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Qu'est-ce que la ville créative ?

LA VILLE EN DÉBAT
Collection dirigée par Jacques Donzelot
Elsa Vivant

Qu'est-ce
que la ville créative ?

Ouvrage publié
avec le concours

du Plan Urbanisme
Constrnction Architecture
www. 11.rbanism e. eq uipement .go11 v .Jr /pue a

Presses Universitaires de France


ISBN 978-2-13-057883-3

Dépôt légal - 1 re édition : 2009, novembre

© Presses Universitaires de France, 2009


6, avenue Reille, 75014 Paris
Introduction

La ville créative, alternative


à la ville industrielle ?

La décentralisation et la trans1t1on postindustrielle


ont partout ainené les collectivités locales à repenser
leurs politiques urbaines. Les villes pionnières sont
souvent celles qui ont subi le plus durement la crise
industrielle : face à la montée du chômage, à la fuite
des capitaux et à la constitution de vastes friches sur les
anciennes emprises industrielles, elles ont mis en
œuvre des actions destinées à renouveler leur tissu
économ.ique et urbain. Pour rendre leur territoire à
nouveau attractif dans ce contexte concurrentiel, elles
ont amélioré la qualité des services aux entreprises. Les
progrès des technologies de con1n1unication et la
baisse des coûts de transport ont conduit à une réorga­
nisation à l'échelle planétaire de la production et à la
concentration, dans quelques grandes villes du monde,
des activités stratégiques à forte valeur ajoutée. Les
attirer et les conserver constitue l'enj eu majeur des
politiques écononuques et urbaines des villes. Cette
compétition interurbaine pour l'attraction des
capitaux et des entreprises explique l'apparition de
2 Qu 'est-ce que la ville créative ?

nouvelles logiques entrepreneuriales dans la gestion


urbaine. Allégen1ent de la fiscalité, extension des
réseaux de télécommunication (câblage fibre optique),
an1élioration de l'accessibilité (liaisons grande vitesse et
aériennes) et développement d'un parc in1mobilier
adapté aux exigences des entreprises ont été les pre­
mières recettes de cette quête d'attractivité, mises en
scène dans le cadre de grands projets urbains . Pour
convaincre les cadres des entreprises à haute valeur
ajoutée de venir s'installer dans des villes en déclin
industriel, une attention particulière a été portée à
l'amélioration du cadre de vie : les espaces verts, les
espaces publics et surtout la vie culturelle.
Cette in1portance donnée à l'attraction de certaines
catégories de population a été refom1ulée et théorisée
par certains chercheurs dont Richard Florida est cer­
taine111ent le plus connu. Selon lui, le développen1ent
économique serait directement lié à la présence de
celle qu'il appelle « la classe créative ». En effet, dans
leur choix de localisation résidentielle, les travailleurs
« créatifs » (cadres, ingénieurs, designers, chercheurs)

privilégieraient les qualités d'un espace urbain valori­


sant et favorisant la créativité, à savoir une grande
tolérance et une atn1osphère « cool », détendue et
bohème. La force de la ville tiendrait à sa din1ension
créative, révélée par son dynan1Îsn1e culturel et artis­
tique, seul capable de conj urer les effets de désinvestis­
sements dus au déclin industriel. Les grandes villes ont
toujours été l'espace d' épanouissen1ent de la singula­
rité et de la créativité. Mais il s'agissait d'une faculté
n1arginale. À présent, pour R. Florida, le bouil­
lonnement créatif passe au centre de la ville et de son
activité. Il devient n1ême le n1oteur de son développe­
ment économique.
Introduction 3

La classe créative

Que recouvre exactement cette expression de « classe


créative » ? Ses n1.em.bres sont ceux qui se trouvent
employés pour résoudre des problèn1.es con1.plexes,
pour inventer des solutions nouvelles, en dehors d'une
logique de production routinière et répétitive, dit
Richard Florida. Cette classe serait composée de deux
groupes, distincts par le degré de créativité de leur acti­
vité professionnelle. Le prenuer groupe, cœur de la
classe créative, est constitué par des professionnels enga­
gés dans un processus de création, payés pour être créa­
tifs, pour créer de nouvelles technologies ou de
nouvelles idées, con1.n1.e les scientifiques, les cher­
cheurs, les ingénieurs, les artistes, les architectes, etc. Le
second groupe réunit des professionnels habituellen1.ent
classés dans les services de haut niveau, qui méritent
d'être associés à cette classe créative car ils résolvent des
problèmes con1.plexes grâce à un haut niveau de qualifi­
cation et une forte capacité d'innovation. Ce sont les
juristes et les avocats d'affaires, les financiers et les mana­
gers de hedgefunds, les n1.édecins, mais aussi les maquil­
leurs, les techniciens du spectacle, etc. Tous exercent
une activité dont la principale valeur ajoutée réside dans
la créativité. Le flou du qualificatif « créatif » permet
donc d'agréger dans une n1.ê n1.e catégorie des individus
aux profils socio-écononuques et professionnels très
variés : près de 30 % des actifs des économies occiden­
tales appartiendraient à cette classe créative, devenue
donunante par son poids numérique, économique,
social et culturel (Florida, 2002) .
Dans la nouvelle économie dite cognitive, où les
outils de production et la matière première sont l'in-
4 Qu 'est-ce que la ville créative ?

fom1ation et la connaissance, la créativité constitue un


avantage comparatif pour les entreprises, les individus
et les territoires. Elle est fournie par des individus qui
se caractérisent par le partage de certaines valeurs
conm1e l'affirmation de soi, le sens du mérite, mais
aussi l'ouverture d'esprit. Ils apprécient l'anonymat des
grandes villes et y recherchent des espaces de socialisa­
tion superficielle con1n1e les cafés. Les n1embres de
cette classe choisissent leur lieu de vie en fonction de
ses caractéristiques « créatives ». Leur présence et leur
concentration en un territoire donné attireraient les
entreprises à haute valeur ajoutée et permettraient leur
développement. Réciproquen1ent, cela signifie que,
pour attirer et pern1ettre le développement de ces
entreprises dites créatives, il faut produire un cadre de
vie qui satisfasse les goûts et besoins de ces travailleurs
créatifs.

Une théorie basée sur la construction


de nouveaux indicateurs

À quoi reconnaît-on une ville créative, offrant tous


les services et aménités recherchés par les travailleurs
dits créatifs, dont la présence assurerait le développe­
ment de la collectivité ? Richard Florida propose
d'utiliser pour cela plusieurs indicateurs, chacun révé­
lant une qualité caractéristique de la ville créative : le
talent (non1bre de personnes diplômées à bac + 4), la
technologie (nombre de brevets déposés) et la tolérance.
S'agissant de cette dernière, il propose de l' évaluer grâce
à plusieurs indices : le pren1ier n1esure la diversité ; le
second, le poids de la con1n1unauté homosexuelle dans
la population ; le troisième, celui de la bohème artiste.
Introduction 5

L'indice de la diversité (taux de personnes nées à


l'étranger) perrn.et de souligner l'in1portance des travail­
leurs migrants dans la nouvelle économie. Le dévelop­
pen1ent d'Internet et de la Silicon Valley leur doit
beaucoup : les principaux succès commerciaux d'Inter­
net (Google, Yahoo) ont été portés par des ingénieurs
in1migrés ; un tiers des entreprises de la Silicon Valley
ont été créées par des étrangers (Saxenian, 1999) .
R. Florida s'inquiète du danger que fait peser le durcis­
sement des conditions d'obtention de visa et de perrn.is
de travail, aux É tats-Unis comme en Europe, sur cette
écononue créative (Florida, 2005) . Selon lui, par
exen1ple, les tracasseries administratives et consulaires
expliqueraient le déplacen1ent du centre de recherche
et développern.ent de Microsoft de Seattle à Vancouver.
En France également, la volonté politique de linuter
l'immigration familiale (car « subie ») pour n'autoriser
qu'une imrn.igration de travail pour des professions par­
ticulières ( « choisie » ) , comporte une évidente contra­
diction : les talents que l'on souhaite attirer ont une
famille et leurs projets de rn.igration ne sont que rare­
ment individuels mais plutôt familiaux. Aujourd'hui,
les jeunes ingénieurs indiens, spécialistes des nouvelles
technologies, choisissent pour leur projet de migration
et d'installation des pays où ils pourront faire venir leur
fanulle. Ils se détournent de la Silicon Valley car leurs
familles rencontrent trop de difficultés pour obtenir des
autorisations de séjour. En n1ettant ainsi l'accent sur
l'irn.migration corn.me condition d'attractivité pour les
villes, R. Florida oppose les intérêts locaux aux poli­
tiques nationales de fermeture des frontières par le dur­
cissen1ent des législations sur l'imnugration.
L'indice gay s'obtient en corn.ptabilisant le nombre de
ménages con1posés de personnes de même sexe se
6 Qu 'est-ce que la ville créative ?

déclarant concubins. Il est inspiré par des études


conduites sur le thème de la gaytrification dans des quar­
tiers comme le Marais à Paris, Castro à San Francisco
ou Church Street à Toronto. Les homosexuel(le)s
investissent souvent des quartiers spécifiques, propices
à la construction d'une communauté. Situés au cœur
des agglomérations, ces quartiers ont une forte visibilité
et une grande accessibilité pour tous les membres de la
communauté ; ils deviennent ainsi un lieu de rencon­
tres et de rendez-vous. Ces quartiers connaissent un
processus de gentrification, tant par l'effet de l'évolution
de l'appareil commercial (par l'apparition de bars et
lieux de rencontre) que par celle de leur peuplem_ent.
La population gay qui s'installe dans ces quartiers a
généralement un pouvoir d'achat élevé, en partie en
raison du revenu de ses em.plois (qualifiés ou fortement
rémunérés) , en partie aussi par son mode de vie propice
à la dépense (il s'agit de célibataires ou de couples mais
le plus souvent sans enfants) . Prendre les gays comn1e
symbole de l'individu créatifjoue sur les préj ugés selon
lesquels les homosexuel (le)s seraient différents et
vivraient autren1ent. En un sens, les gays représentent
la figure de l'individu hypermoderne qui invente sa
propre vie et son propre modèle en jonglant avec les
normes et les règles législatives. Par exemple, les cou­
ples homosexuels doivent inventer de nouveaux
modèles familiaux et filiaux face à une législation qui
ne reconnaît pas l'hon1oparentalité. Affirn1er, comme
R. Florida, que la présence de gays est un élément
positif pour une ville ne nlanque pas d'audace et
apporte un certain piquant à ses thèses aux yeux des
élus lorsqu' il leur expose sa théorie.
L'indice bohémien, quant à lui, désigne la part des
actifs exerçant un en1ploi artistique (n1usicien, dan-
Introduction 7

seur, photographe, auteur. . . ) dans la population active


totale. Nous y reviendrons plus longuement par la
suite. L'important, à ce stade, est de montrer combien
ces indicateurs sont destinés à révéler la tolérance
envers la singularité et des con1portements différents.
L'usage nlême du tern1e « créatif » pour qualifier cette
population étend ainsi le principe de singularité de
l'artiste-créateur à tout un ensen1ble de comporte­
ments et de catégories. Les indices de tolérance et de
diversité sont, selon R. Florida, autant de signes de
l' abaissen1ent des barrières d'entrée de la société locale
et donc d'ouverture aux nouveaux venus. Ces signaux
rassurent des individus créatifs hypern1obiles pour leur
choix résidentiels. Une société locale réputée fermée,
c'est-à-dire sans diversité, ni gays, ni « bohémiens » ,
n'attirera pas des individus créatifs car ils ne s'y senti­
ront pas autorisés à déployer des comportements sin­
guliers ni à exercer leur goût des rencontres, de la
liberté et de l'in1aginaire, propices à l'expression de
leur créativité.
L'évaluation quantitative de cette tolérance par des
indices chiffrés permet d'établir plusieurs types de clas­
sements des villes : la plus créative, la plus bohème, la
plus hi-tech, la plus gayjriendly. Ces indices sont eux­
mêmes synthétisés dans le creativity index, grâce auquel
les classements de villes paraissent encore plus parlants.
La mise en perspective de ces différents indices révèle
que la géographie de la bohème est très concentrée
dans quelques agglomérations et correspond à la géo­
graphie de l'hon1osexualité, ainsi qu'à la concentration
des talents et des entreprises de haute technologie. Les
villes nord-américaines les plus dynanuques éconon1i­
quen1ent, comme San Diego, San Francisco ou
Seattle, accueillent à la fois de nombreuses entreprises
8 Qu 'est-ce que la ville créative ?

innovantes ou de haute technologie et une importante


conm1unauté de la classe créative. La concentration
d'artistes bohèmes produirait un environnement
attractif pour d'autres types de talents (conm1e des
ingénieurs ou des juristes) , lesquels attirent ou créent
eux-mên1es des entreprises innovantes. Les qualités de
tolérance et d'ouverture d'esprit propres à l'atmo­
sphère d'une ville (révélées par l'importance des con1-
n1unautés gays, bohèmes et ünmigrées) attireraient les
personnes talentueuses et diplôn1ées qui sont les res­
sources (humaines) principales des entreprises de haute
technologie. Selon ce raisonnement, les entreprises à
forte valeur ajoutée s'installeraient et se développe­
raient là où se trouve la main-cl ' œuvre créative. La
croissance économique s'appuierait sur l'articulation
de trois valeurs : la technologie, le talent et la tolérance
(soit ce qu'il est convenu d'appeler la « théorie
des 3T ») . Cette n1ain-d'œuvre créative et talentueuse
plébisciterait la ville centre, sa densité, ses ressources et
son ambiance. Soucieuses de voir ainsi leurs villes se
n1uer en centres créatifs, nombre de municipalités font
appel à Richard Florida, qui leur propose générale­
ment de transformer une partie de leur centre-ville ou
certains quartiers en déclin en lieux cools, favorables à
l'innovation, y introduisant à cette fin les éléments
caractéristiques de la ville gentrifiée.

Une théorie controversée

Comn1ent apprécier cette théorie de la classe créa­


tive qui redonnerait sens et vitalité aux villes en
déclin ? Elle a déjà fait l'objet de nombreuses contro­
verses. Le choix des indices, la n1anière de les cons-
Introduction 9

truire et de les faire valoir posent en effet problème.


L'indice du talent est an1bigu : il s'appuie sur le niveau
de qualification des individus (diplôme bac + 4) , alors
que le terme « talent » exprin1e un don, une qualité
innée. L'usage de l'indice gay, comme celui de l'in­
dice bohérrùen, pour évaluer et classer le niveau de
tolérance des villes paraît peu pertinent au regard
des différences relevées entre les villes. Hormis
San Francisco, capitale des hon1osexuel(le)s où cet
indice atteint 2 . 01, la plupart des autres grandes villes
des É tats-Unis (comme Austin, Seattle, Houston,
Washington, New York, Dallas, Atlanta ou Denver)
ont des résultats sin1ilaires (aux alentours de 1 . 2) .
Baser toute une théorie sur des indicateurs aussi peu
discriminants paraît assez peu probant. La corrélation
entre les différentes catégories de population recensées
comme significatives de la créativité d'une ville (gays,
artistes, diplômés) et la croissance éconon1ique de
celle-ci n'est pas démontrée, et encore n1oins l'affir­
n1ation que cette corrélation vaudrait causalité. En
réalité, selon d'autres travaux, le lien de causalité sup­
posé entre mouven1ents migratoire et croissance éco­
nomique paraît plutôt à l'opposé de cette thèse. Ce ne
sont pas les flux de diplôn1és qui génèrent la croissance
n1ais, à l'inverse, les opportunités offertes par une
économie locale dynan1ique qui attirent les migrants
diplôn1és et créatifs (Sheam1ur, 2005) .
L'usage que R. Florida fait de la notion de classe est
également critiqué comme quelque peu simpliste. La
notion de classe sociale repose sur l'idée d'un
ensemble d'intérêts et de valeurs partagé par les indivi­
dus qui en sont membres, ainsi que sur l'établissement
d'un rapport de force entre les différentes classes. Or,
la définition de la classe créative proposée par R. Flo-
10 Qu 'est-ce que la ville créative ?

rida néglige chacune de ces corn�posantes de la notion


de classe et l'installe dans un flou qui limite la perti­
nence de l'analyse. Aucune étude ne permet de ras­
sembler la diversité des catégories composant la classe
créative, que ce soit sous l'angle des trajectoires indivi­
duelles, celui des revenus et des positions sociales, ou
encore celui d'une conscience d'appartenance à une
même entité sociale, fût-elle vaste. Ce manque,
Richard Florida pense le con1bler en évoquant son
expérience personnelle et le processus réflexif par
lequel il a lui-mên1e lenten1ent pris conscience de son
appartenance à cette classe dont il construisait la
théorie. De cette illumination tardive, il souligne la
difficulté de la tâche et l'urgence, pour les élus politi­
ques, de prendre rapidement conscience de l'in1por­
tance de cette classe, et de la nécessité de la valoriser
comn1e elle le mérite puisqu'elle recèle la richesse à
venir de leurs villes.
La mobilisation d'un important appareil statistique
apparaît conm1e un gage de sérieux de son travail
puisqu'il fournit aux décideurs des arguments simples
et efficaces, propices à une prise de décision rapide sur
ce qu'il convient ou non de faire dans une ville en
crise. Les indices statistiques grâce auxquels il évalue et
classe le potentiel créatif des villes donnent une base
apparenm1ent scientifique à son raisonnement. Même
si ces indices présentent de sérieuses lacunes métho­
dologiques, ils sont suffisan1ffient parlants pour
convaincre des décideurs publics d'exploiter leur
potentiel créatif à travers des opérations d'urbanisme
visant à attirer certaines populations bien sélection­
nées. De nombreuses critiques soulignent toutefois
l'ambiguïté de la posture adoptée par Richard Florida,
jouant tantôt de ses titres universitaires pour valider sa
Introduction 11

démarche, tantôt d'une attitude d'autocélébration


n1archande avec un style de prestations scéniques
digne d'un artiste vedette. Cette attitude menace le
crédit d'une idée que l'on peut trouver ambitieuse et
excitante par ailleurs. Il est, en effet, la figure la plus en
vue (et la plus critiquée) d'une réflexion sur le rapport
entre ville et création artistique à l'origine, depuis une
quinzaine d'années, d'une multiplicité de travaux
scientifiques venus d'horizons divers, aussi bien en
sociologie qu'en économie, en sciences politiques
qu'en urbanisme. Tous soulignent la réalité d'un
nouvel enj eu liant l'urbanisme, la culture et la
créativité.

Le succès d'une théorie contestée

Pour prendre conscience de l'importance nouvelle


de cette relation entre urbanisme et culture, il suffit de
regarder les docun1ents placés sur Internet par les
municipalités d'An1érique du Nord. De Men1phis à
Toronto, de Seattle à San Francisco, les édiles munici­
paux s'attachent à présenter leur ville conune créa­
tive en n1ettant en scène leur vie culturelle en tant
qu'atout distinctif et qualifiant. Leurs docun1ents de
conm1unication regorgent d'allusions et d'informa­
tions concernant la vitalité de leurs scènes artistiques et
de leurs industries culturelles. Au-delà de sin1ples opé­
rations de con1munication, ce sont de véritables straté­
gies de développement urbain qui sont mises en
œuvre, et qui exprin1ent la volonté politique de peser
par ce n1oyen sur l'évolution du peuplement de leurs
villes ; en un mot, de les gentrifier. Ces deux dernières
décennies, de non1breuses villes ont connu une renais-
12 Qu 'est-ce que la ville créative ?

sance notoire en mettant en scène leur vie culturelle


au sein cl' opérations d'urbanisme par la création
cl ' équipen1ents spectaculaires ou d'un quartier cultu­
rel, l'organisation cl ' événements, ou encore par la
reconnaissance et le soutien des pratiques artistiques
nouvelles. La culture est ainsi utilisée dans le cadre des
politiques urbaines en tant qu' outil de valorisation de
l'espace. Cette vision de la ville créative constitue, en
quelque sorte, la face émergée du phénomène, celle
qui se trouve directen1ent et ostentatoirement offerte à
notre regard. La ville créative serait cela : un activisme
culturel des élus municipaux destiné à susciter le
retour en ville de la population aisée et cultivée. Mais
pour peu que l'on creuse sous cette image banale
d'une politique publique bien pensée et maîtrisée dans
ses n1oyens comme dans ses buts, on voit apparaître
d'autres phénomènes et d'autres enjeux, sensiblement
plus con1plexes.
L'usage du tern1e « créatif » fait référence à un
chan1p sén1antique habituellement utilisé pour dési­
gner les n1odes de production et d'innovation dans le
n1onde de l'art. La valorisation de l'individu créatif
renvoie ainsi aux représentations du travail artistique
et de l'artiste. Depuis la Renaissance, avec l'invention
de la perspective, le peintre ne représente plus la réa­
lité n1ais sa vision, son point de vue sur la réalité. L'ar­
tiste n'est plus un reproducteur mais un créateur d'une
œuvre unique et irremplaçable. La créativité est
associée à une qualité innée. L'individu, pour satisfaire
et exploiter ce talent qui lui est propre, doit s'abstraire
des contraintes matérielles afin d'in1poser sa vision du
monde. Cette représentation de l'artiste con1me créa­
teur va de pair avec son héroïsation dans la littérature.
Elle est égalen1ent associée à une origine sociale
Introduction 13

élevée, voire aristocratique. La valorisation de la figure


de l'artiste repose en partie sur la qualité innée de sa
créativité, con1n1e les aristocrates tiennent leur titre de
leur naissance. D'ailleurs, la bohème artiste, au début
du XIXe siècle, accueille de non1breux j eunes issus de
l'aristocratie déchue niais qui impose symboliquen1ent
sa supériorité à la bourgeoisie, laquelle va l'envier,
l' adnurer pour ce mélange de déni de la richesse et de
singularité créative (voir l'encadré ci-après) .
D'autres bénéfices ajoutent de la grandeur au statut
d'artiste, comme le droit d'auteur et la clémence de la
justice vis-à-vis de délits comnus au non1 de l'art. Ce
statut de créateur attribué à l'artiste va faire l'envie
d'autres professions qui se l'approprient progressive­
n1ent. Il en va ainsi des con1missaires d'exposition,
des metteurs en scène de théâtre et des réalisateurs de
cinéma, des cuisiniers, sans oublier les publicitaires.
Ce transfert de l'attribut créatif à de non1breuses pro­
fessions participe à la croissance nun1érique de cette
population dite artiste ou créative. L'in1age de la
bohème con1ni_e avant-garde urbaine (à Montn1artre
ou Montparnasse) est devenue un mythe, tant elle se
trouve dépassée par l'appropriation de la posture
artiste, par l'usage de ce vocabulaire dans les nulieux
entrepreneuriaux, ainsi que par la diffusion des
valeurs, norni_es, pratiques et contraintes des artistes
dans l' ensen1ble de la société. Ce n1élange des genres
explique égalen1ent l'accueil réservé au qualificatif
« bourgeois-bohème », qui, conm1e la classe créative,

amalgani_e des populations différentes aux intérêts


souvent divergents. Dans les débats actuels, l'usage
surabondant du mot « créatif » et la confusion entre
invention, créativité et culture perturbent la com­
préhension des enjeux que rassemble cette idée,
14 Qu 'est-ce que la ville créative ?

tout en masquant l' an1bigüité de certaines pratiques


(comme la créativité financière des inventeurs des
subprimes) .

La bohème à Paris,
représentation mythique de l'artiste

Au XIXe siècle, émerge la figure de l'artiste


rom.antique : indépendant, inspiré et singulier,
qui, pour exercer son talent et son don, s'abstrait
des contingences nlatérielles, quitte à vivre dans
la niisère . Il ne vit pas de son art nlais pour l'art.
Son succès ne dépend plus du bon vouloir des
mécènes et des commanditaires mais s'évalue à
l'aune du marché de l'art, réponse économique à
la croissance nun1érique de la population artiste .
La transgression des codes et des normes est le
mode d'appréciation et le critère de valorisation
d'une œuvre. L'artiste prend des risques en pro­
posant des nouvelles forn1es esthétiques, de nou­
velles définitions de l'art en an1ont de la
transaction (Moulin, 1992) . L'incertitude du suc­
cès implique des conditions de vie misérables,
qui, transfom1ées en vertu, deviennent les gages
de la liberté créatrice de l'artiste . Les aspirants
artistes acceptent cette incertitude et assun1ent le
choix d'une vie marginale et miséreuse pour la
réalisation de leur vocation. Ils vivent aux n1arges
d'une société dont ils fréquentent les extrêmes :
les riches bourgeois sont leurs clients, les pauvres
leur compagnon d'infortune. L'installation de ces
artistes dans certains quartiers, à proximité les uns
des autres, participent à leur légitin1ation en tant
Introduction 15

qu'artiste, à la construction de réseaux personnels


et professionnels, et au renversen1ent de l'image
de la singularité et de l'excentricité en attributs
positifs de la construction de l'identité d'artiste.
L' én1ergence de cette nouvelle catégorie s'ins­
crit dans un contexte social et politique particu­
lier : la naissance de la démocratie, sur les ruines
du régime aristocratique. Après la Révolution,
de nombreux j eunes aristocrates déchus vont
s'engager dans une vie de bohèn1e, en réaction à
la perte de leur pouvoir politique. L'installation
dans une vie d'artiste non respectueuse des con­
traintes et convenances sociales est une façon de
conserver un pouvoir symbolique face à la bour­
geoisie montante. Ne se laissant pas dicter des
comportements ou de n1odes de vie façonnés par
une conception bourgeoise de la réussite et de la
fanulle, ils résistent à leur déchéance en énonçant
de nouvelles conceptions de l'élite (Heinich,
2005) . La haine du bourgeois trouve ses sources
dans cette redistribution postrévolutionnaire des
cartes du prestige social, du pouvoir économique
et politique. Réciproquen1ent, la fascination
bourgeoise pour l'univers artiste est une quête de
prestige symbolique. Ainsi ces j eunes aristocrates
vont-ils participer au glissement des valeurs aris­
tocratiques vers le monde artistique, contribuant
à la valorisation du statut d'artiste. Le privilège de
la naissance dû aux héritiers fait place au don
artistique inné ; l'importance du nom hérité
devient celle du renon1. Le prestige de l'artiste
correspond à l' aristocratisation de son statut, dans
le refus de son en1bourgeoisement.
16 Qu 'est-ce que la ville créative ?

Pour une reconstruction de la ville créative

Que penser de ce concept de ville créative ? S'agit­


il d'un effet de mode, d'une expression sans contenu
tangible, d'une fiction entretenue par un beau parleur
soucieux de séduire les responsables des villes inquiets
des effets de la désindustrialisation sur leur territoire et
prêts à croire tout discours diffusant l'idée d'une
recette n1agique pour sortir de ce mauvais n1oment ?
La ville créative est-elle un lieu de concentration des
individus créatifs ? un milieu favorisant l'expression de
la créativité ? un urbanisme esthétique ? une ville
comportant de nombreux équipements culturels ?
Derrière le ton commercial adopté par Richard Flo­
rida, ces idées sur la créativité des villes n1éritent-elles
l'attention pour comprendre les nouveaux enj eux
urbains à l'ère de la globalisation ?
L'idée de ville créative appelle à être repensée avec
un n1inin1um de clarté pour échapper au rejet qu'elle
suscite. Son premier n1érite est d'actualiser l'idée ori­
ginelle de la ville en tant qu' entité én1ancipatrice, faci­
litant l'expression des singularités, la revendication et
l' épanouissen1ent des différences et de la diversité.
L'expression « ville créative » pourrait ainsi être inter­
prétée comme un projet politique libéral, au sens
américain du terme, c'est-à-dire plus tolérant en
n1atière de mœurs et de choix de vie. Comment ne
pas être séduits par l'idée que ce passage vers la ville
créative s'accompagne d'une revalorisation des quali­
tés des espaces urbains, transforn1ant l'image des
métropoles et renvoyant aux archives l'image de la
ville industrielle dont les n1iasn1es, la pollution et la
sujétion du prolétariat avaient fait le symbole de l'as-
Introduction 17

servissement des hommes et de la nature à l'obsession


de la production ? Mais, par ailleurs, comment éviter
d'être les dupes d'une rhétorique qui montre les nou­
velles facettes de la ville tout en cachant les périls,
pourtant évidents, associés au retour en ville d'une
classe créative, au prix du rejet de ceux qui y
vivaient ? Com�m�ent croire que l'on peut ainsi valori­
ser, voire programn1er une créativité qui pourtant
s'appuie sur la liberté de se déployer où elle veut,
c'est-à-dire là où on l'attend le moins ? Comm.ent
faire la part du processus effectif sur lequel prend appui
cette théorie, des valeurs d'émancipation qui y sont
associées et la technique du bateleur qui vend du rêve
et la pron1esse de faire de n'importe quelle ville une
entité attractive par le recours à ses quelques recettes ?
L'objectif de cet ouvrage est d'apporter un certain
éclairage sur ce concept de ville créative afin d'évaluer
sa portée explicative et la possibilité d'en faire un outil
de programn1ation de l'action politique. Et puisque la
bohème et la création artistique constituent le cœur
sémantique de toutes les théorisations de la ville créa­
tive, nous prendrons celle-ci conune fil conducteur
des mutations urbaines contem.poraines. La métropole
parisienne, où se concentrent à la fois les artistes et les
conson1mateurs culturels, constitue un observatoire
privilégié de ces phénomènes1 , même si des détours
par d'autres villes seront parfois nécessaires.
Nous comn1encerons, dans le pren1ier chapitre, par
une rapide excursion au cœur des scènes artistiques

l. La moitié des artistes français résident en Île-de-France (dont une


grande majorité à Paris), où se trouvent également les principaux lieux de for­
mation et de diffosion culturelle. La consommation culturelle des Parisiens est
bien supérieure à la moyenne des Français, tant en nombre de sortie ou pro­
duit consommé qu'en part du budget des ménages consacré à la culture.
18 Qu 'est-ce que la ville créative ?

des villes occidentales. Comment la créativité alterna­


tive (ou off> réactualise-t-elle l'idée de bohènîe ? En
quoi ces scènes ont-elles marqué et transformé certains
quartiers depuis le début des années 1 980 (1 / « Les
scènes de la créativité artistique ») ? La visite de cer­
tains quartiers permettra ensuite de montrer comment
ces scènes et leurs acteurs participent à leur valorisa­
tion, l'installation des artistes accompagnant souvent
un processus de gentrification qui est le fait d'une large
couche sociale de professionnels engagés dans un tra­
vail plus ou moins créatif Ils sont prêts à partager les
lieux de vie de ces artistes off parce qu'ils ont, certes,
les mêmes valeurs qu'eux, mais surtout parce qu'ils
subissent les mênîes contraintes professionnelles. La
gentrification ne procéderait pas tant par l'effet d'une
attraction magnétique des artistes sur ceux qui les sui­
vraient dans l'occupation de ces anciens quartiers
populaires, que par l'effet d'une honîologie de leurs
conditions sociales respectives (II / « Portrait de l' ar­
tiste en gentrifi,er ») .
La transfornîation des conditions de vie et de travail
sur le mode « artiste » d'une partie inîportante des pro­
fessions intellectuelles et culturelles repose en partie
sur la réorganisation du système de production au sein
des activités créatives et en particulier des industries
culturelles. Dans le troisième chapitre, nous interroge­
rons donc la faculté supposée de la ville à fonctionner
conmi_e ressource. Si le principe paraît évident pour
les industries artistiques et culturelles, concentrées
dans certains quartiers, qu'en est-il pour l'ensemble
des activités créatives ? En quoi le travail de concep­
tion gagne-t-il, comme la vie artistique, à se territoria­
liser dans certains quartiers ou villes ? De quelle
manière les ni_étropoles fonctionnent-elles comni_e des
Introduction 19

ressources de la production creat1ve (III / « La ville,


territoire de l'économie créative ») ?
Enfin, partant de ce phénomène de territorialisation
des activités de pointe dans certaines villes, nous inter­
rogerons la pertinence des stratégies urbaines visant à
programn1er cette créativité par le traitement du pay­
sage urbain conformén1ent aux attentes des entreprises
et de leurs personnels. Peut-on reproduire, au béné­
fice des firmes, le processus de valorisation de la ville
qui fait son attrait pour la population des artistes et
autres « intellectuels précaires » ? Peut-on attirer des
couches sociales supérieures en imitant le processus de
gentrification par la bohèn1e artiste et en le générali­
sant ? Peut-on établir une continuité entre la vitalité
des scènes artistiques off, indice de la qualité créative
d'une ville, et les fom1ules d'interventionnisme urbain
que sont les régénérations volontaristes des quartiers
centraux destinées à une population à très hauts reve­
nus et au développen1ent de l'offre touristique ? En
réalité, il y a davantage de contradictions que de
continuités entre ces deux démarches. La bohème,
tant appréciée par Richard Florida, risque bien de dis­
paraître en conséquence des mesures qu'il préconise
pour faire venir dans la ville la classe créative
(IV / « Faire la ville pour les créatifs ») !
Nous conclurons ainsi sur le caractère paradoxal de
ce processus qui fait de la ville une entité de plus en
plus marquée par la créativité et la culture mais qui ne
peut guère faire l'objet d'une programmation métho­
dique sans risquer l'expulsion des populations garantes
de l'authenticité créative de la ville . Non qu'une telle
démarche n'ait produit quelques réussites symboli­
ques ; n1ais ce sont davantage des exceptions que des
modèles ( « Le paradoxe de la ville créative » ) .
I

Les scènes de la créativité artistique

La figure de l'artiste bohèn1e, née au x1xe siècle à


Paris, den1eure aujourd'hui la figure de référence d'un
mode vie artiste et singulier. À Berlin, New York ou
San Francisco, l'hédonisn1e et un certain détachen1ent
singularise cette bohème artiste. Mais les modes de
reconnaissance de la qualité et de la valeur artistiques
changent. En quoi les évolutions récentes des champs
artistiques et des consomn1ations culturelles reforn1u­
lent-elles la notion de bohème et d'avant-garde ?

Le renouvellement des propositions artistiques

Le star système, la marchandisation de la culture et


l'institutionnalisation de la reconnaissance artistique
via le système culturel subventionné ne sont que la
partie in1n1ergée de l'iceberg de la création artistique.
Parallèle1nent, des scènes artistiques fleurissent et se
nourrissent d'expériences singulières et alternatives
pour proposer de nouvelles formes artistiques, réinves­
ties parfois par l'espace institutionnel de la produc­
tion artistique : hip-hop, slam, cirque conten1porain,
22 Qu 'est-ce que la ville créative ?

théâtre de rue , musique électronique, rave parties,


squats d'artistes, rock alternatif, mangas, etc. Ces prati­
ques artistiques, ou off, ont en con1mun d'être peu ou
pas prises en compte par l'institution culturelle et de
ne pas avoir une place claire sur le marché des biens
culturels. Elles sont le fait d'artistes œuvrant dans des
conditions de travail et de vie souvent précaires. Mal­
gré leur in1age de n1arginalité, elles appartiennent aux
mondes de l'art. Elles s'inscrivent dans un système
in/eff de la production artistique, en proposant des
alternatives artistiques, sociales et politiques. Leur
démarche artistique est une alternative au in, sphère de
légitimation et de reconnaissance, qui puise continuel­
len1ent inspiration et nouveaux talents dans le off
Ainsi, le graffiti, longten1ps perçu con1me un mar­
queur d'incivilité sur les imn1eubles ou les ran1es de
métro, devient une perfom1ance si le graffeur s'est ris­
qué dans des endroits improbables : un pilier de pont,
un toit. Sur le n1ur d'un squat, le graffiti syn1bolise
l'occupation illégale ; il devient un n1ode d'expression
politique. Reproduit dans la ville , il construit un par­
cours artistique . Depuis l' én1ergence du wild style
new-yorkais, les formes et les choix esthétiques se sont
diversifiés. La création de revues spécialisées et l' édi­
tion de beaux livres d'art sur les graff', véritables fres­
ques urbaines, constituent un premier pas vers le in.
L'entrée dans une galerie d'art qualifie le graff conm1e
œuvre d'art et l'inscrit dans le in du inonde de
l'art. L'exposition « TAG au Grand Palais », au prin­
ten1ps 2009, annonce la reconnaissance institution­
nelle de cette expression artistique. Dans le n1ên1e
ten1ps, certains graffeurs s'opposent à cette institution­
nalisation et revendiquent le caractère subversif de
leur acte en envahissant des espaces in du n1.onde de
Les scènes de la créativité artistique 23

l'art, comn1e des vernissages d'exposition et n1ên1e la


Biennale d'art contemporain de Sào Paolo. Autren1ent
dit, lorsque le off se rapproche du in, un off du off
émerge, assurant le renouvellement des propositions
artistiques et des alternatives.

Le coût du off : éclectisme des pratiques


et hybridation de la création

L'in1portance de ces scènes off dans le paysage artis­


tique actuel se comprend à l'aune des évolutions des
pratiques culturelles, des logiques économiques du
système de la production artistique et du travail des
créateurs. Bien que la démocratisation culturelle
demeure inachevée, la den1ande d'offre culturelle ne
cesse de croître, la fréquentation des grands équipe­
ments explose (plus de huit nullions de visiteurs par an
au Louvre) et les pratiques se diversifient. Ces évolu­
tions traduisent une n1assification de l'accès à la cul­
ture, conséquence de la hausse générale du niveau
d'éducation et de la forte croissance nun1érique des
catégories socioprofessionnelles consommatrices de
culture (cadres, professions intellectuelles et profes­
sions intern1édiaires) . La n1obilité sociale et géo­
graphique de ces nouvelles classes moyennes et
supérieures implique une diversification des goûts et
des pratiques, bouleversant les hiérarchies culturelles
antérieures. Les plus gros consomn1ateurs culturels
représentent une petite frange de la population (l'uni­
vers culturel « branché »), mais exercent une forte
influence sur la vie culturelle. Ils développent des pra­
tiques éclectiques et s'intéressent à tous types de spec­
tacles et d'offres culturelles, sans distinction de valeur
24 Qu 'est-ce que la ville créative ?

entre des cultures autrefois appelées populaires et


bourgeoises (Donnat, 1 994) . Ils n'hésitent pas à fran­
chir les frontières symboliques (en associant des genres
à la légitimité culturelle apparemment inconciliable)
ou géographiques pour assister à un spectacle . Ils ont
de non1breuses connaissances culturelles et artistiques,
et une conception plus large de la culture . Branchés et
urbains, ces individus, connectés à plusieurs réseaux
sociaux, agissent comn1e des passeurs et des prescrip­
teurs culturels. Pour ce public, les scènes artistiques off
sont une offre culturelle parmi d'autres : un jeune
diplômé parisien ira tout aussi volontiers assister à
un concert à Main-cl' œuvre (Saint-Ouen) , à une
exposition au Mac Val (Ivry) , à un spectacle à la
C0111édie-Française , aux portes ouvertes du squat de la
Miroiterie, et donner un coup de main, le week-end,
à une troupe de théâtre amateur.
Face à la diversification des goûts et des pratiques
des consommateurs, le système de la production artis­
tique s'organise autour de quelques grandes institu­
tions ou entreprises qui s'approprient l'essentiel du
marché, alors que de petits producteurs indépendants
se spécialisent sur des n1archés de niche et agissent
comme des dénicheurs de talents. Dans le même
ten1ps , la création artistique se n1étisse et ron1pt avec
les hiérarchies antérieures. L'hybridation des genres
artistiques et la montée en puissance de la pluridisci­
plinarité pern1ettent un métissage des genres et des
publics. Par exemple, la diffusion de la world music
résulte des migrations et des flux d'informations qui
engendrent une hybridation et un n1étissage entre cul­
ture du pays d'origine , culture du pays d'accueil et
culture de la diaspora. L'institutionnalisation des sous­
cultures dans les années 1 980 assoit la reconnaissance
Les scènes de la créativité artistique 25

de pratiques culturelles et de productions art1st1ques


alors nünoritaires et n1arginales, corn.me la bande des­
sinée , la chanson ou le hip-hop. Elle préfigure l'avè­
nen1ent d'une acception ouverte de la culture, où
s'effritent les frontières symboliques. Des genres
propres à une contre-culture sont passés de la confi­
dentialité à la reconnaissance institutionnelle par un
mouvement de légitin1ation fortement générationnel.
Le jazz et le rock hier, la techno aujourd'hui, ont
changé de statut, passant de symboles de l'anticonfor­
nüsn1e et de la liberté à l'institutionnalisation. Ce
processus d'interaction entre alternatif et institution
est illustré par deux domaines artistiques : le cirque
conten1porain et le rock alternatif

Le cirque contemporain :
une production artistique hybride

L' én1ergence du cirque contern_porain symbolise ces


évolutions et ce passage d'une marge sans statut cultu­
rel à la reconnaissance institutionnelle , par la multipli­
cation et la diversification de l'offre , l'esthétisation des
pratiques, l'hybridation du genre et l' élitisation du
public. Jusque dans les années 1 970, le cirque n'entrait
pas dans le champ de compétences du ministère de la
Culture mais dans celui de l' Agriculture : la présence
d'animaux nécessitait des contrôles sanitaires e t le res­
pect de réglen1entations sous son contrôle . Au tour­
nant des années 1 980, quelques précurseurs ont
proposé des spectacles d'un nouveau genre : sans ani­
maux, hybridant les techniques circassiennes avec
d'autres arts comme la danse contemporaine ou selon
un référentiel esthétique novateur. Par exemple, l' an1-
26 Qu 'est-ce que la ville créative ?

biance apocalyptique des premiers spectacles de la


compagnie Archaos étourdissait le spectateur par tant
de décibels et de fumée de gaz d' échappen1ent de
moto. Ces artistes réinventent l'art de la corde en la
transformant en chaîne ou celui du jonglage à l'aide de
tronçonneuses ! Dans cette nouvelle pratique du
cirque, la prouesse technique s' accon1pagne et est au
service d'une recherche esthétique.
Progressiven1ent, l' É tat a pris conscience de la
dimension artistique et créative du cirque et l'inscrit
dans le cadre de ses politiques culturelles. La création
du Centre national des arts du cirque (CNAC) à Châ­
lon-en-Champagne, à la fin des années 1 980, signe
l'acte de naissance officiel du cirque conten1porain, ou
cirque de création. Certaines collectivités locales met­
tent en place des actions de soutien à la création, à la
production et à la diffusion des spectacles en créant un
Pôle cirque ou en adhérant à la Charte d'accueil du
cirque (labels créés en 2002 suite à l'année des arts du
cirque). L'ouverture de plusieurs écoles et lieux de
formation entraîne une croissance nun1érique des
artistes de cirque et des compagnies, offrant des spec­
tacles de plus en plus variés, s'éloignant ou détournant
la figure du clown Auguste et de l'écuyère. Aujour­
d'hui, la scène française du cirque contemporain est
d'une richesse et d'une profusion unique au monde, et
certains artistes français sont reconnus au-delà des
frontières (la compagnie AOC, le cirque Plume, les
Artsaut) . Certaines compagnies bénéficient du soutien
de structures publiques d'aide à la production ; d'au­
tres évoluent plus modestement et profitent des saisons
estivales pour circuler entre les festivals et faire
connaître leur création. Le ten1ps de formation, d'en­
traînen1ent, de création et de répétition des spectacles
Les scènes de la créativité artistique 27

nécessite un mode de rémunération adapté que


permet le système assurantiel de l'intermittence.
L'évolution de l'offre de spectacles s'est accom.plie
avec le soutien et l'évolution du public. Si le cirque est
la sortie culturelle la plus populaire et la plus appréciée
des Français (Donnat, 1 994) , le public du cirque
contemporain est très particulier. Ainsi, le spectateur
type de l'Espace Chapiteaux du parc de la Villette est
une spectatrice (trois quarts du public est fén1inin) ,
j eune (la moitié des spectateurs a moins de 35 ans) ,
diplômée (les deux tiers ont un diplôme bac + 3) et
exerce une profession intellectuelle ou supérieure,
voire artistique, comme les deux tiers des spectateurs
(Lévy, 200 1 ) : le spectateur appartient à cet univers
culturel « branché » qui participe à l'intermédiation
des sphères in et off

Rock alternatif : une scène


en perpétuel renouvellement

Dans un autre registre, la scène du rock alternatif


français symbolise et concentre les enj eux de l'articu­
lation entre les scènes in et off par son parti pris artis­
tique et politique, par le devenir de ces acteurs et par
son inscription urbaine. Né au début des années 1 980,
ce mouvement musical s'inspire du punk, et évolue
progressiven1ent vers le métissage des genres musicaux
et culturels ; des groupes comme Mano Negra et Les
Négresses vertes mélangent les styles et cultures du
monde entier dans leur n1usique, initiant un rock world
fusion reprit depuis par de non1breux artistes. Festifs,
les concerts de rock alternatif invitent d'autres artistes
sur scène : clowns, danseurs, etc. , et jouent avec le
28 Qu 'est-ce que la ville créative ?

public, provoquant parfois bagarres et débordements.


Proches des milieux libertaires et autonomes, les musi­
ciens reprennent des thèmes très politiques dans leurs
chansons : antifascisn1e, anti-impérialisn1e, dénoncia­
tion des conditions de détention dans les prisons et de
rétention dans les hôpitaux psychiatriques, opposition
au contrôle social, soutien des mouvements sociaux et
de la jeunesse, etc. Autoproduits ou produits par des
labels indépendants (Bandage ou Boucherie Produc­
tion) , leurs disques sont distribués dans des circuits
parallèles, dans les bars, après les concerts. D'abord très
parisien et très off, le succès de certains groupes doit
beaucoup à la création des radios libres en 1 9 8 1 , où ils
trouvent des supports et des réseaux de soutien hors
du système commercial de diffusion n1usicale .
À la fin des années 1 980, le n1ouven1ent connaît un
tournant décisif Le succès public amène certains
groupes à quitter les labels indépendants pour signer
dans des grandes n1aisons de disques (Mano Negra) ,
alors que d'autres préfèrent s'autodissoudre pour éviter
toute tentative de récupération (Béruriers noirs) . Cer­
tains labels, comme Boucherie Production, choisissent
la professionnalisation pour contrer la concurrence des
majors, alors que d'autres sont rachetés ou disparais­
sent. Aujourd'hui, les héritiers de cette scène sont
encore très dynamiques et beaucoup fonctionnent en
autoproduction. Les Ogres de Barback ont créé leur
propre label, Irfan, pour produire et diffuser leurs dis­
ques et ceux de groupes anus. Certains musiciens de
cette époque ont poursuivi leur carrière avec plus ou
moins de succès : Sergent Garcia est un ancien de
Ludvig von 88, des musiciens de la Mano Negra ont
créé P 1 8, les Têtes raides restent fidèles à leurs choix
esthétiques et politiques depuis près de vingt ans.
Les scènes de la créativité artistique 29

Manu Chao, ancien leader de Mano Negra, est


devenu une star mondiale de la scène alterrnondia­
liste ; de Bamako à Buenos Aires, de Bangkok à
Guayaquil, le son de ses chansons rappelle aux initiés
le temps des squats bellevillois où il a débuté. En effet,
dans une volonté d'allier rn.usique, politique et chan­
gement social, non1bre d'artistes de cette scène ont
répété, joué et vécu dans les squats anarchistes de Bel­
leville qui anin1aient l'Est parisien, refuge de la scène
offparisienne des années 1 980, avant d'être détruits par
les opérations d' an1énagement du bas Belleville.

Les squats d'artistes, parangons


des lieux culturels off

Ces artistes off s'installent dans des espaces abandon­


nés des villes, parfois illégalement, corn.n1e dans les
squats. De Berlin à Saint-Ouen, de Marseille à
Bruxelles, ces lieux culturels off recomposent le pay­
sage culturel des villes. Les acteurs et les artistes des
scènes off s'approprient des espaces urbains délaissés,
des terrains vagues, des hangars désaffectés, des fri­
ches, etc., pour proposer une nouvelle forme de pré­
sence de l'artiste dans la société et dans la ville. Loin
d'une conception élitiste de la démocratisation cultu­
relle (rendre accessible les chefs d' œuvre à tous) et des
dérives consun1éristes de certaines institutions, ces
intervenants culturels, en recherche de locaux à la
portée de leurs faibles moyens, investissent des lieux
vacants (légalen1ent ou non) et y développent de nou­
velles propositions artistiques et culturelles, parfois
associées à la marginalité. En investissant des espaces
ordinaires ou hors d'usage, les artistes off les n1ettent en
30 Qu 'est-ce que la ville créative ?

valeur et les transforment en lieux artistiques et cultu­


rels. Le détournen1ent artistique et l'usage ten1poraire
de l'espace offrent une expérience singulière aux
citadins et participent à l'écriture d'une nouvelle
représentation sociale de l'espace.
Ces lieux artistiques constituent un réseau culturel
et artistique à la fois alternatif et complémentaire au
réseau institutionnel. Ils offrent des n1oyens de créa­
tion et de diffusion pour des artistes ne trouvant ou
ne souhaitant pas trouver de soutiens dans les circuits
habituels de la production artistique, qu'ils soient
publics ou privés. Ces lieux pern1ettent l' expérin1en­
tation artistique car leur configuration scénique et
leurs espaces de création sont vastes et modulables. Ils
offrent la possibilité aux artistes de travailler autre­
ment, dans d'autres conditions matérielles. La créa­
tion de radios associatives, l'édition de fanzines,
l'ouverture d'ateliers de pratique pour amateurs, l' ac­
cueil en résidence, fournissent autant de cadres nou­
veaux d'activité qui tranchent avec la conception
classique des lieux de production artistique et de
conson1mation culturelle. Le désir d' expérin1enter des
modes de vie différents est aussi l'un des motifs de la
création de ces lieux où l'organisation comn1unau­
taire, l'autogestion, l'autosuffisance, les convictions
écologiques et végétariennes constituent les éléments
d'un proj et social et politique alternatif venant s'arti­
culer avec le proj et artistique off (Raffin, 2002 ; Lex­
trait, 2002 ; TransEuropHalles, 200 1 ) . Ces lieux sont,
bien entendu, en rupture avec la vision managériale
de la culture, que le ministère et les politiques cultu­
relles ont déployé via la professionnalisation des
artistes et la technicisation du n1ontage de projet artis­
tique. Ils laissent leur chance à ceux qui n'entrent pas
Les scènes de la créativité artistique 31

dans les critères et les carcans institutionnels de défi­


nition de l' « artiste professionnel ».
L'installation de ces lieux off génère souvent des
conflits et des nuisances pour les riverains. Le bruit, la
saleté, les graffitis, les attroupem_ents, voire les trafics
de drogue les stigmatisent. La présence de ces artistes
of dans la ville est perçue par certains co mme une
f
menace à l'ordre établi, au bon goût et au respect de la
propriété privée1• Pourtant, ils passent aussi pour des
pionniers de la reconquête urbaine, syn1bolisant le rôle
déternunant du créatif dans la ville. Par leur présence
et leur in1plication dans la vie locale, les artistes parti­
cipent de différentes manières à la requalification de
leur quartier, qui est à la fois l'espace de leur vie quoti­
dienne et le support de l'organisation de leur travail
comn1e de sa diffusion par l'installation de galeries, de
salles de spectacle, de concert ou, tout simplement,
l'ouverture de cafés. Pour non1bre d'observateurs,
cette revalorisation symbolique engendre une revalo­
risation économique à travers l' enclenchen1ent d'un
processus de gentrifi-cation du quartier où s'installent ces
artistes.

1. Une riveraine d'un squat d'artistes de Belleville dans les années 1980
relate ainsi sa rencontre avec un occupant : « Hier, j'ai interviewé un tondu
matelassé de chaînes de la tête aux pieds, en plein travail artistique, justement :
"Qu'est-ce que ça représente ce que tu dessines, là ? Qu'est-ce que ça veut
dire ?" Il a haussé les épaules, l' œil vide : "Sais pas. C'est un dessin" » (Bran­
tôme, 2004, p. 30).
II

Portrait de l'artiste en gentrifier

L'artiste se trouve souvent à l'origine du processus


de reconquête des vieux quartiers populaires ou des
zones industrielles en friche. Faut-il considérer que les
artistes sont des déclencheurs de ce processus, ou bien
seulement des révélateurs d'une tendance au retour en
ville pour une catégorie de la population dont ils
constituent une figure particulièrement représenta­
tive ? Les deux hypothèses ne sont pas incorn.patibles.
On peut voir ainsi comrn.ent l'artiste off peut jouer un
rôle rn.oteur dans la revalorisation d'un quartier,
ouvrant la voie à un processus de gentriflcation. Cette
gentrification est le fait d'une population très proche
de ces artistes dont elle partage les dispositions et les
contraintes con1me la fragilisation des revenus et la
nécessité de disposer des opportunités offertes par la
ville.

La revalorisation symbolique des lieux

Bricolant, rénovant, décorant leur logement et les


façades, les artistes arn.éliorent l'état général du bâti et
enîbellissent le paysage urbain. Dans de nombreuses
villes, des artistes ont converti d'anciennes friches en
34 Qu 'est-ce que la ville créative ?

ateliers et en logements, transformant les paysages


industriels des villes en paysage de loft (lojtscape, selon
l'expression de Sharon Zukin, 1 982) . Élément signifi­
catif de l'esthétique urbaine postindustrielle, le loft
syn1bolise à la fois la proximité avec les n1ondes artis­
tiques et l'apparition, dans l'habitat, de nouveaux
modèles domestiques n1arqués par le décloisonnement
des pièces, des usages et des pratiques. Le loft associe
ainsi des références artistiques (rn.inimalisme, détour­
nen1ent fonctionnel) et des con1n1odités résidentielles
objectives (souplesse d'aménagement, taille des espa­
ces) . Ces réhabilitations inversent la symbolique néga­
tive de la désindustrialisation. En disparaissant du
paysage urbain, le n1onde de l'usine n'est plus, pour les
classes n1oyennes, ce qu'il faut fuir pour vivre plus
confortablement. De lieu de travail et de souffrance, il
devient un lieu de mémoire et d'histoire ; l'usine et
l'atelier sont alors sublimés et esthétisés par les artistes.
C'est exactement ce travail de nîutation du sens
attribué à un objet et des valeurs qui lui sont associées
qu'ainîent produire certains artistes conmîe Marcel
Duchamp lorsqu'il s'emploie à traiter ce qui, pour le
reste de la société, n'a pas de valeur et lui confère une
nouvelle valeur symbolique. L'exemple le plus célèbre
est son exposition d'un urinoir transformé en ready
made. Récupérer des obj ets du quotidien pour les
transformer en œuvre d'art, en les esthétisant, en leur
donnant une valeur nouvelle : une telle activité artis­
tique de basculement sémiotique est à l'origine de la
revalorisation des lieux dévitalisés de la ville. Après les
artistes, les propriétaires de galeries et les collection­
neurs interviennent et affectent une valeur marchande
à ces obj ets quelconques devenus œuvres d'art. Le
même changement de statut symbolique puis écono-
Portrait de l'artiste en « gentri.fier » 35

mique se produit dans le traiten1ent de l'espace, qu'il


s'agisse de celui du travail de l'artiste (l'atelier devenu
loft) ou de son espace quotidien, le quartier, perçu
précédenm1ent con1n1e marginal et dégradé, devenant
branché (Ley, 2003) . Soumis à de fortes contraintes
financières et cultivant leur singularité par leur choix
résidentiel, ces artistes transforn1ent les stigmates d'un
quartier en atouts. Dans le Lower East Side (New
York) , la pauvreté et la marginalité de certains groupes
sociaux conID1e les punks et les Hell's Angels sont
transformés en une esthétique trash, reprise ensuite
dans la culture mainstream, comme dans les premiers
clips de Madonna. Par leur position dans le champ de
la production syn1bolique, les artistes (notamment les
écrivains et les cinéastes) sont les premiers médiateurs
de la pron1otion de leur quartier, souvent choisi
comme cadre de leurs histoires. Ils exposent dans leurs
œuvres leur vision du quartier et participent à la cons­
truction de son image. Ils racontent les processus de
transformation en cours, con1me la gentrification de la
Bastille au début des années 1 990 dans Chacun cherche
son chat, de Cédric Klapisch. Ils recréent une vision
mythique du quartier, comme Daniel Pennac racon­
tant la vie de la fan1ille Malaussène à Belleville. Ils
mettent en scène leur quotidien d'artiste et les Scènes
de la vie de bohème à Paris au XIXe siècle (Henry Mur­
ger) ou à Soho dans les années 1 970 (voir, par
exemple, Tout ce que j'aimais, de Siri Hurtfeld) .
L'apparition de nouveaux bars à l'ambiance
bohème, de boutiques de designers locaux, de galeries
d'art ou de librairies participe au développement de
l'activité comn1erciale, propice à la balade, tout en
sécurisant le quartier pour les passants. Dans l'East End
londonien, quelques designers n1éconnus ont corn-
36 Qu 'est-ce que la ville créative ?

mence a présenter leurs produits de man1ere infor­


m�elle, le din1anche. Progressiven1ent, les marchés de
Spitalfields et Shoreditch sont devenus des lieux de
shopping branchés où, toutes les semaines, se presse
une foule cosmopolite, accompagnant la transforn1a­
tion de Hoxton, quartier dégradé, en un quartier créa­
tif L'installation de boutiques de grandes enseignes,
comn1e Levis' , signifie enfin l'entrée du secteur dans le
paysage consumériste de la ville.
L'organisation d' événen1ents, de soirées ou de spec­
tacles contribue à cette sécurisation. Les flux de popu­
lation qu'ils provoquent présentent, à cet égard, plus
d'avantages que les inconvénients et les nuisances
engendrés par les attroupements. Ainsi, la présence de
plusieurs compagnies de cirque conten1porain sur une
friche ferroviaire au cœur du quartier très dégradé de
Stalingrad (au cœur du XIXe arrondissement de Paris)
a attiré un large public extérieur au quartier. Sans ces
spectacles, peu de gens se seraient aventurés dans ce
secteur dont l'image est associée aux problèmes de
drogue. Venir assister à des spectacles sur ce terrain
vague transforn1é en terrain de jeu poétique devient
une véritable expenence urbaine, marquant les
mémoires et les imaginaires. L'ambiance festive créée
par les lan1pions et guirlandes colorées du café en plein
air, le spectacle d'une trapéziste sur un canuon avec,
en arrière-fond, le coucher de soleil sur le Sacré-Cœur
et, en contre-champ, les lueurs des trains partant de la
gare de l'Est, effacent le souvenir d'un trajet anxio­
gène entre inm1eubles à l'abandon et squats. C'est
autant l'expérience urbaine vécue par les spectateurs
que les spectacles eux-mêmes qui ont contribué au
changement d'image du site, lequel n'est plus un sec­
teur n1alfamé et infréquentable n1ais un lieu n1agique,
Portrait de l1artiste en « gentrifier » 37

dernier espace de liberté et d'aventure dans la ville.


Ici, l'artiste devient un agent de sécurisation, de pacifi­
cation et de médiation sociale, rendant possible la
coexistence de pratiques sociales du quartier et de
catégories d'usagers très différents.
Dans un autre registre, toujours à Paris, la pratique
des expositions, selon la formule de l'atelier ouvert,
durant les week-ends de printen1ps, fournit l'occasion
unique de rencontres entre l'artiste, son œuvre et le
public. Ou plutôt, les publics : le public du n1onde de
l'art qui cherche de nouveaux artistes dans lesquels
investir, le public riverain qui découvre le travail de
ses voisins et participe à l'animation de son quartier, le
public visiteur qui profite de cette opération pour
découvrir un quartier nouveau et ses recoins, auxquels
les artistes ajoutent une atmosphère et un charn1e par­
ticuliers. Plutôt qu'à la découverte du travail des artis­
tes, ces journées servent de prétexte à la redécouverte
de la ville. En tendant l'oreille lors des ateliers ouverts
à Belleville, l'observateur entend davantage de com­
mentaires sur les qualités du lieu que sur celles des
œuvres, sur les charrn�es discrets de paysages ignorés.

Les artistes au chevet


de La Nouvelle-Orléans

L'engagement d'artistes dans la reconstruction


d'une ville ou d'un quartier est parfois un acte
civique et politique. La renaissance de La Nou­
velle-Orléans est initiée en grande partie par des
acteurs culturels, choqués par l'incurie des servi­
ces publics après les effets dévastateurs de l' oura-
38 Qu 'est-ce que la ville créative ?

gan Katrina. Des centaines de personnes sont


mortes, des dizaines de n1illiers de fan1illes ont fui
la ville, abandonnant leurs biens, leur maison,
leurs anus, leurs habitudes. Rares sont celles qui
sont revenues. Dans certains quartiers, un tiers
des maisons sont abandonnées, les propriétaires
n'ayant pas les moyens de les réparer. L'éco­
non1ie locale est sinistrée, des nulliers d' en1plois
ont été perdus, des milliers de familles ne revien­
dront plus.
Les artistes témoignent de la catastrophe à tra­
vers leurs œuvres, de ses effets et de sa perception
par les habitants. Au sud du French Quarter, un
ancien quartier d'entrepôts, qui accueille désor­
mais de nombreuses galeries d'art et les prin­
cipaux n1usées de la ville, a été investi à
l'hiver 2009 par un collectif d'artistes n1ené par
un conservateur new-yorkais, Dan Cameron,
lequel a organisé une biennale d'art contempo­
rain, « Prospect », ranin1ant la vie artistique
locale. Le destin de Lower Ninth Ward, quartier
pauvre et noir détruit par le raz de marée provo­
qué par la rupture d'une digue, a ému de nom­
breux Américains. Des écoles d'urbanisn1e de la
côte Est sont venues faire des relevés des destruc­
tions et 111ettre en œuvre des progra111n1es d'auto­
réhabilitation avec des associations locales. Des
stars hollywoodiennes ont créé une fondation
pour financer la reconstruction de n1aisons rasées
par l'ouragan. L'acteur Brad Pitt, porteur de cette
initiative, exerce son goût pour l'architecture
contemporaine en n1obilisant des architectes de
renon1 pour construire des n1aisons écologiques à
bas coûts destinées aux victimes de l'ouragan.
Portrait de l'artiste en « gentrifier » 39

L'implication des artistes pour redonner une


valeur d'usage à cette ville entraînera peut-être
l'installation de nouveaux arrivants, de catégories
sociales supérieures. Déjà, certains tours opéra­
teurs organisent des visites touristiques des quar­
tiers ravagés par l'ouragan. Mais la responsabilité
de la gentrification de ces sites ne doit pas être
in1putée aux artistes : les destructions de Katrina
et l'inaction des pouvoirs publics ont vidé la ville
de ses pauvres et de ses Noirs, libérant de l'espace
pour de nouveaux venus. Ici, l'implication des
artistes est à la fois une manifestation de soutien
aux populations locales - notan1ment les artistes
de jazz, dont certains ont perdu leurs instrun1ents
dans la catastrophe - et une dénonciation de l'ir­
responsabilité et des négligences de l' Administra­
tion Bush.

Les artistes, initiateurs ou indicateurs


de la gentrification ?

Par leur présence et leurs activités, les artistes 1n1-


tient un n1ouven1ent de redécouverte des quartiers et
de nuse en valeur de leurs qualités architecturales et
paysagères. Leur appropriation de certains espaces du
quotidien (un café, une boutique, une vitrine d'ate­
lier) redessine le paysage social du quartier et lui
confère un caractère plus bohèn1e et cosmopolite que
populaire. Petit à petit, d'autres populations, plus sou­
cieuses des risques encourus par leurs investissements
mais disposant, le plus souvent, de revenus également
faibles et aléatoires, vont être tentées de s'installer dans
40 Qu 'est-ce que la ville créative ?

le quartier. Ils précèdent, à leur tour, l'arrivée d'une


population plus richen1ent dotée. On peut ainsi attri­
buer à l'installation des artistes dans un quartier le pro­
cessus de gentrification qui s'ensuit et leur reconnaître
un pouvoir de reconversion in1mobilière, écono­
mique et symbolique.
Les villes sont nombreuses où de tels mouven1ents
de réinvestissement de quartiers centraux populaires et
plus ou moins dégradés ont été observés. Ces réinves­
tissements s'effectuent aussi bien par l'arrivée de nou­
veaux propriétaires appartenant aux classes moyennes
et supérieures qu'à travers l'intervention de pron10-
teurs privés et des opérations publiques de requalifica­
tion, tant de l'espace public que du cadre bâti. De
telles reconversions présentent un caractère particuliè­
ren1ent spectaculaire en An1érique du Nord, où l'idéal
de la n1aison individuelle, l'étalement périurbain et le
règne de l'auton1obile avaient conduit les quartiers
centraux (inner cities) à une dégradation et une paupé­
risation parfois extrêmes. En France, où les centres­
villes n'ont jamais été abandonnés au n1ên1e point, ce
phénomène de retour en ville présente un caractère
plus tempéré et moins menaçant pour les anciens
habitants. De surcroît, la législation française protège
davantage les droits des locataires et la présence de
logements sociaux fournit un frein au processus 1 •
Toutefois, pour les habitants pauvres d'un quartier
en cours de gentrification, cette possibilité de se main-

1 . A contrario, à Belleville (Paris) , la construction d'un parc important de


logement social dans les années 1970 a été l'un des vecteurs de la gentrifica­
tion. Par le biais du 1 % patronal, il a accueilli de nombreux ménages des clas­
ses moyennes. Ces ménages transplantés (Simon, 1 995) n'avaient pas choisi ce
quartier ; et malgré l'ascension sociale de certains, la plupart sont restés dans le
logen1ent social pour bénéficier des avantages de la centralité parisienne.
Portrait de l1artiste en « gentrifzer » 41

tenir dans les lieux va souvent de pair avec l'ouverture


de conflits avec les nouveaux résidents. L'arrivée de
ménages plus dotés entraîne le changement des struc­
tures commerciales qui ne correspondent plus aux
moyens financiers des anciens habitants. Les nouveaux
venus s'approprient le quartier en imposant leurs
normes et valeurs dans les espaces de débat et de déci­
sion locaux, de l'assemblée de copropriétaires au
conseil d'école en passant par les conseils de quartiers et
les diverses associations de riverains. Par la sélection
socio-écononlique qu'elle entraîne, la gentrification
encourage la privatisation et l'appropriation de l'espace
public par la partie la plus solvable des habitants alors
que la convivialité faisait partie des valeurs promues par
ceux qui ont initié la gentrification. « L'éthique de la
gentrification » (Charmes, 2006) se trouve entan1ée
aussitôt que le processus est sérieusen1ent engagé. Pour
le géographe an1éricain Niel Snuth qui en fut le pre­
nlier théoricien, la gentrification s'apparente à une
lutte des classes à l'échelle urbaine (Snuth, 1 996) , une
lutte qui se dissin1ule derrière le vocabulaire de la régé­
nération urbaine et de la mixité sociale.
Cette dureté des rapports sociaux entre anciens et
nouveaux résidents dans le cadre de la gentrification
an1ène à se poser la question du rôle réel des artistes off
dans celle-ci : sont-ils vraiment les pron1oteurs de la
revalorisation du quartier ou bien leur présence sert­
elle de prétexte à des opérations qui leur échappent
largement ? En réalité, cette valorisation relève davan­
tage d'une habile n1Îse en scène de leur présence que
de l'én1ergence d'un nouveau n1ode de vie urbain
porté par les artistes. Les articles de journaux décrivant
les quartiers en cours de gentrification, con1me ceux
de Belleville ou du bas Montreuil, s'appuient souvent
42 Qu 'est-ce que la ville créative ?

sur des témoignages d'artistes résidents qui evoquent


l'authenticité du site, les qualités du quartier, éven­
tuellement leurs « bonnes adresses » en n1atière de res­
tauration. D'autres acteurs instrumentalisent cette
présence à des fins clairen1ent con1merciales. Un agent
immobilier glissera dans la conversation avec un futur
acheteur que tel artiste vit dans le quartier. Les pro­
moteurs désignent certaines opérations par des noms
aux consonances poétiques ou artistiques (villa des
arts, résidence des artistes, passage des Shadocks . . . ) . La
présence d'artistes a-t-elle un rôle de causalité dans le
processus de gentrification ou bien faut-il voir en elle
sin1plement un nlécanisme d'accompagnen1ent d'un
processus obéissant à sa logique propre et dont elle
constituerait un indicateur ? Il apparaît que l'artiste
n'est ni une cause profonde, ni un prétexte superficiel,
nlais plutôt un révélateur de la population directen1ent
intéressée par le processus du retour en ville.

L'artiste en archétype des nouvelles classes moyennes


créatives et précaires

Les nouveaux comporten1ents résidentiels associés à


la gentrification valorisent la centralité, la densité et la
nlobilité. Plus qu'une attirance irrésistible pour les
artistes, cette homologie des comporten1ents et des
choix résidentiels entre les artistes et les gentrifiers pro­
cède d'un effet de partage des mêmes goûts et des
mêmes contraintes. Malgré des écarts de revenus et de
statuts professionnels parfois très in1portants, les gentri-
fiers appartiennent à la nouvelle classe moyenne, dont
les nlen1bres ont en commun un grand intérêt pour la
vie culturelle et une grande tolérance en nlatière de
Portrait de l1artiste en « gentrifzer » 43

mœurs. Ils travaillent dans le secteur tertiaire, sont


diplôn1és du supérieur, disposent d'un certain capital
culturel et social, exercent plus une fonction dirigeante
qu' exécutante . Ils participent à la vie de quartier, se
montrent sensibles aux problèn1es environnen1entaux
et à la qualité de vie. La croissance numérique de cette
nouvelle classe n1oyenne correspond à plusieurs chan­
gements socio-écononuques : la hausse générale du
niveau d'instruction, le passage à une économie postin­
dustrielle (induisant de nouveaux types d' en1plois et de
con1pétences) , la libéralisation des mœurs. Dans son
travail, cette nouvelle classe moyenne doit faire preuve
de qualités proches de celle de l'activité artistique :
imagination, singularité, implication personnelle,
qu'elle applique dans des don1aines professionnels tout
autres comme les activités des médias, de la publicité,
de l'éducation, de l'ingénierie, etc.
La figure de l'artiste apparaît ainsi con1me paradig­
matique du travailleur créatif, les traits généraux de
l'organisation de son travail et de son n1ode d'action se
retrouvant dans de non1breux autres secteurs dits créa­
tifs (Boltanski et Chiapello, 1 999 ; Menger, 2002) . Le
tem1e « créatif » n1ininuse les particularités de ces types
d'emploi et les difficultés quotidiennes qu'elles entraî­
nent, tout en valorisant leurs nussions. Le travailleur
créatif tend à ressembler aux représentations actuelles
de l'artiste au travail : inventif, n1obile, motivé, aux
revenus incertains, en concurrence avec ses pairs, et à
la trajectoire professionnelle précaire. Dans le n1onde
du spectacle (vivant ou audiovisuel) , face à l'incerti­
tude du succès et de la rentabilité, les productions
s'organisent par projet, in1pliquant un recrutement
contractuel et temporaire des différents intervenants
(du technicien à l'acteur) . Du point de vue des travail-
44 Qu 'est-ce que la ville créative ?

leurs, cette organisation se traduit par un travail inter­


mittent, individualisé, payé au cachet, temporaire et
de courte durée 1 • Le régin1e assurantiel des intermit­
tents du spectacle (qui concerne autant les artistes que
les techniciens) encadre et limite les effets sociaux de
cette organisation en reconnaissant les spécificités de la
temporalité du projet artistique : de longues périodes
de répétition non rén1unérées sont nécessaires en
an1ont de la diffusion du spectacle dont le succès est
aléatoire. Or, la diffusion de ce modèle de l'intermit­
tence à d'autres secteurs d'activité (via le travail intéri­
maire) ne s'accon1pagne pas d'une évolution et d'une
adaptation du système d'assurance chômage général.
Les travailleurs intérimaires sont des variables d' ajuste­
n1ent du système productif, particulièrement fragiles
en ten1ps de crise. Si la précarité et la flexibilité du
travail artistique sont acceptables pour des individus
ayant choisi un travail qu'ils espèrent épanouissant, il
n'en va pas aussi clairement pour les autres métiers dits
créatifs.
Les bouleversements organisationnels que connais­
sent les industries culturelles ont des conséquences tra­
giques sur les conditions d' en1ploi et les revenus des
travailleurs intellectuels. Par exemple, l'édition exter­
nalise de nombreuses tâches (correction, traduction,
illustration, etc.) à des travailleurs indépendants, sou­
vent d'anciens salariés licenciés lors des restructura­
tions engendrées par les fusions et rachats de n1aison
d'édition par les grands groupes. L' externalisation est
un moyen d' ajusten1ent de la production offrant une
flexibilité totale du travail qui se traduit pour les tra-

1 . La durée moyenne d'un contrat d'intermittent est passée en quinze ans


de 12 à 4,3 jours (Lacroix, 2009).
Portrait de l1artiste en « gentrifier » 45

vailleurs par une forte dépendance vis-à-vis des don­


neurs d'ordre, sans la protection et la stabilité du
salariat (Rarn.bach, 2009). Le rapport en1ployeur/sala­
rié devient un rapport commanditaire/fournisseur de
service. Cette forme de rapport professionnel se dif­
fuse au sein n1ême des entreprises où, d'un service à
l'autre, les échanges se font sur le registre du rapport à
un client : le collègue d'hier devient un client ou un
fournisseur. Au-delà des goûts, des comportements et
des talents, ce qui tend à rapprocher les premiers gen­
trifiers, cette fraction précaire de la classe créative, ce
sont des conditions de travail plus précaires et des car­
rières incertaines. Tout se passe con1n1e si l'on assistait
à une extension du domaine de la bohème en dehors
de la sphère artistique. Mên1e des professions appa­
ren1ment protégées connaissent une fragilisation de
leur condition de travail : les j eunes professeurs sont
titulaires-remplaçants, les thésards cumulent les libéra­
lités comme les jeunes chercheurs les postdoctorats, et
les consultants sont en intercontrat.
Dans ces conditions, certaines qualités urbaines
conm1e la concentration des possibilités d'emploi et
leur accessibilité ou la diversité des services à la per­
sonne pour con1penser l'allongement de la journée de
travail (horaires d'ouverture des con1n1erces, etc.) sont
de plus en plus recherchées. Cela explique en partie le
regain d'intérêt que n1ontrent ces nouveaux profes­
sionnels de la classe n1oyenne pour une localisation
centrale. Pour eux, la centralité et l'accessibilité
deviennent des ressources impérieuses. Par exemple,
un consultant qui change de site de travail tous les six
n1ois, doit habiter au cœur d'un réseau dense de trans­
port en conmi.un pour pouvoir s'adapter à la flexibilité
de ses contrats.
46 Qu 'est-ce que la ville créative ?

Plutôt qu'une attraction n1agnétique exercée par les


artistes sur les classes moyennes, la gentrification révèle
donc un large partage de dispositions au sein d'une
partie de la population : rejet du nlode de vie banlieu­
sard, valorisation de la pluralité des ressources offertes
par la centralité urbaine, valorisation de la diversité
sociale et ethnique. Si l'idée de classe créative (et celle
de gentrifier) simplifie à outrance la diversité des traj ec­
toires et des profils individuels, elle fait toutefois appa­
raître un continuum d'intérêts, de conditions de travail
et de vie entre les artistes et les différentes professions
intellectuelles. Tous trouvent dans la ville les ressour­
ces nécessaires pour inventer leur quotidien. Ils sacri­
fient la qualité et la surface de leur logement pour
bénéficier des ressources de la centralité (vie en colo­
cation à 35 ans, familles s'entassant dans 50 m2, etc.).
Des contraintes financières et nlatérielles nécessitent
des coûts de logen1ent faibles. L'installation dans des
quartiers populaires centraux est, pour eux, un choix
contraint car les revenus faibles ou irréguliers, associés
à l'intermittence de l' en1ploi, n'autorisent pas les
emprunts in1mobiliers élevés et rendent plus difficile
l'accès au logen1ent locatif dans les quartiers très
recherchés.
Cet équilibre délicat entre la fragilité des revenus et
les bénéfices de la centralité se trouve nlenacé par le
processus nlên1e dans lequel se trouvent engagés ces
individus. Très vite, un conflit d'intérêts apparaît entre
ceux qui produisent de la valeur symbolique (les pion­
niers de la gentrification) et ceux qui la transcrivent
écononuquement par des investissen1ents financiers
(les promoteurs Înlillobiliers et les nouveaux accédants
à la propriété) . Une fois enclenché, le processus de
valorisation va en s'amplifiant et aboutit généralement
Portrait de l1artiste en « gentrifier » 47

à la disparition de la bohème originelle pour produire


des espaces urbains destinés aux classes moyennes
supérieures. La gentrification met en scène et en ville
deux n1.ouven1ents imbriqués l'un dans l'autre : la
réappropriation de la valeur syn1.bolique de l'artiste et
la revalorisation de l'espace 1nétropolitain. Comment
pern1.ettre la reproduction d'une force de travail inno­
vante qui se nourrit de n1.odes de vie singulier ? Com­
ment maintenir des prix suffisamment n1.odérés pour
conserver l'originalité et le caractère bohème sur
lequel s'est construite la nouvelle valeur symbolique
du quartier ? Car, outre leur charme bohème, ces
quartiers d'artistes sont le support de la nouvelle
économie urbaine, qui y puise l'essentiel de ses
ressources humaines et créatives.
III

La ville, territoire
de l'économie créative

La ville, ses quartiers populaires ou ses zones indus­


trielles délaissées deviennent un territoire propice à
l'installation des artistes qui participent à la revalorisa­
tion de l'urbain auprès de certaines populations. Mais
le retour en ville de ces nouvelles classes moyennes,
aux valeurs et conditions de travail proches de celles
des artistes, indique-t-il une reconversion générale de
la ville ? La ville devient-elle une ressource pour l' éco­
nonue créative susceptible de remplacer l'économie
industrielle dans la production de la richesse ? L'in­
dustrie fuyait les centres-villes, leur étroitesse et le
coût du foncier. En quoi ces mêmes centres retrou­
vent-ils une attractivité pour la nouvelle économie ?
Certes, ces activités sont moins conson1lllatrices cl' es­
pace. Mais surtout, les qualités intrinsèques de la ville,
espace de rencontres, convergent avec les besoins de
ces activités. Les rencontres facilitent en effet le travail
des artistes, sont propices à leur créativité et au renou­
vellement de leur contact avec le public. On constate
ce mên1e phénon1ène dans les autres domaines de
l'économie créative. Autant l'économie industrielle
s'éparpille, se délocalise et tire ses profits de sa réorga-
50 Qu 'est-ce que la ville créative ?

nisation globalisée, autant l'économie créative tend en


effet à se territorialiser, à élire des espaces propices
dans des n1étropoles où elle va disposer de la logique
de réseau et de face-à-face entre prestataires. Le quar­
tier ressource de la production artistique fonctionne
con1n1e un archétype des modes d'organisation des
autres activités créatives, qui trouvent dans la nlétro­
pole les ressources pour leur développement.

De Soho à Montreuil : le quartier,


ressource de la production artistique

L'idée de ville créative révèle les enjeux économi­


ques portés par la production artistique et culturelle.
La présence d'artistes constitue le socle du tissu écono­
mique culturel local, lequel procède à la transforma­
tion de la créativité des artistes en produit ou service
nlarchand. Entre l'artiste créateur et le système de
(re)production, différents intermédiaires mobilisent
leurs con1pétences et leurs réseaux pour capter cette
créativité et prendre le risque d'investir et de soutenir
ces artistes, dans l'espoir d'un gain futur. Ces intermé­
diaires ont différents visages : un manager qui repère
un jeune chanteur dans un bar et produit son premier
disque ; un galeriste qui expose de j eunes élèves des
écoles d'art ; le système de financement en avance sur
recettes qui permet à des réalisateurs de produire leur
filn1. De lieu électif du travail artistique, le quartier
devient vite un territoire d'exposition et de vente des
créations locales .
À Soho, quartier industriel situé au cœur de Man­
hattan, les artistes ont ainsi été à la source d'un double
processus de reconversion : reconversion résidentielle
La ville, territoire de l1 économie créative 51

par le développen1ent de lofts et reconversion écono­


nuque par la constitution de ce quartier en centre pri­
vilégié pour le marché de l'art (Zukin, 1 982) .
La reconversion résidentielle comn1ence dans les
années 1 960. Le départ des entreprises industrielles a
libéré de vastes bâtiments et emprises foncières. Par sa
localisation centrale, ce secteur a été l'objet de plu­
sieurs projets urbains et immobiliers, contrés par des
associations de riverains redoutant les dérives spécula­
tives. Dans le n1ême temps, ces friches ont été pro­
gressiven1ent investies par des artistes, qui ont signé
des accords d'occupation illégaux avec les propriétai­
res 1, posant de non1breux problèn1es de sécurité (assu­
rance en cas d'incendie, etc.). Les artistes utilisaient ces
locaux con1ffie atelier de création, puis y ont progres­
sivement installé leur résidence, effectuant des travaux
de nlise aux normes et inventant un nouveau type
d'habitat : le loft. La réglen1entation d'occupation des
sols a progressivement évolué, reconnaissant de fait ces
nouveaux usages résidentiels. Grâce aux clarifications
j uridiques, les artistes ont acheté leur atelier et, pro­
gressiven1ent, un marché imn1obilier local s'est déve­
loppé. S'appuyant sur la nouvelle réglen1entation
d'usage des sols, des exemptions fiscales pour la recon­
version des bâtiments industriels (loi de 1 975) et sur la
localisation centrale du secteur, des promoteurs vont
transformer des locaux industriels vacants en lofts,
devenus rapidement un type de logen1ent recherché
par les yuppies de Manhattan. Si les artistes ont inventé
et popularisé ce type de logement (notan1ffient par
leur description dans la littérature ou des filn1s) , ce

1. Illégaux, au sens où ces locaux n'étaient pas propres à un usage autre


qu'industriel.
52 Qu 'est-ce que la ville créative ?

sont les pron1oteurs in1n1obiliers qui ont développé ce


nouveau marché, profitant de l'aubaine de terrains
industriels en friche à bas coûts, dans une localisation
très recherchée , offrant des opportunités de profits
importants. Dans leurs argun1entaires de vente, ils ont
exploité la présence d'une avant-garde artistique pour
faire de ces lieux une avant-garde urbaine.
La reconversion économique se produit quand
Soho devient une place, sinon la place centrale dans le
n1arché mondial de l'art contemporain. Dans un pre­
nuer temps, la reconversion de Soho a permis l'ins­
cription territoriale d'une nouvelle generation
d'artistes new-yorkais, pour lesquels l'installation dans
ce quartier est une n1odalité d'insertion professionnelle
et sociale. À Montn1artre, Montparnasse, Greenwich
Village et maintenant Soho, la proxinuté géogra­
phique entre artistes favorise la naissance d'amitiés et
de réseaux d'affinités, le développement de projets
collectifs et la reconnaissance des pairs. Les j eunes
artistes de Soho dans les années 1 960 travaillaient dans
des locaux certes vétustes mais offrant des qualités de
lun1ière et de volun1e à un prix dérisoire. Dans leurs
œuvres, ils ont exploité et mis en scène l'in1portance
du lieu de la création, en particulier en redimension­
nant leurs œuvres à l'échelle de l'atelier, en ouvrant
leur atelier aux expositions, et en décloisonnant le
temps de la création et le temps de l'exposition. Ces
bâtiments offrent des conditions de création et d'ex­
position exceptionnelles pour les œuvres monun1enta­
les. Rapiden1ent, des galeristes vont ouvrir des espaces
d'exposition et de vente à proxinuté des ateliers de
création, développant des relations privilégiées avec les
artistes du secteur et faisant découvrir le quartier à leur
riches clients-collectionneurs de Manhattan. La proxi-
La ville, territoire de l'économie créative 53

mité avec l'ensemble des acteurs du n1onde de l'art


(collectionneurs, critiques, galeristes, conservateurs)
participe à la légitin1ation de l'artiste en tant que tel
(Bordeuil, 1 994) . Le développen1ent de galeries d'art
commerciales agit comme un n1édiateur dans la
reconnaissance de ce nouveau secteur urbain en met­
tant en scène les œuvres dans leur environnement de
création, et en ailirn1ant le rôle de ce nouveau quartier
d'artistes con1me place centrale du marché de l'art
conten1porain.
La reconversion et la gentrification d'Hoxton et
Shoreditch dans l'East End londonien reprend un pro­
cessus sinùlaire : l'inscription territoriale d'un courant
artistique (les Young British Artists) profitant de
l'abondance de locaux vacants à bas prix, suivie rapi­
dement de l'ouverture de galeries d'art qui promeu­
vent les artistes et font découvrir le quartier à leurs
acheteurs. Ici, un nouvel acteur intervient : le collec­
tionneur, en particulier un collectionneur, Charles
Saatchi, dont l'investissement sur les j eunes artistes
des YBA est le catalyseur de leur reconnaissance par le
marché de l'art, attirant vers eux et vers leurs studios
tous les regards et financements. Progressiven1ent,
diverses entreprises créatives s'installent (design, archi­
tecture, graphistes), des cafés et restaurants ouvrent
leurs portes et accueillent les banquiers de la City
toute proche, faisant d'Hoxton l'extension créative du
centre d'affaires (An1brosino, 2008).
À Montreuil, près de Paris, on observe un mên1e
phénomène. De j eunes professionnels des n1étiers
artistiques (graphisme, design, audiovisuel) et d' artisa­
nat d'art (costunùère, menuisier. . . ) se sont installés
dans le secteur du bas Montreuil. Si le hasard et des
critères de localisation classiques (prix, accessibilité)
54 Qu 'est-ce que la ville créative ?

ont motivé leurs choix d'installation, d'autres élén1ents


les ont guidés vers Montreuil, ancienne ville indus­
trielle, où de non1breuses usines et locaux artisanaux
sont vacants. Ces bâtin1ents n1odulables sont adaptés
aux besoins spécifiques de ces activités, et accueillent à
la fois le logement et le local professionnel. La pré­
sence d'autres membres des réseaux professionnels
attire de nouveaux venus, enclenchant un processus
de concentration d'autant plus fort que, dans les
nulieux culturels, la frontière entre vie professionnelle
et vie privée est poreuse : les partenaires professionnels
sont souvent des an1is. Ce processus d'entre-soi pro­
fessionnel peut an1orcer un processus de gentrification,
amplifié par les conséquences des n1odes d' orga­
nisation de la production culturelle. La proximité géo­
graphique fluidifie et rend plus supportable une
organisation du travail basée sur la précarité, la flexibi­
lité, la confiance et l' interconnaissance. La production
artistique se caractérise par un mode de production
flexible, spécialisé et territorialisé, où le quartier est
une ressource pour le développen1ent des activités
professionnelles de l'artiste. Pour ces professionnels,
s'installer à Montreuil c'est aussi affirmer une distance
par rapport à l'espace institutionnel et con1mercial de
la création culturelle, en particulier dans l'audiovisuel
dont les principales entreprises se concentrent dans
l'Ouest parisien. Travailler et vivre à Montreuil, c'est
revendiquer un ancrage dans un espace de production
intermédiaire, qui se distingue à la fois des espaces
centraux d' autocélébration du n1onde du spectacle et
des espaces de la production de n1asse (Hatzfeld,
Hatzfeld et al., 1 998).
La ville, territoire de l'économie créative 55

L'ancrage territorial de la production culturelle

La fonction du quartier d'artistes dans le développe­


ment de la conmi.ercialisation des œuvres se comprend
aisément. Les œuvres des créateurs bénéficient de
conditions favorables à leur commercialisation : la pré­
sence d'intemi.édiaires (galeristes) tout comme de
lieux d'exposition et de spectacle, et l'attraction des
consomni.ateurs curieux (collectionneurs) exercée par
les créateurs. Pour expliquer l'ini.portance du territoire
dans la production culturelle et créative, il convient
d'abord de rappeler les spécificités du secteur culturel
et de son mode de production.
L'économie de la culture est marquée par une très
forte incertitude : chaque produit est unique et singu­
lier ; son accueil par le public est un pari ; sa produc­
tion est un risque commercial (Benhamou, 2004) . En
France, le secteur culturel bénéficie d'un soutien
public ini.p ortant. Les politiques d'aides aux industries
culturelles sont comprises à la fois coni.me des politi­
ques de soutien à la création ni.ais aussi coni.ni.e les élé­
ni.ents d'une politique économique, au nom des
ini.pacts direct et indirects de ces productions sur
l' écononi.ie française1• Dans le secteur du spectacle
vivant, la non-reproductibilité de l' œuvre engendre
des coûts de production élevés et non coni.pressibles
entraînant un déséquilibre budgétaire persistant (Bau­
mol, Bowen, 1 966). Alors que les progrès techniques
permettent des gains de productivité dans de noni.-

1 . Le secteur culturel a réalisé 7 % du chiffre d'affaires des services mar­


chands en 2006, d'une valeur totale de 43 milliards d'euros (Derain, 2008). La
balance commerciale de la France est faiblement excédentaire et elle exporte
plus de 2 milliards d'euros de produits culturels (Lacroix, 2009).
56 Qu 'est-ce que la ville créative ?

breuses activités, les coûts de production dans le spec­


tacle vivant résident essentiellement dans les coûts de
n1.ain-d' œuvre. Or, la création d'un événen1.ent - un
opéra, par exemple - nécessite toujours un temps de
répétition et un nombre d'interprètes in1.portant et
non réductible. Face à cette absence de gain de pro­
ductivité, les établissements développent différentes
stratégies : hausse des tarifs, au risque d'entraîner une
baisse de la fréquentation ; élargissen1.ent du public par
des politiques de démocratisation à destination d'un
public populaire pour rentabiliser l'investissement
par l' augn1.entation du nombre de représentations ;
recours aux subventions publiques. Une dernière stra­
tégie, adoptée par les théâtres de Broadway, consiste à
ne produire que des spectacles grands publics, dont les
forn1.ules ont déj à été éprouvées par ailleurs (comme
les comédies musicales adaptées de dessins animés à
succès de Walt Disney) , au détrin1.ent de la qualité et
de la recherche esthétique, et tout en maintenant des
tarifs élevés.
Les industries culturelles s'inscrivent dans une
double logique de production créative et de reproduc­
tion industrielle. Le processus créatif est au cœur de la
production, puisqu'il conçoit le contenu. Les indus­
tries culturelles captent la créativité pour la transfor­
mer en un produit dont la reproductibilité permet
de rentabiliser une production coûteuse, et d'ex­
ploiter les succès auprès d'un large public. Les indus­
tries culturelles fonctionnent con1.me un systèn1.e de
concurrence monopolistique où quelques oligopoles
don1.inent le secteur et face auxquels subsistent des
petites structures indépendantes, qui prennent le
risque de produire de nouveaux artistes ou de nou­
veaux genres. L'activité est concentrée au sein de
La ville, territoire de l'économie créative 57

quelques grands groupes transnationaux qui maîtrisent


l' ensem.ble des étapes de la vie du produit : sa création,
sa production et sa diffusion. L' externalisation et la
sous-traitance de certaines fonctions répartissent le
risque con1Illercial entre plusieurs acteurs. La diver­
sification de l'offre selon une logique de catalogue
nunimise aussi les risques con1n1.erciaux, un succès
rééquilibrant les effets financiers de plusieurs échecs.
Elle est une réponse industrielle à la segmentation de
la de1nande. Cette diversification passe par le rachat de
petites structures spécialisées dans des niches artisti­
ques. Le catalogue et les artistes sous contrat passent
alors dans le giron du groupe, qui mise sur des genres
ou pratiques émergentes pour anticiper et prendre de
l'avance sur la concurrence.
Dans le monde de la n1.usique, très souvent les
majors puisent dans le catalogue des labels indépen­
dant des j eunes talents ayant démontré leur potentiel
commercial à qui elles offrent de meilleures opportu­
nités de carrière par de plus vastes réseaux de diffusion.
Face au risque de fuite de leurs artistes les plus renta­
bles, les petits labels doivent donc sans cesse renouve­
ler leur répertoire, en pariant sur la créativité de
nouveaux artistes. Le besoin d'innovation et de diffé­
renciation est amplifié par la versatilité et le renouvel­
len1.ent constant des sous-genres culturels. Ainsi,
l'industrie du disque en France s'organisent autour de
quatre majors (Universal Music, Emi, Warner, Sony)
se partageant 96 % du marché (Can1.ors et al., 2006),
face auxquels survivent une n1.yriade de producteurs
indépendants, souvent spécialisés dans un genre n1.usi­
cal (le label français Fargo signe des folksingers du
n1.onde entier) ou intervenant sur un territoire précis
(l'association Label à Rennes regroupe différentes
58 Qu 'est-ce que la ville créative ?

structures de production phonographique renna1ses


soutenant les artistes locaux) .
Dans quelle mesure peut-on parler d'ancrage terri­
torial pour ces productions culturelles ? Si l'on prend
l'exemple de la France, l' en1ploi dans ces secteurs a
très forten1ent augn1enté ces quinze dernières années.
Il représente environ 2 % de la population active fran­
çaise ( 400 000 travailleurs) et se trouve très concentré
en Île-de-France. Cette région accueille la moitié des
effectifs (d'employés et d' établissen1ents) et l'emploi
culturel y représente 4 % de la n1ain-d'œuvre. Les
industries et activités culturelles sont très polarisées
dans Paris (et plutôt l'Ouest parisien) et les Hauts-de­
Seine, avec l' én1ergence de véritables clusters, comn1e
l'audiovisuel autour de Boulogne-Billancourt. De
nouveaux pôles émergent à la Plaine-Saint-Denis et
dans l'Est parisien, notamment par la localisation des
activités de tournage des studios de l'audiovisuel.
Une telle concentration territoriale de l'industrie
culturelle s'explique par l'organisation flexible de la
production par projet : le besoin de proxinuté entre
producteurs, donneurs d'ordre et diffuseurs incite les
producteurs à s'installer à Paris, malgré les coûts fon­
ciers in1portants. Par exen1ple, pour les labels n1usi­
caux indépendants, une localisation dans Paris permet
un n1eilleur accès aux radios, salles de spectacles et
tourneurs, et à la presse spécialisée, supports de pro­
motion et de diffusion de leur produit. Pour certaines
activités artistiques comme le spectacle vivant, la loca­
lisation au sein d'une métropole offre l'accès à un
public plus vaste et exigeant, qui autorise la prise de
risque esthétique. Pour l'édition et l'audiovisuel, il
n'existe quasiment pas d'autres pôles de production
hors de l' Île-de-France, malgré quelques expériences
La ville, territoire de l'économie créative 59

locales dont la qualité de la production ne reflète pas le


faible poids dans la production globale - ainsi des édi­
tions Actes Sud en Arles. Enfin, Paris (et dans une
moindre mesure Lyon) est un centre in1portant de
l'industrie du jeu vidéo, grâce à la qualité des écoles
(d'ingénieurs et de graphisme) et un réseau de travail­
leurs qualifiés qui naviguent, au gré des projets, entre
les différents studios de création. Cette activité ayant
été perçue importante pour le territoire, les entreprises
de ce secteur se sont structurées en association et ont
créé le systèn1e productiflocal Capital Garnes, soutenu
par la ville de Paris. Aujourd'hui, Capital Gaines est
partie prenante du pôle de con1pétitivité Cap Digital
(Halbert, Brandellero et al. , 2008) .
L'organisation de la production dans le cinéma à
Hollywood a inspiré la formalisation de la théorie de la
spécialisation flexible (Storper, Christopherson, 1 987) .
Auparavant, les studios hollywoodiens employaient,
par contrat salarié de longue durée, l' ensen1ble des tra­
vailleurs nécessaires à la production d'un film (techni­
ciens, acteurs, réalisateurs, maquilleurs . . . ) . Ces studios
ont été démantelés, faisant place à une gestion des filn1s
par proj et, par laquelle le producteur n1obilise les diffé­
rents professionnels d'un réseau de ressources. Les
intervenants (acteurs, techniciens, scénaristes) sont
appelés à rejoindre le projet à une étape particulière de
la production, constituant une équipe projet qui s'au­
todissoudra à la fin de la production. Ces dernières
années ont vu én1erger de nouvelles modalités d' orga­
nisation de ces productions et leur inscription sur de
nouveaux territoires. Si l'industrie du cinéma améri­
cain reste basée à Los Angeles, l'essentiel des tournages
a lieu au Canada où, à niveau de compétences équiva­
lent, les salaires sont n1oins élevés ; ou dans d'autres
60 Qu 'est-ce que la ville créative ?

Etats an1encains où des politiques fiscales incitatives


soutiennent l'économie locale de l'audiovisuel en atti­
rant les tournages.

La métropole comme support de l'01ganisation


des activités créatives

Le müde d'organisation de la production artistique


est représentatif de celui des autres activités créatives.
Les propositions écononùques de Richard Florida et
l'importance économique qu'il affecte aux industries
dites créatives s'inscrivent dans la continuité des
recherches menées en économie territoriale dès les
années 1 990. Celles-ci m.ettaient en évidence l'im.por­
tance des économies d' agglom.ération pour tout un
champ de l'activité écononùque nécessitant des con1-
pétences et des savoir-faire précis, et pour lesquels les
relations de face à face participent au processus de pro­
duction (comme pour les activités de design ou de
consultance) . Les métropoles sont les territoires privi­
légiés de ces transactions, et les activités économiques
de pointe s'y concentrent car elles offrent l'ensemble
des ressources et des services nécessaires à la produc­
tion (Sassen, 1 996) . La dispersion géographique des
activités écononùques et la réorganisation de l'in­
dustrie financière provoquent la constitution de nou­
velles formes de centralisation de certaines activités. Le
développem.ent des marchés financiers entraîne la
création d'une vaste infrastructure de services très spé­
cialisés et localisés dans les grandes m.étropoles ni.on­
diales. Selon le sens très large que donne R. Florida à
la créativité, nombre de ces activités de services
entrent aujourd'hui dans la nouvelle catégorie des
La ville, territoire de l'économie créative 61

act1v1tes creat1ves : ce serait le cas des juristes, finan­


ciers, publicitaires, promoteurs immobiliers. . . La
négociation et le face-à-face entre les acteurs sont des
instruments de la résolution de problèn1es complexes
ou de conception de nouveaux produits. Les effets
d'agglomération, dont la proxinlité, réduisent les coûts
de transaction, principal facteur de réduction des coûts
de production.
De la finance à la conception de j eux vidéo, de la
recherche biomédicale au droit des affaires internatio­
nales, ces activités réputées créatives requièrent une
n-iain-d' œuvre abondante, qualifiée et flexible, une
proximité entre les donneurs d'ordres et les exécu­
tants, de nombreuses interactions de face-à-face, des
centres de recherche et d'innovation dynanùques et
des capitaux disponibles. Le territoire métropolitain se
substitue à l'entreprise conm-ie support de l'organisa­
tion de la production, favorisant l'articulation du tra­
vail des différents acteurs de la filière, donneurs
d'ordre et fournisseurs. La diversité et la proximité des
ressources de l' agglomération pern-iettent les n-iodes
d'organisation de la production des activités créatives :
sans structure stable, organisées par proj et, les équipes
se créent et se défont au gré des commandes et des
besoins, selon l'état d'avancement du proj et et les
besoins spécifiques en n-iain-d' œuvre, multipliant les
relations contractuelles avec des fournisseurs, des sous­
traitants et des clients. La concentration des activités
d'une même filière de production sur un territoire
restreint (comme les jeux vidéo dans le Nord-Est pari­
sien) pern-iet une nouvelle organisation de la produc­
tion marquée par la flexibilité et la sous-traitance.
Cette spécialisation flexible de la production est per­
mise par la concentration d'entreprises variées (en
62 Qu 'est-ce que la ville créative ?

taille, chiffre d'affaires et secteur d'activités), partici­


pant à différents moments d'une mêm.e filière de pro­
duction et dont la n1ise en réseau construit un système
productif local, jugé favorable à l'innovation. Cette
proximité entre les différents acteurs de la production
répond aux besoins des entreprises en tern1es de flexi­
bilité, de réduction des coûts de transaction, d'interac­
tions, de construction de la confiance entre les acteurs
par l'interconnaissance. La coprésence sur un n1ên1e
territoire d'un vaste réseau de fournisseurs, sous­
traitants et clients an1éliore les échanges commer­
ciaux. Dans un même bassin d' en1ploi, se retrouvent
ainsi un ensemble de con1pétences et des niveaux de
qualifications variés, plus à mên1e de satisfaire des
besoins variables de n1ain-d' œuvre.
La Silicon Valley constitue, à cet égard, l'archétype
du système productif local. La proximité géogra­
phique de différentes entreprises y offre davantage de
possibilités de n1obilité pour les travailleurs, tant en
n1atière de types d'emploi occupés que de position de
l'entreprise au sein de la filière de production (c'est le
cas de ceux qui obtiennent un n1eilleur poste chez leur
ancien fournisseur) . La concentration d'entreprises sur
un petit secteur simplifie et favorise la mobilité profes­
sionnelle : changer d' en1ploi et d'entreprise n'in1-
plique pas de modification de la vie quotidienne ni de
déménagen1ent puisqu'il reste situé dans le mên1e sec­
teur. Les hiérarchies professionnelles sont plus faibles
car elles sont sans cesse remises en cause par cette
n1obilité professionnelle : le chef d'hier devient le
client d'aujourd'hui, et le sous-traitant de demain
(Saxenian, 1 994) . La mobilité interentreprise des tra­
vailleurs est à la fois un n1ode de circulation des infor­
n1ations et des méthodes de travail, un mode de
La ville, territoire de l'économie créative 63

socialisation pour les travailleurs, et un mode de cons­


truction de la confiance entre des partenaires se croi­
sant fréquenunent. Le dynan1isme de la Silicon Valley
repose en grande partie sur ce tissu de relations inter­
personnelles très fort, souvent tissé dès l'université, et
qui est entretenu dans la sphère professionnelle et dans
la sphère privée par la fréquentation des mêmes lieux
de socialisation (café, restaurants, clubs, organisations
philanthropiques) . Ces liens anucaux sont plus effica­
ces dans les échanges d'inforn1ations et la diffusion des
innovations que dans les canaux professionnels tradi­
tionnels. Mais, pour les travailleurs, cette organisation
de la production se traduit par une croissance de l' en1-
ploi intérin1aire : contrat court, licencien1ent fréquent,
précarisation des conditions de travail. Ils s'adaptent en
multipliant les réseaux (dont les réseaux sociaux
professionnels sur Internet) et en poursuivant leur
forn1ation (par des spécialisations ou des forn1ations
continues) .
La territorialisation des activités de pointe paraît
donc, pour de non1breux pays industrialisés, con1me la
solution face aux délocalisations d'activités industriel­
les standardisées vers des pays où le coût du travail est
plus faible et les norn1es environnementales moins
contraignantes. L'Union européenne, par son traité
de Lisbonne, porte à l'agenda de ses politiques
économiques le soutien aux activités de recherche et
développen1ent (c'est-à-dire l'économie de la connais­
sance) comme moteur de croissance économique et
stratégie de résistance face aux puissances écono­
miques et industrielles én1ergentes (Inde, Chine, Mer­
cosur) . Cette conception de l' écon01nie créative
réalisée en appui sur des traditions locales et grâce à
des réseaux d'acteurs localisés est toutefois quelque
64 Qu 'est-ce que la ville créative ?

peu remise en question par les pratiques de certains


opérateurs industriels. Les films hollywoodiens sont
tournés à Vancouver, on l'a dit, et les productions
françaises en Roun1anie, les réalisations de certaines
planches de dessins animés sont sous-traitées en
Chine, voire en Corée . . . du Nord (conlille le raconte
Guy Delisle dans sa bande dessinée autobiographique
Pyongyang) . De n1ên1e, l'Inde, puissance nucléaire, ne
se contente pas d'être un sous-traitant pour la gestion
des bases de données de l'Adnunistration anglaise ou
le plus gros centre d'appel mondial. Le niveau de for­
mation des ingénieurs locaux et des salaires bien nloins
élevés qu'en Europe ou aux É tats-Unis ont incité de
nombreuses con1pagnies à y installer des centres de
recherche et développement. Les fuseaux horaires
décalés et la maîtrise de l'anglais permettent un travail
en continu entre les É tats-Unis et le Royaun1e-Uni,
utile pour résoudre des problèn1es con1plexes dans un
temps très court. Grâce aux investisse111ents locaux,
une industrie de pointe se développe : Tata lance la
voiture la moins chère du monde et propose en mên1e
temps des technologies solaires low cost pour les pay­
sans. Bangalore et Hyderabad rivaliseront bientôt avec
les centres technologiques européens et an1éricains.
L'impact de ces transfom1ations organisationnelles des
industries culturelles et créatives sur leur in1plantation
territoriale et les dynamiques métropolitaines qu'elles
entretiennent posera question pour les décideurs
politiques dans un avenir relativement proche.
IV

Faire la ville pour les créatifs

La ville des artistes et de l'économie culturelle joue


le rôle d'un prototype de l' écononiie créative. Peut­
on prendre appui sur ce modèle pour régénérer en vil­
les créatives des villes menacées tant par le déclin
industriel que par la compétition croissante entre les
métropoles dans le cadre de la globalisation ? Com­
ment attirer les investisseurs et les entreprises ici plutôt
qu'ailleurs ? C'est la question que se posent tous les
élus de ces grandes villes. Ils disposent, certes, de l' ou­
til des incitations fiscales ou de celle de la qualité des
infrastructures et de l'offre immobilière de bureau.
Mais con1.n1e tous y recourent, cette am1-e perd sa
force et son efficacité.
L'instrumentalisation de la culture1 dans des opéra­
tions urbaines constitue un support a priori plus origi­
nal puisqu'elle pem1-et de n1-ettre en valeur un
avantage singulier tenant aux traditions de la ville.
Aussi assiste-t-on à une imbrication croissante des
politiques culturelles dans les stratégies urbaines, en

l. L'usage du tenne « instnimentalisation » est ici sans arrière-pensée ou


jugement de valeur d'une quelconque récupération. Ce mot désigne la trans­
fomiation d'un objet (par exemple, l'équipement culturel) en outil afin de réa­
liser un objectif ou atteindre une finalité différente de la nature première de
lobjet.
66 Qu 'est-ce que la ville créative ?

vue d'attirer et de conserver les ingénieurs des grandes


firmes con1me les artistes - cette fameuse « classe créa­
tive ». Ce processus de gentrification - qui con1n1ence
par l'installation d'artistes off, se poursuit par l'arrivée
des classes n1oyennes créatives mais précaires, et
s'achève avec l'arrivée des ingénieurs et cadres des très
grandes firmes, aux salaires démesurés - se produit
spontaném.ent dans de nombreuses villes. Par une
politique volontariste, les municipalités espèrent répli­
quer cette gentrification par des interventions ciblées
dans certains quartiers et la création d'équipements
culturels de prestige, mêlant habilement l'art et l'ur­
bain. Il existe quelques exemples célèbres de réussite
d'une telle démarche. Ils sont cependant très rares et
l'on assiste plutôt à une dénaturation de la dimension
culturelle des équipements en question. Au point que
l'on peut se demander si la ville des créatifs ainsi pro­
grammée reste créative. . .

L'instrumentalisation de la culture

Les acteurs urbains n'ont pas attendu Richard Flo­


rida pour restaurer et redonner une valeur symbolique
à la ville centre en vue d'attirer ceux que l'on n' appe­
lait pas encore créatifs, n1.ais simplement des cadres.
Au Royaume-Uni, la nùse en œuvre d'une prenùère
conception de la ville créative visait à revitaliser les
centres-villes dévastés par la désindustrialisation des
années 1 970, à l'aide d'investissements privés1 • La
création d'agences de développen1.ent économique

1. Cette boîte à outils de la régénération urbaine a été proposée par


C. Landry et F. Bianchini dès le début des années 1 990 (Landry, Bianchini,
1995).
Faire la ville pour les créatifs 67

dédiées aux entreprises créatives accompagne des


interventions de sécurisation des espaces publics
(expansion de la vidéosurveillance) et d'an1élioration
de l'offre culturelle par la création de nouveaux équi­
pements, qui symbolisent l'articulation nouvelle entre
les politiques culturelles et les stratégies urbaines. Cer­
tes, la satisfaction des besoins des habitants demeure
l'obj ectif premier des politiques culturelles des muni­
cipalités. Il s'agit d'offrir aux citoyens des mon1ents de
détente et d'évasion, d' épanouissen1ent personnel et
de réflexion, de plaisir esthétique et de délectation.
Mais à ces considérations éducatives, esthétiques et
citoyennes, s'ajoute n1aintenant une autre préoccupa­
tion. La vie culturelle est devenue un indicateur de la
qualité de vie d'une ville, en particulier dans le classe­
ment des villes « où il fait bon vivre » effectué réguliè­
rement par les magazines. Améliorer le cadre de vie (et
le faire savoir) devient une condition nécessaire pour
attirer des entreprises, en particulier à haute valeur
ajoutée, dont les cadres sont demandeurs de services
culturels. Pour se positionner dans cette nouvelle
compétition globale, les villes n1ettent en œuvre des
stratégies de différenciation où la culture joue un rôle
prédon1Înant, à la fois comn1e un avantage con1paratif
en n1atière d'offre de services et comme un outil
d'aménagement et de développen1ent économique.
La création de nouveaux équipen1ents culturels vise
à doter la ville d'une infrastructure de prestige autour
de laquelle s'articule l'ensen1ble du proj et urbain. Le
recours à une architecture spectaculaire, conçue par
un architecte de renom, produit ainsi une nouvelle
image de la ville : le bâtiment en question devient le
syn1bole de la reconversion postindustrielle de la ville
et de sa capacité à n1ettre en œuvre des projets de
68 Qu 'est-ce que la ville créative ?

grande envergure. Par son architecture iconique, le


bâtiment révèle la modernité et la créativité de la ville
aux yeux des visiteurs et investisseurs extérieurs. De
surcroît, certains équipements, con1n1e les nlusées,
constituent des destinations touristiques à part entière,
qui génèrent des ressources écononuques bénéficiant à
l'ensemble de la ville1 • De Zéniths en musées, de mul­
tiplex en auditoriun1s, ces équipements sont conçus
comn1e des outils de la restructuration urbaine, créant
de nouvelles centralités et de nouveaux flux, partici­
pant à la revalorisation foncière et à la requalification
syn1bolique de la ville.
Le large consensus dont bénéficie ce type de projet
à base culturelle s'appuie sur la réputation mondiale de
quelques opérations phares dont la plus notoire est
l'implantation du musée Guggenheim à Bilbao, succès
syn1bolique autant que touristique. Souffrant de la
crise industrielle et des craintes suscitées par l' activisn1e
et le terrorisme indépendantiste basque, la ville de Bil­
bao a lancé au début des années 1 990 un très vaste
proj et urbain visant à reconquérir des friches indus­
trielles et portuaires, et à les transfom1er en quartier
urbain en vue d'attirer de nouvelles activités économi­
ques. Au cœur de ce projet, les édiles locaux ont dès
l'origine souhaité articuler la reconquête urbaine à un
investissen1ent in1portant dans la vie culturelle, par
l'implantation d'un équipement exceptionnel. Les
autorités basques ont sollicité la fondation Guggen­
heim, qui a avancé la proposition suivante : en
échange du paiement d'une franchise (de l'ordre de

l. Une récente étude estime à plus de 1 ,5 milliard de livres sterling les


retombées économiques de la fréquentation touristique des principaux musées
britanniques (Travers, 2006).
Faire la ville pour les créatifs 69

20 n1illions d'euros) , la fondation s'engage à organiser


des expositions à partir de sa collection et à fournir
l'expertise artistique et de conservation en vue d'ex­
ploiter un n1usée dont l'architecte est choisie par la
fondation (F. Gehry) et les coûts de construction,
assun1és par les autorités locales (environ 1 60 millions
d'euros) . À son ouverture, la fréquentation du musée a
largement dépassé les estimations et en une dizaine
d'années, 1 0 n1illions de personnes ont visité ce lieu et
la ville. Les reton1bées touristiques de cette fréquenta­
tion sont indéniables : avant l'ouverture, les quelques
visiteurs ne séjournaient qu'en semaine, pour raisons
professionnelles. Aujourd'hui, Bilbao est devenue une
destination touristique de week-end, accueillant près
de 700 000 visiteurs par an et générant suffisan1ment
de recettes fiscales pour que l'investissement public
soit rentabilisé dès 20 1 5 (Plaza, 2006).
Le cas Bilbao constitue une référence universelle,
cité spontanément pour justifier toutes les tentatives
d'instrumentalisation de la culture dans les projets
urbains. Sans doute parce qu'il est le seul succès exen1-
plaire en la matière ! Car les conditions de reproduc­
tion de cette opération semblent impossibles à réunir.
Rej ouer le mên1e scénario, avec quelques adaptations
locales, c'est prendre un pari à haut risque, comme l'a
montré l'abandon du projet de fondation Pinault dans
le cadre de l'opération urbaine de Boulogne-Billan­
court. Fasciné par l'an1pleur du projet, le maître d'ou­
vrage a organisé l'ensemble de l'aménagement de l'île
Seguin autour du programme Pinault sans s'assurer de
sa faisabilité, notamment de la cohérence de son projet
culturel. Les effets de l'abandon du projet sur le mon­
tage de l'opération furent à la hauteur des attentes
qu'il suscitait (Vivant, 2009). Sans présager de son
70 Qu 'est-ce que la ville créative ?

devenir, l'impact écononùque et tounsttque du


Louvre-Lens est peut-être surévalué. Si les promoteurs
du proj et annoncent dans l'argu1nentaire d'informa­
tion au public vouloir reproduire l'effet écononùque
du Guggenhein1, la création d'une antenne du musée
du Louvre à Lens a été décidée dans un tout autre
contexte : sans projet urbain cohérent, sans infrastruc­
tures touristiques existantes, dans une proxinùté très
forte avec des centres urbains et touristiques (Lille,
mais aussi Paris) . Le risque est grand que le Louvre­
Lens devienne davantage une escapade depuis Lille
qu'une destination à part entière, et que l'essentiel des
retombées touristiques bénéficie à Lille, entraînant
peu de création d' en1plois à Lens.

La politique des coquilles vides

Ces pratiques d'instrumentalisation de la culture


dans les politiques urbaines sont rendues possibles par
les évolutions récentes des n1ondes culturels eux­
mên1es, en particulier les musées. Dans leurs rêves de
grandeurs, les principales institutions muséales ont
entamé une dérive commerciale qui transfom1e le
musée en un lieu de consommation comme un autre,
à ceci près qu'il greffe des pratiques marchandes sur la
conten1plation d' œuvres d'art. On peut s'offrir, par
exemple, un déjeuner d'affaires sur le toit du Centre
Pon1pidou, une sortie ludique avec les enfants sur les
toboggans du Turbine Hall au Tate Modern, une
retouche de n1aquillage dans les toilettes d'accès public
d'un Guggenheim, l'achat de cadeaux dans les bouti­
ques du Carrousel du Louvre, voire une nuit en
an1oureux dans l'unique chambre de l'hôtel Everland
Faire la ville pour les créatifs 71

sur l e toit du palais de Tokyo à Paris . . . La rationalisa­


tion de la gestion de ces équipements entraîne le
développement de pratiques comme le deaccessioning
(cession d' œuvre des collections) , la sous-traitance des
activités annexes (nettoyage, sécurité) et de l'organisa­
tion des expositions, la gestion hasardeuse des endow­
ments, fonds de dotation dont les revenus du capital
placé en bourse abondent le budget de fonctionne­
ment (Vivant, 2008) . Alors que la crise financière
de 2008 révèle les limites de ce modèle de gestion
entrepreneuriale des musées am�éricains, la loi française
sur la modernisation de l'économie de 2008 organise
le contexte juridique pour la création de fonds de
dotation « à la française » . Le Louvre crée ainsi le pre­
mier fonds de dotation français, alimenté principale­
ment par le paiement de la franchise de la marque
Louvre par les É mirats arabes unis dans le cadre du
contrat du musée Louvre-Abou Dhabi. La création
d'antennes ou de branches signifie le passage à un
nouveau paysage n1uséal mondial, n1arqué et conduit
par la course à la réputation et aux financen1ents. Ces
nouvelles antennes sont autant une réponse à une
demande locale d'installation de n1usées prestigieux
qu'une stratégie de dispersion et d'expansion géogra­
phique des musées eux-n1êmes. Les directeurs de
musées, conm1e les décideurs n1unicipaux, parient sur
le rôle urbain des musées pour justifier certains
investissements immobiliers auprès de leurs conseils
d'administration ou des conseils municipaux.
En s'attachant davantage au contenant (par le choix
d'une architecture iconique) et au logo (par le recours
à des franchises d'institutions prestigieuses) qu'au
contenu (le programme culturel) , ces projets perdent
vite en substance et le musée, en qualité. Ce détour-
72 Qu 'est-ce que la ville créative ?

nement des équipements culturels en instrument d' at­


tractivité conm1erciale fragilise les opérations urbaines
dans lesquelles ils s'inscrivent et met sérieusement en
péril les stratégies qui les sous-tendent. Parachuter
ainsi un équipement culturel sans projet précis cons­
titue une démarche vaine et risquée. L'instrun1entali­
sation de la culture n'a de sens que si elle s'inscrit dans
une histoire locale et une politique culturelle. C'est
toute la différence entre des projets comme le Mac Val
à Vitry et la fondation François-Pinault à Boulogne.
On peut en effet le qualifier de David contre Goliath :
le Mac Val est un musée d'art conten1porain ouvert
en 2006, de taille 1nodeste, qui développe une poli­
tique forte vis-à-vis du public local pour l'initier à l'art
conten1porain. Il s'inscrit dans la continuité d'une
politique culturelle départen1entale d'acquisition et de
soutien à la création, en ayant conscience des spécifici­
tés et des difficultés du territoire où il se situe. Le pro­
j et du collectionneur François Pinault, de son côté,
était un projet monumental, voire dén1esuré, où l'ar­
chitecture tenait lieu de programme culturel et muséal
mais qui était en réalité le pivot d'une vaste opération
urbaine. En ne s'inquiétant pas suffisamment du pro­
gran1n1e culturel, les urbanistes en charge de l'opéra­
tion n'ont pas réalisé que ce projet n'était qu'une
(grande) coquille (presque) vide, à l'architecture trop
ambitieuse pour une collection personnelle, quelle
qu'en soit la réputation.

La banalisation de la ville créative

La mode créative est trop récente pour que l'on


puisse évaluer l'efficacité des stratégies prônées par
Faire la ville pour les créatifs 73

R. Florida. Ses propositions visent à satisfaire les


besoins d'une catégorie d'individus (les créatifs) plus
dotés que d'autres en capitaux économiques, sociaux
et/ ou culturels. Mais elle comporte des écueils qui
apparaissent déjà évidents par l'effet de la diffusion dans
de nombreuses villes des mêmes propositions pour atti­
rer les créatifs. Appliquées unifom1ém.ent, les fom1ules
de R . Florida ne font plus recette : con1ment se distin­
guer dans cette course sans fin pour attirer les créatifs
si toutes les villes jouent les mên1es cartes ? Cette dif­
fusion du n1odèle créatif aura sans doute des consé­
quences similaires à la diffusion du modèle
entrepreneurial urbain : une homogénéisation des
manières de faire et des paysages urbains produits.
Aujourd'hui déjà, distinguer un quartier gentrifié (ou
régénéré) d'une ville à l'autre devient difficile, tant les
modes de conson1n1ation se ressen1blent : on trouve les
mên1.es best-sellers dans les librairies, la même décora­
tion dans les cafés (voire le n1ême menu) , les mêmes
musiques d'ambiance, les mêmes modes vestin1entai­
res. Cette hon1ogénéisation (apparente) est véhiculée
par les individus créatifs et gentrifiers eux-mêmes, qui
voyagent, ont vécu à l'étranger, s'intéressent aux uni­
vers culturels d'autres continents et construisent ainsi
un paysage de consommation urbain cosn1opolite glo­
bal. Ils développent des compétences esthétiques fai­
sant référence à leur sentiment d'appartenance au
monde : de Toronto à Melbourne, de Manchester à
Grenoble, après un cours de tango et avant d'aller voir
un film coréen, on dîne entre anus dans un restaurant
thaï en buvant du vin australien, sur un arrière-fond
sonore de n1usique électronique islandaise.
La diversité des travailleurs créatifs et l'ampleur
numérique de cette nouvelle catégorie an1ène égale-
74 Qu 'est-ce que la ville créative ?

ment à douter de la valorisation du centre prônée par


R. Florida en Amérique du Nord. Certes, les artistes
vivent souvent dans les espaces centraux de la ville.
Mais ils ne partagent pas les intérêts, les traj ectoires et
les logiques résidentielles de l'ensemble des créatifs
(banquiers, homme de loi, n1édecin, ingénieurs . . . ) ,
lesquels, comn1e les autres Américains, s'installent
maj oritairement dans des banlieues résidentielles
hon1ogènes. En fait, en prônant les bénéfices écono­
miques des effets d'agglomération, R. Florida confond
région n1étropolitaine et ville centre, occultant ainsi la
diversité des contextes résidentiels au sein d'une
agglomération.
Pour R. Florida, San Francisco est l'archétype de la
ville créative. L'histoire bohème de certains quartiers
(North Beach et Haight Asbury) , l'inscription territo­
riale de la lutte pour les droits civils des homosexuels
(Castro) et la récente gentrification de la plupart des
quartiers centraux in1pulsée par la dot.corn econorny
(Soma, Mission) conforte cette conception de la ville
créative. Cette « dot.corn gentrification » a procédé par
deux phénon1ènes conconutants. Le développen1ent
d'un parc in1mobilier en centre-ville, adapté aux
besoins des start-up d'Internet, tant du point de vue
de la qualité des réseaux de con1munication (fibre
optique) et de l'architecture que des critères renforcés
de sécurité, a été initié par la réhabilitation d'anciens
bâtiments industriels et d'entrepôts en locaux d'activi­
tés transformant le paysage socio-économique de
Soma (South of Market Street) . Parallèlen1ent, le
développen1ent de la Silicon Valley et la valorisation
boursière rapide des entreprises liées à Internet ont
permis l' én1ergence d'une catégorie de travailleurs
j eunes, très diplômés et surpayés, provoquant, d'une
Faire la ville pour les créatifs 75

part, une très forte inégalité des capacités de paiement


entre ceux-ci et les autres travailleurs de la zone,
d'autre part, une spéculation très active tant sur l'im.­
mobilier que sur tous les autres secteurs de la consom.­
mation (Solnit, Schwartzenberg, 2000) . À l'échelle de
l'agglomération, l'importance donnée à l'évolution du
centre de San Francisco doit être modérée. Le dyna­
misn1e économique de l'aire métropolitaine s'inscrit
principalement en dehors de la ville centre, dans la
Silicon Valley autour de San José, vaste edge city sans
qualité urbaine, où beaucoup de dot. corners résident.
Les villes périphériques con1n1e Dalston concentrent
l'essentiel des progran1n1es imn1obiliers en cours et
connaissent la plus forte croissance dén1ographique.
Assimiler le dynan1isn1e créatif de l' agglon1ération
à la ville de San Francisco et en conclure des
préconisations urbaines inspirées des caractères et
formes urbaines du centre de San Francisco est une
erreur d'appréciation et d'interprétation.
Pareillement, en Île-de-France, le plateau de Saclay,
pôle technologique et centre créatif situé en banlieue
sud où se concentrent de très grands laboratoires de
recherche et des entreprises de haute technologie,
n'est pas n1arqué par un caractère ultra-urbain ni un
pôle de concentration des diverses créativités - dont
l'artistique, le nombre d'entreprises culturelles étant
mên1e inférieur à la n1oyenne (Greffe, Simonet,
2008). Cela révèle les limites de cette agrégation d'in­
dividus aux trajectoires sociales disparates au sein
d'une même « classe » sociale : le caractère créatif de
leur activité professionnelle ne j ustifie pas à lui seul
une convergence des besoins, intérêts et pratiques
sociospatiales. Loin de la thèse uniformisante de la
classe créative, les contraintes financières et trajectoires
76 Qu 'est-ce que la ville créative ?

individuelles disparates induisent des trajectoires rési­


dentielles différentes. La crise actuelle (immobilière,
énergétique et financière) n1ènera peut-être les Amé­
ricains à changer de comporten1ent en matière de
localisation résidentielle, validant ainsi les thèses de
R. Florida. Il a récemment renforcé son argun1enta­
tion en affirmant que cette valorisation de la centralité
urbaine est une solution à la double crise énergétique
et in1mobilière. Encourager les réinvestissen1ents dans
les centres, à la fois espaces privilégiés d' expression de
la diversité et de la créativité urbaine et facteur de
densification, induit une réduction des déplacements
et des conson1mations énergétiques afférentes. Attirer
la classe créative en appliquant les préceptes de
R. Florida pern1ettra-t-elle, comme il l' affirn1e, de
sortir de la crise tout en préservant l' environnen1ent ?
Enfin, la construction d'infrastructures culturelles ne
garantit pas à elle seule la dynanusation culturelle d'un
quartier et, souvent, la création artistique fuit ces sec­
teurs culturels formatés et planifiés. La subsistance et la
résistance de nouvelles générations d'artistes ont pour
projet de ren1ettre en cause les pratiques donunantes
et de proposer des alternatives face auxquelles l'urba­
niste, l'acteur politique et le responsable d'institution
culturelle sont (dans un premier ten1ps) désarmés. Le
renouvellement des propositions culturelles et artisti­
ques par les scènes off échappe aux contrôles,
régulations et instrumentalisations car elle est là, la
ville créative.
Conclusion

Le paradoxe de la ville créative

Le concept de ville creat1ve renvoie donc à deux


phénomènes différents mais liés puisque l'un sert de
modèle ou de prétexte à l'autre. On a relevé, d'une
part, le processus de gentrification des quartiers d' artis­
tes où se révèle la convergence des conditions de tra­
vail et des modes de vie des artistes et des professions
intellectuelles précarisées. Loin d'une attraction et
d'une fascination pour les artistes, l'instabilité et la fai­
blesse des revenus, la m_obilité et les besoins d'acces­
sibilité, la proximité avec les pairs et avec les
employeurs et donneurs d'ordre potentiels créent,
pour ces catégories, des contraintes similaires à celles
des artistes et expliquent leurs choix résidentiels en
faveur de quartiers centraux et bon marché. Et l'on a
relevé, d'autre part, la politique de valorisation de la
ville par une instrun1entalisation de la culture afin
d'attirer les cadres et les hauts revenus. Cette stratégie
s'inspire de l'observation du rôle des artistes dans la
revalorisation des quartiers dégradés et veut la dupli­
quer à l'échelle de la ville pour attirer une population
peu sensible aux charn1es de la bohèn1e. Les valeurs
promues et n1obilisées par ces opérations mettent
davantage l'accent sur la consommation, la sécurisa­
tion et le standing, que sur les idées de tolérance, de
78 Qu 'est-ce que la ville créative ?

rencontre et de créativité. Mêni_e si les obj ets proni_us


par cette seconde démarche évoquent ceux de la
première (coni_ni_e les lofts) , l'atmosphère urbaine
recherchée est sensibleni_ent différente.
Ainsi, deux processus différents conduisent à la
production de paysages semblables (lofts, cafés bran­
chés et galeries d'art) , habités toutefois par des popu­
lations aux trajectoires sociales, aux revenus et aux
intérêts très différents. Puisque, de surcroît, les politi­
ques de régénération urbaine sont souvent mises en
œuvre dans des quartiers connaissant un processus
spontané de gentrification, la confusion entre les deux
phénomènes peut paraître totale au premier abord.
Mais avec le teni_ps, ces politiques accentuent le pro­
cessus de revalorisation inmi_obilière entamé par la
gentrification spontanée et provoquent un change­
ment de la population qui étouffe le caractère
bohèm.e du secteur et conduit à l'expulsion des artis­
tes et des premiers gentrifters. La production de la ville
pour la classe créative exclut sa frange bohème et
tend à inhiber la créativité de lieux promus comme
tels. Prétendre progranmi_er et promouvoir révèle la
ni_éconnaissance des ressorts de la sérendipité, condition
d'expression de la créativité.

La « sérendipité », condition urbaine


de la créativité

Le ten1i_e de « sérendipité » exprini_e le rôle du


hasard dans les découvertes, grâce auquel on trouve
quelque chose que l'on ne cherche pas. Il est apparu
au xvme siècle, dans une lettre d'Horace Walpole à
Horace Mann où est racontée l'histoire des trois prin-
Le paradoxe de la ville créative 79

ces de Serendip (ancien nom de l'île de Ceylan,


aujourd'hui Sri Lanka) qui, lors d'un périple, par leurs
observations, leur curiosité et leur sagacité, résolvaient
des énigmes qu'ils ne s'étaient pas posées et qui
n'étaient pas l'objet de leur quête. Par exenîple, ils
comprirent qu'un chameau borgne les avait précédés
sur le chenun car l'herbe n'était mangée que sur un
côté de la route, qui plus est celui où l'herbe est la
nîoins tendre . . .
Ce ternîe, peu usité, est pourtant très précieux pour
exprimer le rôle du hasard dans les découvertes scien­
tifiques, mais aussi dans les petits plaisirs de la vie et de
la ville. La sérendipité est au cœur des récits des
découvertes scientifiques. Par exenîple, les vertus
curatives de la pénicilline ont été découvertes par
Fleming alors qu'il avait négligem_nîent laissé se déve­
lopper une culture bactérienne. En feuilletant un
dictionnaire pour vérifier l'orthographe d'un mot, le
lecteur tonîbe par hasard sur un nîot inconnu, puis
s'attarde sur la définition pour en savoir plus, ravi
d'avoir enrichi son vocabulaire. À la bibliothèque, le
regard s'arrête sur la tranche d'un livre au titre énig­
matique et prometteur, et encore inconnu du futur
lecteur. La sérendipité est aussi le caractère et la qua­
lité propres à la marche et la déanîbulation urbaines.
Le passant, au gré de son humeur, circule, ralentit, se
retourne et découvre au coin d'une rue un passage
couvert, un magasin inédit, un bâtiment surprenant.
La qualité de la ville est de permettre ces hasards et
d'offrir au promeneur des surprises et des rencontres
improbables.
La créativité se nourrit de cette sérendipité. Au gré
d'associations inédites et de rencontres fortuites, les
créateurs font émerger de nouvelles idées, proposent
80 Qu 'est-ce que la ville créative ?

de nouvelles forni_es et man1eres de faire. Un cadre


formaté et planifié n'autorise pas cet espace de l'im­
promptu. Plutôt que de concevoir une ville créative,
le défi de l'urbaniste est de créer les conditions de la
sérendipité et de la créativité en laissant de l'espace à
cet inconnu, en acceptant qu'apparaissent en ville des
pratiques non planifiées, voire non autorisées, en ren­
dant possibles les rencontres imprévues et ini_probables
(Ascher, 2007) .

Les scènes artistiques off :


invitation à la sérendipité urbaine

Reprenons, pour finir, les prenuères réflexions de


cet ouvrage sur l'importance des scènes artistiques eff
dans le système de production artistique et dans la
ville. Espaces de la créativité artistique, les lieux cultu­
rels off constituent à la fois une respiration dans la ville,
des zones de débauches, des lieux impromptus, des
scènes de la ni_arginalité et des surprises urbaines. Créés
par nécessité, découverts par le passant au hasard d'une
ballade , repérés par les experts de l'art comme de
potentiels creusets de jeunes artistes prometteurs, ils
représentent les vertus du hasard de la ville. Par leur
dimension temporaire, ludique et festive, ces lieux
constituent une expérience extraordinaire et un espace
de créativité, de liberté et de résistance qui sortent la
ville, ses habitants et ses visiteurs de leur routine et de
leurs habitudes quotidiennes.
Ces scènes off offrent un espace d'expression aux
genres ni_usicaux confidentiels (de la techno hardcore au
garage postpunk), dont certains sont porteurs de stéréo­
types négatifs : de la ni_usique de sauvages, de j eunes
Le paradoxe de la ville créative 81

marginaux au look menaçant (gothique, hip hop, punk).


Mais à Ljubjana, Londres ou Paris, ces lieux off sont
surtout des pôles d'activité nocturnes occasionnels où
la jeunesse vit, pour une somme modique, des expé­
riences uniques et n1émorables. Par leur progranmi_a­
tion éclectique, les lieux off revitalisent et réinventent
le paysage culturel et nocturne des villes. Ils consti­
tuent des espaces de liberté et de j eu pour les
noctambules. De liberté, car les nuits off ne suivent
pas toutes les régleni_entations : pas de contrôle à
l'entrée, pas d'heure de femi_eture, pas de limites de
décibels . . . De j eu, car la recherche de la free party du
soir ressemble souvent à un j eu de piste. Par leur
caractère temporaire, de nombreux lieux off devien­
nent des happenings urbains. L'inconstance de ces
lieux rend leur visite plus précieuse : en s'y rendant,
le citadin capte l'air du temps et participe à un nucro­
événen1ent.
La réputation d'un lieu off dépasse la con1Il1-unauté
de ses usagers et s'inscrit dans l'histoire collective de la
vie culturelle et artistique d'une ville. Ces scènes off
participent à la production des représentations de la
ville et deviennent parfois un élément essentiel de
l'image de la ville, une attraction au mê1ne titre que
les musées ou les festivals. L'Hacienda, club off des
années 1 980 qui a vu naître l'essentiel de la scène rock
et house britannique, est devenu un symbole culturel
de Manchester, nus en valeur aujourd'hui dans une
exposition organisée par la ville. Les murs peints de
Belfast, exprimant et représentant les ni_oni_ents clés de
la guérilla nord-irlandaise, perdent progressivement
leur force politique pour devenir des attractions tou­
ristiques. Pour le touriste de Berlin, assister à des évé­
nements culturels off s'apparente à la participation à un
82 Qu 'est-ce que la ville créative ?

événen1ent historique : la réunification et l'invention


d'une nouvelle capitale (Grésillon, 2002).
Progressivement, malgré l'image de marginalité
qu'ils véhiculent, ces lieux deviennent des instruments
dans la production de l'in1age d'une ville. Dans de
nombreuses villes, l'attitude des pouvoirs publics à
leur encontre évolue, repérant dans ces scènes des fer­
ments possibles de la créativité urbaine. Les squats
d'artistes ne sont plus systén1atiquement expulsés, n1ais
peuvent bénéficier de sursis en raison de leur action
culturelle. Certains œuvrent pour la reconnaissance du
travail de l'artiste-squatter et fonctionnent con1me des
promoteurs artistiques classiques en organisant des
expositions et leur vernissage, en éditant des flyers
d'inforn1ation sur les expositions, en s'intégrant à des
manifestations artistiques. À Paris, le squat Chez
Robert, É lectron libre, situé stratégiquen1ent au cœur
de la capitale, rue de Rivoli, a été racheté par la Ville
en n1ai 2002 dans le but de créer un nouveau lieu de
production artistique en relation avec ces artistes­
squatters. Cette institutionnalisation s'accompagne du
renouvellement d'une scène squat plus radicale et
protestataire.
Pour inventer de nouveaux lieux de production et
de diffusion, la Ville de Paris et le ministère de la
Culture prennent modèle et s'inspirent des expérien­
ces eff, ne serait-ce que dans la forn1e. En 2002, le
ministère de la Culture lance une grande étude sur les
« nouveaux territoires de l'art », afin de mieux cerner
et connaître la nébuleuse des lieux off, de sensibiliser
l'ensemble des acteurs publics à l'intérêt et aux spéci­
ficités de ces initiatives, et d' envisager la mise en
place de mesures d'accon1pagnement (Lextrait, 200 1 ) .
Lorsque la Ville de Paris lance un marché de défini-
Le paradoxe de la ville créative 83

tion pour réfléchir à la progran1mation de son futur


nouveau lieu culturel (« Le 1 04 », ouvert en 2008),
les expériences et porteurs de proj ets cultuels rencon­
trés font parties de ceux répertoriés par cette étude.
Certains acteurs de ces scènes off sont associés à la
politique culturelle locale, et des comn1andes en
m.atière de création ou de gestion de lieu culturel
peuvent leur être passées. Ainsi, depuis 2003, 1' asso­
ciation Usines éphémères occupe ten1porairement un
ancien entrepôt de Point P, au bord du canal Saint­
Martin, pour proposer des événen1ents culturels, des
actions de soutien à la création (via des résidences
d'artistes) et de démocratisation culturelle, con1n1e les
ateliers de pratique an1ateur de danse. L'institutionna­
lisation de certains de ces lieux fait peser sur eux une
menace de banalisation. Mais le propre du off réside
dans sa capacité à se renouveler, à inventer sans cesse
des formes nouvelles, à faire émerger d'autres scènes
inventives, différentes, radicales ; à ouvrir d'autres
lieux, hors des cadres balisés et routiniers d'une ville
standardisée.
Au-delà d'un simple effet de n1ode, la dimension
polysénuque de la notion de ville créative invite à la
redécouverte des qualités de la grande ville cosn1opo­
lite : lieu de l'altérité, des rencontres imprévues, des
expériences inédites, de l'anonym.at, de l'invention de
nouvelles manières d'être et de faire, de la n1ultitude
et de la diversité des ressources. Elle exhorte à inven­
ter une alternative urbaine où le hasard, le n1.ouve­
n1.ent, la création sont au service de ses habitants et où
se réinventent de nouveaux n1.odes d'intervention et
de régulation. Elle invite l'urbaniste à la modestie et à
l'humilité car la créativité ne se planifie ni ne se pro­
gramme. Elle surgit de l'in1.pron1.ptu et de l'inattendu ;
84 Qu 'est-ce que la ville créative ?

elle naît là où on ne l'attend pas. Qu'elle soit artis­


tique, sociale, technologique, scientifique ou urbaine,
la créativité naît du frottement à l'altérité et de ren­
contres irn_prévues. La fabrique de la ville créative se
trouve dans la capacité des acteurs à accepter et rendre
possibles des initiatives qui les dépassent.
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Table des matières

Introduction. - La ville créative, alternative à la ville


industrielle ? 1
La classe créative 3
Une théorie basée sur la construction de nou-
veaux indicateurs 4
Une théorie controversée 8
Le succès d'une théorie contestée 11
Encadré. - La bohème à Paris, représentation
mythique et valorisée de l'artiste 14
Pour une reconstruction de la ville créative 16

I - Les scènes de la créativité artistique 21


Le renouvellement des propositions artistiques 21
Le goût du off : éclectisme des pratiques et
hybridation de la création 23
Le cirque contem_porain : une production
artistique hybride 25
Rock alternatif : une scène en perpétuel
renouvellernent 27
Les squats d'artistes, parangons des lieux cultu-
rels off 29
II - Portrait de l'artiste en gentrifier 33
La revalorisation sy1nbolique des lieux 33
Encadré. - Les artistes au chevet de La Nou-
velle-Orléans 37
Les artistes, initiateurs ou indicateurs de la gen-
trification ? 39
L'artiste en archétype des nouvelles classes
moyennes créatives et précaires 42
III - La ville, territoire de l'économie créative 49

De Soho à Montreuil : le quartier, ressource


de la production artistique 50
L'ancrage territorial de la production culturelle 55
La métropole comn-ie support de l'organisation
des activités créatives 60

IV - Faire la ville pour les créatifs 65

L'instrumentalisation de la culture 66
La politique des coquilles vides 70
La banalisation de la ville créative 72

Conclusion. - Le paradoxe de la ville créative 77

La «sérendipité » , condition urbaine de la


créativité 78
Les scènes artistiques off : invitation à la séren-
dipité urbaine 80

Bibliographie 85

Imprimé en France
par MD Impressions
73, avenue Ronsard, 41 100 Vendôme
Novembre 2009 - N° 55 573

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