Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
2018 07:44
URI : id.erudit.org/iderudit/302689ar
DOI : 10.7202/302689ar
Éditeur(s)
Découvrir la revue
Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services
Tous droits réservés © Institut d'histoire de l'Amérique d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous
française, 1967 pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-
dutilisation/]
cabanes". Notre moine est peu loquace sur l'habitat des indi-
gènes. Au chapitre neuvième du livre XXI de la Cosmographie
universelle, il écrit:
En ce pays là, n'y a de villes ne forteresses, que
celles que les chrestiens y ont fait bastir pour leur
deffense, demeure, et commodité: mais habitent
ceux de la terre en leurs logettes, qu'ils appellent en
leur langue mortugabes, lesquelles sont disposées et
assemblées par hameaux et villages.21
Ces loges 22 de deux ou trois cents pas de long, et vingt de
large, quelquefois plus, et d'autres moins, "toutes basties de
bois, et couvertes de feuilles de palmier" 23 sont habitées par
plusieurs ménages. On y voit à l'intérieur des lits, des fétiches 24 ,
etc. Ce sont là les seuls renseignements dont nous disposions sur
l'habitat de nos sauvages.
Connaissant mieux le type d'homme qu'était le sauvage de
la France antarctique, le degré comparé de leurs connaissances
"médicales", leurs habitudes vestimentaires et d'habitation, nous
chercherons à connaître, toujours à partir des œuvres de Thevet,
de quel équipement matériel disposait notre sauvage, dans quelle
organisation économique se trouvait-il, son attitude face au
travail, à la guerre et aux hommes qui n'étaient pas de son
groupe.
Thevet n'est pas frappé par l'insuffisance de l'équipement
matériel de nos sauvages. À part la roue qu'il ne connaissait
pas 25, nos sauvages disposaient d'un équipement matériel à peu
21
Thevet, Cosmographie universelle, 116.
22 ibid., 116, note 3.
23
24
Ibid., 180.
Nous n'avons pu trouver une meilleure expression pour nommer
"cette sorte de fruit, gros comme un œuf d'autruche, qui est de mesme
couleur que nos concombres, et l'ayans percé par les deux bouts, comme
une bouteille, ils y passent un baston d'hebene par le milieu, long d'un
pied et demy: Tun des bouts est planté en terre, et l'autre est garny des
plumages très beaux d'un oyseau, qu'ils nomment arat, lequel est tout
rouge comme fine escarlate, et grand comme un héron: et ont cela en
grand honneur et reputation, estimans que ce soit leur petit toupan (mage
de Dieu), à cause que quand les Caraïbes viennent en leur maison, ils font
parler ce qui est dedans, qui déclare le secret de leurs ennemies, et aussi
par ce moyen ils sont assurez de Testât des âmes de leurs parents et amys
trespassez."
25
Thevet, Cosmographie universelle, 118.
En tous cas Thevet n'en parle absolument pas.
U N FRANÇAIS AU BRÉSIL AU XVIe SIÈCLE
369
"à faire des farines dans certain temps qu'ils limitent, et auquel
terme il ne fault point faillir, qui sera d'une livre ou d'une
demie".57 Ils accumulent les vivres que les femmes vont porter, se
chargent de leurs armes et brûlent leurs loges 58 pour éviter, en
cas de défaite, de fournir aux ennemis le plaisir de les brûler.
Thevet nous décrit avec une rare vérité les scènes de préparation
immédiate à la guerre. Cette description rappelle certaines toiles
de Brughel, on y trouve même horizon, même mouvement et
couleurs voisines. Mais écoutons notre auteur:
C'est un plaisir de les voir besogner durant cet
apareil pour la guerre. Car vous en verrez les uns,
ayant pris des asnes sauvages, les eschorcher et en
faire des rondelles et boucliers, les autres aiguiser
des flèches, et redresser leurs arcs. Le temps appro-
chant qu'il faut partir, ils mettent leur farine dans
de grandes feuilles, liées de petites cordes, avec six
ou sept verges qu'ils appellent uzupo panacun, et
cecy est fait de palmier, qui peuvent autant59 contenir
de farine, que dans une hotte de pardeça.
Ils sont rusés à la guerre. Ils se cachent le jour, font le guet
la nuit et tâchent de surprendre l'ennemi "et vous diray-je que
leurs plus grandes batteries se font de nuit, a cause de telles
surprises". Quand la guerre est décidée, des éelaireurs vont
reconnaître l'ennemi. Les villages, comme on l'a déjà dit, sont
entourés de palissades, de pieux "posés en quatre rancs". Ces
palissades sont percées de "f entez" pour tirer sur ceux qui vou-
draient forcer les murailles. Souvent les villages assiégés sont
préparés à subir un siège :
Bien souvent ceux qui sont ainsi enserez et comme
assiégez, se doubtans de la venue et assault de leurs
ennemis, vous planteront des chevilles de bois fort
aiguës et fortes, tout autour de leur loge, et n'en
voit-on le bout que bien peu, tant aussi qu'on fait la
chausse-trapes en-deça . . .60
Ne pouvant s'en approcher les assaillants utilisent des flèches
enflammées. "Ils vous mettent du vieil coton, greffé de quelque
57
Ibid. On sait que les sauvages comptaient par livre.
™ Ibid., 181.
59 Ibid., 179.
60
Thevet, Cosmographie universelle (éd. 1953), 180.
374 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE
qu'ils en sont plus sages, et que leur esprit est plus a repos, lors
qu'ils sont assis : et semtile qu'ils ayent apruis ceste philosophie
en l'escolle d'un Aristote, ou autre des sages anciens".76 Les
harangues des vieillards peuvent durer six heures. Ils prenaient
"eux-mesmes", après ces délibérations, le commandement de la
troupe.
L'organisation sociale était lâche ; il semble bien que l'auto-
rité des vieillards ne se manifestait qu'en temps de crise. Voilà
tout ce que Thevet nous apprend sur le gouvernement de nos
sauvages.
Pour terminer ce bref aperçu de la "société matérielle et de
l'organisation sociale" des Tupinamba, telles que décrites par
Thevet dans ses Singularitez de la France Antarctique et dans sa
"Cosmographie universelle", nous aimerions évoquer le mode
de relations entretenues par nos sauvages avec les européens.
Nous avons déjà abordé la question des truchements 77, ces
blancs qui s'incorporaient à un tel point aux sauvages qu'ils en
épousaient "la totalité des coutumes" et en devenaient souvent
les chefs.
Thevet célèbre l'accueil chaleureux que son groupe et lui-
même reçurent des indiens.
Les habitants nous reçurent autant humainement
qu'il fut possible : et comme estant advertiz de notre
[arrivée] avoient dressé un beau palais a la coutu-
me du païs, tapissé tout autour de belles feuilles
d'argres, et herbes de conifères, par une manière
de congratulation, monstrant de leur part grands
signes de joye, et nous invitans à faire le sembla-
ble.78
Qui plus est, ajoute notre cordelier, ils nous présentèrent
vivres, logis et une fille pour notre service.. 7 9 Thevet revient à
76
Thevet, Cosmographie universelle (1953), 179.
77
78
Cf., Thèse.
70
Thevet, Cosmographie universelle (1557), 485.
Thevet, Cosmographie universelle (1953), VII.
Suzanne Lussagnet dans son commentaire de l'œuvre de Thevet écrit:
"Il suffisait de se dire français pour circuler plus librement sans crainte
d'être dévoré par les canibales . . . " , 3.
378 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE
II
Fixer les mentalités et les croyances, ce qui détermine
l'essentiel des attitudes de nos sauvages, pénétrer "le monde men-
tal de ces hommes du XVI6 siècle", tel est l'objectif de cette
seconde partie. Nous nous demanderons quelle place occupe dans
cette société américaine du XVP siècle, la femme et l'enfant;
comment se présentent les rites autour du mariage et des sépul-
tures; quelles sont les structures spatiales et temporelles qui
limitent ou circonscrivent l'univers spirituel de ces hommes et
de ces femmes.
Il est difficile de saisir la place que la femme et l'enfant
occupent dans la société sauvage étudiée par notre franciscain.
La femme y est une inférieure, mais elle y est capable d'héroïsme
solbid., ii4.
UN FRANÇAIS AU BRÉSIL AU XVIe SIÈCLE 379
Si l'enfant né est unes fille "on luy pend au col des dens d'une
beste qu'ils noment capiigovare, c'est-à-dire vivant d'herbe afin
disent-ils, que leurs dents soient meilleures et plus fortes à
manger leur viande".
Les femmes nourrissent leurs enfants à la mamelle et ce
sont elles qui leur apprennent "a cheminer et à parler aussi
que font par deçà les nourices".
Les hommes apprennent à leurs fils, à l'âge de trois ou
quatre ans, à manier l'arc et la flèche, "et s'enhardir en guerre,
avec toujours la mémoire de vengeance de leurs ennemis, les
exortant de ne pardoner jamais à personne et de plustot mourir
que d'abaisser son cœur".91
L'instruction des filles est plus longue, semble-t-il, Thevet
nous la décrit ainsi :
La mère leur montre a faire certains vesseaux de
t e r r e , . . . plats et ecuelles marquetées de compar-
timent assez beaux selon le païs . . . Elles font aussi
d'autres grands pots a cuyre leur b r e u v a g e . . .
mesme fault qu'elles sçachent tissir les lits de cotton,
et en somme soient ouvrières en toutes choses, qui
sert en leur mesnage.92
Ce sont là toutes les indications dont nous disposons sur
l'enfant et son éducation. Dans cette société, il n'y a pas d'enfant,
il n'y a que des "petits adultes". 93 À peine sortis du quartier des
femmes où leur être puéril n'est pas pris au sérieux, ils sont
jetés dans les fatigues de la vie adulte. L'enfant n'est rien en
soi; l'enfance, comme étape de la vie, comme étape distincte
portant son sens, ses valeurs et ses objectifs, est inexistante.
Nous l'avons déjà souligné, la naissance est marquée d'une
série de rites. Nous avons retenu ceux qui nous semblaient les
plus significatifs. Le mariage et la sépulture comportent aussi
un cérémonial précis. Il semble que nos sauvages aient eu d'ins-
tinct le sentiment que quelque chose de décisif se produisait au
moment du mariage et du décès.
ôîlbid., 207.
02 Ibid., 131.
93
L'expression est de Le Goff, op. cit.
gg2 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE
L'Au-delà —
Au sujet de Dieu Thevet affirme la croyance des sauvages :
La premiere cognoissance que ces sauvages ont de
ce qui 14surpasse la terre est d'un qu'ils appellent
Monan , auquel ils attribuent les mesmes perfec-
tions que nous faisons a Dieu.15
Ce Dieu est "sans fin ni commencement, estant de tout temps". 16
Ce Dieu est Créateur. "Il a créé le ciel, la terre et les oyseaux
et animaux qui sont en eux", et notre auteur d'ajouter:
Voila un beau trait de leur philosophie, et certes
plus recevable, que celuy d'Aristote qui ne pouvant
comprendre la toute puissance de Dieu, a mieux
aymé dire que le monde estoit de toute éternité que
confessé que c'ait esté Dieu qui en ait esté le forma-
teur. Et sont plus sages ces sauvages, que presque
ne furent tout tant qu'il y a eu de philosophes en
Greece (sauf Platon) lesquels attribuent la création
du monde aux choses créées.17
Cette affirmation est répétée en des termes semblables à
plusieurs reprises. 18
Dans ce contexte de croyances en Dieu 19 , que signifie
l'affirmation de Thevet à l'effet que nos sauvages vivent sans
religion. Religion ici veut dire culte. "Ils n'ont aucune manière
de prier, ni d'honorer." "Ils ne recognaissent pas Dieu par
sacrifices ou prières, qui sont les marques de la vray religion."20
Quand on leur parle de Dieu, nous dit Thevet, ils écoutent atten-
tivement avec admiration "et demanderont si ce n'est point ce
prophète qui leur a enseigné à planter leurs grosses r a c i n e s . . . "
14
15
Monan (Mona en Tupi) représente le verbe créer, faire naître.
Thevet, Cosmographie universelle (1953), 38.
16 Ibid., 38
17 Ibid., 40.
is "Ils ne sont pas si barbares, qu'ils n'ayent quelque opinion de divi-
nité, qui les aye esmeuz a penser, que ceste beauté n'a point esté faite,
sinon que par quelqu'un plus grand que ne sont les hommes; et semblent
plus approcher de la vérité, que ne se faisoient jadis plusieurs, qui entre
les Grecs vouloient porter tiltre de sages et scavants." Thevet, Cosmo-
graphie universelle (1953), 37.
19 Ibid., 38.
20 Ibid., 38.
388 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE
CONCLUSION
Chinard avoue que notre cosmographe "a exercé une in-
fluence considérable sur la conception de l'Amérique au XVI e
siècle".89 Nous aimerions retracer, au risque d'ouvrir toute une
constellation de questions, cette influence exercée par notre
cordelier voyageur.
Nous connaissons le succès obtenu par les publications
de Thevet sur l'Amérique. Il fut considérable. Ses Singularitez
publiées à Paris en 1558 furent traduites en italien en 1561 et
en anglais en 1568. Sa Cosmographie universelle40 publiée en
1575 sera rééditée en 1581. "Succès considérable, nous dit
Chinard, son œuvre fut traduite en toutes les langues de
l'Europe."
Une simple enumeration des personnes en autorité, ou dans
l'Église, ou dans le royaume 41 avec lesquelles Thevet entretenait
des relations étroites nous autorise à supposer qu'elles étaient
redevables à Thevet de leur conception de l'Amérique et de
l'homme de la France antarctique. Bien sûr, elles étaient rede-
vables de ces conceptions à notre cordelier, mais pas uniquement.
Quand il revint d'Amérique en 1555, il a dans ses bagages toute
une série de souvenirs qu'il va distribuer. 42
— Pour Nicolae, géographe du roi, il a choisi un tambourin
enrichi à Pentour de plumes.
— Pour Philip de Melanchton, un chapeau de plumes de
Tucan.
39
40
Chinard, op. cit., 99.
Une importante partie de cette cosmographie est consacrée à la
France
41
antarctique.
D'autres auteurs, et en particulier Léry, avaient publié leur récit
de voyage
42
en Amérique.
Adhémar, op. cit., 39.
392 REVUE D'HISTOIRE DE L>AMÉRIQUE FRANÇAISE
nés idées déjà publiées par Erasme dans son Éloge à Ut folie.
En un peu plus de quarante années de distance, les deux
œuvres dénoncent les folies et les vices du temps. La criti-
que sociale de Thevet donnerait lieu à de longues considérations.
Contentons-nous d'affirmer qu'elle dut exercer une certaine
influence . . . même sur l'idée d'Amérique.
À l'époque même de la rédaction des "Essais" nous avons
peine à comprendre le silence de Thevet sur les nombreux pro-
blèmes suscités par les rapports européens-sauvages. Droits
politiques et économiques des métropoles, instruction des indiens
dans la vraie religion, esclavage des sauvages, autant de ques-
tions qui, vers les années 1500-50, suscitèrent en Europe une
polémique fameuse dont le plus illustre représentant est l'espa-
gnol Bartolome de las Casas.65
Thevet, de par ses hautes fonctions, ses relations, sa culture,
a sans doute contribué à l'avènement d'une interrogation nou-
velle, celle de l'Amérique et de l'homme d'Amérique et son
témoignage nous semble s'imposer par un respect de la pensée
sauvage et de ses raisons. Pour reprendre une expression de
Le Goff, il n'a pas séparé l'objectai du mental. Thevet est un
esprit curieux qui "recherche la connaissance de tout le monde
universel".
Il y a au Musée royal de Bruxelles une peinture de
Teniers I I 6 6 qui pourrait illustrer la vie de notre cosmographe.
On y voit un globe du monde et une série de livres ouverts.
C'est comme une invitation à voir le monde et à le l i r e . . . aussi
à l'aimer.
J E A N - L . ROY