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3-32, 2006
© 2006 Centre de recherches phénoménologiques (Facultés universitaires Saint-Louis)
La phénoménologie en sa possibilité :
la dispute de lʼa priori synthétique et ses enjeux
Claude ROMANO
(Université de Paris – Sorbonne)
1
M. Clavelin, « La première doctrine de la signification du Cercle de Vienne », Les Études
philosophiques, 4, 1973, p. 481.
2
P. Jacob, L’empirisme logique, ses antécédents, ses critiques, Paris, Minuit, 1980, p. 111.
4 Claude Romano
article est de montrer quʼil nʼen est rien. Sʼil fallait qualifier dʼun mot
lʼargumentation de Schlick, sans doute la plus précise et la plus développée
sur ce point, il faudrait dire au contraire quʼelle est essentiellement rhétorique
et dʼune parfaite innocuité à lʼégard de la thèse quʼelle combat. Cʼest du
moins de ce que proposent de montrer les réflexions qui suivent. Bien sûr,
par là on nʼaura nullement établi positivement le bien fondé de lʼassertion
husserlienne, ni lʼexistence dʼa priori matériels ; tout au plus, aura-t-on peut-
être fourni quelques indices permettant de mieux comprendre à quel genre
de problème lʼélaboration de ce concept est censée répondre.
3
M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 16è éd., 1986, p. 50,
note ; trad. dʼE. Martineau, Être et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 59.
4
M. Schlick, « Gibt es ein materiales A priori ? » Wissenschaftlicher Jahresbericht
der Philosophischen Gesellschaft an der Universität zu Wien: Ortsgruppe Wien der
Kant-Gesellschaft für das Vereinsjahr 1931/32, Vienne, 1932, p. 55-65. Nous avons
suivi, comme la plupart des interprètes, le texte plus facilement accessible de la
traduction anglaise, « Is there a factual a priori ? », in Feigl et Sellars (éd.), Readings
in Philosophical Analysis, New York, Appelton Century Crofts, 1949, p. 277-285.
5
M. Schlick, « Gibt es intuitive Erkenntnis ? » ; traduction anglaise : « Is there an
intuitive knowledge ? », in Philosophical Papers, volume I, Dordrecht, Boston,
London, D. Reidel Publishing Company, 1979, p. 146.
6 Claude Romano
6
E. Husserl, Logische Untersuchungen, Husserliana (Hua) Bd. XIX/1, The Hague-
Boston-Lancaster, Martinus Nijhoff Publishers, 1984, p. 172 ; trad. de H. Élie, A. L.
Kelkel et R. Schérer, Recherches logiques, Paris, PUF, 1959-63, tome II, 1, p. 197.
7
Husserl, Logische Untersuchungen, Hua, Bd. XIX/2, p. 733 ; trad. citée, tome III, p.
243.
La phénoménologie en sa possibilité 7
8
Kant, Kritik der reinen Vernunft, Ak. III, 33 ; A 6/B 10 ; trad. de A. J.-L. Delamarre et
F. Marty, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 765 : « Ou bien le prédicat B appartient au sujet
A comme quelque chose qui est contenu (de manière cachée) dans le concept A ; ou
bien B est entièrement hors du concept A, quoique en connexion avec lui. Dans le
premier cas, je nomme le jugement analytique, dans lʼautre synthétique ». Cette
définition repose sur la différence entre des actes de pensée qui ajoutent quelque
chose à un concept et dʼautres qui ne font que déployer son contenu immanent, sans
que Kant ne précise comment ces deux opérations sont possibles. Pour que cette
distinction devienne eidétique, elle doit porter non plus sur des actes de lʼesprit ou
sur des jugements, mais sur la nature même des entités idéales, essences et états
de choses, visés dans ces actes et ces jugements. Ces idéalités peuvent être de
deux sortes : formelles et matérielles.
8 Claude Romano
9
Husserl, Hua, Bd. XIX/1, p. 256 ; trad. citée, tome III, p. 35-36.
La phénoménologie en sa possibilité 9
quʼil ne peut y avoir de tout sans parties dont ce tout soit le tout. Ou, comme
lʼécrit Husserl, « une partie comme telle ne peut absolument pas exister
10
sans un tout dont elle est la partie » . Autrement dit, la négation de cette
proposition nʼest pas matériellement fausse, elle est une contradiction
11
logique, un « contresens (Widersinn) “formel“, analytique » : il est
contradictoire de parler de partie sans tout, et vice versa.
Le second jugement présente également un exemple de nécessité
analytique, bien que les concepts quʼil contient soient des concepts
matériels. Dans la proposition « il ne peut y avoir de roi sans sujet », « roi »
et « sujet » se disent lʼun par rapport à lʼautre, de sorte quʼil appartient
formellement au concept de roi que tout roi exerce sa royauté par rapport à
des sujets, et au concept de sujet que tout sujet nʼest un sujet quʼen tant quʼil
est subordonné à un roi. En usant dʼune formulation qui nʼest pas celle de
Husserl, cʼest une vérité formelle-analytique que, si x est un roi, et sʼil existe
un y dont x est le roi, alors, il existe aussi un x dont y est le sujet, et par
conséquent, y est un sujet. Le jugement « il ne peut y avoir de roi sans
sujet », cʼest-à-dire, « si quelquʼun est roi de quelquʼun, alors quelquʼun est
le sujet de quelquʼun », peut par conséquent se ramener à un théorème de
la logique des relations : si x a avec y la relation R, y a avec x une relation
qui est la converse de R. Même sʼil comprend des concepts matériels, la
vérité du jugement considéré ne dépend donc en aucune manière du
contenu matériel de ces concepts.
La situation est entièrement différente dans le cas dʼune proposition
matérielle du type : « une couleur ne peut exister sans une chose qui ait
cette couleur » ; « une couleur ne peut exister sans une certaine étendue qui
12
soit recouverte par elle » . En effet, même si une couleur nʼest pas
concevable (imaginable) sans une étendue dont elle est la couleur, le lien,
ici, nʼest pas analytique, puisquʼil dépend pour une part essentielle du
contenu des concepts en question, et non pas uniquement de leur forme :
ces propositions sont donc synthétiques. « La différence saute aux yeux »,
13
écrit Husserl . En effet, le concept de couleur nʼest pas un concept
10
Hua, Bd. XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II, 2, p. 37.
11
Hua, Bd. XIX/1, p. 258 ; trad. citée, tome II, 2, p. 37.
12
Hua, Bd. XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II, 2, p. 36.
13
Hua, Bd. XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II, 2, 36-37.
10 Claude Romano
14
Hua, Bd. XIX/1, p. 257 ; trad. citée, tome II, 2, p. 37.
15
Hua, Bd. XIX/1, p. 258 ; trad. citée, tome II, 2, p. 37.
La phénoménologie en sa possibilité 11
16
Husserl parle non seulement de propositions, mais encore de lois synthétiques a
priori, car pour lui la nécessité quʼelles expriment est autant ontologique que
linguistique. Bien entendu, la reconnaissance des lois synthétiques a priori dépend
pour une part essentielle de la possibilité de les formuler dans des jugements ; mais
cela nʼimplique pas, aux yeux de Husserl, que la nécessité quʼelles expriment soit de
nature linguistique.
17
Cf. Bolzano, Wissenschaftslehre, Sulzbach, 1837, réed. Aalen, Scientia, 1981,
§172. Husserl considère Bolzano comme « un des plus grands logiciens de tous les
temps » (Logische Untersuchungen, Hua, Bd. XVIII, p. 227 ; trad. citée, tome I, p.
249). Sur les liens de Husserl à Bolzano, cf. J. Benoist, Lʼa priori conceptuel,
Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999, chap. VI et VII ; P. Bucci, Husserl e
Bolzano. Alle origini della fenomenologia, Milano, Edizioni Unicopli, 2000.
12 Claude Romano
18
Hua, Bd. XIX/1, p. 259 ; trad. citée, tome II, 2, p. 39.
19
Cf. le remarquable article de Peter Simons « Wittgenstein, Schlick and the A
Priori », repris dans P. Simons, Philosophy and Logic in Central Europ, chap. 15, p.
371.
20
Hua, Bd. XIX/1, p. 260 ; trad. citée, tome II, 2, p. 40.
21
P. Simons, art. cit., p. 374.
La phénoménologie en sa possibilité 13
2. La critique de Schlick
Avec lʼa priori matériel et lʼintuition des essences qui permet dʼy accéder,
nous disposerions donc, à en croire Husserl, dʼun savoir conceptuel qui ne
serait ni de nature empirique (obtenu par généralisation), ni de nature
purement linguistique (relatif aux règles dʼusage de certains termes ou à
leurs définitions) ; un savoir qui, dʼun côté, ne peut être ni confirmé ni infirmé
par lʼexpérience, puisquʼil porte sur les structures invariantes de celle-ci, et
qui, de lʼautre, nʼest pas purement lié à des conventions linguistiques. La
philosophie aurait justement pour domaine propre ce domaine des vérités
matérielles, situé entre le domaine des sciences empiriques positives et le
domaine purement formel de la logique. Un tel domaine nʼexiste pas,
rétorque Schlick. La charge de la preuve lui en incombe.
En sʼattelant à ce problème, Schlick fait implicitement de la
phénoménologie – quʼil qualifie dʼ« école philosophique la plus influente
22
W. V. O. Quine, « Two Dogmas of Empiricism », in From a logical point of view,
Cambridge, Mass.., Harvard University Press, 1953 ; trad. sous la dir. de S. Laugier,
Du point du vue logique, Paris, Vrin, 2003.
14 Claude Romano
23
dans lʼAllemagne contemporaine » – , la principale rivale du Cercle de
Vienne ; il affirme que lʼa priori des phénoménologues est le suprême défi
lancé aux thèses de lʼempirisme logique – « une menace plus sérieuse vis-
à-vis de ses positions que celle représentée par la Critique de la raison
24
pure » –, si bien quʼil est prêt à faire dépendre toute lʼissue du débat de la
seule réponse à cette question : y a-t-il ou nʼy a-t-il pas des a priori
synthétiques ? Comme il lʼécrit, lʼempirisme logique « est disposé à réviser
son point de départ dans le cas où il ne passerait pas favorablement cette
25
épreuve » . Cette dramatisation des enjeux, qui appartient à la rhétorique
de la disputatio, ne doit pas masquer le fait que Schlick ne doute pas un seul
instant de lʼissue du différend. Ce quʼil sʼagit pour lui dʼétablir, ce nʼest pas
quʼil nʼy a pas dʼa priori synthétiques, parce quʼon nʼen aurait pas encore
découvert, ou parce que ceux quʼon aurait prétendument découverts nʼen
seraient pas, mais que, pour des motifs logiques, il ne saurait y en avoir ; par
conséquent, ce nʼest pas seulement la fausseté, mais lʼabsurdité de la
doctrine phénoménologique.
Son point de départ est une défense de lʼidentification kantienne de lʼa
priori avec le formel, même sʼil convient dʼentendre le formel, de son point de
vue, en un sens différent de celui de Kant. On a vu dans quelle mesure il
sʼagissait là dʼun des points de rupture de la phénoménologie avec le
kantisme. Comme le souligne Max Scheler, en conformité avec Husserl,
« une des erreurs fondamentales de la théorie kantienne est dʼavoir identifié
26
lʼ “apriorique“ avec le “formel“ » . Schlick cite lui-même ce passage pour
prendre le parti de Kant. Certes, il reproche à lʼauteur de la Critique de la
raison pure dʼavoir admis lʼexistence de propositions synthétiques a priori en
mathématiques, mais il le loue dʼavoir su apercevoir quʼaucun contenu
dʼexpérience ne pouvait être a priori : « Lʼidée de Kant était tout à fait
correcte, et son opinion que la logique tout entière devait être comprise à
23
M. Schlick, Form and Content. An Introduction to Philosophical Thinking, in
Gesammelte Aufsätze, 1926-1936, Vienne, Gerold, 1938 ; trad. de D. Chapuis-
Schmitz, Forme et contenu, Marseille, Agone, 2003, p. 145.
24
M. Schlick, « Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 280.
25
Ibid.
26
M. Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, in
Gesammelte Werke, Bd. II, Berne-Munich, Francke Verlag, 1966, p. 73 ; trad. de M.
de Gandillac, Le Formalisme en éthique et lʼéthique matériale des valeurs, Paris,
Gallimard, 1955, p. 76.
La phénoménologie en sa possibilité 15
27
M. Schlick, « Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 278.
28
Forme et contenu, op. cit., p. 145.
29
Ibid.
30
« Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 281.
31
Ibid., p. 278-279.
16 Claude Romano
32
Forme et contenu, op. cit., p. 76
La phénoménologie en sa possibilité 17
33
Ibid., p. 146.
34
« Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 282.
18 Claude Romano
35
Ibid., p. 278.
36
Ibid., p. 284.
La phénoménologie en sa possibilité 19
37
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, respectivement propositions 6.37
et 6.375 ; trad. de G. G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, p. 108-109.
38
Ibid., proposition 6.3751 ; trad. citée, p. 109.
39
Cf. P. Simons, art. cit., p. 364.
20 Claude Romano
40
dʼexistence » . Les propositions des sciences (géométrie et algèbre) qui
reposent sur des relations dʼidées peuvent être découvertes « par la seule
opération de la pensée, sans dépendre de rien de ce qui existe dans
41
lʼunivers » ; elles correspondent aux « propositions dʼune nature purement
conceptuelle » de Schlick. En revanche, les propositions qui portent sur des
faits (matters of fact), et dont la négation nʼest pas contradictoire, sont de
nature empirique et ne recèlent par conséquent aucune nécessité. Telle est,
par exemple, la relation de cause à effet. Cette opposition nʼadmet pas de
troisième terme, et cʼest pourquoi il ne peut y avoir aux yeux de Hume de
discours intermédiaire entre les sciences démonstratives et les sciences
empiriques. La métaphysique, qui prétend à ce statut, se réduit à une illusion
: « Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de
scolastique, par exemple, demandons-nous : contient-il des raisonnements
abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements
expérimentaux sur des questions de fait et dʼexistence ? Non. Alors, mettez-
42
le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions » .
On ne comprendrait rien à lʼentreprise de Schlick, à sa critique de lʼa
priori synthétique, mais aussi, plus généralement, à sa dénonciation de la
phénoménologie comme parfait spécimen de « métaphysique », si lʼon
ignorait lʼarrière-plan historique à partir duquel se développe sa pensée.
Lʼantithèse de lʼanalytique-formel et du synthétique-empirique nʼest que la
reformulation de lʼantithèse de Hume dans le contexte et à la lumière de la
logique mathématique moderne. En partant de la double prémisse : 1) il nʼy
a de nécessité que logique ; 2) lʼexpérience est entièrement contingente,
Schlick argumente comme suit : puisque lʼaffirmation selon laquelle une robe
uniformément rouge ne peut être uniformément verte en même temps ne
peut être ni confirmée ni invalidée par lʼexpérience, alors elle nʼa aucun
rapport à lʼexpérience et elle est donc analytique. Elle exprime une
impossibilité qui, étant une inconcevabilité de principe, ne peut être que
logique. Il faut en conclure quʼelle nʼexprime aucun état de fait, quʼelle est
une tautologie : « Nos propositions a priori “matérielles“ sont, en vérité,
40
D. Hume, An Inquiry concerning Human Understanding, Oxford University Press,
1999 ; trad. dʼA. Leroy, Enquête sur lʼentendement humain, Paris, Flammarion, 1983,
p. 94.
41
Ibid., p. 85.
42
Ibid., p. 247.
La phénoménologie en sa possibilité 21
dʼune nature purement conceptuelle, leur validité est une validité logique,
43
elles ont un caractère formel, tautologique » . Cela implique : premièrement,
que de ces énoncés où la phénoménologie croit déceler des vérités
profondes, des principes évidents permettant de fonder des ontologies
régionales, sont en réalité des « trivialités » qui nʼont dʼusage que
« rhétorique » ; deuxièmement, que la négation de ces tautologies ne
conduit pas à des propositions empiriques fausses, mais à des
contradictions logiques, cʼest-à-dire à des propositions complètement
dénuées de sens. Une proposition comme « la même surface est à la fois
uniformément verte et uniformément rouge » nʼest pas fausse
empiriquement, elle contrevient aux lois de la syntaxe logique, elle exprime
une impossibilité logique, de telle sorte quʼil ne nous est même pas possible
de conférer à cette combinaison de mots un quelconque sens : « les règles
logiques sous-jacentes à notre utilisation des mots de couleur interdisent un
tel usage, tout comme elles nous interdiraient de dire : “un rouge clair est
44
plus rouge quʼun rouge foncé“ » . Pour Husserl, il y aurait une différence
entre cette dernière proposition, qui est analytiquement fausse, cʼest-à-dire
qui est un contresens formel, une contradiction (Widersinn, Widerspruch), et
dont il ne dirait dʼailleurs même pas quʼelle est un non-sens (Unsinn), et la
première, qui est fausse a priori mais nʼest pas contradictoire, puisque sa
fausseté ne dépend pas de critères purement logiques. Pour Schlick, il nʼy a
45
pas de différence de ce genre : ces deux propositions sont des non-sens . Il
nʼy a aucune distinction à faire entre ce que Husserl qualifierait de
46
« contresens formel » et ce quʼil qualifierait de « contresens matériel » .
43
M. Schlick, « Is there a factual a priori ? », loc. cit., p. 284.
44
Ibid., p. 284.
45
À la différence de Wittgenstein, Schlick ne semble pas faire de différence entre une
proposition dépourvue de sens (sinnlos), comme le sont les tautologies dans le
Tractatus, et une proposition qui est non-sens (unsinnig). Du coup, il ne se pose pas
non plus le problème du statut logique des propositions quʼil emploie – problème qui
avait amené Wittgenstein à affirmer quʼil fallait « jeter lʼéchelle après y être
monté » (Tractatus, 6. 54).
46
Du point de vue de Husserl, il faut distinguer, conformément à la IVè Recherche
logique, §12-14 : 1) une expression dépourvue de sens, un non-sens (Unsinn),
comme « vert et ou » ; 2) une expression contradictoire, un contresens formel,
analytique qui est pourtant doté de sens (sinnvoll), comme « un rouge clair est plus
rouge quʼun rouge foncé », « un tout peut exister sans parties » ; 3) une expression
synthétique, mais fausse a priori, cʼest-à-dire un « contresens matériel » comme « il y
22 Claude Romano
a une couleur inétendue », « ce carré est rond », « une même surface peut être en
même temps uniformément rouge et verte », etc.
47
Schlick, « Is there... ? », loc. cit., p. 285.
La phénoménologie en sa possibilité 23
Nous lʼavons vu, la thèse de Schlick nʼest pas seulement quʼon nʼa pas
encore découvert de propositions synthétiques a priori, mais quʼil est
impossible dʼen découvrir, que la notion de proposition synthétique a priori
est aussi absurde que celle de cercle carré : « toute proposition est ou bien
synthétique a posteriori ou bien tautologique ; des propositions synthétiques
a priori lui paraissent être [au Cercle de Vienne] une impossibilité
48
logique » . Mais Schlick est-il en mesure dʼétablir positivement ce point ? Et
que faudrait-il faire pour lʼétablir ?
La réponse à ces questions ne fait guère de doute. Pour y parvenir, il
faudrait que Schlick soit en mesure de fournir une définition de ce quʼil
entend par « proposition analytique » distincte de celle quʼil donne de
« proposition a priori », et une définition de « proposition synthétique »
distincte de celle de « proposition a posteriori », car dans le cas contraire
son affirmation selon laquelle une proposition synthétique a priori est
logiquement impossible ne serait rien dʼautre quʼune pétition de principe.
Examinons, par exemple, le passage suivant de Schlick : « Une phrase
synthétique, cʼest-à-dire une phrase qui exprime une connaissance, est
toujours utilisée en science et dans la vie courante pour communiquer un
état de choses, et, en vérité, cet état de choses dont la connaissance est
formulée par la phrase en question. À lʼopposé, une phrase analytique, ou
pour être plus clair, une tautologie, possède une fonction entièrement
différente [...] Une tautologie est naturellement une vérité a priori, mais elle
nʼexprime aucun état de choses, et la validité dʼune tautologie ne repose en
49
aucune façon sur lʼexpérience » . Il est clair que Schlick définit ici
lʼanalytique par lʼapriorité et le synthétique par lʼapostériorité ; mais alors,
son affirmation selon laquelle seules les propositions analytiques sont a
priori nʼest rigoureusement rien dʼautre quʼune tautologie découlant de ses
définitions initiales. Dans ces conditions, sa thèse dʼaprès laquelle « toute
proposition est ou bien synthétique a posteriori ou bien tautologique » ne
peut constituer en aucun cas une réfutation de la thèse de Husserl. À partir
48
Ibid., p. 281.
49
Ibid.
24 Claude Romano
50
Kant, Kritik der reinen Vernunft, Ak. III, 142 ; A 151/B 190 ; trad. dʼA. J.-L.
Delamarre et F. Marty, in Œuvres philosophiques, tome I, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 894.
51
Husserl, Logische Untersuchungen, Hua, Bd. XIX/2, §66, p. 732 ; trad. citée, tome
III, p. 243 : « Il a été funeste que Kant (dont malgré tout nous nous sentons fort
La phénoménologie en sa possibilité 25
–, à savoir « une même surface peut être en même temps rouge et verte »,
équivaut à la contradiction logique : « une même surface peut être en même
temps rouge et non rouge ». Hahn écrit en effet : « Nous apprenons, par
dressage suis-je tenté de dire, à appliquer la désignation “rouge“ à certains
objets, et nous stipulons que la désignation “non rouge“ sera appliquée à
tous les autres objets. Sur la base de cette stipulation, nous pouvons ensuite
affirmer avec une absolue certitude quʼil nʼexiste aucun objet auquel
sʼappliqueraient à la fois la désignation “rouge“ et la désignation “non rouge“.
Ce qui se formule ordinairement en disant que rien nʼest à la fois rouge et
53
non rouge » . Si on retient cette suggestion, il sʼensuit que la proposition
apparemment synthétique a priori de Husserl est en réalité une proposition
analytique au sens kantien (modifié), puisquʼelle nʼest que lʼexpression du
principe de non-contradiction : « non (Rx et non Rx) ». Mais cette suggestion
doit-elle être retenue ? La réponse est non, pour deux raisons au moins.
Premièrement, le domaine des vérités synthétiques a priori tel que le
conçoit Husserl comprend un grand nombre de propositions dont il est
impossible prima facie de réduire la négation à une contradiction logique.
Comment faire pour « toute couleur est étendue » ? « Tout son possède une
hauteur et une intensité » ? Ou encore, « lʼorange, en tant que qualité de
couleur, se situe entre le rouge et le jaune » ? Ni Schlick, ni Hahn ne nous le
disent. Bien sûr, cela serait possible si lʼon choisissait de définir la couleur,
par exemple, comme une qualité visuelle de lʼétendue, de telle manière quʼil
découle analytiquement de cette définition quʼune couleur inétendue est
contradictoire ; mais on aurait alors commis une nouvelle pétition de
principe. Car il nʼy a rien de tel, logiquement parlant, que la définition de la
couleur, ni dʼailleurs dʼaucun terme matériel.
Deuxièmement, même si lʼon sʼen tenait au seul exemple que Hahn
choisit dʼexaminer, il nʼest pas du tout sûr que les choses soient aussi
simples. Quʼest-ce qui interdit de dire quʼun même objet peut être en même
temps uniformément bleu et uniformément vert, à condition dʼentendre par
là quʼil est turquoise, cʼest-à-dire de désigner sa couleur, le turquoise, par
53
H. Hahn, « Logik, Mathematik und Naturerkennen », Einheitswissenschaft, n°2,
Vienne, 1932 ; trad. anglaise de A. J. Ayer, Logical Positivism, New York, The Free
Press, 1959, p. 153 ; cité dʼaprès Clavelin, « La première doctrine de la
signification... », loc. cit., p. 477.
La phénoménologie en sa possibilité 27
54
Cʼest ce que Wittgenstein a vu très tôt et qui lʼa amené, dans ses « Remarques sur
la forme logique » de 1929, à renoncer à défendre la thèse du Tractatus dʼaprès
laquelle « énoncer dʼun point du champ visuel a dans le même temps deux couleurs
différentes est une contradiction » (6.3751). En effet, la table de vérité dʼune
proposition telle que « Cette surface est uniformément rouge et uniformément verte
en même temps » diffère de celle de « A et non-A » dans la mesure où sa ligne
supérieure (« VVF ») représente une combinaison impossible et doit être supprimée
dʼune notation logique adéquate (de ce que Wittgenstein appelle alors « un langage
phénoménologique »). Cette proposition nʼest pas une contradiction logique, mais
une « exclusion ». Cette brèche ouverte dans la conceptualité du Tractatus par le
28 Claude Romano
différence de Hahn, soit quʼil en voie dʼentrée de jeu lʼimpossibilité, soit quʼil
esquive soigneusement le problème pour les besoins de sa cause. Sa
stratégie consiste plutôt à passer sans solution de continuité de cette
première définition de lʼanalytique à une seconde qui, en identifiant
lʼanalytique à lʼa priori en général, permet de dériver analytiquement de la
définition même de lʼanalytique lʼimpossibilité du synthétique a priori. Par ce
tour de passe-passe, Schlick donne lʼimpression dʼavoir résolu le problème ;
mais, au cas où ces deux définitions de lʼanalytique ne seraient pas
équivalentes, cʼest toute son argumentation qui reposerait, en dernière
instance, sur une équivoque.
Dans le passage que nous avons déjà commenté, mais qui est central à
cet égard, on peut lire : « Lʼidée de Kant était tout à fait correcte, et son
opinion que la logique tout entière devait être comprise à partir du principe
de contradiction peut être interprétée par conséquent comme une
55
reconnaissance de son caractère purement tautologique » . Schlick glisse
ici dʼune première caractérisation (restreinte, « kantienne ») de lʼanalytique,
selon laquelle toute proposition analytique est certes a priori, car dérivable
formellement des seules vérités logiques, mais toute proposition a priori
nʼest pas nécessairement analytique, à une seconde caractérisation
beaucoup plus large, en vertu de laquelle est analytique toute proposition
dont quiconque comprend le sens aperçoit aussitôt, par là même, quʼelle est
vraie (« analytique » devient alors synonyme de « vrai en vertu de sa seule
forme», cʼest-à-dire de « tautologique » ; et « synthétique » veut dire à
présent : dont la vérité ne peut être établie par la seule compréhension de
son sens mais exige le recours à lʼexpérience). Par ce seul changement de
définition, Schlick a identifié cette fois le domaine de lʼanalytique avec celui
de lʼa priori et le domaine du synthétique avec celui de lʼa posteriori, dʼoù il
suit logiquement que lʼidée de synthétique a priori est une contradiction dans
les termes. Si lʼon sʼen tient à la première définition de lʼanalytique, tout reste
encore à faire, car il reste à démontrer par des procédures formelles
appropriées que toutes les propositions a priori sont eo ipso analytiques. Si
tautologie voit par là même quʼelle est vraie » est insuffisant : en lʼétat, il
reste un critère psychologique et rien dʼautre.
En somme, de deux choses lʼune : ou bien lʼaffirmation selon laquelle les
propositions analytiques sont vraies en vertu de leur seule forme, de telle
sorte que quiconque les comprend sait du même coup quʼelles sont vraies
sans avoir recours à lʼexpérience, est une définition de ces propositions ;
auquel cas, Schlick nʼa fait que rebaptiser les propositions synthétiques a
priori de Husserl « analytiques » sans avoir établi en quoi elles le sont. Ou
bien, il sʼagit là dʼune propriété que ces propositions possèdent, et alors il
doit être possible de montrer par quel procédé logique les termes « couleur »
et « étendue », par exemple, peuvent être éliminés de la proposition « toute
couleur est étendue » et remplacés par des variables de prédicats qui la
rendent vraie pour toutes leurs substitutions possibles : mais cette tâche nʼa
pas été accomplie par Schlick. Il faut pouvoir montrer, grâce à cette
substitution de variables de prédicats, que la négation de cette proposition
est contradictoire en vertu de sa seule forme. Donc que cette proposition se
laisse déduire des seuls principes de la logique. Mais où cela a-t-il été
montré ?
Bien entendu, si cela nʼa pas été montré (et sans doute ne peut pas
lʼêtre), nous en sommes revenus à notre point de départ, cʼest-à-dire au
problème des termes inanalysables. Or, cʼétait là, aussi, le point de départ
de Husserl. Sʼil y a bien des termes dont le contenu descriptif est
inanalysable (et Schlick nʼa aucunement établi quʼil nʼy en avait pas), alors la
distinction de propositions analytiques a priori (qui restent vraies pour toute
substitution possible de variables) et de propositions synthétiques a priori,
qui ne sont pas issues dʼune généralisation (donc qui ne peuvent être
infirmées par lʼexpérience), mais qui ne laissent pas prise à une telle
substitution salva veritate – cette distinction garde toute sa force. Ces
propositions sont bien a priori, mais il est très douteux quʼelles soient
analytiques. Bien loin que lʼimpossibilité dʼun a priori synthétique ait été
démontrée, la thèse de Husserl sortirait plutôt renforcée des lacunes de
lʼargumentation de Schlick.
Nous rejoignons ainsi, par une autre voie, les conclusions de Peter
Simons. Les intuitions de Husserl et de Bolzano recoupent en partie le
La phénoménologie en sa possibilité 31
56
Simons, art. cité, p. 376.
57
Husserl, Ideen...I, Hua, Bd. III,1, §16, p. 36-37 ; trad. de P. Ricœur, Paris,
Gallimard, 1950, p. 56. Cf. aussi le §14, pour la différence des « substrats pleins » et
des « substrats vides », où lʼon trouve également une référence implicite à Bolzano.
32 Claude Romano