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Alvarez de Toledo Sandra. Pédagogie poétique de Fernand Deligny. In: Communications, 71, 2001. Le parti pris du document.
pp. 245-275;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.2001.2087
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2001_num_71_1_2087
Pédagogie poétique
de Fernand Deligny
crapule
éducateur,
seul
Quilivre
(1945),
connaît
régulièrement
cinéaste,
qui
Fernand
établit
écrivain,
Deligny
sa réputation
réédité1.
poète
? Comment
Le
de l'autisme,
dernier,
de pédagogue
le connaît-on
Traces
artistelibertaire,
d'être
? Graine
? Pédagogue,
et Bâtisse
de
est son
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publiait un long entretien. Les auteurs des monographies qui lui ont été
consacrées sont pour l'essentiel des spécialistes en sciences de
l'éducation 6. Y a-t-il deux Deligny ? Le travailleur social, au service de l'enfance
délinquante et handicapée, autour de la Seconde Guerre mondiale, et
l'inventeur d'un réseau alternatif d'enfants autistes retiré dans les Céven-
nes ? Un Deligny militant, engagé dans des luttes pédagogiques et
institutionnelles, et un Deligny ethnologue et éthologue, poète de l'autisme ?
Comment mettre en perspective un projet social et une expérience fondée
sur le refus de la « loi du langage » ?
Repères biographiques.
Sans doute Deligny n'invente-t-il rien : ces années de guerre sont celles
de la naissance de la psychothérapie institutionnelle en France,
expérimentée par François Tosquelles, psychiatre et militant antifranquiste, à
Saint- Alban, en Lozère, dans le sillage de la Résistance et de la
Libération8. Mais Deligny n'est pas psychiatre et n'entretient avec le parti com-
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muniste, comme avec tout le reste, qu'un lien lâche, qui tiendra cependant
jusqu'à la fin sur l'idée du « commun ». En 1943, il est détaché au
Commissariat à la famille et devient conseiller technique de l'ARSE A
(Association régionale de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence) ; il
organise dans le vieux Lille ( Wazemmes) des . foyers de prévention de la
délinquance. En 1945, il met en place le premier Centre d'observation et
de triage (COT) de la région Nord. Après Pavillon 3, Graine de crapule
(1945) lui assigne une image d'éducateur qu'il a toujours récusée («Je
n'ai pas l'intention d'éduquer qui que ce soit, j'ai l'intention de créer des
circonstances favorables pour qu'ils s'en tirent et pour qu'ils vivent »).
En 1946, il est nommé délégué de Travail et Culture pour la région Nord ;
il y rencontre notamment André Bazin, Chris Marker, Fernand Oury et
Aida Vasquez9.
Avec l'aide de quelques intellectuels du monde de l'éducation et de la
médecine, dont le psychiatre Louis Le Guillant et le professeur Henri
Wallon, et en collaboration étroite avec plusieurs figures militantes de
l'époque, dont Huguette Dumoulin, responsable du Service civique de la
jeunesse (organe du parti communiste), et Irène Lézine, il crée la Grande
Cordée en 1947 à Paris. L'association, dont Deligny définit l'activité
comme « une tentative de prise en charge "en cure libre" d'adolescents
caractériels, délinquants et psychotiques et qui ne semblaient pas pouvoir
s'améliorer par un "placement" où que ce soit, y compris en Service
psychiatrique », s'appuie sur les réseaux des Auberges de jeunesse et de
l'éducation populaire10. Des difficultés économiques et politiques
compromettent ce qui sera sa dernière tentative dans un cadre institutionnel.
La Grande Cordée passe l'été 1954 dans le Vercors. En 1955, Deligny
quitte définitivement Paris, accompagné de quelques-uns des membres
de l'association. Après plusieurs tentatives occasionnelles — en Haute-
Loire, dans l'Allier-, au cours desquelles il écrit Adrien Lomme, qui paraît
en 1958, le périple s'achève dans les Cévennes, vers 1963. Le tournage
du Moindre Geste, improvisé aux environs d'Anduze dans des conditions
plus qu'expérimentales, dure deux ans.
En 1965, éloigné, sans projet, Deligny n'est pas pour autant ignoré des
circuits pédagogiques et intellectuels. Jean Oury l'invite à la clinique de
La Borde. Il accepte mais reste en marge des groupes et des analyses n.
Il écrit des scénarios qui donnent lieu à des improvisations et à des jeux
avec les patients ; il crée un ciné-club et projette des films militants dans
les cafés du Loir-et-Cher. On lui délègue les patients les plus «
incurables », les plus agités, ceux dont l'équipe soignante ne sait que faire ; il
rencontre un jour Janmari, un enfant de douze ans dont l'autisme presque
« pur » sera à l'origine de ses interrogations sur le langage et de son œuvre
des trente années à venir. L'expérience de La Borde prend fin dans les
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ginaire des Ce venues. Hormis la métaphore maritime, celle qu'il file le plus
couramment est la métaphore du tissage {tramer, ourdir, métier, bâti,
etc.). Il joue des connotations stratégiques, voire militaires, de ces deux
métaphores. La tentative n'est pas un radeau isolé en territoire neutre,
pacifié. C'est un lieu dont on parle, et qui est « visé ». Métaphores et jeux
de mots qui marquent, comme dit Françoise Bonnardel, « ce nécessaire
glissement de la psychologie à la topologie » (il/île, erre/aire, etc.) 20. Cette
rematérialisation de la langue se manifeste également par la réapparition
d'un vocabulaire lié aux « métiers » (les mots déjà cités à propos du tissage
mais d'autres également, comme chevêtre, réfractaire, alliage, etc.). Les
mots et les choses, en ce sens, ont le même statut : « C'est quasiment
une position politique de faire cause commune avec les mots dénigrés21. »
Huit ans après l'installation de la tentative à Graniès, il est en mesure
de publier les données de l'organisation qu'il propose comme alternative
aux institutions psychiatriques. C'est alors que paraissent les numéros de
Recherches et Nous et l'Innocent22. Ce gamin-là sort sur les écrans en
1975. Quatre livres, un film : ce que Deligny appelle « exposer notre
ouvrage, comme des peintres le feraient ». Les pédagogues, les
psychiatres, les intellectuels et les parents d'enfants autistes connaîtront avec
précision l'existence de la tentative des Cévennes, dans sa forme
matérielle, avec ses partis pris pédagogiques et poétiques.
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montré à Cannes », a bien failli rester enroulé dans ces grandes boîtes
de fer-blanc qu'on pourrait croire de conserve comme il en advient le
plus souvent de ces enfants « anormaux » dont le sort s'enroule dans
les lieux prévus pour. Et qu'y faire ?
Le sort commun à cet être-là dont je vais parler et aux kilomètres de
pellicule qui portent son image éclaire peut-être un peu ce que je veux
dire quand je parle de tentative [...].
Qu'Yves, « débile profond », ait échappé à son sort qui était de demeurer
dans une demeure à demeurés et que ce drôle de film ne soit pas resté,
à jamais autistique comme le sont lés objets abandonnés, enroulé dans
ses boîtes, voilà deux événements qui n'en font qu'un [...] qui consiste
à tenter de tirer d'affaire un enfant fou. Oublié, voilà qu'il devient.
Somme toute, c'est ce qui est arrivé à ce film. La grande loterie des
circonstances, SLON, qui a pris le relais pour que Le Moindre Geste
sorte, cependant qu'une autre tentative a pris le relais de celle dont ce
film est en même temps l'outil et la trace 27.
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Nous aurions voulu, par exemple, avec des anciens de la Grande Cordée,
tenter de filmer ce que des garçons de. quatorze ou seize ans voient de
leur quartier natal, ce qu'ils perçoivent dans le dédale des rues
environnant leur maison, afin que la caméra montre ce que voient leurs
yeux, tous les jours, de la réalité familière et ce que ces mêmes yeux
voient, quelques mois plus tard, quelques mois passés ailleurs, loin de
la maison, parmi d'autres gens, aux prises avec un autre « régime de
vie », une fois élaborée quelque intention de métier futur. Essayer de
montrer comment un ensemble d'intentions nouvelles modifie la
perception de la réalité.
Ou encore :
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soviétique 32. Il avait vu Les Chemins de la vie, le film de Nicolas Ekk qui
célébrait," sous la forme d'une fiction édifiante, la figure du pédagogue
Makarenko 33. « La caméra, outil pédagogique » oppose explicitement la
stabilité de la colonie Gorki (et sa « centaine de gosses ») et sa cohérence
dans une société révolutionnaire à la précarité de la tentative :
Pour les nôtres, faire front serait faire cible. Ils multiplient leurs chances
de s'en tirer en s'éparpillant dans un pays où rien n'est
consciencieusement prévu que leur exploitation, en tant que main-d'œuvre
instable34.
Avecla caméra, écrit Deligny, le monde les regarde, le monde des Autres,
qui n'avaient rien à faire d'eux, et seront tout à l'heure les témoins de
ce qu'ils font chaque jour. Mise en scène ? Non. Mise en vue. Mise au
clair. Mise en public.
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visé au jour le jour sur la trame d'une fable sommaire : un fou (Yves,
« débile profond » pris en charge par Deligny depuis l'Allier) s'évade de
l'asile avec un ami ; en jouant dans une maison abandonnée, l'ami tombe
dans un trou ; le fou essaie en vain de l'en sortir ; au cours de ses péripéties
il rencontre une jeune fille qui, à la fin de l'histoire, le ramène à l'asile.
Les habitants — certains d'entre eux devinrent les compagnons de la
tentative pour les trente années à venir - jouaient leur propre rôle. Deligny
ne participait ni aux repérages ni au maniement de la caméra, qu'il laissait
à d'autres, à peine plus expérimentés que lui35. Le soir, il enregistrait la
parole d'Yves dans une ferme à ciel ouvert :
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Je crains fort que ce sacré mur qui renvoie en écho à chacun sa parole
ne vienne resurgir entre l'écran et ceux qui verront ce document filmé
dont le titre aurait pu être « Le royaume des cieux » — mais ce titre était
déjà la propriété d'un académicien41.
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À propos d'un film à faire fut réalisé par Renaud Victor en 1989. En
1990, les Cahiers du Cinéma consacrèrent six pages à ce film étrange, à
mi-chemin entre le document et l'essai, montrant un Deligny âgé, citant
Wittgenstein et Malraux à propos du langage et de l'image, et livrant ses
ultimes méditations sur l'autisme, le hasard et, la mémoire d'espèce. La
fidélité des Cahiers à Deligny depuis Le Moindre Geste ne suffit pas à
expliquer, la place accordée au film dans ce numéro. Au même moment,
la diffusion en direct — un an après la chute du mur de Berlin — des images
de la révolution roumaine et de la chute des Ceau§escu bouleversait le
monde et renouait, mais cette fois via la télévision, les liens de l'histoire
et du cinéma qu'incarnait l'œuvre de Roberto Rossellini, dont André Bazin
avait été l'un des brillants analystes 50. Après le dossier consacré à Deligny,
un texte de Serge Daney,1 dont le titre était on ne peut plus clair — «
Roumanie, année zéro51 » -, replaça l'événement au cœur de ce débat dont
les enjeux dépassaient désormais largement la cinéphilie :
[Car] de cette longue marche vers une visibilité toujours plus grande,
les thèmes de la transparence et du direct, bref toute l'ontologie bazi-
nienne (qui disait que filmer n'est pas signifier mais bel et bien
montrer), nous connaissons quelques moments marquants. Ce qui se boucle
aujourd'hui sous nos yeux est aussi bien les quarante premières années
des Cahiers que les quarante-cinq ans de l'après-Yalta (ceux-ci étant
quand même plus importants que celles-là).
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l'image propre, est autiste. Je veux dire qu'elle ne parle pas. L'image
ne dit rien°3.
Deligny avait connu, et lu, André Bazin pour qui le cinéma, comme
pour André Malraux, « lie l'homme au monde par un autre moyen que
le langage54 ». « L'ontologie de l'image photographique » — le fameux
texte de Bazin de 1945 - la rapportait à une empreinte (ou trace
inscrite dans la mémoire d'espèce, dans le vocabulaire de Deligny) du réel,
sans la médiation de l'arbitraire du langage et sans la « présence de
l'homme55 ».
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Il ne s'agissait que de transcrire ces trajets, pour rien, pour voir, pour
n'avoir pas à en parler, des enfants-là, pour éluder nom et prénom,
déjouer les artifices du il de rigueur dès que l'autre est parlé62.
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La carte n'est pas un inventaire total ; en un sens c'est une œuvre d'art
(quoique tracer n'est pas dessiner). C'est à la fois exact et intuitivement
tracé.
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tion des calques et leur superposition — qui évoque les états successifs
d'un projet d'architecte -, disparaît et laisse place à la saisie immédiate
d'une cartographie psychique. Le dessin prend l'avantage sur le
document. Ce glissement est intéressant, puisqu'il soulève la question de la
compatibilité d'une procédure avec l'élaboration d'une forme
consciemment ou inconsciemment nourrie de l'histoire de l'art. Deligny n'ignorait
ni l'œuvre de Paul Klee (qu'il cite dans Le Croire et le Craindre) ni
l'abstraction lyrique de l'art informel des années 1940-1950. Les
présences proches qui traçaient cartes et lignes d'erre pouvaient en avoir une
idée moins nette. Les lignes d'erre n'en sont pas moins imprégnées d'un
pathos lié à l'après-guerre. Certains courants de l'art. des années 1960
(art conceptuel, arte povera ou body art), en écho plus ou moins direct
aux théories d'une pratique de l'espace (développées par Henri Lefebvre,
Guy. Debord,' Michel Foucault, Michel de Certeau, Gilles Deleuze, Félix
Guattari, etc.), ont reconsidéré l'expérience , de l'artiste, à partir de la
projection du corps dans l'espace. Les documents de ces actions, ou
performances, ne sont pas sans analogies esthétiques avec les cartes des
Cévennes. Les artistes de cette époque, on l'oublie toujours, s'étaient
formés dans les années 1950. Les procédures étaient nouvelles, mais la
pensée et la forme de la trace ne l'étaient pas. Les lignes d'erre sont
indissociables de l'organisation d'ensemble du réseau. Elles ont leur place
dans une histoire de l'autisme, à l'intérieur d'un dispositif inventé de
toutes pièces, parmi d'autres documents, en marge de l'histoire de l'art.
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NOTES
1 . F. Deligny, Graine de crapule, Éd. Victor Michon, 1945 ; réédité par les Éditions du Scarabée,
1960 et 1996 ; repris dans Graine de crapule suivi de Les Vagabonds efficaces, Paris, Dunod,
1998.
2. Paris, Hachette-Littérature, coll. « L'échappée belle ».
3. Françoise Bonnardel, « Lignes d'erre », Cartes et Figures de la Terre, catalogue de
l'exposition organisée par le Centre de création industrielle au Centre Georges-Pompidou en 1980,
p. 195.
4. Cf. Béatrice Han kia-ki, « Contiguïté, immanence et singularité. Recherches
phénoménologiques et spatiales », thèse de philosophie entreprise à l'université de Lille sous la direction de
Pierre Macherey, poursuivie et soutenue à l'université d'Aix-en-Provence sous la direction de Pierre
Livet (1999) ; et « Voir : sur les lignes deligniennes », essai (également inédit) consacré aux lignes
d'erre, 1998-1999.
5. « À propos de Deligny », Vaucresson, Centre national de formation et d'études de la
protection judiciaire de la jeunesse, 1993.
6. Il existe à ce jour au moins quatre ouvrages traitant de l'œuvre de F. Deligny : Pierre-François
Moreau, Fernand Deligny et les Idéologies de l'enfance, Paris, Retz, 1978 ; Louis-Pierre Jouvenet,
Jean-Michel Caillot-Arthaud et Claude-Louis Chalaguier, Deligny, 50 ans d'asile, Toulouse, Privât,
coll. « Histoire des sciences humaines », 1988; Françoise Ribordy-Tschopp, Fernand Deligny,
éducateur sans qualités, Genève, Éd. de l'Institut des sciences sociales, 1989 ; Jean Houssaye,
Deligny, éducateur de l'extrême, Toulouse, Érès, 1998.
7. F. Deligny, Pavillon 3, Éd. Opéra, 1944 ; réédité avec Les Vagabonds efficaces et autres
récits, Paris, Maspero, coll. « Les textes à l'appui », 1970.
8. François Tosquelles (1912-1994) naquit à Reus, près de Tarragone, en Catalogne. Après
des études à Barcelone auprès du professeur Mira y Lopez, il exerça pendant quatre ans, de vingt
à vingt-quatre ans, à l'Institut Père Mata, à Reus. De Mira, il dit : « Ce n'était pas un psychiatre
classique, ni un professeur classique ; souvent plutôt un psychologue [...]. Son service de
recherches, voire d'orientation professionnelle, était exceptionnel : il en existait deux dans le monde,
l'un à Chicago, et l'autre à Barcelone. Il m'avait dit que, si je voulais m'intéresser à la psychiatrie,
il fallait que je connaisse d'abord les "hommes normaux", alors j'allais travailler tous les soirs
avec les ouvriers dans les centres d'apprentissage, faire de l'orientation professionnelle et des
études d'organisation du travail. À partir de cette pratique préparatoire à la psychiatrie, je ne me
posais pas du tout le problème de l'étrangeté foncière du fou... » (François Fourquet, in Lion
Murard [éd.], « Histoire de la psychiatrie de secteur », Recherches, 1980 [2e éd.], p. 65). La
psychiatrie catalane fut plus tôt qu'ailleurs sensibilisée à la psychanalyse, du fait de la présence
de nombreux psychanalystes allemands et viennois exilés à Barcelone au début des années 1930.
Elle anticipa la psychiatrie de secteur en adaptant la répartition de ses services de soins à la
division administrative traditionnelle de la Catalogne en « comarques ». En 1935, Tosquelles fit
partie des membres fondateurs du parti ouvrier d'unification marxiste (POUM), ce qui explique
sans doute que son nom ait disparu de la mémoire catalane. Psychiatre de l'armée républicaine
pendant la guerre civile, il créa l'une des premières « communautés thérapeutiques » en engageant
des non-spécialistes dans son équipe soignante. Après avoir fui l'Espagne, il fut appelé au début
des années 1940 à l'hôpital psychiatrique de Saint- Alban, en Lozère, où il resta jusque dans les
années 1960. En pleine guerre, l'hôpital hébergeait simultanément des fous, des médecins, des
résistants, des intellectuels (Paul Eluard, Tristan Tzara, Georges Canguilhem, etc.). Tosquelles
aménagea progressivement les structures de ce que le psychiatre Georges Daumezon devait en
1952 appeler la « psychothérapie institutionnelle ». L'asile - F« établissement », comme disait
Tosquelles - se transforma en un réseau de lieux institutionnels et d'échanges entre patients
et soignants. « Le travail de désaliénation du système hospitalier allait du même pas que le tra-
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vail hors l'hôpital : développement des consultations, développement des relations médico-
pédagogiques, une espèce de travail migrant qu'on a appelé la géo-psychiatrie » (Lucien Bonnafé,
in Lion Murard [éd.], « Histoire de la psychiatrie de secteur », numéro cité, p. 69). Jean Oury
fonda la clinique de La Borde à la suite d'un séjour à Saint-Alban. La majorité des livres de
Tosquelles est épuisée : La Rééducation des débiles mentaux, Toulouse, Privât, 1976 et 1991 ;
Éducation et Psychothérapie institutionnelle, Mantes-la- Ville, Hiatus, 1984 ; L'Enseignement de
la folie, Toulouse, Privât, 1992. Parmi ses nombreuses occasions de collaboration avec Jean Oury
et Félix Guattari, citons Pratique de l'institutionnel et Politique, Vigneux, Matrice, 1985.
Tosquelles a publié de très nombreux textes dans les revues spécialisées, dans Recherches (voir en
particulier les deux numéros d?Enfance aliénée, de septembre 1967 et décembre 1968, repris en
10/18 en 1972) et dans Chimères.
9. L'association Travail et Culture a été fondée en 1944 à Paris par Maurice Delarue ; elle
conclut un an plus tard un accord avec Peuple et Culture. En 1947, les deux associations créent
la revue DOC, consacrée au cinéma, au théâtre, à la littérature et à la musique, et animée à ses
débuts par Chris Marker, Joseph Rovan et Maurice Delarue. Fernand Oury et Aida Vasquez,
respectivement instituteur et pédagogue (d'origine vénézuélienne), sont les figures marquantes de
ce qu'on appela, dans le sillage de la psychothérapie institutionnelle, la « pédagogie
institutionnelle ». A la suite de l'école moderne de Célestin Freinet, des pédagogies soviétique et américaine
des années 1920 et des mouvements de jeunesse en France créés autour de la guerre (CEMEA
[Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active], Éclaireurs de France, Auberges de
jeunesse, etc.), la pédagogie institutionnelle et le Groupe des techniques éducatives orientent leur
action contre les effets de l'« école-caserne » en développant le principe des classes coopératives
et en associant pédagogie, psychiatrie et psychanalyse - cf. F. Oury et A. Vasquez, Vers une
pédagogie institutionnelle, préface de F. Dolto, Paris, Maspero, coll. « Textes à l'appui/Pédagogie »,
1967.
10. F. Deligny, « Le groupe et la demande : à propos de la Grande Cordée », Partisans, n° 39,
octobre-décembre 1967 ; repris dans Les Vagabonds efficaces et autres récits, op. cit., p. 159.
11. Je dois à François Pain, vidéaste, l'ensemble des informations sur le séjour de Deligny à
La Borde, où lui-même était stagiaire à l'époque. Il se rappelle que Deligny ne participait aux
réunions que lorsqu'elles concernaient l'actualité politique.
12. F. Deligny, Le Croire et le Craindre, Paris, Stock, 1978, quatrième de couverture.
13. Le rôle d'Isaac Joseph à ce moment de l'histoire de Deligny est important. En 1974, il se
rend dans les Cévennes, dans l'idée de visiter les communautés thérapeutiques. Il publie à la suite
de son séjour là-bas quatre pages dans Libération qui résument parfaitement l'esprit et les activités
de la tentative. De sa collaboration avec Deligny dans les années qui suivent résulteront les ouvrages
parmi les plus significatifs et les plus inspirés que sont les trois numéros de Recherches, Nous et
l'Innocent et Le Croire et le Craindre. F. Deligny avait auparavant publié deux textes dans
Recherches, « Journal d'un éducateur » (n° 1, 1965) et « Le moindre geste - chronique sans fin »
(n° 3-4, 1966).
14. Emile Copfermann (1931-1999) est sans doute l'un des personnages qui incarnent le mieux
la période des années 1960-1970 en ce qu'elle héritait, sur le plan de la pédagogie, de la psychiatrie
et du théâtre, des mouvements d'éducation populaire (et plus précisément des CEMEA). Après
avoir été marionnettiste et moniteur de colonies de vacances - cf. La Génération des blousons
noirs. Problèmes de la jeunessefrançaise, Paris, Maspero, 1962 - et avoir assisté à la représentation
de Mère Courage de Bertolt Brecht mise en scène par le Berliner Ensemble, il devint délégué des
Amis du Théâtre populaire, puis rédacteur de la revue Théâtre populaire, et publia plusieurs
livres sur le théâtre. À partir de 1963 il fut secrétaire de rédaction de la revue Partisans, puis
directeur littéraire (coll. « Malgré tout ») et responsable des départements pédagogie et psychiatrie
chez Maspero jusqu'en 1978. C'est comme directeur de la collection « L'échappée belle » chez
Hachette-Littérature qu'il édita les quatre derniers livres de Deligny. Il fait néanmoins partie de
ceux, semble-t-il, pour qui le Deligny de l'époque de l'autisme fut un personnage moins marquant
que le Deligny « éducateur » : « Je suis d'origine juive. Mes parents ont été arrêtés en 1942 et
après la Libération j'ai vécu en maison d'enfants. Comme d'autres j'étais membre du mouvement
laïc des Auberges de jeunesse. C'est par ce mouvement que j'ai entendu parler de Deligny. Je l'ai
vu pour la première fois à Taverny, au moment du projet de la Grande Cordée. J'étais adolescent
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à l'époque et ça m'intéressait comme m'intéressait le mouvement Freinet, au premier degré,
puisque je venais de maisons d'enfants » (entretien avec E. Copfermann, 18 novembre 1998).
15. Les enfants ont des oreilles, Éd. du Chardon rouge, 1949 ; réédité en 1976 dans la collection
« Malgré tout » chez Maspero.
16. Puissants Personnages, Éd. Victor Michon, 1946 ; réédité chez Maspero, dans la collection
« Malgré tout », en 1978, avec des illustrations de G. Durand. Dans la préface à l'édition de 1978,
Deligny écrit : « J'étais l'un et j'étais l'autre : l'un qui dirigeait tant bien que mal ce Centre qui
tanguait lourdement et dont on pouvait croire qu'il ne passerait pas le cap du qu'en-dira-t-on,
l'autre qui écrivait à pages perdues ce journal dérisoire alors qu'il aurait dû tenir, en brave
capitaine, le journal de bord de ce lourd rafiot amarré dans la banlieue proche et plutôt bourgeoise
de Lille. »
17. F. Deligny, « Cahiers de l'Immuable/3 », Recherches, n° 24, novembre 1976, p. 73-74.
18. Sur Heinrich Pestalozzi (1746-1827), l'un des fondateurs de la pédagogie moderne, que
Deligny mentionne dans Les Vagabonds efficaces, cf. M. Soëtard, Heinrich Pestalozzi, Paris, PUF,
1995, et « Johann Heinrich Pestalozzi », in J. Houssaye (dir.), Quinze Pédagogues. Leur influence
aujourd'hui, Paris, Armand Colin, 1999, p. 37-50.
Anton Makarenko (1888-1939) est le pédagogue auquel on a le plus couramment comparé
Deligny dans les années 1950, à l'époque où furent traduits en français à Moscou — Éditions en
langues étrangères, 1953 et 1955 — Poème pédagogique et Les Drapeaux sur les tours, les deux
récits inspirés de ses expériences de directeur de la colonie Gorki et de la communauté Dzerjinski
(1920-1934) ; plusieurs de ses articles parurent à la même époque dans des revues françaises
spécialisées. Makarenko a mené en parallèle ses activités de pédagogue et d'écrivain. Poème
pédagogique (dont la première partie parut en URSS en 1938) est la chronique réaliste et
militaire de la création et de la vie quotidienne de la colonie Gorki. Aucun commentaire
n'interfère dans ce récit d'environ mille deux cents pages, qui alterne descriptions d'actions par phrases
courtes et dialogues en langue parlée. Un certain sens du grotesque, le portrait des délinquants
et l'esprit de fronde à l'égard des méthodes psychologiques instituées apparentent Poème
pédagogique à Pavillon 3, aux Vagabonds efficaces ou même à Adrien Lomme. L'amitié et l'influence
de l'œuvre de Maxime Gorki furent déterminantes pour Makarenko, qui en fit le maître à penser
de sa méthode et l'imposa dans l'esprit des jeunes colons. La productivité comme « pivot du
processus instructif », l'indispensable cohésion de la collectivité, le « sentiment de la dignité
individuelle et collective », la transformation du délinquant en homme nouveau, le système des
sanctions et l'ensemble des « nonnes de conduites extérieures » sont quelques-uns des principes
auxquels Deligny ne pouvait évidemment souscrire sur un plan pédagogique. Il publia cependant,
en octobre 1955 (fin de la Grande Cordée), dans le numéro 41 de L'École et la Nation, revue
mensuelle éditée par le PCF, un article intitulé « Avez-vous lu Makarenko ? », dans lequel il
prenait sa défense contre les préjugés anticommunistes.
19. F. Deligny, Le Croire et le Craindre, op. cit., p. 81-82.
20. F. Bonnardel, « Lignes d'erre », art. cité.
21. F. Deligny, Le Croire et le Craindre, op. cit., p. 164.
22. F. Deligny, Nous et l'Innocent, Paris, Maspero, coll. « Malgré tout », 1975.
23. A.S. Neill, Libres Enfants de Summerhill, Paris, Maspero, coll. « Textes à l'appui/Pédago-
gie », 1970 pour l'édition française, préface de Maud Mannoni.
24. Paris, 10/18.
25. Le film de Truffaut inspiré par le rapport d'Itard, L'Enfant sauvage, date de 1970. Les
chemins de Truffaut et de Deligny se croisèrent à nouveau en 1974-1975, à l'occasion de Ce
gamin-là, qui fut en partie produit par Les Films du Carrosse, la société de production de Truffaut.
26. L'œuvre du psycho-biologiste Henri Wallon (1879-1962) est aujourd'hui beaucoup moins
étudiée que celle de Jean Piaget, d'une génération plus jeune que lui (1896-1980). Ce fait
s'explique sans doute par son engagement politique auprès du parti communiste et par sa fidélité à
l'égard de l'orthodoxie prosoviétique. Pour une chronologie, voir Emile Jalley, Wallon. La vie
mentale, Paris, Éditions sociales, 1982. (E. Jalley lui a consacré deux autres ouvrages : Wallon,
lecteur de Freud et de Piaget, Éditions sociales, 1981 ; et Freud, Wallon, Lacan - L'enfant au
miroir, EPEL, 1998.)
Docteur en médecine, Henri Wallon fonde le Groupe français d'éducation nouvelle en 1921 ; il
dirige le Laboratoire de psycho-biologie de l'enfant à partir de 1927. En 1931, il voyage à Moscou
271
Sandra Alvarez de Toledo
et entame sa participation aux activités du Cercle de la Russie neuve. En 1942, il entre au PCF.
Deux ans plus tard, il est désigné par le Conseil national de la Résistance comme secrétaire général
de l'Éducation nationale et préside une commission chargée d'élaborer un projet de réforme de
l'enseignement (projet Langevin- Wallon). En 1946, il est député communiste de Paris. Au début
des années 1950, il préside le comité de rédaction de La Raison, revue de psychiatrie prosoviétique,
apologétique de l'œuvre de Pavlov. En 1951, il assure la présidence du bureau exécutif de la
Fédération internationale des syndicats de l'enseignement et de la Société médico-psychologique.
L'année de sa mort (1962), la revue Enfance, fondée par Hélène Gratiot-Alphandéry, René Zazzo
et lui-même en 1948, lui consacre un numéro spécial sous la forme d'un recueil d'articles publiés
entre 1928 et 1956. Trois de ses livres importants, L'Enfant turbulent (1925), Les Origines du
caractère chez l'enfant (1934), Les Origines de la pensée chez Venfant (1945), ont été régulièrement
réédités aux PUF, dans la collection « Quadrige », depuis 1984.
Les pages que lui consacre Elisabeth Roudinesco dans son Histoire de la psychanalyse en France
(« Marxisme, psychanalyse, psychologie », Paris, Fayard, 1994, vol. 2, p. 81-86) éclairent la
singularité d'une pensée scientifique qui sut garder ses distances avec ses propres options idéologiques ;
elle rappelle par exemple que Wallon ne prit position ni dans l'affaire Lyssenko ni dans la
condamnation jdanovienne de la psychanalyse. L'intérêt de Wallon pour certains aspects de l'œuvre de
Freud, qu'il considérait devoir être utilisée par la psychologie objective, le conduisit à anticiper, dans
un texte sur l'épreuve du miroir et la notion de corps propre (« Comment se développe chez l'enfant
la notion du corps propre », Journal de psychologie, novembre-décembre 1931, repris dans Enfance,
numéro spécial consacré à Wallon en 1962), les concepts lacaniens d'imaginaire et de symbolique.
(E. Roudinesco reprend cette analyse à E. Jalley ; il la développe dans son dernier livre.) Le
matérialisme dialectique n'en constitue pas moins le fondement de sa conception de la psychologie.
Contrairement à Piaget, qui met l'accent sur le développement nécessaire des structures à la fois
biologiques et logiques, Wallon donne l'avantage au facteur social, constitué par les interactions de
l'homme avec son entourage et inséparable du facteur biologique. L'originalité de son optique
« consiste à construire une psycho-biologie, c'est-à-dire une théorie des mentalités tenant compte de
la culture, d'une part, et de l'hérédité, de l'autre » (E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en
France, op. cit., p. 83).
Henri Wallon accueille Deligny en 1946 ou 1947 au Laboratoire de psycho-biologie de l'enfance
puis parraine la création de la Grande Cordée. À partir des années 1980, l'intérêt de Deligny pour
l'éthologie se précise ; il défend alors plus que jamais les idées wallonniennes du rapport de
l'individu « avec les milieux où il doit réagir, avec les activités auxquelles il se livre », et les « effets
indéfiniment variables des lois qui règlent ses conditions d'existence » (« Spécificité de la
psychologie »,La Raison, 1953). Son respect pour la pensée de Wallon n'est pas dissociable de l'expérience
directe que celui-ci fit des « enfants anormaux » dans le cadre de ses consultations.
27. F. Deligny, tiré à part de Jeune Cinéma, n° 55 (s.d., après 1971).
28. Lire à ce sujet André Lang, Le Tableau blanc, Horizons de France, 1948.
29. Les Disparus de Saint-Agil, réalisés par Christian- Jaque en 1938, sont caractéristiques. Ils
devaient beaucoup à Zéro de conduite, le film de Jean Vigo, antérieur de cinq ans, dont la forme
se situait très exactement à la croisée du cinéma constructiviste soviétique et du surréalisme.
L'opérateur de Zéro de conduite (dVÎ propos de Nice et de L'Atalante) était Boris Kaufman, le
frère de Dziga Vertov. Le film fut censuré à sa sortie pour sa charge contre l'école-caserne. Jean
Oury s'y est souvent référé, pour la représentation qu'il donne de la hiérarchie enseignante.
30. Deligny rencontra André Bazin et Chris Marker à l'époque où il était délégué de Travail et
Culture pour la région Nord, en 1946. Le collectif militant SLON — devenu depuis ISKRA, dont
Marker était le fondateur - finança le montage du Moindre Geste, auquel Marker s'intéressa
personnellement de très près. Le film fut sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes en
1971 sur son intervention.
31. F. Deligny, « La caméra, outil pédagogique », Vers l'éducation nouvelle (VEN), n° 97, octobre-
novembre 1955. Deligny avait déjà publié dans la revue, en deux fois (n° 39, janvier-février 1950,
et n° 40, mars 1950), un texte intitulé « La Grande Cordée », avec une introduction du docteur
Le Guillant. VEN est aujourd'hui encore la revue des CEMEA. Les deux textes ont été repris dans
Les Vagabonds efficaces et autres récits, op. cit., et dans Graine de crapule suivi de Les Vagabonds
efficaces, op. cit. L'ensemble des citations du paragraphe sont extraites de « La caméra, outil
pédagogique ».
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Pédagogie poétique de Fernand Deligny
32. Une des activités favorites des membres de la Grande Cordée dans le Vercors était de partir
en bande projeter Tempête sur l'Asie (un film de Vsevolod I. Poudovkine de 1928) dans les
hameaux des environs.
33. Réalisés en 1931, Les Chemins de la vie (l'un des premiers films soviétiques parlants)
racontaient un épisode de la vie de la colonie Gorki. Le récit est situé en 1923. « La République
soviétique ne peut tolérer l'existence d'enfants errants. Il lui faut des citoyens jeunes et
heureux », précise l'un des premiers cartons du film. La mort de Mustapha, héros-martyr, dont le
cercueil porté en gloire traverse la colonie sur le toit d'un train en marche, est un des très beaux
moments de la fin du film, dans la plus pure tradition du lyrisme révolutionnaire du cinéma
soviétique.
34. « La caméra, outil pédagogique », art. cité.
35. Jo Manenti, psychanalyste, qui l'accompagnait depuis la Grande Cordée, et Guy Aubert,
orphelin rallié au groupe depuis l'Allier.
36. F. Deligny, tiré à part de Jeune Cinéma, op. cit.
37. Jean Oury, //, donc, Paris, 10/18, 1978, p. 120 sq.
38. Jacques Rivette, entretien paru dans La Nouvelle Critique, avril 1973. Après son passage
à la Semaine de la Critique, Le Moindre Geste fut un temps associé aux films de ces réalisateurs :
en 1971 il était à l'affiche, à Aix et à Marseille, avec Non réconciliés et Othon, de Jean-Marie
Straub et Danièle Huillet, L'Homme à la caméra de Dziga Vertov et Vent d'est, de Jean-Luc
Godard et Jean-Pierre Gorin.
39. La formation de Jean-Pierre Daniel par l'éducation populaire, le parti communiste et le
cinéma explique sans mal sa rencontre avec l'œuvre de Deligny. Lorsqu'il termine ses études
d'opérateur à l'IDHEC, en 1962, il entreprend, dans le cadre de sa mission de conseiller technique
à la Jeunesse et aux Sports, une collaboration qui durera dix ans avec les CEMEA. À partir de
1968, il travaille à la formation cinématographique des moniteurs de l'UCPA et, simultanément,
entreprend le montage image et son du Moindre Geste. Il participe ensuite à la création d'une
salle polyvalente (futur théâtre du Merlan) dans le cadre d'une politique de développement culturel
des quartiers défavorisés de Marseille. De 1980 à 1985, il participe au Centre méditerranéen de
création cinématographique fondé par René Allio. Il dirige aujourd'hui un centre culturel
cinématographique, l'Alhambra Cinémarseille, à Saint-Henri, dans les quartiers nord de la ville, à
partir duquel il mène une importante activité pédagogique liée au cinéma. Son parcours est émaillé
de nombreux films réalisés dans le cadre de ses activités pédagogiques. Le Moindre Geste est à la
fois une des œuvres les plus représentatives de la poétique de Deligny et le film le plus important
de Jean-Pierre Daniel. Certaines questions soulevées dans ces pages sont le fruit d'un entretien
avec lui réalisé le 5 novembre 1999 à l'Estaque.
40. Propos tenus par Jean-Pierre Daniel au cours d'une table ronde avec Jacques Aumont,
Pascal Bonitzer, Jean-Louis Comolli et Serge Daney en 1971, après la sortie du Moindre Geste,
et initialement prévue pour être publiée dans le numéro 233 des Cahiers du Cinéma
(novembre 1971). Une image du film fait la couverture de ce numéro, mais le texte de la table ronde n'a
jamais été publié. Les extraits que j'en cite sont tirés d'une transcription faite à l'époque.
41. F. Deligny, tiré à part de Jeune Cinéma, op. cit.
42. J.-P. Daniel, ibid.
43. Outre le caractère résolument anticlérical, le lyrisme fantastique et épique, la matérialité
surréelle du paysage associée au désir, « l'amour [qui] nie l'espace et le temps, [...] le jeu des
raccords, les discrepances de l'image et du son » (Freddy Buache, Luis Bunuel, Lausanne, L'Âge
d'homme, coll. « Mobiles », 1975 et 1980) sont des traits caractéristiques du cinéma surréaliste
et quelques-uns des points communs, rarement discutés, entre ces deux films.
44. Serge Daney, cf. n. 40.
45. Ce gamin-là est le premier film de Renaud Victor (1946-1991). En 1978-1979, il réalise
Hé, tu m'entends..., portrait d'un groupe d'adolescents dans une cité ouvrière de Grenoble. Entre
1983 et 1986, il fait un film de fiction {Le Meilleur de la vie, sélectionné au Festival de Berlin)
et produit plusieurs films de fiction. En 1989-1991, juste après Fernand Deligny. À propos d'un
film à faire, il réalise De Jour comme de nuit, un documentaire filmé à la maison d'arrêt des
Baumettes à Marseille. Renaud Victor fut l'interlocuteur privilégié de Deligny en matière de
cinéma. L'ensemble des réflexions de Deligny sur l'image, rassemblées dans Acheminement vers
l'image (inédit), est le fruit de conversations avec Renaud Victor.
273
Sandra Alvarez de Toledo
46. Ce gamin-là fait aujourd'hui partie, avec Fous à délier, de Marco Bellochio, Histoire de
Paul, de René Féret, Moi, Pierre Rivière, etc., de René Allio, et quelques autres, des films qui ont
marqué l'époque de l'« antipsychiatrie ». Le Moindre Geste est encore, et restera peut-être, un
film trop inclassable pour figurer dans cette histoire.
47. F. Deligny, « Ce qui ne se voit pas », Cahiers du Cinéma, n° 428, p. 51.
48. Il est très probable que Renaud Victor se soit intéressé de près au cinéma de Robert Bresson,
pour qui la réévaluation des « rapports d'images et de sons » accompagne la remise en cause de
la théâtralité du jeu de l'acteur au profit de « la faculté de ramener à soi, de garder, de ne rien
laisser passer dehors du "modèle" ». « Sois sûr d'avoir épuisé tout ce qui se communique par
l'immobilité et le silence », écrit Bresson dans Notes pour un cinématographe, Paris, Gallimard,
1975.
49. Je fais allusion à la classique question des relations filmeur-filmé, qui s'est posée au cinéma
documentaire dès son origine, puisqu'il est apparu dans un contexte ethnographique et s'est
développé dans celui de la colonisation. L'expression (« filmeur-filmé ») est de Serge Daney ; cf.
« Johan van der Keuken. La radiation cruelle de ce qui est », Cahiers du Cinéma, n° 290-291,
juillet-août 1978 - le texte de S. Daney portait sur l'un des plus beaux filins de Johan van der
Keuken, L'Enfant aveugle 2. Dans Singulière Ethnie. Nature et pouvoir et nature du pouvoir
(Paris, Hachette-Littérature, coll. «L'échappée belle», 1980), Deligny commente La Société
contre l'État, de Pierre Clastres. Il explique l'absence de pouvoir institué dans le cadre de la
tentative, singulière ethnie, par l'absence de « vouloir », lié à l'absence du langage.
50. Serge Toubiana, « Ici et ailleurs », editorial du n° 428 des Cahiers du Cinéma : «
l'inconscient de la télévision, de son langage, nous est apparu comme le nez au milieu de la figure : elle
n'est jamais autant elle-même que lorsqu'elle se contente [...] de montrer le monde tel qu'il est,
sans trop savoir à l'avance quoi dire, comment "commenter", comment endiguer le flot d'images
vers du discours, du déjà dit ou du déjà vu... La télévision, d'un coup, devenait le heu pédagogique
par excellence, pur, vidé de toute substance extérieure, en prise avec le mouvement réel. »
51. Cahiers du Cinéma, n° 428, p. 84-86.
52. Ibid.
53. Fernand Deligny, « Ce qui ne se voit pas », art. cité, p. 50 et 51.
54. DansÀ propos d'un film à faire, Deligny mentionne sous cette forme cette phrase de Malraux
citée, dit-il sans plus de précision, par André Bazin.
55. André Bazin, « Ontologie de l'image photographique », Qu'est-ce que le cinéma?, Paris,
Éd. du Cerf, 1985.
56. Les Enfants et le Silence, Paris, Galilée-Spirali, 1980, p. 10.
57. F. Deligny, « Les cartes et le fil des choses », entretien avec Monique Alliot, Paul Fustier et
Isaac Joseph, « Cahiers de l'Immuable/2 », Recherches, n° 20, décembre 1975, p. 61.
58. F. Deligny, Les Enfants et le Silence, op. cit., p. 37.
59. F. Deligny, deuxième préface des Enfants ont des oreilles, Paris, Maspero, 1976, p. 20.
60. Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 22-23) opposent
la cartographie de Deligny à l'interprétation kleinienne des dessins d'enfants.
61. F. Deligny, Les Vagabonds efficaces et autres récits, op. cit. p. 140 : « Le moindre dessin
d'enfant est un appel. Trop souvent, les adultes y répondent en curieux et fertiles commentaires.
[...] Que la même naïveté s'exprime par des actes, instabilités, audaces, dédains, paresses, l'adulte
provoqué devient odieux. Voilà, saisie sur le vif, cette dérivation artistique vers laquelle pousse la
société qui ne veut pas être dérangée, qui veut bien que l'on crache sur les murs, qui s'empresse
même d'encadrer les crachats, qui organisera des expositions de haineux mollards, trop heureuse
qu'on ne touche pas à l'ordonnance discrète de ses constructions, de ses hiérarchies, de ses
habitudes. Un dessin d'enfant n'est pas une œuvre d'art : c'est un appel à des circonstances
nouvelles. »
62. F. Deligny, Les Enfants et le Silence, op. cit., p. 37.
63. La toile d'araignée est une des métaphores consacrées du psychisme : « Les plus sains
comme les plus fous d'entre nous s'accrochent, telles des araignées, à une toile par eux-mêmes
tissée, obscurément ancrée dans le vide et sauvagement balancée par les vents du changement.
Pourtant, cette toile fragile, à travers laquelle beaucoup ne voient que le vide, constitue le seul
artifice permanent, la seule signature authentique de l'espèce humaine, et nous sommes les
premiers responsables de sa fabrication » (Geoffrey Vickers [1964], cité en épigraphe du livre de
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Pédagogie poétique de Fernand Deligny
Frances Tustin, Les États autistiques chez l'enfant, Paris, Éd. du Seuil, 1986, pour la traduction
française).
64. Jean Oury, « Utopie, atopie et eutopie », Chimères, n° 28, printemps-été 1996. Cette
question de l'« espace du dire » traverse l'ensemble de ses textes ; celui-ci les synthétise parfaitement.
65. Cette carte faisait l'objet d'un commentaire dans un article destiné au Congrès sur la folie,
à Milan, en décembre 1976, à la demande d'A. Verdiglione. Le texte ne figure pas dans les actes
du colloque (cf. La Folie, Paris, 10/18, 1977, pour la traduction française). Il existe à ce jour
deux livres de Deligny traduits en italien : Les Enfants et le Silence et Les Détours de Vagir ou le
Moindre Geste, parus respectivement en 1980 et 1989 chez Spirali, qui montrent l'écho des
tentatives de Deligny dans les milieux de la psychiatrie italienne.
66. F. Deligny, « L'enfant comblé », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 19, printemps 1979,
p. 265.