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18/02/2017 Freud, la psychanalyse et la littérature

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[1]
Freud, la psychanalyse et la littérature

Jean-Pierre Kamieniak

Pour Isabelle et Julia

Freud  était  un  grand  lecteur  et  il  aimait  les  livres,  se  qualifiant  lui­même  de 1

Bücherwurm, « ver de livres », l’équivalent allemand de notre « rat de bibliothèque
», et cette passion des livres, comme toute passion d’ailleurs, s’est manifestée parfois
de  manière  inconsidérée,  comme  ce  fut  le  cas  au  cours  de  son  adolescence  lorsqu’il
laissa une ardoise chez le libraire qui fit tempêter son bon vieux Jacob de père, lui qui
lui  avait  donné,  lorsqu’il  était  enfant,  un  livre  à  déchirer  en  compagnie  de  sa  sœur,
une  histoire  illustrée  de  la  Perse  que  le  petit  Sigi  s’empressa  d’effeuiller  comme  un
artichaut, ainsi qu’il le rappelle dans L’interprétation des rêves.

D’ailleurs,  cette  passion  des  livres  vint  probablement  consolider  l’autre  passion  du 2

jeune Freud, sa grande histoire d’amour : les livres, en effet, furent l’objet d’échanges
fructueux  et  nourris  avec  sa  fiancée  Martha,  échanges  au  cours  desquels  ils  se
conseillaient  mutuellement  et  se  livraient  à  l’appréciation  critique  de  leurs  lectures,
envisageant un instant d’écrire un roman à deux mains. Il est à remarquer que dans
les commentaires qu’il a pu faire auprès de sa belle, nous voyons d’emblée poindre la
dimension  clinique,  l’intérêt  clinique  du  futur  découvreur  du  fonctionnement
psychique  et  de  ses  espaces  inconnus,  la  curiosité  du  futur  explorateur  de  l’âme
humaine.  Il  écrivait  ainsi  à  Martha,  en  juillet  1883,  à  propos  de  notre  compatriote
Flaubert et de La tentation de saint Antoine, l’un de ses livres préférés :

« Il évoque non seulement les grands problèmes de la connaissance, mais pose
les  vraies  énigmes  de  la  vie,  tous  les  conflits  de  sentiments  et  d’impulsions  ;  il
renforce  la  prise  de  conscience  de  notre  perplexité  en  face  du  mystère  qui
enveloppe toute chose. »

Les problèmes de la connaissance, les énigmes de la vie, les conflits de sentiments et 4

d’impulsions  …,  voilà  ce  qui  intéresse  le  jeune  Freud  !  Ne  peut­on  voir  là,  dans
l’après­coup, se dessiner ce qui constituera l’objet même de la recherche freudienne –
les  conflits,  la  vie  –  que,  dans  la  lettre  du  30  janvier  1899  à  Fliess,  il  se  proposait
d’appeler « psychologie clinique » ?

On le voit, l’activité de lecteur de Freud le porte d’emblée vers des sujets auxquels il 5

est  sensible,  qui  font  écho  en  lui,  comme  toute  lecture  et  comme  chez  tout  lecteur
d’ailleurs. Nous avons en effet ce que l’on peut appeler une « lecture névrotique » des
textes, qu’il s’agisse de romans ou non : notre lecture est friande et gourmande de cet
étranger/familier qui se déploie sous nos yeux et résonne dans nos reins et dans nos
cœurs.  Nous  sommes  en  fait  en  quête  de  nous­mêmes  dans  les  lectures  que  nous
faisons, à la recherche de la confirmation de ce savoir que nous pressentons de nous­
mêmes sans vouloir vraiment le savoir. De ce point de vue, la lecture des livres psys
en  est  le  paradigme,  les  étudiants  en  psychologie  le  savent  bien,  et  les  profanes  qui
feuillètent ce type d’ouvrages le savent tout autant : c’est bien la quête de soi qui fait
de nos lectures des lectures sélectives.

À vrai dire, ce n’est pas nouveau. Il était classique, et très actuel à l’époque de Freud, 6

de  considérer  que  l’intérêt  que  nous  prenons  à  une  tragédie  ou  à  un  roman  est
provoqué  par  le  fait  que  nous  y  reconnaissions  des  sentiments  ou  des  passions  que
nous  éprouvons  nous­mêmes.  Il  suffit  de  penser  à  la  catharsis,  qui  bénéficia  d’un
regain  d’intérêt  sous  l’impulsion  de  Jacob  Bernays,  l’oncle  de  Martha,  avant  même
que  Breuer  et  Freud  n’en  usent  de  manière  spécifique.  Le  baron  Alfred  von  Berger,
dramaturge, professeur d’esthétique à l’université de Vienne puis directeur de théâtre
à Hambourg et à Vienne, publia deux ans après les Études sur l’hystérie, en 1897, une
petite étude sur l’effet cathartique. Il y soulignait que le processus cathartique pouvait
être entendu comme « la satisfaction d’un besoin humain d’affects », et que lorsqu’un
homme aspirant à « la satisfaction sérieuse et réelle de ses besoins [ …] regarde une
tragédie  dont  le  héros  lui  ressemble  [  …],  il  éprouve  une  catharsis  »,  ajoutant  plus
loin  que  le  traitement  cathartique  décrit  par  Breuer  et  Freud  permettait
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loin  que  le  traitement  cathartique  décrit  par  Breuer  et  Freud  permettait
particulièrement bien de faire comprendre cet effet de la tragédie  . [2]

Les « effets d’affects »

Et il en était ainsi pour l’homme et le chercheur Sigmund Freud, si l’on veut bien se 7

souvenir  de  cette  «  force  saisissante  »,  ou  encore  de  cet  «  effet  saisissant  »  que
produisit en lui la représentation d’Œdipe roi à laquelle il put assister lorsqu’il vint à
Paris, en 1886, suivre l’enseignement de Charcot, qu’il évoque en ces termes, d’abord
dans  une  lettre  à  Fliess  du  15  octobre  1897    puis  dans  son  ouvrage  fondateur
[3]

L’interprétation  des  rêves.  Et  c’est  précisément  cet  «  effet  d’affect  »


(Affektivewirkung) que provoquent les œuvres d’art qu’il veut comprendre. Il le dira
plus tard dans les premières lignes de son commentaire du Moïse de Michel­Ange en
1914. Après avoir rappelé qu’en art il était plus profane que connaisseur, et qu’il était
plus attiré par le contenu que par la forme, il précise :

«  Les  œuvres  d’art  n’en  exercent  pas  moins  sur  moi  un  effet  puissant,  en
particulier les créations littéraires et les sculptures, plus rarement les peintures.
J’ai  été  ainsi  amené,  en  chacune  des  occasions  qui  se  sont  présentées,  à
m’attarder longuement devant elles, et je voulais les appréhender à ma manière,
c’est­à­dire me rendre compte de ce par quoi elles font effet. Dans les cas où je ne
le peux pas, par exemple pour la musique, je suis presque inapte à la jouissance.
Une  disposition  rationaliste,  ou  peut­être  analytique,  regimbe  alors  en  moi,
refusant que je puisse être pris sans en même temps savoir pourquoi je le suis et
ce qui me prend ainsi  . »[4]

On  comprend  alors  combien  grande  fut  sa  surprise  lorsqu’il  découvrit  dans  les 9

phantasmes de ses rêves, comme dans ceux de ses patients, le double désir œdipien
d’inceste et de parricide. Et c’est précisément à ce moment­là de ses recherches – lors
de  l’élaboration  de  L’interprétation  des  rêves  –  que  va  se  révéler  ce  lien,  d’abord
ignoré  puis  pressenti  sous  forme  de  cet  «  effet  d’affect  »,  entre  les  contenus
inconscients  fraîchement  découverts  de  la  psyché  et  la  production  littéraire,  en
l’occurrence le mythe sophocléen.

On  en  profitera  au  passage  pour  rappeler  que  c’est  à  Jean­Paul  Valabrega,  l’un  des 10

fondateurs  du  IVe  Groupe,  que  nous  devons  la  mise  en  évidence  de  ce  double
mouvement  qui  va  du  phantasme  au  mythe  et  du  mythe  au  phantasme  car,
contrairement à ce qui a pu être avancé, ce n’est pas parce que Freud était un lecteur
cultivé  qui  connaissait  ses  classiques  qu’il  a  découvert  Œdipe  :  il  l’a  découvert  dans
les phantasmes du rêve et ce n’est que par un retour au mythe qu’il lui a donné son
nom  .
[5]

L’interprétation  des  rêves,  c’est  le  premier  grand  moment  où  la  science  freudienne 11

rencontre  la  littérature,  sous  la  forme  d’abord  de  cette  correspondance  soulignée
entre  les  contenus  phantasmatiques  et  les  contenus  littéraires  qui,  tous  deux,
s’alimentent  à  une  même  source.  De  fait,  dans  ce  premier  temps,  la  littérature  va
servir de contre­épreuve à la psychanalyse, ainsi que le souligne Sarah Kofman : elle
vient confirmer, conforter et illustrer le savoir freudien. Ici avec Sophocle, de manière
passablement  lisible  pour  nous  qui  ne  pouvons  plus  en  avoir  une  lecture  innocente
puisque désormais nous sommes tous contaminés par la peste, mais aussi de manière
plus  masquée,  dissimulée,  indirecte,  avec  le  Hamlet  de  Shakespeare  qu’il  évoque
aussitôt après, et pour le même motif – le double désir œdipien –, puisque le héros
est impuissant à venger l’assassinat de son royal père, pris qu’il est par la culpabilité
que  génère  la  rencontre  entre  son  phantasme  parricide  et  le  meurtre  réel  de  son
géniteur par cet oncle criminel qui, par la même occasion, en a profité pour épouser
la reine, sa mère.

Cette  manière  oblique,  voilée  cette  fois,  de  traiter  une  même  problématique 12

permettra  d’ailleurs  à  Freud  de  montrer  du  même  coup,  en  regard  de  l’intrigue  de
Sophocle, le chemin parcouru par le travail de la culture sous l’effet du refoulement,
lequel n’autorise plus l’exposition claire, directe, de la problématique œdipienne sur
la scène.

De  la  même  manière,  toujours  dans  L’interprétation  des  rêves,  Freud  fait  le 13

rapprochement  entre  ce  qu’il  appelle  les  «  rêves  typiques  »,  rêves  à  contenu
phantasmatique  universel  que  nous  faisons  chacun  tôt  ou  tard,  et  diverses
productions littéraires, ainsi qu’il le montre avec le rêve de l’embarras dû à la nudité,
retrouvé dans le conte d’Andersen « Les habits neufs de l’empereur », qui a là aussi
valeur  de  contre­épreuve.  L’histoire  est  celle  de  deux  tailleurs  un  peu  filous  qui
proposent à l’empereur de lui tisser un habit d’une matière si fine et si précieuse, si
diaphane, que seuls ses bons et loyaux sujets seront capables de l’apercevoir et d’en
apprécier la valeur. Bien évidemment, les tailleurs ne tissent rien du tout et c’est nu
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apprécier la valeur. Bien évidemment, les tailleurs ne tissent rien du tout et c’est nu
comme  un  ver  que  l’empereur,  majestueux,  impérial,  défile  dans  les  rues  de  la  ville
devant une population effrayée par l’épreuve et qui feint de ne pas s’apercevoir qu’il
est  nu,  jusqu’à  ce  qu’un  candide  enfant  s’écrie  :  «  Mais  l’empereur  est  nu  !  »  Au
fondement,  à  la  source  de  ce  conte  et  de  ce  rêve,  il  y  a  donc  un  souvenir  ou  un
phantasme de notre enfance alimenté par un désir exhibitionniste car, ainsi que le dit
Freud :

14

« C’est seulement dans notre enfance qu’a existé ce temps où nous avons été vus
sommairement  vêtus  par  nos  proches  ainsi  que  par  des  étrangers  :  des
personnes  qui  prenaient  soin  de  nous,  des  servantes,  des  visiteurs,  et  nous
n’avons pas eu honte alors de notre nudité  . » [6]

Ce  pourquoi,  à  propos  de  ce  rêve  d’exhibition,  Freud  fait  encore  référence  à  la  joie 15

d’être  nu  dont  témoignent  le  mythe  religieux  d’Adam  et  Ève,  ou  encore  l’Odyssée,
avec  le  naufragé  Ulysse  arrivant  nu  au  pays  des  Phéaciens  où  il  est  accueilli  par
Nausicaa et ses compagnes.

On est alors en mesure de préciser ce qu’il en est de cet « effet d’affect » qui intrigue 16

Freud,  car  il  ne  consiste  pas  simplement  en  ce  constat,  somme  toute  banal,  selon
lequel  nous  nous  émouvons  lorsque  nous  retrouvons  une  image  de  nous­mêmes  à
travers un héros littéraire : ce que montre Freud, c’est que l’émoi littéraire, l’émotion
esthétique,  l’intérêt  que  nous  éprouvons  pour  la  littérature  viennent  moins  du  fait
que nous y reconnaissons ce que nous savons de nous­mêmes, que du fait que nous y
apprenons  ce  que  nous  ignorons  de  nous­mêmes  :  la  littérature  nous  présente  une
vérité,  une  vérité  inavouable,  une  vérité  refoulée,  et  c’est  là  sa  force.  Ainsi  l’œuvre
littéraire nous cache­t­elle et nous montre­t­elle à la fois un secret enfoui dans notre
propre préhistoire comme dans celle des héros que la littérature fait vivre.

Ce que le célèbre Viennois montre encore, et qui est radicalement nouveau, c’est que 17

les états morbides et les sentiments universels dont la littérature charrie les images,
loin d’être hétérogènes, ont les mêmes racines, les mêmes sources et s’originent dans
la  part  inconsciente  de  la  psyché.  C’est  nouveau  parce  qu’à  l’époque  de  Freud,
psychiatrie  et  littérature  n’étaient  pas  sans  entretenir  des  liens  réciproques  en  tant

que  domaines  distincts.  Il  suffit  de  penser  au  docteur  ès  sexualité  que  fut  le
psychiatre Krafft­Ebing, l’auteur de la fameuse Psychopathia Sexualis  dans  laquelle
ce sont précisément les écrits de Sade et de Sacher­Masoch qui l’amènent à élaborer
les notions de « sadisme » et de « masochisme » ; ou encore à des écrivains comme
Zola,  qui  s’inspiraient  occasionnellement  de  cas  cliniques  de  la  littérature
psychiatrique.

Cette parenté des contenus littéraires et oniriques, authentifiée par leur provenance 18

commune,  en  l’occurrence  l’activité  phantasmatique  et  ses  figures  universelles


produites  par  la  dynamique  pulsionnelle,  se  voit  confortée  encore  par  la  similitude
des  processus  présidant  à  leurs  productions  respectives.  Divers  mécanismes
contribuant au travail du rêve se retrouvent dans les procédés littéraires, ainsi que le
soulignent  nombre  d’auteurs  ,  et  de  ce  fait,  là  encore,  la  production  littéraire,  et
[7]

plus généralement artistique, peut servir de modèle de compréhension des processus
primaires à l’œuvre dans le rêve. Par exemple, la condensation, à l’instar de l’image
du poète qui condense plusieurs souvenirs, expériences ou sentiments, ou encore du
personnage du romancier constitué de divers traits appartenant à diverses personnes.
Par exemple encore le déplacement, qui trouve son analogie dans la métonymie, mais
aussi la symbolisation,  soit  la  figuration  analogique,  que  l’on  peut  rapprocher  de  la
métaphore  ;  et  Jakobson  nous  rappelle  que  métaphore  et  métonymie  sont
constitutives  du  fondement  même  du  langage  littéraire  et  non  des  ornements  du
discours.  Aussi  est­ce  pour  de  bonnes  raisons  que  Freud  prend  si  souvent  en
considération  les  phénomènes  linguistiques,  car  c’est  au  niveau  même  des  lois  de
fonctionnement  que  langage  et  inconscient  ont  des  caractères  communs  ou  des
analogies  qui  justifieraient  à  elles  seules  une  exploration  psychanalytique  de  la
littérature.

Ce que découvre donc Freud au cours de ce premier moment fondateur que cristallise 19

L’interprétation  des  rêves,  ce  sont  les  rapports  étroits  existant  entre  les  différentes
productions  psychiques  :  les  mythes,  les  contes,  la  littérature  ou  plus  globalement
l’art, s’expliquent comme les rêves ou encore les symptômes, ce sont des formations
de compromis, des productions qui satisfont à la fois le désir et la défense, et il s’agit
donc pour lui à la fois d’en déchiffrer les énigmes grâce à sa méthode, de montrer leur
parenté et d’introduire du même coup une continuité là où apparemment il y aurait
rupture : continuité entre le conscient et l’inconscient, le normal et le pathologique,
l’enfant et l’adulte, le civilisé et le primitif, l’individu et l’espèce, l’humain et le divin,
l’ordinaire  et  l’extraordinaire,  et  plus  spécifiquement  ici  :  lien  entre  les  différentes
productions culturelles et psychiques, sur lequel insiste Sarah Kofman.
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18/02/2017 Freud, la psychanalyse et la littérature
productions culturelles et psychiques, sur lequel insiste Sarah Kofman.

Le savoir de l’âme humaine des écrivains

Mais  ce  qui  va  particulièrement  étonner  Freud  dans  sa  rencontre  avec  la  littérature 20

telle  qu’elle  lui  apparaît  alors,  et  qu’il  a  pressenti  dans  ses  jeunes  années  ainsi  que
nous  l’avons  vu,  c’est  ce  savoir  privilégié  sur  l’âme  humaine  dont  sembleraient
disposer  poètes  et  romanciers,  un  savoir  que  lui,  le  savant,  peine  tant  à  mettre  au
jour. De fait, Freud est totalement séduit, admiratif et fasciné par la « connaissance »
des  poètes,  criant  au  «  génie  »,  au  «  don  »  et  à  son  «  énigme  miraculeuse  ».  Il  y
renvoie particulièrement dans la première décennie de ses recherches, notamment en
1907  dans  l’étude  magistrale  qu’il  effectue  d’une  nouvelle  de  Wilhelm  Jensen  :
Gradiva, fantaisie pompéienne.

Cette étude, en effet, constitue le deuxième grand moment au cours duquel la science 21

freudienne rencontre la littérature, parce qu’ici Freud opère un véritable tournant, ne
se contentant plus de souligner la parenté ou la similitude des contenus littéraires et
phantasmatiques  ou  encore  des  processus  qui  y  œuvrent,  ainsi  qu’il  l’a  fait  dans
L’interprétation  des  rêves.  Ici,  l’œuvre  d’art,  et  plus  précisément  l’œuvre  littéraire,
change  de  statut  :  de  modèle  paradigmatique  confirmant  la  connaissance
psychanalytique, elle devient elle­même objet d’investigation, ouvrant de plus sur une

interrogation  concernant  le  travail  de  production  dont  elle  est  issue.  C’est  ce  qui  en
fait une œuvre charnière, ainsi qu’il le confirme dans l’appendice qu’il rédige en 1912 :

22

« La recherche psychanalytique [ …] ne cherche plus seulement en elles [dans les
créations  des  écrivains]  des  confirmations  de  ses  trouvailles  concernant  des
individus névrosés de la vie réelle ; elle demande aussi à savoir à partir de quel
matériel  d’impressions  et  de  souvenirs  l’écrivain  a  construit  son  œuvre  et  par
quelles  voies,  grâce  à  quels  processus,  il  a  fait  entrer  ce  matériel  dans  l’œuvre
littéraire  . »[8]

Dans la Gradiva Freud est sous le charme, séduit par le « savoir » de l’âme humaine 23

dont feraient preuve les écrivains,

24

«  [ces]  précieux  alliés  dont  il  faut  placer  bien  haut  le  témoignage  car  ils
connaissent  d’ordinaire  une  foule  de  choses  entre  le  ciel  et  la  terre  dont  notre
sagesse d’école [entendons la psychologie traditionnelle et la psychiatrie] n’a pas
encore  la  moindre  idée.  Ils  nous  devancent  de  beaucoup,  nous  autres  hommes
ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu’ils puisent là à des
sources que nous n’avons pas encore explorées pour la science   ». [9]

Et il le confirme dans les dernières lignes de son étude : les écrivains non seulement 25

puisent  à  la  même  source,  mais  travaillent  sur  le  même  objet  que  l’analyste,  certes
avec une méthode différente mais aboutissent à des résultats concordants.

Ce  qui  est  intéressant,  c’est  la  méthode  qu’il  prête  aux  écrivains,  qui  consisterait  à 26

diriger leur attention sur l’inconscient, y guettant ses possibilités de développement
et  leur  accordant  une  expression  artistique  au  lieu  de  les  réprimer  par  une  critique
consciente. La supériorité de l’écrivain tiendrait au fait qu’

27

«  il  tire  de  lui­même  et  de  sa  propre  expérience  ce  que  nous  apprenons  des
autres  personnes  –  les  lois  que  doit  observer  cet  inconscient  –,  mais  il  n’a  pas
besoin  d’énoncer  ces  lois,  ni  même  de  les  reconnaître  clairement,  elles  se
trouvent,  du  fait  de  la  tolérance  de  son  intelligence,  incarnées  dans  ses
créations  [10]
 ».

Mais  passé  ce  temps  de  la  séduction  qui  fait  de  l’écrivain  ou  de  l’artiste  un  être 28

extraordinaire, un grand homme, un héros dont le savoir devancerait la science de la
psyché, Freud va passer d’une attitude admirative à l’égard des artistes à une certaine
désillusion,  non  seulement  parce  que  les  artistes  et  écrivains  sont  des  hommes
comme  les  autres,  strictement  gouvernés  par  les  mêmes  lois  psychiques,  mais  aussi
parce  que  ce  prétendu  savoir  privilégié  dont  ils  disposeraient  est  banalement
explicable par ces mêmes lois.

Que  l’artiste  appartienne  à  l’humaine  condition,  c’est  ce  que  Freud  montre  par 29

exemple dans son Léonard, en 1910. Après avoir déclaré son admiration pour l’artiste
et  affirmé  le  caractère  énigmatique  de  ses  dons,  il  dit  aussitôt  que  le  normal  et  le
pathologique,  et  même  le  sublime,  obéissent  à  des  lois  psychiques  déterminées,
estimant  alors  «  qu’il  n’est  personne  de  si  grand  que  ce  lui  soit  une  honte  d’être
soumis  aux  lois  régissant  avec  une  égale  rigueur  les  conduites  normales  et
morbides  [11]
 ».
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18/02/2017 Freud, la psychanalyse et la littérature
morbides  [11]
 ».

Quant au don, à l’inspiration clairvoyante ou à l’intuition dont ils feraient preuve, elle 30

relève  tout  bonnement  de  ce  processus  psychique  que  Freud  connaît  bien  et  a
découvert très tôt, en particulier chez ses patients paranoïaques : la projection, dans
sa  double  dimension  normale  et  pathologique.  En  se  demandant  comment  le  poète
ou l’écrivain pouvait être parvenu au même savoir que le savant, ou plus exactement,
pouvait être arrivé à faire comme s’il savait les mêmes choses, Freud retrouve ce qu’il
désigne  par  «  connaissance  endopsychique  »,  privilège  des  poètes,  des  hommes

primitifs, de certains malades et des superstitieux. En aucun cas cette connaissance
ne se donne comme telle, mais s’offre indirectement, projetée dans les œuvres d’art,
les mythes, les délires paranoïaques, elle se donne toujours déformée et déplacée de
l’intérieur vers l’extérieur. Ce pourquoi cette « obscure connaissance, naturellement,
ne présente en rien le caractère d’une connaissance [vraie]  [12]
 ».

Ainsi l’écrivain sait­il sans savoir, car cette « connaissance endopsychique » est une « 31

connaissance dans l’ombre », pour reprendre l’expression de Sarah Kofman : ce qui
se  trouve  projeté  dans  le  monde  extérieur  est  le  témoin  de  ce  qui  a  été  effacé  de  la
conscience.  Freud  le  répétera  encore  à  propos  du  névrosé  obsessionnel  que  fut
l’Homme aux rats :

32

«  Une  certaine  force  d’avertissement  –  que  j’ai  comparée  ailleurs  à  une


perception endopsychique – semble alors subsister dans ces relations refoulées,
de  sorte  qu’elles  sont  introduites,  par  la  voie  de  la  projection,  dans  le  monde
extérieur et y portent témoignage de ce qui dans le psychisme n’a pas eu lieu  [13]
.
»

La « fabrique littéraire » ?

Autrement  dit,  la  «  méthode  »  de  l’écrivain,  qui  caractériserait  le  mécanisme  de  la 33

création artistique, n’en est bien évidemment pas une et ne consiste assurément pas à
focaliser  son  attention  sur  l’inconscient  (et  comment  le  pourrait­on  ?)  !  Mais  que
l’inconscient  y  ait  sa  part  ne  fait  aucun  doute  ;  aussi  faudrait­il  plutôt  parler  en
termes  de  perméabilité  ou  de  souplesse  des  et  entre  les  instances  de  l’appareil
psychique  –  notamment  du  préconscient  –,  qu’autorise  non  pas  une  attention
concentrée mais une attention mobile, une attention flottante, à l’instar de ce temps
de l’endormissement que nous connaissons bien, lequel favorise le surgissement des
représentations  non  voulues,  celles­ci  se  transformant  alors  en  images  visuelles  et
acoustiques.

Ce pourquoi, à propos de l’émergence de ces idées incidentes, dans un ajout de 1909 à 34

L’interprétation  des  rêves,  Freud,  s’appuyant  sur  Schiller,  qu’il  cite,  évoque  une
attitude  analogue  de  l’écrivain,  condition  nécessaire  de  la  production  poétique.
Schiller évoque en effet ce nécessaire moment de « folie passagère » au cœur même
de l’acte créateur, que seule permet la souplesse de la censure :

35

« Il semble qu’il ne soit pas bon et qu’il soit préjudiciable à l’œuvre de création de
l’âme  que  l’entendement  toise  trop  sévèrement,  pour  ainsi  dire  au  seuil  même
des  portes,  les  idées  qui  affluent.  Une  idée,  considérée  isolément,  peut  être  très
peu  digne  de  considération  et  très  aventureuse,  mais  peut­être  acquiert­elle  de
l’importance  du  fait  de  celle  qui  lui  succède,  peut­être  pourra­t­elle,  dans  une
certaine liaison avec d’autres semblant peut­être tout aussi insipides, fournir un
maillon très approprié (Lettre du 1er décembre 1788)  [14]
. »

Nous  sommes  bien  là  au  cœur  de  la  fabrique  littéraire,  ce  pourquoi,  plus  que  de 36

création, c’est de production ou encore de travail qu’il conviendrait de parler, c’est­à­
dire de transformation, un travail au cours duquel les représentations, images, mots
ou pensées qui surgissent et se succèdent sur un mode apparemment anarchique se
voient brassés, transformés, sélectionnés, triés, organisés et ciselés, pour aboutir à un
texte  empreint  du  déterminisme  psychique  dont  il  est  issu.  Freud  indique  par
exemple :

37

«  Une  pensée  dont  l’expression  venait  peut­être  d’autres  motifs  agira  à  cette
occasion  sur  les  possibilités  d’expression  d’une  autre,  les  différenciant  et  y
opérant  un  choix,  cela  peut  être  dès  l’origine  comme  il  arrive  pour  le  travail
poétique.  Quand  un  poème  est  rimé,  le  deuxième  vers  doit  obéir  à  deux

conditions  :  il  doit  exprimer  un  certain  sens  et  cette  expression  doit  inclure  la
rime. Les meilleurs poèmes sont ceux où l’on ne remarque pas la recherche de la
rime, mais où, par une sorte d’induction mutuelle, les deux pensées ont pris dès
le début la forme verbale dont une très légère retouche fera jaillir la rime  [15]
. »
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18/02/2017 Freud, la psychanalyse et la littérature
le début la forme verbale dont une très légère retouche fera jaillir la rime  [15]
. »

D’ailleurs,  après  Freud  et  ainsi  que  le  note  Sarah  Kofman,  Saussure  et  Jakobson 38

évoqueront  quelque  chose  de  semblable  à  propos  du  texte  poétique,  indiquant  que
tout texte est commandé par un prétexte qui l’induit. Jean Starobinski, commentant
Saussure, souligne :

39

«  On  en  vient  à  cette  conclusion  implicite  dans  toute  la  recherche  de  Saussure,
que les mots de l’œuvre sont issus d’autres mots antécédents, et qu’ils ne sont pas
directement choisis par la conscience formatrice. La question étant : “Qu’y a­t­il
immédiatement derrière le vers ?”, la réponse n’est pas le sujet créateur, mais le
mot inducteur. Non que Saussure aille jusqu’à effacer la subjectivité de l’artiste :
il lui semble toutefois qu’elle ne peut produire son texte qu’après passage par un
pré­texte  [16]
. »

Le  texte  littéraire,  comme  nous  l’avons  dit,  est  en  effet  un  compromis,  il  est  la 40

résultante  d’un  ensemble  d’incitations  et  de  résistances  qui  sont  totalement
insaisissables,  mais  dont  nous  pouvons  suivre  le  travail  par  une  démarche
interprétative. Aussi faut­il aller de l’intention déclarée au texte lui­même, car celui­ci
ne peut dire autre chose de plus que ce que l’auteur en dit, seulement s’il est soumis à
une interprétation analytique. Il est un compromis dont on peut entendre soit le sens
littéral  soit  le  sens  inconscient,  selon  que  l’on  y  applique  ou  non  la  méthode
freudienne, laquelle part de ces détails négligés par toute autre méthode ; le moindre
détail  y  a  sa  signification  car  «  notre  poète  [l’écrivain  auteur  de  la  Gradiva]
n’introduit  dans  son  récit  aucun  détail  qui  n’ait  son  importance  et  ne  serve  une
intention  »,  dit  le  savant  Viennois  ;  et  que  l’auteur  ignore  ces  intentions  n’est  pas
pour  étonner  puisqu’il  écrit  dans  la  méconnaissance  de  son  propre  savoir.  Peu
importe  les  intentions  déclarées  de  l’auteur,  il  faut  s’en  reporter  au  texte,  qui  seul
parle « en vérité » : son sens se trouve en lui et ne doit pas être cherché à l’extérieur,
bien qu’il ne soit pas indépendant du psychisme de l’écrivain.

Le  retour  de  Freud  au  texte  n’est  pas  un  retour  à  sa  littéralité,  il  la  dénonce  au 41

contraire, mais il invite, à partir du texte lui­même, à en trouver le sens « véritable »,
celui qui seul permet de donner sens à tout ce qui est dit dans la littéralité du texte,
car  ce  sens  véritable  n’existe  nulle  part  ailleurs  que  dans  celui­ci,  souligne  encore
Sarah Kofman. Il n’y a pas de texte préalable mais un seul texte qui est à lui­même sa
propre clé, et ce que peut faire l’analyste, c’est de montrer qu’il y a entre les éléments
du  texte  des  rapports  différents  de  ceux  que  suggère  son  contenu  manifeste,  des
rapports  qui  dénotent  justement  un  certain  «  travail  »  de  l’inconscient.  Et  c’est  en
faisant  «  travailler  »  le  signifiant  que  le  critique  explique  et  déplie  ce  qu’il  recèle,
c’est­à­dire exhibe et dissimule d’un même mouvement.

La science freudienne et l’art poétique

Autrement dit l’écrivain, ou l’artiste, ne sait pas vraiment ce qu’il dit et dit plus qu’il 42

ne croit dire : déjà Platon chassait les poètes de sa cité idéale, entre autres, pour cette
raison, et affirmait que « seul le géomètre ne dit que ce qu’il dit ». Le poète n’est pas
maître de la vérité ou de la non­vérité de son discours. Le savoir privilégié que Freud
reconnaissait  aux  écrivains  est  un  savoir  qui  ne  se  sait  pas,  un  savoir  non  su  dont
Freud  peut  rendre  compte,  notamment  en  substituant  à  l’inspiration,  concept
appartenant à « l’idéologie de l’art » selon l’expression de Sarah Kofman, le concept
opératoire  de  processus  primaire.  Ce  pourquoi,  plus  que  du  grand  homme,  l’artiste
est proche du névrosé, de l’homme primitif, de l’enfant.

De ce point de vue, et pour en terminer avec cet aperçu des relations de Freud avec la 43

littérature,  on  évoquera  les  louables  tentatives  entreprises  par  certains  écrivains  ou
mouvements  littéraires  au  temps  de  Freud  –  en  particulier  André  Breton  et  le
surréalisme  –  pour  tenter  de  rendre  les  «  vases  communicants  »  (!)  et  laisser  la
parole  à  l’inconscient  dont  ils  font  l’apologie,  donnant  à  penser  que  pour  laisser
s’exprimer  le  désir  inconscient,  il  suffirait  entre  autres  d’user  de  l’écriture
automatique.

Freud avait connaissance de ces tentatives, et les surréalistes, en particulier Breton, 44

étaient  familiers  des  thèses  freudiennes,  faisant  de  Freud  leur  «  saint  patron  ».
D’ailleurs,  une  brève  correspondance  fut  échangée  entre  les  deux  hommes  en
décembre  1932,  et  s’en  dégage  le  sentiment,  que  relève  Jean  Starobinski  [17]
,  d’une
méprise  et  d’un  malentendu  :  Freud  a  l’impression  de  ne  pas  avoir  été  compris,  et
Breton, celle de ne pas être soutenu, de ne pas trouver en Freud la caution théorique
dont  il  avait  besoin.  Freud,  en  homme  bien  élevé,  met  le  malentendu  à  sa  charge,
écrivant :

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18/02/2017 Freud, la psychanalyse et la littérature

45

«  Je  reçois  force  témoignages  de  l’estime  que  vous  et  vos  amis  portez  à  mes
recherches, mais pour ma part, je ne suis pas en état de me faire une idée claire
de ce que veut votre surréalisme. Peut­être n’ai­je pas du tout à le comprendre,
moi qui suis si éloigné de l’art  [18]
. »

L’entreprise  surréaliste,  en  effet,  ne  pouvait  que  laisser  Freud  perplexe  puisque  le 46

fervent  partisan  de  l’inconscient  que  fut  Breton,  en  faisant  consciemment  son  jeu,
opérait une confusion volontaire entre mouvement du désir et mouvement du savoir
– « entre la parole troublée et la parole élucidante » pour reprendre l’expression de
Jean Starobinski – plaidant contre le détour irréalisant de l’art et visant précisément
à en abolir la distinction d’avec la science, entendons la science freudienne ; il prônait
du même coup l’assouvissement du désir par les voies les plus directes et faisait donc
de  l’automatisme  un  procédé  libérateur  favorisant  la  manifestation  de  la  pensée  à
l’état pur.

Des  thèses,  on  le  voit,  qui  ne  pouvaient  se  soutenir  des  distinctions  fondamentales 47

effectuées par la métapsychologie freudienne, notamment entre processus primaires
et  processus  secondaires,  représentation  de  chose  et  représentation  de  mot,  ou
encore  le  passage  d’un  registre  à  un  autre,  par  exemple  de  l’inconscient  au
préconscient­conscient,  qui  ne  peut  s’opérer  que  par  des  transformations  et  des
déguisements imposés par les censures, si l’on veut bien se souvenir de ce qu’il en est
du rêve.

Pour Freud en effet, le langage verbal, et bien évidemment l’écriture, est secondaire à 48

tous  les  sens  du  terme,  ainsi  que  l’a  souligné  Jean  Laplanche  [19]
  :  historiquement,
puisque  l’on  reconnaît  un  stade  préverbal  dans  le  développement  individuel  ;
topiquement, puisqu’il caractérise le préconscient et le moi et que les représentations
de mot permettent aux chaînes de pensée de devenir conscientes ; économiquement
puisque  réglé  par  un  mode  d’associations  et  de  circulation  impliquant  retenues,
barrages,  inhibitions.  Alors,  que  l’on  tente  de  faire  fonctionner  ce  langage  verbal
selon  le  processus  primaire,  par  exemple  dans  «  cette  maladie  du  jeu  de  mots  à
outrance  »  relevée  par  J.  Laplanche,  pourquoi  pas  ;  mais  en  aucune  manière  il  ne
peut être constitutif ni du langage de l’inconscient ni en témoigner « à l’état pur ».

Ainsi, Breton en est venu à reconnaître que « l’histoire de l’écriture automatique est 49

celle d’une infortune continue » mais, en dépit de cet aveu, il est resté profondément
attaché  à  la  notion  d’automatisme,  de  phénomènes  automatiques,  affectés  d’une
valeur  négative  par  les  psychiatres  français  car  considérés  comme  gravement
morbides,  et  négligés  par  Freud.  Ce  pourquoi,  ainsi  que  l’expose  Jean  Starobinski,
cette caution théorique qu’il avait espérée de Freud, Breton la trouvera du côté de la
parapsychologie,  du  spiritisme,  des  voyants  et  des  médiums,  comme  chez  l’Anglais
Myers (1843­1901), l’un des fondateurs de la Society for Psychical Research, héritant

de quelques­unes de ses notions clés, comme celle de moi subliminal dont il pouvait
mieux s’accommoder que de l’inconscient freudien.

Mais  l’on  remarquera  cependant  que  Freud,  bien  que  «  peu  porté  à  faire  crédit  au 50

surréalisme, n’en était pas moins prêt à soumettre la cause à un nouvel examen », si
l’on en croit la lettre du 20 juillet 1938 qu’il écrivit à Stefan Zweig et dans laquelle il
relate une rencontre avec Salvador Dali :

51

«  Vraiment,  il  faut  que  je  vous  remercie  d’avoir  amené  chez  moi  les  visiteurs
d’hier.  Car  jusqu’alors  j’étais  tenté  de  considérer  les  surréalistes,  qui
apparemment m’ont choisi comme saint patron, pour des fous intégraux (disons
à 95 % comme pour l’alcool absolu). Le jeune Espagnol avec ses candides yeux
de fanatique et son indéniable maîtrise technique m’a incité à reconsidérer mon
opinion.  Il  serait  en  effet  très  intéressant  d’étudier  analytiquement  la  genèse
d’un  tableau  de  ce  genre.  Du  point  de  vue  critique,  on  pourrait  cependant
toujours  dire  que  la  notion  d’art  se  refuse  à  toute  extension  lorsque  le  rapport
quantitatif  entre  le  matériel  inconscient  et  l’élaboration  préconsciente  ne  se
maintient  pas  dans  des  limites  déterminées.  Il  s’agit  là,  en  tout  cas,  de  sérieux
problèmes psychologiques  [20]
. »

On  le  voit,  Freud  pose  derechef  la  question  des  frontières  et  des  limites  tant  entre 52

l’inconscient et le préconscient qu’entre l’art et la science. Restant fidèle à la « notion
d’art  »,  Freud  s’alarme  devant  la  subversion  de  ce  qui  en  était  la  condition
psychologique,  et  ne  tient  nullement  à  voir  l’inconscient  prévaloir.  Pour  lui,  «  les
artistes,  ces  rêveurs  supérieurs,  ne  peuvent  qu’éprouver  et  manifester  avec  force  ce
qu’il  appartiendra  à  la  science  d’interpréter  dans  son  langage  spécifique  »,  souligne
Jean Starobinski  [21]
. Car si l’artiste « vit l’aventure du désir par la voie détournée de
la  fiction  et  de  la  représentation  »,  note­t­il  aussi,  c’est  bien  à  la  psychanalyse  de
déchiffrer le sens du désir et l’ampleur du détour …
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18/02/2017 Freud, la psychanalyse et la littérature
déchiffrer le sens du désir et l’ampleur du détour …

[1] Texte remanié de la conférence du 22 janvier 2010 à la Maison de l’université de Rouen.

[2] La petite étude d’A. von Berger constitue la postface à l’édition de la Poétique d’Aristote, publiée par

Theodor Gomperz à Leipzig en 1897. Jacques Le Rider y consacre quelques pages dans son beau livre

dont ces citations sont extraites : Freud, de l’Acropole au Sinaï, Paris, PUF, 2002, p. 188.

[3] « Il m’est venu une seule pensée ayant une valeur générale. Chez moi aussi j’ai trouvé le sentiment

amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je les considère maintenant comme un

événement général de la prime enfance, même si cela n’est pas toujours aussi précoce que chez les

enfants rendus hystériques. [ …] S’il en est ainsi, on comprend la force saisissante d’Œdipe Roi [ …] la

légende grecque s’empare d’une contrainte que chacun reconnaît parce qu’il en a ressenti l’existence

en lui-même. Chaque auditeur a été un jour en germe et en phantasme cet Œdipe, et devant un tel

accomplissement en rêve transporté ici dans la réalité, il recule d’épouvante avec tout le montant du

refoulement qui sépare son état infantile de celui qui est le sien aujourd’hui. » (S. Freud, Lettres à

Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, p. 344-345).

[4] S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange » (1914), dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris,

©Gallimard, Folio, 1985, p. 87 ; OCF.P, XII, p. 131.

[5] J.-P. Valabrega, « Le problème anthropologique du phantasme » (1967), dans l’ouvrage collectif, Le désir

et la perversion, Paris, PUF/©Le Seuil, 1967, p. 178.

[6] S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), Paris, PUF, 1980, p. 213 ; OCF.P, IV, p. 283.

[7] Parmi lesquels S. Kofman, L’enfance de l’art, Paris, Payot, 1970 ; M. Milner, Freud et l’interprétation de la

littérature, CDU/CEDES, 1980 ; P.-L. Assoun, Littérature et psychanalyse, Paris, Ellipses, 1996 ; J. Bellemin-

Noël, Psychanalyse et littérature, Paris, PUF, 2002.

[8] S. Freud, Délire et rêves dans la Gradiva de W. Jensen (1907), Paris, ©Gallimard, 1986, p. 247 ; OCF.P, VIII,

p. 125.

[9] Ibid., p. 141, p. 44.

[10] Ibid., p. 243, p. 123.

[11] S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), Paris, ©Gallimard, 1987, p. 56 ; OCF.P, X, 1993,

p. 83.

[12] S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Paris, ©Gallimard, 1997, p. 411.

[13] S. Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (l’Homme aux rats) » (1909), dans Cinq

psychanalyses, Paris, PUF, 1975, p. 250 ; Remarques sur un cas de névrose de contrainte, OCF.P., IX, p. 200.

[14] S. Freud, L’interprétation des rêves, PUF, 1987, p. 96 ; OCF.P, IV, p. 138-139.

[15] S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), Paris, PUF, 1967, p. 293.

[16] Cité par S. Kofman, op. cit., p. 56-57.

[17] J. Starobinski, « Freud, Breton, Myers » (1968), L’arc, n° 34, p. 87-96.

[18] S. Freud, OCF.P, XIX, p. 301.

[19] J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987, p. 45-47.

[20] S. Freud, S. Zweig, Correspondance, trad. de l’all. D. Plassard, G. Hauer, Rivage Poche/Petite

Bibliothèque Payot, 1995.

[21] « Freud, Breton, Myers », L’arc, n° 34, 1968, p. 87.

Français Freud  était  fin  lettré  et  grand  lecteur.  La  littérature  occupe,  en  effet,  une  place  de
choix dans les plaisirs de l’homme et la curiosité du chercheur. Le génie viennois la
considérera  d’ailleurs  comme  une  alliée  précieuse  quant  à  la  compréhension  des
processus psychiques qui président à l’élaboration du rêve, avant que d’en faire – en
tant  que  production  –  l’objet  même  de  ses  investigations,  la  resituant  à  sa  juste
place en regard de la science nouvelle. Aussi cette réflexion entend­elle retracer les
grandes lignes de ce trajet freudien, qui mêle au bonheur de la lecture l’acuité de la
découverte.

Mots-clés affect   désir   inconscient   interprétation   littérature   processus   rêve   surréalisme   texte  
formation de compromis

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