Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
Presses
de l’Ifpo
Du Coran à la philosophie | Jacques Langhade
Texte intégral
1 Le chapitre précédent a rassemblé les quelques remarques
http://books.openedition.org/ifpo/5280 Page 1 sur 26
Du Coran à la philosophie - Chapitre IX. Les concepts philosophiques : la substance et l'être - Presses de lʼIfpo 06/06/2018 02(06
les grammairiens5.
5 Il examinera de la même façon les différents sens du terme
‘araḍ, pour le commun des Arabes d'une part et pour les
philosophes d'autre part. Pour le sens commun, al-‘araḍ
c'est ce qui n'est utile qu'à la vie en ce monde ; c'est aussi
toute valeur en dehors de l'or et de l'argent ; cela se dit aussi
de ce dont toutes les causes de l'existence ou de la
corruption sont réunies ; ou enfin de tout ce qui arrive ou
qui cesse rapidement6. « Mais en philosophie, l'accident se
dit de toute qualification qui a servi à qualifier une chose
lorsque cette qualification n'est pas un attribut prédiqué du
sujet, ou que l'attribut ne fait absolument pas partie de
l'essence de la chose posée, mais nous fait connaître ce qui
est extérieur à son essence et à sa quiddité. Il y a là deux
sortes d'accident : l'une des deux est l'accident essentiel et
la seconde l'accident non essentiel. »7 Farabi poursuit
ensuite l'étude philosophique de l'accident.
I - LA SUBSTANCE : ǦAWHAR
6 C'est ensuite, après l'accident, et selon un plan analogue,
que Farabi aborde la notion de substance. Il le fera d'une
manière beaucoup plus détaillée qu'il ne l'a fait pour
l'accident et s'étendra sur le sens courant du terme ğawhar
avant d'aborder sa signification philosophique et de
montrer les raisons qui ont motivé le choix de ce terme en
philosophie8.
Le sens courant
7 Nous avions dit que pour Farabi, une science pouvait, pour
la dénomination de ses concepts, recourir aux notions du
langage courant avec lesquelles les notions philosophiques
présentaient une certaine ressemblance9. Il commence
donc, avec le terme ğawhar, à nous donner les différents
sens non philosophiques du terme10. Et tout d'abord le
Le sens philosophique
11 C'est alors que Farabi précise le sens du terme ğawhar en
philosophie21. Son exposé prendra soin dans un premier
temps de donner le sens du mot substance en expliquant
comment le sens philosophique se rattache au sens courant
du terme ğawhar avant d'exposer ensuite des aspects plus
philosophiques de la question. Nous ne nous arrêterons ici
qu'à ce qui concerne plus directement le problème de la
dénomination des termes philosophiques.
12 « En philosophie (falsafa) le terme de substance désigne
l'être déterminé (mušār ilayhi) qui n'est absolument pas
dans un sujet (mawḍū‘). Substance se dit ensuite de tout
prédicat qui fait connaître (‘arrafa) la quiddité de cet être
déterminé du point de vue de l'espèce ou du genre ou de la
différence, et elle se dit de ce qui fait connaître la quiddité
de chacune des espèces de cet être déterminé et ce en quoi
se trouve sa quiddité et sa subsistance22. Et enfin, d'une
manière générale, substance peut se dire de ce qui fait
connaître la quiddité de n'importe quelle chose parmi les
espèces de toutes les catégories et de ce par quoi il y a
subsistance de l'essence de la chose. »23
13 Avant de poursuivre sa réflexion philosophique sur la
substance prise dans ces trois sens, Farabi va s'arrêter un
moment — et c'est ce qui nous intéresse particulièrement ici
— sur la similitude qu'il peut y avoir entre ces trois sens et
les sens du mot ğawhar dans le langage courant tels qu'il
vient de les exposer. Pour cela, il remarque que le troisième
sens philosophique signifie une substance relative et liée à
une chose, et non pas prise absolument24. Et il en conclut
http://books.openedition.org/ifpo/5280 Page 5 sur 26
Du Coran à la philosophie - Chapitre IX. Les concepts philosophiques : la substance et l'être - Presses de lʼIfpo 06/06/2018 02(06
L'essence
16 Ayant ainsi défini la substance et avant de consacrer un très
long développement à l'être, Farabi va examiner l'essence
ḏāt. Mais à la différence de ce qui s'était produit dans le cas
de la substance où ğawhar était un terme commun à la
langue philosophique et à la langue quotidienne, la foule ne
connaît pas le terme d'essence. C'est pourquoi la
préoccupation de Farabi de bien définir ce qui concerne la
dénomination philosophique va affleurer dans les quelques
lignes par lesquelles il conclut un développement
philosophique de quatre pages : « Ce terme et toutes ses
formes ainsi que ceux qui sont formés avec lui — je veux
dire "l'essence" (ḏāt) et "ce qui est en soi" [ou par soi] (mā
bi-ḏātihi) ou "l'essence de la chose" (ḏāt al-šay’) — ne sont
pas communément connus dans la foule, et ce sont des
termes qu'échangent les philosophes et les hommes des
sciences théoriques. La foule utilise à leur place notre
locution "en lui-même" (bi-nafsihi). Et quand elle dit :
“Zayd par lui-même a fait la guerre”, elle veut dire “sans
aide” ; et elle dit : “Zayd lui-même par lui-même”, c'est-à-
dire "par lui-même", et non par quelqu'un qui n'est pas lui,
c'est-à-dire sans avoir besoin de quelqu'un d'autre que lui
pour tout ce qu'il fait. »29A défaut de pouvoir montrer dans
le cas de l'essence (ḏāt) comment la dénomination
philosophique s'enracine dans le langage courant, il montre
au moins que, malgré sa spécificité, la terminologie
philosophique peut avoir des correspondants dans ce
langage courant.
II - L'ÊTRE : AL-MAWǦŪD
Le terme mawğūd et le problème de l'être dans les
autres langues
17 C'est alors que Farabi introduit sa réflexion sur l'être. Ce
long développement d'une vingtaine de pages a donné lieu à
de nombreuses études30, et nous demeurerons fidèle à notre
perspective en l'abordant sous l'angle de la dénomination et
en laissant de côté le problème logique et métaphysique que
pose ce chapitre.
18 Ce développement sur l'être nous intéresse parce que nous y
voyons à l'œuvre la réflexion de Farabi sur ce problème de
la dénomination et de la constitution du vocabulaire
philosophique : rapports entre la langue courante et la
langue technique de la philosophie ; rapport avec la langue
d'origine de la philosophie qui a été empruntée et
problèmes posés dans la langue de la nation qui emprunte
cette philosophie ; rapports entre les différentes langues ;
moyens techniques qui s'offrent à l'arabe pour la formation
des termes philosophiques.
19 Avant d'aborder le problème de l'être et de ses sens, Farabi
commence donc par une longue discussion linguistique31
dont voici les principales articulations. La problématique de
Farabi s'organise autour de la copule dans le jugement
prédicatif du type « A est B », car, en arabe courant, il n'y a
pas de terme qui puisse être considéré comme la traduction
exacte de la copule en grec ou en persan. C'est donc par le
recours aux termes huwa (le pronom) ou mawğūd (l'être au
sens non d'existence mais de ce qui existe32) que l'arabe
tournera la difficulté sous certaines conditions que
précisera Farabi.
20 Le terme mawğūd dans la langue commune des Arabes est
en premier lieu un terme dérivé du terme wuğūd et du
terme wiğdān (le fait de trouver) que les Arabes utilisent
d'une manière absolue ou d'une manière relative, comme
http://books.openedition.org/ifpo/5280 Page 8 sur 26
Du Coran à la philosophie - Chapitre IX. Les concepts philosophiques : la substance et l'être - Presses de lʼIfpo 06/06/2018 02(06
Le recours à mawğūd
26 A la place de huwa, certains philosophes ont choisi une
autre solution pour rendre les copules estin de la langue
grecque et hast de la langue persane, et ils ont utilisé, au
lieu de huwa, le terme "mawğūd". Ce terme, qui est un
terme dérivé et déclinable, est utilisé dans les deux
circonstances rencontrées en grec : pour indiquer toutes les
choses et pour lier le nom prédicat au sujet lorsque l'on veut
éviter de faire mention du temps, c'est-à-dire lorsque l'on
ne veut pas utiliser un verbe. Ce sont les deux circonstances
dans lesquelles on utilise hast en persan et estin en grec47.
Là encore, nous avons des énoncés qu'il faut prendre en
donnant à mawğūd le sens copulatif, mais la différence
avec le cas où l'on recourait à huwa, c'est qu'un énoncé
comme « al-insān mawğūd hayawānan » (l'homme est un
animal) n'est pas un énoncé significatif en arabe courant, à
la différence d'un énoncé comme « al-insān huwa
hayawānun », qui peut se comprendre en prenant huwa
comme pronom et non comme copule. Et dans cet énoncé
qui n'est pas immédiatement significatif dans le langage
courant, il faut éviter, dit Farabi, de prendre mawğūd
comme un terme dérivé et de lui donner un sens en rapport
avec ce dont il dérive, avec al-wuğūd, qui signifie le fait de
se trouver. Il faut traiter mawğūd comme un terme
premier48.
La dérivation : l'ištiqāq
30 Mais il faut remarquer, à côté de ce procédé, que Farabi ne
privilégie pas l'innovation et qu'il continue à recourir au
procédé normal de formation des noms en arabe qui est la
dérivation, l'ištiqāq. Le procédé de suffixation de la finale -
iyya sert, en principe, essentiellement pour les termes qui
sont les paradigmes premiers et qui ne renvoient pas, par
leur dérivation, à un maṣdar. D'ailleurs, la notion de
dérivation et le procédé sont souvent évoqués dans le Kitāb
http://books.openedition.org/ifpo/5280 Page 15 sur 26
Du Coran à la philosophie - Chapitre IX. Les concepts philosophiques : la substance et l'être - Presses de lʼIfpo 06/06/2018 02(06
Conclusion
34 Au terme de ce développement sur les notions analysées par
Farabi et principalement sur ğawhar et mawğūd, nous
pouvons faire un certain nombre de remarques. Elles
illustrent, dans leur ensemble, une grande liberté de Farabi
vis-à-vis des contraintes purement formelles du langage, en
même temps que son souci et son respect de l'usage courant
des termes chaque fois que cela est possible, son respect de
la langue courante.
Notes
1. Voir plus haut, p. 191-192.
2. « Parmi les mathématiciens, les géomètres utilisent la proportion
(nisba) pour indiquer parmi les grandeurs une signification qui est une
espèce de relation (iḍāfa), relation qui est l'une des catégories. Et ils
définissent la proportion dans les grandeurs en disant qu'elle est « une
relation (iḍāfa) dans la mesure (qadr) entre deux grandeurs d'un seul
genre ». Ḥurūf, § 37, p. 82, 7-9.
3. « Les spécialistes de l'arithmétique font également de la proportion
(nisba) une espèce de relation. Ils disent en effet : “La proportion dans
le domaine du nombre est que le nombre soit une ou plusieurs parties
d'un autre nombre.” Ceci est un genre de relation plus particulier que
celui qu'utilisent les géomètres. » Ḥurūf, § 38, p. 83, 3-5.
4. « Les logiciens, eux, rendent le rapport (nisba) plus général que la
relation (iḍāfa) qui est une catégorie. Ils font de la relation une forme
du rapport. » Ḥurūf, § 39, p. 83, 9-10.
5. « Mais il n'en demeure pas moins que les grammairiens utilisent les
termes de relation (iḍāfa) et de rapport (nisba) pour désigner quelque
chose de plus particulier que toutes ces choses. » Ḥurūf, § 40, p. 84,
13-14. Le terme de nisba renvoie alors à la façon de rapporter quelque
chose à un pays, un genre, un clan ou une tribu.
6. Ḥurūf, § 56, p. 95.
7. Ḥurūf, § 57, p. 95, 13-16.
8. Ḥurūf, § 62-73, p. 97-105.
9. Voir plus haut, p. 293 sq.
10. Ibn Durayd, dans son Ǧamharat al-luġa, sera étonnamment
discret sur ce terme puisqu'il se contentera de dire, une première fois
(II, p. 87b 18), que c'est un terme d'origine persane, et la seconde fois
(III, p. 360a 21), que c'est un terme qui, bien que d'origine persane, est
considéré comme arabe. Aucune indication de sens ne vient compléter
ces remarques purement formelles.
11. Ḥurūf, § 62, p. 97, 20-98, 5. Dans ce sens de joyau, Farabi précise
que la valeur tient non à la chose en elle-même et à sa nature mais à la
beauté que lui trouvent les hommes, et à leur petit nombre.
12. Dans la mesure où il réunit un ensemble peu fréquent de qualités.
Ḥurūf, § 62, p. 98, 6-7.
13. « La [pierre] fait partie des matières secondes (mawādd) et les
[produits] font partie des matières premières (hayūlāt). » Ḥurūf, § 62,
p. 98, 7-9.
14. Ḥurūf, § 63, p. 98, 10-17. On désigne par ces termes ses ancêtres, sa
nation, son peuple et sa tribu.
15. Ḥurūf, § 63, p. 98, 17-99, 4. L'emploi du terme « reproductrice » au
lieu du terme « imitatrice » n'est sans doute pas innocent de notre part
et nous renvoie à la mise en valeur de cette fonction dans la société,
telle qu'elle a été faite, pour l'éducation, par Bourdieu et Passeron.
16. Ḥurūf, § 64, p. 99, 5-12.
17. Ṣūra. Ḥurūf, § 65, p. 99, 13-16. Farabi prend l'exemple du tranchant
pour l'épée et renvoie au rapport de la forme à la matière. Jean Jolivet
nous renvoie ici à Aristote, De l'âme, II, 1 412b 9-17, trad. Barbotin
(Belles Lettres), p. 30-31.
18. « Il est manifeste que la quiddité complète d'une chose ne se trouve
que dans sa forme, quand elle est dans une matière qui convient et qui
aide à l'acte qui en résulte. [...] Donc, l'essence de la chose avec sa
forme se trouve dans sa matière qui n'a été faite que pour sa forme qui
existe en vue d'une fin. » Ḥurūf, § 65, p. 99, 16-19.
19. Ḥurūf, § 65, p. 99, 19-21.
20. Ḥurūf, § 66, p. 100, 13-16.
21. Il le fera longuement du paragraphe 67 au paragraphe 73, p. 100,
17-105, 19.
22. « Il est manifeste que ce qui fait savoir ce qu'est chacune des
espèces de cet être déterminé fait savoir ce qu'est cet être déterminé. »
Ḥurūf, § 66, p. 100, 20-21.
23. Ḥurūf, § 66, p. 100, 17-22.
24. Ḥurūf, § 67, p. 101, 7-8.
25. Ḥurūf, § 69, p. 102, 11-13 et 15-17.
26. Ḥurūf, § 66, p. 101, 9-10.
celui qui parle tel et tel jour” (hāḏā huwa al-mutakallim yawma kaḏā
wa kaḏā), ou “c'est lui le poète” [hāḏā huwa al-šā‘ir, "celui-ci, lui, le
poète"] ou “Zayd est juste” [Zayd huwa ‘ādil, littéralement "Zayd, lui,
juste"] ou d'autres expressions semblables. Ces philosophes ont utilisé
huwa dans la langue arabe à la place de hast dans la langue persane
dans toutes les occasions où les persans utilisent le terme hast. »
Ḥurūf, § 83, p. 112, 8-17.
45. Ḥurūf, § 86, p. 114, 1-2 : « in ista‘mala lafẓa "huwa" fa-yanbaġī an
yasta‘milahā ‘alā annahā ism lā adāt. » Adāt est synonyme de ḥarf
comme nous l'avons vu dans la section précédente, et désigne
l'ensemble qui inclut les pronoms.
46. Kitāb al-alfāẓ, § 9, p. 57, 2-5.
47. Ḥurūf, § 83, p. 112, 20-113, 6.
48. Ḥurūf, § 85, p. 113, 20-114, 4.
49. Voir plus haut, p. 365-366.
50. Ḥurūf, § 82, p. 111, 16-17.
51. Ḥurūf, § 83, p. 112, 18-19.
52. On pourra consulter à ce sujet ce que dit Massignon dans « Notes
sommaires sur la formation des noms abstraits en arabe et l'influence
des modèles grecs », in Opera Minora, II, p. 537-541, et la note finale
qu'il avait reçue de Kraus et qui renvoie à l'influence grecque pour
expliquer l'abondance des noms abstraits en ūth dans le syriaque. On
remarquera que dans le dernier terme cité, il y a eu, outre la
suffixation, allongement euphonique de la dernière syllabe.
53. La Risāla de Kindī, Fī ḥudūd al-ašyā’ wa rusūmihā, rassemble un
certain nombre de ces termes comme, outre bahīmiyya (c'est la vie et
la mort) qui caractérise le caractère animal de la vie, malā’ikiyya (le
fait d'être ange) qui en caractérise le caractère rationnel, ou insāniyya,
l'humanité, qui réunit ces deux aspects : c'est la vie, la raison et la mort.
(p. 179, 18-20.) On y trouve aussi inniyya, au sens d'existence, et
ma‘iyya, au sens d'essence : « Ce par quoi on définit l'objet de la
philosophie, c'est que la philosophie est la science des êtres éternels et
universels, de leur existence (inniyyatihā), de leur essence
(ma‘iyyatihā) et de leurs causes, dans la mesure où l'homme le peut. »
(p. 173, 11-12). Pour ġayriyya, voir p. 174, 9-175, 5 ; pour kammiyya et
kayfiyya, voir respectivement p. 167, 2 et 3.
54. Chapitre 7, les formes des mots et leurs flexions.