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CICÉRON, LE MOYEN PLATONISME ET LA PHILOSOPHIE

ROMAINE : À PROPOS DE LA NAISSANCE DU CONCEPT LATIN DE


QUALITAS
Carlos Lévy

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

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2008/1 n° 57 | pages 5 à 20
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130567929
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Pour citer cet article :


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Carlos Lévy, « Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine : à propos de
la naissance du concept latin de qualitas », Revue de métaphysique et de morale
2008/1 (n° 57), p. 5-20.
DOI 10.3917/rmm.081.0005
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Dossier : puf208037\ Fichier : Meta01_08 Date : 5/2/2008 Heure : 14 : 47 Page : 5

Cicéron, le moyen platonisme


et la philosophie romaine :
à propos de la naissance
du concept latin de qualitas

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RÉSUMÉ. — La position de Cicéron à l’égard du moyen platonisme est complexe. Ses
deux maîtres, Philon de Larissa et Antiochus d’Ascalon, avaient, chacun à sa manière,
utilisé des éléments qui devaient influencer l’apparition de ce type de pensée. Lui-même,
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au carrefour des deux enseignements, se définit comme un Néoacadémicien de stricte


observance, mais réunit dans son œuvre la plupart des composantes de ce que l’on
considère comme le tronc théorique du moyen platonisme. L’invention de la qualitas est
étroitement liée à cette situation. En apparence équivalent exact de la poiovth" stoïcienne,
elle présente cependant l’originalité de ne plus renvoyer à la théorie des principes du
Portique, puisque la force active qui agit sur la matière n’est plus identifiée au pneu`ma.
En même temps qu’il identifie la qualitas à l’objet qualifié, Cicéron, par l’intermédiaire
d’Antiochus-Varron, donne le moyen de supposer une origine non matérielle du monde.

ABSTRACT. — Cicero held a complex position towards Middle Platonism. His masters,
Philo of Larissa and Antiochus of Ascalon, each in his own way, had used elements
which were to influence the emergence of this kind of thought. As for him, who inherited
both of these teachings, he defines himself as a rigorous New Academic, but his work
includes most of the ingredients usually considered as the theoretical core of Middle
Platonism. The invention of qualitas has much to do with this situation. Apparently, this
word is the exact equivalent of Stoic poiovth" ; however, it is original insofar as it does
not refer any more to the Stoic theory of principles, since the active power acting on mat-
ter is not identified with the pneu`ma any more. As he identifies qualitas with the qualified
object, Cicero, through Antiochus-Varro, leaves room to the hypothesis that the world
may not have a material origin.

La place de Cicéron dans la philosophie antique est déterminée par deux


éléments :
– il appartient à une période qui marque la frontière entre la fin de la philo-
sophie hellénistique et le début ce que l’on appelle le « moyen platonisme » ;
– il fut l’initiateur d’un projet d’une audace exceptionnelle : faire sortir la
philosophie de sa langue originelle pour lui donner un autre mode d’expression.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2008


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6 Carlos Lévy

Parce qu’il était persuadé qu’il n’existait pas de fatalité linguistique, il consi-
dérait la langue latine comme un ensemble de virtualités dont très peu avaient
été actualisées et il fit le pari d’offrir à Rome le dernier domaine dans lequel
la Grèce avait encore une supériorité que nul n’avait jusqu’alors songé à lui
contester : la philosophie 1. Étant pour ainsi dire bilingue, il aurait pu se contenter
de philosopher en grec, ce à quoi l’exhortait Varron, en lui disant qu’à Rome
les lettrés lisaient la philosophie en grec, tandis que les gens incultes, de toute
manière, ne s’y intéressaient pas 2. Peu de gens sont conscients que, si nous
utilisons des termes comme « assentiment » ou « compréhension », c’est parce

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que Cicéron a pris la décision de forger ces néologismes pour exprimer des
concepts majeurs de la théorie stoïcienne de la connaissance.
Chacun de ces éléments est en lui-même extraordinairement complexe. À
cela s’ajoute l’interaction du second sur le premier. Toute bizarrerie, ou présu-
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mée telle, de Cicéron par rapport à nos sources d’information grecques est
imputée à sa romanité, à sa condition de philosophe-homme politique, à son
éclectisme ou à la nature du projet encyclopédique qu’il prétendit mettre en
œuvre. Nous essaierons ici de sortir de ces stéréotypes pour l’aborder comme
grand témoin et acteur de la philosophie de son temps. Nous le ferons en tentant
de préciser sa situation par rapport au moyen platonisme, et en tentant de mettre
en évidence les enjeux liés à l’apparition de la qualitas dans son œuvre philo-
sophique.
Le concept de moyen platonisme s’est si bien installé dans l’histoire de la
philosophie, grâce au livre de J. Dillon, qu’il paraît avoir existé de tout temps 3.
On oublie que l’on a longtemps préféré parler de « prédécesseurs du néoplato-
nisme », et il y a là plus qu’une nuance 4. Se référer au « moyen platonisme »,
c’est en effet définir un espace autonome entre le platonisme et le néoplatonisme.
Or, si la personnalité de Plotin permet de définir sans ambiguïté l’aboutissement,

1. Sur cette question voir R. PONCELET, Cicéron traducteur de Platon : L’expression de la pensée
complexe en latin classique, Paris, 1957 ; N. LAMBARDI, Il Timaeus ciceroniano. Arte e tecnica del
vertere, Firenze, 1982 ; C. LÉVY, « Cicéron créateur du vocabulaire latin de la connaissance », in
P. Grimal (éd.), La langue latine, langue de la philosophie, Rome, 1992, pp. 91-106 ; J. GLUCKER,
« Probabile, Veri Simile and Related Terms », in J.G.F. Powell (ed.), Cicero the Philosopher, Oxford,
1995, pp. 115-144 ; J.G.F. POWELL, « Cicero’s Translations form Greek », ibid., pp. 273-300.
2. Lib. Ac., I, 5.
3. J. DILLON, The Middle Platonists, London, 1977, mais le concept est antérieur à Dillon, voir
notamment R.E. WITT, Albinus and the History of Middle Platonism, Amsterdam, 1971. Pour une
bibliographie du moyen platonisme, voir C. MAZZARELLI, « Bibliografia medio platonica. Parte
Prima. Gaio, Albino e Anonimo Commentatore dil Teeteto », RFN, 72, 1980, pp. 108-144 ; « Apu-
leio », ibid., pp. 557-595 ; « Numenio », ibid., 74, 1982, pp. 126-159. Voir également l’article de
C. DE VOGEL, « À la recherche des étapes précises entre Platon et le Néoplatonisme », Mnemosyne,
7, 1954, pp. 111-122.
4. Voir, par exemple, l’ouvrage classique de W. THEILER, Die Vorbereitung des Neuplatonismus,
Berlin, 1930.
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Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine 7

les choses sont nettement moins claires en amont. Nous y trouvons au moins
deux blocs qui paraissent pouvoir être rigoureusement différenciés : l’Ancienne
Académie des successeurs immédiats de Platon, Speusippe, Xénocrate, Crantor,
Polémon, qui tous, et de diverses manières, ont voulu donner un caractère plus
dogmatique à la pensée platonicienne ; la Nouvelle 5, celle d’Arcésilas, Car-
néade, Clitomaque, qui, au contraire, ont construit leur pensée autour de la
notion du doute radical, l’ejpoch; peri; pavntwn, la suspension de l’assentiment
en toute circonstance. Le moyen platonisme, qui est censé regrouper des per-
sonnalités aussi dissemblables qu’Eudore d’Alexandrie, Philon d’Alexandrie,

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Plutarque, Apulée, se définit par un certain nombre d’éléments : le retour de la
transcendance (Dieu, les Formes, parfois présentées comme pensées de Dieu)
après des siècles d’immanentisme hellénistique ; l’existence d’une démonologie
affirmant l’existence de réalités intermédiaires entre Dieu et le monde ; la réfé-
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rence au souverain bien platonicien comme étant « l’assimilation à Dieu dans


la mesure du possible » en référence au Théétète 176 a et b, formule que l’on
retrouve chez tous les penseurs médioplatoniciens. Des travaux récents ont
permis de repenser la transition entre l’Académie sceptique et le médioplato-
nisme 6. Ils ont montré notamment que celui-ci, en reprenant des thèmes et des
concepts qui étaient déjà présents chez Arcésilas et Carnéade, a, au moins
partiellement, assumé l’héritage sceptique. Cela pose avec plus d’acuité encore
le problème de savoir comment les Néoacadémiciens interprétaient ceux des
passages de Platon qui se prêtaient le moins à une interprétation sceptique 7,
question qui se situe en dehors des cadres de notre étude. Nous tenterons
simplement de comprendre en quoi Cicéron peut nous aider à préciser ces
problèmes d’histoire et d’exégèse.
Rappelons brièvement qu’il a eu deux maîtres académiciens, Philon de Larissa
et Antiochus d’Ascalon 8. Le premier l’a marqué profondément, alors qu’il

5. Nous employons cette expression pour la commodité de l’exposé, afin de désigner toute
l’Académie qui a pratiqué la suspension du jugement. Selon Sextus Empiricus, PH, I, 220, il faudrait
distinguer la Moyenne Académie d’Arcésilas et la Nouvelle, de Carnéade et de Clitomaque.
6. Voir notamment J. OPSOMER, In Search of the Truth, Bruxelles, 1998 ; M. BONAZZI, Academici
e Platonici, Milano, 2003. En ce qui concerne la permanence des schémas doxographiques entre
les deux époques, voir la somme de M. GIUSTA, I dossografi di etica, 2 vol., Torino, 1964 et 1967,
monument d’érudition, contestable dans son principe, mais qui constitue une mine d’informations
sur la présentation des doctrines.
7. Voir C. LÉVY, « Platon, Arcésilas, Carnéade. Réponse à J. Annas », RMM, 1990, pp. 293-304 ;
J. ANNAS, « Plato the Sceptic », OSAPh, Suppl. vol., 1992, pp. 43-72.
8. Pour une présentation très complète de la vie et de l’œuvre de Cicéron, mais aussi des
recherches dont elles ont fait l’objet, voir G. GAWLICK et W. GÖRLER, « Cicero », in H. Flashar
(ed.), Die hellenistische Philosophie, t. 2, Basel, 1994, pp. 990-1168. Sur Philon de Larissa, voir
C. LÉVY, Cicero Academicus, Rome, 1992, pp. 290-301 ; W. GÖRLER, « Philon aus Larissa », op.
cit., pp. 915-937 ; Ch. BRITTAIN, Philo of Larissa, Oxford, 2001. Sur Antiochus d’Ascalon, voir
J. GLUCKER, Antiochus of Ascalon, Göttingen, 1978 ; J. BARNES, « Antiochus of Ascalon », in
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s’était réfugié à Rome en 88, pour fuir Athènes assiégée par Mithridate, et il
en parle encore avec émotion lorsque, à la fin de sa vie, il écrit dans le Brutus
cette phrase si forte 9 : totum ei me tradidi, incredibili admirabili quodam ad
philosophiam studio accensus. Il suivit l’enseignement d’Antiochus – pour
lequel il éprouvait de l’estime – en 78, lorsqu’il alla faire son voyage de for-
mation en Grèce et qu’il se rendit à Athènes. Philon de Larissa fut le dernier
scholarque en titre de l’Académie, et l’on s’accorde à reconnaître qu’il y eut
au moins deux phases dans sa pensée philosophique : pendant la première,
jusqu’à son exil, il se consacra, comme ses prédécesseurs, à la défense de

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l’ejpochv ; puis, une fois installé à Rome, il écrivit des livres qui suscitèrent la
surprise, et parfois l’indignation, de ses partisans comme de ses adversaires. Il
y affirmait que le doute académicien n’avait pas une valeur absolue, mais devait
être compris comme une arme, toujours valable contre le stoïcisme, et substituait
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à l’idée que rien ne peut être perçu avec certitude celle d’une compréhensibilité
inhérente à la nature même des choses. La personnalité philosophique d’Antio-
chus est peut-être plus complexe encore. Deux interprétations s’affrontent à son
sujet : dans la première, représentée notamment par J. Barnes, il serait fonda-
mentalement un éclectique qui se serait emparé de pans entiers du système
stoïcien, notamment de la gnoséologie du Portique, fondée sur la confiance dans
la représentation cataleptique. Nous pensons, au contraire, qu’Antiochus a
défendu le Portique de manière dialectique, en l’utilisant comme une arme
contre le scepticisme de son ancienne école, qui représentait pour lui l’adversaire
principal. Les livres IV et V du De finibus, en particulier, montrent qu’il pouvait
faire preuve d’une franche hostilité à l’égard du Portique, lorsque, en adoptant
au demeurant une méthode dialectique inspirée de la Nouvelle Académie, il
examinait les dogmes stoïciens pour eux-mêmes 10. Le but ultime d’Antiochus
était, selon nous, de réaffirmer avec force que presque tout ce que les Péripa-
téticiens et les Stoïciens revendiquaient comme nouveautés se trouvait déjà
présent chez Platon et dans l’Ancienne Académie. Comme si cela ne suffisait
pas, Cicéron connut par un troisième maître, Posidonius d’Apamée, une version
platonisée du stoïcisme, sans qu’il soit possible de préciser aussi rigoureusement
qu’on le souhaiterait jusqu’où cette symbiose a pu aller 11. À partir de là, l’iden-

M. Griffin & J. Barnes (eds.), Philosophia Togata : Essays on Philosophy and Roman Society,
Oxford, 1989, pp. 51-96 ; W. GÖRLER, « Antiochos aus Askalon », op. cit., pp. 938-980 ; C. LÉVY,
op. cit., pp. 88-93.
9. Brutus, 306.
10. Voir C. LÉVY, « La dialectique de Cicéron dans les livres II et IV du De Finibus », REL, 62,
1984, pp. 111-127.
11. Sur ce philosophe voir G. REYDAMS-SCHILS, Demiurge and Providence, Stoic and Platonist
Readings of Plato’s Timaeus, Turnhout, 1999 ; ead., « Posidonius and the Timaeus : Off to Rhodes
and back to Plato ? », CQ, 47, 1997, pp. 455-476.
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Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine 9

tité philosophique de l’Arpinate, sa situation par rapport aux différentes écoles


peut être décrite comme suit :
– il ne s’est jamais défini autrement que comme Académicien. L’idée selon
laquelle il se serait perçu tantôt comme Académicien, tantôt comme Stoïcien
n’a tout simplement aucun fondement. S’il lui est arrivé de reprendre, notam-
ment dans le domaine de l’éthique, des aspects importants du stoïcisme, ce fut
toujours en les relativisant, autrement dit en les intégrant à une perspective qui
était celle du refus permanent de donner un assentiment définitif. Lorsque, après
la guerre civile, il se trouva encore plus marginalisé politiquement qu’il ne

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l’avait été dans les dernières années de la République, la philosophie lui apparut
non seulement comme l’unique moyen qui lui restait d’être utile au peuple
romain, mais aussi une sorte d’obligation historique liée à son propre passé. Le
dernier successeur institutionnel de Platon, Philon de Larissa, était mort sans
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laisser de successeur et l’école fondée par Antiochus ne pouvait être considérée


que comme une dissidence de plus. Quand Cicéron décide d’écrire des livres
pour prendre la défense du scepticisme néoacadémicien – dont il dit qu’il était
sans représentant depuis longtemps 12 – il a le sentiment de rétablir, à sa manière,
sur le sol romain, cette continuité platonicienne que la mort de Philon avait
brisée. Les Tusculanes montrent à quel point était présente chez lui la tentation
de se représenter en scholarque, alors même que sa dignitas de consulaire le
lui interdisait. D’où une sorte de demi-mesure : dans le gymnase qu’il a aménagé
à l’intérieur de sa villa et qu’il appelé « Académie », il s’exerce à la dialectique,
avec des disciples dont le nom ne nous est pas communiqué, un scholarque
sans école, en quelque sorte ;
– nous n’entrerons pas ici dans le débat traditionnel visant à déterminer si, à
l’époque du De republica (54) et du De legibus (51), il a préféré le platonisme
dogmatique d’Antiochus à celui, sceptique, de Philon de Larissa 13. Encore une
fois, on ne trouvera jamais dans son œuvre une seule expression indiscutable
d’adhésion à la philosophie d’Antiochus. Ce qui est vrai, en revanche, c’est
qu’à un moment où la priorité pour lui était de penser la rénovation de l’État,
il a fait passer au second plan son adhésion au doute néoacadémicien, sans pour

12. ND, I, 6 : multis etiam sensi mirabile uideri eam nobis potissimum probatam esse philoso-
phiam, quae lucem eriperet et quasi noctem quandam rebus offunderet, desertaeque disciplinae et
iam pridem relictae patrocinium necopinatum a nobis esse susceptum. Ibid., I, 11 : Nec uero
desertarum relictarumque rerum patrocinium suscepimus ; non enim hominum interitu sententiae
quoque occidunt, sed lucem auctoris fortasse desiderant.
13. Voir J. GLUCKER, « Cicero’s Philosophical Affiliations », in J. Dillon & A.A. Long (eds.),
The Question of « Eclecticism », Berkeley/London, 1988, pp. 34-69 ; C. LÉVY, Cicero Academicus,
op. cit., pp. 104-126 ; W. GÖRLER, « Silencing the troublemaker : De legibus I. 39 and the continuity
of Cicero’s scepticism », in ID., Kleine Schriften zu hellenistisch-römischen Philosophie, Leiden,
2004.
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10 Carlos Lévy

autant le renier entièrement. Quand la guerre civile aura détruit toutes ses
illusions politiques, il n’éprouvera plus aucune réserve à s’exprimer en disciple
de Philon ;
– on aurait pu penser que l’affection qu’il portait à son maître Philon le ferait
adhérer sans réserve aux positions de celui-ci, or il n’en est rien. Philon, dans
ses livres romains, avait fait scandale en affirmant que le doute de la Nouvelle
Académie n’était pas absolu, puisque, affirmait-il, les choses étaient connais-
sables par nature. En revanche, il maintenait la critique du critère stoïcien
élaborée par ses prédécesseurs, Arcésilas et Carnéade. Or, dans le Lucullus,

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Cicéron condamne les atténuations philoniennes et il en reste à l’ejpoch; peri;
pavntwn dans sa radicalité 14. Ce qui pourrait être un élément de simplification
va, au contraire, rendre plus complexe sa position, à partir du moment où l’on
essaie de le situer par rapport à Platon ;
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– si l’on admet qu’en 45, au moment où il décide de se faire le professeur


de philosophie du peuple romain, Cicéron avait un projet systématique, couvrant
tous les domaines de la philosophie hellénistique, la logique, l’éthique et la
physique 15, on constate que celui-ci se déploie en trois temps :
* le moment sceptique des Académiques, écrits juste après le protreptique,
l’Hortensius, qui constituent à la fois le traitement de la logique et la présentation
du désaccord des philosophes dans tout le champ philosophique. Dans la pers-
pective sceptique qui est celle de Cicéron, les Formes platoniciennes paraissent
alors n’être qu’une des réponses apportées par la philosophie au problème de
la connaissance 16 ;
* la phase dialectique de la critique des systèmes hellénistiques dans le De
finibus pour l’éthique, dans le De natura deorum et le De diuinatione pour la
physique. Le stoïcisme, l’épicurisme, mais aussi l’Ancienne Académie, telle
qu’Antiochus avait prétendu la ressusciter, se trouvent soumis à une réfutation
qui leur interdit de se revendiquer comme détenteurs de la vérité ;
* la résurgence du platonisme. Platon, très peu présent dans ce second
moment, resurgit en fin de parcours : dans les Tusculanes, pour l’éthique, et
dans le projet d’un dialogue sur le Timée, pour la physique 17. Ainsi donc, sans

14. Luc., 78 : equidem Clitomacho plus quam Philoni aut Metrodoro credens (…). Sur la position
de Cicéron dans le Lucullus, voir l’interprétation de W. GÖRLER, « Cicero’s philosophical stance in
the Lucullus », in ID., Kleine Schriften, op. cit., pp. 268-289.
15. Voir A. GRILLI, « Il piano delli scritti filosofici di Cicerone », RSF, 26, 1971, pp. 302-305.
16. Luc., 142 : Plato autem omne iudicium ueritatis ueritatemque ipsam abductam ab opinionibus
et a sensibus cogitationis ipsius et mentis esse uoluit. La doxa de Platon est incluse dans un ensemble
qui englobe Protagoras, les Cyrénaïques, et Épicure.
17. Voir A. MICHEL, « Rhétorique et philosophie dans les Tusculanes », REL, 39, 1961, pp. 158-
171 ; C. LÉVY, « Cicero and the Timaeus », in G. Reydams-Schils (ed.), Plato’s Timaeus as Cultural
Icon, Notre Dame, 2003, pp. 95-110.
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Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine 11

jamais renoncer à la suspension de l’assentiment, Cicéron construit un itinéraire


philosophique au terme duquel Platon apparaît non pas comme la réponse aux
apories du naturalisme hellénistique, mais bien comme celui qui structure la
recherche en lui donnant la dimension transcendantale qui permet de sortir de
la tentation du dogmatisme.
On voit donc comment la position personnelle de Cicéron comporte des
éléments qui le rapprochent du moyen platonisme, et d’autres qui l’en différen-
cient. Dans la première catégorie : la position exceptionnelle de Platon, dont
Aristote n’est que le brillant second ; la définition d’un cheminement permettant

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de passer du désarroi que provoquait la multiplicité des opinions à la transcen-
dance, en allant au-delà de la fuvsi" telle que l’avaient comprise les Stoïciens ;
l’association de l’inspiration platonicienne à des fragments de stoïcisme ; la
relation au néopythagorisme, visible à la fois dans les Tusculanes et dans le
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projet de dialogue sur le Timée. La principale différence tient, elle, au fait que
le moyen platonisme est un dogmatisme qui intègre des éléments de scepticisme,
alors que, chez Cicéron, la situation est exactement l’inverse : sa pensée, qu’il
définit lui-même par la permanence du doute, accueille des dogmes, à titre
provisoire. Le signe le plus net de cette différence, nous le trouvons dans
l’absence de la fameuse formule du souverain bien selon Platon, qui ne figure
dans aucune des doxographies, pour la plupart d’origine académicienne, que
comporte l’œuvre cicéronienne 18.

Il reste cependant un élément dont il faut tenir compte, lorsqu’on veut situer
Cicéron par rapport à la nébuleuse médioplatonicienne : le platonisme dogma-
tique d’Antiochus, auquel, selon nous, il n’adhère pas, mais qu’il tient à pré-
senter avec au moins autant de rigueur que sa propre interprétation de la pensée
de Platon. Nous allons donc tenter de montrer comment l’apparition d’un aspect
important de la philosophie médioplatonicienne va de pair avec l’émergence
d’un concept latin nouveau, celui de qualitas.
Le discours de Varron dans les Academica Posteriora se veut la présentation
de la philosophie des Antiqui, c’est-à-dire de la pensée des philosophes de
l’Ancienne Académie, par quelqu’un qui, comme Cicéron lui-même, suivit
l’enseignement d’Antiochus d’Ascalon 19. Du point de vue philosophique, c’est
un texte d’une redoutable difficulté. On a longtemps considéré que, au lieu de

18. Voir C. LÉVY, « Cicéron et le moyen platonisme : le problème du souverain bien selon
Platon », REL, 68, 1990, pp. 50-65.
19. Lib. Ac., I, 19-32. Cet exposé a une vocation systématique, comme le montre la première
phrase : Fuit ergo iam accepta a Platone philosophandi ratio triplex, una de uita et moribus, altera
de natura et rebus occultis, tertia de disserendo et quid uerum, quid falsum, quid rectum in oratione
praumue, quid consentiens, quid repugnet iudicando.
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12 Carlos Lévy

reproduire fidèlement cette doctrine, ou plutôt ces doctrines, car il y avait


d’importantes différences entre les systèmes de Speusippe, Xénocrate et Polé-
mon, Varron-Antiochus procède par rétroprojection, c’est-à-dire en attribuant à
l’Ancienne Académie des dogmes qui étaient, en réalité, ceux du stoïcisme, de
façon à enlever à celui-ci le mérite de leur invention. Ce point paraissait acquis
jusqu’à la parution d’un article retentissant de D.N. Sedley, dans lequel il a
voulu démontrer qu’il n’y avait pas eu falsification, mais plutôt archéologie,
c’est-à-dire restitution rigoureuse par Antiochus de la pensée vétéroacadémi-
cienne, en tout cas dans le domaine de la physique 20. Si la thèse dans son

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ensemble ne nous convainc pas, elle comporte incontestablement d’importantes
analyses de détail, que nous allons examiner.
Le texte définit d’emblée les deux principes à partir desquels le monde a été
construit : une force active et une matière passive, dépourvue de toute déter-
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mination, qui va donc être informée par l’élément actif 21. Cette union est à
penser en dehors de l’histoire du monde, puisque la dissociation des deux
éléments ne peut se faire que par une opération intellectuelle : in utroque
utrumque, autrement dit, comme dans le stoïcisme, la matière passive n’a
jamais existé isolée de la force qui crée le monde. C’est cet ensemble, disso-
ciable par l’intellect, mais indissociable dans la réalité, qui constitue le monde
réel : sed quod ex utroque, id iam corpus et quasi qualitatem quandam nomi-
nabant. On remarquera que l’introduction de qualitas pour désigner la matière
déterminée est accompagnée d’un adverbe quasi et d’un adjectif indéfini,
quandam, sur lesquels nous aurons à revenir. L’ensemble est ainsi traduit par
Brittain 22 : « it was only the product of both that they called “body” and, so
to speak, a “quality” », et par Sedley 23 : « that which consisted of both was
already, in their parlance, “body” and, so to speak, a sort of “quality” ». La
traduction que nous proposons est celle-ci : « mais c’est précisément le produit
de la fusion des deux qu’ils appelaient “corps”, et pour ainsi dire, “qualité”,
en quelque sorte ». Le iam marquerait donc l’avènement d’un terme corres-
pondant à la fusion des deux principes, ou plus exactement à la perception

20. « The Origins of Stoic God », in D. Frede & A. Laks (eds.), Traditions of Theology, Leiden,
2002, pp. 41-84.
21. L’exposé de la physique occupe les § 24-29 dans le discours de Varron. Il commence ainsi :
De natura autem (ide enim sequebatur) ita dicebant ut eam diuiderent in res duas, ut altera esset
efficiens, altera autem quasi huic se praebens, eaque efficeretur aliquid. In eo quod efficeret uim
esse censebant, in eo autem quod efficeretur, tantum modo materiam quandam ; in utroque utrum-
que : neque enim materiam ipsam cohaerere potuisse, si nulla ui contineretur, neque uim sine aliqua
materia ; nihil est enim quod non alicubi esse cogatur. Sed quod ex utroque, id iam corpus et quasi
qualitatem quandam nominabant.
22. Cicero, On Academic scepticism. Translated with Introduction and Notes, by Charles Brittain,
Indianapolis, 2006, p. 96.
23. Op. cit., p. 53.
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Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine 13

intellectuelle de celle-ci. Cependant, toutes ces précautions ne suffisent pas à


Varron, qui, aussitôt après, se sent tenu d’élaborer une justification reposant
sur les arguments suivants :
– il faut employer des termes inusités pour exprimer des réalités qui le sont
tout autant 24 ;
– il n’emploie des mots-calques que pour des termes comme dialectique,
rhétorique, philosophie, déjà intégrés à la langue latine ;
– chez les Grecs, ajoute-t-il, poiovth" est un terme rare, utilisé par les philoso-
phes, mais ils ont été nombreux à le faire : id in multis 25. De fait poiovth" apparaît

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pour la première fois, à deux reprises, dans le Théétète, 182 a, passage où Platon
présente ainsi la théorie de la sensation de Protagoras et de ses partisans :
« D’après eux, chacune d’elles se produit simultanément à la sensation dans
l’intervalle qui sépare l’agent et le patient, et, tandis qu’alors le patient devient
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un sujet sentant, mais n’est plus sensitivité, l’agent de son côté est “chose de
telle sorte”, mais non pas “qualité”. Mais sans doute, en même temps que ce mot
“qualité” te fait une impression choquante, ne comprends-tu pas cette façon de
dire la chose en bloc 26 ? » On voit bien que Cicéron a cherché à présenter Varron
en équivalent romain du Socrate du Théétète, de ce point de vue en tout cas.
Après Platon, poiovth" acquiert une certaine fréquence avec Aristote, chez qui il
y a plus de cinquante occurrences, dont aucune cependant n’est comparable à ce
que nous trouvons dans le texte cicéronien. La constitution d’un vocabulaire
technique de la philosophie est donc une caractéristique grecque que Cicéron,
fort de cette légitimation, entend transférer telle quelle dans la philosophie
romaine, et dont l’invention de qualitas n’est pour lui qu’un aspect ;
– dans le paragraphe suivant, se trouve établie une hiérarchie des qualitates,
les unes étant élémentaires, ce sont les quatre éléments, les autres dérivées de
ces qualitates principes 27. Il souligne que, de ces éléments, deux sont actifs, le
feu et l’air, et deux passifs, l’eau et la terre 28. Autrement dit, le modèle principiel
universel se reproduit au niveau des elementa.

24. Lib. Ac., I, 25 : (…) ut in rebus inusitatis, quod Graeci ipsi faciunt a quibus haec iam diu
tractantur, utamur uerbis interdum inauditis.
25. Ibid.
26. Théétète, 182 a, trad. Robin, « La Pléiade ».
27. Lib. Ac., I, 26 : earum qualitatum sunt aliae principes, aliae ex his ortae. Principes sunt
unius modi et simplices, ex his autem ortae uariae sunt et quasi multiformes. Itaque aer (hoc quoque
utimur enim pro Latino) et ignis et aqua et terra prima sunt. Ex his autem ortae animantium formae
earumque rerum quae gignuntur e terra. Ergo illa initia, et ut e Graeco uertam, elementa dicuntur.
E quibus, aer et ignis mouendi uim habent et efficiendi, reliquae partes, accipiendi et quasi patiendi.
28. Galien, De plenit., 3, p. 527 Kühn (= SVF, II, 440), dit que la distinction entre les deux
types d’éléments est le fait de « Stoïciens récents », précision qui ne figure pas dans Némésius, De
nat. hom., 5, 164, p. 52, 18-19 Morani (= SVF, II, 418). Sur cette question, voir la note très complète
de D. BABUT dans Plutarque. Œuvres morales. Traité 72. Sur les notions communes, contre les
Stoïciens, Paris, 2002, n. 766, pp. 374-375.
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14 Carlos Lévy

Avant de poursuivre notre analyse, nous ferons quelques remarques sur le


terme latin lui-même. Il semble peu probable que le terme de qualitas ait déjà
été présent dans l’Hortensius, fg. 63 Grilli. Le passage a été considéré à juste
titre par l’éditeur comme corrompu, ce qui l’a conduit à remplacer le qualitas
des manuscrits par aequabilitas, ou par aequalitas 29. C’est bien dans notre
passage des Academica que Cicéron utilise pour la première fois le terme,
mais il le fait par l’intermédiaire de Varron. Du coup, cela conduit à se
demander si l’invention de qualitas doit lui être attribuée, ou si elle fut le fait
de Varron, comme cela a été suggéré par J.G.F. Powell 30. Le problème est

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compliqué, car il est difficile de trouver des occurrences incontestables de
qualitas chez cet auteur. Le terme est bien présent dans les Sententiae, mais
l’authenticité de cette œuvre est très généralement contestée 31. Ailleurs, nous
trouvons le fragment 294 Funaioli 32, concernant la métrique, pour lequel
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l’attribution à Varron n’est qu’une conjecture de Usener. En ce qui concerne


le fragment 24, qui reproduit une lettre de Varron à Cicéron, document évi-
demment d’un grand intérêt, il semble bien que l’apparition de qualitas soit
due à une intervention des grammairiens qui ont commenté le texte 33. De ce
fait, seul le fragment 226 semble pouvoir être considéré comme authentique 34.
Mais nous rappellerons surtout qu’à la date des Academica Varron n’avait pas
encore écrit d’ouvrage philosophique, ce qui lui est d’ailleurs reproché par
Cicéron 35. Il paraît donc probable que celui-ci, qui se présente lui-même dans
la correspondance de cette période comme terrorisé par la science varro-
nienne 36, a voulu lui rendre hommage en mettant en scène l’invention termi-
nologique. Mais, même si, ce qui paraît vraisemblable, Varron avait utilisé
qualitas dans le contexte des préoccupations grammaticales qui étaient les
siennes, son extension à la métaphysique fut le fait de Cicéron lui-même. Il
y eut donc, selon toute probabilité, une réinvention, au moins aussi importante
que l’invention elle-même.
Revenons sur la phrase qui est au centre du processus de création. Plusieurs
points méritent d’être examinés :

29. Hortensius, fg. 63 Grilli : et quamquam optatissimum est perpetuo fortunam quam floren-
tissimam permanere, illa tamen <ae>qualitas uitae non tantum habet sensum, quantum cum ex
<mi>seris et perditis rebus ad meliorem statum fortuna reuocatur.
30. « Cicero’s Translations from Greek », op. cit., p. 295.
31. Ps. VARRON, Sententiae (Die sogenannten Sententiae Varronis, ed. P. Germann, Paderborn,
1910), sententia 52, ligne 3 : Amator ueri non tam spectat, qualiter dicatur quam quid ; intelle-
gentiam uero sequitur iudicium dictorum ; ultimum est dicendi qualitas.
32. H. FUNAIOLI, Grammaticae Romanae fragmenta, Roma, 1964, pp. 310-311.
33. Ibid., p. 196.
34. Ibid., p. 261.
35. Lib. Ac., I, 3.
36. Voir, en particulier, Ad Att., XIII, 25, 3.
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Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine 15

– l’expression id iam corpus et quasi qualitatem quandam pose un difficile


problème de traduction, aux répercussions philosophiques importantes. Sedley
a justement fait remarquer que, dans l’interprétation généralement donnée de
cette phrase, tout corps est une qualité, ce qui – dans un système comme le
stoïcisme, où à l’exception des quatre incorporels (le lektovn, l’espace, le temps
et le vide), tout est corps – paraît enlever toute spécificité à la qualité 37. Il
propose lui-même de comprendre autrement, en distinguant corpus et qualitas.
Voici la traduction que nous proposons de son interprétation 38 : « Perçus en
eux-mêmes, le principe passif et le principe actif sont, respectivement, une

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matière première et une force créatrice. Dans n’importe laquelle des combinai-
sons réelles, le principe passif devient un corps primitif spécifique, la terre, le
feu, l’air ou l’eau, et le principe actif devient une qualité spécifique du corps,
par exemple la chaleur ou l’humidité. » Cette interprétation est appuyée sur un
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passage de Diogène Laërce, dans lequel, se rapportant aux meilleures sources


stoïciennes, celui-ci dit que les quatre éléments réunis formaient la matière
indéterminée, tandis qu’isolés chacun d’entre eux est identifié à une qualité, au
sens le plus commun : le feu est le chaud, l’eau l’humide, l’air le froid et la
terre le sec 39. On notera toutefois qu’à aucun moment dans ce texte il n’est
question de poiovth". Il reste cependant à déterminer si c’est bien cela que veut
dire Cicéron, et il est paradoxal que Sedley, qui veut montrer que le texte est
d’origine académicienne, et non stoïcienne, se réfère de manière aussi précise
à l’orthodoxie du Portique. Il s’agit donc de savoir si le quasi est destiné à
atténuer la nouveauté du néologisme qualitas ou s’il intervient pour signaler
une différence de point de vue dans la perception d’une même réalité, envisagée
tantôt comme objet, tantôt comme qualité ;
– nous ferons une première remarque, de caractère linguistique : la formule
employée par Cicéron se trouve ailleurs, toujours dans le sens de l’atténuation
de ce qui va contre l’usage linguistique. Il est, de ce point de vue, intéressant
de comparer notre passage avec ce que l’on lit dans les Tusculanes, à propos
de la conception aristotélicienne de l’âme 40 : sic ipsum animum ejndelevceian
appellabat nouo nomine quasi quandam continuatam motionem et perennem.
Ici, quasi quandam indique à la fois le problème de traduction et la difficulté
du contenu du concept. Le rapprochement entre les deux passages, dans des
contextes de traduction qui sont très proches, montre bien, nous semble-t-il, que
l’expression quasi quandam n’a pas en elle-même de fonction philosophique

37. Les Stoïciens admettaient, au demeurant, que les incorporels avaient eux-mêmes des qualités
incorporelles, voir Simplicius, In Aristot. Categor., f. 56 D Bas (= SVF, II, 388-389).
38. « The Origins of Stoic God », op. cit., p. 57.
39. Diogène Laërce, VII, 137.
40. Tusc., I, 22.
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16 Carlos Lévy

précise, elle indique l’apparition d’un terme et d’une notion inhabituels dans la
langue latine. Dans le passage des Académiques, l’atténuation porte sur qualitas,
puisque corpus ne présentait pas de véritable difficulté. On ne peut donc exclure
que, du point de vue de Cicéron, corpus constitue la dénomination en langage
accessible de ce que qualitas désigne en langage technique ;
– nous rappellerons, par ailleurs, que, lorsqu’il évoque un peu plus loin les
qualitates, Cicéron les divise en deux groupes 41 : les qualitates principes, qui
sont en fait les quatre éléments, et les objets dérivés de ceux-ci, ex his autem
ortae. La manière dont est formulée cette distinction prouve bien, nous sem-

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ble-t-il, qu’il identifie complètement les corps et les qualités. Il est vrai qu’en
ce qui concerne les objets dérivés, l’expression est plus complexe. Cicéron ne
dit pas, pour les définir : « les êtres vivants et les végétaux », mais « les formes
des êtres vivants et des choses qui sont engendrées par la terre » 42. Cette
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particularité peut s’expliquer par un passage de Simplicius dans lequel il est


dit que « même dans les êtres composés, il existe cette forme individuelle
(ajtomwqe;n ei\do") que les Stoïciens appellent “être qualifié” (poiovn) ». Il s’agis-
sait, apparemment, d’un point de doctrine que ces philosophes tenaient à rap-
peler. On notera également que Cicéron est implicitement fidèle au dogme du
Portique selon lequel on ne peut parler de poiovth" qu’à propos des êtres unifiés.
Autrement dit, il y a une qualité de l’homme, de l’animal, mais non du vaisseau
qui est un être composite 43 ;
– reste le problème de la différence entre les qualitates et les qualia. On
trouve, en effet, un peu plus loin, une phrase un peu énigmatique que nous
traduisons ainsi 44 : « et, puisque cette force que nous avons dit être la qualité
se meut et qu’elle a un mouvement à sens alterné, c’est ainsi que, selon eux,
la matière tout entière se trouve transformée, et que sont créés les êtres que l’on
appelle qualifiés ». On peut être ici surpris de voir que la qualitas est identifiée
à une uis, mais il ne s’agit pas là nécessairement d’une maladresse de Cicéron.
Nous avons en effet un témoignage d’Alexandre d’Aphrodise, où il est dit que
la qualité peut être envisagée de deux manières, qui sont évidemment deux
points de vue, puisque la matière et le pneu`ma sont indissociables 45. La poiovth"
peut être définie soit comme une manière d’être du pneu`ma (pneu`ma pw`" e{con),

41. Voir note 27.


42. Lib. Ac., I, 26 : ex his autem ortae animantium formae earumque rerum quae gignuntur e
terra. Le ortae renvoie à ce que nous lisons un peu plus haut : qualitatum sunt aliae principes,
aliae ex his ortae.
43. Voir Simplicius, In Aristot. Categor., f. 55 E Bas (= SVF, II, 391).
44. Lib. Ac., I, 28 : et cum ita moueatur illa uis quam qualitatem esse diximus, et cum sic ultro
citroque uersetur, et materiam ipsam totam penitus commutari putant et illa effici quae appellant
qualia.
45. In Aristot. Topica, IV, p. 181 Ald., p. 360, 9 Wal. (= SVF, II, 380).
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Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine 17

soit comme une manière d’être de la u{lh u{lh pw`" e[cousa). Il est évident que
c’est à la première définition que se réfère Cicéron dans ce passage, avec
néanmoins une différence essentielle qui est qu’il parle de « force », uis, là où
les Stoïciens, matérialistes, évoquent obstinément le souffle igné, le pneu`ma.
Nous allons revenir sur ce point qui nous semble essentiel. Reste à déterminer
s’il est rigoureux dans sa distinction entre la qualitas et les qualia. Sur cette
question, il faut d’abord se référer à la distinction qui était faite par les Stoïciens,
ou en tout cas par quelques-uns d’entre eux, entre les poiav et les poiovthte".
Dans un passage de Simplicius, il est fait allusion à « certains Stoïciens » qui

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donnaient une triple définition du poiovn, l’une d’entre elles coïncidant précisé-
ment avec celle de la poiovth", comprise comme « tout ce qui est différencié »,
pa`n to; kata; diaforavn 46. Les autres définitions faisaient entrer en ligne de
compte le fait que l’être qualifié soit en action ou non. Cicéron n’entre pas dans
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ces détails, mais il ne nous semble pas qu’il contredise la doctrine stoïcienne
sur cette question.
En résumé, le texte cicéronien est en ceci singulier qu’il présente une théorie
de la qualité semblable à celle des Stoïciens, sauf sur un point, mais il est
fondamental : l’identification du principe actif à une réalité matérielle. Dans le
stoïcisme, c’est parce qu’il est pneu`ma que la poiovth" désigne la matière qua-
lifiée. Dans le système des Antiqui, la uis informe la matière, mais il n’est dit
nulle part qu’elle est elle-même matérielle. Certes, dans la définition des prin-
cipes, Cicéron parle de res duas, mais la res active n’est plus désignée par la
suite que comme une force. De même, il est bien précisé au § 26, à propos des
éléments, que l’air et le feu, composantes du pneu`ma, ont la force d’agir,
mouendi uim, mais, à l’inverse, il n’est jamais spécifié que la uis soit elle-même
un pneu`ma. En reconstituant ainsi la pensée des Antiqui 47, Antiochus d’Ascalon
offrait une porte de sortie à l’aporie qui sera ainsi formulée par Plutarque, et
dont il ne peut être exclu qu’elle ait déjà été formulée dans la Nouvelle Aca-
démie 48 : « si en effet matière et raison sont une seule et même chose, c’est à
tort qu’ils ont défini la matière comme dépourvue de raison. Si au contraire
elles sont distinctes l’une de l’autre, la Divinité serait en quelque sorte en charge
des deux à la fois, et ne serait donc pas en charge des deux à la fois, et ne serait

46. Simplicius, In Aristot. Categor., f. 55 A Bas (= SVF, II, 390).


47. SEDLEY, « The Origins of Stoic God », op. cit., p. 42, accorde beaucoup importance au
fragment 230 Fortenbaugh et al., 1992, de Théophraste, dans lequel il voit un écho des doctrines
de l’Ancienne Académie. Il y est question de la doxa de Platon sur les principes : d’un côté la
matière qui reçoit tout (pandecev"), de l’autre la cause active, mise en relation avec la puissance de
Dieu et du Bien. Ce qui caractérise le texte d’Antiochus-Varron, c’est qu’il n’identifie pas la uis,
ce qui peut être interprété comme une volonté de se distinguer du stoïcisme sans rompre ouvertement
avec lui en adoptant une position trop ouvertement transcendantaliste.
48. Comm. Not., 1085 c, trad. D. Babut, voir note ad loc.
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18 Carlos Lévy

pas une entité simple, mais composite, puisqu’elle ajouterait à sa nature intel-
ligente l’élément corporel emprunté à la matière ». En se limitant à parler d’une
« force », Antiochus échappait, au moins provisoirement, à ce que D. Babut a
fort justement défini comme « l’incompatibilité entre une métaphysique moniste
et une cosmologie dualiste 49 ». De ce fait, il ouvrait la voie à l’identification
de la force active à l’intellect, et même au Dieu du monothéisme, puisque, chez
Philon d’Alexandrie, dans un passage qui n’est pas sans rappeler par certains
aspects celui des Académiques, la cause active (drasthvrion) est assimilée au
Dieu de la Genèse 50. En tout cas, la qualitas latine naît au moment précis où

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le système stoïcien est soumis à une entreprise de dématérialisation au moins
partielle. Comme la poiovth" stoïcienne, la qualitas désigne encore l’objet, mais
celui-ci renvoie à des principes dont l’un n’est plus explicitement identifié
comme matériel.
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Un mot encore pour évoquer le devenir de l’innovation cicéronienne. Cicé-


ron lui-même ne semble pas avoir été immédiatement assuré de pouvoir impo-
ser le terme qu’il avait inventé. La meilleure preuve en est ce passage du De
natura deorum 51, dans lequel le Stoïcien Balbus, critiquant la théorie atomique
des Épicuriens, considère comme absurde l’idée que des atomes dépourvus
eux-mêmes de toute qualité puissent, en s’associant, aboutir à des objets pour-
vus de qualités. Or, lorsqu’il parle de ces corpuscula, Cicéron lui fait préciser
encore une fois l’équivalent grec (quam poiovthta Graeci uocant), comme si
la diffusion des Academica n’avait pas été suffisante pour faire connaître le
terme. On notera toutefois que l’emploi de qualitas n’est plus cette fois-ci
accompagné d’une atténuation, preuve quand même d’une certaine installation
dans la langue. Pour ce qui est des philosophes ultérieurs, on aurait pu attendre
du Stoïcien Sénèque un emploi massif de qualitas. Le moins qu’on puisse dire
est qu’il n’a pas abusé du mot, probablement parce qu’il n’éprouvait pas
beaucoup d’intérêt pour la physique, en tout cas pour la physique principielle
telle qu’elle avait été élaborée par les fondateurs de son école. De fait, il va
surtout détourner la qualitas de la philosophie des principia, pour l’insérer dans
le domaine de l’éthique. Cela ne signifie pas pour autant que la physique soit
nécessairement absente. Dans la lettre 66, la qualitas exprime les différentes
formes que prend la vertu, laquelle ne peut ni croître ni décroître, mais, tout
en restant la même, se présente différemment 52. La physique reparaît sous

49. Op. cit., p. 373.


50. Opif., 7 sq.
51. ND, II, 94.
52. Ep., 66, 7 : Decrescere enim summum bonum non potest nec uirtuti ire retro licet ; sed in
alias atque alias qualitates conuertitur, ad rerum quas actura est habitum figurata. Quidquid attigit
in similitudinem sui adducit et tinguit ; actiones, amicitias, interdum domos totas quas intrauit
disposuitque condecorat ; quidquid tractauit, id amabile, conspicuum, mirabile facit.
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Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine 19

l’éthique, dans le fait que la vertu qui, dans le stoïcisme, est un corps, comme
le souligne la fameuse lettre sur les animalia, est décrite dans ce passage non
comme un simple objet de contemplation, mais bien comme une force de la
transformation de la réalité : « à tout ce qu’elle touche elle imprime sa ressem-
blance, et comme sa teinte ». La vertu se trouve donc ici dans la position du
lovgo" informant une matière qui n’est pas indifférenciée, mais qui fait plutôt
penser à la matière désordonnée qui résiste, que l’on trouve dans le moyen
platonisme. C’est à partir de là que se trouve exprimée pour la première fois, à
notre connaissance, la différence entre qualitas et magnitudo, dans la lettre 85,

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à propos de la vie heureuse 53 : « Ce qui lui donne sa perfection, c’est sa qualité,
non sa quantité. C’est pourquoi il est indifférent qu’elle soit longue ou courte,
étendue ou resserrée, répartie dans une multitude de lieux et de rôles, ou
concentrée en un seul. » La notion de quantité est déclinée de différentes
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manières, alors que la qualitas semble être autoréférentielle. Les choses sont
probablement moins simples, puisque, dans le petit nombre des références
sénéquiennes de qualitas, deux sont des métaphores, comme s’il s’agissait
d’appuyer le concept sur une image concrète pour mieux transmettre son sens.
La lettre 84, dans un passage que Montaigne imitera, illustre le processus par
lequel nous assimilons nos lectures, avec l’image de l’abeille, butinant de-ci,
de-là. Sénèque saisit alors l’occasion d’exposer les deux explications en cours
à son époque pour la fabrication du miel 54 : ceux qui croient que l’abeille ne
fabrique pas le miel, mais le recueille, et ceux qui pensent que c’est le travail
de l’abeille qui va donner cette qualité de miel à ce qu’elles ont recueilli « sur
la partie la plus tendre des feuilles et des fleurs ; elles y ajouteraient une espèce
de ferment qui lie ces matériaux divers ». La tendreté des pousses évoque la
matière malléable sur laquelle il est possible d’agir, la qualitas étant le produit
de la transformation. C’est un peu le processus inverse que l’on trouve dans
la lettre 112. Il s’agit une fois encore d’une métaphore, celle de la greffe, image
de la relation maître-disciple. Il faut que la vigne s’adapte à la qualité, à la
nature de ce qu’elle reçoit 55. Une chose est sûre, entre Cicéron et Sénèque la
qualitas s’est détachée de son origine métaphysique et a pris la plupart des
sens que nous lui donnons.

53. Ibid., 85, 22 : In optimo illam statu ponit qualitas sua, non magnitudo ; itaque in aequo est
longa et breuis, diffusa et angustior, in multa loca multasque partes distributa et in unum coacta.
54. Ibid., 84, 4 : Quidam existimant conditura et dispositione in hanc qualitatem uerti quae ex
tenerrimis uirentium florentiumque decerpserint, non sine quodam, ut ita dicam, fermento, quo in
unum diuersa coalescunt.
55. Ep., 112, 2 : Non quaelibet insitionem vitis patitur : si vetus et exesa est, si infirma graci-
lisque, aut non recipiet surculum aut non alet nec adplicabit sibi nec in qualitatem eius naturamque
transibit. Itaque solemus supra terram praecidere ut, si non respondit, temptari possit secunda
fortuna et iterum repetita infra terram inseratur.
Dossier : puf208037\ Fichier : Meta01_08 Date : 5/2/2008 Heure : 14 : 47 Page : 20

20 Carlos Lévy

Nous avons essayé de montrer comment, dans le cas de Cicéron, la périodi-


sation époque hellénistique/médioplatonisme, si utile soit-elle, doit être dépassée
pour prendre en compte la singularité d’une œuvre dans laquelle coexistent des
aspects qui sont ailleurs soigneusement dissociés. Les circonstances extrême-
ment complexes de la naissance de qualitas confirment que la langue latine n’a
pas été pour Cicéron un simple calque des termes philosophiques grecs mais le
moyen d’explorer minutieusement les enjeux conceptuels inhérents à la confron-
tation des doctrines et l’occasion de prendre des décisions d’ordre sémantique
qui influencent encore notre découpage linguistique du monde.

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Carlos LÉVY
Université Paris-Sorbonne
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