
Dans les conférences au Collège de France (Grotowski, 1997), Gro-
towski apporte à ce sujet un éclairage décisif en opposant organicité et
artificialité des arts de la performance : à l'instar de la transe, certaines
formes codées du jeu théâtral puisent leur origine dans le corps dont les
impulsions se traduisent en actions ; les systèmes artificiels, au contraire
(mime, danse, classique, tradition asiatique) dérivent l'énergie à partir
de structures, de signes de la composition, à la périphérie du corps. La
participation du spectateur dépasse, surtout dans les premières formes de
performance, le regard ; elle devient une co-énonciation qui rappelle les
rituels archaïques. Faut-il rappeler que Diderot (Diderot, 1997 : 19-20)
déjà opposait pareillement sensibilité du diaphragme et sensibilité de
l'esprit pour caractériser la corporéité de l'acteur et sa proprioception ?
2^
Frayer le passage. Vers la transduction
pouvait plus se représenter sous cette forme là. Et puis les Américains ont
vu les corps des camps les premiers. Il n'est donc pas si étonnant que cela
affecte les vainqueurs comme les vaincus.
Elia Kazan fonde l'Actor's Studio dans les mêmes années où Rossellini
tourne ses films néo-réalistes et Lee Strasberg renforce la méthode pendant
que Bergman tourne Monika (1952). C'est une nouvelle Amérique. Lee
Strasberg fortifie la méthode et impose un jeu plus névrosé dont l'archétype
est James Dean, acteur sans colonne vertébrale, il coule, il se tient aux meu-
bles. De Niro s'inscrit dans cette continuité : ce n'est pas un géant et son
registre privilégié est celui de personnages disjonctés, psychotiques. Un
pays a les acteurs qu'il mérite et c'est parfois très inquiétant ? Synchronisme
troublant entre l'apparition de nouveaux acteurs et d'un nouveau cinéma en
Europe et aux USA (Bergala, 2005).
Définition
La marque spectaculaire
Les arts du spectacle désignent toutes formes d'art qui se fondent sur
une décision de rupture conventionnelle séparant in prciesentia l'aire de
jeu de son observateur silencieux : théâtre, danse, opéra, music hall,
cirque, performance, peep show, arts de la rue. En font partie aussi ces
arts qui, procédant par exception à la rupture par la médiation écranique,
évacuent la dimension in praesentia et dissocient grâce à d'autres
mécanismes conventionnels le temps de la production et celui de la
réception : le cinéma, la télévision, les médias.
On peut considérer que ces arts, dans la mesure où ils permettent au
spectateur de construire une iconicité, intègrent un critère non spécifi-
que : la représentation. Ce terme"cle représentation est utile car il insiste
sur la problématique de la construction d'un rapport à Tailleurs. Il ne
devrait cependant pas accréditer l'idée que toute production spectacu-
laire a déjà été présentée une première fois dans un autre espace. On
pourrait au contraire, prétendre avec Anne Ubersfeld, que le spectacle
constitue
l'inversion critique de la notion de représentation : la tâche du théâtre
concret étant de construire le modèle réel d'une construction imaginaire : la
scène apparaît alors comme un après-coup de l'imaginaire et dans cette
perspective le fait de passer ou non par la textualité littéraire n'est pas essen-
tiel (Ubersfeld, 1983 : 10).
ratif d'authenticité les incite à réagir à l'information qui leur est fournie.
Un autre interprétant devait cependant bouleverser la donne. Decha-
vanne avait confié le plateau à des acteurs de la ligue d'improvisation.
Les débats étaient donc construits, ils relevaient de l'ordre fictionnel : la
performance devait être lue dans le contexte du spectaculaire. Seuls un
certain nombre de téléspectateurs « autorisés » disposaient de cette clé
du moins jusqu'à la fin de l'émission.
La décision du choix ne peut être dissociée de sa légitimation. Com-
ment lire Quentin Tarantino ? Un film comme Reservoir Dogs (1990)
met en œuvre une série de codes : le renvoi au cinéma d'action asia-
tique, le pastiche des mangas, l'utilisation post-moderne de la musique,
la mise en cause du code Hays. Mais rien ne légitime une interprétation
ludique ou ironique plutôt qu'une identification à la diégèse. Il faudra
donc se tourner vers des consignes socioculturelles ou auctoriales hiérar-
chisant les interprétants.
Cette problématique de la dynamisation de l'interprétant rejoint celle
de l'intercession caractérisant le travail de l'artiste, ce passeur évoqué
par Steiner. La configuration socio-discursive par laquelle le spectateur
intériorise des directives de lecture et le créateur des contraintes d'écri-
ture revêt un rôle essentiel, dont les dimensions sont largement pluridis-
ciplinaires. La danse contemporaine ne fonctionne que par la mise en
place de promesses de lectures qui se réfèrent à des habitus recyclés :
chez Goldfarb, les corps reproduisent la sensation donnée par les images
filmées sous l'eau, ils sont encadrés dans le temps dramatique imposé
par la caméra ; la chorégraphie ne prend sens que pour un spectateur qui
épouse des modes de lecture télévisuels. Chez Bel, le temps s'accélère et
devient celui du sketche, imposant le rythme de la dramaturgie musicale.
Le public renonce à apercevoir les flux d'énergie de corps en mouvement
pour adopter des postures réceptives propres à d'autres arts vivants.
La définition de l'auteur, garant présumé de la consigne, atteste large-
ment la modification du statut énonciatif et le rôle croissant des choix de
lecture. Le cinéaste est d'abord régisseur et metteur en scène, voire
auteur au sens théâtral du terme. La modification des habitus va se
construire en dialogue avec la critique. Francis Vanoye reconstitue les
étapes de l'évolution :
Premier temps, c'est la mise en scène qui fait l'auteur, quelle que soit l'ori-
gine du scénario [...]. Deuxième temps : le cinéaste doit écrire le scénario
de son film (politique autopromotionnelle des réalisateurs permettant d'écar-
ter les scénaristes du champ de la notoriété). Troisième temps : le scénario
doit être original, voire de caractère autobiographique (c'est l'image de
« l'auteur en solitaire» complaisamment soulignée par Télérama, à propos
d'Assayas) (Vanoye, 2004 : 16).
4 6 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^
Culture industrielle,
culture du spectacle vivant
Sur l'interculturalité :
toute représentation est adaptation
Monde de référence
et mondes possibles
La scène, le film
Configuration discursive
Dimension sociologique
ou sémiopragmatique du MRP
1. Compétence réceptive
Nous le rappelions dans les lignes qui précèdent, l'influence des
Translation Studies (Degrés, 1998) a souvent incité à traiter la notion
gigogne d'adaptation avec suspicion pour lui préférer l'approche plus
jakobsonienne de traduction. Pareil distinguo, éclairant sur certains
points, appelle d'emblée une mise au point relative à la polysémie de
l'adaptation. Arrêtons-nous y un instant.
- On considère parfois, par dérivation, que la traduction porte sur
les signes linguistiques alors que la transposition adaptative
concernerait les ensembles macrotextuels. Si cette distinction est
admise aussi par l'esthétique (Bazin, Mitry), elle mérite toutefois
une réflexion (Helbo, 1997, 2000) que l'ambition du propos ja-
kobsonien est d'éveiller.
- Selon Toury, Cattrysse, Coremans, toute transformation s'ap-
parente à la visée traductionnelle. A l'instar de la traduction,
l'adaptation est vectorisée : elle présente un caractère « target-
oriented ». L'aimantation par le texte-cible (métatexte) et le sys-
tème d'arrivée tendent à effacer la source à traduire (prototexte).
Lorsque Greenaway transpose Shakespeare, les contraintes du
film hic et nunc s'imposent à un point tel qu'elles mettent la pièce
à distance.
A la limite toutefois, le métatexte peut fonctionner de manière
adaptative sans relever de la transposition explicite ; de même,
une transposition peut ne pas être perçue comme telle. Ce qui dé-
termine le statut de l'œuvre est alors un processus d'accréditation,
une « labellisation » liée aux déterminants paratextuels et socio-
pragmatiques qui en influencent la lecture. Le nom de la rose de
Jean-Jacques Annaud, dont le scénario est mis en cause par
Umberto Eco, n'apparaît plus comme une mise à l'écran du roman
à partir du moment où la distance auctoriale est ainsi marquée. De
nombreux paramètres interviennent donc : déclarations para-
8 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^
2. Le modèle de compétence
Nous voudrions revenir à l'hypothèse soulevée ailleurs (Helbo,
1997 : 90) selon laquelle l'adaptation peut être entendue comme intério-
risation de dispositifs (spectaculaire et fictionnel) essentiellement diffé-
rents au théâtre et au cinéma. La ligne de crête qui sépare les deux
fonctions, rappelons-le brièvement, peut être tracée en termes de dis-
tance : la surmodalisation du comme si est contemporaine du moment de
la réception dans le premier cas : elle est, au contraire, propre au mo-
ment de la réalisation et donc mise à distance par le récepteur dans le
deuxième. Un raccourci sommaire permettrait d'affirmer que la fonction
spectaculaire domine la compétence fictionnelle au théâtre, alors qu'au
cinéma la relation est inverse.
11 n'est pas rare dans une adaptation, que le rabattement de l'insti-
tution filmique sur des espaces de lecture extérieurs constitue l'objet
même de l'œuvre. Le film de Louis Malle Vanya on 42"d Street, apparaît
comme un document sur la naissance d'une fiction théâtrale, décrivant
renonciation lîlmique de la représentation théâtrale, à travers la recons-
titution du travail des acteurs. En fait, la double énonciation est cous-
8 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^
tante. L'expérience théâtrale menée par André Gregory sur Oncle Vania
de Tchékov est rapportée à la manière du reportage mais suscite rapide-
ment chez Malle une stylistique cinématographique qui invite à partici-
per à l'émotion des personnages. Entre fiction filmique et fonction
spectaculaire le dialogue est sans cesse (re)dénoué.
Nombreuses sont les occurrences où l'essentiel du travail adaptatif
repose sur la mise en cause du cadre énonciatif. Un cas classique de
mise à distance du fictionnel est Richard 111 de Shakespeare. On connaît
la structure moirée de la pièce, mise en espace - en version canon ou
non - d'une nébuleuse d'écrits historiographiques. Le film d'Al Pacino
et Frédéric Kimbaîl Looking for Richard ( 1997) repose à son tour sur un
véritable réseau poly-encyclopédique circulant à travers plusieurs
niveaux diégétiques mêlant à la fable un document fictionnalisé sur
l'explication de texte (après neuf minutes la scène d'ouverture est
entrecoupée de gloses sur le pentamètre iambique), et un reportage sur le
tournage. A tout coup est donné à voir le processus par lequel se cons-
truit le faire-voir de la fiction.
La contradiction entre les compétences peut être consciente ou for-
tuite. Lorsque le cinéma des premiers temps s'efforce de traduire "une
théâtralité, il y a prise en charge délibérée par la caméra d'un mode de
réception spectaculaire. Dans la mise à l'écran par G. W. Pabst (1931)
de l'Opéra de quat'sous de Brecht, la structure stéréoscopique (alter-
nance d'action, de chants, de stases narratives), la mise à distance de
l'acteur par l'éloignement de la caméra, l'historicisation factice du décor
sapent l'effet d'illusion ou de réel filmique, pour reconstituer le regard
propre au spectateur du théâtre épique. Les conventions du muet dans la
mise à l'écran de la pièce, de Wilde Salomé (Charles-Richard Bryant,
1922) par exemple, figent parfois par hasard une configuration énoncia-
tive spectaculaire qui faisait partie de la compétence de lecture du
spectateur de théâtre de l'époque. Sans s'attarder à la focalisation (la
caméra épouse le regard latéralisé d'un spectateur de théâtre), nous
observons que la sémiotique des corps, des gestes, des déplacements
recompose une conventionnalité théâtrale rappelant le symbolisme
propre à la mise en scène de la pièce au Théâtre de l'Œuvre et dont le
spectateur de l'époque a la mémoire. La fiction filmique se trouve ici
mise en cadre par des conventions spectaculaires qui lui sont étrangères
et que la caméra a saisies tout en provoquant leur sédimentation.
Les manières d'homogénéiser le sens en jouant sur les marques de la
fiction et du spectaculaire devraient constituer alors nos premiers objets
de préoccupation.
Souvent elles sont intégrées dans la problématique de l'œuvre. Ama-
dens de Forman (1984) adapte une pièce de Peter Shaffer (1979) en
collaboration avec ce dernier. Une des modifications filmiques les plus
Pour une typologie des compétences réceptives 8 5
Adaptation et traduction
fluence est immense et que le cinéma est le dernier des arts qui puisse y
échapper ».
Certains, plus méfiants à l'égard d'un débat sur la théâtralité, pensent
l'adaptation en termes de (re)construction d'affects. Reprenant le célè-
bre paradoxe, cher à Koestler, du mille-pattes paralysé par l'attention
qu'il porte au sens de sa marche, d'aucuns récusent un travail adaptatif
relatif au théâtre et pensé en termes de significations communiquées. La
démarche du dramaturge-adaptateur se trouve définie en termes d'enri-
chissement ou de déperdition affectifs : il convient alors d'arriver à
reproduire chez le récepteur une émotion comparable à celle de la pièce
originale, voire à enrichir, à dynamiser, à « resémantiser » cette émo-
tion. Le travail ne porte pas sur la compréhension ou la communication
mais sur la (re)construction de la passion. Telle fut naguère l'ambition de
Brook, expérimentant les « langages théâtraux » face à des populations
africaines démunies du moindre présupposé culturel comparable aux
nôtres, et tentant ensuite la transposition filmique. L'adaptation n'en-
traînerait pas d'équivalence autre que celle des affects ; elle serait le lieu
interstitiel, l'intervalle pulsionnel, le territoire de l'entre-deux, pour citer
Marie-Claire Ropars (Ropars, 1991 : 93). Plus question dès lors d'op-
tique transformationnelle du départ à l'arrivée mais bien de production
de sens multipolaire, de dialogue au sein de configurations discursives.
Traduction, transposition, reconstruction ? Les conditions de percep-
tion et d'énonciation théâtrale seraient à ce point complexes et inconver-
tibles que la traduction directe à l'écran relèverait de la gageure. Le
Mahabarata de Brook n'est-il pas le plus antithéâtral des films ? Com-
ment transférer sur l'écran cinématographique le spectacle de la Lan-
terne Magique fondé sur la présence actuelle de l'observateur ? A quel
niveau de pertinence se situe la transposition ? Comment celle-ci af-
fecte-t-elle l'ensemble des productions de sens? Comment affronter la
corrélation avec la substance de l'expression. On se souviendra du mot
de Metz : « L'économie interne du système, qui par définition consiste
en un réseau abstrait de pures relations, peut à la limite rester identique à
travers ces migrations entre plusieurs matières du signifiant » (Metz,
1971 : 163-164).
Par delà la question des affects, se pose en outre celle, quasi phéno-
ménologique, ouverte par Barthes à propos de l'écriture à haute voix :
Dans l'antiquité, la rhétorique comprenait une partie oubliée, censurée par
les commentateurs classiques : l'action, ensemble de recettes propres à per-
mettre l'extériorisation corporelle du discours. Il s'agissait d'un théâtre de
l'expression, l'orateur-comédien « e x p r i m a n t » son indignation, sa compas-
sion, etc. L'écriture à haute voix, elle, n'est pas expressive ; elle laisse
l'expression au phénotexte, au code régulier de la communication ; pour sa
part, elle appartient au génotexte, à la signifiance ; elle est portée non par les
Adaptation et traduction. Line liaison dangereuse ? 8 9
4. Le doublage
La question du seuil adaptatif apparaît comme méthodologiquement
fédératrice et couvre une série de problèmes apparentés à l'intersémio-
ticité théâtre/cinéma. Ainsi se pose la question du doublage ; définie
comme une manière de découdre la syncrèse du son et de l'image
(Chion), cette démarche s'apparente à la traduction intersémiotique. Il
ne s'agit pas en effet de substituer purement et simplement un univers
linguistique à un autre mais de passer d'un polysystème culturel à un
autre voire de réévaluer l'ensemble. Vitez : « C e qui compte dans le
doublage, c'est la traduction, non pas du sens littéral, mais du mouve-
ment du sens » (Vitez, 1982 : 295).
La double contrainte de la synchronisation et de la labialisation fait
émerger la complexité du discours : le geste, le ton, la voix, l'image, la
traduction culturelle sont dissociés et réassociés ; rupture/reconstruction
qui n'est pas sans effet sur l'économie de la sémiose. Orchestration,
respiration jouent un rôle essentiel. Certains paramètres contextualisant
la langue contribuent à théâtraliser l'énonciation ; tels par exemple :
- la surcaractérisation des accents, marqueurs d'altérité, qui évoque
le répertoire indiciel du surjeu au théâtre. De cette façon le ton du
doublage se désigne, se situe à un niveau de double énonciation
(je dis et je montre que je dis) ; dans un film français, la diction
du noir, de l'asiatique, de l'Anglais ou de l'Allemand est à ce
point identificatrice qu'elle frise la parodie ;
— l'identification du personnage par le langage plus que par
l'image ; certaines langues, comme le polonais ou le russe renon-
cent à la postsynchronisation et recourent au doublage en voix
off. Une voix d'homme, décalée, traduit chaque réplique des per-
sonnages ; le ton du doublage a pour effet de théâtraliser le film,
d'en atténuer le réalisme et les affects. Le niveau d'énonciation se
situe en l'occurrence entre l'énoncé du personnage et le commen-
taire narratif ; frein à l'identification, la voix se mue au contraire
en instrument de dénégation.
Même lorsque la postsynchronisation est possible, certaines lan-
gues à forte labialisation (comme le français) compliquent la tâche
du doubleur et suscitent un ton intermédiaire entre la performance
d'acteur et la lecture. Dénégation et identification s'en trouvent
dialectisées.
9 4 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^
5. Intra-iconique
Une part de la transposition de la scène à l'écran pourrait, à première
vue, passer par une reformulation à l'intérieur d'un même champ linguis-
tique. Jakobson (1963) évoque la traduction intralinguale ou reformula-
tion (rewording) représentant l'interprétation de signes linguistiques au
moyen d'autres signes de la même langue.
En l'occurrence, c'est le message de nature visuelle qui subit en
premier la traduction oblique ; on peut se demander dès lors s'il ne
conviendrait pas de parler d'intra-iconique plutôt que d'intralinguis-
tique : lorsque Peter Brook tourne Marat-Sade de Weiss, il utilise, après
un temps de latence de six mois faisant suite à la dernière représentation
publique, un système visuel analogue à celui de la scène. Le matériel
théâtral sert à la mise en scène filmique (mêmes acteurs, même décor).
Seul diffère, grâce au montage, le travail sur la relation détail-totalité ; il
s'agit à partir du détail filmique de donner l'impression de la totalité
caractéristique de la réception scénique. Brook retravaille le mouvement
des axes, des gros plans pour rendre l'action plus intime, il multiplie les
cadrages offrant au spectateur la possibilité de choisir, de « focaliser »,
un peu comme au théâtre, les points les plus intéressants du continuum
scénique porté à l'écran. L'objet de la simulation porte en l'occurrence
sur la réception de l'image. Une partie du travail porte sur une transfor-
mation propre au langage visuel. Nous verrons cependant infra que le
processus global est infiniment plus complexe.
6. Stratégies de coopération
L'histoire de la théorie esthétique, et plus spécifiquement celle de la
lecture, développe un certain nombre de tentatives tournées vers les
modèles balisant la construction du processus interartistique. Comme si,
face à l'imprécision du concept d'adaptation, s'imposait la nécessité de
recourir à d'autres outils métalinguistiques plus spécifiques.
La concrétisation, chère au Cercle de Prague, fait émerger, à travers
l'actualisation d'une œuvre par la lecture, le paramètre de la réception et
des normes contextuelles. L'adaptation se trouve alors rapprochée d'un
autre aspect de la démarche traductionnelle, dans la mesure où elle serait
guidée par les relations entre systèmes de communication utilisant, à
l'instar de langues, des modèles polysystémiques (notamment cultu-
rels) ; ces derniers impliquent des schémas de questions relatives aux
normes et aux circonstances d'énonciation.
Par sa dimension métatextuelle, selon le mot de Bazin, l'adaptation
ouvrirait l'interprétation, au point de traverser le prototexte, d'en provo-
quer l'éclatement. Lotman confirme, en évoquant le dialogue générateur
de sens. Il n'est plus question dès lors de processus linéaire mais de
Adaptation et traduction. Line liaison dangereuse ? 9 5
7. Traduction intersémiotique
La notion de traduction intersémiotique ou transmutation, définie
(cf. supra) comme interprétation de signes linguistiques au moyen de
systèmes de signes non linguistiques distingue la traduction intralinguis-
tique de l'opération intersémiotique qui offre un modèle plus ouvert à
l'analyse et recentre celle-ci sur le contexte de production de sens par
l'énonciataire.
La notion de traduction intersémiotique permet la formulation de
plusieurs interrogations propres au transfert interartistique de l'œuvre
théâtrale et qui posent le problème de la configuration socio-discursive.
Nous avons pu rappeler de quelle manière elle permet de réévaluer
les rapports entre théâtre et cinéma ; en l'espèce, elle souligne l'impor-
tance d'une analyse entendue en tenues de modèles de compétence spec-
tatorielle (Helbo, 1997 : 90). En effet, deux modèles de production de
sens, spectaculaire et fictionnel, entrent principalement en dialogue dans
le processus d'adaptation. Il importe de définir les modalités de chacune
des compétences dont le processus adaptatif pourrait désigner la substi-
tution.
La compétence spectaculaire repose sur la conscience du « j e suis au
théâtre » : elle renvoie au présupposé selon lequel l'énoncé prend sens
dans un contexte énonciatif, à un régime de croyance propre à la récep-
tion in praesentia d e l à performance et de l'illusion scéniques ; elle se
définit par un travail d'attention de l'observateur (le spectateur cadre
l'image et reconstruit du sens avec le public). Ainsi la surmodalisation
du comme si est contemporaine du moment de la réception : le geste du
revolver et l'ironie induite sur scène sont saisis au moment de la récep-
tion par l'observateur in praesentia. L'effet présentatif est compris dans
le cadre de l'image. On peut définir plus globalement une stratégie méta-
communicative : la présence de l'observateur au moment de la réception
fonde la simulation théâtrale. Le collectif d'énonciation (Helbo, 1983 :
81 ) porte sur le caché-montré, sur le travail collectif de destruction par
le spectateur du continuum scénique pour construire son propre mon-
tage, son prélèvement d'images au moment de la réception. Il arrive que
Adaptation et traduction. Line liaison dangereuse ? 9 7
Le film de danse
L'ailleurs imaginaire de Maurice Béjart
J'ai fait des ballets. Je continuerai d'en faire. Je me suis vu devenir choré-
graphe. Chacune de mes œuvres est une gare où s'arrête le train dans lequel
on m'a mis. De temps en temps passe un contrôleur à qui je demande à
quelle heure on arrive : il n'en sait rien. Le voyage est très long. Dans les
compartiments mes compagnons changent. Je passe beaucoup de temps dans
le couloir, le front contre la vitre. Je m'imprègne des paysages, des arbres,
des gens. Il a fallu aussi changer de train quelques fois. Il y a eu des arrêts
prolongés, des feux rouges. De tout. Une vie quoi ! (Béjart, 1979 : 14).
Tel est aussi le message rectificateur transmis par l'une des hypo-
thèses pédagogiques les plus heureuses d'Anne Ubersfeld, celle du texte
troué qui définit non seulement la nature interstitielle du spectacle, mais
situe le concept de tradition et d'authenticité dans ce que nous appelons
la configuration sociodiscursive et où tous les langages du spectacle
apportent un supplément de sens qui se trouve figé dans des contraintes
que le spectacle intériorise.
Tout se passe donc comme s'il y avait antérieurement au texte de la pièce
une sorte de géno-texte, pour reprendre la formule de Kristeva, géno-texte
antérieur à la fois au texte écrit et à la première représentation, et où le code
théâtral du temps, les conditions d'émission du message, c'est-à-dire le
canal prévu, jouent le rôle de matrice textuelle « informant le texte »
(Ubersfeld, 1981 : 15).
compte que l'on passe d'une musique orientale à une musique afri-
caine » (Béjart, 1985 : 14).
Au-delà des thèmes retenus, la résurgence de l'authenticité s'exprime
à travers le choix des interprètes, l'exhibition de leur corps, la conception
du décor (la figure du cercle, réminiscence de la ronde exotique, prédo-
mine de plus en plus), la respiration, la référence musicale, l'adéquation
du geste et du rythme sonore. La lecture d'un texte invisible s'impose
comme mobile de l'acte dansé, et donne sens à l'énonciation collective
par laquelle la salle s'invente et retrouve son identité. La contagion de
l'émotion efface tout récit prémédité.
En 1968 Béjart monte Bhakli, troisième volet d'un spectacle A la re-
cherche de... consacré aux grands mystiques (Saint Jean de la Croix,
Thérèse d'Avila) ; dédié à Gandhi et à l'hindouisme, ce ballet fait l'objet
d'un film sorti en 1969 et offre le témoignage en actes de l'invention de
sens que suscite l'Inde - voire l'Orient - imaginaire de l'auteur. Tant le
spectacle que le film seront jugés par la presse comme un tournant de
l'œuvre. Le défi du film est celui du transfert : comment porter à l'écran,
ce seuil de pertinence, qui au-delà de l'ouverture de mondes possibles
rend compte de l'essentiel de la pertinence de l'œuvre dansée : le sens
de la corporéité.
Bhakti constitue un film en 8 parties dont l'économie s'organise
comme suit :
prologue : vues de Bruxelles entrecoupées de sporadiques évocations
indiennes (affiche de Gandhi, posters, livres, bâtonnets d'encens, notes
musicales). Les trois danseurs - Jorge Donn, Paolo Bortoluzzi, Germinal
Cassado - présentent la problématique : l'apport de l'Inde à travers la
musique, la danse, la pensée,
chapitre 1 : passages alternés de danseurs choristes en déambulation et
méditation des danseurs principaux. Union de Rama et de Sita dans la
dimension de la verticalité,
chapitre 2 : même alternance de la prégnance méditative de Donn et de
plans dansés. Métamorphose du couple Donn - Tania Bari en couple di-
vin Krisna - Rada,
chapitre 3 : parallélisme avec le chapitre précédent, mutation en Shiva-
shalcti du couple Germinal Cassado - Mayana Gielgud,
chapitre 4 : quatre développements sur l'Occident (la ville, l'argent, les
viandes dépecées, le cimetière : explosion atomique,
chapitre 5 : séquence de danseurs choristes traversant le champ, danse
ondulante des 3 protagonistes,
chapitre 6 : images du Gange et du culte du fleuve sacré,
générique : s'achevant sur une citation de la Bhagavad Gyeta.
1 0 2 Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias ^
Le cas de Mélo
La télévision,
l'expression en quête de contenu
onfiguration
En dehors d'Elckerlijc, la configuration théâtrale ne se fait pas moins
insistante. Dès la fin du générique et avant même l'apparition des pre-
mières images, le dialogue, la voix (de la grand-mère) sont mis en
évidence. La scène initiale confirme cette mise en évidence de l'antici-
pation sonore : la caméra suit le mouvement du discours et se fixé"\sur
l'allocutaire beaucoup plus que sur le locuteur
C'est donc d'emblée la langue qui est identificatrice plus que l'image,
le verbe - plus que la prise de vue - montre le personnage, aide à cons-
truire une distance. Des situations et des espaces théâtraux traversent le
film dès les premiers moments : salles de théâtre, de répétitions, amphi-
théâtre, cinéma, auberge, salle de concert, repas emphatiquement mis en
scène, et lieux clos du train ou du bus se répercutent obsessionnelle-
ment. Les imagés tournées en extérieur même semblent théâtralisées :
dans le traitement de l'image et la manière de choisir le cadre, ce qui
frappe est l'unité. Le document se mue en dramaturgie où le décor est
voulu : cadre, atmosphère couleurs sont choisis, réduits : la ville devient
scène, les plaines sablonneuses paraissent enneigées.
Le poids du profilmique renforce la prégnance du lieu : la scénogra-
phie et la combinatoire des personnages prennent le pas sur la cohérence
psychique ; l'apparence du personnage, sa tenue, son maquillage, son
fonctionnement sémiotique sont au cœur du récit. Rappelons le rôle de
la couleur et en particulier du noir dans le fonctionnement sémiotique du
personnage. Les personnages, loin d'avoir l'épaisseur psychologique
chère à Bazin, se définissent en outre par leur fonction et leur existence
discursive, tout comme dans la performance théâtrale. Anne, par la force
des choses, existe au croisement du discours des personnages : elle est
nommée plus que montrée ; d'autres personnages comme le jeune
homme et le vieillard de la deuxième partie ou le la jeune femme ren-
contrée dans l'auberge se définissent par leur seul rôle actantiel.
De manière générale, la logique spatiale à laquelle obéissent les per-
sonnages est de type scénographique.
- Les entrées et les sorties prennent la place des fondus ou des rac-
cords : dans la scène du repas, dans l'amphi ou lorsque Mathias et
ses compagnons s'installent autour du feu dans la campagne, ce
sont les entrées et les sorties qui rythment la progression à l'in-
térieur de grands plans-séquences,
- les personnages sont filmés frontalement, selon un mode quasi
primitif, et le regard porté embrasse généralement le plan moyen
ou large,
De/vaux : une écriture « intermédiale » 1 2 5
aussi dans les rapports avec le « hors texte » désigné chez Genette par le
paratexte ; nous voudrions faire droit au cas négligé du paratexte, qui
pose le problème de la sélection du cadre spectaculaire en termes de
« rapport entre le texte et le hors texte du monde » (Genette), un hors
texte qui paradoxalement fait cependant partie du texte puisque à tout
coup, nous voudrions le rappeler, l'illusion théâtrale inclut le réel et le
suspend en même temps, selon un mécanisme décrit en termes de déné-
gation ; à repenser le concept de paratexte, la théorie du théâtre pourrait
peut-être amorcer une approche nouvelle d'un certain nombre de pro-
blèmes de la dramaturgie (la convention, l'illusion, la fiction, la perfor-
mance) ; la textologie soulignerait dès lors l'enjeu de la sémiologie,
démarche métissée, discipline au carrefour de la théâtrologie, de la
sociologie, et de l'histoire des codes.
La textologie, Genette le rappelle, s'intéresse à la fois à la textualité
et à la transtextualité (« ce qui met en relation manifeste ou secrète avec
d'autres textes ») ; elle comprend donc non seulement la mise en œuvre
des micro-textes scéniques et les processus de mises en cadre en cours
de réprésentation mais aussi le dispositif conventionnel qui entoure la
représentation et qui lui sert d'interprétant, qui l'ouvre au monde ou la
referme, la spatialise et quadrille le passage à la fiction. Deux types
d'encadrement paratextuel, qualifiés par Genette de péritextuel et d'épi-
textuel, sont à distinguer : l'un concerne la périphérie du texte spectacu-
laire mais dans l'espace interstitiel de la représentation, l'autre s'articule
au texte spectaculaire mais à l'extérieur de la représentation.
On pourra mener ainsi deux sortes d'études.
Les premières englobent les conventions qui règlent la relation entre
le hors texte et le texte et dont les rituels sont inclus dans l'espace de la
représentation : frayage sociologique monnayé symboliquement à l'en-
trée par le billet éventuel, insertion (vestimentaire, dramaUirgique) du
spectateur dans l'actant public, transition architecturale (espaces de
soutien) vers le monde théâtral, durée et fragmentation de l'illusion (rôle
de l'entracte, du rideau, de l'ouverture de la pièce, de la fermeture), des
activités anthropologiques (repas, etc.) différant le retour au monde ;
rapport à l'intertexte spectaculaire : traces apparentes ou non de specta-
cles antérieurs, du paratexte documentaire, de la répétition, etc.
Une deuxième approche appréhende les protocoles censés cerner de
l'extérieur le texte spectaculaire : l'affiche et les programmes, les décla-
rations de presse, la critique décrivent des consignes d'attente qui régi-
ront le rapport au réel. Lorsque Peter Brook inaugure les Bouffes du
Nord en créant Timon d'Athènes, il accorde une importance particulière
au péritexte : la difficulté de localisation du théâtre soulignée par un
plan spécialement confus remis aux critiques de presse, le refus d'abon-
nement, la modicité du billet d'entrée, l'architecture d'entrée neutre, les
I. 'adaptation et les nouvelles questions adressées au spectacle vivant 131
L'espace croisé des univers de référence n'a pas suffi, on s'en éton-
nera sans doute, à attirer l'attention des théâtrologues sur l'intérêt que
pourrait revêtir le travail de l'École de Constance et plus spécifiquement
un outil conceptuel comme l'horizon d'attente.
La perspective comparatiste incite naturellement ce dernier à s'ins-
pirer de Jauss ; ainsi par exemple Krysinski dans le Paradigme inquiet
(Krysinski, 1989) appelle-t-il de ses vœux une recherche sur la réception
théâtrale, héritière d'une large vision synthétique nourrie aux sources de
la théorie et de l'histoire littéraires ; de ce point de vue, la voix de
Krysinski se fait retentir en solitaire dans le concert des recherches
théâtrologiques contemporaines puisqu'elle renvoie au processus de
mise en texte d'une vision du monde, revenant ainsi avec force au trio
sémiotique de la première génération théâtrologique - le texte, l'auteur,
le public - tout en insistant sur l'impérieuse détermination du premier
terme. « Voix du narrateur, monologue explicatif du personnage, posi-
tion stratégique de l'auteur, métadiscours » sont les opérateurs essentiels
de l'analyse.
Cette réversion méthodologique n'est pas innocente et ne manque
pas d'originalité : elle souligne l'intérêt que présentent certains instru-
ments d'analyse si on les affine ; elle a surtout pour vocation de rappeler
la prégnance du concept d'intertextualité, pierre angulaire trop souvent
négligée d'un comparatisme bien pensé ; et c'est là sans doute l'am-
bition première aux yeux de l'auteur :
Repenser aujourd'hui la littérature comparée dans ses prémisses épistémolo-
giques françaises ou américaines - deux écoles qui pendant un certain temps
s'opposaient - revient à articuler l'analyse textuelle sur quelques catégories
critiques qui, de part et d'autres, ont fait leurs preuves [...]. L'intertextualité,
la série, les rapports de corrélation d'un texte à l'autre, l'horizon d'attente,
la dynamique évolutive, toutes ces catégories déjà mises à l'épreuve par des
critiques comme L. Tynianov, H. R. Jauss, J. Kristeva et C. Guillen, nous
permettent de repenser l'objet comparatif [...] et de le construire en objet
cognitif dans une perspective comparative (Krysisnki 1989 : 80).