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Edited by
Giuseppe Veltri
Editorial Board
Gad Freudenthal
Alessandro Guetta
Hanna Liss
Ronit Meroz
Reimund Leicht
Judith Olszowy-Schlanger
David Ruderman
VOLUME 32
Amour et Sagesse. Les Dialogues
d’amour de Juda Abravanel dans
la tradition salomonienne
par
Angela Guidi
LEIDEN • BOSTON
2011
This book is printed on acid-free paper.
Guidi, Angela.
Amour et sagesse : les dialogues d’amour de Juda Abravanel dans la tradition
salomonienne / by Angela Guidi.
p. cm. — (Studies in Jewish history and culture ; v. 32)
Includes bibliographical references.
ISBN 978-90-04-20977-0 (hardback : alk. paper) 1. Le?n, Hebreo, b. ca. 1460.
Dialoghi d’amore. 2. Love—Philosophy. 3. Bible. O.T. Song of Solomon—
Philosophy. 4. Bible. O.T. Song of Solomon—Allegorical interpretations. 5. Jewish
philosophy. I. Title. II. Series.
B785.L33D636 2011
128’.46—dc22
2011015306
ISSN 1568-5004
ISBN 978 90 04 20977 0
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, translated, stored in
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CONTENTS
Remerciements ........................................................................... ix
Appendices
I. La discussion sur l’impossibilité de l’omniscience dans les
Dialogues et les limites de l’intellect humain dans le Perush
‘al Nevi’im rishonim d’Isaac Abravanel ................................ 323
II. Les dimensions du ciel ...................................................... 326
INTRODUCTION
1
De Benedetto Varchi à Girolamo Muzio, de Montaigne à l’Aretin, nombreux
sont les auteurs qui ont reproché à Juda un style négligé et une argumentation tor-
tueuse. Pour quelques références, voir infra, p. 48.
2
Cf. E. Garin, History of Italian Philosophy, 2 vol., éd. G. Pinton, Amsterdam-New
York, Rodopi, 2008, t. I, p. 390–395.
3
Il nous semble pourtant que certains jugements sur le manque de cohérence et de
profondeur spéculative des Dialogues soient par trop sévères : voir par exemple T. Hun-
keler, Le vif du sens : corps et poésie selon Maurice Scève, Genève, Droz, 2003, p. 190.
2 chapitre i
4
Spinoza semble avoir lu les Dialogues : cf. B. Spinoza, Etica. Trattato teologico politico,
éd. R. Cantoni et F. Fergnani, Milan, TEA, 1991, p. 249–250 ; les avis sur la ques-
tion restent cependant partagés : cf. H. A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza. Unfolding
the Latent Process of His Reasoning, 2 vol., Cambridge, Harvard University Press, 1934,
t. II, p. 277.
5
Voir infra, p. 35–36.
6
Voir infra, p. 36.
7
Pour les références, explicites et implicites, aux Dialogues et à leur auteur chez
Bodin, voir le Colloque entre sept scavans qui sont de differens sentimens. Des secrets cachez. Des
choses relevees, traduction anonyme du Colloquium heptaplomeres de Jean Bodin (manuscrit
français 1923 de la BNF), éd. F. Berriot avec la collaboration de K. Davies, J. Lar-
mat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, p. 136–137, p. 315, p. 480–481.
8
Cf. infra, p. 37.
9
Dans une lettre à Goethe, Schiller parle des Dialogues comme d’un texte dont
le contenu mythologique et astronomique l’avait fasciné : voir S. D. Martinson,
A Companion to the Works of Friedrich Schiller, New York-Suffolk, Camden House, 2005,
p. 198–199.
10
Jacob Gordin (1896–1947), philosophe juif né à Dvinsk, dans l’actuelle Lettonie,
s’exila à Berlin après la Révolution d’octobre, puis s’installa en France, où il devint
bibliothécaire à l’Alliance Israélite Universelle. C’est dans les documents qu’il a légués
à l’Alliance que sont conservées ses notes de lecture des Dialogues d’amour ; on peut
se faire une idée de leur contenu en parcourant la description du fonds Rachel et
Jacob Gordin sur le site Internet de la bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle.
Les études sur la réception des Dialogues en France, en Italie et en Espagne se sont
multipliées ces dernières années : pour une première vue d’ensemble, voir J. Nelson
Novoa, Los Dialogos de amor de León Hebreo en el marco sociocultural sefardí del siglo XVI,
Lisbonne, université de Lisbonne, p. 349–353.
introduction 3
11
Pour une bibliographie sur les Dialogues et leur auteur jusqu’à 2004, voir T. Gil-
bhard, « Bibliografia degli studi su Leone Hebreo ( Jehuda Abravanel ) », Accademia.
Revue de la société Marsile Ficin, 6 (2004), p. 113–134.
12
G. Veltri, Renaissance Philosophy in Jewish Garb. Foundations and Challenges in Judaism
on the Eve of Modernity, Leiden-Boston, Brill, 2009, p. 60–72.
13
Veltri discute notamment les opinions opposées de Julius Gutmann, pour qui les
Dialogues seraient à ranger parmi les productions les plus importantes de la philosophie
juive, et de Colette Sirat, qui affirme que leur appartenance à l’histoire de la pensée
juive relève uniquement du judaïsme de leur auteur ; Shlomo Pines partage cet avis
en affirmant que Juda « est peut-être le premier exemple de penseur juif de l’époque
post-médiévale qui n’appartient pas à l’histoire de la philosophie juive » (S. Pines,
« Jewish Philosophy », dans The Collected Works of Shlomo Pines : Studies in the History of
Jewish Thought, éd. W. Z. Harvey et M. Idel, Jérusalem, Magnes Press, 1997, p. 1–51 :
37). A son tour, Shlomo Baron définit les Dialogues comme un exemple remarquable
de « non-sectarian philosophy » : cf. S. Baron, A Social and Religious History of the Jews,
vol. 13, Columbia, 1969, p. 193.
14
S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb? Some Jewish and Arabic
Sources of Leone Ebreo’s Doctrines », dans Jewish Thought in the Sixteenth Century, éd.
4 chapitre i
23
En plus des études de Pines, Ivry et Dagron citées auparavant, voir H. Davidson,
« Medieval Jewish Philosophy in the Sixteenth Century », dans Jewish Thought in the
Sixteenth Century, cit., p. 106–144.
24
Vers 1450, Moshe de Rieti avait déjà rédigé un traité en italien, mais en lettres
hébraïques, divisé en deux volumes intitulés Philosophie naturelle et Œuvres de Dieu : cf.
Mosè da Rieti, Filosofia naturale e Fatti de Dio, éd. I. Hijmans-Tromp, Leiden, Brill,
1989.
25
Voir les remarques d’Arthur Lesley dans « Proverbs, Figures and Riddles », cit.
6 chapitre i
26
Voir à ce propos G. Veltri, « Philo and Sophia: Leone Ebreo’s Concept of
Jewish Philosophy », dans Cultural Intermediaries. Jewish Intellectuals in Early Modern Italy, éd.
D. B. Ruderman et G. Veltri, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004,
p. 55–66 : 56–57. J. C. Nelson, qui a consacré aux Dialogues des pages importantes
dans son essai sur l’éros à la Renaissance, affirme à leur propos que « except for a few
passages which extol the Jewish faith and Mosaic teaching it is hard to believe that
we are not reading the work of an Italian Neoplatonist such as Pico or Ficino » ( J. C.
Nelson, Renaissance Theory of Love. The Context of Giordano Bruno’s Eroici furori, New
York, Columbia University Press, 1958, p. 85).
27
Voir infra, p. 30.
28
Certains aspects de cette interprétation ont déjà été analysés dans quelques arti-
cles : voir notamment A. Guidi, « La sagesse de Salomon et le savoir philosophique :
matériaux pour une nouvelle interprétation des Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu »,
Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 91 (2007), p. 241–264 ; Id., « ‘Une sagesse
est à toi en héritage’. Le projet philosophique de Léon l’Hébreu et la transmission du
savoir à l’époque de l’Expulsion des Juifs d’Espagne », dans Itinéraires sépharades. Diversité
et complexité des identités, éd. E. Benbassa, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne,
2010, p. 159–168.
introduction 7
29
Santino Caramella y fait vaguement référence : cf. Leone Ebreo, Dialoghi, Bari,
Laterza, 1929, p. 428. Dans sa monographie classique sur l’histoire des Juifs en Italie,
Cecil Roth suggère pour sa part en passant une influence du Cantique sur les Dialogues :
cf. C. Roth, The Jews in the Renaissance, Philadelphie, Jewish Publication Society, 1977,
p. 119 ; l’association est reprise, sans être développée, dans E. Seidel, « The Concept
of Philosophy in the Sixteenth Century: Leone Ebreo and the Italian Renaissance »,
European Judaism, 2 (2002), p. 97–105 : 105.
30
Pour un survol, voir infra, p. 164–183.
31
Voir notamment S. Feldman, « Platonic and Cosmological Themes in the Dialoghi
d’amore of Leone Ebreo ( Judah Abravanel ) », Viator. Medieval and Renaissance Studies, 36
(2005), p. 557–582 ; et S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb? », cit.
8 chapitre i
1. La vie
1
Le rapport entre le nom juif de Juda et celui de Leone (Léon) se fonde sur Gen. 49,
9 où la tribu de Juda est comparée à un lionceau. En raison de la popularité de ce
prénom parmi les Juifs italiens, on a parfois eu quelques difficultés à bien identifier
Juda. Une telle confusion se rencontre même dans des contributions récentes consa-
crées aux Dialogues : voir par exemple Y. Dureau, « Influences ou sources communes :
Léon l’Hébreu et Marsile Ficin », dans Marsile Ficin ou les Mystères platoniciens, Actes du
XLIIe Colloque international d’études humanistes (Centre d’Etudes Supérieures de la
Renaissance, Tours, 7–10 juillet 1999), organisé par S. Toussaint, 2 vol., Paris, Les
Belles Lettres, t. I, p. 227–252, où l’auteur attribue à Juda la rédaction d’une pièce
de théâtre rédigée en réalité par Leone de’ Sommi (env.1525–1592). A la suite des
éditeurs de la traduction française des Dialogues, nous avons choisi la forme « Juda
Abravanel ».
2
Sur la question voir A. David, « Gedalia Ibn Yahia, auteur de Shalshelet ha-
Qabbalah », Revue des études juives, 153 (1994), p. 101–132.
3
On aura l’occasion de discuter en détail la portée et les enjeux de cette autobio-
graphie mythique, évoquée dans les écrits de Juda et de son père Isaac. Pour le récit
généalogique en question voir J.-C. Attias, Isaac Abravanel, la mémoire et l’espérance, Paris,
Cerf, 1992, p. 11. Après les pogroms et les conversions de 1391, le judaïsme séfarade
élabore une idéologie du lignage qui aura des effets sur la définition de l’identité
sociale et familiale : cf. E. Gutwirth, « Lineage in XVth c. Hispano-Jewish Thought »,
Miscelanea de Estudios Arabes y Hebraicos, 34 (1985), p. 85–91.
10 chapitre ii
4
Voir P. Léon Tello, Judíos de Toledo, 2 vol., Madrid, 1979, t. II, p. 176.
5
Samuel prend le nom de Juan Sánchez de Séville : cf. B. Netanyahu, Don Isaac
Abravanel, Statesman and Philosopher, Philadelphie, Jewish Publication Society of Ame-
rica, 1953, p. 6 ; I. Montes Romero-Camacho, « Juan Sánchez de Sevilla, antes
Samuel Abravanel, un modelo de converso sevillano anterior al asalto de la judería
de 1391 », dans Aragón en la Edad Media: Homenaje a la profesora Carmen Orcástegui Gros,
2 vol., Saragosse, université de Saragosse, 1999, t. II, p. 1099–1113 ; mais les docu-
ments ne permettent pas de tirer des conclusions définitives sur les circonstances de
cette conversion, et nous ne savons pas si Samuel finit par revenir au judaïsme : cf.
E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance toward Tradition. Defense, Dissent, and Dialogue, Albany,
State University of New York Press, 2001, p. 10.
6
Cf. ibidem.
7
Cette datation approximative est établie à partir des éléments suivants : l’âge du
père de Juda, Isaac (né en 1437) ; et la date de naissance du frère cadet de Juda,
Joseph (1471)—le deuxième frère de Juda, Samuel, naît quant à lui en 1473. Cf.
A. di Leone Leoni, « Nuove notizie sugli Abravanel », Zakhor, 1 (1997), p. 154–206.
juda abravanel et son œuvre 11
8
Cf. Carsten L. Wilke, Histoire des Juifs portugais, Paris, Chandeigne, 2007, p. 38.
9
Les liens d’Isaac Abravanel avec certaines familles de la noblesse lusitanienne
sont également attestés par une lettre en portugais qu’il envoya en 1470 ou 1471 à
Dom Alfonso, Comte de Faro, à l’occasion de la mort de son beau-père, Don Sancho
de Noronha, Comte d’Odemira ; le style et les sources utilisés par Abravanel à cette
occasion témoignent d’une connaissance assez approfondie des nouvelles tendances
rhétoriques de l’humanisme ibérique: cf. Isaac Abravanel: Letters, éd. et trad. de C.
Cohen Skalli, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2007, p. 12–25.
10
Cette correspondance, dont on ne possède que quelques lignes, semble avoir
porté sur une expédition militaire portugaise : cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance,
p. 11.
11
Cf. Isaac Abravanel: Letters, p. 143–145. Abravanel envoie aussi à Yeiel une copie
de sa Couronne des anciens et de son commentaire au Deutéronome, encore inachevé : cf.
ibid., p. 123–125. Vers 1478, Isaac aurait aussi rencontré à Lisbonne le fils de Yeiel,
Isaac, en voyage au Portugal : cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, p. 12.
12
Abravanel pose à Æayyun des questions portant sur le statut et l’origine du Deu-
téronome, comme le rabbin de Lisbonne le déclare au début de son traité Maggid mishne,
qu’il écrit en réponse : cf. A. Gross, Rabbi Joseph ben Avraham Æayyun Leader of the Lisbon
Jewish Community and his Literary Work [en hébreu], Ramat-Gan, Bar Ilan University
Press, 1993, p. 35 et p. 231 ; pour la référence à Joseph ibn Shem Tov voir J.-P.
Rothschild, « Les philosophes juifs d’Espagne au XVe siècle : l’Ethique à Nicomaque
et le projet philosophique de Joseph ibn Shem Tob (étude préparatoire) », dans Pen-
samiento medieval ispano. Homenaje a Horacio Santiago Otero, éd. J. Ma Soto Rábanos,
2 vol., Madrid, C.S.I.C., 1998, t. II, p. 1289–1316 : 1292, note 9. Abravanel cite avec
admiration le Kevod ’Elohim (Gloire du Seigneur) de Shem Tov dans son commentaire à
Samuel (Perush ‘al Nevi’im rishonim, cit., p. 285) et envoie à Yeiel de Pise des manuscrits
contenant des œuvres de cet auteur : cf. Isaac Abravanel: Letters, p. 57.
12 chapitre ii
13
Sur ce texte voir E. Lawee, « Inheritance of the Fathers: Aspects of Isaac Abar-
banel’s Stance toward Tradition: the Case of Ateret Zekenim », Association for Jewish Studies
Review, 22 (1997), p. 165–198.
14
Dans sa Couronne, Abravanel définit le Tsurot comme un « derush » portant sur la
question des formes des éléments (cf. ‘Ateret Zeqenim [Couronne des anciens], Sabbioneta,
1557, p. 30a), mais il ne mentionne pas ce texte dans la liste de ses œuvres compilée
à la fin de sa vie : cf. She’elot le-ha-hakham Shaul ha-Cohen (Questions du sage Saul ha-Cohen)
Venise, 1574, p. 12a. Pour une présentation des contenus de cet essai cf. E. Coda,
« Le fonti filosofiche del trattato sulle Forme degli elementi (Tsurot ha-Yesodot) di Isaac
Abravanel (1437–1508) », Materia Giudaica, 13 (2008), p. 71–80.
15
Cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, p. 199 ; pour l’influence de Tostado sur
l’œuvre exégétique d’Abravanel voir S. Gaon, The Influence of the Catholic Theologian
Alfonso Tostado on the Pentateuch Commentary of Isaac Abravanel, Hoboken, Ktav, 1993.
16
Cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, p. 199. D’après le témoignage de Almon-
sino, Abravanel aurait même traduit en hébreu la Quaestio de spiritualibus creaturis de
Thomas d’Aquin : cf. M. Steinschneider, Die Hebraïschen Übersetzungen des Mittelalters
juda abravanel et son œuvre 13
und die Juden als Dolmetscher, 2 vol., Berlin, 1893, t. I, p. 486. Parmi les auteurs qu’Abra-
vanel cite, on trouve aussi Jean de Mandeville, figure d’explorateur navigant entre
histoire et légende, auteur du Livre des merveilles, chronique de ses voyages en Egypte
et en Asie, où il discute, entre autres, les possibilités d’une navigation autour du globe.
Abravanel affirme avoir eu entre les mains ce livre, où il aurait rencontré une descrip-
tion du tombeau d’Ezéchiel analogue à celle que l’on peut lire dans le compte rendu
d’un autre célèbre voyageur médiéval, Benjamin de Tudela : cf. Isaac Abravanel,
Perush ‘al Nevi’im aaronim, Jérusalem, 1956, p. 432–433. L’intérêt d’Isaac pour ce genre
de littérature relevait sans doute de son implication dans les explorations maritimes
entreprises par les Portugais : cf. I. Lawee, « On the Threshold of the Renaissance:
New Methods and Sensibilities in the Biblical Commentaries of Isaac Abarbanel »,
Viator, 26 (1995), p. 286 et p. 300.
17
C’est en partie à cause de cette habitude qu’Abravanel a été accusé à plusieurs
reprises de plagiat, notamment par le fils d’Isaac Arama et par David ben Messer
Léon : cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 42.
18
Voir Juda Abravanel, Complainte sur le temps [en hébreu] dans The Philosophy of
Leone Ebreo [en hébreu], p. 11–25 : 17, v. 213–216.
19
Il s’agit d’un poème écrit en 1520 pour introduire les commentaires d’Isaac sur
les livres des Prophètes : Paroles de Juda, le fils du grand exégète en louange des commentaires
de son père aux livres des prophètes, dans Dialoghi, éd. Gebhardt, Regesten zur Lebensgeschichte
Leone Ebreos, p. 21–23.
14 chapitre ii
20
Sur la nature de ce complot et l’implication d’Abravanel les avis des historiens
divergent. Il est difficile à ce propos d’émettre un jugement, qui ne serait en outre
d’aucun intérêt pour notre travail. Il est peut-être plus intéressant, pour mieux saisir
la personnalité publique d’Isaac, de remarquer qu’il proclame à plusieurs reprises son
innocence et va jusqu’à nier l’existence même du complot contre Jean II. Pour un
status quæstionis voir E. Lipner, Two Portuguese Exiles in Castile. Dom David Negro and Dom
Isaac Abravanel, Jérusalem, The Magnes Press, 1997, p. 46–76.
21
Le cardinal Pedro González de Mendoza traduit l’Enéide et une partie des Méta-
morphoses d’Ovide: cf. E. Lawee, « On the Threshold of the Renaissance », cit. ; Pedro
Diáz de Toledo traduit pour le père dudit Cardinal, don Iñigo Lopez de Mendoza,
la version latine du Phédon réalisée par Leonardo Bruni et celle du dialogue pseudo-
platonicien Axiochus de Cencio de’ Rustici : cf. J. Hankins, Plato in the Italian Renaissance,
2 vol., Leiden-New York-København-Köln, Brill, 1991 [1990], t. I, p. 96–97; pour
une perspective d’ensemble voir P. O. Kristeller, « The European Significance of
Florentine Platonism », dans Studies in Renaissance Thought and Letters, III, Rome, Edizioni
di Storia e Letteratura, 1993, p. 49–67 (première édition dans Medieval and Renaissance
Studies, Proceedings of the Southeastern Institute of Medieval and Renaissance Stu-
dies, Summer 1967, éd. J. N. Headley, Chapel Hill, University of north Carolina
Press, 1968, p. 206–229).
juda abravanel et son œuvre 15
22
L’épisode est relaté par Isaac Abravanel dans l’introduction à son commentaire
au livre des Rois, achevé à Naples en 1493 : cf. I. Abravanel, Perush ‘al Nevi’im risho-
nim, p. 422 ; sur les circonstances complexes dans lesquelles les tentatives eurent lieu
voir M. Kriegel, « Ferdinand le Catholique, fils de Palomba. Les Juifs et l’alliance
royale », dans Le temps de l’État. Mélanges en l’honneur de Pierre Birnbaum, éd. B. Badie et
Y. D. délaye, Paris, Fayard, 2007, p. 111–134. Voir aussi le témoignage contenu
dans Elijah Capsali, Chronique de l’expulsion, éd. S. Sultan-Bohbot, Paris, Cerf, 1994,
p. 101–102.
23
H. Beinart, L’Expulsion des Juifs d’Espagne [en hébreu], Jérusalem, 1994. Pour une
réflexion sur les circonstances qui précèdent immédiatement la promulgation de l’édit
cf. M. Kriegel, « La prise d’une décision: l’Expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 »,
Revue historique, 260 (1978), p. 49–90.
24
L’idée de contraindre les familles juives à la conversion en baptisant leurs enfants
est peut-être à l’origine de la campagne de baptêmes forcés d’enfants juifs ordonnée
par Manuel Ier au Portugal quelques années plus tard ; des sources juives attribuent la
paternité de cette stratégie au converso Levi ben Shem Tov de Saragosse, qui l’aurait
suggérée au Roi : cf. Carsten L. Wilke, Histoire des Juifs portugais, cit., p. 74.
25
Complainte, p. 12–13, vv. 49–82.
26
D’après Carsten L. Wilke, le fils de Juda aurait fait partie de ces enfants juifs
rendus esclaves sous Jean II et envoyés ensuite coloniser l’île de São Tomé, en 1493 :
Carsten L. Wilke, Histoire des Juifs portugais, cit., p. 70. Dans sa Complainte, Juda
affirme en revanche que le baptême d’Isaac aurait eu lieu sous Manuel : cf. Complainte,
16 chapitre ii
p. 13. En 1496, Manuel décrète en effet l’Expulsion des Juifs—et des musulmans—
portugais ; mais cet édit, qui laissait le choix de la fuite dans d’autres pays aux Juifs
résolus à ne pas se convertir, se transforme peu de temps après en l’obligation générale
de se faire baptiser et de rester dans le Royaume : cf. M. J. Pimenta Ferro Tavares,
« Expulsion or integration? The Portuguese Jewish Problem » dans Crisis and Creativity
in the Sephardic World 1391–1648, éd. B. Gampel, New York, Columbia University
Press, 1997, p. 95–103.
27
Voir infra, p. 280–286.
28
Au vu des rapports qu’Abravanel entretient avec Yeiel, Eric Lawee pense
qu’il s’était déjà rendu en Italie pour des raisons commerciales bien avant 1492 : cf.
E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 13.
29
D’autres illustres exilés séfarades feront le même choix, comme les Juifs portugais
David ben Salomon (1440–1524) et Joseph ben David ibn Yaia (1425–1498), ainsi
que l’Espagnol Isaac Arama (env.1420–1494).
30
Les poètes espagnols actifs à Naples à l’époque d’Alphonse II ne semblent pas
avoir été véritablement influencés par la production italienne, et témoignent plutôt
d’un attachement à une tradition spécifiquement ibérique : cf. R. G. Black, « Poetic
Taste at the Aragonese Court in Naples », dans Florilegium Hispanicum. Medieval and
Golden Age Studies presented to C. Clotelle Clark, Madison, Hispanic Seminary of Medieval
Studies, 1983, p. 165–178.
31
Cf. B. Netanyahu, Don Isaac Abravanel, cit., p. 62–65. La politique de Ferrante
concernant les exilés espagnols relevait d’un calcul économique, étant donné que les
Juifs étaient propriété de la couronne et constituaient une ressource importante ; néan-
moins, elle était due aussi à une sympathie personnelle que l’on entrevoit même dans
le langage formel des documents officiels : cf. D. Abulafia, « The Aragonese Kings of
Naples and the Jews », dans The Jews of Italy. Memory and Identity, éd. B. D. Cooperman
et B. Garvin, University Press of Maryland 2000, p. 82–106 ; Id., « The Role of the
juda abravanel et son œuvre 17
Jews in the Cultural Life of the Aragonese Kingdom of Naples », dans Gli ebrei in Sici-
lia dal tardoantico al medioevo. Studi in onore di Mons. B. Rocco, éd. N. Bucaria, Palermo,
Flaccovio, 1998, p. 35–53.
32
Voir le texte du document dans Leão Hebreu, Diálogos de amor, éd. G. Manup-
pella, Lisbonne, Instituto Nacional de Investigação Científica, 1983, p. 577–578.
33
Sur la vie de Juda Messer Léon voir D. Carpi, « Notes on the Life of Rabbi
Judah Messer Leon », dans Studi sull’ebraismo italiano in memoria di C. Roth, éd. A. Toaff,
s.l. [ Rome], Barulli, 1974, p. 37–62 ; sur son fils David cf. H. Tirosh-Rothschild,
Between Worlds. The Life and Though of Rabbi David ben Judah Messer Leon, Albany, New
York Press, 1991 ; pour la figure d’Abraham de Balmes voir N. Ferorelli, Gli ebrei
nell’Italia meridionale dall’età romana al secolo XVIII, éd. F. Patroni Griffi, Napoli, Dick
Peterson, 1990, p. 263–278.
34
Cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds, cit., p. 269. Les Juifs italiens semblent
avoir eu du mal à saisir la composante séfarade dans la culture d’Isaac Abravanel : cf.
E. Lawee, « Abarbanel in Italy: the critique of the kabbalist Elijah Hayyim Genaz-
zano », Jewish History, 23 (2009), p. 223–253. Il y eut aussi d’autres réactions plus
admiratives, comme celle d’Abraham Farissol, qui range Isaac parmi ses maîtres : cf.
D. B. Ruderman, The World of a Renaissance Jew. The Life and Thought of Abraham Mordecai
Farissol, Cincinnati, Hebrew Union College Press, 1981, p. 222.
18 chapitre ii
35
Voir G. Lacerenza, « Lo spazio dell’ebreo. Insediamenti e cultura ebraica a
Napoli (secoli XV–XVI) », dans Integrazione ed emarginazione. Circuiti e modelli: Italia e
Spagna nei secoli XV–XVIII, éd. L. Barletta, Naples, Ist. Suor Orsola Benincasa, 2002,
p. 357–427 ; pour une interprétation différente, qui voit dans l’arrivée des Séfarades le
seul moment glorieux pour le judaïsme de la ville cf. D. Abulafia, « The Role of the
Jews », cit. Il est vrai que les exilés séfarades sont souvent perçus de manière ambi-
valente à l’intérieur même des communautés juives italiennes de l’époque et que leur
attitude envers les « autochtones » était considérée parfois, par ces derniers, comme
arrogante et hautaine : cf. A. Toaff, « Ebrei spagnoli e marrani nell’Italia ebraica
del Cinquecento. Una presenza contestata », La rassegna mensile di Israel, 58 (1992),
p. 47–59.
36
Pour une vue d’ensemble sur les protagonistes et le caractère du mouvement
humaniste à Naples voir M. Santoro, Humanism in Naples, dans Renaissance Humanism :
Foundations and Forms, cit., t. I, p. 296–331 et G. Villani, « L’umanesimo napoletano »,
dans Storia della letteratura italiana: il Quattrocento, éd. E. Malato, Rome, Salerno Edi-
trice, 1996, p. 709–762.
37
L’influence de Pontano sur Juda a été récemment évoquée par Eugenio Canone :
cf. Leone Ebreo, Dialoghi d’amore, éd. D. Giovannozzi, Introduzione di E. Canone,
Rome-Bari, Laterza, 2008, p. viii. Pour l’astrologie dans les Dialogues voir A. Guidi,
« L’astrologia nei Dialoghi d’amore », dans Nella luce degli astri. L’astrologia nella cultura del
Rinascimento, Atti del Convegno di Studi (Firenze 14–15 dicembre 2001), éd. O. Pom-
peo Faracovi, La Spezia, Agorà, 2004, p. 39–62.
juda abravanel et son œuvre 19
38
Sur le milieu littéraire napolitain de la fin du XVe siècle et l’importance de la
composante ibérique voir M. Santagata, La lirica aragonese. Studi sulla poesia napoletana
del secondo Quattrocento, Padoue, Antenore, 1979 ; A. Gargano, Con accordato canto : studi
sulla poesia tra Italia e Spagna nei secoli XV–XVII, Naples, Liguori, 2005.
39
Cf. M. Benayahu, « La famille Abravanel à Salonique » [en hébreu], Sefunot, 12
(1971–78), p. 7–67 : 10–11.
40
L’information est contenue dans la biographie d’Isaac Abravanel rédigée par le
rabbin Baruch Uzziel Forti (m. 1571), qui accompagne l’édition du Commentaire sur
le livre de Daniel du même Isaac: « Son fils aîné le noble Don Juda (que sa mémoire
soit en bénédiction), après l’exil et le saccage de Naples alla à Gênes et accomplit des
merveilles dans l’art de la médecine » (Isaac Abravanel, Ma‘ayaney ha-Yeshu‘ah, Fer-
rare, 1551, p. 2v). Il est certain qu’un des frères de Juda, Joseph, exerça la médecine
dans la même ville et plus ou moins à la même période : cf. R. Urbani, G. N. Zazzu,
The Jews in Genua (507–1681), 2 vol., Leiden-Boston-Köln, Brill, 1999, t. I, p. 91.
41
Il s’agit d’une lettre adressée au capitano et à la communauté de Barletta par
Federigo, successeur de Ferdinand II au trône après la reconquête aragonaise. Elle
vise à faire rentrer à Naples, au service du Roi, Isaac et Juda, et à leur assurer un
voyage sans ennuis : cf. Leão Hebreu, Diálogos de amor, cit., p. 578 ; cf. aussi N. Fero-
relli, Gli ebrei nell’Italia meridionale, cit., p. 99. Le ton affectueux de la lettre (« havendo
Noi cari li dilecti nostri ecc. ») semble indiquer l’existence de rapports préalables entre
Federigo et les Abravanel : cf. I. Sonne, « Intorno alla vita di Leone Ebreo », Civiltà
moderna. Rassegna bimestrale di critica storica, letteraria, filosofica, 6 (1934), p. 163–193.
42
Le document a été publié par F. Nicolini dans « Per la biografia di Leone Ebreo »,
La critica. Rivista di letteratura, storia e filosofia, 28 (1930), p. 312–314 ; curieusement oublié
20 chapitre ii
par les biographes successifs, ce témoignage mérite d’être examiné de plus près, en
raison des nombreuses informations qu’il contient.
43
Pour l’interprétation de l’expression leze publice comme faisant allusion à l’acti-
vité de lecteur dans un studium, voir A. Field, « The Platonic Academy of Florence »,
dans Marsilio Ficino: his Theology, his Philosophy, his Legacy, éd. Michael J. B. Allen,
V. Reeds et M. Davies, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2002, p. 359–376 : 361, note 16 ;
bien que l’accès des Juifs aux universités ait été difficile, on connaît entre autres le
cas d’Elie Delmédigo qui dispensa des cours de philosophie à l’université de Padoue
dans les années 1480 : cf. G. Dell’Acqua-L. Münster, « I rapporti di Giovanni Pico
della Mirandola con alcuni filosofi ebrei », dans L’Opera e il Pensiero di Giovanni Pico della
Mirandola nella Storia dell’Umanismo, 2 vol., Florence, Olschki, 1965, t. II, p. 149–168 :
151. Le médecin, grammarien et philosophe Abraham de Balmes fut également pro-
fesseur dans le studium de Padoue : cf. M. A. Shulvass, The Jews in the World of Renais-
sance, Leiden, Brill, 1973, p. 152.
44
Il s’agit vraisemblablement de Joseph Hamon (m. 1518), médecin personnel de
Bayazid II (1481–1512), né à Grenade et émigré au Levant après l’Expulsion : cf.
J. Jos Nehama, « Les médecins juifs à Salonique » extrait de la Revue d’Histoire de la
Médicine Hébraïque, 8 (1951), p. 1–24 ; sa famille semble avoir été très proche des
Abravanel : cf. M. Benayahu, « La famille Abravanel », cit. Hamon était devenu très
influent à la Cour, ce qui lui avait permis d’aider un certain nombre de Juifs en dif-
ficulté: cf. U. Heyd, « Moses Hamon chief Jewish physician to Sultan Suleyman the
Magnificient », Oriens, 16 (1963), p. 152–170.
45
Juda avoue néanmoins ne pas entretenir de relations avec les membres de sa
famille qui se trouvaient à Constantinople. Le témoignage s’accorde avec le projet
d’Isaac Abravanel. On sait que la république de Venise employait des marchands et
des médecins juifs comme informateurs à Constantinople : cf. P. Preto, I servizi segreti
di Venezia, Milan, Il Saggiatore, 1994, p. 481–485.
46
En février 1501 un neveu d’Isaac, Joseph Abravanel, avait rencontré Gonsalvo
à Messine, au retour de la campagne militaire de Turquie : cf. B. Netanyahu, Don
Isaac Abravanel, cit., p. 79.
juda abravanel et son œuvre 21
son père en 1505 et en 150747. Isaac, qui s’était installé dans la ville
après la défaite des Aragon ou peu avant, y mourra en 1508.
Malgré tous ces déplacements, il semble que Naples ait été la rési-
dence principale de Juda jusqu’au départ du vice-roi Gonsalvo pour
l’Espagne, en 1507. C’est à cette époque que remontent les premiers
témoignages de l’activité intellectuelle de Juda. Vers 1504, il écrit des
éloges en vers à l’occasion de la publication de trois œuvres de son
père, qui seront imprimées à Constantinople en 150548 ; peu de temps
avant, il compose la Telunah ‘al ha-Zeman (Complainte sur le Temps). C’est
sans doute aussi durant ces toutes premières années du XVIe siècle
qu’il se met à travailler à son chef-d’œuvre, dont la publication pos-
thume, sous le titre Dialogues d’amour, se fera à Rome chez l’imprimeur
Antonio Blado d’Assola.
Après son séjour vénitien, les renseignements que l’on possède sur
Juda deviennent plus incertains. Sous la domination espagnole, les
conditions de vie des Juifs dans le Sud de l’Italie se font plus diffi-
ciles. On retrouve cependant Juda à Naples vers 1520, si le « Leone
Abravanel » qu’on exonère du paiement d’un impôt mentionné dans
un document officiel est bien l’auteur des Dialogues49. Toujours en
1520, Juda compose un poème destiné à introduire le commentaire
aux Prophètes de son père, et qui peut être considéré comme le der-
nier de ses écrits. Dans ces vers, il mentionne sa collaboration avec
Soncino, « maître et artisan, excellent dans l’art de l’imprimerie »50 à
47
On tire ces informations des réponses (teshuvot) qu’Isaac Abravanel envoie en
1507 de Venise à l’averroïste crétois Saul ha-Cohen, qui lui avait soumis douze ques-
tions sur des sujets philosophiques. Isaac s’adresse à Saul en ces termes : « Tu sais que
mon fils Don Juda Abravanel n’est plus venu dans ce pays depuis deux ans, en étant
à Naples, avec le Grand Capitaine [Gonsalvo de Cordoba] et le roi d’Espagne qui
s’est rendu là-bas. Et maintenant que tous les deux—le roi [Ferdinand le Catholique]
et le chef de l’armée—sont allés dans leur pays, l’Espagne, mon fils est venu ici, dans
ma maison » (She’elot, p. 20).
48
Cf. C. Cohen Skalli, « Yitshaq Abravanel’s First Edition (Constantinople, 1505).
Rethorical Content and Editorial Background », Hispania Judaica Bulletin, 5 (2007),
p. 153–175. Il semble que Juda ait aussi joué un rôle dans la réalisation de l’édition,
notamment pour ce qui concerne le Zeba Pesa : cf. M. V. Heller, The Sixteenth Century
Hebrew Book : An Abriged Thesaurus, 2 vol., Leiden, Brill, 2004, t. I, p. 7.
49
Le texte du document est reproduit dans Leão Hebreu, Diálogos de amor, éd.
Manuppella, p. 579. Quelques mois plus tard, les dispositions promulguées par le
vice-roi Ramòn de Cardona seront confirmées par un nouveau rescrit de François
Ferdinand : cf. B. Croce, « Un documento su Leone Ebreo », La Critica. Rivista di Storia
e Filosofia, 12 (1914), p. 239–240.
50
Cf. Paroles de Juda Abravanel, dans Leone Ebreo, Dialoghi d’amore, éd. C. Geb-
hardt, p. 21–23. En raison des incessantes oscillations qui caractérisent la politique
22 chapitre ii
des villes italiennes de l’époque à l’égard des Juifs, Gershom Soncino et sa famille
exercent l’activité d’imprimeurs en se déplaçant dans des différentes localités des Mar-
ches et de la Romagne : cf. L’attività editoriale di Gershom Soncino : 1502–1527. Atti del
Convegno di Soncino, 17 settembre 1995, éd. G. Tamani, Soncino, 1997.
51
Le poème de Juda est conçu pour présenter l’ensemble des commentaires d’Isaac
sur les Prophètes, alors que le texte imprimé chez Soncino en 1520 contient uni-
quement les commentaires sur les Prophètes postérieurs : sur la question voir A. Guidi,
« Salomone come sapiente universale nel Commento al Libro dei Re di Isaac Abravanel
(1437–1508) », Accademia. Revue de la société Marsile Ficin, 8 (2006), p. 61–79 ; sur cette
édition voir les quelques indications fournies par B. Chiesa, « Note sull’attività edito-
riale ebraica di Gershom Soncino nei primi decenni del Cinquecento », Rassegna mensile
di Israel, 67 (2001), p. 111–128. Le commentaire d’Abravanel au Prophètes antérieurs était
déjà paru, toujours chez Soncino, en 1511 : cf. M. V. Heller, The Sixteenth Century
Hebrew Book, cit., t. I, p. 7. Cette édition contient aussi deux poèmes anonymes, dont
l’un rédigé par un certain Salomon Crescente, qu’Isaiah Sonne a voulu identifier avec
le collaborateur de Soncino Salomon ben Perez : cf. I. Sonne, « Salomon Crescente »
[en hébreu], Kiryat Sefer, 9 (1932–1933), p. 505–506.
52
Le premier passage mentionne des soins que « Léon l’hébreu, médecin du vice-
roi » aurait apporté au cardinal Riario, en visite dans la ville : cf. Marino Sanuto,
I Diarii, cit. dans Leão Hebreu, Diálogos de amor, p. 580 ; dans le deuxième passage il
est question d’un conflit entre le même Léon médecin du vice-roi et le prédicateur
franciscain Francesco de l’Agnellina, qui, suite à l’intervention de Léon, doit aban-
donner ses projets : ibid., p. 580.
53
Cf. C. Dionisotti, « Appunti su Leone Ebreo », Italia medioevale e umanistica, 2
(1959), p. 410–428 : 428. Dans le prologue de la traduction espagnole des Dialogues
réalisée en 1582, Carlos Montesa parle d’un séjour de Juda à Rome en faisant allusion
à l’accueil bienveillant qu’il aurait reçu de la part des Papes : Dialoghi, éd. Gebhardt,
Regesten, p. 27.
juda abravanel et son œuvre 23
54
« Maestro Antonio Blado » fut l’imprimeur officiel de la Cour papale de 1516
à 1567 ; il publia entre autres des livres en hébreu, et notamment le Cantique avec
traduction latine. Il était assisté dans ce travail d’édition par Isaac ben Immanuel de
Lattes et Benjamin ben Joseph de Arignano : cf. M. V. Heller, The Sixteenth Century
Hebrew Book, cit., t. I, p. xxiii.
55
Claudio Tolomei (Sienne 1492–Rome env.1556) était en contact à la fois avec
Lenzi, « civis senensis », et avec Aurelia Petrucci (1511–1542), noble dame de Sienne,
poète et érudite : cf. J. Nelson Novoa, « New Documents regarding the publi-
cation of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Hispania Judaica, 5 (2007), p. 271–282 ;
voir aussi Id., « Mariano Lenzi: Sienese editor of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore »,
Bruniana&Campanelliana, 14/2 (2008), p. 479–495.
56
Voir l’Introduzione d’E. Canone à Dialoghi d’amore, éd. D. Giovannozzi, p. x.
57
Cf. J. Nelson Novoa, « New Documents », cit., p. 281.
58
Cf. A. Medina Bermúdez, « El diálogo De vita beata de Juan de Lucena: un rom-
pecabeza histórico (II) », Dicenda. Cuadernos de Filología Hispánica, 16 (1998), p. 135–170 :
153. Voir aussi les documents sur les convertis conservés à l’Archivio segreto vaticano
analysés dans S. Simonsohn, « Some Well-Known Converts during the Renaissance »,
Revue des Etudes Juives, 148 (1989), p. 17–52. Naturellement, l’expression dilectus filius
ne prouve pas à elle seule que Juda se serait converti ; l’emploi d’une telle formule
pourrait s’expliquer autrement—par exemple, le rédacteur du document peut avoir
ignoré la confession à laquelle appartenait Juda.
59
« J’estime en effet, si jamais il m’arrive d’y penser, atteindre en même temps
deux objectifs non négligeables : me libérer en partie de l’obligation que je vous dois,
et obliger envers moi—si l’on peut obliger les ombres—Maître Léon. Car, parce que
j’ai tiré ces dialogues divins des ténèbres dans lesquelles ils étaient ensevelis, et les ai
pour ainsi dire mis en lumière et recommandés à la renommée d’une femme aussi
valeureuse que vous l’êtes, je crois qu’il doit sans aucun doute se réjouir énormément,
24 chapitre ii
et m’être très obligé de cette nouvelle splendeur et d’une protection aussi élevée » (A la
valorosa madonna Aurelia Petrucci, dans Leone Ebreo, Dialoghi d’amore, éd. Giovannozzi,
p. 4–5).
60
Sur la figure de Marso voir J. Nelson Novoa, « La pubblicazione dei Dialoghi
d’amore di Leone Ebreo e l’Umanesimo dell’Italia meridionale », Itinerari di Ricerca Sto-
rica, 21 (2007), p. 213–230 ; la citation de la préface de Marso reproduite intégrale-
ment par Nelson Novoa se trouve à la p. 220.
61
Cf. C. Bologna, Tradizione testuale e fortuna dei classici italiani, dans Letteratura
italiana, éd. A. Asor Rosa, VI, Turin, Einaudi, 1986, p. 445–928 : 599 ; la notice
est reprise dans Leone Ebreo, Dialogues of Love, éd. R. Pescatori, tr. D. Bacich et
R. Pescatori, Toronto-Buffalo-Londres, Toronto Press, 2009, p. 378.
62
C’est l’hypothèse, qui nous semble convaincante, de Guido Rebecchini : cf.
G. Rebecchini, Private Collectors in Mantua, 1500–1630, Rome, Edizioni di Storia e
Letteratura, 2002, p. 117.
63
L’attribution à Juda d’un sixième poème dont le titre serait Elégie sur la mort de
son père est controversée. Il s’agirait d’un texte destiné à une lecture publique à l’oc-
casion des célébrations commémoratives organisées après la mort d’Isaac Abravanel,
écrit donc vers 1508. Initialement signalé par Eliaquim Carmoly comme étant en sa
possession et ensuite perdu, le ms. contenant cet ouvrage est peut-être celui retrouvé
par Pina Navè, édité par ses soins avec une traduction en anglais : cf. P. Navè, « Leone
Ebreo’s Lament on the Death of this Father », dans Romanica et occidentalia : études dédiées
juda abravanel et son œuvre 25
à la mémoire de Hiram Peri (Pflaum), éd. M. Lazar, Jérusalem, Magnes Press, 1963,
p. 56–69.
64
« Juda Abravanel, neveu de ce grand Juda, à savoir Léon Abravanel, philosophe
platonicien qui nous a laissé les divins Dialogues d’amour, est mort à l’âge de 27 ans,
au grand chagrin des docteurs en philosophie. En effet, comme je vais le dire, il avait
gardé chez lui un livre assez gros, composé par son ancêtre, dont le titre seulement—
Sur l’harmonie du ciel—était écrit en lettres longobardes, et que cet excellent Léon avait
composé à la demande du divin Pic de la Mirandole, comme on le déduit du prolo-
gue. Ce livre, je l’ai consulté et lu plusieurs fois, et, si la mort prématurée du neveu ne
nous avait devancés, nous avions établi de bientôt le publier. Même s’il est écrit dans
un style scolastique, il s’agit en effet d’un ouvrage très savant, où ce bon Léon montre
combien il valait en la philosophie » (Amato Lusitano, Curationum medicinalium Amati
Lusitani medici physici praestantissimi, Venetiis, apud Vincentium Valgrisium, MDLXVI,
Centuria VII, Curatio 98, p. 152–153).
65
La question de l’identité de ce « Pic » reste ouverte : d’après S. Caramella (Dialoghi,
éd. Caramella, « Nota », p. 418) et C. Gebhardt, (Dialoghi, éd. Gebhardt, Einleitung,
p. 13–14, et Regesten, p. 47–50), Juda pourrait avoir rencontré Jean Pic à Florence ou
à Ferrare en 1492–1493 ; la même hypothèse est émise dans une contribution récente :
cf. B. McGinn, « Cabalists and Christians Reflections on Cabala in Medieval and
Renaissance Thought », dans Jewish Christian and Christian Jews : From the Renaissance to
the Enlightenment, éd. R. H. Popkin et G. M. Weimer, Dordrecht et Londres, 1994,
p. 11–34. On sait d’ailleurs que Pic demandait aux savants juifs qu’il connaissait
non seulement des traductions, mais aussi des traités sur des sujets qui l’intéressaient
tout particulièrement ; tel est le cas, par exemple, du commentaire du Cantique qu’il
commande à Yoanan Alemanno. D’autres chercheurs pensent, au contraire, que la
mention de « divin » relève d’une confusion de la part de Lusitanus entre l’oncle et
le neveu, et que le Pic en question doit être identifié à Jean-François : cf. I. Sonne,
« Intorno alla vita », cit., p. 173–77 et U. Cassuto, Gli ebrei a Firenze nel Rinascimento,
Florence, Tipografia Galletti e Cocci, 1918, p. 318. Pour ce qui est de la qualification
de « divin », que l’on aurait tendance à attribuer à Jean Pic, on se bornera à remarquer
26 chapitre ii
69
« Que soit loué au-dessus des grands et des orgueilleux le Très-Haut/qui, par
la sagesse []בחכמה, a créé toutes les créatures » (Paroles de Juda, p. 21). La deuxième
partie du vers paraphrase le Targum de Gen. 1, 1, une des références classiques pour
l’hypostatisation de la sagesse en milieu juif et hébraïsant : voir F. Secret, « Beresithias
ou l’interprétation du premier mot de la Genèse chez les Kabbalistes chrétiens », dans In
Principio. Interprétations des premiers versets de la Genèse, Paris, Etudes augustiniennes, 1973,
p. 235–243 ; le thème est abordé dans les Dialogues (p. 333 et p. 457).
70
Cf. Poésies hébraïques de Don Jeudah Abrabanel, éd. N. Sloush, Lisbonne, 1928,
p. 14.
71
Cf. R. P. Scheindlin, « Judah Abravanel to his son », Judaism, 41 (1992), p. 190–
199. Pour la mission envisagée par Isaac Abravanel cf. D. Kaufmann, « Don Isaac
Abravanel et le commerce des épices avec Calicut », Revue des études juives, 38 (1899),
p. 145–148.
72
Juda affirme avoir mené des discussions dans les « maisons d’études (betey ha-
midrash) » des « sages d’Edom » : cf. Complainte, p. 17, v. 219. Cette allusion vient s’ajou-
ter au témoignage de Badoer cité plus haut, et elle fait sans doute référence à la
fréquentation d’un studium universitaire. La même expression est attestée dans les écrits
d’Isaac Abravanel pour désigner les universités chrétiennes : cf. I. Sonne, « Intorno alla
vita », cit., p. 176–177. Le terme utilisé par les auteurs juifs pour dénommer les univer-
sités chrétiennes est normalement celui de yeshivah, comme on l’observe par exemple
dans les écrits de Elie Æabillo : cf. M. Zonta, « The Autumn of Medieval Jewish Phi-
losphy: Latin Scholasticism in Late 15th-Century Hebrew Philosophical Letterature »,
28 chapitre ii
dans Herbst der Mittelalter? Fragen zur Bewertung des 14. und 15. Jahrhunderts, éd. Jan A.
Aertsen et M. Pickavé, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2004, p. 474–492 : 480.
73
Dialoghi, éd. D. Giovannozzi, p. 4 et p. ix.
74
Cf. J. Nelson Novoa, « New Documents regarding the Publication », cit.,
p. 281.
75
L’ouvrage a été imprimé une seconde fois en 1552 sous le titre Dialogo de la comu-
nità de lo Amore, intitolato Amore divino et humano, nuovamente e con diligenza ristampato : cf. P.
Trovato, Con ogni diligenza corretto: la stampa e le revisioni editoriali dei testi letterari italiani
(1470–1570), Bologne, Il Mulino, 1991, p. 195.
76
Les manuscrits de la troisième partie des Dialogues sont les suivants : BAVat. Bar-
berinianus Latinus 3743 et Patetta 373 ; BL Harleiana 5423 ; Columbia Un. Libr. Wes-
tern ms. 22 et Bib. Comunale Gabrielli Ascoli Piceno, cod. 22 : cf. P. O. Kristeller,
Iter Italicum: A Finding List of Uncatalogued or Incompletely Catalogued Humanistic Manuscripts of
juda abravanel et son œuvre 29
the Renaissance in Italian and other Libraries, Leiden-Londres, Brill-The Warburg Institute,
1963–1997, t. II, p. 452 et p. 607 ; t. IV, p. 187a ; t. V, p. 298b et p. 468a. Pour un
status quaestionis voir P. Trovato, Con ogni diligenza corretto, cit., p. 193–196. La datation
approximative de ces manuscrits a été proposée par B. Garvin, qui considère Patetta
373 comme le ms. le plus ancien : cf. Ead., « The language of Leone Ebreo’s Dialoghi
d’amore », Italia. Studi e ricerche sulla storia, la cultura e la letteratura degli ebrei d’Italia, 12–15
(2000), p. 181–210 ; voir aussi J. Nelson Novoa, « Appunti sulla genesi redazionale
dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo alla luce della critica testuale attuale e la tradizione
manoscritta del suo terzo dialogo », Quaderni d’italianistica, 30 (2009), p. 45–66.
77
« Philon. Je m’aperçois bien, Sophie, que pour te fournir d’excuse contre mes
justes accusations et ouvrir passage de la fuite que tu prends toujours devant mes
amoureuses poursuites, tu me demandes paiement du reste de l’obligation ; de laquelle
il me souvient bien que je suis lié seulement par ambiguë promesse [ambigua promis-
sione], à quoi tu vois bien que le temps ne me permet de satisfaire : car le discours de
l’origine d’amour nous a entretenus si longtemps, que l’heure me commande de te
laisser reposer. Cependant pense de t’acquitter des dettes lesquelles amour, raison et
vertu t’obligent à moi : car de ma part, quand j’aurai l’opportunité, je ne faudrai de
te satisfaire en tout ce que ma promesse et l’amoureuse servitude m’obligent envers
toi. Adieu » (Dialogues, p. 497).
78
Sur l’hypothèse selon laquelle les Dialogues seraient un texte inachevé voir Dia-
loghi d’amore, éd. Caramella, p. 428–429 et Diálogos de amor, éd. G. Manuppella,
p. 525–527. A l’inverse, Roberto Scrivano estime que le final ouvert peut renvoyer
à la dimension finalement insaisissable de la sagesse : cf. R. Scrivano, « Platonismo,
ebraismo e cabbala nel Rinascimento: Leone Ebreo », dans Id., Il modello e l’esecuzione.
Studi rinascimentali e manieristici, Naples, Liguori, 1993, p. 113–133 : 131. Raymond
Marcel juge pour sa part « peu logique » le plan quadripartite : cf. R. Marcel, « Le
platonisme de Pétrarque à Léon l’Hébreu », dans Congrès de Tours et Poitiers. Actes du
Congrès, Paris, Les Belles Lettres, 1954, p. 293–319 : 319.
79
Une autre indication temporelle est fournie par les allusions aux navigations des
Espagnols et des Portugais dans l’hémisphère austral : Dialogues, p. 152.
30 chapitre ii
80
Cf. B. Garvin, « The language of Leone Ebreo’s Dialoghi », cit.
81
Pour la thèse d’un original en hébreu (ou en espagnol ), voir I. Sonne, « La ques-
tion de la langue originale des Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu » [en hébreu], dans
Ziyunim : recueil à la mémoire de Y. N. Simoni [en hébreu], Berlin, 1929, p. 142–158 et,
pour une contribution plus récente, A. M. Lesley, « The Place of the Dialoghi d’amore
in Contemporaneuos Jewish Thought », cit. L’étude de la traduction manuscrite sem-
ble néanmoins aller à l’encontre de cette hypothèse: cf. B. Garvin, « The language of
Leone Ebreo’s Dialoghi », cit. En l’état actuel de la recherche, l’opinion généralement
acceptée est que le texte édité par Lenzi et Marso était écrit en langue vulgaire, mais
que l’existence d’une version préalable en hébreu ou en espagnol ne peut être exclue:
voir à ce propos les considérations d’Eugenio Canone dans Dialoghi, éd. Giovannozzi,
p. xii ainsi que infra, p. 33.
82
Cf. T. Dagron, « Introduction », dans Léon Hébreu, Dialogues d’amour, p. 27–39.
juda abravanel et son œuvre 31
Leonardo Marso dans sa préface déclare avoir entre les mains une
œuvre divisée en « quatre livres », dans lesquels l’auteur « parle divi-
nement de l’Essence, de la Communauté, de l’Origine et des Effets
d’amour » (« una opera [. . .] divisa in quattro libri, ne’ quali parla divina-
mente dell’Essenzia, Comunità, Origine e Effetti d’amore », Libro del amore divino
et humano, p. 2). Il nous semble néanmoins que le témoignage de Marso
ne soit pas des plus fiables. Son insistance sur la possession de cette qua-
trième partie apparaît quelque peu excessive. Les recherches contempo-
raines réalisées sur le contexte des deux premières éditions des Dialogues
laissent entrevoir une compétition éditoriale assez serrée. Marso et Lenzi
obtiennent l’autorisation d’imprimer leurs textes—sous un titre diffé-
rent—en 1534—le premier, quinze jours après le second. D’après ce
que Marso déclare, l’un des buts visés par sa publication partielle des
Dialogues était d’ailleurs de décourager tout éventuel concurrent, afin
de se garantir l’exclusivité de l’opération83. Il est possible que les allu-
sions, maintes fois répétées dans sa préface, à la « belle masse de quatre
volumes » (« questa bella massa de quattro volumi »84) relèvent de cette stra-
tégie vaguement intimidatrice. Une édition des quatre dialogues devait
a priori décourager les autres éditeurs, dans la mesure où ce quatrième
volume devait être, pensons-nous, bel et bien introuvable85.
Pour ce qui est de la date de rédaction, il est difficile de donner
des repères précis. On sait qu’en 1506–1507, dans sa correspondance
avec Isaac Abravanel, le philosophe crétois Saul ha-Cohen se montre
très au fait de l’activité intellectuelle de Juda. Saul demande qu’une
question portant sur la nature de la matière première soit transmise
au fils d’Isaac, le « sage universel » (akham kollel )86 Juda, dont il a
entendu dire qu’il s’est engagé dans l’étude « de la sagesse [okhmah] du
philosophe [i.e. Aristote] et de ses racines dans tous les textes et toutes
les langues, et dans l’exposition de la grandeur des affirmations, des
arguments et des démonstrations du commentateur [i.e. Averroès] ».
83
J. Nelson Novoa, « La pubblicazione dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo », cit.,
p. 221.
84
Ibidem.
85
Ce genre de stratagème n’était pas rare chez les éditeurs de l’époque. Il suffira
ici de rappeler le cas célèbre de l’Orlando Furioso de l’Arioste, qui occasionna une série
d’éditions concurrentes vantant les nouveautés les plus sensationnelles, allant des cor-
rections du manuscrit que l’auteur aurait faites de sa propre main . . . après sa mort !
à la trouvaille publicitaire d’un réviseur du texte aveugle (Luigi Grotta d’Adria, dit
l’Aveugle d’Adria) : cf. V. Monforte, Battaglie editoriali del ‘500 dal Veneto alla Sicilia,
Palerme, 1992, p. 27–65.
86
Sur cette expression voir infra, p. 219.
32 chapitre ii
87
She’elot, p. 3b.
88
On dirait que Saul rédige une caricature de Juda en « savant-prophète salomo-
nien » : non seulement il fait allusion à la figure évocatrice du « sage universel », mais
il ajoute que Juda « peut tout » comme « Itiel », un des noms que la tradition rabbini-
que attribue au roi biblique (voir infra, p. 130–131): cf. ibid. Saul ha-Cohen souhaite
connaître l’opinion des deux hommes à propos de l’affirmation aristotélicienne citée
par Maïmonide dans ses 25 propositions (Introduction à Guide, II, éd. MUNK, p. 22)
selon laquelle « la matière ne se meut pas d’elle-même » (Métaph. XII, 6), ainsi que leur
avis sur l’exégèse qu’en avait fait Farabi dans son commentaire. On sait que, dans sa
réponse à Saul, Isaac relate l’opinion de son fils, sans pour autant la partager : selon
Juda la matière première serait la corporéité, opinion qu’il croit pouvoir démontrer
sur la base des preuves tirées du livre V de la Métaphysique : cf. She’elot, p. 20b. Pour un
commentaire concernant ce passage voir H. A. Wolfson, Crescas’ Critique of Aristotle :
Problems of Aristotle’s Physics in Jewish and Arabic Philosophy, Cambridge, Harvard Univer-
sity Press, 1929, p. 598–600.
89
Le passage est publié par Gebhardt (Dialoghi d’amore, Die Hebraische Gedichte,
p. 23–25). Arthur M. Lesley a voulu y voir une preuve de l’existence d’une rédac-
tion en hébreu des Dialogues : cf. A. M. Lesley, « The Place of the Dialoghi d’amore in
Contemporaneuos Jewish Thought », cit. Pour Lesley, la réaction sarcastique de Saul
vis-à-vis de la tentative de Juda de concilier la voie des rationalistes et celle des tra-
ditionnalistes découlerait de celle que son maître, l’averroïste Elie Delmédigo, avait
manifestée à l’égard de l’œuvre d’Alemanno, qui fait lui aussi figure de « médiateur »
entre les deux tendances fondamentales du judaïsme post-maïmonidien. Cette média-
tion semble en tout cas être au cœur même de l’œuvre de Juda, au travers de la forme
dialogique dans laquelle il choisit de rédiger son texte.
juda abravanel et son œuvre 33
90
Cf. A. Guidi, « ‘Di poi si rinnovò quel poco che ci è al presente’ : Leone Ebreo
e la cultura umanistica », dans l’Ebreo errante, éd. L. Bisello, Florence, Olschki [sous
presse].
91
Il est tout à fait possible, par exemple, que la première partie ait été rédigée après
la troisième, et que des remaniements aient été faits à plusieurs reprises, comme le
suggèrent les renvois internes, qui ne sont pas toujours cohérents. L’hypothèse a été
formulée dans P. O. Kristeller, « Jewish Contributions to Renaissance Culture »,
Italia. Studi e ricerche sulla cultura e sulla letteratura degli ebrei d’Italia, 4 (1985), p. 7–20 : 11.
Eugenio Canone (« Introduzione », Dialoghi, éd. D. Giovannozzi, p. xv) la reprend
en faisant opportunément observer qu’un passage de la première partie évoque un
argument qui ne sera traité que dans la troisième partie comme s’il avait déjà été
abordé.
34 chapitre ii
92
Voir infra, p. 299–307.
93
En l’état actuel des recherches, rien ne permet en effet d’affirmer que Juda aurait
donné son consentement à la publication des trois traités.
94
On pourra s’en faire une idée en lisant la « Nota » dans Dialoghi d’amore, éd.
Caramella, p. 413–446.
95
Voir à ce propos Diálogos de amor, éd. G. Manuppella, p. 601–602.
96
Professeur de médecine à Pavie, puis archiatre à Vienne à la Cour de l’empereur
Maximilien II d’Autriche, Camutius, qui compta peut-être parmi les maîtres du jeune
juda abravanel et son œuvre 35
Galileo à Pise, fut influencé par la recherche de la pax philosophica prônée par Jean
Pic de la Mirandole : cf. Diálogos de amor, éd. G. Manuppella, p. 603–607 et C. B.
Schmitt, « Andreas Camutius on the Concord of Plato and Aristotle with Scripture »
dans Neoplatonism and Christian Thought, éd. D. J. O’Meara, Albany, State University of
New York Press, 1982, p. 178–184.
97
Burton fait référence aux Dialogues à plusieurs reprises, notamment dans sa dis-
cussion de l’amour, et range l’auteur parmi les « hommes graves et estimables » qui
ont écrit sur ce sujet : cf. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, 3 vol., traduction
de B. Hoepffner et C. Goffaux, préface de J. Starobinski, postface de J. Pigeaud,
Paris, José Corti, 2000, t. II, p. 1172. Sur quelques aspects de la présence des Dialogues
en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles voir A. Janakiram, « Leone Ebreo and Sha-
kespeare », English Studies, 61 (1980), p. 224–235 et R. Ellrodt, « Sir John Harington
and Leone Ebreo », Modern languages Notes, 65 (1950), p. 109–110.
98
L’anthologie, éditée par les soins de Joannes Pistorius, contient entre autres des
œuvres de Reuchlin et de Paolo Ricci, ainsi qu’une traduction latine du Sefer Yetsirah
et du Sha‘arey ’Orah du cabaliste castillan Joseph Giqatilla : cf. Johannes Pistorius,
Artis cabalisticae hoc est reconditae theologiae et philosophiae scriptorum Tomus I, Per Sebastia-
num Henricpetri, Basileae, 1587, reproduction anastatique avec introduction de J.-P.
Brach et M. Gabriele, Florence-Trente, 2005. C’est en se référant à cet ouvrage que
Budde, dans son histoire de la philosophie des Juifs, inclut les Dialogues parmi les textes
cabalistiques : cf. Io. Franciscus Buddeus, Introductio ad historiam philosophiae Ebraeorum,
2e éd., Hall, 1720, p. 198.
99
L’intérêt de Leonardo Marso, passionné de mythologie, est en ce sens déjà par-
lant : voir J. Nelson Novoa, « La pubblicazione dei Dialoghi », cit. ; voir également
B. Tejerina, « Il De Genealogia Deorum gentilium in una raccolta mitologica spagnola
del XVII secolo: El Teatro de los dioses de la gentitilidad de Baltasar de Vitoria », dans Il
Boccaccio nelle culture e letterature nazionali, Florence, Olschki, 1978, p. 189–198. Pour le
milieu ibérique, cf. D. Bacich, « Afterword : The Dialogues of Love in Spanish », dans
Leone Ebreo, Dialogues of Love, cit., p. 361–372 : 361. Les récits mythologiques réunis
dans les Dialogues ont également suscité la curiosité des lecteurs juifs : cf. M. A. Shul-
vass, The Jews in the World of Renaissance, cit., p. 290.
36 chapitre ii
100
Pour la première, voir maintenant Léon Hébreu, Dialogues, 2006, cit. ; la seconde
porte le titre de Philosophie d’amour de M. Leon Hebreu, Traduicte de l’Italien en Françoys par le
Seigneur du Parc Champennois, Lyon, chez Guillaume Rouille & Thibauld Payen, 1551.
101
Ronsard consacra un poème imprégné de sarcasme à l’égard de Juda, Juif
manipulateur et sans sentiments, et aux femmes qui lisaient ses Dialogues menson-
gers : « Jamais Leon Hebreiu des Juifs n’eust prins naissance/Leon Hebrieu, qui donne
aux Dames cognoissance/D’un amour fabuleux, la mesme fiction:/Faux, trompeur,
mensonger, plein de fraude et d’astuce/Je croix qu’en luy coupant la peau de son
prepuce/On lui coupa le coeur et tout affection » (cit. dans G. Veltri, Renaissance
Philosophy in Jewish Garb, cit., p. 71).
102
Dans ses Essais, Montaigne oppose l’artificialité des théories sur l’amour d’un
Marsile Ficin ou de Juda à son approche plus empirique : cf. ibid., p. 71.
103
Voir supra, p. 2, note 7.
104
Sur la diffusion des Dialogues en France, cf. U. Köppen, Die Dialoghi d’amore des
Leone Ebreo in ihren französischen Übersetzungen. Buchgeschichte. Übersetzungstheorie und Über-
setzungspraxis im 16. Jahrhundert, Bönn, 1979 [non vidi].
105
Gedalyah ibn Moshe ibn Yaia était un penseur de Salonique auquel on a par-
fois attribué cette traduction des Dialogues : cf. A. David, « Gedalia Ibn Yahia, auteur
de Shalshelet ha-Qabbalah », cit., p. 132.
106
J. Nelson Novoa, « An aljamiado versión of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Mate-
ria Judaica. Rivista dell’associazione italiana per lo studio del giudaismo, 8 (2003), p. 311–327.
107
Cf. Garcilaso Inca de la Vega, Traduccion de los dialogos de amor de Leon Hebreo,
éd. A. Soria Olmedo, Madrid, Fundacion Jose Antonio de Castro, 1996. Pour
l’influence des Dialogues sur Garcilaso cf. J. Durand, « Garcilaso between the World
juda abravanel et son œuvre 37
Dialogues en espagnol ont été en outre signalés par Kristeller dans son
Iter Italicum108. Toutefois, la culture littéraire espagnole accédait aussi
aux Dialogues à partir du texte italien, du moins si l’on s’en tient à ce
que déclare Cervantès dans le prologue du Quichotte, où il invite le
lecteur désireux d’accroître ses connaissances en matière d’amour à
lire le texte de Juda, s’il possède quelques bribes de « lengua toscana »109.
L’influence de l’œuvre de Juda sur la littérature ibérique semble en
effet antérieure aux premières traductions en castillan110.
La réception des Dialogues dans le milieu juif mérite une attention
particulière. Si elle culmine dans la version en hébreu réalisée au
XVIIe siècle111, sa circulation, quoique parfois problématique, remonte
plus loin dans le temps. On signale en effet la présence de gloses en
112
Voir J. Nelson Novoa, « Glosse ebraiche in un manoscritto contenente il terzo
dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo », La rassegna mensile di Israel, 73 (2007), p. 29–46.
113
Cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 292–303.
114
Cf. J. Nelson Novoa, « An aljamiado Version », cit.
115
Los Dialogos de Amor de Mestre Leon Abarbanel medico y filosofo excelente. De nuevo tra-
duizidos en lengua castellana y deregidos ala Maiestad del Rey Filippo, Venise, 1568. Bacich
montre comment Gedalyah oriente le lecteur non seulement en privilégiant certaines
tournures lexicales, mais aussi à l’aide de gloses explicatives visant à amplifier le carac-
tère juif de certains passages ; l’un des buts de Gedalyah était de soutenir auprès du
dédicataire de la traduction, le roi Philippe II, la cause d’un retour en Espagne des
Juifs expulsés un demi-siècle auparavant : cf. D. Bacich, « Negotiating Renaissance
Harmony : the First Spanish Translation of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Comitatus,
36 (2005), p. 114–141. Il s’agit d’une mise en valeur des composantes judaïques du
texte en tant qu’elles sont conciliable avec la doctrine chrétienne : Gedalyah maintient
par exemple la référence à Jean l’Evangéliste (Los Dialogos de Amor de Mestre Leon Abar-
banel, p. 81) et ne manque pas de rappeler dans son introduction que Juda a défendu
« catolicamente » l’opinion de l’immortalité de l’âme (ibid., p. ii).
116
Gedalyah ibn Yahia, Shalshelet ha-qabbalah, Jérusalem, 1962, p. 148. Dans une
version manuscrite du même texte on lit que les Dialogues sont « un livre de philosophie »
écrit en « langue vulgaire [lashon la‘az] » : cf. B. Garvin, « The language », cit., p. 191.
juda abravanel et son œuvre 39
La même expression est utilisée par Isaac ben Abraham Alatrini pour indiquer les
Dialogues : cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 306.
117
Ma‘ayeney ha-Yeshu‘ah, Ferrare, 1551, p. 2v. La déclaration de Forti concernant
la langue de rédaction des Dialogues devrait être évaluée plus attentivement : le rabbin
avait écrit sa présentation de la vie d’Isaac à l’aide de Joseph Abravanel, le frère de
Juda. Son témoignage est donc des plus fiables.
118
Aaron W. Hughes parle d’un véritable rejet initial de la part des lecteurs juifs
contemporains : cf. A. W. Hughes, The Art of Dialogue in Jewish Philosophy, Bloomington,
Indiana University Press, 2008, p. 108.
119
Les Dialogues influencent entre autres le converso Antonio Enríquez Gómez, qui
a écrit un traité dialogique ayant comme interlocuteurs un Philonio et un Theogio,
aussi bien que le philosophe et cabaliste Abraham Cohen de Herrera : cf. C. H. Rose,
« Antonio Enríquez Gómez y el Templo de Salomón », dans Encuentros y Desencuentros.
Spanish-Jewish Cultural Interactions throughout History, éd. C. Carrete Parrondo, M. Das-
cal, F. Márque Villanueva, A. Sáenz Badillos et A. Doron, Tel Aviv, université
de Tel Aviv, 2000, p. 413–429 et A. W. Hughes, « The Reception of Yehudah Abra-
vanel among Conversos in the 17th Century: A Case Study of Abraham Kohen de
Herrera », Bruniana&Campanelliana, 14 (2008), p. 463–477
120
Le titre des éditions aldines de 1541 et 1545–Dialoghi di amore composti per Leone
Medico di Natione Hebreo, e di poi fatto cristiano—a alimenté l’idée d’une conversion de
Juda au christianisme ; l’ajout semble plutôt un système pour éviter la censure véni-
tienne dans une phase particulièrement délicate pour la production des livres d’auteurs
juifs. Dans son article « La discussion concernant la conversion de Juda Abravanel au
christianisme et sa solution » [en hébreu], dans Actes du 11e congrès mondial des études
juives, éd. D. Assaf, Jérusalem, World Union of Jewish Studies, 1994, p. 48–54, David
Harari soutient au contraire que, dans les dernières années de son existence, Juda se
serait effectivement converti au christianisme. La question reste, à notre avis, encore
ouverte : cf. supra, p. 23.
40 chapitre ii
121
Saint Jean l’Evangéliste est nommé à côté de Hénoch et Elie dans la troisième
partie des Dialogues, parce qu’il serait, comme eux, immortel dans l’âme et dans le
corps : « Ceux qui [. . .] ont appris aux histoires de la Loi l’immortalité de l’âme et de
corps que l’on lit d’Enoc, d’Elie et encore de saint Jean Baptiste (« hanno inteso per le
istorie legali che Enoc, et Elia, et ancor santo Giovanni evangelista sonno immortali
in corpo et anima », Dialoghi, éd. Giovannozzi, p. 263). On remarquera que Pontus
parle plutôt de Jean Baptiste. Effectivement, c’est au Baptiste et non à l’Evangéliste
que l’on attribue le plus souvent la résurrection : cf. Mat. 14, 2. C’est toujours le Bap-
tiste, par ailleurs, qui, en tant que précurseur du Messie, est associé dans les Evangiles
à la figure d’Elie mentionné dans le passage qu’on vient de citer: cf. Mat. 17, 10–13.
Néanmoins, il existe aussi une tradition médiévale, véhiculée notamment par la Légende
dorée de Jacques de Voragine, d’après laquelle Jean l’Evangéliste serait monté au ciel :
cf. Jacques de Voragine, La Légende dorée, édition critique dans la révision de 1476
par J. Batailler, d’après la traduction de Jean de Vignay (1333–1248) de la Legenda
aurea (c. 1261–1266), publiée par B. Dunn-Lardeau, Paris, Honoré Champion, 1997,
p. 170–171.
122
Sur la réapparition, à la Renaissance, du nom et de l’œuvre de Philon dans les
écrits des juifs italiens, voir J. Weinberg, « The Quest for Philo in Sixteenth-Century
Jewish Historiography », dans Jewish History. Essays in Honor of Chimen Abramsky, éd.
A. Rapoport-Albert et S. Zipperstein, Londres, Halban, 1988, p. 163–187. Une
traduction presque complète de l’œuvre de Philon fut réalisée pour Sixte IV et Inno-
cent VIII par l’humaniste Lilius Tifernas ; elle resta manuscrite, mais semble avoir été
utilisée par les savants de l’époque. La première édition en latin des œuvres de Philon
fut publiée en 1554, dans la version de Sigismund Gelenius : cf. P. O. Kristeller,
« Jewish Contributions », cit., p. 13–14.
123
Voir les considérations de M. Idel dans « The Myth of the Androgyne in
Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore and its Cultural Implications », Kabbalah, Journal of the
Study of Jewish Mystical Texts, 15 (2006), p. 77–102 : 79 ; voir aussi J. Nelson Novoa,
« The Appropriation of Jewish Thought: the Cases of Philo of Alexandria and Leone
Ebreo », Science et Esprit, 55 (2003), p. 285–296.
juda abravanel et son œuvre 41
124
« Imita perfectamente à Platon ; y siempre que puede la concilia con su discipuilo
Aristoteles : y dizen por el, lo que por nuestro antigo Philon : ‘Aut Plato philonizat, aut
Philo platonizat’ » (Immanuel Aboab, Nomologia o Discursos Legales, s. l., [Amsterdam]
1629, p. 30). La maxime concernant Platon et Philon est issue de la littérature des
Pères de l’Eglise : voir par exemple Hyeronimus, De viris illustribus, II, 11.
125
Cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 289.
126
Delmédigo semble avoir utilisé les Dialogues dans ses textes cabalistiques, et
notamment dans le recueil Novelot okhmah : cf. M. Idel, Eros e Qabbalah, cit., p. 252 ;
voir aussi les passages analysés dans I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en
hébreu], cit., p. 307–308.
42 chapitre ii
127
Moscato ferait allusion à Juda lorsqu’il parle, génériquement, des « allégoristes »,
qui comparent l’âme à la lune et l’intellect au soleil : cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues
d’amour » [en hébreu], cit., p. 304–305.
128
Le texte, dont le titre est Kenaf Renanim (L’aile de l’autruche), est conservé sous
forme manuscrite : cf. C. Roth/A. Guetta, Encyclopedia Judaica, IIe édition (d’or en
avant : E.J.), s. v. « Alatrini, Isaac ben Abraham » ; voir aussi J. Abravanel, Siot ‘al
ha-’ahavah, p. 85–86.
CHAPITRE III
SOPHIE ET PHILON
1. La littérature dialogique
1
Il se peut néanmoins que Juda ne soit pas le premier auteur juif à utiliser ces
sources. Bryan Ogren a montré que son père Isaac s’est sans doute servi des traduc-
tions ficiniennes du corpus Hermeticum et platonicien—notamment du Phédon—dans sa
défense de la doctrine de la transmigration de l’âme : cf. B. Ogren, « Circularity, the
Soul-Circle and the Renaissance Rebirth of Reincarnation: Marsilio Ficino and Isaac
Abravanel on the Possibility of Trasmigration », Accademia. Revue de la société Marsile
Ficin, 6 (2004), p. 63–94 : 83 et Id., Renaissance and Rebirth. Reincarnation in Early modern
Italian Kabbalah, Leiden, Brill, 2009, p. 104–107. Reste que l’emploi que Juda fait de
cette littérature est sensiblement plus large et conscient.
2
La littérature de la Renaissance abonde en exemples d’emploi symbolique des
noms du couple Philon/Sophie, du Poliphile de l’Hypnerotomachia au Philoponus des
Intercoenales d’Alberti : sur la question, voir le commentaire des éditeurs à Francesco
Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, éd. M. Ariani e M. Gabriele, Milan, Adelphi,
1998, p. 488.
3
Le Banquet est cité à plusieurs reprises à partir de la version latine de Ficin, dont
Juda connaît également le commentaire ; sur la question voir A. Guidi, « ‘Di poi si
rinnovò quel poco che ci è al presente’ : Leone Ebreo e la cultura umanistica », cit.
sophie et philon 45
4
Cf. supra, p. 1, note 2.
5
Voir par exemple les remarques de Caramella dans sa « Nota » (Dialoghi, éd. Cara-
mella, p. 428) et, plus récemment, l’opinion de Canone, qui affirme que « l’ouvrage
[i.e. les Dialogues] ne vise pas une élégance littéraire, et n’a pas non plus comme modèle
les dialogues platoniciens » [« l’opera non mira ad una eleganza letteraria, né ha come
modello i dialoghi platonici »] (Dialoghi, éd. Giovannozzi, p. xv).
6
L’interrogation socratique est à la fois pédagogique et dialectique, car Socrate
connaît en partie la direction que lui et son interlocuteur vont suivre. C’est pourquoi,
d’ailleurs, ses questions n’ont pas pour but de fournir des informations, mais sont
souvent exposées sous la forme négative (« Tu ne crois pas que . . . ? »). Elles réclament
des réponses brèves, souvent « oui » ou « non » : cf. J. Laborderie, Le dialogue platonicien
de la maturité, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 217–357. Or, dans les Dialogues, Sophie
ne pose que des questions visant à obtenir des informations détaillées et précises,
mais son interrogation n’aboutit jamais à déclencher une véritable contradiction chez
l’interlocuteur, ni n’a l’intention de l’accompagner vers la découverte de la vérité.
7
Voir par exemple l’échange suivant : « Philon. Dieu a-il pas produit toutes cho-
ses ? Sophie. Qui l’oserait nier ? Philon. Les ayant produites, les soutient-il pas conti-
nuellement en être, vu que si un seul moment il les avait abandonnées, elles seraient
toutes aussitôt converties en néant ? Sophie. Il n’est rien plus vrai. Philon. Donc est
Dieu un vrai père qui, ayant engendré des enfants, les maintient avec toute sollicitude
et diligence. Sophie. Vraiment il est père. Philon. Or me réponds, Sophie, si le père
n’appétait, engendrerait-il jamais ? et s’il n’aimait ses enfants engendrés, les main-
tiendrait-il toujours en si curieuse sollicitude et grande diligence ? Sophie. Vraiment,
Philon, tu as raison : et suis contrainte de confesser que l’amour de Dieu envers les
créatures est trop plus excellent que celui que les créatures se portent l’une à l’autre »
(Dialogues, p. 295 ; Dialoghi, III, 31a).
46 chapitre iii
précision sur des sujets divers, que Sophie affirme ne pas pénétrer,
mais que Philon, en revanche, maîtrise parfaitement. Sophie expose,
plus précisément, des doutes (dubbi) en priant son amoureux de les
résoudre (solvere). C’est, en somme, la méthode de la quaestio médiévale
où l’on pose une question à laquelle on répond par une solutio.
Il est d’autre part évident que les modèles dont Juda disposait pour
rédiger son texte ne se limitaient pas au corpus platonicum traduit en latin
quelques années avant son arrivée en Italie8. A la Renaissance, le genre
du dialogue revêtait une importance dépassant largement les limites
de la production platonicienne : également inspiré de Cicéron et de
Lucien, il incarnait la polyphonie linguistique et culturelle de l’époque
et influençait même l’exégèse des écrits d’Aristote hérités par la scolas-
tique latine des siècles précédents9. Il s’agit en effet de l’une des formes
littéraires qui expriment le mieux les nouvelles tendances intellectuelles
et les réalités sociales de la culture européenne de la fin du XVe et du
début du XVIe siècle. L’humanisme napolitain de la seconde moitié du
XVe siècle, évoqué plus haut, avait mis cette forme à l’honneur dans
sa version latine, avec la production de Giovanni Pontano, et avant
lui, avec celle de Lorenzo Valla et de Bartolomeo Facio. Juda n’avait
toutefois pas eu besoin d’attendre la rencontre directe avec la Renais-
sance italienne pour se familiariser avec cette littérature, puisque la
culture ibérique de la seconde moitié du XVe siècle avait déjà inté-
gré les tendances fondamentales de l’humanisme italien, y compris la
« redécouverte » du dialogue. Le Secretum et le De Remediis utriusque fortu-
nae de Pétrarque y étaient en effet des modèles appréciés, et les œuvres
de Facio et de Valla, ainsi que les traductions latines de Platon, étaient
connues en Espagne à l’époque où se forgeait la personnalité intellec-
8
Juda disposait d’au moins deux versions imprimées des Opera omnia de Platon
édités par Ficin : Divi Platonis Opera omnia M. F. interprete, Florence, 1484 et Marsilius
Ficinus, Platonis Opera, Bernardino de’ Cori & Simone da Lovere, Venise, 1491, qui
contient aussi la Platonica theologia de immortalitate animorum : cf. J. Hankins, Plato in the
Italian Renaissance, 2 vol., Leiden-New York-København-Köln, Brill, 1991 [1990], t. II,
p. 742. Trois autres éditions parurent avant la publication des Dialogues : cf. Ibidem.
9
Voir A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2001; pour l’adoption,
à la Renaissance, du dialogue dans les milieux aristotéliciens, et notamment pour la
figure de Felice Figliucci, voir L. Bianchi, « From Jacques Lefèvre D’Etaples to Giulio
Landi. Uses of the Dialogue in Renaissance Aristotelism », dans Humanism and Early
Modern Philosophy, éd. J. Kraye et M. W. F. Stone, Londres-New York, Routledge,
2000, p. 39–58 ; voir également J. Kraye, « La filosofia nelle università italiane del
XVI secolo », dans C. Vasoli, Le filosofie del Rinascimento, éd. P. C. Pissavino, Milan,
Mondadori, 2002, p. 350–373.
sophie et philon 47
10
Le De Remediis figure par exemple parmi les sources de la Célestine de Fernando
de Rojas : cf. A. D. Deyermond, The Petrarchan Sources of La Celestina, Oxford, Oxford
University Press, 1961. Le De humanae vitae felicitate de Facio servit de modèle au De vita
felici écrit par le Juif converti Juan de Lucena en 1463 : cf. J. M. Martínez Torrejón,
« Neither/Nor : Dialogue in Juan de Lucena’s Libro de vida beata », Modern Language
Notes, 114 (1999), p. 214–222.
11
Pour le rapport entre les Dialogues et l’œuvre de Castiglione voir M. Dorman,
Léon l’Hébreu et Baldassarre Castiglione [en hébreu], dans The Philosophy of Leone Ebreo,
cit., p. 43–56. Par ailleurs, l’influence des Prose de la volgar lingua de Bembo sur le
texte des Dialogues tel qu’il est publié en 1535 est plus que probable : cf. Dialogues, éd.
R. Pescatori, p. 8 ; voir également P. O. Kristeller, « Origine e sviluppo del lin-
guaggio nella prosa italiana », dans Il pensiero e le arti nel Rinascimento, Rome, Donzelli,
1998 [1990], p. 133–156.
12
Philon et Sophie sont pourtant définis comme deux « courtiers » à la fois par
Hava Tirosh-Samuelson dans Id., « Jewish Philosophy on the Eve of Modernity »,
dans History of Jewish Philosophy, éd. D. H. Frank et O. Leaman, Londres, Routledge,
1997, p. 499–573 : 523 et A. W. Hughes dans son The Art of Dialogue, cit., p. 109.
13
Cf. Dialogues, p. 126 et Platon, Phèdre, 229a–b. L’indication a dans les Dialogues
une valeur purement symbolique ; la même image apparaît chez Jean-François Pic de
la Mirandole pour indiquer l’activité philosophique : cf. De Venere et Cupidine expellendis
carmen, Rome, 1513, p. 7a.
48 chapitre iii
14
Varchi commente ainsi : « Si les Dialogues de Léon l’Hébreu où on discute [si
ragiona] de l’amour étaient vêtus [vestiti] comme ils le méritent, nous n’aurions à envier
ni les Latins ni les Grecs » (Benedetto Varchi, Hercolano, cit. dans B. Garvin, « The
Language of Leone Ebreo’s Dialoghi », cit., p. 201).
15
« À la même époque, ou peu après, M. Pietro Bembo composa trois livres des
Azolains, et si dans ceux-ci la doctrine, qui cependant ne fut pas mince ni indigne
d’un si grand homme, avait correspondu à l’éloquence, je n’hésiterais pas à affirmer
que la langue toscane aurait eu elle aussi son Platon » (B. Varchi, Sopra alcune quis-
tioni d’amore, cit. dans Bembo, Les Azolains, cit., p. LV) ; voir aussi les affirmations du
traducteur en latin des Dialogues, Carolus Saracenus : cf. Johannes Pistorius, Artis
cabalisticae, cit., p. 332 et l’avertissement de l’imprimeur au lecteur dans la version de
Pontus : Dialogues, p. 49.
16
Cependant, dans la traduction partielle réalisée par Shem Tov ibn Falaquera,
la version en hébreu de la Source de vie de Shelomoh ibn Gabirol se présente sous
forme aphoristique : cf. Shelomoh ibn Gabirol, Fons Vitae, Meqor hayyîm, éd. R. Gatti,
Gênes, Il Melangolo, 2001.
17
Naturellement, les philosophes juifs médiévaux ne pouvaient pas accéder aux
textes de Platon dans leur intégralité. Leur connaissance de la structure dialogique qui
les caractérise se bornait à l’essentiel, au point que l’on ne peut affirmer que les textes
platoniciens aient véritablement fourni un modèle à ces auteurs : cf. A. W. Hughes,
The Art of Dialogue, cit., p. 5–8 ; il n’en reste pas moins que, chez les auteurs juifs du
Moyen Age, le platonisme et le choix du genre littéraire du dialogue sont souvent
associés. Sur le genre dialogique dans la philosophie juive médiévale et son influence
sur l’œuvre de Juda Abravanel voir A. W. Hughes, « Transforming the Maimonidean
Imagination: Aesthetics in the Renaissance Thought of Judah Abravanel », Harvard
Theological Review, 97 (2004), p. 461–484.
sophie et philon 49
18
Quelques siècles plus tard, une situation analogue sera au centre du livre Le
philosophe et le cabaliste de Moshe ayym Luzzato, écrit dans la première moitié du
XVIIIe siècle.
19
On peut se référer aussi aux considérations de Aaron Hughes : cf. A. W. Hughes,
The Art of Dialogues, cit., p. 108–109.
20
La Consolatio a été traduite en hébreu à deux reprises dans la première moitié
du XVe, et une première version circulait déjà un siècle plus tôt : cf. M. Zonta, « Le
origini letterarie e filosofiche delle versioni ebraiche del De consolatione philosophiae di
Boezio », dans Hebraica: miscellanea di studi in onore di Sergio J. Sierra, Turin, Istituto di
Studi Ebraici Margulies-Disegni, 1998, p. 571–604. Le texte de Boèce était connu
par quelques auteurs juifs actifs en Italie au XVIe siècle et devint une véritable source
d’inspiration pour le récit autobiographique d’Abraham Yagel : Abraham Yagel,
A Valley of Vision. The Heavenly Journey of Abraham ben Hananiah Yagel, traduit de l’hébreu,
introduit et commenté par D. Ruderman, Philadelphie, University of Pennsylvania
Press, 1990, p. 45–50 ; pour l’influence de Boèce sur Yagel voir aussi F. Lelli, « The
Origins of the Autobiographic Genre : Yohanan Alemanno (1434–to after 1504) and
Abraham Yagel (1553–to after 1623) », EAJS Newsletter, 12 (2002) p. 4–11. D’après
le témoignage de l’un des traducteurs en hébreu, ce texte aurait suscité l’intérêt des
Juifs en tant qu’il était utilisé par les chrétiens dans les disputes religieuses : cf. R.
Ben Shalom, « Between Official and Private Dispute. The Case of Christian Spain
and Provence in the Late Middle Ages », Association for Jewish Studies Review, 27 (2003),
p. 23–72 : 70.
50 chapitre iii
21
Dante Alighieri, Convivio, éd. G. Inglese, Milan, Rizzoli, 2004 [1993], p. 190.
Pour la dimension dialogique dans l’œuvre dantesque—notamment dans la Comédie—
voir R. Imbach et S. Maspoli, « Philosophische Lehrgespräche in Dantes Commedia »,
dans Gespräche lesen. Philosophische Dialoge im Mittelalter, éd. K. Jacobi, Tübingen, Narr
Verlag, 1999, p. 291–321.
22
Le cas de Na manide montre aussi les limites de l’expression du dissentiment
religieux des Juifs. Sa chronique lui vaut, en effet, la condamnation de la part des
dominicains et finalement l’exil, précisément parce qu’elle se termine, d’après sa
reconstruction, par sa « victoire » : cf. H. Maccoby, Judaism on Trial: Jewish-Christian
disputations in the Middle Ages, Londres-Toronto, Associated University Press, 1982, p.
97–150.
sophie et philon 51
23
Cf. Paulus de Sancta Maria, Scrutinium Scripturarum, Mantoue, 1475 [Strasbourg
1474].
24
Cf. par exemple Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, Jérusalem, 1955,
p. 204 ; dans son commentaire à Isaïe, Abravanel polémique ouvertement avec Paul
« évêque de Burgos » à propos de l’identification d’Edom ainsi que sur la question des
dix tribus d’Israël, également traitée dans le Scrutinium : cf. Isaac Abravanel, Perush
‘al Nevi’im a aronim, p. 170.
25
Un cas célèbre est celui des Tribulaçao d’Israel de Samuel Usque, mais le genre
comptait aussi d’autres exemples influents : cf. Carsten L. Wilke, « Conversion ou
retour ? La métamorphose du nouveau chrétien en Juif portugais dans l’imaginaire
sépharade du XVIIe siècle », dans Mémoires juives d’Espagne et du Portugal, éd. E. Ben-
bassa, Paris, Publisud, 1996, p. 53–67.
26
Si le monde chrétien de l’Antiquité tardive et du Moyen Age avait essentiellement
connu l’usage polémique de la disputatio ou de l’altercatio, il existait aussi une production
à caractère quasi concordiste—comme c’est le cas du Dialogue d’un philosophe avec un Juif
et un chrétien d’Abélard ou du Livre du gentil et des trois sages de Raymond Lulle.
27
Ce genre d’ouvrages était relativement connu dans l’Italie des années 1520. On
a remarqué, par exemple, l’intérêt de Bembo pour la culture juive ; collectionneur
vorace, il possédait les textes de Reuchlin et de Münster, ainsi que le De arcanis catho-
licae veritatis de Pierre Galatin, et même quelques commentaires d’Isaac Abravanel :
cf. M. Danzi, « La cultura ebraica di Pietro Bembo », dans Per Cesare Bozzetti. Studi di
letteratura e filologia italiana, éd. S. Albonico et al., Milan, Fondazione Arnoldo e Alberto
Mondadori, 1996, p. 283–307.
52 chapitre iii
28
Voir les considérations de Philon sur la culture italienne de son époque : Dialogues,
p. 167, p. 191 et les commentaires en note de l’éditeur. Sur le caractère apologétique
de certains passages de la Complainte, voir M. Idel, « Cabale et prisca theologia chez Isaac
et Juda Abravanel » [en hébreu], cit.
29
Sur cet aspect du texte, voir E. Gutwirth, « Italy or Spain ? The Theme of
Jewish Eloquence in Shevet Juda », dans Daniel Carpi Jubilee Volume. A collection of Studies
in the History of the Jewish People Presented to Daniel Carpi Upon His 70th Birthday by His
Colleagues and Students, Tel Aviv, université de Tel Aviv, 1996, p. 35–67.
30
Voir supra, p. 49, note 20. A la différence de Boèce, Yagel imagine une discus-
sion entre lui-même et l’âme de son père, qui vole à son secours dans une phase très
difficile de sa vie : cf. Abraham Yagel, A Valley of Vision, cit.
31
Cf. YOHANAN Alemanno, ay ha-‘olamim (L’immortale). Parte I : La Retorica, éd. F.
Lelli, Florence, Olschki, 1995, p. 24.
sophie et philon 53
32
Paris, BnF, ms. hébr. 849, cc.1–140. Ce manuscrit a été décrit par Scholem,
d’après qui le choix dialogique d’Alemanno s’inspirerait du ‘Ezrat ha-Shem attribué à
tort au cabaliste Azriel de Gérone (XIIIe siècle), indiqué dans quelques mss. sous le
titre La dispute [nommée] ‘Questions que la femme pose au mari’ : cf. G. Scholem, « Quel-
ques chapitres de l’histoire de la littérature cabalistique » [en hébreu], Kiryat Sefer, 5
(1929), p. 263–277 : 274. Il s’agit d’un texte d’argument philosophique et cabalis-
tique, qui contient des discussions sur la nature de l’âme et la présentation de dix
niveaux spirituels associés aux dix sephirot et aux hiérarchies des anges. Voir aussi
les notices contenues dans K. Herrmann, « The reception of Hekhalot Literature in
Yohanan Alemanno’s Autograph MS Paris 849 », dans Studies in Jewish Manuscripts, éd.
J. Dan, K. Herrmann, J. Hoornweg, M. Petzoldt, Tübingen, Mohr Siebeck, 1999,
p. 19–88. Un autre texte écrit sous forme de questions-réponses est le Sha‘ar ha-Sho’el
(Portique du Questionneur) du cabaliste Azriel de Gérone : cf. G. Scholem, Les origines de
la kabbale, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 394 ; ce texte était connu par les caba-
listes espagnols du XVe et XVIe siècle et a fait l’objet d’un commentaire de Meir ibn
Gabbay intitulé Derek ’Emunah (1539).
33
A la Renaissance, le Kuzari semble jouir d’un regain d’intérêt chez les humanistes
juifs, notamment chez les auteurs les plus critiques envers la pensée d’Aristote ; sur
la question, voir R. Bonfil, Rabbis and Jewish Communities in Renaissance Italy, Oxford,
Oxford University Press, 1990, p. 289–290 et A. Shear, The Kuzari and the Shaping of
Jewish Identity, 1167–1900, New York, Cambridge University Press, 2008, p. 95–133.
David Messer Léon mentionne le Kuzari en des termes fort élogieux, comme étant un
« livre sacré [sefer qadosh] » : cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds, cit., p. 340 ; le
cabaliste Elie de Genazzano (c. 1450–1510) le cite comme un texte exemplaire, qui
aurait été écrit pour s’opposer aux doctrines rationalistes contenues dans le Guide de
Maïmonide (alors que Kuzari a été écrit une cinquantaine d’années avant le Guide) :
cf. Eliyyah ayyim ben Binyamin da Genazzano, La lettera preziosa, éd. F. Lelli,
Florence, L’éclat-Giuntina, 2004, p. 139.
34
Cf. A. M. Lesley, The Song of Solomon’s Ascents by Yo anan Alemanno: Love and Human
Perfection According to a Jewish Associate of Pico della Mirandola, Ph. Dissertation, Berkeley,
University of California, 1976.
54 chapitre iii
35
« Pythagore aussi nommait les sages ‘philosophes’, c’est à dire aimant ou désirant
la sapience : pource que plus la personne a de sapience, et plus elle connaît ce qui lui
défaut de la perfection d’icelle, et plus encore elle la désire : ce qu’il ne faut pas trouver
étrange : car la sapience est trop plus ample que l’entendement humain » (Dialogues
d’amour, p. 349–350 ; Dialoghi d’amore, III, 63a–b). On retrouve la référence à Pytha-
gore chez Cicéron, Augustin et Boèce : cf. A. Speer, « The Vocabulary of Wisdom
and the Understanding of Philosophy », dans L’élaboration du vocabulaire philosophique au
Moyen Age, Actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve et Leuven, 12–14
septembre 1998, organisé par la siepm, édités par J. Hamesse et C. Steel, Tournhout,
Brepols, 2000, p. 257–280 : 259–261. Dans le Banquet, Dante fait référence à cette
définition qu’il puise à son tour dans les commentaires d’Albert le Grand à l’Ethique
d’Aristote : cf. M. Corti, Scritti su Cavalcanti e Dante. La felicità mentale, Percorsi dell’inven-
zione e altri saggi, Turin, Einaudi, 2003, p. 95–120. Pour la diffusion de ce topos dans la
littérature juive médiévale voir B. Chiesa et C. Rigo, « La tradizione manoscritta del
Sefer ha-ma‘alot di Shem Tob ibn Falaquera e una citazione ignorata della Risāla fī ism
al-falsafa di al-Fārābi », Sefarad, 53 (1993), p. 3–15 : 8–11.
36
Cf. T. A. Perry, Erotic Spirituality. The Integrative Tradition from Leone Ebreo to John
Donne, Alabama, The University of Alabama Press, 1980, p. 25.
37
Cf. A. Ivry, « Remnants of Jewish Averroism in the Renaissance », cit.
sophie et philon 55
38
Cf. W. Z. Harvey, Physics and Metaphysics in asdai Crescas, Amsterdam, J. C.
Gieben, 1998, p. 113–117.
39
Cf. A. Melamed, « La femme comme philosophe : l’image de Sophie dans les Dia-
logues d’amour de Juda Abravanel » [en hébreu], Jewish Studies, 40 (2000), p. 113–130.
56 chapitre iii
40
L’image de l’échelle revient une deuxième fois dans les Dialogues pour représenter
les différents actes de perfection de l’être : « Philon. L’univers, ayant maintes actions
en nombre quasi infini d’exercices tendant à sa perfection, s’accomplit en l’acte le plus
parfait et dernier de tous : auquel consiste sa dernière perfection, à laquelle, par le
moyen des autres actes comme par une échelle, le chemin lui est fait [Molti atti perfettivi
si trovano nel’universo ma la sua ultima perfezione consiste ne l’ultimo e più perfetto di quelli, e altri
subalternati son via o scala per venire all’ultimo perfettissimo] » (Dialogues, p. 477 ; Dialoghi, III,
140b). A la Renaissance, le motif de l’échelle revient notamment dans l’œuvre de Pic
de la Mirandole, qui, pour ces interprétations, aurait puisé entre autres à des sources
juives, par le biais notamment de son collaborateur Yo anan Alemanno : cf. M. Idel,
« The Ladder of Ascension. The Reverberations of a Medieval Motif in the Renais-
sance », dans Studies in Medieval Jewish History and Literature, vol. 2, éd. I. Twersky,
Cambridge Mass., Harvard University Press, 1984, p. 83–93.
41
Ce n’est pas le lieu ici de s’attarder sur les multiples applications (morales, cosmo-
logiques, théologiques, etc.) de ce thème dans la littérature et l’iconographie du Moyen
Age et de la Renaissance. Pour une étude sur le sujet, voir C. Heck, L’échelle céleste. Une
histoire de la quête du ciel, Paris, Flammarion, 1999, p. 97–167 et passim.
42
Platon, Banquet, 211 b4–c9. Ficin paraphrase le passage de la manière suivante :
« Propterea veram illam pulchritudinis rationem in deo eiusque ministris potius quam
in mundi corpore reperiri putandum. Ad eam rursus iis gradibus facile, ut arbi-
tror, ascendes, o Socrates » (Marsile Ficin, Commentaire sur Le Banquet de Platon, de
l’amour—Commentarium in Convivium Platonis, de amore, texte établi, traduit, présenté et
annoté par P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 197).
58 chapitre iii
43
Cf. Boèce, La consolation de philosophie, introduction, traduction et notes par J.-Y.
Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 20.
44
On se reportera à P. Courcelle, La consolation de la philosophie dans la tradition
littéraire : antécédents et postérité de Boèce, Paris, Études augustiniennes, 1967.
45
On le déduit de passages de ce genre : « Philon. Je n’attendais pas moins, et sont
tes doutes fort à propos : car par leur résolution tu auras plus entièrement connaissance que
l’amour naquit au monde angélique » (Dialogues, p. 359 ; Dialoghi, III, 69b) ; « Philon.
[. . .] Voilà, Sophie, la sapience allégorique désignée par la vraie histoire mosaïque de
l’union de l’homme, étant mâle et femelle [. . .]: et si tu veux bien l’entendre, tu verras
en un miroir la vie de tous les hommes, leur bien et leur mal : tu connaîtras, Sophie, la
voie qu’il faut fuir, et celle qu’il faut suivre, pour atteindre l’éternelle béatitude sans
jamais mourir » (Dialogues, p. 403–404 ; Dialoghi, III, 92a).
46
Ce passage annonce les deux dialogues successifs portant sur la Comunità d’amore
et l’Origine d’amore. On remarquera que Philon ne fait ici aucune allusion à la question
des « effets de l’amour ». L’éventualité d’une telle discussion repose uniquement, en
effet, sur une requête provenant de Sophie, alors que les dissertations sur la com-
munauté et sur l’origine de l’amour s’intègrent dès le départ dans le plan de l’œuvre
envisagé par Philon. Autrement dit, Philon ne se propose pas de discuter le sujet des
effets, ni ne donne jamais son plein accord à cette entreprise. Ces particularités doivent
être prises en compte lorsqu’on considère la question du caractère achevé ou inachevé
des Dialogues et celle de l’existence ou non d’une quatrième partie ; une nouvelle fois,
sophie et philon 59
C’est donc en qualité de maître que Philon esquisse le plan qu’il consi-
dère nécessaire à l’accomplissement de la formation de son élève. On
verra par la suite que Philon commence par affermir les capacités
dialectiques de Sophie ; il poursuit en lui fournissant des explications
dans le domaine éthique ; il l’introduit à la compréhension du monde
naturel et céleste, et finalement la dirige vers la connaissance de la
divinité. Dans le deuxième dialogue, cette prérogative pédagogique
est articulée de manière plus précise. Lorsque Sophie exige des expli-
cations sur l’origine de l’amour, Philon lui rappelle la nécessité d’un
apprentissage qui se déroule selon un ordre spécifique, débutant par
les réalités les plus accessibles à l’intellect humain, quoique les moins
élevées du point de vue du degré ontologique. La démarche fondée sur
la distinction aristotélicienne entre ce qui est connaissable pour nous
et ce qui est plus élevé par rapport à l’être oblige Sophie à respecter
un agencement précis des arguments et souligne, une fois de plus, la
tâche pédagogique assumée par Philon :
Philon. Si tu veux que nous parlions de la naissance de l’amour, il faut
premièrement en ces présents devis discourir son ample universalité et
communauté de son essence, et nous deviserons une autre fois de sa
naissance.
Sophie. L’origine d’une chose, ne doit-elle précéder l’universalité ?
Philon. Bien précède-elle quant à l’essence [essere], mais elle n’est pas
première en notre connaissance.
Sophie. Pourquoi non ? [Come no ? ]
Philon. Pource que la communauté de l’amour nous est trop plus mani-
feste que son origine. Et tu ne peux douter que par les choses connues
l’on ne parvienne à la connaissance de celles qui sont inconnues [e da
le cose note si viene alla cognitione de le cose ignote] (Dialogues p. 126 ; Dialoghi,
II, 1b)47.
Ainsi est-ce Philon qui détermine l’accessus aux différents sujets et orga-
nise son discours selon le schéma classique qui mène de la connaissance
des réalités sensibles à celle des réalités suprasensibles. Progressive-
ment libérée de ses doutes, Sophie va être amenée à la contemplation
des vérités théologiques les plus élevées. Cette prérogative de Philon
montre bien le glissement opéré par Juda par rapport aux modèles
gréco-latins. Dans la Consolatio, par exemple, c’est la figure féminine
on constate que Sophie et Philon n’ont pas la même autorité ni le même contrôle sur
le plan de l’ouvrage.
47
La distinction rapportée par Philon est basée sur Physique, I, 1, 184a 16–20 et
Ethique à Nicomaque, I, 4, 1095b, 2–4.
60 chapitre iii
48
Boèce, La consolation de philosophie, p. 78. Pour le texte latin : Anicius Manlius
Severinus Boethius, Consolatio Philosophiae, I, m. 6, vv. 20–22, éd. C. Moreschini,
München-Leipzig, Teubner, 2000, p. 9, 7.
49
Boèce, La consolation de philosophie, p. 34 ; Consolatio, éd. Moreschini, p. 23.
50
Augustin, Soliloquia, I, 13, 22–23, éd. W. Hörmann, Wien 1986 (CSEL 89),
p. 35, 1–37, 13.
51
Pour cette figure, dont l’interprétation reste difficile, voir J. Jolivet, « La figure de
Natura dans le De planctu naturae d’Alain de Lille : une mythologie chrétienne », dans
Alain de Lille, le docteur universel, Actes du XIe Colloque international de la Société inter-
nationale pour l’étude de la philosophie médiévale (Paris, 23–25 octobre 2003), éd.
J.-L. Solère, A. Vasiliu et A. Gallonier, Turnhout, Brepols, 2005, p. 127–144.
52
Alanus ab Insulis, « De Planctu naturae », éd. N. M. HÄRING, Studi Medievali, 19
(1978), p. 797–879 : 830.
53
Il est évident que les Dialogues dépendent ici de la traduction du Banquet réali-
sée par Marsile Ficin. Voir Marsile Ficin [Platonis Opera], Venise, 1491, p. 154b :
sophie et philon 61
Ficin parle de la « fatidica mulier Diotima, que et harum rerum perita erat, et alia
multa sapienter intelligebat », qui—d’après les paroles de Socrate—« me in amatoria
facultate instruxit ». Ici, Ficin traduit le mot grec mantiniké (‘de Mantinée’) comme s’il
s’agissait de mantiké (‘devineresse’, ‘prophétesse’), et Juda—qui évidemment avait entre
les mains la traduction latine et non pas le texte grec—le suit en rendant « fatidica
mulier » par « fata » en italien. Dans son commentaire sur le Banquet, Ficin parle éga-
lement de Diotime comme d’une « fatidica mulier, divino afflata spiritu » : cf. Marsile
Ficin, In Convivium, éd. Laurens, p. 126–127. Pour la présence de Ficin et de sa tra-
duction du Banquet de Platon dans les Dialogues, cf. A. Guidi, « ‘Di poi si rinnovò quel
poco che c’è al presente’ », cit.
62 chapitre iii
quelle sorte les plus fameux et illustres philosophes [i più chiari dei filosofi ]
discourent de la félicité, et serait chose longue et mal consonante à notre
propos de raconter ce qu’ils allèguent et contre et pour ces opinions.
Bien te veux-je encore dire que aucuns, plus contemplatifs de la divinité,
disent (et moi avec eux) que l’actuel entendement qui illumine le nôtre
passible, c’est Dieu [ma quello che io ti dirò è che gl’altri che più contemplano la
divinità dicono—e io con quelli insieme—che l’intelletto attuale che illumina il nostro
possibile è l’altissimo Dio] (Dialogues, p. 100–101 ; Dialoghi, I, 26a–26b).
Philon distingue sa position de celle des « plus fameux et illustres philo-
sophes », dont les doctrines semblent relever des positions averroïstes54.
Tout en étant un acte intellectuel, la félicité ultime semble plutôt rési-
der pour lui dans la contemplation de la divinité. On a voulu voir dans
cette déclaration un témoignage de l’adhésion de Juda à la doctrine
d’Alexandre d’Aphrodise, qui identifiait l’Intellect agent à Dieu55. Il
semblerait cependant que par ces mots Philon vise avant tout à se
situer dans une catégorie d’individus qui jouissent d’une plus grande
proximité avec la divinité que les simples philosophes ; sans doute
s’agit-il d’une allusion à la condition de théologien ou même de mys-
tique. Juda a voulu attribuer à son personnage un statut supra-philoso-
phique, analogue à celui du prophète du Kuzari de Juda Hallévi, dont
la pénétration intellectuelle devance de loin celle des philosophes56. Ce
point devra d’ailleurs être réexaminé au moment d’étudier le modèle
de prisca theologia proposé par Philon, qui affirme la supériorité de la
54
Voir les références développées par Dagron dans Dialogues, p. 101–102.
55
Cf. S. Feldman, « 1492; a house divided », cit., p. 53–54 ; Id., « The End and
Aftereffects of Medieval Jewish Philosophy », dans The Cambridge Companion to Medieval
Jewish Philosophy, éd. D. H. Frank et O. Leaman, Cambridge, Cambridge University
Press, 2003, p. 414–445 : 426–27; Id., Philosophy in a Time of Crisis : Don Isaac Abravanel
Defender of the Faith, Londres-New York, Routledge and Curzon, 2003, p. 173.
56
Pour Hallévi, le prophète, issu du peuple juif, est un individu essentiellement
différent des autres hommes, doué d’une faculté supérieure à l’intellect : cf. Juda Hal-
levi, Le Kuzari. Apologie de la religion méprisée, traduit du texte original arabe confronté
avec la version hébraïque introduit et annoté par C. Touati, Lagrasse, Verdier, 2006,
p. 11–12. L’articulation entre prophétie et philosophie chez Juda Hallévi est cepen-
dant une question plus complexe, dont l’interprétation n’a pas toujours fait l’unani-
mité : cf. Y. Silman, Philosopher and Prophet. Juda Halevi, the Kuzari and the Evolution of His
Thought, Albany, State University of New York Press, 1995. Reste que la supériorité de
la connaissance prophétique fonde la possibilité même de l’ouvrage, dont le prétexte
est en effet une « vision vraie » reçue par le roi des Cazares : cf. S. Pines, « Notes sur
la doctrine de la prophétie et la réhabilitation de la matière dans le Kuzari », dans
Mélanges de philosophie et de littérature juives, 2 vol., Paris, PUF, 1957, t. I, p. 253–260.
sophie et philon 63
57
Infra, p. 210–213.
58
Sur l’insuffisance du langage à exprimer ce que l’intellect saisit des réalités divines,
voir par exemple ces deux passages presque identiques : « Philon. [. . .] Ceci soit assez
dit de ce sujet, pource que (outre que notre devis ne consent que j’en dise davantage)
la langue humaine n’est suffisante à parfaitement exprimer ce que l’entendement en
sent (sente), ni la voix corporelle peut déclarer l’intellectuelle pureté des choses divines »
(Dialogues, p. 103 ; Dialoghi, I, 26b) ; « PHILON. [. . .] ; la multitude est la pure unité et la
diversité est la vraie identité ; chose que plus aisément l’homme peut comprendre avec
l’entendement abstrait [mente astratta] que déclarer et dire avec la langue corporelle :
car la matérielle qualité des paroles empêche la précise démonstration de telle pureté
tant éloignée de toute corporelle description » (Dialogues, p. 447 ; Dialoghi, III, 119a).
59
Pour Denis Sauvage, le style de Juda (et donc, selon son interprétation, de Phi-
lon) relèverait essentiellement d’une intention pédagogique : « Aussi, combien qu’il
parle de matieres tant hautes qu’il en semble difficile de soymesme, neantmoins son
stile est pur didascalic & propre à personne qui enseignent & instruisent les autres,
comme il fait » (Dialogues, trad. Sauvage, p. 8–9). Il faut garder à l’esprit que c’est
Philon qui parle le plus souvent dans le texte, tandis que Sophie se limite la plupart
du temps à de brèves remarques.
64 chapitre iii
60
A la fin de l’ouvrage, Sophie reconnaît cette disparité : « Sophie. Je n’entends
point quelle peut être cette beauté en moi si grande qui t’émeuve à m’aimer : il me
souvient bien que tu m’as montré la vraie beauté être la sapience : et de cette, je n’ai
autre partie que celle que tu me donnes » (Dialogues, p. 493 ; Dialoghi, III, 151b).
sophie et philon 65
61
Il s’agit évidemment d’un écho de la célèbre expression augustinienne « Credo
ut intellegam et intellego ut credam », maintes fois reprise dans le débat médiéval sur
le rapport entre foi et raison. Sophie a besoin de comprendre pour croire. Philon, lui,
il croit parce qu’il entend.
62
Dans la suite de son discours, Philon distingue les cinq niveaux d’interprétation
d’un récit : le sens littéral, le sens moral et l’interprétation allégorique, qui peut être
naturelle, astrologique ou théologique.
63
« Tunc ego: ‘Miror cur poetarum commenta retractans, solummodo in humani
generis pestes praedictarum invectionum armas aculeos, cum et eodem exorbitationis
pede deos claudicasse legamur [. . .]’. Tunc illa [. . .] ait: ‘An interrogationem, que nec
dubitationis faciem digna est usurpare, questionis querendo vestis imagine, an umbra-
tilibus poetarum figmentis, que artis poetice depinxit industria, fidem adhibere cona-
ris? Nonne ea, que in puerilibus cunis poetice discipline discuntur, altiori discretionis
66 chapitre iii
et de Juda sur la fonction du mythe sont analogues, alors que les rôles
des personnages sont inversés. On observe donc une fois encore un
renversement du modèle classique.
Parmi les autres traits notables qui caractérisent la figure de Sophie,
on remarquera que ses difficultés spéculatives augmentent au fur et à
mesure que le dialogue progresse tout au long de l’ « échelle » des êtres
et des connaissances en direction des réalités les plus élevées, ce qui
exige une plus grande capacité d’abstraction. Ainsi, dans les domaines
de la métaphysique et de la théologie, accorde-t-elle à Philon, et ce
ouvertement, une autorité et une profondeur intellectuelle qu’elle ne
peut revendiquer :
Philon. [. . .] De ceci que j’ai dit, Sophie, tu pourras voir d’où vient la
production et multiplication des choses, s’il te plaît d’un petit élever ta
pensée [se vuoi alquanto sollevare la tua mente].
Sophie. Déclare-moi encore cela : car de ma part je ne l’entends point
[che da me non l’intendo]. (Dialogues, p. 341 ; Dialoghi, III, 58a).
Sophie. Je ne te solliciterai davantage touchant ce point [i.e. de la vision
de Dieu par l’intellect humain et angélique], duquel j’ai entendu suf-
fisamment (sinon plus) selon ma capacité [Non ti dimandarò più di questo
caso che mi pare basti alle mie forze, se già non è superfluo] (Dialogues, p. 103 ;
Dialoghi, I, 26b).
On assiste à nouveau à une application inédite des topoi littéraires clas-
siques. Les parallèles textuels sont, en ce sens, nombreux et révéla-
teurs. Dans le Banquet, c’est Socrate qui entreprend la discussion avec
Diotime en affirmant sa propre ignorance et ses limites (« Si id ostendere
potuissem numquam sapientiam tuam admiratus essem, Diotima; neque discendi
gratia ad te venuissem »64). De plus, Socrate demande des exemples (« exem-
plo quodam declama »65), et reconnaît son incapacité à comprendre les
notions que cette femme tente de lui transmettre (« Vaticinio opus est ad
id quod ais intelligendum : hoc enim nullo modo percipio »66). Dans les Dialogues,
ce n’est pas Philon, mais Sophie, qui affiche les mêmes attitudes et exi-
gences de vérification empirique. Troublée par les raisonnements par
lima senior philosophie tractatus eliminat? [. . .]. Aut in superficiali littere cortice fal-
sum resonat lira poetica, interius vero auditoribus secretum intelligentie altioris elo-
quitur, et exteriori falsitatis abiecto putamine dulciorem nucleum veritatis secrete intus
lector inveniat’ » (Alain de Lille, De Planctu naturae, p. 836–837).
64
[Platonis Opera], Venise, 1491, p. 155b.
65
Ibid., p. 155a.
66
Ibid., p. 155b.
sophie et philon 67
67
« Magister. C’est que pour tout créé, il faut une cause et un intermédiaire. La
cause est l’essence première, le créé est matière et forme, et la volonté est l’intermé-
diaire. Discipulus. Donne un exemple du lien de ces éléments entre eux, les uns avec
les autres, et de leur disposition les uns par rapport aux autres » (Salomon Ibn Gabi-
rol, Livre de la source de vie, éd. J. Schlanger, Paris, Aubier-Montaigne, 1970, p. 43).
Voir également ibid., p. 46–47.
68 chapitre iii
Philon. Il n’est pas besoin que aux personnes qui te ressemblent, Sophie,
la fantaisie empêche la raison.
Sophie. Donne-moi quelque exemple pour mieux satisfaire à ma fantaisie
[ perché meglio la fantasia s’acquieti ] (Dialogues, p. 353 ; Dialoghi, III, 65b).
Il va sans dire que le recours à l’imagination met en doute le pro-
fil sapientiel de Sophie ainsi que son éventuelle autorité. La faculté
imaginative est traditionnellement un des traits qui caractérisent les
connaissances inférieures, et son emploi risque de tromper le savant
dans sa recherche de la vérité68. Cela explique pourquoi, dans la lit-
térature classique et médiévale, c’est toujours l’élève qui recourt à ce
moyen, en tant qu’il est encore sous l’emprise des apparences sensibles.
Ainsi, par exemple, dans le De Planctu, Nature souhaite par ses conseils
élimer les « phantasiae reliquias » qui empêchent le progrès intellectuel de
son disciple Alain69. A cette fâcheuse tendance s’ajoute, chez Sophie,
un langage souvent imprécis et la propension à se laisser tromper par
la signification vulgaire ou apparente des mots70. L’aimée des Dialogues
est en outre impatiente ; poussée par le désir de poser continuellement
de nouvelles questions, elle interrompt Philon à plusieurs reprises sans
lui donner le temps de répondre ne serait-ce qu’à celle qu’elle vient
de soulever71 :
Sophie. Encore que ton dire soit en faveur de la résolution de mon
doute, si faut-il que j’interrompe ta parole [t’interomperò la risposta] pour
apprendre de toi pourquoi toutes âmes n’ont également connaissance,
délectation et amour du beau : puisque tous les yeux et toutes les oreilles
la peuvent porter jusques en icelle âme.
68
Dans les Dialogues, l’imagination, tout en jouant un rôle positif en tant que faculté
intermédiaire entre les sens et l’intellect, demeure incapable de parvenir à la connais-
sance de vérités supérieures.
69
Alain de Lille, De Planctu naturae, p. 830.
70
Voir par exemples les passages suivants : « Philon. Je voudrais que tu parlasses
plus correctement, Sophie » (Dialogues, p. 303 ; Dialoghi, III, 36b) ; « Philon. Ne permets
pas que l’usage des vocables du vulgaire te déçoive [non t’inganni l’uso de’ vocabuli del
vulgo] ; car bien souvent un mot de générale et ample signification est appliqué à une
de ces espèces seulement, comme il advient en l’amour. Sophie. Donne m’en quelques
exemples » (Dialogues, p. 291 ; Dialoghi, III, 28b).
71
L’attitude de Sophie ne manque pas d’être relevée par Philon : « Philon. Si tu
eusses eu patience, je te voulais répondre à ton second argument [Già ero per risponderti
a questo secondo argomento, se tu fussi stata paziente] » (Dialogues, p. 223 ; Dialoghi, II, 65b) ;
« Philon. Aussi (si tu n’eusses interrompu mon propos) te voulais-je dire [Già ero per
dirtelo, se non m’interrompevi ] que l’amour et le désir des choses honnêtes est en partie
semblable au délectable et différent de l’utile » (Dialogues, p. 75 ; Dialoghi, I, 12a).
sophie et philon 69
72
Augustin, Soliloquia, I, 4, 9.
73
« Discipulus. Tu m’as déjà expliqué que la matière première universelle est
une. Explique donc maintenant que la forme première universelle est une, et réunis
pour moi les diverses formes, comme tu as réuni la matière, jusqu’à que j’obtienne
une connaissance parfaite de ce qu’est la matière universelle et la forme universelle.
Magister. Un peu de patience jusqu’à je vérifie ce que tu as compris de la matière
universelle » (Salomon Ibn Gabirol, Livre de la source de vie, p. 234).
74
« Discipulus. J’ai recherché ces propriétés [i.e. les propriétés de la forme univer-
selle] et j’ai trouvé qu’elles accompagnent toutes les formes des choses qui sont. Mais
pourquoi dirais-je qu’il y a une forme universelle dont sont issus l’être et la perfection
de toutes les formes ? Magister. Laisse pour l’instant cette question et ne te hâte pas
tant car la solution suivra plus tard » (Salomon Ibn Gabirol, Livre de la source de vie,
p. 49) ; souvent, le maître reporte une explication si le moment de l’aborder n’est pas
encore venu : ibid., p. 94.
70 chapitre iii
75
Dans l’œuvre de Yo anan Alemanno, les doutes des savants modernes et
l’imprécision de leur méthode sont comparés à la certitude et à la clarté des sages
juifs des temps anciens : « La sagesse des anciens, et notamment celle des anciens
Hébreux, ce n’est pas comme la sagesse des hommes modernes. Car la sagesse antique
porte sur des sujets certains et est exprimée en quelques mots à propos de l’essence
de l’être, des principes et éléments des sciences, sans laisser le moindre doute dans
l’esprit [. . .]. La connaissance des peuples modernes est dérivée à partir d’exemples,
syllogismes et preuves qui restent douteuses pour les gens, en raison de nombreux
arguments [qui existent] à l’appui d’interprétations contraires » (cit. dans A. Lesley,
« The Place of the Dialoghi d’amore in Contemporaneous Jewish Thought », cit., p. 179
[nous traduisons de l’anglais]).
sophie et philon 71
76
Voir notamment les Chants I, II et IV du Paradis où les doutes de Dante
s’opposent aux solutions de Béatrice. Pour Dante, le doute a une valeur positive, en
tant qu’instrument de recherche de vérité : « Par ce désir naît, comme une pousse,/ le
doute, au pied du vrai ; et c’est la nature/qui nous porte au sommet, de ciel en ciel »
(« Nasce per quello [i.e. le désir d’atteindre la vérité], a guisa di rampollo/a piè del
vero il dubbio ; ed è natura/ch’al sommo pinge noi di collo in collo », Dante, Paradis,
IV, 130–132, trad. J. Risset). Sur la fonction dynamique du doute dans le tissu dia-
logique de la Comédie, voir R. Imbach et S. Maspoli, « Philosophische Lehrgespräche
in Dantes Commedia », cit.
77
« Discipulus. J’aimerais être assuré de la vérité des preuves que nous avons éta-
blies selon la première manière, avant de commencer à établir des preuves de la
seconde manière. Et j’interroge, afin que tu mettes fin au doute que j’ai au sujet de
cette matière-ci » (Salomon Ibn Gabirol, Livre de la source de vie, p. 131).
78
Voir les passages suivants : « Philon. Je n’attendais pas moins, et sont tes doutes
fort à propos : car par leur résolution tu auras plus entièrement connaissance que
l’amour naquit au monde angélique » (Dialogues, p. 359 ; Dialoghi, III, 69b) ; « Philon.
Je suis bien aise que à l’occasion de ce doute, par la solution d’icelui, j’aurai moyen
de te dire [ perché la solutione di quello ti mostrerà] comme l’on doit connaître et aimer les
beautés corporelles, et comme l’on les doit fuir et haïr » (Dialogues, p. 424 ; Dialoghi,
III, 111a).
72 chapitre iii
fondé sur la simple autorité des anciens. Ainsi, lorsque Philon constate
l’absence d’une véritable solution à la question des dimensions et des
mouvements du ciel et l’invite à se contenter des réponses ordinaires
des commentateurs du De Caelo, elle revendique son droit à compren-
dre de manière autonome, en refusant de s’en tenir aux explications
fournies par la tradition exégétique :
Philon. Ceux qui ont interprété et commenté Aristote n’ont trouvé
outre ces deux aucun moyen de le résoudre : et s’arrêtèrent au moindre
inconvénient qu’ils purent trouver, connaissant la débilité de la solution.
Puis donc que eux, plus avancez en doctrine que tu n’es, s’en conten-
tèrent, de ce, à mon avis, tu te dois te contenter [Tu o Sofia, contentati di
quel che essi, che più di te sapevano, si contentarono].
Sophie. Je me délecte à mon goût, et non au goût d’autrui, et vois que
tu ne te contentes de ces solutions non plus que moi : et faut afin que
je m’apaise, ou que tu me confesses ton Aristote avoir failli, ou que tu
me donnes plus suffisante réponse que cette (Dialogues, p. 154 ; Dialoghi,
II, 19b–20a).
En d’autres occasions, Sophie exige de Philon des argumentations
élaborées par la voie rationnelle au lieu d’affirmations découlant des
autorités anciennes. C’est le cas, par exemple, des discussions portant
sur l’existence de l’amour dans la divinité ou sur la signification de
l’expression ex nihilo nihil fit :
Sophie. Tes autorités alléguées sont bonnes, mais sans raison elles ne
me contentent point [le tue autorità sono buone, ma non satiano senza ragione] ;
et puis je ne t’ai pas demandé qui met l’amour en Dieu, mais quelle
raison nous contraint de lui appliquer (Dialogues, p. 295 ; Dialoghi, III,
30b–31a).
Sophie. Mais l’opinion que de rien, rien se fait, est-elle point fondée sur
plus militante raison que l’approbation et confession des Anciens ?
Philon. Si elle n’avait plus solide et raisonnable fondement, elle ne serait
approuvée et concédée par tant d’excellents esprits du temps passé.
Sophie. Dis-moi donc la raison, et laisse à part l’autorité des vieux
[e lassiamo l’autorità de’ vecchi ] (Dialogues, p. 321–322 ; Dialoghi, III, 47b).
On a parfois cité ces passages pour souligner la « modernité » de Sophie
par contraste avec l’esprit « médiéval » de Philon : l’une serait capable
d’un jugement autonome et émancipé à l’égard de la tradition, tandis
que l’autre en serait le gardien fidèle79. Cette caractérisation demande
79
Voir notamment le commentaire de Aaron H. Hughes, qui insiste sur les traits
humanistes manifestés par l’attitude de Sophie : « Whereas Philo is characterized as
sophie et philon 73
the quintessential medieval thinker, someone who relies on the chain of traditional
authority, Sophia emerges as someone unwilling to accept such authority. Unlike
Philo, she argues that prime emphasis should be put on the unaided human intellect.
The result is that Sophia, the female character of the Dialoghi, is the metaphor for the
new mode of thinking associated with Renaissance Humanism. That Abravanel makes
this metaphor a female character is truly interesting and virtually unprecedented »
(A. W. Hughes, The Art of Dialogue, p. 128). Melamed a également souligné le caractère
innovant du personnage de Sophie, qui plaiderait pour l’émancipation intellectuelle de
la femme dans le monde juif de la Renaissance : cf. A. Melamed, « La femme comme
philosophe » [en hébreu], cit.
80
Cette transmission du monde juif au monde grec implique une dégradation pro-
gressive ; c’est pourquoi Platon, élève des prophètes en Egypte, est plus proche de la
révélation divine qu’Aristote, qui n’a pas eu de contacts directs avec les anciens sages
juifs qui en sont les dépositaires : cf. infra, p. 210–211.
81
Abraham Melamed identifie aussi Sophie à une philosophe, tout en esquis-
74 chapitre iii
sant une interprétation des Dialogues différente de celle que nous proposons ici : cf.
A. Melamed, « La femme comme philosophe » [en hébreu], cit.
82
Quant aux positions, son profil va progressivement se platoniser au fur et à
mesure que son apprentissage à l’école de Philon avance. Voir par exemple ses affir-
mations concernant l’attitude de Platon vis-à-vis de la révélation : cf. infra, p. 81–82.
83
« Il est nécessaire, en vue de la science que nous cherchons, de nous attaquer,
en commençant, aux difficultés qui doivent d’abord venir en discussion. J’entends par
là, à la fois, les opinions différentes de la nôtre, que certains philosophes ont professé
sur les principes, et, en dehors de cela tout ce qui a pu, en fait, échapper à leur
attention. Or, quand on veut résoudre une difficulté, il est utile de l’explorer d’abord
soigneusement en tous sens, car l’aisance où la pensée parviendra plus tard réside dans
le dénouement des difficultés qui se posaient antérieurement, et il n’est pas possible
de défaire un nœud sans savoir de quoi il s’agit. Eh bien ! La difficulté où se heurte
la pensée montre qu’il y a un nœud dans l’objet même, car, en tant qu’elle est dans
l’embarras, son état est semblable à celui de l’homme enchaîné : pas plus que lui, elle
n’est capable d’aller de l’avant. De là vient qu’il faut avoir considéré auparavant tou-
tes les difficultés, à la fois pour les raisons que nous venons d’indiquer, et aussi parce
que chercher sans avoir d’abord exploré les difficultés en tous sens, c’est marcher sans
savoir où l’on doit aller, c’est s’exposer même, en outre, à ne pouvoir reconnaître, si, à
un moment donné, on a trouvé, ou non, ce qu’on cherchait. La fin de la discussion, en
effet, ne vous apparaît pas alors clairement ; elle n’apparaît clairement qu’à celui qui a
posé les difficultés » (Métaph., II, 1, 995a 24–995b 1, trad. J. Tricot). La nécessité de
commencer l’étude d’un problème de manière graduelle et de favoriser ainsi l’élimi-
nation des perplexités préalables est évoquée également par l’autorité de Maïmonide
dans le Guide, dans un chapitre traitant de l’ordre des études dans le curriculum d’un
aspirant philosophe : « Ce qui encore nécessite l’acquisition des connaissances prépa-
ratoires c’est qu’une foule de doutes se présentent promptement à l’homme pendant
l’étude, et qu’il comprend avec une égale promptitude les objections, je veux dire
comment on peut réfuter certaines assertions—car il est de cela comme de la démo-
lition d’un édifice—tandis qu’on ne peut bien affermir les assertions ni résoudre les
sophie et philon 75
doutes, si ce n’est au moyen des nombreux principes puisés dans ces connaissances
préparatoires » (Guide des égarés, I, 34, éd. Munk, p. 124).
84
« E però Platone, che non volse esser breve ma per la sua elegantissima elo-
quenza abbondantissimo di parole, usò in quasi tutti i suoi libri il dialogo, il quale
a me pare attissimo a facilitare una materia, perché si dà in esso più occasione di
muovere dubbi, e di risolverli più facilmente » (Felice Figliucci, De la filosofia morale
libri dieci, Rome, 1551, cit. dans L. Bianchi, « From Jacques Lefèvre D’Etaples to
Giulio Landi », cit., p. 55). La méthode en question avait aussi trouvé sa place dans
l’exégèse juive, notamment chez les auteurs actifs en Espagne dans la deuxième moitié
du XVe siècle; un bon nombre de commentaires bibliques d’Isaac Abravanel, Isaac
Arama, Joseph ayyun et Shem Tov ibn Shem Tov prévoient une partie réservée à
la solution des doutes (sefeqot) portant sur l’interprétation de versets spécifiques. L’éli-
mination de ces doutes est considérée comme le point de départ obligé pour l’acqui-
sition d’un savoir ultérieur, selon l’idée, défendue par Shem Tov, que « quiconque
n’exprime pas des doutes, ne connaît pas, et quiconque ne connaît pas reste dans un
aveuglement sans remède » : cf. M. Saperstein, « The Method of Doubts. Problema-
tizing the Bible in Late Medieval Jewish Exegesis », dans With Reverence for the Word :
Medieval Scriptural Exegesis in Judaism, Christianity and Islam, éd. J. D. McAuliffe, B. D.
Walfish et J. W. Goering, New York, Oxford University Press, 2003, p. 133–156 :
136 ; Saperstein soutient toutefois qu’il n’y a pas assez de preuves pour affirmer que
cette méthode relève de celle utilisée dans la scolastique latine.
85
« Et que dire de cela même qui passe pour faire autorité ? N’y trouve-t-on aussi
maintes erreurs ? Sans quoi il n’y aurait tant de sectes religieuses diverses si toutes se
référaient aux mêmes autorités. Mais pour autant que chacune délibère selon sa pro-
pre raison, chacune choisit les autorités qu’elle suit. Sinon, c’est indifféremment qu’il
faudrait recevoir les assertions de tous les écrits, sans que la raison, qui par nature
76 chapitre iii
leur est antérieure, eût d’abord à porter sur eux le jugement. Car si les rédacteurs
de ces écrits acquirent une autorité, c’est-à-dire méditèrent aussitôt d’être crus, c’est
uniquement eu égard à la raison dont semblaient abonder leurs assertions. Et, au
jugement même des vôtres [à savoir : les chrétiens], la raison l’emporte suffisamment
sur l’autorité [. . .]. Ainsi, en toute discussion philosophique, ces écrits ne tiennent que
la dernière place ou même n’en tiennent aucune, en sorte qu’aux arguments tirés
du jugement de la partie en cause, c’est-à-dire aux arguments d’autorité, l’on aurait
grand’honte de recourir dès lors que, confiant en ses propres forces, on dédaigne de
faire appel aux ressources d’autrui. Et c’est à bon droit qu’à de tels arguments, puisque
c’est l’orateur, plutôt que le philosophe, qui se voit contraint d’y trouver refuge, les
philosophes ont jugé bon de réserver des lieux tout à fait extrinsèques, disjoints de la
réalité et destitués de toute force, car c’est en opinion qu’ils consistent plutôt qu’en
vérité et la découverte de ces arguments ne réclame aucun effort de l’esprit puisque
celui qui les invoque use des mots qui ne sont pas les siens, mais viennent d’autrui.
C’est pourquoi votre Boèce, lui aussi, considérant dans ses Topiques la division des lieux
selon Themistius et selon Cicéron, déclare : ‘Les arguments qu’on tire du jugement de
la partie en cause, comme s’ils fournissaient un témoignage, sont aussi des lieux sans
art, et tout à fait disjoints, et suivant moins la réalité que l’opinion et le jugement’ »
( Pierre Abélard, Conférences. Dialogue d’un philosophe avec un Juif et un chrétien. Connais-toi
toi-même. Éthique, éd. M. De Gandillac, Paris, Cerf, 1993, p. 117–118).
86
Pour cette définition voir infra, p. 93–103.
sophie et philon 77
87
« Il [ Jacob] arriva dans un endroit où il établit son gîte, parce que le soleil était
couché. Il prit une des pierres de l’endroit, en fit son chevet et passa la nuit dans ce
lieu. Il eut un songe que voici : Une échelle était dressée sur la terre, son sommet
atteignait le ciel ; et des messagers divins montaient et descendaient le long de cette
échelle. Puis l’Eternel apparaissait au sommet, et disait : Je suis l’Eternel, le Dieu
d’Abraham ton père et d’Isaac ; cette terre sur laquelle tu reposes, je la donne à toi et
à ta postérité. Elle sera ta postérité, comme la poussière de la terre ; et tu déborderas
au couchant et au levant, au nord et au midi, et toutes les familles de la terre seront
heureuses par toi et par ta postérité. Oui, je suis avec toi, je veillerai sur chacun de
tes pas et je te ramènerai dans cette contrée, car je ne veux point t’abandonner avant
d’avoir accompli ce que je t’ai promis » (Gen. 28, 11–15) (ici et partout ailleurs on cite
dans la traduction de l’édition Z. Khan: Bible, Paris, 1899 ; pour les textes deutéroca-
noniques on fera référence à La Bible, éd. E. Dhorme, Paris, Gallimard, 1955).
88
Chez les auteurs juifs, le topos de l’échelle est généralement interprété de deux
manières : soit comme une allégorie de l’ascension de l’âme vers Dieu (sullam ha-‘aliyah),
soit comme une représentation des degrés de la sagesse (sullam ha- okhmot) : sur ce sujet,
voir l’étude classique de A. Altmann, « The Ladder of Ascension », dans Studies in
Religious Philosophy and Mysticism, Londres, Routledge-Kegan Paul, 1969, p. 41–72.
89
Samuel Ibn Tibbon, Ma’amar Yiqavu ha-mayyim (Traité « que les eaux se rassemblent »),
Pressburg, 1837, p. 54–56. Altmann a montré que la source de cette interprétation
est un passage de L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote de Farabi qui décrit
les méthodes de Platon et d’Aristote par l’image d’une échelle sur laquelle on des-
cend et on monte : cf. A. Altmann, « The Ladder of Ascension », cit., p. 61. Farabi
affirme en effet : « Il convient que tu saches qu’il en est de cela [i.e. de la méthode
78 chapitre iii
sont aussi assimilés à l’usage que les sages ( akhamim) font des deux
méthodes complémentaires, celle de Jacob et celle d’Isaïe90. Mais Ibn
Tibbon se sert également de l’image de l’échelle pour représenter la
supériorité de la sagesse juive sur celle des autres peuples : tandis que
le prophète discerne non seulement ceux qui y montent et descendent,
mais même ce qui se trouve au-dessus de la dernière marche—à savoir
Dieu—, les hérétiques (koferim) doivent s’arrêter pour leur part aux
confins du monde sensible, comme le montre la tour de Babel que
les nations avaient bâtie, et dont le sommet ne dépassait pas le ciel91.
Ainsi, la simple investigation humaine ne peut atteindre les réalités
divines, qui sont au contraire accessibles aux prophètes en tant que
destinataires de la révélation92.
La première explication de l’allégorie biblique élaborée par Ibn
Tibbon peut sans doute nous aider à appréhender la situation que
Juda élabore dans son dialogue. D’un côté, on trouve en effet Sophie,
qui procède du bas vers le haut par une méthode aristotélicienne, invi-
tée à gravir les marches de l’échelle ontologique et gnoséologique la
conduisant aux réalités supérieures ; de l’autre, Philon, le théologien-
prophète qui, ayant déjà accès à ces réalités, « descend » l’échelle dans
un élan pédagogique et amoureux envers son élève. Par ailleurs, on a
93
« Philon. Pource que je suis professeur de la mosaïque religion, je m’arrête en la
seconde sapience théologale et vraiment théologie mosaïque [à savoir avec la doctrine
néoplatonicienne qui pose l’Un au-dessus de l’intellect] (Dialogues, p. 456 ; Dialoghi, III,
125a).
94
Juda attribuait donc la paternité du Fons vitae à Salomon ibn Gabirol. Cette
attribution est acceptée également par son père Isaac, et par Yo anan Alemanno,
David Messer Léon et, probablement, Elie Delmédigo : cf. M. Idel, La cabale. Nouvelles
perspectives, traduit de l’anglais par C. Mopsik, Paris, Cerf, 1998, p. 29 ; d’après Idel, il
80 chapitre iii
est possible qu’Isaac Abravanel ait pris connaissance de l’ouvrage de Gabirol en Italie,
quelques mois après son arrivée à Naples : cf. M. Idel, « The Magical and Neoplatonic
Interpretations of Kabbalah in the Renaissance », dans Jewish Thought in the Sixteenth
Century, cit., p. 186–242 : 238, note 164. Abravanel cite en effet le Fons vitae dans son
commentaire au livre des Rois qu’il achève en 1492–93: « Parmi les philosophes, il y en
a qui soutiennent que [les intellects] sont composés de matière et de forme, bien que
leur matière soit dépourvue de génération et corruption, de mutation, de mouvement
et de corporéité ; et telle est l’opinion de Rabbi Shelomoh ibn Gabirol dans son livre
Fontaine de vie » ( Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474). La citation est
très proche de celle contenue dans les Dialogues : voir infra, p. 273.
95
Selon Pines, il s’agit d’un procédé typique de la culture sépharade en ce qui
concerne les textes chrétiens : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance
Garb ? », cit., p. 390. Il est vrai que les Juifs d’Italie avaient moins de réticences à citer
leurs contemporains. David Messer Léon, par exemple, mentionne Pétrarque et Boc-
cace ; plus tard, Juda Moscato, dans son commentaire du Kuzari, évoque les Epîtres de
Marsile Ficin ou les traités astronomiques en langue vulgaire de Piccolomini : cf. Juda
Moscato, Qol Juda, Tel Aviv, 1959, IV, p. 108 et V, p. 72. Sur l’usage des sources non
juives dans les textes de Moscato, et du commentaire de Jean Pic de la Mirandole sur
la Canzone d’amore de Benivieni en particulier, voir M. Idel, « Judah Moscato: A Late
Renaissance Jewish Preacher », dans Preachers of the Italian Ghetto, éd. D. B. Ruderman,
Berkeley-LosAngeles-Oxford, University of California Press, 1992, p. 41–66.
96
« Philon. Aussi est ajoutée à cette considération une autre fin, à savoir que les
poétiques écrits étant viande commune et usitée entre tant de sortes d’hommes, il ne
pourra être qu’en l’esprit de la multitude ils ne soient perpétués, ce qui n’adviendrait
des choses nuement difficiles et disciplinales, lesquelles goûtées de peu de gens, plus
facilement de petit nombre serait la mémoire perdue, venant un âge qui fît dévier les
hommes de la doctrine. Ce que nous pouvons avoir vu par expérience en aucunes
contrées et religions, comme il est certain des Grecs et des Arabes, qui furent un temps
florissants en doctrines : desquelles entre eux à grand peine reste qui sache les noms :
ce qui fut aussi au temps de Grecs en Italie, en laquelle toutefois depuis se renouvela
ce peu qui est de présent [ché le cose molto difficili pochi son quegli che le gustino, e de li pochi
presto si può perdere la memoria, occorrendo una età che facesse deviare gli uomini da la dottrina:
secondo abbiamo veduto in alcune nazioni e religioni, come negli Greci e negli Arabi, i quali, essendo
stati dottissimi, hanno quasi del tutto perso la scienzia. E già fu così in Italia al tempo dei goti: di
poi si rinnovò quel poco che c’è al presente] » (Dialogues, p. 166–167; Dialoghi, II, 28b). Sur ce
passage, voir le commentaire de T. Dagron dans Dialogues, p. 167, n. 53, et A. Guidi,
« ‘Di poi si rinnovò quel poco che c’è al presente’ », cit.
sophie et philon 81
97
« Sophie. Je prends grand plaisir à t’ouïr faire Platon mosaïque [mi piace vederti
fare Platone mosaico] et du nombre des cabalistes » (Dialogues, p. 334 ; Dialoghi, III, 54a).
Sophie évoque ici deux opinions : la première se trouvait déjà dans la littérature des
Pères de l’Eglise ; la seconde, partagée par d’autres Juifs contemporains de Juda mais
rejetée par d’autres, était notamment au cœur du projet concordiste envisagé par Jean
Pic de la Mirandole. Voir infra, p. 93–103.
82 chapitre iii
incorporelle de toute chose. Mais Platon, ayant ouï la doctrine des anciens
d’Egypte, put sentir plus avant, bien qu’il n’étendit sa vue jusques au
secret commencement de la première beauté et souveraine sapience :
toutefois il la fit être le second principe de l’univers, dépendant de Dieu
souverain, origine [de] toute chose. En quoi il faut juger que, combien
que Aristote fut par l’espace de maintes années disciple de Platon, si
est-ce que icelui Platon apprit mieux les choses divines par l’introduction
de nos anciens, meilleurs maîtres que lui, que ne put sous lui apprendre
Aristote (Dialogues, p. 456)98.
Or, l’attitude que Platon adopte à l’égard de la tradition juive est pré-
cisément celle que Sophie déclare vouloir adopter à l’égard de Philon.
C’est du moins ce qui nous semble ressortir de sa réponse:
Sophie. Or, quant à moi, j’en userai à la platonique ; et entendrai ce
que je pourrai : et du reste, suis délibérée de t’en croire comme celui
qui a meilleure et plus claire vue [Io farò pure inseguire 99 la tua dottrina alla
platonica ; intenderò quello che potrò, e il resto ti crederò, come a chi meglio e oltra di
me vede] (Dialogues, p. 456–457; Dialoghi, III, 125b–126a).
Sophie s’affirme donc « platonicienne », voire « grecque », mais non
juive : tout comme Platon, elle reconnaît ne pouvoir accéder au contenu
de la révélation divine que par le biais d’un maître juif ; ainsi, elle aussi
essayera de comprendre la doctrine de Philon par ses moyens limités ;
98
« Philone. Come ch’io sia mosaico ne la Theologale sapientia m’abbraccio con
questa seconda via, però che è veramente Theologia Mosaica e Platone, come quel
che maggior notitia haveva di questa antica sapientia che Aristotele, la seguitò. Aristo-
tile, la cui vista ne le cose astratte fu alquanto più corta, non avendo la mostrazione de
li nostri teologi antichi come Platone, negò quello ascoso che non ha possuto vedere e
gionse a la somma sapientia, prima bellezza, de la quale il suo intelletto saziato, senza
vedere più oltre, affermò che quello fosse il primo principio incorporeo di tutte le cose.
Ma Platone, avendo da li vecchi in Egitto imparato, poté più oltre sentire ; se ben
non valse a vedere l’ascoso principio de la somma sapientia o prima bellezza, e fece
quella secondo principio dell’universo, dipendente dal sommo Dio, primo principio di
tutte le cose. E se bene Platone fu tanti anni maestro d’Aristotile, pure in quelle cose
divine esso Platone (essendo discepolo de li nostri vecchi) imparò da migliori maestri
che Aristotele da lui » (Dialoghi, III, 125b).
99
Il faut lire : in seguire et entendre : « En suivant ta doctrine je ferai donc comme
Platon [a fait avec les prophètes en Egypte] etc. ». Denis Sauvage traduit comme
Pontus : « Je ferai donc à la platonique, quant à suivre vostre doctrine » (Dialogues, éd.
1551, p. 605). Le traducteur de la version hébraïque du XVIIe siècle comprend de la
même manière : « Je ferai ainsi, suivant ta doctrine à la manière de Platon » (Vikua ,
p. 85b). Ibn Ya ia : « Yo pues haze de siguir tu dotrina a la Platonica » (Dialogos,
p. 103a) ; Montesa s’écarte des autres traducteurs : « Yo finalmente seguire tu doctrina,
y la platonica » (Los dialogos de amor de Leon Hebreo, Impressos en Çaragoça por Lorenço
de Robles, 1593, p. 234).
sophie et philon 83
quant aux notions qu’elle n’arrivera pas à saisir, elle lui fera confiance
en tant qu’il est dépositaire de la révélation divine.
Un autre passage particulièrement intéressant pour déterminer
l’identité confessionnelle des interlocuteurs est la discussion sur les trois
doctrines concernant l’origine du monde—celle de la Bible, celle de
Platon et celle d’Aristote—abordée toujours dans le troisième dialo-
gue. Il s’agit d’un long passage, dont une des sources principales est
un chapitre du Guide des égarés de Maïmonide100. En prenant la parole,
Sophie résume ainsi les trois positions que Philon lui a exposées :
Sophie. Il y a donc en la production du monde par Dieu trois diverses
opinions : la première d’Aristote, que tout le monde est produit éternel-
lement : la seconde de Platon, que le monde a certain commencement de
temps, et que seulement le chaos ou matière première fut créé de toute
éternité. La tierce est celle des fidèles [ fideli ], que tout, sans excepter ni
chaos ni matière, de rien a été créé en temps certain et préfix (Dialogues
p. 316 ; Dialoghi, III, 44b).
Or, d’après Philon, au troisième groupe—celui des fideli—appartien-
draient non seulement lui-même101, mais également Sophie, qu’il
encourage en effet à adhérer à la doctrine créationniste :
Philon. [. . .] Quant à toi, Sophie, qui es du nombre des fidèles [che sei de’
fideli ], il te faut croire [bisogna che credi ] que l’amour extrinsèque de Dieu
et l’intrinsèque du monde, qui sont, après Dieu, les premiers amours,
prirent naissance alors que Dieu créa le monde de rien (Dialogues, p. 344 ;
Dialoghi, III, 60a).
On remarquera d’abord que le ton est ici exhortatif : en tant qu’elle
appartient au groupe des fidèles, Sophie est invitée à adhérer à leur
doctrine. Mais les fidèles ne doivent pas pour autant être identifiés
aux seuls Juifs. Plus simplement, le texte indique par ce terme les
« croyants » qui s’opposent, quelle que soit leur confession, à la doc-
trine de l’éternité du monde. A l’intérieur de ce groupe, Philon semble
cependant isoler une catégorie encore plus précise, à savoir celle des
croyants qui suivent la Loi de Moïse102. Sophie affirme effectivement
100
Guide, II, 13. Pour une analyse de ce passage, voir S. Pines, « Medieval Doctrines
in Renaissance Garb ? », cit.
101
« Philon. Selon les philosophes, le temps est infini et n’eut onques commen-
cement (bien que les fidèles croient le contraire) [ben che noi fideli teniamo il contrario] »
(Dialogues, p. 353 ; Dialoghi, III, 65b).
102
« Philon. [. . .] Toutefois les fidèles, et tous ceux qui croient la sacrée loi de
Moïse, tiennent que le monde n’est pas éternel ou de l’éternité produit : ains en certain
84 chapitre iii
commencement temporel fut de rien crée » (Dialogues, p. 315 ; Dialoghi, III, 44a).
103
Abraham Melamed estime que cette expression de Sophie renvoie à son identité
juive, et lit ainsi dans les Dialogues une discussion entre deux intellectuels juifs : cf. Id.,
« La femme comme philosophe » [en hébreu], cit., p. 122 ; voir également S. Feldman,
« Platonic and Cosmological Themes in the Dialoghi d’amore », cit., p. 560.
104
En ce sens, le témoignage offert par la version espagnole des Dialogues due à
Gedaliyah ibn Ya iah est particulièrement intéressant. En traduisant ce passage,
Gedalyah suit le texte italien original ; néanmoins il prend le soin de préciser dans
une glose en marge que la doctrine des « fidèles » auxquels Sophie appartiendrait est
une doctrine juive. Cette précision s’explique par le fait que, pour les lecteurs italiens
ou espagnols de l’époque, le mot « fidèles » dans ce contexte ne renvoyait pas néces-
sairement aux Juifs, et pouvait faire référence aux philosophes chrétiens qui avaient
soutenu la doctrine de la creatio ex nihilo : cf. D. Bacich, « Negotiating Renaissance
Harmony », cit., p. 114–141. Shlomo Pines a fait à juste titre remarquer que par
le terme « fideli » Juda entendait les tenants d’une quelconque religion : cf. S. Pines,
« Medieval Doctrines in Renaissance Garb ? », cit., p. 393, note 15.
105
On remarquera que Maïmonide, source de Juda pour ce passage, attribue l’opi-
nion de la création du monde à ceux qui « admettent la Loi de Moïse, notre maître
[Moshe rabbenu] » (Guide, II, 13, éd. Munk, p. 104), une définition qui, en revanche, ne
laisse pas beaucoup de doutes quant à l’identité des fidèles dont il est question.
sophie et philon 85
Genèse qui constitue l’un des points de convergence majeur entre les
deux religions monothéistes.
L’idée d’une entente avec les chrétiens sur le terrain des croyances
fondamentales n’est d’ailleurs pas méconnue de la pensée juive médié-
vale. Sur un plan général, les auteurs juifs ont tendance à considérer le
christianisme comme une sorte de monothéisme « altéré », susceptible
de préparer les païens à l’acceptation de la véritable doctrine mosaï-
que. On connaît la position de Maïmonide, consistant à dire que la
présence des chrétiens et des musulmans en terre d’exil ressortirait du
plan providentiel de Dieu, en tant qu’ils contribueraient à la diffusion
de la vérité monothéiste et à l’accomplissement des temps messiani-
ques106. Pour sa part, Juda Hallévi affirmait que l’islam et le christia-
nisme étaient des « transformations » du judaïsme et ne feraient que
« préparer le terrain pour le Messie, qui est le fruit et dont elles toutes
deviendront le fruit. Alors elles le reconnaîtront et l’arbre redeviendra
un. A ce moment-là elles exalteront la racine qu’elles vilipendaient »107.
Même ce partisan du particularisme juif avait donc représenté les
positions métaphysiques des chrétiens comme conciliables avec les
fondements du judaïsme, en insistant sur leur acceptation de—voire
leur dépendance envers—la Torah et sur leur adhésion à ses notions
cosmologiques fondamentales108. Mais d’autres auteurs médiévaux
106
Voir les affirmations contenues dans Maïmonide, Mishneh Torah, XI, 4 ; ces pas-
sages sont contenus dans les toutes premières éditions de l’œuvre et furent ensuite
censurés : cf. D. Ruderman, « A Jewish Apologetic Treatise from Sixteenth Century
Bologna », Hebrew Union College Annual, 50 (1979), p. 253–275 : 265.
107
Juda Hallevi, Kuzari, p. 173.
108
Voici la première partie du discours tenu par le chrétien dans le Kuzari : « Je crois
que les choses ont été créées, que le Créateur est éternel, qu’Il a crée le monde tout
entier en six jours, que tous les hommes descendent d’Adam puis de Noé auxquels
ils remontent tous, que Dieu exerce Sa providence sur les créatures, qu’Il entre en
relation avec les hommes, qu’Il éprouve de la colère, de la satisfaction et de la com-
passion, qu’Il adresse la parole, se révèle et manifeste à ses prophètes et à Ses intimes
et qu’Il réside auprès des masses agrées par Lui. Bref, je crois tout ce qui est écrit dans
la Torah et dans les chroniques des enfants d’Israël, dont la vérité est irréfutable parce
que ces livres sont bien connus, subsistent depuis longtemps et ont été révélés à des
foules considérables » ( Juda Hallevi, Kuzari, p. 21). Dans un autre passage du texte,
Hallévi exprime toutefois une position moins conciliante à l’égard des autres religions
monothéistes : cf. ibid. p. 63. Un modèle analogue à celui exposé dans les Dialogues, qui
associe Juifs et chrétiens dans la défense de la doctrine de la création, est également
présent dans l’Examen vanitatis doctrinae gentium et veritatis christianae disciplinae de Jean-
François Pic de la Mirandole, qui insiste sur les convergences avec certains penseurs
juifs qui, comme Crescas, défendent « nobiscum mundi creationem »: cf. E. Garin,
« L’umanesimo italiano e la cultura ebraica », cit., p. 380 ; voir aussi le passage suivant :
« Sed undenam hae manarunt discordiae [concernant l’éternité du monde]? Certe
86 chapitre iii
avaient davantage mis l’accent sur les croyances communes aux trois
religions. Mena em ha-Meïri (1249–1316), rabbin dans le Sud de la
France, avait notamment élaboré l’idée des trois « nations liées par la
religion », réunies dans l’acceptation d’un certain nombre de dogmes
fondamentaux109. Bien que leur position soit restée minoritaire, des
figures comme Levi ben Abraham ben ayyim (c. 1240–post 1315)
ou Isaac Albalag (deuxième moitié du XIIIe siècle) firent montre d’une
attitude similaire, quoique le second, tenant des positions d’Averroès
en la matière, n’inclût pas la doctrine de la création du monde dans
ces fondements communs qui sont présentés, dans ce cas, comme étant
également des vérités philosophiques110.
Il n’est pas sans intérêt d’examiner la position d’Isaac Abravanel en
la matière. Malgré le caractère nettement apologétique de sa produc-
tion, notamment exégétique, il ne manque pas d’exprimer des opi-
nions plutôt modérées à l’égard de la théologie chrétienne et de ses
représentants. En esquissant un parallèle entre le couple formé par
Esaü et Jacob et les nations des chrétiens et des Juifs, il affirme par
exemple que les croyances des deux religions découlent d’une source
unique ; tant les chrétiens que les Juifs croient en un seul Dieu et
non ex Moyse aut duodecim prophetis quod meminerim, nec quod sciam ex Evan-
gelio; at ex philosophis gentium prodiere praesertimque de Peripateticorum doctrina
fluxere, qui adeo locuti sunt ambigue, ut eorum ex dictis quisque propriam confirmare
senentiam sategerit » (Gianfrancesco Pico della Mirandola, Examen Vanitatis, I, 11,
cit. dans C. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola (1469–1533) and his Critique of
Aristotle, The Hague, Martinus Nijhoff, 1967, p. 46).
109
S’écartant de Maïmonide et de la tradition juive médiévale dans son ensemble,
ha-Meïri distinguait nettement entre les autres deux religions monothéistes et les cultes
idolâtres de l’époque ancienne : sur ce sujet, voir notamment le classique J. Katz,
Exclusion et tolérance. Chrétiens et Juifs du Moyen Age à l’ère des Lumières, Paris, Lieu commun,
1987, p. 153–170, et M. Halbertal, Entre Torah et Sagesse : Rabbi Mena em ha-Meiri et
les halakhistes maïmonidiens en Provence [en hébreu], Jérusalem, 2000.
110
Pour la référence à Abraham ben Lévi, cf. Salomon ibn Verga, Sheve Yehudah,
éd. I. Shohat, Jérusalem, 1946–1947, p. 192 ; pour la position d’Albalag, voir son
prologue aux Intentions des Philosophes, où il parle des « quatre croyances communes à
toutes les législations révélées » et à la philosophie, à savoir « l’existence de la récom-
pense et du châtiment, la survie de l’âme à la mort physique afin de les recevoir,
l’existence d’un Seigneur rémunérateur et vindicateur, qui est Dieu, l’existence [enfin]
d’une providence [qui veille] sur les voies de l’homme pour donner à chacun selon ses
voies » (G. Vajda, Isaac Albalag, Averroïste juif, traducteur et annotateur d’Al-Ghazâlî, Paris,
Vrin, 1960, p. 16–17). La création du monde est, d’après Averroès, un dogme com-
mun à l’orthodoxie tant musulmane que chrétienne : cf. Averroès, Grand commentaire
de la Métaphysique d’Aristote, éd. A. Martin, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 134. Une
partie de ces sources a été examinée par Maurice Kriegel dans le séminaire « Juifs et
Marranes dans l’Espagne du XVe siècle » qu’il a dirigé à l’EHESS en 2009–2010 et
dont nous avons pu profiter.
sophie et philon 87
111
« De même, il y une analogie entre la relation qui relie les Romains [i.e. les
chrétiens] à Israël et celle qui existe entre Esaü et Jacob. Comme Esaü et Jacob
partagent quelque chose en vertu de leur père, ainsi les nations des chrétiens et des
Juifs [isra’elim] partagent une origine commune quant à leurs croyances, puisque eux
tous [kullam] assument l’existence d’une cause première et se tournent vers celle-là
sans servir les étoiles ni les ministres supérieurs et ont également une seule Loi, parce
que les uns comme les autres affirment et acceptent véritablement la Torah de Moïse »
(Isaac Abravanel, Mashmi‘a Yeshu‘ah, dans Id., Perush ‘al ha-Nev’im ve-Ketuvim, Jérusa-
lem, 1960, p. 463).
112
L’appellation, attribuée à Esaü, revient par exemple dans la poésie d’Abraham
ibn Ezra : cf. G. D. Cohen, « Esau as Symbol in Early Medieval Thoutgh », dans
Jewish Medieval and Renaissance Studies, éd. A. Altmann, Cambridge MA, Harvard Uni-
versity Press, 1967, p. 19–48 : 45, note 90. La métaphore est déjà employée dans les
midrashim ainsi que dans la littérature chrétienne ancienne pour indiquer les deux
religions ; évidemment, aussi bien les Juifs que les chrétiens s’identifiaient à Jacob : cf.
D. Boyarin, Dying for God : Martyrdom and the Making of Christianity and Judaism, Stanford,
Stanford University Press, 1999, p. 1–6.
113
Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah. Devarim, Jérusalem, 2008, p. 358.
114
Cf. Salomon ibn Verga, Shevet Yehudah, cit., p. 39.
88 chapitre iii
vanel et pour une certaine tradition médiévale, tant les chrétiens que
les Juifs sont des fidèles et croient au récit cosmogonique exposé dans
la Torah de Moïse qui fait autorité pour tous ceux qui l’ont adopté115.
C’est, en somme, la perspective que l’on a pu identifier dans l’échange
entre Philon et Sophie autour de la question de la creatio ex nihilo et de
son fondement biblique. Sophie partagerait avec Philon la croyance
dans un dogme fondamental du monothéisme judéo-chrétien, sans
pour autant nécessairement appartenir à la même religion116.
Cela revient-il à dire que Sophie est une femme chrétienne ? S’il est
difficile de trancher la question, il nous semble en tout cas que cette
hypothèse est moins problématique que celle qui considère l’aimée de
Philon comme une Juive. A cette identification s’oppose d’ailleurs, on
ne peut plus nettement, une référence contenue dans la première par-
tie des Dialogues. Il s’agit d’une citation implicite de Pétrarque, utilisée
par Sophie afin de mieux cerner le sentiment de son amoureux :
Sophie. Si l’amour que tu me portes ne vient de l’appétit et n’est pas
engendré du désir ou (comme les nôtres disent) de paresse et humaine las-
civité, fais-moi entendre qui c’est qui l’a produit [Se l’amore che tu mi porti
115
Une position analogue est relatée dans un commentaire anonyme du livre de
Job, où l’on explique que les compagnons de Job, Eliphaz, Bildad et Çophar, sont
les nations parmi lesquelles Israël est exilé, et qui partagent avec celui-ci un certain
nombre de doctrines, comme « l’existence et l’unité de Dieu, la création, la précogni-
tion, la prophétie, la résurrection et la récompense éternelle » (cit. dans T. Fishman,
« Changing Early Modern Jewish Discourse about Christianity : The Efforts of Rabbi
Leon Modena », dans The Lion Shall Roar. Leone Modena and His World, éd. D. Malkiel,
Jérusalem, Magnes Press, 2003, p. 159–194 : 169. Nous traduisons du texte anglais).
116
Certains auteurs juifs attribuaient même aux chrétiens un meilleur usage de la
philosophie, car ces derniers l’admettaient dans la mesure où elle ne s’opposait pas
à la religion. C’est le cas d’Isaac Arama, pour qui les chrétiens ont compris que « la
religion est plus élevée par rapport à la recherche philosophique » (Isaac Arama, Sefer
azut qashah, Sabbioneta, 1552, p. 13a) : sur la question, voir B. Septimus, « Yitzhaq
Arama and Aristotle’s Ethics », dans Jewish and Conversos at the Time of the Expulsion, éd.
Y. T. Assis et Y. Kaplan, Jérusalem, 1999, p. 1*–24* : 10*. Dans son commentaire sur
Josué, Isaac Abravanel fait écho à ces affirmations, en déclarant que les chrétiens, dont
les livres dans toutes les sciences sont innombrables et qui s’emparent même des paro-
les de Moïse, utilisent la philosophie mieux que les Juifs, car ils ne nient ni les miracles
ni la prophétie ni la création du monde comme le font à son avis ces derniers : Isaac
Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, cit., p. 53. Pour l’idée que les chrétiens seraient
meilleurs philosophes que les Juifs, voir les considérations d’Abraham ibn Na mias,
traducteur de Thomas d’Aquin et d’Albert le Grand : Medieval Jewish Civilisation : an
Encyclopedia, éd. N. Roth, New York, Routledge, 2003, s. v. « Thomas Aquinas »,
p. 30 ; Abraham Bibago, Joseph Ya’avets et Elie ben Joseph abillo étaient du même
avis : cf. R. Ben Shalom, « Between Official and Private Dispute », cit., p. 68 et p. 70.
Il n’est pas sans intêret que la supériorité des chrétiens en matière de logique était
notamment redoutée dans le cas des disputes religieuses : cf. ibid., p. 67–69.
sophie et philon 89
non viene da l’appetito, né è generato dal desiderio, né nato d’otio e lascivia humana
(come dicono li nostri) fammi intendere chi è quello che l’ha prodotto] (Dialogues,
p. 113 ; Dialoghi, I, 32b).
On sait grâce aux recherches sur les Dialogues réalisées par Dionisotti
que la « paresse et humaine lascivité » sont tirées d’une terzina du célè-
bre Triomphe de l’amour de Pétrarque, dans un passage où le poète est
renseigné sur la véritable nature de l’eros117 :
Questi è colui che’l mondo chiama Amore :
amaro come vedi e vedrai meglio
quando fia tuo com’è nostro signore :
giovencel mansueto, e fiero veglio :
ben sa chi ’l prova, e fi’ a te cosa piana
anzi mill’anni: infin ad or ti sveglio
Ei nacque d’otio e di lascivia humana
nudrito di pensier dolci soavi,
fatto signore e dio da gente vana118.
D’après Dionisotti, faute d’autres références et en vertu de l’emploi
de l’expression li nostri pour indiquer une source non juive, il faudrait
117
Cf. C. Dionisotti, « Appunti su Leone Ebreo », cit., p. 419. La citation est placée
après une allusion de Sophie à l’épisode biblique de l’amour de Tamar et Amnon (2Sam.
13, 1–23), présenté comme impur et violent ; or, cet épisode est également rapporté dans
le même poème de Pétrarque (« De l’altro, che ‘n un punto ama e disama/vedi Thamàr
ch’al suo frate Absalone/disdegnosa e dolente si richiama », Francesco Petrarca,
Trionfi, Rime estravaganti, Codice degli abbozzi, éd. V. Pacca et L. Paolino, introduction de
M. Santagata, Milan, Mondadori, 1996, p. 144, vv. 46–48) : « Sophie. L’on voit des
amants qui, ayant reçu de leurs amies les faveurs par actes amoureux et corporels, telles
que le désir désirait, non seulement ont perdu tout désir, mais encore ont éteint entière-
ment l’amour, voir quelques fois converti du tout en haine. Je n’ai plus pront exemple
que d’Amon, fils de David, qui tomba (par l’ardente amour dont il brûlait pour la sœur
Thamar) malade jusques au péril de la mort : et toutefois, soudain après que Jonadab
par fraude et violence l’eût fait parvenir à l’accomplissement de ses désirs, il la prit en
telle haine, qu’en plein midi il la chassa de sa maison en tel ordre et équipage qu’elle
pouvait être, venant d’être forcée » (Dialogues, p. 112–113 ; Dialoghi, I, 32a). Cf. l’inter-
prétation différente de l’épisode contenue dans le traité ’Avot de la Mishna signalée dans
D. Boyarin, Carnal Israel. Reading Sex in Talmudic Culture, Berkeley-Los Angeles-Londres,
University of California Press, 1993, p. 185.
118
Francesco Petrarca, Trionfi, Rime estravaganti, Codice degli abbozzi cit., p. 82, vv.
76–84. « Voici celui-là que le monde appelle amour/amer !—comme tu vois et mieux
encore verras, lorsqu’il sera (comme il est le nôtre) ton Seigneur : un jouvenceau très
doux et un vieillard cruel./Bien le sait qui l’éprouve ! A toi, la chose sera claire,/
avant qu’il soit mille ans ;—(déjà te mets en éveil !). Il est né de paresse et de luxure
humaine/nourri de doux et suaves pensers,/et par un peuple vain créé seigneur et
dieu » (Pétrarque, Les Triomphes, traduit par H. Cochin, Paris, 1923, p. 7–8). Dans la
version en hébreu des Dialogues, ni la référence à Pétrarque ni l’affirmation de Sophie
n’ont été conservées : cf. Juda Abravanel, Vikua ‘al ha-’ahavah, p. 11a.
90 chapitre iii
supprimer cette phrase qui aurait été ajoutée, selon lui, par les édi-
teurs. Mais à quoi bon un tel ajout ? Si le but était celui de « chris-
tianiser » le texte, il aurait fallu avant tout éliminer les références aux
auteurs juifs faites par Philon, ainsi que ses revendications en matière
d’appartenance religieuse ; celles-ci, au contraire, sont bel et bien pré-
sentes. D’autre part, il s’agit de la seule occasion où Sophie évoquerait
des autorités : « ses » autorités. C’est pourquoi il nous semble devoir
garder cette citation, tout en la replaçant dans le contexte dialogique
de l’ouvrage. Dans une telle perspective, elle signalerait la culture à
laquelle Sophie appartient, qui peut être différente de celle de son
interlocuteur. En d’autres termes, le passage nous indique que les
« nôtres » de Sophie ne coïncident pas avec les théologiens juifs dont
se réclame Philon. Les auteurs qu’elle considère comme appartenant
à sa propre tradition sont plutôt les humanistes, représentants d’une
culture laïque et non juive, c’est-à-dire celle du pétrarquisme qui mar-
quait la réflexion poétique italienne de l’époque119.
Cette différence confessionnelle s’accorderait, du reste, avec les rôles
et les capacités intellectuelles de Sophie et de Philon. Dans la littérature
juive, la configuration que nous retrouvons dans les Dialogues est déclinée
maintes fois et dans des domaines divers. L’échange entre le maître juif
et l’élève non juif renvoie par exemple à l’idée, très ancienne, d’Israël
comme guide et pédagogue des peuples, censé répandre la véritable
119
Puisque la citation renvoie à un ouvrage de Pétrarque en langue vulgaire, l’ap-
partenance de Sophie à la culture italienne serait encore plus marquée. Jusqu’aux
deux premières décennies du XVIe siècle, l’Europe connaissait presque exclusivement
le Pétrarque latin, tandis que les Rimes et les Triomphes, édités avec d’importants com-
mentaires, constituèrent une sorte de phénomène éditorial italien dans la période com-
prise entre 1470 et 1500 : cf. C. Dionisotti, « Fortuna di Petrarca nel Quattrocento »,
Italia Medievale e Umanistica, 17 (1974), p. 61–113 : 68–69 ; A. Gargano « ‘La fortune
d’une littérature’. Note sulla ricezione della letteratura italiana in Spagna », dans
Con accordato canto. Studi sulla poesia tra Italia e Spagna nei secoli XV–XVII, Naples, 2005,
p. 3–43 : 8–10. La même citation des Triomphes est présente dans les Azolains, où Perrot-
tino l’emploie pour soutenir ses thèses sur le caractère tragique et négatif de l’amour:
« Amour, valeureuses dames, non pas fils de Vénus [. . .] ni de Mars, de Mercure ou de
Volcain non plus, ou d’un autre Dieu mais, engendré dans nos esprits par la lascivité
excessive et par l’oisiveté paresseuse des hommes, géniteurs très obscurs et très vils,
naît d’abord comme le fruit de la méchanceté et du vice que lesdits esprits accueillent »
(Pietro Bembo, Les Azolains/Gli Asolani, traduction et présentation de M.-F. Piéjus,
préface de M. Pozzi, texte italien et notes par C. Dionisotti, Paris, Les Belles Lettres,
2006, p. 14–15). La poésie de Pétrarque était appréciée également par David Messer
Léon, qui fait l’éloge du style élevé du poète : cf. H. Tirosh-Rothschild, Between
Worlds, cit., p. 283 ; Alemanno avait apposé sur la première page de ses Likkutim un
vers tiré du Canzoniere, le célèbre « povera et nuda vai filosofia » : cf. G. Busi, L’enigma
dell’ebraico del Rinascimento, Turin, Aragno, 2007, p. 107.
sophie et philon 91
120
Cf. S. Rosenberg, « Exile and Redemption in Jewish Thought in the Sixteenth
Century : Contending Conceptions », dans Jewish Thought in the Sixteenth Century, cit.,
p. 399–430 : 409. L’idée d’amener les peuples de la terre (‘amey ha-’arets) sous les ailes
de la Shekhinah est déjà évoquée dans le Talmud, et revient régulièrement dans la lit-
térature juive médiévale ; Isaac Abravanel fait aussi référence à l’action purificatrice
d’Israël qui élimine les fausses croyances des nations par l’action de sa sagesse et de
son intelligence : cf. E.J., s. v. « Galut », article de H. H. ben Sasson. A la veille de
l’Expulsion, des conceptions beaucoup plus radicales concernant la conversion finale
des chrétiens animaient les spéculations messianiques d’un groupe de cabalistes,
comme il ressort notamment de la légende de Joseph de la Reine et de sa lutte contre
les puissances maléfiques incarnées par ces derniers : cf. M. Idel, Mystiques messianiques
de la Kabbale au hassidisme (XIII e–XIX e siècles), préface d’U. Eco, Paris, Calmann-Lévi,
2005, p. 190–191.
121
Voir notamment infra, p. 116–120.
122
Cf. T. Fishman, « Changing Early Modern Jewish Discourse about Christia-
nity », cit. et S. Rosenberg, « Exile and Redemption », cit., p. 409–414.
123
Voir la référence classique à Juda Hallévi, Kuzari, p. 65–66.
92 chapitre iii
situation décrite dans les Dialogues est celle contenue dans le Chemin de
la Foi (Derekh ’Emunah) du philosophe et théologien espagnol Abraham
Bibago (env.1420–env.1489). Dans un long passage, Bibago assimile
en effet Israël à l’intellect, qui aurait été rendu parfait grâce à la Torah ;
en revanche, les peuples parmi lesquels les Juifs ont été exilés au cours
de leur histoire sont comparés par lui aux facultés inférieures : l’Egypte
symbolise les sens, Babylone l’imagination mensongère (ha-dimiyon ha-
kozev) et Edom—la chrétienté—la partie la plus intellectuelle de l’ima-
gination (ha-dimiyon ha-sekali), qui permet d’atteindre un bon niveau
dans le domaine de l’intellect pratique. Seul Israël représente l’intellect
pur, qui ne commet pas d’erreur, et grâce à cela seuls les Juifs sont
véritablement des hommes, à savoir des créatures douées de la faculté
intellective124. Chaque peuple est ainsi associé à une faculté intellec-
tuelle, les Juifs se voyant attribuer le niveau le plus élevé en tant que
peuple destinataire de la révélation divine.
Si l’on reprend le fil de notre lecture des Dialogues à la lumière de ces
considérations, on se retrouve face à un schéma spécifique, qui révèle
une relation originale entre Philon et la femme qu’il aime : un savant
juif enseigne sa doctrine sur l’amour à une philosophe étrangère125 qui
124
Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, éd. C. Fraenkel-Goldschmidt, Jérusalem
1978, p. 141 et p. 148. Bibago développe la comparaison entre Israël et l’intellect
comme suit : « Comme dans l’intellect il n’y a ni fausseté ni mensonge, ainsi [il en va
pour] le peuple d’Israël, comme il est dit ‘Il n’aperçoit point d’iniquité en Jacob’ (Nom.
23, 21) ; et comme à travers l’intellect nous obtenons toutes les sciences [ okhmot], de la
même manière ce peuple est un peuple sage et intelligent, et dans sa croyance résident
toutes les sciences, comme il est dit ‘tourne-la [i.e. la Torah] et retourne-la’ (Pirqey ‘Avot,
5, 25) ; et comme dans l’intellect il y a des choses spirituelles séparées de la corporéité
et de la passion, ainsi il en va pour ce peuple, comme il est dit vous ‘Sanctifiez vous
et soyez saints’ (Lév. 20, 7) ; et comme les lois de l’intellect sont générales, ainsi les lois
d’Israël sont valables pour chaque nation [kol ha-‘eda] et pour ‘l’étranger demeurant
au milieu de vous’ (Ex. 12, 49) ; et comme la puissance intellective est dans le corps,
et les puissances du corps le conditionnent même s’il ne se mélange pas avec elles, de
la même façon Israël ‘demeure à part’ et ‘n’est pas compté parmi les nations’ (Num.
23, 9), et il ne se mélange pas [aux autres peuples] et n’apprend pas de leur actions.
Ainsi, pour tous ces aspects le peuple d’Israël était parmi les peuples comme la puis-
sance intellective parmi les puissances de l’âme » (Derekh ’Emunah, p. 149). Le parallèle
s’étend aussi à la condition d’exilé de l’intellect dans le corps, comparable à celle du
peuple d’Israël parmi les nations : « Et en vérité l’intellect est exilé [ goleh] parmi les
sens et les parties de l’imagination qui le subjuguent et l’éjectent de la conjonction
et apportent la bassesse et la pénurie ; ainsi le peuple d’Israël est en exil [ galut] pour
se perfectionner, jusqu’à affiner et connaître l’essence de l’intellect véritable, et alors
il sera intellect en acte, et les autres puissances seront soumises à cet intellect, et les
autres nations aussi seront alors soumises à ce peuple [Israël], et l’exil ne se répétera
pas [comme il est dit] ‘à jamais il anéantira la mort’ (Is. 25, 8) » (ibid., p. 150).
125
On utilise le mot dans son acception la plus simple au sens de non juive.
sophie et philon 93
6. Torah et philosophie
126
Pour l’évolution de l’idée de sophia et ses rapports avec la philosophie et les arts
libéraux dans le monde latin de Boèce à Dante voir les classiques M.-T. D’Alverny,
« Note sur Dante et la Sagesse » et Ead., « La sagesse et ses sept filles », dans Ead.,
Etudes sur le symbolisme de la sagesse et sur l’iconographie, éd. Ch. Burnett, Adershot, Vario-
rum, 1993, p. 5–24 et p. 245–278.
127
« ‘C’est’ dit-elle, ‘pour que tu connaisses l’école/que tu as suivie, et comment
sa doctrine/peut s’accorder avec ce que j’ai dit ;/et que tu voies que notre [sic] voie
s’écarte/de la voie divine autant que de la terre/le ciel le plus haut et le plus rapide’ »
(‘Perché conoschi’ disse ‘quella scuola/c’hai seguitata, e veggi sua dottrina/come puó
seguitar la mia parola/; e veggi vostra via dalla divina/distar cotanto, quanto si dis-
corda/dalla terra il ciel che più alto festina’) » (Dante, Purgatorio, XXXIII, 85–90,
traduction J. Risset). La plupart des exégètes interprètent le renvoi à l’école que
Dante aurait suivie comme une référence à la « dama gentile » du Banquet en tant que
philosophie. L’éventuelle influence du Banquet de Dante sur Juda mériterait un exa-
men plus approfondi, même si sa circulation était à l’époque plutôt limitée ; ce texte
est toutefois cité dans le Commento de Jean Pic de la Mirandole (cf. S. Toussaint, De
l’enfer à la coupole. Dante, Brunelleschi et Ficin : à propos des Codici Caetani di Dante, Rome,
L’Erma di Bretschneider, 1997, p. 31) et a influencé Marsile Ficin, notamment dans le
De amore : cf. C. Vasoli, « Ficin et Dante », dans Pour Dante. Dante et l’Apocalypse. Lectures
94 chapitre iii
implique-t-il que la science d’Aristote ne soit pas digne de créance ? Le Rabbin. Oui.
Aristote a imposé une rude tâche à son intelligence et à sa pensée, parce qu’il n’a pas
reçu une tradition de quelqu’un dans la transmission duquel on puisse se fier » ( Juda
Hallévi, Le Kuzari, p. 16).
130
Il est intéressant de relever à ce propos que, pour défendre la philosophie des
accusations dont elle faisait l’objet, Abraham Bibago refusait de l’identifier avec la
« science grecque » : Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, p. 197–207 ; Joseph ibn Shem
Tov opère une distinction semblable : cf. S. Regev, « La question de l’étude de la
philosophie », cit. D’autre part, Aristote est appelé parfois tout simplement « le Grec »
par Crescas et par son maître Nissim ben Reuben : cf. H. A. Wolfson, Crescas’ Critique,
cit., p. 539.
131
Voir notamment le recours à une telle image chez Siméon ben Zema Duran
(1361–1444), halakhiste, médecin et philosophe, qui soutient que la Torah, qui contient
en elle toutes les sciences, peut néanmoins se servir de la philosophie comme une
dame se sert d’une servante : cf. les textes cités par S. Regev, « La question de l’étude
de la philosophie », cit., p. 61. La comparaison sera également développée par Isaac
Arama, qui assimile la philosophie à Agar, la servante d’Abraham, qui ne doit pas
dépasser les limites de ses fonctions : Isaac Arama, azut qashah, p. 23b.
132
« Bien qu’ils se soient tant écartés de la vérité, les philosophes sont néanmoins
excusables, parce qu’ils ne pouvaient saisir la métaphysique que par la méthode
rationnelle. Et c’est à cela qu’elle les a menés. Les plus sincères d’entre eux pour-
raient dire aux adeptes de la religion révélée ce que Socrate disait: ‘ô peuple, cette
science divine qui est la vôtre, je ne la récuse pas, mais je déclare que je ne la détiens
pas ; ma science à moi n’est qu’une science humaine [Platon, Apologie de Socrate,
20 d–e]’ » (Le Kuzari, p. 165).
96 chapitre iii
133
Sur l’intégration ou le refus du curriculum d’études élaboré par Maïmonide et ses
partisans et la relation entre la Torah et le « savoir étranger », voir A. Ackerman, « Jewish
Philosophy and the Jewish-Christian Philosophical Dialogue in Fifteenth-Century
Spain », dans The Cambridge Companion to Medieval Jewish Philosophy, cit., p. 371–390.
134
Voir les réflexions de Moshe de Léon sur la diffusion de la culture hellénistique
parmi les Juifs diasporiques, qui s’amusent « avec les mensonges des Grecs, des incir-
concis et des livres des Ismaélites » : cf. Moshe de Léon, Sefer ha-rimon, éd. E. WOLF-
SON, 2 vol., PhD Dissertation, Brandeis University, 1986, t. II, p. 3–4 et Id., Le sicle du
sanctuaire, éd. C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1996, p. 22–23).
135
Moshe Idel affirme que « d’après certains de ces textes, la chrétienté devra subir
une révolution totale impliquant l’abolition du christianisme et la transformation de
chrétiens en une armée, sorte de corps défensif du judaïsme désormais victorieux [. . .].
Ce renversement révolutionnaire du cours de l’histoire prend en fait le contre-pied de
la thèse chrétienne selon laquelle les Juifs se convertiront au christianisme lors de la
Parousia » (M. Idel, Mystiques messianiques de la Kabbale au hassidisme (XIII e–XIX siècle),
cit., p. 190–191).
sophie et philon 97
136
Pour une présentation de la personnalité de Gabbay, voir R. Goetschel, Meir
ibn Gabbay : le discours de la Kabbale espagnole, Louvain, Peeters, 1981.
137
Shelomoh Alami, ’Iggeret musar, cit., p. 20.
138
Pour la position d’Alami dans la polémique concernant la philosophie, voir B.
Netanyahu, The Marranos of Spain form the late 14th to the early 16th according to contemporary
Hebrew sources, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1999 [1966], p. 103–110.
139
Sur le milieu italien, voir R. Bonfil, Rabbis and Jewish Communities in Renais-
sance Italy, cit., p. 280–298 ; pour la position de Ye iel Nissim, voir aussi A. Guetta,
« Religious Life and Jewish Erudition in Pisa : Yechiel Nissim da Pisa and the Crisis
of Aristotelianism », dans Cultural Intermediaries, cit., p. 86–108.
140
Voir supra, p. 11.
98 chapitre iii
141
Joseph ibn Shem Tov, Kevod ’Elohim (Gloire du Seigneur), Ferrare, 1551, p. 19a–20b.
142
Sur la pensé de Joseph Shem Tov voir J.-P. Rothschild, « Le ‘Eyn ha-qôrê de
Rabbi B. Shêm Tôb ibn Shêm Tôb : critique de Maïmonide et présence implicite de
R. Juda ha-Levi », dans Torah et science : perspectives historiques et théoriques. Etudes offertes à
Charles Touati, éd. G. Freudenthal, J.-P. Rothschild et G. Dahan, Paris-Louvain-
Sterling (Virginie), Peeters, 2001, p. 165–211 ; Id., « Le dessein philosophique de
Joseph ibn Shem Tob », Revue des études juives, 162 (2003), p. 97–122.
143
Quoique plutôt critique à l’égard de ces philosophes qui, comme Gersonide,
« s’allient avec la philosophie grecque ( )סופיא היוניתen s’efforçant de nier les mira-
cles » (Isaac Arama, ‘Aqedat Yits ak, Venise, 1573, p. 33b), Arama considère que
l’usage de la philosophie est légitime et croit qu’un accord entre la voie de la recher-
che philosophique et celle et de la Torah est possible : « Il est bon que l’arbre de la
connaissance du bien et du mal [i.e. la philosophie] s’accorde avec l’arbre de la vie
[i.e. la Torah] ; en effet l’arbre de la vie contient une quantité de sujets divins que
l’arbre de la connaissance ne contient pas » (Isaac Arama, Sefer azut qashah, p. 23a).
Peu avant dans le texte, on trouve l’affirmation que « la recherche philosophique n’est
pas une chose vaine dans la mesure où elle est mise au service de la Torah divine et
de ses intentions merveilleuses, car la voie naturelle et la voie divine s’aident l’une
l’autre » (ibid., p. 18b).
144
Voir H. Tirosh-Samuelson, « Philosophy and Kabbalah 1200–1600 », dans The
Cambridge Companion to Medieval Jewish Philosophy, cit., p. 218–257.
sophie et philon 99
145
Cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds, cit., p. 114–120 et passim. Sur
l’influence de la doctrine chrétienne de la grâce sur les penseurs juifs du XVe siècle,
voir aussi M. Saperstein, « Medieval Jewish Preaching and Christian Homiletics »,
dans Preaching in Judaism and Christianity. Encounters and Developments from Biblical Times
to Modernity, éd. A. Deeg, W. Homolka et H. G. Schlötter, Berlin, W. de Gruyter,
2008, p. 73–88.
146
Voir S. Heller-Wilenski, R. Isaac Arama et sa doctrine philosophique [en hébreu],
cit., p. 59–63. Arama ne semble pas considérer la philosophie comme hérétique (ibid.,
p. 60) ; toutefois, il affirme aussi que les philosophes sont des « adorateurs d’idoles
comme leurs ancêtres »—c’est-à-dire les Grecs anciens : ibid., p. 62.
147
Voir notamment l’introduction au De christiana religione—« Quod apud sapientiam
religionemque maxima cognatio est », dédiée à Laurent des Médicis—où cette identité
entre « philosophi et sacerdotes » devient programmatique : « Aeterna dei sapientia sta-
tuit divina mysteria saltem in ipsis religionis exordiis ab illis duntaxat tractari qui veri
essent verae sapientiae amatores. Quo factum est ut iidem apud priscos rerum causas
indagarent & sacrificia summae ipsius rerum causae diligenter administrarent. Atque
iidem apud omnes gentes philosophi & sacerdoti existerent. Neque id quidem iniuria.
Nam, cum animus ut Platoni nostro placet duabus tantum alis—idest intellectu &
voluntate—possit ad caelestes patrem & patriam revolare, ac philosophus intellectu
maxime sacerdos voluntate nitatur & intellectus voluntatem illuminet voluntas intel-
lectum accendat—consentaneum est qui primi divina propter intelligentiam vel ex
se invenerunt vel divinitus attigerunt primos divina propter voluntatem rectissime
coluisse rectumque eorum cultu rationemque colendi ad caeteros propagasse » (Marsilii
100 chapitre iii
exploré les possibilités d’une concordia universelle entre les diverses doc-
trines philosophiques et traditions mystiques, en se faisant le porte-
parole d’une interprétation anticonflictuelle de l’histoire de la pensée
et de la religion148. Mais il existait aussi d’autres positions. En dehors
des cercles humanistes—notamment dans les universités italiennes de
Padoue, de Bologne ou de Pavie—, l’aristotélisme dominait la scène
et, de plus en plus, revendiquait un statut autonome dans la recherche
des causes naturelles. On a évoqué à ce propos l’idée d’un péripaté-
tisme séculier, qui aurait dépossédé l’Eglise d’un Aristote « chrétien »,
dont les écrits avaient été utilisés pour démontrer les dogmes de la foi
tout au long du Moyen Age. La thèse d’une nette séparation entre le
domaine propre aux investigations philosophiques et celui qui relevait
des croyances indémontrables de la foi était au centre de la stratégie
de défense menée par Pomponazzi à l’occasion de la célèbre contro-
verse qui suivit la parution de son De Immortalitatae animae (1516), où
il soutenait que, d’après Aristote, l’âme était mortelle. Ces tendances
radicales n’étaient pas méconnues du monde juif italien, plus orienté
toutefois vers une lecture averroïste d’Aristote qui trouve par exem-
ple un écho dans l’œuvre d’Elie Delmédigo (env.1458–env. 1493), le
philosophe padouan qui collabora avec Pic dans les années 1480. En
s’inspirant du Traité décisif d’Averroès, Delmédigo soutient dans son
Examen de la religion que la Torah prescrit l’étude de la philosophie au
croyant qui veut connaître la création divine, et que nul désaccord ne
peut survenir entre religion et philosophie, une fois la parole divine
interprétée de manière convenable149. A l’autre extrémité du spectre,
on trouve le neveu de Jean Pic, Jean-François (1470–1533). Assez criti-
que vis-à-vis de la philosophie, notamment celle d’Aristote, il soutenait
des positions similaires à celles des auteurs juifs qui s’étaient mon-
trés les plus méfiants envers l’héritage maïmonidien. Il était d’ailleurs
familiarisé avec cette littérature en hébreu, puisque dans son Examen
Ficini Florentini de Christiana Religione ad Laurentium Medicem opus aureum, Venetiis, 1500,
p. 3a). Pour Ficin, cet état de choses caractérisait les temps anciens (« faelicia saecula »)
et doit être restauré à l’époque dans laquelle il écrit par l’engagement des deux parties
en cause, qu’il exhorte à agir dans la direction souhaitée : « Hortor igitur homines
atque praecor philosophos quidem ut religionem vel capessant penitus vel attingant,
sacerdotes autem ut legitimae sapientiae studiis diligenter incumbant » (ibid., p. 3b).
148
Pour une interprétation de la concordia de Pic comme recherche d’une unité
dynamique entre les traditions, voir P. C. Bori, La pluralità delle vie, Milan, Feltrinelli,
2000.
149
Voir Elie Délmedigo, Examen de la religion, éd. M. R. Hayoun, Paris, Cerf,
1992, p. 53–58.
sophie et philon 101
150
Jean-François a dû se servir d’un texte en hébreu qu’il a sans doute lu à l’aide
d’un collaborateur juif : cf. E. A. Wolfson, Crescas’ Critique of Aristotle, cit., p. 34–35 ;
pour les hypothèses concernant l’identité de ce collaborateur, voir R. H. Popkin,
History of Scepticism : from Savonarola to Bayle, Oxford, Oxford University Press, 2003,
p. 309.
151
Voir à ce propos l’analyse de C. B. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola
(1469–1533), cit., p. 75–83 ; sur l’antiaristotelisme de Jean-François voir C. Vasoli,
« Giovan Francesco Pico e i presupposti della sua critica ad Aristotele », dans Renais-
sance Readings of the Corpus Aristotelicum. Proceedings of the conference held in Copenha-
gen, 23–25 April 1998, éd. M. Pade, Copenhague, 2001, p. 129–146.
152
Jean-François Pic de la Mirandole, De l’imagination, éd. par C. Bouriau,
Chambéry, éd. Comp’Act, 2005, p. 76–77 ; le texte se poursuit ainsi : « L’usage de
la raison est plus propre aux hommes, tandis que l’usage de l’intellect, même si les
hommes s’y efforcent, est plus propre aux anges ; l’intellect est d’autant plus parfait
que la raison qu’il est en définitive plus semblable à Dieu. Dieu ne conçoit pas les
choses discursivement, par plusieurs caractères simples ou par les espèces des choses
(comme le font les esprits inférieurs), pas davantage par une seule chose (comme le
font les esprits supérieurs), mais par son essence propre absolument simple : ce n’est
pas parce qu’elles sont qu’il conçoit les choses mêmes, mais parce qu’il les conçoit
qu’elles sont et se conservent. De sorte que celui qui se rapproche le plus de ce mode
d’intellection est d’autant plus éloigné de la faute et de l’erreur. Puisque la fonction
de la raison est supérieure aux offices des puissances sensibles, et inférieure à ceux
de l’intellect, sa tâche étant placée entre celles de la fantaisie et celles de l’intellect,
il arrive parfois que la raison même se trompe [. . .]. En effet la lumière de la raison
est imparfaite et faible chez les hommes, qui occupent le dernier rang des êtres intel-
ligents ; en revanche l’imagination est chez eux plus parfaite et plus vigoureuse que
chez les autres êtres animés ».
102 chapitre iii
153
Bien que fondée sur d’autres considérations, cette thèse est aussi celle d’Arthur
M. Lesley qui voit dans les Dialogues un ouvrage essayant de tracer une voie inter-
médiaire entre les rationalistes post-maïmonidiens et les cabalistes traditionnalistes :
cf. A. M. Lesley, « The Place of the Dialoghi d’amore in Contemporaneuos Jewish
Thought », cit.
sophie et philon 103
154
Cf. les considérations sur la beauté exclusivement spirituelle de Sophie dans la
« Nota » de Santino Caramella dans Dialoghi, éd. Caramella, p. 428.
155
Pour une position diamétralement opposée à celle de Caramella voir
J. Klausner, « Don Jehudah Abravanel e la sua filosofia dell’amore », La rassegna mensile
di Israel, 6 (1932), p. 495–508 et 7 (1932), p. 22–41 ; les composantes « antiplatoniques »
présentes dans la conception de l’amour de Juda ont aussi été relevées par B. McGinn,
« The Language of Love in Christian and Jewish Mysticism », cit. et N. Yavneh, « The
Spiritual Eroticism of Leone’s Hermaphrodite », dans Playing with Gender. A Renaissance
Pursuit, éd. J. R. Brink, M. Horowitz et A. P. Coudert, Urbana-Chicago, University
of Illinois Press, 1991, p. 85–98.
104 chapitre iii
156
« Philon. Ah vraiment, il me revient en mémoire que premièrement nous
donnâmes autre définition à l’amour qu’au désir; car nous dîmes que le désir est
une affection de vouloir qu’une chose qui n’est point soit : ou cette même volontaire
affection d’avoir la chose défaillant à nous, et de nous estimée bonne. Et que l’amour
est une volontaire affection de jouir en union de la chose estimée bonne laquelle nous
défaut. Toutefois nous déclarâmes après que, combien que le désir soit des choses qui
défaillent, il présuppose néanmoins, aussi bien que l’amour, quelque essence [essere] :
laquelle (bien qu’elle nous défaille) a toutefois quelque lieu en autrui : ou bien en
soi même et ce (sinon actuellement) du moins potentiellement : et si ladite chose n’a
réelle essence [essere reale], elle l’a au moins mentalement en imagination. Davantage
il fut déclaré que l’amour, aussi bien que le désir, présuppose toujours quelque défaut
de la chose : voire, soit-elle possédée par celui qui l’aime : et ceci procède de ce que
l’amant n’a encore union parfaite avec la chose aimée, parquoi il aime et désire de
l’avoir [ama e desidera perfetta unione con quella], ou bien, nonobstant qu’il la possède et en
jouisse [ fruisca] de présent, il désire la jouissance future qui lui défaut : tellement qu’en
effet, tout bien considéré, le désir et l’amour sont une même chose : combien que selon
le parler vulgaire chacun d’eux (comme tu as dit) aie quelque propriété » (Dialogues,
p. 285 ; Dialoghi, III, 24b–25a).
157
D’après Philon, la connaissance précède l’amour, bien qu’elle ne constitue pas
le dernier acte de l’âme : cf. Dialogues, p. 104.
158
Le passage suivant est emblématique de cette position : « Philon. [. . .] Cet acte
ne dissout l’amour parfait : ains plutôt le lie et étreint par les actes corporels amoureux,
sophie et philon 105
qui sont autant désirés des amants, qu’ils servent respectivement de l’un à l’autre de
signal de réciproque amour. Encore pource que les courages [ gli animi] sont unis en
amour spirituelle, les corps désirent aussi de jouir à leur possibilité de quelque union
à fin qu’ils demeurent sans diversité, et l’union soit du tout parfaite : principalement
pource que, par la correspondance de la corporelle union, l’amour spirituel s’aug-
mente et se fait plus parfait » (Dialogues, p. 111–112 ; Dialoghi, I, 31b).
106 chapitre iii
159
A propos de ce passage, on renvoie souvent à Ficin (voir Théologie platonicienne
de l’immortalité des âmes, éd. R. Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1964, t. I, p. 281 :
« Quae propria consonantia vitalis harmonia est, a vivifico spiritu interius latente pro-
genita »). L’expression exacte se retrouve plutôt dans la Vulgate, chez Paul : « Factus
est primus homo Adam in animam viventem, novissimus Adam in spiritum vivificantem »
(1Cor., 15, 45).
sophie et philon 107
160
Pontus semble avoir rencontré quelques difficultés avec ce passage, dont la tra-
duction s’éloigne, parfois de manière significative, de l’original italien, qu’il convient
donc de retranscrire intégralement : « Sophia. Veggo l’integrità del mirabil circulo de
li Enti in la sua gradual ordinatione, e se bene un’altra volta me l’hai significato a
altro proposito, tanto mi satisfà e diletta l’intelletto che sempre m’è nuova, hormai mi
puoi mostrare il circolo de gl’amori in ordine graduale, il che è il nostro proposito.
Philone. Così come l’essere nel primo semicirculo procede discendendo a modo di
esito produttivo dal primo Ente, dal maggior al minore fino a l’infimo Chaos, o vero
materia prima e da lui ne l’altro semicirculo l’essere ascende di minore a maggiore
a modo di reduttione in quello che prima è uscito, così l’amore ha origine dal primo
padre de l’universo e da lui successivamente viene paternamente discendendo sempre
da maggiore a minore e da perfetto a imperfetto più propriamente da più bello a men
bello per porgerli la sua perfettione e parteciparli la sua bellezza quanto è possibile,
succedendo per li gradi de gli Enti così nel mondo angelico, come nel celeste, che
ogn’uno con carità paterna causa la produzione del suo succedente inferiore, parteci-
pandoli il suo essere o bellezza paterna, ben che in minor grado secondo conviene e
così per ordine in tutto il primo semiciruolo fino al Chaos infimo grado de li Enti. Et
di quello principia l’amore a ascendere nel secondo semicircolo da inferiore a supe-
riore e da imperfetto a perfetto per arrivare a la sua perfettione e da men bello a più
bello per fruire la sua bellezza » (Dialoghi, III, 144a–b). On a alternativement invoqué
comme source de cette doctrine les conceptions émanationnistes élaborées par Marsile
Ficin dans son De Amore, et l’influence de la cosmologie arabe médiévale, notamment
du Livre des cercles imaginaires de Batalyawsi : voir M. Idel, « Sources de l’image du cer-
cle dans les Dialogues d’amour de Juda Abravanel » [en hébreu], ‘Iyyun, 28 (1978–1979),
p. 156–166 et S. Gershenzon, « The Circle Metaphore in Leone Ebreo’s Dialoghi
d’amore », Da’at, 29 (1992), p. v–xvii.
161
D’après Philon, la dilettatione est une composante essentielle de l’amour entre
l’homme et la femme (Dialoghi, I, 31b), de l’activité de la matière, qui produit la
beauté mondaine à cause du plaisir que cet acte lui procure (Dialoghi, II, 11a–11b),
108 chapitre iii
corps humain et de ses désirs164. Maïmonide sera l’un des partisans les
plus zélés de cette conception qu’il expose, entre autres, dans le Guide
et dans ses réflexions sur la Teshuvah, et dont les propos radicaux de
Sophie se font l’écho. Bien qu’influente, cette position ne manqua pas
de rencontrer de nombreux contradicteurs au sein du judaïsme, et
cela même parmi les philosophes qui adhéraient au courant rationa-
liste maïmonidien. Ainsi, dans son Malmad ha-Talmidim, Jacob Anatoli
affirme la nécessité d’entretenir une relation saine avec le corps, en
condamnant les excès ascétiques qu’il attribuait à la religiosité chré-
tienne165. Mais la réhabilitation de la corporéité et de la sexualité se
rencontre surtout chez certains cabalistes, qui considéraient la position
de Maïmonide comme dérivée d’Aristote et par conséquent comme
hérétique166. La Lettre sur la sainteté est représentative de cette tendance :
glorifiant les pouvoirs théurgiques qui gisent dans la sexualité humaine,
l’auteur s’en prend précisément à Maïmonide, qui aurait suivi le « grec
impur », c’est-à-dire Aristote, dans son mépris pour le sens du toucher
et pour la corporéité, et aurait ainsi introduit au sein du judaïsme des
164
Voir à ce propos D. Boyarin, Carnal Israel. Reading Sex in Talmudic Culture, cit.,
p. 31–46.
165
« Et le sage a dit : ‘L’homme bon assure son propre bonheur, mais un homme
cruel se prépare des tourments (Prov. 11, 17) [. . .]. Dieu ne hait pas le corps, mais il
l’aime pour l’amour de l’âme et pour la survivance de l’espèce, non comme les saints
des nations qui imaginent rejoindre la perfection en allant à l’extrême en tout genre
de mortifications, et ils sont cruels et sots » ( Ja‘aqov Anatoli, Il pungolo dei discepoli—
Malmad ha-talmidim : il sapere di un ebreo e Federico II, 2 vol., éd. L. Pepi, Palerme, Officina
di Studi medievali, 2004, t. II, p. 227).
166
Cf. C. Mopsik, « Union conjugale et procréation dans la cabale », dans Lettre sur
la sainteté (Igueret ha-qodesh) ou la relation de l’homme avec sa femme, texte présenté, traduit de
l’hébreu et édité par C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1986, p. 1–39 et Id., « Maïmonide
et la cabale : deux types de rencontres du judaïsme avec la philosophie », dans Id.,
Chemins de la cabale, Paris-Tel Aviv, L’éclat, 2005, p. 48–54. Sur l’anthropologie caba-
listique et la conception de la sexualité qu’elle recèle voir aussi M. Idel, « Métaphores
et pratiques sexuelles dans la cabbale », dans Lettre sur la sainteté, cit., p. 328–358 et E.
R. Wolfson, « The Body in the Text: a Kabbalistic Theory of Embodiment », The
Jewish Quarterly Review 95 (2005), p. 479–500. Il faut toutefois garder à l’esprit que,
pour la cabale aussi, le corps devait se plier aux impératifs de l’âme : « Il faut un corps
faible et une âme forte, qui l’emporte pour sa vigueur, c’est alors que l’on devient
l’aimé du Saint béni soit-il » (Zohar, 3 vol., éd. R. Margaliot, Mossad ha-Rav Kook,
Jérusalem, 1960, t. I, 180b ; ici comme partout ailleurs nous citons dans la traduction
de Charles Mopsik) ; les souffrances infligées aux corps sont parfois interprétées comme
les signes de l’amour divin, qui purifie l’individu des scories matérielles en le brisant :
cf. les sources mentionnées dans Le Zohar. Genèse. Tome III. Vayéchev, Miqets, traduction
de l’araméen et de l’hébreu, annotation et introduction par C. Mopsik, Lagrasse, Ver-
dier, 1991, p. 59–60.
110 chapitre iii
167
« Il va de soi que si la chose ne comportait pas une grande sainteté, la relation
[conjugale] n’aurait pas été appelée ‘connaissance’. Il n’en va pas comme le croit et
le pense le Rav Rabbi Moïse (de mémoire bénie) dans Le Guide des égarés, lorsqu’il fait
l’éloge d’Aristote pour avoir dit que ‘le sens du toucher est une honte pour nous’.
Loin de nous, loin de nous. Il n’en est pas comme le dit le Grec impur, parce qu’il
y a dans cette affirmation une imperceptible trace d’hérésie, car s’il avait cru que le
monde a été créé intentionnellement, ce maudit Grec n’aurait pas dit cela » (Lettre sur
la sainteté. La relation de l’homme avec sa femme—Igueret ha-qodesh. ibour ha-adam ‘im ichto,
présenté, traduit et édité par C. Mopsik, nouvelle édition bilingue et corrigée, Verdier,
Lagrasse, 1993, p. 31–32). Sur la difficile conciliation entre modèle anthropologique
maïmonidien et modèle anthropologique cabalistique voir M. Perani, « Ebraismo e
sessualità tra filosofia e Qabbalah. La Iggeret ha-Qodesh (Lettera sulla santità, sec. XIII) »,
Annali di storia dell’esegesi, 17 (2000), p. 463–485.
168
Jean Baumgarten parle de la mystique pratiquée par le fondateur du mou-
vement comme d’une « ascension spirituelle [qui] prend racine dans le corps »
( J. Baumgarten, La naissance du hassidisme. Mystique, rituel et société (XVIII e–XIX e siècle),
Paris, Albin Michel, 2006, p. 272–284 : 283).
sophie et philon 111
169
« Philon. Dea, ne te contentes-tu d’élire pour toi de nos devis un fruit doux et
salutaire, sans en choisir un amer et venimeux, pour la satisfaction qui m’est due ?
En ceci, certes, tu ne peux être louée de gratitude ni ornée de pitié : puisque du trait
lequel en ta faveur mon arc a décoché, tu me veux transpercer le cœur cruellement »
(Dialogues, p. 109) ; « Sophie. Tu me dépeints fort rude, Philon. Philon. Mais bien
ambitieuse, qui dérobes moi, toi et toute autre chose. Sophie. Du moins je te suis utile
et salutaire : car je te ôte maintes cogitations fâcheuses et mélancoliques. Philon. Mais
venimeuse. Sophie. Comment venimeuse ? Philon. Oui venimeuse : et de tel venin
112 chapitre iii
qu’il s’y trouve moins de remède que à aucune corporelle prison » (Dialogues, p. 277).
Pour la venimosité de Sophie voir aussi infra, p. 111–116.
170
C’est le motif de l’écart entre image réelle et image intérieure de l’aimée, objet
de l’immoderata cogitatio de l’amant, et source de ses tourments—c’est le cas dans les
Dialogues—ou de sa consolation : cf. F. Pich, I Poeti davanti al ritratto. Da Petrarca a Marino,
Lucca, Maria Pacini Fazzi, 2010, p. 31–43. Signalons au passage que le thème revient
dans la Complainte de Juda à propos de son amour pour le fils aîné, éloigné de sa famille
et de sa religion : Complainte, p. 14–15, vv. 111–130. Dans le poème, toutefois, l’image
(temunah) rêvée de l’enfant ou sa forme (tsurah) gravée dans la pensée consolent le père
de son absence. Comme Sophie, l’enfant est aussi « ennemi et consolateur » : cf. ibidem.
On peut même pousser plus loin ce parallélisme, qui mériterait d’être plus longuement
analysé : comme pour Sophie, l’ambivalence du fils en tant qu’objet d’amour repose
également sur son immersion dans le monde chrétien ; l’âme de l’enfant réside en effet
parmi les peuples au cœur impur, comme la rose du Cantique entourée par les épines
(Cant. 2, 2) : ibid., p. 18, vv. 231–234.
171
Cf. B. R. Gampel, « Lettre à un maître indocile. Les mutations de la culture
séfarade en Ibérie Chrétienne », dans Les cultures des juifs. Une nouvelle histoire, éd. D.
Biale, Paris-Tel Aviv, L’éclat, 2005, p. 369–417.
172
Arama interprète le nom d’Agar en lien avec gerah qui signifie « étrangère » :
cf. Isaac Arama, azut qashah, p. 23b. La représentation de la philosophie comme
esclave et séductrice revient aussi chez Moshe Luzzato, qui explique comme suit les
raisons qui l’ont poussé à écrire son ouvrage Le philosophe et le cabaliste : « C’est pourquoi
j’ai choisi de composer cet écrit de manière ordonnée et agréable afin d’y dévoiler la
beauté de cette grande Science [i.e. la cabale] aux yeux des enfants d’Israël. En outre,
la philosophie et la recherche font toujours du tort à cette grande science, telle une
servante insolente qui prétend dominer sa maîtresse. C’est une lèpre qui s’est réelle-
ment étendue en Israël à cause de nos nombreuses fautes ; elle a été pour eux [ les
enfants d’Israël] un obstacle puissant qui a fait trébucher les hommes sages et aimants
de la connaissance. En effet, quand elle se farde les yeux, quand elle se déguise avec
de beaux vêtements qui la font paraître désirable, [quand elle se pare] de choses qui
sophie et philon 113
175
Ce passage illustre une conception presque symétrique à celle évoquée par la
métaphore classique comparant la sagesse à un fruit dont les écorces extérieures enve-
loppent le véritable noyau, très répandue dans la littérature juive médiévale et notam-
ment dans les textes cabalistiques : cf. A. Altmann, « The motiv of Shells in Azriel
of Gerona », Journal of Jewish Studies, 11 (1960), p. 101–113. Chez Sophie, le rapport
intériorité/exteriorité est inversé : si son aspect renvoie à la beauté, l’intérieur n’est
qu’amertume et aigreur. L’image évoque le fruit non comestible produit par l’arbre
des nations donnant de l’ombre aux idoles dont parle le Zohar : cf. Zohar adash, éd.
R. Margaliot, Mossad ha-Rav Kook, Jérusalem, 1978, 78b. De manière similaire,
pour Juda Hallévi, la science grecque produit seulement des fleurs mais pas des fruits
( Juda Hallévi, Divan, éd. S. D. Luzzatto, Lick, 1864, p. 41). L’association entre
l’arbre dont les fruits sont « sans profit » et la postérité des bâtards, issue des unions
avec des non-Juifs, se trouve déjà dans Sagesse, 3, 13–4, 6. C’est pourtant grâce à cette
sagesse amère que Philon peut faire jouer sa cithare, qui autrement resterait muette :
« Philon. Et si tu veux voir le signe de cette tienne conversion, regarde mon luch
[cetara] sourd, qui jamais ne sonnerait s’il n’était orné de tes belles branches » (Dialogues,
p. 238 ; Dialoghi, II, 75a) ; sur cet aspect voir infra, p. 296.
176
Francesco Petrarca, « Sì travïato », dans Id., Canzoniere, éd. U. Dotti, Rome,
Donzelli, 2004, p. 14.
177
Sur la présence de ce thème chez Pétrarque, voir Y. F.-A. Giraud, La fable de
Daphné. Essai sur un type de métamorphose végétale dans la littérature et dans les arts jusqu’à la
fin du XVII e siècle, Genève, Droz, 1969, p. 141–149. Juda a inséré cette fable et son
explication dans la deuxième partie de son œuvre : cf. Dialogues, p. 210–211. Pour une
interprétation de ce mythe dans les Dialogues, cf. G. Alfano, « La veste di Pan e la
lingua di Mercurio », Bruniana&Campanelliana, 5 (1999), p. 25–45.
178
Rashi, Perush ‘al Mishley, dans Miqra’ot Gedolot. Sefer Mishley, Jérusalem, 1931,
p. 27.
179
« Il a imparti un élixir de vie, un médicament/dans lequel est contenue la pure
parole de Dieu/ pour adoucir l’eau amère, les opinions hérétiques » (cf. A. Guetta, « Ya‘ar
ha-Levanon, ou la quête de la connaissance perdue. Un texte en prose rimée de Moshe
de Rieti », Revue des études juives, 164 (2005), p. 55–117 : 109). La racine vénéneuse
sophie et philon 115
revient aussi comme symbole des croyances étrangères de la philosophie chez Abra-
ham Yagel : « Pour cette raison, donc, tu dois établir dans ton cœur la croyance dans
la transmigration des âmes, qui est une tradition vraie en tant qu’elle a été révélée
et connue à quiconque se nomme par le nom d’Israël. Seule la racine qui produit le
poison et l’absinthe [Deut. 29, 18 ; le verset fait allusion aux idolâtres qui suivent les
dieux des autres nations] pourrait dévier de cette croyance. Quelqu’un qui boit les
paroles des philosophes comme de l’eau et désire harmoniser les paroles de la Torah
avec les spéculations philosophiques, de manière à comprendre les miracles comme
des phénomènes naturels, et qui confond pareillement les croyances, ne comprendra
jamais que notre sainte Torah, ses paroles, ses investigations et miracles et tous les évé-
nements qu’elle décrit sont supérieurs à la nature et à la réalité physique » (Abraham
Yagel, A Valley of Vision, cit., p. 125. Nous traduisons de l’anglais).
180
Profiat Duran, Ma‘aseh Efod, éd. J. Friedländer et J. Kohn, Vienne, 1865,
p. 25.
181
Le Zohar evoque par exemple le goût amer de la Shekhinah dominée par les forces
de « l’autre côté »: cf. The wisdom of the Zohar : An Anthology of Texts, 3 vol., éd. Y. Fishel
Lachower, I. Tishby et D. Goldstein, Oxford, 2002, t. I, p. 378.
182
Voir Zohar, I, 190b ou il est question de l’impureté qui s’empare de celui qui
« s’est détourné de la Torah » et le commentaire qu’en donne Charles Mopsik dans le
Zohar, Genèse, Tome III, cit., p. 227, note 15.
183
Pour Gabbay, la dixième des dix couronnes pas saintes qui portent le nom de
sagesse dont parle Zohar III, 70a n’est rien d’autre que « la science grecque qui s’est
répandue dans tout l’univers. On voit en tout cas que toutes les sciences procèdent
de la saleté des ongles de la sagesse d’en bas, entendons par là la limite extérieure de
l’entité Malkut qui entre en contact avec l’empire du mal » (R. GOETSCHEL, Meir Ibn
Gabbay, cit., p. 88–89).
116 chapitre iii
Ainsi donc, comment envisager le rapport d’un Juif avec cette science
étrangère, à la fois utile et dangereuse, à laquelle s’apparente Sophie?
La composante pédagogique de la relation qu’entretiennent les deux
personnages des Dialogues permet d’envisager une réponse possible à
cette question. La confrontation du Juif avec la femme étrangère prend
la forme d’une transmission du savoir, analogue, on l’a vu, à l’initia-
tion de Platon aux mystères théologiques par les prophètes en Egypte.
Or, l’élan éducatif qui anime Philon est l’un des traits principaux
d’un genre d’amour particulier, théorisé dans les Dialogues : l’amour
du père pour le fils et du maître pour son élève, et, plus généralement,
l’amour du supérieur pour l’inférieur. Comme Warren Zeev Harvey
l’a fait justement remarquer, cet amour n’est pas tant l’expression
d’un manque ou d’un défaut que le signe d’une surabondance, d’une
capacité à donner dont l’aimée des Dialogues est, en revanche, dépour-
vue184. Cette conception de l’eros est sans doute influencée par la
penséé de asdai Crescas et par sa critique de la conception de la
relation entre l’homme et Dieu élaborée par Maïmonide et ses parti-
sans. Pour Crescas, en effet, l’amour passionné ( esheq) caractérise à la
fois le sentiment du fidèle et l’attitude de Dieu envers ses créatures185.
L’expression d’un tel sentiment est ainsi considérée non pas comme
une manifestation de faiblesse ou d’infériorité chez celui qui l’éprouve,
mais au contraire comme une forme de force et d’énergie créatrice :
l’intensité de l’amour, pour Crescas, est proportionnelle non pas à la
perfection de l’objet aimé, mais à celle du sujet aimant186. D’après
Harvey, cette doctrine aurait inspiré à Juda l’idée que l’amour et le
plaisir n’expriment pas, chez Dieu, une condition passive, mais au
contraire un surplus d’activité (Dialogues, p. 486 ; p. Dialoghi, III, 147b),
184
Pour l’influence de Crescas sur la doctrine de l’amour de Juda cf. W. Z. Harvey,
Physics and Metaphysics in asdai Crescas, cit., p. 113–117.
185
Ibid., p. 101–102 ; la plupart des philosophes juifs médiévaux, à la suite de Maï-
monide, utilisaient le mot esed pour indiquer l’amour de Dieu pour le monde, tan-
dis que Crescas préfère employer le terme esheq qui possède une connotation plus
érotique. Sur les différentes termes utilisés dans la philosophie juive médiévale pour
indiquer l’amour, voir aussi S. Harvey, « The Meaning of Terms Designating Love
in Judaeo-Arabic Thought and some Remarks on the Judaeo-Arabic Interpretation of
Maimonides », dans Judeo-Arabic Studies. Proceeding of the Founding Conference of the Society for
Judaeo-Arabic Studies, éd. N. Golb, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 1997,
p. 175–196.
186
Cf. W. Z. Harvey, Physics and Metaphysics in asdai Crescas, cit., p. 105–113.
sophie et philon 117
187
Le déséquilibre amoureux qui caractérise la relation de Philon et de Sophie
reproduirait ainsi celui qui définit le rapport de Dieu à sa création : ibid., p. 113.
118 chapitre iii
188
D’après Isaac Arama, les qualités dont un maître véritable doit faire preuve
sont : 1) la sagesse et la rectitude et 2) l’amour sincère (ne’emanut ’ahavah) pour son
disciple ; si l’une des ces conditions vient à manquer, l’enseignement et la transmission
n’auront pas lieu. L’exemple évoqué pour illustrer cette attitude est celui de l’amour
du père pour son fils, et de Dieu, qui est père et maître par excellence, pour la création
entière et pour le peuple juif en particulier (Isaac Arama, ‘Aqedat Yits ak, p. 194a).
189
Pour l’idée selon laquelle « le fils parfait accroît la perfection du père [il perfetto
figlio fa perfetto padre] » (Dialogues, p. 462 ; Dialoghi, III, 129a) cf. infra, p. 306–307.
sophie et philon 119
190
Philon soumet tout élément provenant de la culture grecque à une forme de
« judaïsation » qui lui permet de l’intégrer dans son patrimoine sapientiel. Ainsi, le
mythe de l’androgyne du Banquet serait une fable que les Grecs ont réélaborée selon
leur « éloquence [oratoria] », mais qui puise sa véritable signification dans la Genèse :
Dialogues, p. 385–386 ; le même rapport existe entre les mythes païens et les récits de
la Torah : ibid., p. 195–197. Pour la conception de translatio sapientiae de Philon et ses
sources, voir supra p. 94 et infra, p. 204–217.
191
Ainsi, nous dit Philon, celui qui n’est pas arrivé à un degré de pureté spiri-
tuelle suffisant ne peut pas diviniser l’objet de sa méditation : « Philon. [. . .] A quoi il
faut ajouter encore le naturel de l’entendement [la natura de la mente] de l’amant qui
la reçoit : car si la beauté divine est beaucoup cachée et latentement plongée en la
matière du corps qui la surmonte et où est enseveli l’entendement amant, combien
que la chose aimée soit très belle, si ne sera-elle beaucoup exaltée et déifiée, à cause
que la divinité reluit bien peu en l’entendement de l’amant lourd et grossier, qui ne
peut voir combien est grande la beauté en celle qu’il aime » (Dialogues, p. 495 ; Dialoghi,
III, 153a).
192
La référence à la dimension prophétique comme condition de perfection spiri-
tuelle que l’individu peut atteindre est beaucoup plus répandue que l’on ne le croit
dans le judaïsme. Le juif médiéval se considère en effet comme l’héritier direct de la
tradition prophétique biblique et inscrit souvent son parcours intellectuel dans cette
120 chapitre iii
modèles que l’on a évoqués jusqu’ici, c’est sans doute que leurs sour-
ces d’inspiration doivent, au moins en partie, être cherchées ailleurs.
Certes, Juda adopte la « mode » platonique qui imprégnait la culture
italienne des premières années du XVIe siècle, au point que son texte
peut être considéré comme l’un des manifestes les plus représentatifs
du renouveau platonicien. Et il n’y a aucune raison pour nier—contre
toute évidence documentaire—qu’il ait recours à une métaphysique
et à une esthétique essentiellement redevables à la pensée de Platon
et de Plotin, bien qu’elles soient toutes deux intégrées dans une cos-
mologie et une gnoséologie dont la matrice est essentiellement aristo-
télicienne. Il n’en reste pas moins que pour compléter l’analyse des
sources structurelles des Dialogues, il convient aussi de se tourner vers
d’autres traditions.
Texte érotique par excellence du judaïsme tout comme du christia-
nisme médiéval, le Cantique des Cantiques (Shir ha-shirim) et leur auteur
supposé, Salomon, représentent de ce point de vue une étape obligée
dans notre réflexion. La place centrale que ce livre si bref mais si
influent réserve à l’amour, sa forme dialogique, la présence de deux
interlocuteurs de sexe différent et le parcours ascendant qu’il est censé
dessiner évoquent irrésistiblement la situation mise en place dans les
Dialogues. Il est évident que les interprétations mystiques ou philoso-
phiques du Cantique devaient constituer pour Juda une référence tout
aussi immédiate que le Phèdre et le Banquet. Par ailleurs, les doctrines
de l’amour développées respectivement par Platon et par Salomon
n’étaient pas forcément perçues comme antagonistes ou exclusives
l’une de l’autre, bien au contraire : l’association entre l’auctoritas théo-
logique de Platon et celle de Salomon remonte aux Pères de l’Eglise,
et les interprètes latins des XIIIe et XIVe siècles y ont parfois recours
dans leurs exégèses194. C’est seulement dans la Florence de la deuxième
194
D’après Eusèbe, Platon se serait, dans les Lois, servi des Proverbes de Salomon :
Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, livres XII–XIII, introduction, texte grec,
traduction et annotations par E. des Places, Paris, Cerf, 1983, p. 145. Pour sa part,
Origène relève des analogies entre le Banquet et la Genèse, notamment entre le récit du
jardin d’Eden et celui de la naissance d’Eros dans le jardin de Zeus, fruit des amours
de Poros et de Penia : cf. Origène, Contre Celse, 2 vol., éd. M. Borret, Paris, Cerf,
2005, t. II, p. 287–289. Ambroise affirme en revanche que Platon aurait puisé cette
allégorie dans le Cantique : cf. Sancti Ambrosii mediolanensis episcopi De Bono Mortis, dans
PL, vol. 14, col. 549b. Au Moyen Age, Guido da Pisa, commentateur de la Divina
Commedia, cite entre autres le Cantique de Salomon et les œuvres de Platon en tant
qu’exempla qui auraient inspiré à Dante son poème : cf. P. Nasti, Favole d’amore e ‘Saver
122 chapitre iii
profondo’. La tradizione salomonica in Dante, Ravenna, Longo Editore, 2007, p. 231 ; dans
son Expositio in Canticum Canticorum, Honorius de Autun associe également Salomon et
David à Platon : cf. ibid., p. 23.
195
Cf. Michael J. B. Allen, Marsilio Ficino and the Phaedran Charioteer, Berkeley-Los
Angeles-Londres, University of California Press, p. 43 et p. 78.
196
Cf. Jean Pic de la Mirandole, Commentaire sur une chanson d’amour de Jérôme
Benivieni, traduit et présenté par P. Mari-Fabre, Paris, G. Trédaniel, 1991, p. 131
et Ch. Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale, traduit de l’anglais et du latin par
J. M. Mandosio, Paris-Tel Aviv, L’éclat, 2007, p. 244–245. Voir aussi infra, p. 197–
200.
197
Cet intérêt est aussi attesté par le fait que, vers le milieu du XVe siècle à Flo-
rence, un des maîtres de Ficin, Lorenzo Pisano (1391–1465), écrit un commentaire
du Cantique dont Ficin parle dans son épistolaire : Marsilii Ficini Florentini Epistolarum
Familiarum Liber I, éd. S. Gentile, Florence, Olschki, 1990, p. 29. Pour la figure de
Pisano et son influence sur Ficin voir P. Zambelli, « Platone, Ficino e la Magia », dans
Studia Humanitatis. Ernesto Grassi zum 70 Geburtstag, éd. E. Hora et E. Kessler, Munich,
Fink, 1973, p. 121–142 : 127–131.
sophie et philon 123
198
La bibliographie sur le sujet est démesurée. On peut renvoyer le lecteur au status
quaestionis contenu dans Cantico dei Cantici, éd. G. Garbini, Brescia, Paideia, 1992, et
aux considérations de G. Garbini, « Le Cantique des Cantiques et son environnement
culturel », Tsafon. Revue d’études juives du Nord, 57 (2009), p. 15–26 : d’après Giovanni
Garbini, qui émet l’hypothèse d’une genèse judéo-hellénistique du Cantique, le livre
serait une réélaboration d’un recueil de poèmes érotiques en hébreu rédigé sur les
modèles offerts par la lyrique grecque, et notamment par les Idylles de Théocrite.
199
On se borne ici au canon biblique juif. La littérature pseudo-salomonienne est
naturellement beaucoup plus vaste, tant dans la tradition juive que pour les chrétiens :
cf. infra, p. 164–174.
200
Pour quelques repères sur l’interprétation du Cantique dans la littérature midrashi-
què et dans le Talmud, voir l’ouvrage classique de G. Vajda, L’amour de Dieu dans la
théologie juive du moyen âge, Paris, Vrin, 1957, p. 44–47 ; pour la lecture du Cantique dans
la tradition médiévale latine, le texte de référence reste H. de Lubac, Exégèse médiévale.
Les quatre sens de l’Écriture, 4 vol., Paris, Cerf-Desclée de Brouwer, 1993 [1959]; l’impor-
tance accordée par la tradition chrétienne au commentaire d’Origène sur le Cantique
est mise en lumière dans E. Ann Matter, The Voice of My Beloved. The Song of Songs in
Western Medieval Christianity, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1990.
201
L’idée du Cantique comme échelle est par exemple présente chez Guido da Pise,
qui assimile sa structure ascensionnelle à celle de la Comédie de Dante : cf. P. Nasti,
Favole d’amore, cit., p. 231.
124 chapitre iii
1
Les sources hébraïques font souvent référence au livre de Juda comme au Dialogue
de Sophie et de Philon ; mais les noms italiens ou latins des deux personnages sont presque
toujours transcrits et non traduits en hébreu.
2
C’est du moins ce qu’il affirme en commentant ses vers : cf. Juda Abravanel, Si ot
‘al ha-’ahavah, cit., p. 177; le père de Baruch s’appelait Yedidyah, ce qui est aussi une
bonne raison pour expliquer le titre et le contenu de son œuvre.
126 chapitre iv
3
Juda Abravanel, Vikua ‘al ha-’ahavah (Dispute sur l’amour), p.1a et passim.
4
« Vers où s’est-il tourné mon ami [dodi], l’ami de la sagesse [dod ha- okhmah] ? Je
l’ai cherché jour et nuit, pendant des mois, afin de déterminer le sens de l’affirmation
d’Aristote que la ‘matière ne se meut pas d’elle-même’ » (She‘elot, p. 6). L’expression
dod ha- okhmah est attestée dans les Tosafot du traité Shabbat du Talmud où elle est
présentée comme une traduction du mot grec « philosophe » : « Un de nos maîtres a
entendu [d’un Juif qui s’était rendu en Grèce] que dans la langue grecque ‘philosophe’
(philosophos) est ‘l’ami de la sagesse [dod ha- okhmah]’ » (TB, Shabbat, 197a). Toutefois,
l’usage du mot composé « dod ha- okhmah » n’est nullement courant chez les auteurs
juifs médiévaux, qui lui préfèrent de loin, pour indiquer le philosophe, soit la simple
transcription en hébreu du mot grec ou latin, soit les appellatifs « akham » ou « akham
ha-da‘at », « savant » ou encore « oqer » et « akham ha-me qar », « chercheur », qui insis-
tent sur la nature empirique du savoir philosophique. On peut bien sûr imputer cette
singularité au style lourdement rhétorique de ce passage de la lettre, l’intertexte bibli-
que et talmudique étant ici présent à chaque phrase. D’autre part, les deux mots dod et
okhmah, pris séparément, sont une parfaite adaptation hébraïque des noms des deux
personnages des Dialogues : Philon (dod/ami), et son aimée, Sophie ( okhmah/sagesse).
On a vu que Saul semble être au courant des tendances spéculatives de Juda, à l’égard
desquelles il exprime un jugement plutôt sévère ; en principe, il n’est pas impossible
que sa connaissance, sans doute indirecte, se soit également étendue aux Dialogues. La
référence à Juda comme dod ha- okhmah serait alors une allusion à l’image de « philo-
sophe » qui ressort de la discussion entre Philon et Sophie.
philon SIVE salomon 127
5
Pour le contexte biblique, voir H.-J. Zobel, « Jādîd », dans Grande lessico dell’ Antico
Testamento, éd G. J. Botteweck et H. Ringgren, vol. III, Brescia, Paideia, 2003, col.
552–557.
6
Voir par exemple ‘Otsar ha-midrashim, éd. Eisenstein, Rouleau d’Elie, p. 175.
7
« Et nos maîtres, que leur mémoire soit bénite, ont dit dans les livres : six choses
sont appelées yadid : le Saint béni soit-Il, comme il est dit (Is. 5, 1) ‘je vais chanter à mon
bien-aimé [ yedidi]’. Abraham, comme il est dit ‘que vient faire mon bien-aimé dans ma
maison [ yedidi]?’ ( Jér. 11, 15). Benjamin, comme il est dit ‘favori [ yadid] du Seigneur’
(Deut. 33, 12). Salomon, comme il est dit ‘on le surnomma Yedidya’ (2Sam. 12, 25). Israël
est appelé yadid comme il est dit ‘j’ai abandonné ma maison, délaissé mon domaine, et ce
que mon âme a de plus cher [ yedidut], je l’ai livré au pouvoir de ses ennemis’ ( Jér. 12,
7) ; le Temple est appelé yadid comme il est dit ‘que tes demeures sont aimables’ [ yedidot]
(Ps. 84, 2) » (Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah. Devarim, p. 562–563).
8
L’ambigüité du mot hébreu fait déjà l’objet de quelques considérations de la
part de Maïmonide dans Guide, III, 54. Sur le champ d’application du terme, voir les
sources citées dans J. Klatzkin, Thesaurus philosophicus linguae Hebraicae et veteris et recen-
tioris, 4 vol., Hildesheim-Zürich-New York, Georg Olms Verlag, 2004 [1928–30], t. I,
p. 290–299 ; voir également J.-P. Rothschild, « Scientia bifrons. Les ambivalences de la
’ okhmâh (sapientia/scientia) dans la pensée juive du Moyen Age occidental après Maï-
monide », dans Scientia und Ars im Hoch- und Spätmittelalter, éd. I. Craemer-Ruegemberg
et A. Speer, 2 vol., Berlin, W. de Gruyter, 1994, t. II, p. 667–684.
9
Voir infra, p. 176–177.
128 chapitre iv
10
Le terme vikua est utilisé de préférence par les auteurs médiévaux et modernes
pour indiquer les controverses religieuses ou philosophiques entre interlocuteurs sou-
tenant différentes opinions ou confessions. On a déjà évoqué l’Epître sur le débat (Iggeret
ha-Vikua ) de Falaquera, où un théologien et un philosophe discutent afin de vérifier
s’il peut y avoir un accord entre leurs disciplines. La terminologie revient également
dans le dialogue de Moshe ayyim Luzzato, oqer u-mequbal (Le philosophe et le cabaliste) ;
dans sa correspondance, Luzzato fait référence à cette œuvre sous le titre Ma’amar
ha-Vikua : cf. Moïse . Luzzato, Le philosophe et le cabaliste, cit., p. 33.
11
Voir J. Sanmartin Ascaso, « Dod », dans Grande lessico dell’ Antico Testamento, cit.,
col. 163–179.
12
« Et sur cette espèce [de shir] il a été dit à propos de Salomon : ‘Il composa
trois mille paraboles, mille cinq poésies (1Rois 5, 12), parce que ce shir est de l’espèce
des allégories qu’il a composées, et à cette catégorie appartient également le Cantique
des Cantiques, qui compare le Saint bénit soit-il à l’amant passionné [ osheq] et l’âme
[neshamah] à son aimée [ ashuqato], puisque il est évident que les appellations qu’il
utilise pour l’ami [ yadid ] et l’épouse [kallah] ne disent pas [qu’il s’agit de] Dieu ou
de la communauté d’Israël ou de l’âme intellectuelle, si ce n’est à la manière d’un
shir » (Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 40). Dans son commentaire sur
Exode, achevé à Venise en 1506, Abravanel reprend à quelques détails près ce passage
avec l’interprétation du Cantique citée : « Et le Cantique des Cantiques est aussi de cette
espèce [de shir] car l’ami [dod] et amateur passionné [ osheq] est une allégorie [mashal ]
du Saint bénit soit-il » (Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah, Jérusalem, 1954, Shemot,
p. 25). Dod et yadid sont employés comme deux synonymes parfaits.
13
Cf. infra, p. 311.
philon SIVE salomon 129
14
Une autre Na‘amah biblique, la sœur de Tubal-Caïn, issue de la lignée de Caïn,
est une des mères des démons de la tradition cabalistiques : cf. R. Patai, The Hebrew
Goddess, Detroit, Wayne State University Press, 1990 [ Ktav, 1967], p. 243–244 ; pour
le cabaliste castillan Joseph de Hamadan (deuxième moitié du XIIIe siècle) Na‘amah est
une femme très belle qui incite les hommes au culte idolâtre et à l’impureté : cf. Rabbi
Joseph de Hamadan, Fragment d’un commentaire sur la Genèse, édité et traduit de l’hébreu par
C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1998, p. 98–99. Voir aussi infra, p. 176–177.
15
Voir R. Patai, The Hebrew Goddess, cit., p. 244.
16
L’union mystique de Salomon avec sa sagesse symbolise la réparation du péché
d’Adam ; pour certains courants cabalistiques, la sagesse que Salomon aurait reçu de
Dieu est la sagesse inférieure, identifiée à la sefirah Malkhut, appelée aussi shekhinah : G.
Scholem, Les origines de la kabbale, cit., p. 102–108.
17
Nous n’examineront pas la doctrine de la sagesse exposée dans ce passage ; sur
l’arrière-plan doctrinal renvoyant à la doctrine de la Sophie supérieure et inférieure
élaborée dans le Bahir, voir G. Scholem, Les origines de la kabbale, cit., p. 102–108, mais
aussi les considérations de Peter Schäfer dans son Mirror of his Beauty. Feminine Images
of God from the Bible to the Early Kabbalah, Princepton, Princeton University Press, 2002,
p. 226–229.
130 chapitre iv
18
Nahmanide, Perushey ha-Torah, 2 vol., éd. H. D. Shavel, Jérusalem, Mossad ha-
Rav Kook, 1959, t. II, p. 398–399.
19
« David réconforta sa femme Bethsabée. Il cohabita de nouveau avec elle, et elle
enfanta un fils qu’elle nomma Salomon et qui fut aimé du Seigneur. Sur une mission
donnée au prophète Nathan, on le surnomma Yedidya en considération du Seigneur »
(2Sam. 12, 24–25).
20
« On l’appelle par sept noms : Yedidyah, Qohélet, Shelomoh, Agur, Yaqeh,
Lemuel, Itiel. Yedidyah comme il est dit (2Sam. 12, 25) : ‘Il fut aimé du Seigneur’;
Qohélet, ‘paroles de Qohélet’ (Qoh. 1, 1) ; Shelomoh car ‘Il s’appellera Salomon’,
(1Chr. 22, 9) ; Agur, ‘Paroles d’Agur, fils de Yaqeh (Prov. 30, 1),; Lemuel, ‘Paroles
du roi Lemuel’ (Prov. 31, 1) ; Itiel, ‘Oracle de cet homme pour Itiel’, (Prov. 30, 1).
Yedidyah, car ce nom est lu [comme signifiant] ‘aimé de Dieu’ [Yedid Yah] » (S. A.
philon SIVE salomon 131
WERTHEIMER, Batey midrashot, 2 vol., Jérusalem, 1989, t. II, p. 232). Sur la signification
des noms assignés à Salomon dans la littérature midrashique, cf. aussi Song of Songs
Rabbah, 2 vol., éd. J. Neusner, Atlanta, 1989, t. I, p. 53.
21
Voir par exemple Midrash Qohélet Rabbah, I, 2 (Qoh 1,1) : « [ Le fils de David] est
appelé de trois noms : Yedidyah, Salomon et Qohélet. Rabbi Yehoshua croyait qu’ils
étaient sept : Agur, Yaqeh, Lemuel, Itiel ; rabbi Samuel bar Na man disait que les
noms authentiques étaient trois : Yedidyah, Salomon et Qohélet ».
22
La relation entre les noms de Salomon et les caractéristiques de sa sagesse est
analysée par Isaac Abravanel dans son commentaire sur 1Rois 3, 6, bien qu’en cette
occasion il ne mentionne pas Yedidyah : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im risho-
nim, p. 471.
23
Mikra’ot Gedolot Haketer’. A revised and Augmented Scientific Edition of Mikra’ot
Gedolot based on the Aleppo Codex and Early Medieval MSS, Samuel I&II, Ramat-
Gan, Bar Ilan University Press, 1993, p. 205.
132 chapitre iv
24
Ibid., p. 203.
25
« Le Seigneur aima Salomon dès qu’il sortit du ventre [de sa mère] et envoya
Nathan pour faire connaître à David qu’Il l’aimait. Lorsque David le comprit, il
appela son fils du nom de Yedidyah par volonté divine, c’est-à-dire qu’il l’appela ‘ami
de Dieu’ en raison du fait que le Seigneur l’aimait, comme le prophète le lui avait
montré. Il est donc clair qu’il l’appela tout d’abord Salomon et ensuite, puisque le
prophète lui avait montré que le Seigneur l’aimait, il l’appela du prénom qui indique
l’amour [’ahavah], c’est-à-dire Yedidyah. [. . .] Et, comme il est écrit, il ne l’appela
pas normalement Yedidyah, mais uniquement Salomon, et cela pour souligner que
Yedidyah est le nom qui indique l’amour de Dieu pour lui, tandis que [ le nom] de
Salomon indique la perfection d’Israël, en vertu de la bonne nouvelle qu’il bâtira le
Temple et en conséquence il est normalement appelé Salomon » ( Isaac Abravanel,
Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 34).
26
Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot le-Shelomoh, édition du texte contenue dans
A. M. Lesley, The Song of Solomon’s Ascents by Yo anan Alemanno, cit., p. 328 (d’or en
avant : Shir ha-ma‘alot). Yedidyah est aussi le prénom d’un des personnages de La comé-
die des noces (Tsa ot bedi uta de-qiddushin) de Leone de’ Sommi (1525–1592), sans doute
la première œuvre théâtrale en hébreu. Mélangeant des éléments tirés du théâtre clas-
sique latin et des contenus issus de la culture juive, l’auteur narre les vicissitudes d’un
jeune couple d’amoureux : cf. Leone de’ Sommi Ebreo, Tsa ot bedi uta de-qiddushin.
A Comedy of Betrothal, traduction, introduction et notes par A. S. Golding, Ottawa,
Dovehouse Editions, 1988 ; dans son introduction, l’éditeur observe que l’attribution
du prénom Yedidyah à l’amoureux n’est pas anodine, mais renvoie à une dimension
sociale et sapientielle d’élection : ibid., p. 28.
philon SIVE salomon 133
27
Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 351.
28
Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, p. 209–210. Sur cette exégèse s’achève la
discussion de Bibago sur les rapports entre sagesse juive et sciences philosophiques :
d’après cet auteur, les Grecs auraient appris, par Salomon, les disciplines qui à l’ori-
gine appartenaient à Israël, « peuple sage et intelligent » (ibid., p. 210). On aura l’occa-
sion de revenir sur la doctrine des furta graecorum adopté dans ce texte et dans beaucoup
d’autres.
29
Les considérations de Bibago et les qualifications attribuées au roi dans les Dialo-
gues relèvent d’une pratique exégétique répandue. D’après un schéma herméneutique
134 chapitre iv
d’origine alexandrine, hérité par les auteurs juifs à travers la médiation arabe, la ques-
tion du nom de l’auteur était en effet à mettre en rapport avec l’interprétation des
contenus spécifiques du texte : cf. S. Klein Braslavy, « The Alexandrian Prologue
Paradigm in Gersonides’ Writings », The Jewish Quarterly Review, 95 (2005), p. 257–289 :
277–278. Le problème du rapport entre les noms salomoniens et les contenus des Pro-
verbes, de Qohélet et du Cantique est bien connu aussi des exégètes chrétiens, et Origène
lui consacre déjà quelques réflexions : cf. Origène, Commentaire sur le Cantique des Canti-
ques, 2 vol., Introduction, traduction et notes par L. Brésard et H. Crouzel, avec la
collaboration de M. Borret, Paris, Cerf, 1991, t. I, p. 156–161 ; la question réapparaît
aussi dans des textes philosophiques très populaires au Moyen Age, comme le Didasca-
licon de Hugues de Saint Victor, où l’on discute l’attribution du nom de « Pacificus » à
Salomon en tant qu’auteur du Cantique : cf. A. W. Astell, The Song of Songs in the Middle
Ages, Ithaca NY, Cornel University Press, 1990, p. 27. Bonaventure de Bagnoregio fait
également allusion à cette question : cf. P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 154.
30
Le rapprochement entre le Philon historique et Juda Abravanel était déjà répandu
parmi les lecteurs juifs des Dialogues aux xvie et xviie siècles : voir supra, p. 40–41.
philon SIVE salomon 135
Philon écrit lui aussi dans une autre langue que l’hébreu : ses œuvres
eurent par conséquent un impact considérable sur les Pères de l’Eglise,
tandis qu’elles furent ignorées par le monde juif pratiquement jusqu’à
la seconde moitié du XVIe siècle31. L’auteur des Dialogues d’amour ne
semble pas faire exception : malgré ces parallélismes, les doctrines de
son illustre prédécesseur n’ont pas laissé de traces significatives dans
la production de Juda32. La personnalité de Philon ne devait pourtant
pas lui être complètement inconnue. Non seulement son nom était
mentionné dans les écrits de Jérôme ou d’Eusèbe, dont les ouvrages
étaient lus par certains auteurs juifs, notamment ibériques ; mais il
figurait aussi, quoiqu’à tort, comme l’auteur d’un traité sur la chro-
nologie ancienne dans un texte que Juda semble avoir lu, les Forgeries
d’Annius de Viterbe, publiées à Rome en 149833.
L’Alexandrin constituait aussi une référence importante pour les
humanistes et pour les platoniciens de la Renaissance. Tout comme
Justin, Clément d’Alexandrie, Eusèbe ou Origène, il fournissait aux
néoplatoniciens un modèle qui cautionnait leurs conceptions sur la
prisca theologia. Ainsi, Marsile Ficin parle parfois de lui comme de « Philo
Iudaeus platonicus », définition que l’on pourrait aisément attribuer
au personnage des Dialogues34 ; et l’éditeur et traducteur de Philon en
latin, Sigismund Gelenius, croyait avoir affaire à un disciple direct de
Moïse, plus proche de la source de l’enseignement prophétique que
Platon lui-même35. Il est donc plus que probable que Juda, qui avait
une connaissance directe de la culture chrétienne de la Renaissance,
ait pu songer aussi au philosophe Philon au moment de choisir le nom
de son personnage.
Platonicus et mosaicus, le Philon historique semble aussi avoir joui d’une
proximité toute particulière avec la figure biblique du roi Salomon.
31
Le nom de Philon est présent dans quelques documents caraïtes ; il est aussi cité
par le chroniqueur juif Abraham Zacut (1452–1515) comme l’auteur d’un livre en
grec sur l’âme : cf. J. Weinberg, « The Quest for Philo », cit., p. 180.
32
Des affinités entre les deux systèmes de pensée ont cependant été repérées par
S. Feldman, « Platonic and Cosmological Themes in the Dialoghi d’amore of Leone
Ebreo », cit.
33
Cf. Philonis Breviarum de Temporibus, dans Annius de Viterbe, Antiquitatum varia-
rum volumina XVII, Rome, 1498, p. 57a. Juda aurait tiré d’Annius l’étymologie selon
laquelle le nom de Janus, c’est-à-dire de Noé, serait dérivé de l’hébreu yayin (« vin ») :
cf. F. Secret, « Egidio da Viterbo et quelques-uns de ses contemporains », Augustiniana,
16 (1966), p. 371–385 : 377.
34
Cf. J. Weinberg, « The Quest for Philo », cit., p. 181.
35
Ibid., p. 169.
136 chapitre iv
36
Bien que Philon d’Alexandrie ne semble pas connaître le Livre de la Sagesse, des
parallélismes entre sa doctrine et les conceptions relatives à la sophia élaborées dans ce
livre ont été mis en relief : cf. entre autres J. Laporte, « Philo in the Tradition of Bibli-
cal Wisdom », dans Aspects of Wisdom in Judaism and Early Christianity, éd. R. L. Wilken,
South Bend-Londres, University of Notre Dame Press, 1975, p. 103–141.
37
Pour un survol de la question, voir P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 33–35 ; voir
aussi la note consacrée à la paternité du Livre de la Sagesse dans W. Schmidt-Biggemann,
Philosophia perennis : Historical Outlines of Western Spirituality in Ancient, Medieval and early
Modern Thought, Dordrecht, Springer, 2004, p. 135.
38
L’association entre Salomon et Philon relève aussi de l’importance singulière que
revêt l’équivalent grec de « yedid-yah » à la fois dans Sagesse (Sag. 7,27) et chez Philon
(voir l’expression θεόϕιλη καὶ ϕιλόθεον dans Philon d’Alexandrie, Quis rerum divina-
rum heres sit, éd. M. Harl, Paris, Cerf, 1966, p. 206). Pour Eusèbe, « ami de Dieu »
désignerait le peuple juif dans son ensemble : cf. Eusèbe de Césarée, La préparation
évangélique, VIII, 1, 1, éd. G. Schroeder et E. des Places, Paris, Cerf, 1991, p. 41.
39
Petrus Galatinus Columna, De Arcani catholicis veritatis, Ortona, Soncino, 1518,
p. 15a.
philon SIVE salomon 137
40
Il s’agissait en réalité d’une version en caractères hébraïques de la traduction
syriaque du Livre de la Sagesse. Cité sous le titre de okhmah rabbati de-Shelomoh, ce
texte fait partie de ceux qu’Alemanno attribue à Salomon, en s’appuyant lui aussi
sur le témoignage de Na manide : cf. Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 450 et
M. Idel, « Le curriculum d’études de Yo anan Alemanno » [en hébreu], Tarbits, 48
(1978–1979), p. 303–331: 322. Sur le fragment du Livre de la Sagesse cité par Na manide,
voir A. Marx, « An Aramaic Fragment of the Wisdom of Solomon », Journal of Biblical
Literature, 40 (1921), p. 57–69. L’existence de cette version est connue aussi par Aza-
riah de’ Rossi, qui identifie correctement la citation de Na manide comme étant la
traduction d’un passage du Livre de la Sagesse : Azariah de’ Rossi, The Light of the Eyes,
traduction de l’hébreu, introduction et annonations par J. Weinberg, New Haven-
Londres, Yale University Press, 2001, p. 684–685. Gershom Scholem affirme néan-
moins que ce texte n’aurait joué aucun rôle actif dans le développement de la doctrine
cabalistique de la sophia : cf. G. Scholem, Les origines de la kabbale, cit., p. 434–435.
41
« Extat apud Hebraeos Salomonis illius cognomento sapientissimi liber cui
Sapientia titulus, non cui nunc in manibus est, Philonis opus, sed alter, hierosolyma
quam vocant secretiore lingua compositus, in quo vir naturae rerum sicuti putatur
interpres, omnem se illiusmodi diciplinam fatetur de Mosaicae legis penetralibus ecce-
pisse » (G. Pico della Mirandola, Heptaplus, dans Id., De hominis dignitate, Heptaplus, De
ente et uno, éd. E. Garin, Florence, Vallecchi, 1942, p. 170) ; sur la dépendance de Pic
à l’égard de Na manide, cf. Ch. Wirszubski, Pic de la Mirandole, cit., p. 351–352.
42
Gedalyah ibn Yahia, Shalshelet ha-qabbalah (La chaîne de la tradition), Jérusalem,
1962, p. 246. Comme c’est le cas pour la figure de Philon, à la Renaissance l’inté-
rêt des Juifs pour ce livre deutérocanonique semble aussi s’intensifier : cf. E. J., s.v.
« Solomon (Wisdom of ) ».
138 chapitre iv
43
Cf. Azariah de Rossi, Me’or ‘Einayim (Lumière des yeux), Vilne, 1866, p. 90. D’après
Joanna Weiberg, traducteur et éditeur en anglais du Me’or Einayim, le choix de de’
Rossi de rendre Philon par Yedidyah serait fondé sur le fait que les deux prénoms
expriment l’idée de l’amitié ; cette procédure serait analogue à la latinisation des noms
français ou allemands contemporains : cf. Azariah de’ Rossi, The Light of the Eyes, cit.,
p. 101. Les rédacteurs de la Septante et les premiers traducteurs se posèrent déjà la
question de la transposition de ce prénom. Dans son Liber interpretationum nominum hebrai-
corum, Jérôme le traduit par exemple par « amabilis dominus ». Sur cette question, voir
G. Toloni, « La traduzione di yedîdeyiah (2Sam. 12, 25) in alcune versioni antiche »,
Aevum. Rassegna di scienze storiche linguistiche e filologiche, 70 (1996), p. 21–36. Comme le
fait remarquer Giulio Bartolocci dans sa Bibliotheca magna rabbinica, il serait plus juste
de traduire le grec Philon par yadid (« ami », « favori ») ou par dod (« ami », « aimé »),
plutôt que d’utiliser la forme composée Yedid-Yah, Philo-theos : G. Bartolocci, Biblio-
theca magna rabbinica, 4 vol. in folio, Romae, Ex Typographia Sacrae Congregationis
de Propaganda Fide, 1675–1693, t. IV, p. 347.
44
Pour un Juif, ce nom renvoie évidemment à Salomon. Pour louer la sagesse de
son mécène Gilles de Viterbe, le grammairien Elie Lévita (1469–1549) compare ainsi
celui-ci au sage Yedidyah : G. E. Weil, Elie Lévita humaniste et massorète (1469–1549),
Leiden, Brill, 1963, p. 85.
45
Voir par exemple Juda Moscato, Qol Juda IV, p. 68, où l’on parle du « sage
Yedidyah alexandrin nommé Philon ».
46
Cf. G. Miletto, Glauben und Wissen in Zeitalter der Reformation. Der Salomonische
Tempel bei Abraham ben David Portaleone (1512–1612), Berlin-New York, W. Gruyter,
2004, p. 178.
47
Philon est également mentionné en tant que Yedidyah ha-Aleksandri dans un
manuscrit (Parma 2209 [1410]) rédigé en Italie dans la première moitié du XVIIe
siècle et contenant un commentaire anonyme à Job : cf. M. Beit-Harié, B. Richler,
Hebrew Manuscripts in the Bibliotheca Palatina in Parma : catalogue, Jérusalem, Hebrew Uni-
versity of Jerusalem, 2001, p. 132.
philon SIVE salomon 139
48
« Et moi, j’ai traduit ce livre [i.e. les Dialogues] dans la langue sainte avec quelques
passages des écrits de Rabbi Yedidyah [i.e. Philon] alexandrin, qui composa beaucoup
de livres en grec. J’avais envisagé de publier ensemble ces deux amis [ yedidim] [. . .]
mais on me les a volés, et je ne les ai plus revus » : cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues
d’amour » [en hébreu], cit., p. 289.
49
On pourrait dire que Yadid devient Yedid-Yah lorsque la providence divine
ou la sagesse ( okhmah) s’unissent à lui ; dans la cabale et dans la tradition juive en
générale, le nom divin Yah est en effet souvent associé à la sefirah okhmah : voir par
exemple Abraham M. Cardozo, Selected Writings, éd. D. J. Halperin, New Jersey,
2001, p. 213. Pour le Talmud, Yedidyah serait un prénom composé de sacré et de
profane : « Yedidyah se divise en deux parties : yadid—partie profane—et yah—partie
sacrée » (TB, Pessa im, 117a).
50
« Les sages d’Israël avaient l’habitude de parler par énigmes et métaphores comme
les prophètes ; et même les philosophes des temps anciens qui voulaient éclaircir une
question faisaient ceci : il choisissaient de mettre en place un débat [vikua ] entre deux
personnages connus depuis l’Antiquité comme s’ils se parlaient entre eux, en deman-
dant et en répondant ; et même les sages [. . .] ont fait des histoires selon le schéma de
celui qui demande et celui qui répond [. . .] ; jusqu’à que l’usage de composer des récits
et des disputes s’étendît aussi aux cieux et aux intellects séparés et à Dieu, qu’Il soit
bénit, comme s’ils discutaient entre eux et se répondaient, et cette façon de raconter
était aussi celle des sages de mémoire bénite dans beaucoup de leurs récits [haggadot],
et c’est la signification de ‘Et l’Eternel parla à Job’ [. . .] et ainsi Salomon, dont la
sagesse prêche dans les rues (Prov. 1, 20), parla de beaucoup de choses dans cette
manière sous le nom de la sagesse » (Isaac Abravanel, Yeshu‘ot Meshi o, Königsberg,
140 chapitre iv
1
« Come ella era assai prudente ed aveva già premeditate con somma accuratezza
le proposte, che si accingeva a fargli, bramando insieme di dargli qualche non lieve
saggio di sua scienza ; così gli argomenti su’ quali fondò e compose i suoi Enimmi,
non erano volgari e di poca sostanza, ma de’ segreti più nascosti che si racchiudono
nelle virtù e indole degli Astri, de’ Cieli, degli Elementi, dell’Erbe, degli Alberi, degli
Uccelli, de’ Pesci, e d’altri Animali, nella notizia de’ quali, come abiam visto sopra, fu
versatissimo il nostro principe [. . .]. E quivi di passaggio si consideri da una parte il
genio di questa Reina che essendo per altro savia, ed insieme avidissima d’imparare,
era ancora, come Donna, curiosissima e quasi importuna in far ricerche e volea saper
senza fine il perché di tutte le cose » (Anton Maria Bonucci, Il Salomone descritto in cento
lezioni, Rome, Komarek, 1721, p. 29–30).
142 chapitre v
2
La bibliographie sur le sujet est considérable : seules seront ici signalées les contri-
butions les plus directement liées à notre analyse.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 143
3
« La reine de Saba instruite de la renommée que Salomon avait acquise sous les
auspices de l’Eternel voulut l’éprouver en lui proposant des énigmes. Elle se rendit à
Jérusalem avec une nombreuse suite de chameaux chargés d’aromates, d’or en très
grande quantité, de pierres précieuses, arriva auprès de Salomon et lui exposa toutes
ses pensées. Salomon satisfit à toutes ses questions ; pas un seul point qui fût obscur
pour le roi et dont il ne lui donnât la solution. La reine de Saba, voyant toute la
sagesse de Salomon, la maison qu’il avait édifiée, l’approvisionnement de sa table, la
situation de ses officiers, la tenue et la fonctions de ses serviteurs, ses échansons et les
sacrifices offerts par lui à l’Eternel, fut transportée d’admiration et dit au roi : ‘C’était
donc vrai ce que j’ai entendu dire dans mon pays de tes discours et de ta sagesse ! Je
ne croyais pas à ces propos, avant d’être venue ici et d’avoir vu de mes yeux ; or, on
ne m’avait pas dit la moitié de ce qui est, ta science et ton mérite sont supérieurs à ta
réputation [. . .]. Soit loué l’Eternel, ton Dieu, qui t’a pris en affection et placé sur le
trône d’Israël ! Dans son amour constant pour ce peuple, il t’a fait droit pour que tu
exerces le droit et la justice.’ Et elle fit présent au roi de cent vingt kikkar d’or, d’aro-
mates en très grande quantité et de pierres précieuses [. . .]. A son tour, le roi Salomon
donna à la reine de Saba tout ce qu’elle désirait et avait demandé, indépendamment
des présents qu’il lui fit et qui furent digne de sa puissance royale. Elle s’en retourna
alors dans son pays avec ses serviteurs » (1Rois 10, 1–13).
4
Dans le texte biblique, le caractère érotique de la rencontre est suggéré par cer-
taines nuances linguistiques : C. R. Fontaine, « More Queenly Proverb Performance:
The Queen of Sheba in Targum Esther Sheni », dans Wisdom, You Are my Sister : Studies
144 chapitre v
in Honour of Roland E. Murphy on the Occasion of his Eightieth Birthday, éd. M. L. Barré,
Washington, The Catholic Biblical Association of America, 1997, p. 216–233.
5
Pour un status quaestionis autour de l’historicité de la figure de Salomon (et de
David), voir P. Bordreuil, F. Briquet-Chatonnet, Les temps de la Bible, préface de
J. Teixidor, Paris, Fayard, 2000, p. 13–18 et p. 221–247.
6
Dans ses lignes fondamentales, elle pourrait prendre corps dès l’Arabie préislami-
que : voir M. Arbach, « La reine de Saba entre légendes et réalité historique d’après
les inscriptions sudarabiques préislamiques », Graphé, 11 (2002), p. 69–82.
7
« La reine du Midi se lèvera lors du Jugement avec cette génération et elle la
condamnera, car elle vint des extrémités de la terre pour écouter la sagesse de Salo-
mon, et il y a ici plus que Salomon » (Mt. 12, 42, traduction de la Bible de Jérusalem) ;
voir aussi le passage parallèle dans Lc. 11, 31.
8
« Les armées de Salomon, composées de Djinns, d’hommes et d’oiseaux furent
rassemblées et placées en rang [. . .]. Salomon passa en revue les oiseaux, puis il dit :
‘Pourquoi n’ai-je pas vu la huppe ? Serait-elle absente ? Je la châtierai d’un cruel châti-
ment ou bien je l’égorgerai, à moins qu’elle ne me présente une bonne excuse’. Celle-ci
revint peu de temps après et elle dit : ‘Je connais quelque chose que tu ne connais pas !
Je t’apporte une nouvelle certaine des Saba. J’y ai trouvé une femme : elle règne sur
eux, elle est comblée de tous les biens, et elle possède un trône immense. Je l’ai trouvé,
elle et son peuple, se prosternant devant le soleil et non pas devant Dieu. Le Démon
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 145
a embelli leurs actions à leurs propres yeux ; il les a écartés du chemin droit ; ils ne
sont pas dirigés. Pourquoi ne se prosternent-ils pas devant Dieu qui met au grand
jour ce qui est caché dans les cieux et sur la terre, qui sait ce que vous dissimulez et
ce que vous divulguerez ? Dieu !. . . Il n’y a de Dieu que lui !. . . Il est le Seigneur du
Trône immense !’ Salomon dit : ‘Nous allons voir si tu dis la vérité ou si tu mens : pars
avec ma lettre que voici ; lance-la aux Saba, puis, tiens-toi à l’écart, et attends leur
réponse’. La reine dit : ‘Ô vous les chefs du peuple ! Une noble lettre m’a été lancée ;
elle vient de Salomon ; la voici : “Au nom de Dieu ! Celui qui fait miséricorde, le
Miséricordieux ! Ne vous enorgueillissez pas devant moi ; venez à moi, soumis” ’ [. . .].
Lorsqu’elle fut arrivée, on lui dit : ‘Ton trône est-il ainsi ?’ Elle dit : ‘Il semble que ce
soit lui. La Science nous a déjà été donnée et nous sommes soumis !’. Ce qu’elle ado-
rait en dehors de Dieu l’avait égarée. Elle appartenait à un peuple incrédule. On lui
dit : ‘Entre dans le palais !’ Lorsqu’elle l’aperçut, elle crut voir une pièce d’eau et elle
découvrit ses jambes. Salomon dit : ‘C’est un palais dallé de cristal !’. Elle dit : ‘Mon
Seigneur ! Je me suis fait tort à moi-même ; avec Salomon, je me soumets à Dieu,
Seigneur des mondes’ » (Coran, Sourate 27 (14–44), trad. D. Masson).
9
Sur cette iconographie épiphanique de la reine, qui s’affirme notamment dans
l’art gothique du XIIIe siècle, voir notamment A. Notter, « La reine de Saba : for-
tune d’une iconographie », Graphé, 11 (2002), p. 167–181. L’association avec les rois
Mages est également attestée dans la littérature exégétique : cf. G. Lobrichon, « La
Dame de Saba : interprétations médiévales d’une figure impossible », Graphé, 11 (2002),
p. 101–122 : 100. La lecture christologique est présente à la Renaissance, par exemple
dans le De harmonia mundi de Francesco Giorgi, pour qui la reine (« regina sapien-
tia ») arriva de l’Arabie à Jérusalem « ad comprobandam sapientiam Salomonis » et
« quamvis sapientes, meliorem quaesivit sapientiam in Ierosolymis, innuens quod lex
sapientiae data in Arabia viguit maiori sapientia in Jerusalem, potissime quando com-
pleta et explicata est ab illo qui dixit : ‘Ecce plus quam Salomon hic’ » (Francisci Giorgii
Venetii minoritanae familiae de harmonia mundi totius Cantica tria, Pariis, 1545, p. 160–161).
146 chapitre v
10
Cf. M.-C. Gomez-Geraud, « La reine de Saba au rendez-vous de la Croix. Ava-
tars typologiques du discours légendaire », Graphè , 11 (2002), p. 123–135.
11
La popularité du récit s’étend également au monde africain. La tradition éthio-
pienne y a recours dans le Kebra Nagast (env. XIVe siècle), qui contient une longue
réélaboration de l’histoire de la rencontre entre Salomon et de la reine de Saba,
dont l’union aurait donné naissance à Menelik, fondateur de la dynastie royale de
la région : cf. E. Ullendorff, « The Queen of Sheba in Ethiopian Tradition », dans
Solomon and Sheba, éd. J. B. Pritchard, Londres, Phaidon, 1974, p. 104–114 ; et
J.-N. Pérès, « Jérusalem et Axoum ou la reine de Saba et l’arche de l’alliance. Mythe
fondateur et traditions religieuses et politiques en Éthiopie », Graphé, 11 (2002),
p. 45–59. Sur la diffusion de la légende dans le monde arabe, cf. W. Montgomery
Watt, « The Queen of Sheba in Islamic Tradition », dans Solomon and Sheba, cit.,
p. 85–103.
12
« Saba, Reine du Sud, qui était une sorcière, vint avec beaucoup d’arrogance et
se prosterna devant moi » : cf. J.-C. Haelewyck, « La reine de Saba et les apocryphes
salomoniens. Testament de Salomon et Questions de la reine de Saba », Graphè, 11, 2002, p.
83–99 : 98.
13
C’est l’opinion d’André Chastel dans « La légende de la reine de Saba », dans Id.,
Fables, formes, figures, 2 vol., Paris, Flammarion, 2000 [1978], t. I, p. 61–101 : 80.
14
Ce midrash était lu et connu par Alemanno, qui y puise le récit concernant pré-
cisément la rencontre de Salomon et de la reine : cf. Yohanan Alemanno, Shir ha-
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 147
ma‘alot, p. 381–382 ; Isaac Abravanel s’en sert aussi dans son commentaire au livre des
Rois : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474.
15
Cf. E. Yassif, Sippurey ben Sira, Jérusalem, Magnes Press, 1984, p. 217–218. Il est
difficile de classer ce texte, qui reste aujourd’hui encore assez énigmatique. L’Alphabet
est composé dans un style midrashique et raconte les vicissitudes du présumé prophète
Ben Sira, de sa naissance jusqu’à son arrivée à la cour de Nabuchodonosor ; le roi
babylonien l’interroge sur différents sujets et Ben Sira lui répond par vingt-deux récits,
correspondant aux vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque. Sur la diffusion de ce
texte dans la culture rabbinique médiévale voir Rabbinic Fantasies : Imaginative Narratives
from Classical Hebrew Litterature, éd. D. Stern et M. J. Mirski, New Haven-Londres,
Yale University Press, 1990, p. 46.
16
Il n’est peut-être pas anodin que le récit soit à son tour souvent évoqué dans des
contextes conflictuels. Dans le Targum Sheni, l’épisode de la rencontre avec la reine est
par exemple intégré à la relation entre Assuérus et Esther ; et dans l’Alphabet de Ben Sira,
le cadre est celui de l’opposition entre Ben Sira et Nabuchodonosor, roi de Babylonie :
cf. E. Yassif, The Hebrew Folktale : History, Genre, Meaning, translated from Hebrew by
J. S. Teitelbaum, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 282. Voir aussi,
D. Stein, « A King, A Queen and the Riddle Between : Riddles and Interpretation in
a Latter Midrashic Text », dans Untying the Knot : on Riddles and Other Enigmatic Modes,
éd. G. Hasan-Rokem et D. D. Shulman, Oxford, Oxford University Press, 1996, p.
125–147.
17
Cf. J. Lassner, Demonizing the Queen of Sheba : Boundaries of Gender and Culture in
Postbiblical Judaism and Medieval Islam, Chicago-Londres, The University of Chicago
148 chapitre v
Press, 1993, p. 23–24 ; sur les références cabalistiques, voir G. Scholem, La kabbale.
Une introduction : origine, thèmes et biographies, Paris, Cerf, 1998, p. 539–545.
18
Cf. ibidem. Certains exégètes médiévaux reprennent aussi le motif de l’ascendance
davidique de Nabuchodonosor, via la reine de Saba, dont fait mention l’Alphabet de
Ben Sira : voir entre autres l’opinion de Joseph Qara, qui voit dans la visite de la
reine des implications méssianiques : cf. Mikra’ot Gedolot ‘Haketer’. KingsI&II, cit., p. 77 ;
voir également J. Lassner, Demonizing the Queen of Sheba, cit., p. 23. D’autres exégètes
affirment que la reine se serait en fait convertie au judaïsme afin de pouvoir épouser
Salomon, pour revenir finalement à son ancien culte idolâtre quelques temps après
avoir enfanté Nabuchodonosor : cf. L. H. Silberman, « The Queen of Sheba in Judaic
Tradition », dans Solomon and Sheba, cit., p. 65–84 : 78. Voir aussi le passage suivant
de Joseph de Hamadan : « Il est fait allusion au Temple qui a été bâti deux fois, une
première fois par Salomon et la deuxième fois par Cyrus le Perse et à la fin, il a été
détruit par eux deux : la première fois par Nabuchodonosor l’impie qui procède de la
semence de Salomon et de la Reine de Saba » ( Rabbi Joseph de Hamadan, Fragment
d’un commentaire sur la Genèse, cit., p. 66–67). A la Renaissance, on retrouve cette idée
chez Gedalyah ibn Ya iah (Shalshelet ha-qabbalah, p. 231–232) et chez le talmudiste et
cabaliste Azariah da Fano (’Asrah ma’amarot, Amsterdam, 1649, p. 113a).
19
Cf. Midrasch Mischlé (Midrash aux Proverbes), éd. S. Buber, Vilna, 1893, p. 40–44.
Le texte est utilisé par le père de Juda dans l’exégèse du premier livre des Rois concer-
nant la sagesse de Salomon : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 475.
20
Pour une étude détaillée des versions midrashiques citées, voir J. Lassner, Demo-
nizing the Queen of Sheba, cit., p. 13–24 ; sur la diffusion de la légende dans la tradition
biblique et post-biblique en milieu juif, voir également L. H. Silberman, « The Queen
of Sheba in Judaic Tradition », cit.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 149
21
Voir les trois questions suivantes : « 1) Quel est ton Dieu, à quoi ressemble-t-il
ou à quoi peut-il être comparé ? 2) Comment cette sphère se meut-elle, vers la droite
ou vers la gauche ? Et lorsque l’ensemble se meut, se meut-il de manière égale ou une
partie en un sens et une partie dans l’autre ? 6) Notre sagesse et la vôtre, et celle de
quiconque, est-elle unique ? Comment-est elle donnée ? De qui ? Ou bien le donneur
qui la donne la divise-t-il et la donne-t-il à chacun selon son besoin ? » (cit. dans
J.-C. Haelewyck, « La reine de Saba et les apocryphes salomoniens », cit., p. 93).
22
Michael Maier, Septimana philosophica qua Aenigmata aureola de omni naturae genere a
Salomone Israëlitarum sapientissimo Rege, & Arabiæ Regina Saba nec non Hyramo Tyri Principe,
sibi invicem in modo Colloquii proponuntur & enondatur, Francofurti, Typis Hartmanni Pal-
thenii Sumptibus Lucæ Iennis, 1620.
23
Le colloque se poursuit sur sept jours, sur le modèle de la Genèse—et sans doute
aussi de l’Heptaplus de Pic de la Mirandole—, en abordant des phénomènes naturels
toujours plus complexes. Salomon introduit par ces mots le plan de l’ouvrage : « consi-
titui hanc Septimanam nostro colloquio consecrare, per dies singulos ita ordinatam, ut
a simplicioribus ad magis composita procedamus. Nam hoc ipso primo conventus
die de Cœlo & Elementis singulis tractabimus. Secundo de compositis ex Elementis,
at imperfecte mixtis, quæ meteora dicuntur. Tertio die de fossilibus ex terra petitis,
inter quæ metalla sunt potiora. Quarto die de vegetabilibus quibuscunque. Quinto de
animalibus brutis, seu sola sensitiva anima præditis. Sexto de homine rationali. Sep-
timum sabbatum & Requiem celebrabimus meditatione super cœlestium & æternæ
beatitudinis » (M. Maier, Septimana philosophica, p. 4). Maier justifie le choix des sujets
retenus dans la discussion par l’idée que les opinions de Salomon en matière éthique et
théologique étaient beaucoup trop éloignées de celles de la reine, tandis que la science
naturelle constituait un terrain commun pour les deux : ibid., p. 2.
150 chapitre v
24
Dans la littérature égyptienne et moyen-orientale, ces compétitions verbales à
base de devinettes ou questions difficiles avaient pour but d’établir la prééminence
d’un souverain (et de son dieu) sur un autre : voir A. Chastel, « La légende de la reine
de Saba », cit., p. 80–87. Des échos d’un tel usage se retrouvent aussi dans la littéra-
ture rabbinique, comme c’est le cas de l’épisode d’Alexandre le Grand interrogeant
les sages du Néguev (TB, Tamid, 316b) ou celui des sages d’Athènes qui posent des
questions à Rabbi Joshua ben anania (TB, Bekhorot, 8b) ou même de l’Alphabet de Ben
Sira, où le protagoniste est interrogé par Nabuchodonosor (et menacé de mort s’il ne
répond pas) : dans ces textes, comme dans les Dialogues, celui qui pose des questions
est étranger, alors que les Juifs sont ceux qui sont mis à l’épreuve et qui sont censés
fournir les réponses. Ce type de cadre narratif est désigné par Yassif comme « Wisdom
question » : cf. E. Yassif, « Pseudo Ben Sira and the ‘Wisdom Question’ Tradition in
the Middle Ages », Fabula : Zeitschrift für Erzähalforschung/Journal of Folktale Studies/Revue
d’Etudes sur les contes populaires, 23 (1982), p. 48–63 : 53.
25
Les Antiquités juives, Livres VIII et IX, établissement du texte, traduction et notes
par E. Nodet, Paris, Cerf, 2005, p. 50.
26
Ibidem.
27
Ibidem.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 151
28
Ibidem.
29
Ibid., p. 51.
30
« Elle s’émerveillait à l’extrême de voir cela chaque jour, et ne pouvant conte-
nir l’impression que lui faisait ce spectacle, elle manifesta toute l’admiration qu’elle
ressentait, et fut émue au point d’adresser au roi des paroles qui montraient que son
jugement était submergé par ce qui vient d’être dit. ‘En vérité, ô roi, dit-elle, tout
ce qui vient à la connaissance par ouï-dire est reçu avec défiance. Mais tes qualités,
aussi bien celles que tu as en toi-même, je veux dire la sagesse et le discernement,
que celles que la royauté t’a conférées, ce n’est pas une renommée mensongère qui
nous en est parvenue, mais au contraire, quoique vraie, elle montrait une prospérité
bien en deçà de ce que je vois maintenant, étant présente. En effet, la renommée
cherchait seulement à persuader les oreilles, mais elle ne laissait pas connaître la valeur
des choses autant que le font l’observation directe et la vision personnelle. Ainsi moi-
même, je n’étais pas convaincue par ce qui m’était rapporté, du fait de l’immensité et
de la grandeur de ce que je cherchais à savoir, et maintenant je suis témoin de bien
davantage que cela’ » (ibid., p. 51–52).
31
Ibidem.
152 chapitre v
32
Voir Giovanni Boccaccio, De mulieribus claris, dans Tutte le opere di Giovanni Boc-
caccio, éd. V. Branca, Milan, Mondadori, 1967, vol. X, p. 182–184.
33
Christine de Pizan, La cité des Dames, traduction et présentation par T. Moreau
et E. Hicks, Stock, s. l., 1992 [1986], p. 133–134 ; le récit se termine avec une réfé-
rence à la légende de la Croix.
34
Voir infra, p. 222, note 18.
35
« [La reine de Saba] vint ‘l’éprouver en lui proposant des énigmes’ (1Rois 10, 1),
à savoir vint voir si le contenu de sa sagesse était divin ou bien naturel, de façon à
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 153
le vérifier à travers les questions qu’elle lui aurait posées telles qu’elles étaient dans
sa pensée. Ainsi, si l’esprit divin l’avait inspiré, [Salomon] aurait compris l’énigme et
l’aurait interprété et rien ne lui aurait été caché ; et si, au contraire, il n’avait pas réussi
à dévoiler la signification de l’énigme, il aurait montré que sa sagesse était humaine
et non divine. ‘Elle lui exposa toutes ses pensées’ (1Rois 10, 2), c’est à dire les énigmes
qu’elle avait méditées et que personne ne connaissait car elles étaient dans sa pensée
et sa bouche ne les avait jamais révélées. ‘Salomon satisfit à toutes ses questions’ (1Rois
10, 3), c’est-à-dire qu’il éclaircit l’intention de ces énigmes selon ce qu’il y avait dans
le cœur et dans la pensée de la reine ; ‘pas un seul point qui fût obscur pour le roi et
dont il ne lui donnât la solution’ (ibid.), c’est-à-dire qu’elle ne lui demanda rien dont
il ne déclarait l’intention et la signification et à cause de cela elle vit la sagesse de
Salomon » (Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 541).
36
Si les enseignements explicites que le roi dispense portent sur l’art de gouverner
et sur l’administration de l’Etat et de la famille, son activité pédagogique se déploie
aussi d’une manière indirecte. En effet, en contemplant le palais, la hiérarchie des
serviteurs et l’activité des ministres et des administrateurs du roi, la reine contemple
aussi les degrés de son okhmah, saisissant dans l’ordre mondain les traces de la sagesse
insufflée par Dieu dans l’intellect du roi d’Israël. Le point de départ de cette lecture est
le passage de 1Rois 10, 4–5, qui associe déjà le motif de la reconnaissance de la sagesse
de Salomon de la part de la reine et celui de la visite de la maison que le roi avait
construite : J. Vermeylen, « La visite de la reine de Saba à Salomon. Une lecture de
1Rois 10, 1–13 », Graphé, 11 (2002), p. 11–28 : 15. Il s’agit d’un élément exégétique que
l’on retrouve aussi dans d’autres textes. Flavius Josèphe l’amorce déjà dans sa para-
phrase de l’épisode biblique contenue dans les Antiquités juives : « Mais elle fut stupéfaite
de la sagesse de Salomon quand elle réalisa à quel point elle était exceptionnelle, et
à quel point la réalité dépassait la réputation. Elle admira aussi particulièrement le
palais pour sa beauté et son ampleur non moins que pour l’agencement du bâtiment :
en cela aussi elle voyait l’immense sagesse du roi » ( Flavius Josèphe, IV, Les Antiquités
juives, p. 51). On en retrouve également la trace chez Yo anan Alemanno, dans son
commentaire du Cantique : cf. Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 417.
37
Elle est toutefois définie par Philon comme la « déesse [dea] de mon désir » (Dialo-
gues, p. 249 ; Dialoghi, III, 2b), une appellation plutôt bizarre dans la bouche d’un Juif.
La version hébraïque traduit « dea » par megamah (« orientation », « direction », « but »).
Ce terme est un hapax biblique (Hab. 1, 9) qui désigne les armées babyloniennes
assoiffées de conquête, instrument du châtiment que Dieu va infliger à son peuple
154 chapitre v
Comme c’est le cas pour la reine des midrashim ou des textes de la tra-
dition judéo-chrétienne ou même de la Septimana philosophica de Maier,
elle pose des questions philosophiques touchant au monde naturel, à
la cosmologie et à la nature de la divinité. Par ailleurs, tout comme
la reine de Flavius Josèphe, Sophie est d’avis que son interlocuteur
possède un intellect supérieur au sien et se fie à son « expérience ».
Enfin, à l’instar de la reine chez Isaac Abravanel, Sophie profite de la
vocation pédagogique de son interlocuteur, qui le pousse à dispenser
ses enseignements aux savants païens venus lui rendre hommage. A
ce propos, il n’est pas sans intérêt de mentionner les considérations
de Shemaryah ben Elie Iqriti (1275–1355), un médecin juif à la cour
d’Anjou de Naples, qui affirme dans son commentaire sur le Cantique
que Salomon ne peut pas atteindre la béatitude avant d’avoir accompli
une mission éducative consistant à diffuser et à enseigner la sagesse
aux autres peuples ; d’autant que l’exemple que Shemaryah évoque est
précisément celui de la rencontre avec la reine de Saba38.
La concordance de ces motifs tirés de la littérature médiévale avec
les traits propres à la personnalité de Sophie donne indubitablement à
réfléchir. On pourrait multiplier à loisir ces analogies en explorant la
production artistique et littéraire des XVIe et XVIIe siècles, qui exploite
de manière encore plus systématique le motif de la rencontre entre le
roi et la reine : mis au service de la cause catholique ou réformée, ou
de la consécration d’alliances politiques entre deux Etats, ou encore
de la représentation de deux conceptions rivales mais conciliables du
savoir, ce thème fera son apparition chez les écrivains de l’Espagne
du siglo de oro39, dans l’Angleterre élisabéthaine et, bien sûr, dans l’art
italien, notamment à Florence, à Ferrare et à Venise40. A défaut de
infidèle. S’agit-il d’une autre indication concernant le statut de Sophie d’après le tra-
ducteur ? Il faut cependant signaler que le terme était utilisé également en relation au
désir pour Dieu : cf. David Qimhi, Sefer Tehilim ‘im perusho ha-’arok shel R. David Qim i,
Tel Aviv, 1946, p. 58.
38
Cf. G. Vajda, L’amour de Dieu, cit., p. 245.
39
En Espagne, la légende donne lieu en particulier à des adaptations théâtrales,
telles La Sibila del Oriente y gran regina de Sabà de Calderón de la Barca (1600–1688). La
floraison d’une dramaturgie d’inspiration biblique qui caractérise l’Espagne des XVIe
et XVIIe siècles, et notamment la production des nouveaux chrétiens, compte parmi
ses sujets préférés les vicissitudes de Salomon avec les femmes ; la Farsa de Salomon de
Diego Sánchez, qui met en scène l’épisode du jugement de Salomon et des deux pros-
tituées, en est un exemple : cf. F. Cazal, Dramaturgia y reescritura : el teatro de Diego Sánchez
de Badajoz, Toulouse-Le Mirail, Presses universitaires du Mirail, 2001, p. 271–295.
40
On se souviendra notamment du bas-relief de Ghiberti sur le portail du baptis-
tère de Florence célébrant, dans la rencontre entre le roi et le reine, la réconciliation
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 155
des Églises romaine et grecque espérée par Ambrogio Traversari au cours du Concile
de 1438–1441 : cf. A. Notter, « La reine de Saba : fortune d’une iconographie », cit.
Mais le motif est présent également à Ferrare dans la seconde moitié du XVe siècle,
notamment parmi les disciples de Francesco del Cossa : cf. Cosmé Tura e Francesco del
Cossa. L’arte a Ferrara ell’étà di Borso d’Este [Catalogue de l’exposition], Ferrara, Palazzo
dei Diamanti. Palazzo Schifanoia, 23 settembre 2007– 6 gennaio 2008, Ferrare, 2007,
p. 462–463.
41
A. Chastel, « Le légende de la reine de Saba », cit., p. 91.
42
G. Lobrichon, « La Dame de Saba : interprétations médiévales d’une figure
impossible », cit., p. 107.
43
Voir A. Chastel, « La rencontre de Salomon et de la reine de Saba dans l’ico-
nographie médiévale », dans ID., Fables, formes, figures, cit., p. 103–122.
156 chapitre v
44
Cf. M. Engammare, Qu’il me baise des baisers de sa bouche. Le Cantique des Canti-
ques à la Renaissance, étude et bibliographie, Genève, Droz, 1993, p. 113.
45
Cant. 1, 5 dans la version hébraïque.
46
Pour un survol concernant les interprétations patristiques voir C. Munier, « La
reine de Saba dans la littérature juive et chrétienne des premiers siècles », dans Rois et
reines de la Bible au miroir des Pères (Cahiers de Biblia Patristica 6), éd. P. Maraval, Stras-
bourg, Université Marc Bloch, 1999, p. 75–103. L’interprétation du Cantique comme
un itinéraire de purification de l’âme identifiée à une femme prostituée et idolâtre est
aussi au cœur d’autres exégèses médiévales, et tout particulièrement de celle de Nil
d’Ancyre qui fait ainsi parler la « nigra sed pulchra » de Cant. 1, 4 : « Car même s’il vous
semble que je suis noire maintenant parce que je porte quelques signes de ma pre-
mière condition et que j’ai, survolant mon apparence, une sorte de brouillard, comme
celui qui vient du graillon des idoles, sachez pourtant que comme dans une tente, sous
ma peau d’éthiopienne, a été révélée une extraordinaire beauté qui resplendira dans
le bain nuptial » (Nil d’Ancyre, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Paris, Cerf,
1994, p. 153) ; une lecture analogue est présente dans le commentaire de Guillaume de
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 157
[quod apud eam et apud doctores eius, gentiles duntaxat philosophos, incertum semper
aut dubium manebat, absolvitur]47.
Philosophe aux prises avec des questions insolubles, la reine vient donc
se faire instruire par Salomon sur des sujets qui échappent à sa com-
préhension : il s’agit du même schéma que dans les Dialogues. Néan-
moins, la proximité avec la situation décrite dans ce passage et celle
mise en place par Juda Abravanel n’est pas uniquement formelle. On
a remarqué que les questions que Sophie pose à Philon sont des dubbi
qui attendent des soluzioni, en montrant comment ces deux expressions
sont au cœur du dispositif dialogique des Dialogues48. D’autre part, d’un
point de vue strictement étymologique, les doutes de Sophie n’ont
aucun lien direct avec les « énigmes » (en hébreu iddot, enigmata dans
la version de Jérôme) attribués à la reine dans le texte biblique. A
cet égard, la connexion entre Sophie et la figure de la reine semble-
rait donc s’avérer assez fragile, voire aléatoire. Or, le commentaire
d’Origène peut précisément nous offrir une médiation textuelle pour
résoudre cette difficulté. En parlant du défi sapientiel entre la reine et
le roi, Origène utilise en effet la terminologie que l’on retrouve dans
les Dialogues, et qui identifie de manière précise le rôle respectif des
deux interlocuteurs : Sophie/Reine de Saba comme celle qui expose
ses doutes, et Philon/Salomon comme celui qui les résout. Cette préci-
sion terminologique est absente d’autres textes qui auraient pourtant
pu fournir des repères importants à Juda, et notamment du commen-
taire au livre des Rois de son père. En revanche, l’idée est explicite-
ment évoquée dans l’Expositio super Canticam Canticorum. Ainsi, de même
que Philon procure à la philosophe étrangère la solutione à ses dubbi, de
même le Salomon du commentaire origénien « absolvit » ce que pour la
reine de Saba et pour ses « doctores gentiles » était toujours resté « incertum
aut dubium ». Dans la lecture origénienne, la reine de Saba—à savoir
la communauté des païens—arrive donc à Jérusalem en philosophe
munie de vastes connaissances ainsi que de questions auxquelles ni
elle-même ni les savants (doctores gentiles) qui l’entouraient n’avaient su
trouver de réponses. Ces questions concernaient notamment la connais-
sance de la divinité et du monde créé et le problème de l’immortalité
de l’âme et de la fin des temps. Dans cette visite se réunissent ainsi
à la fois le défi et l’adhésion finale au christianisme de la part de la
47
Origène, Commentaire sur le Cantique de Cantiques, cit., t. I, p. 276–277.
48
Cf. supra, p. 70–71.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 159
49
On retrouve une approche analogue chez l’exégète siénnois Pietro de’ Rossi, un
auteur actif vers la moitié du XVe siècle. En dédicaçant à Bessarion son commen-
taire des Proverbes, de’ Rossi n’hésite pas à déclarer que « si voletis libros Salomonis
aspicere, clarius perspicetis nihil in eis ex Aristotele defuisse, quippe Sanctus Spiritus
per Salomonem multo ante praescripsit quaecumque post eum Aristoteles indagavit »
(G. Fioravanti, « Pietro de’ Rossi. Bibbia e Aristotele nella Siena del ‘400 », dans Id.,
Università e città : cultura umanistica e cultura scolastica a Siena nel ‘400, Florence, Olschki,
1981, p. 57–127 : 59). De’ Rossi interprète également 1Rois, 5 de manière allégorique :
les chevaux du roi seraient ainsi des prédicateurs envoyés par le Christ/Salomon dans
le monde, alors que les bois de cèdre et les experts envoyés par Hiram représentent la
conversion de la gentilitas envoyant à Christ/Salomon « viros in saeculo claros et philo-
sophos ad veram sapientiam conversos, qualis fuit apostolorum temporibus Dionysius
Areopagita » (ibid., 58).
50
« Elle vient donc ‘à Jérusalem’, c’est-à-dire à la Vision de paix, avec une mul-
titude et ‘en grand apparat’ ; car elle ne vient pas avec une seule nation, comme
jadis la synagogue qui eut les seuls Hébreux, mais avec des nations du monde entier,
apportant aussi des présents dignes du Christ ‘les odeurs suaves des parfums’ à savoir
les bonnes œuvres qui montent vers Dieu ‘en agréable odeur’. De plus, elle vient
chargée ‘d’or’, sans nul doute les pensées et les enseignements rationnels que, n’ayant
pas encore la foi, elle avait recueillis par une instruction scolaire commune. Elle offrit
également ‘des pierres précieuses’ que nous pouvons comprendre comme les parures
des mœurs [sensibus sine dubio et rationabilibus disciplinis, quas ante fidem adhuc ex communi hac
et scholari eruditione collegerat. Detulit etiam ‘lapidem pretiosum’ quae ornamenta morum possumus
intelligere] » (Origène, Commentaire sur le Cantique de Cantiques, cit., t. I, p. 276–277).
51
L’image constitue un véritable topos rhétorique dans les débats médiévaux,
au point d’être évoquée dans la lettre Ab Aegyptiis argentea que Grégoire IX adresse
aux théologiens du studium de Paris, les exhortant à dominer la philosophie, science
mondaine : voir H. De Lubac, Exégèse médiévale, t. I, p. 291–304 ; voir aussi, sur la
160 chapitre v
53
A la fin de l’ouvrage, Sophie reconnaît une énième fois à Philon l’autorité sapien-
tielle en question : cf. supra, p. 64.
54
Sur l’opinion d’Alemanno, voir M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Inter-
pretations », cit., p. 239, note 184 ; Farissol mentionne la traduction d’Origène dans
un écrit de polémique anti-chrétienne : cf. D. B. Ruderman, The World of a Renaissance
Jew, cit., p. 82. Origène fera aussi partie des auteurs chrétiens cités par Azariah de
Rossi : cf. Me’or Einaym (Lumière des yeux), p. 123.
162 chapitre v
55
A. Godin, Erasme lecteur d’Origène, Genève, Droz, 1982, p. 4–5.
56
Ibid., p. 7. L’influence d’Origène s’étend également aux arts figuratifs, tout parti-
culièrement à Florence, dans les fresques de Paolo Uccello à Santa Maria Novella et
les bas-reliefs du baptistère réalisés par Ghiberti : cf. E. Wind, « The Revival of Ori-
gen », dans Studies in Art and Literature for Belle Da Costa Greene, éd. D. Miner, Princeton,
Princeton University Press, 1954, p. 412–424.
57
A. Godin, Erasme lecteur d’Origène, cit., p. 8.
58
Les Epistolae et tractatus sancti Hieronymi, qui contiennent les homélies sur le Cantique
traduites par Jérôme et le commentaire dans la version de Rufin, furent publiés pour
la première fois à Rome en 1468 et republiés deux ans après dans la même ville ; à
Venise, ce texte fut édité en 1476 et en 1496 : cf. H. Crouzel, Bibliographie critique
d’Origène, La Haye, 1971, p. 77.
59
Cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 200. La Postilla super totam Bibliam de
Lyre était également utilisée par Abraham Farissol : cf. D. Ruderman, The World of a
Renaissance Jew, cit., p. 73 et p. 203.
60
De Lyre fait référence à Rashi assez régulièrement, et l’on sait que l’exégèse
juive médiévale eut une véritable influence sur son interprétation des Ecritures : voir
notamment H. Hailperin, Rashi and the Christian Scholars, Pennsylvania, University of
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 163
64
« ‘Fecitque rex de lignis thyinis fulchra domus Domini et domus regiae etc.’ (1Rois
12). Fulcra. Scilicet graduum quibus ascendebatur Rex. [. . .] Dicit Rabbi Salomon [Rashi]
quod per hoc notantur solutiones quaestionum quas ipsa proposuit » (ibid., p. 269a–b).
65
On sait que l’intérêt pour la cabale de la part de Jean Pic de la Mirandole
relevait en partie de motivations apologétiques pro-chrétiennes : cf. l’ « Introduction »
de Fabrizio Lelli à Eliyyah ayyim ben Binyamin da Genazzano, La lettera preziosa,
cit., p. 16–29.
66
Le procédé consistant à mettre les doctrines des Pères de l’Eglise au service
d’une interprétation de l’histoire plus favorable aux Juifs est utilisé par exemple par
Isaac Abravanel, qui remanie la chronologie du Chronicon d’Isidore de Séville à des
fins apologétiques : cf. J. Genot-Bismuth, « L’argument de l’histoire dans la tradition
espagnole de polémique judéo-chrétienne d’Isidore de Séville à Isaac Abravanel, et
Abraham Zacuto », dans From Iberia to Diaspora. Studies in Sephardic History and Culture, éd.
Y. K. Stillmann et N. A. Stillmann, Leiden-Boston-Köln, Brill, 1997, p. 197–222.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 165
67
Les vicissitudes de Salomon sont relatées au deuxième livre de Samuel (chap.
11–20), au premier livre des Rois (chap. 11–43) ainsi qu’aux livres des Chroniques. Salo-
mon est le deuxième fils du roi David, né de son union avec Bethsabée (2Sam. 12, 23).
Persuadé par celle-ci et par le prophète Nathan, David le nomme son successeur, alors
que le trône aurait dû revenir à Adonias, son fils aîné (1Rois 1, 5–40). Salomon devra
garder sa loyauté à Dieu, se venger des ennemis de David et achever l’édification du
Temple (1Rois 2, 1–10 ; 2Sam. 7, 4–16 ; 1Chron. 28, 9–29, 25). Afin de tisser des alliances
avec les puissances étrangères, il épouse la fille du Pharaon, qu’il emmène à Jérusa-
lem (1Rois 3, 1). En même temps, il garde intacte son alliance avec Dieu. Pendant un
sacrifice sur le mont Gibéon, Dieu lui accorde le don de la sagesse et de l’intelligence
(1Rois 3, 5–14). De retour à Jérusalem, le roi montre publiquement ses capacités en
tranchant une controverse entre deux prostituées qui se disputaient un enfant (1Rois
3, 16–28). Son royaume se renforce et la renommée de sa sagesse se diffuse par-delà
les frontières d’Israël. Il est décrit, dans le texte biblique, comme l’un des hommes
les plus savants de la terre et présenté comme le plus éminent des rois. Profitant
de la stabilité et de la paix qu’il a su instaurer, Salomon décide d’entreprendre la
construction du Temple. C’est pourquoi il sollicite la collaboration de Hiram, ancien
allié de son père, pour se procurer la quantité de bois de cèdre et de cyprès nécessaire
(1Rois 5, 15–26). Les travaux durent sept ans (1Rois 6, 1–38). Salomon entame alors la
construction du palais royal et pourvoit le Temple d’ameublements et de décorations.
Une fois l’aménagement du Temple terminé, il y invoque le pardon pour les péchés
d’Israël. Peu de temps après, il reçoit la visite de la reine de Saba (1Rois 10, 1–13). A
la fin de sa vie, il se laisse cependant égarer par ses épouses et concubines étrangères,
qui pratiquaient des cultes pour leurs divinités (1Rois 11, 1–8). A cause de cela, Dieu
se met en colère contre Salomon et destine le royaume d’Israël à la déchéance et à
la division (1Rois 11, 8–13).
166 chapitre v
de la nature, sur les plantes et les animaux, mais elle inclut aussi des
compétences techniques, nécessaires à l’édification du Temple et des
autres bâtiments, et s’exprime également dans l’exercice de la justice et
du pouvoir politique68. Enfin, Salomon est savant puisqu’il est capable
de parler dans un langage riche et agréable, par énigmes ( iddot), para-
boles (meshalim), poèmes ou chants (shirim) (1Rois 10, 1 ; 1Rois 5, 12)69.
Cependant, il reste un personnage ambigu. Il est monté au trône dans
des circonstances aventureuses, a épousé une Egyptienne et, vers la fin
de sa vie, sera entraîné au bord de l’idolâtrie à cause de son amour
pour ses concubines. Dieu ne manquera pas de punir son ambition par
la division de son royaume et l’affaiblissement de sa descendance.
L’Antiquité tardive et le Moyen Age se sont appropriées ce per-
sonnage en faisant de lui le protagoniste d’histoires fabuleuses qui se
diffusèrent remarquablement dans l’Europe chrétienne pendant des
siècles. Ces récits s’inspiraient de la Bible ainsi que de la littérature
apocryphe et d’un corpus de légendes qui s’étaient cristallisées à par-
tir des tous premiers siècles de l’ère vulgaire et même auparavant70.
Tout en reprenant l’image du législateur sage et du bâtisseur du Tem-
ple, le judaïsme hellénistique avait inauguré cette transformation en
attribuant à Salomon des traits issus de la culture grecque et hermé-
tique. Ces caractéristiques émergent déjà dans le livre de la Sagesse
et se précisent davantage dans les Antiquités juives de Flavius Josèphe,
qui nous livre le portrait d’un Salomon maître des forces naturelles et
68
« Or Dieu avait donné à Salomon un très haut degré de sagesse et d’intelligence,
et une compréhension aussi vaste que le sable qui est au bord de la mer. La sagesse de
Salomon était plus grande que la sagesse de tous les Orientaux, plus grande que toute
la sagesse des Egyptiens. Plus savant que tout homme, plus qu’Ethan l’Ezrahite et que
Hêman, plus que Kalkol et Darda, fils et Ma ol, sa renommée s’étendit chez tous les
peuples voisins. Il composa trois mille paraboles et mille cinq poésies : discourut sur
les végétaux, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui rampe sur la muraille ;
discourut sur les quadrupèdes, les oiseaux, les reptiles et les poissons. On venait de
chez tous les peuples pour se rendre compte de la sagesse de Salomon, de la part de
tous les rois de la terre qui avaient entendu parler de sa sagesse » (1Rois 5, 9–14).
69
Sur la sagesse de Salomon dans la littérature biblique, il existe une très vaste
bibliographie ; on renvoie le lecteur à A. Lemaire, « Wisdom in Solomonic Histo-
riography », dans Wisdom in Ancient Israel : Essay in Honour of J. A. Emerson, éd. J. Day,
R. P. Gordon et H. G. M. Williamson, Cambridge, Cambridge University Press,
1995, p. 106–118.
70
Sur la relecture de la figure de Salomon dans la littérature chrétienne médiévale,
voir notamment M. Bose, « From Exegesis to Appropriation : the Medieval Salomon »,
Medium Aevum, 65 (1996), p. 187–210.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 167
71
Cf. P. A. Torijano, Solomon the Esoteric King : from King to Magus. Development of a
Tradition, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2002, p. 26–40.
72
Cf. L. Ginzberg, Les légendes des Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon,
traduit de l’anglais par G. Sed-Rajna, Paris, Cerf, 2004, p. 94–103.
73
Ce qui lui vaut sans doute le rapprochement avec la figure de Prométhée que
l’on retrouve, par exemple, dans le ’Otsar ayyim d’Isaac ben Samuel d’Acre (fin
XIIIe–début XIVe siècle), cabaliste émigré de Terre Sainte en Espagne : cf. M. Idel,
« Prométhée en habits juifs » [en hébreu], Eskholot, 5–6 (1980–1981), p. 119–127. Ce
Prométhée-Salomon est assimilé par Isaac d’Acre à la Shekhinah qui réside parmi les
âmes des Juifs exilés ; les corbeaux du mythe grec sont à leur tour identifiés aux nations
qui harcèlent Israël avec toutes sortes de disgrâces. Une explication ultérieure, d’ordre
théosophique, voit dans les corbeaux les degrés des puissances impures qui seront
humiliées et rejetées dans l’abîme de la terre à l’arrivée du Messie : cf. ibidem ; voir aussi
E. P. Fishbane, As Light before dawn. The Inner World of a Medieval Cabbalist, Stanford,
Stanford University Press, 2009, p. 67. On fait remarquer au passage, que Leonardo
Marso, l’éditeur de la deuxième partie des Dialogues d’amour, assigne au texte de Juda
le titre singulier d’Œuvre de Prométhée de l’amour divin et humain. Il s’en explique dans la
préface à travers une curieuse association entre Juda et Prométhée, qui représente à
ses yeux le savant universel chargé d’une tâche pédagogique fondamentale auprès des
hommes : cf. J. Nelson Novoa, « La pubblicazione dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo
e l’Umanesimo dell’Italia meridionale », cit.
74
« Il est écrit : ‘Il ne doit pas avoir beaucoup de femmes’ (Deut. 17, 17) et toutefois
Salomon eut ‘sept cents épouses attitrés et trois cents concubines’ (1Rois 11, 3) ; il est
écrit : ‘il doit se garder d’entretenir beaucoup de chevaux’ (Deut. 17, 16) ; et toutefois
‘Salomon avait quatre mille attelages de chevaux’ (1Rois 5, 6) ; il est écrit : ‘Même de
l’argent et de l’or il n’en amassera pas outre mesure’ (Deut. 17, 17) ; et toutefois ‘le
roi rendit l’argent, à Jérusalem, aussi commun que les pierres’ (1Rois 10, 27) » (Qohelet
Rabbah, II, 2.4.1). Cf. également TB, Sanh. 21a.
168 chapitre v
75
Cf. M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations », cit.
76
Cf. P. A. Torijano, Solomon the Esoteric King, cit., p. 53–68 ; sur la circulation de
la Clavicula et d’autres textes analogues attribués à Salomon au Moyen Age et à la
Renaissance, voir L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, 7 vol., New
York, Columbia University Press, 1923–1958, t. II, p. 278–289 et F. Barbierato,
Nella stanza dei circoli. Clavicula Salomonis e libri di magia a Venezia nei secoli XVII e XVIII,
Milan, Sylvestre Bonnard, 2002, p. 21–49.
77
Les cycles arthuriens font notamment état d’un intérêt non négligeable pour la
légende de Salomon. La Queste du Saint Graal et l’Estoire du Saint Graal sont sans doute les
témoignages les plus aboutis de la tradition folklorique le concernant : en un mélange
de sacré et de profane souvent associé à notre personnage, les deux récits insistent sur
les pouvoirs surnaturels dont il aurait été doté et l’assimilent en même temps à la figure
rédemptrice du Christ : cf. P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 21–22. Pour la littérature
satirique, qui met en scène un Salomon dominé par les femmes, voir A. Chastel, « La
légende de la reine de Saba », cit., p. 97–98. François Villon, héritant d’une longue
tradition, range le roi parmi les « fous d’amour » : « Pour ce, aimez tant que vouldrez/
Suivez assemblees et festes/En la fin ja mieulx n’en vauldrez/Et n’y romperez que vos
testes/Folles amours font les gens bestes :/Salomon en ydolatria/Samson en perdit ses
lunectes./Bien heureux est qui rien n’y a » (M. Freeman, François Villon in his Works.
The Villain’s Tales, Amsterdam-Atalanta, Editions Rodopi, 2000, p. 129).
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 169
78
Augustin et la majorité des auctoritates anciennes penchaient pour la condamna-
tion du roi, mais cela n’empêcha pas pour autant Bonaventure et Dante d’adopter
la thèse d’un repentir tardif de Salomon, déjà formulée par Jérôme dans le commen-
taire del’Ecclésiaste, qu’il présentait comme une œuvre d’expiation : cf. P. Nasti, Favole
d’amore, cit., p. 15–17 ; les Proverbes aussi étaient interprétés comme une œuvre inspirée
par le repentir de Salomon : cf. H. De Lubac, Exégèse médiévale, cit., t. I, p. 288.
79
Une telle lecture mystico-amoureuse de l’itinéraire du roi imprègne l’Expositio
altera super Cantica canticorum de Guillaume de Saint Thierry (1075–1148) : cf. Guillelmi
a Sancto Theodorico Opera Omnia Pars II : Expositio super Cantica Canticorum, cura et
studio P. Verdeyen, Turnholti, 1997. Sur ces aspects du « Salomon médiéval », on
renvoie le lecteur aux travaux de Leclercq sur la culture monastique et notamment à
ses ouvrages L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 2008 [1957] et L’amour vu
par les moines au XIIe siècle, Paris, Cerf, 1983.
170 chapitre v
80
Voir les textes cités dans P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 23. Un schéma analogue
est présent également chez Ambroise : « Habes haec in Salomone ; quia Proverbia eius
moralia, Ecclesiastes naturalis, in quo quasi vanitates istius despicit mundi, mystica
eius sunt Cantica canticorum » (Liber de Isaac et Anima, 4, 23, PL 14, col. 537).
81
Jacques de Vitry (XIIIe siècle) était par exemple de cet avis ; pour lui l’étude
d’Aristote aurait été superflue : cf. P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 37.
82
B. Smalley, Medieval Exegesis of Wisdom Literature, éd. R. E. Murphy, Atlanta,
Scholar Press, 1987, p. 7.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 171
83
Dans Guide, II, 45, Maïmonide établit une hiérarchie des degrés prophétiques
et place Salomon, David et Daniel parmi ceux qui ont été inspirés par le rua ha-
qodesh. A partir de Moshe ibn Tibbon, les exégètes des textes pseudo-salomoniens
adoptent cette classification et considèrent le Cantique, les Proverbes et le Qohélet comme
des œuvres inspirées par Dieu : cf. Moshe ibn Tibbon, Perush ‘al Shir ha-shirim, Lyck,
1874, p. 6.
84
Maïmonide fait référence à l’autorité de Salomon dans des contextes divers. Le
roi est, selon lui, à l’origine de l’interdiction de diffuser aux masses les enseignements
concernant l’œuvre du Char, c’est-à-dire de l’idée que l’accès à certaines doctrines
métaphysiques devrait être réservé à un petit nombre d’individus et ne pas être divul-
gué à la multitude : voir S. Klein-Braslavy, Le roi Salomon et l’ésotérisme philosophique dans
la doctrine de Maïmonide [en hébreu], Jérusalem, Magnes Press, 1996, p. 107–188 ; cf.
également Id., « King Solomon and Metaphysical Esotericism according to Maimoni-
des », dans Maimonidean Studies 1, éd. A. Hyman, New York, Yeshiva University Press,
1990, p. 57–86.
85
Cf. S. Klein-Braslavy, « King Solomon and Metaphysical Esotericism », cit.,
p. 76–77. Un souci pédagogique est d’ailleurs à l’origine de la rédaction du Guide,
ouvrage que Maïmonide conçoit pour un de ses élèves en raison de l’impossibilité de
lui communiquer ses enseignements oralement.
86
Guide, I, 34.
87
C. Sirat, La philosophie juive au Moyen Age, cit., p. 251 et p. 256–57.
172 chapitre v
88
Yehiel Nissim De Pisa, Min at Qena’ot, éd. D. Kaufmann, Berlin, 1898, p. 105–
106.
Dans son commentaire sur le premier livre des Rois, Isaac Abravanel mentionne
une doctrine analogue et parle d’un sens révélé (nigleh) de type moral et d’un sens
caché (nistar) de nature spéculative qui seraient présents dans les paroles de Salomon :
cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 476.
89
Juda Moscato, Qol Juda, II, p. 150.
90
Sur les interprétations du Cantique d’Ibn Aknin, Ibn Kaspi et Ibn Tibbon voir
G. Vajda, L’amour de Dieu, cit., p. 144–145, 252 et 179–180 ; sur la lecture élaborée par
Gersonide, voir infra, p. 200–204. Le Cantique est souvent considéré comme un itiné-
raire intellectuel ordonné selon un modèle de divisio scientiarum tiré des curricula studiorum
médiévaux : cf. The Song of Songs and Cohelet (Commonly Called the Books of Ecclesiastes), éd.
C. D. Ginsburg, New York, Ktav Publishing House,1970, p. 49–56.
91
Pour la tradition chrétienne, les considérations d’Origène sur le genre dialogique
auquel appartient le Cantique font autorité. Dans son commentaire, Gersonide affirme
également le caractère dialogique du Cantique, tout comme l’apostat Flavius Mith-
ridates qui traduisit ce même texte en latin pour Pic de la Mirandole : Gersonide,
Commento al Cantico dei Cantici nella traduzione ebraico-latina di Flavio Mitridate. Edizione e
commento del ms. Vat. Lat. 4273 (cc. 5r–54r), éd. M. Andreatta, Florence, Olschki, 2009,
p. 27 et p. 69.
92
Voir J.-C. Haelewyck, Clavis Apocryphorum Veteris Testamenti, Turnhout, Brepols,
1998, p. 113–115.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 173
93
R. J. Menner, The poetical Dialogues of Solomon and Saturn, New York, 1941.
94
Cf. F. Barbierato, Nella stanza dei circoli, cit., p. 44.
95
Il s’agit d’un ouvrage juif sur la magie astrologique et hermétique, qui remonte
aux premiers siècles de l’ère chrétienne : cf. P. A. Torijano, « La Hygromanteia de
Salomon », Ilu. Revista de Ciencias de las religiones, 4 (1999), p. 327–345.
174 chapitre v
96
Sur l’ambivalence propre à la figure de Salomon, voir M. Perroni, « Tra eros
e Sofia : l’universo femminile di Salomone », dans Sono stato re su Israele a Gerusalemme.
Salomone tra Bibbia e leggenda, Settimello (Florence), 1998, p. 121–139.
97
« Or, le roi Salomon aima, indépendamment de la fille de Pharaon, un grand
nombre de femmes étrangères–Moabites, Ammonites, Edomites, Sidoniennes,
Héthéennes, d’entre ces peuples dont l’Eternel avait dit aux enfants d’Israël : ‘Ne vous
mêlez point à eux et ne les laissez point se mêler à vous, car certes ils attireraient
votre cœur à leurs divinités !’ ; c’est là que Salomon porta ses amour. Il eut sept cents
épouses attitrées et trois cents concubines, et ces femmes égarèrent son cœur. C’est
au temps de sa vieillesse que les femmes de Salomon entraînèrent son cœur vers de
dieux étrangers, de sorte que son cœur n’appartient point sans réserve à l’Eternel, son
Dieu, comme le cœur de David, son père. Il servit Astarté, la divinité des Sidoniens, et
Milkom, l’impure idole des Ammonites. Bref, Salomon fit ce qui déplaît au Seigneur,
loin de lui rester fidèle comme avait fait David, son père. En ce temps, Salomon bâtit
un haut-lieu pour Kamos, idole de Moab, sur la montagne qui fait face à Jérusalem,
et un autre à Moloch, idoles des Ammonites. Et ainsi fit-il pour ses femmes étrangères,
qui purent brûler de l’encens à leur dieux et leur offrir des sacrifices » (1Rois 11, 1–8).
On retrouve également le thème du pêché de Salomon avec les femmes dans d’autres
passages de l’Ecriture. C’est le cas de Néhémie : « N’est-ce en cela que Salomon, roi
d’Israël, a failli, lui qui n’avait point son pareil parmi les rois des grandes nations,
qui était aimé de son Dieu et qui avait été par lui établi roi de tout Israël ? Pourtant
les femmes étrangères l’entraineraient au péché ! » (Néh. 13, 26) ; dans l’Ecclésiastique
le destin du roi est illustré par ces mots : « Après lui se leva un fils plein de savoir, à
cause de lui il habita au large. Salomon régna en des jours de paix, Dieu lui donna le
repos tout au tour, afin qu’il bâtît une maison à son nom, qu’il préparât un sanctuaire
pour l’éternité. Comme tu fus sage en ta jeunesse, tu débordas d’intelligence comme
le fleuve. Ton âme recouvrit la terre, tu l’emplis de paraboles énigmatiques. Jusqu’aux
îles bien loin arriva ton nom, tu fus aimé dans ta paix. Pour les chants, les proverbes,
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 175
les paraboles, pour les interprétations, les contrées t’admirèrent. Au nom du Seigneur
Dieu, Lui qu’on appelle le Dieu d’Israël, tu amassas l’or comme l’étain, comme le
plomb tu amoncelas l’argent. Tu livras tes flancs aux femmes, tu te laissas dominer sur
ton corps. Tu imprimas une souillure à ta gloire, tu profanas ta descendance, amenant
la colère sur tes enfants, les jetant dans l’affliction par ta folie au point que l’empire
fut partagé en deux » (Eccl. 47, 12–21).
98
Philon cite de longs extraits de ces passages à la fin de la troisième partie des Dia-
logues, où le recours aux textes pseudo-salomoniens s’intensifie : cf. Dialogues, p. 459.
99
La lecture allégorique concernant ces deux femmes prend une ampleur consi-
dérable notamment chez Maïmonide, qui identifie la prostitué à la matière et invite
le savant à suivre les conseils de Salomon afin de la soumettre à l’intellect, en la
rendant ainsi « femme de valeur » : cf. Guide, éd. Munk, t. I, p. 20–21 et III 8. Sur la
diffusion de ce topos dans l’exégèse philosophique juive médiévale, voir C. Sirat, La
philosophie juive au Moyen Age, cit., p. 251 et p. 256–257 ; voir également A. Melamed,
« Maimonides on Women: Formless Matter or Potential Prophet ? », dans Perspectives on
Jewish Thought and Mysticism, éd. A. Ivry, E. A. Wolfson et A. Arkush, Amsterdam,
Harwood Academic Publishers, 1998, p. 99–134.
100
Cf. L. Ginzberg, Les légendes des Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon,
cit., p. 93. D’après certaines légendes, à la fin de sa vie Salomon serait même devenu
176 chapitre v
fou et aurait écrit un livre, le Qohélet, qui est le fruit des méditations d’un roi déchu
et pécheur, dont le contenu nihiliste frôle parfois l’hérésie : cf. C. Mopsik, « Quelques
échos de Qohélet et de la légende salomonienne dans la cabale médiévale », dans L’Ec-
clésiaste et son double araméen : Qohélet et son targoum, éd. C. Mopsik, Lagrasse, Verdier,
1990, p. 115–143.
101
Voir les considérations contenues dans A.-M. Pelletier, « La reine de Saba ou
il y a plus ici qu’une anecdote », dans « Ouvrir les écritures ». Mélanges offertes à Paul Beau-
champ, éd. P. Bovati et R. Meynet, Paris, Cerf, 1995, p. 119–132.
102
De ce démon, l’Alphabet de Ben Sira raconte qu’elle refusa de se soumettre sexuel-
lement à Adam dans l’Eden, et que Dieu la condamna par conséquent à voir mou-
rir chaque jour cent de ses enfants mâles : cf. E. Yassif, Sippurey Ben Sira, cit., p.
231–232 et 289–290. Sur l’inépuisable « dossier » Lilith on peut maintenant consulter
M.-A. Marcos Casquero, Lilith. Evolución histórica de un arquetipo femenino, Léon, Uni-
versidad de Léon, 2009.
103
Sur Lilith « femme adultère » ainsi que « force qui pousse à lire des ouvrages
communs et extérieurs » au détriment de l’étude de la Torah d’après certains commen-
tateurs, voir Zohar, I, 148a–148b et Le Zohar. Tome II. Vayera, Hayé Sarah, Toldot, Vaetsé,
Vayichlah, traduction, annotation et introduction par C. Mopsik, Lagrasse, Verdier,
1984, p. 315, note 116. L’idée du pouvoir de Salomon sur les démons est déjà évoquée
dans le Targum sheni, où l’on retrouve Lilith parmi les créatures que le roi invite danser
à sa cour : cf. J. Lassner, Demonizing the Queen of Sheba, cit., p. 165. Cette idée est à
la base de nombreuses amulettes médiévales qui invoquent l’intervention du roi afin
d’éloigner Lilith des maisons et de protéger les nouveau-nés : voir R. Patai, The Hebrew
Goddess, cit., p. 228–29 et S. Sabar, « Naissance et magie. Folklore juif et culture maté-
rielle », dans Les cultures des Juifs, cit., p. 595–635. L’autre adversaire traditionnel de
Lilith est le prophète Elie : cf. E. J., s. v. « Lilith » (article de G. Scholem).
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 177
ben Asher (actif dans la première moitié du XIVe siècle) évoque ainsi
« quatre femmes qui étaient les mères des démons : Lilith, Na‘amah,
Igrath et Mahalath » ; et d’ajouter peu après : « mais le roi Salomon
gouverna sur elles et les appela ses esclaves et servantes et il se ser-
vit d’elles à son gré »104. On a vu d’autre part que la « femme étran-
gère » est souvent identifiée à la philosophie. Pour certains cabalistes,
Salomon devient alors, tout naturellement, à la fois un champion de
l’opposition au savoir grec et un exemple de l’intérêt, voire de la fas-
cination, qu’il suscitait. Une telle vision est notamment à l’œuvre dans
les écrits de Meir ibn Gabbay, d’après qui le roi enseigne comment
neutraliser l’attraction des disciplines profanes précisément en vertu
de ses nombreuses, et parfois tragiques, expériences avec les femmes
issues d’autres peuples. Ainsi Lilith est associée par lui à la philosophie
et à la prostituée des Proverbes, contre laquelle Salomon a prononcé des
mots de réprobation105.
Gabbay, qui était un partisan acharné de l’infériorité du savoir phi-
losophique vis-à-vis de la révélation réservée à Israël, inscrit la person-
nalité du roi au cœur de la lutte contre les influences funestes que la
pensée d’Aristote et de ses tenants aurait exercé sur le sage juif 106.
D’autres auteurs ont élaboré une interprétation différente des
défaillances du roi. Chez certains cabalistes, sa faiblesse à l’égard des
femmes étrangères reposait en effet sur un désir légitime, à savoir
celui de parachever sa propre okhmah107. Une telle lecture ressort par
104
Cf. Bahya ben Asher, Be’ur ‘al ha-Torah, éd. H. D. Shavel, 3 vol., Jérusalem,
Mossad ha-Rav Kook 1967, t. I, p. 93 ( je remercie Maurizio Mottolese pour avoir
attiré mon attention sur ce texte). Le passage est partiellement cité aussi dans le dic-
tionnaire d’Elie Lévite à l’entrée « Lilith », avec une référence à l’Alphabet de Ben Sira :
« Et in alio loco inveni quatuor esse matres daemonum : Lilith, Naemah, Ogheret et
Machalat » (Opusculum recens hebraicum a doctissimo hebraeo Elia Levita germano grammaticus
elaboratum, Isnae, 1541, p. 182).
105
Cf. R. Goetschel, Meir ibn Gabbay, cit., p. 87.
106
Il n’est pas sans intérêt de remarquer que dans cette attaque contre la philoso-
phie, Meir ibn Gabbay se sert des argumentations développées par Isaac Abravanel
dans son commentaire au livre des Rois concernant l’incertitude de la pensée des
philosophes face à la sagesse de Salomon : cf. ibid., p. 61.
107
De même, la capacité de se confronter avec Lilith et de la vaincre était ainsi
parfois assimilée à une épreuve sur le chemin du perfectionnement non seulement
moral, mais également intellectuel du savant juif ; Lilith est alors comparée à l’échelle
de Jacob, qui mène à la contemplation de la divinité, et sa maîtrise de la part du
sage serait alors indispensable pour atteindre la sagesse prophétique : cf. Isaac ha-
Cohen, « The Treatise on the Left Emanation », dans The Early Kabbalah, éd. J. Dan,
New York, Paulist Press, 1986, p. 179 ; cf. aussi R. Patai, The Hebrew Goddess, cit.,
p. 236.
178 chapitre v
108
Dans la préface, Alemanno chante les louanges de Laurent le Magnifique en le
comparant à Salomon et mentionne Florence comme exemple politique et civile : cf.
Shir ha-ma‘alot, p. 4–6.
109
C’est la formule utilisée par Arthur M. Lesley, qui voit en cette figure déchirée
l’archétype du savant juif de la Renaissance : cf. A. M. Lesley, The Song of Solomon’s
Ascents by Yo anan Alemanno, cit., p. 70.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 179
110
On retrouve chez Alemanno l’association entre les femmes idolâtres et l’exercice
du pouvoir théurgique, une idée qui est également présente dans le commentaire
de Rois d’Isaac Abravanel. Cependant, pour Isaac, les femmes étrangères auraient
bénéficié des enseignements de Salomon pour faire descendre sur leurs nations les
épanchements de leurs propres divinités, tandis que, d’après Alemanno, le roi avait
appris de ces concubines leurs pratiques théurgiques afin de les utiliser pour ses pro-
pres buts : « Ses femmes l’aidèrent à satisfaire ses désirs, même si cet aide n’était pas
souhaitable. Elles l’aidèrent à trouver ce qu’il cherchait. Car, le désir [ esheq] tout
entier de Salomon était de connaître les puissances supérieures pour faire descendre
leurs épanchements sur les choses inférieures, et cela non seulement dans la manière
autorisée par la Torah, d’après l’opinion des cabalistes qui soutiennent que la réalisa-
tion de chaque précepte et les sacrifices ont un tel but ; mais aussi à partir des divinités
des nations idolâtres, une activité que la Torah interdit » ( Yohanan Alemanno, Shir
ha-ma‘alot, p. 379).
180 chapitre v
111
C’est notamment la lecture d’Arthur Lesley.
112
Voir sur la question F. Lelli, « Biography and Autobiography in Yohanan Ale-
manno’s Literary Perception », dans Cultural Intermediaries. Jewish Intellectuals in Early
Modern Italy, éd. D. B. Ruderman et G. Veltri, Philadelphie, University of Pennsylva-
nia Press, 2004, p. 25–38 et Id., « The Origins of the Autobiographic Genre », cit.
113
Voir Menahem Recanati, Perush ‘al ha-Torah, 2 vol., Israël, 2003, t. II, p. 61.
Traduit par Flavius Mithridate pour Jean Pic de la Mirandole, le commentaire est
l’une des sources majeures des Conclusiones cabalisticae : cf. Ch. Wirszubski, Pic de la
Mirandole et la cabale, cit., p. 81–85.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 181
Dans les écrits du cabaliste castillan Moshe de Léon, à qui l’on doit
une grande partie du corpus zoharique114, la okhmah de Salomon est
appelée « petite sagesse »115 et identifiée à Malkhut, dernier degré de la
procession sefirotique, qui rentre en contact avec le monde d’en bas.
En raison de sa position liminaire, cette dimension est ainsi susceptible
d’être contaminée par les forces de l’impureté provenant de l’ « autre
côté ». C’est pourquoi Malkhut est associée, entres autres, à la lune, qui
s’obscurcit cycliquement, ou à l’arbre de la connaissance du bien et du
mal. Les vicissitudes de Salomon sont ainsi expliquées par Moshe de
Léon comme une tentative d’intégrer les aspects impurs de Malkhut :
le roi aurait voulu achever sa sagesse par l’exploration du côté obscur,
en s’attachant aux branches de l’arbre qui relèvent du côté du mal
ou, d’après une autre explication possible que l’on retrouve également
dans le Zohar, à la facette sombre de la lune116. Dans un passage du
Sicle du sanctuaire, ces degrés impurs sont à leur tour mis en rapport
avec les concubines et les reines dont il est question dans le livre des
Rois ainsi que dans le Cantique. En d’autres termes, d’après ce cabaliste,
le Cantique semble garder les traces de cette incursion de Salomon dans
le domaine du sitra a ra117. L’association de ces forces impures avec les
114
Le débat concernant le rôle effectif de Moshe de Léon dans la rédaction du
Zohar est encore vivace et rejoint la question de la formation du corpus zoharique lui-
même ; il semble de toute manière indéniable qu’il ait participé à la rédaction et à la
mise au point finale du Zohar : voir C. Mopsik, « Moïse de Léon, le Sheqel ha-Qodesh et
la rédaction du Zohar. Une réponse à Yehudah Liebes », Kabbalah. Journal for the Study
of Jewish Mystical Texts, 3 (1998), p. 271–285 [réédité dans Id., Chemins de la cabale, cit.,
p. 256–306].
115
Voir Moïse de Léon, Le Sicle du Sanctuaire, cit., p. 119 et les renvois à d’autres
textes de l’éditeur dans les notes de bas de page.
116
Voir l’interprétation de 1Rois 5, 10 selon laquelle, à l’époque de Salomon,
la lune—à savoir la sefirah malkhut—« grandit, fut bénie et subsista en plénitude » ;
toutefois, « Salomon voulut aussi hériter [de la lune] dans son incomplétude, aussi
s’adonna-t-il à la science des démons et des esprits pour hériter de la lune dans tous
ses aspects » (ibid., p. 82), c’est-à-dire à la sagesse d’Egypte ; dans son commentaire,
Charles Mopsik identifie cette sagesse avec « la puissance de l’Autre côté, dont dépen-
dant la science et la magie [. . .] dénommée parfois Lilith ». La sagesse de Salomon
aurait donc intégré les sciences « autres » et en cela résiderait sa supériorité : cf. Zohar,
I, 223a–223b.
117
« Les sages qui ont étudié avec minutie ce sujet concernant le roi Salomon, la
paix soit sur lui—[Salomon] qui s’est aventuré dans toutes les formes de sagesses exis-
tantes dans le monde et qui a accompli tout ce qu’il a accompli et ce qui a été écrit à
son sujet, a agi par cette Sagesse—ces sages ont dit : Il est bien sûr que c’est par elle
que Salomon a fait tout ce qu’il a fait. Et il ne s’est écarté de sa nature, il n’en est sorti
à l’extérieur qu’à une seule occasion. Ils ont dit : il est sûr que la sagesse de Salomon
est appelée arbre de la connaissance du bien et du mal. Le roi Salomon, bien qu’il ait
été plus sage que les autres hommes, a voulu et eut le dessein de compléter la teneur
182 chapitre v
de ce degré par le secret du bien et du mal, or il aurait dû s’en tenir sans cesse à une
unique côté, et à ce propos ils ont dit qu’il aurait dû être constamment attaché au côté
du bien. Son intention était de s’enrouler et de s’attacher au côté du bien et au côté
du mal, et de connaître ces deux côtés, tout cela en suivant la complétude du degré en
question. Et si tu dis : ‘N’a-t-il pas pris de nombreuses femmes ?’ En fait, telle était bien
la portée de ce degré, qui comporte reines et concubines, comme il est dit : ‘Les reines
et les concubines font aussi son éloge’ (Cant. 6, 9). Ainsi, son intention étant qu’il y ait
plénitude pour ce degré, il prit des reines et des concubines. Ce secret se trouve dans
le Cantique des Cantiques que les autres fils du monde n’ont pas compris : « les mille »
qui sont profanes, c’est le secrets des ‘reines et des concubines’ (1Rois 11, 4). Il aban-
donna tout ce qui est en haut et s’attacha à l’en bas et il l’abandonna ce bien à cause
de cela. Mais loin s’en faut qu’il l’abandonnât, hormis le fait qu’il ne s’efforçait pas
d’établir ce degré dans le côté du bien. En voilà assez pour tout homme intelligent sur
lequel s’est posé l’esprit » (Moïse de Léon, Le sicle du sanctuaire, cit., p. 119–120) ; voir
aussi les développements dans Id., Sefer ha-mishqal (Livre de la balance), cit., p. 148–149.
D’autre part, c’est par l’achèvement du Cantique que la « lune connut sa plénitude »,
une fois que le roi Salomon est descendu vers le « jardin des noyers » pour achever
les « coquilles » : voir Zohar adash, 83b. Des conceptions semblables pourraient avoir
inspiré à Isaac Abravanel son interprétation du rôle du Cantique dans la biographie
spirituelle de Salomon : cf. infra, p. 292–297.
118
Voir Le Zohar. Genèse. Tome III, cit., p. 394, où Charles Mopsik renvoie, entres
autres, aux conceptions présentes dans le Livre de la balance de Moshe de Léon. D’après
Joseph Alashqar, un cabaliste marocain contemporain de Juda Abravanel, un rôle ana-
logue, quoique davantage chargé d’une signification rédemptrice, reviendrait à Sam-
son : « Certes il fut un juste parfait et tout ce qu’il fit, il le fit pour le bien d’Israël. La
Shekhinah qui est la fille d’Abraham notre père fut assujettie aux pouvoirs de l’impureté,
comme il est dit : ‘Car en ces temps-là, les Philistins dominaient Israël’ ( Juges 14, 4). Or
il voulut assujettir toutes les puissances [démoniaques] et toutes les puissances contrai-
res. Aussi cherchait-il à pénétrer chez elle par la ruse en prenant femme chez eux afin
d’être soutenu par eux, de sorte qu’ils soient d’accord avec lui et soient assujettis sous
sa main. Certes c’est là un secret connu de Dieu seul » (Tsafanat Pa‘anea , cit. dans
M. Idel, Mystiques messianiques, cit., p. 177) ; l’union avec Dalila (identifiée ici à Lilith)
dans le monde d’en-bas permet ainsi à Samson de libérer la Shekhinah soumise aux
pouvoirs de l’impureté dans le monde d’en-haut.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 183
119
Par exemple, d’après Joseph de Hamadan, Malkhut, la « petite sagesse », est la
sœur de la démone Na‘amah : « ‘La sœur de Toubal-Cain était Naama’ ; on veut
dire par là que la soeur [l’éditeur propose de remplacer avec frère] de cette Naama
aime le charme de belles femmes ; de plus il est indiqué allusivement que sa sœur
est la Chekinah, il est marqué en effet ‘Ils se nourriront d’une part égale à la leur’
(Deut. 18, 8). Et si tu objectes : puisque nous avons expliqué à propos du Char que
Silla est la Chekinah, comment pouvons-nous dire qu’il est question d’elles à propos
des classes de l’impureté ? [Sache] que tout s’interprète dans la Torah en soixante-dix
facettes d’impureté et de pureté, comme il est écrit : ‘Dieu a fait ceci vis-à-vis de cela’ »
(R. Joseph de Hamadan, Fragment d’un commentaire sur la Genèse, cit., p. 98–99).
120
Les conceptions cabalistiques concernant la relation entre certains héros bibli-
ques et les « femmes étrangères » font partie des l’arrière-plan du mouvement sabba-
teïste tel que le retrace Scholem dans son étude classique : cf. G. Scholem, Sabbataï
Tsevi, le messie mystique. 1626–1676, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 75–78 ; sur les ten-
dances antinomiques de la cabale des XVIIe et XVIIIe siècles voir Id., « Redemp-
tion through Sin », dans Id., The Messianic Idea in Judaism, New York, Shocken, 1971,
p. 78–141.
184 chapitre v
121
Sur ces conceptions cabalistiques et les interprétations du Cantique qu’elles
développent, voir M. Idel, Eros e Qabbalah, p. 153–154 et p. 164. Pour Joseph de
Hamadan, la dichotomie entre la concubine céleste et la Shekhinah répète sur un plan
théosophique la séparation entre les gentils et les juifs : cf. ibid., p. 152–163. La « noire
mais belle » est Malkhut, noire en tant qu’elle est souillée par le forces de l’autre côté,
et belle en tant qu’elle est reliée aux dimensions sefirotiques supérieures : voir Zohar
adash, 169b.
122
Dans ce long passage, le Zohar parle de la boue que le Serpent aurait injecté en
Eve, d’où serait né Caïn ; après le déluge, la descendance de celui-ci aurait dominé le
monde et les lettres de l’alphabet hébreu se seraient alors mises « à l’envers » ; c’est seu-
lement avec le Cantique que la boue du Serpent fut éliminée du monde et que les lettres
retrouvèrent leur place : « Ainsi alla le monde, suivant les secrets de l’alphabet, jusqu’à
ce que vienne Salomon. Dès lors les lettres retrouvèrent leur stabilité fondamentale,
et il est écrit : ‘La sagesse de Salomon excellait’ (1Rois 5, 10) et la lune recouvra sa
plénitude, alors se révéla le Cantique des Cantiques dans le monde. Il est dit dès lors : ‘Je
suis descendu vers le jardin des noyers’ (Cant. 6, 11). De même que le noyau de la noix
ne se constitue qu’à la fin, ainsi le monde : une fois que les coquilles furent achevées,
le monde se fonda sur le noyau, et la lune connut sa plénitude’ (Zohar adash, 83b). Sur
le Cantique—et le Temple—comme manifestation de l’équilibre et de la joie de tous les
niveaux de création, voir aussi Zohar adash, 62b.
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS 185
123
« C’est ainsi qu’Elicha, qui descendit et s’attacha à ce degré, fut chassé du monde
à venir et il ne lui fut pas permis de se repentir, il fut donc expulsé de ce monde-là
et il fut dénommé A er [Autre] » (Zohar, I, 204b). Voir aussi ce passage du Livre de la
balance de Moshe de Léon : « Il en va ainsi d’Elicha, l’Autre, si tu comprends son secret
que voici : en se laissant attirer par l’attachement à l’autre dieu [’el ’a er], il vit que
‘les lèvres de l’étrangère distillent le miel vierge et plus onctueuse que l’huile est sa
parole’ (Prov. 5, 3) et il vit son pouvoir, sa nature et sa cause, et il ne se préserva pas,
se rendit coupable et porta sa faute, car de toute manière, en se laissant attirer et en
s’attachant à l’autre dieu, il porta son nom et fut appelé A er (autre), à cause de son
attachement à l’autre dieu » (Moshe de Léon, Livre de la balance, p. 150 ; on cite dans
la traduction de Charles Mopsik: cf. Zohar. Genèse. Tome III, cit., p. 395).
186 chapitre v
1
Les premiers lecteurs des Dialogues avaient déjà remarqué cette structure ; pour
Immanuel Aboab l’œuvre de Juda est divisée « en tres Dialogos ; el primero de Philo-
sophia moral, el segundo de Philosophia natural, y Mathematicas ; el último de eleva-
tissima Teologia » (Immanuel Aboab, Nomologia o Discursos Legales, cit., p. 30).
188 chapitre vi
2
On a parfois parlé des Dialogues comme d’un ouvrage qui semble être en constante
expansion : cf. R. Scrivano, « Platonismo, ebraismo e cabala nel Rinascimento : Leone
Ebreo », cit., p. 125.
3
Dans les réflexions des néoplatoniciens d’Alexandrie, ce principe épistémologi-
que représente déjà l’un des éléments qui vont faciliter l’intégration de la philosophie
d’Aristote au sein des curricula studiorum scolastiques : cf. C. D’Ancona, « Il neoplato-
nismo alessandrino : alcune linee della ricerca contemporanea », Adamantius, 11 (2005),
p. 9–38.
4
L’absence d’introduction est un trait distinctif des Dialogues qui rend particulière-
ment difficile leur interprétation : cf. A. M. Lesley, « Proverbs, Figures and Riddles »,
cit., p. 219.
une sagesse tripartite 189
est la plus resplendissante de toutes, pource que son œil n’est bastant
à recevoir telle splendeur, mais bien voit-elle le lustre de la nuit lequel
lui est proportionné. Or cette connaissance et philosophie première est
celle qui arrive à la connaissance des choses divines, intelligibles selon la
possibilité de l’entendement, et est nommée théologie, c’est-à-dire parole
traitant de Dieu. Voilà donc comme le savoir des différentes sciences est
nécessaire pour la félicité : combien qu’elle ne consiste en toutes, mais
en la parfaite connaissance d’une seule (Dialogues, p. 97–99 ; Dialoghi, I,
24b–25a).
Le passage ébauche un ordo studiorum réclamant un apprentissage
logique, puis par la suite un perfectionnement moral et un avancement
progressif dans les sciences supérieures, de la philosophie naturelle aux
différentes subdivisions des mathématiques jusqu’à la « philosophie pre-
mière »5. Or, en dépit de quelques imprécisions dues essentiellement
au caractère dialogique de l’ouvrage, on retrouve dans l’articulation
des Dialogues toutes les phases préconisées dans ce cursus d’études. Phi-
lon décrit en effet l’itinéraire qui se dessinera dans les trois parties du
texte. Ainsi, Sophie et son amoureux s’engagent tout d’abord dans une
discussion vaguement dialectique, de manière à dissiper les doutes sur
l’essence et la définition de l’amour. Les deux interlocuteurs parvien-
nent à cette définition moyennant l’application d’une méthode aristo-
télicienne, c’est-à-dire en faisant apparaître la différence spécifique qui
caractérise l’amour, considéré comme un genre plus vaste que le désir
(Dialogues, p. 55–65 ; Dialoghi, I, 1a–6b). La relation existant entre ces
deux notions est précisée par la suite au moyen de la classification des
trois types d’amour—amour de ce qui est bon, utile ou honnête—telle
5
La classification des sciences prônée ici par Philon est proche des divisiones scientia-
rum que l’on utilisait dans les universités médiévales. Dans ses articulations principales,
le schéma proposé suit en effet le modèle d’inspiration boétienne répandu dans le
studia aux XIIIe et XIVe siècles. Cette influence est particulièrement évidente dans la
terminologie concernant le quadrivium. On peut, par exemple, comparer les définitions
des sciences rapportées dans les Dialogues avec celles du Didascalicon de Hugues de Saint
Victor, l’une des sources latines de référence en ce qui concerne la division des scien-
ces : « cum igitur, ut supradictum est, ad mathematicam proprie pertineat abstractam
attendere quantitatem, in partibus quantitatis species eius quarere oportet. Quantitas
abstracta nihil est aliud nisi forma visibilis [. . .] cuius geminae sunt partes : una conti-
nua [. . .] quae magnitudo dicitur, alia discreta [. . .] quae multitudo appellatur. Rursus
multitudinis alia sunt per se [. . .] alia ad aliquid [. . .]. Magnitudinis vero alia sunt
mobilia [. . .] alia immobilia. Multitudinem ergo quae per se est arithmetica speculatur,
illam autem quae ad aliquid est, musica. Immobilis magnitudinis geometria pollicetur
notitiam. Mobilis vero scientiam astronomiae disciplinae peritia vindicat » (Hugo Von
Sankt Viktor, Didascalicon. De studio legendi. Studienbuch, éd. T. Offergeld, Fribourg-
Bâle-Vienne-Barcelone-Rome-New York, Herder, 1997, p. 170–172).
une sagesse tripartite 191
6
Bien qu’elle ne soit pas explicitée par Juda, l’idée sous-jacente est sans doute
redevable à Boèce : « Seconda vero est pars intellegibilis, quae primam intellectibilem
cogitatione atque intelligentia comprehendit. Quae est omnium caelestium supernae
divinitatis operum et quidquid sub lunari globo beatiore animo atque puriore subs-
tantia valet et postremo humanarum animarum » (In Isagogen Porphyrii commenta, Editio
prima, I, 3, éd. BRANDT, p. 8–9); sur le modèle boétien voir G. D’Onofrio, « La
scala ricamata. La philosophiae divisio di Severino Boezio, tra essere e conoscere »,
dans La divisione della filosofia e le sue ragioni : lettura di testi medievali (VI–XIII secolo), éd.
G. D’Onofrio, Cava de’ Tirreni, 2001, p. 11–63 : 32).
192 chapitre vi
ainsi au seuil d’une spéculation plus élevée que les deux interlocuteurs
sont sur le point d’entreprendre7.
Enfin, dans le troisième dialogue, Sophie et Philon abordent la
problématique de l’éros d’un point de vue métaphysique et théolo-
gique. Il s’agit de la partie la plus riche du texte, mais également de
la moins organique et linéaire en ce qui concerne l’agencement des
sujets8. L’argument principal—celui de l’origine de l’amour annoncé
dans le titre—n’est pas immédiatement traité et l’on y arrive après
plusieurs pages consacrées aux effets de l’extase amoureuse (Dialogues,
p. 245–251 ; Dialoghi, III, 1a–5b) et aux rapports entre l’âme et l’intel-
lect (Dialogues, p. 252–278 ; Dialoghi, III, 6a–18b). Ces sujets peuvent
paraître déplacés. Néanmoins, c’est un fait que la progression de la
beauté sensible vers une beauté d’ordre intellectuel exige l’extase de
l’amant, selon un modèle platonicien appliqué de différentes manières
par Ficin, Pic, Laurent de Médicis et beaucoup d’autres. Cette excur-
sus, placé entre la deuxième et la troisième partie, marque donc un
tournant vers une dimension plus élevée de la discussion. Après un
court interlude où il est fait allusion au désir de Sophie de connaître
les effets d’amour (Dialogues, p. 278– 282 ; Dialoghi, III, 19a–23a), Phi-
lon et Sophie exposent les cinq questions fondamentales sur l’origine
de l’éros qui constituent le cœur de cette dernière partie. D’autres
précisions s’ajoutent toutefois entre l’énonciation de ces thèmes et
leur véritable traitement ; ainsi, les deux interlocuteurs réexaminent
la définition de l’amour (Dialogues, p. 284–293 ; Dialoghi, III, 23b–30a),
montrent les limites de la doctrine platonicienne de l’éros, qui ne serait
pas valable pour décrire l’amour de Dieu envers le monde (Dialogues,
p. 293–296 ; Dialoghi, III, 30a–32a), et élaborent une distinction entre le
bien et le beau (Dialogues, p. 297–308 ; Dialoghi, III, 32b–39b). La partie
consacrée aux cinq points énoncés (Dialogues, p. 308–486 ; Dialoghi, III,
34b–146b) est en revanche plutôt homogène, même si la question des
7
La question faisait l’objet de débats même parmi les averroïstes contemporains
de Juda ; c’est le cas par exemple d’Elie Delmédigo, qui écrit un commentaire en
latin au De substantia orbis d’Averroès dont il réalisera par la suite une version en
hébreu ; dans cette dernière, il polémique contre les cabalistes et les platoniciens dans
la mesure où ils refuseraient d’identifier le premier principe avec l’intellect premier :
cf. Kalman P. Bland, « Elijah del Medigo’s Averroist Response to the Kabbalahs
of Fifteenth-Century Jewry and Pico della Mirandola », Journal of Jewish Thought and
Philosophy, 1 (1991), p. 23–53 : 31–32.
8
Cette partie semble avoir eu une circulation autonome sous forme manuscrite :
cf. supra, p. 28.
une sagesse tripartite 193
Le schéma tripartite proposé par Juda était déjà adopté, dans ses lignes
fondamentales, par la plupart des auteurs médiévaux10. Sa formulation
9
D’après Wolfson, Juda aurait adopté une classification analogue à celle de Moshe
de Rieti et de Zeraiah Gracian ; il suggère que ce type d’agencement relève de la
familiarité avec la littérature latine et le modèle des sept arts libéraux, typique de la
culture italienne : cf. H. A. Wolfson, « The Classification of the Sciences in Medieval
Jewish Philosophy », dans Studies in the History and Philosophy of Religion, éd. I. Twerski
et G. H. Williams, 2 vol., Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1973, t. I,
p. 493–545 ; le contenu de la classification est cependant différent de celui du trivium et
du quadrivium et coïncide plutôt avec la physique, la métaphysique, les quatre branches
de la mathématique et la philosophie pratique.
10
Pour une première présentation de la question dans le domaine de la philosophie
latine, voir J. A. Weisheipl, « Classification of the Sciences in Medieval Thought »,
Medieval Studies, 27 (1965), p. 54–90 ; Id., « The Nature, Scope and Classification of the
Science », dans Sciences in the Middle Ages, éd. D. C. Lindberg, Chicago-Londres, The
194 chapitre vi
séparées et primordiales. Qu’il ne soit donc pas demeuré, comme nous venons de le
dire, à l’écart de la vérité qui se trouve dans les apparences, ni non plus à l’écart des
chemins du savoir et des enseignements que l’on y acquiert. En effet, c’est par ces
enseignements que nous connaissons d’une manière plus immatérielle l’être divin.
Si l’auditeur a réuni en lui toutes ces qualités sous la direction de son intellect, s’il a
pratiqué la dialectique de Platon, s’il a exercé les opérations immatérielles et sépa-
rées des puissances corporelles et s’il désire contempler ce qui existe par l’activité de
l’intelligence assistée de la raison, qu’il s’attache avec persévérance à l’explication des
doctrines divines et bienheureuses : alors, il fera par l’amour se déployer les profondeurs
de son âme, comme dit l’Oracle, puisqu’on ne peut trouver pour la mise en œuvre
de cette science de meilleur collaborateur que l’amour, comme le dit quelque part
Platon » (Proclus, Théologie platonicienne, texte établi et traduit par H. D. Saffrey et
L. G. Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 1968, t. I, p. 10–11) ; cf. aussi P. Hadot,
« Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité », Museum Helveticum, 36
(1979), p. 201–223.
14
« Il me paraît donc nécessaire avant qu’on en vienne au contenu de ce petit livre,
de faire un bref exposé d’abord sur l’amour lui-même, thème principal de cet écrit,
et ensuite sur l’ordre des livres de Salomon, parmi lesquels ce livre semble placé au
troisième rang ; et puis, sur le titre du petit livre même, pourquoi est-il intitulé Cantique
des cantiques ; enfin, de quelle manière il semble composé à la façon d’un drame, et
comme une pièce de théâtre habituellement jouée sur une scène avec changement de
personnages » (Origene, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, cit., t. I, p. 87). Sur
les rapports avec le milieu alexandrin, cf. I. Hadot, « Les introductions aux commen-
taires exégétiques chez les auteurs néoplatoniciens et les auteurs chrétiens », dans Les
règles de l’interprétation, éd. M. Tardieu, Paris, Cerf, 1987, p. 99–122.
196 chapitre vi
15
Origene, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 129–133.
16
« D’autres ont dit qu’elle n’est pas à l’extérieur, mais entrelacée aux trois autres
disciplines que nous avons rappelées plus haut, et incorporée à tout l’ensemble. En
effet, cette discipline logique, ou comme nous disons, nous, rationnelle, est celle qui
semble concerner les définitions des paroles et des mots, leurs emplois propres et
impropres, les genres et les espèces, et enseigner les figures de chaque sorte de sen-
tences : discipline à qui il convient certes moins d’être séparée que d’être intégrée aux
autres et à leur texture » (Origene, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 129–131).
Origène définit aussi les autres disciplines : « Est dite morale celle grâce à laquelle
on organise une manière de vivre honnête et on prépare des habitudes inclinant à
la vertu. Est dite naturelle celle où l’on examine la nature de chaque chose, afin que
une sagesse tripartite 197
dans la vie rien ne soit fait contre la nature, mais que chaque chose soit réservée à
ces usages pour lesquels elle fut produite par le créateur. Est dite inspective celle par
laquelle, dépassant les choses visibles, nous contemplons les réalités divines et célestes
et les considérons par l’intelligence seule, puisqu’elles dépassent la portée du regard
corporel » (ibid., p. 131).
17
Le programme s’achève par la contemplation amoureuse de Dieu : cf. ibidem,
p. 32.
18
La réception d’Origène à la Renaissance semble d’ailleurs se faire sous le patro-
nage salomonien. Il n’est pas sans intérêt de relever que l’une des deux introductions
à l’édition des œuvres d’Origène réalisée par Aldo Manuzio en 1503 compare l’auteur
à Salomon et exhorte le lecteur à rendre hommage à sa sagesse, en suivant l’exemple
de la reine de Saba : cf. E. Wind, « The Revival of Origen », cit., p. 413 et p. 423.
19
Voir H. Crouzel, « Pic de la Mirandole et Origène, » Bulletin de Littérature Ecclé-
siastique, 66 (1965), p. 81–106, p. 174–194 et p. 272–288 ; sur l’influence d’Origène
sur Pic, voir l’ouvrage classique de H. De Lubac, Pic de la Mirandole, Paris, Aubier
Montaigne, 1974 et E. P. Mahoney, « Giovanni Pico della Mirandola and Origen on
Humans, Choice, and Hierarchy », Vivens Homo, 5 (1994), p. 359–376.
20
Cf. P. C. Bori, « I tre giardini nella scena paradisiaca del De hominis dignitate di
Pico della Mirandola », Annali di storia dell’esegesi, 13 (1996), p. 551–564.
198 chapitre vi
21
Une note de Politien en marge d’un manuscrit contenant une traduction de
Leonardo Bruni de l’Ethique à Nicomaque nous permet d’affirmer que Pic appliquait ce
même schéma également à la discipline métaphysique : « Triplex philosophia prima :
Quae sequitur mentem : Platonica. Quae sequitur fantasiam : Pythagorica. Quae
sequitur opinionem : Aristotelica. Et per argumentationes horum trium semper proce-
dit Picus ipse Mirandula : Platonica dignior est, sed minus certe ; Pythagorica habetur
media ; Aristotelica minus digna, sed certior » ( J. Hankins, Humanism and Platonism
in the Italian Renaissance, 2 vol., Roma, Edizioni di storia e letteratura, 2003, t. I,
p. 219.
22
« Ainsi donc, imitant nous aussi sur terre la vie des Chérubins, bridant l’impé-
tuosité des passions par la science morale, dissipant les brouillards de la raison par la
dialectique, éliminant pour ainsi dire la crasse de l’ignorance et des vices, nettoyons
notre âme, de crainte que nos passions ne se déchaînent à l’improviste ou que notre
raison sans méfiance ne se mette parfois à délirer. Alors, dans notre âme convena-
blement disposée et purifiée, nous verserons la lumière de la philosophie naturelle,
pour finalement la rendre parfaite par la connaissance des choses divines » (Giovanni
Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme. De hominis dignitate, traduit du latin et
présenté par Y. Hersant, Paris-Tel Aviv, 2005 [1993], p. 18–19).
23
Pic retrace également cette séquence en trois étapes dans la philosophie ancienne
et les mystères des Grecs : « Mais en vérité, ce ne sont pas seulement les mystères
mosaïques ou chrétiens, ce sont aussi les théologies des premiers âges [ priscorum quo-
que theologia] qui nous font voir les avantages et la dignité de ces arts libéraux dont
j’ai entrepris la discussion et l’approche. Que signifient d’autre, en effet, les degrés
d’initiation suivis dans les cérémonies secrètes des Grecs ? Aux initiés préalablement
rendus purs grâce aux arts en quelque sorte purificateurs dont nous avons parlé, la
morale et la dialectique, il était donné d’affronter les mystères. En quoi cela peut-il
consister, sinon en une interprétation par la philosophie des secrets de la nature ?
C’est à ce stade, et à ce stade seulement, que leur advenait la fameuse épopteía, c’est-
à-dire la vision interne [inspectio] des choses divines par la lumière de la théologie »
(Giovanni Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme, cit., p. 31–33). Bien qu’il
retienne dans le De amore un schéma différent, Ficin, dans le De christiana religione, fait
une sagesse tripartite 199
26
Pour une synthèse de ces lectures du Cantique, voir Levi ben Gershom (Ger-
sonides), Commentary on Song of Songs, éd. M. Kellner, New Haven-Londres, Yale
University Press, 1998, p. XV–XXXI ; cf. également E. R. Wolfson, « Ascetism and
Eroticism in Medieval Jewish Philosophical and Mystical Exegesis of the Song of Songs »,
dans With Reverence for the Word : Medieval Scriptural Exegesis in Judaism, Christianity and
Islam, éd. J. D. McAuliffe, B. D. Walfish et J. W. Goering, New York, Oxford
University Press, 2003, p. 92–118.
une sagesse tripartite 201
27
Pour une description des parcours ascendants tracés par les exégètes du Canti-
que, cf. G. Vajda, L’amour de Dieu, cit., p. 179–180 et p. 242–252 ; cf. également la
présentation des commentaires du Cantique élaborés dans le cercle des Tibbon dans
C. Sirat, La philosophie juive au Moyen Age, cit., p. 255–258 et p. 308.
28
Il emprunte notamment à Gersonide le thème de la « mort de baiser » (binsica),
que l’on retrouve dans son Commento sopra una Canzona d’amore di Gerolamo Benivieni, et
qui deviendra par la suite un topos de la production des cabalistes chrétiens : cf. Pic de
la Mirandole, Commentaire sur une chanson d’amour de Jérôme Benivieni, cit., p. 130–131 ;
sur la diffusion du thème de la mort par baiser, voir F. Secret, Les Kabbalistes chrétiens
de la Renaissance, Milan, Arché, 1985, p. 39–40.
202 chapitre vi
29
Les exégètes juifs médiévaux indiquaient par ce terme la position du livre qu’ils
allaient expliquer dans le curriculum d’études, d’après un usage exégétique dont les
origines remontent aux commentateurs néoplatoniciens : cf. S. Klein Braslavy, « The
Alexandrian Prologue Paradigm in Gersonides’ Writings », cit., p. 267–268.
une sagesse tripartite 203
30
L’idée que la purification morale précède une compréhension intellectuelle adé-
quate est réaffirmée par Gersonide dans la suite, à propos du verset « A une cavale,
attelée aux chars de Pharaon, je te compare, mon amie » (Cant. 1, 9) : « Il est impossible
que l’intellect matériel parvienne au lieu souhaité sans que l’homme ne se soit pas
préalablement orné des vertus louables et débarrassé des vêtements sordides, à savoir
les défauts moraux » (Levi ben Gershom, Perush le-Shir ha-shirim, dans Perush amesh
Megillot, Riva di Trento, 1560, p. 9a).
31
Levi ben Gershom, Perush le-Shir ha-shirim, p. 3b–4a.
32
Un modèle analogue est aussi invoqué—bien que finalement refusé—par Moshe
ibn Tibbon dans son commentaire du Cantique : voir M. Kellner, « Gersonides’
Commentary on Song of Songs: For whom Was Written and why ? », dans Gersonide
en son temps, éd. par G. Dahan, préface de C. Touati, Louvain-Paris, Peeters, 1991,
p. 81–107.
33
Pour une analyse de ce passage, voir M. Kellner « Gersonides’ Commentary
on Song of Songs, cit., p. 85–86 ; voir aussi S. Feldman, « The Wisdom of Solomon :
a Gersonidean Interpretation », dans Gersonide en son temps, cit., p. 61–80 ; Feldman a
montré la manière dont Gersonide a renversé la séquence dans laquelle, d’après la
tradition rabbinique, les textes salomoniens auraient été écrits (à savoir le Cantique, en
204 chapitre vi
tant que texte passionnel, dans la jeunesse du roi, les Proverbes à l’âge mûr et Qohé-
let dans la dernière partie de sa vie). Ce renversement relèverait de l’adoption d’un
paradigme épistémologique et d’une classification des sciences déterminés, car, pour
Gersonide, Qohélet, portant sur un enseignement mondain, est le premier ouvrage de
Salomon, alors que le Cantique, consacré à l’amour intellectuel pour Dieu, a été rédigé
en dernier.
34
Les schèmes classificatoires courants dans la philosophie juive médiévale variaient
notamment en fonction de la position attribuée respectivement aux mathématiques
et à la physique à l’intérieur d’un schéma classique où la logique était un outil pro-
pédeutique, et où la véritable philosophie se divisait en philosophie pratique (morale)
et théorique, cette dernière étant à son tour subdivisée en physique, mathématiques
et théologie. Abraham ibn Daud, Maïmonide, Moshe de Rieti, Gersonide et Zeraia
Gracian adoptèrent la première scansion ; Baya ibn Paquda et Juda Hallévi, tout
comme d’autres philosophes davantage influencés par le néoplatonisme, choisirent
en revanche la deuxième. La séquence élaborée ici par Gersonide se retrouve aussi
dans d’autres textes. Elle est reproduite par exemple dans le Petit Sanctuaire (Miqdash
Me’at) de Moshe de Ricti, où l’échelle du savoir menant au degré le plus élevé de
la connaissance suit le schéma tracé dans le commentaire au Cantique de Gerso-
nide : cf. « Miqdash Me’at-The Little Temple : Cantos 1 and 2, English Translation by
R. P. Scheindlin », Prooftexts, 23 (2003), p. 25–64 : 58–60.
une sagesse tripartite 205
35
L’autorité de Platon se heurte à d’autres limites. Philon affirme par exemple
que la doctrine de l’amour exposée dans le Banquet porte exclusivement sur l’amour
humain et qu’elle ne peut pas offrir un modèle valable pour la représentation des
réalités divines : « Philon. Il dit vrai que celle espèce d’amour dont il dispute en son
Banquet étant seulement celle de laquelle les hommes sont participants, ne peut être
convenant à Dieu : mais qui nierait que l’universel amour, duquel nous sommes en
propos, ne lui convînt aucunement, certes il aura tort. Sophie. Déclare-moi cette dif-
férence. Philon. Platon dispute seulement, en son Banquet, de l’amour qui entre les
hommes se trouve terminé en l’amant et non point en l’aimé : pource que c’est ce qui
principalement est appelé amour : et ce qui se termine en l’aimé a nom bénivolence
et amitié » (Dialogues, p. 296 ; Dialoghi, III, 31b–32a). Cette interprétation du Banquet en
tant que texte consacré à l’amour humain restreint de manière considérable son utilité
dans le domaine de la théologie. Une critique analogue est déjà contenue in nuce dans
l’Expositio super canticam d’Origène, bien que le nom de Platon ne soit pas mentionné :
« Chez les Grecs, à vrai dire, bien des hommes instruits, voulant chercher à dépister la
vérité, proposèrent sur la nature de l’amour des écrits nombreux et divers également
sous la forme des dialogues ; ils s’efforçaient de montrer que la force de l’amour n’est
pas autre chose que celle qui conduit l’âme de la terre aux cimes élevées du ciel,
et qu’on ne peut parvenir à la suprême béatitude si le désir d’amour n’y invite. De
plus, on rapporte que des questions sur ce thème étaient débattues dans des sortes
de banquets non d’aliments mais de paroles. Et d’autres laissèrent consignés par écrit
certains procédés grâce auxquels cet amour semblait pouvoir naître ou croître dans
l’âme. Mais, hommes charnels, ils appliquèrent ces procédés aux désirs vicieux et aux
secrets de l’amour coupable » (Origene, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 91).
206 chapitre vi
36
Une reconstruction analogue de l’histoire de la pensée grecque sert à Coluccio
Salutati pour justifier le renouveau d’intérêt pour l’éthique et la rhétorique qui oppose
Socrate aux philosophes de la nature : cf. J. Hankins, Plato in the Renaissance, cit., t. I,
p. 35. Le modèle de ce type de reconstruction était le chapitre premier des œuvres
d’Aristote, où l’on trouve souvent un status quaestionis des sujets qui seront traités dans
la suite du livre, comportant la prise en compte de toutes les opinions précédemment
émises par les autres philosophes : cf. par exemple Métaph., I, 3, 983b 6–11.
37
Cf. S. Toussaint, L’esprit du Quattrocento : le De ente et Uno de Pic de la Mirandole,
Paris, Honoré Champion, 1995, p. 335.
38
Marsilii Ficini Florentini Epistolarum, Liber VII, dans Marsilio Ficino, Opera Omnia,
cit., t. I, p. 858. Ficin visait en fait à intégrer l’approche aristotélicienne dans le
curriculum d’étude du philosophe, mais selon une hiérarchie très précise : « Errant
omnino qui Peripateticam disciplinam Platonicae contrariam arbitrantur. Via siqui-
dem termino contraria esse non potest. Peripateticam vero doctrinam ad sapientiam
platonicam viam esse, comperiet quisque recte consideravit naturalia ad divina nos
perducere ; hinc igitur effectum est ut nullus unquam ad secretiora Platonis mysteria
sit admissus nisi Peripateticis disciplinis prius imbutus » (Lettre de Marsile Ficin à
Francesco da Diacceto, dans Opera, I, 953 ; cf. aussi L. Valcke, Pic de la Mirandole. Un
itinéraire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 356).
une sagesse tripartite 207
39
L’idée exposée par Juda trouve une correspondance presque parfaite dans les
propos de Pic qui affirme, dans ses Conclusions, que « Nullum est quaesitum naturale
aut divinum, in quo Aristoteles et Plato sensu et re non consentiant, quamvis ver-
bis dissentire videantur » (Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones sive Theses
DCCCC, éd. B. Kieszkowski, Genève, Droz, 1973, p. 54). Voir aussi la position ana-
logue de Bessarion : cf. J. Hankins, Plato in the Renaissance, cit., t. 1, p. 246, note 9.
40
Voir à titre d’exemple le passage suivant : « Philon. La plus haute partie du corps
de l’homme, qui est la tête, est simulacre du monde spirituel : lequel, selon le divin
Platon, et non loin de l’opinion d’Aristote, a trois degrés, à savoir l’âme, l’entendement
et la divinité [La testa dell’uomo [. . .] è simulacro del mondo spirituale. Il quale, secondo il divin
Platone, (non longe d’Aristotele) ha tre gradi : anima, intelletto et divinità] » (Dialogues, p. 158 ;
Dialoghi, II, 23a) ; Juda vise à faire aussi coïncider la gnoséologie platonicienne et celle
d’Aristote : « Philon. A ce propos puis-je alléguer Platon, disant que notre discours
et puissance d’entendre n’est autre chose qu’un souvenir des choses précédentes et
passées que l’âme a oubliées [reminiscentia de le cose antesistenti nell’Anima in modo d’obli-
vione], en quoi il entend la même capabilité potentielle [ potentia] selon Aristote, ou
bien cette manière latente que je te dis. Parquoi tu connaîtras que toutes les formes
et espèces ne sautent des corps en l’âme : car il leur est impossible d’aller d’un sujet à
l’autre : mais icelles représentées par les sens, les mêmes formes et les mêmes essences
reluisent : lesquelles auparavant étaient latentes dans notre âme [Adunque conoscerai che
tutte le forme e spetie non saltano de li corpi ne l’Anima nostra, ché migrare d’un soggetto ne l’altro è
impossibile : però, ripresentati per li sensi, fanno rilucere quelle medesime forme ed essentie che innanzi
erano latenti ne l’anima nostra]. Donc ce reluire [rilucentia] duquel nous parlons signifie
une même chose que ce que Aristote appelle acte d’entendre : ou Platon souvenir et
réminiscence : et est une même signification [intentione], bien que les paroles soient
diverses » (Dialogues, p. 430 ; Dialoghi, III, 109a–b).
208 chapitre vi
Sur cette question, Juda se trouve, pour ainsi dire, à mi-chemin entre
Marsile Ficin et Pic de la Mirandole, accordant à la pensée d’Aristote
une importance majeure que lui accorde le premier, mais ne souscriv-
ant pas avec la même conviction que Pic à l’idée d’une équivalence
entre platonisme et péripatétisme. Reste que ce n’est pas la coïncidence
mais la convergence entre les deux auctoritates qui constitue l’un des
leitmotive des Dialogues. On la retrouve par exemple dans le passage où
Philon dévoile à Sophie les significations astrologiques et théologiques
recélées dans les récits des dieux païens, en exposant à cette occasion
sa théorie sur le langage des anciens poètes et des philosophes. D’après
Philon, Platon serait le premier à avoir rendu accessibles à un plus large
public les connaissances que les poètes anciens renfermaient dans leurs
vers et leurs allégories ; il aurait eu recours uniquement à la deuxième
« serrure », celle de l’allégorie, en choisissant pour sa part d’écrire en
prose. Son disciple Aristote aurait adopté cette démarche exotérique,
mais en pratiquant un style scientifique. Quoi qu’il en soit, l’un et l’autre
ont su protéger les contenus les plus précieux de leur spéculation, Platon
en les exposant sous forme de mythes, et Aristote en employant une
terminologie très technique, qui décourage le lecteur superficiel :
Sophie. [. . .] Mais pourquoi est-ce que des deux princes de la philoso-
phie, Platon et Aristote [Platone e Aristotile, principi de’ filosofi ], le premier
(bien que souvent il mît des fables en usage) ne voulut écrire des vers,
mais prose seulement : et l’autre usa simplement d’oraison disciplinale,
sans vers ni fable aucune ?
Philon. Les grands, et non pas les petits, sont coutumiers de enfreindre
les lois ; voulant le divin Platon amplifier la science, rompit une serrure, à
savoir celle des vers, non toutefois celle des fables : ainsi il fut le premier
qui rompit en partie la loi de la conservation de la science, la laissant
toutefois tellement enclose sous le style fabuleux qu’il suffit pour la con-
servation d’icelle. Mais Aristote, plus audacieux et cupide d’ampliation
avec nouvelle et propre mode d’écrire, voulut encore ôter la serrure de
la fable, et du tout enfreindre la loi de la conservation, décrivant en style
scientifique et en prose les choses de la philosophie. Bien est-il vrai qu’il
usa de si grand artifice, et en dire tant bref comprenant tant de choses,
et tant de profonde signification, que cela fut suffisant, en lieu des vers et
de fables, pour conserver les sciences. Tellement que, lui ayant le grand
Alexandre de Macédoine, son disciple, écrit qu’il trouvait étrange que il
eût ainsi manifesté les livres si secrets de la sacrée philosophie, il répondit
que ses livres étaient mis en lumière et non mis en lumière [editi e non editi]
pour ceux qui de lui les auraient entendus : mais pour les autres non41.
41
Un passage de l’Oratio rappelle la formulation des Dialogues : « Aristote disait
que les livres de la Métaphysique, où il traite les choses divines, étaient publiés sans
une sagesse tripartite 209
Or, Sophie, note de ces paroles quelle difficulté et artifice est en la façon
de parler d’Aristote (Dialogues, p. 167–168 ; Dialoghi, II, 29a)42.
En reprenant un thème classique de la philosophie judéo-arabe
médiévale—et dont la présence est attestée chez les tenants d’un accord
fondamental entre Platon et Aristote43—Philon expose ici son idée
d’une sagesse qui se déploie sous diverses formes, en traversant toutes
les traditions, et dont il a lui-même l’intention de se faire l’interprète.
l’être [editos esse et non editos] » ( Jean Pic de Mirandole, De la dignité de l’homme, cit.,
p. 88–89).
42
Dans la littérature juive médiévale, le motif de la correspondance apocryphe
entre Aristote et Alexandre le Grand est assez fréquent : cf. G. Tamani, « Le lettere
ebraiche di Aristotele e di Alessandro », dans La diffusione dell’eredità classica nell’età tar-
doantica e medievale. Il Romanzo d’Alessandro e altri scritti, éd. B. Finazzi et A. Valvo,
Alessandria, Edizioni dell’Orso, p. 301–309 ; la version utilisée par Juda semble cepen-
dant plus proche de celle contenue dans les Nuits Attiques d’Aulu-Gelle (20, 5, 11–12),
également connue par le monde arabe : cf. D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradi-
tion: Introduction to Reading Avicenna’s Philosophical Works, Leiden, Brill, 1988, p. 226. Dans
la tradition arabe, Alexandre est remplacé par un autre disciple d’Aristote—Platon—
comme c’est le cas dans la version relatée par Avicenne : cf. R. Brague, « Athènes,
Jérusalem, La Mecque. L’interprétation ‘musulmane’ de la philosophie grecque chez
Leo Strauss », Revue de métaphysique et de morale, 3 (1989), p. 309–336 : 323.
43
Voir par exemple le passage suivant—tiré de L’harmonie entre les opinions de Platon
et d’Aristote—qui thématise les différentes approches des deux philosophes en ce qui
concerne la divulgation des connaissances ésotériques : « En effet, Platon s’abstenait
dans les premiers temps de consigner quelque science que ce soit par écrit et de
déposer ce qui est contenu dans les livres ailleurs que dans les cœurs purs et les belles
intelligences. Mais quand il craignit de devenir si négligent, si oublieux que vienne
à se perdre ce qu’il avait découvert, ce qu’il avait trouvé en y appliquant sa pensée,
les résultats auxquels il était parvenu après avoir longuement exercé sa science et sa
sagesse, il choisit les symboles et les énigmes, cherchant ainsi à consigner par écrit ses
connaissances et sa sagesse de telle sorte que ne les étudient que ceux qui le méritent,
ceux qui, par la recherche, l’examen et l’effort, par les connaissances et la sincérité de
leur désir, en sont dignes [. . .]. Quant à Aristote, sa méthode fut celle de l’élucidation,
de l’explication, de la consignation par écrit, de la mise en ordre, de la communi-
cation, de la clarté, du dévoilement et du traitement exhaustif de tout ce qu’il a pu
ainsi traiter » (Abu Nasr al-Farabi, L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote, cit.,
p. 70–72). Le topos relève des écrits des commentateurs alexandrins, qui eurent sans
doute une influence sur Farabi : cf. I. Hadot, « Les introductions aux commentaires
exégétiques chez les auteurs néoplatoniciens », cit., p. 100–103. On retrouve le motif
de l’ésotérisme d’Aristote chez Jean Pic de la Mirandole, qui le met en rapport avec le
style adopté par Maïmonide dans le Guide : « Sicut Aristoteles diviniorem philosophiam,
quam philosophi antiqui sub fabulis et apologia velarunt, ipse sub philosophicae specu-
lationis facie dissimulavit, et verborum brevitate obscuravit, ita Rabby Moyses Aegyp-
tius in libro, qui a latinis dicitur dux neutrorum, dum per superficialem verborum
corticem videtur cum philosophia ambulare, per latentes profundi sensus intelligentia
mysteria complectitur Cabalae » (Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones sive
Theses, cit., p. 89). Pic était convaincu, sur la base des traductions latines quelque peu
remaniées que son collaborateur Flavius Mithridates lui procurait, que Maïmonide
avait été un tenant de la cabale : cf. Ch. Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale, cit.,
p. 125–150.
210 chapitre vi
44
Les discussions sur le style de Platon et d’Aristote ont constituées un aspect
important d’une dispute plus large qui opposa les détracteurs et les tenants de la
philosophie platonicienne tout au long du XVe siècle : cf. J. Hankins, Plato in the Renais-
sance, cit., t. I, p. 193–217 ; l’obscurité d’Aristote était considérée par les platoniciens
comme arbitraire et sophistique, tandis que les partisans du Stagirite accusaient les
écrits de Platon de manquer de rigueur spéculative et de consistance argumentative :
cf. S. Toussaint, L’esprit du Quattrocento, cit., p. 51–75.
45
Voir supra, p. 82.
une sagesse tripartite 211
46
Dans le De doctrina christiana (II, XXVIII, 43), Augustin attribue à Ambroise l’idée
que Platon « avait été imprégné de nos Lettres par l’intermédiaire de Jérémie » : Saint
Augustin, La doctrine chrétienne. De doctrina christiana, intr. et trad. de M. Moreau, anno-
tation et notes complémentaires de I. Bochet et G. Madec, Paris, Institut d’étu-
des augustiniennes, 1997, p. 203 ; dans le De civitate Dei (VIII, 11), il avoue s’être
trompé et estime que la connaissance de la part de Platon des fondements de la théo-
logie chrétienne relevait des conversations sur les Ecritures qu’il aurait entretenues
avec « des interprètes juifs » : cf. Saint Augustin, La cité de Dieu, 3 vol., Paris, Seuil,
1994, t. I, p. 340–341. Ambroise avait en effet soutenu cette idée ; sur la question, cf.
G. L. Ellspermann, The Attitude of the Early Christian Latin Writers toward Pagan Litterature
and Learning, PhD Dissertation, Catholic University of America, Washington, 1949,
p. 114. En croyant déceler des analogies entre le Banquet et la Genèse, Origène aussi se
demande si « Platon réussit à trouver ces histoires par hasard ; ou si, comme certains
le pensent, dans son voyage en Egypte il rencontra ceux qui interprètent philosophi-
quement les traditions juives, apprit d’eux certaines idées, garda les unes, démarqua
les autres » (Origène, Contre Celse, cit., t. II, p. 287–289).
47
Voir Marsile Ficin, Theologie platonicienne, éd. R. Marcel, t. III, Paris, Les Bel-
les Lettres, 1970, p. 169 ; Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, IX, 6, 9, cit.,
p. 211.
212 chapitre vi
48
Voir par exemple la reconstruction de Giorgi, quoique pour lui l’accès de Platon
aux doctrines mosaïques ait eu lieu plutôt par l’intermédiaire des Egyptiens : « Pytha-
goras et Plato cum in terra Aegypti operam disciplinis darent, multorum virorum
illustrium, et in primis Mosi doctrina pro suo studio non ignorarunt. Erat enim id
temporis apud Aegyptios nomen Mosi in non mediocre admiratione : unde rationem
Dei, hoc est primae cause eos quidem accepisse non dubitamus » (De harmonia mundi,
p. 3a). Une argumentation analogue se retrouve chez Jean-François Pic de la Miran-
dole : cf. C. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola, cit., p. 59. Leonardo Bruni
affirme également que Platon n’avait pas développé ses réflexions philosophiques de
manière tout à fait autonome, mais devait au contraire avoir été inspiré soit par la
fréquentation de Jérémie en Egypte, soit par la lecture de la Septante : cf. J. Hankins,
Plato in the Italian Renaissance, cit., t. I, p. 51. En ce sens, le modèle proposé par Plé-
thon, qui ignore de manière délibérée toute référence au christianisme et à l’héritage
mosaïque, constitue une exception remarquable : cf. B. Tambrun-Krasker, Pléthon, le
retour de Platon, Paris, Vrin, 2007, p. 58–59.
49
Dans son Magen David (Bouclier de David ), David Messer Léon semble attribuer à
Averroès l’idée d’un apprentissage de Platon auprès des prophètes : Cf. H. Tirosh-
Rotschild, Between Worlds, cit., p. 51 et p. 266. L’affirmation se fonde sur un passage
de la Destruction de la destruction, où Averroès parle de la sagesse des anciens israéli-
tes en citant à l’appui les livres de Salomon : cf. Averroès Tahâfut al-Tahâfut, éd.
M. Bouygues, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1992, p. 583. On retrouve également la
référence à Averroès comme l’un de tenants de la primauté de la sagesse d’Israël
chez Bibago (Derekh ‘Emunah, p. 194), Isaac Abravanel (Perush ha-Torah, p. 33a) et Juda
Moscato (Qol Juda, II, p. 151).
50
Cf. Abraham Yagel, A Valley of Vision, cit., p. 260 ; cette affirmation se retrouve
dans un autre ouvrage d’Abraham Yagel, la Maison de la Forêt du Liban : cf. M. Idel,
« Cabale et prisca theologia » [en hébreu], cit., p. 101 et D. Ruderman, Kabbalah, Magic
and Science. The Cultural Universe of a Sixteenth-Century Jewish Physician, Harvard, Harvard
University Press, 1988, p. 143.
51
« Et après la destruction [ Jérémie] alla en Egypte et resta là-bas beaucoup d’an-
nées sans prophétiser, jusqu’à sa mort ; et d’après les paroles du maître et des savants
grecs [. . .] Platon parla avec lui en Egypte » ( Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im
a aronim, p. 305). Il est également question d’un séjour de Platon en Egypte chez
Jéremie chez Gedalyah ibn Yaiah : cf. Shalshelet ha-qabbalah, p. 238.
une sagesse tripartite 213
52
A propos de la connaissance de l’ « amour passionné » [ esheq], Alemanno institue
une hiérarchie entre Platon et Aristote analogue à celle que l’on retrouve dans les Dia-
logues et fondée en partie sur le même présupposé, à savoir le degré de familiarité avec
la révélation prophétique que les deux philosophes étaient en mesure de revendiquer :
« Si Platon, qui était le plus grand des savants et avait reçu [des enseignements] par
les prophètes, a dit ‘je ne sais pas ce que c’est que le désir’ [. . .] qui peut le savoir ?
[. . .] Et il est encore plus difficile de découvrir l’essence de cet amour lorsqu’on prend
en considération la définition de l’amitié parfaite donnée par Aristote » (Shir ha-ma‘alot,
p. 533).
53
Voir les textes cités dans N. Roth, « The ‘Theft of Philosophy’ by the Greeks
from the Jews », Classical Folia, 32 (1978), p. 53–67. L’idée revient également chez
Efodi, Abraham bar Æiyya, Lévi ben Abraham : cf. I. Zimberg, Toledot sifrut Israel, Tel
Aviv, 1960, p. 396–397. Sur le topos de l’origine des sciences chez les auteurs juifs du
Moyen Age voir maintenant A. MELAMED, The Myth of the Jewish Origins of Science and
Philosophy [en hébreu], Jérusalem, Magnes Press, 2011, p. 94–178.
214 chapitre vi
multipliée en lui, surpassant tous les anciens fils des hommes, surpassant
tous les sages d’Israël’ (1Rois 5, 10)54.
Les Grecs se seraient ainsi emparé d’un patrimoine qui ne leur reve-
nait pas et auraient élaboré leurs cursus d’études en s’appuyant sur les
connaissances léguées dans les livres de Salomon. Non seulement le
contenu des Proverbes, de l’Ecclésiaste et du Cantique est analogue à celui
des disciplines enseignées dans les écoles des philosophes, mais celles-ci
découlent de la sagesse originaire du roi. Ainsi, tant le contenu de la
okhmah de Salomon que le modèle de translatio sapientiae d’Israël vers
la culture grecque élaboré par Origène sont en accord avec le des-
sein qui se profile dans les Dialogues. La fonction didactique exercée
par Philon vis-à-vis de la « science étrangère » représentée par Sophie
trouve dans la vision d’Origène un modèle et un antécédent signifi-
catif. Dans l’œuvre de Juda, Philon est en effet un Juif qui a contem-
plé Dieu et dont le prénom évoque la figure du roi en tant qu’auteur
du Cantique—Yedidyah. Par ses réponses, il délivre de ses doutes une
femme « subtile mais pas sage » qui, quant à elle, procède selon une
méthode de spéculation purement humaine. Le rapport qui s’instaure
entre les deux interlocuteurs des Dialogues évoque celui qui, dans
l’Expositio, relie la okhmah salomonienne aux sciences païennes. Pour
Origène, les étapes composant l’ensemble de la philosophie grecque
découleraient de la sagesse révélée, qui les englobe et les dépasse par
son ancienneté et son origine divine ; elles doivent d’ailleurs réintégrer
cette origine, comme l’exégèse du récit de la rencontre avec la reine
de Saba nous l’a montré. Pour Juda Abravanel, Philon a eu accès à
une sagesse pseudo-prophétique, dont il recompose les fragments à
travers les sollicitations de la science philosophique qui en a hérité. De
plus, Philon invite sa bien-aimée à avancer le long d’un parcours qui
se déroule essentiellement sur trois niveaux qui correspondent, on l’a
vu, aux trois domaines composant la sagesse de Salomon d’après une
tradition exégétique inaugurée précisément par l’Expositio.
Salomon est en effet la figure qui semble le mieux représenter l’idée
d’une transmigration de la sagesse chez les auteurs juifs médiévaux.
Juda Hallévi et Abraham Bibago adoptent le même modèle qu’Ori-
gène, en formulant une version de la translatio sapientiae dont Salomon
et ses écrits sont les acteurs principaux. L’auteur du Kuzari évoque ainsi
l’exemple du roi à propos d’une diffusion progressive de la sagesse de
54
Origene, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 130.
une sagesse tripartite 215
55
Cette tâche pédagogique assumée par le roi rappelle également la figure de Phi-
lon, le « maître » des Dialogues, et fait d’ailleurs partie d’une certaine tradition. D’après
nombre d’exégètes et de philosophes médiévaux, le souci pédagogique est l’un des
traits caractéristiques de Salomon. Voir par exemple l’interprétation que Namanide
fait de Qoh. 12, 9 dans M. Idel et M. Perani, Na manide esegeta e cabalista, Florence,
Giuntina, 1998, p. 374 ; même Jacob Anatoli insiste sur le fait que Salomon adaptait
son langage par rapport à la capacité intellectuelle de son auditeur : Ja‘acov Anatoli,
Il pungolo dei discepoli, t. II, p. 396–395 [sic]. L’élan pédagogique qui anime le roi est
également souligné par Alemanno, qui parle de la perfection qui réside dans la capa-
cité d’enseigner dont Salomon était pourvu et qui faisait défaut, en revanche, à Adam :
cf. A. Lesley, The Song of Songs, cit., p. 447.
56
Juda Hallévi, Le Kuzari, p. 78.
57
Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, p. 197–198.
216 chapitre vi
58
Cf. Meir Aldabi, Sefer sheviley ’Emunah, Varsovie, 1887, p. 163 ; on trouve une
idée semblable chez Ibn Kaspi : cf. I. Zimberg, Toledot sifrut Israel, cit., p. 396.
59
Cf. M. Benayahu, « Une source des exilés espagnols au Portugal et leur fuite vers
Salonique après le décret de 1496 » [en hébreu], Sefunot, 11 (1971–77), p. 233–265 :
264.
CHAPITRE VII
1
Voir H. Tirosh Rothschild, Between Worlds, cit., p. 105–138.
2
Il semble que, dans sa lettre à Isaac, Saul ha-Cohen esquisse une caricature de
Juda en « savant-prophète salomonien » : il y fait en effet allusion à la figure évocatrice
du « sage universel » et à celle de dod ha- okhmah, dont on a analysé les implications ; il
ajoute de surcroît que Juda « peut tout » comme « Itiel », un des noms que la tradition
rabbinique assigne au roi biblique (voir supra, p. 130–131). L’ironie de Saul vise aussi
Isaac : père et fils sont en effet décrits comme formant un duo hors norme, comparés au
Soleil et à la Lune, Orion et Sirius, savants et intelligents entre tous : cf. She‘elot, p. 3b.
218 chapitre vii
3
Les tentatives de conversion des Juifs ont lieu aussi dans le cadre des échanges
privés : par exemple, entre un humaniste chrétien et un Juif qui lui sert de maître
d’hébreu ou de traducteur. Pic de la Mirandole exerçait une influence en ce sens
sur certains de ses collaborateurs, tout comme un Gilles de Viterbe ou un Augustin
Giustiniani.
4
Sur l’importance de la figure de Salomon dans la culture juive italienne à l’époque
de la Renaissance, voir F. Lelli, « L’educazione ebraica nella seconda metà del ‘400.
Poetica e scienze naturali nel ay ha-‘olamim di Yo anan Alemanno », Rinascimento, 36
(1996), p. 75–136 ; cf. aussi A. M. Lesley, « Il ritorno agli antichi nella cultura ebraica
tra Quattro e Cinquecento », dans Gli ebrei in Italia, 2 vol., éd. C. Vivanti, Turin,
Einaudi, 1996, vol. I, p. 387–409 et Id., « Jewish Adaptation of Humanist Concepts
in 15th and 16th Century Culture », dans Renaissance Rereadings. Intertext and Context, éd.
M. Cline Horowitz et al., Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1988,
p. 51–66 : 57–59.
5
Cf. A. M. Lesley, « Jewish Adaptation », cit., p. 48.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 219
6
F. Lelli, « The Origins of the Autobiographic Genre », cit. ; Id., « Biography and
Autobiography », cit.
7
Sur les quelques échos de l’œuvre d’Alemanno dans les écrits d’Isaac Abrava-
nel, voir M. Steinschneider, Die handschriftenverzeichnisse des königlichen Bibliotek zu Berlin,
2 vol., Berlin, 1879, t. II, p. 6 ; l’hypothèse d’une dépendance d’Isaac et de Juda
Abravanel par rapport à Alemanno a également été soutenue par M. Idel, « Les
sources de l’image du cercle », cit. Pour les points de contact entre le commentaire
d’Isaac et l’œuvre d’Alemanno, voir également à A. Guidi, « Salomone come sapiente
universale », cit.
8
Isaac peut avoir eu vent de l’ouvrage d’Alemanno sans même l’avoir eu propre-
ment entre les mains. On a évoqué plus haut la relation épistolaire qu’il entretenait
avec le mécène et banquier florentin Ye iel de Pise, et l’on a mentionné l’échange de
manuscrits entre les deux hommes, ainsi qu’un éventuel partenariat d’affaires entre
les deux familles (cf. supra, p. 16) ; on sait de surcroît qu’Alemanno était un habitué
de la maison des de Pise : c’est précisément pour travailler à l’écriture du commen-
taire sur le Cantique qu’Alemanno séjourna chez eux à Florence de 1488 à 1492 : cf.
A. Lesley, The Song of Solomon’s Ascents’, cit., p. 78.
220 chapitre vii
9
Abravanel cite le commentaire sur le livres des Rois de Gersonide pour s’en dis-
tancier : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471.
10
La doctrine de la prophétie telle qu’elle ressort du commentaire de Narboni sur
le Guide des égarés fait l’objet d’une longue critique : cf. ibid., p. 463.
11
Maïmonide est évoqué à plusieurs reprises, notamment pour sa prophétologie—
qu’Abravanel critique (ibid., p. 462 et passim)—et pour sa discussion de l’astrologie
dans les chapitres 19 et 24 de la deuxième partie du Guide : cf. ibid., p. 474.
12
Aristote est cité avec des commentateurs anonymes ; Platon est mentionné à trois
reprises : pour avoir affirmé l’existence des quatre éléments, pour l’idée que les corps
célestes sont incorruptibles, et en tant que tenant de la doctrine des idées) : ibid., p. 469
et p. 473 ; il s’agit ici d’un Platon encore essentiellement « médiéval ».
13
Isaac cite notamment le Commentaire sur le livre de la Genèse de Na manide :
cf. ibid., p. 464.
14
Ibid., p. 547.
15
Il fait référence au commentaire de Qim i sur Chroniques : cf. ibid., p. 487.
16
Parmi les sources midrashiques mentionnées figurent le Targum Sheni (appelé par
Isaac Abravanel Midrash Assuerus : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 543) et le Midrash du
livre des Proverbes (ibid., p. 475).
17
Isaac rapporte par exemple l’interprétation des auteurs chrétiens à propos des
dons de iram : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 541 et p. 543.
18
Isaac Abravanel cite l’œuvre de Flavius Josèphe à plusieurs reprises, aussi bien
dans la traduction latine que dans la version en hébreu connue sous le titre de Yosipon ;
c’est notamment le cas au sujet de la description de la sagesse de Salomon : « Et Joseph
ben Gurion dans le Livre des Antiquités écrit pour les Romains affirme la grandeur de
la sagesse de Salomon » (Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 478) ; cf. aussi
ibid., p. 461. Joseph ben Gurion—nom d’un des grands prêtres de la révolte contre les
Romains en 66—était considéré comme l’auteur du Yosipon et identifié par conséquent
à Flavius Josèphe (dont le nom hébreu était en revanche Joseph ben Mattathias) : cf.
L. Poznanski, « De Flavius Josèphe au Yosipon », dans Transmission et passage en monde juif,
cit., p. 153–162. La traduction latine médiévale des Antiquitates due au pseudo-Hésé-
gippe avait été publiée en 1481. Abravanel semble en revanche ignorer l’existence
du texte grec.
19
Pour quelques observations voir infra, p. 273.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 221
20
Cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474 et p. 480.
21
Cf. ibid., p. 469. L’idée d’Isaac selon laquelle les chants (shirim) de Salomon
seraient capables de canaliser et de faire descendre les émanations divines sur le
monde inférieur semble avoir été influencée par les réflexions de Ficin sur les pou-
voirs théurgiques de la musique ; sur la question, voir M. Idel, « The Magical and
Neoplatonic Interpretations », cit., p. 203–215 et infra, p. 289–297.
22
Voir supra, p. 152–153.
23
L’assimilation entre les oqerim et les peuples étrangers est explicitée à plusieurs
endroits ; voir par exemple le passage suivant : « En vérité les autres nations dans leurs
spéculations et recherches n’ont rien connu ni compris de tout cela [i.e. du contenu
de la sagesse de Salomon]. Et sur cela il est dit ‘Les nations, à ses yeux, sont comme
une goutte tombant du sceau’ (Is. 40, 15), c’est-à-dire que leurs connaissances sont
222 chapitre vii
petites comme une goutte d’eau au bord d’un sceau, et sont des choses dépourvues de
vérité et sans certitudes » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 473).
24
Voir par exemple les passages suivants : « Et le livre [des Rois] écrit que la sagesse
de Salomon était répandue non seulement auprès de son peuple, mais aussi auprès de
tous les royaumes de la terre » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 487) ; « Et peut-être que, pour
apprendre de lui [i.e. Salomon] la science morale, même les peuples de la terre [ goey
ha-’arets] étaient venus entendre sa sagesse en apportant des dons » (ibid., p. 476). Par
ailleurs, rappelons que l’idée de la transmission sapientielle de Sem à Japhet est reprise
dans d’autres ouvrages d’Isaac, où est évoqué un modèle de translatio sapientiae selon
lequel la sagesse originaire des Juifs aurait été transmise aux autres peuples au cours de
l’histoire, tout en s’amoindrissant à chaque transmission successive : cf. supra, p. 94.
25
Sur la popularité du Kuzari à la Renaissance, voir supra, p. 53, note 33. Les thè-
mes du désaccord des philosophes sur les questions métaphysiques et de la nécessité,
pour eux, d’avancer de manière analytique, ainsi que de l’oubli qui menace leurs
acquis intellectuels sont notamment présents dans le cinquième livre du Kuzari : voir,
entre autres, Le Kuzari, p. 214–215.
26
Cf. H. Tirosh Rothschild, Between Worlds, cit., p. 105–138.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 223
d’amour rédigés par son fils Juda. Afin d’éprouver la validité de cette
hypothèse de travail, on soumettra à un examen détaillé un certain
nombre d’aspects spécifiques des deux textes. Il s’agira notamment
de comparer : 1) la personnalité intellectuelle de Sophie et celle des
philosophes qui s’opposent à Salomon dans le texte d’Isaac ; 2) le
contenu de la sagesse de Salomon et sa relation avec la structure et
l’agencement des Dialogues ; 3) les problèmes que les philosophes du
commentaire ne parviennent pas à résoudre et les questions soulevées
par Sophie dans les Dialogues.
27
Par cette expression, les auteurs médiévaux désignent les philosophes, en tant
qu’ils se distinguent de ceux qui possèdent la vérité révélée ( akhmey ha-tushiah), et en
particulier les partisans d’Aristote : cf. G. Sermoneta, Un glossario filosofico ebraico-italiano
del XIII secolo, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1969, p. 149–150. Pour les Juifs du Moyen
Age, Aristote est en effet le oqer—« celui qui recherche », « le chercheur »—alors
que les tenants de ses doctrines sont des oqerim, un autre terme utilisé par Abra-
vanel pour indiquer les savants qu’il oppose à Salomon (Perush ‘al Nevi’im rishonim,
p. 469). Sur l’assimilation entre chercheurs/philosophes ( oqerim) et cabalistes chez
Moshe ayyim Luzzatto, et son ancrage dans la tradition médiévale, voir J. Hansel,
« Défense et illustration de la cabale : Le philosophe et le cabaliste de Mooïe ayyim
224 chapitre vii
Luzzatto », dans Pardès. Autorité et controverse dans le judaïsme, 12 (1990), éd. J.-C. Attias,
J. Hansel et C. Mopsik, p. 44–66.
28
De même, on l’a vu, dans certaines versions du récit de la rencontre de la reine
de Saba avec le roi, ce sont les questions de la visiteuse qui permettent d’expliciter
le contenu de la sagesse salomonienne. La même situation se reproduit aussi dans les
Dialogues.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 225
29
Voir Guide, I, 34. Avec un regard beaucoup plus sceptique que Maïmonide,
Abravanel transforme des difficultés que l’auteur du Guide imputait à la méthodologie
de la recherche (une approche inadéquate au cursus d’études) en des obstacles inhé-
rents à la nature humaine, et donc insurmontables.
30
Le topos des impasses philosophiques est exploité également par Isaac Arama
dans un contexte similaire : cf. S. Heller-Wilenski, R. Isaac Arama et sa doctrine philo-
sophique [en hébreu], cit., p. 59.
31
Les apories cosmologiques des philosophes du commentaire sont un résumé des
sujets qu’Abravanel avait abordés dans les Formes des éléments et dans la Couronne des Anciens,
deux textes de la période portugaise ; la description de la sagesse du roi constitue ainsi,
pour Abravanel, l’occasion d’ébaucher une pseudo-autobiographie intellectuelle, en tra-
çant un portrait de la sagesse familiale dont Juda se servira à son tour pour la rédaction
des Dialogues : cf. A. Guidi, « Salomone come sapiente universale », cit.
226 chapitre vii
32
Ou « est dite ». L’édition rapporte les deux variantes.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 227
Sophie. Pour ce qui est des causes formelles, dans nul domaine la phi-
losophie n’a, selon Isaac, des réponses définitives, car les hommes sont
renseignés par les sens sur les propriétés (segullot) des choses, mais non
sur leurs essences : ainsi, on ne connaît pas avec certitude la nature des
formes des éléments, et on trouve d’ailleurs des philosophes qui affir-
ment qu’elles coïncident avec les quatre qualités, tandis que d’autres
disent qu’elles sont la pesanteur et la légèreté, et que d’autres encore
l’identifient avec des qualités diverses que nous n’arrivons pas à dis-
cerner33. De même, la question de la forme de la corporéité34 ou celle
de la quiddité des éléments dont se composent les mélanges, tant dans
le monde sublunaire que dans le monde céleste, restent des questions
ouvertes. Les « chercheurs » s’interrogent aussi, toujours sans profit,
sur la nature des causes efficientes, sans réussir à établir, par exemple,
s’il faut les identifier ou non avec les formes séparées35. Il en va de
même pour les causes matérielles, car les opinions des philosophes sur
la nature et le nombre des formes simples des mélanges se divisent,
ainsi que pour les causes finales, puisqu’il nous échappe encore, dit
Isaac, quelle est l’utilité des organes du corps humain, sans parler de
celle qu’il faut attribuer aux mouvements des astres et des cieux36.
33
« Et [. . .] pour ce qui est des éléments simples [. . .] nous arrivons à comprendre
leur existence, leur nombre et leurs qualités particulières, mais nous ne connaissons
pas les formes essentielles d’où ces qualités dérivent. Si bien qu’il y a, parmi les phi-
losophes, ceux qui pensent que ces formes sont les qualités elles-mêmes, à savoir le
chaud, le froid, l’humide et le sec ; et ceux qui disent que ces formes sont la pesanteur
et la légèreté [. . .] ; et, parmi ceux qui soutiennent ces opinions incertaines, quelques-
uns pensent que les formes des éléments sont d’autres caractéristiques inconnues, d’où
toute qualité découle » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 468). Isaac Abravanel avait consa-
cré un traité à cette question, le Tsurot ha-yesodot (Formes des éléments). Dans la première
partie de ce texte, il expose de façon systématique les trois opinions qu’il considère
comme principales sur la nature des quatre éléments et qui sont évoquées dans le
passage cité ; dans la deuxième, il argumente en faveur de sa propre position, qui
rejoint l’opinion des aristotéliciens : les formes des quatre éléments sont à identifier
avec les quatre qualités. Dans Tsurot, Abravanel fait référence à une vaste littérature ;
il utilise non seulement les grands classiques de la philosophie juive médiévale sur
le sujet, comme le De generatione et corruptione et le De Caelo d’Aristote accompagnés
des commentaires d’Averroès, mais aussi des ouvrages moins courants, tel le Sefer ha-
shamayim ve-ha-‘olam (Livre du ciel et du monde) du pseudo-Avicenne : cf. E. Coda, « Le
fonti filosofiche del trattato sulle Forme degli elementi », cit.
34
« Et les philosophes ne saisissent non plus ce qu’est la forme de la corporéité [. . .],
ni quelle est son essence. Et parmi eux, il y en a qui affirment qu’elle réside, les uns
dans les trois dimensions déterminées, les autres, dans les trois dimensions indétermi-
nées » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 468).
35
Abravanel signale notamment la divergence sur ce sujet entre Platon et Aristote,
ainsi que les différentes opinions des aristotéliciens : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 469.
36
Ibidem.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 229
37
« Le cinquième défaut consiste dans l’erreur qui se produit dans la compréhen-
sion humaine, car, du fait qu’elle est acquise par les sens, elle ne recèlera aucune
vérité dans ses jugements, si ce n’est accidentellement et sur peu de choses » (Perush
‘al Nevi’im rishonim, p. 469).
38
Je dois à Alain Segonds de m’avoir signalé la source utilisée ici par Abravanel. Il
s’agit du De rerum natura de Lucrèce : « Qua vehimur navi, fertur, cum stare videtur :/
quae manet in statione, ea praeter creditur ire/et fuger at puppim colles campique
videntur/quos agimus prater navim, velisque volamus » (Lucrèce, De rerum natura,
Livre IV, éd. A. Brieger, v. 387–390). Abravanel pourrait avoir lu ce texte ou bien
avoir rencontré cette citation dans d’autres sources, sans doute latines.
39
« Le roi Salomon fut plus grand que tous les rois de la terre en richesse et en
sagesse. Tout le monde cherchait à voir la face de Salomon, pour entendre la sagesse
que Dieu avait mise en son cœur » (1Rois 10, 23–24).
230 chapitre vii
40
L’exégèse d’Abravanel est aussi très proche de la lecture origénienne de la
rencontre entre d’une part Salomon, d’autre part la reine de Saba et ses « doctores
gentiles » : voir supra, p. 155–164.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 231
41
Dans la philosophie juive post-maïmonidienne, l’expression « contempler le
visage du roi » indique l’union de l’intellect possible avec l’intellect agent ou divin : cf.
G. Sermoneta, « La dottrina dell’intelletto e la ‘fede filosofica’ di Jehudah e Immanuel
Romano », Studi Medievali, 6 (1965), p. 3–78. Cette conception se fonde sur un passage
du Guide où Maïmonide compare l’intellect agent à un roi : « L’homme seul dans sa
maison s’assied, se meut et s’occupe, comme il ne le ferait pas en présence d’un roi ;
quand il se trouve avec sa famille ou avec ses parents, il parle librement et à son aise,
comme il ne parlerait pas dans le salon du roi. Celui-là donc, qui désire acquérir la
perfection humaine et être véritablement un homme de Dieu, se pénétrera bien de
cette idée, que le grand roi qui l’accompagne et qui s’attache à lui constamment est
plus grand que toute personne humaine, fût-ce même David et Salomon. Ce roi, qui
s’attache à l’homme et l’accompagne, c’est l’intellect qui s’épanche sur nous, et qui est
le lien entre nous et Dieu » (Guide, III, 52, éd. Munk, p. 451–452).
232 chapitre vii
[et] ensuite les branches et les pointes, dans une succession temporelle
[. . .], mais de la même manière que les anges connaissent les causes
des choses et, à partir de celles-ci, [aussi] les choses causées [. . .]. Et la
sagesse de Salomon était de ce deuxième type (Perush ‘al Nevi’im rishonim,
p. 470–471).
Salomon appartient donc à la catégorie de ceux qui ont aperçu, pour
reprendre l’expression employée par Isaac Abravanel dans ce passage,
« le visage du Roi ». Il est considéré en effet comme un « prophète-
philosophe » qui a contemplé la divinité et qui possède des connais-
sances comparables à celles des anges et des intellects séparés. En
attribuant au roi ce statut particulier, Isaac se démarque de la position
de Maïmonide, qui n’avait pas reconnu un véritable souffle prophé-
tique chez Salomon, dont l’inspiration atteignait plutôt d’après lui le
degré inférieur de rua ha-qodesh (« esprit de sainteté »)42. Pour Isaac, la
prophétie de Salomon se distingue tout de même d’entre les autres en
raison de son « intellectualisme »—sa spécificité reposant sur l’excellence
de sa sagesse ( okhmah). Si les autres prophètes ont fait des miracles,
ont eu des visions ou ont glorifié Dieu d’une manière exceptionnelle,
Salomon aurait été choisi pour devenir l’homme le plus savant qui ait
jamais existé et qui existera jamais sur terre. Il est donc le plus sage
d’entre tous les prophètes, car l’épanchement (shefa‘ ) divin qui a émané
sur lui a intensifié ses capacités cognitives jusqu’au plus haut degré.
Abravanel accorde au rêve de Salomon sur le mont Gabaon (1Rois
3, 4–15) un caractère prophétique qui ne découle pas du fonction-
nement parfait de la faculté de l’imagination—comme le prétendent
Maïmonide et d’autres philosophes médiévaux—mais réside plutôt
dans l’acquisition miraculeuse du niveau suprême de compréhension
intellectuelle accordé à l’homme43. Ainsi la primauté de la sagesse du
roi repose, avant tout, sur la possibilité que Dieu lui a octroyé de
comprendre la réalité selon une méthode déductive, en procédant du
haut vers le bas, des causes vers les objets causés, des principes vers
les choses qui en découlent. Il s’ensuit que Salomon n’expérimente
42
Sur la classification des degrés prophétiques, voir Guide, II, 45. D’autres figures
partagent avec Salomon cette revalorisation opérée par Isaac Abravanel ; un exemple
important est celui de Daniel, qui est élevé par Isaac au rang de véritable prophète,
contre l’avis de Maïmonide : cf. E. I. J. Rosenthal, « Don Isaac Abravanel : Financier,
Statesman and Scholar (1437–1509) », Bulletin of the John Rylands Library, 21 (1937),
p. 3–36 : 28.
43
Cf. S. Feldman, « Prophecy and Perception in Isaac Abravanel », dans Perspectives
in Jewish Though and Mysticism, cit., p. 223–235.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 233
44
Isaac reconduit implicitement la sagesse de Salomon aux cinq dispositions permet-
tant à l’âme de saisir la vérité des choses telles qu’elles sont présentées par Aristote dans
l’Ethique à Nicomaque : « Partons donc de l’opinion régnante selon laquelle les états habi-
tuels qui font que l’âme dit vrai lorsqu’elle affirme ou lorsqu’elle nie sont au nombre de
cinq ; ce sont : l’art, la science, la sagesse, la philosophie, l’intelligence » (Eth. Nic., VI, 3,
1139b 16–17, trad. Gauthier) ; seul l’intellect n’est pas mentionné par Abravanel. Une
séquence analogue est présente dans l’introduction du commentaire du Shir ha-shirim
d’Alemanno ; tout comme Abravanel, Alemanno décrit la sagesse de Salomon à travers
le modèle fourni par ce passage de l’Ethique : cf. Shir ha-ma‘alot, p. 384.
45
L’image évoque de manière intentionnelle la situation inverse des philosophes,
qui ne peuvent pas atteindre la connaissance en dormant, mais sont contraints de faire
d’énormes efforts : cf. supra, p. 225–229 ; en effet, d’après l’Ecriture, Salomon s’éveilla
( yaqats) « savant » de son songe sur le Gabaon : cf. 1Rois 3, 15.
46
Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471.
234 chapitre vii
47
Agur est une forme passive de la racine ‘agr qui signifie « accumuler », « amasser ».
48
D’après une tradition déjà présente dans Qohélet Rabba ( I, 1), Abravanel opère
ici un rapprochement entre le nom biblique et le mot qahal (« assemblée », « congréga-
tion »), en lui donnant le sens de « rassemblement » de connaissances (Perush ‘al Nevi’im
rishonim, p. 471).
49
Pour mettre en exergue cette caractéristique de la personnalité salomonienne,
Isaac insiste aussi sur le fait que tant Agur que Qohélet sont deux formes passives.
50
« Tout comme la sagesse de Salomon se différencie de celle des ‘chercheurs’ à la
fois quant à la manière de comprendre et quant à la méthode de la connaissance, elle
se différencie également quant aux choses qu’il a connues et quant à ses idées, que
nul spéculatif, ni avant ni après lui, n’avait acquises. Et sur la base de ce qu’attestent
les écrits [ketuvim] et de ce qui a été transmis par les sages—que leur mémoire soit
bénite—[sa sagesse] résidait en cinq types de connaissances » (ibid., p. 472).
51
Ce texte, dont il existait une traduction en hébreu, était bien connu dans le
monde juif notamment grâce à Shem Tov Falaquera, qui s’en était servi pour rédiger
sa vaste encyclopédie intitulée Le commencement de la Sagesse (Reshit okhmah). Sur la
dépendance d’Abravanel vis-à-vis de ce schéma, voir A. Melamed, The Philosopher-King
le modèle salomonien chez isaac abravanel 235
in Medieval and Renaissance Jewish Political Thought, Albany, State University of New York
Press, 2003, p. 118–122 ; sur la diffusion du schéma farabien dans la philosophie juive
médiévale, voir M. Zonta, « La divisio scientiarum presso al Farabi : dall’Introduzione alla
filosofia tardoantica all’enciclopedismo medievale », dans La divisione della filosofia e le sue
ragioni, cit., p. 65–78.
52
A la lettre « sciences d’usage commun ». Par ce terme, les auteurs médiévaux
font généralement référence aux arts du quadrivium : cf. G. Sermoneta, Un glossario
filosofico, cit., p. 321–323. Du moins dans ce contexte, le contenu qu’Isaac associe
aux limmudiyyot est, avant tout, de type astronomique et astrologique. Contrairement
à la plupart de philosophes juifs médiévaux, Abravanel ne suit pas les indications de
Maïmonide et pense que l’étude de la physique doit précéder l’accès au quadrivium et
à la métaphysique, tout comme Juda : cf. supra, p. 190–193.
236 chapitre vii
53
Pour chacun des cinq domaines de la sagesse de Salomon, on trouve dans le com-
mentaire une comparaison avec un personnage biblique : après Adam, ce sera au tour
d’Abraham pour l’astrologie/astronomie, puis de Moïse pour le monde angélique et de
Joseph pour le domaine de la morale et de l’éthique, enfin de la « génération du désert »
pour l’interprétation de la Torah. Ce modèle est déjà présent dans la littérature talmu-
dique : cf. L. Ginzberg, Les légendes des Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon,
cit., p. 94. La même comparaison est utilisée également dans le Shir ha-ma‘alot le-Shelomoh
d’Alemanno : cf. A. Guidi, « Salomone come sapiente universale », cit.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 237
54
« [Salomon] a compris la nature des choses générables et corruptibles et celle de
leur essence ; non seulement donc leurs principes universels et leurs causes lointaines
et leur matière commune et leurs accidents et mouvements, mais aussi leur substance
et essence telles qu’elles sont en elles-mêmes, et il a compris leurs formes proches et
les autres divisions que la recherche [ humaine] ne peut pas comprendre de façon
vraie. Et sur cela il est dit ‘[il] discourut sur les végétaux, [. . .] sur les quadrupèdes, les
oiseaux, les reptiles et les poissons (1Rois 5, 13)’ » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 472).
55
« Le deuxième aspect concerne le fait que sa compréhension embrasse toutes les
espèces des générables et des corruptibles, alors même que tous ces êtres sont d’une
quantité sans mesure, et sur cela il est dit : ‘[il] discourut sur les végétaux, depuis le
cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui rampe sur la muraille’ (1Rois 5, 13), c’est-à-dire du
plus grand et important des végétaux au plus insignifiant ; et il dit ‘le cèdre du Liban’
et ‘l’hysope qui rampe sur la muraille’ pour faire comprendre que non seulement sa
sagesse avait atteint la connaissance des divisions des espèces, mais en plus la connais-
sance des divisions spécifiques déterminées par les différences des lieux. Il connaissait
[en effet] la différence entre le cèdre du Liban et le reste des cèdres, et entre l’hysope
qui croît sur le mur et le reste des hysopes. Ainsi, il comprit aussi les natures des
animaux selon leurs formes, jusqu’au reptile, qui est un animal imparfait, puisque sa
connaissance comprenait toutes les espèces des générables et corruptibles : des cornes
des buffles jusqu’aux œufs des poux (TB, Shabbat 107b et ‘Avodah zarah, 3b), rien ne
manquait à sa connaissance. Et pour faire comprendre la quantité extraordinaire de
choses connues qui étaient dans son intellect [. . .] le texte dit ‘Dieu avait donné à
Salomon un très haut degré de sagesse et d’intelligence et une compréhension aussi
vaste que le sable qui est au bord de la mer’ (1Rois 5, 9) [. . .]. Et l’image du sable est
appropriée à cette allégorie, car il ressort du plus bas fondement terrestre et pour son
énorme quantité il est presque infini ; et sa grande quantité forme un ensemble, tandis
que chaque grain est distinct dans son essence, et il [i.e. le sable] est entraîné à la suite
de l’eau et placé sur les bords de la mer. Et les connaissances de Salomon étaient
ainsi, car elles étaient des choses inférieures et terrestres, à savoir des générables et des
corruptibles, et étaient sans nombre comme l’immensité des espèces des corps animés,
des végétaux et de tous les animaux, et la forme de chacun [d’entre eux] était distincte
dans l’âme de Salomon, et toutes [ces choses] avec leurs divisions étaient unies et
rassemblées dans son âme » (ibid., p. 472–473).
56
« Le troisième aspect est celui de la compréhension des composés des choses
et de leurs mélanges, du lieu et du temps et des autres choses qui sont nécessaires à
l’existence selon ce qui est propre à chacune des espèces, tout comme la connaissance
des actions nécessaires à chaque être vivant et les manières dont les choses naturelles
238 chapitre vii
parviennent à exister et les proportions des éléments réunis dans tel ou tel autre com-
posé, selon ce qui est juste pour chacune de leurs espèces [. . .]. Et le prophète Isaïe,
la paix soit sur lui, témoigna de ce troisième aspect [. . .], et il dit pour l’élément de
l’eau ‘Qui a mesuré les eaux (Is. 40, 12.) et sur l’élément du feu il dit ‘[qui a] pris
les dimensions du ciel à l’empan’ (ibid.) car, le feu étant près du ciel [ galgal ] et uni à
celui-ci, le texte de la Bible l’appelle parfois par le terme ciel [shamayim]. Et sur l’élé-
ment de la terre il dit ‘Qui a jaugé la poussière de la terre’ (ibid.) ; et sur l’air : ‘Qui a
embrassé l’esprit [rua ] de l’Eternel’ (Is. 40, 13). » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 473) ;
dans ce même passage, Abravanel mentionne certains livres qui existent chez les peu-
ples arabes [’omot Ismaël ], qui sont attribués à Salomon et traiteraient de ces sujets.
57
« Et le quatrième aspect est que Salomon comprenait l’usage de toutes les choses
inférieures et de leurs propriétés, qui étaient des qualités cachées aux savants de la spé-
culation, [et il comprenait] la façon dont celles-ci découlaient des formes substantielles
et, en général, il connaissait les dispositions naturelles des choses, à savoir [quelles
étaient] leurs oppositions et contrariétés et leurs caractéristiques et les manières dont
elles se combinent, leurs degrés une partie après l’autre et leur ordre, et il n’y avait
pas une seule chose du monde inférieur qui fût cachée au roi ; et à cause de cela il
rédigea un livre de remèdes [médicaux] » (ibid., p. 472). Les compétences médicales
de Salomon sont mises en exergue aussi dans d’autres passages du commentaire : voir
par exemple p. 477, où Salomon est défini comme un rofe’ akham (« médecin sage »).
On remarquera au passage que le discours de Philon dans les Dialogues est parsemé
de métaphores tirées du langage médical : voir par exemple l’idée de la philosophie
comme médecine (Dialogues, p. 443–444), ou certains passages où la connaissance et le
soin du corps humain illustrent l’activité intellectuelle : « Sophie. Je suis bien aise de
me voir rafraîchir la plaie pour après la mieux guérir » (Dialogues, p. 231).
le modèle salomonien chez isaac abravanel 239
58
« La sagesse de Salomon était plus grande que celle de tous les Orientaux, plus
grande que toute la sagesse des Egyptiens » (1Rois 5, 10). La « sagesse de l’Egypte »
vaut ici, d’une manière générale, pour les arts magiques.
59
L’attribution à Abraham d’une compétence de ce type remonte déjà à la lit-
térature rabbinique : cf. TB, Baba-Bathra 16b et Yoma 28b. Le topos est présent aussi
chez Maïmonide : « Il n’y a pas selon moi de plus grande preuve du dessein que la
variété des mouvements des sphères et les astres fixés dans les sphères ; c’est pourquoi
240 chapitre vii
tu trouveras que tous les prophètes ont pris les astres et les sphères pour preuve qu’il
existe nécessairement un Dieu. Ce que la tradition sur Abraham rapporte de son
observation des astres est très connu » (Guide, II, 19, p. 161–162).
60
Une partie des apories relatées par Abravanel sont tirées des chapitres 19 et 24
de la deuxième partie du Guide, où Maïmonide compare les doctrines astronomiques
d’Aristote avec celles de Ptolémée et des Arabes, pour conclure finalement à l’impos-
sibilité pour l’homme de disposer de connaissances sûres dans ce domaine et faire
ressortir ainsi les limites de l’approche aristotélicienne. Sur la position de Maïmonide,
voir G. Freudenthal, « Maimonides’ Philosophy of Science », dans The Cambridge Com-
panion to Maimondes, éd. K. Seeskin, Cambridge, Cambridge University Press, 2005,
p. 134–166. Isaac Abravanel traite de ces questions dans son traité Ciels nouveaux (Sha-
mayim adashim), conçu initialement comme un commentaire à Guide, II, 19 et terminé
en 1498. Ce texte porte sur la question de la création du monde et traite de façon très
sophistiquée d’un grand nombre de questions astronomiques (nature du mouvement
le modèle salomonien chez isaac abravanel 241
[. . .]. Ceux qui spéculent sont incapables de connaître les puissances des
étoiles et la puissance de chacune en particulier, et comment elles agis-
sent dans le monde inférieur et comment leur émanation descend (Perush
‘al Nevi’im rishonim, p. 473–474).
Les apories relevées par Isaac, peuvent être regroupées en cinq
grandes catégories : a) substance dont les corps célestes se composent ;
b) mouvements des corps célestes et des sphères ; c) action des astres
sur la réalité inférieure ; d) diversité des orbes ; e) propriétés des fi-
gures célestes et leurs effets. A ces insuffisances, Isaac oppose, encore
une fois, les certitudes de Salomon. Ce dernier excelle également dans
l’astrologie et l’astronomie et possède des connaissances supérieures à
propos de toutes les questions mentionnées :
Salomon, au contraire, puisqu’il avait obtenu les principes vrais de cette
science par voie miraculeuse, [. . .] apprit ce qui était en haut et ce qui
était en bas à propos de la nature des corps célestes, sur leur nombre
et leurs emplacements, ainsi que sur leur ordre et leurs mouvements.
Et avec cela, il connut également les puissances qui guidaient les choses
inférieures (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474).
Toutefois, la sagesse de Salomon concernant le « monde du milieu »
n’est pas uniquement théorique. D’après Isaac, le savant idéal maîtrise
en outre d’autres sciences proches de la magie et de la cabale. Aussi
Dieu aurait-il insufflé dans l’intellect du roi non seulement toutes les
notions concernant les divers mouvements et effets des astres, mais lui
aurait également conféré la capacité de transmettre leurs influences
sur le monde inférieur, au moyen de talismans spécialement conçus à
cet effet. D’après Isaac, Salomon excellait en effet dans l’« art pratique
[melakhah ma‘asiyt] », avec lequel il « faisait ce qu’il voulait et avec suc-
cès » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474). Le trône qu’il avait fait bâtir,
orné de figures de lions, de léopards et d’autres formes, serait l’un
de ces talismans (ibid., p. 474)61. Les astrologues (ba‘aley ha-mishpat),
des planètes et des étoiles, parties du ciel, habitabilité ou non de l’hémisphère méri-
dional, etc.) en se référant non seulement aux auctoritates philosophiques classiques—
Aristote, Averroès, Crescas, Gersonide, Narboni etc.—mais aussi aux « astrologues »,
aux « savants chrétiens »—toujours anonymes—et aux philosophes arabes. Ciels nou-
veaux est la source principal de Juda dans la discussion entre Sophie et Philon sur la
question de la droite et la gauche du ciel : cf. S. Pines, « Medieval Sources in Renais-
sance Garb ? », cit., p. 392 et infra, Appendice II.
61
L’allusion aux léopards renvoie au Targum Sheni, qui, avec le Midrash aux Proverbes,
est l’une des sources midrashiques d’Abravanel pour la représentation de Salomon. Le
motif de la fonction théurgique du trône du roi rappelle les conceptions d’Alemanno,
242 chapitre vii
poursuit Isaac, ont également essayé de maîtriser cet art, mais comme
leurs connaissances des propriétés des étoiles et des planètes étaient
insuffisantes, leurs efforts ont été vains62. Encore une fois, le clivage
entre savoir étranger et sagesse juive tel qu’il a été dépeint dans
l’exégèse d’Isaac se révèle dans toute sa portée.
Tout comme le Salomon du commentaire, Philon fait montre de
remarquables connaissances astronomiques. Il est capable lui aussi de
connaître, selon les termes d’Isaac, « les puissances des étoiles et la puis-
sance de chacune d’entre elles en particulier, et comment elles agissent
dans le monde inférieur » (ibid., p. 474). Philon décrit en effet à Sophie
l’action exercée par les astres et par les figures célestes sur le monde
inférieur, leurs effets sur les hommes et les rapports entre les planè-
tes, les signes et les étoiles. Pressé par les questions de Sophie, Philon
commence par lui révéler l’amour du monde céleste pour le monde
inférieur. Pour ce faire—Sophie étant toujours en quête d’exemples—,
il recourt à l’image de l’union entre le ciel et la terre, qui lui permet
de décrire les analogies entre le microcosme humain et le macrocosme
céleste (Dialogues, p. 140–150 ; Dialoghi, II, 13b–17b). Puis il aborde
des sujets plus proprement astronomiques, notamment la question
des dimensions du ciel et de l’habitabilité des hémisphères (Dialogues,
p. 151–155 ; Dialoghi, II, 17b–21a)63. Après avoir décrit l’harmonie des
d’après qui le Temple fonctionnait à l’instar d’un talisman, les sacrifices étant des
instruments capables d’attirer l’épanchement divin et de neutraliser celui qui pro-
venait des divinités païennes, identifiées à Mars et Saturne : voir M. Idel, « Magical
and Neoplatonic Interpretations », cit., p. 214–215. Quelques années auparavant, en
s’inspirant du Picatrix, Marsile Ficin avait élaboré dans son De vita une théorie com-
plexe concernant la fabrication de talismans et le pouvoir magique qu’ils recelaient :
voir l’étude classique de D. P. Walker, La magie spirituelle et angélique : de Ficin à Campa-
nella, Paris, 1988 [1958]. Le recours aux talismans, et notamment aux talismans qui
représentent Salomon triomphant sur les démons, est amplement documenté dans le
monde juif de l’époque, et tout particulièrement en Italie : cf. E. Horowitz, « Familles
et destins. Les Juifs en Italie à l’aube de l’époque moderne », dans Les cultures des Juifs,
cit., p. 519–567 : 526–28. On remarquera qu’Abravanel attribue à Salomon des pra-
tiques que certains philosophes juifs considéraient comme relevant de l’idolâtrie : cf.
Maïmonide, Guide, III, 29 et Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, p. 99.
62
« Les hommes se sont exercés dans la connaissance de l’art des talismans, qui
sont des formes faites à des moments déterminées pour faire descendre l’épanche-
ment [shefa‘ ] des étoiles sur des choses déterminées, mais ils ne progressèrent pas. Et
il est bien que les choses se soient passées comme cela, car, étant donné qu’ils étaient
dépourvus de la connaissance des natures et des propriétés des corps célestes, il était
impossible qu’ils reconnaissent la puissance et les actions qui découlaient de ceux-ci »
(Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474).
63
Ce passage est une véritable digression par rapport à l’argumentation de Philon,
qui porte sur la manifestation de l’amour ; une raison de plus pour supposer que cet
le modèle salomonien chez isaac abravanel 243
mouvements des orbes et des planètes, et avoir établi les deux cau-
ses d’amour pour les corps célestes (Dialogues, p. 159–162 ; Dialoghi,
24b–26a), il se lance dans un exposé mythologico-astrologique, au
cours duquel il décrit chaque planète à la fois comme un astre doué
de qualités physiques spécifiques (la couleur, la température, etc.), un
dieu ou une déesse de la mythologie grecque ou latine, et un facteur
d’interprétation horoscopique conférant à chaque individu des carac-
téristiques particulières (Dialogues, p. 190 et passim ; Dialoghi, II, 42a et
passim). Enfin, il examine la discipline astrologique et ses outils et dis-
cute, en répondant aux sollicitations de Sophie, les « amitiés ou haines
[qui] ont lieu aussi entre les sept planètes [de gli amori e de gli odii che si
hanno i corpi celesti e li Pianeti l’un l’altro] » (Dialogues, p. 215 ; Dialoghi, II,
59b). Philon fournit ainsi des explications sur le nombre des sphères, la
configuration du zodiaque et les rapports entre les signes, puis sur les
relations existant entre les sept planètes et entre celles-ci et les signes,
pour terminer sur une brève allusion au rôle des étoiles (Dialogues,
p. 215–221 ; Dialoghi, II, 59b–67a).
Ainsi voit-on, une fois de plus, comment Isaac fournit à Juda
une partie au moins des sujets discutés dans les Dialogues. Philon, en
effet, reprend à son compte des compétences attribuées au roi dans
le commentaire—compétences en vain briguées par les tenants de
la méthode aristotélicienne. Pour ce qui est de la science des astres,
on repère cependant un certain nombre de différences entre les deux
représentations du « savant juif ». L’une des plus marquantes est l’ab-
sence, dans les Dialogues, de toute référence à une application magique
possible des connaissances astrologiques ou astronomiques. Alors que
pour Isaac la connaissance de Salomon est supérieure à celle des magi-
ciens égyptiens précisément en raison de sa capacité à faire descendre
les influx célestes sur le monde d’ici-bas et de sa maîtrise de l’art des
talismans, Juda évite soigneusement de mettre en rapport l’astrolo-
gie avec toute pratique magico-théurgique64. Les astres des Dialogues
sont les instruments d’une action strictement physique, qui modifie les
excursus ait été inséré pour mettre en évidence les compétences astronomiques de
Philon.
64
Il s’agit d’un choix très original, compte tenu de la tradition astrologique juive
médiévale ; dans les Dialogues, la science des astres est en effet privée de tous les élé-
ments qui rendent intéressante son application dans un cadre religieux. Pour une
présentation de l’astrologie dans la pensée juive au Moyen Age, voir C. Sirat, La
philosophie juive au Moyen Age, cit., p. 109–113 ; sur l’emploi de l’astrologie pour le calcul
des prévisions messianiques dans la génération des exilés ibériques et chez Abraham
244 chapitre vii
69
Dans sa trilogie messianique, achevée quelques années plus tard, Isaac mon-
trera beaucoup d’intérêt pour les applications eschatologiques du « conjonctionisme »
astrologique et annoncera l’arrivée du messie pour 1503—année de la conjonction
de Jupiter et Saturne dans le signe des Poissons : cf. R. Goetschel, Isaac Abravanel,
conseiller des princes et philosophe, Paris, Albin Michel, 1996, p. 154–155.
70
Moshe Idel explique le silence étrange de Juda face à ces sujets comme étant
intentionnel et découlant d’une volonté d’éviter polémiques et fractures au sein de la
communauté juive : cf. M. Idel, Messianisme et Mystique, Paris, Cerf, 1994, p. 56.
71
Dans ses Disputationes adversus astrologiam divinatricem, Pic de la Mirandole consa-
cre un chapitre entier à la critique de la théorie de bar iyya. Non seulement Pic
démontre l’inadéquation des calculs astronomiques du Megillat ha-Megalleh, mais il se
laisse aller, en outre, à une critique des attentes messianiques des Juifs, dont il constate
les ridicules échecs ; car, à la place de la rédemption préconisée, les Juifs étaient,
à la même époque, tombés dans une profonde déchéance morale, encore aggravée
par leur bannissement de l’Espagne : voir G. Pico della Mirandola, Disputationes
adversus astrologiam divinatricem, éd. E. Garin, 2 vol., Florence, Vallecchi, 1946, t. I,
p. 593–594.
246 chapitre vii
72
Parmi les partisans d’une reforme de la discipline inspirée par le retour aux
sources ptoléméennes et l’abandon de la barbarie arabo-juive, on trouve Giovanni
Pontano, qui réagit de manière virulentes aux critiques de Pic. Sur la démarche huma-
niste de Giovanni Pontano à l’égard de l’astrologie, voir B. Soldati, La poesia astrologica
nel Quattrocento, Florence, Sansoni, 1906, p. 199–253.
73
Les deux figures se prêtent à revêtir le rôle de savant idéal de la tradition juive,
et la supériorité de Salomon en matière théologique ne porte évidemment pas atteinte
à la primauté de la prophétie de Moïse. Par ailleurs, dans sa Couronne des anciens (‘Ateret
zeqenim) Abravanel avait appliqué un schéma similaire à l’intellect prophétique de
Moïse, en montrant comment ses connaissances portaient sur les questions de phy-
sique et de métaphysique qui tourmentaient et divisaient les philosophes : cf. Isaac
Abravanel, ‘Ateret, p. 29b–31a.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 247
74
A savoir la théologie.
75
« A travers la science des intellects séparés, Salomon composa de nombreux
poèmes [shirim rabbim], comme il est dit ‘Il composa trois mille paraboles, mille cinq
poésies’ (1Rois 5, 12)’. Et cela a été interprété comme cinq mille, parce que les anciens
avaient l’habitude de parler de sujets divins de manière poétique » (Perush ‘al Nevi’im
rishonim, p. 475). La même caractérisation se trouve chez Alemanno : Shir ha-ma‘alot,
p. 403.
76
D’après Moshe Idel, Isaac Abravanel regarderait le Cantique comme un shir que
Salomon adresse à la sefirah Malkhut, la dernière des hypostases divines qui, dans
le symbolisme cabalistique, met en communication le monde d’ici-bas avec le plé-
rome sefirotique : cf. M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations », cit.,
p. 237, note 157. Sur la fonction attribuée au Cantique, voir aussi infra, p. 289–297.
248 chapitre vii
77
Sur l’image de l’amour paternel de Dieu, voir infra, p. 306–307.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 249
78
Il s’agit de disciplines que la philosophie médiévale identifiait avec le contenu
de l’Ethique à Nicomaque et de la Politique d’Aristote, ainsi que des Economiques pseudo-
aristotéliciens. Le judaïsme médiéval, comme le monde arabe, ne connaissait pas la
Politique d’Aristote : cf. M. Zonta, La filosofia antica nel medioevo ebraico, Brescia, Paideia,
1996, p. 50 et p. 157. Néanmoins, la répartition classique adoptée par Abravanel
était connue des interprètes juifs de l’époque qui l’associent aux textes aristotéliciens
et pseudo-aristotéliciens mentionnés : cf. ibid., p. 157. Dans son Traité sur la logique,
Maïmonide avait divisé la science politique en quatre parties : a) le gouvernement de
l’individu ; b) l’administration de la maison ; c) l’administration de la cité ; d) l’adminis-
tration d’un Etat : cf. M. Loberbaum, « Medieval Jewish Political Thought », dans The
Cambridge Companion to Medieval Jewish Philosophy, cit., p. 176–200. Juda cite un passage
qu’il attribue à la Politique d’Aristote : « Philon. Qui est-ce qui mieux le pourrait avoir
dit que Aristote en sa Politique ? Amour (dit-il), n’est autre chose que bien vouloir ou
à soi ou à autrui » (Dialogues, p. 300) ; mais, comme le fait remarquer l’éditeur de la
traduction française, le passage renvoie en réalité à Rhétorique, II, 4, 2.
79
« En vérité, est aussi évidente et bien documentée sa [scil. de Salomon] perfection
dans la science politique [ okhmat ha-medinah], au point qu’elle fut plus élevée que celle
de Joseph, qui gouverna l’Egypte sept ans durant, à la période de la famine, pour
perfectionner l’administration politique [de ce pays], et à cause de cela il est dit qu’il
avait connu toutes les langues, c’est-à-dire toutes les mœurs des peuples » (Perush ‘al
Nevi’im rishonim, p. 478).
80
Cette lecture est légèrement différente de l’interprétation de 1Rois 10, où le
contenu des énigmes de la reine de Saba n’est pas dévoilé : cf. supra, p. 152–153.
250 chapitre vii
81
Les considérations exégétiques d’Alemanno esquissent également le portrait d’un
Salomon architecte et urbaniste : cf. Shir ha-ma‘alot, p. 475–476.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 251
82
Abravanel polémique ouvertement avec Maïmonide à propos de cette question
dans l’Introduction de son commentaire à Ezéchiel, où il conteste l’interprétation de
l’auteur du Guide : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 432–437.
83
Le verset du Qohélet et le précepte sont associés également par Genazzano : cf.
Eliyyah ayyim ben Binyamin da Genazzano, La lettera preziosa, cit., p. 177.
252 chapitre vii
84
Sur la centralité de la question dans le milieu juif et l’importance de la source
aristotélicienne dans les débats de l’époque, voir H. Tirosh Samuelson, « Human
Felicity—Fifteenth-Century Sephardic Perspectives on Happiness », dans In Iberia and
Beyond. Hispanic Jews between Cultures, éd. B. D. Cooperman, Newark, University of
Delaware Press, 1998, p. 191–243.
254 chapitre vii
85
Tout l’exposé se fonde sur Eth. Nic.,VI, 3–7 1139b14–1141b23.
86
Le mot pourrait faire penser qu’il fait appel à une source latine, même s’il est
difficile de trancher sur la question : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance
Garb », cit., p. 366. En tout cas, Juda ne semble pas utiliser la traduction de l’Ethique
réalisée par Leonardo Bruni, qui jouit pourtant d’une circulation importante dans la
péninsule ibérique et fut traduite en hébreu à la fin du XVe siècle. En effet, la citation
de l’incipit de l’Ethique que l’on retrouve dans les Dialogues (« E per questo il philoso-
pho ha diffinito il buono essere quello che ciascuno desidera » : Dialoghi, I, 3a) est tout
à fait conforme à la tradition latine et juive médiévale et ne recèle aucune trace de
l’expression summum bonum qui, dans la version de Bruni, rendait le mot grec tagathon.
Il est bien connu que ce choix avait soulevé de vifs débats en Italie et en Espagne :
sur le contexte et le retentissement de la controverse qui surgit autour de la version
de l’Ethique réalisée par Bruni, voir J. Hankins, « Notes on Leonardo Bruni’s Trans-
lation of the Nicomachean Ethics and its Reception in the Fifteenth Century », dans Les
traducteurs au travail. Leurs manuscrits et leurs méthodes, éd. J. Hamesse, Turnhout, Brepols,
2001, p. 427–447
87
Voir supra, p. 235.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 255
88
Voir supra, p. 61–63.
256 chapitre vii
89
Pour une mise en parallèle des deux textes, voir infra, Appendice I.
90
« L’insuffisance de notre intellect dans la compréhension parfaite des causes des
choses [. . .] concerne également les causes matérielles ; en effet, puisque nous saisis-
sons les composés de manière sommaire, nous ne connaissons pas, par conséquent,
les éléments simples dont ils sont formés, et cela pour ce qui est des corps inférieurs
[. . .]. Et s’il existe quelques notions sur [ la nature de la matière première], c’est du
point de vue de la génération et de la corruption et des formes qui tombent en elle
et dont elle est le substrat, tandis que du point de vue de l’essence la chose est sans
aucun doute confuse. En vérité, les opinions des hommes sont en désaccord sur ce que
sont les éléments et sur la manière dont les éléments simples forment les composés.
Il y a en effet ceux qui pensent que le principe fondamental des choses est unique, et
une partie d’entre eux l’identifient au feu, une autre partie à l’air et une autre partie
à l’eau ; et il y a ceux qui admettent que les éléments sont plusieurs, et tel en pose
deux, tels autres trois et tel autre encore quatre, et telle est l’opinion Aristote et de son
maître Platon et l’opinion la plus répandue à notre époque [. . .]. Mais, en général, la
véritable opinion nous ne la connaissons pas, puisque aujourd’hui encore il y a des
hommes qui croient que l’élément du feu n’existe pas et qu’il ne fait pas partie des
composés, et il y en d’autres qui pensent que la terre n’est pas un élément simple »
(Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 469).
le modèle salomonien chez isaac abravanel 257
91
On notera que Sophie insiste sur le fait que l’on « voit » les mutations qui ont
lieu dans les éléments, étant donné que la seule notion qu’elle puisse se former de
la matière repose sur une base sensible : cf. les remarques d’Isaac sur la démarche
258 chapitre vii
Philon. Il est ainsi ; mais si (comme il est vrai) les éléments sont et peu-
vent être engendrés, il faut dire de quelle chose ils s’engendrent.
Sophie. De quoi ? sinon l’un de l’autre ; puisque l’on voit [vediamo] que
de l’eau est fait l’air, et de l’air l’eau, et du feu l’air, et de l’air le feu, et
ainsi de la terre.
Philon. Ceci que tu dis est encore véritable, mais des choses engendrées
des éléments, les propres éléments tous quatre ensemble, unis par une
vertu naturelle et occulte [tutti quattro uniti virtualmente], sont la matière
et le fondement qui reste en la chose engendrée d’eux-mêmes. Et [ma]
quand l’un s’engendre de l’autre, il ne peut être ainsi. Car le feu se
convertissant en eau, ne demeure en l’eau en laquelle il est converti,
mais se corrompt et s’engendre l’eau. Or, faut-il donc assigner à tous
les éléments quelque matière commune, en laquelle se puissent faire les
transmutations. Laquelle matière étant une habileté du sujet ayant forme
d’air [la qual essendo una volta informata in forma d’aere] par altération suf-
fisante laisse celle forme d’air et prend la forme de l’eau, ainsi peut être
dit de la transmutation des autres éléments92. Cette nomment les philoso-
phes la première matière, qui fut des plus anciens appelée « chaos » en
mot grec signifiant « confusion », pour ce que potentiellement et généra-
tivement en elle sont toutes les choses ensemble confuses, et d’elle aussi
diffusément et successivement sont faites chacune et à part soi (Dialogues,
p. 141 ; Dialoghi, II, 10b)93.
Une fois opérée cette importante distinction, Philon se met à décrire
l’activité de l’amour dans la matière première à travers des images qui
ne sont pas sans rapport avec la tradition exégétique liée à la figure
de Salomon :
Sophie. A quel amour peut cette matière être sujette ?
Philon. Cette (comme dit Platon) appète et aime toutes les formes
des choses engendrées, comme la femme l’homme94 : et ne pouvant
son amour être contenté par le désir et l’appétit l’actuelle présence de
l’une s’énamoure de l’autre laquelle lui défaut [E, non saziando il suo amor
l’appetito e el desiderio, la presenzia attual de l’una de le forme, s’innamora de l’altra
que la recherche philosophique est obligée d’adopter dans Perush ‘al Nevi’im rishonim,
p. 468–469.
92
La matière est donc un substrat pour les transformations des éléments. La for-
mulation évoque quelques passages de la Physique, du De generatione et corruptione et de
la Métaphysique où Aristote décrit la matière comme un support nécessaire aux modi-
fications qui affectent le monde corruptible : cf. Gen. et corr., I, 4, 320a ; Métaph., VIII,
1, 1042a.
93
Il est probable que Juda songe ici à certaines idées présocratiques, qu’il pouvait
connaître notamment à travers Ovide. Juda attribue en effet à Ovide des conceptions
semblables : « [. . .] avec le Chaos, qui est (ainsi que le déclare Ovide) la matière com-
mune, mixte et confuse de toutes les choses » (Dialogues, p. 176 ; Dialoghi, II, 34a).
94
Voir Tim., 50d, 2–4.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 259
95
Juda semble faire allusion non seulement à Maïmonide, mais également à d’autres
auteurs ayant adopté la même lecture. Cette interprétation des Proverbes caractérisait
en effet les exégètes du Guide qui suivaient l’interprétation de Shemuel ibn Tibbon ;
l’image est présente par exemple chez Anatoli : « La matière est comme une adultère
qui change toujours d’homme. Et Maïmonide a déjà expliqué cela lorsqu’il a affirmé
que le sage [i.e. Salomon], dans le verset ‘Or, voici qu’une femme l’aborde, à la mise
de courtisane’ (Prov. 7, 10), fait allusion à la matière » ( Ja‘aqov Anatoli, Il pungolo dei
discepoli, II, p. 372).
96
Cette lecture est esquissée dans l’introduction du Guide et ensuite développée
dans la troisième partie (Guide, III, 8), où Maïmonide expose sa position sur les plaisirs
corporels et la sexualité : « Tu vois, en effet que toutes les formes spécifiques sont
260 chapitre vii
tant que le feu. Outre la seconde partie que nous appelons l’air, la chaleur
céleste n’a assez de pouvoir pour en échauffer aucune autre : et reste, à
cause de la lointaine distance du ciel, le tiers degré froid : non toutefois
tant extrêmement que l’humidité ne lui demeure, parquoi il est grossier
et pesant, à cause de sa froideur : et cherchant le bas, est nommé l’eau,
élément froid et humide. Outre ces trois, la froideur du centre et reste de
ce globe encore sous les eaux est si violente qu’elle restreint et endurcit
toute l’humidité, se formant un corps très gros, très pesant et froid, et sec
comme est la terre (Dialogues, p. 136–137 ; Dialoghi, II, 8a–b).
En outre, si le Salomon du commentaire au livre des Rois connaît les
causes de l’assemblage des éléments, Philon les expose pour sa part
plus longuement dans le Dialogues :
Philon. Combien que entre les éléments soit contrariété grande, si est
toutefois l’amour qui se trouve entre eux cause générative de toutes les
choses mixtes et composées d’eux.
Sophie. Déclare-moi, je te prie, en quelle sorte.
Philon. La contrariété des uns aux autres éléments est cause qu’ils sont
divisés et séparés : car étant le feu et l’eau chauds et légers, ils cherchent
le haut et fuient le bas : et la terre et l’eau, pour être froids et pesants élé-
ments, cherchent le bas et fuient le haut maintes fois : ce néanmoins sont
conjoints en amitié par l’intercession du ciel bénin, et moyennant son
mouvement et ses rais, en telle forme et en telle amitiés s’entremêlant,
qu’ils parviennent quasi à l’unité d’un corps uniforme et d’uniforme
qualité, étant cette amitié capable par vertu céleste de recevoir en toutes
autres formes plus excellentes que aucune des éléments en divers degrés,
demeurant ainsi les éléments matériellement mêlés (Dialogues, p. 141–
142 ; Dialoghi, II, 11b–12a).
De même, le sage idéal représenté dans le commentaire d’Isaac était
censé connaître, on l’a vu, jusqu’aux lieux et aux mouvements des élé-
ments naturels. Sophie ne manque pas de soumettre cette question à
Philon, qui s’empresse d’y répondre dans un long exposé où il reprend
la doctrine aristotélicienne des lieux naturels :
Philon. Chacun des éléments, à savoir la terre, l’eau, l’air et le feu,
se complaît à avoir pour le lieu de son repos place au près de l’un des
autres, et non au près de tous. La terre fuit la proximité du ciel et du feu,
cherchant le centre, comme le plus loin du ciel, et se plaît d’être près de
l’eau, et près et dessous l’air, et non pas dessus : car étant sur l’air, elle
ne cesse de fuir en bas, pour s’éloigner du ciel tant qu’elle peut.
Sophie. Pourquoi fuit-elle le ciel, puisque de lui tout bien procède ?
Philon. Elle est de tous les éléments le plus pesant et gros, et pour autant
lui est le repos plus agréable qu’à aucun des autres : mais pource que
le ciel, comme ennemi de paresse, se meut continuellement sans jamais
262 chapitre vii
97
Comme la partie astronomique du commentaire d’Isaac, ce passage réélabore
le schéma de Guide, II, 19, où Maïmonide montre que la science d’Aristote, tout en
fournissant des réponses adéquates pour ce qui est du monde inférieur, n’est pas en
mesure d’expliquer la complexité des phénomènes célestes.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 263
98
Les sources de cette classification restent encore à identifier avec précision ;
Shlomo Pines conjecture l’influence sur Juda de la Risāla fī’l-‘Ishq (Epître sur l’amour)
d’Avicenne, dont cependant on ne connaît pas de traduction hébraïque, et également
de sources thomistes non précisées : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance
Garb ? », cit., p. 385–387 ; dans son commentaire, Tristan Dagron renvoie plutôt à
certains passages de la Cité vertueuse de Farabi et au chapitre I, 72 du Guide des égarés de
Maïmonide : cf. Dialogues, p. 143.
264 chapitre vii
99
Cf. supra, p. 246, note 66.
100
« Philon. [. . .] Or de ces cercles supérieurs le circuit est divisé par mesure en
trois cent soixante degrés, un chacun de trente degrés, et est nommé ce circuit ‘zodia-
que’, c’est-à-dire cercle des animaux, pour que les douze signes d’icelui sont figurés
par animaux » (Dialogues, p. 213 ; Dialoghi, II, 59b–60a).
101
Cf. Dialogues, p. 214.
102
Ibid., p. 217.
103
Les éclipses symbolisent deux conditions psychiques particulières : l’éclipse de la
lune fait allusion à la chute de l’âme du côté sensuel et matériel de l’existence ; celle
du soleil représente au contraire la mors osculi (à savoir l’union de l’intellect humain
et divin) et le degré suprême du rapprochement de l’homme avec Dieu : cf. Dialogues,
p. 272–273.
104
Cf. Dialogues, p. 329.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 265
105
« Philon. [. . .] En cette manière ils ont déclaré la production et contemplation
de toutes les intelligences et cercles célestes comme en successive concaténation, soit le
nombre des cieux ou de huit (selon les Grecs), ou selon les Arabes de neuf : ou bien de
dix, comme ont pensé les anciens et aucuns modernes Hébreux [come gli antichi Hebrei
e alcuni moderni] » (Dialogues, p. 371 ; Dialoghi, III, 76a). En fait, Juda se montre indécis
pour ce qui est du nombre des sphères (cf. Dialogues, p. 213). Il ne refuse pas l’idée,
d’origine arabe, d’une neuvième sphère, ni le schéma de dix, qui semble évoquer le
système des sefirot : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines », cit., p. 394, note 48. Là encore,
il s’agit d’une question disputée par les chercheurs dans le commentaire d’Isaac : « [ Il
y a des savants qui] dénombrent neuf et qui huit, et qui dix et qui quinze sphères »
(Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474).
266 chapitre vii
Philon. Pource, affirme Platon, que les cieux furent faits en certain
temps de matière sans forme, coéternelle à Dieu.
Sophie. Et bien : si faut-il encore qu’il confesse qu’ils sont corruptibles,
comme les corps inférieurs, puisqu’il est nécessaire que la matière suc-
cessivement se change en diverses formes.
Philon. Il excuse cela disant qu’il est bien vrai que les cieux, pource
qu’ils sont faits de forme et de matière, seraient dissolvables : mais l’infinie
puissance de Dieu [onnipotenza divina] les a rendus indissolubles.
Sophie. Donc tu oses croire [E tu credi ] que Dieu, ayant fait que naturel-
lement ils ne puissent se dissoudre : contredisant son œuvre naturelle et
se rétractant soi-même, les permette de demeurer indissolubles ?
Philon. Ton objection n’est sans efficace : toutefois Platon au Timée dit
que Dieu souverain parle ainsi avec les célestes : ‘Vous êtes mon ouvrage
et dissolubles de vous-mêmes ; mais pource que c’est chose laide, per-
mettre que le beau soit dissolu, soyez par ma communication indissolu-
bles : car mes forces sont plus grandes que votre fragilité [voi siete fattura
mia, e da voi dissolubili ; ma perché è brutta cosa lassar che il bello si dissolva,
per mia communicatione sète indissolubili, perché maggior son mie forze che vostra
fragilità]’ [Timée, 41a–b]106. Toutefois je pense que Platon par ces paroles
ne veut entendre que éternellement les cieux demeurent en être sans
jamais se dissoudre : mais c’est, crois-je, pour donner raison de ce qu’ils
ne sont sujets à la successive génération et corruption, et de peu de durée
comme les inférieures : puisque ils sont tous créés de même matière, qui
est cause du renouvellement et de la dissolution : concluant que, nonob-
stant que, à cause de leur matérielle nature, ils devraient être ainsi : ils
sont toutefois de plus longue durée à cause de leur plus grande beauté
formelle, de laquelle Dieu les a faits plus participants.
Sophie. Les ciels donc, selon Platon, se dissoudront-ils ?
Philon. Oui.
106
La formulation est proche de la traduction qu’en fit Ficin, qui, à la différence de
la version de Chalcidius, met l’accent sur le motif de la beauté : « Dii deorum quorum
opifex ego et pater sum hec attendite. Que a me facta sunt me ita volente indissolubi-
lia sunt. Omne siquidem quod vinctum est solvi potest. Sed mali est quod pulchre composi-
tum est seque habet bene velle dissolvere. Quapropter quia generati estis immortales quidem
et indissolubiles omnino non estis. Nec tamen unquam dissolvemini, nec mortis fatum
subibitis. Nam voluntas mea maius prestantiusque vobis est vinculum ad vite custo-
diam quam nexus illi quibus estis tunc cum gignebamini colligati » ( Marsilius Ficinus,
Platonis opera, 1491, p. 255r) ; Chalcidius traduit comme suit le même passage : « Dii
deorum quorum opifex idem paterque ego, opera siquidem vos mea, dissolubilia natura,
me tamen ita volente indissolubilia, omne siquidem quod iunctum est natura dissolu-
bile, at vero quod bona ratione iunctum atque modulatum est dissolvi velle non est dei. Quapropter,
quia facti generatique estis, immortales quidem nequaquam nec omnino indissolubiles,
nec tamen umquam dissolvemini nec mortis necessitatem subibitis, quia voluntas mea
maior est nexus et vegetatior ad aeternitatis custodiam quam illi nexus vitales ex quibus
aeternitas vestra coagmentata atque composita est » (Calcidio, Commentario al Timeo di
Platone, éd. C. Moreschini, Milan, Bompiani, 2003, p. 68).
le modèle salomonien chez isaac abravanel 267
107
Implicitement, l’expression indique que, si Sophie ne les a pas contemplées,
Philon, au contraire, en a eu la possibilité ; voir aussi, dans la suite, la manière dont
Philon s’adresse à Sophie en lui disant : « Si tu connaissais [. . .], tu verrais ».
108
Il s’agit d’une citation tirée du texte biblique de Sagesse : « Tu as tout réglé avec
mesure, nombre et poids » (Sag. 11, 21). Comme on l’a vu, ce livre n’était pas inconnu
aux auteurs juif médiévaux. Toutefois, l’attribution du texte à Pythagore opérée ici
par Juda semblerait indiquer la présence d’une autre source que le texte biblique ; le
le modèle salomonien chez isaac abravanel 269
même verset est attribué à Pythagore par Cassiodore : « Quam disciplinam <aritme-
thicam> Pythagoras sic laudasse probatur, ut omnia sub numero et mensura a Deo
creata fuisse memoret » (Cassiodore, Institutiones, 2, 4, PL 70, col. 1204).
109
On retrouve ici un trait essentiel de la personnalité de Sophie : la nécessité d’ap-
prendre en « écoutant » les opinions des autres : cf. supra, p. 67. Les questions qu’elle
soulève font partie des impasses des chercheurs énumérées par Abravanel dans son
commentaire : « Et il y a aussi [des savants] qui affirment que les astres sont différents
pour l’espèce, et [d’autres] qui pensent qu’ils sont des individus distincts, chacun d’en-
tre eux étant une espèce par soi même » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 473).
270 chapitre vii
110
Sur les diverses solutions données à cette question astronomique complexe par
la philosophie arabe médiévale, voir G. Endress, « Averroes’ De Caelo. Ibn Rushd
Cosmology in his Commentaries on Aristotle’s On the Heavens », Arabic Sciences and Phi-
losophy, 5 (1995), p. 9–49 : 23–25. Les auteurs chrétiens aussi s’étaient longuement
interrogés sur ces problèmes : cf. G. Stabile, « Cosmologia e teologia nella Commedia :
la caduta di Lucifero e il rovesciamento del mondo », Letture classensi, 12 (1983), p. 139–
173. D’autres commentateurs de Maïmonide abordent la question du mouvement
d’Orient vers l’Occident en la mettant en rapport avec les dimensions du ciel : voir par
exemple le commentaire d’Asher Crescas, dans Moïse ben Maimon, Sefer Moreh
Nevukhim, traduit de l’arabe par Samuel ibn Tibbon avec les commentaires de Asher
Crescas, Profiat Duran, Isaac Abravanel et Shem Tov b. Shem Tov, Jérusalem, 1960,
p. 41a.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 271
111
La citation de Juda pose certains problèmes d’identification, d’autant que la
doctrine attribuée à Ibn Gabirol dans ce contexte ne correspond pas exactement à la
conception élaborée dans la Source de vie ; en effet Gabirol, tout en affirmant que les
intellects sont composés de matière et de forme, ne fait aucune allusion à l’idée du
Chaos, et n’identifie pas non plus la forme avec Dieu, comme il ressort de ce passage
des Dialogues : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines », cit., p. 371–373.
272 chapitre vii
Philon. Il s’est trouvé tel, entre les platoniques qui a dit [Già fu alcuno de li
Platonici che disseno]112 que les anges et autres spirituels sont encore partici-
pants du chaos, duquel ils reçoivent la substance : à laquelle Dieu donne
intellectuellement forme, et non point corporellement : tellement que les
anges ont une matière intellectuelle incorporelle [. . .]. Mais il suffit, à
ceux qui disent que les intellects sont âmes et formes des corps célestes ;
dire que la matière entre en la composition d’iceux corps célestes, et non
pas des intellects qui sont leur âmes [Ma quelli che tengono che l’intelletti sieno
anime e forme del corpo celeste gli basta la materia in compositione de li corpi celesti]
(Dialogues, p. 325 ; Dialoghi, III, 49b).
Pour notre lecture, il est tout particulièrement intéressant de remar-
quer qu’un même problème est soulevé, tant dans le texte du fils que
dans celui du père, en faisant référence à une même auctoritas et à un
même ouvrage113.
L’impression que l’on retire de cette analyse est celle d’une sorte
d’osmose entre les deux textes. Le portrait de Salomon dressé dans
le commentaire d’Isaac Abravanel semble constituer pour Juda un
modèle qu’il modifie et infléchit selon sa propre conception du rôle
que la philosophie devait jouer dans le curriculum idéal d’un savant
juif. Les Dialogues et le commentaire sont, pour ainsi dire, deux édifices
bâtis à partir du même matériau—la okhmah « familiale » du lignage
davidique—mais dont les éléments ont cependant été manipulés et
agencés de manière différente.
Aussi bien l’œuvre de Juda que cette partie du commentaire sur
le livre des Rois d’Isaac relèvent d’une réflexion sur le personnage
mythique de Salomon, sur les caractéristiques de sa sagesse et, plus
largement, sur le rapport du savant juif à la philosophie. La mise en
parallèle des deux textes nous permet de voir comment Juda s’est servi
de l’ouvrage d’Isaac, en transformant le discours exégétique et systé-
matique du commentaire en un échange dynamique et vivant entre
deux interlocuteurs. Le fils reprend ainsi le schéma adopté par le père
tout en « dramatisant » la relation entre Salomon et les philosophes.
Isaac a énuméré les questions portant sur la nature des formes
112
D’après Shlomo Pines, par l’expression « alcuno de li platonici », Juda ferait
allusion à la doctrine d’Ibn Gabirol : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines », cit., p. 34.
Toutefois, il semble que Juda songe ici à un ensemble d’auteurs.
113
Dans ses Œuvres de Dieu (Mifa‘alot Elohim), Abravanel prend la défense de ceux qui
soutiennent que les intellects sont de pures formes tout en faisant référence à un autre
texte d’Ibn Gabirol, le poème philosophique La couronne du royaume (Keter Malkhut) : cf.
S. Pines, « Medieval Doctrines », cit., p. 374.
le modèle salomonien chez isaac abravanel 273
114
Cf. A. Guidi, « Salomone come sapiente universale », cit.
115
Cf. Complainte sur le Temps, p. 17, v. 213–216.
CHAPITRE VIII
1
Sur la centralité de l’élément autobiographique et de la narration à la première
personne chez Isaac Abravanel, voir entre autres E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance,
cit., p. 206–207 et E. Gutwirth, « Don Yizchaq Abravanel : Exegesis and Self-
Fashioning », Trumah 9, (2000), p. 35–42.
2
Les introductions des ouvrages exégétiques ou théologiques d’Isaac commencent
presque systématiquement par une évocation de la généalogie familiale contenant une
ou plusieurs allusions à l’ascendance davidique : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im
rishonim, p. 2 et p. 422 ; Id., Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 3 ; Id., Zeba Pesa (Sacrifice de
Pâque), Constantinople, 1505, p. 1b ; Id., Na alat ’Avot (L’héritage des pères), New York,
Silbermann, 1953, p. 7 ; Id., Rosh ’Amanah (Le sommet de la foi), Constantinople, 1505,
p. 2a. La même référence est présente chez Juda qui décrit son père comme « descen-
dant de David et issu de la ligné des rois de Juda, et fils de Princes. Ses ancêtres ont été
tous renommés, une génération après l’autre, et gardaient dans les cœurs le signe de
l’alliance sacrée » (Paroles de Juda, fils de l’excellent exégète, en louange du commentaire de son père
aux livres des prophètes [en hébreu] dans Dialoghi, éd. Gebhardt, Die hebræïschen Gedichte des
Jehuda Abrabanel genannt Leone Ebreo, p. 22, v. 19). Pour les réactions des contemporains
à ces affirmations voir supra, p. 17. Pour les avis des hébraïsants chrétiens, voir J.-C.
Attias, « Isaac Abravanel (1508–1992) : essai de mémoire comparée », dans Mémoires
juives d’Espagne et du Portugal, cit., p. 273–308.
3
Sur la présence de ce genre littéraire chez quelques auteurs juifs des XVe et XVIe
siècles, voir F. Lelli, « The Origins of the Autobiographic Genre », cit. et Id. « Biogra-
phy and Autobiography », cit.
276 chapitre viii
4
En s’écartant de l’opinion dominante, Isaac soutient que David avait pêché et
s’était repenti à la fin de sa vie : E. Lawee, Abarbanel’s Stance toward Tradition, cit.,
p. 118–119 ; l’auteur met en rapport cette interprétation avec l’épisode de l’apostasie
du grand-père d’Isaac, Samuel Abravanel. Benzion Netanyahu a notamment insisté
sur l’impact que la conversion de ce dernier avait eu sur la famille et sur la commu-
nauté juive espagnole de l’époque, ainsi que sur l’influence que cet épisode aurait
exercé vis-à-vis de l’attitude bienveillante d’Isaac envers les conversos : voir B. Neta-
nyahu, Don Isaac Abravanel, cit., p. 5–6.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 277
5
Les poèmes que Juda rédige à l’occasion de la publication des œuvres d’Isaac
témoignent également du lien profond qu’il entretient avec son père, dont il dresse un
portrait légendaire en leader charismatique de la communauté séfardite en exil.
6
Cf. infra, p. 286–289.
7
L’élaboration d’une idéologie du lignage caractérise tout particulièrement le
judaïsme séfarade du XVe siècle, influencé par le milieu aristocratique ibérique et
par les conceptions élaborées dans l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Dans un article
278 chapitre viii
2. Shir et offrande
consacré à ce sujet, Gutwirth cite quelques passages des homélies de Shem Tov ibn
Shem Tov qui établissent un lien entre la valeur morale de l’individu, la pureté et
noblesse de son sang, son statut économique et les caractéristiques que l’on peut
attribuer à sa descendance : cf. E. Gutwirth, « Lineage in XVth c. Hispano-Jewish
Thought », cit. On retrouve une démarche similaire chez Isaac Abravanel, qui parle
du « lignage [ ya us mishpa ot] » des prophètes et des sages du Talmud, dont il fait aussi
dépendre leur prestige : cf. les passages cités dans Juda Abravanel, Si ot ‘al ha-’ahavah,
cit., p. 17.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 279
Je chanterai alors [’az ’eshir]8 un chant d’amour [shir yedidot]9 à Celui qui
m’a formé,
Et, tant que je vivrai, je chanterai pour Lui le chant de ma passion [shir
‘agavi ]
Je porterai devant Lui mon offrande [min ah],
Et préparerai mon don [teshurah] pour le présenter10.
Le shir dont il est question est ici associé à une min ah, mot qui dans
la Bible désigne une offrande de remerciement à Dieu pour un bien
que l’on a obtenu ou d’expiation pour des péchés que l’on a per-
pétrés. L’idée du poème comme offrande (min ah) est très répandue
dans la poésie hébraïque médiévale et pourrait plaider en faveur de
l’identification du shir à la Complainte elle-même11. Cependant, l’achè-
vement de ce shir dépend de conditions particulières : ce n’est qu’après
la réintégration du fils au sein de la famille qu’il pourra être présenté
à Dieu, en guise de remerciement pour la prière qui aura été exau-
cée ; par conséquent, il est problématique de l’identifier au poème. Par
ailleurs, le terme min ah est souvent employé pour indiquer aussi un
livre, au point que l’on peut parler à ce propos d’un véritable topos. On
le retrouve notamment dans les titres standards de certains ouvrages,
comme c’est le cas de Min at Yehudah (Offrande de Juda), Min at Qena’ot
(Offrande de zèle) ou Min at Cohen (Offrande du prêtre). Parmi les contem-
porains de Juda Abravanel, le cabaliste Juda Æayyat écrit par exemple
un Min at Yehudah et Yeiel Nissim de Pise rédige un Min at Qena’ot12.
L’emploi du terme min ah que l’on trouve dans ces vers pourrait donc
faire allusion à un véritable texte, chargé de sanctionner la réconci-
liation de Juda avec Dieu ainsi que la recomposition de l’unité fami-
liale. Or, puisque ce shir/min ah semble entretenir—selon les termes
employés par Juda—un rapport essentiel avec le thème de l’amour, il
8
L’expression évoque le premier verset du célèbre Chant de la vigne d’Isaïe :
« Je veux chanter [’az ’eshir] à mon bien-aimé le cantique de mon ami sur sa vigne »
(Is. 5, 1).
9
Cf. les versets signalés infra, p. 282.
10
Complainte, vv. 245–252.
11
Voir les occurrences recensées dans I. Davidson, Thesaurus of Mediaeval Hebrew
Poetry, 4 vol., New York, 1970, t. III, s. v. מנחתet מנחה.
12
Comme variante, on rencontre par exemple le titre donné par Isaac Arama à
son commentaire de la Torah, ‘Aqedat Yits ak, qui fait référence à la fois au nom de
l’auteur et à la notion du livre comme offrande sacrificielle. Le topos du livre-offrande
est répandu également dans la littérature chrétienne; dans l’introduction à l’Heptaplus,
Jean Pic de la Mirandole compare notamment son œuvre à une offrande de « pauculae
spicae » : cf. Giovanni Pico della Mirandola, De Hominis Dignitate, cit., p. 179.
280 chapitre viii
13
L’identification a été rapidement suggérée également par Gebhardt : cf. Leone
Ebreo, Dialoghi d’amore, éd. C. Gebhardt, p. 35. Gebhardt se limite à constater l’asso-
nance avec les thèmes de l’amour et du désir traités dans le texte de Juda.
14
Voir supra, p. 127.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 281
15
Le renvoi au verset d’Ezéchiel en tant qu’image de l’amour adultérin est déjà
présent dans le prologue de l’Expositio in Canticam Canticorum d’Origène, où il est utilisé
pour indiquer de quelle manière même l’âme, et non seulement le corps, peut s’en-
flammer d’une passion peccamineuse : « Oportet nos etiam illud scire : illicitus amor
et contra legem sicut accidere potest homini esteriori, verbi gratia, ut non sponsam
vel coniugem amet, sed aut meretricem aut adulteram, ita et interiori homini, hoc est
animae, accidere potest amor non in legitimum sponsum, quem diximus esse Verbum
Dei, sed in adulterum aliquem et corruptorem. Quod sub hac eadem figura evidenter
declarat Ezechiel Propheta; ubi Ollam et Oolibam introducit sub specie Samariae et
Hierusalem adulterino amore corruptas, sciut locus ipse scripturae propheticae evi-
denter ostendit volentibus plenius scire » (Origène, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I,
p. 104).
16
Les Dialogues s’ouvrent sur la difficulté d’accorder ces deux dimensions érotiques :
cf. Dialogues, p. 55ss. On lira une analyse de ces deux types d’amour présents dans
les Dialogues et de leur conciliation manquée dans B. McGinn, « Cosmic and Sexual
Love in Renaissance Thought: Reflections on Marsilio Ficino, Giovanni Pico della
Mirandola and Leone Ebreo », dans The Devil, Heresy and Witchcraft in the Middle Ages,
éd. A. Ferreiro, Leiden, Brill, 1998, p. 191–209.
17
Voir par exemple le passage suivant : « [Ce long récit] vise à faire connaître la
lignée de David qui est de l’argent épuré au creuset dans la terre (Ps. 12, 7). En effet,
Peretç et Obed sont de l’argent épuré, comme cet argent qui a été purifié une puis
deux fois. Si tu dis : ‘Pourquoi proviennent-ils de mères de cette sorte ?’ C’est que
l’argent est épuré des scories qui sont en lui, et la lignée de David est épurée d’un
côté et de l’autre, comme il est écrit ‘Tu aimeras YHVH ton Dieu de tout ton cœur
282 chapitre viii
etc.’ (Deut. 6 : 5), avec tes deux penchants, avec le penchant au bien et le penchant au
mal » Zohar adash, 78b.
18
Sur l’interprétation allégorique dans la poésie hébraïque au Moyen Age et à
la Renaissance, cf. A. Rathaus, « Poetiche della scuola ebraico-italiana », La rassegna
mensile di Israel, 47 (1994), p. 189–226. Ibn Tibbon expose sa définition du shir dans
l’introduction de son commentaire au Cantique des Cantiques : Isaac Abravanel, Perush
‘al Shir ha-shirim, cit., p. 6–7.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 283
19
« Et la troisième espèce de shir est celle des mots prononcés de manière hyper-
bolique et exagérée, et par la comparaison et l’ordre, pour élever un sujet ou pour
le blâmer, que cela soit pour se réjouir ou pour s’attrister. De ce point de vue tous
sont considérés comme [relevant du genre du] shir et leurs sujets servent à éveiller les
cœurs et faire changer les mœurs et les attitudes, et à renforcer le sujet choisi et à le
vérifier à travers beaucoup de mots, de récits et d’attributs et d’allégories et de simi-
litudes ; mais ces mots dans leur sens simple ne se réfèrent pas à quelque chose qui a
une existence réelle. Et c’est cette espèce qui est appelée essentiellement et en premier
lieu shir. Aristote a composé sur cela sa Poétique [Sefer ha-shir] qui se trouve parmi les
livres de logique [. . .]. Et sur cette espèce [de shir] il a été dit à propos de Salomon :
‘Il composa trois mille paraboles, mille cinq poésies’ (1Rois 5, 12), parce que ce shir est
de l’espèce des allégories qu’il a composées, et à cette catégorie appartient également
le Cantique des Cantiques » (Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 39–40).
20
Le fait qu’Isaac mentionne la péricope d’Isaïe en ce contexte est intéressant dans
la mesure où Juda, dans la Complainte, utilise la même référence pour évoquer le type
de shir qu’il a l’intention de composer : voir supra, p. 281 ; cela peut constituer une
allusion à la discussion contenue dans le commentaire de son père, qui serait ainsi
suggérée ici par un renvoi intertextuel.
21
Cf. F. Lelli, « L’educazione ebraica nella seconda metà del ‘400. Poetica e
scienze naturali nel ay ha-‘olamim di Yoanan Alemanno », Rinascimento, 35 (1996),
p. 75–136 ; à propos du Shir ha-ma‘alot, Arthur Lesley parle opportunément d’un « non-
metrical poem » : cf. A. Lesley, The Song of Solomon’ s Ascent, cit., p. 60.
284 chapitre viii
22
Juda évoque ici la relation qui lie l’âme de Jacob à celle de son fils Benjamin :
il s’agit de l’épisode de Gen. 44, 30, où Joseph, devenu chef de l’Egypte, reçoit ses
demi-frères et retient par un expédient le cadet, Benjamin, qu’il envoie contre son
gré en Egypte.
23
Le même verset est utilisé par Isaac Abravanel pour son exégèse du terme yadid
appliqué à Benjamin dans la bénédiction de Moïse de Deut. 33, 12 : Isaac Abravanel,
Perush ‘al ha-Torah. Devarim, p. 562.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 285
Il n’est pas sans intérêt de rappeler le contexte plus large qui sous-
tend un tel emploi métaphorique du terme min ah. Il relève des modi-
fications que la notion de sacrifice a connues tout au long du Moyen
Age. Après la chute de Jérusalem, sous la contrainte des nouvelles
circonstances historiques et politiques, le judaïsme rabbinique avait
été obligé de conférer une nouvelle signification aux rituels liés au
Temple, y compris les mitsvot relatives aux sacrifices. L’offre sacrificielle
allait être ainsi progressivement identifiée à la mise en place de com-
portements vertueux ou à l’étude de la Torah. Aussi, le cœur et la
conscience du Juif pénitent devenaient l’autel de l’expiation, et leur
sacrifice plus agréable à Dieu que « tous les sacrifices et les holocaustes
du monde entier »24. La relecture des cultes sacrificiels comme prati-
ques dotées d’efficacité, soutenue par nombre de cabalistes médiévaux,
avait ensuite réintroduit l’idée d’une réciprocité, d’un échange entre
le sacrifiant et la divinité que l’intériorisation de la notion de sacri-
fice avait effacée25. L’exégèse cabalistique débouchera en effet sur une
réinterprétation théurgique des pratiques sacrificielles, en refusant la
lecture allégorisante et spiritualisante de Maïmonide26.
24
Cf. Zohar adash, 80a.
25
Le sacrifice était interprété par les cabalistes comme une pratique qui mettait en
communication les dimensions inférieures et supérieures de l’être, et qui était souvent
chargée d’une capacité théurgique : voir l’étude consacrée à ce thème par Charles
Mopsik : Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu, Lagrasse, Verdier, 1993. Une
conception analogue de la fonction des sacrifices est présente aussi dans le commen-
taire à la Genèse de Baya ben Asher : cf. M. Mottolese, La via della qabbalah : esegesi e
mistica nel Commento alla Torah di Rabbi Ba ya ben Ašer, introduction de M. Idel, Bologne,
Il Mulino, 2004, p. 204. A la fin du XVe siècle, ces doctrines avaient commencé à
circuler également en milieu chrétien, grâce notamment aux traductions présentes
dans la bibliothèque de Pic. Voir par exemple le passage suivant, tiré du commentaire
à la Torah de Menaem Recanati : « A partir de ce que j’ai déjà indiqué plus haut,
tu peux savoir que, dans l’offrande sacrificielle, la volonté de l’inférieur s’élève et se
rapproche de la volonté supérieure, tout comme la volonté supérieure se rapproche
de l’inférieure. Par conséquent, l’inférieur doit Lui offrir sa volonté par le moyen de
l’offrande sacrificielle, et il lie sa propre âme à l’âme de l’animal sacrificiel, et l’Ecri-
ture met cela sur son compte comme s’il sacrifiait sa propre âme [. . .]. [Et il en est
ainsi] parce que dans l’offrande sacrificielle il fait adhérer son âme à l’âme supérieure ;
son âme s’élève à partir de l’autel supérieur, alors le prêtre est appelé ange [. . .].
Et dans le sacrifice de son âme en haut, la volonté de l’inférieur se rapproche
de la volonté de l’inférieur, et la volonté supérieure consent à exaucer la requête
pour laquelle il a offert son sacrifice » (C. Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale,
cit., p. 383).
26
Voir notamment Guide, III, 46. L’interprétation maïmonidienne des sacrifices est
bien connue. L’auteur du Guide replace ces pratiques dans leur contexte historique ;
Dieu les aurait introduites pour marquer une distinction entre le culte professé par
les Juifs et l’idolâtrie des autres peuples, en tant que solution de compromis entre
286 chapitre viii
29
Cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah, Jérusalem, 1954, Vaykra, p. 2b–4a.
288 chapitre viii
30
Par ces deux expressions, la littérature rabbinique fait allusion à deux attributs
de la divinité, l’une exprimant le jugement sévère, l’autre la clémence. Le compor-
tement du peuple d’Israël n’est donc pas sans avoir des conséquences sur Dieu, dans
la mesure où le « visage » divin change selon les actions des humains. La dialectique
entre les deux aspects mentionnés et l’intervention de l’homme dans la rupture ou
le rétablissement de leur équilibre sont déjà présentes dans la littérature rabbinique :
« Malheur aux scélérats, ils inversent la mesure de compassion en mesure de rigueur ;
[. . .] Heureux les justes, car ils inversent la mesure de rigueur en compassion » (Midrach
Rabba. Tome I : Genèse Rabba, traduit de l’hébreu par B. Maruani et A. Cohen-Arazi,
Lagrasse, Verdier, 1987, p. 343–344). Cette faculté qu’a l’homme d’agir sur la réalité
divine et de modifier à la fois les relations entre middat ha-ra amim et middat ha-din et
le rapport de la divinité avec le monde inférieur et le peuple d’Israël en particulier
devient centrale dans la cabale. Voir par exemple, chez Recanati les « eaux amè-
res » de la middat ha-din, lorsqu’elle refuse d’épancher ses bénédictions sur l’homme, et
émane en revanche des forces et des esprits destructeurs : Menahem Recanati, Perush
‘al ha-Torah, t. I, p. 38.
31
Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 462.
290 chapitre viii
32
Dans un passage où il n’est pas question du Cantique, Alemanno décrit l’action de
la sagesse ( okhmah) de Salomon comme étant capable de réunifier les deux sefirot Yesod
(Fondement) et Malkhut (Royaume) en libérant cette dernière des « forces impures »
qui l’avaient envahie : cf. Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, cit., p. 442. On se sou-
viendra des interprétations du Cantique élaborées par Moshe de Léon et Menaem da
Recanati (cf. supra, p. 180–181) ainsi que de l’allusion aux Dialogues comme shir yedidot
et shir ‘agavi examinée auparavant.
33
Cette allusion au texte biblique n’est pas anodine, et il convient de citer le verset
en entier : « Et il me dit : ‘Fils de l’homme, vois-tu ce qu’ils font, les grandes abomi-
nations que la maison d’Israël commet ici pour que je m’éloigne de mon sanctuaire ?
Et tu verras encore d’autres grandes abominations’ ». En recourant à une pratique
intertextuelle assez courante chez les auteurs juifs, Isaac évoque par cette citation les
idoles impures et les cultes pour les divinités étrangères qui causèrent la déchéance
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 291
les cultes de leurs divinités. Et en vérité le péché de Salomon fut d’avoir laissé les
femmes pratiquer leurs cultes dans la terre élue en face de Jérusalem, afin que chacune
d’entre elles fît descendre l’épanchement divin sur elle-même et sur sa famille [. . .]. Et
ainsi, puisque Salomon leur avait appris la loi [mishpa ] des divinités de leurs terres,
sa recherche s’était éloignée du Nom, béni-soit-Il, car il avait détourné son cœur de
Dieu. Et il s’appliqua à ces choses étrangères qui sont en dehors des sentiers de la
Torah divine » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 475). D’après certaines conceptions caba-
listiques, Salomon était en effet capable de faire descendre les influences de la sefirah
Malkhut sur toutes les nations : voir par exemple Joseph Giqatilla, Sha‘arey ’orah, 2
vol., éd. Y. Ben Shlomo, Jérusalem, Mossad Bialiq, 1996 [3 éd.], t. I, p. 68–69.
36
Pour Isaac, cette infraction est d’autant plus grave que les femmes étaient des
prosélytes, et résidaient devant Jérusalem, à savoir dans la ville que le Dieu d’Israël
avait choisie pour demeure : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 546.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 293
poésies » (1Rois 5, 12), que l’on a interprété comme « cinq mille », car il était
d’usage chez les anciens de parler de questions divines à la manière d’un
chant [shir], et il semble que Salomon ait composé ce grand nombre de
chants pour les princes [sarim] supérieurs, pour chacun d’entre eux indi-
viduellement, selon la manière dont chacun d’entre eux guide un peuple
parmi d’autres et selon son culte spécifique ; mais il avait composé le
livre du Cantique des Cantiques tout spécialement pour le guide [hanehagah]
divin qui veille sur la communauté d’Israël [knesset Israël ] 37, et à cause
de cela il est dit « Tous les chants [shirim] sont saints, mais le Cantique est
le plus saint » (Mishnah Yadayim, 3, 5), étant donné que les autres shirim
que Salomon avait faits étaient tous pour les anges saints, mais le Shir
ha-shirim était spécialement pour Dieu, béni soit-Il, qui est le plus saint
de tous. Et puisque la connaissance de Salomon portait sur les intellects
séparés et sur la manière dont ils se conduisent, il arriva à connaître les
manières, les moyens et les préparations nécessaires pour faire descendre
l’épanchement de chacun des intellects sur son peuple et sur sa terre38
[. . .]. Et peut-être est-ce sur ces choses-ci que portaient les shirim qu’il
composa pour eux [les intellects séparés] ; et bien que Salomon obtînt
tout cela de manière miraculeuse dans sa jeunesse, quand Dieu lui était
apparu sur le Gabaon, c’est seulement dans sa vieillesse qu’il eut recours
à la capacité de faire descendre l’épanchement des intellects séparés sur
les peuples. C’est alors que les femmes égyptiennes, moabites et des
autres peuples qu’il aimait égarèrent son cœur (1Rois 11, 4), non pas au
point qu’il s’adonnât au culte étranger—loin de là—mais seulement en
tant qu’il avait appris [aux femmes] la manière de pratiquer leur culte
[. . .]. Et c’est en cela qui réside le péché de Salomon [. . .]. Il s’en excusa
dans le Cantique des Cantiques en disant : « Les reines sont au nombre de
soixante, les concubines de quatre-vingts, et innombrables sont les jeu-
nes filles. Mais unique est ma colombe, mon amie accomplie » (Cant. 6,
8–9) ; c’est à dire que les guides supérieurs sont nombreux, de différents
degrés et ramifiés l’un sur l’autre et les plus élevés sont appelés « reines »
et les autres « concubines » et « servantes » selon les espèces de leurs sous-
divisions et de leurs conduites ; et il disait que, comme il avait obtenu
la connaissance de tous et qu’il avait fait descendre l’épanchement de
ceux-ci vers leur peuples, son cœur n’était pas parfait et pur [tamim],
37
Moshe Idel propose de lire dans ces lignes une référence à la sefirah Malkhut, qui
représente la présence de Dieu sur terre et son lien privilégié avec le peuple d’Israël :
cf. M. Idel, « Magical and Neoplatonic Interepretations », cit., p. 237, note 157.
38
L’idée que chaque peuple et chaque terre sont sous la protection d’un ange, alors
que les Juifs et la terre d’Israël sont gouvernés directement par Dieu, se trouve déjà
dans la littérature midrashique et revient aussi dans des textes cabalistiques. Voir par
exemple ce passage du Zohar : « ‘C’est vers ma terre et vers ma parenté que tu iras’
(Gen. 24, 4). ‘Ma terre’ c’est la Terre sainte, qui est la première de toutes les terres et
qui est à Lui, alors que toutes les autres terres appartiennent aux autres intendants
[i.e. les anges] » (Zohar, I, 181b ; voir aussi le commentaire de Charles Mopsik à ce
passage dans Zohar. Genèse. Tome III, cit., p. 91 note 43).
294 chapitre viii
39
Signalons au passage que la lignée davidique a souvent été associée à l’usage
théurgique du « chant » qui semble émerger dans le commentaire d’Isaac. D’après
un topos que l’on retrouve par exemple chez Meir ibn Gabbay et chez Moshe de
Rieti, les chants et la musique de David auraient eu le pouvoir d’apprivoiser le visage
négatif de Malkhut : voir R. Goetschel, Meir ibn Gabbay, cit., p. 397 ; sur da Rieti, cf.
A. Guetta, « Ya‘ar ha-Levanon, ou la quête de la connaissance perdue », cit., p. 98.
Si les cabalistes attribuent à la lignée davidique ce pouvoir vis-à-vis de Malkhut, c’est
d’ailleurs à cause du fait que ses représentants se sont unis avec des femmes étrangères
et sont, par conséquent, capables de maîtriser le côté négatif du féminin : « R. Ochaya
dit : Viens et voie d’après l’arbre de la connaissance du bien et du mal. La lignée de
David s’apparente à l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Bien du côté des
pères, mal du côté des mères qui provenaient des nations. Néanmoins elles ne sont pas
issues de leurs effronteries. Dès que Eléazar bar Yossi entendit ce discours, il approcha
de lui et lui donna un baiser sur la tête. R. Hasdaï dit : Ruth relève de la pudeur qui
était [dans les nations] et elle entra sous les ailes de la Shekhinah, d’elle David sortit.
Les rois et la royauté doivent nécessairement venir de la lignée de David, afin qu’ils
soient à la fois cléments et cruels. Cléments du côté du père et cruels du côté de la
mère. Et l’un et l’autre doivent être comme un. C’est pourquoi la lignée de David est
vindicative et rancunière à l’égard des nations et clémente envers les israélites » (Zohar
adash, 78b–79a) ; voir aussi Zohar, I, 111a. Il est à peine nécessaire de rappeler les
analogies avec la configuration des Dialogues que nous avons mis en lumière dans les
chapitres précédents.
40
Cette lecture se retrouve par exemple dans le commentaire de Malbin (1801–
1889), figure complexe de l’orthodoxie juive du XIXe siècle, qui considère le Cantique
comme un chant d’expiation que Salomon aurait rédigé pour se faire pardonner
l’immersion dans le sensible dont témoigne le Qohélet : cf. Meïr Leibusch Malbin,
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 295
Cantiques de l’âme (Chirei ha-néfech), traduit de l’hébreu, annoté et présenté par J. Dar-
mon, Lagrasse, Verdier, 2009, p. 45–46.
41
Il est intéressant de remarquer que le symbolisme du Temple et des sacrifices,
ainsi que la fonction théurgique qu’ils revêtaient, était au centre de la réflexion de
certains auteurs juifs de la Renaissance, parmi lesquels Alemanno, Isaac Abravanel et
Yeiel Nissim de Pise : voir M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations »,
cit., p. 45–62.
42
Le motif des chérubins est déjà présent dans la littérature talmudique, et a
ensuite été repris par les cabalistes pour indiquer l’harmonie entre les aspects féminins
et masculins qui composent la structure intradivine—et en particulier entre la sefirah
296 chapitre viii
la tradition sapientielle constitue une condition sine qua non de son pro-
pre achèvement spirituel, alors la rupture de cette continuité ne peut
que représenter un obstacle, dont l’ajournement perpétuel de l’union
entre Philon et Sophie serait en quelque sorte l’expression sur le plan
littéraire. On pourrait ainsi tracer un parallèle suggestif, bien que pro-
blématique, entre le fait que l’enfant restera chrétien et ne rejoindra
pas la famille d’origine, et l’issue de la rencontre entre les deux person-
nages des Dialogues. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à une
fracture non réduite, à une réintégration inachevée. Malgré l’amour
et l’action pédagogique de Philon, Sophie ne s’unira jamais à lui, et
son appartenance religieuse continuera d’être ambigüe jusqu’au bout ;
de la même manière, malgré les efforts déployés par son père, le jeune
Isaac ne retrouvera pas sa famille et la transmission de la sagesse fami-
liale restera, à jamais, suspendue.
Les conséquences de cette rupture sont longuement évoquées dans
la Complainte, comme on va le voir à présent.
44
Complainte, v. 41–46. L’intertexte biblique est ici Is. 51, 1. A l’aîné a été donné
le nom d’Isaac qui est, d’après ce que Juda dit, tiré de la même carrière (ma tsavah).
L’assignation au premier né du prénom de son père Isaac est l’acte qui permet à Juda
de tirer du rocher familial une nouvelle âme individuelle. Cette pratique affirme une
fois de plus la cohésion intergénérationnelle de la famille : cf. S. D. Goiten, A Mediter-
ranean Society. Vol. III : the Family, University of California Press, 1978, p. 1–8. Le terme
ma tsavah apparaît de façon récurrente dans la littérature cabalistique pour indiquer
symboliquement le lieu d’où les âmes proviennent : « Que tes vêtements soient tou-
jours blanc, et que l’huile ne manque pas sur ta tête (Qoh. 8, 9). Ce sont les vêtements
sacrés, les vêtements du prêtre pour officier, pour unir l’âme au lieu de son origine
[ma tsavah] » (Sefer Temunah [Livre de la figure], Lemberg, 1883, p. 1a).
45
Complainte, v. 81–82. Les règles onomastiques étaient aussi des indicateurs de
l’appartenance à l’aristocratie, notamment pour ce qui est du passage du nom du
grand-père au petit-fils : cf. E. Gutwirth, « Lineage in XVth c. Hispano-Jewish
thought », cit. Sur l’importance du « bon prénom », voir TB, Berakot 17a. Etre nommé
d’une certaine manière est un signe de l’identité religieuse au point que, parmi les
Juifs, on pouvait parfois changer le prénom de celui qui s’était converti au christia-
nisme, en lui donnant un nouveau prénom exécrable, sur le modèle de Jésus et de
Pierre, nommés l’un et l’autre amor (« âne ») : cf. R. Ben Shalom, « The Converso as
Subversive », cit., p. 271.
46
Héritage des pères (Na alat ’Avot en hébreu) est le titre d’un commentaire d’Isaac
Abravanel au Pirkey ’Avot publié à Constantinople en 1505. L’ouvrage, préfacé par un
poème de Juda, est dédié au deuxième fils d’Isaac, Samuel. Dans son poème intro-
ductif, Juda souligne le motif de la transmission intergénérationnelle : « Il [i.e. Isaac]
laissa en héritage la gloire des pères aux fils/Et c’est pour cela qu’il me donna le nom
Héritage des pères » ( Juda Abravanel, Poèmes qui composa le sage R. Juda Abravanel fils du
célèbre auteur sur le livre « Héritage des pères » : Paroles du livre, dans Dialoghi, éd. Gebhardt,
Die hebraïschen Gedichte, p. 18).
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 299
47
L’expression fait écho à un passage d’Ezéchiel portant sur la construction du
Temple : « L’Eternel me dit : ‘Fils de l’homme, applique ton attention, vois de tes yeux,
et écoute de tes oreilles tout ce que je vais te dire touchant les ordonnances de la
maison de l’Eternel et toutes ses lois ; dirige ton attention sur l’accès de l’édifice ainsi
que sur toutes les issues du Sanctuaire » (Ez. 44, 5).
48
Complainte, vv. 177–181.
49
On remarquera que la situation implique une homonymie avec les noms des
deux interlocuteurs des Dialogues dans l’une des versions hébraïques examinées plus
haut (voir supra, p. 125–130) : existe-t-il un rapport entre le yadid fils de Juda appelé
à la quête de la okhmah dans la Complainte, et la confrontation entre Philon ( yadid/
Yedidyah) et Sophie ( okhmah) dans les Dialogues ? On ne se risquera pas à répondre par
l’affirmative, mais le parallèle est suggestif.
50
La transmission d’une identité religieuse juive est en effet compromise par le
baptême et l’éloignement du fils.
300 chapitre viii
51
L’expression fait allusion au voyage sur la mule de David qui précède le couron-
nement de Salomon : « Le pontife Çadok, le prophète Nathan et Benaîahou, fils de
Joïada, descendirent, avec les Kerythi et Pelêthi, firent monter Salomon sur la mule
du roi David, et le conduisirent vers le Ghihôn » (1Rois 1, 38). Il s’agit ici sans doute
d’une allusion à la prétendue ascendance davidique des Abravanel.
52
Complainte, vv. 193–200. Le thème de la transmission de la sagesse est présent
dans Qoh. 2, 18–19 (« Je finis aussi par détester tout le labeur auquel je m’étais adonné
sous le soleil, et dont je dois laisser les fruits à quelqu’un qui me succédera. Or, qui
sait s’il sera sage ou sot ? Et pourtant il sera maître de tout ce que j’aurai acquis sous
le soleil par mon travail et mon ingéniosité ») ; Joseph ibn Kaspi cite ces deux versets
dans son commentaire à 1Rois 11, 1, qui fait allusion au souci de Salomon concernant
sa descendance—fruit d’un rapport interdit avec la moabite Na‘amah : cf. Mikra’ot
Gedolot Haketer, KingsI&II, cit., p. 83. Selon cette interprétation, dans le verset de Qohé-
let, Salomon exprimerait de l’inquiétude sur le sort de sa sagesse, qu’un successeur peu
fiable devra recevoir en héritage.
53
Cf. Yal. Ruth, 600. Une conception analogue se trouve chez Maïmonide, qui
définit la condition du pécheur et les manières dont le pénitent (ba‘al teshuvah) peut
obtenir le pardon : cf. Maimonide, Ritorno a Dio. Norme sulla teshuvà, Florence, Giuntina,
2004, p. 67.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 301
54
Douze ans est également un âge important pour la maison de David : une bonne
partie de la tradition rabbinique s’accorde à dire que Salomon serait monté au trône
à cet âge : cf. Seder ‘olam 14; cf. aussi les textes cités dans L. Ginzberg, Les légendes des
Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon, cit., p. 226.
55
Juda utilise le terme de betsa‘a, qui dans la Bible a toujours une signification
négative et qui est souvent associé au comportement immoral du peuple d’Israël : cf.
par exemple Jér. 8, 10 ; Ps. 119, 36.
56
Ici aussi la terminologie n’est pas anodine, car l’accumulation d’une dette ( ov),
selon la tradition juive, est une condition qui caractérise le pécheur. Ainsi, dans les Dia-
logues, Philon aurait au départ une dette (debito) envers Sophie (Dialogues, p. 124–125) ;
mais à la fin du dialogue, lorsqu’il a parcouru avec l’aimée le cursus studiorum promis,
on assiste à un renversement des rôles, car Philon se considère alors comme le cré-
diteur de Sophie (Dialogues, p. 497) ; en d’autres termes, si les Dialogues sont un texte
de repentance, Philon aurait payé sa dette à la fin du troisième dialogue, et attend
seulement que Sophie lui montre le « visage de la miséricorde » et non « celui du
jugement » . Dans son dictionnaire hébreu-latin, Elie Lévite signale que l’équivalent
italien du mot ov est précisement « debito ( » )דיביטו: cf. Opusculum recens hebraicum, cit.,
s. v. « ov ».
57
Complainte, vv. 83–86. C’est l’âme de Juda qui va être jugée, car ses fautes ont
entrané la situation actuelle. Sur ces vers, voir les remarques de Y. Yahalom dans
« Réactions à l’expulsion des Sépharades et aux conversions forcées dans la poétique
des exilés » [en hébreu], dans Jews and Conversos at the Time of the Expulsion, éd. Y. T. Assis
et Y. Kaplan, Jérusalem, Shazar Center, 1999, p. 273–286 : 277 ; Yahalom renvoie au
chagrin de Jacob vis-à-vis de la disparition de Joseph et mentionne un passage parallèle
dans l’œuvre d’Abraham Saba, qui avait lui aussi perdu des enfants au moment de la
conversion.
302 chapitre viii
58
Les effets théurgiques et réparateurs de la repentance sont mis notamment en
exergue dans la littérature cabalistique ; sur ce sujet voir notamment The Wisdom of the
Zohar : An Anthology of Texts, cit., t. III, p. 1499–1527.
59
La tradition rabbinique soutient que les mérites des pères ont des conséquences
sur la vie de leurs enfants : cf. M. Renaud, A cause des pères. Le ‘mérite des pères’ dans
la tradition juive, Louvain, Peteers, 1997. La figure de David fournit un exemple de
cette influence paternelle : c’est grâce à ses mérites que, malgré les péchés de son fils
Salomon, la continuité dynastique de la maison royale peut être sauvegardée : cf. ibid.,
p. 227–238. Sur les rapports père-fils dans les familles juives en Italie au XVIe siècle et
leur importance dans la formation des jeunes adultes voir L. Allegra, « Né machos né
mammolette. La mascolinità degli ebrei italiani tra realtà e rappresentazioni », Genesis,
2/2 (2003), p. 125–156.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 303
60
« Le père véritablement bon soutient les études de ses enfants. Il se préoccupera
de les guider sur le chemin de leur perfection jusqu’à ce qu’ils enseignent à leurs
enfants et ainsi de suite, une génération après l’autre, de telle manière que son nom
sera appelé sur eux pour toujours. En lui seront bénis les peuples de la terre, c’est-à-
dire [qu’ils seront bénis] à travers ce qu’ils ont appris de lui et de ses enfants. Cette
bénédiction est la bénédiction du Seigneur, et nos efforts n’y ajoutent rien (Pr. 10, 22).
Elle est l’émanation qui émane de Lui et l’homme qui obtient cette grande perfection
sera heureux et se réjouira d’une joie éternelle (Is. 61, 7), car la gloire de Dieu des-
cend de l’émanation au point d’émaner de lui sur les autres. Cela est un signe et un
présage de sa plénitude et de sa perfection. Mais le akham ou le tsaddiq qui a enfanté
un mécréant ou mis au monde un sot verra que l’émanation qu’il a reçue n’atteint
pas la perfection, car elle n’émane pas de lui sur les autres et, en conséquent, il ne se
réjouira pas » ( Ja’aqov Anatoli, Malmad ha-talmidim, II, p. 354–353 [sic]) ; l’imperfec-
tion des enfants et celle des parents sont en effet interdépendantes : « A chaque fois
que les enfants sont défaillants, il n’y a pas de perfection chez le père » (ibid., p. 356) ;
voir aussi ibid., p. 339 et p. 317–316 [sic].
61
Cf. les considérations de J. Haker dans « Superbe et désespoir : l’existence sociale
et spirituelle des Juifs ibériques dans l’Empire ottoman », Revue historique, 578 (1991),
p. 261–293 : 292.
62
Voir le passage cité dans M. Idel, « Cabale et Prisca Theologia », cit., p. 76. Pour
un point de vue analogue, voir ce qu’affirme Anatoli, qui polémique avec les mœurs
ecclésiastiques : « Nos maîtres—que leur mémoire soit bénie—ont dit à propos de celui
qui ne procrée pas que c’est comme s’il ‘diminuait la ressemblance’ (TB, Yebamot, 63b),
car il est dit ‘Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance’ (Gen. 1, 26). Et non
comme pensent les chrétiens, qui destinent une partie de leurs fils à mourir sans postérité
[‘aririm], comme si Dieu haïssait l’espèce humaine, tandis qu’il la chérit entre toutes les
autres espèces inférieures » ( Ja’aqov Anatoli, Malmad ha-talmidim, II, p. 99).
63
Dans la tradition cabalistique, la ressemblance entre l’homme et Dieu affirmée
dans la Genèse a parfois été interprétée en un sens presque anthropomorphique : la
divinité de l’homme résiderait non seulement dans sa composante intellectuelle, mais
304 chapitre viii
65
Voir aussi le passage suivant : « Philon. Je t’ai déjà dit que le défaut ou imper-
fection de l’ouvrage apporte une ombre de défaut en l’ouvrier, mais seulement en
relation, et en ce qu’il est l’ouvrier de l’ouvrage : Donc peut-on dire ainsi que Dieu,
aimant la perfection de sa créature, aime la perfection relative de son ouvrage, et que
le défaut de l’opération lui donne une certaine ombre de défaut : mais étant icelui
défaut effacé en l’ouvrage, la perfection d’icelui ouvrage référée à l’ouvrier ratifiera la
perfection de l’ouvrier et de sa divine opération. Ce qui mouvait les Anciens à dire
que le juste rend la splendeur divine parfaite, et qu’elle est par le méchant tachée »
(Dialogues, p. 302). Moshe Idel voit dans cette conception un écho de la doctrine caba-
listique selon laquelle l’individu peut affecter la condition de la divinité par son com-
portement : cf. M. Idel, « The Myth of the Androgyne », cit., p. 90.
306 chapitre viii
66
Voir, entre autres, M. Idel, « Cabale et prisca theologia », cit., p. 73–74, et
E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 24; pour une interprétation différente, qui
insiste sur l’isolement intellectuel de Juda, voir G. Veltri, Philo and Sophia, cit., p. 61.
Il nous semble que la grandeur que Juda revendique pour lui et pour sa famille n’est
pas sans s’accompagner de l’idée qu’un perfectionnement ultérieur est nécessaire et
que la rédaction des Dialogues constitue une étape fondamentale de ce parcours.
67
A savoir les chrétiens ; voir supra, p. 87 et J. Genot-Bismuth, « La replica ideo-
logica degli ebrei della penisola iberica all’antisemitismo dei re cattolici. La tesi di
Isaac Abravanel sulle origini del cristianesimo e del cattolicesimo romano », La rassegna
mensile di Israel, 58 (1998), p. 23–46.
68
L’image suggère une confrontation verbale agonistique, certes plus proche des
disputes médiévales et tardo-médiévales entre chrétiens et Juifs que d’une discussion
savante, comme celle qu’un certain imaginaire du dialogue interreligieux à la Renais-
sance serait tenté d’y voir.
69
Complainte, vv. 217–224. Juda semble évoquer ici l’idée des deux domaines tra-
ditionnels de la sagesse juive, celui d’ « Œuvre de l’Origine » (Ma‘aseh Bereshit) et d’
« Œuvre du Char » (Ma‘aseh Merkavah). D’après Moshe Idel, il s’agirait sans doute de
notions cabalistiques, et non d’une allusion aux contenus de la physique et de la
métaphysique, selon le sens que Maïmonide avait attribué aux deux expressions tra-
ditionnelles (cf. Guide, Introduction à la première partie). Idel soutient que l’image du
« chevalier » ferait allusion à l’idée de Dieu et qu’une telle conception semble renvoyer
aux doctrines contenues dans le Shi‘ur Qomah. On remarquera que l’image du Char
et du Chevalier est présente également dans le Ma’amar Yiqavu ha-mayyim (Traité ‘Que
les eaux se réunissent’ ) de Samuel ibn Tibbon ; elle apparaît ici dans le cadre de l’inter-
prétation de l’échelle de Jacob, et est associée à la connaissance métaphysique et à
la okhmat ha-tekhunah, à savoir l’astronomie : cf. Samuel ibn Tibbon, Ma’amar Yiqavu
ha-mayyim, cit., p. 55. D’après Isaac Abravanel, même Salomon connaissait « les secrets
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 307
75
Cf. supra, p. 57.
76
Sur l’idée d’une continuité essentielle entre l’âme du père et celle du fils, voir
par exemple le passage suivant : « Quand l’homme enseigne la Torah à ses enfants
sa récompense est avec lui et son oeuvre le précède (Is. 40, 10) Et lorsqu’il quitte ce
monde, combien est grand son bénéfice dans l’autre ! Le secret de cela est qu’il prend
soin de sa propre âme (Prov. 11, 17), car l’âme du fils est tirée de celle du père »
(Moshe de Léon, Sefer ha-Rimon, p. 110). Ainsi, le Juif qui apprend la Torah à son
fils prend soin de la destinée de sa propre âme après la mort. Dans la Complainte, Juda
exhorte son fils à entreprendre l’étude de la Torah et du Talmud ainsi qu’à l’étude de
l’hébreu : cf. Complainte, vv. 183–186.
77
Dans la Lettre précieuse du cabaliste Elia Æayyim de Genazzano, une image analo-
gue est utilisée à propos de l’action de restauration et de réparation que David aurait
réalisée vis-à-vis de la Shekhinah par ses Psaumes (la référence biblique est toutefois ici Is.
5, 6–7) : « Par conséquent, la vertu d’Israël augmenta à l’époque de David et Salomon,
parce que David, la paix soit sur lui, savait comment restaurer tous les canaux,
comme il ressort de façon évidente de la lecture du livre des Psaumes pour ceux qui le
comprennent. Il enleva ‘les épines qui hantent la vigne du Seigneur des armées’ »
(Eliyyah Æayyim ben Binyamin da Genazzano, La lettera preziosa, cit., p. 249). Dans le
Zohar, c’est Ruth, l’étrangère dont est issue la lignée davidique, qui est comparée à la
rose du Cantique ; son adhésion au judaïsme est décrite comme la progressive libération
de la fleur des épines qui l’entourent : cf. Zohar, adash, 79a.
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 309
Mon chéri [yedidi], que fais-tu au milieu d’un peuple au cœur impur
Comme un cèdre au milieu des plantes sauvages ? (Cant. 2, 3)
Et ton âme [nefesh] pure est au milieu des nations étrangères
Comme une rose parmi les épines et les herbes (Cant. 2, 2):
Marche vers moi, mon aimé,
Cours, et rends-toi pareil à la biche ou la gazelle (Cant. 8, 14)
Et viens, je t’en prie, à la maison du père, rocher qui t’as généré.
La réparation de Sophie, réalisée grâce à l’élan amoureux de Philon,
et l’élévation progressive de l’âme intellectuelle de Juda, accomplie
par le désir et annoncée dans la Complainte, pourraient donc être deux
expressions résultant d’une même fracture : l’interruption de la chaîne
de transmission familiale, entraînée par le baptême de l’héritier, qui
oblige Juda, pour pouvoir la réparer, à se mesurer sur le terrain de
l’ « autre » afin de garantir à son âme l’accès à la vie éternelle.
La dimension d’inaccomplissement et d’imperfection dans laquelle
Juda se trouve et qu’il déplore doit également être mise en rapport
avec la place que le poème accorde, et ce dès le titre, à l’idée de temps
(zeman). La Complainte s’ouvre en effet sur l’énumération des tragédies
et des deuils que Juda a dû endurer à cause du temps. Ainsi, c’est à
cause de l’action destructrice du temps qu’il se retrouve isolé, séparé
de ses propres amis, de sa famille et de ses deux enfants. Dans la pre-
mière partie du poème, le temps se présente comme un persécuteur
impitoyable et cruel, qui torture l’âme et le corps de Juda et qui est
responsable de tous ses malheurs. On retrouve d’ailleurs chez bien
d’autres auteurs des descriptions similaires, où le temps est présenté
comme un tyran qui dispose de la vie des hommes et de leur destin,
les soumettant à sa cruelle domination78.
Mais la souveraineté du temps est aussi liée à des thèmes plus pro-
prement philosophiques, et les poètes juifs médiévaux n’étaient pas
non plus insensibles à cette dimension. Ainsi, la référence au zeman est
parfois utilisée pour symboliser la caducité de l’existence, le devenir
78
Les Juifs ibériques ont hérité ce thème de la poésie arabe médiévale : cf. I. Levin,
« Zeman et ‘Tevel’ dans la poésie séculaire hébraïque de l’Espagne médiévale » [en
hébreu], ’Otsar Yehudey Séfarad, 5 (1962), p. 68–79. Le motif du Temps est particuliè-
rement important chez Moshe ibn Ezra : cf. D. Pagis, Poésie séculaire et théorie poétique :
Moïse ibn Ezra et ses contemporains [en hébreu], Jérusalem, 1970, p. 233–245. On peut
aussi mentionner le rapport du temps à Saturne, parfois associé à Lilith et à ses pou-
voirs destructeurs : cf. E.J., s.v. « Lilith ».
310 chapitre viii
79
Cf. Yedayah Bedersi, Be inat ha-‘olam, p. 22–24.
80
Sur l’idée du zeman boged, voir J. Genot, Philosophie et Poétique dans l’œuvre d’Immanuel
de Rome, thèse de doctorat, université de Paris III, 1977; dans une autre contribution,
l’auteur suggère qu’Immanuel pourrait être une source des Dialogues d’amour : cf. J.
Genot-Bismuth, « La replica ideologica degli ebrei », cit., p. 38–39.
81
Sur ces aspects de la poétique d’Immanuel, voir D. Malkiel, « Eros as a
Medium : Rereading Immanuel of Rome’s Scroll of Desire », dans Donne nella storia degli
ebrei d’Italia, Atti del IX Convegno Internazionale di Italia Judaica, éd. M. Luzzati et
C. Galasso, Florence, Giuntina, 2007, p. 35–59.
82
« Comment pourrais-je espérer de vivre pour longtemps/Ou de voir le bien, alors
qu’une ourse privée de ses enfants dresse une embuscade contre moi ?/Les événements
d’aujourd’hui sont les enfants du carquois/et leur arc est placé au sommet du ciel/Le
Temps est mon guide et mon archer/ ; moi j’ai été placé pour eux comme une cible/
les DIALOGUES au miroir de la COMPLAINTE SUR LE TEMPS 311
et ils tournent sur un cercle/dont je suis le centre » (Complainte, vv. 171–176). L’image,
classique, associe le Temps à la rotation des astres : cf. déjà Aristote, Ethique à Nicoma-
que, I, 10, 1100b. Sur ce passage et ses implications astrologiques cf. A. Guidi, « C’è un
passaggio astrologico nel Lamento sul tempo di Leone Ebreo ? », Bruniana&Campanelliana,
9 (2003), p. 503–509.
83
Voir les considérations de H. Tirosh-Rothschild dans « The Ultimate End of
Human Life in Postexpulsion Philosophic Literature », dans Crisis and Creativity in the
Sephardic World 1391–1648, cit., p. 223–380.
CHAPITRE IX
CONCLUSION
1
Voir par exemple G. Veltri, « Philo and Sophia », cit. Veltri parle plus précisé-
ment de « philosophie juive ».
314 chapitre ix
livre avec les Dialogues, proximité qui se voit confirmée par plusieurs
éléments. D’après certaines conceptions cabalistiques, le Cantique évo-
que ainsi un processus de restauration entrepris par Salomon à l’égard
de sa okhmah, processus analogue à celui entrepris par Philon vis-à-vis
de Sophie ; par ailleurs, cet itinéraire du roi garde aussi les traces ambi-
guës de son amour pour les « femmes étrangères », pour leurs divinités
et pour leurs sciences, ce qui constitue à la fois le signe d’un éloi-
gnement du Dieu d’Israël et un témoignage de l’incessante recherche
de perfectionnement sapientiel que Salomon est censé entreprendre.
L’examen de la production poétique de Juda renforce, d’autre part,
l’idée d’une proximité entre les Dialogues et le Cantique des Cantiques (Shir
ha-shirim). Juda semble en effet faire allusion à son dialogue lorsqu’il
évoque un shir où, par l’action de l’amour, il entreprendrait d’élever
son âme sur l’échelle qui doit la conduire à son ultime perfection.
Il est également intéressant de remarquer que l’adoption, de la part
de Juda, d’un modèle d’origine biblique—plutôt que platonicien—pour
rédiger ses Dialogues s’accorde avec une conception que l’on retrouve
exprimée dans le texte, à savoir celle de la primauté de la sagesse
juive, dont la « science des Grecs » ne serait qu’un pâle dérivé. Le
cadre dialogique reproduirait alors, à travers la relation entre les deux
interlocuteurs, une hiérarchisation des formes de savoir qui trouve son
pendant, sur le plan historique, dans la version de la doctrine des furta
graecorum adoptée par Juda.
La référence à la personnalité de Salomon et aux interprétations
médiévales de sa okhmah permet encore de justifier certains choix
doctrinaux des Dialogues, dont on a souvent souligné l’originalité voire
l’audace. L’insertion d’éléments non juifs dans le discours de Philon et
le statut culturellement « ambigu » qui caractérise le texte sont tout à
fait cohérents avec les traits que les interprètes médiévaux attribuaient
à la personnalité du roi biblique, avec ses qualités pédagogiques et ses
connaissances inégalées en matière non seulement de Torah mais aussi
de « sciences païennes ».
L’influence sur les Dialogues de ce modèle exégétique s’accorde aussi
de manière singulière avec certains éléments issus de l’histoire ou du
« roman » familial des Abravanel, tels qu’ils sont retracés dans les écrits
de Juda et d’Isaac. L’arrière-plan salomonien trouve en effet de remar-
quables points de contact à la fois avec la biographie légendaire des
Abravanel—prétendus descendants de la maison de David, issus d’une
lignée de « savants-prophètes »—et dans l’œuvre d’Isaac qui, dans son
commentaire au livre des Rois, consacre un long exposé à la descrip-
tion de la okhmah du roi biblique. La mise en parallèle des Dialogues et
conclusion 317
2
Pour le status quæstionis voir supra, p. 33.
conclusion 319
3
Selon Isaac, le but poursuivit par Flavius Josèphe à travers la rédaction de la ver-
sion latine de la Guerre des Juifs était de « proposer aux Romains des mots qui étaient
chers à leurs cœurs. Et à chaque fois qu’il avait trouvé une chose grande et mysté-
rieuse qui aurait été invraisemblable à leurs yeux, il s’était efforcé d’écrire ce qui lui
était venu à l’esprit de manière à les contenter, et il ne s’était pas soucié de respecter
les paroles de l’Ecriture» (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 568–569).
APPENDICES
APPENDICE I
1
Le passage paraphrase également un verset biblique : « C’était à l’heure du crépus-
cule, quand le soir tombait et que la nuit se faisait sombre et obscure » (Prov. 7, 9).
324 appendice i
Table (cont.)
avec l’omniscience] n’entendent que à travers les sens et sur la base de
la félicité consiste en une connais- plusieurs tentatives et d’une étude
sance particulièrement distribuée à intense, l’acquisition de la sagesse est
chacune chose [di tutte le cose partico- difficile pour l’homme, et il [lui] faut
lari, distribuitamente] ; mais ils appel- beaucoup d’efforts pour les expérien-
lent savoir toutes les choses, le savoir ces et les recherches sur les choses, et
de toutes les sciences qui traitent pour la lecture des livres et leur étude
de toutes les choses en un certain et pour établir des connaissances par
ordre et généralité [universalità] [. . .]. un travail énergique et une applica-
Sophie. Est-il possible qu’un homme tion ininterrompue. D’autant plus
ait cette connaissance de toutes les que, s’il s’occupe des sciences variées
sciences ? [questo conoscimento di tutte le qui l’éloignent de l’acquisition des
cose è possibile che l’abbi l’uomo] ? intelligibles, la première [d’entre elles]
Philon. La possibilité de ceci est mal l’absorbera et le retiendra d’acquérir
aisée à rencontrer. Parquoi (disait les autres sciences [. . .]. En effet, les
le Philosophe) les sciences en partie appréhensions des sens se gênent
sont faciles à trouver : et en partie réciproquement tout comme les
difficiles : faciles sont elles en tous les intelligibles, puisque l’âme humaine
hommes ensemble, mais en un seul, est une [. . .]. Et quand tu ajoutes à
certes, bien difficiles. Et quand bien cela le désarroi de l’oubli et la peine
un homme seul serait embelli de tou- de la perte [. . .] dus au fait que la
tes les sciences, si ne peut pourtant mémoire est une puissance du corps,
la béatitude consister en la connais- alors le changement et l’épuisement
sance de plusieurs et diverses choses s’intensifient.
ensemble : car, comme il disait, la féli-
cité n’est en l’habitude de la connais-
sance, mais en l’acte d’icelle ; vu que
le sage quand il dort n’est point heu-
reux, mais si est bien quand il jouit et
reçoit le fruit de sa connaissance [Eth.
Nic. X, 6, 1176a 33–35]. Si donc il
est ainsi, il est nécessaire qu’en un
seul acte d’intelligence la félicité
consiste : car combien que l’homme
puisse être connaissant de beaucoup
de sciences ensemble, si n’en peut il
actuellement entendre qu’une seule
pour un coup, tellement que la félicité
n’est en toutes, plusieurs ou diverses
choses connues, mais consiste en la
connaissance d’une seulement.
appendice i 325
Table (cont.)
2
« Cum enim ad oculos videamus plures esse stellas in parte orbis septentrionali et
plures imagines stellarum, videtur, quod maioris vigoris est pars septentrionalis quam
meridiana, et sic videtur dignius esse, quod pars septentrionalis sursum sit caeli quam
pars meridiana, et forte haec ratio movit Pythagoram ad hoc quod dixit partem sep-
tentrionalem primi orbis esse sursum. » (Albertus Magnus, De caelo et mundo, II, I, 5,
éd. Colon., t. V.1, p. 117b, lignes 72–80).
appendice ii 327
Table (cont.)
aux autres animaux parfaits : à savoir ce qui est antérieur, à savoir le haut
du devant et du derrière, qui sont la et le bas, existe également. La preuve
face et le dos : du haut et du bas, que le haut et le bas sont antérieurs,
qui sont la tête et les pieds : étant selon la nature, aux autres parties,
nécessairement en tout animal par- réside dans le fait que seules celles-ci
fait divisées et différentes toutes ces se trouvent dans les végétaux, qui
six parties, dont les dextre et senes- sont antérieurs aux animaux.
tre présupposent les autres quatre, En troisième lieu, haut et bas sont
ne pouvant être sans icelles : car la les deux extrémités de la longueur et
dextre et senestre sont les parties par droite et gauche sont les deux extré-
lesquelles est discernée la largeur du mités de la largeur, et la longueur
corps de l’animal. Le haut et le bas, est antérieure à la largeur ; ainsi, il
qui sont la tête et les pieds sont les est juste qu’en nature le haut et le
parties de la longueur procédante bas soient antérieurs à la droite et la
naturellement de la largeur [ibid., gauche, tout comme le devant et le
II, 2, 285a], et le devant et le der- derrière [. . .]. Voici donc que droite
rière, à savoir la face et le dos sont et gauche correspondent au mouve-
la partie de profondité du corps de ment local et haut et bas à la crois-
l’animal, laquelle est à la largeur et sance et à la décroissance et devant
à la longueur fondement. Tellement et derrière aux perceptions sensibles.
que si, selon l’opinion de Pythagore Ainsi, dans le végétal on trouve uni-
le ciel est mesuré en dextre et senes- quement les côtés du haut et du bas
tre, il est nécessaire qu’en lui soient en raison de la croissance et dans
les autres quatre parties des deux l’être vivant dépourvu de perfection
autres dimensions : à savoir chef et existent également le devant et le
pieds pour la longueur et la face et derrière en raison des perceptions
le dos pour la profondité [ibid., II, sensibles qui sont du côté antérieur
2, 285a, 10–15]. Dit davantage Aris- et dans l’animal parfait se trouvent
tote ni le nôtre ni l’antarctique pôle aussi la droite et la gauche à cause
être la dextre ou senestre du ciel, du mouvement local [. . .]. En vérité,
comme pensait Pythagore [ibid., II, Aristote dit que toutes les six par-
2, 285b] : pource que la différence et ties se trouvent dans la sphère, bien
le meilleurement de l’une sur l’autre qu’elle soit circulaire et que tous ses
partie ne serait au ciel même, mais côtés et parties soient identiques ; et
seulement en respect ou apparence [il dit] que le mouvement du cin-
de nous, et puis possible en l’autre quième corps n’a ni commencement
partie inconnue de nous se trou- ni fin dans le temps et dans un lieu et
vent et voient plus d’habitations en que ses parties ne sont pas distinctes.
la terre et plus d’étoiles fixes au ciel Toutefois, la partie qui se trouve du
[o forse che ne l’altra parte, non conosciuta côté droit retourne ensuite à gauche
da noi, si truovan più stelle fisse nel cielo et ainsi en va-t-il des autres parties.
e più abitazioni ne la terra], comme en Cependant, ces côtés sont connus
partie a été de notre temps découvert par nous et nous le postulons dans
328 appendice ii
Table (cont.)
par les navigations des Portugallois le ciel non pas sur la base d’une
des Espagnols3. Donc (disait Aristote) hypothèse ou par rapport à nous,
l’orient est la dextre, et l’occident la comme nous nous les représentons
senestre du ciel, duquel le corps entier dans un corps inanimé, ou comme si
représente un animal, la tête duquel le ciel était divisé en parties définies,
est le pôle antarctique à nous inconnu : comme les organes des animaux,
et les pieds le pôle arctique, dit la tra- mais sur la base du mouvement. Cela
montane; demeurant ainsi la dextre en se confirme lorsqu’on se représente
orient et la senestre en occident servant [ces côtés] en imaginant un homme
celle partie qui est de l’orient en occi- qui gît sur le dos dont le visage est
dent de visage, ou partie de devant ; et tourné en haut vers le ciel, la tête vers
celle qui est tendante par dessous de le pôle antarctique et les pieds vers
l’occident en l’orient représentant le le pôle arctique, la droite dans l’ho-
dos ou la partie de derrière [. . .]. rizon oriental et la gauche dans l’oc-
Sophie. [. . .] Mais en ce qu’Aristote dit, cidental. Le début de ce mouvement
que l’orient est la dextre et l’occident sera nécessairement dans l’horizon
3
Isaac aussi s’intéresse à la question dans son commentaire sur la Genèse, achevé vers
1507 : « Certains commentateurs ont écrit que puisque le jardin d’Éden se trouvait en
dessous de l’équateur, il y régnait une chaleur solaire extraordinaire, telle qu’aucun
être humain ne pouvait y vivre ni même parcourir cet endroit [. . .]. Cette explication
est démentie par Eanes, qui prétend que l’espace qui se trouve en dessous de l’équa-
teur est plus propice au peuplement de tout autre endroit, car la position du soleil par
rapport à la terre en ce lieu fait que la brûlure des rayons de cet astre y est moins vive
que là où nous sommes. Cet auteur a parfaitement raison car, comme nous le savons,
de nombreux bateaux ont voyagé à partir du royaume du Portugal, qui est à l’extré-
mité occidentale de la terre, et ont franchi l’équateur pour se rendre en Afrique où
ils ont trouvé un grand peuplement d’êtres humains et ‘une terre ruisselante de lait et
de miel’, comme ces navigateurs en ont témoigné » (Isaac Abravanel, Commentaire du
récit de la création. Genèse I : I à 6 : 8, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 409). Sur l’intérêt, à la
fois scientifique et économique, d’Isaac Abravanel à l’égard des perspectives ouvertes
par les voyages des navigateurs espagnols et portugais, voir E. Lawee, « On the Thres-
hold of the Renaissance », cit., p. 286 et p. 300. Les questions soulevées ici par Juda
faisaient l’objet de vives discussions dans les universités italiennes de l’époque, notam-
ment à Florence, où l’astrologue Lorenzo Bonincontri tint un cours sur les Astronomica
de Manilius dans lequel il traitait du problème des antipodes et de l’habitabilité des
régions placées au dessous de l’équateur ; comme Juda, Luca Gaurico, astrologue à la
cour des Este à Ferrare cite les expéditions commerciales des Portugais, des Espagnols
et des Italiens pour appuyer la thèse de l’habitabilité des zones subéquatoriales : cf. L.
Thorndike, History of Magic and Experimental Science, cit., t. IV, p. 463–464. Le premier
témoignage concernant les nouvelles découvertes dans la littérature hébraïque est sans
doute contenu dans le commentaire à Job d’Abraham Farissol : cf. D. B. Ruderman,
The World of a Renaissance Jew, cit., p. 133 et p. 231. Dans ses Collectanea (Liqqutim),
Yoanan Alemanno relate également des descriptions des pays africains visités par les
navigateurs portugais : cf. Yohanan Alemanno, L’immortale, cit., p. 11, note 49.
appendice ii 329
Table (cont.)
la senestre, me survient ce doute. Les oriental et vers le medio cielo, comme
universels habitants de la terre ne pour le mouvement diurne, qui est
peuvent s’accorder en la distinction observable dans le mouvement de
et différence de l’orient et l’occident l’animal qui meut la droite par inten-
[che l’oriente né l’occidente non è uno a tion première et meut la gauche pour
tutti l’abitatori de la terra] : étant notre faire retourner le mouvement de la
orient occident à ceux qui habitent droite. Ainsi, on voit que l’horizon
sous nous, lesquels sont nommés oriental est le lieu du début du mou-
antipodes : et notre occident orient à vement du ciel et est la droite, et que
eux. En outre, toutes les parties de l’horizon occidental [est la gauche].
la rotondité du ciel depuis le levant En vérité, le ciel se meut vers l’hori-
jusques en l’occident à certains habi- zon occidental pour retrouver l’hori-
tants de la terre sont diversement zon oriental, qui est nécessairement
aux uns orient et aux autres ponant. le début du mouvement en raison de
Lequel donc de ces orients sera dit l’intention première ; et le but de ce
être la partie dextre ? et pourquoi sera mouvement est le milieu du ciel, qui
l’un plutôt que l’autre ainsi nommé ? correspond au devant ; et de même
Davantage, si tout orient est dextre, on peut penser que ce mouvement
il faut dire qu’une même partie sera a un commencement et une fin par
dite dextre et senestre : résous moi rapport au moteur ; mais non pas
ceci qui me rends douteuse. comme si sa puissance pouvait être
Philon. [. . .] Aucune de mes concep- divisée comme on divise un corps,
tions ne te peut être niée, puisque et composée de parties distinctes ;
mon âme est convertie et transfor- mais en ce sens que le principe de
mée en toi : aussi j’entends autrement la puissance du moteur se trouve par
Aristote, lequel subtilement déclare intention première à l’horizon orien-
les œuvres de ces six parties autant tal, puis se déplace au milieu du ciel
au ciel comme en tout autre parfait où se trouve le moteur, c’est-à-dire
animal. Disant que le haut ou bien vers les sphères les plus rapides et les
le chef [capo] qui est commencement plus grandes du ciel. Voici donc que,
de la longueur de l’animal, est celle puisque le principe du mouvement
partie de laquelle premièrement est en relation avec le moteur, puis-
dépend la vertu du mouvement : car que c’est là que se trouve l’intention
certainement de la tête ou du cer- première, celui-ci s’appelle côté droit
veau viennent les nerfs et les esprits et devant et ce qui lui est opposé
mouvants. Or celle partie de laquelle s’appelle gauche et derrière. Cela
le même mouvement commence est sur la base de la ressemblance entre
la dextre comme il est manifeste en droite et gauche, devant et derrière
l’homme, et la face ou bien le devant qui existe dans les animaux parfaits,
est celle partie d’où émeut le mouve- puisque la seule différence est que les
ment de la dextre : et les autres trois côtés de l’animal parfait sont déter-
sont en telles opérations les opposites minés par le substrat et les puissances
de cettes. des moteurs, tandis que dans le ciel
Sophie. J’entends ceci. Venons à mon ils sont déterminés par les puissances
doute. des moteurs et du lieu, mais non par
330 appendice ii
Table (cont.)
Philon. La partie dextre, dit Aris- le substrat. Mais haut et bas dans la
tote, est celle d’où se lève le Soleil et sphère sont déterminés par le subs-
les autres planètes et étoiles, à savoir trat et le lieu, puisque, étant donné
l’orient, qui n’est, comme il dit, assi- que le mouvement se détermine en
gné à une étoile ou planète matériel- principe et fin, se déterminent [aussi]
lement, mais à toutes potentiellement le haut et le bas.
[E questo dice non essere appropriato ad
una parte segnata materialmente, ma in
tutte virtualmente], en ce qu’elles sont
orientes [oriente] et s’émeuvent vers
l’occident ; et non au contraire selon
le mouvement erratique des planètes,
qui est d’occident en orient : car cet-
tui est senestre mouvement et de la
senestre partie, rassemblant au mou-
vement imparfait et débile de la main
senestre de l’homme, ainsi comme en
quelque part du ciel que ce soit, le
mouvement d’orient en occident est
mouvement dextre et de la dextre
partie : car étant le pôle antarctique
la tête du ciel : et l’arctique les pieds,
comme il dit, il est nécessaire, s’émou-
vant toujours tout le ciel toujours et
en toute partie d’orient en occident,
que ce mouvement soit de la partie
dextre, et l’opposite de la senestre,
demeurant ainsi la face en celle par-
tie qui est entre l’orient et l’occident
par le dessus, contre laquelle va le ciel
en mouvement dextre : et le dos, en
celle qui reste derrière l’orient, sous
laquelle l’orient se divise, comme la
main droite de l’épaule.
Sophie. Je prends grand plaisir de
t’entendre : et selon ceci seulement
au ciel le haut et le bas, ou le chef et
les pieds, sont divisés matériellement;
car l’un est l’un des pôles, et l’autre
est l’autre Quant aux quatre parties
qui restent, elles sont divisées par la
forme de l’émotion du mouvement
[l’altre quattro parti si dividono in modo
formale de l’inviamento del moto] : n’est-ce
pas ainsi, Philon ?
appendice ii 331
Table (cont.)
Philon. Oui Sophie, et l’as très bien
entendu.
Sophie. Ce néanmoins, toutes les six
parties sont matériellement divisées
et différentes entre les animaux ; dis-
moi donc la cause de telle diversité ?
Philon. Pource que l’animal s’émeut
d’un lieu en l’autre, et les parties de
sa longitude et latitude sont divisées
et différentes; mais du ciel qui s’émeut
de mouvement circulaire de soi en
soi, et sans cesse tournoyant sur soi-
même, il est nécessaire que en lui ces
parties matériellement soient l’une en
l’autre même, et tout en tout, et seu-
lement en la forme et voie du mou-
vement se divisent : parquoi le chef
[capo] et les pieds du ciel qui sont les
deux pôles, pource qu’ils ne se bou-
gent l’un ni l’autre, sont comme aux
animaux matériellement divisés.
Sophie. Si un même est orient et
occident, il s’ensuit qu’un même soit
dextre et senestre.
Philon. Il ne s’ensuit. Car com-
bien que matériellement un quartier
[pezzo] désigné du ciel soit à aucun
orient et aux autres occident : ce
nonobstant, selon le mouvement qui
fait tout le ciel, toute partie est orient
à tous se trouvant en son orient : et
par la voie du mouvement est tou-
jours la dextre, et n’est jamais la
senestre. Pource que jamais le ciel
ni aucune de ses parties s’émeut en
mouvement contraire au dextre, ou
à la reverse comme font les planètes
errantes, desquelles est le mouve-
ment senestre : et le font ainsi pour
faire opérations contraires au dextre
mouvement du ciel, et favoriser aux
contraires inférieurs, et causer entre
eux la continuelle génération.
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