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Recherches husserliennes, vol. 24 ; pp.

3-32, 2006
© 2006 Centre de recherches phénoménologiques (Facultés universitaires Saint-Louis)

La phénoménologie en sa possibilité :
la dispute de lʼa priori synthétique et ses enjeux

Claude ROMANO
(Université de Paris – Sorbonne)

Il est étonnant de lire dans des exposés de la doctrine du Cercle de


Vienne que la critique formulée par celui-ci à lʼencontre de lʼun des concepts
les plus centraux de la phénoménologie de Husserl, et dʼune certaine
manière de la phénoménologie tout court, celui dʼa priori synthétique, aurait
permis dʼétablir son incohérence et ainsi abouti à une réfutation en bonne et
due forme de doctrine phénoménologique tout entière. Pour sʼen tenir au
domaine français, un historien aussi avisé et rigoureux que Maurice Clavelin
nʼhésite pas à affirmer que « Hahn a bien montré le caractère indéfendable
dʼune telle affirmation [celle de lʼexistence dʼa priori synthétiques] »1. Pierre
Jacob, dans son ouvrage sur Lʼempirisme logique, déclare que les
« raisons » des positivistes pour refuser la thèse de Husserl sont des plus «
2
simples », et leur argumentation des plus « raisonnables » , ne soulevant
pas lʼombre dʼune question sur lʼissue du débat. Mais les choses sont-elles
si évidentes et le propos de lʼempirisme logique si limpide ? Le but de cet

1
M. Clavelin, « La première doctrine de la signification du Cercle de Vienne », Les Études
philosophiques, 4, 1973, p. 481.
2
P. Jacob, L’empirisme logique, ses antécédents, ses critiques, Paris, Minuit, 1980, p. 111.
4 Claude Romano

article est de montrer quʼil nʼen est rien. Sʼil fallait qualifier dʼun mot
lʼargumentation de Schlick, sans doute la plus précise et la plus développée
sur ce point, il faudrait dire au contraire quʼelle est essentiellement rhétorique
et dʼune parfaite innocuité à lʼégard de la thèse quʼelle combat. Cʼest du
moins de ce que proposent de montrer les réflexions qui suivent. Bien sûr,
par là on nʼaura nullement établi positivement le bien fondé de lʼassertion
husserlienne, ni lʼexistence dʼa priori matériels ; tout au plus, aura-t-on peut-
être fourni quelques indices permettant de mieux comprendre à quel genre
de problème lʼélaboration de ce concept est censée répondre.

1. Husserl et les structures a priori de lʼexpérience : lʼidée de


phénoméno-logie.

Aux yeux de Husserl, ce sont les a priori synthétiques, cʼest-à-dire les


essences matérielles, qui constituent le domaine propre de la
phénoménologie ; les a priori analytiques, de leur côté, relèvent du domaine
de la logique formelle et des ontologies formelles en général. La doctrine à
laquelle nous avons affaire nʼest donc pas une doctrine parmi dʼautres à
lʼintérieur de lʼédifice husserlien, mais bien celle qui le supporte tout entier,
celle qui permet de fournir une caractérisation plus précise du « logos » dont
peut se réclamer la phénoménolo-logie en tant que « science rigoureuse »,
au point que sa critique, si elle sʼavérait justifiée, menacerait de ruiner
lʼentreprise dans son ensemble. Ce qui vaut pour Husserl vaut dʼailleurs
pour bon nombre de ses successeurs, Scheler, Heidegger, Fink, mais aussi
Merleau-Ponty, Patocka, Sartre, et quelques autres. Pour ne prendre quʼun
exemple, le sens nouveau, « ontologique », qui est conféré à lʼa priori dans
Sein und Zeit, loin de résulter dʼune rupture avec Husserl, sʼen inspire
ouvertement : « Grâce à E. Husserl, écrit Heidegger, nous avons réappris
non seulement à comprendre le sens de toute “empirie“ philosophique
authentique, mais encore à manier lʼoutil nécessaire pour y trouver accès.
La phénoménologie en sa possibilité 5

Lʼ“apriorisme“ est la méthode de toute philosophie scientifique qui se


3
comprend elle-même » .
Pour Husserl, lʼaccès à lʼa priori est dʼordre intuitif : il repose sur une
intuition des essences, une Wesensschau. Cʼest cette thèse qui va subir les
assauts les plus résolus des phénoménologues après Husserl. Autant il
appartient nécessairement à lʼidée dʼune « phénoménologie » quʼil y ait des
structures nécessaires et a priori de la phénoménalité, irréductibles à des a
priori logico-linguistiques, autant il est loin de faire lʼunanimité parmi les
tenants de cette méthode que lʼaccès à ces a priori doive sʼeffectuer par le
médium de lʼintuition, laquelle pourrait dès lors nous mettre en présence de
« vérités éternelles » affranchies de tout conditionnement historique et
même linguistique. Cʼest tout lʼenjeu autour duquel se noue la discussion
entre une phénoménologie eidétique et une phénoménologie
herméneutique. Nous nʼavons pas à entrer ici dans ce débat, mais nous
pouvons en tirer un précepte méthodique. Si nous voulons nous interroger
sur la portée des critiques de Schlick pour la possibilité même dʼune
phénoménologie en général, il est de bonne méthode de dissocier deux
aspects du problème, le premier étant dʼune portée plus vaste, le second
concernant uniquement la phénoménologie dans sa version husserlienne :
(1) le problème de la possibilité même dʼa priori synthétiques, cʼest-à-dire de
légalités non empiriques qui structurent le champ phénoménal en tant que
tel, et que toute phénoménologie a pour vocation de mettre en lumière ; (2)
la question plus circonscrite de la possibilité dʼun accès intuitif à ces a priori
au moyen dʼune saisie eidétique. Moritz Schlick a dʼailleurs consacré un
article à chacune de ces deux questions : « Gibt es ein materiales A
4 5
priori ? » et « Gibt es intuitive Erkenntnis ? » Dans les réflexions qui

3
M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 16è éd., 1986, p. 50,
note ; trad. dʼE. Martineau, Être et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 59.
4
M. Schlick, « Gibt es ein materiales A priori ? » Wissenschaftlicher Jahresbericht
der Philosophischen Gesellschaft an der Universität zu Wien: Ortsgruppe Wien der
Kant-Gesellschaft für das Vereinsjahr 1931/32, Vienne, 1932, p. 55-65. Nous avons
suivi, comme la plupart des interprètes, le texte plus facilement accessible de la
traduction anglaise, « Is there a factual a priori ? », in Feigl et Sellars (éd.), Readings
in Philosophical Analysis, New York, Appelton Century Crofts, 1949, p. 277-285.
5
M. Schlick, « Gibt es intuitive Erkenntnis ? » ; traduction anglaise : « Is there an
intuitive knowledge ? », in Philosophical Papers, volume I, Dordrecht, Boston,
London, D. Reidel Publishing Company, 1979, p. 146.
6 Claude Romano

suivent, nous nous consacrerons exclusivement au premier problème.


Toutefois, avant dʼentrer dans le vif du sujet, il convient de faire remarquer
que, bien que Husserl ait toujours défendu le caractère intuitif de lʼaccès à lʼa
priori, qui va de pair avec la donation en personne (Selbstgegebenheit) des
objets idéaux, bien quʼil ait toujours soutenu que les idéalités formaient une
sphère dʼobjets autonomes pour lesquels le fait dʼêtre exprimés ou non
demeurait contingent, il a maintenu tout au long de son œuvre un rapport
étroit entre idéation et expression, puisque la saisie intuitive des a priori ne
peut devenir une pensée au sens authentique, susceptible être vraie ou
fausse, quʼune fois exprimée dans un jugement : « intuitionner nʼest
6
justement pas penser », pour reprendre sa formule .
Venons-en donc à la question des critères de distinction entre a priori
synthétiques matériels et a priori analytiques formels.
Tout dʼabord, il convient de souligner la différence essentielle qui
distingue lʼapproche husserlienne du problème de lʼapproche kantienne.
Bien des « obscurités » de la pensée de Kant proviennent, aux yeux de
Husserl, de ce que « le concept authentique phénoménologique de lʼa priori
7
lui a manqué » . En fait, la détermination kantienne de lʼa priori souffre selon
Husserl dʼune triple insuffisance : 1) Kant a eu tort dʼidentifier lʼa priori avec
le formel (quʼil sʼagisse des formes a priori de la sensibilité, temps et espace,
ou des formes logiques pures, cʼest-à-dire des catégories de lʼentendement)
et ainsi de méconnaître lʼexistence de contenus dʼexpérience ou
dʼobjectivités a priori. Parmi ces objets a priori, on trouve les « essences »
ou généralités eidétiques, qui se donnent dans des actes sui generis
dʼidéation à une expérience forcément « pure », distincte de la connaissance
empirique des objets individuels. Il y a par conséquent une expérience de
ces objets a priori, sans que ces objets ne deviennent pour autant des objets
empiriques, ni quʼils puissent être dérivés des objets empiriques par un
processus de généralisation ou dʼabstraction. Lʼa priori ne relève plus,
comme chez Kant, des « conditions de possibilité de lʼexpérience », au sens
où il serait inféré au moyen dʼune argumentation transcendantale : il est

6
E. Husserl, Logische Untersuchungen, Husserliana (Hua) Bd. XIX/1, The Hague-
Boston-Lancaster, Martinus Nijhoff Publishers, 1984, p. 172 ; trad. de H. Élie, A. L.
Kelkel et R. Schérer, Recherches logiques, Paris, PUF, 1959-63, tome II, 1, p. 197.
7
Husserl, Logische Untersuchungen, Hua, Bd. XIX/2, p. 733 ; trad. citée, tome III, p.
243.
La phénoménologie en sa possibilité 7

donné. 2) Kant a eu tendance, à tort, à limiter la portée de lʼa priori en le


référant à la sensibilité et à lʼentendement en tant que facultés du sujet et,
au surplus, en tant que facultés humaines. Or, le « prius » de lʼa priori ne se
réfère pas uniquement à une priorité du point de vue du sujet (ni, a fortiori,
du point de vue de lʼhomme), mais à une priorité du point de vue de la
chose : en termes aristotéliciens, le proteron pros hemas renvoie
nécessairement à un proteron phusei. En méconnaissant cela, Kant sʼest
rendu responsable dʼune subjectivation illégitime, et même dʼune
anthropologisation de lʼa priori qui en restreignent la validité, puisquʼelles
aboutissent à une relativisation de ses deux caractères essentiels :
lʼuniversalité et la nécessité. 3) Kant a bien reconnu la possibilité dʼun
synthétique a priori, mais il nʼa pas dépassé, dans sa détermination de la
différence entre jugements synthétiques et analytiques, un point de vue
8
entaché de psychologisme : lʼambition de Husserl est donc celle dʼélaborer
à nouveaux frais les concepts dʼanalytique et de synthétique, en se
démarquant de la tentative kantienne, cʼest-à-dire en découvrant un critère
de distinction qui repose sur la nature des objectivités elles-mêmes.
Cʼest aux paragraphes 11 et 12 de la troisième Recherche logique que
ce projet trouve son accomplissement. Ce qui caractérise un concept
matériel, précise Husserl, cʼest quʼil dépend dʼune manière étroite des
« singularités contingentes » quʼil subsume (par exemple, le concept dʼarbre,
des arbres que je peux rencontrer et dont je fais lʼexpérience), ce qui nʼest
pas le cas des concepts formels qui nʼont trait quʼà des propriétés
absolument indifférentes à toute « matière concrète », à tout contenu : « Des
concepts comme quelque chose, ou une chose quelconque, objet, qualité,

8
Kant, Kritik der reinen Vernunft, Ak. III, 33 ; A 6/B 10 ; trad. de A. J.-L. Delamarre et
F. Marty, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 765 : « Ou bien le prédicat B appartient au sujet
A comme quelque chose qui est contenu (de manière cachée) dans le concept A ; ou
bien B est entièrement hors du concept A, quoique en connexion avec lui. Dans le
premier cas, je nomme le jugement analytique, dans lʼautre synthétique ». Cette
définition repose sur la différence entre des actes de pensée qui ajoutent quelque
chose à un concept et dʼautres qui ne font que déployer son contenu immanent, sans
que Kant ne précise comment ces deux opérations sont possibles. Pour que cette
distinction devienne eidétique, elle doit porter non plus sur des actes de lʼesprit ou
sur des jugements, mais sur la nature même des entités idéales, essences et états
de choses, visés dans ces actes et ces jugements. Ces idéalités peuvent être de
deux sortes : formelles et matérielles.
8 Claude Romano

relation, connexion, pluralité, nombre, ordre, nombre ordinal, tout, partie,


grandeur, etc., ont un caractère fondamentalement différent de celui de
concepts comme maison, arbre, couleur, son, espace, sensation, sentiment,
etc., qui, eux, expriment quelque chose de concret. Tandis que ceux-là se
groupent autour de lʼidée vide du quelque chose ou de lʼobjet en général, et
sont reliés à lui par des axiomes ontologiques formels, ceux-ci sʼordonnent
autour des différents genres concrets les plus généraux (catégories
9
matérielles) dans lesquels sont enracinées des ontologies matérielles » .
Les premiers concepts valent pour tous les mondes possibles, ils ne sont
enchaînés à aucune particularité contingente de ce monde : cʼest pourquoi,
ils sont purement formels et leurs liaisons a priori relèvent de nécessités
purement formelles, donc analytiques. Les seconds, au contraire, possèdent
une liaison intrinsèque aux « singularité contingentes » du monde tel quʼil
existe en fait (le concept dʼarbre, à la différence du concept de tout, ne
sʼapplique quʼà un monde où il existe des arbres, ou du moins où il peut
exister des arbres), et ils sont qualifiés de matériels ; leurs liaisons a priori
relèvent de nécessités synthétiques.
Ces deux sortes de nécessités peuvent être illustrées par différents types
de jugements. Il y a tout dʼabord les jugements qui appartiennent au
domaine de lʼanalytique : 1) « un tout ne peut exister sans parties » ; 2) « il
ne peut y avoir de roi, de maître, de père, sʼil nʼy a pas de sujets, de
serviteurs, dʼenfants ». Le premier de ces exemples relève dʼune nécessité
analytique que Husserl qualifie de « pure » dans la réédition de lʼouvrage, en
1913, le second dʼune nécessité analytique dont la nature nʼest pas
davantage spécifiée. La raison de cette différence est sans doute la
suivante : les termes présents dans le premier jugement (« tout », « partie »)
se rapportent à des concepts purement formels, tandis que ceux qui figurent
dans le second jugement (« rois », « maîtres », etc.) renvoient à des
concepts matériels, liés à des particularités de ce monde, bien que, dans les
deux cas, le type de nécessité quʼexprime le jugement soit de nature
purement formelle ou analytique. Pour quelle raison ?
Dans le premier exemple, « tout » et « partie », en tant que concepts
« vides » ressortissant à une ontologie formelle, sont des termes corrélatifs :
il ne peut pas y avoir de partie sans un tout dont elle soit la partie, pas plus

9
Husserl, Hua, Bd. XIX/1, p. 256 ; trad. citée, tome III, p. 35-36.
La phénoménologie en sa possibilité 9

quʼil ne peut y avoir de tout sans parties dont ce tout soit le tout. Ou, comme
lʼécrit Husserl, « une partie comme telle ne peut absolument pas exister
10
sans un tout dont elle est la partie » . Autrement dit, la négation de cette
proposition nʼest pas matériellement fausse, elle est une contradiction
11
logique, un « contresens (Widersinn) “formel“, analytique » : il est
contradictoire de parler de partie sans tout, et vice versa.
Le second jugement présente également un exemple de nécessité
analytique, bien que les concepts quʼil contient soient des concepts
matériels. Dans la proposition « il ne peut y avoir de roi sans sujet », « roi »
et « sujet » se disent lʼun par rapport à lʼautre, de sorte quʼil appartient
formellement au concept de roi que tout roi exerce sa royauté par rapport à
des sujets, et au concept de sujet que tout sujet nʼest un sujet quʼen tant quʼil
est subordonné à un roi. En usant dʼune formulation qui nʼest pas celle de
Husserl, cʼest une vérité formelle-analytique que, si x est un roi, et sʼil existe
un y dont x est le roi, alors, il existe aussi un x dont y est le sujet, et par
conséquent, y est un sujet. Le jugement « il ne peut y avoir de roi sans
sujet », cʼest-à-dire, « si quelquʼun est roi de quelquʼun, alors quelquʼun est
le sujet de quelquʼun », peut par conséquent se ramener à un théorème de
la logique des relations : si x a avec y la relation R, y a avec x une relation
qui est la converse de R. Même sʼil comprend des concepts matériels, la
vérité du jugement considéré ne dépend donc en aucune manière du
contenu matériel de ces concepts.
La situation est entièrement différente dans le cas dʼune proposition
matérielle du type : « une couleur ne peut exister sans une chose qui ait
cette couleur » ; « une couleur ne peut exister sans une certaine étendue qui
12
soit recouverte par elle » . En effet, même si une couleur nʼest pas
concevable (imaginable) sans une étendue dont elle est la couleur, le lien,
ici, nʼest pas analytique, puisquʼil dépend pour une part essentielle du
contenu des concepts en question, et non pas uniquement de leur forme :
ces propositions sont donc synthétiques. « La différence saute aux yeux »,
13
écrit Husserl . En effet, le concept de couleur nʼest pas un concept

10
Hua, Bd. XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II, 2, p. 37.
11
Hua, Bd. XIX/1, p. 258 ; trad. citée, tome II, 2, p. 37.
12
Hua, Bd. XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II, 2, p. 36.
13
Hua, Bd. XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II, 2, 36-37.
10 Claude Romano

relationnel : cʼest uniquement par rapport à lʼexpérience possible de la


couleur en général que se révèle la nécessité a priori de cette proposition.
Cette nécessité est donc matérielle : « Couleur nʼest pas une expression
relative, dont la signification impliquerait la représentation dʼune relation
avec une autre chose. Bien que la couleur ne soit pas “concevable“ sans
une chose colorée, lʼexistence dʼune chose colorée quelconque, plus
précisément dʼune étendue, nʼest pas incluse cependant “analytiquement“
14
dans le concept de couleur » .
Mais pourquoi ne pas conclure plutôt de tout cela que cette proposition
est une proposition empirique contingente ? Parce quʼil nʼest pas même
concevable (imaginable) quʼun jour nous fassions lʼexpérience dʼune couleur
qui existerait sans une étendue correspondante (ce qui ne veut pas dire
sans une surface, car il y a des couleurs « atmosphériques », non
localisables, comme le bleu du ciel). Cette proposition est donc a priori. Elle
diffère radicalement de propositions empiriques, telles que « lʼeau bout à
cent degrés » ou « tous les corbeaux sont noirs ». Ici, la possibilité reste
toujours ouverte que nous observions un jour lʼexistence de corbeaux
blancs, ou une ébullition de lʼeau se produisant à une température différente,
dans des conditions physiques particulières, auquel cas les faits observés
invalideraient ces propositions. Il est au contraire inconcevable a priori
quʼune couleur se présente à lʼexpérience en étant dépourvue dʼextension ;
ce nʼest pas que nous ne pouvons pas imaginer cette situation pour des
raisons contingentes liées aux limites de notre faculté dʼimaginer, comme ce
serait par exemple le cas pour une armée dʼun million dʼhommes ; « nous ne
pouvons pas imaginer » signifie ici que nous ne savons même pas quoi
imaginer ; et puisque nous ne pouvons même pas concevoir ce que serait
un contre-exemple, cette proposition est nécessaire. Pourtant, sa nécessité
nʼest pas analytique, elle se fonde « sur la nature particulière essentielle des
15
contenus » , elle dépend du fait que toutes les couleurs que nous voyons,
et que nous apprenons à nommer, sʼoffrent à la vision comme occupant une
certaine extension, une certaine portion dʼespace. Nous pouvons
comprendre a priori, sans avoir jamais fait lʼexpérience dʼaucun roi, la
nécessité, pour quʼil y ait un roi, quʼil y ait des sujets sur lesquels il règne ;

14
Hua, Bd. XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II, 2, p. 37.
15
Hua, Bd. XIX/1, p. 258 ; trad. citée, tome II, 2, p. 37.
La phénoménologie en sa possibilité 11

mais nous ne pouvons comprendre a priori, sans avoir fait lʼexpérience


dʼaucune couleur, que toute couleur est étendue. Un aveugle peut accepter
cette proposition comme appartenant à la « définition » des couleurs, mais
non en saisir la nécessité eidétique. Et pourtant cette proposition nʼest pas
non plus a posteriori, elle ne dépend dʼaucune généralisation inductive.
Le but de Husserl dans ces passages est donc de distinguer deux sortes
de nécessité. Aucune nʼest dépendante de lʼexpérience au sens où elle
pourrait être invalidée par elle. Mais lʼune de ces nécessités, tout en étant a
priori, nʼest pas de nature logique : cʼest une nécessité « factuelle », qui
dépend des particularités de ce monde-ci (des concepts matériels qui
permettent de le penser). Cʼest une impossibilité matérielle quʼune couleur
se rencontre sans extension, mais ce nʼest pas une contradiction logique car
il nʼest pas analytiquement contenu dans le concept de couleur quʼelle ne
puisse exister autrement quʼétendue. Et il en va de même de toutes les
essences et de toutes les relations entre essences que la phénoménologie
prend pour thème : « tout objet spatial ne peut être perçu que par
esquisses », etc.
Jusquʼici, les critères de distinction entre ces deux a priori (et les
différents types de jugements et, plus généralement, de légalités qui leur
16
correspondent ) restaient encore intuitifs. La question qui se pose
désormais est de savoir sʼil est possible de proposer un critère formel de
distinction entre eux, ce qui est lʼobjectif affiché du §12. Husserl sʼy réclame
expressément de Bolzano et de sa définition de lʼanalyticité par la
17
substituabilité . Il propose la définition suivante : « Nous pouvons donc
définir des propositions analytiquement nécessaires comme étant celles qui
comportent une vérité pleinement indépendante de la nature concrète

16
Husserl parle non seulement de propositions, mais encore de lois synthétiques a
priori, car pour lui la nécessité quʼelles expriment est autant ontologique que
linguistique. Bien entendu, la reconnaissance des lois synthétiques a priori dépend
pour une part essentielle de la possibilité de les formuler dans des jugements ; mais
cela nʼimplique pas, aux yeux de Husserl, que la nécessité quʼelles expriment soit de
nature linguistique.
17
Cf. Bolzano, Wissenschaftslehre, Sulzbach, 1837, réed. Aalen, Scientia, 1981,
§172. Husserl considère Bolzano comme « un des plus grands logiciens de tous les
temps » (Logische Untersuchungen, Hua, Bd. XVIII, p. 227 ; trad. citée, tome I, p.
249). Sur les liens de Husserl à Bolzano, cf. J. Benoist, Lʼa priori conceptuel,
Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999, chap. VI et VII ; P. Bucci, Husserl e
Bolzano. Alle origini della fenomenologia, Milano, Edizioni Unicopli, 2000.
12 Claude Romano

particulière de leurs objectités (conçues comme déterminées ou dans une


généralité indéterminée) ainsi que de la facticité éventuelle du cas donné et
de la valeur de la position complète dʼexistence [...] Dans une proposition
analytique, il doit être possible de remplacer chaque matière concrète, en
maintenant intégralement la forme logique de la proposition, par la forme
18
vide quelque chose » . En dʼautres termes, une proposition analytique est
une proposition qui peut être entièrement formalisée, où les termes concrets
peuvent être remplacés salva veritate par la forme vide du « quelque
chose » (Etwas) en général, et par suite, dont les conditions de vérité
19
demeurent inchangées lorsquʼon fait varier tous les termes matériels . Dans
ces conditions, une proposition synthétique a priori est une proposition dont
la valeur de vérité dépend de ses concepts matériels, donc qui, lorsquʼelle
est vraie, est rendue fausse par toute substitution de variables à ses termes
concrets : « Toute loi pure qui inclut des concepts concrets dʼune manière
qui ne souffre pas salva veritate une formalisation de ces concepts (en
dʼautres termes, toute loi de ce genre qui nʼest pas une nécessité analytique)
20
est une loi synthétique a priori » . Ainsi, est synthétique a priori un jugement
comme celui qui servira dʼexemple préféré aux empiristes logiques : « un
objet ne peut être en même temps uniformément rouge et vert ». En effet,
cette proposition serait rendue fausse par la substitution de termes concrets
différents (par exemple « sphérique » à « rouge » et « grand » à « vert ») ;
elle ne peut être entièrement formalisée salva veritate.
Ces définitions nous font-elles réellement progresser vers une
justification de la distinction analytique/synthétique qui ne soit plus de nature
psychologique ? Oui et non. Oui, assurément, car la tentative de fournir un
critère formel de lʼanalytique par la possibilité de substituer aux termes
concrets dʼune proposition la forme vide du « quelque chose » nʼa plus rien
de psychologique. Non, dans la mesure où, comme le souligne Peter
21
Simons , Husserl, pas plus que Bolzano ou que Leibniz et Kant avant lui,
nʼa résolu le problème de ce que Quine appelle lʼhidden analycity. Nʼy a-t-il

18
Hua, Bd. XIX/1, p. 259 ; trad. citée, tome II, 2, p. 39.
19
Cf. le remarquable article de Peter Simons « Wittgenstein, Schlick and the A
Priori », repris dans P. Simons, Philosophy and Logic in Central Europ, chap. 15, p.
371.
20
Hua, Bd. XIX/1, p. 260 ; trad. citée, tome II, 2, p. 40.
21
P. Simons, art. cit., p. 374.
La phénoménologie en sa possibilité 13

pas des cas où la substitution de la forme du « quelque chose » aux termes


concrets ne préserve pas la valeur de vérité de la proposition, et où pourtant
nous avons lʼintuition que la proposition est bel et bien analytique (comme
dans « tous les célibataires sont non-mariés », pour reprendre lʼexemple de
22
Quine ) ? Ici, « non-marié » nʼéquivaut-il pas rigoureusement à
« célibataire » ? Et pourtant, faut-il soutenir que cette proposition est
synthétique a priori ? Peut-on lui donner le même statut que « toute couleur
est étendue », alors que, manifestement lʼétendue et la couleur ne sont pas
la même chose ? Il semble bien que non : la proposition sur les célibataires
semble intuitivement beaucoup plus proche de la proposition de Husserl « il
nʼy a pas de roi sans sujet », cʼest-à-dire dʼune proposition analytique. Et
pourtant, le critère de Husserl ne permet pas de lʼétablir : telles en sont les
limites.

2. La critique de Schlick

Avec lʼa priori matériel et lʼintuition des essences qui permet dʼy accéder,
nous disposerions donc, à en croire Husserl, dʼun savoir conceptuel qui ne
serait ni de nature empirique (obtenu par généralisation), ni de nature
purement linguistique (relatif aux règles dʼusage de certains termes ou à
leurs définitions) ; un savoir qui, dʼun côté, ne peut être ni confirmé ni infirmé
par lʼexpérience, puisquʼil porte sur les structures invariantes de celle-ci, et
qui, de lʼautre, nʼest pas purement lié à des conventions linguistiques. La
philosophie aurait justement pour domaine propre ce domaine des vérités
matérielles, situé entre le domaine des sciences empiriques positives et le
domaine purement formel de la logique. Un tel domaine nʼexiste pas,
rétorque Schlick. La charge de la preuve lui en incombe.
En sʼattelant à ce problème, Schlick fait implicitement de la
phénoménologie – quʼil qualifie dʼ« école philosophique la plus influente

22
W. V. O. Quine, « Two Dogmas of Empiricism », in From a logical point of view,
Cambridge, Mass.., Harvard University Press, 1953 ; trad. sous la dir. de S. Laugier,
Du point du vue logique, Paris, Vrin, 2003.
14 Claude Romano

23
dans lʼAllemagne contemporaine » – , la principale rivale du Cercle de
Vienne ; il affirme que lʼa priori des phénoménologues est le suprême défi
lancé aux thèses de lʼempirisme logique – « une menace plus sérieuse vis-
à-vis de ses positions que celle représentée par la Critique de la raison
24
pure » –, si bien quʼil est prêt à faire dépendre toute lʼissue du débat de la
seule réponse à cette question : y a-t-il ou nʼy a-t-il pas des a priori
synthétiques ? Comme il lʼécrit, lʼempirisme logique « est disposé à réviser
son point de départ dans le cas où il ne passerait pas favorablement cette
25
épreuve » . Cette dramatisation des enjeux, qui appartient à la rhétorique
de la disputatio, ne doit pas masquer le fait que Schlick ne doute pas un seul
instant de lʼissue du différend. Ce quʼil sʼagit pour lui dʼétablir, ce nʼest pas
quʼil nʼy a pas dʼa priori synthétiques, parce quʼon nʼen aurait pas encore
découvert, ou parce que ceux quʼon aurait prétendument découverts nʼen
seraient pas, mais que, pour des motifs logiques, il ne saurait y en avoir ; par
conséquent, ce nʼest pas seulement la fausseté, mais lʼabsurdité de la
doctrine phénoménologique.
Son point de départ est une défense de lʼidentification kantienne de lʼa
priori avec le formel, même sʼil convient dʼentendre le formel, de son point de
vue, en un sens différent de celui de Kant. On a vu dans quelle mesure il
sʼagissait là dʼun des points de rupture de la phénoménologie avec le
kantisme. Comme le souligne Max Scheler, en conformité avec Husserl,
« une des erreurs fondamentales de la théorie kantienne est dʼavoir identifié
26
lʼ “apriorique“ avec le “formel“ » . Schlick cite lui-même ce passage pour
prendre le parti de Kant. Certes, il reproche à lʼauteur de la Critique de la
raison pure dʼavoir admis lʼexistence de propositions synthétiques a priori en
mathématiques, mais il le loue dʼavoir su apercevoir quʼaucun contenu
dʼexpérience ne pouvait être a priori : « Lʼidée de Kant était tout à fait
correcte, et son opinion que la logique tout entière devait être comprise à

23
M. Schlick, Form and Content. An Introduction to Philosophical Thinking, in
Gesammelte Aufsätze, 1926-1936, Vienne, Gerold, 1938 ; trad. de D. Chapuis-
Schmitz, Forme et contenu, Marseille, Agone, 2003, p. 145.
24
M. Schlick, « Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 280.
25
Ibid.
26
M. Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, in
Gesammelte Werke, Bd. II, Berne-Munich, Francke Verlag, 1966, p. 73 ; trad. de M.
de Gandillac, Le Formalisme en éthique et lʼéthique matériale des valeurs, Paris,
Gallimard, 1955, p. 76.
La phénoménologie en sa possibilité 15

partir du principe de contradiction peut être interprétée par conséquent


27
comme une reconnaissance de son caractère purement tautologique » . La
seule erreur de Kant a donc été de ne pas avoir identifié le formel avec le
logico-formel et dʼavoir admis, aux côtés de la formalité des formalismes,
celle de formes a priori de la sensibilité et de concepts a priori de
lʼentendement, postulant ainsi un mixte ambigu de formel et dʼempirique,
28
« un étrange mélange de forme et de contenu » . Mais à condition de ne
pas tomber dans cette erreur, lʼempirisme logique peut se réclamer de Kant
dans sa délimitation absolument stricte des domaines respectifs de
lʼanalytique et du synthétique, cʼest-à-dire du formel et de lʼempirique,
délimitation en vertu de laquelle il ne peut rester aucune place pour une
tierce possibilité : « il nʼy a de lʼa priori que dans les tautologies, et il nʼy a du
29
synthétique, de la connaissance réelle, que du côté de lʼa posteriori » .
Pour comprendre la thèse de Schlick – et de lʼempirisme logique en
général – selon laquelle « toute proposition est ou bien synthétique a
posteriori ou bien tautologique » (dʼoù il découle que des propositions
30
synthétiques a priori sont « logiquement impossibles » ) il faut comprendre
les grandes lignes de sa doctrine de la signification. Que signifie
« analytique » et « synthétique » pour le Cercle de Vienne ? Ces termes
sont employés pour désigner des propriétés de propositions et uniquement
de propositions : « Une proposition analytique, écrit Schlick, est une
proposition qui est vraie en vertu de sa seule forme. Quiconque a saisi le
sens dʼune tautologie a vu par là même quʼelle est vraie. Cʼest pour cette
raison quʼelle est a priori. Dans le cas dʼune proposition synthétique, au
contraire, il faut dʼabord comprendre sa signification et seulement ensuite
déterminer si elle est vraie ou fausse. Cʼest pour cette raison quʼelle est a
31
posteriori » . Autrement dit, les propositions analytiques se bornent à
révéler les règles qui commandent lʼemploi de leurs termes constitutifs,
règles de nature logique qui sʼimposent nécessairement à tout utilisateur du
langage pour lequel elles sont formulées. Par suite, ces énoncés ne disent
rien du monde ni dʼaucun état de fait. « Il pleut ou il ne pleut pas », par

27
M. Schlick, « Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 278.
28
Forme et contenu, op. cit., p. 145.
29
Ibid.
30
« Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 281.
31
Ibid., p. 278-279.
16 Claude Romano

exemple, est une proposition analytique, dans la mesure où cet énoncé ne


fait quʼexprimer les règles qui président à lʼemploi de la disjonction (« ou ») :
quand cette disjonction est inclusive, lʼénoncé est vrai si et seulement si lʼun
au moins de ses constituants est vrai. La vérité de cette proposition est donc
indépendante du temps quʼil fait, elle ne dépend dʼaucun état du monde, elle
nʼexprime rien au sujet de celui-ci, elle se borne à exprimer (Wittgenstein
aurait dit : à montrer) une règle purement formelle inhérente à lʼutilisation du
langage, ou encore une méthode pour appliquer les propositions « il pleut »
et « il ne pleut pas » à la réalité, une méthode pour parler des choses. Il
sʼensuit que cet énoncé, qui ne contient aucun contenu factuel, est vrai en
vertu de sa forme seule. Il est une tautologie. Comprendre lʼénoncé ne veut
rien dire dʼautre que saisir une règle dʼemploi. Comprendre sa signification et
comprendre sa vérité sont donc une seule et même chose.
Il en va autrement des énoncés synthétiques. Saisir leur signification est
une chose, pouvoir dire sʼils sont vrais ou faux en est une autre. Par
exemple, « Tous les corps en cuivre conduisent lʼélectricité » est une
proposition dont la validité doit être testée par des expérimentations
adéquates. Donc le problème de savoir si cet énoncé est pourvu de sens
diffère de celui de savoir sʼil est vrai. Cet énoncé est doué de signification si
chacun de ses termes (« cuivre », « électricité ») peut être déduit dʼénoncés
plus primitifs, dʼénoncés dʼobservation ou « énoncés protocolaires ». Mais, il
peut avoir un sens sans être vrai. Pour tester sa vérité, il faut le confronter à
des observations. Puisque sa validité apparaît irréductible à un critère
purement formel, elle doit faire intervenir un facteur non linguistique,
lʼexpérience : et par conséquent, un tel énoncé est nécessairement a
posteriori. Selon le mot dʼordre de lʼempirisme logique, « le sens dʼune
32
proposition est sa méthode de vérification » .
Cʼest en faisant fond sur cette distinction entre jugements analytiques (ou
tautologies) et jugements synthétiques (empiriques) que Schlick sʼattache à
montrer « lʼimpossibilité logique » de tout a priori synthétique. Selon les
phénoménologues, il y aurait des énoncés ou des lois a priori qui ne seraient
pas pour autant formels ou vides, qui ne seraient donc pas des tautologies,
mais qui possèderaient un rapport intrinsèque à lʼexpérience et à son
contenu. Dans Forme et contenu, Schlick en donne plusieurs exemples :

32
Forme et contenu, op. cit., p. 76
La phénoménologie en sa possibilité 17

« Toute note de musique a nécessairement une hauteur et une intensité »,


« La surface dʼun corps physique (ou dʼune tache du champ visuel) ne peut
être à la fois rouge et verte au même endroit et au même moment »,
« Lʼorange, en tant que qualité de couleur, se situe entre le rouge et le
33
jaune » . Ces exemples ne sont pas exactement les mêmes que ceux
choisis par Husserl aux § 11-12 de la troisième Recherche logique, mais ils
constituent sans hésitation possible des exemples dʼa priori synthétique pour
le phénoménologue.
Soit la proposition : « La même surface ne peut être en même temps
verte et rouge ». Quel est son statut ? Ce nʼest certes pas une proposition
empirique, répond Schlick, bien que nous apprenions manifestement à
reconnaître la différence du rouge et du vert par lʼexpérience : « Personne
ne nie que cʼest par lʼexpérience que nous pouvons en venir à savoir quʼune
robe (unie) revêtue par une personne donnée à un moment donné était
verte, ou rouge, ou de tout autre couleur. Mais il est également impossible
de nier quʼune fois que nous savons quʼelle est verte, nous nʼavons besoin
dʼaucune expérience supplémentaire pour savoir quʼelle nʼest pas rouge. Les
deux cas se situent à des niveaux entièrement différents. Toute tentative
pour expliquer leur différence comme étant de degré, en soutenant, par
exemple, que dans le premier cas nous avons affaire à une observation
directe, alors que le second cas peut être reconduit en dernière analyse à
des expériences (en raison du fait que cʼest seulement à travers elles que
nous pouvons savoir quʼil nʼest pas possible dʼassocier le vert et le rouge à
34
la même tache), est vaine » . Notons que Husserl nʼa jamais prétendu que
cette différence fût de degré. Il a affirmé quʼil existe une nécessité qui, tout
en étant universelle, nʼest pas de nature logique, mais dépend de
lʼexpérience. Mais il faut bien comprendre que lʼexpérience en question nʼest
pas celle de lʼempirisme. Husserl ne veut assurément pas dire quʼil nous
faudrait de nouvelles expériences, étant posé quʼune robe est uniformément
rouge, pour apprendre quʼelle nʼest pas verte. Il affirme, tout comme Schlick,
que nous le savons nécessairement a priori ; mais il ajoute que le sens de
cet a priori est irréductible à son sens strictement logique. Pour lui, nous
savons par expérience, et cependant a priori, que deux couleurs distinctes

33
Ibid., p. 146.
34
« Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 282.
18 Claude Romano

ne peuvent occuper la même surface en même temps : lʼ « expérience » quʼil


invoque nʼest pas dépourvue de forme, elle nʼest pas la simple et nue
réception de sense data de la tradition empiriste, ni même une succession
de vécus contingents, elle recèle elle-même des structures a priori ayant
trait, par exemple, aux rapports possibles entre couleurs. En dʼautres
termes, il y a pour Husserl non seulement une expérience de lʼa priori
(lʼintuition eidétique), mais encore des a priori de lʼexpérience, cʼest-à-dire
des légalités non empiriques qui confèrent à celle-ci ses structures
invariantes. Schlick relève en passant que le concept dʼ « expérience » de
Husserl et des phénoménologues est irréductible à celui de lʼempirisme – « il
35
donnent aussi un nouveau sens au terme dʼ “expérience“ » – mais il
nʼapprofondit pas cette remarque, il ne dit ni en quoi ces deux concepts
diffèrent, ni ce qui rend supérieur celui quʼil utilise. Pour Schlick, tout se
passe comme si affirmer que la proposition en question est liée à notre
expérience ne pouvait vouloir dire quʼune seule chose : quʼelle peut être
confirmée ou invalidée par elle. Or, pour Husserl, lʼa priori matériel ne saurait
être ni confirmé ni invalidé pour la simple et bonne raison que nous pouvons
pas même concevoir (imaginer) ce que signifierait quʼil pût lʼêtre. Sa
nécessité nʼest pas moindre que la nécessité logique (ni dʼailleurs supérieure
à des probabilités empiriques), elle est dʼune autre nature. Lʼimpossibilité
matérielle nʼest pas seulement lʼimpossibilité de penser ou dʼimaginer
autrement les choses, cʼest lʼimpossibilité que les choses soient autrement.
Cʼest ce que Schlick méconnaît quand il soutient que lʼimpossibilité pour une
même tache dʼêtre à la fois (uniformément) rouge et (uniformément) verte ne
peut être que de deux ordres, empirique ou logique : « Rouge et vert sont
incompatibles, non point parce quʼil ne mʼest jamais arrivé dʼobserver leur
apparition conjointe, mais parce que la phrase “cette tache est à la fois
36
rouge et verte“ est une combinaison de mots dépourvue de sens » . Ici,
Schlick « oublie » sa propre remarque sur lʼhétérogénéité des deux concepts
dʼexpérience, le sien et celui quʼil discute, il fait comme si Husserl avait
soutenu que lʼincompatibilité entre les couleurs provenait dʼune
généralisation empirique ; il ne prend même pas en compte la spécificité de
la réponse phénoménologique, ne serait-ce que pour la réfuter.

35
Ibid., p. 278.
36
Ibid., p. 284.
La phénoménologie en sa possibilité 19

En fait, Schlick raisonne à partir de prémisses quʼil ne prend pas le soin


dʼexpliciter, mais qui sont les suivantes. Dʼabord, toute nécessité est dʼordre
logique, conformément à la thèse défendue par Wittgenstein dans le
Tractatus : « Rien ne contraint quelque chose à arriver du fait quʼautre chose
soit arrivé. Il nʼest de nécessité que logique » ; « De même quʼil nʼest de
37
nécessité que logique, de même il nʼest dʼimpossibilité que logique » .
Lʼexemple qui, sous la plume de Wittgenstein, vient illustrer ces affirmations
est justement emprunté au domaine de la couleur : « Que, par exemple,
deux couleurs soient ensemble en un même lieu du champ visuel est
impossible, et même logiquement impossible, car cʼest la structure logique
de la couleur qui lʼexclut [...] (Énoncer dʼun point du champ visuel a dans le
38
même temps deux couleurs différentes est une contradiction) » .
Malheureusement, Wittgenstein ne précise pas ici en quoi consiste cette
« structure logique » des couleurs, et encore moins en quoi cette nécessité
39
est de nature purement logique . La conséquence quʼil semble légitime de
tirer de ces affirmations, aux yeux de Schlick, est dans la droite ligne de
lʼempirisme : sʼil nʼy a de nécessité que logique, tout ce qui appartient au
domaine de lʼexpérience doit être contingent. Bref, lʼexpérience se réduit à
une multiplicité de vécus atomiques, et il est absurde de supposer au sein
dʼune telle multiplicité quelque chose comme des structures invariantes :
toute structure ne peut être que projetée sur lʼexpérience par une grille
logico-linguistique. Ainsi, le détour par le Tractatus permet à Schlick de
retrouver les thèses fondatrices de lʼempirisme classique et notamment son
association dʼun atomisme sensualiste et dʼun nominalisme, telle quʼon la
trouverait par exemple sous la plume de Hume. Cʼest la distinction humienne
entre matters of fact et relation of ideas, si du moins on consent à la lire,
selon une tendance dominante à lʼintérieur du Cercle de Vienne, comme une
préfiguration des thèses de lʼempirisme logique, qui est ici directrice : « On
peut diviser tous les raisonnements en deux classes, écrit Hume : les
raisonnements démonstratifs, qui concernent les relations dʼidées, et les
raisonnements moraux, qui concernent les questions de fait et

37
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, respectivement propositions 6.37
et 6.375 ; trad. de G. G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, p. 108-109.
38
Ibid., proposition 6.3751 ; trad. citée, p. 109.
39
Cf. P. Simons, art. cit., p. 364.
20 Claude Romano

40
dʼexistence » . Les propositions des sciences (géométrie et algèbre) qui
reposent sur des relations dʼidées peuvent être découvertes « par la seule
opération de la pensée, sans dépendre de rien de ce qui existe dans
41
lʼunivers » ; elles correspondent aux « propositions dʼune nature purement
conceptuelle » de Schlick. En revanche, les propositions qui portent sur des
faits (matters of fact), et dont la négation nʼest pas contradictoire, sont de
nature empirique et ne recèlent par conséquent aucune nécessité. Telle est,
par exemple, la relation de cause à effet. Cette opposition nʼadmet pas de
troisième terme, et cʼest pourquoi il ne peut y avoir aux yeux de Hume de
discours intermédiaire entre les sciences démonstratives et les sciences
empiriques. La métaphysique, qui prétend à ce statut, se réduit à une illusion
: « Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de
scolastique, par exemple, demandons-nous : contient-il des raisonnements
abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements
expérimentaux sur des questions de fait et dʼexistence ? Non. Alors, mettez-
42
le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions » .
On ne comprendrait rien à lʼentreprise de Schlick, à sa critique de lʼa
priori synthétique, mais aussi, plus généralement, à sa dénonciation de la
phénoménologie comme parfait spécimen de « métaphysique », si lʼon
ignorait lʼarrière-plan historique à partir duquel se développe sa pensée.
Lʼantithèse de lʼanalytique-formel et du synthétique-empirique nʼest que la
reformulation de lʼantithèse de Hume dans le contexte et à la lumière de la
logique mathématique moderne. En partant de la double prémisse : 1) il nʼy
a de nécessité que logique ; 2) lʼexpérience est entièrement contingente,
Schlick argumente comme suit : puisque lʼaffirmation selon laquelle une robe
uniformément rouge ne peut être uniformément verte en même temps ne
peut être ni confirmée ni invalidée par lʼexpérience, alors elle nʼa aucun
rapport à lʼexpérience et elle est donc analytique. Elle exprime une
impossibilité qui, étant une inconcevabilité de principe, ne peut être que
logique. Il faut en conclure quʼelle nʼexprime aucun état de fait, quʼelle est
une tautologie : « Nos propositions a priori “matérielles“ sont, en vérité,

40
D. Hume, An Inquiry concerning Human Understanding, Oxford University Press,
1999 ; trad. dʼA. Leroy, Enquête sur lʼentendement humain, Paris, Flammarion, 1983,
p. 94.
41
Ibid., p. 85.
42
Ibid., p. 247.
La phénoménologie en sa possibilité 21

dʼune nature purement conceptuelle, leur validité est une validité logique,
43
elles ont un caractère formel, tautologique » . Cela implique : premièrement,
que de ces énoncés où la phénoménologie croit déceler des vérités
profondes, des principes évidents permettant de fonder des ontologies
régionales, sont en réalité des « trivialités » qui nʼont dʼusage que
« rhétorique » ; deuxièmement, que la négation de ces tautologies ne
conduit pas à des propositions empiriques fausses, mais à des
contradictions logiques, cʼest-à-dire à des propositions complètement
dénuées de sens. Une proposition comme « la même surface est à la fois
uniformément verte et uniformément rouge » nʼest pas fausse
empiriquement, elle contrevient aux lois de la syntaxe logique, elle exprime
une impossibilité logique, de telle sorte quʼil ne nous est même pas possible
de conférer à cette combinaison de mots un quelconque sens : « les règles
logiques sous-jacentes à notre utilisation des mots de couleur interdisent un
tel usage, tout comme elles nous interdiraient de dire : “un rouge clair est
44
plus rouge quʼun rouge foncé“ » . Pour Husserl, il y aurait une différence
entre cette dernière proposition, qui est analytiquement fausse, cʼest-à-dire
qui est un contresens formel, une contradiction (Widersinn, Widerspruch), et
dont il ne dirait dʼailleurs même pas quʼelle est un non-sens (Unsinn), et la
première, qui est fausse a priori mais nʼest pas contradictoire, puisque sa
fausseté ne dépend pas de critères purement logiques. Pour Schlick, il nʼy a
45
pas de différence de ce genre : ces deux propositions sont des non-sens . Il
nʼy a aucune distinction à faire entre ce que Husserl qualifierait de
46
« contresens formel » et ce quʼil qualifierait de « contresens matériel » .

43
M. Schlick, « Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 284.
44
Ibid., p. 284.
45
À la différence de Wittgenstein, Schlick ne semble pas faire de différence entre une
proposition dépourvue de sens (sinnlos), comme le sont les tautologies dans le
Tractatus, et une proposition qui est non-sens (unsinnig). Du coup, il ne se pose pas
non plus le problème du statut logique des propositions quʼil emploie – problème qui
avait amené Wittgenstein à affirmer quʼil fallait « jeter lʼéchelle après y être
monté » (Tractatus, 6. 54).
46
Du point de vue de Husserl, il faut distinguer, conformément à la IVè Recherche
logique, §12-14 : 1) une expression dépourvue de sens, un non-sens (Unsinn),
comme « vert et ou » ; 2) une expression contradictoire, un contresens formel,
analytique qui est pourtant doté de sens (sinnvoll), comme « un rouge clair est plus
rouge quʼun rouge foncé », « un tout peut exister sans parties » ; 3) une expression
synthétique, mais fausse a priori, cʼest-à-dire un « contresens matériel » comme « il y
22 Claude Romano

Mais du coup, Schlick est obligé de rendre compte de lʼimpossibilité logique


qui sʼattache à une proposition attribuant deux couleurs à une même surface
en postulant que la logique sʼétend beaucoup plus loin que la logique
formelle dans son acception classique (qui est encore celle de Husserl), plus
loin que le domaine des connecteurs propositionnels, des variables, des
quantificateurs, des valeurs de vérité ; il doit supposer, en accord avec
Wittgenstein, quʼil existe quelque chose comme « une grammaire logique
47
des mots de couleur » , sans être véritablement en mesure de préciser –
pas plus que son prédécesseur – ce qui fait de cette grammaire une
grammaire logique.
Cʼest pourquoi, au terme de lʼexposé de Schlick, le lecteur peut
difficilement se défendre de lʼimpression que toute son argumentation se
développe parallèlement à celle de Husserl sans jamais vraiment avoir prise
sur elle. Schlick a défini autrement lʼexpérience, la logique, lʼanalyticité, la
signification dʼun énoncé. Mais a-t-il fait plus que cela ? A-t-il prouvé que les
propositions synthétiques a priori de Husserl étaient en vérité analytiques,
ou ne sʼest-il pas contenté de rebaptiser du nom dʼ « analytique » lʼa priori
matériel des phénoménologues ? A-t-il fourni un argument décisif qui réduise
leur thèse à néant, ou a-t-il simplement développé son propre raisonnement
à partir de prémisses différentes ? Dans ce dernier cas, son argumentation
resterait purement verbale. Elle nʼaurait rien permis de démontrer. Elle ne
constituerait en aucune manière une réfutation de la position
phénoménologique, ni a fortiori une démonstration de son caractère
dépourvu de sens, de son statut « métaphysique » au sens que les
positivistes confèrent à ce terme. Cʼest ce quʼil faut maintenant examiner.

a une couleur inétendue », « ce carré est rond », « une même surface peut être en
même temps uniformément rouge et verte », etc.
47
Schlick, « Is there... ? », loc. cit., p. 285.
La phénoménologie en sa possibilité 23

3. A-t-il été logiquement démontré que lʼa priori synthétique est


logiquement impossible ? Critique de lʼargumentation de Schlick.

Nous lʼavons vu, la thèse de Schlick nʼest pas seulement quʼon nʼa pas
encore découvert de propositions synthétiques a priori, mais quʼil est
impossible dʼen découvrir, que la notion de proposition synthétique a priori
est aussi absurde que celle de cercle carré : « toute proposition est ou bien
synthétique a posteriori ou bien tautologique ; des propositions synthétiques
a priori lui paraissent être [au Cercle de Vienne] une impossibilité
48
logique » . Mais Schlick est-il en mesure dʼétablir positivement ce point ? Et
que faudrait-il faire pour lʼétablir ?
La réponse à ces questions ne fait guère de doute. Pour y parvenir, il
faudrait que Schlick soit en mesure de fournir une définition de ce quʼil
entend par « proposition analytique » distincte de celle quʼil donne de
« proposition a priori », et une définition de « proposition synthétique »
distincte de celle de « proposition a posteriori », car dans le cas contraire
son affirmation selon laquelle une proposition synthétique a priori est
logiquement impossible ne serait rien dʼautre quʼune pétition de principe.
Examinons, par exemple, le passage suivant de Schlick : « Une phrase
synthétique, cʼest-à-dire une phrase qui exprime une connaissance, est
toujours utilisée en science et dans la vie courante pour communiquer un
état de choses, et, en vérité, cet état de choses dont la connaissance est
formulée par la phrase en question. À lʼopposé, une phrase analytique, ou
pour être plus clair, une tautologie, possède une fonction entièrement
différente [...] Une tautologie est naturellement une vérité a priori, mais elle
nʼexprime aucun état de choses, et la validité dʼune tautologie ne repose en
49
aucune façon sur lʼexpérience » . Il est clair que Schlick définit ici
lʼanalytique par lʼapriorité et le synthétique par lʼapostériorité ; mais alors,
son affirmation selon laquelle seules les propositions analytiques sont a
priori nʼest rigoureusement rien dʼautre quʼune tautologie découlant de ses
définitions initiales. Dans ces conditions, sa thèse dʼaprès laquelle « toute
proposition est ou bien synthétique a posteriori ou bien tautologique » ne
peut constituer en aucun cas une réfutation de la thèse de Husserl. À partir

48
Ibid., p. 281.
49
Ibid.
24 Claude Romano

du moment où Schlick pose au départ que le seul a priori est de nature


logique et que tout ce qui nʼest pas a priori en ce sens est empirique, il nʼest
guère difficile dʼen tirer la conclusion selon laquelle lʼidée même dʼun a priori
synthétique, cʼest-à-dire empirique, est contradictoire – mais, bien entendu,
cette « démonstration » nʼa rien démontré du tout. Tant quʼon en reste là, si
quelque chose est un « truisme », pour reprendre lʼexpression que Schlick
applique à lʼa priori synthétique des phénoménologues, cʼest bien la thèse
de Schlick elle-même !
Mais peut-on aller plus loin ? La seule manière de le faire, semble-t-il,
cʼest-à-dire la seule manière dʼétablir positivement le bien fondé de la thèse
de Schlick, ce serait de partir de définitions de lʼanalytique et du synthétique
qui ne la rendent pas triviale, donc qui ne posent pas dès le départ
lʼéquivalence de ces notions avec celles dʼ « a priori » et dʼ « a posteriori ».
Mais est-ce possible ? Oui, sans doute, ou du moins cʼest la voie que
Schlick semble emprunter au commencement de son raisonnement, en
réhabilitant la définition kantienne de lʼanalytique par le principe de non-
contradiction. Dans la Critique de la raison pure, en effet, Kant propose la
définition suivante : « si le jugement est analytique, quʼil soit négatif ou
affirmatif, sa vérité doit toujours pouvoir être suffisamment connue dʼaprès le
50
principe de contradiction » . En termes formels, cela signifie quʼune
proposition p est analytique si et seulement si on peut dériver de sa négation
non p une contradiction logique, cʼest-à-dire une proposition de la forme p &
non p. Schlick commence par se réclamer expressément de ce critère
kantien de lʼanalytique : « Lʼidée de Kant, précise-t-il, était tout à fait
correcte », cʼest-à-dire « son opinion que la logique tout entière devait être
comprise à partir du principe de contradiction ». En prenant ainsi le parti de
Kant, Schlick, quʼil le sache ou non, sʼoppose une fois de plus aux
Recherches logiques. Husserl y refuse de définir la logique à partir du seul
principe de non-contradiction, non seulement parce quʼil existe des
objectivités proprement logiques qui doivent pouvoir être données elles-
51
mêmes intuitivement , mais surtout parce que Kant « nʼa jamais remarqué

50
Kant, Kritik der reinen Vernunft, Ak. III, 142 ; A 151/B 190 ; trad. dʼA. J.-L.
Delamarre et F. Marty, in Œuvres philosophiques, tome I, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 894.
51
Husserl, Logische Untersuchungen, Hua, Bd. XIX/2, §66, p. 732 ; trad. citée, tome
III, p. 243 : « Il a été funeste que Kant (dont malgré tout nous nous sentons fort
La phénoménologie en sa possibilité 25

combien peu les lois logiques possèdent en toute occasion le caractère de


propositions analytiques, dans le sens où lui-même avait fixé leur
52
définition » . En effet, quelles propositions de la logique formelle peut-on
véritablement dériver du principe de non-contradiction tout seul ?
Pratiquement aucune. À la limite, il faudrait compléter la formulation
kantienne en stipulant que les propositions analytiques sont celles quʼil est
possible de dériver à partir du principe de contradiction et de toute la classe
des vérités logiques (principe dʼidentité, loi de double négation, etc.). La
définition kantienne devrait alors être modifiée de la façon suivante : p est
analytique si et seulement si on peut dériver de non p une contradiction de la
forme p & non p au moyen des seules vérités logiques. Le domaine du
synthétique serait alors celui des propositions qui ne peuvent pas faire lʼobjet
dʼune telle dérivation. Schlick, à la différence de Husserl, ne relève pas cette
difficulté ; il ne se préoccupe pas non plus de la nécessité de compléter la
définition de Kant. Mais même à supposer que lʼon procède à cette réforme,
afin de se donner justement une définition de lʼanalytique qui ne fasse pas
déjà intervenir la notion dʼa priori et une définition du synthétique qui ne
fasse pas déjà intervenir la notion dʼa posteriori, cela suffirait-il pour légitimer
la thèse de Schlick – donc pour réfuter celle de Husserl ?
Peut-on dire dʼune proposition du type : « un même objet ne peut être
uniformément vert et rouge en même temps » quʼelle est analytique au sens
que nous venons de préciser ? Dans ce cas, il devrait être possible de
lʼétablir au moyen dʼune dérivation formelle adéquate. Tant que cette
démonstration nʼa pas été effectuée (et rien ne prouve quʼelle puisse lʼêtre),
lʼaffirmation selon laquelle les énoncés synthétiques a priori de Husserl
seraient en vérité analytiques nʼa pas reçu lʼombre dʼune justification. En
effet, il se pose immédiatement le problème de la présence dans cette
proposition de termes apparemment inanalysables qui interdiraient de la
réduire à une contradiction à lʼaide des seules vérités logiques.
Schlick, à vrai dire, ne se prononce pas sur ce problème. Mais un autre
membre du Cercle de Vienne, Hans Hahn, lʼa pris au sérieux. Pour lui, la
négation de la proposition du phénoménologue – si on peut la désigner ainsi

proche) se soit débarrassé du domaine purement logique, au sens étroit du mot,


avec cette simple remarque quʼil tombait sous le concept de contradiction »
52
Ibid.
26 Claude Romano

–, à savoir « une même surface peut être en même temps rouge et verte »,
équivaut à la contradiction logique : « une même surface peut être en même
temps rouge et non rouge ». Hahn écrit en effet : « Nous apprenons, par
dressage suis-je tenté de dire, à appliquer la désignation “rouge“ à certains
objets, et nous stipulons que la désignation “non rouge“ sera appliquée à
tous les autres objets. Sur la base de cette stipulation, nous pouvons ensuite
affirmer avec une absolue certitude quʼil nʼexiste aucun objet auquel
sʼappliqueraient à la fois la désignation “rouge“ et la désignation “non rouge“.
Ce qui se formule ordinairement en disant que rien nʼest à la fois rouge et
53
non rouge » . Si on retient cette suggestion, il sʼensuit que la proposition
apparemment synthétique a priori de Husserl est en réalité une proposition
analytique au sens kantien (modifié), puisquʼelle nʼest que lʼexpression du
principe de non-contradiction : « non (Rx et non Rx) ». Mais cette suggestion
doit-elle être retenue ? La réponse est non, pour deux raisons au moins.
Premièrement, le domaine des vérités synthétiques a priori tel que le
conçoit Husserl comprend un grand nombre de propositions dont il est
impossible prima facie de réduire la négation à une contradiction logique.
Comment faire pour « toute couleur est étendue » ? « Tout son possède une
hauteur et une intensité » ? Ou encore, « lʼorange, en tant que qualité de
couleur, se situe entre le rouge et le jaune » ? Ni Schlick, ni Hahn ne nous le
disent. Bien sûr, cela serait possible si lʼon choisissait de définir la couleur,
par exemple, comme une qualité visuelle de lʼétendue, de telle manière quʼil
découle analytiquement de cette définition quʼune couleur inétendue est
contradictoire ; mais on aurait alors commis une nouvelle pétition de
principe. Car il nʼy a rien de tel, logiquement parlant, que la définition de la
couleur, ni dʼailleurs dʼaucun terme matériel.
Deuxièmement, même si lʼon sʼen tenait au seul exemple que Hahn
choisit dʼexaminer, il nʼest pas du tout sûr que les choses soient aussi
simples. Quʼest-ce qui interdit de dire quʼun même objet peut être en même
temps uniformément bleu et uniformément vert, à condition dʼentendre par
là quʼil est turquoise, cʼest-à-dire de désigner sa couleur, le turquoise, par

53
H. Hahn, « Logik, Mathematik und Naturerkennen », Einheitswissenschaft, n°2,
Vienne, 1932 ; trad. anglaise de A. J. Ayer, Logical Positivism, New York, The Free
Press, 1959, p. 153 ; cité dʼaprès Clavelin, « La première doctrine de la
signification... », loc. cit., p. 477.
La phénoménologie en sa possibilité 27

une combinaison de couleurs primaires ? En revanche, il est vrai quʼon ne


peut guère dire quʼun même objet est rouge et vert en même temps. Mais
comment rendre compte, justement, de cette différence ? Nʼest-ce pas
précisément ce type de différence que Husserl a en vue lorsquʼil parle dʼa
priori matériels, par exemple de rapports nécessaires et a priori entre les
couleurs qui ne sauraient être dérivés des seuls principes de la logique ?
Ainsi, du point de vue qui nous intéresse, celui de la possibilité de lʼa priori
matériel, ce serait plutôt lʼirréductibilité de lʼexemple cité à une contradiction
logique qui donnerait à réfléchir. Cette irréductibilité nʼindiquerait-elle pas
que la vérité de la proposition en question, sans être empirique, est
néanmoins inanalysable ? Cʼest-à-dire quʼil y a bien du synthétique a priori ?
Mais alors, non seulement la tentative de Hahn manquerait son but, mais
elle conduirait à une conclusion rigoureusement opposée à celle quʼil
formule. Car il semble bien que les couleurs entretiennent justement des
rapports de compatibilité et dʼincompatibilité qui ne relèvent pas des seules
lois de la logique, mais qui dépendent de lʼexpérience que nous en avons,
sans pour autant dériver dʼune généralisation inductive sur la base de cette
expérience : des jugements tels que « le bleu est plus proche du vert que du
rouge », « lʼorange est composé de jaune et de rouge », « on peut parler
dʼun rouge orangé mais non dʼun rouge verdâtre » expriment précisément de
tels rapports.
Ce qui ressort de ces considérations, cʼest quʼil est très difficile – pour ne
pas dire impossible – dʼappliquer aux propositions synthétiques a priori de
Husserl la définition restreinte (« kantienne ») de lʼanalytique. Il est très
difficile de dériver de la négation des propositions que Husserl qualifie de
synthétiques a priori une contradiction logique, de manière à démontrer
54
quʼelles sont analytiques . Schlick, dʼailleurs, ne sʼy essaie même pas, à la

54
Cʼest ce que Wittgenstein a vu très tôt et qui lʼa amené, dans ses « Remarques sur
la forme logique » de 1929, à renoncer à défendre la thèse du Tractatus dʼaprès
laquelle « énoncer dʼun point du champ visuel a dans le même temps deux couleurs
différentes est une contradiction » (6.3751). En effet, la table de vérité dʼune
proposition telle que « Cette surface est uniformément rouge et uniformément verte
en même temps » diffère de celle de « A et non-A » dans la mesure où sa ligne
supérieure (« VVF ») représente une combinaison impossible et doit être supprimée
dʼune notation logique adéquate (de ce que Wittgenstein appelle alors « un langage
phénoménologique »). Cette proposition nʼest pas une contradiction logique, mais
une « exclusion ». Cette brèche ouverte dans la conceptualité du Tractatus par le
28 Claude Romano

différence de Hahn, soit quʼil en voie dʼentrée de jeu lʼimpossibilité, soit quʼil
esquive soigneusement le problème pour les besoins de sa cause. Sa
stratégie consiste plutôt à passer sans solution de continuité de cette
première définition de lʼanalytique à une seconde qui, en identifiant
lʼanalytique à lʼa priori en général, permet de dériver analytiquement de la
définition même de lʼanalytique lʼimpossibilité du synthétique a priori. Par ce
tour de passe-passe, Schlick donne lʼimpression dʼavoir résolu le problème ;
mais, au cas où ces deux définitions de lʼanalytique ne seraient pas
équivalentes, cʼest toute son argumentation qui reposerait, en dernière
instance, sur une équivoque.
Dans le passage que nous avons déjà commenté, mais qui est central à
cet égard, on peut lire : « Lʼidée de Kant était tout à fait correcte, et son
opinion que la logique tout entière devait être comprise à partir du principe
de contradiction peut être interprétée par conséquent comme une
55
reconnaissance de son caractère purement tautologique » . Schlick glisse
ici dʼune première caractérisation (restreinte, « kantienne ») de lʼanalytique,
selon laquelle toute proposition analytique est certes a priori, car dérivable
formellement des seules vérités logiques, mais toute proposition a priori
nʼest pas nécessairement analytique, à une seconde caractérisation
beaucoup plus large, en vertu de laquelle est analytique toute proposition
dont quiconque comprend le sens aperçoit aussitôt, par là même, quʼelle est
vraie (« analytique » devient alors synonyme de « vrai en vertu de sa seule
forme», cʼest-à-dire de « tautologique » ; et « synthétique » veut dire à
présent : dont la vérité ne peut être établie par la seule compréhension de
son sens mais exige le recours à lʼexpérience). Par ce seul changement de
définition, Schlick a identifié cette fois le domaine de lʼanalytique avec celui
de lʼa priori et le domaine du synthétique avec celui de lʼa posteriori, dʼoù il
suit logiquement que lʼidée de synthétique a priori est une contradiction dans
les termes. Si lʼon sʼen tient à la première définition de lʼanalytique, tout reste
encore à faire, car il reste à démontrer par des procédures formelles
appropriées que toutes les propositions a priori sont eo ipso analytiques. Si

problème des couleurs mutuellement exclusives conduira Wittgenstein à lʼabandon


de lʼidée de lʼindépendance des propositions élémentaires et à lʼélaboration de sa
notion de « grammaire ».
55
« Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 278.
La phénoménologie en sa possibilité 29

maintenant on passe à la seconde définition, cette démonstration formelle


est devenue superflue, puisquʼon a défini le domaine de lʼa priori par
lʼanalyticité. En passant dʼune définition à lʼautre, Schlick a donc esquivé le
problème de la démonstration de sa thèse en se bornant à changer ses
définitions.
Mais, bien sûr, Schlick nʼa fourni aucune justification de ces définitions
nouvelles. Or, tant quʼil nʼa pas établi ce qui justifie que nous considérions
les propositions synthétiques a priori de Husserl comme vraies en vertu de
leur seule forme, indépendamment de toute considération de faits, il nʼa rien
établi du tout. Il se pourrait fort bien, en effet, que les termes descriptifs
possèdent ici un contenu conceptuel inanalysable, et que ce soit par la
connaissance a priori de ce contenu que lʼon sache quʼelles sont vraies sans
avoir besoin pour cela dʼaucune connaissance empirique. Cʼest même
exactement ce que soutiendrait Husserl. Pour lui, il nʼy a aucune difficulté à
affirmer que quiconque comprend le sens des propositions en question sait
aussi, par là même, quʼelle sont vraies ; en revanche, il refuserait dʼen
conclure quʼelles sont vraies en vertu de leur forme seulement, donc quʼelles
sont des tautologies, pour la simple raison quʼil refuserait lʼidentification du
domaine de lʼa priori en général avec celui de lʼanalytique. Mais Schlick
escamote la difficulté en glissant du sens restreint dʼ « analytique » à son
sens large, cʼest-à-dire en étendant lʼusage dʼ « analytique » bien au-delà de
son usage kantien (et husserlien), de manière à ce que des propositions qui
nʼauraient jamais été considérées par Kant comme analytiques, telles que
« toute couleur est étendue », « la même surface ne peut être en même
temps verte et rouge », etc., puissent à présent recevoir cette
caractérisation. Toute son argumentation repose donc bel et bien sur un
usage équivoque du terme « analytique », sur un élargissement de son sens
tel quʼil coïncide finalement avec celui dʼ« a priori ». Mais, tant que la
« démonstration » en reste là, il faut affirmer : premièrement, que le genre
dʼobjection que Schlick adresse à Husserl, à savoir quʼil a réduit la question
de droit (quid juris ?) à une question de fait (quid facti ?), autrement dit quʼil
nʼa pas interrogé les conditions de possibilité de lʼa priori synthétique, mais
sʼest contenté dʼaffirmer son existence, sʼapplique aussi bien, sinon mieux,
aux affirmations de Schlick ; deuxièmement, que le critère de lʼanalytique
fourni par Schlick, à savoir que « quiconque saisit la signification dʼune
30 Claude Romano

tautologie voit par là même quʼelle est vraie » est insuffisant : en lʼétat, il
reste un critère psychologique et rien dʼautre.
En somme, de deux choses lʼune : ou bien lʼaffirmation selon laquelle les
propositions analytiques sont vraies en vertu de leur seule forme, de telle
sorte que quiconque les comprend sait du même coup quʼelles sont vraies
sans avoir recours à lʼexpérience, est une définition de ces propositions ;
auquel cas, Schlick nʼa fait que rebaptiser les propositions synthétiques a
priori de Husserl « analytiques » sans avoir établi en quoi elles le sont. Ou
bien, il sʼagit là dʼune propriété que ces propositions possèdent, et alors il
doit être possible de montrer par quel procédé logique les termes « couleur »
et « étendue », par exemple, peuvent être éliminés de la proposition « toute
couleur est étendue » et remplacés par des variables de prédicats qui la
rendent vraie pour toutes leurs substitutions possibles : mais cette tâche nʼa
pas été accomplie par Schlick. Il faut pouvoir montrer, grâce à cette
substitution de variables de prédicats, que la négation de cette proposition
est contradictoire en vertu de sa seule forme. Donc que cette proposition se
laisse déduire des seuls principes de la logique. Mais où cela a-t-il été
montré ?
Bien entendu, si cela nʼa pas été montré (et sans doute ne peut pas
lʼêtre), nous en sommes revenus à notre point de départ, cʼest-à-dire au
problème des termes inanalysables. Or, cʼétait là, aussi, le point de départ
de Husserl. Sʼil y a bien des termes dont le contenu descriptif est
inanalysable (et Schlick nʼa aucunement établi quʼil nʼy en avait pas), alors la
distinction de propositions analytiques a priori (qui restent vraies pour toute
substitution possible de variables) et de propositions synthétiques a priori,
qui ne sont pas issues dʼune généralisation (donc qui ne peuvent être
infirmées par lʼexpérience), mais qui ne laissent pas prise à une telle
substitution salva veritate – cette distinction garde toute sa force. Ces
propositions sont bien a priori, mais il est très douteux quʼelles soient
analytiques. Bien loin que lʼimpossibilité dʼun a priori synthétique ait été
démontrée, la thèse de Husserl sortirait plutôt renforcée des lacunes de
lʼargumentation de Schlick.

Nous rejoignons ainsi, par une autre voie, les conclusions de Peter
Simons. Les intuitions de Husserl et de Bolzano recoupent en partie le
La phénoménologie en sa possibilité 31

problème de lʼhidden analyticity que Quine a mis en évidence. Au lieu de


dire que ce problème ruine la possibilité même dʼune distinction entre
lʼanalytique et le synthétique, on pourrait plutôt en conclure que des
propositions dont lʼanalyticité ne peut être établie formellement, et qui ne
sont pas issues pour autant dʼune généralisation empirique, sont
synthétiques a priori. Comme lʼécrit Peter Simons, « le concept [dʼanalyticité]
de Bolzano-Husserl, malgré les difficultés bien connues relatives à
lʼanalyticité implicite, ne semble pas plus mauvais que les concepts usuels
des positivistes logiques, et il présente lʼavantage de ne pas nécessiter un
élargissement de la logique pour inclure des concepts dotés dʼun contenu
empirique spécifique. On se figure souvent que les recherches
philosophiques de Wittgenstein et du Cercle de Vienne sont un pas en avant
en direction dʼune philosophie exacte. Toutefois, il faut bien admettre que,
sur certains points, des traditions antérieures, telle la première
phénoménologie (pré-transcendantale), étaient considérablement plus
56
exactes » .
Il ne faudrait pourtant pas céder trop vite à la tentation dʼopposer un
premier Husserl, rigoureux et épris de logique, à un second, soi-disant vague
et métaphysique, selon un lieu commun de lʼexégèse. Au contraire, le fait
significatif est que Husserl nʼabandonne pas le critère de Bolzano même
après le tournant transcendantal. On lit par exemple dans les Ideen...I que,
pour les vérités synthétiques, « le remplacement par des inconnues des
termes déterminés considérés ne donne pas naissance à une loi de logique
formelle, comme cʼest le cas de façon caractéristique pour toutes les vérités
57
nécessaires de type “analytique“ » . Même si Bolzano nʼest pas cité, on a là
exactement la définition de la troisième Recherche logique. La leçon à tirer
de tout cela est que, même sʼil est sans doute difficile dʼétablir positivement
lʼexistence dʼa priori matériels, cʼest-à-dire de structures nécessaires de la
phénoménalité en tant que telle, et même si Husserl a eu tendance – à tort –
à penser toutes les descriptions phénoménologiques comme reposant sur
de tels a priori, méconnaissant de ce fait même tout ce qui ressortit, dans la

56
Simons, art. cité, p. 376.
57
Husserl, Ideen...I, Hua, Bd. III,1, §16, p. 36-37 ; trad. de P. Ricœur, Paris,
Gallimard, 1950, p. 56. Cf. aussi le §14, pour la différence des « substrats pleins » et
des « substrats vides », où lʼon trouve également une référence implicite à Bolzano.
32 Claude Romano

phénoménologie, à des présuppositions historiques, il nʼen reste pas moins


que ce nʼest pas seulement la première phénoménologie de Husserl (pré-
transcendantale) qui sort intacte de la critique de Schlick ; cʼest la
phénoménologie comme telle en sa possibilité.

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